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P S Y C H O S U P

45 commentaires
de textes fondamentaux
en psychopathologie
psychanalytique

Sous la direction de
Jean-Yves Chagnon
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Préface de © Dunod | Téléchargé le 11/03/2021 sur www.cairn.info (IP: 196.89.135.67)

Jacques Hochmann
Illustration de couverture : Franco Novati
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© Dunod, Paris, 2012


ISBN 978-2-10-058356-0
Liste des auteurs
Sous la direction de :

Jean-Yves CHAGNON Professeur de psychologie clinique et de psycho-


pathologie à l’Université Paris 13-Nord, psychologue et
psychanalyste

Avec la collaboration de :

Eric BIDAUD Maître de conférences HDR à l’Université Paris


13-Nord
Geneviève BRÉCHON Maître de conférences en psychologie clinique à l’Uni-
versité François Rabelais de Tours, psychologue et thé-
rapeute familiale
François-David CAMPS Doctorant, chargé d’enseignement à l’Université Paris
Descartes et à l’Université Paris Ouest-Nanterre La
Défense, psychologue
Jean-François CHIANTARETTO Professeur de psychopathologie à l’Université Paris
13-Nord, psychologue, psychanalyste
Aline COHEN DE LARA Professeur de psychologie de l’enfant et de l’adolescent
à l’Université Paris 13-Nord, psychanalyste
Joël CROAS Chargé d’enseignement et chercheur associé au LPCP
(EA 4056), Université Paris Descartes, Paris Sorbonne
Cité, psychologue clinicien
Didier DRIEU Maître de conférences en psychologie clinique et
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pathologie, CERReV, Université de Caen, psychologue
clinicien, psychanalyste
Clara DUCHET Maître de conférences en psychologie clinique à l’Uni-
versité Paris Descartes, psychologue clinicienne, psy-
chanalyste
Vincent ESTELLON Maître de conférences en psychopathologie clinique
à l’Université Paris Descartes, psychiatre et psychana-
lyste
Isabelle GERNET Maître de conférences en psychologie clinique à l’Uni-
versité Paris Descartes, psychologue clinicienne
Philippe GIVRE Maître de conférences en psychologie clinique à l’Uni-
versité Paris Diderot, psychologue, psychanalyste
Maïa GUINARD Maître de conférences en psychologie clinique à l’Uni-
versité Lyon 2, psychologue clinicienne
Ferodja HOCINI Psychiatre, psychanalyste, membre du CILA (Collège
International de l’Adolescence)
IV 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

Florian HOUSSIER Maître de conférences HDR à l’Université Paris


Descartes, psychologue et psychanalyste
Caroline HURVY Maître de conférences HDR en psychologie clinique à
l’Université de Caen-Basse Normandie, psychologue et
psychothérapeute
Fabien JOLY Docteur en psychopathologie fondamentale et psycha-
nalyse, Université Paris Diderot, psychologue, psycha-
nalyste (Dijon)
Nathalie DE KERNIER Maître de conférences en psychopathologie à l’Uni-
versité Paris Ouest-Nanterre La Défense, psychothéra-
peute
Alberto KONICHECKIS Professeur de psychologie clinique et psychopatho-
logie à l’Université Paris Descartes, psychologue clini-
cien, psychanalyste
Estelle LOUËT Maître de conférences en psychologie clinique et psy-
chopathologie (EA 4056) à l’Université Université Paris
Descartes, psychologue clinicienne, Service de psy-
chiatrie de l’enfant et de l’adolescent du G.-H. Pitié-
Salpêtrière
François MARTY Professeur de psychologie clinique et psychopatho-
logie à l’Université Paris Descartes, PRES Paris Sorbonne
Cité, psychologue, psychanalyste
Catherine MATHA Maître de conférences en psychologie clinique et psy-
chopathologie à l’Université Paris 13-Nord, psycho-
logue clinicienne, psychanalyste
Sylvain MISSONNIER Professeur de psychologie clinique de la périnatalité à
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l’Université Paris Descartes, Paris Sorbonne Cité, direc-
teur du laboratoire PCPP (EA 4056), psychanalyste
Françoise NEAU Maître de conférences HDR en psychopathologie cli-
nique et psychanalyse à l’Université Paris Diderot, psy-
chologue, psychanalyste
Olivier OUVRY Maître de conférences en psychologie clinique à l’Uni-
versité Paris 13-Nord, psychiatre, psychanalyste
Marie-Christine PHEULPIN Maître de conférences en psychologie et psychopatho-
logie clinique à l’Université Paris 13-Nord, psychologue
clinicienne, psychothérapeute, Hôpital Sainte-Anne
(Paris)
Jean-Pierre PINEL Professeur de psychopathologie sociale à l’Université
Paris 13-Nord, psychologue, analyste de groupe et
d’institution
Liste des auteurs V

François POMMIER Professeur de psychopathologie à l’Université Paris


Ouest-Nanterre La Défense, psychiatre et psychana-
lyste
Magali RAVIT Maître de conférences en psychologie et psychopatho-
logie clinique à l’Université Lyon 2, psychologue clini-
cienne, expert près la Cour d’Appel de Lyon
Teresa REBELO Maître de conférences en psychologie clinique et psy-
chopathologie à l’Université de Rouen, psychologue,
psychanalyste
Philippe ROBERT Maître de conférences HDR en psychologie clinique à
l’Université Paris Descartes
Hélène SUAREZ-LABAT Docteur en psychologie clinique, Université Paris
Descartes, psychologue clinicienne, psychanalyste
Anne TASSEL Maître de conférences à l’Université Paris Diderot, psy-
chologue et psychanalyste
Claude DE TYCHEY Professeur de psychologie clinique à l’Université de
Lorraine
Benoît VERDON Professeur de psychologie clinique et psychopathologie
à l’Université Paris Descartes, Paris Sorbonne Cité, psy-
chologue clinicien, psychanalyste
Catherine Maître de conférences en psychologie clinique à l’Uni-
WEISMANN-ARCACHE versité de Rouen, psychologue et psychanalyste.
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Table des matières
PRÉFACE XIII

INTRODUCTION 1

PARTIE 1
ADULTES

1 SIGMUND FREUD,
« LES NÉVROPSYCHOSES DE DÉFENSE » (1894)
« NOUVELLES REMARQUES SUR LES NÉVROPSYCHOSES DE DÉFENSE » (1896),
ŒUVRES COMPLÈTES, PSYCHANALYSE, VOL. III, PARIS, PUF, 1-18 ET 121-146 17

2 SIGMUND FREUD,
« LE PRÉSIDENT SCHREBER », IN REMARQUES PSYCHANALYTIQUES SUR UN CAS
DE PARANOÏA (DEMENTIA PARANOÏDES) DÉCRIT SOUS FORME AUTOBIOGRAPHIQUE
(1911), PUF, COLL. « QUADRIGE », 1995, 3e ÉD. 2004 25

3 SIGMUND FREUD,
« DEUIL ET MÉLANCOLIE » (1917), ŒUVRES COMPLÈTES, PSYCHANALYSE,
VOL. XIII (1914-1915), PARIS, PUF, 3e ÉD. CORRIGÉE, 2005, 261-280 35

4 KARL ABRAHAM,
« LES ÉTATS MANIACO-DÉPRESSIFS ET LES ÉTAPES PRÉGÉNITALES D’ORGANISATION
DE LA LIBIDO » (1924), IN DÉVELOPPEMENTS DE LA LIBIDO, ŒUVRES COMPLÈTES II,
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PAYOT, 1965, 170-210 45

5 SÁNDOR FERENCZI,
« CONFUSION DE LANGUE ENTRE LES ADULTES ET L’ENFANT.
LE LANGAGE DE LA TENDRESSE ET DE LA PASSION (1933) », IN PSYCHANALYSE
4 ŒUVRES COMPLÈTES, T. IV : 1927-1933, PAYOT, 1982, 125-135 55

6 JACQUES LACAN,
« D’UNE QUESTION PRÉLIMINAIRE À TOUT TRAITEMENT DE LA PSYCHOSE » (1958),
IN ÉCRITS, LE SEUIL, 1966, 531-583 65

7 WILFRED R. BION,
« DIFFÉRENCIATION DES PERSONNALITÉS PSYCHOTIQUE ET NON PSYCHOTIQUE »
(1957) ; « ATTAQUES CONTRE LA LIAISON » (1959), IN RÉFLEXION FAITE,
PUF, 1983, 51-73 ET 105-123 75

8 PIERRE MARTY,
« LA “PENSÉE OPÉRATOIRE” », EN COLL. AVEC M. DE M’UZAN,
REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE, 1963, T. XXII, N° SPÉCIAL, 345-356
VIII 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

« LA DÉPRESSION ESSENTIELLE », REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE, 1968,


T. XXXII, N° 3, 595-598 85

9 JEAN BERGERET,
« LES ÉTATS LIMITES. RÉFLEXIONS ET HYPOTHÈSES SUR LA THÉORIE DE LA CLINIQUE
ANALYTIQUE », REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE, 1970, 4, 601-633 95

10 DONALD WOODS WINNICOTT,


« LA CRAINTE DE L’EFFONDREMENT » (NON DATÉ), IN LA CRAINTE
DE L’EFFONDREMENT ET AUTRES SITUATIONS CLINIQUES (1989), PARIS,
GALLIMARD, 2000, 205-216 105

11 PAUL-CLAUDE RACAMIER,
« LES PARADOXES DES SCHIZOPHRÈNES » (1978), RFP, N° 5-6, P. 877-969
LES SCHIZOPHRÈNES, PAYOT ET RIVAGES, 2001 111

12 ANDRÉ GREEN,
« LA MÈRE MORTE » (1980), IN NARCISSISME DE VIE, NARCISSISME DE MORT
(1983), PARIS, ÉDITIONS DE MINUIT, 222-253 119

13 JOYCE MC DOUGALL,
« LA NÉO-SEXUALITÉ EN SCÈNE », « SCÉNARIOS SUSPENDUS : ENTRE FANTASME,
DÉLIRE ET MORT » (1980), IN THÉÂTRE DU JE, GALLIMARD, 1982,
209-224 ET 225-240 129

14 ROGER DOREY,
« LA RELATION D’EMPRISE » (1981), NOUVELLE REVUE DE PSYCHANALYSE,
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N° 24, 1981, 117-140 139

15 RENÉ ROUSSILLON,
« TRAUMATISME PRIMAIRE, CLIVAGE ET LIAISON PRIMAIRES NON SYMBOLIQUES »
(1999), IN AGONIE, CLIVAGE ET SYMBOLISATION, PARIS, PUF, 1999, 9-34 147

PARTIE 2
ENFANTS

16 SIGMUND FREUD,
« ANALYSE DE LA PHOBIE D’UN GARÇON DE CINQ ANS (LE PETIT HANS) » (1909),
IN ŒUVRES COMPLÈTES. PSYCHANALYSE, T. IX, 1-130 159

17 MÉLANIE KLEIN,
« CONTRIBUTION À L’ÉTUDE DE LA PSYCHOGÉNÈSE DES ÉTATS MANIACO-DÉPRESSIFS »
(1934), IN ESSAIS DE PSYCHANALYSE, PAYOT, 1982, 311-340. « NOTES SUR
Table des matières IX

QUELQUES MÉCANISMES SCHIZOÏDES» (1946), IN DÉVELOPPEMENTS DE


LA PSYCHANALYSE, PUF, 1980, 274-300 169

18 RENÉ A. SPITZ,
« MALADIES DE CARENCE AFFECTIVE CHEZ LE NOURRISSON » (1965),
« LES EFFETS DE LA PERTE DE L’OBJET : CONSIDÉRATIONS PSYCHOLOGIQUES »
(1965), IN DE LA NAISSANCE À LA PAROLE, PARIS, PUF, 1979, CHAP. XIV
ET XV, 206-225 179

19 MARGARET MAHLER,
« ON CHILD PSYCHOSIS AND SCHIZOPHRENIA : AUTISTIC AND SYMBIOTIC INFANTILE
PSYCHOSES », THE PSYCHOANALYTIC STUDY OF THE CHILD, 1952, VII, 286-305,
« LA THÉORIE SYMBIOTIQUE DE LA PSYCHOSE INFANTILE » (CHAP. 2, P. 41-70),
« NOTES DIAGNOSTIQUES » (CHAP. 3, P. 71-84), IN PSYCHOSE INFANTILE, PARIS,
PAYOT, COLL. « PETITE BIBLIOTHÈQUE », 1973 187

20 DONALD WOODS WINNICOTT,


« LA TENDANCE ANTISOCIALE » (1956), IN DE LA PÉDIATRIE À LA PSYCHANALYSE,
PARIS, PAYOT, 1969, 145-158 197

21 ANNA FREUD,
« ÉVALUATION DU DÉVELOPPEMENT NORMAL DURANT L’ENFANCE » (CHAP. III,
P. 42-85), « ÉVALUATION DU PATHOLOGIQUE (I) CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES »
(CHAP. IV, P. 86-118), IN LE NORMAL ET LE PATHOLOGIQUE CHEZ L’ENFANT,
1965, PARIS, GALLIMARD, 1968 205

22 RENÉ DIATKINE,
« DU NORMAL ET DU PATHOLOGIQUE DANS L’ÉVOLUTION MENTALE DE L’ENFANT
(OU DES LIMITES DE LA PSYCHIATRIE INFANTILE) », LA PSYCHIATRIE DE L’ENFANT,
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1967, VOL. X, 1, 1-42 215

23 SERGE LEBOVICI ET DENISE BRAUNSCHWEIG,


« À PROPOS DE LA NÉVROSE INFANTILE », LA PSYCHIATRIE DE L’ENFANT, 1967,
VOL. X, 1, 43-122 225
© Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

24 RENÉ DIATKINE,
« L’ENFANT PRÉPSYCHOTIQUE », LA PSYCHIATRIE DE L’ENFANT, 1969,
VOL. XII, 2, 413-446 235

25 MICHEL FAIN,
« PRÉLUDE À LA VIE FANTASMATIQUE », REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE,
XXXV, 2-3, 1971, 291-364 243

26 DONALD MELTZER,
« LA PSYCHOLOGIE DES ÉTATS AUTISTIQUES ET DE L’ÉTAT MENTAL
POST-AUTISTIQUE » (1975), IN EXPLORATIONS DANS LE MONDE DE L’AUTISME
(1980, 2002), PAYOT, CHAP. II, 23-51 253
X 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

27 ROGER MISÈS,
« RÉVISION DES CONCEPTS D’ARRIÉRATION ET DE DÉBILITÉ MENTALE » (CHAP. 4,
129-167), IN CINQ ÉTUDES DE PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT, TOULOUSE,
PRIVAT, 1981 263

28 FRANCES TUSTIN,
« LES OBJETS AUTISTIQUES » (1980),« LES FORMES AUTISTIQUES » (1984),
LIEUX DE L’ENFANCE (APPROCHE PSYCHANALYTIQUE DE L’AUTISME INFANTILE),
N° 3, 1985, 199-220 ; 221-246 273

29 ROGER MISÈS,
« REPÈRES CLINIQUES ET PSYCHOPATHOLOGIQUES » (CHAP. 1, 11-44),
« ESQUISSE DES RISQUES ÉVOLUTIFS » (CHAP. 2, 45-63), IN LES PATHOLOGIES
LIMITES DE L’ENFANCE, PUF, 1990 283

30 PAUL DENIS,
« LA DÉPRESSION CHEZ L’ENFANT : RÉACTION INNÉE OU ÉLABORATION ? »,
LA PSYCHIATRIE DE L’ENFANT, 1987, XXX, 2, 301-328 291

PARTIE 3
ADOLESCENTS

31 SIGMUND FREUD,
« LES RECONFIGURATIONS DE LA PUBERTÉ » (1905), TROIS ESSAIS SUR LA THÉORIE
SEXUELLE, IN ŒUVRES COMPLÈTES, VI, PARIS, PUF, 2006, 145-181 303

32 ANNA FREUD,
« ON ADOLESCENCE », THE PSYCHOANALYTIC STUDY OF THE CHILD, 13, 1958,
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255-278 « L’ADOLESCENCE », IN L’ENFANT DANS L’ADOLESCENCE, PARIS,
GALLIMARD, 1976, 244-266 313

33 ÉVELYNE KESTEMBERG,
« L’IDENTITÉ ET L’IDENTIFICATION CHEZ LES ADOLESCENTS. PROBLÈMES THÉORIQUES
ET TECHNIQUES », LA PSYCHIATRIE DE L’ENFANT, VOL. 5, N° 2, 1962, 441-522 323

34 PETER BLOS,
« THE SECOND INDIVIDUATION PROCESS », THE PSYCHOANALYTIC STUDY
OF THE CHILD, 22, 1967, 162-186 ; « ADOLESCENCE ET SECOND PROCESSUS
D’INDIVIDUATION », IN PERRET-CATIPOVIC M., LADAME F. (ÉD.) (1997),
ADOLESCENCE ET PSYCHANALYSE : UNE HISTOIRE DELACHAUX ET NIESTLÉ,
LAUSANNE, 113-150 333

35 PIERRE MÂLE,
« QUELQUES ASPECTS DE LA PSYCHOPATHOLOGIE ET DE LA PSYCHOTHÉRAPIE
À L’ADOLESCENCE » (1971), IN LA CRISE JUVÉNILE, ŒUVRES COMPLÈTES, PARIS,
PAYOT, T. I, 1982 343
Table des matières XI

36 MOSES LAUFER,
« THE BREAKDOWN » (1983), ADOLESCENCE, 1983, I, 1, 63-70 353

37 BERNARD BRUSSET,
« ANOREXIE ET TOXICOMANIE » (1984), ADOLESCENCE, 1984, 2, 2,
285-314 363

38 JEAN GUILLAUMIN,
« BESOIN DE TRAUMATISME ET ADOLESCENCE. HYPOTHÈSE PSYCHANALYTIQUE
SUR UNE DIMENSION CACHÉE DE L’INSTINCT DE VIE », ADOLESCENCE, 1985,
3, 1, 127-137 373

39 RAYMOND CAHN,
« LES DÉLIAISONS DANGEREUSES : DU RISQUE PSYCHOTIQUE À L’ADOLESCENCE »
(1985), TOPIQUE, 35-36, 1985, 15-205 383

40 ALAIN BRACONNIER,
« LA DÉPRESSION À L’ADOLESCENCE : UN AVATAR DE LA TRANSFORMATION
DE L’OBJET D’AMOUR », ADOLESCENCE, 1986, 4, 2, 263-273 391

41 PHILIPPE GUTTON,
« L’ÉPROUVÉ ORIGINAIRE PUBERTAIRE ET SES REPRÉSENTATIONS », ADOLESCENCE,
1990, 2, 355-367 ;« LA SCÈNE PUBERTAIRE AURA-T-ELLE LIEU ? »,
ADOLESCENCE, 1991, 1, 61-81 399

42 PHILIPPE JEAMMET,
« DYSRÉGULATIONS NARCISSIQUES ET OBJECTALES DANS LA BOULIMIE » (1991),
IN LA BOULIMIE, MONOGRAPHIES DE LA REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE,
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PUF, 1991, 81-104 409

43 ANNIE BIRRAUX,
« L’ÉLABORATION PHOBIQUE » (CHAP. 4, P. 121-165), « LES PHOBIES
ORDINAIRES » (CHAP. 5, P. 167-225), IN ÉLOGE DE LA PHOBIE, PARIS,
PUF, 1994 419

44 PHILIPPE JEAMMET,
« LA VIOLENCE À L’ADOLESCENCE. DÉFENSE IDENTITAIRE ET PROCESSUS
DE FIGURATION », ADOLESCENCE, 1997, 15, 2, 1-26 429

45 CATHERINE CHABERT,
« FÉMININ MÉLANCOLIQUE » (1997), ADOLESCENCE, 1997, 15, 2, 47-55 439
Préface1

Après avoir été portée au pinacle, d’abord aux États-Unis puis, dans les années
soixante, en Europe occidentale, la psychopathologie psychanalytique fait
aujourd’hui l’objet d’attaques violentes, souvent haineuses, qui sortent du cadre
d’un débat d’idées pour prendre l’aspect d’un véritable règlement de comptes.
On n’insistera pas ici sur les causes de ce revirement, sur la responsabilité de
l’arrogance et du dogmatisme d’un certain nombre de psychanalystes, sur la pré-
tention d’autres, formés trop rapidement ou ne s’autorisant que d’eux-mêmes,
à trancher de l’étiologie des troubles mentaux en les attribuant abusivement à
une transmission transgénérationnelle et en tenant aux familles, exclues du soin
de leurs proches, un discours obscur et culpabilisateur, qui s’accompagne sou-
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vent d’un manque de disponibilité à la souffrance d’autrui et d’une absence de
solutions pratiques. On a mis de plus, si l’on peut dire, la psychanalyse à toutes
les sauces et rangé sous sa bannière des pratiques empiriques peu ou mal théori-
sées. Parallèlement, comme le rappelle opportunément J.-Y. Chagnon, le modèle
néolibéral qui a envahi l’économie, la prééminence quasi compulsive du souci
d’évaluer les procédures thérapeutiques et donc la protocolisation de ces pro-
cédures pour faciliter leur mesure ont contribué à l’effacement des références à
l’intériorité du sujet, au sens de ses comportements, aux conflits qui l’habitent.
L’image dominante de l’homme normal comme un auto-entrepreneur rationnel
exclusivement centré sur la maximisation de son profit, le pouvoir reconnu aux
usagers de choisir consciemment leurs modalités de traitement sur un marché
où s’affrontent des approches concurrentielles ne sont guère favorables à une
réflexion sur soi et sur la valeur défensive de ses symptômes. Quand les mêmes
usagers entendent imposer leurs vues jusque dans les organismes de formation
avec des « socles de connaissances théoriques » validés par les pouvoirs publics,
quand une pensée unique, étroitement encadrée par un seul objectif de norma-
lisation, risque de s’établir en caricaturant et en rejetant ce qui l’a précédé, il est
important d’offrir à l’étudiant ce florilège de textes fondateurs, replacés dans
leur contexte et dans leur développement historique. Le lecteur va trouver ici,
clairement résumés, commentés, reliés les uns aux autres et divisés en trois cha-
pitres : l’enfant, l’adolescent et l’adulte, quelques traces marquantes laissées par
l’évolution des idées psychopathologiques depuis Freud et ses premiers élèves à
nos jours. Ce parcours, à soi seul, montre la vitalité d’une élaboration théorico-
pratique, accompagnée de modifications techniques et d’une diversification des

1. Par J. Hochmann, psychiatre et psychanalyste, professeur émérite de psychiatrie à l’université Claude-


Bernard de Lyon et médecin honoraire des hôpitaux de Lyon. Il est, entre autres, l’auteur de La Consolation.
Essai sur le soin psychique (O. Jacob, 1994), Histoire de la psychiatrie (PUF, 2004), Histoire de l’autisme
(O. Jacob, 2009) et Pour soigner l’enfant autiste (O. Jacob, nouvelle édition, 2010).
XIV 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

dispositifs, qui n’a cessé de s’étendre du champ d’abord circonscrit aux névroses
de l’adulte à celui des troubles narcissiques, des états et pathologies limites, des
psychoses, des perversions, des troubles du comportement alimentaires, des
addictions, de la médecine psychosomatique… Il doit inciter l’étudiant à pour-
suivre : d’une part en complétant son information (ce à quoi l’invite les sources
bibliographiques proposées) et d’autre part en se mettant lui-même au travail, là
où le sort voudra l’engager.
L’essence de ce travail, par-delà les différences dans les théories, est la clinique
relationnelle. C’est elle qui est en péril aujourd’hui, c’est elle qu’il faut défendre
par un véritable engagement militant.
Comme Michel Foucault l’a bien montré, la clinique s’est d’abord construite
sur le regard. Le symptôme clinique comme la lésion qui le détermine furent
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d’abord du registre du visuel. Même s’il palpait, percutait ou auscultait, le clini-
cien contemporain de Bichat et de Laënnec, cherchait à prévoir ce que l’autop-
sie révélerait à ses yeux. Aujourd’hui, les moyens modernes d’imagerie ne font
que prolonger cette démarche optique inaugurale. Cette « naissance de la cli-
nique » a très vite orienté la psychiatrie, elle aussi naissante. Si Pinel et Esquirol
en France ou Crichton en Angleterre, en attribuant la folie à un excès des pas-
sions, ont tenté brièvement une écoute à la recherche du sens, leur enseigne-
ment a vite été submergé par une démarche descriptive placée sous le signe
prévalent de la vision. La théorie de la dégénérescence, qui fut, dans la seconde
moitié du XIXe siècle, la grande théorie psychiatrique, rattachait l’ensemble des
troubles mentaux à une tare héréditaire transmise et aggravée tout au long de la
chaîne des générations, qui se manifestait d’abord par des stigmates physiques.
On y adjoignit ensuite des désordres comportementaux (les différentes manies et
phobies) pour constituer une sémiologie minutieuse, mais presque tout entière
transcrite, elle aussi, en termes perceptifs.
La psychopathologie, c’est-à-dire le fait de chercher à comprendre et à expli-
quer psychologiquement ces troubles, de reconnaître en eux une logique, un
enchaînement causal où chaque symptôme s’explique par un lien de filiation
avec une inquiétude et représente une tentative interne pour se protéger d’une
angoisse ou pour résoudre un conflit, s’est établie en réaction contre ce modèle
de la dégénérescence et contre les pratiques ségrégatrices et eugéniques qu’il
avait induites. Si Freud a joué le rôle que l’on sait dans cette réaction (on lui doit
en particulier un remarquable article critique publié en français sur « l’hérédité
dans les névroses »), il a, comme le remarque J.-Y. Chagnon, hésité entre « un
pôle naturaliste » et un « penchant herméneutique ». C’est ce dernier qui l’a
emporté, plus chez Ferenczi que chez Freud, peut-être sous d’autres influences
que le modèle positiviste alors prévalent en médecine et dans les sciences de la
nature. Au même moment, la phénoménologie prenait, en effet, son essor. On
Préface XV

ne se rappelle pas assez que Freud et Husserl, presque exactement contempo-


rains, ont fréquenté, à la même époque, les cours du philosophe Franz Brentano,
initiateur d’une « psychologie empirique » qui ouvrait la voie à la recherche de ce
que Husserl devait appeler « le sens du sens ». Freud s’est rapidement détaché de
Brentano dont le spiritualisme vaguement déiste l’inquiétait. Par contre, il a cité,
à plusieurs reprises et très favorablement, le psychologue munichois Theodor
Lipps, qui est l’initiateur de l’application à la psychologie du concept d’empathie
(en allemand Einfühlung). On a mis longtemps à découvrir cette proximité ainsi
que l’usage freudien du terme d’empathie (généralement traduit, jusqu’il y a peu,
par des périphrases). Lipps considérait qu’il y avait trois modes de connaissance :
la perception qui nous permet de connaître le monde extérieur, l’introspection
qui nous donne accès à notre monde intérieur et l’empathie qui nous permet de
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prendre conscience de l’existence d’une pensée chez autrui et de comprendre les
états mentaux de l’autre (en étant affecté par lui et en l’imitant intérieurement).
Lorsque la psychopathologie s’est développée, que ce soit dans un cadre de réfé-
rence psychanalytique, que ce soit en dehors ou à côté de ce cadre (qui ne saurait
rester unique), elle a explicitement ou implicitement eu recours à l’empathie.
Les grands psychopathologues, freudiens ou non freudiens (comme Minkowski
ou Jaspers), ont tous utilisé une démarche empathique, c’est-à-dire une tentative
pour voir le monde et soi-même en adoptant la perspective de l’interlocuteur,
en se laissant toucher par l’interlocuteur et en utilisant son ressenti en face de
lui pour le comprendre. En rupture avec le primat visuel objectivant, la clinique
psychopathologique s’est ainsi construite à partir du début du xxe siècle sur
l’intersubjectivité. C’est une clinique du lien. Certains ont préféré utiliser la ter-
minologie psychanalytique du transfert et du contre-transfert. D’autres, comme
Sullivan aux États-Unis, ont voulu ériger la psychiatrie en science des relations
interpersonnelles ou, comme Angelo Hesnard en France, promouvoir une « psy-
chanalyse du lien interhumain ». Le psychologue américain d’inspiration phéno-
ménologique, Carl Rogers, a proposé de centrer la démarche psychothérapique
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« sur le client » en faisant du climat empathique entretenu par le thérapeute


l’élément essentiel du traitement. Au même moment et dans les mêmes lieux, à
Chicago, Heinz Kohut créait une école de psychanalyse, la psychologie du soi,
où, à son tour, il faisait de l’environnement empathique l’élément principal du
développement harmonieux de l’enfant. Aujourd’hui ces intuitions, développées
cliniquement par Serge Lebovici, avec la notion d’« empathie métaphorisante »,
sont reprises de manière plus systématique par le champ en pleine expansion
des recherches sur les interactions mère-bébé.
Or au même moment, ressuscitant, en grande partie pour des raisons politico-
économiques, un comportementalisme que les sciences cognitives modernes
s’accordent à considérer comme dépassé, l’empathie disparaît de la boîte à outil
du psychiatre ou du psychologue clinicien. Les nomenclatures actuelles, améri-
XVI 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

caines ou internationales, sous prétexte de favoriser l’accord interjuge et donc la


fiabilité des diagnostics et de permettre ainsi d’entreprendre sur des populations
homogènes des études épidémiologiques et des évaluations de traitements stan-
dardisés, ne connaissent plus que des listes de critères directement observables,
des faits perceptibles et non plus des inférences empathiques. Avec l’exclusion de
toute théorie autre que des modèles naturalistes (largement hypothétiques mais
présentés comme en voie de vérification sinon déjà vérifiés), c’est la recherche
du sens qui est abandonnée. Avec la multiplication des troubles au gré des pres-
sions de tel ou tel groupe qui veut se faire reconnaître comme porteur d’un han-
dicap et en droit d’obtenir des compensations ou des aménagements sociaux,
avec la notion vague de co-morbidité et celle encore plus vague de « trouble non
spécifié autrement », la nouvelle clinique induite par le DSM n’est plus qu’un
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fourre-tout sans saveur ni odeur.
D’où l’importance de cet ouvrage. En revenant aux sources, en montrant
ensuite la multiplicité, la diversité et la fécondité des recherches, il apporte un
démenti à ceux qui ne voient dans la psychanalyse qu’un agrégat obsolète de
vieilles rengaines répétitives issues, il y a cent ans, de l’esprit malade d’un obsédé
sexuel viennois, ou qui décrivent la psychanalyse sous les traits d’une secte into-
lérante, refusant le dialogue et centrée sur la seule quête du profit matériel de ses
membres. Il ne faut pas maintenant s’arrêter là. La psychopathologie, comme le
soutient fortement Daniel Widlöcher, cité ici dans l’introduction, est devenue
plurielle. Comme un premier bornage, le livre que j’ai l’honneur de préfacer
s’est limité à des travaux issus du champ de recherche psychanalytique. Cepen-
dant les sciences cognitives d’une part et, d’autre part, ces grands courants phi-
losophiques que sont la phénoménologie et la philosophie analytique ont aussi
leur partition à tenir. De leur dialogue, de leur rapprochement, sans sombrer
dans un éclectisme désossé, des progrès sont à attendre grâce auxquels une nou-
velle étape pourra s’engager.
1
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SIGMUND FREUD,
« Les névropsychoses de défense »
(1894) « Nouvelles remarques
sur les névropsychoses
de défense » (1896)1, Œuvres
complètes, Psychanalyse, vol. III,
Paris, PUF, 1-18 et 121-146

1. Par Benoît Verdon.


16 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

« Lors de l’étude approfondie de plusieurs nerveux affligés de phobies et


de représentations de contrainte s’est imposé à moi un essai d’explication de
ces symptômes, qui me permit ensuite de deviner avec bonheur la provenance
de telles représentations morbides dans des cas autres, nouveaux, et que pour
cela j’estime digne d’être communiqué et soumis plus avant à l’examen […]
Quelque chose d’actuel se trouve mis à la place de ce qui est passé, le sexuel se
voit substituer quelque chose d’analogue, de non-sexuel […]. C’est après-coup
que sont refoulés et remplacés ces souvenirs absolument pas pathogènes, qui se
trouvent en contradiction avec la modification du moi que les symptômes du
retour exigent impérieusement. »
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1. L’auteur

Né en 1956 à Freiberg (Moravie), Sigmund Freud est le premier des six enfants
d’une famille juive recomposée qui dut émigrer à Vienne, où il fait des études de
médecine et de zoologie pour devenir chercheur. Soucieux cependant de mieux
gagner sa vie pour fonder un foyer avec Martha Bernays, il travaille en clinique
psychiatrique et neurologique. Il fait alors un stage en 1885 auprès de Charcot
à l’hôpital de la Salpêtrière à Paris et est très impressionné par la clinique de la
névrose hystérique qui mobilise en lui des questions sur l’étiologie psychique
potentielle de ces troubles, considérés jusque-là comme liés aux défaillances du
système nerveux. Intéressé par la méthode cathartique de Breuer, la suggestion
hypnotique de Bernheim, Freud en éprouve vite les limites et préfère approfondir
une autre méthode de Breuer, la « cure par la parole ». Il favorise chez ses patients
des associations libres de pensées et de souvenirs, permettant ainsi l’accès à des
contenus psychiques en apparence oubliés, en fait refoulés de façon défensive, et
qui trouvent leur expression déguisée dans les symptômes. Sa conviction crois-
sante de l’existence d’une dynamique psychique inconsciente et de la possibilité
de son exploration, le conduit à s’intéresser à son propre mode de fonctionne-
ment psychique, à être attentif à ses rêves et à ses fantasmes, à ses lapsus et à ses
actes manqués, analysant également ce que des événements de vie mobilisent en
lui (comme la mort de son père en 1896). Cette attention à soi est un mouvement
majeur de la démarche freudienne : d’une part, elle remet en question l’idée de
limites étanches entre normalité et pathologie, d’autre part, elle pose les bases de
l’importance de l’implication du clinicien et du chercheur dans la rencontre avec
un patient, et de l’analyse de ses propres mouvements psychiques afin de se rendre
disponible aux problématiques du patient sans se laisser parasiter par les siennes
propres. Peu à peu naît la psychanalyse, comme méthode d’investigation de la vie
psychique, théorie du fonctionnement mental, et méthode thérapeutique.
Sigmund Freud 17

L’enseignement et l’œuvre de Freud s’appuient sur sa volonté de partager sa


réflexion et sur la construction d’un système théorique en chantier basé sur
une pratique clinique innovante. Celle-ci met au jour un fonctionnement psy-
chique dynamique, conflictuel, mobilisé par des désirs et des résistances, où
la sexualité occupe une place centrale, animée par une temporalité complexe.
Malgré le scepticisme de plusieurs confrères, d’autres praticiens se joignent
à lui. Leurs rencontres, lieux d’échanges sur la théorie et la pratique, posent
les premières pierres de la Société psychanalytique de Vienne. Publications et
congrès permettent de dégager un certain nombre de règles techniques de la
pratique analytique et de paradigmes théoriques, mais aussi de faire l’expé-
rience de divergences qui donneront lieu à des désaccords sources d’émulation,
également à des mésententes, des rivalités, des scissions.
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Freud approfondit sa réflexion et modifie certains aspects de sa théorie ; il
s’intéresse à la clinique des psychoses, aux névroses de guerre, aux mouvements
de foule, à la mort, au masochisme, et articule ses découvertes à ses connaissances
déjà anciennes en anthropologie, histoire, religion et art. Ses publications sont
régulières et fréquentes, ses idées de plus en plus (re)connues. Conjointement,
il affronte des événements personnels très douloureux : l’une de ses filles et l’un
de ses petits-fils décèdent, lui-même est atteint d’un cancer de la mâchoire et il
subit de nombreuses opérations, ce qui accentue un vécu difficile de la vieillesse.
Plus encore, la montée du nazisme le menace gravement : ses livres sont brûlés
en place publique dès 1933 ; ses sœurs sont déportées dans les camps nazis où
elles mourront. Grâce au soutien de la princesse Marie Bonaparte, il émigre en
1938, avec son épouse et sa fille Anna, à Londres où il meurt en 1939.
Des critiques les plus acerbes, voire calomnieuses, aux louanges les plus idolâtres,
la personne et l’œuvre de Freud sont devenues incontournables pour quiconque
s’intéresse aux mouvements des idées sur la vie psychique et la santé mentale,
la culture, les faits sociaux. Plusieurs biographies lui ont été consacrées (Jones,
1953-1957 ; Schur, 1972 ; Gay, 1988 ; de Mijolla, 2003) ; lui-même écrivit Ma vie
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et la psychanalyse (1925). Pour faire connaissance avec son œuvre, nous pouvons
recommander les quatre volumes qui lui sont consacrés dans la collection « Psy-
chanalystes d’aujourd’hui » (PUF), et Lire Freud de Quinodoz (2004).

2. Les textes dans l’œuvre de Freud

« Les névropsychoses de défense » (1894) et « Nouvelles remarques sur les


névropsychoses de défense » (1896), parus d’abord dans la revue Neurologische
Zentralblatt, sont deux des premiers textes de Freud qui exposent avec force
l’originalité de sa conception naissante d’une dynamique du fonctionnement
18 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

psychique, d’une psychogenèse des troubles mentaux, et d’une conflictualité intra-


psychique. S’adressant à un lectorat de neurologues, il essaie de concilier deux
champs épistémologiques (psychique et organique) qu’il pressent différents, et
il entend surtout soutenir une théorie d’un « mécanisme psychologique » en jeu
et montrer combien il est possible de donner un sens aux symptômes.
Ces deux textes constituent ainsi les prémices d’une métapsychologie, c’est-
à-dire d’une théorie psychologique qui prend en compte les processus psychiques
inconscients et donc surplombe la seule psychologie de la conscience. Pour ce
faire, Freud propose un certain nombre de concepts, des « abstractions psycho-
logiques » intimement articulées à la psychopathologie. Il procède ainsi par une
démarche authentiquement clinique, partant de ses observations de terrain (les
symptômes de ses patients) et cherchant à les comprendre en édifiant un système
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explicatif rigoureux et pertinent. Freud se révèle particulièrement attentif aux
différences et aux points communs entre les divers troubles. Mais contrairement
à ses prédécesseurs qui, pour la plupart, s’inscrivaient dans une perspective essen-
tiellement taxinomique et nosographique, il s’intéresse aux processus à l’œuvre
et à la dynamique complexe de leurs agencements. Il procède non seulement
à une remise en question de la seule valeur objectivante des symptômes pour
soutenir un diagnostic, mais propose une compréhension psychodynamique de
l’étiologie en jeu. Et surtout, conformément à la méthode des associations libres
qu’il privilégie, Freud écoute ses patients, ce qu’ils peuvent dire de leurs symp-
tômes, mais aussi de leur histoire, de leurs rêves. Ainsi, chaque patient est investi
comme personne unique avec une vie psychique singulière mue par des proces-
sus partagés potentiellement par tout un chacun.
Le terme « névropsychose », traduction choisie pour les Œuvres complètes,
regroupe les deux grands types de troubles mentaux dont on commence à bien
connaître et identifier les différences symptomatiques, les névroses et les psy-
choses. En les rapprochant, Freud met en exergue, non pas l’incompatibilité des
processus qui les animeraient, mais au contraire leur similarité potentielle, une
« connexion intelligible », à savoir la mobilisation d’un processus psychique
défensif. Non seulement ces modes de fonctionnement mental partagent en par-
tie des mécanismes similaires, mais on peut observer chez une même personne
l’expression d’un mécanisme névrotique ou psychotique dont l’unité potentielle
en termes de motivation psychique vise à se défendre de. Cette position forte,
dynamique, se révèle très opposée au pessimisme thérapeutique des aliénistes de
l’époque qui défendent une théorie de la dégénérescence alors en vogue ou une
causalité organique exclusive.
Le premier texte est écrit en 1894, quelques mois après la mort de Charcot,
dans un contexte de publications personnelles en neurologie et communes avec
Breuer (Études sur l’hystérie, 1895). Le second texte approfondit les idées de 1894
Sigmund Freud 19

mais amplifie la distance d’avec Breuer qui peinait à partager pleinement les
idées de Freud. Si Freud évoque les « beaux travaux » de Janet et Breuer, c’est pour
mieux s’en démarquer : il avance de nouvelles idées, originales et dissidentes :
il propose un « essai d’explication » des mécanismes psychologiques à l’œuvre
dans les névroses et les psychoses, et il n’hésite pas à souligner le « bonheur »
que fut cette compréhension. Freud est audacieux tout en demeurant nuancé
et fin dans ses analyses : il ne revendique pas une théorie qui se voudrait toute-
puissante, explicative de tout sans discrimination. Les termes qui composent le
sous-titre de l’article de 1894, « Essai d’une théorie psychologique de l’hystérie
acquise, de nombreuses phobies et représentations de contrainte et de certaines
psychoses hallucinatoires », témoignent de cette prudence et rendent compte
de son souci d’expliquer des mécanismes qui se retrouvent beaucoup, ou seule-
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ment parfois, selon les organisations psychopathologiques, et ce, tant dans une
perspective diagnostique que thérapeutique.

3. Résumé

Le texte de 1894 expose l’hypothèse de mécanismes psychiques à l’œuvre dans


le symptôme de « clivage de la conscience » observé dans la clinique de l’hys-
térie et déjà repéré par d’autres médecins (Janet, Breuer, Charcot). Il importe
d’entendre ici le mot « clivage » comme un état de séparation au sein du fonc-
tionnement mental : le sujet hystérique connaît des états de conscience divers,
il peine à synthétiser ce qu’il ressent en un tout homogène et connaît jusqu’à
des états « hypnoïdes », de rêve éveillé, où une certaine perte de conscience et
de vigilance est repérable. Remettant en question la théorie de Janet, qui stipule
une « faiblesse innée de la capacité de synthèse psychique », Freud et Breuer
considèrent que le clivage n’est pas forcément inné, primaire, mais qu’il peut
au contraire être acquis, secondaire à l’émergence, lors de l’état hypnoïde, de
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représentations qui ne peuvent se lier aisément aux représentations conscientes


mobilisées par l’état de veille de la vie quotidienne. Le sujet s’absente à lui-
même, il met de côté des éléments de sa réalité psychique qui sont pénibles. Un
conflit existe donc au sein même du sujet, et Freud met en avant l’idée d’un acte
de volonté du patient qui, cherchant à se débarrasser d’un contenu psychique
intolérable, crée en lui des « groupes psychiques séparés ». Nul ne peut bien sûr
décider en conscience de se dissocier, précise-t-il, qualifiant clairement en 1896
d’inconscient le désir du patient de se débarrasser d’une pensée pénible.
Freud démontre cette dynamique défensive à partir d’une clinique variée où la
défense se déploie selon des modalités différentes. Ainsi, dans l’hystérie, l’affect
indésirable se voit converti dans l’innervation corporelle et donne lieu aux
20 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

symptômes de handicap moteur et sensoriel. Dans la phobie, l’affect d’angoisse


est séparé de la représentation gênante et déplacé sur un objet (ou une situation)
qui devient alors angoissant de façon irraisonnée. Dans la névrose de contrainte,
le déplacement demeure dans le champ psychique : la représentation pénible
est refoulée et des représentations non inconciliables prennent le relais sur la
scène psychique : ainsi, des idées en apparence anodines occupent les pensées
du sujet, mais bien souvent l’accaparent et l’obsèdent. Freud observe que cette
défense peut s’avérer plus radicale encore lorsque le moi rejette tant la représen-
tation que l’affect et se comporte comme si la représentation ne l’avait jamais
abordé. Il s’appuie là sur la clinique de la psychose qui se révèle être une solution
pour le moi afin de se défendre contre une représentation insupportable, fût-ce
au prix de se détacher de façon plus ou moins massive et durable de la réalité,
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mobilisant alors délires et hallucinations.
Dans le texte de 1896, Freud poursuit sa réflexion en approfondissant la source
sexuelle des conflits psychiques dont il a présenté la dynamique en 1894. Il sou-
tient que ce qui motive le désaccord interne chez ses patients prend racine dans
une tension entre des représentations inconciliables, l’une portée par le désir
sexuel, l’autre s’opposant à toute satisfaction. Mais les processus à l’œuvre ne
se contentent pas de refouler ce qui est indésirable, ils le transforment de telle
façon qu’il puisse ressurgir sous une forme supportable car désexualisée, mais
cependant invalidante, un « parasite » pénible car potentiellement source de
souffrance psychique (limitations, auto-reproches, rituels, doute, scrupulosité,
honte, angoisse) : le symptôme. Celui-ci se fixe, inhibe, restreint et conduit jus-
qu’à une « existence d’original ».
En 1894, Freud se questionne sur les causes susceptibles de traumatiser ainsi le
sujet au plan sexuel, et qui font de la sexualité quelque chose qui suscite répro-
bation et dégoût plutôt que du plaisir. Il évoque des expériences de sexualité
authentiquement pénibles, mais aussi des expériences, en apparence anodine,
qui donnent une « impression de la même espèce ». En 1896, il va plus loin. À
l’appui d’un « fondement clinique » qu’il n’avait pas en 1894, Freud évoque non
seulement la possibilité d’une expérience de séduction sexuelle traumatique pré-
coce (prépubertaire), mais surtout, ce qui s’avère une hypothèse psychogénétique
complexe, majeure et spécifique, le fait d’un phénomène d’après-coup où une
trace mnésique d’un premier trauma « oublié » est réveillée par un « deuxième »
trauma. Ainsi, la représentation intolérable n’est pas forcément celle que l’on croit :
ce n’est pas forcément celle qui est bruyante, actuelle et manifeste, elle est souvent
beaucoup plus ancienne dans la vie psychique mais ne devient pénible que parce
qu’elle est réactualisée par une expérience récente. « Les traumas d’enfant agissent
après-coup comme des expériences vécues toutes fraîches, mais alors inconsciem-
ment. » Cette découverte est absolument nodale : on peut être angoissé par une
Sigmund Freud 21

représentation pénible autrefois refoulée et qui, sans que l’on s’en rende compte,
est réveillée par une situation contemporaine, sans que le lien en soit évident,
voire même compréhensible pour le patient. De fait, Freud saisit combien seule
la méthode des associations libres permet l’accès à ces représentations évacuées
de la conscience et dont la trace « n’est jamais décelable dans la remémoration
consciente, mais seulement dans les symptômes de maladie » qu’il importe alors
de décrypter.

4. Concepts fondamentaux
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• Conflit psychique et mécanisme de défense : si le substantif « refoulement »
n’est créé et utilisé qu’en 1896, l’action de refouler est évoquée dès le texte
de 1894 pour rendre compte de la lutte intrapsychique et du statut du symp-
tôme comme compromis entre un désir de satisfaction et une censure qui s’y
oppose. Cela annonce la conceptualisation des points de vue topique, dyna-
mique et économique, qui théorisent les rapports de force entre instances
psychiques (le ça, le moi, le surmoi, l’idéal du moi) et entre pulsions.
• La sexualité ne saurait être réduite à la façon dont elle s’incarne dans les
relations sexuelles : elle est aussi et surtout l’ensemble des impressions psy-
chiques de la chose sexuelle (ce qu’on en entend dire, ce qu’on en fan-
tasme, ce qu’on en vit à travers des expériences qui semblent très éloignées
de l’acte sexuel). La sexualité est une psychosexualité complexe, pétrie de
réalité externe et de réalité interne, proposant potentiellement des satis-
factions plurielles quant aux objets (relationnels et identificatoires) et aux
sources qui la mobilisent.
• La dialectique entre le normal et le pathologique : les mêmes processus animent
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la vie psychique des « bien-portants » et des « malades » ; on peut aller bien


tout en fonctionnant de la façon décrite par Freud à partir des patients
qui le consultent, on peut même avoir vécu les mêmes traumatismes et
cependant « demeurer en bonne santé ». Ainsi, l’acte d’oubli intention-
nel n’est pas pathologique en soi, il l’est notamment quand il ne marche
pas, lorsque se déploie une inconciliabilité psychique sans nuance, ou un
débordement de l’excitation et de l’angoisse.
• La psychanalyse : ce terme apparaît pour la première fois en 1896 lorsque
Freud met en exergue le refoulement, processus potentiellement réversible à
condition d’avoir recours à une méthode d’investigation, l’association libre,
« laborieuse mais parfaitement fiable », seule capable d’éclairer les processus
22 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

en jeu, ce que ne permet pas « une investigation superficielle » qui risquerait


au contraire de conduire à des erreurs diagnostiques et thérapeutiques.

5. Prolongements, débats, critiques

Dès 1897, dans une célèbre lettre à Wilhelm Fliess, Freud revient sur l’idée
des traumatismes susceptibles d’occasionner un affect et une représentation
pénibles de la sexualité, et met courageusement en doute sa conception étio-
logique de l’hystérie énoncée en 1894 et 1896. Les agressions sexuelles dont se
« souviennent » les patients ne sont pas tous des faits réels au plan événementiel.
Freud reconnaît avoir pris pour une réalité ce qui, en fait, est construit par une
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fiction porteuse de désir, et comprend ainsi combien le fantasme inconscient
d’avoir été séduit peut s’avérer tout autant traumatique, voire pathogène.
L’œuvre de Freud et, partant, la psychanalyse, offrent ainsi une littérature
remarquable sur la compréhension des organisations psychopathologiques.
Freud va ainsi différencier les névroses de défense des névroses actuelles, pré-
senter de façon très détaillée sa compréhension des mécanismes en jeu dans de
nombreux textes qui allient pratique clinique et réflexion théorique. Il travaillera
également à approfondir sa réflexion sur les liens complexes entre névroses et
psychoses, affinant sa compréhension des processus singuliers selon les organi-
sations psychopathologiques, différenciant par exemple le rôle de la projection
dans une organisation névrotique comme la phobie et dans une organisation
psychotique comme la paranoïa, différenciant l’isolation et le clivage, repérant
des altérations et des modifications du moi lui permettant notamment de théo-
riser le narcissisme.
Les mécanismes psychiques repérés dans les états pathologiques étant égale-
ment mobilisés dans le fonctionnement psychique « normal », Freud décrypte
par exemple ces mécanismes à l’œuvre dans le rêve, les symptômes mineurs de
la vie quotidienne, les produits de la culture.
Enfin, ce qu’il comprend du rôle que joue la sexualité dans le fonctionnement
psychique normal et pathologique donne également lieu à de nombreux tra-
vaux sur les perversions sexuelles, la sexualité infantile, l’adolescence, la sexua-
lité féminine. Sa réflexion sur la sexualité, indissociable de celle sur la névrose,
articulée dès 1896 à la question de l’agressivité et de la rivalité, sera reprise dans
divers textes à propos du complexe d’Œdipe.
La conviction majeure de ces deux textes, qui consiste à interroger les moda-
lités de fonctionnement psychique sous-jacentes aux symptômes, surplombant
leur seule dimension objective et observable, et qui argumente donc en faveur
Sigmund Freud 23

d’une causalité psychique, fut remise en question par la troisième édition du Diag-
nostic and Statistical Manual of Mental Disorders (DSM) en 1980, lequel désavoua
jusqu’au mot même de névrose. Mais il n’en demeure pas moins que le para-
digme névrotique construit par Freud et incessamment remis sur le métier par ses
successeurs jusqu’aux analystes contemporains, demeure d’une grande actualité,
le point d’orgue, si ce n’est de résistance, d’une psychopathologie humaniste qui
se refuse à une conception simpliste de la vie psychique.

Pour approfondir
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André J. (2010). Les désordres du temps, Paris, PUF.
Brusset B. (1994). « Théorie du développement et paradigme de la névrose », in
D. Widlöcher (dir.) Traité de psychopathologie, Paris, PUF, 653-686.
Chabert C. et coll. (2008). Traité de psychopathologie de l’adulte. Les névroses, Paris,
Dunod.
Chabert C. et Verdon B. (2008). Psychologie clinique et psychopathologie, Paris, PUF.
Freud S. (1894). « Les névropsychoses de défense », Œuvres complètes, III, Paris, PUF,
1-18.
Freud S. (1896). « Nouvelles remarques sur les névropsychoses de défense », Œuvres
complètes, III, Paris, PUF, 121-146.
Freud S. (1898). « La sexualité dans l’étiologie des névroses », Œuvres complètes, III,
Paris, PUF, 215-240.
Freud S. (1905). « Mes vues sur le rôle de la sexualité dans l’étiologie des névroses »,
Œuvres Complètes, VI, Paris, PUF, 307-318.
Freud S. (1917). « Doctrine générale des névroses, in Leçons d’introduction à la psycha-
nalyse », Œuvres complètes, XIV, Paris, PUF, 248-480.
Freud S. (1923). « Le moi et le ça », Œuvres complètes, XVI, Paris, PUF, 255-301.
Freud S. et Breuer J. (1895). « Études sur l’hystérie », Œuvres complètes, II, Paris, PUF,
9-332.
Gay P. (1988). Freud. A Life For our Time, Londres, Melbourne, Dent ; trad. fr. Freud, une
vie, Paris, Hachette.
Jones E. (1953-1957). Sigmund Freud. Life and Work, London Hogarth ; trad. fr. La Vie et
l’Œuvre de Sigmund Freud, Paris, PUF, 1958-1969.
De Mijolla A. (2003). Freud. Fragments d’une histoire, Paris, PUF.
Quinodoz J.-M. (2004). Lire Freud. Découverte chronologique de l’œuvre de Freud, Paris,
PUF.
Schur M. (1972). La Mort dans la vie de Freud, Paris, Gallimard, trad. fr. 1975.
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F. (dir.), Psychopathologie de l’adulte : dix cas cliniques, Paris, In Press, 31-51.
2
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SIGMUND FREUD,
« Le président Schreber »,
in Remarques psychanalytiques
sur un cas de paranoïa
(dementia paranoïdes) décrit sous
forme autobiographique (1911),
PUF, coll. « Quadrige », 1995,
3e éd. 20041

1. Par Jean-Yves Chagnon.


26 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

« L’investigation analytique de la paranoïa nous offre à nous médecins qui


n’exerçons pas dans des établissements publics, des difficultés d’une nature
particulière […] Ce que nous tenons pour la production de maladie, la for-
mation délirante, est en réalité la tentative de guérison, la reconstruction […]
Enfin, je ne voudrais pas clore ce travail, qui certes ne constitue qu’un frag-
ment d’un plus grand ensemble, sans livrer un aperçu sur les deux proposi-
tions principales que tend à démontrer la théorie libidinale des névroses et des
psychoses, à savoir que les névroses procèdent pour l’essentiel du conflit du
moi avec la pulsion sexuelle et que leurs formes conservent les empreintes de
l’histoire du développement de la libido… et du moi. »
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1. Présentation du texte dans l’œuvre de Freud

Freud, psychiatre installé en libéral, n’a pas d’expérience hospitalière mais il


rencontra des psychotiques à son cabinet même s’il ne les aimait pas et les pen-
sait non analysables par défaut de transfert. Cependant il s’intéressa très tôt aux
psychoses, à propos desquelles il tenta d’en cerner le (ou les) mécanisme(s) spéci-
fique(s), ce afin de mieux les différencier des névroses et, au-delà, de comprendre
la genèse du psychisme et ses perturbations.
Dans un premier temps, c’est dire en 1894-1895, Freud pose les bases de la psy-
chanalyse et il démontre les origines sexuelles du conflit psychique dans lequel
s’originent les symptômes : il voit ainsi une analogie entre les contenus (homo)
sexuels des délires paranoïaques et les fantasmes des névrosés, projetés pour les
premiers, refoulés pour les seconds. Puis son œuvre pénètre la psychiatrie et
il s’intéresse aux rapports entre la paranoïa et la démence précoce (Kraepelin)
devenue schizophrénie (Bleuler) en 1911. Il est aidé en cela par ses élèves Jung
et Abraham, qui ont été formés par Bleuler à la clinique du Burghölzli, et par
Ferenczi, les relations entre Freud et ses élèves étant imprégnées d’une homo-
sexualité plus ou moins bien sublimée, ce qui déchaînera les passions (André,
2004).
Le « cas Schreber » n’est donc pas l’analyse d’un cas rencontré par Freud mais
l’analyse des Mémoires d’un névropathe publiées en 1903 par le « président (de
chambre à la cour d’appel de Saxe) Daniel Paul Schreber » (1842-1911). Le magis-
trat Schreber connut un premier accès morbide dépressif et hypocondriaque en
1884 après un échec électoral. Il fut hospitalisé et soigné à Leipzig par le profes-
seur Flechsig, un illustre psychiatre de l’époque. Après sa nomination en 1893 à
la cour d’appel de Dresde, Schreber présenta un nouvel accès dépressif, mélan-
colique, compliqué d’illusions sensorielles, de troubles coenesthésiques puis
Sigmund Freud 27

d’idées délirantes de persécution et de transformations corporelles de plus en


plus complexes et angoissantes. Il fut alors réhospitalisé à Leipzig chez Flechsig
puis près de Dresde dans la clinique du docteur Weber, où il resta jusqu’en 1902
avec le diagnostic de « démence paranoïde ». Puis le délire de persécution se
transforma, par le biais d’un délire de rédemption, en un vaste système cosmo-
gonique et théologique : Schreber après avoir été persécuté par Flechsig, puis
Dieu, se transforme en femme et il devient, après que le monde a été détruit,
l’élu qui, pour le salut de ce monde et en s’accouplant avec béatitude avec Dieu,
donnera naissance à une nouvelle race d’hommes.
Les Mémoires (suivis des comptes rendus cliniques du docteur Weber qui
montrent le travail de guérison de l’angoisse par l’organisation délirante) permet-
tront à Schreber de sortir d’asile après un arrêt de la cour d’appel de Dresde qui
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laissa entendre que le docteur Schreber était complètement fou, mais que son
système du monde était remarquable, et qu’il ne présentait plus aucun danger
pour lui-même ou pour autrui. Il fut pourtant réhospitalisé à Lepzig en 1907 où
il mourut en 1911, l’année même de la parution de la célèbre étude de Freud,
qui fit du « cas Schreber » le malade le plus célèbre de l’histoire, à défaut d’avoir
été l’élu de Dieu !

2. Résumé du texte : concepts fondamentaux

Le texte de Freud, après une courte introduction où il situe son objectif et sa


méthode, comporte trois sections et un supplément.
Dans la première section intitulée « Histoire de malade », Freud résume le
texte de Schreber et met en valeur ce qui servira de démonstration à sa thèse :
l’origine et le moteur des angoisses de persécution et de l’organisation délirante
des paranoïaques tient dans la problématique homosexuelle ce dont témoigne le
© Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

délire. La deuxième affection (1893) est précédée par « la représentation », dans


un état intermédiaire entre le sommeil et le rêve que « cela ne pouvait qu’être
fort beau d’être une femme qui est soumise à la copulation » (p. 10). Après une
période d’insomnie l’état hypocondriaque se détériore en état délirant. Il s’agit
d’un délire de persécution très angoissant selon lequel Schreber doit être émas-
culé et transformé en femme sans pouvoir échapper à son persécuteur qui n’est
autre que son psychiatre, le docteur Flechsig, qu’il qualifie « d’assassin d’âmes ».
Il l’accuse d’avoir abusé de lui avant de l’abandonner à la putréfaction. Puis
Dieu prend la place de Flechsig et Schreber voit sa persécution confirmée par
des hallucinations auditives et par un vécu de destruction d’organes (estomac,
intestins, poumons, etc.). Le délire de persécution se transforma alors en délire
28 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

de rédemption qui lui permit de « reconstruire sa personnalité et de se mon-


trer à la hauteur des tâches de la vie » (p. 12) et dont le contenu se résumait
comme suit : « Il se considérait comme appelé à rédimer [racheter] le monde
et à lui apporter de nouveau la béatitude perdue. Mais cela il ne le pouvait que
s’il s’était auparavant transformé d’homme en femme » (p. 13). Après avoir
engendré une nouvelle race d’hommes avec Dieu, il pourrait mourir tranquille.
Freud insiste alors sur le fait que la psychanalyse ne se contente pas de décrire
et constater l’effet des symptômes sur la vie du malade, mais qu’elle cherche à
en comprendre les motifs et les modes de transformation. Il s’attache donc à
montrer que la fantaisie de désir féminin est primaire, mais persécutrice, car se
heurtant aux idéaux virils, et qu’elle doit passer par le délire de rédemption
pour être narcissiquement acceptable. Puis il étudie attentivement le système
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théologico-psychologique complexe de Schreber en montrant l’ambivalence de
celui-ci tant à l’égard de la religion qu’à l’égard de Dieu lui-même, à la fois
vénéré et détesté.
Dans la deuxième partie intitulée « Tentatives d’interprétation » Freud part
à la recherche du « noyau de la formation délirante » en s’appuyant sur les
associations de Schreber et sur les éléments historiques que celui-ci a lui-même
communiqués dans son récit. L’essentiel tient pour Freud dans le rapport de
Schreber à Flechsig qui ne devient son persécuteur que pour autant que celui-ci
fut auparavant aimé. Les sentiments d’amour sont renversés en leur contraire,
la haine, et projetés à l’extérieur : « L’être à présent haï et redouté à cause de sa
persécution est un être qui fut autrefois aimé et vénéré. La persécution postulée
par le délire sert avant tout à justifier la transformation de sentiments chez le
malade » (p. 39). Pour divers motifs historiques étudiés en détail (frustrations
dans la réalité dont l’absence d’enfants) la poussée de libido homosexuelle et dans
ce cadre la position féminine de Schreber s’adresse à Flechsig. Celui-ci recueille
l’héritage transférentiel du frère et du père que Freud devine décédés, position écar-
tée par la protestation virile, la psychose naissant de ce conflit. Flechsig est bien-
tôt remplacé par Dieu comme substitut du père aimé et détesté quand il vient
prohiber la masturbation et menacer de castration. Celle-ci fournit le matériau
de la fantaisie de transformation en femme, redoutée dans le délire de persécu-
tion, acceptée dans le délire de rédemption plus grandiose.
La troisième section intitulée « Du mécanisme paranoïaque » est capitale et
chaque ligne compte. Nous en extrayons quatre idées fortes.
La spécificité de la paranoïa ne réside pas dans le complexe paternel et les fan-
tasmes homosexuels, communs à tous, mais dans la forme prise par les symp-
tômes, soit le délire de persécution.
L’étiologie sexuelle dans la paranoïa n’étant pas évidente au profit de vexa-
tions et rebuffades sociales, Freud remanie sa conception du développement libi-
Sigmund Freud 29

dinal telle que développée dans les Trois essais sur la théorie sexuelle (1905). Entre
l’auto-érotisme et l’amour d’objet, il intercale le stade du narcissisme où le sujet
se prend d’abord soi, son propre corps, comme objet d’amour. L’homosexua-
lité s’intercale entre le narcissisme et l’hétérosexualité. Dans le développement
normal les tendances homosexuelles sont sublimées et elles donnent lieu aux
« pulsions sociales » comme l’amitié, la camaraderie, l’esprit de corps, l’amour
de l’humanité. Les paranoïaques restent fixés au stade du narcissisme et en cas
de « refusement » (frustration) par la réalité sociale, les pulsions homosexuelles
sont resexualisées, « désublimées » et elles donnent lieu au délire de persécution
et des grandeurs.
Les formules de la paranoïa viennent ainsi toutes contredire la proposition
« moi [un homme], je l’aime [lui un homme] ». Dans le délire de persécution la
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perception interne, le sentiment inconscient amoureux est transformé en son
contraire (amour en haine) et remplacé par une perception externe consciente
par projection : « Je ne l’aime pas – je le hais – parce qu’il me persécute. » Le sen-
timent inconscient apparaît ainsi comme une conséquence d’une perception
externe. Dans l’érotomanie la formule devient : « Ce n’est pas lui que j’aime,
c’est elle que j’aime, parce qu’elle m’aime. » Dans le délire de jalousie il existe
deux formes : le délire de jalousie de l’alcoolique (« Ce n’est pas moi qui aime
l’homme, c’est elle qui l’aime ») et la paranoïa jalouse des femmes (« Ce n’est
pas moi qui aime les femmes, c’est lui qui les aime »). « Le délire de jalousie
contredit le sujet, le délire de persécution le verbe, l’érotomanie l’objet » (p. 63).
Une quatrième contradiction récuse toute proposition : « Je n’aime absolument
pas et personne » ce qui revient à dire « je n’aime que moi » qui sous-tend le
délire des grandeurs qui s’ajoute à la plupart des autres formes paranoïaques déli-
rantes.
Dans le délire de Schreber s’inscrit l’idée qu’il y aurait eu une grande catas-
trophe, une fin du monde. Freud rend compte de ce vécu par le retrait d’inves-
tissement libidinal porté habituellement vers l’entourage et le monde extérieur.
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Il s’agit du mécanisme de refoulement (désinvestissement) de la réalité frus-


trante :

« La fin du monde est la projection de cette catastrophe intérieure ; son


monde subjectif a pris fin depuis qu’il lui a retiré son amour […] Et le para-
noïaque le réédifie, pas plus splendide certes, mais du moins tel qu’il puisse
à nouveau y vivre. Il l’édifie par le travail de son délire. Ce que nous tenons
pour la production de maladie, la formation délirante, est en réalité la ten-
tative de guérison, la reconstruction […] Il n’était pas exact de dire que la
sensation intérieurement réprimée est projetée vers l’extérieur ; nous nous ren-
dons bien plutôt compte que ce qui a été intérieurement supprimé fait retour de
l’extérieur. »
30 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

La dernière partie de cette section poursuit la discussion théorique à propos du


refoulement de la réalité, en laissant entendre l’existence d’un trouble primor-
dial dans les investissements du moi (l’identité), et se termine par une discussion
nosographique à propos de Schreber, cas limite entre paranoïa et schizophrénie
que Freud préférait appeler paraphrénie.

3. Préalables, devenir et prolongements


du texte chez Freud et les postfreudiens

En suivant Souffir et Chambrier (1999, I) on peut dégager trois modèles de la


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psychose chez Freud, l’un n’annulant pas l’autre :
le modèle de la défense (1894, 1896), avec, en parallèle un rapprochement
entre rêve et psychose (1900, 1907). Dans la névrose et la psychose les
symptômes reposent sur le refoulement : des représentations gênantes
dans la névrose, de la réalité dans la psychose hallucinatoire où le sujet
détache sa libido du monde objectal (ainsi désinvesti) et remplace la réalité
frustrante par une réalisation de désir. Après 1920, il s’agira moins d’affir-
mer un désir que de dénier la douleur (d’une perte). La perte de la réalité
répète un traumatisme qui n’est plus sexuel mais précoce, originaire, nous
disons aujourd’hui narcissique ;
le modèle du narcissisme (1911, 1914, 1917, 1923), qui débute avec Schreber,
s’affirme dans Pour introduire le narcissisme et surtout Deuil et mélancolie.
Il interroge la constitution du moi, ses altérations, et les mécanismes de
désinvestissement de la réalité, doublés du désinvestissement des repré-
sentations de choses dans l’inconscient, prolongés par le réinvestissement
délirant, « tentative de guérison, reconstruction », solution défensive
génialement décrite par Freud. Deuil et mélancolie introduit le conflit entre
le surmoi et le moi, la notion d’identification narcissique, et permet une
différenciation entre névrose narcissique (dépression mélancolique) et
psychoses ;
le modèle du déni-clivage apparaît après la seconde théorie des pulsions
et la seconde topique (1924, 1927, 1937, 1938). Freud décrit une défor-
mation plus ou moins importante du moi ayant une valeur défensive de
protection contre l’angoisse de castration (perversion) puis contre une
réalité traumatique qui, déniée perceptivement, ne peut donc être signi-
fiée : abolie au dedans, elle fait retour au/du dehors en infiltrant le délire.
Freud prend également en compte, envers du narcissisme, la question
Sigmund Freud 31

de la haine et de la destructivité, du négativisme, qui accompagnent la


conflictualité psychique qui n’est plus seulement organisée autour de la
psychosexualité. Les derniers travaux sur le clivage du moi complexifie-
ront l’opposition structurale névrose/psychose : « nous disons donc que
dans toute psychose existe un clivage du moi et si nous tenons tant à ce
postulat, c’est qu’il se trouve confirmé dans d’autres états plus proches
des névroses [entendre les états limites d’aujourd’hui] et finalement dans
ces dernières aussi » (Abrégé).
Ces derniers textes seront des points d’appel pour les travaux contemporains
sur la compréhension des fonctionnements psychotiques et au-delà sur la consti-
tution du moi, et plus généralement du psychisme.
M. Klein à partir de l’analyse par le jeu des fantasmes et des relations d’objet
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précoces, apporta des contributions théoriques qui permettront de développer
la psychanalyse des psychoses. Elle oppose les mécanismes de défense primitifs
(ou psychotiques), retrouvés chez les jeunes enfants et les psychotiques, et les
mécanismes secondaires (ou névrotiques) qu’elle relie à sa découverte des posi-
tions schizo-paranoïde et dépressive. Elle fait l’hypothèse que le fonctionnement
psychotique repose sur une fixation à la position schizo-paranoïde et sur une
utilisation excessive de l’identification projective. À sa suite Rosenfeld (1967), Segal
et Bion prendront des schizophrènes en analyse et en montreront les particula-
rités du transfert et du contre-transfert en différenciant des formes normales et
pathologiques de la position schizo-paranoïde et de l’identification projective.
La traduction en anglais dans les années cinquante des Mémoires de Schreber
amena une série de contributions et de révisions d’auteurs anglophones. Elles
furent résumées par Racamier et Chasseguet-Smirgel (1966) et réunies en français
par Prado De Oliveira (1979). Dans l’ensemble la thèse freudienne fut discutée
comme mettant trop l’accent au niveau des contenus sur la dimension homo-
sexuelle, et donc sur la sexualité infantile, au détriment de la destructivité, alors
qu’au niveau des mécanismes elle « névrotise » et « œdipianise » trop ceux-ci.
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Schreber luttait moins contre des fantasmes de désir féminins passifs que contre
une angoisse de fragmentation et de destruction identitaire de son « être » (la catas-
trophe psychotique) que la sexualisation délirante visait à contrer et reconstruire
(Racamier, 1966). De même il est noté que la mère est la grande absente des
Mémoires ainsi que du commentaire freudien, d’où la critique d’une hypertro-
phie du complexe paternel au détriment du complexe maternel.
Mais si la mère n’est jamais mentionnée c’est probablement en raison du fait
que la personnalité psychotique du père prit totalement la place d’une mère
qui s’est laissée absorber par celui-ci. En effet différents auteurs, en premier
lieu Niederland (in Le Cas Schreber), firent des recherches historiques sur l’enfance
de D. P. Schreber et sa famille et découvrirent que le père de Schreber était un
32 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

médecin et éducateur « fou », qui imagina un système d’éducation basé sur


la contrainte, la soumission et le renoncement ; pour ce faire il inventa des
appareils orthopédiques, évoquant les instruments de torture du Moyen Âge,
visant à redresser les attitudes négligées des enfants. Schreber enfant aurait lui-
même été soumis passivement aux exigences de ce père séducteur, dominateur
et sadique et son délire porterait ainsi la trace des traumatismes corporels et
psychiques (« le meurtre d’âme ») subis, ce que Freud avait entrevu en faisant
remarquer que le délire comporte toujours un noyau de vérité historique, point
de départ pour tous les travaux actuels sur la dimension transgénérationnelle dans
les psychoses et au-delà.
Lacan dans le cadre de son séminaire sur les psychoses (1955-1956) s’appuiera
sur le cas Schreber pour introduire deux concepts majeurs de sa théorisation : la
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psychose procède d’un rejet primordial (la forclusion) d’un signifiant fondamen-
tal (le Nom-du-Père) hors du champ du symbolique qui fait retour au sein du réel
sous forme hallucinatoire. Aujourd’hui des psychanalystes non inféodés à l’idéa-
lisation de la parole du maître questionnent les apports de Lacan à la théorie de
la psychose, qui, si elle peut sembler défectologique, a certainement stimulé les
travaux actuels sur la subjectivation et ses avatars (Duparc, 2010). P. Aulagnier,
partie de ce mouvement, livrera des contributions essentielles sur la violence de
l’interprétation de la mère porte-parole et sur la potentialité psychotique qui augu-
reront d’un renouveau de la théorie de la représentation (De Mijolla-Mellor,
1998). Dans une optique différente, Racamier (1980, 1992) étudiera le mode de
fonctionnement du moi et la relation d’objet des schizophrènes. On lui doit les
notions contemporaines de paradoxalité des schizophrènes, de séduction narcis-
sique, d’Antœdipe, d’incestualité et de perversion narcissique.

4. Questions et enjeux scientifiques

Nous en évoquerons rapidement trois : nosographique, théorique et pratique.


Freud et à sa suite de nombreux psychanalystes qui ne récusent pas l’intérêt
d’une nosographie psychanalytique se sont penchés sur le diagnostic susceptible
d’être posé à propos de Schreber. Selon Racamier (1966, p. 13), « nous pouvons
admettre qu’à partir d’un état de type mélancolique le malade a esquissé une posi-
tion paranoïaque à laquelle il n’a pu se tenir, entraîné qu’il fut plus loin dans la
voie de la désorganisation psychotique vers une position paraphrénique sévère ».
Ces considérations diagnostiques ouvrent vers des préoccupations théoriques
contemporaines sur la relativité de la perspective structurale en psychopatho-
logie, la logique de la structure, perçue comme stable et étanche, étant aujourd’hui
Sigmund Freud 33

discutée au profit d’une logique des processus ou des positions (Roussillon et coll.,
2007). L’étude « économico-dynamique » du moi, de ses altérations, de sa syn-
thèse plus ou moins définitive, de la mouvance de ses mécanismes de défense, de
ses affects, y prend toute son importance, selon les vœux de Freud dans l’Abrégé,
car enfin sortie de l’accusation fallacieuse d’assujettissement à l’Ego Psychology
(Chabert, 2010).
Ces considérations ouvrent également vers des perspectives thérapeutiques
plus optimistes, tant sur le plan de l’analysabilité des psychotiques, démontrée
par les post-kleiniens, que sur les possibilités modificatrices de la psychothérapie
psychanalytique ou des divers dispositifs thérapeutiques individuels, groupaux et ins-
titutionnels pensés par des psychanalystes (Chambrier, 1999, III).
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Pour approfondir
André J. (2004). « Préface » in Freud S. (1911), Le Président Schreber, Paris, PUF, coll.
« Quadrige », 3e éd. 2004.
Chabert C. et coll. (2010). Traité de psychopathologie de l’adulte. Les psychoses, Paris,
Dunod.
Chambrier J., Perron R., Souffir V. (1999). Psychoses I (Théories et histoire des idées) ;
Psychoses II (Aux frontières de la clinique et de la théorie) ; Psychoses III (Pratiques), Mono-
graphies de la RFP, Paris, PUF.
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PUF.
De Mijolla Mellor S. (1998). Penser la psychose. Une lecture de l’œuvre de P. Aulagnier,
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Duparc F. et coll. (2010). Jacques Lacan. Une œuvre au fil du miroir, Paris, Éd. In Press.
Freud S. Œuvres complètes. Psychanalyse, Paris, PUF.
Lacan J. (1958). « D’une question préliminaire à tout traitement de la psychose », in Écrits
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n° 1-1966, 3-25.
Racamier P.-C. (1966). « Esquisse d’une clinique psychanalytique de la paranoïa », RFP,
n° 1-1966, 145-172.
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Rosenfeld H. (1976). États psychotiques, Paris, PUF.
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Schreber D.P. (1903). Mémoires d’un névropathe, Paris, Le Seuil, 1975.
3
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SIGMUND FREUD,
« Deuil et mélancolie » (1917),
Œuvres complètes, Psychanalyse,
vol. XIII (1914-1915), Paris, PUF,
3e éd. corrigée, 2005, 261-2801

1. Par Estelle Louët.


36 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

« Après que le rêve nous a servi de prototype normal des troubles d’âme
narcissiques, nous allons tenter d’éclairer l’essence de la mélancolie en la
comparant avec l’affect normal du deuil. […] L’ombre de l’objet tomba ainsi
sur le moi qui pu alors être jugé par une instance particulière comme un
objet, comme l’objet délaissé. […] Nous ne sommes pas sans savoir déjà que
l’interrelation des problèmes animiques embrouillés nous oblige à interrompre
chaque investigation sans qu’elle soit achevée, jusqu’à ce que les résultats
d’une autre puissent lui venir en aide. »

1. Présentation du texte dans l’œuvre de Freud


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Si ce texte écrit en 1915, publié en 1917, est le point d’orgue des considérations
de Freud sur le deuil et la mélancolie, il n’apparaît pas ex nihilo dans l’œuvre
de l’homme, du citoyen et du penseur. La maturation métapsychologique freu-
dienne est indissociable des crises traversées, à l’échelle individuelle ou de
nations entières.
Freud a vécu d’intenses moments de dépression qu’il confie à son ami Fliess,
comme en mars 1900 où il dit traverser une « crise intérieure profonde » le lais-
sant « intérieurement très appauvri ». En cette période tourmentée, agitée par la
guerre, le penseur rejoint le simple « citoyen du monde de la culture » (1915).
Ses écrits se font poétiques pour tenter de sublimer une désillusion nourrie par
la nostalgie d’une époque à jamais révolue.
C’est dans ce contexte qu’en mars 1915, Freud entreprend l’écriture d’un
recueil d’articles destiné à clarifier et approfondir « les hypothèses théoriques
sur lesquelles un système psychanalytique pourrait être fondé » (lettre Freud
276F, 4 mai 1915, p. 384). Dans cette lettre, Freud annonce l’achèvement de cinq
traités, dont celui sur la mélancolie, que l’on regroupe habituellement sous le
nom de « Métapsychologie ». La modélisation de Freud du deuil et de la mélan-
colie est indissociable des avancées de son plus fidèle disciple, K. Abraham, qui
ouvre la voie avec son étude de la folie maniaco-dépressive et des états voisins,
présentée le 11 septembre 1911 au IIIe Congrès de psychanalyse. Les échanges
entre Abraham et Freud vont constituer les plus grandes avancées sur la question
maniaco-dépressive, la correspondance entre les deux hommes attestant ce que
le maître doit à l’élève. La lecture des Manuscrits témoigne cependant de l’inté-
rêt précoce de Freud pour la question, écrits portant en gésines les découvertes
de Deuil et mélancolie. Le Manuscrit G est entièrement consacré à la mélancolie,
on y trouve les termes majeurs de deuil, de perte et de douleur, qui constitue-
ront l’armature conceptuelle soutenant l’édifice théorique de 1915. L’accent y
Sigmund Freud 37

est mis sur la dimension économique, la mélancolie étant assimilée à une perte
de libido, préfigurant les développements de 1914 avec l’introduction du nar-
cissisme.
Le modèle s’enrichit en 1915 des points de vue dynamique et économique,
celui topique, relégué au second plan, porte néanmoins les germes prometteurs
d’une topique en devenir, avec le futur surmoi.

2. Résumé du texte

Le projet métapsychologique de 1915 est ambitieux, Deuil et mélancolie y trouve


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incontestablement sa place. Le titre est évocateur, le deuil et la mélancolie
seront mis en perspective, dans une démarche analogique dont Freud est cou-
tumier. Il le précise d’emblée, c’est la communauté du tableau clinique – ne
différant que par l’absence d’auto-reproches dans le deuil – qui autorise le rap-
prochement, ainsi que les circonstances présidant à leur apparition : « la perte
d’une personne aimée ou d’une abstraction venue à sa place, comme la patrie,
la liberté, un idéal, etc. » (p. 263-264). Pourtant, si les points de rencontres sont
incontestables, au processus normal du deuil se substitue celui pathologique de
la mélancolie.
Le deuil sert d’étalon pour mesurer le « travail » engagé suite à la perte. Travail
lent et douloureux, opérant un détachement progressif de la libido de l’objet
perdu vers un objet substitutif. Détachement et déplacement sont les tâches
ordonnées par le principe de réalité en dépit des résistances, car « l’homme
n’abandonne pas volontiers une position libidinale, pas même lorsqu’un subs-
titut lui fait déjà signe » (p. 265). Après un temps de rébellion qui maintient
l’existence psychique de l’objet perdu, parfois jusqu’à la psychose hallucinatoire
de désir, le moi se trouve de nouveau libre et sans inhibition. Il n’en va pas de
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même lorsque l’issue est pathologique…


Car la mélancolie a ceci de spécifique, si le malade peut reconnaître qui il a
perdu, il ne peut saisir ce qu’il a perdu. Inconsciente, la perte ne peut se panser
faute de pouvoir se penser, enfermant le moi dans un deuil impossible, prison-
nier d’une souffrance dont les mots sont des coques vidées de leur véritable
sens, barré, occulté. La clinique montre d’autres points de divergences notables.
Quand l’endeuillé est tout entier absorbé par son travail de deuil, laissant le
monde vide et pauvre, c’est le moi du mélancolique qui se trouve appauvri. La
perte d’objet se transforme en perte narcissique, substituant au conflit entre le
moi et l’objet, une scission entre le moi – modifié par identification –, et l’ins-
tance critique.
38 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

C’est une fois de plus l’énigme clinique qui transcende le génie freudien :
si d’incapacités en auto-accusations le mélancolique se confond en indignité,
manquent les accords de la honte à la proclamer ! Le paradoxe se dissipe si l’on
considère que les reproches ne sont en fait pas adressés au moi propre, mais à
l’objet perdu. L’aversion morale à l’égard du moi du mélancolique dissimule des
plaintes « portées contre » l’objet déceptif (p. 269).
Le processus est le suivant : à l’origine, une déception de la part d’un objet qui
va ébranler la relation et entraver l’issue normale du deuil. Alors que le détache-
ment s’opère, la libido n’est pas déplacée sur un objet substitutif, mais se retire
dans le moi. Les secousses viennent mettre au jour la fragilité de l’investissement,
que dévoile la célérité avec laquelle la libido libre est ramenée sur le moi, libido
utilisée pour instaurer une identification du moi à l’objet abandonné, « l’ombre
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de l’objet tomba ainsi sur le moi qui put alors être jugé par une instance particu-
lière comme un objet, comme l’objet délaissé » (p. 270). L’identification narcis-
sique à l’objet – aimé, décevant et haï –, s’est ainsi substituée à l’investissement
d’amour, faisant faire l’économie d’un renoncement à l’objet dont l’abandon
n’a pu être consenti. Freud rappelle dans ces lignes le caractère ambivalentiel
de l’identification, stade préliminaire à tout choix d’objet, le sujet « voudrait
s’incorporer cet objet et cela, conformément à la phase orale ou cannibalique du
développement de la libido, par la voie de la dévoration » (p. 270), propositions
qui font écho à celles de son plus fidèle ami, Abraham.
Le rôle accordé à l’ambivalence conduit à considérer les points de rencontres
avec la névrose obsessionnelle ; dans cette dernière, la litanie des auto-accu-
sations à la disparition d’un être cher masque des vœux coupables, illustrant
le conflit d’ambivalence lorsqu’il ne s’accompagne pas de régression. Chez le
mélancolique, alors que l’amour pour l’objet doit perdurer, il trouve refuge dans
l’identification narcissique, la haine se déchaînant désormais contre l’objet subs-
titutif. L’investissement libidinal a ainsi subi une double transformation « sous
l’influence du conflit d’ambivalence » en régressant à l’identification et en étant
« reporté au stade du sadisme » (p. 272).
Sur le devant de la scène, la mélancolie, subie, est torture de l’âme, sa souf-
france, son étendard ; dans les coulisses, la torture se décline en une forme
active, toute nourrie du sadisme « indubitablement riche en jouissance », et de
la haine du sujet à l’encontre de l’objet déceptif (p. 272). De honte il ne peut
être question, les tourmenteurs ne sont pas là où on les croyait ! La haine peut se
déchaîner au grand jour, la vengeance prenant le masque de l’autopunition. De
régression (à l’identification) en régression (au stade sadique), l’investissement
d’amour du mélancolique révèle les dérives d’un érotisme anal « arraché à ses
liaisons et régressivement transformé » (ibid., p. 273), permettant de comprendre
le recours si fréquent au suicide.
Sigmund Freud 39

Les considérations économiques occupent la fin du texte pour saisir ce qui


conduit progressivement à la résolution de l’accès, sans laisser de traces appa-
rentes… Les cas particuliers de renversement dans l’état de manie, réguliers dans
la folie cyclique, ajoutent à l’énigme. Si mélancolie et manie luttent contre le
même « complexe », le moi du mélancolique a succombé, tandis que celui du
maniaque a opposé résistance en le maîtrisant ou l’écartant. Communauté écono-
mique aussi entre les états d’exaltation dans la normalité et la manie, alors qu’une
grande quantité d’énergie se trouve nouvellement libre pour des décharges de
toute sorte. La manie prend la forme d’une victoire, même si demeure caché ce
dont le sujet triomphe. Libéré des liens qui l’enchaînaient à l’objet, le maniaque,
avide de nouveaux investissements, s’engage dans une quête effrénée d’objets.
Le deuil sert de nouveau d’étalon pour saisir les modalités du travail psychique
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engagées pour surmonter la perte de l’objet. Le travail du deuil est ordonné par
le respect d’un commandement, celui de la réalité – l’objet n’est plus –, le moi
se trouvant dans l’impérieuse nécessité de décider s’il veut rester en vie et jouir
de ses gratifications narcissiques, ou partager le sort de l’objet et le suivre dans
la tombe. La rupture avec l’objet n’est consommée qu’au prix d’un lent travail,
l’énergie se trouve alors dissipée.
Le deuil et la mélancolie se retrouvent autour du point de vue économique,
à savoir la nécessité de procéder en détail à un laborieux travail de détache-
ment de la libido de l’objet perdu ; mais dans la mélancolie, l’ambivalence vient
compliquer l’opération de détachement. Celle-ci doit s’exercer sur chaque point
d’attache à l’objet en de multiples combats singuliers opposant à l’amour, la
haine. Si le lieu du combat est l’inconscient dans le deuil comme dans la mélan-
colie, chez le mélancolique la voie vers la conscience est barrée, les représen-
tations étant condamnées à demeurer dans les limbes du « royaume des traces
mnésiques de chose », lieu de leur geôle (p. 278). Les combats, livrés dans
l’inconscient, ne se dévoileront qu’à l’issue de la mélancolie alors que la libido se
retire dans le moi, sauvegardant mais à quel prix, l’amour pour l’objet ; le conflit
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peut apparaître au grand jour, travesti sous les traits d’un combat entre le moi et
l’instance critique qui déchaîne sa haine sur un moi avili. La multitude des luttes
menées dans l’inconscient, une à une « relâche la fixation de la libido à l’objet,
en dévalorisant celui-ci, en l’abaissant, et même, pour ainsi dire, en l’abattant »
(p. 279). L’épuisement de la fureur, ou l’abandon de l’objet désormais dépourvu
de toute valeur, offrent une issue au moi, qui se glorifie de sa supériorité sur
l’objet. Mais alors que Freud pensait pouvoir attribuer à l’ambivalence la condi-
tion économique à l’éclosion de toute manie, il se voit contraint d’y renoncer.
Des trois conditions favorisant la mélancolie – la perte d’objet, l’ambivalence, la
régression de la libido dans le moi –, seule la dernière peut offrir les conditions
d’un triomphe maniaque. L’accumulation de l’investissement, libre à l’issue de
40 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

la mélancolie, ne peut s’expliquer que par les forces de contre-investissement


mobilisées pour faire face à la blessure liée au conflit dans le moi.
Les dernières lignes sont exemplaires de la démarche épistémologique freu-
dienne qui accepte l’inachèvement, dans l’attente de nouveaux éclairages cli-
niques. La manie ne trouvera d’explications, dit-il, qu’une fois comprise la
nature économique de l’état de la douleur corporelle puis « animique qui lui
est analogue » (p. 280) ; le lecteur est renvoyé dans une note de bas de page, à
poursuivre la réflexion par la lecture de Psychologie des masses et analyse du moi
(1921).

3. Concepts fondamentaux introduits


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• L’action déterminante de la conscience morale, cette partie du moi qui
s’oppose à une autre et la critique en la prenant pour objet, est le précur-
seur de ce qui deviendra, avec la seconde topique, le surmoi.
• La scission entre la critique du moi et le moi modifié par identification,
venant remplacer dans la mélancolie le conflit entre le moi et la personne
aimée, préfigure la notion de clivage, qui prendra, après le tournant des
années vingt, l’importance que l’on sait.
• Freud accorde à l’identification narcissique un rôle essentiel dans la mélanco-
lie, insistant sur sa composante orale, cannibalique, et son caractère émi-
nemment ambivalent.

4. Devenir et prolongement du texte

La tendance de certains mélancoliques à verser dans la manie, alors même que


l’endeuillé ne présente aucune sorte de triomphe, constitue le véritable noyau
de l’énigme, dont la résolution ne peut passer que par l’intelligence de l’écono-
mie de la douleur corporelle et animique. Pour Freud, le triomphe maniaque
est hérité de la satisfaction narcissique à rester en vie, il est victoire sur la mort
de l’objet qui n’a pas réussi à emporter avec lui le sujet dans la tombe. À la
dysphorie du mélancolique répond l’euphorie maniaque, articulées autour d’un
complexe qui leur est commun, écrasant le premier alors que le second l’a maî-
trisé ; certes, mais comment en saisir le conditionnement économique ? Par ana-
logie, comment comprendre la disparition de la douleur à l’issue du deuil ?
Sigmund Freud 41

La tournant métapsychologique de 1920 engage la manie sur les voies d’une


lutte « contre » l’implacable idéal du moi qui mélancolise. Ainsi, abordant
l’individu comme une « partie constitutive de nombreuses masses » et alors
que la seconde topique n’est pas encore aboutie, Freud s’attache à ce problème
qu’il lui a « fallu ailleurs laisser irrésolu » (1921, p. 67). Considérant que toute
restriction appelle la transgression, et prenant modèle sur les fêtes « qui ne
sont rien d’autre que des excès prescrits par la loi et qui doivent précisément
à cette libération leur caractère joyeux » (p. 70), Freud propose une interpré-
tation topique pour rendre intelligible la sensation de triomphe maniaque, à
savoir la dissolution temporaire de l’idéal du moi dans le moi. Ce qui est fêté,
c’est la libération de l’étreinte sadique de l’idéal, que Freud ne distingue pas
encore du futur surmoi. L’orgie maniaque n’est rien d’autre qu’une rébellion
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temporaire contre une des grandes institutions du moi, l’idéal du moi.
En 1923, la révolte maniaque prend les atours d’une lutte contre la cruauté
d’un surmoi « pure culture de la pulsion de mort », pouvant mener le moi à
trépas s’il ne parvient pas à se défendre de son tyran (1923, p. 296) ; le virage
maniaque constitue l’ultime défense face à la pulsion de mort, elle est un hymne
à la vie, même si elle peut parfois conduire à la mort. Dans la lignée de Freud,
A. Green voit en la réduction à néant du surmoi omnipotent, une possible
réponse aux questions économiques. Suivons-le : dans la mélancolie, le surmoi
maltraite le moi comme lui-même aurait aimé maltraiter l’objet. Le moi et le sur-
moi y trouvant tous deux satisfaction. Dans sa boulimie, le maniaque a absorbé
l’omnipotence attribuée à l’objet et avalé le surmoi « né de l’introjection de
l’objet », le surmoi est ainsi « réduit à néant par le moi omnipotent » (Green,
1973, p. 165).
Freud reprendra dans « Le moi et le ça » les raisons du revirement dans la
manie comme échappatoire face à la destruction retranchée dans le surmoi fai-
sant « rage contre le moi » (1923, p. 293, p. 298). C’est dans l’« Addenda », au
chapitre consacré l’angoisse au deuil et la douleur, que Freud annonce la réso-
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lution de l’énigme du deuil : « Son explication ne réserve plus de difficulté »


(1926, p. 286). Dans la lignée de Freud, M. Klein consacrera comme on le sait,
beaucoup d’énergie à saisir les ressorts de la manie, à laquelle elle assigne une
fonction défensive centrale – contre la dépression – qu’elle ne réduit pas à la
pathologie, même si ces défenses sont ainsi nommées « à cause du lien qui les
unit à la maniaco-dépressive » (1940, p. 346). Pour l’auteure, le déni caractérise
la manie et défend « contre la peur des persécuteurs intériorisés du ça » (1934,
p. 327). La dépréciation de l’objet, son dédain, caractéristiques de la manie, sont
une manière pour le moi – tout en n’abandonnant pas les bons objets internes –,
d’échapper aux risques encourus par la dépendance en permettant « au moi
d’opérer ce détachement partiel que nous observons à côté de sa faim pour les
42 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

objets » (p. 329). C’est donc un leurre qui rassure le moi du maniaque, qui, dans
sa boulimie d’objets, ne craint ainsi plus de les perdre, il y en a tant d’autres !
L’omnipotence et le sadisme, mobilisés par une telle réussite, se paient cepen-
dant au prix fort, alors que les objets qui devaient être restaurés se transforment
de nouveau en persécuteurs, mobilisant inlassablement les défenses paranoïdes
et maniaques. Les positions kleiniennes s’écartent ainsi de celles de Freud qui ne
donne à la manie qu’une seule fonction, celle de lutter contre la mélancolie.

5. Questions et enjeux scientifiques


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Alors que les derniers écrits traitant la question, semblent avoir découvert les
ressorts du processus mélancolique, éclairé à la lumière de la seconde topique
et de l’action sadique du surmoi, mais aussi de l’économie de la douleur, Freud
formule pourtant une nouvelle fois en 1933 la non-résolution de l’énigme ! C’est
la fin du processus lui-même, qu’il soit de deuil ou de mélancolie, qui conserve
une part de mystère ; car si Freud évoque l’idée d’un épuisement pulsionnel, on
comprend au fond assez mal ce qui détermine l’issue de l’une et l’autre, et encore
moins ce qui fait que pour certains seulement, l’état de manie succède à la stu-
peur mélancolique ! On ne peut éviter alors d’interroger la composante organique
d’une telle affection, qui ne dispense d’ailleurs pas d’interroger conjointement
ses incidences sur les modalités de distribution libidinale ! L’introduction du
narcissisme est un apport considérable pour la compréhension du processus, il
permet à Freud de séparer la mélancolie qu’il désigne comme « psychonévrose
narcissique », la distinguant dès lors des autres psychoses ; alors que les pre-
mières résultent d’un conflit entre le surmoi et le moi, les secondes sont issues
du conflit entre le moi et le monde extérieur ; voilà de quoi alimenter le débat
encore très actuel sur la nature psychotique ou non d’une affection qui a perdu
son patronyme de psychose, pour prendre celui de trouble bipolaire !

Pour approfondir
Chabert C. et al. (2005). Figures de la dépression, Paris, Dunod.
Ebtinger R. (1976). « Le dialogue Abraham-Freud sur la mélancolie », Confrontations psy-
chiatriques, n° 14, 159-204.
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de l’inconscient », 2006.
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Freud S. (1914). « Pour introduire le narcissisme », in trad. fr. Œuvres complètes. Psycha-
nalyse, vol. XI (1911-1913). Paris, PUF, 3e éd. corrigée 2005, 214-245.
Freud S. (1915). « Actuelles sur la guerre et la mort », in trad. fr. Œuvres complètes. Psy-
chanalyse, vol. XIII (1914-1915), Paris, PUF, 3e éd. corrigée, 2005, 127-157.
Freud S. (1921). « Psychologie des masses et analyse du moi », in trad. fr. Œuvres
complètes. Psychanalyse, vol. XVI (1921-1923), Paris, PUF, 2e éd. 2003, 1-83.
Green A. (1973). Le Discours vivant, Paris, PUF, 3e éd. 2001.
Klein M. (1934). « Contribution à l’étude de la psychogenèse des états maniaco-
dépressifs », in Essais de psychanalyse (1921-1945), Paris, Payot, 1968, 311-340.
Klein M. (1940). « Le deuil et ses rapports avec les états maniaco-dépressifs », in Essais de
psychanalyse, Paris, Payot, 1968, 341-369.
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KARL ABRAHAM,
« Les états maniaco-dépressifs
et les étapes prégénitales
d’organisation de la libido » (1924),
in Développements de la libido,
Œuvres complètes II, Payot,
1965, 170-2101

1. Par Estelle Louët et Catherine Matha.


46 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

« Ma première tentative d’explication psychanalytique de la constitution des


affections maniaco-dépressives, remonte à plus de dix ans. […] La mélancolie
est une forme archaïque du deuil. L’observation précédente nous permet de voir
que le travail de deuil du sujet normal s’effectue également sous la forme
archaïque dans les couches psychiques profondes […] La psychanalyse, en
effet, nous éclaire sur toute l’ampleur des résistances des patients et nous contraint
à un travail prolongé et pénible dans chaque cas, recèle en elle la plus sûre protec-
tion contre un optimisme thérapeutique excessif. »

1. Présentation de l’auteur
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K. Abraham, né le 3 mai 1877 à Brème, décédera prématurément à l’âge de
48 ans, le 25 décembre 1925. Fils d’instituteur, il est issu d’une vieille famille juive
hanséatique. Polyglotte, il entreprend simultanément à sa formation médicale,
des études de philologie et de linguistique. Avant de devenir le disciple de Freud,
de vingt et un ans son aîné, Abraham avait été, à la clinique de Burghölzli, l’élève
de Bleuler, dont il devient l’assistant en 1904. Il effectue sa première contribu-
tion psychanalytique au sein de la Société Freud fin 1907 et prend la tête de l’Ins-
titut de psychanalyse de Berlin l’année suivante. Son nom est particulièrement
associé à la folie maniaco-dépressive, mais également aux troubles sexuels et à
l’élaboration de la caractérologie psychanalytique.
Son œuvre témoigne d’une volonté d’offrir à la clinique une place majeure,
dans le souci de contribuer à l’approfondissement de la théorie freudienne – on
peut se référer au petit livre de B. Lemaigre, K. Abraham (2003). Elle se caractérise
par la richesse d’un matériel linguistique qui donne la part principale à la voie de
l’analyse signifiante. Son dialogue avec Freud fut constant, ce dont témoigne la
correspondance qui débutera dès 1907, pour ne s’achever qu’avec sa mort.

2. Présentation du texte

Ce texte constitue la troisième contribution d’Abraham au sujet des états


maniaco-dépressifs. La première, en 1911, est une ébauche : « Préliminaires à
l’investigation et au traitement psychanalytique de la folie maniaco-dépressive
et des états voisins ». La question de la dépression se trouve interrogée en regard
de trois phénomènes : l’angoisse, la névrose obsessionnelle et la paranoïa. Notons
que cette contribution est contemporaine de la publication du Président Schreber,
dans laquelle Freud dégage le mécanisme de projection à l’œuvre dans la para-
Karl Abraham 47

noïa. Abraham s’y réfère pour souligner, en contrepoint, l’importance dans la


mélancolie, du processus d’inhibition et de la force de la dynamique masochiste
engagée du fait de l’intensité du sentiment de culpabilité.
La seconde, en 1916, s’intitule : « Examen de l’étape prégénitale la plus pré-
coce du développement de la libido ». Les exemples cliniques y sont abondants,
couvrant tant le domaine des dépressions névrotiques que des mélancolies.
Abraham relève la prégnance des manifestations symptomatiques orales dans
la mélancolie, l’hypothèse d’une régression orale étant formulée. Il précise par
ailleurs une distinction essentielle entre névrose obsessionnelle et mélancolie :
dans la première, la pulsion hostile envers l’objet est caractérisée par le désir de
le contrôler et de le dominer, quand elle relève d’un désir de détruire l’objet en
le dévorant, dans la mélancolie.
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Le présent article constitue donc la troisième contribution à la résolution de
l’énigme maniaco-dépressive. Contribution d’importance, en ce qu’elle présente
une théorisation relativement aboutie de la théorie psychanalytique, et propose
le schéma d’une histoire du développement de la libido, à la fois quant à son but
et à son objet.

3. Résumé du texte

Les paragraphes introductifs découvrent une démarche épistémologique fonda-


mentalement ancrée dans l’expérience clinique, nourrie de conceptions théo-
riques rigoureuses intégrant les travaux contemporains, au rang desquels ceux
de Freud occupent une place de choix. Sont tenues pour acquises, du fait de leurs
multiples confirmations cliniques, les parentés entre le deuil et la mélancolie ainsi
qu’entre la mélancolie et la névrose obsessionnelle, les découvertes de l’introjec-
tion, des traces d’oralité dans la mélancolie et la régression au stade oral précoce.
© Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

La mise en perspective de la névrose obsessionnelle et de la mélancolie sert


de point de départ au premier chapitre. Leur communauté caractérologique
anale, en dehors des épisodes morbides, interroge la divergence des destins
psychopathologiques, alors que le névrosé obsessionnel retient l’objet quand le
mélancolique l’abandonne. Abraham souligne l’étroite liaison de l’érotisme anal
et du sadisme, exprimant chacun deux tendances opposées : l’évacuation et la
rétention, le désir de possession et de rejet de l’objet. Le sens caché de la perte, le
rejet des selles, trouvent dans le langage corporel des névrosés, mais aussi dans
l’étude linguistique et ethnologique, de multiples confirmations. Ainsi, toute
perte est susceptible, dans l’inconscient, de constituer un acte sadique destruc-
teur ou d’expulsion anale. Les tendances conservatrices montrent le même type
de relation entre le plaisir de rétention et l’acte sadique de domination.
48 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

La divergence des évolutions pathologiques ne peut ainsi se saisir que si l’on


postule « deux étapes à l’intérieur de cette phase » (p. 179) : la plus précoce est
celle des pulsions hostiles, destructrices et rejetantes, la plus tardive, celle des
tendances conservatrices où dominer et retenir l’objet prévalent. Le passage
entre ces deux étapes constitue un moment décisif où l’accès à la conservation
marque le plein accès à l’amour d’objet ; cette frontière recouvre la distinction
clinique entre névrose et psychose.
Dans le deuxième chapitre, Abraham reprend l’analogie entre le deuil et la
mélancolie pour dégager la fonction d’incorporation orale du mécanisme d’intro-
jection, où assimiler l’objet perdu dans le moi équivaut à « manger le mort ».
Les résistances intellectuelles et affectives d’Abraham quant à l’importance de
l’introjection découverte par Freud, se lèvent pour découvrir son rôle fondamen-
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tal dans la folie circulaire. L’introjection dans la mélancolie n’est néfaste que du
fait de la gravité du conflit ambivalentiel, la haine conduisant irrémédiablement
à l’abandon de l’objet.
Le troisième chapitre lie développement psychosexuel et processus d’introjec-
tion dans la mélancolie. Abraham y insiste, après l’expulsion et la destruction
(anales) de l’objet d’amour, sa restitution procède de sa dévoration cannibalique,
proposant une forme archaïque du deuil. Mais à côté d’une oralité sadique, per-
sistent des fantasmes non destructeurs qui imposent de subdiviser le stade oral
en deux : la première étape, de succion, est préambivalente, la seconde, ambi-
valente, est dominée par l’impulsion de morsure, forme primitive du sadisme.
L’auteur conclut sur la nécessité de distinguer deux niveaux dans la phase géni-
tale – le sujet devenant post-ambivalent après le stade phallique –, tout comme
dans les phases prégénitales.
Dans le chapitre suivant, Abraham s’attache aux conditions d’apparition spé-
cifiques de la mélancolie, s’ajoutant à celles déjà connues de l’ambivalence et
d’un narcissisme exacerbé. L’auteur expose une série de facteurs ne devant être
considérés isolément : la prédisposition à un érotisme oral démesuré, une fixa-
tion libidinale orale, une déception grave du narcissisme infantile avant la maî-
trise des vœux œdipiens et le dépassement du stade du narcissisme – mêlant
ainsi Œdipe et fantasmes cannibaliques –, la répétition de la déception primaire
au décours de la vie venant réactiver la colère à l’encontre de l’objet déceptif pri-
mitif, la mère. La tendance compulsive à répéter l’expérience première constitue
pour Abraham une condition caractéristique de la maladie maniaco-dépressive.
Ainsi, après une intolérable déception, « l’objet d’amour subit pour ainsi dire
le métabolisme psychosexuel du patient » (p. 201). D’abord détruit, l’objet est
ensuite introjecté, dévoré, en une forme spécifique d’identification narcissique.
Après épuisement des pulsions sadiques, l’objet, délogé du moi sur le mode de
l’expulsion anale, peut retrouver sa place dans le monde extérieur.
Karl Abraham 49

Dans le cinquième chapitre, Abraham s’attache au modèle infantile de la


dépression mélancolique. À partir de l’analyse de quatre rêves de son patient,
il déploie le fil associatif révélant la dysthymie originelle. Leur analyse, qui ne
peut être reprise dans ces lignes, dévoile l’intensité des fantasmes de castration,
de perte, de vol, découvrant la thymie dépressive de l’enfance. L’analyse des
rêves mettra au jour l’intensité des fantasmes œdipiens coupables, leur ambi-
valence condamnant sans indulgence de telles velléités, conduisant au déses-
poir.
Le chapitre 6 s’intéresse à la manie, restée dans l’ombre de la mélancolie.
Abraham reprend les conceptions freudiennes de 1921 qui révèlent l’action
déterminante de l’idéal du moi. Impitoyable dans la mélancolie, l’idéal du moi
se dissout dans le moi dans la manie, qui fête alors son triomphe sur l’objet.
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Le moi du maniaque, ce boulimique d’objets, avale et rejette à plus soif l’objet,
reproduisant ainsi le trajet du « métabolisme psychosexuel » (p. 205). S’écar-
tant des vues freudiennes, Abraham découvre l’homologie entre le renversement
maniaque et certaines manifestations du deuil normal où le sujet parvient à
détacher sa libido de l’objet perdu, lui faisant éprouver un désir sexuel accru,
sublimé, en de nouvelles appétences intellectuelles. L’apparition d’une manie
pure est comprise comme le rejet d’un état de dysphorie originelle, liée à certains
traumatismes psychiques de l’enfance, sans qu’Abraham puisse en expliquer les
motifs. Il conclut sur la divergence des liens objectaux : si le maniaco-dépressif
réalise périodiquement l’expulsion de l’objet d’amour, l’obsessionnel tente de le
retenir, réalisant deux attitudes psychiques « à l’égard du meurtre originel non
accompli » (p. 207), en référence aux vues de Freud et de Róheim.
Le dernier chapitre clôt cette première partie et questionne l’action théra-
peutique, il réaffirme les capacités transférentielles des patients mélancoliques
pouvant s’établir après l’épisode morbide, à l’entrée dans l’intervalle libre.
L’apparition de nouveaux symptômes, hystériques, peut être considérée comme
favorable, tout comme la jeunesse des malades. Abraham fait appel aux réussites
© Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

cliniques de Freud pour souligner les effets positifs durables de la cure, la diffi-
culté d’une telle entreprise avec de tels patients parant, dit-il, à un optimisme
thérapeutique démesuré !

4. Concepts fondamentaux

• La subdivision du stade anal en deux étapes : la première est relative aux pul-
sions hostiles, destructrices et à la tendance au rejet ; la seconde est celle de
la conservation, de la rétention et de la domination.
50 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

• Le concept d’introjection occupe une place centrale. Il est assimilé à une incor-
poration orale, cannibalique, permettant la récupération dans le moi de
l’objet perdu, expulsé et détruit ; sa fonction est centrale dans la mélanco-
lie. L’introjection n’est pas différenciée par Abraham de l’incorporation.
• Le caractère problématique de l’introjection mélancolique est lié à l’impor-
tance du conflit ambivalentiel dans lequel les sentiments positifs succombent
à la haine, entraînant de ce fait l’abandon de l’objet.
• Deux étapes de la phase orale : un stade oral pré-ambivalent de succion, lié
à l’auto-érotisme ; un stade ambivalent de morsure, forme primitive du
sadisme, qui se traduit par des fantasmes cannibaliques et qui est contem-
porain des capacités d’incorporation totale de l’objet et de la constitution
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du narcissisme. L’ambivalence débute au stade oral de morsure, l’objet
étant à la fois incorporé et détruit.
• Le double traumatisme lié à une double déception vis-à-vis des figures œdi-
piennes, maternelle et paternelle.

5. Préalables et prolongements

L’élaboration métapsychologique autour de la mélancolie, qui couvre pour


Abraham la période de 1911 à 1924, s’effectue dans un contexte d’échanges psy-
chanalytiques extrêmement riches et de dialogue constant avec Freud.
Si la primeur de l’apport d’Abraham est incontestable, l’essai incontournable
de Freud, Deuil et mélancolie (1915), constitue une première tentative d’abord
de la mélancolie selon un triple point de vue : dynamique, topique, et éco-
nomique. L’insistance, dans cette contribution, sur le processus d’introjection et
ses accointances avec le mécanisme d’identification narcissique du moi à l’objet
perdu dans le cadre de la mélancolie, constitue une avancée essentielle. Mais il
reste certaines zones d’ombres : si les parentés entre deuil-mélancolie et névrose
obsessionnelle-mélancolie sont acquises, les divergences restent énigmatiques.
L’approfondissement d’Abraham des stades oral et anal, qui permet d’affiner
encore davantage la nature du processus d’introjection, constitue de ce fait un
apport tout à fait remarquable dans la compréhension des modalités d’organisa-
tion ultérieure des relations au monde objectal. Ses propositions, basées sur des
découvertes cliniques empiriques, dessinent des lignes de « démarcation » utiles
pour penser les divergences entre névrose et psychose.
Soulignons ici que « Le moi et le ça », présentant l’élaboration de la deuxième
topique, est contemporain de la contribution d’Abraham et s’articule à ses avan-
Karl Abraham 51

cées. Si Freud revient sur l’étude des relations entre investissement objectal et
identification, il élargit l’investigation amorcée avec la découverte de l’introjec-
tion mélancolique à une interrogation plus générale, dans la perspective de for-
muler un modèle général de la structure de la psyché. Le mécanisme d’introjection
y est repris, associé au travail du moi, et reconnu dans sa fonction processuelle
comme favorisant la possibilité de renoncer à l’objet. Cette opération de transfor-
mation de la libido objectale en libido narcissique peut engendrer des processus
de désintrication, par les modifications du moi qu’elle implique. Ces modifica-
tions du moi conservent une position à part, qui s’oppose au reste du moi comme
idéal du moi ou surmoi. Ce dernier terme, nouvellement introduit, constitue une
instance critique qui s’instaure à partir du jeu complexe des identifications et est
corrélative du déclin de l’œdipe. La référence à la bisexualité et au double aspect
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des identifications œdipiennes est alors avancée. Cette élaboration du surmoi et
de ses liens avec les processus d’introjection, constitue un pas supplémentaire
dans la théorie des psychoses, reprise dans deux textes publiés la même année,
en 1924. Si Freud y conserve l’idée d’une étiologie commune aux névroses et aux
psychoses, relative à un manquement extérieur traumatique, il reconnaît le motif
des divergences dans le jeu des topiques. Ainsi, la névrose est le résultat d’un
conflit entre le moi et le ça, la psychose, celui d’un rapport inadapté du moi à la
réalité extérieure. La mélancolie occupe quant à elle une place tout à fait particu-
lière, le conflit entre le moi et le surmoi étant sur le devant de la scène. C’est ce
qui conduit Freud à parler de psychonévrose narcissique, le statut nosographique
de la mélancolie occupant dès lors d’une position intermédiaire.
L’apport d’Abraham reste une somme considérable, inscrite dans une perspec-
tive fidèle à la pensée freudienne. Ses découvertes concernant l’analyse très fine de
la problématique de l’oralité, de l’introjection orale, de la régression, des enjeux
de perte de l’objet et du narcissisme, continuent de constituer des références
incontournables dans la compréhension des troubles psychotiques et mélanco-
liques. On peut, par ailleurs, souligner son attachement à la référence œdipienne
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et au complexe de castration auxquels il conserve une place primordiale dans


l’avènement d’une affection psychotique ou mélancolique ; élément important
à souligner dans l’actualité des théorisations. Sa dernière contribution a mis en
place les ébauches des thématiques kleiniennes comme : le sadisme oral, l’incor-
poration, la dépression archaïque et la problématique de l’objet partiel.

6. Questions et enjeux scientifiques

Si les humeurs dépressives ou exaltées de l’homme ordinaire ou de génie ont


inspiré autant les poètes que les hommes de science, il a fallu attendre l’époque
52 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

héroïque de la psychanalyse pour voir publier les premiers travaux conséquents


sur la question, les chefs de file étant incontestablement Abraham et Freud.
L’étude de la mélancolie et de son pendant la manie a fait avancer de concert le
front des connaissances cliniques et théoriques, ouvrant la voie à une approche
métapsychologique aboutie, combinant les trois points de vue, dynamique,
topique et économique. La théorie de la libido et celle des relations d’objet,
qui a le succès que l’on connaît, se sont abondamment nourries des tentatives
de compréhension de l’énigme maniaque et dépressive. Elles ont ouvert des
perspectives de travail largement reprises de nos jours pour interroger les patho-
logies dites aux limites de l’analysable, qui ont placé les effets de la perte d’objet
et ses répercussions dépressives au cœur des interrogations.
S’il est une question induite par ces réflexions, qui ne peut qu’être posée dans
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ces lignes, c’est bien celle de la structure, interne, des pathologies maniaques et
dépressives ; interrogation qu’éludent les classifications internationales contem-
poraines en s’attachant aux troubles, externes cette fois, puisque les troubles
bipolaires ont supplanté la psychose maniaco-dépressive ! Si Abraham range la
maniaco-dépression du côté des psychoses, il est à noter l’emploi privilégié d’une
terminologie qui ne fait pas référence à la structure dans son texte de 1924. Ainsi
parle-t-il d’affections, d’états maniaco-dépressifs ou cycliques ou encore de folie
circulaire, alors même qu’en 1912, il les désignait clairement comme « psychoses
dépressives ». Comment expliquer ce changement ? Doit-on y voir l’influence
du maître qui en 1923 assigne à la mélancolie une place singulière ? Rappelons
que dans « Le moi et le ça » la mélancolie est désignée comme « psychonévrose
narcissique », en ce que le conflit se déroule entre le moi et le surmoi, alors qu’il
se joue entre le moi et l’extérieur dans la psychose. Si les structuralistes main-
tiennent clairement la mélancolie-manie du côté des psychoses, la question
demeure entière alors que la clinique nous confronte régulièrement à l’absence
de caractéristiques psychotiques chez de nombreux patients dans l’intervalle
libre…

Pour approfondir
Abraham K. (1912). « Préliminaires à l’investigation et au traitement psychanalytique de
la folie maniaco-dépressive et des états voisins », in Œuvres complètes, t. I, (1907-1914),
Paris, Payot, 1965, 212-226.
Abraham K. (1916). « Examen de l’étape prégénitale la plus précoce du développement
de la libido », in Œuvres complètes, t. II (1915-1925), Paris, Payot, 1965, 11-34.
Ebtinger R. (1976). « Le dialogue Abraham-Freud sur la mélancolie », in Confrontations
psychiatriques n° 14, 1976.
Karl Abraham 53

Freud S. (1917). « Deuil et mélancolie », in trad. fr. Œuvres complètes. Psychanalyse, vol.
XIII (1914-1915), Paris, PUF, 3e éd. corrigée, 2005, 261-280.
Freud S. (1921). « Psychologie des masses et analyse du moi », in trad. fr. Œuvres complètes.
Psychanalyse, vol. XVI (1921-1923), Paris, PUF, 2e éd. 2003, 1-83.
Freud S. (1923). « Le moi et le ça », in trad. fr. Œuvres complètes. Psychanalyse, vol. XVI
(1921-1923), Paris, PUF, 2e éd. 2003, 255-302.
Freud S. (1924). « Névrose et psychose », in trad. fr. Œuvres complètes. Psychanalyse, vol.
XVII (1923-1925), Paris, PUF, 1re éd. 1992, 1-7.
Freud S. (1924). « La perte de la réalité dans la névrose et la psychose », in trad. fr. Œuvres
complètes. Psychanalyse, vol. XVII (1923-1925), Paris, PUF, 1re éd. 1992, 35-41.
Freud S., Abraham K. (2006). Correspondance complète 1907-1926, Paris, Gallimard.
Lemaigre B. (2003). Karl Abraham, Paris, PUF.
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5
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SÁNDOR FERENCZI,
« Confusion de langue entre
les adultes et l’enfant. Le langage
de la tendresse et de la passion
(1933) », in Psychanalyse 4 Œuvres
complètes, t. IV : 1927-1933, Payot,
1982, 125-1351

1. Par Clara Duchet.


56 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

« C’était une erreur de vouloir faire entrer de force, dans un rapport au


congrès, le thème trop vaste de l’origine extérieure du caractère et de la
névrose […] Les séductions incestueuses se produisent habituellement ainsi :
Un adulte et un enfant s’aiment ; l’enfant a des fantasmes ludiques, comme
de jouer un rôle maternel à l’égard de l’adulte. Ce jeu peut prendre une forme
érotique, mais il reste pourtant toujours au niveau de la tendresse. Il n’en est
pas de même chez les adultes […] Je serais heureux si vous pouviez prendre la
peine de vérifier tout cela, sur le plan de votre pratique et de votre réflexion ;
si aussi vous suiviez mon conseil d’attacher, dorénavant, plus d’importance
à la manière de penser et de parler de vos enfants, de vos patients et de vos
élèves, derrière laquelle se cachent des critiques, et ainsi leur délier la langue,
et avoir l’occasion d’apprendre pas mal de choses. »
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1. Présentation de l’auteur

Médecin, neurologue et psychanalyste hongrois, Sándor Ferenczi (1873-1933)


est souvent décrit comme l’enfant terrible de la psychanalyse… en raison de
son franc-parler, de ses positions critiques à l’égard de certaines positions théo-
riques freudiennes et de sa pratique clinique, « hors-norme » à l’époque, qui
l’a amené à recevoir en cure analytique toute sorte de patients (y compris des
agresseurs, des soldats traumatisés, des adultes dissociés, des sujets pervers et
psychotiques…). Ferenczi s’inscrit pourtant dans l’histoire comme un illustre
défenseur et un véritable porte-parole de la psychanalyse, proche disciple de
Sigmund Freud, avec lequel il a entretenu des rapports continus et affectueux
comme en témoignent la somme de ses travaux psychanalytiques et les quelque
mille quatre cents lettres de leur célèbre correspondance. De nombreux points
communs les ont sans doute rapprochés lors de leur première rencontre à
Vienne en 1908 : tous deux issus d’une famille nombreuse, élevés dans la tradi-
tion et le respect du judaïsme, ils ont réalisé leurs études de médecine à Vienne
avec un intérêt précoce pour la psychologie. Les idées, mais surtout la mort
prématurée de Ferenczi, alors atteint d’une maladie grave et incurable, les ont
définitivement séparés en 1933, six ans avant la disparition de Freud et deux
ans à peine après l’ouverture de sa célèbre « policlinique psychanalytique ».
Il s’est d’abord intéressé aux liens entre psychanalyse et pédagogie mais il sera
finalement davantage remarqué pour ses contributions théorico-cliniques que
l’on peut décliner en trois axes :
des contributions historiques sur le traumatisme, les névroses de guerre et
les agresseurs sexuels ;
Sándor Ferenczi 57

l’approfondissement de certains concepts comme l’introjection, l’identifi-


cation à l’agresseur et la relation d’objet ;
des propositions pratico-cliniques autour de la technique psychanalytique
(technique active, d’élasticité et permissivité ; analyse mutuelle et analyse
profane ; relaxation et néocatharsis ; transfert maternel).

Ces découvertes ont pour la plupart été mal comprises au départ et mises
de côté après sa mort. Le docteur Sabourin qui préface le tome IV des œuvres
complètes de l’auteur dénonce ainsi « tous les conformismes post-freudiens »
qui ont emprunté le chemin de Jones en mettant au banc un auteur tel que
Ferenczi. Son œuvre a été réhabilitée dans les années 1980, d’abord par Balint
qui s’est lancé dans l’édition de ses écrits incluant son fameux Journal clinique,
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écrit unique en son genre, aujourd’hui mondialement connu. Depuis de nom-
breux auteurs français ayant revisité la clinique contemporaine des trauma-
tismes (Brette et coll., 2005) s’appuient sur ses travaux novateurs. Pour prendre
connaissance avec ceux-ci on peut se référer à Sándor Ferenczi par T. Bokanovski
(1997).

2. Présentation du texte dans l’œuvre de l’auteur

« Confusion de langue entre les adultes et l’enfant. Le langage de la tendresse et de


la passion » est la dernière conférence de Ferenczi, prononcée en septembre 1932
(quelque temps après le soixante-quinzième anniversaire de Freud) pour le
XIIe Congrès international de psychanalyse, à Wiesbaden. Cette communication
intervient dans un contexte personnel difficile : non seulement Ferenczi souffre
d’un syndrome neuro-anémique d’une maladie de Biermer (maladie extrême-
ment douloureuse et incurable à l’époque qui l’a emporté moins d’une année
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plus tard), mais il joue en outre sa réputation en soutenant des idées totalement
nouvelles devant un public devenu méfiant voire, hostile. En effet, son propos
montre quelques dissidences entre Freud et lui, sous un jour bien plus clément
et ouvert aux critiques selon nous que ce qui en a été dit plus tard…
Le titre initial de l’article est : « Les passions des adultes et leur influence sur
le développement du caractère et de la sexualité de l’enfant ». Le changement
de titre peut être lié à l’évolution de ses positions sur le traumatisme mais il
peut aussi être mis en perspectives avec ses ambitions, revues à la baisse, de
vouloir « faire entrer de force […] un thème trop vaste » sur la formation du
caractère et de la névrose et notamment leurs rapports avec une « origine exté-
rieure ». Plutôt qu’un retour à la neurotica abandonnée par Freud, il s’agit de
58 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

faire reconnaître l’existence de réels abus et problématiques incestueuses, sans


pour autant remettre en cause les fantasmes œdipiens mis en lumière par Freud.
Rappelons d’ailleurs que Ferenczi s’appuie ici largement sur les Trois Essais sur
la théorie de la sexualité de son ami qui mentionnait, dès 1905 dans ces écrits, les
effets néfastes des « influences extérieures de la séduction ».
Pour beaucoup, cette ultime conférence vient résumer et condenser l’essentiel
de l’apport de Ferenczi à la psychanalyse : il s’agît d’ailleurs de son article le plus
diffusé au monde.

3. Résumé du texte
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En introduction de sa conférence, dans une perspective d’autocritique mani-
festement énoncée au public, Ferenczi part humblement des difficultés qu’il
a rencontrées avec des patients aux manifestations traumatiques bruyantes et
résistantes qu’il qualifie d’« échecs ou de résultats thérapeutiques incomplets ».
Il dénonce alors la négligence des facteurs extérieurs dans la théorie psychana-
lytique sur la construction des névroses au profit d’« explications hâtives […]
invoquant la prédisposition et la constitution », puis il met au cœur du débat
l’analyse « didactique » de l’analyste qui, à cette époque, durait nécessairement
moins longtemps que l’analyse des patients.
Rapidement, son propos se centre sur la relation entre l’analyste et ses patients
(fil conducteur de l’ensemble de ses écrits). Dans sa critique de l’état « d’extrême
soumission » des patients à l’analyste, on retrouve les traces de ses principes
d’analyse mutuelle dans laquelle il s’agît de soumettre au patient ses propres mou-
vements contre-transférentiels afin de délier « la langue du patient » et d’augmen-
ter la confiance de ce dernier. L’auteur dénonce « la froide réserve, l’hypocrisie
professionnelle » du médecin, il met en garde son auditoire contre la reproduc-
tion d’une indifférence maternelle qui aurait elle-même conduit le patient à un
clivage psychique pour s’en protéger, ainsi qu’à une répétition de ses symptômes
invalidants et souligne l’importance d’une « authentique sympathie ».
Ferenczi insiste ensuite sur l’importance de l’événement traumatique et « en
particulier du traumatisme sexuel comme facteur pathogène », en dévoilant
la présence de réelles violences et abus faits aux enfants, notamment dans des
familles bourgeoises et puritaines, perpétués par des parents ou des proches
(famille élargie, personnel de maison). Pour cela, il s’appuie sur les révélations de
patients adultes qui avouent avec souffrance leurs propres abus sur des enfants,
ce qui le conduit à « contrer » d’une certaine manière la théorie du fantasme
hystérique mis en avant dans la théorie freudienne.
Sándor Ferenczi 59

Son propos, devenu célèbre, se centre sur la confusion des langues qu’il place
au cœur de la relation incestueuse : « un adulte et un enfant s’aiment », cepen-
dant le niveau de maturité sexuelle diffère et les attentes ne sont en aucun cas
les mêmes d’un côté et de l’autre. L’enfant, dans une dimension ludique, a des
élans de tendresse pouvant prendre des formes érotiques dont il méconnaît la
portée sexuelle. L’adulte quant à lui peut éprouver du désir et en venir à impo-
ser à l’enfant des actes sexuels, de nature hétéro ou homosexuelle, sans mesu-
rer les conséquences désastreuses pour ce dernier. Jeux, tendresse, fantasmes et
sexualité viennent ainsi se conjuguer, plongeant les fillettes et jeunes garçons
dans la plus grande confusion. Du côté de l’agresseur, le passage à l’acte est bien
entendu facilité par des prédispositions psychopathologiques, potentialisées par
des contextes événementiels. Si la réaction initiale de l’enfant peut se situer du
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côté de la peur, du refus, du dégoût, voire de la haine, elle se transforme rapide-
ment en position de soumission passive à un âge qualifié par l’auteur d’immature
en termes de résistance et de défenses face à un agresseur incarnant la force et
l’autorité. Plus encore, l’enfant, dans un élan identificatoire défensif lui permet-
tant de s’oublier lui-même et de nier la réalité trop violente, en vient à introjecter
l’agresseur, plaçant l’acte dans la sphère intrapsychique et non plus externe, aux
prises avec ce que Ferenczi nomme la « transe traumatique ». Par ce procédé,
l’enfant parvient à maintenir la situation de tendresse antérieure. Cependant,
en s’identifiant de la sorte à son agresseur, l’enfant en vient à introjecter le sen-
timent de culpabilité de l’adulte, et à placer le « jeu » initial sous le joug de la
punition (identification à l’agresseur). C’est ainsi qu’innocence et culpabilité se
mettent à coexister, de manière clivée, dans la psyché enfantine.
Les conséquences sont majeures : blocage de la vie sexuelle, perversions,
névroses ou encore psychoses, développement de personnalités incapables de
s’affirmer en cas de déplaisir ; autant de destins que l’auteur compare à ceux des
enfants privés d’amour et de tendresse maternelle. Fidèle à ses parallèles entre
principes éducatifs, pédagogiques et procédés analytiques, Ferenczi conclut
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ce point en insistant sur l’importance d’aider l’enfant, comme le patient, à se


défaire de l’identification afin qu’il quitte la position de soumission passive et
accède à une autonomie psychique « plus élevée ».
Peu après, le psychanalyste hongrois nous livre « quelques découvertes sup-
plémentaires » à propos des conséquences de l’amour forcé et des punitions
abusives : deux manières de « s’attacher un enfant ». Si la fixation de l’enfant,
l’éventuelle dépression et le clivage de personnalité sont des destins plus connus
des analystes, l’apparition de nouvelles facultés révélées à l’occasion d’un choc
dans le sens d’une maturité brutalement acquise dans un contexte pathologique
l’est beaucoup moins. Ferenczi parle à ce propos de « progression traumatique »
ou de « prématuration » (pathologiques) en illustrant le procédé de sa célèbre
60 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

métaphore : « On pense aux fruits qui deviennent trop vite mûrs et savoureux,
quand le bec d’un oiseau les a meurtris, et à la maturité hâtive d’un fruit véreux. »
L’auteur associe avec le rêve typique du « nourrisson savant » qu’il a décrit pré-
cédemment dans ses travaux (1931), pour désigner les facultés et connaissances
qu’un enfant développe au contact de parents fous, à partir d’une identification
première à ces derniers (pour se protéger du danger que représente leur folie). C’est
ainsi que l’adversité peut devenir source d’apprentissage et de savoir. Cependant,
le soignant nous met en garde : une succession de chocs au cours du développe-
ment multiplie les risques de « fragmentation » et d’« atomisation » psychique,
fragments clivés qu’il devient de plus de plus en plus difficile de relier entre eux.
Peu après, Ferenczi cite en exemple une troisième manière « de s’attacher un
enfant » en dénonçant le « terrorisme de la souffrance » pour décrire le procédé
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d’aliénation à l’œuvre notamment dans les familles conflictuelles. En effet, un
enfant peut être amené à se positionner comme soignant de l’un de ses parents,
dans l’espoir de retrouver une relation de tendresse avec lui que la souffrance
a rendu impossible. Le procédé d’identification continue d’être ici à l’œuvre :
s’identifier – porter la souffrance de l’autre pour tenter de la supprimer.
Pour terminer, Ferenczi reprend sa remise en cause de certains pans de la théo-
rie sexuelle et génitale, au regard de ses développements sur les conséquences de
facteurs exogènes à l’enfant, mettant en avant l’importance de la différenciation
du langage propre à l’enfant (du côté de la tendresse dans l’érotisme infantile)
et du langage propre à l’adulte (du côté de la passion dans l’érotisme adulte). Il
engage à poursuivre et à vérifier ses dires pour continuer de faire progresser le
débat visant à déterminer ce qui est issu du dehors (conditionné par la culture)
et ce qui vient du dedans (organisation propre), invitant le public à mieux écou-
ter enfants, patients et élèves porteurs de savoirs encore mal connus.
Un post-scriptum s’ajoute à la conférence pour préciser qu’il n’a procédé qu’à
des descriptions des différents niveaux de langage entre l’adulte et l’enfant sans
proposer d’éclairer encore la nature même de ces différences, laissant entendre
que la souffrance peut engendrer la passion, amour-haine, mais que la tendresse
comporte aussi sa part de sadomasochisme. Il ouvre ainsi la voie à des recherches
ultérieures sur ce sujet.

4. Concepts fondamentaux

• Confusion de langues : désigne le désordre entraîné par la rencontre entre


deux modalités d’amour radicalement différentes chez l’enfant et chez
l’adulte. Alors que l’enfant adresse des demandes de tendresse, d’amour
Sándor Ferenczi 61

élémentaire emprunt de recherche de sécurité physique et psychique, sur


un mode de relation d’objet passif, l’adulte passionné y répond par une
séduction abusive, une relation violente et dominatrice, et des procédés
sexuels d’adultes (du côté de l’excitation génitale) les mettant en position
d’abuseurs sexuels.
• Tendresse : décrit le mode de langage propre à l’enfant dans l’érotisme
infantile.
• Passion : décrit le mode de langage propre à l’adulte, dans l’érotisme des
adultes.
• Identification : incapable d’éprouver de la haine pour l’adulte séducteur et
d’intérioriser le conflit psychique que cela entraîne, l’enfant en vient à se
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confondre et se mettre à la place de l’adulte.
• Identification à l’agresseur : alors que le moi de l’enfant est encore peu struc-
turé, celui-ci s’abandonne à l’adulte abuseur, s’identifie à lui, se sacrifiant
pour garder une relation de tendresse avec lui. L’agresseur devient intra-
psychique.
• Introjection du sentiment de culpabilité de l’adulte : prolongeant l’identifi-
cation à l’agresseur, l’enfant s’attribue la part de culpabilité non assumée
par l’adulte et se rend coupable des violences perpétuées contre lui.
• Atomisation, fragmentation : désigne un cas particulier de clivage qui peut
conduire au morcellement de la personnalité.

5. Devenir et prolongements

Bien que dernière dans l’ordre chronologique de ses écrits, la conférence de


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Ferenczi sur la confusion des langues occupe une place fondatrice dans l’his-
toire de la psychanalyse, en complexifiant le débat entre réalité et fantasme
traumatiques dans le développement normal et pathologique. Le psychanalyste
hongrois y introduit des concepts majeurs autour du traumatisme psychique,
prolongés et repris par de très nombreux illustres auteurs.
Son concept « d’identification à l’agresseur » par exemple, est d’abord repris
par A. Freud en 1936 (qui lui en donne un sens différent, lui permettant sans
doute ne pas citer Ferenczi non publié à l’époque), avant d’être retravaillé dans
des contextes différents par Lagache, Spitz, puis d’être repris aussi par Bettelheim,
et décliné enfin par Balier (1996, 2005) sur l’extrême de la violence et Racamier
(1995) au niveau des problématiques incestuelles. Ses idées sur les facultés déve-
62 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

loppées par l’enfant en situation traumatique ne sont pas sans nous rappeler
non plus les développements récents sur la résilience.
L’enjeu scientifique est majeur, d’abord parce que le traumatisme est au cœur
de la psychanalyse, mais aussi parce que Ferenczi inaugure dans ses travaux des
thèmes fondamentaux pour la clinique de l’enfant repris et développés, entre
autres, par Klein et Winnicott (importance de la différence des générations dans
les rapports parents-enfants ; remise en cause radicale du consentement supposé
de l’enfant ; dénonciation des positions parentales quand elles nient les abus, à
propos du désaveu des mères ; manières de s’attacher et de terroriser un enfant,
etc.). Dans un autre domaine, on peut soutenir aussi que Ferenczi préfigure
les travaux de Pankow sur l’image du corps dans les psychoses. Et surtout, son
influence reste majeure sur les travaux et pratiques de Klein, Balint, Hermann,
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Granoff, N. Abraham et M. Torok.
Enfin, comme le montre précisément Bokanowski (1997), les avancées de
Ferenczi sur le traumatisme et notamment cette fameuse dernière conférence
auront profondément marqué les écrits psychanalytiques, en particulier ceux
de Freud (1939) qui développe, à la fin de sa vie dans Moïse et le Monothéisme,
de nouvelles conceptions sur le trauma en lien avec les problématiques narcis-
siques, et parle des effets positifs comme négatifs du traumatisme.

6. Questions et enjeux scientifiques

Nous retiendrons de ce texte l’indépendance des idées plus qu’une opposition


franche aux positions freudiennes. Au moment où les consultations spécialisées
en « psychotraumatisme » se multiplient partout dans le monde, les avancées
de Ferenczi restent fondamentales pour saisir les particularités de cette clinique
généralement dérangeante auprès de patients victimes d’incestes et de trauma-
tismes précoces dans leur enfance, souvent à mi-chemin entre les états-limites et
la psychose, n’empêchant aucunement la prise en compte de la réalité des ques-
tions incestuelles et œdipiennes, bien au contraire !
Et enfin, comment ne pas saluer l’actualité cinématographique qui vient
majestueusement d’illustrer le concept d’identification à l’agresseur (tel qu’il est
défini par Ferenczi) dans My Little Princess d’Eva Ionesco (avec Isabelle Huppert
dans le rôle de la mère incestueuse et Anamaria Vartolomei dans le rôle de la
fille), nous confirmant encore la modernité des théories de Ferenczi.
Sándor Ferenczi 63

Pour approfondir
Balier C. (1996). Psychanalyse des comportements sexuels violents, Paris, PUF.
Balier C. (dir.) (2005). La Violence en abyme, Paris, PUF.
Bokanowski T. (1988). « Entre Freud et Ferenczi : le traumatisme », Revue française de
psychanalyse, LII, 6, 1285-1304.
Bokanowski T. (1997). Sándor Ferenczi, Paris, PUF.
Brette F., Emmanuelli M., Pragier G. (dir.) (2005). Le Traumatisme psychique. Organisa-
tion et désorganisation, Paris, PUF.
Brabant-Gerö E. (2002). « Ferenczi », in De Mijola A. (dir.), Dictionnaire international de
psychanalyse, (2002), Paris, Calmann-Lévy, 603-604.
Ferenczi, S. (1933). « Confusion de langue entre les adultes et l’enfant », Ferenczi S., Psy-
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chanalyse IV, Œuvres complètes, 1927-1933, (125-135), Paris, Payot, 1982.
Ferenczi S. (1934). « Réflexions sur le traumatisme », Psychanalyse IV, Œuvres complètes,
1927-1933, (139-147), Paris, Payot, 1982.
Ferenczi S. (1927-1933). Le Traumatisme, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot »,
2006.
Freud A. (1936). Le Moi et les Mécanismes de défense, Paris, PUF, 1969.
Freud S. (1939). Moïse et le Monothéisme, Paris, Gallimard, 1948.
L’identification à l’agresseur, Revue française de psychanalyse, n° 1-2009.
Racamier P.-C. (1995). L’Inceste et l’Incestuel, Paris, Les Éditions du Collège.
6
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JACQUES LACAN,
« D’une question préliminaire
à tout traitement de la psychose »
(1958), in Écrits, Le Seuil, 1966,
531-5831

1. Par Olivier Ouvry.


66 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

« Un demi-siècle de freudisme appliqué à la psychose laisse son problème


encore à repenser, autrement dit au statu quo ante […] C’est dans un acci-
dent de ce registre de ce qui s’y accomplit, à savoir la forclusion du Nom-
du-Père à la place de l’Autre, et dans l’échec de la métaphore paternelle que
nous désignons le défaut qui donne à la psychose sa condition essentielle,
avec la structure qui la sépare de la névrose […] Du moins est-ce ce qui nous
écarte de tout autre objet que de restaurer l’accès de l’expérience que Freud
a découverte. Car user de la technique qu’il a instituée, hors de l’expérience
à laquelle elle s’applique, est aussi stupide que d’ahaner à la rame quand le
navire est sur le sable. »
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1. Présentation de l’auteur

Né le 13 avril 1901, mort le 9 septembre 1981, Jacques Lacan a incontestable-


ment été un grand théoricien de la psychanalyse. Psychiatre et excellent clini-
cien, il a mis en place un enseignement de 1951 à quasiment sa mort (1979)
sous forme orale (le Séminaire) qui a marqué la communauté analytique et intel-
lectuelle parisienne et au-delà. En 1966, un livre, Les Écrits, est édité avec son
assentiment, consistant au recueil de textes et conférences qu’il avait données
en parallèle à son enseignement oral, enrichi de textes originaux. L’article que
nous étudions ici en est issu.
Ses apports théoriques ont pour bases le principe d’un retour aux textes de
Freud (« Je suis celui qui a lu Freud », dira Lacan en 1966, à la parution des
Écrits), auteur alors trop considéré comme source initiale d’une théorie qui
pouvait se passer d’elle dans ses développements ultérieurs. Cette relecture se
fera à la lumière des avancés des sciences humaines acquises depuis. Au pre-
mier rang de celles-ci se trouvent la linguistique (Ferdinand de Saussure) et la
formalisation qu’elle initie : le structuralisme (Roman Jakobson, Claude Lévi-
Strauss).
L’axe de ses interventions sera constamment au rappel de l’hétéronomie
radicale de l’inconscient et, en conséquence, de son caractère évanescent – jus-
qu’à se faire oublier de ceux qui s’en veulent les défenseurs. La conséquence en
est une mise à distance du moi comme instance sur laquelle la cure, la praxis,
peut s’appuyer (comme cela était devenu la règle dans une pratique analytique,
notamment outre-Atlantique). L’adaptation de l’individu à l’entourage social ne
peut pas, de fait, constituer l’objectif de l’analyse.
C’est dans le cadre de telles positions que Lacan a pu s’exclure en 1953 de la
communauté psychanalytique officielle française, la Société psychanalytique
Jacques Lacan 67

de Paris (fondée en 1926), et d’être évincé de celle mise en place par Freud
lui-même (1910 : l’IPA), en novembre 1963 – qui fut la date de la première
et dernière séance du Séminaire de cette année, ayant pour titre « Le Nom-
du-Père ». Là s’amorcera la nouvelle direction de son enseignement qui passe
par la fondation de sa propre école en juin 1964 : l’École freudienne de Paris. Sa
dissolution, en janvier 1980, dans un contexte d’étiolement de la personnalité
de Lacan et d’enjeux générationnels et théoriques des héritiers de son œuvre,
a ouvert ce qui s’observe depuis sa disparition : un éclatement des écoles dites
lacaniennes en autant de groupes que de personnalités ayant pu souhaiter
maintenir l’authenticité de son enseignement (cf. bibliographie pour appro-
fondir ces points).
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2. Présentation du texte dans l’œuvre de l’auteur

Jacques Lacan a débuté son œuvre par un travail de positionnement de l’imaginaire


(à distinguer du symbolique et du réel – RSI, les trois instances structurellement
liées par lesquelles se construit le rapport du sujet au monde), notamment dans
la constitution du moi et du narcissisme tels que développés par Freud à l’orée
de sa deuxième topique. Ses premiers travaux sont sa thèse de médecine, son
intervention sur le stade du miroir au congrès de Marienbad (1936) et l’article
sur les complexes familiaux.
Puis Jacques Lacan a introduit le symbolique comme repère de ce qui
fonde la possibilité et les enjeux du sujet de l’inconscient (dont on retrouve
les manifestations dans les productions de l’inconscient, rêves, lapsus, actes
manqués, symptômes). Ouvert à cette dimension par la lecture des linguistes,
Lacan a opéré un renversement doctrinal de fond en passant d’une perspec-
tive des enjeux de la cure comme symbolisation de l’imaginaire à ceux de
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l’imaginarisation du symbolique, soit l’intégration des éléments imaginaires


dans une structure de langage qui, seule, peut en permettre une articulation
et une lecture.
Ainsi, la loi de l’homme est la loi du langage. Or au fondement de la Loi se
trouve le père, comme Freud y avait tant insisté (Totem et tabou, L’Homme Moïse
et le monothéisme), et comme Lacan le reprend pour le situer au cœur du sym-
bolique, au principe même des effets de structuration du psychisme par le lan-
gage.
C’est l’objet du texte que nous étudions qui situe, dans une démarche radicale
et fondatrice, le devenir du signifiant du nom-du-père à l’orée de la structure du
sujet.
68 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

3. Résumé du texte
et concepts fondamentaux introduits

Ce texte contient cinq chapitres. Nous en proposons un résumé chapitre par


chapitre en soulignant les concepts fondamentaux dans un premier temps, puis
une reprise du mouvement général du texte dans un second temps.

3.1 Vers Freud


Lacan établit d’emblée un décentrement en situant le percipiens (le moi) comme
équivoque – alors même que toute la tradition philosophique et psychologique
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le mettait en position de sujet unifiant les effets du sensorium (sensations). La
démonstration en est faite par un exemple clinique repris du séminaire 3 sur les
psychoses, où il apparaît que l’hallucination s’inscrit dans un discours qui « vint
à réaliser son intention de rejet dans l’hallucination. Au lieu où l’objet indicible
est rejeté dans le réel, un mot se fait entendre » (p. 535).
Et Lacan explore, dans la continuité de Freud, le texte du président Schreber
comme « introduction à la phénoménologie de la psychose » (p. 536). Après un
long exposé de son contenu, et après avoir observé que des phénomènes de code
et de message s’y retrouvent, Lacan avance : « N’est-on pas frappé par la prédo-
minance de la fonction du signifiant dans ces deux ordres de phénomènes ? »
(p. 540). Il souligne que sa lecture du délire est celle que Freud a initiée. Mais
qu’elle est-elle ?

3.2 Après Freud


Alors que Freud a englobé dans le sujet un ça opaque, Lacan observe que chez
les auteurs analytiques peu rigoureux « c’est tout de même en tant que moi,
c’est-à-dire […] en tant que ce même percipiens increvable, qu’il (le sujet) est
invoqué dans la motivation de la psychose » (p. 541). Ce qui conduit aux hypo-
thèses de la projection affective, alors même que Freud « écarte expressément le
mécanisme de la projection comme insuffisant à rendre compte du problème »
(p. 542).
L’inventaire de ce qui constitue les fondamentaux des apports freudiens est
fait par Lacan, inventaire qui va à l’encontre de l’idée habituellement énoncée
du cas Schreber et de la paranoïa : à savoir la répression d’une pulsion homo-
sexuelle.
Et Lacan de conclure :
Jacques Lacan 69

« C’est qu’aucune formation imaginaire n’est spécifique, aucune n’est


déterminante ni dans la structure, ni dans la dynamique d’un processus.
Et c’est pourquoi on se condamne à manquer l’une et l’autre quand, dans
l’espoir d’y mieux atteindre, on veut faire fi de l’articulation symbolique que
Freud a découverte en même temps que l’inconscient, et qui lui est en effet
consubstantielle : c’est la nécessité de cette articulation qu’il nous signifie
dans sa référence méthodique à l’Œdipe » (p. 546).

3.3 Avec Freud


Lacan introduit alors le schéma L. Il représente l’articulation des dimensions
imaginaire et narcissique à celle symbolique, où se trouvent les signifiants
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« saisis dans leur fonction à l’état pur au point à la fois le plus invraisem-
blable et le plus vraisemblable : le plus invraisemblable, puisque leur chaîne
se trouve subsister dans une altérité par rapport au sujet, aussi radicale que
celle des hiéroglyphes encore indéchiffrables dans la solitude du désert ; le
plus vraisemblable, parce que là seul peut apparaître sans ambiguïté leur fonc-
tion d’induire dans le signifié la signification en lui imposant leur structure »
(p. 550).
Dans le schéma suivant, le schéma R, Lacan redouble la portée du précédent
en y intégrant les enjeux œdipiens et l’articulation du spéculaire de la relation
mère-enfant au signifiant du phallus. Comment l’enfant « s’identifie à l’objet
imaginaire de ce désir (le désir de la mère), en tant que la mère elle-même le
symbolise dans le phallus » (p. 554), s’interroge Lacan. Et c’est ainsi qu’il fait un
pas décisif, déjà esquissé (mais non formalisé) par Freud, en situant le phallo-
centrisme dans une structure de langage : « Le phallocentrisme produit par cette
dialectique est tout ce que nous avons à retenir ici. Il est bien entendu entière-
ment conditionné par l’intrusion du signifiant dans le psychisme de l’homme »
(p. 555). Mais cette signification du phallus n’est évoquée « dans l’économie sub-
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jective, telle que nous la voyons commandée par l’inconscient […], que par ce
que nous appelons une métaphore, précisément la métaphore paternelle » (ibid.).

3.4 Du côté de Schreber


La métaphore paternelle est ainsi définie : « métaphore du Nom-du-Père, soit la
métaphore qui substitue ce Nom à la place premièrement symbolisée par l’opé-
ration de l’absence de la mère » (p. 557). Qu’en est-il de l’éventualité où elle n’a
pas eu lieu, se demande Lacan ? S’appuyant sur les textes de Freud, il avance
le terme de Verwerfung (forclusion), correspondant non pas au refoulé, mais à
70 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

l’absence de Bejahung primordiale (le jugement d’attribution, préalable à tout


jugement d’existence). « La Verwerfung sera donc tenue par nous pour forclusion
du signifiant. Au point où […] est appelé le Nom-du-Père, peut donc répondre
dans l’Autre un pur et simple trou, lequel, par la carence de l’effet métapho-
rique, provoquera un trou correspondant à la place de la signification phal-
lique » (p. 558).
Lacan consacre alors plusieurs pages à une étude minutieuse et détaillée du
délire de Schreber. Il en extrait que « c’est autour de ce trou où le support de la
chaîne signifiante manque au sujet […] que s’est jouée toute la lutte où le sujet
s’est reconstruit » (p. 564). Non sans le conduire à la certitude de son anéantis-
sement, et de sa reconstruction : « faute de pouvoir être le phallus qui manque
à la mère, […] être la femme qui manque aux hommes » (p. 566). Souhait que
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l’on retrouve tel quel dans les propos de Schreber : « Qu’il serait beau d’être une
femme en train de subir l’accouplement » (ibid.). Son attente de transformation
en femme sera l’étape précédente de sa fécondation divine, d’où émergera une
nouvelle humanité rédemptrice.
Lacan propose une figuration des effets de la structure psychotique dans le
schéma I, qui « démontre que l’état terminal de la psychose ne représente pas
le chaos figé où aboutit la retombée d’un séisme, mais bien plutôt cette mise
au jour de lignes d’efficience qui fait parler quand il s’agit d’un problème de
solution élégante […]. Ramassées dans la forme de ce schéma, les relations se
dégagent par où les effets d’induction du signifiant, portant sur l’imaginaire,
déterminent ce bouleversement du sujet que la clinique désigne sous les aspects
du crépuscule du monde, nécessitant pour y répondre de nouveaux effets de
signifiant » (p. 572).

3.5 Post-scriptum
À la question concernant l’inconscient laissée ouverte par Freud, Lacan
répond :

« Par la conception de la chaîne signifiante, en tant qu’une fois inaugurée par


la symbolisation primordiale […], cette chaîne se développe selon des liaisons
logiques dont la prise sur ce qui est à signifier, à savoir l’être de l’étant, s’exerce
par les effets de signifiant, décrits par nous comme métaphore et comme métony-
mie. C’est dans un accident de ce registre de ce qui s’y accomplit, à savoir la for-
clusion du Nom-du-Père à la place de l’Autre et dans l’échec de la métaphore
paternelle, que nous désignons le défaut qui donne à la psychose sa condition
essentielle, avec la structure qui la sépare de la névrose » (p. 575).
Jacques Lacan 71

« Pour que la psychose se déclenche, il faut que le Nom-du-Père verworfen,


forclos, c’est-à-dire jamais venu à la place de l’Autre, y soit appelé en opposition
symbolique au sujet. C’est le défaut du Nom-du-Père
à cette place qui, par le trou qu’il ouvre dans le signifié amorce la cascade des
remaniements du signifiant d’où procède le désastre croissant de l’imaginaire,
jusqu’à ce que le niveau soit atteint où signifiant et signifié se stabilisent dans
la métaphore délirante. Mais comment le Nom-du-Père peut-il être appelé par le
sujet à la seule place d’où il ait pu lui advenir et où il n’a jamais été, poursuit
Lacan ? Par rien d’autre qu’un père réel, non pas du tout forcément par le père du
sujet, par Un-père. Encore faut-il que cet Un-père vienne à cette place où le sujet
n’a pu l’appeler d’auparavant. Il y suffit que cet Un-père se situe en position tierce
dans quelque relation qui ait pour base le couple imaginaire a-a’, c’est-à-dire moi-
objet ou idéal-réalité, intéressant le sujet dans le champ d’agression érotisé qu’il
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induit » (p. 577).

Et les conditions d’une forclusion sont avancées par Lacan :


« Ce n’est pas uniquement de la façon dont la mère s’accommode de la
personne du père qu’il conviendrait de s’occuper, mais du cas qu’elle fait de sa
parole, disons le mot, de son autorité, autrement dit de la place qu’elle réserve
au Nom-du-Père dans la promotion de la loi. Plus loin encore, la relation du
père à cette loi doit-elle être considérée en elle-même, car on y trouvera la rai-
son de ce paradoxe par quoi les effets ravageants de la figure paternelle
[…excluent] le Nom-du-Père de sa position dans le signifiant » (p. 579).

Et Lacan réinscrit ses avancées théoriques dans l’axe le plus pur de la théorie
freudienne, théorie « qu’il n’est pas question de dépasser […], quand la psycha-
nalyse d’après Freud en est revenue, comme nous l’avons dit, à l’étape d’avant.
Du moins est-ce ce qui nous écarte de tout autre objet que de restaurer l’accès de
l’expérience que Freud a découverte. Car user de la technique qu’il a instituée,
hors de l’expérience à laquelle elle s’applique, est aussi stupide que d’ahaner à la
rame quand le navire est sur le sable » (p. 583).
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3.6 Mouvement général de ce texte


Le propos de Lacan est de montrer la correspondance entre la structure œdi-
pienne, telle que dégagée par Freud, et celle du langage. Il s’agit, en fait, d’une
opération signifiante (métaphore), avec substitution d’un signifiant, le Nom-
du-Père, à celui symbolisant l’absence de la mère (jeu du Fort-Da décrit par Freud).
Ainsi, les mouvements de la mère, qui font énigmes pour l’enfant, deviennent-
ils rapportés à ce qui fait la différence entre les deux parents (la différence des
sexes) et ce qui la symbolise : le signifiant du phallus. L’articulation entre ce qui
72 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

fait différence dans le corps et dans le langage s’opère, ouvrant ce dernier à être
support d’une Loi qui tienne, condition de la conjonction du désir et de la Loi.
L’enfant se trouve en conséquence déchargé du souci de satisfaire au désir de
la mère, le père détenant la clef de son énigme par le fait d’être porteur de ce qui
peut le symboliser. Cette énigme reste néanmoins ouverte : elle est celle d’un
savoir, celui que l’on peut assimiler au savoir de l’inconscient.
Lorsque fait défaut cette opération signifiante – que Lacan retrouve dans les
textes de Freud sous le terme de Verwerfung –, alors le signifiant du Nom-du-Père
est forclos ; soit, le père n’a pas d’existence symbolique pour le sujet (le terme
de forclusion apparaît pour la première fois le 4 juillet 1956, lors de la dernière
séance du Séminaire de cette année). La différence des sexes n’est pas inscrite
dans la structure (en termes de présence/absence), l’identification imaginaire au
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parent du même sexe impossible. D’où l’effet de féminisation que Lacan retrouve
chez Schreber, en tant que tentative d’identification psychotique au phallus qui
manque à la mère, et son martyr, d’être l’objet de la jouissance de Dieu.
Ce sont ces préalables que Lacan considère comme la « question préliminaire à
tout traitement de la psychose ».

4. Devenir et prolongement du texte

Ce texte se situe dans le deuxième mouvement de l’œuvre de Lacan, qui l’a


conduit de l’étude de l’imaginaire à la prévalence donnée au symbolique (dis-
cours de Rome 1953, conférence de Vienne 1955). L’évolution se fera vers la
troisième grande étape théorique de Lacan, qui le conduira à une confrontation
au réel. Tout d’abord en 1964, lors de la création de l’École freudienne de Paris
(textes : « Sciences et vérité », 1965 ; « Proposition sur la passe », 1967). Puis,
plus radicalement à partir des années 1970, notamment à l’aide des nœuds,
autour de la question de l’impossible du réel. C’est ainsi que le manque à la base
de toute structure, en tant que consubstantiel à celle-ci, sera rappelé dans une
radicalité qui rendra tout projet d’un retour au moi et à la psychanalyse adapta-
tive comme… impossible.

5. Enjeux et questions scientifiques

L’enjeu de ce texte concerne la place à donner à l’instance du langage en tant que


structurant l’inconscient. Une citation habituelle de Lacan est : « L’inconscient
Jacques Lacan 73

est structuré comme un langage. » Habituelle, mais du coup banalisée, elle


contient pour autant l’axe du mouvement théorique accompli par Lacan, dans
la pure continuité de ce que Freud avait déjà énoncé très précocement et ferme-
ment.
L’inscription des symptômes dans une structure de langage est, de fait, omni-
présente chez Freud, puisque déjà retrouvée dès l’« Esquisse pour une théo-
rie scientifique », texte de 1895 ! Le cas d’Emma, démonstratif pour Freud de
la nature sexuelle de ce qui fait trauma chez le sujet (rapporté à l’évolution
diphasique de la sexualité chez l’homme), l’est tout autant de la structure langa-
gière du symptôme. Ce sont à partir des signifiants « robe », « rire », « commis »
que s’opère la reprise du souvenir oublié de l’adolescente – qui se trouve alors
débordée par son émoi (appelé « décharge sexuelle » par Freud), et qui fera le
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fond de son traumatisme et de la constitution de son symptôme (effraction d’un
processus primaire).
Lacan reprend ce principe, mais avec les apports épistémiques depuis collec-
tés par le mouvement de l’histoire des idées, et pour en permettre une systéma-
tisation et une formalisation qui retrouvent ce qui, à défaut de cela, devenait
perdu : à savoir ce qui constitue le tranchant de la découverte freudienne, soit
l’hétéronomie radicale de l’inconscient.
Cette radicalité se retrouve dans la forme même du propos de Lacan, exigent et
très dense, condensé et baroque, pédagogue et elliptique, élogieux et assassin…
mais toujours éclairant. Elle invite ceux qui souhaitent se mesurer à la dimen-
sion de l’inconscient au travail, lent et prudent, toujours enrichissant et grati-
fiant, jamais vain surtout, comme la lecture de ce texte de Lacan le démontre.

Pour approfondir
Diatkine G. (1997). Jacques Lacan, Paris, PUF.
Faladé S. (2003). Clinique des névroses, Paris, Economica.
Faladé S. (2008). Le moi et la question du sujet, Paris, Economica, coll. « Anthropos psy-
chanalyse ».
Julien Ph. (1990). Pour lire Jacques Lacan, Paris, Le Seuil, coll. « Points/Essais ».
Lacan J. (1966). Écrits, Paris, Le, Seuil.
Lacan J., Séminaires, Paris, Le Seuil, 1973, 1975, 1981, 1986, 1991, 1994, 1998, 2001, 2004,
2005, 2006, 2007.
Roudinesco E. (1993). Jacques Lacan, Esquisse d’une vie, histoire d’un système de pensée,
Paris, Fayard.
Vanier A. (2003). Lacan, Paris, Éd. Belles Lettres.
7
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WILFRED R. BION,
« Différenciation des personnalités
psychotique et non psychotique »
(1957) ; « Attaques contre
la liaison » (1959), in Réflexion faite,
PUF, 1983, 51-73 et 105-1231

1. Par François-David Camps.


76 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

« L’objet de cet article est de montrer que la différenciation des personnalités


psychotique et non psychotique repose sur un clivage en fragments infimes de
toute cette partie de la personnalité qui a trait à la prise de conscience de la réa-
lité interne et externe, et sur une expulsion de ces fragments telle qu’ils pénètrent
dans leurs objets ou sont engloutis par eux […] Je ne pense pas, du moins en ce
qui concerne les patients que nous sommes amenés à rencontrer dans notre pra-
tique analytique, que le moi puisse jamais se retirer entièrement de la réalité […]
L’objet externe qui est intériorisé, sa nature, et les effets qu’il produit, une fois
installé, sur les méthodes de communication avec l’environnement et au sein
même de la psyché feront l’objet d’un développement ultérieur. »

1.
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Présentation de l’auteur

Wilfred Ruprecht Bion (1897-1979) est né aux Indes britanniques, dans une
famille d’administrateurs coloniaux. Il fréquente les public schools anglaises
et finit sa formation au début de la Première Guerre mondiale. Il sert alors
comme officier dans le corps des blindés. Il reste très marqué par cette expé-
rience, comme tous les hommes de sa génération. Après la guerre, il étudie
l’histoire moderne à Oxford, puis la médecine. Il travaille ensuite comme
assistant à la Tavistock Clinic dans les années trente et débute, à la même
époque, une analyse avec John Rickman. Lors de la Seconde Guerre mondiale,
il est chargé de sélectionner des officiers pour l’armée, puis il s’occupe des sol-
dats victimes de psychotraumatismes. C’est à cette époque que commence
son travail sur les petits groupes. Après la guerre, il entame une analyse avec
Mélanie Klein qui dure jusqu’en 1953. De 1962 à 1965, il préside la Société
britannique de psychanalyse puis le Melanie Klein Trust. En 1968, il s’ins-
talle en Californie et, à partir de 1973, donne régulièrement des conférences
dans le monde jusqu’à ce qu’il rentre en Angleterre en 1979 où il décède la
même année, à la veille d’un voyage de retour en Inde. Son œuvre traite du
fonctionnement des petits groupes, de la psychose, du fonctionnement de la
psyché et de la technique ainsi que de l’épistémologie du processus psycha-
nalytique. Pour faire sa connaissance ou approfondir on peut se référer à
G. Bléandonu (1990) ou encore E. Schmid-Kitsikis (1999).

2. Présentation des textes dans l’œuvre de l’auteur

L’article « Différenciation des personnalités psychotique et non psychotique »


est la version française abrégée de « The Differenciation of the Psychotic from
Wilfred R. Bion 77

the Non-Psychotic Part of the Personality » paru en 1957 dans l’International


Journal of Psycho-Analysis et traduit en français en 1974 dans la Nouvelle Revue de
psychanalyse. La traduction française du titre laisse à penser qu’il s’agit de deux
personnalités, psychotique et non psychotique qui s’opposent, or pour Bion il
s’agit de mettre en évidence la part psychotique et la part non psychotique au
sein d’une même personnalité.
« Attaques contre la liaison » a été publié en 1959 également dans l’Interna-
tional Journal of Psycho-Analysis sous le titre « Attacks on Linking » et en France
en 1982 dans la Nouvelle Revue de psychanalyse avec comme traduction « Attaques
contre les liens ».
Ces deux articles ont été réunis en 1967 dans un ouvrage, Second Thoughts.
Selected Papers on Psycho-Analysis traduit en français par Réflexion faite en 1983,
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avec d’autre textes de Bion qui vont de 1950 à 1962 et qui traitent tous de la
psychose. Le titre anglais renvoie au dernier chapitre de l’ouvrage, « Commen-
taire », où Bion reprend après plusieurs années ses articles en les critiquant et en
prolongeant sa réflexion.
Bion publie ces deux articles, dans l’après-coup des « Grandes Controverses »
opposant kleiniens et anna-freudiens, alors qu’il vient de finir son analyse avec
M. Klein et qu’il participe à ses séminaires. Il se situe clairement dans le groupe
kleinien avec H. Segal et H. Rosenfeld. Il reçoit en cure, à la même époque, de
nombreux patients limites et psychotiques. Les concepts qu’il utilise sont ceux
de M. Klein. Historiquement, on peut replacer ces écrits comme une réponse du
groupe des kleiniens au pessimisme freudien sur la thérapeutique des psychoses,
mais aussi aux conceptions d’une insuffisance libidinale du moi de P. Federn. Il
s’agit aussi de répliquer aux modifications et aménagements de la cure type pour
les patients psychotiques promus par les Américains. Ainsi H. Segal, suivie peu
après par H. Rosenfeld, avait publié en 1950, le récit d’une cure de schizophrène
avec guérison sans modification du dispositif classique et en analysant le double
aspect, positif et négatif, du transfert.
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3. Résumé des textes et concepts fondamentaux

Il s’agit de deux textes très riches et très denses. Bion y propose une conception
nouvelle de la schizophrénie, celle-ci étant ici prise comme le paradigme de la
psychose.
Dans « Différenciation des personnalités psychotique et non psychotique »,
le terme de personnalité psychotique qu’il emploie ne renvoie pas à un diagnostic
psychiatrique mais définit un mode de fonctionnement psychique marqué par
78 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

le mécanisme d’identification projective et qui coexiste avec d’autres fonctionne-


ments au sein d’une même personnalité. L’identification projective désigne un
mécanisme fantasmatique dans lequel le sujet introduit des parties clivées de soi
dans un objet afin de le contrôler. Bion illustre ses idées par la présentation de
fragments de plusieurs analyses de patients schizophrènes.
Freud postulait que le psychotique se détourne de la réalité sous le coup de la
déception qu’elle lui apporte. Mais à la différence de Freud, qui voit dans la psy-
chose une perte du lien à la réalité, Bion postule que la part psychotique de la
personnalité attaque la réalité. Plus exactement, le psychotique est habité par un
fantasme d’omnipotence qui vise à détruire la prise de conscience de la réalité
interne et externe par l’utilisation de l’identification projective. C’est précisé-
ment la partie de la psyché qui sert à prendre conscience de la réalité, tel que la
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définit Freud en 1911 (jugement, mémoire, attention, perception) et particuliè-
rement les impressions sensorielles, qui sont attaquées et détruites. La psychose,
est donc un processus actif d’attaque de la réalité. Pourtant, le contact avec la
réalité n’est jamais totalement absent. On retrouve chez le patient schizophrène
des processus psychiques liés à la névrose dans la partie non psychotique de sa
personnalité.
Pour Bion, la personnalité se divise alors entre une partie non psychotique
et une partie psychotique constituée de pulsions de destruction transformant
l’amour en sadisme, d’une haine de la réalité interne et externe, d’une terreur
d’anéantissement et d’une intolérance à la frustration. Les relations d’objet y
sont fragiles, prématurément constituées, mais pourtant tenaces et marquées
par une dépendance dont le transfert psychotique est l’exemple type. Ces qua-
lités rendent le passage de la position schizo-paranoïde à la position dépressive
différent pour la personnalité psychotique et pour la personnalité non psy-
chotique. Ce passage implique la reconnaissance de l’objet et de sa perte, mais
également des angoisses dépressives et de la culpabilité liée aux attaques contre
cet objet dans la phase antérieure. Pour éviter cette reconnaissance, le patient
psychotique clive la partie de la personnalité qui permettrait de les reconnaître
et fragmente en minuscules particules ces éléments d’angoisse, de dépression,
d’émotion et de haine dont il ne veut rien savoir. Il les expulse, à l’extérieur
du moi dans des objets externes qui les contiennent, et que Bion nomme des
« objets bizarres ». Ces objets, pour le patient schizophrène, constituent un
morceau de sa personnalité, non reconnaissable pour lui, mais qui continuent
pourtant à avoir une vie propre et autonome. Les particules de la personnalité,
expulsées dans ces « objets bizarres » ne perdent pas pour autant leurs carac-
tères persécuteurs. La réalité devient peuplée d’objets menaçants, porteurs
des parties mauvaises du sujet qui ne peuvent être réintégrés dans le moi. Ils
deviennent le noyau des délires et hallucinations. La nature de l’objet bizarre
Wilfred R. Bion 79

dépendra de la particule de personnalité projetée. Le patient schizophrène place


dans ces objets bizarres, dans le monde extérieur, ce que le névrosé refoule. En
clivant ainsi, le patient schizophrène appauvrit son moi, mais attaque, mutile
également, par un usage excessif de l’identification projective, la partie de la
psyché qui lui sert à prendre conscience de la réalité interne et externe.
Bion postule également une pensée primitive, fondée sur les images (idéo-
grammes) et non sur les mots, qui a pour but d’unir les sensations, les per-
ceptions et les objets à la conscience. Le passage de cette pensée visuelle à la
pensée verbale, qui, elle, lie les mots aux émotions, se fait par le passage à la
position dépressive. Comme ce passage est différent chez le patient psycho-
tique, et qu’une partie de l’appareil psychique est fragmentée, la liaison ne peut
plus s’opérer. Le patient psychotique se sert alors des objets bizarres pour pen-
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ser ; pensées et objets bizarres se confondent. Ainsi le psychotique emploie les
objets bizarres là où le non psychotique emploie la pensée. Il traite alors les
choses réelles selon les lois de son propre fonctionnement psychique. L’excès
d’identification projective est dommageable à la pensée car le but de la pensée
est d’établir des liens entre les objets. En attaquant ces liens, le psychotique
attaque la réalité de façon moins coûteuse en termes économiques. Le clivage
attaque les liens à l’intérieur même des processus de pensées. Le psychotique
ne peut donc pas établir de liens entre les objets, il ne peut qu’agglomérer les
objets, ce qui interdit l’utilisation du symbole. Bion se réfère ici à la concep-
tion freudienne des représentations de chose et de mot dans la schizophrénie,
et surtout au concept d’équation symbolique d’H. Segal (1981). Pour reprendre
une conception moderne, il n’y a pas accès à des capacités de symbolisation
primaire. Ainsi, pour Bion, le schizophrène n’arrive jamais à résoudre le conflit
entre pulsions de vie et pulsions de mort. Le clivage entre partie psychotique et
partie non psychotique de la personnalité ne fait alors que se creuser.
Dans « Attaques contre la liaison », Bion approfondit l’étude de la partie
psychotique de la personnalité en se centrant sur l’usage spécifique que fait le
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patient schizophrène de l’identification projective et en élargissant sa fonction.


À partir de fragments d’analyse de deux patients, Bion met en évidence la spé-
cificité de leur fonctionnement psychique qui attaque tout ce qui fait liaison,
entre les objets, les pensées, les sensations. Bion observe en séance que le patient
schizophrène ne peut contenir les émotions, les angoisses, l’agressivité en lui,
il les projette dans l’analyste en espérant que celui-ci pourra les maîtriser et les
modifier, avant qu’il puisse les réintrojecter sans risque. Il émet alors l’hypo-
thèse que la psyché de l’analyste, comme la psyché maternelle avant lui, doit
accueillir les projections que le patient ne peut contenir en lui. Si l’analyste peut
les garder en lui et les modifier par sa « capacité de rêverie », c’est-à-dire le travail
inconscient d’association et de liaison, les « décontaminer » de leur dangerosité,
80 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

ces angoisses et émotions peuvent alors être réintrojectées dans la psyché du


patient, ou du nourrisson, sans risque. La psyché de l’analyste comme la psyché
de la mère, a donc un rôle de transformation. Par contre si ces projections ne
peuvent être reconnues ou sont évacuées trop vite, elles deviennent encore plus
dangereuses pour le patient. Plus qu’un mécanisme de défense, l’identification
projective devient un moyen d’explorer ses sentiments au sein d’un moi assez
fort pour les accueillir, celui de la mère ou de l’analyste.
Bion postule donc une double origine à la psychose : d’une part une haine
et une avidité innées et d’autre part un environnement qui interdit l’emploi
de l’identification projective pour évacuer cette haine ou un nourrisson qui
empêche cet environnement de remplir cette fonction de réceptacle. La vie psy-
chique devient alors intolérable et la haine se porte sur la réalité externe – les
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perceptions – et la réalité interne – les émotions. Pour faire face, le patient schi-
zophrène a un recours excessif à l’identification projective. Cela lui permet
d’évacuer la haine en attaquant l’appareil psychique et en particulier les pensées
visuelles et les émotions qui lient les perceptions à la conscience, entravant par
là toute possibilité d’établir une causalité logique. Les émotions, pour Bion, ont
une fonction de liaison des objets entre eux, c’est pourquoi elles sont particuliè-
rement attaquées par le patient schizophrène. Ceci explique le clivage des affects
que l’on retrouve sur le plan clinique. La partie psychotique apparaît saturée de
liens apparemment logiques mais qui ne le sont pas sur le plan émotionnel.

4. Devenir et prolongement des textes

Dans ses écrits ultérieurs, Bion développe ses premières idées élaborées et
construit sa propre théorie de la schizophrénie. Dans « Au sources de l’expé-
rience » (1962) et « Éléments de la psychanalyse » (1963), il développe ses
propres conceptions du fonctionnement psychique et de la formation de la
psyché à partir de l’exemple de la psychose et de l’identification projective,
non plus conçue comme un mécanisme de défense, mais comme un élément
de constitution de l’appareil psychique.
Il propose une nouvelle métapsychologie en termes de fonction alpha (α) et
de fonction bêta (β). Cette terminologie neutre a pour but de rendre compte de
faits cliniques non observables dans la pratique. La fonction alpha (fonction
d’élaboration) traduit, transforme, les « éléments bêta », c’est-à-dire les impres-
sions sensorielles brutes et les contenus émotionnels archaïques en « éléments
alpha » c’est-à-dire les pensées en images qui servent de matrice à la pensée
inconsciente, comme par exemple dans le rêve. Ainsi, dans les premiers temps
Wilfred R. Bion 81

de la vie, la mère a un rôle de réceptacle et de contenant des éléments bêta que


le nourrisson projette en elle par l’identification projective. Par sa capacité à
trouver un sens à ces éléments bruts, c’est-à-dire de symbolisation, ce que Bion
appelle la « capacité de rêverie », elle modifie les sensations brutes, désagréables
et soulage le nourrisson. Celui-ci peut alors réintrojecter cette sensation modi-
fiée. Si le nourrisson supporte la frustration liée à l’absence de l’objet, quand une
nouvelle sensation apparaît en lui, elle devient alors une « protopensée », « un
problème à résoudre » matrice de la formation d’un « appareil à penser les pen-
sées ». Par contre s’il a tendance à ne pas supporter la frustration liée à l’absence
de l’objet, si elle est trop importante, ou si l’objet n’est pas contenant, alors il
usera de façon excessive de l’identification projective pour se décharger des élé-
ments bêta, entravant la constitution d’un appareil à penser les pensées capables
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de contenir en lui et de modifier ces éléments. Ces éléments bêta se transforment
alors en une « terreur sans nom ». Au lieu d’être un appareil à produire des pen-
sées, la psyché devient alors un simple appareil à décharger.
Dépassant l’idée kleinienne originelle, Bion fait de l’identification projective
excessive, pathologique, le mécanisme central de la psychose, comme le refoule-
ment l’est dans la névrose. Mais au-delà d’un mécanisme pathogène, elle devient
dans sa conception, l’instrument même par laquelle la psyché se constitue. Bion
propose ainsi une hypothèse sur la formation de l’appareil psychique et une
théorie de la formation de la pensée.

5. Enjeux et questions scientifiques

Ces deux articles posent des questions et soulèvent des enjeux encore actuels de
la schizophrénie.
Bion est le premier à aborder la schizophrénie en termes de troubles de la pen-
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sée ou, plus exactement, il montre comment la pensée et l’appareil psychique


qui la produit sont attaqués par la destructivité du psychotique. Ses conceptions
de la schizophrénie ont fortement influencé la compréhension de cette patho-
logie et plus globalement la genèse de la pensée. Son influence s’est diffusée dans
le monde anglo-saxon : J. Grotstein (2006) se réfère directement à Bion pour
construire son concept de « transidentification projective » faisant lien avec cer-
taines modélisations contemporaines comme la théorie de l’esprit. On retrouve
aussi l’influence de Bion en Amérique du Sud et, plus près de nous, sur toute
une génération de psychanalystes français. Ainsi chez A. Green, l’idée d’une
pulsion qui attaque la pensée ou encore sa conception du négatif et de l’affect
trouvent leurs origines en partie chez Bion. De même chez P.-C. Racamier les
82 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

concepts d’insanisation, de travail du vide et d’inanité s’inspirent de l’attaque


contre les liens et de l’impossible accès à la causalité pour montrer comment
le schizophrène vide de tous sens les productions psychiques. L’expulsion hors
de la psyché des éléments non symbolisés trouve des similitudes avec la notion
de forclusion de J. Lacan et la conception de la potentialité psychotique de
P. Aulagnier recoupe celle de Bion. D. Anzieu s’est approprié la notion de conte-
nant et d’appareil à penser les pensées de Bion pour élaborer ses théories du
moi-peau et du moi-pensant.
Ces deux articles de Bion redéfinissent la question de la psychose schizophrénique
mais plus largement les conceptions de la vie psychique avec l’idée qu’il pour-
rait y avoir différents niveaux de fonctionnement dans une même psyché. Bion
dévoile les potentialités psychotiques en tout névrosé comme les potentialités
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névrotiques en tout psychotique. Ainsi tout un courant de la psychopathologie
actuelle tend à se détacher d’une théorie structurale rigide divisée entre névrose
et psychose pour privilégier la conception d’une psyché plurielle marquée par la
coexistence de différents modes de fonctionnement psychique.
Freud était parti de la névrose hystérique pour construire son modèle de
l’appareil psychique. Bion prend appui sur la schizophrénie pour proposer une
nouvelle modélisation du fonctionnement psychique qui mêle intrapsychique
et intersubjectif, fondée sur deux fonctions mentales : la fonction alpha et bêta.
L’indentification projective constitue, alors, la base du développement psy-
chique
Enfin, la conception de Bion amène des possibilités thérapeutiques dyna-
miques d’évolution de la schizophrénie. La technique analytique avec ces
patients – du moins ceux qui peuvent suivre une analyse –, tout en gardant un
cadre strictement classique, se recentre sur l’analyse de l’identification projective
et particulièrement de son effet dans le contre-transfert. L’analyste doit en pre-
mier lieu contenir les éléments bêta projetés en lui et prêter son appareil à pen-
ser les pensées au patient. Le travail analytique se centre alors sur la capacité de
comprendre ce qui est attaqué chez l’analyste.

Pour approfondir
Bion W. R. (1967). Réflexion faite, Paris, PUF, 1983.
Bion W. R. (1963). Éléments de la psychanalyse, Paris, PUF, 2011.
Bion W. R. (1962). Aux sources de l’expérience, Paris, PUF, 2007.
Bléandonu G. (1990). Wilfred R. Bion. La vie et l’œuvre. 1897-1979, Paris, Dunod.
Wilfred R. Bion 83

Freud S. (1909). « Formulation sur les deux principes du cours des événements psy-
chiques », Œuvres Complètes, XI, 1911-1913, 11-21.
Grotstein J. S. (2006). La « transidentification projective » : une extension du concept
d’identification projective, L’Année psychanalytique internationale, Paris, Éditions In
Press.
Rosenfeld H. (1965). États psychotiques, Paris, PUF, 1976.
Schmid-Kitsikis E. (1999). Wilfred R. Bion, Paris, PUF.
Ségal H. (1981). Délire et créativité, Paris, Des femmes, 1987.
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PIERRE MARTY,
« La “pensée opératoire” »,
en coll. avec M. de M’Uzan,
Revue française de psychanalyse,
1963, t. XXII, n° spécial, 345-356
« La dépression essentielle »,
Revue française de psychanalyse,
1968, t. XXXII, n° 3, 595-5981

1. Par Marie-Christine Pheulpin.


86 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

« … Le rapport de M. Fain et Ch. David a mis en évidence l’existence d’un


double courant onirique permettant de saisir dans toute sa plénitude la valeur
fonctionnelle du rêve […] Bien que le malade réponde à ses questions, l’inves-
tigateur reste insatisfait, car ce contact n’en est pas un et il se sent là devant
quelque chose que nous appellerions volontiers une relation blanche […] Vous
voyez la situation et j’espère que vous la résolvez au mieux en maintenant tout
le temps possible la règle analytique classique, jusqu’à ce que vous soyez cer-
tains qu’il s’agit d’autre chose que d’une névrose mentale ou d’une psychose. »

1. Présentation de l’auteur
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Internationalement connu pour ses recherches théorico-cliniques auprès de
patients somatiques, Pierre Marty (1918-1993) passe ses jeunes années dans la
banlieue nord de Paris. Une scolarité sans histoire, des études de médecine puis de
psychiatrie, pour comprendre les maladies dont pouvaient souffrir ses proches, et
qui autrefois l’angoissaient tant, une psychanalyse personnelle, font de lui, selon
ses propres termes : « un psychanalyste classique toujours hanté par la psycho-
somatique » (1984). Attaché dans divers services hospitaliers, il rencontre là des
malades adressés par leur médecin ou leur chirurgien, mais qui n’ont eux aucune
demande psychologique. Ses premiers travaux, sur les céphalalgies (1951), les
rachialgies en collaboration avec M. Fain (1952), posent d’emblée la question de
l’écoulement de l’énergie instinctuelle vitale : l’accent porte d’ores et déjà sur la
dimension économique. Devenu membre titulaire de la Société Psychanalytique
de Paris (S.P.P.), il noue des relations fortes avec M. Fain, M. de M’Uzan et
C. David. Ils ouvrent ensemble à Paris, en 1968, le premier centre de consultations
et de traitements psychosomatiques qui deviendra, en 1972, l’Institut de psycho-
somatique (IPSO). En 1978, est créé l’hôpital de jour de la Poterne-des-Peupliers,
comprenant une unité de soins pour adultes, une pour enfants, ainsi qu’une unité
de recherche et d’enseignement. P. Marty en devient le directeur ; l’hôpital porte
aujourd’hui son nom. Remarquable clinicien, passionné dans les échanges avec
ses collègues et amis, et ayant à cœur de transmettre son cheminement, Pierre
Marty élabore alors, dans un va-et-vient constant entre les données cliniques et
les références théoriques psychanalytiques, une conception d’ensemble du fonc-
tionnement humain. Ses ouvrages de 1976 Les Mouvements individuels de vie et de
mort. Essai d’économie psychosomatique et de 1980 L’Ordre psychosomatique rendent
compte de sa compréhension novatrice des rapports entre psyché et soma et en
font, selon R. Debray (1998), qui lui consacra un ouvrage, « le fondateur de la
psychosomatique moderne ».
Pierre Marty 87

2. Présentation des textes dans l’œuvre


de l’auteur

Si les années d’après-guerre voient émerger dans le champ psychanalytique


français de plus en plus de travaux portant sur les malades somatiques, ce ne
sera qu’au début des années soixante, qu’une nouvelle discipline, distincte de
la médecine et de la psychanalyse, la psychosomatique, verra le jour. À cette
époque et après déjà de longues années d’expérience clinique dans divers ser-
vices hospitaliers, un petit groupe d’analystes de la SPP, ayant pour chef de file
Pierre Marty, portent à la connaissance de la communauté scientifique, des
travaux primordiaux. La « psychosomatique » est née. Se séparant de la méde-
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cine, elle lie son destin à celui de la psychanalyse. Dans son approche du fait
psychosomatique, la référence relationnelle, en d’autres termes la référence au
transfert et au contre-transfert, devient dès lors la référence essentielle, loin des
repères sémiologiques et nosographiques médicaux.
L’année 1963 est ainsi marquée de deux publications fondatrices. La première,
L’Investigation psychosomatique. Sept observations cliniques est écrite par P. Marty,
en collaboration avec M. de M’Uzan et C. David. Outre les entretiens, retrans-
crits mot à mot et suivis chacun d’un commentaire, avec sept patients atteints de
symptômes somatiques, une introduction et une conclusion générales ouvrent
des perspectives. Les auteurs précisent :

« […] Nous n’avons pas cherché en effet à étudier de grands syndromes


classiques, mais seulement à présenter des malades en les situant de façon
originale : il s’agit pour nous de poser les bases d’une recherche nouvelle et
non de nous engager dans une systématisation encore aléatoire à l’heure
actuelle. Que l’on ne voie donc pas dans ces observations une manière de
tableau panoramique de la Pathologie psychosomatique, mais bien plu-
tôt l’illustration de certains aspects essentiels de ce que nous appellerions
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volontiers la vie psychosomatique » (p. 2).

Ainsi, les auteurs proposent une nouvelle approche : l’investigation psy-


chosomatique, comme méthode susceptible de révéler certains aspects chez
les malades somatiques, voire d’« entrevoir des types relativement nouveaux
de personnalité ou, plus exactement, des formes de vie qui, aussi répandues
qu’elles puissent être, pour aussi banales qu’elles puissent paraître, n’en restent
pas moins, croyons-nous, peu connues, peu explorées, en dépit de l’intérêt
humain qu’elles suscitent » (p. 3). L’investigation psychosomatique est ainsi
tournée vers l’exploration de nouvelles modalités du fonctionnement mental :
c’est dans ce contexte que se dessine le caractère « opératoire » de la vie des
88 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

malades et, comme le souligne C. Smadja (1998), c’est tout particulièrement la


cinquième observation, celle de Gilbert C., qui permet la découverte de la pen-
sée opératoire, laquelle va très vite connaître un succès international.
« La pensée opératoire » constitue en effet la deuxième publication majeure
de cette année 1963. Publiée dans la Revue française de psychanalyse, il s’agit de
la communication que P. Marty et M. de M’Uzan avaient présentée à Barcelone,
en juin 1962, dans le cadre du XXIIIe Congrès des psychanalystes de langues
romanes. Ils intervenaient sur l’important rapport de M. Fain et C. David consa-
cré aux aspects fonctionnels de la vie onirique. Alors que dans leur conclusion
de L’Investigation psychosomatique, les auteurs esquissent avec prudence « en
quelque sorte un portrait-robot du malade psychosomatique », en conceptua-
lisant notamment, la réduplication projective, comme modalité relationnelle
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spécifique traduisant la nécessité pour le sujet de voir dans l’autre un double
de lui-même, ils vont avec « la pensée opératoire », centrer leur propos sur la
pensée de ces patients. Cette pensée, où la vie mentale consciente semble cou-
pée des sources vives de l’inconscient, traduit pour les auteurs un blocage des
investissements libidinaux et agressifs limitant la valeur fonctionnelle de l’acti-
vité mentale. Dès lors, l’accent sera mis sur l’aspect économique, notamment
en référence à la première topique freudienne, et en particulier à la qualité fonc-
tionnelle du préconscient.
Les années suivantes voient les recherches se développer et conduisent à
une nouvelle communication de première importance. Le 30 janvier 1966,
P. Marty, dans l’Introduction au 8e séminaire de perfectionnement de l’Institut
de psychanalyse, présente « la dépression essentielle », autre notion capitale
pour la suite de son œuvre. Cette brève communication a, elle aussi, été publiée
dans la Revue française de psychanalyse, en 1968, et comme « la pensée opéra-
toire », elle s’enracine dans les observations cliniques. Ici, c’est celle de Gisèle
W. (observation n° 2) qui a attiré l’attention sur une modalité particulière de
dépression. À propos de la « dépression nerveuse » de cette patiente, les auteurs
commentent :

« […] vraisemblablement l’un de ces états dépressifs bâtards, distincts des


états dépressifs névrotiques ou psychotiques, que les malades psychosomatiques
présentent assez fréquemment. Ces états sont caractérisés essentiellement par
l’asthénie, un sentiment pur de dépression, parfois de l’angoisse et des crises
émotives qui en jalonnent l’évolution. Ce sont des dépressions sans objet, ni
auto-accusation, ni même culpabilité consciente où le sentiment de dévalorisa-
tion personnelle et de blessure narcissique s’oriente électivement vers la sphère
somatique. Un tel tableau, pour nous, est de toute évidence à mettre en rapport
avec la précarité du travail mental » (p. 71)
Pierre Marty 89

Étaient ainsi jetés les premiers ponts entre deux aspects fondamentaux d’un
même phénomène, peut-être d’une même organisation mentale, deux lignes de
travail dont l’articulation traversera toute l’œuvre de P. Marty.

3. Résumé des textes et concepts fondamentaux

Dans le premier texte, les auteurs posent l’hypothèse qu’à l’instar du processus
onirique, « l’activité phantasmatique protégerait l’organisme en liant des forces
qui risqueraient de provoquer des perturbations profondes dans le soma ». Pour
argumenter leur propos, ils décrivent alors en contrepoint, la pensée opératoire,
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forme de pensée liée électivement aux « psychosomatoses » et qui s’inscrit dans
une modalité relationnelle spécifique.
Cliniquement, il s’agit d’un malade apparemment bien adapté socialement,
venu consulter pour des symptômes somatiques quelconques et qui dans sa ren-
contre avec l’investigateur se révèle « présent mais vide ». Le patient livre ses symp-
tômes somatiques comme autant de faits isolés, apparemment sans en envisager
la portée relationnelle, sans engagement affectif, dans « une relation blanche ».
Et malgré les sollicitations du clinicien, il ne formule « aucune association qui ne
soit liée à la matérialité la plus étroite des faits, comprise dans le champ temporel
le plus limité ». Sa pensée, comme l’illustre une vignette clinique, « ne tend pas
à signifier l’action mais à la doubler : le verbe, ici, ne fait rien d’autre que ce que
la main a fait en travaillant. […] Il lui manque toujours la référence à un objet
intérieur, réellement vivant ». Aussi, cette pensée apparaît-elle comme particu-
lièrement conformiste. Démunie de valeur libidinale, elle ne permet guère non
plus l’extériorisation de l’agressivité. Contre-transférentiellement l’ensemble de
ces caractéristiques met l’investigateur en difficulté d’identification au patient,
voire le met en désarroi.
© Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

En confrontant la pensée opératoire aux processus primaires et secondaires et


en insistant sur l’étendue de la gamme dans laquelle elle peut se rencontrer, les
auteurs en approfondissent ensuite l’évaluation économique. En apparence, elle
pourrait partager avec les processus secondaires un souci de causalité, de logique,
d’orientation vers une réalité sensible, cependant, contrairement aux processus
secondaires qui assurent une dramatisation des tensions inconscientes, la pen-
sée opératoire s’attache, elle, essentiellement aux choses (objets concrets, actes,
concepts abstraits) et non à des produits de l’imagination ou à des expressions
symboliques. La connexion avec les mots paraît précaire, la parole semble vécue
comme un moyen de décharge rapide des tensions. Par rapport aux processus
primaires, tout semble en apparence les séparer, mais même lorsque le « ça »
90 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

semble demeuré si ce n’est stérile du moins inerte, la pensée opératoire n’est


jamais réellement coupée de l’inconscient, et toujours celui-ci trouve à s’expri-
mer, ne serait-ce que par des émergences soudaines sans liens avec le contexte ou
par des manifestations verbales agressives. Ainsi, la pensée opératoire apparaît
comme une pensée inapte à jouer son rôle d’intégration pulsionnelle ; elle prend
alors valeur de « pensée motrice » (Smadja, 1998) au service de la décharge des
tensions.
En conclusion de leur exposé et après avoir différencié la pensée opératoire de
la pensée du névrosé obsessionnel, d’une pensée fruste et d’une pensée impo-
sée par les exigences sociales externes, les auteurs avancent l’hypothèse d’« une
sidération archaïque du processus primaire au point d’en entraver l’évolution »
pour rendre compte des spécificités de cette pensée.
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Après la présentation de « la pensée opératoire », Pierre Marty réalise quelques
années plus tard, celle de la dépression essentielle. En germe et identifiée sous le
vocable de « dépression sans objet » dans L’Investigation psychosomatique, elle
devient, à partir de l’exposé de 1966, « dépression essentielle » puisqu’« elle
constitue l’essence même de la dépression, à savoir l’abaissement du tonus libi-
dinal, sans contrepartie économique positive quelconque ».
Son diagnostic repose sur un ensemble d’éléments sémiologiques négatifs,
en creux, sans psychopathologie expressive hormis peut-être quelques épisodes
d’angoisse témoignant encore de l’instabilité provisoire de cette dépression. C’est
cette inexpressivité qui la différencie des autres formes de dépression névro-
tiques ou psychotiques. Et pourtant, la dépression à l’évidence est bien là : deux
autres aspects cliniques vont permettre de la reconnaître et de la qualifier. Le pre-
mier concerne la relation, le patient « présent mais vide », soumet son cas sans
émotion, presque comme s’il s’agissait de quelqu’un d’autre et malgré un entre-
tien tout en souplesse, la situation n’évolue pas au cours de la consultation. Le
psychanalyste a l’impression qu’il n’entre même pas dans le monde du malade.
Le second consiste en ce que P. Marty appelle « le morcellement fonctionnel »,
à savoir « l’effacement sur toute l’échelle de la dynamique mentale des fonc-
tions capitales […] l’identification, l’introjection, la projection, le déplacement,
la condensation, l’association des idées et, plus loin, l’effacement probant des
vies onirique et fantasmatique ». Ainsi, la dépression essentielle, témoigne d’une
disparition plus ou moins importante de la libido tant narcissique qu’objectale,
avec pour seule conséquence économique la désorganisation des fonctions men-
tales. Elle constitue pour P. Marty « l’une des manifestations cliniques majeures
de la préséance de l’instinct de mort ». Pour conclure sa présentation, l’auteur en
invitant les analystes à la prudence face à ce type de patients, prodigue quelques
conseils thérapeutiques.
Pierre Marty 91

4. Devenir et prolongements des textes


1962-2012 : la pensée opératoire aura cinquante ans lorsque paraîtra ce texte…
et la dépression essentielle approchera la cinquantaine… L’une et l’autre ont eu
un retentissement exceptionnel. En ayant ouvert un nouveau champ clinique et
théorique, elles donnent encore lieu aujourd’hui à de nombreux et stimulants
travaux.
Pensée opératoire et dépression essentielle traversent incontestablement tout
le corpus théorique de P. Marty. Elles en sont à l’origine ; ce sont elles qui ont
conduit P. Marty à faire de l’économie psychosomatique la clé de voûte de toute sa
construction théorique dans laquelle la maladie organique prend place dans le
champ des possibles. Trois voies d’écoulement s’offrent en effet aux excitations,
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celle de l’élaboration psychique, celle du comportement et celle du corps. Dès
lors, la maladie peut être « solution » à la décharge des excitations. Ce sont aussi
la pensée opératoire et la dépression essentielle qui ont amené P. Marty à déga-
ger la ligne maîtresse de la mentalisation, cette aptitude de l’appareil psychique
à traiter et à élaborer les énergies pulsionnelles, et qui a abouti à la classification
psychosomatique (1987). Ce sont encore la pensée opératoire et la dépression
essentielle qui ont conduit P. Marty à reconnaître deux grands mouvements,
de vie et de mort, sous-tendant les processus de somatisation et à proposer une
nosographie économique en termes de régression et de désorganisation progres-
sive. À partir de 1967, dépression essentielle et désorganisation progressive ont
d’ailleurs « leur destin lié par leur appartenance au même cadre instinctuel, celui
de l’instinct de mort » (Smadja, 1998). En 1980, dans L’Ordre psychosomatique,
P. Marty se ressaisit de la pensée opératoire et de la dépression essentielle en en
faisant deux versants du même phénomène : « la désorganisation la plus large
des principes vivants de l’appareil mental ». Dans cet ouvrage, il regroupe encore
pensée opératoire, dépression essentielle et conduites opératoires dans une nou-
velle entité qu’il nomme « vie opératoire ». Le patient retrouve ainsi la place
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centrale qu’il avait dans L’Investigation psychosomatique.


En lançant en conclusion de leur texte comme un appel à la recherche sur les
causes et conditions de « la sidération du processus primaire » à l’origine de la
pensée opératoire, les auteurs ont promu le dialogue entre de nouveaux champs
de recherche : celui de la psychosomatique de l’enfant et du bébé.
On doit à L. Kreisler (1981) les premiers travaux sur les préformes de la dépres-
sion essentielle et du fonctionnement opératoire et dans cette perspective sa
description du syndrome du comportement vide et de l’atonie dépressive du jeune
enfant qui, même s’ils peuvent laisser un vide immuable comme semblent le
confirmer de récents travaux (Szwec, 2001), ont pour caractéristique commune
leur grande réversibilité.
92 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

Celui de la métapsychologie de la vie psychique avec notamment les apports


fondamentaux de M. Fain qui, outre les concepts présentés ici par Isabelle
Gernet, a introduit le terme de démentalisation. En renvoyant aux entraves pas-
sagères ou chroniques des mécanismes psychiques impliqués dans l’élaboration
pulsionnelle, cette notion permet de définir des zones de vulnérabilité du fonc-
tionnement psychique, porteuses du risque de fracture de l’équilibre psychoso-
matique du sujet.
Au-delà des remarquables travaux accomplis par les pionniers de cette nou-
velle discipline, des psychosomaticiens de la deuxième génération parmi lesquels
C. Smadja et G. Szwec continuent de proposer des prolongements cliniques et
théoriques majeurs. Ainsi en est-il de leur exploration du champ des procédés auto-
calmants (1993), ces activités motrices ou perceptives que le moi, menacé dans
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son intégrité, utilise pour ramener le calme à travers une recherche répétitive
de l’excitation. Ces travaux articulés notamment à ceux sur la démentalisation
ont permis la mise à jour d’une nouvelle entité clinique décrite de façon très
proche sous les termes de manie blanche (Duparc, 1996) ou de manie essentielle
(Press, 1997). En se ressaisissant des premières découvertes et avec la volonté
délibérée de leur donner toute leur envergure, C. Smadja centre, quant à lui,
ses recherches sur le fonctionnement opératoire. Dans son rapport de 1998, il pro-
pose, au-delà de la dimension économique, des hypothèses métapsychologiques
des plus stimulantes. Le fonctionnement opératoire y est conçu comme entrant
dans le cadre d’une maladie du moi, 2e topique où « le moi est touché dans ses
assises constitutives, celles-là même qui le fondent » (p. 1445). L’auteur défi-
nit alors la maladie opératoire, s’installant en deux temps. Au premier corres-
pondrait le désinvestissement du moi en tant qu’objet psychique, la dépression
essentielle en serait le seul témoin. Au second, correspondrait la récupération
d’un sentiment d’estime, un temps de guérison dont témoigneraient « la pensée
opératoire, les comportements auto-calmants, la conformité aux idéaux collec-
tifs et à la réalité du socius » (p. 1446).
En conclusion de ce bref panorama, il paraît encore important de souligner le
dialogue soutenu avec d’autres courants de pensée, en particulier les nombreux
travaux d’A. Green, sur le négatif et avec d’autres références psychopathologiques,
notamment les états, les fonctionnements, les personnalités limites.

5. Enjeux et questions scientifiques

Au regard du destin de ces deux textes, sans doute est-il possible d’identifier
deux mouvements antagonistes, peut-être à l’image des mouvements de vie et
de mort. En effet, il est indéniable que pensée opératoire et dépression essentielle
Pierre Marty 93

ont ouvert des champs cliniques et théoriques nouveaux et en cela, elles ont
transformé la pratique de nombreux analystes. S’il était d’ailleurs besoin d’un
indice à même de mesurer le retentissement de ces deux textes fondateurs, il suf-
firait de se pencher sur l’utilisation du vocable « opératoire ». Depuis sa première
utilisation en 1962, il ne cesse d’être repris et mis au travail par de nombreux
auteurs pour qualifier : fonctionnement, état(s), organisation, destin, maladie,
tableau, réel, réalité, patient, ou encore pensoir, faux-self… tandis que d’autres
comme M. Fain l’ont promu au rang de substantif. « L’opératoire » est désormais
un concept, prometteur de nouvelles articulations, comme par exemple avec
« l’opérativité » que J. Guillaumin (1998) distingue de l’opératoire.
Cependant, simultanément à cette dynamique créatrice, un mouvement
contraire a pu réduire ces premières découvertes à une clinique de la carence,
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du déficit, et ne sembler retenir du point de vue psychosomatique que la seule
dimension économique, dans un schéma simplificateur à l’extrême : carence fan-
tasmatique, pensée opératoire, désorganisation somatique. C’est méconnaître là,
l’attachement premier à la singularité du patient, respecté au mot près, au geste
près, c’est méconnaître la complexité du modèle psychosomatique et négliger
aussi les apports ultérieurs issus non plus des seules investigations mais des cures
analytiques de patients somatisants, une nouvelle clinique porteuse de perspec-
tives novatrices, nées aussi de la conversation, de l’échange avec la communauté
psychanalytique. Dialoguer, un des enjeux majeurs pour une pensée féconde,
tant pour la psychanalyse que pour la psychosomatique.

Pour approfondir
Debray R. (1998). Pierre Marty, Paris, PUF.
© Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

Duparc F. (2001). « La manie blanche ou la dépense des pensées », Revue française de


psychosomatique, n° 20, 151-169.
Fain M. (1971). « Prélude à la vie fantasmatique », Revue française de psychanalyse,
t. XXXV, n° 2-3, 291-364.
Fain M. (1991). « Préambule à une étude métapsychologie de la vie opératoire », Revue
française de psychosomatique, n° 1, 59-79.
Kreisler L. (1981). L’Enfant du désordre psychosomatique, Toulouse, Privat.
Marty P. (1976). Les Mouvements individuels de vie et de mort, Paris, Payot, coll. « Petite
Bibliothèque Payot ».
Marty, P. (1980). L’Ordre psychosomatique, Paris, Payot.
Press J. (1997). « Note sur la manie essentielle », Revue française de psychosomatique,
n° 12, 103-120.
94 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

Smadja C. (1998). « Le fonctionnement opératoire dans la pratique psychosomatique »,


Revue française de psychanalyse, n° 5, 1367-1450.
Smadja C. (1993). « À propos des procédés autocalmants du moi », Revue française de
psychosomatique, n° 4, 9-26.
Szwec G. (1993). « Les procédés autocalmants par la recherche répétitive de l’excitation.
Les galériens volontaires », Revue française de psychosomatique, n° 4, 27-50
Szwec G. (2001). « La désorganisation de l’état dépressif chez le bébé, à l’origine de la
dépression essentielle », Revue française de psychosomatique, n° 20, 7-27.
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9
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JEAN BERGERET,
« Les états limites. Réflexions
et hypothèses sur la théorie
de la clinique analytique »,
Revue française de psychanalyse,
1970, 4, 601-6331

1. Par Claude de Tychey.


96 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

« Dans son Abrégé de psychanalyse, Freud distingue de façon très précise,


à propos de la structure possible de l’unité du moi, trois éventualités : les psy-
choses, les névroses, et d’autres états, plus proches des névroses […] Les
états limites constituent des “états indécis du moi” inorganisés encore sur le
plan strictement structurel mais pas trop mal aménagés […] Le passage d’une
économie narcissique à une économie où les investissements œdipiens non
seulement l’emportent mais organisent, ne peut se concevoir sans un certain
deuil, une momentanée tristesse : c’est le Voyage de Baudelaire :
Pour l’enfant, amoureux de cartes et d’estampes,
L’univers est égal à son vaste appétit.
Ah que le monde est grand à la clarté des lampes,
Aux yeux du souvenir, que le monde est petit. »
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1. Présentation de l’auteur

Jean Bergeret est un psychiatre psychanalyste né en 1923, membre de la Société


psychanalytique de Paris, qui a également été professeur de psychopathologie
clinique à l’université de Lyon 2. Sur le plan international, Bergeret est aussi
docteur honoris causa et co-fondateur de l’Institut de recherche européen sur les
facteurs de risque chez l’enfant et l’adolescent dont il a assuré la direction scien-
tifique de 1982 à 1995. Il est auteur ou co-auteur d’une vingtaine d’ouvrages.
L’un d’entre eux (La Personnalité normale et pathologique, 1974) a connu une dif-
fusion exceptionnelle. Le lecteur trouvera une présentation assez riche de sa
trajectoire et de ses contributions dans l’ouvrage collectif dirigé par Vermorel-
Genthialon et Vittet (1999) intitulé L’Œuvre de Jean Bergeret : d’une pratique à une
théorie de la clinique.

2. Présentation et résumé du texte :


concepts fondamentaux

Ce texte, qui correspond à une conférence faite à la SPP en 1970, publié dans la
RFP la même année, est important dans l’œuvre de Bergeret car il constitue la
première de ses conceptualisations relative à L’État limite. Ce terme va prendre
ensuite une importance croissante non seulement dans les théorisations suc-
cessives de l’auteur (1974, 1975, 1986) mais aussi à l’intérieur du champ de la
clinique psychanalytique et psychopathologique française et anglo-saxonne, en
Jean Bergeret 97

étant introduit également ensuite dans les classifications psychiatriques interna-


tionales (DSM) mais avec une acception différente.
Si Bergeret s’inscrit dans la lignée de la métapsychologie freudienne, rappe-
lant que Freud insistait lui-même en 1924 sur l’existence d’un moi déformé
à un niveau narcissique, intermédiaire entre l’éclatement psychotique et le
conflit névrotique, il a développé une perspective théorique particulièrement
audacieuse que nous formaliserions volontiers sous le vocable de « génético-
structurale ».
Les trois observations cliniques présentées dans le texte vont lui permettre
d’asseoir sa réflexion théorique visant à bien différencier les états limites (divisés
en deux voies principales : les aménagements pervers et les aménagements caracté-
riels sous-tendus communément par une fragilité narcissique) des entités voisines
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mais fondamentalement différentes que sont les structures névrotiques et psy-
chotiques.
Le terme d’orientation génético-structurale mérite d’être explicité pour sai-
sir toute l’originalité de la pensée de Bergeret. La dimension génétique suppose
une référence à une perspective temporelle et développementale pour rendre
compte des avatars de la construction de la personnalité et des points d’arrêt
de l’évolution libidinale en fonction des conflictualités et problématiques ren-
contrées à chaque stade de la croissance. À ce titre, les organisations se pré-
structurant sur un mode psychotique rencontrent des carences importantes dès
le stade oral avec une réalité qui ne vient nullement satisfaire leurs désirs, et un
lieu de conflictualité qui oppose les pulsions à la réalité invalidant tout dévelop-
pement libidinal ultérieur. Les aménagements limites traversent quant à eux le
stade oral sans dommage majeur mais voient leur développement libidinal ulté-
rieur bloqué par la survenue d’un traumatisme désorganisateur précoce survenu au
stade anal. Cette causalité, responsable du blocage du développement libidinal
invoqué par Bergeret pour pré-organiser un état limite, n’est pas la seule pos-
sible si on regarde les élaborations fournies à la fois par la psychanalyse structu-
© Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

rale américaine (Kernberg, 1979) ou psychiatrique française (Scharbach, 1983)


pour rendre compte de cet arrêt du développement libidinal. La position de
Kernberg met l’accent sur les carences précoces générant une intensification de
la pulsionnalité agressive préœdipienne, en particulier orale, à la source d’une
difficulté ultérieure du maniement de l’agressivité et d’une angoisse dominante
très proche de celle théorisée par Bergeret : angoisse d’abandon pour le pre-
mier, angoisse dépressive de perte d’objet pour le second. Il faut noter cependant
que le consensus ne règne pas à l’intérieur du champ psychanalytique puisque
Marcelli (1979) postule par exemple que l’angoisse dominante de l’état limite
serait une angoisse de perte de cohésion de soi. Le point de vue psychiatrique
sur la genèse du traumatisme responsable de l’arrêt du développement libidinal
98 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

de l’état limite est encore différent, même si tous les auteurs s’accordent sur la
nécessité d’adopter une perspective ontogénétique pour comprendre cette pré-
organisation « borderline ». Scharbach met en avant la probabilité soit d’un vécu
singulier précoce non élaborable de perte d’objet, soit l’accumulation précoce
également de microtraumatismes de perte.
Bergeret définit de manière précise et féconde la structure de personnalité par
quatre constantes servant à l’identifier :
la nature de l’angoisse dominante : angoisse dépressive de perte d’objet chez
l’état limite par opposition à l’angoisse de castration propre aux organisa-
tions névrotiques et à l’angoisse de morcellement-destruction inhérente
aux structures psychotiques ;
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la nature de la relation d’objet dominante : toujours de registre anaclitique
chez l’état limite et non génitale comme dans la lignée névrotique ou
fusionnelle comme dans la lignée psychotique ;
la nature des défenses dominantes : polymorphes, oscillant entre proces-
sus secondaires et processus primaire, chez l’état limite, contrairement aux
organisations névrotiques dominées par les processus secondaires et aux
organisations psychotiques dominées par les processus primaires. Bergeret
souligne l’importance dans le fonctionnement limite du clivage des objets
et d’un déni d’une partie limitée du réel : le sexe de la femme en tant que réa-
lité positive.
enfin : l’accent mis sur des lieux de conflictualité foncièrement différents
dans chacune de ces lignées. Si les structures psychotiques s’organisent
autour d’un conflit entre les pulsions et une réalité qui se refuse au désir
et si les structures névrotiques s’organisent toutes autour du confit œdi-
pien et des avatars entre désirs et interdits surmoïques, les états limites
sont quant à eux marqués par un conflit permanent entre leur idéal du
moi (construit peu ou prou de manière mégalomaniaque pour tenter
de restaurer un narcissisme vulnérabilisé) et la réalité d’une part et de
l’autre leurs désirs. C’est l’écart permanent entre ces deux pôles associé
aux risques de perte jalonnant inévitablement toute trajectoire existen-
tielle qui explique la lutte antidépressive constante à laquelle ils ont à faire
face avec leur corollaire : le risque majeur de décompensation dépres-
sive. Ce qui conduit Bergeret à bien différencier cette lignée de la lignée
névrotique : « La lignée névrotique classique : pulsion-surmoi-conflit
surmoïque-menace de castration-symptôme se trouve assez trop forte-
ment désinvestie au profit de la lignée narcissique : narcissisme-blessure
narcissique-idéal du moi-dépression ».
Jean Bergeret 99

3. Devenir et prolongements du texte

Cette perspective est originale parce que Bergeret est le premier auteur à se ris-
quer un peu plus tard (1974) à une nouvelle conceptualisation du normal et du
pathologique qui à notre connaissance n’a pas d’équivalent en clinique psycha-
nalytique. Elle revient à poser une indépendance entre structure de personnalité
et le couple normalité-pathologie. Chaque individu peut rester normal, quel
que soit son mode d’organisation structurale, même psychotique (même si les
bases relationnelles et possibilités de réalisation de soi sont probablement plus
problématiques et réduites dans le registre psychotique). La normalité se définit
à partir de la structure par le mode d’expression stable du caractère correspon-
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dant à celle-ci. Dès lors c’est la décompensation de la structure qui correspond à
la pathologie : la décompensation d’une structure paranoïaque aboutirait à une
psychose paranoïaque alors que la décompensation d’une structure hystérique
aboutirait à une névrose hystérique.
La définition du terme même de décompensation est dans ce contexte impor-
tante bien qu’absente de la plupart des dictionnaires de notre champ. Bergeret
la définit « comme une rupture d’équilibre entre investissements narcissiques et
investissement objectaux » (associée une situation de perte dans le champ de la
dépression). La rupture d’équilibre au niveau des investissements narcissiques
est à entendre comme la perte du sentiment de l’unité, de la cohérence exis-
tentielle et de la valeur personnelle. La rupture au niveau des investissements
objectaux est à entendre comme la disparition des sources d’étayages habituelle-
ment disponibles et nécessaires pour confirmer l’individu dans le sentiment de
sa valeur personnelle.
Les distinctions que nous venons d’opérer prennent une valeur particulière
lorsqu’on les applique au mode d’organisation limite pour lequel Bergeret a tou-
jours récusé le terme de structure en raison de l’instabilité (lutte permanente
© Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

contre la dépression) et des multiples possibilités d’évolution au sortir de l’ado-


lescence de cette entité. Si les aménagements caractériels et pervers peuvent
présenter une certaine stabilité temporelle, la survenue d’un deuxième trauma-
tisme désorganisateur peut faire basculer cet équilibre précaire, soit vers la crise
d’angoisse aiguë, soit vers la régression psychosomatique, soit vers la décompen-
sation dépressive mélancolique, soit vers la décompensation délirante psycho-
tique. Il faut noter également que ces aménagements limites sont très fréquents
et caractérisent probablement une majorité de la population cliniquement
« normale » venant consulter actuellement, reflet possible de la crise de notre
civilisation contemporaine.
100 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

Bergeret est assurément un des psychanalystes contemporains qui, tout en


restant fidèle à la métapsychologie freudienne, a le plus contribué à la renou-
veler en élaborant, à côté de celui d’état limite plusieurs autres concepts nova-
teurs (la violence fondamentale, la pathologie narcissique, l’homo-érotisme ou encore
la prise en compte de la période fœtale dans la genèse de l’inconscient) qui
demeurent d’une actualité brulante. Il a apporté des points de repères en matière
de diagnostic différentiel d’une très grande richesse qui ont permis notamment
une articulation fine entre clinique psychanalytique et clinique projective. En
effet, en clinique projective toute l’École de Lausanne (Husain, Merceron, Rossel,
2001) et des membres de l’École de Paris (de Tychey, 1994) ont appréhendé la
clinique de la perversion et de la dépression en s’appuyant de manière centrale
sur ses référents.
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Bergeret a aussi renouvelé notre regard sur la prise en charge thérapeutique
psychodynamique des sujets présentant un mode d’organisation limite. L’indi-
cation de psychothérapie lorsque les possibilités d’élaboration mentale sont
invalidées par un contexte traumatique ou déficitaire trop important peut s’avé-
rer au départ meilleure que le choix du divan. De ce point de vue l’ouvrage
de 1975 développe magistralement l’ensemble des questions cliniques et
psychopathologiques évoquées dans ce premier article et modélise à travers de
très nombreux exemples de psychothérapies et de cures un mode de traitement
en deux temps (prégénital et narcissique puis œdipien) tenant compte des fragi-
lités de ces sujets.

4. Enjeux et questions scientifiques

Bergeret se distingue, dans le modèle qu’il nous fournit des états limites, à la fois
des psychanalystes structuraux américains comme Kernberg et des psychiatres
américains
En effet le DSM-IV décrit non pas une personnalité borderline mais le « trouble
de la personnalité borderline » à partir d’un tableau mélangeant des manifesta-
tions comportementales (efforts effrénés pour éviter les abandons réels ou ima-
ginés, impulsivité, colères intenses ou inappropriées…) et des caractéristiques
semblant télescoper des dimensions comportementales et certains aspects du
fonctionnement psychique (perturbation de l’identité définie comme une insta-
bilité marquée et persistante de l’image de soi et de la notion de soi).
Kernberg rejette lui aussi toute possibilité de normalité pour le fonctionne-
ment « borderline ». Il introduit même une hiérarchisation dans les niveaux de
pathologie de la personnalité borderline en fonction de l’importance du trouble
Jean Bergeret 101

de l’identité et de l’importance de la pathologie des relations d’objet. Cette hié-


rarchie va des nevrotic border aux psychotic border respectivement les plus proches
des lignées névrotiques et psychotiques. Au niveau le plus évolué, il place les per-
sonnalités infantiles dépendantes puis les personnalités perverses masochistes
ou psychopathiques et à un niveau encore plus archaïque les personnalités schi-
zoïdes avec traits psychotiques que l’on pourrait peut-être mettre en parallèle
avec les psychoses de caractère chères à Bergeret.
Bergeret, même s’il évoque parfois « la pseudo-normalité » des aménagements
limites, obligés de lutter constamment contre le risque dépressif, leur reconnaît
clairement dans le texte de 1970 et ultérieurement un statut de normalité lorsque
l’aménagement n’est pas décompensé :
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« Ce sont des sujets assez adaptables, assez séduisants, assez énergiques.
Leur moi n’est pas morcelé comme celui des psychotiques en fragments épars
difficiles à relier entre eux dans une économie mal adaptée aux réalités objec-
tives. Le moi des états limites se trouve simplement divisé en deux secteurs
inégalement constitués et non désunis. La notion même de “limite” marque la
défaillance de certains investissements narcissiques au niveau de la séparation
entre “l’intérieur” et “l’extérieur” » (1970, p. 624-625).

Au final, la perspective structurale de Bergeret a fait l’objet d’une critique


majeure que nous souhaitons discuter ici. Certains psychanalystes (Chabert,
1994 ; Ferrant-Ciccone, 2007) ont reproché au modèle bergerétien son carac-
tère trop rigide et l’absence d’intégration d’une perspective dynamique de
changement. Ce point de vue a conduit leurs auteurs à envisager la clinique
psychopathologique davantage en termes de processus que de structures et sur-
tout à développer deux critiques majeures à l’égard du modèle structural :
la première consiste à poser qu’il serait illégitime d’avancer qu’au niveau
des structures névrotiques et psychotiques, il n’existe plus de possibilité
de changement après l’adolescence. Le fonctionnement psychique de base
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serait établi une fois pour toutes. Ferrant et Ciccone étendent même cette
critique au devenir des aménagements limites. Nous ne partageons pas
cette lecture pour deux raisons. La première est d’avancer que pour les
structures névrotiques et psychotiques il subsiste toujours une grande pos-
sibilité de changement liée non à un changement possible de structure
mais à des modalités d’aménagements très différentes de cette structure
qui ne s’exprimera pas du tout sur le plan clinique de la même façon selon
qu’elle est stable, instable ou décompensée ;
la seconde consiste à avancer qu’un changement complet de mode d’orga-
nisation demeure possible pour la majorité de la population tout venant
et psychiatrique dont nous avons avancé plus haut l’hypothèse qu’elle
102 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

se construisait actuellement majoritairement sur un mode limite. Mais


Bergeret n’a jamais récusé l’idée pour l’état limite, soit de rester aménagé
effectivement sur ce mode tout au long de sa vie, soit de se reconstruire sur
un mode névrotique, soit de se déconstruire sur un mode psychotique.

Ceci nous permet en même temps de répondre à la seconde critique formu-


lée par ces auteurs pour lesquels le modèle structural prendrait insuffisamment
en compte le pouvoir de l’objet qui ne serait pas seulement un pouvoir de nui-
sance mais précisément aussi un pouvoir de réorganisation et de transforma-
tion. Or Bergeret n’a jamais tenu une position aussi pessimiste ! Précisément
tous les réaménagements au sein des deux grandes structures et toutes les trans-
formations (reconstruction névrotique ou déconstruction psychotique au sein
des aménagements limites) sont précisément à ses yeux tributaires de la qualité
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des rencontres objectales, principalement thérapeutiques. L’objet conserve dans
cette perspective un pouvoir de réorganisation important. B. Cyrulnik (2006) va,
quant à lui, plus loin encore en posant que l’objet amoureux a un pouvoir de
réorganisation aussi important que l’objet thérapeute.
Il faut par ailleurs relever que même les adversaires les plus virulents du
modèle structural (Ferrant et Ciccone) reconnaissent avec honnêteté (p. 256)
que « le développement de la vie psychique est une visée indiscutable du cli-
nicien… même si dans la réalité de la position praticienne, la transformation
se révèle très difficile ou quasi impossible ». Notre propre expérience clinique
dans le champ de la dépression chronique et l’examen objectif du pourcentage
assez constant d’individus qui développent, quelles que soient leur pathologie
et leur prise en charge, une évolution vers la chronicité, suggèrent l’existence
de sujets pour lesquels le changement se révèle impossible, d’autant plus sou-
vent qu’ils présentent des carences structurées ou non de leur fonctionnement
mental associées à des défenses rigides et à des possibilités d’étayage environ-
nemental très réduites ou même inexistantes. Cette réalité-là, pour dérangeante
qu’elle soit, ne saurait être niée. Elle nous montre que dans un certain nombre
de cas, c’est même l’aménagement à l’intérieur d’une structure qui se révèle
impossible. Ce qui donne à notre avis un argument supplémentaire pour fon-
der la pertinence du modèle structural de Bergeret. En fin de compte seule une
étude longitudinale de l’adolescence à la vieillesse avec test-retest répété sur un
groupe de sujets dont le mode d’organisation psychologique serait réévalué à
chaque temps de la recherche, permettrait d’apporter une réponse définitive à
cette épineuse question.
Jean Bergeret 103

Pour approfondir
Bergeret J. (1974). La Personnalité normale et pathologique, Paris, Dunod.
Bergeret J. (1975). La Dépression et les états limites, Paris, Payot.
Bergeret J. (1984). La Violence fondamentale, Paris, Dunod.
Bergeret J. et coll. (1996). La Pathologie narcissique, Paris, Dunod.
Bergeret J. et Houser M. (2004). Le Fœtus dans notre inconscient, Paris, Dunod.
Chabert C. (1994). « Les approches structurales », in Widlöcher D. (dir.), Traité de psycho-
pathologie, Paris, PUF, 105-157.
Cyrulnik B. (2006). Parler d’amour au bord du gouffre, Paris, Odile Jacob.
Estellon V. (2009). Les États limites, Paris, PUF.
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Ferrant A. et Ciccone A. (2007). « Modèle structural, processus représentatif, pôles
d’organisation », in Roussillon R. (dir.), Manuel de psychologie et de psychopathologie
clinique générale, Paris, Masson, 251-260.
Husain O., Merceron C., Rossel F. (2001). Psychopathologie et polysémie, Lausanne,
Payot.
Kernberg O. (1979). Les Troubles limites de la personnalité, Toulouse, Privat.
Scharbach H. (1983). Les États Limites chez l’adulte et chez l’enfant, Paris, Masson.
Tychey (de) C. (1994). L’Approche des dépressions à travers le test de Rorschach :
point de vue théorique, diagnostique et thérapeutique, Paris, Éditions et Applications
psychologiques.
Marcelli D. (1979). Les États limites, Paris, PUF.
Vermorel H., Genthialon B. et Vittet D. (1999). L’œuvre de Jean Bergeret : d’une pratique
à une théorie de la clinique, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé.
10
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DONALD WOODS
WINNICOTT,
« La crainte de l’effondrement »
(non daté), in La Crainte
de l’effondrement et autres
situations cliniques (1989), Paris,
Gallimard, 2000, 205-2161

1. Par Jean-François Chiantaretto.


106 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

« Il y a peu, mon expérience clinique m’a amené à comprendre de façon


neuve, me semble-t-il, la signification d’une crainte de l’effondrement […]
J’ai essayé de montrer que la crainte de l’effondrement peut être la crainte
d’un événement du passé qui n’a pas encore été éprouvé. Cette épreuve est
une nécessité équivalente à celle de la remémoration dans l’analyse des
névrosés. Cette idée peut être appliquée à d’autres craintes de même famille,
et j’ai mentionné la crainte de la mort et la quête du vide. »

1. Présentation de l’auteur
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Donald Woods Winnicott est né à Plymouth en Angleterre le 7 avril 1896 et
décédé à Londres le 25 janvier 1971. Médecin puis pédiatre, il entame en 1923,
avec James Strachey, une analyse qui durera dix ans, puis effectuera une seconde
tranche avec Joan Rivière – une psychanalyste proche de Mélanie Klein – de
1933 à 1938. Il fera d’ailleurs un contrôle avec Mélanie Klein, de 1935 à 1941.
Admis à la British Psycho-Analytical Society en 1927, il y termine sa forma-
tion d’analyste d’adulte en 1934 et d’analyste d’enfant en 1935. Pendant la
Seconde Guerre mondiale, il tient le rôle de consultant pour les plans d’évacua-
tion de Londres. Cette expérience, jointe à celle de directeur de foyer éducatif
et à celle de pédiatre, lui permettra de prendre la mesure du rôle de l’environne-
ment dans la construction psychique. Dans la controverse entre Anna Freud et
Mélanie Klein, il partagera la position médiane du middle group. Tout en occu-
pant d’importantes responsabilités tant à la Société britannique qu’à l’Associa-
tion psychanalytique internationale, il fera montre tout au long de son parcours
d’une irréductible indépendance, assumant, voire revendiquant la solitude. Pour
approfondir l’œuvre, on peut se référer à : Denys Ribas, Donald Woods Winnicott
(2000), André Green, Jouer avec Winnicott (2005), Adam Phillips, Winnicott ou le
Choix de la solitude (2008).

2. Résumé du texte

Ce texte posthume, écrit de fin de vie, énonce à la fois le cœur de tout le parcours
de pensée de Winnicott et une ultime reformulation métapsychologique. Peut-
être plus radicalement que tout autre de ses textes, il montre à l’œuvre la perspec-
tive transnosographique de Winnicott dans son articulation à l’exploration de
l’univers psychique des états-limites, pour l’essentiel ouverte par lui. La crainte
de l’effondrement, qui a trait à « l’expérience du passé » et « aux caprices de
Donald Woods Winnicott 107

l’environnement », n’est explicitement présente comme telle que chez certains


patients tout en ayant une portée « universelle ». Liée à l’état constitutionnel de
dépendance du petit d’homme, elle ne peut s’exprimer dans la cure qu’avec la
réactivation de la dépendance dans le transfert.
Il s’agit d’un « état de choses impensable » à l’origine de l’organisation d’une
défense et non pas d’un échec dans l’organisation d’une défense. Là où dans le
champ de la névrose c’est l’angoisse de castration qui est à l’origine des défenses,
le « phénomène plus psychotique », ici considéré comme originel, correspond
à la menace d’un effondrement de l’organisation du moi, amenant le moi à se
défendre contre celle-ci. Mais l’état de dépendance empêche le moi de « s’orga-
niser contre l’échec de l’environnement ».
« L’individu hérite d’un processus de maturation » tout en dépendant, pour
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recevoir l’héritage, d’un « environnement facilitateur », lequel est par nature
évolutif dans sa capacité d’adaptation à l’évolution du processus de matura-
tion : holding évoluant en handling « auquel s’ajoute la présentation de l’objet »,
correspondant du côté du développement de l’individu à « l’intégration »,
puis à « l’installation (complicité psychosomatique) » et enfin à « la relation
d’objet ». Lorsque la défaillance de l’environnement intervient dans la période
de dépendance absolue, soit avant la différenciation et la dissociation moi/non-
moi, lorsque la mère fait encore fonction de moi auxiliaire, l’infans peut éprou-
ver des angoisses disséquantes primitives (ou agonies primitives), qui vont activer
des défenses archaïques : « 1. retour à un stade de non-intégration (défense :
désintégration) ; 2. tomber à jamais (défense : self-holding) ; 3. […] échec de
l’installation dans le soma (défense : dépersonnalisation) ; 4. perte du sens du
réel (défense : recours au narcissisme primaire, etc.) ; Perte de la capacité d’être
en relation avec les objets (défense : états autistiques, relation exclusive avec
des auto-phénomènes) ; et ainsi de suite ». Dans cette perspective, Winnicott
critique l’approche de la psychose en termes d’effondrement : la psychose est
« une organisation défensive dirigée contre une angoisse disséquante primi-
© Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

tive, et généralement avec succès (sauf lorsque l’environnement facilitateur ne


s’est pas contenté d’être déficient, mais s’est présenté à l’enfant en se mettant
toujours hors de sa portée […]) ».
La thèse principale de Winnicott est ainsi énoncée :
« La crainte clinique de l’effondrement est la crainte d’un
effondrement qui a déjà été éprouvé.
C’est la crainte de l’angoisse disséquante qui fut,
à l’origine, responsable de l’organisation défensive que
le patient affiche comme un syndrome pathologique ».
Autrement dit, « l’effondrement a déjà eu lieu » et il était par nature non
intégrable, donc en deçà de tout refoulement (de l’inconscient au sens freu-
108 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

dien), du fait d’un moi alors trop immature pour « rassembler l’ensemble des
phénomènes dans l’aire de l’omnipotence personnelle ». Cela implique – il
s’agit de l’un de ces paradoxes au cœur de la pensée de Winnicott – que le passé
déjà éprouvé reste toujours à éprouver au présent, puisqu’il n’est pas intégré
et qu’il n’existe psychiquement pour le patient seulement dans le futur, sous
la forme donc de la crainte d’un effondrement à venir. « […] cette chose du
passé n’a pas encore eu lieu, parce que le patient n’était pas là pour que ça ait
lieu en lui. » L’effondrement éprouvé avant la constitution du moi est impen-
sable, indissociablement parce qu’il n’a pas de ce fait un lieu pour s’inscrire et
parce qu’il est l’éprouvé de l’impensable défaillance d’un environnement dont
l’infans dépend vitalement. Éprouvé sans moi, il est en attente d’être éprouvé
par le moi et ne pourra l’être qu’avec sa réactivation dans et par la relation trans-
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férentielle, en tant qu’elle met le patient en contact avec l’état de dépendance
originel. La réactivation procède de la défaillance de l’analyste (ses faillites et
erreurs techniques), si elle reste « raisonnable » et intégrable comme contenu
contre-transférentiel, va permettre au patient d’éprouver au présent (progressi-
vement et douloureusement), en l’intégrant dans le moi, l’effondrement passé.
Mais cela suppose que l’analysant et l’analyste renoncent à rester dans l’analyse
(mutuellement gratifiante) de la névrose et acceptent, dans le présent transfé-
rentiel, de « faire l’épreuve de la chose redoutée ».
La crainte de l’effondrement est proposée comme un modèle métapsycholo-
gique pertinent pour aborder la crainte de la mort, le vide et la non-existence.
Ainsi la crainte de la mort est-elle pensable comme la crainte d’un anéantis-
sement « qui est arrivé au patient alors qu’il était trop immature pour en faire
l’expérience ». Le vide ne relève pas d’un traumatisme, mais d’une expérience
précoce du « fait que là où quelque chose aurait pu être bénéfique, rien ne
s’est produit ». Cette expérience est là encore antérieure à la distinction moi/
non-moi, à l’établissement du self, comme « la tendance personnelle à la non-
existence qui fait partie d’une défense organisée ». Il reste que ce dernier élé-
ment peut comporter un aspect non défensif, dans la mesure où « il n’y a qu’à
partir de la non-existence que l’existence peut commencer ».

3. Un concept fondamental

L’idée que la catastrophe projetée dans l’avenir a déjà eu lieu constitue un concept
fondamental et inédit, qui précise de façon décisive l’apport winnicottien,
indissociablement métapsychologique et psychopathologique. Winnicott pro-
pose une approche permettant de penser la construction psychique de l’infans
avant même la constitution du self (voire avant la naissance), dans un état de
Donald Woods Winnicott 109

dépendance vitale et de non-séparation vis-à-vis de l’environnement – il s’agit


du processus même de constitution de la psyché comme enveloppe contenante
et lieu d’habitation. Il n’y a pas encore de lieu psychique séparé de l’environne-
ment, la défaillance de l’environnement ne peut donc s’inscrire qu’au titre d’une
dégradation du processus de construction de la psyché et c’est cette dégradation
qui va constituer la trace de la catastrophe : une menace d’effondrement désor-
mais activée par le fonctionnement psychique lui-même.

4. Prolongements et filiations
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La crainte de l’effondrement fournit un modèle pour théoriser, en deçà du champ
de refoulement pour l’essentiel exploré par Freud, les modalités de défense anté-
rieures à la distinction moi/non-moi. Là où Freud invente la psychanalyse avec
les névrosés, Winnicott, après Ferenczi, la réinvente avec les patients limites.
Winnicott reprend ou prolonge, dans les concepts novateurs qu’il propose
pour penser la construction psychique de l’infans (la préoccupation maternelle
primaire, la mère suffisamment bonne, le passage de la dépendance absolue
puis relative à l’indépendance, le self et le faux-self, la défaillance de l’envi-
ronnement…), nombre d’idées venant de Ferenczi. Surtout, il s’inscrit fonda-
mentalement dans ses perspectives métapsychologiques, prolongeant la notion
freudienne d’Hilflosigkeit (état de désaide) sous l’angle de l’état de dépendance
vitale du nourrisson, en théorisant l’environnement à partir du renversement
férenczien (adaptation de l’environnement au nourrisson et non l’inverse).
À l’origine de l’importance accordée aujourd’hui aux problématiques limites,
référence incontournable pour l’approche psychanalytique de la périnata-
lité comme pour le renouvellement de la psychopathologie de l’adolescent,
Winnicott est l’une des grandes figures de la psychanalyse contemporaine,
© Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

même s’il n’est pas à l’origine d’un mouvement ou d’un groupe. Dans la géné-
ration actuelle, d’éminents psychanalystes s’inspirent de son œuvre : dans la
sphère anglo-saxonne, il faudrait notamment citer Adam Phillips et en France,
René Roussillon ou antérieurement, André Green.

5. Questions et enjeux scientifiques

Il faut bien relever que Winnicott approche la crainte de l’effondrement à par-


tir de sa manifestation dans la dynamique transférentielle d’une cure d’adulte.
Là encore il adopte la démarche de Ferenczi, qui dans « Confusion de langue
110 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

entre les adultes et l’enfant » pense la défaillance de l’analyste comme facteur de


contact chez le patient adulte avec la défaillance précoce de l’environnement.
Comme chez lui – le passage intitulé « L’analyse pour rien » est à cet égard exem-
plaire –, l’approche métapsychologique des défaillances traumatiques précoces
de l’environnement n’est pas séparable d’une approche métapsychologique du
cadre et du fonctionnement psychique de l’analyste.

Pour approfondir
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Ferenczi S. (1932). Confusion de langue entre les adultes et l’enfant. Le langage de la ten-
dresse et de la passion, Paris, Payot, 2004.
Green A. (2005). Jouer avec Winnicott, Paris, PUF.
Phillips A. (2008). Winnicott ou le choix de la solitude, Paris, Éditions de l’Olivier.
Ribas D. (2000). Donald Woods Winnicott, Paris, PUF.
Roussillon R. (1995). « La métapsychologie des processus et la transitionnalité », Revue
française de psychanalyse, LIX, 1351-1519.
Roussillon R. (1999). Agonie, clivage et symbolisation, Paris, PUF.
Roussillon R. (2008). Le Jeu et l’Entre-je(u), Paris, PUF.
Winnicott D. W. (1947). « La haine dans le contre-transfert », in De la pédiatrie à la psycha-
nalyse, Paris, Payot, 1969, 72-82.
Winnicott D. W. (1956). « La préoccupation maternelle primaire », in De la pédiatrie à la
psychanalyse, Paris, Payot, 1969, 168-174.
Winnicott D. W. (1963). « Le passage de la dépendance à l’indépendance dans le déve-
loppement de l’individu », in Processus de maturation chez l’enfant, Paris, Payot, 1983,
43-54.
Winnicott D. W. (1971). Jeu et réalité, Paris, Gallimard.
Winnicott D. W. (1988). La Nature humaine, Paris, Gallimard, 1990.
Sur les traces de Winnicott, Le Coq-Héron, n° 173, 2003.
11
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PAUL CLAUDE
RACAMIER,
« Les paradoxes
des schizophrènes » (1978),
RFP, n° 5-6, p. 877-969
Les Schizophrènes, Payot
et Rivages, 20011

1. Par Philippe Robert.


112 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

« Vingt ans : c’est le souvenir. Il y a tout juste vingt ans, en 1958, avec
Sacha Nacht, dans l’un de nos congrès de nos langues Romanes, à Bruxelles,
nous présentions un rapport, déjà sur les psychoses, consacré à la théorie psy-
chanalytique du délire […] En ce qui concerne les délires quelques analyses
nous ont appris que la folie y est employée comme une pièce qu’on colle là
où initialement s’était produite une faille dans la relation du moi au monde
extérieur. Si la solution du conflit avec le monde extérieur ne nous apparaît
pas encore avec plus de netteté qu’elle ne le fait maintenant, c’est que dans le
tableau clinique de la psychose les manifestations du processus pathogène sont
souvent recouvertes par celles d’une tentative de guérison ou de reconstruction
[…] N’ai-je cependant pas rappelé en préambule que les schizophrènes vivent ?
Mieux vaudrait dire qu’ils survivent. Survivent à la catastrophe ? Certes. Mais
surtout vivent par-dessus la vie, matant la monture de leur vie comme des
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cavaliers sans merci, héros harassés d’un triste triomphe sur Éros… »

1. Présentation de l’auteur

Paul-Claude Racamier (1924-1996) était psychiatre et psychanalyste. Né en


1924, il est originaire de Franche-Comté et attaché à ses racines. Il fait ses études
de médecine à Besançon puis à Paris. Il commence sa carrière professionnelle
à l’hôpital de Prémontré où il exerce pendant une dizaine d’années. Dès ce
moment, il est attentif aux conditions de vie des patients et aux effets thérapeu-
tiques potentiels de l’Institution. Il travaille ensuite en Suisse à la clinique des
Rives-de-Prangins. Il y organise un service psychothérapique avec un nombre
limité de patients, où il implique l’ensemble des soignants dans une enveloppe
thérapeutique collective. Son expérience clinique débouchera sur des débats
avec l’équipe du secteur psychiatrique du XIIIe arrondissement, et donnera lieu
à la parution en 1970 d’un ouvrage commun : Le Psychanalyste sans divan. Par la
suite il fonde « La Velotte » à Besançon. Dans cette petite structure, il développe
– à l’aide du travail avec les patients, les soignants et les familles – des concepts
extrêmement utiles et actuels dans la pratique clinique avec les schizophrènes.
Tôt dans sa carrière professionnelle, il s’intéresse à la psychanalyse et entre-
prend un premier travail avec M. Schlumberger, puis avec E. Kestemberg. Il prend
des responsabilités importantes à la SPP (Société psychanalytique de Paris), où
il est élu membre titulaire en 1962. Il dirige son institut de formation de 1975
à 1982. Il s’intéresse de près à la psychanalyse groupale et familiale, et sera un
des membres éminents du Collège de psychanalyse groupale et familiale. Il en
sera un inspirateur important, notamment à travers ses concepts d’antœdipe et
Paul-Claude Racamier 113

d’incestuel. Il décède en 1996, laissant un grand vide dans le domaine du soin


aux patients psychotiques, mais ayant permis, malgré ou à cause de son cha-
risme, à d’autres de prendre la relève. Pour faire connaissance ou approfondir
son œuvre on peut se référer à Paul-Claude Racamier par G. Bayle (1997).

2. Présentation du texte

En 1958, Racamier présentait avec Sacha Nacht un rapport sur la théorie psycha-
nalytique du délire au congrès des langues romanes. À l’époque les psychana-
lystes s’intéressaient peu à la psychose, sans doute désarmés dans la clinique face
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au délire et à la non-constitution d’une névrose de transfert interprétable. Mais,
comme le dit Racamier, « s’il fallait brièvement comparer les travaux de 1958 et
ceux de 1978, je dirais qu’à Bruxelles était montrée la faiblesse des psychotiques,
et qu’à Florence c’est la force des schizophrènes » (2001, p. 13).
En 1978 en effet, Racamier présentait – seul cette fois – un rapport intitulé « Les
paradoxes des schizophrènes », publié dans la Revue française de psychanalyse.
Racamier reprit les points de son rapport dans le livre Les Schizophrènes (1980-
2001) présenté ici. Son travail s’appuie sur une expérience clinique solide avec
les patients et les institutions, et dégage une compréhension de la vie psychique
s’appliquant à tout un chacun. Beaucoup de notions dans cet ouvrage serviront
de bases à des théorisations ultérieures.
Outre « Les paradoxes des schizophrènes », l’ouvrage Les Schizophrènes
comporte une première partie intitulée « Prélude et divertimento » (2001,
p. 11-41). Racamier y laisse aller son style fluide, associatif, métaphorique et par-
fois très condensé. Il ne dédaigne pas les néologismes, les formules et les « pas de
côté » tant qu’ils soutiennent la figurabilité. Il passe avec aisance de la clinique
à la mythologie :
© Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

« De Thésée le schizo, nous sommes comme analystes à la fois son laby-


rinthe imaginaire et son ingénieuse Ariane. Nous l’hébergeons et le contenons
dans notre enveloppe imaginaire et villeuse, et nous le guidons grâce à notre
fil, rouge évidemment » (p. 39).

Après une bibliographie, trop peu développée à son goût, Racamier nous pro-
pose ses schizogrammes (p. 185-206). Il les accompagne d’un certain nombre
de dessins, plutôt de traits, lui qui était un grand amateur d’art et d’images. Cet
inventaire à la Prévert, classé par ordre alphabétique, fait ressortir toute son ima-
gination et sa créativité. Je retiendrai deux définitions :
114 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

« Aimer : prends garde aux schizophrènes qui t’aiment


sans te laisser voir qu’ils te haïssent de t’aimer.
Guérir : savoir, quand on est thérapeute, guérir de l’envie de guérir ».

Racamier poursuit par un exposé théorico-clinique intitulé « En accompa-


gnant les schizophrènes » (p. 209-236). Ce texte est celui d’un rapport présenté
aux Journées de l’Association française de psychiatrie en mars 1982 et figure
donc dans l’édition de 2001 présentée ici. Racamier fait preuve d’une inventi-
vité clinique peu coutumière. Il fait notamment état des actions « parlantes »
qui portent en elles-mêmes un message interprétatif. C’est une action concrète
qui permet au patient de voir à l’œuvre l’expression de son monde interne.
Enfin l’ouvrage se conclut par une courte note finale d’avril 1990. Il y fait
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notamment référence à l’antœdipe, notion qu’il développera par la suite.

3. Résumé du texte

« Les paradoxes des schizophrènes » est un texte assez long (p. 43-165). Racamier
nous met en garde sur les lacunes et les raccourcis de son écrit. C’est un texte
condensé, et l’on imagine aisément la difficulté d’en faire un résumé fidèle.
Racamier montre d’emblée son humanité par l’intérêt, et même l’admiration,
qu’il porte aux schizophrènes. Il leur reconnaît en même temps une souffrance
psychique catastrophique, une puissance et une habilité insoupçonnées. Il évo-
quera même une souffrance très personnelle : « Le fait est qu’en dépit de mes airs
braves, tous « mes » schizophrènes ont été plus ardents à me réanimer après la
mort d’un de mes fils » (p. 96).
Il ne propose pas une vision radicalement nouvelle de la schizophrénie, mais
en transmet son vécu personnel et vivant. Il s’appuie souvent sur des concep-
tions kleiniennes, fait référence à Searles, à Donnet et à Green – par rapport à la
psychose blanche – à Pasche – avec le concept d’anti-narcissisme – et à Anzieu
à propos des paradoxes. Comme d’autres auteurs avant lui, il fait référence au
travail du moi. « Le moi travaille envers et contre la conflictualité. » Plus loin,
il ajoute : « La stratégie du moi psychotique est avant tout anti-ambivalente »
(p. 61). Il tente de concilier les vues de Freud qui évoque un surinvestissement
du moi, et celles de Federn qui au contraire souligne la vacuité narcissique
du moi schizophrénique. Pour Racamier « le moi schizophrénique se dessine
comme une très puissante machine à faire le vide dans le moi, dépensant ainsi
d’énormes quantités d’énergie, dont bien peu resteront disponibles pour des
tâches à la fois plus modestes et plus rémunératives » (p. 94-95).
Paul-Claude Racamier 115

Il rejoint les kleiniens à propos de la contenance, du travail de l’ambivalence


et surtout du concept d’identification projective. Il conjugue ce dernier point
avec le clivage – toujours dans la conception kleinienne – montrant comment
les psychotiques tentent de conserver une « partie folle », pleine de « ressources
précieuses ». Dans le traitement : « L’identification projective parcellise le trans-
fert et en inverse le sens : l’analyste représente non pas un parent, mais une par-
tie du patient lui-même » (p. 68).
Les références cliniques et techniques dans le texte sont certainement plus rares
que l’aurait souhaité Racamier, lui qui exposait tous ses travaux à la confron-
tation clinique. Il montre pourtant ici et là comment l’analyste doit supporter
d’être envahi, en faisant confiance à sa psyché, pour « reprendre ses esprits » le
moment venu. À partir du cinquième chapitre de son texte, Racamier – même s’il
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s’appuie sur d’autres auteurs – avance des positions plus personnelles qui seront
le prélude à ses travaux ultérieurs. « La procréation est bien au centre des fan-
tasmes des schizophrènes : c’est la procréation non seulement de l’objet, mais
d’eux-mêmes » (p. 98). Il cherche toujours l’ouverture et évite les pièges d’une
causalité linéaire. Il ne prend pas parti. « Était-ce [la mère] qui envenima le conflit
originaire ? Ou bien l’enfant était-il doué dès la naissance d’une hypersensitivité
qui lui rendait intolérable toute aspiration antinarcissique par et vers le monde et
l’objet ? » (p. 100). Et à propos de la séduction narcissique, il précise : « Aussi bien
ne peut-on pas décréter qui commence à séduire qui, ce qui peut rendre indéci-
dable toute question relative aux origines de la psychose » (p. 125).
Les psychotiques combattent le réel. Dans ce combat, pas d’alliance ni d’intri-
cation possibles. Pas non plus de zone intermédiaire, d’objet transitionnel,
d’espace interstitiel… du même coup pas de jeu ni d’illusion. Et pas de véri-
table altérité non plus avec la séduction narcissique. La séduction narcissique
peut mener à l’inceste comme une lutte radicale contre le complexe d’Œdipe.
Racamier propose le concept d’antœdipe pour désigner une organisation à la
fois ante-œdipienne – en deçà de l’œdipe – et anti-œdipienne, c’est-à-dire qui s’y
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oppose résolument. Mais la position « anté » ne saurait être confondue avec ce


que proposent les kleiniens sur les stades ultra-précoces du complexe d’Œdipe.
Racamier nous propose de l’antœdipe une description difficilement représen-
table : « L’antœdipe met en place un triangle subverti, où le sujet, en rapport de
séduction incestueusement narcissique avec sa mère, occupe et sa place et celle
de son géniteur, cependant que le père, exclu, n’apparaît qu’en pur et simple
persécuteur. Père de l’enfant qu’il est, créateur et créature, Antœdipe est auto-
engendré. N’avais-je pas averti que l’antœdipe est un œdipe fou ? » (p. 140). Et
plus loin Racamier précise : « Aucune genèse et pensée n’est plus possible dans
la psyché de qui n’accepte ni d’être pour rien dans le fait d’être, ni la différence
des sexes, des générations et des êtres » (p. 141).
116 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

Le paradoxe qui figure dans le titre n’apparaît que dans l’avant-dernier


chapitre de l’ouvrage, même si les premiers jalons avaient déjà été posés,
notamment en référence à Searles et aux travaux de l’école de Palo Alto qui
donnèrent une vue clinique des paradoxes dans certaines formes de commu-
nication. Mais Racamier s’appuie surtout sur Anzieu, qu’il va « convoquer »
tout au long de ce chapitre. Il propose la définition suivante : « Un paradoxe
est une formation psychique liant indissociablement entre elles et renvoyant
l’une à l’autre deux propositions, ou injonctions, inconciliables et cependant
non opposables » (p. 147). Dans une relation paradoxale, la psyché de l’enfant
ne pourra s’étayer sur celle de la mère. Il y aura un assouvissement excessif des
pulsions partielles attaquant ainsi la constitution des capacités intégratrices et
transformatrices du moi. La frustration crée l’attente et la tension. Il manque
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surtout une reconnaissance de base. Cela se traduira dans la cure par un trans-
fert paradoxal, le patient projetant sur l’analyste la disqualification. L’inter-
prétation ne peut alors – au moins dans un premier temps – être entendue que
comme disqualifiante.
La paradoxalité est un système de défense contre l’ambivalence et le conflit.
Nous retrouvons ici le lien avec la psychose. Si les schizophrènes usent du para-
doxe, c’est donc pour se protéger, mais c’est aussi pour bénéficier d’une forme
de jouissance. Il y a un plaisir à « emmêler » l’autre dans des paradoxes dont
il ne peut sortir. Comme le souligne Racamier « L’érotisation paradoxale est
un des facteurs importants de la résistance thérapeutique des schizophrènes »
(p. 159).
Racamier conclut son travail par l’utilisation des paradoxes dans l’humour,
soulignant à nouveau les liens entre la pathologie psychotique et la folie ordi-
naire. Et de conclure ainsi avec Woody Allen : « Ce n’est pas que j’ai peur de
mourir, mais quand ça viendra, je préfère ne pas y être » (p. 164)

4. Prolongements et enjeux

Racamier occupe une place originale dans le paysage psychanalytique. Forma-


teur à l’Institut de psychanalyse de la SPP, proche – à certains égards – de la
psychothérapie institutionnelle, s’inscrivant dans la filiation à différents prédé-
cesseurs, il se singularise par sa forte personnalité lui conférant un style et une
créativité particulière.
Les différents concepts qu’il propose viennent de sa pratique clinique à La
Velotte, dès le début des années 1970. C’est un lieu qui lui donne des racines
– tout comme sa terre natale – et lui permet rencontres et ouvertures. Les
Paul-Claude Racamier 117

concepts de ce « psychanalyste sans divan » sont nombreux, mais s’il ne fallait


en retenir qu’un, ce serait sans conteste celui d’incestuel qui « désigne et quali-
fie ce qui, dans la vie psychique individuelle et familiale, porte l’empreinte de
l’inceste non fantasmé, sans qu’en soient nécessairement présentes les formes
physiques » (1993, p. 47).
Dans la lignée de l’antœdipe, la mère primaire peut vivre éternellement et le
deuil originaire ne jamais s’effectuer.

« Par deuil originaire je désigne le processus psychique fondamental


par lequel le moi, dès la prime enfance, avant même son émergence et
jusqu’à sa mort, renonce à la possession totale de l’objet, fait son deuil
d’un unisson narcissique absolu et d’une constance de l’être indéfini, et
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par ce deuil même, qui fonde ses propres origines, opère la découverte de
l’objet comme de soi, et l’invention de l’intériorité » (1992, p. 29).

La pathologie incestuelle, entre la psychose et la perversion, s’affirme dans


le registre de la séduction narcissique. L’incestuel est un type de relations inter-
disant la construction d’une véritable conflictualité intrapsychique et donc la
reconnaissance de l’altérité. Les liens sont plus des ligatures et des relations
d’emprise que des liens contenants et sécurisants. L’incestuel brouille les cartes
et entraîne la confusion des langues. « L’incestuel est l’enfant terrible de la séduc-
tion narcissique, mais d’une séduction dévoyée, détournée de ses buts. Aussi
bien il se situe aux antipodes de la tendresse » (1995, p. 115).
Il est somme toute logique, d’un point de vue clinique et même technique
que Racamier se soit intéressé de près aux thérapies familiales. Cette pathologie
joue sur les capacités de transformation qui doivent être à l’œuvre dans une
transmission psychique réussie entre les générations. Racamier se garde bien
d’éviter les pièges d’une causalité, voire d’une stigmatisation de la mère mais
s’intéresse à la complexité de l’ensemble du groupe familial. Sa pensée est encore
vivante aujourd’hui et féconde pour les analystes thérapeutes de famille à partir
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des apports qu’il proposa dans le cadre du Collège de psychanalyse groupale et


familiale.
Pour conclure, qu’il me soit permis de délivrer ici une note plus personnelle.
Même si j’ai pu être un auditeur intéressé par la pensée et la transmission de
Racamier, je n’ai jamais eu d’échange direct avec lui. En revanche, il m’est arrivé
de me rendre à La Velotte à plusieurs reprises. Il y a laissé – comme on s’en doute –
une empreinte considérable. Mais ce qui frappe surtout lorsqu’on rencontre là-
bas soignants et patients, c’est le respect mutuel et la qualité de l’accueil qui y
règnent. Preuve que la créativité et le charisme ne sont pas toujours des freins
pour une transmission réussie.
118 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

Pour approfondir
Anzieu D. (1975). « Le transfert paradoxal », Nouvelle Revue de psychanalyse, n° 12.
Bayle G. (1997). Paul-Claude Racamier, Paris, PUF.
Donnet J.-L., Green A. (1973). L’Enfant de ça. La psychose blanche, Paris, Éditions de
Minuit.
Freud S. (1924). Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1981.
Nacht S., Racamier P.-C. (1958). « La théorie psychanalytique du délire », RFP, t. XXII,
n° 45, 417-532, in Nacht S. (1971). Guérir avec Freud, Paris, Payot, coll. « Petite Biblio-
thèque Payot ».
Racamier P.-C. (1970). Le Psychanalyste sans divan, avec Diatkine R., Lebovici S., Paumelle
P. et coll., Paris, Payot, 1993.
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Racamier P.-C. (1978). « Les paradoxes des schizophrènes », Revue française de
psychanalyse, 5-6, PUF.
Racamier P.-C. (1979). De psychanalyse en psychiatrie, Paris, Payot.
Racamier P.-C. (1980). Les Schizophrènes, Paris, Payot, 2001
Racamier P.-C. (1989). Antœdipe et ses destins, Paris, Apsygée.
Racamier P.-C. (1992). Le Génie des origines : psychanalyse et psychoses, Paris, Payot.
Racamier P.-C. (1993). Cortège conceptuel, Paris, Apsygée.
Racamier P.-C. (1995). L’Inceste et l’Incestuel, Paris, Les Éditions du Collège.
Searles H. (1975). « L’effort pour rendre l’autre fou », Nouvelle Revue de psychanalyse,
n° 12.
12
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ANDRÉ GRE EN,
« La mère morte » (1980),
in Narcissisme de vie, narcissisme
de mort (1983), Paris, Éditions
de Minuit, 222-2531

1. Par Vincent Estellon.


120 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

« Si l’on ne devait choisir qu’un seul trait pour marquer


la différence entre les analyses d’aujourd’hui
et ce que nous imaginons de ce qu’elles pouvaient être autrefois, il est
probable qu’on s’entendrait à le situer autour
des problèmes du deuil […] Le trait essentiel de cette dépression
est qu’elle a lieu en présence de l’objet,
lui-même absorbé par un deuil […] Peut être un sens potentiel
auquel ne manque que l’expérience analytique
– ou poétique ? – pour devenir un sens véridique. »
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1. Présentation de l’auteur

André Green (1927-2012) est sans aucun doute l’un des plus grands psycha-
nalystes de son temps. Né le 12 mars 1927 au Caire (Égypte), il arrive en
France en 1945 pour se former à la médecine. Très vite, il souhaite approfon-
dir ses connaissances dans le champ de la psychiatrie et de la psychanalyse.
Interne et assistant à Henri-Rousselle, il devient chef de clinique à Sainte-
Anne où il suit les enseignements d’Henri Ey et de Julian de Ajuriaguerra.
Il rencontre D.W. Winnicott en 1957 et W. Bion en 1976 qui influencent
grandement ses conceptions sur les états limites et sur la technique psychana-
lytique. De 1961 à 1966, il suit les séminaires de Lacan, tout en entretenant
des échanges étroits avec l’école britannique de psychanalyse ce qui donne
à sa pensée une ouverture féconde, un intérêt particulier accordé à la pra-
tique analytique, à l’importance du contre-transfert et à la place de l’affect
dans la métapsychologie. En 1967, Green rompt avec Lacan, après la formu-
lation de ce dernier concernant l’inconscient structuré comme un langage.
Pour Green, si le discours analytique s’intéresse à l’autre du langage, la pul-
sion ne saurait se réduire à ce que le langage en dit. De 1970 à 1977, il dirige
l’institut de psychanalyse de la Société psychanalytique de Paris dont il fut le
président et l’un des membres les plus influents au plan international. Il est
l’auteur de travaux innombrables dont l’essentiel est cité en bibliographie.
Pour faire connaissance avec son œuvre on peut consulter André Green par
F. Duparc (1996), Autour de l’œuvre d’André Green sous la direction de F. Richard et
F. Urribari (2005), ou encore Essais sur « la mère morte » et l’œuvre d’André Green
sous la direction de G. Kohon (2009).
André Green 121

2. Présentation du texte dans l’œuvre de l’auteur

André Green est considéré comme un clinicien et un théoricien majeur des


structures non névrotiques (cas limites, structures narcissiques, organisations de
caractère, etc.) marquées par la destructivité portée contre soi ou contre autrui,
symptomatologie constituant de nos jours l’ordinaire du clinicien. Sa pensée a le
mérite de revenir sur la question quantitative (économique) mais surtout sur la
dimension qualitative des investissements et des désinvestissements, essentielle
dans la vie pulsionnelle humaine. L’investissement donne sens et continuité à
la vie, sans cela, toutes les actions de la vie quotidienne deviennent insensées
ou insurmontables. À la fonction objectalisante (investissement de l’investis-
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sement) s’oppose ce qu’il appelle la fonction désobjectalisante, activité sous la
domination de la pulsion de mort. L’œuvre entière de Green peut être considé-
rée comme l’investigation de son champ d’action : soma, comportement, psy-
chisme, relations, culture, histoire.
Écrit en 1980 et paru en 1983 dans le recueil intitulé Narcissisme de vie, nar-
cissisme de mort, « La mère morte » est l’un des articles phare d’A. Green. Ce
texte puise beaucoup de références à Winnicott et notamment à « l’intuition
du négatif », chapitre de Jeu et réalité (1971). On trouve dans Fragments d’un
discours amoureux (R. Barthes, 1977) une des origines probables de ce texte. Il
approfondit et complète également certaines pistes développées dans L’Enfant
de ça (1973), co-écrit avec J.-L. Donnet. Les auteurs décrivaient une organisa-
tion œdipienne contemporaine soumise à une mutation profonde : le schéma
selon lequel l’enfant s’identifie de façon dominante au parent du même sexe et
peut s’identifier régressivement au parent du sexe opposé ne tient plus comme
avant. L’identification prenant moins en compte la différence des sexes, l’enfant
sera amené à s’identifier au parent le plus valorisé, le plus désiré. Soumise au cli-
vage, la relation d’objet ne peut plus fonctionner sur le mode de l’ambivalence.
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Elle évoluera plutôt sous le signe de l’alternance bon/mauvais. S’en suivent des
difficultés pour distinguer désir et identification et pour aménager un espace
interne. Ceci court-circuite une grande part de l’activité psychique créant des
blancs pour la pensée. Le blanc, le vide, comme le rien, rappellent l’absence qui
hante les angoisses narcissiques. On retrouve dans « La mère morte » cette cou-
leur blanche : car la mère morte est une mère blanche, une mère pouvant garder
un visage de cire lorsque l’enfant est tordu par la souffrance.
Enfin, par la définition d’un « complexe de la mère morte » (différent du
complexe de castration paradigmatique des structures névrotiques), Green
122 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

apporte un nouveau paradigme théorique pour repenser la technique psycha-


nalytique impliquée dans certaines configurations cliniques peu névrotiques. Le
complexe de la mère morte pourrait constituer une hypothèse étiopathogénique
à ce qu’il nommera plus tard « la folie privée » (1990). On peut aussi trouver des
liens entre « La mère morte » et « La position phobique centrale » (2002a) décri-
vant un fonctionnement psychique en évitement lorsque la phobie n’est pas
circonscrite sur un objet ou une situation devenus « phobogène ». Ici plutôt que
l’identification au désinvestissement, c’est le contre-investissement qui amène
ces patients, par des attitudes de fuite relationnelle, à l’isolement.

3. Résumé du texte, concepts fondamentaux


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introduits

Dans ce texte « clé de voûte » complexe, comportant différentes strates, A. Green


désigne une expérience que peut traverser l’enfant lorsque sa mère, après avoir
été un objet chaleureux, excitant, vivant, source de vitalité et de gaieté pour lui,
devient subitement froide, éteinte, atone, comme morte. Présente et vivante,
dévorée par une dépression sévère (liée à un deuil réel ou à une blessure narcis-
sique profonde), cette mère est subitement trop triste pour s’intéresser de façon
vivante à son enfant. Même si elle est là et proche dans l’espace (de sorte qu’elle
ne disparaît pas forcément du champ de perception) elle est comme de cire :
toujours là, mais absorbée en elle-même dans un sinistre ailleurs. Elle a perdu le
goût de vivre ; plus exactement, elle porte la mort en elle. De cette présence se
dégage une atmosphère de dépression « à contre vie » (Green, 2010a, p. 127). Il
ne s’agit donc pas des effets de l’absence de la mère, mais des qualités particu-
lières de sa présence : une présence morte à la relation.
Green précise qu’il s’agit d’une dépression soudaine (et non pas chronique),
exposant subitement l’enfant à la perte, au vide, à l’impuissance, à la solitude,
d’une façon comparable à ce qui peut être vécu dans l’expérience du deuil. Ce
changement de position subite, incompréhensible par l’enfant, entraîne chez
lui une transformation de l’imago maternelle. Cette catastrophe dans la rela-
tion mère-enfant a lieu à un moment où l’enfant est trop jeune pour élabo-
rer psychiquement la situation. En plus de perdre une certaine qualité de lien,
l’enfant perd le sens. Il est essentiel de rappeler que ce complexe de la mère morte
devient lisible ou déchiffrable par le transfert : c’est même une « révélation du
transfert ». L’analyste peut éprouver une étrange discordance entre la dépres-
sion de transfert et un comportement à l’extérieur où la dépression ne s’épa-
nouit pas.
André Green 123

Pour Green, l’enfant après avoir tenté de réanimer ce lien par diverses conduites
de désespoir (agitation, insomnie, terreurs nocturnes, etc.) va bien souvent déve-
lopper deux types de réponses défensives :
la plus courante développe un mouvement unique à deux versants : le
désinvestissement de l’objet maternel et l’identification inconsciente à la mère
morte. Dans ce désinvestissement, assimilable à un meurtre psychique,
l’objet est désinvesti sans haine. La destruction de cet objet fera place à
un « trou psychique ». Là est un pas très important inspiré par la pensée
de Winnicott : la destruction ne se réduit pas toujours à une destruction de
l’objet, elle peut prendre la forme de négation de l’existence de l’objet. On a
ici affaire à un meurtre par néantisation de la présence en personne de
l’autre. Le second versant de ce mouvement consiste en une identification
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(inconsciente) à la mère morte : l’enfant mime en miroir – comme sur un
mode empathique – cette mère morte. Il pourra développer ce potentiel
de s’abstraire de la réalité affective ambiante de façon soudaine et inexpli-
quée. Ces deux mouvements peuvent paraître superficiellement de nature
contradictoire : comment ou pourquoi s’identifier à un objet que l’on
désinvestit ? Green montre habilement que cette identification est large-
ment inconsciente. La mère morte devient un objet incorporé. Grâce à
cette incorporation le sujet fait exister un lien vivant en lui avec cet objet
morbide ;
la seconde solution touche à « la perte du sens » ouvrant toutefois sur des
contraintes à imaginer et/ou à penser qui développeront parfois de manière
très précoce les potentialités à créer et/ou à intellectualiser. Le surinvestis-
sement de la créativité peut s’entendre comme une manière d’éviter la ren-
contre et le partage avec l’objet. Pour Green, certains artistes choisissent
la créativité par-delà la relation amoureuse, et même pour s’affranchir de
l’objet. L’objet est variable, incontrôlable, soumis à une activité désirante
propre : il peut apparaître et disparaître à sa guise, aimer et ne plus aimer,
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s’installer progressivement dans le monde interne pour disparaître au


moment où ce dernier commence juste à faire une place pour cet objet…
La créativité, elle, dépend uniquement du sujet. Et même si elle contient
l’espoir d’un retour positif de l’autre et permet parfois un partage émo-
tionnel, ce partage a souvent lieu au plan de la gratification narcissique. Il
ne s’agit pas d’un partage au sens fort du terme. Et sur un versant pervers,
on pourrait même avancer que ce qui est recherché chez l’autre, c’est une
forme de reconnaissance à valeur d’étayage narcissique. Ainsi, pervers et
créateur refusent tous deux d’une certaine manière le monde tel qu’il est
pour lui préférer un monde créé par eux.
124 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

Au-delà de ces deux types de réponses, on constate l’effet désorganisateur de


ce désinvestissement traumatique dans l’organisation œdipienne : si l’enfant
peut dans un premier temps s’imaginer (pris dans une mégalomanie négative)
être responsable de ce changement, de par sa manière d’être, alors il lui devient
interdit d’être. Pour Green, « cette position qui pousserait l’enfant à se laisser
mourir, par impossibilité de dériver l’agressivité destructrice au dehors du fait
de la vulnérabilité de l’image maternelle, l’oblige à trouver un responsable […]
C’est le père qui est désigné à cet effet » (p. 259). Dans d’autres cas, le retrait de
l’amour maternel donne lieu à un investissement massif du père comme sauveur
du conflit qui se joue entre l’enfant et la mère. Or, s’il est fréquent que le père
ne soit pas en mesure de répondre à la détresse de l’enfant, ce dernier se trouve
« entre une mère morte et un père inaccessible soit que celui-ci soit surtout
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préoccupé par l’état de la mère sans porter secours à l’enfant, soit qu’il laisse le
couple mère-enfant sortir seul de cette situation » (p. 257). Dans ce cas, du point
de vue relationnel, plus rien ne tient. Une triangulation œdipienne vécue trop
précocement est à l’origine d’effets désorganisateurs dramatiques.
Cette perte du sens est susceptible d’entraîner trois mouvements défensifs
régressifs :
le déclenchement d’une haine secondaire sous-tendant des désirs d’incorpo-
ration régressive, des positions sadiques anales maniaques visant à souiller
et dominer l’objet et tirer vengeance de lui ;
l’emballement pervers de l’excitation auto-érotique dissociant le courant
tendre et le courant sensuel, induisant un blocage de l’amour : « Arrêtés
dans leur capacité d’aimer, les sujets qui sont sous l’emprise d’une mère
morte ne peuvent plus aspirer qu’à l’autonomie. Le partage leur demeure
interdit. Alors la solitude, qui était une situation angoissante change de
signe. De négative, elle devient positive. Elle était fuie, elle devient recher-
chée. Le sujet se nide. Il devient sa propre mère, mais demeure prisonnier
de son économie de survie. Il pense avoir congédié sa mère morte. En fait,
celle-ci ne le laisse en paix que dans la mesure où elle est elle-même lais-
sée en paix. Tant qu’il n’y a pas de candidat à la succession, elle peut bien
laisser son enfant survivre, certaine d’être la seule à détenir l’amour inac-
cessible » (p. 264) ;
le développement précoce des capacités fantasmatiques et intellectuelles du
moi : « Performance et auto-réparation se donnent la main pour concourir
le même but : la préservation d’une capacité à surmonter le désarroi de la
perte du sein par la création d’un sein rapporté, morceau d’étoffe cogni-
tive destiné à masquer le trou du désinvestissement, tandis que la haine
secondaire et l’excitation érotique fourmillent au bord du gouffre vide »
André Green 125

(p. 259). Mais cette tentative de maîtrise de la situation traumatique est


vouée à l’échec. La vie affective portant l’ombre de la mère morte et l’objet
inconnu de son deuil, reste comme blessée à jamais, bien décidée à ne plus
prendre le risque du souci de l’autre : « Le patient a le sentiment qu’une
malédiction pèse sur lui, celui de la mère morte qui n’en finit pas de mou-
rir et qui le retient prisonnier. La douleur, sentiment narcissique, refait
surface » (p. 261). Et souvent, après un mouvement d’idéalisation pouvant
s’entendre comme une façon de se débarrasser de l’altérité de l’autre, sur-
viennent déception, dévalorisation et sentiment d’échec.

4. Origines, devenir et prolongements du texte


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Green, sans l’évoquer en ces termes, montre comment, peu à peu, l’enfant se
construit en faux-self, projetant, apprenant à deviner les désirs de sa mère, à
les anticiper pour mieux tenter de les maîtriser. L’énergie que pourra dépenser
un sujet à s’accrocher désespérément à son objet de dépendance est à la mesure
du vide intérieur que laisserait la perte de cet objet et de la blessure hémorra-
gique qu’elle ouvrirait dans un moi peu assuré de sa consistance. Winnicott
(1971) relevait que les mères déprimées n’ont plus la possibilité d’offrir à leurs
enfants de se voir dans leurs yeux. Les yeux de la mère, considérés comme pre-
mier miroir pour les yeux de l’enfant, sont devenus ternes ; ils ne disposent
plus du pouvoir de refléter – et de contenir narcissiquement – l’appel au contact
émotionnel émanant de l’enfant. Dans ces yeux fermés au partage, l’enfant ne
perçoit plus son propre reflet mais plutôt l’humeur sinistre de la mère qui fait
intrusion dans son espace et sa temporalité narcissique. Ces expériences répétées
blessent la construction d’un narcissisme de vie, car pour bien se construire, le
narcissisme vivant a besoin d’illusion. Or Winnicott montre que pour accepter
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la désillusion encore faut-il avoir été illusionné ! Dans cet article, il met en rela-
tion la capacité d’illusion et l’internalisation de l’objet maternel. Les bébés qui
n’ont pu s’illusionner sont toujours en train de chercher dans le regard maternel
des réactions leur indiquant si elle approuve ou désapprouve leur intention. On
trouve ici sans doute un lien à ce trait caractéristique du cas limite bien souvent
« scotché » à la réalité externe.
Si Green repère ce complexe de la mère morte chez nombre d’artistes, il montre
que même si les sublimations participent d’un sentiment d’autonomie et d’une
créativité certaine, elles ne parviennent pas à jouer un rôle équilibrant dans une
économie psychique marquée par l’extrême difficulté à aimer et à être aimé. Ce
fol investissement dans cette capacité créative de « jouer », « manipuler », « défor-
126 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

mer » ou « produire » les objets inanimés peut être également entendu comme
une tentative d’attirer l’attention de la mère pour la distraire ou la consoler.
Ce « jouer-créer » se situerait plus du côté d’une attente de reconnaissance par
l’autre que d’une possibilité de s’accomplir et de s’oublier dans la création. Cette
stylisation de Green s’éloigne ainsi de l’optique kleinienne qui voit la « créati-
vité » comme une réparation.
Dans le livre Illusions et désillusions du travail psychanalytique (2010b), consacré
aux limites et aux échecs de la cure, Green introduit son propos par une réflexion
sur la cure analytique de Marylin Monroe avec Ralph Greenson, s’appuyant sur
l’analyse fictionnelle fine et magistrale qu’en donne Michel Schneider (2006).
On sait que Marylin connut des traumatismes précoces et qu’elle se consuma
dans des amours toujours insatisfaisants. Si Green ne revient pas formellement
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sur ce point, on retrouve pourtant dans le personnage de M. Monroe telle qu’il
est présenté par Schneider le complexe de la mère morte. Marilyn porte l’objet
inconnu du deuil de la mère morte, comme le laissent à penser ces propos qu’elle
tint à son analyste :

« Ma mère, je ne sais pas ce qu’elle voulait faire de moi. Une morte ? C’est
étrange, il n’y a qu’à vous que je peux le dire. Je dis toujours aux journalistes
que ma mère est morte. Elle vit toujours, mais je dis vrai quand je dis qu’elle
est morte. Quand on m’a mise à l’orphelinat d’El Centro Avenue, je criais :
Non je ne suis pas orpheline. J’ai une mère. Elle a des cheveux rouges et des
mains douces. Je disais vrai sauf qu’elle ne posait jamais ses mains sur moi. »

Notons que si ce complexe constitue une révélation du transfert, il est sans


doute plus facile pour un patient ayant souffert de ce désinvestissement trauma-
tique d’imaginer une mère dépressive plutôt qu’une mère indifférente ou hos-
tile, vivant ses enfants comme des entraves à sa liberté de femme ; d’une mère
par exemple emplie de haine et de ressentiment à l’égard du père, ne pouvant
voir dans ses enfants des prolongements de l’existence de celui-ci.
Inlassable défricheur des cas limites et des organisations narcissiques qui en
constituent des déclinaisons défensives redoutables quand elles s’allient au
masochisme fondant la réaction thérapeutique négative, Green nous a montré
comment le refus du changement, d’un investissement enfin vivant, maintient
ainsi intact « l’enfermement d’un objet séquestré dans la psyché, dispensateur
de la douleur comme célébration du moment de sa capture » (Green, 1993,
p. 156). Repris dans le défilé du transfert le complexe de la mère morte peut dès
lors être considéré tout autant comme un point d’ouverture fécond que comme
une butée scellant à jamais le triomphe de l’investissement (du) négatif et des
pulsions de destruction.
André Green 127

Pour approfondir
Barthes R. (1977). Fragments d’un discours amoureux, chapitre « Fading », Paris, Le
Seuil.
Donnet J.-L., Green A. (1973). L’Enfant de ça, Paris, Éditions de Minuit.
Duparc F. (1996). André Green, Paris, PUF.
Green A. (1973, 2004). Le Discours vivant, Paris, PUF.
Green A. (1983). Narcissisme de vie, narcissisme de mort, Paris, Éditions de Minuit.
Green A. (1990). La Folie privée. Psychanalyse des cas limites, Paris, Gallimard.
Green A. (1993). Le Travail du négatif, Paris, Éditions de Minuit.
Green A. (2002a). La Pensée clinique, Paris, Éditions Odile Jacob.
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Green A. (2002b). Idées directrices pour une psychanalyse contemporaine, Paris, PUF.
Green A. (dir.) (2006). Les Voies nouvelles de la thérapeutique psychanalytique, Paris,
PUF.
Green A. (2010a). Pourquoi les pulsions de destruction ou de mort ? Paris, Éditions
d’Ithaque.
Green A. (2010b). Illusions et désillusions du travail psychanalytique, Paris, Odile Jacob.
Kohon G. (dir.) (2009). Essais sur « la mère morte » et l’œuvre d’André Green, Paris, Édi-
tions d’Ithaque.
Richard F. et Urribari F. (dir.) (2005). Autour de l’œuvre d’André Green. Enjeux pour une
psychanalyse contemporaine, Paris, PUF.
Schneider M. (2006). Marilyn, dernières séances, Paris, Grasset et Fasquelle.
Winnicott D. W. (1971). Jeu et réalité, Paris, Gallimard.

Au cinéma
Daldry S. (2002). The Hours, adapté du roman éponyme de Michael Cunningham,
Paramount Pictures, Miramax.
13
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JOYCE MC DOUGALL,
« La néo-sexualité en scène »,
« Scénarios suspendus :
entre fantasme, délire et mort »
(1980), in Théâtre du je, Gallimard,
1982, 209-224 et 225-2401

1. Par Françoise Neau.


130 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

« Pour parler de la perversion en ce qu’elle peut avoir de spécifique dans sa


structure et son économie psychiques, il faut savoir d’abord de qui on parle
[…] J’espère donc pouvoir montrer que les deux problématiques – celle de la
sexualité œdipienne et celle de la sexualité archaïque – doivent être contenues
et contournées dans la solution perverse de la sexualité humaine. Cette sexua-
lité aura pour fonction le maintien, non seulement de l’homéostasie libidinale,
mais aussi de l’homéostasie narcissique. L’importance et l’étendue de l’agir
pervers dans la vie du sujet qui l’a créé seront étroitement liées à la fragilité de
son économie psychique et au poids que doit porter cet acte érotique […] Tant
que la dimension de réparation subsiste, quoique maniaque et illusoire, la
sexualité perverse, faisant l’économie d’une solution psychotique pour certains
des conflits en cause, remplit sa fonction : Éros triomphe de la mort. »
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1. Présentation de l’auteur

Joyce Mac Dougall (1920-2011) est née en Nouvelle-Zélande, où son grand-père


paternel avait émigré d’Angleterre. Elle évoque dans Théâtre du corps (1989), son
histoire d’enfant, marquée par l’inventivité de ce grand-père épris de théâtre,
mais aussi par les conflits entre une grand-mère autoritaire et sa mère, une jeune
anglaise mal acclimatée en Nouvelle-Zélande. Après des études de psychologie,
attirée par la psychanalyse, elle quitte son pays en 1950, et se forme à la psy-
chothérapie d’enfants à la Hampstead Clinic auprès d’Anna Freud. Désireuse de
garder son indépendance dans les Controverses entre Anna Freud et Mélanie
Klein, elle engage une analyse avec un membre du « Middle Group ». Joyce
Mac Dougall dira sa dette théorique à Mélanie Klein, et contribuera beaucoup
à introduire la psychanalyse anglo-saxonne en France, notamment l’œuvre de
Winnicott. Elle quitte Londres en 1953, et s’installe pour des raisons familiales
à Paris, où elle poursuit sa formation analytique à la Société psychanalytique de
Paris, alors traversée par la crise qui aboutit peu après son arrivée à la scission de
la SPP. Reprenant une analyse avec Marc Schlumberger, J. Mac Dougall choisit
finalement de poursuivre son cursus auprès de la SPP dont elle devient membre
titulaire en 1961. Elle noue de solides amitiés par-delà les appartenances ins-
titutionnelles, en particulier avec Piera Aulagnier. Entremêlant les apports de
Freud, Mélanie Klein, Bion, Winnicott, et dans une moindre mesure Maurice
Bouvet et Lacan, peu conciliables mais l’un et l’autre intégrés, débattant avec ses
contemporains – notamment les tenants de l’École de psychosomatique de Paris
et P. Aulagnier, Joyce Mac Dougall acquiert avec ses interventions aux États-Unis
et en Amérique latine une réputation internationale grâce à sa liberté et son
inventivité dans une clinique qui toujours nourrit ses élaborations théoriques,
Joyce Mc Dougall 131

notamment sur ce qu’elle nomme la « néo-sexualité », les addictions – c’est elle


qui introduisit le terme anglo-saxon en France – et le « psychosoma ».

2. Présentation des textes dans l’œuvre de l’auteur

Deux ans après son Plaidoyer pour une certaine anormalité (Gallimard, 1978),
J. Mac Dougall s’attache dans les textes présentés ici à définir la place et la fonc-
tion qu’occupe dans l’économie psychique la sexualité dite perverse – un terme
dont elle récuse la dimension péjorative, qui décrit ici des pratiques sexuelles
peu courantes mais auxquelles le ou la partenaire, si partenaire il y a, est toujours
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consentant, et à même de consentir.
Cet essai sur la perversion en deux parties paraît d’abord dans le volume col-
lectif Les Perversions (Tchou, 1980). Ces textes ont été repris tels quels dans les
deux derniers chapitres du Théâtre du Je (Gallimard, 1982), sous un titre qui les
résume, « La néo-sexualité en scène » et « Scénarios suspendus : entre fantasme,
délire et mort ».
Après un premier livre en 1960, l’étude d’une cure d’enfant psychotique
publiée avec son superviseur, Serge Lebovici, réédité avec le titre et la préface
donnés par Winnicott à l’édition anglaise, Dialogue avec Sammy (Payot, 1984),
J. Mac Dougall engage à partir de certaines cures un questionnement sur la per-
version, pour interroger plus largement la créativité psychique en jeu dans les
scénarios sexuels pervers, indispensable dans la lutte pour la survie psychique,
mais aussi les conditions de possibilité de cette créativité, et ses limites face aux
angoisses archaïques.
Dans Théâtre du Je (1982), puis Théâtre du corps (1989), la métaphore théâtrale
est déterminante : le Je, un concept emprunté à Piera Aulagnier pour désigner le
trajet identificatoire, ainsi que le corps, sont autant d’acteurs et de metteurs en
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scène de scénarios psychiques dont les formes symptomatiques, des agirs pervers
aux addictions et à certaines maladies somatiques, sont autant de tentatives de
guérison et de solutions pour assurer le triomphe d’Éros sur la mort – avec ou
parfois sans succès.

3. Résumé des textes

Pour J. Mac Dougall, « le pervers » ne se réduit ni à son acte ni à sa manière peu


courante de faire l’amour, et à la différence des « normopathes » suradaptés à la
132 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

réalité externe mais en grande misère psychique qu’elle a évoqués dans Plaidoyer
pour une certaine anormalité : le sujet qui pratique une sexualité perverse « innove
en matière de sexualité ». J. Mac Dougall récuse donc le terme de « pervers »,
réducteur, normatif et simpliste, pour s’intéresser aux rôles de tels agirs sexuels
dans les économies libidinale et narcissique du sujet. Elle fait l’hypothèse que ce
« novateur sexuel » recrée la sexualité, crée une nouvelle scène primitive pour
se protéger de la douleur psychique et de la dépression sous-jacentes non élabo-
rées.
Après avoir évoqué la conception de Freud, selon elle trop centrée sur la sexua-
lité œdipienne au détriment de la sexualité archaïque, J. Mac Dougall s’attache
dans le premier article à repérer le scénario pervers mis en scène dans la néo-
sexualité, et le type de relation à l’autre qui s’y trouve engagée. Elle montre
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ensuite, dans le second, comment, dans la perversion, le « théâtre érotique per-
sonnel » construit des barrières contre des angoisses psychotiques et permet de
maintenir un sentiment d’identité menacé d’effritement.
Dans les premières formulations de Freud, notamment les Trois essais sur la
théorie sexuelle infantile (1905), la perversion consistait en une régression et une
fixation de la pulsion sexuelle à un stade libidinal antérieur qui aurait échappé
au refoulement, ce qui ferait de la perversion le « positif » de la névrose puis-
qu’elle met en actes des désirs devenus inconscients dans la névrose. Même si
cette première théorisation se transforme avec la deuxième topique, pour Freud
la perversion comme la névrose s’édifient à partir de l’impossibilité de résoudre
la problématique œdipienne : l’une et l’autre sont des tentatives de contour-
ner l’angoisse de castration et de maintenir les premiers liens incestueux. Mais
Freud, qui dans la problématique œdipienne privilégie le rôle du père et idéa-
lise la maternité, n’interroge pas la « sexualité archaïque », qui se joue dans les
relations précoces à la mère, décrites par J. Mac Dougall en termes kleiniens. Or,
selon l’auteur, ce sont ces deux problématiques, celle de la sexualité œdipienne
et celle de la sexualité archaïque, que la perversion contient et contourne, en
maintenant de précaires homéostasies libidinale et narcissique. Plus l’économie
psychique sera fragile, plus l’agir pervers sera compulsif et indispensable à la vie
érotique et psychique du « novateur sexuel ».
L’observation clinique amène J. Mac Dougall à privilégier les liens primitifs de
la perversion avec l’auto-érotisme génital : l’enfant futur pervers aurait été, selon
elle, détourné de la masturbation génitale précoce et de son but – la recherche
du plaisir génital –, et conduit, voire acculé, à « inventer d’autres façons de
faire vivre érotiquement son corps » qu’avec l’activation du circuit main-sexe.
Une néo-sexualité précoce remplace le jeu avec les organes génitaux (balance-
ments du corps, jeux avec les excréments, coups violents de la tête) chez l’enfant
qui peut surinvestir aussi des parties de corps, internes ou externes, ou la peau,
Joyce Mc Dougall 133

comme en témoignent des troubles psychosomatiques de la première enfance


(mérycisme, allergies respiratoires ou cutanées).
Ces inventions, aussi coûteuses soient-elles, permettent d’assurer les limites
et l’érogénéisation du corps, et de le protéger du retournement sadique primitif
de l’auto-érotisme en auto-agressivité. La réinvention de la sexualité humaine
amorcée par l’enfant conduit l’adulte à construire et agir, sur un « théâtre éro-
tique personnel », une « nouvelle scène primitive » qui s’impose à lui, aux
règles immuables. L’intrigue qui s’y joue a toujours pour thème la castration
– paternelle ou maternelle, narcissique ou prégénitale, ou bien « castration pri-
maire » avec une menace sur le corps entier, ou même la vie – mais c’est « une
castration ludique », qu’il s’agit de jouer en la masquant et en la déniant, pour
la déjouer.
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Les scénarios érotiques agis dans le rituel pervers, joués et rejoués compulsive-
ment, répètent selon J. Mac Dougall des fragments d’un théâtre infantile dont le
metteur en scène d’aujourd’hui, qui en fut hier le protagoniste, a perdu le sens
originel. Ainsi, tel homme qui ne peut jouir qu’en se fouettant devant la glace,
habillé en femme, avec le fantasme d’une fillette fouettée et humiliée publique-
ment, fut un garçonnet longtemps habillé et coiffé en fille par sa mère. À tel
autre, qui trouve son plaisir seulement quand son pénis porte des traces fécales
de son partenaire, enfant la mère lui imposa des lavements, qui le rendirent
encoprétique, et du coup humilié, contraint par la nourrice et les autres enfants
à se montrer dans le square coiffé de sa culotte souillée… Répéter la violence
maternelle en la rendant ludique et en l’érotisant dans le scénario pervers est
alors la seule solution pour contenir à la fois l’angoisse de castration, la mortifi-
cation narcissique et la rage inépuisable de l’enfant contre sa mère, mais aussi les
angoisses plus primitives d’avoir attaqué ou détruit les objets internes, et l’état
de mort psychique interne par lequel le moi se protège des affects archaïques
destructeurs.
Dans le scénario pervers, où la solution du conflit intrapsychique est recher-
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chée à l’extérieur, la fonction de l’autre est essentielle et multiple : le partenaire


du jeu est à la fois celui qui châtre et qui est à châtrer, celui qui répare les objets
détruits de la sexualité archaïque et contrecarre le sentiment de vide et de mort
psychique : « L’autre doit servir de paratonnerre contre l’angoisse névrotique
aussi bien que contre les angoisses psychotiques. »
Certains « novateurs sexuels » préfèrent se retrouver seuls en scène sur leur
théâtre érotique : cette solitude du one man show réduit le risque d’un écart entre
le désir du scénariste et le jeu de l’acteur, mais peut témoigner aussi de la peur
mortelle de rencontrer l’autre, et ce faisant de s’affronter aux pulsions destruct-
rices et à l’angoisse d’anéantissement, sur le versant psychotique plus que névro-
tique de l’organisation perverse.
134 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

Dans le second texte, J. Mac Dougall insiste sur ce versant psychotique et la


fragilité identitaire que la solution perverse peut venir colmater. À cette fragi-
lité, née des racines précoces de la perversion, les difficultés identificatoires,
liées au contournement de la problématique œdipienne, apportent leur contri-
bution. En effet, alors que les désirs bisexuels et la bipolarité dans les identifi-
cations sexuelles – être et avoir les organes et les privilèges des deux sexes – sont
sources fertiles de symptômes chez les névrosés, chez les sujets « pervers » ils
sont angoissants et interdits. L’identification elle-même à telle ou telle imago
parentale, à l’un ou l’autre sexe, est rendue impossible par un discours parental
qui discrédite l’autre parent, l’autre sexe, et les relations entre sexes. La struc-
ture œdipienne s’en trouve distordue, le mythe œdipien – et avec lui la diffé-
rence des sexes et des générations – est répudié par l’enfant contraint de se créer
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une mythologie privée, à son seul usage. Seule à même de donner un sens au
discours lacunaire, contradictoire et a-sensé des parents, cette création lui per-
met d’exister sexuellement, éventuellement d’avoir des relations érotiques avec
autrui, sans pour autant faire disparaître au plan fantasmatique l’image endom-
magée du phallus symbolique ou l’image de la mère abîmée par les relations
sexuelles.
Ni la division fantasmatique du pénis en un pénis dangereux et un pénis idéa-
lisé, fétichisé mais jamais suffisamment bon, ni la compulsion à rester auprès de
la mère réelle pour la protéger de toute attaque ou réparer les dommages causés
par les pulsions destructrices, ne permettent à l’enfant de sortir de l’impasse
identificatoire et d’échapper aux angoisses incontrôlables. Seule peut le faire
« la création de sa néo-sexualité », à condition que cette néo-sexualité mette en
scène tous les conflits pulsionnels, toutes les réparations narcissiques et objec-
tales.
C’est la relation de l’infans (avant l’acquisition de la parole) à son vécu corpo-
rel et à ses investissements libidinaux étayés sur l’autre, qui permet selon Joyce
Mac Dougall de mieux comprendre le pôle psychotisant de la sexualité perverse
et de ses racines précoces : le désir de la mère tel qu’il s’exprime à l’égard du
corps de l’enfant permet ou non le passage du corps biologique de l’infans à un
corps érogène, de l’auto-érotisme précoce et de ses substituts (comme la mastur-
bation) au narcissisme.
Superposable à la clinique des perversions, la clinique psychosomatique de la
première enfance témoigne des vicissitudes de ce passage et de cette empreinte
maternelle : ainsi chez les nourrissons insomniaques qui ne peuvent dormir
que dans les bras de la mère, laquelle ne supporte aucun substitut d’elle-même
auprès de son enfant, ainsi chez l’enfant auquel la mère exigeante à l’excès sur le
contrôle de ses matières, administrait très fréquemment des lavements – d’où la
réponse encoprétique de l’enfant.
Joyce Mc Dougall 135

L’invention de la sexualité perverse précoce, dont le scénario se répète, frag-


mentaire, chez l’adulte, permet à l’enfant de rendre vivant son corps en l’absence
de l’objet, de se convaincre qu’il est capable d’exister malgré le manque ou la
séparation d’avec l’autre. Ainsi l’agir pervers érotisé représente, sur son versant
psychotique, une récupération de soi, comme dans la psychose ; pour se protéger
des peurs intenses d’éclatement et d’anéantissement du moi, le sujet construit
une néo-sexualité qui lui fait faire l’économie de la solution psychotique, mais
pas celle de l’addiction. J. Mc Dougall souligne en effet, avec sa notion de sexua-
lité addictive, l’usage compulsif et archaïque du scénario pervers utilisé comme
une drogue. Ni l’usage de la sexualité ou du partenaire comme une drogue, ni
leur fonction contra-phobique ne sont d’ailleurs l’apanage de la sexualité per-
verse. Qu’il s’agisse de l’addiction à la sexualité, ou aux produits pour les toxi-
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comanes, la drogue, la « mère-drogue » dit J. Mac Dougall, représente dans les
organisations addictives la mère archaïque, qui n’a pas pu être intériorisée de
façon stable, ou sans être endommagée, dans le monde interne de l’enfant.
Situé entre névrose et psychose, l’agir pervers est aussi situé entre fantasme
et délire : là où la création fantasmatique impose pour survivre face aux pul-
sions destructrices la mise en acte du scénario pervers, la répétition compulsive
et nécessaire de cette mise en acte peut venir pétrifier l’activité psychique elle-
même : la « sexualité drogue », utilisée comme tentative d’auto-guérison pour
assurer le triomphe d’Éros sur la mort, peut échouer dans la tâche pour laquelle
elle a été créée : combler les trous dans le sentiment d’identité.

4. Concepts fondamentaux

• Acte-symptôme : l’agir prévaut sur l’élaboration fantasmatique et la forma-


tion des symptômes.
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• Néo-sexualité : la création d’une néo-réalité sexuelle, agie dans le scénario


pervers et la nouvelle scène primitive construits par et pour le sujet seul,
avec ou sans partenaire, est la meilleure solution, inventée par l’enfant
puis retrouvée en partie et compulsivement répétée par l’adulte, pour sur-
vivre et avoir le sentiment d’exister face à des conflits intrapsychiques et
des angoisses intraitables.
• Sexualité addictive : la pratique et la jouissance sexuelles (celle du sujet ou
celle de l’autre) sont utilisées de façon compulsive, comme une drogue
sans laquelle le sujet s’effondre, pour colmater des angoisses archaïques et
réparer des failles dans le sentiment d’identité.
136 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

5. Devenir et prolongement du texte

Dans Théâtre du corps (1989), J. Mac Dougall reprend ses intuitions sur la psy-
chose en la rapprochant des troubles psychosomatiques. Elle généralise à tous
les formes symptomatologiques et les différentes catégories nosographiques le
poids qu’elle accorde aux premiers éprouvés corporels (affects et représentations)
induits dans les premiers liens à la mère, et que le transfert analytique remet en
scène dans la cure.
L’auteur revient aux problématiques de la perversion dans Éros aux mille et
un visages (1996), mais c’est pour les dégager des pratiques sexuelles extrêmes :
elle insiste sur les composantes bisexuelles en chacun, et généralise la notion de
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néo-sexualité aux mille et un visages d’Éros, y compris les plus communs, cha-
cun devant mettre en scène dans sa sexualité une part traumatique indicible de
son histoire : ainsi nous serions tous plus ou moins des néo-sexuels, comme dit
Marciane Blévis (Joyce aux mille et un visages, 1999).

6. Questions et enjeux scientifiques

6.1 Perversion et perversité


En s’attachant à dégager l’économie psychique des sujets qui lient de façon
compulsive et inexorable leur jouissance sexuelle à des modalités de relations
peu courantes entre adultes consentants, qui répètent sur la scène de leur
théâtre privé des bribes d’une sexualité archaïque à laquelle ils restent fixés,
J. Mac Dougall garde l’un des éléments fondamentaux de la problématique
freudienne de la perversion : la fixation à des stades prégénitaux. Néanmoins,
cette création d’une néo-réalité sexuelle, perverse, témoigne chez ces sujets
d’une activité fantasmatique et d’une solution pour faire triompher Éros de la
menace de leur propre mort psychique, loin de la perversité cruelle qui cherche
par des moyens non érotiques à maîtriser le danger que représente l’autre, au
point de le détruire. Parmi d’autres auteurs, Claude Balier développera cette
distinction dans ses travaux sur la Psychanalyse des comportements sexuels vio-
lents (PUF, 1996).
Joyce Mc Dougall 137

6.2 Imago paternelle et maternelle dans la sexualité


archaïque
Même si, dès 1972, J. Mac Dougall relevait que le pervers recherchait à l’exté-
rieur le phallus qu’il n’a pas intériorisé comme instance paternelle, elle insiste
davantage par la suite sur l’importance de la relation à la mère dans une sexua-
lité archaïque fidèle aux descriptions kleiniennes, en s’attachant moins à l’iden-
tification primaire au père de la préhistoire paternelle évoqué par Freud.

6.3 Le symptôme comme tentative de guérison ?


En généralisant la notion de « tentative de guérison » à toute expression symp-
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tomatique, dont l’acte-symptôme n’est qu’une variante, J. Mac Dougall ne perd-
elle pas de vue la finesse et la spécificité de la psychopathologie ? Sa pratique et
sa conception de la cure comme re-création à deux rendent moins nécessaire
son repérage.

Pour approfondir
Balier C. (1996). Psychanalyse des comportements sexuels violents, Paris, PUF.
Duparc F. (dir.) (1999). Joyce aux mille et un visages : l’œuvre de Joyce Mac Dougall,
Delachaux-Niestlé.
Mac Dougall J. (1978). Plaidoyer pour une certaine anormalité, Paris, Gallimard.
Mac Dougall J. (1982). Théâtre du Je, Paris, Gallimard.
Mac Dougall J. (1989). Théâtre du corps. Le psychosoma en psychanalyse, Paris,
Gallimard.
Mac Dougall J. (1996). Éros aux mille et un visages. La sexualité humaine en quête de solu-
tions, Gallimard.
Menahem R. (1997). Joyce Mac Dougall, Paris, PUF.
Neau F. (2004). « Narcissisme et perversion : histoire et psychopathologie », in Jeammet
N., Neau F., Roussillon R. (2004), Narcissisme et perversion, Paris, Dunod, 3-113 ; in
Chabert C. (dir.) (2009), Traité de psychopathologie de l’adulte : narcissisme et dépres-
sion, Paris, Dunod, 5-115.
Porret P. (2005). Joyce Mac Dougall, une écoute lumineuse, Campagne Première.
14
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ROGER DOREY,
« La relation d’emprise » (1981),
Nouvelle Revue de psychanalyse,
n° 24, 1981, 117-1401

1. Par Jean-Pierre Pinel.


140 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

« Une double constatation s’impose d’emblée lorsque l’on prend en considéra-


tion la notion d’emprise. D’une part on observe, en parcourant la littérature psy-
chanalytique, qu’un nombre relativement limité de travaux y font référence et le
plus souvent d’ailleurs de manière assez confuse. D’autre part, et en opposition
avec cette remarque, on est réellement saisi par l’importance clinique de tout ce
qui peut être cerné comme gravitant autour de ce pôle que nul autre concept ne
permet de traduire de façon satisfaisante […] L’emprise traduit donc une ten-
dance très fondamentale à la neutralisation du désir d’autrui, c’est-à-dire à la
réduction de toute altérité, de toute différence, à l’abolition de toute spécificité ;
la visée étant de ramener l’autre à la fonction et au statut d’objet entièrement
assimilable […] Nous nous devons d’en mesurer la portée, invités que nous
sommes à préciser dans toutes les multiples modalités d’associations et de rup-
tures d’associations des deux grandes catégories pulsionnelles, si nous voulons
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être en mesure de rendre compte de la spécificité de chacune d’entre elles. »

1. Présentation de l’auteur

Médecin psychiatre, psychanalyste, professeur émérite de psychologie clinique et


de Psychopathologie à l’université de Paris X-Nanterre, Roger Dorey est membre
de l’Association psychanalytique de France (APF), dont il a été président.

2. Résumé du texte

Le concept d’emprise (Bemächtigung), initialement proposé par Freud en 1905


dans les Trois essais sur la théorie sexuelle, puis tombé relativement en désuétude
par la suite, a maintenant pénétré le champ psychopathologique et culturel,
entre autres grâce à cet article de Roger Dorey, et ce parfois au prix de simplifica-
tions que ce commentaire espère redéployer.
D’emblée, Roger Dorey va pointer dans cet article l’ambiguïté de la notion
d’emprise sur le plan conceptuel. Il souligne que Freud a sans doute participé de
cette équivoque en assignant à l’emprise la finalité d’une pulsion spécifique, non
sexuelle, d’abord portée par la cruauté infantile, puis par le sado-masochisme
et enfin par la pulsion de mort. Roger Dorey propose une issue à cette impasse
théorique en considérant l’emprise du point de vue de l’intersubjectivité : en
tant que relation d’emprise. Il assigne trois dimensions principales à cette relation
d’emprise. D’une part, la prise, la capture, la saisie : il s’agit d’une forme d’appro-
priation par dépossession de l’autre. D’autre part, la domination, référée à l’exer-
Roger Dorey 141

cice d’un pouvoir, par lequel l’autre est maintenu dans un état de soumission et
de dépendance. Enfin, l’emprise inscrit une empreinte sur l’autre.
L’hypothèse qui organise l’ensemble du texte est la suivante : la relation
d’emprise, porte toujours une atteinte à l’autre en tant que sujet désirant. Ce qui
est visé, c’est la singularité et la spécificité du désir de l’autre, échappant toujours
fondamentalement à toute saisie possible. L’emprise traduit donc une tendance
à neutraliser le désir d’autrui, c’est-à-dire à réduire toute altérité, toute différence
et toute spécificité. La visée étant de ramener l’autre à la fonction et au statut
d’objet entièrement assimilable. Roger Dorey distingue deux voies principales de
déploiement de la relation d’emprise : la problématique perverse et la probléma-
tique obsessionnelle.
Dans la perversion, la relation transite essentiellement par Éros ; l’emprise
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du pervers s’exerce par la séduction et s’adresse à son partenaire sexuel. L’autre
consent à l’aliénation qui lui est imposée car il y trouve lui aussi une certaine
satisfaction, celle d’être délogé de son désir. Dans la plupart des scénarios pervers,
l’asservissement du partenaire va s’accompagner de la nécessité d’inscrire une
trace, une marque, sur le corps du partenaire attestant d’un consentement à la
soumission. Le destin de l’héroïne d’Histoire d’O, apparaît pour Roger Dorey tout
à fait exemplaire de cet assujettissement total d’un être qui est ainsi dépouillé
de lui-même, son désir se trouvant sous le joug du désir de l’autre. La relation
d’emprise perverse tente ainsi de reconstituer une forme d’unité originaire, une
indistinction entre le sujet et son image qui présente une forte proximité avec
la perversion narcissique (Racamier, 1992). Roger Dorey en est conduit à formuler
l’hypothèse selon laquelle la perversion narcissique peut être considérée comme
le prototype de toute relation perverse.
La séduction, dimension majeure de l’emprise, trouve son origine dans une
modalité singulière de liens à la mère ou à son substitut qui comporte d’une
part, l’existence de conduites séductrices subies par l’enfant et d’autre part,
une destructivité faite de rejet, de condamnation ou d’abandon, surgissant de
© Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

manière imprévisible. Cette entreprise de séduction, développée sur un fond


d’insécurité massive, entrave le processus de séparation. Le sujet, piégé dans un
cercle imaginaire dont il ne peut s’extraire, va ensuite reproduire ce type de rela-
tion avec son partenaire en l’inversant par un mécanisme du registre de l’iden-
tification à l’agresseur. Roger Dorey rappelle que Freud a souvent souligné que
la mère constitue pour son enfant la première séductrice, de sorte que les soins
maternels sont le modèle de toute relation d’emprise potentielle. Il en résulte
que la relation d’emprise est toujours présente, mais à des degrés variables, dans
la vie amoureuse de tout sujet.
Dans la névrose obsessionnelle, la relation d’emprise s’exerce dans le registre
de la force, du pouvoir et du devoir. L’autre doit consentir à agir selon un schéma
142 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

strictement préétabli. La volonté de puissance de l’obsessionnel le conduit à


exercer une emprise tyrannique souvent insidieuse, intrusive, établie grâce à un
contrôle de tous les instants. Associant coercition active et résistance passive, la
finalité de l’emprise obsessionnelle est de figer ce qui est vivant. Tout rapport
d’autorité sera transformé en épreuve de force, toute forme de résistance mobi-
lisera le déploiement d’une destructivité mortifère. L’autre ne peut que se révol-
ter ou réagir par la violence pour sauvegarder son autonomie et son identité.
La relation d’emprise obsessionnelle vise à l’appropriation du désir de l’autre
en l’anéantissant, à la différence de l’emprise perverse qui tend à capter l’autre
dans un jeu spéculaire. Par son emprise, l’obsessionnel assujettit l’autre au statut
de chose manipulable et contrôlable. Cette relation d’emprise se situe dans le
registre de la mort. Elle trouve son origine dans une relation avec la mère dans
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laquelle la séduction a subi un refoulement drastique. La conduite maternelle
est essentiellement régie par la froideur, l’austérité, la rigueur morale et le sens
du devoir. En réprimant drastiquement tout mouvement érotique, la mère barre
chez son enfant tout accès au désir. L’agressivité va subir le même sort que les
pulsions libidinales : l’extrême sollicitude maternelle témoignant d’un contre-
investissement portant spécifiquement sur les affects de haine. Autrement dit,
comme dans la relation perverse, l’emprise obsessionnelle résulte essentielle-
ment d’un mécanisme d’identification à l’agresseur maternel : la relation étant
fondée dans les deux configurations sur l’annulation du désir de l’autre.
Prolongeant l’analyse, Roger Dorey souligne que dans ces deux types d’éco-
nomie, la visée essentielle est celle de réduire toute différence. Le surgissement
du désir de l’autre, révélateur du manque d’objet, source de toute angoisse, réac-
tive l’expérience originaire de détresse. La relation d’emprise, quelle qu’en soit
la modalité, constitue une défense contre cette réactivation. En examinant les
sources de cette impérieuse défense, chez le pervers comme chez l’obsessionnel,
il relève que dans ces deux configurations, le père est constamment mis à l’écart
de la relation exclusive établie entre la mère et l’enfant. Le désir de l’enfant,
demeurera captif d’une relation spéculaire, enclose sur elle-même et vouée à une
répétition sans fin.
Roger Dorey va ensuite considérer le statut de trois objets différents dans
leurs rapports à l’emprise : l’objet transitionnel, le fétiche et l’objet de collec-
tion. L’objet transitionnel, constitue une forme de défense contre l’angoisse de
perte de l’objet. Première possession selon Winnicott, l’objet transitionnel prend
une dimension de moment normal du développement psychique, mais recèle
simultanément une fonction d’occultation de l’absence, à la différence du jeu
et des activités culturelles. En cela, l’objet transitionnel peut s’inscrire dans la
série des expériences qui constituent, chez l’adulte, une modalité défensive à
signification pathologique. Le fétichisme s’inscrirait dans cette lignée, dans sa
Roger Dorey 143

fonction de protection dévolue à l’objet, mais en se différenciant de l’objet tran-


sitionnel par sa caractéristique génitale. Le fétiche est une formation défensive
qui permet et de parer à l’effroi de la différence des sexes et un affranchissement
du partenaire : l’autre devient inutile grâce à la relation d’emprise établie avec
le fétiche qui absorbe l’ensemble des investissements. Un équivalent de cette
appropriation, situé dans le registre obsessionnel, est celui du rapport à l’objet de
collection. Attaché à un ensemble d’objets soigneusement conservés et précieu-
sement entretenus, le collectionneur établit une relation intense et exclusive au
détriment de toute relation interpersonnelle qui peut devenir accessoire, voire
importune. Si la relation d’emprise apparaît ici similaire à celle du fétichisme, elle
se différencie cependant par le fait que le collectionneur n’accède pas à l’orgasme
dans son commerce avec l’objet élu.
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Roger Dorey s’attache à préciser la différence entre les registres pervers et
obsessionnel, au plan de la dynamique pulsionnelle. Dans la problématique
perverse, le jeu pulsionnel privilégie les tendances libidinales, conjointement
aux pulsions destructrices en une intrication qui prévaut sur la désintrication.
Dans le registre obsessionnel, la destructivité et la désintrication prévalent dans
une finalité de déliaison. Ces deux modalités de relation d’emprise sont à saisir
comme une reprise par l’enfant du fonctionnement psychique maternel. Mère
séductrice d’une part, où l’enfant est la source quasiment unique de satisfaction
érotique, mère destructrice d’autre part, qui assujettit l’enfant par son action
mortifère.
Pour Roger Dorey, la notion de pulsion d’emprise est difficilement utilisable.
En effet, dans « La disposition à la névrose obsessionnelle » Freud (1913) inscrit
une forme d’ambiguïté en indiquant que la pulsion de savoir n’est que le reje-
ton de la pulsion d’emprise. Cette dernière, considérée elle-même comme une
émanation de la pulsion de mort engendre ainsi, logiquement, un lien entre
sublimation et Thanatos. Afin de se déprendre de cette difficulté, Roger Dorey
nous propose deux modalités de dégagement. D’une part, en considérant que
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l’emprise résulte aussi bien du processus de liaison associé aux pulsions de vie
qu’à l’action déliante de la pulsion de mort. D’autre part, en différenciant de
manière plus ferme, deux termes que Freud a employé dans une certaine proxi-
mité porteuse d’équivocité, à savoir les notions d’emprise (Bemächtigung) et de
maîtrise (Bewaltigung). La notion de maîtrise, qui recèle tout comme l’emprise
une connotation de domination, ne comporte cependant ni la signification
d’appropriation ni celle d’empreinte. De plus, la domination est ici exercée à
l’égard de soi-même, et non d’un autre. La Reizbemächtigung à laquelle Freud fait
fréquemment référence vise à juguler l’excitation afin de parer au risque d’un
débordement traumatique. Il s’agit d’une opération psychique de liaison dont
le modèle est le jeu du Fort-Da. L’activité ludique permet à l’enfant de tolérer
144 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

l’absence maternelle sans qu’il soit envahi par l’angoisse. La production du jeu
résulte d’un travail psychique et ouvre à la maîtrise d’une situation potentielle-
ment traumatique. Ce processus est à différencier des phénomènes transition-
nels en ce qu’il témoigne d’une reconnaissance et d’une acceptation de l’absence
et du manque qui en découle. Roger Dorey nous propose de constituer l’emprise
et la maîtrise comme un couple d’opposés, au même titre que l’activité et la pas-
sivité, le plaisir et le déplaisir, l’amour et la haine. Ainsi, les deux processus psy-
chiques que sont l’emprise et la maîtrise vont-ils coexister tout au long de la vie,
chez tout un chacun, en des rapports variables selon les sujets et les moments
de la vie.
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3. Concepts fondamentaux introduits

• La relation d’emprise : en abordant l’emprise d’un point de vue résolument


intersubjectif, ce texte offre une voie de dégagement heuristique aux diffi-
cultés théoriques associées à la notion de pulsion d’emprise. Dans la rela-
tion d’emprise il s’agit toujours de neutraliser le désir d’autrui, de réduire
toute altérité ; l’article va identifier et définir les différentes psychopatho-
logies de la relation d’emprise.
• L’emprise dans la problématique perverse : la finalité de la relation d’emprise
dans le champ de la perversion est de reconstituer une hypothétique unité
originaire, en désappropriant l’autre de son désir. Elle est soumise au primat
de la liaison, son arme est la séduction. La haine n’apparaissant de manière
brutale que lorsque l’objet se dérobe à celui qui tente de l’assujettir.
• L’emprise dans la problématique obsessionnelle : dans ce registre, c’est l’autre
en tant que sujet désirant qui doit être anéanti. Le recours à la force et au
pouvoir vise à gommer la part de l’autre qui échappe irréductiblement au
désir du sujet obsessionnel. C’est une emprise de et par la mort qui est l’ins-
trument agissant dans cette problématique.
• Les objets de l’emprise : dans la relation d’emprise, l’objet vise à oblitérer et
pallier le manque. Trois types d’objets vont être associés à cette fonction
défensive : l’objet transitionnel, le fétiche et l’objet de collection. Tous
trois, se situent dans un registre qui est celui de la relation d’emprise, à la
différence de l’activité ludique, dont le modèle est le jeu de la bobine, qui
témoigne d’un travail de reconnaissance et d’élaboration de la perte.
• Le couple d’opposés emprise-maîtrise : l’emprise renvoie à un registre de fonc-
tionnement refermé sur lui-même, dans la clôture et la pure répétition,
Roger Dorey 145

alors que la maîtrise réfère à une modalité ouverte et porteuse d’un travail
de différenciation. La relation d’emprise survient lorsque le travail de la
maîtrise est barré ou excessivement coûteuse pour le sujet.

4. Devenir du texte et prolongements

Les recherches de Bernard Gibello (1989) procèdent pour une part du travail
de Roger Dorey dans sa théorisation de l’objet épistémique comme produit de
l’emprise. Cependant, il situe l’emprise dans un registre pulsionnel, celui de la
pulsion de mort, et en cela il se démarque de la position de Roger Dorey qui sou-
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tient la nécessité de récuser d’associer pulsion de mort et emprise.
La question de la pathologie de la relation d’emprise sera reprise et dévelop-
pée d’une manière originale par Françoise Couchard (1991) dans le champ de la
maternité et de la féminité.
Lors du 52e Congrès des psychanalystes de langue française des pays romans,
Roger Dorey (1992) va discuter de manière serrée le rapport proposé par Paul
Denis dont les principaux éléments sont présentés dans son ouvrage intitulé
Emprise et satisfaction (1997).
Enfin les travaux d’Alain Ferrant (2001), qui développent notamment la
notion de liens d’emprise, viennent prolonger la question du point de vue de
l’intersubjectivité.

5. Questions et enjeux scientifiques

L’article de Roger Dorey nous invite à considérer que le concept d’emprise est
© Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

essentiel à la cohérence de la métapsychologie et qu’il constitue un point nodal


de la théorisation psychanalytique.
Bien qu’il récuse le concept de pulsion d’emprise, il propose une analyse ser-
rée de la relation d’emprise et de ses avatars psychopathologiques. Le débat qui
a été ouvert à partir de ces travaux porte précisément sur les rapports emprise-
pulsion. Si Roger Dorey soutient que l’emprise n’est pas constitutive du pulsionnel
en soi (1992), Paul Denis (1997), quant à lui, assigne à l’emprise le statut de
dimension du pulsionnel, qu’il désigne, à côté de la satisfaction, comme un des
deux formants nécessaire à la construction de l’édifice pulsionnel.
Le renouvellement théorique ouvert par Roger Dorey va participer à la relance
des recherches centrées sur la question de l’emprise dont les prolongements se
146 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

développent encore actuellement avec notamment les travaux d’Alain Ferrant


sur l’appareil d’emprise et le travail d’emprise, mais aussi dans les champs social,
culturel et politique, à partir de l’exploration des systèmes d’emprise (Ferrant,
2011).

Pour approfondir
Couchard F. (1991). Emprise et violence maternelle, Paris, Dunod.
Denis P. (2004). Emprise et satisfaction. Les deux formants de la pulsion. Paris, PUF.
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Dorey R. (1988). Le Désir de savoir. Nature et destins de la curiosité en psychanalyse, Paris,
Denoël.
Dorey R. (1992). « Le désir d’emprise », Revue française de psychanalyse, LVI, n° spécial
congrès, 1423-1432.
Ferrant A. (2001). Pulsion et liens d’emprise, Paris, Dunod.
Ferrant A. (2011). « Emprise et lien tyrannique », Connexions (Soumission ou résistance
aux systèmes d’emprise), n° 95, Toulouse, Érès, 15-28.
Freud S. (1905). Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard, 1987.
Freud S. (1913). « La prédisposition à la névrose obsessionnelle », in Névrose, Psychose et
Perversion, Paris, PUF, 1973.
Racamier P.-C. (1992). Le Génie des origines, Paris, Payot.
15
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RENÉ ROUSSILLON,
« Traumatisme primaire,
clivage et liaison primaires
non symboliques » (1999),
in Agonie, clivage et symbolisation,
Paris, PUF, 1999, 9-341

1. Par Magali Ravit.


148 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

« Ce livre propose une série de réflexions relatives aux pathologies du nar-


cissisme, aux souffrances identitaires-narcissiques, à celles qui mettent en dif-
ficulté la fonction subjectivante du moi […] Le modèle que je propose s’adapte
particulièrement bien aux traumatismes précoces ou précocissimes, mais il
vaut aussi pour n’importe quelle expérience de débordement et de détresse face
à ce débordement […] L’analyse des conjonctures narcissiques-identitaires fait
“remonter” le temps en direction des temps-hors temps qui sont impliqués dans
le clivage et les défenses contre l’agonie, en direction de l’expérience du manque
à être, du manque de soi dont elles sont à l’origine, elles invitent à une sorte de
voyage dans le temps, et hors du temps. »
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1. Présentation de l’auteur

Psychanalyste, René Roussillon est membre formateur de la Société


psychanalytique de Paris et du Groupe lyonnais de psychanalyse. Il est professeur
de psychologie et psychopathologie clinique au CRPPC (Centre de recherche de
psychologie et psychopathologie clinique) et directeur du département de psy-
chologie clinique (1988-2010) à l’université Lumière-Lyon 2. Il est le fondateur
et directeur du « psychopôle clinique Rhône-Alpes », structure interface regrou-
pant des équipes de recherche internationales et des praticiens issus de cliniques
distinctes. Ce dispositif fédère une dynamique de recherche destinée à penser les
formes émergentes de la psychopathologie. Le maillage neurosciences et psycha-
nalyse représente une de ces interfaces.
Les travaux de R. Roussillon prennent forme dans un contexte où la psy-
chanalyse devait impérativement entendre et conceptualiser tout un matériel
clinique issu de pathologies hybrides, à côté des troubles névrotiques et psycho-
tiques « francs » plus repérables. Le « tronc commun aménagé » (Bergeret, 1975)
regroupait des problématiques instables considérées comme « limite » de la psy-
chanalyse. Se pencher sur ces pathologies revenait à aborder et conceptualiser les
formes délétères du narcissisme. Certains bouts de réponses se trouvaient dans
les alcôves de la psychanalyse sous le masque du négatif jubilant dans toutes
ses déclinaisons (réactions thérapeutiques négatives). Dans cette mouvance, de
nombreux travaux envisageaient les conjonctures narcissiques (Green, 1983).
Sans dénaturer la vigueur de l’œuvre freudienne dont il possède une parfaite
connaissance sur laquelle il s’appuie, la démarche scientifique de R. Roussillon
prolonge les apports de Winnicott en proposant un modèle psycho-dynamique
des problématiques « hors je »/« hors jeu » qu’il regroupe sous la terminologie
des « souffrances narcissiques identitaires ». Son apport, issu d’une théorie de
René Roussillon 149

sa pratique, reste dynamique et processuel : échecs, obstacles, faillites, ne sont


pas envisagés selon le postulat clinique d’une défaillance ou de ce qui n’est
pas (position normative emprunte d’objectivation des procédures psychiques).
R. Roussillon a préféré prendre le parti du sujet : c’est en termes d’« organisa-
tions défensives », de « solution », de « tentative », qu’il considère les cliniques
narcissiques identitaires comme des formes « extrêmes » d’organisation de l’his-
toire subjective.

2. Présentation du texte dans l’œuvre de l’auteur


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Les apports conceptuels de R. Roussillon occupent une place centrale dans la
modélisation des processus de subjectivation liés aux premières rencontres sujet-
objet. Il s’est employé à construire un modèle des formes limites de l’expérience
subjective, « traces » présymboliques de la subjectivité comme on parlerait de
« restes » auxquels R. Roussillon donne relief en les conviant et les rassemblant
à partir des différentes étapes des logiques de « la symbolisation primaire » et de
la « symbolisation secondaire ».
Nous pouvons regrouper ses contributions scientifiques selon trois axes
s’imbriquant :
une modélisation des « souffrances narcissiques identitaires ». C’est à partir
de l’émergence de mouvements transférentiels symptomatiques (colora-
tion passionnelle et/ou narcissique du transfert, « transfert par retourne-
ment ») que R. Roussillon spécifie les processus psychiques à l’œuvre dans
les formes cliniques « extrêmes » de la subjectivité se jouant sur les bordures
de l’histoire du sujet. Sa préoccupation pour la pluralité des probléma-
tiques narcissiques identitaires (autisme, sujet SDF, toxicomanies, adoles-
cence, etc.) a contribué à en faciliter la compréhension processuelle ;
© Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

ses travaux cliniques psychanalytiques des formes de « symbolisations pri-


maires et secondaires » offrent un modèle métapsychologique des enjeux
processuels du développement psychique. Il balise ainsi les différents
espaces du psychisme en parcourant les modalités de l’inscription senso-
rielle, ses traductions et lieux de stockage interne ;
une attention particulière vis-à-vis des enjeux épistémologiques et métho-
dologiques des dispositifs de soin et de recherche par lesquels il est pos-
sible de relancer les mouvements psychiques. Ses travaux présentent une
« cartographie » des différentes fonctions des dispositifs cliniques favori-
sant et soutenant une appropriation subjective.
150 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

Les perspectives qu’il a ouvertes s’inscrivent dans cette pliure, entre dedans
et dehors, entre intrapsychique et intersubjectif, qu’il a d’abord saisie à partir
des figures du paradoxe, objet de son premier ouvrage personnel (1991) issu de
son travail de thèse. Il propose par la suite une épistémologie des paradoxes psy-
chiques en lien avec le concept de transitionnalité développé par Winnicott. La
problématique de l’utilisation de l’objet, le médium-malléable, pose les premiers
jalons de la modélisation métapsychologique des « souffrances narcissiques
identitaires ».
« Traumatisme primaire, clivage et liaisons primaires non symboliques » est
le chapitre d’ouverture de son cinquième ouvrage écrit à titre de seul auteur.
R. Roussillon organise les étapes du travail de la symbolisation : les caractéris-
tiques du rapport primaire à l’objet ou à « l’autre-sujet », les conditions de possi-
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bilité de l’activité représentative, et le rapport crucial du sujet à la symbolisation
elle-même. L’ouvrage propose un modèle unitaire de la logique des processus
caractérisant les « souffrances narcissiques identitaires ». Sa réflexion clinique
s’appuie en outre sur une expérience de supervisions de soixante-dix cures de
patients mettant en échec l’approche psychanalytique « traditionnelle ».

3. Résumé du texte

La clinique des pathologies narcissiques identitaires est d’emblée énoncée à par-


tir d’une hypothèse de fonctionnement psycho-dynamique qui est celle d’une
« organisation défensive contre les effets d’un traumatisme primaire clivé, et la
menace que celui-ci, soumis à la contrainte de répétition, continue de faire courir
à l’organisation de la psyché et de la subjectivité ». Nous proposons d’envisager les
différentes étapes de la démarche de l’auteur selon les cinq points qui suivent.
1) Avant 1920, qui représente le tournant freudien du modèle du traumatisme,
Freud propose un modèle de traumatisme « secondaire » qui a sa pertinence
dans les organisations de type névrotique organisées par le refoulement. Dans
ce modèle, commente R. Roussillon, la situation traumatique a été subjecti-
vement vécue et représentée et ce n’est que « secondairement » que la repré-
sentation est refoulée. Ce modèle freudien du traumatisme est donc de type
« secondaire » dans la mesure où d’une part, l’activité psychique peut s’assu-
rer une possibilité de satisfaction inconsciente (la réalisation hallucinatoire
du désir) et d’autre part, le fonctionnement interne est porteur d’un narcis-
sisme suffisamment tempéré susceptible d’envisager un travail de deuil. Un
tel modèle n’est pas opérant dans les configurations narcissiques identitaires
pour lesquelles certains pans de la vie psychique ne sont pas refoulables parce
René Roussillon 151

que justement ils ne sont ni représentés ni intégrés dans l’histoire subjective,


même s’ils sont inscrits sous formes de traces dans l’inconscient.
2) La singularité des mouvements transférentiels des « pathologies narcissiques
identitaires » amène l’auteur à définir le « transfert par retournement »
dans lequel des morceaux de subjectivité clivés et non intégrés du patient
sont projetés sur l’analyste alors utilisé, au sens winnicottien, comme un
« miroir du négatif de soi ». On pourrait résumer ces problématiques de la
négativité de la façon suivante. La « souffrance narcissique identitaire » est
l’expression d’un « manque à être » (de ce qui n’est pas advenu de soi en
soi-même) plus que d’un « manque dans l’être » ; les mouvements transfé-
rentiels restent sous la domination de la destructivité (en lieu et place de
la libido) ; les enjeux de la rencontre sont marqués par « l’utilisation de
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l’objet » plus que par une réelle « relation d’objet » ; d’un point de vue dyna-
mique et économique, le principe de plaisir est supplanté par la « contrainte
de répétition » et dans ce prolongement la « logique du choix » attaché aux
traitements du conflit interne (refoulement, solution de compromis) cède
le pas aux « formations paradoxales » où se rejouent les modalités relation-
nelles primaires prises en étau entre « contrainte » (de se plier à l’objet) et
« sacrifice » (d’une part de la subjectivité).
3) Le modèle avancé du « traumatisme primaire » (tel que Freud l’amorce
à partir de 1920) est complété par une relecture de Winnicott (1971) qui
confère au temps une valeur fondamentale dans les expériences de priva-
tion qui sont de véritables « cassures » de et dans la subjectivité. En rapport
aux trois temps « X + Y + Z » winnicottien, R. Roussillon présente les modes
d’alliances pathologiques qui se nouent avec l’objet quand « la réponse de
l’objet » n’est pas adéquate, c’est-à-dire quand le « contrat narcissique »
avec l’objet se détériore : l’état de manque, voire de détresse, dégénère en un
« état traumatique primaire » produisant un état d’agonie (Winnicott) qui
n’est ni assimilable ni représentable (du fait de l’immaturité du moi) mais
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qui s’imprime comme une trace non utilisable. Ces états traumatiques pri-
maires sont des « situations extrêmes de la subjectivité » en ce qu’elles se
situent aux confins du psychisme provoquant un désespoir existentiel et un
sentiment inconscient de « culpabilité primaire ».
4) Cette blessure de et dans la subjectivité conduit à une solution défensive de
nature paradoxale dans la mesure où il s’agit de se retirer de sa subjectivité
pour survivre : l’issue du traumatisme primaire conduit inévitablement à
un processus de clivage de la subjectivité dans lequel la partie non repré-
sentée (mais néanmoins psychique) est « coupée » du moi alors amputé :
« Le moi se clive d’une expérience à la fois éprouvée et en même temps non
constituée comme une expérience du moi. » Si la défense obéit au principe
152 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

de plaisir, les traces mnésiques de l’expérience traumatique sont soumises


à la contrainte de répétition qui n’a de cesse de les réactiver. Le réinvestis-
sement de ces traces perceptives représente un danger pour la subjectivité
puisqu’elles reproduisent en l’état le traumatisme.
5) L’auteur propose alors une modélisation des formes de souffrances narcis-
siques identitaires : le clivage provoqué par le traumatisme primaire est une
donnée structurale qui entre dans l’organisation profonde de ces patho-
logies. Ce sont les diverses modalités défensives de lutte contre le retour
du clivé qui vont caractériser la variété des tableaux cliniques de ces souf-
frances. S’il existe des modalités défensives qui n’empêchent pas que les
processus de symbolisation puissent se développer, d’autres « solutions »
défensives demeurent beaucoup plus coûteuses impliquant un appauvris-
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sement notoire du moi (dont une partie est « sacrifiée » pour assurer des
contre-investissements défensifs) dont l’asphyxie donne l’impression d’une
subjectivité en « survie ». Utilisée en solution défensive principale ou en
supplément, la « neutralisation énergétique » tente ainsi d’« assécher » ou
de « geler » les investissements puisque ceux-ci risqueraient de réactiver
la zone traumatique primaire. La « neutralisation énergétique » peut être
accompagnée d’autres procédés parmi lesquels on peut évoquer :
la coexcitation libidinale : qui tente d’inscrire l’expérience traumatique
non élaborée sous le primat du principe de plaisir. Cette sexualisation
après-coup œuvre dans certaines de formes de perversions (masochisme,
fétichisme) pour tenter de suturer le clivage par le sexuel ;
la « solution somatique » dans laquelle deux tableaux sont envisageables :
soit la maladie est investie comme suppléance psychique, soit l’affection
somatique permet de contenir et d’éponger les traces perceptives non inté-
grées ;
l’investissement de groupes ou d’institutions fonctionnant comme des
fétiches collectifs ;
le délire qui cicatrise une expérience traumatique non symbolisée
primairement en utilisant la « symbolisation secondaire » à sa rescousse.

4. Concepts fondamentaux introduits

• Souffrances narcissiques identitaires : cette appellation regroupe des pro-


blématiques se situant en deçà de la névrose. On retrouve dans ces
René Roussillon 153

conjonctures un traumatisme primaire désorganisateur ayant entraîné


un clivage de la subjectivité. Ce sont les diverses modalités défensives de
lutte contre le retour du clivé qui marquent les différents tableaux de ces
pathologies.
• Traumatisme primaire : traumatisme très précoce se définissant par une
réponse inadéquate de l’objet entraînant une rupture du travail de la sym-
bolisation primaire qui rend impossible l’intégration psychique de l’expé-
rience qui est alors clivée de la subjectivité par ce traumatisme.
• Contrat narcissique avec l’objet : le terme est emprunté à P. Aulagnier mais il
se rapporte aux modalités des pactes relationnels inconscients établis entre
le sujet et l’objet.
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• Symbolisation primaire : c’est le temps de la transformation des traces
perceptivo-motrices en représentations de choses. Ce processus apparie
hallucination et perception. Il fait intervenir toute une série de saisies de
l’expérience perceptive/sensorielle.
• Liaison primaire non symbolique : les traces inconscientes laissées par le trau-
matisme primaire ne sont pas symbolisées et elles vont avoir tendance à
être réactivées. L’appareil psychique va devoir trouver des solutions alter-
natives pour à la fois contenir ces expériences en les liant et lutter contre
le retour de l’état traumatique.
• Culpabilité primaire : le « traumatisme primaire » fait naître un état d’impuis-
sance radicale produisant une « blessure identitaire narcissique » vis-à-vis
de laquelle le sujet se sent responsable/coupable. Cette culpabilité n’est pas
de nature œdipienne.
• Paradoxe : pierre angulaire des réflexions et concepts développés par
R. Roussillon. Voir à ce titre ses différentes théories qui caractérisent en
particulier le fonctionnement de l’espace transitionnel (1991, 1995).
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• Neutralisation énergétique : solution défensive permettant d’éviter, autant


que possible, tout investissement d’objet et/ou de relation qui pourrait
réactiver la zone du traumatisme primaire.
• Transfert par retour nement : il est différencié du transfert par déplace-
ment (classiquement décrit chez Freud). Il témoigne d’une désorgani-
sation de la réflexivité. Le thérapeute est dépositaire d’une part non
advenue du sujet, c’est-à-dire d’une part clivée n’ayant pu recevoir de
statut subjectif. C’est dans ce prolongement que l’auteur évoque la
fonction du psychanalyste qui est utilisé comme un « miroir du négatif
de soi ».
154 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

5. Devenir et prolongements

À partir des logiques du paradoxe, R. Roussillon a consacré toute une série de


travaux indispensables pour engager une véritable épistémologie des processus
de la transitionnalité et des espaces de rencontre. Il a ouvert une théorie générale
des fonctions des dispositifs en articulation au type de travail de symbolisation
spécifique qui s’y déploie. On peut citer à ce titre ses modélisations des diffé-
rentes fonctions du dispositif (2008a).
Dans ce prolongement, il se situe dans une position « méta » pour concevoir
les caractéristiques des objets offrant une représentation des processus de sym-
bolisation, ce qu’il a conceptualisé à partir du « médium malléable » (1991) ; il
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poursuit ce travail en cernant les différentes fonctions symbolisantes de l’objet
primaire (1997) permettant une possible activité représentative. Il a redéployé
les enjeux de la réflexivité impliquée dans la construction de l’organisation sub-
jective (2004), en la reliant par la suite aux activités du transitionnel (2008b).
Au fil de mes lectures et de mes rencontres avec R. Roussillon, j’ajouterais
que la créativité de sa pensée, issue de son laboratoire personnel, s’appuie sur le
terreau fertile de rencontres formelles ou informelles auxquelles il accorde une
place essentielle pour soutenir la pensée qui naît toujours de rencontres. Le lec-
teur pourra à ce titre partager un cycle de rencontres/conférences centrées sur
l’œuvre de R. Roussillon, ouvrage publié en 2010 sous le titre La Psychanalyse :
une remise en jeu.

6. Questions et enjeux scientifiques

La modélisation du travail psychique mobilisé et engagé dans et par le dispositif


représente un apport important puisque cette question traverse l’ensemble de
nos pratiques cliniques utilisant des médiations (pâte à modeler, marionnettes,
dessin, etc.) et impliquant des formes de rencontre différentes (individuelles ou
groupales).
Ses travaux sur les pathologies narcissiques identitaires offrent de solides
repères pour penser la problématique de la destructivité et de la survivance
(2009) que l’on retrouve dans des cliniques variées telles que celle des adoles-
cents « difficiles », la clinique du passage à l’acte (C. Balier et A. Ciavaldini citent
d’ailleurs ses travaux) mais aussi dans les domaines de la périnatalité et de la
petite enfance (une série de réflexions avec B. Golse sur la naissance de l’objet
sont parues en 2010 sous le titre éponyme).
René Roussillon 155

Depuis 2005, René Roussillon prolonge ses recherches sur le fonctionnement


psychique en articulation avec les neurosciences. Il encadre dans ce contexte
transdisciplinaire des travaux concernant la mémoire, la première enfance.
C’est sous sa direction que paraît en 2007 le Manuel de psychologie et de psycho-
pathologie clinique générale.

Pour approfondir
Freud S. (1920). « Au-delà du principe de plaisir », Essais de Psychanalyse, Paris, Payot,
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1951.
Golse B. et Roussillon R. (2010). La Naissance de l’objet, Paris, PUF.
Green A. (1983). Narcissisme de vie, narcissisme de mort, Paris, Éd. de Minuit.
Matot J.-P. et Roussillon R. (2010). La Psychanalyse : une remise en jeu, Paris, PUF.
Roussillon R. (1991). Paradoxes et situations limites de la psychanalyse, Paris, PUF.
Roussillon R. (1995). « La métapsychologie des processus et la transitionnalité », Revue
française de psychanalyse, LIX, n ° spécial congrès, 1351-1519.
Roussillon R. (1997). « La fonction symbolisante de l’objet », Revue française de
psychanalyse, n° 2, 399-413.
Roussillon R. (2007) (dir.). Manuel de psychologie et de psychopathologie clinique géné-
rale, Paris, Masson.
Roussillon R. (2004). « La dépendance primitive et l’homosexualité primaire “en
double” », Revue française de psychanalyse, n° 2, 421-439.
Roussillon R. (2008a). « Pour une analyse transitionnelle », Le Transitionnel, le sexuel et
la réflexivité, Paris, Dunod, 13-36.
Roussillon R. (2008b). « L’objet médium-malléable et la réflexivité », Le Transitionnel, le
sexuel et la réflexivité, Paris, Dunod, 37-50.
Roussillon R. (2009). « La destructivité et les formes complexes de la survivance de
l’objet », Revue française de psychanalyse, 4, 1005-1022.
Winnicott D.-W. (1971). Jeu et réalité. L’espace potentiel, Paris, Gallimard, 1975.
16
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SIGMUND FREUD,
« Analyse de la phobie d’un garçon
de cinq ans (Le petit Hans) »
(1909), in Œuvres complètes.
Psychanalyse, t. IX, 1-1301

1. Par Éric Bidaud.


160 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

« L’histoire de la maladie et la guérison d’un très jeune patient, qui sera


décrite dans les pages suivantes, n’émanent pas à proprement parler, de ma
propre observation […] J’ai l’impression que le tableau de la vie sexuelle
infantile qui se dégage de l’observation du petit Hans est en harmonie
parfaite avec la description que j’en ai donnée dans ma théorie sexuelle,
édifié d’après l’examen psychanalytique d’adultes […] Je suis donc tenté
d’attribuer à cette névrose infantile une importance toute spéciale en tant
que type et que modèle, tout comme si la multiplicité des phénomènes névro-
tiques de refoulement et l’abondance du matériel pathogène ne les empê-
chaient pas de découler d’un très petit nombre de processus agissant
toujours sur les mêmes complexes idéatifs. »
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1. Présentation du texte dans l’œuvre de Freud

Le texte original parut en 1909 dans Jahrbuch für psychoanalytische und


psychopathologische Forschungen (vol. 1) sous le titre « Analyse der Phobie eines
fünfjährigen Knaben ». Il figura ensuite dans Recueil de petits essais sur les névroses
de S. Freud (1913) et fut incorporé aux Gesammelte Werke (vol. VII). La pre-
mière traduction française par Marie Bonaparte parut dans la Revue française de
psychanalyse en 1928. Le texte figure dans les Œuvres complètes. Psychanalyse,
t. IX, p. 1-130, après avoir longtemps fait partie des Cinq psychanalyses (1954).
Le cas du « petit Hans » s’affirme dans l’œuvre freudienne comme le compte
rendu de la première psychanalyse d’enfant menée par le père de l’enfant sous la
supervision de Freud. Ce dispositif original se doit d’être resitué dans le contexte
du mouvement psychanalytique en lien avec les découvertes et les avancées
conceptuelles de Freud. Conçu sur la base des communications du père, le texte
de Freud, n’est pas seulement une des contributions majeures à la clinique de la
phobie, mais le témoin de sa recherche fondamentale sur la sexualité infantile,
le complexe de castration, les théories sexuelles infantiles, la théorie de la séduc-
tion et il soutient encore aujourd’hui notre questionnement sur la clinique de
l’enfant.
Le petit Hans, de son vrai nom Herbert Graf (1903-1973) est le fils de Max
Graf (1875-1958), ami et l’un des premiers disciples de Freud. Le père du petit
Hans était un intellectuel ouvert aux idées de son temps qui recevait chez lui des
personnalités éminentes du monde artistique : Mahler, dont le petit Hans fut le
filleul, Schönberg, Richard Strauss, Kokoschka. Issu d’une famille de musiciens,
il fut professeur au conservatoire de Vienne et critique musical. Il fut convié aux
« Séances du mercredi soir » jusqu’en 1912 date de sa rupture avec Freud et de
Sigmund Freud 161

son ralliement aux idées d’Adler. La mère du petit Hans, Olga König, elle-même
musicienne, fut une patiente de Freud et ce fut par l’intermédiaire de celle-ci que
Max Graf rencontra Freud et en devint l’ami. Herbert Graf, après avoir soutenu
une thèse sur la scénographie wagnérienne, devint un metteur en scène d’opéra
renommé.

2. Résumé du texte et concepts fondamentaux

Si l’analyse du petit Hans à proprement parler se déroule tout au long du pre-


mier semestre de l’année 1908, dès 1906, alors que Hans n’a pas encore tout à
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fait trois ans, le père se met à prendre notes de ses observations et des mots de
son fils touchant à la sexualité, suivant en ce sens les conseils de Freud qui inci-
tait ses disciples à observer la sexualité des enfants. Dans la partie introductive,
Freud reproduit les notes du père telles qu’elles lui furent transmises : c’est ainsi
que la parole de l’enfant dans sa relation au père et à la mère est reproduite dans
sa forme originelle dialoguée. Hans manifeste une vive curiosité pour une par-
tie du corps, « le fait pipi » (Wiwimacher), se demandant si sa mère en possède
un. Son intérêt le pousse également à toucher son membre. Surpris par sa mère
à cette occasion, il reçoit la menace maternelle d’en être puni. Il semble réagir
à cette menace sans culpabilité mais acquiert, nous dit Freud, « le complexe de
castration » si souvent inféré des analyses des névrosés. La naissance de sa petite
sœur Anna en octobre 1906 et dont il se montre d’emblée jaloux, représentera
« le grand événement » de sa vie. Il lui faudra six mois pour surmonter sa jalou-
sie, lorsqu’il se convaincra de sa supériorité sur Anna au regard du « fait-pipi » de
celle-ci qu’il juge plus petit. En commentaires, Freud relève tout à la fois les traits
auto-érotiques du petit Hans et « l’existence d’un choix de l’objet tout comme
chez l’adulte ». Soulignant également des traits d’homosexualité, Freud présente
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l’enfant comme « un modèle de toutes les perversités », autant de remarques qui


viennent en soutien de ses thèses exposées antérieurement dans les Trois Essais
sur la théorie sexuelle. Cette première partie se termine par le récit d’un rêve du
petit Hans qui traduit le désir désormais refoulé et donc déformé de se livrer à
l’exhibitionnisme, plaisir qu’il savait prendre peu avant avec des petites amies.
La seconde partie : « Histoire de la maladie et analyse » s’ouvre par un courrier
du père adressé à Freud dans lequel il indique que se sont manifestés chez son
fils des troubles nerveux et l’apparition de « la peur d’être mordu dans la rue par
un cheval ». Le père relie cet état à l’excès de tendresse de la mère qui a produit
une trop vive excitation sexuelle sur l’enfant. Freud, qui ne masque pas sa bien-
veillance pour son ancienne patiente, rejette cette idée et souligne l’importance
162 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

qu’il y a à ne pas sceller l’approche d’un cas dans un souhait de compréhension


immédiate. La compréhension n’est possible que dans l’après-coup des impres-
sions autorisées par le cas. Aussi s’intéresse-t-il à ce qui a précédé l’éclosion de
l’état anxieux. Hans fit un rêve d’angoisse dans lequel sa mère était partie et ne
pouvait plus ainsi lui faire câlin. Ce rêve inaugure sa peur de sortir aussi bien
avec la bonne qu’avec sa mère, exprimant sa peur qu’un cheval ne le morde et
plus encore que le cheval ne vienne dans sa chambre. « Voici donc le début de
l’angoisse comme de la phobie », écrit Freud, distinguant les deux séries. C’est
une tendresse accrue à l’endroit de la mère qui doit être reliée à l’éclosion de
l’angoisse. « Cette angoisse, correspondant à une aspiration érotique refoulée,
est d’abord, comme toute angoisse infantile, sans objet : simple angoisse et pas
encore peur. » C’est ensuite que l’angoisse doit trouver un objet qui fabriquera
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le matériel phobique dont il est difficile de connaître la réelle origine. À ce stade
Freud conseille au père de Hans de dire à son fils que « cette histoire de chevaux
était une bêtise et rien de plus ». Mais ensuite la phobie du petit Hans se ren-
force dans le même temps où les amygdales lui sont coupées. La phobie s’étend à
nombre de grands animaux : les girafes, les éléphants, les pélicans qui renvoient,
selon Freud, le petit Hans à la dimension infériorisante de son pénis. L’angoisse
semble absorber tous les autres sentiments. Une remarque du petit Hans expri-
mant que son fait-pipi est bien « enraciné » renvoie à la menace de castration
auparavant proférée par la mère qui ne doit son effet qu’au terme d’une période
d’incubation liée au travail du complexe de castration.
Peu après, alors que Hans fit la surprise à ses parents de venir les rejoindre
une nuit dans leur lit, il eut le lendemain cette étonnante remarque : « Il y avait
dans la chambre une grande girafe et une girafe chiffonnée, et la grande a crié
que je lui avais enlevé la chiffonnée. Alors elle a cessé de crier, et alors je me suis
assis sur la girafe chiffonnée. » Freud interprète que le « s’asseoir dessus » est un
fantasme de « prise de possession » de la mère et exprime un défi, celui d’avoir
triomphé de la résistance paternelle.
C’est le 30 mars 1908 que le père fit une courte visite à Freud accompagné de
son fils. Ce dernier ayant exprimé sa gêne du noir que les chevaux ont autour
de la bouche, Freud lui demande avec ironie si les chevaux portent des binocles,
comme son père. Contre toute évidence, la réponse de l’enfant fut négative.
Freud met à jour l’hostilité de l’enfant à l’endroit du père mêlée à l’amour pour
celui-ci. C’est ici que Hans pourra dire : « Le professeur parle-t-il avec le bon
Dieu pour qu’il puisse savoir tout cela d’avance ? » Une première amélioration
de l’état anxieux se fait sentir, à partir de la possibilité donnée à l’enfant de
nommer ses productions inconscientes. Les chevaux d’angoisse du petit Hans se
décrivent autrement et « sa phobie, écrit Freud, a acquis plus de courage et ose
se montrer. » Les chevaux qui lui font le plus peur ont quelque chose de noir
Sigmund Freud 163

sur la bouche, mais ils peuvent aussi tomber, mordre et faire du « charivari », ou
encore tirer une voiture de déménagement. Toutes ces productions phobiques
concentrent crainte et désir de voir le père mort (tombé), cependant que l’enfant
semble davantage jouer de ses représentations en imitant le cheval, courant,
tombant, donnant des coups de pieds en tous sens, sur un mode joyeux.
La mère, peu présente jusqu’ici dans le commentaire, vient au-devant de la
scène à partir d’un ensemble de fantasmes excrémentiels (le loumf) et de réac-
tions anxieuses en lien avec la vue de culottes jaunes ou noires. Deux fantasmes
liés au thème de la baignoire doivent nous retenir : Hans est dans la baignoire,
le plombier arrive et la dévisse. Il prend alors un grand perçoir et l’enfonce dans
son ventre. Hans est dans une grande baignoire et a peur d’y tomber. La pensée
d’Anna, la petite sœur, vient ici au premier plan ravivant le thème de la nais-
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sance et ses énigmes. Les fantasmes excrémentiels (les loumf représentent tous
objets venant à tomber et donc aussi les chevaux) répondent à des pensées rela-
tives à la naissance de celle-ci, traduite dans les « théories sexuelles » infantiles
excrémentielles par une défécation. Un dernier fantasme vient conclure cette
partie qui marque la fin de la « bêtise » du petit Hans. « Le plombier est venu
et m’a d’abord enlevé le derrière, avec des tenailles, et alors il m’en a donné un
autre, et puis la même chose avec mon fait-pipi. » Freud commente que dans ce
dernier fantasme, « l’angoisse émanée du complexe de castration est surmontée,
l’attente anxieuse mutée en attente joyeuse ». Si le « docteur-plombier » enlève à
l’enfant son pénis, c’est pour lui en donner un plus grand à la place.
La partie « Commentaire » est consacrée à la synthèse théorique et trois ques-
tions la structurent : en quoi l’analyse du petit Hans vient appuyer les hypothèses
avancées dans les Trois Essais ? qu’apporte cette analyse à la compréhension de la
phobie ? en quoi sommes-nous avancés dans l’élucidation de la vie psychique de
l’enfant et quelle critique est alors possible en matière d’éducation.
Pour Freud le tableau de la vie sexuelle infantile dégagé de l’observation du
petit Hans est en « harmonie parfaite » avec la description qu’il en a donnée dans
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sa théorie sexuelle édifiée d’après l’examen psychanalytique de l’adulte. Freud


retrouve dans le vif de l’observation d’un enfant la composante érotique poly-
morphe de la sexualité infantile : l’auto-érotisme, la composante active et passive
du voyeurisme, le plaisir excrémentiel et les désirs sadiques dans des proportions
comparables à tout autre enfant. Le cas montre et démontre la sexualité infan-
tile. L’avancée théorique concerne davantage l’affirmation et la consécration du
complexe de castration. Si, en 1906-1908, le complexe de castration est déjà une
clé essentielle de l’appareil théorique freudien, celui-ci n’est pas encore pleinement
mis en lumière. La phobie de Hans met ainsi en évidence une des composantes
du complexe d’Œdipe, l’angoisse de castration, comme un temps décisif dans le
développement psychosexuel de l’enfant confronté à la différence des sexes.
164 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

Le mécanisme de projection caractérise la phobie en tant qu’elle cherche à subs-


tituer à un danger pulsionnel interne que l’on ne peut pas fuir un danger externe
qu’il sera possible d’éviter. Reconnaissant que la place assignée aux phobies dans
la classification des névroses demande à être précisée, Freud se refuse à « les ranger
au nombre d’entités morbides indépendantes. » Les phobies les plus communes
dont relève la phobie du petit Hans sont désignées sous le terme d’« hystérie
d’angoisse » de par leur parfaite similitude avec les mécanismes de l’hystérie, à
l’exception d’un point essentiel : la libido, détachée du matériel pathogène par le
refoulement n’est en effet pas convertie, c’est-à-dire détournée du psychique vers
une innervation corporelle, mais elle est libérée sous forme d’angoisse. Si les hys-
téries d’angoisse sont parmi les plus fréquentes dans le champ des névroses, elles
sont celles qui apparaissent le plus tôt et représentent le modèle de la névrose de
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l’enfance. La névrose infantile se retrouvera comme un point d’appel des mani-
festions névrotiques de l’adulte, de sorte que lorsqu’apparaît une psychonévrose à
l’âge adulte, celle-ci est une continuation du trouble infantile.
Le dernier point concerne l’apport de l’analyse du cas à « la vie et l’éducation
des enfants ». La précocité sexuelle de l’enfant, loin de pouvoir être rattachée à
une quelconque hérédité morbide, « est dans une corrélation rarement en défaut
avec la précocité intellectuelle, et (qu’) on la rencontre par conséquent, plus
souvent qu’on ne s’y attendrait chez les enfants les plus doués. » Aussi Hans n’a
peut-être pas été plus malade qu’un autre et son angoisse ne s’est manifestée avec
netteté que pour autant qu’il bénéficiait d’une éducation délivrée de toute inti-
midation. Si Freud ne nie pas l’influence de l’éducation dans le devenir « en bien
ou en mal » de l’enfant, il lui est bien difficile de définir une direction éducative
prophylactique : « À quoi l’éducation doit viser et en quoi elle doit intervenir,
voilà qui semble encore très difficile à dire. »
Le texte de Freud se termine par un épilogue ajouté en 1922 après avoir reçu
la même année la visite d’un jeune homme qui se présente comme étant le petit
Hans. Celui-ci lui dit que lorsqu’il vint à lire son histoire, « le tout lui sembla
quelque chose d’étranger ». Freud exprime sa satisfaction de constater la bonne
santé du jeune homme, ce qui venait contredire les funestes prévisions sur le
devenir de l’enfant qui avaient été formulées à la suite de la publication du cas.
Freud se réjouit enfin de constater que le jeune homme put surmonter sans
dommage le divorce et le remariage de ses parents.

3. Devenir et prolongements du texte

Le petit Hans ne cessa de cheminer tout au long de l’œuvre freudienne. S’il est
présent dans des textes précédant et suivant sa publication à travers des notes ou
Sigmund Freud 165

des allusions, c’est surtout dans Inhibition, symptôme et angoisse (1926) où Freud
révise sa théorie de l’angoisse, qu’on retrouve une réinterprétation du cas centré
sur les rapports entre l’angoisse, le refoulement et la production du symptôme
phobique.
Si le cas du petit Hans constitue la scène originaire de l’analyse d’enfant, il vit
à sa suite tout un courant de recherche qui en fera fructifier l’héritage : H. von
Hug-Hellmuth, M. Klein, A. Freud, Winnicott, F. Dolto, S. Lebovici et son école
(Geismann C. et P., 1992).
Dès 1932 M. Klein montre l’existence chez le jeune enfant de « situations
anxiogènes de caractère psychotique » soit des craintes paranoïdes et dépres-
sives qui sous-tendent l’angoisse de castration et la névrose de l’enfant. Elle
réinterprète les phobies infantiles en effectuant un parallèle entre le petit Hans
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et l’Homme aux loups, le premier ayant mieux intégré dans l’œdipe positif et
la génitalité les craintes de dévoration par le surmoi primitif proportionnel au
sadisme originaire projeté sur les imagos parentales que le second.
Lacan consacra la deuxième partie de son séminaire sur « La relation d’objet »
(1956-1957) à une relecture du petit Hans, la plus importante qu’il ait jamais
réservé à un cas freudien. Il développe ainsi sa théorie de l’ordre symbolique
et de la fonction paternelle comme permettant de surmonter l’imaginaire du
complexe de castration, le renoncement à être l’objet phallique de la mère. La
voie de sortie de l’œdipe passe par l’assomption du phallus, « signifiant des signi-
fiants », instrument de l’ordre symbolique des échanges et constitutif des lignées
(Fine, 1997).
J. Bergeret (1987) mettra en correspondance les troubles phobiques de Hans
avec les difficultés que Freud avait lui-même rencontrées dans son enfance, en
sorte que le cas du petit Hans traduit et masque à la fois l’implication affec-
tive particulière de Freud dans son travail de recherche théorique et clinique.
Pointant le peu d’attachement de Freud à la dimension essentiellement vio-
lente du mythe d’Œdipe, Bergeret défend l’idée que l’analyse du petit Hans a été
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construite autour de la dénégation d’un traumatisme connu mais dont il s’est


agi de refuser l’importance.
De nouvelles informations liées aux écrits de Max et Herbert Graf qui
témoignent de leur relation avec Freud, mais aussi du contexte familial complexe,
soulèvent de nouvelles questions aptes à orienter une certaine révision du cas
(cf. les entretiens menés par K. Eissler de Max Graf (1952) et d’Herbert Graf
(1959) rendus accessibles depuis l’ouverture des Archives Sigmund-Freud).
On se reportera pour une lecture de ces textes aux commentaires de F. Dachet
(1993) et S. Bédère (2009). De même le travail de recherche historique de
H. Blum (2007) apporte des informations précieuses sur le climat de conflictualité
et de discorde entre les époux Graf et sur la personnalité perturbée d’Olga Graf
166 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

qui permettent une certaine relecture du petit Hans à partir d’éléments non pris
en compte par Freud.

4. Enjeux et questions scientifiques

Dès le début du récit Freud pose (et ne cessera d’y revenir comme dans l’Homme
aux loups) la question si présente aujourd’hui du statut de la preuve clinique.
Le souci freudien de l’application de la preuve aux hypothèses théoriques sur
la sexualité infantile prend ici toute sa valeur : Freud cherche à donner à sa
démarche et à ses constructions le statut de vérité scientifique. Il est ici essentiel
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de porter attention au style du récit clinique freudien et donc à la problématique
ainsi inaugurée de l’écriture du cas, car « le texte freudien ouvre beaucoup plus
de pistes qu’il n’en suit » (André, 2006). L’observation est, sous une apparence
de confusion (que Freud reconnaît au fil du texte) d’une complexité qui donne
précisément toute la réalité des méandres dont nul cas clinique ne peut se passer,
sauf à réduire le récit à une traduction satisfaisant certes la logique mais sacri-
fiant les « tournoiements » des productions de l’enfant qui seules permettent de
toucher au vif de sa vérité. Ce serait en outre une erreur de tenir le petit Hans
pour une seule description d’une névrose infantile. L’observation a montré pour
la première fois le foisonnement des productions fantasmatiques de l’enfant aux
prises avec la situation œdipienne.
À l’heure où l’enfant tend à être l’objet de mesure, d’évaluation prédictive ou
visé par des mesures thérapeutiques à court terme centrées sur le comportement,
la relecture du petit Hans par sa richesse toujours vive prend aujourd’hui une
valeur renouvelée. Cette observation ne peut être une introduction datée à la
question de l’analyse d’enfant mais s’affirme dans les multiples résonances du
texte freudien comme une voix qui résiste à l’affadissement d’un discours actuel
qui tendrait, à partir d’un certain gommage de la notion sexualité infantile, à la
mise à distance du paradigme psychanalytique.

Pour approfondir
André J. (2006) Préface, in Freud S. (1909). Analyse de la phobie d’un garçon de cinq ans,
Paris, PUF, 2006.
Bédère S. (2009). En passant par Hans, la trajectoire d’Herbert : panorama sur la phobie,
Figures de la psychanalyse, 18, 133-151.
Bergeret J. (1987). Le petit Hans et la réalité ou Freud face à son passé, Paris, Payot.
Sigmund Freud 167

Blum H.P. (2007) « Le petit Hans : une critique et remise en cause centenaire », Topique
1/2007 (n° 98), 135-148.
Dachet F. (1993). « De la sensibilité artistique du professeur Freud », L’Unebevue, 3, 1993,
7-38.
Denis P. (2006). Les phobies, Paris, PUF.
Fine A. (1997). « L’observation du petit Hans “revisitée” par Jacques Lacan », in Fine A.
et coll. (1997), Peurs et phobies, Paris, PUF, 67-89.
Freud S. (1905). Trois essais sur la théorie sexuelle, Œuvres complètes. Psychanalyse, t. VI,
trad. fr. P. Koeppel, Paris, Gallimard, 1987.
Freud S. (1926). Inhibition, symptôme et angoisse, Paris, PUF, 1993.
Geismann C. et Geismann P. (1992). Histoire de la psychanalyse de l’enfant et de l’adoles-
cent, Paris, Bayard.
Klein M. (1932). La Psychanalyse des enfants, Paris, PUF, 1959.
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Lacan J. (1956-1957). Le Séminaire, livre IV, La relation d’objet, Paris, Le Seuil, 1994.
17
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MÉLANIE KLEIN,
« Contribution à l’étude
de la psychogénèse des états
maniaco-dépressifs » (1934), in Essais
de psychanalyse, Payot, 1982,
311-340. « Notes sur quelques
mécanismes schizoïdes » (1946),
in Développements
de la psychanalyse, PUF,
1980, 274-3001

1. Par Sylvain Missonnier.


170 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

« Dans mes écrits antérieurs, j’ai rendu compte d’une phase de sadisme
maximal par laquelle passent les enfants au cours de leur première année […]
J’ai souligné dans cet article qu’à mon avis, la position dépressive infantile est
la position centrale du développement de l’enfant. Le développement normal de
l’enfant et son aptitude à aimer semblent dépendre, dans une large mesure, de
l’élaboration de cette position décisive […] L’une de mes idées essentielles était
que, dans les tout premiers mois de la vie, l’angoisse est surtout vécue comme
une peur de persécution, et que cela contribue à certains mécanismes de défense
qui sont caractéristiques de la position schizoparanoïde. Parmi ces défenses, le
mécanisme de clivage des objets internes et externes, des émotions et du moi,
a une importance particulière. Ces mécanismes de défense font partie du déve-
loppement normal, et constituent en même temps la base de la schizophrénie
ultérieure […] J’ai aussi formulé l’idée qu’il existe une relation étroite entre les
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troubles maniaques-dépressifs et les troubles schizoïdes, relation fondée sur les
positions schizoparanoïde et dépressive dans l’enfance. »

1. Présentation de l’auteur

Mélanie Klein (1882-1960) est une des grandes dames de la psychanalyse. Avec
Anna Freud, sa grande rivale, elles sont les deux femmes psychanalystes les plus
célèbres après Freud. M. Klein s’inscrit dans l’histoire du mouvement comme
une pionnière de la psychanalyse d’enfant et une théoricienne hors pair. La
meilleure preuve de l’originalité de l’apport de la « géniale tripière de Londres »,
selon l’expression de Jacques Lacan, c’est la vivacité et la récurrence des débats
qu’elle a induits de son vivant dans la communauté psychanalytique et qui,
aujourd’hui, n’ont rien perdu de leur dynamisme.
M. Klein (née Reizes) voit le jour à Vienne en 1882 et meurt à Londres en 1960.
Elle est la quatrième enfant de Moriz Reizes qui épouse en secondes noces à 40
ans passés Libussa Deutch âgée de vingt-cinq ans. Son père issu d’un milieu juif
orthodoxe s’est d’abord consacré à des études religieuses pour devenir rabbin
mais à trente-sept ans, il rompt avec sa famille et débute des études médicales
avec une opiniâtreté dont M. Klein fera aussi preuve tout au long de sa vie.
La biographie de M. Klein est ponctuée d’une fréquence exceptionnelle de
deuils véritablement dramatiques. À quatre ans, c’est d’abord sa sœur aînée
Émilie qui meurt après l’avoir, dit-on, initiée à l’écriture et au calcul. À dix-huit
ans, son père disparaît laissant le foyer démuni et la contraignant d’abandonner
son projet chéri d’études médicales, faute de moyens financiers. Puis son frère
aîné adoré Emanuel, qui l’avait aidée pour mener à bien sa scolarité, meurt deux
Mélanie Klein 171

ans plus tard (1902). M. Klein perd ensuite son premier enfant. Vient alors le tour
de son deuxième analyste, Karl Abraham, qui meurt en 1924 après une année de
cure. Enfin, son fils Hans décède dans un accident de montagne en 1933.
L’année 1914 est emblématique de la résonance intime entre cette récurrence
tragique et sa créativité : sur fond de guerre mondiale, elle entame sa première
analyse avec Sandor Ferenczi, perd sa mère, est enceinte de son troisième enfant
vivant et voit son mari partir appelé sous les drapeaux !
M. Klein s’est mariée en 1903 avec Arthur Stephen Klein, un ingénieur avec
qui elle a eu trois enfants : Mélitta (1904), Hans (1907) et Erich (1914). Pour des
motifs professionnels paternels, la famille Klein s’installe à Budapest en 1910.
L’intérêt de M. Klein pour la psychanalyse s’affirme durant l’année 1913 et
elle commence une cure avec Ferenczi l’année suivante. Sa formation psycha-
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nalytique est assez informelle et sa cure discontinue, Ferenczi devant quitter
Budapest pour des périodes militaires. Ce dernier l’encourage à s’intéresser à la
psychanalyse des enfants : « Il fit tout ce qui était en son pouvoir pour soutenir
mes premiers efforts dans cette voie. C’est à lui que je dois mes débuts dans le
métier de psychanalyste » (1932, p. 2).
En 1919, elle fait sa première communication à la Société hongroise de psy-
chanalyse : « Le développement d’un enfant ». Sa conférence est vivement
saluée et elle devient rapidement membre. Elle décrit le développement sexuel
d’un enfant nommé « Fritz » qui n’est autre que son fils Erich âgé alors de 5 ans.
Cette même année, son mari part travailler en Suède alors que leur couple est
en crise.
À cause de l’antisémitisme, de complications politiques et du divorce en
cours, M. Klein quitte avec ses enfants Budapest pour Berlin (1921). Elle y débute
une deuxième cure avec Karl Abraham (1924) l’année de son divorce avec son
mari. Son analyste meurt un an plus tard après avoir prononcé ces paroles inou-
bliables après sa communication sur une cure d’enfant au premier congrès des
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psychanalystes allemands : « L’avenir de la psychanalyse est dans l’analyse par


le jeu » (1932, p. 2).
Grâce à sa rencontre avec Alix Strachey, une analysante de Karl Abraham,
M. Klein est invitée par son mari James Strachey à Londres pour y donner une
série de conférences en 1925. Ses travaux sont très appréciés par la Société psy-
chanalytique britannique et lorsqu’on lui propose de s’installer à Londres, elle
accepte sans hésiter.
Après deux ans de lune de miel, les polémiques avec A. Freud sur l’analyse
d’enfants démarrent (Freud A., 1927). Elles culminent après l’exil de Freud, de
sa fille et de sa famille à Londres en 1938. Pendant la Seconde Guerre mondiale,
une série de « controverses » épiques entre M. Klein et A. Freud animèrent et
172 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

divisèrent la Société britannique même si, comme Donald Winnicott, une


majorité de psychanalystes du « groupe des indépendants » refusèrent de
prendre partie. M. Klein défend l’existence d’une névrose de transfert chez
l’enfant comme chez l’adulte contrairement à A. Freud qui voit dans la réalité
de la dépendance des enfants à leurs parents, la raison de son impossibilité.
M. Klein considère le jeu dans la cure d’enfant comme l’équivalent de l’asso-
ciation libre chez l’adulte. La nouveauté de sa technique repose sur des obser-
vations extrêmement précises et des interprétations qui se doivent d’être aussi
rigoureuses que dans une cure d’adulte.
Jusqu’à sa mort et son ultime théorie de « l’envie primaire », M. Klein défen-
dra sans relâche ses options que ses proches héritiers, Hanna Segal, Wilfred Bion,
Herbert Rosenfeld, Esther Bick, Donald Meltzer prolongeront.
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Pour faire connaissance avec son œuvre nous conseillons Introduction à l’œuvre
de Mélanie Klein (1964) et Mélanie Klein : développement d’une pensée (1979) par
sa disciple Hanna Segal, livres qui constituent une exégèse aussi didactique que
rigoureuse. On y retrouve une description très fidèle et éclairante des concepts
fondamentaux de la pensée kleinienne. Nous recommandons également la lec-
ture de Mélanie Klein par Dominique Arnoux (1997). Pour une exploration plus
approfondie, deux références s’imposent. Le profond et précieux Dictionnaire de
la pensée kleinienne de Robert Hinshelwood (1989) qui va plus loin en proposant
des éclaircissements de toutes les pièces du vaste puzzle de la trajectoire de M.
Klein et de ses héritiers. De leur côté, les deux remarquables ouvrages de Jean-
Michel Petot (1979, 1982) permettent au lecteur de suivre au plus près le déve-
loppement et les enjeux épistémologiques de l’œuvre de M. Klein. Enfin, pour les
internautes anglophones, le site Web The Melanie Klein Trust, www.melanie-klein-
trust.org.uk, regorge de pépites photographiques, sonores, historiques, bibliogra-
phiques qui raviront les amateurs éclairés comme les exégètes exigeants.

2. Présentation des textes dans l’œuvre de l’auteur

M. Klein écrit Contribution à l’étude de la psychogénèse des états maniaco-dépressifs


(1934) un an après le décès de son fils. Il est légitime d’envisager l’empreinte
de ce deuil, indissociable des précédents, dans l’exploration de l’émergence de
la position dépressive et sa différentiation de la position schizoparanoïde anté-
rieure.
Notes sur quelques mécanismes schizoïdes (1946) est un prolongement mature
du chantier ouvert avec le texte de 1934. Il clarifie nettement et approfondit les
thèses essentielles du texte initial.
Mélanie Klein 173

Ces développements sur les positions schizoparanoïde et dépressive consti-


tuent la deuxième grande étape de la théorie kleinienne après une première
série de travaux dont son ouvrage de 1932, La Psychanalyse des enfants constitue
une première synthèse. Elle y soumet des hypothèses princeps à la fois en droite
ligne et en opposition critique avec l’héritage freudien. Selon elle, il existe chez
le bébé dès la naissance :
un moi précoce alternant états d’intégration et de non-intégration ;
des relations objectales partielles, des fantasmes, des angoisses paranoïdes
spécifiques provoquées par la pulsion de mort et, en réponse, un système
défensif archaïque ;
l’émergence immédiate d’un conflit œdipien premier, dépendant des pul-
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sions orales et anales tout autant que des pulsions génitales ;
l’activité d’un surmoi qui ne succède pas mais précède le conflit œdipien :
le bébé dirige ses tendances sadiques contre le sein maternel mais aussi
contre l’intérieur de son corps.

3. Résumé des textes

M. Klein reprend en ouverture de ces deux textes l’essentiel des thèses de son
ouvrage de 1932. Dès le début de la vie, il existe chez le bébé une relation d’objet
partielle avec le premier objet qu’est le sein clivé en bon sein gratifiant et mau-
vais sein frustrant. Ce premier objet partiel clivé est à la fois introjecté et source
de projections. L’interaction entre introjection et projection modèle la relation
objectale entre les objets et les situations internes et externes. Ce processus par-
ticipe à la cohésion et l’intégration progressive du moi et du surmoi.
Dans l’article de 1934, M. Klein se focalise sur les états dépressifs dans leurs
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rapports avec la paranoïa et la manie à partir d’une clinique d’adultes et d’enfants


qui présentaient des tendances à la fois paranoïaques et dépressives. Dans ce
contexte, elle opte définitivement pour le terme de « position » qu’elle juge
plus adapté que les termes de « mécanisme » ou de « phase » pour désigner les
angoisses et les défenses psychotiques du développement de la petite enfance et
les différentier de leur déclinaison dans les psychoses adultes.
La clinique montre à ses yeux combien la perte réelle d’un objet comme le
sein à l’occasion du sevrage aboutira dans la vie ultérieure à un état dépressif
si le nourrisson n’a pas réussi à installer son objet d’amour à l’intérieur de son
moi. Elle précise bien qu’il est certain que « l’enfant sera d’autant plus capable de
vaincre la position dépressive qu’il a pu établir, à ce stade, un rapport plus heu-
174 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

reux à sa mère réelle ». Ce passage crucial correspond à « l’introjection d’objets


partiels à celle d’objets d’amour complets » (p. 338).
De son côté, le paranoïaque a été victime précocement d’une trop grande angoisse
de persécution, des soupçons et des peurs fantasmatiques démesurées et invasives
« faisant obstacles à l’introjection complète et stable d’un objet bon et réel ».
Les contenus d’angoisse de persécution du dépressif et du paranoïaque sont
pour M. Klein intimement liés. Toutefois, dans une intuition des développe-
ments ultérieurs, elle les distingue des 1934 : chez le paranoïaque, l’angoisse de
persécution porte sur la protection du moi et chez le déprimé, sur la protection
des bons objets intériorisés auxquels s’identifie le moi comme moi intégral.
Dans le texte de 1946, M. Klein clarifie nettement son propos et distingue et
dialectise ce qu’elle nomme maintenant distinctement chez le nourrisson une
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première « position schizoparanoïde » puis une seconde « position dépressive »
qui font partie du développement « normal » de l’enfant mais dont les avatars
psychopathologiques constituent les soubassements de la schizophrénie et des
états dépressifs.
La position schizoparanoïde réunit désormais sans ambiguïté relations d’objet
narcissique et partiel, angoisses d’anéantissement prenant la forme de persécu-
tion et de morcellement et les mécanismes de défense, d’abord et surtout, du
clivage mais aussi, du déni omnipotent de la réalité intérieure ou extérieure,
de l’idéalisation du bon objet (sein gratifiant) et de son introjection, de son
contrôle tout-puissant, de l’identification projective où « une grande propor-
tion de la haine contre les parties de la personne propre est alors dirigée contre
la mère » sucée entièrement, dévorée ou pénétrée à l’intérieur. En complément,
M. Klein met aussi l’accent ici sur « l’étouffement des émotions » et sur l’angoisse
« latente » des patients adultes schizoïdes.
La position dépressive est, avant tout, contemporaine de l’introjection de l’objet
total « à peu près au second quart de la première année ». Les aspects aimés et haïs
de la mère ne sont plus sentis comme radicalement séparés ce qui entraîne une
peur de perdre la mère et « des états voisins du deuil et un sentiment violent de
culpabilité ». Le désir de réparer signe « un plus grand insight de la réalité psy-
chique », une meilleure intégration du moi. Pendant la seconde moitié de la
première année, le bébé accomplit des progrès fondamentaux dans l’accès à la
position dépressive. « Le désir de réparer ou de protéger l’objet endommagé pré-
pare le chemin à des relations objectales et à des sublimations plus satisfaisantes. »
La réparation ne constitue pas une position distincte. C’est une modification pro-
gressive de l’angoisse dépressive précise R. D. Hinshelwood (1989).
Pour que le développement de l’enfant suive cette trajectoire favorable une
condition s’impose. Il doit surmonter les angoisses dépressives en présence :
Mélanie Klein 175

crainte que la mère aimée ait été tuée ou détruite. S’il ne le peut, « cela l’oblige
à une régression à la position schizoparanoïde, et renforce les premières craintes
de persécution et les premiers mécanismes schizoïdes ». Ces mécanismes sont les
défenses paranoïdes, maniaques, obsessionnelles. Ainsi, s’établit pour M. Klein
la base de diverses formes de schizophrénie et d’états dépressifs pour la vie ulté-
rieure.
À partir d’une clinique d’adultes et d’enfants, elle refuse une ligne de partage
tranchée entre ces deux positions. Tout au contraire, elle insiste dans cet article
de 1946 sur les « fluctuations » entre les deux, tant dans le registre « normal »
que psychopathologique. « L’éveil » de la position dépressive est « graduel ».
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4. Concepts fondamentaux

Les positions schizoparanoïde et dépressive qui constituent l’épicentre de ces


deux textes viennent d’être définies. Elles sont indissociables d’autres concepts :
objet partiel/objet total ; angoisse paranoïde/dépressive, clivage, identification
projective, défenses maniaques, réparation.
• Objet partiel : le sein, premier entre tous, en est le prototype. Ces objets
partiels sont caractéristiques de la position schizoparanoïde où le clivage
règne en maître.
• Objet total : il correspond emblématiquement à la perception de la mère
dans son entièreté non clivée. L’ambivalence et la culpabilité sont éprou-
vées par rapport aux objets totaux.
• Angoisse paranoïde : elle est caractéristique de la position schizoparanoïde.
C’est le fruit de la projection de la pulsion de mort dans un ou des objets,
transformés ainsi en objets persécuteurs du moi et l’objet idéal.
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• Angoisse dépressive : propre à la position dépressive, c’est la peur pour soi et


pour l’autre que la haine détruise l’objet.
• Clivage : sous la pression de la pulsion de mort, le clivage sépare la partie
du moi ou de l’objet contenant les pulsions destructives et les pulsions
libidinales.
• Défenses maniaques : elles s’opposent à l’angoisse dépressive, la culpabi-
lité et la perte. Elles reposent sur un déni omnipotent de la réalité psy-
chique et les relations d’objet sont régies par le triomphe, le contrôle et
le mépris.
176 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

• Identification projective : c’est la projection de parties haïes du soi dans un


objet. Elle peut avoir pour conséquence que l’objet soit perçu comme ayant
acquis les caractéristiques de la partie du soi projetée en lui, mais elle peut
aussi entraîner le soi à s’identifier avec l’objet de sa projection.
• Réparation : dans la position dépressive, le moi tente de réparer l’objet
aimé, attaqué et endommagé, pour répondre aux angoisses dépressives et
à la culpabilité.

5. Devenir et prolongements du texte


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Bien au-delà de la filière des psychanalystes post-kleiniens, le succès des posi-
tions schizoparanoïde et dépressive est immense dans deux directions complé-
mentaires : d’une part, la compréhension métapsychologique des conflits de
séparation, de perte, du deuil dans les variations psychologiques du devenir
humain ; d’autre part, dans une perspective psychothérapeutique, en psycho-
pathologie psychanalytique des autismes, des psychoses, des états limites et des
états dépressifs du bébé, de l’enfant (Bégoin, Guignard-Bégoin, 1995), de l’ado-
lescent, de l’adulte et du sujet âgé.
La modernité de M. Klein s’enracine dans sa défense d’une relation d’objet
partiel du nouveau-né et de sa réalité psychique archaïque, une option en har-
monie avec les recherches cliniques récentes. Elle a réussi à mettre en perspective
ces conflits inconscients internes de la réalité psychique avec les « expériences
extérieures » de la réalité matérielle que, contrairement aux critiques de certains
détracteurs, elle n’ignore pas.

6. Enjeux et questions d’actualité

La fécondité heuristique de ces deux textes converge avec de très nombreux


débats actuels. Pour n’en évoquer qu’un en toute subjectivité de la part d’un
psychopathologue de la première enfance, la question récurrente de la ren-
contre de la dépression périnatale maternelle ou paternelle et de la dépression
du bébé s’impose. Une tentative de réponse ne peut faire l’impasse sur la propo-
sition kleinienne et ses multiples prolongements. La génération humaine avec
ses enjeux filiatifs semble bien en effet indissociable a minima de la rencontre
entre trois équilibres : l’équilibre émergent entre les positions schizoparanoïde
et dépressive chez l’infans lui-même et celui, en devenir, de chacun de ses deux
Mélanie Klein 177

parents. D’ailleurs, la clinique de la parentalité a largement mis en exergue les


promesses de la notion d’identification projective kleinienne que Bion d’abord,
puis Rosenfeld, Meltzer ensuite, complexifieront utilement en en décrivant des
formes « normales » et pathologiques. Le tissage du lien générationnel humain
s’organise à partir d’un canevas intersubjectif d’identifications projectives
(Missonnier, 2009).

Pour approfondir
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Arnoux D. (1997). Mélanie Klein, Paris, PUF.
Bégoin J., Guignard-Bégoin F. (1995), « Psychoses et névroses dans l’œuvre de Mélanie
Klein », in Lebovici S., Diatkine R., Soulé M. (dir.) (1995), Nouveau traité de psychiatrie de
l’enfant et de l’adolescent, Paris, PUF, t. II, chap. 59, 973-993.
Freud A. (1927). « Introduction à la psychanalyse de l’enfant » in Le traitement psychana-
lytique des enfants, Paris, PUF, 1951.
Hinshelwood R.D. (1989). Dictionnaire de la pensée kleinienne, Paris, PUF, 2000.
Klein M. (1932). La Psychanalyse des enfants, Paris, PUF, 1959.
Klein M. (1947). Essais de Psychanalyse (1921-1945), Paris, Payot, 1982.
Klein M. et coll. (1952). Développements de la psychanalyse, PUF, 1980.
Klein M. (1968). Envie et gratitude et autres essais, Paris, Gallimard.
Missonnier S. (2009). Devenir parent, naître humain. La diagonale du virtuel, Paris, PUF.
Petot J.-M. (1979). Mélanie Klein. Premières découvertes et premier système 1919-1932,
Paris, Dunod.
Petot J.-M. (1979). Mélanie Klein. Le moi et le bon objet 1932-1960, Paris, Dunod.
Segal H. (1964). Introduction à l’œuvre de Mélanie Klein, Paris, PUF, 1969.
Segal H. (1979). Mélanie Klein : développement d’une pensée, Paris, PUF, 1982.
18
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RENÉ A. SPITZ,
« Maladies de carence affective
chez le nourrisson » (1965),
« Les effets de la perte de l’objet :
considérations psychologiques »
(1965), in De la naissance
à la parole, Paris, PUF, 1979,
chap. XIV et XV, 206-2251

1. Par Maïa Guinard.


180 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

« J’ai indiqué dans le chapitre XII que c’est un facteur quantitatif qui est
principalement responsable des maladies de carence affective alors que pour
les maladies psychotoxiques, il s’agit d’un facteur qualitatif […]. La dépres-
sion anaclitique et l’hospitalisme démontrent qu’une déficience grossière dans
les relations objectales conduit à l’arrêt du développement dans tous les sec-
teurs de la personnalité […]. Ainsi la neutralisation peut être ajoutée à la
liste des mécanismes de défense ; le principe de réalité en tant que fonction de
détour et moyen d’adaptation en serait le précurseur. »

1. Présentation de l’auteur
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René Arpad Spitz est un psychiatre-psychanalyste né à Vienne en 1887 et mort à
Denver (Colorado) en 1974. Il fait ses études de médecine à Budapest, Lausanne
et Berlin. Ses travaux en psychologie infantile débutent à Vienne, dans le service
de psychologie expérimentale de Charlotte Bühler. Rapidement, il se pose en
précurseur des recherches en psychologie psychanalytique de la petite enfance
en procédant à des études et des observations directes de nourrissons et de
jeunes enfants de 0 à 2 ans, hospitalisés dans diverses institutions. En 1919, sur
les conseils de S. Ferenczi, il entreprend une analyse didactique avec S. Freud.
En 1938, fuyant la montée du nazisme, il émigre aux États-Unis. Dès lors, sa
vie professionnelle se déroule principalement outre-Atlantique, d’abord comme
professeur de psychiatrie à la Graduate Faculty College de New York (1956), puis
à l’université de Denver (1957), où il termine sa carrière et sa vie.
Dans l’avant-propos de De la naissance à la parole (1965), ouvrage de synthèse
d’un travail de trente ans d’où sont extraits les deux chapitres présentés, R. Spitz
explique qu’il a mené son étude « en appliquant la méthode de l’observation
directe au travail de (son) maître Sigmund Freud ». Il précise ainsi lui-même le
caractère intégratif de sa démarche, à la croisée des chemins entre la psychologie
expérimentale et la psychanalyse. Dans cette perspective son premier ouvrage
traduit en français, Le Non et le Oui (1957) traite de la genèse de la communica-
tion humaine.

2. Résumé du texte : concepts fondamentaux

Les chapitres XIV et XV consistent en une présentation des travaux de l’auteur


portant sur les facteurs de carence affective en pouponnière. Le propos de
René A. Spitz 181

R. Spitz est d’insister sur le fait que ce n’est pas tant la personnalité des mères que
leur absence physique réelle – et la privation de soins et d’échanges associée –
qui est à l’origine de la carence affective et des tableaux dépressifs spécifiques
qui en sont le corollaire. La sévérité de la symptomatologie est ainsi tributaire
d’un facteur quantitatif : les préjudices subis par l’enfant sont proportionnels à la
durée de l’absence. C’est cette durée qui permet de distinguer les carences affec-
tives partielles susceptibles de provoquer une dépression anaclitique et les carences
affectives totales à l’origine des états d’hospitalisme. La description fine de ces
deux tableaux cliniques, qui se distinguent notamment par leur degré de sévé-
rité, constitue le cœur de ces chapitres.
Le premier tableau, celui de la dépression anaclitique, concerne les enfants qui
ont connu une séparation d’environ trois mois entre le sixième et le huitième mois
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après une première période de présence maternelle. Ces enfants présentent des
symptômes similaires : comportement pleurnicheur, retrait, pleurs à l’approche
de l’adulte, insomnies, désorganisation somatique, rigidité de l’expression,
regard vague, immobilité, refus du contact ou au contraire attachement déses-
péré à l’adulte. Cette forme particulière de dépression est d’autant plus intense
que la relation avec la mère a été de bonne qualité. Sans quoi l’enfant s’appuie
plus facilement sur les substituts maternels qui le prennent en charge : il est
plus difficile, nous dit l’auteur, de remplacer un objet d’amour satisfaisant qu’un
objet insatisfaisant. En cas de retour de la mère dans les cinq mois, une améliora-
tion, voire une rémission peut se produire, même si la question des traces laissées
dans la psyché se pose.
Mais le dépassement du seuil des cinq mois entraîne l’enfant vers une dégrada-
tion inéluctable et définitive, indépendamment de la qualité de la relation mère-
enfant qui a précédé. L’enfant est alors en état de carence affective totale, et glisse
vers un tableau d’hospitalisme. Ce second tableau est dramatique : aggravation
du retrait, désorganisation somatique, léthargie, visage vide d’expression, défaut
de coordination oculaire, mouvements bizarres des doigts, quotient de dévelop-
© Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

pement qui continue de chuter malgré la réunion avec la mère, etc. Le taux de
mortalité augmente de manière spectaculaire au cours des deux premières années.
Les recherches de R. Spitz mettent en évidence que l’institution ne parvient pas à
suppléer la présence maternelle du fait du nombre excessif d’enfants à la charge
d’une seule personne. Si les besoins physiologiques sont assurés, il n’en est pas de
même des besoins affectifs. En étudiant l’arrêt du développement dû à la priva-
tion de relations objectales, R. Spitz met en évidence leur fonction capitale pour
le nourrisson.
R. Spitz ne se limite pas à une description clinique symptomatique mais
s’intéresse également aux processus qui sous-tendent les troubles. Les aspects
plus théoriques qui viennent compléter le propos visent d’une part à saisir la
182 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

spécificité des formes de dépression évoquées par rapport au tableau dépressif


adulte, en lien avec la particularité du psychisme infantile ; d’autre part à appré-
hender en termes dynamiques les vicissitudes pulsionnelles lorsque l’enfant est
confronté à la perte de l’objet libidinal.
L’auteur s’oppose à la conception kleinienne d’un psychisme d’emblée orga-
nisé autour de fantasmes et de conflits. Au contraire, il s’appuie sur un modèle
d’une dyade mère-bébé d’abord indifférenciée avant qu’une structuration du
moi ne se produise de façon progressive, sous-tendue par la maturation phy-
siologique et par des organisateurs spécifiques (cf. chap. V et VIII). Malgré une
symptomatologie commune, la dépression anaclitique n’est pas celle de l’adulte,
du fait de l’immaturité du psychisme infantile. Chez l’adulte la dépression est
provoquée par l’effondrement du moi dû aux attaques d’un surmoi cruellement
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sadique alors que chez l’enfant les précurseurs du surmoi ne peuvent encore être
discernés.
R. Spitz tente de dégager un modèle dynamique du processus à l’origine de la
dépression anaclitique et de l’hospitalisme. Dans une perspective freudienne, il
s’appuie sur la théorie développée dans les Trois essais (1905) suivant laquelle le
choix d’objet est d’abord un choix par étayage. La pulsion sexuelle, qui s’étaye
sur la pulsion d’autoconservation, se déploie donc anaclitiquement ; la perte de
l’objet anaclitique donne lieu à cette forme spécifique de dépression.
Pour saisir les particularités du travail pulsionnel dans la dépression anaclitique
et l’hospitalisme, l’auteur part d’une constatation clinique : les enfants carencés
ne présentent plus de manifestations agressives (frapper, mordre, mâcher, etc.)
mais seulement des manifestations auto-agressives. Il en déduit que la compo-
sante pulsionnelle agressive est désintriquée et retournée par l’enfant contre lui-
même, du fait de l’absence d’objet libidinal. Dans ce cas, les pulsions agressives
et libidinales, qui, une fois atteint le stade de l’ambivalence, devraient se mani-
fester envers un même objet, sont privées de leur but. Le sort de la pulsion
agressive est alors de se retourner « contre le seul objet qui lui reste » : sa propre
personne (p. 220). La désintrication de la pulsion libidinale entraîne quant à
elle l’arrêt de tous les auto-érotismes. L’enfant régresse au stade du narcissisme
primaire, il ne peut plus, après un temps, prendre son corps comme objet des
pulsions libidinales.
R. Spitz articule également le tableau clinique en question à des modèles
issus de l’Ego-Psychology, notamment à la notion de neutralisation élaborée par
H. Hartmann. Ce dernier décrit un moi autonome, dont le rôle est de neutraliser les
pulsions sexuelles et agressives et de renforcer les mécanismes de défense mis en
œuvre par le moi défensif, moi conflictuel qui lutte contre les pulsions libidinales.
La neutralisation permet d’éviter la désintrication en venant pallier ses effets.
Cependant cette neutralisation ne peut s’opérer que lorsque l’enfant a atteint
René A. Spitz 183

un certain degré d’intégration du moi, correspondant au deuxième organisateur


du psychisme c’est-à-dire à l’angoisse dite du huitième mois. Or la possibilité de
parcourir le chemin entre le premier et le deuxième organisateur est hautement
dépendante de la qualité et de la permanence de l’objet libidinal qui permettent
à l’enfant de décharger librement les affects. Par ailleurs la neutralisation, et
donc l’intrication pulsionnelle, ne peuvent s’opérer que si l’enfant a suffisam-
ment intégré le principe de réalité. Or pour différer la satisfaction et maintenir
la pulsion en suspens, il faut que l’enfant ait atteint un certain degré d’intégra-
tion, c’est-à-dire qu’il ait bénéficié d’une sécurité affective suffisante, ce qui est
là encore dépendant de la permanence de l’objet libidinal. La perte de l’objet
libidinal empêche donc la neutralisation ; elle est à l’origine de la désintrication
pulsionnelle qui sous-tend la dépression anaclitique et l’hospitalisme.
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3. Devenir et prolongements du texte

Les travaux de R. Spitz ont eu un impact historique : ils ont amorcé la recherche
militante concernant les facteurs de carence et leurs effets sur le fonctionnement
psychique de l’enfant. Une importance est dès lors accordée non plus seulement
à l’hygiénisme et aux aspects matériels dans la puériculture, mais aussi et surtout
aux aspects affectifs d’un point de vue à la fois qualitatif et quantitatif. Cette
nouvelle approche émerge dans le contexte de la seconde guerre mondiale qui
généra son lot d’expériences traumatiques.
Quelques figures pionnières se détachent, parmi lesquelles : A. Freud et
D. Burlingham (1942, 1943), J. Bowlby (1954), M. Ainsworth (1961) et D.W.
Winnicott (1969) en Angleterre ; J. Aubry (1955), M. David et G. Appell (1964), S.
Lebovici et M. Soulé (1970) en France. Pour l’essentiel ces travaux sont résumés
par Mille et Henniaux (2007).
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En 1955, M. David et G. Appell, sur la proposition de J. Aubry, débutent leur


travail de recherche sur les carences, en association avec l’équipe londonienne
de la Tavistock Clinic menée par J. Bowlby. Les rencontres entre les équipes
anglaises et françaises sont fréquentes. Les notions de séparation traumatique,
de soins maternels de substitution, d’importance du maintien du lien avec les
parents dans le développement de l’enfant sont mises en évidence. C’est dans
le cadre de cette étude que M. David et G. Appell (1966) développent le concept
de « patterns d’interactions », et l’idée, qui nuance celle de Spitz, que la carence
n’est pas forcément tributaire de l’absence réelle de l’objet. Ce concept de carence
qualitative est repris par S. Lebovici qui s’attache à le mettre à l’épreuve de son
expérience d’analyste d’enfants et d’adultes et à étudier l’impact des « interac-
184 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

tions fantasmatiques » entre un nourrisson et sa mère ainsi que leurs potentia-


lités dépressogènes.
En 1966, M. David et G. Appell découvrent le travail d’avant-garde de l’institut
Lóczy à Budapest qu’elles contribuent à faire connaître. Cette équipe hongroise
s’est attachée, depuis cette date et encore aujourd’hui, à travers une pratique
rigoureuse de l’observation directe, à décrire de façon très précise les liens entre
l’attention procurée par l’objet et le développement psychique du bébé. Par
la suite, les recherches concernant les relations précoces, leur modélisation et
l’appréhension de leurs incidences sur le développement de l’enfant vont accor-
der une place importante à la qualité de l’attention de l’objet dans la construc-
tion psychique de l’enfant. Ces travaux montrent également que l’observation
attentive peut avoir des effets thérapeutiques, qu’il s’agisse de l’observation à
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domicile telle qu’elle se pratique dans les groupes dits « Esther Bick », ou bien
de l’observation telle qu’elle peut s’exercer et se développer dans certaines insti-
tutions d’enfants.

4. Questions et enjeux scientifiques

Les enjeux du texte de Spitz sont multiples et la réflexion peut se prolonger sui-
vant plusieurs axes.
D’un point de vue théorique, l’ouvrage amène à saisir, du fait qu’il se situe à
la croisée entre la psychanalyse freudienne et l’Ego-Psychology, les enjeux liés à
ces deux modèles, dont le second, bien qu’issu de la psychanalyse, se démarque
considérablement. Pour approfondir, nous renvoyons le lecteur aux travaux de
H. Hartmann (1968). Une discussion critique du courant dit de la psychanalyse
génétique a été effectuée par E. et J. Kestemberg (1966). Les liens et les diffé-
rences avec les théories de l’attachement peuvent quant à eux être appréhen-
dés à partir des textes fondamentaux de J. Bowlby (1978) ou bien à l’aide de
l’ouvrage pédagogique de N. et A. Guédeney (2006). En insistant sur l’impact du
trauma réel (ici la séparation réelle avec la mère), R. Spitz active le débat sur le
rôle de l’environnement dans la symptomatologie et nous renvoie notamment
à la lecture des travaux de Winnicott dont Spitz fut presque exactement contem-
porain. D’un point de vue technique voire thérapeutique, il actualise la réflexion
autour de la valeur psychanalytique de l’observation directe, question discutée
sur le plan épistémologique, par A. Green (1979).
Outre les pistes de réflexion qui viennent d’être énoncées, nous retiendrons de
ce texte qu’il interroge les mécanismes en jeu dans le traitement de la perte d’objet
à un âge précoce, c’est-à-dire lorsque le moi n’est pas encore constitué. Comment
René A. Spitz 185

passer, au niveau conceptuel, de la dépression clinique, repérable à des signes,


au traitement intra-psychique de la perte de l’objet, notamment chez l’enfant,
dès lors que le modèle du deuil comme celui de la mélancolie sous-entendent
une intériorisation de l’objet et une différenciation des instances ? Autrement dit
« peut-on perdre ce qui n’est pas encore constitué » ? (Golse, 2001).
Pour approfondir ce point, nous renvoyons aux travaux de Winnicott qui
s’est intéressé aux effets des traumas précoces sur le psychisme infantile et qui
a approfondi ses hypothèses dans l’après-coup des analyses d’adultes. Dans « La
crainte de l’effondrement », il décrit l’échec de l’organisation des défenses pré-
coces. Par effondrement, il entend non pas l’échec de la défense névrotique en
lien avec l’angoisse de castration, mais l’effondrement de l’institution du Self uni-
taire. Il propose cette formulation qui se présente comme un paradoxe : « Le moi
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organise des défenses contre l’effondrement de l’organisation du moi, et c’est
l’organisation du moi qui est menacée » (2000, p. 207).
Dans la lignée des travaux de Winnicott les travaux contemporains sur les
traumatismes primaires et la symbolisation se sont attachés à étudier les effets
de ces pertes précoces (Roussillon, 2008). D’un point de vue thérapeutique, c’est
notamment à travers les actes et les manifestations corporelles que les traces
des traumas pourront être appréhendées. M. Little (1966) écrivait déjà : « Plus
l’angoisse est primitive, et plus l’acting peut, en dernière analyse, être considéré
comme une forme primitive de souvenir de l’environnement précoce, souvenir
exact et précis jusque dans ses moindres détails. »

Pour approfondir
Bowlby J. (1978). Attachement et perte, t. I, II, III, Paris, PUF.
David M., Appell G. (1964). « Étude des facteurs de carence affective dans une poupon-
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nière », in La Psychiatrie de l’enfant, 4 (2), 407-442.


David M., Appell G. (1973). Lóczy ou le Maternage insolite, Paris, CEMEA – Scarabée.
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p. 41-70), « Notes diagnostiques »
(chap. 3, p. 71-84), in Psychose
infantile, Paris, Payot, coll. « Petite
Bibliothèque », 19731
1. Par Alberto Konichekis.
188 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

« Ainsi donc […] la perception des soins du « bon » objet partiel comme
satisfaisant de façon “fiable” une faim interne croissante (tension de besoin)
ouvre la voie, chez le petit de l’homme, à l’état socio-biologique de symbiose
avec la mère. Dans la psychose infantile, cette phase de l’évolution extra-
utérine que constitue la relation symbiotique est soit gravement perturbée, soit
manquante ; c’est là à mon avis, le trouble qui constitue le noyau de la psy-
chose de l’enfant aussi bien que de l’adolescent ou de l’adulte […] En général,
cependant, elle dérive d’une théorie génétique des relations objectales, ou plu-
tôt devrait-on dire des “relations préobjectales”. »

1. Présentation de l’auteur
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Margaret Mahler (1897-1985) est née dans une famille juive de Sopron, une
ville qui, à l’époque, appartenait à l’Empire austro-hongrois. Elle termine ses
études secondaires à Budapest. Elle y rencontre Sandor Férenczi et commence
à s’intéresser aux travaux de Freud et à la psychanalyse. Après ses études médi-
cales en Allemagne, elle s’installe, d’abord, comme pédiatre et, ensuite, comme
psychiatre à Vienne. Elle y fait la connaissance d’Anna Freud qui l’encourage à
suivre la formation de l’Institut de psychanalyse de Vienne. Elle y sera admise en
1933 après son analyse avec H. Deutsch.
Avec la montée du nazisme, en 1938, M. Mahler quitte Vienne. Après quelques
mois à Londres, elle s’installe aux États-Unis et recommence son activité de psy-
chiatre à New York. Elle apprend alors le décès de son père et la déportation de sa
mère à Auschwitz d’où elle ne reviendra pas. Elle commence une nouvelle ana-
lyse avec E. Jacobson. Cette rencontre a une grande importance pour les travaux
de M. Mahler. Dès 1948, M. Mahler s’intéresse en particulier aux pathologies
graves des enfants. Après avoir travaillé sur les tics (Mahler, 1949), elle publie
une étude clinique sur des cas de schizophrénie (Mahler, Ross, Defries, 1949).
Cette étude inaugure la série de recherches qui aboutit à ses principaux apports
sur la psychose de l’enfant (Mahler, 1952).
En 1957, en collaboration avec M. Furer, F. Pine et A. Bergman, M. Mahler
fonde le Master Children Center, à New York. Dans un premier temps, y sont
accueillis des enfants présentant des symptômes psychotiques accompagnés
de leurs mères. Dans un deuxième temps, des enfants qui ne présentent pas
de pathologie avérée et leurs mères y sont aussi accueillis. Les observations et
recherches réalisées dans le Master Children Center comportent l’essentiel du
matériel présenté et élaboré dans l’important ouvrage : La naissance psycholo-
Margaret Mahler 189

gique de l’être humain (Mahler, Pine, Bergman, 1975). Elle est décédée à New
York le 2 octobre 1985.

2. Principaux jalons de l’œuvre de l’auteur

M. Mahler suppose chez le fœtus et chez le nouveau-né l’existence d’un état


qu’elle appelle d’autisme normal, qui se présente comme un système monadique,
clos et autosuffisant dans la satisfaction hallucinatoire du désir. Ce point de
vue, qui correspondrait au narcissisme primaire selon Freud, a donné lieu à
de fortes oppositions, et ce, aussi bien de la part de psychanalystes que de
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cliniciens de la périnatalité qui ont effectué des observations fines et rigou-
reuses des bébés. À l’autisme normal succède la phase que M. Mahler appelle
de symbiose normale, où l’enfant commence à avoir une vague conscience de
l’existence d’un objet extérieur à lui. M. Mahler émet l’hypothèse que, dans
certaines conditions, la séparation au cours de la symbiose primitive risque
de déclencher chez l’enfant un retrait psychotique de la réalité. Elle s’est alors
attachée à différencier le syndrome de psychose symbiotique de l’autisme infan-
tile précoce (Kanner, 1944).
Dans les premières phases du développement, l’enfant se sent indifférencié
par rapport à l’objet maternel. M. Mahler s’interroge sur la façon dont il par-
vient à éprouver un sentiment personnel d’identité. Pour en rendre compte, elle
envisage le processus de séparation-individuation. Dans un premier temps, l’inves-
tissement de l’enfant se déplace de son monde interne vers le monde extérieur et
reste en relation avec des perceptions liées à la mère. Si dans cette extension de
l’espace initial l’enfant éprouve un plaisir subjectivement acceptable, il s’éloigne
peu à peu de la sphère symbiotique.
D’après M. Mahler, les représentations du self n’y sont pas encore tout à fait
© Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

différenciées des représentations de l’objet maternel. Mais, tout en restant en


relation avec la présence et la disponibilité de la mère, l’enfant commence à
développer des appareils psychiques et physiologiques autonomes. Les tenta-
tives d’individuation de l’enfant rencontrent inévitablement des menaces de
perte de l’objet. M. Mahler qualifie cette période d’essais. Elle s’étend jusqu’au
milieu de la deuxième année. Pendant cette phase, l’enfant fait l’expérience
des risques de la séparation. M. Mahler différencie la permanence cognitive
de l’objet de l’expérience libidinale de la permanence de l’objet. Dans le pro-
cessus de séparation-individuation, après la période d’essais, M. Mahler envi-
sage l’existence d’une phase de rapprochement de l’enfant à l’objet maternel.
190 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

Au cours de cette phase se forme le sentiment libidinal de la permanence


de l’objet.

3. Résumé des textes : concepts fondamentaux

Dans le premier texte intitulé « La théorie symbiotique de la psychose infan-


tile », M. Mahler étudie les préalables existants chez les jeunes enfants dans la
formation des symptômes psychotiques. Elle considère qu’une grave pertur-
bation ou une défaillance de la relation symbiotique constituent le noyau de
la psychose infantile. Cette relation s’établit par la perception chez l’enfant
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d’un principe ou agent maternant, sorte de « bon » objet capable d’apaiser les
besoins internes. Pour diminuer les tensions, le nouveau-né possède des capa-
cités somatiques limitées. La mère les complète en lui procurant des soins
indispensables pour sa survie. Dans la première période de la vie extra-utérine,
le nouveau-né ne différencie pas son self des objets qui lui procurent un apai-
sement des tensions. Le passage de la phase autistique à la phase symbiotique
suppose l’investissement du principe maternant. M. Mahler envisage cette
matrice de relation comme un état sociobiologique de symbiose. Sur le plan
psychique, cette unité, métaphore de la réalité biologique, apporte à l’enfant
la sensation de former un système tout puissant, d’unité duelle, à l’intérieur
d’une frontière commune.
La psychose infantile suppose des difficultés majeures dans le processus d’indi-
viduation. Le sentiment de posséder une identité individuelle est médiatisé par
les sensations corporelles. Dans un premier temps, les perceptions proximales,
comme notamment celles du contact cutané ainsi que des sensations thermiques
et kinesthésiques de la situation du nourrissage contribuent à la formation
d’un schéma corporel (Schilder, 1968), différencié des objets extérieurs. Dans
un temps ultérieur, les perceptions auditives et visuelles, plus distales, viennent
compléter la perception des processus internes rattachés au contact et à la nour-
riture. Ensemble, les impressions distales et proximales forment le noyau d’un
Je. Les impressions proximales jouent un rôle important dans la découverte du
self, alors que celles distales contribuent à la découverte de l’objet.
La vie psychique du nourrisson s’achemine à travers les sensations bonnes-
agréables ou mauvaises-désagréables. Elles forment des îlots mnésiques senso-
riels où le self et le non-self ne sont pas tout à fait différenciés. Les tendances
à l’éjection alternent avec celles d’engloutissement. Le sentiment d’identité
s’établit par un processus de va-et-vient entre les investissements et les contre-
investissements, centripètes et centrifuges, de ces sensations. En l’absence
Margaret Mahler 191

d’organisateurs internes et externes, ces processus risquent de porter atteinte à


la formation du schéma corporel. La locomotion apporte une nouvelle poussée
maturative au sentiment de séparation entre le self et l’objet, du moment où elle
provoque des déplacements des investissements de l’intérieur vers l’extérieur
du corps. Elle permet à l’enfant de s’éloigner du corps de sa mère. Le sentiment
d’un fonctionnement indépendant risque d’éveiller de fortes angoisses chez des
enfants vulnérables. Pour se rassurer, ils tenteraient de se retrouver à l’intérieur
d’un fantasme d’unité toute-puissante avec leurs mères.
Les enfants psychotiques rencontrent des difficultés à se servir d’un agent
maternant. M. Mahler s’interroge si cette perturbation est constitutionnelle ou
héréditaire. Elle envisage des séries complémentaires. Des symptômes psycho-
tiques peuvent se former chez des enfants à forte constitution, mais gravement
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atteints par des traumatismes externes ou internes lors des premières phases
autistiques ou symbiotiques. Ils peuvent apparaître aussi chez des bébés, ayant
bénéficié d’agents maternants de qualité, mais hypersensibles et vulnérables.
Pour approfondir ses propositions, M. Mahler étudie des enfants souffrant de
dépressions anaclitiques, des nourrissons mis en institution et des enfants ayant
grandi dans des camps de concentration, lesquels ont tous été séparés de leurs
mères. Elle étudie alors les possibilités rencontrées par ces enfants de trouver, à
un moment ou à un autre, un objet symbiotique qui laisse des traces mnésiques
d’attente confiante et leur permet d’intégrer les soins de type maternel dispo-
nibles dans l’environnement. M. Mahler révèle que des enfants présentant des
symptômes autistiques ou psychotiques n’ont pas subi des séparations réelles
prolongées avec leurs mères. Elle parvient à la conclusion que la perte réelle de
l’objet maternel n’est pas un facteur étiologique du symptôme autistique ou
psychotique.
À propos d’enfants au syndrome psychotique, M. Mahler ne se réfère pas aux
mécanismes de défense, trop liés selon elle à des problématiques névrotiques.
Elle envisage plutôt ce qu’elle appelle des mécanismes de maintien, car ce dont
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il s’agit pour ces enfants c’est de se sentir maintenus en vie. À des dosages et
combinaisons différents, elle en décèle principalement deux : celui de la perte de
la dimension animée et celui de la fusion/défusion. Pour le premier, M. Mahler
cite Winnicott (1953), lorsqu’il considère qu’une substitution trop rigide des
objets transitionnels aux relations humaines présage de perturbations sévères.
M. Mahler remarque également que dans les pathologies psychotiques la perte
de la dimension animée des relations humaines s’accompagne souvent d’une
animation exacerbée de l’environnement inanimé. Pour le deuxième des méca-
nismes de maintien, celui de fusion/défusion, M. Mahler se réfère au processus
de régression. Elle remet en question l’idée répandue chez certains psychana-
lystes d’après laquelle les pathologies psychotiques comportent des régressions
192 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

à des phases précédentes, normales, du développement. Elle estime que les for-
mations autistiques et psychotiques elles-mêmes distordent sérieusement les
processus originaux. L’enfant produit un remaniement des représentations de
la mère et de son self dans le but de créer le sentiment d’une unité duelle toute
puissante. Si régression il y a, elle est au service d’un mouvement de nature psy-
chotique, où l’enfant s’attend à ce que l’objet maternel se présente comme une
extension auxiliaire, non individualisée, de sa propre personne. Cette formation
régressive, d’allure psychotique, ne correspond à aucune phase précédente du
développement. Le chapitre se termine par la présentation de fragments de cures
qui illustrent les processus exposés dans les pages précédentes.
Dans le texte suivant intitulé « Notes diagnostiques » M. Mahler cherche à
différencier le syndrome de l’« autisme infantile » décrit par Kanner (1944) du
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syndrome symbiotique qu’elle a décrit précédemment. Le syndrome autistique
se caractérise principalement par le fait que l’enfant ne perçoit pas sa mère
comme représentant du monde extérieur. Il retire massivement l’investissement
des perceptions à distance. Il fait comme s’il n’entendait ni ne voyait rien. Il
lutte contre toute demande et contact relationnels. Par leurs signes et gestes, ils
intiment les adultes de leur servir d’extension mécanique, comme s’ils étaient
des interrupteurs électriques. L’enfant présentant un syndrome autistique, se
montre intolérable à tout changement dans son environnement. Il se contente
de lui-même et demande qu’on le laisse seul. Il semble avoir réussi à construire
et à maintenir une barrière qui le protège de toute irritation extérieure. Loin
d’être auto-érotique, cette barrière s’avère être plutôt autodestructrice et muti-
lante.
M. Mahler s’interroge de savoir à quel moment et dans quelles conditions s’ins-
taure une telle hallucination massive et négative à l’égard de la mère. Sans pro-
poser une réponse définitive, elle constate que, bébés, les enfants qui présentent
ultérieurement des symptômes autistiques, se montrent totalement insensibles
à leur environnement. Ils ne parviennent pas à l’utiliser dans ses fonctions de
moi auxiliaire. Ils ne semblent pas non plus différencier leur self des autres ni les
objets animés des objets inanimés.
M. Mahler suppose chez l’enfant au syndrome de psychose symbiotique
une grande vulnérabilité face aux frustrations. Il a tendance à développer des
attitudes extrêmes en réaction au moindre échec. Contrairement à l’enfant
au syndrome autistique, il montre des débuts de différenciation en termes de
séparation-individuation. Il a une certaine représentation de la mère, même si,
fantasmatiquement, elle est fusionnée à son self et donc pas tout à fait séparée
de lui. Chaque séparation risque d’augmenter chez lui la menace d’une perte
d’une sensation de toute puissance rassurante. Il présente alors des manifesta-
tions de panique et d’angoisses profondes.
Margaret Mahler 193

Au début du chapitre, M. Mahler cherche à différencier nettement l’enfant au


syndrome autistique de l’enfant au syndrome de psychose symbiotique. Mais
vers la fin du texte, elle nuance ses propos et propose une classification générale
de la psychose infantile en termes d’une prédominance de l’un ou l’autre de ces
syndromes. D’après M. Mahler, il existe d’importantes variations à l’intérieur de
chaque catégorie. Elle présente une échelle où, à l’un des extrêmes, on trouve
les enfants qui ont présenté d’emblée des retraits autistiques. À l’autre extrême,
M. Mahler décèle les enfants qui, après leur naissance, se sont montrés présents
à la relation, avec des capacités de réponses affectueuses, mais auraient subi par
la suite des événements désorganisateurs, accompagnés de pertes de fonctions
psychiques importantes.
Les travaux cliniques et de recherche sur la psychose symbiotique ont été
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poursuivis par la mise en place de modalités thérapeutiques qui utilisent la
réalité matérielle afin de permettre à l’enfant de vivre les phases du développe-
ment dans lesquelles il aurait rencontré des difficultés. Le thérapeute consent
à devenir un moi auxiliaire aux fonctions déficientes chez l’enfant. M. Mahler
appelle cette technique d’expérience symbiotique correctrice. Elle propose égale-
ment des psychothérapies tripartites, avec la participation et l’accompagne-
ment des mères.
Les travaux sur la psychose symbiotique ont été également poursuivis par la
mise en place d’un programme spécifique d’observation d’enfants d’un à trois ans
avec leurs mères (Mahler, Pine, Bergman, 1975) où M. Mahler a cherché à déceler
comment, contrairement aux enfants présentant des symptômes de symbiose
psychotique, des enfants tout-venants parviennent à éprouver un sentiment
d’identité personnelle. M. Mahler précise davantage le processus de séparation-
individuation en approfondissant l’étude de quatre sous-phases : différenciation,
essais, rapprochement et consolidation de l’individualité. Aussi, elle explore de nou-
velles facettes de ces sous-phases, comme les provisions libidinales, les diffé-
rences entre séparation et individuation, l’importance des jeux symboliques et
© Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

du langage ainsi que l’apparition de la différence entre les sexes.

4. Enjeux scientifiques

La présentation par M. Mahler de la vie psychique du bébé se prête à des cri-


tiques importantes. Aujourd’hui, personne connaissant le psychisme précoce
ne soutiendrait l’existence d’un état de narcissisme primaire, assimilable à une
forme d’autisme normal. M. Mahler méconnaît aussi les caractéristiques, actuel-
lement mieux connues, de la vie psychique intra-utérine. On peut également lui
194 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

reprocher le peu d’attention qu’elle porte au sexuel dans la formation du psy-


chisme, ce qui se manifeste dans une sorte d’indifférence au transfert dans ses
dispositifs de symbiose corrective ainsi que, comme le remarque Cramer (1985),
dans l’absence d’intérêt pour le monde fantasmatique des mères.
Faut-il pour autant jeter le bébé mahlérien avec l’eau de son bain ? Des
commentaires excessifs à l’encontre de M. Mahler ont discrédité ses propos au
point d’occulter ses apports. Ses travaux pionniers ont rendu possible l’approche
des bébés par d’autres cliniciens qui ont découvert, non pas exactement ce
qu’elle avait postulé, mais d’autres modalités précoces de l’existence psy-
chique. Les avancées de M. Mahler ont notamment inspiré des auteurs comme
D. Stern (1985) dans ses développements sur le self émergent. Aussi, les études de
M. Mahler à la fois rapprochent et éloignent le monde psychique des enfants
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psychotiques de celui des bébés. Elles les éclairent mutuellement. À ce propos,
on gagnerait à se référer à la symbiose plus comme à un fantasme que comme à
une phase inéluctable du développement. Enfin, ses considérations sur la réalité
somatopsychique dans la constitution du sentiment d’identité s’avèrent parti-
culièrement bénéfiques pour l’abord des psychopathologies addictives tel qu’on
les rencontre dans la clinique actuelle.
Ajoutons que son concept de psychose symbiotique fut retenu, même si dis-
cuté, par les auteurs français dans leurs synthèses successives sur les psychoses
infantiles (Misès et Moniot, 1970 ; Diatkine, 1995) et qu’il figure toujours dans
la CFTMEA. On trouvera à ce sujet une étude de la place des apports mahlériens
dans le remarquable Histoire de l’autisme de J. Hochmann (2009).

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DONALD WOODS
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in De la pédiatrie à la psychanalyse,
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1. Par Florian Houssier.


198 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

« La tendance antisociale propose à la psychanalyse un certain nombre


de problèmes, pratiques aussi bien que théoriques […] L’enfant qui vole un
objet ne cherche pas l’objet volé mais cherche la mère sur laquelle il a
des droits […] Si l’enfant est en analyse, il faut que l’analyste permette au
poids du transfert de se développer en dehors de l’analyse, sinon il faut qu’il
s’attende à voir la tendance antisociale se développer à plein dans la situa-
tion analytique et se prépare à en supporter le choc. »

1. Résumé du texte
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L’exploration de la tendance antisociale est au cœur de cet article, articulée avec
l’intérêt pour la cure psychanalytique de l’enfant. Si les difficultés thérapeutiques
sont connues depuis le travail d’Aichhorn (1925) auprès de jeunes délinquants,
Winnicott insiste sur le caractère normal de ces tendances antisociales dans la
croissance psychique de l’enfant. Il se réfère d’abord à son premier patient, un
enfant délinquant suivi en dispensaire. Après que l’enfant a mis à mal l’équilibre
institutionnel (et celui de l’auteur, mordu aux fesses), celui-ci a été placé en foyer
éducatif ; Winnicott prend position en faveur d’une prise en charge des sujets
souffrant de psychopathie par la société, dans une institution spécialisée davan-
tage que dans le contexte d’une cure psychanalytique. Dans le second exemple,
le fils d’une amie, il prodigue, comme Freud le fit avec le petit Hans, des conseils
aux parents en indiquant une des hypothèses centrales de cet article : ce n’est
pas l’objet du vol que l’enfant convoite, mais quelque chose auquel il a droit,
un amour qu’il a connu puis dont il s’est senti privé. Il conclut cet exemple par
l’idée selon laquelle quand nous aidons les parents à aider leur enfant, en fait
nous les aidons à propos d’eux-mêmes et de ce qu’ils ont connu, ici les propres
tendances antisociales de la mère pendant son adolescence.
La tendance antisociale est transnosographique et ne peut donner lieu à un
diagnostic. Le complexe de déprivation provoque une carence affective chez
l’enfant. Le patient cherche inconsciemment à obliger quelqu’un à le prendre
en charge, poussant le thérapeute à se montrer tolérant et compréhensif dans
un cadre aménagé. Ce lien est également caractérisé par le maintien d’un espoir,
celui que l’environnement répondra de façon suffisamment bonne à sa souf-
france. L’environnement doit prendre en compte cet espoir, le devancer et s’y
ajuster.
S’appuyant sur les travaux de J. Bowlby, l’auteur articule la tendance anti-
sociale à la déprivation affective à la fin de la première année et au cours de la
deuxième année. La déprivation n’est pas simplement une privation, elle porte
Donald Woods Winnicott 199

sur quelque chose de bon connu par l’enfant dans le lien avec ses parents et
dont il a été privé. Ce qui lui a été retiré a duré trop longtemps pour que l’enfant
puisse en garder le souvenir vivant, créant une situation traumatique sur le coup
et dans la durée. La perte d’espoir dans le lien est assimilée à la mort de l’objet
interne, remettant en cause l’introjection de l’objet.
Deux aspects cliniques fondamentaux résultent de la tendance antisociale : le
penchant à détruire et le vol. L’enfant en quête d’un environnement perdu tente
de trouver un cadre contenant en provoquant les réactions de son environne-
ment. Par déplacement successif, l’enfant passe des bras de sa mère aux relations
familiales puis à ses proches et enfin à la société et à ses lois.
Winnicott associe la tendance antisociale à la désunion potentielle des pul-
sions libidinales et agressives. La déprivation primitive intervient au moment
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où l’enfant est sur le point de lier les pulsions libidinales et agressives/motrices.
Cette désintrication pulsionnelle laisse apparaître la compulsion à détruire, le
vol, les heurts, l’incontinence, ou encore le mensonge et les souillures, autant
de symptômes qui partagent leur caractère « incommode ». Par ce type de symp-
tômes, la tendance antisociale représente une tentative d’auto-guérison par la
provocation, largement inconsciente, d’une réaction. Celle-ci peut permettre à
l’enfant de retrouver l’intrication des traits agressifs avec les pulsions libidinales
perdues ou clivées. Par exemple, un nourrisson au sein urine sur les genoux de sa
mère, puis dans son sommeil ; dans le rêve associé à l’incontinence, la tendance
antisociale prend la forme du fantasme d’uriner sur le corps de la mère. Ce n’est
que si la situation est prononcée, exagérée, que ce type de symptômes relève de
la tendance antisociale.
Dans ses liens précoces avec la tendance antisociale, la gloutonnerie appar-
tient au complexe de déprivation : elle est une quête compulsive d’une théra-
pie par l’environnement ; l’enfant cherche à se guérir de sa mère qui a causé la
déprivation. La gloutonnerie constitue le précurseur du vol et une mère capable
de répondre aux besoins du moi de l’enfant répare la déprivation dont elle est à
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l’origine. Ce traitement spontané est thérapeutique car il permet, par la glouton-


nerie, que l’enfant exprime sa haine, élément essentiel de résolution du complexe
de déprivation. L’indulgence maternelle, dans ses effets thérapeutiques, n’est pas
assimilable à l’amour maternel, mais plutôt une seconde chance accordée à la
mère dans l’intégration de l’amour primitif. Cette thérapie est une formation réac-
tionnelle liée aux complexes maternels et peut impliquer non seulement la mère
mais également le père ou l’ensemble de la famille.
Faisant émerger une pulsion centrée sur la quête d’objet, Winnicott consi-
dère que l’enfant déprivé peut trouver une personne à aimer, mais devra égale-
ment, à la suite de l’espoir ressenti, passer par du désespoir dans le lien. Il pourra
reprendre le fil de sa croissance psychique s’il traverse cette épreuve sans s’effon-
200 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

drer. Les objets de substitution sollicités dans la tendance antisociale peuvent


alors retrouver leur valeur symbolique. Ainsi, lorsque les éducateurs et le person-
nel d’un foyer permettent la traversée d’un tel processus, ils réalisent un travail
thérapeutique comparable à une psychothérapie psychanalytique ; ils donnent
à l’enfant la possibilité de redécouvrir des soins infantiles qu’il pourra mettre à
l’épreuve, la stabilité nouvelle liée à la réponse de l’environnement ayant une
valeur thérapeutique.

2. Concepts fondamentaux
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• La tendance antisociale et le complexe de déprivation s’insèrent dans les
enjeux de construction du moi de l’enfant et de son sevrage. Au moment
où l’enfant lie la haine et l’amour, la perte de l’objet suffisamment bon
menace son intériorisation. L’environnement primaire (les bras de la mère)
puis ses extensions successives sont sollicitées par les conduites agressives
de l’enfant qui a conservé l’espoir d’une réponse réparatrice de l’objet,
passant par la reliaison de la haine à l’amour, l’accès à l’ambivalence par
l’union des pulsions.
• L’environnement thérapeutique, pour les enfants déprivés, passe par l’exten-
sion des retrouvailles avec les bras de la mère jusqu’à l’objet trouvé dans le
champ social, un éducateur et l’équipe qui l’accompagne notamment.

3. Prolongements et filiations

Depuis les années cinquante, l’influence de Winnicott est devenue considérable


dans le champ psychanalytique. Sa théorie, bien plus complexe qu’une première
lecture peut le laisser supposer, passe, non pas par une métapsychologie organi-
sée, mais davantage par une langue qui crée un univers singulier, et des concepts
qui ne le sont pas moins, comme ceux cités dans ce texte ou encore ceux de
préoccupation maternelle primaire, d’espace transitionnel ou de faux-self.
Winnicott est historiquement le psychanalyste clé du groupe des indépendants
dans les controverses entre A. Freud et M. Klein, n’étant d’accord avec aucune
des deux pionnières de la psychanalyse de l’enfant. Il s’est toujours démarqué de
celles-ci sur certains points théoriques fondamentaux, conservant une liberté de
pensée intacte. Pourtant associé initialement à l’école de pensée kleinienne, il
s’en est démarqué en proposant une théorie centrée sur l’influence de l’environ-
Donald Woods Winnicott 201

nement. De façon comparable, la pensée de Freud n’oriente pas l’ensemble de sa


théorie, ce qui a pu lui être reproché, notamment dans le fait de ne pas mettre
au premier plan la libido mais davantage l’articulation de celle-ci avec la haine
et son intégration.
Winnicott est un auteur qui fait souvent l’unanimité sur sa théorie des rela-
tions précoces mère-bébé, curseur central de son œuvre à partir duquel il s’est
notamment intéressé à l’adolescence comme aux problématiques limites adultes.
En France, on continue aujourd’hui à penser à partir de son œuvre (Roussillon,
1999, 2008) et à produire régulièrement des ouvrages sur cet auteur dont on n’a
sans doute pas épuisé les potentialités heuristiques.
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4. Questions et enjeux scientifiques

En recouvrant la position dépressive de M. Klein par le stade de sollicitude,


Winnicott place le destin de l’agressivité et de l’environnement au premier
plan ; l’accès au sentiment de culpabilité est lié au sentiment de responsabilité
du bébé quant aux effets de ses expériences instinctives, somato-psychiques.
Mais avec une mère suffisamment bonne, l’enfant peut supporter la culpabi-
lité sous-tendue par ses conséquences : la découverte du plaisir de donner, de
construire et de réparer. De cette façon, l’agressivité est transformée en fonctions
sociales. Lorsqu’un bébé est dans un état d’impuissance et que l’environnement
ne répond pas – personne pour accepter son don ou reconnaître son effort de
réparation –, cette transformation s’effondre et l’agressivité réapparaît.
Chez Winnicott, l’envie, la haine et le sadisme prennent leur source dans le
rapport du nourrisson avec l’environnement externe, et ne sont pas innés ou
rattachés à la pulsion de mort. Ce sont des signes de croissance émotionnelle.
Un environnement insuffisamment bon ne permet pas d’intégrer l’agressivité
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pour la mettre au service du jeu et du travail.


La recherche d’un environnement bon qui a été retiré à l’enfant mais a laissé
des traces fait exister deux tendances dans l’acte antisocial : la recherche d’un
objet et l’expression d’un courant destructeur (recherche d’une mère-objet et
d’une mère-environnement). Ici s’affirme l’effet de liaison du recours à la motri-
cité, associée dans ce texte aux tendances destructrices : à la fois dans l’agis-
sement d’un désir transgressif destructeur et dans la quête d’un lien libidinal
contenant et rempli d’un sens perdu lorsque l’objet et ses satisfactions ont été
retirés ; la carence n’est pas seulement le manque de soins et d’amour, elle s’orga-
nise aussi à partir de la perte de sens produite par cette rupture dans le lien à
l’objet. Ce n’est pas seulement l’objet perdu ou en voie de l’être qui émerge de
202 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

ce texte, mais aussi la perte du travail de liaison psychique par la symbolisation,


intégrée dans les productions de l’aire transitionnelle.
Parmi les carences de l’environnement contribuant à l’étiologie de la tendance
antisociale, Winnicott cite la mère qui laisse réellement tomber son bébé et pro-
voque en lui une rupture brutale dans la continuité de son sentiment d’exister.
Et, quand la défaillance n’est pas réparée en temps voulu, il y a déprivation.
« Un enfant en état de déprivation, après avoir connu des défaillances qui ont
été réparées, en arrive à faire l’expérience d’une défaillance qui n’est pas réparée.
C’est alors que l’enfant passe sa vie à provoquer l’émergence de conditions telles
que les défaillances, à chaque fois réparées, permettent de renouer avec la vie »
(Winnicott, 1992, p. 98).
Dans l’expérience acquise pendant la Seconde Guerre mondiale en tra-
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vaillant avec les enfants évacués, et à partir de ses consultations familiales,
Winnicott considère qu’il est décisif que le nouvel environnement dans lequel
évolue l’enfant ou l’adolescent tolère la haine provoquée par l’enfant carencé,
qui en réalité est en train de montrer son espoir inconscient. Après un certain
temps, l’enfant adopté commence à espérer et à tester l’environnement qu’il
a trouvé. Il cherche la preuve que son tuteur a la capacité de le haïr objective-
ment. Il semble qu’il ne puisse croire qu’il est aimé qu’après avoir senti qu’il
a été haï. Winnicott (1947) replace ce processus dans le contexte inconscient
des attentes déçues de l’enfant en remontant aux origines de la relation mère-
bébé : comme la mère hait le bébé avant que le bébé haïsse sa mère, et avant que
le bébé ne puisse savoir que sa mère le hait, l’adolescent recherche d’abord à
vérifier la haine de son environnement avant que de pouvoir l’investir comme
un objet suffisamment bon, c’est-à-dire à même de tolérer et transformer sa
destructivité.
La finalité du comportement délinquant est de trouver une cohérence du
cadre familial que celui-ci ne peut lui procurer ; lorsque le cadre de sa vie est
brisé, s’il conserve un espoir, il cherche un cadre ailleurs, au dehors, auprès de
l’entourage familial ou de l’école. Il cherche une stabilité externe sans laquelle il
deviendrait fou. Il cherche la stabilité dont il a besoin pour dépasser les premiers
stades essentiels de son développement affectif. L’activité antisociale précède la
délinquance, qui signe que le message d’espoir n’a pas été entendu par l’envi-
ronnement.
L’utilisation de la violence comme moyen de continuer à se sentir réel indique
le risque encouru lorsque l’appel de détresse n’a pas été entendu ni la déprivation
reprise et réparée. L’enfant ou l’adolescent peut alors être envahi par une excita-
tion déliée, soit coûteuse en termes d’énergie pour la contrer – inhibition, repli,
dépersonnalisation –, soit amenant à une régression plus franche à travers le
passage à l’acte.
Donald Woods Winnicott 203

Le sujet, par l’acte antisocial, cherche à ce que l’environnement dise « non »,


non pas pour punir, mais pour créer en lui un sentiment de sécurité en rassurant
sur la survie de l’objet quant à sa destructivité. Il s’agit de rétablir un contrôle
venu d’en dehors de lui par l’attaque de la société. Ce n’est donc pas seule-
ment les parents qui doivent survivre à la destructivité, interne comme externe,
de l’enfant puis de l’adolescent, mais l’ensemble de l’environnement. Lorsque
l’objet a survécu, cela signifie qu’il n’y a pas ou peu de destruction ; le sujet
(bébé) prend conscience d’un objet qui a été investi ; dans le fantasme, l’objet
a été détruit, blessé, endommagé ou provoqué. Ce processus aboutit au fait que
la destruction d’un objet qui survit, qui n’a pas réagi ou disparu, conduit à son
usage.
Sur le plan thérapeutique, il est question de passer par l’environnement pour
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traiter les problèmes de délinquance, phase indispensable pour favoriser l’iden-
tification et la possibilité d’une psychothérapie ultérieure, une fois les enjeux de
la destructivité suffisamment intégrés pour que l’intérêt pour la vie psychique
ne soit pas vécu comme une menace dans le contexte d’une relation duelle.
C’est la limite contenante constituée par l’environnement qui va être thérapeu-
tique, et non seulement la relation avec la figure paternelle de référence. Cela
indique l’importance de l’organisation de cet environnement et des outils qui
permettent de le penser comme une enveloppe psychique trouée, à la fois par les
vicissitudes de la vie infantile et comme une source de protection qui se substi-
tue à la défaillance du pare-excitation, propre au vécu carentiel.
Le sujet cherche à revivre le moment de souffrance consécutif à la déprivation
avec quelqu’un qui lui servira de thérapeute, même s’il ne se situe pas dans une
psychothérapie. Au sein d’une psychothérapie, l’acting-out doit être toléré avec
des patients qui ne sont pas encore en mesure de symboliser ; le besoin d’agir est
le seul moyen de revivre ce qui a besoin d’être revécu. Si l’acting-out est surpre-
nant pour l’analyste comme pour le patient, il doit être suivi d’une verbalisation
du peu que l’analyste a compris. Et ce n’est pas tant trouver que chercher et se
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poser une question qui est à l’origine d’une prise de conscience. Cependant cette
recherche et cette découverte doivent avoir lieu à l’intérieur d’une relation suffi-
samment bonne, à même d’engendrer une réflexion (Winnicott, 1971).
Dans une telle perspective, Winnicott confirme ce qu’Aichhorn avait mon-
tré : pour les enfants asociaux, la pédagogie passant par l’apprentissage de la
morale et de la contrainte n’a aucune vertu éducative ou curative. A contrario,
la punition et la force ne mènent qu’à la soumission et à une existence en faux-
self. Ce propos s’articule avec celui de Freud pour lequel la punition est recher-
chée inconsciemment pour satisfaire le masochisme et atténuer le sentiment
de culpabilité d’origine inconsciente que le délit vient seulement représenter, à
la surface de l’appareil psychique, par le comportement et la conscience de ce
204 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

comportement. Dans le délit, l’adolescent ne cherche pas seulement à retrou-


ver la douceur maternelle qu’il a créée/perdue. Il cherche à la fois la mère avec
davantage de frustration, mais aussi une figure paternelle ; celle-ci est censée
procurer une limite quant à sa destructivité et surtout à la mise en acte des idées
qui lui viennent à l’esprit quand il est en état d’excitation.
La défaillance de l’environnement primaire est donc liée explicitement à
une défaillance de transmission maternelle du pare-excitation ; à une insuffi-
sante intériorisation et identification à un père qui protégera la mère lorsqu’elle
sera trouvée ; à une défaillance de l’environnement primaire dans sa capacité à
décoder et interpréter les signes d’angoisse de l’enfant. Ce dernier est toujours
confronté à la nécessité de trouver un cadre interne à même de contenir les
attaques fantasmatiques destructrices tout en permettant la survie de l’objet.
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Pour approfondir
Abraham J. (1996). Le Langage de Winnicott, Paris, É Éditions Popesco, 2001.
Aichhorn A. (1925). Jeunes en souffrances, Lecques, Éditions Champ Social, 2000.
Houssier F. (2008). « Transgression et recours à l’acte à l’adolescence : une forme agie
d’appel à l’objet », in Annales médico-psychologiques, 166, 9, 2008, 711-716.
Ribas D. (2000). Donald Woods Winnicott, Paris, PUF.
Roussillon R. (1999). Agonie, clivage et symbolisation, Paris, PUF.
Roussillon R. (2008). Le Jeu et l’Entre-je(u), Paris, PUF.
Winnicott D. W. (1940). « Délinquance et environnement », in L’Enfant, la Psychanalyse et
le Corps, Paris, Payot, 1999, 86-89.
Winnicott D. W. (1946). « Quelques aspects psychologiques de la délinquance juvénile »,
in L’Enfant et le monde extérieur, Paris, Payot, 1957, 165-174.
Winnicott D. W. (1947). « La haine dans le contre-transfert », in De la pédiatrie à la psycha-
nalyse, Paris, Payot, 1969, 72-82.
Winnicott D.W. (1967). « La délinquance, signe d’espoir », in Conversations ordinaires,
Paris, Gallimard, 1988, 99-109.
Winnicott D. W. (1971). Jeu et réalité, Paris, Gallimard.
Winnicott D. W. (1992). Le Bébé et sa mère, Paris, Payot.
Winnicott D.W. (1994). Déprivation et délinquance, Paris, Payot.
Winnicott D. W. (1989). La Crainte de l’effondrement et Autres Situations cliniques, Paris,
Gallimard, 2000.
21
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AN NA FREUD,
« Évaluation du développement
normal durant l’enfance »
(chap. III, p. 42-85), « Évaluation
du pathologique (I) Considérations
générales » (chap. IV, P. 86-118),
in Le Normal et le Pathologique
chez l’enfant, 1965, Paris,
Gallimard, 19681

1. Par Catherine Weismann-Arcache.


206 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

« C’est une chose de reconstruire le passé d’un patient, de remonter jusqu’à


l’origine des symptômes dans les premières années ; c’est autre chose de repérer
les facteurs pathogènes avant qu’ils n’aient fait leur preuve, de mesurer les
progrès normaux d’un jeune enfant, de prédire son développement, d’interve-
nir dans son éducation, de guider ses parents et, en général, de travailler à la
prévention des névroses, des psychoses et de l’inadaptation sociale […] Loin
d’être des abstractions théoriques, les lignes de développement au sens où nous
les entendons, sont des réalités historiques qui nous donnent quand nous les
rassemblons, un tableau convaincant du niveau des conquêtes personnelles
de chaque enfant ; ou, d’un autre point de vue, des échecs qu’il a rencontrés
dans le développement de sa personnalité […] Dans l’esprit de l’analyste,
l’ensemble du matériel collecté durant l’étape diagnostique s’organise de lui-
même en ce que nous pouvons appeler un profil métapsychologique global
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de l’enfant, à savoir en un tableau qui comprend les données dynamiques,
génétiques, économiques, structurales et adaptatives […] Il y a des processus
destructeurs à l’œuvre (d’origine organique, toxique ou psychique, connue ou
inconnue) qui ont réalisé ou sont sur le point de réaliser une rupture du déve-
loppement mental. »

1. Présentation de l’auteur

Anna Freud (1895-1982) est la sixième et dernière enfant de Sigmund Freud. Sa


formation initiale et son expérience d’institutrice vont donner une impulsion
et une coloration particulières à son intérêt pour la psychanalyse d’enfant et
à son rôle de pionnière dans ce domaine. Analysée par son père, elle devient
membre de la Société de psychanalyse de Vienne en 1922, dans le sillage de
H. Deutsch, H. Hartmann, M. Kris, W. Hoffer, O. Fenichel ou R. Spitz. Ses travaux
aux côtés de S. Bernfeld, W. Hoffer et d’A. Aichhorn s’inscrivent dans les aspira-
tions à la fois politiques, éducatives et psychanalytiques de cette époque. Anna
Freud est accueillie en Angleterre en 1938, et admise avec son père au sein de
la British Psychoanalytical Society. La rivalité « fraternelle » avec Mélanie Klein
s’accentuera dans les années 1940, donnant naissance aux « Controverses » : les
divergences concernant le rôle de l’environnement dans l’éclosion des troubles,
la nature du transfert chez l’enfant, et les perspectives thérapeutiques qui en
découlent, donneront lieu à deux cycles distincts de formation. En 1952, Anna
Freud créera à Londres la Hampstead Child Therapy Clinic, toujours en activité
aujourd’hui sous le nom de Centre Anna-Freud. Pour faire connaissance avec
son œuvre on peut consulter Anna Freud par C. Yorke (1997) ou encore L’École
d’Anna Freud. Créativité et controverses par F. Houssier (2010).
Anna Freud 207

2. Présentation du texte dans l’œuvre de l’auteur

Anna Freud a fondé les principes de la psychanalyse de l’enfant à partir de son


intérêt pour le développement normal et pathologique. Elle s’inscrit dans un
courant de pensée proche d’une « psychanalyse de la conscience » (Schmid-
Kitsikis, 2002) orientée vers une « pédagogie psychanalytique ». Son premier
ouvrage Le Traitement psychanalytique des enfants (1926), précède un ouvrage
princeps Le Moi et les Mécanismes de défense (1936) : elle y établit une ontoge-
nèse des mécanismes de défense et des différents types d’angoisse. Son expé-
rience clinique va cependant la confronter à la difficulté théorique à maintenir
une chronologie des aménagements défensifs. Quelques années plus tard, elle va
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approfondir l’un de ces aménagements, la régression, qui est aussi un processus
de développement, dans son ouvrage Le Normal et le Pathologique chez l’enfant,
paru en 1965. Elle y développe les notions de « ligne de développement » et de
« dysharmonie » contributions majeures pour une perspective préventive, diag-
nostique, pronostique et thérapeutique.

3. Résumé du texte : concepts fondamentaux

Le chapitre III intitulé « L’évaluation du développement normal durant


l’enfance » débute par la critique d’une approche rétrospective et uniquement
psychopathologique à partir de la cure psychanalytique de patients adultes, dif-
ficilement transposable lorsqu’il s’agit d’enfants pour lesquels A. Freud souhaite
prévenir et évaluer les troubles. À travers de nombreux exemples pratiques, elle
cherche à montrer combien les caractéristiques infantiles (égocentrisme, imma-
turité sexuelle, prépondérance des rejetons du ça sur les réponses du moi, éva-
luation du temps, etc.) sont une source d’incompréhension de la part des adultes
© Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

s’ils s’en tiennent à des descriptions des comportements de l’enfant. Pour abor-
der la dynamique sous-jacente, l’analyste devra considérer les lignes de développe-
ment, concept fondamental qui définit les différentes combinaisons et séquences
du développement sur deux axes, et toujours en interaction avec l’entourage :
l’axe libidinal et de celui de l’agressivité ;
l’axe des fonctions du moi, dans différents domaines de la personnalité.
Elle donne un exemple prototypique « de l’état de dépendance à l’autono-
mie affective et aux relations d’objet de type adulte », pour lequel elle établit un
schéma séquentiel évolutif. Cette démarche séquentielle est appliquée aux lignes
de développement qui concernent l’indépendance corporelle – alimentation,
208 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

contrôle sphinctérien, autonomie corporelle – puis à celles qui concernent les


investissements relationnels et sublimatoires. Les observations proposées appar-
tiennent à une clinique du quotidien, riche et vivante, qui analyse aussi bien
les activités de vidage et de remplissage, que les hobbies, ou encore la réussite
scolaire. Pour chacune de ces lignes de développement, elle décrit les perturba-
tions possibles qu’elle impute le plus souvent à des facteurs environnementaux :
défaillances ou exigences parentales.
Le paragraphe suivant annonce la correspondance entre les lignes de dévelop-
pement, et les concepts d’harmonie/dysharmonie, équilibre/déséquilibre vont venir
nuancer les notions de normalité et de pathologie. L’irrégularité des lignes de
développement est la norme, tant du côté du ça (libido et agressivité) que du
côté du moi (fonctions défensive, adaptative, et de différenciation). Dans ces
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conditions, les dysharmonies modérées constituent des profils intra-individuels et
rendent également compte des différences interindividuelles qui composent les
variantes de la normalité.
Elle conclura ce chapitre en examinant le concept de régression sous l’angle
inhabituel de la normalité : elle distingue la croissance innée qui est exclusive du
développement somatique, tandis qu’au plan mental il existe des forces opposées
qui tendent à la régression et à la fixation. À cet égard, les points de fixation sont
rapportés à des expériences traumatiques par excès ou par défaut, gratifications
ou frustrations excessives. Si les points de fixation du développement pulsionnel
ont été bien étudiés par la psychanalyse, il n’en va pas de même pour le déve-
loppement du système moi-surmoi. A. Freud va apporter des éléments inédits
concernant les régressions qui touchent le moi, car elle considère qu’elles sont
régies par des principes différents. C’est dans ce domaine que progrès et reculs,
essais et erreurs, participent au développement normal et participent à l’activité
défensive sous forme de déni, refoulement, ou formations réactionnelles.
A. Freud ajoute alors une nouvelle dimension à l’hétérogénéité des lignes de
développement, la variabilité des régressions et fixations propres à chaque enfant.
Les interactions complexes entre progressions et régressions, à l’instar de celles
qui régissent les lignes de développement, viennent démultiplier les variantes de
la normale. Ces régressions peuvent devenir permanentes et prennent alors un
caractère pathogène, ce qui fait l’objet du chapitre suivant.
Le chapitre IV intitulé « Évaluation du pathologique (I). Considérations géné-
rales » peut être divisé en deux parties : la première constate l’inadéquation de l’éva-
luation descriptive et oppose à la terminologie « statique » qui l’accompagne, une
« terminologie en termes de développement ». Cette démarche comparative ques-
tionne également les indicateurs de gravité des troubles chez l’enfant. La seconde
partie propose différents modes d’évaluation de la pathologie infantile : en fonction
du développement, en fonction du type d’angoisse et de conflit, en fonction de
Anna Freud 209

caractéristiques générales de la personnalité. La conclusion aboutit à la conception


d’une grille de lecture des troubles extrêmement complète et approfondie.

3.1 Opposition entre évaluation descriptive et évaluation


métapsychologique et gravité de la maladie
À l’aide d’exemples comme l’angoisse de séparation, le vol ou le mensonge,
A. Freud va relativiser la portée du symptôme, qui a peu de sens, compte tenu de
son caractère multiforme chez l’enfant. Récusant un par un tous les indicateurs
de trouble psychopathologique habituellement retenus pour l’adulte, elle va
énoncer un paradoxe, à savoir qu’il existe une inversion des signes de souffrance
chez l’enfant par rapport à l’adulte. Le seul facteur à retenir est l’altération du
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développement lui-même, et non pas l’altération inévitable et ponctuelle d’une
des lignes du développement. Les psychanalystes d’enfant doivent s’en tenir à la
position occupée par l’enfant dans une échelle de développement qui embrasse
le point de vue pulsionnel et dynamique, celui de la différenciation moi/surmoi,
et les modes de fonctionnement de l’appareil psychique au niveau économique,
des processus primaires aux processus secondaires, et du principe de plaisir au
principe de réalité.

3.2 Évaluation en fonction du développement


et de ses implications
Une progression très inégale du développement pulsionnel et du développe-
ment du moi a des conséquences psychopathologiques et A. Freud schématise
deux configurations possibles :
la première envisage de manière classique et freudienne l’avance du déve-
loppement du moi sur le développement pulsionnel, ce qui crée des
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troubles névrotiques ;
la seconde voit à l’inverse le développement pulsionnel prendre le dessus
sur le développement du moi qui demeure immature. A. Freud emploie le
terme de manifestations borderline.

Les points de vue économique et dynamique sont également réintégrés dans


cette évaluation. La qualité externe ou interne du conflit dépend du caractère
syntone ou non de la régression, par rapport au moi. A. Freud s’affilie ici à une
psychologie du moi qui suppose une autonomie progressive du moi par rapport
aux émergences pulsionnelles libidinales et agressives, et qui en fait une condi-
tion du bien-être psychique.
210 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

3.3 Évaluation en fonction du type d’angoisse


et du type de conflit
Pour A. Freud, la zone conflictuelle glisse le long d’un curseur qui va des conflits
externes vers toujours plus d’intériorisation et de différenciation des instances
psychiques : chez le jeune enfant, le conflit se joue avec l’entourage et provoque
l’angoisse de perte d’objet, puis de perte d’amour de l’objet ; ensuite les identi-
fications secondaires s’établissent et c’est la lutte entre le moi et le surmoi qui
créera le sentiment de culpabilité au sein d’un moi encore immature ; plus tard
encore, le conflit est totalement interne et se joue entre le moi et le ça, dès lors
que la fonction de synthèse du moi est assurée. Cette différenciation des conflits
en « conflits externes, intériorisés, et authentiquement internes » va déterminer
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pour A. Freud, non seulement la gravité des troubles, mais surtout les modalités
du traitement en termes de durée et d’intensité.

3.4 Évaluation en fonction de caractéristiques


générales
Les tâches de médiation du moi, la tolérance à la frustration et les capacités de
sublimation sont autant de modes de dérivation efficaces pour contrôler l’angoisse
et permettre l’achèvement du développement. Si l’angoisse est qualitativement
et quantitativement la même pour tous les enfants, c’est la capacité à traiter les
affects d’angoisse qui déterminera la tournure normale ou pathologique prise par
l’évolution de l’enfant.
Anna Freud conclura ce chapitre par une assertion qui conserve toute sa valeur
aujourd’hui, à savoir qu’un élément isolé n’a pas de valeur diagnostique et qu’il
faut considérer sa place au sein d’un ensemble. Aucun facteur – héréditaire ou
traumatique – ne peut être standardisé et sa signification demeure unique pour
chaque sujet. Ces considérations aboutissent à la conception d’un « projet de
profil diagnostique » dont les rubriques reprennent point par point les diffé-
rentes modalités d’évaluation développées dans ce chapitre.

4. Devenir et prolongements du texte

À la suite de son père, mais avec une originalité qui lui est propre, A. Freud a tenté
de construire une genèse des processus de développement, selon une méthode à
la fois dogmatique pour poser les éléments basaux de la conception, et génétique
pour proposer les hypothèses permettant de saisir les lignes de développement
Anna Freud 211

chez l’enfant. Ce point de vue génétique en psychanalyse a été revisité par des
auteurs contemporains comme B. Brusset (1997) et A. Green (2000). Les travaux
d’A Freud seront une référence pour le mouvement de « la psychologie du moi »
constitué dans les années cinquante aux États-Unis par H. Hartmann, E. Kris
et R.M. Lowenstein. Après la Seconde Guerre mondiale, des analystes comme
S. Lebovici, R. Diatkine, J.-L. Lang, M. Soulé, et R. Misès ont été largement inspirés
par ce point de vue génétique de la métapsychologie, tout en s’en démarquant
pour s’inscrire dans une « perspective historico-structurale et génétique » (Ledoux,
1984). L’observation psychanalytique participante est issue en partie de ses tra-
vaux, approfondis par D.W. Winnicott et E. Bick. Les apports d’Anna Freud ont
ainsi inspiré les débuts de la psychiatrie de l’enfant et ont modifié les prises en
charges institutionnelles à la faveur de l’éclairage psychanalytique. Les réunions
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« de synthèse » en institution et les comptes rendus d’évaluation psychologique
sont encore très imprégnés de cette vision plurimodale, globale, et complexe, à
l’instar du développement psychique. Enfin, on peut supposer que les catégories
nosographiques dites « troubles du développement » sont largement inspirées
– à leur corps défendant – par cette construction diachronique et métapsycho-
logique, sans en avoir intégré les subtilités et la profondeur. Il reste à souhaiter
prospérité et longévité au Anna Freud Center de Londres, et nous renvoyons le
lecteur à la contribution de sa directrice actuelle, Viviane Green (2003).

5. Enjeux et questions scientifiques

Ce texte apparaît aujourd’hui comme un plaidoyer pour une conception


holistique du développement psychique du petit humain. On y trouve une
mise en garde prémonitoire concernant une lecture directe des symptômes, et le
caractère réducteur des échelles de développement et des critères quantitatifs en
termes de retard ou d’avance. Il est utile de rappeler, à l’heure de l’idéalisation
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de l’enfant et des enjeux de la parentalité, que le développement harmonieux est


une utopie que la clinique dément.
La complémentarité des approches rétrospective chez l’adulte et prospective
chez l’enfant fait actuellement l’objet d’un rapprochement entre la psychologie
du développement et la psychanalyse, en y intégrant les apports de Bowlby. Le
modèle du développement libidinal a pu constituer un modèle étio-pathogénique
de toute la psychopathologie, dont on conteste aujourd’hui le pathomorphisme
(Ouss et Speranza, 2010) : un lien est établi entre stade du développement et
organisation psychopathologique en donnant aux fixations la place de l’étio-
logie. A. Freud remet au travail ce modèle des stades libidinaux, tout en l’élargis-
sant au développement des pulsions agressives et à celui du moi.
212 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

D’autre part, la place du psychanalyste d’enfant et la question du transfert chez


celui-ci ont également fait l’objet de controverses qui survivent aujourd’hui, au-
delà de la théorie de l’attachement, dans la complexité des articulations entre
théorie de la relation d’objet et théorie de la pulsion.
Les enjeux méthodologiques et éthiques de l’évaluation psychologique de
l’enfant sont également posés avec une modernité surprenante. Dans cette
perspective, le lecteur intéressé revisitera certains tableaux symptomatiques
contemporains à la lueur des observations d’A. Freud. Les organisations dys-
harmoniques de type haut potentiel ou dyspraxie sont évoquées avant l’heure,
et leur compréhension s’en trouve très enrichie : elle évoque le cas d’enfants
présentant une intelligence verbale très développée, au détriment de l’autono-
mie corporelle, du plaisir de jouer, et de la socialisation, et le risque d’une utili-
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sation perverse ou délinquante de cette intelligence dysharmonique. De notre
point de vue, ces éléments critiques prennent tout leur sens avec la clinique des
enfants à haut potentiel : la clinique descriptive, qui fait état d’une immaturité
affective de l’enfant intellectuellement précoce opposée à une hypermaturité
intellectuelle, n’aborde pas la question de l’articulation entre dynamique pul-
sionnelle, organisation psychique défensive et investissements identificatoires
et libidinaux (Weismann-Arcache, 2009).
L’hétérogénéité des lignes de développement conceptualisée par A. Freud fait
partie, selon Green (2000), des modèles développementaux les plus féconds de
la psychanalyse. Le lecteur d’Anna Freud appréciera dès lors le caractère précur-
seur et nuancé de son cheminement vers une nosographie psychanalytique de
l’enfant.

Pour approfondir
Brusset B. (1997). Le Développement libidinal de l’enfant, Paris, PUF.
Freud A. (1926). Le Traitement psychanalytique des enfants, Paris, PUF, 1951.
Freud A. (1936). Le Moi et les Mécanismes de défense, Paris, PUF, 1967.
Freud A. (1965). Le Normal et le Pathologique, Paris, Gallimard, 1968.
Freud A. (1976). L’Enfant dans la psychanalyse, Paris, Gallimard.
Freud A. (1978). Dans l’intérêt de l’enfant. Vers un nouveau statut de l’enfance, en collabo-
ration avec J. Goldstein et A. J. Solnit, Paris, ESF.
Green A. (2000). Le Temps éclaté, Paris, Les Éditions de Minuit.
Green V. (2003). « Objet de transfert, objet de développement dans la cure psychanaly-
tique de l’enfant », in Sacco F., Schmid-Kitsikis E. (dir.), Psychanalyse de l’enfant et crois-
sance psychique, Paris, Éditions In Press, 11-30.
Anna Freud 213

Houssier F. (2010). L’École d’Anna Freud. Créativité et controverses, Paris, Éd. Campagne
Première.
Ledoux M. (1984). Conceptions psychanalytiques de la psychose infantile, Paris, PUF.
Schmid-Kitsikis E. (2002). « Le moi et les mécanismes de défense », in de Mijolla A. (dir.),
Dictionnaire international de la psychanalyse, Paris, Hachette.
Speranza M. Ouss L. (2010) « La psychologie du développement et les théories psycha-
nalytiques du développement : problème de l’inférence et de la cohérence épistémolo-
gique », Psychiatrie de l’enfant, LIII, 1, 2010, 5-29.
Widlöcher D. (1985). « Les lignes de développement de l’enfant selon Anna Freud », in
Lebovici, Soulé, Diatkine, (1995), Nouveau Traité de psychiatrie de l’enfant et de l’adoles-
cent, Paris, PUF (2e éd. 2004), vol. 2, 995-1001.
Weismann-Arcache C. (2009). Les Surdoués, du bébé à l’adolescent. Les destins de l’intel-
ligence, Paris, Belin.
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Yorke C. (1997). Anna Freud, Paris, PUF.
22
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RENÉ DIATKINE,
« Du normal et du pathologique
dans l’évolution mentale
de l’enfant (ou des limites
de la psychiatrie infantile) »,
La Psychiatrie de l’enfant,
1967, vol. X, 1, 1-421

1. Par Jean-Yves Chagnon.


216 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

« Dans l’évolution actuelle de la psychiatrie, et plus particulièrement de la


psychiatrie infantile, on peut observer deux tendances contradictoires […] Il
n’existe pas de structure “normale”, ce qui est conforme à la théorie, exprimée
plus haut, que l’enfance est le témoin d’un mouvement rendu indispensable par
le déséquilibre initial de la relation objectale, déséquilibre qui, pour être le lot de
chacun, n’en constitue pas moins le prototype de la situation “psychotique”, au
cours de laquelle dépression et projection alternent […] Le but lointain de toute
thérapeutique est finalement d’empêcher l’installation de ces mesures restrictives
limitant les investissements objectaux et le plaisir de désirer, éliminant tout ce
qui n’est pas défense contre l’angoisse ou contre la dépression, et qui demeure
l’infrastructure de toute maladie mentale. »
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1. Présentation de l’auteur

René Diatkine (1918-1997), psychiatre et psychanalyste, membre titulaire de


la Société Psychanalytique de Paris, fut à la fois l’un des fondateurs après-guerre
de la pédopsychiatrie psychanalytique française (avec S. Lebovici, M. Soulé et
R. Misès), l’un des théoriciens de la psychanalyse d’enfants, intégrant de façon
originale tant les apports de M. Klein, A. Freud que Winnicott, et l’une des figures
ayant participé au renouvellement des conceptions de la pratique psychanaly-
tique contemporaine. Il fit preuve d’une activité et d’une créativité inlassables,
participant à l’humanisation de la psychiatrie d’inspiration psychanalytique. En
tant que psychiatre il a été un des fondateurs de l’Association de santé mentale
du XIIIe arrondissement de Paris et plus particulièrement du Centre Alfred-
Binet puis de l’unité du soir qui porte aujourd’hui son nom ; il contribua avec
S. Lebovici et J. et E. Kestemberg à l’invention du psychodrame psychanaly-
tique ; il fut professeur de psychiatrie à Genève où il participa à la mise en
place d’une structure de soins originale consacrée aux schizophrènes ; il parti-
cipa à la création de la revue La Psychiatrie de l’enfant (1958) puis Les Textes du
Centre Alfred-Binet (1982) et codirigea avec S. Lebovici et M. Soulé le Traité de
psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent (1985, 1995) ; enfin amoureux de la lec-
ture, des contes pour enfants et de leur utilisation thérapeutique et culturelle,
il fonda avec M. Bonnafé et T. Lainé l’association ACCES1. Pour faire connais-
sance avec son œuvre ou l’approfondir il est possible de se référer à René Diatkine
(Quartier-Frings, 1997), René Diatkine, psychanalyste de l’enfant (Vermorel et
Schmid-Kitsikis, 2001) ou encore au numéro que lui consacrèrent Les Textes du

1. Actions culturelles contre les exclusions et les ségrégations (http://www.acces-lirabebe.fr/objectifs.php).


René Diatkine 217

Centre Alfred-Binet intitulé Autour de l’œuvre de René Diatkine. Les enjeux de la psy-
chanalyse d’enfants (2001).

2. Présentation du texte dans l’œuvre de l’auteur

Ce texte occupe une position théorique et épistémologique centrale dans les


écrits de la période intermédiaire de l’œuvre de l’auteur publiés dans La Psychiatrie
de l’enfant et qui aboutiront à la rédaction de certains chapitres du Traité. Après
avoir assis la position des psychanalystes d’enfants français face à M. Klein et
A. Freud, dans un texte coécrit avec S. Lebovici (1953), il participe dans les années
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cinquante-soixante au travail de défrichage de la nosographie pédopsychiatrique
(étude des névroses obsessionnelles et phobiques, des psychoses infantiles et de
l’autisme, des troubles instrumentaux) (Kamel, 2011).
Au milieu des années soixante il s’agit de faire une halte pour « s’interroger
sur le choix des interventions du pédopsychiatre et de son équipe » et définir les
rapports entre le normal et le pathologique, l’offre de soins étant nécessairement
limitée par rapport à la demande. S’il s’agit de définir les limites de la psychiatrie
infantile, il s’agit également de fonder théoriquement la position des psychiatres
psychanalystes français à une époque où, d’un côté l’antipsychiatrie remettait
totalement en cause la notion de psychopathologie, alors que de l’autre côté
la psychiatrie à orientation psychanalytique venait tout juste de s’émanciper
de l’approche psychiatrique (médicale) classique (néo-kraepelinienne), et ce, en
particulier grâce au travail d’H. Ey qui avait fait dialoguer psychiatres et psycha-
nalystes de toutes obédiences.
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3. Résumé du texte et concepts fondamentaux

La première partie, historique, traite des rapports du normal et du patholo-


gique en médecine, en psychiatrie générale, puis en pédopsychiatrie de façon
à en définir l’objet. Le besoin de consulter après le constat d’une difficulté,
démarche habituelle en médecine, est en psychiatrie surdéterminé par des fac-
teurs multiples (psychologiques, socioculturels) risquant de surévaluer le constat
(besoin de dépendance) ou de le sous-évaluer (déni et projection) ; la question
se complique en psychopathologie infantile du fait de la dépendance de l’enfant
(qui n’a pas nécessairement conscience de souffrir) à l’égard de ses parents, et
des mouvements affectifs engagés : le psychiatre doit donc déterminer d’après
218 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

ses propres conceptions théoriques les groupes de sujets qu’il considère comme
pathologiques, avec le risque d’une normativité conformiste s’il ne s’appuie pas
sur une théorie scientifique cohérente.
La psychiatrie de l’enfant eut du mal à trouver sa voie propre et son origi-
nalité, prise entre la psychiatrie de l’adulte et la pédiatrie. Comme les modèles
anatomo-cliniques et constitutionnels n’étaient justifiés ni par impossibilité de
vérification anatomique ni par une analyse sérieuse de la sémiologie, de l’évo-
lution et des facteurs étiologiques incriminés, certains, pour mettre de l’ordre
dans une clinique incertaine et mouvante où tout était devenir, tentèrent alors
des recherches en secteur portant sur des activités particulières comme le lan-
gage ou la psychomotricité. Il faut lire, au moment où la psychopathologie est
submergée par le règne du « spécifique », les lignes magistrales que Diatkine
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consacre alors aux troubles instrumentaux. D’une part ni le langage, ni l’activité
psychomotrice, ne sont des activités élémentaires indépendantes des relations,
des identifications, des inter-investissements pulsionnels et donc du fonction-
nement mental global qui obéit au principe de plaisir/déplaisir. D’autre part
l’étude des difficultés de rééducation des troubles instrumentaux montre qu’il
s’agit souvent plus de blocages ou d’inhibitions de fonctions complexes que de
déficits maturatifs primaires à combler. Le trouble instrumental apparaît alors
comme un mode d’expression momentané d’une structure globale et il ne peut
être considéré comme autonome.
La psychanalyse va donner une orientation nouvelle à la psychiatrie de l’enfant
en montrant que les symptômes ont du sens (compromis entre le désir et la
défense) sans pour autant résoudre facilement la question du normal et du patho-
logique dans la mesure où les découvertes concernant la pathogénie des névroses
et des psychoses éclairent également le fonctionnement psychique général. La
grande leçon Freudienne sera de montrer que l’homme « normal » ne se différen-
cie pas facilement du névrosé ou du psychotique puisqu’ils traversent les mêmes
conflits, angoisses et problématiques mais les résolvent autrement, la différence
étant davantage quantitative (économique) que qualitative (dynamique).
Le constat selon lequel la névrose de transfert de l’adulte recouvre une névrose
infantile universelle (le Petit Hans) éclaira de façon nouvelle une série de faits
qu’une description empirique ne parvenait pas à classer ni à expliquer. Mais si les
symptômes névrotiques et psychotiques de l’enfant ont du sens par rapport aux
conflits internes inhérents à l’évolution de la sexualité infantile, conflits eux-
mêmes modulés par les contre attitudes parentales, ceux-ci ne sont pas l’apanage
d’un groupe d’enfants perturbés ou traumatisés. Comment, dès lors, reconnaître
les symptômes de bon aloi, comme des phobies, des rituels, des inhibitions,
constitutifs de la névrose infantile, et les différencier d’une névrose de l’enfant
plus grave ou risquant de déboucher à l’âge adulte sur une névrose grave ? Leur
René Diatkine 219

intensité, dépendante des réactions des parents, n’est pas un critère discrimi-
nant, certains enfants pouvant les garder secrets, alors que leur absence peut
signer une défaillance grave dans le développement, éventuellement masquée
par une hyper-adaptation conformiste à l’environnement. L’auteur cite alors les
positions de M. Klein et A. Freud qui, l’une par sa centration sur la dualité innée
des pulsions organisatrices des positions psychotiques précoces, l’autre par sa
centration sur le développement et l’opposition entre mouvements progressifs
et régressifs, recèlent selon Diatkine, leurs propres limitations, ce qui lui permet
d’avancer des propositions personnelles.
La seconde partie commence par une série de précisions capitales. « L’examen en
psychiatrie infantile doit répondre à deux ordres de questions, les premières por-
tant sur l’état actuel de l’enfant et l’appréciation des tensions internes et externes
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dont il est l’objet, les secondes concernant les prévisions de l’évolution ultérieure »
(p. 20). Un examen comporte donc toujours une partie diagnostique « actuelle » et
une partie pronostique visant à « imaginer comment l’enfant dont on vient d’étu-
dier la structure, pourra affronter les obligations nouvelles qui se présenteront
nécessairement, aussi bien du fait de l’évolution de ses conflits internalisés, que
des exigences sociales de toute nature. C’est donc finalement la capacité d’organi-
ser de nouvelles opérations, ou au contraire la mise en œuvre de processus inhibi-
teurs, tendant à restreindre l’activité mentale du sujet, qui devront être appréciées.
Les symptômes au fur et à mesure de leur apparition ou de leur effacement, ne
prennent leur sens qu’en fonction de ces processus » (p. 21).
Pour rendre concrètes ces propositions, il est nécessaire de se doter d’une théo-
rie de l’évolution de l’enfant qui tienne compte de la continuité et de l’hétérogé-
néité structurale des différents stades de celle-ci. Cette théorie du développement
psychique et de ses aléas psychopathologiques, tout en empruntant tant à
S. Freud qu’à M. Klein et au courant dit de la psychanalyse génétique (A. Freud,
R. Spitz), revêt une incontestable originalité et elle sera progressivement déve-
loppée dans La Psychanalyse précoce (1972) puis dans le chapitre « Introduction
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à la théorie psychanalytique de la psychopathologie de l’enfant et de l’adoles-


cent » du Traité (1995).
Si Diatkine n’adhère ni à l’antériorité de la position schizo-paranoïde, ni a la
théorie de la continuité génétique kleinienne, il n’en pose pas moins comme
centrale l’instauration et l’élaboration de la position dépressive, mais il en
donne une théorie personnelle. Pendant les premiers mois la rencontre entre
l’organisme inachevé de l’enfant, soumis au principe de plaisir (hallucination
de la satisfaction), et l’illusion parentale permet la mise en place de potentiali-
tés évolutives qui seront utilisées ultérieurement (en particulier l’auto-érotisme,
les activités transitionnelles) mais c’est l’instauration de la relation objectale,
observable vers 6-8 mois, qui constitue une révolution dans l’activité mentale de
220 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

l’enfant. Le passage de la discontinuité du besoin à la continuité du désir rend


compte de l’organisation du système primitif clivage-projection, premier méca-
nisme défensif antidépresseur devant la menace de perte d’objet issue de l’inves-
tissement ambivalent. C’est en effet la même personne, la mère ou son substitut,
qui est source de plaisir quand elle est présente, source de déplaisir quand elle
est absente, aimée et haïe, bonne et mauvaise. La triangulation de l’ambivalence,
par projection du mauvais sur un personnage tiers, « non-mère », le père le plus
souvent, soulage l’angoisse dépressive de perte d’objet. Elle ouvre ainsi tant sur
l’organisation des stades précoces du complexe d’œdipe, menant aux identi-
fications croisées successives, que sur l’organisation de deux facettes du psy-
chisme indissociables : la fantasmatisation (en particulier de la scène primitive
qui permet de donner sens à l’absence) et le développement cognitif soutenu par
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le désir de connaître au-delà du monde sensible et visible, soit l’épistémophilie.
Des avatars de l’organisation de ces différents processus dépendent les prin-
cipales formes psychopathologiques précoces : autisme par défaut d’investisse-
ment objectal, psychoses infantiles par impossibilité de rééquilibrage autre que
selon les processus primaires, prépsychoses, dysharmonies évolutives. Ces évo-
lutions pathologiques peuvent être compensées, voire récupérées, par l’inves-
tissement parental ou se « névrotiser » ou encore évoluer vers des organisations
dites de caractère où les investissements narcissiques prédominent sur les inves-
tissements objectaux. Dans les bons cas l’enfant peut déplacer ses investisse-
ments primitifs et « cette mobilité d’investissements, jouant surtout à travers
le langage, lui procurera une certaine liberté dans l’organisation de fantasmes
dont la fonction sera à la fois la protection contre les frustrations et en même
temps la possibilité de trouver du plaisir dans l’attente et dans l’appétition du
plaisir. Le plaisir de désirer devient chez l’enfant à l’apogée du complexe d’Œdipe
le meilleur signe d’évolution non psychotique, il permet de renoncer aux pre-
miers buts libidinaux sans trop de dommage et de fantasmer l’avenir avec suf-
fisamment de plaisir pour que la situation soit momentanément équilibrée »
(p. 30) (cf. Chagnon, 1999).
Mais une telle évolution, aussi satisfaisante soit-elle, n’est pas indemne de
symptômes provoqués par les inévitables contradictions inhérentes aux iden-
tifications œdipiennes. Il faut donc s’interroger sur l’effet du symptôme sur
l’organisation générale du psychisme de l’enfant. Dans les cas où les symptômes
n’entraînent qu’une gêne minime dans l’activité du sujet il convient d’évaluer la
mobilité des investissements, la capacité à trouver du plaisir dans le fonctionne-
ment des opérations mentales conditionnant l’équilibre entre investissements
objectaux et narcissiques, la possibilité de s’attacher à des tâches nouvelles, de
transférer sur des personnages substitutifs les désirs œdipiens, le goût pour les
histoires (fantaisies, lectures), l’intensité du désir de connaître, de comprendre,
René Diatkine 221

l’appétence pour l’abstraction. En bref il s’agit d’évaluer l’équilibre entre les pro-
cessus primaires et les processus secondaires. Une mention particulière est apportée
à la distinction – difficile – entre sublimations et formations réactionnelles, ces
dernières ne permettant pas aux investissements de se libérer des conflits.
Quand l’organisation mentale de l’enfant entraîne une restriction de son acti-
vité, les symptômes ne permettent pas de compromis favorables à l’autonomie
mais rendent dépendants des parents. Il faut alors apprécier le caractère irré-
versible de la structure (impliquant les réactions parentales) qui s’organise, ce
qui ne permettra pas au sujet, en particulier à l’adolescence, d’affronter sans
réorganisation pathologique les exigences internes (modifications des pulsions
et des instances) et externes (sociales). L’examen à la période de latence et/ou
à la préadolescence doit apprécier l’infiltration des fantasmes prégénitaux des-
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tructeurs qui donnent à la génitalité un caractère angoissant et empêchent les
identifications post-œdipiennes de se stabiliser et les processus de latence de
s’installer ; l’ensemble de ce système ouvert ou fermé étant in fine mis à l’épreuve
de l’adolescence et l’entrée dans l’âge adulte.
La troisième partie synthétise la conception de l’auteur.

« Il n’existe pas de structure normale car il n’existe pas de voie “normale”


pour se dégager des contradictions psychiques de l’investissement objectal et
du complexe d’œdipe » : celle-ci emprunte des mécanismes psychotiques dont
l’élaboration vers la névrotisation (dans les meilleurs des cas) est toujours
singulière (et jamais totalement achevée). Mieux, « se demander si un enfant
est névrosé ou non, pour savoir s’il est malade ou sain, c’est mal poser le pro-
blème. Le diagnostic de structure mentale ne doit pas être confondu avec celui
de “normalité” ou de “pathologie” » (p. 38).

La justification théorique du choix des enfants tient dès lors en quelques


points :
© Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

le pronostic consiste moins à prédire si l’enfant guérira ou non de sa névrose


mais à savoir si le sujet pourra s’organiser plus tard de façon ordonnée
et sans grave restriction. Ce pronostic est possible mais incertain car les
facteurs organisateurs ou précipitant sont aléatoires et imprévisibles. Pour
chaque mode d’organisation, il est toutefois possible de prévoir une « four-
chette pronostique », jamais linéaire. L’auteur en appelle alors à la mise
en place de recherches longitudinales qui permettraient d’améliorer les
connaissances et de produire une sémiologie prédictive moins « impres-
sionniste » (cf. Chiland, 1971 ; Chagnon, 2002) ;
deux éléments de mauvais pronostic justifient par leur constat ou leur
simple prévision l’intervention du psychiatre : la restriction d’activité
222 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

ou d’investissement ou l’absence d’apparition d’opération nouvelle ;


l’organisation de situations irréversibles. Les mécanismes régressifs
auto-entretenus sous l’effet des satisfactions prégénitales exclusives et
l’absence de plaisir nouveau engagent à la répétition et au blocage de
l’élaboration de nouvelles structures. L’entourage familial et scolaire peut
participer activement à ce qu’aucune issue autre que restrictive ne puisse
être trouvée ;
« la souffrance de l’enfant, son angoisse et ses tendances dépressives sont
toujours des motifs impérieux d’intervention, quel qu’en soit le pronostic
lointain » (p. 41).

Au-delà de leurs différences manifestes toutes les thérapeutiques utilisées en


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psychiatrie de l’enfant (psychothérapie analytique, pédagogiques, rééducations)
ont dès lors un point commun : elles visent à provoquer du nouveau et à mobili-
ser le moi de l’enfant pour de nouvelles élaborations secondaires. Ne pas donner
la réplique inconsciemment attendue et habituellement donnée par les parents
ou les enseignants permet de ne pas enfermer l’enfant dans son cercle vicieux
habituel, de lui procurer de nouvelles identifications et de lui faire découvrir de
nouveaux plaisirs de fonctionnement là où il ne vit que des expériences pénibles
l’immobilisant dans des positions figées. Il s’agit d’empêcher l’installation de ces
mesures restrictives qui limitent les investissements objectaux et le plaisir de dési-
rer et éliminent tout ce qui n’est pas défense contre l’angoisse ou la dépression.

4. Devenir et prolongements du texte ;


enjeux scientifiques

Ce texte, repris et développé dans le chapitre introductif du Traité (1995), peut


être considéré comme le manifeste de la position psychopathologique des
pédopsychiatres psychanalystes français. Face à la simplicité du recueil symp-
tomatique stati(sti)que, ces propositions d’évaluation revêtent une complexité
qui peut dérouter initialement un clinicien non formé à la théorie psychanaly-
tique. Cependant l’extrême acuité avec laquelle Diatkine suit les mouvements
psychiques de l’enfant permet assez vite au clinicien ayant un minimum d’expé-
rience de repérer, à travers l’entretien, le jeu et le dessin, les différents éléments
permettant d’apprécier le mode de fonctionnement mental qui donne sens aux
symptômes.
À la lumière du texte présent nous ne pouvons que mesurer l’appauvrissement
et la régression que le DSM induit aujourd’hui dans les pratiques évaluatrices
René Diatkine 223

et thérapeutiques, la centration sur le manifeste ne pouvant qu’aboutir à une


tentative de normalisation et de moralisation de l’existence, que nous dénon-
çons aujourd’hui. Ainsi la norme statistique et la norme sociale ont peu d’inté-
rêt en psychopathologie de l’enfant et doivent-elles être complétées par une
perspective « axiologique » (David, 1972), c’est-à-dire orientée par la recherche
du meilleur niveau de fonctionnement.
Dans ces perspectives, R. Diatkine organisa en 1972 un colloque de la SPP
intitulé « Aspects pathologiques et pathogènes de la normalité » (RFP, 1972).
On y trouve un certain nombre de contributions majeures : celles de C. David,
A. Green, J. Bergeret et le célèbre Plaidoyer pour une certaine anormalité de J. Mc
Dougall (1978). Depuis il est habituel de différencier le « normal », c’est-à-dire
ce qui est visé par l’enfant pour être aimé de ses parents, du « normatif », la
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normativité (Canguilhem, 1966) désignant la capacité à faire preuve de créati-
vité et à développer de nouvelles formes de fonctionnement et d’adaptation en
fonction des exigences internes et externes.

Pour approfondir
Autour de l’œuvre de René Diatkine « Les enjeux de la psychanalyse de l’enfant », Les
Textes du Centre Alfred Binet, n° 30, Éd. In Press.
Chagnon J.-Y. (1999). « À propos d’un apport original de René Diatkine : le plaisir de dési-
rer ou la capacité de rêverie », Psychiatrie de l’enfant, n° 1-1999, 5-26.
Chagnon J.-Y. (2002). Le Pronostic à la préadolescence, Villeneuve-d’Ascq, Éd. du Septen-
trion.
Chiland C. (1971). L’Enfant de 6 ans et son avenir, Paris, PUF.
Diatkine R., Lebovici S. (1953). « Étude des fantasmes chez l’enfant », Revue française de
psychanalyse, n° 1-1954, 108-155.
Diatkine R., Simon J. (1972). La Psychanalyse précoce, Paris, PUF.
Diatkine R. (1995). « Introduction à la théorie psychanalytique de la psychopathologie de
l’enfant et de l’adolescent », in Nouveau Traité de Psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent,
t. II, chap. 63, 1039-1087.
Kamel F. (2011). « Psychanalyse et nosographie de l’enfant », in Bouhsira J., Danon-
Boileau L. (dir.), Nosographie psychanalytique, Paris, PUF, Monographies et débats de
psychanalyse.
La « normalité », Revue française de psychanalyse, n° 3-1972.
Mc Dougall J. (1978). Plaidoyer pour une certaine anormalité, Paris, Gallimard.
Quartier-Frings F. (1997). René Diatkine, Paris, PUF.
Vermorel M., Schmid-Kitsikis E. (dir.) (2001). René Diatkine. Psychanalyste de l’enfant,
Lausanne, Delachaux et Niestlé.
23
SERGE LEBOVICI
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ET DENISE
BRAUNSCHWEIG,
« À propos de la névrose infantile »,
La Psychiatrie de l’enfant, 1967,
vol. X, 1, 43-1221

1. Par Caroline Hurvy.


226 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

« En France, comme en d’autres pays, anglo-saxons en particulier, de nom-


breux travaux, études cliniques et théoriques, se sont attachés ces dernières
années à définir en les approfondissant certains aspects plus ou moins limi-
tés de la psychopathologie de l’enfant […] Il est bien certain, comme Freud
l’a démontré, que la névrose de transfert du patient adulte n’est autre que la
reviviscence de celle de l’enfant, et que, par conséquent, la forme prise par
cette dernière dans le passé individuel a une influence décisive sur la structure
névrotique de l’adulte. Il n’en est pas moins vrai que la constatation de symp-
tômes, phobiques ou obsessionnels par exemple, chez un enfant, à un moment
quelconque, ne permet pas à elle seule de prévoir quelle forme prendra la
maladie à l’âge adulte, ni même si elle sera manifeste […] [Ces études pronos-
tiques] ne se recroisent que très imparfaitement avec les études anamnestiques
des névrosés adultes dont on retrouve les diverses modalités dans les antécé-
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dents ; à ce point de vue on pourrait dire que seule la reconstruction psycha-
nalytique à travers la névrose de transfert remet en valeur la continuité de la
pathologie de l’enfant et de l’adulte. »

1. Présentation des auteurs

Serge Lebovici (1915-2000), psychiatre, psychanalyste et professeur émérite de


psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à l’université Paris-Nord, intègre en
1946 la Société psychanalytique de Paris, dont il assurera plus tard la direction
(1962-1967). Il travaille dès 1946 dans le service de psychiatrie de l’enfant du
professeur G. Heuyer aux Enfants-Malades puis en 1951 à la Salpêtrière. En 1958,
il crée, avec Philippe Paumelle, l’Association de santé mentale du XIIIe arrondis-
sement de Paris, et plus particulièrement le Centre Alfred-Binet qu’il animera
pendant vingt ans en compagnie de R. Diatkine, institution qui contribuera
à renouveler la pratique pédopsychiatrique en France. En 1978, alors qu’il est
nommé professeur, il fonde le service de psychopathologie de l’enfant et de
l’adolescent à l’hôpital Avicenne (Bobigny). Au cours de sa longue et exception-
nelle carrière, S. Lebovici assura, parallèlement à ses responsabilités institution-
nelles, la direction de plusieurs associations, dont l’Association internationale
de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent (1966-1970) et l’Association psy-
chanalytique internationale (1973-1977). Il est à l’origine de nombreux travaux
collectifs, tel que le célèbre Traité de psychiatrie de l’enfant, édité pour la première
fois en 1985. Denise Braunschweig, elle aussi membre de la Société psychana-
lytique de Paris, excerce comme analyste à l’hôpital de jour de l’Association de
santé mentale du XIIIe au moment où l’article a été rédigé. Elle et S. Lebovici col-
Serge Lebovici et Denise Braunschweig 227

laborent dans le cadre d’une recherche portant sur la psychopathie de l’enfant


(1969). D. Braunschweig est l’une des fondatrices en 1972 de l’Institut de psy-
chosomatique (IPSO) et a publié de nombreux travaux avec le psychanalyste
Michel Fain. Pour faire connaissance avec leurs œuvres respectives on peut se
référer à Serge Lebovici (Coblence, 1997) et Denise Braunschweig (Ody, 2000).

2. Présentation du texte dans l’œuvre


des auteurs et concepts fondamentaux
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Ce texte témoigne de la fécondité d’une période de l’histoire de la psychopatho-
logie de l’enfant et de l’adolescent en France à partir des années cinquante : les
avancées dans le champ de la psychanalyse fécondent la psychiatrie de l’enfant,
et inversement. Dans l’article, le recouvrement entre les notions de névrose
infantile et de névrose de l’enfant reflète ce mouvement de réunion des deux
disciplines.
Le concept de névrose infantile sera décondensé plus tardivement par
S. Lebovici. Il trouvera une forme aboutie dans le rapport présenté en 1979 lors
du XXXIXe congrès des psychanalystes de langue française, consacré à « L’expé-
rience du psychanalyste chez l’enfant et chez l’adulte devant le modèle de la
névrose infantile et de la névrose de transfert » (RFP, 1980). S. Lebovici y effectue
une distinction nette entre la névrose infantile d’un part, relevant des conflits
organisateurs du développement et la névrose de l’enfant d’autre part, correspon-
dant à la réalité d’un tableau clinique pathologique. Quant à la névrose de trans-
fert, elle est la répétition de la névrose infantile lors d’une cure analytique, aussi
bien chez les enfants que chez les adultes. S. Lebovici poursuivra cette élabora-
tion dans des publications ultérieures.
© Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

Rappelons que le présent article est rédigé dans les suites des controverses
anglo-saxonnes relatives aux techniques psychanalytiques utilisées dans le
traitement des enfants, qui opposent l’école d’Anna Freud à celle de Mélanie
Klein. Les auteurs s’y réfèrent, sans pour autant entrer dans le débat. Ils éla-
borent leurs propres conceptions du traitement psychanalytique des enfants. Ils
se désolidarisent de l’« anna-freudisme » qui propose une approche trop pure-
ment développementale, sans pour autant minimiser l’influence du milieu. Ils
postulent par ailleurs l’existence de véritables névroses chez l’enfant et jugent
l’enfant capable de transfert sur la personne de l’analyste, contrairement à
M. Klein. La volonté d’articuler données psychanalytiques et données neuro-
biologiques du développement est retrouvée chez S. Lebovici dès 1961 dans son
228 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

article « La relation objectale chez l’enfant ». Il stipule que la relation d’objet, à


l’origine de la formation du moi, se constitue dans un mouvement d’interaction
constante entre l’enfant et son environnement.
Au niveau de leur pratique professionnelle, les auteurs sont très impliqués
dans la mise en place d’institutions pionnières : le centre de consultation Alfred-
Binet, accueillant majoritairement des enfants présentant des troubles névrotiques
associés ou non à des troubles des apprentissages et l’hôpital de jour, destiné aux
enfants atteints de graves troubles de la personnalité. Le travail d’équipe mené
conjointement par des analystes, des rééducateurs, des assistantes sociales et des
pédiatres, génère des réflexions théoriques et des innovations thérapeutiques qui
feront de l’association du XIIIe un centre incontournable de formation à la psy-
chanalyse d’enfant. La rigueur théorico-clinique du texte illustre l’état d’esprit
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des auteurs : confronter le modèle psychanalytique de la névrose, tel qu’il a été
conceptualisé par Freud à travers ses cures d’adultes, aux données de la psychia-
trie infantile, afin de donner à la névrose de l’enfant un statut conceptuel singu-
lier. Pour cela, ils s’appuient sur un matériel clinique foisonnant et proposent un
catalogue très complet de la symptomatologie névrotique telle qu’elle apparaît
dans leur pratique.
À partir de ce texte, les différents écrits cliniques de S. Lebovici et de ses colla-
borateurs portant sur l’obsession, l’hystérie ou les phobies scolaires, seront tou-
jours sous-tendus par une nette démarcation entre la névrose constituée d’une
part et les symptômes névrotiques passagers d’autre part, inscrits dans le déve-
loppement normal de l’enfant. L’ensemble des formulations sur la névrose infan-
tile participe d’un mouvement de recherche très actif, engagé dès 1962, visant
à établir une classification nosographique pertinente chez l’enfant. Les travaux
relatifs aux évaluations diagnostiques et pronostiques des diverses entités cli-
niques donneront lieu à des propositions de classifications soumises à l’OMS
en 1967. Elles seront pour la plupart acceptées, contribuant en cela à l’essor
considérable de la psychiatrie de l’enfant en France. Ces travaux préfigurent la
création en 1985 de la classification française des troubles mentaux (CFTMEA),
mêlant approche psychanalytique et démarche psychiatrique.

3. Résumé du texte

Les auteurs livrent dans ce texte une étude de la notion de névrose infantile,
entendue ici comme synonyme de la névrose de l’enfant. En guise d’introduc-
tion, ils rappellent les conceptions freudiennes de la névrose de l’adulte et de
l’enfant, dans le prolongement desquelles ils s’inscrivent fermement. Le texte se
Serge Lebovici et Denise Braunschweig 229

subdivise en trois parties. La première repose sur le recensement des différents


symptômes névrotiques rencontrés chez l’enfant, mis au regard de ceux présents
chez l’adulte : symptômes hystériques, phobiques, obsessionnels, troubles du
caractère, inhibitions et états dépressifs. La deuxième partie traite des particula-
rités de l’organisation névrotique chez l’enfant. Enfin, la troisième et dernière
partie porte sur l’évaluation des facteurs évolutifs de la névrose infantile afin de
préciser les limites de cette notion.
Concernant les conceptions de la névrose, les auteurs relèvent l’étiologie
psychodynamique d’une pathologie psychique, commune à l’enfant et à l’adulte :
la capacité du moi à lier de plus ou moins grandes quantités d’excitation. Aux
névroses élaborées, issues de la mise en œuvre de défenses secondarisées, les
auteurs opposent les névroses de comportement et les névroses d’angoisse ou névroses
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traumatiques. Celles-ci apparaissent lorsque le moi est faible : dans le premier
cas le comportement constitue le seul recours au traitement de l’excitation, et
dans le second, l’angoisse apparaît de manière libre et envahissante car l’excès
pulsionnel n’a pu être traité. Chez l’enfant comme chez l’adulte, on retrouve
aussi un continuum entre fonctionnement normal et pathologique : les névro-
sés répriment au prix d’une symptomatologie coûteuse ce que les individus sains
parviennent à maîtriser. Afin d’accéder à la genèse d’une névrose infantile sur le
vif, sans passer par la reconstruction qui peut en être faite après-coup, les auteurs
reprennent de manière détaillée le récit de l’analyse du petit Hans, âgé de 5 ans,
publiée par S. Freud dans son ouvrage Cinq psychanalyses (1909). Elle rend
compte de la complexité du processus pathologique à l’œuvre dans la genèse
d’une névrose phobique infantile. Ce degré de complexité est comparable à celui
du processus névrotique adulte.
À travers le passage en revue des différentes formes cliniques empruntées par
la névrose infantile, considérée comme prototypique de la névrose de l’adulte,
les auteurs formulent plusieurs constats. Si nous retenons l’exemple des symp-
tômes obsessionnels, ils remarquent tout d’abord qu’il n’est pas aisé de les distin-
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guer des symptômes phobiques, car les formes retrouvées sont souvent hybrides,
comme dans le cas des phobies alimentaires compliquées de rituels obsession-
nels. Ils estiment important de repérer la différence entre de véritables obses-
sions et des petites manifestations obsessionnelles observées dans le cadre des
variations du développement normal. Lorsqu’un enfant fait tomber de manière
répétitive un objet par terre, objet ramassé ensuite par la mère, il s’agit d’un rite
significatif de son évolution (maîtrise de la relation à l’objet) et non pas d’une
manifestation pathologique. Il en est de même pour les rituels autour du cou-
cher, très fréquents chez les enfants de trois ans, témoins de l’organisation œdi-
pienne de la personnalité. L’enfant obtient par ce biais des bénéfices secondaires
déculpabilisés. En revanche, certains symptômes d’allure névrotique peuvent
230 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

recouvrir des fonctionnements plus archaïques, comme dans le cas de phobies


relatives au corps propre, associées à des manifestations obsessionnelles de véri-
fication de l’intégrité physique, traduisant l’existence d’un état prépsychotique.
Autre exemple : les compulsions à calculer sont souvent retrouvées chez des
enfants psychotiques et ont pour but d’éviter l’angoisse relationnelle.
L’émergence de symptômes névrotiques est aussi à relativiser en fonction du
stade de développement atteint. Si l’on considère le moment où l’enfant entre
en période de latence, de nombreuses formations réactionnelles se mettent en
place et soutiennent le moi dans le traitement des pulsions œdipiennes. Ces for-
mations réactionnelles ne sont pas des obsessions à proprement parler. On parle
de symptômes obsessionnels au sens strict du terme lorsque « la pulsion refoulée
s’exprime sous une forme à la fois régressive et déplacée, quand la formation réac-
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tionnelle n’a pas réussi à maintenir le refoulement ». Le symptôme correspond à
la régression du moi, au réenvahissement par la pulsion d’abord refoulée et dépla-
cée. Par exemple l’obsession de la propreté, accompagnée du lavage compulsif des
mains, est un véritable symptôme, contrairement à de simples préoccupations
autour de l’hygiène. Les obsessions peuvent aussi être retrouvées sous la forme de
traits de caractère obsessionnels chez l’enfant : perfectionnisme dans les devoirs,
méticulosité, souci de l’ordre, etc. Si ces manifestations s’installent durablement
parmi les mécanismes de défense du sujet, elles participent de la mise en place de
névroses de caractère asymptomatiques, susceptibles de se décompenser et d’être
à l’origine de névroses symptomatiques à l’âge adulte.
Au cours du texte, de nombreuses références sont faites à ce que les auteurs
nomment névroses de comportement, au sein desquelles les conflits semblent
névrotiques, mais ne s’accompagnent pas d’angoisse : l’enfant agit sans culpabi-
lité. Ils constatent que ces modes de fonctionnement peu mentalisés ne relèvent
pas toujours d’une « formule névrotique ». La pauvreté de la fantasmatisation qui
accompagne ces troubles représente un critère de mauvais pronostic. On assiste
alors à la comportementalisation de certains états névrotiques. Au contraire, la
névrotisation de troubles du comportement de type passage à l’acte, fait figure
d’évolution heureuse.
Les auteurs, qui tentent de caractériser l’organisation névrotique infantile,
posent le constat suivant : une formule névrotique identique au départ peut
conduire à des évolutions contrastées. Des comportements impulsifs par exemple,
pourront se révéler transitoires et relever d’une compulsion névrotique obses-
sionnelle, ou alors ils persisteront et seront à l’origine de troubles antisociaux.
Ces évolutions ne sont pas strictement déterminées par la structure du sujet,
précisent-ils : les réactions de l’environnement face aux troubles de l’enfant vont
jouer un rôle majeur dans l’amendement, le maintien, ou même l’aggravation
de certaines difficultés. Ceci est particulièrement vrai dans le cas des pathologies
Serge Lebovici et Denise Braunschweig 231

conjointes, très fréquentes chez l’enfant : les troubles névrotiques s’associent à


des troubles des conduites, des troubles des apprentissages, des difficultés instru-
mentales, etc. Si par exemple les troubles des apprentissages sont mal tolérés par
l’école, cela risque de provoquer échecs, inhibitions et troubles réactionnels du
comportement chez l’enfant. Un trouble dyslexique, une instabilité psychomo-
trice, sont susceptibles de produire une désadaptation scolaire et par conséquent
d’aggraver la souffrance névrotique de l’enfant. Les auteurs s’interrogent sur les
modalités thérapeutiques les plus appropriées dans ce genre de situation : la
priorité est-elle rééducative ou psychothérapeutique ? L’enfant est-il en mesure
de pouvoir investir plusieurs thérapies simultanément ?
La notion de névrose infantile ne se révèle pas pertinente en ce qui concerne
sa valeur prédictive : on ne peut pas formuler d’hypothèse pronostique à partir
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de son expression clinique. Une même formule névrotique initiale peut conduire
à l’amendement spontané des symptômes, ou bien évoluer vers une névrose de
caractère ou encore constituer le préliminaire d’une névrose adulte. Déceler le
potentiel évolutif des symptômes est essentiel pour envisager les modalités théra-
peutiques les plus appropriées. Pour cela, il est important de replacer les accidents
névrotiques dans le cadre du fonctionnement familial (la névrose infantile peut
participer de son équilibre névrotique, ou alors exprimer la névrose de caractère
des parents), ainsi que dans le cadre des aléas normaux du développement.

4. Prolongements du texte et enjeux


scientifiques

Ce texte, d’une rare densité clinique, constituera le point de départ de nombreux


articles consacrés à l’approfondissement de la psychopathologie psychanaly-
tique de l’enfant et de l’adolescent. La distinction névrose infantile – névrose de
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l’enfant, à l’état d’ébauche dans cet article, sera particulièrement développée par
S. Lebovici lui-même, notamment dans son rapport présenté au Congrès des psy-
chanalystes de langue française en 1979. Ses travaux aboutiront à la définition
de la névrose infantile comme un modèle métapsychologique du fonctionne-
ment psychique (source de la névrose de transfert) et un fait de développement :
elle est issue de la réorganisation de l’histoire infantile du sujet au moment de
l’assomption de la phase phallique et de l’élaboration du conflit œdipien. Pour
Lebovici, la névrose de l’enfant s’ancre dans une névrose infantile insuffisam-
ment structurée : lorsque les contre-investissements et le refoulement échouent
dans le traitement des motions œdipiennes. Ces concepts sont devenus des préa-
lables indispensables aux travaux en psychanalyse de l’enfant.
232 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

S. Lebovici ira encore plus loin dans ses théorisations. Il propose un en deçà
de la névrose infantile et oriente son intérêt vers l’observation des interactions
précoces. Selon lui, la névrose infantile est constituée de toute l’histoire interac-
tive précoce du sujet, qu’elle réorganise après-coup au profit de la structuration
œdipienne. La cure analytique, par le biais de la névrose de transfert, permet
donc un accès non seulement à la névrose infantile mais aussi à son substrat
précoce. Ces nouveaux apports annoncent la direction que prendront les futurs
travaux de S. Lebovici : l’observation du nourrisson et de ses interactions avec
l’environnement. Cette perspective provoque des critiques provenant du milieu
psychanalytique. On lui reproche une orientation trop développementaliste
aux dépens de l’approche psychanalytique axée sur la temporalité psychique de
l’après-coup, reproches largement repris et argumentés aujourd’hui par B. Golse
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qui peut être considéré comme l’un de ses successeurs (Golse, 2001, 2006).
Un autre champ conceptuel se dessine dans l’article de 1967 sur la névrose
infantile : celui des pathologies limites de l’enfance, théorisées plus tard par
R. Misès (1990). S. Lebovici opère ici un regroupement de certains troubles
« non mentalisés ». Il s’agit de névroses de comportement et de troubles inter-
médiaires, ni névrotiques, ni psychotiques (désordres psychosomatiques, dés-
équilibres psychopathiques). Il pressent entre eux des similitudes : conflits
pseudo-névrotiques, absence d’anxiété, recours privilégié au comportement ou
à la somatisation. La tentative de caractérisation de ces troubles pose les jalons
de leur future réunion sous une même terminologie.

Pour approfondir
Braunschweig D., Lebovici S., Van Thiel-Godfrind J. (1969). « La psychopathie de
l’enfant », La Psychiatrie de l’enfant, XII-1, 5-106.
Coblence F. (1996). Serge Lebovici, Paris, PUF, 1997.
Freud S. (1926). Inhibition, symptôme et angoisse, Paris, PUF, 1993.
Freud S. (1909). « Analyse d’une phobie chez un petit garçon de 5 ans (le petit Hans) »,
Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1970.
Freud A. (1965). Le Normal et le Pathologique chez l’enfant, Paris, Gallimard, 1968.
Golse B. (2001). « Réflexions sur l’œuvre de S. Lebovici », La Psychiatrie de l’enfant, 1, 44,
5-25.
Golse B. (2006). L’Être bébé, Paris, PUF.
Lebovici S. (1961). « La genèse de la relation d’objet », La Psychiatrie de l’enfant, 1, 147-
222.
Serge Lebovici et Denise Braunschweig 233

Lebovici S. (1980). « L’expérience du psychanalyste chez l’enfant et chez l’adulte devant


le modèle de la névrose infantile et de la névrose de transfert », Revue française de
psychanalyse, 64, 5-6, 733-857.
Lebovici S. (1985). « L’hystérie chez l’enfant et l’adolescent », Confrontations
psychiatriques, 25, 99-119.
Lebovici S., Soulé M. (1970). La Connaissance de l’enfant par la psychanalyse, Paris, PUF,
1989.
Misès R. (1990). Les Pathologies limites de l’enfance, Paris, PUF.
Ody M. (2000). Denise Braunschweig, Paris, PUF.
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RENÉ DIATKINE,
« L’enfant prépsychotique »,
La Psychiatrie de l’enfant, 1969,
vol. XII, 2, 413-4461

1. Par Jean-Yves Chagnon.


236 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

« La psychiatrie infantile tire l’originalité de sa méthode de l’indispensable


confrontation entre : 1 Un diagnostic de structure actuelle, concernant le fonc-
tionnement mental de l’enfant, tel qu’on peut l’élaborer à partir des signes
cliniques dans un système conceptuel approprié ; et 2 Un pronostic dépendant
de la capacité, attribuée à cette structure, de se transformer sous l’effet des
exigences plus ou moins prévisibles auxquelles le sujet devra répondre, dans
l’enfance, l’adolescence et à l’âge adulte […] L’unité de ce groupe, tenant à
l’investissement des objets internalisés, le terme de prépsychose, n’indique en
aucune façon une ressemblance plus ou moins floue avec les psychoses, mais
bien une éventualité pronostique […] L’appréciation des effets immédiats et
lointains du fonctionnement mental de l’enfant devient un champ important
de la clinique psychiatrique infantile : il comporte encore beaucoup de régions
inconnues, mais son exploitation se révèle pleine de promesse. »
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1. Présentation du texte dans l’œuvre de l’auteur

Ce texte, l’un des plus souvent cités de R. Diatkine, se situe dans la continuité
de celui sur le Normal et le Pathologique chez l’enfant, commenté plus haut. Il en
constitue le prolongement appliqué, au niveau du diagnostic à la question des
organisations dysharmoniques ou intermédiaires entre névroses et psychoses, et,
au niveau pronostic, à la question des risques de réorganisation psychotique.
En effet les pédopsychiatres français, dans leur effort de défrichage nosogra-
phique s’intéressent dans les années 1960 aux structures psychiques qui ne se
laissent pas facilement intégrer dans l’opposition névroses/psychoses. D’autre
part la question des manifestations prémorbides de la schizophrénie interroge
les psychiatres depuis Kraepelin : s’agit-il de la décompensation d’une maladie
déjà présente à l’état latent où d’un « coup de tonnerre dans un ciel serein » ?
Diatkine y répond de façon originale et avant-gardiste pour l’époque en se
démarquant des modèles structuralistes alors en vigueur qui ne rendaient pas
justice à la mouvance du fonctionnement psychique : « l’apparition d’un état
pathologique (névrotique ou psychotique, par exemple) n’est pas la libération
d’une structure sous-jacente, mais la réorganisation du moi sous la contrainte
des multiples contradictions déterminées par les fantasmes inconscients » (1967,
p. 8).
Il faut ajouter que si Diatkine propose jusque-là une théorisation personnelle
du développement et de ses avatars pathologiques intégrant les travaux freu-
diens, kleiniens et du courant de la psychanalyse dite « génétique » (A. Freud,
R. Spitz), on voit dans ce texte apparaître l’influence de Winnicott qui ne cessera
ensuite de s’imposer dans le paysage psychanalytique français.
René Diatkine 237

2. Résumé du texte et concepts fondamentaux

La première partie traite de la métapsychologie des psychoses (symptomatiques


et caractérielles) dont la connaissance topique, dynamique et économique est
nécessaire pour évaluer le devenir des structures à risque d’évolution psycho-
tique de l’enfant. L’équilibre entre processus primaires et processus secondaires
est finement étudié dans les structures névrotiques et dans les structures psy-
chotiques. Dans ces dernières la prévalence des régulations primaires (inves-
tissements « libres » des objets internes, dont le prototype est la réalisation
hallucinatoire du désir) ne permet pas aux régulations secondaires (investisse-
ments liés) de trouver leur efficacité.
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« La capacité de diminuer le déplaisir lié à la non-réalisation immé-
diate du désir et de supporter sans dépression la remise à plus tard de
la satisfaction, est liée à deux activités mentales. La première est la
production de fantaisies (ou de jeux chez l’enfant) au cours desquelles
la représentation mentale du désir satisfait est clairement reconnue
comme produite par le sujet, mais est suffisamment investie pour consti-
tuer “la réalité psychique” et une source de plaisir, authentique bien
que secondaire. La seconde est un plaisir, ressenti par le moi à planifier
l’action et à préparer ainsi la satisfaction » (1969, p. 413).

Le passage progressif du principe de plaisir au principe de réalité fait que la satis-


faction se déplace de la réalisation vers la représentation de la réalisation, le plaisir
de désirer, qui permet d’attendre plaisamment, tel est l’objet du travail psychique
de la latence, rêver, anticiper et préparer les satisfactions post-adolescentes.
Quand ce passage ne s’effectue pas, ou mal, « la faiblesse de l’élaboration
secondaire laisse le désir primitif aussi abrupt, dans la mesure même où rien
ne vient compenser le déplaisir, entraîné dans l’impossibilité de la satisfaction –
© Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

impossibilité inscrite dans la nature même du désir » (ibid., p. 413)1. Ajoutons


que la prévalence des processus primaires s’accompagne d’une discontinuité
de l’investissement de soi, soit une altération de l’investissement narcissique
qui, comme l’investissement objectal, est soumis aux conflits d’ambivalence
pulsionnelle et à la désintrication pulsionnelle.

1. Exemple de régulation en processus primaires : délirer être un super-héros aux capacités de transpor-
tation surnaturelles permet d’éviter la frustration liée à l’apprentissage progressif du permis de conduire,
mais laisse démuni le jour où il faut se rendre à son travail ou véhiculer une petite amie… Exemple de
régulation secondaire : pour un enfant, préparer deux mois avant Noël la liste de cadeaux est parfois aussi
plaisant que la réception des cadeaux eux-mêmes.
238 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

Une troisième voie est cependant possible, dont le « faux self » winnicottien
est une illustration. Souvent lié au déni des objets internes, caractéristique des
défenses maniaques, il témoigne de ce que certains enfants « paraissent organi-
ser des processus secondaires, répondre aux exigences du moment, sans que leur
relation d’objet soit le moins du monde transformée, sans que leurs fantasmes
inconscients perdent la moindre part de leur effet inhibiteur […] Les activités
du moi, apparemment normales ou névrotiques, mais plaquées et faiblement
investies, sont balayées par la résurgence de l’angoisse, au moment où apparaît
“l’expérience délirante primaire” » (ibid., p. 419).
Du point de vue du développement, c’est l’établissement de la relation objec-
tale, ou en d’autres termes de la position dépressive, confrontant à l’investis-
sement ambivalent et donc à l’angoisse dépressive de perte d’objet (et de la
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continuité psychique) qui constitue une étape fondamentalement douloureuse
et nécessaire pour la mise en place de la générativité psychique (capacité à orga-
niser des formes nouvelles). Cette étape a cependant été conditionnée par ce
qui précède et en particulier par la continuité de l’investissement maternel qui
a permis à l’enfant de « guérir » des angoisses d’annihilation du self décrites par
Winnicott et qui menacent de rompre la continuité psychique. C’est la perma-
nence de l’attitude maternelle réparatrice qui prépare le moi de l’enfant à se
substituer à l’objet frustrant ou défaillant, l’investissement narcissique devenant
alors le processus antidépresseur essentiel.
Quels sont les déterminismes qui prédisposent à la psychose ? Parmi les fac-
teurs étiologiques des événements précoces toujours susceptibles d’être réacti-
vés après coup, comme des discontinuités relationnelles et/ou affectives, des
ruptures, des traumatismes divers, tiennent une place importante mais c’est
la défaillance du moi à élaborer la relation d’objet naissante qui détermine le
risque d’évolution psychotique. L’adolescence, qui voit une réélaboration de la
position dépressive, est un moment critique par ses exigences de changement
sous les contraintes pulsionnelles internes (intégration de l’identité sexuée) et
sociales (nécessité de mise en œuvre des projets, la réalisation de l’idéal ne pou-
vant être remise à plus tard).
La deuxième partie traite des aspects cliniques des états prépsychotiques. Ce qui
précède a permis « de prévoir qualitativement les possibilités d’évolution psycho-
tique : ce danger existe chaque fois que l’investissement primitif des objets internalisés
n’est ni équilibré, ni tempéré par d’autres sources de plaisir, de nature secondaire,
ni par des contre-investissements névrotiques suffisamment efficaces, c’est-
à-dire chaque fois que l’élaboration par le moi de la relation objectale est défaillante
que cette insuffisance soit manifeste ou non » (p. 422). Le désir devient alors une
plaie ouverte du fait de l’impossibilité à être totalement satisfait et seule la réali-
sation hallucinatoire ou le délire permet d’échapper à la dépression et de main-
René Diatkine 239

tenir la cohérence mentale ou alors les processus de désinvestissement objectal


entraînent un « décrochage » du désir orientant vers une déficience triste.
L’unité de ce groupe tient donc davantage à son aspect métapsychologique
qu’à l’aspect symptomatique, polymorphe, ce que confirmeront tous les auteurs
suivants. Le terme de prépsychose signifie ainsi une éventualité pronostique, un
risque de réorganisation psychotique sans parenté nécessaire avec la psychose.
Diatkine préfère ce terme à celui d’état limite, davantage justifié pour les adultes
organisés de façon plus stable.
Les prépsychoses se divisent en deux sous-groupes comprenant :
des structures franchement psychotiques dès l’enfance mais dont la symp-
tomatologie peut être très discrète. Parmi les psychoses infantiles certaines
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constituent des états pré-schizophréniques. L’évolution des psychoses
infantiles s’effectue habituellement dans trois directions : l’état déficitaire
plus ou moins irréversible ; la psychose chronique plus souvent hébéphré-
nique que schizophrénique ; une organisation pseudo-névrotique peu
mobilisable et fragile vis-à-vis des décompensations.
La pseudo-« arriération affective » est souvent l’expression clinique d’une
structure psychotique aux altérations symptomatiques discrètes (inhibi-
tions, maladresses, dyspraxies). Leur comportement social est souvent sans
nuance, car ils se conforment aux désirs des parents et évitent les conflits.
Niais, ingénus, sans curiosité ils sont « l’objet idéal » de leurs parents
qui ne perçoivent pas leur bizarrerie. Ou alors, quand l’accord ne se réa-
lise pas, ils sont massivement opposants et colériques, répondant sur un
mode « agi ». Des traits de caractère très investis narcissiquement contre-
investissent les pulsions prégénitales sans évolution possible de la position
dépressive sous-jacente. Ces structures peuvent alors « casser » face aux
contraintes de l’adolescence et évoluer vers une schizophrénie délirante
ou se protéger des remaniements par le retrait d’investissement dans une
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« fausse débilité » ;
d’autres états prépsychotiques comprennent des enfants au fonctionne-
ment mental apparemment voisin des structures névrotiques ou des orga-
nisations défensives de type caractériel, mais dans certains cas l’échec des
mécanismes de défense laisse l’angoisse envahir la conscience et l’inhi-
bition dominer le tableau clinique, alors que dans d’autres cas l’angoisse
peut être absente mais le sujet se dérobe à tout intérêt réel (faux-self) d’où
l’échec de certains apprentissages faussement attribués à des insuffisances
instrumentales. Ce deuxième groupe se caractérise ainsi par le polymor-
phisme de l’activité du moi mais surtout son inefficacité. Le moi et les
mécanismes de défense échouent dans leurs tâches antidépressives ; la
240 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

focalisation de l’angoisse ; la différenciation des conduites de sublimation


des formations réactionnelles conduisant habituellement à des investisse-
ments diversifiés ; l’élaboration des objets internes et de la relation objec-
tale. La persistance de l’angoisse marque l’instabilité de la structure qui ne
trouve pas son équilibre économique.

Mais Diatkine insiste sur le fait que cette classification « ne doit pas suggé-
rer une typologie structurale » (p. 423). Le terme de prépsychose désigne une
éventualité pronostique en fonction d’une théorie « économico-dynamique »
du fonctionnement mental centrée sur l’équilibre processus primaires/processus
secondaires et non une catégorie nosologique autonome opposable à d’autres.
Parmi les processus psychotiques précoces, les défenses maniaques décrites par
M. Klein (Segal, 1967) doivent faire l’objet d’une appréciation particulière : non
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pathognomonique en elles-mêmes, elles s’opposent toutefois aux processus de
réparation et bloquent les affects dépressifs, tout en laissant intact le noyau
dépressif. Elles englobent les mécanismes défensifs les plus primitifs (déni, cli-
vage, identification projective) et aboutissent au déni de la dépendance à l’égard
des objets externes et finalement au déni de la réalité psychique interne. Comme
elles existent chez tout sujet il faut en évaluer soigneusement l’équilibre avec
les autres procédés défensifs car elles ne permettent aucune évolution du moi et
laissent inchangés l’investissement des objets internes d’où des fixations redou-
tables.
Divers exemples d’enfants phobiques ou présentant d’apparents troubles
instrumentaux anecdotiques illustrent ces états prépsychotiques. Notons parmi
ces cas la présence de la petite Carine (3 ans ½ au moment de la première consul-
tation) qui, prise en traitement, fit l’objet du livre La Psychanalyse précoce coécrit
avec Janine Simon (1972) et dont on eut par hasard des nouvelles près de trente
ans plus tard (Simon, 2001).

3. Devenir et prolongements

Diatkine (1979, 1985, 1991, 1995a, 1995b) reviendra souvent sur cette notion
de prépsychose et, au fur et à mesure de son expérience avec les psychotiques
adultes, il n’aura de cesse d’en montrer les risques évolutifs. Les troubles des
apprentissages du langage oral et écrit prennent parfois une signification péjora-
tive dans certains cas d’enfants devenus psychotiques ou borderline : la lecture
et l’écriture, et d’une façon générale les processus de symbolisation, ne sont
pas investis comme des sources de plaisir secondaire alimentant la rêverie du
René Diatkine 241

sujet mais cette absence d’élaboration pulsionnelle peu significative en elle-


même passe inaperçue et participe après coup de « l’histoire perdue » des schi-
zophrènes.
À la suite de Diatkine, de nombreux auteurs (Widlöcher, 1973 ; Lang, 1978 ;
Palacio-Espasa, 1994) que nous ne pouvons que citer ici, renvoyant à notre
article résumant leurs travaux (Chagnon et Durand, 2007), viendront enrichir
ce concept qui reste aujourd’hui encore très utilisé par les pédopsychiatres et
psychanalystes français (Lucas, 2002) et qui fait partie intégrante de l’axe 1 de
la CFTMEA R-2000 à la rubrique « Autisme et troubles psychotiques ». Il fut
pourtant discuté par Misès (1973) du fait de son caractère extensif et donc insuf-
fisamment discriminant vis-à-vis de ce qui n’est ni psychose ni névrose d’une
part et d’autre part du fait de sa centration sur le risque d’évolution psycho-
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tique, cette éventualité non négligeable n’apparaissant cependant pas comme la
plus fréquente par rapport à des évolutions pseudo-névrotiques dites de carac-
tère, psychopathiques, psychosomatiques et surtout franchement borderline
(troubles de la personnalité, états limites).

4. Enjeux et questions scientifiques

À l’heure où la psychopathologie est battue en brèche par la déferlante d’une


psychiatrie dite objective il faut rappeler les limites de la simple approche symp-
tomatique qui risque de passer à côté de l’essentiel, à savoir la souffrance psy-
chique qui sous-tend et organise la symptomatologie. Or celle-ci ne prend pas
toujours une apparence manifeste quand les systèmes de recueil ne s’organisent
pas eux-mêmes afin d’éviter de rencontrer cette angoisse qu’un socius excité et
déprimé ne veut plus tolérer. Il existe ainsi une collusion de déni entre des sujets
intolérants à leurs conflits internes et les nouveaux modèles médicaux intolé-
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rants vis-à-vis de l’approche psychopathologique.


La mode actuelle des troubles spécifiques (ou instrumentaux) vise de ce
point de vue à les isoler des troubles de la personnalité, parfois lourds d’une
potentialité psychotique, qui pourtant les intègrent. Souhaitons que cet
effet de mode actuel, valorisant une cécité préoccupante sur le fonctionne-
ment mental, n’occulte pas trop longtemps l’apport précieux de l’analyse
psychopathologique, où la prépsychose garde toute sa place et originalité, afin
que ces enfants puissent bénéficier tout autant des rééducations que des soins
qui leur permettraient peut-être d’échapper à des destins psychopathologiques
graves.
242 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

Pour approfondir
Chagnon J.-Y., Durand M.-L. (2007). « La prépsychose : un concept toujours actuel en
psychopathologie de l’enfant ? », Psychologie clinique et projective, vol. 13, 123-171.
Diatkine R., Simon J. (1972). La psychanalyse précoce, Paris, PUF.
Diatkine R. (1979). « Les états limites ou les limites de la classification nosologique en
psychiatrie », Études psychothérapiques, vol. 38, n° 4-1979, 253-259.
Diatkine R., Quartier F. (1985). « L’enfance perdue d’une schizophrène », La Psychiatrie
de l’enfant, n° 1-1985, 5-38.
Diatkine R., Quartier-Frings F., Andréoli A. (1991). Psychose et changement, Paris, PUF.
Diatkine R. (1995a). « Introduction à la théorie psychanalytique de la psychopatho-
logie de l’enfant et de l’adolescent », in Nouveau Traité de psychiatrie de l’enfant et de
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l’adolescent, t. II, chap. 63, 1039-1087.
Diatkine R. (1995b). « Les psychoses infantiles en dehors de l’autisme infantile précoce »,
in Nouveau Traité de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, t. II, chap. 75, 1297-1313.
Lang J L. (1978). Aux frontières de la psychose infantile, Paris, PUF.
Lucas G. et coll. (2002). Psychiatrie de l’enfant : quels patients, quels traitements ?, Paris,
PUF.
Misès R., Horassius M. (1973). « Les dysharmonies évolutives précoces de structure psy-
chotique », Revue de neuropsychiatrie infantile, vol. 21, n° 12, 755-765.
Palacio Espasa F., Dufour R. (1994). Diagnostic structurel chez l’enfant, Paris, Masson.
Segal H. (1969). Introduction à l’œuvre de Mélanie Klein, Paris, PUF.
Simon J. (2001). « Un traitement précoce et son destin », Les Textes du Centre Alfred-
Binet, n° 30, 23-38.
Widlöcher D. (1973). « Étude psychopathologique des états prépsychotiques », Revue
de neuropsychiatrie infantile, 1973, 21 (12), 735-744.
25
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MICHEL FA IN,
« Prélude à la vie fantasmatique »,
Revue française de psychanalyse,
XXXV, 2-3, 1971, 291-3641

1. Par Isabelle Gernet.


244 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

« C’est vers une tentative de coordonner une série


d’observations, de travaux, de discussions, que va se développer
ce travail […] Ainsi, si la censure de l’amante s’exerce, elle accepte
le compromis représentatif, alors qu’un défaut massif du pare-excitation
supprime la représentation (remplacée en général par des activités
répétitives) […] C’est arbitrairement que j’ai fixé ici la fin de cet exposé,
fin qui correspond en fait à l’entrée en scène de tous les personnages
du drame, personnages ayant cependant déjà de multiples costumes,
à moins que les feux de la rampe s’inversant éblouissent
mortellement le ou les spectateurs. »
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1. Présentation de l’auteur

Michel Fain (1917-2007) était médecin de formation, psychanalyste et fon-


dateur, avec Pierre Marty, Michel de M’Uzan et Christian David, de l’École
psychosomatique de Paris (IPSO). Son intérêt pour le corps à travers l’abord
psychosomatique des maladies somatiques est précoce, ses premiers articles
datant des années 1950, dont plusieurs publications rédigées en commun avec
P. Marty. À partir de sa pratique de psychosomaticien qui le conduit à une
lecture critique de Freud, M. Fain va développer et proposer des réflexions
métapsychologiques portant notamment sur l’interprétation, le transfert, la
relation d’objet et la sexualité humaine. Il en résulte une conception originale
et féconde des variations de l’économie de la vie psychique. Sa contribution ne
se réduit donc pas au champ psychosomatique, mais ses nombreux articles et
différents ouvrages – dont le remarquable La Nuit, le jour. Essai psychanalytique
sur le fonctionnement mental, rédigé en collaboration avec D. Braunschweig –
représentent un apport majeur pour la théorie psychanalytique. Son œuvre
dense et complexe se construit parallèlement à un solide engagement ins-
titutionnel, puisqu’il occupera diverses positions au sein de la SPP, dont les
fonctions de président de 1982 à 1985. Sa passion pour la métapsychologie,
alliée à sa rigueur conceptuelle, contribuent à le désigner comme un « pro-
meneur de la métapsychologie », ainsi que le propose Marilia Aisenstein. Un
ouvrage, d’ailleurs rédigé par cette dernière en 2000 dans la collection « Psy-
chanalystes d’aujourd’hui », et présentant les principaux apports de sa pensée,
lui est dédié.
Michel Fain 245

2. Présentation et résumé du texte :


concepts fondamentaux

L’article « Prélude à la vie fantasmatique » est un long texte, cher à M. Fain,


qui se situe comme une présentation condensée de sa compréhension métapsy-
chologique de la vie psychique, à la suite du rapport portant sur les « Aspects
fonctionnels de la vie onirique », rédigé avec C. David en 1962 et publié en
1963 dans la Revue française de psychanalyse. L’objet de l’article est de rassem-
bler les propositions théoriques sur la vie fantasmatique, non pas de manière
générale, mais en partant de la clinique psychosomatique. En effet, le problème
de définition théorique du fantasme qui concerne, et même divise l’ensemble
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de la communauté psychanalytique, se trouve « aggravé » en psychosomatique
du fait de la nature du symptôme. Le fantasme, en tant que possibilité don-
née par l’appareil psychique de donner une « forme » aux excitations, pose la
question de la tolérance du corps aux excitations. Dans la clinique des troubles
somatiques, l’accrochage au factuel et le surinvestissement perceptif dominent
au détriment des productions psychiques comme les fantasmes ou les rêves.
Cependant, M. Fain se montre critique à propos de l’utilisation d’analogies
concernant le fonctionnement psychique et les régulations physiologiques. Il
se réfère ici à la définition du fantasme proposée par M. Klein et S. Isaacs, selon
laquelle l’activité fantasmatique est envisagée sur le modèle de l’expérience cor-
porelle : le psychisme de l’enfant introjecte les qualités de l’objet-sein, comme
l’enfant incorpore le lait. Par conséquent, il propose de situer sa contribution à
la compréhension de la vie fantasmatique à partir de l’analyse de la place dévo-
lue à l’instinct de mort et de la répartition économique des forces en jeu dans le
fonctionnement psychique. L’instinct de mort vise à réduire au niveau zéro les
excitations et s’oppose de ce fait à la pulsion et au sexuel, qui visent toujours la
recherche de l’excitation. Cette conception lui permet de mener la discussion en
© Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

s’appuyant sur l’opposition, qu’il situe comme dynamique et complémentaire,


entre S. Freud et M. Klein, concernant la définition du fantasme.
En vue de comprendre la manière dont le fantasme préside au processus de
« médiatisation » de l’excitation à partir de la double référence à l’objet et au
narcissisme, il est conduit à identifier le rôle de la mère dans l’émergence des
auto-érotismes et la constitution du narcissisme. Le développement de l’activité
fantasmatique est abordé sous l’angle de la réalisation hallucinatoire du dés-
ir à partir de la confrontation de l’enfant à un objet maternel à la fois présent
et absent, car son désir est dirigé vers un autre, le père. L’identification primaire,
soutenue par le sommeil de l’enfant, consiste à abaisser de manière considérable
246 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

l’excitation « quelle qu’en soit sa source » et maintenir un capital narcissique


suffisant.
C’est à partir de la fonction du rêve et des modalités du « système sommeil-
rêve » que M. Fain va dégager les fondements de l’activité de représentation. La
fonction du système onirique est en effet d’éviter la décharge brute des exci-
tations, en atténuant le contenu de la réalisation hallucinatoire du désir, par
l’intermédiaire de représentations variées en qualité, comme en quantité. Ce
modèle qui préside au développement de l’activité fantasmatique, le conduit à
distinguer le rôle de la censure de celui du pare-excitation, rôles tous deux dévolus
à la mère, et qui visent à éviter l’impact traumatique en protégeant le moi de la
désorganisation par les excitations. Selon lui, la clinique des bébés insomniaques
met précisément en évidence la faillite du rôle de pare-excitation de la mère et
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l’impossibilité dans laquelle se trouve le bébé de se constituer un système pare-
excitation autonome. Dans cette situation, le maintien du sommeil n’est pos-
sible que par le recours à un bercement actif, qui, en tant que forme spécifique
d’excitation, a une vertu calmante et non satisfaisante. Le retour au calme ne
peut se trouver que par l’épuisement des excitations, ce qui signe l’intervention
de l’instinct de mort et s’oppose à la réalisation hallucinatoire du désir. Sur ce
point, M. Fain s’appuie sur les réflexions d’A. Green, pour lequel l’action spéci-
fique de la pulsion de mort ne se manifeste pas seulement à travers des mani-
festations agressives et destructrices, mais œuvre essentiellement de manière
silencieuse, sur le mode du négatif. L’échec de la mise en forme de l’excitation,
du fait d’une médiation insuffisante de la mère, et qui se traduit cliniquement
par une tendance à agir plutôt qu’à se représenter, résulterait d’un réinvestis-
sement primitif de la sensorialité en vue de contre-investir le défaut de consti-
tution d’un pare-excitation. L’échec de ce mode de défense confronte le sujet à
des impressions sensorielles brutes issues de ce que M. Fain désigne comme une
« réalité primaire », qui se caractérise par une brutale invasion d’excitations et
représente une menace traumatique de débordement par les excitations.
Afin de comprendre les aléas de la constitution de la vie fantasmatique, M. Fain
pose l’hypothèse d’un système de fétichisation primaire, permettant de dénier les
« effets désintégrants de l’absence » de l’objet. Le fétichisme primaire désigne un
mécanisme primitif de déni face à l’afflux indifférencié de stimulations condui-
sant à une prématurité du moi. Ce mode de défense qui contribue à protéger la
topique psychique de la menace traumatique, à partir de l’élaboration prématurée
d’un pare-excitation autonome, constitue en réalité une impasse par rapport au
travail de symbolisation. Les « solutions fétichiques », résultant de l’incapacité
à lier l’excitation par les auto-érotismes, aboutissent au développement de sys-
tèmes s’édifiant aux dépens de la représentation et privilégiant la motricité.
Michel Fain 247

C’est en examinant les conséquences du désinvestissement de l’enfant par le


couple que M. Fain est conduit à discuter de la théorie de l’« œdipification ». Il
existe en effet un conflit entre l’instinct maternel et la structuration œdipienne
qui le conduit à insister sur le rôle du sexuel dans la construction de l’appareil
psychique de l’enfant, rôle d’après lui sous-estimé par la théorie psychanaly-
tique qui cherche plutôt à « maintenir la toute-puissance de l’instinct maternel »
(p. 321). À partir de la métamorphose de la mère en amante, qui conditionne la
naissance des auto-érotismes chez l’enfant, M. Fain identifie la censure de l’amante
dont il propose la présentation suivante : le désinvestissement de l’enfant par la
mère occasionne une faillite du rôle de pare-excitation maternel dans la mesure
où la mère est conduite à délaisser l’enfant pour retourner à sa vie érotique.
Dès lors, les « émois génitaux de l’amante » précipitent l’enfant dans un « sys-
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tème génital primaire », du fait de l’obstacle introduit par le désir sexuel de la
mère pour le père. Cette description proposée par M. Fain situe les conditions
nécessaires au déploiement de la fonction représentative, rendue possible à la
faveur de l’endormissement et du sommeil de l’enfant, alors que l’investisse-
ment continu de l’enfant par la mère empêche le refoulement primaire et le
développement des auto-érotismes. De la censure de l’amante découle le pro-
cessus d’hystérie primaire qui constitue les bases de la représentation du manque
et ouvre la voie au tiers. La forme symbolique du « vagin-plein » est « le repré-
sentant, d’une part du plaisir total du couple, d’autre part du désinvestissement
maximal de l’enfant. Celui-ci se retrouve, zones érogènes découvertes par ce
désinvestissement, mû vers l’auto-érotisme » (p. 341). Ici encore, les vicissitudes
de la constitution des auto-érotismes sont analysées à la lumière de la clinique
psychosomatique de l’enfant à partir de l’exemple du mérycisme, qui constitue
pour M. Fain un système pare-excitant prématuré alimentant un plaisir lié à la
seule décharge des excitations et érigé pour lutter contre l’absence de l’objet.
Le système génital primaire introduit l’enfant dans une triangulation précoce
dont l’angoisse devant la figure de l’étranger serait un des témoins majeurs de
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la constitution en cours des identifications primaires. D’après M. Fain, la consti-


tution de la figure de l’étranger est étroitement liée à la censure de l’amante qu’il
situe comme étant à l’origine du travail psychique de symbolisation. Ce point
l’oppose radicalement à la conception kleinienne du fantasme comme sym-
bole lié à la réparation de l’objet endommagé par les fantasmes destructeurs. Au
contraire, la conception de M. Fain insiste sur le processus de figuration du tiers,
en tant que condition sine qua non permettant la constitution de la topique psy-
chique. En effet, la censure opposée par l’amante introduit l’enfant au désir du
père, ce qui l’inscrit dans « l’ordre symbolique » et se situe en continuité avec les
fantasmes originaires (scène primitive, séduction, castration). C’est pourquoi,
248 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

M. Fain accorde aux fantasmes originaires le statut d’« organisateurs du dévelop-


pement de la fonction symbolique » (p. 356).
Dans le cadre d’une discussion sur les voies de passage entre point de vue struc-
tural et dimension génétique, M. Fain souligne l’étape majeure que constitue le
deuxième point organisateur de R. Spitz. La constitution de la figure de l’étranger
résulte de la double métamorphose qui touche la mère et l’enfant : la mère rede-
vient amante et l’enfant accède à l’ordre symbolique par le truchement de l’exer-
cice satisfaisant des auto-érotismes. A contrario, l’absence d’angoisse devant la
figure de l’étranger, comme dans le cas des « allergiques », signerait l’insuffisance
de concentration narcissique résultant de la défaillance des auto-érotismes.
En guise de clôture de sa lecture psychanalytique de la naissance de la vie psy-
chique, M. Fain propose un retour à la figure de l’instinct de mort, en mettant
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en évidence que celui-ci peut être utilisé par la censure de l’amante, à des fins
d’atténuation des incitations pulsionnelles et de celles venues du monde exté-
rieur au titre de « mesures conservatoires de l’individu » (p. 361). Ceci lui permet
de rappeler que l’excès, comme le défaut d’excitations, provoquent des altéra-
tions de la vie psychique.

3. Devenir et prolongements du texte

L’abord de la vie psychique à travers le prisme de la clinique de l’enfant sera


poursuivi sous forme de dialogue autour des désordres somatiques chez l’enfant
dans l’ouvrage co-écrit avec L. Kreisler et M. Soulé en 1974. M. Fain y envisagera
en particulier les déviations des auto-érotismes qui conduisent à l’échec de la
réalisation hallucinatoire du désir et à des développements prématurés du moi.
Mais c’est principalement dans La Nuit, le jour que les propositions sur la cen-
sure de l’amante formulées dans « Prélude à la vie fantasmatique », se présen-
teront sous une forme plus aboutie. Le processus d’identification primaire sera
désigné par la référence aux « identifications hystériques primaires » qui situent
d’emblée l’enfant dans un destin œdipien. La distinction établie entre un « bébé
du jour », qu’il convient de protéger des excitations externes, et un « bébé de la
nuit », né du désinvestissement de l’amante, met en évidence la double fonction
dont est porteuse la mère : fonction pare-excitante d’une part, accès aux auto-
érotismes et à la réalisation hallucinatoire du désir d’autre part.
Le rôle du déni et des mécanismes de fétichisation primaire, susceptibles
d’ouvrir la voie au comportement opératoire, trouveront des approfondisse-
ments au travers de la conception de « communauté du déni » (1975, 1983),
mécanisme par lequel le déni personnel (en particulier le déni de la mort) peut
Michel Fain 249

être renforcé par un processus d’identification dans le déni. Plus généralement,


ce processus aboutit, chez l’enfant, à une impossibilité de mobiliser son activité
psychique de représentation dans les domaines couverts par le déni des parents
et entrave la dynamique sublimatoire. Toujours dans La Nuit, le jour, l’intérêt de
M. Fain pour les modes de traitement économique des excitations et les destins
de la perception sera traité sous l’angle des « néo-besoins », qui désignent des
comportements dont la spécificité est de court-circuiter la dynamique érotique
de la vie psychique.
D’autres textes ultérieurs (1990, 1991) envisagent les modalités selon les-
quelles le recours à l’activité perceptive soutenue contribue au clivage entre la
libido érotique et des formations non sexualisées adossées à la motricité qui
interviennent dans la genèse des comportements opératoires. Reprenant les
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observations cliniques des bébés insomniaques et de leur bercement continu par
la mère, conduisant à l’effacement de l’activité psychique par le biais des excita-
tions, il ouvrira la voie à l’analyse métapsychologique des procédés auto-calmants
résultant d’un processus de développement prématuré du moi.
Par ailleurs, les conceptions sur la mise en forme de l’excitation par le système
sommeil-rêve, qui contribue à la régulation des excitations venues du corps phy-
siologique, seront approfondies à la lumière du processus de somatisation dans
des réflexions portant sur les voies de passage entre corps malade et corps éro-
tique.

4. Enjeux et questions scientifiques

Les études métapsychologiques menées par M. Fain sur la vie opératoire, le sur-
investissement de la perception au détriment de la représentation, ou encore
la sensibilité au traumatisme dégagées à partir de la clinique psychosomatique,
© Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

intéressent non seulement les psychosomaticiens mais également une partie


importante de la communauté psychanalytique, ceci afin de rendre compte de
l’évolution et de la diversité des entités psychopathologiques contemporaines. La
résonance particulière de l’inconscient avec la réalité perceptive générée par les
atteintes du préconscient, révèle la « sensibilité de l’inconscient » et fait l’objet
de réflexions plus générales sur les manifestations de l’excès qui débordent les
possibilités d’élaboration de l’appareil psychique. À ce titre, la visée calmante
de la perception comme composante anti-libidinale, que M. Fain a désignée par
l’expression de « procédés auto-calmants », a connu des développements impor-
tants, dans le champ psychosomatique notamment à la suite des travaux de
G. Szwec sur les « galériens volontaires ».
250 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

D’autres auteurs (Dejours, 1989 ; Press, 1999 ; Rosé, 1997) insistent égale-
ment sur le mode de « satisfaction » spécifique réalisé par le recours aux percep-
tions résultant du défaut de constitution du masochisme primaire érogène, en
tant qu’il conditionne le développement de l’activité psychique. Ces réflexions
reprennent à la lumière de la clinique contemporaine, la question du destin des
perceptions dans l’appareil psychique, déjà amorcé par les travaux de Ferenczi sur
le traumatisme et ses hypothèses concernant l’élaboration de modes de défense
précoces aboutissant à un clivage dans l’organisation psychique de l’enfant. La
confrontation, au cours du travail clinique, à des angoisses spécifiques de « non-
existence », de « vides », de zones « blanches » ou « froides », ou encore à des
« enclaves » dans la topique psychique ramène au premier plan la question de
l’irreprésentabilité et des entraves au travail de la pensée dans ses rapports avec
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le corps.
Enfin, l’identification, par M. Fain, de la vertu calmante des excitations a
contribué à enrichir de manière significative la controverse portant sur les figures
et destins de la pulsion de mort dans les configurations psychopathologiques.

Pour approfondir
Aisenstein M. (2000). Michel Fain, Paris, PUF.
Braunschweig D., Fain M. (1971). Éros et Antéros, Paris, PUF.
Braunschweig D., Fain M. (1975). La Nuit, le jour. Essai psychanalytique sur le fonctionne-
ment mental, Paris, PUF.
Dejours C., Fain M. (dir.) (1984). Corps malade, corps érotique, Paris, Masson.
Duparc F. (dir.) (1999). La Censure de l’amante et autres préludes à l’œuvre de Michel Fain,
Lausanne, Delachaux et Niestlé.
Fain M. (1981). « Vers une conception psychosomatique de l’inconscient », Revue française
de psychanalyse, XLV, 2, p. 281-292.
Fain M. (1984). Le Désir de l’interprète, Paris, Aubier-Montaigne.
Fain M. (1985). « Le statut de la représentation : représentation dans la théorie psy-
chanalytique en 1984 », Revue française de psychanalyse, XLIX, 3, p. 789-796.
Fain M. (1990). « Virilité et antihystérie. Les rouleurs de mécaniques », Revue française de
psychanalyse, XLIV, 5, p. 1283-1291.
Fain M. (1991). « Préambule à une étude métapsychologique de la vie opératoire », Revue
française de psychosomatique, 1, p. 59-79.
Fain M. (1993). « Spéculations métapsychologiques hasardeuses à partir de l’étude des
procédés auto-calmants », Revue française de psychosomatique, 4, 59-67.
Fain M., Marty P. (1964). « Perspective psychosomatique sur la fonction des fantasmes »,
Revue française de psychanalyse, XXVIII, 4, 609-622.
Michel Fain 251

Kreisler L., Fain M., Soulé M. (1974). L’Enfant et son corps, Paris, PUF.
Marty P., Fain M. (1955). « Importance du rôle de la motricité dans la relation d’objet »,
Revue française de psychanalyse, XIX, 1-2, 205-284.
Marty P., Fain M., David C., de M’Uzan M. (1968). « Le cas Dora et le point de vue psycho-
somatique », Revue française de psychanalyse, XXXII, 4, 679-714.
Numéro spécial de la Revue française de psychosomatique (2010). « Michel Fain », 37, 1.
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DONALD MELTZER,
« La psychologie des états
autistiques et de l’état mental
post-autistique » (1975),
in Explorations dans le monde
de l’autisme (1980, 2002), Payot,
chap. II, 23-511

1. Par Hélène Suarez Labat.


254 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

« Nous voulons formuler dans ce chapitre les grandes lignes des découvertes
qui seront décrites ensuite en détail par chacun des psychothérapeutes […] Le
principal aspect de cette complexité réside dans la séparation que nous essayons
de faire entre l’état mental autistique proprement dit et les qualités mentales
en général qui apparaissent chez ces enfants dans le cours de leur développe-
ment et qui sont en un sens en dehors de l’autisme proprement dit – ce que nous
considérons comme les séquelles de l’autisme […] Nous suggérons que cela se
fait par la suspension de la fonction d’attention et nous avons fait quelques
suggestions sur la qualité de l’objet qui serait requise pour contrer ou prévenir
cette tendance au démantèlement. »
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1. Présentation de l’auteur

Donald Meltzer (1922-2004), d’origine américaine, découvre au cours de ses


études de médecine à New York, dans le service de Lauretta Bender, la psycho-
pathologie de la psychose et les écrits de Mélanie Klein. Devenu psychiatre, il
rejoint en 1954 à Londres le groupe animé par M. Klein qui deviendra son ana-
lyste, ses superviseurs furent Hanna Segal et Herbert Rosenfeld.
Les premiers travaux de D. Meltzer sont exposés principalement dans ses deux
premiers ouvrages. Dans son premier ouvrage Le Processus analytique (1967) il
évoque l’intolérance à la séparation qui concerne l’enfant mais aussi le groupe
familial à son insu même. La psychopathologie autistique entretient une dépen-
dance absolue à un objet externe qui s’avère indispensable pour maintenir une
pseudo-intégration. Dans son deuxième ouvrage Les Structures sexuelles de la vie
psychique (1971) retenons deux articles originaux : « La relation de la masturbation
anale avec l’identification projective » (chap. 14, p. 149-166), où l’auteur explore
certains aspects de l’analité pathologique, leurs relations aux identifications qu’il
développera plus amplement dans son travail sur le claustrum (1992) ; le second
« Les origines du jouet fétichiste des perversions sexuelles » (chap. 16, p. 178-
187) rend compte des liens entre le fétichisme et l’état autistique. D. Meltzer y
consigne des mises au jour portant sur le traitement de l’objet fétichique et ses
liens avec « l’objet démantelé » rencontré dans l’autisme infantile : « Nos décou-
vertes indiquent que l’action la plus primitive des mécanismes obsessionnels
(contrôle omnipotent sur les objets et séparation entre les objets) démantèle les
objets par une méthode très soigneuse qui rend possible une reconstitution de
l’objet original lorsque cela est désiré » (p. 180). Ce travail est un préambule à ce
que D. Meltzer conceptualisera autour du « démantèlement des sensorialités »,
mécanisme de protection premier dans l’autisme infantile qu’il approfondit
dans Explorations dans le monde de l’autisme (1975).
Donald Meltzer 255

2. Présentation de l’ouvrage

Durant les années soixante, D. Meltzer reçoit pour des supervisions des collègues
thérapeutes, John Bremner, Shirley Hoxter, Doreen Weddell et Isca Wittenberg
qui ont été formés à la méthode psychanalytique de thérapie d’enfants selon les
axes développés par Mélanie Klein. Ce groupe de recherche sur l’évolution de
l’état autistique s’est réuni pendant trois ans, à un rythme bihebdomadaire.
Ces rencontres ont donné lieu à l’édition du livre qui est organisé en trois
parties : une première partie qui rassemble des aspects théoriques en relations
avec la clinique, une deuxième partie qui contient les découvertes cliniques à
partir des différents récits des quatre cas cliniques : Timmy (J. B.), John (I. W.),
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Barry (D. W.), Piffie (S. H.). Les enfants suivis le sont à des stades différents de
leur traitement, ce qui permet l’approfondissement des transformations du
transfert/contre-transfert, de ses effets sur l’évolution des patients. Une troi-
sième partie où D. Meltzer développe au cours de trois chapitres ses points de
vue, à partir des implications des découvertes cliniques sur le mutisme, les états
obsessionnels et la construction des espaces psychiques dans l’état autistique.
Dans sa présentation de l’édition française, Geneviève Haag, qui a traduit
l’ouvrage avec la collaboration de M. Haag, L. Iselin, A. Maufras du Chatellier,
G. Nagler, fait référence aux stéréotypies dites « auto-érotiques » des enfants
autistes et aux types de relations aux objets qui lui sont apparues comme la tra-
duction d’une dissociation des divers modes de la sensorialité, dissociation la
plus primitive, à distinguer des dissociations schizophréniques. Ainsi le terme
dissociation était réservé à la schizophrénie, basé sur des mécanismes de clivage
actifs où le sadisme primaire est plus actif. G. Haag salue la force clinique de la
mise au jour par D. Meltzer et ses collègues des phénomènes autistiques, dont le
démantèlement des sensorialités qui en est un des puissants agents, clivage passif
qui consiste à démonter le self, sous un mode réversible et non sadique signant
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la nature même de l’opération autistique.

3. Résumé du texte : concepts fondamentaux


L’auteur attire d’emblée l’attention sur le principal aspect qui est celui de la
distinction entre « l’état mental autistique proprement dit » et les « qualités
mentales en général » qui apparaissent chez ces enfants au cours de leur déve-
loppement, qui peut être considéré comme « en dehors de l’autisme proprement
dit » et nommé « état post-autistique ». D. Meltzer s’interroge sur le degré d’iso-
lement maintenu dans l’esprit de l’enfant entre ces deux catégories de phéno-
256 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

mènes qui sont entremêlés, il compare l’irruption du phénomène autistique aux


ruptures de jeu dans l’analyse des enfants. Ces ruptures de jeu entraînent bien
souvent un « saut » à un niveau différent de la situation transférentielle, alors
que l’irruption autistique donne l’impression « d’une intrusion, d’une attaque
du petit mal dans la conversation : comme si, dans le cas d’une émission de
parole, la phrase interrompue eut été secondairement complétée une fois cessé
“le bruit” autistique » (p. 24).

3.1 L’état mental autistique : économie, structure,


dynamique, génétique
D. Meltzer dégage la nature de la relation très spécifique à la temporalité qui est
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en cause dans l’état autistique où « le présent serait comme non existant, écrasé,
entre le passé et le futur, trouvant à peine une précaire réalité psychique dans
l’organisation du souvenir » (p. 25). D. Meltzer propose de recourir à l’analyse
des facteurs économiques, structuraux, dynamiques et génétiques.
Les facteurs économiques : les cas cliniques étudiés montrent des processus
mentaux qui opèrent à toute vitesse malgré la domination de la répétition dans
le déploiement de nouvelles combinaisons et permutations sur une même confi-
guration fantasmatique. Leur hypersensibilité sensorielle donne l’impression
« d’un organisme nu exposé à tous vents » (p. 27). D. Meltzer en perçoit une des
conséquences : une remarquable et impressionnante discrimination des détails
et de leurs variations dans l’environnement. La proximité des états mentaux
de l’autre avec qui une intimité s’est liée, leur permet de développer un « souci
dépressif » pour l’autre, que D. Meltzer définit comme différent d’une identifi-
cation, il s’agit plus « d’une perméabilité primitive aux émotions des autres »
(p. 27), autre aspect de l’hypersensibilité, voire nudité psychique. Cette perméa-
bilité entraîne, de la même façon, des ressentis de « bombardement » internes
lorsque l’objet externe est indisponible. La sensualité, la relation à la surface, la
recherche du peau à peau sont reconnues comme « insatiables », hors toute tem-
poralité, elles sont davantage sources de compulsion de répétition que d’attaques
d’angoisses persécutrices. D. Meltzer rejoint ce que développera F. Tustin dans
ses conceptualisations de l’autosensualité.
Meltzer récapitule, au terme de ce paragraphe, les dispositions contribuant
aux facteurs économiques de la personnalité : « grande intelligence, sensibilité à
l’état émotionnel, disposition à ressentir massivement la souffrance dépressive,
sadisme minimal, et en conséquence persécution minimale, jalousie possessive,
ces enfants sont très sensuels dans leur amour et portés à répéter indéfiniment,
en suspendant le temps, la joie et le triomphe de la possession » (p. 28).
Donald Meltzer 257

3.2 Le démantèlement de la consensualité


D. Meltzer reprend l’analyse de la non-intégration de la temporalité chez ces
enfants qui se traduit par « la suspension temporaire de l’écoulement du temps »,
il précise que ce type de déni du temps peut être assimilé au démantèlement
d’une structure moi-ça-surmoi-idéal. Il ajoute que le démantèlement « doit être
accompli en un instant, il doit être réversible presque sans effort, comme si le
rassemblement était dû à son tour à l’inertie de ressorts mentaux. La qualité
de ses opérations doit les rendre incapables de se relier à d’autres événements
mentaux » (p. 29).
La différenciation entre le mécanisme de démantèlement et les processus de
clivages est précisée. Ces derniers sont dirigés contre les objets, ils n’entraînent
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que de façon secondaire un clivage du moi, du self. Le démantèlement provient
d’une processualité différente, c’est un mouvement passif dans le sens où il pro-
cède d’une façon active au démontage de la consensualité, laissant « les sens
variés, spéciaux et généraux, internes et externes, s’attacher à l’objet le plus sti-
mulant de l’instant » (p. 30). C’est la suspension de l’attention qui permet aux
sens cette dispersion, produisant le « démantèlement du self en tant qu’appa-
reil mental mais d’une manière très passive, comme s’il tombait en morceaux »
(p. 31).
D. Meltzer revient sur la conception de « l’attention : comme les ficelles qui
tiennent ensemble les sens en consensualité » (p. 31). La référence au concept
« d’attention » qui est suspendue, laissant l’organisation mentale tomber pas-
sivement en morceaux, permet de comprendre l’absence d’angoisses persécu-
trices, de désespoir lié au retrait du monde, aucune violence destructrice n’étant
véhiculée contre aucun objet.

3.3 Aspects dynamiques


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D. Meltzer reprend les aspects du démantèlement qui sont entrevus sous l’angle
de la compulsion de répétition avec ses aspects primitifs qui sont difficilement
retrouvés dans d’autres structures. Il ajoute une nouvelle définition du déman-
tèlement :

« Quand le self est démantelé en ses composants sensuels par la suspen-


sion de la fonction moïque d’attention, un moi cohérent cesse temporairement
d’exister ; chaque fragment ou plutôt composant, est réduit à un stade primitif
dominé par le ça et ses principes économiques et dynamiques. Nous avançons
que cet état primitif est essentiellement sans activité mentale. Les événements
qui surviennent dans cet état ne peuvent être considérés comme des actes men-
258 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

taux et ils ne peuvent être expérimentés d’aucune manière qui permette de les
intégrer dans le continuum de la mémorisation, ni de les utiliser comme base
pour l’anticipation » (p. 33).

La question que soulève immédiatement D. Meltzer est la suivante : « Mais


qu’est ce qui précédait la chute dans l’état autistique ? » La réponse est celle
d’une trop grande proximité avec les aspects sensoriels dans le contact avec le
thérapeute, y compris dans le contact corporel. L’état autistique surgit comme
résultant de facteurs environnementaux variés qui laissent flotter le self pendant
des périodes de plus en plus longues, sans activité mentale.

3.4 Le développement de la personnalité


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chez l’enfant autistique
Deux dimensions caractérisent la structure de la personnalité, elles sont, au-
delà de la division ça, moi, surmoi décrite par Freud. D. Meltzer fait référence
à une seconde division fonctionnelle : celle entre le self et les objets. Il dis-
tingue un second ordre de structuration relatif à l’organisation de l’espace de
vie, à savoir la géographie de la personnalité qui compte quatre régions spé-
cifiques : le dedans et le dehors du self, l’inté rieur et l’extérieur des objets, le
cinquième espace « le nulle part » de l’espace délirant ne concernant pas l’état
post-autistique.

3.5 Organisation de l’espace de vie, du self


et des objets
D. Meltzer fait remarquer que l’étude de la psychopathologie autistique amène à
investiguer des processus primitifs dont l’accès est bien souvent impossible dans
d’autres psychopathologies. Les quatre espaces de la géographie du fantasme
sont peu différenciés et confus pour les enfants présentant un état autistique. La
question est : pourquoi la différenciation des quatre champs ne se construit-elle
pas ? D. Meltzer propose de revenir aux prédispositions de ces enfants, à savoir :
« leur haut degré d’oralité, leur jalousie possessive de l’objet maternel, leur sen-
sualité primitive et leur constitution tendre, non sadique, toutes choses qui les
exposent à des expériences dépressives précoces et intenses » (p. 37).
C’est la relation à l’identification projective qui est inatteignable pour ces
enfants, déclare Meltzer. Dans tous les domaines de la vie de l’enfant, on
constate qu’il ne peut « faire la distinction entre être à l’intérieur ou à l’exté-
rieur de l’objet » (p. 37). Comment un tel objet sans intérieur prend-il nais-
Donald Meltzer 259

sance ? Il faut resituer « l’intrusivité » extrêmement insistante de ces enfants


à l’égard de l’objet maternel, le recours à la sensualité primitive permettant
de ne pas différencier les objets inanimés des objets animés. D. Meltzer rap-
proche cette possession de la façon dont se forment les objets transitionnels
de Winnicott.
Une discussion est introduite par rapport au concept développé par E. Bick
d’une peau psychique inadéquate pour le self, qui fabrique « une seconde peau »
par pression de l’angoisse. Des relations différenciées sont observées dans le trai-
tement des modalités sensorielles, notamment la modalité auditive, ce qui amène
à considérer la fonction du langage, très altérée, et la relation au mutisme, bien
plus complexe, qui est abordée à la fin de l’ouvrage.
Un des pseudo-remèdes qu’utilise l’enfant pour remédier à cette faille est celui
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« d’utiliser le corps maternel (ou l’objet de transfert maternel) comme une exten-
sion du self pour l’accomplissement des fonctions du moi » (p. 41). La question
posée est celle de ce type de dépendance à l’omnipotence et au contrôle des
objets. Les deux processus semblent très différents, on peut les voir en action de
façons distinctes, le premier comme un type spécial de dépendance, le deuxième
comme un aspect de l’obsessionalité.
D. Meltzer rapproche la qualité de la dépendance dans l’état post-autistique
avec celle du nouveau-né, dépendant de l’objet pour les soins et pour les fonc-
tions du moi. Ce lien narcissique qui prolonge le corps de l’enfant dans celui de
l’objet, est proche de ce que Freud décrit de l’identification comme élément du
narcissisme primaire.
L’obsessionalité dépend de deux facteurs principaux en relation avec le self
et les objets : le premier est celui qui rend compte du contrôle omnipotent sur
les objets, le second est à relier aux attaques sur les liens afin de séparer les
objets pour mieux les contrôler. D. Meltzer s’avance vers la conclusion de ce cha-
pitre en revenant dans un premier temps sur des considérations qui sont celles
concernant un large champ de troubles obsessionnels où un spectre du sadisme
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pourrait être établi. Le rapport entre ce type d’obsessionalité et le problème des


objets transitionnels est évoqué. D. Winnicott reconnaissait la valeur très équi-
voque de ces formations, le danger est que l’objet transitionnel ne devienne un
objet fétiche, qu’il soit utilisé sur un mode d’isolation d’une tendance perverse.
Le résumé que D. Meltzer donne du canevas que le Groupe a construit pour
repérer les phénomènes cliniques, reprend les différents points suivant : la
distinction entre l’état autistique proprement dit et le développement post-
autistique ; le temps passé dans l’état autistique est perdu pour le développe-
ment ; le démantèlement de l’appareil perceptuel est produit par la suspension
de la fonction d’attention.
260 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

4. Devenir et prolongements du texte

Ce texte très riche qui introduit l’étude du post-autisme proprement dit à partir
de l’expérience exceptionnelle du groupe de recherche a ouvert un champ qui
reste à explorer dans ses dimensions métapsychologiques. Par ailleurs, on peut
retenir deux définitions : celles du post-autisme et celle du démantèlement des
sensorialités qui représentent des points de départ de réflexion pour la recherche
de la nature des intégrations en jeu dans le post-autisme. D. Meltzer disait de
l’état autistique qu’il est « un temps perdu pour la maturation ». Une meilleure
connaissance des mécanismes de démantèlement ne peut que soutenir les avan-
cées dans les traitements chez les très jeunes enfants et les traces persistantes
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dans les différents destins identificatoires.

5. Enjeux et questions scientifiques

Les travaux de Esther Bick (1967) et ceux de Didier Anzieu (1985) qui ont donné
naissance au concept de « peau psychique » et de « moi-peau » apporteront
d’autres perspectives de compréhension de ces niveaux primitifs de construction
du moi corporel que D. Meltzer a mis au jour dans ses recherches en y trouvant
le démantèlement des sensorialités.
L’échec de la formation de cette peau psychique primaire a apporté des éléments
de compréhension de la non-intégration du moi dans l’état autistique où l’intro-
jection est si gravement endommagée qu’il n’y a pas d’intérieur, pas d’espace
psychique interne. L’identification adhésive est réservée à la bi-dimensionnalité
et n’est pas à confondre avec les termes « fusionnel » ou « collé » qui sont du
registre des identifications projectives massives et pathologiques, que l’on trouve
dans un espace tridimensionnel comme dans la psychose symbiotique. Ainsi,
ces phénomènes autistiques pourraient être plus décelables dans les personnali-
tés ayant des noyaux autistiques, comme les personnalités as if ou en faux self,
mais aussi les états limites et les pathologies psychosomatiques. Ainsi ce texte si
riche, si peu exploité dans sa profondeur, continue d’être porteur d’un avenir
d’entrecroisements féconds avec d’autres psychopathologies comme celles des
états limites ou de la psychosomatique pour une meilleure connaissance des
processus de changement.
Notons que les idées de D. Meltzer et F. Tustin donnèrent lieu à des débats
importants en France, dont un célèbre colloque de Monaco (1985) où se retrou-
vèrent l’essentiel des psychanalystes d’enfants, les travaux de ces pionniers
Donald Meltzer 261

étant discutés et prolongés dans un débat d’une rare fécondité par P. Aulagnier,
R. Diatkine, F. Guignard, G. Haag, D. Houzel, S. Lebovici, R. Misès.

Pour approfondir
Haag G. (2006) « Clinique psychanalytique de l’autisme et formation de la contenance »,
in Green A. (dir.) (2006). Les Voix nouvelles de la psychanalyse contemporaine. Le dedans
et le dehors, Paris, PUF, 600-629.
Lieux de l’enfance (Approche psychanalytique de l’autisme infantile), n° 3, juillet 1985.
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Meltzer D. (1967). Le Processus analytique, Payot, Paris, 1971.
Meltzer D. et coll. (1975). Explorations dans le monde de l’autisme, Paris, Payot, 1980,
2002.
Meltzer D. (1971). Les Structures sexuelles de la vie psychique, Payot, Paris, 1977.
Meltzer D. (1986). Études pour une métapsychologie élargie. Applications cliniques des
idées de Wilfred R. Bion, Larmor-Plage, Éd du Hublot, 2006.
Meltzer D. (1992). Le Claustrum : Une exploration des phénomènes claustrophobiques, Éd
du Hublot, Larmor-Plage, 1999.
Suarez Labat H. (2011). Des barrières aux limites : états autistiques et processus de
changement, thèse de doctorat sous la dir. de B. Golse, Institut de psychologie, Paris-
Descartes.
27
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ROGER MISÈS,
« Révision des concepts
d’arriération et de débilité
mentale » (chap. 4, 129-167),
in Cinq Études de psychopathologie
de l’enfant, Toulouse, Privat, 19811

1. Par Catherine Weismann-Arcache.


264 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

« Cette étude vise à rassembler de façon synthétique nos contributions à


une remise en question de la conception traditionnelle de l’arriération ou de
la débilité mentale […] Le trouble du “raisonnement” ou de “l’intelligence”
n’est plus assimilable aujourd’hui à l’atteinte isolée d’une fonction distincte,
il renvoie toujours à une perturbation plus large qui implique l’individu dans
sa totalité […] Le refus de toute position réductrice, l’utilisation de moyens
diversifiés, ma mise en place d’équipes pluridisciplinaires constituent les
bases indispensables de cette pratique. »

1. Présentation de l’auteur
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Le professeur Roger Misès a contribué à l’émergence de la pédopsychiatrie
psychanalytique dans la seconde moitié du xxe siècle. En 1952 il est nommé
à l’internat des Hôpitaux de la Seine et s’engage dans un cursus à la Société
psychanalytique de Paris. Il découvre la pédopsychiatrie avec P. Mâle, S. Lebovici
et R. Diatkine, J. de Ajuriaguerra. Il est nommé à la Fondation Vallée en 1957
et rénove cet établissement à l’abandon. Il en devient médecin-directeur en
1962, y développant la psychothérapie institutionnelle et le travail en réseau.
Il réorganise les prises en charges pluridisciplinaires et de proximité, en créant
les CMP et le premier hôpital de jour en 1960. Enfin il devient professeur
des Universités en 1972. La Fondation Vallée et l’ASM-13, avec S. Lebovici et
R. Diatkine, ont posé les fondations d’une nouvelle politique dans le champ de
la psychiatrie de l’enfant, malheureusement en perte de moyens aujourd’hui.
R. Misès est toujours très impliqué dans différentes sociétés scientifiques de
pédopsychiatrie et il continue de militer pour la défense de la psychopatho-
logie psychanalytique ; ses prises de position nuancées sur des problématiques
d’actualité (autisme, troubles spécifiques, hyperactivité, handicap) sont tou-
jours très écoutées.

2. Présentation du texte dans l’œuvre de l’auteur

L’évolution des concepts est articulée aux modifications du terrain : la Fondation


Vallée ayant statut d’asile destiné à recevoir les enfants inéducables dans un pre-
mier temps, va évoluer vers la fonction de centre polyvalent réservé aux enfants
inadaptés (Misés, Perron-Borelli, Bréon, 1971). Les premiers travaux de R. Misès
portent sur ces enfants dits arriérés inéducables, qu’il va sortir de ce carcan cli-
Roger Misès 265

nique réducteur pour circonscrire de nouvelles organisations mentales : en 1963


les psychoses déficitaires précoces ; en 1966 les dysharmonies psychotiques, en
1975 les déficiences dysharmoniques (Blanchard, 2010). Les intitulés indiquent
le souci de prendre en compte l’articulation entre l’évolutivité, le déficit, et
l’organisation de la personnalité. Ayant critiqué une définition uniquement psy-
chométrique de la débilité, R. Misès va s’intéresser à l’évaluation et contribuera
à la conception des Échelles différentielles d’efficiences intellectuelles, aux côtés
de R. Perron et M. Perron-Borelli (1974).
Le texte résumé ici « Révision des concepts d’arriération et de débilité men-
tale », est à la fois une synthèse de l’ouvrage de 1975 L’Enfant déficient mental.
Approche dynamique, et une transition entre les déficiences intellectuelles et les
organisations limites de l’enfance, qui feront l’objet d’un ouvrage publié en 1990.
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Ce texte fait partie d’un ensemble d’études cliniques et psychopathologiques
regroupées dans le livre Cinq études de psychopathologie de l’enfant. Enfin il est
important de citer, parmi les travaux de R. Misès, sa participation engagée à
l’élaboration de la CFTMEA (Classification française des troubles mentaux de
l’enfant et de l’adolescent, 1984), toujours utilisée par les cliniciens français
d’aujourd’hui.

3. Résumé du texte :
concepts fondamentaux

Dans ce texte, R. Misès remet en question les conceptions traditionnelles,


organogénétiques ou psychométriques, de la débilité mentale et propose une
réévaluation complète de ces catégories diagnostiques. Après avoir positionné
le problème au niveau étiopathogénique, il va délimiter et définir le champ des
déficiences intellectuelles. Une troisième partie novatrice en décrira les traits
© Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

et mécanismes spécifiques, du point de vue du déficit, puis du point de vue de


l’organisation de la personnalité en mettant à jour les articulations entre l’inves-
tissement épistémophilique et les aménagements pulsionnels, défensifs, et rela-
tionnels de ces sujets.

3.1 Position du problème et étiopathogénie


Sont discutées dans cette sous-division les causalités multiples de la débilité
mentale. L’hypothèse neurobiologique est contestée à la lueur des enquêtes
épidémiologiques qui font apparaître une corrélation entre l’insuffisance intel-
lectuelle et le niveau socioculturel faible, voire l’inadaptation des prises en
266 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

charges. La troisième hypothèse, psychogénétique met l’accent sur le poids


des projections parentales, et attribue à la structure maternelle l’incapacité de
l’enfant à accéder au monde symbolique, tout comme dans la psychose. Comme
le précise R. Misès, aucune de ces hypothèses ne peut rendre compte de manière
univoque, de la complexité étiopathogénique de la débilité mentale. Il introduit
alors deux propositions fortes qui vont marquer son œuvre et la pédopsychiatrie
du xxe siècle : la nécessité, d’une approche pluridisciplinaire en lien avec l’interréac-
tion de facteurs organiques, relationnels et sociaux qui participe à la construction de
tout enfant. Il va examiner les différentes configurations et articulations entre
ces déterminants multiples, sans les renier : ainsi l’hypothèse d’une variabilité
du rendement scolaire chez des enfants trisomiques, est-elle avancée avec une
certaine audace pour l’époque. R. Misès insiste sur la diversité des organisations
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morbides pour une même altération, fût-elle chromosomique ou lésionnelle, ou
de nature épileptique. Il s’agit de maintenir un écart organoclinique qui permet
une mise en perspective du dysfonctionnement cérébral et des troubles relation-
nels et de la personnalité. Cet axe synchronique est complété par un axe dia-
chronique qui envisage l’évolutivité des troubles. Cette réciprocité mène R. Misès
au concept de dysharmonie évolutive : l‘écart entre démence et arriération, termes
de l’époque, se réduit, et la causalité s’en trouve profondément modifiée : ainsi
des personnalités à la fois cicatricielles et déficitaires sont la résultante de remanie-
ments successifs, et non l’origine fixée comme on le pensait jusque-là.

3.2 Le champ des déficiences intellectuelles


Dans cette partie relativement courte, R. Misès ne réfute pas le terme de débi-
lité mentale, mais propose de le réserver aux débiles dits harmoniques, sans
pour autant méconnaître la complexité et l’originalité de chacun. Il souligne
également le poids des moyens d’investigation choisis, et les effets d’assigna-
tion d’une place de « débile » au sein de la famille et de la société. Il n’a pas
plus d’indulgence pour le mirage psychothérapeutique qui ignorerait la fixité
à long terme de ces organisations, et réitère la nécessité de prendre en compte
les données mises en valeur par la clinique usuelle, tout autant que l’approche psy-
chodynamique.

3.3 Traits et mécanismes spécifiques.


Structures déficitaires
R. Misès affirme sa volonté d’extraire ces troubles de la sphère cognitive et
organogénétique pour les replacer au sein d’une vision d’ensemble de la person-
nalité. Plusieurs points sont ainsi dégagés :
Roger Misès 267

• Les atteintes portées aux pulsions épistémophiliques : Il se réfère à la théorie


kleinienne qui fonde la symbolisation sur l’évolution pulsionnelle et
la capacité à déplacer les investissements sur des objets de plus en plus
éloignés des objets primaires. Le déficient mental s’en tient de manière
défensive à l’équation symbolique qui le protège de la confrontation à de
nouvelles expériences déstructurantes.
• Les conflictualisations d’allure névrotique : Il s’agit d’ouvertures névrotiques
précaires qui répondent à des distorsions précoces, et coexistent avec des
mécanismes plus archaïques. Il est vraisemblable que ces faux-semblants
névrotiques ne relèvent pas d’un refoulement secondaire, mais d’une
pathologie grave de la personnalité.
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• L’examen des modes de rapport entre processus primaires et secondaires : Chez
le déficient mental, la mobilité des investissements objectaux et des pro-
cessus de liaison est entravée par la focalisation sur un objet externe non
négociable. R. Misès s’inscrit en faux contre une conception en termes de
carence : au contraire, les aspects dysharmoniques des déficiences intellec-
tuelles témoignent de distorsions et non pas de lacunes qui seraient datables
dans le développement. L’abrasion pulsionnelle et associative bloque ce
que l’on appelle aujourd’hui le processus de subjectivation, exprimé par
R. Misès comme une impossibilité à se situer comme sujet.
• La répartition classique des troubles en fonction de la gravité du déficit,
s’avère alors insuffisante pour définir les troubles : les déficiences mentales
profondes, les déficiences légères, et une troisième catégorie située entre ces
deux pôles déjà flous selon R. Misès, nécessitent d’être revisitées à la lumière
de critères structuraux et multidimensionnels. Nous voici au cœur de son
élaboration théorico-clinique et de ses avancées fondamentales concernant
les déficiences harmoniques, et surtout dysharmoniques qui font l’objet
d’un long développement.
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3.3.1 Les déficiences harmoniques


R. Misès émet des réserves quant à leur homogénéité qui n’est jamais totale et
ne peut pas être réduite à un retard intellectuel qui situerait l’enfant simplement
en deçà de son âge réel. Les principaux traits s’inscrivent dans une rigidité et un
manque de plasticité qui touchent le fonctionnement intellectuel, les relations, et
s’expriment dans une vision concrète et immédiate du monde associée à une pau-
vreté de la vie intérieure. Les tests projectifs sont cités comme révélateur pertinent
de l’abrasion de la vie mentale et de l’associativité. Piaget et les post-piagétiens
sont convoqués pour leur approche des processus cognitifs de ces sujets, et au-
delà, de l’inhibition de la pulsion de savoir, et des atteintes de la symbolisation.
268 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

Misès insiste sur la signification des troubles instrumentaux dans la structure évo-
lutive du sujet. Ces positions face au désir sont conditionnées par la place attri-
buée au sujet déficient harmonique au sein de sa famille, et par la problématique
œdipienne universelle qui traverse toutes les organisations mentales. Cependant,
à mesure que le tableau devient plus harmonique, il se fige et s’appauvrit.

3.3.2 Les déficiences dysharmoniques


R. Misès récuse une correspondance avec la catégorie « débile avec troubles
associés » car le principe de la comorbidité ne convient pas à une approche
structurale et dynamique. La multiplicité des tableaux ne permettant pas une
systématisation, il retient quelques éléments pertinents :
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le noyau déficitaire participe constamment à ces structures, sans préjuger
d’un état de base, ou des remaniements successifs articulés aux facteurs
internes et externes ;
les troubles instrumentaux sont particulièrement décalés et hétérogènes :
dysphasie, dyspraxie et dysgnosie rendent compte des modes d’investisse-
ment, de désinvestissement ou de surinvestissement des fonctions instru-
mentales, et pèsent elles-mêmes sur les relations d’objet, les réponses de
l’entourage et l’évolution de la personnalité ;
les aspects précoces des déficiences dysharmoniques varient selon que les
éléments de la série déficitaire sont au premier plan et peuvent coexister
avec des éléments de précocité dans certains domaines, ou que les per-
turbations affectives et symptomatiques dominent le tableau. À partir de
2-3 ans, il est possible d’isoler l’axe bipolaire des formes à versant psy-
chotique et névrotique, ainsi que des déficiences à versant dépressif ou
psychopathique, qui sont détaillés dans le chapitre.

Enfin, une catégorie échappe à ces deux axes bipolaires, il s’agit de la préva-
lence des troubles instrumentaux complexes. Les aspects positifs de la dyshar-
monie s’y trouvent réunis dans la dimension vivante, riche, et peu conformiste
qui autorise parfois des reprises évolutives. Ainsi les difficultés instrumentales
peuvent-elles côtoyer de bonnes possibilités intellectuelles en secteur. La prise
en charge des échecs scolaires doit être abordée de manière individualisée en
mesurant l’impact des troubles instrumentaux sur les possibilités de remanie-
ment. L’évaluation globale du fonctionnement intellectuel est peu significative
en raison de l’hétérogénéité des résultats obtenus aux différentes échelles.
R. Misès conclut par une observation illustrant la pesée des troubles du lan-
gage et de l’hétérogénéité des résultats au test qui révèle le caractère intact de
certaines aptitudes intellectuelles. Notons que le test utilisé, les EDEI (Échelles
Roger Misès 269

différentielles d’efficiences intellectuelles), est issu d’une recherche précédente


(1974) qui a contribué à élaborer le concept de dysharmonie évolutive en pro-
posant une approche diversifiée des différents secteurs cognitifs ou efficiences
intellectuelles (au pluriel). La révision des concepts antérieurs au profit des deux
aspects majeurs de cette approche globale, hétérogénéité et évolutivité, a servi à
dépasser les mesures traditionnelles uniquement pédagogiques et éducatives, en
proposant des moyens diversifiés visant à rétablir un équilibre structural à long
terme. Parallèlement à l’impératif de multidisciplinarité des prises en charge, la
nécessité d’un maintien du sujet au plus près de son milieu, est affirmée, posant
les bases de ce que sont les centres d’accueil à temps partiel.
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4. Devenir et prolongements du texte

Les travaux de R. Misès et de ses collaborateurs ont influencé à la fois le champ


de l’éducation et le champ du soin. Faire glisser l’arriération mentale du côté
de la dysharmonie évolutive signifiait un changement de cadre clinique et une
introduction de la référence au développement (Weismann-Arcache, 2006). Dans
cette foulée, la création des groupes d’aide psychopédagogique (GAPP) et des
classes d’adaptation sera un premier pas vers la prise en charge pluridisciplinaire
et partielle à l’école. En même temps, des postes d’enseignants de l’Éducation
nationale sont créés dans les institutions de soins et les CMP et CMPP se multi-
plient. La loi de 1975 vient remplacer « l’inadaptation » par le « handicap ». La
référence au développement et « la visée d’une réintégration psychique » (Misès,
2011) vont être balayées par l’extension de la catégorie « handicap psychique »
entérinée par la loi de 2005 qui réinstaure des clivages entre éducation et soin,
entre maladie et handicap, malgré ses bonnes intentions.
Au niveau théorique, R. Misès va estimer que l’extension et l’usage du cadre
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clinique des dysharmonies évolutives ne permettent plus de distinguer suf-


fisamment névrose et psychose. Le concept de pathologie limite de l’enfant
viendra préciser les frontières nosographiques de ce processus qu’il considère
comme structurel. Une ouverture intéressante est proposée par B. Gibello du
côté des troubles instrumentaux assimilés à des dysharmonies cognitives qui
peuvent être une des composantes de la dysharmonie évolutive. Son approche
intègre les apports piagétiens et ceux de M. Klein en s’intéressant à la valence
pulsionnelle et défensive des dyspraxies, dysgnosies et autres dyschronies
(Gibello, 2009, 2010). Enfin l’évolution de la méthodologie de l’examen psy-
chologique a été largement orientée par le concept de dysharmonie, reprise
comme hétérogénéité, tant pour les épreuves de niveau intellectuel (EDEI) que
pour les épreuves de raisonnement (UDN II, EPL).
270 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

5. Enjeux et questions scientifiques

La notion de dysharmonie évolutive est fertile et pertinente au plan cli-


nique, et complexe au niveau théorique car selon les auteurs il s’agit d’une
entité propre ou d’un équilibre instable : le versant structurel a été développé
par R. Misès et J.-L. Lang, tandis que le versant pulsionnel est privilégié par
S. Lebovici, R. Diatkine et A. Green (Birraux, 2001), ce qui renvoie également
à la correspondance entre dysharmonie et prépsychose (Lang, 1978). La dys-
harmonie demeure liée à la description clinique des arriérations mentales qui
opposait le débile harmonieux endogène au débile dysharmonique présentant
des troubles du comportement. On remarquera, que, concernant la clinique
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infantile, le fonctionnement cognitif constitue souvent la pierre angulaire des
théorisations et des investigations. Cela se conçoit aisément dans la mesure
où on pourrait définir comme pathologiques des symptômes ou des modalités
défensives qui viendraient entraver le développement cognitif. Le concept sim-
plificateur de comorbidité est utilisé pour juxtaposer des troubles et les addi-
tionner, créant des démultiplications diagnostiques fondées sur des critères
descriptifs. Le caractère pathologique peut également être discuté car l’extrême
hétérogénéité du développement est propice à la créativité (Weismann-Arcache,
2009).
Le terme dysharmonie tend aujourd’hui à se réduire uniquement à la dys-
praxie, renvoyée vers le handicap. Les troubles instrumentaux disparaissent ainsi
au profit des troubles dits spécifiques, ce qui constitue une régression nosogra-
phique qui entraîne dans son sillage la disparition progressive d’une approche
pluridisciplinaire, et la réduction du système pulsion-défense-symptôme à un
triptyque déficit-handicap-suppléance : l’usage extensif de l’ordinateur à l’école
pour enfants dyspraxiques, est une réponse prothétique qui ne répond en rien
à la problématique psychique exprimée et dénie l’évolutivité, traitant l’enfant
comme un adulte. Les travaux de R. Misès ont permis de réaménager les cadres
cliniques au-delà de la psychométrie, des débilités endogènes aux troubles
instrumentaux qui supposent la relation à soi et au monde. Il est regrettable
que l’extension du concept de handicap favorise un retour vers des classifica-
tions dont l’irréversibilité diagnostique gomme les effets du développement de
l’enfant.
Roger Misès 271

Pour approfondir
Blanchard B. (2010). « Entretien avec Roger Misès », Enfances et Psy, 2010/3, n° 48, 144-
156.
Birraux A. (2001). Psychopathologie de l’enfant, Paris, Éditions In Press.
Gibello B. (1984). L’Enfant à l’intelligence troublée, Paris, Païdos Le Centurion, Dunod,
2009
Gibello B. (2010). « Les dysharmonies cognitives pathologiques chez les enfants et ado-
lescents présentant des “inconduites” », Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adoles-
cence 58 (2010) 201-207
Lang J.-L. (1978). Aux frontières de la psychose infantile, Paris, PUF.
Misès R., Quemada N. (1993). Classification française des troubles mentaux de l’enfant et
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de l’adolescent. Classification internationale des troubles mentaux et du comportement
(chapitre V de la CIM 10-OMS), CTNERHI Éd.
Misès R. (2011). « Un élève handicapé peut-il encore relever de mesures thérapeutiques :
les MDPH », Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 59 (2011) 197-199.
Misès R., Peron-Borelli M. Bréon S. (1971). « Essai d’approche psychopathologique de
la déficience intellectuelle, les déficits dysharmoniques », Psychiatrie de l’enfant, XIV, 2,
341-464
Misès R. Perron R. (1985). « Étude psychopathologique des déficiences intellectuelles de
l’enfant », in Lebovici S., Soulé M., Diatkine R., Nouveau Traité de psychiatrie de l’enfant et
de l’adolescent, Paris PUF, 2e éd., coll. « Quadrige », 2004, vol. 2, 1536-1570.
Weismann-Arcache C. (2006). « Hétérogénéité ou dysharmonie, approche clinique du
fonctionnement mental des enfants à haut potentiel », n° spécial Bulletin de psychologie,
t. 59, 481-489.
Weismann-Arcache C. (2009). « “La dysharmonie de Mélodie”. Regards cliniques sur les
troubles dits instrumentaux », Carnet Psy, n° 138, 23-49.
28
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FRANCES TUSTIN,
« Les objets autistiques » (1980),
« Les formes autistiques » (1984),
Lieux de l’enfance (Approche
psychanalytique de l’autisme
infantile), n° 3, 1985,
199-220 ; 221-2461

1. Par Fabien Joly.


274 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

« En travaillant avec des enfants psychotiques, j’ai pris conscience de


l’usage obsédant qu’ils faisaient de certains objets, particuliers à chaque
enfant, et d’une manière dominés par les sensations qui fait obstacle au déve-
loppement mental […] Comprendre ne signifie pas être complaisant avec leur
pathologie […] C’est pourquoi une compréhension particulière de la fonction
et de la nature des “formes” autistiques inhibitrices chez l’enfant souffrant de
cette pathologie est nécessaire si l’on veut qu’il soit en mesure de se libérer de
l’esclavage qu’elles lui imposent. »

1. Présentation de l’auteur
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Frances Tustin (1913-1994) connut une histoire personnelle et familiale diffi-
cile et complexe sur fond de guerres mondiales, expériences qui modelèrent
une attention empathique extrême aux souffrances des jeunes enfants confron-
tés aux bouleversements de leur univers. Destinée à être biologiste elle entama
une carrière d’enseignante. Suivant après-guerre des cours de développement de
l’enfant, elle s’y trouva profondément marquée par l’approche psychanalytique
et devint thérapeute d’enfant après la mort d’un premier bébé. Elle se forma à la
Tavistock Clinic de Londres (auprès d’E. Bick et de J. Bowlby) et elle entama une
longue analyse auprès de W. R. Bion. Lors d’un stage aux États-Unis au Putnam
Center elle commença à prendre en thérapie des jeunes enfants autistes, en
étant, dès sa première confrontation clinique, extrêmement sensible d’une part
aux particularités de fonctionnement de ces enfants étranges, et d’autre part aux
grandes souffrances parentales, singulièrement au désarroi des mères. De retour
à Londres, F. Tustin orientera son travail de psychothérapeute avec ces enfants.
Un de ses premiers petits patients suivi durablement (John) l’amena à un grand
nombre d’hypothèses et d’élaborations cliniques et théoriques qui fournirent la
matière à son premier livre : Autism and Childhood Psychosis (1972). Elle ensei-
gna ensuite à la Tavistock Clinic et elle laissa de nombreux ouvrages et articles
théoriques et techniques modifiant considérablement la technique kleinienne
classique (interprétations, soutien plus impliqué, plus interactif et plus limi-
tant), ce qu’une de ses élèves, A. Alvarez (1997), traduira judicieusement par une
« présence bien vivante ». Soulignons que Tustin s’est peu à peu démarquée des
rigueurs et du conformisme, voire des rigidités de l’école kleinienne, pour déga-
ger et soutenir une pensée personnelle authentique d’une grande qualité ; plus
exceptionnel encore elle fut capable de se remettre en question et de réviser ses
propres théories jusqu’à son dernier souffle (1991). Enfin, tous ceux qui l’ont
approchée ont dit l’immense chaleur, la sensorialité à fleur de peau, la joie de
vivre et la très grande empathie de cette personnalité hors du commun.
Frances Tustin 275

2. Présentation des textes dans l’œuvre


de l’auteur

Les deux articles princeps de F. Tustin sur « les objets autistiques » et « les formes
autistiques » (publiés dans l’International Review of Psychoanalysis au début des
années 1980) sont des publications de la maturité élaborative théorico-clinique
de l’auteur. L’observation très fine et le suivi au long cours de nombreux petits
patients conduisirent Tustin à décrire les spécificités de fonctionnement de
l’enfant avec autisme. Au sein de celui-ci la coquille autistique (carapace d’évi-
tement et d’étrangeté radicale dans la rencontre) lui paraissait en partie faite
d’une conjonction serrée d’objets et de formes autistiques qui ne permettaient pas
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à l’enfant « au dehors » la saisie et la transformation symbolique des liens aux
autres et au monde, et interdisaient « au-dedans » l’appropriation subjective et
psychique des diverses expériences. De fait, ce type d’objets ou de formes devait
être constamment recherché comme prothèses de continuité et de percepts auto-
centrés, sans jamais accéder à un vrai et plein statut d’expérience et sans jamais
fabriquer d’authentiques éléments psychiques.

3. Résumé des textes, concepts fondamentaux

Les « formes (ou contours) autistiques » (autistics shapes) sont des impressions-
sensations que l’autiste se procure avec ses propres sécrétions corporelles (salive,
urines, fèces), mais aussi avec des perceptions toniques, posturales motrices ou
labyrinthiques (stéréotypies motrices, balancements, sensations proprioceptives)
qui semblent avoir un effet de « baume calmant » pour apaiser la souffrance, les
angoisses et terreurs autistiques. Leurs particularités sont d’être des impressions
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floues, instables, difficilement représentables et non partageables avec autrui.


Radicalement personnelles et autocentrées, elles obligent à une répétition lanci-
nante et à une quête frénétique d’autoproductions sensitives.
Tout enfant, s’il investit bien sûr les impressions ressenties dans son propre
corps ou procurée avec ses excréta ou sa motricité, cherche à organiser des formes
stables reproductibles, qu’il peut retrouver dans les objets du monde ou qu’il peut
partager avec autrui, ces formes ainsi stabilisées étant alors à la base de la construc-
tion de percepts permettant d’explorer et d’organiser le monde extérieur comme
son monde interne. Pour l’enfant autiste l’univers mental semble peuplé de ces
seules formes concrètes, sonores odorantes, gustatives, ou visuelles, bien en deçà
du fantasme et ramenées à des impressions tactiles ou kinesthésiques. Faire des
276 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

bulles de salive, s’absorber dans des mouvements stéréotypés comme l’agitation


stroboscopique des doigts devant les yeux, la fascination par le bruissement du
vent, les volutes de fumées, la complaisance inlassable devant l’écoulement de
l’eau ou la fuite du sable filant entre les mains, la fixation des brillances alterna-
tives de la croix verte lumineuse d’une pharmacie, tout cela produit des formes
vagues évanescentes et incommunicables dans lesquelles l’enfant s’enveloppe et
s’enferme. Plus tard, il pourra s’absorber de la même manière dans des formes
plus secondarisées (formes verbales et séries de chiffres, etc.) qui pourront jouer
le même rôle et produire la même étrangeté radicale. Comme ensorcelé par ses
formes, l’enfant autiste semble ainsi créer son propre monde et ne connaît plus
que ce qu’il a créé. Les formes autistiques ne sont pas des figures symboliques et
partageables : elles ne représentent pas une chose absente ; elles sont ici et main-
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tenant et ne peuvent être retenues ou transformées. En les contemplant avec
extase l’enfant autiste ne fait pas semblant, il ne joue pas, il n’évoque pas une
altérité absente ; il est plutôt joué par la nécessité de convoquer à l’identique la
présence perceptive et l’éprouvé toujours vérifié de cette forme.
F. Tustin désigne comme objets autistiques des objets concrets que les enfants
autistes manipulent très souvent, non pour leur usage pratique habituel ou
ludique et symbolique (ou métaphorique), mais seulement pour les sensations
qu’ils procurent sur leur peau, leurs muqueuses ou dans leur corps. Ces objets
envahissants, a-symboliques et tellement peu partageables paraissent avoir
(comme les formes) une double fonction protectrice : en fabriquant des sensa-
tions autistiques très évitantes, isolantes et autocentrées et en entretenant dans
le même temps une espèce d’illusion de non-séparation entre soi et le monde
environnant. Dans la manipulation autistique lancinante, l’enfant « se sent »,
via le percept, en continuité avec un monde qu’il croit maîtriser. Chacun
connaît dans le quotidien auprès de ces enfants les crises extrêmes (de rage et de
désespoir absolus) lorsque l’on interrompt certaines de leurs manipulations ou
que l’objet autistique vient à disparaître. Une véritable dépendance addictive se
crée ainsi autour de ces objets.
L’objet autistique est généralement un objet dur investi pour les satisfactions
que donne sa manipulation. En le tapotant, en le faisant vibrer ou tournoyer,
en le serrant dans sa main ou en l’appliquant fortement contre lui tout en se
raidissant, l’enfant autiste s’accroche, s’arrime au percept, et de manière ultra-
dépendante à cet objet dé-symbolisé, il s’enferme dans une identité auto-
suffisante. Cet objet autistique à la différence de l’objet transitionnel n’est pas
un objet distinct, juste une conjonction de sensations. Il ne représente pas une
étape dans la découverte et dans le maniement du monde extérieur ; il est au
contraire au service d’une sorte de négation de la réalité. Tustin pensait qu’il
succédait chez l’enfant autiste aux sensations éprouvées par la manipulation de
Frances Tustin 277

substances corporelles durcies comme les excréments, alors que les substances
molles ou liquides comme la bave, la morve, les régurgitations donnaient nais-
sance aux formes autistiques.
Selon Tustin, il existe chez tout nouveau né une disposition innée à produire
des formes normales, formes primaires renvoyant à de « vagues formations de
sensations » qui « servent de tremplin au flux de sensations éparses qui constitue
le sentiment d’être primitif du nourrisson » (p. 223). Dans ces états où les sensa-
tions prédominent et à ces stades où l’enfant fait encore peu de distinction entre
son corps et le monde extérieur, on pourrait facilement décrire des manœuvres
assez similaires aux particularités autistiques. Mais dans le développement nor-
mal cette propension à produire des formes et à utiliser des objets s’associe rapi-
dement aux formes réelles appartenant à des objets du monde ; ces objets et ces
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formes peuvent être partagés avec les autres et se trouver co-investis dans une
boucle psychisante ludique et symbolisante. Ce double processus aboutit à la
formation de percepts, de représentations et de concepts qui facilitent une rela-
tion de travail (cognitive, instrumentale et pragmatique) et d’élaboration avec
les objets et le monde extérieur. Ces formes et ces objets primitifs normaux vont
constituer alors les éléments de base à partir desquels s’élaboreront les fonctions
émotionnelle et cognitive.
A contrario dans les destins autistiques (pour des raisons multiples, pluri-
dimensionnelles, donc aussi d’ordre équipemental, génétique et neurocognitive)
l’évolution atypique de ces enfants fait que leurs formes et objets ne peuvent
être partagés avec d’autres et restent entièrement personnels et singuliers. Leur
surconsommation en circuit fermé fabrique alors une addiction comportemen-
tale qui ne débouche pas (ou avec des freins et retards développementaux) sur
une articulation symbolisante autant qu’instrumentale avec le monde raison
pour laquelle ces formes et ces objets autistiques apparaissent dans leur spé-
cificité envahissante si handicapante. Dans ces manœuvres, et quelles que
soient les particularités d’équipement initiales, les processus de symbolisation se
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trouvent plantés, le commerce ludique et relationnel avec l’autre empêché, les


mécanismes cognitifs et instrumentaux, l’investissement, la représentation et la
connaissance du monde bloqués.
Les formes et les objets autistiques ont été rebaptisés par Tustin à la fin de
son parcours « sensations-formes » et « sensations-objets » autistiques pour
insister sur la spécificité fondamentale du fonctionnement centré sur la sen-
sation, et plus précisément sur un destin larvé et « perverti » de la sensation,
autocentrée et non mentalisée. Un enfant autiste se colle au mur « avec son
dos dur opposé au devant ressenti comme mou et fragile », ou exige à d’autres
moments qu’on mette sur sa peau un enrobement de multiples pansements à
la moindre éraflure, ou dans ses automutilations semble éprouver la solidité
278 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

de sa peau et se constituer des zones calleuses et endurcies. Ces enfants dans


toutes leurs manœuvres fabriquent ainsi une sorte de carapace dans laquelle
ils s’encapsulent.
Tout comme elles distraient l’attention de l’enfant du monde extérieur, les
formes familières auto-induites ont pour résultat et pour fonction de calmer
l’enfant après une explosion de colère, de rage, d’angoisse ou à la suite d’un
débordement émotionnel extatique ou d’une excitation sur-aiguisée. Ces états
émotionnels extrêmes sont très menaçants pour ces enfants. Ils semblent avoir
l’impression que sous leur effet ils éclateront et se répandront dans le vide exté-
rieur. « En ce sens, les objets autistiques aident les enfants à se sentir en sécurité
et à l’abri » ; ils exercent à travers eux une certaine maîtrise d’eux-mêmes, ils se
sentent alors « tout bien boutonnés » ; comme (re)tenus par la manipulation
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lancinante et sécurisante de ces objets. Tandis que la douceur des formes auto-
sensuelles évanescentes calme et réconforte l’enfant. Elles sont « comme un bain
chaud toujours prêt afin que l’enfant puisse s’y plonger à volonté […] L’enfant
ressent que l’existence de ces formes – et de ces objets – est dépendante de ses
propres activités et qu’il dépend lui-même de leur présence « magique » pour lui
donner l’impression d’être (a sense of being) » (p. 227).
Les découvertes cliniques de F. Tustin n’ont pas seulement profondément
renouvelé notre compréhension psychopathologique de l’autisme, elles ont
aussi dégagé des perspectives thérapeutiques efficaces et originales. Très loin
des caricatures anti-analytiques, F. Tustin s’inscrit en faux contre les attitudes
complaisantes de certains qui pensent qu’il faut tout accepter de l’enfant pour
le laisser régresser à des supposés stades précoces et idéalisés de son développe-
ment, comme si cette régression allait réparer ce qui se serait mal passé dans son
histoire. Ces thérapeutes ont alors inévitablement tendance à « charger » les
parents et notamment les mères d’erreurs ou de fautes qui seraient à l’origine
de l’autisme de leur enfant. Tustin plaide pour une attitude certes attentive et
bienveillante vis-à-vis de l’enfant, mais suffisamment ferme ; une fermeté néces-
saire pour déjouer les manœuvres autistiques de l’enfant qui empêchent toute
croissance psychique et toute communication. Certains analystes devraient « se
montrer plus actifs et rigoureux pour décourager et même stopper ces activi-
tés pathologiques ». À cette précision près que toute action de ce genre doit
être associée à des interprétations qui avec empathie montreront une compré-
hension partagée, et désigneront une autre issue psychique et relationnelle au
traitement de ces états émotionnels extrêmes. Au final, il s’agit d’accompagner
l’enfant avec autisme vers un autre commerce avec lui-même et avec les autres
dans l’investissement transformateur de sa vie psychique.
Frances Tustin 279

4. Devenir et prolongements du texte

Geneviève Haag a vulgarisé et transmis l’enseignement de Tustin en France


(1991, 1994) et, à partir de la compréhension des objets et des formes
autistiques, elle a développé des conceptions connexes. Ses élaborations du
développement très précoce, de la construction des enveloppes corporo-
psychiques et des images du corps avec tous leurs avatars pathologiques et
développementaux articulent en permanence les apports cliniques et concep-
tuels de Tustin avec des prolongements actuels (Green, Roussillon, etc.).
Les enjeux rythmiques, sonores, toniques et sensori-moteurs sont analysés
tant dans leurs formes autistiques et fixations pathologiques que dans leur
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potentialisation thérapeutique.
Didier Houzel a prolongé ses apports dans la compréhension des angoisses
propres au monde « tourbillonnaire » de l’autisme et aux états très archaïques
de la vie psychique (notamment les angoisses de précipitations) et il a approfondi
les aspects techniques de la cure de ces enfants. Il a aussi montré la prégnance
de barrières ou d’enclaves autistiques chez des patients qui présentent des réac-
tions autistiques partielles et comme encapsulées au sein d‘une personnalité plus
banale ; des mécanismes éminemment corporels, moteurs et sensoriels d’absorp-
tions évitantes, un manque de régulation psychique de leurs pulsions et de leurs
émotions.
On peut encore citer les travaux de S. Maiello sur l’objet sonore ; de A. Alvarez
et M. Rhodes sur l’approche psychanalytique de l’autisme y compris dans ses
formes les plus déficitaires ; d’A. Bullinger sur le développement psychomoteur,
montrant les avatars de la sensorimotricité, l’attachement pathologique à des
flux sensoriels, la fixation à des prothèses de rassemblement sur des conduites et des
schèmes moteurs ou sensoriels, et leurs conséquences sur l’instrumentation très
singulière de l’enfant autiste tout au long de son développement.
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Dans des perspectives théoriques différentes les procédés auto-calmants


décrits par les psychosomaticiens (Fain, Szweg, Smadja) sont des procédures
corporelles, motrices ou perceptives qui apparaissent comme un système
anti-traumatique. Il s’agit de conduites répétitives et machinales visant la
maîtrise de l’excitation par la recherche de l’excitation quand elle ne peut être
liée par des moyens plus psychiques : elles ont beaucoup de points communs
avec les formes autistiques et semblent témoigner de stratégies comporte-
mentales archaïques plutôt que d’authentiques « défenses inconscientes du
moi ».
280 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

5. Questions et enjeux scientifiques

L’apport de F. Tustin s’inscrit dans une tentative d’élaboration théorique


plus globale de la problématique autistique, à propos de laquelle j’effectuerai
quelques remarques plus critiques. Tustin différencie des autismes prétendument
« psychogènes » et d’autres formes d’autismes d’origine « organogénétiques », ce
qui ne nous paraît aujourd’hui ni défendable ni nécessaire. Toute forme autistique
est une maladie développementale toujours faite de données équipementales
et de colorations psychologiques surdéterminantes. F. Tustin soutient aussi
en toute logique kleinienne une pensée systématiquement diachronique, qui,
même quand elle se détachera de l’idée d’une « position autistique normale »,
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résistera dans l’hypothèse d’un vécu traumatique initial autour d’un certain
type d’angoisses dans les vécus précoces et l’hypersensibilité à la « séparabilité »
vécue comme un arrachement de soi-même (cf. John et son « trou noir avec un
méchant piquant »). Dès lors le recours à des objets et des formes autistiques
est entendu comme une défense, une réponse en enfermement et en évitement
actifs, là où on peut plutôt penser qu’il s’agit de conduites bien moins élaborées
et systématisées dans le développement singulier de l’autisme. Je défendrais aussi
que les angoisses spécifiques sont moins des événements originaires à la source
de l’autisme, que des témoins des registres originaires de la vie psychique ; par-
fois même déjà des indicateurs sinon de sorties de l’autisme, du moins de qua-
lifications psychiques a posteriori de formes et de vécus au préalable non encore
mentalisés. Retirer aux formes et aux objets autistiques leur valeur de défense et
de lutte contre des angoisses précoces n’enlève d’ailleurs rien à la justesse de leur
prégnance clinique dans ces états ni à la nécessité de les comprendre et de les
traiter (Diatkine, 1985).
Je me sentirais au final assez proche de la pensée de J. Hochmann (2010) quand
il rappelle que « la psychanalyse n’a aucune légitimité pour déterminer les fac-
teurs, vraisemblablement multiples et intriqués, d’une pathologie qui représente
probablement une voie finale commune, un mode de réaction globale de l’enfant
à des perturbations diverses en grande partie organique voire génétique ». La psy-
chanalyse donne sens à la clinique du sujet ; elle entend les processus complexes
des émotions, des investissements et du développement ; soutient les appropria-
tions subjectives ; nourrit les processus de symbolisation, de jeu, de rêve, de rela-
tion, d’historicisation, et globalement d’auto-érotisme mental ; et mieux encore la
psychanalyse se propose comme un traitement, assez unique au demeurant, pour
commercer un peu moins mal avec l’autre et avec soi-même. À tous ces endroits,
Frances Tustin a été une psychanalyste d’une rare acuité, et a apporté comme
peu d’autres une aide incommensurable à la compréhension de l’autisme, une
Frances Tustin 281

aide concrète et indiscutable aussi à nombre de petits patients et à leurs familles.


La compréhension des objets et des formes autistique et de l’esclavage qu’ils
génèrent pour la personne avec autisme font partie de ses enseignements majeurs
qui méritent que l’on garde cet héritage vivant, actif et actuel ; qu’on sache aussi
le critiquer, se l’approprier et le faire fructifier, plutôt que de le sacraliser dans un
musée de l’histoire de la psychanalyse.

Pour approfondir
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Alvarez A. (1997). Une présence bien vivante, Larmor Plage, Éd. du Hublot.
Collectif (2006). « Frances Tustin », Le Journal de la psychanalyse de l’enfant n° 38.
Diatkine R. (1985). « Le psychanalyste devant l’autisme infantile précoce », Topique,
n° 35-36, 25-46.
Haag G. (1991). « De la sensorialité aux ébauches de pensée », Revue internationale de
psychopathologie, n° 3, 51-63
Haag G. (1994). « Rencontres avec Frances Tustin », in coll. (1994), Autismes de l’enfance,
Paris, PUF, 69-90.
Hochmann J. (2010). Histoire de l’autisme, Paris Éd. O. Jacob.
Houzel D. (1991). « Pensée et stabilité structurelle. À propos des théories post-kleiniennes
de l’autisme infantile », Revue internationale de psychopathologie n° 3, 97-112.
Houzel D. (1995). Frances Tustin (1913-1994), Journal de psychanalyse de l’enfant, n° 17,
295-306.
Joly F. (1998). L’Angoisse dans les états autistiques et post-autistiques, thèse de doctorat
en psychopathologie fondamentale (université Paris VII), Villeneuve-d’Asq, Éd. du Sep-
tentrion.
Joly F. (2000). « Hello Mrs Tustin !, conférence inédite » (document dactylographié
consultable à la bibliothèque du Centre Alfred-Binet – Paris ASM XIIIe)
Tustin F. (1972). Autismes et psychoses infantiles, trad. fr. Paris, Seuil, 1977.
Tustin F. (1981). Les États autistiques chez l’enfant trad. fr. Paris, Le Seuil, 1986.
Tustin F. (1985). « Améliorer les états autistiques, texte discuté par C. Chiland, R. Misès,
S. Lebovici, P. Aulagnier et M. Fognini », Lieux de l’enfance n° 3, 15-34.
Tustin F. (1986). Le Trou noir de la psyché, trad. fr. Paris, Le Seuil, 1989.
Tustin F. (1991). « Vues nouvelles sur l’autisme psychogénétique », Journal de la
psychanalyse de l’enfant, 1995, n° 17, 279-293.
Tustin F. (1985). « Contours autistiques et pathologies adultes », Topique n° 35-36, 9-24.
29
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ROGER MISÈS,
« Repères cliniques et
psychopathologiques » (chap. 1,
11-44), « Esquisse des risques
évolutifs » (chap. 2, 45-63),
in Les Pathologies limites
de l’enfance, PUF, 19901

1. Par Aline Cohen de Lara.


284 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

« Les importants travaux d’ordre psychopathologique consacrés aux états


limites de l’adulte interrogent les psychiatres d’enfants sur un double plan :
celui de l’histoire infantile des sujets qui sont devenus des états limites, celui
des similitudes avec certains troubles du jeune âge […] Dans tous les cas, ces
troubles sont en rapport avec la dépression, l’atteinte narcissique, les menaces de
perte d’objet, les défaillances dans le domaine de la pensée ; ils se relient au déni
de la dépendance et de la soumission […] En pareil cas se dessinent souvent
des infléchissements où la fixation progressive des clivages, les dénis, les contre-
investissements soutenus par les composantes négatives du narcissisme de mort,
mènent à des troubles graves et durables de la personnalité dont on discerne les
similitudes avec ceux qui prennent forme au cours de l’évolution des pathologies
limites de l’enfance. »
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1. Présentation du texte dans l’œuvre de l’auteur

R. Misès fait partie d’une génération de cliniciens qui a posé les fondements de
la psychiatrie de l’enfant en France, à travers un engagement articulant toujours
la clinique de terrain, l’apport de recherches et de conceptions théoriques nova-
trices, et les modifications institutionnelles et thérapeutiques qui en découlent.
Ses travaux antérieurs sur les déficiences intellectuelles et les dysharmonies d’évo-
lution démontraient que ces enfants étaient sensibles aux actions réintégratives
et appartenaient à d’autres cadres cliniques que ceux proposés à l’époque. C’est
dans ce contexte d’une nécessité d’un remaniement nosographique, en lien avec
le travail en milieu ouvert permis par la sectorisation et par une conception
différente de la pathologie mentale, sous-tendue par les perspectives psychana-
lytiques, tenant compte de l’évolutivité des troubles à ces âges, qu’il va publier
« Les pathologies limites de l’enfant », tout d’abord en 1989 dans L’Information
psychiatrique, texte repris dans son livre éponyme (1990), puis dans le Nouveau
Traité de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent (1995).
La première édition fait suite à la création en 1988, sous l’impulsion de
R. Misès, de la Classification Française des Troubles Mentaux de l’Enfant et
de l’Adolescent qui constituait déjà à l’époque un contrepoint aux classifi-
cations symptomatiques et au retour en force des théories organicistes. Les
pédopsychiatres français privilégiaient une approche structurale d’orientation
psychodynamique tenant compte des critères cliniques et psychopathologiques
qui permettent de différencier le cadre où les symptômes prennent place.
Seul le recours à ces critères permet la discussion sur la gravité des troubles
et les limitations que cela entraîne pour l’enfant, ainsi que sur le pronos-
Roger Misès 285

tic et les mesures thérapeutiques à envisager. Ce souci d’une recherche des


bases structurelles en psychopathologie de l’enfant a conduit à la formalisa-
tion d’un troisième axe, situé entre les troubles psychotiques et névrotiques,
opposition classique à l’époque. Beaucoup d’enfants consultants échappaient
à cette dichotomie et semblaient difficiles à classer, et les tableaux cliniques
de l’époque ne résolvaient pas la question nosographique. Pour R. Misès, la
reconnaissance d’une originalité de la pratique auprès de l’enfant n’empêche
aucunement son inscription dans le champ de la psychiatrie dont la spéci-
ficité de la psychopathologie constitue le fondement par rapport à la neuro-
logie. Face à l’hégémonie des classifications symptomatiques, qui s’exonèrent
de toute perspective psychopathologique par une recherche de soubassements
neurologiques ou génétiques, la CFTMEA représente toujours aujourd’hui un
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autre modèle de classification et un outil de résistance.

2. Résumé du texte : concepts fondamentaux

Dans le premier chapitre, les aspects psychopathologiques caractéristiques des


pathologies limites sont décris très précisément, en lien avec différents travaux
psychanalytiques novateurs à l’époque.
Les défaillances de l’environnement, les défauts d’étayage et d’ajustement, la
discontinuité des soins et l’insuffisance des apports libidinaux, entraînent l’ins-
cription de failles et de distorsions précoces. L’enfant a cependant pu mettre en
œuvre des capacités d’adaptation et de rétablissement qui se sont développées
de façon dysharmonique. Il s’appuie sur des modalités de fonctionnement et de
relation à peine ébauchées, mobilisées pour se défendre de l’envahissement par
les angoisses primaires et les risques de débordement. Ces mesures de protection
contraignantes vont dans le sens d’un colmatage et font obstacle aux mouve-
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ments intégratifs.
Le rôle de pare-excitation maternel n’a pu être pleinement assumé et l’enfant
échoue à son tour partiellement dans les essais d’intériorisation, d’où des défauts
d’élaboration de la fonction de contenance. Il reste soumis aux risques de déborde-
ment par des excès de tension interne qui vont altérer les ébauches d’organisa-
tion de sa vie mentale. Un appareil psychique hiérarchisé émerge cependant à
travers un processus dysharmonique. Le préconscient n’assure pas pleinement
les liaisons habituelles entre affect et représentation à travers le langage, pou-
vant entraîner des expressions par le corps et par l’agir. Les processus secondaires
sont orientés vers la maîtrise des objets externes, au détriment de leur rôle de
liaison, renforçant leur fonction défensive.
286 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

L’échec dans le registre de la transitionnalité constitue un fait primordial.


L’enfant n’a pas ou peu recours aux objets transitionnels permettant le progres-
sif désillusionnement lié à la reconnaissance que l’objet est déjà là et qu’il n’est
pas sa création omnipotente. Il ne peut échapper au double danger que repré-
sentent l’intrusion et la négation des objets du monde réel et reste pris dans ce
dilemme, soumis aux angoisses d’intrusion et de vidange, tandis que persiste
l’omnipotence première. « L’aptitude à jouer seul en présence de la mère est
mise en défaut, l’enfant ne prend pas plaisir aux activités ludiques. Il s’en ser-
vira surtout pour faire participer l’entourage à des échanges captatifs plus ou
moins ritualisés » (1990, p. 18). L’élaboration et la maîtrise psychiques face à
l’absence de l’objet, permises par le jeu, ne sont pas remplies, la problématique
de l’absence occupe une place centrale. La vie fantasmatique n’acquiert pas une
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fonction signifiante et ne vient pas offrir la possibilité d’un plaisir autonome.
L’enfant ne parvient pas à faire évoluer sa dépendance anaclitique et fusionnelle,
entraînant des blessures narcissiques qui pèsent du côté d’un retrait libidinal et
maintiennent la relation spéculaire soutenue par l’environnement.
Les défauts d’élaboration de la position dépressive sont notables, bien que l’accès
à l’objet total et la différenciation entre soi et non-soi soient acquis, même si,
dans certaines circonstances, projection et confusion viennent les altérer. L’accès
de l’enfant à une autonomie propre fait peser une menace sur l’économie nar-
cissique de la mère et accentue la défaillance d’étayage. La vulnérabilité à la perte
d’objet devient de part et d’autre un élément essentiel de la problématique.
L’enfant ne parvient pas à intégrer les angoisses dépressives et de séparation
ni à dépasser le conflit d’ambivalence. L’écart entre réalité psychique et réalité
externe reste fluctuant et s’établit en secteur, à travers les clivages. Ces condi-
tions ne permettent pas la pleine résolution des conflits internes et le contrôle
de l’agressivité, d’où des mesures de répression pulsionnelle qui ne relèvent
pas de l’inquiétude dépressive et ne permettent pas l’accès à des sentiments de
culpabilité.
Les fixations précoces et les failles dans les investissements narcissiques et libi-
dinaux ne permettent pas le plein affrontement à l’angoisse de castration, mal-
gré l’ouverture à une relation triangulaire œdipienne qui s’organise, elle aussi,
en secteur et de façon partielle, aboutissant à une pseudo-œdipification, une
bi-triangulation. Cette configuration œdipienne a des effets sur la pensée et la
formation des représentations internes. La menace d’une confrontation au vide
domine et une relation avec le mauvais objet est maintenue à titre défensif.
La pathologie narcissique occupe une place centrale. Les assises narcissiques sont
altérées très tôt et la fonction de miroir de la mère est dévoyée. L’emprise narcis-
sique se maintient de part et d’autre, interdisant l’accès de l’enfant à une identité
propre et à des aspirations nouvelles, susceptibles de le détacher du pouvoir alié-
Roger Misès 287

nant des parents, eux-mêmes blessés narcissiquement. C’est là que s’originent


l’absence d’amour de soi et le défaut d’intériorisation des bons objets. L’incapa-
cité où se trouve l’enfant de réparer les dommages causés fantasmatiquement à
l’image maternelle vient sceller cette fragilité narcissique de fond et les représen-
tations de soi qui s’y relient. Dans tous les cas de figure, le trait commun est « le
refus de se soumettre aux détours, aménagements, temporisations qu’impose la
réalité dont la mise à l’épreuve dans les échanges ouverts constitue une source
répétitive de blessure pour le narcissisme » (p. 24).
Les clivages occupent une place importante, maintenant côte à côte des positions
inconciliables sans qu’il y ait conflit interne. Un des traits caractéristiques est
le non-accès aux conflits les plus évolués et leur contournement. Le fonction-
nement en faux self est lié principalement aux clivages du moi. Si la défense
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est efficace et permet des ouvertures adaptatives, l’hétérogénéité structurale qui
en découle entretient des défauts d’articulation entre les aspects différenciés du
fonctionnement mental et le risque d’une perte toujours croissante de la mobilité
psychique. « Les limitations dépendant de l’hétérogénéité structurale se relient à
d’autres défaillances, portant sur la liberté du jeu symbolique, le déploiement du
fantasme ; en découle l’impossibilité de procéder à des incursions aux frontières
du réel et de l’imaginaire, dans les espaces intermédiaires » (p. 29). Le renfor-
cement des clivages et des défenses archaïques, ainsi que le rejet et le déni des
motions pulsionnelles, font le lit d’une possible instauration d’une bilogique,
« le sujet adhère à son discours et il n’y croit pas en même temps » (p. 29). Les
troubles de la pensée et de la représentation sont ainsi tôt inscrits.
Divers troubles spécifiques vont prendre forme à partir de ces processus, dont
les troubles instrumentaux et cognitifs, entraînant des fantasmes d’objet endom-
magé, à réparer, qui ravivent les blessures narcissiques. Les difficultés d’appren-
tissage souvent au premier plan sont généralement accentuées par les réponses
inopportunes des parents, des enseignants, voire des spécialistes et par une foca-
lisation sur la rééducation. On assiste à un renforcement des composantes maso-
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chistes, avec une aggravation des affrontements stériles ou une accentuation des
retraits d’investissement. Il existe parfois des insuffisances intellectuelles, mais
il peut être difficile de départager un processus de structuration déficitaire et
ce qui relève d’inhibitions, de carences d’investissement et plus largement de
mécanismes inscrits dans le processus psychopathologique de base. Les clivages
et l’hétérogénéité structurale aident dans certains cas au maintien de capacités
adaptatives et cognitives satisfaisantes.
Dans le second chapitre, R. Misès aborde les risques évolutifs des pathologies
limites de l’enfance vers une gamme étendue de troubles mentaux chez l’adulte.
En premier lieu, les pathologies graves de la personnalité sont envisagées et tout
particulièrement les états limites dont le concept générique a bien été circonscrit
288 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

par A. Green (1990), ainsi que les risques d’évolution psychopathique. Les travaux
concernant l’enfance des futurs psychopathes ont montré que nombre d’entre eux
relevait des pathologies limites ; les traits d’une personnalité dénommée inaffec-
tive, délinquante, psychopathique peuvent se consolider au cours de l’adolescence.
La seconde éventualité est la structuration déficitaire. Les effets sur la pensée des
aspects psychopathologiques décrits précédemment pèsent sur les aspects cogni-
tifs du fonctionnement et contribuent aux risques d’évolution déficitaire. Enfin,
le passage vers une psychose de l’adulte constitue une éventualité rare, mais il est
important de repérer l’impact de l’adolescence sur les organisations préexistantes.
Les formes latentes ou pauvres en symptômes peuvent voir leur équilibre fragile
remis en cause, l’adolescence agissant alors comme un traumatisme. Ceci permet
de réexaminer la question des décompensations schizophréniques faisant suite à
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une enfance considérée comme « normale ».
Pour conclure, R. Misès insiste sur les potentialités évolutives, ni fatales, ni
exclusives, mais qui dans les formes latentes peuvent continuer d’évoluer à
bas bruit même à l’âge adulte, sous forme de somatisations, de crises existen-
tielles tardives, ou que l’on va retrouver chez des parents consultants pour leurs
enfants.

3. Devenir et prolongements du texte

Les travaux de R. Misès ont apporté une contribution fondamentale dans le


champ de la pédopsychiatrie française. Les pathologies limites de l’enfance
constituent au sein de la CFTMEA une catégorie clinique à part entière asso-
ciée aux troubles de la personnalité qui vise désormais à recouvrir l’ensemble
des formes repérables entre névrose et psychose. Cette perspective relève d’une
intégration réussie entre les approches psychiatriques classiques et les apports de
la psychanalyse. Toute référence à la psychanalyse a disparu des classifications
en psychiatrie de l’adulte et ce même mouvement tend actuellement à s’opérer
chez l’enfant et l’adolescent. L’apport de ce texte est d’avoir permis, non pas
tant une nouvelle délimitation sémiologique que le repérage de l’organisation
interne commune à un certain nombre de tableaux cliniques. Le diagnostic se
réfère au fonctionnement psychique sous-jacent, à partir de l’étude des symp-
tômes et de leur assortiment, et implique des hypothèses étiologiques lisibles,
ainsi qu’un souci du pronostic, une appréciation des potentialités et des risques
évolutifs ce qui permet d’envisager des modalités thérapeutiques.
La saisie globale du fonctionnement va à l’encontre d’une centration sur les
symptômes et du concept de comorbidité du DSM. La réduction du sujet à ses
Roger Misès 289

comportements visibles ne tient pas compte de la complexité du fonctionne-


ment psychique et des liens avec son environnement. Viser la disparition du
symptôme par l’intermédiaire de mesures médicamenteuses, éducatives, voire
répressives, représente une simplification réductrice qui dénie la dimension
d’intériorité du sujet humain. C’est cette intériorité même qui est mise en ques-
tion, en danger, dans les pathologies limites. Certes, il est nécessaire de tenir
compte des diverses composantes et secteurs de fonctionnement selon qu’ils
viennent au premier plan à un moment donné. Cela justifie souvent de moda-
lités d’interventions multiples, d’où la nécessité d’une compréhension globale
des problèmes et d’une prise en charge plurifocale par différents intervenants
œuvrant conjointement dans le respect des apports de chacun.
Les travaux de R. Misès ont ainsi eu des incidences considérables sur les orien-
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tations thérapeutiques, en particulier à travers la création de centres d’accueil
thérapeutique à temps partiel (CATTP). Si le recours à des institutions à temps
plein (hospitalisation, ITEP) est nécessaire face aux situations très lourdes,
l’accueil à temps partiel semble souvent plus approprié dans de nombreux cas.
Le travail de réseau est nécessaire, créant une dynamique collective de soin qui
ne se réduit pas à des interventions rééducatives multiples juxtaposées ou suc-
cessives, mais offre un véritable tissage de liens entre l’enfant et ses différents
partenaires, parents, école et divers intervenants soignants ou autres. Ce travail
d’équipe est tout à fait fondamental face à ces pathologies où les clivages sont à
l’œuvre et où la reconnaissance de l’altérité est mise à mal entraînant des risques
de désocialisation en particulier à l’adolescence. L’auteur a rendu compte de ces
ouvertures dans la préface d’un ouvrage récent consacré aux SESAD (2012).

4. Enjeux et questions scientifiques


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L’un des enjeux mobilisé par ce texte est lié à des questions de diagnostic et de
nosographie, dont les bases sont ici clairement structurelles, même si le terme de
structure limite n’est jamais utilisé. Cette perspective structurelle peut sembler
aujourd’hui datée : elle est fortement remise cause en partie du fait des risques de
fixité contenus dans la notion de structure, tout particulièrement chez l’enfant.
Sur ce point, les travaux psychanalytiques actuels s’orientent désormais vers
l’étude des processus à l’œuvre dans ces formes psychopathologiques plus que
sur la dimension de structuration ou d’organisation. Les éclairages et les repères
psychopathologiques introduits restent pourtant d’une extrême actualité même
si d’autres travaux complètent ces tableaux. Les recherches portant sur les inter-
actions précoces, sur l’accès à la transitionnalité dans la continuation de l’œuvre
290 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

de Winnicott et les processus de symbolisation offrent actuellement d’impor-


tantes contributions à la compréhension des pathologies limites de l’enfance.
Une autre critique fréquente porte sur la conception défectologique de ces
troubles, qui souligne par trop les dimensions de manque, de défaillance, de
négatif, renforçant par là même les fantasmes de réparation, de comblement, fai-
sant le lit des interventions de type rééducatives. Ces critiques doivent être reliées
au contexte historique de parution du livre dans le champ d’une pédopsychiatrie
française qui défendait les perspectives psychodynamiques face une certaine
forme de psychiatrie. Il semble que nous assistions actuellement à de nouvelles
attaques contre la psychanalyse et plus profondément contre une conception
de l’humain qui tiendrait compte de la complexité et des racines inconscientes
du fonctionnement psychique. Dans ce contexte, les travaux comme ceux de
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R. Misès constituent des outils de résistance et des modèles à suivre sur le terrain
de la clinique, quelles que soient les critiques toujours source de remaniements
novateurs.

Pour approfondir
Botella C. et S. (2001) La Figurabilité psychique, Lausanne-Paris, Delachaux et Niestlé.
Cohen de Lara A. (2010). « Diagnostics et classifications : discussion autour de la notion
de psychopathie chez l’enfant », Marty F. (dir.), Psychopathologie de l’enfant : 10 cas cli-
niques, Paris, In Press, 159-183.
Golse B. et Roussillon R. (2010). La Naissance de l’objet, Paris, PUF.
Green A. (1990). La Folie privée, psychanalyse des cas-limites, Paris, Gallimard.
Misès R. (1981). Cinq études de psychopathologie de l’enfant, Toulouse, Privat.
Misès R. (1989). « Les pathologies limites de l’enfance », in L’Information psychiatrique
n° 1, 10-20 ; repris in Misès R. (1990), Les Pathologies limites, Paris, PUF, repris in Lebovici
S., Diatkine R., Soulé M. (1995), Nouveau Traité de psychiatrie de l’enfant et de l’adoles-
cent, t. II, Paris, PUF, 1347-1362.
Misès R. et Quemada N. (dir.). CFTMEA, Classification française des troubles mentaux de
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Misès R. (2012). « Préface », Roman P., Rossello J.-J. (dir.) (2012), SESSAD, une institution
nomade, Ramonville-St Agne, Érès.
Raynaud J.-P. (2003). « CDEF et psychiatrie de l’enfant. Travailler ensemble, pour l’enfant
victime de la folie des liens », Empan, n° 49, Paris, Érès, 67-71.
Roussillon R. et Matot J.-P. (2010). La Psychanalyse : une remise en jeu, Paris, PUF.
Winnicott D.W. (1971). Jeu et réalité, Paris, Gallimard, trad. fr. 1975.
30
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PAUL DENIS,
« La dépression chez l’enfant :
réaction innée ou élaboration ? »,
La Psychiatrie de l’enfant, 1987,
XXX, 2, 301-3281

1. Par Joël Croas.


292 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

« L’enfance est restée longtemps interdite de dépression


comme de folie […] On peut voir s’instaurer un système
dépressif à proprement parler, comportant une intériorisation
de l’objet perdu, le fonctionnement mental s’organisant
autour de l’ombre de l’objet […] Quelles qu’en soient les modalités,
le but du traitement d’un enfant engagé dans un système dépressif
sera de restaurer les conditions psychiques d’un travail de deuil,
de transformer en deuil la mélancolie. »

1. Présentation de l’auteur
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Paul Denis, ancien pédopsychiatre au Centre Alfred-Binet, psychanalyste, est
membre titulaire de la Société psychanalytique de Paris (SPP). Il a été directeur
de la Revue française de psychanalyse de 1996 à 2004, il est actuellement directeur
de diverses collections aux PUF dont « Psychanalystes d’aujourd’hui » et « Le Fil
Rouge ».
Ses centres d’intérêts apparaissent variés mais s’orientent et gravitent en parti-
culier autour de l’enfant de la latence au sujet duquel P. Denis a publié de nom-
breux articles. Avant son article princeps de 1979, repris en 1995, cette période
de « l’entre-deux », était délaissée par les psychanalystes au niveau des réflexions
théorico-cliniques.
De son œuvre prolifique, dont une petite partie est listée à la fin de ce cha-
pitre, nous extrairons deux références clés qui peuvent nous guider à travers
son élaboration théorique. En premier lieu la publication du rapport Emprise et
théorie des pulsions, présenté dans le cadre du LIIe Congrès des psychanalystes
de langue française (1992, 1997). L’auteur livre des propositions métapsycholo-
giques fécondes autour de ce qu’il nomme les « deux formants de la pulsion »,
l’emprise et la satisfaction. En second lieu Éloge de la bêtise (2001), ouvrage qui
regroupe des textes d’époques diverses, traitant de l’enfant et de l’adolescent,
l’ensemble s’avérant particulièrement cohérent et heuristique à travers la pré-
sentation de la relation dialectique qu’entretiennent période de latence et ado-
lescence.
Ses autres articles et ouvrages nous permettent de recueillir tout au long de ces
élaborations originales et stimulantes la façon dont P. Denis offre à chaque fois
toute son attention, sa rigueur et sa sensibilité de psychanalyste au service de la
vie psychique de ses patients, enfants ou adultes.
Paul Denis 293

2. Présentation et résumé du texte ;


concepts fondamentaux

L’article « La dépression chez l’enfant : réaction innée ou élaboration ? », a d’abord


été publié en 1987 dans La Psychiatrie de l’enfant ; il a été repris ensuite dans Éloge
de la bêtise (2001). Ce texte dense et important signe une référence pour qui s’inté-
resse aux dépressions de l’enfant. « L’enfance est restée longtemps interdite de
dépression comme de folie. Il fallait que l’enfance fût un âge d’or, rien ne devait
en ternir l’éclat » (p. 302).
L’objet de l’article est, dans un premier temps, de mettre en contraste et en
débat deux logiques de la dépression chez l’enfant parfois difficilement conci-
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liables au plan théorique et en conséquence au plan clinique et thérapeutique.
Il s’agit pour partie d’une approche neurophysiologique et cognitive mise en
contraste avec l’approche psychodynamique privilégiée par l’auteur. La discus-
sion de ces points de vue est d’autant plus importante que ceux-ci justifient une
compréhension des dépressions soit en termes d’attachement programmé soit
en termes de perte d’un objet interne, intrapsychique, élaborée et construite
dans les relations du sujet à autrui et à son environnement.
P. Denis développe ensuite sa propre conception de la dépression chez l’enfant
en la replaçant en tant qu’axe central dans l’organisation intrapsychique de ce
dernier et en soulignant, ce qui à première vue peut paraître paradoxal, la valeur
organisatrice et la complexité de l’économie dépressive, rejoignant ainsi d’autres
auteurs comme Lebovici, Green, Bergeret.
Le texte s’organise en sept sections.

2.1 La question des affects dépressifs


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P. Denis insiste en premier lieu sur la nécessité de se dégager de l’écueil de des-


criptions cliniques et/ou phénoménologiques, influencées en partie par des
points de vue biologiques, éthologiques ou naturalistes, des états dépressifs afin
de redéfinir la qualité dépressive d’un vécu dont la description, indirecte, ne
peut être selon lui que le résultat d’une construction métapsychologique. Il envi-
sage donc une économie dépressive et une approche psychodynamique tenant
compte des conflits sous-jacents et de la capacité du sujet déprimé à supporter et
traiter la perte d’objet, les affects dépressifs, et à se réorganiser.
La question des affects ou d’un affect dépressif apparaît centrale selon qu’on
le privilégie en tant qu’affect élémentaire, de base, à l’origine même du vécu
294 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

dépressif ou qu’on le considère avec Freud comme produit et « résultat d’une


transformation de l’angoisse et de processus psychiques complexes, comme les
processus d’identification et d’introjections ». (p. 306). P. Denis cite ainsi un cer-
tain nombre d’auteurs défendant une conception de l’affect dépressif comme
élémentaire (Bibring), en tant que « réaction dépressive » (Joffe et Sandler), bio-
logique (Engel, Bowlby), à valeur adaptative (Dorpat, Beck), etc. :

« Le caractère commun des différents auteurs dont nous venons d’exami-


ner les positions est de supprimer le rôle de l’élaboration psychique quant à
l’origine même des affects dépressifs […] La douleur psychique de la dépres-
sion implique un phénomène psychique continu et évolué […] Il convient
donc de formuler une théorie qui considère l’ensemble des affects dépressifs
comme le résultat d’un travail psychique dans ses dimensions topique, dyna-
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mique et économique, et qui situe les phénomènes dépressifs au cœur même
de la constitution de la psyché » (p. 309).

2.2 Souffrance dépressive et perte d’objet


La prise en compte de la souffrance dépressive associée au concept de perte
d’objet au sens psychanalytique, évitant celui d’attachement propre à d’autres
conceptualisations, inscrit le fait que la dépression est la résultante de « quelque
chose qui vient toucher le fonctionnement psychique dans son organisation
d’ensemble » (p. 311). On rejoint la définition initiale de Freud (1915) : « L’objet
est ce par quoi la pulsion atteint son but », en accord avec les propositions ulté-
rieures de M. Klein, D. W. Winnicott, K. Abraham ou plus récemment B. Penot.
Ce qui veut dire également que la prévalence est accordée aux soubassements
pulsionnels du psychisme, à ses racines, et au jeu des forces contradictoires qui
l’animent. L’objet, dans ce contexte particulier, est un objet d’amour, mais objet
interne ou externe sont parfois difficiles à distinguer, l’objet se différenciant
progressivement au cours du développement précoce. P. Denis précise bien la
complexité du concept. La notion d’« objet narcissique », par exemple, peut
rendre compte en cas de perte d’un objet extérieur, d’une perte conséquente
d’un d’objet interne c’est-à-dire dans cette perspective de « la perte d’un pôle
d’organisation […] L’objet intérieur est l’héritage du commerce avec les objets
extérieurs » (p. 312).

2.3 Dépression et séparation


P. Denis nous invite ensuite à distinguer ce qui relève de la dépression et
ce qui peut sous-tendre une séparation (« la dépression n’est pas la consé-
quence nécessaire de toute séparation ou de toute perte ») de même qu’« il
Paul Denis 295

peut y avoir dépression en présence même de la mère » (référence à La mère


morte d’A. Green). Chez l’enfant c’est la discontinuité et l’absence d’antici-
pation à la séparation qui risque d’entraver un travail d’élaboration, tout en
sachant, qu’« il y a un travail psychique de la séparation qu’il y aurait intérêt
à différencier de celui du deuil » (p. 313). La possibilité de pouvoir égale-
ment investir d’autres personnes que l’objet absent change notablement la
capacité à s’engager dans un réel travail de deuil. Avec les risques, en cas de
maintien exclusif de l’investissement initial de l’objet, de transformer une
économie objectale en économie narcissique et donc de basculer potentiel-
lement vers un mouvement à tonalité mélancolique. A contrario le travail
psychique qu’implique le renoncement au projet œdipien pourrait être « une
précondition suffisante à l’élaboration d’un deuil si l’enfant rencontre un
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interlocuteur convenable » (p. 315).

2.4 Dépression et deuil


Cette attente qui parfois sidère et fige tout travail de deuil et tout réinvestisse-
ment objectal autre que l’objet perdu peut ainsi se remarquer après le décès d’un
parent, l’enfant s’installant alors dans une « situation de déni de la perte », déni
parfois favorisé par l’entourage proche de l’enfant, à valeur protectrice, mais lui
interdisant de fait l’expression de ses affects et ressentis. Le surinvestissement de
l’objet extérieur perdu et la réorganisation « en attente » de celui-ci pourront pré-
cipiter un fonctionnement s’organisant autour de l’« ombre de l’objet », témoin
en ce cas de la « négation (qui) porte sur le caractère irréversible de la séparation
[…] L’attente (magiquement investie) est vécu comme le garant de l’existence de
l’objet ».

2.5 Le travail psychique des mouvements


et systèmes dépressifs
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D’où l’hypothèse proposée par P. Denis : la tendance de la souffrance dépres-


sive à se pérenniser impliquerait l’existence d’un travail psychique particulier
qui la contienne et la maintienne, l’essence de ce mouvement dépressif visant
à constituer suivant diverses modalités un « objet dépressif comme substitut
à l’objet perdu » (p. 319) – « objet dépressif » qui n’est pas en l’occurrence un
objet de deuil. Même si à un certain niveau la perte est reconnue, l’objet est
remplacé par un système de représentations : « l’ombre de l’objet se substi-
tue à l’objet et vient en masquer la perte ». Ce travail s’étaye sur le contre-
investissement de certaines représentations et de certains affects sur le modèle
de Ch. David, cité par P. Denis, de la « perversion affective ».
296 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

2.6 L’objet dépressif


Ces mouvements de désorganisation et de réorganisation autour de l’« ombre
de l’objet » vont de pair et se dialectisent ainsi avec certaines menaces de déper-
sonnalisation ou de vécu d’inquiétante étrangeté, favorisant cette nouvelle
organisation dépressive si particulière (et susceptible d’assurer et de maintenir
la cohésion du moi), entendue par l’auteur comme « solution de compromis »
face à un conflit d’introjection :

« En réalité il n’y a pas identification (à l’objet perdu) à propre-


ment parlé […] mais intériorisation d’une image qui laisse le moi
sans apport et vise à rétablir avec l’image intériorisée la relation
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interrompue » (p. 321).

2.7 L’ombre de l’objet


En résumé, le « fantôme, l’ombre de l’objet » et donc sa vacuité et son absence,
absence physique éventuelle mais essentiellement psychique, incorporés et
contre-investis, organisent l’ensemble de la vie psychique en remplaçant l’objet
dans sa fonction organisatrice du psychisme. Au final, « il s’agirait dans l’hypo-
thèse que nous proposons de l’instauration d’une économie narcissique orga-
nisée par rapport à l’« objet dépressif » et pouvant donc apparaître dans des
structures diverses ». Ainsi, « quelles qu’en soient les modalités, le but du traite-
ment d’un enfant engagé dans un système dépressif sera de restaurer les condi-
tions psychiques d’un travail de deuil, de transformer en deuil la mélancolie »
(p. 327).

3. Devenir et prolongements du texte

Ce texte s’inscrit dans les travaux entrepris par P. Denis sur l’enfant de la latence,
celle-ci faisant figure, dans cet espace entre une enfance (pré-)œdipienne et une
adolescence éclosive, d’une étape forte et féconde tout à la fois de recentration
narcissique, et de redéploiement libidinal au sein du socius, de remaniements
préparant aux aléas ultérieurs.
L’auteur reprendra ultérieurement certaines différences importantes entre
séparation et deuil. Peut-on dire, en particulier, qu’une séparation soit équiva-
lente à un deuil ou qu’un abandon le soit d’une séparation ? Sans doute pas,
Paul Denis 297

et pas uniquement en termes économiques, c’est ce qu’ébauche P. Denis dans


son article de 2003 : « Ce n’est qu’un au revoir : le travail de la séparation et
l’objet de correspondance. » L’auteur met l’accent sur le caractère réversible de
la séparation, à l’inverse d’un processus de deuil, la promesse d’un retour est en
effet inscrite en filigrane, le désinvestissement et les processus d’identifications
divergent et l’absence de l’objet aimé vient bouleverser, dans l’optique théo-
rique de l’auteur, les deux formants de la vie pulsionnelle, à la fois le registre de
l’emprise et celui de la satisfaction. Autre modalité particulière :

« La séparation d’avec une personne qui soutient une certaine configuration


objectale et fonctionnelle vous précipite dans un autre mode de fonctionne-
ment et vous livre à un autre objet et non pas au vide. En effet il n’y a pas de
vide psychique et la séparation ne se fait pas pour le “vide” mais pour un trop
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plein d’excitation qui ne trouve plus sa voie ordinaire de détente » (p. 74).

On peut lire ici clairement la différence de fonctionnement avec la descrip-


tion de l’« objet dépressif » décrit précédemment. Chez l’enfant, comme chez
l’adulte d’ailleurs, c’est la disparition du contact d’avec cette figure étayante du
psychisme qui livrerait le sujet à ses objets internes non médiatisés par celle-ci.
D’autres textes variés (1994, 2002, 2011), mais en lien et en congruence avec
ces thèmes, viendront compléter ces élaborations autour de la perte d’objet, de
son traitement psychique et de la lutte active face à une désorganisation impor-
tante ou à des vécus de dépersonnalisation intenses. P. Denis en indique d’ailleurs
trois voies de résolution possibles, le deuil, la dépression et la nostalgie, plus parti-
culièrement la « position nostalgique », qui n’est ni deuil ni dépression mais par-
ticipe de l’un et de l’autre. « L’embaumement nostalgique », indépendamment
de modalités de traitements différentes de celles de la dépression ou du deuil,
présente également pour le sujet une force organisatrice majeure dans sa capacité
à se maintenir psychiquement. Dans le même registre conceptuel la « douleur
fantôme », concernant certains patients se plaignant de douleurs chroniques et
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participant inconsciemment à une sorte de « culture de la douleur », rejoint en


partie ce que l’auteur présente de sujets déprimés ou présentant un fonctionne-
ment nostalgique.
Un des intérêts de l’approche de P. Denis est d’aborder les troubles dépressifs
en termes de mouvements, de systèmes dépressifs, d’organisateur de la vie psy-
chique. Dans la mesure également où ils mettent en scène l’ensemble du jeu pul-
sionnel et de l’économie psychique, ils dégagent les processus dépressifs de toute
assignation temporelle qui pourrait les fixer. P. Denis rappelle que B. Grunberger
(1971) avait souligné que la pathologie dépressive devait être comprise comme
une pathologie du narcissisme sans rapport direct avec le niveau de l’évolution
libidinale. Ainsi « il s’agirait dans l’hypothèse que nous proposons de l’instau-
298 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

ration d’une économie narcissique organisée par rapport à “l’objet dépressif”


et pouvant donc apparaître dans des structures diverses » (p. 326). Dans cette
perspective il s’agit d’une économie particulière, transitoire, et pas seulement
d’une qualité affective, ayant valeur organisatrice pour le psychisme et dont
l’expression sera très différente selon qu’elle se situera en deçà de la névrose
infantile ou au contraire viendra remanier une névrose infantile élaborée.
P. Denis lie ainsi la permanence de l’objet et la cohésion du moi en un ensemble
structural organisateur du psychisme du jeune enfant.
Ces présupposés induisent, entre autres, trois conséquences : la possibilité
d’une lecture transnosographique des troubles dépressifs, une intégration des
problématiques de perte et de ses effets maillée à des modalités de fonctionne-
ment psychique singulières et une appréhension de ces mouvements en partie
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libérée d’un ancrage temporel rigide, la question étant alors de sérier certaines
spécificités de ce champ, en fonction notamment du développement psycho-
affectif et de remaniements particuliers (latence, adolescence).

4. Enjeux et questions scientifiques

Comme évoqué précédemment, P. Denis met vigoureusement en contraste son


approche métapsychologique de la dépression (pas seulement de l’enfant) cen-
trée sur un abord psychique global du vécu dépressif et une lecture plus ou moins
instinctuelle de l’affect dépressif, en réaction à la perte, évacuant ipso facto toute
élaboration autour de celle-ci. Les enjeux thérapeutiques qui en découlent appa-
raissent d’emblée majeurs.
Dans un autre registre, le problème diagnostique de la dépression chez
l’enfant, que P. Denis n’aborde pas ici sauf par défaut, se fait jour lorsque l’on se
penche sur la sémiologie de ces troubles. Il apparaît rapidement une difficulté à
sérier des signes cliniques directement évocateurs ou spécifiques, pouvant être
regroupés, et qui dans certains cas ont tendance à se diluer au sein d’ensembles
comorbides englobant une grande partie de la psychopathologie pédiatrique
(Marcelli, 1995). Au-delà d’éléments classiques, notamment chez l’adulte (tris-
tesse, ralentissement psychomoteur), ce sont souvent des troubles comporte-
mentaux bruyants (agitation ou au contraire inhibition) ainsi que l’ensemble du
registre somatique qui sont susceptibles d’être sollicités.
Enfin cette lecture laisse en marge la question de la dépression chez le jeune
enfant et le nourrisson, question traitée par B. Golse à plusieurs reprises (1999,
2001), en termes de continuité des troubles dépressifs à travers les âges, d’état ou
de structure dépressive, de maturation psychoaffective. La question du normal
Paul Denis 299

et du pathologique (on pense à la position dépressive au sens de M. Klein) mérite


également d’être évoquée.

Pour approfondir
Croas J. (2008). Approche psychodynamique de troubles dépressifs chez l’enfant de la
latence à travers deux versants contrastés, l’inhibition et l’agitation, thèse de doctorat,
sous la dir. de C. Chabert, Université Paris-Descartes
Denis P. (1992). « Emprise et théorie des pulsions », Revue française de psychanalyse,
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31
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SIGMUND FREUD,
« Les reconfigurations
de la puberté » (1905), Trois Essais
sur la théorie sexuelle, in Œuvres
complètes, VI, Paris, PUF,
2006, 145-1811

1. Par François Marty.


304 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

« Avec l’arrivée de la puberté interviennent les transformations qui doivent


faire passer de la vie sexuelle infantile à sa configuration normale définitive.
La pulsion sexuelle était jusqu’ici principalement auto-érotique, elle trouve
maintenant l’objet sexuel. Elle s’exerçait jusqu’ici à partir de pulsions par-
tielles et de zones érogènes isolées qui, indépendamment les unes des autres,
cherchaient comme but sexuel unique un certain plaisir. Maintenant un nou-
veau but sexuel est donné et toutes les pulsions partielles agissent conjoin-
tement pour l’atteindre, tandis que les zones érogènes se subordonnent au
primat de la zone génitale. »

1. Présentation du texte dans l’œuvre de l’auteur


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Les Trois Essais sur la théorie sexuelle appartiennent à la première partie des
œuvres psychanalytiques de S. Freud. On peut faire l’hypothèse qu’ils consti-
tuent, au moins pour le premier essai, une réponse à l’œuvre de R. von Krafft-
Ebing (1840-1902), professeur de psychiatrie à Vienne, et notamment sa
Psychopathia sexualis : Étude médico-légale à l’usage des médecins et des juristes
(1886) – traité descriptif du sadisme, du masochisme, du fétichisme, de l’exhi-
bitionnisme, des anomalies sexuelles, et finalement de toutes les perversions.
Ils répondent aussi aux travaux de H. Havelock Ellis (1859-1939) qui, avec ses
Études de psychologie sexuelle (1903), propose des thèmes de travail (le narcis-
sisme, l’auto-érotisme, les rêves érotiques, l’inversion sexuelle, les caractères
sexuels psychiques) qui ne sont pas sans faire penser à ceux développés au sein
même de la théorie psychanalytique. Empruntant d’ailleurs à Havelock Ellis les
notions d’auto-érotisme et de narcissisme, Freud prolonge et dépasse les thèses
de ces contemporains en proposant une compréhension dynamique entière-
ment nouvelle de la psychopathologie qui s’inscrit dans la suite des travaux
déjà publiés sur l’hystérie, la théorie de la séduction et son « abandon » avec la
théorie du fantasme.
En effet, les Trois essais rassemblent les éléments découverts par Freud au cours
des quinze années précédentes et représentent une tentative de systématisation
de son intuition majeure sur le rôle que jouent l’inconscient, le refoulement,
le conflit et la sexualité – tout particulièrement la sexualité infantile – dans
l’apparition des troubles psychiques à l’âge adulte, mais aussi dans le fonc-
tionnement psychique tout entier, avec la formation de symptômes. Après
L’Interprétation des rêves, il s’agit de son ouvrage majeur et sans doute le plus
original, qui redéfinit de façon renversante la sexualité, entendue non plus
seulement dans sa dimension génitale et liée à la reproduction, mais appa-
Sigmund Freud 305

raissant dès l’enfance, englobant l’ensemble du corps et incluant la dimen-


sion tendre et amicale de l’amour. Cet élargissement freudien du concept de
sexualité trouvera ensuite sa justification dans l’analyse des enfants et des
adolescents qu’entreprendront des psychanalystes de la deuxième génération
et leurs successeurs jusqu’à nos jours.
Chacun des Trois essais concourt à développer une thèse originale concer-
nant la sexualité humaine. Postulant l’existence d’une pulsion sexuelle qui ne
se manifesterait pas seulement au moment de la puberté, S. Freud part tout
d’abord de l’étude des aberrations sexuelles pour mettre en évidence le fait que
« la prédisposition aux perversions est bien la prédisposition générale originelle
de la pulsion sexuée humaine, prédisposition à partir de laquelle se développe le
comportement sexuel normal par suite de modifications organiques et d’inhibi-
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tions psychiques au cours de la maturation ». Ce n’est que peu à peu que les pul-
sions, d’abord partielles, et en lien avec les zones érogènes du corps, s’unissent
pour former une tendance dirigée vers un seul but. Ce premier essai sera donc
consacré à l’étude des déviations de la libido relative à l’objet sexuel (la personne
qui exerce un attrait sur le sujet) et au but (l’acte auquel pousse la pulsion), la
pulsion sexuelle existant d’abord indépendamment de son objet, objet qui n’en
constituerait pas l’élément essentiel. Ce dernier point de vue sera nuancé ensuite
dans une note de 1920 sur la théorie de la libido, pour préciser que ce n’est pas
l’origine de l’excitation (interne ou externe), mais la relation à l’objet qui est
l’élément essentiel. L’essai se termine sur le constat de la présence généralisée
depuis l’enfance de prédispositions à la perversion qui peuvent jouer un rôle
déterminant dans l’évolution de la sexualité. Pour Freud, les névrosés seraient
restés à l’état infantile de la sexualité ou retombés dans cet état, ce qui le conduit
à étudier l’évolution de la sexualité infantile jusqu’à son aboutissement dans ses
différents destins, névrosés, pervers ou normaux.
Le second essai sur l’étude de la sexualité infantile prolonge ainsi le premier
pour démontrer que la pulsion sexuelle est présente dans l’enfance et qu’elle
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ne fait donc pas son apparition au moment de la puberté, comme le voudrait


la pensée commune. Freud observe que le traitement de la sexualité infantile
est jusque-là absent de toutes les études scientifiques modernes (il parle même
à cette occasion d’omission de l’enfant dans l’étude de la sexualité), ou n’est
évoqué qu’à l’occasion de cas pathologiques. L’excitation sexuelle chez l’enfant
provient de diverses sources, notamment des zones érogènes du corps (oralité,
analité), mais toutes ces excitations ne sont pas encore coordonnées : elles pour-
suivent chacune un but séparé pour la recherche et l’obtention d’un plaisir
particulier, illustrant ainsi la tendance perverse polymorphe de l’enfant. Pendant
l’enfance, la pulsion sexuelle n’est pas encore centrée, elle est auto-érotique. Ces
phases précoces du développement de la sexualité infantile peuvent être quali-
306 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

fiées de prégénitales, en référence au primat des zones génitales qui n’intervien-


dra qu’avec la puberté. Pendant la période de latence se constituent des forces
psychiques (dégoût, morale, pudeur) qui feront obstacle aux pulsions sexuelles,
notamment sous l’effet du refoulement et de la sublimation. C’est grâce à ces
mécanismes de défense que se développent la pulsion de savoir et les recherches
qu’entreprend l’enfant, grâce aux théories qu’il imagine, sur l’énigme de la nais-
sance des bébés. À la fin de la période de latence et à la faveur de la puberté, des
transformations importantes se font jour dans le développement et l’organisa-
tion de la sexualité, objet du troisième essai.

2. Résumé du texte
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L’une des grandes originalités des Trois essais tient à la théorisation du biphasage
de la sexualité humaine. Le choix sexuel de l’objet se fait en deux temps, par
deux poussées. L’une commence dans l’enfance, s’arrête pendant la latence et
se caractérise par la nature infantile des buts sexuels. L’autre commence avec la
puberté et détermine la forme définitive que prendra la sexualité à l’âge adulte.
La sexualité infantile préfigure ce qui va advenir (« trouver l’objet sexuel n’est
en somme que le retrouver »). À la puberté, en effet, l’objet est trouvé sur le
modèle des choix effectués dans l’enfance, mais l’investissement libidinal se
détourne des objets parentaux, désormais rendus obsolètes par les barrières qui
se sont dressées entre-temps pendant la latence contre le risque de l’inceste.
Néanmoins, malgré la prégnance du sexuel infantile, de profonds changements
se produisent avec la survenue de la puberté. Toutes les excitations sexuelles sont
alors soumises au primat des zones génitales. Freud est amené ainsi à distinguer
le plaisir préliminaire, survivance du plaisir prégénital dans lequel la fonction
scopique joue un rôle essentiel, et le plaisir terminal ou plaisir de satisfaction de
l’activité sexuelle qui est lié à la nouvelle capacité orgasmique apportée par la
puberté.
Dans un chapitre ajouté en 1920, Freud propose sa théorie de la libido dans
laquelle il distingue libido du moi (ou libido narcissique) et libido d’objet. Freud
spécifie sa définition de la libido en la limitant aux pulsions sexuelles pour ne
pas la diluer et risquer de l’identifier, comme le fait C.G. Jung, à l’énergie psy-
chique en général. Pour Freud, c’est seulement à la puberté qu’apparaît une dis-
tinction nette entre le caractère masculin et féminin, même si les dispositions mâle
et femelle se manifestent déjà dans l’enfance. Mais quoi qu’il en soit, et si l’on
prend en considération les manifestations d’auto-érotisme et de masturbation, la
libido est pour Freud de façon constante et régulière d’essence mâle. La puberté
Sigmund Freud 307

amènerait une grande quantité d’excitation chez le garçon et soumettrait la fille


à un intense refoulement de sa sexualité clitoridienne. Si bien que l’on pourrait
considérer que si l’homme garde la même zone érogène conductrice du plaisir,
la femme en change, passant de l’unique excitation clitoridienne à la conduc-
tion du plaisir à d’autres zones (vaginale) voisines. La femme refoulerait ainsi
à la puberté la partie virile de sa sexualité infantile. Enfin, la puberté verrait se
réaliser l’unité de la vie amoureuse : le courant tendre qui caractérise la sexualité
de l’enfant rejoindrait le courant sensuel qui, lui, ferait son apparition avec la
puberté. Ainsi, tel un tunnel percé des deux côtés, la libido pubertaire réaliserait
cette jonction essentielle à la vie amoureuse à l’âge adulte.
Mais, tout d’abord, le choix de l’objet s’accomplit sous la forme de représen-
tations, de fantasmes, qui ne sont pas destinés initialement à être réalisés. L’atti-
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rance renouvelée de l’adolescent vis-à-vis de ses parents, selon le principe de
la reviviscence de l’œdipe infantile au moment de la puberté, va connaître un
intense travail de refoulement et favoriser l’apparition d’une forme contraire, à
savoir l’opposition (la confrontation, voire le fantasme de meurtre) à la géné-
ration précédente. Malgré cette mise à distance des motions incestueuses, les
choix d’objet sont guidés à la puberté par les expériences infantiles et l’amour
porté aux parents de l’enfance.
Le troisième essai se termine par un chapitre consacré à la prévention de l’inver-
sion. Les considérations de Freud sur cette question semblent davantage marquées
par la prise en compte de facteurs externes, environnementaux que par des méca-
nismes internes, le choix d’objet paraissant dans ces cas-là être lié aux conditions
de vie des enfants et adolescents qui s’orientent vers l’homosexualité.

3. Prolongements et filiation
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Les Trois essais constituent la base sur laquelle s’est édifiée l’approche psychana-
lytique de l’adolescence, depuis H. Von Hug Hellmuth, la pionnière, et surtout
A. Freud avec son séminaire de psychanalyse d’enfant, le « Kinderseminar »,
auquel participent W. Hoffer, S. Bernfeld, A. Aichhorn et, de façon plus marginale,
H. Deutch. Car S. Freud, dès l’admission de sa fille à la Société psychanalytique
de Vienne en 1924, laisse à Anna le soin de développer l’approche psychanaly-
tique auprès des enfants et des adolescents. Dans son article de 1958, constatant
le peu de publications consacrées à l’adolescence depuis les Trois essais, A. Freud
appelle les psychanalystes à prolonger les travaux de son père, considérant que
l’adolescence a été quelque peu délaissée et qu’elle est devenue le parent pauvre,
« la cendrillon de la psychanalyse ». Cet appel sera entendu et de nombreux
308 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

ouvrages verront le jour, animés par des auteurs plus proches de nous, voire
contemporains comme P. Blos (1962), E. Erikson (1968) qui tous deux feront
partie du cercle d’A. Freud autour de la Petite École qu’elle avait fondée à Vienne
(avec D. Burlingham et E. Rosenfeld), D.W. Winnicott (1968), E. Kestemberg
(1962), Ph. Jeammet (1980, 1985), R. Cahn (1998), M. et E. Laufer (1993),
Ph. Gutton (1991, 2004), F. Ladame (1981), A. Birraux (1990), pour n’en citer
que quelques-uns.

4. Questions et enjeux scientifiques


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S. Freud est revenu à plus de soixante-dix reprises sur le texte des Trois essais,
à l’occasion des rééditions successives de l’ouvrage (1910, 1915, 1920, 1922
et 1924), souvent pour réaffirmer le rôle fondamental de la sexualité infan-
tile dans le développement de la vie psychique et l’apparition de troubles
psychopathologiques névrotiques et pervers à l’âge adulte. Ses ajouts et correc-
tions incessants montrent l’importance qu’il a accordé toute sa vie aux Trois
essais et combien cet ouvrage constitue un véritable socle pour la théorie psycha-
nalytique, même si c’est au prix de certaines contradictions.
Ainsi, dans une note ajoutée en 1915, Freud apporte une précision impor-
tante. « L’exposé schématique que nous donnons ici est destiné avant tout, à
faire ressortir les différences. Nous avons montré plus haut dans quelle mesure la
sexualité infantile se rapproche de l’organisation sexuelle définitive par le choix
de l’objet et par le développement de la phase phallique. » Cette note est une
façon, une fois de plus, de mettre l’accent sur le rôle fondamental de la sexua-
lité infantile, au détriment de la puberté, comme temps de découverte de l’objet
sexuel (génital). Cette insistance sur le sexuel infantile, clé de voûte de l’édifice
psychanalytique, contribue du coup à l’effacement de la spécificité de l’adoles-
cence, à sa mise dans l’ombre, alors même que le troisième essai la portait dans
la version de 1905 en pleine lumière. Cette question sera reprise et réaffirmée en
1924 avec « L’organisation génitale infantile », texte dans lequel S. Freud situe
l’organisation génitale, la phase phallique, dans l’enfance. L’enjeu du relatif
changement de perspective qu’opère Freud en donnant ou pas de l’importance
à la puberté dans le développement de la sexualité humaine a une incidence sur
notre façon de comprendre comment se construit ce que nous appelons mainte-
nant la génitalité (Marty, 2009).
Si Freud n’a finalement pas proposé une théorie de l’adolescence – il aurait
plutôt renforcé le rôle de la sexualité infantile dans l’édifice psychanalytique –,
les psychanalystes qui se sont penchés sur la spécificité de la clinique, de la psy-
Sigmund Freud 309

chopathologie et du traitement des adolescents se réfèrent à ce texte fondateur.


Aujourd’hui, la question pourrait être de savoir si, comme Freud le suggère dans
sa version de 1905, l’on doit accorder à l’adolescence le rôle transformateur de
la sexualité infantile ou si, comme le même Freud le propose dans un certain
nombre de notes et d’articles ultérieurs, il faut considérer que la sexualité infan-
tile se rapproche de l’organisation de la vie sexuelle définitive. Mais la contradic-
tion n’est peut-être pas aussi radicale qu’il n’y paraît et plusieurs voies s’ouvrent
pour penser la spécificité de l’adolescence dans la construction subjectale et la
dette que l’adolescence a contractée vis-à-vis de l’enfance.
En effet, si l’adolescence constitue une seconde chance pour l’enfant, au sens
où l’adolescence reprend pour les transformer les positions occupées par l’enfant,
l’adolescence ne repose pas moins sur les bases narcissiques et identitaires consti-
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tuées dans l’enfance. À ce titre, si l’on peut parler de nouveauté pubertaire, il faut
aussitôt ajouter que ce changement s’inscrit dans une certaine continuité. Et
d’ailleurs, c’est bien là l’un des enjeux de l’adolescence, défini maintenant non
plus comme une crise entre les générations mais comme un processus, notam-
ment celui d’assurer cette transformation sans pour autant rompre avec le senti-
ment de continuité d’existence.
Le troisième essai a ouvert la voie à de nombreux travaux psychanalytiques
qui ont permis de mettre en évidence l’importance de la fragilité narcissique et
identitaire des adolescents (Kestemberg, 1962), la nécessité d’un soutien pour
les plus vulnérables afin d’éviter le risque de la survenue d’une rupture dans leur
développement (Laufer, 1984). La reviviscence de l’œdipe infantile au moment
de l’entrée en puberté conduit à des transformations somato-psychiques extrê-
mement importantes dans lesquelles les fantasmes pubertaires jouent un rôle
majeur. La violence de l’activité pulsionnelle peut conduire à des agirs, contri-
buant ainsi à trouver des « solutions » à l’impossible conflictualité interne par
projections de parties clivées (haineuses) du moi sur les objets externes. L’expres-
sion de la violence au moment de l’adolescence est à mettre en rapport avec la
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mise en place dans l’enfance de pare-excitations insuffisamment efficaces pour


faire face à la force des pulsions, jugées trop puissantes pour le moi de l’enfant
(Freud A., 1934). Mais l’interrogation peut également porter sur la solidité de
l’étayage que représente l’environnement (Jeammet, 1980, 1985).
La prise en compte de la spécificité de ces fragilités a permis de développer une
approche plus souple et adaptée du cadre thérapeutique (dans la cure individuelle
et dans la prise en charge institutionnelle) et de travailler avec des patients pré-
sentant des pathologies limites qui n’étaient pas susceptibles de profiter jusque-
là de traitements psychanalytiques. La clinique de l’adolescence a également
montré la nécessité d’élargir le cadre thérapeutique à la dimension familiale,
tant l’œdipe pubertaire fait revivre la problématique œdipienne parentale.
310 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

Malgré les remaniements ultérieurs dont il a été l’objet de la part de Freud, le


troisième essai fonde la psychanalyse de l’adolescent en reprenant notamment
la notion d’après-coup développée initialement dans l’Esquisse d’un projet scien-
tifique (1895) :

« Nous ne manquons jamais de découvrir qu’un souvenir refoulé ne s’est


transformé qu’après coup en traumatisme. La raison de cet état de choses se
trouve dans l’époque tardive de la puberté par comparaison avec le reste de
l’évolution des individus. »

Avant Freud, la puberté est identifiée comme étant le début de la vie sexuelle ;
avec Freud et les Trois Essais, la sexualité commence dès l’enfance et se trans-
forme avec l’apparition de la puberté ; après Freud, la sexualité infantile est
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remaniée avec l’adolescence : le sexuel infantile est transformé par la sexua-
lité génitale. Les Trois Essais portent la marque de ces mouvements, mettant en
avant l’importance du sexuel infantile, puis rendant nécessaire le déplacement
de l’éclairage sur le rôle de l’adolescence comme processus. Vient enfin le temps
de reconsidérer l’ensemble de la problématique en jetant un pont entre ces deux
rives de la sexualité pour penser ce qui serait le troisième temps de la sexualité
humaine, celui des transformations et de l’intégration de la sexualité infantile
dans le pubertaire (Givre, Tassel, 2007).
Mais précisément, c’est à cet endroit que se situe la difficulté : l’infantile est-il
soluble dans le pubertaire ? L’instinct pubertaire ne trouve-t-il pas la place occupée
par le pulsionnel du sexuel infantile, comme le propose J. Laplanche (2000) ? Les
Trois essais sur la théorie sexuelle n’ont pas fini de nous surprendre et de nous déran-
ger par ce double mouvement qu’ils nous offrent : fondamentalement la sexualité
humaine est une histoire sexuelle infantile nourrie de fantasmes. Mais l’effraction
du sexuel pubertaire vient dynamiter ce bel édifice en y introduisant sa part sau-
vage et instinctuelle. Il appartiendrait à la créativité humaine de tenter de rendre
compatible ces deux mondes, l’entreprise de toute une vie.

Pour approfondir
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Birraux A. (1990). L’Adolescent face à son corps, Paris, Éditions universitaires.
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« L’adolescence », in L’Enfant
dans l’adolescence, Paris,
Gallimard, 1976, 244-2661

1. Par Florian Houssier.


314 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

« C’est après un intervalle de vingt ans que je reviens sur le thème de l’ado-
lescence […] Pour mieux expliquer cette affirmation, j’admets qu’il est normal
pour un adolescent d’avoir pendant très longtemps un comportement incohé-
rent et imprévisible, de combattre ses pulsions et de les accepter, de les main-
tenir à distance et d’être débordé par elles, d’aimer ses parents et de les haïr,
de se révolter contre eux et de dépendre d’eux, d’être profondément honteux de
sa mère devant d’autres, et, de façon inattendue, de désirer lui parler à cœur
ouvert ; de se complaire à imiter les autres et à s’identifier à eux et, pourtant,
d’être en quête incessante d’identité ; d’être plus idéaliste, artiste, généreux et
désintéressé qu’il ne le sera jamais, mais aussi le contraire : centré sur
lui-même, égoïste, calculateur […] Il y a peu de situations dans la vie
qui soient aussi difficiles à affronter que celle d’un adolescent,
fille ou garçon, qui tente de s’affranchir. »
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1. Présentation du texte dans l’œuvre de l’auteur

Cet article condense les principaux travaux d’Anna Freud sur l’adolescence tout
en étant significatif du rôle joué par celle-ci au sein du mouvement psychanaly-
tique. Paru en 1958 dans The Psychoanalytic Study of the Child, ce texte résonne
en effet comme un appel historique pour investiguer plus en profondeur l’ado-
lescence sous l’angle psychanalytique et sortir ce domaine de la relative ornière
dans laquelle les difficultés techniques l’ont laissé.

2. Résumé du texte

A. Freud débute son article par un constat : depuis qu’elle s’est intéressée à
l’adolescence, vingt-deux ans auparavant, l’étude de ce sujet n’est pas très heu-
reuse. L’étude de la vie psychique infantile et son traitement se sont développés
plus favorablement. Les éducateurs et les parents sont déçus de l’apport de la
psychanalyse, car les analystes restent hésitants sur le sujet, qui est encore un
thème négligé, soit le parent pauvre de la psychanalyse toutes problématiques
confondues. L’adolescence est selon elle encore considérée dans la commu-
nauté analytique comme une étape de la vie infantile. Pourtant, « le moi […]
part en bataille pour sa survie », ou encore « à l’adolescence, le danger vient de
partout » sont des phrases qui témoignent de la préoccupation de l’auteur pour
la vie psychique des adolescents, radicalisant un point de vue sur leurs « conflits
spécifiques ». Ces derniers impliquent une défiance envers la psychothérapie
Anna Freud 315

et le lien transférentiel, les adolescents se révélant rétifs à toute mobilisation


régressive tandis que, de son côté, le psychanalyste a souvent refoulé les élé-
ments les plus vifs de sa propre adolescence.
La préoccupation d’A. Freud pour la thérapeutique constitue le fil rouge de
cet article. L’adolescent est présenté comme un délinquant potentiel, un sujet
constamment sur le point d’agir au lieu de perlaborer. Confrontée à ce type de
comportement, A. Freud se fait hésitante : faut-il reprendre l’idée d’A. Aichhorn
d’une phase préparatoire amenant progressivement le sujet à accepter le travail
sur sa vie psychique ? Mêlant le normal et le pathologique, l’adolescent bous-
cule les habitudes de l’analyste, le poussant à sortir du cadre habituel de ses
interventions, à s’exposer et innover. Poussé dans ses retranchements, le psy-
chanalyste ne dispose pas de temps pour s’adapter et comprendre comment s’y
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prendre avec ce type particulier de comportement, la rupture du traitement.
Cet enjeu clinique s’articule avec les effets de la mise à distance des premiers
objets d’amour. Le retour de la libido d’objet sur le moi entraîne cette pro-
position de prime abord : de par sa position narcissique, l’adolescent ne peut
s’engager dans la psychothérapie car il manque de libido dirigée vers l’objet, le
thérapeute. L’adolescent est centré sur son moi, la libido étant alors essentielle-
ment de nature auto-érotique ; les résistances de l’adolescent seraient liées à ce
défaut d’investissement.
Cette idée ouvre sur une double comparaison de l’adolescence au deuil et à
la déception amoureuse. Ces deux états ont pour point commun la nécessité de
désinvestir la libido attachée à un objet et le renoncement à une satisfaction.
Notons que si elle compare l’adolescence avec le travail de deuil, elle n’en fait
pourtant pas un équivalent, comme cela a pu être repris puis critiqué par la
suite. Elle évoque en revanche la crise adolescente comme un temps de remanie-
ments internes conditionnant l’existence même du processus, souvent nommé
« crise » ici.
L’ouverture de pensée d’A. Freud porte notamment sur son intérêt pour les
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contenus préœdipiens donnant un sens aux manifestations adolescentes ; elle


insiste ainsi, à partir de son expérience à la Hampstead Child-Therapy Clinic
qu’elle a créée en 1952, sur l’investissement de la relation maternelle primaire.
Ce premier lien permet l’intégration d’un objet interne qui peut être désin-
vesti au moment du désengagement des imagos parentales, libérant alors le
réinvestissement de la libido sur les objets du monde extérieur. Elle montre
de la sorte que le deuil des investissements infantiles n’est pas donné de fait
dans le développement, nécessitant un préalable dans le lien mère-enfant – une
relation suffisamment investie. Pour les enfants privés de la relation à cette
image maternelle, l’adolescence est consacrée à la recherche de cette image, à
l’encontre du mouvement de désengagement habituel.
316 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

L’avancée centrale de ce texte concerne la place de l’imaginaire adolescent.


En mettant le fantasme au cœur des angoisses de l’adolescence, elle propose
une réflexion centrale sur la dynamique du processus. Quittant alors le registre
quantitatif des pulsions, elle met l’accent sur le risque de rencontre entre les
exigences génitales nouvellement acquises et les objets d’amour infantiles œdi-
piens, prêtant une réalité nouvelle et menaçante à des fantasmes qui semblaient
éteints mais qui, en fait, ne sont que refoulés par le travail de la latence.
Si A. Freud traite ces points davantage sous l’angle de modalités défensives
du moi contre l’angoisse que dans une perspective processuelle, elle ouvre la
possibilité de penser l’adolescence dans les doubles registres articulant le maté-
riel préœdipien et œdipien. Ainsi, lorsqu’elle aborde le destin de l’agressivité à
l’adolescence, la perspective est plus dynamique que développementale. Initia-
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lement, l’expression des motions hostiles permet de se préserver d’un rapproché
avec l’objet d’amour. Cette attaque de l’objet devient cependant intolérable pour
le moi, poussant le sujet à adopter un autre mode de défense, plus archaïque : la
projection. Grâce à ce mécanisme, l’agressivité n’est plus une source de déplai-
sir pour le moi, elle est expulsée au dehors et attribuée aux parents. Ce sont
eux qui persécutent le sujet ; ils sont persécutants pour l’adolescent de par
leur existence même. Le glissement de l’hostilité et de la méfiance à une posi-
tion paranoïaque adolescente est alors engagé. Le retournement de l’agressivité
contre soi a pour effet de conduire aux passages à l’acte, aux idées suicidaires
ou encore à la dépression.
La projection participe ici d’un processus dynamique, certes pour lutter
contre le conflit, mais qui donne également un sens métapsychologique aux
manifestations phénoménologiques de l’adolescence. Si le processus reste
encadré par une succession d’étapes, il s’inscrit dans un mouvement interne
dès lors que la compréhension du comportement n’est pas résumée par la
seule poussée pulsionnelle pubertaire.

3. Concepts fondamentaux introduits

Si le conflit entre le moi et le ça traverse ce texte, c’est du côté des mécanismes


de défense qu’apparaissent les principales innovations, parce que spécifiquement
appliquées à l’adolescence et son traitement.
La défense par déplacement de la libido relève d’un dégagement brutal de la
tutelle parentale pour investir des substituts, des leaders de groupe par exemple.
Ce désinvestissement des objets infantiles s’accompagne d’une moindre anxiété
liée aux pulsions génitales et prégénitales et d’une plus grande souplesse
Anna Freud 317

surmoïque. Ces adolescents se présentent comme indifférents à la perspective


d’une psychothérapie, le transfert réactivant les liens infantiles dont ils tentent
de se dégager.
Le renversement de l’affect retourne l’amour en haine, le respect en mépris,
mais l’adolescent reste profondément attaché aux figures parentales. L’angoisse
et le sentiment de culpabilité restent donc intacts, provoquant un renforcement
défensif par l’usage du déni des sentiments positifs et de formations réaction-
nelles telles que le mépris ou l’égocentrisme. La projection intervient aussi pour
considérer que les parents sont la cause de toutes les difficultés rencontrées par
l’adolescent, l’agressivité envers les parents étant alors transformée en considé-
rant les parents comme des persécuteurs centraux. A contrario, lorsque l’agressivité
est retournée contre soi, la dépression et ses conséquences (idées ou comporte-
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ments suicidaires, autodépréciation) sont fréquentes. Là encore, le traitement
proposé est rarement accepté par l’adolescent qui ne souhaite pas retrouver ces
tumultes dans le lien transférentiel. Pour échapper à ce vécu, les adolescents qui
ont commencé une psychothérapie fuient par la rupture du traitement, l’amour
caché sous la haine étant insupportable.
La défense par la régression intervient lorsque l’angoisse est trop intense et pro-
voque une identification primaire aux objets, par élargissement des frontières
du moi. La confusion entre soi et l’objet auquel il s’est identifié est un obstacle
au désinvestissement des objets primaires, créant des troubles de la distinction
entre mondes intérieur et extérieur. La peur d’une reddition affective n’est pas
sans rappeler ici la crainte de l’effondrement telle que définie par Winnicott
(2000).
Ces défenses s’inscrivent dans le contexte de la remobilisation du lien aux
objets d’amour infantiles et de la lutte contre les émois œdipiens et préœdipiens
dans le contexte post-pubère ; la dimension phobique, non seulement vis-à-vis
des objets mais plus encore de la vie psychique, y apparaît centrale.
A. Freud ajoute à ce tableau la description de défenses contre les pulsions. Elle
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revient sur les caractéristiques de l’adolescent ascétique, déjà exposées en 1936.


L’abstinence constitue une lutte contre les pulsions sexuelles et agressives, et
touche les domaines vitaux de la nutrition (anorexie) ou du bien-être corpo-
rel. L’ascétisme est cependant un symptôme courant et transitoire de l’adoles-
cence. Cette forme de défense permet d’engager une psychothérapie, la défense
contre les pulsions permettant d’être en relation avec le psychanalyste. L’intran-
sigeance de l’adolescent, refusant tout compromis qui ne serait pas en accord
avec ses idées, relève d’une rigidité des principes moraux érigés en idéaux dans
le contexte d’un « combat terrible » entre le moi et le ça. La souffrance psychique
n’empêche pas l’adolescent de considérer la psychothérapie comme un compro-
mis inacceptable.
318 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

4. Prolongements et filiations

Dans le contexte d’émergence des nouvelles pédagogies, A. Freud a créé l’école


d’Hietzing à la fin des années vingt (Houssier, 2010). Celle-ci est exemplaire des
combinaisons d’intérêts et d’influences à l’origine de la conceptualisation à venir
de l’adolescence : la pédagogie, l’éducation et la psychanalyse d’enfant seront à
l’œuvre dans les vocations ultérieures de P. Blos et E. Erikson, enseignants dans
cette école et futurs spécialistes de l’adolescence.
A. Freud, par son évocation de problématiques psychopathologiques rele-
vant d’une « rupture » du développement psychique de l’adolescent, introduit
le concept qui sera repris et théorisé par M. Laufer, la cassure de développement.
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Par son évocation de la « reddition affective » qui opère lors de l’indistinction
entre monde interne et monde externe, entraînant une perte d’identité, elle
propose un terme qui sera abondamment repris par E. et M. Laufer pour définir
la rupture psychotique sur fond d’impossibilité à intégrer le corps sexué génital.
La fin des années cinquante marque un tournant dans l’élaboration de la théo-
rie de l’adolescence (Lampl-de Groot, 1960 ; Blos, 1962). La préoccupation pour
définir ce qu’est l’adolescence, au-delà de la psychopathologie ou du développe-
ment de l’enfant, s’y trouve affirmée. Hormis le travail de Winnicott il ne semble
pas exister d’auteur situé en dehors de la mouvance anna-freudienne dans les
principaux pionniers de la psychanalyse de l’adolescence. C’est à la seconde
génération d’analystes qu’échoit le rôle de reprise et d’élaboration du processus
d’adolescence, en réponse à l’appel impulsé par A. Freud dans cet article. Il s’agira
de P. Mâle et E. Kestemberg en France, P. Blos, E. Erikson, K. Eissler et E. Jacobson
aux États-Unis, J. Lampl-de-Groot en Hollande et M. Laufer en Angleterre, pour
ne citer que les principaux auteurs.
Sur le plan thérapeutique, le modèle de cure de l’adolescent prôné par A. Freud
impose de prendre en charge non seulement les aspects quotidiens de la vie de
l’enfant – une des positions qui fera l’objet de nombreux débats critiques avec
M. Klein –, mais aussi l’entourage personnel de l’enfant, ses parents ou leurs
substituts.
Ce modèle s’est étendu aujourd’hui à nombre de CMPP et institutions dont
l’énoncé même renvoie à cette alliance, renforcée par la psychiatrie, entre la
psychanalyse et la pédagogie. Un de ses pivots est la consultation familiale ou
parentale ; cette ouverture d’un espace familial prend en compte le narcissisme
parental, si engagé dans la psyché de l’adolescent et de ses symptômes. Un pré-
supposé sous-tend la mise en place de cette consultation : protéger la psychothé-
rapie analytique et le psychothérapeute des interférences parentales, pour rendre
le travail possible. L’expérience clinique continue de l’illustrer : dans le sens de
Anna Freud 319

la conclusion de cet article, les parents sont confrontés à de dures épreuves lors-
qu’ils ressentent que leur enfant est en train de changer, ce qui influe à la fois sur
la relation à chacun des parents, mais aussi sur l’ensemble du groupe familial et
des fantasmes qui l’animent. Outre sa fonction de « caisse de résonance », le tra-
vail de consultation familiale ouvre aussi la possibilité de faire bouger les lignes
de positions parentales parfois inélaborées, réactualisées par la psychothérapie
de leur enfant.

5. Questions et enjeux scientifiques


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Le point de vue d’A. Freud sur l’adolescence s’articule autour d’une triple perspec-
tive : économique, défensive et développementale. L’adolescence est considérée
comme une maladie normale du développement. Quelles que soient les critiques
qui peuvent accompagner la lecture de son texte, celui ci joue un rôle essentiel
pour que se développe une théorisation approfondie de l’adolescence. Elle alerte
les psychanalystes de sa génération sur l’insuccès concernant cette période de la
vie, sur le défi à relever tant sur le plan d’une approche théorique unifiée et spé-
cifique que celui d’une approche thérapeutique plus opérante. Elle introduit, en
tant que membre pivot du mouvement psychanalytique international depuis la
disparition de son père, une dimension de recherche en faveur de la reconnais-
sance de la particularité de l’adolescence.
Le lien à l’objet d’amour infantile et les conséquences des modifications pul-
sionnelles pubertaires, qu’elle cite dans son travail, demeurent aujourd’hui les
deux paradigmes de l’adolescence ; non pas séparés comme elle nous le présente
mais intriqués et impliqués dans le travail psychique de désengagement des ima-
gos parentales. Le lien aux objets met en tension la place des objets internes.
Dans ce contexte, la lutte contre la pulsion et contre le corps sexué provoque
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l’angoisse vis-à-vis de la vie fantasmatique, devenue en tant que telle source de


conflit.
Elle illustre cette idée par le cas de l’anorexie mentale en montrant comment
l’accès à la génitalité œuvre de façon décisive au moment de l’adolescence,
impliquant la possibilité nouvelle de la maternité. Ce n’est plus seulement les
transformations pubertaires qui perturbent le sujet ; c’est la reviviscence des fan-
tasmes préœdipiens et œdipiens confrontés à leur possible réalisation, situation
radicalement inédite si l’on songe à l’immaturité infantile protectrice vis-à-vis
des vœux incestueux et parricides. Elle démontre le vécu de dangerosité de la
vie psychique de l’adolescent et son désir de la fuir, de par la crainte d’une col-
lusion entre les fantasmes et leur réalisation. L’anorexie s’organise alors comme
320 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

une lutte contre les fantasmes de fécondation orale ravivés et réactualisés par la
potentialité nouvelle de maternité due à la maturation génitale. L’identification
à la mère est ainsi repoussée, accentuant l’angoisse liée à l’élimination des objets
infantiles, à savoir la rupture de leurs liens. Elle positionne ici un des enjeux fon-
damentaux de l’adolescence : le devenir du lien infantile dans la confrontation
de l’adolescent à la possible réalisation des fantasmes incestueux. Cette menace
trouve une illustration à travers l’anorexie, sous la forme d’une possible perte
identitaire lorsque l’identification au parent de même sexe est compromise ou
barrée.
Le risque de collusion entre fantasme et réalité est d’importance dans l’imagi-
naire qui se déploie dans la relation duelle entre la psychanalyste et son patient,
rendant la parole source de déplaisir ou de crainte fantasmatique poussant à
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l’acting-out de rupture. Pourtant, l’analyse des difficultés techniques paraît ici
plus datée ; lorsqu’elle suppose que l’adolescent n’est pas analysable avant la
névrotisation ou la mise en ordre de ses conflits, elle semble raisonner par rap-
port au seul modèle de la cure type.
Aujourd’hui, nous mesurons le parcours accompli. D’une part, l’acte, fût-il de
rupture, n’est plus banni de l’axe thérapeutique. D’autre part, le défaut d’inves-
tissement est aujourd’hui considéré comme un trop plein d’excitation suscité par
la massivité et l’immédiateté du transfert opéré par l’adolescent (Marty, 2007). La
proposition visant à limiter le traitement sans chercher à atteindre des modifica-
tions importantes à partir de l’analyse du matériel inconscient est en revanche
toujours d’actualité. Elle a pour principal intérêt historique d’ouvrir la nécessité
d’un réaménagement du cadre de la cure et de la technique thérapeutique, en se
référant à la spécificité adolescente, aujourd’hui reconnue après soixante ans de
tâtonnements théorico-cliniques. La position d’A. Freud passe par conséquent
par les difficultés liées à la pratique pour faire émerger cette spécificité.

Pour approfondir
Freud A. (1926). Introduction à la psychanalyse d’enfants, Alençon, Les Éditions
psychanalytiques, 1952.
Freud A. (1936). Le Moi et les Mécanismes de défense, Paris, PUF, 1949.
Freud A. (1966). « Adolescence as a developmental disturbance », in The Writings of
Anna Freud, vol. 7, New York, International Universities Press, 1971.
Freud A. (1930). Initiation à la psychanalyse pour éducateur, Paris, Privat, 1969.
Freud A. (1965). Le Normal et le Pathologique chez l’enfant, Paris, Gallimard, 1968.
Anna Freud 321

Freud A. (1968). « Acting-out », in The Writings of Anna Freud, vol. 7, New York, Interna-
tional Universities Press, 1971.
Houssier F. (2010). L’École d’Anna Freud. Créativité et controverses, Paris, Éditions Cam-
pagne Première.
Marty F. (2007). « Anna Freud : des pulsions trop puissantes », in Givre P., Tassel A. (dir.),
Le Tourment adolescent, 1, Paris, PUF, 177-214
Marty F., Houssier F. (dir.) (2007). Éduquer l’adolescent ? Pour une pédagogie psychanaly-
tique, Nîmes, Champ Social Éditions.
Peters U.H. (1987). Anna Freud, Paris, Balland.
Winnicott D. W. (2000). La Crainte de l’effondrement et autres situations cliniques, Paris,
Gallimard.
Young-Bruehl E. (1991). Anna Freud, Paris, Payot.
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ÉVELYNE
KESTEMBERG,
« L’identité et l’identification
chez les adolescents. Problèmes
théoriques et techniques »,
La Psychiatrie de l’enfant,
vol. 5, n° 2, 1962, 441-5221

1. Par Jean-Yves Chagnon.


324 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

« Une longue expérience thérapeutique nous a incités à tenter


de dégager au sein de la multiplicité des symptômes et de la complexe
diversité des comportements des adolescents, une certaine unité spécifique
s’exprimant elle-même diversement dans les variantes des conduites et des
symptômes ; unité spécifique à laquelle pourrait répondre électivement la
spécificité des modalités techniques utilisées […] On pourrait dire en avan-
çant ce qui sera le cœur de notre propos que : identité et identification sont
alors pratiquement un seul et même mouvement […] Toutefois, si l’adoles-
cent cherche anxieusement sa forme définitive et si le thérapeute doit l’aider
à la trouver, il ne peut en aucun cas se penser Pygmalion ; il lui incombe
au contraire “sous le mouvement qui déplace les lignes” de réunifier
celles qui permettront à son patient de se constituer, avec le minimum
de souffrance, en la personne de son choix. »
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1. Présentation de l’auteur

Évelyne Kestemberg (1918-1989), psychanalyste, première non-médecin titu-


laire de la SPP, fut, avec P. Mâle en France, une des pionnières de l’étude psy-
chanalytique des adolescents et de la recherche de moyens thérapeutiques
adaptés aux particularités de leur fonctionnement mental et relationnel. Son
nom est, avec S. Lebovici et R. Diatkine avec lesquels elle travailla au sein de
l’Association de santé mentale du XIIIe arrondissement, durablement attaché
à la création du psychodrame psychanalytique individuel. En compagnie de S.
Decobert et de son mari, J. Kestemberg (1912-1975), elle publia La Faim et le
Corps (1972), un ouvrage consacré à l’anorexie mentale de l’adolescente, qui
introduisit les notions de psychose froide ou non délirante. Cet ouvrage qui fit
autorité influença durablement les cliniciens contemporains de l’adolescence.
À la mort prématurée de son mari en 1975, elle reprit la direction du Centre de
psychanalyse et de psychothérapie du XIIIe arrondissement, un centre destiné
à procurer des soins inspirés par la psychanalyse à des malades psychotiques
en dehors de l’hôpital. Elle est l’auteure de nombreux articles réunis dans deux
ouvrages : L’Adolescence à vif (1999) et La Psychose froide (2001). Elle laisse son
nom à plusieurs concepts d’une grande portée heuristique comme le plaisir et
la phobie du fonctionnement mental, le soi, la relation fétichique à l’objet, le
personnage tiers. Pour faire connaissance avec son œuvre on peut lire Evelyne
Kestemberg de L. Abensour (1999) et D’un certain commerce avec l’objet d’É. et
J.-L. Chauvet (1994).
Évelyne Kestemberg 325

2. Présentation et résumé du texte

Clinicienne géniale pour ceux qui l’ont approchée, forte de sa déjà longue expé-
rience thérapeutique, en particulier par le biais du psychodrame psychanalytique
avec des enfants, des adolescents et des psychotiques, É. Kestemberg s’attache,
dans ce long article de 1962, repris dans L’Adolescence à vif (1999), à dégager une
« unité spécifique » de fonctionnement derrière la diversité des symptômes et
des comportements des adolescents. L’essentiel de son propos vise à montrer
que les difficultés relationnelles des adolescents avec les autres, les adultes, sont
liées au besoin de rejeter brutalement les imagos et les personnes des parents,
rejet induisant dès lors de profondes difficultés relationnelles avec eux-mêmes
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exprimées dans une interrogation anxieuse concernant leur personne, c’est-
à-dire leur identité.
La première partie de l’article peut être considérée comme une élaboration
métapsychologique de l’adolescence, centrée sur la question des remaniements
identitaires-identificatoires. L’adolescence qu’elle conceptualise comme un
« organisateur psychique » naît de la nécessité de réajuster la structure du moi
bouleversée après les modifications de la puberté amenant à la maturité génitale.
L’adolescent doit intégrer cette maturation physique dans son système relation-
nel libidinal. Il doit aussi pouvoir s’investir narcissiquement de façon suffisante
après les transformations de son image du corps. Or la génitalisation du corps
induit la reviviscence des conflits œdipiens et archaïques, mis en latence précé-
demment. L’adolescent pour se protéger de ces conflits est alors mû par un désir
conscient de rejeter ses imagos pour pouvoir s’affirmer et par un besoin de replier
sa libido, devenue narcissique, sur lui-même. Cela ne l’empêche pas d’éprouver
dans ce rejet une angoisse identitaire concernant la cohésion de sa personne : « Il se
veut étranger aux autres et il se trouve étranger à lui-même » (1999, p. 61). En
résulte un intense sentiment de solitude et le repli narcissique ne protège pas,
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ou mal, de la perte de l’estime de soi, blessure narcissique traduite par le senti-


ment de ne pouvoir être aimé : les réponses narcissiques vis-à-vis de l’angoisse
objectale sont intensément conflictualisées. Dans les cas où le remaniement est
le plus profond, l’angoisse infiltre l’utilisation des fonctions autonomes du moi,
support des activités intellectuelles, qui perdent leur valeur structurante du fait
de leur érotisation.
La resexualisation des identifications bisexuelles de l’enfance qui avaient
constitué la solution au conflit œdipien infantile, tout comme le réveil des rela-
tions et des angoisses prégénitales, font que ces identifications redeviennent
conflictuelles et doivent être remaniées, entraînant une interrogation anxieuse
326 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

sur l’identité, une inquiétude sur la cohésion interne de la personne (la conti-
nuité narcissique) et un sentiment d’inadéquation ou d’étrangeté devant la
nouvelle image du corps. Pour l’auteure, « identité et identification sont alors
pratiquement un seul et même mouvement » (ibid., p. 15), la conflictualisation
de celles-ci, trop liées aux imagos parentales, ébranle le sentiment d’identité dont
le comportement exprime le trouble, celui-ci pouvant aller jusqu’au rejet de soi
en tant qu’être sexué. Une solution va consister dans la quête d’un idéal du moi
provisoire à travers le groupe, la bande, recherche d’une image satisfaisante de
nature à apporter une réassurance narcissique ; encore que le peu de nuance de
ces idéaux, leur aspect rigide et inatteignable du fait des besoins d’idéalisation
extrême puisse à nouveau porter atteinte à l’estime de soi.
L’adolescence, de par ses modifications corporelles, comporte ainsi le risque
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d’une rupture de l’équilibre entre investissements objectaux et investissements nar-
cissiques par « fusion [nous dirions aujourd’hui conflictualisation] entre la libido
objectale et la libido narcissique, tout conflit concernant la première retentis-
sant en profondeur sur la seconde » (ibid., p. 62). Ainsi sont repris les conflits
œdipiens mais aussi ceux liés aux relations objectales archaïques, réactivant
l’angoisse de castration et de morcellement qui la sous-tend, vecteurs de
l’inquiétude identitaire. « Les difficultés de l’adolescent sont donc essentiel-
lement relationnelles » (ibid., p. 62), que ce soit avec autrui ou avec soi, son
corps propre : la difficulté à s’appréhender intègre en face d’imagos intègres est
centrale.
Les défenses peuvent être alors extrêmement variées, mais rigides, entraînant
une symptomatologie riche et mouvante, non significative en elle-même, les
comportements parfois étranges des adolescents ne devant pas être pris au pied
de la lettre mais comme des positions momentanément utiles pour répondre à
l’anxiété qui les sous-tend. Le besoin conscient essentiel concerne le besoin de
s’affirmer en dehors de toute relation avec les adultes, besoin de prestance cachant
la blessure narcissique : le credo thérapeutique de tout thérapeute d’adolescent
visera dès lors la restauration narcissique.
Forte de ces avancées théoriques, la seconde partie du texte traite de « l’aven-
ture thérapeutique » et de ses difficultés. De la spécificité du fonctionnement
psychique de l’adolescent découle une spécificité des modalités techniques uti-
lisées en psychothérapie.
La situation thérapeutique est en effet marquée par l’attitude de prestance
face à la blessure narcissique qu’implique le fait de consulter. L’adolescent mani-
feste envers le thérapeute la même attitude d’opposition active ou passive qu’il
manifeste envers ses parents, ses éducateurs ou patrons et celui-ci est englobé
dans une imago confuse au pouvoir coercitif. Le premier entretien est fonda-
mental pour engager la partie : toute l’attention doit être portée sur le respect du
Évelyne Kestemberg 327

surinvestissement narcissique secondaire tout en permettant l’acquisition d’un


insight suffisant de l’écart entre son personnage et les désirs contre lesquels il
lutte. La fragilité de l’équilibre entre la libido narcissique et la libido objectale ne
permet pas de mettre en cause immédiatement les mécanismes de défense sans
risque de passage à l’acte, ce qui ne signifie pas renoncer aux buts thérapeutiques
qui visent le redéploiement des investissements objectaux.
Dans ces conditions la cure (verbale) type s’avère d’un maniement difficile,
comparable à celui rencontré dans les névroses de caractère. À ces difficultés
s’ajoutent celles liées aux contre attitudes (trop brutales ou précautionneuses et
bienveillantes ; prestance en miroir) suscitées par le comportement de l’adoles-
cent chez l’analyste, qui souvent refoule les affects liés à sa propre adolescence,
cet ensemble rendant difficile l’identification juste à l’adolescent. De fait certains
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entretiens uniques ou à la demande ont un succès surprenant car ils reposent
sur les capacités identificatoires confiantes de l’analyste, sur sa liberté et sécu-
rité intérieures, ce qui permet à l’adolescent de satisfaire en miroir son besoin
identificatoire refoulé. Ce qui rejoint cet aphorisme célèbre de l’auteure : « Les
adolescents sont et se considèrent en fonction de ce que sont les adultes et de
la façon dont ils les considèrent » (ibid., p. 15). Mais cette rencontre identificatoire
heureuse est une condition nécessaire mais non suffisante et « le but de l’action
thérapeutique doit être fondamentalement la revalorisation de leur personne
tout entière, y compris les pulsions libidinales qu’ils tentent de refouler, l’accep-
tation justifiée de leur autonomisation » (ibid., p. 69).
Pour parer à ces difficultés l’outil thérapeutique de choix, que l’auteure a
contribué à développer, est donc le psychodrame psychanalytique, technique
dérivée du psychodrame morénien qui garde toutefois intacte la référence
à l’inconscient, à l’interprétation du transfert, ainsi qu’au développement de
l’insight comme facteur de changement thérapeutique. Mais l’interprétation
passera ici par les voies du jeu et de l’utilisation du corps en relation dans un
groupe.
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L’auteure en recense alors les avantages. Le jeu dramatique permet une distan-
ciation par rapport aux affects tant envers le thérapeute principal qu’envers les
co-thérapeutes. La fiction dramatique apporte un nouveau mécanisme de défense
« assouplissant » le moi alors que l’hédonisme du jeu et l’expression mimique
et motrice favorisent le redéploiement libidinal. La répartition des fonctions
entre le thérapeute principal, directeur de jeu, « témoin du moi » et les autres
psychodramatistes, « représentants des pulsions » rend possible la conservation
d’une distance tolérable entre les désirs conscients et les pulsions inconscientes.
La possibilité offerte par le choix des rôles, assumés, refusés ou inversés permet
l’assomption ou le rejet identificatoire aux imagos parentales. Le jeu des diffé-
rents protagonistes dans leur alternance de répétition et de nouveauté autorise
328 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

au sujet de reconnaître en lui les tendances refusées. La possibilité de déplace-


ments latéraux soutient la dilution du transfert et le maniement de la distance
entre le sujet et ses imagos. Enfin l’existence d’une équipe différenciée dans ses
fonctions facilite une meilleure maîtrise des positions contre-transférentielles.
Au total la technique psychodramatique permet une plus grande souplesse dans
le maniement des mécanismes de défense rigides de l’adolescent et de ce fait une
réassurance sur le respect de sa personne par les thérapeutes.
Le texte se conclut alors par le compte rendu très détaillé du traitement psy-
chodramatique d’une adolescente suicidaire de 17 ans : le lecteur peut saisir dans
le vif, tant les modes de fonctionnement de l’adolescente que les particularités
techniques mobilisatrices de l’outil.
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3. Devenir et prolongements du texte :
concepts fondamentaux

Selon Ph. Jeammet qui fut l’élève et le continuateur d’É. Kestemberg « tous les
thèmes majeurs sur l’adolescence développés ces deux dernières décades sont
inclus dans ce texte : l’impact de la puberté, la réactualisation des relations
archaïques, la place centrale du corps et les attaques dont il peut être l’objet, la
sexualisation de la pensée, l’importance des échanges avec autrui et du regard
des adultes, la place du groupe et de ses idéaux et bien sûr l’intrication entre
libido objectale et narcissique et le retentissement des conflits d’identification
sur l’identité » (1999, p. 2). Mais l’essentiel du travail d’É. Kestemberg porte sur
« cette corrélation profonde entre identité et identification », telle que trouvée dans
la petite enfance quand se constitue l’objet, et actualisée à l’adolescence du fait
de la fusion entre la libido objectale et la libido narcissique qui fait que chaque
conflit portant sur l’une retentit sur l’autre. Il s’agit, toujours selon Ph. Jeammet,
de la problématique centrale de l’adolescence qu’il contribuera à développer
à travers la thèse d’un antagonisme spécifique entre investissements objectaux, la
« faim d’objets » pour reprendre une expression de P. Blos, et investissements nar-
cissiques, la sauvegarde narcissique, fondement des cassures de développement
qui font le lit des grandes pathologies de l’adolescent et du jeune adulte. Dans les
bons cas les remaniements identificatoires fonderont l’identité adulte mature, ce
que subsume aujourd’hui le concept de « processus de subjectivation » (Cahn,
2002 ; Marty et Chagnon, 2006).
Le seul aspect « daté » de cet article de 1962 concerne « la sexualité des ado-
lescents », à l’époque encore inutilisable comme voie d’affirmation de soi et
d’assomption de la personne avec un autre dans le vrai « cogito » qu’est l’orgasme
Évelyne Kestemberg 329

coïtal (K. Eissler). E. Kestemberg y reviendra en 1982 (repris in 1999) en décrivant


l’évolution vers une sexualité apparemment libre de culpabilité et de conflits,
mais désinvestie et peu structurante, sans effets sur la dépression à vif, sexualité
opératoire désexualisée s’opposant paradoxalement à une inhibition massive du
fonctionnement intellectuel, trop sexualisé.
Or cette inhibition déprive l’adolescent du plaisir de fonctionnement mental,
concept majeur de l’œuvre d’E. et J. Kestemberg (1966), plaisir autonome au
regard des parents pris dans l’exercice même de la fonction (motrice, intellec-
tuelle). Pour l’auteure l’hédonisme de fonctionnement, issu de l’auto-érotisme
primaire qui reprend la qualité et le plaisir pris dans les relations précoces
mère-enfant, a toujours constitué le support de la résolution favorable des
conflits propres à la crise organisatrice de l’adolescence. Véritable « marque de
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fabrique » du XIIIe, le plaisir de fonctionnement mental, proche du « plaisir
de désirer » diatkinien, ou encore du « plaisir de pensée » selon S. de Mijolla,
peut être considéré comme un objectif de la cure : l’identification, non pas
à l’analyste, mais au plaisir de fonctionnement de celui-ci est le garant de la
perlaboration.
Dans un article postérieur (1984, repris in 1999) intitulé « Astrid ou homo-
sexualité, identité, adolescence, quelques propositions hypothétiques »,
E. Kestemberg reviendra sur cette articulation entre investissements narcissiques
et objectaux en montrant comment l’investissement homosexuel et l’idéalisa-
tion de l’objet apaisent l’excitation issue de la sexualisation des relations et
infléchissent celles-ci vers le registre de la tendresse, le lien à l’autre ainsi rendu
tolérable pouvant dès lors retrouver un aspect narcissisant. L’auteure se réfère
ici à l’homosexualité primaire, réactivée à l’adolescence, située au voisinage de
l’identification primaire dont elle constituerait le versant objectal : « Tout le
travail psychique de l’homosexualité est d’organiser l’altérité pour à travers
elle conserver l’identité […] Dans l’identification primaire, la relation est au
même, à l’identique, même s’il a été autre ; dans l’homosexualité primaire, au
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contraire, la relation est à l’autre, peut être au semblable mais non à l’iden-
tique, à travers le même » (1999, p. 257). L’homosexualité primaire constitue
l’aboutissement de l’identification primaire, elle dialectise l’identification (être
comme l’objet aimé) et l’investissement objectal (aimer l’objet qui peut être
différent ou semblable à soi). À l’adolescence, féminine essentiellement, l’inves-
tissement homosexuel fantasmé ou agi permet de s’aimer soi, en passant par
le détour d’un autre, avec sa part d’incomplétude et de finitude inéluctable.
L’homosexualité primaire illustre ainsi la valeur structurante du nécessaire pas-
sage par l’objet externe pour reconstituer les objets internes, se réconcilier avec
son propre corps et in fine se sortir heureusement de la crise identificatoire et
identitaire de l’adolescence.
330 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

4. Enjeux et questions scientifiques

La plupart des spécialistes français de l’adolescence évoqués dans ce recueil furent


inspirés par la pensée d’E. Kestemberg dont les prises de position thérapeutique
furent largement discutées, en particulier dans le cadre de la revue Adolescence,
avec les spécialistes étrangers comme P. Blos, F. Ladame et surtout M. et E. Laufer
qui, dans le sillage d’A. Freud, proposaient des psychanalyses à cinq séances par
semaine à des adolescents très perturbés. Or les aménagements thérapeutiques
« français », qui probablement ont influé sur les conceptions générales de la cure
analytique des cas dits « difficiles », sont pour l’essentiel issus du psychodrame
psychanalytique. « Les variations du cadre ne sont là que pour rétablir la finalité
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du processus psychanalytique alors qu’une approche classique n’est pas indi-
quée » (1999, p. 169). Quand la sexualisation des relations et du transfert, non
médiatisé par « un personnage tiers », risque d’aboutir à une rupture, alors des
aménagements sont nécessaires. Ils permettent par le respect des défenses du
sujet, la limitation de la régression, la diffraction du transfert, la médiation de la
figuration par le jeu et le corps là où la pensée est en surchauffe, de poursuivre
le travail thérapeutique. Ce sont ces mêmes aménagements qui sous-tendent
aujourd’hui le travail bifocal, à plusieurs ou encore institutionnel. Il s’agit moins
d’interpréter des contenus que de redonner son efficacité processuelle (et son
plaisir) au fonctionnement du psychisme, appareil à symboliser l’excitation pul-
sionnelle avant de lui donner satisfaction.

Pour approfondir
Abensour L. (1999). Évelyne Kestemberg, Paris, PUF.
Cahn R. (2002). « Les identifications à l’adolescence », in Monographies de Psychanalyse
de la RFP, « Identifications », Paris, PUF.
Chauvet É. et J.-L. (1994). D’un certain commerce avec l’objet. À propos des travaux psy-
chanalytiques d’É. et J. Kestemberg, Monographie n° 4 du Centre de psychanalyse É. et
J. Kestemberg.
Jeammet P. (1999). « Préface » à Kestemberg É. (1999), L’Adolescence à vif, Paris, PUF.
Jeammet P. (2010). « Évelyne Kestemberg : la métapsychologie à l’épreuve de la clinique
adolescente », in Givre P., Tassel A. (dir.) (2010), Le tourment adolescent, t. II : Diver-
gences et confluences, Paris, PUF.
Kestemberg É et J. (1965). « Contribution à la perspective génétique en psychanalyse »,
Revue française de psychanalyse, n° 5-6-1966, 580-713.
Évelyne Kestemberg 331

Kestemberg É et J., Decobert S. (1972). La Faim et le Corps, Paris, PUF.


Kestemberg É. (1999). L’Adolescence à vif, Paris, PUF.
Kestemberg É. (2001). La Psychose froide, Paris, PUF.
Kestemberg É., Jeammet P. (1987). Le Psychodrame psychanalytique, Paris, PUF.
Marty F., Chagnon J.-Y. (2006). « Identité et identification à l’adolescence », Encyclopédie
médico-chirurgicale, 37-213-A-30.
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PETER BLOS,
« The Second Individuation
Process », The Psychoanalytic Study
of the Child, 22, 1967, 162-186 ;
« Adolescence et second processus
d’individuation », in Perret-
Catipovic M., Ladame F. (éd.) (1997),
Adolescence et psychanalyse :
une histoire, Delachaux et Niestlé,
Lausanne, 113-1501

1. Par Florian Houssier.


334 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

« Les processus biologiques de croissance et de différenciation qui sur-


viennent au cours de la puberté entraînent des changements dans la structure et
dans le fonctionnement de l’organisme […] Je propose donc de considérer l’ado-
lescence dans sa totalité comme un second processus d’individuation, le premier
s’achevant vers la fin de la troisième année de la vie, au moment où est atteinte
la permanence de l’objet […] En résumé, en présentant les choses ainsi, j’ai
cherché à rendre le paradoxe de l’adolescence plus explicite et plus intelligible. »

1. Présentation de l’auteur
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Né le 2 février 1904 à Karlsruhe (Allemagne) et décédé le 12 juin 1997 à Holderness
(États-Unis), P. Blos partage avec les psychanalystes qui ont eu la plus grande
influence sur ses travaux, à savoir A. Aichhorn, S. Bernfeld et A. Freud, d’avoir
été pédagogue avant de venir à la psychanalyse. Il obtient d’abord un diplôme
d’enseignant avant de venir à Vienne pour faire une thèse de biologie. La ren-
contre avec A. Freud est décisive, car il investigue le champ de l’adolescence à
partir de l’expérience psychopédagogique de l’Hietzing Schule, école créée par
A. Freud à la fin des années vingt dans la perspective d’une psychopédagogie
influencée par la psychanalyse. Au début des années trente, il suit le conseil d’A.
Aichhorn, son superviseur, et entreprend une analyse qu’il achève à New York à
la fin des années quarante. Il devient membre de la société psychanalytique de
New York en 1965, puis superviseur et formateur.
P. Blos est repéré dans le courant psychanalytique génétique centré sur le
développement psychique de l’enfant, mouvance inspirée d’A. Freud qui a pris
de l’essor aux États-Unis à partir de l’immigration consécutive à la montée du
nazisme en Europe. En plus des auteurs déjà cités, il s’est appuyé sur les écrits
fondateurs de S. Freud, puis les idées d’H. Hartmann ou de R. Spitz.

2. Résumé du texte

Pour P. Blos, l’adolescence est un processus développemental où sont mises en


évidence les transformations du moi. Hérité des travaux de M. Mahler, le second
processus d’individuation met en évidence l’importance de la réélaboration
des imagos parentales pendant l’adolescence. L’auteur insiste notamment sur
l’importance de l’accès à la régression qui, contrairement à ce qui se joue pour
l’enfant et l’adulte, est au service du moi.
Peter Blos 335

Alors que pendant l’enfance, l’individuation n’est qu’un temps, certes


essentiel, de l’avènement du « Je », le processus d’individuation est le fil
rouge traversant l’ensemble du travail psychique de l’adolescence. Le référent
de ce mouvement interne est la capacité de mise à distance des imagos paren-
tales, le désengagement libidinal des objets de la prime enfance. L’auteur met
l’accent sur l’indécision, pour le clinicien, entre symptômes transitoires au
ser vice du processus et symptômes signes d’une rupture psychopathologique.
L’échec du processus est alors associé à un échec de l’individuation relevant
de l’éclatement de la membrane symbiotique, reprise d’une expression de
M. Mahler. En s’appuyant sur l’idée que l’adolescence est un processus qui
trouve un moment de clôture, P. Blos fait de la fin d’adolescence un moment
central de stabilisation de l’ensemble de la vie psychique et des investisse-
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ments libidinaux.
Ainsi, la fin d’adolescence se caractérise notamment par une moindre
intransigeance du surmoi, alors que l’adolescence est traversée par la résur-
gence d’un surmoi archaïque lié aux identifications primaires, préœdipiennes ;
conjointement, l’idéal du moi va progressivement jouer un rôle plus impor-
tant. Lorsque le surmoi est entravé dans sa réorganisation, l’individuation
est mise en échec. Le passage d’une position narcissique prévalente, incluant
l’idolâtrie et la retrouvaille avec le parent idéalisé de la petite enfance, à un
investissement d’objet extra-familial, est perceptible lorsque les murs de la
chambre sont brusquement dépouillés des posters de l’idole. L’idolâtrie per-
met cependant à l’adolescent d’avoir le sentiment d’appartenir à une même
famille, de substitution, mêlant la résurgence d’une figure infantile à la nou-
veauté des investissements sociaux extra-familiaux. Ces états du moi quasi
fusionnels avec l’objet, comme on les retrouve dans les idéaux politiques,
philosophiques ou esthétiques, mais aussi dans la consommation de drogues
ou dans les conversions religieuses, maintiennent un lien avec des représen-
tations symboliques et servent de point d’appui pour lutter contre une fusion
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complète avec les objets infantiles internalisés. La fin d’adolescence se carac-


térise par un temps où l’étayage parental n’est plus nécessaire pour soute-
nir ou consolider le moi de l’adolescent. Ces mouvements font du processus
d’adolescence un temps de « métamorphose du moi », à la fois reflet et consé-
quence du désengagement des liens aux objets infantiles. Le risque central
de toute adolescence est la perte du moi, menace du sentiment d’identité et
de l’intégrité psychique pouvant entraîner un échec du processus et du lien
avec la réalité, comme on le constate dans la schizophrénie. Les groupes de
pairs apparaissent dans leur fonction positive : ils sont utilisés pour nourrir
les identifications et la faim d’objet, ainsi que le sentiment d’appartenance à
une nouvelle génération.
336 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

3. Concepts fondamentaux

Le second processus d’individuation est le concept qui fera connaître P. Blos dans le
monde entier. Son approche théorico-clinique du développement progressif de
la personnalité, de la délinquance et des problématiques du moi (surmoi, idéal
du moi, capacités intégratives) constituent également un apport important pour
la compréhension de l’adolescence.
Le développement des principales étapes de l’adolescence, préparées par le
travail de la latence, est traversé par le second processus d’individuation. P. Blos
reprend une terminologie issue des travaux de M. Mahler (1980) sur la psychose
infantile et le développement psychique de l’enfant pour mieux s’en distan-
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cier. Le premier temps d’individuation s’achève à la fin de la troisième année au
moment où s’acquiert la permanence de l’objet, par l’internalisation des figures
parentales qui permet l’autonomisation psychique de l’enfant. À l’adolescence,
c’est le désengagement libidinal vis-à-vis des objets d’amour infantiles qui est
en œuvre, initiant une transformation des objets internes et une modification
des modalités relationnelles avec les parents « réels », ouvrant sur un proces-
sus de subjectivation. Ce relâchement des liens objectaux ouvre sur le renon-
cement à des modes de satisfaction trop ancrés dans le mode de gratification
pulsionnelle infantile. Le concept d’individuation, comme celui de la régres-
sion, traverse l’œuvre de P. Blos et lui donne une dimension horizontale qui
coupe la verticalité de la perspective développementale. Ce mouvement insiste
sur les enjeux psychiques de différenciation et d’individuation davantage que
sur celui de séparation ; ce dernier terme est pourtant souvent accolé à l’expres-
sion blossienne alors qu’il n’apparaît pas dans cet article, et relève donc d’une
interprétation après-coup erronée de la perspective ouverte par P. Blos. Une indi-
viduation subjectivante n’est rendue possible qu’à être éprouvée à travers les
expérimentations régressives mettant en jeu les relations d’objet préœdipiennes.
L’attraction régressive à la mère omnipotente, à travers les apories du désengage-
ment de la libido incestueuse envers les premiers objets d’amour, est une notion
qui complète et illustre le second processus d’individuation en pointant sa prin-
cipale source de conflits.
L’adolescence représente une période d’individuation qui, en dernier lieu,
aboutit au sens de l’identité. L’échec de ce processus, fondé sur le désengage-
ment du lien aux objets infantiles, se constate à travers les troubles de l’appren-
tissage, la morosité, le négativisme ou encore des acting-out (fugues, vols,
consommation de drogues, promiscuité sexuelle). Pour beaucoup d’adolescents,
ces troubles constituent une position d’attente, de répit vis-à-vis de l’attraction
régressive envers non seulement la mère incestueuse mais aussi la mère de la non-
Peter Blos 337

différenciation, symbiotique et fusionnelle, menaçant l’adolescent de perdre tout


sentiment d’existence ; lorsque les troubles transitoires durent, la position régres-
sive combattue préalablement se révèle inélaborable.
Le rôle de la régression au sein du second processus d’individuation prend alors
une importance centrale, participant du travail de deuil des figures parentales
œdipiennes qui entraîne des affects d’étrangeté et de dépersonnalisation.
P. Blos défend ici l’idée selon laquelle la spécificité centrale de l’adolescence
réside dans la nécessité d’un accès à la régression, à laquelle participent toutes
les instances ; la régression, lorsqu’elle ne révèle pas un point de fixation, est au
service du développement, contrairement au modèle de la régression sympto-
matique et défensive chez l’enfant ou le sujet névrosé adulte.
La régression constitue un moyen psychique de retrouver un contact émo-
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tionnel avec les passions de la petite enfance, vécu qui conditionne la possibi-
lité de les désinvestir. Alors s’engage une individuation plus sûre, dont le choix
d’un métier représente une des issues. Une adolescence « sans histoire » serait à
l’inverse un raté du processus ; l’histoire subjective de l’adolescent se fige alors,
sans confrontation de l’infantile au processus d’adolescence.
L’accès à la régression à l’adolescence prend notamment la forme du langage
d’action. L’acte, en dépit de son contenu manifeste d’ordre psychopathologique,
s’affirme dans sa visée de restauration régulatrice du passé infantile. P. Blos opère
ici un renversement de perspective par rapport à la psychopathologie de l’acte à
l’adolescence ; l’acte est une des voies de l’auto-solution trouvée-créée par l’ado-
lescent pour reprendre les conflits infantiles et les exposer dans l’environnement,
conçu comme un espace intermédiaire entre le sujet et les figures parentales. Il
n’est pas question de l’acte comme moyen de résistance mais plutôt comme
matériel lisible de la vie infantile sur lequel le psychanalyste peut s’appuyer pour
faire travailler les représentations.
Le résidu traumatique est un après-coup de l’histoire infantile, moment de
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régulation rendant visible au sujet ses tensions internes. Leur actualité apparaît
comme une nouveauté de par le déplacement qui opère en direction de l’envi-
ronnement. C’est là une des qualités essentielles de l’acting-out, présenté comme
un recours au langage de l’action, d’offrir une seconde chance de liquidation de
menaces internes qui ont persisté au-delà de l’enfance. Ce langage d’action est
différent du langage verbal ou corporel (dans le sens de la conversion). L’expé-
rimentation spécifique de l’adolescence passe par ce langage de l’action autre-
fois investi comme une réponse motrice sécurisante face au danger interne.
Ici, le traumatisme peut être associé à une blessure narcissique, davantage qu’à
une désorganisation de l’appareil psychique ou encore une effraction du pare-
excitation. Le traumatisme s’apparente alors à un conflit infantile refoulé ou un
secret familial resté enkysté dans la psyché infantile.
338 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

L’adolescence est par conséquent présentée comme un travail de transforma-


tion psychique, fondé notamment sur la capacité de dépassement des vicissitudes
des relations d’objet antérieures à la puberté. La nouveauté de l’adolescence est
présentée comme une dynamique de traitement des conflits infantiles, réévalués
à l’aune de la puberté et de ses effets sur la psyché. L’adolescence est marquée
par : la reprise de la vie infantile, permettant de comprendre comment se sont
nouées les relations d’objet ; le traitement des conflits, ou résidus traumatiques
confrontés à la nouveauté pubertaire ; la trouvaille d’auto-solutions, en lien avec
les identifications : c’est l’issue du travail psychique d’individuation.
Ce qui apparaît comme des désordres pathologiques révèle en fait un poten-
tiel de liquidation de problématiques infantiles restées en suspens. Il s’agit, par
l’adolescence et ses mouvements régressifs, d’une guérison spontanée d’influ-
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ences infantiles nocives restées en attente d’élaboration ou de dissolution.

4. Prolongements et filiation

P. Blos a pour particularité d’avoir traversé le xxe siècle, étant à la fois un auteur
ancien et moderne, ses derniers travaux sur l’adolescence paraissent encore
après sa disparition en 1997. Influencé par les psychanalystes viennois comme
par ceux de sa génération ou de celle qui suit, ses travaux sont par conséquent
au carrefour de l’histoire de la psychanalyse de l’adolescence et des perspectives
de pensée actuelle.
Ses travaux, qui courent sur soixante ans de publications consacrées pour la
plupart à l’adolescence, ont connu un retentissement international, en particu-
lier en Amérique du Nord. Son ouvrage de référence (Blos, 1962) a été traduit
en espagnol pour être enseigné à l’université comme une référence sur l’adoles-
cence, notamment en Argentine, au Brésil et au Pérou. En Allemagne, son pays
d’origine, la prochaine réédition de cet ouvrage semble indiquer que sa pensée
reste également diffusée en Europe, même si la France semble parfois réticente
vis-à-vis d’un auteur atypique, marqué par le caractère développemental de ses
travaux (Birraux, 1986).
L’influence qui nous paraît cependant la plus décisive reste celle d’A. Freud,
dans l’investigation du moi et du développement à l’adolescence. Pourtant,
résumer ses travaux en les rattachant à une émanation anna-freudienne serait
réducteur. En effet, ce qui trouble dans la lecture des travaux de P. Blos, c’est
l’apparente simplicité de son propos dans une première lecture, et son évidente
complexité dès l’instant où on s’y attarde, de par la multitude d’influences qui
traversent son œuvre. S’il n’existe pas d’auteur se référant à une école de pensée
Peter Blos 339

inspirée par P. Blos, ses travaux sont restés une référence pour définir le proces-
sus intrapsychique et les étapes essentielles de l’adolescence (Tyson P. et R.L.,
1990).
Enfin, son parcours apparaît exemplaire d’un certain devenir d’une généra-
tion (la seconde) de psychanalystes qui ont connu la période viennoise puis
l’exil et ont continué ou forgé leur carrière dans leur pays d’adoption. Il est
considéré aux États-Unis comme un éminent spécialiste précurseur de l’analyse
des enfants et des adolescents, ayant formé plusieurs générations d’analystes à la
psychothérapie psychanalytique de l’adolescent.

5. Questions et enjeux scientifiques


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Le travail de P. Blos s’inscrit aujourd’hui dans une perspective historique. Il est
le premier psychanalyste à proposer une approche systématisée et spécifique
du processus d’adolescence. Il est considéré comme l’auteur de publications
fondatrices sur l’adolescence dès les années cinquante, par exemple lorsqu’il
envisage l’idéal du moi comme une instance qui favorise le désengagement des
figures parentales et atténue la domination du surmoi. En dépit des critiques
portant sur l’influence développementale qui infiltre son travail et du manque
de débat interne dans sa théorisation, P. Blos privilégie la dimension interne de
la conflictualité du sujet. Alors que jusqu’ici, les travaux sur l’adolescence insis-
taient davantage sur le fait que les objets d’amour infantile, d’œdipiens deve-
naient incestueux, P. Blos donne priorité, dans le cadre d’une étude complète sur
l’adolescence, aux pulsions prégénitales et à leur destin, préalable pour accéder
à une position œdipienne à l’adolescence.
La recension des étapes qui jalonnent l’adolescence marque l’émergence de
l’idée d’un processus : l’adolescence n’est plus seulement un temps de crise mar-
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qué de façon phénoménologique par des manifestations ponctuelles liées à des


facteurs externes, sociaux (délinquance et troubles du comportement) ou cor-
porels (puberté). Elle devient un travail interne de désengagement vis-à-vis des
objets d’amour de l’enfance, que P. Blos connote d’un enjeu fondateur, proche
de ce qu’aujourd’hui R. Cahn (2002) nomme « processus de subjectivation » :
le second processus d’individuation et d’intégration du corps génital. L’adoles-
cence est présentée comme un temps carrefour déterminant pour l’avenir du
sujet, ayant pour finalité le passage à « l’adultité ».
Cet enjeu central du processus de subjectivation est notamment exploré à
travers la relation dyadique père-fils à l’adolescence. Au moment de la fin d’ado-
lescence, la relation père-fils ne renvoie pas tant aux conflits rivalitaires liés à la
340 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

figure paternelle œdipienne, mais plutôt aux enjeux de la dissolution de l’amour


préœdipien du fils pour son père. Il ne s’agit pourtant pas dans son esprit d’inva-
lider l’importance du père œdipien, mais de donner une place centrale à la rela-
tion orale père-fils et à sa résolution dans la fin d’adolescence. La névrose de
l’homme trouverait son origine dans la non-résolution du complexe préœdipien
père-fils, qui n’a pu être résolu par l’adolescence.
Lorsqu’elle est associée à la névrose adulte, la fin d’adolescence est considérée
comme la fin de l’enfance ; elle confronte le sujet à son niveau d’autonomisation
dans la traversée d’adolescence ; elle est la conséquence d’un double mouve-
ment d’individuation, infantile et adolescent. Comme la latence vient marquer
un premier déclin du complexe œdipien, le second déclin intervient à la fin de
l’adolescence pour inaugurer l’adultité. Dans cette perspective, si la névrose de
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l’adulte provient des impasses du traitement des conflits internes par le pro-
cessus d’adolescence, c’est l’influence même de l’infantile qui est remise en
question ; en effet, si P. Blos s’appuie toujours sur les relations d’objet infan-
tile pour comprendre les positions adolescentes, il pose ici l’idée d’une adoles-
cence comme organisant dans la continuité de l’enfance les enjeux de la névrose
de l’adulte. Toute psychopathologie adulte, au-delà de la névrose, étant pour
M. Laufer (1984) le résultat de l’intégration d’une cassure à la puberté, le propos
de P. Blos complète celui-ci pour considérer que dans le cas de la névrose, c’est
plus précisément les impasses élaboratives de fin d’adolescence qui ouvrent sur
la névrose du sujet adulte.

Pour approfondir
Birraux A. (1986). « Quelques remarques sur la notion de séparation-individuation et ses
liens à la dépression », in Adolescence, 4, 2, 327-334.
Blos P. (1962). Les Adolescents. Essai de psychanalyse, Paris, Stock, 1967.
Blos P. (1963). « Le concept d’acting-out en relation avec le processus d’adolescence »,
in Marty F. (dir.), Le Jeune Délinquant, Paris, Payot, 2002, 307-334. Commentaire de ce
texte : Houssier, F., in Marty F. (dir.), Le Jeune Délinquant, Paris, Payot, 2002, 335-359.
Blos P. (1985). « Fils de son père », Adolescence, 3, 1, 21-42.
Blos P. (1988). « L’insoumission au père ou l’effort adolescent pour être masculin », Ado-
lescence, 6, 1, 19-30.
Blos P. (1993). « La fonction de l’idéal du moi à l’adolescence », Adolescence, Paris, 11, 1,
167-171.
Cahn R. (2002). L’Adolescent dans la psychanalyse, l’aventure de la subjectivation, Paris,
PUF.
Peter Blos 341

Houssier F. (2002). « Peter Blos », in Dictionnaire International de la Psychanalyse,


Calmann-Lévy, 217-218.
Houssier F. (2010). « Peter Blos, une œuvre consacrée au processus d’adolescence », in
Givre P., Tassel A. (dir.), Le Tourment adolescent, t. II, Paris, 51-83.
Mahler, M., Pine, F., Bergman A. (1980). La Naissance psychologique de l’être humain,
Paris, Payot.
Tyson, P., Tyson, R. L. (1990). Les théories psychanalytiques du développement de l’enfant
et de l’adolescent, Paris, PUF, 1996.
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PIERRE MÂLE,
« Quelques aspects
de la psychopathologie
et de la psychothérapie
à l’adolescence » (1971), in La Crise
juvénile, Œuvres complètes, Paris,
Payot, t. I, 19821

1. Par Olivier Ouvry.


344 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

« La psychopathologie de l’adolescence paraît d’un abord difficile, sur le


plan clinique comme sur le plan thérapeutique […] Un autre aspect phéno-
ménologique qu’il nous paraît important de séparer de la nosographie tradi-
tionnelle en raison de sa fréquence et de ses développements est ce que nous
pouvons appeler la morosité […]. La psychothérapie du premier âge asso-
ciant la mère et l’enfant dans le traitement et permettant ainsi une réparation
conjuguée des situations vécues […], nous semble devoir améliorer considéra-
blement le pronostic et l’avenir de ces sujets (adolescents). »

1. Présentation de l’auteur
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Pierre Mâle (1900-1976), fils du grand historien du Moyen Âge, Émile Mâle, fut le
référent de ce que Ph. Gutton (2003) nomme « l’École française de psychanalyse
de l’adolescent ». Médecin psychiatre, il fut interne en 1926, puis chef de cli-
nique (service du professeur G. Heuyer). Il fit partie du mouvement de réforme
en profondeur de la pédopsychiatrie, s’ouvrant aux autres aspects que le consti-
tutionalisme et le cadre nosographique. Proche des membres de L’Évolution psy-
chiatrique, il fut inspiré par les travaux d’Henri Wallon et de Jean Piaget, et,
également, de Pierre Janet, Maurice Debesse, Pierre Mendousse. Excellent cli-
nicien, il a beaucoup œuvré à la promotion de la pédopsychiatrie auprès de ses
élèves, dont nombre sont devenus des praticiens connus.
Parallèlement, il entreprit une analyse (R. Lœwenstein, puis Marie Bonaparte).
Il est admis en 1932 à la Société psychanalytique de Paris. Il en sera son pré-
sident en 1954, et inaugurera l’Institut de psychanalyse, rue Saint-Jacques.
En 1948, à l’hôpital Henri-Rousselle (Paris), il crée le service de guidance infan-
tile, premier véritable lieu d’accueil des adolescents en France. Il y mettra en
place une recherche en clinique et en psychothérapie spécifique à l’adolescence
qui contribuera à créer un statut original de « psychanalyste d’adolescents ».
L’adolescence y est conçue comme mettant en crise les organisations infantiles,
que seule l’approche psychopathologique peut permettre d’intégrer et de démê-
ler. Il reprend le point de vue de Jones selon lequel « l’adolescent est plus près du
premier âge que de la seconde enfance ». Enfin, il affirme que la psychanalyse est
pertinente pour les adolescents, propos qui, venant d’un psychanalyste reconnu
dans l’expérience de la cure type, fut historiquement fondamental.
Ph. Gutton souligne que P. Mâle a développé « une clinique du moi et de
ses idéaux », notions qui se rapprochent de celles retrouvées « dans les travaux
d’Hartmann, de Kris et Loewenstein », auxquels l’auteur se réfère.
Pierre Mâle 345

2. Résumé du texte et concepts fondamentaux

Le texte présenté ici marque la fin de la carrière de l’auteur. Il reprend de façon


synthétique l’essentiel de ses apports sur l’adolescent, publiés dans trois volumes,
Psychothérapie de l’adolescent (1964), La Crise juvénile (1982) et De l’enfant à l’adulte
(1984).

2.1 Aspects généraux de la psychopathologie


et de la psychothérapie juvénile
P. Mâle insiste d’emblée sur le caractère difficile de la psychopathologie adoles-
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cente, sur le plan clinique, et donc thérapeutique. Résultant de la rencontre « des
situations conflictuelles de l’enfant […] et les tensions de la crise amenant à une
nouvelle individuation » (p. 201), une grande incertitude s’observe. Ainsi, il faut
éviter de « “pathologiser” des comportements qui paraissent parfois aberrants
pour l’entourage » (p. 202). Mais cette phase de remaniement (corps, génitalité,
sources de dysharmonies entre les évolutions intellectuelle et affective) est égale-
ment extrêmement féconde, et donne une chance particulière à la psychothéra-
pie active. Les psychothérapies sont notamment indiquées dans les « cas où l’on
sent l’importance, la permanence, la force des obstacles opposés par les pertur-
bations de la personnalité à cette maturation évolutive juvénile » (ibid.).

2.2 Les temps manqués


Ils illustrent les effets de ce qui résulte des aléas rencontrés dans l’enfance. « Le
développement de l’individu est tel que toute période qui n’a pas été comme
“remplie sur le plan de l’évolution”, mais ultérieurement seulement rattrapée,
laisse un vide » (p. 203). Troubles du langage ou scolaires, oppositions caracté-
© Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

rielles, délinquance en sont alors les expressions. « Il y a là une “plaque tour-


nante” » (ibid.), et il ne faut pas « manquer le “moment fécond” du bon côté
de la crête étroite sur laquelle (l’adolescent) chemine » (p. 204) pour établir une
psychothérapie, au risque d’une fixation de ces troubles.

2.3 Nosographie
La singularité de la clinique adolescente n’exclut pas, pour P. Mâle, la prise
en compte de la nosographie psychiatrique classique, pourtant « difficile ou
insuffisante » (p. 204). Les avantages en sont sa participation à une approche
346 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

psychopathologique et son intérêt comme mode de communication entre spécia-


listes. Mais la perspective analytique « oppose un aspect dynamique aux formes
nosographiques […] qui permet de reconnaître les points d’impact qui sont par-
fois présents dans le vécu, qui quelquefois sont plus anciens, qui, quelquefois,
sont très archaïques, datant du début de la vie » (ibid.). Il y a à saisir « ces lignes
de forces [qui] sont le point d’application de notre action psychothérapeutique »
(p. 205).
Ainsi, l’auteur propose « de décrire des ensembles phénoménologiques habituel-
lement rencontrés qui mettent en jeu tout ensemble les symptômes névrotiques
présents dans la crise et les mécanismes mêmes de leur évolution permettant
l’accès à des formes d’action psychothérapique efficace » (ibid.).
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2.4 Névrose d’inhibition et névrose d’échec
P. Mâle qualifie la première comme une « attitude qui semble bloquer la relation
avec le sexe opposé, “l’objet” étant comme interdit ou comme “introuvable”, et
qui finit par s’étendre en tache d’huile sur beaucoup d’activités sociales ou intel-
lectuelles et sur les possibilités de sublimation (p. 207). L’auteur rapporte ces
troubles aux temps œdipiens (angoisse de castration chez les garçons, « frustration
phallique non reconnue, “jamais compensée” mais secondairement culpabilisée »
(ibid.) chez les filles).
Ces mêmes mécanismes se retrouvent dans les névroses d’échec, caractérisées
par « des difficultés scolaires ou professionnelles répétées, associés d’ailleurs à
des difficultés affectives […]. Il s’agit, en somme, d’“actes manqués” qui éclatent
et apparaissent sous la forme d’erreurs, de lapsus au cours de compétitions, dès
qu’il y a enjeu » (p. 207-208). Pour la fille, précise P. Mâle, « le problème est sou-
vent celui d’une revendication phallique “compensatrice” avec un essai de subli-
mation vers un “pénis intellectuel” » (p. 209).

2.5 La morosité
La morosité constitue un autre aspect phénoménologique que P. Mâle souhaite
« séparer de la nosographie traditionnelle en raison de sa fréquence et de ses
développements. […] Nous n’avons pas trouvé d’autre mot pour définir cet état
particulier à certains adolescents, qui n’est pas la dépression […], qui n’est pas
la psychose […], qui est plus près peut-être de l’ennui infantile : “Je ne sais pas
quoi faire, à quoi jouer, etc.” […]. C’est un état qui manifeste plutôt un refus
d’investir le monde, les objets, les êtres. Les choses sont sans intérêts, glissent.
L’accrochage à une certaine réalité gratifiante est difficile ; les projets d’avenir, les
motivations même de la vie sont souvent refusés : “Rien ne sert à rien, le monde
est vide” » (ibid.).
Pierre Mâle 347

Observant que ces formes cliniques sont très fréquentes, en recrudescence,


P. Mâle avance l’hypothèse psychopathologique d’un « échec repris, dans le
cadre de l’individuation juvénile, des difficultés du premier âge, comme si l’ado-
lescent refaisant son corps, retrouvait les perturbations qu’il a reconnues dans la
rencontre avec l’environnement, et des frustrations, des retraits, des isolations
dans l’issue de la relation mère-enfant » (p. 211).

2.6 Morosité et troubles du comportement


« Cet état morose paraît la cause prépondérante et dominante du passage à l’acte
sous trois formes principales : fugue ou délinquance, drogue, suicide » (p. 212). Et
cela relève de « l’incapacité de supporter le recommencement de la vie quoti-
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dienne, c’est un besoin insatiable de changement, de nouveauté, de prise de dis-
tance vis-à-vis de l’enclos familial » (ibid.). L’hypothèse psychopathologique de
P. Mâle est celle d’une désexualisation de la pensée, du fait d’un tarissement de
« l’instinct comme recours. Les voies sont coupées, le “ravitaillement instinctif”
est impossible […] Ce qui explique que] souvent ces sujets sont des immatures
qui n’ont pas abandonné l’enfance, qui sont en position souvent régressive et
qui refusent d’être adulte » (ibid.).

2.7 Morosité et déséquilibre


L’aptitude aux passages à l’acte ouvre au diagnostic différentiel avec le « dés-
équilibre psychique authentique », dans lequel on retrouve « l’absence d’orga-
nisation des valeurs morales, une affectivité bloquée et quelquefois une note
perverse » (p. 213). La violence exprimée par l’adolescent renvoie à celle qu’il a
subie durant sa petite enfance. Ainsi, retrouve-t-on « la trame de la complicité
diabolique entre une organisation génétique médiocre et un premier développe-
ment perturbé par des relations parentales très traumatiques, par un sadomaso-
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chisme vécu, par des frustrations massives » (ibid.).

2.8 Morosité et psychose, trouble profonds


et angoisses archaïques
P. Mâle avance, à propos de ces troubles, l’hypothèse d’une inscription de ce qui
a pu se passer durant la petite enfance, « profondément inséré dans la personne,
“biologisé” » (p. 217), ce qui pourrait expliquer les angoisses archaïques retrou-
vées à l’adolescence. La « zone psychotique […] se présente comme un trouble
grave de l’individuation à l’adolescence » (ibid.). « Plus difficiles d’accès sont
les aspects de déséquilibre qui semblent échapper à notre action en raison de
348 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

l’absence de demande du sujet, de la répétition de réactions graves, de la versa-


tilité et des changements perpétuels » (p. 216).
Le rôle de l’équipement est ainsi avancé, que P. Mâle attribue au « rôle dominant
de la mère […]. Plus tard, c’est cette mère introjectée, oubliée mais vécue dans
le corps retrouvé, qui reprend son rôle à l’adolescence » (p. 217-218). L’auteur
parle alors de « reproduction diabolique » qui doit conduire à « rechercher […]
notre propre technique réparatrice et opportuniste » (p. 218). Cette organisation
dans le corps, jusqu’à se « biologiser », de ce qui a pu se passer pendant les trois
premières années de la vie donne seule à la prophylaxie précoce une possibilité
d’intervention thérapeutique.
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3. Questions et enjeux scientifiques

P. Mâle décrit les effets de la nouveauté pubertaire comme une crise. Féconde
potentiellement, elle peut néanmoins butter sur des perturbations de la per-
sonnalité résultant de l’enfance. Cet entrecroisement de deux dynamiques
(celle infantile et celle pubertaire) rend complexe l’exploration nosologique des
troubles des adolescents, et donne à la psychanalyse et la psychothérapie tout
leur intérêt.
Celle-ci, de fait, ajoute une dimension développementale « qui permet de
reconnaître les points d’impact », parfois actuels, d’autre fois plus anciens, voire
archaïques datant du début de la vie, qui constituent des « lignes de forces [qui]
sont le point d’application de notre action psychothérapeutique » (p. 205).
Conséquemment, elle permet la description d’« ensembles phénoménolo-
giques », composites sémiologiques de manifestations actuelles et de blocage
résultant de l’enfance, que P. Mâle recense alors.
Dans leur description, l’auteur précise incidemment sa technique de soin
que nous retrouvons à travers les citations suivantes : « Tout ceci […] contient
un matériel accessible qui, quand l’adolescent est mis en confiance, permet
de lui faire reconnaître les conflits qu’il a traversés et qu’il traverse encore.
Compréhension, libre action, identification jouent dans notre psychothéra-
pie » (p. 209-210). Le rythme des séances ne doit pas trop être soutenu, car
l’adolescent a besoin de « digérer le dialogue ». « Dans un certain nombre
de cas, notre politique consiste à maturer le sujet pour lui faire trouver des
sources d’investissement nouvelles et pour remettre en jeu une libido écrasée »
(p. 213). Page 215, P. Mâle décrit des psychothérapies : « Beaucoup plus prêt
du dialogue que de la cure analytique type. Simplement, il s’agit de montrer au
Pierre Mâle 349

sujet les obstacles conflictuels qui se répètent et de l’aider à les résoudre. Dans
beaucoup de cas, notre action n’a pas été autre chose. »
On retrouve un caractère volontariste et directif dans ses interventions, qui
peut surprendre. À partir de sa compréhension de la crise juvénile, il cherche à faire
reconnaître les conflits à son patient par un dialogue, en jouant sur les identifi-
cations. Il s’agit de montrer au sujet les obstacles conflictuels, à le faire maturer et lui
faire trouver des nouveaux investissements et, s’il y a impossibilité, de saisir une
technique réparatrice et opportuniste.
Cette approche interventionniste, pas aisée à rapporter à une position analy-
tique selon nous, se redouble d’appréciations que nous mettons sur le registre du
jugement. Plusieurs citations en attestent : « Souvent ces sujets sont des imma-
tures qui n’ont pas abandonné l’enfance, qui sont en position souvent régressive et
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qui refusent d’être adulte » (p. 212) ; car « il est évident que, chez un délinquant,
le problème sera très différent si nous sentons chez lui l’absence d’organisation
des valeurs morales, une affectivité bloquée et quelquefois une note perverse »
(p. 213) ; « l’immaturité, le refus de grandir et d’atteindre une position existen-
tielle qui n’est pas acceptée et contre laquelle il vient buter en refusant le monde
extérieur » (p. 214) ; ou : « une relation favorable destinée à lutter contre le refus
du contact, en réparant des identifications jusque-là impossibles » (p. 214) ; « le
refus tenace d’accepter, d’“introjecter” la scolarité » (p. 216).
Entre les divers refus, l’immaturité, l’absence d’abandon de l’enfance, l’absence
de morale et une position existentielle non acceptée, P. Mâle nous donne le sen-
timent de décrire des sujets actifs dans leur symptôme – symptôme nourri d’une
volonté caractérielle venant faire butée aux entreprises thérapeutiques du psy-
chiatre.
Ces deux points articulés entre eux – technique interventionniste, appréciations
psychopathologiques non exempt de jugement – laissent entrevoir les limites de ce
texte. Nous les rapportons aux problèmes posés par la clinique adolescente à un psy-
chiatre institutionnel. La mission de psychiatre (diagnostic, traitement, pronostic)
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s’appuie sur un savoir qui fonde un pouvoir (le « pouvoir médical »). Or l’adolescent
est particulièrement habile à interroger ou déjouer tout pouvoir. Tant que l’action
psychothérapeutique est opérante, l’outil analytique semble sollicité. Au-delà, inter-
vient, en suppléance, un autre discours, plus formaliste et conventionnel, dont on
trouve la trace dans ce que nous venons de relever.
Cette limite relève, en fait, d’une question de fond : les points de vue du
psychiatre institutionnel et de l’analyste sont-ils compatibles ? Ou, la position
analytique (sujet supposé savoir) ne suppose-t-elle pas une radicalité qui la rend
incompatible avec celle emprunte de pouvoir, articulé au savoir, du psychiatre
institutionnel ?
350 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

Sur un plan plus théorique, P. Mâle avance des hypothèses. Nous rassemblons
ce qui nous a paru significatif. À propos de la morosité, il souligne la reprise « des
difficultés du premier âge, comme si l’adolescent refaisant son corps, retrou-
vait les perturbations qu’il a reconnues dans la rencontre avec l’environnement,
et des frustrations, des retraits, des isolations dans l’issue de la relation mère-
enfant » (p. 211). « La morosité, l’ennui semblent ne pouvoir plus faire appel à
l’instinct comme recours. Les voies sont coupées, le “ravitaillement instinctif”
est impossible » (p. 212). Page 216, on retrouve : « Contrairement à la période
ultérieure, la levée de l’amnésie est impossible […], aboutissant souvent à des
conduites perturbées du caractère ou à un déséquilibre grave. Tout ce qui a été
vécu initialement continue donc à s’exprimer. » P. Mâle parle « des échecs des
mécanismes d’introjection, de projection du début de la vie, et de l’incapacité
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d’établir en soi “un bon objet” » (p. 216-217). « L’adolescence ramène et parfois
dramatise tous ces premiers mouvements latents du début de la vie, profondé-
ment insérés dans la personne, “biologisés” » (p. 216-217).
L’hypothèse initiale de P. Mâle est que les transformations pubertaires inau-
gurent un néo-corps. Cette expérience de découverte renvoie alors à celle, inau-
gurale, où un éprouvé similaire peut être supposé ; celui de la naissance et de la
découverte de son corps par le nouveau-né. Ce temps a été marqué par la rela-
tion à la mère. Ainsi, tous les aléas dans la relation à celle-ci se retrouvent-ils à
l’adolescence.
L’« équipement », le « ravitaillement affectif » en sont affectés, et « profondé-
ment inséré dans la personne », « biologisé », dira Pierre Mâle. Ainsi, « tout ce
qui a été vécu initialement continue donc à s’exprimer ». Souvent non mani-
feste pendant la phase de latence, ce déficit d’équipement, inatteignable puisque
biologisé, explique les échecs de l’entreprise psychothérapeutique à l’adoles-
cence. La prise en charge de telles difficultés revient ainsi à la prophylaxie.
L’intervention de la biologie (et, en filigrane, de la génétique), fait écho aux
thèses sur la dégénérescence de Morel et Magnan, de la fin du XIXe siècle – comme
elle fait écho à tout un courant de recherches actuelles en psychiatrie et en psy-
chologie. Ici, elle intervient comme facteur explicatif de ce qui paraît inamo-
vible à l’action psychothérapeutique. Mais plus prosaïquement, la question de
ce qui relève, d’un côté, des limites d’une approche psychopathologique du fait
de facteurs intangibles, tels la génétique ou le « biologisé », et, de l’autre, des
limites théoriques de l’auteur en question, se pose de nouveau. Nous retrou-
vons ici ce que nous avons rapporté aux effets de la position institutionnelle
de P. Mâle. Doit s’y ajouter, selon nous, le contexte historique dans lequel cet
auteur se trouvait. Alourdis par les hypothèses explicatives héréditaristes, les
psychiatres clairvoyants ont pu trouver à cette époque dans la psychanalyse
une ouverture salvatrice et dynamique. Celle-ci s’est ainsi trouvée propulsée au
Pierre Mâle 351

rang de ce qu’elle venait remplacer, à savoir une théorie explicative de ce qui


s’observait. La radicalité de la position analytique, attenante à la découverte de
l’inconscient, passait ainsi au deuxième plan, au profit de ce qui est repérable
comme « psychanalyse appliquée ».
Il est à signaler que l’évocation d’une reprise, au profit du temps pubertaire,
de ce qui s’est passé durant la première enfance est une tendance théorique très
fréquemment retrouvée. Est-ce en l’honneur de Pierre Mâle ? Un auteur comme
Philippe Gutton ne cachera pas sa filiation envers P. Mâle (l’originaire dans le
pubertaire). Un autre comme Serge Lesourd (l’archaïque maternel), n’y fait pas
allusion. Quoi qu’il en soit, tous ceux qui ont connu ou qui ont assisté aux inter-
ventions de ce psychiatre témoignent de leur admiration envers celui qui fut un
maître pour eux.
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Pour approfondir
De Mijolla A. (2010). Freud et la France, 1885-1945, Paris, PUF.
Gutton Ph. (2003). « L’école française de psychanalyse de l’adolescent », in Marty F.
(éd.), L’Histoire de la psychanalyse. Paris, In Press, 243-256.
Gutton Ph. (2010). « Pierre Mâle », in Givre P. et Tassel A. (dir.), Le Tourment adolescent,
Divergences et confluences, tome II, Paris, PUF, 175-217
Mâle P. (1964). Psychopathologie de l’adolescence, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1999.
Mâle P. (1975). Psychothérapie du premier âge, PUF.
Mâle P. (1982). La Crise juvénile, Paris, Payot.
Mâle P. (1984). De l’enfant à l’adulte, Paris, Payot.
36
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MOSES LAUFER,
« The Breakdown » (1983),
Adolescence, 1983, I, 1, 63-701

1. Par Férodja Hocini. Nos remerciements à Nicole Vacher-Neill pour la subtilité de ses réflexions
éclairantes.
354 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

« La maladie mentale est la plus grande tragédie qu’on puisse imaginer,


et si nous ne la prenons au sérieux quand nous le devrions, alors tout ce que
nous ferons plus tard ne sera que du replâtrage. La psychopathologie à l’ado-
lescence offre la chance d’intervenir comme psychanalyste ou comme psycho-
thérapeute d’une façon qui ne sera plus jamais offerte à aucun moment de la
vie d’une personne […] La “cassure” se situe au moment de la puberté et ce
que nous en voyons plus tard ne sont que les traces de cette “cassure” repé-
rables dans tout un éventail de symptômes plus, je dirai, que de psychopatho-
logie […] Je n’ai pas de moyen de comprendre comment renverser ce processus,
autre que l’expérience transférentielle, qui est pour moi primordiale. »
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1. Présentation de l’auteur

Après des études sociales au Canada, Moses Laufer (1928-2006) part travailler
en Israël puis s’installe à Londres pour devenir psychanalyste. Il poursuit sa for-
mation de psychanalyste d’adulte à la Société britannique de psychanalyse et
sa formation de psychanalyste d’enfant à la Hampstead Clinic (Centre Anna-
Freud). Il travaille d’abord dans un centre de l’est londonien auprès de jeunes
d’un quartier défavorisé. C’est sa rencontre avec A. Freud qui donne à la carrière
de M. Laufer une orientation décisive. Jusqu’à la fin de sa vie en 1982, A. Freud
soutiendra très activement les diverses activités de son ami Laufer, œuvrant pour
la création d’une consultation entièrement dédiée aux adolescents en dehors
de la Hampstead Clinic. Ainsi s’ouvre au début des années soixante, Le Young
People Consultation Center qui deviendra, une dizaine d’années plus tard, la
Brent Consultation for Young People (BCYP, aujourd’hui connue sous le nom de
« Laufer House » à Londres). Ce centre constituait alors une référence unique en
Europe, permettant à des patients de 14 à 21 ans de bénéficier de consultations
et de psychothérapies analytiques sans qu’il soit tenu compte de leurs ressources
financières. Anna Freud, consciente de l’intérêt de ces cures menées par Laufer
et son équipe auprès d’adolescents très malades, trouve les fonds nécessaires à la
création du Centre for Research into Adolescent Breakdown.
À la fois théoricien et clinicien engagé, M. Laufer était attaché à l’idée de
la transmission, soutenant le projet que les sociétés psychanalytiques puissent
proposer des formations spécifiques dans le domaine de l’adolescence et que les
psychanalystes d’adolescents puissent disposer de forum pour échanger leurs
expériences. C’est ainsi qu’il fonda en 1993, l’European Association for Adoles-
cent Psychoanalysis (EAAP), dissoute quand la fédération européenne de psycha-
nalyse (FEP) créa en son sein un groupe spécifiquement consacré à l’adolescence.
Moses Laufer 355

Le nom de Moses Laufer restera attaché à l’essor de la psychanalyse de l’adoles-


cent en Europe à partir des années soixante-dix et à une vision spécifique et ori-
ginale de la psychopathologie de l’adolescence mettant l’accent sur le rapport au
corps à travers la notion de breakdown.

2. Présentation du texte dans l’œuvre de l’auteur

Dans les conditions exceptionnelles offertes par le centre de consultation pour


les adolescents en situation de breakdown, l’expérience acquise par M. Laufer,
son épouse Eglé et le groupe de psychanalystes de la Brent, donne le jour à une
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théorisation psychanalytique originale de la psychopathologie de l’adolescence.
Dans le modèle lauférien, la pathologie s’exprime préférentiellement par le biais
du corps, cible privilégiée des attaques destructrices, d’où une relative mise à
l’abri de la pensée. La psychopathologie n’est plus modélisée en référence à la
nosographie psychiatrique traditionnelle qui a cours chez l’adulte mais en termes
de cassure dans le développement, d’impasse ou d’arrêt prématuré. Les travaux
de Laufer et son équipe portent sur l’intégration du corps sexué et ses incidences
sur la vie psychique et la psychopathologie à l’adolescence, la haine de ce nou-
veau corps vécu comme ennemi intérieur et ses avatars d’autodestructions et
de conduites suicidaires. Dès la création de la revue Adolescence en 1983, Moses
Laufer participa au comité de rédaction et aux premiers échanges donnant lieu à
la publication de textes fondamentaux dont le « breakdown » fait partie.

3. Résumé du texte et concepts fondamentaux


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3.1 Réversibilité des troubles


D’emblée, Laufer insiste sur la réversibilité du processus de breakdown et la nécessité
d’un travail de compréhension des troubles à l’adolescence. C’est ce travail à la fois
rigoureux et inventif qui peut permettre cette réversibilité et non un quelconque
« truc » technique qui agirait magiquement. Laufer défend ainsi l’importance d’une
formation spécifique des cliniciens prenant en charge les adolescents.

3.2 Définition et conséquences du breakdown


Il met directement en lien la propension de l’adolescent à l’agir auto-agressif à ce
qui fait le processus d’adolescence selon lui, à savoir l’intégration d’une représen-
356 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

tation de soi comme individu sexué. Le breakdown est une rupture du dévelop-
pement définie comme le rejet inconscient du corps sexué et le sentiment d’être
passif face aux exigences de son propre corps. Sans négliger les possibilités de
réaménagements à l’âge adulte, l’auteur insiste sur l’idée que le breakdown peut
se manifester par différents troubles ou symptômes qu’il distingue de la psycho-
pathologie. La référence freudienne axiale est explicitement pour Laufer les Trois
Essais sur la théorie sexuelle (et sans doute aussi la première topique). Dans tous
les cas, le problème clé est l’accession à un corps physiquement et sexuellement
adulte, capable d’engendrement, confronté à l’irréductible d’être (ou de n’être
qu’) un homme ou une femme. Si tout adolescent s’en trouve perturbé, certains
en sont littéralement persécutés, ce corps sexué d’adulte devenant l’ennemi à
dénier, au point dans certains cas de dénier la réalité tout entière comme dans la
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fuite délirante. Laufer conclut dès lors que la psychopathologie grave de l’adulte
« est le résultat de l’intégration de cette “cassure” comme moyen de défense à
l’adolescence devant la réalité ».

3.3 Sur les diagnostics psychopathologiques


Laufer s’oppose farouchement à tout diagnostic, en tout cas au sens d’une noso-
graphie calquée sur les psychoses de l’adulte, considérant une telle démarche
comme une « erreur dangereuse » pour l’adolescent. Ce terme de psychose lui
apparaît d’ailleurs comme un terme pronostique et non diagnostique. Il propose
une échelle d’évaluation dont la particularité est de se fonder sur la métapsycho-
logie de la crise actuelle et de l’expérience clinique du transfert, comme l’illustre
l’exemple clinique présenté dans ce texte.

3.4 Le travail thérapeutique, le transfert


C’est dans ce registre que l’on peut percevoir à la fois l’engagement et la déter-
mination du clinicien qu’était Laufer. Il évoque d’une part la nécessité impé-
rative d’un travail intensif, long et difficile loin des interprétations rapides et
clôturantes. Il insiste sur les dimensions curative et préventive des psychothéra-
pies analytiques à l’adolescence. Ou comment le traitement des adolescents per-
met d’éviter « l’intégration de cette “cassure” qui se révèle à l’âge adulte comme
un équivalent de psychose ».
Le cœur du traitement, qu’il qualifie de processus central, utilise le transfert,
et consiste à ce que la cassure qui s’est produite à la puberté soit revécue et ré-
expérimentée avec le thérapeute à travers la haine du corps, la haine de l’autre et le
souhait de détruire sa sexualité. Revivre ces expériences dans le transfert néces-
site (et explique) la longue durée des traitements mais aussi que l’adolescent
Moses Laufer 357

puisse autoriser des liens de dépendance, entre régression narcissique et peur de


la passivité.
Enfin, Laufer émet des critiques quant aux autres formes de thérapies (groupales
ou familiales) qui, selon lui, peuvent certes apporter des soutiens mais ne per-
mettent pas d’atteindre cette « cassure » qui reste uniquement accessible par le
transfert.

4. Devenir et prolongements du texte

4.1 Le fantasme masturbatoire central


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Pour Laufer, l’enjeu central à l’adolescence est résolument le conflit œdipien
remis en activité par la puberté, les symptômes de défenses « psychotiques »
en étant l’expression, ainsi que la parade régressive, opposée de façon plus ou
moins massive à cette problématique œdipienne. Dans cette position théo-
rique, le corps sexué et les fantasmes de l’adolescent deviennent l’élément
décisif dans les aménagements défensifs qui visent à gérer l’angoisse de cas-
tration. La rupture, « cassure ou break-down » s’origine donc dans ce double
registre complémentaire du possible du fantasme incestueux et de l’impossible
d’un corps narcissique idéal. Mais Laufer (1968) va plus loin en affirmant que
le déni de la réalité du corps sexué (totalement ou dans sa dimension génitale)
risque d’être partagé par le psychanalyste, qui en devient complice de diverses
façons : soit en banalisant la gravité de la pathologie, soit en évitant d’aborder
ce registre, fondamental pour lui, de l’Œdipe et du corps, via l’élaboration du
fantasme masturbatoire central dans le transfert. Le fantasme masturbatoire
central condense, pour Laufer, sur le mode du rêve ou de l’hystérie, les théo-
ries sexuelles infantiles et les positions fantasmatiques du sujet, et cela dès
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l’enfance préœdipienne.

4.2 Pubertaire et subjectivation


Le pubertaire est à la psyché ce que la puberté est au corps, propose Ph. Gutton
(1991). Quels liens établir entre le breakdown et le pubertaire ? Le pubertaire
confronte l’adolescent à une expérience psychique bouleversante et radicale-
ment nouvelle : l’accès à la sexualité génitale. Les transformations physiques et
la découverte d’un corps pulsionnel menacent l’unité et l’intégrité de l’image que
l’adolescent a de lui-même. Il doit faire face à différents deuils : deuil du corps
de l’enfance, de la toute-puissance infantile et des capacités des images paren-
358 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

tales. Les modifications internes, visibles et invisibles mobilisent des moments


d’inquiétante étrangeté chargés en intense vigilance. Le corps sexué devient un
ennemi intérieur, qu’il va falloir fuir selon les modalités d’autant plus drastiques
que le danger est angoissant. Tel est l’aspect du pubertaire mis au centre des tra-
vaux de Laufer et de ses collègues de la Brent Consultation. Reconnaître l’alté-
rité, la différence, le désir et le manque est parfois une souffrance psychique trop
vive pour être tolérée et pour travailler psychiquement. C’est en somme l’enjeu
du travail de subjectivation dont nombre de psychanalystes ont développé les
déclinaisons possibles et les avatars.

5. Enjeux et questions scientifiques


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Nous proposons d’aborder les enjeux cruciaux de ce texte selon deux axes : d’une
part le lien entre breakdown et effondrement psychotique et d’autre part les inci-
dences théorico-cliniques sur les psychothérapies analytiques à l’adolescence.

5.1 Effondrement psychotique


Pour Laufer, les symptômes de type psychotique (bizarrerie comportementale,
étrangeté, délire) ne peuvent en aucun cas conduire au diagnostic de psychose à
l’adolescence. C’est un positionnement clair qui va à l’encontre des classifications
DSM qui, devant ces mêmes symptômes, posent le diagnostic de schizophrénie
du jeune adulte. Le point de vue de Laufer est davantage développemental que
structural. Il exige de l’analyste une prise de position claire par rapport à ce qui
est normal et ce qui est pathologique. Selon lui, un psychanalyste qui conclut à
la présence d’un trouble avéré dans le développement d’un adolescent n’a pas
le droit de rester « neutre » : il doit exprimer clairement son point de vue sur les
risques encourus et sur la nécessité d’un traitement. Si ce positionnement paraît
susciter l’engagement du soignant, elle nous semble délicate du point de vue
d’une part de l’avenir qu’elle présage en l’absence de traitement (imprévisible
malgré tout), et d’autre part dans sa volonté normative (Donnet, 1983).
Par ailleurs, une certaine ambiguïté paraît subsister sur sa façon d’aborder
les rapports entre symptômes psychotiques à l’adolescence et leur devenir à
l’âge adulte dans ce qu’il nomme les « équivalents de psychose » ou cas-limites
(Green, 1990). S’agit-il en effet de cerner (ou de contester) une certaine spéci-
ficité des psychoses survenant à cet âge de la vie, par opposition aux psychoses
infantiles et aux formes observées chez l’adulte ? S’agit-il plutôt de considérer
Moses Laufer 359

l’adolescence comme impliquant plus ou moins nécessairement des passages


psychotiques ou des modalités de fonctionnements psychotiques ?
Poser un diagnostic de psychose face à un adolescent en crise conduit à des
attitudes contre-transférentielles bien différentes de celles qui se soutiennent
d’une conception de la crise comme processus évolutif de relance, de transfor-
mation, et cela quelle que soit la gravité des « symptômes de psychose ». Pouvoir
divaguer, traverser des moments de dépersonnalisation, déraper « sans perdre
la tête », sans que cela entraîne une angoisse déclenchant mécanismes psycho-
tiques ou défenses des plus drastiques, telle serait une adolescence de bon aloi
(Baranès, 1991).
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5.2 Psychothérapies analytiques à l’adolescence
5.2.1 Adolescence et psychanalyse
Laufer soutient des positions paradoxales en apparence : celle, bien qu’étant
analyste, de ne pas prendre en considération l’histoire du développement avant
la puberté et d’affirmer simultanément que certaines pathologies graves « inter-
disent » le mouvement de l’adolescence, du seul fait d’une fixation irréductible
lors de la résolution (liquidation) du complexe d’Œdipe. Dans tous les cas, il
s’agit de contribuer à l’élargissement de l’espace psychique des adolescents en
accompagnant l’élaboration de leur relation à leurs objets parentaux internes
grâce au transfert.
L’existence d’un antagonisme apparent entre les buts de l’adolescence et la
psychanalyse est un problème qui ne peut être esquivé et qu’on retrouve dans
les écrits sur l’adolescence à travers les façons de tenter de saisir un objet qui
sans cesse se dérobe (André, Chabert, 2010). Il est fréquent de constater une
contradiction potentielle entre le mouvement d’autonomisation de l’adolescent
et la position du psychanalyste. La demande de l’adolescent n’est souvent ni
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demande de soins, ni demande de pensée, mais plutôt quête de solutions de


dépannage en urgence, de solutions précaires, rencontres voulues sans lende-
main. La position analytique est alors exposée, à l’adolescence, à n’être que pure
position surmoïque, resexualisée dans le mouvement de réactivation œdipienne
de la puberté. À partir de là, si certaines ruptures thérapeutiques, aussi bien que
des soumissions masochiques excessives, témoignent de l’impossible instaura-
tion d’un espace authentiquement transitionnel, le thérapeute doit y évaluer sa
part de responsabilité. Dans l’exemple clinique proposé dans le texte de Laufer,
la démarcation intrusion-abandon semble toujours ténue, entre le trop et le pas
assez, entre les ruptures thérapeutiques de l’adolescente et les relances du théra-
360 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

peute à revenir aux séances « Revenez, nous devons parler demain. Vous savez
que vous avez besoin d’aide ».
Ces difficultés, étroitement liées à l’afflux pulsionnel, exposent le thérapeute à
apparaître, et cela dès le premier regard porté sur un corps trop érogène, comme
l’intolérable séducteur, voire l’intrus le plus inacceptable. Mais l’absence de
réponse ou le retrait de la part de l’adulte est ce qui, sans doute, donnerait le plus
libre cours, pour l’adolescent, au fantasme plus qu’inquiétant d’une absence de
limites. C’est cette tension entre le pulsionnel et le narcissique qui nécessite une
nouvelle élaboration du complexe œdipien. Ces éléments impliquent la néces-
sité d’une tiercéité pour permettre la régression nécessaire et pour en sortir. Cette
position est délicate, entre séduction et intrusion, parentalisation et copinage,
rupture indispensable avec une sexualité infantile et continuité nécessaire avec
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la subjectivation.

5.2.2 Le cadre, le transfert

Laufer et son équipe sont très clairs et rigoureux sur la nécessité d’un traitement
intensif plurihebdomadaire, en face à face ou sur le divan. Si cette position a
l’intérêt d’une certaine « pureté » analytique, elle pose pourtant question si on
la réfère aux conceptions psychodynamiques de bon nombre de psychanalystes
français s’occupant d’adolescents, qui misent notamment sur l’imprévisibilité et
les facteurs d’autoguérison de la crise, alliant l’intensité dans la rencontre théra-
peutique elle-même et la retenue, voire le suspens ou l’utilisation des variables
du cadre thérapeutique, plutôt que sur l’imposition à l’adolescent d’un cadre
trop précis, du moins dans un temps initial. Cette position prendrait plus en
compte, semble-t-il, « l’hyperesthésie relationnelle » de l’adolescent. Quand
un patient a pu accepter l’intérêt d’un rythme de séances plus soutenu, ou sa
présence aux séances plutôt qu’à des rendez-vous plus ou moins espacés, on
peut supposer qu’un certain travail psychique s’est fait. Cela semble plus per-
tinent que d’imposer d’emblée un programme trop préétabli et précis. On peut
craindre en effet de ces positions qui ont par ailleurs leur cohérence, qu’elles
n’obèrent ce temps fécond de hasard et d’ouverture dans un souci d’intégration
conformiste.
On ne peut en revanche qu’être d’accord avec Laufer sur sa façon de placer la
dynamique transféro-contre-transférentielle au centre des enjeux des états psy-
chotiques de l’adolescence ; seule l’expérience du transfert permet ou non, selon
les cas, de « mettre en doute les solutions originales » du patient et de remanier
son histoire antérieure en lui permettant d’entrer en contact avec l’expérience
de la rupture. S’en déduit une technique ne désespérant pas de l’accessibilité
du patient à l’interprétation, mais misant surtout sur une resensibilisation aux
Moses Laufer 361

affects par un travail portant sur la fragilité du lien thérapeutique dans le trans-
fert (Richard, 2002).

Pour approfondir
André J., Chabert C. (dir) (2010). La psychanalyse de l’adolescent existe-t-elle ?, Paris,
PUF.
Baranès J.-J. (1991). La Question psychotique à l’adolescence, Paris, Dunod.
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37
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BERNARD BRUSSET,
« Anorexie et toxicomanie » (1984),
Adolescence, t. II, n° 2,
1984, 285-3141

1. Par Geneviève Bréchon.


364 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

« Prises de toxiques ou altérations de la prise alimentaire « normale » sont


des comportements de significations multiples dans le déterminisme desquels
la part relative des conditions externes et internes est infiniment variée […] La
comparaison avec les toxicomanies et, d’une façon plus générale, la pathologie
addictive, conduit à s’interroger sur le statut métapsychologique de l’acte et
de la représentation de l’acte. On peut en attendre une définition de la notion
d’addiction qui ne soit pas seulement fondée sur le comportement observable,
mais soit considérée comme un destin de la pulsion qui peut être envisagé
dans ses rapports avec, d’une part, la réalisation hallucinatoire du désir, et
d’autre part, les régulations narcissiques […] [les contre-investissements]
tendent à maintenir un ancrage souvent compulsif dans la réalité, celle des
activités et celle d’objets qui ne peuvent rester investis qu’aux dépens de leur
signification sexuelle et dans une relation tangentielle limitant l’implication
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du sujet tandis que l’inhibition et le désinvestissement sont parallèlement
des visées permanentes d’une économie narcissique dans laquelle tend
à prévaloir la pulsion de mort – non pas l’agressivité, mais la destructivité
du “narcissisme primaire absolu”. »

1. Présentation de l’auteur

Bernard Brusset est psychiatre et psychanalyste, membre formateur de la SPP.


Il a été professeur de psychologie clinique et de psychopathologie à l’institut
de psychologie de l’université René Descartes-Paris 5 jusqu’en 2001 et
pédopsychiatre consultant dans l’intersecteur du XIVe arrondissement de l’Ins-
titut de puériculture de Paris jusqu’en 1980. Il a publié de nombreux ouvrages
et articles sur les troubles des conduites alimentaires, anorexie et boulimie à
l’adolescence, et sur une métapsychologie des liens. Parmi les ouvrages, on peut
citer principalement : Psychopathologie de l’anorexie mentale (1998), Névroses et
fonctionnements limites en collaboration avec C. Chabert et F. Brelet-Foulard
(1999), Psychanalyse du lien (2007). Il a également participé à des monographies
de la Revue française de psychanalyse sur La Boulimie (1991) et sur Psychanalyse,
neurosciences, cognitivismes (1997) et dirigé celle sur La Névrose obsessionnelle
(1996). Il est l’auteur d’articles concernant les addictions à l’adolescence : Dépen-
dance addictive et dépendance affective (2004), La Figure de l’anorexique dans l’ado-
lescence (2005) et la métapsychologie de l’interpsychique : Métapsychologie des
liens et troisième topique (2006).
Bernard Brusset 365

2. Présentation du texte dans l’œuvre de l’auteur

Ce texte est fondamental dans les travaux sur les troubles des conduites alimen-
taires à l’adolescence car il est un des premiers à poser les bases d’une conception
psychopathologique de l’anorexie et de la toxicomanie fondée sur la probléma-
tique de l’addiction. B. Brusset s’attache à spécifier l’anorexie mentale en tant
que « toxicomanie sans drogue ». Il développera dans ses articles ultérieurs les
liens entre anorexie mentale et addiction en tant que processus et disposition
addictive. La défaillance des régulations narcissiques caractéristique du fonc-
tionnement psychique dans ces pathologies pose la question du statut de l’objet
et de la relation thérapeutique. Ces notions ont été développées également par
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d’autres psychanalystes spécialistes des troubles alimentaires à l’adolescence
comme Ph. Jeammet. B. Brusset s’intéressera par la suite aux rapports entre ano-
rexie et boulimie, toxicomanies sans drogue donc, et il développera une méta-
psychologie de l’auto-érotisme et de l’agir. Ce texte constitue la base princeps de
sa théorisation sur la spécificité des pathologies alimentaires à l’adolescence.

3. Résumé du texte

À partir de la problématique de l’addiction, B. Brusset va proposer un rapprochement


entre toxicomanie et anorexie mentale. Il insiste sur les similitudes sémiologiques, et
sur le fait que des cas d’anorexie évoluent vers l’association boulimie-vomissement
provoqué, en tant que comportement automatisé. Il associe l’état immédiatement
antérieur au passage à l’acte, à la toxicomanie en tant que « toxicomanie alimen-
taire ». De même, il insiste sur la fonction antidépressive et anxiolytique de l’acte.
Il s’agit de supprimer les représentations « pour les remplacer par d’autres et à
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défaut pour établir le vide, effacer et dormir ». Cependant, l’acte alimentaire a un


effet de satiété investie dans un double registre : celui d’un « état d’encombrement
du corps » devenu extérieur au sujet, insupportable, et qui conduit aux vomisse-
ments, et celui de la « perte de tension signifiant l’extinction du désir ». Selon N.
Abraham et M. Torok (1978) l’incorporation primaire de l’objet perdu se fait aux
dépens de l’introjection pulsionnelle comme enrichissement du moi. L’anorexie
peut être considérée comme une contre-toxicomanie en tant que refus de satis-
faction – l’appétit étant perçu comme appétence toxicomaniaque– à cause de la
dépendance à l’acte alimentaire.
366 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

B. Brusset fait le lien entre réalisation hallucinatoire de la satisfaction et dispa-


rition du désir, qui implique que le plus grand plaisir est aussi le plus destructeur.
Pour l’auteur, c’est l’investissement de la représentation de l’acte alimentaire qui
est considérable et la peur du manque est évitée par le maintien de la sensation
de faim et la recherche de continuité. À la différence des toxicomanies, le symp-
tôme est efficace, l’énergie et l’exaltation sont constantes ainsi que l’hyperactivité
motrice, intellectuelle, sportive et sociale. Le jeûne provoque un état d’excita-
tion psychique qu’on peut rapprocher d’un idéal du moi de perfection physique
et morale et qui peut être considéré comme « une toxicomanie sans toxique exo-
gène mais non sans toxique endogène ». Cependant, la période d’exaltation est
brève, elle est suivie par un déni des affects et des désirs qui renforce la nostalgie
de la période de restriction alimentaire comme « toxicomanie endogène ».
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La question des liens avec les pathologies de l’adolescence est posée en tant qu’évi-
tement des tâches spécifiques de cette période et surtout en tant que source de
bénéfices primaires ou secondaires des conduites symptomatiques dont le risque
est d’attribuer au sujet des comportements délibérés alors qu’ils sont d’ordre
inconscient. L’adolescence est une condition nécessaire mais non suffisante de
l’anorexie ou de la toxicomanie. L’exemple de la mort recherchée dans l’effet,
sans l’être dans l’intention, illustre particulièrement ce propos. Entre la mort
par cachexie et l’overdose toxicomaniaque, le jeu avec la mort et sa signification
ordalique seraient comparables. Cependant, celle-ci est caractéristique de la pro-
blématique adolescente plus que de l’anorexie mentale ou de la toxicomanie.
Ce qui parait plus spécifique dans ces deux conduites, c’est « la lune de miel »,
la phase d’optimisme en tant que négation des risques, exaltation en rapport
avec les sensations produites sur le corps, les manipulations de l’entourage. La
réaction des parents est bien décrite par P. Angel et coll. (1983) réaction « de
cécité ou de négation, de déni du risque de mort, de dramatisation anxieuse ou
de complicité directe ou indirecte, voire d’effet inverse… renforçant le senti-
ment de puissance de l’adolescent dont le moi se constitue dans l’opposition ».
Le sentiment d’identité se définit alors en négatif : ne plus être l’enfant soumis
aux désirs des parents. Une nouvelle identité se fonde sur l’investissement nar-
cissique de la conduite symptomatique. Comme le souligne B. Brusset : « Être le
toxicomane, être l’anorexique, à défaut d’être soi, pour n’être plus l’enfant de ses
parents mais d’une manière qui est, à son insu, une manière de le rester. »
B. Brusset va ensuite décrire la relation existant entre le corps de l’anorexique et
celui du toxicomane en tant qu’élément fondamental de différenciation. « Les
toxicomanes n’investissent leur corps qu’en tant qu’instrument d’action, la per-
turbation de la relation avec le corps – l’intérieur et l’apparence – est spécifique
de l’anorexie mentale. » Spécificité du caractère menaçant d’un corps grossissant
dont la maigreur n’est jamais tout à fait suffisante pour assurer la sécurité du sujet.
Bernard Brusset 367

M. Selvini-Palazzoli (1963) a insisté, quant à elle, sur la différence entre toxico-


manie et anorexie dans une description du « remarquable élan vital, un amour
passionné mais refoulé de la vie, un stimulant sthénique de l’anorexique » lui
faisant choisir l’anorexie plutôt que la toxicomanie ou l’obésité comme inves-
tissement d’un idéal du moi de statut original. Pour B. Brusset « c’est l’investis-
sement du refus, de la répression des désirs, du renoncement au service d’un
idéal du moi de perfection et d’omnipotence qui spécifie l’anorexie mentale et
l’oppose diamétralement aux toxicomanies ». On voit ainsi qu’il situe ces dif-
férences dans le statut narcissique de l’acte consommatoire : à l’idéalisation de
l’objet drogue correspond le moi idéalisé de l’anorexique qui refuse. Le dernier
point soulevé dans cette partie est celui du lien avec l’adolescence féminine dans
la prédominance féminine de l’anorexie là où la toxicomanie est prévalente chez
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les garçons.
La défaillance des régulations narcissiques se traduit dans la toxicomanie par une
dépendance anaclitique vis-à-vis des objets (individu, groupe ou institution).
Cette disposition addictive commune aux anorexies et aux toxicomanies peut
être rapprochée de la psychopathologie des états limites, des structures narcis-
siques et de la psychopathie ainsi que de certaines structures psychosomatiques
en tant que carence d’intériorisation. B. Brusset note le fait que le modèle freu-
dien de la deuxième topique trouve sa limite dans les pathologies addictives car
il suppose des instances intra-psychiques différenciées ce qui a justifié les théo-
ries de la relation d’objet comme modèle de remplacement. Cependant, tout en
montrant l’intérêt de ces modèles, il en souligne le risque d’une dérive phéno-
ménologique et rééducative. Ces modèles anglo-saxons ont suscité un nouvel
intérêt en France pour la première topique (P. Marty et coll.), pour la théorie de
l’étayage (J. Laplanche), pour la constitution de l’objet (R. Diatkine) et pour le
rôle de l’objet à partir des travaux de Winnicott et de Bion (A. Green).
Cependant, B. Brusset précise que dans la pathologie addictive, « la régres-
sion pulsionnelle relègue au second plan la problématique sexuelle génitale…
© Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

le désir est perçu comme besoin essentiel ». Dans le modèle freudien, l’ordre
du besoin est opposé à l’ordre du désir, « le besoin vise l’ingestion du lait, le
désir vise l’incorporation du sein et de la mère ». Ce modèle théorique, repris
par J. Lacan, permet de rattacher le besoin à la relation duelle de la mère et de
l’enfant, à l’imaginaire, et le désir à la métaphore paternelle dans sa fonction
d’interdit et de médiateur. « La régression du désir au besoin serait caractéris-
tique de l’anorexie mentale, comme des toxicomanies, l’avidité incorporante
étant caractéristique de l’imaginaire et de la relation duelle à la mère. » Pour
B. Brusset ce modèle lacanien paraît trop général pour rendre compte du vide
corporel des anorexiques mis en place pour conjurer le vide mental. Le surinves-
tissement du corps se situe dans un lien étroit entre fantasme et action corporelle
368 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

comme effet d’un « processus anti-métaphorique », la métaphore supposant


l’accès au symbolique et donc le manque possible (N. Abraham et M. Torok).
L’auteur nous rappelle que la place faite à l’objet peut être évaluée à partir de
ces repères. « L’identification projective et introjective remanie les limites de
l’intérieur et de l’extérieur, du dedans et du dehors tant que l’élaboration de la
position dépressive n’assure pas l’introjection stable du bon objet interne qui
est l’objet d’identification fondatrice d’un moi susceptible de relations objec-
tales. » La question étant de repérer le statut de l’objet dans l’anorexie (l’aliment
ou le jeûne) et dans la toxicomanie (la drogue). Il semblerait que l’érotisation
de la sensation de faim soit un aspect central de l’anorexie en tant que consé-
quence de la transformation pulsionnelle qui porte à investir l’acte alimentaire
comme réalisation hallucinatoire de la satisfaction et par conséquent comme
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cause d’extinction du désir et de disparition de l’objet, comme vide.
B. Brusset nous rappelle que cette problématique du vide est commune aux ano-
rexies et aux toxicomanies mais que les déterminismes sont différents. Plusieurs
mécanismes témoins de l’épuisement économique du moi peuvent être ainsi
décrits : l’importance du refoulement, de la dépression, l’impossibilité des intro-
jections et la prévalence des processus d’extériorisation, ceux qui, telle l’identifi-
cation projective excessive, ont une fonction directement expulsive, les attaques
contre les liens, la déliaison, effet de la pulsion de mort et du désinvestissement
de l’activité de penser, la répétition d’actes consommatoires ayant valeur de réa-
lisation hallucinatoire de la satisfaction ou le pouvoir d’en relancer l’attente illu-
soire en raison de l’inversion de leur effet qui est d’accroître la frustration. Cette
logique de la toxicomanie, dont l’aboutissement conduit à l’auto-destruction, est
directement liée à celle de l’anorexie qui nie la mort dans un fantasme d’omni-
potence et une illusion d’invulnérabilité.
L’importance accordée à l’acte alimentaire comme pouvant être inducteur
d’une toxicomanie potentielle et la dépendance que constitue la hantise de gros-
sir témoignent également des liens avec la boulimie et de la tentative de res-
triction de l’acte. Cependant, la clinique nous montre que certaines anorexies
ressemblent plus que d’autres aux toxicomanies. La pertinence de la compa-
raison est donc interrogée en fonction de la gravité des cas et de leur degré
de chronicisation. La présence du vide et l’abandon du symptôme peuvent
être considérés comme des critères signifiants. Dans l’ordre de l’addiction, la
contrainte qui s’exerce à l’intérieur est perçue comme venant de l’extérieur,
signifiant un objet extérieur tyrannique, la perte de contrôle. Comme le rappelle
B. Brusset « le fait de s’adonner à… comme de se donner à… est une jouissance
qui est assumée comme telle dans l’hyperactivité de l’anorexique et dans cer-
taines formes de toxicomanie. L’objet réel est fascinant et sa présence et sa pos-
session sont surinvesties aux dépens de l’économie de sa représentation et du
Bernard Brusset 369

destin interne de celle-ci ». La quête du toxique s’accompagne d’un appauvrisse-


ment des activités psychiques.
B. Brusset nous invite à interroger les effets directs de cette théorisation des
conduites addictives et des défaillances des régulations narcissiques, sur la
relation thérapeutique. Dans le premier cas elle interroge le transfert et dans le
deuxième le cadre et la technique, mais les deux soulignent les mouvements
contre-transférentiels en cause dans de nombreux échecs ou abandons du travail
psychanalytique.
« Dans toute psychothérapie d’anorexique vient un moment
où la séance est vécue directement comme un repas… les violents
mouvements contradictoires vis-à-vis de l’alimentation se retrouvent,
dont celui qui est lié au fantasme de toxicomanie… La peur de l’avidité
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suscite la limitation de l’investissement et la mise à l’épreuve
du thérapeute qui ne manque jamais. »

Le risque de réaction négative ou de fuite est toujours présent ainsi que celui
d’une recrudescence du symptôme (amaigrissement, hyperactivité) pendant la
psychothérapie. À l’inverse l’autre risque est celui d’un cadre investi comme
« holding » utilisé en tant que garant de la continuité de soi et vidé de ses conte-
nus.
Le psychanalyste ne doit donc pas interpréter trop rapidement et tenir compte
de l’introjection de la fonction apaisante du cadre dont font partie les attitudes et
la présence de l’analyste. Il ne doit cependant pas rester silencieux, mais se situer
dans une place de soutien de la verbalisation des affects notamment, sans oublier
que lorsque le matériel s’enrichit, le travail psychanalytique se heurte aux méca-
nismes de défense archaïques de type déni, clivage, identification projective, en
tant que « travail du négatif » selon l’expression d’A. Green. Comme le rappelle
l’auteur « l’introjection de la fonction interprétante de l’analyste n’est possible
que secondairement ». Les indices d’un bon pronostic thérapeutique sont le
© Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

repérage des facteurs déclenchant ce « travail du négatif ». B. Brusset constate


que la psychanalyse des anorexiques est, selon bien des aspects, proche de celle
des états limites et de la pathologie narcissique, donc de celle des toxicomanes,
ainsi que de façon générale de celle des adolescents, ce qui pose le problème des
contre-attitudes et du contre-transfert.
Pour conclure, B. Brusset nous amène à nous interroger sur le statut méta-
psychologique de l’acte et de la représentation de l’acte. La problématique de
l’addiction peut être considérée dans ses rapports avec la toxicomanie, dans une
acception qui n’est pas seulement fondée sur le comportement observable mais
considérée comme un destin de la pulsion envisagé dans ses rapports avec la réa-
lisation hallucinatoire du désir et les régulations narcissiques. Cette probléma-
370 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

tique inclut les modes d’utilisation des objets externes dans un questionnement
de la pratique psychanalytique.

4. Concepts fondamentaux
et enjeux scientifiques

Ce texte met en évidence les rapports entre l’anorexie mentale et les toxico-
manies de l’adolescence dans une perspective théorique centrée sur la notion
d’addiction. Il permet d’éclairer cette notion du point de vue psychanalytique,
par le statut de l’objet externe dans ses rapports avec les défaillances des « bons
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objets internes », défaillances des régulations narcissiques en tant qu’investisse-
ment par le sujet des opérations intrapsychiques fondant son sentiment d’iden-
tité, d’intégrité et d’autonomie.
B. Brusset pointe également les différences entre anorexie et toxicomanie, dif-
férence entre la recherche du plaisir et la recherche de l’objet et même antago-
nisme entre les deux. Pour lui, la fixation toxicomaniaque se fait aux dépens de
l’amour d’objet, les enjeux narcissiques secondaires étant court-circuités et le
sujet étant assujetti à la perception des intervalles entre besoin et satisfaction.
Dans l’anorexie, l’addiction est à la sensation de vide corporel, l’objet est vécu
comme un introject persécuteur pour le sujet, la persécution par le corps gros
étant en rapport avec la persécution par l’imago maternelle. La symptomato-
logie des anorexiques se situe entre hypocondrie et paranoïa. Faire la différence
entre l’anorexie, qu’il considère comme une contre-toxicomanie, et la toxico-
manie du point de vue de la représentation de l’acte permet de préciser que les
toxicomanes ne ressentent pas les mêmes effets du symptôme. L’importance du
maintien de la sensation de faim qui permet une continuité et une efficacité
du symptôme dans l’anorexie, souligne par contraste la dépendance à la prise
du toxique et ses effets de discontinuité mortifère. Cet article permet de poser
la question fondamentale de l’évolution de ces deux comportements de signi-
fication à la fois semblable et différente sur le plan psychopathologique. Cette
clinique interroge les pathologies de l’adolescence, leurs rapports avec le corps
et le statut de l’objet.
La question des dysrelations narcissiques a été également abordée par
Ph. Jeammet à propos de l’anorexie dans le lien entre anorexie et structure per-
verse tel qu’E. Kestemberg l’avait développé dès 1972 en termes de « relation
d’objet fétichique » et à propos de la notion de carence d’intériorisation. Les
perspectives ouvertes par cet article sont multiples d’une part pour la compréhen-
sion de l’adolescence féminine, et d’autre part pour celle des liens entre névroses
Bernard Brusset 371

et fonctionnements limites (1999). B. Brusset approfondira ensuite ses concep-


tions psychopathologiques (1998), de nombreux exemples cliniques illustrant
la complexité de sa théorisation. Cette même clinique appellera des développe-
ments métapsychologiques novateurs sur les liens et la relation d’objet (2007),
l’auteur proposant de mettre au travail le principe d’une troisième topique inter-
subjective (2006).
Ce texte a également servi de référence à des auteurs comme A. Eiguer qui a
travaillé sur les problématiques familiales et la prise en charge des pathologies
addictives. De nombreux travaux psychanalytiques actuels comme ceux de
V. Marinov et coll. (2010) sur l’anorexie et les addictions s’inscrivent dans un
champ comparable c’est-à-dire dans un lien de compréhension entre les fragili-
tés narcissiques et les états toxicomaniaques.
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Pour approfondir
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É et le Noyau, Paris, Aubier-Flammarion.
Angel P., Geberowicz B., Sternschuss-Angel S. (1983). Le Toxicomane et sa famille, Paris,
Éd. Universitaires.
Brusset B. (1991). « Psychopathologie et métapsychologie de l’addiction boulimique »,
La Boulimie, Monographies de la Revue française de psychanalyse, Paris, PUF, 105-132.
Brusset B., (1998). Psychopathologie de l’anorexie mentale, Paris, Dunod.
Brusset B., Chabert C., Brelet-Foulard F. (1999). Névroses et fonctionnements limites,
Paris, Dunod.
Brusset B. (2004). « Dépendance addictive et dépendance affective », Revue française de
psychanalyse, 2, 405-420.
Brusset B. (2005). « La figure de l’anorexique dans l’adolescence », Adolescence, 53, 3,
575-586.
Brusset B. (2006). « Métapsychologie des liens et troisième topique », Revue française de
psychanalyse, LXX, 5, 1213-1282.
Brusset B. (2007). Psychanalyse du lien, Paris, PUF.
Kestemberg E., Kestemberg J., Decobert S. (1972). La Faim et le Corps, Paris, PUF.
Marinov V. et coll. (2010). Anorexie, addictions et fragilités narcissiques, Paris, PUF.
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Clinica, Milan, Feltini.
38
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JEAN GUILLAUMIN,
« Besoin de traumatisme
et adolescence. Hypothèse
psychanalytique sur une dimension
cachée de l’instinct de vie »,
Adolescence, 1985, 3, 1, 127-1371

1. Par Didier Drieu.


374 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

« Je fais, dans ces pages, l’hypothèse que les particularités et difficultés que
présentent l’abord et le traitement psychanalytique des adolescents et de cer-
tains post-adolescents renvoient à l’existence – au moins chez ces patients
et peut être de manière générale chez tous les êtres humains – d’une sorte
d’appétence ou besoin traumatophilique, ou traumatotropique, impliquant
une recherche des limites de l’excitation […] L’homme a besoin de la violence
du réel pour vivre, et si le processus analysant aide ou accomplit la vie, en en
ordonnant les impacts par la pensée, ce processus lui-même ne peut rien sans
l’irrationnelle volonté d’être, signifiée par la priorité, à lui-même douloureuse,
accordée par l’adolescence au vivre sur le comprendre. »
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1. Présentation de l’auteur

Après des études de lettres, Jean Guillaumin est devenu psychologue, puis psy-
chanalyste. Membre de la Société psychanalytique de Paris, il a enseigné et exercé
à Paris avec D. Anzieu puis à Lyon avec, entre autres, J. Bergeret comme profes-
seur de psychopathologie clinique à l’université de Lyon II. Il a animé le groupe
lyonnais de la SPP et est l’auteur ou le co-auteur de nombreuses publications et
ouvrages depuis 1965. En parallèle avec ses réflexions sur le temps, le transfert/
contre-transfert, l’objet dans la pensée de Freud, la création et une grande impli-
cation dans la pratique analytique auprès d’adolescents, d’adultes ou de super-
vision d’équipes, J. Guillaumin avance dans cet article et, par la suite dans un
ouvrage Adolescence et désenchantement. Essai psychanalytique (2001), l’hypothèse
chez l’adolescent d’une appétence traumatophilique qu’il propose de considérer
comme une dimension cachée du masochisme de vie.

2. Résumé du texte

L’article ouvre d’abord à la compréhension des conduites de l’adolescent dans la


cure mais également dans les liens avec les objets de l’enfance et ceux, nouveaux
de la fin d’adolescence. De l’internalisation des objets dépend la construction
d’idéaux plus adéquats aux constructions adolescentes, c’est pourquoi l’ado-
lescent peut mettre en suspens ce processus, le temps nécessaire pour intégrer
la séparation et surtout la construction de nouvelles instances. Souvent, face
à une menace d’indifférenciation réactivant une confusion avec l’archaïque
infantile, le jeune a recours à la réalité externe, voire à l’acte comme si la vio-
Jean Guillaumin 375

lence du réel était seule susceptible dans le présent de donner du poids au sen-
timent d’existence. Cet appel au choc du réel sollicite et combine deux voies
qui peuvent apparaître comme antagonistes. D’un côté, il y a retour sur soi et,
à nouveau, accès à la potentialité de retourner le masochisme primaire, une
manière de se rendre maître de sa demeure. L’appel à la réalité dans l’acte, en
rencontrant l’objet et en faisant jouer les mécanismes de projection et d’intro-
jection, étaie les fonctions du masochisme primaire : le renforcement de la
constitution du moi, l’expérimentation de la limite et surtout une intrication
pulsionnelle relative mais suffisante pour se protéger de la destructivité interne.
D’un autre côté, il insiste sur l’importance pour l’analyste ou les interlocuteurs
de l’adolescent, de pouvoir accepter la valeur structurante de ces mises en acte
ou à distance. Dans la recherche du choc, est invoquée une figure référentielle,
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la figure paternelle.
Dans la filiation aux travaux de Freud sur l’objet ou plutôt l’objet de la perte
et dans une perspective proche de celle de Green (1993) sur le narcissisme et
le négatif, le choc traumatique est perçu comme un organisateur d’une forme
de mise en suspens des conflits liés à la séparation et à l’individuation avec les
premiers objets. La nécessité pour l’adolescent d’exister en dehors d’une rela-
tion anaclitique avec les objets de l’enfance correspondrait donc à une quête
traumatotropique du réel. Le choc traumatique a ici valeur d’acting-out mettant
en jeu une problématique de séparation par rapport à un vécu indifférencié.
Face au risque de la régression, il s’agit de relancer le processus d’individua-
tion afin que la vie psychique ait un lieu pour advenir. Bien que s’appuyant sur
l’expérience de certaines ruptures dans la cure psychanalytique avec l’adolescent
ou le jeune adulte, J. Guillaumin pense ce besoin de traumatisme comme une
expérience propre à l’adolescence. Il compare celle-ci à un processus initiatique
ouvrant sur une forme nouvelle de désengagement par rapport aux investisse-
ments de l’enfance et sur une plus grande diversité des idéaux qui viennent sou-
tenir l’adultisation.
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Dans cet article, nous trouvons également en ébauche le questionnement de


J. Guillaumin à propos de la latence et de l’après-coup traumatique comme des
processus spécifiques marquant la post-adolescence. Le travail de latence y serait
bien spécifique, marqué par une stratégie de dégagement des conflits et des objets
de l’enfance. Même si ces fonctionnements insistent sur l’immobilisation, la
fragmentation et l’instrumentalisation des modes de relations, ils peuvent aussi
par l’intermédiaire de la force de l’après-coup traumatique, conférer au passé un
statut d’existence psychique et permettre l’élaboration différée et progressive de
nouvelles introjections en fin d’adolescence soutenant la construction d’idéaux
plus matures.
376 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

3. Concepts fondamentaux

Avant J. Guillaumin, K. Abraham (1903) avait déjà évoqué certaines conduites


traumatophiliques chez des adolescents qui, pris dans les lacunes psychiques du
trauma primaire, risquent d’osciller dans des comportements marqués par une
alternance entre hystérie et dépression. O. Fénichel (1945, p. 649) les décrivait
comme des tendances relevant d’une prédisposition névrotique particulière, une
forme de « traumatophobie » pour « des sujets qui se défendent contre leurs pul-
sions à la suite d’un traumatisme infantile spécifique ». À l’adolescence, la perte
de protection du surmoi terrifie le jeune sujet qui se retrouve à nouveau dans une
forme de passivation face à des angoisses d’effondrement (Winnicott, 1963). Ici, la
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scène traumatique forme alors une sorte d’expérience écran, à la fois crainte et
attendue car l’abréaction de l’excitation ne peut fonctionner du fait que la nou-
velle expérience traumatique augmente à chaque fois la disposition à la psycho-
névrose. J. Guillaumin hésite à parler d’appétence traumatotropique de préférence
à la traumatophilie. Ces tendances renvoient selon le cas, à des modalités de
recherche active d’un choc traumatique, à d’autres moments, au contraire à des
conduites d’évitement de la source traumatique présumée.
Aussi, « il s’agit de se débarrasser d’une vieille peau devenue gênante et morte,
cela au prix d’un certain effort et d’un minimum, là aussi de violence » (1985,
p. 132). La violence du réel doit pouvoir venir en renfort « de la constitution
du moi et de ses frontières internes et externes » (ibid., p. 134). La construc-
tion du sujet viendrait alors s’étayer sur le monde externe, y compris en le reje-
tant pour renforcer la voie du masochisme érogène primaire défaillant. Ce dernier
est perçu en référence à la qualité des intrications pulsionnelles de base et, en
même temps, à la potentialité pour le sujet de supporter une certaine frustration
par rapport à la tension d’excitation. Les intrications pulsionnelles s’élaborent
d’abord de façon primaire dans le cadre de la dyade mère-enfant mais aussi dans
le traitement en soi d’une certaine dose d’excitation, expérience essentielle de
l’inscription du génital à l’adolescence. Cette défense contre la pulsion de mort
du sujet par lui-même à travers l’expérience du masochisme primaire est, en
quelque sorte, reprise dans un après-coup à l’adolescence. C’est donc tout le tra-
vail de « détachabilité » mis en place dans la petite enfance du sujet, qui se
trouve réactivé mais aussi transformé de façon nouvelle pendant l’adolescence
à travers la résolution de l’Œdipe négatif, la construction du féminin, la mise
en place des identifications secondaires qui se trouve étayée par le « travail de
latence » (Guillaumin, 2001).
Dans le besoin d’un choc traumatique en fin de cure comme en fin d’adoles-
cence, l’auteur met en avant une vision économique du trauma, les « syndromes
Jean Guillaumin 377

excito-déficitaires » se caractérisant parfois par un manque de frustration, de cas-


tration, un traumatisme organisateur attendu. Cependant, à d’autres moments,
les tendances traumatophiliques sont marquées par l’excès d’excitation, le
débordement, soit un traumatisme désorganisateur. Il peut y avoir eu excès de
violence, de rencontres traumatiques qui empêchent la constitution de fonc-
tionnements psychiques souples intégrant les épreuves de réalité.
Guillaumin insiste sur les différences entre des tendances traumatophiliques
chez les états limites et dans le cadre de personnalité normale où une sorte
d’anaclitisme persistant est de règle. D’un côté, elles surviennent chez des ado-
lescents qui n’ont pas pu faire jouer l’épreuve de réalité du fait d’une désorga-
nisation précoce de la personnalité liée à un excès traumatique. De l’autre, il
fait référence au fonctionnement anaclitique de certains adolescents qui fonc-
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tionnent comme si rien ne se passait à la puberté. Le trauma s’il est ressenti ne
doit pas être vécu, encore moins élaboré car il ne peut pas y avoir de « renoncia-
tion aux objets parentaux » du fait d’un investissement narcissique important
entre parent et enfant (Guillaumin, 1986). Nous avons à faire à un manque
d’expériences structurant la différenciation entre l’environnement des soins
maternels et l’enfant et, finalement, d’un excès de présence de l’objet maternel
qui empêche l’enfant de se constituer comme sujet à l’adolescence.
Aussi, dans la traumatophilie à l’adolescence, nous sommes plus confrontés
alternativement à la confrontation et à l’évitement vis-à-vis des enjeux trauma-
tiques. Cette alternance et la possibilité qu’elle débouche sur une représentation
du traumatique en soi sont sans doute liées à l’expérience qu’a faite l’enfant
dans le temps des premiers processus de subjectivation/différenciation mais aussi
dans la capacité du sujet à affronter ce besoin de traumatisme à l’adolescence,
ce temps de subjectivation suscité par la nouveauté pubertaire mais également
par les nouveaux objets. Dans les cas des adolescents décrits par J. Guillaumin
qui n’ont pas connu d’apport traumatique de l’expérience de la castration, nous
pouvons être renvoyés aux mêmes désastres que là où il y a eu excès de trauma.
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D’un côté comme de l’autre, la passivation risque de l’emporter dangereusement


sur la nécessaire intégration de la passivité à moins que l’adolescent s’emploie
à déployer des contre-investissements massifs. Dans ces deux cas de figure, tout
se passe comme si les tendances traumatophiliques peuvent dans un après coup
organisateur mettre à jour par effet de choc des traumatismes passés jusqu’alors
désorganisateurs.
Dans la suite de ses travaux sur le transfert et contre-transfert, J. Guillaumin
(1998) poursuit sur l’aspect mutatif de cette interférence traumatique entre l’ado-
lescent et son thérapeute dans le déroulement de la cure. Il insiste sur la nécessité
de s’appuyer sur le dispositif analytique et le couple transfert/contre-transfert
pour détourner les manifestations des pulsions du moi (des investissements nar-
378 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

cissiques) trop peu défléchies et contraintes jusqu’alors à des répétitions absurdes


du fait du manque « d’un apport objectal déjà sexualisé » (2004, p. 19). Criti-
quant la logique binaire de Freud, il montre qu’il importe d’interroger l’intrica-
tion ou la désintrication des pulsions sexuelles avec les pulsions du moi avant de
se poser la question de l’intrication/désintrication des pulsions de mort et de vie.
Se faisant, il montre combien le besoin de traumatisme à l’adolescence renvoie
à une problématique initiale d’intrication de la destructivité.

4. Devenir et prolongements du texte


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Dans une approche très approfondie des textes de Freud, J. Guillaumin a insisté
sur l’importance de la perte dans ce qui fonde les relations objectales, l’objet ne
se donnant en représentation que par son absence. Cette approche se distingue
sensiblement de celle de Winnicott pour qui l’objet ne peut se représenter que
dans sa présence/absence et une illusion suffisamment bonne permettant par
exemple à l’adolescent de retrouver ses premiers objets dans la nouveauté des
liens pubertaires. Bien que très freudien, il n’est pas sans prendre en compte
l’importance de la pensée de Winnicott. Ainsi, pour les adolescents, si les ten-
dances traumatophiliques mettent en jeu la rupture, elles tendent aussi à réin-
vestir l’épreuve de réalité. C’est pourquoi l’effet de choc dont parle J. Guillaumin
peut être rapporté à l’épreuve du « détruit-créé » qui permet que se joue la dif-
férenciation entre le sujet et l’objet et la reconnaissance de l’autre en tant que
personne bien distincte de soi (Winnicott, 1971). Là, le principe de réalité prime
sur le principe de plaisir ou son au-delà. Le recours à l’acte permet de réélaborer
le lien à l’objet, de réinterroger l’alliance originaire et de participer à sa créa-
tion permanente. Il s’agit non seulement de convoquer l’objet dans le but de
ré-expérimenter les limites avec lui mais bien plus de faire l’expérience de sa
survie dans son rôle déflecteur vis-à-vis de la destructivité (Roussillon, 1991).
Au-delà, à travers la reprise de l’expérience du détruit-créé et des fantasmes des
origines entre sujet et objet, il y a la nécessité de soutenir le procès des identifi-
cations. À l’adolescence, cette expérience de l’utilisation de l’objet se joue sur-
tout à travers le rapport à l’origine, à la scène primitive. Il s’agit de retrouver sous
la forme d’une représentation par le traumatisme un espace psychique suffisant
pour opérer les transformations de l’adolescence mais également un lien avec
ce qui apparaît comme l’expérience même des « préconditions/conditions de
la symbolisation » (ibid.). À travers cette dramatisation, l’adolescent tente non
seulement de remettre en jeu ce rapport au « détruit-créé » mais aussi, par des
indices perceptifs, de mobiliser chez ses parents, chez l’autre, une représentation
Jean Guillaumin 379

des points d’effraction. Nous voyons bien qu’il suscite davantage un éprouvé
qu’une réelle représentation de l’originaire traumatique. Cependant, cette expé-
rience est susceptible de se muter en une nouvelle émotion correctrice en lien
avec les « jeux de cadre » et en appui avec la dynamique « transféro-contre-
transférentielle » (ibid.).
Depuis ce texte de Guillaumin sur le besoin de traumatisme à l’adolescence,
la notion de traumatophilie s’est trouvée réélaborée avec les apports des théories
sur le transgénérationnel et de la psychanalyse groupale. Au-delà de la problé-
matique psychique, le besoin de traumatisme à l’adolescence peut renvoyer à un
« complexe traumatique de filiation », suscité par une transmission de trauma-
tismes non élaborés par les générations précédentes (Drieu, 2004). Par ses ten-
dances traumatophiliques, l’adolescent cherche le compromis pour reconstruire
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l’étayage narcissique parental nécessaire aux constructions adolescentes tout en
essayant de rejouer dans le nouveau contexte pubertaire, les épreuves de diffé-
renciation avec l’objet.
Sans ignorer ces apports puisqu’il a travaillé avec Anzieu et Racamier,
Guillaumin s’est davantage intéressé à la dimension métapsychologique de ce
besoin de traumatisme à l’adolescence, en en faisant un opérateur spécifique de
la fin d’adolescence, celui-ci intervenant principalement dans la lutte contre le
désenchantement. La post-adolescence est perçue comme un processus se révé-
lant surtout avec les changements des métacadres socio-anthropologiques, prin-
cipalement les modes de transmission et les transformations du modèle adulte
plus marqué par son inachèvement. Dans un monde aux limites assez floues,
marqué par l’individualisme et face au manque d’étayage des objets culturels,
ces « post-adolescents », selon Guillaumin, n’auraient « aucun moyen cohérent
et collectif de ré-enchanter leur âme, endeuillée en secret par la perte des objets
merveilleux d’autrefois » (2001, p. 128). Aussi, l’économie post-adolescente
serait particulièrement aux prises avec une lutte contre le désenchantement, la
mise en suspens des deuils et donc « l’utilisation de mécanismes de contrôle et
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de maîtrise de la relation », autant de fonctionnements venant renforcer les ten-


dances traumatophiliques (2001, p. 133).

5. Questions et enjeux scientifiques

Peu abordés dans les approches analytiques sur l’adolescence, les travaux de
J. Guillaumin sont pourtant originaux et majeurs. Dans la même perspective que
les travaux sur la subjectivation de Cahn (1998), il nous alerte sur les difficultés
des adolescents dans notre environnement à surmonter la perte, la dépressivité
380 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

face aux changements d’investissements et d’idéaux. Ce faisant il met l’accent


sur un mode de subjectivation peu étudié, le travail d’appropriation subjective
des nouvelles limites, nouveaux idéaux qui fait suite à celles du corps sexué,
d’une pensée propre, un processus qu’il définit comme propre à la fin d’adoles-
cence ou post-adolescence. Celui-ci se définit surtout par la « capacité du sujet à
être seul face aux autres », à savoir la confirmation par le sujet de la reconnais-
sance de la séparation, de la perte et du renoncement à l’objet sur un mode
phallique, autrement dit, l’intégration du féminin ou de l’incertitude en soi. La
réussite de ce processus dépend d’un travail d’introjection profonde et de deuil
des objets parentaux, relayé par les liens de filiation et d’affiliation à l’environne-
ment, une dépendance que l’adolescent n’aura de cesse de tenter de maîtriser.
De même, si la notion de traumatisme dans ses nombreuses figures se trouve
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aujourd’hui bien élaborée, la question de la traumatophilie que nous trouvons
derrière de nombreuses conduites psychopathologiques, gagnerait aujourd’hui à
être davantage problématisée au regard des exigences du devenir adulte.
Quant aux traitements, la proposition de Jean Guillaumin de travailler sur les
différents états de l’absence chez le patient à partir des contre-transferts de l’ana-
lyste peut être aujourd’hui élargie à l’ensemble des soins psychothérapeutiques.
Face aux impasses dans la subjectivation, l’existence d’autrui, la naissance de
sa subjectivité réside dans l’attention désintéressée et, pour le dire autrement,
dans le désintéressement du psychanalyste. Toutefois, cette attitude, ou plutôt ses
empêchements ne seront symbolisés bien souvent que dans les ratés du disposi-
tif thérapeutique, dans les interstices des rencontres.

Pour approfondir
Abraham K. (1907). « Traumatismes sexuels comme forme d’activité sexuelle infantile »,
trad. fr., Œuvres complètes, Paris, Payot, t. I, 1989, 24-35.
Cahn R. (1998). L’Adolescent dans la psychanalyse. L’aventure de la subjectivation, Paris,
PUF.
Drieu D. (2004). « Automutilations, traumatophilie et enjeux transgénérationnels à
l’adolescence », Adolescence, 22, 2, 311-323.
Fénichel O. (1945). La Théorie psychanalytique des névroses, trad. fr., Paris, PUF, 3e éd.,
1979.
Green A. (1983). Narcissisme de vie, narcissisme de mort, Paris, Éd. de Minuit.
Guillaumin J. (1982). Quinze études psychanalytiques sur le temps. Traumatisme et après-
coup, Toulouse, Privat.
Jean Guillaumin 381

Guillaumin J. (1986). « L’adolescence et la séparation. La position amoureuse comme


défense contre la dépression par mise en réserve des deuils ineffectués et ses échecs
suicidaires », Adolescence, 1986, 4, 2, 291-304.
Guillaumin J. (1996). L’Objet, Bordeaux, L’Esprit du temps.
Guillaumin J. (1998). Transfert, contre-transfert, Bordeaux, L’Esprit du temps.
Guillaumin J. (2001). Adolescence et désenchantement. Essais psychanalytiques, Bor-
deaux, L’Esprit du temps.
Guillaumin J. (2004). « Le destin de l’inconnu, entre transfert et contre-transfert », Fili-
grane, vol. 13, n° 1, 5-21.
Roussillon R. (1991). Paradoxes et situations limites de la psychanalyse, Paris, PUF.
Winnicott D.-W. (1971). Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 1975.
Winnicott D.W. (1963). « La crainte de l’effondrement », in La Crainte de l’effondrement et
autres situations cliniques, trad. fr., Paris, Gallimard, NRF, 2000, 205-216.
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RAYMOND CAHN,
« Les déliaisons dangereuses :
du risque psychotique
à l’adolescence » (1985),
Topique, 35-36, 1985, 15-2051

1. Par Teresa Rebelo.


384 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

« La grâce désinvolte avec laquelle cette jeune eurasienne de 15 ans et demi


avait fait son entrée dans la pièce ajoutait encore au charme énigmatique
de son visage […] C’est donc bien la rencontre avec ce temps d’émergence de
l’enfance dans une identité nouvelle et le bouleversement pulsionnel, narcis-
sique et objectal, qui l’accompagne, qui contraint le sujet à la seule issue pos-
sible qu’est le délire […] C’est à ce moment de vérité que peut être mesuré le
rôle joué par/et ou attribué à l’objet, quant à l’espace psychique laissé ou non
au sujet pour vivre une vie psychique propre, avec ses conflits propres, dans un
monde éprouvé comme réel. »

1. Présentation de l’auteur
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Raymond Cahn est psychiatre et psychanalyste. Il est aussi titulaire et membre
honoraire de la Société psychanalytique de Paris. En 1971, il fonde l’hôpital
de jour pour adolescent du Cerep-Montsouris, institution qu’il dirigea jusqu’en
1987. R. Cahn a beaucoup travaillé sur l’adolescence, principalement sur la psy-
chopathologie et la métapsychologie de l’adolescence. Son œuvre et ses apports
théoriques se sont toujours appuyés sur sa vaste expérience clinique auprès des
adolescents et leurs familles. Il laisse dans son sillage quelques-uns des textes
fondamentaux dont celui-ci, « Les déliaisons dangereuses ». Ces textes ont servi
de base à son livre Adolescence et folie : les déliaisons dangereuses paru en 1991.
Ouvrage qui marquera un tournant dans la compréhension de la psychopa-
thologie de l’adolescent. S’il ne l’a pas créé, Raymond Cahn est à l’origine de
l’élaboration théorico-clinique du concept de « subjectivation » à l’adolescence
et l’article que nous présentons lance les bases de cette élaboration, toujours
actuelle (2006). Pour faire connaissance avec l’auteur ou approfondir ses travaux
on peut lire Autour de l’œuvre de Raymond Cahn Vermorel, Dufour, Bal (2009).

2. Présentation du texte dans l’œuvre de l’auteur

Cet article publié en 1985 peut être considéré dans le même temps comme
l’aboutissement d’une réflexion clinique et comme le levier de toute une élabo-
ration en devenir. Cette réflexion mènera à une construction théorique autour
de la psychose à l’adolescence et de la subjectivation et ses vicissitudes.
C’est donc ici que Raymond Cahn lance les bases de ce qu’il considère comme
étant un des grands risques de l’adolescence, le risque psychotique. Il lance des
Raymond Cahn 385

pistes de réflexion sur les causes possibles de ce risque. Il fonde son élaboration
sur les notions de narcissisme primaire, de déni, et sur la fonction du travail de
déliaison et de liaison entre les représentations et les pulsions, sans omettre la
question de l’environnement familial. Il place également le « corps » au centre
de la problématique identitaire de l’adolescent, des processus de changement
et de l’équilibre entre les relations narcissiques et objectales à l’adolescence.
R. Cahn va ainsi jusqu’à parler d’un moi qui est aussi de chair. Toutefois, ce qui
sera le moteur de ces processus est la puberté et les remaniements qu’elle induit.
Autrement dit, le besoin essentiel pour l’adolescent est de maintenir la conti-
nuité et la stabilité des processus psychiques dans un moment de remaniement
d’un « corps » dont les changements doivent être intégrés et élaborés dans un
processus de construction identitaire.
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L’auteur s’inscrit profondément dans la lignée freudienne, tout en citant ses
autres sources d’inspiration et de réflexion : V. Tausk, F. Pasche, D. Winnicott et
P. Aulagnier. Et c’est aussi en cela que ce texte devient remarquable dans l’après-
coup. Car dès sa sortie en 1985, cet article paru dans la revue Topique devient en
quelque sorte un maillon important dans l’œuvre de R. Cahn. Ici l’auteur nous
expose sa « filiation » théorique, ses origines, pour très vite, en quelques années,
construire les fondamentaux de son œuvre. Avec en 1989 sa participation au
désormais fameux colloque de Monaco sur le thème « Le narcissisme à l’adoles-
cence » et en 1991 son rapport au XXXIe Congrès des psychanalystes de langue
française, « Du sujet », rapport important s’il en est, car c’est à cette occasion que
R. Cahn a présenté son élaboration du concept de subjectivation. Ainsi, dès cet
article de 1985 sont lancées les bases de toutes les réflexions postérieures d’un
paradigme majeur de la psychopathologie contemporaine et qui a influencé tant
d’autres auteurs, comme François Richard et surtout Bernard Penot, son succes-
seur à la direction de l’hôpital de jour pour adolescents du Cerep-Montsouris.
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3. Résumé du texte et concepts fondamentaux

Il s’agit d’un texte complexe, prolixe, profond et en même temps d’une appa-
rente simplicité. R. Cahn commence par une vignette clinique : Pauline et son
histoire. Une histoire « exemplaire par sa banalité même » (p. 188) qui va lui ser-
vir de fil conducteur. Pauline a été admise à l’hôpital de jour pour adolescents du
Cerep-Montsouris après une longue hospitalisation pour un état dissociatif déli-
rant. La décompensation psychotique avait eu lieu un an auparavant et depuis
Pauline oscillait entre différentes phases où alternaient des moments d’excita-
tion et des moments de calme. Ce sont des moments de crise où l’apaisement
386 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

se fait difficilement et le plus souvent suite à l’intervention d’un tiers soignant.


Les moments de calme, sont plutôt rares mais lui permettent d’investir sa sco-
larité, sa pensée, sa vie et son environnement en général, ceci sans que de véri-
tables épisodes dépressifs émergent. La vie de Pauline a été ponctuée par des
moments de rupture et de séparations précoces. Son environnement familial est
instable et y règne le déni et le secret. La décompensation psychotique est sur-
venue vers 14 ans, lorsqu’elle était en pension, où elle-même avait demandé à
aller, inquiète par la baisse de ses résultats scolaires. Selon sa mère, les résultats
scolaires ont baissé au moment de la puberté. C’est également au moment de la
puberté que seraient apparus des troubles de l’humeur, l’isolement et, principa-
lement, les expériences délirantes. Ce sont des voix, des messages qui lui sont
envoyées ou alors on lui fait exécuter des gestes dont le sens lui échappe. C’est
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justement cette apparente absence de sens qui questionne. Pauline ne comprend
pas, les parents non plus, et les symptômes délirants, une fois l’apaisement sur-
venu, apparaissent comme étant dépourvus de sens pour quiconque les observe.
Or le travail thérapeutique de la (re)construction de sens est essentiel pour per-
mettre la mise en place de l’identité du sujet et lui permettre de se situer en tant
qu’homme ou femme en devenir. La prise en charge de Pauline est difficile, avec
une équipe soignante parfois dépassée par les événements. La prise en charge de
Pauline a commencé par une lente reconstitution de sa vie, une mise en sens de
son vécu.
Ainsi, suivant ce fil d’Ariane, l’auteur propose un raisonnement ancré dans
la clinique et il fait ressortir les principaux symptômes qui serviront de base
à sa démonstration théorique. C’est une anamnèse qui révèle une histoire de
vie construite autour du déni, des angoisses précoces, des délires, des moments
d’authenticité de la patiente contrebalancés par des manifestations plaquées
et une expression de la sexualité d’une grande crudité ainsi que des tentatives
de dégagement de l’emprise tant maternelle que paternelle. Mais pour l’auteur
l’élément déclenchant de la décompensation psychotique a manifestement été la
survenue de la puberté. Ainsi, R. Cahn pose les jalons et déploie les concepts fon-
damentaux de son texte, en faisant l’hypothèse clinique que c’est la puberté qui
fait que la survenue précoce du délire et de l’ébranlement des assises identitaires
advienne et qu’elle soit aussi forte. En effet l’auteur place la puberté, ce moment
de bouleversement pulsionnel, narcissique et objectal, au centre de la problé-
matique du processus de l’adolescence en général et de la problématique psy-
chotique adolescente en particulier. Puisqu’elle surviendrait quand un travail de
liaison entre les remaniements psychiques et corporels s’avère impossible. Pour
Pauline la puberté a été le moment de la décompensation psychotique, de la
déliaison pulsionnelle, de la confusion entre dedans et dehors, quand le monde
interne du sujet bascule et que le travail de la psyché ne se fait plus, quand,
Raymond Cahn 387

même le clivage et le déni ne peuvent plus résister pour préserver un minimum


de liaison pulsionnelle.
R. Cahn fait ainsi l’hypothèse que la puberté fait ressurgir les fragilités des pre-
mières années du sujet. Or quand l’identité vacille et que la déliaison pulsionnelle
menace, le sujet a besoin des assurances de la latence. Quand la confusion entre
le dedans et le dehors menace, l’excitation sexuelle inhérente à la puberté rend
les bases narcissiques fragiles et les relations objectales dangereuses. Autrement
dit, l’intensité des pulsions s’accroît et ordonne de nouveaux destins, les objets
deviennent potentiellement dangereux à cause de leur possibilité séductrice. Or,
si le travail de la latence n’a pu se faire et poser ses jalons, si ses bases ne sont pas
solides, le déni et la néoréalité du délire sont des issues ultimes, et par défaut, ce
que le sujet trouve pour faire face à l’ébranlement des assises identitaires et narcis-
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siques. Il s’agit d’une tentative désespérée du sujet de préserver l’espace psychique,
de se dégager de la répétition compulsive de l’insupportable, d’ouvrir d’autres pos-
sibilités de liaison, même si c’est au prix de défenses psychotiques. Donc, pour
R. Cahn, l’entrée dans la psychose permet au sujet de se construire un dernier
rempart contre l’effondrement de l’identité et contre la confusion entre le dedans et
le dehors.
Puis R. Cahn nous guide à travers sa lecture des travaux de P. Aulagnier, de
V. Tausk et de D. Winnicott, auteurs au centre de sa réflexion sur le narcissisme
primaire et sur l’indistinction entre le sujet et l’objet. C’est à partir de cette
réflexion métapsychologique qu’il va faire l’hypothèse que la sexualité adoles-
cente persécutrice ne fait qu’augmenter les excitations pulsionnelles, « ébran-
lant et remaniant dans un travail ininterrompu de délaisons-reliaisons les liens
entre les représentations » (p. 191), et sur ce qui jusqu’alors constituait les assises
narcissiques et objectales du sujet adolescent.
Or, ici se pose la question : si ce travail est commun à tous les adolescents,
pourquoi donne-t-il lieu à une décompensation psychotique pour certains. Pour
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R. Cahn il faut une conjonction de facteurs pour que cela se produise. Mais,
essentiellement à l’adolescence, le sujet doit pouvoir se construire un passé, se
donner à soi-même un passé d’enfant : en quelque sorte, il faut que l’adolescent
puisse transformer son enfance en passé, il faut qu’il puisse devenir sujet de son
propre récit.
C’est ici que les fondements de la pensée de l’auteur émergent : pour lui le sujet
est présent en permanence. Il est en partie constitué de l’objet primaire et de ce
qui s’est passé entre le sujet et cet objet, sans qu’il puisse y avoir dissociation
entre eux. Le sujet ressent d’abord les affects avant les représentations, la pulsion
avant d’être une réalisation du devenir pulsionnel. Mais, en même temps que ce
sujet est permanence il est également en émergence. Le sujet est ainsi le produit,
388 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

le résultat et le matériel de ce travail continu de liaison et de déliaison. C’est


donc ce qui tisse le sujet, son devenir et qui ne peut s’arrêter qu’avec la mort.
C’est un travail toujours en train de se réaliser et à venir. Il se fait en fonction
des expériences, des traces mnésiques, des vécus. C’est donc un tissu fait de réa-
lité et de subjectivité. Le sujet est une manière singulière d’être qui sous-tend le
fonctionnement psychique et lui donne sa dimension vivante, créative. Ainsi,
c’est à la fois une manière d’être et une activité symbolisante permanente. Pour
R. Cahn l’issue de ce travail serait la (re)constitution d’une « vie psychique propre,
avec ses conflits propres, dans un monde éprouvé comme réel » (p. 205).

4. Devenir, prolongement du texte


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et enjeux scientifiques

L’élaboration de R. Cahn autour du travail de liaison et de déliaison a été fon-


damentale dans la compréhension psychanalytique de l’adolescence. Mais, sur-
tout, elle a été à l’origine de la compréhension du fonctionnement psychique
des éléments psychotiques à l’adolescence ainsi que ses avatars. Un des prin-
cipaux collaborateurs et successeurs du travail de R. Cahn est B. Penot qui a
poursuivi son travail, non seulement dans la continuité du travail clinique, en
prenant sa succession à la direction de l’hôpital de jour pour adolescents du
Cerep-Montsouris, mais aussi dans la poursuite de l’élaboration théorique des
avancées de celui-ci. B. Penot a notamment contribué à mieux définir les problé-
matiques inhérentes au déni (2003).
Aujourd’hui, presque trente ans après la parution de ce texte, l’élaboration
autour de la « subjectivation » et du « risque psychotique » à l’adolescence est
en plein essor. Malgré cet essor qui a donné lieu à de nombreux ouvrages, des
congrès, des colloques et des discussions théoriques, le travail de R. Cahn reste
ce qu’il a toujours été, une réflexion théorico-clinique profonde ancrée dans
une large expérience clinique. Ainsi, pour l’auteur, le travail de déliaison et de
liaison est le signe d’un fonctionnement psychique caractérisé par un processus
auto-créatif. C’est un processus constant d’échange entre le monde interne et le
monde externe. C’est la capacité d’établir et de rétablir des liens psychiques face
au déferlement de l’angoisse et des excès d’excitation.
Mais R. Cahn n’est pas seulement un clinicien, il est aussi un clinicien opti-
miste et pour lui le travail psychique, étayé par les soins d’un dispositif théra-
peutique approprié, est toujours possible. Les éléments psychotiques peuvent
pourtant mener à une issue fatale : la folie et/ou la mort. Mais le temps de l’ado-
lescence rend possible un remaniement de toutes les pathologies, même les plus
Raymond Cahn 389

sévères. Car face aux fonctionnements psychotiques de l’adolescence les rema-


niements propres à cet âge peuvent être une chance pour un nouveau départ.
Les remaniements de l’adolescence sont ainsi la réactualisation des conflits
œdipiens et plus archaïques, une nouvelle articulation possible entre la réalité
externe et interne, la possibilité d’étayage sur un espace psychique élargi, de
nouvelles places occupées par les instances et de nouveaux types de relations
objectales possibles. L’adolescence devient l’occasion de reprendre la spirale des
relations dans laquelle le sujet était jusqu’alors engagé, de la casser si besoin et
d’ainsi pouvoir alors refaire les bases et reprendre sa vie en main.
C’est en 1991 dans Adolescence et folie que R. Cahn parachève ses travaux sur le
fonctionnement psychique de l’adolescent et pose la question de l’articulation
entre adolescence et psychose. Il y établit que c’est la problématique de liaison-
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déliaison-reliaison qui permet à l’adolescent de « garder ce qui du passé ne doit
pas changer, ce qu’il ne doit pas abandonner et ce qui doit se modifier en lui ou
rester modifiable » (p. 45).
Pour R. Cahn l’approche thérapeutique la mieux adaptée pour l’adolescent
psychotique et son milieu est le placement en hôpital de jour, avec mise en place
d’une psychothérapie individuelle conjointement au bénéfice tiré de l’environ-
nement des soignants. Ici encore est privilégiée l’élucidation des attitudes contre-
transférentielles des soignants. Toute adolescence, virtuellement au moins, offre
au sujet une possibilité d’advenir. Quand la psychose a été la dernière défense
contre l’effondrement total, il va de soi que cette possibilité a besoin d’un étayage
très adapté à la massivité du danger. Le travail institutionnel permet la construc-
tion d’un espace psychique individuel pour que l’adolescent en difficulté puisse
prendre appui sur cet « appareil psychique institutionnel », afin d’élaborer autre-
ment sa problématique. En revanche, ce travail ne peut pas s’avérer suffisant en
lui-même mais il peut être apte à ouvrir un espace thérapeutique au sens de la
thérapie individuelle analytique. Cet espace institutionnel peut avoir un rôle
d’étayage et d’accompagnement de la relance de la dynamique psychique pour
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des adolescents en mal-être et en désinvestissement de la capacité de penser. Des


adolescents pour qui, à ce moment-là, l’utilisation des phénomènes transition-
nels pourrait devenir une nouvelle opportunité de relance.
Ainsi, le devenir de ce texte de 1985 a été d’amener R. Cahn à l’élaboration
théorico-clinique du concept de subjectivation, des phénomènes transition-
nels et de conception de la thérapie psychanalytique à l’adolescence. Le pro-
cessus de subjectivation sera ainsi défini comme un processus de différenciation
autant que de d’individuation-séparation, « permettant à partir de l’exigence
interne d’une pensée propre, l’appropriation du corps sexué, l’utilisation des
capacités créatives du sujet et l’aptitude à s’autodédoubler en quelque sorte, y
compris au niveau de l’action, aptitude allant de pair avec le désengagement,
390 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

la désaliénation du pouvoir de l’autre ou de sa jouissance et, par là même, avec


la transformation du surmoi et la constitution de l’idéal du moi » (Cahn, 2002,
p. 112). Dans ces conditions l’enjeu fondamental de toute forme d’approche
psychanalytique de l’adolescent visera à (re)déployer ce processus et les remanie-
ments identificatoires qui le constituent.

Pour approfondir
Aulagnier, P. (1975). La Violence de l’interprétation. Du pictogramme à l’énoncé, Paris,
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PUF.
Aulagnier, P. (1989). « Se construire un passé », Journal de la psychanalyse de l’enfant,
n° 7, « Le narcissisme à l’adolescence », colloque de Monaco, Paris, Le Centurion.
Baranès J.-J. et coll. (1986). Psychanalyse de l’adolescence et psychose, Paris, Payot.
Cahn R. (1987). « Thérapie des actes – actes de thérapie », in Adolescence, 1987, 5, 2,
235-252.
Cahn R. (1990). « Pour une théorie psychanalytique de la psychose à l’adolescence »,
in Ladame F., Gutton Ph., Kalogérakis M. (dir.) (1990), Adolescence et psychose, Paris,
Masson, 11-26.
Cahn R. (1991). Adolescence et folie. Les déliaisons dangereuses, Paris, PUF.
Cahn R. (1998). L’Adolescent dans la psychanalyse, Paris, PUF, 2e éd., 2002.
Cahn R. (2002). « Les identifications à l’adolescence », in Monographies de psychanalyse
de la RFP, « Identifications », Paris, PUF
Cahn R. (2006). « Origines et destins de la subjectivation », in Richard F., Wainrib S. et
coll., (2006) La Subjectivation, Paris, Dunod, 7-18.
Penot B. (2001). La Passion du sujet freudien, Toulouse, Érès.
Penot B. (2003). Figures du déni, Toulouse, Érès.
Penot B. (2006). « Travailler psychanalytiquement à plusieurs, la reprise d’une condition
première de la subjectivation », in Richard F., Wainrib S. et coll. (2006) La Subjectivation,
Paris, Dunod, 179-191.
Richard F. (2001). Le Processus de subjectivation à l’adolescence, Paris, Dunod.
Richard F., Wainrib S. et coll. (2006). La Subjectivation, Paris, Dunod.
Vermorel M., Dufour J., Bal M.-C. (dir.) (2009). Autour de l’œuvre de Raymond Cahn. Vers
un nouvel espace psychique, Paris, In Press.
40
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ALAIN BRACONNIER,
« La dépression à l’adolescence :
un avatar de la transformation
de l’objet d’amour », Adolescence,
1986, 4, 2, 263-2731

1. Par Nathalie de Kernier.


392 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

« Si on ne peut nier, chez certains sujets, l’existence d’une dépression sous-


jacente qui court tout au long de la vie et qui par là même n’a que de faibles
spécificités selon l’âge et le processus psychique qui le caractérise, on ne peut
tout autant ignorer que certaines dépressions surgissent à l’adolescence comme
“un nuage noir dans un ciel d’orage” […] La spécificité de la dépression à
l’adolescence ne repose-t-elle pas, comme nous le montre la clinique du trans-
fert, sur la manière dont un sujet ne peut s’éprendre (c’est-à-dire partager avec
l’autre ce qu’il a de plus intime) par peur de se déprendre (du lien d’attachement
originel) ? […] Cet état se caractérise pour nous par une “incapacité transfor-
mationnelle de l’objet d’amour”, c’est-à-dire par une menace trop grande de
l’investissement sexuel et érotique des nouveaux objets d’amour pour l’assise
narcissique de l’adolescent. Face à cette menace, l’adolescent renonce, se vide de
tout nouvel investissement objectal et se déprime gravement. »
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1. Présentation de l’auteur

Alain Braconnier est psychiatre, psychanalyste spécialiste de l’enfance et de


l’adolescence. Il est chef de service de la consultation pour adolescents du Centre
Philippe-Paumelle, au sein de l’Association de santé mentale du XIIIe arrondisse-
ment à Paris. Il est également professeur des Universités et enseigne à l’université
Paris-Descartes. Il est auteur de nombreux ouvrages, entre autres Adolescence et
psychopathologie (avec D. Marcelli, Masson, 2000), Les Bleus de l’âme : angoisses
d’enfance, angoisses d’adulte (C. Lévy, 1995), Abrégé de psychologie dynamique et
psychanalyse (Masson, 1998), L’Adolescence aux mille visages (avec D. Marcelli,
O. Jacob, 1998), Le Sexe des émotions (O. Jacob, 2000), Le Guide de l’Adolescent.
De 10 à 25 ans (O. Jacob, 2001), Petit ou grand anxieux ? (O. Jacob, 2002), Mère et
fils (O. Jacob, 2007) et Protéger son soi (O. Jacob, 2010). Très actif dans l’organisa-
tion de manifestations scientifiques, notamment en collaboration avec la revue
Le Carnet Psy, il favorise des dialogues féconds entre professionnels de la santé
mentale. Ces échanges vivants permettent une transmission de la clinique psy-
chanalytique de l’adolescent dans une liberté de pensée.

2. Présentation et résumé du texte :


concepts fondamentaux

Cet article magistral, clarifiant les concepts d’adolescence, de crise dépressive et


de dépression à partir de l’expérience clinique de l’auteur, s’inscrit dans l’œuvre
Alain Braconnier 393

très vaste sur la psychanalyse et la psychopathologie de l’adolescent qu’A. Bra-


connier s’attache à renouveler depuis de nombreuses années, en puisant ses
réflexions originales et ses interrogations dans sa pratique. En s’intéressant de
manière authentique à tout ce qui touche à l’humain, il soulève avec simplicité
et acuité des questions complexes. Il apporte ainsi une aide précieuse aux pro-
fessionnels s’occupant d’adolescents, en mettant leur pensée en mouvement.
Dans cet article « La dépression à l’adolescence : un avatar de la transformation
de l’objet d’amour », A. Braconnier met en exergue les spécificités de certaines
dépressions surgissant à l’adolescence, sur les plans clinique et métapsycholo-
gique, ainsi que les modalités d’intrication avec la « crise d’adolescence ».
La constatation de la spécificité du mouvement dépressif à l’adolescence qui
n’est ni le travail de deuil, ni la mélancolie, ni la dépression psychosomatique,
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amène l’auteur à formuler cette question importante, basée sur son expérience
de la clinique du transfert : « En quoi l’adolescence nous permet-elle de mieux
comprendre un certain type de dépression que nous assimilons pour notre part
à un “avatar de la transformation de l’objet d’amour” ? »
En corollaire, l’hypothèse centrale est la suivante : l’échec du travail de trans-
formation des investissements objectaux – ou déplacement des liens d’attache-
ment originel sur de nouveaux objets – plonge le sujet dans un certain type
de dépression où la rupture du transfert (qui est la meilleure façon de garder
l’objet) l’emporte sur la séparation dans le transfert, où la répétition dans l’agir
l’emporte sur la remémoration dans la pensée, où une désarticulation entre la
constance des nécessités narcissiques et les nouveaux investissements objec-
taux prédominent, où en définitive la transformation de l’objet d’amour est
obérée par le dialogue d’amour originel dont la transformation renvoie le sujet
à un véritable matricide et métapsychologiquement à un deuil impossible.
À partir de cette hypothèse, fil rouge de l’article, A. Braconnier va donner un
nouvel éclairage aux concepts d’adolescence, de crise dépressive à l’adolescence et
de dépression à l’adolescence.
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L’adolescence se caractérise selon lui d’abord par un mode particulier de


construction de l’objet, ensuite par la puissance de nouvelles aspirations libidi-
nales, et enfin par la fréquence et la rapidité des transformations affectives. Dès
lors, le mode de construction de l’objet repose à l’adolescence d’une part sur la
possibilité pour l’adolescent de prêter à l’objet aimé une capacité d’aimer sus-
ceptible de remplacer le fantasme de l’amour objectal parental, possibilité qui
dépend en grande partie de ce qui s’est déroulé dans l’enfance (Diatkine, 1985),
d’autre part sur la possibilité de l’adolescent de prêter à l’objet aimé une capacité
d’aimer différente de la sienne, c’est-à-dire susceptible de remplacer le fantasme
d’amour bisexué. Ces deux conditions confèrent à l’objet d’amour la qualité
d’être transformationnel, essentielle pour le bon déroulement du processus d’ado-
394 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

lescence. La transformation de l’objet d’amour nécessite un nouvel équilibre


entre la puissance des nouvelles aspirations libidinales et le refoulement en par-
ticulier de la bisexualité.
La notion de crise dépressive, fréquemment utilisée lors des réflexions sur l’ado-
lescence, fait d’abord l’objet d’une réflexion critique par A. Braconnier. Il relève
la contradiction que pourrait constituer l’association d’une crise et d’une dépres-
sion : « deux modes d’organisation, deux modes d’équilibre économique dif-
férents s’opposent, mais ainsi se reflètent l’un par rapport à l’autre dans cette
association ». La clinique de la crise touche surtout, d’après A. Braconnier, à la
défaillance brutale de l’aménagement contenant de l’individu. Ainsi, l’état de crise,
dont il faut souligner qu’il n’est pas strictement caractéristique de l’adolescence,
appelle un contrat d’étayage. Qu’en est-il, justement, de la crise dépressive à l’ado-
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lescence ? Si ni la dépression, ni la crise, ne sont des états spécifiques de l’adoles-
cence, en quoi l’adolescence permettrait-elle une meilleure compréhension de
ces deux états et surtout de leurs relations ? À l’adolescence, l’intensité des trans-
formations psychiques et de l’idée que se fait le sujet de sa capacité à réaliser des
désirs sans se reposer sur la toute-puissance protectrice parentale représente un
traumatisme. Surtout, la capacité d’aimer et de réaliser ses désirs amoureux peut
générer chez l’adolescent une angoisse extrême et, dès lors, des attitudes de fuite
dans l’agir ou la somatisation aboutissant à un profond sentiment d’impuissance.
Ainsi, la lutte pour réaliser des désirs, à la mesure de l’érotisation des relations (y
compris lorsqu’elles sont ambivalentes), s’épuise et laisse place à des manifesta-
tions dépressives majeures. Ce processus amène A. Braconnier à proposer cette
nouvelle entité psychopathologique propre à cette période : la crise dépressive à
l’adolescence. Cet état clinique, qui n’est ni la crise d’adolescence, ni la dépression
à l’adolescence, voit s’articuler de façon successive des symptômes anxieux et des
symptômes dépressifs. Les deux facteurs associés à cette crise dépressive sont les
représentations d’une séparation d’avec les objets parentaux, et les représenta-
tions d’un lien sexuel avec un « objet grand amour » renvoyant souvent au pre-
mier amour d’adolescent, représentations tout autant angoissantes, douloureuses
et conflictuelles. L’évolution de cette crise dépressive dépend d’une part du deve-
nir de ces représentations et des affects qui y sont liés, d’autre part des représenta-
tions des séparations antérieures. La gravité de la crise dépressive à l’adolescence
dépend en effet en grande partie du traitement des angoisses de séparation infan-
tiles. Cette crise dépressive, se caractérisant par la conflictualité de deux modes de
relations objectales – d’une part l’objet à perdre, d’autre part l’objet à investir –,
maintient l’adolescent dans une possibilité d’évolution et de changement vers un
nouvel équilibre.
A contrario, la dépression proprement dite est susceptible d’entraver gravement
le processus d’adolescence : il ne s’agit pas d’une conflictualité entre deux modes
Alain Braconnier 395

de relations objectales mais d’un véritable retour en arrière, d’une substitution


d’un mode de relation objectale par un mode de relation à « l’objet d’amour
originel ». Dès lors, les adolescents déprimés ne peuvent s’éprendre par peur de se
déprendre ou ne peuvent transformer à l’adolescence l’objet d’amour originel en objet
d’amour sexuel et érotique. La dépression montre la douleur dans le désinvestis-
sement de l’objet à perdre et aussi la douleur produite par l’écart entre l’objet
à perdre et l’objet à investir. Dans ce type de dépression, le sujet est renvoyé à
un véritable matricide mettant à rude épreuve le surmoi et l’idéal du moi, vu
son attachement démesuré à l’objet originel, et donc, du point de vue métapsy-
chologique, à un deuil impossible. Dans ce contexte, les ruptures de traitement
évitent à l’adolescent d’être confronté à une véritable séparation.
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3. Devenir et prolongements du texte

Braconnier propose lui-même plusieurs prolongements à sa réflexion.


Tout d’abord, il soulève la question de la fonction des investissements homo-
sexuels fréquents à l’adolescence. Ces liens homosexuels, apaisant l’excitation
issue de la sexualisation des relations qui se voit infléchie vers le registre plus
tolérable de la tendresse, peuvent constituer un tremplin vers des identifications
plus structurantes. L’objet homosexuel, à la fois autre et semblable, peut figu-
rer les prémisses d’une ouverture vers l’altérité. Mais la dépression à l’adoles-
cence peut amener à une fixation à cette phase, fonctionnant alors comme un
compromis entre l’aspiration à l’objet d’amour originel et l’aspiration à l’objet
d’amour transformé. D’autres psychanalystes d’adolescents (Kestemberg, 1984 ;
Blos, 1985 ; Gutton, 1991) ont constaté l’importance de l’homosexualité psy-
chique – point de rencontre de la double polarité narcissique et objectale – et du
rôle structurant de l’œdipe inversé qui doit être élaboré à l’adolescence. Sa réso-
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lution conforte les assises narcissiques et les introjects objectaux et donc l’iden-
tité grâce à une identification réussie au modèle parental. Dès lors, au sein de
l’espace-temps pubertaire, homosexualité et hétérosexualité se mêlent pour se
répartir à nouveau, afin de parvenir au primat du génital. Ph. Jeammet et E. Birot
(1994) ont a contrario mis en exergue la difficulté d’élaboration de l’homosexua-
lité psychique chez des adolescents suicidants. Cette difficulté révèle le caractère
excitant, voire désorganisant de l’investissement d’objet et pousse l’adolescent
à l’agir, comme tentative de se dégager d’une identification maternelle massive
et non négociable.
Constatant que la crise dépressive à l’adolescence résulte d’une défaillance des
aménagements contenants, A. Braconnier propose un autre prolongement vers
396 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

une clinique du traumatisme, c’est-à-dire une clinique de la séduction. Ferenczi


(1932a), dont les conceptions trouvent ici leur intérêt, considère en effet que
le trauma est non seulement lié aux conséquences d’un fantasme de séduction
mais trouve son origine dans les avatars d’un destin libidinal dont l’action sur-
venue de manière très précoce, parfois même avant l’acquisition du langage,
devient pour le sujet analogue à celle d’une excitation sexuelle prématurée. Dans
ce contexte, l’infans se voit dans l’incapacité de contenir et de métaboliser les
réponses inadéquates et disqualifiantes de l’objet qui ne peut procurer une sécu-
rité affective suffisante. Sur ces bases narcissiques insuffisamment contenantes,
le pubertaire prend une dimension particulièrement traumatique et même des-
tructrice lorsque l’enfant devenant adolescent se perçoit comme séducteur, exci-
tant l’autre comme un adulte (Chabert, 2003). L’afflux d’excitations externes et
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internes fait effraction dans la psyché et met le sujet dans un état de détresse.
Comme le formule Ferenczi (1932b) à propos du geste suicidaire – l’une des
conduites autodestructrices les plus répandues à l’adolescence –, « se punir soi-
même (se tuer) est plus supportable que d’être tué […] Si je me tue moi-même, je
sais ce qui va arriver. Le suicide est moins traumatique (il n’est pas imprévu) ».
Ces réflexions renvoient à l’archaïque, aux objets primordiaux et à l’intériori-
sation des objets durant l’enfance, qui vont avoir un retentissement majeur au
moment de l’adolescence. A. Braconnier insiste d’ailleurs à la fin de son article
sur les liens entre la dépression à l’adolescence, sous-tendue par l’impossibilité
de supporter le coût de la qualité transformationnelle de l’objet, et l’importance
des angoisses de séparation durant la petite enfance où l’objet n’est pas unique-
ment identifié comme un objet mais également comme un processus de trans-
formation dans lequel le mode d’utilisation et la nature de l’objet se confondent.
Ceci doit nous inciter à être attentif à l’effet d’écho entre le jeune enfant et
l’adolescent A. Braconnier met à présent cette question en débat à travers les
colloques « BB/Ado » qu’il organise avec B. Golse. (Braconnier et Golse, 2008a,
b, 2010). Il reconnaît la contribution développementale essentielle du processus
de séparation individuation au cours de la petite enfance et au cours de l’ado-
lescence. Fondamental à ces deux périodes de la croissance et de la maturation
psychiques, ce processus confirme l’importance des liens qui existent entre la
petite enfance et l’adolescence. À chacun de ces moments, l’identité ne peut se
construire qu’au prix du deuil du fantasme de fusion avec l’autre, ou de protec-
tion de la part de l’autre. L’infans qui se réveille brutalement chez l’adolescent
nous semble mériter une attention particulière. C’est peut-être justement cet
enfant en l’adolescent qui demande à être entendu par le thérapeute. Une ado-
lescence réussie est celle qui permet à l’adolescent de conserver vivant l’enfant
en lui (Marty, 2005).
Alain Braconnier 397

Braconnier apporte un autre prolongement psychopathologique important


dans des textes ultérieurs : il conceptualise le syndrome de menace dépressive (Bra-
connier, 1998 ; Marcelli et Braconnier, 2000). La menace dépressive pourrait
constituer une forme de transformation à l’adolescence de l’angoisse de sépa-
ration qui a en effet la particularité de se transformer dans certaines conditions
en affect dépressif A. Braconnier approfondit cette articulation entre anxiété et
dépression à l’adolescence que constitue le syndrome de menace dépressive. Cet
état aigu ou subaigu, ni purement anxieux, ni franchement dépressif, se mani-
feste par l’apparition plus ou moins brutale d’une appréhension, ou même d’une
terreur intense de se sentir envahi par la tristesse, le cafard et les idées suicidaires.
L’adolescent, en proie à une difficulté de se distancier de l’objet originel, craint
de se sentir envahi par un affect dépressif. Dès lors, le syndrome de menace
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dépressive résulterait de la crise dépressive, ayant pour origines les angoisses
de séparation infantiles. Cette crise dépressive et la menace dépressive associée
peuvent se retrouver aussi à d’autres âges de la vie, tout en ayant été précédées
d’une crise du même type passée plus ou moins inaperçue au cours de l’adoles-
cence. Le plus souvent, cet état est bref en raison de l’établissement de relations
nouvelles ou du développement de nouveaux intérêts. Mais lorsqu’aucun traite-
ment est engagé, ce syndrome de menace dépressive peut se transformer en état
dépressif véritable (Marcelli et Berthau, 2001).

4. Une question spécifique

La question centrale de l’article d’A. Braconnier, toujours fortement d’actualité,


concerne la possibilité de l’adolescent d’opérer un mouvement de déplacement
d’investissement des objets originaires vers des objets sensiblement différents.
Cette réflexion ouvre vers la question spécifique et très actuelle de la prise en
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charge des parents de l’adolescent. Si l’exploration des « parents intérieurs »


(Chabert, 2002) est incontournable dans une thérapie d’adolescent, la clinique
contemporaine accorde de plus en plus de place aux parents réels. On ne peut
pas s’occuper sérieusement du problème de l’adolescent sans prendre en compte
les parents. L’adolescence, comme la petite enfance, constitue un temps de la vie
du développement humain fortement marqué par le poids des attitudes et des
fantasmes familiaux et tout particulièrement parentaux (Braconnier et Golse,
2008b). Si les parents de l’adolescent ont eux-mêmes des difficultés à s’enga-
ger dans une déprise des objets de leur enfance ou à renouer des contacts avec
leurs éprouvés infantiles, l’incestuel régit les liens et les générations tendent à
398 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

s’écraser. Dès lors, le processus de transformation des objets internes au cœur


de la psychothérapie de l’adolescent ne peut que s’associer à un travail avec les
parents. Il s’agit aussi d’accompagner les parents dans ce processus de transfor-
mation.

Pour approfondir
Blos P. (1985). « Fils de son père, Adolescence, 3, 1, 21-42.
Braconnier A. (1988). « La menace dépressive. Une transformation à l’adolescence de
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l’angoisse de séparation ? », Confrontations psychiatriques, 29, 141-159.
Braconnier A. et Golse B. (2008). Nos bébés, nos ados, Paris, Odile Jacob.
Braconnier A. et Golse B. (2008b). « Introduction », in Braconnier A. et Golse B., Bébés-
ados : à corps et à cri, Le Carnet psy, 7-13.
Braconnier A. et Golse B. (2010). « Avant-propos », in Braconnier A. et Golse B., Dépres-
sion du bébé, dépression de l’adolescent, Le Carnet psy, 7-11.
Chabert C. (2002). « Les parents intérieurs », La Psychiatrie de l’enfant, XLV, 2, 2002, 379-
392.
Chabert C. (2003). Féminin mélancolique, Paris, PUF.
Diatkine R. (1985). « Devenir adolescent, rester adolescent », in Coll., Adolescence termi-
née, adolescence interminable, Paris, PUF, 57-68.
Ferenczi S. (1932a). « Le langage de la tendresse et de la passion dans le Journal Cli-
nique », in Confusion de langues entre les adultes et l’enfant, trad. fr. Paris, Payot, coll.
« Petite Bibliothèque Payot », éd. 2004, 61-73.
Ferenczi S. (1932b). « Stratégies de survie », in Le Traumatisme, trad. fr. Paris, Payot, coll.
« Petite Bibliothèque Payot », éd. 2006, 59-171.
Gutton P. (1991). Le Pubertaire, Paris, PUF.
Jeammet P. et Birot E. (1994). Étude psychopathologique des tentatives de suicide chez
l’adolescent et le jeune adulte, Paris, PUF.
Kestemberg E. (1984). « “Astrid” ou l’homosexualité, identité, adolescence. Quelques
propositions hypothétiques », in L’Adolescence à vif, Paris, PUF, 1999, 239-265.
Marcelli, D. et Berthau E. (2001). « Menace dépressive et crise anxio-dépressive », in
Dépression et tentative de suicide à l’adolescence, Paris, Masson, 24-26.
Marcelli D. et Braconnier A. (1983). « Approche psychopathologique : les différents types
de dépression », in Adolescence et psychopathologie, Paris, Masson, éd. 2000, 256-263.
Marty F. (2005). « Grandir, mûrir, vieillir : initiation à la temporalité psychique. Que serait
la temporalité psychique sans l’adolescence ? », Psychologie clinique et projective, 11, 231-
256.
41
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PHILIPPE GUTTON,
« L’éprouvé originaire pubertaire
et ses représentations »,
Adolescence, 1990, 2, 355-367 ;
« La scène pubertaire aura-t-elle
lieu ? », Adolescence, 1991, 1, 61-811

1. Par François Pommier.


400 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

« L’ensemble des remaniements objectifs et narcissiques de l’adolescence


trouve origine dans les couches les plus profondes de l’inconscient inscrites au
plus près du somatique […] Le temps pubertaire qui menace la réalité infantile
est nécessaire à la construction de la réalité adolescente […] La révocation des
pulsions est en disjonction de l’expérience hallucinatoire. »

1. Présentation de l’auteur

Philippe Gutton est psychiatre et psychanalyste, docteur en médecine, en psy-


chologie, en lettres et sciences humaines. Professeur des Universités, il a été en
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poste à Paris-Diderot puis à Aix-Marseille I. Il a fondé en 1983 la revue Adolescence
et en 2003 le centre de pratiques familiales d’Aix-en-Provence qu’il dirige. Il est
l’auteur de très nombreux articles et ouvrages sur l’adolescence parmi lesquels
nous retenons Le Pubertaire (1991), Adolescens (1996), Psychothérapie et adoles-
cence (2000), Violence et adolescence (2002), Le Génie adolescent (2008). Opposant
le pubertaire, renforcement pulsionnel issu de la puberté, à l’adolescens, travail
élaboratif concomitant ou retardé dont le but est la désexualisation des repré-
sentations incestueuses menant au choix d’objet adéquat, Ph. Gutton a tou-
jours cherché à travers une théorisation du processus adolescent, parfois difficile
d’accès mais fourmillante d’idées nouvelles, à éclairer la psychopathologie grave
de l’adolescence.

2. Présentation et résumés des textes :


concepts fondamentaux

Les deux textes intitulés « L’éprouvé originaire et ses représentations » et « La


scène pubertaire aura-t-elle lieu ? » parus respectivement en 1990 et en 1991
dans la revue Adolescence, puis repris en 1991 dans l’ouvrage intitulé Le Puber-
taire, se construisent autour d’un concept particulier, celui de la « complémen-
tarité des sexes ». Celui-ci est inspiré à la fois de la complémentarité psychique
évoquée par Freud qui cherchait à opposer qualités masculine et féminine en se
référant à la complémentarité anatomique comme à une norme, et de la notion
férenczienne d’amphimixie, soit « la fusion de deux gamètes de sexes opposées »
et en psychanalyse « celle de deux tendances partielles », au niveau des organes
génitaux (Gutton, 1990, p. 356).
Le concept de complémentarité des sexes « reflète une adéquation d’organes
sur le modèle du couple zone érogène/objet partiel » (Gutton et Ouvry, 1999,
Philippe Gutton 401

p. 34) et se trouve « en disjonction des couples d’opposés caractéristiques de


la bisexualité psychique infantile, en particulier passif/actif, séduit/séducteur »
(ibid., p. 35). Il se présente comme une représentation cognitive autour de
laquelle s’organise, autour de l’illusion d’incomplétude, la restauration du moi-
idéal de l’enfant. La complémentarité des sexes qui s’étaye sur la perception de la
différence des sexes se présente ainsi comme une alternative à la castration.
L’élaboration de ce concept part de la notion de « pubertaire », éprouvé selon
le principe de plaisir/déplaisir, que Ph. Gutton (1990, p. 355) définit comme
« le confluent où s’effectue la rencontre entre les courants sensuels d’enfance et
ceux de la puberté sous la bannière des pulsions à but non inhibé », le pubertaire
étant clivé de l’infantile. Le pubertaire est marqué par la notion de complémen-
tarité des sexes qui introduit plusieurs changements : la fin de la séduction sur
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le modèle infantile, l’auto-séduction, voire l’identification au séducteur, l’ado-
lescent devenant amoureux de son image plus jeune qu’il n’est, en même temps
qu’il se trouve désormais en capacité de provoquer un désir sexuel comme un
adulte. La complémentarité des sexes « restitue une problématique d’espoir,
comparable à l’appropriation du corps maternel et secondairement phallique
pour l’enfant, […] et recompose le manque de l’objet perdu car retrouvable »
(ibid., p. 362). Ce concept se définit « comme un éprouvé originaire au plus près
du sensori-moteur […] et constitue la base d’un auto-engendrement visant à la
certitude pour l’enfant pubère d’être masculin ou féminin » (ibid., p. 364).
Dans le second texte intitulé « La scène pubertaire aura-t-elle lieu ? » on
voit que les travaux de Ph. Gutton s’inscrivent dans la lignée de P. Mâle et d’E.
Kestemberg pour tout ce qui concerne la sexualisation de la pensée pubertaire.
Dans ce texte, l’auteur cherche à définir les scènes pubertaires dont « souffre »
l’enfant pubère. La topologie de la scène pubertaire est primaire et la sexuali-
sation des représentations parentales donne la mesure de la violence qui s’y
joue. Les scènes pubertaires se développent grâce à une double méconnaissance :
méconnaissance non seulement entre les figurations qu’elles animent mais aussi
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par rapport à l’infantile. Elles sont rapportées comme des souvenirs. Pour expo-
ser les reconstructions fantasmatiques qui y sont travaillées, Ph. Gutton pré-
sente l’adolescent comme un historien actif venant exposer en psychothérapie
ses constructions et reconstructions à deux ou à plusieurs, les scénarios fantas-
matiques relatés et explicités ayant pour point d’origine la conviction complé-
mentaire.

« La scène pubertaire permet d’endiguer la décharge de l’éprouvé


pubertaire en tissant des représentations de plus en plus élaborées
assurant le contre-investissement de l’archaïque génital et le délai dans
la satisfaction. Elle provoque de la pensée, des théories et des fantasmes
qui en décalent, déplacent les condensations électives » (1991, p. 67).
402 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

Le pubertaire, qui est un « retour offensif du traumatisme sexuel » qui répète


en quelque sorte l’étape œdipienne, provoque une attaque d’hystérie où se
retrouvent les éléments suivants : une surcondensation génitale, un choix obligé
par l’évolution hétérosexuelle et le renoncement au passé. La scène pubertaire
est une force de décalage dans la structure de la scène primitive, ne serait-ce
qu’à cause de la distinction qui s’accentue entre objets incestueux et homo-
érotiques.
Ph. Gutton distingue, structuralement parlant, la scène pubertaire du fan-
tasme masturbatoire central cher aux Laufer (1989). Même si tous les deux se
situent au niveau primaire, la première fonctionne dans une transitionnalité
engagée vers une évolution hétérosexuelle tandis que le second signe une rup-
ture de développement, passant par l’œdipe négatif, c’est-à-dire comportant une
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dimension homosexuelle masochiste.
La seconde partie du texte constitue un approfondissement métapsycholo-
gique de la pensée des Laufer sur la maladie grave. L’auteur s’intéresse au proces-
sus de neutralisation du pubertaire quand il y a extériorisation du corps pubère
réel ou impossibilité de la scène pubertaire à se jouer, étant entendu plus généra-
lement, que si les étayages narcissiques ne sont pas suffisamment bons, la scène
pubertaire ne peut se jouer. « Réalité et pubertaire sont d’interminables enne-
mis » souligne Ph. Gutton, l’enfant pubère développant naturellement une résis-
tance au pubertaire susceptible parfois d’aller jusqu’à sa neutralisation. Dans le
pubertaire ordinaire une dialectique s’opère entre renoncement à la réalité infan-
tile et une acceptation de l’identité sexuée. Dans la pathologie les pulsions sont
récusées et se met en place « une stratégie de terre brûlée ». Ce qui aurait dû être
mis en représentation interne comme drame œdipien se présente comme per-
ceptions, actes d’un modèle masturbatoire.
L’effacement de l’éprouvé pubertaire, effet et cause d’une blessure narcissique,
peut être dû à la violence et au degré de réalité de scènes incestueuses, à certaines
scènes antipubertaires, voire à une fixation homo-érotique infantile empêchant
le mouvement hétérosexuel. Elle aboutit soit à la dépression, soit à la projec-
tion.
Dans le premier cas apparaît un travail de deuil sur l’objet pubertaire. Dans le
second cas apparaît soit le sort du corps comme objet externe, soit la relation au
rival, au parent phallique. Tout ce qui vient du delà des frontières est considéré
comme ennemi. Il peut donc en résulter soit une hypocondrie génitale – l’espace
psychique est rétréci par le débordement corporel – soit une allégeance à un
parent grandiose, un séducteur par inversion de l’affect – quand toute la scène
de l’homosexualité infantile a échappé au travail du pubertaire.
L’auteur rappelle à cet égard les travaux des Kestemberg sur la psychose
blanche et la problématique narcissique existant dans tout système projectif,
Philippe Gutton 403

estimant qu’ils sont complémentaires de ceux qu’il développe dans la lignée des
Laufer, rappelant pour finir que ces derniers ont distingué dans le breakdown une
fonction défensive dominante dans le cadre d’un acte psychotique – la tenta-
tive de suicide en faisant partie –, une possible rupture transitoire donnant lieu
à un fonctionnement psychotique, et enfin l’arrêt du développement propre-
ment dit mettant à l’écart le pubertaire, donnant lieu à un véritable processus
psychotique.

3. Devenir et prolongements du texte


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À partir de la notion de complémentarité des sexes qu’il discutait avec les Laufer
dans les années 1980, Ph. Gutton a posé le problème théorique de l’originaire
en s’inspirant des travaux de P. Aulagnier, ce qui lui permit de développer la
notion de « scènes pubertaires ». Il a ainsi proposé une véritable construction
métapsychologique permettant de penser le corps souffrant à l’adolescence à
travers la mise en tension de la maturation génitale et le développement de la
représentation de l’appareil génital opposé. Lorsque l’organisation de la névrose
infantile est battue en brèche et les principes de la latence violemment ques-
tionnés, tout bascule dans le remaniement pubertaire. C’est l’ouverture vers la
relation d’inconnu (inconnu de l’autre porteur de l’autre sexe), l’acceptation de
l’inachèvement fondamental de l’être humain, la clôture définitive de la scène
primitive.
Pour Ph. Gutton les processus d’adolescence sont classés suivant trois aspects :
le Pubertaire et l’Adolescens, deux volets de l’ordre du processus, au cours desquels
se confrontent courant sensuel et mouvement de désexualisation des représen-
tations incestueuses, mouvement d’inhibition du précédant en somme, et le
Référent quand « le transfert des représentations des objets parentaux aux objets
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d’amour « étrangers » est adossé à un Autre », le Référent ayant un statut en tous


points comparable au psychanalyste de la cure, c’est-à-dire à une sorte d’idéal du
moi. La puberté est au corps ce que le pubertaire est au psychique. Le Pubertaire
met en crise les trois instances psychiques – ça, moi et surmoi – et se heurte à la
barrière de l’inceste. La scène pubertaire se présente comme une « conduite » dans
laquelle l’adolescent a « la secrète certitude que ses représentations œdipiennes
ont des correspondances chez les parents ». Dans L’Adolescens, qui constitue
une élaboration du matériau pubertaire et de la violence qui l’accompagne, la
sublimation et l’idéalisation travaillent conjointement. Ph. Gutton y décrit une
« névrose d’amour », organisation intermédiaire contribuant au développement
du sujet. La névrose adolescente élabore le matériau sous forme de scènes fan-
tasmatiques d’adolescence qui permettent un renoncement au lien incestueux,
404 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

un travail de deuil. Ph. Gutton est de ceux qui, comme F. Ladame, considèrent
que les manifestations et symptômes des sujets adolescents ont une signification
spécifique par rapport au processus de développement lui-même et ne sauraient
être interprétés de la même façon que pendant l’enfance ou à l’âge adulte.
On note à la puberté la grande proximité entre représentation et sensorialité,
l’auto-érotisme se trouvant au centre de l’expérience pubertaire. La puberté
n’est pas une réalité mais un réel – inspiré du réel lacanien – à savoir la chose
advenue qui ne saurait se trouver refusée. La cassure d’histoire de l’adolescent
n’est pas, pour Ph. Gutton, irréversible, comme semblent le penser les Laufer.
L’adolescent camoufle sa difficulté à penser par le langage du corps à travers
la sensorialité et les actes tandis que dans le processus psychotique il y a véri-
tablement construction d’une néoréalité, le corps génital pubère étant engagé
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dans un système incestueux. Les fonctionnements psychotiques constituent un
avatar de la subjectivation adolescente, comme a pu le faire remarquer R. Cahn
(1990), et Ph. Gutton insiste tout particulièrement sur la question du clivage
historique à la puberté, concept clé selon lui des fonctionnements pubertaires,
le clivage du moi étant en même temps un concept clé dans la psychose et le
fétichisme mais aussi nécessaire dans certaines situations extrêmes. Le clivage
historique du moi ouvre ainsi tout autant sur le système grandiose figuré par le
groupe d’entraînement sportif par exemple que sur les pathologies des grandes
dépendances, voire les aménagements pervers.

4. Enjeux et questions scientifiques

Si de nombreux psychanalystes continuent à privilégier la conception de Freud


suivant laquelle rien de nouveau n’apparaîtrait à la puberté, les enjeux pendant
cette période n’étant pas différents de ceux de l’œdipe infantile, Ph. Gutton
estime au contraire que l’expérience pubertaire contredit la problématique
sexuelle infantile et la notion de complémentarité des sexes vient, d’une certaine
façon, combler un vide conceptuel dans l’œuvre freudienne. L’intérêt majeur de
la complémentarité des sexes vient du fait qu’elle peut permettre de penser l’autre
sexe non pas comme phallique/castré mais comme sexe différent en dépit de la
norme, située dans la logique d’une pérennisation de l’espèce, que ce concept
véhicule. C’est une représentation originaire que l’on retrouve aussi bien chez
le garçon que chez la fille et quelle que soit son orientation sexuelle en devenir.
Elle n’est donc pas à entendre comme une norme à proprement parler mais plu-
tôt comme une représentation psychique qui peut être entendue comme une
scène primitive d’auto-engendrement dont la fonction serait double : rompre
avec l’infantile, dans une appropriation imaginaire de la capacité procréative,
Philippe Gutton 405

et restaurer un moi grandiose et l’illusion de complétude – quels que soient les


partenaires. Elle permettrait de surcroît, à partir de la biologie de « donner une
place d’importance au sexe féminin qui se manifesterait pour la première fois à
la puberté » comme a pu le faire remarquer C. Lebrun (2005, p. 78).
Par ailleurs, le processus adolescent visant la réappropriation par le sujet des
identifications qui lui ont été imposées « s’apparente étrangement au processus
analytique » (Delaroche, 2000, p. 47) et en ce sens, Gutton se situe davantage du
côté de l’accompagnement du processus adolescent que du point de vue déve-
loppé par les Laufer dont la tendance serait plutôt de chercher à influencer le
processus, voire le renverser dans la mesure où selon eux l’identité se résumerait
à « féconder ou être fécondé », le refus d’une identité sexuelle irréversible pro-
voquant la cassure dans le processus d’adolescence. Il reste que l’activité hétéro-
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sexuelle est l’indice de la scène pubertaire même si c’est la rencontre de l’autre,
quel que soit son sexe, qui est théoriquement en jeu dans la fantasmatique de la
complémentarité des sexes. À cet égard la question se pose de savoir dans quelle
mesure la fantasmatique d’un adolescent dont le choix d’objet sexuel s’organise-
rait du côté de l’homosexualité présenterait inévitablement une scène pubertaire
à figuration hétérosexuelle.
La scène pubertaire permet enfin d’appréhender non seulement la clinique
du processus adolescent mais aussi la psychopathologie adolescente. « Pensée
en acte et en figure (qui) marque la réussite de la représentativité de l’éprouvé
originaire interprété, préformé à jamais par les images parentales infantiles », la
scène pubertaire a été conceptualisée comme la scène primitive. À ceci prêt que
l’adolescent se situe en position d’acteur et non de tiers.
À cet égard, on pense aux moments psychotiques survenant à l’adolescence.
P. Aulagnier évoquait en rapport direct avec l’adolescence, la notion de « réintro-
jection causale » (2002, p. 11) d’une part, dans un passé plus ou moins proche
de ce qu’on vit, de ce qu’on espère du point de vue affectif et libidinal, la conso-
lidation de la mise en ordre des repères symboliques d’autre part dès lors que la
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mise en ordre de ces repères a pris fin au moment du déclin de la vie infantile
(ibid., p. 16). L’adolescence est ce « moment-tournant » au cours duquel le sujet
demande des comptes, « à ce temps passé de sa vie et encore plus aux partenaires
qui l’ont accompagné pendant son trajet » pour « donner sa forme stabilisée,
bien que modifiable, au récit historique de son temps et de son vécu infantile ».
« L’irruption d’un moment psychotique signe la rencontre du Je avec un évé-
nement psychique qui lui dévoile une catastrophe identificatoire qui a déjà eu
lieu » (ibid., p. 14).
On pense aussi à la psychopathie adolescente qui, comme le souligne F. Marty
(2001), peut être entendue comme une pré-organisation. La notion de perver-
sion adolescente peut en effet se révéler contradictoire avec la mouvance qui
406 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

caractérise le processus adolescent et il vaudrait mieux parler de « potentiali-


tés perverses » à l’adolescence, le jeune étant en proie à une réactivation de la
violence pubertaire à double valence, interne et externe. Le narcissisme génital
serait mis à mal d’autant plus que le corps génital offrirait des potentialités de
réalisation des vœux parricides et incestueux. Pour s’en défendre, l’adolescent
serait tenté d’user de mécanismes particuliers qui se teinteraient d’un investisse-
ment de l’objet menaçant pour se tourner vers le moi.
Pour finir il apparaît parfois, dans le cadre des sentiments de solitude extrême
et de désolation que manifestent certains patients en analyse, que le point de
bascule se profile dès lors que l’analyste s’attache à retrouver les scènes puber-
taires à travers le discours du patient et à revisiter contre-transférentiellement
les relations consensuelles de la période de latence. Les patients, entravés dans
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leur fonctionnement depuis la puberté, consentent alors à problématiser les
images parentales de leur préadolescence et trouvent une nouvelle dynamique
en analyse, qui les conduisent à découvrir les éléments structurels de leur per-
sonnalité.

Pour approfondir
Aulagnier P. (2002) « Telle une zone sinistrée », in Psychoses, Monographie de la revue
Adolescence, Paris, GREUPP, 9-21
Cahn R. (1990). Adolescence et folie. Les déliaisons dangereuses, Paris, PUF.
Delaroche P., (2000). L’Adolescence. Enjeux cliniques et thérapeutiques, Paris Nathan Uni-
versité.
Givre P. (2002). « Voies nouvelles et inflexions cliniques pour un traitement psychanaly-
tique des scènes pubertaires », in Adolescence, n° 39, 189-207.
Gutton P. (1990). « Essai de métapsychologie du corps souffrant pubertaire », in Cliniques
méditerranéennes 37/38, 111-119.
Gutton P. (1991). Le Pubertaire, Paris, PUF.
Gutton P. (1996). Adolescens, Paris PUF.
Gutton P. (2008). Le Génie adolescent, Paris, Odile Jacob.
Gutton P. (2002). Violence et adolescence, Paris, In Press.
Gutton P. (2010). « Pierre Mâle », in Givre P. et Tassel A. (dir.), Le Tourment adolescent,
Divergences et confluences, tome II, Paris, PUF, 175-217.
Gutton P. et Ouvry O. (1999). « Le pubertaire et la complémentarité des sexes », in Ner-
vure, t. XII, n°8, 34-38.
Laufer M., Laufer E. (1989). Adolescence et rupture de développement. Une perspective
psychanalytique, Paris, PUF.
Philippe Gutton 407

Lebrun C. (2005). De l’éprouvé pubertaire à l’objet génital : transaction virtuelle, Thèse en


psychopathologie, Université de Provence.
Marty F. (2001). « Potentialités perverses à l’adolescence », Cliniques méditerranéennes
63, 263-279
Pommier F. (2006). « Idéalisation, préadolescence et transfert », Adolescence, 24, 4, 873-
884.
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PHILIPPE JEAMMET,
« Dysrégulations narcissiques
et objectales dans la boulimie »
(1991), in La Boulimie,
Monographies de la Revue française
de psychanalyse, PUF, 1991, 81-1041

1. Par Geneviève Bréchon.


410 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

« Les conduites boulimiques, comme tous les troubles du comportement,


représentent un défi pour le psychanalyste. Elles échappent en effet à son moyen
d’étude privilégié, la cure type. Rien d’étonnant si l’on considère que le compor-
tement agi vient justement prendre la place du travail d’élaboration psychique
qu’il court-circuite. À cet handicap s’ajoutent les dangers d’une tentation : celle
de combler ce vide représentationnel, ce “saut mystérieux” du psychique à l’acte
pour paraphraser Freud parlant de l’hystérie, par un trop-plein interprétatif qui
trouve aisément à s’auto-justifier […] Nous faisons l’hypothèse qu’il faut cher-
cher la spécificité des conduites boulimiques à un double niveau : l’un propre à
susciter une réponse de type comportemental, l’autre pouvant rendre compte du
choix de la conduite boulimique. Nous situerons le premier niveau dans les par-
ticularités du conflit d’articulation entre narcissisme et relation d’objet ;
et le second dans les modalités de la régression qui accompagne le conflit
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précédent et plus encore dans les aménagements de cette régression […]
Il s’agit d’une conduite pathogène par ses effets à la fois dénarcissisants
et désobjectalisants qui ont tendance à se renforcer mutuellement.
Ce trouble apparaît comme un compromis entre deux échecs : celui
de l’intériorisation de l’objet, et celui des défenses narcissiques. »

1. Présentation de l’auteur

Psychiatre, psychanalyste, professeur de psychiatrie de l’enfant et de l’adoles-


cent à l’université Paris VI, Philippe Jeammet a dirigé pendant de nombreuses
années le service de psychiatrie de l’adolescent et du jeune adulte à l’Institut
Mutualiste Montsouris à Paris. Dès les années soixante-dix, ses premières publi-
cations vont témoigner de cet ancrage dans la clinique adolescente puisque
celles-ci seront consacrées pour une majeure partie d’entre elles à la prise en
charge des troubles alimentaires des adolescents et de leurs familles. En cela, ses
recherches vont s’inscrire d’emblée dans la filiation d’E. Kestemberg dont les
travaux font encore référence aujourd’hui. Avec A. Green, R. Misès, S. Lebovici,
R. Diatkine, ou encore M. de M’Uzan, E. Kestemberg aura donc été pour
Ph. Jeammet l’une des figures les plus marquantes de la génération des psycha-
nalystes qui l’auront précédé. Or ces psychanalystes auront été, selon les propres
mots de Ph. Jeammet, à la base d’une « transmission réussie » que ce soit sur le
plan clinique ou sur le plan théorique. Le nombre des publications, toujours qua-
litatives, de Ph. Jeammet couvrant l’ensemble du champ de la psychopathologie
de l’adolescence viendra faire la preuve de cette transmission particulièrement
réussie. Pour faire connaissance avec son œuvre, avant de se diriger vers tel ou
tel article scientifique (Réalité externe et réalité interne. Importance et spécificité de
Philippe Jeammet 411

leur articulation à l’adolescence, 1980 ; Actualité de l’agir. À propos de l’adolescence,


1985 ; Conflits d’identification. Corps et dépression à l’adolescence, 1986 ; L’Approche
psychanalytique des troubles des conduites alimentaires, 1993) nous conseillons la
lecture de deux ouvrages très clairs destinés au grand public Anorexie-Boulimie.
Les paradoxes de l’adolescence (2004) et Pour nos ados, soyons adultes (2008). Sur les
troubles des conduites alimentaires il a également écrit La Boulimie, comprendre
et traiter (2002) en collaboration avec Martine Flament et Soigner l’anorexie et la
boulimie, des psychanalystes à l’hôpital (2007) en collaboration avec Catherine
Chabert et Élisabeth Birot.

2. Présentation du texte dans l’œuvre de l’auteur


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Cet article est paru dans une monographie de la Revue française de psychanalyse
sur la boulimie parue en 1991 qui réunit les principaux auteurs spécialistes des
problématiques alimentaires : Bernard Brusset, Catherine Couvreur, Alain Fine,
Joyce Mc Dougall et Christine Vindreau. Ce travail est né de la longue expé-
rience analytique de l’auteur avec des patientes boulimiques ainsi qu’avec celle
des patientes hospitalisées pour des troubles des conduites alimentaires graves
dans le service de psychiatrie de l’adolescent et du jeune adulte qu’il dirigeait.
Ce texte lui permet de redéfinir les conduites boulimiques en les inscrivant dans
une perspective théorique psychanalytique qui s’articule constamment à la cli-
nique, ce qui est le souci permanent de ses travaux.

3. Résumé du texte
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Dans la première partie de l’article, l’auteur pose la question du suivi psychana-


lytique des troubles du comportement boulimique et donc d’une méthodologie
et d’un aménagement du cadre qui permettrait une approche psychanalytique
de ces conduites. Son hypothèse étant que dans le domaine de l’agir on ne peut
pas s’appuyer sur des représentations renvoyant à des organisations stables car
l’agir « surgit en lieu et place du travail psychique de représentation. Le sens ne
vient que secondairement ». L’auteur nous rappelle la règle de contiguïté établie
par Freud (1905) qui nous dit « qu’un rapport intérieur encore caché se manifeste
par la contiguïté, le voisinage temporel des associations » en précisant qu’elle ne
peut s’appliquer aux conduites agies. Celles-ci introduisent un changement de
registre figuratif, une rupture de sens que l’auteur appelle un « saut interpréta-
tif ». Il faut donc rechercher des éléments de comparaison avec les conduites
412 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

agies comme levier d’un travail psychothérapique et non avec les organisations
« mentalisées » hystériques, phobiques, obsessionnelles, persécutives ou dépres-
sives. Cela implique de se confronter aux formes qui mettent en échec le travail
psychanalytique.
Ph. Jeammet va donc tenter dans cet article de cerner la spécificité de ces
conduites boulimiques. Pour cela il en propose une définition en tant que
contrainte à manger de manière jugée excessive par le sujet, évoluant par accès
ou crises, définition large qui inclut la contrainte à l’agir et la forme boulimique
de la réponse. L’important pour l’auteur étant la position transnosographique
et trans-structurale de ces conduites rendant compte de la diversité clinique des
formes de boulimie. Un lien est ainsi proposé avec la toxicomanie en référence
à Bergeret (1982) :
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« N’importe quelle structure mentale peut conduire à des comportements
d’addiction (visibles ou latents) dans certaines conditions affectives et rela-
tionnelles… l’addiction serait une tentative de défense et de régulation contre
les déficiences ou les failles occasionnelles de la structure profonde en cause. »

C’est à partir de la relation boulimique qu’un tableau clinique commun peut


être évoqué. Ph. Jeammet la situe comme modalité d’aménagement des relations
aux objets internes et externes avec une homologie entre la forme de la conduite
boulimique, la nature des relations d’objet des patientes et les caractéristiques
de leur fonctionnement mental. Le terme de boulimique peut s’appliquer à
l’ensemble du style relationnel, analogue au lien entretenu avec la nourriture :
avidité et rejet. Sous une illusion dans le contact pouvant évoquer l’hystérie
on retrouve des caractéristiques communes dans l’impossibilité à maintenir un
niveau de fonctionnement stable. Dans le lien thérapeutique, il faut trouver un
espace entre la sensibilité extrême à toute déception et l’intolérance à l’investis-
sement transférentiel qui rendent ce lien particulièrement fragile et instable.
L’instabilité semble donc être le paramètre fondamental de ces patientes. Le
symptôme boulimique permet dans un premier temps une protection qui va
rapidement laisser place à un débordement émotionnel oscillant entre un vécu
dépressif et sensitif, voire persécutif, ainsi que l’émergence d’une histoire mar-
quée par un vécu d’effraction des « traumatismes cumulatifs » de l’enfance au
sens de J. Bergeret (1982) et de M. Khan (1974). Tout ceci traduit une vulnéra-
bilité à la relation, une difficulté à gérer la distance relationnelle. Ces éléments
font la différence avec l’anorexie mentale, car le premier contact est trompeur,
les productions fantasmatiques sont riches mais au prix d’une crudité fantasma-
tique et d’une contrainte à fantasmer, c’est-à-dire de « produire du représentatif
pour masquer un danger sous-jacent », et d’une relative indifférenciation de
Philippe Jeammet 413

l’interlocuteur. Pour Ph. Jeammet les sujets boulimiques témoignent d’une fragi-
lité des limites et des assises narcissiques :

« On peut dire de la relation boulimique qu’elle se caractérise par l’appé-


tence objectale. […] C’est cette relation que la boulimique entretient avec son
objet-symptôme : la crise boulimique comme aménagement de la régression. »

Les dysrégulations narcissiques caractérisent la boulimie dans leur dimension


dynamique. C’est un narcissisme soutenu par les objets externes de l’environne-
ment, véritables auxiliaires du moi, du fait de l’insuffisance des intériorisations
et des processus de différenciation. Les liens infantiles avec les objets parentaux
deviennent ainsi fondamentaux, marqués par une relation privilégiée avec le
père en tant que contre-investissement de l’attachement à la mère et dont la
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tonalité incestueuse est fréquente. Cet aspect associé à la fragilisation narcissique
a un effet de déliaison pulsionnelle et de régression de la génitalité à l’analité. La
confrontation œdipienne devient alors un facteur désorganisant laissant appa-
raître toute l’attente vis-à-vis de la figure maternelle, l’Œdipe négatif n’étant pas
plus structurant que son versant positif. Piera Aulagnier parle de ruptures bru-
tales du « contrat narcissique ». L’ambivalence de l’investissement maternel s’est
le plus souvent nourrie du fond dépressif maternel et de son image négative de la
féminité ou d’une discontinuité liée aux sautes d’humeur de la mère (alternance
de surinvestissement anxieux et de retrait) rappelant les oscillations d’humeur
et les crises de la boulimique. Les affects et les représentations suscitées ne sont
pas l’objet d’un travail de liaison et de perlaboration et sont occultés par le lien
aux objets externes à l’origine des traumatismes de l’enfance. De plus, l’image du
corps représente un point de fixation important, comme dans l’anorexie men-
tale, avec défaillance de la fonction de miroir de la mère et accrochage à celle-ci
dans une quête de l’image idéale. L’importance du regard souligne la défaillance
de l’intériorité et la prévalence de l’extériorité, du perceptif sur le vécu.
L’apport essentiel de Ph. Jeammet à la métapsychologie de l’agir boulimique tient
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à la situation de dépendance à l’égard des objets de la réalité externe qui crée


un antagonisme par rapport à la sauvegarde de l’équilibre narcissique. C’est le
traumatisme pubertaire qui paraît jouer un rôle essentiel dans l’apparition de
la conduite boulimique avec également la période autour de 18 ans, où la mise
en place de conduites d’auto-sabotage à la puberté est suivie par une période de
seconde latence avant le déclenchement de la conduite. L’auteur rattache cela
à ce qu’E. et M. Laufer (1989) appellent une impasse dans le développement,
une des variantes du breakdown. L’antagonisme narcissico-objectal peut se formuler
dans un paradoxe : « Ce dont j’ai besoin, parce que j’en ai besoin et à la mesure
même de ce besoin, est ce qui menace mon autonomie naissante. » Cet état peut
414 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

s’apparenter à « l’archaïque », état de confusion entre le désir, son objet et le moi


(Green, 1982), intrusion de l’objet au sein du moi, le menaçant et générant un
processus de confusion entre contenu et contenant.
La sensibilité à la régression serait centrale dans la boulimie, même si celle-ci
est limitée en intensité et en durée, focalisée sur le comportement. Ph. Jeammet
fait un rapprochement avec ce qu’E. Kestemberg (1972) a décrit à propos de
l’anorexie mentale en tant qu’échec des zones érogènes à stopper la régression
et à l’organiser : « Échec des zones érogènes dans leur rôle de liaison libidinale
et d’organisation d’un auto-érotisme qui associe lien objectal, construction des
frontières du moi et autonomie narcissique incluant l’objet dans son fonction-
nement. »
La crise boulimique s’impose en tant qu’exigence d’intimité globalisante et
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totalitaire sans pause, ni représentation du désir d’objet vécu comme trauma-
tique. Il ne s’agit pas de fusion mais d’une problématique maniaque avec déni
de la séparation et de la différence, craintes paranoïdes. La crise s’installe le plus
souvent dans un va-et-vient répétitif de boulimie-vomissements qui peut évo-
quer un mouvement masturbatoire, laissant la place à un auto-érotisme négatif
dans une « fonction désobjectalisante » (Green, 1983) ou comme le précise Ph.
Jeammet (1989) « la fonction anti-pensée et anti-introjective du comportement ».
La crise boulimique peut être regardée comme une modalité d’externalisation de
contenus internes. « Le recours à la pratique boulimique détourne et pervertit
le champ même de la pulsion et du désir. » L’après-crise s’inscrit dans la dés-
illusion, dans le dégoût de soi et dans la honte. L’auteur fait également référence
à la dimension masochiste présente dans la boulimie, dans son rôle de liaison
pulsionnelle et de préservation du lien à l’objet. Le rapprochement fait avec le
concept de « néo-objet » sans statut de sujet désirant décrit par Braunschweig
et Fain (1975) permet de comprendre le moyen d’apaisement et de contrôle des
pulsions que représente la conduite boulimique. Le comportement symptôme
aurait ainsi une double valeur narcissique et objectale conférée par son carac-
tère indifférencié. Ce qui compte dans la crise boulimique c’est la prolongation
interne du contact sensoriel avec la nourriture par le moyen de la sensation de la
réplétion. Ph. Jeammet parle d’une fonction de collage à ce néo-objet extériorisé
ainsi que d’une dialectique contenant-contenu.
Se pose alors la question du statut métapsychologique de cet objet-symptôme bou-
limique. Ph. Jeammet le situe à l’opposé de l’objet transitionnel, il s’agirait plu-
tôt d’un objet sous emprise, objet fétichique qui peut faire penser la conduite
boulimique en termes d’aménagement pervers. Les travaux sur les spécificités de
la relation perverse insistent en effet sur la relation d’emprise, le mouvement de
délibidinisation et de déliaison, la place essentielle des sensations au détriment
des émotions (Barande I. et R., 1982 ; Chasseguet-Smirgel, 1984). L’aménagement
Philippe Jeammet 415

de la régression dans la conduite boulimique serait une variante d’aménagement


pervers. « L’orgasme alimentaire » ou « l’orgasme de la faim » à propos de l’ano-
rexie mentale (Kestemberg, 1972) sont des concepts qui permettent de percevoir
la substitution de la fonction à l’objet dans la boulimie.
La seconde question posée par l’auteur est celle du déni de la castration. C’est
l’angoisse de séparation qui est centrale dans son oscillation entre abandon et
intrusion. Pour l’auteur la voie de la guérison passerait par l’aménagement d’une
organisation phallique narcissique en tant qu’aménagement défensif le plus
accessible aux boulimiques avec pour corollaire un fantasme de bisexualité, un
rejet de l’identification féminine et une identification masculine majeure avec la
conviction d’une complétude phallique.
La conduite boulimique refléterait une organisation psychique sous-jacente
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particulièrement instable, maintenant l’objet dans un statut d’extériorité, dans
laquelle la problématique dépressive est toujours présente dans une alternance
d’un vécu de perte de l’objet et de l’estime de soi et de retrouvailles momenta-
nées. La quête objectale est centrale dans un lien à composante sadomasochiste.
Si la cure se maintient suffisamment longtemps, les aménagements défensifs
hystériques, obsessionnels ou phobiques peuvent être opérants surtout la dimen-
sion hystérique, en gardant à l’esprit qu’il s’agit plus d’un leurre que d’une réa-
lité qui renvoie à une dimension abandonnique.
Pour conclure, Ph. Jeammet fait de la boulimie, non pas une organisation ou
une structure stable mais un aménagement pervers d’une vulnérabilité liée au
maintien d’une dépendance excessive aux objets externes par échec partiel des
intériorisations notamment des auto-érotismes.

4. Concepts fondamentaux
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Ce texte a permis à Ph. Jeammet de poser les bases d’une approche métapsy-
chologique de la boulimie à partir de trois concepts fondamentaux : le narcis-
sisme, la relation d’objet et la régression. Il propose une métapsychologie de
l’agir boulimique dans laquelle les conduites boulimiques auraient une spéci-
ficité à un double niveau, le premier dans les particularités du conflit d’articu-
lation entre narcissisme et relation d’objet et le second dans les aménagements
de la régression qui accompagne ce conflit. Le lien peut être fait avec la crise
boulimique elle-même, qui caractérise l’aménagement de la régression. La ques-
tion de l’aménagement pervers de cette régression avait déjà été posée par E. et
J. Kestemberg dans leur ouvrage sur l’anorexie mentale dès 1972 La Faim et le
Corps. Ph. Jeammet apporte un éclairage nouveau sur ce concept en l’élargissant
416 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

à la boulimie. Il situe l’objet-symptôme de la boulimie dans une perspective dif-


férente celle d’une substitution de la fonction à l’objet.
Du point de vue de l’organisation sous-jacente, cet article permet de soulever
la question d’un fonctionnement spécifique aux boulimiques, fonctionnement
instable dans lequel le déni de la castration, l’angoisse de séparation paraissent
s’articuler autour d’une problématique dépressive toujours présente. L’échec de
l’intériorisation de l’objet et des défenses narcissiques et la notion de dépendance
aux objets externes soulignent la vulnérabilité des conduites boulimiques.

5. Questions et enjeux scientifiques


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Ph. Jeammet permet à partir de ce texte l’ouverture d’un champ de réflexion sur
le lien entre les « névroses narcissiques », les « névroses actuelles » et le statut de
l’objet. Ce débat va se poursuivre tout au long de ses travaux avec des prolon-
gements cliniques majeurs sur la prise en charge des patientes boulimiques, les
aménagements du cadre nécessaires (thérapies bifocales), la place de l’interpré-
tation. Au-delà des problématiques boulimiques ces écrits vont permettre une
réflexion plus large sur le travail thérapeutique dans les conduites de l’agir, la
place de l’objet-symptôme et la « fonction anti-pensée » du comportement. Il
insistera également sur la dimension d’autosabotage qui rassemble nombre de
conduites symptomatiques contemporaines. La composante sadomasochiste de
celles-ci sera ensuite particulièrement approfondie par C. Chabert dans ses tra-
vaux sur le féminin mélancolique (2003).

Pour approfondir
Barande I. et R. (1983). « Antinomie du concept de perversion et épigénèse de l’appétit
d’excitation », Revue française de psychanalyse, n° 1-1983, 143-282.
Bergeret J. (1982). Toxicomanie et personnalité, Paris, PUF.
Birot E., Chabert C., Jeammet P. (2007). Soigner l’anorexie et la boulimie. Des psychana-
lystes à l’hôpital, Paris, PUF.
Braunschweig D., Fain M. (1975). La Nuit et le Jour. Essai psychanalytique sur le fonction-
nement mental, Paris, PUF.
Chabert C. (2003). Féminin mélancolique, Paris, PUF.
Chasseguet-Smirgel J. (1984). Éthique et esthétique de la perversion, Champ-Vallon.
Philippe Jeammet 417

Freud S. (1905). « Fragment d’une analyse d’hystérie (Dora) », in Cinq psychanalyses,


trad. M. Bonaparte et R. Loewenstein, PUF, 1966, 1-91.
Green A. (1982). « Après-coup, l’archaïque », Nouvelle Revue de psychanalyse, 1982, 26,
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Green A. (1983). Narcissisme de vie. Narcissisme de mort, Paris, Éd. de Minuit.
Jeammet P. (1989). « Psychopathologie des troubles des conduites alimentaires à l’ado-
lescence. Valeur heuristique du concept de dépendance », Confrontations psychiatriques,
31, 177-202.
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Khan M. (1974). Le Soi caché, Paris, Gallimard.
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AN NIE BIRRAUX,
« L’élaboration phobique »
(chap. 4, p. 121-165), « Les phobies
ordinaires » (chap. 5, p. 167-225),
in Éloge de la phobie, Paris,
PUF, 19941

1. Par Anne Tassel.


420 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

« Ce chapitre se propose d’éclairer les incidences du fonctionnement pho-


bique dans l’espace des processus de pensée […] Il n’y a pas d’adolescence
sans phobie , pas de remaniement pubertaire sans émergence de ces peurs
obscures qui se déploient sur l’environnement, se focalisent sur un objet par-
ticulier, se rabattent sur le corps ou sur la psyché pour en limiter, voire en
paralyser le fonctionnement […] La qualité de l’objet subjectif comme orga-
nisateur précoce de l’espace interne du sujet est réinterpellée par ces chan-
gements, et c’est de sa permanence, ou de la qualité du sujet à le recréer à
partir de l’objet contra-phobique, que se réamorceront les développements
éventuellement compromis. »
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1. Présentation de l’auteur

Connue pour ses qualités de psychiatre et son intérêt critique pour la pédagogie,
ayant fondé avec son mari Marc Birraux en 1963 une institution éducative des-
tinée aux adolescents en difficulté, le Cours des Petits-Champs, Annie Birraux
consacre sa première publication parue en 1980, Le Psychiatre face à l’école, aux
impasses qui semblent enfermer l’école entre le ghetto des marginaux et la coer-
cition exclusive des adaptés du système scolaire. Approfondissant les raisons
d’une résistance adolescente commune à l’apprentissage scolaire, elle élargit ses
recherches en remettant en cause les conceptions nosographiques et psychana-
lytiques classiques de la phobie qu’elle réunit dans une thèse d’État intitulée La
Phobie, dont elle extrait un livre majeur intitulé, L’Éloge de la phobie (1994).
Professeur honoraire des universités à Paris VII Denis-Diderot, elle centre son
enseignement sur la nouveauté radicale qu’opère la transformation pubertaire
dans le rapport du sujet inconscient à son corps : après avoir dirigé entre 1990
et 2000 l’unité de recherches sur l’adolescent (URA) avec Philippe Gutton, elle
poursuit activement en tant que présidente honoraire, ses activités au sein
du Collège international de l’adolescence (CILA) qu’elle avait créé avec lui en
1985, dans la continuité des travaux d’Évelyne Kestemberg, de Pierre Mâle et
de Raymond Cahn. Elle initie et participe ainsi à des échanges internationaux
au centre desquels se posent, outre les modalités irruptives de la génitalité dans
la sexualité infantile, la pertinence de ce que l’on entend par « objet culturel »
(1996) ou la nature de l’épreuve de la symbolisation dans les prises de risque à
l’adolescence (2010).
Son expérience institutionnelle en tant que médecin directeur du centre
Étienne-Marcel, à la suite de Jean-Luc Donnet, l’a conduite à se confronter aux
pathologies narcissiques et de l’inhibition dont on saisit l’âpre acuité dans son
Annie Birraux 421

livre Le Corps adolescent (2004). Remaniement et poursuite de son ouvrage, L’ado-


lescent face à son corps (1990, 1991 et 1994) où déni, repli vers l’ascétisme et
extériorisation des conflits attestent du conflit interne majeur de la place infla-
tionniste du corps, ce second livre analyse les maladies de la modernité – du
suicide à l’incapacité d’être seul, des tatouages aux comportements des lolitas –
et met l’accent autant sur les ratés de la symbolisation que sur la menace de l’en-
fermement narcissique.

2. Résumé du texte
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Soustrayant la phobie aux névroses de transfert, A. Birraux considère, dans L’Éloge
de la phobie (1994), le symptôme phobique comme une formation substitutive,
capable de restaurer les objets narcissiques défaillants du sujet adolescent, en
réduisant le clivage qu’instaure l’avènement du corps sexué. Dans une perspec-
tive développementale, l’auteur éclaire « le mécanisme obscur » des phobies
d’adolescence, qui, plus qu’un simple mécanisme de défense comme le refou-
lement, s’avère être utile au sujet pour la gestion de ses affects primaires et
l’appropriation de sa propre pensée. L’élargissement de ce symptôme à toute
mutation psychique liée à l’incidence de la puberté, nous invite à saisir ce que
l’auteur entend par « l’élaboration phobique », premier chapitre théorique que
commentent les figures cliniques du second chapitre « Les phobies ordinaires »,
tous deux signant la nécessaire aventure (ou ouverture) phobique qu’impose
l’adolescence.
L’élaboration phobique : symptôme ou structure, peur ou angoisse, « la phobie
n’a jamais eu de place bien définie dans la nosographie préscientifique, scienti-
fique ou psychanalytique […] au cœur d’un double débat nosographique, (entre
symptôme et structure), et philosophique, (entre peur et angoisse) » (1994,
© Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

p. 21-22). De même, l’équivocité du cheminement freudien réduisant la pho-


bie soit à l’effet quantitatif d’un excès de libido, soit à la présence d’un facteur
traumatique, voire à la prédisposition de l’individu, « consigne » celle-ci à être
située, soit du côté de la peur, soit du côté de l’angoisse, sans que soit élucidée
clairement leur transformation réciproque. Pour sortir de l’amalgame entre la
peur, la fuite, la crainte, l’effroi, le rejet, l’inhibition, les angoisses projetées de
séparation ou les détresses psychotiques morcelantes, A. Birraux décèle sous les
différentes modalités de l’affect la part qui en est objectivement destructrice :
une sorte « d’aversion instinctive ou d’hostilité, voire de haine irraisonnée » que
le geste phobique exhibe en mettant à distance les objets dangereux imaginaires
ou réels. L’hypothèse de « la bipartition du monde entre « bon » et « mauvais »
422 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

objets fonde le fait phobique parce qu’elle autorise l’être humain à trouver une
cause à sa détresse » (ibid., p. 21). Ainsi se trouvent justifiées l’utilité et la perti-
nence du symptôme phobique puisque sa présence à l’adolescence « crédite le
sujet d’un désir de penser au moment où le narcissisme est mis à mal par la pous-
sée pulsionnelle pubertaire ». Aussi A. Birraux nous invite-t-elle à soustraire la
phobie du cadre inadéquat des névroses de transfert pour en redéfinir la nature
psychique structurante et originaire que révèle le processus spécifique de son
élaboration à l’adolescence.
Dans ce chapitre, elle fait état de la nature coercitive de la phobie, dont le
seul but est d’assurer le maintien de la cohésion du moi et celui du sentiment
d’existence, menacés par l’irruption somatique de la puberté, propre à relancer
l’investissement primaire de l’excitation. Devenu massif et asymbolique, cet
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investissement restreint l’espace de la pensée jusqu’à son inhibition et engage
le sujet à un investissement érotisé de ses défenses, au service du narcissisme
et propre au masochisme érogène. Si les modalités de gestion de la libido oscil-
lent toujours entre la satisfaction pulsionnelle et le maintien de l’éprouvé nar-
cissique, la pensée demeure un risque pour le moi car elle est « de l’intérieur,
preuve insistante de l’existence de l’autre et menace contre le sentiment de
cohésion et d’unité » (ibid., p. 125). Aussi, la mise à distance de l’objet par la
défense phobique permet l’apaisement de l’inhibition et provoque au travail
de la pensée, l’imbrication entre puberté psychique et phobie les faisant appa-
raître comme constitutives l’une de l’autre.
Dans une seconde partie, l’auteur distingue trois types de fonctionnement
de l’élaboration phobique, aptes à traduire les négociations phobique/contra-
phobique de la pensée : le recours à l’objet contra phobique de la pensée for-
melle comme évitement phobique des pensées incestueuses, l’aptitude au trait
d’esprit comme passage à l’acte contra phobique et créateur d’une pensée par-
tagée avec d’autres, et enfin la fuite dans l’intellectualisation comme recours à
l’idéal (ou idéologie), objet contra-phobique qui efface la vie libidinale au profit
d’une alimentation constante du narcissisme.
Obstacle à toute infiltration œdipienne, la pensée formelle et ses formes
combinatoires témoignent en effet d’une incapacité à se déprendre de l’objet,
le support sensoriel intériorisé étant la mère, « cet entre-deux » entre le moi et
le non-moi de l’enfant. Résistant à ce moment princeps de différenciation, pro-
gressivement constitutif de l’espace de symbolisation, l’adolescent utilise la part
de jeu de la pensée abstraite pour se nourrir de la conviction que l’objet ne peut
disparaître, n’étant plus représenté si ce n’est par ses relations combinatoires à
d’autres objets. Défense sophistiquée, « la structure de la pensée joue comme
objet contra phobique » (ibid., p. 143).
Annie Birraux 423

Prenant appui sur le texte de Freud « Le mot d’esprit et ses rapports avec
l’inconscient » (1905), A. Birraux fait du trait d’esprit le télescopage de l’objet
phobique et de l’objet contra-phobique. Mystère des origines, jouissance, jeux
de langage, dans une communication qui condense les processus primaires et
déjoue les processus secondaires, le mot d’esprit réunit « les fonctions du symp-
tôme, du rêve et de l’acte manqué » (ibid., p. 147). Il rapproche le symptôme
de l’effraction, la création du sens du non-sens, en forçant au compromis entre
la réalisation d’un désir et la censure. Moment d’irreprésentable et source d’un
« plaisir primitif absolu » (ibid., p. 149), il est aussi l’objet d’un partage consenti,
témoignant de la sexualisation des représentations dans leur moment orgastique
« où le moi s’éprouve dans sa toute-puissance archaïque et sexuée en face de
l’objet » (ibid., p. 153) Pouvoir ruser avec le code sans être puni témoigne de
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la capacité du trait d’esprit à tenir à distance l’objet incestueux sans qu’il soit
menaçant.
A contrario, l’intellectualisation exhibe cette menace, le sujet ne se soumet-
tant à l’objet idéal que par refus de la castration originaire. La fuite dans la
spéculation idéique, qu’elle soit religieuse, politique ou philosophique, met en
son centre cet objet contra phobique qui légitime le besoin de dépendance à
un objet narcissique tout-puissant, bon et rassurant par ce qu’idéal. S’opposant
à toute aventure pubertaire et passant sous silence la certitude de la finitude
et de la sexuation, l’objet idéal s’évertue à maintenir l’illusion du sentiment
d’existence mis à mal par la mère archaïque, fondatrice des mythes et des
dogmes, à la fois protectrice et exigeante, persécutrice en même temps que
sécurisante.
Par la déconstruction de ces trois objets de pensée que sont l’intellectualisation,
la pensée formelle et le trait d’esprit, Annie Birraux éclaire les stratégies discur-
sives ou agies d’une élaboration qui diminue l’excitation interne du moi, impli-
quée dans les phobies ordinaires.
Par l’analyse clinique des phobies ordinaires, qu’il s’agisse de l’état phobique,
© Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

de la dysmorphophobie ou des phobies scolaires, l’auteur s’interroge sur ce qui


précède la formation de l’objet contra-phobique, à savoir la présence d’un objet
phobogène infigurable. L’état phobique de sa patiente Carlotta rend ainsi tan-
gible la nécessité d’une force d’étayage réelle de la part du thérapeute face à
une relation d’indistinction narcissique, alors que s’amorce paradoxalement une
dramatique négation de soi, jusque dans l’effacement même de l’éprouvé de
son sentiment d’existence. La dissolution du moi dans l’espace qui l’entoure
témoigne « de l’abrasement des supports représentatifs de la pulsion, à seule fin
de protéger le moi en lui évitant la conflictualité de la résolution œdipienne »
(ibid., p. 175). A. Birraux insiste sur la nature primitive du rejet des pulsions, rejet
424 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

qui tend à se dissoudre dans un objet interne hostile et que le symptôme pho-
bique tente de restaurer en y condensant les symbolisations à venir.
Différemment, le cas de Bella expose le souci d’un corps persécuteur, dissi-
mulé à l’ombre d’un large manteau, lequel, bientôt fétichisé, masque l’absence
d’étayage narcissique. Au croisement de l’investissement de l’objet et de l’inves-
tissement du moi, où dedans et dehors, passé et présent se confondent, l’objet
fétiche fait obstacle à l’accession à la génitalité tout en laissant la fonction nar-
cissique de l’objet venir étayer de l’extérieur la satisfaction auto-érotique, le thé-
rapeute étant utilisé comme objet d’étai et contenant.
A contrario, les phobies scolaires font de ce contenant qu’est l’école un objet
de contrainte et d’obligation interne qui interdit à la pensée de se déployer,
plongeant le moi dans une situation de danger permanent, au risque que l’ado-
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lescent ne perde pied, ayant à céder sa place de leader ou à succomber à l’attrait
de l’action excitante. Cette « psychophobie » représente un choix de fonction-
nement auto-érotique de la pensée dont les acting impulsifs, s’ils en apaisent la
tension interne, marquent la faillite de l’élaboration, ne satisfaisant plus qu’à
la pulsion d’emprise et au vide de l’objet. En deçà de la réassurance que pro-
cure l’objet transitionnel, cher à Winnicott, et au-delà de la problématique de
l’attachement inspiré par Bowlby, le court-circuit psychique de l’acting montre
combien la tension dans le cas de Franck exige une « désomatisation » préven-
tive à la constitution d’un possible espace d’élaboration : « La phobie scolaire
témoigne d’une faillite de l’élaboration, et plus causalement d’une carence de
la dynamique de l’espace de symbolisation qui nous semble indifférencié du
corps » (ibid., p. 219).
Une topologie conclusive des différents espaces investis par l’objet persécuteur
fait apparaître qu’en fonction de la différenciation des espaces interne-externe,
organisée par le sujet, l’objet contra-phobique dépendra de la qualité de perma-
nence de l’objet « subjectif », organisateur précoce de l’espace interne du sujet.

3. Concepts fondamentaux

L’introduction de ces différents adjectifs attribués aux objets – objet subjectif


ou narcissique, ou objet contra-phobique, objet phobique ou phobogène – appar-
tiennent à une structure au sens de système, là où celle-ci est originaire, un
« déjà-là » dans le fonctionnement psychique, auquel le symptôme phobique
œuvre à sa transformation. C’est pourquoi la permanence de l’objet subjec-
tif serait à entendre comme un équivalent de ce que Didier Anzieu conçoit
comme le « moi-peau », dans son aspect métaphorique de contenant-contenu,
Annie Birraux 425

moi corporel souvent méconnu par le sujet comme lui appartenant en propre,
alors que l’objet narcissique est un éprouvé d’existence, permettant la régula-
tion des affects primaires par la satisfaction du besoin qui vient de l’extérieur.
Or cet objet narcissique est lui-même issu d’un objet phobogène, d’affect
d’aversion « en quête d’une forme figurative qui donnera sens à l’éprouvé de
l’adolescent, la fonction supplétive de l’objet contra-phobique pourra ainsi
être objectivée dès lors que le sujet sera en mesure d’user de la projection, de
poser une limite entre monde interne et monde externe, entre soi et autrui »
(ibid., p. 168).
La valeur créative de l’objet contra-phobique atteste de l’importance des
relations entre les différents espaces constitués et investis par l’objet pho-
bique : soit celui-ci est rabattu dans l’espace peu différencié moi/monde
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externe (dysmorphophobies), soit il est projeté sur un objet nommé, en lieu et
place de l’objet subjectif (phobies d’animaux ou d’objets, voire de situations),
soit il est déployé sur l’espace externe et apte à parasiter la pensée (inhibitions
scolaires, agoraphobies, ou psychophobies), soit encore, il demeure interne et
se confronte à l’objet narcissique qui assure au moi sa cohésion et son unité.
Selon le degré de différenciation des espaces interne-externe du moi, l’objet
phobique, parfois persécuteur, se distingue ou se confond avec l’objet narcis-
sique à l’origine de la subjectivation du sujet : « Ce qui fait la subjectivation, c’est
la mise en tension interne permanente de la structure œdipienne et des résidus
infantiles qu’elle vient organiser » (ibid., p. 228).

4. Origines et prolongements du texte

Les origines de la construction de la pensée psychanalytique d’A. Birraux


prennent autant en compte le concept d’identification primaire et la fonction
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d’interprétation anticipative de la mère chez Piera Aulagnier dans La Violence


de l’interprétation (1975) que le rapport à une modalité archaïque du génital,
à la base des mécanismes de clivage du pubertaire (Gutton, 1991, 1997). Mais
la nature processuelle de la subjectivation défendue par R. Cahn (1998) et Ph.
Gutton prend le relais du processus de différenciation du nourrisson entre soi
et l’autre, entre objet narcissique et objet reconnu comme tel, entre pensée
concrète et pensée abstraite. Le poids du refus de la sublimation, contrainte à
biaiser « par le bas ou par le haut » (Givre, 1996), tentative de contournement
du travail de deuil tout en ménageant au moi une position narcissique domi-
nante, engage l’auteur à penser le processus de subjectivation comme une
forme de sublimation du moi. C’est en ce sens qu’A. Birraux définit le symptôme
426 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

phobique, à la fois appel à l’autre et opérateur dans « la tentative d’affirmation


d’un moi réaspiré par la crainte archaïque de la perte de ses repères et de son
sentiment de sécurité, et simultanément de la recherche de l’objet subjectif,
qu’il lui faut sans cesse recréer pour élaborer l’angoisse » (ibid., p. 68).
Contribution à la restauration des objets narcissiques défaillants de
l’enfance, tout en réduisant le clivage instauré par l’avènement du corps
sexué à l’origine du mouvement psychique pubertaire, le geste phobique
témoigne du lien éprouvant qu’entretiennent contrainte et création : l’objet
« insensé » de la phobie et de ses avatars avalise l’émergence d’un « espace
psychique élargi » (Jeammet, 1980) qui estompe les limites du monde interne
et externe, leur réappropriation par l’adolescent créant un nouveau para-
digme, essentiel à la compréhension du fonctionnement de la vie psychique
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(Marty, 2004).

5. Enjeux scientifiques

L’enjeu psychopathologique de la phobie par la nature de son opérativité psy-


chique, de sa fonction organisatrice et sa capacité d’extériorisation par le symp-
tôme, rend compte du lien structurel entre l’universalité du donné fondamental
primaire et la singularité des destins pulsionnels. L’intégration du geste phobique
au processus même de la mutation adolescente nous semble modifier définitive-
ment la donne quant aux modalités psychothérapiques des cures d’adolescent
puisqu’elle est une affaire « du corps » et « l’expression de la non-figurabilité de
la faillibilité de l’homme » (Birraux, 1999, p. 27). La présence si forte de l’objet
en sa double polarité interne/externe trouble dès lors l’opposition de référence
dehors-dedans car elle « donne à toute extériorité une dimension interne et à
toute intériorité une figuration extériorisable ». Si bien que le travail de différen-
ciation suppose des allers et retours de l’adolescent entre le monde externe et
le monde interne, entre la pensée du thérapeute et la sienne propre, jusqu’à ce
que l’adolescent trouve ses propres limites de représentabilité, le différenciant de
l’autre, face aux menaces qui pèsent sur son sentiment d’existence, afin de rete-
nir l’objet narcissique qui se dérobe.
L’implication du thérapeute dans la préfiguration des représentations de
l’adolescent ne peut se donner dorénavant pour visée que celle d’accompagner
la pensée hésitante, voire persécutive de l’adolescent face à ses représentations
incestueuses inconscientes ainsi que celles de la réalité, de la mort et de la sépa-
ration. Condamné à intervenir depuis sa propre réflexion contre transférentielle,
pour peu que celle-ci soit apte à transmettre à l’adolescent un sentiment de
Annie Birraux 427

sécurité, préalable à toute cure d’adolescents, le thérapeute n’a de choix que de


s’exposer, lui aussi, à être.

Pour approfondir
Birraux A. (1994). L’Éloge de la phobie, Paris, PUF.
Birraux A. (1997). « La phobie structure originaire de la pensée », in Fine A., Le Guen,
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Birraux A. (1999). Les Phobies, Paris PUF.
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Birraux A. (2003). « De la crise au processus » in Marty F. (dir). L’Adolescence dans l’his-
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La Naissance pubertaire, Paris, Dunod, 189-197.
44
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PHILIPPE JEAMMET,
« La violence à l’adolescence.
Défense identitaire et processus
de figuration », Adolescence,
1997, 15, 2, 1-261

1. Par Philippe Givre.


430 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

« La violence n’est pas un concept psychanalytique. Elle appartient au


champ phénoménologique. Elle relève du comportement, que celui-ci soit mis
en acte ou fantasmé […] Il serait bien sûr caricatural de ramener les situations
de violence à une signification unique car elles sont toujours pluridéterminées.
Mais il existe une dynamique commune qui peut nous aider à nous repérer : il
nous semble que la violence répond à une menace sur l’identité et correspond
à une tentative de restauration de cette identité menacée […] Les indications
thérapeutiques ne sont plus posées en fonction des seuls critères sympto-
matiques ou de la maladie, mais suivant le degré d’efficience de l’appareil
psychique du patient et le caractère plus ou moins étayant et contenant de
l’environnement. »
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1. Présentation du texte dans l’œuvre de l’auteur

L’inflexion initiale de la recherche de Ph. Jeammet, commentée précédemment


dans ce recueil, sur les troubles alimentaires à l’adolescence sera loin d’être
neutre concernant l’abord qu’il va proposer de la thématique de la violence.
De fait, ce sont d’abord les pathologies où la violence s’exprime de façon plus
silencieuse, tout en restant ravageuse, par le biais de conduites d’auto-sabotage,
qui vont mobiliser son intérêt. Ce sera d’ailleurs une façon pour lui de montrer
à quel point ces conduites d’auto-sabotage s’avèrent encore plus destructrices et
plus mortifères que les manifestations plus bruyantes, mais aussi plus vivantes,
qui s’expriment par le biais des conduites antisociales.
Au-delà de ces considérations liminaires, lire ce texte de Ph. Jeammet sur
« La violence à l’adolescence » présuppose d’avoir connaissance de concep-
tualisations théorico-cliniques formalisées antérieurement. La notion d’écart
narcissico-objectal (Jeammet, 1980) – exposée dans l’un de ses articles majeurs
« Réalité externe et réalité interne. Importance et spécificité de leur articulation à
l’adolescence » – fait partie de ces notions incontournables pour aborder le texte
au centre de nos préoccupations. De fait, l’une des hypothèses centrales déve-
loppées par Ph. Jeammet indique clairement que l’adolescence va être respon-
sable d’un renforcement d’une relation antagoniste entre narcissisme et relation
objectale et va donc du même coup créer les conditions d’un écart narcissico-
objectal.
Or la construction de cet écart narcissico-objectal repose principalement sur
deux grands axes de développement qui structurent la personnalité, ces deux
axes étant supposés se conjoindre à l’adolescence. Le premier de ces axes de déve-
loppement concerne l’appétence relationnelle de l’être humain qui ne peut se
Philippe Jeammet 431

passer d’échanges avec son environnement pour se développer. Le moi de l’indi-


vidu sera donc particulièrement dépendant de ses objets d’investissement qui
vont ensuite être le support de mouvements d’intériorisation, d’incorporation,
d’identification. Ce qui a trait aux relations objectales spécifie donc le premier
axe du développement de la personnalité. Quant au second axe du développe-
ment, il a trait à ce qui participe du développement de l’autonomie et de l’auto-
suffisance du sujet. Se percevoir comme un être autonome et bien différencié de
son environnement conditionne le bon développement de ce deuxième axe de
la personnalité que Ph. Jeammet appelle aussi narcissique. Dans le cadre d’un
développement personnel satisfaisant ces deux courants ne sont pas censés
s’opposer mais au contraire se compléter puisque « le narcissisme se nourrit de
l’intériorisation des relations objectales » (1997, p. 15). Dans des circonstances
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moins satisfaisantes et en particulier à l’adolescence, cet antagonisme pourra être
sérieusement majoré puisque l’adolescent cherchera à la fois à achever ses iden-
tifications via sa relation aux objets, tout en étant contraint dans le même temps
de prendre ses distances avec ses objets d’attachement antérieurs dont les liens
ont été sexualisés par la puberté.
L’accent porté sur cette mise en tension narcissico-objectale est essentiel puis-
qu’en soulignant que la violence est préférentiellement déclenchée par « un rap-
proché relationnel », Ph. Jeammet met bien en exergue le paradoxe adolescent
qui se trouve à la fois en proie à une forte « appétence objectale » et à la crainte
que ces nouveaux investissements objectaux, pourtant attendus, ne mettent à
mal ses assises narcissiques. Ainsi « la psychanalyse montre que le développe-
ment de la personnalité semble toujours pris dans le dilemme suivant : pour être
soi il faut se nourrir des autres et, dans le même temps, il faut s’en différencier.
Il y a là une contradiction potentielle » (ibid., p. 9). Aussi, pour que cette faim
d’objets ne soit pas ressentie par le sujet comme « antinarcissique » (Pasche,
1975), il faudra que les assises narcissiques aient pu être solidement établies et
que la qualité des intériorisations ait pu être satisfaisante.
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Précisons enfin que la régulation de cet écart narcissico-objectal sera liée à


une composante homophilique : « La problématique – je dirais d’ailleurs plus
“homophilique” qu’homosexuelle – de l’adolescence est un élément crucial, le
point de capiton entre problématiques objectale et narcissique » (ibid., p. 16).
Remarque très précieuse sur un plan clinique, puisqu’elle nous indique que la
composante homophilique et ses manifestations seront essentielles pour mesu-
rer et apprécier l’écart narcissico-objectal. À ce titre, les éléments paranoïdes qui
témoignent d’une dégradation régressive de la libido homosexuelle en une libido
narcissique seront le plus souvent péjoratifs, alors qu’une souplesse libidinale, y
compris vis-à-vis des émergences homosexuelles, constituera le signe d’une pos-
sible atténuation des antagonismes narcissico-pulsionnels.
432 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

2. Résumé du texte

Pour l’auteur, une première difficulté s’impose immédiatement avec le constat


que la violence est avant tout une notion phénoménologique qui n’appar-
tient pas comme telle au corpus métapsychologique. Évidemment cela n’est
pas contradictoire avec l’idée que cette notion puisse entretenir des correspon-
dances étroites avec nombre de notions métapsychologiques comme la pulsion,
la haine, le sadisme, le masochisme, etc. Aussi, pour aborder cette thématique
de la violence, Ph. Jeammet reconnaît très vite à J. Bergeret le mérite d’avoir su
montrer que la violence devait davantage être mise en lien avec les pulsions
d’autoconservation qu’avec les pulsions sexuelles, c’est-à-dire que la violence
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provenait pour l’essentiel de la lutte du moi pour sa conservation et son affir-
mation. De la même manière, il conteste la valeur heuristique de la pulsion
de mort pour penser la clinique de la violence, et notamment la clinique de la
violence à l’adolescence. Il plaide davantage pour l’idée qu’à l’adolescence les
menaces qui pèsent sur le moi auraient avant tout pour fondement les atteintes
des représentations de soi, c’est-à-dire l’ensemble des blessures narcissiques qui
auront émaillé le développement de l’enfant. Le surgissement de la violence
s’expliquerait ainsi préférentiellement par une mise à mal ou un défaut dans la
construction des assises narcissiques du sujet, au point de fragiliser grandement
le sentiment identitaire.
Il s’en suit que la thèse centrale de cet article s’exprime en ces termes :

« La violence est ainsi caractérisée par un effet de rupture, de


“désubjectivation” pour celui qui la subit. Cela nous conduit à formuler diffé-
rentes hypothèses : ce vécu reflète en miroir ce qu’éprouve celui qui agit la vio-
lence, sans être nécessairement conscient ; la violence représente une défense
contre une menace sur l’identité ; elle va agir ce que le sujet craint de subir en
menaçant à son tour la subjectivité et l’identité d’autrui » (ibid., p. 5).

On l’aura compris le propos de Ph. Jeammet se concentre électivement sur les


sujets en état de détresse narcissique, sur ces êtres « écorché vif » qui ne bénéfi-
cient pas du filtre au niveau de l’intensité des relations affectives qui est assuré
par une bonne qualité des assises narcissiques. Du coup, pour eux, tout contact
avec l’objet excite. La clinique avec ces sujets montre que la problématique
objectale est vécue avec une intensité particulière au point de devenir insoute-
nable, tout au moins « dès que le niveau pulsionnel objectal est trop « cru », tels
que le traduisent un œdipe trop clair, des éléments passionnels, une agressivité
ou des fantasmes parricides trop à jour » (ibid., p. 11). En d’autres termes, avec
Philippe Jeammet 433

ces patients la problématique centrale n’est plus celle du conflit psychique mais
d’abord celle de la sauvegarde de l’identité.
Dans la même perspective, Ph. Jeammet opère également une différenciation
nette entre agressivité et violence. Pour asseoir cette différence, il insiste sur
l’idée que l’agressivité témoigne encore d’un lien avec l’objet qu’elle attaque,
du fait de sa liaison avec la libido, alors que la violence traduit de son côté un
mouvement de désobjectalisation, donc une perte du lien à l’objet dans le but
de protéger l’identité du sujet. Du coup, cela l’amène à penser que « la violence
est un comportement narcissique de défense de l’identité, à finalité fondamen-
talement anti-objectale » (ibid., p. 7). En effet, pour le sujet potentiellement
violent, son besoin des autres devient synonyme d’un envahissement poten-
tiel, devient synonyme d’une dépendance intolérable, devient donc synonyme
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d’une « passivité affolante ». Dans ces circonstances, on serait alors au plus près
du syndrome d’influence que le passage à l’acte violent cherchera à conjurer.
De ce point de vue, la banalité du recours à l’acte à l’adolescence est assez
unanimement reconnue. Ce constat pourrait ainsi rendre compte de l’assimi-
lation fréquente entre violence et adolescence, la violence n’étant pourtant pas
l’apanage exclusif de l’adolescence. Il n’en demeure pas moins que l’adoles-
cence représente un moment privilégié pour le déploiement des comportements
hétéro ou auto-agressifs. Aussi, pour cerner les particularités de cette émergence
de la violence à cette période de l’existence, il est nécessaire de rappeler cer-
tains enjeux psychiques fondamentaux de cette phase développementale située
entre vie infantile et vie d’adulte. Temps de confrontation à l’ananké (la des-
tinée, mais aussi la contrainte physique ou légale), l’adolescence est ce moment
où il est difficile pour le sujet de ne pas ressentir les transformations de la
puberté comme une sorte de violence faite par la nature à sa psyché, ces chan-
gements subits le renvoyant à une forme d’impuissance et de soumission infan-
tile. Les difficultés de l’adolescent pourront ainsi être fréquemment reliées aux
transformations imposées par la puberté. Ce sont notamment les transforma-
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tions corporelles et le renforcement de l’excitation lié à la sexualité qui vont


confronter de nouveau le moi de l’adolescent à des phénomènes de passivation,
c’est-à-dire à un vécu infantile qu’il pensait avoir dépassé. Or, la violence inter-
viendra toujours dans le but de renverser ce mouvement en son contraire, c’est-
à-dire de transformer la passivité en activité.
Les enjeux de cette dialectique entre activité et passivité vont être très pré-
sents au niveau des investissements que l’adolescent pourra déployer dans les
registres spatial et temporel. « L’espace fait partie de cette réalité externe, pla-
cée sous le contrôle du domaine perceptivo-moteur, donc de la conscience, du
moi et de l’action volontariste. Il est à l’opposé de la temporalité qui renvoie à
434 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

l’attente et, par là même, à la passivité et à l’absence de maîtrise » (ibid., p. 22).


Il apparaît ainsi clairement que l’adolescent développera plus d’affinités avec
la dimension spatiale qu’avec la dimension temporelle. Le recours à l’espace,
à l’agir dans le champ perceptivo-spatial sera privilégié puisque l’utilisation
de l’espace va permettre un mouvement d’extériorisation et de concrétisation
d’une pensée lorsque celle-ci ne parvient plus à être mentalisée.
Ceci doit-il nous conduire à prendre le contre-pied de l’affirmation
winnicottienne prônant que le seul remède à l’adolescence était le temps, le
temps qui passe, pour énoncer que le seul remède à l’adolescence est l’espace,
l’utilisation de l’espace ? Si un certain surinvestissement de l’espace, concou-
rant à la création d’un « espace psychique élargi » (1980), semble incontour-
nable à cette période de l’existence afin de mettre à distance une tension et une
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conflictualité internes intolérables, la finalité du processus adolescent reste bien
d’accéder à une temporalité progressive, lui octroyant la possibilité d’assurer
une réelle temporalisation psychique. Mais avant d’y parvenir, la réalité externe
jouera donc un rôle très important d’auxiliaire de l’appareil psychique.
Sur ce point précis, Ph. Jeammet montre bien comment l’appareil psychique
du jeune pubère est supposé prendre progressivement le relais de l’étayage paren-
tal pour jouer un rôle de tampon entre les exigences internes et les contraintes
de l’environnement. La pathologie interviendra lorsque ce rôle de l’appareil psy-
chique se révélera défaillant, condamnant le sujet à utiliser de façon dominante
la réalité externe pour contre-investir la réalité interne qui ne présente aucune
qualité suffisamment sécurisante.

« Dans cette optique, le point de mire du soin peut être vu comme la restau-
ration de la capacité de l’appareil psychique à assurer ses fonctions de protection
de l’individu, c’est-à-dire à gérer les conflits intrapsychiques et à ne pas se lais-
ser trop entraver par le poids des contraintes internes et externes » (ibid., p. 26).

Dans le cas contraire, lorsque les sujets vont utiliser de façon dominante et
contraignante la réalité externe, c’est-à-dire qu’ils vont investir le monde perceptivo-
moteur pour contre-investir la réalité interne, alors l’utilisation de l’espace, le
recours à l’acte, voire le recours à la violence vont se substituer à l’impossibilité de
s’appuyer sur une temporalisation psychique suffisamment pérenne.

3. Concepts fondamentaux

Parmi les concepts introduits dans ce texte, la notion d’aménagement pervers


se révèle très intéressante pour spécifier la nature du lien à l’objet qui est main-
Philippe Jeammet 435

tenu dans les pathologies de l’agir. Ce lien est avant tout un lien d’emprise
avec l’objet, l’altérité de ce dernier étant totalement déniée. « L’aménage-
ment pervers sauvegarde en effet le lien objectal mais en le réduisant à un
lien de contact, en surface, qui évite les dangers de l’intériorisation comme
ceux de la perte, offrant par l’emprise qu’il autorise un contrepoids efficace
à la destructivité » (ibid., p. 19). Cette propension à nier l’altérité ou la diffé-
rence se retrouve bien dans la définition donnée par A. Green de l’archaïque.
En effet, celle-ci ne renvoie pas à l’origine ou à l’originaire mais à un processus
de dédifférenciation des instances, des imagos et des structures internes « où
le désir, son objet et le moi se confondent » (ibid., p. 19). Dès lors, ce qui fon-
dait le moi comme instance fonctionnelle n’est plus en mesure d’opérer, de
par la perte de ces différences qu’il avait progressivement acquises. De fait, la
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puberté est en elle-même un facteur de dédifférenciation qui tend à générer
un travail de condensation du monde interne en lien avec ses effets d’exci-
tation dédifférenciantes. Ce phénomène de condensation se retrouve à tous
les niveaux : entre l’infantile et le pubertaire, entre les imagos paternelle et
maternelle, entre les différentes instances psychiques, entre les problématiques
œdipiennes et prégénitales, et enfin entre problématiques narcissique et objec-
tale. Tout l’enjeu du processus adolescent, on l’aura compris, visera à permettre
(à rebours de ces dédifférenciations) une réappropriation et une différenciation
subjective.

4. Devenir et prolongements

Il n’est évidemment pas possible de recenser l’impact global des hypothèses de


Ph. Jeammet dans ce champ psychopathologique de la violence. Simplement, et
à titre d’exemple, on retrouve dans l’ouvrage de Ph. Gutton Violence et adoles-
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cence, une mise au premier plan de la dimension intersubjective inhérente aux


conduites violentes. Selon Ph. Gutton, la pierre de touche de la définition de la
violence est bien, en référence à l’article de Ph. Jeammet, la « désubjectivation
du fait de l’objet », dans la mesure où on constate que dans cette situation
intersubjective au moins l’un des deux sujets concernés cherche à aliéner la
subjectivation de l’autre. Il est ainsi question d’emprise : la violence venant tra-
duire une force qui s’oppose à l’objectalisation. Cela n’empêche évidemment
pas de penser que cette influence supposée de l’objet, vécue comme menaçante
ou inquiétante, puisse résulter des pressions inhérentes au monde interne et aux
désirs du sujet. Dès lors, il s’agira bien d’envisager par quels procédés thérapeu-
tiques il serait possible de transformer le recours à l’agir violent, privilégié par
l’adolescent, en une « violence parlée ».
436 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

5. Enjeux et questions scientifiques

Le décentrement d’une problématique de l’ordre du conflit psychique à celle


de la sauvegarde de l’identité n’est pas sans incidence majeure au niveau des
perspectives cliniques. Ce glissement pourrait-il aller jusqu’à interroger la perti-
nence et la validité du travail psychanalytique individuel avec les adolescents ?
Les recherches de Ph. Jeammet sur le psychodrame, ses réflexions sur la portée
thérapeutique des prises en charge institutionnelles, tout comme ses modélisa-
tions sur les prises en charge bi ou multifocales vont également dans le sens de
cette interrogation. Implicitement c’est toute la question de la pertinence du tra-
vail thérapeutique avec l’adolescent au sein d’une relation duelle qui se trouve
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ici engagée. En effet, les risques d’un « inceste entre appareils psychiques »
(Pontalis, 1981) s’avèrent cruciaux dans le cadre d’une relation transférentielle
avec l’adolescent où des effets paradoxaux peuvent être induits par le fait que
« plus le thérapeute interprète le transfert, plus il montre son importance, plus
il piège le sujet » (1997, p. 25). S’il ne s’agit pas d’une condamnation pure et
simple de la psychothérapie individuelle, il s’agit à tout le moins d’une vive
incitation à penser le moment qui se révélera opportun pour entamer un travail
thérapeutique individuel qui ne sera pas synonyme de violence ou d’effraction
psychique.
Dans ce texte, comme dans la plupart de ses écrits, la force et l’aisance de la
pensée de Ph. Jeammet qui se traduisent d’abord par la grande limpidité et le
caractère très plaisant de son écriture, parviennent à nous faire sentir à quel
point l’affirmation de notre différence subjective, notamment dans le temps de
l’adolescence, se révèle périlleuse, tellement « cette différence, il faut la vérifier
en permanence, tant elle est menacée », quitte d’ailleurs à recourir à quelques
violences pour parvenir à la sauvegarder.

Pour approfondir
Gutton P. (2002). Violence et adolescence, Paris, In Press.
Jeammet P. (1980). « Réalité externe et réalité interne », Revue française de psychanalyse,
1980, 3-4, 481-521.
Jeammet P. (1995). « Psychopathologie des conduites de dépendance et d’addictions à
l’adolescence », Cliniques Méditerranéennes, 47-48, 1995, 155-175.
Jeammet P. (2004). Anorexie-Boulimie. Les paradoxes de l’adolescence, Paris, Hachette.
Philippe Jeammet 437

Jeammet P. (2008). Pour nos ados, soyons adultes, Paris, Odile Jacob.
Jeammet P., Kestemberg E. (1983). « Le psychodrame psychanalytique à l’adolescence »,
Adolescence, 1983, 1,1, 147-163.
Kestemberg J., Kestemberg É., Decobert S. (1972). La Faim et le Corps, Paris, PUF.
Pontalis J.-B. (1981). « Non, deux fois non », Nouvelle Revue de Psychanalyse, 1981, 24,
53-73.
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CATHERINE CHABERT,
« Féminin mélancolique » (1997),
Adolescence, t. 15, n° 2, 47-551

1. Par Catherine Matha.


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440 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

« Certaines histoires de filles semblent des tragédies sacrificielles : pour-


tant, dans un premier temps, le défaut libidinal s’y annonce patent dans
les insuffisances de la dramatisation et l’apparente absence de scénarios
susceptibles de contenir les fantasmes originaires, autant d’écrans ou de
masques qui préservent d’une sexualité persécutante […] Dans les troubles
graves des conduites alimentaires (ou d’autres pathologies symptomatiques
qui trouvent leur voie d’expression dans le comportement) le masochisme
moral s’ancre, dans la resexualisation œdipienne, à une fantasmatique
incestueuse prégnante, déterminant une angoisse majeure de perte d’amour
et un retournement haineux, contre soi, des attaques destructrices de l’objet
[…] Je veux dire que la tâche essentielle, dans les commencements de l’ana-
lyse, relève de la liaison des affects et des représentations de perte d’objet,
affects généralement déniés ou abrasés, comme si dans le même mouvement
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la tentative de désexualisation avait emporté avec elle les alternances du
désir, la dialectique de la présence et de l’absence, et les “éprouvés” – pour
reprendre le terme de P. Aulagnier – qui leur étaient associés, qui ont été
perdus et qui attendent d’être (re)trouvés. »

1. Présentation de l’auteur

Catherine Chabert est psychanalyste, membre de l’Association psychanalytique


de France, au sein de laquelle elle est très impliquée, tant dans les activités
scientifiques que de formation. Professeure de psychologie clinique et de psy-
chopathologie à l’université Paris-Descartes, elle est une ardente défenseure de
la transmission de la clinique psychanalytique et a considérablement contri-
bué au développement des méthodes projectives dans cette perspective. Très
engagée dans des activités éditoriales, elle a cofondé la revue Libres cahiers
pour la psychanalyse et a dirigé les différents volumes de la collection « Psycho-
pathologie et psychanalyse » chez Dunod. Elle est également très mobilisée
dans l’organisation de nombreux colloques, désireuse de favoriser les échanges
scientifiques et de transmettre la pensée analytique. Son esprit de recherche
s’étaye sur une expérience clinique d’analyste dense : à la fois auprès d’ado-
lescents, notamment pendant de longues années au sein de l’Institut Mutua-
liste de Montsouris dirigé alors par Ph. Jeammet, et auprès d’adultes dans le
cadre de cures types. Ses thèmes de réflexion explorent particulièrement l’arti-
culation entre ce qui relève de la problématique de perte et ses emboîtements
avec la problématique œdipienne et la sexualité. Deux ouvrages peuvent être
donnés comme référence : Féminin mélancolique (2003), L’Amour de la différence
(2011).
Catherine Chabert 441

2. Présentation du texte dans l’œuvre


de l’auteur

Cet article est né de l’expérience analytique avec des patientes présentant de


graves troubles des conduites alimentaires sur un versant boulimique. La
dimension mélancolique du discours de ces patientes et la composante auto-
sacrificielle du comportement associée à l’expression d’une culpabilité majeure
permet d’interroger de manière magistrale les articulations entre la dialectique
de la perte et la dynamique œdipienne. L’article montre combien, au-delà de la
référence au paradigme narcissique et de ses accointances avec la problématique
de perte référée aux troubles précoces – certes utile pour la compréhension de
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ces troubles –, le complexe œdipien est actif et doit pouvoir être également pris
en compte dans le traitement analytique de ces sujets. Ce texte constitue la base
princeps de la théorisation du concept de féminin mélancolique, lié à la mise au
jour d’une version singulière du fantasme originaire de séduction, qui trouvera
ses déploiements métapsychologiques dans différentes contributions ultérieures,
en particulier en 2003 au sein de l’ouvrage qui en porte le nom.

3. Résumé du texte

À partir de la clinique analytique d’une jeune femme boulimique, l’auteure


fait l’hypothèse de l’existence d’une construction singulière du fantasme origi-
naire de séduction, susceptible d’être retrouvée chez les sujets engagés dans des
conduites d’attaque du corps ; ce dernier étant destiné à remplir une fonction
sacrificielle. Cette singularité se traduit par une version du fantasme de séduc-
tion qui se détourne de sa forme hystérique, du fait de l’engagement du maso-
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chisme moral, et bascule dans un mouvement mélancolique par la participation


grandissante des mouvements d’auto-accusation.
Dans la construction hystérique des fantasmes de séduction, l’autre – dans
un mouvement de retournement protecteur du refoulement – est clairement
désigné comme l’agent séducteur au sein d’une scène excitante ; ce qui préserve
l’innocence et l’ignorance de l’auteur du fantasme. Chez les jeunes femmes bou-
limiques, une forte culpabilité est alimentée par une trop grande proximité avec
une fantasmatique œdipienne, au sein de laquelle l’inceste est insuffisamment
refoulé. Il fait retour dans des scènes masochistes où le scénario est inversé :
la conviction d’avoir séduit activement le père, en déclenchant une violence
débordante chez lui, empêche toute dénonciation de l’attentat séducteur et
442 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

excitant chez l’autre. Coupable de séduction, accusée de transgression, la fille


se charge d’assurer elle-même son châtiment à travers la conduite compulsive
d’attaque de son corps, dans une visée expiatoire. Le risque encouru est que ces
conduites sacrificielles s’automatisent dans un mouvement de dépersonnalisa-
tion progressive, du fait de l’éteinte progressive des satisfactions auto-érotiques
et de l’étiolement du fantasme masochiste inaugural. Subsiste alors la douleur,
qui constitue un contre-investissement des mouvements pulsionnels d’amour
et de haine pour les objets originaires. Le renoncement impossible à ces objets,
notamment dans leur prise incestueuse, contraint le maintien de cette douleur,
seule expression possible de ces liens.
Le processus serait le suivant : à l’origine, une intense déception dans la rela-
tion à un objet d’amour qui induit le retrait de la libido attachée à cet objet
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décevant. Du fait d’un investissement d’objet peu résistant car fondé sur une
base narcissique, l’investissement, au lieu d’opérer un déplacement libidinal sur
un nouvel objet, est ramené dans le moi et participe à la mise en place de l’iden-
tification avec l’objet abandonné. C’est donc le moi qui est jugé, et la perte de
l’objet se transforme en perte du moi. L’autopunition permet alors l’accomplis-
sement de la vengeance sur les objets originaires et l’état de maladie constitue
pour le sujet le moyen de tourmenter ceux qui lui sont le plus chers.
L’absence de construction de fantasmes de séduction sur un mode hystérique
constitue pour l’auteure un des indices les plus manifestes du travail de déliaison
opéré par les effets délétères du masochisme moral. Dans le travail thérapeutique,
l’analyste devra donc mobiliser les traces libidinales subsistantes, notamment en
favorisant la prise de contact avec les affects, afin de soutenir les mouvements de
vie du sujet, à la fois dans une perspective de reconstruction narcissique mini-
male et d’étayage de la vie fantasmatique.

4. Concept fondamental

L’alliance des termes de « féminin » et de « mélancolie » au sein du concept de


Féminin mélancolique mobilise une associativité féconde, attractrice de représen-
tations multiples, dont le jeu atteste de sa valeur paradigmatique. Car les figures
du féminin sont plurielles et les formes cliniques de la mélancolie diverses.
Le terme de féminin doit être ici dégagé d’une référence exclusive aux femmes
et déborde la question de la féminité. Indissociable de la référence à la bisexualité
psychique commune aux deux sexes, il éveille néanmoins des images fortement
marquées par ce que Freud (1924) a décrit comme « situation caractéristique de
la féminité » (être castrée, être coïtée, enfanter), et donc par ce qui relève de la
Catherine Chabert 443

différence des sexes. La conjugaison du féminin avec la passivité s’impose alors


mais ne doit pas être ramenée à une équivalence : les accords sont variés et ins-
crits dans des temporalités différentes.
En effet, dans sa version originelle, le féminin renvoie au vécu de dépendance
de la prime enfance. La dépendance originaire et ce qu’elle implique de désar-
mement, d’impuissance et de passivité, est commune aux deux sexes et fonde
la vie psychique. Au-delà de la dimension comportementale, c’est de l’intromis-
sion du sexuel adulte chez le nourrisson dont il s’agit, soit de l’effraction fantas-
matique séductrice originaire de l’autre. Constat qui ouvre sur la question des
positions internes, des « voies intérieures » (Chabert, 2003), qui s’originent dans
le temps de la toute-puissance maternelle, temps du premier espace interne de
l’infans. Le destin des processus de deuil et des identifications introjectives d’un
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sujet et l’équilibre économique de sa bisexualité psychique seront dépendants
de la qualité de ce qui s’éprouve, s’expérimente et s’organise dans cet espace-
temps du féminin, au cours duquel l’altérité et l’identité sexuée s’investissent et
où s’ébauche la différenciation des courants tendre, érotique, hostile. L’altérité
est ainsi mise en jeu simultanément sur le terrain de la différence moi/objet
et sur celui de la différence des sexes, qui se découvre progressivement dans le
maillage sophistiqué du complexe d’œdipe. Dès lors, les formes de confusion se
répondent, jouant de la condensation, entre celle du masculin/féminin et celle
susceptible de défaire les limites différenciatrices moi/objet.
Prélude aux identifications ultérieures, le « destin » de ce féminin, dont
l’intégration est liée au travail de deuil de l’objet maternel, se révélera à l’occa-
sion des remaniements de la traversée pubertaire. En fonction des modalités
identificatoires privilégiées, la construction du moi se trouvera alors différem-
ment affectée, à l’instar du surmoi. Rappelons que le surmoi se constitue par
introjection des objets d’amour œdipiens et par intériorisation des exigences et
des interdits qui constituent une instance de surveillance et d’autocritique. Le
travail identificatoire s’opère dans un contexte de perte, lié au renoncement,
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même s’il est partiel, à l’une ou l’autre des figures œdipiennes. La constitution
du surmoi s’accompagne de ce fait d’une désintrication pulsionnelle : quand la
composante libidinale érotique ne parvient plus à lier la totalité des pulsions
destructrices, la part cruelle et tyrannique prend le dessus. Pour parvenir à sup-
porter le poids de la culpabilité générée, certains sujets se trouvent alors dans
l’obligation de l’investir masochiquement afin de l’apaiser. L’angoisse de perte
de l’amour de la part de l’objet est particulièrement activée chez les filles car
l’invitation à se tourner vers leur père par détournement déceptif de la mère est
appréhendée comme identification à l’être aimé perdu. C. Chabert souligne que
dans certaines organisations fantasmatiques, la conviction incestueuse (soit la
croyance qu’avec leur nouveau corps de femmes elles exercent une source d’exci-
444 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

tation extrême chez l’autre) détermine une angoisse majeure de perte d’amour et
un retournement haineux, contre le moi, des attaques destructrices visant l’objet.
Ce retournement de l’agressivité contre soi s’opère au nom d’une culpabilité
inconsciente importante et relève d’une tentative de soulagement constituée par
le recours au masochisme moral. La perte de force du surmoi s’explique ainsi plu-
tôt par l’insuffisance ou l’inefficacité de sa part protectrice, sa nature tyrannique
et intransigeante appelant des conduites sacrificielles. C’est cette dépendance du
moi à la sévérité du surmoi « mal-différencié », lié à la force des enjeux de perte
mobilisés, nommé autrement par C. Chabert « surmoi au féminin », ainsi que le
retournement du sadisme contre le moi et l’impossible accès à la position passive,
qui amènent l’auteure à envisager un lien de similarité entre la problématique
mélancolique et le masochisme moral.
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Soulignons la référence à la mélancolie sous forme d’adjectif qui dégage le
terme de ses limites psychopathologiques pour en souligner la valeur dyna-
mique, processuelle. La relation à l’objet se trouve ramenée à un système nar-
cissique, où la souffrance est recherchée pour elle-même, la haine contre l’objet
s’exerçant contre son substitut (le moi), maintenant ainsi paradoxalement le
lien avec les objets d’amour.
La version du fantasme de séduction se découvre ainsi dans une dynamique
inversée, au sein de laquelle le sujet, au lieu d’être passif, occupe une place dou-
blement active. Active tant dans la séduction qu’il opère et qui génère une exci-
tation majeure chez l’autre, que dans la punition qu’il doit ensuite s’infliger
comme forme de dédommagement d’une culpabilité massive, liée à un surmoi
tyrannique qui appelle des conduites d’attaques de son propre corps, objet du
délit d’attraction sexuelle, qu’il faut abîmer ou détruire. Version mélancolique du
fantasme de séduction, c’est ce que C. Chabert nomme le féminin mélancolique.

5. Prolongements du texte

Le texte a trouvé des prolongements et un véritable approfondissement méta-


psychologique dans différents articles ultérieurs, et en particulier dans l’ouvrage
Féminin mélancolique (2003).
La question centrale est relative à la passivité, envisagée comme position
interne, en référence à la définition originaire de Freud, qui revient à « être excité
par l’autre ». L’accent est mis sur le travail de l’appareil psychique dans le traite-
ment de l’excitation et sur la contribution de l’organisation des fantasmes ori-
ginaires dans la constitution de la réalité psychique. Le paradigme de la névrose
dans ses assises fantasmatiques et dans les représentations de la réalité psy-
Catherine Chabert 445

chique qu’il engage est mis à l’épreuve : si la position passive occupe toujours
une place maîtresse, elle n’est pas tenue selon les mêmes modalités dans d’autres
configurations psychopathologiques. La référence au fantasme « un enfant est
battu » est alors proposée comme constituant un modèle paradigmatique pour
appréhender plus spécifiquement le fantasme originaire de séduction. L’auteure
souligne que le sujet, qu’il soit spectateur (première phase du fantasme) ou vic-
time (seconde phase), occupe toujours une place passive. La troisième phase
témoignant du refoulement réussi du fantasme incestueux. Or l’expérience ana-
lytique avec des jeunes femmes présentant des troubles compulsifs à valence
autodestructrice souligne une double occurrence : le défaut de construction du
fantasme hystérique s’accompagne d’un défaut de refoulement de la seconde
phase du fantasme de l’enfant battu.
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S’ouvre alors tout un champ de réflexion sur l’implication du masochisme
moral et ses dérives mélancoliques, du fait des modalités de traitement singulières
de la perte d’objet. Rivé à la resexualisation des liens aux figures œdipiennes, le
masochisme moral se caractérise par le fait que le moi réclame activement puni-
tion au surmoi, la difficulté étant que cette réclamation reste inconsciente et ne
trouve de voie de traduction qu’à travers les actes compulsifs. Cette dimension
de culpabilité inconsciente, prise dans les rets du principe de plaisir/déplaisir,
constitue une résistance massive au processus de changement. La réaction théra-
peutique négative est ainsi questionnée en contrepoint de la passivité inhérente
et nécessaire au processus de l’analyse. La passivité constitue un moteur dans
la cure par ce qu’elle permet d’acceptation des effets de l’autre en soi, mais elle
mobilise aussi une résistance majeure, à la fois par les éléments de séduction
qu’elle implique mais aussi par les représentations mortifères qu’elle induit. Le
« combat » mélancolique constitue alors « l’une des voies de détournement de
la passivité, contre l’être-aimé, l’être-excité, contre l’objet et finalement contre
le sujet lui-même » (2003, p. 155). Ses armes privilégient la recherche active de
confusion, d’indifférenciation ; la différence imposant inévitablement le renon-
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cement, et son corollaire, la perte. Ainsi, la liaison du mélancolique au maternel


et au féminin souligne la force de l’identification narcissique originaire au pre-
mier objet maternel, paradoxalement autre puisque mal identifié, mal différen-
cié, à l’image de l’objet « perdu » de la mélancolie.

6. Questions et enjeux scientifiques

Le concept de féminin mélancolique ouvre un champ de compréhension fonda-


mental pour l’abord des conduites masochistes dont on connaît l’importance au
temps de l’adolescence. À cette période, les remaniements identificatoires – par
446 45 commentaires de textes fondamentaux en psychopathologie…

la mobilisation des processus de perte – mettent à l’épreuve les assises identitaires


et l’organisation des processus de différenciation. La puberté défait l’alliance
infantile entre le moi et le surmoi, où l’interdit œdipien s’alliait à l’immatu-
rité physique de l’enfant. La réalisation possible des vœux œdipiens met par-
ticulièrement à l’épreuve la conviction d’innocence et convoque avec force
le surmoi œdipien, tant dans ses composantes interdictrices que protectrices.
L’intensité des émois sexuels et la nouveauté de leur expression, requièrent de ce
fait un renforcement important de la version hystérique du fantasme de séduc-
tion pour soutenir l’identification passive et le refoulement de la fantasmatique
incestueuse. Les renoncements impliqués par ailleurs peuvent actualiser une
importante déception œdipienne. Si celle-ci ne peut « trouver » de nouvel objet
d’investissement, la voie est ouverte pour un rabattement narcissique. D’autre
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part, les transformations corporelles imposées, entrent en résonance avec les
conflits de passivité, cette dernière étant fréquemment associée à la reviviscence
d’identifications régressives d’autant plus difficiles à tolérer que les adolescents,
dans leur recherche d’individuation cherchent à s’en déprendre. Tous les ingré-
dients sont donc réunis pour favoriser à l’adolescence le recours à des solutions
masochistes avec le risque de dérive mélancolique qu’elles comportent.
L’intérêt de cette élaboration conceptuelle déborde cependant largement le
champ de l’adolescence et couvre notamment celui de la clinique psychanaly-
tique actuelle, des « nouvelles pathologies » dites de l’intériorité. Bien souvent
dans les cures adultes en souffrance de limites, ce n’est pas tant la pauvreté de
la vie fantasmatique qui se donne à entendre, que ses débordements, difficile-
ment canalisables du fait de la charge pulsionnelle mobilisée. La trace retrouvée
d’organisation de scénarios fantasmatiques spécifiques nous invite à réinterroger
les modalités de construction d’un espace psychique interne, où la voie inté-
rieure de la passivité, qui traverse la complexité des modalités identificatoires,
constitue un chemin d’élaboration d’une puissante fécondité.

Pour approfondir
André J. (dir.) (2000). L’Énigme du masochisme, Paris, PUF.
Chabert C. (2003). Féminin mélancolique, Paris, PUF.
Chabert C. (2011). L’amour de la différence, Paris, PUF.
Freud S. (1915). « Deuil et Mélancolie », in Œuvres complètes, XIII, 1988, Paris, PUF, 261-
278.
Freud S. (1919). « Un enfant est battu. Contribution à la connaissance de la genèse des
perversions sexuelles », in Œuvres complètes, XV, Paris, PUF, 1996, 115-146.
Catherine Chabert 447

Freud S. (1920). « Au-delà du principe de plaisir », in Œuvres complètes, XV, Paris, PUF, 2e
éd. 2002, 273-338.
Freud (1924). « Le problème économique du masochisme », in Œuvres complètes, XVII,
Paris, PUF, 1992, 11-23.
Freud S. (1931). « De la sexualité féminine », in Œuvres complètes, XIX, Paris, PUF, 1995,
7-28
Dargent F. et Matha C. (2011). Blessures de l’adolescence, Paris, PUF.
Rosenberg B. (1991). Masochisme mortifère et masochisme gardien de la vie, Monogra-
phie de la Revue française de psychanalyse, Paris, PUF.
Winnicott D.W. (1974). « La crainte de l’effondrement », Nouvelle Revue de psychanalyse,
11, 1975, 35-44.
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