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16 cas cliniques

en psychopathologie
de l’adulte
Nathalie Dumet
Jean Ménéchal

Avec la contribution de Pascal Roman

Préface de Claude de Tychey

3e édition
Conseiller éditorial :
René Raës

Maquette de couverture :
Atelier Didier Thimonier

Maquette intérieure :
www.atelier-du-livre.fr
(Caroline Joubert)

© Dunod, 2017
11 rue Paul Bert – 92240 Malakoff
ISBN : 978-2-10-076617-8
Table des matières

Préambule................................................................................................................................................................... 7
Préface........................................................................................................................................................................... 9
Introduction............................................................................................................................................................... 11

Chapitre 1 – D’une méthode en psychopathologie clinique


et de sa nécessité........................................................................................................ 17

Chapitre 2 – Conflits génitaux et expressions névrotiques......................... 37


1. De l’hystérie… : Leïla............................................................................................................................. 39
2. Névrose obsessionnelle et troubles de l’identité masculine : Bruno............... 53

Chapitre 3 – Problématiques narcissiques. Figures dépressives


et solutions par l’agir.......................................................................................... 63
1. L’en-deçà de la névrose… l’état-limite : Emmanuelle................................................. 65
2. Dépression, pathologie du lien et incidences dans la transmission :
Madame Blanche et ses filles......................................................................................................... 80
3. Dépression, somatisations et pertes d’objet : Madame Fraile.............................. 94
4. Troubles alimentaires et problématique identitaire : Éléonore........................ 102
5. Violence et troubles narcissiques : Christophe L. (par Pascal Roman)......... 114
6. Perversion sexuelle et rôle de la création dans l’économie psychique :
Léonard........................................................................................................................................................... 137
7. Relations conjugales et narcissisme pervers :
Monsieur et Madame Sic.................................................................................................................. 148
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

Chapitre 4 – Expressions psychotiques et/ou vécus archaïques................ 161


1. Un aménagement pervers comme défense contre la psychose :
Tarek................................................................................................................................................................. 163
2. Une problématique anale complexe : Icare......................................................................... 175
3. Un processus dissociatif : José....................................................................................................... 186
4. Schizophrénie paranoïde et lutte contre la désorganisation interne :
Élise.................................................................................................................................................................... 195

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16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

Chapitre 5 – Psychopathologie et réalités externes


traumatiques................................................................................................................. 211
1. Devenir d’une psychose infantile… et/ou adaptation
à une situation traumatique : Olga............................................................................................ 213
2. Décompensation somatique après un événement désorganisateur,
modalité opératoire et hystérie archaïque : Monsieur Some............................... 224
3. Douleur et rémanence d’un trauma sexuel infantile : Christiane..................... 237

Conclusion.................................................................................................................................................................. 253
Bibliographie générale........................................................................................................................................ 257
Index des notions.................................................................................................................................................... 267
Index des noms propres....................................................................................................................................... 275

6
Préambule
Étudiante en psychologie à la fin des années 1980 à Lyon, je découvrais l’ensei-
gnement de la psychopathologie clinique, son objet, les multiples formes que peut
revêtir la souffrance psychique de l’homme. Schizophrénie, paranoïa, psychose
maniaco-dépressive ou mélancolie, névroses obsessionnelle et hystérique, etc., autant
d’appellations et plus encore de figures de la psychopathologie que je ne pouvais alors
me représenter que très schématiquement. Que ne disposais-je alors d’un ouvrage
foisonnant d’exemples qui m’aurait permis d’un coup d’un seul d’embrasser la multi-
plicité et la variété des formes cliniques traditionnelles, voire prototypiques, que
peuvent prendre la souffrance et le trouble psychiques ! Bien évidemment, je ne tardai
pas à découvrir très rapidement la complexité et surtout la singularité des situations
et phénomènes pathologiques. L’autre éminemment singulier : tel est l’enseignement
de la psychologie et de la psychopathologie cliniques. Derrière un même diagnostic
psychopathologique, voire même derrière quelques symptômes ou conduites appa-
remment semblables – délire, phobie, angoisse… – existent indubitablement des
individus bien distincts les uns des autres, tant par leur histoire, leur développement
psychoaffectif, leurs modalités de fonctionnement psychique, que bien sûr par le
sens de leurs symptômes… Mais quand même, un tel ouvrage de psychopathologie
clinique qui à la fois rassemblerait, présenterait des cas et proposerait des hypothèses
explicatives sur la genèse de ces troubles, sur le contexte de leur survenue, sur leur(s)
signification(s) dans la vie et dans l’histoire psychique du sujet, sur le devenir de celui-
ci et sur les possibilités thérapeutiques, cela pourrait bien exister…

Ce livre d’études de cas en psychopathologie clinique, je l’ai rêvé alors que je


n’étais qu’étudiante. Mon collègue universitaire Jean Ménéchal eut l’idée de le
réaliser et proposa de m’y associer. C’était en juillet 2001. L’idée princeps de cet
ouvrage était de proposer à l’apprenti psychopathologue un type de méthode
d’étude et d’analyse des situations psychopathologiques rencontrées dans la
pratique psychologique et clinique. Il s’agissait aussi bien sûr de discuter et de
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

soumettre à l’épreuve des réalités cliniques les modélisations théoriques, anciennes


ou plus contemporaines à même de rendre compte du fait psychique et psychopa-
thologique, dans le champ de notre discipline1.

1. À noter que depuis la parution de ce recueil de cas dans le champ de la psychopathologie


clinique, plusieurs ouvrages du même genre ont vu le jour… tels que ceux de B. Chouvier, Cinq
cas cliniques en psychopathologie de l’enfant (Paris, Dunod, 2008), F. Marty, Psychopathologie
de l’adulte : 10 cas cliniques (Paris, In Press, 2009), F. Marty, Psychopathologie de l’adulte : 10
cas cliniques (Paris, In Press, 2010). Signes d’une nécessité sur le plan pédagogique mais plus
encore de cerner avec méthode les contours, modalités et spécificités d’une approche clinique
du sujet souffrant psychiquement.

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16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

À cette fin, un matériau existait déjà : les nombreuses observations cliniques,


construites par Jean Ménéchal au fil de l’exercice de son enseignement magis-
tral de psychopathologie clinique dispensé aux étudiants de troisième année de
psychologie. Il s’agissait donc d’utiliser ce matériel clinique (ayant d’abord servi
à des fins de validation universitaire), de procéder à son analyse et d’en faire un
outil pédagogique à l’usage de tout étudiant et/ou praticien, dans le champ de la
médecine psychiatrique comme de la psychologie (en particulier de la psychologie
clinique) amené à rencontrer l’autre, ici le sujet adulte, en souffrance psychique et
désireux de mieux comprendre les raisons, déterminismes, facteurs en jeu dans les
désordres de sa personnalité.

Le temps ne nous a pas laissé l’opportunité de concevoir ensemble la structure


précise de cet ouvrage, Jean Ménéchal devait disparaître quelques semaines après
sa proposition.

Ce livre est donc tout d’abord un héritage ainsi qu’un partage, ceux de son travail
d’enseignant et de clinicien.

Pour ma part, Jean Ménéchal m’a fait, avec ce projet, un véritable don. Je lui suis
extrêmement reconnaissante tant pour ce legs, cette transmission, que pour la
confiance qu’il m’a témoignée à cette occasion – sans oublier que Jean Ménéchal
m’a aussi permis, sans le savoir, de donner corps à ce vieux rêve estudiantin. Comme
tout legs, celui-ci n’a pas été facile à assumer tout de suite, d’où l’intervalle entre
la proposition inaugurale de Jean Ménéchal, sa disparition et la publication de cet
ouvrage.

Je tiens à remercier Marie Gilloots-Ménéchal, René Kaës et les éditions Dunod


qui ont soutenu la réalisation de ce projet ainsi que les proches qui m’ont accom-
pagnée tout au long de la réalisation de ce livre.

Que ce recueil de cas cliniques en psychopathologie de l’adulte soit un vivant


témoignage de mon estime et de mon amitié pour Jean Ménéchal. Qu’il soit simul-
tanément l’expression d’un hommage rendu à l’éminent professeur qu’il était du
fond de son être.

Nathalie Dumet
Professeur de psychopathologie clinique

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Préface
Il faut saluer la parution de cet ouvrage Quinze cas cliniques en psychopathologie
de l’adulte1 pour plusieurs raisons.

D’abord parce qu’il rend hommage à Jean Ménéchal2. Cet ouvrage présente
en effet pour une grande part probablement les derniers textes élaborés par cet
auteur, dont l’enseignement clinique en psychopathologie possède à mon avis une
valeur inestimable, tant pour les psychologues cliniciens en formation que pour
les professionnels d’orientation psychanalytique.

Ensuite parce qu’il a pu voir le jour grâce à l’énergie et au dynamisme de sa


collègue clinicienne universitaire lyonnaise Nathalie Dumet. Cette dernière a réussi,
ce qui n’est pas son moindre mérite, à maintenir vivantes la pensée et la finesse
cliniques de Jean Ménéchal, en s’attachant de manière rigoureuse à transmettre cet
héritage et en le faisant sien dans ses contributions propres présentées au lecteur.

De plus, leurs contributions d’une grande richesse conduisent le lecteur à appro-


cher les principales formes de configurations psychopathologiques chez l’adulte.
Non seulement elles fournissent des indicateurs diagnostiques permettant de
dépasser le niveau superficiel souvent trompeur de l’expression symptomatique
(propre aux nosographies psychiatriques classiques) mais elles nous introduisent
au cœur de la démarche clinique dans ce champ. Cette dernière vise d’abord à
comprendre et à expliquer, à partir de l’histoire de chaque sujet, le sens de sa
souffrance singulière. Mais elle a aussi un objectif plus général important : fournir
au-delà de la singularité de chaque trajectoire individuelle les points de repère
incontournables que sont les constantes des fonctionnements intrapsychiques
respectivement névrotiques, limites et psychotiques appréhendés. Pour y parvenir,
Nathalie Dumet et Jean Ménéchal font appel de manière non réductrice à des
référents théoriques psychodynamiques pluriels. Mais s’inscrivant dans la filiation
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

de la clinique lyonnaise, on ne peut que les féliciter d’avoir privilégié le recours à


la théorie psychanalytique contemporaine qui me semble la plus pertinente et la
plus originale pour évaluer et rendre compte des différents modes d’expression

1. Tel était en effet le titre originel de ce recueil de cas (comprenant 15 cas cliniques) paru pour
la première fois en 2005 et pour lequel le Pr Claude de Tychey avait alors rédigé cette préface
(ajout de N. Dumet pour l’édition de 2017).
2. Jean Ménéchal nous a quittés prématurément en 2001 alors qu’il venait d’être qualifié aux
fonctions de professeur par le Conseil national des Universités.

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16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

psychopathologique en clinique adulte, à savoir la perspective génético-structurale


de Jean Bergeret.

Sur un autre plan, Pascal Roman, pour un des cas, nous montre tout l’apport
possible de l’investigation projective à côté des outils cliniques irremplaçables
que sont l’anamnèse, l’entretien, l’observation et l’analyse de la dynamique
transféro-contre-transférentielle.

Ce livre, écrit avec une très grande rigueur et une très grande honnêteté, met
également en relief la complexité de la prise en charge des patients venant certes
consulter parce qu’ils sont plongés, peu ou prou, sur la voie de la décompensation
psychologique, mais pouvant demeurer néanmoins dans le déni de leur trouble, et
résister de manière plus ou moins durable à l’engagement thérapeutique. Par rapport
à l’ensemble de la littérature existante dans le domaine de la psychopathologie, cet
ouvrage est probablement un des seuls à évoquer de manière précise pour chacune
des études de cas présentées les perspectives thérapeutiques offertes. Il a le mérite
de rendre le clinicien conscient des inévitables difficultés inhérentes à toute prise
en charge et aux possibles impasses auxquelles elle peut parfois conduire, sans pour
autant nous pousser au pessimisme, mais plutôt à la prise de conscience des limita-
tions inhérentes à l’engagement thérapeutique. Même dans ce contexte, le lecteur
ne pourra qu’adhérer au credo développé par les auteurs au final, centré sur « la
conviction d’une possible mobilisation psychique (et ce, tout au long de l’existence
humaine…), de par les effets de la rencontre intersubjective (ici thérapeutique) ».

Professeur Claude de Tychey


Université de Nancy 2

10
Introduction
1

1. Par Nathalie Dumet.


Cette nouvelle réédition de ce recueil de cas, la troisième depuis sa parution
première en 2005, confirme toujours autant l’intuition inaugurale de mon collègue
universitaire Jean Ménéchal, à savoir la nécessité de l’existence, de la mise à disposi-
tion d’un tel ouvrage à caractère pédagogique dans le champ de la psychopathologie
clinique. Ouvrage, ainsi que son titre l’indique, tout d’abord organisé autour d’un
ensemble de cas cliniques couvrant un large spectre de la souffrance psychique
contemporaine, mais soucieux de mettre en exergue la profonde singularité, la
spécificité et même toute la complexité de la vie psychique de chacun de ces sujets
– spécificité et complexité des modalités de fonctionnement et des mécanismes
psychiques au regard de l’histoire et de l’existence éminemment singulières de
chaque individu là encore. Ouvrage, ensuite, consacré à l’analyse de ces cas, laquelle
est conduite à partir d’une même et rigoureuse méthode, organisée en l’occurrence
autour de cinq axes perçus comme essentiels (à des degrés divers cependant) à nos
yeux de psychologue et psychopathologue clinicienne. Nous renvoyons le lecteur
au chapitre « Ouverture » de ce recueil de cas cliniques qui explicite les raisons et
fondements de ces axes méthodologiques, de leur choix.

Les déclinaisons de la souffrance psychique décrites et étudiées dans ce recueil


dès sa première parution restent entièrement d’actualité. C’est pourquoi il n’a été
procédé à aucun changement dans le choix des cas présentés. En revanche, une
réorganisation des chapitres a été faite, au profit de l’insertion d’un nouveau, et
donc ici quatrième chapitre, dont la particularité est d’interroger et de souligner les
liens (tantôt ténus, tantôt massifs) entre réalités externes, traumatiques qui plus est,
et désorganisations psychiques ou psychosomatiques. Autrement dit, comment le
poids de certaines réalités affecte l’individu au regard de sa personnalité (personna-
lité de base, aurait sans doute dit J. Bergeret) et entraîne l’apparition de symptômes
mais aussi d’aménagements psychopathologiques.

À cet égard, nous avons déplacé les cas d’Olga et de Monsieur Some, anté-
rieurement intégrés dans le troisième chapitre consacré aux enjeux archaïques
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

et/ou psychotiques (et ce, en raison des enjeux de cette nature de fait chez ces
sujets). Mais afin de souligner le rôle déterminant1 – et de plus en plus croissant ?
– de situations et autres événements traumatiques dans la réalité externe et leurs
effets plus ou moins dévastateurs sur l’organisation psychique et identitaire indi-
viduelle, il nous a semblé plus pertinent de les réunir maintenant dans ce nouveau

1. Et tout aussi déterminant que les facteurs de personnalité, eux-mêmes inhérents aux modalités
de développement psychogénétique (lui-même tributaire bien évidemment aussi des conditions
de réalité environnementales).

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16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

chapitre. Celui-ci inclut également un cas supplémentaire, celui de Christiane.


Et ce afin de montrer, avec ces trois situations cliniques, différentes modalités
de gestion psychique et psychopathologique, voire aussi somatique des réalités
externes de différentes natures (peu ou prou sinon très) effractrices survenues
dans l’environnement et la vie du sujet, traumas survenus précocement durant la
construction psychologique infanto-juvénile de l’individu et/ou ultérieurement lors
de son existence adulte. En somme, les cas de ce chapitre permettent d’entrevoir
(et de discuter) davantage les liens entre réalités externes et réalités internes, entre
infantile et actualité.

La forme des souffrances et des expressions psychopathologiques de même que


la tolérance à l’égard du sujet souffrant et a fortiori les approches thérapeutiques
lui étant, ou non, proposées sont sans conteste étroitement liées au contexte envi-
ronnemental (familial, éducatif, culturel, écologique et matériel, sociopolitique…)
dans lequel évolue le sujet. De fait, les conditions de vie de plus en plus difficiles
pour certains individus, exposant à la précarité psychosociale, sans parler non plus
des phénomènes sociaux tels que les guerres, les génocides, les viols, les exils, les
déracinements de populations, etc., sont source de nombreuses souffrances psycho-
logiques individuelles comme familiales, de décompensations psychopathologiques,
mais également d’entraves dans le développement et l’équilibre psychiques des
sujets les plus jeunes.

Toutefois depuis la précédente édition de ce recueil de cas, en l’espace de


quelques années donc, force est de constater, que la forme des souffrances et des
expressions psychopathologiques ne s’est pas fondamentalement modifiée. Autant
la névrose s’imposait à l’époque freudienne en contrepoint des tabous, de la morale
et de la répression sexuelle alors prégnants sur le plan sociocollectif, autant la
dépression1 l’a depuis largement détrônée, laissant percevoir le désarroi identitaire,
les carences et blessures narcissiques qui aujourd’hui touchent plus massivement
la gent humaine en Occident. Ainsi ont fleuri nombre de pathologies narcissiques,
d’états-limites, de personnalités « aux limites » (en l’occurrence aux limites floues
et incertaines), de personnalités as-if ou en faux self, des « souffrances identitaires-
narcissiques » encore selon l’expression de R. Roussillon, qui n’en sont pas moins
simultanément des pathologies du lien, révélant des altérations, parfois graves,
pour ne pas dire des troubles dans la relation à l’autre, où l’autre justement n’est

1. Il convient plutôt de dire déjà les dépressions, tant celles-ci sont plurielles dans leurs formes
cliniques comme au regard des enjeux psychopathologiques qui les sous-tendent.

14
Introduction

plus reconnu comme tel. Sans doute faut-il signaler toutefois l’augmentation de
plus en plus préoccupante sur le plan sociétal des solutions psychopathologiques
agies, des troubles du comportement aux formes variées là encore et dans lesquels
l’agressivité – sinon même la violence – prédominent. Dans l’anorexie mentale par
exemple, la destructivité du sujet se déploie massivement contre lui-même, contre
le corps propre. À l’inverse dans les agirs délinquants, psychopathiques, meurtriers
de manière extrême, la violence pulsionnelle déferle sur les objets matériels de la
réalité extérieure, sinon même sur la psyché et/ou le corps d’autrui. En plusieurs
décennies, la souffrance psychique a changé de visage, de registre, non pas que
le sexuel ou même « le sexual » (Laplanche, 2007), moteur de la vie psychique et
de ses souffrances, ait disparu ou ne soit devenu caduc mais peut-être le sexuel
n’est-il plus le seul régime en souffrance ou en panne chez l’homme dans la société
postmoderniste hypernarcissique et/ou bien alors s’agit-il d’un sexuel pulsionnel
violent dont la force (destructrice) ne parvient pas ou plus à être domptée par
l’individu voire le socius…

Force est bien de constater que la construction basique du moi, celle de son
narcissisme, s’est trouvée, au fil du temps, de plus en plus précaire, malmenée,
voire attaquée, amenant à constater dans la continuité de D.W. Winnicott le rôle
décisif que prend et joue l’environnement extérieur – plus précisément l’environ-
nement affectif et relationnel – avec ses qualités et fonctions (ou non) de portance,
de bienveillance et de sécurité, sur la structuration psychique du sujet singulier,
sur la construction de sa psyché, de sa personnalité, en somme sur les processus
de subjectivation.

À environnement – voire socius ? – malveillant, réponses et comportements


individuels en miroir ?… Bien évidemment la réponse n’est ni directe ni univoque,
aussi laissons-nous l’interrogation ouverte et la place aux spécialistes du lien social,
psychologues des groupes, de l’institution, des liens intersubjectifs, sociologues,
autres professionnels1, sans omettre les politiques eux-mêmes, pour avancer des
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

hypothèses plus fines permettant de rendre compte de cette complexe intrication


entre (dys)fonctionnements psychiques et caractéristiques pour ne pas dire qualités
(et aussi défaillances) des structures sociales encadrantes.

1. Et même si les psychologues cliniciens et les psychanalystes peuvent eux aussi se prononcer et
proposer en conséquence des analyses psychodynamiques de ces liens intersubjectifs, groupaux
et sociaux.

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16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

Si les quinze cas cliniques initiaux sont demeurés inchangés dans la présente
édition, celle-ci n’a pas non plus envisagé de transformation majeure dans leurs
analyses psychopathologiques respectives. Tout au plus a-t-on ajouté parfois, de-ci
de-là, quelques légers ajouts ou compléments, favorisés par le travail de l’après-
coup. Il ne fait pas de doute que ce travail de l’après-coup serait justement propice
à plus ample approfondissement de ces études cliniques, à l’affinement encore de
certaines hypothèses tant diagnostiques, processuelles que pronostiques et théra-
peutiques. Nous avons renoncé à cette option de manière à ce que cet ouvrage de
cas reste suffisamment accessible pour les lecteurs néophytes en psychopatho-
logie clinique dans leur découverte et dans l’utilisation de la méthodologie clinique
préconisée. En revanche le chapitre d’Ouverture destiné à la présentation et à
l’explication de celle-ci s’est enrichi de compléments, destinés à souligner l’intérêt
et la fécondité de cette méthode. Enfin, cette nouvelle édition s’est étoffée de réfé-
rences récentes de publications qui accompagnent chacune des études cliniques. La
bibliographie générale en fin d’ouvrage a, elle aussi, été actualisée1, car l’abord du
sujet contemporain, qui plus est souffrant psychiquement (comme somatiquement
d’ailleurs), requiert une vision renouvelée de la complexité de la vie psychique, de
ses processus, conflits et déterminants que seule peut garantir une ouverture sur des
regards, des écoutes, des sensibilités autres, pluriels, diversifiés et aussi nouveaux.
N’est-ce point ici une reconnaissance de l’altérité, une inscription dans l’ordre
générationnel ? Cela même qui fait justement défaut dans les pathologies préœdi-
piennes, dans les actuelles pathologies du narcissisme (de l’excès narcissique tout
aussi répandu que sa pathologie carentielle). Force est alors de constater combien
la méthode clinique ici préconisée porte la trace même de son objet, à savoir la vie
psychique et (certains de) ses enjeux !

1. Certes, à l’intérieur du seul champ ici de la psychopathologie clinique psychanalytique, pour


des raisons de spécificité et de cohérence professionnelles.

16
Ouverture
D’une méthode
en psychopathologie clinique
et de sa nécessité
Conformément à l’esprit dans lequel nous avons entendu à l’origine et faite
nôtre la proposition de Jean Ménéchal relative à la conception de cet ouvrage de
cas cliniques, celui-ci propose une méthode particulière destinée à permettre à
l’apprenti psychologue et psychopathologue d’effectuer ses premiers pas sur le
terrain de la souffrance psychique et de sa compréhension clinique. Ce recueil de
cas offre donc un éclairage théorico-clinique, à qui s’intéresse à l’approche, à l’étude
et à la compréhension de certaines souffrances psychiques humaines.

On entend souvent parler de « l’art du clinicien ». Un art qui se manifesterait


chez le professionnel par son extrême finesse des interprétations des symptômes
de son patient, un art qui se manifesterait dans la pratique et permettrait au sujet
(ou même au couple patient-praticien) de s’extraire des impasses actualisées dans
l’espace thérapeutique sous l’effet du transfert et de la compulsion de répétition.
Indubitablement, il existe des personnalités douées pour l’exercice de la clinique,
que l’on se souvienne de la figure très médiatique de Dolto par exemple et ses
analyses de dessins d’enfants, ou que l’on songe encore à Winnicott pour la qualité
de son holding, ou même à Searles, Racamier, Resnik pour leur approche sensible
de patients psychotiques. La liste est longue de tous ces pères, mères et enfants de
la psychanalyse, brillants praticiens (parfois aussi théoriciens) dont la notoriété
clinique n’est plus à faire. Il est évident qu’il n’est pas donné à tout le monde d’être
clinicien, a fortiori d’exercer la psychothérapie1. En revanche l’art, voire le talent
personnel, s’ils existent, ne suffisent pas. Même si sensibilité, finesse, tact ou sens
du contact, choix des « mots qui touchent » (Quinodoz, 20022) sont particuliè-
rement sollicités du clinicien, la clinique – et la psychopathologie clinique – est
fondamentalement une question de méthode.

La méthode du cas, du cas singulier, est justement inhérente et constitutive


de la psychologie clinique et de l’approche psychopathologique s’y référant, sous
l’inspiration psychanalytique. Pourtant, si force est de constater le foisonnement
d’observations cliniques dans la littérature spécialisée, à commencer par les célèbres
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

monographies freudiennes, il manquait jusqu’alors3 dans le champ de la psycho-

1. On ne s’improvise pas psychologue, psychopathologue, encore moins psychothérapeute. Une


formation, longue et continue, des apprentissages tant théoriques, pratiques que techniques sont
requis et nécessaires même s’ils ne suffisent parfois pas. Le débat législatif consacré actuellement
en France au statut des psychothérapeutes en témoigne à certains égards.
2. Mais qu’on ne s’y trompe pas ; le sous-titre de l’ouvrage de cet auteur, Une psychanalyste
apprend à parler, montre bien que l’art n’y est pas pour grand-chose, la formation et l’expérience
s’imposent et s’acquièrent.
3. A fortiori au moment de la première parution de cet ouvrage, en 2005.

19
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

pathologie un ouvrage qui, sans être de stricte méthodologie1, propose un type


de démarche (non exhaustif, non limitatif) pour l’« apprentissage » de la psycho-
pathologie clinique, c’est-à-dire la compréhension de cas singuliers. Autrement
dit une méthode d’approche, d’étude et d’analyse des situations et configurations
psychiques et psychopathologiques ordinairement rencontrées par le clinicien.

Peut-être, objectera-t-on, qu’en vertu de la singularité du cas et de son approche


clinique, il n’est point besoin ni même pensable d’avoir recours à une méthode
par trop standardisée. La démarche méthodologique privilégiée ou retenue ici est
loin d’être telle. De plus, elle n’entend nullement sacrifier au principe clinique qui
prévaut dans la rencontre avec l’autre en souffrance. Néanmoins, et en retour, ce
souci du respect et de la primauté de toute la singularité individuelle ne dispense
pas d’une méthode, organisée et clairement exposée, précisée au regard de ses
objectifs, de ses intérêts comme de ses limites.

À ce titre, la démarche méthodologique préconisée ici est conduite et ordonnée


autour de cinq points ou paramètres qui nous semblent essentiels (certains plus
que d’autres toutefois) dans la rencontre et dans la compréhension de l’autre en
souffrance, à savoir :

• le diagnostic de la psychopathologie manifeste du patient ;

• l’organisation psychique sous-jacente à cette symptomatologie, dégageant les


caractéristiques et modalités majeures de fonctionnement psychique du sujet ;

• l’analyse métapsychologique du cas, selon les perspectives psychanalytiques


topique, économique, psychodynamique et psychogénétique ;

• le repérage de la dynamique transféro-contre-transférentielle en jeu dans la


rencontre avec le patient ;

• des indications thérapeutiques assorties d’une hypothèse pronostique sur le


sujet, dans la limite, bien évidemment, du possible inhérent aux données de
chacune des observations et rencontres cliniques.

1. De méthodologie clinique, comme il en existe d’ailleurs. À ce sujet, consulter l’ouvrage de


Doron (2001).

20
D’une méthode en psychopathologie clinique ■ Ouverture

Pourquoi ces cinq points ? C’est ce que nous allons expliciter au cours de cette
ouverture introductive, après une présentation plus générale de cet ouvrage.

Celui-ci s’organise autour de seize cas cliniques et concerne des sujets adultes
d’âges, de genres, d’origines et de contextes socioculturels divers. Ils ont été retenus
pour leur dimension d’exemplarité respective dans le champ de la psychopatho-
logie, sans pour autant prétendre à l’exhaustivité – laquelle ne saurait exister dans
le champ clinique, comme on l’a, en préambule, rappelé.

Les observations de dix d’entre eux ont été initialement conçues et rédigées par
J. Ménéchal ; il s’agit des observations suivantes (par ordre d’apparition dans l’ou-
vrage) : Leïla, Bruno, Emmanuelle, Madame Blanche, Léonard, Tarek, Icare, José,
Élise et Olga. Six autres leur ont été ajoutées afin de couvrir un plus large spectre
des troubles psychiques ordinairement rencontrés dans la pratique clinique. Notre
collègue P. Roman, professeur de psychopathologie à l’université de Lausanne, a
réalisé l’intégralité d’une observation et de son analyse psychopathologique, suivant
la méthode proposée : il s’agit du cas de Christophe L.1. Nous avons de notre côté
ajouté les cas de Madame Fraile, d’Éléonore, du couple formé par Monsieur et
Madame Sic, de Monsieur Some et enfin de Christiane.

Lorsqu’il existait des éléments et pistes d’analyse des cas proposés (à titre de
correction destinée aux étudiants) par J. Ménéchal, ceux-ci ont été systématique-
ment repris et intégrés aux présentes études : cela concerne les cas de Bruno, de
Léonard, d’Icare et de José.

Ces cas ont donc été choisis pour donner une représentation des formes
majeures de la psychopathologie contemporaine. Ainsi le lecteur trouvera-t-il une
illustration de certaines des grandes formes cliniques que revêtent la souffrance et
la désorganisation psychiques telles qu’on peut les rencontrer aujourd’hui, dans
divers dispositifs d’accueil et de soin qui plus est. Ceux-ci vont de la consultation
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

psychologique pratiquée en services hospitaliers2 ou en libéral, en passant par


l’expertise psychologique mandatée par la Justice en certaines circonstances. Quoi
qu’il en soit de la diversité de ces contextes, et au-delà des singularités des situa-
tions rencontrées, le clinicien s’avère convoqué en chacun d’eux pour des mêmes

1. Compte tenu de ces éléments, le lecteur pourra parfois observer une disparité stylistique entre
les diverses études de cas.
2. En centre hospitalier général ou en services de psychiatrie, intra ou extra-muros, comme les
centres médico-psychologiques.

21
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

fonctions d’évaluation et de compréhension des signes et enjeux psychiques des


sujets, parfois aussi de leur prise en charge thérapeutique.

Chacun de ces cas soulève des questions tant théoriques que techniques et théra-
peutiques qui lui sont propres mais également communes.

La première question posée par ces cas est celle du diagnostic. En effet, nombre
de ces cas cliniques sont propices à des discussions diagnostiques différentielles,
voire divergentes, compte tenu de l’expression symptomatique multiforme, d’une
part, et de la diversité des modalités de fonctionnement psychique, d’autre part,
repérables chez un même sujet. À ce titre, ces « cas » pointent et montrent bien
les limites des classifications et autres taxinomies qui seraient tentées de réduire
l’incroyable complexité et l’inexorable richesse du fonctionnement psychique
humain – ou qui font parfois fi de celles-ci – aux seuls désordres manifestes, à la
seule sémiologie, et même aux simples caractéristiques de l’organisation psycho-
logique sous-jacente (ou structure psychique) du sujet. C’est pourquoi ces cas font
notamment l’objet d’une double évaluation diagnostique. Un diagnostic d’abord
symptomatique, puis structurel.

Le premier, appelé ici diagnostic pathologique (ou symptomatique), renvoie à


l’ensemble des symptômes et/ou conduites pathologiques manifestes présentés par
le sujet, lesquels permettent d’authentifier chez lui l’existence d’un type de psycho-
pathologie en théorie assez précis. Nous verrons en réalité que la symptomatologie
manifeste est loin d’être univoque chez un même individu. L’établissement de ce
diagnostic répond à l’observation et à la recherche, précises et minutieuses, des
différents signes pathognomoniques du patient, soit ce qu’il est convenu d’appeler
en psychiatrie la démarche sémiologique (ou séméiologie).

L’activité diagnostique symptomatique est caractéristique de la démarche préva-


lente en psychiatrie (et plus largement en médecine), et ce depuis les débuts de
son histoire. En effet, partant de l’idée que les troubles mentaux relèvent d’un
substrat somatique à l’instar des troubles physiques, les anatomo-pathologistes de
la première moitié du xixe siècle étaient animés du souci de relier chaque entité
psychopathologique à un trouble organique spécifique, plus particulièrement à
une lésion cérébrale. D’où, chez eux, l’intérêt de procéder à des classifications des
différentes pathologies, dont les descriptions se devaient en l’occurrence d’être aussi
précises que possible. Pour ce faire, le recueil et l’observation aussi fins et minutieux
que possible des différents signes cliniques (ou pathognomoniques) présentés par

22
D’une méthode en psychopathologie clinique ■ Ouverture

le malade s’imposaient. Ainsi naquirent les premières classifications en psychiatrie


et ainsi s’explique la démarche diagnostique pathologique.

Au-delà du nombre pléthorique de classifications des troubles mentaux existant en


psychiatrie, la critique majeure que l’on peut formuler à l’encontre de celles-ci est la
méconnaissance sinon le déni portant sur la place de l’observateur et ses incidences
sur le comportement du malade. En effet la psychopathologie n’est pas la simple
affaire d’un sujet, celle du malade, elle s’ancre aussi dans l’intersubjectivité… Laing,
cofondateur de l’antipsychiatrie, par exemple, avait noté très tôt que l’attitude du
psychiatre n’était pas sans répercussion sur le comportement du malade lui-même.
Comment ne pas mettre en lien en effet l’inaffectivité soi-disant du malade (schi-
zophrène), sa distance relationnelle avec la propre réserve (défensive…), voire la
froideur de l’observateur, plus préoccupé de sémiologie que de rencontre véritable
avec le sujet ? Autrement dit, la sémiologie observée serait autant celle du spécia-
liste que celle du malade soi-disant observé… Ainsi qu’une publication (cf. revue
Psychologie clinique de 2004) l’affirmait avec force, un fait clinique, a fortiori psycho-
pathologique, ça n’existe pas en soi : il se construit, il est tributaire du discours qui le
décrit. Autrement dit cette construction relève foncièrement du clinicien, c’est-à-dire
encore de son contre-transfert (on y reviendra plus tard).

Une autre critique formulée depuis, tant à l’encontre des classifications psychia-
triques que de l’activité diagnostique elle-même, réside dans leur dimension
d’assèchement, voire de dévitalisation du sujet, un sujet en souffrance faut-il le
rappeler. Le principal reproche que d’aucuns ne se privent pas d’émettre envers
la classification (et même envers le diagnostic pathologique), c’est alors d’aboutir
à une typologie fixe qui immobilise les conduites, les attitudes du sujet lesquelles
sont, de plus, isolées de leur contexte intra- et intersubjectif de survenue, et de ce
fait aussi privées de leur sens. Les signes pris en compte dans ces tableaux psycho-
pathologiques s’avèrent désinsérés de la personnalité et de l’histoire personnelle
du sujet chez qui on les observe, d’une part, et des situations affectives et relation-
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

nelles, voire des phénomènes transféro-contre-transférentiels au sein desquels


ces signes ont émergé et été repérés, d’autre part. C’est d’ailleurs à partir de ces
dernières dimensions qu’une psychopathologie clinique se sépare et se distingue
de la psychiatrie.

Une question, alors, se pose au vu de ces premières considérations : quel peut


donc bien être au xxie siècle l’intérêt ou l’utilité du diagnostic pathologique pour
des psychologues et psychopathologues cliniciens ?

23
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

Le diagnostic symptomatique n’est pas une fin en soi, ni même ne constitue


l’outil ou l’objet princeps de ces professionnels. En revanche, savoir reconnaître
et différencier des tableaux pathologiques s’impose pour tout professionnel au
contact de sujets en souffrance psychique pour deux raisons au moins. La première,
c’est que le psychopathologue travaille rarement seul, a fortiori en institution.
Le travail clinique et la prise en charge thérapeutique du patient supposent et
comportent inévitablement des échanges, sinon des confrontations interdiscipli-
naires, à commencer par les professionnels de la psychiatrie. Aussi importe-t-il,
à notre sens, que les psychologues cliniciens connaissent et puissent disposer du
langage habituellement prévalent sur les terrains de la santé mentale et du soin
psychique. Cela ne signifie pas pour autant, pour le psychologue clinicien, la perte
de son identité ou celle de sa spécificité, comme certains persistent à le croire. Le
diagnostic pathologique constitue un premier point de rencontre – et d’achoppe-
ment bien sûr aussi ! – entre spécialistes de la psyché. La seconde raison, et la plus
importante à nos yeux, concerne les perspectives thérapeutiques. En effet, quel
type de travail envisager sur le plan psychique sans avoir statué au préalable sur
les possibilités du patient lui-même ? Proposer une psychothérapie verbale à un
patient emmuré dans son mutisme schizophrénique serait plus qu’inadapté. La
prise en compte de sa sémiologie manifeste s’avère donc a minima nécessaire. Le
diagnostic en appelle ainsi à un pronostic qui, outre l’évolution probable du sujet et
de ses troubles, amène à considérer les potentialités et ressources mobilisables du
sujet. Dans son dernier ouvrage, Ionescu (2010) rappelle lui aussi les avantages du
diagnostic, il en dénombre d’ailleurs cinq (orientation du traitement, formulation
du pronostic, communication entre cliniciens, ajustement de la communication
avec le patient, engendrement de bénéfices secondaires), à condition, comme le
précise l’auteur, qu’il s’agisse d’un « bon diagnostic ». Pour ce faire, différentes règles
sont requises, parmi lesquelles les règles de parcimonie/hiérarchie des diagnostics/
chronologie/sécurité1.

Bien évidemment, le clinicien ne saurait s’en tenir aux seules dimensions symp-
tomatiques ou manifestes du comportement du patient. C’est ici que s’impose
pour le clinicien, plus que le diagnostic pathologique, la recherche d’un deuxième
type de diagnostic, le diagnostic structurel – auquel il est donc porté une attention
soutenue dans les études de cas suivantes et qui constitue le deuxième point, ou
vertex, de la méthode préconisée et adoptée dans cet ouvrage.

1. Pour plus de détails sur celles-ci, nous renvoyons le lecteur à l’ouvrage de Ionescu (2010).

24
D’une méthode en psychopathologie clinique ■ Ouverture

Le diagnostic dit structurel correspond au repérage de la personnalité


psychologique du sujet malade (ou en souffrance) sous-jacente aux conduites
(symptomatiques notamment) observées chez lui. La personnalité psychologique
(ou structure mentale) se définit à partir des principales caractéristiques suivantes :
les types d’angoisse et de conflits centraux dans l’économie psychique du sujet,
les principaux mécanismes de défense utilisés par lui (sans omettre ceux plus
alternatifs ou accessoires), enfin ses modalités de relation à l’objet. À cet égard
nous rejoignons la pensée de Brusset (1994, p. 80-81) écrivant que « la description
sémiologique précise, exacte et objective est le meilleur point de départ et le meil-
leur garant à condition qu’elle ne soit pas limitée aux symptômes évidents mais
prenne en compte les caractéristiques du fonctionnement psychique telles qu’elles
se donnent à voir dans les conditions concrètes, agies ou fantasmatiques du sujet,
dans ses opérations de pensée, ses modes de relation avec autrui, le clinicien et
lui-même ».

L’approche structurale constitue, dans le présent recueil, un guide certain de


l’étude et de la compréhension des manifestations psychopathologiques, sorte de
fil rouge en somme de celles-ci, sans toutefois s’y restreindre comme on le verra
rapidement.

Cette approche structurale a été remarquablement synthétisée et illustrée en


France par le psychiatre psychanalyste Bergeret (1972, 1974, et ultérieurement1).
À partir des travaux initiés par Freud et laissés en friche par celui-ci (sur le narcis-
sisme, la mélancolie, la deuxième topique par exemple) mais aussi à partir de ceux
de ses contemporains et successeurs (les travaux kleiniens sur la position dépressive,
ceux de Winnicott sur l’aire transitionnelle et le faux self, de Bouvet sur la relation
d’objet, de Grunberger sur le narcissisme, etc.), Bergeret a grandement contribué
à montrer en quoi le développement et la construction psychologiques ne se réali-
saient et ne se soldaient pas toujours, loin s’en faut, sous le primat de la sexualité
génitale et des enjeux œdipiens, comme la névrose, elle, l’atteste ordinairement. Cet
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

auteur a montré qu’il existait, à côté, d’autres lignées de fonctionnement psychique,


en deçà du génital donc, dans lesquelles le narcissisme et sa pathologie étaient
davantage en jeu. Ainsi en est-il de la psychose, d’ailleurs qualifiée historiquement

1. Le psychiatre psychanalyste et professeur honoraire de psychopathologie clinique Jean Bergeret


est décédé en juillet 2016. Il fut l’un des éminents professeurs qui contribua, à l’université Lyon-2,
à notre formation de psychopathologue clinicienne (et dont il apparaît des traces évidentes dans
notre conception et dans les analyses figurant dans cet ouvrage !). Il demeure pour nous l’un des
grands penseurs du vingtième et unième siècle, l’un de ceux qui ont donné une assise rigoureuse
à la pensée et à la compréhension du fait psychopathologique dans le champ psychanalytique.

25
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

par Freud de « névrose narcissique » mais aussi et tout particulièrement de l’amé-


nagement de la personnalité dit limite, ou tout simplement état-limite. À partir de
ces considérations, Bergeret a été amené, dès les années soixante-dix, à proposer
un modèle descriptif et explicatif de la personnalité psychologique, au regard de la
psychogenèse individuelle. Ce modèle distingue trois grands modes d’organisation
psychique : la structuration psychotique, la structuration névrotique et un troisième
type d’organisation, intermédiaire entre les deux précédents, dénommé état-limite.
À ces trois grands types de personnalité psychique correspondent, en conséquence
et en correspondance même selon ce modèle, trois grandes catégories de troubles
psychiques : les troubles psychotiques, les troubles névrotiques et la dépression, la
dépression-limite plus précisément1. Selon Bergeret et les défenseurs de l’approche
structurale en psychopathologie, il existe donc une interdépendance foncière entre
la structure profonde d’un sujet et la morbidité, c’est-à-dire le type de symptômes
psychiques qu’il peut développer à la faveur de la rupture de son équilibre psychique
(ce qu’on appelle la décompensation, ou désorganisation psychologique) – sachant
que cet équilibre peut absolument être trouvé à l’intérieur de chacune de ces trois
modalités de fonctionnement2.

Longtemps et vivement critiquée, perçue comme une espèce de fourre-tout


utilisée en cas d’indétermination diagnostique, la catégorie des fonctionnements
limites a progressivement montré tout son intérêt et sa légitimité au vu des patients,
situations et pathologies rencontrés dans la clinique contemporaine – même si les
états-limites revêtent dans la réalité une variété de formes cliniques et même si
depuis la terminologie elle-même pour décrire ces états s’est multipliée et diver-
sifiée selon les auteurs. À titre d’exemple, citons le distinguo établi par Kernberg
(1980) entre état-limite et personnalité narcissique. Si, sur le plan défensif, ces deux
organisations se caractérisent par la prédominance de mécanismes de clivage et
de dissociation primitive, en revanche un soi grandiose pathologique domine dans
la personnalité narcissique.

Aujourd’hui, même si tout clinicien n’adhère pas forcément au modèle struc-


tural en psychopathologie, nul (ou presque…) ne songerait plus à contester la
réalité et la prégnance de ces perturbations du narcissisme donnant lieu à un large
spectre de désordres et d’expressions pathologiques. Pour ne s’en tenir qu’aux cas

1. Car les manifestations dépressives ne sont en effet pas l’apanage des seuls sujets-limites ; elles
peuvent s’observer au sein de toute personnalité psychologique, chez qui elles revêtent alors une
signification propre à l’économie psychique du sujet concerné en regard de sa lignée structurelle.
2. À la nuance près d’une certaine instabilité, toutefois, pour le sujet-limite.

26
D’une méthode en psychopathologie clinique ■ Ouverture

étudiés ici, quelles notables différences en effet entre Éléonore, jeune patiente bouli-
mique, Madame Fraile, femme dépressive porteuse de troubles somatiques divers,
et Christophe L., aux comportements psychopathiques, chez lesquels pourtant on
mettra sans conteste en évidence l’existence d’une personnalité (et d’une économie)
limite sous-jacente à toutes leurs expressions symptomatiques, franches ou larvées !

Toutefois, ce modèle structural en psychopathologie ne doit pas faire perdre de


vue la haute complexité de la construction psychologique ni la mobilité et l’hété-
rogénéité de la vie psychique chez un même individu. Bergeret le premier, dans
son propre modèle, insiste sur la présence chez un même sujet de caractéristiques
psychiques appartenant à des lignées structurelles distinctes, autrement dit à des
modalités d’organisation et de fonctionnement psychiques diverses. Ainsi en est-il,
par exemple, de la présence possible de mécanismes défensifs relevant de la série
psychotique chez un sujet état-limite ou même névrotique. Les phénomènes de
superstition par exemple, et plus encore le mécanisme projectif qui les sous-tend,
peuvent en effet s’observer dans tout type de personnalité psychologique. Il en
est de même du refoulement, mécanisme névrotique, qui n’en est pas moins au
fondement de l’inconscient présent en tout un chacun, quel que soit son devenir
structurel personnel.

Force est donc de reconnaître l’hétérogénéité du psychisme, comme les travaux


contemporains ne cessent de le souligner. Ainsi, si la structuration psychotique
– soit ici un mode d’organisation psychique réalisé principalement sur ce registre,
autour des enjeux psychiques archaïques inhérents aux premières phases du déve-
loppement psychoaffectif – expose à l’apparition d’une psychose en cas de rupture
de l’équilibre psychoaffectif, il convient de noter que la pathologie de type psycho-
tique n’est pas le strict apanage des sujets organisés ou fonctionnant sur ce mode.
L’atteste d’abord le modèle de l’état-limite, situé à mi-chemin entre la structure
psychotique et la structure névrotique qui, de ce fait, se trouve dans une position
précaire, comme l’a souligné Bergeret1, et court le risque de verser dans l’une ou
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

l’autre des pathologies afférentes à la structure dont il est le plus proche. Ainsi un
sujet-limite ayant conservé certaines fixations aux étapes archaïques de son déve-
loppement psychoaffectif pourra-t-il, en cas de décompensation, présenter, outre
la dépression (limite), des symptômes de la série dite psychotique.

1. Car ne bénéficiant pas des solides assises que lui conférerait une authentique structure mentale.
C’est d’ailleurs pour cette raison que Bergeret n’a pas accordé, sur le plan terminologique, le statut
de « structure » à cette configuration psychologique, préférant parler à son égard d’a­structuration,
contrairement aux structures psychotiques et névrotiques.

27
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

Mais les sujets-limites ne sont pas les seuls concernés, exposés au risque psycho-
tique. En effet, si l’on suit le modèle de la troisième topique, dite encore topique
du clivage, proposée par Dejours (1986, 2001), il apparaît que la décompensa-
tion délirante par exemple, ou même le passage à l’acte et la somatisation, tous
rejetons de l’inconscient non représenté, non pensé (ou « inconscient amential »,
selon la terminologie de l’auteur) peuvent advenir chez tout individu, quel que soit
son degré d’organisation psychique propre et spécifique, dès lors que chez lui « la
zone de sensibilité de l’inconscient » (Fain, 1981) se trouve activée, effractée par
une épreuve de réalité – faisant, au passage, voler en éclat le mécanisme du déni,
lequel assure d’ordinaire une protection efficace, chez tout sujet là encore. Sans
remettre fondamentalement en cause le principe structurel, la topique du clivage
décrite par cet auteur montre les limites d’une conception par trop schématique
des structures mentales1.

Ce point de vue se trouve également et largement confirmé par l’observation des


processus psychiques déployés à l’occasion d’un travail psychologique approfondi.
La mise en crise – voire la « mise en état limite », dit Godfrind (1993) – de l’appareil
psychique lors de la cure psychanalytique vient en effet mobiliser chez l’analysant
deux types de processus transférentiels. Un transfert narcissique, que l’auteur appelle
« transfert de base », et un transfert plus névrotique, organisé autour des enjeux
œdipiens, lequel est plus coutumier du travail spécifiquement analytique en regard
des assertions freudiennes originelles. À l’analyste – contemporain – s’impose donc
le travail de suivre, chez ses patients, le cheminement oscillatoire entre ces deux
courants transférentiels, lesquels révèlent bien l’extrême mouvance ou malléabi-
lité psychique des individus et surtout l’hétérogénéité de la constitution de leur
psychisme. Tel est ce que la clinique contemporaine ne cesse de montrer de façon
constante et éloquente et tel est encore, pour ne citer qu’eux, ce que les auteurs réunis
dans le Manuel de psychologie et de psychopathologie clinique générale (Roussillon,
Ciccone, Ferrant et al., 2007) ne cessent de souligner à leur tour. La psyché du sujet,
de tout sujet, montre et présente un fonctionnement pluriel, c’est-à-dire agencé
autour de pôles et de processus psychiques variés, des plus psychotiques aux plus

1. Enfin, des structures mentales conçues comme une ossature rigide. Même si en effet le modèle
de Bergeret souligne l’irréversibilité de la structuration psychique après la résolution de la crise
adolescente (irréversibilité qui se discute au regard des enjeux et effets du travail psychique
approfondi), l’auteur n’en reconnaissait pas moins l’existence d’une pluralité possible de méca-
nismes et/ou d’angoisses et/ou de modes relationnels susceptibles d’être activés chez l’individu,
quel que soit son mode (ou pôle) d’organisation psychique dominant. La critique a sans doute
trop retenu et souligné le caractère fixiste de cette conception structurale en psychopathologie
là où elle laissait néanmoins toute sa part – et place – à la diversité de la vie psychique.

28
D’une méthode en psychopathologie clinique ■ Ouverture

névrotiques. Ceux-ci sont susceptibles d’être activés, mobilisés chez le sujet – chez
tout sujet, redisons-le – à la faveur de son existence, de ses expériences dans la réalité
et de ses rencontres avec autrui. C’est d’ailleurs ici que se dessine le rôle, clef, que
tient l’objet dans l’équilibre psychique individuel. L’autre, la relation du sujet avec
cet autre, et plus encore le mode de lien noué et engagé dans l’interrelation, sont
d’éminents facteurs d’équilibration de la personnalité et réciproquement de désor-
ganisation psychique (voire psychosomatique) de l’individu.

L’étude du psychisme s’avère donc bel et bien irréductible en dernier ressort à la


simple analyse d’une structure psychologique univoque1. C’est bien ce que l’ensemble
des études de cas ici proposées n’a de cesse de venir illustrer et c’est ce dont rend
plus particulièrement compte le troisième volet de la démarche méthodologique
proposée, lequel est consacré à l’approche métapsychologique de chacun des cas.

La métapsychologie freudienne (et post-freudienne), loin d’être un modèle


dépassé selon ses détracteurs, constitue encore à l’heure actuelle l’outil théorique le
plus à même de rendre compte, selon nous, des processus psychopathologiques, de
leur(s) sens et de leur(s) fonction(s) dans l’économie psychique subjective – toutes
dimensions qu’une certaine psychiatrie contemporaine2, comparée par Chartier
(2003) aux « Jivaros » (ou réducteurs de tête), semble bien en passe d’occulter
aujourd’hui3. Seule la métapsychologie semble en effet capable de mettre en avant
et d’expliquer toute la complexité et l’hétérogénéité du fonctionnement psychique,
de ses aléas et vicissitudes.

Parler de la métapsychologie, amène à préciser plus largement les sources et les


étayages théoriques utilisés dans le présent recueil.

Le référentiel psychanalytique constitue une référence princeps dans les études de


cas suivantes. Toutefois, à l’intérieur même du champ psychanalytique, la diversité
sinon la divergence ne manquent pas comme chacun le sait. Ainsi que le lecteur
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

s’en rendra vite compte, la pensée unique ne domine pas dans les analyses cliniques

1. En principe stable et irréversible après la résolution de la crise adolescente selon le point de


vue structurel.
2. Recourant à certaine classification des troubles mentaux, dite a-théorique, le Manuel de
diagnostic et statistique des troubles mentaux (ou DSM), qui en est actuellement à sa quatrième
version (DSM-IV), s’en fait le représentant.
3. Car l’heure des Jivaros est aussi celle des expertises, audits d’accréditation et autres exigences de
rentabilité ayant cours dans les établissements de santé, auprès de ses professionnels, et menaçant
parfois la possibilité d’un réel travail, et soin, psychique, lequel exige souvent temps et moyens…

29
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

proposées. Le choix a été de privilégier ici des modèles et des théorisations psychanaly-
tiques explicatifs du fait psychopathologique s’avérant1 les plus pertinents, signifiants,
eu égard à la singularité de chaque cas clinique considéré. Ainsi ont été élaborées et
formulées des hypothèses convoquant tantôt les références freudiennes, tantôt les
travaux kleiniens, bioniens, winnicottiens, lacaniens, sans parler de nombreux autres
auteurs, anciens et plus contemporains2, appartenant au courant psychanalytique.

Parfois aussi ont été sciemment évoqués des auteurs et travaux extrinsèques au
champ psychanalytique (à commencer par les éléments de sémiologie psychiatrique)
car, ainsi que son histoire le met en évidence, la psychopathologie est fondamentale-
ment une discipline transversale à beaucoup d’approches. Elle n’est pas l’apanage de la
psychologie ni celui de la psychanalyse, pas plus que de la seule psychiatrie. La psycho-
pathologie en tant que discipline propre ayant pour objet l’étude, la description et
l’explication des troubles et souffrances psychologiques s’est en effet historiquement
forgée, ainsi que le rappelle Beauchesne (1986), au contact de quatre grands courants :
l’organogenèse (et plus particulièrement la psychiatrie, en tant que branche de la
médecine spécialisée dans l’étude des troubles affectant le cerveau), la philosophie
(plus précisément, le courant phénoménologique), le courant psychosociologique
et, enfin, l’approche psychanalytique. Aujourd’hui il existe bien plus d’approches de
la psychopathologie que ces quatre originaires. Ionescu, dans l’un de ses premiers
ouvrages (1991), n’hésitait pas à en recenser au moins quatorze ! Aujourd’hui il en liste
même 15 (Ionescu, 2015). C’est dire que la psychopathologie, même en ce xxie siècle,
continue d’intriguer au point de susciter de multiples hypothèses étiologiques, expli-
catives, à l’intérieur sinon à l’entrecroisement3 de disciplines au demeurant aussi
disparates qu’antagonistes, ayant toutes, peu ou prou, un caractère légitime. Cette

1. De notre point de vue… Force est alors de reconnaître la dimension subjective d’un tel choix.
2. Nous nous excusons ici auprès de nombreux spécialistes en psychopathologie d’hier et d’au-
jourd’hui qui n’apparaissent pas expressément cités dans cet ouvrage mais dont les travaux ont,
de près ou de loin, sédimenté et fertilisé notre pensée clinique et continuent de le faire.
3. Ainsi en est-il justement de l’approche intégrative en psychopathologie (cf. Ionescu, 2015),
laquelle intègre simultanément les perspectives autant biologique que psychologique, sociale et
culturelle. Vivement critiquée par les autres spécialités de la psychopathologie, au (soi-disant) motif
de l’impossible articulation de facteurs relevant d’épistémologies radicalement différentes entre
elles, cette approche a au moins le mérite de proposer une lecture plurielle ou la plus complexe
possible du fonctionnement psychique et de ses souffrances. Le lecteur intéressé par une vision
d’ensemble en psychologie (cette fois-ci seulement) d’un même cas clinique pourra aussi se reporter
au livre de S. Schauder et de ses collaborateurs, L’Étude de cas en psychologie clinique. 4 approches
théoriques (Paris, Dunod, 2012) dans lequel une même observation clinique est commentée et
analysée sous l’angle de quatre référentiels théoriques différents : cognitivo-comportemental, ethno-
psychiatrique, systémique et psychanalytique. Les échanges et débats inter-sous-disciplinaires en
psychologie sont tellement rares qu’on ne saurait omettre de les signaler.

30
D’une méthode en psychopathologie clinique ■ Ouverture

multiplicité des approches en psychopathologie souligne également une dimension


importante de celle-ci : la polyfactorialité en jeu dans maints troubles psychiques
– ce polydéterminisme s’avérant parfois oublié sinon dénié… Si certains le recon-
naissent, certes, c’est pour mieux s’insurger contre lui ou contre certaines hypothèses,
telle celle, par exemple, tendant à attribuer la schizophrénie, l’autisme, la psychose
maniaco-dépressive, ou d’autres troubles encore… à l’existence de gènes particuliers,
pathogènes donc, ou encore à un dysfonctionnement cérébral. Il n’y a pas de quoi
s’insurger contre pareilles démarches, ou découvertes le cas échéant. L’hypothèse
de déterminants génétiques ou neurologiques n’élude pas l’intérêt et la légitimité
d’approches autres, différentes voire complémentaires, comme la compréhension
proprement psychopathologique. L’accompagnement psychologique et clinique
du sujet est bien ce qui peut permettre à celui-ci d’historiciser et de subjectiver sa
souffrance, que celle-ci repose ou non sur un substrat biologique voire génétique
spécifique identifié.

Nous avons donc tenu à évoquer cette diversité théorique (intrinsèque ou extrin-
sèque au champ psychanalytique), ne serait-ce que succinctement dans les cas
qui s’y prêtaient, même si en tant que psychologue clinicienne nous souscrivons
d’abord et fondamentalement à l’approche psychodynamique du sujet comme de
sa souffrance quelle qu’en soit l’expression manifeste.

Peut-être que quelques personnes (lecteurs ou critiques…) ne manqueront


pas d’arguer l’incompatibilité pouvant exister entre certains modèles (et même
certaines théorisations psychanalytiques comme, historiquement par exemple, la
divergence entre les positions freudienne et kleinienne, ou bien encore le débat
qui opposa un temps sexualité infantile et attachement). Une raison plus impor-
tante à nos yeux a motivé le choix de cette pluralité théorique : la nécessité (sinon
le devoir même) où se trouve le clinicien de connaître et plus encore de disposer
d’outils théorico-conceptuels divers et variés, et ce, afin d’éviter le recours à une
position théorique univoque qui fonctionnerait comme un leurre, pour ne pas
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

dire un fétiche, au risque d’un totalitarisme… de la pensée ! Une telle fétichisation


risquerait, selon nous, de fonctionner telle une tâche aveugle, s’avérant alors délé-
tère pour le patient dans le cadre de la rencontre clinique avec lui. S’il est bien un
élément (éthique…) majeur et moteur de la réflexion en psychopathologie clinique
– et de la rencontre – c’est bien, pour le clinicien, l’exigence de la reconnaissance
de l’altérité et de la différence.

31
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

Le quatrième grand axe retenu pour l’étude des cas cliniques est consacré au
repérage des enjeux transférentiels et contre-transférentiels. En effet, une réelle
étude clinique de la psychopathologie ne saurait être conduite sans l’identification
d’abord, puis l’analyse autant que faire se peut, des manifestations psychiques et
affectives, conscientes et inconscientes, mobilisées dans la rencontre clinique entre
les deux protagonistes de l’interrelation. Nous désignons ici par transfert ce que le
patient va venir, inconsciemment la plupart du temps, projeter sur la figure du clini-
cien et réactualiser dans la relation avec lui certains modes de relations intériorisées
dans son histoire infantile. Réciproquement, le contre-transfert désigne ce qui va
venir habiter ce professionnel, consciemment et inconsciemment là encore, dans sa
rencontre singulière avec le patient1 – l’analyse de ces vécus contre-transférentiels
s’avérant nécessaire en vue de parer au développement de contre-attitudes, dans
la relation thérapeutique, lesquelles seraient induites par le transfert du patient.

Bien évidemment il ne s’agira ici que d’esquisser un aperçu de ces vécus et


processus dont l’analyse, progressive au fil de la relation psychothérapeutique,
demande un lent et patient travail, et relève surtout de la subjectivité de chaque
clinicien.

Enfin, un cinquième vertex organise et termine chacune de ces études psychopa-


thologiques et cliniques, celui des perspectives thérapeutiques. Point d’évaluation
diagnostique qui ne comporte en effet une dimension pronostique : quelle évolu-
tion probable pour le sujet ? Cela engage alors une réflexion sur les thérapeutiques
possibles. Là encore, et selon les sujets et situations cliniques, la réflexion portera
sur l’ensemble des ressources et moyens possibles, qu’ils appartiennent en propre
au registre psychologique et psychothérapique ou le dépassent.

D’aucuns pourront trouver un caractère rigide, voire répétitif, à cette démarche


méthodologique en cinq points, adoptée pour chacun des seize cas cliniques
étudiés2. Sans doute. C’est uniquement le sens de la rigueur – inhérent à toute
démarche méthodologique – qui a ici prévalu.

1. À cet égard, on doit mentionner certaines réserves ou limites des observations cliniques
présentées. En effet, la présentation écrite d’un cas est déjà tout entière infiltrée de la subjectivité
de son auteur que l’on serait bien en peine ici d’éradiquer.
2. À quelques nuances près. Certains points ont parfois pu être regroupés pour des raisons de
clarté et de cohérence d’exposé.

32
D’une méthode en psychopathologie clinique ■ Ouverture

Parvenu à ce point de notre ouverture introductive, il importe de préciser égale-


ment, outre la méthode et l’objet, d’autres intentions de ce recueil de cas, consacré
majoritairement à la clinique.

En aucun cas, cet ouvrage ne constitue un guide exhaustif et surtout expli-


catif des désordres de la personnalité, manuel qui donnerait une clé d’accès aux
troubles psychopathologiques et à leur signification comme la vox populi aime(rait)
à consulter une clef des songes pour comprendre – et maîtriser ainsi… ! – sa vie
onirique. Résolument clinicienne, nous ne pouvons que rappeler le sens éminem-
ment personnel des conduites et troubles individuels, de leur survenue, de la
décompensation psychique, et plus largement les raisons et déterminismes qui,
bien que d’ordres divers, obéissent à une construction toute singulière et originale
de sa personnalité.

Cet ouvrage ne prétend nullement non plus proposer un résumé de l’histoire de


la psychopathologie1, ou des enjeux plus contemporains qui l’animent, notamment
ce partage actuel entre psychanalyse et neurosciences, ces dernières étant réputées
(fantasmées…) éradiquer la première. Moult travaux contemporains (Ansermet et
Magistretti, 2004, par exemple) montrent au contraire la fécondité d’une rencontre
et d’une véritable alliance de travail entre ces approches.

Le lecteur ne trouvera pas non plus ici le rappel méthodique ni le dévelop-


pement approfondi des hypothèses théoriques psychanalytiques, fécondes, qui
ont profondément marqué l’approche psychopathologique, transformé la vision
et la compréhension des fonctionnements et surtout des dysfonctionnements
psychiques décrits par la psychiatrie. Ces travaux sont ici supposés connus du
lecteur, lequel peut, ainsi armé, s’engager dans un réel travail de clinicien psycho-
pathologue à partir du matériel clinique proposé. À défaut toutefois de connaître,
en tout ou partie, les travaux théoriques utilisés dans les démonstrations cliniques,
le lecteur trouvera leurs références. Quelques conseils bibliographiques spécifiques
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

terminent également chacune des études de cas ; il s’agit de références estimées


incontournables ou précieuses concernant la psychopathologie étudiée. Là encore
nulle exhaustivité, ce sont seulement des pistes que le lecteur pourra suivre et étoffer
à sa guise en vertu de l’abondante littérature consacrée depuis plus d’un siècle et
demi à la psychopathologie.

1. Il existe suffisamment d’ouvrages, voire de traités de psychopathologie, excellents et bien


faits, auxquels nous ne pouvons que renvoyer le lecteur. À commencer par celui, du même nom,
réalisé sous la direction de Widlöcher (1994).

33
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

Concrètement, cet ouvrage se compose de quatre chapitres, regroupant


l’ensemble des observations cliniques et des études psychopathologiques, respec-
tivement conduites à partir des cinq points majeurs précédemment exposés.
L’observation clinique précède de manière distincte son étude psychopatholo-
gique, afin de laisser au lecteur le plus de neutralité possible dans sa saisie du
matériel clinique. Une bibliographie finale ainsi que deux index (des concepts et
des auteurs) permettent de retrouver plus aisément l’intégralité des références
théoriques, centrales ou marginales, évoquées au fur et à mesure des cas.

L’organisation et le regroupement de ces études cliniques en quatre (et non


plus seulement trois) chapitres distincts, méritent sans doute aussi d’être précisés.

Historiquement la psychanalyse freudienne distingue entre les névroses, les


psychoses et les perversions. Hormis dans le courant lacanien resté au plus près
de cette triade originaire, la sériation freudienne a connu au fil du temps quelques
évolutions sinon remaniements, ne serait-ce qu’à partir des travaux sur les patho-
logies du narcissisme dont nous avons relevé la justesse précédemment. L’approche
structurale distingue donc aujourd’hui entre les organisations psychotiques, les
structures névrotiques et les états-limites, le fonctionnement pervers étant conçu
comme un aménagement particulier au sein de cette dernière lignée. C’est donc
autour de ces trois axes (ou problématiques psychiques) majeurs, censés être
révélateurs de la psychopathologie contemporaine, que nous avions – lors de la
première édition de ce recueil en 2005 – organisé la structure de cet ouvrage de
cas cliniques, guidée en cela principalement par des motifs pragmatiques et des
raisons didactiques. Aujourd’hui, et comme indiqué précédemment dans l’intro-
duction, nous avons ajouté un quatrième chapitre (en regroupant les cas d’Olga et
de Monsieur Some, déjà présents dans les éditions antérieures, et auxquels nous
avons adjoint le cas de Christiane), afin de mettre davantage en exergue les liens
entre réalités externes et réalités internes, et de souligner à cet égard aussi le rôle
(voire le poids) de l’actualité sur l’infantile (même si celui-ci détermine en grande
part la gestion de cet actuel). La psychanalyse contemporaine en effet ne peut plus
se tenir à distance (défensive), comme elle a pu l’être autrefois, des conditions
d’environnement ou de réalité externes, surtout quand celles-ci s’avèrent incon-
testablement effractantes et pathogènes pour un individu ou un groupe.

Par ailleurs, et comme on l’a également préalablement énoncé, la clinique ne se


laisse nullement réduire (contenir…) dans les filets du structuralisme psycholo-
gique ; celui-ci s’avère bien trop schématique pour rendre compte de la vie psychique
individuelle et de l’inédit de celle-ci. Aussi, comme le lecteur ne manquera pas de

34
D’une méthode en psychopathologie clinique ■ Ouverture

le constater, chacune de ces études de cas est conduite de manière à faire ressortir
la diversité des enjeux psychiques et de leurs manifestations chez un même sujet,
c’est-à-dire l’intrication de problématiques, d’angoisses, de conflits, de défenses…
de différentes natures, des plus archaïques aux plus névrotiques, et de leurs raisons
d’être…

Un mot également sur le nombre de cas dans chacun de ces chapitres : comme
le lecteur ne manquera pas de le noter, les enjeux strictement névrotiques sont
réduits à la portion congrue dans ce recueil (deux cas sur seize), tandis que celui-
ci fait la part belle aux problématiques narcissiques sous ses nombreuses formes
(huit cas) ainsi qu’aux enjeux plus archaïques à proprement parler (six cas). Ces
perspectives se sont imposées au regard de la clinique contemporaine, porteuse et
révélatrice d’aménagements précaires de la personnalité, de pathologies de l’agir, de
souffrances narcissiques accrues et de désordres identitaires fonciers. S’il importe
bien sûr sur le plan psychopathologique de considérer la névrose sur le plan d’un
mode de personnalité offrant richesse et plasticité d’expression pour le sujet, avec
ou sans productions symptomatiques, n’en reste pas moins évident aujourd’hui
que les affections névrotiques ne constituent pas l’ordinaire du psychologue ni du
psychopathologue clinicien ; les enjeux narcissiques, les problématiques d’indif-
férenciation, d’intrusion mais également celles d’abandon sont bien plus saillants
et fréquents, sous des formes et figures extrêmement variées, comme nous avons
tenté d’en rendre compte.

Derniers mots avant de s’engager plus avant dans ces études psychopathologiques.

Si la méthode et plus largement le contenu des analyses cliniques proposées


peuvent contribuer à soutenir l’apprentissage du lecteur, celui-ci ne saurait s’en
satisfaire uniquement. Tout d’abord, et comme précédemment souligné, ces cas
et leurs analyses ne sauraient être exhaustifs. Il est bien d’autres formes de la
psychopathologie qui n’ont été massivement abordées ici (telles que les addictions1,
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

toxicomaniaques ou alcooliques, la psychose maniaco-dépressive, etc.). De plus, ces


études ne peuvent se substituer à la rencontre personnelle et vivante avec le sujet
en souffrance, une rencontre unique. Enfin, les réflexions proposées ne doivent
pas venir obérer le propre travail d’élaboration du lecteur, mais au contraire le
soutenir. Aussi l’invitons-nous à laisser émerger toute la singularité, la richesse et

1. Citons à cet égard, depuis la première parution de ce recueil de cas, la publication de l’ouvrage
de cas cliniques de L. Fernandez et al., Psychopathologie des addictions : 12 cas cliniques (Paris,
In Press, 2010).

35
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

la créativité de sa propre sensibilité, de son « écoute » et de son élaboration. Nous


l’invitons donc à considérer chaque cas comme une réelle situation clinique. Ces cas
ont été construits et élaborés sur la base d’authentiques rencontres psychologiques
et cliniques avec des patient(e)s, dont les caractéristiques personnelles et intimes
(noms, prénoms, présentations physiques, histoires et biographies respectifs…) ont
bien sûr fait l’objet de modifications et travestissements, pour des raisons déon-
tologiques évidentes. Aussi, le lecteur – psychologue, psychiatre et/ou apprenti
psychopathologue – saura se saisir de chacun des éléments de réalité rapportés
(biographie, anamnèse, données d’état civil, etc.) comme autant d’indices et de
traces de la réalité psychique de chacun de ces sujets et, en conséquence, se situer
en réelle qualité de clinicien vis-à-vis d’eux.

36
Chapitre 1
Conflits génitaux
et expressions névrotiques
Sommaire
1. De l’hystérie… : Leïla........................................................................................ 39
2. Névrose obsessionnelle et troubles
de l’identité masculine : Bruno......................................................................... 53
1. De l’hystérie… : Leïla

1.1 L’observation clinique


Leïla vient consulter au centre médico-psychologique proche de son domicile
à la suite des grandes difficultés qu’elle rencontre depuis quelques semaines dans
sa vie courante : elle est incapable d’entrer seule dans un supermarché pour faire
ses courses. Si elle n’est pas accompagnée, elle a immédiatement envie de s’enfuir.
Elle souhaiterait en parler avec quelqu’un, de préférence une femme. Elle accepte
néanmoins de rencontrer un psychologue, comme cela le lui est proposé.

Elle se présente au rendez-vous très en avance, habillée et maquillée avec beau-


coup de soin. Leïla est une jeune femme de vingt ans, qui se dit très dépressive
depuis le décès brutal de son deuxième enfant, à l’âge de huit mois, il y a trois ans.
Celui-ci avait été hospitalisé pour une intervention bénigne, conseillée par un ami,
et ne s’était pas réveillé après l’opération. Elle s’en veut beaucoup dans la mesure
où elle avait hésité entre cette intervention et un voyage au Maroc, son pays natal,
où elle devait retrouver sa famille après une séparation de cinq ans. Ses parents,
qui habitent un petit village isolé, étaient d’accord pour la revoir, après l’avoir
« répudiée » lorsqu’elle était partie plusieurs semaines avec un groupe de Français
appartenant à une équipe de tournage de télévision. Elle avait noué à cette occasion
une liaison avec un technicien de prise de vue, qui avait réussi à la faire entrer en
France sans papiers, et dont elle n’avait plus eu de nouvelles peu de temps après.
De « galère » en « galère », et d’aide sociale en foyer, elle avait réussi à vivre quelques
mois d’expédients, avant que naisse Chaima, l’enfant issue de cette liaison.

Après la naissance de cette petite fille, elle avait rencontré le père de Christian,
son second enfant. Elle avait obtenu un travail de caissière dans une chaîne de
restauration collective, et aimait bien ce type de contact avec la clientèle, où elle
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

réussissait très bien. En particulier, elle restait très souriante et agréable, malgré les
nombreuses récriminations des usagers contre la lenteur de la chaîne, le manque
de variété des repas ou leur prix. Elle se disait volontiers « intuitive », et capable
de prédire du premier coup d’œil quelle serait l’attitude du client à son égard.
Beaucoup l’appréciaient d’ailleurs pour son affabilité et sa prévenance, et le soin
apporté à sa tenue qui tranchait avec la morosité de cette cantine. Il en résultait une
grande jalousie de la part de ses collègues, exacerbée par le manque de rationalité
des clients : à chaque repas, dit-elle, c’est elle qui avait « toujours la plus grande
queue pour attendre à sa caisse », ce qui déclenchait des réactions d’hostilité ouverte
des autres caissières, nettement plus âgées.

39
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

Ses troubles avaient commencé là, il y a quatre ans. Ils étaient dus à la disposi-
tion particulière de son écran d’ordinateur par rapport à une vitre qui lui faisait
face. Techniquement, elle devait d’abord regarder le client pour le saluer, puis
son plateau, taper sur son clavier la nature des plats choisis, vérifier sur l’écran,
et annoncer le total au client. Entre le moment où elle quittait son écran des yeux
et celui où elle croisait le regard de son client, il y avait un reflet dans une vitre
en face qui l’éblouissait systématiquement. Cela lui avait créé des insomnies et
des nausées au point qu’elle avait dû quitter son emploi. Le père de Christian
l’avait beaucoup aidée dans cette période, qui avait été marquée pour elle par de
nombreuses difficultés somatiques, assez incompréhensibles. En particulier, elle
avait eu un trouble de la vue persistant qui réduisait considérablement son champ
de vision. C’est à ce moment-là qu’elle avait pris la décision de faire opérer son fils,
avec les conséquences dramatiques qui s’en étaient suivies.

Le décès de son fils l’avait beaucoup affectée et elle avait décidé de s’en défendre
en n’en laissant rien paraître. Elle avait eu des hallucinations pendant plusieurs mois,
en particulier au petit matin, où, juste au moment du réveil, elle le voyait près de son
lit. N’en parlant à personne, elle continuait de mener une existence apparemment
normale. Plusieurs de ses proches, qui l’avaient revue alors qu’elle promenait sa fille
dans le jardin public, avaient été extrêmement troublés par son grand détachement.
Le seul moment où elle se sentait vraiment menacée était lorsqu’elle entendait des
voix qui l’accusaient d’avoir tué Christian parce qu’il était le fils d’un Européen. Elle
s’enfermait alors avec les quelques objets qu’elle avait conservés de son enfance,
en particulier un petit bol en métal argenté dans lequel sa mère lui avait montré
comment il était possible de se regarder déformé en faisant varier les angles. Puis
les hallucinations avaient cessé. Avaient alors recommencé ses insomnies et cette
impossibilité de se retrouver seule dans un grand magasin. Une amie lui avait conseillé
de consulter pour obtenir des tranquillisants. Elle avait peur de devenir folle.

À la suite de ce premier entretien, Leïla entreprend une double démarche,


en se rendant régulièrement aux rendez-vous hebdomadaires proposés par le
psychologue qui l’avait reçue, tout en consultant régulièrement, presque toutes
les semaines aussi, une psychiatre du même établissement, auprès de laquelle elle
sollicite des tranquillisants. Elle se plaint régulièrement à ce médecin de la « dureté »
du regard du psychologue « qui lui fait penser à son père ». Elle dit ne plus vouloir
le revoir, mais ne pas oser le lui avouer. Elle ne peut pas, dit-elle, le regarder en
face, ni même lui parler. D’ailleurs, au cours de l’un de ces entretiens, elle sera
prise en entrant d’une impressionnante quinte de toux qui l’amènera à quitter
précipitamment cette consultation.

40
Conflits génitaux et expressions névrotiques ■ Chapitre 1

Arrêtée dans un magasin alors qu’elle volait des produits de maquillage, une
perquisition menée par la police à son domicile découvre une véritable collection
de rouges à lèvres, mascara et vernis non utilisés, dont elle assure qu’ils ne sont pas
destinés à une revente frauduleuse. À l’occasion de cette enquête, elle noue une rela-
tion avec l’inspecteur chargé de l’interroger, mais se plaint au psychologue du peu de
« compréhension » et de « tendresse » dont fait preuve cet homme. Elle s’interroge
sur la possibilité de garder l’enfant qu’elle attend de lui, et dont il ne veut pas.

1.2 L’étude de cas


1.2.1 Choix et intérêt du cas

Commencer par le cas de Leïla procède de plusieurs intentions.

La première, indépendamment de toute dimension structurale, est qu’il s’agit


d’une situation psychopathologique somme toute assez bénigne, sur le plan vital,
même si, au demeurant, les troubles présentés par le sujet comportent un réel
caractère invalidant pour lui. Le premier intérêt de ce cas réside alors dans son
pouvoir d’illustration de la manière dont certains contenus et conflits psychiques
peuvent venir s’incarner et affecter le sujet, son équilibre psychique, émotionnel,
ses fonctions corporelles, et plus largement son adaptation psychosociale.

La deuxième raison tient au fait que le cas de Leïla interroge de manière centrale
le rapport à la culture – ici maghrébine – et son rôle, central ou latéral, dans la
détermination des conflits sinon des troubles psychiques du sujet ainsi que dans
leur explication. En effet, une analyse par trop rapide pourrait conduire à mettre
l’accent sur le poids répressif de la culture maghrébine sur le sujet féminin, entra-
vant, voire brimant son autonomie, sa liberté, sexuelle notamment. Recourir trop
hâtivement aux poids des facteurs culturels dans l’explication – et la rationalisa-
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

tion – de certains comportements de Leïla équivaudrait alors à passer à côté de


l’essentiel d’une véritable étude psychologique et psychopathologique du cas. La
culpabilité de Leïla d’avoir eu un « fils d’un Européen », par exemple, est loin de
provenir de la seule transgression de traditions culturelles fortement ancrées dans
la psyché individuelle, mais renvoie davantage à la force des désirs œdipiens, comme
on le verra lors de l’analyse psychodynamique.

Enfin, la troisième et la plus importante des raisons tient au fait que ce cas met
en lumière de manière assez exemplaire la problématique névrotique. Sur le plan

41
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

psychopathologique et clinique, le cas de Leïla offre en effet peu d’ambiguïté. Il


s’organise clairement autour d’une problématique génitalo-œdipienne massive
qui, loin d’être suffisamment symbolisée, apparaît chez Leïla à travers différentes
expressions symptomatiques ; il s’agit même d’expressions névrotiques types. À cet
égard, et dans la continuité des hypothèses freudiennes fondatrices de la conception
psychanalytique de la névrose, les symptômes, hystériques ici, du sujet traduisent
bien le conflit existant chez lui entre son désir inconscient de satisfaire ses pulsions
sexuelles incestueuses et l’exigence morale ou surmoïque d’y renoncer. Plus préci-
sément, ce cas met en scène la manière dont le corps, dans la névrose hystérique,
constitue un prolongement de la psyché du sujet et va se trouver investi comme
espace, ou scène, de figuration des désirs inconscients. L’étude de cas ci-après
proposée va donc s’employer à le mettre en évidence.

Toutefois, et cela constitue le quatrième et dernier point à souligner, cette


dimension prototypique du cas de Leïla n’empêche nullement de voir à l’œuvre
dès maintenant la présence, chez un même individu, d’angoisses, de mécanismes
psychiques et même de manifestations psychopathologiques appartenant à des
registres (ou lignées) de fonctionnement psychique distincts. La complexité
et surtout la singularité psychiques du cas ne sauraient se laisser réduire à une
seule interprétation. Plus spécifiquement dans le cas de Leïla, si la problématique
névrotico-hystérique ne fait pas de doute chez elle, une autre série de symptômes
(hallucinations, détachement) peut sans doute susciter un léger trouble chez l’ap-
prenti psychopathologue. Or chez Leïla ces troubles de nature a priori psychotiques
(dans leur forme manifeste) sont mineurs et surtout circonscrits temporellement.
Ils surgissent, qui plus est, dans un contexte de réalité particulièrement éprou-
vant pour Leïla : la perte de son fils. Cet événement traumatique – au sens freudien
d’un excès d’excitations submergeant l’équilibre de la personnalité – mobilise de
fait le recours à d’autres aménagements défensifs que ceux ordinairement utilisés
par le sujet. Il faut également préciser que dans un tel contexte de deuil, il n’est pas
rare du tout que de telles productions imaginaires surviennent chez la personne
endeuillée, signes (passagers généralement) de sa difficulté à accepter la réalité de
la perte avant l’engagement dans une élaboration psychique de cette perte, ce que
l’on nomme communément le travail du deuil.

1.2.2 Diagnostic psychopathologique

Bien que Leïla se dise dépressive, l’investigation sémiologique ne permet pas


d’objectiver l’existence de manifestations de cet ordre. En revanche, deux types
de troubles d’une autre nature sont saillants chez elle et entravent son existence

42
Conflits génitaux et expressions névrotiques ■ Chapitre 1

actuelle : une phobie des magasins et de nombreuses difficultés d’ordre somatique.


Autant le premier symptôme, relativement récent, est ce qui l’a amenée à consulter,
autant les seconds, plus anciens et pourtant source de gêne considérable dans
son travail – au point pour Leïla d’avoir dû l’arrêter – ne suscitent pas de plaintes
majeures. Ne serait-ce point là une manifestation de « belle indifférence »… ?

Avant d’envisager la nature de ses troubles, il faut noter la conscience qu’a Leïla
de ceux-ci (surtout les plus récents) : la patiente est angoissée et a peur de devenir
folle. C’est donc l’angoisse qui est ici organisatrice du tableau clinique, angoisse
qui a d’ailleurs poussé Leïla à venir consulter.

Cette angoisse se circonscrit autour d’une phobie (ou peur irraisonnée) ; il s’agit
plus précisément de la peur, pour Leïla, d’entrer seule dans un grand magasin pour
effectuer ses achats. Ce lieu phobogène suscite chez elle des conduites d’évitement
sauf si elle est accompagnée – l’accompagnateur jouant alors pour elle un rôle
d’objet apaisant ou contraphobique. Cette peur d’entrer dans les magasins est
associée, comme on le verra plus tard, à la peur de croiser des gens, notamment
des hommes, et leurs regards surtout.

Des tendances kleptomanes, découvertes au fil du récit clinique, sont égale-


ment à mettre en lien avec cette phobie1. Les vols sont très sélectifs, ils portent
exclusivement sur des produits de maquillage (tels que rouge à lèvres, mascara,
vernis à ongles). L’esthétique féminine, la séduction sont ici en jeu. Toutefois la
non-utilisation de ces produits volés par Leïla montre l’impossibilité dans laquelle
celle-ci se trouve pour en jouir…

Les autres troubles de Leïla, prégnants, sont constitués de diverses difficultés


somatiques : insomnies, nausées, troubles visuels entraînant une réduction de
l’acuité visuelle, quintes de toux. Principalement d’ordre fonctionnel et sans
substrat organique (au vu des éléments d’information) ces troubles ainsi que les
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

précédents font d’ores et déjà fortement penser à des manifestations de conversion.

Les comportements de séduction (soin porté à sa tenue, souriante, affabilité…)


dont Leïla fait preuve dans la relation à ses interlocuteurs (clients, inspecteur de
police), la plasticité de son fonctionnement psychique (« intuitive », elle se dit

1. La présence d’un accompagnateur dans les magasins permet aussi à Leïla, consciemment ou
non, d’éviter ces conduites de vol.

43
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

« capable de prédire au premier coup d’œil l’attitude du client à son égard »), les
contenus à symbolisme sexuel de son discours (voir supra) joints à ses conduites
d’évitement et de fuite des situations dérangeantes (magasin, lieu de travail,
séance avec le psychologue) convergent eux aussi vers le diagnostic de névrose,
et plus particulièrement d’hystérie. Il reste toutefois à apprécier plus finement le
type d’hystérie – hystérophobie ou hystérie de conversion ? – compte tenu de la
double nature des symptômes relevés ici et à confirmer, par l’analyse psychodyna-
mique, la nature génitale des angoisses, conflits, fantasmes et défenses.

La présence chez Leïla d’un autre type de troubles appartenant traditionnelle-


ment à la lignée psychotique (hallucinations visuelles et auditives, détachement)
peut-elle constituer une limite à l’hypothèse diagnostique précédente ? Que penser
en effet de tels troubles contrastant avec les précédents ? Leur dimension numé-
rique (deux ou trois manifestations seulement) et conjoncturelle (contexte du décès
du fils Christian) ainsi que leur rémission spontanée en quelques mois1 attestent
une désorganisation passagère et non profonde de la personnalité. Il s’agit vraisem-
blablement ici d’un bref épisode de déréalisation consécutif au décès de l’enfant,
situation de réalité (trauma actuel) ayant momentanément effracté la psyché.
D’autant que, nous l’avons signalé en introduction, les hallucinations ne sont pas
rares du tout dans un contexte de deuil, au début de celui-ci surtout. La réalité
de la perte de l’objet d’amour est en effet tellement insupportable pour certaines
personnes qu’elles peuvent, telle Leïla ici, dénier cette réalité et y remédier par
des productions imaginaires (les hallucinations). Dans tous les cas, chez Leïla ces
troubles témoignent d’un moment nécessaire afin de pouvoir de nouveau faire
face à la réalité extérieure et la réinvestir, autrement dit d’une nécessité interne de
retrait du sujet dans un contexte hautement désorganisateur.

On peut encore dire de cette épreuve survenant au cours de l’existence de Leïla


que cela a provoqué un ébranlement plus prononcé de son équilibre de personnalité
touchant ses fondations archaïques, lesquelles s’avèrent au final stables, comme on
peut le voir. Leïla est en effet capable de se réorganiser après ce trauma. La résur-
gence et l’intensité des symptômes névrotiques montrent cependant que Leïla, sa
personnalité, est toujours habitée par d’autres tourments et conflits – auxquels il
convient maintenant de s’intéresser davantage.

1. Cette rémission est aussitôt suivie de la réapparition des troubles physiques (insomnies), plus
habituels chez Leïla, marquant le retour de la problématique névrotique sur le devant de la scène.

44
Conflits génitaux et expressions névrotiques ■ Chapitre 1

1.2.3 De l’analyse structurale à l’analyse métapsychologique

‡‡ Remarque préliminaire

Il faut mentionner certaines difficultés à reconstruire chronologiquement l’his-


toire de Leïla. Peut-être est-il plus juste de dire que les observations tirées de la
reconstruction de sa biographie – et des récents événements qui l’ont marquée –
font apparaître Leïla comme une jeune femme ayant connu la sexualité et la
maternité de manière non pas tant précoce qu’inhabituelle pour une personne de
sa condition vivant au Maroc, sursoyant ainsi à l’image traditionnelle de la femme
dans la culture maghrébine (fuite du Maroc à l’adolescence avec un Européen,
maternités hors union, avec un premier enfant mis au monde à l’âge de 15 ans
environ, le second alors qu’elle était âgée d’à peine plus de 16 ans).

Toujours est-il que Leïla vit en France depuis quatre ans, dans des conditions
sociales difficiles sinon précaires (sans papiers à son arrivée, elle a « réussi à vivre
quelques mois d’expédients », « de galère en galère, et d’aide sociale en foyer »),
séparée successivement des deux pères de ses enfants. Mais elle ne semble pas souffrir
outre mesure de cette situation ; il n’y a chez elle ni plaintes ni états d’âme particu-
liers à ce sujet. Sans aller jusqu’à invoquer une indifférence de sa part à l’égard de sa
situation sociale et matérielle, il semble que pour Leïla les difficultés soient ailleurs…

‡‡ Mécanismes psychiques

Les manifestations névrotiques de Leïla montrent tout d’abord l’échec ou l’insuf-


fisance du refoulement, mécanisme central de sa personnalité. Les manifestations de
conversion étaient jusqu’alors le signe d’un refoulement réussi des représentations
gênantes chez elle. En effet, le mécanisme de la conversion correspond au déplace-
ment dans le corps – plus précisément dans certaines parties du corps chargées de
sens pour le sujet – des affects gênants, des affects d’angoisse associés aux repré-
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

sentations psychiques indésirables mais refoulées (c’est ce qui explique la « belle


indifférence » du sujet hystérique, il n’est pas perturbé par ces représentations).
Le surgissement d’angoisse, via le trouble phobique, survenant secondairement
(quatre ans après les troubles somatiques) montre que le conflit intrapsychique a
atteint une intensité telle chez Leïla que la conversion et les mécanismes qui la sous-
tendent sont devenus insuffisants. Le refoulement échoue maintenant en partie
dans sa tâche défensive, laissant surgir des représentations anxiogènes ; le conflit
ne peut plus être endigué topiquement (comme dans la névrose obsessionnelle,
via les obsessions-compulsions) ou corporellement (via la conversion) ; il doit être

45
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

extériorisé, déplacé « au-dehors » (tant c’est gênant « au-dedans »). La manifestation


phobique constitue alors le nouveau retour du refoulé, un refoulé qui a cependant,
comme précédemment dans le trouble de conversion, subi des transformations
afin d’être rendu méconnaissable. C’est en effet au prix du travestissement des
pensées indésirables et coupables que l’inconscient refoulé peut passer la barrière
de la censure surmoïque ; la conflictualité interne, de nature sexuelle ici, est inap-
parente, le sens moral est sauf, mais le désir inconscient n’en continue pas moins,
lui, d’exister et d’œuvrer souterrainement.

À noter encore, parmi les stratégies défensives de Leïla, des conduites d’évite-
ment, destinées, comme leur nom l’indique, à éviter le contact avec l’objet perçu
comme dangereux – et qui n’est autre ici que l’objet du désir du sujet (voir supra).

Enfin, il convient aussi de mentionner, lors de l’épisode de retrait, le mécanisme


de la projection, responsable des diverses hallucinations de Leïla. Les voix accusa-
trices que Leïla entend « au-dehors » ne sont que le retournement projectif de ses
voix intérieures, de sa culpabilité (voir supra).

‡‡ Conditions d’actualisation et genèse


des principaux troubles névrotiques

Les troubles de Leïla ont débuté sur son lieu de travail et peu de temps après la
naissance de sa petite fille. Les situations relationnelles auxquelles elle se trouvait
exposée sur ce lieu de travail sont visiblement (!) entrées en résonance symbolique
avec ses conflits internes, sans parler de ce que la naissance de son enfant est aussi
venue (ré)activer dans son économie psychique et fantasmatique.

‡‡ Points de vue topique et psychodynamique

La description faite par Leïla des raisons matérielles (disposition particulière de


son écran d’ordinateur par rapport à une vitre, reflet) occasionnant ses troubles
(gêne visuelle) laisse clairement apparaître que c’est la rencontre visuelle avec le
client qui est source de son éblouissement, de son malaise (s’actualisant par la voie
des troubles perceptifs – visuels – et fonctionnels – nausées et insomnies). À ceci
s’ajoute un autre élément : la rivalité avec les autres caissières, des femmes que Leïla
décrit comme plus âgées qu’elle, qui constituent pour elle des représentants symbo-
liques de l’objet maternel œdipien. L’objet de cette rivalité, la file de clients à leur
caisse respective sur le plan manifeste, n’est autre, sur le plan de la réalité affective,

46
Conflits génitaux et expressions névrotiques ■ Chapitre 1

que l’obtention de l’objet génital, soit symboliquement ici le phallus paternel1. Selon
Leïla, c’est toujours « elle qui avait la plus grande queue ». Par ces termes, Leïla
exprime symboliquement son désir infantile de détrôner la rivale œdipienne qu’est
la mère, et d’obtenir l’objet du désir de celle-ci (à savoir le phallus paternel, ou plus
précisément le pénis, ou son équivalent, tel un enfant, en référence à la théorie
freudienne de la féminité). C’est donc une problématique œdipienne qui est ici en
jeu, montrant clairement au passage les relations d’objet de nature triangulaire et
génitale dans l’économie psychique de Leïla. Nous y reviendrons plus bas.

Comme on le voit, certains paramètres de la réalité socioprofessionnelle entrent


en résonance symbolique avec la problématique affective inconsciente de Leïla.
Ou plutôt celle-ci vient, en raison d’une intense culpabilité inconsciente, infiltrer
– et affecter de ce fait – ce secteur de la réalité environnementale dans lequel Leïla
pourrait trouver satisfaction de ses désirs sexuels (infantiles surtout). Les troubles
de Leïla (qu’il s’agisse des troubles visuels d’abord, des troubles phobiques plus
tard) viennent en effet empêcher dans la réalité toute rencontre sexuelle directe
et toute satisfaction d’ordre génital. Ils offrent cependant au sujet une satisfaction
substitutive ou symbolique – c’est d’ailleurs ce qui explique l’indifférence subjec-
tive à leur égard (bénéfices primaires du trouble). Le conflit interne dont souffre
Leïla n’est donc autre qu’un conflit entre son désir sexuel perçu comme coupable
et l’interdit qui plane vis-à-vis de ce même désir. Du point de vue topique il s’agit
d’un conflit entre le ça et le surmoi, conflit que le moi du sujet n’est pas ou n’est
plus parvenu à réguler de manière harmonieuse.

L’arrêt de ce travail – qui équivaut ici à une fuite, un évitement de l’objet source
du désir inconscient – ne règle cependant pas les conflits et tourments de Leïla,
puisqu’un nouveau type de troubles apparaît dorénavant chez elle. La phobie
succède à la conversion, signe que l’angoisse (de castration – voir supra) n’est plus
endiguée, ou gérable, par la voie précédente. La problématique psychique incons-
ciente perdure bel et bien et réapparaît (par déplacement) dans un autre contexte
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

de la vie quotidienne de Leïla, venant de nouveau la handicaper (équivalent de


castration). Cette nouvelle symptomatologie révèle toute la force du désir incons-
cient face aux instances refoulantes. Dans cette nouvelle situation symptomatique,
on retrouve les mêmes ingrédients que précédemment, à savoir la présence réelle
ou virtuelle (et surtout fantasmée par Leïla) d’hommes et de leurs regards désirants

1. Phallus au sens ici d’objet du désir génital.

47
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

sur elle, l’accompagnatrice femme jouant ici le rôle de tiers interdicteur (présence
surmoïque) de ces rencontres à symbolisme sexuel.

Pourquoi le regard ? De quoi est-il synonyme pour Leïla pour qu’il soit à ce point
sanctionné (équivalents de castration là encore) ? Quel est le sens de ces troubles
qui l’empêchent de voir ? Que s’agit-il pour Leïla de ne pas voir ? De quel regard
encore cherche-t-elle à se prémunir ?

On éliminera tout de suite ici une problématique visuelle de registre pervers


(voyeuriste-exhibitionniste) car, ainsi que les troubles de Leïla l’attestent, nous
sommes dans le registre symbolique et non dans celui de l’agir sexuel (pervers).
C’est donc bien la problématique génitale saisie dans un registre névrotique à
laquelle engage le cas de Leïla.

Le regard est chez Leïla associé à la séduction (cf. vol des produits de maquil-
lage), aux hommes et à la sexualité fortement érotisée, conflictualisée ; source de
plaisirs coupables, cette zone érogène devient alors comme frappée d’interdit – ou
castrée – et par voie de conséquence devient objet d’affec(ta)tion. On assiste à ce
que l’on appelle un déplacement du bas (des organes génitaux) vers le haut (les
yeux, sans oublier la zone oro-œsophagienne, elle aussi affectée, par des nausées
et des quintes de toux).

Le regard, c’est encore et surtout pour Leïla le symbole de son père, la sévé-
rité (redoutée) du regard de celui-ci. Mais pourquoi cela est-il si redouté chez
Leïla ? Quel forfait a-t-elle accompli pouvant mériter la sanction paternelle ou la
castration ?

Éviter le père et son regard équivaut certes pour Leïla à éviter le courroux
paternel face à sa liberté sexuelle et à ses comportements transgressifs des coutumes
culturelles mais plus encore des lois et interdits1 édictés par lui. Mais c’est aussi
et surtout pour Leïla éviter ses désirs œdipiens pour ce père2, désirs réactivés à
l’adolescence et désormais réalisables de par la maturation biologique.

1. L’interdit paternel ici réactive l’interdit de l’inceste.


2. Réciproquement, éviter le regard désirant du père sur sa fille, car l’adolescence de la fille réveille
aussi la problématique œdipienne chez les parents de celle-ci…

48
Conflits génitaux et expressions névrotiques ■ Chapitre 1

Dans un tel contexte psychoaffectif, on comprend mieux la fuite du Maroc de


Leïla, avec un étranger qui plus est. En effet, quelle meilleure manière que de se
défendre contre l’objet de son désir et le rapproché avec celui-ci sinon en instaurant
une distance et un tiers entre eux… (On en verra d’ailleurs plus loin une illustra-
tion dans la relation transférentielle par exemple.) Voilà qui explique pourquoi la
sexualité génitale est à ce point conflictuelle et coupable chez Leïla, parce qu’elle
condense, comporte les enjeux œdipiens auxquels Leïla est restée fixée. Voilà qui
explique chez Leïla la peur de son père, la sévérité de son regard/jugement : il s’agit
là de l’angoisse d’être punie pour la satisfaction de désirs interdits. On peut donc
parler ici d’une véritable angoisse de castration génitale1.

On peut dire encore qu’aller contre (ou braver) les interdits paternels/culturels
n’est qu’une autre manière pour Leïla de réaliser ses propres désirs, une manière
symbolique de satisfaire ceux-ci. Cette hypothèse explicative trouve sa confirma-
tion, par exemple, au vu du comportement de séduction de Leïla à l’égard de
l’inspecteur de police, lui, représentant de la loi (et par voie associative représentant
paternel) – inspecteur de police dont elle attend un enfant (auquel elle a ravi un
enfant serait-il plus juste de dire car Leïla « s’interroge sur la possibilité de garder
l’enfant qu’elle attend de lui, et dont il ne veut pas »).

En conclusion, l’ensemble des éléments mis en évidence ici – angoisse de


castration de nature génitale, relations d’objet triangulaires, conflit ça/surmoi et
principaux mécanismes défensifs de type névrotique (refoulement et déplacement
des représentations gênantes, conversion des affects) – convergent en faveur de
l’existence d’une problématique névrotique (génitale) sous-jacente aux troubles
hystériques précédemment répertoriés.

Un dernier point mérite d’être relevé dans l’analyse du cas de Leïla, faisant
également apparaître chez elle l’actualisation momentanée d’une problématique
de perte d’objet. Le décès de son fils Christian a pu agir (être vécu) chez elle sur
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

un double registre : à la fois comme une véritable castration pour ses désirs et
surtout comme la réalisation de désirs coupables (d’où les voix accusatrices) et plus
encore comme perte objectale. Contre le vécu douloureux, Leïla a su mobiliser des
ressources défensives : elle s’enfermait en effet avec les quelques objets conservés
de son enfance, et notamment un petit bol donné par sa mère. Par ce « jeu » auquel

1. Angoisse de castration liée tant à la peur que la pensée se réalise (source de la phobie) qu’à
celle de la réalisation de l’acte sexuel (source de la conversion).

49
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

elle s’adonnait enfant, Leïla a convoqué la représentation maternelle, lui permet-


tant ainsi symboliquement de retrouver l’objet perdu (ici la mère préœdipienne).
La disparition des hallucinations peu de temps après ce jeu signe un apaisement
psychique chez Leïla ainsi que, vraisemblablement, son engagement sur la voie d’un
travail d’élaboration de la perte (ou travail du deuil), signe aussi que la probléma-
tique de la perte d’objet n’est pas au premier plan dans son économie psychique.

1.2.4 Éléments transférentiels

Leïla transfère massivement sa réalité psychique, ici ses imagos parentales, sur le
cadre soignant, plus précisément sur les deux thérapeutes qui assurent sa prise en
charge – psychiatre et psychologue. Avec eux, elle duplique, reproduit le scénario
relationnel de l’enfant (ou de l’adolescente) avec ses parents, objets bien discriminés
l’un de l’autre (et différenciés sexuellement) : psychologue-père au regard sévère
dont elle se plaint à sa mère-psychiatre. Cette situation ternaire actuelle révèle
bien, là encore, la nature œdipienne et triangulaire du fonctionnement psychique
et des relations d’objet de Leïla.

On peut sans conteste affirmer que la présence de cette femme (psychiatre)


est ce qui permet à Leïla de maintenir les rencontres avec le psychologue ; cela la
protège d’un rapproché avec lui, vécu de manière par trop incestueuse. C’est dire
combien la relation transférentielle avec lui est érotisée et vue comme dangereuse.
Toutefois cette présence maternelle symbolique ne suffit pas totalement comme
l’atteste « l’impressionnante quinte de toux », superbe manifestation de conversion,
dont est prise Leïla au début d’une séance avec le psychologue, nécessitant qu’elle
quitte précipitamment la pièce (ou cet homme !). Le contact (ou le rapproché…)
avec le psychologue est vécu sur un mode tellement incestueux qu’il en est culpa-
bilisant et alors source d’angoisse. On peut aussi évoquer chez Leïla ici une attitude
de séduction-retrait typique de l’hystérique.

Ce transfert œdipien vis-à-vis du psychologue se trouve également conforté par


ce que l’on peut appeler un transfert latéral de Leïla effectué sur la personne de
l’inspecteur de police : celui-ci vient dans la réalité constituer un objet de désir que
Leïla peut compter activement séduire, contrairement au psychologue (interdit
du toucher, règle d’abstinence), et dont elle peut même obtenir un enfant – soit,
symboliquement, assouvir son désir œdipien incestueux.

50
Conflits génitaux et expressions névrotiques ■ Chapitre 1

1.2.5 Perspectives thérapeutiques

Sur le plan médical, Leïla bénéficie d’un traitement médicamenteux prescrit par
la psychiatre. Sous l’évocation de tranquillisants, il s’agit sûrement d’anxiolytiques
destinés à juguler les états d’angoisse de Leïla. Si, par certains aspects, ce traitement
médicamenteux peut paraître (à certains psychanalystes par trop orthodoxes…)
venir entraver le travail psychothérapique, voire analytique, qui peut être proposé
à la patiente, il est aussi ce qui lui permet de continuer à avoir une vie sociale à
l’extérieur ; peut-être même ce traitement peut-il l’aider à reprendre une activité
professionnelle, ce qui, dans la conjoncture sociale et familiale qui est la sienne
ainsi que du point de vue du principe de réalité, ne serait pas superflu. L’intérêt
psychologique de ce traitement réside à cet égard dans la préservation des capacités
d’autonomie existantes de cette jeune femme.

Bien évidemment, dans le cas présent, le traitement médical ne saurait consti-


tuer à lui seul toute la thérapeutique. Tant la nature des troubles de Leïla que
sa personnalité et la problématique psychique dégagée chez elle constituent une
bonne indication pour un travail psychique et verbal, une psychothérapie de type
psychanalytique, voire une cure psychanalytique. D’autant que le transfert est déjà
bien installé ici ! Cependant ce travail psychologique approfondi n’est peut-être pas
envisageable dans le centre médico-psychologique où elle est venue consulter (tout
dépend des professionnels sur place, de leurs spécialités et champs de compétences,
sans oublier la politique de santé (service public) déclinée localement : suivis courts,
gestion de la crise ou psychothérapies de plus longue durée). Au fond, Leïla s’est
adressée à ce centre dans un contexte de crise interne (sentiment de devenir folle)
et sans doute attend-elle une aide rapide pour ses symptômes invalidants (grandes
difficultés rencontrées dans sa vie quotidienne). Le transfert latéral évoqué plus
haut tend à montrer que Leïla semble plus encline à reproduire (compulsion de
répétition) une fois encore des situations déjà vécues (séduction, maternité soli-
taire) qu’à l’analyse de ses difficultés et conflits. Tout cela laisse entr’apercevoir
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

l’absence de demande véritable de Leïla, peu compatible alors avec l’indication


analytique (sans même parler des investissements financiers requis de sa part pour
l’instauration d’un tel dispositif de travail psychique…).

L’idée d’une thérapie comportementale pourrait sans doute ici être suggérée à
la patiente, les symptômes phobiques constituant une bonne indication pour cette
forme de thérapie. À court terme seulement du moins, car il est en effet fréquent
d’observer dans l’après-coup de cette thérapeutique la résurgence des troubles ou
l’apparition de nouveaux troubles (mécanisme et dynamique du déplacement tels

51
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

qu’évoqués précédemment). La thérapie comportementale, visant la suppression


du symptôme gênant, pourrait venir répondre à la demande de la patiente1, voire
constituer une étape préliminaire à un travail d’introspection (analytique) ulté-
rieur. Bien que vraisemblablement adapté et utile au sujet, force est de constater
qu’un tel travail d’élucidation et de symbolisation des conflits intrapsychiques,
et les bénéfices en résultant ne semblent pas vraiment pour l’heure pouvoir être
substitués à ceux trouvés par Leïla dans ses divers aménagements symptomatiques
et relationnels.

Bibliographie conseillée
André J., Lanouzière J., Richard F. (1999). Freud S. (1973). Névroses, psychoses et
Problématique de l’hystérie, Paris, Dunod. perversion, Paris, PUF.
Birraux A. (1994). Éloge de la phobie, Paris, Green A. (1973). Le Discours vivant, Paris,
PUF. PUF.
Denis P. (2011). Les Phobies. Paris, PUF, Harrus-Revidi G. (1997). L’Hystérie, Paris,
coll. « Que sais-je ? », 2e éd. PUF, coll. « Que sais-je ? ».
Freud S., Breuer J. (1895). Études sur l’hys- Le Guen, Anagyros, Janin (2010). Hystérie,
térie, Paris, PUF, 1981. Paris, PUF, coll. « Monographies de
Freud S. (1905). « Fragment d’une analyse psychanalyse ».
d’hystérie (Dora) », in Cinq psychanalyses, Ménéchal J. (1999). Qu’est-ce que la
Paris, PUF, 1954, p. 1-91. névrose ?, Paris, Dunod.1

1. Quelle résonance fantasmatique cela pourrait-il alors générer chez Leïla… ?!

52
Conflits génitaux et expressions névrotiques ■ Chapitre 1

2. N
 évrose obsessionnelle et troubles
de l’identité masculine : Bruno

2.1 L’observation clinique1


À peine entré dans le bureau, Bruno explique d’emblée s’être livré à un ultime
jeu de hasard avant de sonner : dans le hall d’entrée de l’immeuble, il s’était promis
de donner suite à sa démarche si et seulement si la sonnette se trouvait sur la partie
droite de la porte. « C’est terrible, ajoute-t-il, parce que pour tout c’est comme ça.
Tenez, vos poutres au plafond, pendant que je vous parle, je ne peux pas m’empê-
cher de les compter… Je passe ma vie à essayer de trouver du sens aux choses qui
m’entourent, et à avoir immédiatement peur de ce que je peux découvrir. Rien que
le fait de vous dire cela est insupportable… » Adressé par un collègue médecin,
Bruno avait déjà fait l’expérience de quelques mois d’entretiens suivis en institu-
tion hospitalière pour ce qu’il appelle une dépression. Très sceptique et méfiant
quant à l’efficacité d’un travail plus approfondi – « Ce n’est jamais bon de remuer
la merde… » – c’est donc avec une très grande réticence qu’il avait entrepris cette
nouvelle démarche auprès d’un psychologue psychanalyste.

Prenant la chose de haut et à distance, de spécialiste à spécialiste, il avait


rapidement fait comprendre à son interlocuteur les limites de sa confiance, qui
rejoignaient très exactement l’angoisse massive qui l’envahissait dès lors qu’un
fragment d’intime était engagé. Qu’il fasse son travail correctement, comme lui
faisait le sien, en professionnel, il ne voulait pas en savoir plus.

« Je vous fais confiance, mais… supposons que vous vous trompiez, supposons
que vous vous disiez : “Le type, il est là, il est dans cette case, et on va le faire passer
dans cette autre case…”, mais manque de chance, vous vous trompez de case, je
ne suis pas dans la première case… qu’est-ce qui me prouve que vous ne vous
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

trompez pas, hein ? »

1. Ce cas et une étude de celui-ci ont déjà fait l’objet d’une publication de Ménéchal (2000)
figurant dans le recueil collectif indiqué en bibliographie. Nous avons repris, avec l’accord des
éditions Dunod, certains éléments de ce cas en regard de la méthode clinique d’étude psychopa-
thologique privilégiée ici. Le lecteur n’hésitera toutefois pas à compléter cette approche à l’aide
du texte antérieur de Ménéchal.

53
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

Son métier résultait d’un intéressant cheminement : ex-cambrioleur profes-


sionnel, monte-en-l’air régulier ne répugnant pas à arrondir ses fins de mois l’été
dans des chantages occasionnels auprès d’hommes mariés à tendances homo-
sexuelles1, il s’était reconverti avant d’être inquiété en plaçant de l’assurance au
porte-à-porte. Son inconscient étant sans doute doté d’un solide sens de l’humour,
il avait alors sauté le pas et monté une société de conseil en patrimoine financier,
devenue depuis lors florissante. Une robuste théorie du client lui servait alors de
règle, qu’il exprimait dans l’aphorisme : « Il y a pénurie d’escrocs… » Un autre dicton
lui servait également de guide, qu’il ne manquait pas de rappeler sentencieusement
lorsque le temps était à l’orage : « Quand je me regarde, je me désole, quand je me
compare, je me console. »

Bien entendu, ce n’est pas sans quelques frissons dans le dos qu’il imaginait son
interlocuteur – comme il le lui signala d’ailleurs – reprenant à son compte, pour
s’enrichir à ses dépens, le premier dicton au demeurant assez bien frappé. L’idée
lui faisait horreur au point d’en étrangler le son dans sa bouche, et de l’amener à
des contorsions physiques que le silence du clinicien portait à leur comble.

De son enfance, Bruno rapporte quelques bribes seulement. Un père manuten-


tionnaire aux Halles – exactement « basculeur » –, usé par le travail nocturne, et
bientôt parti finir ses jours dans son Italie d’origine, une mère « folle » – telle qu’il
en parlait du moins – femme de ménage italienne elle aussi, passant son temps à
hurler contre lui, une sœur plus âgée, sa confidente de l’enfance, qui n’avait pas su
l’accueillir lorsqu’il avait demandé son aide, après ses premières incartades et ses
premiers séjours en maison de correction. Depuis, il y avait eu la rencontre avec sa
femme, d’où était né un enfant, et puis la vie, avec ses aléas. Il n’avait pas vu sa mère
pendant plusieurs années jusqu’à récemment ; il lui avait alors posé cette question :
« Maman, est-ce que tu m’as aimé… ? » Il prononçait ces termes-là, sans affecta-
tion, de la même manière qu’il avait dû les adresser à leur destinataire, création
ex nihilo d’un paysage affectif aride et désolé. Comme il s’y attendait, elle lui avait
répondu : « Mais bien sûr, mon petit Bruno, qu’est-ce que tu vas t’imaginer ? » Et
Bruno d’ajouter que sa mère avait repris dans le même souffle son insupportable
bavardage narcissique.

1. Bruno s’était fait une spécialité de séduire des hommes mariés, sans jamais passer à l’acte. Une
fois la personne discrètement approchée, en général sur la plage, rendez-vous était pris de nuit
à son domicile, où il la dévalisait contre une menace de dévoilement à la famille.

54
Conflits génitaux et expressions névrotiques ■ Chapitre 1

Depuis cette « dépression », quelques années auparavant, et bien que ses prin-
cipaux indicateurs, selon son expression, soient « au vert », une inquiétude sourde
globalement le tenaillait, et parfois le tenaillait viscéralement. Il donnait certes
le change vis-à-vis de ses amis ou de ses relations professionnelles, grâce à un
conditionnement parfait sous-tendu par la nécessité, qui craquait cependant régu-
lièrement dans des scènes violentes qui renforçaient son image de « dur ». Mais un
début d’alcoolisation de sa femme, imparfaitement dissimulé, et surtout des accès
de sa part d’une grande et brutale violence ménagère, inexpliquée et incontrôlable,
qui terrorisaient sa jeune enfant, lui avaient fait envisager une démarche de type
analytique dont il ne voulait cependant pas entendre le nom.

Tout cela, il pouvait en désigner cependant l’origine. Toute cette haine, c’était
celle de cette mère folle, de noir toujours vêtue, qui hurlait lorsque l’une des six
nappes superposées sur la table de salle à manger pour la protéger était par mégarde
plissée par un geste malencontreux. Qui hurlait encore lorsque un signe – un
jouet par exemple – pouvait rappeler la vocation première de cette pièce devenue
commune : la chambre des enfants qui hurlait également. Et de plus belle quand
son mari rentrait, après avoir probablement prolongé la journée au café du coin.
Alors il la battait, ou faisait mine de. Et elle s’enfermait avec lui, Bruno, pendant un
temps qui lui semblait de longues heures, dans le noir, dans les toilettes. Du noir,
il en sera de nouveau question plus tard dans l’entretien1 à propos de ses frasques
passées, cette « merde noire » de laquelle il avait réussi à sortir à la force du poignet.
« Je ris, dit-il alors, en étouffant un petit ricanement sec, parce que je pense que
vous allez faire le rapprochement avec le noir que j’avais vu chez ma mère… Et ça
n’a vraiment rien à voir… »

Bruno évoque ensuite des douleurs abdominales ayant justifié plusieurs consul-
tations de spécialistes en urgence, sans succès. Pour le coup, dans la merde, il y
était vraiment, dit-il encore. Il tenait de la lecture récente d’un article de journal
de renom la connaissance de la relation entre les excréments et le don pour le
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

petit enfant. Cette idée le faisait rire aux larmes, et il se mit à prendre à témoin le
clinicien du caractère désopilant que pouvait revêtir le fait de prédire l’avenir d’un
homme au travers de ses premières hésitations intestinales infantiles. Bruno se mit

1. Et plus tard encore durant son analyse (cf. Ménéchal, 2000).

55
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

néanmoins à avouer, non sans mal, s’être livré au rituel du grummus merdæ1 au
détour d’un souvenir de délinquance.

La suite de l’entretien le ramena rapidement à sa mère. Mais tout cela n’avait


évidemment rien à voir selon Bruno avec ses douleurs intestinales. Celles-ci se
manifestèrent soudain et Bruno supplia alors le clinicien de lui venir en aide, tant
il se sentait désemparé.

2.2 L’étude de cas


2.2.1 Choix et intérêt du cas

La névrose obsessionnelle est au masculin ce que l’hystérie est au féminin, ce


dont vient particulièrement bien rendre compte le cas de Bruno.

Celui-ci permet ainsi, dans un premier temps, de découvrir les composantes


obsessionnelles d’une personnalité et bien sûr aussi ses manifestations patholo-
giques. Sans oublier pour autant l’indice d’hystérisation propre à toute névrose
obsessionnelle2, ainsi que Bouvet l’a montré jadis.

Dans un second temps, le cas de Bruno permet de discuter et de travailler la


question de la construction de l’identité psychosexuelle (comme chez Leïla à ce
titre), en appui sur les expériences corporelles et la relation aux objets d’amour
infantiles. Au-delà, cette problématique du masculin, centrale dans ce cas, permet
également d’entrevoir d’ores et déjà le lien singulier que la névrose obsessionnelle
entretient avec les troubles du narcissisme et la perversion.

2.2.2 De la symptomatologie

Le tableau clinique s’organise autour des obsessions-compulsions de Bruno : elles


apparaissent même en première ligne dans sa demande de soin. Il semble d’ores
et déjà que le noyau obsessionnel classique existe comme élément pathologique,
et aussi pathogène, du sujet. Viennent conforter cette piste diagnostique le doute

1. Décrit précisément par Freud comme la contrepartie de l’acte de cambrioler et qui consiste
à marquer son passage en déféquant dans le lit des victimes…
2. Et réciproquement d’obsessionnalité dans l’hystérie.

56
Conflits génitaux et expressions névrotiques ■ Chapitre 1

et l’angoisse qui étreignent Bruno, ses rituels incessants et incontrôlables (les acti-
vités de comptage où que se trouve Bruno, ses vérifications), son investissement
du savoir et son rapport au langage marqué, on en reparlera plus loin, d’un fort
intellectualisme, corrélatif d’une froideur affective non moins intense1.

À ces premiers éléments, éminemment significatifs, s’en ajoutent toutefois


d’autres relevant de lignées pathologiques distinctes.

Tout d’abord, les douleurs anatomiques (douleurs intestinales), sans substrat


organique : elles font bien évidemment penser à une manifestation de conversion
– il conviendra de s’assurer plus tard de leur valence authentiquement génitale,
même si l’érogénéité anale s’en trouve être le centre. Sans doute s’agit-il là, jusque
dans la symptomatologie, de l’indice d’hystérie propre à toute névrose obsession-
nelle, selon Bouvet (1953). À moins que l’on ne puisse encore considérer avec
Ménéchal (2000) que la question du symptôme obsessionnel (trouble de la pensée
au premier chef) est fondamentale dans son rapport au corps, plus encore chez
Bruno. Les obsessions montreraient alors pleinement leur qualité de « symptômes
du symptôme », destinées à montrer et à cacher dans le même temps leur détermi-
nation corporelle première. En lien, on se rappellera une proposition comparable
de Freud (1925a) considérant que les compulsions s’apparentent à des défenses
actives contre la masturbation.

Enfin, certaines conduites passées de Bruno, dans sa jeunesse, peuvent à certains


égards interroger la dimension perverse. Tels, par exemple, les scénarios construits
par le sujet pour soutirer leur argent à des hommes mariés troublés par son charme
et par ses avances. S’il y a « perversion » ici, elle consiste surtout à préserver scru-
puleusement pour soi le sens de la limite, tout en conduisant l’autre à tomber dans
le piège virtuel et demeuré implicite. D’une part, cette non-réalisation de l’agir
sexuel permet de repousser l’idée de la perversion. D’autre part, cette hypothèse se
trouve soutenue par le fait que l’emprise exercée par Bruno sur autrui (ces maris)
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

se met au service de l’accompagnement de l’autre à la faute, et non au service d’un


renforcement narcissique du moi comme c’est d’ordinaire le cas dans la perversion
(dans ses déclinaisons cliniques, sexuelles autant que narcissiques). Ces conduites
de Bruno sont également fondamentalement marquées par la fixation corporelle à
laquelle elles se réfèrent, et par la dynamique de l’analité qui vient leur donner cette

1. Hormis l’expression de Bruno apparaissant dans la dernière ligne de l’observation clinique, et


dont on traitera dans le cinquième paragraphe.

57
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

marque de la rétention caractéristique du stade sadique-anal et non de l’effusion


libidinale perverse. Sans oublier non plus la signification proprement œdipienne de
ce jeu avec ces hommes mariés, révélant chez Bruno simultanément l’expression
de désirs homosexuels et la défense s’y rapportant.

La « dépression » d’il y a quelques années, énoncée par Bruno, ne plaide pas,


en l’absence d’autres éléments, pour une pathologie-limite. On pourra peut-être
envisager que ces manifestations aient un rapport avec la rupture des liens entre
Bruno et sa mère pendant plusieurs années, révélatrice de l’attachement qui unit
Bruno à celle-ci.

Pour conclure, provisoirement et sur le strict plan du diagnostic pathologique,


les signes d’une névrose, et d’une névrose obsessionnelle, semblent s’imposer ici,
mais qu’il importe cependant de se confronter plus avant aux enjeux psychiques
et autres caractéristiques de la personnalité de Bruno.

2.2.3 L
 a dynamique intrapsychique
(aspects structuraux et point de vue dynamique)

On soulignera, pour commencer, l’importance prise par la zone et les activités


anales chez ce patient, tant dans leur expérience directe que dans leur inscription
fantasmatique en lien avec la relation à l’autre (telles ces relations aux hommes
mariés dont on vient de parler). Il est remarquable de constater combien ce schéma
se verrouille dans un contexte œdipien, la scène répétée avec la mère dans les
toilettes dans le noir venant jouer un véritable rôle de scènes primitive et œdipienne
au cours desquelles les assauts du père peuvent être repoussés. L’idée des assauts
paternels est à comprendre autant dans le sens de la menace de castration, elle-
même associée aux désirs agressifs du sujet envers ce tiers porteur de l’interdit et
de la triangulation de la relation érotique existant entre mère et fils (forme positive
du complexe œdipien), que dans le sens d’une défense chez Bruno à l’égard de
ses propres désirs érotiques pour la figure paternelle (selon la face négative cette
fois-ci du scénario œdipien).

Par ailleurs, si l’analité vient parasiter la sexualité, elle protège Bruno dans le
même temps de la sexualité génitale et de sa reconnaissance de l’autre différent.
Il s’agit là d’une fixation sur le mode de la résistance à l’élaboration œdipienne.

Le désir de Bruno pour sa mère, fortement inscrit donc dans un registre


œdipien, ne se contente pas de tenter de mettre à l’écart le père, mais témoigne

58
Conflits génitaux et expressions névrotiques ■ Chapitre 1

de l’anticipation muette et totalitaire de l’expression du désir de l’autre, propre à


la névrose obsessionnelle. Bruno lie inconsciemment la « haine » et la « folie » de
sa mère à sa certitude absolue d’être l’enfant chéri de cette mère. Moins elle lui
manifeste de tendresse, et plus il entend silencieusement la contrainte du désir : sa
violence peut se comprendre dans ce sens comme un désir d’identification à cette
mère intolérante. Semblablement, sa question « naïve » et enfantine – « Maman,
est-ce que tu m’as aimé ? » – témoigne du trouble profond dans lequel le place la
confrontation explicite au désir, et qui ne trouve comme mode d’expression que
ce saut absolu dans le vide, immédiatement glacé par la banalité de la réponse
maternelle.

Cet ensemble d’éléments dessine une problématique particulière de l’identité


masculine à laquelle se confronte Bruno. Elle illustre ce lien si singulier que la
névrose obsessionnelle entretient avec les troubles du narcissisme et la perversion.
Dans Inhibition, symptôme et angoisse, Freud (1925a) avait souligné la complexité de
la névrose obsessionnelle vis-à-vis de l’angoisse de castration, liée à la prématurité du
moi et associée à la latence et à la fixation sadique-anale des désirs érotiques. Chez
Bruno en l’occurrence, il est facile de repérer tout ce qui témoigne du trouble de cette
identité. Son inquiétude devant la possibilité de « se tromper de case », de même que
ses modalités rituelles de réassurance (« Quand je me regarde je me désole, quand je
me compare je me console ») rendent aisément compte d’une sourde interrogation,
renforcée par les effets de la fixation anale : la polarisation soudaine du symptôme sur
les entrailles, devenues support fantasmatique de son intimité menacée, contribue à
accentuer ce trouble, par la reconnaissance intérieure de son corps jusque-là masqué
derrière les obsessions. Le « noir » sur lequel s’articule fondamentalement son désir
y participe pleinement, tant il est vrai que la nuit tous les chats sont gris…

Pourtant, s’agissant des rapports entre névrose obsessionnelle et perversion, ce


serait sans doute une erreur de voir dans cette incertitude identitaire autre chose
qu’une stricte variation de la configuration œdipienne telle que la névrose l’illustre
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

de façon classique, même si elle s’organise ici de façon plus complexe. Car l’inter-
rogation de Bruno concernant sa masculinité est d’abord un questionnement sur la
façon dont l’autre prend en considération sa masculinité : « Comment puis-je être un
homme si j’ignore si les autres me considèrent comme un homme ? » Le jeu déployé
avec les hommes mariés et sensibles à ses charmes maintient la question ouverte…

Dans la névrose obsessionnelle, l’équilibre établi par Freud autour des processus
de pensée et des expériences corporelles de plaisir, mais également autour des
matrices de l’agir et des stratégies intersubjectives vient rencontrer de façon très

59
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

particulière la question de la masculinité, qui est directement polarisée par rapport


à ces quatre référentiels. La question de l’anatomie y est d’abord primordiale : chez
la femme, le vagin « loué à l’anus », pour reprendre l’expression célèbre d’Andreas-
Salomé (1915) soulignée par Freud, ne peut rencontrer de ce point de vue le même
destin que le pénis. L’acquisition par le garçon de la dimension phallique suppose
la confrontation et le dépassement de cette activité sphinctérienne particulière
et postérieure (le « derrière ») au profit d’un organe nettement distinct, par son
antériorité et son extériorité, tandis que la fille, abritée par sa « location », pourra
en préserver toute l’ambiguïté. Les pratiques scatologiques de Bruno pendant
sa période de cambrioleur illustrent cela de façon éclatante. L’agir est, lui aussi,
marqué de façon évidente par la masculinité, de même que l’intersubjectivité, plutôt
située chez le garçon du côté de la différenciation et de la rivalité, voire de la haine,
contre les tendances unificatrices propres à la féminité, portées par les mécanismes
identificatoires. Pour Bruno encore, comme pour tout bon obsessionnel, l’exigence
anticipatrice – manifeste ici dans son désir de contrôle a priori des aléas de sa
vie – vient se substituer à la prise de risque que suppose inévitablement tout acte.
Ses passages à l’acte violents sont à interpréter comme l’expression directe de son
désir de maîtrise. Ce qui amène à l’analyse de ses stratégies défensives, sans oublier
l’angoisse qui les motive.

La dénégation (cf. Freud, 1925b) est massivement présente chez Bruno (il ne
veut pas en savoir plus sur le travail du psychologue, ne veut pas même entendre
le terme d’analyse ; négation aussi du lien entre le noir et sa mère – toujours vêtue
de noir –, ou le noir du sexe de sa mère). L’intellectualisation (investissement du
savoir) est bien là, corrélative d’une évacuation de l’affect à mettre sur le compte
de l’isolation, outre le déplacement sur le corps (symptôme somatique : atroces
douleurs intestinales) dont la localisation est cohérente avec la problématique
psychique marquée par l’analité et la génitalité. À ce titre ces douleurs pourraient
bien signifier, sur le plan fantasmatique, la sanction (ou castration) méritée pour
ce rapproché érotique d’avec le corps de la mère, actualisé de plus dans la relation
avec le clinicien. L’angoisse organisatrice de cette personnalité et de son tableau
clinique apparaît alors bel et bien être une angoisse de castration sur le plan génital.
C’est clairement apparent dans le récit de l’observation clinique : l’angoisse étreint
Bruno dès la simple évocation (représentation) d’un fragment d’intime…

Pour conclure, ce cas illustre donc comment la névrose obsessionnelle entretient


avec le masculin un commerce étroit, qui la fait se présenter comme une figure
névrotique de la masculinité. L’intérêt de considérer Bruno, sur le plan de la person-
nalité, comme obsessionnel et névrosé se confirme au regard des enjeux sexuels

60
Conflits génitaux et expressions névrotiques ■ Chapitre 1

(anal et génital) et œdipiens prégnants dans son économie affective. Néanmoins, la


prise en considération du noyau narcissique de la personnalité s’avère pertinente
pour une meilleure compréhension du cas.

2.2.4 H
 ypothèses psychogénétiques
et dimensions transférentielles

On insistera immanquablement sur la relation nouée dans l’enfance entre


Bruno et sa mère, leur rapproché corporel, intime, dans les toilettes par exemple,
et la complicité qui les unit, sur toile de fond des conflits conjugaux parentaux. Il
est patent en effet que les conflits parentaux, que l’on pourrait aussi qualifier de
« merde conjugale » de ses parents, viennent faire le lit de ce rapproché corporel et
érotique entre Bruno et sa mère, dans une tonalité (fantasmatique) incestueuse non
voilée. Le plaisir pris dans la transgression du tabou de l’inceste pourra d’ailleurs
symboliquement s’observer des années plus tard dans les actes délictueux de Bruno,
auxquels son surmoi, efficient, l’amènera cependant à renoncer.

En tout cas, il est clair que l’analité a été le théâtre objectif d’une séduction
maternelle (mère qui s’enferme dans un lieu intime avec son fils…) – confirmant
au passage l’hypothèse freudienne d’un « choc sexuel présexuel » dans l’étiologie
de la névrose obsessionnelle. Cette séduction est encore vive dans le souvenir
du sujet, qui la revit transférentiellement dans l’entretien, puisqu’en présence du
psychologue, Bruno se met soudain à souffrir de ses atroces douleurs intestinales.

Bruno a également reproduit avec son épouse le climat conjugal jadis observé
dans le couple de ses parents. À noter que ce sont d’ailleurs les conduites ménagères
brusques ou violentes de son épouse (comme celles de sa mère…), ses conduites
alcooliques non dissimulées (comme celles de son père…), terrorisant leur jeune
enfant, qui l’ont amené à consulter, car réactivant très certainement son propre
désarroi infantile. En effet, comment Bruno pouvait-il, et peut-il aujourd’hui
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

encore, s’y retrouver quant à l’amour de sa mère pour lui, compte tenu de ces
attitudes maternelles contrastées envers lui : rapprochés corporels alternant avec
des hurlements et des scènes d’hystérie face au désordre ? Sans compter que son
père, bien que présent dans son enfance, ne semble pas, du point de vue de Bruno,
avoir pu tempérer suffisamment la « folie » (l’exagération) maternelle. Sans oublier
que le retour de ce père vers son Italie natale, laissant femme et enfants (devenus
grands), pourrait laisser penser à une démission paternelle sinon à une victoire
œdipienne… alors source de culpabilité et d’inquiétudes (d’angoisses de castration)
tenaillant, viscéralement parfois, Bruno.

61
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

Relativement à ces figures parentales, on voit se dessiner chez Bruno un courant


transférentiel à tonalité névrotique. Le clinicien condense sur sa personne les figures
maternelle et paternelle œdipiennes, sources d’attraction, d’excitation intense chez
Bruno. Bruno projette également sur le clinicien – malgré ses conduites ou ses
paroles ironiques, voire disqualifiantes1 à son égard – une figure de mère (voire
aussi de sœur…) secourable, sans oublier qu’il attend certainement aussi de lui une
fonction paternelle ou tierce qui le séparerait enfin de sa mère.

2.2.5 Quelle suite thérapeutique pour Bruno ?

Compte tenu de la personnalité psychologique de Bruno, de son investissement


du langage et du monde des représentations de mots, de son aptitude également
à associer et à faire des liens, ne serait que sous la forme dénégative, entre ses
angoisses actuelles et sa névrose infantile, compte tenu des enjeux névrotiques
de ses troubles ainsi que du transfert positif qui s’est installé dès la première
rencontre avec le psychologue-psychanalyste (dont l’emplacement de la sonnette
était magiquement conforme aux désirs de Bruno !), le travail psychologique pour-
rait aisément se poursuivre, et constituer même une bonne indication d’analyse.
Celle-ci ne doit cependant pas méconnaître les enjeux du corps dans cette problé-
matique, et les risques de désorganisation somatique plus prononcés peut-être chez
Bruno, notamment si le rapproché sujet-objet (patient-analyste) devenait source
d’une trop intense excitation libidinale pour lui.

Bibliographie conseillée
Bouvet M. (1953). « Le moi dans la névrose Dorey (1988). Le Désir de savoir, Paris,
obsessionnelle », Revue française de Denoël.
psychanalyse, 1-2, 111-196. Freud S. (1909). « Remarques sur un cas
Brusset B., Couvreur C. (dir.) (1993). La de névrose obsessionnelle (L’homme aux
Névrose obsessionnelle, Paris, PUF, rats) », in Cinq psychanalyses, Paris, PUF,
Monographies de la Revue française de 1993, p. 199-261.
psychanalyse. Freud S. (1907-1931). La Vie sexuelle, Paris,
Cohen de Lara A., Ménéchal J., Marinov V. PUF, 1969.
(2000). La Névrose obsessionnelle, Freud S. (1925). Inhibition, symptôme,
contraintes et limites, Paris, Dunod.1 angoisse, Paris, PUF, 1951.

1. Conduites destinées chez Bruno à mieux maîtriser ses affects.

62
Chapitre 2
Problématiques narcissiques.
Figures dépressives
et solutions par l’agir
Sommaire
1. L’en-deçà de la névrose… l’état-limite : Emmanuelle........................................ 65
2. Dépression, pathologie du lien et incidences
dans la transmission : Madame Blanche et ses filles......................................... 80
3. Dépression, somatisations et pertes d’objet : Madame Fraile........................... 94
4. Troubles alimentaires et problématique identitaire : Éléonore......................... 102
5. Violence et troubles narcissiques : Christophe L............................................... 114
6. Perversion sexuelle et rôle de la création
dans l’économie psychique : Léonard................................................................ 137
7. Relations conjugales et narcissisme pervers : Monsieur et Madame Sic............ 148
1. L’en-deçà de la névrose… l’état-limite : Emmanuelle

1.1 L’observation clinique


Emmanuelle a toujours été très ponctuelle aux rendez-vous. C’est une jeune femme
de vingt-cinq ans, plutôt jolie, habillée de façon sobre et impersonnelle, dont la réserve
semble être le fruit d’une bonne éducation tout autant que d’un manque d’assurance. Elle
a fréquemment recours à des expressions corporelles enfantines : elle se tortille les mains,
regarde son interlocuteur en baissant la tête, ponctue ses réponses d’un petit mouvement
d’une épaule.

Ce qui motive sa demande de consultation est un constat d’échec : Emmanuelle souffre


d’une timidité qu’elle juge maladive et dont elle n’est pas parvenue à se libérer malgré
ses efforts. Elle n’ose pas s’exprimer dès qu’elle est en présence de plus de quatre ou cinq
personnes, et ce silence lui pèse. Elle appréhende la réaction des autres, craint d’être perçue
comme anormale. Pour lutter contre cette timidité elle s’impose de prendre la parole ; elle
cherche alors mentalement à formuler un propos « intéressant » et l’occasion d’en faire
part. Parfois cette stratégie n’aboutit pas, mais même sa « réussite » ne lui apporte qu’un
soulagement relatif et temporaire. Ce conflit intérieur entre la répulsion à s’exposer et
l’effort de marquer sa présence l’occupe constamment lorsqu’elle se trouve avec ses cama-
rades d’université. En réponse à une question du psychologue, Emmanuelle parle d’un
suivi psychologique antérieur dans une clinique tenue par un ami de son père où elle avait
fait un séjour, après les épreuves orales du bac. Elle avait beaucoup travaillé pour réussir,
et cela l’avait perturbée, au point de « perdre un peu la tête », dit-elle en baissant le ton.
Mais elle s’est bien reprise par la suite. Il y a un an elle a consulté une thérapeute, mais « ça
n’a rien fait ». La psychologue lui aurait parlé de psychothérapie groupale mais elle ne sait
plus si elle avait eu l’adresse… Cette psychologue n’a pas pu à nouveau la recevoir pour un
problème d’horaire.
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

Emmanuelle est inscrite en doctorat de biologie. C’est une bonne étudiante qui a jusqu’à
présent bien réussi aux examens, mais elle n’est cependant pas très satisfaite de ses études.
Elle voudrait apprendre un vrai métier, sans pour autant savoir lequel. Elle s’attribue la
responsabilité de cet état d’incertitude : elle ne sait pas quoi faire de sa vie. Cet aveu est livré
avec une émotion contenue, des larmes au bord des yeux.

Emmanuelle est la fille aînée d’un couple stable. Elle a une sœur cadette avec laquelle
règne une bonne entente, bien que leurs caractères soient assez différents : Sophie, qui a
20 ans, est très spontanée, les relations aux autres sont pour elle « faciles ». Emmanuelle
65
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

décrit un climat familial sans conflit particulier, sans beaucoup d’échanges non
plus. Elle a une fois essayé de parler à sa mère de ses difficultés. Celle-ci lui a dit
qu’elle-même avait été très timide, mais que cela avait disparu vers vingt ans ; elle
avait alors rencontré son premier amour, devenu son mari. Emmanuelle n’envisage
pas de quitter le domicile familial, effrayée par l’idée de solitude qu’elle y associe
immédiatement.

Emmanuelle a « toujours » été timide. Elle garde cependant des liens avec
ses amis de lycée qui l’invitent à des fêtes. Elle est contente d’être invitée, mais
éprouve toujours la même angoisse d’intervenir dans une conversation. Interrogée
sur sa consommation d’alcool dans ces circonstances et sur les effets de celui-ci,
Emmanuelle dit que non, ça ne l’aide pas ; si elle boit de l’alcool ça l’endort : c’est
presque pire. Elle lit un peu mais ne peut parler d’aucun livre qui l’ait intéressée.
Elle lisait surtout quand elle était au lycée, les livres recommandés par le profes-
seur de français. Elle va parfois au cinéma avec des amis mais est toujours étonnée
d’entendre leurs réactions passionnées à la sortie alors qu’elle n’en pense rien.
« Je me demande toujours si j’étais vraiment là », dit-elle, émue. En fait elle passe
beaucoup de son temps libre en randonnées solitaires. Elle adore la nature, et il lui
arrive de partir pendant quelques jours, avec le strict minimum. Elle prend même
parfois de gros risques dans des sports extrêmes de haute montagne, avoue-t-elle
en rougissant. Elle a imaginé un moment se retirer dans une lamaserie au Tibet
pour être plus proche des éléments.

Lors de la consultation suivante, Emmanuelle se montre plus souriante et ses


réponses laconiques concernant son histoire se transforment en récit plus détaillé.
Monsieur T., son père, travaille dans un laboratoire de biochimie, Madame T., elle,
est infirmière. Elle s’est toujours arrangée pour que l’exercice de sa profession soit
compatible avec l’éducation de ses filles. Aînée de trois enfants, Madame T. ne voulait
pas que ses propres enfants soient « sacrifiés » comme elle. À la naissance de leur
deuxième, ses parents, commerçants, ont décidé de la confier à une grand-mère qui
vivait à la campagne. Madame T., qui avait alors trois ans, n’avait plus vu ses parents
que le dimanche. Trois ans plus tard un autre enfant était né, dont la naissance avait
été programmée « pour les impôts ». Aussi, pour « profiter » pleinement de sa fille
Emmanuelle tout en lui évitant la « triste existence des enfants uniques », Madame T.
n’a-t-elle souhaité une deuxième grossesse que cinq ans après la première. De ces
douloureux souvenirs témoigne également la froideur des relations entre Madame T.
et sa sœur cadette, et la rancœur exprimée à l’égard de leurs parents.

66
Problématiques narcissiques. Figures dépressives et solutions par l’agir ■ Chapitre 2

Madame T. s’est toujours arrangée pour que ses horaires de travail coïncident
avec les temps scolaires. Pourtant elle a dû faire garder Emmanuelle pendant les
cinq derniers mois de sa deuxième grossesse, car elle refusait d’aller à l’école, et
manifestait ce refus par de telles crises de larmes que l’institutrice a dû alerter les
parents. Emmanuelle passait donc la journée chez sa grand-mère paternelle, dont
elle garde une image de sévérité. Cette grand-mère est décédée il y a quelques
années. Emmanuelle « ne sait pas » si ce décès a affecté son père, fils unique et
depuis orphelin.

L’évocation de la vie amoureuse d’Emmanuelle entraîne un grand trouble de sa


part. Il semble qu’aucune rencontre n’ait marqué sa vie, et qu’elle ait « échappé »
jusque-là, selon ses propres termes, à cette « question qu’il faudra pourtant bien
aborder un jour ». Au fond, dit-elle, « c’est comme le cinéma, je participe, mais
je n’y comprends rien ». Elle précise qu’elle est très en difficulté dans les groupes
« mixtes ».

Le troisième rendez-vous est reporté à la demande d’Emmanuelle, sans qu’il soit


question après coup de cette absence. Très vite elle fait part de son désarroi. Elle
fait le bilan en cette fin d’année universitaire : rien n’a changé, elle a l’impression
qu’elle ne pourra jamais s’en sortir. Elle ne peut alors retenir des larmes qui coulent
à flots. Elle profère entre ses sanglots quelques paroles peu compréhensibles, d’où
émergent les mots de « suicide », de « malheur », « misérable », « victime »… Elle dit
avoir honte de se donner en spectacle et accuse le psychologue de l’avoir poussée à
bout avec ses questions sur sa sexualité. C’est son point faible, elle le sait, et n’a pas
besoin qu’on revienne sur ce sujet… Ce qui la bouleverse, aussi, c’est la perspective
du « vide des vacances », dans lequel elle craint de perdre les bribes de relations
qu’elle a pu entretenir à l’université, ce qui représente pour elle un nouvel échec
assuré. Pour la première fois, Emmanuelle parle de « ses amis » d’une manière
différente : elle distingue deux camarades qu’elle craint de perdre de vue en raison
de leurs choix d’orientation. La première est plus âgée et Emmanuelle se sent
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

assez à l’aise avec elle en raison de cela. L’autre personne est aussi une femme dont
Emmanuelle pense qu’elle a organisé sa vie en séparant bien les choses : d’une part
la fac, d’autre part le cercle d’amis d’enfance qu’elle retrouve chaque fin de semaine
dans la ville dont elle est originaire, à plus de cent kilomètres. Cette personne ne
lui a jamais présenté l’ami avec qui elle vit mais qui fait partie de l’autre cercle.
Emmanuelle n’imagine pas pouvoir téléphoner à l’une ou à l’autre parce qu’« il lui
faudrait avoir quelque chose de précis à dire ».

67
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

Elle a le projet de travailler pendant l’été dans l’entreprise de son père, comme
l’an passé. Elle a un bon souvenir de cette expérience : le travail n’était pas très
intéressant mais elle avait été bien accueillie par l’équipe, composée essentielle-
ment d’hommes beaucoup plus âgés qu’elle. Elle partira sans doute avec ses parents
ensuite, contrairement à sa sœur qui va effectuer un stage de perfectionnement
en gymnastique. Curieusement, Emmanuelle déteste la gymnastique, car « elle a
horreur que les autres voient son corps dans l’effort ». Déjà quand elle était enfant
elle était souvent exemptée pour des raisons médicales dont elle garde un souvenir
flou : mal au ventre, angines à répétition… Elle n’aime pas se montrer. Elle évoque
alors, à nouveau très émue, sa difficulté à s’habiller. Lorsqu’elle voit les vêtements
dans les magasins beaucoup lui plaisent, mais l’essayage est une épreuve : elle a le
sentiment en se regardant dans le miroir que ce n’est pas elle. Elle « ne supporte
pas », en fait, de se regarder dans une glace, et se dépêche de sortir du champ.
C’en est arrivé au point qu’elle achète systématiquement les mêmes habits, qui
constituent une sorte d’uniforme plutôt triste convient-elle. Elle s’est trouvée
confrontée tout récemment à cette question car elle est invitée au mariage d’une
amie d’enfance. Sa mère lui a dit : « Tu n’as qu’à acheter quelque chose de couleur
vive. » Elle a parcouru les magasins avec sa sœur dont elle apprécie le goût sans
pouvoir acheter quoi que ce soit.

Elle marque de l’étonnement lorsque le psychologue lui propose un nouveau


rendez-vous : elle pensait qu’il serait en vacances tout prochainement.

1.2 L’étude de cas


1.2.1 Intérêt du cas

De prime abord, les difficultés relationnelles d’Emmanuelle avec les hommes,


son évitement de la sexualité génitale, ses difficultés à assumer la féminité de son
être pourraient suggérer l’existence d’une problématique névrotique chez elle. Or,
comme on le verra, celle-ci n’est nullement centrale dans l’économie psychique
du sujet. En revanche ces aspects permettent de montrer comment l’état-limite,
organisation psychique plus précaire que les structures psychotiques et névrotiques,
« flirte » avec ces organisations psychiques qui lui sont proches et entre lesquelles
il se situe. De ce fait, outre des caractéristiques psychiques propres, il n’est pas rare
que l’état-limite présente certains de l’un ou de l’autre de ces fonctionnements dont
il a pu s’approcher en regard de son degré de maturation psychoaffective. Si le cas
d’Emmanuelle constitue à certains égards l’illustration d’un état-limite proche

68
Problématiques narcissiques. Figures dépressives et solutions par l’agir ■ Chapitre 2

de la névrose, le cas suivant de Mme Blanche illustrera une construction limite


davantage indexée sur le registre psychotique – malgré la présence chez l’une et
chez l’autre, répétons-le, des traits caractéristiques de l’économie limite, comme
la suite va en rendre compte.

1.2.2 D
 iagnostic psychopathologique et organisation
de la personnalité

De prime abord, on ne peut mettre en évidence chez Emmanuelle un tableau


psychopathologique majeur. Sa bonne adaptation sur le plan de la réalité socio-
professionnelle fait radicalement éliminer le diagnostic de psychose – même si
nous verrons plus tard qu’il s’agit davantage chez elle d’une adaptation de surface.

Au fil des entretiens, la façade de l’édifice de personnalité se craquelle (c’est au


troisième entretien qu’Emmanuelle s’effondre en sanglots, montrant là tout « son
désarroi ») et laisse progressivement émerger des signes dépressifs plus évidents
(évocation de suicide, malheur, misérable…) s’ajoutant à une difficile maturation
psychique (difficultés d’expression et d’affirmation de soi). Le cas d’Emmanuelle
s’avère à cet égard assez représentatif de celui de personnalités luttant contre la
dépression et dont l’équilibre psychique, de ce fait rendu précaire, instable, ne se
maintient qu’au prix de nombreux efforts du sujet (et d’une déformation de son moi)
mais peut vaciller dès qu’une menace de perte et de rupture du lien se profile à l’ho-
rizon. En effet, le moment où Emmanuelle consulte correspond à l’imminence des
vacances qui semble l’angoisser (car elles sont vécues comme un « vide ») et suscite
alors un ébranlement, une mise en crise de l’équilibration réalisée jusqu’alors. Si
les symptômes étaient plutôt discrets et larvés jusqu’alors, il existe indubitablement
chez Emmanuelle de la souffrance ainsi que des insatisfactions diverses l’amenant
à un « constat d’échec » et, ce, malgré ses réussites (scolaires surtout).

Malgré des tendances à l’isolement, voire au retrait (« elle passe beaucoup de


© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

son temps libre en randonnées solitaires » elle a l’idée de se retirer dans une lama-
serie tibétaine), elle entretient des relations avec diverses personnes (collègues
de la faculté, amie d’enfance, amis de lycée, parents) même si les échanges, avec
ces derniers notamment, ne sont pas très intenses. Les relations aux autres sont
cependant souvent difficiles pour Emmanuelle, de par sa timidité, ses difficultés
d’expression orale, mais aussi sa peur d’être exposée au regard d’autrui, sa gêne
surtout dans les groupes, les groupes mixtes tout particulièrement. La sexualité
génitale a jusqu’alors été évitée (selon ses propres termes, elle a échappé à cette
question). Les motifs de toutes ses difficultés, insatisfactions et inquiétudes sont en

69
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

partie reconnus par Emmanuelle même si certaines d’entre elles peuvent paraître
en décalage avec des éléments de réalité. Ainsi, par exemple, malgré ses connais-
sances, son niveau d’études, Emmanuelle doute de pouvoir « formuler un propos
intéressant », ce qui montre chez elle l’existence d’un écart entre l’idéal du moi et
(sa perception de) la réalité. Ces premiers éléments suggèrent d’ores et déjà une
problématique narcissique centrale chez Emmanuelle, responsable de ses mani-
festations anxio-dépressives notamment, qu’il convient de préciser davantage et
de confronter à d’autres éléments.

Emmanuelle présente des signes d’immaturité affective ou libidinale. Ils


apparaissent tant dans sa présentation physique (attitudes enfantines, manque
d’assurance par exemple) que dans ses relations aux autres, marquées du sceau de
la dépendance. Ainsi, en est-il envers ses parents chez lesquels elle vit toujours,
n’envisageant d’ailleurs pas « de quitter le domicile familial » et avec qui elle part en
vacances, contrairement à sa sœur cadette. Emmanuelle va aussi renouveler, pour
la deuxième fois l’été, une expérience de travail dans l’entreprise… de son père,
dans laquelle c’est d’ailleurs le climat plus que le travail qui semble avoir compté
pour elle : « Elle avait été bien accueillie par l’équipe, composée essentiellement
d’hommes plus âgés. » Cette précision montre que ceux-ci sont perçus comme
des substituts paternels ou parentaux, et non comme de potentiels partenaires
amoureux1. L’idée de la rencontre sexuelle – et avec elle la question de la diffé-
rence sexuelle – est ici soigneusement évitée, mise à distance mais pas déniée,
car Emmanuelle reconnaît qu’il lui « faudra pourtant bien un jour aborder cette
question ». Au fond, Emmanuelle, malgré ses 25 ans, se comporte vis-à-vis de
ces personnes (parents, professeurs, collègues de l’entreprise) comme un « petit »,
comme un enfant, face à un « grand », un adulte2, autrement dit, une figure vue
comme forte (et susceptible de la protéger…). C’est une relation asymétrique, de
nature anaclitique où Emmanuelle s’appuie sur l’autre et se réfère à ses conseils
(lecture de livres recommandés par le professeur ; respect des convenances sociales :
« toujours ponctuelle aux rendez-vous »). Avec les gens de sa génération, les choses
semblent s’organiser à peu près de la même manière : évoquant une amie de la
faculté, plus âgée qu’elle, Emmanuelle précise qu’elle « se sent assez à l’aise » avec
elle « en raison de cela » justement. C’est dire que cette amie est investie, elle aussi,

1. Peut-être même ces substituts parentaux sont-ils gages, pour Emmanuelle, de l’évitement
de tout rapproché érotique. On peut alors inférer un mécanisme de dénégation devant le désir
œdipien assorti d’une conduite d’évitement.
2. À cet égard on peut dire aussi qu’Emmanuelle n’est pas totalement sortie de la problématique
de l’adolescence.

70
Problématiques narcissiques. Figures dépressives et solutions par l’agir ■ Chapitre 2

comme substitut parental, maternel. Quant aux garçons, « il semble qu’aucune


rencontre n’ait marqué sa vie » ; les difficultés relationnelles d’Emmanuelle sont
majorées dans les groupes mixtes. Sa remarque « je me demande si j’étais vraiment
là » à propos des sorties cinéma avec des amis peut laisser penser à un mécanisme
de refoulement des représentations liées à la sexualité génitale, tout comme il peut
suggérer une « absence » d’Emmanuelle (et non une indifférence, au sens névrotique
du terme) en certaines occasions, absence à elle-même autant qu’à autrui, et de
nature sûrement moins névrotique alors, dont nous reparlerons plus loin. À noter
qu’Emmanuelle ne fuit pas les situations dérangeantes (groupe, mixité), au contraire
elle s’efforce (« effort pour marquer sa présence ») ; il y a ici comme une nécessité,
un enjeu existentiel ou narcissique (plus que libidinal et génital) pour Emmanuelle.

La réussite à ses examens ne semble pas conforter le narcissisme d’Emmanuelle,


tant elle est pleine de doutes, d’incertitudes sur sa propre valeur : elle « ne sait pas
quoi faire de sa vie1 » (on perçoit bien ici toute la tonalité dépressive de l’humeur, de
l’univers psychique), elle doute de « pouvoir formuler un propos intéressant ». Plus
largement, on peut dire qu’Emmanuelle ne sent pas suffisamment digne d’intérêt
(sinon d’amour comme nous le verrons plus loin) pour autrui2 – la disqualification
est bien présente. Potentiellement parade inconsciente contre le rapproché affectif
et sexuel3, ces doutes témoignent plus encore des carences narcissiques existant
chez Emmanuelle et de ses angoisses d’abandon. Ces dernières sont réactivées par
exemple par la perspective du « vide des vacances ». Emmanuelle craint de perdre
ses relations, ou plutôt « les bribes de relations qu’elle a pu entretenir à l’université ».
Autrement dit, elle redoute d’être oubliée de ses amis, ce qui montre ici combien
le lien à l’autre est, pour Emmanuelle, vécu comme précaire, faillible, insécure. De
manière similaire, Emmanuelle n’imagine pas appeler son amie, car pour cela il lui
faudrait trouver « quelque chose de précis à dire ». À distance de l’autre, séparée de
lui, Emmanuelle doute de la réalité de son existence dans la psyché (et l’affection)
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

1. Se pourrait-il qu’Emmanuelle échoue à son doctorat ? Que représente la fin de celui-ci ? Que
va-t-elle faire après ? Que signifie pour Emmanuelle terminer ses études, s’insérer activement
dans la vie professionnelle ? Telles sont quelques-unes des questions que l’on peut se poser
dans la continuité de ce qu’elle-même exprime, à savoir son insatisfaction de ses études, son
envie d’apprendre « un vrai métier » – ce qui dit au passage qu’Emmanuelle ne considère pas
son diplôme ni son investissement dans les études universitaires comme des moyens potentiels
d’insertion ou d’orientation professionnelle.
2. Et en ce cas, comment ne pas comprendre l’attitude d’Emmanuelle consistant à se sentir
différente, voire étrangère à ceux qui l’entourent, de manière à éviter la blessure narcissique
issue d’une telle représentation…
3. Façon de mettre à distance ou de surseoir à l’intérêt d’autrui pour elle, toute son attention est
tendue vers sa propre personne et sa non-valeur.

71
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

de l’autre… Pour se défendre de telles situations ou angoisses de perte, de vide,


Emmanuelle a recours à des stratégies de maîtrise qui s’illustrent notamment dans
la relation au clinicien (voir supra) ainsi qu’à des conduites extrêmes et de prise de
risques (elle effectue en haute montagne des « randonnées solitaires, avec le strict
minimum », autrement dit dans la solitude et le dénuement quasi total dans cet
environnement, elle « joue » alors avec le vide). Ces comportements lui permettent
tout à la fois de tester sa résistance à l’absence de l’objet et sa propre endurance,
soit ses propres limites1. Ce qui montre également la trace d’une autre problé-
matique psychique chez Emmanuelle, sous-jacente à tous les éléments d’ordre
narcissique et génital évoqués jusqu’alors, en l’occurrence une problématique plus
archaïque, celle d’une mauvaise ou tout du moins insuffisante différenciation entre
moi et non-moi. Nous y avons fait allusion à propos des « absences » d’Emmanuelle
au cinéma. Cette absence à elle-même s’observe encore quand Emmanuelle fait
l’expérience du miroir : « Elle a le sentiment en se regardant […] que ce n’est pas
elle » elle « ne se supporte pas », « elle se dépêche de sortir du champ ». On peut
faire l’hypothèse d’un sentiment d’étrangeté chez Emmanuelle à ces moments
précis. Ses difficultés de personnalisation (au sens winnicottien d’habiter son
corps), voire les brèches de/dans son identité primaire se révèlent aussi dans son
habillement, « sobre et impersonnel ». Emmanuelle achète « systématiquement
les mêmes habits, qui constituent une sorte d’uniforme plutôt triste ». Ces mêmes
vêtements lui évitent tout d’abord de se faire remarquer, soit d’attiser les regards
et par là même l’attraction sexuelle, évités. Ils lui permettent également de se diffé-
rencier, mais ils viennent peut-être bien aussi lui donner forme (sorte de seconde
peau) et l’aider à contenir un sentiment d’identité fragile. À noter encore que sa
difficulté pour trouver des vêtements de couleur vive et les siens décrits comme
plutôt tristes révèlent également le côté dysphorique de la personnalité d’Emma-
nuelle sans parler du fait que sa vêture traduit aussi les impasses ou vicissitudes de
son identité féminine. En ce domaine, elle ne peut suivre les conseils de sa mère,
prendre appui sur le goût de sa sœur : se révèlent ici toutes les difficultés du sujet
dans le processus d’identification secondaire. Aux prises avec une fragile identité
narcissique, Emmanuelle demeure dans l’indifférenciation sexuelle, comme son
prénom s’en fait d’ailleurs le reflet. On comprend alors mieux qu’Emmanuelle
ne puisse s’engager dans les rapports sexuels avec un autre, tant elle se trouve
dans l’incapacité de s’approprier son propre corps (cf. expérience du miroir), et
échoue à l’investir sur le mode du plaisir (un plaisir autre que celui de la maîtrise

1. Il est fort probable aussi que ces efforts physiques revêtent un caractère auto­érotique pour
Emmanuelle, et soient associés à un plaisir coupable comme le suggère son rougissement
lorsqu’elle en parle.

72
Problématiques narcissiques. Figures dépressives et solutions par l’agir ■ Chapitre 2

– voir infra). Toutefois son horreur de la gymnastique, sa gêne, voire sa répulsion


à montrer son corps dans l’effort ne révèlent pas moins, en négatif, l’interroga-
tion (ou préoccupation) d’Emmanuelle pour les choses du corps et de la sexualité,
laquelle, à défaut de pouvoir être expérimentée dans la réalité, se trouve déplacée
dans la recherche en biologie… Le choix de cette discipline n’est ici ni anodin ni
insignifiant. La biologie en effet est la science par excellence qui s’attelle à élucider,
à comprendre les mystères du vivant et de ses origines ; la recherche en ce domaine
pourrait alors bien traduire pour Emmanuelle une quête de réponses, voire une
théorisation, à ses fantasmes originaires (séduction et scène primitive).

Pour résumer, nous dirons que, sur le plan psychologique, Emmanuelle présente
une personnalité (ou organisation) limite marquée par des relations d’objet de
type anaclitique, des angoisses de séparation et de perte d’objet, un conflit entre
le moi et l’idéal du moi. Parmi les ressources défensives, on note le mécanisme du
clivage ou plutôt du dédoublement des imagos (adaptation de surface, immaturité
affective1, qui n’est pas sans évoquer ce qui se passe pour l’enfant en âge de latence2)
assorti de la dénégation (Emmanuelle « ne sait pas » si le décès de sa grand-mère
paternelle a affecté son père, dénégation de l’éprouvé de souffrance affective liée
à la perte). L’agir, notamment moteur (dans les conduites extrêmes), constitue
également une voie de recours pour Emmanuelle ; il lui permet de maîtriser ou de
parer à certaines souffrances affectives. Il permet aussi de scotomiser la pensée,
les représentations douloureuses et leur ressenti. La voie mentale n’est cependant
pas exclue chez Emmanuelle comme l’attestent son investissement intellectuel
et sa recherche universitaire. On peut penser que ces derniers constituent aussi
une voie de dérivation, voire de sublimation des pulsions, sexuelles notamment.
Mais cela semble à ce jour insuffisant à contenir ses anxiétés, comme le révèlent
ses incertitudes et insatisfactions en ce domaine. La problématique narcissique
ne fait ici pas de doute, ainsi que l’atteste le sentiment de honte et les évocations
récurrentes de « réussite » ou d’« échec » dans la bouche même d’Emmanuelle.
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

1. Et l’on comprend mieux à cet égard pourquoi Emmanuelle est si admirative envers cette autre
amie de faculté qui « a organisé sa vie en séparant bien les choses : d’une part, la fac, d’autre part,
le cercle d’amis d’enfance qu’elle retrouve chaque fin de semaine dans la ville dont elle est origi-
naire à plus de cent kilomètres ». Ainsi, scène publique et scène privée sont cloisonnées. Un tel
fonctionnement fait écho au mécanisme du dédoublement des imagos utilisé par Emmanuelle,
et dans lequel le moi du sujet se déforme selon les différents secteurs de réalité dans lesquels
il se trouve – ce qui permet de trouver certaines satisfactions d’un côté, d’apaiser certaines
anxiétés de l’autre, et d’offrir en apparence tous les signes de la normalité (pseudo-normalité
ou faux self encore).
2. Latence dans laquelle serait resté fixé le sujet état-limite selon Bergeret, en raison d’un trau-
matisme bloquant la poursuite de l’évolution libidinale.

73
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

Réussite et échec sont deux indices essentiels de son appréciation des réalités. Tels,
par exemple, les efforts, décrits comme « ses réussites » qu’elle s’impose pour lutter
contre sa timidité. Malheureusement Emmanuelle ne semble pouvoir tirer profit
ou gain, narcissique justement, de ces prétendues réussites (cela « ne lui apporte
qu’un soulagement relatif et temporaire ») ; elle ne peut se nourrir de son propre
jugement ni de ses propres réalisations, car elle est trop dépendante du regard de
l’objet sur elle et de sa présence dans son environnement proche. Son vécu d’échec
n’a donc rien d’une signification névrotique, révélateur d’une angoisse de castration,
il est au contraire associé à des angoisses de perte d’objet.

La problématique narcissique corrélative de la perte d’objet inacceptable semble


donc centrale chez Emmanuelle. Elle n’exclut pas cependant d’autres éléments
de registres différents. En effet, la problématique œdipienne a été abordée par
Emmanuelle, esquissée dans l’économie psychique mais sans avoir été organisa-
trice de sa personnalité sur le plan psychologique. Sans doute peut-on invoquer,
lors du développement, un recul devant la problématique génitalo-œdipienne,
de par les importantes angoisses de perte, d’une part, et celles, plus primitives,
générées par la relation objectale, d’autre part. Une problématique plus archaïque
de limites, de mauvaise différenciation perdure en effet chez Emmanuelle ; elle
en a vraisemblablement vécu les affres après le baccalauréat. Emmanuelle avait à
l’époque été « perturbée » au point de « perdre un peu la tête1 », ce qui avait alors
motivé un séjour en clinique (psychiatrique, imagine-t-on). Que s’est-il passé au
juste ? Nous manquons de précisions, toutefois cette « faillite mentale » peut faire
songer chez Emmanuelle à l’apparition soit d’un accès maniaque, caractérisé par
une excitation et une effervescence psychiques (faisant suite à l’intense état de
concentration et de fatigue dans lequel elle se trouvait de par ses révisions scolaires),
soit à une bouffée délirante, de résorption rapide, comme on en voit chez certains
adolescents (Emmanuelle dit s’être « bien reprise par la suite »). L’évocation de la
psychothérapie de groupe, proposée par la psychologue consultée, conforte l’idée
d’un important besoin d’étayage psychique chez Emmanuelle à cette époque.

1.2.3 Éléments transféro-contre-transférentiels

Il faut tout de suite relever l’évolution d’Emmanuelle au fil des entretiens


psychologiques. Réservée au début, faisant montre de réponses laconiques, elle

1. On note ici la honte de cet aveu, voire de ce souvenir pénible, de par la diminution du ton
de la voix.

74
Problématiques narcissiques. Figures dépressives et solutions par l’agir ■ Chapitre 2

devient plus souriante et se livre peu à peu avec plus d’authenticité (réponses qui
se transforment « en récits plus détaillés »), signes d’un accrochage positif dans la
relation avec son interlocuteur. Celui-ci, assurément, a su installer un climat de
confiance permettant à Emmanuelle d’aborder assez rapidement ses difficultés, ou
du moins de ne pas les éviter. Il est néanmoins vrai, selon elle, que le psychologue
la malmène : à la troisième séance, elle l’accuse de l’avoir poussée à bout avec ses
questions sur le difficile sujet de sa sexualité. C’est une véritable épreuve… orale
que vit là Emmanuelle… Qui n’est pas sans rappeler celle qu’elle a vécue lors du
baccalauréat et peut-être d’autres épreuves encore… (voir supra). Autrement dit,
le transfert est bien là, installé dans la relation thérapeutique, et ne demandera qu’à
être travaillé ultérieurement s’il y a lieu.

Une autre expression de cette dynamique transférentielle s’observe à deux autres


reprises.

Tout d’abord, dans le report du troisième rendez-vous de la part d’Emmanuelle,


sans qu’après coup il en soit d’ailleurs fait mention. On peut considérer ce compor-
tement de la part d’Emmanuelle comme un acting (le premier peut-être d’une
longue série… ?), venant traduire chez elle le besoin de maîtriser la relation et ce
qui s’y joue. Ne s’agit-il pas pour elle en effet, inconsciemment bien sûr, de « tester »
le thérapeute ? De s’assurer de sa persistante présence et disponibilité à son égard,
quoi qu’elle fasse et lui fasse vivre… ? Autrement dit de s’assurer de sa survivance
à cet acte. Mettre à distance (momentanément du moins) le psychologue, voire
interrompre le lien avec lui constitue, pour Emmanuelle, à l’instar de ses conduites
extrêmes et solitaires, une modalité de lutte vis-à-vis de ses intenses besoins de
dépendance à l’objet.

Le clinicien représente donc transférentiellement un objet parental, maternel


même, dont il s’agira pour Emmanuelle de parvenir progressivement à se détacher
(deuil de l’objet primaire corrélatif de son autonomisation). Mais il s’agit plus
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

encore pour Emmanuelle de faire l’expérience que cet objet tolère son absence,
c’est-à-dire accepte et survive à l’expression de ses pulsions agressives (agressi-
vité orale, exprimée par exemple envers le clinicien à travers les accusations) et
plus encore de faire l’expérience qu’elle demeure bien vivante dans la topique
psychique de l’autre, même une fois absentée à lui… Ceci se trouve corroboré
par l’autre expression transférentielle d’Emmanuelle, son étonnement « lorsque
le psychologue lui propose un nouveau rendez-vous : elle pensait qu’il serait en
vacances ». Là encore, cette réaction montre qu’Emmanuelle ne perçoit pas le lien
établi comme durable ; la patiente imagine que l’objet d’amour – sous les traits

75
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

du clinicien ici – va l’abandonner, elle se fantasme insuffisamment importante,


intéressante, insuffisante tout simplement… pour pouvoir retenir l’objet auprès
d’elle. (Une telle actualisation transférentielle s’éclaire au vu de la psychogenèse
– voir supra.) D’ailleurs Emmanuelle a dit s’être déjà trouvée confrontée à pareille
situation (fin de non-recevoir…) avec une précédente psychologue1 rencontrée
après ses difficultés post-baccalauréat : celle-ci « n’a pu à nouveau la recevoir pour
un problème d’horaire ». On imagine sans peine qu’Emmanuelle ait pu décom-
mander le rendez-vous avec cette praticienne sans que celle-ci lui offre la même
disponibilité psychique (et temporelle du même coup !) que l’actuel psychologue,
entraînant alors un arrêt de la démarche entreprise. C’est dire combien le transfert
se met en place dès les prémices de la rencontre (voire même en amont).

On ne peut que souligner ici l’excellente réceptivité du clinicien aux aspects


transférentiels de sa patiente, ainsi que sa capacité à manifester une empathie
suffisante permettant d’instaurer le lien avec Emmanuelle.

Sur le plan contre-transférentiel, le côté « enfant » de la patiente touche sans


aucun doute le psychologue et induit chez lui une attitude de type maternel,
portante et contenante, suffisamment étayante pour permettre à Emmanuelle
d’entamer – et de poursuivre peut-être… – le travail de verbalisation et d’élabora-
tion de ses conflits intrapsychiques. À plus long terme, dans le cadre de la thérapie,
cette disposition psychique devrait progressivement2 céder le pas à une fonction
symbolique plus paternelle, consistant à favoriser l’autonomisation psychique
d’Emmanuelle.

1.2.4 O
 rigines des conflits psychiques :
perspectives psychodynamique et psychogénétique

Revenons d’abord sur les circonstances de la désorganisation d’Emmanuelle,


ou plutôt de l’ébranlement de son équilibre interne, source de l’accentuation
de son sentiment d’« échec » et de la majoration de ses angoisses. La faillite du
cadre universitaire avec l’éloignement des amis constitue pour elle une rupture
de l’étayage duquel dépendait, de manière plus ou moins labile, son équilibre

1. Agi du fantasme dans le cadre thérapeutique…


2. À vrai dire c’est plutôt simultanément : la fonction paternelle symbolique du clinicien se doit
en effet d’être contenue dans sa fonction maternelle, sous peine d’entraver le processus théra-
peutique et l’évolution psychique du patient.

76
Problématiques narcissiques. Figures dépressives et solutions par l’agir ■ Chapitre 2

psychique. Cela équivaut à une perte de l’objet, sur lequel elle s’appuyait, venant
réactiver ses angoisses d’abandon et de séparation.

Le maintien toujours vif de ces angoisses1 prend sens en regard de son histoire
infantile et plus précisément de certains faits marquants.

À travers le récit qu’Emmanuelle livre de son enfance, de ses souvenirs, se dégage


nettement la problématique de séparation-individuation dont souffre la patiente
et une imago maternelle abandonnante ayant succédé trop rapidement à celle d’un
objet idéalement bon et omniprésent.

Jusqu’à l’âge de cinq ans, Emmanuelle est restée enfant unique car sa mère
souhaitait « en profiter pleinement ». Cette attitude maternelle s’origine dans sa
propre enfance, Mme T. enfant ayant souffert à l’âge de trois ans d’une séparation
(vécue comme brutale) d’avec ses parents à l’occasion de la naissance de sa sœur
cadette, et ayant alors entraîné son placement chez une grand-mère ; elle ne revoyait
ses parents en général que le dimanche. La rancœur de Mme T. à l’égard de ses
parents, qui atteste le caractère marquant de cette situation sur son économie
affective, a eu des incidences dans sa relation à sa propre fille (Emmanuelle 2).
D’après la reconstruction qu’on peut faire du vécu psychoaffectif d’Emmanuelle
dans ce contexte maternel, Emmanuelle enfant aurait été suffisante pour sa mère
(ou capable à elle seule de la satisfaire pleinement) au point d’éluder tout autre
désir de grossesse chez elle pendant un certain temps du moins.

Une telle représentation n’est pas dénuée de lien avec la manière dont
Emmanuelle a été investie par sa mère : on peut vraisemblablement évoquer chez
Mme T. un investissement narcissique phallique de son (voire de ses) enfant(s).
Emmanuelle, dans son fantasme, a donc seule compté dans l’attention et le regard
maternels durant environ cinq ans. Elle aurait ainsi disposé de l’objet maternel pour
elle toute seule (tout au moins dans son fantasme autant que dans la réalité…). À
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

noter au passage la défection du père d’Emmanuelle dans son rôle de tiers sépa-
rateur du couple mère-fille (triangulation), plus précisément son absence dans

1. Car il est bien évident que ce type d’angoisse est susceptible d’être activé chez tout individu lors
de situations de séparation et de perte effective, réelle ou symbolique (cf. par exemple Quinodoz,
1991). Chez Emmanuelle ces angoisses sont préséantes et désorganisatrices.
2. Puisqu’elle compense dans la relation à ses enfants, dont Emmanuelle, ses carences affectives
infantiles.

77
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

cette relation dyadique dans la psyché enfantine1. On relève aussi que le compor-
tement maternel venait donner corps au fantasme infantile, puisque, par exemple,
« Mme T. s’est toujours arrangée pour que ses horaires de travail coïncident avec
les temps scolaires », ne supportant pas elle-même la séparation d’avec sa fille
(compte tenu de sa propre histoire affective).

Les difficultés pour Emmanuelle surgissent au cours de la nouvelle grossesse


maternelle. Emmanuelle « refuse d’aller à l’école ». La séparation d’avec sa mère
est vécue comme un véritable arrachement, entraînant chez Emmanuelle enfant
de telles « crises de larmes » que cela empêche son maintien à l’école. Emmanuelle
est alors elle aussi… confiée à sa grand-mère durant la journée. On note donc
ici la reproduction de l’histoire maternelle infantile, malgré toutes les attitudes
préventives de Mme T. et ses dénégations (Mme T. « ne voulait pas que ses propres
enfants soient sacrifiés comme elle » et c’est pour cela qu’elle avait souhaité une
seconde grossesse cinq ans après la première !).

L’éloignement d’avec sa mère du fait de sa scolarisation joint à la grossesse


maternelle, sans oublier l’activation du conflit œdipien (prévalent dans une forme
inversée) à cette même époque ont soudainement confronté Emmanuelle à de
multiples expériences douloureuses : destitution de sa place d’enfant unique (force
lui est alors de reconnaître qu’elle n’est plus l’enfant (la seule…) merveilleuse
comblant le désir maternel, qu’elle n’est plus suffisante à sa mère, voire qu’elle
n’est plus digne de son intérêt majeur…) et vécu de perte de l’amour total, exclusif
de sa mère pour elle ; triangulation advenant dans la réalité (partage de la mère avec
le puîné à naître). À ces vécus s’en ajoute vraisemblablement un autre. En effet, la
scolarisation, d’ordinaire propice au détachement de l’enfant d’avec sa mère, doit
pouvoir se faire pour l’enfant en toute quiétude quant à ses retrouvailles ultérieures
avec l’objet maternel. Or, pour Emmanuelle, que peut bien signifier une mise à
l’école concomitante de l’arrivée d’une petite sœur sinon que son autonomisation
lui fait perdre la présence maternelle2 ?

1. La fonction paternelle ne fait pas l’objet d’un déni chez Emmanuelle, plutôt d’une dénégation,
portant sur la place du père auprès de la mère et dans la relation mère-fille, corrélative du vif
attachement d’Emmanuelle pour l’objet maternel. À noter par ailleurs que lorsqu’Emmanuelle
parle de son père, c’est pour le référer à sa propre mère (la grand-mère paternelle donc), comme
enfant de celle-ci, sur toile de fond de la disparition du tiers paternel (on retrouve là aussi au
premier plan la notion de perte d’objet).
2. Une partie de cet objet, sûrement. Mais pour Emmanuelle, cette partie équivaut au tout en
regard d’une problématique anale prégnante.

78
Problématiques narcissiques. Figures dépressives et solutions par l’agir ■ Chapitre 2

Cette événementialité à l’impact traumatique dans l’enfance d’Emmanuelle


ne peut réellement se comprendre qu’en résonance avec une autre expérience
plus primitive vécue de manière conflictuelle. Nous faisons en effet l’hypothèse
qu’Emmanuelle aurait achoppé précocement sur la position dépressive (cf. Klein),
étape centrale du développement et de la construction identitaire, au cours de
laquelle le sujet doit parvenir à se détacher de l’objet primaire, accomplir « le deuil
originaire » (Racamier). En effet, l’accès à cette position dépressive, garante de la
reconnaissance de l’absence (perte) de l’objet, suppose que celui-ci ait survécu
aux attaques destructrices (agressivité orale) du sujet à son endroit. Pour que
l’enfant puisse s’autonomiser, il lui faut pouvoir attaquer cet objet décevant (car
frustrant, absent), mais il importe aussi que cet objet survive à la destructivité
infantile (Winnicott) et a fortiori ne fourbisse aucun désir de vengeance ou de
talion envers lui. Que pouvons-nous reconstruire de cette expérience précoce chez
Emmanuelle ? Sa déstabilisation lors des épreuves orales du baccalauréat permet
de formuler certaines hypothèses sur sa psychogenèse. Cet examen est justement
le moment où l’individu doit pouvoir se montrer (or Emmanuelle présente une
répulsion à s’exposer…) et affirmer de vive voix avec force ses connaissances, et se
montrer suffisamment à la hauteur des exigences de l’examinateur (soit se mesurer
à lui d’une certaine manière…) afin d’obtenir son diplôme. Parler, ouvrir la bouche
en pareille circonstance aurait donc réveillé chez Emmanuelle certaines angoisses,
anales et orales, comme celles de se faire rejeter, mais peut-être aussi avaler et tuer
par l’objet. Plus encore, n’est-ce pas sa propre agressivité orale, plus que celle de
l’objet à son endroit, qu’Emmanuelle redoute au fond ? Que risquerait-il de sortir
de sa bouche face à cet autre, sinon peut-être sa colère infantile, sa rage destructrice
à l’égard de l’objet primaire décevant… Avec le risque alors de le perdre, sinon de
le tuer même… Selon cette analyse, la persistance d’un tel fantasme à l’âge adulte
chez Emmanuelle viendrait donc révéler que l’objet d’amour n’a historiquement pas
survécu au sadisme de l’enfant, laissant alors perdurer chez lui un vécu agonistique,
de terribles angoisses d’abandon.
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

1.2.5 Propositions thérapeutiques

Compte tenu des éléments de personnalité, des capacités de verbalisation et de


mentalisation d’Emmanuelle, de sa démarche de consultation engagée de sa propre
initiative, de son accrochage dans la relation au clinicien, les premiers entretiens
psychologiques pourraient tout à fait trouver un prolongement dans un dispositif
psychothérapique en face-à-face. Une psychothérapie de type psychanalytique,
au rythme d’un entretien (ou deux) par semaine paraît tout à fait indiquée dans
le cas présent.

79
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

Une consultation médicale, en vue d’une prescription médicamenteuse, pour-


rait sans doute également être conseillée. Si elle ne semble pas fondamentalement
urgente au premier plan, le clinicien prendra soin de veiller à l’évolution de l’état
dépressif de la patiente – lequel s’est actualisé au fil des trois premières consulta-
tions – un risque suicidaire n’étant pas à exclure chez elle. Le travail psychologique
devra évidemment tenir compte de ces éléments, et viser un soutien du moi et
un renforcement des mécanismes défensifs avant, peut-être, tout abord (et toute
analyse) des conflits psychiques.

Bibliographie conseillée
André J. (dir.) (1999). Les États-limites, Green A. (1990). La Folie privée.
Paris, PUF. Psychanalyse des cas limites, Paris,
Bergeret J. et al. (1974). La Dépression et Gallimard.
les états-limites, Paris, Payot. Keller P.H. (2013). Lettre ouverte au
Bergeret J. (1996). La Pathologie narcis- déprimé, Paris, Dunod.
sique. Transfert, contre-transfert, Kernberg O. et coll. (1989). La Thérapie
technique de cure, Paris, Dunod. psychodynamique des personnalités
Ciccone A., Ferrant A. (2009). Honte, limites, Paris, PUF, 1995.
culpabilité et traumatisme, Paris, Dunod. Klein m ; (1968). Essais de psychanalyse,
Estellon V. (2010). Les états-limites, Paris, Paris, Payot.
PUF, coll. « Que sais-je ? ». Revue française de psychanalyse, « La
cure des états-limites », 2011, 75, 2.

2. D
 épression, pathologie du lien et incidences
dans la transmission : Madame Blanche et ses filles

2.1 L’observation clinique


Mme Blanche prend rendez-vous pour une consultation en centre médico-
social pour solliciter des conseils à propos de l’une de ses filles, Christine, âgée de
vingt ans. Celle-ci vit pour le moment avec sa mère, de même que sa sœur Florence,
de trois ans plus âgée qu’elle. Christine a fait récemment un séjour d’un an dans
une maison de repos de Montpellier à la suite d’une tentative de suicide au cours
de laquelle elle a absorbé massivement des tranquillisants, conduisant à un coma

80
Problématiques narcissiques. Figures dépressives et solutions par l’agir ■ Chapitre 2

de deux jours. C’était le lendemain de l’anniversaire de Florence. Christine avait


auparavant tenté à deux reprises de mettre fin à ses jours. Elle suit depuis une
psychothérapie régulière et consulte également chez un psychiatre qui reconduit
depuis plusieurs mois un traitement à base de neuroleptiques. Mme Blanche, qui
vit avec ses deux filles depuis sa séparation d’avec son mari survenue il y a sept ans,
s’est beaucoup occupée de Christine pendant cette période difficile. Elle est allée
notamment lui rendre visite à plusieurs reprises à Montpellier, et est assez inquiète
depuis son retour en région parisienne. Christine tente de passer des concours pour
s’occuper de jeunes enfants, mais se retrouve paniquée à la perspective de prendre
des responsabilités réelles avec eux. Récemment elle avait obtenu d’accompagner
une classe de découverte au bord de la mer, mais s’est désistée le matin du départ,
après en avoir parlé à sa mère. Celle-ci était intérieurement très ennuyée que ce
projet ne puisse se réaliser, mais a considéré finalement qu’il valait mieux qu’elle
ne donne pas suite si elle ne se sentait pas capable d’assumer cette responsabilité.
Tout ceci la préoccupe cependant, ce manque d’autonomie de sa fille en particu-
lier, qui lui téléphone chaque matin et chaque soir sur son lieu de travail pour lui
parler de sa journée, limitée au programme télévisé plus quelques courses. Florence,
quant à elle, est bien plus autonome. Elle a un petit travail administratif rémunéré
et un ami, avec qui elle sort de temps en temps, mais demeure cependant encore
dans le petit appartement familial. Les relations entre les deux filles sont à la fois
fortes et empreintes d’une certaine rivalité, notamment de la part de Christine, qui
considère Florence comme égoïste. Il n’y a pas d’autre enfant.

Mme Blanche, qui est une femme de cinquante-deux ans, frappe par sa beauté
et par le soin apporté à sa tenue, d’une élégance non agressive, mais très recher-
chée. Il se dégage d’elle un sentiment de lassitude, mêlé cependant à une forme
de séduction passive et distanciée. En particulier, elle offre en parlant son regard
longuement et sans réticence à celui de son interlocuteur, sans jamais détourner les
yeux. Elle est extrêmement attentive au moindre signe venant de lui, prête à l’inter-
préter comme de la fatigue ou du désintérêt. L’histoire de sa vie, qu’elle raconte
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

sans guère d’affect et sans rupture, d’une voix douce et monocorde, est émaillée
d’événements présentés séquentiellement dans un enchaînement tranquille qui
forcera son interlocuteur à faire répéter par moments certains des éléments.

Née dans une famille pauvre de Bretagne, elle n’a guère de souvenirs de ses
premières années, mis à part les disputes fréquentes entre ses parents. Sa mère
est morte alors qu’elle avait treize ans. Elle se rendait à bicyclette à son travail et
a été écrasée par la voiture de son amant. Il a été mis en prison après un procès
au cours duquel son intention de tuer a été reconnue. Cela, elle l’a su par la suite

81
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

par la sœur de sa mère restée en Bretagne. Sur le moment, comme elle était élève
dans une institution religieuse, les sœurs lui ont seulement dit que sa mère avait
été rappelée par Dieu. Elle garde un souvenir marqué de la scène au cours de
laquelle les sœurs l’ont obligée à embrasser son visage glacé, et notamment des
cotons qui bouchaient les orifices, pour empêcher le sang de couler. Elle est restée
après une année en pensionnat dans cette institution, sans revoir pratiquement
son père, puis a été envoyée en banlieue parisienne, chez une tante, sœur de son
père. Là, « c’était Cosette », dit-elle. En fait elle était employée comme bonne à
tout faire à la maison, et aidait sur les marchés le week-end. Le reste du temps,
elle était en formation professionnelle dans une grande maison de couture, dont
elle est cependant partie après un conflit avec la couturière chef. Sa tante l’a
alors mise à la porte sans lui indiquer qu’elle avait en fait été salariée pendant
deux ans de cette maison de couture, car c’était elle qui touchait le salaire. Les
impôts ont par la suite réclamé à Mme Blanche le paiement des contributions
sur ce salaire jamais perçu en réalité, et elle a dû s’exécuter. Elle a toujours des
relations curieuses avec l’argent. Il lui est arrivé une fois d’en dépenser vraiment
sans compter, alors qu’elle était sans le sou. Elle a dû rembourser pendant cinq
années ces achats d’un après-midi.

Elle s’est mariée assez rapidement ensuite, pour partir de la maison de sa tante,
avec « le premier venu », un homme passionné par la compétition automobile,
et qui lui consacrait tout l’argent du ménage. Elle aimait bien en fait ce milieu,
même si elle considère à présent que le couple était très instable et ne reposait
sur aucun sentiment véritable. Lorsqu’elle a admis que son mari la trompait,
elle a pris la décision de se séparer de lui, et s’est alors sentie « libérée ». Depuis,
elle vit seule avec ses filles, entourée de quelques amies veuves ou célibataires
avec lesquelles elle organise des soirées. Elle travaille depuis quelques années
comme hôtesse d’accueil dans une grande entreprise, où elle s’occupe en outre
du standard téléphonique.

Sa vie a été marquée par de nombreux problèmes médicaux, et en particu-


lier cinq occlusions intestinales nécessitant autant d’interventions chirurgicales.
Il y a trois ans, elle a eu une péritonite aiguë à l’occasion de laquelle elle a été
« ouverte de haut en bas », et est « tombée un peu dans le coma ». Elle « n’arrive pas
à accepter qu’on l’ait ouverte comme ça, et elle se tient toujours le ventre, de peur
qu’il s’ouvre ». Elle considère que ses premières douleurs intestinales ont immédia-
tement suivi la naissance de sa seconde fille. Elle n’arrivait pas à se lever pendant de
long mois, souffrait du dos en permanence, et était incapable de faire quoi que ce
soit avant le milieu de la journée. Les différentes interventions chirurgicales dont

82
Problématiques narcissiques. Figures dépressives et solutions par l’agir ■ Chapitre 2

elle a été l’objet se sont souvent mal passées. En particulier au cours de l’une d’elles
le chirurgien a provoqué une fistule duodénale qui a entraîné une septicémie néces-
sitant la réouverture. Elle estime qu’elle « ne peut arriver à bout de ces questions
de ventre » qui la trahissent. Depuis toutes ces opérations, elle ne cesse de se sentir
« gênée » par cette présence souvent bruyante. De fait, au cours des entretiens, sa
voix sera fréquemment couverte par de nombreux borborygmes.

Elle se sent très responsable de toute cette situation, et des difficultés de sa fille
cadette, quoi que puissent lui dire ses amies. Elle a été en particulier très choquée au
début de la « dépression » de Christine, qui a commencé par « une sorte de délire » :
elle régressait complètement, disait « maman » comme un petit enfant, et voulait
téter. Après il a fallu l’hospitaliser, lorsqu’elle s’est enfermée dans un mutisme quasi
complet, brusquement interrompu par des déclarations étranges. En particulier,
elle était persuadée qu’on cherchait à l’empoisonner. Elle pensait que c’était parce
qu’un enfant qu’elle avait gardé chez une voisine avait mystérieusement contracté
une méningite. Elle tenait des propos assez incohérents et s’était rapprochée des
Témoins de Jéhovah. Après sa dernière tentative de suicide et son séjour dans le
Sud, elle menait une vie très désorganisée, tout en restant fixée à la maison fami-
liale. Aucun ami ne lui était connu, et elle passait parfois de longues heures à faire
des réussites ou à se tirer les cartes. Mme Blanche l’avait retrouvée un jour errant
dans une rue proche de chez elle, habillée de façon étrange (« comme un clown »)
avec une série de vêtements pris à sa mère, l’air absent et proférant des paroles
incompréhensibles.

Mme Blanche pense que tout cela est de sa faute, qu’elle n’a pas su l’aimer comme
elle aurait dû. D’une manière générale, d’ailleurs, n’avait-elle pas tout raté dans
sa vie ? Les diverses interventions chirurgicales qu’elle endurait étaient là pour le
prouver : il n’y avait rien à attendre de bon de ce corps et de cet être qui étaient
les siens. Elle n’avait jamais tenté de se suicider, et répondait à cette question avec
réticence. Elle avouait cependant se demander régulièrement si le mieux ne serait
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

pas d’en finir avec la vie.

Pendant une période de trois mois Mme Blanche est reçue dans cette consultation
publique une fois par semaine, rendez-vous auquel elle se rend avec ponctualité.
Elle y évoque, avec un grand détachement parfois entrecoupé d’intense émotion,
les moments importants de son enfance, notamment avec sa mère, qu’elle accusait
d’être toujours absente. Elle évoque également par moments la figure de son père,
qui avait disparu après l’« accident ». Puis elle souhaite être adressée dans le privé,
pour entreprendre une expérience personnelle plus poussée, comme celle dans

83
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

laquelle est engagée sa fille. Après plusieurs semaines de ce type de travail, elle
envoie un fax au psychologue :

« Monsieur,
Je réponds à votre question, pourquoi cette douleur ?
Sincèrement, je croyais que vous alliez m’aider à trouver la réponse !…
Alors voici la mienne, je pense que la blessure est si profonde qu’elle
ne guérira jamais, elle s’estompe, dès qu’on y touche un peu trop, c’est
très très douloureux.
Je n’aurais jamais cru que cela pouvait être à ce point, car lorsque j’y
pense c’est “VOILÉ”, en parler c’est autre chose. Je panique même. »

À la suite de cela elle indiquera qu’il ne lui est plus possible de poursuivre les
entretiens : son travail est devenu plus prenant, d’une part, et sa fille réclame sa
présence à l’heure du déjeuner, d’autre part.

2.2 L’étude de cas


2.2.1 Intérêt du cas

Comme nous l’évoquions déjà précédemment, le cas de Madame Blanche offre


l’illustration d’une économie limite marquée par des éléments de nature psycho-
tique. Toutefois la dimension névrotique n’est pas totalement exclue non plus ici,
en ce sens que certaines des angoisses et plaintes de cette patiente peuvent légiti-
mement s’entendre et être lues selon un registre génital et œdipien. Ce cas présente
donc l’indéniable intérêt d’apercevoir et d’étudier la coexistence et l’intrication
au sein d’une même personnalité d’enjeux et de conflits psychiques de différentes
natures, même si certains d’entre eux colorent plus fortement la personnalité de
base au point de l’avoir marquée sur le mode limite en l’occurrence.

Le cas de Mme Blanche permet également de commencer à appréhender la place


et le rôle de la pathologie somatique dans le fonctionnement psychique, qu’elle
soit associée aux manifestations psychiques ou qu’elle survienne en lieu et place de
celles-ci. Le cas suivant de Madame Fraile1 permettra d’approfondir cette question
des liens et/ou déliaisons entre corps et psyché.

1. Sans oublier non plus le cas ultime de Monsieur Some figurant dans le quatrième chapitre.

84
Problématiques narcissiques. Figures dépressives et solutions par l’agir ■ Chapitre 2

Enfin, un autre intérêt du cas de Madame Blanche réside dans sa dimension


familiale, permettant là encore d’amorcer une approche des traces et des effets
de problématiques psychiques intersubjectives, voire transgénérationnelles, sur
le sujet et dans la genèse de ses troubles. (Le cas ultérieur d’Éléonore permettra
également de reprendre ces dimensions.) Si les troubles d’un individu relèvent
bien évidemment de sa propre histoire, des conditions de sa construction subjec-
tive, les travaux des systémiciens ont montré depuis longtemps déjà combien
ils pouvaient aussi être le fruit d’interactions et de communications familiales
pathologiques. Les travaux des psychanalystes familiaux ont quant à eux mis
en évidence que le sujet et son devenir psychique s’inscrivaient également au
sein d’une histoire psychique collective et familiale. Ainsi le sujet peut-il être, à
son insu, porteur et dépositaire des effets de non-dits, secrets, drames survenus
dans sa lignée, et même de conflits irrésolus au sein de sa filiation. Certains
comportements de Madame Blanche comme de sa fille Christine permettent
justement d’envisager tant les effets d’interactions pathologiques et pathogènes
entre mère et fille (Madame Blanche et Christine) que ceux d’un drame familial
inélaboré sur la constitution subjective (contexte tragique de la mort de la mère
de Mme Blanche).

2.2.2 Diagnostic psychopathologique

Malgré cette dimension générationnelle, nous axerons ici la réflexion psycho-


pathologique autour du cas, central, de Mme Blanche – puisque c’est elle qui vient
consulter – tout en n’omettant pas d’émettre quelques remarques sur les filles de la
patiente, en particulier Christine, ainsi que sur le type de relations existant entre elles.

Ce qui domine dans le cas de Mme Blanche, c’est principalement une tonalité
dysphorique et dépressive, qui va crescendo au fil du cas (et du suivi psychothéra-
pique même) : en effet, les affects dépressifs, non clairement exprimés par la patiente
au début, « explosent » à la fin du récit clinique (« Pourquoi cette douleur ? », « …
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

c’est très très douloureux »). On note au premier abord chez elle un sentiment de
lassitude, l’exposé de son histoire sur le mode de la passivité et du fatalisme.

Une dépression est apparue il y a vingt ans, juste après la naissance de sa fille
cadette Christine, caractérisée alors par de la fatigue, une difficulté à se lever, une
apathie, un manque d’énergie (ou d’élan vital), tous troubles prédominants dans
la matinée, des douleurs lombaires. C’est également au même moment qu’ont
débuté les premiers troubles intestinaux. Les nombreux troubles somatiques (parmi
lesquels les troubles lombaires et les troubles intestinaux surtout) constituent

85
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

vraisemblablement ici des équivalents dépressifs, soit une manière de masquer


les vécus et éléments dépressifs1.

La suite du récit clinique permet de mettre en évidence actuellement chez


Mme Blanche de l’autodépréciation (« rien à attendre de bon de ce corps et de cet
être qui étaient les siens »), de l’autoaccusation (« … tout cela était de sa faute »), des
tendances suicidaires (bien que n’ayant jamais tenté de se suicider, elle « répondait
à cette question avec réticence. Elle avouait cependant se demander régulière-
ment si le mieux ne serait pas d’en finir avec la vie »), un sentiment d’indignité
au fond. Ces manifestations amènent d’ores et déjà à penser à une dépression de
type mélancolique.

Le détachement, la froideur, le manque d’affects (notamment d’affects agres-


sifs face aux divers préjudices subis – on en reparlera), le ton monocorde, certes
parfois « entrecoupé d’intense émotion » (montrant sinon la labilité de l’expression
affective, voire de l’humeur, du moins le côté débordant de cette vie affective pour
Mme Blanche) conforte la tonalité psychotique de cette dépression, mais c’est
surtout l’analyse structurale qui permettra de statuer sur ce point.

Enfin, les dépenses excessives réalisées une fois au cours de son existence font
évidemment penser à un épisode de type maniaque, mineur (une seule fois vu les
conséquences onéreuses !) et isolé, dont la fonction est justement de lutter contre
les affects dépressifs.

La « séduction passive et distanciée » notée par l’interlocuteur de Mme Blanche


laisse apparaître une certaine absence chez elle dans la relation à l’autre, nous
sommes donc loin d’une manifestation hystérique.

La revue sémiologique permet donc de conclure à l’existence d’un tableau


dépressif chez Mme Blanche, plus précisément une dépression de type mélanco-
liforme de par les éléments objectivés. Il ne s’agit en aucun cas d’une mélancolie,
car fait défaut ici cette intense douleur morale, caractéristique du sujet mélanco-
lique. Bien que l’état psychique de Mme Blanche se dégrade, se désorganise au
fil du temps, et laisse transparaître sa « douleur », comme elle le dit elle-même,
elle conserve de bons aménagements défensifs (de toutes sortes, voir infra) qui
lui évitent un effondrement dépressif franc et permettent la préservation de son

1. On parle à cet égard en médecine de dépression masquée.

86
Problématiques narcissiques. Figures dépressives et solutions par l’agir ■ Chapitre 2

adaptation à la réalité. Les troubles somatiques semblent également avoir permis


d’occulter (comme on l’a dit plus haut), mais aussi de limiter l’expression dépressive
au plan psychique.

En ce qui concerne ses filles, autant Florence ne semble pas avoir de diffi-
cultés particulières (tout au plus peut-on observer chez elle certaines attitudes
de dépendance à l’égard de l’objet maternel, sans doute corrélatives du processus
de détachement adolescent encore inachevé), autant il ne fait pas de doute que
Christine présente de sérieux troubles psychiques. Bien que sa mère mentionne
une « dépression » chez elle, les éléments rapportés renvoient davantage à une
décompensation schizophrénique délirante, de type paranoïde (en raison du délire
d’empoisonnement, associé à un mutisme alternant avec des déclarations étranges,
un isolement relationnel majeur, des conduites de retrait et témoignant aussi d’une
certaine impénétrabilité, l’errance venant confirmer l’existence de troubles des
conduites sociales), ayant d’ailleurs nécessité une hospitalisation.

2.2.3 Organisation de la personnalité

Initialement mariée, puis divorcée, Mme Blanche a aujourd’hui organisé sa vie


dans un univers exclusivement féminin (ses filles, des amies veuves ou célibataires).
Toutefois, ce n’est pas tant le féminin (sinon le maternel…) que le semblable à soi,
indistinct sexuellement, qui est recherché par Mme Blanche dans ses relations, et
qui constitue simultanément pour elle un double narcissique, pilier de son existence
comme on le verra par la suite.

Sans doute peut-on évoquer chez Mme Blanche une régression de la génitalité
au narcissisme, les tromperies maritales ayant agi tel un traumatisme désorgani-
sateur. Traumatisme, qui plus est, venu en réactiver un précédent, survenu dans
l’enfance de Mme Blanche, la liaison adultérine de sa mère ayant au final entraîné
la mort de celle-ci. Alors que Mme Blanche avait treize ans, sa mère en effet est
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

morte « écrasée par la voiture de son amant ».

Cette histoire éclaire du même coup la signification du choix marital de


Mme Blanche, « le premier venu » avec lequel elle formait « un couple instable
[…] ne reposant sur aucun sentiment véritable ». Loin de dénoter d’une organi-
sation génitale chez elle, ce choix affectif semble davantage obéir à un agir et
à une compulsion, dictés par le poids de l’histoire intergénérationnelle (histoire
maternelle surtout) : le mari de Mme Blanche est « un homme passionné par la
compétition automobile », faisant courir des risques à la survie du ménage (il « lui

87
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

consacrait tout l’argent du ménage ») qui n’est pas sans rappeler la figure de l’amant
maternel avec sa voiture destructrice… Ce télescopage des histoires mère-fille
explique sans doute le sentiment de liberté recouvré par Mme Blanche après sa
décision de se séparer de son mari1. En prenant cette décision, Mme Blanche tente
de s’affranchir du même coup du poids du passé et des effets délétères du drame
qui affecta sa famille, son existence et qui lui fut caché – même si l’on ne peut pas
dire que cette histoire ait été symbolisée par la patiente à ce jour.

Le repli opéré sur le féminin manifeste constitue donc un évitement de la diffé-


rence génitale, parce que celle-ci se trouve, dans le cas présent, porteuse de mort.
Plus que le « masculin », c’est (la menace de) la mort et (de) la perte convoquées
avec lui, et donc le « mauvais » objet qui sont ainsi mis à distance, éjectés par
Mme Blanche – révélant au passage un mécanisme du clivage de l’objet.

Cet environnement féminin reproduit également le milieu dans lequel la patiente


a grandi après le drame (placée chez les sœurs, puis envoyée chez sa tante, avec un
père très peu présent), montrant combien Mme Blanche demeure toujours sous
l’emprise d’une compulsion de répétition, et combien elle n’a pu élaborer ce deuil
et trauma (nous verrons plus loin les racines infantiles de cet impossible travail
du deuil). Cet univers féminin manifeste équivaut bien sûr aussi à une quête de
l’objet maternel, objet dont Mme Blanche a encore fondamentalement besoin, ce
qui nous conduit à l’examen plus précis des modalités relationnelles de la patiente.

Les relations à l’objet apparaissent de nature anaclitique. Sur le plan libidinal,


Mme Blanche a en effet besoin de l’objet à proximité d’elle et, ce, pour sauvegarder
son équilibre psychoaffectif. Cela se trouve particulièrement illustré dans le type de
liens entretenu avec ses filles, et surtout avec la dernière. Si Christine fait montre
d’une dépendance excessive et pathologique à sa mère (elle l’appelle deux fois
par jour, se défausse de ses responsabilités professionnelles et s’en remet à l’avis
maternel), on peut se demander laquelle de ces deux femmes a réellement le plus
besoin de l’autre. À vrai dire il ne s’agit pas du même type de dépendance chez
l’une et chez l’autre. Chez Christine, la dépendance à sa mère marque la fusion
avec celle-ci dont elle ne s’est pas dégagée et qui est responsable de ses troubles

1. Sans parler qu’à cette époque du divorce, sa fille Christine a alors treize ans, soit le même âge
que Mme Blanche lors de l’éclatement de sa cellule familiale et de la mort du couple parental en
raison de la mort maternelle… Une reproduction de l’histoire s’opère là : les filles de Mme Blanche
se trouvent privées de leur père tout comme Mme Blanche, enfant, le fut, et elles vont baigner
dans l’univers de femmes, lui-même comparable à celui dans lequel évolua Mme Blanche enfant
après « l’accident ».

88
Problématiques narcissiques. Figures dépressives et solutions par l’agir ■ Chapitre 2

schizophréniques au moment de son autonomisation. Pour Mme Blanche, c’est


une dépendance affective d’ordre anaclitique. Nous en prendrons pour preuve le
moment que celle-ci choisit pour venir consulter : il correspond grosso modo à la
période succédant aux troubles de Christine, à la prise en charge de celle-ci et plus
encore au travail psychologique qu’elle est en train d’accomplir. Mme Blanche dit
vouloir « entreprendre une expérience personnelle plus poussée, comme celle dans
laquelle est engagée sa fille ». Elle sent sûrement sa fille s’éloigner d’elle, devenir
moins dépendante d’elle ; elle perd alors sa fonction vitale dans l’économie de sa
fille et, plus encore, celle que sa fille occupait dans la sienne, car elle perd cet objet
qui lui donnait une raison d’être (un motif de se lever chaque matin…), autrement
dit elle perd l’objet duquel dépend son intégrité psychique. On pourrait dire, selon
une approche systémique, que lorsque le patient désigné – ici Christine – porteur
des souffrances familiales va mieux, voire guérit, alors c’est l’équilibre psychique
d’un autre membre de la famille qui est menacé – celui de Mme Blanche ici.

Cette perte d’intégrité psychique est d’ailleurs cela même qui s’est joué chez
Mme Blanche lors de la naissance de Christine. Les manifestations dépressives
observées dans le post-partum1 traduisent en effet le vécu de castration, narcis-
sique plus que génitale, et surtout le vécu de perte, objectale et narcissique, qu’a
représenté cette naissance pour Mme Blanche2. Christine semble bien avoir été
investie comme un complément phallique et surtout narcissique, conférant à
Mme Blanche une certaine complétude (narcissique), dont elle n’a pu faire le deuil
après sa naissance (sinon un deuil pathologique comme l’atteste sa dépression
d’alors). Les nombreux troubles somatiques3 récurrents dont s’est mise à souffrir
Mme Blanche consécutivement, troubles intestinaux nécessitant qu’on lui ouvre
le ventre, viennent à cet égard révéler la perte traumatique de cet enfant dans
l’économie psychosomatique maternelle. Survenant sur les lieux mêmes (dans une
indifférenciation génitalo-anale) de la tragédie qu’a représentée pour Mme Blanche
la naissance de sa seconde fille, ces troubles somatiques montrent justement l’échec
d’un travail du deuil ou d’une fonction élaborative de cette perte symbolique. Ils
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

constituent à la fois des modalités régressives devant ce vécu traumatique et des

1. Manifestations bien différentes du légitime phénomène de baby blues consécutif à l’arrivée


de l’enfant réel, venu prendre la place de l’enfant imaginaire.
2. Pourquoi cette naissance et pas la précédente ? À cette question nous ne pouvons répondre,
faute d’éléments anamnestiques sur Mme Blanche. Est-ce le sexe de l’enfant qui est en jeu :
Mme Blanche désirait-elle maintenant un garçon plutôt qu’une fille ? La place du deuxième
enfant a-t-elle un sens particulier dans l’histoire familiale ?…
3. Dont on n’ignore pas la détermination proprement organique.

89
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

répétitions agies (à ne pas confondre avec des manifestations de conversion1) de


ce traumatisme impensable et non cicatrisable. Depuis « Mme Blanche se tient
toujours le ventre de peur qu’il ne s’ouvre ». Cette peur témoigne de la persistance
du vécu de Mme Blanche et de ses angoisses tant de castration narcissique que de
pertes objectale et narcissique. À noter que la présence bruyante de son corps qui
gêne manifestement la patiente n’en remplit pas moins, sur un plan plus latent,
une fonction importante dans son économie psychique, celle d’une présence juste-
ment qui colmate l’absence, la perte de l’objet. Nous ne sommes pas loin ici d’un
équivalent hypocondriaque, dans lequel le corps (imaginé et perçu comme malade
dans l’hypocondrie, alors qu’il l’est réellement ici) tient lieu d’objet (cf. Brusset,
2002 ; Fédida, 2002).

S’ils témoignent ici d’une incapacité à exprimer psychiquement ou verbalement


la douleur (la vie) affective (voir Marty, 1980 ; McDougall, 1989), les troubles soma-
tiques constituent aussi un aménagement défensif, contradépressif, important,
permettant à Mme Blanche de ne pas s’effondrer psychologiquement.

Un autre aménagement, entr’aperçu précédemment, réside dans cet univers


exclusivement féminin où s’est repliée Mme Blanche et contrastant avec son adap-
tation socioprofessionnelle. On infère ici la présence du mécanisme psychique
du dédoublement des imagos chez Mme Blanche, révélant donc les difficultés ou
limites psychoaffectives qui sont les siennes (absence de sexualité, investissements
affectifs homo-érotiques).

Ce mécanisme est toutefois suppléé par d’autres, telle la forclusion (ou répres-
sion) des représentations affectives douloureuses2 – en tout cas jusqu’à l’entreprise
psychothérapique, qui a visiblement fait céder cette défense, comme l’atteste le fax
final adressé au thérapeute.

Enfin, un autre mécanisme psychopathologique est présent dans l’économie


psychique de Mme Blanche, responsable de sa dépression mélancoliforme. Il s’agit
de l’introjection du mauvais objet dans le moi. Reprenons l’histoire infantile de
Mme Blanche pour le mettre en évidence. La patiente perd sa mère à l’âge de

1. Lesquelles ne comporteraient pas d’atteinte somatique véritable ou en tout cas ne mettraient


pas en danger la vie de la patiente, comme ce fut le cas ici.
2. Mécanisme de la répression ou forclusion des affects concomitant des troubles somatiques,
comme les psychosomaticiens (Marty, Parat, McDougall) le soulignent. Il ne s’agit donc pas ici
du mécanisme forclusif décrit originellement par Lacan dans la psychose.

90
Problématiques narcissiques. Figures dépressives et solutions par l’agir ■ Chapitre 2

treize ans, âge concomitant de son entrée dans l’adolescence, de sa féminisation


(au moins pubertaire), de l’accès à la sexualité génitale, du détachement d’avec les
figures parentales… L’accession au génital (sur le plan libidinal) se télescope ici avec
la mort, avec la réalité de la perte de l’objet d’amour (pas seulement la mère, mais
aussi le père dont elle est éloignée et qu’elle verra peu). Dans la topique psychique
inconsciente de Mme Blanche adolescente, le réveil des pulsions incestueuses et
l’autonomisation ne sont-ils pas à l’origine de l’adultère maternel, voire même de
la disparition, de la mort (du meurtre) de l’objet ?

N’oublions pas les autoaccusations de Mme Blanche aujourd’hui dans sa dépres-


sion : « tout cela était de sa faute », « elle n’avait pas su l’aimer comme elle aurait
dû »… des paroles qui s’adressent autant à sa fille qu’à sa mère…

Toutefois ces autoaccusations ne sont jamais en réalité que les reproches destinés
à l’objet d’amour (perdu, absent), lesquels ont été retournés sur le moi du sujet
faute que celui-ci puisse exprimer son agressivité. On en voit la trace à travers
l’impossibilité où se trouve Mme Blanche d’exprimer sa rancœur, voire sa colère,
à l’égard des personnes dont elle a été victime (sa tante d’abord qui la spoliait, les
impôts lui réclamant un dû sur de l’argent non perçu, le chirurgien qui provoque
une fistule…). Il y aurait vraiment de quoi être en colère face à toutes ces situations
d’injustice, or Mme Blanche, elle, accepte tout cela passivement, et s’en tient même
pour responsable.

C’est dire qu’il s’est opéré primitivement chez Mme Blanche un processus
d’identification narcissique avec l’objet, et même d’incorporation de l’objet mauvais
(mauvais en raison de son absence), visant à lui permettre de conserver un lien
avec l’objet, tant celui-ci est vital pour son économie psychoaffective. Le deuil
impossible de l’objet maternel à l’âge de treize ans ne vient donc en réalité que
marquer l’échec de la position dépressive lors de la psychogenèse, l’échec de son
élaboration, ayant abouti chez Mme Blanche à l’édification de cette identification
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

narcissique (pathologique) à l’objet perdu. « L’ombre de l’objet est tombée sur le


moi du sujet », comme le dit Freud (1917) à propos du sujet mélancolique, dont
Mme Blanche est à cet égard très proche, sur le plan structurel.

Ce qui nous permet de dire, pour conclure, que l’état psychique (et dépressif) de
Mme Blanche relève de l’état-limite, de par les angoisses et vécus de perte objectale,
mais d’un état-limite toutefois proche de l’organisation psychotique car la perte
d’objet draine chez le sujet une perte d’essence plus narcissique.

91
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

2.2.4 P
 erspectives thérapeutiques et éléments
transféro-contre-transférentiels

Mme Blanche est suivie durant trois mois en centre médico-social, avant d’en-
gager un travail plus approfondi avec un autre clinicien, travail qu’elle arrêtera
toutefois peu de temps après. Cette rupture suggère plusieurs choses. D’abord
il semble que les cliniciens soient tous deux des hommes, lesquels ne sont pas
sans porter la trace de la différence et du génital, et du génital traumatique plus
encore, dont Mme Blanche se tient d’ordinaire à distance. Plus encore, il semble
que le relais soit difficile pour Mme Blanche, celle-ci ne pouvant, en regard de sa
problématique interne, faire le deuil du précédent psychologue. L’arrêt des consul-
tations et la séparation d’avec le premier clinicien n’ont sûrement pas pu être
négociés adéquatement psychiquement, faute d’une interprétation transférentielle,
par exemple, qui aurait pu éclairer les enjeux psychiques actualisés dans cette
primo-relation thérapeutique. On peut aussi considérer le projet de psychothérapie
comme un agir signifiant, comme une rupture de la première relation thérapeutique
établie. À ce titre, la décision d’arrêter tout traitement psychologique, cette seconde
séparation d’avec le thérapeute, peut elle aussi constituer un agir transférentiel,
et cette répétition d’actes de rupture peut être vue comme une défense contre
l’établissement du lien à l’objet. Mieux vaut en somme, pour Mme Blanche, ne pas
s’accrocher à l’objet plutôt que de risquer de le perdre. On perçoit bien ici toute
la pathologie du lien qui existe chez Mme Blanche mais aussi combien le transfert
s’était massivement déployé sur les figures des psychologues successifs.

L’arrêt du travail psychologique montre encore au moins deux autres choses.

Tout d’abord, le processus thérapeutique a sûrement été trop vite pour la patiente,
la confrontant trop hâtivement (et brutalement alors) à ses affects douloureux
jusqu’alors évacués, réprimés, somatisés. Après tout, cela fait moins de six mois
qu’elle s’est engagée dans cette démarche introspective… Peut-être le clinicien
a-t-il été trop présomptueux dans l’évaluation des capacités d’élaboration et de
symbolisation de la patiente, ainsi que dans celle de sa capacité à tolérer l’émer-
gence de sa douleur affective (« lorsque j’y pense [à la douleur], c’est VOILÉ », dit
la patiente, serait-ce vécu par elle comme une injonction : « VOIS-LES »… ?). La
panique ressentie par la patiente, et exprimée seulement par écrit, montre, dans tous
les cas, l’important bouleversement que le travail psychologique induit chez elle.

Ensuite, on peut aussi émettre l’idée d’une résistance au changement chez


Mme Blanche. Le motif énoncé pour justifier l’arrêt du travail, étroitement lié à sa

92
Problématiques narcissiques. Figures dépressives et solutions par l’agir ■ Chapitre 2

fille souffrante, montre la nécessité pour l’économie psychique de Mme Blanche


du maintien du type de liens de dépendance existant entre elles, et surtout de la
fonction d’étayage (ou contradépressive encore) que représente Christine pour sa
mère. Au fond, Mme Blanche n’est pas encore prête à troquer dans un premier
temps, puis à abandonner dans un second temps cette relation anaclitique vitale.

Compte tenu de la manière dont Mme Blanche exprime – agit – sa décision


d’arrêt du travail, par fax, le clinicien pourra essayer de proposer un nouvel entre-
tien à la patiente, afin de reprendre dans le face-à-face et l’échange verbal cette
décision. Le clinicien pourrait aussi exprimer à la patiente ce qu’il comprend de
cette décision, voire proposer une mise en mots du vécu actuel douloureux de la
patiente. En tout état de cause, il fera savoir à la patiente, par courrier par exemple,
qu’il reste disponible pour la recevoir de nouveau dès qu’elle le souhaitera. Il est en
effet important que Mme Blanche soit assurée que l’agressivité exprimée, à peine
voilée, dans son fax (« sincèrement, je croyais que vous alliez m’aider à trouver la
réponse ! ») et que cette prise de décision (rupture) n’auront pas entamé la qualité
de présence du clinicien envers elle, autrement dit que son agressivité n’est pas
destructrice de l’objet d’amour…

Quoi qu’il en soit, l’expression du sentiment de panique de la patiente, prélude à


l’arrêt du traitement, dans le contexte de ses troubles dépressifs majorés au fil des
séances, ne doit pas éluder la possibilité d’un risque de passage à l’acte suicidaire
chez la patiente. C’est pourquoi le clinicien veillera à témoigner des signes de sa
présence étayante.

Bibliographie conseillée
Bergeret J. et al. (1974). La Dépression et Kristeva J. (1987). Soleil noir. Dépression
les États-limites, Paris, Payot. et mélancolie, Paris, Gallimard.
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

Freud S. (1917). « Deuil et mélancolie », in Widlöcher D.W. (1983). Les Logiques de la


Métapsychologie, Paris, Gallimard, coll. dépression, Paris, Fayard.
« Folio essais », 1968, p. 145-171.
Green A. (1983). Narcissisme de vie,
narcissisme de mort, Paris, éd. de Minuit.

93
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

3. D
 épression, somatisations et pertes d’objet :
Madame Fraile

3.1 L’observation clinique1


Mme Fraile est mariée et mère de famille. Elle est âgée de trente-six ans quand
elle vient consulter en service médical pour des difficultés pondérales avec une
demande d’« allégement ». Elle doit maigrir, dit-elle à la psychologue du service,
« afin de soulager son dos ». Mme Fraile présente en effet un tassement vertébral
d’origine traumatique, survenu à la suite d’un accident du travail ayant entraîné de
nombreuses fractures et fêlures. Les kilos emmagasinés depuis cette date grèvent
son équilibre, à commencer par son équilibre physique : ils compromettent en effet
la station verticale, Madame Fraile a du mal à se tenir debout, droite, et à marcher.

Mme Fraile se décrit comme sans joie de vivre aujourd’hui. À plusieurs reprises,
elle s’effondre en pleurs lors de l’évocation de certains souvenirs douloureux ; il
s’agit pour la plupart de pertes et de ruptures affectives : récent décès d’un grand-
père auquel elle était très attachée, disparition d’un couple de cousins dans
un tragique accident de la route, mais aussi départ en retraite de son premier
employeur – source de changements dans son travail – et, dernier événement en
date, rupture avec son amant (un collègue de travail).

Mme Fraile a travaillé pendant plus de dix ans dans une petite société, gérée de
manière familiale – une « maison familiale » des mots même de Mme Fraile – où
elle occupait une fonction de manutentionnaire. Son travail consistait, dit-elle, à
« porter des poids » (transporter des objets d’un endroit à l’autre de l’usine) mais,
outre cette fonction officielle, elle assurait d’autres charges et missions plus grati-
fiantes pour elles telles que déléguée du personnel, mais aussi « infirmière » ou
« assistante sociale2 » dès qu’un employé était en difficulté. Elle était extrêmement
dévouée envers cette société et son personnel, au point d’être « la bouée de sauve-
tage des uns et des autres » comme elle le dira lors de l’entretien, ajoutant aussitôt
qu’« il est dur de se déprendre de quelque chose qu’on a porté toute sa vie ».

1. Certains éléments de ce cas ont déjà fait l’objet de publications auxquelles le lecteur pourra
se reporter pour plus de précisions. Cf. Dumet, 1998 et 2002a.
2. Bien sûr il ne s’agissait pas de fonctions officielles : Mme Fraile aidait à mettre un pansement
tout comme elle prenait le temps d’écouter les doléances de ses collègues.

94
Problématiques narcissiques. Figures dépressives et solutions par l’agir ■ Chapitre 2

Interrogée sur son enfance, Mme Fraile relate une scolarité très difficile, chao-
tique ; elle n’arrivait pas à suivre, elle a redoublé plusieurs fois pour, au final,
quitter l’école à l’âge de seize ans sans qualification aucune. C’est seulement depuis
quelques années que Mme Fraile a trouvé intérêt et plaisir dans l’investissement
intellectuel et culturel, auprès de son amant, un homme « travaillant à ses côtés ».
C’est cet homme qui, des propres mots de Mme Fraile, « l’avait fait entrer dans
la vie, l’avait initiée à la vie », lui avait fait découvrir « la Grande Musique », mais
aussi la lecture d’ouvrages et de revues scientifiques. Leur liaison a duré quelques
années, elle a choisi de rompre et de rester avec son époux parce que cet homme
ne voulait pas s’engager maritalement avec elle et ses enfants. Elle le regrette très
vivement car cet homme « était le pilier de son existence ».

De son enfance, elle garde encore le souvenir d’un père absent de par son travail
(représentant de commerce), de sa mère malade, alitée, auprès de laquelle elle
restait silencieuse de longs après-midi, tandis que ses frères et sœurs, plus jeunes
qu’elle, jouaient dans la cour. Mme Fraile ne peut dire précisément de quoi souffrait
sa mère, sinon que c’était « la même maladie que moi » et que son état nécessitait
qu’elle reste allongée. De ses frères et sœurs, elle dira qu’elle en avait « la charge »
en l’absence parentale. Elle s’occupait aussi de la maison, autant que faire se peut,
du moins telle qu’une fillette le peut… Elle ajoutera peu après cette remémoration
qu’elle n’a « pas eu d’enfance enfant ».

Son accident au travail ? Elle le qualifie de « stupide ». Elle se souvient qu’elle


a chuté alors qu’elle transportait des paquets. Elle ne comprend toujours pas
comment ça a pu arriver, elle faisait ce même geste, ce même parcours depuis des
années… Toujours est-il que depuis elle a été opérée, fait de la rééducation, sans
grande amélioration semble-t-il. Elle a aussi dû rester allongée pendant plusieurs
mois consécutifs en raison de ses problèmes vertébraux. Aujourd’hui elle a pris
beaucoup de poids, ce qui majore ses troubles et ses douleurs lombaires et surtout
ses difficultés à marcher de nouveau normalement.
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

Depuis cet accident, son congé pour longue maladie, elle a été licenciée par la
société qui l’employait. Mme Fraile est assez amère de cet état de fait – « me lâcher
après plus de dix années de bons et loyaux services ! », dit-elle – mais reconnaît tout
de même qu’elle n’avait pas envie de reprendre le travail avec le nouveau directeur.
En effet, son ancien patron, en âge de prendre sa retraite, a vendu son entreprise
et c’est un jeune cadre décrit comme « un ambitieux aux méthodes expéditives »
qui lui a succédé. À peine arrivé, celui-ci a visiblement réorganisé le fonctionne-
ment de l’entreprise, recrutant au passage de jeunes secrétaires, comme le souligne

95
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

Mme Fraile, et la reléguant, elle, exclusivement à sa tâche première et manuelle.


C’est dans ce contexte que survint la chute de Mme Fraile.

3.2 L’étude de cas


3.2.1 Intérêt du cas

Outre la présence des caractéristiques d’un fonctionnement psychologique


limite, l’intérêt du cas de Mme Fraile repose principalement sur l’intrication de
troubles psychiques et somatiques. Il permet donc de s’intéresser plus directe-
ment que le précédent aux rôles et fonctions que revêt le corps, le fonctionnement
somatique, pour un sujet à un moment donné de son histoire. Plusieurs hypo-
thèses théoriques seront donc évoquées ici pour éclairer et discuter une situation
clinique dans laquelle les maux du corps tiennent autant de place que les mani-
festations psychiques, voire constituent des équivalents psychopathologiques
quand la souffrance affective, ici de nature dépressive et authentiquement limite,
ne peut parvenir à se dire, à se « convertir » ou à se traduire en signes ou symp-
tômes psychiques…

3.2.2 Diagnostic psychopathologique

Au moment où elle consulte, Mme Fraile présente un tableau clinique asso-


ciant une double symptomatologie : des troubles somatiques (troubles lombaires
– persistant malgré différents traitements –, troubles pondéraux) et des troubles
psychiques de nature dépressive (« sans joie de vivre », nombreux pleurs ; manque
d’entrain et apathie générale qui se dégage de la patiente).

On peut légitimement se poser la question de l’intrication et de la causalité de


ces troubles : la dépression serait-elle la conséquence des maux somatiques ? (Et/ou)
ceux-ci n’ont-ils pas eux-mêmes été déterminés, générés par des facteurs dépres-
sifs, latents ou patents ? Ces troubles lombaires n’équivalent-ils pas encore à une
dépression masquée ? Soit une dépression qui ne peut se dire, s’exprimer comme
telle, mais qui apparaît par la voie (et voix…) du corps justement… ?

Il n’est pas franchement utile de trancher ici, tout au plus peut-on reconnaître
l’incidence pathogène et l’effet renforçateur de chacune des pathologies sur l’autre,
et inférer en conséquence l’action d’une causalité circulaire entre ces différents
troubles.

96
Problématiques narcissiques. Figures dépressives et solutions par l’agir ■ Chapitre 2

En revanche, l’examen du contexte, affectivo-émotionnel surtout, dans lequel


survinrent ces différents troubles chez Mme Fraile peut nous aider à comprendre
la genèse de cette décompensation somatique et psychique chez elle.

En effet, la désorganisation somatique de Mme Fraile survient à la suite d’une


série d’événements l’ayant considérablement affectée ; plus précisément elle
survient dans un contexte de pertes et de ruptures des étayages qui soutenaient et
maintenaient jusqu’alors son équilibre psychoaffectif (et son équilibre psychoso-
matique alors !). Par ordre chronologique, on trouve le décès de proches parents
(grand-père, couple de cousins), le départ à la retraite de son employeur, les pertes
objectales et narcissiques vécues sur son lieu de travail à la suite du changement
patronal (Mme Fraile vit en effet sur le mode de la dévalorisation sa réaffectation à
sa fonction première et exclusivement manuelle, et perd alors les gratifications et
bénéfices relationnels et narcissiques trouvés dans ses activités annexes), et enfin,
la séparation d’avec son amant.

Le cas de Mme Fraile et ces différents événements à caractère traumatogène en


amont de sa décompensation somatique posent à cet égard1 une question fonda-
mentale dans le champ psychosomatique, à savoir celle du poids de l’actualité
dans la genèse des troubles somatiques et donc la dimension de l’an-historicité de
ceux-ci, a contrario de la « névrose infantile » au cœur de la plupart des troubles
psychopathologiques. Les analyses suivantes permettront d’éclairer cette ques-
tion. Elles permettront également de statuer sur la nature psychopathologique des
troubles tant somatiques que dépressifs : conversion ou manifestation (psycho-)
somatique ici ? Dépression psychotique, limite, névrotique ou essentielle ?…

3.2.3 Organisation structurale


et considérations métapsychologiques

Tout d’abord, on peut émettre l’hypothèse économique que ces divers événements,
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

leur nombre comme leur succession dans le temps2, ont eu un impact traumatique,
au sens freudien du terme, sur l’organisation de personnalité de Mme Fraile ; ils ont
constitué une surcharge d’excitations (ou surcharge économique) pour son appareil
psychique, débordé celui-ci et surtout ses capacités de liaison et de pare-excitation,

1. Et en regard des travaux freudiens opposant névroses actuelles et psychonévroses (cf. Freud,
1895b).
2. Temporalité qu’on ressent ou imagine comme condensée, faute de plus amples précisions…

97
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

entraînant même une faillite provisoire des processus psychiques, elle-même à l’ori-
gine d’une désorganisation somatique (cf. Marty, 1976, 1980).

Mais s’en tenir à cette seule hypothèse économique pour expliquer la désorganisa-
tion psychique et somatique de Mme Fraile équivaut à négliger le sens de ces troubles
et donc une approche psychodynamique de ceux-ci. Or pour l’école psychosomatique
de Paris (cf. Marty, de M’Uzan, Fain, David, etc.) on le sait, les troubles somatiques, à
la différence du symptôme de conversion, ne recèlent aucun sens. Pour autant l’ana-
lyse ne peut s’arrêter ici. On peut d’ores et déjà émettre une seconde hypothèse selon
laquelle ces événements désorganisateurs dans la réalité environnementale sont venus
réveiller des angoisses et des vécus de perte prégnants dans l’économie psychique
de Mme Fraile. L’examen du contexte d’apparition de ses troubles psychiques et
somatiques a précédemment permis de montrer combien ces événements avaient
été désorganisateurs pour Mme Fraile en tant qu’ils avaient constitué à la fois des
pertes d’ordre libidinal et narcissique et des ruptures des étayages affectifs sur lesquels
reposait jusqu’alors son équilibre psychique. L’amant de Mme Fraile avait même été
clairement identifié par elle comme « le pilier de son existence ».

Ces (vécus de) perte d’objets d’amour et d’étayage permettent d’apercevoir en


conséquence la nature de la relation d’objet caractéristique de la personnalité de
Mme Fraile : une relation de nature anaclitique. Sans l’appui de certaines figures
affectivement investies, Mme Fraile perd pied, chute, s’effondre, physiquement
comme psychiquement.

Ces personnes assuraient donc symboliquement dans son économie psychique


une fonction de type parentale et protectrice. Que l’on songe à son premier
employeur, homme d’âge mûr, investi comme un substitut paternel auquel elle
était très dévouée et qu’elle secondait autant qu’elle le pouvait dans l’entreprise,
véritable « maison familiale » (en devenant l’infirmière ou l’assistante sociale auprès
de ses collègues1 quand les circonstances l’exigeaient2) que l’on songe encore à
son amant, véritable éducateur auprès d’elle (car il l’avait initiée à maints objets
intellectuels et culturels) venant pallier, voire réparer le défaut d’attention et le
manque de soutien parental vécus dans l’enfance face à une scolarité (mais aussi
une évolution psychoaffective…) difficile et entravée.

1. Ils représentent symboliquement des puînés…


2. Elle rejoue à cet égard son histoire infantile quand, dans sa propre maison, face à l’alitement –
l’absence – maternel, elle s’occupe de prendre en charge ses frères et sœurs.

98
Problématiques narcissiques. Figures dépressives et solutions par l’agir ■ Chapitre 2

On voit à cet égard combien ces protagonistes dans la réalité actuelle repré-
sentent pour Mme Fraile des substituts des objets perdus, voire absents de son
enfance : père peu présent de par son travail, mère indisponible psychiquement
et même physiquement, pendant une période de deux ans au moins, semble-t-il,
de par sa maladie (des lombalgies ?), voire son état dépressif. Cette « absence »
ou défection maternelle n’est pas sans évoquer « le complexe de la mère morte »
décrit par Green (1980). Dans tous les cas, à l’âge de six ans1, Mme Fraile se trouve
confrontée à une mère indisponible psychiquement pour son enfant, une mère, de
plus, qu’elle s’empresse alors de venir secourir (telle une bouée de sauvetage… ?),
d’assister, de porter. Sans parler de ses puînés ou de certaines tâches ménagères
dont elle « se charge » aussi telle une petite maman, dans son souvenir, dans sa
préoccupation à tout le moins. Mission qui perdurait jusqu’alors dans la vie adulte
comme on l’a vu dans les investissements professionnels de Mme Fraile.

« Qu’il est donc dur de se déprendre de ce que l’on a porté toute sa vie », dit
Mme Fraile. Cette phrase, tout comme les nombreuses expressions langagières
relatives aux poids et aux charges diverses portés par Mme Fraile, ne peut manquer
d’entrer en résonance avec ses troubles somatiques : problèmes vertébraux et
lombaires qui la font ployer, lui font courber le dos ; surcharge pondérale qui grève
son équilibre psychosomatique. De prime abord, et dans la continuité de l’hypo-
thèse économique émise plus haut, on pourrait donc penser que c’est le défaut de
mentalisation chez Mme Fraile qui aurait entraîné ce recours au corps, aux agirs
somatiques (chute d’abord, troubles lombaires puis pondéraux) pour traiter un
surcroît d’excitations traumatogènes – et on pourrait être tenté, dans la foulée, de
qualifier ce langage qui colle à la réalité comme le signe d’une pensée opératoire
(au moment des faits). Au moment où elle est vue en consultation, autrement dit
dans l’après-coup de ses troubles, Mme Fraile paraîtrait maintenant en mesure
d’exprimer verbalement, voire d’élaborer (ou presque…) ses vécus de surcharge,
antérieurement indicibles et donc somatisés. Or s’en tenir à une telle hypothèse
économique équivaut, on l’a dit, à négliger la signification de ces troubles, et revient
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

plus encore à faire fi de la psychogenèse. Or celle-ci permet d’appréhender combien


l’actualité événementielle rencontrée par Mme Fraile est venue faire écho à certains
vécus infantiles. Aujourd’hui comme hier, Mme Fraile a le sentiment qu’on la laisse
tomber : l’ancien employeur qui s’en va, le nouveau qui la relègue à ses fonctions

1. Sinon plus tôt ? Faute de précisions sur l’histoire précoce, nous ne pouvons l’affirmer ; néan-
moins on peut aussi se demander à quoi ce souvenir de la période des six ans vient faire écran
chez Mme Fraile : à l’expression des désirs œdipiens ? Certainement, mais sans doute aussi à
d’autres vécus d’abandon plus précoces…

99
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

premières (et par là à une position sociale inférieure…), l’amant qui ne veut pas
s’engager auprès d’elle, tous reproduisent les figures parentales défaillantes, et plus
encore la figure de l’objet maternel indisponible ou absent de par sa dépression
(sa maladie). Dans un tel contexte comment ne pas perdre pied, ne pas chuter,
ne pas s’effondrer, ne pas s’écrouler sous le poids… ? Tel est bien ce qui est arrivé
à Mme Fraile enfant lorsqu’elle perdit pied à l’école (redoublements) et quand à
l’âge adulte se reproduit concrètement et symboliquement la perte de ses étayages
familiers, la perte de ses repères (visiblement ni le mari, ni le foyer familial n’ont
pu alors servir de relais ou de support suffisant pour le maintien de l’équilibre
psychoaffectif et psychosomatique de Mme Fraile).

Dans un tel contexte psychoaffectif, les agirs somatiques sont loin d’être insensés
ou insignifiants, ils reproduisent et cristallisent des vécus et des souffrances restés
en souffrance d’appropriation subjective ; ils assurent également une fonction de
liaison entre l’infantile et l’actuel.

On en conclut alors que Mme Fraile ne présente ni névrose de caractère ni


névrose de comportement (cf. Marty) censées prédisposer aux accidents soma-
tiques. En revanche, elle présente, en regard des éléments dégagés (angoisses de
perte et relation anaclitique) une organisation de type limite. Les récentes épreuves
de perte d’objets ont vraisemblablement constitué un traumatisme cumulatif,
venant lui-même raviver un traumatisme infantile, un vécu d’abandon ; elles ont
alors entraîné la décompensation (ou désorganisation) somato-psychique. C’est
donc une dépression-limite que présente Mme Fraile, et l’agir (ou la pathologie)
somatique constitue chez elle une solution défensive permettant non pas tant l’éva-
cuation que l’advenue de la douleur affective et dépressive1. Le corps vient ici frayer
la voie aux représentations mentales douloureuses (cf. Carels, 1986 ; Dejours, 1989).

Ceci permet encore de dire qu’il n’est donc point question de conversion (de
nature névrotique) dans les manifestations somatiques de la patiente, même s’il
n’est pas impossible d’apercevoir chez elle, dans sa vie psychique, des filaments
de la problématique œdipienne (l’employée modèle qu’elle est et qui seconde son
patron n’est pas sans évoquer le rôle de « petite maman » qu’elle tenait lors de la
maladie maternelle, lui-même expression de ses désirs incestueux envers le père).
Toutefois, redisons-le, cette problématique génitale n’est nullement prédomi-
nante dans l’économie psychique de Mme Fraile, ainsi que son lapsus relatif à la

1. Cf. notamment les travaux de Burloux, Le Corps et sa douleur, Paris, Dunod, 2004.

100
Problématiques narcissiques. Figures dépressives et solutions par l’agir ■ Chapitre 2

maladie maternelle vient encore en rendre compte : « la même maladie que moi »,
dit Mme Fraile. Son inversion de l’ordre générationnel, au-delà du désir œdipien de
prendre la place de la mère-rivale, révèle une fois de plus combien Mme Fraile, dès
l’enfance, a intériorisé l’idée de devoir porter et prendre en charge psychiquement
cette mère en souffrance (enfant-thérapeute de sa mère en somme).

3.2.4 P
 ropositions thérapeutiques et fonctions psychiques
du cadre soignant

Les troubles somatiques de la patiente requièrent bien sûr la poursuite des soins
et traitements médicaux engagés jusqu’alors. À ce jour force est tout de même de
constater que, seuls, ces traitements n’ont pas suffi pour permettre la restauration
de l’équilibre de la patiente, et qu’ils nécessitent alors une approche complémen-
taire, une approche psychologique peut-être…

Outre les aspects manifestes de cette prise en charge médicale, il importe aussi de
prendre en compte la fonction symbolique de holding (Winnicott) que peuvent (que
vont même !) représenter le corps médical et les objets soignants pour Mme Fraile.
Au vu des éléments d’analyse dégagés, cette fonction de holding contribuera très
certainement à son rétablissement (redressement, allégement…) somatique comme
psychique.

Dans ce sens, la psychothérapie1 pourra elle aussi, et si la patiente en est d’ac-


cord, constituer une voie thérapeutique alliée à la prise en charge médicale et
hospitalière. On préconisera ici un dispositif psychothérapique, en face-à-face,
à visée étayante donc. La patiente présente certaines capacités de verbalisation,
qu’il faudra sûrement soutenir, car au début elle risque fort d’investir le dispositif
à des fins de… décharge !

Globalement, le rôle du psychothérapeute consistera à soutenir et renforcer


© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

activement les processus et productions psychiques de Mme Fraile et à favoriser


la mise en lien et en sens de ses éprouvés tant actuels qu’infantiles. Le travail
psychique risque d’être long, la patiente ayant besoin de retrouver, et de conserver,
un objet d’étayage solidement (et durablement…) présent à elle. En conséquence,
le clinicien veillera sur le plan contre-transférentiel, a fortiori si la prise en charge

1. Il est évident que la psychothérapie seule ne saurait suffire dans le cas de Mme Fraile et d’autres
patients porteurs de troubles somatiques, touchés réellement dans leur organisme.

101
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

psychothérapique se réalise au sein de l’hôpital, à maintenir le dispositif et son


propre investissement psychique de la patiente durant un temps suffisant pour
permettre d’une part à la patiente d’apaiser son besoin affectif de l’objet primaire,
et d’autre part d’éviter la reproduction d’un laisser-tomber trop précoce…

Bibliographie conseillée
Bergeret J. et al. (1986). Narcissisme et Dejours C. (1989). Recherches psycha-
états-limites, Paris, Dunod. nalytiques sur le corps. Répression et
Burloux G. (2004). Le Corps et sa douleur, subversion en psychosomatique, Paris,
Paris, Dunod. Payot.
Carton S., Chabert C., Corcos M. (2011). Le Dumet N. (2002). Clinique des troubles
Silence des émotions. Clinique psycha- psychosomatiques. Approche psychana-
nalytique des états vides d’affects, Paris, lytique, Paris, Dunod.
Dunod. Fédida P. (1977). Corps du vide et espace
Chabert C., Brusset B., Brelet-Foulard de séance, Paris, J.-P. Delarge.
F. (1999). Névroses et fonctionnements Fédida P. (2001). Des bienfaits de la
limites, Paris, Dunod. dépression. Éloge de la psychothérapie,
Paris, Odile Jacob.

4. T roubles alimentaires et problématique identitaire :


Éléonore

4.1 L’observation clinique


Éléonore est une jeune femme de presque trente ans quand elle est adressée en
consultation psychologique par un confrère médecin qui la suit depuis environ
deux ans. À cette époque, elle avait pris rendez-vous avec lui à l’occasion d’une série
de malaises physiques qui l’avaient inquiétée. L’examen clinique pratiqué alors ne fit
rien apparaître de particulier, en dehors de l’importante maigreur de la patiente et
de quelques écorchures sur les mains. Les différents examens de laboratoire confir-
mèrent l’absence de pathologie somatique ; en revanche, Éléonore présentait une
déperdition en potassium et diverses autres carences sur le plan métabolique. Au
fil du temps, elle put dire au médecin qu’elle avait parfois du mal à manger ou bien
alors que c’était l’inverse… Bien que l’ayant enjointe à consulter un(e) psychologue,

102
Problématiques narcissiques. Figures dépressives et solutions par l’agir ■ Chapitre 2

Éléonore ne put se résoudre à le faire que deux ans après, prenant conscience de
ne pas arriver seule à réguler son comportement alimentaire. Autrefois elle avait
déjà, sur les conseils d’une amie, consulté une psychiatre psychanalyste, mais elle
avait arrêté les séances au bout de trois fois. Elle trouvait la « thérapeute trop
froide… elle me parlait pas, elle attendait que je parle, et moi j’étais vide, j’avais
rien à dire ». Un autre élément a renforcé Éléonore dans cette récente décision de
consulter : la rencontre d’un homme avec lequel elle envisage sérieusement, pour
la première fois de son existence, d’entreprendre une vie commune. Jusqu’alors
Éléonore avait cumulé les liaisons éphémères. Associativement elle énonce son
important besoin de séduire. Il lui est même arrivé à certaines périodes de sa
vie d’avoir plusieurs amants en même temps. C’était toujours lors de périodes
d’angoisse pendant lesquelles elle ne supportait pas de se retrouver seule chez elle
le soir. La plus longue de ses relations amoureuses n’a jamais excédé huit mois. En
général, c’est elle qui prend la décision de rompre quand la relation se dégrade ou
bien alors quand cela devient plus sérieux avec l’autre.

Interrogée sur ces périodes d’angoisse, Éléonore précise que ça la prend souvent
le soir, lorsqu’elle est de retour chez elle – c’est pour ça qu’elle s’arrange pour
travailler le plus tard possible. Cela commence par de la tachycardie, puis de folles
idées lui traversent l’esprit. Éléonore ne précise pas davantage, elle s’arrête de parler
et un silence s’installe. Encouragée à poursuivre, elle a du mal à reprendre son
discours, balbutie, demande à fumer, allume deux cigarettes de suite et parvient
finalement à dire les choses suivantes. Pour que ça passe elle se plante devant
son placard de cuisine et se met à avaler en vrac gâteaux, plats cuisinés à même
l’emballage, pain, fromage, etc. « Tout y passe, je mange jusqu’à m’en étouffer. » Elle
est consciente de manger sans faim, sans réel plaisir, mais « juste pour s’occuper
les mains et se vider la tête », comme elle dit. Après ces accès elle est mal en point
bien sûr, « encore plus mal et plus oppressée » qu’avant ce geste, elle ne peut plus
respirer, et surtout elle a honte de s’être laissée aller à pareil comportement. « C’est
indécent, scandaleux, sale… c’est à vomir », dit Éléonore, et c’est ce à quoi elle va
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alors se livrer. Après seulement qu’elle aura vomi mais aussi tout nettoyé chez
elle, qu’il ne restera plus trace de son forfait, elle pourra aller dormir, s’endormir…
jusqu’à la prochaine fois, la prochaine angoisse… Malgré ses difficultés face à la
solitude, la perspective d’une vie commune avec son ami l’angoisse tout autant.
L’idée de vivre avec cet homme, l’idée d’une présence quotidienne auprès d’elle…
À ces évocations Éléonore commence à se sentir de nouveau mal dans l’entretien,
elle se met à s’agiter sur sa chaise, et change de sujet. Plus tard seulement, Éléonore
ajoutera qu’elle refuse « de continuer plus avant cette vie… Autant en finir, plutôt
que d’avoir cette sale bouffe pour seul compagnon ! ».

103
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

Invitée à parler d’elle sur un plan général, Éléonore décrit un emploi du temps
extrêmement rempli ; avec peu de temps vacant ; elle travaille beaucoup, est très
investie dans son travail d’architecte dans un cabinet qu’elle a elle-même monté
avec deux confrères. Elle est spécialisée dans la construction individuelle. Si les
gens sont généralement très satisfaits de son travail, et le lui disent, elle n’en est
jamais convaincue, estimant qu’elle devrait « pouvoir et surtout savoir faire mieux ».
Éléonore a très souvent le « sentiment de ne pas être à la hauteur des espérances
des clients ». Ceux-ci, ajoute-t-elle, « veulent toujours des grandes maisons, alors
qu’elle, elle en aimerait une assez petite, car sinon on se sent perdue… mais avec
des cloisons en verre qui permettent de voir dans chaque pièce… comme ça, on
sait toujours où est l’autre ! ».

Elle avoue travailler même les week-ends. Mais elle s’accorde quand même des
pauses dans son emploi du temps. Alors, elle fonce au club de gym, trois-quatre fois
dans la semaine, c’est un minimum, elle se rue sur les appareils de musculation ;
elle aime bien, dit-elle, ces moments où elle est toute seule. « Oui, bien sûr il y a
d’autres personnes, qui font du sport elles aussi, mais ça compte pas. » Ou plutôt
elle s’en fiche, plus rien ne compte qu’être seule, en tête-à-tête, avec elle-même, avec
son corps. Elle reconnaît faire parfois trop de zèle : « Ça me tue tous ces exercices,
mais j’aime bien sortir d’ici épuisée, vidée. » Elle se sent alors « étrangement bien ».
Autrefois, quand elle était adolescente, elle a fait de la natation et de la plongée
sous-marine, elle adorait. Maintenant elle ne sait pas pourquoi, rien que l’idée de
mettre la tête sous l’eau la dérange.

Travailler, bouger, être en mouvement tant psychiquement que physiquement


est son leitmotiv. « Si je m’arrête je suis perdue », dit Éléonore. Les temps libres, elle
ne supporte pas. Elle se souvient d’un été où elle s’est retrouvée quasiment seule
à Lyon, elle avait « déprimé à mort », elle s’était même dit qu’elle ne reprendrait
plus jamais de vacances sans avoir de projets précis et surtout fiables (les amis
avec lesquels elle devait partir avaient annulé leur voyage à la dernière minute, elle
n’avait pas eu le cœur de partir sans eux). À part cela, elle sort beaucoup, toujours
avec des amis (au restaurant, en boîte de nuit, le cinéma en revanche l’ennuie),
même si c’est un peu moins qu’autrefois. « Mes amies sont mariées maintenant,
elles ont aussi des enfants. » De son côté, elle pense qu’elle n’aura jamais d’enfant,
car, dit-elle, elle ne supporterait pas « d’avoir quelque chose dans son ventre. Et
puis l’idée de prendre du poids, ah ça non, pas question ! ». Elle s’occupe parfois des
enfants de ses frère et sœur. Mais elle en a vite marre, elle se sent dépassée, surtout
par la plus petite, âgée de quatre ans, qui pleure ou qui crie pour un rien, réclame
sa maman, ça la stresse, elle ne les garde en général pas plus d’un jour ou deux.

104
Problématiques narcissiques. Figures dépressives et solutions par l’agir ■ Chapitre 2

Éléonore est la dernière enfant d’une fratrie de trois ; sa mère lui a dit qu’elle
était arrivée par accident. Ses parents, tous deux enfants uniques, avaient décidé
d’avoir deux enfants, un de chaque sexe de préférence ; mais aux dires maternels ils
n’avaient jamais regretté sa naissance. Elle doit son prénom à une tante maternelle.
C’est sa mère qui, en souvenir de cette tante très affectionnée par elle, et décédée
environ un an avant la naissance d’Éléonore, avait tenu à lui attribuer son prénom.

Son frère et sa sœur sont de 10 et 8 ans plus âgés qu’elle. Elle les aime bien, dit
bien s’entendre avec eux, mais explique que cette différence d’âge entre eux fait
qu’« il manque quelque chose entre nous… c’est pas comme eux deux, mon frère et
ma sœur ont toujours fait plein de choses ensemble, sorties, sports… moi j’étais bien
trop petite pour pouvoir être avec eux. […] Pendant les vacances, ils partaient en
camp au même endroit, et moi j’étais expédiée chez l’une ou l’autre de mes grands-
mères, là-bas j’étais toujours toute seule ». Après ces mots, Éléonore rapporte une
scène survenue lorsqu’elle était enfant : « C’était à table, j’étais encore petite car
je me souviens être assise dans ma chaise haute, mes parents parlaient avec mes
frères et sœurs. Je me suis étouffée avec un aliment. Personne n’a réagi… Enfin,
pas tout de suite. À un moment ils ont quand même fini par se rendre compte.
Qu’est-ce que j’ai eu peur… » Elle ne peut rien ajouter à la suite de ce récit, sinon
qu’elle a toujours peur quand ça lui arrive depuis.

Ses parents n’ont jamais pris de vacances avec leurs enfants, sauf une fois ou
deux en hiver ; ils avaient créé une petite entreprise, et l’été était toujours pour eux
un moment de grande effervescence professionnelle. Sa grand-mère maternelle est
celle dont elle garde le meilleur souvenir car elle était toujours aux petits soins pour
elle, elle lui cuisinait des tas de pâtisseries dont Éléonore raffolait. Petite, Éléonore
se souvient avoir été très gourmande ; elle relate que sur les photos, elle apparaît
très souvent un biscuit à la main, au point d’être une enfant plutôt joufflue jusqu’à
l’adolescence. C’est là que Éléonore s’est mise à réduire son alimentation, elle se
trouvait plus grosse que les jeunes filles de son âge et se sentait rejetée. Elle trouve
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sa sœur Hélène bien plus belle et bien plus intelligente qu’elle (pourtant cette sœur
n’a pas entrepris d’études, au contraire d’elle, de plus elle n’a jamais travaillé en
dehors de ses fonctions de mère au foyer). Depuis cette période, Éléonore surveille
toujours scrupuleusement son poids, fixé à deux kilos en dessous du seuil pondéral
minimal pour sa taille. C’est la limite qu’elle s’est fixée. Elle aime bien les sensations
que ça lui procure d’être en dessous de ce poids… mais elle sait, depuis qu’elle a
fait ces malaises il y a deux ans, qu’il faut qu’elle arrête « de jouer avec son corps ».
En revanche, dès que son poids s’approche de la limite supérieure « interdite », elle
« panique », elle ne « se sent plus elle-même… ».

105
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

4.2 L’étude de cas


4.2.1 Intérêt du cas

Pour travailler davantage la question de la limite, c’est-à-dire de la labilité de


l’organisation psychique, d’une part, des connexions de celle-ci avec les enjeux
des problématiques névrotiques et psychotiques adjacentes, d’autre part, le cas
d’Éléonore s’offre à juste titre. Ce cas met de plus en jeu une perturbation de la
conduite alimentaire, sur le double mode de l’anorexie et de la boulimie, troubles
particulièrement répandus à l’heure actuelle chez les jeunes gens, et plus parti-
culièrement les jeunes femmes, au cours ou au sortir de l’adolescence (dans la
post-adolescence donc). De ce fait, ce cas amène aussi à examiner et à prendre
en compte les vicissitudes comportementales et corporelles comme modalités
de régulation de la vie psychique et affective, de la libido narcissique et objectale.
Plus précisément, il montre comment une fonction aussi vitale que la fonction
alimentaire peut s’avérer conflictualisée, perturbée de par l’existence chez l’individu
d’angoisses et de souffrances affectives inconscientes.

4.2.2 Diagnostic psychopathologique

Éléonore se présente comme une jeune femme bien adaptée socio-profession-


nellement, ayant des activités et une vie relationnelle satisfaisante. Toutefois elle
souffre de la solitude, et il lui est par ailleurs difficile de maintenir des liens affectifs,
surtout une relation amoureuse stable, dans la durée (elle rompt en effet dès que
la « lune de miel » amoureuse est finie ou encore dès que la relation devient plus
engageante).

Des troubles des conduites alimentaires perturbent son existence :

• tout d’abord des conduites alimentaires restrictives de type anorexique,


survenues dès l’adolescence, ayant entraîné un état de maigreur (voire de
cachexie…) depuis au moins deux ans, et responsable de la survenue de
troubles somatiques (malaises divers dus à des carences métaboliques)

• ensuite, des conduites boulimiques, survenant par accès soudains, le soir lors
de moments d’angoisse et de solitude ; elles portent typiquement sur des
aliments bourratifs à forte teneur calorique (féculents, gâteaux, fromage).
Les raptus boulimiques sont aussitôt suivis de vomissements provoqués (d’où
les écorchures sur les mains), destinés à effacer – annuler – tant les effets

106
Problématiques narcissiques. Figures dépressives et solutions par l’agir ■ Chapitre 2

adipogènes de ces massives prises alimentaires que les traces de ce « forfait »


– comme si celui-ci n’avait pas eu lieu.

Des affects d’angoisse, de honte, de culpabilité accompagnent ces différents


comportements. Dans l’enfance déjà, il semble qu’Éléonore présentait une appé-
tence ou une attirance pour les sucreries, elle avait l’habitude d’avoir toujours un
aliment sous la main (sinon dans la bouche…), au point d’avoir été une enfant et
préadolescente joufflue (légère surcharge pondérale dans l’enfance).

Au moment où elle consulte, son poids est stable mais inférieur au poids moyen
du sujet, et il fait surtout l’objet d’une scrupuleuse surveillance. On observe une
obsession de la minceur, voire de la maigreur – sans parler d’une jubilation et
d’un état d’euphorie chez la patiente quand son poids est en baisse (elle aime les
sensations procurées par un état pondéral inférieur à celui qu’elle s’est déjà restric-
tivement fixé) – ainsi que, corrélative, une hantise de grossir (« prendre du poids,
pas question ! » ; elle panique dès que son poids approche la limite qu’elle s’est fixée).

À cela et en lien s’ajoutent des exercices physiques et sportifs intenses et répétés


(trois à quatre fois par semaine au moins), dont la finalité semble bien être – outre
le maintien pondéral – la maîtrise du corps, d’une part, la recherche de sensations
(« j’aime bien sortir d’ici épuisée, vidée ») et de limites « (ça me tue tous ces exer-
cices »), d’autre part.

On peut également parler d’hyperactivité chez Éléonore (« emploi du temps bien


rempli », « peu de temps vacant »…). En fait la tendance boulimique d’Éléonore
s’étend à de nombreux domaines de son existence : l’alimentation certes mais,
au-delà de celle-ci, le secteur professionnel (elle travaille beaucoup, très souvent
tard le soir, le week-end), le champ des loisirs (elle ne supporte pas le temps libre,
« elle sort beaucoup », et semble regretter le temps où elle sortait davantage lorsque
ses amies étaient plus disponibles, sans parler de ses activités sportives dès qu’elle
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fait une pause), l’espace des relations amoureuses et sexuelles (elle a un « important
besoin de séduire » à une époque, elle avait plusieurs amants simultanément. Tout
cela montre une Éléonore « Don Juane »…). Globalement on peut dire que la motri-
cité est très investie par Éléonore (« travailler, bouger, être en mouvement… est
son leitmotiv », elle aime mieux les boîtes de nuit que le cinéma) et joue un rôle
régulateur certain de son économie pulsionnelle.

Enfin, ces signes et symptômes s’observent sur fond de manifestations anxio-


dépressives. L’angoisse semble plus précisément associée à des moments de solitude

107
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

(le soir par exemple) et annonce la crise boulimique à venir ; les aspects dépressifs
sont au demeurant assez larvés (plutôt évacués par les agirs moteurs, on en repar-
lera plus loin), à l’exception d’une fois (un été durant lequel elle avait « déprimé
à mort »). On relève également une tonalité suicidaire dans certains propos (« …
refus de continuer plus avant cette vie… Autant en finir, plutôt que d’avoir cette
sale bouffe pour seul compagnon ! »).

Bien que la fréquence et la durée des accès boulimiques ne soient pas nommé-
ment connues ici, l’ensemble des éléments précédemment identifiés permet, sur
le plan psychopathologique, de dire qu’Éléonore présente un tableau clinique
d’anorexie-boulimie. Sur cette même base, le DSM-IV conclurait sûrement à un
« trouble des conduites alimentaires non spécifié », car malgré la présence ici de
tous les critères retenus pour l’anorexie mentale (anorexie de type 2, non restric-
tive), il manque l’aménorrhée. À vrai dire, faute d’informations sur ce point, rien
ne permet d’inférer ni de réfuter l’hypothèse de l’aménorrhée.

On peut toutefois préciser l’hypothèse-diagnostic précédente en ajoutant que


semblent faire défaut à Éléonore certaines des caractéristiques mentales du sujet
anorexique mental – tels que l’hyper-investissement intellectuel et cérébral, le déni
du corps et de ses troubles (au moment où elle consulte en tout cas) par exemple –
ce qui conduit à mettre l’accent chez elle autant sur les aspects boulimiques que
sur les aspects anorexiques de sa psychopathologie.

L’analyse structurale et l’approche psychodynamique (conflits et défenses


notamment) vont permettre d’aller examiner l’en-deçà de cette revue sémiologique.

4.2.3 Organisation psychique et métapsychologie

Malgré ses nombreuses relations amicales et amoureuses, le vécu de solitude


d’Éléonore laisse clairement apparaître la problématique du lien, de l’attachement
et de la perte d’objet ici en jeu. Toutefois, sous cette problématique limite s’en
profile aussitôt une autre, plus archaïque, autour de l’indifférenciation mortifère
et du vécu intrusif de l’objet.

Étudions-les successivement.

Sur le plan structurel, on perçoit tout d’abord chez Éléonore d’importantes


angoisses de perte, d’abandon, de séparation, avivées par exemple lorsqu’elle est
seule chez elle. Elles semblent aussi réactivées lorsque s’occupant de ses nièces et

108
Problématiques narcissiques. Figures dépressives et solutions par l’agir ■ Chapitre 2

neveux, Éléonore entend la plus petite crier et pleurer sa maman… faisant ainsi écho
à son propre vécu infantile. En effet, ses angoisses étaient déjà très présentes dans
l’enfance, par exemple lorsque ses frères et sœurs, dont elle a une vision idyllique
(celle d’un couple d’inséparables…), partaient en vacances de leur côté, ensemble,
tandis qu’elle « était expédiée » chez l’une ou l’autre de ses grands-mères.

Très tôt l’objet-nourriture est alors venu remplacer, pour Éléonore, l’objet
d’amour manquant, ressenti comme tel dans tous les cas. La grand-mère ne lui
confectionnait-elle pas des douceurs alimentaires (pâtisseries) pour atténuer la
douleur de l’absence et de l’éloignement d’avec ses proches, parents et fratrie ? À
défaut de l’objet d’amour auprès d’elle, c’est le biscuit qu’Éléonore avait toujours
sous la main. Aujourd’hui, le scénario perdure, via les accès boulimiques.

Ceux-ci, survenant quand Éléonore rentre seule chez elle le soir, pourraient
peut-être laisser penser à une régression libidinale, de la génitalité à l’oralité, à un
déplacement hystérique : à défaut d’amant, Éléonore consomme et se console avec
des aliments. Pourtant, l’important besoin de séduire d’Éléonore de même que sa
« boulimie sexuelle » ne sont pas tant les signes d’une libido génitale excessive ou
excessivement affamée qu’ils ne correspondent chez elle au besoin de l’objet et
plus encore à un important besoin de réassurance narcissique.

En effet, les affirmations maternelles au sujet de sa naissance dite imprévue mais


non regrettée ne semblent pas avoir suffisamment rassuré Éléonore quant à l’amour
de l’objet à son égard. Éléonore a-t-elle le sentiment d’avoir réussi à intéresser sa
mère autant que sa sœur Hélène, laquelle était la première et en principe la seule
fille attendue ? Le complexe d’infériorité qu’Éléonore éprouve face à cette sœur,
hautement idéalisée par ailleurs, invite à en douter. Elle qui enfant se vivait comme
« bien trop petite pour pouvoir être avec eux » (qu’il s’agisse au fond de sa fratrie
ou de ses parents) continue aujourd’hui encore, face à ses clients par exemple, à
douter d’elle, de sa valeur et à penser « ne pas être à la hauteur de leurs espérances ».
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

Quelle est donc la place d’Éléonore dans la famille et plus encore dans l’amour
maternel ? Ou encore quel type d’investissement affectif Éléonore a-t-elle suscité
chez l’objet maternel ? La question vaut d’être posée en regard du contexte familial
de sa naissance. Éléonore est née peu de temps après le décès d’une grand-tante
particulièrement affectionnée de sa mère, dont elle porte d’ailleurs le prénom…
Comment dès lors pour Éléonore penser qu’elle a pu ou su séduire, intéresser l’objet
maternel autant que le fit cette tante dont elle porte le prénom, le souvenir… ?
Éléonore existe dans l’ombre de cette figure disparue. N’est-elle pas alors dans

109
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

l’imaginaire familial, et plus encore pour l’objet maternel, assignée1 à remplacer


cette tante disparue, à la réincarner ? Les compulsions alimentaires et la surcharge
pondérale dès l’enfance suggèrent en effet l’idée qu’Éléonore est vouée/contrainte
à nourrir cette autre en elle, cet objet transgénérationnel (cf. Rubin, 1997), dont la
mère n’aurait peut-être pu faire le deuil. Les troubles alimentaires chez Éléonore
ne seraient alors pas seulement le signe d’une problématique individuelle de perte
d’objet non symbolisée, mais aussi le signe d’une problématique transgénération-
nelle (du même ordre). Toutefois, et pour revenir à Éléonore, si son corps abrite
ainsi le fantôme de l’objet d’amour dont la perte est niée par sa mère, quelle place
y aurait-il alors pour elle, pour son être propre ? C’est ici qu’apparaît un nouvel axe
dans l’étude du fonctionnement psychologique d’Éléonore.

Si Éléonore souffre assurément du manque et de l’absence de l’objet (cf. senti-


ment de non-disponibilité, voire d’une insuffisante attention des parents à son
égard), pourvoyeurs chez elle de désagréables sensations de vide (elle ne supporte
pas les temps libres, s’empresse de remplacer une activité par une autre, tel le sport
après le travail, etc.) et d’abandon (elle n’avait pas eu le cœur de partir en vacances
sans ses amis), elle souffre tout autant de l’empiétement et de l’intrusion de l’objet
dans son espace intime, dans son moi. L’attestent ses nombreuses ruptures affec-
tives dès que la relation devient engageante, l’angoisse générée chez elle par la
perspective de vivre avec son ami, une présence quotidienne auprès d’elle, ou bien
l’angoisse à l’idée de la présence d’un corps étranger, d’un enfant, de la nourriture,
en elle, dans son corps.

Si Éléonore nourrit le profond désir d’un objet indéfectible et perceptible à


demeure auprès d’elle (à l’instar de la dyade frère-sœur, symbole de la dyade mère-
enfant), voire en elle (comme les ingestions boulimiques ou l’idée des cloisons de
verre le traduisent), elle ne supporte cependant pas le rapproché d’avec l’objet. Loin
de constituer des mécanismes de fuite ou de retrait hystériques, ses nombreuses
ruptures amoureuses disent sa hantise d’être phagocytée, absorbée par l’autre,
confondue avec lui. Ce sont donc des angoisses très archaïques qui habitent l’éco-
nomie psychique d’Éléonore, et contre lesquelles elle lutte, au moyen des ruptures
affectives réitérées, mais plus encore au moyen des vomissements ou de la pratique
sportive intense.

1. Voir notamment les travaux de Aulagnier (1984) et de Kaës (1993) sur la place du Je à l’intérieur
d’un ensemble inter­subjectif qui le précède et l’assigne à une certaine place.

110
Problématiques narcissiques. Figures dépressives et solutions par l’agir ■ Chapitre 2

En effet, si l’ingestion boulimique traduit le vif désir du sujet de posséder l’objet


au plus profond de soi, dans son intériorité (à défaut en somme de disposer d’un
bon objet interne), le vomissement, lui, montre la nécessité dans laquelle se trouve
tout autant le sujet d’expulser cet objet devenu mauvais aussitôt incorporé, c’est-
à-dire aussitôt mêlé au corps propre et confondu avec lui.

Il en est de même dans la pratique sportive intensive. Ce corps qu’Éléonore


s’évertue à épuiser, à tuer (« ça me tue tous ces exercices physiques »), n’est pas tant
le sien que celui de l’autre (de l’objet maternel), (con)fondu avec le sien ; son moi
corporel ou son habitacle corporel (projeté également sur l’habitacle domestique)
n’est donc pas perçu, approprié par Éléonore comme étant sien (ou comme faisant
partie de soi), il « est » – dans une équation symbolique – l’objet fusionnel, dont le
sujet ne s’est pas, ou pas suffisamment, différencié. C’est cette indistinction entre
moi et non-moi qui explique alors le vécu subjectif d’empiétement ou d’intrusion
par l’objet. La modalité anorexique constitue une autre manière de se défendre
de (la rencontre avec) cet objet envahissant : plutôt ne rien manger, semble dire
l’anorexique en somme, plutôt que risquer d’être dépossédée de soi par cet objet
étouffant, mortifère (vécu et fantasmé comme tel).

Si les troubles anorexiques ont débuté chez Éléonore, comme chez bien d’autres
jeunes filles, à l’adolescence, c’est donc certes en regard d’une problématique géni-
tale actualisée par la maturation pubertaire, mettant en jeu l’identité sexuelle et
avec elle la reconnaissance de la différence des sexes : la maternité, avoir quelque
chose dans son ventre/utérus, comme symboles de la rencontre génitale, avec les
angoisses de castration afférentes, sont ici nettement insupportables à Éléonore.
Mais ces troubles adviennent aussi en raison d’une problématique prégénitale (de
perte notamment, voir infra), et plus encore d’une problématique archaïque où
la question de l’identité primaire, de l’accès à un Je individualisé, est posée. Si les
troubles alimentaires anorexiques d’Éléonore survenus à l’adolescence signalent
un certain « refus du féminin » (au sens secondaire, génital, du terme), c’est parce
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

que cette féminité naissante est pour elle source d’impossible rivalité (avec la
sœur, symbole œdipien, par exemple) mais aussi synonyme de perte, d’abandon
par l’objet. On peut pousser plus loin l’analyse et postuler, avec André (1995) par
exemple, que la rencontre génitale vient également réactiver chez Éléonore les
enjeux et les échanges du corps-à-corps primitif avec l’objet maternel. On peut alors
émettre l’hypothèse que les soins maternels primaires ont laissé une empreinte trop
pénétrante, soit alors une emprise sur le sujet et sur son corps, laissant perdurer
chez lui des vécus originaires d’intrusion, d’envahissement, c’est-à-dire encore
d’étouffement. Devenir femme, et plus encore mère, c’est pour Éléonore « prendre

111
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

du poids » et, si elle le refuse énergiquement, c’est parce que devenir femme équi-
vaut à devenir comme la mère, équivalent fantasmatique chez Éléonore ou chez
d’autres anorexiques-boulimiques d’avoir la mère en soi. Se profile ici le spectre de
la fusion-aspiration narcissique. Celle-ci s’avère autant recherchée (pour occulter
les angoisses de séparation-individuation) que redoutée (en raison de ses aspects
destructeurs, perceptibles par exemple dans l’impossibilité d’Éléonore à mettre la
tête sous l’eau). Outre les enjeux génitaux et la problématique de la perte de l’objet,
ce fantasme de fusion est donc ce qui sous-tend en dernier ressort les agirs compor-
tementaux d’Éléonore (crises de boulimie/vomissement, exercices physiques). En
effet, durant ces nombreux tête-à-tête sportifs avec son corps, se muscler mais
surtout s’épuiser, se vider ressemblent fort aux signes d’une rude bataille menée
avec l’objet primaire incorporé, bataille dont Éléonore a parfois le sentiment de
sortir victorieuse. Cela lui procure un « étrange sentiment de bien-être », mais qui
est bien éphémère puisqu’il faut à Éléonore réitérer sans relâche ces exercices, soit
encore ces retrouvailles-rejets avec elle et avec l’objet incorporé.

Ces différents comportements, ou actes symptômes, montrent donc une


économie psychique placée sous le primat de l’agir, corrélatif de certaines difficultés
d’intériorisation, et de mentalisation aussi. En effet, les nombreux agirs corporels
et comportementaux auxquels Éléonore se livre (s’adonne…) montrent les limites,
voire la faillite de ses processus psychiques tant d’élaboration que de pare-exci-
tation. À défaut d’élaborer psychiquement ses conflits, Éléonore est amenée à les
agir dans la réalité extérieure et à décharger ainsi ses tensions sur le mode le plus
économique qui soit. Éléonore mange « jusqu’à s’en étouffer » et « pour se vider la
tête », autrement dit pour ne pas penser le vide, la perte, parce qu’elle ne peut se
les représenter (c’est trop destructeur) mais également parce que derrière ce vide
il y a du trop-plein étouffant (Cournut, 1991).

Peut-être pouvons-nous également concevoir ces différents agirs (hyperactivité


au travail comme dans la vie, mouvement perpétuel, recherche de l’épuisement
physique, mais aussi agir boulimique) comme des processus autocalmants (Swzec,
1998) – la recherche d’excitations et de sensations permettant au sujet – au regard
des problématiques dégagées – de s’apaiser, voire de se sentir vivant, tandis que
l’inactivité, la vacuité sont anxiogènes et vécues comme des équivalents de mort.

112
Problématiques narcissiques. Figures dépressives et solutions par l’agir ■ Chapitre 2

4.2.4 É
 léments transféro-contre-transférentiels
et propositions thérapeutiques

Les raisons pour lesquelles Éléonore a abandonné rapidement le premier dispo-


sitif psychothérapique (au bout de trois séances) font clairement apparaître le type
de transfert déployé envers l’analyste-thérapeute. Celle-ci a été perçue comme
« trop froide », « pas assez parlante », autrement dit elle activait chez Éléonore une
figure de mère absente, de « mère morte » (Green, 1980), de mère peu étayante,
pour ne pas dire peu nourrissante ! (« Elle attendait que je parle, et moi j’étais vide,
j’avais rien à dire »). Éléonore n’a donc pas supporté d’être en présence d’une telle
image/imago, et moins encore d’être mise en contact si rapidement (et si brutale-
ment alors…) avec certains de ses propres éprouvés anxiogènes internes (le vide
contre lequel elle n’a de cesse de se prémunir par le plein).

Ce qui montre ici l’inadéquation d’un dispositif ou d’une technique psycha-


nalytique par trop rigide auprès de ce type de patiente (anorexique-boulimique).
Compte tenu des difficultés d’établissement du lien, des angoisses autant de vide
que d’intrusion, des difficultés non pas tant de verbalisation que d’élaboration
psychique, des risques ou propensions à l’agir et à la rupture du lien…, il importe
de « repenser la cure psychanalytique » (Célérier, 2002), d’ajuster le cadre autant
que l’attitude clinique envers la patiente à ce que celle-ci peut tolérer, soit l’ajuster
aux caractéristiques de son organisation psychologique en deçà de la névrose en
l’occurrence. Le face-à-face patiente-psychothérapeute semblera donc préférable
au classique dispositif fauteuil-divan, afin d’étayer le moi du sujet ; le silence sera
en grande part limité, au début du moins.

Du point de vue de la technique thérapeutique, on préconisera « une écoute


compréhensive » (Brusset, 1998) visant d’abord à soutenir l’expression subjective
(permettant la discrimination des divers éprouvés, leur reconnaissance verbale,
la nomination des affects) et permettant de restaurer le narcissisme. Il convient
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

de sensibiliser le sujet à sa vie psychique avant toute interprétation de ses conflits


pulsionnels et contenus mentaux, car celle-ci pourrait être vécue sur un mode
persécuteur, susceptible d’engendrer à son tour une rupture du processus – et du
lien – thérapeutique. Sur le plan contre-transférentiel il s’agira au final d’éviter tout
autant une position de mère frustrante qu’une position maternelle trop gratifiante
(qui se voudrait réparatrice).

113
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

Dans le cas d’Éléonore, une hospitalisation n’est nullement indiquée à ce jour,


compte tenu de sa stabilité pondérale ; la poursuite du suivi médical parallèlement
au travail psychothérapique constitue par ailleurs un atout certain dans sa prise
en charge thérapeutique.

Bibliographie conseillée
Brusset B., Couvreur C., Fine A., Jeammet Igoin L. (1979). La Boulimie et son infor-
P., McDougall J., Vindreau C. (1991). La tune, Paris, PUF, 1981.
Boulimie, Monographies de la Revue fran- Jeammet P. (1974). « L’anorexie mentale »,
çaise de psychanalyse, Paris, PUF. EMC Psychiatrie, 37350 A10 et A15.
Chabert C. (2015). La Jeune Fille et le Marinov V. (dir.) (2001). Anorexie, addic-
Psychanalyste, Paris, Dunod. tions et fragilités narcissiques, Paris,
Corcos M. (2000). Le Corps absent. PUF.
Approche psychosomatique des troubles Marinov V. (2008). L’Anorexie : une étrange
des conduites alimentaires, Paris, Dunod. violence, Paris, PUF.
Dumet N. (2017). L’Inconscient dans l’as- Revue française de psychanalyse,
siette, Paris, Dunod. « Addiction et dépendances », 2004, 68, 1.
Flament M., Jeammet P. (dir.) (2000). La
Boulimie. Réalités et perspectives, Paris,
Masson.

5. Violence et troubles narcissiques : Christophe L.

5.1 L’observation clinique1


Christophe L. est rencontré dans le cadre d’une expertise psychologique
ordonnée par un juge d’instruction, alors qu’il est mis en examen pour des faits
de viols avec séquestration. L’entretien d’expertise se déroule au sein de la maison
d’arrêt, dans l’un des bureaux du service médical, ancienne cellule transformée en
lieu de consultation.

1. L’observation clinique du cas de Christophe et son étude ont été réalisées par Pascal Roman,
professeur de psychologie clinique, psychopathologie et psychanalyse à l’Université de Lausanne
(Suisse).

114
Problématiques narcissiques. Figures dépressives et solutions par l’agir ■ Chapitre 2

Christophe L. est un homme âgé de 25 ans, très attentif à la qualité de sa présen-


tation, en particulier sur le plan vestimentaire. Il investit la relation dans une quête
de proximité, à tel point que l’on pourra relever quelques dérapages verbaux le
conduisant à tutoyer le psychologue.

La rencontre clinique se déroule, au cours de trois entretiens, dans les locaux de


la maison d’arrêt dans laquelle Christophe L. est incarcéré depuis déjà plusieurs
mois. Son arrestation a fait suite à ce qui est présenté, au décours de la procédure
judiciaire, comme une nouvelle manœuvre de séquestration.

Au cours de ces entretiens, deux épreuves projectives seront proposées succes-


sivement à Christophe L., l’épreuve de Rorschach et l’épreuve de TAT, comme
soutien de l’évaluation de la personnalité, évaluation qui constitue la demande du
magistrat dans le cadre de l’instruction.

Christophe L. se présente, dans le cadre de l’examen psychologique, comme un


jeune homme posé, coopératif, qui investit la rencontre expertale dans sa dimen-
sion d’échange.

Il témoigne d’une bonne participation dans l’examen psychologique, cherche


manifestement à plaire ou, à tout le moins, à obtenir un soutien dans la relation
avec le psychologue en requérant son approbation à ses propos. Au travers du mode
de relation dans lequel s’engage Christophe L. émerge une forme d’intelligence qui
participe à des mouvements de distorsion et qui ouvre sur une forme de maîtrise
dans le lien clinique.

La collaboration de Christophe L. apparaît comme satisfaisante dans le cadre


de l’entretien : il se montre très calme dans le début de la rencontre, un calme
contrastant avec les évocations de violence contenues dans le dossier d’instruction.
Il relate son histoire au travers d’un discours construit, animé par un vocabulaire
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

recherché et adéquat. Au fil de l’entretien cependant, Christophe L. manifeste des


expressions dans le registre de la persécution, référées selon les moments à l’expert,
à la victime, aux représentants de l’autorité judiciaire, laissant émerger une violence
latente : Christophe L. s’agite, se lève de sa chaise, hausse le ton…

Lors de la troisième rencontre, alors que se profile la fin de l’examen psycholo-


gique, Christophe L. va se découvrir dans une plus grande fragilité : son discours est
moins péremptoire, le sujet peut laisser émerger a minima quelques expressions
d’affect dans l’évocation de ses parents par exemple (la fin de la passation du TAT,

115
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

avec la planche 16 en particulier, témoigne de cette émergence). Le discours de


Christophe L. se présente alors de manière assez nettement logorrhéique, dans un
registre plaintif, puis prendra la forme d’un chantage au suicide à peine déguisé…
dont on peut penser qu’il s’adresse assez directement aux prises de positions suppo-
sées (ou pressenties) de l’expert au travers de son rapport.

Christophe L. présente son histoire de vie de manière relativement lisse, non


conflictuelle et assez peu investie sur le plan affectif, à partir d’une arrivée en France
à l’âge de 8 ans, avec sa famille, en provenance d’un pays d’Afrique francophone.
Seules émergeront quelques expressions discrètement persécutoires à l’occasion
de l’évocation de son enfance puis de son adolescence en France : sa famille était
vécue comme indésirable dans le quartier où elle résidait, ses relations avec ses
camarades de classe, marquées par des manifestations de racisme.

La figure du père est décrite sur un mode idéalisé : il soutient son fils dans
ses difficultés actuelles, vient le voir, et, de fait, apporte comme une confirma-
tion à ses positions de déni de sa participation aux actes qui lui sont reprochés.
Ce sentiment de pouvoir disposer d’un soutien paternel inconditionnel conforte
Christophe L. dans un discours de toute-puissance, que l’on peut mettre en lien
avec les croyances qu’il énonce quant aux rituels et envoûtements (participation
animiste) qui, pour lui, pourraient expliciter sa situation actuelle. On entend bien
sûr que le recours à ses croyances résonne également pour Christophe L. comme
un appel aux origines…

La figure maternelle est convoquée de manière plus distante, ainsi que celle de la
fratrie. La mention de sa sœur puînée ne sera mobilisée par Christophe L. que pour
confirmer les positions d’hostilité de ce dernier à l’égard du viol (on pourrait même
entendre position de militance contre le viol), au travers de ce que Christophe L.
fait valoir du souci qu’il peut avoir de la protection de sa sœur…

Sur le plan de son parcours de formation, Christophe L. évoque un certain


nombre d’échecs dans sa tentative d’obtenir une qualification professionnelle
(BEP de maintenance des systèmes thermiques dans un premier temps, puis BEP
de magasinier), dans une configuration où il se présente de manière récurrente
dans une position de victime a minima. Sa dernière tentative d’obtenir une quali-
fication professionnelle (baccalauréat professionnel en commerce, sous la forme
d’un contrat de qualification) s’est soldée par un licenciement de la part de son
employeur…

116
Problématiques narcissiques. Figures dépressives et solutions par l’agir ■ Chapitre 2

Par ailleurs, Christophe L. mentionne deux emplois récemment occupés : d’une


part, un emploi de nuit en maison de retraite et, d’autre part, un contrat temporaire
en tant qu’agent de médiation sociale dans le cadre d’une société de HLM. On peut
entendre au travers de cette référence à une insertion professionnelle valorisante,
au sens de son investissement dans une relation d’aide, une tentative de suture des
failles de son fonctionnement psychique.

De fait, l’insertion sociale et professionnelle de Christophe L. se présente de


manière chaotique, et la part de générosité mise en avant dans ses engagements
professionnels se présente comme une forme de leurre.

Par ailleurs, Christophe L. mentionne des prises de toxique itératives (cannabis,


alcool) et si celles-ci sont présentées sur un mode de « loisir », il n’en demeure pas
moins que l’organisation de vie de Christophe L. (sur le plan relationnel, sur le plan
des implications financières) paraît assez largement marquée par la préoccupation
toxicomaniaque.

Sur le plan de sa vie affective, Christophe L. indique avoir eu, en particulier, une
relation affective de plusieurs années avec une jeune fille originaire d’Amérique du
Sud, qui l’aurait ensuite quitté pour rejoindre son pays d’origine : la séparation est
évoquée dans un contexte de dramatisation affective, dans un vécu de perte notable.
On entend à nouveau, en arrière-plan, le souci manifesté par Christophe L. de
présenter une image normalisée de son inscription sociale et affective.

Au-delà de cette relation amoureuse, Christophe L. évoque des relations fugitives


avec des jeunes filles ou femmes de son âge, voire plus jeunes, sans projet construit
sur le plan d’une vie commune… alors même qu’une idéalisation massive de la
relation amoureuse et de la fondation d’une famille vient émailler son discours,
centré alors sur la quête d’une femme « sérieuse » en qui il pourrait avoir confiance,
et qu’il présente en opposition à sa victime, dont il rapporte le caractère immature,
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

volage, manipulateur et séducteur…

À propos des faits qui lui sont reprochés (viol avec séquestration), Christophe L.
évoque tour à tour les machinations dont il a pu faire l’objet ou le malentendu qui
a pu s’établir sur la qualité de la relation instaurée avec sa victime.

Pour Christophe L., l’occasion de rencontre de la victime (victime non reconnue


en tant que telle par ailleurs) serait liée, dans un premier temps, à une demande

117
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

d’aide de sa part, demande traduite par ce dernier (on pourrait dire : interprétée)
dans les termes d’une demande de relation affective. Dans un second temps,
Christophe L. présente la victime comme s’étant trouvée prise dans la double
nécessité, paradoxale, de protéger son agresseur et de se protéger elle-même.

Dans une banalisation des faits rapportés par la victime, Christophe L. peut
parler, à son propre égard, d’une « mésaventure ». Tout se passe alors comme si,
au mépris des témoignages accablants et des preuves matérielles réunies contre lui,
Christophe L. allait, magiquement, être reconnu innocent, dans un mouvement de
restauration de sa dignité bafouée par sa mise en examen.

Face aux faits de viols avec séquestration qui lui sont reprochés, Christophe L. ne
manifeste aucune empathie à l’égard de sa victime. Il se considère lui-même comme
la victime d’une jeune femme sans scrupule, qui se serait retirée après l’avoir séduit,
et il introduit celle-ci dans sa propre responsabilité, voire sa propre perversité.

En effet, dans le discours de Christophe L., on peut entendre que :

• d’une part cette jeune fille qu’il a conviée, généreusement, chez lui n’a pas été
digne de son accueil (pas plus que la jeune fille à l’égard de laquelle il y aurait
eu tentative de séquestration d’ailleurs) ;

• et d’autre part, elle aurait transformé sa propre quête sexuelle en accusation de


viol avec séquestration. Ainsi la victime est-elle présentée comme séductrice
(elle a souhaité cette relation sexuelle), manipulatrice (elle a su, au travers de
son dépôt de plainte, apporter des éléments permettant de mettre en examen
Christophe L. et de l’incarcérer) et menteuse (puisqu’elle a été capable d’ima-
giner un scénario crédible pour être considérée comme victime).

‡‡ Protocole de l’épreuve de Rorschach1 de Christophe L.

Planche I (1,30’) : Ce que ça représente ? ouh là… ça représente quelque chose ça ?

1. Là je vois comme un insecte-papillon ou… ouais un papillon avec deux crocs


là, deux pinces et une bouche, une sorte de gros papillon, avec des taches… et
les ailes elles sont un peu hautes… ou peut-être elle les a ouvertes… oui c’est

1. Test de H. Rorschach (1947).

118
Problématiques narcissiques. Figures dépressives et solutions par l’agir ■ Chapitre 2

un papillon, une abeille un papillon (enquête : les ailes), les crocs là… Ça, ça
embrouille (montre la partie supérieure), ça cache… et on voit le corps.

Planche II (2,05’) : (soupire)… Je regarde comment ? V. >. Ù.

2. Là je vois un papillon encore, là (détail inférieur rouge)… un joli papillon rouge


d’ailleurs… mais le reste, je vois pas exactement la forme quoi, le reste ça n’a
pas d’autre nom quoi…

3. Le vide, un espace vide là (détail blanc central).

4. Et là une tête (détail noir supérieur), pas une tête d’être humain, d’un insecte
peut-être avec les ailes, des grosses ailes oui, c’est clair là, c’est un papillon
(répétition). (Enquête : je vois deux yeux là mais il y a pas de corps alors on peut
pas savoir si ça représente entièrement un papillon.)

Planche III (3,00’) : Ça, c’est quoi ? c’est… ça représente quelque chose norma-
lement… je suis censé voir quoi ? Je suis censé voir une forme ?

5. Je vois un nœud là, comme un nœud de cravate (détail rouge central), incroyable
quand même, incroyable… oui c’est incroyable… c’est un truc que j’ai déjà vu
quelque part mais c’est rien…

6. Là je vois comme une tête, comme une tête de cafard (enquête : non c’est pas
une tête de cafard… je vois deux trucs là, je pense que c’est des yeux mais je
pense…).

7. Et là je vois comme deux personnages mais c’est pas des personnages, c’est pas
des êtres humains, c’est des formes… on dirait deux formes, mais c’est pas des
êtres, j’ai vu deux formes, je sais pas ce que c’est, c’est un dessin abstrait, des
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

formes abstraites… je pense que c’est tout (enquête : personnages de fiction, de


BD).

Planche IV (1,25’) : (Rit…) Ah mais… là je vois pas ce que c’est… V. Ù. Je vois


pas… c’est un test de quoi ? C’est marrant comme test… je sais pas.

8. Je vois un œil là, un œil là avec deux crocs là, comme une tête d’insecte… je sais
pas ce que c’est cet insecte… le reste c’est une forme, je sais pas… on dirait un
gros papillon quoi… mais… difficile quand même parce que là… V. Ù. Voilà

119
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

c’est tout (enquête : la tête là, les crocs comme des scarabées des fois ils ont de
grosses… j’en ai vu de près, ils ont des défenses).

Planche V (1,20’)

9. Je vois un papillon… un papillon ou… (rit) excusez-moi, c’est un truc… non,


c’est un papillon, je sais pas ce que c’est, comme un papillon dirais-je… on voit
les antennes puis avec les ailes je sais pas ce que c’est d’autre, papillon de nuit
je pense… vous avez que des papillons.

Planche VI (2,45’) : Ça, je… V. Ù. comprends pas par contre… V. Ù … je vois


pas ce que c’est… V. Ù. (latence 1,15’)… j’essaie de voir, c’est un peu difficile à
trouver… j’ai pas vu ça… c’est un truc qui existe ? Je sais pas exactement… je sais
pas ce que c’est, j’ai jamais vu ça sur cette terre (enquête : y’a pas de forme et y’a
pas de tête) – Refus.

Planche VII (2,00’) V. : (sourit) Ù. C’est une drôle de forme, je comprends pas…

10. J e vois une drôle de tête là et une tête là (détail supérieur) avec une bouche
noire et une bouche noire (symétrie)… c’est une forme abstraite ça… comme si
on avait fait une tête de quelqu’un et on voit pas le visage et il y a pas de forme.

11. Le reste (détail inférieur) n’a plus de forme, c’est de la fumée.

Planche VIII (2,45’) V. Ù.

12. L
 à c’est deux animaux, on a l’impression que ce sont des… je sais pas ce que
c’est comme animal, on dirait deux tigres qui marchent… c’est des animaux,
il y a quatre pattes, un corps un peu abstrait… >.V. (Enquête : je sais pas quel
genre ça peut être d’animal.)

13. E
 t là je vois comme un vêtement, comme une chemise, une veste avec une
fermeture (enquête : un tee-shirt, y a des bras)… Ù.

14. C
 omme un oiseau là (détail bleu) mais c’est très abstrait comme peinture… c’est
du Picasso… on voit les deux pattes d’un oiseau, un aigle, les grandes ailes…
mais c’est une forme abstraite parce qu’il y a un truc au milieu qui cache ce
qu’il y a derrière…

120
Problématiques narcissiques. Figures dépressives et solutions par l’agir ■ Chapitre 2

15. Là on pourrait dire que c’est un papillon (détail rose inférieur).

Planche IX (1,30’) V. Ù.V. : Y a pas de forme Ù…. Là, je vois rien (enquête : pas
de forme de papillon) – (refus).

Planche X (2,55’) : (soupire).

16. L
 à je vois deux pattes, comme une forme de quelque chose debout avec une
queue chacun (détail gris supérieur) qui sont comme jumelles (symétrie)…
deux choses qui sont identiques mais pas humain, il y a pas une tête d’hu-
main… je vois deux pattes mais je vois pas de forme au-dessus… pas de forme
précise, voilà… c’est un test piège (enquête : une forme, un déguisement qui
est debout… on voit pas bien la forme, ça s’évade).

‡‡ Protocole de l’épreuve du TAT1 de Christophe L.

Planche 1 (2,00’) – Là je vois un enfant qui regarde un violon… je sais pas si


c’est un Stradivarius (rit) ça m’étonnerait… il est pensif… c’est un violon qui est
posé sur une table mais en même temps il y’a… une nappe… c’est un enfant qui
pense, il regarde son violon et il pense… à quoi il pourrait penser… il pense que
peut-être il peut faire de grandes choses avec… il a l’air pensif… j’ai pas beaucoup
d’imagination mais il est pensif… il pense qu’il pourrait faire de grandes choses et
ça a l’air de l’intéresser.

Planche 2 (3,00’) – Oh là !… une histoire… ben là c’est un… là au premier plan je


vois une jeune femme qui tient… un livre… je sais pas ce qu’elle tient, ça doit être un
bouquin, au deuxième plan je vois une femme enceinte, pensive et au troisième plan
je vois un homme qui est avec son cheval, il s’en sert peut-être pour labourer, je sais
pas s’il fait la jachère… et au fond on voit des pyramides, les pyramides d’Égypte…
la jeune femme avec les livres elle est pensive, la femme enceinte elle est enceinte
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

et elle est pensive, elle tient son ventre, et l’homme au fond je pense qu’il travaille,
au quatrième plan je vois des pyramides parce qu’elles ont la forme de pyramides…
un paysage de montagne derrière la jeune femme avec les livres… et la femme qui
est enceinte elle est pensive, elle attend patiemment l’arrivée de son nouveau-né,
elle est tranquille, elle attend du bonheur et c’est tant mieux pour elle…

1. Thematic Apperception Test (TAT) de H.A. Murray (1943).

121
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

Planche 3 (2,30’) – Ben là il me semble que c’est une femme… je pense c’est une
femme qui… qui a l’air… je dirais pas fatiguée parce que si elle était fatiguée elle se
serait allongée sur son lit mais elle est en sanglots, malheureuse, parce qu’elle a un
chagrin d’amour ou elle a perdu quelque chose, des amis… mais je remarque sur
sa gauche une rose, à sa gauche… c’est comme un chagrin d’amour il me semble,
on peut imaginer plusieurs choses… mais c’est tout dans la tristesse… je crois pas
qu’elle dort… elle est triste, elle est très malheureuse donc elle s’accoude, c’est une
fille qu’il ne faut pas déranger, la laisser évacuer et peut-être après voir quelqu’un
comme vous, pour pouvoir en parler.

Planche 4 (3,00’) – Donc là je vois donc là deux personnages qui sont un homme
et une femme qui ont l’air assez complices… qui se connaissent bien car la femme
a un geste de compassion pour lui, avec la main gauche elle le retient et lui il a
l’air de fuir quelque chose… peut-être elle lui a dit un truc… on peut pas savoir ce
qu’ils se disent, j’essaie d’inventer… elle a l’air d’avoir une compassion et lui il a
l’air évasif, pas colérique mais pensif, il a une double vision des choses, colérique
et pensif… et elle lui dit : « T’en fais pas », peut-être la suite de l’image ça peut être
il revient vers elle… et derrière il y a un dessin au mur, je sais pas si c’est un dessin,
avec une femme qui croise les jambes de manière curieuse, c’est assez contrasté…
il a l’air de regarder quelqu’un… elle a l’air de le faire revenir vers lui, de l’apaiser.

Planche 5 (2,30’) – Donc ici… donc je vois… je vois un plan dans un appartement
à mon avis apparemment… je sais pas quelle pièce c’est… une femme qui ouvre
une porte ou qui la ferme… qui ouvre une porte et qui regarde ce qui se passe… on
discerne une cuisse, peut-être elle a un tailleur avec une ouverture sur la gauche ce
qui fait qu’on discerne sa cuisse… on voit une cuisse mais elle est habillée de façon
normale… peut-être c’est pas sa cuisse mais la lumière… et elle regarde quelque
chose dans la pièce… je vois rien d’autre mais c’est bien dessiné quand même.

Planche 6 BM (4,40’) – Ici je vois un homme et une femme, une dame… l’homme
a l’air beaucoup plus jeune d’aspect, la trentaine quarantaine… il se tient les mains
sur quelque chose, il a l’air pensif ou ennuyé… et la femme qui peut être sa mère,
ou sa tante, elle a l’air préoccupée par quelque chose comme s’il y avait eu… je sais
pas… un décès, pour lui, et elle, elle regarde par la fenêtre pensive, elle doit avoir
70 ans, assez simple comme dame, et lui, c’est son fils, pensif, et assez ennuyé par
sa mine… ils sont dans une pièce dans un appartement ou une maison…

Planche 7 BM (1,30’) – Ici donc… je vois un homme… ça me fait penser un peu


au bouquin que j’ai commencé à lire, de Michel del Castillo… (digression sur un

122
Problématiques narcissiques. Figures dépressives et solutions par l’agir ■ Chapitre 2

livre amené par son père au parloir et dont la transmission en détention est refusée
à Christophe L.) on a l’impression que c’est un père et son fils, le père doit avoir
la soixantaine, le fils 35/40… il a l’air assez triste son fils, en même temps triste et
pensif… et son père a l’air de compatir dans sa douleur… il a l’air de dire : « Quel
coup dur mon fils ! »… c’est pas sûr… ils ont l’air préoccupés par quelque chose qui
les touche de près… et le père a l’air aussi préoccupé, il est proche.

Planche 8 BM (2,40’) – Donc donc donc… donc ici… bizarre quand même… ici
au premier plan je vois comme une personne je sais pas si c’est un homme ou une
femme… je vois un personnage comme s’il tient un fusil… je sais pas s’il le tient…
et qui regarde… et en deuxième plan je vois un homme couché sur… sur un lit
et qui a l’air de crier, de hurler, d’avoir mal parce que je vois aussi un homme qui
enfonce quelque chose dans son corps… mais c’est pas un instrument de chirurgie
parce qu’il n’y a pas de fil de chirurgien… ça ressemble à une torture… c’est très
abstrait mais il a l’air de souffrir… l’autre personne c’est une tête, on voit une tête,
peut-être un morceau de corps… et je vois comme des barreaux, ou une fenêtre
(regarde la fenêtre du bureau où se déroule la passation)… c’est incompréhensible
quand même… elle a l’air de souffrir la personne, ça a pas l’air d’être drôle pour lui.

Planche 10 (1,50’) – (soupire)… Là je vois deux personnages… je vois un homme


et sa main, qui pose sa main peut-être sur quelqu’un, comme c’est flou on voit pas…
mais on a l’impression que l’autre personne l’embrasse sur le front mais comme on
voit pas sa bouche on sait pas s’il l’embrasse… si le dessin était terminé… je sais pas
si c’est un homme ou une femme, je dirais pas que c’est un homme ou une femme
mais deux personnages en train de se toucher… un câlin, je sais pas.

Planche 11 (2,15’) – Alors ici je vois dans ce paysage des rochers sur la gauche et
je vois sur la droite comme si c’était le ciel, gris, la nuit, dessin très abstrait et… voilà
quoi… je vois comme des rochers, sortes de petits rochers… petites montagnes…
fumée, c’est noir… je sais pas.
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

Planche 12 BG (2,30’) – Celle-ci, ça a l’air d’être un joli paysage… donc là je vois


une petite barque comme un petit ruisseau et un arbre… je sais pas quel genre
d’arbre mais nous en Afrique on a des arbres comme ça rouges, on appelle ça des
flamboyants… c’est un paysage merveilleux, impression de tranquillité, de calme,
de liberté surtout… une barque qui est j’allais dire garée… posée juste à côté du
rivage et ça me fait penser à une sorte de paysage tranquille où on peut être serein…
sans danger, merveilleux… la nature.

123
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

Planche 13 B (3,00’) – Ici je vois un petit garçon donc… qui est dans… y en a
aussi des maisons comme ça en Afrique… et ma grand-mère qui est morte l’année
dernière elle habitait dans une maison en bois et ça me fait penser à moi… le petit
garçon regarde un objectif… celui de l’appareil photo… un enfant innocent… c’est
un enfant qui grandit tranquille… un enfant qui n’est pas encore rentré dans les
soucis du monde où on vit… qui a peut-être ses parents… s’il est devant chez lui,
il est tranquille, tout simplement tranquille…

Planche 13 MF (2,45’) – Ici je vois donc une pièce apparemment c’est une
chambre puisqu’il y a un lit… un homme qui a l’air de se mettre la main droite
sur le visage de détresse… ou vient de se lever… une femme sur le lit, on voit sa
poitrine et son bras ballant sur le lit… on a l’impression qu’il s’est passé quelque
chose… détresse là-dedans comme s’il a fait une bêtise ou bien elle lui a dit un
truc… on a l’impression qu’il est malheureux, on sait pas si elle dort vraiment, si
elle est malade, si elle est en vie… c’est difficile parce qu’on voit pas de trace… on
a l’impression qu’il pleure et qu’elle est pas en vie…

Planche 19 (2,00’) – Ouh là ! ça, c’est un dessin assez abstrait pour moi, je sais
pas si c’est l’impressionnisme ou le surréalisme… je sais pas… je sais pas en termes
d’impressionnisme j’ai l’impression que ce sont des vagues et le reste je vois pas du
tout ce que c’est… je vois des formes mais qui représentent rien sur cette terre…
ici je peux dire que c’est des vagues, souvent dans les tableaux comme Dali… mais
je suis pas un professionnel pour dire ce qu’il y a derrière…

Planche 16 (4,00’) – Y a rien là… dire ce que je vois là… je comprends pas… c’est
un piège… ce que j’invente comme histoire c’est… c’est… je dessinerais je sais pas
ce que je dessinerais… je dessinerais la prison où je suis et je la… un petit morceau
et je dessinerais plutôt en principe la sortie… et je dessinerais les parents à côté qui
m’attendent… et mes amis qui sont en pleurs parce qu’ils savent ce que je subis et
que j’endure parce que là c’est trop dur là… et je me dessinerais qui ouvre les bras et
qui les attrape dans mes bras, pas dans la prison mais bien… 100 mètres de la prison.

5.2 L’étude de cas


5.2.1 Intérêt du cas

L’intérêt du cas de Christophe L., présenté aux fins d’illustrer le fonctionnement


psychique et les processus en jeu dans les organisations limites de la personnalité,

124
Problématiques narcissiques. Figures dépressives et solutions par l’agir ■ Chapitre 2

peut-être précisé à un double titre. Sur le plan psychopathologique, il illustre de


manière tout à fait éclairante l’échec de l’aménagement d’une organisation-limite de
personnalité, organisation qui sous-tend sur le plan structural, souvent à bas bruit
sur le plan symptomatique, un certain nombre de fonctionnements de personna-
lité. Sur le plan de la pratique clinique, et des enjeux méthodologiques inhérents
à celle-ci, ce cas permet de présenter la spécificité d’une rencontre clinique initiée
par un mandat judiciaire, et, partant, d’un dispositif qui soit en mesure de soutenir
celle-ci, en particulier au travers du recours aux épreuves projectives (sur ce point,
voir Roman, 1998, 2007, 2013).

Ainsi convient-il de mettre l’accent sur la particularité des conditions de la


rencontre clinique dans cette situation :

• d’une part du fait du mandat judiciaire, qui place la rencontre clinique sous
le signe de la contrainte il s’agit alors, à partir du mandat judiciaire et en
préalable de la rencontre, de recueillir une adhésion suffisante de la part de
Christophe L., afin de garantir a minima la qualité de celle-ci, dans le souci
d’ouvrir un espace de parole au sein duquel puisse se trouver soutenue une
position de sujet. On pourra noter, incidemment au décours de ces entretiens,
que Christophe L. ne manifeste à aucun moment une demande d’aide sur le
plan psychologique

• d’autre part du fait du lieu singulier dans lequel se déroule la rencontre


clinique, le psychologue se déplaçant au sein même du lieu de l’incarcération,
dans ce qui constitue le domicile obligé de Christophe L. Outre la dimension
de l’enfermement propre à la maison d’arrêt se trouvent bien sûr exacerbées
les mobilisations persécutoires liées à la qualité de l’environnement carcéral
(place du regard dans sa dimension de contrôle, perméabilité des espaces de
rencontre posant la question de la confidentialité des échanges…).
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

Outre ces éléments, le cas de Christophe L. permet également d’introduire


une réflexion sur la place des agirs non plus corporels et somatiques mais cette
fois-ci criminels, agressifs et sexuels dans l’équilibration psychique de leur auteur.
Ce faisant, il permet d’amorcer une réflexion autour des concepts et réalités de
perversion et de psychopathie et, en conséquence, d’amener l’interrogation suivante
sur le plan structural : s’agit-il d’organisations psychiques propres ou d’aménage-
ments particuliers au sein de la lignée dépressive-limite ? Ce cas et les deux suivants

125
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

viennent chacun à leur manière souligner la dimension narcissique des conduites


ou passages à l’acte engagés par chacun des sujets.

5.2.2 D
 iagnostic psychopathologique
et organisation de la personnalité

Sur le plan symptomatique, il convient de relever les grandes lignes de la dyna-


mique qui se présente ici :

• une présentation dans la relation qui se traduit dans les termes d’une adap-
tation, voire d’une hyperadaptation, construite pour l’essentiel sur le mode
d’une intellectualisation dans un contexte de séduction ; cette première lignée
adaptative s’ancre dans un discours relativement construit, accessible dans
l’échange avec le psychologue ;

• la référence à une forme de normalité dans l’inscription sociale, inscription


affectée par des éléments d’incertitude (précarité de l’inscription familiale,
instabilité dans les relations affectives, difficulté dans l’insertion profession-
nelle…) qui laissent penser à un prolongement de la dynamique adolescente
(et qui, à ce titre, n’apparaît pas comme un symptôme spécifique au regard
de la clinique actuelle) ;

• le déploiement de stratégies de communication dans l’entretien qui intro-


duisent le psychologue dans un état de confusion, dans une subversion des
repères au travers, d’une part, de mouvements de persécution (frontière entre
moi et non-moi) et, d’autre part, de la mobilisation de processus de retourne-
ment (agresseur/victime) ou de réduction de l’écart dans le lien (tutoiement) ;

• l’absence de culpabilité au regard des faits qui lui sont reprochés, faits
présentés tour à tour, et de manière incohérente, dans une banalisation et/
ou dans un déni ;

• l’engagement dans des agirs violents, dont l’essence transparaît dans la relation
clinique, agirs qui affectent les conduites sexuelles de Christophe L. sur le mode
de conduites sexuelles déviantes (pratiques sexuelles sous contrainte) dans un
contexte de préparation, semble-t-il, minutieuse du scénario de séquestration
(au vu de certains éléments fournis par le dossier judiciaire du sujet) ;

126
Problématiques narcissiques. Figures dépressives et solutions par l’agir ■ Chapitre 2

• une participation addictive, sous la forme d’une consommation de cannabis


et d’alcool, banalisée par Christophe L. mais qui semble organiser, de fait,
l’économie de ses relations.

Les épreuves projectives de personnalité, épreuve de Rorschach et de TAT1,


vont apporter des éléments complémentaires concernant la dynamique du fonc-
tionnement psychique de Christophe L. Ces épreuves sont bien investies par
Christophe L., dans une modalité de débordement qui se donne à voir au travers
de la profusion du matériel de réponses et/ou de récits proposé face aux planches.
On peut lire, à cet endroit, tout à la fois le souci de Christophe L. de bien faire, dans
une forme d’assuétude à la relation, et de donner une bonne image de lui-même,
et dans le même temps sa difficulté à investir les limites dans leur participation
contenante, à partir d’une intériorisation de celles-ci.

L’épreuve de Rorschach va se trouver être particulièrement le siège des mouve-


ments persécutoires : au travers de la disqualification du matériel (« c’est un test
piège », dira-t-il à la fin de la passation) et/ou de la démarche de test dans le cadre
de la rencontre clinique, Christophe L. tentera de mettre à distance l’impact du
stimulus dans sa dimension potentiellement intrusive.

Les réponses sont de qualité médiocre, d’une élaboration limitée, relativement peu
nombreuses (un peu plus de dix réponses, deux planches font l’objet d’un refus de la
part de Christophe L.) et très largement marquées par le doute : elles se présentent
volontiers de manière imprécise (planche I : « Là je vois un insecte papillon ou…
ouais un papillon avec deux crocs là, deux pinces et une bouche, une sorte de gros
gros papillon avec des taches… et les ailes elles sont un peu hautes ou peut-être
elle les a ouvertes… oui un papillon, une abeille, un papillon »), voire disqualifiées

1. Les épreuves projectives de personnalité peuvent être classées en deux groupes principaux : les
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

épreuves structurales et les épreuves thématiques. On appelle épreuves projectives structurales


les épreuves projectives qui mobilisent chez le sujet un processus d’organisation d’un stimulus
proposé dans une ambiguïté suffisante sur le plan de ses caractéristiques formelles à partir d’un
matériel non figuratif (l’épreuve de Rorschach en est le principal représentant) : on considère
que l’enjeu majeur mobilisé par ce type d’épreuve tient dans la mobilisation des probléma-
tiques narcissiques-identitaires de la personnalité. Les épreuves projectives thématiques sont
des épreuves qui présentent un matériel figuratif, dont la charge conflictuelle, dans un registre
essentiellement œdipien, est prégnante (une épreuve comme le TAT en constitue le prototype).
Il convient de noter que ces épreuves thématiques engagent principalement le registre objectal-
identificatoire du fonctionnement psychique. L’utilisation conjointe des deux types d’épreuves
autorise d’une part un double registre de sollicitation du fonctionnement psychique, des moda-
lités défensives en particulier, et d’autre part un croisement et une mise en tension des données
issues de chacune des deux épreuves.

127
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

(planche IV : « […] et là je vois deux personnages mais c’est pas des personnages, c’est
pas des êtres humains, c’est des formes, on dirait deux formes, mais c’est pas des
êtres […] ») et elles portent la marque de sa difficulté à prendre position au regard
d’une épreuve qui confronte à la nécessité d’une organisation d’un stimulus sans
forme prédéterminée, à partir de ses propres organisateurs internes. Les représen-
tations sont peu diversifiées, les mouvements de persévération autour de la figure
récurrente du papillon donnent à voir quant à eux la précarité des procédures de
différenciation entre son monde interne et la réalité externe.

Les angoisses s’expriment sur un mode archaïque, dans le registre de la perte


de l’intégrité et/ou de la perte des limites : la fragilité de la réponse humaine à
la planche III en témoigne (voir supra) et, de manière générale, la difficulté de
Christophe L. à donner corps à une représentation unifiée (planche IV : « ah mais,
là je vois pas ce que c’est, je vois pas… c’est un test de quoi ? C’est marrant comme
test… je sais pas, je vois un œil là, un œil là, avec deux crochets là, comme une tête
d’insecte, je sais pas ce que c’est cet insecte, une forme »).

Les défenses se manifestent, au regard de ces angoisses, sur un versant assez


peu élaboré : défenses narcissiques, qui empruntent à l’idéalisation (planche II :
« joli papillon, rouge d’ailleurs », planche III : « un nœud de cravate, incroyable
quand même, incroyable, oui c’est incroyable »), mais aussi au déni (déni de la
représentation humaine en particulier) et à la projection ainsi qu’au processus de
retournement (le déni du caractère potentiellement agressif de la couleur rouge à la
planche II de l’épreuve de Rorschach en constitue une des expressions, voir supra).

Les repères identitaires et identificatoires sont flous et peu construits ; tout se


passe comme si Christophe L. n’était pas en mesure de solliciter, dans son imagi-
naire, des figures de référence, au titre des imagos paternelles et maternelles,
mais également au titre d’instances de protection. La référence récurrente, dans
le discours de Christophe L., à ce qui se constituerait comme soutien parental,
masque, de fait, une grande précarité de ces appuis, en tant qu’images intériorisées.

L’épreuve du TAT vient confirmer la nature des organisateurs psychiques de


Christophe L., redoublant la dimension des angoisses liées à la perte de l’intégrité
(planche 8BM : « […] et en deuxième plan je vois un homme couché sur… sur un
lit et qui a l’air de crier d’avoir mal parce que je vois aussi un homme qui enfonce
quelque chose dans son corps… mais c’est pas un instrument de chirurgie parce
qu’il y a pas de fil de chirurgien… ça ressemble à une torture… c’est très abstrait

128
Problématiques narcissiques. Figures dépressives et solutions par l’agir ■ Chapitre 2

mais il a l’air de souffrir… l’autre personne c’est une tête, on voit une tête, peut-
être un morceau de corps […] »).

Cette épreuve est investie sur une modalité quelque peu logorrhéique : la
passation durera plus de 45 minutes, Christophe L. manifestant des difficultés
à se séparer du matériel, dans une qualité de récit marquée par le doute, qui se
traduit en particulier par des procédés de discours de l’ordre du remâchage.
Christophe L. propose des récits qui peinent à une véritable élaboration de la
dynamique conflictuelle et qui se trouvent comme contaminés par ce qui se
dessine dans le registre des fragilités identitaires.

L’investissement de figures humaines sur le mode de l’objet partiel, avec la


limitation de la représentation humaine à une partie de ses qualités seulement
(planche 5 : « […] une femme qui ouvre une porte ou qui la ferme, qui ouvre une
porte et qui regarde ce qui se passe […]… on discerne une cuisse, peut-être elle a
un tailleur avec une ouverture sur la gauche ce qui fait qu’on discerne sa cuisse…
on voit une cuisse mais elle est habillée de façon normale […] » ; voir égale-
ment planche 8BM ; voir supra) constitue une des modalités de traitement des
angoisses liées à la perte de l’intégrité, modalité qui sous-tend un mode d’amé-
nagement pervers dans les liens. Un autre versant de l’aménagement défensif
peut être identifié au travers de la place que prennent les accrochages percep-
tifs, comme autant de tentatives de contrôle d’un objet qui tend à échapper au
contrôle…

Il semble que le recours à l’intellectualisation vienne au service d’une idéali-


sation des liens, dont il ne peut être question d’interroger la qualité ; on peut en
repérer la trace dans la référence répétée au « penser », mais également au travers
de références culturelles (toutefois un peu plaquées dans la mesure où elles ne
s’inscrivent pas véritablement dans une conflictualité élaborée) qui viennent
proposer une sorte d’enveloppe narcissique et de réassurance. La rupture de la
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

liaison entre l’affect et la représentation (cf. planche 8BM au TAT) laisse le champ
ouvert à l’expression d’une violence aveugle.

La confrontation à la conflictualité œdipienne ne peut être élaborée, et l’isolation


des différentes figures qui en constituent la scène apparaît comme la seule issue
possible pour Christophe L. Par ailleurs, la rencontre avec la question de la violence
dans les liens se trouve être l’objet d’un déni… ou le siège d’une désorganisation

129
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

massive, à partir de laquelle Christophe L. demeure en position de regard, passif,


face à l’inéluctabilité de l’émergence de la violence.

Au regard de ces différents éléments, la discussion psychopathologique porte


sur le registre de l’organisation de la personnalité de Christophe L. qui, si elle se
présente à coup sûr sous les traits d’une personnalité narcissique, interroge la
qualité des aménagements, en raison de la teneur singulière des symptômes au
sein desquels domine le passage à l’acte dans le registre de la violence sexuelle.

En arrière-plan se trouve mise en débat la question de la participation perverse


des aménagements de la personnalité de Christophe L. et/ou celle de la participa-
tion psychopathique.

Au total, on peut considérer que la personnalité de Christophe L. est construite


sur une organisation de type état-limite, mal compensée en effet, les émergences
de défenses dans le registre de la psychose (rupture des liens, projection, déni…)
témoignent de la fragilité de cette organisation de personnalité qui a su s’appuyer
sur une adaptation de surface, sur le mode de la constitution d’un faux self fragile.
Par ailleurs, le recours massif à la réalité, et aux objets de la réalité, dans une
fonction d’étayage, ou, plus justement, d’accrochage, traduit la précarité de la
constitution des objets internes, et une stratégie d’évitement de la rencontre de
toute émergence dépressive.

C’est sur ce mode d’organisation état-limite de la personnalité, peu structuré


mais ayant garanti une certaine forme de lien à l’environnement, que l’on peut
considérer que Christophe L. s’est trouvé en mesure de déployer des stratégies
relationnelles qui mettent en scène une dépendance, voire des modalités d’em-
prise perverse, sous-tendues par une participation discrètement mégalomaniaque.
Ce mode de relation en emprise a coloré une bonne part de la relation clinique,
même si une brèche a pu se donner à voir à l’occasion de l’expérience de néces-
saire séparation liée à la rencontre de la limite imposée par le dispositif clinique
de l’expertise. Tout porte à croire que s’exprime ici, à l’occasion de l’expérience
de la séparation, un double enjeu pour Christophe L. : celui de sa survie à cette
expérience de séparation, qui semble équivaloir pour lui à un abandon, et celui de
la maîtrise du lien, dans le sens de la confortation narcissique de ses assises qui
apparaissent bien fragiles.

130
Problématiques narcissiques. Figures dépressives et solutions par l’agir ■ Chapitre 2

En effet, il ne semble pas que l’on puisse considérer que la personnalité de


Christophe L. se soit construite sur un mode pervers mais bien plutôt dans le
registre d’une cicatrisation d’un vécu massif et diffus d’abandon, les aménagements
pervers se trouvant alors au service de cette cicatrisation, dans la perspective de la
mise en œuvre des conditions de survie narcissique.

5.2.3 Éléments contre-transférentiels

Sur le plan contre-transférentiel, il importe de signaler la labilité des mouvements


suscités par la rencontre avec Christophe L. : pourront alterner des mouvements
de compassion, dans une identification adhésive à une position de victime de
Christophe L. que celui-ci appelle dans la relation clinique, des mouvements
d’étrangeté, au regard de la confusion (sentiment d’une traversée des limites des
psychés) à laquelle confronte la rencontre avec ce dernier ainsi que des mouvements
de retrait face à la violence actualisée dans la rencontre, dans la mesure de l’indi-
cibilité de celle-ci au-delà de la référence implicite et omniprésente aux violences
infligées à sa victime dans un contexte de séquestration.

On peut penser que ce dernier mouvement s’est trouvé exacerbé par les condi-
tions de la rencontre carcérale, en un lieu clos, précisément et dans l’actuel référé à
l’enfermement. Le vécu douloureux de l’incarcération par Christophe L., cristallisé
d’une certaine manière par la situation de l’examen psychologique sur mandat judi-
ciaire, vient mobiliser le psychologue dans une forme de compassion, mouvement
qui tend à confirmer celui-ci dans une position de victime à ses propres yeux. On
voit bien ici le risque contre-transférentiel spécifique à la rencontre de ce type de
patient et bien décrit par un certain nombre d’auteurs (Balier en particulier), celui
de se trouver en position d’otage des aménagements limites et pervers, engageant
une distorsion dans la position clinique.

Les mouvements de séduction déployés par Christophe L. renvoient à une


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séduction de type narcissique, portée par une présentation qui met en avant
ses capacités d’investissement d’une relation d’aide à destination de sujets en
souffrance psychique (voir ce qu’il énonce de son engagement professionnel)
et placent le psychologue dans une relation d’étayage en miroir : là où le sujet
témoigne de sa sollicitude à l’égard d’autrui, la propre sollicitude du clinicien se
trouve mobilisée aux fins de soutenir un mouvement qui s’inscrit dans le registre
de l’illusion.

131
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

Au travers de la labilité des mobilisations contre-transférentielles (vécu de séduc-


tion versus vécu d’attaque et de destruction) se profile l’émergence d’un vécu de
manipulation de la part de Christophe L., au sens où, au gré des mouvements de la
vie psychique de celui-ci, le psychologue tend à se trouver convoqué à des places
qui investissent alternativement le versant de la protection et celui de la rétorsion,
dans un sentiment proche de celui de la désubjectivation.

Ainsi alternent, dans la relation avec Christophe L., d’une part des moments
dans lesquels la séduction vient comme immobiliser toute capacité de pensée (sur
le mode d’une quête du sujet d’une reconnaissance narcissique au regard de ce qui
peut apparaître comme une fragilité, voire comme une blessure) et d’autre part des
temps d’annulation de la relation au travers d’une violence sous-jacente.

On peut considérer que l’alternance de ces mouvements séducteurs et violents


constitue la trame de fond sur laquelle se déploient les stratégies relationnelles de
Christophe L., stratégies inconscientes que l’on voit à l’œuvre dans les faits de viols
avec séquestration qui lui sont reprochés.

La particularité de ce mode d’engagement relationnel tient dans la dimension


de dépendance dans laquelle se nouent les liens, dont l’expérimentation dans le
cadre de la relation de l’expertise peut donner la mesure.

On comprend bien sûr que la confrontation aux aménagements pervers de


Christophe L., dont on a pu considérer qu’ils se trouvaient au service du maintien
du lien face à la précarité de ses objets internes, contribue à l’engagement, de la
part de ce dernier, de ce que Khan (1976) nomme une « technique d’intimité » : il
s’agit, en effet, de tenter de loger chez l’autre une part de ses propres mouvements
internes, dans une double fonction de dépôt d’une partie de soi et de transforma-
tion de l’autre en vue de réduire l’espace de différenciation entre moi et non-moi,
source d’insécurité dans le lien.

Car au fond, ce qui se joue ici dans le contre-transfert signe l’attaque des opéra-
teurs de la différenciation et de l’affirmation de la subjectivité de l’autre, dans une
configuration qui ouvre largement sur un espace de confusion.

132
Problématiques narcissiques. Figures dépressives et solutions par l’agir ■ Chapitre 2

5.2.4 O
 rigine des conflits psychiques :
perspectives psychodynamique et psychogénétique

Il apparaît clairement, au fil du déploiement de cette situation clinique, que


le registre des conflits qui s’expriment dans le fonctionnement psychique de
Christophe L. concerne essentiellement la qualité du lien construit et entretenu
avec son environnement. Tout se passe comme si l’insécurité des appuis internes
élaborés dans la construction des liens primaires de Christophe L. se trouvait à
même d’affecter, dans sa vie d’adulte, les modalités d’instauration des relations
objectales. En effet, les figures parentales paraissent en défaut d’une intériorisation
dans la double valence de limite et de protection, laissant largement ouverte la voie
à la quête de relations par étayage.

On peut noter la quasi-absence de référence, dans le discours de Christophe L.,


à la figure maternelle ; celle-ci n’est aucunement évoquée dans sa participation
aux soins primaires, ni dans son engagement dans les différentes étapes de son
développement psychoaffectif. Seule émerge une figure paternelle que l’on pourrait
qualifier de totale, au sens où elle représenterait, sans faille, tout autant l’instance
de protection que celle d’une autorité se plaçant dans un déni de la loi ; l’évocation
par Christophe L. de la position de son père à son égard est à ce titre tout à fait
significative.

Dans ce sens, on peut alors faire l’hypothèse d’une carence dans la constitution
d’imagos parentales fiables et différenciées, carence venant entraver l’établisse-
ment de relations conflictualisées : en effet, il semble que Christophe L. s’inscrive
essentiellement dans des relations sur un mode anaclitique, dans le registre de la
dépendance affective. Tant les éléments contre-transférentiels que la nature de
ses engagements relationnels au quotidien (sur le plan de son insertion sociale
et professionnelle) ainsi que ceux visés par les faits de violence dans lesquels
il s’est trouvé mobilisé, témoignent du mode aliéné des relations investies par
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

Christophe L.…

Par ailleurs, les stratégies défensives qui se déploient ici en termes de retourne-
ment, voire d’identification projective, garantissent à Christophe L. une manière
de survie psychique, au sens où la fonction de dépôt mobilisée dans la rencontre
de l’autre l’assure d’une protection contre ses propres mouvements destructeurs
(autodestructeurs) et violents. L’alternance, sur fond de labilité, entre des mobili-
sations défensives par inhibition d’une part, et un mode persécutoire d’autre part,

133
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

confirme la fragilité des aménagements narcissiques, dont la continuité se trouve


gravement mise en défaut.

En arrière-plan, ce sont bien sûr des angoisses peu organisées, angoisses qui
empruntent largement au registre préœdipien, qui tapissent la vie psychique
de Christophe L. : angoisses de perte d’objet, voire d’abandon, dont les effets de
désorganisation de l’adaptation à la réalité apparaissent majeurs, même s’ils se
trouvent en quelque sorte sectorisés à une part de ses investissements psychiques.
En effet, on peut considérer que la participation aux passages à l’acte violents de
Christophe L. s’inscrit dans un double mouvement de réassurance :

• sur le plan identitaire, au regard de la fragilisation des assises narcissiques-


identitaires, le mode d’engagement violent que constitue la séquestration et,
de manière plus générale, la contrainte, tend à conforter Christophe L., sur
un mode paradoxal, quant à sa capacité à se constituer comme l’objet d’une
attention suffisante dans le regard de l’autre, dans le projet d’une sorte de
réparation (s’exprimant ici sur un mode transgressif) d’une souffrance précoce
dans le lien au premier objet d’investissement ; l’immobilisation de l’autre
(ici la victime ou le psychologue) dans une posture de soumission renvoie
à la quête du lien d’un premier objet (objet maternel), dont on peut penser
qu’il s’est trouvé pris en défaut d’une participation vitale suffisante, comme
immobilisé dans la dépression

• sur le plan identificatoire, au regard de la précarité de l’accès à une intériori-


sation des différents ordres de différence (différence des sexes, différence des
générations), la recherche d’une réassurance semble passer pour Christophe L.
par la mise à l’épreuve de l’engagement du sexuel dans une pseudo-relation
sexuelle, marquée par le déni de la participation désirante de l’autre, pris
dans un mouvement massif d’identification projective ; la violence sexuelle
marque ici l’impossibilité de maintenir la tension entre les enjeux libidinaux
et agressifs constitutifs de l’investissement du lien amoureux, au profit d’une
échappée pulsionnelle dont les enjeux prégénitaux apparaissent sur le devant
de la scène (avec un investissement de l’autre à titre d’objet partiel).

C’est dans la mesure de la complexité des mouvements relationnels déployés par


Christophe L., dont on peut considérer qu’ils s’inscrivent sur fond d’une mobilisa-
tion de processus de retournement et/ou d’identification projective, que ce dernier
peut soutenir une position de déni des actes de violences graves pour lesquels il est
mis en examen et actuellement placé en détention préventive. Dans ce contexte,

134
Problématiques narcissiques. Figures dépressives et solutions par l’agir ■ Chapitre 2

il est notable qu’aucune élaboration, ni aucune conflictualisation ne puisse être


engagée ; dans l’échange avec Christophe L. autour de la place de la victime, le déni,
le retournement, la confusion et la projection apparaissent comme les modalités
défensives majeures de ce dernier, qui lui permettent de sauvegarder une image
narcissique acceptable.

On peut ajouter, in fine, que l’engagement violent renvoie à la persistance d’un


registre de fonctionnement adolescent, dans la mesure d’un défaut de traitement
du pulsionnel et de son émergence sur la scène interne (carence de l’activité repré-
sentative) au profit d’un traitement sur la scène externe (agir violent) ; dans cet
aménagement, la fonction du clivage tient dans un maintien à distance les uns à
l’égard des autres des différents registres de fonctionnement de la vie psychique,
autorisant Christophe L. à se présenter sous l’image d’un gentleman au temps du
« recrutement » de ses victimes. En arrière-plan semblent se profiler les traits de la
séduction narcissique, avec la fascination que celle-ci peut susciter dans la rencontre.

Enfin, on l’aura compris, les marques d’un défaut de structuration de l’in-


terdit apparaissent massives dans ce contexte, le fonctionnement psychique de
Christophe L. oscillant entre toute-puissance (émergences mégalomaniaques et/
ou violentes) et toute-impuissance (marques actualisées d’une dépression précoce,
sans décompensation dépressive).

5.2.5 Propositions thérapeutiques

Dans le champ des pathologies du narcissisme, l’organisation état-limite


de la personnalité, ici spécifiée par ses aménagements pervers, pose des ques-
tions complexes sur le plan de la prise en charge thérapeutique. La situation de
Christophe L., dans le cadre de l’incarcération, apporte une complexification
supplémentaire à la question du soin, tout en en autorisant potentiellement le
déploiement ainsi que Balier a pu le montrer.
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

En effet, si les aménagements pervers se constituent, dans ce type de confi-


guration psychopathologique, comme le siège d’une part adressée de la motion
pulsionnelle (P. Roman, 2014), ils se trouvent en risque d’introduire une part de
confusion, voire de distorsion, au sein de la relation thérapeutique.

L’hypothèse d’un soin sous contrainte, dans le cadre d’une injonction de soin
ou d’une mesure de suivi sociojudiciaire, dont on peut penser qu’il se trouverait
en mesure de réduire ou, à tout le moins, de circonscrire la part séductrice de

135
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

ces aménagements, pose par ailleurs la question du registre d’établissement des


mouvements transférentiels, et celle de l’établissement d’un cadre thérapeutique
se proposant dans une plasticité suffisante.

En ce sens, on peut considérer que la construction de la démarche psychothé-


rapique empruntera une sorte de ligne de crête que l’on peut définir autour de
quatre enjeux principaux :

• la définition des conditions d’accès à des parts clivées du patient, qui


impliquent un appui sur les engagements du sujet dans la réalité externe ;

• l’instauration d’un cadre de soin fiable et contenant (constance et consistance)


au sein duquel le patient pourra faire l’expérience de la malléabilité (du théra-
peute, de ses objets internes…) ;

• la mobilisation de plus d’un professionnel et de plus d’une professionnalité,


impliquant une prise en charge de type institutionnelle, y compris dans un
cadre d’enfermement et permettant d’introduire un jeu tout à la fois au travers
de la différence des approches liées aux différentes professionnalités, et au
travers des réponses apportées au regard du registre des besoins exprimés par
le patient le groupe soignant peut alors se proposer comme lieu de projection
des parties clivées du patient ;

• la proposition de médiations thérapeutiques, que celles-ci s’inscrivent dans un


cadre groupal ou individuel, permettant de soutenir le travail de l’imaginaire
du patient et de proposer un dégagement partiel du thérapeute de la charge
transférentielle.

Par ailleurs, il apparaît tout à fait déterminant que le soin puisse prendre appui
sur la reconnaissance de la culpabilité portée par l’acte de jugement, qui constitue
l’issue du traitement judiciaire des actes transgressifs, au sens où cette reconnais-
sance sociale de la transgression peut se proposer comme point d’appui d’une
reconstruction subjective.

Bibliographie conseillée
Balier C. (1988). Psychanalyse des compor- Balier C. (1996). Psychanalyse des compor-
tements violents, Paris, PUF. tements sexuels violents, Paris, PUF.

136
Problématiques narcissiques. Figures dépressives et solutions par l’agir ■ Chapitre 2

Bonnet (2008). Se venger pour survivre, Roman P. (2007). « Le sujet de l’exper-


Paris, PUF. tise judiciaire », Bulletin de psychologie,
Chabert C. (1998). La Psychopathologie à 60(5), n° 491, 463-469.
l’épreuve du Rorschach, Paris, Dunod, 2e Roman P. (2013). « De la confidence à
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butée de la perversion. Contribution
Roman P. (1998). « Pouvoir et pour-voir des épreuves projectives », in B. Gaillard
du clinicien dans le champ judiciaire », (éd.), La Psychologie criminologique
Cahiers de psychologie clinique, 10, 47-63. (2e édition), Paris, In Press, p. 99-124.

6. P erversion sexuelle et rôle de la création


dans l’économie psychique : Léonard

6.1 L’observation clinique


Léonard, qui se présente à la consultation, dit avoir « baissé les armes ». À
cinquante-trois ans, il n’arrive plus à combattre ses angoisses, qu’il juge « incon-
trôlables » et « déraisonnables ». Peintre, il dit lutter depuis cinq ans contre
l’alcoolisme. Il s’avoue envahi par un sentiment de dérision. Il s’est fait hospitaliser
depuis un mois.

Il a trois enfants de trois femmes différentes, et ne peut assumer cette vie mouve-
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

mentée. Il vit à présent avec un ami ex-enfant de troupe comme lui. « J’ai réussi à
faire une œuvre », dit-il, mais, en art, « il n’y a ni commencement ni fin ». « C’est
comme si je n’arrivais pas à rassembler les morceaux. »

Élevé par un grand-père alcoolique, il n’a jamais connu son père, mort juste
avant sa naissance, fusillé par erreur à la place d’un résistant qui portait le même
nom que lui. Il sait juste de ce père qu’il était sous-officier de la Légion étrangère
et qu’il avait participé à plusieurs campagnes en Indochine. Il avait rencontré là
la future mère de Léonard et l’avait ramenée en France. Elle était repartie vivre

137
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

à Saïgon peu de temps après le décès du père de Léonard, laissant ce dernier à


ses beaux-parents. Ceux-ci ne l’avaient d’ailleurs jamais acceptée, la considérant
comme une prostituée. Dans la maison des grands-parents, le même portrait de
son père en uniforme était présent dans toutes les pièces. Sa grand-mère avait été
internée en hôpital psychiatrique peu de temps après la Libération. À onze ans,
il est entré chez les enfants de troupe, un établissement militaire soumis à une
discipline très stricte, où il est resté jusqu’à l’âge de quinze ans. Pour l’examen
d’entrée, il avait été beaucoup aidé par un répétiteur, un colonel en retraite, qui
avait été en outre son premier modèle en peinture. Durant sa scolarité, il n’arri-
vait à rien apprendre. Physiquement présent, il s’ennuyait toujours, comme s’il
vivait un effet de dédoublement. Il a toujours été passionné par la peinture, et
avait monté dans son internat un petit atelier clandestin. Il fait remonter cette
vocation à un moment précis : en visite au Vatican, il avait été fasciné par le
travail d’un copiste, et notamment par le contraste entre sa palette boueuse et
les angelots qu’il peignait sur sa toile. « C’était vraiment de la sorcellerie. » Il y a
eu divers scandales de mœurs à l’époque, dans l’école, mais « en fait il ne s’était
rien passé, du moins avec mes modèles ». Les toiles qu’il peignait étaient assez
prisées par les officiers, qui les lui achetaient volontiers.

« J’ai passé mon enfance à attendre. Qui ? Peut-être ma mère », dit-il d’un trait
au psychologue en souriant. Il a toujours vécu comme un cauchemar l’école et
toute forme de communauté. Il a horreur de la compétition et s’est toujours
battu seul. Il craignait, dit-il, de décevoir ses grands-parents qui avaient tellement
idéalisé leur fils, mais il a le sentiment d’avoir passé sa vie à les décevoir.

Sa peinture est très originale. Il la qualifie de « nouvelle figuration ».


Techniquement, il part de photos de magazine, et « dévie sur sa propre mytho-
logie » : il projette les photos sur de grands cartons et dessine les profils dans le
noir. Puis il découpe ces profils avec un objet tranchant, pour en faire une sorte
de pochoir. Par la suite, il peint avec un aérographe par-dessus ces pochoirs
superposés. Il travaille à distance, et ne supporte pas de toucher la toile. Il a,
comme cela, d’autres « phobies idiotes » : peur d’aller dans la rue, peur de prendre
le métro. Il dit avoir voulu jouer au fort, au costaud, « comme quelqu’un qui perd
la foi » mais, en fait, il lui est impossible de dire « non ».

À vingt ans, il est allé à Paris, pour travailler chez un critique d’art. Il était
homosexuel, et Léonard « n’était pas très fier ». « Ça s’est terminé par une crise
de coliques néphrétiques… » Il était à l’époque très amoureux d’une chanteuse

138
Problématiques narcissiques. Figures dépressives et solutions par l’agir ■ Chapitre 2

connue, avec laquelle il est resté en relation. Puis en 1966 il s’est marié avec une
« grande dépressive, qui avait de grandes phobies ». Ils ont eu une fille. Six ans
plus tard, son père, qui avait une énorme emprise sur elle, l’a obligée à divorcer.
« J’étais toléré par cet homme dont la précédente femme était morte en couches.
Il ne pensait qu’au pouvoir de l’argent, et est mort milliardaire. Il a tout légué à
sa fille. »

« Après cette séparation, toutes les aventures sont devenues difficiles. En fait j’ai
toujours vécu entre deux eaux, et ma femme a emporté quelque chose avec elle. Je
suis très sensible à cette dépossession, et c’est elle en même temps qui me permet
d’être spectateur de moi-même. Je vis à blanc, avec l’angoisse comme seule émotion
que j’éprouve. J’ai vécu une immense recherche érotique avec ma première femme.
Une relation entre le sexe pur et l’art que je n’ai jamais retrouvée. »

« J’ai fait une tentative de suicide il y a dix ans. Après, j’ai vécu cinq ans avec une
de mes cousines, avec une certaine tranquillité parce que j’étais reconnu pour mon
art sur le plan international. Puis j’ai entrepris de faire des films pour ramener le
monde de l’image à la peinture. Ces films tentaient de reproduire le sexe pur en
image sur la pellicule ; j’ai notamment tourné un happening dans ce sens au début
des années soixante-dix avec une actrice très connue. J’ai été très déçu du résultat.
Sur le plan sentimental, j’ai alors rencontré une très jolie fille homosexuelle avec
qui j’ai eu un autre enfant qu’elle a gardé et qu’elle élève dans une communauté de
femmes. Je n’ai aucune nouvelle de lui. Je me suis remarié après avec la fille d’une
amie de mon père que je connaissais depuis l’enfance, et avec qui j’ai une fille. »

« Dans mon art, je suis désemparé par l’impossible de la représentation. Le


monde de l’image n’appartient plus au peintre, parce que la peinture devient le
réel. La photo est maintenant distanciée, et l’image retrouve son premier degré.
Elle revient en concurrence directe avec le sexe. C’est une boucle infinie qui saisit le
réel et l’interprétation. Il faut revenir au réel par la peinture, et la peinture décevra
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

toujours le peintre… Dans les années soixante-dix, j’ai mis mon corps en question
dans la peinture, en me mettant nu avec mes modèles et en travaillant avec mon
corps. Je me sens à présent coupé de cette réalité, et je ne peux plus peindre qu’au
travers de ce dispositif de projection que je vous ai décrit. Je voudrais que vous
veniez voir ces œuvres, plutôt que de parler ainsi de moi. Je ne crois pas à la parole,
parce qu’elle est toujours mensonge. »

139
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

6.2 L’étude de cas


6.2.1 Intérêt du cas

Le cas de ce patient expose de façon centrale la problématique de la perver-


sion – vue sous l’angle psychanalytique freudien – dans sa relation avec certains
éléments de la psychose (projection, clivage) ainsi qu’avec certains éléments névro-
tiques tournant autour de la problématique sadique-anale. Il met aussi en lumière
la question de l’identité sexuelle et du narcissisme dans cette pathologie, ce qui
justifie de son insertion dans ce chapitre consacré aux problématiques limites
et dépressives. Car les aménagements psychiques pervers (et pas seulement les
conduites) dissimulent imparfaitement les faiblesses du moi, l’immaturité libidi-
nale ou bien encore des angoisses d’infériorité telles qu’on peut les observer dans
le registre limite.

Ce cas interpelle également sur le rôle de la création dans l’économie psychique


d’un sujet (Dumet, 2013) et, au regard de cet aspect, il présente un second intérêt,
en l’occurrence celui d’interroger la validité des « issues » que la création artistique
propose à la perversion, par le biais de la sublimation. Réciproquement, il pose la
question de la « créativité » de la perversion. Le prénom fictif attribué au patient est
clin d’œil à l’« autre » Léonard… (cf. Freud, 1910) et pourra inciter à une relecture
du texte freudien, texte véritablement pionnier dans l’approche et la compréhen-
sion de conduites sexuelles atypiques (et de leurs auteurs) jusqu’alors considérées
principalement par la psychiatrie – et la société – sous l’angle de la déviance et de
la transgression de l’ordre moral.

6.2.2 D
 iagnostic psychopathologique
et approche psychodynamique

Pour débuter, on pourra mettre l’accent sur le malaise qui se dégage de cet
entretien avec un psychologue homme, tenant à une « franchise » suspecte quant
au vécu sexuel du patient, et en particulier à l’accumulation des situations « origi-
nales », voire franchement scabreuses, dont il fait part lorsqu’il évoque sa vie. On
peut en effet partir de cette question centrale de la sexualité, comme premier
« descripteur » de sa pathologie. De ce point de vue, Léonard joue manifestement
avec la limite, en permanence. Certes, il ne s’« exhibe » pas véritablement, mais il
suggère (« immense recherche érotique »), rompt (« n’était pas très fier »), dénie
(« il ne s’était rien passé »), avoue (« du moins avec mes modèles »), se fait char-
meur (« J’ai passé […] mère »), séducteur (« que vous veniez voir ces œuvres… »),

140
Problématiques narcissiques. Figures dépressives et solutions par l’agir ■ Chapitre 2

plaintif (« déçu, désemparé… »), pitoyable (« baissé les armes »), glorieux (« actrice
très connue », « chanteuse connue », « j’ai réussi à faire une œuvre… »)… bref, cette
suggestion manipulatrice invite l’autre en permanence à un partage de la trans-
gression, tout en se protégeant a priori contre une telle interprétation, puisqu’elle
reste implicite. On pourrait dire que Léonard cherche à nous entraîner dans le bal
masqué permanent de sa vie. (On verra plus loin l’importance de cette question
du masque, du cache, dans sa technique de peinture.)

D’où un débat de fond, posé par ce cas, sur la question de l’homosexualité et de sa


prise en compte en psychopathologie1. Léonard, sans ambiguïté aucune, témoigne
d’une forte orientation homosexuelle (mais non exclusive). Mais est-ce parce qu’il
est homosexuel que nous évoquons la dimension psychopathologique ? Bien sûr
que non. En revanche, cette homosexualité, notamment, témoigne de son mode de
relation à l’autre qui éprouve les plus grandes difficultés à admettre la différence, à
trouver la distance « normale » de la relation intersubjective, dans l’équilibre entre
échange et préservation d’un noyau intime. Léonard se déshabille devant nous, tout
comme il se mettait nu avec ses modèles pour peindre. Donc cette homosexualité
suggérée explicitement est pathologique pour les conséquences qu’elle entraîne
dans sa relation aux autres et pour ce dont elle témoigne de ses aménagements
psychiques. Le paradoxe, dans le cas de Léonard, est que justement il force la confi-
dence sur son intimité, tout en l’exprimant sans affect. Tout ceci dénote une très
grande maîtrise, ce qui n’exclut nullement des traits le rapprochant de la psychose.

Le sexuel transgressé est donc au premier plan, dans cet entretien, et il convient
de le nommer, seul moyen pour l’aborder psychiquement en cassant la connivence
face à un personnage expérimenté, compétent et tentateur… (cf. Perrier, 1994,
sur le talent des pervers dans l’emprise et la transgression, et sur l’exigence de se
confronter à cette question).

À partir de là se pose la question de l’organisation psychopathologique de


© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

Léonard, sachant que cette question du sexuel n’est pas en soi discriminante mais
qu’elle organise toute la psychopathologie. Donc psychose, névrose, ou perversion ?
Ou combinaison des trois ?

1. La disparition de cette catégorie dans le DSM-IV, au nom de l’évolution des mentalités, ne


doit nullement empêcher, du point de vue clinique, l’interrogation sur ce qui conduit un sujet à
ce type de choix d’objet ou d’orientation psychosexuelle, au même titre que toute autre conduite
et modalité d’investissement.

141
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

Du côté de la psychose, bien entendu, les « indices » ne manquent pas. D’emblée,


Léonard dit « ne pas arriver à rassembler les morceaux », plus loin « vivre un effet
de dédoublement », il a un discours parfois ésotérique, il a du mal à nouer des rela-
tions stables, une enfance particulière, sans père ni mère… Tout ceci ne convainc
pas vraiment. Le discours sur sa peinture est non pas discordant mais ampoulé et
prétentieux, confus certes, mais par une accumulation de banalités sur l’« irrepré-
sentable de l’art ». Ce n’est pas parce que l’on dit « ne pas parvenir à rassembler
les morceaux » qu’il faut ipso facto en déduire une angoisse de morcellement. Le
patient ne dit-il pas lui-même à la fin que la parole est toujours mensonge ?…
En fait, Léonard n’est pas du tout coupé de la réalité, pas du tout lointain dans
l’échange, bien au contraire. Son sourire, lorsqu’il évoque l’absence de sa mère (et
peut-être alors la douleur de cette absence), loin de constituer une manifestation
de discordance, ressemble davantage à une conduite maîtrisée, destinée à séduire
son interlocuteur à partir de ce qu’il pressent de ses attentes, et ce, pour mieux
maîtriser ce dernier… (cf. plus loin).

S’agissant de son expression du sexuel, cette sorte d’exhibitionnisme parfaite-


ment maîtrisé, jouant avec le feu et la complicité de l’interlocuteur, est typique de
la perversion et ne peut en aucune manière se voir rapprocher de la crudité du
schizophrène. Pour peu, Léonard nous entraîne mentalement dans ses expériences
– tout du moins, il cherche à nous faire agir selon son désir. N’est-ce pas ce qu’il
propose et tente même directement à la fin de l’entretien, en suggérant au psycho-
logue de « venir voir » plutôt que de parler… ?

Pas de dissociation donc ici, bien que le mécanisme du clivage soit présent, mais
de façon particulière (on y reviendra plus bas). Pas de syndrome dépressif à ce jour,
pas de véritable dévalorisation (malgré les paroles manifestes et les plaintes expri-
mées ; il parle de « dérision »). Pas de délire, non plus. Reste la question importante
de la projection, métaphorisée dans sa technique picturale, qui peut interroger la
paranoïa, d’autant que, comme pour le président Schreber (Freud, 1911), les mêmes
« ingrédients » semblent présents, notamment l’homosexualité passive refoulée par
rapport au père (« moi un homme, je l’aime, lui, un homme »…). Mais il ne faut pas
oublier, ainsi que Freud le précise bien, que dans le cas Schreber, l’élément psycho-
tique est que le malade, « pour se défendre d’un fantasme de désir homosexuel, ait
réagi par un délire de cet ordre ». En d’autres termes, c’est le choix délirant articulé
autour du mécanisme de la projection qui « fait » la psychose, et non les origines
de l’homosexualité passive adressée au père. D’ailleurs, Freud ajoute que tous les
paranoïaques échouent sur cette tâche si difficile : maîtriser leur homosexualité
consciente renforcée. C’est le délire qui leur sert d’échappatoire, et les coupe de

142
Problématiques narcissiques. Figures dépressives et solutions par l’agir ■ Chapitre 2

la réalité, les conduisant à la psychose. On verra que Léonard « choisit » une autre
manière de gérer ce rapport problématique à l’homosexualité : par la perversion
et par la création.

En résumé, la problématique psychotique doit être écartée, en tant qu’amé-


nagement principal du psychisme de Léonard. Les conditions particulières de sa
naissance ne suffisent pas : ce n’est pas parce que le père est mort ou absent qu’il
est « forclos » ; les orphelins ne sont pas nécessairement psychotiques…

S’agissant de la névrose, on pourra s’interroger aussi sur certains éléments


contenus dans ce cas. Les phobies, bien que qualifiées d’« idiotes », semblent bien
réelles et handicapantes. On entr’aperçoit au passage derrière celles-ci une angoisse
plus limite, une angoisse d’infériorité (il dit « avoir voulu jouer au costaud », cela
dit implicitement qu’il se sent tout petit face à un autre perçu comme plus puissant
que lui).

Pour le reste, les symptômes s’organisent nettement autour d’une problématique


sadique-anale, depuis l’origine de la vocation artistique (la palette boueuse d’où
sortent des angelots – formation réactionnelle) jusqu’au choix de la technique
picturale, combinant dans le noir découpages et projections dans une sorte de rituel
cabalistique. Il semble par ailleurs assez calculateur (cf. son dépit manifeste de ne
pas avoir retenu la riche héritière…). En regard de cette problématique anale, on
peut alors considérer la survenue des troubles somatiques (coliques néphrétiques)
non comme manifestations de conversion au sens génital du terme mais plutôt
comme une conversion psychosomatique au sens donné par Valabrega (1980),
soit aussi comme un « agi du fantasme » (cf. Célérier, 1989), ici un fantasme de
pénétration anale.

La question se pose donc de savoir si la problématique obsessionnelle est préva-


lente. À l’évidence non, ne serait-ce que parce que les mécanismes de base de la
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

névrose – en particulier le refoulement – n’apparaissent pas nettement, non plus


que la culpabilité devant une homosexualité cachée et exhibée à la fois. On ne
repère par ailleurs rien de particulier dans le registre œdipien, celui-ci ne s’expri-
mant pas par l’habituelle conflictualité, mais par une sorte de « vide », de blanc,
d’abandon (comme d’ailleurs les relations qu’il a avec ses propres enfants).

La névrose obsessionnelle, qui fait en général la part belle à l’homosexualité, est


justement intéressante, comme le montre l’Homme aux rats (cf. Freud, 1909), pour
proposer un pont entre la paranoïa et la perversion. Ce qui fera le partage avec la

143
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

psychose : le délire (paranoïaque), et avec la perversion, la culpabilité par rapport


à l’homosexualité, et la force des mécanismes de défense névrotiques (notamment
le refoulement).

Donc, la problématique névrotique n’est pas non plus convaincante dans ce cas,
lequel est caractéristique en revanche d’une organisation de type pervers, dont on
retrouve les signes majeurs : l’exigence de poser la sexualité dans son « anomalie »
comme distinctive de la perversion (cf. Laplanche, Pontalis, 1967), le talent parti-
culier du pervers dans sa « technique d’intimité » (cf. Khan, 1976, 1981) avec son
partenaire, les mécanismes de complicité, la relation d’emprise, le défi perma-
nent à la limite, le penchant habituel à la transgression, le goût pour le secret, le
mécanisme prévalent du déni, porté par le clivage, enfin le caractère stable de la
problématique perverse.

Tous ces éléments se retrouvent sans exception dans le cas proposé. Les dérives
de la sexualité ont été déjà abordées ainsi qu’à ce sujet la technique d’intimité. À
noter que le choix même de la peinture d’après modèle pose question de ce point de
vue, s’agissant d’une mise en scène particulière de la relation d’emprise. D’ailleurs,
il convient de noter dans le cas de Léonard que partant de ce schéma classique, ce
choix l’a conduit à son extrême (nu avec ses modèles et travaillant avec son corps),
puis il l’a transformé dans la « nouvelle figuration », excluant tout contact avec la
matière même. Il y a là un point intéressant à développer dans le registre de la
formation réactionnelle. Défi à la limite, transgression, secret sont également clairs.

Il s’agit pour Léonard, dans son choix pervers de l’homosexualité, d’une orien-
tation stable, quelle que soit la « réalité » féminine de ses liaisons sentimentales
(des trois mères de ses enfants, deux sont explicitement référées au père ou à un
substitut) – l’homme riche et « puissant » – et la troisième est homosexuelle ; on
remarque simultanément ici la puissante disqualification de la femme et la dotation
d’un attribut particulier (soit alors un symbole phallique) à celle-ci, tout du moins
aux femmes qu’il a fréquentées : l’une est (une chanteuse) connue, une autre est
grande (dépressive), enfin la dernière est une très jolie (homosexuelle) a laquelle
il a fait un enfant.

Quant au déni (qui est, dans la théorie freudienne, déni de la différence des
sexes), il est porté par les conduites sexuelles, et par la difficulté que Léonard
rencontre dans sa peinture pour représenter, pour figurer. En fait, pour figurer la
différence (« Je suis désemparé par l’impossible de la représentation »), Léonard
l’exprime remarquablement en disant « c’est une boucle infinie qui saisit le réel et

144
Problématiques narcissiques. Figures dépressives et solutions par l’agir ■ Chapitre 2

l’interprétation », comme si la saillance du monde environnant ne supportait pas


une image de cette différence. On sait que le mécanisme de base du déni porte
sur la superposition de deux pensées contradictoires : la femme a le phallus/elle
ne l’a pas, ce qui permet au pervers de supporter l’angoisse de castration. Dans
le cas de Léonard, qui a choisi justement la représentation picturale, celle-ci est
à la fois une « solution » (pour passer de la boue à l’ange – asexué – en évitant de
poser la question de la sexuation) et un piège, puisqu’il est malgré tout incapable,
à la différence de l’artiste Léonard de Vinci, de s’abstraire de toute sexualité en la
sublimant. Il est donc obligé de représenter l’irreprésentable pour lui, à savoir ici
le sexe de la femme. Après avoir pensé « travailler cette question avec son corps »
– c’est-à-dire nier toute distance en jeu dans la représentation – il va choisir cette
« nouvelle figuration », combinant l’abstraction et la technique. On pourrait aller
jusqu’à dire que cette technique est un véritable scénario pervers (sa technique ou
« sa propre mythologie », comme il le dit, révélant au passage la grandeur de son
narcissisme).

La singularité du cas de Léonard réside dans l’association de la perversion et de


l’art, en particulier de la peinture. Celle-ci, comme indiqué plus haut, est à la fois
une issue à la problématique du patient et une forme d’impasse psychique1 dans
son cas compte tenu de la force de ses motions pulsionnelles, apparemment non
sublimables.

6.2.3 Perspective psychogénétique

Quelle fonction a joué cette problématique perverse, tôt installée chez ce


patient ? C’est là qu’il convient de reprendre son histoire personnelle, marquée
par la difficulté à mettre en place une problématique de la symbolisation et des
mécanismes identificatoires « classiques », notamment du fait de la disparition de
son père dans des circonstances très particulières, et du fait de l’identité de sa mère,
qu’il n’a pratiquement pas connue.
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

De son père, on retiendra surtout que Léonard ne l’a pas connu en raison de sa
disparition tragique juste avant sa naissance. Ce père a été victime de son nom,
alors qu’il avait « servi la nation » comme militaire. Comment peut donc s’inscrire
le signifiant du Nom-du-Père (Lacan) dès lors qu’il a été porteur de l’exécution de
ce dernier ? En fait, on ne sait pas si cette histoire est « réelle », ou bien s’il s’agit

1. Voir, plus loin, le devenir de Léonard.

145
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

d’un roman familial, mais quoi qu’il en soit on peut penser que la « méprise » fatale
autour du nom constitue un garde-fou contre un mécanisme forclusif, puisqu’il
y a toujours (potentiellement) quelqu’un de vivant, et « résistant », porteur de ce
signifiant paternel. En même temps, elle introduit une problématique du double qui
sert de support au clivage, et facilite également le choix homosexuel de Léonard.
La présence des portraits du père en uniforme dans toutes les pièces révèle bien
l’idéalisation (voire l’idolâtrie) et le deuil impossible alors de cet homme par ses
parents – les grands-parents de Léonard. Par ailleurs ces portraits omniprésents
dans l’enfance de Léonard sont sans doute à mettre en rapport aussi avec le scénario
pervers étudié plus haut. Son enfance parmi les enfants de troupe lui donne par
ailleurs comme famille l’armée tout entière, ce qui introduit tout naturellement
une confusion ultérieure entre les registres de l’intime et du public. Au fond sa
relation avec le monde de l’art n’est qu’une réplique inversée de son enfance dans
cet univers particulier de l’armée, où d’ailleurs il avait établi très jeune un « atelier
clandestin ».

Quant à sa mère, elle l’a purement abandonné à sa naissance, préférant retourner


en Indochine. Était-elle « prostituée » comme le disaient les grands-parents ? En
tout cas cette image est suffisamment forte pour lui pour alimenter un certain type
de relations à la femme, passant par la possibilité de l’acquérir par « achat ». C’est
aussi une « solution » de la perversion que de considérer que l’autre est achetable.
D’ailleurs ne se considère-t-il pas lui aussi dans la même position, lui qui vend un
art qu’il veut « sexe pur » ? (Ces toiles qu’il fait payer, acheter, révélant ici une trace
de l’identification de Léonard à cette mère.)

En définitive, Léonard, qui a « choisi » la voie difficile de la perversion, ne semble


pas, contrairement à ses dires, avoir véritablement « baissé les armes » dans un
combat qui reste celui de son identité, sauf à entendre cette expression dans une
stricte dimension homosexuelle. Il est certes isolé dans cette problématique qui
n’admet au mieux que des complices, ce qui lui interdit par exemple d’établir un
lien de transmission avec ses enfants, mais son choix artistique, tant qu’il trou-
vera justement un public et des modèles, lui permet un étayage convenable bien
qu’incontestablement douloureux d’une problématique précocement carencée.

6.2.4 Éléments transféro-contre-transférentiels

Le mode de relation à l’objet caractéristique de l’organisation de personnalité de


Léonard s’actualise dans la relation avec le psychologue. On a précédemment pointé

146
Problématiques narcissiques. Figures dépressives et solutions par l’agir ■ Chapitre 2

un certain malaise (du côté du vécu contre-transférentiel du clinicien) qui se dégage


de cette interrelation ainsi que la tentative de Léonard d’agir sur son interlocuteur,
de le séduire et plus encore de l’amener là où il le veut (volonté d’assujettir l’autre
à son emprise, afin de s’assurer la présence indéfectible de l’objet…), ici amener le
clinicien à transgresser certaines limites, à commencer par les bornes du cadre et
du dispositif psychologiques (agir, au lieu de penser ; rencontre en dehors du cadre
thérapeutique…). Le fait que le psychologue soit un homme favorise et précipite
peut-être ce type de transfert sexuel et narcissique ; réciproquement on peut penser
que ce paramètre perceptif (identité sexuée du thérapeute), loin d’être neutre et
indifférent1 dans le cas présent, est ce qui permet à Léonard de nouer le lien théra-
peutique, voire permettra de le maintenir. Tout l’enjeu de la relation thérapeutique
si elle devait se poursuivre serait ici d’accepter l’emprise de Léonard (et nécessaire
à celui-ci) sans se faire le complice de ce dernier.

6.2.5 Quel devenir pour Léonard ?

L’évolution de la situation psychique de Léonard et le rôle stabilisateur de l’amé-


nagement artistique sont quelque peu délicats à apprécier, car tout dépend de la
relation qu’il sera en mesure d’établir avec un éventuel public, puisque tel est son
choix d’investissement de l’intime. Apparemment, il a trouvé avec la « nouvelle
figuration » une forme de stabilisation de sa représentation « impossible » de la
femme, qui est tout à fait susceptible de se révéler satisfaisante : un travail sur la
silhouette « dans le noir » (pour ne pas voir le phallus existant ou manquant), suivi
d’un « découpage avec un objet tranchant » (symbolique de la castration évidente),
et enfin l’aspersion avec un aérographe (jolie métaphore de l’éjaculation…) sur des
« pochoirs superposés » (qui renvoient à ses expériences sexuelles de happening).
Bref, la jouissance perverse trouve là une représentation exemplaire.

Il ne faudrait pas, cependant, s’avérer trop « optimiste » sur cet aménagement.


© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

Quel rôle joue cet « ami ex-enfant de troupe » ? Comment entendre ce penchant
pour l’alcoolisme ? On ne peut s’empêcher de penser ici au(x) manifestation(s)
et besoin(s) de dépendance de Léonard envers l’objet (anaclitisme révélant chez
Léonard l’importance de la problématique narcissique de manière concomitante à

1. Cf. Godfrind (2001), contrairement à la thèse classique en psychanalyse, reconnaît la place du


genre sexuel réel de l’analyste et ses incidences sur le déroulement du processus analytique. Si
l’auteur s’intéresse spécifiquement à la conduite de cures de femmes par une femme-analyste,
ses hypothèses n’en appellent pas moins à penser ce qui se joue spécifiquement entre hommes.

147
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

la problématique génitale). Que penser aussi des angoisses ressenties actuellement


par Léonard ? C’est à ce niveau que l’on peut se demander si l’aménagement pervers
actuellement stable sera suffisant pour résister à une dégradation psychique plus
importante, évoluant par exemple vers la dépression sinon vers la psychose. Ce
risque existe, compte tenu de la fragilité supposée de la symbolisation primaire
chez cet homme, mais nous ne pouvons rien en dire de plus à ce stade.

Bibliographie conseillée
Aulagnier P. et al. (1967). Le Désir et la McDougall J. (1996). Éros aux mille et un
Perversion, Paris, Le Seuil. visages, Paris, Gallimard.
Bonnet G. (1993). Les Perversions Mijolla-Mellor S. de (2009). Le Choix de
sexuelles, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? ». la sublimation, Paris, PUF, coll. « Le fil
Dumet N. (dir.) (2013). La Maladie créa- rouge ».
trice, Toulouse, éditions Érès. Perrier J. (1994). Le Mont Saint-Michel,
Faure-Pragier S. (2000). La Perversion ou Strasbourg, Arcane.
la Vie. Klim, l’homme aux deux noms, Pirlot G., Pedinielli J.L. (2009). Les
Paris, PUF. Perversions sexuelles et narcissiques,
Freud S. (1905). Trois essais sur la théorie Paris, A. Colin.
de la sexualité, Paris, Gallimard, 1962. Stoller R. (1978). La Perversion, forme
Freud S. (1910). Un souvenir d’enfance de érotique de la haine, Paris, Payot.
Léonard de Vinci, Paris, Gallimard, 1987. Tychey C. de (dir.) (2007). Clinique des
Freud S. (1894-1924). Névrose, psychose et perversions. Repérage diagnostique
perversion, Paris, PUF, 1973. et prise en charge thérapeutique,
Ramonville Saint-Agne, Érès.
Khan M. (1981). Figures de la perversion,
Paris, Gallimard.

7. R
 elations conjugales et narcissisme pervers :
Monsieur et Madame Sic

7.1 L’observation clinique


Monsieur et Madame Sic viennent consulter ensemble. Mais c’est Monsieur qui
a pris contact avec le psychologue, pour sa femme, comme il l’a d’emblée annoncé
au téléphone. Invité à préciser davantage le motif de cette demande, Monsieur

148
Problématiques narcissiques. Figures dépressives et solutions par l’agir ■ Chapitre 2

avait alors eu du mal à trouver ses mots, hésitant, n’achevant pas ses phrases. Il
était finalement et péniblement parvenu à énoncer des difficultés de couple faisant
suite à une aventure extraconjugale de sa femme. Mais « c’est surtout elle qui a
besoin de travailler sur elle », ne cessait-il de répéter au téléphone. Le psychologue
propose de les recevoir tous les deux, ce qu’accepte Monsieur Sic, vraisemblable-
ment soulagé d’avoir été entendu. Toutefois avant de raccrocher, il s’enquiert du
montant des consultations et tente de négocier à la baisse les honoraires, arguant
des difficultés économiques. Le psychologue explique que cette question pourrait
éventuellement être étudiée si un travail psychothérapique long devait advenir,
mais que pour l’instant la rencontre aurait lieu selon les modalités et honoraires
fixés et énoncés. Vraisemblablement contrarié, il confirme malgré tout le rendez-
vous, prévu une dizaine de jours plus tard.

Monsieur et Madame Sic seront reçus deux fois ensemble, puis chacun une fois
individuellement, avant un dernier entretien conjoint destiné à faire le point sur
leurs situations et demandes.

Le jour du premier entretien, Monsieur et Madame Sic arrivent avec plus d’un
quart d’heure d’avance sur l’horaire prévu. Dès le début de l’entretien, Monsieur
prend la parole et redit ce qu’il avait déjà exprimé au téléphone, à savoir qu’il vient
pour sa femme, que celle-ci a des problèmes. « Vous comprenez, dit-il, prenant le
psychologue à parti, elle a des comportements d’enfant, c’est une vraie gamine, il
faut qu’elle change la situation ne peut plus durer, elle doit faire quelque chose… Je
ne suis même pas sûr qu’elle comprenne, qu’elle se rende compte. » Tout cela est
dit sur un ton sec et autoritaire. Parallèlement, il se présente comme une victime
de cette situation. Certaines de ses attitudes et postures suggèrent au psycho-
logue des images de tristesse, de fragilité contrastant avec la directivité verbale de
Monsieur Sic dans les entretiens.

Invités tous les deux à se présenter et à faire un récit de leur situation, on apprend
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

qu’ils sont mariés depuis plus de quinze ans, ont une fille de quatorze ans, travaillent
tous les deux comme employés dans la fonction publique, mais dans des secteurs
et activités différents. Ils se sont connus à l’âge de 17 et 18 ans respectivement pour
elle et lui, et ils ont découvert ensemble la sexualité. Madame a connu un autre
homme à l’âge de 20 ans avant d’être mariée avec Monsieur, alors qu’ils étaient
momentanément éloignés l’un de l’autre (pendant le service militaire de Monsieur)
mais cela son mari l’ignore, dira-t-elle au psychologue lors d’un entretien individuel,
elle n’a jamais jugé utile d’en informer son mari. Quant à Monsieur Sic, Madame
est l’unique femme de sa vie à ce jour et pour toujours il s’est marié, « c’est pour

149
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

la vie », dit-il. Monsieur Sic ne pourra exprimer sa déception devant l’infidélité


de sa femme qu’à la fin du premier entretien, alors que celui-ci est sur le point
de se terminer, et une deuxième rencontre déjà programmée. Jusque-là, il n’avait
présenté aucun affect, comme s’il n’était pas touché personnellement. Il se mettra
soudain à s’épancher, parlant de lui, et de son ressenti, toutes choses qu’il avait
soigneusement évitées durant l’entretien, et ce malgré les nombreuses sollicitations
du clinicien. Celui-ci sera obligé de signifier à deux nouvelles reprises la fin de la
séance tant Monsieur Sic reste assis et poursuit, faisant comme si de rien n’était…
Il ne sera plus jamais question de cette détresse chez lui lors des entretiens ulté-
rieurs, Monsieur Sic minorant ce qui s’était passé la fois passée et éludant toute
nouvelle évocation…

Durant les entretiens, Madame demeure assise sur le bord du fauteuil, mal à
l’aise ; timide, elle a du mal à s’exprimer spontanément en présence de son époux,
elle ne prend jamais l’initiative de la parole, mais répond assez facilement à toutes
les questions qui lui sont posées ; elle regarde sans cesse son mari, l’air inquiet,
surtout avant de parler. Celui-ci, qu’il soit seul ou non, ne cesse de mettre en avant
la défaillance conjugale de sa femme, ce qu’il nomme tantôt « sa faute », tantôt
« sa bêtise ». Celle-ci ne s’est produite qu’une seule fois et remonte à plus d’un an
maintenant. Pour Madame, « c’est loin tout ça », elle ne revoit plus cet homme
qui a d’ailleurs changé de lieu de travail. Elle ne comprend pas pourquoi son mari
« s’entête comme ça sur cette aventure », elle s’est excusée de nombreuses fois,
elle dit être d’accord avec son époux et reconnaître qu’elle s’est « mal conduite,
mais c’est du passé maintenant, il faut passer à autre chose ». Mais voilà, lui ne
peut oublier, il ne peut s’empêcher d’y penser. C’est lorsqu’il sera reçu indivi-
duellement qu’il pourra dire qu’il se pose toutes sortes de questions sur lui, sur
elle, sur leur relation de couple et sur leurs rapports sexuels depuis cette histoire.
Madame lui a avoué depuis ne pas toujours éprouver de désir sexuel.

Lors de l’entretien individuel, Madame dira accepter les rapports sexuels


avec son époux parce que ça fait partie du contrat de mariage. Mais elle n’en
a pas toujours envie et surtout, elle a très souvent mal. Lors de son aventure
en revanche, elle n’a, dit-elle, « pour la première fois de sa vie éprouvé aucune
douleur j’étais bien avec lui, je me sentais totalement libérée ». Rien à voir avec
les rapports avec son époux, où elle se sent « toujours un peu contrainte, et
oppressée ».

Depuis cette histoire, Monsieur et Madame ne cessent de se disputer, trois à


quatre fois par semaine en ce moment. La discorde survient toujours au cours

150
Problématiques narcissiques. Figures dépressives et solutions par l’agir ■ Chapitre 2

d’une discussion, engagée par Monsieur. Il lui faut en effet revenir à ce qui s’est
passé, et au comportement, selon lui « immature », de sa femme, expliquant à
celle-ci ce qu’elle doit faire pour changer. Madame dit avoir fait des efforts en ce
sens, faire ce que son époux lui demande (être moins nonchalante, par exemple,
ou bien préparer de la « vraie cuisine » et pas des plats préparés d’avance, faire
le ménage selon ses conseils et règles à lui, etc.), mais « maintenant c’est à lui
aussi de faire des efforts, comme d’arrêter de ressasser cette histoire passée ».

Chaque dispute se solde de la même manière ou plutôt selon deux scénarios


qui alternent. Soit Monsieur reprend une à une toutes les situations récentes
dans lesquelles il a trouvé que sa femme manquait de sérieux, lui reproche son
comportement, lui dit ce qu’elle aurait dû faire, ou ne pas faire ; Madame, acca-
blée la plupart du temps, ne sait quoi répondre. Soit Madame tente de s’opposer,
et alors Monsieur quitte la pièce, parfois la maison, en disant que leur histoire est
terminée, qu’ils n’ont plus rien à faire ensemble, qu’ils vont divorcer, que « tout est
détruit ». Dans ces cas-là, Madame est prise de panique, elle pleure, elle le prie de
ne pas partir, il lui est même arrivé de s’agenouiller devant lui pour le retenir. Elle
s’excuse de nombreuses fois, reconnaît qu’elle a eu tort et, au bout d’un certain
temps, la situation se calme, tout rentre dans l’ordre. Ces scènes se reproduisent
à l’identique depuis plusieurs mois ; malgré cela ils disent chacun ne pas vouloir
envisager de séparation. Pour Monsieur, c’est son « épouse qui a un problème et
doit changer », c’est d’ailleurs pour cela qu’il consulte, n’omet-il pas de rappeler
au passage. Quant à Madame, elle n’a rien à reprocher à son mari : il est, dit-elle,
« travailleur, honnête, sérieux, bon père de famille ». Elle reconnaît qu’« il n’est pas
toujours drôle », qu’« il ne sait pas s’amuser », mais à côté de cela elle ne pense pas
qu’elle pourrait « trouver un homme mieux que lui ». « Et si je partais, où irais-je ? »
lâche-t-elle, là encore lors de l’entretien individuel. Dans leur couple, c’est toujours
le mari qui prend les décisions familiales : décide des sorties, du lieu de vacances,
du budget, etc. Lors de l’entretien individuel, Madame se plaindra de s’ennuyer
en week-end, car Monsieur est un randonneur et femme et enfant sont donc de
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

la partie dans toutes ses randonnées. Or, elle, elle n’aime pas trop cela. Mais il ne
lui est jamais venu à l’idée de ne pas l’accompagner ou de suggérer un autre loisir ;
elle pense que Jean-Pierre [son mari] refuserait.

L’anamnèse conduite auprès de chacun d’eux fait apparaître les informations


suivantes. Fille unique d’une mère qui rêvait d’avoir des garçons et d’un père décrit
comme trop doux et passif, Mme Sic dit avoir depuis l’enfance des difficultés de
contact avec sa mère, qui la rabrouait. « Je n’allais pas assez vite à son goût, que
ce soit pour faire mes devoirs ou le travail à la maison. À l’adolescence ça a été

151
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

pire, elle ne voulait pas me laisser sortir, alors des fois je sortais quand même, en
douce, et j’allais retrouver ma bande de copains. Qu’est-ce qu’on s’amusait ! », dit
nostalgiquement Madame Sic. « C’est comme ça que j’ai connu Jean-Pierre d’ail-
leurs, on avait les mêmes amis. […] Et puis ma mère fouillait mon placard et jetait
tout par terre si ce n’était pas rangé comme il fallait, comme elle voulait que ce soit
rangé, vous savez, les piles alignées bien droites ! […] Alors quand j’ai connu Jean-
Pierre, c’était la liberté, c’était enfin l’occasion de quitter la maison. […] Mon père
il s’opposait jamais à ma mère, il s’occupait de ses affaires, il faisait ses maquettes
le soir en rentrant du travail… il avait sûrement la paix, comme ça. »

Monsieur Sic est lui aussi un enfant unique, de parents divorcés quand il n’était
qu’un garçonnet (huit ans) ; il n’a jamais revu son père par la suite. Sa mère ne
cessait de lui répéter qu’elle ne voulait pas qu’il ait un tel modèle paternel sous les
yeux. Il n’a jamais vraiment compris ce qui s’était passé entre eux, sa mère ne voulait
pas en parler. Plus grand, sa tante (sœur de sa mère) lui aurait dit qu’elle soup-
çonnait des infidélités de la part de son père, mais il ne croit pas à cette histoire…

Lors du dernier entretien conjoint, le clinicien suggère l’intérêt d’un travail


psychologique individuel pour chacun d’eux, assorti de quelques entretiens de
couple. Il leur propose de poursuivre ces entretiens conjoints avec lui, en vue de
réfléchir à une thérapie de couple, et mentionne qu’il pourra, s’ils le souhaitent,
leur donner l’adresse de confrères et consœurs psychologues psychothérapeutes
pour poursuivre individuellement. Monsieur Sic est dubitatif, il dit avoir réfléchi de
son côté ; ils n’ont pas les moyens d’entreprendre un travail psychologique payant.
Il a entendu parler d’un médecin sexologue et il songe à prendre rendez-vous avec
lui… pour sa femme.

7.2 L’étude de cas


7.2.1 Intérêt du cas

Avec ce cas – ce double cas devrait-on dire –, c’est à une nouvelle déclinaison
clinique de la perversion que l’on se trouve confronté, une forme qui rompt avec
l’image psychiatrique stéréotypée du pervers, défini comme sujet affichant une
déviance sexuelle (fétichisme, sadomasochisme…), une forme encore qui ne renvoie
pas non plus au mode de fonctionnement psychique articulé autour de l’angoisse
de castration génitale (décrite par Freud) et dont « la névrose serait le négatif »
(Freud). Il s’agit bien davantage ici d’une forme de perversion narcissique, au sens

152
Problématiques narcissiques. Figures dépressives et solutions par l’agir ■ Chapitre 2

donné par le psychiatre contemporain Eiguer (1989) par exemple. Soit le mode de
fonctionnement psychique d’un sujet qui se fait valoir au détriment d’un autre (et
même des autres) devenant dès lors son acolyte, en un mot son complice, et sur
lequel le pervers narcissique exerce donc son emprise. Cette idée de perversion
narcissique renvoie surtout à un narcissisme pathologique, lequel peut d’ailleurs,
selon ce même auteur, concerner et sous-tendre nombre de pathologies (dont les
perversions sexuelles, les toxicomanies…). À ce titre, l’étude du cas de Monsieur et
Madame Sic permet de compléter le précédent en montrant combien et comment
la dimension, voire la pathologie narcissique se trouve prégnante dans ce type
de fonctionnement. L’intérêt du cas de Monsieur et de Madame Sic, plus encore
que celui de Léonard, est donc de mettre en évidence comment le moi d’un sujet
(ici surtout Monsieur Sic), se trouvant menacé par la relation objectale, se trouve
recourir à l’emprise, forme de défense perverse, consistant en l’utilisation de l’autre
à des fins de maîtrise narcissique. Ce cas illustre alors à juste titre comment la
perversion s’avère être « une spécificité humaine si peu sexuelle », pour reprendre
l’expression de Jeammet (2003).

7.2.2 P
 ortraits psychologiques individuels
et dynamique conjugale

On le voit très rapidement, Madame et Monsieur Sic s’avèrent mutuellement


très dépendants l’un de l’autre. Leur relation est de type franchement anaclitique,
exacerbée par des tendances sadomasochistes (sur le plan moral) : Monsieur Sic
s’avère très dominateur, directif, contrôlant sur son épouse et son comportement,
tandis que celle-ci se soumet à cette directivité, excepté en de rares occasions. Leur
relation de couple relève même plus précisément de la perversion narcissique
(Eiguer).

L’angoisse d’abandon est au cœur de leur problématique psychoaffective respec-


tive tout comme elle est le moteur de leur relation conjugale, devenue aujourd’hui
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

passionnelle.

Du côté de Madame Sic, on perçoit une nette adoration – idolâtrie – de son


époux (homme bon, généreux, travailleur…). Bien qu’il lui manque une qualité
visiblement importante pour elle (l’humour), elle est prête à faire ce sacrifice (et
d’autres, comme celui de son désir et de son plaisir sexuels) tant il représente cet
objet fort, protecteur, substitut parental dont elle a massivement besoin. Il semble
que Monsieur Sic incarne simultanément pour elle un substitut paternel dont elle
a manqué (père décrit comme trop doux et plus présent à ses maquettes qu’à sa

153
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

famille) et un substitut maternel surtout, dont elle ne s’est nullement affranchie


affectivement. Madame Sic reproduit à cet égard avec son époux la relation d’em-
prise vécue jadis dans la relation mère-enfant – relation qu’elle a d’ailleurs fuie
au plus vite peu après sa majorité (dès qu’elle a connu son futur époux, « c’était
la liberté, c’était enfin l’occasion de quitter la maison ») mais pour la dupliquer
avec son nouvel objet d’attachement ! La contrainte et le sentiment d’oppression
ressentis lors des rapports sexuels avec cet homme (et pas avec son amant) conforte
cette idée que Monsieur Sic représente, pour elle, l’imago maternelle puissante,
omnisciente et intrusive de son enfance, dont elle a cependant un besoin quasi
vital. La relation extraconjugale1 constitue une tentative agie d’échapper à cette
emprise et de retrouver un espace de liberté personnelle, toutefois cette liberté
génère encore plus d’anxiétés que la relation de dépendance. La disqualification et
l’infantilisation dont elle fait l’objet de la part de son mari reproduisent là encore
des situations et vécus dans la relation infantile à l’objet maternel. Sans doute
n’est-il pas trop fort de dire que Madame Sic recherche avec avidité cette disqua-
lification et cette tyrannie, lesquelles permettent le maintien du lien avec l’objet
d’amour (mieux vaut en quelque sorte un lien tyrannique à l’objet que pas de lien
du tout…). Globalement, on peut dire que sa personnalité est caractérisée par un
manque d’autonomie et des difficultés d’affirmation de soi (« elle ne prend jamais
l’initiative de la parole, mais répond assez facilement à toutes les questions qui lui
sont posées »), une forte dépendance à l’objet (il ne lui est jamais venu à l’idée de
ne pas accompagner son mari face à l’éventualité du départ de celui-ci, elle « est
prise de panique, le prie de ne pas partir, […] s’excuse de nombreuses fois »), des
angoisses d’abandon et même une perte de ses repères sans l’objet (« où irais-je ? »
se demande Madame Sic si elle n’était plus avec son mari), une inhibition impor-
tante des pulsions agressives (elle « ne sait quoi répondre » face aux reproches de
son mari, « est accablée », parfois seulement elle trouve ses griefs injustifiés) et une
immaturité affective.

Monsieur Sic, lui, se présente sous un double jour : à la fois maître de la situa-
tion et directif – c’est lui qui prend l’initiative du rendez-vous, prend les rênes de
la consultation dès le début de celle-ci – et par ailleurs comme un « petit garçon
triste et malheureux » (contre-transfert du clinicien, qui n’est, bien sûr, pas sans faire
penser au vécu infantile du patient après le divorce parental), passif et désorienté
par une situation qui le trouble et le submerge (l’adultère de son épouse, réactivant

1. À noter que celle-ci a eu lieu quand la fille de Monsieur et Madame Sic entrait dans l’adoles-
cence… situation qui n’a donc pas été sans réactiver la propre adolescence de Madame.

154
Problématiques narcissiques. Figures dépressives et solutions par l’agir ■ Chapitre 2

la tromperie paternelle qu’il dénie…). Mais ces deux aspects sont résolument clivés
chez le patient, Monsieur Sic se défendant en effet constamment, par le contrôle et
la maîtrise de soi, de ses affects dépressifs et de son vécu abandonnique – sauf lors de
l’achèvement du premier entretien, alors qu’il est justement question… de se séparer,
où il craque (il s’épanche sur son ressenti) et tente inconsciemment ainsi de prolonger
l’entretien. Dans le groupe familial, il occupe manifestement une place de leader (c’est
lui qui décide et qui gère les activités familiales, à partir de ses désirs propres), que nul
ne semble lui contester (sa femme ne songe pas à lui suggérer une activité de loisir
autre que la randonnée, persuadée par avance de son refus). Lui aussi s’avère très
dépendant affectivement de l’objet d’amour, dépendance que l’on perçoit aisément,
ne serait-ce que par la tyrannie exercée sur son environnement – et bien que cette
dépendance affective soit précisément déniée chez lui. Il exerce plus précisément
une relation d’emprise sur l’objet (qu’il s’agisse de sa femme dans sa vie privée, qu’il
somme de changer, lui expliquant comment faire, et qu’il n’a de cesse de réprimander,
ou qu’il s’agisse du psychologue, qu’il somme là encore de raisonner sa femme, ou
avec lequel il tente de négocier à la baisse le montant des honoraires avant même
de l’avoir rencontré !). L’infantilisation de son épouse et l’attitude disqualifiante qu’il
présente à son égard montrent bien que, pour lui, l’objet et le narcissisme de celui-ci
ne comptent pas ; surtout, que l’autre n’est pas véritablement reconnu comme distinct
de soi ; et plus encore, que Monsieur Sic le considère comme une (sa…) chose, comme
un objet non humain en somme, un objet qui sert à alimenter le propre narcissisme
du sujet, à renforcer son sentiment de toute-puissance et son soi grandiose. Ses atti-
tudes méprisantes constituent aussi pour le patient une manière d’éloigner le danger
de la perte de sa propre intégrité narcissique – c’est dire au passage la faiblesse et la
fragilité de la personnalité psychique sous-jacente. Les angoisses de séparation sont
chez lui aussi patentes : Monsieur Sic se plaint de ne plus supporter la situation de son
couple, mais n’imagine absolument pas divorcer. De même, au moment de quitter le
psychologue et malgré les redites de celui-ci, Monsieur Sic s’épanche et demeure assis,
signe qu’il ne peut supporter cette rupture (même si elle est assortie symboliquement
de « retrouvailles », via le prochain entretien déjà fixé). Sûrement cette séparation
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

d’avec le psychologue, figure transférentielle, réactive-t-elle celle vécue jadis avec


le père. Il est frappant d’observer à cet égard combien le patient laisse échapper de
manifestations de sa détresse affective, lesquelles n’ont, semble-t-il, jamais pu être
exprimées (en partie du fait, peut-être, de l’attitude maternelle, qui ne voulait plus
entendre parler de ce mari… volage…) et qui sont d’ordinaire chez le patient répri-
mées sinon évitées (il éludera ultérieurement toute allusion à ce qui s’est passé). La
séparation suscite de telles angoisses chez lui qu’elle donne lieu à un mécanisme
de renversement passif-actif : Monsieur Sic menace en effet de divorcer, tourne les
talons quand l’objet d’amour, sa femme, fait montre de velléités d’indépendance. Dès

155
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

qu’il est question de l’autonomie de l’objet, de l’altérité, cela fait vivre à Monsieur Sic
un sentiment de perte catastrophique équivalent à une mort (« tout est détruit »).
On perçoit bien ici que la séparation est douloureuse ou traumatique parce qu’elle
vient raviver des angoisses de perte mais également des angoisses archaïques, des
agonies primitives, des vécus d’effondrement, contre lesquels Monsieur Sic lutte au
moyen de mécanismes psychiques eux aussi archaïques (mépris de l’objet, contrôle
et omnipotence sur l’objet). Maintenir l’autre sous son contrôle représente le plus
sûr moyen trouvé par Monsieur Sic pour dénier ses propres besoins de dépendance,
d’une part, et pour s’assurer de sa toute-puissance (autrement dit pour lutter contre
son effondrement narcissique), d’autre part.

Au final, le couple fonctionne sur un mode pervers narcissique où, tour à tour,
chacun des membres du couple exerce une certaine emprise sur l’autre (même si au
demeurant, il semble que l’emprise soit plus massivement du côté de Monsieur Sic).
Quoi qu’il en soit, pour fonctionner, le pervers a besoin d’un complice et celui-ci
vient s’offrir à lui Cet aménagement relationnel et conjugal sert fondamentalement
à colmater les angoisses de perte, de différenciation et les brèches dans le sentiment
d’identité, carencé narcissiquement, de chacun des deux protagonistes. L’équilibre
conjugal repose sur le contrat ou pacte inconscient selon lequel l’union est gage de
protection pour chacun des deux partenaires mais exige en contrepartie le sacrifice
de leurs individualités. L’aventure extraconjugale de Madame Sic est venue mettre
en péril cet équilibre et plus encore l’équilibre psychique de Monsieur Sic.

7.2.3 Remarques d’ordre transféro-contre-transférentiel

Le contrôle, la disqualification et l’infantilisation que Monsieur exerce sur


son épouse tout comme l’acceptation passive quasi totale de celle-ci pourraient
générer réactionnellement chez le clinicien des contre-attitudes, de l’agressivité
surtout (intérieurement bien sûr !) vis-à-vis de l’un et/ou de l’autre membre du
couple. Toutefois l’analyse précédente en termes de problématique du lien, de
l’attachement et de carences narcissiques permet de comprendre (et du coup de
supporter !) de tels aménagements relationnels et leur nécessité dans l’équilibre
psychique autant individuel qu’intersubjectif de ces patients. Il importe ici que le
narcissisme du thérapeute soit suffisamment étoffé afin de pouvoir maintenir son
empathie, sa neutralité bienveillante envers ces patients et surtout afin de pouvoir
gérer les attaques agressives et la disqualification à son égard qui ne manquent pas
de se manifester (telle, par exemple, cette non-reconnaissance de l’aspect financier
de son travail d’écoute !).

156
Problématiques narcissiques. Figures dépressives et solutions par l’agir ■ Chapitre 2

7.2.4 Une non-demande d’aide…

Ni Monsieur ni Madame Sic ne présentent de réelle demande de changement


et en conséquence d’aide psychologique.

Comme il l’annonce d’emblée, Monsieur Sic vient consulter « pour sa femme »,


déniant ainsi ses difficultés personnelles, ne serait-ce que sa blessure affective et
narcissique face à l’adultère de son épouse – sans compter tout ce que cet adul-
tère vient réactiver chez lui. Le patient attend donc profondément de l’entretien
un changement chez son épouse, à vrai dire un changement qui n’en est pas un,
puisqu’il s’agit au fond de ramener celle-ci à des attitudes plus conformes à ses
désirs personnels. Faute d’y parvenir seul, il espère du clinicien qu’il agisse avec
elle tel Pygmalion modelant sa statue. C’est dire combien le clinicien est ici investi
comme prolongement narcissique de Monsieur Sic. Celui-ci conçoit la consultation
psychologique dans une visée essentiellement normative (en regard de normes très
subjectives ici !), éducative, pour ne pas dire coercitive à l’endroit de son épouse, en
tout cas dans une visée restauratrice de l’ancien équilibre conjugal1, quelque peu
chamboulé de par les manifestations d’autonomie et d’opposition de son épouse.
Monsieur Sic attend en conséquence du psychologue qu’il coopère avec lui dans
cette voie et dans cette finalité ; autrement dit, il attend (pour ne pas dire exige)
que le psychologue devienne son complice !

Madame Sic, elle, est amenée en consultation par son époux, et semble, dans
cette démarche, surtout soucieuse de coopérer avec lui en vue d’éviter une sépa-
ration redoutée.

Ni l’un ni l’autre des époux ne mettent en question leurs modalités d’attachement


et de relation affective, ni leurs comportements respectifs.

Les propositions du clinicien ne rencontrent manifestement aucun écho chez les


© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

patients, sur les plans individuel comme conjugal peut-être même ces propositions
ont-elles renvoyé aux patients trop directement et trop hâtivement leurs fragilités
(individuelles, conjugales), suscitant en conséquence chez eux de fortes résistances et
défenses, ici la désertion du cadre thérapeutique. L’idée exprimée par Monsieur Sic
du recours à un médecin sexologue traduit bien sa déception-frustration que le

1. Revenir à l’état d’équilibre antérieur dit au passage chez le patient le déni des événements
perturbateurs…

157
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

psychologue n’ait pas répondu favorablement à ses attentes (à ses volontés…), mais
aussi le fait qu’il ne soit pas prêt à une démarche introspective, ni désireux de celle-
ci, qui viendrait mettre au jour des zones de fragilité qu’il n’a de cesse d’occulter.
Mieux vaut, pour lui, porter l’accent – équivalent ici à détourner l’intérêt – sur sa
femme et sur une dimension physique et manifeste de leur relation, la sexualité,
bien moins engageante que le travail psychothérapique proposé, ce qui permet au
passage à Monsieur Sic de conserver le contrôle. Madame Sic de son côté n’est
nullement prête à s’engager sur la voie de son autonomisation qui, à ce jour pour
elle, n’est pas encore gage de liberté ni d’épanouissement, mais plutôt synonyme
d’angoisse, de perte et de plus amples souffrances affectives que celles l’ayant initia-
lement conduite à cet agir extraconjugal.

Un dernier mot à propos des propositions thérapeutiques du clinicien.


Déontologiquement, celui-ci ne peut en effet proposer à chacun des époux d’en-
gager un travail psychologique individuel avec lui. Il est contre-indiqué de suivre
individuellement les membres d’une même famille, cela empêcherait l’établis-
sement d’une relation de confiance avec chacun. Proposer une psychothérapie
individuelle à Madame seulement équivaudrait, d’une certaine manière, à recon-
naître que c’est elle qui est en difficulté, en tout cas plus en difficulté que son
époux. Ce serait donc créditer la thèse de Monsieur Sic, et risquer de renforcer
ses propres défenses. Inversement, lui proposer à lui un travail individuel serait
le renvoyer brutalement à sa souffrance, par rapport à son épouse. Il vaut donc
mieux préconiser cette indication de psychothérapie individuelle à chacun des deux
époux en les orientant vers d’autres praticiens. La proposition du psychologue de
poursuivre quelques entretiens ensemble vise à favoriser l’émergence d’une réelle
demande de thérapie conjugale chez les patients. L’intérêt d’une telle thérapie
serait de permettre un remaniement des investissements respectifs de chacun des
époux et surtout de favoriser la reconnaissance de l’autre comme sujet différencié.
Cette proposition de continuer provisoirement un accompagnement psychologique
témoigne également du souci du clinicien de ne pas laisser choir ces patients aux
vécus abandonniques respectifs.

158
Problématiques narcissiques. Figures dépressives et solutions par l’agir ■ Chapitre 2

Bibliographie conseillée
Ciccone A. (dir.) (2003). Psychanalyse du Jeammet N., Neau F., Roussillon R. (2003).
lien tyrannique, Paris, Dunod. Narcissisme et perversion, Paris, Dunod.
Eiguer E. (1989). Le Pervers narcissique et Kestemberg E. (1978). « La relation féti-
son complice, Paris, Dunod. chique à l’objet », Revue française de
Ferrant A. (2001). Pulsion et liens d’em- psychanalyse, 42, 195-214.
prise, Paris, Dunod. Revue française de psychanalyse, « De
Grunberger B. (1971). Le Narcissisme, Paris, l’emprise à la perversion », 1992, 56, 5.
Payot. Revue française de psychanalyse, « La
Hurni M., Stoll G. (1996). La Haine de perversion narcissique », 2003, 75, 3.
l’amour. La perversion du lien, Paris, Tychey de C. (dir.). (2007). Clinique des
L’Harmattan. perversions, Paris, Érès.
Jeammet P. (2003). « La perversion, une
spécificité humaine si peu sexuelle »,
Filigrane, 12, 2, 32-46.

159
Chapitre 3
Expressions psychotiques
et/ou vécus archaïques
Sommaire
1. Un aménagement pervers comme défense contre la psychose : Tarek............... 163
2. Une problématique anale complexe : Icare........................................................ 175
3. Un processus dissociatif : José......................................................................... 186
4. Schizophrénie paranoïde et lutte contre la désorganisation interne : Élise...... 195
1. Un aménagement pervers comme défense
contre la psychose : Tarek

1.1 L’observation clinique


Tarek, un patient d’origine syrienne âgé de vingt-quatre ans, a déjà été hospitalisé en
psychiatrie il y a neuf mois. Il y est admis de nouveau, en hospitalisation d’office, à la suite
de troubles sur la voie publique. Tarek a été retrouvé nu, allongé sur le sol, sur le parvis
de la basilique Notre-Dame-d’Ainay. Il était six heures du matin lorsque une personne du
quartier a appelé SOS Médecins, mais on ne sait pas depuis combien de temps Tarek se
trouvait dans cette position. Il est resté immobile, les bras en croix, ne répondant à aucune
sollicitation, jusqu’à ce que les pompiers le transportent à l’hôpital.

À la lecture de son dossier on apprend qu’il est en France depuis trois ans pour suivre ses
études de théologie. Enfant d’une famille chrétienne très pratiquante établie à Damas, dispo-
sant de la double nationalité, il a été envoyé dans la ville de C. pour suivre les cours de la faculté
catholique, ce qui, la première année, s’est bien déroulé sur le plan des résultats. Tarek est très
solitaire, on ne lui connaît aucun ami. Il ne fréquente aucun des autres étudiants originaires
du Moyen-Orient, sans faire preuve d’hostilité particulière vis-à-vis d’eux. Mais cette attitude
a suscité une certaine méfiance, au point qu’il avait été dénoncé auprès des services de police,
soupçonné d’avoir été mêlé à des attentats terroristes. Ses parents n’avaient été informés que
très tardivement de cette affaire, et son père avait dû faire jouer ses relations avec l’ambassade
afin que cette affaire soit arrêtée. Lui-même (Tarek) avait voulu, à l’époque, « aller jusqu’au
bout du dispositif », qu’il avait pris selon ses dires comme une « expérience mystique ». On
ne sait pas très bien ce qui s’est passé dans les épisodes de garde à vue qu’il a vécus, mais les
témoignages policiers concordent pour dire qu’il n’avait rien souhaité expliquer, ni justifier
de sa position, ce qui, dans le climat de tension prévalant alors, avait évidemment aggravé son
statut de suspect. On disait qu’il avait été victime à cette occasion d’interrogatoires « musclés »,
mais il n’avait pas souhaité porter plainte. Le trouble était tel que sa mère s’était interrogée
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

sur la réalité de son innocence lors d’un entretien avec le psychiatre qui suivait son fils. La
mère de Tarek avait accouru au chevet de son fils à la suite d’un coup de téléphone où il lui
apprenait son hospitalisation. C’était la première fois qu’elle le voyait depuis son départ. Tarek
n’avait pas voulu participer à l’entretien.

C’était un enfant qui jouait en permanence avec le feu, et dont l’apparence nonchalante
dissimulait souvent une grande ambivalence et un goût marqué pour la transgression. Elle
avait presque honte d’avouer cela, mais à plusieurs reprises elle s’était sentie déroutée par ses
conduites surprenantes. Tout jeune, par exemple, il se livrait à des expériences particulières
163
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

sur son corps, et s’était une fois gravement mis en danger en se comprimant la cuisse
avec une sorte de garrot. Une autre fois, elle l’avait retrouvé dans la baignoire en train
de faire des essais d’apnée prolongée. Tout ceci faisait qu’elle était en permanence
secrètement inquiète pour lui, sans jamais le lui dire. Pour l’épisode du garrot, par
exemple, elle avait fait semblant d’admettre l’explication qu’il avait donnée rela-
tive à une lecture de textes religieux. Elle avait jugé préférable de mettre ceci sur
le compte de l’adolescence et de ses mystères. Elle n’avait pas d’autre enfant, guère
d’expérience pratique de ces bizarreries, et était elle-même toujours gênée d’aborder
avec quiconque la question du corps. Elle avait « fait » un enfant parce qu’il fallait
qu’elle démontre qu’elle n’était pas stérile ; par chance c’était un garçon, et elle avait
« obtenu » de son mari de cesser toutes relations sexuelles après. Lui vivait sa vie de
son côté, tout en maintenant une façade familiale indispensable à son statut. Personne
n’était dupe, mais chacun s’en accommodait.

Pour cette affaire d’attentats, elle avait été questionnée par la police française – des
gens cultivés, disait-elle – qui avait cherché à savoir non pas si elle avait des indices
ou des soupçons, mais ce qu’elle pensait de son fils, de ses relations, et s’il ne s’était
pas un peu perdu, à C., avec toutes ces « tentations » qu’offre une grande ville. Elle
leur avait menti, en affirmant qu’ils s’appelaient, son fils et elle, tous les deux jours, et
qu’elle était au courant de ses moindres gestes. Pourquoi avait-elle fait cela ? Elle n’en
savait vraiment rien. En tout cas, son fils aurait été sûrement extrêmement fâché de
l’apprendre. Il était très autonome, très en avance sur son âge, et depuis longtemps
déjà personne ne savait vraiment ce qu’il faisait. Alors ces attentats…

De toute façon, l’affaire avait été classée grâce aux relations de son mari. Son
nom avait suffi, sans même qu’il se déplace. Elle laissait entendre son hostilité
à l’égard de cet homme, sa suffisance, son orgueil, son goût pour l’argent… Elle
avouait son admiration pour son fils qui avait choisi le chemin opposé, au prix de
quelques « bavures ».

Elle n’avait jamais évoqué avec Tarek cette affaire d’attentats. Non plus que le
premier épisode psychiatrique qui avait suivi. Il avait été hospitalisé, en effet, peu
de temps après, à la demande du directeur de l’établissement dans lequel il pour-
suivait ses études, qui était très inquiet pour sa santé. Il avait en effet commencé
une période de jeûne en référence à de très anciennes pratiques chrétiennes en pays
musulman, thème sur lequel il avait décidé de rédiger un mémoire érudit. Pour
marquer leur opposition à l’assimilation religieuse, ces minorités se livraient à des
privations de nourriture qui les affaiblissaient insensiblement jusqu’à un épuise-
ment complet. Cet état leur permettait alors une sorte de délire automatique qui

164
Expressions psychotiques et/ou vécus archaïques ■ Chapitre 3

les « autorisait » à blasphémer Mahomet sans pour autant encourir les lois édictées
pour les « sains d’esprit ». La mort intervenait à brève échéance. Le directeur avait
surpris un jour Tarek dans une sorte de transe, en train d’évoquer conjointement
son père, Dieu, et un jeune prêtre de l’établissement, qui s’était récemment suicidé.
Il était en larmes, très angoissé, et visiblement dans un état « anormal ». La tenta-
tive de nouer un dialogue avec lui s’était soldée par un échec et avait entraîné, au
contraire, la formulation de propos extrêmement crus laissant peu de doutes quant
aux fantasmes qu’il mûrissait quant à ces trois personnages. Il avait par chance
immédiatement fait le lien entre le mémoire rédigé par Tarek et cette situation, et
avait accompagné à l’hôpital Tarek, qui avait accepté de se soumettre aux soins.

À l’hôpital, où il était resté trois semaines, Tarek s’était montré taciturne comme
de coutume. Il avait pris l’habitude de s’imposer des séances d’hygiène minutieuses,
chaque matin, qui lui prenaient environ deux heures. Son apparence raffinée et
sa grande froideur, qui détonnait notoirement dans l’unité, avaient fait hésiter les
infirmiers devant une intervention à son égard. Ceci d’autant qu’il avait lui-même
pris l’initiative d’une demande de rendez-vous auprès du directeur de l’hôpital pour
se plaindre du manque de discipline dans l’unité. Il avait dénoncé les petits trafics
d’alcool et de cannabis qui s’y déroulaient pendant la nuit, et menacé de dévoiler les
faits au Ministère. À l’appui de ses dires, il avait déposé plusieurs preuves matérielles
sur le bureau du directeur, et lui avait fait écouter un enregistrement qu’il avait lui-
même réalisé avec un mini-magnétophone dissimulé dans sa poche pour confondre
l’un des malades de l’unité à qui il avait proposé de fournir divers produits illicites
en échange de relations sexuelles. « Il faut nettoyer tout cela, avait-il ajouté, purifier,
revenir aux vertus chrétiennes, redonner à la religion le soin de prendre en charge la
folie. Il n’y a rien de bon à la confier aux hommes. Vous-mêmes vous êtes des vicaires
de l’Esprit Saint et vous devez remplir pleinement cette mission. »

Par ailleurs il s’était réalimenté et prenait le traitement anxiolytique prescrit.


Son état physique s’était rapidement amélioré. Dans les entretiens il esquivait toute
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

question sur son état psychique et proposait, selon l’interlocuteur, une discussion
sur le traitement moral de la folie, la décadence de la civilisation chrétienne euro-
péenne et la montée de l’islam, ou encore l’art des icônes et la controverse entre
les iconoclastes et les iconolâtres.

Tarek était d’accord pour poursuivre les entretiens dans le cadre d’un centre
médico-psychologique (CMP). Il souhaitait sortir de l’hôpital pour reprendre ses
études et préparer ses examens. La fin de l’hospitalisation était donc décidée. Après
sa sortie, il ne s’est cependant pas rendu aux consultations proposées au CMP.

165
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

L’entretien avec le psychologue a lieu dans la chambre d’isolement où il est


maintenu depuis son entrée, il y a trois jours, et dont la prescription était justifiée
par une agitation violente et le refus de porter un vêtement. Les soins intensifs
ont permis un apaisement. Tarek a demandé à rester dans cette chambre. Il ôte le
pyjama qu’on lui donne et le cache au fond de son lit.

Il se tient allongé, sous ses couvertures, et ne serre pas la main que le psychologue
lui tend. Il répond cependant à la salutation de façon courtoise.

« Je ne sais pas ce qui m’a pris… J’étais fatigué, surmené. Il ne faut pas téléphoner
à ma mère, elle s’inquiéterait inutilement… Dans quelques jours ça ira. Je dois
bientôt rentrer chez moi, j’ai un billet d’avion pour le 7… » Tarek se tait, le regard
fixe. Invité à s’exprimer il reprend mais l’échange prend pour lui une connotation
pénible. Il murmure des paroles difficilement compréhensibles parmi lesquelles
il est question de chemin de Damas, de conversion, de saint Paul… Il rit bizarre-
ment et ajoute : « Vous savez que c’est saint Paul qui a épargné la circoncision aux
non-Juifs ?… Vous imaginez un monde de circoncis ?… Tous égaux : Jésus, Judas,
Mahomet… » Il se retourne et refuse toute autre forme d’échange.

1.2 L’étude de cas


1.2.1 Intérêt du cas

Le cas de Tarek constitue un cas de transition entre le champ de la perver-


sion et celui de la psychose. S’il permet de revenir à la question de l’agir sexuel,
il offre surtout un aperçu des solutions défensives mises en place pour limiter
la désorganisation psychique. À ce titre, ce cas souligne fortement, et comme
précédemment entrevu, la fonction défensive de la perversion contre un effon-
drement psychique (de nature ici) psychotique. Ce faisant, il ouvre alors la porte
à l’abord des problématiques archaïques et psychotiques, et plus spécifiquement
ici de la pathologie schizophrénique, illustrée différemment dans deux études
de cas ultérieures.

Le cas de Tarek permet donc de montrer une fois encore le chevauchement de


symptomatologies diverses chez un sujet ainsi que la complexité de l’organisation
psychique combinant singulièrement des éléments relevant a priori de lignées
structurelles distinctes.

166
Expressions psychotiques et/ou vécus archaïques ■ Chapitre 3

Enfin, ce cas permet d’introduire la question du soin – et de sa limite – pour ce


type de patient ou de personnalité, qui se trouve dans le refus de traitement car
dans le déni de ses troubles.

1.2.2 Diagnostic psychopathologique

Tarek apparaît de prime abord comme un jeune homme solitaire, intelligent,


cultivé et assez autonome. Il présente toutefois un ensemble de symptômes assez
francs et massifs qui ne laissent d’emblée guère de doute sur la nature psychotique
du processus psychopathologique, même si, de-ci de-là, d’autres éléments viennent
quelque peu complexifier le tableau clinique.

L’anamnèse permet de retrouver des précédents symptomatologiques dès l’en-


fance. Dès celle-ci, Tarek présente en effet certaines bizarreries comportementales
ou pour le moins des comportements étranges et inquiétants : jeu avec le feu, goût
pour la transgression, expérience particulière sur son corps, allant jusqu’à se mettre
en danger (compression de la cuisse avec un garrot, apnée prolongée dans le bain).

Aujourd’hui, sur le plan de la conduite manifeste – et au titre de symptômes


majeurs – on remarque chez Tarek :

• un manque d’affects (« grande froideur ») ;

• un certain maniérisme (apparence raffinée détonante dans l’unité) ;

• de l’ambivalence (refus de serrer la main tout en « répondant à la salutation


de façon courtoise ») ;

• des manifestations de retrait (repli et isolement relationnel, « aucun ami »,


refus de contact) et d’impénétrabilité (intérêts peu communs de Tarek, tel
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

celui pour les pratiques ascétiques d’une très ancienne minorité religieuse) ;

• des troubles des conduites sociales (« retrouvé nu allongé sur le sol » dans la rue) ;

• de la discordance (il rit bizarrement alors qu’il évoque la circoncision) ;

• des troubles du langage (tel que mutisme avec les membres de SOS
Médecins, Tarek « ne répondant à aucune sollicitation », et contrastant avec

167
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

des « propos extrêmement crus », des « paroles difficilement compréhen-


sibles » à d’autres moments) ;

• des troubles du cours de la pensée (son silence au cours de l’échange avec le


psychologue révèle un « blanc », un barrage de la pensée) ;

• un délire de type mystique (organisé autour d’éléments religieux, de purifi-


cation « il faut nettoyer tout cela, purifier, revenir aux vertus chrétiennes… »,
« transe » correspondant visiblement à une précédente crise délirante) ;

• des troubles psychomoteurs aussi (« agitation violente » lors de l’hospitalisa-


tion, contrastant avec l’immobilisme précédant celle-ci).

À cela s’ajoutent chez Tarek un goût prononcé pour le secret, la tendance à


entretenir celui-ci (« il n’avait rien voulu expliquer ni justifier » lors de son arresta-
tion), des comportements manipulatoires et transgressifs (il propose à un malade
de lui « fournir divers produits illicites en échange de relations sexuelles », sans
oublier les « bavures » évoquées par la mère…) et une certaine toute-puissance
(quand il sollicite un rendez-vous auprès du directeur de l’hôpital pour lui montrer
les trafics existant dans son établissement).

Enfin, on peut aussi noter la présence de certains rituels corporels (séances


d’hygiène minutieuse) ainsi que des conduites alimentaires restrictives (mises sur
le compte du jeûne).

La première série de symptômes (détachement, retrait, impénétrabilité, délire…)


révèle une pathologie schizophrénique, tandis que la seconde (secret, transgression…)
traduit davantage l’existence de manifestations de type pervers. Les rituels quant à eux
n’ont rien de névrotique, il faut les considérer à des fins défensives (on en reparlera
plus loin). Le fait que Tarek soit victime d’une erreur policière ou bien son compor-
tement provocateur vis-à-vis du directeur ne peuvent faire penser à des éléments
paranoïaques, car le patient n’est absolument pas dans la plainte et la victimisation ; il
manquerait la persécution, centrale dans la paranoïa. Toutefois, porter un diagnostic
à partir de ce panache d’éléments manifestes n’est pas chose aisée. Schizophrénie ou
perversion, ici ? À cette phase de l’étude d’ordre sémiologique, on plaidera pour un
tableau clinique de schizophrénie délirante, assortie chez Tarek de manifestations
perverses. Mais c’est surtout la suite du travail qui permettra d’apprécier la part
respective de ces éléments au niveau structural et de préciser en conséquence le type
d’organisation psychologique dominante chez le sujet.

168
Expressions psychotiques et/ou vécus archaïques ■ Chapitre 3

1.2.3 Genèse de l’état psychopathologique

Bien que Tarek ait présenté des conduites inquiétantes dès son enfance, les
caractéristiques de l’environnement parental (certaine absence du père, complai-
sance maternelle), voire même le déni maternel à l’endroit de la souffrance de
son fils, n’ont pas permis une reconnaissance de celle-ci ni une prise en charge
précoce de Tarek.

À l’âge adulte, des troubles schizophréniques surgissent chez lui environ un an


après son arrivée en France – après une première année de scolarité réussie même si
l’isolement relationnel de Tarek pouvait déjà interpeller. La perte (voire l’inversion)
de repères familiers (lui auparavant catholique en pays arabe se retrouvant étranger
arabe à l’université catholique), voire un nouveau départ (imminence d’un retour
en Syrie) ont certes pu accroître la détresse, la désorganisation de Tarek mais le
suicide récent du jeune prêtre – à l’évidence une figure de double narcissique pour
Tarek – semble bien davantage avoir été l’élément déclenchant de sa crise délirante.
Si un prêtre se suicide, on peut imaginer, du point de vue de Tarek, que même la
religion ne suffit pas à endiguer les angoisses et conflits intérieurs…

Sur le plan psychogénétique, les éléments rapportés par la mère mettent en


évidence un climat familial froid et peu d’échanges, peu de communication, une
froideur affective entre les différents membres.

Les parents, qui n’ont plus de relations sexuelles, restent ensemble pour les
convenances sociales. Le « personne n’était dupe mais chacun s’en accommodait »
révèle ici un fonctionnement parental en faux self. Pas de place pour l’amour, la
démonstration affective ; la sexualité est réduite à une stricte finalité reproductrice,
sans parler des inhibitions maternelles vis-à-vis du corps. Les pratiques corporelles
(ascèse, hygiène minutieuse et conduites à risques) de Tarek constituent sûrement
des tentatives de trouver des limites (psychiques comme corporelles), de sentir
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

son corps resté en défaut d’appropriation subjective, en raison de l’insuffisance


d’investissements et de soins maternels adéquats. En effet, la mère dit avoir désiré
un enfant uniquement pour prouver ses compétences maternelles (ne pas paraître
stérile), c’est dire combien son désir d’enfant a été rationalisé sinon nié. Elle présente
également des attitudes inconstantes et paradoxales à l’égard de son fils : elle est
restée un an sans le voir, mais accourt dès qu’il est en difficulté ; elle le couvre devant
la police mais doute de la réalité de son innocence. Complètement idéalisé par sa
mère, on voit bien que Tarek n’est pas investi pour lui-même mais représente pour
elle un prolongement narcissique, un complément phallique indispensable. Une

169
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

relation incestuelle, narcissique et antœdipienne (cf. Racamier, 1992, 1995) carac-


térise ici les relations mère-fils. Le dédouanement et la valorisation des conduites
étranges, voire hors la loi (les bavures…) de son fils, qui le différencient à cet égard
de son père, sont source de jubilation pour cette mère, et lui permettent même
sûrement de régler un conflit passionnel (haine) avec son mari.

Le père, lui, est relativement absent de la scène familiale mais pas totalement ; en
effet, il est présent par son nom (!) et fait par ailleurs l’objet de vives disqualifications
maternelles. Impossible donc de parler ici de forclusion du Nom-du-Père (Lacan),
éventuellement de forclusion partielle du signifiant paternel dans la mesure où ce
père n’a pu jouer le rôle de tiers séparateur entre Tarek et sa mère. À cet égard, il
faut noter la complicité paternelle face aux agissements maternels dans la relation
à leur fils (manière pour lui d’avoir la paix face à cette femme phallique… ?), sans
oublier non plus le rapport à la loi trouble de chacun des deux parents (le père
se sert de ses relations pour éviter des complications à son fils, la mère ment à la
police).

Face à ces deux imagos, mère phallique, père disqualifié sinon castré dans le
discours maternel, face à l’absence tant de limites protectrices que d’une loi incon-
tournable, quel devenir identificatoire pour Tarek… ? La suite nous le dira. Pour
l’heure et au vu de ces éléments, on peut sans trop de doute parler de défaillance
de la fonction maternelle, jointe à une défaillance de la fonction paternelle, lors
du développement psychoaffectif de Tarek, ayant entraîné chez lui des difficultés
identitaires (d’ordre primaire et secondaire).

1.2.4 Organisation psychique

Les conduites délirantes de Tarek amènent à postuler l’existence d’un sérieux


conflit chez lui entre les exigences de son monde interne (ou ça) et la réalité que
son moi échoue à traiter. Quels sont donc les éléments qui peuplent son monde
interne, au point d’entraîner des troubles dans l’adaptation à la réalité ? C’est ce
que nous allons maintenant explorer afin d’étayer notre hypothèse d’un conflit
narcissique primitif. À vrai dire, comme on va le voir, le cas de Tarek est un peu
plus complexe que celui d’une problématique psychotique type. Puisque chez lui,
réalité de la castration ainsi que perte de la toute-puissance imaginaire infantile
semblent ici toutes deux en jeu.

On a, en effet, retrouvé Tarek nu, allongé immobile sur le parvis d’un édifice
religieux, la basilique de Notre-Dame-d’Ainay, les bras en croix et mutique. Cette

170
Expressions psychotiques et/ou vécus archaïques ■ Chapitre 3

position n’est pas sans évoquer, pour le clinicien, le sacrifice de Jésus mort sur la
croix (pour sauver ses prochains) mais aussi l’exposition d’un nouveau-né, vulné-
rable, sans protection (sans vêtement1), totalement livré aux mains de la Mère
toute-puissante. Tarek aurait-il agi son drame intérieur par ce comportement,
dans cette scène ? Tel est ce que se demande le clinicien…

La religion est omniprésente dans la vie – et dans la vie psychique – de Tarek.


D’étudiant en théologie il passe à une construction délirante où les figures reli-
gieuses – en vrac, Dieu, Jésus, Mahomet, Judas, saint Paul, l’Esprit Saint – tiennent
une place considérable. De quoi s’agit-il dans cette attraction pour les figures
divines et apparentées ? Que représentent-elles pour Tarek ?

Il faut d’abord noter qu’il s’agit, exception faite de la référence à Notre-Dame


dans le texte, de figures masculines (Jésus, Mahomet, saint Paul) ou asexuées et
immatérielles (Dieu, l’Esprit Saint) auxquelles est associé le thème de la castration
(la circoncision), et surtout ce que celle-ci rend possible, à savoir l’abolition des
différences (« un monde de circoncis… tous égaux… »). S’expriment ici l’angoisse
de castration de Tarek ainsi que toute sa difficulté à (se) représenter la différence,
notamment la différenciation sexuelle. Le délire autour de la circoncision vient
donc traduire chez lui le déni qui porte sur la réalité de la différence anatomique.
On reconnaît ici les traces de la problématique perverse : problématique génitale,
aspects pseudo-œdipiens (configuration ternaire, apparaissant dans la trinité :
Dieu/son père/le prêtre, ainsi que dans une triade autre réunissant Jésus, Judas et
Mahomet2), angoisse de castration, mécanisme du déni. La tentative d’agir homo-
sexuel (les invitations sexuelles faites à un malade) peut aussi être vue comme
l’achoppement de Tarek devant les réalités génitales, en raison de ses identifications
au couple parental (père vu comme impuissant ou châtré, mère phallique). Le défi
et le goût de Tarek pour la transgression de la loi viennent aussi confirmer cette
hypothèse. En effet, face à des figures d’autorité, représentantes de la Loi (policiers
auxquels Tarek ne donne pas d’explication lors de son interpellation, préférant
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

laisser planer le doute et le mystère autour de lui ; directeur d’hôpital auquel Tarek
exhibe la preuve des trafics existant dans son établissement, et ce au moyen de
preuves elles-mêmes fabriquées de toutes pièces par lui), Tarek ne peut s’empêcher
de se mesurer à l’autre (tel un rapport… de forces entre hommes), de vouloir se
montrer plus puissant que son interlocuteur (représentant d’une figure paternelle).

1. Comme ensuite à l’hôpital, où il ôte son pyjama et se tient nu sous les couvertures.
2. À noter la présence d’un traître ou d’un usurpateur parmi les deux prophètes…

171
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

Toutefois l’analyse ne saurait s’en tenir à ces seuls aspects apparemment géni-
taux, fussent-ils déniés. Dans l’ombre de la figure (de Loi) paternelle se dresse en
effet la figure maternelle, figure encore plus centrale et omnipotente que la précé-
dente dans la vie psychique de Tarek. Dans ses relations aux autres, ce n’est pas
tant un semblable à soi sexuellement que Tarek recherche, dans un mouvement
œdipien (névrotique ou pervers), qu’un objet identique à soi et surtout indifférencié
quant au sexe, soit à cet égard un double narcissique, sinon même l’objet maternel
primaire. Les fantasmes de désir et (tentatives d’)agirs sexuels ne traduisent alors
pas tant chez Tarek une homosexualité secondaire qu’une homosexualité psychique
plus primitive, ou homosexualité primaire selon Fénichel – ce que Bergeret a (1999)
plus récemment qualifié de son côté d’« érotisme narcissique ». C’est plus fonda-
mentalement une quête de l’objet maternel primaire qui hante et habite en effet
Tarek. Étayons cette seconde piste, moins génitalo-perverse et plus narcissique,
voire archaïque comme cela était suggéré dès le début de cette partie.

La thématique de purification, présente dans les convictions délirantes de Tarek


et dans ses conduites ascétiques (jeûne) et d’hygiène minutieuse, renvoie précisé-
ment à l’objet maternel. La mère de Tarek a en effet proscrit de sa vie sexualité et
plaisirs charnels ; il semble même qu’elle soit franchement inhibée devant « la ques-
tion du corps » comme elle dit (formule révélant combien c’est pour elle abstrait
et mystérieux). Par ces conduites, s’agit-il donc, pour Tarek, de devenir comme
cette mère ou comme un Dieu, si éthéré et si peu charnel ?

De plus, face aux imagos parentales déjà décrites, quelle représentation, sinon
quel fantasme des origines peut bien se forger Tarek ? Sa conduite sur le parvis de
la basilique semble offrir une mise en acte de son fantasme originaire : Tarek pour-
rait bien être issu d’un seul géniteur, être né d’une femme hors rapport sexuel… à
l’instar de Notre-Dame… (la Vierge Marie)…., voire il se pourrait même qu’il soit
un enfant sacrifié sur l’autel d’une puissance divine qui n’est autre que la Mère phal-
lique et toute-puissante… Tarek est en effet depuis l’enfance tout entier abandonné
sans protection (paternelle et pare-excitante) aux mains d’une figure maternelle
qui se sert de lui à des fins purement narcissiques (enfant-phallus). Tarek est pris
dans cette séduction narcissique (antœdipienne) avec l’objet primordial, l’empê-
chant d’exister par lui-même – ainsi que l’atteste sa régression comportementale.

Autrement dit, sous l’angoisse de castration génitale évoquée précédemment


s’entr’aperçoit aussi une angoisse de démembrement, autrement dit une angoisse
de mort. Celle-ci s’actualise chez Tarek dans ses restrictions alimentaires dras-
tiques par exemple ou dans ses rituels corporels (et auparavant dans l’enfance

172
Expressions psychotiques et/ou vécus archaïques ■ Chapitre 3

dans ses pratiques corporelles dangereuses). Outre le déni (portant sur la réalité
de la castration, voire sur la réalité elle-même), Tarek dispose donc de défenses
comportementales et recourt à la technique d’emprise sur l’objet, des stratégies
qui lui permettent de lutter contre des vécus d’anéantissement et surtout d’essayer
de dompter, de maîtriser cet objet primaire aliénant ou asservissant auquel il est
resté collusionné.

En conclusion, les éléments exposés invitent à émettre l’hypothèse d’une organi-


sation de nature psychotique chez Tarek, avec des défenses de type pervers qui lui
permettent parfois de ne pas totalement sombrer dans des régressions comporte-
mentales et délirantes de type psychotique (schizophrénique), de parer à celles-ci,
voire même de se réorganiser psychiquement.

1.2.5 Éléments contre-transférentiels

Le récit clinique ne permet pas de faire apparaître beaucoup d’éléments trans-


férentiels. Avec le psychologue, Tarek accepte une relation verbale sans contact
physique. Il se tient à distance de l’autre, montrant ainsi toutes ses angoisses
(oro-anales) devant l’objet. Quant aux soignants du service, ils sont eux-mêmes
pris dans son délire mystique : « Vous êtes des vicaires de l’Esprit Saint et vous
devez remplir pleinement cette mission [de purification]. » C’est dire combien
les soignants sont perçus comme des représentants et prolongements de l’objet
maternel tout-puissant, auquel Tarek est lui-même identifié, ou collusionné ; il
s’agit donc ici d’éléments transférentiels très archaïques.

1.2.6 Pronostic et thérapeutique

L’hospitalisation, le placement en chambre d’isolement et le traitement médi-


camenteux (vraisemblablement une prescription de neuroleptiques) semblent
avoir eu un certain effet, un effet contenant et apaisant pour Tarek. Cela a donc
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permis de gérer la crise. Mais la prise en charge de trois semaines a été trop brève
pour amorcer à ce jour chez le patient une interrogation sur la genèse de ses
troubles et sur ses vécus psychiques, trop brève aussi pour nouer une relation de
confiance suffisante compte tenu de la problématique psychique et fantasmatique
de Tarek. Au cours de cette nouvelle hospitalisation, Tarek n’est donc toujours pas
entré dans une démarche de soins psychiques.

À l’heure actuelle, le pronostic apparaît peu engageant : il y a eu deux hospitali-


sations en psychiatrie en moins d’un an (dont une sous-contrainte), les troubles se

173
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

sont amplifiés (au délire se sont ajoutés des troubles sur la voie publique), le patient
n’est pas coopérant, il est surtout dans le déni de sa maladie et de l’intérêt des soins.
Il demeure dans l’évitement de questions sur son état psychique et ne se présente
pas aux entretiens psychothérapiques de postcure en centre médico-psycholo-
gique contrairement à ce qui a été convenu. Sans oublier l’anamnèse faisant état
de troubles sinon de souffrances précoces chez Tarek qui ont été négligés. On
peut donc rester on ne peut plus réservé quant à l’avenir et au devenir de Tarek.

La perspective d’une prise en charge thérapeutique ne pourrait, de toute façon,


être envisagée que sur du long terme, ce qui pose aussi la question de la durée
d’installation de Tarek en France. En effet, compte tenu de son statut d’étudiant
étranger, est-il possible et souhaitable d’engager de tels soins ? Vu l’isolement rela-
tionnel dans lequel se trouve Tarek localement, un retour dans son pays d’origine
et dans son groupe culturel ne pourrait-il constituer un étayage intéressant pour
lui ? Certes cela comporte peut-être aussi la menace d’un nouvel assujettissement
à l’objet maternel, dont Tarek s’était justement éloigné par sa venue en France…
Un contact avec le père de Tarek demeuré jusqu’alors discret et même avec les
deux parents conjointement pourrait certainement contribuer à une réflexion sur
les perspectives d’avenir de ce jeune patient.

Bibliographie conseillée
Bergeret J. et al. (1999). L’Érotisme narcis- Pedinielli J.L., Gimenez G. (2002). Les
sique. Homosexualité et homo-érotisme, Psychoses de l’adulte, Paris, Nathan.
Paris, Dunod. Resnik S.(1973). Personne et psychose,
Chartier J.P. (2003). Guérir après Freud. Paris, Payot.
Psychoses et psychopathie, Paris, Dunod. Resnik S. (1999). Le Temps des glacia-
Dayan M. (1985). Les Relations au réel tions. Voyage dans le monde de la folie,
dans la psychose, Paris, PUF. Ramonville Saint-Agne, Érès.
Grivois H. (1991). Naître à la folie, Paris, Rosenfeld H. (2005). Le Patient psycho-
Synthélabo, coll. « Les Empêcheurs de tique. Aspects de la personnalité,
penser en rond ». Larmor-Plage, éditions du Hublot.
Pankow G. (1969). L’Homme et sa
psychose, Paris, Aubier-Montaigne.

174
Expressions psychotiques et/ou vécus archaïques ■ Chapitre 3

2. Une problématique anale complexe : Icare

2.1 L’observation clinique


Icare est un pilote d’avion âgé de quarante-huit ans. Adressé par un médecin,
il arrive avec une bonne demi-heure d’avance au premier rendez-vous qui lui a
été fixé, arpentant nerveusement le palier. Plus tard il dira au psychologue qu’à ce
moment il était convaincu du retard de son interlocuteur à son égard. D’emblée, il
évoque les raisons qui le conduisent à souhaiter rencontrer quelqu’un qui prenne
en compte ses difficultés psychologiques, tout en exprimant son scepticisme quant
à la possibilité de le « comprendre ». C’est essentiellement avec son amie que les
choses ne se passent pas bien : « Des rapports indestructibles et mortifères, un
enfer, sur le mode “Je t’aime mais va-t’en”… Elle me persécute… Les choses vont
finir par tourner mal. »

Divorcé, père de deux enfants de son premier mariage, il a rencontré Ariane


il y a une dizaine d’années au cours d’un vol international, alors qu’il accueillait
les passagers sur la passerelle. L’avion était en retard, et elle l’a apostrophé avec
violence. Il lui a répondu sur le même ton et depuis leurs relations sont sur ce mode.
Elle vit en Allemagne, lui à Paris, et entre les rares moments où ils se rencontrent,
les échanges sont essentiellement téléphoniques. Elle prend toujours plaisir à lui
raconter par le menu ses expériences sexuelles, qui en fait se soldent chaque fois
par des échecs. « Elle vient alors à la pompe, régulièrement, pour se régénérer »,
dit-il, évoquant par là les périodes pendant lesquelles son amie reprend contact
avec lui. Ariane, envers qui il estime avoir « un attachement malsain », a un lourd
passé affectif, marqué notamment par des relations incestueuses avec son frère. Les
parents d’Ariane sont divorcés ; son père est un militaire en retraite, taciturne et
solitaire, sa mère une Méridionale qui entretient des relations « bizarres » avec sa
fille : il en veut pour preuve les sous-vêtements noirs qu’elle envoie régulièrement
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en cadeau à Ariane, pourtant âgée de quarante ans. « Est-ce que mon père m’envoie
des sous-vêtements, à moi ?… », souligne-t-il à ce sujet.

Son père, d’ailleurs, est « une nullité, » « une larve », un « aigri ». Directeur
commercial en retraite d’une importante société, il passe son temps à faire des
puzzles avec sa femme, sans accorder le moindre intérêt à son fils aîné, lui, Icare,
et à ses projets, notamment informatiques, « auxquels il ne peut rien comprendre ».
Avec son jeune frère Abel, les parents ont une attitude totalement différente qu’il
ne peut s’expliquer. Ce frère est lui aussi « un raté sans ambition » dont les rêves

175
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

se limitent à l’acquisition d’une petite librairie. « Moi, je ne sais pas, si j’aimais les
livres, j’ambitionnerais d’acheter la FNAC… », dit-il. Pourtant, les parents vont
déjeuner chez Abel pratiquement tous les dimanches. « Je me demande ce qu’ils
peuvent bien se raconter, ils sont tellement nuls les uns et les autres ! » Les rares fois
où ses parents l’invitent, cela se passe invariablement très mal. Dimanche dernier
justement, il est parti en claquant la porte à la suite de remontrances de son père,
parachevées par une réplique de sa mère qu’il a trouvée particulièrement insup-
portable. Elle lui aurait dit : « Décidément tu es bien comme moi !… »

Le seul endroit qu’il trouve véritablement accueillant est son domicile, où il vit
seul, recevant parfois ses enfants le week-end. Un intérieur « ultra-clean », dit-il,
où tout doit être rangé, en ordre parfait. Quand Ariane partait, la première chose
qu’il faisait, c’était le ménage, pour que tout soit under control. Il déteste les cock-
pits d’avion, jamais nettoyés, et dans lesquels on sent parfois l’odeur du précédent
pilote. Lorsqu’il était marié, il se réfugiait longuement dans la salle de bains, le seul
lieu où il se sentait vraiment bien. Maintenant, il a aménagé un bureau chez lui,
vide à l’exception d’un ordinateur sophistiqué devant lequel il passe de longues
heures d’affilée, pour tenter de pénétrer dans le système et le mettre en défaut. Il
a déjà réussi à deux reprises, à l’étonnement de la société informatique qui lui a
livré le matériel, et qui ne comprend pas vraiment ce sentiment de triomphe qu’il
éprouve chaque fois qu’il « plante l’engin ».

Dans son travail, les choses sont toujours extrêmement conflictuelles. Il a


réussi, dit-il, à se « mettre à dos » trois compagnies aériennes qui l’ont successive-
ment licencié sous des prétextes divers qui, chaque fois, dissimulaient le fait qu’il
gênait ses collègues par sa manière de poser des questions sur tout, d’interroger
les moindres détails de la réglementation alors qu’en général, les pilotes ont selon
lui un comportement moutonnier, et que pour eux les instructions sont paroles
d’évangile. Il se reconnaît volontiers comme « un emmerdeur ». Mais toutes les
revendications qu’il oppose sont selon lui fondées. Il a entrepris des démarches,
depuis plusieurs années, pour faire équiper l’ensemble des réacteurs des compa-
gnies aériennes d’un réducteur de consommation qui permettrait, selon lui, des
économies substantielles. Le procédé est secret, connu de lui seul, mais infaillible.
Il a envoyé des multitudes de lettres à ce sujet à différentes autorités, nationales
et internationales, au président de la République comme aux vedettes du show-
business, mais personne n’a voulu lui répondre, de peur sans doute des représailles
que les compagnies pétrolières pourraient exercer. Il tente sans succès d’alerter
l’opinion à ce sujet, mais le lobby des médias lui a jusqu’à présent barré la route des
antennes, en raison des intérêts financiers en jeu. Lors d’une réunion de pilotes,

176
Expressions psychotiques et/ou vécus archaïques ■ Chapitre 3

à l’étranger, il a mis en sang le visage d’un de ses collègues par un « gauche » bien
placé. Le motif était que cet homme ne cessait de le provoquer ironiquement à
propos de cette affaire. C’est surtout avec son chef que les relations sont difficiles :
il ne comprend pas qu’il l’ait menacé de passer en commission de discipline sous
prétexte que l’un de ses derniers décollages n’aurait pas été mené selon les règles.
Il reconnaît avoir opéré un virage un peu sec en sortie de piste, qui a sans doute
tassé les passagers sur leurs fauteuils, et « bousculé leur petit confort », mais il peut
démontrer qu’il n’a pris aucune liberté avec la sécurité, et qu’il se sentait parfaite-
ment maître de ses moyens. La sécurité, de toute façon, c’est son obsession, et il
connaît l’avion dans ses moindres détails : lors d’une panne technique en escale, il
a passé plus de huit heures plongé dans l’un des moteurs avec les mécaniciens. Il
adore démonter, décortiquer. Il s’est vu, d’ailleurs, dans un de ses derniers rêves,
en train de s’autopsier lui-même, et de dévider méthodiquement l’ensemble de ses
viscères sur une table à langer devant l’œil sévère d’une femme-officier de l’armée
allemande qui le menaçait en permanence de tout lui enlever et de lui greffer un
utérus à la place s’il ne retrouvait pas en une minute le bout de cette pelote de
boyaux. Il ricane de ce rêve, qui lui paraît absurde, mais cette histoire le renvoie à
une angoisse dont il se souvient, lorsqu’il était petit, de voir les aliments se diffuser
dans son corps de façon désordonnée au lieu de suivre le trajet des intestins. Chaque
constipation, symptôme très fréquent chez lui, s’accompagnait d’une inquiétude
sourde d’emmagasiner la nourriture sans évacuation possible autre que par éclate-
ment. Il poursuit avec une grande réticence en indiquant qu’il avait alors recours de
façon répétitive à des lavements administrés par sa mère, opérations qu’il attendait
avec une certaine appréhension.

Avec les femmes, il a le sentiment que sa supériorité intellectuelle les gêne


souvent. Soit elles sont là exclusivement pour chercher quelqu’un qui leur fera un
enfant, soit ce sont des profiteuses qui ne pensent qu’à exploiter sa générosité et
son romantisme. Il vient de s’inscrire à un club sélect de rencontres vidéo, dans
lequel il a créé un esclandre en refusant de se laisser filmer autrement que mal rasé
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

et en jeans, alors que la clientèle est d’ordinaire très bourgeoise. Dans la liste des
personnes qu’il pouvait éventuellement rencontrer, il a choisi exprès des « épou-
vantables », « pour voir jusqu’où pouvait aller la bêtise humaine… ». En fait il aime
bien les femmes assez masculines, avec des cheveux courts, pas de maquillage,
bien charpentées. Des « nageuses ». Il ne supporte pas les femmes féminines. « Les
homosexuels non plus », ajoute-t-il : il lui est arrivé d’en venir aux mains avec eux.
Pourquoi les femmes masculines et pas les corps masculins ?… C’est un « puzzle »
qu’il ne comprend pas. Le rouge à lèvres, surtout, le dégoûte. Il revoit sa grand-
mère maternelle, un monstre assis, énorme, mama italienne, qui l’embrassait et

177
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

en mettait partout. « Pourquoi les femmes se maquillent-elles ? Est-ce que je me


maquille, moi ?… Rouge baiser ne laisse pas de traces… » Sa mère lui provoque
une espèce de dégoût physique qu’il ne sait pas expliquer. Avec son père, c’est
différent, mais il a du mal à l’embrasser, même à le toucher quand il le rencontre.
« Est-ce pour cela, enchaîne-t-il, qu’il avait mis un écriteau au-dessus du berceau
de sa propre fille : “On ne me touche pas” ? »

Bien qu’il n’ait guère confiance dans la nature humaine, il s’est intégré depuis
quelques années dans une société philosophique dont il répugne à parler, car ses
activités sont secrètes. Il s’y sent bien, dans un univers exclusivement masculin,
qui lui donne l’occasion de dresser des projets et des perspectives à caractère
humanitaire.

2.2 L’étude de cas


2.2.1 Intérêt du cas

Si le cas d’Icare n’est pas prototypique des pathologies psychotiques, en revanche


il n’est pas sans lien avec les cas précédents de Bruno et de Tarek. Il met ainsi en
évidence la proximité structurale qui relie entre elles, ainsi que plusieurs auteurs
(par exemple, Dorey, 1993 ; Ménéchal, 2000) l’ont signalé, névrose obsessionnelle,
perversion et psychose paranoïaque. Il montre de manière intéressante et fine les
ramifications existant entre diverses organisations de personnalité marquées du
sceau de l’analité et de ses enjeux psychiques. C’est pourquoi il semble pertinent
de parler ici de problématique anale complexe. Chez Icare, elle relève assurément
d’un fonctionnement psychotique sur le versant paranoïaque comme on le verra.
Il faut sans doute préciser que si la paranoïa fait sans conteste partie des psychoses,
elle n’en est pas moins la forme la plus organisée de celles-ci, ce que ne manque
pas de venir souligner le cas d’Icare.

2.2.2 Diagnostic psychopathologique

La violence retenue, l’agressivité, la tension, le conflit permanent frappent


d’emblée à la lecture du cas d’Icare. La persécution, la menace, le scepticisme sont
exprimés en toutes lettres dans le premier paragraphe de l’observation, accentués
plus loin (« il a réussi à se mettre trois compagnies à dos » ; « représailles que les
compagnies pétrolières pourraient exercer » ; on « lui a jusqu’à présent barré la
route » ; « il n’a guère confiance en la nature humaine ») et renforcés par le sentiment

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Expressions psychotiques et/ou vécus archaïques ■ Chapitre 3

d’Icare lui-même de n’être pas entendu, écouté (par ses employeurs, les politiques,
les médias) ou compris (de son père, du thérapeute), sans parler des femmes, vues
comme « profiteuses » (telle Ariane qui prend contact avec lui lorsqu’elle a besoin
de venir « à la pompe […] se régénérer »).

La manière qu’a Icare de décrire les relations avec son amie (« des rapports
indestructibles et mortifères ») témoigne sans équivoque de sa relation à l’autre et
de son rapport au monde extérieur, inscrits sous le signe de l’ambivalence (entre
l’amour et la haine, comme l’exprime bien par exemple le « je t’aime mais va-t’en »).

Ce sentiment va se confirmer tout au long de l’entretien : celle qu’il a choisie est


elle aussi violente, décrite comme perverse, son père est un minable, son frère un
raté – signes de la suffisance et de la supériorité d’Icare par rapport aux autres – …
quant à sa mère, nous en savons au fond assez peu sur elle, sauf que toute évocation
d’une ressemblance entre lui et elle lui est « insupportable » : les représentations
féminines le dégoûtent.

Au travail, c’est la même violence, la même attirance pour les conflits, au point
qu’on peut penser qu’il les provoque, inconsciemment bien sûr, par sa manière de
raisonner, de contester, d’« argutier » tout le temps et partout. De son propre aveu,
il est « un emmerdeur ». Que recherche-t-il au fond avec cette attitude, sinon « la
bagarre », dont on soupçonne, avec l’épisode « musclé » dont il a été l’auteur, que
c’est la bagarre ou plutôt la rencontre avec les hommes (le rapport de forces – à
entendre au double sens du terme… !) qui lui plaît avant tout et fait chez lui l’objet
d’un puissant désir refoulé1.

Dans son travail comme chez lui, il décrit une série de pratiques – l’intérieur
de son appartement doit être « ultra-clean », « rangé, en ordre parfait » afin que
« tout soit under control », etc. – dont la tonalité obsessionnelle est patente : l’ordre,
la propreté, le contrôle, la sécurité (« son obsession », dit-il), les vérifications,
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

toutes préoccupations bien classiques de cette problématique anale. On observe


également que le fonctionnement psychique d’Icare est placé sous l’égide de l’intel-
lectualisation, de la rationalisation et de la démonstration. La question se pose à ce
niveau-là de savoir comment ces symptômes de type obsessionnel s’articulent avec

1. L’idée de refoulement est à entendre ici dans le sens originaire freudien d’une défense. Nous
préciserons plus tard de quel mécanisme il s’agit.

179
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

les précédents signes relevés – vécu persécutoire et ambivalence amour/haine – et


permettent d’entraîner un choix sur le plan du diagnostic symptomatologique.

Le récit du rêve et les associations auxquelles il conduit permettent d’apporter


un autre matériel et de donner une couleur différente à l’entretien : l’éviscération,
la transformation en femme (greffe d’un utérus) ne sont pas sans évoquer le célèbre
cas du président Schreber (qui voulait, dans son délire, être changé en femme pour
devenir le rédempteur de l’Univers). Il y a chez Icare, lorsqu’il aborde son rapport
à la nourriture et le trajet des aliments dans son corps, une véritable angoisse
d’envahissement, de morcellement, qui apparaît dans son rêve, mais convoque
également une rêverie diurne habituelle lorsqu’il était enfant et qui, elle, s’apparente
quelque peu à un délire.

Il faut donc, à ce stade, s’interroger sur ce nouveau matériel : ce véritable « vécu


schreberien » ne conduirait-il pas à un regard différent sur Icare ? Les symptômes
de la série obsessionnelle repérés plus haut ne semblent en effet pas suffisants
pour décrire le cas, qui pourrait dès lors évoquer une pathologie (et même une
organisation) plutôt psychotique. Le rapprochement du cas avec celui de Schreber1
conduit à penser à des tendances (sinon à une psychose) paranoïaques. C’est ce
qu’il faut à présent apprécier. Vont dans ce sens la méfiance, prégnante chez Icare,
précédemment relevée, mais aussi sa suffisance, un complexe de supériorité (tant
par rapport à ses proches qu’envers les femmes de manière générale) ainsi que le
sentiment de triomphe d’Icare qui témoignent chez lui d’une certaine toute-puis-
sance (« il se sentait parfaitement maître de ses moyens », « il connaît l’avion dans
ses moindres détails ») et d’une hypertrophie du moi. La mégalomanie n’est pas très
loin quand Icare nous dit avoir mis au point un procédé, secret, connu de lui seul,
et infaillible (!), permettant de faire des économies d’énergie substantielles et qui
mettraient en péril les compagnies pétrolières et les intérêts financiers. Dans ses
démarches pour faire advenir son projet d’équipement des avions, rien ne l’arrête,
il vise toutes les personnalités faisant référence dans un domaine ou un autre
(président, diverses autorités, personnalités du show-business et des médias), sur
les plans national et international, et il fait fi de l’absence des réponses – interprétée
comme la preuve qu’il a raison. Icare ne se prendrait-il pas pour un grandiose
inventeur méconnu ? La revendication et le sentiment de persécution observés

1. Même si l’on est conscient de leurs différences : chez Schreber, la transformation sexuelle fait
l’objet d’un délire, alors que chez Icare il s’agit seulement d’un rêve. La différence est importante,
elle concerne le rapport à la réalité du sujet qui, chez Icare, n’est pas atteint, contrairement au
Président Schreber.

180
Expressions psychotiques et/ou vécus archaïques ■ Chapitre 3

chez lui semblent bien l’attester. Les aspirations mégalomaniaques d’Icare se


donnent encore à voir, par exemple, dans son ambition d’acheter la FNAC plutôt
qu’une petite librairie s’il aimait les livres comme son frère (on repère au passage
la rivalité d’Icare avec son frère cadet Abel). Enfin, Icare ne présente pas une once
de doute quant au bien-fondé de ses revendications, toutes « selon lui fondées » ;
de même, il ne se met jamais en cause (exemple de la bagarre : s’il a agi ainsi, au
fond, c’est parce que l’autre le provoquait ironiquement et non parce que lui, Icare,
aurait tenu des propos stupides, voire délirants), montrant donc que lui Icare a
(toujours !) raison et, réciproquement, que l’autre a (toujours) tort !

Outre les troubles obsessionnels déjà décrits, tous ces éléments convergent donc
bien en faveur de troubles paranoïaques chez Icare, nullement incompatibles pour
autant avec la préservation de son adaptation à la réalité. À ce sujet, il convient de
dire combien c’est l’environnement sociorelationnel d’Icare qui doit, bien davantage
que lui, souffrir et pâtir de ses comportements !

La question de la perversion doit enfin être également signalée ici, ne serait-ce


que dans le rapport à la loi d’Icare – toujours dans la provocation, voire le défi à
l’autorité (exemple de l’opposition avec son chef) – bien plus que du point de vue
de l’intensité de ses désirs homosexuels latents.

2.2.3 Organisation psychologique

Comme on l’a précédemment souligné, l’analité est omniprésente dans ce cas,


avec sa prévalence de l’odeur – celle des hommes dans les cockpits –, l’intérêt
d’Icare pour les économies, ses obsessions d’ordre, de ménage et de propreté, son
souci de la sécurité, mais aussi ses fantasmes et angoisses (on verra que ceux-ci
sont de nature autant génitale que prégénitale).

La relation d’Icare envers les femmes, les hommes et le toucher est profondément
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

ambivalente, voilà qui pourrait induire l’idée d’une organisation psychologique


plutôt du côté névrotique, mais une position psychotique n’est pas à exclure non
plus, pour les raisons suivantes.

Tout d’abord, en ce qui concerne le rapport aux femmes : Icare affiche claire-
ment sa supériorité par rapport à elles. « Sa supériorité intellectuelle les gêne »,
dit-il et elles viendraient, selon lui, chercher chez l’homme ce dont elles manquent
(enfant, profit). Par ailleurs il aime les femmes, mais masculines, sans attributs
féminins nettement marqués (tels cheveux longs, maquillage, générosité des formes

181
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

corporelles) qui pourraient alors lui rappeler les figures maternelles de son enfance
– sa grand-mère d’abord, décrite comme une énorme mama italienne au rouge à
lèvres suintant, ou sa mère, dont le contact le dégoûte. Cette aversion manifeste à
l’égard du corps féminin (et du corps maternel, objet premier des pulsions sexuelles
infantiles, notamment incestueuses) constitue ici une véritable formation réac-
tionnelle chez Icare, qui n’en donne pas moins à entendre l’intensité de ses désirs
sexuels à l’égard de sa mère. Le souvenir des lavements maternels prodigués dans
l’enfance et « attendus avec une certaine appréhension » traduit bien, en effet, chez
le patient l’attente du rapproché corporel avec la mère (et la culpabilité angoissante
liée à ce plaisir sexuel anal). Ses désirs sexuels, il s’agit pour Icare de n’en point
laisser de trace, de les éradiquer, et ce au moyen de ses obsessions-compulsions
ménagères (à l’instar du « … Rouge baiser ne laisse pas de traces… »). En effet,
« quand Ariane partait, la première chose qu’il faisait, c’était le ménage, pour que
tout soit under control ». C’est le désir sexuel qui doit, notamment ici, être muselé
chez Icare par ses pratiques de nettoyage. Mais il s’agit sûrement aussi de retrouver
le contrôle de son espace intime, de son territoire propre après le passage de l’objet,
sans nul doute activateur d’angoisses d’évidement et de possession de ses parties
intimes et/ou internes projetées sur l’habitacle spatial.

Ces « femmes masculines » renvoient plus encore aux hommes, et au contact


avec ceux-ci, objets de désir tantôt déniés et projetés sur l’autre (il en est venu
aux mains avec des homosexuels ; il a réussi à « se mettre à dos » trois compagnies
aériennes ; l’homme agressé « ne cessait de le provoquer »), tantôt sublimés avec
peine (« société philosophique », dans laquelle Icare se « sent bien, dans un univers
exclusivement masculin »). Ce désir homosexuel rejeté s’observe encore quand,
faisant allusion aux relations « bizarres » entretenues par Ariane et sa mère, Icare
lance, comme à regret : « Est-ce que mon père m’envoie des sous-vêtements, à
moi ? » Ces fantasmes homosexuels de pénétration génitalo-anale se retrouvent
également dans les passions d’Icare : « il passe de longues heures d’affilée, pour
tenter de pénétrer dans le système [de son ordinateur]… », il éprouve un senti-
ment de triomphe chaque fois qu’il « plante l’engin ». Enfin, il adore démonter,
décortiquer le moteur d’avions. Autrement dit il aime à plonger les mains « dans
le ventre », ou « les viscères » en quelque sorte, des objets qu’il manipule, ce qui
n’est pas, une fois encore, sans renvoyer aux lavements maternels et aux plaisirs
éprouvés alors dans la sollicitation de la muqueuse anale, véritable zone érogène
organisatrice de l’économie libidinale d’Icare. À la différence du passé toutefois,
quand Icare va « farfouiller » dans le corps de l’appareil, c’est lui qui maintenant
se livre à cette activité de contrôle et d’évidement ou d’éviscération du corps de
l’objet : il y a ici un renversement passif-actif.

182
Expressions psychotiques et/ou vécus archaïques ■ Chapitre 3

Les angoisses d’Icare permettent de préciser la nature profonde (préséante) de


ses fantasmes sexuels. En effet, si l’angoisse de castration peut être légitimement
évoquée, à partir du contenu onirique d’Icare (« œil-sévère d’une femme officier1 de
l’armée allemande qui menaçait en permanence de tout lui enlever [l’intérieur de
son corps] et de lui greffer un utérus à la place »), c’est davantage l’angoisse anale
d’éviscération ou d’évidement qui s’entr’aperçoit et fait écho à son angoisse infantile
d’envahissement de la nourriture dans tout son corps ainsi qu’à son angoisse d’écla-
tement. Autrement dit, il s’agit là d’angoisses de morcellement, ou plus exactement
d’angoisses de mort, une mort qui serait due au contrôle de l’objet à l’intérieur du
corps du sujet (cf. aussi les lavements maternels). La position passive génitale ou
anale est conflictuelle au fond pour Icare parce qu’elle vient réveiller des angoisses
archaïques de possession par l’objet.

Voilà qui nous ramène au mode relationnel d’Icare, organisé autour de la


méfiance et de la persécution. Si la relation persécutoire (ou paranoïaque) à l’objet
traduit bien, ainsi que Freud l’a remarquablement mis en évidence à partir du cas
Schreber, la pulsion homosexuelle contre laquelle le sujet paranoïaque lutte au
moyen de la négation de l’affect, du retournement pulsionnel, de la projection et
du retournement sur l’objet, elle constitue aussi un puissant aménagement défensif
permettant au sujet de s’assurer de la distance à l’objet (ni trop près, ni trop loin),
de manière à contrôler celui-ci. En effet, le sujet paranoïaque a un besoin vital de
l’objet mais celui-ci reste toutefois perçu comme une menace pour son économie
subjective (différenciée de l’objet mais insuffisamment forte). La persécution est
donc l’aménagement qui permet simultanément au sujet de conserver le contrôle
sur l’objet et de ne pas perdre (de vue) l’objet, autrement dit de le conserver. On
retrouve bien là les modalités affectives caractéristiques du stade anal, c’est-à-dire
besoins de contrôle, de domination de l’objet et de son avilissement.

Les mécanismes psychiques prépondérants dans l’organisation psychique d’Icare


sont donc, outre le refoulement des représentations sexuelles, la projection et le
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

déni de ses pulsions homosexuelles.

Pour conclure cette étude structurale, et comme nous l’évoquions au tout


début, le cas d’Icare met en évidence non seulement la complexité et l’intrication

1. Vraisemblablement condensation ici de la figure maternelle mais aussi de la figure paternelle


par référence au père militaire d’Ariane.

183
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

d’éléments tant symptomatiques que structuraux divers mais aussi la proximité


structurale existant entre paranoïa, obsessionnalité et perversion.

Une question se pose alors de savoir ce qui durant la psychogenèse et les inter-
relations précoces a contribué à cette structuration psychique. La description du
climat familial donnée par Icare (et telle que vécue par lui) fait apparaître un défaut
d’attention paternelle à son endroit et l’envahissement des figures maternelles
(mère et grand-mère). Sans oublier que la fréquence des lavements maternels
administrés à Icare enfant a constitué une situation source d’excitations intenses
et débordantes, le laissant alors en proie aux divers angoisses et conflits psychoaf-
fectifs évoqués précédemment.

2.2.4 Éléments transféro-contre-transférentiels

Son arrivée en avance et sa nervosité sur le palier du cabinet de consultation


rendent bien compte de l’anxiété qui anime Icare à l’occasion du premier rendez-
vous avec le clinicien. Avant même d’avoir vu le psychologue, Icare projette déjà
sur lui une représentation de mauvais objet (convaincu du retard de son interlo-
cuteur à son égard et sceptique quant à la possibilité de celui-ci de le comprendre).
S’esquisse donc un pré-transfert tout à fait au reflet des modalités relationnelles
habituelles d’Icare. On peut imaginer dans la continuité, si un travail psychologique
se mettait en place, que le clinicien pourrait au fur et à mesure se trouver pris dans
un transfert plus passionnel, faisant l’objet de remontrances et de revendications
de la part d’Icare, qui pourraient même entraîner son rejet et alors l’arrêt du travail
psychologique. Dans cette optique, convient-il, sur le plan contre-transférentiel,
de veiller dès le début de la rencontre thérapeutique à l’instauration d’une distance
suffisante dans la relation psychothérapique à Icare, venant limiter l’activation de
ses angoisses d’intrusion-persécution, et d’une empathie suffisante, qui sera le gage
de la prise en compte (et de la compréhension…) des besoins de dépendance du
patient. Ni trop – de présence comme d’absence – ni trop peu, tels sont les deux
écueils à éviter sur le plan thérapeutique afin de maintenir la relation.

2.2.5 Perspectives thérapeutiques

Il est difficile de dire à partir des seuls éléments relatés si l’indication de psycho-
thérapie pourra être envisagée. En effet, Icare consulte, adressé par un médecin,
mais il ne se plaint pas. Tout au plus expose-t-il les difficultés et avatars rencontrés
dans sa vie affective, relationnelle et socioprofessionnelle. De la même manière il ne
semble pas souffrir de ses aménagements défensifs (et symptomatiques), pas plus

184
Expressions psychotiques et/ou vécus archaïques ■ Chapitre 3

qu’il ne met en question ces derniers. À ce stade de la rencontre, Icare attribue la


source de ses difficultés projectivement à l’extérieur (qu’il s’agisse des membres de
sa famille, assez rabaissés, des employeurs ou de relations faisant montre d’incom-
préhension et d’ironie à son égard). Autrement dit, Icare est dans le déni de ses
difficultés et souffrances, comme c’est d’ordinaire le cas chez les personnalités
paranoïaques. Il n’est toutefois pas totalement dans le déni de soins, puisqu’il vient
consulter un psychologue, adressé par un médecin. Cela montre qu’Icare a entendu,
voire accepté les conseils de celui-ci, auquel il a peut-être exprimé une certaine
gêne (à moins que ce ne soit le médecin qui ait vu la nécessité d’une telle démarche
pour son patient !). En revanche nous ne savons rien des motifs et circonstances
qui ont pu pousser Icare à consulter : ses difficultés relationnelles dans l’espace
professionnel y sont-elles pour quelque chose ? À moins qu’il ne s’agisse de sa
relation avec Ariane…

Quoi qu’il en soit, dans la mesure où le patient a repris à son compte le conseil
de consultation, où il présente de bonnes capacités associatives ainsi que verbales
(goût pour l’intellect oblige !), compte tenu de la diversité de ses troubles et des
conflits sous-jacents, une psychothérapie en face-à-face à raison d’un entretien
hebdomadaire seulement pour commencer pourrait lui être proposé. Elle pourra
être centrée sur l’analyse des fantasmes et conflits du patient dès lors que la rela-
tion de confiance sera suffisamment instaurée. Il faudra autant que faire se peut
débuter par l’analyse des troubles et conflits d’ordre névrotique avant d’envisager
les aspects plus archaïques et prégénitaux, puissamment en jeu ici.

Dans la mesure où la conviction subjective (quasi délirante) du patient ne met


pas ou plus en péril ses adaptations ou relations, dans la mesure également où ses
défenses restent solides, une hospitalisation ne s’avère pas nécessaire. Elle risquerait
même d’alimenter les vécus persécutoires du patient1.

Celle-ci ne saurait cependant être totalement exclue – de même qu’une médi-


© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

cation, toutes deux envisagées avec le concours du corps médical – dès lors que
l’équilibre psychique s’amenuiserait et que l’état persécutoire irait en s’amplifiant
(activé, par exemple chez le malade, par un énième sentiment d’incompréhension
ou d’injustice à son endroit) et ce, en prévention d’un risque de passage à l’acte
hétéro-agressif de sa part (le patient n’en étant pas à son coup d’essai en matière

1. Sachant que, de toute façon, l’hospitalisation d’un sujet paranoïaque ne se réalise pratiquement
jamais avec son consentement, mais à la demande d’un tiers (HDT), sinon même du préfet (HO).

185
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

de bagarres). Prudence, attention et maintien de la distance empathique envers


le patient semblent les maîtres mots pour amorcer et continuer le suivi d’Icare.

Bibliographie conseillée
Bilheran A. (2016). Psychopathologie de la Lacan J. (1932). De la psychose para-
paranoïa, Paris, A. Colin. noïaque et ses rapports avec la
Dorey R. (1993). « Problématique obses- personnalité, Paris, Le Seuil, 1975.
sionnelle et problématique perverse. Mijolla-Mellor S. de(2011). La Paranoïa,
Parenté et divergences », in La Névrose Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2e éd.
obsessionnelle, Monographies de la RFP, Revue française de psychanalyse,
Paris, PUF, p. 87-106. « Paranoïa : ses paradoxes », 1982, 46, 1.
Freud S. (1911). « Remarques psychanaly- Revue française de psychanalyse,
tiques sur l’autobiographie d’un cas de « Jalousie, paranoïa et homosexualité »,
paranoïa (Le Président Schreber) », in 2011, 75, 3.
Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1993,
p. 263-324.

3. Un processus dissociatif : José

3.1 L’observation clinique


L’homme qui se présente pour l’entretien est d’un abord direct, souriant et
sympathique. José, âgé de 29 ans, évoque d’emblée sa situation actuelle et ce qui
l’a conduit à une hospitalisation en service psychiatrique. Après avoir travaillé
comme ouvrier agricole, il a réussi brillamment le concours d’entrée de l’Institut
national agronomique (classé 10e sur 300), dont il est sorti en 1984 sans en obtenir
le diplôme, car il manquait dit-il de connaissances. C’est surtout le travail physique
qui l’intéressait, le travail des mains. Pendant l’Agro1, il a pris une année de congé
sabbatique pour apprendre l’arabe, puis, une fois sorti, il a accompli ses obligations
militaires au ministère de la Défense, ce qui lui laissait pas mal de loisirs. Il en a
profité pour fréquenter assidûment les expositions : « Un musée par jour ; tout

1. Diminutif couramment utilisé pour désigner l’Institut national agronomique.

186
Expressions psychotiques et/ou vécus archaïques ■ Chapitre 3

m’intéresse. » Après son service militaire, il a passé une année à lire l’Encyclopædia
universalis. Il reconnaît que cette question de la connaissance est pour lui « à la
limite du pathologique » et qu’il se sent « dominé de façon un peu faustienne par
le savoir ». Il écrit des poèmes, sans ponctuation, « seulement des calligrammes,
comme Apollinaire ». Depuis deux ans, il estime avoir « reversé dans l’action toute
cette propension à théoriser […]. C’est comme une mécanique qui se répare toute
seule ». Il est parti en voyage en Afghanistan puis, de retour, s’est installé dans une
ferme de 108 hectares en Corrèze dans laquelle il vivait, en tension permanente
avec l’agriculteur qui ne supportait pas son silence, son véritable mutisme, qu’il
considère, lui, comme une expérience. « Le silence est un défi plutôt plus sportif
que la parole. C’est difficile de se taire. » Son père, alerté par l’agriculteur, a décidé
de demander son admission en hôpital psychiatrique, « parce qu’il avait peur que je
parte sans laisser d’adresse ». D’abord hospitalisé pendant une semaine en Corrèze,
il a été admis ensuite en hôpital psychiatrique où, depuis six mois, il observe un
mutisme quasiment complet.

Sa conception de l’existence, dit-il, est fondée sur le travail. Il souhaite pratiquer


l’ascèse et ramener par exemple tout au pain. « Pas de cuisine, qui serait une forme
de sujétion au besoin de mélanger. Tartiner son pain correspond à un besoin qui
ne sera pas satisfait dans différentes régions du monde. » De la même manière, il
essaie de ne jamais s’asseoir. Pour rédiger son rapport de stage d’Agro, il était resté
dormir près d’un mois dans une vieille voiture familiale, garée dans une rue proche
de chez lui. Il manifeste une certaine indépendance par rapport à ses parents.

Il aimerait bien travailler dans la coopération avec le tiers-monde. « En prépa1,


tout est théorique, très propre, très bien constitué. » Il considère que son silence a
quelque chose de mystique, qui renvoie à son mode de vie et à ses préoccupations
religieuses. Celles-ci ne font pas référence à un Dieu, mais à une foi dans la vie, une
valeur universelle qui serait la joie de vivre. « Il faut être heureux avec le minimum,
c’est la sécurité par la précarité. »
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

La banalité des rapports familiaux l’effraie. Sa mère est morte il y a un an. Il


partait en vacances toujours en solitaire, sac au dos. « Le culte de la solitude ouvre
sur les autres. » Il était seul, enfant. L’ambiance était peut-être trop bonne, avec
des sujétions à l’entourage. Avec sa femme, « il voudrait une association, presque
de services ». Ses enfants, il voudrait les rendre autonomes. « Quand on a fini avec

1. Classe préparatoire à l’Agro.

187
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

un père, on en choisit un autre sous forme de patron. Il reste toujours l’essentiel. »


« Mes parents ont trop investi en moi ; l’amour de ma mère m’étouffait… On ne
peut pas dire que la mère soit trop bonne ou la mariée trop belle. Entre eux, il leur
manquait cette ferveur. J’ai le syndrome du chien savant… »

Il y a un an ou deux, à la campagne, il a brûlé sa bibliothèque, à l’exception d’un


livre : « Les Actes. » C’était un livre qu’il avait lui-même fabriqué en pastichant une
couverture de la NRF, blanche avec filets rouges, et qui ne contenait aucun texte.
Cela le fait penser à son idéal de femme : une femme qui serait aussi heureuse de
le servir comme lui pourrait servir son employeur : « Je ne veux pas être atteint par
la mort de ma femme comme mon père l’est encore. »

Il a eu il y a trois ou quatre ans une relation avec une franco-ivoirienne mariée,


sans qu’il y ait de rapports sexuels entre eux. Il a également rencontré une pros-
tituée, mais les « conditions de sommeil » étaient telles qu’il n’a pas eu d’érection.
Ceci, qu’il a « réglé psychologiquement », renvoie à « la question un peu obsédante
de (sa) virginité ». Adolescent, il s’adonnait à la masturbation « pour se soulager de
manière hygiénique ». Il a cessé il y a deux ou trois ans.

Il éprouve du plaisir à vivre grâce à la reconduction quotidienne de gestes bien


rodés : par exemple lever à 7 h 25 chaque matin, et trois cents abdominaux. Il a touché
le fond. Lors de sa seconde tentative de fugue, « son père a mis sa vie en balance ».

Il a vraiment le sentiment d’avoir été puni de son originalité. Il « postule à une vie
dans le siècle ». Les questions qu’on lui pose ne sont pas assez difficiles. L’entretien
tourne court et s’arrête.

3.2 L’étude de cas


3.2.1 Intérêt du cas

Après la paranoïa, et à l’inverse en quelque sorte de celle-ci, la schizophrénie est


sans aucun doute, des psychoses, la pathologie la plus régressive ou la plus désor-
ganisée, ce qui s’explique aisément en regard du processus dissociatif, la schize ou
la Spaltung (selon Bleuler), processus clef de cette psychopathologie.

Toutefois, la schizophrénie n’offre aucunement un visage univoque : en psychia-


trie, on parle plus volontiers du groupe des schizophrénies pour souligner la

188
Expressions psychotiques et/ou vécus archaïques ■ Chapitre 3

multiplicité des formes revêtues par ce trouble, selon les secteurs – psychique,
langagier, moteur… – les plus touchés par le processus dissociatif. Ainsi, sur le
plan symptomatique, la psychiatrie distingue classiquement :

• la forme dite simple de la schizophrénie ;

• la forme délirante, dans laquelle le délire peut lui-même avoir différents


contenus (délire de persécution, dit alors paranoïde, délire des grandeurs ou
mégalomaniaque, délire mystique, délire hypocondriaque, etc.) ;

• la version catatonique de la schizophrénie, qui affecte la motricité du sujet au


point de lui conférer l’apparence d’une statue ;

• l’héboïdophrénie, forme qui condense des éléments schizophréniques et


psychopathiques ;

• enfin, il existe des formes dysthymiques de schizophrénie caractérisées par


des manifestations dépressives, maniaques ou mixtes, sans pour autant se
confondre avec la psychose maniaco-dépressive.

Le cas de José est intéressant pour débuter l’étude de la schizophrénie, car il


présente de manière suffisamment franche l’ensemble des signes majeurs qui
traduisent la dissociation schizophrénique. Néanmoins, ce cas pose aussi la ques-
tion de la normalité et de la psychose, compte tenu de l’abord direct et souriant du
patient, de la sympathie qu’il dégage de façon diffuse, mais aussi de son intelligence
et de son originalité.

3.2.2 Diagnostic psychopathologique

C’est la bizarrerie des situations et des expériences du sujet qui doit d’emblée
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

appeler l’attention : bizarrerie d’un parcours académique qui le voit réussir bril-
lamment un concours difficile sans donner suite pour le diplôme ; bizarrerie de
l’occupation de son temps, de choix erratiques sans fil directeur apparent (appren-
tissage de l’arabe, « consommation » immodérée de l’Encyclopædia universalis,
fréquentation « anormalement élevée » des musées, la Corrèze après l’Afghanistan,
passer un mois dans une voiture…).

Des troubles du cours de la pensée et de nombreuses discordances sont à repérer,


notamment dans les expressions comme : « mère trop bonne ou mariée pas belle »,

189
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

« la sécurité par la précarité », « se soulager de manière hygiénique », « le culte de la


solitude ouvre sur les autres » (paralogisme ici), ou encore dans la description de son
idéal de femme, où coexistent deux idées artificiellement articulées (une vie maritale,
une association de services), de même qu’il a posé l’équivalence père/patron.

On relève également des troubles du langage : son mutisme affirmé (lorsqu’il


vivait en Corrèze, puis à l’hôpital psychiatrique), des bizarreries et des altérations
sémantiques à la limite du néologisme : « les conditions de sommeil » avec une
prostituée, par exemple. Son discours laisse apparaître des manques de liens, des
ruptures entre les idées, des « coqs à l’âne ».

Dans la relation il paraît syntone, avec toutefois une rupture inopinée en fin
d’entretien, qui place celui-ci sous le signe de l’incompréhension, voire du malen-
tendu : au fond, même dans ce type d’entretien où il paraît se livrer, le patient
reste maître du jeu, isolé, à distance. Il rompt sans prévenir, sur une formulation
joliment discordante (« pas assez difficile », manière de maintenir l’autre à distance
de lui), manifestant par là même ses troubles affectifs. Dans son discours et dans ses
propos apparemment « décousus » il est beaucoup question de l’autonomie versus
dépendance affective tournant à l’aliénation (« quand on en a fini avec un père, on
en choisit un autre sous forme de patron », « sujétions à l’entourage », « l’amour de
ma mère m’étouffait »), révélateur de l’ambivalence affective du patient.

En lien, il faut également mentionner les troubles sexuels du patient : masturba-


tion intensive à l’adolescence, absence de rapports sexuels lors de sa liaison avec
une femme mariée franco-ivoirienne, problème d’érection et virginité obsédante…

Enfin, son refus de s’asseoir peut éventuellement être interprété comme le signe
de troubles psychomoteurs chez lui.

Cet ensemble de symptômes conduit à émettre l’hypothèse-diagnostic d’une


psychose dissociative, et plus précisément d’une schizophrénie simple. Quelques
éléments auraient pu faire hésiter dans ce diagnostic : l’incendie de la bibliothèque
pouvait faire penser à un accès maniaque. Mais deux raisons conduisent à écarter
ce diagnostic : premièrement, la massivité du syndrome dissociatif, pathognomo-
nique de la schizophrénie et se révélant à travers la perte de cohésion des conduites
du sujet, la faillite de la « personnation » (Racamier) ; deuxièmement, l’incendie
de la bibliothèque est pourvu de sens, sursaturé de sens même, puisqu’il se relie
directement à la question du savoir (cruciale chez le patient) et qu’il est sélectif.
Reste ce témoignage du livre « Les Actes », vide de mots, muet et silencieux donc,

190
Expressions psychotiques et/ou vécus archaïques ■ Chapitre 3

mais dont le titre n’est pas moins éloquent (cf. analyse plus loin). En revanche, il
n’y a aucune raison d’assimiler le mutisme et le retrait du patient à un quelconque
mouvement dépressif, ce sont bien des signes schizophréniques ici.

3.2.3 Organisation psychologique

On s’intéressera d’abord ici aux effets du syndrome dissociatif et à la manière du


patient de les combattre : la problématique du clivage et du lien rompu imprègne sa
vie, un lien qu’il ne réussit pas à établir et qu’il tente d’« inventer », de « forcer » en
somme, dans des situations pourtant habituelles telles que la vie familiale, la sphère
amicale, et auxquelles il trouve des « solutions » (réponses) originales qui témoignent
de son questionnement permanent (le mariage est conçu comme une association de
services ; le patient est effrayé par la banalité des rapports familiaux ; « ses enfants, il
voudrait les rendre autonomes » ; le lien au père se poursuit avec le patron…).

José intellectualise et rationalise au maximum tous ses comportements, grâce


à une « vision du monde », à un « système » qui conduit sa vie et lui confère une
apparente logique (de son point de vue) – manière aussi de vivre et de composer
avec sa « folie », son étrangeté. Ceci illustre bien la coexistence chez le patient
schizophrène de plans discordants, totalement coupés de la réalité, et l’extrême
lucidité devant cette atteinte psychique, dont l’originalité même est suspecte au
sujet. Celui-ci pose par ailleurs certains de ses symptômes comme un « challenge »,
un « défi plutôt sportif » selon ses termes ; il déplace ainsi la perception de leur
caractère contraignant en tentant de les maîtriser : se taire, ne jamais s’asseoir
deviennent ainsi des objectifs, des raisons de reconstruire un narcissisme dégradé.

Le mysticisme fait également partie du tableau clinique ainsi que l’altruisme


des relations avec le tiers-monde : il ne reste à José qu’une vie « dans le siècle » ou
à l’échelle des misères d’une planète qui ne mange pas à sa faim1.
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

Toujours sur le plan défensif, il convient aussi de mentionner les mécanismes


de type obsessionnel (rituels matinaux : gestes bien rodés, lever à 7 h 25, accom-
plissement de trois cents abdominaux), qui permettent au patient de trouver du
« plaisir à vivre », mais sans doute plus encore de maîtriser un corps et un être mal
identifiés, mal subjectivés.

1. On retrouve ici le même registre, très minoré bien sûr, que les fantasmes schreberiens (voir
Freud, 1911).

191
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

C’est ce qui nous conduit à postuler l’existence d’angoisses de morcellement,


d’éclatement, de démembrement, actualisées par le processus dissociatif, et sous-
jacentes à toutes ses conduites « désordonnées », en rupture les unes des autres.

Enfin, l’organisation psychique de José met en avant la problématique du lien


rompu ou plutôt du difficile établissement du lien objectal. Pour le dire autre-
ment, il s’agit d’une problématique de dépendance (absolue) et d’indifférenciation
(cf. « sujétion au besoin de mélanger ») contre laquelle le patient lutte – par l’affir-
mation d’une certaine indépendance justement et par ses tendances solitaires –,
avec recherche de l’objet fusionnel primaire. On peut en voir une première illus-
tration, par exemple, dans le repli dans une vieille voiture familiale, tel un giron
protecteur que José ne trouve pas chez lui (la voiture est garée à proximité de son
domicile) ni en lui…, et une deuxième illustration lors de son retrait dans une ferme
isolée en Corrèze, avec pour seul interlocuteur l’agriculteur, avec lequel il ne juge
d’ailleurs pas opportun de dialoguer (renvoyant au primat ici d’une communication
infra- ou préverbale). Ce qui nous conduit aux aspects psychogénétiques.

3.2.4 Psychogenèse et réflexions métapsychologiques

La relation à l’objet maternel est en question de façon prioritaire. Cela se mani-


feste à deux niveaux : premièrement, à partir de ce que le patient rapporte (de
son vécu) d’une mère qui « l’étouffait de son amour » et en même temps le laissait
« seul » ; on songe bien évidemment ici à une mère inconsistante, paradoxale (et
de ce fait confusionnante) dans ses réponses comportementales ; deuxièmement,
à partir de ses propres choix d’objets, apparemment barrés quant à l’expression
d’une hétérosexualité accomplie, et plus encore d’une vraie relation objectale. La
dérive vers le renfermement mutique et la masturbation, qui présente des aspects
évidemment autistiques, s’inscrit dans cette trajectoire. Tout ceci témoigne bien de
fantasmes archaïques profondément ancrés, et réactivés périodiquement comme
lors de l’épisode régressif de la voiture-havre utérin.

Les hypothèses psychogénétiques concernant le défaut fondamental dans la rela-


tion à la mère (cf. Balint, Winnicott…) ou bien la faille de communication dans la
cellule familiale (cf. Palo Alto) fournissent là une bonne illustration de la complexité
de l’étiologie de la schizophrénie, au-delà de l’inscription organogénétique (à ne
pas oublier dans l’hypothèse d’un « terrain » favorable).

La mort de sa mère a sans doute constitué un facteur déclenchant de la crise


intrapsychique actuelle, mettant le patient au pied du mur de « sa sécurité par la

192
Expressions psychotiques et/ou vécus archaïques ■ Chapitre 3

précarité » – formule qui, au fond, exprime bien de façon ramassée le type de rela-
tion que cette mère pouvait entretenir avec lui. Une relation que la personnalité, la
présence et l’attention du père (car c’est lui qui le fait hospitaliser en psychiatrie)
n’ont pu venir rectifier, remodeler.

Trois axes de réflexion se dégagent au sortir de cette rencontre avec le patient.

Premièrement, la question de la connaissance et du savoir chez lui. La « domi-


nation faustienne par le savoir » constitue assurément une belle formule de
schizophrène, qui explicite de façon condensée et éclairante ce questionnement
clivé auquel il est soumis. Il faudrait pouvoir revenir avec lui sur l’incendie de sa
bibliothèque – en se souvenant de la formule d’Hampaté Ba : « Un vieillard qui
meurt, c’est une bibliothèque qui brûle… » – avec une hypothèse à poser sur la
concomitance de cet acte purificateur (voire exorciste) et du décès de sa mère.
L’hypothèse est appuyée ici par l’enchaînement associatif entre son idéal de femme
et la douleur de son père à la mort de sa femme. Restent donc les Actes, vides
de mots, mais non point de sens : ne serait-ce pas, chez José, une métaphore de
la perception de son vide intérieur ? Ne serait-ce point encore un résultat de la
transaction faustienne à laquelle sa mère l’aurait conduit ? Mais quels actes alors ?
Ce livre, « Les Actes », ne fait-il pas référence à la mère originaire et archaïque, un
livre-mère dont la couverture prestigieuse dissimulerait l’impossible à déchiffrer ?
Ou n’est-ce point encore un fantasme œdipien, muet mais malgré tout résistant à
la destruction totale ? Même si, vraisemblablement, son âme est sans doute, pour
lui, à jamais vendue à sa mère, restent ces Actes et le fil rouge de leur apparence,
qui est peut-être aussi, pour le sujet, celui d’un possible rachat…

Deuxièmement, et en lien avec ce qui précède, la question de l’écriture, envi-


sagée comme trace. José écrit des calligrammes, sans ponctuation : n’est-ce pas
ici la trace du père, effacée et diluée ? Peut-être au contraire enluminée ? Forclose
dans le beau (calli-graphie : belle écriture) ? Ce sont des questions qui restent ici
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

en suspens, des pistes qu’il conviendrait de poursuivre avec le patient à partir de


ses propres associations.

Enfin, il serait également intéressant de pouvoir creuser la question du sexuel, sur


lequel le patient est resté somme toute assez discret1 mais qui prend apparemment
pour lui une place considérable : pratique répétée et exclusive de la masturbation

1. Contrairement à d’autres « tableaux cliniques classiques » de la schizophrénie, dans lesquels


une crudité se manifeste généralement à ce sujet.

193
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

(référence répétée au « travail des mains »…), impossibilité de rapports génitaux,


virginité « obsédante ». C’est à la fois un symptôme et une solution discordante à
son rapport dégradé au monde.

3.2.5 É
 léments transféro-contre-transférentiels
et perspectives thérapeutiques

À n’en pas douter, l’abord souriant et la sympathie dégagée par le patient vont
opérer un effet de séduction certain sur le clinicien, qui pourrait contribuer à
écarter l’angoisse, l’étrangeté devant ses conduites bizarres – et de ce fait même,
induire des résistances contre-transférentielles à la désignation du diagnostic
de psychose. Mais cet effet ne réussit cependant pas à masquer totalement son
désarroi (celui du patient, voire celui du clinicien…). Même devant son intelligence
(incontestable) que le patient transforme, aliène en pratiques de « chien savant »,
sa lucidité caustique est là, et frappe particulièrement juste.

Il faut aussi relever les tentatives inconscientes (le patient n’est donc pas pervers)
de culpabilisation de l’interlocuteur à propos de son originalité pour laquelle il
sait avoir été puni. Ne peut-on retrouver ici les traces d’un double-bind auquel
le patient aurait précocement été confronté (assujetti) et qui prendrait la forme
actuelle d’un : « Je suis un fou et je vous le montre, ce n’est pas pour cela, j’espère,
que vous allez me prendre pour un fou… » De ce fait, ce patient suggère et appelle
à une voie thérapeutique de type psychothérapique, même si au bout du compte, sa
manière de rompre l’entretien laisse peu d’illusions sur un pronostic globalement
assez sombre (le patient approche de la trentaine et a déjà un assez long passé
d’« errance » psychique, il s’agit de sa deuxième prise en charge en psychiatrie, dont
six mois d’hospitalisation au cours desquels il est resté mutique).

Une telle prise en charge psychothérapique supposera chez le clinicien le


renoncement à tout progrès ou changement rapide comme spectaculaire, mâtiné
cependant de la conviction d’une possible mobilisation psychique (et ce, tout au
long de l’existence humaine…), de par les effets inédits de la rencontre intersub-
jective (ici thérapeutique). La prise en charge hospitalière, via les ressources d’une
équipe soignante pluridisciplinaire et d’un travail institutionnel, constituera des
étais autant que des méthodes complémentaires de/dans ce processus psychothé-
rapeutique de longue haleine.

194
Expressions psychotiques et/ou vécus archaïques ■ Chapitre 3

Bibliographie conseillée
Besson J. (1997). Traitement psychothéra- Racamier P.C. (1980). Les Schizophrènes,
pique d’une jeune schizophrène (récit), Paris, Payot.
Paris, L’Harmattan. Rosenfeld H. (1965). États psychotiques,
Garrabe J. (1992). Histoire de la schizo- Paris, PUF, 1976.
phrénie, Paris, Seghers. Searles H.(1977). L’Effort pour rendre
Gillibert J. (1993). Dialogue avec les schi- l’autre fou, Paris, Gallimard.
zophrènes, Paris, PUF. Sechehaye M.A. (1969). Journal d’une schi-
Pankow G. (1981). L’Être-là du schizo- zophrène, Paris, PUF.
phrène, Paris, Aubier-Montaigne,

4. S chizophrénie paranoïde et lutte


contre la désorganisation interne : Élise

4.1 L’observation clinique


« Le silence est un savoir au-delà des savoirs… Il éclairera d’ombre fragile le risque
de votre voix, si vous voulez me laisser un message après le signal… » Tel était le
message enregistré sur le répondeur d’Élise, qui avait demandé à être rappelée pour
prendre un rendez-vous1, sur les conseils d’une amie. Elle filtrait en fait ses appels,
et décroche dès que l’interlocuteur se fait connaître. Elle a de gros problèmes de
santé, annonce-t-elle alors immédiatement. Une dépression nerveuse accompagnant
une sciatique depuis un mois et demi ; une arthrite et un psoriosis (sic). En fait, elle
a passé des examens médicaux, et on lui a découvert le gène HLA-27 qui constitue,
explique-t-elle, un terrain privilégié pour les maladies. Elle s’étend longuement sur
ses symptômes somatiques, qui constituent une panoplie variée et apparemment
inépuisable. Elle souhaite venir parler de tout cela ; rendez-vous est pris.
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

Élise arrive très en avance. Un regard intense frappe d’emblée, éclairant un


visage fin et pâle, encadré de cheveux coupés court, qui lui donnent la physio-
nomie d’un adolescent. Elle a 24 ans, et est vêtue avec une certaine recherche,
mêlant des éléments disparates : rangers, longue jupe noire plissée, chemise
d’homme blanche impeccablement repassée sur laquelle s’entremêlent de

1. Le contexte est celui d’un centre médico-psychologique.

195
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

nombreux colliers. À peine assise, elle explique ses difficultés, d’une voix abso-
lument monocorde et continue, avec laquelle elle enchaîne les phrases les unes
aux autres sans reprendre son souffle. Ce sont d’abord ses symptômes soma-
tiques qu’elle détaille, en mettant l’accent en particulier sur ce gène HLA-27 que
l’on vient de lui découvrir. « Ne t’inquiète pas, on n’en meurt pas », lui a dit le
médecin, ami, qui lui a communiqué les résultats. Il reste cependant que cette
inscription singulière, dans chacune des cellules de son corps, lui provoque une
impression bizarre et très angoissante qu’elle décrit en souriant de façon douce
et charmeuse : « C’est un peu comme si vous écriviez un roman, et qu’une fois
tout terminé, le livre sorti de l’imprimerie, vous vous apercevez que le nom de
l’héroïne ne colle pas du tout avec le texte ; vous l’avez appelée Bénédicte, il
faudrait l’appeler Malicorne, ou bien même Christian, ou ne pas l’appeler du
tout… Dans les ordinateurs, il y a une fonction de traitement de texte, comme
ça, “remplacer”, mais ça ne marche jamais, il faut toujours tout récrire pour les
accords, pour relativer les phrases entre elles. »

Depuis deux ans, elle vit à Paris, où elle est venue pour faire du théâtre. Elle y
a refait sa vie – « enfin refait, c’est beaucoup dire, puisque je suis toujours dans
cette dualité entre la vie et la mort ». Elle vit de nouveau avec Jean-Marc, qu’elle
a rencontré lorsqu’elle était à Caen. Ils ont habité ensemble pendant quatre ans
dans une bergerie, pratiquement coupés du monde. C’était paradisiaque, surtout
pour elle qui adore la nature et l’eau. D’ailleurs, elle a écrit un roman, sur l’océan :
l’histoire d’une jeune femme qui a des relations sexuelles incessantes avec l’océan,
et qui en meurt. L’eau revient, partout, dans toutes les poésies qu’elle écrit. Des
poésies cyniques, très morbides, qui mêlent l’humour et la mort en permanence.
Elle « passe au travers des vies » de ses personnages, de la sorte. Jean-Marc s’est
déclaré objecteur de conscience, puis il est parti avec une de ses amies, Lucie. Elle
savait bien ce que Lucie voulait : Jean-Marc a flanché. Il lui avait dit que les relations
sexuelles n’avaient pas d’importance, mais il a flanché ; pourtant ils avaient vécu
quatre ans ensemble dans cette bergerie sans faire l’amour. Des problèmes sexuels ?
Elle n’en a pas du tout. Du moins pas avec Jean-Marc. Avant, c’était différent. Elle
a eu de nombreux amants, à la suite de cette aventure étrange qui lui est arrivée
un soir au bord de la mer. Elle se donnait à eux, mais ne voulait rien faire. Elle se
sentait comme un fantôme. Oui, elle a d’énormes problèmes sexuels.

C’était sur les plages du débarquement, en Normandie. Elle était allée en week-
end avec ses parents, rendre visite à des amis, et elle était allée se promener, le soir,
sur la plage. Elle avait dix-sept ans, les discussions sur la guerre l’ennuyaient. Elle

196
Expressions psychotiques et/ou vécus archaïques ■ Chapitre 3

avait assisté au coucher du soleil, tard, et soudain elle s’était sentie, d’un seul coup,
différente. Les couleurs se transformaient autour d’elle, décrivant tout le spectre de
l’arc-en-ciel. Elle avait ressenti, en même temps, un étrange bien-être, tandis que des
voix, qu’elle entendait distinctement, l’incitaient à plonger dans l’eau, ce qu’elle a fait
sans prendre le temps de se déshabiller. Elle avait couru longuement, après, sur la
plage, riant sans cesse et prononçant répétitivement des paroles qui lui étaient restées
en mémoire : « Chasse le bien, chasse le mal, envole-toi dans le canal ! » Bien plus tard,
lorsque les parents, inquiets, étaient venus la retrouver, elle était en conversation
imaginaire avec un groupe de personnes qu’elle tentait de convaincre de sa possession
divine. Personne, dans son entourage, n’avait véritablement cru à cette expérience
surnaturelle et on l’avait soupçonnée d’avoir pris une drogue quelconque. Elle-même,
maintenant, s’interrogeait sur la réalité de cette scène, tout en comprenant le sens
qu’elle avait. Elle y avait fermement cru pendant des années, et sa vie, depuis, s’était
transformée. Cela lui avait donné l’inspiration pour écrire, le sentiment, aussi, qu’elle
n’était plus seule dans sa vie, qu’il y avait quelqu’un avec elle et en elle qui la suivait
en permanence. C’était rassurant. C’était très inquiétant, aussi.

Ses parents, il faut le dire, sont bien loin de ces préoccupations élevées. C’est
peut-être pour cela qu’elle se sent toujours dans un rapport de forces avec eux,
toujours dans le conflit. Elle n’a vraiment connu son père, en fait, qu’à douze ans :
il travaillait sur des chantiers de vieilles maisons à retaper, et n’apparaissait que
quelques week-ends. Elle dormait jusque-là avec sa mère, et se sentait extrêmement
libre, en tant que fille unique. Quand il est rentré, les choses ont changé. « C’est un
rustre, un terrien. Il ne fallait rien toucher dans la maison. Il avait décidé de prendre
le maquis familial. Sa mère était stérile, c’est ce qui devait énerver son père. Elle
a fait quatre fausses couches – enfin il y a eu un enfant mort-né sur les quatre. »
Quand Élise avait quatorze ans, son père a fait une tentative de suicide. Elle (Élise)
avait fait un rêve prémonitoire.

Maintenant, elle « travaille dans une librairie qui reçoit des dommages et inté-
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

rêts ». Mais ça ne va pas durer : « ils » ne la comprennent pas, « ils » la harcèlent, lui
font comprendre qu’elle va vieillir, c’est la seule chose qui peut la toucher vérita-
blement et « ils le savent » : elle est terrorisée par la maladie, la vieillesse et la mort.
Elle va retourner faire des castings pour tenter de se faire recruter sur un tournage
de film. Elle déteste le milieu du cinéma, mais il la fascine : tourner plusieurs fois la
même scène, par exemple, quatre ou cinq fois sans rien changer, a quelque chose
d’étourdissant. Ou bien alors elle va se plonger dans la lecture de la folie : Antonin
Artaud, Virginia Woolf, Bretch (sic). Elle se dit captivée par la folie.

197
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

« Vous vous trompez dans ce que vous pensez de moi », dit-elle, en fin d’entre-
tien, avec un large sourire. « Il faut jouer avec les mots pour ne pas les laisser
décider. » Elle s’en va sans serrer la main qui lui est tendue.

4.2 L’étude de cas


4.2.1 Intérêt du cas

Si le cas de José a permis de repérer les effets du processus dissociatif sur le


sujet, le cas d’Élise permet quant à lui de mettre en évidence l’aspect productif de
cette même psychopathologie, sous la forme de l’activité délirante. Le cas d’Élise
vient donc ici illustrer une autre forme de schizophrénie, en l’occurrence une
forme délirante, couramment observée dans la pratique clinique, à savoir : la schi-
zophrénie dite paranoïde. Elle est dite telle car elle s’organise autour d’un délire
de persécution, comme la paranoïa, dont elle diffère cependant de par certaines
caractéristiques du délire (à savoir que le délire paranoïde est flou, diffus, sans
persécuteur nettement désigné tandis que le délire authentiquement paranoïaque
témoigne, lui, de logique : rationnel, cartésien au point qu’un interlocuteur inex-
périmenté pourrait presque y souscrire…).

À l’instar des cas de Léonard et de Tarek, celui d’Élise permet d’observer la


manière dont un sujet tente de lutter contre les effets de sa désorganisation
psychique, soit les aménagements défensifs mis en place depuis la survenue de sa
décompensation. À cet égard, et toujours dans la continuité du cas de Léonard,
le cas d’Élise permet de questionner le rôle et la place de l’art, le mécanisme de
la sublimation1 (ou son échec) dans la vie et l’équilibre psychiques de l’individu.

4.2.2 Diagnostic psychopathologique

On observe tout d’abord chez Élise les quatre signes pathognomoniques révéla-
teurs de la dissociation ou « schize » à savoir ambivalence, détachement, bizarrerie
et impénétrabilité, et se manifestant dans les différents secteurs de sa personnalité
(sphères intellectuelle et langagière, vie affective, vie relationnelle…). Ainsi, citons :

1. Pour une approche de la sublimation, le lecteur pourra se reporter par exemple à l’ouvrage
de Guillaumin (1998).

198
Expressions psychotiques et/ou vécus archaïques ■ Chapitre 3

• des troubles de la pensée : celle-ci est parfois abstraite, incohérente sur le


plan manifeste (par exemple, Élise qualifie sa mère de stérile alors qu’elle en
est née !), il manque parfois des liens entre les idées (« elle travaille dans une
librairie qui reçoit des dommages et intérêts ») ;

• des troubles du langage (voix monocorde, néologisme tel que « relativer », sans
doute issu de la condensation des verbes relier et relativiser, transformation
de mots ou de noms tels que « psoriosis », « Bretch », toutes altérations lexi-
cales montrant que le langage a acquis un sens très personnel pour Élise, et
que ce langage la coupe des autres, il n’est plus communément partageable) ;

• de la discordance entre le dit et le ressenti (impression bizarre et très angois-


sante qu’elle décrit en souriant) ;

• une distance relationnelle qui se révèle par exemple lors de son départ de
l’entretien psychologique (Élise s’en va sans serrer la main qui lui est tendue)
et qui a même culminé dans une forme de retrait (« pendant quatre ans dans
une bergerie, pratiquement coupés du monde ») ;

• un certain maniérisme encore dans la présentation physique et vestimentaire


d’Élise par exemple (mêlant attributs masculins et féminins). Attention ce seul
signe – comme d’ailleurs tout autre pris isolément – n’est pas significatif en soi
de la psychopathologie, n’est nullement « schizophrénogène ». En revanche ce
sont l’association et la combinaison de tous ces signes et symptômes entre eux
qui soulignent et traduisent l’étrangeté d’Élise et la désorganisation – mieux,
la dissociation – de son être ;

• sentiment d’étrangeté en effet que vit Élise un soir sur les plages de Normandie
et qui lui fait soudain se sentir différente, lui fait alors percevoir le monde
environnant de manière changeante (« les couleurs se transformaient autour
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

d’elle », sa vie même « s’était transformée » depuis ce jour), signe de la déper-


sonnalisation qui s’opère alors en Élise. Nous reviendrons plus loin sur ce
symptôme ainsi que sur le sens et les raisons de cette décompensation comme
de la perte des sentiments de cohésion et d’identité d’Élise ;

• parmi les symptômes majeurs d’Élise, on notera encore l’opacité ou l’hermétisme


du message de son répondeur téléphonique ; celui-ci engage peu l’interlocu-
teur à lui laisser un message en retour ; surtout il révèle, certes de façon assez

199
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

poétique, l’ambivalence1 qui l’anime (« il éclairera d’ombre », « c’était rassurant,


c’était très inquiétant aussi », « elle déteste le cinéma mais il la fascine »). Cette
ambivalence se retrouve également dans sa vie affective et sexuelle puisqu’aux
quatre années de vie commune apparemment platonique avec Jean-Marc
succèdent de multiples liaisons (« elle a eu de nombreux amants ») ; Élise « se
donnait à eux mais ne voulait rien faire », signe là encore du difficile rapport
d’Élise avec autrui, sinon même de son détachement d’avec la réalité ;

• à cela s’ajoutent des idées délirantes associées à un sentiment de persécution


(« ils ne la comprennent pas, ils la harcèlent ») mais celle-ci est globalement
floue (on ne sait pas qui sont ces « ils » : le libraire ? les clients ? les gens rencon-
trés lors des castings ?…) ; il s’agit donc d’idées délirantes – d’ordre paranoïde,
sans que l’on puisse pour autant authentifier l’existence d’un délire véritable-
ment constitué chez Élise. Antérieurement en Normandie, elle a déjà présenté
un syndrome délirant : on l’avait retrouvée « en conversation imaginaire avec
un groupe de personnes qu’elle tentait de convaincre de sa possession divine »
(idées délirantes à thème mystique). Elle présentait également diverses hallu-
cinations : visuelles (« les couleurs se transformaient2 »), auditives (« des voix
qu’elle entendait ») et psychomotrices (voix « qui l’incitaient à plonger dans
l’eau »), formant là le trépied hallucinatoire du syndrome d’automatisme
mental (cf. de Clérambault) et constituant le soubassement de nombreuses
pathologies schizophréniques. Le sujet sent sa pensée, sa psyché parasitée,
habitée par un autre (Élise a le sentiment d’une présence « en elle qui la suivait
en permanence »).

C’est ici qu’il convient de préciser temporellement les différents troubles d’Élise,
leur apparition. En effet, au moment où Élise est vue en consultation, elle est
âgée de 24 ans et présente, au vu des divers symptômes précédemment réper-
toriés, un tableau de psychose schizophrénique avec manifestations délirantes.
Toutefois la décompensation, le vacillement psychologique d’Élise, autrement dit
sa déstructuration et la perte de ses repères remontent à quelques années plus
tôt ; elles apparaissent à l’occasion, semble-t-il, du week-end en Normandie ; Élise
est alors âgée de 17 ans. Sa perception du monde environnant se modifie tout
comme ce qui se passe dorénavant en elle : « Soudain, d’un seul coup, elle s’était

1. Le symptôme d’ambivalence chez le schizophrène désigne la coexistence de deux idées ou


sentiments incompatibles entre eux.
2. Même si l’on peut objecter que le coucher de soleil provoque de fait des changements de
couleurs perceptibles dans l’environnement…

200
Expressions psychotiques et/ou vécus archaïques ■ Chapitre 3

sentie différente. » Depuis elle a surtout le sentiment de ne plus être seule, d’être
accompagnée, voire habitée par un autre. C’est donc vraisemblablement dans ce
contexte spatio-temporel précis qu’Élise a connu un état de déréalisation, soit
aussi sa première expérience délirante (ou expérience délirante primaire). Toutes
ces manifestations témoignent du processus de dépersonnalisation qui s’opère en
Élise1 et du vécu de morcellement qui en résulte chez elle, perceptible notamment
dans l’énumération de ses nombreux troubles somatiques. À n’en pas douter ces
symptômes sont pour Élise une manière d’exprimer et de traduire la désagrégation
de sa personne et personnalité, désagrégation vécue… à même son corps !

Si le diagnostic psychopathologique de schizophrénie à tendance paranoïde ne


fait pas de doute ici au vu de l’ensemble et surtout de la massivité des signes sympto-
matiques présentés par Élise, il s’avère maintenant essentiel de poursuivre l’analyse
du cas quant à la nature et l’origine de cette décompensation de type psychotique.
Autrement dit, sur quel fond de personnalité psychologique s’est déployée cette
pathologie schizophrénique ? De quels conflits et angoisses souffre donc Élise ?
Et avec quels mécanismes psychiques et/ou autres celle-ci se défend-elle ? Enfin,
quelles hypothèses peut-on émettre sur les origines de cette pathologie, tant en ce
qui concerne les conditions de survenue ou plutôt de son actualisation qu’en ce
qui concerne les déterminismes plus infantiles ayant présidé à l’organisation de la
personnalité psychologique d’Élise ?

4.2.3 De l’actualisation du trouble à la psychogenèse

D’après les analyses précédentes, la décompensation psychologique d’Élise


survient à l’adolescence. Celle-ci est, comme chacun le sait, une période d’impor-
tant remaniement identitaire qui fragilise la personnalité psychologique de tout
individu. C’est donc dans ce contexte psychique fragile ou instable que se trouve
Élise. Cela ne suffit toutefois pas à expliquer pourquoi et comment la personnalité
psychologique se brise – tel un cristal (cf. Freud). Même si certains adolescents
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

peuvent, à ce moment du développement, présenter des traits et comportements


proches de ceux de la schizophrénie, ils ne développent pas pour autant une telle
pathologie ! Que s’est-il donc passé chez Élise, autant du point de vue de la réalité
externe que de la réalité interne, permettant de rendre compte chez elle de la
survenue des éléments psychopathologiques ?

1. Et contre lequel elle ne cesse de lutter depuis au gré de divers moyens, comme l’expression
artistique (écriture, théâtre) ; nous discuterons plus loin la qualité de ces aménagements défensifs
pour Élise et étudierons leur rapport à la sublimation.

201
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

Sans doute le lieu où se trouvait Élise – les plages de Normandie – ainsi que
le contexte dans lequel elle se trouvait – les discussions ennuyeuses sur la guerre
qu’elle a fuies en allant sur la plage – sont-ils venus faire écho à certaines réalités
psychiques chez elle. Le débarquement sur les plages de Normandie n’est pas sans
rappeler, en effet, d’autres arrivées traumatiques. À commencer par le retour du
père à la maison, tout d’abord, vraisemblablement vécu comme un véritable débar-
quement : celui d’une puissance étrangère venant s’emparer du territoire privé
(« le maquis familial »), retour du père qui s’avère surtout synonyme d’un arrache-
ment d’avec l’objet maternel, objet référentiel d’Élise, dans la proximité et même la
symbiose duquel elle a vécu pendant plus de douze ans (elle dormait jusque-là avec
sa mère). Mais cette situation de vie actuelle ne vient elle-même que (ré)activer un
traumatisme plus ancien ou archaïque, celui de la défusion – impossible ici – du
sujet d’avec l’objet primaire. En effet, ce père qui revient, (re)prend dès lors sa place
dans le lit conjugal, met une limite à la relation mère-enfant et prive Élise du même
coup du corps-à-corps entretenu jusqu’alors avec l’objet maternel – montrant au
passage l’intense lien fusionnel mais plus encore incestuel existant entre mère et
enfant, soit encore ce que Racamier a décrit sous le terme de « séduction narcis-
sique », laquelle obère considérablement le développement psychique du sujet.

Ainsi, le débarquement d’Élise – ou des Anglais historiquement – sur les plages


de Normandie fait-il écho au débarquement paternel survenu quelques années plus
tôt et ayant agi, pour Élise, tel un événement déstabilisateur de son homéostasie
psychique (« Quand il est rentré les choses ont changé »). Cet événement ne vient
cependant acquérir son réel pouvoir traumatogène ou désorganisateur qu’en après-
coup, à l’occasion d’une situation de réalité particulière (les plages de Normandie
et leur historicité signifiante), les discussions sur la guerre qui l’ennuient, sans
doute parce que cela lui rappelle le climat guerrier advenu après le retour paternel
(« elle n’était plus libre, il ne fallait rien toucher… ») et la situation psychoaffective
instable dans laquelle se trouve Élise de par l’adolescence.

Le débarquement sur les plages en Normandie n’est pas sans résonner encore
symboliquement1 avec l’apparition du processus pubertaire (« le débarquement
des Anglais », comme on dit populairement…) et ce que celui-ci vient dès lors
rendre possible, à savoir la réalisation des désirs œdipiens (incestueux autant que

1. Certains auteurs affirment que les patients psychotiques n’ont pas atteint le stade du symbo-
lisme, carence qui ferait justement le lit de la psychose. Dans le cas d’Élise, si les plages de
Normandie ont été le lieu de sa décompensation, il faut bien reconnaître que celles-ci ont offert,
réellement et/ou symboliquement, un point d’accrochage à ses conflits internes.

202
Expressions psychotiques et/ou vécus archaïques ■ Chapitre 3

parricides) qui sont justement réactivés à l’adolescence. « Quand Élise avait 14 ans,
son père a fait une tentative de suicide », signe pour Élise, du point de vue de sa vie
psychique, que sa maturation (sexuelle…) rend son père fou, lui donne envie de
se tuer, voire entraîne la destruction de l’objet d’amour (symboliquement l’objet
maternel)… Quoi qu’il en soit de la réalité ou non du geste paternel autodestruc-
teur, penser/fantasmer la mort du père ne vient pas tant traduire chez Élise le
renversement de ses désirs érotiques pour lui (une défense contre la satisfaction
de motions désirantes) que ses pulsions meurtrières envers cet objet venu rompre
la fusion mère-enfant, et à ce titre objet perçu davantage comme une menace
portée à l’univers indifférencié dans lequel baignait Élise. Le père n’est pas perçu
ici comme un tiers séparateur et interdicteur, au sens œdipien. La venue de ce père
– extérieur à la monade mère-enfant –, c’est en quelque sorte le visage de l’étranger,
venant raviver cette expérience précoce du même nom (cf. Spitz, 1968) survenant
d’ordinaire aux alentours des 8-9 mois de vie de l’enfant. Si cette épreuve ne va
certes pas sans générer de l’inquiétude légitime chez le jeune enfant, elle ne l’en
conduit pas moins, d’ordinaire, sur les chemins de l’autonomisation et de la diffé-
renciation… Ce qui ne semble pas avoir été le cas ici. Chez Élise, la problématique
prégénitale et préœdipienne domine largement (même s’il ne faut pas négliger la
présence d’éléments de type œdipien dans la psychose). En effet, le retour du père,
séparateur dans la réalité de/dans la relation mère-fille, est surtout traumatique et
désorganisateur pour Élise parce qu’il vient faire voler en éclat la bulle d’indifféren-
ciation dans laquelle celle-ci vivait jusqu’alors1. C’est la menace de l’altérité et de
la différence qui se fait jour ici, et dont Élise se trouvait justement à l’abri de par la
relation de séduction narcissique entretenue avec l’objet maternel.

Ce retour paternel est également concomitant de l’entrée dans l’adolescence.


Celle-ci et peut-être aussi les exigences d’autonomisation qu’elle comporte ravivent
alors les expériences primaires de différenciation ainsi que les agonies primitives
(cf. Winnicott). L’adolescence confronte Élise à la précarité de son être, aux failles
de son identité (générateurs des troubles ultérieurs de celle-ci), à l’inconsistance
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

de son moi, ainsi qu’à d’intenses angoisses de solitude et d’anéantissement – d’où


résulte, sur le plan psychopathologique, l’apparition de cette présence en Élise, qui
n’est qu’une manière inconsciente d’occulter le vide ou plutôt l’aspiration dans le
néant ressenti depuis la perte de l’objet maternel. Celui-ci constitue un véritable
objet-pilote pour Élise : sans cet objet référentiel, Élise n’est ou plutôt n’existe plus.

1. Et qu’elle reproduit dans sa relation avec Jean-Marc dans la bergerie, quand ils vivent presque
coupés du monde.

203
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

4.2.4 Organisation psychologique

Les angoisses de morcellement s’entr’aperçoivent chez Élise à travers l’énumé-


ration inquiétante de ses nombreux troubles somatiques, d’ailleurs motifs de sa
démarche de consultation psychologique. À n’en pas douter ces divers symptômes
troublent Élise et lui font éprouver toute la fragilité et la vulnérabilité de son être, les
failles de son moi-peau ; sans doute aussi la présence de ce gène HLA-271 exacerbe-
t-elle ces mêmes angoisses. Sa manière d’être et de jouer au cinéma traduit aussi les
vicissitudes identitaires d’Élise : celle-ci « passe au travers des vies de ses person-
nages », cherchant et échouant simultanément à trouver une peau d’emprunt, à
défaut d’une peau propre suffisamment unifiée et différenciée. Si « tourner quatre
ou cinq fois la même scène sans rien changer » a certes de quoi l’étourdir, il semble
que ce soit l’un des moyens d’Élise de trouver des limites, de se trouver, autrement
dit de s’assurer d’une existence et d’une identité propres, fût-ce par le malaise
physique. Sur le plan structural, on perçoit bien ici tout le défaut d’unité moïque
qui caractérise la personnalité psychologique d’Élise.

Du point de vue topique, l’absence de limites entre le moi et l’autre se déduit


par exemple chez Élise quand elle dit en fin d’entretien : « Vous vous trompez dans
ce que vous pensez de moi » : elle lit dans les pensées de l’autre (ou pense le faire)
comme elle imagine corrélativement qu’on lit en elle – à l’instar de la mère qui
devine les pensées et besoins de son nourrisson…

Comme son discours l’atteste, la présence de l’autre à proximité d’elle (sinon en


elle) est tantôt rassurante, tantôt inquiétante ; on en déduit l’existence d’un méca-
nisme de clivage de l’objet. Dans le fonctionnement psychique d’Élise, il existe un
objet totalement bon dont le sujet ne peut se passer (ici, c’est l’objet maternel) et, à
l’opposé, un objet mauvais, qui la persécute (et dont on peut voir une incarnation,
par exemple, dans la figure paternelle). Ce mécanisme psychique est soutenu dans
sa fonction défensive par le déni et la projection, qui font le lit des manifestations
délirantes et hallucinatoires. Les voix entendues par Élise sont en effet la projection
dans la réalité externe d’éléments de son univers intérieur ; ces voix l’incitent à
plonger dans l’eau, autrement dit à retrouver l’univers maternel (le sein nourricier,
la vie intra-utérine) paradisiaque2 dans lequel elle baignait alors. Le roman qu’Élise
a écrit met justement en scène « une jeune femme qui a des relations sexuelles

1. Gène HLA qu’on est tenté d’entendre phonétiquement comme « Hachez-la »…


2. Mais aussi mortifère, comme on le verra plus loin.

204
Expressions psychotiques et/ou vécus archaïques ■ Chapitre 3

incessantes avec l’océan », autrement dit le synopsis de ce roman n’est qu’une


traduction à peine voilée des pensées et fantasmes d’Élise, et une tentative autre
de les extérioriser (comme elle a pu les agir antérieurement, via ses impulsions
psychomotrices pathologiques), voire de les symboliser. Or il n’y a pas ou très peu
d’écart entre ce qu’elle écrit et ce qu’elle a vécu – son expérience délirante. Sans
doute écrire permet-il à Élise de revenir sur ce moment de son existence, qui l’a
d’ailleurs profondément chamboulée (au point que « sa vie depuis s’était trans-
formée » à l’instar des effets du retour du père dans sa vie…) ; revenir sur cette
expérience semble bien capital, voire vital, pour Élise tant elle s’interroge encore
sur la réalité de cette scène survenue sept ans plus tôt. Aussi, littérature, théâtre et
cinéma semblent constituer de précieux aménagements défensifs pour Élise, qui
tente ainsi de circonscrire et de mettre à distance (plutôt que de parvenir à mettre
en sens…) conflits et souffrances. Ils lui permettent de lutter contre les effets de
la dissociation apparue quelques années plus tôt. Toutefois aucune de ces voies
artistiques ne semble permettre à Élise de métaphoriser et de transformer son
vécu, ses expériences. À ce jour, elle est condamnée à les rejouer sans cesse sans
rien pouvoir changer ; la répétition (mortifère) prime ici sur la symbolisation et sur
l’élaboration créatrice. De ce fait, on ne peut parler dans le cas présent de procédés
de sublimation. L’atteste d’ailleurs la non-parution de son livre, Élise étant dans
l’incapacité d’achever celui-ci, butant inéluctablement sur l’identité de l’héroïne :
elle ne sait si elle doit l’appeler Bénédicte, Christian, Malicorne, ou s’il ne faut pas
l’appeler du tout… On retrouve dans ces hésitations toutes les incertitudes identi-
taires et existentielles d’Élise : femme ? homme ? bien ? mal ? être ou ne pas être… ?

Le sentiment de persécution est lui aussi l’effet du mécanisme projectif : il corres-


pond à l’agressivité du sujet envers le mauvais objet intériorisé, laquelle est mise
« au-dehors » faute de pouvoir être contenue et métabolisée « au-dedans » du sujet,
c’est-à-dire dans sa topique psychique – et ce, en raison de l’aspiration infantile
et mégalomaniaque à un moi-plaisir total et purifié tel que prévalant au début de
la vie psychique (cf. Freud). En fait, on peut encore dire de ce vécu de persécution
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

qu’il traduit l’angoisse du sujet d’être détruit par l’objet qu’il a lui-même fantas-
matiquement voulu détruire faute d’être suffisamment conforme aux aspirations
de son ça. Ce qui permet au passage de pointer la nature du conflit en jeu dans la
psychose : il se joue entre le ça et la réalité, la seconde ne permettant pas la totale
satisfaction des pulsions du premier.

Quant au délire, il ne peut être compris sans référence au mécanisme du déni,


un déni qui porte sur la réalité, en tout ou partie, difficile à supporter pour le
patient psychotique car éminemment frustrante. La conviction de sa possession

205
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

divine, par exemple, montre chez Élise la persistance de la toute-puissance imagi-


naire infantile. Le déni de la réalité n’est toutefois pas total1, comme l’attestent
par exemple chez elle certaines capacités d’adaptation et son insertion jusqu’alors
dans la réalité socioprofessionnelle, ou bien encore la conscience (relative) de son
expérience déréalisante.

Au final, l’ensemble de ces éléments plaide donc en faveur de l’existence chez


Élise d’une structure de personnalité psychotique, voire même schizophrénique,
résultant d’une forclusion du Nom/Non du Père (cf. Lacan) ayant maintenu cette
jeune femme dans un état psychique d’indifférenciation, de dépendance et par là
même d’aliénation à l’objet primordial. Car si l’objet primitif (et la relation à lui)
s’avère si vital pour Élise, celle-ci sait, à l’instar de l’héroïne de son roman, qu’il est
aussi profondément destructeur (l’héroïne meurt de ses rapports incessants avec
l’océan) ; autrement dit la plongée dans les abysses maritimes ou maternelles, signe
de retrouvailles avec l’objet, est tout autant mortifère que vitale, ce qui explique
qu’Élise soit, comme elle le dit, « toujours dans cette dualité entre la vie et la mort ».
Si la schizophrénie révèle la nature archaïque de l’organisation psychoaffective
du sujet, on peut ajouter qu’elle est aussi l’une des voies par lesquelles Élise, para-
doxalement, tente d’échapper à cette emprise mortifère (incarnée par la figure
paternelle par exemple, lui-même représentant de l’objet primaire). À ce stade,
on peut s’arrêter sur le prénom de la patiente : Élise, autrement dit l’élue, celle
qui, en regard de son histoire ou plutôt de son roman des origines, survit aux
fausses couches maternelles…, à moins encore qu’elle ne soit cet enfant mort-
né, autrement dit celui dont l’existence subjective est vouée à rester dans le halo
maternel… Élue alors comme prolongement narcissique de l’objet maternel. Toute
la problématique psychique psychotique d’Élise se trouve condensée dans ce bref
accès délirant, montrant au passage son déni des origines : « Sa mère était stérile,
c’est ce qui devait énerver son père. Elle a fait quatre fausses couches – enfin il y a
eu un enfant mort-né sur les quatre » ; on retrouve en effet le « paradoxe central »
propre à la schizophrénie (cf. Racamier) : comment naître (être), exister pour Élise
en n’étant pas… ?

1. Voire n’est jamais total.

206
Expressions psychotiques et/ou vécus archaïques ■ Chapitre 3

4.2.5 Éléments transféro-contre-transférentiels,


propositions thérapeutiques et pronostic

On aurait pu débuter cette analyse clinique par le repérage des éléments trans-
féro-contre-transférentiels, tant ils constituent un outil essentiel dans/pour la
compréhension psychodynamique du cas. Il est toutefois difficile de parler de
transfert ici, compte tenu de la brièveté de la rencontre thérapeutique : un seul
entretien à ce jour. La manière dont Élise se comporte à la fin de celui-ci nous
renseigne cependant sur son mode de relation à l’objet et complète les analyses
précédentes. Le refus de serrer la main du clinicien, outre qu’il traduit le déta-
chement d’Élise vis-à-vis des usages sociaux, équivaut à une mise à distance du
psychologue. Il constitue aussi une stratégie défensive inconsciente destinée à
éviter à Élise (de par ses projections et angoisses) le sentiment d’être happée
par l’autre, absorbée par lui. Cela laisse corrélativement entrevoir combien le
clinicien est topiquement perçu par Élise comme un personnage dangereux et
dévitalisant pour elle et ce, comme nous l’avons notifié plus haut, faute qu’Élise
dispose d’une enveloppe psychique et corporelle suffisamment contenante et
imperméable face aux objets de la réalité. Cette phase, finale, de la consultation
psychologique laisse augurer certaines difficultés pour l’avenir, tant d’Élise que
d’un dispositif thérapeutique… (voir plus bas).

Du côté contre-transférentiel, on peut dire qu’Élise ne laisse pas son interlocu-


teur neutre ou indifférent. En effet, on ne peut manquer d’être touché par cette
jeune patiente, par sa fragilité, voire par l’évanescence qui se dégage de son être.
Touché mais aussi inquiété par ces mêmes aspects, signes d’un contre-transfert
positif mais plus encore maternel à l’endroit d’Élise. En effet, c’est une sollicitation
de type maternel que la patiente induit, suscite chez le clinicien ; cela conforte les
précédentes conclusions sur l’existence de besoins psychiques primaires (comme la
portance, la survivance aux attaques destructrices, etc.) chez elle, lesquels devront,
au cours de la prise en charge psychothérapique, être suffisamment satisfaits avant
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

et afin de pouvoir introduire un écart, une absence, une limite… enfin, si thérapie
il y a, évidemment. Ce qui nous amène au dernier point de cette étude clinique :
le devenir d’Élise, le pronostic quant à l’évolution de son état psychique et les
possibilités thérapeutiques.

Tout d’abord l’âge d’Élise – sa jeunesse – constitue un assez bon facteur


pronostic, de même que sa démarche de consultation, qui signe une certaine
conscience de ses difficultés psychologiques. Mais ces deux éléments ne suffisent
nullement. De plus, il ne faut pas oublier que la décompensation proprement

207
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

dite s’est produite plusieurs années en arrière et qu’Élise lutte depuis pour main-
tenir un certain équilibre. Il semble que ce soit la majoration de ses angoisses
– vraisemblablement due à ses maladies somatiques – qui l’ait amenée à prendre
rendez-vous, signe de la précarité ou de l’insuffisance des aménagements et
moyens défensifs alors utilisés par elle.

Le traitement possible pour Élise consisterait en la combinaison d’une


approche médicale et psychothérapique – sous réserve de son assentiment. En
effet, un traitement médicamenteux, prescrit par un médecin psychiatre, asso-
ciant neuroleptiques et anxiolytiques, les premiers agissant sur la production
délirante, les seconds sur les manifestations d’angoisses, semble nécessaire dans
un premier temps. Mais le traitement ne saurait s’en tenir là. L’hospitalisation
pourrait ne pas être indiquée à ce stade, peut-être dans un premier temps vaut-il
même mieux l’éviter, afin de soutenir les capacités d’autonomie de la patiente, et
ne l’envisager que si son état psychique se détériorait, si l’état délirant s’amplifiait
par exemple ou si Élise s’avérait de nouveau sujette à des gestes et comportements
pouvant mettre sa vie en danger (telles les impulsions psychomotrices observées
à dix-sept ans).

Un dispositif psychothérapique constituerait le second volet de cette prise en


charge. Celui-ci pourrait comprendre des entretiens individuels dans la continuité
de celui ayant présidé à la rencontre thérapeutique, mais pourquoi pas également
un travail groupal, qui contribuerait à soutenir le moi de la patiente (à condi-
tion toutefois que les angoisses de désintégration, inhérentes à la participation au
groupe, puissent être suffisamment contenues). Enfin, l’utilisation de médiations
artistiques (telles que l’écriture, la peinture, par exemple), autant dans le cadre
individuel que groupal, n’est pas à exclure compte tenu des goûts et investisse-
ments d’Élise en la matière. Surtout, les médiations thérapeutiques1 favorisent et
soutiennent l’avènement des représentations psychiques et le travail de mentalisa-
tion. À noter toutefois qu’Élise ne présente pas à ce jour de difficultés trop massives
devant l’expression verbale. Quoi qu’il en soit, ces diverses approches psychothé-
rapiques pourront se succéder ou se combiner entre elles, selon l’évaluation du
clinicien et l’évolution d’Élise.

Un dispositif de prise en charge familiale, de type thérapie familiale psycha-


nalytique, ne serait sans doute pas superflu non plus. Mais en l’état actuel, faute

1. Cf. à ce sujet l’ouvrage de Chouvier et al. (2002).

208
Expressions psychotiques et/ou vécus archaïques ■ Chapitre 3

de précisions d’une part, et faute de demande émanant d’Élise ou de ses proches


d’autre part, rien ne permet d’entériner cette proposition.

La difficulté centrale à laquelle va se heurter d’emblée le clinicien consiste en


la possibilité d’installer un dispositif thérapeutique. En effet, le départ d’Élise à
l’issue du premier contact, sa mise à distance du clinicien, ainsi que l’absence
d’évocation quant à une suite possible ne sont pas de bon augure. En effet, rien
ne certifie qu’Élise va reprendre rendez-vous et accepter un quelconque traite-
ment… S’il s’avérait qu’Élise ne reprenne pas rendez-vous d’elle-même, c’est le
clinicien qui pourrait aller à sa rencontre, au moyen d’une lettre par exemple,
voire même dans le cas présent d’un appel téléphonique, qui viendrait faire
lien avec celui, inaugural, de la primo-consultation (elle « avait demandé à être
rappelée pour prendre rendez-vous »). N’oublions pas non plus que c’est une de
ses amies qui avait incité Élise à consulter, c’est dire sa difficulté à solliciter de
l’aide et plus encore à aller vers l’autre. L’objet et plus encore le lien à celui-ci
sont, comme nous l’avons vu, sinon difficiles à concevoir comme tels, parfois
aussi vécus comme destructeurs pour Élise.

Le premier temps du travail thérapeutique avec Élise consistera donc en l’établis-


sement de cette relation thérapeutique, en veillant toutefois à ce que l’advenue d’un
transfert de base (cf. Godfrind, 1993), nécessaire, inévitable, n’active pas d’angoisses
d’anéantissement trop intenses, qui pourraient entraîner un acting irrémédiable de
la part d’Élise, à savoir l’arrêt total des entretiens. Enfin, un tel travail psychothé-
rapique suppose du temps compte tenu de l’archaïsme de la vie psychique d’Élise,
et il requiert au préalable un engagement de la part des deux protagonistes. Plus
encore il requiert du clinicien patience, endurance et résistance face aux effets
délétères de sa rencontre avec le patient schizophrène.

Bibliographie conseillée
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

Aulagnier P. (1975). La Violence de l’inter- Azoulay C., Chabert C., Gortais J., Jeammet
prétation. Du pictogramme à l’énoncé, P. (2002). Processus de la schizophrénie,
Paris, PUF. Paris, Dunod.
Aulagnier P. (1984). L’Apprenti-historien et Bateson (1969). Vers une écologie de
le Maître-sorcier. Du discours identifiant l’esprit, Paris, Le Seuil, 1980.
au discours délirant, Paris, PUF.

209
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

Clérambault G. de (1927). « Psychose à base Racamier P.C. (1992). Le Génie des


d’automatisme et syndrome d’automa- origines. Psychanalyse et psychoses,
tisme », Annales médico-psychologiques, Paris, Payot.
1, 193-236. Racamier P.C. (1995). L’Inceste et l’Inces-
Di Rocco V. (2014). Clinique des états tuel, Paris, Les éditions du Collège.
psychotiques de l’adulte, Paris, A. Colin, Tausk V. (1919). « De la genèse de “l’ap-
coll. « Cursus ». pareil à influencer” au cours de la
Freud S. (1894-1924), Névrose, psychose et schizophrénie », in Œuvres psychanaly-
perversion, Paris, PUF, 1973. tiques, Paris, Payot, 1975, p. 177-217.
Hochmann J. (1994). La Consolation. Essai
sur le soin psychique, Paris, O. Jacob.

210
Chapitre 4
Psychopathologie
et réalités externes
traumatiques
Sommaire
1. Devenir d’une psychose infantile… et/ou adaptation
à une situation traumatique : Olga.................................................................... 213
2. Décompensation somatique après un événement désorganisateur,
modalité opératoire et hystérie archaïque : Monsieur Some.............................. 224
3. Douleur et rémanence d’un trauma sexuel infantile : Christiane....................... 237
1. Devenir d’une psychose infantile… et/ou adaptation
à une situation traumatique : Olga

1.1 L’observation clinique


Olga est une patiente de 31 ans reçue dans le cadre d’une consultation de psychiatrie
publique à la demande de ses parents, chez qui elle habite. Ceux-ci sont propriétaires d’une
très importante exploitation agricole qui occupe encore l’intégralité de leur temps, bien
qu’ils aient, l’un comme l’autre, atteint l’âge de la retraite. Olga est leur seule enfant, qu’ils
ont eue tardivement, à quarante ans pour la mère, son mari étant quant à lui plus jeune
de cinq ans.

Son père, qui avait été reçu seul lors d’une précédente consultation, apparaît comme une
« force de la nature ». Massif, le regard direct, il prend d’emblée la parole pour se plaindre
des tracas que leur cause cette situation. Olga n’a jamais été une enfant « facile » malgré
toute l’attention qu’ils lui ont apportée. Dès sa naissance, elle leur était apparue comme
« différente » des autres enfants qu’ils connaissaient. Elle pleurait fréquemment, sans qu’il
soit apparemment possible de la consoler. Elle avait ensuite pris l’habitude de s’isoler avec
ses poupées et, plus tard, elle passait de longues heures à écouter ses chanteurs préférés sur
son walkman. Au début, cela ne les avait pas trop inquiétés : c’était un peu « de famille ».
Établis depuis des générations sur ces terres, on n’avait pas trop le temps de se raconter les
petits soucis des uns et des autres, car les tâches à accomplir étaient multiples, et lui-même
se souvenait d’avoir eu une enfance dure dans ce contexte. Au début, ils souhaitaient avoir
des garçons pour reprendre l’exploitation mais, pendant longtemps ils n’avaient pas pu
avoir d’enfant. Ils avaient suivi un programme de procréation médicalement assistée qui
avait fini par porter ses fruits, mais n’avaient pas souhaité renouveler l’expérience. De toute
façon, sa femme était trop âgée, et n’envisageait pas de nouvelle grossesse. C’était surtout
lui, d’ailleurs, qui s’était occupé d’Olga car les relations conjugales s’étaient dégradées à la
suite de sa naissance. En fait ils étaient devenus véritablement étrangers l’un à l’autre et
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

ne faisaient que se croiser dans l’exploitation ou échanger des données factuelles sur son
fonctionnement.

Lorsqu’il parle d’Olga, son père est manifestement très troublé. Il lui a consacré, en fait,
tout son maigre temps disponible, en regrettant que la ferme l’empêche de lui en donner
plus. C’est une enfant qui n’a pas été très assidue à l’école, et qui en est partie dès que son
âge le lui a permis. Elle n’a acquis aucune formation professionnelle, mais a largement
compensé cela par son engagement ultérieur dans les travaux de l’exploitation, en parti-
culier avec les animaux. Il peut totalement compter sur elle de ce point de vue, et c’est
213
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

son « meilleur associé », dit-il en riant. Elle est disponible à chaque heure du jour
et de la nuit, dès qu’il y a un problème, et l’exploitation s’en ressent : les résultats
sont excellents et ils ont même été honorés par une médaille d’argent au dernier
Salon de l’agriculture à Paris pour leurs charolaises. Ils « faisaient » le salon depuis
de longues années, et c’était toujours lui qui y allait seul : « Paris, ça vous change
les idées… », dit-il avec un clin d’œil. Cette année, il a eu une crise de sciatique
qui l’a cloué au lit, juste au moment du Salon, et la seule solution était d’y envoyer
Olga. Il avait entièrement préparé son voyage, lui avait indiqué le moindre dépla-
cement, et programmé chaque heure de sa journée. Il lui avait d’ailleurs confié
son téléphone portable, et l’appelait toutes les deux heures. Tout s’était très bien
passé, les résultats le montraient. Mais c’était une expérience qu’il espérait ne pas
reconduire : « Elle manque vraiment quand elle n’est pas là… Ça fait drôle… » C’est
d’ailleurs la première fois, en fait, qu’Olga était partie pour plus d’une journée de
l’exploitation. Jusque-là ses déplacements s’étaient limités à des marchés locaux
ou à des visites chez des clients ou fournisseurs. Personne dans la famille n’avait
jamais pris de vacances.

La mère d’Olga n’avait pas pu venir à ce premier entretien parce qu’elle se


sentait fatiguée. Elle était venue quelques jours plus tard, également seule, son
mari étant alors retenu par des travaux urgents. C’est une femme très maigre, dont
le physique contraste absolument avec celui de son mari, bien qu’elle dégage, elle
aussi, une certaine impression d’énergie, combinée avec une amertume manifeste.
Elle parle peu, à la différence de son mari, et avec une grande réticence. Elle évoque
la naissance difficile d’Olga, son enfance solitaire, ses problèmes scolaires et sa vie
quotidienne, liée à la ferme depuis son adolescence. Et puis il y a eu le problème
de cet enfant, que personne n’attendait, et qu’elle a dissimulé jusqu’au 7e mois. Ça
a été assez dur mais heureusement il a été « récupéré » par sa cousine, dit-elle avec
un sourire triste. « Je crois quand même qu’elle ne s’en est jamais remise. En tout
cas nous, on n’en parle jamais. Il est heureux là où il est et c’est bien comme ça. Ce
qui m’inquiète, ajoute-t-elle, c’est plus l’attitude d’Olga depuis son voyage à Paris.
Elle semble s’être totalement repliée dans son travail et ne me répond même plus
quand je lui parle. On ne s’est jamais vraiment bien entendues, toutes les deux,
mais là elle m’inquiète vraiment. Elle nous évite systématiquement et passe tout
son temps avec les vaches. Je crois qu’elle a vraiment besoin que quelqu’un s’occupe
d’elle parce que j’ai peur qu’elle fasse des bêtises. »

À l’issue de ces deux entretiens, Olga est reçue, également seule. C’est une jeune
femme athlétique au physique agréable, qui conserve en permanence un regard
baissé. Elle vient parce qu’elle dort très mal et qu’elle n’arrive pas à récupérer ce

214
Psychopathologie et réalités externes traumatiques ■ Chapitre 4

sommeil, ce qui la fatigue. Elle n’a rien de particulier à dire de sa vie, qui se résume
selon elle à son travail à la ferme. En poussant un peu plus l’entretien, on apprend
cependant qu’elle éprouve de véritables terreurs nocturnes, auxquelles elle remédie
en se rendant auprès des animaux. Son séjour à Paris a été difficile de ce point de
vue, et elle était vraiment très angoissée. Heureusement que son père avait tout
organisé, parce qu’elle redoute tout ce qui la change de ses habitudes. Outre les
animaux, ce qu’elle aime dans la vie, c’est la musique « techno » et les marches
militaires. Si elle avait été un garçon, elle pense qu’elle serait restée à l’armée, « dans
les chars », après son service militaire. Dans son hôtel, lors du Salon de l’agriculture
à Paris, elle a vu un reportage à la télévision sur les femmes-soldats américaines
pendant la guerre du Golfe, qui l’a enthousiasmée. « C’est bien qu’elles puissent
s’engager comme cela. En Israël aussi, il y a beaucoup de femmes dans l’armée. »

Depuis son retour de Paris, les choses ont changé à la maison. Son père est « plus
nerveux ». Il « la surveille » sans cesse et lui « fait des réflexions ». Il lui a reproché
récemment d’être rentrée après l’heure du dîner : elle était allée en ville pour la
matinée et elle ne sait pas pourquoi, elle s’est retrouvée au bord de la Loire. Elle
avait marché, comme cela, le long de la berge et s’était perdue. Elle avait eu du mal
à trouver quelqu’un qui lui indique le chemin du retour, et en fait cet homme avait
voulu la conduire à l’hôpital, parce qu’elle disait qu’elle avait très mal à la tête. Mais
elle avait expliqué au médecin qui l’avait reçue que c’était sans doute une insolation
et il l’avait laissée partir. Puis elle avait repris sa voiture et était rentrée à la ferme.
Elle s’était alors « vraiment fait engueuler » par son père quand il avait su l’histoire.
Il avait d’ailleurs raison, son père : « Il ne faut pas mêler les autres à ses problèmes. »
Elle s’en souviendrait la prochaine fois. Elle n’a pas envie de parler plus d’elle, et
souhaite des cachets pour l’aider à dormir. Elle ne souhaite pas revenir pour un
nouveau rendez-vous.

1.2 L’étude de cas


© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

1.2.1 Intérêt du cas

Le cas d’Olga pose tout d’abord la question du devenir d’une souffrance infantile
et même d’une psychopathologie infantile non soignée, mais ayant pu se compenser
en raison des paramètres (étayants et protecteurs) de l’environnement sociofamilial.
Cependant, ce cas pose de manière concomitante la question du traumatique, et
celle de sa place, dans cette économie subjective fragile et des nouveaux ajustements
symptomatiques alors susceptibles d’apparaître. En lien, ce cas invite également à

215
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

considérer les modalités de liens intersubjectifs (intrafamiliaux), le rôle et les effets


du secret ou des non-dits dans l’organisation psychique individuelle comme familiale.

1.2.2 D
 ’hier à aujourd’hui : troubles et fonctionnement
psychique d’Olga au regard de l’épigenèse

Grâce aux entretiens conduits avec chacun des parents d’Olga, on apprend
– ou plutôt on en déduit – que celle-ci a vraisemblablement présenté dans son
enfance des difficultés et des conduites étranges ou plutôt révélatrices de souf-
frances et d’angoisses précoces chez elle : enfant, Olga « pleurait beaucoup », sans
grande possibilité de consolation, s’isolait fréquemment, préférant à la compagnie
humaine1 celle de ses poupées, des chanteurs sur son walkman et des animaux de
la ferme, sans oublier ses conduites d’évitement fuyant avec sa mère, des difficultés
scolaires et plus largement peu d’engouement pour investir d’autres choses que
celles de son quotidien, à savoir la ferme parentale et les animaux. Bien que le
père dise avoir rapidement pris conscience d’une certaine « différence » d’Olga
par rapport aux autres enfants connus, il a, semble-t-il, banalisé rapidement ses
comportements, les mettant sur le compte d’une tendance familiale, sans doute
renforcée par un mode de vie rural, laissant peu de place aux sorties et à l’échange
relationnel. Sans oublier que l’investissement – ou labeur – d’Olga dans les activités
de la ferme a facilité chez lui le balayage de ses doutes.

Du point de vue parental en tout cas, Olga « n’a jamais été une enfant facile »,
contrastant avec les autres enfants de leur entourage, tout comme sa naissance
n’avait déjà pas été chose aisée pour les parents, nécessitant leur recours à une
assistance médicale à la procréation. Mais, tant l’avancée en âge invoquée ration-
nellement par les époux que plus sûrement les difficultés parentales, maternelles2
notamment, rencontrées avant et après la naissance d’Olga, avaient dissuadé
le couple parental de réitérer cette démarche. Aussi peut-on d’ores et déjà se
demander lequel des deux, enfant ou couple parental, était le plus en difficultés :
Olga, réellement « différente » des autres enfants, au sens où elle aurait présenté par
exemple un défaut d’équipement constitutionnel et/ou des difficultés précoces de

1. On ne peut déjà s’empêcher de se questionner sur la réelle présence dans l’entourage d’Olga
enfant de personnes autres que ses parents…
2. On se demande en effet ce qu’a représenté cette grossesse, et même ce bébé-fille, pour cette
femme restée inféconde pendant un certain laps de temps et qui, après la naissance de son enfant,
se refuse désormais à toute relation, dont charnelle et sexuelle alors aussi, avec son époux…
Quelles angoisses corporelles et primitives cette grossesse et cette naissance ont-elles bien pu
raviver chez cette mère ?

216
Psychopathologie et réalités externes traumatiques ■ Chapitre 4

contact générant progressivement chez elle des tendances d’allure autistique ? Et/ou
ne seraient-ce pas aussi les parents eux-mêmes, chez qui la naissance tardive d’un
enfant – qui plus est une fille au lieu des garçons attendus1 pour reprendre l’exploi-
tation agricole familiale – est venue bouleverser un équilibre conjugal peut-être
déjà précaire (voire symbiotique…) – un équilibre qui éclate en tout cas peu après
la naissance d’Olga, les parents devenant tels des étrangers l’un envers l’autre – et
un style de vie organisé sous le primat du travail à la ferme, dans des conditions
rudes et sans beaucoup de place pour l’affectivité (les animaux de la ferme étant
plus dociles, moins complexes et moins exigeants qu’un enfant… ?).

En tout cas, au vu de ces premiers éléments, on peut déjà supposer l’existence


de difficultés de contact précoces chez Olga, des angoisses (attestées par les
pleurs et l’évitement fuyant des relations) ou, pour le formuler autrement, un
défaut d’accordage dans la relation mère-fille2, compensé peut-être à certains
égards par la présence paternelle. S’il est clairement dit que mère et fille ne
se sont « jamais vraiment bien entendues », on ne peut conclure pour autant à
l’absence de préoccupation maternelle chez la mère d’Olga, comme l’attestent,
par exemple, ses inquiétudes pour sa fille à ce jour. Néanmoins, dès le début, la
relation d’Olga à sa mère a été marquée par des difficultés, voire des carences
affectives, dues tout autant à l’hypersensibilité de l’enfant qu’à l’insuffisante
attention des parents, très pris par leurs activités agricoles, pour leur fille (en
regard de ses besoins spécifiques). Le père dit, en effet, s’être occupé de sa fille…
dans les limites de son maigre temps disponible… autant dire alors que si cette
attention parentale et paternelle a réellement existé, elle n’a peut-être pas été
quantitativement ou qualitativement suffisante pour Olga, pour lui permettre de
se constituer un moi propre et solide, pour lui permettre en somme d’accéder à
la phase d’individuation, de séparation-différenciation d’avec l’objet. Ses pleurs
inconsolables témoignent bien à cet égard de la faillite d’un pare-excitation
maternel (ou parental) de sa détresse et de ses angoisses primitives. De même,
le refuge d’Olga auprès des animaux, plutôt qu’auprès de ses parents, laisse clai-
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

rement apercevoir sa peur phobique de l’autre, vécu comme menaçant. Peut-être


les animaux ont-ils offert à Olga une présence, une chaleur, une permanence, une

1. On se demandera dans quelle proportion ces attentes parentales concernant le sexe de l’enfant
à venir n’ont pas entravé la construction psychique d’Olga, celle-ci se retrouvant en quelque sorte
aliénée par ces désirs parentaux incorporés ; la psychose d’Olga peut alors se penser comme une
issue pour se déprendre des assignations parentales.
2. Qu’en est-il réellement du désir d’enfant de la mère d’Olga ?

217
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

présence moins effrayante et/ou moins imprévisible que celle de l’objet primaire
et de ses tenant-lieu dans la réalité (parents débordés par l’arrivée de ce bébé)… ?

Par ailleurs, si le père a le sentiment, lui, de ne pas disposer de temps suffisant


avec sa fille, on observe qu’il tient en revanche une grande place dans la vie (voire
le malaise…) d’Olga. Il fait montre d’une préoccupation intense – excessive… ? –
pour Olga, révélant au passage la vision qu’il a d’elle et qui n’est certainement
pas celle d’une jeune femme autonome. Certes, Olga ne l’est pas, du point de vue
psychoaffectif, elle, qui, à 31 ans, vit toujours chez ses parents, et vit surtout dans
un environnement protégé, c’est-à-dire à l’abri de ce qui peut la dérouter (l’alté-
rité). On perçoit que le père voit toujours sa fille comme une enfant, l’enfant en
difficulté qu’elle était jadis ou n’a jamais cessé d’être (pour lui notamment), voire
comme une fille simplette ou « attardée » (mentalement) à protéger, sinon à diriger
même… En effet, on ne peut manquer d’évoquer ici la relation d’emprise que le père
exerce sur Olga, laquelle ne doit pas lui échapper, doit rester dans son sillage. Olga
qu’il considère comme « son meilleur associé », soit aussi le fils tant attendu pour
assurer la perpétuation de l’exploitation familiale… phénomènes témoins chez lui
d’un massif déni de la différence des sexes et des générations… Ce qui conduit alors
à envisager une relation de nature incestuelle (au sens de Racamier) entre Olga et
son père, ce dernier la percevant comme son prolongement narcissique, comme
l’objet de son bon vouloir aussi…

À l’âge adulte, sur le plan manifeste, Olga présente toujours des tendances
prégnantes au retrait et à l’isolement relationnel, préférant la compagnie des êtres
vivants non humains (les animaux) outre l’investissement exclusif du travail de la
ferme. Cette activité, exclusive de toute autre, a sans aucun doute une fonction
structurante, et défensive, pour Olga. Cette activité dans laquelle elle s’investit
sans limites (elle est toujours disponible, pas de vacances) est en effet peu impli-
quante sur les plans émotionnel et relationnel, ceux-là mêmes qui mettent Olga
en difficulté ; c’est aussi un repère immuable pour elle, parant par avance à tout
imprévu, dans un temps non subjectivé. Peut-être cette activité présente-t-elle
aussi l’énorme avantage de pallier le vide interne de la jeune femme, vide généra-
teur d’intenses angoisses désorganisatrices (des agonies primitives), à l’instar de
celles qui surviennent chez elle la nuit, quand il n’y a plus le travail justement. À
moins qu’il ne s’agisse encore dans cet (hyper-)investissement dans le travail, tout
comme dans celui des musiques techno ou des marches militaires écoutées par
Olga, de procédés autocalmants, destinés, par la recherche d’excitations (physiques
ou sonores), à procurer (paradoxalement) un apaisement.

218
Psychopathologie et réalités externes traumatiques ■ Chapitre 4

À noter, en lien à ces difficultés relationnelles et affectives (pas de copains/


copines ni de petit ami…) qu’Olga a récemment quitté la maison et s’est retrouvée
errante : elle s’est perdue, a eu du mal à trouver une présence aidante. Sans indi-
cations ou plutôt directives paternelles, Olga a soudainement du mal à trouver
son chemin, autrement dit à être autonome, ce que confirme le maintien de sa
résidence, à 31 ans, toujours chez ses parents ; les déplacements qu’elle effectue
seule concernent toujours l’exploitation agricole (à savoir marchés locaux, clients,
fournisseurs). Tout ceci tend à mettre en évidence l’existence d’une grosse problé-
matique de dépendance, de dépendance symbiotique même, chez Olga, qui ne
peut conduire son existence que très difficilement sans l’objet-pilote que constitue
son père, et ce malgré la probable relation toxique car trop proximale que celui-ci
entretient avec elle.

Réciproquement, on aperçoit que l’absence d’Olga déstabilise le père : l’éloigne-


ment d’Olga lui fait ressentir du manque. Mais quel(s) manque(s) ? C’est ce que
nous serons amenés à préciser plus tard.

Pour l’heure, il convient de souligner le caractère peu loquace d’Olga (« elle


n’a rien de particulier à dire de sa vie »), la persistance d’importantes difficultés
de contact avec autrui, actualisées d’ailleurs dans l’entretien avec le psychologue,
avec lequel Olga a conservé « en permanence les yeux baissés » (ce qui n’est pas à
mettre ici sur le compte de la honte narcissique).

Enfin, on n’oubliera pas de noter les troubles dont Olga se plaint, à savoir fatigue
et difficultés de sommeil, lesquelles s’avèrent être, selon le texte, de véritables
terreurs nocturnes (sans autre précision toutefois). Ces terreurs, si elles peuvent à
certains égards être perçues comme la résurgence d’angoisses archaïques primitives,
ne doivent pas pour autant éradiquer l’hypothèse de manifestations post-trauma-
tiques. En effet, le récit du cas invite à penser le caractère relativement récent de
ces insomnies et terreurs.
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

À ce stade de l’étude, qui, dépassant le strict cadre sémiologique, a permis de


reconstruire certains pans de la psychogenèse d’Olga et de l’épigenèse interactive,
on est donc enclin à penser à l’existence chez elle d’une psychopathologie infantile
(psychose ou pour le moins manifestations de type autistique) n’ayant pas pris
de proportions (formes) bruyantes (et détectées par l’environnement sociomé-
dical…) compte tenu des conditions d’environnement (parental, familial, animal,
agricole, organisationnel…) qui constituent paradoxalement une protection et un

219
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

pare-excitation relativement efficace pour elle, jusqu’à l’apparition toutefois de ses


terreurs nocturnes, interrogeant alors l’hypothèse d’un état traumatique récent.

1.2.3 Quelques perspectives psychodynamiques

On est tenté de mettre ces manifestations récentes (troubles du sommeil et


terreurs nocturnes) en lien avec la surveillance, voire l’inquisition, paternelle dont
Olga se plaint depuis son retour de Paris (« il la surveille sans cesse et lui fait des
réflexions », elle s’est même « vraiment fait engueuler » – telle une enfant donc ! On
voit bien ici que le comportement d’Olga « répond », fait écho à la représentation
et à la demande parentale que leur fille reste leur enfant…).

Ne serait-ce pas en effet cette inquisition, ce rapproché majoré avec la figure


paternelle qui angoisse et déstabilise Olga ? Mais que fait-il vivre à Olga justement,
ce rapproché… ?

On est en droit de penser que le déplacement à Paris est à l’origine de cette


désorganisation car Olga, qui ne supporte pas le changement, qui a même besoin
d’un environnement immuable, était très angoissée là-bas. Mais ce déplacement
seul est-il de nature à bouleverser l’équilibre psychique, certes très fragile, d’Olga ?
Malgré ses angoisses, tout s’était en effet très bien passé à Paris.

Aussi, ne serait-ce pas, en amont, la naissance, à vrai dire « le problème » de


cet enfant, placé chez sa cousine à peine né ? Mais de quelle grossesse s’agit-il ? Et
chez quelle femme : Olga ? Sa mère ? Une autre femme proche d’elles ? Le discours
maternel est à ce point opaque (il dissimule autant qu’il dit) qu’il faut presque s’y
reprendre à deux fois, dans le texte de l’observation, pour s’assurer qu’il est ici
question d’une grossesse advenue chez Olga. Grossesse dont on s’interroge alors
sur les origines, et éventuellement les conditions traumatiques de survenue… « Le
problème de cet enfant, que personne n’attendait, et qu’elle1 a dissimulé jusqu’au
septième mois », qui a été « heureusement récupéré par une cousine », ce discours
révèle bien combien cette grossesse et les conditions de sa survenue constituent
quelque chose de honteux dans cette famille, qu’il faut taire, un tabou donc. Le
« Nous, on n’en parle jamais » signe ici un pacte dénégatif (Kaës, 1989) scellé entre

1. Là encore, de qui s’agit-il sous ce elle ? d’Olga ? de sa mère ? Est-ce Olga qui a tenu secrète sa
grossesse, à moins qu’il ne se soit agi d’un déni de grossesse chez elle ? Ou est-ce sa mère qui,
d’une main de fer, a imposé le silence à sa fille, pour éviter un scandale (celui d’être fille-mère)
ou étouffer un délit (celui de l’inceste commis entre père et fille…) ?

220
Psychopathologie et réalités externes traumatiques ■ Chapitre 4

eux trois (Olga, père et mère), et sur lequel repose d’ailleurs l’équilibre familial – il
est plus juste de dire l’équilibre parental, car pour Olga les choses sont peut-être
bien différentes. Souffre-t-elle de l’abandon de son enfant ? Ne souffre-t-elle pas
plus encore des origines de cette grossesse ? La sexualité a-t-elle été traumatique ?
Pourquoi, comment ? Quel est le véritable mystère, ou secret, qui entoure cette
conception ? Est-ce la honte d’avoir une fille-mère dans la famille qui a conduit au
placement de cet enfant, resté toutefois dans le groupe familial ? Est-ce la honte,
voire l’effroi, à l’idée – la réalité ? – que cet enfant soit issu d’un viol, ou plutôt
d’un inceste… ?

La manière dont la grossesse d’Olga est « parlée » ou plutôt rapidement passée


sous silence à peine évoquée par sa mère, l’absence de paroles chez d’Olga elle-
même sur cet événement singulier de son existence – non-dit ayant peut-être à voir
avec un irreprésentable, une forclusion d’un signifiant impensable (transgression
d’un interdit) –, le placement du bébé dans la famille élargie, sans oublier ce que
représente Olga pour son père et la relation d’emprise exercée sur elle, l’intolérance
paternelle à l’absence de sa fille (« ça fait drôle quand Olga est pas là », « expé-
rience qu’il espérait ne pas reconduire »), sans oublier ses difficultés conjugales
et enfin certains de ses propos emplis de sous-entendus (« Paris, ça vous change
les idées… », a-t-il dit avec un clin d’œil, montrant que la sexualité ne peut se
dire ouvertement), tout cela invite en effet à faire l’hypothèse d’une relation plus
qu’incestuelle entre lui et sa fille, une relation incestueuse1. L’hypothèse d’un agir
incestueux viendrait témoigner ici de la défaillance du générationnel (cf. Eiguer,
Carel et al., 1997) dans cette famille, de la confusion, voire de la pervertisation des
liens intersubjectifs.

Bien sûr, cette hypothèse ne peut que rester ouverte au vu des éléments rapportés
(tant ceux du cas que ceux issus du travail d’élaboration auquel ils ont conduit).

Il est néanmoins possible de s’interroger sur la manière dont Olga a pu vivre


© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

cette relation sexuelle à l’origine de sa grossesse : qui que soit son partenaire sexuel,
comment a-t-elle vécu ce rapproché érotique ? Celui-ci n’est-il pas venu faire écho
à un corps-à-corps primitif (relations préobjectales indifférenciées), source d’an-
goisses déstructurantes, source de confusion ? La sexualité n’aurait-elle pas, enfin,

1. Face à laquelle la mère serait inconsciemment complice… Cette mère peut-elle ignorer les
conditions de la grossesse de sa fille ? Ne ferme-t-elle pas les yeux pour éviter d’avoir à prendre
conscience de son rôle, inconscient, dans cette situation, et de ses propres difficultés dans sa rela-
tion conjugale ? N’a-t-elle pas justement pris les choses en main afin d’enterrer ce secret familial ?

221
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

revêtu un caractère traumatique, car confrontant Olga à de l’inconnu (la figure de


l’étranger…), demeurant pour elle irreprésentable ? La tension psychique résultant
de cet état traumatique serait alors venue se manifester sous la forme des maux de
tête (empêchant de penser) et parasiter le sommeil…

La représentation de la femme-militaire qui a beaucoup enthousiasmé Olga ne


dit-elle pas ici quelque chose de plus de l’économie psychique d’Olga ? La phrase « Si
elle avait été un garçon elle serait restée dans les chars » exprime le profond désir du
sujet de se cantonner dans un lieu refuge, un blindé, véritable cuirasse ou forteresse,
permettant peut-être – fantasmatiquement – de résister aux attaques (objectales),
voire de colmater un moi-peau (Anzieu, 1985) poreux ou effracté (incesté…). Ses
paroles disent bien sûr l’impossible représentation féminine d’Olga elle-même, mais
également l’impossible représentation d’elle-même comme personne combattante
(telles les femmes dans l’armée en Israël) ou comme étant apte à se défendre…

1.2.4 Devenir d’Olga et de sa famille

On note que ce sont les parents d’Olga, inquiets, qui sont à l’origine de la
consultation.

Si la mère envisage la souffrance de sa fille (en lien avec la perte de son enfant),
elle se sent en revanche démunie et surtout impuissante à aider sa fille (« je crois
qu’elle a vraiment besoin que quelqu’un s’occupe d’elle »). Revit-elle ses difficultés
d’accordage avec Olga enfant… ? Elle craint que sa fille « ne fasse des bêtises ».
Cette formulation souligne la vision infantile que la mère a de sa fille, comme le
père. Cela souligne également l’impossibilité de nommer les situations ou états
affectifs douloureux (suicide, angoisse de mort). Le père quant à lui « se plaint des
tracas » que leur cause la situation d’Olga. Celle-ci, compte tenu de ses compor-
tements actuels, risque bien de ne plus être aussi efficace dans son travail, et l’on
imagine que la baisse de la rentabilité serait désobligeante pour cet homme.

Olga, de son côté, « n’a pas envie de parler plus d’elle, ne souhaite pas revenir
pour un nouveau rendez-vous », mais souhaite en revanche « des cachets pour
l’aider à dormir » ; autrement dit, elle est certes en quête d’une solution, une solu-
tion d’apaisement, mais celle-ci doit être d’ordre physique et surtout immédiate.
Pas de place pour la pensée, pour la parole – la seule voie d’expression d’Olga, ce
sont manifestement ses troubles. Enfin, la phrase « son père a raison, il ne faut pas
mêler les autres à ses problèmes » traduit bien encore chez elle le rejet de l’altérité
et de la différence (impossible de faire appel à un membre extérieur à la famille,

222
Psychopathologie et réalités externes traumatiques ■ Chapitre 4

à un étranger, pour résoudre les difficultés, lesquelles se traitent en famille, on l’a


vu plus haut). On ne peut s’empêcher aussi de voir dans une telle affirmation les
signes d’une alliance nouée entre père et fille, et l’obéissance à une injonction à
maintenir le secret familial. Olga vit donc repliée sur son univers familial restreint,
tout comme la famille fonctionne elle-même sur un mode narcissique et autarcique
– lequel s’est cependant entrouvert avec les inquiétudes maternelles.

À l’issue de ces rencontres avec chacun des trois protagonistes de cette famille,
tous venus et reçus individuellement – manifestations visibles de leurs difficultés
de communication et de contact – compte tenu de l’absence de demande d’Olga,
le clinicien trouvera avantage à s’appuyer sur les inquiétudes et la demande mater-
nelle, pour proposer une, voire quelques consultations familiales, avec l’aide d’un(e)
cothérapeute. Un tel dispositif permettrait d’aménager progressivement la relation
avec Olga, et de commencer à travailler sur les modalités de lien entre les membres
de la famille. Il n’est cependant pas certain que cette proposition rencontre l’adhé-
sion de tous les membres et soit en conséquence suivie d’effet… Un couple de
thérapeutes porteur de la différence sexuelle permettrait le déploiement d’un jeu
d’alliances avec chacun des membres du couple conjugal, en difficulté ne l’oublions
pas, propice à l’établissement et au maintien du lien thérapeutique. Enfin, compte
tenu des difficultés voire des résistances, à l’expression psychique et verbale des
patients, il serait plus confortable contre-transférentiellement parlant d’être deux,
deux psychés pour porter ces individualités et penser, voire « rêver » cette groupa-
lité, cet appareil psychique familial.

Bibliographie conseillée
Caillot J.P., Decherf G. (1982). Thérapie Kaës R., Faimberg H., Enriquez M.,
familiale analytique et paradoxalité, Baranes J.J. (1993). Transmission de la
Paris, Clancier-Guénaud. vie psychique entre générations, Paris,
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

Ciccone A. (2011). La Psychanalyse à Dunod.


l’épreuve du bébé, Paris, Dunod, 2011. Mahler M.S. (1968). Psychose infantile.
Di Rocco V. (2014). Clinique des états Symbiose humaine et individuation,
psychotiques de l’adulte, Paris, A. Colin, Paris, Payot.
coll. « Cursus ». Mijolla-Mellor S. de (1998). Penser la
Kaës R. (1989). « Le pacte dénégatif dans psychose, Paris, Dunod.
les ensembles transsubjectifs », in Le Pankow G. (1977). Structure familiale et
Négatif. Figures et modalités, Paris, psychose, Paris, Aubier.
Dunod, p. 101-136.

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16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

Pedinielli J.L., Gimenez G. (2002). Les Ruffiot A. et al. (1981). La Thérapie fami-
Psychoses de l’adulte, Paris Nathan, liale psychanalytique, Paris, Dunod.
3e édition, 2016. Tustin F. (1989). Le Trou noir de la psyché,
Racamier P.C. (1995). L’Inceste et l’Inces- Paris, Le Seuil.
tuel, Paris, Les éditions du Collège. Tustin F. (1992). Autisme et protection,
Paris, Le Seuil.

2. D
 écompensation somatique après un événement
désorganisateur, modalité opératoire
et hystérie archaïque : Monsieur Some

2.1 L’observation clinique


Monsieur Some est suivi depuis quelques années en service médical en raison
d’une rectocolite hémorragique (RCH) ayant nécessité plusieurs opérations.
Celles-ci ont consisté en une colectomie totale avec ablation du rectum, et pose
d’un anus artificiel pendant plusieurs mois. Une récente intervention chez le patient
a permis le rétablissement de la continuité du transit intestinal. Pour autant, depuis
ces diverses chirurgies, le patient fait régulièrement de nouvelles crises hémorra-
giques qui nécessitent chaque fois une réhospitalisation et une surveillance accrue
de son état, tant il se déshydrate vite.

C’est son médecin qui l’adresse au psychologue de l’hôpital, préoccupé par son
état de santé du moment et par ses nombreuses rechutes sévères. Monsieur Some
se présente donc au rendez-vous, qui a été planifié « parce que c’est le médecin
qui lui a dit de le faire ». Lui n’en voit pas bien l’utilité mais, si le médecin a jugé
bon, alors il y va, voici comment débute l’entretien psychologique. Monsieur Some
est d’un abord assez jovial, il dit avoir toute confiance en l’hôpital, il s’en remet
totalement aux décisions médicales, il n’a jamais eu à se plaindre du personnel
soignant. Au contraire, il a toujours trouvé les infirmières aux petits soins pour
lui. « C’est tellement difficile l’hôpital », ajoute-t-il, amorçant une discussion sur
les difficiles conditions de travail du personnel. Très rapidement le psychologue
recentre l’entretien sur lui, sa venue ici… Le patient évoque alors sa venue à l’hôpital
pour sa première opération. Il dit avoir eu des diarrhées auxquelles il n’a pas prêté
attention tellement c’est courant chez lui. Plus tard il précisera que cela date de la

224
Psychopathologie et réalités externes traumatiques ■ Chapitre 4

préadolescence. C’est seulement quand il a vu du sang dans ses selles plusieurs jours
consécutifs qu’il s’est finalement décidé à aller consulter. Après, tout s’est enchaîné
très vite, l’hospitalisation en urgence, puis plusieurs opérations successives. Il n’a
jamais été inquiet, tout le monde autour de lui, à l’hôpital comme dans sa famille,
étant plein d’attentions à son égard. Interrogé sur le contexte de survenue de ses
troubles, le patient n’évoque rien de particulier. Il poursuit par le récit d’autres
problèmes somatiques : il a autrefois subi une chirurgie pour une histoire d’ulcère
à l’estomac, une opération aussi pour des varices, sans parler de ses nombreuses
migraines et algies faciales, survenant surtout l’hiver. Enfant, il avait de l’eczéma
généralisé, qui a disparu quand il a quitté le domicile familial.

Plus tard, lorsque le psychologue lui demandera s’il lui arrive de rêver, il répondra
par la négative, « ou alors je m’en souviens pas [de mes rêves] ». Il ajoutera en
revanche avoir passé une période d’insomnies rebelles à tout traitement, du temps
où il faisait ses études.

Monsieur Some est âgé de 45 ans, il travaille comme cadre dans une grosse société
informatique en pleine restructuration. Il y est entré à l’âge de 35 ans et est monté
en grade progressivement. « Ils [l’entreprise] ont été rachetés à la suite d’un dépôt de
bilan » – il y a moins d’un an, lui fera préciser plus tard le clinicien. Il est probable que
des licenciements soient envisagés, surtout du côté des professionnels de sa catégorie,
mais pour l’instant rien n’est officiellement annoncé. « Que va-t-il advenir de notre
peau ? Ça, on le saura seulement dans quelques mois », dit-il. Comment vit-il cela ?
« Ben, enfin… », la question du psychologue l’amène à verbaliser qu’il se demande bien
parfois un peu ce que demain lui réserve, mais « pour l’heure on me laisse tranquille,
alors ça ne sert à rien d’imaginer, on verra bien assez tôt », conclut-il.

Marié, il est aujourd’hui père de deux garçons de dix et douze ans. Sa femme
travaille dans le commerce et, comme elle rentre tard, c’est une de ses sœurs (à
lui) qui s’occupe des enfants. Ils habitent depuis deux ans environ un pavillon hors
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

agglomération, assez proche de son lieu de travail à lui. Car depuis un terrible acci-
dent de voiture où « on lui est rentré dedans sur l’autoroute », il lui arrive d’avoir
peur au volant, il ne veut donc plus emprunter les voies rapides à fort trafic. Chaque
fois qu’il doit cependant le faire, seul ou accompagné, lui revient la vision de la scène
de l’accident, de sa voiture en train de frapper celle qui se trouvait devant lui (du
fait même que son propre véhicule était embouti par l’arrière au même moment).
Il ne peut rien dire de plus, mais son visage est marqué par l’angoisse lors de cette
remémoration. Peu de temps après cet accident il avait dû être hospitalisé pour
des saignements importants.

225
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

Mis à part cela, tout va bien dans son existence, dit-il, « le travail de sa femme
marche bien, les garçons à l’école c’est pareil » et Monsieur Some de poursuivre
son récit autour de ses enfants, de décrire leurs activités scolaires et extrascolaires.
Le samedi, par exemple, c’est lui qui les emmène tous les deux au solfège pendant
que les enfants sont à leur cours, il en profite pour faire le marché, puis il va
les chercher. Parfois ils continuent ensemble les courses, pendant que sa femme
s’occupe de l’entretien domestique. Il rentre avec les enfants peu avant midi et
prépare alors le repas avec son épouse. Depuis que les enfants ont des activités le
samedi, sa femme et lui ont mis au point cette organisation à laquelle ils dérogent
rarement. Monsieur Some poursuit l’énumération en détail de toutes les activités
des différents membres de la famille durant le week-end. Le mode de vie apparaît
assez routinier, sans pour autant gêner le patient ; parfois ils vont voir ses parents,
qui résident à trois cents kilomètres de chez eux.

Ils n’ont pas beaucoup d’amis, mais voient assez souvent en revanche leurs frères et
sœurs respectifs. De ses parents, Monsieur Some dit ne jamais avoir eu à se plaindre ;
ceux-ci ont élevé comme ils l’ont pu, et assez difficilement sur le plan économique,
leurs six enfants (lui était le quatrième, le seul garçon de la fratrie) ; ses parents
étaient tous deux ouvriers. C’est lui, Monsieur Some, qui a financé ses études après
le baccalauréat tout en travaillant à mi-temps, comme ouvrier lui aussi à l’époque.
Il est reconnaissant envers ses sœurs aînées de l’avoir élevé. L’une d’entre elles l’a
même hébergé assez longtemps (à vrai dire toute la durée de ses études supérieures).
Après il s’est marié, avec une amie d’une autre de ses sœurs, sa cadette de trois ans.
De sa mère, il dira qu’elle était « mère-courage, jamais elle se plaignait, jamais elle
criait ». Pourtant « le père était pas facile, parfois il avait un peu bu et il faisait des
crises ». Il arrivait alors à Monsieur Some enfant de se cacher dans les toilettes dans
ces moments-là. Il ne peut préciser ce qu’il ressentait alors. « C’est du passé tout ça
maintenant, c’est pas la peine d’en parler, ça n’a plus d’importance… Les parents, ils
ont fait comme ils ont pu, ils ont pas bien eu de chance dans leur vie. »

À la suite de ces évocations, Monsieur Some s’arrêtera un moment de parler.


Après plusieurs minutes de silence, il dira : « C’est curieux qu’on en soit venu à
parler de mes parents et de mon enfance. » Il n’avait pas évoqué cette dernière
depuis longtemps. Cela l’étonne de parler de ça ici, à l’hôpital, alors qu’il est ques-
tion de sa maladie. Il poursuivra peu près sur les problèmes de santé de sa mère
et de sa grand-mère maternelle, toutes deux opérées d’une maladie de Crohn ; sa
grand-mère est d’ailleurs morte peu de temps après cette opération. « Elle était déjà
vieille », précise-t-il. Ça s’est passé pendant son adolescence. Il énumère ensuite
diverses maladies dont souffrent d’autres membres de la famille, concluant d’un :

226
Psychopathologie et réalités externes traumatiques ■ Chapitre 4

« On a tous des problèmes de santé dans la famille, ça doit être héréditaire, vous
croyez pas vous aussi docteur ? »

Au sortir de cet entretien, qui a duré à peine une heure, et au cours duquel le
patient a beaucoup parlé, le psychologue se sent étrangement vide, engourdi aussi.
Il a du mal à penser, n’arrive pas à noter quoi que ce soit concernant ce patient. Il
a soudain envie d’aller dormir…

2.2 L’étude de cas


2.2.1 Intérêt du cas

Le cas de Monsieur Some engage tout d’abord à la compréhension psychopa-


thologique de la maladie somatique dans l’économie psychique, tant les troubles
somatiques actuels (rectocolite hémorragique) ou plus anciens (eczéma infantile,
troubles du sommeil, troubles digestifs, algies faciales…) occupent ici le devant de
la scène. Pour autant, l’idée de manifestations de conversion doit déjà être écartée,
de par la nature des symptômes somatiques (troubles lésionnels actuels, engageant
le pronostic vital du sujet) et surtout de par les particularités du fonctionnement
psychique du patient. En effet, comme on va le voir, celles-ci sont loin de relever
d’une organisation névrotique classique (hystérique, par exemple) dans laquelle
le refoulement des représentations sexuelles serait prédominant et entraînerait
une conversion des affects dans le corps. Même s’il n’est pas totalement exclu
d’envisager une (légère) conflictualité génitale dans les troubles intestinaux du
patient, sa problématique psychique semble plus d’ordre narcissique, amenant
même à parler chez lui d’« hystérie archaïque » (McDougall, 1989). Pour autant,
cette idée de l’archaïque ne doit pas être source de méprise : il ne s’agit nullement de
rabattre les troubles somatiques sur les troubles psychotiques, ni même de suggérer
que les désordres somatiques seraient inhérents aux personnalités psychotiques
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

– sans même parler d’occulter les paramètres biophysiologiques bien évidemment


en jeu dans ces désordres physiques. En revanche, et comme l’émet McDougall
par exemple, des angoisses de nature psychotique, une problématique archaïque
spécifique peuvent sous-tendre chez certains sujets leurs troubles somatiques.

Qui plus est, le déclenchement des troubles à l’âge adulte semble bien provenir,
chez Monsieur Some, d’une situation ayant entraîné chez lui une surcharge d’ex-
citations, débordante, désorganisatrice de son économie psychosomatique. Ces
excitations, faute de pouvoir être gérées ou traitées psychiquement, se déversent

227
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

du côté de la sphère somatique. On peut dire alors avec J.-B. Stora (1995) que le
corps prend le relais d’une activité psychique ici insuffisante ou défaillante, dans
un contexte traumatogène, en l’occurrence pour lui l’accident de voiture. C’est ce
que le cas de Monsieur Some va en effet permettre d’appréhender et de discuter,
sans méconnaître au demeurant ce qui de la problématique psychique propre du
patient va se trouver activé, mobilisé.

2.2.2 D
 iagnostic pathologique
et caractéristiques psychologiques

On observe chez ce patient qu’il y a spontanément peu (sinon pas) de place


pour la vie psychique et affective. La question du clinicien sur son vécu face aux
changements récents survenus sur son lieu de travail surprend Monsieur Some
et celui-ci banalise sinon même évacue alors affects et représentations très rapi-
dement. Il en est de même en ce qui concerne son histoire infantile. L’évocation
de certaines scènes familiales passées semble le mettre mal à l’aise mais sans que
Monsieur Some soit en mesure de s’exprimer à ce sujet ou même de réagir. Le
patient est-il seulement en mesure de percevoir et d’identifier ce qui se passe en
lui, dans son monde interne ? On en doute, ce qui conduit à envisager chez lui un
mécanisme d’étouffement, de gel ou d’inhibition de la vie psychoaffective ainsi
qu’un mécanisme de répression portant autant sur les motions affectives que sur
les représentations (cf. Parat, 1995).

En effet, si l’on peut dire, de manière générale, que le patient parle assez facile-
ment, il s’avère qu’il livre surtout un discours factuel centré sur la description des
événements quotidiens et actuels de son existence (cf. le passage sur le déroulement
du week-end), dénotant au passage une pensée de type opératoire (cf. Marty, de
M’Uzan, 1963), sans grande richesse associative.

Une certaine pauvreté psychique se dégage donc de la personnalité de ce


patient – pauvreté qui « contamine » même le clinicien, lequel ne sait quoi noter au
sortir de cet entretien d’une durée pourtant non négligeable (presque une heure).

L’absence de souvenirs de rêves de Monsieur Some, loin de témoigner de


l’action du refoulement, invite plutôt à penser, selon les termes de Sami-Ali
(1987), à une carence onirique, et plus largement à un refoulement de la fonction
de l’imaginaire. Celui-ci s’illustre bien dans le passage de l’observation traitant
de l’incertitude sur le plan professionnel : « Ça ne sert à rien d’imaginer », dit
Monsieur Some.

228
Psychopathologie et réalités externes traumatiques ■ Chapitre 4

Tous ces éléments invitent ainsi à penser à l’existence de défaillances du système


psychique préconscient, le patient ne pouvant, spontanément ou lorsqu’il est solli-
cité, mettre en lien des représentations entre elles. Mais ces défaillances peuvent
être le fruit d’une production défensive…

Malgré la sévérité de ses récents troubles somatiques, le patient ne présente pas


d’angoisse – c’est plutôt l’autre, son médecin en l’occurrence, qui est inquiet pour
lui1. Sans doute autrefois a-t-il eu certaines anxiétés, générant les insomnies surve-
nues un temps chez lui. Un domaine fait cependant l’objet d’angoisses actuelles et
importantes chez Monsieur Some, le fort trafic autoroutier. On pourrait être tenté
de penser que cette angoisse tente de s’organiser en phobie (des autoroutes), or
Monsieur Some n’évite pas systématiquement ce lieu anxiogène. De plus la vision
récurrente de la scène, pourtant ancienne, de l’accident de voiture ferait plutôt
associer avec des manifestations de « névrose traumatique » (Freud), voire avec ce
que les Anglo-Saxons nomment aujourd’hui « état de stress post-traumatique »
(Crocq, 2001, 2003). Car Monsieur Some est toujours habité, hanté par le souvenir,
l’effroi de cette situation accidentelle, et ne semble pas pouvoir l’élaborer ni l’orga-
niser psychiquement plus avant.

Si le patient n’objective pas en tant que telle la survenue d’un événement déstabili-
sateur en amont de ses troubles somatiques, en revanche on ne peut manquer d’être
frappé par la conjonction des événements suivants (comme on avait déjà pu l’entre-
voir dans le cas de Madame Fraile au deuxième chapitre2) : accident automobile et
survenue de sa première (semble-t-il…) décompensation somatique (saignements
importants apparus peu après l’accident), rachat de l’entreprise et récente réhos-
pitalisation3. D’autant que dans tous ces cas le danger, la menace, semble venir de
derrière… S’il n’est pas interdit au clinicien de songer (fantasmer) que ces situations
font peut-être écho chez le patient à certains fantasmes de passivité sexuelle et de
pénétration anale, on voit que la situation accidentelle, la situation professionnelle
tout comme ces troubles ne suscitent pas ou peu d’évocations, d’associations chez
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

1. On reviendra sur cet élément dans le paragraphe consacré à l’analyse des enjeux
transféro-contre-transférentiels.
2. Il ne s’agit pas ici de rechercher une quelconque causalité directe entre les deux phéno-
mènes, laquelle n’aurait pas lieu d’être sans les associations du patient lui-même, d’autant plus
que les troubles intestinaux de Monsieur Some ont visiblement commencé dans son enfance
(préadolescence).
3. Même si l’on ignore au juste la date réelle du début de la rectocolite hémorragique de
Monsieur Some. Sans doute cette imprécision révèle-t-elle le flou, voire le défaut d’organisation
temporelle qui habite le patient.

229
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

Monsieur Some. C’est plutôt le blanc psychique qui s’impose, laissant augurer
d’un échec de l’organisation fantasmatique (ne pouvant alors donner lieu à aucune
symptomatologie psychique, névrotique ou psychotique). À moins que ce blanc
ne soit justement l’effet d’une défense répressive destinée à endiguer une somme
de représentations psychiques ou fantasmatiques sous-jacentes particulièrement
violentes, voire des angoisses mortifères… Des angoisses ou affects – dont on
postule qu’ils sont si intenses qu’ils seraient intraitables psychiquement, impen-
sables, au point que toute la charge pulsionnelle passerait directement dans le
soma ; l’excitation pulsionnelle se déchargerait alors dans la muqueuse intestinale,
faute de pouvoir être contenue dans le tissu représentatif. En tout cas, il convient
de redire combien dans ces deux situations vécues par Monsieur Some, l’accident
de voiture ou la rectocolite, le danger sinon la mort semblent rôder derrière lui…
et quelque chose vient le toucher, le frapper dans sa chair…

Concernant ces défaillances mentales, la question se pose donc au clinicien de


savoir s’il s’agit chez le patient d’une donnée structurelle ou seulement conjonc-
turelle. Car rien n’interdit de penser que l’annonce du diagnostic médical, par
exemple, ou bien même les lourds traitements que le patient a eus à vivre (chirur-
gies, stomie…) aient déjà pu en eux-mêmes affecter son univers psychique de
manière traumatique au point de le sidérer (provisoirement, mais cela perdurant)…
Nous reprendrons cette question dans l’approche psychodynamique des somati-
sations de Monsieur Some.

Pour l’heure, que penser d’un point de vue diagnostic à partir de ces premiers
éléments ? Il est sans doute encore trop tôt ou présomptueux pour énoncer un
diagnostic précis, qui plus est à l’issue de cette unique rencontre. Tout au plus
peut-on émettre les hypothèses suivantes, que l’analyse métapsychologique
ultérieure du cas va venir ou non conforter. Au vu de la sémiologie blanche ou
négative, soit encore ce qu’on peut appeler une alexithymie (ses difficultés à penser,
à parler, à ressentir), repérée chez Monsieur Some, il serait tentant de conclure
à un fonctionnement psychique opératoire, voire peut-être même à une névrose
de caractère au sens délivré par Marty, à savoir un état psychologique caractérisé
par une mentalisation irrégulière ou incertaine exposant alors le sujet, selon cet
auteur, aux somatisations. La piste de l’hystérie archaïque demande à être davan-
tage étayée au vu des enjeux psychodynamiques des troubles. On a préalablement
envisagé l’existence d’angoisses mortifères ; il s’agit plus précisément d’angoisses
d’atteinte à l’intégrité propre, comme certains propos du patient en rendent expli-
citement compte : « Que va-t-il advenir de notre peau ? », se demande celui dont
la chair est meurtrie, et dont le je est noyé sous le « on », le collectif professionnel.

230
Psychopathologie et réalités externes traumatiques ■ Chapitre 4

Sur le plan des relations d’objet, on est tenté de parler ici d’anaclitisme, proche de
la symbiose même chez le patient, dans la mesure où celui-ci vit dans un univers
restreint, relativement clos sur lui-même (sa famille proche) qui constitue un
étayage important. Jeune adulte il présentait déjà certains signes de dépendance
envers ses sœurs aînées (il a même trouvé son épouse dans le cercle relationnel
de l’une de ses sœurs), tout comme aujourd’hui il fait montre d’une attitude de
soumission aux représentants médicaux.

À ce stade de l’étude, on statuera autour d’un état opératoire permettant au sujet


de maintenir son équilibre psychique, et le préservant donc d’un risque d’effondre-
ment qui, s’il devait survenir, serait a priori plutôt de nature psychotique1.

2.2.3 Perspectives métapsychologiques

On l’a dit, le récit par le patient de sa propre histoire ne laisse pas apparaître
de liens particuliers entre certains événements qui auraient pu le déstabiliser et la
survenue de sa dernière décompensation somatique. On ne peut toutefois s’empê-
cher de penser (d’imaginer à la place du patient en somme…) que, dans l’actualité, le
récent rachat de l’entreprise (à laquelle il est attaché depuis de nombreuses années)
ait pu générer chez lui des anxiétés désorganisatrices de son économie psychoso-
matique. À défaut d’une gestion psychique ou d’une expression du ressenti (colère,
rage, tristesse, voire désespoir, impuissance), la désorganisation psychique aurait,
selon les hypothèses de Marty et de l’école de Paris, cédé progressivement le pas
à une désorganisation somatique, entraînant l’apparition de troubles organiques,
ici hémorragiques.

La tendance à tomber somatiquement malade (ou à somatiser) n’est toutefois pas


l’apanage d’un type particulier de sujets ou de personnalités2 mais bien, comme le
rappelle Debray, une voie de régulation possible pour tout individu dès lors que
chez lui ses possibilités de gestion et de liaison psychiques sont momentanément
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

1. Caïn (1990), mais aussi Obadia (1984) avant lui ou plus récemment Dejours (2001), par
exemple, ont montré qu’au décours de la prise en charge psychothérapique de graves malades
somatiques, il n’était pas rare d’observer l’apparition d’un épisode psychotique, délirant par
exemple, une fois la somatisation enrayée. Il faut sans doute préciser que cela est sûrement plus
fréquent chez d’authentiques personnalités psychotiques.
2. Comme on a pu le penser un temps dans l’histoire de l’approche psychanalytique des malades
somatiques. Dunbar postulait en effet l’existence de « malades psychosomatiques » chez lesquels
la nature du trouble somatique était à mettre sur le compte de la personnalité psychologique du
malade. Cf. Dunbar (1943).

231
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

débordées, mises en défaut. Celles-ci peuvent, de fait, être mises en déroute chez tout
individu lors de l’advenue d’événements et/ou de circonstances particulièrement
déstabilisants et éprouvants. On souscrit à cette hypothèse chez Monsieur Some,
au vu d’une actualité incertaine et anxiogène, faisant sûrement écho à d’autres
représentations – récentes (cf. l’accident de voiture) et plus anciennes (scènes
d’enfance) – restées en attente d’intégration psychique. On en reparlera plus bas.
Toutefois, on relève que cette expression somatique ou tendance à somatiser n’est
sans doute pas sans lien non plus avec ses identifications et avec ses images paren-
tales. Tout d’abord, en ce qui concerne l’affection somatique (actuelle) du patient,
on ne peut manquer d’évoquer le terrain familial : il existe en effet des antécédents
maternel et grand-maternel de maladie de Crohn, dont le tableau clinique est très
proche de la pathologie RCH de Monsieur Some. Sans doute faut-il reconnaître ici
une vulnérabilité biologique, individuelle sinon familiale, de cette partie de l’orga-
nisme. Cependant la « filiation de l’imaginaire » décrite par Sapir semble s’ajouter à
cette possible « filiation du tissulaire ». En effet, il semble que l’on n’échappe pas au
destin de malade dans cette famille ; le patient l’énonce lui-même : ils ont « tous des
problèmes de santé », signant là un conformisme sinon un pacte de loyauté incons-
cient avec les siens, dont il convient pour le sujet de ne point se différencier – sous
peine d’être rayé de la liste ? À cet égard, les insomnies rebelles de Monsieur Some,
jeune adulte, alors qu’il effectuait ses études supérieures, destinées à le mener
à un statut professionnel autre que celui de ses parents, peuvent sûrement être
comprises dans cette optique. À noter qu’aujourd’hui, une incertitude plane sur
le patient, son devenir, justement à cause de ce statut de cadre… Pour revenir
à la maladie, on peut envisager dans le cas présent que la mythologie familiale
(Célérier, 1989 ; Sami-Ali, 1981) s’ordonne autour de la maladie somatique comme
modalité d’être – ou plutôt comme seul mode d’expression des conflits (voir plus
bas) –, l’identification à une famille de malades confortant de plus le sentiment
d’identité fragile, sinon vulnérable du sujet.

En tout cas, ces éléments semblent confirmer chez Monsieur Some l’hypothèse
de relations de nature narcissique et fusionnelle ainsi que celle d’une identification
narcissique à l’objet maternel. Avec sa pathologie intestinale, Monsieur Some est,
comme sa mère, « mère courage » résistante aux crises (de quel ordre à vrai dire ?).
C’est ici qu’il convient d’approfondir l’analyse du cas, et la signification potentielle
des somatisations, sur des axes tout à la fois psychogénétique et psychodynamique
plus qu’économique comme nous l’avons fait jusqu’à présent.

Le patient semble avoir grandi dans un environnement assez fruste, tant du point
de vue matériel qu’affectif, peu disponible (voire peu attentif ?) à la satisfaction

232
Psychopathologie et réalités externes traumatiques ■ Chapitre 4

des besoins propres de chaque enfant du foyer – le couple parental de condi-


tion ouvrière devant sûrement être accaparé psychiquement et concrètement par
des préoccupations relatives à l’autoconservation. C’est visiblement en ses sœurs
aînées que Monsieur Some a trouvé des substituts maternels structurants pour lui,
lesquelles n’ont sûrement pu compenser certains défauts d’investissement maternel
du sujet (et de son corps, propice alors, faute de subversion libidinale, selon Dejours,
à la désorganisation somatique).

Peu de paroles aussi semble-t-il dans ce foyer, excepté les crises de colère et les
cris du père à l’occasion de ses états d’ivresse. On comprend mieux alors que les
attentions du corps médical à son endroit retiennent, par contraste, considérable-
ment l’attention de Monsieur Some ; il trouve sans doute là, dans cette seconde
famille (mère-médecine), les moyens de panser des plaies infantiles, de combler des
carences affectives, de soigner le défaut fondamental (Balint). Sa famille, dit-il (on
pense surtout à sa mère ici), elle a fait comme elle a pu pour lui et ses frères et sœurs.
Cette phrase dénote-t-elle chez le patient un travail d’élaboration et d’intégration
de ses vécus infantiles où n’est-ce point davantage une tentative de maintenir dans
l’ombre, dans l’inconscient, ce qui s’y trouve justement stocké, voire demeure sans
traitement représentatif ? C’est plutôt cette seconde option que l’on retiendra ici.
En effet on a remarqué que le patient ne pouvait pas exprimer ouvertement ses
pulsions agressives à l’égard de l’objet, qu’il s’agisse des dirigeants de son entreprise
qui laissent ses cadres dans le flou, ou d’un milieu parental absent, inaffectif, parfois
même violent (crises du père en état d’ivresse). Quel est alors chez Monsieur Some
le traitement de ses pulsions agressives, leur destin ?

Comme esquissé précédemment, les somatisations (intestinales notamment)


semblent correspondre à un retournement de la violence pulsionnelle contre soi,
dans le corps, dans un agir compulsif (et à défaut d’un agir expressif, selon la termi-
nologie de Dejours). L’excitation, la violence se déchargeraient donc, comme nous
l’écrivions plus haut, dans la muqueuse intestinale, faute de pouvoir être contenue
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

dans le tissu représentatif, laissant ainsi subsister dans l’inconscient – l’inconscient


amential, décrit par Dejours – des vécus bruts, brutaux, impensés. On est même
tenté d’ajouter, d’interpréter que Monsieur Some perd son sang pour éviter de
perdre son sang-froid, autrement dit pour éviter que n’explose une colère, voire
une rage, à l’endroit de l’objet décevant – ici le père violent mais aussi la mère
absente –, rage vécue comme trop destructrice – sanguinaire et sanguinolente
peut-être alors aussi… – pour lui comme pour l’objet (de haine mais simultanément
d’amour). On se rappelle qu’enfant, lors des crises paternelles, Monsieur Some se
réfugiait dans les toilettes. Cet endroit faisait visiblement office pour lui de lieu de

233
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

protection (permettant d’échapper à la violence paternelle… ?), d’apaisement ou


d’évacuation (mais alors aussi de soulagement !), faute de bénéficier d’une réas-
surance et d’un pare-excitation maternels. À défaut également de mise en parole
dans ce foyer s’offrait la voie de l’agir et du corps comme modalité de régulation
des excitations pulsionnelles, ainsi qu’en témoignent les conduites alcooliques
paternelles et les somatisations maternelles. Monsieur Some souffre dans sa chair
à l’instar des figures parentales.

Mais l’effet de cette violence paternelle sur le patient ou plutôt les angoisses
en résultant ne peuvent se comprendre sans résonance avec une plus primitive
violence. S’agit-il de la « violence fondamentale » décrite par Bergeret (1984),
laquelle renvoie au fantasme archaïque selon lequel la survie de l’un passe par la
destruction de l’autre ? N’est-ce pas cette terreur primitive d’avoir à tuer ou inver-
sement d’être tué par l’objet qui ronge Monsieur Some du fond de ses entrailles ?
À moins qu’il ne s’agisse de la terreur d’être, de rester fusionné, collusionné avec
l’objet primitif, autrement dit l’angoisse d’« un corps pour deux » (McDougall).
Ainsi, des angoisses oro-anales de vidage, voire d’éviscération pourraient sous-
tendre les hémorragies anales du patient et plus encore émailler sa personnalité
sur le plan psychologique. Ce qui nous ramène à l’hystérie archaïque décrite par
McDougall. Celle-ci désigne justement ainsi une problématique psychique dans
laquelle il existe des brèches de l’identité primaire, une mauvaise différenciation
entre soi et l’autre et surtout ces angoisses d’être envahi par l’autre et la peur de
perdre son intégrité. C’est un enjeu vital, le droit à exister, bien davantage que le
droit à obtenir des satisfactions libidinales qui domine dans ce type d’organisation
hystérique archaïque, contrairement à l’hystérie névrotique. Chez Monsieur Some,
c’est bien cette angoisse de mort, cette idée de perdre la vie (« Que va-t-il advenir
de notre peau ? » a-t-il lâché, avant de réprimer toute autre manifestation psychique
et affective) qui se trouve réveillée, activée depuis la perte, la séparation d’avec
ses précédents employeurs. On se souvient aussi de l’eczéma infantile du patient,
qu’on est tenté d’interpréter comme le signe d’un contact peau à peau par trop
rapproché entre sujet et objet ; la pathologie dermatologique aurait alors eu pour
fonction sur le plan psychique d’introduire précocement une limite protectrice,
sorte de seconde peau, entre soi et l’autre. Cet eczéma avait d’ailleurs disparu chez
le patient juste après son départ du domicile familial.

2.2.4 Dynamique transféro-contre-transférentielle

Il faut d’emblée noter que l’interrelation entre Monsieur Some et le clinicien


s’inscrit sur la toile de fond du rapport du patient au médecin (au corps médical

234
Psychopathologie et réalités externes traumatiques ■ Chapitre 4

dans son entier). Le transfert est non pas duel mais triangulé en somme par l’ins-
titution médicale.

Le psychologue est toutefois investi par le patient comme prolongement du corps


médical, comme en témoigne son lapsus « vous croyez pas, vous aussi Docteur ? ».
Le patient ne voit guère l’intérêt de l’entretien psychologique, il est même étonné
d’avoir évoqué sa famille, son enfance lors d’une consultation hospitalière destinée
à parler de sa maladie. À noter aussi que la consultation psychologique ne relève
pas de l’initiative du patient ; celui-ci a consenti à rencontrer le psychologue pour
répondre à la demande médicale. Se trouve confirmée ici la dépendance dans laquelle
se trouve le patient vis-à-vis des figures importantes pour lui ; il s’en remet totalement
aux mains de mère-médecine, c’est dire le type de projections de Monsieur Some sur
l’institution médicale et les attentes qu’il peut nourrir à son égard.

Sur le plan contre-transférentiel, le psychologue est envahi par le même blanc


psychique que son patient (pas avec la même intensité toutefois) : il présente une
certaine paralysie de son fonctionnement mental, il a du mal à penser, à prendre des
notes dans l’après-coup de l’entretien. Il est même – lui aussi… – somatiquement
atteint (fatigué, il a envie de dormir). Toutes ces manifestations contre-transféren-
tielles, d’ordre psychique et physique, peuvent se concevoir comme l’effet d’une
identification projective du patient, celui-ci transférant sur l’objet les caractéris-
tiques de son monde interne, au point que c’est le psychologue qui devient affecté
en lieu et place du sujet. Le médecin lui-même n’échappe pas à ce type de vécu : on
l’a vu, il est inquiet pour son patient, bien davantage que ce dernier pour lui-même,
ce qui révèle de nouveau chez le patient des stratégies défensives de dispersion
de l’affect et d’évacuation au-dehors de ce qui est intolérable au-dedans (et perçu
comme mauvais).

Tout ceci témoigne en tout cas de modalités très archaïques du transfert.


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2.2.5 Perspectives thérapeutiques

En conséquence de ce type de transfert, c’est une fonction thérapeutique mater-


nelle qui est à ce jour massivement requise auprès du patient. Celle-ci se déclinera à
travers les attentions et les soins médicaux prodigués au patient, plus qu’à travers un
dispositif psychothérapique à proprement parler, car pour l’heure Monsieur Some
ne présente pas de demande en ce sens. Néanmoins un accompagnement psycho-
logique pourra lui être proposé à l’hôpital, au décours de son hospitalisation et
même après celle-ci, accompagnement au cours duquel le patient pourra bénéficier

235
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

d’une présence étayante, parlante, rêvante de la part du clinicien. En effet, l’une


des fonctions du thérapeute auprès du malade somatique en pénurie psychique
consiste justement à « prêter son appareil psychique » (cf. Marty, Debray, et les
autres psychosomaticiens) au patient à l’instar de la capacité de rêverie (cf. Bion) de
la mère envers son enfant. Cela permettra au patient de remobiliser et/ou d’étoffer
son fonctionnement mental, actions alors susceptibles de rejaillir sur son économie
somatique et de favoriser le rétablissement de son équilibre physique. En tout état
de cause, à l’occasion du suivi, le clinicien sera attentif aux variations qualitatives
et quantitatives du fonctionnement psychique de son patient. Une vigilance accrue
sera de mise lors de la rémission somatique, celle-ci pouvant éventuellement laisser
la place à un épisode psychotique si les angoisses archaïques persistent.

Si l’approche psychologique et psychothérapique peut être un élément important


de la thérapeutique du malade, cela n’exclut nullement, bien évidemment, l’indica-
tion et l’observance de traitements médicaux appropriés à sa situation somatique.
La prise en charge de Monsieur Some, comme d’autres patients présentant une
pathologie somatique grave, en appelle fondamentalement à une thérapeutique
combinant traitements psychologiques et médicaux.

Bibliographie conseillée
Caïn J. (1990). Le Champ psychosoma- Dejours C. (2001). Le Corps, d’abord, Paris,
tique. Paris, PUF. Payot.
Célérier M.C. (1989). Corps et fantasme. Dejours C. (2008). Les Dissidences du
Pathologie du psychosomatique, Paris, corps, Paris, Payot.
Dunod. Dumet N. (2002). Clinique des troubles
Corcos M., Pirlot G. (2011). Qu’est-ce que psychosomatiques. Approche psychana-
l’alexithymie ?, Paris, Dunod. lytique, Paris, Dunod.
Debray R. (1996). Clinique de l’expression Dumet N., Fernandez L. (dir.) (2016).
somatique, Paris-Bruxelles, Delachaux et Psychopathologie clinique du soma-
Niestlé. tique : 12 études de cas, Paris, In Press.
Debray R. (2001). Épître à ceux qui soma- Marty F. (1976). Les Mouvements indi-
tisent, Paris, PUF. viduels de vie et de mort, t. I : Essai
Debray R., Dejours C., Fédida P. (2002). d’économie psychosomatique, Paris,
Psychopathologie de l’expérience du Payot.
corps, Paris, Dunod.

236
Psychopathologie et réalités externes traumatiques ■ Chapitre 4

Marty F. (1980). L’Ordre psychosomatique, McDougall J. (1989). Théâtres du corps.


t. II : Désorganisations et régressions, Le psychosoma en psychanalyse, Paris,
Paris, Payot. Gallimard.
Marty F. (1991). Mentalisation et psycho- Pedinielli J.L., Mariage (2015).
somatique, Paris, Synthélabo, coll. « Les Psychopathologie du traumatisme, Paris,
empêcheurs de penser en rond ». A. Colin.

3. D
 ouleur et rémanence d’un trauma sexuel infantile :
Christiane

3.1 L’observation clinique


Âgée d’une vingtaine d’années, Christiane vient consulter une psychologue
clinicienne (en libéral) parce qu’elle se sent, de ses propres mots, « mal dans son
corps », « mal dans sa tête », « mal dans sa vie ». Dès le début du premier entretien
avec la clinicienne, elle énumère un ensemble de maux physiques qui l’empêchent
de se sentir bien : des troubles somatiques tels que migraines, troubles diges-
tifs, cystites, troubles dermatologiques, fractures de différents membres, sans
parler encore de très nombreuses douleurs qui siègent en des endroits variés
de son corps et qui ne la lâchent pas. La psychologue a même le sentiment
qu’aucune zone du corps de Christiane n’a échappé, un jour ou l’autre, à ces
processus d’affectation douloureuse ou d’affliction physique. Pour autant, les
médecins consultés n’ont jamais rien diagnostiqué pouvant expliquer l’intensité
de ses ressentis douloureux. À cela s’ajoutent chez la patiente des angoisses (elle
fait des crises d’angoisse par moments) et plus encore des craintes d’avoir une
grave maladie, ce qui l’a conduite là encore à consulter de nombreux spécialistes
(oto-rhino-laryngologistes, stomatologues, …) mais en vain. Car ceux-ci n’ont
jamais détecté de problème de santé chez elle (hormis des infections virales
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

saisonnières), ce qui, loin de la rassurer, n’a fait qu’accroître son ressenti de ne


pas être prise au sérieux et de risquer sa peau faute d’examens approfondis en
nombre suffisant, selon elle. Elle exprime également avoir parfois le sentiment
d’être folle, la peur de devenir folle ainsi que la peur même de rendre ses amis
fous, comme si ceux-ci ne pouvaient connaître un sort autre que le sien, enfin,
celui qu’elle imagine, redoute pour elle. D’ailleurs, bien plus tard dans le cours de
la psychothérapie qui se mettra en place avec elle, la psychologue sera elle aussi,
dans son contre-transfert, happée par cette même problématique, Christiane
ayant la sensation d’être à l’origine d’une forme, très mineure au demeurant, de

237
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

déstabilisation psychosomatique chez sa thérapeute, prise un jour en séance d’un


léger vertige. La psychologue avait cru chuter et Christiane de s’être immédia-
tement autoaccusée.

La pesanteur des vécus physiques douloureux qui sont les siens contraste forte-
ment avec la présentation physique de Christiane : il s’agit en effet d’une jeune
femme frêle, fluette, à la peau diaphane. Christiane de son côté se décrit comme
transparente, absente aux yeux des autres.

Au-delà de ses douleurs et malaises, Christiane explique, dès la première séance


psychologique, vouloir « entreprendre une psychothérapie car son histoire est
chargée », dit-elle. « Cela lui pèse », et Christiane d’énumérer alors d’une seule
traite une longue liste d’événements divers, sources selon elle de sa difficulté
à vivre, à savoir : de nombreux déménagements dans son enfance, sources de
séparation d’avec ses camarades d’école, des maltraitances de la part de certaines
de ses nourrices, nombreuses là encore, des attouchements sexuels également
dont elle a été l’objet, enfant, de la part d’un ami de ses parents, des accidents de
voiture et des chutes récentes ayant occasionné la fracture de différents membres
(bras, jambes, pied), un père absent, une mère folle et qui la rend folle, des amants
peu attentionnés, des rapports sexuels douloureux et souvent non consentis,
des problèmes d’orientation scolaire et professionnelle, elle ne sait toujours pas
ce qu’elle veut faire dans la vie ». La liste est plus longue mais la psychologue
ne parvient pas à se souvenir de tout, elle n’est même plus tout à fait sûre dans
l’après-coup de ce premier entretien de ce qu’elle a réellement entendu dans ce
flot d’informations, des situations de toutes sortes et surtout déballées comme
ça, en vrac, sur le même ton monocorde et sans affect de la part de Christiane,
comme si toutes choses ou situations rapportées se valaient ; la patiente n’opère
en effet aucune distinction.

Il faudra d’ailleurs plusieurs mois et même plusieurs années de thérapie avant de


pouvoir reprendre – et travailler – avec la patiente certaines des réalités, véritable-
ment traumatiques, évoquées dès ce premier entretien (tels les abus sexuels dans
l’enfance). Christiane n’y fera plus du tout allusion et n’associera même plus sur
ces événements, au profit d’une centration sur ses plaintes et ressentis physiques
douloureux.

Dans les séances suivantes, Christiane a tout de même été amenée à préciser son
histoire familiale. Elle décrit d’un côté un père attentionné mais trop absent et de
l’autre une « mère folle », dont il lui faut aujourd’hui se tenir à distance.

238
Psychopathologie et réalités externes traumatiques ■ Chapitre 4

Dans le discours de la patiente, cette mère apparaît en effet tantôt comme enva-
hissante (capable de téléphoner à sa fille plusieurs fois par jour et même par nuit
quand elle est en proie à ses propres angoisses et délires), tantôt comme complè-
tement absente, disparaissant brutalement et ne se préoccupant alors plus de rien
ni de personne.

Peu de temps après la naissance de Christiane, durant sa première année de


vie en tout cas, la mère de Christiane a connu sa première hospitalisation en
psychiatrie, pour des troubles schizophréniques. Cela s’est reproduit à plusieurs
reprises au cours de l’enfance et de l’adolescence de Christiane et cela arrive même
encore aujourd’hui. En conséquence – en tout cas dans le récit et dans le vécu de
Christiane –, celle-ci a très tôt investi son père comme repère central dans son
existence même si, très pris par ses fonctions professionnelles, il lui a consacré
trop peu de temps, à son goût. Pour les activités et soins au quotidien, son père
l’a en effet confiée dès sa plus tendre enfance aux mains de nourrices successives,
compte tenu de son travail et de la très grande mobilité géographique exigée par
celui-ci. Des nourrices avec lesquelles cela ne s’est toutefois pas toujours très bien
passé. Christiane garde en effet des images de sévérité et des souvenirs de soins
corporels durs et douloureux de plusieurs des femmes qui se sont occupées d’elle.
L’une d’entre elle, par exemple, est décrite comme lui frottant trop vigoureusement
le corps, une autre lui tirant les cheveux, une autre encore la mettant au coin quand
elle faisait des bêtises et même quelquefois l’ayant mise carrément dehors… Quant
à sa mère, Christiane garde le souvenir de sa présence auprès d’elle seulement
quand elle fut alitée à l’occasion de maladies infantiles (rougeole, varicelle). De
ces moments, Christiane conserve l’image d’une mère attentionnée et dévouée
à son chevet ; mais c’était rare, sa mère étant souvent « ailleurs », psychiquement
comme physiquement, absente du domicile notamment parce que hospitalisée en
psychiatrie en raison de ses troubles psychiques.

Des nombreux déménagements familiaux, au sein de régions très différentes


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sur le plan géographique comme climatique (entre le Nord et le Sud de la France)


Christiane conserve un sentiment d’instabilité, de discontinuité. Elle-même « n’ar-
rive pas à se poser », comme elle dit. Elle a par ailleurs le sentiment de n’avoir jamais
eu vraiment de chez elle car sa famille résidait dans des logements mis à disposition
du père par son employeur, et souvent vétustes, austères, froids. D’ailleurs, durant
la thérapie, elle se montrera très sensible à la chaleur ressentie dans le bureau où
les séances ont lieu, qu’il s’agisse de la température mais plus encore de l’atmos-
phère de la pièce, qu’elle décrira maintes fois comme « habitée, chaleureuse, et
dans laquelle elle se sent bien ».

239
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

Sur le plan sentimental, Christiane n’arrive pas à se lier de façon durable ; ou


plutôt elle a tendance à choisir des partenaires qui résident à distance. En consé-
quence, ils se voient peu, ce qui fait qu’elle doute de leur affection à son égard.
Avec certains de ces hommes – l’un d’entre eux en particulier qui, au regard des
descriptions qu’elle en fait, semble être un véritable sex-addict (Estellon, 2014) –,
Christiane évoque la prégnance de rapports sexuels trop nombreux à son goût
et surtout très douloureux sur le plan physique. La thérapie permet de mettre au
jour que Christiane a souffert de dyspareunie au début de sa vie sexuelle ainsi que
de cystites à répétition après ces types de rapports justement. Mais sa peur de
l’abandon, reconnaîtra-t-elle, lui a fait accepter sans se plaindre jusqu’alors tout
ce que ses partenaires exigeaient d’elle.

Pendant longtemps, Christiane sera dans l’impossibilité d’associer sur ces


comportements, les siens – notamment cette passivité à l’égard de demandes
maltraitantes à son endroit – ou ceux de ses partenaires. Elle reste blanche sur ces
éléments de même que sur son corps douloureux. Toute tentative de la psychologue
de la faire penser, se remémorer, associer autour de cette douleur persistante, de
cette présence douloureuse, la sienne ou celle de l’autre, s’est en effet avérée vaine.
Jusqu’à un certain jour, une séance après environ deux ans de thérapie (laquelle se
faisait au rythme d’un entretien hebdomadaire) où Christiane dit : « la douleur, c’est
ma mémoire ; si je la perds, je n’existe pas ». Christiane reprend ensuite l’énuméra-
tion de plusieurs pans de son histoire déjà abordés voire pour certains même déjà
travaillés dans l’espace de la thérapie, tels que : l’absence de la figure paternelle, la
maladie mentale de sa mère et l’inconsistance de celle-ci, les multiples séparations
affectives au cours de la prime enfance, les maltraitances physiques de la part de
nourrices, plus largement le climat d’insécurité et d’instabilité dans lequel elle
a vécu ; mais, cette fois-ci, Christiane mentionne également les attouchements
sexuels qu’elle a vécus petite fille (elle avait environ 8-9 ans), lesquels avaient été
seulement listés lors de la toute première rencontre avec la psychologue puis tota-
lement évacués – oubliés ?

Le jour de cette séance, Christiane revient donc de sa propre initiative à cette scène
infantile mais à peine y a-t-elle fait allusion qu’elle fait volte-face, se bloque, ne veut,
ne peut en dire davantage. Elle est mal, elle a mal, elle frissonne. Peu à peu, au cours
de cette séance et de nombreuses autres ainsi qu’avec le soutien de sa psychothéra-
peute, elle parviendra à retrouver et à nommer plus encore ce que jusqu’alors, de son
histoire, et de cette histoire-ci en particulier, elle avait exclu d’elle.

Parler de cette scène infantile est douloureux pour Christiane à plus d’un titre.

240
Psychopathologie et réalités externes traumatiques ■ Chapitre 4

En parler « pour de vrai », comme elle dit, c’est raviver cette scène à son esprit,
et donc son vécu, proscrit jusqu’alors, c’est activer celui-ci. Et s’il n’est pas simple
d’en parler, c’est notamment parce que Christiane a ressenti – tel est ce qui sera
progressivement (re)constitué dans la thérapie – un mélange de plaisir et d’hor-
reur. Du « plaisir », oui, enfin à certains égards, car quelqu’un, un adulte, s’est enfin
occupé d’elle ; il s’est intéressé à elle, s’est penché sur elle – certes d’un peu trop
près et abusivement donc. De l’horreur, car elle n’a sur le moment pas compris ce
qui se passait sinon vaguement. Lors de cette séance thérapeutique précisément,
Christiane peut alors dire la chose suivante : les doigts de cet homme sur son corps
et sur son sexe de fillette, elle sait maintenant, elle le ressent, elle se souvient, c’était
douloureux, ça lui faisait mal alors.

Mais cette réalité indicible jusqu’alors de l’abus sexuel douloureux était encore
horrible pour Christiane parce qu’elle cachait une autre réalité, autant sinon plus
douloureuse encore pour elle, et contre laquelle elle s’évertuait à lutter depuis
toujours (donc aussi depuis le début de la thérapie), à savoir le manque d’atten-
tion parentale sinon les carences et négligences parentales auxquelles elle avait
été précocement exposée. Ce que la thérapie permettra notamment encore de
dévoiler et de travailler.

3.2 L’étude de cas


3.2.1 Intérêt du cas

Le cas de Christiane s’inscrit dans la continuité sinon même au carrefour des


deux cas précédents (Olga et M. Some) car il conjugue en lui-même traumatisme
primaire précoce, trauma sexuel (observés tous deux chez Olga1) et solution soma-
tique (comme chez Monsieur Some) comme modalité de gestion des éprouvés
traumatiques.
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

1. À la différence du cas d’Olga cependant, chez laquelle c’est le clinicien qui (re)construit
l’hypothèse d’un traumatisme de nature sexuelle – l’inceste paternel (compte tenu des secrets
et non-dits qui existent au sein du groupe familial) – lors de l’adolescence de la patiente, dans
le cas de Christiane, l’expérience sexuelle traumatique survenue, elle, dans l’enfance (les attou-
chements sexuels subis) est nommée (très succinctement au demeurant) par Christiane avant
que d’être immédiatement délaissée ou plutôt mêlée indifféremment à tout un tas d’autres
événements listés par la patiente comme sources de son mal-être. Comme on le verra pourtant,
bien que verbalisé, cet événement traumatique n’est nullement intégré dans la vie psychique de
la patiente, du moins certains de ses aspects ont vraisemblablement fait l’objet de forclusion,
de clivage et de répression.

241
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

Il présente également d’autres intérêts sur le plan clinique. Au-delà d’une


problématique (ici somme toute assez classique, comme on va le voir) de limites,
une problématique prégnante de séparation-individuation, il met également en
évidence la coexistence chez un même sujet de manifestations psychiques (au
pluriel ici) et somatiques, montrant les limites à cet égard de certaine thèse par
trop réductrice dans le champ psychosomatique (telle que la prévalence du fonc-
tionnement opératoire du malade somatique, selon la théorie de P. Marty, 1978,
et de ses collaborateurs et successeurs).

Toutefois, l’intérêt majeur du cas de Christiane réside surtout dans le rôle de


la douleur, pivot organisateur de son économie psychoaffective et psychosoma-
tique ; plus précisément encore l’éprouvé de douleur physique (quel que soit le
substratum bio-neuro-physiologique de celle-ci) tient ici une fonction mémorielle
voire symboligène de nombreuses souffrances affectives. En effet, chez Christiane et
comme le montrent certaines séquences du processus psychothérapique ici relaté,
le vécu de douleur physique draine ou fait littéralement corps avec des expériences
passées, avec des souvenirs, des traces, mnésiques et aussi amnésiques (Bergeret,
Houser, 2004) de son histoire infanto-juvénile. Si un certain nombre de souffrances
passées sont, chez elle, représentées psychiquement et de ce fait assez facilement
mobilisables (et mobilisées) dans la psychothérapie (représentations des objets
parentaux, insuffisante attention, négligences, abandon, …), d’autres au contraire
ont été occultées, ou même non engrammées psychiquement en tant que telles
et subsistent en l’occurrence sous forme de traces douloureuses inscrites dans
le soma (sinon dans le psychosoma, entité au sein de laquelle psychisme et soma
apparaissent ici indifférenciés).

3.2.2 Diagnostic psychopathologique


et hypothèses psychogénétiques

Sur le plan symptomatique, on observe un alliage d’éléments tant psychiques


que somatiques chez Christiane : des angoisses, des manifestations anxio-dépres-
sives mais aussi des tendances hypocondriaques, sans oublier des accidents
itératifs (chutes), des maux somatiques avérés (migraines, cystites, fractures,
…) et des douleurs physiques, lesquelles sont sans trop (voire pas) d’étayage
somatique précis (ces douleurs font alors penser au syndrome contemporain de
la fibromyalgie). La plainte somatique domine en tout cas le tableau clinique, à
moins qu’il ne faille parler de plainte douloureuse plus largement chez la patiente.
Ses difficultés à penser, à se souvenir, ses difficultés pour associer psychique-
ment en début de thérapie, sur certains sujets au demeurant plus que d’autres

242
Psychopathologie et réalités externes traumatiques ■ Chapitre 4

(comme la question de la douleur, par exemple) ne sont pas sans faire penser chez
Christiane à des manifestations alexithymiques ; mais cela co-existe ou alterne
avec des manifestations authentiquement psychopathologiques (dépression,
angoisses, hypocondrie) et aussi avec des modalités psychiques plus souples, de
type névrotique, qui permettent d’engager un travail d’élaboration psychique avec
la patiente. À cet égard, le cas de Christiane montre là encore les limites de la
théorisation psychosomatique de P. Marty, par exemple, pour lequel le désordre
somatique s’accompagne toujours d’une vie opératoire. À cet égard encore, ce
cas conforte les assertions du psychanalyste C. Dejours (2002) soutenant la
coexistence d’enjeux psychiques distincts et variés (ici dépression, angoisses et
hypocondrie, par exemple) chez un même sujet.

Sur le plan de la personnalité, la patiente présente toutefois une économie


psychique des plus fragiles, mal assurée, perméable, voire peu organisée et au sein
de laquelle les tendances tant masochiques qu’hypocondriaques constituent assu-
rément des repères organisateurs. Que cache cette peau de douleurs sinon ces
douleurs vécues voire peut-être même inconsciemment recherchées dans la rela-
tion à l’autre ? Christiane peut-elle réellement exister sans (ce) corps de souffrance ?
Telles sont quelques-unes des questions qui organiseront la suite de cette étude de
cas. Pour l’heure, sur le plan psychologique, on notera donc que Christiane semble
relever d’une organisation de la personnalité (ou d’un pôle de fonctionnement)
plutôt limite, avec d’intenses angoisses de séparation et d’abandon, sur toile de fond
cependant d’une problématique de limites diffuses et de différenciation insuffisante,
responsable à la fois des affres et incertitudes identitaires, existentielles qui sont les
siennes ainsi que de sa dépendance affective à l’égard de l’autre, ce qui la conduit à
des attitudes non protectrices pour elle-même sinon même à sa négation comme
sujet propre (comme lorsqu’elle n’écoute plus ses désirs sexuels au profit de ceux
de certains de ses partenaires). Si les enjeux de l’adolescence, de sa traversée et de
sa résolution non encore totalement advenue sur le plan psychologique peuvent
peut-être aussi être mentionnés ici, compte tenu justement de la jeunesse (et donc
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

d’un certain manque, encore, de maturité psychoaffective) de la patiente, n’en reste


pas moins qu’au moment où Christiane vient consulter, elle présente toutes ces
caractéristiques psychiques dans l’organisation de sa personnalité.

Cette problématique identitaire primitive peut (voire doit) sans doute être reliée
aux conditions d’instabilité et d’insécurité dans lesquelles se sont vraisemblable-
ment déroulés le développement psychoaffectif de Christiane et la construction
de son appareil psychique (et avec lui celle de son moi). Au regard des vécus et
des informations délivrées par la patiente sur son histoire de vie avec ses parents,

243
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

les particularités de ceux-ci, on peut en effet avancer l’hypothèse d’un manque


important de contenance, de régularité et de continuité dans les soins précoces
dont elle a pu bénéficier (de la part des figures parentales et d’autres substitutives)
dès le début de son existence.

En effet, durant sa première année de vie, on apprend que sa mère fut hospita-
lisée en psychiatrie pour des troubles graves de nature schizophrénique, qu’elle
a également présentés à d’autres moments du développement de Christiane –
mère qui continue souvent d’envahir l’espace psychique de sa fille adulte. Cette
mère a-t-elle été déstabilisée, éprouvée sur le plan psychique par la naissance de
Christiane, son premier enfant, ou présentait-elle déjà avant des signes avant-
coureurs de schizophrénie ? Celle-ci était-elle alors discrète, ou compensée par
certains éléments de la réalité (comme la relation à son mari) ? Qu’est-ce que
cette maternité et cette naissance ont pu (ré)activer chez la mère de Christiane,
sachant combien l’accès à la maternité/parentalité constitue pour tout parent une
transformation de son identité, une expérience qui réactive au passage des traces
de sa propre relation mère-enfant, jusqu’à faire émerger parfois les aléas et les
souffrances inhérents à cette relation primaire ? Nous ne saurions le dire préci-
sément ici. L’idée de psychose puerpérale maternelle semble toutefois pouvoir
être écartée (faute d’éléments anamnestiques plus précis mais surtout compte
tenu de la récurrence et de la persistance des troubles psychiatriques de la mère
de Christiane au fil des ans).

En tout cas, il semble bien que la psychopathologie maternelle ou le rôle


maternel de cette mère en souffrance psychique aient laissé perdurer chez
Christiane alors bébé des vécus chaotiques (des agonies primitives, telle la peur
de chuter…), des vécus de discontinuité, d’incohérence (ou de manque de conti-
nuité suffisante), de manque de liaison de ses éprouvés primitifs, constituant
à cet égard un premier traumatisme ou « traumatisme psychique primaire »
(R. Roussillon, 1999). L’hospitalisation de sa mère au terme de sa première année
de vie – la disparition et tout autant la soudaine réapparition, récurrentes a fortiori,
de cette mère de son univers quotidien – constitue sûrement un contexte sinon
un second élément désorganisateurs pour Christiane-bébé, prenant sens dans la
continuité des insuffisances voire des manques survenus dans les interactions
précoces entre Christiane et cette mère fragile psychiquement, et inconstante.
Un vécu de lâchage sinon de laisser-tomber, d’abandon et d’angoisse semble avoir
été présent chez Christiane à cette époque, selon notre hypothèse, sachant que le
père, bien qu’identifié par la patiente comme repère central dans son existence
– objet d’amour plus pérenne auprès de Christiane enfant – a lui aussi manqué

244
Psychopathologie et réalités externes traumatiques ■ Chapitre 4

de présence ou de consistance auprès d’elle. Les angoisses de la séparation, d’être


laissée-tomber, de l’abandon, du manque d’attention bienveillante, n’est-ce pas
justement ce que Christiane (re)vit dans ses relations amoureuses ?

Du fait de ces dispositions parentales dans la réalité (mère absente, séparation


brutale d’avec elle, et père peu disponible), outre les déménagements itératifs
qui ont dû renforcer sa perte de repères et un climat d’instabilité comme d’insé-
curité (outre encore les qualités matérielles intrinsèques aux différents habitats
occupés), Christiane a été confiée dès l’enfance à maintes nourrices successives,
dont, on l’a vu, elle garde des souvenirs (représentations) et des vécus (affects)
placés sous les signes de la dureté, de la non-protection, de l’excès (intrusions
corporelles), de l’insuffisance et de l’abandon (lorsqu’elle fut mise hors de la
maison), ainsi que des vécus physiques douloureux. Dans ces derniers s’enra-
cinent d’ailleurs très certainement l’investissement psychique de la douleur
physique chez Christiane et son rôle, ainsi que celui de la maladie somatique,
dans son économie psychique. On retient en effet aussi que Christiane a gardé le
souvenir de sa mère présente auprès d’elle enfant lorsqu’elle était malade et alitée.

En tout cas on postulera une carence précoce fondamentale dans la continuité


d’existence de Christiane-bébé, non suffisamment compensée par la suite dans ses
échanges avec les autres objets d’amour (père et nourrices), responsable chez elle
de ce défaut d’organisation psychique, de cette fragilité ou de cette perméabilité
des limites entre moi et non-moi.

3.2.3 Quels traumatismes exactement ?

La métapsychologie freudienne définit le traumatisme avant tout sur le plan


économique comme surcharge d’excitations débordant les capacités d’élaboration
mentale de l’individu. À cet égard l’effet traumatique (ou non) d’une situation,
d’un événement, quelles que soient la réalité ou la matérialité de ceux-ci, dépend
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

éminemment de la subjectivité de l’individu, et de ses ressources psychiques


structurelles comme conjoncturelles. Certes, on ne peut se prononcer à la place
d’un individu ; force est toutefois de reconnaître qu’un certain nombre de réalités
constituent ou comportent des effets marquants, éprouvants, déstabilisants voire
dévastateurs sur le sujet, en un mot il s’agit de réalités traumatiques ; et cette
reconnaissance dans/par la réalité externe constitue pour un certain nombre
de sujets victimes (d’agressions, d’abus sexuels, de harcèlement, etc.) un puis-
sant facteur dans leurs propres capacités de réorganisation voire survie après les
réalités en question.

245
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

Chez Christiane, on repère, on déduit une série d’expériences à caractère trau-


matique de différentes natures, on peut même dire qu’un traumatisme en cache
un autre.

Tout d’abord, et comme on l’a dit précédemment, on peut formuler l’hypothèse


d’un traumatisme psychique primaire, survenu précocement (dans sa première
année de vie), lié (ou consécutif) à l’insuffisante adéquation de l’environnement
parental à ses besoins infantiles précoces, du fait notamment de la personnalité
voire de la psychopathologie maternelle (discontinuité, incohérence, insécurité
dans la relation aux objets parentaux).

À cela s’ajoutent de nombreuses séparations au caractère brutal, imprévisible et


douloureux, et de ce fait alors traumatiques, pour Christiane : telles que les dispa-
ritions soudaines – et réapparitions tout aussi subites – de la mère à la faveur de
ses épisodes psychotiques récurrents, mais également les déménagements itératifs
liés à la profession paternelle, exposant Christiane enfant à des ruptures de liens
affectifs (avec camarades, nourrices, outre la coupure d’avec des lieux, villes, écoles,
habitations, autant de repères pour l’enfant qu’elle est alors).

Enfin, ont lieu les attouchements sexuels à l’âge de 8-9 ans : il s’agit ici d’un
nouveau trauma, à caractère sexuel cette fois, mais l’enfant qu’est alors Christiane
ne dispose pas d’une maturité suffisante (sur les plans génital comme psychique)
pour intégrer cette expérience, qui plus est abusive et transgressive. On pensera
bien sûr à la « confusion des langues » exposée par S. Ferenczi (1932) qui s’est
réalisée ici : l’adulte propose un langage sexuel à l’enfant qui, lui (elle ici), est
davantage à la recherche du langage de la tendresse – Christiane en effet est
sensible à cette présence d’un adulte auprès d’elle et, ce, compte tenu de ses
manques et besoins affectifs insatisfaits. Tel est d’ailleurs ce qui explique, pour
Christiane, l’impensable de cette expérience, et donc son caractère traumatique,
mais traumatique d’une nature autre que celle de sa dimension d’effraction
sexuelle manifeste. Christiane mettra en effet un certain temps dans la thérapie
(plus de deux ans) avant de pouvoir commencer à parler (non sans mal) de cette
expérience, à en retrouver les traces. D’abord parce qu’il lui faut mettre des mots
sur un vécu étrange, complexe, paradoxal (plaisir et horreur simultanés), autre-
ment dit il lui faut extraire cette expérience enfouie – clivée1 – en elle, en son

1. Une part d’elle sait qu’elle a vécu cette situation, une autre partie de son moi en a fait l’éco-
nomie, c’est-à-dire n’a pu la mettre en représentations et en affects. C’est ce que le travail de la
psychothérapie lui permettra justement.

246
Psychopathologie et réalités externes traumatiques ■ Chapitre 4

psychosoma et la traduire en représentations et en affects, la rendre présente à


son esprit, à son moi. Mais ce faisant, elle ne peut alors plus faire l’économie de la
douleur, douleur physique de cet abus sexuel, d’abord (qu’elle ressent alors plus
qu’elle ne se remémore en séance), douleur psychique plus encore que constitue
la prise de conscience, la découverte de la réalité qu’elle fait alors. Cette opération
psychique, reconnaître la réalité de cette scène douloureuse et traumatique de son
existence infantile, expose en effet simultanément Christiane à voir et à devoir
reconnaître, plus avant qu’elle ne l’a fait jusqu’alors, le déficit majeur d’attention
et de protection parentales à l’égard de la jeune enfant qu’elle était. En laissant
advenir dans l’espace thérapeutique cette réalité, en mettant maintenant ce vécu
(resté jusqu’alors) perceptif en représentations, en souvenirs, en émotions et en
affects, et en dévoilant ainsi haut et fort cette réalité à un autre (la thérapeute
ici), Christiane ne pouvait ou ne pourrait plus jamais nier cette réalité parentale
ô combien décevante et douloureuse parce que fortement (sinon fondamentale-
ment) carencée qui était la sienne. En somme, derrière le trauma de l’intrusion
sexuelle, en filigrane, le trauma de l’abandon, plus encore celui de l’absence
d’un objet de secours. Et si jusqu’alors Christiane était en mesure d’exprimer
son insatisfaction relativement aux objets parentaux, elle n’avait jusqu’alors pas
pleinement pris conscience, autrement dit, représenté ni accepté en tant que
telle cette réalité dans son appareil psychique – autant dire que clivage, déni et
répression viennent de céder la place à des mécanismes psychiques, représen-
tatifs, lesquels ne font cependant pas faire l’économie de la douleur psychique.

La douleur physique, comme on le découvre d’ores et déjà, est chez Christiane


tout à la fois un symbole mnésique, réminiscence en somme, de représentations
déplaisantes et douloureuses, refoulées ; mais il est tout autant la rémanence, la
trace cette fois-ci de vécus engrammés somatiquement mais non enregistrés psychi-
quement, non représentés comme tels, autrement dit impensés (et inscrits dans
« l’inconscient amential », décrit par C. Dejours, 1989, 2008), trace amnésique de
certains traumas en attente de subjectivation (Dumet, 2008, 2014).
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

3.2.4 A
 pproche psychodynamique
des douleurs et maux physiques

La douleur et la maladie somatique (crainte ou avérée) organisent une part


importante de l’existence de Christiane, de sa vie psychique assurément aussi. Il
semble bien que la douleur physique soit, d’une part (on l’a vu à l’instant), le signe
(la trace matérielle) d’expériences allant des plus représentées aux plus impen-
sées, et d’autre part le signe (sinon le symbole matériel) de son lien (attachement)

247
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

à l’autre, des modalités plurielles et paradoxales de celui-ci, comme nous allons


maintenant le développer.

En effet, la présence de la douleur condense surtout encore plusieurs facettes de


l’objet (dans le vécu de Christiane bien sûr), aussi bien son insuffisance, son absence
que sa présence abusive, intrusive, les différentes facettes de son lien d’attachement
avec lui.

Comme on l’a rappelé précédemment, l’histoire infantile de Christiane comporte


un certain nombre d’expériences traumatiques sources de vécus douloureux sur le
plan psychoaffectif comme somatique : qu’il s’agisse des soins intrusifs de ses nour-
rices, des absences et insuffisances des figures parentales à son endroit ou des abus
sexuels vécus dans son enfance. Ces douleurs affectives et physiques se répètent
d’ailleurs aujourd’hui aussi dans la relation amoureuse : Christiane souffre tout
autant de l’éloignement physique, de l’insuffisante présence de ses partenaires que
de leurs sollicitations physiques parfois extrêmes, vécues comme des intrusions,
mais auxquelles elle consent du fait de l’intensité de ses angoisses d’abandon (sa
crainte d’être laissée-tomber). La dyspareunie dont elle a souffert au début de sa
sexualité de même que les cystites à répétition dans l’après-coup de rapports forcés
laissent aujourd’hui justement percevoir la dimension intrusive de la sexualité pour
Christiane, et ce, dans la continuité des attouchements physiques vécus dans son
enfance. L’eczéma ne vient-il pas de son côté traduire que le contact avec l’objet
tout autant que son manque sont effractants ?

Au-delà, ce que nous donne à percevoir et à entendre le psychosoma de


Christiane, c’est que la présence de l’objet est tout aussi douloureuse que son
absence. Mais peut-être un mauvais objet vaut-il mieux pour elle que pas d’objet
du tout… ?

Comment comprendre plus avant cet investissement psychoaffectif de la douleur


et des autres maux somatiques chez la patiente ?

On se rappelle – dans le discours, les représentations de Christiane – la


présence maternelle auprès d’elle justement quand, enfant, elle était malade et
alitée (rougeole, varicelle). Cette mère faisait alors montre d’une attention et d’une
dévotion à son endroit. Les nourrices de leur côté prodiguaient certes des soins
physiques douloureux, mais ceux-ci étaient malgré tout bel et bien le signe d’une
présence à son endroit, fusse une présence physique et maltraitante, comme le
reproduit justement la douleur.

248
Psychopathologie et réalités externes traumatiques ■ Chapitre 4

Aujourd’hui son corps de douleurs de même que sa psyché en souffrance


conduisent Christiane chez maints spécialistes du corps – ainsi que chez une
psychologue. Craintes hypocondriaques, sensations douloureuses inexpliquées et
troubles somatiques avérés (migraines, eczéma, cystites) induisent sinon traduisent
chez elle la quête, l’attente du bon objet, substitut maternel, qui saura la soigner,
qui saura enfin s’occuper suffisamment bien d’elle. Or Christiane répète, revit
dans ses relations avec ces soignants du corps nombre de vécus d’insatisfaction,
de déception, de frustration, d’abandon également.

Cette répétition s’opère également dans la relation psychologique, propice


elle aussi à la réactualisation transférentielle de cette problématique douloureuse
(d’angoisse d’abandon et plus encore de chute, voir plus loin), fondamentale dans
l’économie psychique de Christiane.

Aussi gênante soit-elle, la douleur constitue donc, paradoxalement, une présence


indéfectible pour la patiente. On peut à cet égard appliquer à la douleur de Christiane
ce qu’écrit D. L’Heureux-Le-Beuf à propos du malade hypocondriaque (qu’elle est
elle-même aussi), à savoir que la douleur est pour ce malade « un compagnon “fiable”,
le seul qui ne l’abandonne jamais » (D. L’Heureux-Le-Beuf, 2002, p. 16).

Sur le plan psychopathologique, force est aussi de reconnaître que Christiane


a réalisé un investissement psychique de la douleur, autrement dit un investis-
sement masochique. Le masochisme érogène, qui se constitue très tôt dans le
développement du sujet, est un mouvement important et structurant qui permet
de transformer la douleur, le déplaisir en expérience de plaisir. Cela permet à l’indi-
vidu de supporter les tensions, le déplaisir, justement en transformant ce dernier
en autre chose. Il s’agit donc fondamentalement d’un mouvement (défensif, adap-
tatif) de vie (B. Rosenberg, 1991). Pour autant, si on peut inférer chez Christiane
l’existence de ce masochisme érogène gardien de sa vie jusqu’alors, cette solution
commence à trouver ses limites, qui ne sont autres que celle du corps, de la réalité
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

physique : car le corps s’épuise, la résistance physique de Christiane s’amenuise.


Force est de constater en effet que cette patiente se casse de plus en plus (chutes,
fractures, entorses). Le masochisme de vie a maintenant basculé dans un maso-
chisme plus mortifère – dont témoignaient déjà aussi, par exemple, ses conduites
sexuelles (en acceptant d’être soumise au bon vouloir de l’autre, de son partenaire1,
lequel reproduisait à maints égards la figure de l’abuseur d’autrefois).

1. Mais cette sexualité n’était pas source de jouissance, comme cela l’est chez le sujet masochiste
membre d’un couple pervers sexuel.

249
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

Heureusement la thérapie – la présence et l’étayage à ses côtés d’une fonc-


tion maternelle (plus que féminine en ce temps de la thérapie) – lui permettra
de mettre en œuvre des défenses autres, observables à la faveur de l’advenue de
comportements plus ajustés à ses désirs propres, plus respectueux de son corps
et de l’intégrité de celui-ci, signes désormais aussi d’une meilleure discrimination
sujet-objet dans son fonctionnement psychique.

3.2.5 Éléments transféro-contre-transférentiels

La psychothérapie semble très bien investie par Christiane, la relation placée sous
le signe d’une bonne alliance thérapeutique, et le transfert est nettement positif.
Christiane trouve auprès de la psychologue-psychothérapeute un tenant lieu d’objet
primaire, maternel surtout, présent, étayant, rassurant, fiable. Christiane trouve
auprès d’elle une présence chaleureuse qui contraste avec (et renouvelle de ce fait
aussi) ses expériences et vécus infantiles. L’atteste ce qu’elle exprime à propos
du bureau où les séances ont lieu. Christiane se montre très sensible à la chaleur
ressentie, qu’il s’agisse de la température mais plus encore de l’atmosphère de la
pièce, qu’elle décrit maintes fois comme « habitée, chaleureuse, et dans laquelle elle
se sent bien », phrase qu’on entend en contrepoint des différents logements occupés
jadis avec ses parents, décrits eux comme froids, austères, vétustes – entendons
peut-être aussi sans vie.

On relèvera également l’actualisation transférentielle du vécu d’être lâchée,


laissée-tomber par sa mère-thérapeute, comme elle le fut jadis par sa mère, à la
faveur d’un léger vertige de sa thérapeute. Celui-ci n’est pas sans rappeler non plus,
sur le plan contre-transférentiel, l’effondrement maternel (tombé dans les abysses
de la schizophrénie), ce dont Christiane se sent profondément responsable (culpa-
bilité primitive d’avoir agressé l’objet maternel et d’être en conséquence à l’origine
de son effondrement psychopathologique ; peur d’être folle, comme sa mère, et peur
de rendre l’autre fou, à l’instar de ce que lui a aussi corrélativement fait vivre l’objet
maternel). Se révèle à cet égard ici la problématique fusionnelle et toxique dans la
personnalité de Christiane, réactualisée dans la relation transférentielle, dont on
peut même dire qu’ici le transfert a littéralement pris corps dans le psychosoma
de la clinicienne (Dumet, 2004).

250
Psychopathologie et réalités externes traumatiques ■ Chapitre 4

3.2.6 Quel devenir pour Christiane ?

Le travail psychothérapique engagé et déjà réalisé par la patiente, la levée chez


elle de puissantes défenses tels le déni et le clivage, la construction et la transfor-
mation aussi de représentations, la mise en sens de son histoire, les changements
déjà observés (dans sa sexualité notamment) sont de bons facteurs pronostiques
ici qui permettent d’envisager une évolution positive de Christiane tant sur le
plan psychique, relationnel que sur le plan somatique. La pluralité de soignants
autour d’elle, somaticiens comme psychologues, constituent sûrement des étayages
encore importants pour elle dans l’actualité de son existence, pour soutenir les
mouvements de vie en elle et l’accompagner plus avant dans la construction de
son parcours de jeune adulte. Sans doute aussi des méthodes telles que l’hypnose
(Bioy, 2014) ou la sophrologie (Baste, 2004) pourraient venir en complément de
la psychothérapie afin d’aider Christiane à (ré)investir son psychosoma autrement
que sous l’égide de la douleur.

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252
Conclusion
Comme indiqué dès l’introduction, ce recueil de cas cliniques s’est efforcé de
donner un aperçu de nombreuses formes de la souffrance subjective ordinaire-
ment rencontrées par les cliniciens – psychologues et/ou psychiatres. Bien qu’il
existe indubitablement d’autres formes, mineures, majeures, ou très complexes,
et bien qu’en dernier ressort la souffrance s’avère et demeure éminemment
singulière, au-delà de toute expertise sémiologique, diagnostique, structurale,
voire psychanalytique destinée à en rendre compte. La clinique, et la clinique
psychopathologique, est et reste, à chaque fois et à chaque rencontre, de l’ordre
de l’inédit et de l’inattendu. Aussi, un tel ouvrage consacré à la clinique ne saurait
appeler à une conclusion, aussi ouverte soit-elle.

Nous nous contenterons donc d’indiquer qu’en aucun cas cet ouvrage ne
peut se substituer, dans la formation estudiantine et/ou professionnalisante, à
la formation théorique et plus encore à la pratique, soit la rencontre avec l’autre
en souffrance, rencontre éminemment singulière. L’expérience clinique propre
est, comme chacun le sait, irremplaçable. Tout au plus ce recueil peut-il donc
constituer un temps, dans un parcours de formation, voire de professionnali-
sation, un outil, l’apprentissage d’une méthode, tout du moins les bases et les
incontournables de la méthode clinique d’appréhension de la psychopathologie.
Celle-ci peut se résumer de la manière suivante : au-delà de la symptomatologie
manifeste présentée par le sujet (qu’il importe a minima de repérer) mais afin de
la comprendre, il importe au psychopathologue-clinicien de se pencher sur les
modalités d’organisation de la personnalité et de fonctionnement psychique du
sujet, en regard de sa psychogenèse. Néanmoins, c’est essentiellement l’analyse
des conditions et modalités intersubjectives de la rencontre clinique qui orien-
tera et guidera le clinicien tant dans la compréhension psychodynamique des
souffrances affectives du patient que dans la conduite de la relation (psycho-)
thérapeutique avec lui.

Enfin, au-delà de l’intérêt formateur de ces études cliniques sur le plan indivi-
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

duel, nous espérons que celles-ci pourront également contribuer à promouvoir


le débat et la discussion entre spécialistes et professionnels œuvrant dans
le vaste champ de la psychopathologie, lesquels, malgré leurs différences de
pensée comme de pratique, ont en commun le souci de l’autre et le souci de lui
permettre, si telle est sa demande, de recouvrer une liberté psychique dégagée
des entraves symptomatiques. Bien évidemment cela ne saurait faire oublier
combien la pathologie, à travers ses formes et déclinaisons plurielles, a profon-
dément une valeur et une fonction salvatrices dans l’économie psychique du

255
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

sujet. Aussi terminerons-nous ce recueil en rappelant d’une part avec McDougall


(1978) la nécessité d’un certain « plaidoyer pour une certaine anormalité »,
d’autre part avec Fédida (20011), combien la psychopathologie, fût-elle souf-
france, demeure fondamentalement l’expression de la vie psychique, l’expression
d’une subjectivité.

1. Fédida exprimait cette idée à propos de la dépression, mais nous pouvons évidemment l’envi-
sager plus largement, c’est-à-dire pour toute autre forme de souffrance psychique.

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265
Index des notions
A – d’abandon 153
abandon 134, 240 – de castration 47, 49, 59, 60, 74,
abus sexuels 238, 245 145, 152, 171, 172, 183
accès maniaque 74, 190 – de mort 172, 222, 234
actualité 14 angoisses 237, 243
adolescence 70, 91, 106, 111, 126, 135, angoisses
154, 201, 202, 203, 243 – archaïques 156, 219, 236
affect 62, 85, 92, 107, 113, 129, 155, 167, – de la séparation 245
183, 227, 228, 230, 235 – de morcellement 192, 204
agir 15, 35, 59, 73, 87, 92, 100, 108, 112, – de perte 100, 108, 156
158, 166, 171, 221, 233, 234 – de perte d’objet 74, 134
– sexuel 48, 57, 172 – de séparation et d’abandon 243
agirs somatiques 99 – de séparation-individuation 112
agirs violents 126 – d’intrusion-persécution 184
agonies primitives 203, 218 anorexie mentale 15
agressions 245 antipsychiatrie 23
agressivité 93 antœdipienne 170, 172
– orale 75, 79 appareil psychique familial 223
aire transitionnelle 25 après-coup 202
alliance thérapeutique 250 archaïque 27, 35, 74, 108, 110, 128, 161,
altérité 203, 222 166, 172, 183, 202, 206, 227, 234, 235
ambivalence 167, 179, 190, 200 attouchements sexuels 240, 246
– amour/haine 180 autisme 31
aménagement pervers 135, 148 autoaccusation 86, 91
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anaclitique 73, 88, 98, 133, 153 autodépréciation 86


anaclitisme 147, 231
B
analité 57, 58, 60, 61, 178, 181
belle indifférence 43, 45
angoisse 25, 35, 42, 43, 51, 79, 90, 106,
107, 110, 128, 134, 143, 148, 155, 169, bizarrerie 167, 189
180, 183, 194, 201, 208, 209, 217, 218, bouffée délirante 74
227, 230
– anale 183

267
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

C D
ça 47, 170, 205 décompensation 26, 27, 33, 87, 97, 100,
carences 241 198, 199, 200, 201, 207, 229, 231
– narcissiques 71 dédoublement des imagos 90
castration 58, 60, 171 défaut d’accordage 217
– narcissique 90 défenses 35, 251
causalité circulaire 96 défi 181
classification 23, 29 délire 142, 144, 168, 171, 174, 180, 189,
200, 205
clivage 26, 73, 88, 135, 140, 142, 144,
146, 191, 247, 251 – de persécution 198
– de l’objet 204 – mystique 173
complément phallique 169 demande 51, 125, 157, 158, 209, 223,
235, 255
complexe de la mère morte 99
dénégation 60, 70, 73
complexe œdipien 58
déni 23, 28, 108, 126, 128, 129, 133, 134,
compulsion 87
144, 167, 169, 171, 173, 174, 183, 185,
– de répétition 19, 51, 88 204, 205, 218, 247, 251
conduites alimentaires 168 dépendance 70, 88, 93, 130, 132, 133,
conflit 25, 35, 41, 45, 47, 84, 169, 201 147, 154, 184, 192, 206, 219, 231
– ça/surmoi 49 – affective 243
– œdipien 78 dépersonnalisation 199, 201
confusion 221 déplacement 45, 47, 49, 60, 109
consultation psychologique 21 dépression 14, 26, 27, 69, 85, 89, 90,
contre-transfert 23, 32, 76, 132, 154, 96, 100, 148, 243
207, 237 – de type mélancoliforme 86
contrôle 129, 155, 156, 179 – de type mélancolique 86
conversion 43, 45, 47, 90, 100, 143, 227 – masquée 96
– des affects 49 déréalisation 44, 201
création 137, 140, 143 désir homosexuel 182
crise 51, 169, 173, 192 désir œdipien 70, 202
– adolescente 28 désirs incestueux 100
crises d’angoisse 237 désirs sexuels 47
culpabilité 41, 46, 61, 107, 126, 136, 143, désorganisation 76, 129, 134, 166, 169,
182 195, 198, 231, 233
culture 41 destructivité 15, 79
cure 28 détachement 42, 86, 168, 200, 207

268
Index des notions

deuil 42, 44, 75, 88, 146 érogénéité 57


– originaire 79 érotisme narcissique 172
– pathologique 89 état-limite 14, 26, 27, 34 65, 68, 91,
dévalorisation 142 130, 135
diagnostic 20, 24, 42, 44, 69, 85, 96, état opératoire 231
106, 140, 167, 178, 189, 190, 194, 198, étayage 74, 76, 93, 97, 98, 101, 130, 131,
228 133, 146, 231, 250, 251
– pathologique 23, 58 éthique 31
– structurel 24 étrangeté 191, 194, 199
– symptomatique 22, 24 événement 98, 202, 229
– symptomatologique 180 – traumatique 13, 42
différence des générations 134
évitement 43, 46, 47, 68, 70, 88, 130,
différence des sexes 134 217
différence des sexes et des expérience délirante primaire 201
générations 218
expertise psychologique 21
différence sexuelle 70
différenciation 74, 132, 234 F
– moi/non-moi 72, 132 fantasme 77, 78, 79, 112, 142, 172
– sexuelle 171 – archaïque 234
discordance 167, 189, 199 fantasmes homosexuels 182
dispositifs 21 fantasmes originaires 73
dissociation 26, 142, 189, 199, 205 faux self 14, 25, 130, 169
double-bind 194 féminin 56
double narcissique 87, 169, 172 féminité 68
douleur 57, 100, 240, 242, 247, 251 fixation 27, 57, 58
doute 129 forclusion 90, 170, 206, 221
E formation réactionnelle 182
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

empathie 76, 156, 184 froideur 86


emprise 57, 111, 141, 144, 147, 153, 154, fusion 88, 112
156, 173, 206, 218
G
– perverse 130
générationnel 221
environnement 15, 130, 133, 169, 215
génital 92, 171
– parental 246
génitalité 60, 87, 109
épreuves projectives 127
équation symbolique 111

269
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

H individuation 217
hallucinations 42, 44, 46, 50, 200 infantile 14
harcèlement 245 intellectualisation 60, 126, 129, 179
histoire intergénérationnelle 87 interactions précoces 244
homosexualité 141, 142, 143, 144, 172 interdit 135
honte 73, 107, 219, 221 interprétations 19
hyperactivité 107 introjection du mauvais objet 90
hypertrophie du moi 180 intrusion 110
hypocondriaques 242 isolation 60
hypocondrie 90, 243
K
hystérie 39, 44, 56, 234
kleptomanes 43
– archaïque 227, 230, 234
L
I
latence 59, 73
idéal du moi 70, 73
libido 106, 109
idéalisation 128, 129, 146
lien à l’objet 92, 192
identification 146, 171, 232
lien d’attachement 248
– narcissique 91, 232
limite 127, 140, 144, 169, 170, 242
– projective 133, 134, 235
loi 133, 170, 171, 181
– secondaire 72
identité 203 M
– masculine 59 maîtrise 72
– primaire 72, 111, 234 – du lien 130
– psychosexuelle 56 maladie somatique 245, 247
– sexuelle 111, 140 maltraitances 240
imago 50, 77, 113, 128, 133, 154, 170, 172 manifestations 243
immaturité affective 70, 73, 154 manque d’affects 86
impénétrabilité 167, 168 masculin 56, 60, 88
inceste 61, 221 masculinité 59
incestuel 170, 202, 221 masochisme érogène 249
inconscient 27, 28, 47, 233 mauvais objet 184, 205
– amential 233, 247 mécanismes 42, 156
indifférenciation 192, 203, 206 – de défense 25, 49
indistinction moi/non-moi 111 méfiance 180

270
Index des notions

mégalomanie 180 – partiel 129


mélancolie 25, 86 – primaire 112, 173, 202
mentalisation 79, 99, 112, 208, 230 objets internes 130, 132
mépris 156 obsession 57, 107
mère morte 113 obsessionnalité 184
mise en sens 251 obsessionnelle 143
moi 15, 47, 59, 73, 90, 110, 140, 153, 170, obsessions-compulsions 45, 56, 182
203, 208, 217, 245 omnipotence 156
moi-peau 204, 222 oralité 109
moi-plaisir 205 organisation de type limite 100
moïque 204
organisation psychique 20
morcellement 180, 183, 201
organisation psychologique 22
mutisme 24, 191
P
N pacte dénégatif 220
narcissisme 15, 25, 26, 34, 56, 59, 71,
paranoïa 143, 178, 184, 188, 198
87, 113, 135, 140, 153, 191
paranoïde 198
négation 183
passage à l’acte 28, 60, 126, 130, 134,
névrose 14, 25, 34, 35, 42, 44, 58, 69,
185
141, 143
– suicidaire 93
– de caractère 100, 230
passivité 240
– de comportement 100
pathologie 42, 69, 85, 96, 106, 126,
– hystérique 42
140, 167, 178, 189, 198, 228
– narcissique 26
– schizophrénique 168
– obsessionnelle 45, 56, 58, 59,
pathologies narcissiques 14
60, 143, 178
pensée opératoire 99
– traumatique 229
Nom-du-Père 145, 170, 206 perméabilité des limites 245
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

persécution 126, 168, 178, 180, 183,


non-moi 245
200, 205
O personnalité narcissique 26, 130
objet 73, 88, 248 personnalités as-if 14
– de secours 247 perte 42, 49, 50, 72, 94, 98, 108, 110
– maternel 174 – de l’objet 44, 77, 91, 112
– maternel primaire 172 – des limites 128
– mauvais 204 pervers 129, 144, 163, 168, 173

271
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

perversion 34, 56, 57, 59, 125, 140, 141, R


143, 146, 152, 166, 168, 178, 181, 184 rationalisation 179
– narcissique 152, 153 réalité 241
phallus 47, 145, 172 – externe 13, 14
phobie 43, 47, 143 – interne 14
polyfactorialité 31 – traumatique 238
position dépressive 25, 79, 91 refoulement 27, 45, 49, 143, 179, 183,
principe de réalité 51 227
problématique de limites 243 régression 87, 109, 172
problématique fusionnelle 250 relation à l’autre 141
problématique sadique-anale 140, 143 relation à l’objet 25, 88, 146
processus autocalmants 112 relation anaclitique 93, 100
projection 46, 135, 140, 142, 183, 204 relation d’emprise 144, 221
pronostic 20, 24, 173, 194, 207 relation d’objet 25, 47, 50, 98

psychodynamique 20 – triangulaire 49
relation dyadique 78
psychogenèse 26, 79, 91, 184
relation objectale 153
psychogénétique 20
renversement passif-actif 155, 182
psychopathie 125
répétition 92, 205, 249
psychose 25, 27, 34, 69, 130, 140, 141,
148, 163, 166, 188, 194, 205, 219 répétitions agies 90

– infantile 213 représentation 45, 49, 71, 90, 100, 129,


208, 232, 251
– maniaco-dépressive 31
– sexuelle 183, 227
– paranoïaque 178, 180
répression 90, 228, 247
psychosoma 242, 247, 248, 250, 251
résistance 92, 157, 223
psychosomatique 242, 243
retour du refoulé 46
psychothérapie 19, 238, 250
retournement 128, 133, 233
– verbale 24
– pulsionnel 183
pulsions 73, 233 – sur l’objet 183
– agressives 154 retrait 46, 69, 110, 167, 168, 191, 199, 218
– homosexuelles 183 rituels 168, 191
– incestueuses 91 rivalité 46, 181
– sexuelles 42, 182 roman familial 146
Rorschach 127

272
Index des notions

S tendances suicidaires 86
sadisme 79 tiers 203
scénario pervers 145 – séparateur 77
schizophrénie 31, 168, 188, 190, 193, topique 20, 25, 28, 47, 204, 205
198, 201, 206, 244 – du clivage 28
séduction 43, 48, 49, 61, 126, 131, 132, toute-impuissance 135
194
toute-puissance 156, 168, 180, 206
– narcissique 135, 202, 203
traces 242
sémiologie 22, 23, 24, 30, 230
transfert 19, 28, 32, 50, 51, 62, 75, 76,
sentiment d’étrangeté 72 92, 113, 147, 184, 209, 235, 250
séparation 78, 97, 130, 157 transgénérationnel 110
séparation-différenciation 217 transgression 141, 144, 171, 221
séparation-individuation 77, 242 trauma 88, 247
sex-addict 240 – sexuel 241
sexualité 48 traumatique 215, 220
– génitale 25, 49, 58, 68, 69, 71, 91
traumatisme 87, 90, 100, 202, 245
soi grandiose 26
– primaire précoce 241
somatisation 28
– psychique primaire 244, 246
sophrologie 251
triangulation 58, 77
structuration 15, 26, 27
troubles des conduites alimentaires
structure 28, 29, 34 106
– mentale 25 troubles obsessionnels 181
subjectivation 15 troubles somatiques 45, 85, 89, 96,
sublimation 73, 140, 198, 205 106, 143, 227, 237
subversion libidinale 233
suicide 222
V
vide 72, 110, 113, 193, 203, 218
surmoi 47, 61
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vie opératoire 243


surmoïque 42, 46
violence 15, 129
symbiose 202, 231
symbolisation 205 – sexuelle 130, 134

syndrome d’automatisme mental 200

T
TAT 127, 128
tendances sadomasochistes 153

273
Index des noms propres
A Carton S. 102
Andréas-Salomé L. 60 Célérier M.C. 113, 143, 232, 236
André J. 52, 53, 80, 111 Célestin-Lhopiteau I. 251
Ansermet F. 33 Chabert C. 102, 137, 209
Anzieu D. 222 Chahraoui K. 251
Aulagnier P. 148, 209 Chartier J.-P. 29, 174
Azoulay C. 209 Ciccone A. 28, 80, 159, 223
Clérambault de G. 210
B
Cohen de Lara A. 62
Balier C. 131, 135, 136
Corcos M. 102, 114
Balint M. 192, 233
Cournut J. 112
Baste N. 251
Couvreur C. 62, 114
Bateson G. 209
Crocq L. 229
Beauchesne H. 30
Bergeret J. 25, 27, 80, 93, 94, 102, 172, D
174, 175, 234, 242, 251 David 98
Besson J. 195 Dayan M. 174
Bion W. 236 Debray R. 231, 236
Bioy A. 251 Decherf G. 223
Birraux A. 52 de Clérambault G. 200
Bonnet G. 148 Dejours C. 28, 100, 102, 233, 236, 243,
Bouvet M. 25, 56, 57, 62 247, 251
Brelet-Foulard F. 102 de M’Uzan M. 98, 228
Breuer J. 52 Denis 52
Dolto F. 19
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

Brusset B. 25, 62, 90, 102, 113


Burlou G. 251 Dorey R. 62, 186
Burloux G. 102 Dumet N. 94, 102, 114, 140, 148, 236,
247, 250, 251
C
Caillot J.-P. 223 E
Caïn J. 236 Eiguer A. 153, 159, 221
Calamote E. 251 Estellon V. 80, 240, 252
Carel N. 100, 221

275
16 cas cliniques en psychopathologie de l’adulte

F K
Fain M. 28, 98 Kaës R. 220, 223
Faure-Pragier S. 148 Kernberg O. 26, 80, 137
Fédida P. 90, 102, 236, 256 Kestemberg E. 159
Fénichel 172 Khan M. 132, 137, 148
Ferenczi S. 246 Klein M. 79, 80
Ferragut E. 252 Kristeva J. 93
Ferrant 28, 80
L
Fine A. 114
Lacan J. 145, 170, 186, 206
Flament M. 114
Laing R. 23
Freud S. 25, 52, 56, 57, 59, 62, 91, 93,
Lanouzière J. 52
140, 142, 148, 152, 186, 201, 210, 229
Laplanche J. 15
G Le Poulichet S. 252
Garrabe J. 195 L’Heureux-Le-Beuf D. 249
Gillibert J. 195
Gimenez G. 174
M
Magistretti P. 33
Godfrind J. 28, 209
Mahler M.S. 223
Gortais J. 209
Marinov V. 62, 114
Green A. 52, 80, 93, 99, 113
Marty F. 90, 98, 100, 228, 230, 231,
Grivois H. 174
236, 252
Grunberger B. 25, 159
Marty P. 242, 243
H McDougall J. 90, 114, 148, 227, 234, 237,
Harrus-Revidi G. 52 256
Hochmann J. 210 Ménéchal J. 52, 55, 57, 62
Houser M. 242, 251 Mijolla-Mellor S. 186
Hurni M. 159 N
I Neau F. 159
Igoin L. 114 P
Ionescu E. 24, 30 Palo Alto 192
J Pankow G. 174, 195, 223, 224
Janin C. 252 Parat C. 228
Jeammet P. 114, 153, 159, 209 Pedinielli J.-L. 148, 174

276
Index des noms propres

Perrier F. 141 Searles H. 19, 195


Perrier J. 148 Sechehaye M.A. 195
Pirlot G. 148, 236 Spitz R. 203
Stoller R. 148
R
Stoll G. 159
Racamier P.C. 19, 79, 170, 190, 195, 202,
206, 210, 218 Swzec G. 112
Resnik S. 19, 174 T
Richard F. 52 Tausk V. 210
Roman P. 125, 137 Tustin F. 224
Rosenberg B. 249, 252 Tychey C. de 148
Rosenfeld H. 174, 195
Roussillon R. 14, 28, 159, 244
V
Vindreau C. 114
Rubin G. 110
Ruffiot A. 224 W
Widlöcher D. 93
S
Winnicott D.W. 15, 19, 25, 79, 101, 192,
Sami-Ali 228, 232
203
Sapir M. 232
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