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Sommaire
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LISTE DES AUTEURS V

PRÉFACE VII

INTRODUCTION. POURQUOI LA PSYCHOPÉDAGOGIE ? 1


Serge Boimare

1. La psychopédagogie face aux adolescents ascolaires 7


© Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

Serge Boimare

2. Maths et mètis(se) 27
Marc-Olivier Roux

3. Paul et Kevin, ou comment s’approprier le langage oral et l’écrit 51


Évelyne Schembri

4. Entre trop près et trop loin... 71


Didier Chaulet

5. Ces images qui nous parlent... Parlons-en ! 91


Coraline Mabrouk
IV S OMMAIRE

6. « Le Petit Chaperon rouge », un conte à lire... et à réécrire 111


Évelyne Lévy

7. Binta, à la découverte de soi 131


Catherine Thibaud Privat

8. À la recherche de Claudia 153


Colette Boishus

9. Quelle frontière entre psychopédagogie et psychothérapie ? 195


Laurence Bouvet
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BIBLIOGRAPHIE 207

TABLE DES MATIÈRES 209


Liste des auteurs
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SERGE BOIMARE
Enseignant et psychologue.

COLETTE BOISHUS
Orthophoniste.

LAURENCE BOUVET
Psychanalyste.
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DIDIER CHAULET
Psychomotricien.

ÉVELYNE LEVY
Professeur des écoles.

CORALINE MABROUK
Orthophoniste.

MARC-OLIVIER ROUX
Psychologue.
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Orthophoniste et graphothérapeute.

CATHERINE THIBAUD PRIVAT


DES AUTEURS

ÉVELYNE SCHEMBRI

Orthophoniste.
L ISTE
VI
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Préface
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F REUD, dès 1925, dans « Ma vie et la psychanalyse » évoque la possibi-
lité pour des enfants de bénéficier d’un traitement alliant l’influence
analytique à des méthodes pédagogiques : « Il existe encore des enne-
mis de l’analyse, je ne sais par quels moyens ils pourraient empêcher
ces psychanalystes pédagogues d’exercer leur activité. »
Par la suite, pédagogues et psychanalystes furent nombreux à s’inté-
resser à cette alliance pour aider les enfants en difficulté. Citons, par
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exemple, Ernst Schneider, Oscar Pfister, Hans Zulliger, Siegfrid Bernfeld,


August Aichhorn ou encore Anna Freud.
L’histoire de la psychopédagogie est aussi intimement liée à l’histoire
des Centres Médico Psycho Pédagogiques (C.M.P.P). Ces établissements
médico-sociaux proposent des soins aux enfants et adolescents qui
présentent des difficultés psychologiques, scolaires, de comportement,
de langage, etc.
Dès le milieu des années quarante, au Centre Claude Bernard, (premier
C.M.P.P créé en 1946), ce travail est assuré par des professionnels de
l’Éducation Nationale. Ces enseignants ont une formation psychopéda-
gogique axée sur les grandes étapes du développement et les besoins
VIII P RÉFACE

psychophysiologiques et affectifs de l’enfant. Il est demandé à ces


professionnels d’avoir entamé une démarche analytique personnelle.
Dans les années cinquante, au C.M.P.P de Strasbourg, Maurice Debesse,
directeur médical, met en place la pédagogie curative. La pédagogie est
alors une médiation et non un support pour transmettre le savoir ; c’est
une pédagogie qui repose sur la connaissance psychique de l’enfant.
Le psychopédagogue analyse les difficultés d’apprentissage et propose
des réponses qui visent une approche globale des difficultés de l’en-
fant. C’est en ce sens que l’acte psychopédagogique se différencie de
l’acte pédagogique. L’effet recherché n’est pas uniquement une amé-
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lioration des résultats scolaires ; il vise un travail psychique à effet
thérapeutique.
Le psychopédagogue qui s’intéresse au vécu de l’enfant à l’école, tra-
vaille avec lui, à partir de médiations choisies en fonction de son
intérêt ; il s’agit parfois de s’appuyer sur des exercices scolaires. L’im-
portant est la manière de mener cette activité. L’effet thérapeutique
de cette rencontre se fonde notamment sur la restauration narcissique
chez l’enfant.
Carmen Strauss, psychopédagogue au C.M.P.P de Strasbourg, évoque une
évolution de la prise en charge psychopédagogique à partir des années
soixante-dix. Pour que l’enfant accède au registre symbolique, développe
la pensée et renoue avec les apprentissages, la bienveillance des adultes
et la mise en confiance chez l’enfant sont insuffisantes. L’enfant doit
être confronté aux expériences du manque, de la frustration, et de la
solitude. Le psychopédagogue devient alors, selon l’analyse qu’en fait
Serge Boimare : « non plus celui qui donne une relation valorisante mais
aussi celui qui sépare et qui marque les limites ».
Aujourd’hui la psychopédagogie propose deux grands types d’interven-
tion, l’une proche de la rééducation psychopédagogique marquée par
une orientation cognitive, davantage liée aux programmes scolaires,
travaillée avec des médiations spécifiques ; l’autre s’apparente aux théra-
pies à médiation culturelle et utilise des supports choisis pour approcher
Préface IX

les difficultés psychiques de l’enfant, afin qu’il réinvestisse, dans un


second temps, l’activité de pensée.
Quelle que soit l’orientation, il y a prise en compte, sans les interpréter
dans la séance, des mouvements transférentiels et contre transférentiels,
issus de cette rencontre.
L’équipe des psychopédagogues du Centre Claude Bernard est composée
aujourd’hui de professionnels ayant une formation initiale et un parcours
professionnel divers. Depuis la diminution des mises à disposition des
postes de l’Éducation Nationale, les enseignants spécialisés, rééduca-
teurs en psychopédagogie, ou les psychologues scolaires ne sont plus les
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seuls à pratiquer la psychopédagogie. Des psychologues, orthophonistes
ou psychomotriciens se sont formés à l’utilisation de ces médiations.
Cependant, cette tradition alliant approche pédagogique et compré-
hension psychanalytique s’est perpétuée au Centre Claude Bernard au
moment même où l’approche globale des troubles des enfants et des
adolescents que nous rencontrons est actuellement parfois remise en
question.
Ce que Serge Boimare a écrit dans son introduction à la première édition
de ce livre reste d’actualité. La nouvelle génération a bien pris le relais
afin d’aider ces jeunes que nous recevons « à créer ces liens entre
l’intérieur et l’extérieur, qui leur manquent pour pouvoir penser ».
La créativité de chacun de ces professionnels leur permet d’utiliser des
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médiations toujours plus diversifiées, sans lesquelles nous ne pourrions


aider certains de ceux qui sont en mal de pensée.
Enfin, la question de la formation des professionnels, qui s’est posée
d’emblée en 1946, reste aujourd’hui une préoccupation majeure des
psychopédagogues. Si la psychopédagogie n’est pas encore une disci-
pline validée par un diplôme, un groupe de professionnels du Centre
Claude Bernard propose depuis 2015 une formation spécifique sur « les
difficultés d’apprentissage et les médiations psychopédagogiques ».
X P RÉFACE

Cette formation ouverte aux professionnels du soin et de l’éducation


contribue au travail de transmission des savoirs et s’inscrit dans une
recherche sur l’évolution de la psychopédagogie.

Natalie BAYLE
Psychiatre
Directrice Médicale du Centre Claude Bernard

Frédéric VALENTIN
Psychologue
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Directeur administratif et pédagogique du Centre Claude Bernard.
Introduction

Pourquoi la psychopédagogie ?
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Serge Boimare

L A PSYCHOPÉDAGOGIE , UN OUTIL
THÉRAPEUTIQUE ANCIEN POUR LES ENFANTS
D ’ AUJOURD ’ HUI

Le Centre Claude Bernard a été créé en 1946 sur l’idée d’une alliance
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entre pédagogie et psychanalyse. La priorité était alors de venir en


aide aux adolescents qui avaient du mal à reprendre leurs études après
la période troublée de la guerre. D’emblée les fondateurs du Centre,
Messieurs Berge et Mauco, avancent une idée qui paraît alors révolu-
tionnaire :
« la difficulté d’apprentissage est avant tout un symptôme d’inadapta-
tion. Elle ne peut être comprise et traitée sans prendre en compte la
personnalité globale de l’enfant1 . »

1. « Qu’est-ce que la pédagogie curative ? », M. Debesse, Publication du CNDP, Juillet


1954 et « Pédagogie curative scolaire et psychanalyse », J. Méry, ESF, 1978.
2 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

Le chemin de la psychopédagogie s’ouvrait, Maurice Debesse et Janine


Méry allaient contribuer à le baliser.
Depuis cette époque, les conditions de vie ont considérablement changé.
Les principes concernant l’éducation des enfants doivent faire face à
une nouvelle organisation de la famille. Les enfants eux-mêmes ont
parfois du mal à savoir où se trouve l’autorité.
L’école doit non seulement s’adapter à une révolution des techniques de
communication, mais elle doit surtout apprendre à composer avec des
élèves qui sont sollicités en permanence par des informations exception-
nelles et qui n’ont pas toujours été initiés à l’épreuve de la frustration.
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Cette évolution n’est pas sans conséquence sur les demandes qu’adressent
les familles au Centre Claude Bernard. Dès leur premier appel télépho-
nique, quatre parents sur cinq évoquent d’emblée les difficultés que
rencontre leur enfant pour affronter les exigences de l’apprentissage.
Comment apprendre quand on n’a pas été entraîné par les premières
expériences éducatives à supporter l’attente et la règle ? Comment se
risquer à réfléchir quand on ne supporte ni le manque, ni la solitude ?
Sans ces compétences psychiques fondamentales, la confrontation avec
le doute est vite vécue comme une remise en cause. Elle vient réveiller
des idées de frustration, d’auto-dévalorisation, de persécution. Ces sen-
timents parasites vont freiner le travail de liaison nécessaire à la pensée.
Souvent, ils déclenchent en prime des dérèglements de comportement
qui inquiètent les enseignants.
Sans doute ne s’agit-il pas là d’une pathologie nouvelle. Depuis la
création du Centre, nous avons toujours connu ces dysfonctionnements
révélés par les contraintes de l’apprentissage. Mais nous devons à l’évi-
dence, constater qu’ils se sont généralisés. Quelle que soit la pathologie
de nos patients, ils viennent désormais s’inscrire comme une donnée
majeure. Dans le tableau des symptômes, les troubles de l’agi ont pris
le pas sur des troubles plus intériorisés.
Bien entendu, cette particularité va questionner nos pratiques de Centre
Médico-Psycho-Pédagogique (CMPP). Elle va mettre en évidence leurs
limites et la nécessité de les faire évoluer.
Pourquoi la psychopédagogie ? 3

Comment amorcer une aide psychologique avec des patients qui vivent
l’intérêt porté à leur monde interne comme une intrusion ? Comment
nouer une relation thérapeutique avec ceux qui ne fournissent pas une
production personnelle en parole, en dessin, en jeu... suffisante pour
amorcer un travail psychique ?
Pour autant, la palette des aides rééducatives que nous connaissons
bien dans nos CMPP n’offre pas une bonne alternative. Elle va aussi se
trouver contestée par beaucoup de ces enfants. Même quand ils sont
en confiance et demandeurs d’aide, nous les voyons encore continuer à
s’agiter ou à s’endormir trop vite. Même quand ils annoncent leur désir
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d’apprendre et leur souci de combler leurs lacunes, nous les voyons
continuer à ne pas écouter et à oublier d’une séance sur l’autre ce que
nous leur transmettons.

L A PSYCHOPÉDAGOGIE , UN OUTIL
THÉRAPEUTIQUE QUI DÉPASSE LES SPÉCIALITÉS

Pour répondre à ce défi, des professeurs, des orthophonistes, des psycho-


logues, des psychomotriciens du Centre Claude Bernard se rencontrent
chaque semaine depuis près de vingt ans.
Ils se sont appelés « le groupe des psychopédagogues ». Une quinzaine
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de personnes au total. Deux fois par mois, ils croisent leurs observations
avec celles des psychanalystes du Centre. Leur réflexion est toujours
alimentée par un travail clinique en cours.
Dans cet ouvrage, neuf d’entre eux ont accepté, dans un article court,
de faire part de leur expérience. Nous allons pouvoir vérifier à quel point
la spécialité de chacun est bousculée et doit être soutenue par d’excel-
lentes compétences relationnelles et une créativité permanente. Que
faire avec celui ou celle qui ne demande rien ? Que proposer à celui ou
celle qui s’enferme dans le mutisme ? Comment faire évoluer la relation
avec celui ou celle qui se montre violent à la moindre contrariété ? etc.
4 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

Autant de rencontres incertaines où nous allons voir se construire au


fil des séances, triangulées par ce que nous appelons la médiation, une
relation transférentielle.
Là où la technique rééducative ou psychothérapeutique était prise
en défaut, la souplesse, l’ouverture, l’invention du psychopédagogue
doivent être au rendez-vous.

L ES TROIS TEMPS
DU TRAITEMENT PSYCHOPÉDAGOGIQUE
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Le conte ou le jeu, l’image ou le groupe, l’écriture ou le corps, les
mathématiques ou la philosophie, vont s’avérer des détours de choix
pour, d’abord, aller chercher cet intérêt trop accaparé par la curiosité
primaire pour pouvoir se porter sur les règles et les lois qui organisent
la connaissance.
Première étape donc pour la psychopédagogie : réussir à fabriquer
des ponts entre un objet culturel et un désir de savoir trop imprégné
par l’égocentrisme pour accepter de se détourner des préoccupations
personnelles.
C’est lorsque ce premier palier de l’intérêt est trouvé que la richesse
du « support médiateur » doit donner un second souffle au travail psy-
chopédagogique. Permettre enfin à ces enfants et à ces adolescents de
donner du sens, de donner une forme, de mettre du scénario sur ce qui
les inquiète et les préoccupe. Le jeu, l’image, l’histoire, la métaphore...
vont être des alliés de choix pour franchir cette seconde étape, qui
doit être celle de la réconciliation avec le monde interne.
Sécuriser, enrichir un capital de représentations pour pouvoir aider
ceux qui ne pouvaient accéder au temps de suspension nécessaire à la
pensée. C’est ce qui va permettre d’atteindre le troisième palier de
la psychopédagogie.
Cette fois, chaque thérapeute va pouvoir déployer les apports propres à
sa spécialité. Ces articles nous montrent bien comment chacun, avec sa
Pourquoi la psychopédagogie ? 5

technique, n’hésite plus à apporter une règle, à donner des repères, à


dégager une loi, à proposer un savoir, à faire une interprétation...
Si la bonne médiation permet de traiter avec l’infantile et les préoccu-
pations primaires, elle ne s’y enlise pas. Elle contient aussi en elle la clé
qui ouvre la porte pour s’en dégager et aller sur le chemin de l’universel.
Sans doute la psychopédagogie est-elle engagée sur des voies qu’il sera
de plus en plus nécessaire d’emprunter dans les années à venir. Une
nouvelle génération de psychopédagogues vient d’intégrer le Centre
Claude Bernard. Ils ont déjà une formation de professeur, de rééducateur,
de psychologue ou de psychanalyste. Il est évident qu’ensemble ils vont
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renouveler la forme et les outils de ce type de traitement, mais parions
que leur priorité restera toujours la même : aider les enfants et les
adolescents à créer ces liens entre l’intérieur et l’extérieur, qui leur
manquent pour pouvoir penser.
Chapitre 1

La psychopédagogie
face aux adolescents ascolaires
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Quand la psychopédagogie s’appuie sur la mythologie

Serge Boimare

A PPRENDRE À PARLER ... POUR RÉDUIRE


L ’ ÉCHEC SCOLAIRE
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Discussion autour d’un conte


!

Quand des adolescents ne savent pas se parler

« Joue pas les intellos, si t’avais un mouchoir avec des gouttes de sang
magiques, tu t’en servirais en premier. »
« Il n’y a que les bouffons pour préférer un mouchoir à de l’argent. »
« On voit que tu connais rien à la vie, avec de l’or et de l’argent on fait
ce qu’on veut mon pote. »
8 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

« Et un cheval qui parle, c’est rien peut-être ? Alors tu t’écrases. »


« Les sous c’est encore plus important qu’un cheval magique, n’importe
quoi ! »
Cette discussion animée a lieu entre cinq adolescents, tous des garçons,
dans un groupe de soutien psychopédagogique que j’anime une fois par
semaine au Centre Claude Bernard. Lorsqu’elle a lieu, nous n’en sommes
qu’à notre troisième rencontre et je tente de faire une évaluation de
leurs compétences pour lire, écrire et parler. Je viens de leur demander
de se mettre d’accord, alors qu’ils avaient des avis divergents, sur l’idée
principale du début d’un conte de Grimm bien connu : La gardeuse d’oies.
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Avec beaucoup de réticence et de peine, comme je le décrirai par la
suite, ils venaient de lire seuls la première page du texte.
Dans le début de ce conte, environ une douzaine de lignes d’introduction,
nous apprenons qu’une princesse, fille unique, doit quitter sa mère qui,
elle, est veuve, pour aller se marier avec le prince du pays voisin qu’elle
ne connaît pas.
Pour moi, l’idée principale était bien là, elle annonce un événement
grave et fort : la séparation entre une mère et sa fille qui s’aiment beau-
coup, et la sexualité qui se profile avec un inconnu, dans un mariage
arrangé où l’on fait passer l’intérêt général avant celui de la jeune fille.
À ma grande surprise, les adolescents qui ont lu seuls ces lignes d’in-
troduction ne sont pas du même avis que moi. Un seul d’entre eux sur
les cinq penche pour le mariage de la princesse comme idée principale,
les quatre autres se rabattent sur des éléments de l’histoire que je
considérais comme secondaires.
Au moment du départ en effet, la mère remet à sa fille sa dot, avec
beaucoup d’or et d’argent. Un beau cheval blanc qui parle et un mouchoir
avec trois gouttes de sang qui ont le pouvoir de lui venir en aide si elle
rencontre des problèmes sur la route. D’où cette discorde et ces propos
véhéments évoqués en introduction.
La psychopédagogie face aux adolescents ascolaires 9

Quand le moindre désaccord se transforme en conflit

Je ne comptais pas sur cette discussion pour qu’un accord se fasse quant
à l’idée principale. Il y a longtemps que je fais ce genre de groupe et
je sais d’expérience qu’il faut au moins une année de travail pour en
arriver à cette étape.
Par contre, j’avais l’espoir que chacun puisse au moins justifier avec
quelques arguments son point de vue. Je dois vite constater que cela
n’est possible pour aucun d’entre eux. Pour faire valoir son idée, chacun
s’emploie à parler fort, à empêcher l’autre de s’exprimer en empiétant
sur sa parole, en ne le laissant pas terminer sa phrase, voire en prenant
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un ton menaçant ou méprisant.
La façon de ponctuer son point de vue d’une pique qui veut rabaisser
l’autre : « joue pas les intellos », « n’importe quoi », « bouffon », « tu
connais rien à la vie », « écrase-toi », nous montre que la confrontation
verbale n’est jamais loin d’un affrontement physique. Il ne manque ici
que le classique « pédé », ou quelques remarques sur la sexualité des
mères, pour que la panoplie des insultes soit complète.

Quand les savoirs fondamentaux ne sont pas maîtrisés

Les adolescents qui sont dans ce groupe ont entre 13 et 14 ans. Tous
ont deux points en communs. Le premier est d’être en échec dans leur
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collège de quartier, au point de ne pas pouvoir prétendre au Brevet


des collèges car ils ne maîtrisent pas les savoirs fondamentaux. Rien
de ce qui concerne les études ne les intéresse. Aucune matière, aucun
professeur, aucune activité ne semble avoir grâce à leurs yeux. On dirait
qu’ils sont dans le vide, excepté pour critiquer l’organisation du collège
et se plaindre d’injustice à leur égard.
Leur second point commun, nous venons d’en avoir un aperçu, est de
ne pas savoir parler et de dévaloriser l’expression orale. De nombreux
exemples viennent me montrer que bien s’exprimer est souvent assimilé
par eux à un signe de faiblesse, quand ce n’est pas à un risque de
féminisation.
10 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

À 14 ans, ils n’ont toujours pas franchi l’étape du langage argumentaire.


L’échange entre eux ne peut être que pauvre, les phrases stéréotypées
sont utilisées à tout propos et hors de propos, les mots déformés ou
raccourcis, les grossièretés banalisées, sont les moyens de communiquer
les plus usités. Ils ne leur permettent jamais d’expliquer une idée et
encore moins de tenir compte de ce qui a été dit par l’interlocuteur.
Dans ces conditions le désaccord, même minime, ne peut être traité
que par la rupture de communication. Elle est souvent signifiée par un
propos injurieux qui commence par : « va te faire... », le plus étonnant
étant encore que personne ne semble s’en offusquer.
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Finalement, il faut que le sujet soit déjà connu par l’autre pour qu’il y
ait un semblant d’échange.

La pédagogie, toujours face aux trois mêmes questions

Chaque année, lorsque je débute l’un de ces groupes de soutien psycho-


pédagogique, les trois mêmes questions me reviennent :
" Pourquoi des adolescents, normalement intelligents, en sont-ils arri-
vés à des capacités d’échange aussi réduites après une dizaine d’an-
nées de fréquentation de l’école ?
" Existe-t-il un lien entre cette pauvreté de l’expression verbale et
l’échec scolaire qui les concerne tous ?
" Que vais-je pouvoir faire pour les aider à se dégager de ce handicap
qui, selon toute évidence, rend difficile leur insertion scolaire et
sociale, avant même de parler d’insertion professionnelle ?

L’empêchement de penser, autre hypothèse


!

pour expliquer la pauvreté langagière

Bien entendu, les carences du vocabulaire et la pauvreté syntaxique sont


ici faciles à repérer. Dès la première rencontre avec ces adolescents, elles
apparaissent essentielles. Elles vont très vite orienter les propositions
que nous pourrions être tentés de faire pour les aider.
La psychopédagogie face aux adolescents ascolaires 11

Mais c’est un piège dans lequel je refuse de tomber maintenant, car je


le constate toujours depuis que je fréquente ces adolescents ascolaires :
derrière le manque de compétence ou de connaissances nécessaires à la
maîtrise de la langue parlée, se cache aussi un fonctionnement intel-
lectuel singulier, aménagé et équilibré sur un évitement de la réflexion.
C’est cela que j’appelle « empêchement de penser ».
Pour moi c’est bien cet évitement du retour à soi, nécessaire à l’élabora-
tion de l’idée, qui porte la responsabilité de cette situation désastreuse
où nous trouvons toujours associés de l’échec scolaire, de la difficulté à
communiquer et des troubles du comportement.
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Qu’est-ce que l’empêchement de penser ?
Comment le reconnaître ?

L’empêchement de penser se traduit par une sous-utilisation de la réfle-


xion. Il est marqué par un souci d’éviter, ou de contourner, le temps du
doute indispensable au fonctionnement intellectuel.
Il peut se présenter sous des formes diverses, être responsable de com-
portements variés (j’en donnerai quelques exemples à la fin de ce cha-
pitre). Mais les enfants touchés par le phénomène ont toujours un
point en commun, qui explique et justifie ce fonctionnement singulier.
Dès qu’ils font un retour à eux-mêmes pour mobiliser leurs capacités
réflexives, ils déclenchent du même coup des sentiments parasites qui
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perturbent leur fonctionnement intellectuel et les inquiètent.


Ce mécanisme est terrible, car il transforme le temps de la construction
et de l’organisation nécessaire pour apprendre en temps de déstabilisa-
tion et d’insécurité.
Pour en dire plus, tant que les enfants touchés par l’empêchement de
penser n’ont pas la réponse immédiate à la question posée, et qu’ils
doivent s’appuyer sur leurs représentations pour faire des hypothèses,
construire un raisonnement, imager la phrase à lire ou le problème posé,
ils déclenchent simultanément des émotions excessives où nous allons
retrouver très vite des peurs infantiles, des idées d’auto-dévalorisation
et de persécution, et des sentiments de frustration qui pervertissent le
12 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

moment de l’apprentissage et réduisent bien souvent les compétences


intellectuelles. C’est donc pour éviter ce parasitage que ces enfants
inventent très tôt des stratégies diverses de contournement du temps
de la réflexion. Bien entendu, ces stratégies vont réduire les possibilités
d’apprendre, mais aussi les capacités d’échange en ne permettant plus
à ces enfants un appui sur la boucle réflexive qui est déterminant pour
le passage vers le langage argumentaire.

L’empêchement de penser dans la lecture silencieuse

Pour illustrer mon propos, je vais continuer à vous parler de ces adoles-
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cents que j’ai eu l’occasion de rencontrer dans mon groupe de soutien
psychopédagogique et qui sont sans aucun doute, comme je vais tenter
de le montrer, de vrais empêchés de penser.
Nous avons déjà vu, en introduction, à quel point leur difficulté à
s’appuyer sur la réflexion, quand il leur faudrait argumenter, transforme
un désaccord sur l’idée principale de La gardeuse d’oie en une situation
quasi conflictuelle. Nous allons voir, maintenant, à quel point l’inquié-
tude déclenchée par la confrontation avec un temps de recherche et
d’élaboration provoque du malaise et vient dérégler leur comportement.
Avant d’en arriver à ce simulacre de débat déjà évoqué, je leur avais
demandé de lire en silence, chacun pour soi donc, les douze premières
lignes du conte de Grimm et d’en dégager l’idée la plus importante.
Comme je leur avais demandé un silence complet pendant les deux
minutes de la durée de l’exercice, chacun, face à son texte que j’avais
pris soin de photocopier, j’ai pu observer leur façon de procéder dans
ce temps de lecture silencieuse.
Temps particulier, où chacun doit se concentrer pour fabriquer ses
images avec le texte écrit, où chacun dans la solitude, même s’il est
parmi les autres, doit faire appel à ses représentations pour comprendre
le sens d’une dizaine de lignes.
Cette évaluation des compétences en lecture, je la fais à chaque fois
que je commence un groupe de soutien psychopédagogique avec des
La psychopédagogie face aux adolescents ascolaires 13

adolescents. Elle me donne des indices particulièrement riches pour


savoir où ils en sont dans la maîtrise de la compréhension du texte
écrit, bien sûr, mais me permet aussi de voir comment ils se comportent
devant ce temps de solitude qu’impose la lecture silencieuse. Vous allez
voir que cette fois encore, il va en être de même.
Au cours de ces deux minutes annoncées, qui finalement vont durer trois
minutes, pour permettre à tous de venir à bout du texte, je vais voir des
perturbations successives et variées qui, au bout du compte, ne vont
jamais permettre plus de quelques secondes de concentration.
Nous sommes tous assis autour d’une grande table et, malgré mes
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encouragements et mes appels réitérés au calme, tout est bon, tous les
moyens sont utilisés pour éviter et attaquer ce temps de suspension où
chacun doit faire un retour à lui-même dans le silence.
Voici un aperçu des événements qui ont perturbé ces trois minutes de
lecture silencieuse.
Signalons d’abord des agitations individuelles qui se diffusent dans le
groupe ; comme se balancer sur sa chaise, passer d’une fesse sur l’autre,
reculer sa chaise, donner des coups de genou dans les pieds de la table
pour la faire bouger, faire trembler la table avec les mains...
Puis des altercations du style : bouge pas, tais-toi, arrêtez vos conneries,
ça empêche de travailler, t’es pénible, calme-toi, écrase-toi.
L’un a dit qu’il faisait froid, un autre a sifflé, un troisième a roté.
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Plusieurs déclarations à haute voix peuvent surprendre : « j’ai pas que


ça à faire » dit l’un d’entre eux avant de commencer l’exercice, « est-ce
que je peux écouter de la musique ? » demande un autre. « Est-ce que je
peux aller aux toilettes ? », « le silence m’empêche de me concentrer »
dira l’un d’entre eux alors que nous avions eu droit à 10 secondes de
répit.
Je dois intervenir une dizaine de fois pour dire : « allez, silence, restez
tranquilles, on continue, il ne reste plus qu’une minute... », etc. Si je
n’avais pas fait cela, le groupe aurait explosé et ne serait pas allé au
bout de sa tâche.
14 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

Finalement, malgré tous ces incidents, nous arrivons, après trois minutes
environ, au bout de la tâche demandée. Apparemment, tous les cinq
ont lu le texte.
Je fais donc le tour du groupe pour que chacun puisse donner son idée
principale. C’est ici que je suis surpris de constater qu’un seul d’entre
eux seulement penche pour le mariage de la princesse avec un inconnu.
Deux pensent que c’est une fille qui a reçu beaucoup d’or et d’argent.
Un que c’est une princesse qui a un mouchoir magique avec des gouttes
de sang, un que c’est une fille qui a reçu un cheval qui parle.
C’est parce qu’il y avait ce désaccord que j’ai eu l’idée de leur demander
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de discuter ensemble, afin de dégager l’idée principale que nous allions
retenir pour le groupe. Je ne reviens pas sur l’échange qui a eu lieu.

L’empêchement de penser dans l’écriture

Pour terminer cette évaluation, je leur ai demandé d’écrire un texte très


court, une phrase ou deux tout au plus, pour dire ce qu’il allait arriver
à la princesse dans la suite du conte.
Je passe sur les réticences du départ, où il m’a été dit que cet exercice
était bidon, où il m’a été demandé si c’était obligatoire et où j’ai accepté
de ne pas lire les fautes d’orthographe. En effet, chez tous sans excep-
tion, je vais voir des verbes non accordés avec le sujet et des mots écrits
phonétiquement. Globalement, un niveau d’orthographe correspondant
à un début de CM1. Voici les cinq réponses que j’ai obtenues, tous ayant
finalement accepté d’écrire :
" La princesse va profiter de son or pour mener la grande vie.
" Le prince va être trop moche pour elle, elle va pas en vouloir de son
mari et elle va revenir.
" Elle va se faire dépouiller par son prince.
" Elle va enfin savoir ce que c’est que le sexe.
" Elle va vouloir commander les autres avec son cheval et ses gouttes
de sang.
La psychopédagogie face aux adolescents ascolaires 15

Les quatre conséquences majeures de l’empêchement


!

de penser

L’observation de ces adolescents, qui ont en commun de ne pas pouvoir


s’appuyer sur leur dimension interne pour construire dans ce temps d’éla-
boration, est très riche pour comprendre le travail de sape que provoque
l’empêchement de penser sur les quatre piliers de l’apprentissage : le
comportement, la curiosité, le langage et le fonctionnement intellectuel
sont perturbés par l’inquiétude et le malaise.
Le plus grave ici, c’est qu’ils vont être détournés de leur rôle habituel
d’outils servant à la conquête du savoir, pour devenir des moyens de le
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fuir.

La concentration impossible

La première conséquence de cette peur d’entrer dans le temps du doute,


et la plus visible pour les professeurs, c’est un comportement troublé
par le relais trop vite passé au corps. Pour échapper à l’inquiétude que
déclenchent en eux les deux minutes de concentration demandées pour
rechercher l’idée principale, le comportement de ces adolescents en
groupe est caricatural. C’est un feu d’artifice. Ils utilisent pratiquement
toutes les possibilités d’évitement que permet le corps.
Instabilité, agitation, sensation de froid, régression, besoin d’aller aux
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toilettes, d’écouter de la musique, agression des voisins. Il ne manque


ici que l’endormissement et les troubles psychosomatiques pour que
le tableau de ces stratégies d’évitement, qui impliquent le corps, soit
complet.

Une curiosité marquée par les préoccupations primaires

Le second point commun des empêchés de penser touche cette fois aux
particularités de leur curiosité.
16 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

Ce passage difficile, ou impossible, par le monde interne, les amène à


renforcer et à réactiver la curiosité primaire pour satisfaire leur besoin
de savoir.
Ce mécanisme va leur coûter cher en termes d’apprentissage, car il
les empêche de se dégager des préoccupations personnelles pour aller
vers le général et d’accepter le rôle de la règle et de la loi. Les outils
utilisés par ce désir de savoir, qui ne décolle pas vers la sublimation,
restent centrés sur le « voir » et « l’entendre ». Ils sont toujours mis en
route ou activés par les ressorts les plus infantiles de la curiosité que
sont le sadisme, le voyeurisme et la mégalomanie. Lorsqu’il leur faut
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retrouver l’idée principale, les jeunes gens du groupe plongent sur des
idées annexes, l’or, les gouttes de sang, le cheval qui parle.
Ce n’est pas parce que leur technique de lecture est insuffisante – peut-
être l’est-elle aussi – mais c’est avant tout parce que leur désir de savoir
est capté par des éléments de l’histoire qui flattent la curiosité primaire.
Jeux vidéo, feuilletons violents, films pornographiques, oui. Règle du
participe passé, théorème de Thalès, non. Pour les intéresser, les sujets
doivent donc permettre d’en revenir très vite à des préoccupations qui
évoquent des histoires de sexe, d’argent ou de violence.

Un langage qui ne permet pas d’argumenter

La troisième conséquence grave de l’empêchement de penser va concer-


ner cette fois le langage qui, comme nous l’avons vu dans l’exemple
introductif, n’arrive pas à franchir le seuil de l’argumentaire.
Enchaîner deux arguments, prendre un exemple, questionner l’interlocu-
teur pour l’aider à mieux s’expliquer, s’appuyer sur le discours de l’autre
pour contrer un argument ou l’enrichir, n’est pas possible.
Seul l’échange dans la connivence, le déjà-connu par l’autre, est envisa-
geable.
Pour moi, il est vraiment regrettable que la pédagogie ne prenne pas
véritablement en compte ce handicap. Cette étape de l’argumentaire est
primordiale sur le chemin des apprentissages. Ceux qui ne la franchissent
La psychopédagogie face aux adolescents ascolaires 17

pas vont avoir beaucoup de mal à maîtriser les savoirs fondamentaux.


Non seulement l’utilisation d’un langage qui ne repose pas sur l’activité
réflexive donne un échange et une communication pauvre, comme il est
facile de le remarquer avec les adolescents ascolaires, mais, de plus, ce
langage ne joue pas son rôle pour stimuler et structurer la pensée. Il ne
permet pas de construire et de fortifier la boucle réflexive qui est très
souvent sollicitée dans l’apprentissage.

Un fonctionnement intellectuel qui ne connaît plus le doute

La quatrième conséquence de l’empêchement de penser, c’est la mise


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en place de stratégies de contournement du temps de la réflexion, qui
finissent par marquer et par déterminer le fonctionnement intellectuel.
Trois stratégies méritent d’être repérées : le conformisme de penser,
l’association immédiate et le besoin de certitude.
Le conformisme de penser consiste avant tout à limiter l’investigation,
à inhiber ou à ralentir le fonctionnement intellectuel en ne s’engageant
pas dans l’inconnu ou la recherche. Ce sont souvent des enfants qui
aiment bien faire et refaire ce qui est maîtrisé. Qui manifestent peu
d’intérêt et de curiosité. Qui aiment bien appliquer des recettes, qui
sont soucieux de la forme.
C’est ici que l’on trouve parfois des pseudo-débilités, utilisation défen-
sive des stratégies appauvrissantes et déjà maîtrisées.
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L’association immédiate est un autre moyen de ne pas se poser et


d’aller vite pour griller le temps de suspension et ses effets négatifs.
Cette fois, nous avons affaire à des enfants qui vont très vite d’une
idée à l’autre, qui savent faire des digressions, parfois avec intelligence
et humour à partir du double sens d’un mot ou d’un son. Ces feux
follets, qui ont souvent la réponse avant que la question ne soit posée,
développent parfois une intelligence rapide qui nous trompe.
Ces deux groupes vont avoir des difficultés avec l’apprentissage de la
lecture. Les premiers souffrent de la méthode syllabique, qui les main-
tient dans ce souci excessif de la forme. Les seconds souffrent de la
18 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

méthode globale, qui encourage leur défaut principal : aller vite en


inventant et en faisant travailler la mémoire plutôt que maîtriser les
étapes de la technique.
Le besoin de certitude, cette fois l’apprentissage ne peut se faire que
dans la maîtrise et le contrôle. Le fonctionnement mental se rigidifie,
le fait de ne pas savoir devient une remise en cause excessive, qui se
retourne souvent en contestation plus ou moins violente du cadre.
Chez les plus jeunes, le besoin de certitude est souvent accompagné
par des idées d’omniscience ou de toute puissance.
Chez les plus âgés, le doute déclenche rapidement des idées de persécu-
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tion et un besoin d’associer la pensée à la faiblesse ou à la féminisation.
Il faut savoir aussi que certains des enfants qui connaissent ce parasi-
tage de la réflexion continuent leur activité d’apprentissage, avec une
pensée infiltrée par l’affect. Le dérèglement est cette fois visible. Il
est souvent interprété comme un manque de confiance, une peur de
se tromper. Ce sont souvent des enfants gentils, demandeurs, qui nous
donnent envie de les aider.

É COUTER , PARLER ET ÉCRIRE ... POUR RENOUER


AVEC LA PENSÉE ET SE RÉCONCILIER
AVEC L ’ APPRENTISSAGE

Avec les cinq adolescents de mon groupe psychopédagogique, le but


du soutien qui leur est proposé peut être énoncé clairement : tenter
de les réconcilier avec l’école et avec eux-mêmes. Faire en sorte que le
collège ne soit plus pour eux le lieu qui cristallise les oppositions, les
rejets, les démissions. Mais l’échec rencontré pendant toute la scolarité
a aussi laissé des traces : perte d’estime d’eux-mêmes d’abord, manque
de confiance envers les adultes qui les guident ensuite. L’émergence
rapide d’idées d’auto-dévalorisation et de persécution dès qu’ils sont en
difficulté en est une preuve.
La psychopédagogie face aux adolescents ascolaires 19

Comment faire bouger cette situation ? Comment aider ces jeunes gens
à retrouver une confiance minimale, nécessaire au fonctionnement intel-
lectuel alors qu’ils continuent à évoluer dans un environnement où tout
et tous pointent leurs insuffisances ?
N’oublions surtout pas qu’avec les adolescents « empêchés de penser »,
nous ne pouvons plus parier sur un rattrapage scolaire sous forme d’en-
traînement supplémentaire ou d’exercices pour apprendre à apprendre.
C’est comme cela que nous en avons fait des réfractaires à l’apprentis-
sage.
Nous allons voir que le seul espoir d’une réconciliation avec eux-mêmes
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et avec le savoir repose, selon moi, sur une remise en marche des
rouages de la pensée.

Les trois voies du soutien pédagogique


!

Pour cette remise en marche des rouages de la pensée, trois voies com-
plémentaires sont à privilégier. Elles vont rythmer chacune des séances.
Il s’agit du nourrissage par la culture pour la première d’entre elles, de
l’entraînement à parler pour la seconde et de l’entraînement à écrire
pour la troisième.
Ces trois étapes du travail psychopédagogique sont dépendantes l’une
de l’autre et elles doivent s’enrichir mutuellement.
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Écouter, d’abord, pour alimenter la machine à penser

Le premier temps de la séance est réservé au nourrissage culturel.


Chaque séance de psychopédagogie débute donc par un temps de
lecture de textes fondamentaux, que je fais moi-même à haute voix et
qui dure de 15 à 20 minutes.
L’objectif de ce premier temps est double, d’abord apprendre à écou-
ter, c’est-à-dire apprendre à faire de l’image avec des mots entendus ;
et ensuite mettre des mots et du scénario sur ces inquiétudes qui se
20 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

déclenchent trop vite quand ils sont confrontés à la démarche intellec-


tuelle.
Bien entendu, cette lecture quotidienne doit être celle de récits, suf-
fisamment forts et adaptés au public auquel ils sont destinés. Trois
qualités sont demandées à ces récits :
" Ils doivent d’abord être capables de retenir l’intérêt d’enfants ou
d’adolescents qui ont parfois du mal à entrer dans une histoire et
qui ont perdu l’habitude d’écouter quand on s’adresse à eux dans un
groupe.
" Ils doivent ensuite offrir cette possibilité de mettre du mot et du scé-
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nario sur des émotions et des inquiétudes qui peuvent se déclencher
avec la pensée et les contraintes de l’apprentissage.
" Mais ils doivent aussi, et c’est sans doute cela le plus délicat, donner
le fil pour s’en éloigner. Car c’est bien dans cet entre-deux, dans cette
capacité à se rapprocher et à s’éloigner des émotions et de la curio-
sité primaire, que se trouve l’espace nécessaire au fonctionnement
intellectuel.

Le défaut majeur des empêchés de penser est bien là, ils ne peuvent
pas faire des liens entre leurs ressentis, leurs émotions et les savoirs
proposés en classe. Il est donc primordial que semaine après semaine,
mois après mois mais aussi année après année, leur soient apportées
à jet continu, des images à partir des mots lus, entendus et partagés
avec les autres.
C’est ainsi que nous allons permettre aux enfants et aux adolescents
qui évitent la pensée de mettre enfin de la forme et du contenu sur des
peurs qui, habituellement, les obligent à se disperser ou à disparaître
quand elles s’imposent à eux. C’est ainsi que nous allons les amener à
décoller de préoccupations trop personnelles.
Le rôle des textes fondamentaux : qu’ils prennent la forme de mythes
ou de contes, de fables ou de romans initiatiques, qu’ils mettent en récit
la vie d’un héros, la quête ou l’épopée d’un groupe, qu’ils nous parlent
d’une période de notre histoire, de l’histoire de nos croyances ou de
La psychopédagogie face aux adolescents ascolaires 21

nos civilisations, les textes fondamentaux savent nous présenter sous


des formes diverses, que nous pouvons adapter à l’âge des enfants, des
scénarios multiples, qui répondent aux questions fortes qui intéressent
tous les enfants et qui agitent particulièrement ceux qui n’ont pas
l’usage de la pensée.
Quand on fréquente régulièrement ces textes fondamentaux et quand
on les lit aux enfants et aux adolescents, on voit que cinq thèmes
reviennent de façon récurrente dans tous ces grands récits, qui sont à
la fois capables d’intéresser et de mobiliser les capacités réflexives :
➙ les origines,
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➙ le désir confronté à la loi et à l’attente,
➙ le conflit entre générations,
➙ l’organisation du groupe social,
➙ les sentiments éprouvés devant les grandes épreuves de la vie que
sont la séparation, l’amour et la mort.
L’histoire de l’homme et des civilisations nous montre que l’esprit humain
a eu besoin de réponses à ces questions fortes pour pouvoir se mettre
en marche et se structurer. Pourquoi n’en serait-il pas de même pour
les enfants et les adolescents qui ont besoin de se réconcilier avec la
pensée et qui sont, de ce fait, en échec à l’école ?
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Parler, ensuite, pour faire fonctionner la machine à penser

Le second temps de la séance, 15 à 20 minutes également, consiste à


entraîner ces adolescents à débattre et à argumenter. Ce travail se fait
toujours en s’appuyant sur ce qu’ils viennent d’entendre dans le premier
temps du nourrissage culturel.
Cet échange entre eux, toujours guidé et conduit par moi, a deux buts
principaux. D’abord, faire que les représentations nouvelles apportées
par le récit puissent se greffer et se structurer. Ce temps de parole
va incontestablement y contribuer. Mais c’est aussi comme cela qu’ils
vont apprendre à faire ce retour à eux-mêmes et à renforcer ces liaisons
22 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

entre l’intérieur et l’extérieur, qui leur manquent tant quand ils veulent
communiquer une idée et apprendre.
C’est grâce à cet exercice, quand il se fait régulièrement, que se donne
l’habitude de la réflexion. Il faut environ une année de travail, soit 30 à
40 rencontres, pour que ces adolescents puissent en arriver à un débat
de type argumentaire. Cette étape est primordiale, elle nous montre que
la boucle réflexive est en train de se construire et de se renforcer.
Ce moment d’échange doit être organisé autour de deux temps forts.
D’abord, resituer et remettre en forme ce qui a été entendu par tous.
Ensuite, confronter les points de vue autour d’une question propice au
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débat, qui ne manque jamais d’arriver avec ce type de textes.
Le premier temps du débat va permettre à chacun de reformuler avec
ses propres mots ce qu’il a entendu. Cette reprise donne l’occasion de
marquer les étapes du récit, d’en faire la synthèse et le résumé, d’éviter
les malentendus et les contresens, de dégager les questions posées par
le texte.
Le support du dessin, du jeu mimé peut, ici, être d’un grand secours
pour ceux qui parlent peu. Ces outils les aident à prendre leur place
dans l’échange.
Cette étape de la construction collective ne doit jamais être escamotée.
Elle joue un rôle majeur dans la dynamique du groupe. Non seulement
elle permet à chacun de faire valoir son apport, mais elle autorise
aussi ceux qui n’avaient pas bien compris ou ceux qui avaient décroché
pendant la lecture à renouer le fil. C’est ainsi qu’ils retrouvent leur
appartenance à l’ensemble et qu’ils se préparent au travail écrit qui va
suivre.
Mais cette activité linguistique ne serait pas complète si ce premier
temps de l’échange n’était pas prolongé par un débat, autour d’une
question forte amenée par le récit.
Chaque texte, quand il a une valeur universelle, laisse une part impor-
tante au regard et à l’interprétation personnelle.
La psychopédagogie face aux adolescents ascolaires 23

C’est ici que très souvent un dialogue se met en place autour d’une
confrontation des idées personnelles, des préjugés que chacun porte en
lui, avec les valeurs universelles qui organisent la vie individuelle et
collective.
Pourquoi Ulysse refuse-t-il l’immortalité ? Pourquoi le corbeau est-il
sensible aux flatteries ? Pourquoi les dieux ne veulent-ils pas donner le
pouvoir aux hommes ? Pourquoi les trois petits cochons ne font-ils pas
la même maison ? Pourquoi le Petit Chaperon rouge écoute-t-il le loup
plutôt que sa grand-mère ? etc.
En partant de ces questions qui surgissent de la lecture proposée à tous,
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nous évitons la monopolisation de la parole par les plus favorisés sur
le plan culturel, nous réduisons le risque de voir arriver des exemples
trop personnels. Lorsqu’une lecture a su mobiliser les intérêts et les
questions des enfants, non seulement la confrontation des points de
vue dans le débat et la recherche d’arguments sont facilitées, mais il
existe aussi dans ce moment d’échange une circulation fantasmatique
très favorable à ceux qui ont du mal à s’exprimer.
C’est grâce à cet exercice quotidien que la pensée s’organise et se
structure, et que se donnent les moyens de s’appuyer sur les capacités
réflexives. En tout cas, c’est ici que les premiers progrès se remarquent.
Soyons patients, ils sont longs à arriver (environ 6 mois). Soyons
confiants, ils sont difficiles à évaluer.
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Écrire, enfin, pour renforcer la machine à penser

En s’appuyant sur les premiers progrès réalisés grâce à cette capacité


nouvelle de faire un retour à soi pour accéder à l’argument, le troisième
ressort de la psychopédagogie, qui a été mis en place dès la première
séance, peut pleinement jouer son rôle.
Il s’agit désormais de prolonger la discussion par la rédaction indi-
viduelle d’un texte écrit de trois à dix lignes, dont le sujet reprend
toujours une question ayant émergé du débat.
24 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

Ce troisième temps fort de la psychopédagogie, qui dure lui aussi de 15


à 20 minutes, ne doit pas être négligé. L’expression d’idées personnelles
à travers l’écrit donne à ces adolescents la possibilité de s’initier à cette
solitude indissociable de l’effort intellectuel. La lecture à haute voix,
qu’ils acceptent presque toujours de faire de leur production écrite, est
un moment très riche qui valorise et concrétise cet effort que chacun a
dû faire pour mettre en ordre ses idées et réussir à en laisser une trace
écrite.
Nous l’avons vu, les empêchés de penser provoquent habituellement ici
une cassure qui les conduit tout droit à l’échec scolaire. Cette étape
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de la confrontation à la réflexion, face à la solitude que réclame l’écrit,
est donc une épreuve de vérité qui va permettre d’évaluer les effets
du travail préparatoire. Ne nous précipitons pas, ces effets bénéfiques
nécessitent généralement une année de travail pour se faire sentir.
Toutefois, nous constatons beaucoup plus rapidement que des ado-
lescents intéressés, nourris et sollicités pour parler, se comportent
différemment devant le temps de suspension nécessaire à la pensée.
Afin d’entrer dans ce temps d’élaboration si effrayant pour certains, qui
vivent la réflexion comme un saut dans le vide, cette approche psycho-
pédagogique leur offre, dès les premières semaines, deux parachutes
dont ils vont pouvoir se servir.
Le premier : des images nouvelles leur sont fournies par le nourrissage
culturel. Elles vont pouvoir les aider à supporter ce contrecoup des
sentiments parasites qui les dérèglent.
Le second : l’entraînement des capacités réflexives, grâce au débat,
vient renforcer progressivement ces liaisons intérieur/extérieur beau-
coup sollicitées dans l’écrit. Ils vont pouvoir commencer à s’en servir.
Ce passage à l’écrit est donc un bon moyen pour renforcer et entraîner
les compétences psychiques, pour stimuler la capacité imageante mise
en mouvement lors des deux premiers temps. C’est lors de cette troisième
étape que vont pouvoir se faire naturellement les apports techniques,
qui permettront de renforcer les savoirs fondamentaux nécessaires à une
utilisation normale de langue écrite et parlée.
La psychopédagogie face aux adolescents ascolaires 25

En guise de conclusion, il me paraît intéressant de donner des nouvelles


de ces cinq adolescents qui avaient tant de mal à lire et à échanger sur
le début de La gardeuse d’oie.
Il faut d’abord signaler que tous sont restés deux années au groupe
de soutien psychopédagogique. Cela peut paraître étonnant, car cer-
tains d’entre eux avaient développé un absentéisme chronique dans leur
collège. Leur présence a été régulière et chacun a participé à environ
soixante-dix rencontres.
Avec ce groupe, le moment le plus délicat, disons le plus difficile à
gérer, s’est situé dès les premières séances. Deux d’entre eux avaient
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pour habitude de ne pas écouter la parole de l’adulte lorsqu’elle ne les
concernait pas individuellement et directement.
Ils ont perturbé les vingt premières minutes de lecture à haute voix que
je faisais, en bougeant, en plaisantant, en taquinant les autres, etc. Le
temps de l’échange qui suivait, comme celui de l’écrit, s’en est trouvé
appauvri et parfois même sans intérêt.
Au bout de la cinquième rencontre, j’ai même dû abandonner une lecture
des meilleurs moments du Voyage au centre de la terre, avec lequel
j’avais débuté le temps du nourrissage culturel, pour en revenir à la
lecture de contes de Grimm.
Ces récits plus courts, à la structure plus simple, aux personnages plus
typés, avec des préoccupations plus archaïques, leur convenaient mieux.
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Cette capacité à pouvoir écouter en groupe a demandé presque trois


mois pour se régler. Nous sommes alors passés à la lecture de textes
sur la vie de quatre héros de la mythologie grecque, Persée, Héraclès,
Thésée et Phaéton.
Ils se sont avérés d’excellents supports pour l’échange entre eux.
Les premiers progrès visibles sont d’ailleurs venus de ce côté. Au bout de
six mois environ, la capacité à pouvoir débattre et argumenter avec des
exemples est apparue. Dans le même temps, le groupe est devenu beau-
coup plus facile à gérer, les altercations, les grossièretés, les menaces
ont très nettement diminué. Le plaisir de l’écoute et de la confrontation
26 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

des points de vue est devenu évident et il a été le moteur de nos séances
jusqu’à la fin du groupe.
Des progrès nets dans la capacité à écrire ont pu être évalués au cours
de la deuxième année. Ici, l’élément déclencheur est venu de la lecture
à haute voix de leur production écrite.
Cette communication aux autres, et à moi, de leurs idées couchées sur
le papier à travers la lecture, a beaucoup contribué à la cohésion du
groupe. Les moqueries se sont même transformées en soutien très net
pour celui d’entre eux qui écrivait le plus difficilement.
Bien entendu, il n’y a pas eu de miracle. Ce travail psychopédago-
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gique arrive trop tard pour pouvoir infléchir le parcours scolaire de ces
adolescents en échec depuis le début de leur scolarité.
Toutefois, il faut relever que pour tous, les activités de lecture et
d’écriture sont devenues envisageables. Le rejet, voire le dégoût, qu’ils
m’avaient montré lors des premières rencontres, s’est estompé. Chez
tous aussi, un meilleur comportement, marqué par une plus grande
acceptation de leur difficulté, une baisse du sentiment d’injustice, et
une meilleure capacité à coopérer dans un groupe, ont été remarqués
par leurs professeurs et leurs parents.
Chapitre 2

Maths et mètis(se)1
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Quand la psychopédagogie s’appuie sur les mathématiques

Marc-Olivier Roux

C OMMENT AIDER un enfant qui se trouve en difficulté avec les apprentis-


sages mathématiques ? Quelles médiations mettre en place pour lui
permettre d’y trouver davantage de réussite ? Comment introduire un peu
de jeu dans une relation aux mathématiques quelquefois douloureuse
ou conflictuelle ?
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La présente contribution suggère des pistes de réflexion au travers du


cas d’un enfant dont les difficultés d’acquisition posent la question de
l’intrication des facteurs cognitifs et psychologiques impliqués dans
les apprentissages mathématiques. Le récit d’un parcours conjoint en
psychopédagogie des mathématiques illustrera certains aspects de cette
pratique et de ce qu’elle peut apporter à un enfant à un moment donné
de son développement.

1. Référence à la mètis (intelligence rusée) chez les Grecs anciens.


28 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

J OANNE , ENFANT VIVE ET CRÉATIVE

« C’est une vieille histoire » me dit d’emblée la mère de Joanne lorsque


je la rencontre pour la première fois. Sa fille, âgée de 9 ans, est alors
scolarisée en CE2 et a des difficultés dans les apprentissages mathé-
matiques depuis longtemps déjà. En revanche, ses bons résultats en
français (lecture, etc.) sont reconnus par tous (famille, école). Je ren-
contre Joanne pour un bilan psychopédagogique dans la perspective de
déterminer si une aide peut lui être apportée en regard de ses difficultés
d’apprentissage en mathématiques.
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D’emblée, elle se présente à moi comme une enfant vive et volubile,
s’exprimant bien et suscitant la sympathie. Physiquement, elle est mani-
festement issue de l’union de deux continents, métissage qu’elle est
seule à porter dans sa famille, à la différence de ses demi-frères nés
d’une première union du côté maternel. Les parents de Joanne sont
séparés depuis plusieurs années mais entretiennent de bonnes relations.
Joanne voit régulièrement son père.
J’apprends qu’elle a consulté il y a quelques années pour des troubles
attentionnels et qu’elle a rencontré dans sa première enfance des difficul-
tés d’orientation et de repérage temporo-spatial. La naissance de Joanne
avait été un peu difficile sur le plan médical (souffrance néonatale avec
hypoxie).
Une consultation en ville, effectuée quelques mois auparavant, avait
donné lieu à un bilan psychologique. Les résultats, dont je n’aurai
connaissance qu’après-coup, attestent d’une intelligence tout à fait
dans la moyenne des enfants de son âge, Joanne obtenant même des
notes très supérieures aux épreuves conceptuelles verbales. Compara-
tivement, les épreuves visuo-spatiales apparaissent moins réussies, de
même que celles faisant appel à la mémoire de travail et à la vitesse de
traitement. L’examen de personnalité décrit Joanne comme une enfant
créative, indemne de trouble psychopathologique, capable d’élabora-
tions riches et originales, pouvant s’appuyer sur des représentations de
Maths et mètis(se) 29

figures parentales rassurantes et protectrices. Des difficultés d’attention


et de concentration sont retrouvées.

D ES DIFFICULTÉS SINGULIÈRES FACE


AUX MATHÉMATIQUES

Au moment du bilan logico-mathématique, effectué alors qu’elle est


âgée de 9 ans et termine une année de CE2, Joanne se montre parti-
cipante et concentrée. Elle exprime une certaine anxiété vis-à-vis des
mathématiques, qui la mettent en échec à l’école.
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La lecture comme l’écriture des nombres ne posent pas de problème.
Cependant, il apparaît que les aspects conceptuels de la numération ne
sont pas du tout maîtrisés. Joanne n’arrive pas à associer les représen-
tations matérialisées de groupements par 10 ou 100 avec l’écriture d’un
nombre. En fait, j’observe que cette enfant manque singulièrement d’ai-
sance dans la manipulation des nombres en général. En ce qui concerne
la pratique des opérations, Joanne effectue avec succès des petits cal-
culs. Elle peut s’appuyer sur une bonne mémorisation des doubles et
des moitiés, ainsi que sur sa connaissance des techniques opératoires
enseignées en classe. À ce propos, j’apprends qu’il lui arrive de faire
des erreurs dans la disposition des chiffres en colonnes lorsque les
opérations sont posées. En ce qui concerne le sens de l’addition et
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de la soustraction, ceux-ci ne sont pas encore acquis dans toute leur


généralité.
Je constate que sa compréhension de la logique des classes et des
relations d’ordre est très bonne pour son âge (inclusion parties/tout,
relations plus grand/plus petit...), en tout cas au niveau verbal. En
revanche, lors d’une activité mettant à l’épreuve ces mêmes relations
d’ordre, mais au niveau pratique avec du matériel à manipuler (sériation
de 10 bâtonnets à ranger du plus petit au plus grand, intercalation),
Joanne se révèle beaucoup plus hésitante. Lors d’activités relatives à
la logique des quantités et des grandeurs (conservation de la quan-
tité, etc.), je remarque que Joanne accompagne spontanément son
30 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

raisonnement d’un discours intérieur et qu’elle a besoin de dénombrer


effectivement les collections pour affirmer que le nombre n’a pas changé
suite à la modification de la disposition spatiale des quantités en pré-
sence. Au vu de l’ensemble de ces éléments, je me pose la question d’une
possible implication de difficultés instrumentales dans la manière dont
cette enfant « appréhende » les mathématiques. À ce propos, Joanne
me confirme qu’il lui arrive souvent de se tromper lorsqu’elle dénombre
des carreaux dans des quadrillages sur son cahier de classe.

« U N TEMPÉRAMENT ARTISTE »
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La reproduction par le dessin d’une figure géométrique complexe se
révèle difficile pour Joanne. Sa production manque d’organisation et
les proportions ne sont pas respectées. Cependant Joanne m’indique
qu’elle se sent à l’aise en dessin figuratif et artistique, activité qu’elle
investit dans le cadre de ses loisirs. Je me demande alors quelle est la
part du contexte dans la manifestation des difficultés instrumentales
suspectées plus haut : celles-ci n’apparaissent-elles que lorsqu’il s’agit
de mathématiques ? Ou bien faut-il penser que leur existence n’empêche
pas l’expérience d’une satisfaction subjective, lorsque Joanne produit un
dessin d’elle-même ou pour elle-même ? Au cours de la prise en charge,
la mère de Joanne confirmera le tempérament « artiste » de sa fille, à
l’image de son père. Madame ayant, elle, davantage les pieds sur terre.
Pour compléter le bilan, et au vu de ce qui est apparu jusque-là, je
propose à Joanne une activité qui explore la sensorialité tactile. Cela
se déroule de la façon suivante : l’enfant pose sa main sur la table, les
doigts écartés et il ferme les yeux. Avec un stylo, on touche un ou deux
de ses doigts. L’enfant doit alors désigner, en le(s) montrant, quel(s)
doigt(s) vien(nen)t d’être touché(s). En ce qui concerne Joanne, les
confusions apparaissent nombreuses à cette épreuve. Elle se révèle en
grande difficulté pour désigner correctement le doigt qui a été touché,
quelle que soit la main concernée, et obtient un résultat très médiocre
pour son âge.
Maths et mètis(se) 31

Mon attention, à l’issue du bilan, est donc attirée par la coexistence chez
cette enfant d’acquisitions mathématiques scolaires (connaissances ver-
bales mémorisées, techniques opératoires, lecture/écriture des nombres)
et de lacunes conceptuelles (numération, sens des opérations). Est éga-
lement notable la dissociation entre son très bon niveau en logique
verbale et son manque d’aisance au niveau pratique, spatial et corpo-
rel (manipulations, graphisme, discrimination digitale). Je fais alors
l’hypothèse qu’une difficulté dans le premier développement de Joanne
au niveau psychomoteur, notamment sur le plan des fonctions visuo-
spatiales et motrices, a pu empêcher une construction assurée de la
logique des quantités, domaine où ces fonctions sont largement sollici-
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tées. Ce qui peut avoir gêné l’acquisition des concepts numériques de
base et des premiers apprentissages mathématiques à l’école primaire.
L’investissement important du langage dont Joanne fait preuve n’a pu
que partiellement compenser le manque d’aisance vis-à-vis des nombres.
Je laisse par ailleurs ouverte, à ce moment, la question de la façon dont
Joanne vit la « vieille histoire » du rapport qui la lie aux mathématiques.

U NE PRÉSENCE QUI S ’ ÉCHAPPE

Les difficultés rencontrées par Joanne dans son appropriation des mathé-
matiques me semblent donc réelles et importantes, dans la mesure où
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elles touchent les aspects conceptuels du nombre et des opérations.


Leur mauvaise intégration à cet âge risque de compromettre les appren-
tissages à venir (fin de l’école primaire puis collège). Je parle à Joanne,
seule puis en présence de sa mère, de la possibilité d’une aide psycho-
pédagogique centrée sur les mathématiques, où l’on pourrait reprendre
certaines notions et/ou questions mathématiques restées en suspens.
J’indique qu’il s’agit d’un travail distinct de ce qu’elle peut faire en
classe mais qu’elle pourra évoquer ce qui la préoccupe à ce sujet. Joanne
semble intéressée par cette proposition. En concertation avec le méde-
cin consultant, c’est donc une psychopédagogie qui lui est proposée.
L’opportunité d’une aide plus globale (psychomotricité, psychothérapie)
32 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

n’apparaissait pas à l’ordre du jour, pour Joanne et sa famille, à ce stade


de la prise en charge.
Je reçus donc Joanne une fois par semaine à partir de la rentrée scolaire
du CM1, sa mère et elle ayant par ailleurs des rendez-vous avec le
médecin consultant. Le père de Joanne, sollicité, a donné son accord
pour une telle prise en charge. Il n’a pas pu se déplacer mais était
informé de l’évolution par Joanne elle-même.
Si le bilan avait une dimension ponctuelle, directive et structurée, les
séances consacrées au travail psychopédagogique lui-même se sont
déroulées de façon plus ouverte et étendue dans le temps. Leur contenu
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s’est nourri de ce que j’ai pu proposer à cette enfant, mais aussi de la
manière dont elle y a réagi et des questions qu’elle a amenées.
Durant la première année de prise en charge, dont je vais relater mainte-
nant les temps essentiels, Joanne est venue très régulièrement, arrivant
généralement avec beaucoup de choses à dire. Son discours est labile et
associatif, émaillé de digressions dessinées (croquis, gribouillages), par-
lées (elle me coupe volontiers la parole, chantonne) ou agies (agitation
ponctuelle, excitation motrice). Elle est très présente dans la relation,
tout en me donnant l’impression qu’une partie d’elle-même résiste à
s’engager, s’oppose et a besoin de s’échapper. Ses réalisations s’en res-
sentent. C’est ainsi qu’au début, et indépendamment des difficultés que
lui posent certaines techniques opératoires (cf. infra), Joanne semble
avoir du mal à faire aboutir ses procédures de calcul, laissant réguliè-
rement une faute, oubliant des retenues... De même, son implication
dans la résolution de problèmes est variable en fonction des moments.
On retrouve là sur le plan cognitif les difficultés attentionnelles notées
lors des consultations précédentes. D’un point de vue psychodynamique,
la question peut aussi se poser du sens que pourrait prendre cet enga-
gement ambivalent, avec sa composante anxieuse, lorsque Joanne se
retrouve devant quelqu’un comme moi, et face à une discipline comme
les mathématiques. Nous y reviendrons.
Maths et mètis(se) 33

Pour rendre compte du travail qui nous a réunis, Joanne et moi, durant
l’année du CM1, je choisis de le découper, un peu artificiellement, en plu-
sieurs rubriques en fonction des dominantes qui nous ont occupés durant
les séances. Ces rubriques correspondent néanmoins approximativement
aux différentes périodes qui ont scandé l’année scolaire.

L E NOMBRE DE NAISSANCE

Dès les premières semaines, j’ai engagé Joanne dans un travail soutenu
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portant sur la numération. Une part conséquente des séances y était
consacrée. Afin d’élaborer la dimension conceptuelle de la numération
(sens du nombre, numération de position...), différentes médiations
pédagogiques furent mises à contribution et associées entre elles :
représentations analogiques (matériel constitué de petits cubes uni-
tés se groupant en dizaines et en centaines), représentations sym-
boliques (manipulation d’argent avec fausses coupures de 1, 10, 100
et 1 000 euros), représentations langagières (étiquettes portant l’écri-
ture des constituants élémentaires de la numération). Nous avons ainsi
travaillé l’articulation entre le nombre et la quantité, le codage de
quantités représentées par des nombres écrits en chiffres, la valeur des
différents chiffres dans l’écriture des nombres, le calcul mental utilisant
les propriétés de la numération (n + 10, n + 100, etc.).
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Un jour, au cours d’une de nos activités consistant à figurer un nombre


au moyen de quantités et à deviner quel nombre se trouve représenté
par telle configuration de dizaines, centaines et/ou milliers, Joanne
annonce qu’elle va me faire deviner un nombre particulier. Il s’agit en
l’occurrence d’un nombre à quatre chiffres, dans lequel je reconnais
l’année de sa naissance. Je le lui dis. Elle acquiesce. Je lui demande si
elle se souvient ou si on lui a raconté des choses sur sa naissance. Elle
évoque un nouveau-né que l’on manipule avec violence à l’hôpital pour
qu’il se mette à respirer... Était-ce là un moment clé de cette « vieille
histoire » évoquée par sa mère comme associée (sur le plan réel et/ou
imaginaire) à la relation aux nombres de cette enfant ?
34 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

Interpellé par ce que Joanne rapporte là, je lui dis qu’une telle scène
d’hôpital peut avoir légitimement suscité de l’émotion, voire de l’an-
goisse, chez l’ensemble des personnes concernées par ce moment fort.
Puis nous convenons ensemble du fait que, maintenant, on voit claire-
ment qu’elle, Joanne, respire tout à fait bien et est bien vivante. Je me
dis aussi que, au-delà de l’aspect historique de ce « souvenir », Joanne
fait peut-être un lien implicite entre ses débuts dans la vie et ce qu’elle
ressent de la situation actuelle ou de la relation qui nous unit à ce
moment, elle et moi, en ce début de prise en charge psychopédago-
gique, avec ce qu’elle en attend ou en redoute. Je lui indique donc qu’on
pourrait voir également dans ces manipulations vigoureuses imposées
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à un bébé pour qu’il naisse, une parabole de la violence inhérente à
toute éducation ou apprentissage, lesquels, pour faire advenir un sujet,
nécessitent que soit prodiguées « à la fois affection et agression » (pour
reprendre une formule d’Edgar Morin).
Une autre fois, alors que nous nous faisions mutuellement deviner des
nombres à l’aide d’indices mathématiques, je lui rappelle qu’il existe
des nombres pairs et des nombres impairs. Joanne annonce alors avec
assurance : « pairs, c’est l’anagramme de Paris ». Je lui fais remarquer
que Paris est la ville où elle habite avec sa mère, et où habite son
« père ». Un autre moment, l’étude d’un nombre à trois chiffres m’amène
à évoquer avec elle le chiffre zéro. Je lui montre que, placé au sein
d’un nombre, le chiffre zéro permet de marquer une place en l’absence
de représentants de la classe en question (dans 504, par exemple, le
zéro marque la place de dizaines « qui ne sont pas là »). J’insiste sur le
fait que cette place continue d’exister, même si elle est actuellement
inoccupée, et qu’il faut bien la marquer/garder faute de quoi tout le
nombre se trouverait modifié (504 n’est pas 54). Nous en venons à
évoquer l’origine du nombre zéro. Joanne a des idées sur la question :
elle me rapporte une histoire scandée par la naissance de Jésus-Christ
et l’apparition de l’écriture, thème abordé récemment dans sa classe.
Je remarque qu’elle insiste à ce propos sur la continuité affirmée d’une
filiation.
Maths et mètis(se) 35

Je lui propose alors qu’on raconte ou qu’on imagine ensemble l’histoire


de l’origine des nombres, telle qu’elle ou moi pouvons nous la repré-
senter. « Qu’est-ce que tu imagines ? » lui demandai-je. Elle propose
(peut-être défensivement face à une question énoncée trop directe-
ment) : « un lapin et des carottes »... et ne développe pas son idée.
Je lui raconte alors l’histoire mythique du berger de l’antiquité qui
s’occupait de troupeaux de moutons et comptabilisait leur évolution
au fil des péripéties de la vie agreste. Elle enchaîne brusquement :
« les moutons qui sont nés ! », et se lance dans un récit imaginaire
qui se termine par l’évocation implicite du concept de correspondance
terme à terme, concept éminemment mathématique mais énoncé par
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elle de façon personnelle : « pour chaque poule, il faut une graine ».
Correspondance particulièrement fondatrice en l’occurrence.
Le matériel de numération sera l’occasion pour Joanne de se livrer à
des manipulations tantôt ludiques, comme le ferait un jeune enfant,
tantôt mathématiques, par exemple quand elle entreprend de composer
et décomposer des quantités, de les traduire en écriture chiffrée, etc.
Un jour, Joanne m’interroge : « d’où viennent les chiffres qu’il y a dans
le 10 ? ». Comme c’est la fin de la séance, je suggère qu’on reparle la
prochaine fois de cette question importante. Je la raccompagne auprès
de sa mère et entends Joanne poser à celle-ci la même question. Je dis
à sa mère, la prenant à témoin : « Joanne se pose des questions ».
Nous reprenons le sujet lors de la séance suivante. Joanne s’interroge :
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« les nombres sont apparus dans quel continent ? ». Je lui présente à


cette occasion un livre illustré où est retracé le circuit historique suivi
par les nombres depuis leurs précurseurs jusqu’à leur écriture moderne,
circuit partant de la Mésopotamie pour arriver en Europe du Nord, en
passant par l’Espagne. Joanne se met soudain en colère : « c’est pas
logique ! ». Qu’est-ce qui n’est pas logique ? Elle m’explique : « quand
on change de pays, on se casse la tête à faire comme ça, et après il
faut changer ! ». Je remarque que lorsqu’elle parle des mathématiques,
Joanne les décrit souvent en termes de « casse-tête ». Je lui demande :
« tu voudrais que ce soit comment ? ». Ce qu’elle voudrait : un seul
peuple, une seule langue, un seul pays. Elle s’énerve franchement :
36 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

« on ne peut jamais communiquer avec son pays ! On doit se forcer à


apprendre une autre langue ! ».

C OMPTER AVEC LE CORPS

Environ deux mois après le début de notre travail en commun, j’ai


introduit des activités mettant à contribution le corps et le rapport à
l’espace. J’avais vérifié que Joanne pouvait identifier les constellations
du dé ou des dominos sans avoir besoin de dénombrer chaque élément
un à un. Cependant, la représentation des nombres de 1 à 10 sur les
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doigts n’était pas automatisée, ne l’avait sans doute jamais été. Or, du
point de vue du développement, représenter corporellement les petits
nombres peut constituer un point de départ pour l’élaboration de procé-
dures de calcul rapide, appelées ultérieurement à être mentalisées. Il
me semblait important de voir s’il était possible à Joanne d’établir un
ancrage corporel des petites quantités sans que cela provoque trop de
confusion ou d’angoisse. Ainsi, nous avons recouru aux doigts comme
outil de représentation mathématique, bien qu’en théorie cela ne fût
plus tout à fait de son âge.
Sur ma sollicitation, mais durant des temps courts, Joanne s’entraîne
donc à produire des configurations de doigts : montrer six doigts d’un
coup, quatre doigts... J’insiste notamment sur les quantités 7 et 8,
très mal distinguées et source de confusion chez elle. Lorsqu’elle doit
produire des nombres avec les doigts sans regarder ses mains, même
le 3 n’est pas assuré. Je lui ai proposé de décalquer sa main sur une
feuille blanche, activité qu’elle a spontanément utilisée comme point
de départ pour diverses expérimentations sur les ombres que projetaient
ses doigts sur la feuille de papier.
Par la suite, Joanne a pu découvrir et produire sur ses mains les dif-
férentes décompositions de 10. J’ai proposé de les valider par des
collections de 10 jetons que Joanne a entrepris de partager de diffé-
rentes façons (8 et 2, 6 et 4...). Mais, pour cette enfant qui sait par cœur
que 6 + 4 font 10, dénombrer 10 jetons posés sur une table s’est révélé
Maths et mètis(se) 37

une tâche paradoxalement difficile et aux résultats aléatoires. Joanne


devait s’y reprendre à plusieurs fois, sautant un jeton, en comptant un
autre deux fois... On comprend qu’elle se trompe souvent lorsqu’il lui
faut, en classe, dénombrer des petits carreaux dans des quadrillages.
Il a fallu lui faire déplacer les jetons au fur et à mesure qu’elle les
comptait pour que le nombre annoncé coïncide avec la quantité effec-
tive de jetons sur la table et pour qu’une certaine confiance puisse
gagner Joanne dans sa façon d’appréhender les quantités. En situation
fonctionnelle de dénombrement, Joanne fera régulièrement, encore à
11 ans, des erreurs à 1 près : elle compte 10 ou 8 jetons quand il y en a
9, dénombre visuellement 5 paquets pour 6 paquets alignés, etc.
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Nous avons ensuite fait le lien entre les nombres sur le corps (les doigts)
et la numération étudiée par ailleurs : comment représenter 45 avec les
doigts ? 45 c’est « quatre 10 et cinq 1 », donc on peut ouvrir quatre
fois les deux mains puis lever 5 doigts. Réaliser cela les yeux fermés est
longtemps resté source de nombreuses erreurs.

D ISCOURS RIGOUREUX , GESTES MALADROITS

Plus tard dans l’année, je présente à Joanne différents dessins représen-


tant schématiquement des avions dont une seule aile est dessinée, et
qu’il faut donc compléter. D’un point de vue notionnel, il s’agit là d’un
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travail implicite portant sur la symétrie axiale, dans une mise en forme
qui sollicite la projection du corps propre et de son axe vertical sur un
espace plan. Joanne saisit tout de suite de quoi il retourne : « non, pas
les axes de symétrie ! » gémit-elle, montrant en passant qu’elle possède
du vocabulaire mathématique, mais rappelant également la dissociation,
apparue dès le bilan, entre ses connaissances verbales et ses difficultés
au niveau des réalisations pratiques.
Courageusement, Joanne s’efforce de dessiner l’aile symétrique de
chaque avion. Je la vois imprimer de nombreuses rotations à la feuille,
multiplier les prises de repères approximatives, pour obtenir finalement
des réalisations graphiques très décevantes. À cette occasion, Joanne
38 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

accompagne ses gestes maladroits d’un discours mathématique qui, lui,


est rigoureux et précis. Il lui sert spontanément de guide pour orienter
son action.
Le programme de construction qu’elle a étudié en classe est ainsi intel-
ligemment restitué, Joanne énonçant les différentes étapes dans un
ordre logique. On voit que cette enfant a une prise intellectuelle sur
l’exercice, même si la réalisation manuelle est en deçà de ce qu’elle
conçoit mentalement. À ce moment, l’expression qui revient dans sa
bouche n’est cependant pas la formule mathématique canonique et
indique quelque chose de personnel : « on transmet la distance ». Face
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à ce genre d’exercices, j’engage Joanne à s’aider de la verbalisation pour
appuyer et orienter son action, procédure qu’elle utilise spontanément,
on l’a vu également lors du bilan, quand elle a des tâches pratiques à
réaliser.
À l’occasion de problèmes rencontrés en classe portant sur la notion
de périmètre, je reprends avec Joanne la notion de mesure en lui fai-
sant mesurer effectivement des longueurs d’objets présents dans notre
bureau, à l’aide non pas de la règle graduée en centimètres et mil-
limètres, mais de gabarits trouvés sur le corps : mesure en pas, en
longueur de pouce... Joanne s’empare de cette activité pour rechercher
activement diverses unités corporelles à projeter et pour en explorer
les variations : empan, largeur de sa main... Elle demande à écrire sur
une feuille les résultats de ces diverses mesures à médiation corporelle,
afin d’en garder la trace, et emporte précieusement la feuille avec elle
à l’issue de la séance.

U NE RENCONTRE QUI FAIT BOUM

Parallèlement aux activités décrites ci-dessus, il arrive que Joanne com-


mence une séance en évoquant des activités mathématiques faites en
classe le jour même. Elle est parfois sous le coup d’une certaine anxiété
face à des exercices scolaires qui l’ont mise en difficulté, de par leur
forme et/ou leur contenu.
Maths et mètis(se) 39

Ainsi, Joanne tient-elle un jour à me montrer, en le reproduisant approxi-


mativement de mémoire, un graphique étudié en classe. Je finis par
reconnaître la structure déformée d’un tableau à double entrée. Elle
y ajoute le nom de grandes villes choisies dans le monde entier. Puis
Joanne entreprend de m’expliquer comment fonctionne ce tableau et de
quoi il parle, mais son discours est confus. Elle se plaint, du reste, de n’y
avoir rien compris en classe. Je lui demande si, parmi les villes qu’elle
a inscrites, il y en a qu’elle connaît, où elle est déjà allée, mais cela ne
retient pas son attention. Elle ne fait apparemment pas le lien entre
les éléments qui sont portés sur les bords du tableau (villes et pays) et
les cases présentes à l’intérieur. Je lui fais repasser de deux couleurs
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différentes respectivement une ligne et une colonne. Notre attention
est alors attirée par le point d’intersection des deux lignes colorées. Je
montre qu’une case du tableau matérialise l’intersection d’une ligne et
d’une colonne. Je lui fais suivre du doigt ligne et colonne afin de faire
saisir à Joanne la notion de case comme intersection, avec la double
détermination (une ligne, une colonne) qui lui donne son sens.
Joanne réagit à cette activité par une phrase péremptoire, que je mets
quelques secondes à comprendre : « il l’a connue là, et après il s’est pas
gêné, il a continué son chemin ! ». Elle enchaîne : « le petit bonhomme,
il marche, ils vont bien se rencontrer... boum ! » et elle produit un bruit
de collision. Mettant ainsi en mots (et en sons) une représentation
personnelle essentielle associée à ses propres origines dans la vie.
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Je me demandai si la confusion initiale de Joanne face à l’objet mathé-


matique « tableau à double entrée » avait été provoquée, ou renforcée,
par la surcharge imaginaire qu’elle y projetait. On peut également faire
l’hypothèse que le travail en séance d’une représentation mathématique
jusque-là incompréhensible (du fait que son appréhension se heurtait
au « point faible » de Joanne sur le plan cognitif, à savoir ses difficultés
spatiales) a permis de faire émerger une structure symbolique – le
tableau à double entrée – à même de figurer et de rendre dicible pour
cette enfant un élément important de son histoire telle qu’elle essayait
de se la représenter.
40 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

Au beau milieu de la séance suivante, à brûle-pourpoint, Joanne me


demande : « le Père Noël, il passe dans quels pays ? » Je lui demande
ce qu’elle en pense. Elle s’interroge : en France ? en Asie ? Je lui fais
remarquer que la France et l’Asie sont deux lieux importants pour elle,
associés à l’un et l’autre de ses deux parents. J’ajoute, en passant, que
dans « Père Noël », on entend le mot « père ». Surprise de Joanne. Je
suggère : peut-être, lorsqu’elle se pose des questions sur la France et
sur l’Asie, voudrait-elle en parler à son père ou à sa mère ? Elle élude,
puis dit que son père n’est pas souvent disponible et que, de toute
façon, « les parents, ils sont toujours occupés », phrase qui peut être
entendue à plusieurs niveaux : en référence au désir et à l’interdit de
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savoir (elle ne se sentirait pas autorisée à poser des questions sur ce
sujet à la maison ?), à la représentation qu’elle se fait de la relation
parentale dont elle est issue (le « boum ! » de la séance précédente,
associé ici à une interrogation sur ce que font les parents quand ils sont
« occupés » ensemble), à un sentiment d’exclusion vis-à-vis de la vie
privée des adultes à laquelle elle n’a pas accès...
À la fin de la séance, je propose à Joanne qu’on récapitule les questions
qu’elle se pose, de façon à les reprendre la prochaine fois si elle le
souhaite. Elle en fait la liste, commençant par une nouveauté :
! pourquoi y a-t-il toujours le nombre 6, partout, ou alors le nombre
600 ; c’est le nombre le plus utilisé en France, à son avis ; elle se
demande pourquoi... et ça la perturbe ;
! dans quels pays passe le Père Noël ?
! pourquoi n’est-ce pas la même heure en Asie et en France ?

À la séance suivante, Joanne demande à ce qu’on s’occupe d’abord de


la question du 6. Pourquoi toujours le 6 ? Je lui propose d’associer sur
ce nombre, de dire à quoi il pourrait faire penser. Sans succès au début.
Puis Joanne finit par me dire que ce nombre se rapporte pour elle à un
souvenir : le 6 juin dernier (= 6/06), elle a assisté à ce qu’elle appelle
une « grande réunion » chez le psychologue qui lui avait fait passer des
tests, et où plusieurs personnes ont discuté à propos d’elle. Elle admet
qu’elle s’est sentie angoissée dans une telle situation. Une fois cette
Maths et mètis(se) 41

angoisse reconnue, explicitée, partagée avec moi, la question du chiffre


6 n’a plus paru troubler Joanne.

M ULTIPLICATIONS À RÉSONANCE GÉOGRAPHIQUE

Vers le milieu de l’année scolaire, Joanne rapporta des préoccupations


très précises centrées sur les techniques opératoires qui lui étaient à ce
moment-là enseignées en classe. Je la voyais entreprendre de m’expli-
quer avec fébrilité des procédures calculatoires dont elle ne se rappelait
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que des bribes, qu’elle mélangeait entre elles et qui la laissaient au final
désemparée. Son malaise et sa confusion retentissaient même sur ses
acquis antérieurs. C’est ainsi que l’étude, faite à l’école, de la technique
de la « multiplication » à deux chiffres rendit Joanne confuse au point
qu’elle ne savait plus faire une opération à un chiffre.
Il est vrai que la pédagogie dispensée en classe avait fait le choix
de présenter en parallèle plusieurs techniques concurrentes pour une
même opération (techniques anciennes et/ou utilisées dans d’autres
pays) avant de se centrer sur la procédure classique actuelle. Il est vrai
également que plusieurs de ces techniques ont la particularité, redou-
table pour des enfants comme Joanne, d’imposer des calculs réalisés en
diagonale, contrainte spatiale à laquelle elle mit beaucoup de temps
à s’accoutumer. En la matière, il me semble que ce n’étaient pas les
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aspects conceptuels de l’opération multiplication qui constituaient un


obstacle à la réussite de Joanne (j’avais pu vérifier qu’elle avait compris
le sens sous-jacent à la technique de la multiplication), mais plutôt :
! d’une part, les aspects instrumentaux liés à l’organisation spatiale
de l’algorithme opératoire sur la feuille (aspects qui lui posèrent à
nouveau problème plus tard, quand elle eut à apprendre la technique
de la division) ;
! d’autre part, les résonances personnelles possiblement associées
au mot « multiplication » et à une situation où Joanne se trouvait
42 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

confrontée à plusieurs démarches d’origine (géographique notam-


ment) différente, source d’un « choix » impossible ou angoissant.

Dans l’esprit de Joanne, comme ça l’est pour beaucoup d’écoliers, il était


symboliquement important de savoir faire une multiplication à deux
chiffres, et d’être reconnue scolairement comme sachant le faire. Je lui
proposai de l’entraîner à la réalisation d’une telle procédure, mais en
commençant par la procédure canonique finale. Je lui indiquai que c’était
celle qui était la plus largement répandue et que nous pourrions ensuite
explorer les autres techniques si elle le souhaitait. Nous nous sommes
ainsi centrés sur l’exécution de l’algorithme et sur son automatisation.
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L’usage d’aides instrumentales diverses (chemins tracés à l’avance de
différentes couleurs, écriture de l’opération dans un quadrillage composé
de gros carreaux, verbalisation des différentes étapes à suivre) s’est
révélé indispensable et a accompagné ce travail de longue haleine...
finalement couronné de succès.
Durant cette période, je remarquai que Joanne faisait moins de digres-
sions pendant les séances. Elle restait plus longtemps concentrée sur
les aspects notionnels des objets mathématiques que nous étudiions,
même si elle mettait un point d’honneur à y introduire régulièrement
un peu de fantaisie, transformant d’un coup de crayon, par exemple, tel
nombre écrit sur sa feuille en une paire de lunettes, tel rectangle en
jardin fleuri.
Cependant, les préoccupations personnelles de Joanne trouvèrent encore
l’occasion de s’exprimer à l’occasion des sollicitations directes ou indi-
rectes qu’elle rencontrait en classe. À ces moments, Joanne me prend à
témoin en quelque sorte de ce qui est compliqué à gérer pour elle, ou
amène à nouveau en séance ce qui n’avait pas été suffisamment entendu
par moi jusque-là. Par exemple, à l’occasion de l’apprentissage d’une
procédure de calcul mental, elle m’explique qu’une de ses condisciples,
enfant adoptée, utilise une technique propre à son pays d’origine. Nous
avons alors parlé ensemble de la richesse que constituent les apports
de plusieurs cultures, nous avons convenu en même temps qu’il était
Maths et mètis(se) 43

important que chacun trouve la procédure qui lui convient, et qu’adop-


ter celle propre à un pays n’empêche pas d’avoir des attaches avec un
autre. Ce fut l’occasion pour Joanne d’évoquer sa double appartenance
culturelle et l’origine géographique distincte des deux familles dont elle
est issue.

« C’ EST DE LA FAUTE DES


ARRIÈRE - GRANDS - PARENTS
SI ON A DES MATHS ! »
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Joanne fait partie de ces enfants pour qui les mathématiques ne sont pas
une matière neutre sur le plan émotionnel. Elle me fera part à intervalles
réguliers, tout au long de l’année, de son rejet des mathématiques.
Cela, sans que ça l’empêche d’en faire, et indépendamment des résultats
scolaires qu’elle obtient. Quand je la félicite d’avoir réussi une activité
de calcul par exemple, elle tient à préciser : « oui, mais j’aime pas les
maths ». Il semble important pour elle d’affirmer une telle position,
et que j’en sois le témoin, comme si à travers moi elle s’adressait à
quelqu’un d’autre. De mon côté, je lui dis que personne n’est obligé
d’aimer les mathématiques, et que si tout le monde en fait, dans le
monde entier, on peut tout à fait les pratiquer sans les aimer plus que
ça.
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« Les mathématiques je les déteste », « il n’y a rien de pire que les


maths », « c’est nul », énonce-elle. Mais elle ne sait pas dire pourquoi.
Petit à petit, Joanne parviendra quand même à mettre des mots sur
son sentiment de révolte. Elle parle alors à nouveau de « casse-tête »,
se plaint de « la logique » des mathématiques et « des gens qui se
compliquent la vie ». Je lui fais remarquer que ce sont là des expressions
aux connotations extensives qui peuvent s’appliquer à bien des choses
hors du domaine mathématique, ou même scolaire.
Un jour, elle me lance : « c’est peut-être la faute du Père Noël si on
a des maths ; et comme le Père Noël n’existe pas, c’est la faute des
parents ; et des arrière-grands-parents ! ». Moi : « tu sais quelque chose
44 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

de tes arrière-grands-parents ? ». Elle élude. Je lui demande : « com-


ment c’était, les mathématiques, pour tes parents, quand ils allaient à
l’école ? » et je l’interroge sur la façon dont ses deux parents se situent
par rapport aux mathématiques, selon elle. Elle m’explique que son père,
féru de littérature, n’aime pas les maths et que dans la famille de celui-ci
« tout le monde est nul en maths ». Ce serait au contraire la « matière
préférée » de sa mère. Sans me prononcer sur l’exacte réalité d’une telle
distribution des rôles dans sa famille, je lui commente qu’il peut être
compliqué pour un enfant de se trouver confronté à deux représenta-
tions aussi dissemblables, associées à des personnages qui « comptent »
autant l’un que l’autre. Je suggère qu’on peut se sentir pris entre deux
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feux, en ayant du mal à imaginer qu’on a le droit d’aimer des deux
côtés. Ultérieurement, j’entendrai Joanne dire, comme en passant, qu’il
y a les mathématiques qu’elle aime bien et les mathématiques qu’elle
n’aime pas, ce qui me semble une manière intéressante de conserver une
division tout en l’aménageant autrement et en l’assouplissant quelque
peu.

« L E BONHOMME DES MATHS »

Vers la fin de l’année scolaire, à la suite d’un échange informel avec moi,
Joanne entreprend de dessiner ce qu’elle appelle « le bonhomme des
maths ». Elle le représente sous l’aspect d’une figure humaine dessinée
à la 6-4-2. « Il est bizarre, il appartient au monde des chiffres » dit-elle.
Je ne commente pas les échos transférentiels de sa remarque. Puis elle
se demande s’il y a un bonhomme pour chaque pays. Ouvrant à nouveau
le livre illustré auquel nous nous étions référés naguère, je lui montre
que l’écriture des chiffres est maintenant la même dans bien des pays
du monde.
Ces mêmes dernières semaines, ainsi que durant le début de l’année
scolaire suivante, je propose à Joanne d’essayer de produire elle-même
des énoncés de problèmes. Elle peut imaginer puis écrire des énoncés
de son cru comme si elle était une maîtresse qui prépare des exercices
Maths et mètis(se) 45

scolaires pour ses élèves. Joanne se prend au jeu et je constate qu’elle


parvient à construire des histoires à la fois imaginatives et structu-
rées, au contenu sinon neutre du moins sans débordement affectif ni
connotations personnelles transparentes.
Joanne s’implique activement dans le travail, y consacrant un temps
certes limité mais sans digressions. Elle s’applique à respecter une
logique partageable par autrui. C’est l’occasion pour nous de reprendre
et de préciser, à partir de situations concrètes et en s’appuyant sur le
langage, différents aspects du sens des opérations sollicitées dans les
problèmes arithmétiques scolaires.
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J OANNE À L ’ ISSUE D ’ UNE ANNÉE DE TRAVAIL

À la fin de la première année de psychopédagogie, la mère de Joanne


m’indique que sa fille termine son CM1 avec des résultats scolaires
qui, s’ils ne dépassent pas la moyenne, se sont nettement améliorés
en mathématiques. Ses enseignants louent les efforts qu’elle a fournis
pendant l’année, même si certaines activités sont toujours difficiles
pour elle (géométrie) ou hasardeuses (résolution de problèmes). Comme
je le lui avais suggéré, la maman passe moins de temps à s’occuper des
devoirs à la maison. Elle trouve sa fille plus apaisée et moins anxieuse
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vis-à-vis des mathématiques. Elle a remarqué que Joanne n’a plus peur
d’aller à la boulangerie avec de l’argent pour acheter le pain. Sur ce
point, Joanne est très fière de ce qu’elle considère comme une victoire,
qui la valorise à ses propres yeux.
Le travail ne s’est pas arrêté là. Par la suite, Joanne évoquera parfois,
implicitement, ce qui la préoccupe, mais cela ne parasite plus son com-
portement ou ses réalisations mathématiques. Bien que la géométrie,
la lecture de tableaux ou de graphiques ainsi que la représentation des
nombres restent des points difficiles pour elle, Joanne poursuit une
scolarité où les mathématiques sont devenues une matière qui l’intéresse
intellectuellement et qu’elle peut maintenant travailler en y trouvant
46 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

une certaine réussite, attestée scolairement. Ce qui peut témoigner


d’une « désensibilisation » de son rapport aux mathématiques et de
leur inscription dans un processus de sublimation. Une aide psycho-
thérapeutique a pu se mettre en place à l’occasion de l’entrée dans
l’adolescence.
La relation qui est faite ici de la première année de psychopédagogie
des mathématiques montre, je pense, que les activités et les échanges
intervenus durant les séances ont été l’occasion pour cette enfant, non
seulement de reprendre contact avec un certain nombre d’apprentis-
sages dont la construction ne s’était pas faite en temps voulu, mais
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aussi d’aborder et de commencer à élaborer certaines questions qui la
traversaient, influant sur son développement personnel comme sur son
investissement scolaire.
L’évolution de Joanne au décours de la prise en charge indique, me
semble-t-il, que, pour avancer, elle avait besoin que soit à la fois perçu
ce qu’elle n’avait pas construit dans ses apprentissages mathématiques,
et écouté ce qu’elle avait à dire. À partir de la prise en compte des
aspects aussi bien psychologiques que cognitifs sous-jacents aux diffi-
cultés d’apprentissage de Joanne, la dynamique du travail a convoqué
différentes démarches : construction de concepts, mise en perspec-
tive culturelle, rééducation instrumentale, apprentissage de procédures,
accueil d’un questionnement subjectif, mise en mot des émotions ressen-
ties et de représentations inconscientes, production de liens associatifs,
élaboration de contenus symboliques, assouplissement de positions
d’identification.
C’est cet ensemble, à mon avis, servi par le cadre protégé et protecteur
des rencontres régulières intervenant en dehors du milieu tant scolaire
que familial, qui a aidé Joanne à prendre du recul, à gagner une certaine
confiance dans sa capacité à maîtriser des savoir-faire scolaires, mais
aussi à pouvoir vivre avec les mathématiques et à les mettre au service
de son développement.
Maths et mètis(se) 47

L A PSYCHOPÉDAGOGIE DES MATHÉMATIQUES


COMME MÉDIATION

La relation du parcours entrepris avec Joanne illustre, me semble-t-


il, quelques aspects du travail qui peut se faire en psychopédagogie
des mathématiques. À ce propos, je remercie vivement cette enfant
d’avoir donné l’opportunité, par la richesse de sa personnalité et de
sa participation en séance, que soient mis en lumière plusieurs de ces
aspects.
Bien sûr, la pratique psychopédagogique décrite ici constitue une moda-
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lité parmi d’autres. Elle n’est pas la seule à être pertinente et elle
n’est pas valable dans tous les cas. La nécessaire prise en compte de
l’individualité de chaque enfant impose que la psychopédagogie des
mathématiques ne se positionne pas comme une pratique monolithique
dont le déroulement serait connu à l’avance. Elle doit s’adapter aux
enfants et aux adolescents que l’on rencontre, ainsi qu’à la façon dont
chacun d’eux se situe par rapport aux mathématiques comme disci-
pline scolaire, comme corps de savoirs conceptuels et comme « forme
symbolique » (Cassirer) faisant partie de la culture.
La pratique décrite ici correspond en tout cas à une façon d’aborder
l’implication des facteurs psychologiques et cognitifs qui contribuent
à singulariser la rencontre entre un sujet et les apprentissages mathé-
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matiques. Elle défend l’idée qu’une prise en charge psychopédagogique


peut faire intervenir différents types d’activités et mettre en œuvre
différentes modalités d’échange avec l’enfant.
Je voudrais, à cette occasion, tenter de préciser ce qu’est, pour moi, la
psychopédagogie des mathématiques, en mettant l’accent sur quelques
points qui me paraissent caractéristiques de cette pratique.
La psychopédagogie des mathématiques est une prise en charge que
l’on peut proposer à des enfants qui rencontrent des difficultés dans les
apprentissages, à l’école ou au collège notamment. Elle inclut l’abord des
contenus notionnels (numériques, géométriques...) référés directement
48 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

ou indirectement au scolaire, mais aussi la prise en compte des fonc-


tions cognitives (spatiales, langagières...) impliquées dans les appren-
tissages mathématiques, ainsi qu’un travail d’élaboration de contenus
symboliques et de contenants psychiques liés à la relation que l’enfant
entretient avec la discipline en question, avec la scolarité, et/ou plus
largement avec le savoir.
Au fil de la rencontre régulière entre l’enfant et l’adulte, dans un cadre
institutionnel qui a la particularité – irremplaçable, à mon sens – de
n’être ni scolaire ni familial, se trouve mise en scène la relation que le
sujet entretient avec les mathématiques, la façon dont il les comprend
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ou ne les comprend pas, la manière qu’il a d’en faire ou de ne pas pouvoir
en faire. Si l’on admet que la causalité d’un « symptôme » mathématique
est souvent plurielle et surdéterminée, il s’ensuit que différents niveaux
de compréhension et d’action sont alors sollicités, qui ne s’excluent
pas l’un l’autre. En effet, considérer que les difficultés rencontrées par
certains élèves au cours de leur scolarité peuvent avoir des ressorts
multiples (cognitifs, psychologiques...) et intriqués me semble une
position théoriquement raisonnable et cliniquement en accord avec ce
que je perçois des enfants qu’il m’est donné de rencontrer.
Quant à la question de la relation causale unissant, à l’origine, les
facteurs psychologique et cognitif (l’un a-t-il provoqué l’autre ? l’un
a-t-il constitué un point de cristallisation pour l’autre ? les deux sont-ils
apparus indépendamment l’un de l’autre ?), elle est peut-être plus théo-
rique que déterminante pour la pratique. Il arrive fréquemment qu’à un
moment donné de l’histoire d’un enfant les différentes déterminations
finissent par s’enchevêtrer et que leur retentissement devienne mutuel.
D’où la participation de plusieurs dimensions au sein de la pratique
psychopédagogique :
! la remédiation notionnelle de contenus mathématiques précis (en
référence à la didactique des mathématiques),
! l’entraînement instrumental des opérations logiques et fonctions cog-
nitives impliquées dans les apprentissages mathématiques (en réfé-
rence à la psychologie du développement et à la neuropsychologie),
Maths et mètis(se) 49

! la prise en compte du rapport singulier que l’enfant entretient avec


les mathématiques et de la place que celles-ci occupent dans son
histoire, réelle ou imaginaire (en référence à la psychanalyse),
! la mise en perspective des mathématiques comme science, avec son
cheminement historique et les défis pour la pensée que constituent
certaines notions (en référence à l’épistémologie et à l’histoire des
mathématiques).

L’articulation, dans des proportions variables selon les sujets, les pro-
blématiques et les moments dans le travail, de ces quatre dimensions
imprime une tonalité spécifique à chaque prise en charge.
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U NE HISTOIRE DE RENCONTRES ...

Suivant sa dynamique propre, la rencontre entre l’enfant et le psychopé-


dagogue, avec ce qui se manifeste au travers de leurs échanges, peut être
l’occasion de reprendre certains aspects des apprentissages mathéma-
tiques en général ou de tel apprentissage particulier. Cela intervient au
décours d’une élaboration psychique conjointe où un interlocuteur est
là pour recevoir les questions qui lui sont transférentiellement adressées,
et pour les faire rebondir de manière à ce que le sujet puisse les élaborer
à sa façon. Il s’agit donc d’instaurer une médiation « pédagogiquement
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outillée », tout en se laissant surprendre et porter par ce qui se passe


concrètement en séance. Alors, des éléments restés « en souffrance »,
tant au niveau conceptuel, cognitif que psychique, peuvent être mis à
jour, remis en circulation et soumis à un certain travail.
L’abord explicite de contenus mathématiques, indispensable dans la
majorité des cas, s’accompagne ainsi d’une élaboration souvent plus
implicite. Laquelle peut concerner aussi bien les aspects instrumentaux
impliqués dans les apprentissages (fonctions cognitives, opérations
logico-mathématiques), que la conflictualité intime et l’investissement
imaginaire qui animent le sujet dans son rapport aux mathématiques.
50 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

La façon dont se distribuent l’explicite et l’implicite, le cognitif et


le psychologique n’est pas prévisible a priori, ceux-ci se répartissant
différemment selon les cas. Quoi qu’il en soit, médiation pédagogique
et médiation psychique cheminent en interaction pour aider l’enfant à
progresser dans son développement.
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Chapitre 3

Paul et Kevin, ou comment


s’approprier le langage oral
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et l’écrit

Quand la psychopédagogie s’appuie sur l’écrit

Évelyne Schembri

« L’identité humaine se construit comme une fugue à trois voix :


âme – corps – esprit1 . »
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U N ENFANT souffre, il ne s’exprime pas correctement, il ne lit pas ou


n’écrit pas. Nous le recevons pour l’aider avec des « médiations »,
des outils techniques. Il ne s’agit pas de « faire entrer » les enfants
dans ces techniques, mais d’en disposer, au gré des mouvements qui
naissent de cette relation si singulière.
Notre responsabilité va au-delà de l’aspect instrumental : si l’enfant
nous parle à travers ses difficultés, nous devons être là pour accueillir
cette parole.

1. Marie-Claude Defores et Yvan Piedimonte, La constitution de l’être, Bréal, 2009.


52 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

Mon propos est d’illustrer cette conviction par la présentation de récits


qui relatent le parcours de deux enfants, à des niveaux d’évolution très
différents, mais pour lesquels les projets thérapeutiques se rejoignent :
grâce à des médiations appropriées, offrir la relance des processus de
pensée.

L ES MOTS DE PAUL

Dans mon expérience auprès des enfants présentant des symptômes de


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forme dyslexique et dysorthographique, lorsqu’il y a une prédominance
des substitutions, des déplacements, des ajouts ou des omissions de
phonèmes, j’ai relevé une redondance dans mes observations.
En effet, dans de nombreux cas, les confusions touchant le langage me
semblent pouvoir figurer la projection, sur le support de l’écrit, d’une
incompréhension des liens de filiation, d’une question posée à propos
du fonctionnement des relations intrafamiliales.
Cette hypothèse de travail a accompagné en arrière-plan ma compré-
hension des difficultés de Paul dont les séances font l’objet de cette
première partie.

Quand l’écrit est une langue étrangère


!

Je rencontre Paul au milieu de sa scolarité primaire, il a alors 8 ans. C’est


un enfant vif, agréable, au développement harmonieux, qui consulte
exclusivement pour des difficultés relatives à l’acquisition du langage
écrit.
Lors de notre première entrevue, il m’explique qu’il confond des lettres
et qu’en dehors de ce souci, ça va plutôt bien. Il se vante même de ses
compétences en mathématiques et fait l’inventaire de ses succès auprès
des filles de l’école.
J’apprends par ailleurs qu’il a le souvenir d’un vécu laborieux de son
année de cours préparatoire, dans un contexte de mésentente avec
Paul et Kevin, ou comment s’approprier le langage oral et l’écrit 53

l’enseignant. La lecture est aujourd’hui acquise, mais reste hésitante,


avec en particulier des substitutions de phonèmes et, comme il dit :
« j’aime pas lire ».
Mon attention est attirée par une première transformation à l’écriture
de son nom de famille, dans lequel il a déplacé une lettre. Imaginons
le petit Paul Verlaine qui écrirait son nom « Verliane »... Il n’est pas
anodin de trébucher de la sorte sur son patronyme à un âge relativement
avancé de la scolarité. Lorsque c’est le cas, on peut se demander si
l’enfant ne pose pas d’emblée une question à propos de son identité, de
sa filiation.
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Le texte qu’il écrit le jour où nous faisons connaissance est fourni en
erreurs du même type : nous remarquons ensemble qu’indépendamment
des fautes d’usage et d’accord, des lettres sont déplacées, remplacées,
omises ou ajoutées.
Ainsi, malgré son aisance dans le maniement du langage oral, cet enfant
se comporte face à l’écrit comme s’il s’agissait d’une langue étrangère
dont il ne pourrait pas s’approprier les règles. Puisqu’il s’exprime correc-
tement, je suis surprise lorsqu’il ne lui vient aucun mot pour me dire
quel sport pratique l’un de ses frères : il utilise un mouvement, il semble
taper sur quelque chose. Je m’étonne de cette définition corporelle
d’une occupation dont je saurai par la suite qu’elle n’évoque ce geste
que pour l’enfant.
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Il y a là un vrai message de la part de Paul et il participe à mon


étonnement quand nous apprenons la réalité : son frère pratique la
natation.

« Trop de choses dans la tête »


!

Je ne souhaite pas réduire à un défaut de son stock lexical cette absence


de mot, car s’il est tout à fait important d’amener un enfant à nommer
correctement, il est également essentiel de valider une information, de
légitimer une connaissance même lorsqu’elle arrive, comme c’est le cas
54 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

ici, sous un emballage peu convenable du point de vue de la norme


linguistique.
Il me renseigne sur un savoir informulable et doit sentir que je l’ai
entendu et que je désire résoudre avec lui l’énigme qu’il cache. Le
« bon » mot de vocabulaire aurait pu recouvrir un ressenti sur lequel
Paul a certainement à élaborer quelque chose et de toutes les façons, il
va y revenir par d’autres détours.
Lorsque nous étudions ses erreurs de lecture et d’écriture, Paul a une
première réaction de retrait : il est trop incompétent pour espérer pou-
voir se corriger, il détourne la tête. Cette affaire de rigueur dans le
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langage écrit ne le concerne pas.
A-t-il une hypothèse au sujet de cette difficulté à lire et à écrire ? Il en
a une : « j’ai trop de choses dans la tête », me dit-il, sans pouvoir m’en
dire davantage pour le moment.
Étant donné sa scolarité plutôt satisfaisante malgré ce problème, je
décide de ne pas aborder frontalement la lecture. Je préfère orienter
mes interventions autour de son attitude vis-à-vis de l’écrit, avec l’idée
de l’aider à modifier son a priori négatif dans ce domaine. Ce choix me
paraît d’autant plus s’imposer qu’il fait lui-même un lien entre son souci
et l’envahissement de son espace psychique.
Il y aura donc immédiatement deux clés sur notre partition : les exer-
cices, les jeux concrets avec le langage écrit, et les représentations qui
ne manqueront pas de déborder de son trop-plein dans la tête.
Je sais d’expérience que les deux plans se côtoient ou se confondent
selon les moments. Je me tiens donc prête à suivre le mouvement.
Nous allons passer plusieurs séances à jouer avec les mots, les sons,
à opérer volontairement les transformations qu’il a coutume de voir
surgir à son insu lorsqu’il déchiffre et écrit. Ce paradoxe – jouer à faire
consciemment ce qu’il subit habituellement – va créer un déséquilibre
profitable, puisqu’il se détend et que ses erreurs de lecture vont se
raréfier.
Paul et Kevin, ou comment s’approprier le langage oral et l’écrit 55

Il commence à apprécier ces activités - essentiellement phonologiques


- à les réclamer, manifestement pour le plaisir du jeu puis pour la
satisfaction de se surprendre à maîtriser les sons.
Dans le même temps, il est très heureux de « me battre » dans divers
jeux de société.

La saga familiale rocambolesque


!

Il dépose également son « trop dans la tête » au travers de récits


qu’il souhaite absolument me raconter et dont le point commun est la
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trahison, ou la mort, d’un des protagonistes.
L’histoire inaugurale de cette série est une saga familiale où des arrières
grands-parents sont victimes d’accidents incroyables. Il l’achève en
affirmant que le héros rescapé de ces aventures rocambolesques est l’un
de ses grands-parents. Intriguée, je l’invite à poursuivre et il me donne
quelques détails plus plausibles de sa généalogie.
Ses explications sont tout de même assez confuses et en contradiction
avec les informations recueillies auprès de ses parents, en sa présence,
peu de temps auparavant. J’insiste donc un peu pour tenter d’y com-
prendre quelque chose. Paul conclut que de toutes les façons, tout ça
ne le concerne pas.
Je retrouve alors précisément la mimique collée à son désintérêt pour
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l’orthographe. Je lui confirme que sans doute certaines choses ne le


concernent pas mais que néanmoins, il a le droit de se poser des ques-
tions ; un franc « ah bon ?! » viendra clore cette séance.
Peu après, à l’occasion d’une rencontre avec ses parents, Paul s’arrange
cependant pour introduire ce sujet dans l’entretien. Je ne suis pas très
étonnée d’apprendre que l’enfant a inversé la place d’un grand-père et
d’un arrière-grand-père, oublié un oncle, fait mourir une grand-mère
qu’il a pourtant vue le dimanche précédent et autres transformations du
même acabit.
Lorsque je retrouve Paul pour sa séance, il me demande si nous pouvons
écrire. Je suis naturellement surprise et heureuse de cet empressement
56 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

inattendu et l’encourage à me donner ses idées, s’il en a et... oui, il


voudrait bien apprendre à écrire des gros mots. Il me tend alors le stylo
pour me dicter sa liste de mots dont je dois certainement connaître
l’orthographe.
Ainsi, ce petit garçon si mignon, si bien élevé se met à déverser un
flot d’injures d’une extrême crudité comme s’il récitait une table de
multiplications. Je suis troublée par cette dissonance et de plus en plus
mal à l’aise face à cette injonction d’écrire toutes ces grossièretés. J’ai
donc posé le stylo et refusé de finir cette dérangeante dictée : ces mots
étaient décidément trop terribles.
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Face à son étonnement, je fais un pas de côté et lui présente pour finir
cette séance un livre que nous avons lu. Il s’agit de l’ouvrage Les mots
de Zaza1 , dans lequel une souris collectionne des gros mots imaginaires.
Paul m’a fait vivre ce jour-là une sensation très éprouvante, étrange. Ces
mots prononcés sans émotion, sans retenue, ne lui appartenaient pas.

Le jeu de l’oie et les gros mots


!

La fois suivante, Paul revient avec ce même souhait d’écrire des gros
mots. J’accepte en lui suggérant que nous fassions quelque chose de
plus. Peut-être pourrions-nous en inventer, comme Zaza. Il refuse très
gentiment : ce texte était amusant, mais il préférerait de vrais gros
mots.
Finalement, je lui propose de créer un jeu dont je me sers souvent pour
ses inépuisables ressources, un jeu de l’oie dont il remplira les cases
avec les consignes de son choix. J’espère lui offrir l’occasion d’exprimer
la violence manifestement non reconnue des gros mots, en l’apprivoisant
grâce à une médiation acceptable, moins brutale.
C’est d’accord, et Paul va travailler avec beaucoup d’enthousiasme à la
fabrication de son jeu en acceptant volontiers d’écrire. Il y a les cases
« dis un petit gros mot » ou « dis un gros mot grossier », mais le thème

1. Jacqueline Cohen et Bernadette Després, Les mots de Zaza, Bayard Jeunesse, 2007.
Paul et Kevin, ou comment s’approprier le langage oral et l’écrit 57

s’étoffe avec les cases « rendez-vous de la bagarre » où l’adversaire est


convoqué pour se battre, « dis un mensonge », « invente une histoire
qui fait peur », « fais un bruit de fantôme ».
Je n’insiste pas pour corriger les erreurs de transcriptions de son jeu,
pour une fois phonétiquement de bonne qualité. Introduire des cor-
rections me semble dans l’immédiat être une épreuve à laquelle il va
résister.
Il réclame son jeu avec gourmandise, alors nous jouons.
En parallèle, je décide de travailler le langage écrit sous la forme d’une
gymnastique mnésique que nous pratiquons sur de courtes phrases pour
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« dédramatiser » cette activité.
J’attends un assouplissement de son attitude, pour ensuite mêler l’écrit
à davantage d’émotion en utilisant ses productions imaginaires.
Paul délaisse son jeu au profit d’histoires qu’il prend, je le crois, plaisir
à lire et je me dis que le temps de l’écriture d’un récit est maintenant
arrivé. Il lit désormais de manière fluide, quelques textes lui ont claire-
ment plu mais lorsque je le félicite sur ses nouvelles dispositions face à
la lecture, il résiste à cette idée, il ne se reconnaît pas et devant mon
étonnement il lâche : « lire, ça me fait chier ». Cette grossièreté lui a
échappé. Elle nous intrigue tous les deux. Il repense à son jeu, dont
il souhaiterait faire une nouvelle version. Ce sera un jeu de l’oie, qui
aura la forme d’une grosse vague qui déferle de la gauche vers la droite,
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comme un raz-de-marée devant lequel les pions devront fuir pour se


réfugier sur une colline voisine, au-delà de la page, sur le bureau.
Je m’interroge à propos de ce choix : quelle sorte de tempête menace
d’engloutir cet enfant ?
Cette fois, les erreurs phonétiques sont de retour. Ces confusions pho-
nétiques sont décidément des troubles bien têtus dont les enfants ne
se débarrassent pas aisément.
58 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

« Les gros mots, ça fait saigner le cœur »


!

En construisant le projet du nouveau jeu, Paul note : « case trois, devi-


ner un gros mot » qu’il écrit : « casse trois, deviner un cromo ». Je lui
demande de se pencher attentivement sur ces mots, il fuit à nouveau en
détournant la tête. Cette fois-ci, je l’encourage avec plus d’insistance
et il découvre ses transformations. « Casse » à la place de « case » : « y
a de la casse ! » commente-t-il en souriant. Ensuite, il remarque « cro »
à la place de « gros ». « Les crocs » reprend-il en mimant un vampire
prêt à saisir sa victime.
Je lui propose maintenant de chercher lui-même la solution orthogra-
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phique. Il retrouve le mot « gros » et y adjoint « maux ». En comprenant
cette nouvelle erreur, il s’exclame, théâtral : « Les gros mots, ça fait
saigner le cœur ! » et comme recouvrant ses esprits, il peut se corriger.
Une parole juste s’est faufilée dans l’erreur d’écriture : en effet, les gros
mots, ça mord et ça fait mal.
Quand je me demande à voix haute qui peut bien prononcer tant d’in-
jures et à qui, il me souffle que c’est à la maison. C’est la violence du
grand frère. La réponse à l’étrange définition corporelle lors de notre
première rencontre est peut-être là. Ce sont également les échanges
grossiers entre parents et grands-parents, les non-dits à propos de
certains membres de la famille.
Paul est traversé par les insultes prononcées par ses proches. Les mots
sont vides, séparés de leurs signifiants. De même, il y a du non-sens
dans les invectives échangées par les adultes qui l’entourent.
Les parents de Paul évoquent les conflits familiaux comme une qualité :
« Chez nous, quand on a quelque chose à se dire, on le dit ». Ce que
l’on peut finalement traduire dans ce cas comme une façon de masquer
et de nier leur mésentente.
L’enfant a cependant l’intuition que dans ce discours, on banalise la
violence des mots.
Selon mon hypothèse, Paul a dit par la confusion des lettres sa percep-
tion de dysfonctionnements dans les liens entre ses proches, perception
Paul et Kevin, ou comment s’approprier le langage oral et l’écrit 59

jusque-là enfermée dans une sorte de terrain vague sur lequel sa pensée
ne pouvait se construire. Il sait la perturbation des liens intrafamiliaux,
sans pouvoir l’exprimer autrement que par ce brouillage dans les lettres.
Les gros mots, « ça fait saigner le cœur »...
La validation de ce savoir a libéré le champ des apprentissages. Paul ne
détourne plus la tête devant ses productions et le travail d’appropriation
de la langue écrite a pu commencer à l’issue de cette séance.
Nos rencontres ont pris la forme d’ateliers d’écriture très vivants.
À la faveur de ces progrès, la famille a cependant souhaité interrompre
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le travail, dans un passage à l’acte sans possibilité de négociation. Pris
dans la loyauté vis-à-vis de ses proches, Paul a accepté ce choix.
Lorsque je lui ai demandé son point de vue à propos de cette décision,
il n’a pu répondre que « Ma mère a dit... ». Pourtant, son salut, le jour
de notre dernière séance m’en a dit davantage que ses mots : la main
toute molle, il m’a tendu un avant-bras sans vitalité.
Une fois de plus, son corps a pris la parole et j’ai eu le sentiment de
voir une porte se refermer. Mais maintenant qu’il connaît le chemin,
peut-être ira-t-il l’ouvrir ailleurs, plus tard ?

K EVIN : « D ÉLIVREZ - MOI ! »


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Kevin a 4 ans. Il s’intéresse un instant à l’image d’un écureuil posée


sur le bureau. A-t-il reconnu cette image ? « Lapin pou manzé les flèz »
(Lapin pour manger les fraises).
En réponse à mon étonnement, il passe à la fouille sans retenue du sac
de sa mère, lui réclamant quelque chose d’inintelligible. « La moto »
traduit-elle, ils l’achèteront plus tard. Déçu et fâché, Kevin file sous
le bureau sourcils froncés, arrondissant ses doigts en forme de griffes
et grognant comme un lion en cage. Quand un vocabulaire défaillant
s’emmêle avec une syntaxe improbable, la communication peut rapide-
ment devenir un affrontement tyrannique. Je mime à mon tour un fauve
60 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

furieux d’une frustration. Kevin sort de sous le bureau et me regarde


intensément. Le contact est établi !
Et ensuite, par quels chemins passeront les séances avec cet enfant
de quatre ans qui, comme le déplore son enseignante, « bouge tout le
temps, mord ses camarades de classe » et refuse à peu près tout ce
qu’on lui propose ?
Ce sera une longue histoire faite de discontinuité, qui exigera une
grande mobilisation psychique de ma part pour l’accueillir malgré ses
attaques du cadre et les défaillances de l’entourage familial.
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Quand un petit lion joue aux dés...
!

Après ma rencontre avec Kevin, je sais que les merveilleux livres et


les excellents jeux potentiellement adaptés aux enfants de son âge
resteront sur leurs étagères. Il me faudra être attentive à la moindre
étincelle d’intérêt pour un objet ou une activité qui puisse devenir un
espace commun où s’éveille son désir d’apprendre, de penser.
C’est un dé dont il s’empare spontanément avec une certaine avidité qui
sera le point de départ de notre travail. Le dé est tout d’abord un objet
à lancer sur le sol, contre moi, sans égard pour sa véritable fonction,
avant de devenir ce qui circule entre nous dans un jeu de « à toi, à
moi ».
Kevin est ensuite séduit par l’idée de comparer les scores obtenus
chacun à son tour que je matérialise par des jetons. Mais s’agit-il de
compter ? Certes non ! Si je lui fais remarquer son refus face à ce qu’il
perçoit comme une tentative d’apprentissage contraignant, le petit lion
se réveille, une tempête de cris et d’objets volants me signale mon
outrecuidance.
Le fait de nommer son attitude, bien entendu sans jugement, est déjà
bien au-delà de l’acceptable, il le vit comme une intrusion intolérable.
En revanche je peux, à petits pas, avec tact, jouer à lui renvoyer l’image
d’un enfant heureux de jouer, refusant de se laisser enfermer dans la
volonté de l’adulte.
Paul et Kevin, ou comment s’approprier le langage oral et l’écrit 61

Ainsi nous lançons le dé, séance après séance, dans une atmosphère
joyeuse et j’assiste à la fausse victoire de Kevin qui « gagne » en s’ex-
clamant « vocou ! » (beaucoup), amassant les jetons devant lui. Je
joue le désespoir et la colère face à cette comptabilité truquée, qui me
maintient dans le rôle de l’éternelle perdante. Puis, au fil des séances, ce
rituel devient sa résistance à tout effort de pensée, à tout échange. Je
ressens de l’ennui, il endort totalement ma créativité, j’ai le sentiment
d’être à côté de lui, ficelée à une place, à mon tour prisonnière.
Un jour, j’exprime ma lassitude non plus en parlant mais en chantonnant.
À la manière d’un ménestrel, je commente mes gestes et les siens, le
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contenu de la séance, mes interrogations, ses colères, en inventant des
ritournelles. Le chant est accepté, il cesse son brouillage habituel et
devient plus attentif. La victoire est toutefois modeste : en écho à mes
mélopées apparaît un hit-parade de comptines scatologiques venant
interrompre ce nouvel élan...
Mais un changement s’annonce, un jeu avec les mots s’installe et mes
courtes phrases chantées sont entendues, parfois reprises à son compte,
comme si le langage sous cette forme faisait rupture avec une conduite
automatique, apprivoisait ses craintes, contournait sa position de refus
obligé.

L’ourson derrière les barreaux


!
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Je choisis ce moment pour lui présenter un livre, Délivrez-moi !1 .


C’est un ouvrage en carton très épais dans lequel sont découpés des
barreaux. Derrière ceux-ci, on aperçoit un ourson qui crie : « Délivrez-
moi ! ». Lorsque nous tournons la première page, il nous regarde avec
reconnaissance en s’exclamant : « Ah ! Merci ! ». Ensuite il part en
chantant : « Promenons-nous dans les bois, pendant que croco n’y est
pas... ». À la page suivante, il est poursuivi par le féroce et gourmand

1. Alex Sanders, Délivrez-moi !, L’école des loisirs, 1996.


62 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

crocodile et finalement nous refermons le livre avec vigueur en cla-


mant « Et clac ! » et l’animal apparaît derrière de nouveaux barreaux,
protégeant maintenant le héros de son agresseur.
J’anticipais l’adhésion de l’enfant pour cette histoire, j’ignorais en
revanche que ce texte serait l’unique récit que Kevin accepterait et
réclamerait pendant presque trois ans, temps nécessaire pour en maîtri-
ser les mots, en vivre et en revivre les émotions. Il en a inlassablement
repris la mélodie, sachant, au début, à peine dégager quelques syllabes
d’un véritable chaos articulatoire. Il s’est cassé les dents sur le :
« pro/me/nons/-nous » et le : « pen/ dant/ que/ cro/ co/ n’y/ est/
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pas », épuisant une infinité de variations articulatoires et syntaxiques
tant cet énoncé le désarçonnait.
Sans jamais pointer à Kevin les importantes déformations de parole et
de langage de ses productions, j’ai décliné avec lui ce texte au gré de
ses souhaits et de ses progrès. Debout, assis par terre, en face-à-face
au bureau, côte à côte, en tapant des pieds et des mains, avec force, en
chuchotant, en détachant les syllabes, en les bâclant, en le racontant
ensemble ou à tour de rôle... Le travail autour de ce texte est ainsi
devenu le prélude ou la conclusion de nombreuses séances.
Ce livre doit sans doute sa place privilégiée d’unique objet culturel
commun à la synergie de divers facteurs : l’élément moteur facilite la
mobilisation de Kevin et le chant rompt avec le langage parlé et le
familiarise avec une comptine appartenant au patrimoine musical enfan-
tin. Enfin, le contenu offre un support de représentations affectivement
« fort ».

La douleur en miroir
!

Mais comment enrichir la palette des images dont Kevin a besoin pour
se construire sans piocher dans ma bibliothèque ?
Il arrive fréquemment très excité aux séances et, à l’occasion d’une de
ses colères dont j’ignore le motif, des objets sont jetés par terre et
me voici la cible de sa tyrannie : « Va chéché ! » (va chercher). Je lui
Paul et Kevin, ou comment s’approprier le langage oral et l’écrit 63

confie alors très doucement que son attitude me fait mal à la tête. Cette
douleur, tout à fait authentique, il l’entend et fait ce geste : les mains
à hauteur du front, paumes vers le sol, il appuie l’air du haut vers le
bas en expirant lentement mimant un « faire baisser la pression ». Il
l’utilisera ensuite très régulièrement, le ponctuant de « ah oui ! C’est
vrai » aux premiers signes de trop grande tension interne.
C’est en m’utilisant comme miroir, en s’appuyant sur mes sensations,
que ce rituel a pu s’inventer et opérer son pouvoir calmant à d’autres
moments. Ce temps est précieux puisqu’il a donné une forme à un début
de maîtrise de son agitation, une prise en compte de celle-ci, pour lui
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et vis-à-vis de moi.
Pendant quelques séances, Ravel a volé à mon secours. J’ai raconté
et chanté de courts extraits de l’opéra L’enfant et les sortilèges1 . Le
thème de l’enfant qui refuse tout et s’en glorifie ne pouvait pas le
laisser indifférent. « Je suis méchant, je suis très méchant ! » clame le
personnage de l’opéra en déchirant ses livres.
Ma tentative pour utiliser ensuite le disque a échoué : il me fallait
interpréter l’histoire pour lui, dans l’espoir d’ouvrir sa capacité à une
écoute directe donc plus autonome de l’œuvre, étape qui nécessite une
sécurité intérieure suffisante.
Son goût inconditionnel du dé me guide vers un jeu de l’oie mais la
séquence « jet du dé + repérage de la quantité + avancée du pion » est
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inaccessible. Il fait par exemple avancer le dé au lieu du pion ou place


ce dernier là où s’est arrêté le dé : nous nous heurtons à une grande
confusion. Puisque ce jeu est trop élaboré pour Kevin, c’est avec un
matériel plus familier et représentatif que je choisis de l’aider à affiner
ses gestes et à concevoir une stratégie. Il apprend à bâtir des enclos et
des chemins avec des barrières qui tiennent debout, à faire glisser une
voiture en dosant la force de propulsion sur un parcours conçu par nous
à l’avance.

1. L’enfant et les sortilèges, fantaisie lyrique de Ravel, livret de Colette.


64 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

De ce nouveau chantier vont naître des récits qui iront dans le sens d’un
souci de maîtrise du chaos et de la constitution de limites psychiques :
il imagine un village, dont je suis le maître d’œuvre car il souhaite
former un espace parfaitement fermé mais peine à s’organiser au niveau
moteur. Il existe en effet des villageois turbulents qui projettent de
casser les ponts ou de renverser les habitations, et je dois lui prêter
main-forte pour écarter ces agitateurs et protéger la quiétude à l’inté-
rieur du village. Porté par le récit, Kevin veut activement devenir plus
habile, il accepte son ignorance, il observe, reproduit et même réclame
mon modèle. Sa gestuelle et son langage s’organisent : « il faut faire
dou-ce-ment » chuchote-t-il en manipulant maintenant le matériel avec
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délicatesse.
Il a appris à devenir le gardien de l’intégrité du village et cette construc-
tion est devenue un refuge où il a pu imaginer quelques histoires, libre
du trop d’excitation et de la confusion.
C’est alors qu’entre en piste le « mémory », jeu qui consiste à retrouver
des paires d’images dont les cartes ont été disposées au hasard, face
cachée sur la table. Activité intéressante mais à fort potentiel hypno-
tique ! Après un temps d’exploration innovant autour des règles (par
exemple le changement de critère pour l’appariement des cartes), la
rigidité revient. De même qu’avec le dé, le jeu devient l’arme de sa
tyrannie. L’absence de pensée reprend le pouvoir : reprise de la séquence
de jeu, toujours identique, maîtrise de la durée de la partie et tem-
pête psychique sous la forme de décharges motrices à chaque tentative
d’échappée de ma part.

De l’invention d’histoires aux histoires personnelles


!

Quelle sera l’issue de cette nouvelle période d’agitation et de gel de la


pensée par la répétition ? Je lui propose d’utiliser les cartes du mémory
pour inventer des histoires. Cette suggestion le prend en quelque sorte
à contre-pied, cependant il se laisse convaincre.
Paul et Kevin, ou comment s’approprier le langage oral et l’écrit 65

M’adaptant à ses difficultés, je vais faire travailler mon imagination pour


lui : il pioche au hasard une image après l’autre et la place en ligne
devant moi. Je vais l’intégrer au fur et à mesure dans la continuité
d’un récit de fiction. M’entendre ainsi associer et relier des éléments
totalement disparates, fournis par lui de manière aléatoire, pour arriver
à un genre de conte, certes un peu abracadabrant mais présentant une
cohérence dramatique, a permis d’échapper à l’aridité des précédentes
séances. Il renoue avec des échanges de meilleure qualité, réclame
d’autres histoires et s’y essaie timidement.
Au-delà de la joie éprouvée de ces fictions créées dans l’instant de la
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séance, ce jeu a-t-il agi comme un écho de son vécu interne ? C’est-
à-dire une juxtaposition d’images qu’il tente de lier entre elles pour y
donner du sens ? Quoi qu’il en soit, simultanément à cette période, Kevin
convoque à plusieurs reprises sa mère dans mon bureau, en exigeant
qu’elle relate certains évènements de leur quotidien devant moi.
L’enfant s’appuie maintenant sur notre relation pour inviter son parent à
la réflexion : il a en effet conscience d’attitudes inadéquates et irrespec-
tueuses envers sa place d’enfant dans certaines conduites familiales. Ce
mouvement d’appel à un tiers, dans le dessein clair de valider une ques-
tion à propos d’une parole ou d’un comportement bousculant l’éthique,
est encouragé. Je l’ai soutenu en m’interrogeant à haute voix pour qu’il
participe à ma volonté de comprendre, me donne ses hypothèses et
préfère la curiosité et la recherche de sens à l’oubli de sa capacité de
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penser.
Cette position est difficile à tenir et Kevin l’a souvent fuie, en particu-
lier en refusant toujours les livres, symboles de la connaissance et du
questionnement. Toutefois, lorsqu’un enfant fait l’expérience de cette
possible ouverture de la pensée, elle peut redevenir disponible. C’est
un aspect inhérent au travail pour l’accès aux apprentissages à travers
toutes sortes de médiations : aller à la rencontre de la singularité de
l’enfant en étayant ses intuitions, son projet d’humain en devenir.
66 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

Trois ans plus tard...


!

Voici trois ans que nous nous connaissons et, après plusieurs dispari-
tions, Kevin fréquente le Centre avec davantage d’assiduité. La question
de l’entrée dans la langue écrite devient désormais centrale puisqu’il a
déjà sept ans.
Ma préoccupation – et la sienne, bien entendu – à propos de la lecture
et de l’écriture alimente vivement son anxiété et son excitation. Je
décide néanmoins d’installer, en la ritualisant, la présence de la trace
écrite à chaque séance malgré ses résistances. « Je m’en fous de tes
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lettres ! Pas besoin de regarder ton modèle qui pue ! » En réalité, ce
sont ses productions, réussies ou échouées, qu’il identifie à des déchets
et qui atterrissent invariablement déchiquetées dans la poubelle.
Si je peux aisément composer avec sa destructivité, par quelle brèche
de sa forteresse se faufilera son désir d’abandonner ses fanfaronnades
et d’investir positivement l’écrit ?
Pour apprivoiser sa peur d’échouer et aiguiser son intérêt, je commence
par imaginer de déplacer nos affrontements à propos de l’écrit dans
des jeux. Je délaisse la feuille au profit du tableau et j’organise des
concours avec les lettres et la motricité comme ingrédients (par exemple
des courses de rapidité dans le tracé d’une lettre). Puis, en se décollant
du dessin de la lettre, seront introduits des mots jusqu’à la maîtrise d’un
lexique pioché dans son univers le plus familier. Lorsqu’il est attentif,
j’enchaîne les tracés rapidement en lui demandant un effort de mémoire
à court terme ou légèrement différé. Ses temps de réceptivité s’allongent
à mesure que s’étoffe son répertoire.
C’est par l’écriture que Kevin abordera la lecture, toujours avec une
grande méfiance. Travailler sur du déjà-connu semble être la seule issue
pour lui éviter le vertige éprouvé face à la nécessité de cet apprentis-
sage.
À présent j’introduis de courtes séquences, plus directement techniques,
pour l’acquisition de la lecture. Il les reçoit avec de nombreuses oscil-
lations entre alliance et attaque. Ses progrès s’accompagnent de longs
Paul et Kevin, ou comment s’approprier le langage oral et l’écrit 67

retours en arrière et il s’abrite là encore dans le déjà-vu de jeux maintes


fois utilisés. Nous avançons ainsi, à petits pas, en gardant le passé bien
présent, disponible, prêt à adoucir ses craintes.
Avec le souci d’aérer les temps d’entraînements instrumentaux et de per-
mettre à Kevin d’exporter ses nouvelles compétences hors des séances,
je cherche de nouveaux supports. Après divers tâtonnements inféconds,
je l’invite à confectionner de simples « cocottes » en papier, communé-
ment appréciées des enfants et dans lesquelles nous pouvons écrire une
blague derrière un point de couleur. Pour le plaisir de la fabrication et
de la surprise du message, de préférence moqueur, à inscrire en cachette,
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Kevin veut écrire dans ses cocottes et oublie sa crainte de l’échec. Le
« tu veux combien ?... » triomphe et je suis dorénavant la cible de
son agressivité à travers de courtes phrases griffonnées sur un coin de
feuille ou bien majestueusement inscrites sur le tableau noir.
Les nouvelles acquisitions de Kevin n’en font pourtant pas un lecteur.
Quand mes exigences deviennent plus pressantes, il renoue avec des
attitudes de prestance sur le mode du mépris. Dans les moments où il
est mobilisé par une tâche, de brèves formules sans rapport manifeste
avec le contexte envahissent nos séances de la présence d’une voix off
hostile : « ah ! tu veux jouer à ça ?... » ou bien « bon, allez, laisse-moi
faire !... ».
Ces automatismes, dont il ne peut empêcher l’intrusion, alourdissent les
séances de la souffrance de son échec. Il lutte contre mon modèle « qui
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pue » par ce parasitage permanent. Le travail piétine et les consulta-


tions sont délaissées par la famille, lieu pourtant privilégié où pourraient
être élaborées ces questions. Se référer à des images parentales suffi-
samment fiables n’est guère aisé lorsque l’entourage est en trop grande
souffrance pour accompagner le processus évolutif de l’enfant.

Quand la feuille devient un objet métaphorique...


!

Malgré cette atmosphère d’impasse, je garde l’espoir d’une amélioration


du côté de Kevin, dont l’investissement au Centre et dans nos rencontres
68 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

est puissant. De plus, l’assistante sociale de l’équipe soutient notre


travail en maintenant des liens très serrés avec l’école et la famille.
Ses interventions assurent la protection de notre dispositif. Il faudrait
cependant imaginer une médiation qui permette à Kevin d’éprouver son
rapport au modèle en l’éloignant de sa réponse toute prête de dépit
face aux apprentissages.
Dans ce temps de flottement, il repère des pliages en papier sur une
étagère et me réclame une initiation pour apprendre à confectionner
des avions. N’allons-nous pas tourner le dos à la lecture si j’accepte son
exigence ?
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Fuir un temps la pression sociale dans cette activité... offrande à la
lâcheté ou rameau de sa curiosité ?
L’origami est un art exigeant, il nécessite patience et habileté. Il pos-
sède également sa magie, je l’expérimente régulièrement pour moi-même.
N’est-il pas exaltant d’obtenir un objet en trois dimensions à partir d’une
simple feuille ? Du deux au trois, la métaphore m’enchante et c’est avec
elle en tête que j’accède à sa demande. Kevin se passionne et apprend
avec une volonté et une capacité toutes nouvelles à tolérer ses mal-
adresses. Lorsque nous découvrons des modèles de pliage, nous sommes
d’une certaine manière à égalité face à l’inconnu.
Nous devons parfois chercher ensemble des solutions puisque je ne com-
prends pas toujours immédiatement les explications menant à l’objet
fini. Il est, bien entendu, prompt à vouloir renoncer devant le premier
obstacle mais se rallie finalement à mon souhait d’arriver au bout de la
tâche avec un vif contentement.
Les avions et les oiseaux volèrent ainsi dans le bureau, jusqu’au jour où
il ne refusa pas de choisir un livre. Il exhuma alors son histoire favorite,
Délivrez-moi !, et en fit plusieurs lectures, laborieuses mais appliquées.
Lorsqu’il put, une séance plus tard, le déchiffrer parfaitement, il me
regarda tout étonné : « c’est tout ? ». Ce texte lu en deux minutes
devenait soudain le témoin d’un passé révolu.
Joie et nostalgie se mêlèrent dans une juste émotion.
Nos rencontres se peuplent désormais de lectures.
Paul et Kevin, ou comment s’approprier le langage oral et l’écrit 69

Ses rages et sa reconnaissance s’écrivent aussi à côté de passages à


l’acte encore mal contenus. Un jour de désarroi, il sort d’un état de
grande agitation pour s’inquiéter d’un jouet confié à sa mère restée dans
la salle d’attente. « Il faut faire attention car il peut trouer les murs. »
Il imagine qu’il pourrait endommager les murs ou même « faire un trou
dans la tête ». Je lui soumets l’idée que l’on peut parfois craindre nos
envies destructrices et ressentir comme un trou dans la tête. Il acquiesce
avec une authentique tristesse. Se représente-t-il ce qui pourrait résister
à ce jouet destructeur ? Après un silence, il déclare : « oui, les feuilles »
en désignant le bloc de papiers blancs posés sur le bureau.
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Le support qui nous sert de médiation serait-il dans cet instant le fragile
rempart derrière lequel il peut s’abriter contre la peur de détruire ou
d’être détruit ?
La feuille comme métaphore de la culture et de l’entrée dans le symbo-
lique devient la page où s’inscrit sa singularité...
J’ai reçu sa réponse comme une image pertinente et belle de notre
travail.
Kevin participe maintenant à un groupe psychothérapique en plus de
nos séances. De nouvelles occasions lui sont ainsi offertes de travailler à
sa construction affective. Comment s’en saisira-t-il ? Seul l’avenir nous
le dira...
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Conclusion
!

Les médiations ne sont pas des objets finis, les supports et les tech-
niques sont à disposition mais le travail avec l’enfant est avant tout
une rencontre, et de celle-ci va naître quelque chose qui ne serait pas
advenu autrement.
Lorsque nous recevons un enfant, nous recevons également de l’enfant
et cela va être l’occasion d’une découverte, d’une création.
Il est essentiel d’offrir un espace propice à cet imprévu pour ouvrir
la voie d’un remaniement psychique qui accompagnera les progrès de
l’enfant.
Chapitre 4

Entre trop près et trop loin...


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Quand la psychopédagogie s’appuie sur le corps

Didier Chaulet

L A PRATIQUE en psychomotricité nous confronte régulièrement à ces


enfants qui ne peuvent se tourner vers leur monde interne, ne trou-
vant que la voie du comportement et du fonctionnement instrumental
pour témoigner d’un mal-être. Une limitation les montrant essentiel-
lement occupés par ce qui leur vient de l’entourage, sans la capacité
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d’éprouver un peu de solitude avec eux-mêmes. Mais avec cette relation


aux autres si forte, qu’ils semblent toujours la vivre entre l’excès de
proximité et le vide de l’éloignement (entre les craintes d’intrusion et
les angoisses d’abandon).
Des enfants qui, autrement dit, sont facilement repérés pour leur
manque d’autonomie. Ils ne savent ni jouer seuls, ni être seuls devant
un travail scolaire, et ne sont jamais contents quand on intervient
auprès d’eux. Et pendant nos séances, ce sont des enfants qui font
sans cesse appel à nous, exigeant le « faire avec », dans une demande
d’interactions répétées, se soldant vite par des échappées, les fuites en
avant ou un retrait d’opposition.
72 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

Ouvrir un espace de représentation

Comment aménager ces distances relationnelles, et ouvrir un espace


de représentation capable de contenir les tensions, les inquiétudes qui
les habitent, dans une rencontre impliquant justement le corps et la
motricité ?
Un type de questions qui peut amener à interroger le dispositif même
de la séance individuelle telle qu’elle est habituellement proposée. Car
notre tête-à-tête avec ces enfants risque de suggérer un tel rapport
d’immédiateté, de telles émotions, parfois une telle excitation, que rien
dans les mots ne viendra prendre sens. D’où l’intérêt d’envisager une
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mise en groupe, dont l’effet le plus sensible sera d’atténuer le poids
de notre présence en instituant un rapport indirect avec nous, puisque
l’enfant passera aussi par les autres pour découvrir cet adulte étranger
que nous sommes d’abord pour lui.
Un point de vue que je vais illustrer en m’appuyant sur deux extraits
cliniques. Le premier portera sur un groupe thérapeutique à médiation
motrice réunissant concrètement plusieurs enfants, le second mettra
en scène un groupe fictif à l’intérieur d’une thérapie psychomotrice
individuelle.

L E LOUP ET LES CINQ PETITS ENFANTS

Il s’agit donc ici d’un groupe à médiation motrice, ce qui va m’amener


dans un premier temps à revenir rapidement sur certains aspects du
dispositif, avant de montrer le processus de l’une de ces séances.

Éléments du dispositif
!

Tout d’abord, quelques remarques brèves sur le dispositif, sur la place


de la médiation, qui constitue en quelque sorte le lieu à l’abri duquel
se tient la rencontre, le dialogue avec les enfants. Une médiation, pour
le dire autrement, qui est faite pour offrir des supports de figuration,
Entre trop près et trop loin... 73

et dans le groupe dont je vais parler, il s’agit de jeux libres impliquant


des mouvements. Avec toute cette dimension d’un plaisir d’exercice, du
plaisir du jeu, parce que c’est un des moteurs de la séance, ouvrant la
possibilité d’un espace de représentation. Un endroit, donc, qui devien-
dra aussi un moment commun à tous les enfants. Chacun y portera
quelque chose de son petit monde intérieur, y adressera ses sentiments
comme autant de messages qui pourront circuler, sans que personne
ne les monopolise, c’est-à-dire, entre autres, sans que personne ne les
interprète. Mais de telle façon que ces messages fassent un retour vers
eux, que ces messages leur reviennent modifiés, transformés par l’action
du jeu.
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Sur ce point, j’essaierai d’être plus explicite avec l’illustration clinique,
dans la mesure où justement c’est avec ce genre de retours à l’intérieur
de la médiation qu’on peut attendre un effet de changement, un effet
thérapeutique.
Une autre remarque maintenant, concernant encore le dispositif : le
caractère collectif de la séance. Un collectif restreint, suscitant des
interactions entre les enfants, avec cette forme de socialisation des
échanges qu’on peut mettre en valeur quelquefois. Mais des interactions
capables également de s’organiser, sous certaines conditions, dans un
processus, qu’on peut qualifier, lui, plus spécifiquement, de processus
de groupe. Un processus dont l’intérêt principal, si on fait le choix de
s’appuyer dessus, est d’amener une utilisation originale, supplémentaire
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de la médiation, et en particulier de l’enrichir avec de nouvelles images,


d’un niveau souvent plus régressif d’ailleurs.
Avant d’illustrer ce point-là, je voudrais souligner de façon très schéma-
tique certaines des conditions, dans le dispositif toujours, qui favorise
ce type de processus.
La première de ces conditions se trouve dans le principe fermé du groupe,
qui implique une unité stable, venant à la fois soutenir le sentiment
d’appartenance et donner plus facilement aux enfants l’illusion d’être à
l’origine du groupe. Autrement dit, de l’avoir créé, et non pas d’avoir
été arbitrairement réunis par les soignants. D’autre part, un groupe
74 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

fermé oblige une séparation partagée par tous, et donc rend possible
un travail de séparation commun, y compris pour les thérapeutes (sous
réserve bien sûr que le terme n’ait pas été fixé à l’avance).
A contrario, un groupe ouvert reste plus proche du modèle familial, avec ses arrivées
de petits derniers, et ses départs de grands. Des aléas qui, à chaque fois, tendent à
ramener individuellement chacun des participants sur des enjeux de rivalité. D’autre
part, les groupes ouverts, au moins potentiellement, et particulièrement pour les théra-
peutes, eux ne sont pas confrontés à une fin.

Une autre des conditions, et là, je vais être encore plus schématique,
c’est le nombre réduit des animateurs, qui évite d’imposer un bloc adulte
trop fort, et autorise plus facilement les enfants à s’associer ensemble
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dans une dynamique qui, suivant les phases, les amènera à se situer
avec, sans ou contre le camp adulte, c’est-à-dire suivant une certaine
modulation des distances relationnelles.

Entrée dans le groupe


!

C’est donc avec cette question des distances relationnelles qui peuvent
s’établir entre les enfants et nous, que je vais évoquer maintenant ce
groupe à médiation motrice. Un groupe fermé, qui a duré presque trois
ans, que j’animais seul, et qui réunissait en même temps et régulière-
ment une fois par semaine, cinq enfants, au début tous âgés de 5 à
6 ans. Des enfants qui présentaient des retards, sinon des dysharmonies
du développement.
La séance que j’ai choisi de montrer situe ce moment où les enfants
se solidarisent entre eux et se constituent d’une certaine façon en une
petite communauté imaginaire. Autrement dit, le moment où ils passent
par la fiction du groupe pour gagner un autre poste d’observation sur la
réalité extérieure dans laquelle ils me voyaient jusque-là. Avant d’entrer
dans ce groupe, je vais dire un mot sur chacun d’eux à travers les séances
du début, dans la mesure où à cette période les enfants de cet âge
s’engagent plutôt à contre-groupe. C’est-à-dire essayent de maintenir
l’espoir ou l’illusion d’une relation duelle toujours possible.
Parmi ces enfants, pris un par un, il y a :
Entre trop près et trop loin... 75

Simon. Dans ces premières séances, Simon est un enfant qui tourne le
dos, se réfugie sous la table, utilise le matériel pour s’enfermer. Quand
il heurte un autre enfant, c’est vers moi qu’il jette son œil sévère,
supposant ma réaction. Dans la vie, Simon a la chance d’avoir un papa
qui prépare de bons petits plats à la maison ; donc, Simon mange de
tout. Sauf tout ce qui ressemble à la cuisine de son père, c’est-à-dire
l’essentiel. C’est un enfant maigrelet, pâle, avec des cernes sous les
yeux.
Pierre, lui, n’en finit pas de me solliciter, de m’appeler, de me demander.
Dès qu’il arrive à la consultation, en petit patient modèle, il vient s’an-
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noncer seul au secrétariat, confirmant à chaque fois que lui, Pierre, sans
compter les autres, a bien rendez-vous avec le monsieur. Pendant les
séances, il a toujours besoin de mon avis, de mon aide, au risque d’un
écart et d’une angoissante perte d’amour. Pourtant, Pierre, atteint d’une
maladie génétique, ne peut être conforme, ce qui est déjà suffisant pour
entretenir la culpabilité de décevoir sa famille.
Marie est la seule fille de ce groupe. C’est une enfant qui ne sait pas
comment exister au milieu des autres. Bien sûr, elle sait les rejoindre,
proposer ses services ou faire comme eux, mais on l’oublie vite, et quand
son regard se tourne vers moi rien ne la sort de son anonymat. Le jour
de la première consultation, en compagnie de sa maman, une mère
surinterprétante, donnant un sens très projectif aux comportements de
sa fille, Marie s’était trouvé une identité. Le médecin qui les recevait
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toutes les deux avait entendu une sorte de miaulement sous son bureau.
C’était Marie qui, réellement, lui léchait ses chaussures.
Et puis il y a Jean et André, qui se sont vite associés en couple dans les
activités. « On est copains » se répètent-ils souvent. Une autre façon
d’éviter le collectif.
André est celui dont l’expression est la plus régressive, la plus passive,
avec une articulation toujours peu compréhensible. Enfant unique de
parents séparés, c’est un peu comme s’il vivait entre deux mamans,
tellement les soins du père et de la mère sont identiques. Une vie
76 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

toujours pareille, chez l’un ou chez l’autre. Chez Jean, il retrouve la


même assistance maternelle.
Jean, le plus directif des deux, est quelquefois un peu sadique avec
André. Comme les autres enfants, il a accès à tout le matériel de la
séance. Mais son père, un militaire, s’était assuré auparavant que je
n’introduirais pas d’armes à feux avec des enfants aussi jeunes. Il n’avait
pas précisé s’il parlait de jouets. Toute signification agressive, toute
violence est interdite chez Jean. Ce qui est logique, sa mère étant
aujourd’hui gravement handicapée à la suite d’un accident de la route.
À présent, je vais évoquer la fin de l’une des séances, pour ensuite
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m’arrêter sur celle qui suit immédiatement.

Séance 1 : loup y es-tu ?


!

La séance a déjà commencé. Depuis un moment, les enfants sont rassem-


blés autour du large toboggan en bois qui est fixé dans un angle de la
pièce, et chacun s’essaye à la glissade. Marie est là, mais sans vraiment
y être. Pierre me demande si c’est bien comme cela qu’il faut faire. Jean
et André dévalent la pente accrochés ensemble. Jean ne manquant pas
d’écraser André à l’arrivée. Simon, lui, prend son tour à la dérobée.
Et puis, à l’occasion des petites bousculades que ce jeu suscite forcé-
ment, quelques commentaires apparaissent. Pierre se rappelle à voix
haute que dans la cour de son école, oui, il y a bien « un enfant méchant
qui le pousse, et que c’est pas bien ». Une remarque aussitôt relevée
par Jean, suivi par André, après Simon, et finalement Marie aussi. Tous
se reconnaissant un autre enfant, un autre méchant, qui leur gâche la
vie à l’école. Les prénoms des agresseurs sont donnés, mais cette liste,
unissant les cinq enfants sous une même identité de victime, laisse la
question du coupable en suspens. Que peut-on faire ?
Je propose alors d’enfermer les persécuteurs, ces enfants absents de
notre réalité, dans le placard à jouets. Une idée qui les surprend, mais
dont la mise en scène immédiate les fait beaucoup rire. Chacun y va
de sa dénonciation, me confiant en le nommant un petit monstre à
Entre trop près et trop loin... 77

emprisonner. Et, d’une même voix cette fois-ci, ils me demandent à


chaque fois de refermer la porte du placard « très vite », autrement dit
de la claquer. Un claquement de porte qui devient le temps fort de ce
jeu. Un moment de cris et d’applaudissements partagés. Mais à travers
ce bruit, une autre figure commence aussi à se dessiner, où s’aperçoit la
force brutale d’un adulte. C’est Marie qui, pour tout le monde, fait cette
découverte soudaine « Le monsieur, il a plein de poils sur les bras ! ».
Une révélation qui va changer la tonalité des cris, mêlant l’attirance au
dégoût, l’admiration à la peur. Et puis, l’affolement ! « C’est un loup ! »
entend-on au milieu du brouhaha, créant aussitôt un mouvement de
troupe qui les amène à se réfugier, serrés les uns contre les autres, sur
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l’étroite plate-forme construite en haut du toboggan.
Le loup, que je suis devenu, ne peut que leur dire son dépit, son empê-
chement à les atteindre aussi haut perchés. Mais les mots du loup sont
rejetés par un vacarme de protestations « Non ! Va-t-en ! Méchant !
Connard ! ». Une véritable barrière sonore les enferme encore plus dans
ce camp retranché. Une limitation de l’espace qui, pour eux, ne va faire
que durer.
Un commentaire sur cette séquence, et l’utilisation de la médiation. Quelques instants
avant, il était question d’un méchant qui les pousse à l’école, c’est-à-dire dans une
réalité extérieure à la séance. Mais, c’est à moi qu’ils s’adressent pour dire ça, en
reconnaissant ce trait identitaire commun, qui fonde dès lors un groupe de victimes
à l’intérieur de la séance. Avec les petites bousculades entre eux dans un jeu de
glissade, mais par rapport à moi, aussi, qui d’une certaine façon les ai poussés là-
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dedans. Naturellement, si j’avais dit quelque chose de ce genre aussi directement,


non seulement ça n’aurait pas servi à grand-chose, mais cela aurait certainement
empêché le fil associatif qui s’est construit ensuite, et ce déplacement, où à l’abri de la
fiction, je suis maintenant reconnu comme le seul méchant en cause, sous le masque
du loup.

Alors, le temps passant, le monsieur aussi doit reprendre la parole,


puisque maintenant, pour de vrai, il est l’heure de se séparer. Le départ
des enfants prend un peu plus de temps que d’habitude, parce que leurs
yeux ne me quittent pas vraiment. Et puis, ils rasent quand même un
peu les murs.
78 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

Voilà donc la conclusion de cette séance, autour d’une angoisse des


espaces à franchir et des temps intermédiaires. Une fin de séance où la
question des distances relationnelles entre eux et moi reste entièrement
occupée par la porosité des limites entre le dedans et le dehors (entre
le semblant et le vrai).

Séance 2 : le regard du loup


!

La séance qui suit va donc s’ouvrir, très logiquement, par un aperçu sur
des figures animales. Les enfants sont particulièrement calmes, le genre
de calme qui précède la tempête... et qui délie les langues aussi. On
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parle pour voir venir...
Un échange, riche d’imaginaire, circule entre eux. Marie nous apprend
la mort de son Papi « qui est tombé d’un avion, dans la mer, et les
requins l’ont mangé, on a retrouvé que sa casquette ». Jean associe sur
son Papi à lui « qui va bientôt lui montrer une chauve-souris, parce que
c’est le chat qui l’a tué avec ses dents ». André rajoute une histoire
de dinosaures qui s’entretuent et tuent tout le monde, et c’est terrible.
Mais Pierre fait remarquer que « c’est fini leur truc, là, c’est la vie des
humains, comme ça on est tranquille ». Enfin, Simon vient condenser
toute cette fantasmatique en concluant que « avant, quand c’était les
dinosaures, on existait pas ».
Alors, je crois devoir rappeler qu’il y avait aussi l’histoire du loup, la
dernière fois. L’effet est immédiat. Je me retrouve seul à ma place parce
que, déjà, ils ont fui en criant, et sont tous à l’abri en haut du toboggan.
Mais dans leur course, et par imitation entre eux, tous cette fois-ci ont
pris, au passage, un des gros cubes en mousse dans le panier. Une arme
que chacun brandit maintenant à la face du loup, resté en contrebas. Le
saisissement n’est plus exactement le même, et le jeu entre attraction
et répulsion plus visible encore quand ils se mettent à lancer les cubes
vers le loup. À l’image de cette scène, où des enfants envoient des
cailloux sur le chien qui les regarde, et qui leur fait peur. Une façon
de le toucher de loin, avec l’envie de le supprimer, de le détruire, mais
aussi l’envie de le voir réagir.
Entre trop près et trop loin... 79

Ma réaction, justement, en renvoyant les projectiles, c’est de leur retour-


ner, de leur réfléchir quelque chose de cette ambivalence. Et si ma voix
n’a rien de pacifique, et gronde toujours la menace, dans mon geste il
n’y a que la vigueur d’une passe, comme un accord pour cette recherche
de contact. L’échange qui s’installe va durer un moment, mais sans les
délivrer encore de leur forteresse inquiète. Alors le loup s’écarte, et
déambule dans la pièce, laissant les enfants exercer leur voyeurisme sur
lui. Un loup qui dit être à la recherche d’une casquette, une casquette
qui flotterait sur l’eau pour couvrir sa tête, qui aimerait attraper une
chauve-souris pour goûter si c’est bon à manger. Et qui devine là-bas, à
l’opposé des enfants, un couple, un papa et une maman dinosaures qui
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sont ensemble. Le loup est loin maintenant, et tourne le dos.
Un autre commentaire, rapide, sur cette séquence-là. Parce qu’elle montre, je crois,
ce qui se peut se produire dans ce genre de séances. C’est-à-dire, pour les enfants, le
passage entre des positions passives et des positions actives. Ici en particulier autour
de la fonction du regard, entre être regardé (ils étaient sous l’œil menaçant du loup,
véritables captures dans le regard de l’animal, comme dans celui de l’hypnotiseur,
figés dans un espace bidimensionnel) et regarder (le loup se laisse observer dans ses
déambulations, laisse également entendre son dialogue intérieur, où se retrouvent les
paroles initiales des enfants, mais transformées. Le loup, lui-même, regarde ailleurs,
introduisant ainsi une troisième dimension). Ce passage entre position passive et
position active amenant à découvrir une position intermédiaire, la position réflexive
dans ce qui vient ensuite.

Le loup dans la maison


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Sur la plate-forme du toboggan, une certaine solitude semble s’installer.


Pour s’en dédommager, les enfants commencent à parler entre eux. Com-
ment investir un espace aussi réduit ? La décision de monter, d’abord,
un mur avec les briques en mousse, fait l’unanimité « ça va faire une
maison ». Puis vient l’idée de dessiner « un tigre, un mammouth, un
bonhomme » et après de les coller sur le mur pour décorer, et encore de
« mettre des jouets pour s’amuser... » Seulement, il faut aller chercher
tous ces bons objets dans le placard (le placard où étaient enfermés ces
mauvais enfants qui les embêtaient tant à l’école).
80 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

Quelques hésitations encore. Un premier se risque, accompagné par le


silence des autres. Il avance à pas feutrés et revient avec un crayon de
couleur, déclenchant aussitôt une petite ovation collective. À tour de
rôle, chacun des enfants va prendre la suite, et expérimenter, de cette
façon, son propre courage aux vues des autres, sa propre méthode aussi
(les pointes de pieds pour ne pas faire de bruit, la marche à reculons
pour revenir plus vite). Finalement, tout un bric-à-brac d’objets vient
remplir leur habitation, donnant des conditions de logement de plus
en plus improbables. On se marche un peu dessus, on se gêne pour
dessiner, mais les travaux d’intérieur s’engagent dans un climat heureux,
sans souci du dehors.
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Un problème nouveau pourtant les confronte à leur impuissance d’en-
fants et va relancer le dialogue avec moi. Le scotch qu’ils déroulent
pour suspendre les feuilles se colle aux doigts, sur les vêtements, sur
le voisin, les ligotant presque entre eux. Maintenant, seul le recours à
une aide extérieure pourra les en sortir. Mais quand ils ont appelé mon
nom, peut-être avaient-ils parlé trop vite. Parce qu’ils ont réalisé qu’il
leur faudrait ouvrir la porte à deux personnes. Ou plus exactement à un
personnage double, ce bi-pôle du monsieur et du loup.
Je suis rentré dans la maison. Chacun a gardé un peu ses distances,
mais la rencontre s’est bien passée. Ils m’ont regardé faire, ils s’y sont
repris autrement. Et puis, ils m’ont oublié un peu. Surtout quand ils
ont découvert qu’il y avait la mer en bas du toboggan. Ils ont plongé,
là aussi chacun trouvant une nouvelle une technique de saut. Un des
enfants a dit que c’était son père qui lui avait appris à plonger comme
ça. Dans l’excitation du bain, on m’a pris à témoin « hein monsieur, on
a pas le droit de dire des gros mots », mais pour mieux m’oublier encore.
Ils s’amusaient ensemble, tout au plaisir d’explorer ce nouvel espace,
maritime, avec aussi le plaisir de s’imiter, de rivaliser, en même temps
qu’ils pouvaient me voir, et qu’ils pourraient, plus tard, entendre ce que
j’aurais encore à leur dire.
Entre trop près et trop loin... 81

Un dernier commentaire. Après avoir été regardés par le loup (position passive), et
après s’être trouvés en situation de le regarder (position active), les enfants, à pré-
sent, se regardent entre eux (position réfléchie, qui est aussi la position narcissique)
dans un espace qu’ils ont créé, la mer. C’est donc le début d’une intériorité, pour
l’instant partagé, en présence d’un adulte. Avec la perspective de découvrir ensuite,
plus individuellement, cette capacité d’être seul en présence d’un adulte.

Je vais arrêter là le récit de cette séance. Je ne dirais pas comment


à partir de cette petite fiction collective, celle du « loup et les cinq
petits enfants », d’autres histoires se sont construites. Des histoires,
cette fois-ci, plus personnelles à chacun. Comment Pierre (porteur d’une
maladie génétique), par exemple, dans le jeu d’une maladie inventée
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a refusé les soins, et a fait ensevelir son cadavre dans le panier des
cubes. Ou comment Simon (avec ses refus alimentaires) lui a répondu
en organisant la cérémonie d’un repas fraternel...

Du dehors au dedans
!

Je vais revenir, pour terminer, sur ce type d’expérience éprouvé en com-


mun par ces enfants, quand soudainement apparaît dans le monde de
leur perception cet objet, le loup, dont on peut dire qu’il les réintroduit
brutalement dans un monde commandé par la crainte et le désir, même
si ces deux qualités se trouvent supportées par deux personnes, mais
réduites à ce personnage à deux têtes du monsieur et du loup. Avec
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en même temps une bipartition de l’espace, dans laquelle à côté d’un


dehors angoissant se constitue un dedans, qui est le lieu du groupe,
où ce monde vient à être occulté, neutralisé. Où en se serrant les uns
contre les autres, toutes les différences vont s’annuler.
Ce que j’ai essayé de montrer, à partir de là, c’est le jeu exercé par
ces enfants sur les ouvertures et les fermetures du seuil séparant les
deux espaces (un jeu de régulation des échanges entre le dedans et le
dehors). Jusqu’à autoriser le retour à l’intérieur du groupe, de ces deux
figures, mais en tant que, cette fois-ci, elles se laissent reconnaître, non
plus dans un clivage, mais avec une ambivalence venant en souligner
la foncière identité. Autrement dit, une forme d’intériorisation de la
82 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

figure de l’adulte, qui pourra toujours être aimée, mais quelquefois aussi
un peu moins, quelquefois même un peu crainte. Une figure qui pourra
toujours les accompagner, même si sa présence extérieure sera quel-
quefois oubliée, sauf à se rappeler à eux comme un secours répondant
à certaines des limitations de leur âge, et donnant en cela le sens
d’une différence, c’est-à-dire le sens protecteur de la différence des
générations.
Un tel cadre thérapeutique vise à une relance dans leur développement.
La contrepartie ou le dédommagement que ces enfants peuvent attendre
de tout ce travail qui les détourne du perceptif, de la réalité extérieure,
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pour les confronter d’abord à une certaine solitude dans l’espace du
groupe. Le dédommagement donc, c’est l’ouverture pour eux d’un autre
espace, plus intérieur, plus narcissique aussi. Un espace où se trouvent
les ressources d’une possible autonomie instrumentale, au bout d’un
processus qui est un processus de recentrement, de retour sur soi, et
qui deviendra propre à chacun des enfants, pris un par un. L’espace du
groupe n’étant qu’une annexe de son propre espace personnel, quand
chacun pourra à la fois se regarder en même temps qu’il regarde les
autres. C’est-à-dire, là aussi, quand chacun par rapport aux autres ne
sera ni trop près, ni trop loin.

U NE ARMÉE D ’ ENFANTS

Il s’agit maintenant d’un suivi individuel, où la dimension du groupe


vient s’imposer dans une version seulement imaginaire.
Léa est une ravissante petite fille de cinq ans et demi. Une enfant qui
pourrait donner l’image parfaite, idéale que nous attendons de cet âge,
s’il n’y avait chez elle ce défaut de tous les instants, qui est son inquié-
tante, son exaspérante maladresse physique et gestuelle. Un symptôme
venant provoquer le regard de son entourage qui, toujours, prévoit une
catastrophe à venir.
Entre trop près et trop loin... 83

Non seulement les objets renversés, cassés, les bleus et les bosses ne se
comptent plus, tellement sa vie paraît se dérouler au milieu d’accidents
en tout genre, mais sa maladresse fait aussi des histoires à l’école.

Noyée sous les bleus, les bosses et les paroles


!

C’est bien autour de ces histoires-là que Léa n’en finira pas de me parler,
racontant d’une voix souvent explosive tout le désordre qui l’entoure.
Le bruit des enfants de la classe, les disputes de la maîtresse mais aussi
les bobos, ces traces laissées sur sa peau, sans trop savoir comment.
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Un univers où tout lui échappe, un univers dans lequel la présence
des autres, la présence de son corps aussi, semblent ne jamais se faire
oublier.
Mais déjà, il y a notre première rencontre, avec son sursaut devant
mon arrivée, la fuite pour se cacher derrière un des fauteuils de la
salle d’attente, son retour aussi brusque et la précipitation vers moi,
comme pour venir se jeter dans mes bras (l’intérieur de mes bras, un
refuge, une autre cachette où je ne la verrai pas), et finalement son
arrêt, avant de me suivre tête baissée, les bras pendants. Une scène qui
d’emblée définissait les conditions à partir desquelles nous pourrions
nous retrouver ensemble dans la pièce, c’est-à-dire qu’il fallait d’abord
que mes yeux ne rencontrent pas les siens.
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Et puis, très vite, Léa va faire de ses séances une sorte de coulisse aux
exploits. Transformant chacune de ses attitudes, chacun de ses actes
en performance à accomplir, en risque à prendre ou à créer. Que ce soit
avec cette façon improbable de s’asseoir sur le rebord de la chaise, de
vouloir porter encore d’autres choses dans ses mains déjà pleines, ou
cette tentative de se tenir debout, en équilibre sur la pile des coussins.
Autant de comportements, autant d’expériences qui immanquablement
conduisaient à de petits désastres. Parce que dans sa confrontation à
ces catégories du possible et de l’impossible (mais aussi du permis et
du défendu, qui pouvait interroger ma tolérance), Léa ne cherchait que
le triomphe et un contrôle magique sur le monde extérieur, faute de
84 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

cette sécurité que son corps ne lui apportait pas, en la laissant ainsi
tomber, le plus souvent les fesses par terre.
Mais surtout, dans ce tête-à-tête avec Léa, nous n’étions pas vrai-
ment seuls. Il y avait tous ces autres, les enfants de l’école. Toute une
foule de personnages qu’elle convoquait dans les nombreux récits de
son quotidien, sans pour autant que je puisse vraiment en repérer les
portraits, ni trouver la liaison d’une histoire. Parce qu’il ne s’agissait
que de courts fragments, la chronique d’événements sans suite. Une
course pour s’attraper ou se faire toucher pendant la récréation, avec
ces heurts, ces contacts cutanés mêlant agression et caresses volées,
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aussi la mauvaise odeur autour du garçon qui pétait dans les couloirs,
ou encore le rire sorti de la grande bouche de sa copine. Et je remarquais
comment parfois, son visage proche du mien de l’autre côté du bureau,
elle surveillait le mouvement de mes lèvres quand je prononçais un mot.
Un mot, d’ailleurs, aussitôt emporté dans son flot de paroles, où il n’y
avait pas de repos, pas de silences. Où les mots justement forçaient
encore d’autres mots chargés de toutes ces sensations.
Mais, c’était d’abord vers moi qu’elle dirigeait ses histoires, c’était
devant moi aussi qu’elle risquait ses chutes à répétition. Et je ne pou-
vais que constater comment sa position active, combien ses efforts,
prenaient l’aspect d’une lutte. Une lutte pour se défier de tout besoin de
mon aide. Une lutte aussi pour nous précipiter ensemble dans cette foule
imaginaire qui envahissait nos séances, au détriment d’un face-à-face
où, plus passivement, elle se serait laissée regarder. Au détriment donc,
d’un autre dialogue avec moi, mais qui peut-être lui aurait imposé de
retrouver dans celui qui la regardait, comme dans la relation avec son
corps, cet adulte si particulier ; le plus familier des étrangers...

Un exil forcé
!

Lors de cette séance-là, en entrant dans la pièce d’un pas certainement


trop pressé, Léa venait de se cogner avec l’encadrement de la porte,
mais déjà elle s’était assise, et sans même appuyer son dos à la chaise,
déjà elle était partie à la poursuite de ses mots. Il lui fallait dire pour
Entre trop près et trop loin... 85

le reconstituer sans attendre, le dispositif d’un jeu, une sorte de circuit


d’escalade, qui datait de la veille. Et dans ce raccourci entre dire et
faire, retrouver le prénom de ceux qui étaient de la partie, avec leurs
gros mots « ta gueule, je m’en fous », leurs bousculades, et ses ratés à
elle, comme s’il s’agissait maintenant de pouvoir tout rattraper. Et puis,
il y avait eu le spectacle du carambolage entre les deux copines « un
peu dingues » qui s’étaient cassé la figure et s’étaient mises à pleurer,
avec cette conséquence curieuse que Léa me montra en découvrant son
genou : « et moi aussi j’ai eu très mal, j’ai une croûte ici ».
Elle n’avait pas réagi en se cognant à l’entrée, mais là, je remarquais
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cette façon transitive de prendre à son compte la douleur des autres. Ces
enfants absents de notre réalité, mais qu’elle avait mis entre nous depuis
le début, et qui à cet instant pour moi, avec l’effet d’un trop-plein,
prenaient une consistance imaginaire qui, un peu plus qu’à l’habitude,
les faisait exister. Alors, je l’ai interrompue, et c’est vers eux que je me
suis tourné. Le ton était celui de la grosse voix, et en pointant mon
regard sur les côtés je me suis mis à jouer l’autorité « parce que vraiment
aujourd’hui, ils exagèrent, on n’y comprend rien, et c’est chacun son
tour pour grimper sur les coussins et le matelas, et d’abord chacun à sa
place » et pour Léa en particulier, je désignais le petit bureau, un peu
plus loin, près de la fenêtre.
Un petit coin qui aurait pu lui apparaître comme un exil forcé, mais il y
avait sa surprise devant ma façon de faire semblant, et la curiosité aussi
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pour voir ce qui allait se passer. Elle partit donc s’installer à quelques
mètres de moi, sans se douter encore que c’était là qu’elle prendrait ses
quartiers, séance après séance, dans ce qui allait devenir, tout à la fois,
un poste d’observation d’où elle exercerait son voyeurisme, mais aussi
une base à partir de laquelle elle lancerait ses revendications, et plus
tard un espace privé à l’abri des intrusions, une sorte de retraite qui
l’amènerait à se tourner vers une autre comédie, celle-là plus tranquille
et plus intérieure aussi.
Pour l’instant donc, je commandais l’entrée en piste de ces participants
fictifs, reprenant les prénoms que j’avais déjà entendus. Léa, depuis son
86 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

petit coin me soufflait le comportement des uns et des autres, leurs


déboires surtout. Souvent, elle venait interpréter le rôle de chacun en
enjambant elle-même le chemin du matelas aux coussins. Tout cela
tournait vite en une débauche d’acrobaties, une orgie de cascades, et
dans cet excès d’images l’évidence, pour elle, de cette association :
« Moi aussi je saute comme ça dans ma chambre, dans ma chambre
hein ! Pas dans la chambre de mes parents. » Et puis Léa s’engageait
dans les protestations, parce que son tour ne revenait pas assez vite,
que c’était toujours les mêmes qui passaient devant, « les bébés cador »
dont elle exigeait l’exclusion « je rigole pas hein ! Sinon le jeu est
stupide, et là c’est dangereux pour eux. » Alors il fallait aussi écarter
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la lampe noire, pourtant éloignée du matelas, en se rappelant que « le
noir, c’est une couleur qu’on voit pas dans le ciel, c’est dans la chambre
quand c’est éteint. » Et puis son dernier argument « d’abord, c’est moi
la plus grande, et je suis toujours la première. » Au bout du compte,
Léa dénonçait tout ce remue-ménage, et faisait constater à ces enfants
que nous avions imaginé tout le travail de rangement qui me reviendrait
après leur départ, quand ils ne seraient plus là.
Dans sa colère, il était donc question d’absence. Je n’ai pas évoqué son
absence de la chambre de ses parents, la nuit, chez elle, quand tout était
éteint. Mais, en étant plus direct que je n’en avais eu l’intention, je lui
disais que « oui, elle aussi repartirait quand la séance serait terminée,
et elle savait que moi je resterais occupé ici, et qu’il faudrait seulement
attendre avant de se retrouver. »

Les yeux fermés


!

Alors Léa a commencé à attendre, c’est-à-dire à s’ennuyer. Le jeu du cir-


cuit d’escalade perdait de son intensité, un peu comme si Léa elle-même
avait perdu quelque chose à faire. Elle cherchait comment s’occuper sur
son petit bureau. Je veillais à ne pas trop la distraire. Elle s’est levée
pour aller prendre une des marionnettes, quelques feuilles de papier et
la boîte de crayons feutres, qu’elle a ensuite placés devant elle, un peu
machinalement. Elle semblait hésiter. Mais très vite, elle s’est trouvée
Entre trop près et trop loin... 87

dérangée. La marionnette venait de crier « putain », deux fois. Pour la


faire taire, Léa m’a demandé de l’aider à coller un bout de scotch sur
la bouche du jouet. Et puis, elle s’est mise à écrire son prénom sur une
des feuilles, mais une autre voix menaçait encore de se faire entendre
« tu dis pas à ma mère que j’ai fait de l’écriture, sinon elle va savoir que
j’ai taché tout mon pull. » Je la laissais supporter ce conflit-là. Elle a
repris l’écriture de son prénom, cette fois-ci avec une couleur différente
pour chaque lettre, une façon d’utiliser le temps.
Et puis, dans un nouvel intérêt, elle a dessiné une fleur avant de la
cacher en retournant sa feuille. Elle m’a appelé à nouveau et m’a dit
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« c’est une histoire, tu dois deviner que c’est une fleur. » J’ai eu droit à
un « assez bien ». Pour le dessin suivant, j’ai dû fermer les yeux, mais il
y avait un indice : « c’est quelque chose qu’est pour les filles, et qu’est
pas en gris, parce que le gris c’est pas pour les filles. » Ce dessin que je
n’ai pas su deviner était celui d’un cœur.
Ensuite, elle a voulu que ce soit son tour, mais le protocole avait un
peu changé : pendant que je dessinerais, Léa, les yeux fermés, devrait
se rendre à la fenêtre, là, elle pourrait ouvrir les yeux, et même regarder
dehors, puis à nouveau les yeux clos, elle reviendrait vers moi pour
trouver mon dessin caché et deviner.
J’observais, dans sa marche à l’aveugle, comment elle acceptait de se
laisser guider par ses pas, comment elle se confiait à la prudence de son
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corps. C’était peut-être ça qu’il fallait découvrir aussi, parce qu’elle a


voulu d’abord refaire le chemin de cette façon « on recommence, j’ai pas
assez fermé les yeux ». Comment aussi il lui fallait ce passage devant
la fenêtre, avec son regard au dehors, sur la vraie vie en quelque sorte.
Elle s’est assise face à moi et, avant de découvrir mon dessin, elle m’a
juste demandé : « est-ce que tu as le même âge que mon père ? »
Elle qui, pendant longtemps n’avait pu se retrouver avec moi qu’en
échappant à mon regard, et entourée de toutes ces histoires, à présent
ne me racontait qu’une seule histoire, cette histoire de regard, où peut-
être elle commençait à apercevoir ce qui manquait dans ma présence.
88 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

Quand l’image du corps se construit


!

Pour le dire autrement, fermer les yeux, ou plutôt cacher ses yeux dans
un premier temps, n’était qu’un moyen chez Léa de ne pas rencontrer
les miens bien sûr, mais d’abord parce qu’il s’agissait de ne pas se
faire prendre dans mon regard comme dans la fascination du serpent.
C’était bien ce qui se passait dans sa vie à ce moment-là ; cette cap-
ture imaginaire dans le regard de l’autre, dans un espace seulement
bidimensionnel.
Il y avait eu ce dernier événement qui avait définitivement décidé les
parents à consulter : une promenade dominicale à vélo. Un moment
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rare, où la famille se retrouvait enfin au complet, après les fréquentes
absences professionnelles des deux parents, en semaine. Ils étaient
heureux d’avoir leur fille qui pédalait à leur côté. Mais elle ne les quittait
pas des yeux, malgré les avertissements. Et ils avaient compris comment
elle s’était perdue dans leur regard pour aller percuter le poteau, et une
nouvelle fois, sans verser de larmes, recevoir quelques points de suture.
Quand Léa s’est mise à dessiner des bonshommes ce n’était que des
visages sans corps. Dans sa maladresse certainement aussi, il manquait
l’image d’un corps, parce qu’elle passait toujours par celui des autres
pour engager le sien. Pas de représentation de son corps à elle, elle
était effacée, mais des figurations agies qui ne tenaient que dans la
toute-puissance, c’est-à-dire qui ne tenaient pas.
C’est peut-être cette toute-puissance, cette statue du commandeur
contre quoi elle avait monté toute une armée d’enfants imaginaires, qui
a pu être décondensée. Elle acceptait l’idée que je puisse être occupé
en son absence, que moi aussi, donc, j’avais besoin des autres, et même
que je pouvais y penser. C’est ce troisième terme entre nous qu’elle est
allée montrer, pour elle aussi, en regardant par la fenêtre.
Et dans ce jeu des dessins cachés, où elle ne fuyait pas mes yeux, elle
s’en décrochait simplement, ce qu’elle devinait, c’était moi en train de
la regarder, moi en train de l’imaginer surtout. Un circuit plus indirect,
où en se regardant dans ce miroir elle pouvait s’imaginer, se représenter
elle-même.
Entre trop près et trop loin... 89

Léa avait voulu refaire le chemin à l’aveugle pour vérifier cette image
intérieure qui la guidait. Une image non plus autosuffisante, mais avec
laquelle, maintenant, elle commençait à connaître la prudence.

La médiation pour ouvrir un nouvel espace


!

Dans l’approche thérapeutique avec les enfants, l’utilisation de média-


tions, c’est-à-dire l’introduction de supports de figurations pendant
les séances, vise essentiellement la possibilité d’ouvrir un espace de
représentation. Et donc la possibilité d’un travail de pensée témoignant
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de leur monde intérieur tel qu’ils l’adressent dans la relation avec nous.
En psychomotricité, les enfants que nous rencontrons régulièrement sont
ceux-là qui justement ont du mal à se soustraire de la réalité extérieure
et du perceptif, préférant le régime des sensations et de l’action, avec
des supports plus concrets venant en quelque sorte suppléer leur défaut
d’intériorité.
Pour autant, il s’agit toujours de retrouver leur espace psychique, même
si dans ce type de dispositif, avec cette prévalence du regard sur le
corps, le tête-à-tête de la séance semble vite imposer notre présence
comme un poids de réel accaparant toutes leurs préoccupations.
Les deux illustrations cliniques choisies ont tenté de préciser :
Comment atténuer le poids de cette présence adulte, en associant
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"
plusieurs enfants (réels ou imaginaires) en même temps. Une façon,
pour nous, de nous tenir à la périphérie du dispositif, en laissant le
regard de l’enfant se diffracter sur les autres du groupe. Et, à partir de
ce décentrement, mais également avec notre propre capacité à entrer
dans la médiation, en l’occurrence ici, à entrer dans l’espace du jeu.
" Comment amener la création d’une fiction racontant quelque chose
des tensions, des contradictions vécues dans cette relation avec nous.
Une forme de récit instituant, dans le décor de la séance, un espace
imaginé et non plus seulement effectif.
90 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

Autrement dit, un recours à ces médiations pour autoriser tout un


travail de représentation, cherchant d’abord à construire les limites
entre un dedans et un dehors. Et pour l’enfant, tout un jeu, actif-passif,
d’ouvertures-fermetures et d’échanges dans cette bipartition de l’espace.
Un jeu sur la modulation des distances relationnelles aux autres, lui don-
nant la sécurité d’investir un intérieur riche de ses propres découvertes,
de ses propres expérimentations. Le terme du processus nous reléguant
vers cette position moins pleine d’être pris comme témoin extérieur, ni
trop proche, ni trop lointain, de son petit monde personnel.
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Chapitre 5

Ces images qui nous parlent...


Parlons-en !
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Quand la psychopédagogie s’appuie sur les images animées

Coraline Mabrouk

L ’ENFANT ET MOI entrons dans le bureau, nous installons et discutons


quelques minutes, c’est notre rituel. Puis je place le DVD dans le
lecteur d’un ordinateur portable, nous nous asseyons côte à côte face
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à l’écran et nous le regardons ensemble : voici l’entrée en matière des


séances que j’évoquerai ici, du travail que j’ai mené durant quelques
mois avec Manuela et avec Jennifer.
Bien sûr, je n’utilise pas de DVD avec tous mes patients, pas plus qu’ils
ne donnent lieu au même usage car cela viendrait en contradiction
avec mon cadre de travail où il s’agit d’être à l’écoute de l’enfant et de
s’appuyer sur ce qu’il exprime pour l’aider à cheminer. Par conséquent
les médiations, qui constituent le moyen pour ce faire, prennent sens
dans un contexte, pour un enfant précis, à un moment donné, selon un
objectif.
92 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

M ANUELA ET « H ARRY P OTTER À L’ ÉCOLE


DES SORCIERS »

En ce qui concerne Manuela, le projet de travailler avec le DVD du film


Harry Potter à l’école des sorciers est né de sa demande de connaître
et comprendre l’histoire du jeune héros. Manuela est une petite fille
que je recevais à ce moment depuis deux ans, à raison de deux séances
hebdomadaires. Elle était âgée de 8 ans et demi. Sa famille est arrivée
en France dans des conditions très difficiles lorsque Manuela avait 6
ans. Ses parents avaient été sollicités par l’école et bien que préoccupés
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par des questions vitales, ils étaient venus rapidement consulter au
CMPP. Manuela présentait alors un retard global (retard de croissance,
retard moteur, retard langagier important en français comme dans sa
langue maternelle). Ce retard, déjà signalé dans son pays d’origine, avait
également attiré l’attention de l’interprète venu accompagner la famille
lors des premiers entretiens, lui qui pourtant avait rencontré beaucoup
d’enfants ayant un parcours similaire.

Conformité et manque de mots


!

Au moment du bilan orthophonique, j’avais constaté un retard de lan-


gage, versants réceptif et expressif, lié notamment à un stock lexical
insuffisant, alors même que Manuela ne rencontrait aucune difficulté
de relation et recherchait les situations d’échange. Elle présentait un
retard de parole sans trouble d’articulation, et des difficultés à organiser
son récit bien que la syntaxe soit correcte. Elle était également gênée
par un trouble de la rétention verbale : Manuela avait d’elle-même lié
l’acte de mémoriser avec la mémoire de son passé, déclarant qu’elle
préférait ne rien se rappeler pour ne pas souffrir... Elle présentait, outre
une connaissance limitée de la langue, un manque d’investissement du
langage lié à une construction identitaire fragile, dans un contexte où
les difficultés du quotidien laissent peu de place aux préoccupations
personnelles. Bien consciente de ses difficultés langagières, Manuela
Ces images qui nous parlent... Parlons-en ! 93

demandait de l’aide « pour trouver ses mots ». À partir de la zone com-


mune entre les difficultés constatées et la demande de Manuela, le suivi
avait pu se mettre en place.
Après deux ans de prise en charge, Manuela a déjà beaucoup progressé.
Elle se trouve en classe de CE1, qu’elle redouble. Le langage oral et le
langage écrit sont abordés au cours des séances. Elle s’exprime mieux,
bien qu’elle soit toujours gênée par son manque de vocabulaire. Elle
déchiffre maladroitement des textes courts et écoute volontiers les his-
toires que je lui lis. Pleine de bonne volonté, Manuela accepte toutes les
suggestions d’activité mais n’en propose jamais. Elle cherche toujours
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à faire de son mieux et se montre pleine d’enthousiasme, ce qui peut
paraître idéal, pourtant là n’est pas l’objectif du soin... Cette confor-
mité excessive se comprend au regard de son histoire : elle cherche
à s’adapter, à s’intégrer, mais elle y perd sa subjectivité. Certes son
attitude est positive, l’investissement est évident ; Manuela a eu besoin
d’en passer par ce conformisme mais il faut que cela évolue.

Harry Potter, une page sur deux


!

Au début d’une séance, Manuela m’explique qu’elle a vu la veille « Harry


Potter et la chambre des secrets » (le 2e volet) à la télévision mais n’a
pas compris le film. Cela n’a rien d’étonnant puisque l’histoire s’adresse
à des enfants plus âgés et qu’elle n’a pas vu le premier film : elle ne
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connaît donc ni l’histoire ni les personnages. Elle souhaite lire le livre


car « à l’école tout le monde connaît Harry Potter, sauf moi. » Je trouve
la requête de Manuela intéressante et constate qu’elle propose cette fois
une activité. Toutefois, je ne peux lui lire cette histoire intégralement,
encore moins la lire avec elle qui en est au stade du déchiffrage.
Je propose finalement de lire ensemble le début du 1er tome « Harry
Potter à l’école des sorciers », puis de travailler sur le film qui en a été
tiré. Auparavant, j’avais lu les différents tomes, vu les films, je les avais
appréciés, mais jamais utilisés dans le cadre professionnel.
94 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

Pour ceux qui n’auraient pas fait connaissance avec le jeune sorcier, voici la
présentation du premier tome :
Harry Potter est un jeune garçon qui vit chez son oncle et sa tante depuis la
mort de ses parents. Ils étaient de grands sorciers et ont été assassinés par
le plus puissant mage noir, Voldemort. Étonnamment, Harry, encore bébé, a
survécu bien que Voldemort ait tenté de le supprimer aussi ; il garde la marque
de cette attaque : une cicatrice en forme d’éclair. Harry ignore qu’il est sorcier
car son oncle et sa tante refusent le monde de la magie mais il utilise parfois
ses pouvoirs involontairement. Il faut préciser que les deux mondes (le monde
des sorciers et le nôtre) coexistent dans cet univers. Les sorciers se cachent :
des signes qu’il faut savoir décrypter trahissent leur présence. Le jour de ses
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11 ans, Harry intègre Poudlard, l’école des sorciers où il est inscrit depuis sa
naissance. Chaque tome représente une année scolaire à Poudlard. Harry y
trouve certaines réponses aux questions qu’il se pose sur lui-même et vit de
nombreuses aventures avec ses meilleurs amis Ron et Hermione.

Notre travail sur le thème Harry Potter se déroule, rappelons-le, sur


plusieurs mois. Nous lisons les deux premiers chapitres, chacune à notre
tour, une page sur deux. Manuela demande des précisions lorsqu’elle ne
comprend pas et je l’invite à restituer le fil de l’histoire d’une fois sur
l’autre. Parallèlement, nous utilisons le jeu « UNO Harry Potter », ce qui
l’aide à mieux repérer les personnages (en effet les photographies des
acteurs figurent sur les cartes du jeu). Puis nous regardons en intégra-
lité le film sur DVD. Manuela constate que les deux premiers chapitres
correspondent à 10 minutes de film ! L’adaptation est assez fidèle, ce
qui permet de comparer facilement les deux supports. Là encore, je
demande à Manuela de restituer ce qu’elle a compris de l’histoire. Dans
les premiers temps, elle a besoin de s’appuyer sur mes questions. Elle
montre des difficultés pour résumer l’histoire et pour se l’approprier :
ou bien elle isole une scène qui l’a marquée mais ne la relie pas aux
autres événements, ou bien elle tente de reproduire les dialogues tels
qu’elle les a entendus.
Mais sa capacité à identifier les événements les plus importants, à les
mettre en lien et à les dérouler de manière chronologique s’améliore au
fur et à mesure. (En effet, le support des images favorise la capacité de
Ces images qui nous parlent... Parlons-en ! 95

représentation du sujet, et vient soutenir la mise en mots, qui à son


tour suscite chez lui la création d’images internes qui lui sont propres,
l’ensemble alimentant la pensée.) La relation moins asymétrique induite
par le dispositif, la situation de plaisir partagé autour d’un support
familier, un film, a évidemment un impact sur la situation de commu-
nication et donc sur le fonctionnement langagier de Manuela. Outre
la restitution, je lui pose également des questions de compréhension
plus précises, lui demande d’anticiper la suite de l’histoire et lui fais
exprimer son avis par des questions telles que « Quelle serait ta matière
préférée à Poudlard ? Comment aurais-tu agi à la place d’untel ? Quel
est ton personnage préféré ? ».
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Identification à l’héroïne et communication
!

À cette dernière question, Manuela me répond que son personnage


préféré est Hermione et non Harry, le personnage principal, comme
la majorité des enfants. Hermione « parce qu’elle sait beaucoup de
choses » explique Manuela. En effet, la seule fille du trio est studieuse,
elle s’en remet aux livres pour résoudre les problèmes, elle connaît
mieux que les autres élèves le vocabulaire de la magie, et enfin elle
a la particularité d’être née de parents « moldus » (non-sorciers) par
opposition aux « sang-pur » tels que Harry et Ron issus de parents
sorciers.
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Pour Manuela, il existe une corrélation évidente entre les « moldus »


et les étrangers ainsi qu’entre les « sang-pur » et les Français. Aussi
les caractéristiques du personnage ont-elles favorisé l’identification de
Manuela à Hermione. Cela n’est pas sans rappeler les liens unissant
l’auteur, J.K. Rowling, à ce personnage. Elle évoquait en effet dans une
interview récente sa facilité à créer le personnage d’Hermione car elle y
avait mis beaucoup d’elle-même ; elle se rappelait notamment son senti-
ment d’être un peu étrangère à l’école suite à un déménagement car elle
n’avait pas « l’accent du coin ». Toutefois cela est plutôt exceptionnel :
il n’est pas nécessaire que le spectateur se retrouve dans les intentions
de l’auteur pour qu’il ressente, consciemment ou non, qu’une œuvre, en
96 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

l’occurrence un film, lui parle de lui-même. Hermione semble être pour


Manuela une sorte de double amélioré : elle présente un certain nombre
de points communs avec elle mais le langage oral et écrit ainsi que la
sphère scolaire qui sont problématiques pour Manuela sont à l’inverse
les points forts d’Hermione et cette dernière réussit à briller dans un
univers où elle n’avait a priori pas sa place, ce qui correspond d’une
certaine façon au projet de Manuela.
Après notre travail sur le premier film, Manuela tente de me raconter
celui qu’elle a vu seule, le deuxième volet, dont nous reconstruisons la
trame à partir de nos souvenirs respectifs. Aux yeux de Manuela, l’in-
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trigue est totalement centrée sur Hermione et sur les conflits opposant
les « sang-pur » et les « sang-de-bourbe » (terme péjoratif désignant
les sorciers nés de parents « moldus »). En effet, Harry et ses amis se
reconnaissent dans l’idéologie du professeur Dumbledore, le directeur de
Poudlard et « guide » d’Harry, à savoir : donner accès à l’enseignement
de la magie en fonction du potentiel de l’enfant, indépendamment
de sa naissance. Totalement à l’opposé se situent Voldemort et ses
adeptes pour lesquels il faut réserver le savoir aux « sang-pur » et qui
veulent asseoir la domination des sorciers sur les « moldus ». Cette
problématique est effectivement centrale dans l’histoire de J.K. Rowling
mais beaucoup d’autres éléments sont importants, notamment en ce
qui concerne Harry. Dans le récit de Manuela, c’est à peine s’il fait
partie de l’histoire ! Elle a été touchée par certains événements du film ;
en dépit des distorsions de compréhension et bien que cela n’ait pu
être pensé mais seulement éprouvé, le film a pointé chez Manuela des
questionnements très forts. En me les racontant, elle est parfois même
débordée pas ses affects, ce qui témoigne de leur puissance suscitée
par le film alors même qu’il s’agit dans le présent d’un récit. Le langage
permet en effet ce double mouvement, qui peut sembler paradoxal, de
faire ressurgir les émotions et de les mettre à distance.
Ce travail a marqué un tournant dans la prise en charge. Les capacités de
compréhension et d’expression de Manuela ont progressé rapidement et
elle a pu par la suite proposer des activités et manifester son désaccord
éventuel face à mes suggestions. En outre, elle s’est mise à parler de ses
Ces images qui nous parlent... Parlons-en ! 97

ressentis : Manuela a enfin pu parler avec SES mots. Le travail effectué


par le biais de la médiation présentée ici a aidé Manuela à avancer et à
se construire, d’un point de vue langagier mais aussi plus global.

J ENNIFER ET « L E SECRET DU ROYAUME PERDU »

Jennifer quant à elle m’a introduite, notamment grâce au DVD du dessin


animé Le Secret du royaume perdu, dans l’univers des Winx. Son univers.
Ce thème était apparu dès notre première rencontre, au moment du
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bilan. Jennifer avait alors 6 ans et entrait à l’école élémentaire. Elle
était déjà suivie en consultation et en psychomotricité au CMPP. C’était
une petite fille au visage fermé, s’exprimant de manière très décousue ;
elle me parlait de sa classe, de sa famille, de personnages de fiction
– dont les Winx, de ses camarades, de sa naissance et de sa maison
qui avait brûlé, comme si je partageais son quotidien et que tout cela
m’était déjà connu. De plus, son incapacité à prendre en compte son
interlocuteur se doublait d’un retard de parole et langage massif (confu-
sions, simplifications, inversions, assimilations et syntaxe très altérée)
qui ne rendaient pas les échanges aisés. La mise en perspective des
résultats montrait cependant de meilleures capacités d’expression dans
le cadre d’épreuves ciblées que lors du discours spontané.
Par ailleurs, Jennifer présentait un niveau de compréhension subnormal
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par rapport à sa classe d’âge. Elle avait accepté la proposition de suivi


en orthophonie, davantage par crainte de ne pas réussir à apprendre à
lire que pour ses difficultés de langage oral, qu’elle reconnaissait mais
dont elle ne se plaignait pas. Nous avons convenu d’aborder l’oral et
l’écrit. Comme c’est fréquemment le cas, la demande de l’enfant et sa
famille quant à l’orthophonie était très liée au domaine scolaire. Cela
correspond aux difficultés que les parents se représentent généralement
le mieux. C’est ce qui fait que la mise en place d’un suivi orthophonique
est souvent bien acceptée. Le devenir scolaire de l’enfant est évidem-
ment important et il est à prendre en compte dans la perspective globale
qui est la nôtre, au même titre que sa capacité à nouer des relations ou
98 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

à développer sa curiosité, mais il ne constitue pas un objectif en soi :


la mission de l’orthophoniste consiste avant tout en un soin du langage
avec tout ce qu’il comporte d’implication en termes de subjectivation,
de communication et de pensée.

Une enfant seule et des images


!

Jennifer et ses parents étaient venus consulter au CMPP du fait d’un


mal-être global de la petite fille et de difficultés relationnelles très
importantes au sein de la famille, notamment entre les parents et entre
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mère et fille, pour qui toutes les activités du quotidien étaient pré-
textes aux conflits : repas, toilette, coucher etc. Jennifer, fille unique,
avait bien du mal à s’épanouir dans ce contexte. Elle parlait peu, avec
difficulté, et lorsqu’elle parlait elle n’avait de cesse de demander de nou-
veaux films, de nouveaux livres et des objets dérivés dont ses parents la
couvraient : fées, princesses et autres héroïnes venaient alors s’ajouter à
sa collection et compenser, pour un temps, les manques... Elle passait la
plupart de son temps libre seule à regarder ses DVD, des dessins animés,
à faire l’inventaire de ses poupées, stickers, images et vêtements à
l’effigie de ses personnages favoris et à les dessiner, fort bien d’ailleurs.
Lorsque le suivi s’est mis en place, Jennifer s’est montrée plus tendue
que lors des deux rencontres du bilan, les enjeux relationnels étant
très différents : la fréquence des séances et l’installation du suivi dans
la durée génèrent nécessairement un autre type de lien, qu’il soit ou
non de bonne qualité. Il apparaissait avec évidence que Jennifer se
méfiait de moi et qu’elle ne voulait surtout pas que je l’amène où elle
n’était pas résolue d’aller. Elle entendait maîtriser le déroulement des
événements. Sans éclat, sans débordement, elle s’est mise en position
de résistance passive. Lorsque je lui posais une question à laquelle elle
ne voulait pas répondre, ou que je proposais une activité qui ne lui
convenait pas, elle restait impassible. Le plus souvent, elle baissait
les yeux ou bien allait passer l’éponge sur le tableau ou encore filait
aux toilettes : jamais elle ne pouvait réagir avec des mots, exprimer
son point de vue ou tenter de négocier. Elle se fermait comme une
Ces images qui nous parlent... Parlons-en ! 99

huître. Les moments où elle s’animait étaient ceux où elle parlait des
personnages de fiction qu’elle appréciait. Fréquemment, Jennifer venait
en séance avec un objet apporté de chez elle : une petite boîte, une
image à colorier, un livre... Les personnages récurrents étaient les Winx,
Diddle et Cendrillon.
Un jour, Jennifer apporte un livre de Cendrillon reprenant la version de
Walt Disney : je la lui lis puis la semaine suivante, je lui propose d’en
lire une autre version pour que nous comparions les deux. Je vois là
l’opportunité de travailler sur d’autres contes par la suite et peut-être
lui en faire découvrir qu’elle ne connaît pas. Mais cela ne lui plaît pas
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du tout : elle ne retrouve pas les mots qu’elle attend – elle connaît son
livre à la virgule près – ni les images du dessin animé en illustration.
J’ai beau lui expliquer le principe du conte et des variantes possibles,
elle répète que ce n’est pas la véritable histoire et qu’elle ne veut plus
écouter de contes. Même plusieurs semaines plus tard, ma tentative de
lecture de Blanche Neige se heurte à une fin de non-recevoir. Jennifer,
elle, veut dessiner des Winx. Comme je ne connais celles-ci que de
nom, je demande à Jennifer de m’en parler : elle est si confuse que je
comprends seulement qu’il s’agit de fées et que sa préférée est Bloom.
Elle la dessine puis nous passons à autre chose. Constatant ses qualités
de dessinatrice, je propose à Jennifer que nous fassions chacune le
portrait d’un personnage et que nous inventions ensemble une histoire
à partir de ces dessins, que je transcrirai. Elle souhaite qu’il s’agisse de
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princesses s’apprêtant pour une balade à cheval. Jennifer prend grand


plaisir à dessiner la princesse avec sa belle robe tenant son cheval
par la bride. En revanche, la création de l’histoire l’inspire beaucoup
moins... Après s’être saluées et présentées par leur prénom et leur nom
(correspondant à notre véritable prénom) les princesses ont dit « on va
faire du cheval » ! Jennifer ne parvient pas à poursuivre ni enrichir son
histoire, elle ignore mes suggestions et finalement ne veut plus faire
cette activité. Comme j’insiste, Jennifer me dit : « en fait la prince elle
s’appelle Bloom. Je aurai grandi, j’avais trouvé des jolis bouques de
fleurs et après je vais vite là-bas pour pas que quelqu’un les prend. Elle
peut demander qu’est-ce qu’elle veut aux fleurs magiques. »
100 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

Du livre au DVD
!

Nous voici donc revenues au monde magique des Winx : j’en arrive
à la conclusion que si les Winx sont si récurrentes dans l’espace des
séances, c’est que quelque chose m’a échappé, qui a de l’importance
pour Jennifer et que je n’ai pas repéré. Je lui demande à nouveau de
me raconter ce qu’elle connaît des Winx : comme elle ne parvient pas
à se faire comprendre, elle m’apporte la semaine suivante un livre des
Winx. En effet, les aventures des Winx existent à la fois sous forme de
petits livres et de dessins animés, par épisodes. Elles ciblent un public
de petites filles de 6 à 9 ans environ. Du fait de leur succès croissant
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et international, un épisode clé est également sorti dans les salles de
cinéma. Les épisodes relatent les événements de la vie quotidienne des
amies du « Winx-club ».

Ce dernier correspond au nom de l’association fondée par six membres de


l’université Alféa : Bloom, le personnage principal, Flora, Stella, Layla, Musa
et Tecna. L’université se situe dans un monde parallèle appelé Magix. Plusieurs
écoles s’y trouvent : Alféa, l’école des fées, Fontaine rouge, l’école des gar-
çons et Tour-nuage, l’école des sorcières. Les jeunes filles qui fréquentent Alféa
apprennent à utiliser et à développer leurs pouvoirs magiques pour devenir
des fées. Elles effectuent des « missions », soutenues par les garçons et luttent
contre les sorcières qui incarnent les forces du mal.

Je parcours donc le livre mais Jennifer ne souhaite pas que je le lui lise.
En plus de son livre, elle a apporté des images des fées : elle veut me
faire deviner quelle jeune fille correspond à chaque prénom. Jennifer
me demande également de désigner ma préférée, à l’exclusion de Bloom
puisqu’elle-même l’a choisie. La séance suivante, Jennifer affiche un
grand sourire et sort de son sac le boîtier du DVD du dessin animé
ayant été diffusé en salle de cinéma, ainsi qu’une boîte contenant de
petits objets à l’effigie des Winx : « c’est notre trésor » déclare-t-elle
rayonnante. En l’espace de deux séances, j’ai la sensation d’être passée
« de l’autre côté du miroir ». Je quitte en quelque sorte mon statut
Ces images qui nous parlent... Parlons-en ! 101

d’adulte faisant autorité pour celui de « compagne d’aventure » de


Jennifer, adulte certes mais à distance différente, adulte avec qui l’on
pourrait partager son monde imaginaire. « Notre trésor » prend place
dans le dossier d’orthophonie de la fillette tandis que nous nous lançons
dans la copie de la pochette du DVD à la demande de Jennifer ; il s’agit
de Bloom enchantix c’est-à-dire du moment où elle utilise ses pou-
voirs magiques : elle apparaît alors ailée et vêtue d’une mini-robe qui
scintille... Durant ces séances où nous dessinons la jaquette, Jennifer
évoque le dessin animé qu’elle visionne inlassablement : je lui suggère
que nous le regardions ensemble et que nous en parlions.
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Quand la fiction fait écho à la réalité
!

Je fais en sorte que les séquences de visionnage soient plutôt courtes


afin d’en faciliter la restitution orale par Jennifer. Je reformule son récit
souvent décousu en insistant sur les étapes, sur le déroulement des évé-
nements. Jennifer montre une volonté croissante de se faire comprendre
par son interlocuteur. De fait, elle se saisit de plus en plus des aides
et gagne en intelligibilité. Je lui propose d’imaginer une alternative à
l’histoire (« qu’aurait-il pu se passer si untel avait agi différemment ? »),
d’exprimer son avis à propos d’une scène ou bien de s’imaginer dans
un rôle (« si tu avais des pouvoirs magiques, quels seraient-ils ? »).
Prendre de la distance, se détacher de l’histoire connue s’avère être une
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tâche très difficile pour Jennifer. Quant à projeter ses propres goûts
ou désirs, elle n’y parvient pas car elle s’identifie totalement à Bloom,
comme si cette héroïne de fiction était plus réelle qu’elle-même.
La découverte du film et la mise en lien de celui-ci avec l’histoire de
Jennifer m’ont permis de constituer des hypothèses sur cette proximité
et de mettre du sens sur le fonctionnement de Jennifer.
102 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

Le secret du royaume perdu évoque le moment où Bloom est sur le point de


terminer son apprentissage de fée et d’obtenir son diplôme. Elle apprend qu’il
existe peut-être un moyen de retrouver ses parents biologiques. En effet, seize
ans auparavant, alors que Bloom était encore bébé, les plus puissants magi-
ciens de la « dimension magique », dont faisaient partie ses parents, ont été
vaincus par les forces du mal. Par conséquent le royaume de Domino s’est
trouvé comme figé et avec lui son roi et sa reine qui n’étaient autres que les
parents de Bloom. Leur fille a donc été élevée par des parents adoptifs. Bloom
découvre comment pénétrer dans les profondeurs de la « dimension obscure »,
affronte des monstres et des sorcières puis parvient à délivrer ses parents
royaux. Ils sont restés tels qu’ils étaient lors de leur disparition : jeunes, beaux
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et pleins de vie. Pour ce faire, Bloom est aidée de ses amis, les autres Winx et
les garçons. Toutes les Winx ont un pouvoir différent. Bloom possède le pouvoir
le plus puissant, celui de la flamme du dragon : elle peut faire apparaître ou
disparaître le feu.

Il se trouve que Jennifer, alors qu’elle était toute petite, a connu un


événement traumatique concernant le feu. Elle a été sauvée in extremis
d’un incendie survenu pendant qu’elle dormait, aucun adulte n’étant
présent dans l’appartement. Alors que le feu est omniprésent dans le
discours de Jennifer, elle ne m’a jamais explicité le pouvoir de Bloom, sa
capacité à le maîtriser. Jennifer évoque fréquemment le feu lorsqu’elle
parle du soleil, du chauffage, de la cuisson des aliments, etc. De plus,
elle est prise d’une peur panique lorsqu’elle aperçoit de la fumée sortant
d’une cheminée, ce qui peut sembler dénué de sens si l’on ne sait pas
ce qui lui est arrivé ou si l’on ne fait pas le lien. Lorsque, découvrant
le pouvoir de Bloom, je fais remarquer à Jennifer qu’elle-même parle
souvent de feu et qu’il doit être bien pratique de pouvoir l’allumer et
l’éteindre à sa guise, elle reste bouche bée et semble penser pour la
première fois le rapprochement entre sa peur et sa fascination pour
Bloom. Elle finit par me dire « tu sais le feu ça fait peur des fois ». Je
me garde bien de verbaliser un lien direct entre l’incendie auquel elle a
été confrontée et notre travail car je considère que ce serait sortir de
mon champ thérapeutique d’orthophoniste. Autrement, je prendrais le
Ces images qui nous parlent... Parlons-en ! 103

risque de recueillir un matériel qui ne m’est pas destiné et peut-être de


nuire à la mise en place ultérieure d’un autre type de suivi.
Nous regardons le dessin animé dans son intégralité, jusqu’au « happy
end » de l’histoire de Bloom, la fée princesse. Lorsque je demande à
Jennifer quel est son passage préféré, elle me répond que si je lui
montrais à nouveau le dessin animé en vitesse rapide, elle pourrait faire
un arrêt sur image et le choisir ! Je lui fais part de mon propre passage
favori, elle est tout étonnée de pouvoir se le remémorer. Jennifer semble
prendre conscience de sa faculté à penser les images sans les avoir sous
les yeux.
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Ce travail n’a pas amené de changement aussi spectaculaire au niveau de
la qualité d’expression de l’enfant que dans le cas de Manuela, toutefois
il n’a pas été moins important car il a permis des avancées majeures sur
d’autres plans. Il faut noter qu’il n’est pas intervenu au même moment
de la prise en charge et que les objectifs visés n’étaient pas les mêmes.
Suite à ce travail, Jennifer s’est détournée des Winx et il n’en a plus été
question en séance. L’utilisation de la médiation présentée a joué un
rôle clé dans notre relation ; elle a ouvert le champ des possibles pour
la suite du travail. Elle a permis que Jennifer m’introduise dans sa bulle.
Il semble que, prenant appui sur mon regard, porté sur son univers et
donc sur elle, Jennifer ait perçu que je la considérais comme sujet ; elle
a pu alors porter son regard sur elle-même et parler en son nom.
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C ERTAINES QUALITÉS DU FILM INDUISENT- ELLES


LA RICHESSE DU TRAVAIL ?

L’évocation de l’utilisation d’un DVD comme médiation au cœur de ces


deux suivis très différents montre que le choix du film (ou du dessin
animé) s’inscrit dans une logique de contenu des séances et est propre à
chaque situation. On peut donc être interpellé par les similitudes entre
les deux films présentés, et se demander si certains seraient préférables
à d’autres pour être utilisés en orthophonie.
104 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

Deux phénomènes de mode, avec de la magie


!

et des amis

Dans les deux cas présentés, il est question d’un univers de fiction
ayant trait à la magie. Les héros sont des magiciens en devenir, dont
le quotidien se déroule la majeure partie du temps à l’école, avec leurs
amis. Ainsi, l’aspect magique crée une distance avec la réalité, à l’instar
de la spatialité et de la temporalité des contes, tandis que l’aspect
scolaire renvoie à une proximité, ce qui favorise les identifications. En
outre, dans les deux histoires, on observe que le groupe de pairs apparaît
au premier plan, au contraire de la famille chargée de l’éducation de
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l’enfant. Les parents réels, quant à eux, sont absents de la vie de celui-ci,
morts dans le cas d’Harry Potter et figés dans le cas de Bloom, mais bien
présents dans son esprit. Ils sont idéalisés et lui servent de modèle.
Aussi ces histoires alimentent-elles chez l’enfant spectateur, au travers
des processus d’identification, ses désirs de puissance (par le biais des
pouvoirs magiques), de reconnaissance, ainsi que la construction de son
roman familial.
Le fait de trouver autant de points communs entre ces deux DVD est
peut-être lié à de simples raisons commerciales : créée peu après le
succès mondial d’Harry Potter, la série des Winx a sans doute tenté de
surfer sur la même vague. Cependant, si l’on prend en compte leurs
caractéristiques générales, on s’aperçoit qu’elles sont très répandues
parmi les histoires ayant du succès auprès des enfants de la même
tranche d’âge que Manuela et Jennifer, parce qu’elles correspondent à
leurs questionnements.
Un autre point commun relie les DVD des Winx et de Harry Potter : ce
sont actuellement des phénomènes de mode, ce qui peut aussi présenter
un intérêt dans notre travail. Comme cela est mis en avant par Manuela,
s’intéresser aux héros du moment permet à certains enfants de trou-
ver une place parmi leurs pairs et de s’inscrire dans une culture. La
dynamique est la même que celle qui se joue avec les contes et autres
histoires enfantines : on se reconnaît autour d’un socle commun. Ce
sont les enfants qui ne partagent pas ce socle, par exemple certains
Ces images qui nous parlent... Parlons-en ! 105

enfants d’origine étrangère, qui nous sollicitent le plus pour les aider à
s’inscrire dans les phénomènes de mode. Ils peuvent ressentir le besoin
d’en passer par là avant de se tourner dans un second temps vers
d’autres symboles culturels pour élargir leur horizon. Là encore, il n’est
pas question de définir une ligne de suivi orthophonique spécifique aux
enfants d’origine étrangère, ce qui serait aberrant, mais de prendre en
compte ce qui est amené par chaque enfant et d’y répondre au mieux.

Manichéisme vs réalisme
!
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Ayant relevé les similitudes entre les deux DVD, intéressons-nous mainte-
nant à leurs différences. D’une part, l’un est un film tandis que l’autre est
un dessin animé. On pourrait penser que le film amène plus facilement
le spectateur à s’identifier aux personnages du fait de leur réalisme,
mais ce n’est pas toujours le cas : preuve en est la facilité avec laquelle
Jennifer se projette en Bloom.
D’autre part, les deux DVD offrent une vision du monde très différente.
L’univers des Winx est on ne peut plus manichéen. Tout n’y est que féerie.
Les héroïnes sont toutes jeunes, belles, courtisées, elles incarnent un
idéal et parviennent bien entendu à vaincre le mal. La souffrance n’existe
pas dans le monde Magix et la mort elle-même est traitée de manière très
particulière puisque les parents de Bloom sont « figés » : ils reviennent
à la vie en pleine santé et ne gardent aucune séquelle de cet épisode !
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Ils retrouvent Bloom devenue jeune fille, ce qui abolit quasiment la


différence de génération. L’histoire s’achève dans une atmosphère de
fête où tout le monde est heureux et s’entend à merveille. L’univers de
Harry Potter au contraire est nuancé et plus réaliste. Le jeune héros
évolue au fil de l’histoire et il en va de même de sa perception du
monde qui l’entoure. Dans un premier temps, Harry quitte son oncle, sa
tante et son cousin qui le briment depuis toujours pour intégrer l’école
des sorciers : ce nouvel univers lui semble alors paradisiaque. Puis il
découvre au fur et à mesure que le danger ne se trouve pas toujours où
on le pressent, qu’il faut savoir faire confiance aux autres mais aussi s’en
méfier et que les adultes qu’il avait idéalisés ne sont pas parfaits. Quand
106 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

finalement l’univers de Harry bascule dans la guerre, rien n’est simple


pour lui. La mort et la souffrance sont omniprésentes. Les choix qu’il
doit faire ne s’imposent pas à lui comme des évidences, bien qu’il soit
le héros. Il est souvent en proie aux doutes, il doit établir des priorités,
faire des sacrifices, assumer les conséquences de ses actes. Harry suit
son chemin, mûrit avec les épreuves et découvre que la frontière entre
le bien et le mal est loin d’être définie avec netteté.
Il apparaît que les caractéristiques du film ou dessin animé choisi (le
scénario, les personnages, etc.) sont importantes car elles sont en lien
avec des interrogations, des points d’accroche particuliers du patient. Il
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ne saurait en être autrement concernant cette approche. En revanche,
la qualité du film en tant que tel importe peu. L’utilisation d’un film
ou d’un dessin animé apparemment riche de contenu ne permet pas
nécessairement d’en faire une médiation profitable et inversement. Ce
n’est pas le support qui fait médiation mais la façon dont on l’utilise et
en ce sens il n’a pas de valeur de médiation en lui-même. Par contre, les
différents types de supports ne sont pas équivalents et se choisissent à
partir d’un ensemble de critères dont les particularités par rapport aux
autres supports de travail et selon le projet thérapeutique.

S PÉCIFICITÉS DU DVD UTILISÉ


COMME MÉDIATION

Dans le cadre de cette réflexion, nous nous centrerons sur le DVD comme
support d’un film, d’un dessin animé ou d’un film d’animation, constitué
d’un ensemble d’images dynamiques et de sons organisés au service d’un
scénario, d’une histoire. Le sens est porté par toutes ces composantes.
Comparé au livre, support d’histoire lui aussi, le DVD est d’accès plus
direct et les images sont déjà présentes. Le livre, au contraire, est
crypté : il exige pour mettre du sens non seulement que le lecteur le
déchiffre, mais encore qu’il se construise ses propres images. Le film, lui,
se déroule selon un rythme imposé et implique de prendre en compte des
informations de différente nature (personnages, arrière-fond, dialogues,
Ces images qui nous parlent... Parlons-en ! 107

bruits...) simultanément, ce qui n’est pas le cas du livre. Comparé à une


histoire contée, le DVD se distingue là encore par l’utilisation des images
avant tout, tandis que les deux « supports » se rejoignent sur la facilité
d’accès. La présence du conteur, avec sa voix et son expressivité, en
fait un mode de transmission d’une histoire plus accessible que le livre.
Le film, le livre et le conte font donc appel à des modes d’appropriation
différents, à des capacités différentes.
L’originalité du film ou dessin animé réside essentiellement dans la mise
en jeu d’images dynamiques. Dans notre quotidien les images sont omni-
présentes ; elles représentent quelque chose de familier. Elles ne sont
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pas cantonnées à une sphère en particulier, elles traversent les espaces
où évolue l’enfant, qu’il a parfois du mal à concilier. De plus le DVD, en
général, n’est ni l’objet de l’adulte ni l’objet de l’enfant symboliquement.
Ces caractéristiques jouent sur la relation enfant/adulte et sur la façon
dont l’enfant va s’engager dans le travail.

Des images pour une rencontre médiatisée


!

Dans le fonctionnement ordinaire, langage, pensée et image (qui ras-


semble ici la capacité à traiter de l’image externe et à produire de l’image
interne) sont interdépendants et s’enrichissent mutuellement. Dans le
cas de Manuela, ce cercle vertueux semblait plutôt cercle vicieux : les
trois sphères témoignaient de ses difficultés au début de la prise en
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charge. Puis, l’aide apportée a permis de travailler sur les différents


items et de s’appuyer sur le système pour inverser la tendance. Tan-
dis que dans le cas de Jennifer, ce système en lui-même apparaissait
dysfonctionnel. La fonction de traitement des images externes était
surinvestie au détriment de la production d’images internes et du lan-
gage. Il s’agissait en l’occurrence de l’aider à trouver un nouvel équilibre.
Il n’est pas rare de rencontrer, chez ceux atteints de troubles du langage,
des patients qui privilégient la pensée en images et qui développent de
véritables dons pour représenter par le dessin ou par le modelage. Cela
peut permettre également d’excellentes performances dans certains jeux
vidéo. On peut se demander si ce sont leurs troubles qui les amènent à
108 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

recourir à d’autres voies d’appréhension de leur environnement, ou si


c’est cette prédilection pour l’image qui entraîne un manque d’investis-
sement du langage. Dans tous les cas, le système évoqué précédemment
dysfonctionne. Pour ces patients notamment, l’utilisation de films sous
forme de DVD peut constituer un bon compromis entre l’abord de leurs
difficultés et leur univers de prédilection, le monde de l’image, pour
aller à leur rencontre.
Il n’existe pas deux individus qui perçoivent un film ou un dessin animé
de la même manière, qu’il s’agisse de la compréhension de l’histoire, des
émotions éprouvées, de ce que l’on en retient, etc. On relève toujours
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un écart entre l’intention de l’émetteur et la perception du récepteur.
Cela est valable pour le langage, les sons et aussi pour les images
constituant le film. Notre psychisme impacte notre appréhension, notre
manière de recevoir ces informations, de façon consciente ou incons-
ciente. Cela apparaît très nettement chez Manuela comme chez Jennifer.
Par conséquent, la verbalisation de ce qui est compris et éprouvé au
cours du visionnage du DVD nous fournit de précieux renseignements
sur le fonctionnement psychique de l’enfant avec lequel est intriqué
le fonctionnement langagier. Ce dernier comprend ce qui est exprimé
et la façon dont cela est exprimé. Le langage a, dans notre discipline,
la particularité d’être moyen et finalité : il est à la fois notre outil de
travail et notre objectif.
Grâce aux informations recueillies, l’orthophoniste peut constituer des
hypothèses de travail et adapter ses réponses et ses propositions. Parfois,
cela ne fonctionne pas, il faut réajuster ses interventions. Mais le plus
souvent, cela assure la dynamique du suivi. L’objectif n’est pas forcément
que les hypothèses soient justes, mais plutôt qu’elles nous permettent
de penser l’enfant et la relation avec lui. Un travail avec médiation
implique un jeu relationnel triangulaire. On introduit un intermédiaire
qui va permettre au patient de parler de lui et d’entendre parler de lui
indirectement. Cela ne passe pas seulement par l’expression verbale,
mais celle-ci demeure bien sûr la voie privilégiée en orthophonie. Les
interventions de l’orthophoniste vont venir modifier le regard que porte
l’enfant sur le DVD et surtout son regard sur lui-même regardant ce
Ces images qui nous parlent... Parlons-en ! 109

film (ou dessin animé). Le dialogue à propos du médiateur, ici le DVD,


va amener l’enfant à comprendre et/ou transformer quelque chose de
son fonctionnement et le resituer dans une perspective d’échange où le
langage est au premier plan.

Penser la place du DVD dans le soin


!

Toute utilisation d’une médiation doit résulter d’un choix thérapeutique.


Films et dessins animés offrent des possibilités de travail liées à leurs
caractéristiques de forme, notamment la présence d’images dynamiques,
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et de contenu. Ainsi, leurs spécificités en font un outil intéressant
qui peut permettre d’aborder le langage dans ses différents aspects.
Cependant, ce n’est pas tant le support qui importe que ce que l’on en
fait, et c’est bien là que se joue la médiation. À partir du moment où le
travail mis en œuvre autour du DVD est pensé, et que l’enfant en tire
bénéfice selon les objectifs visés, on peut considérer que le DVD a tout
à fait sa place dans le soin du langage.
Chapitre 6

« Le Petit Chaperon rouge », un conte


à lire... et à réécrire
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Quand la psychopédagogie s’appuie sur les contes

Évelyne Lévy

L E PETIT CHAPERON ROUGE, une petite fille charmante « innocente » qui


est avalée par un loup... C’est là, une image qui s’inscrit d’elle-même
d’une façon indélébile dans l’esprit.
C’est au XVIIe siècle que Charles Perrault la transcrit dans les Contes de
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Ma Mère l’Oye.
La plus populaire est celle des frères Grimm, en Allemagne, un siècle
plus tard, avec un dénouement moins cruel. Le Petit Chaperon rouge et
sa grand-mère reviennent à la vie et le loup a le châtiment qu’il mérite.
Les enfants d’aujourd’hui comme ceux d’hier ne se lassent pas d’écouter
et de réécouter ces contes de tradition orale qui se sont transmis de
génération en génération, reconnus par tous, toutes origines et milieux
confondus.
Depuis, des versions ont fleuri en France et dans tous les coins du
monde.
112 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

Au Centre Claude Bernard, je reçois, individuellement, des enfants


d’école élémentaire (de 7 à 11 ans), qui ont des difficultés relation-
nelles, qui manquent d’autonomie, de confiance en eux et de motivation
face aux apprentissages. Ils sont en échec, principalement, pour tout
ce qui concerne la maîtrise du langage oral et écrit. La plupart sont
adressés par les écoles.
Dans le bureau, il y a des bacs à livres (à disposition) qui contiennent
des albums des différentes versions du Chaperon rouge et des Trois Petits
Cochons.
Il y a toujours un moment où l’enfant (quel que soit son âge) soit sur
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son initiative soit sur ma proposition, s’approche de ces livres et, très
souvent, après un bref coup d’œil, il se précipite sur l’un ou l’autre de
ces contes.
C’est l’occasion que je saisis pour introduire le rituel de lecture d’une
de ces versions.
Nous allons nous intéresser plus particulièrement à celles du Petit Cha-
peron rouge...

Pourquoi le Petit Chaperon rouge ?

Quel enfant n’a pas entendu sa mère, sa grand-mère et de nos jours


son arrière-grand-mère lui raconter ce conte. Chacun possède au moins
un album, une cassette, un DVD... Le cinéma et la publicité s’en sont
emparés !
Les enfants y retrouvent un lien familier avec la famille ou l’école.
D’autre part, cette histoire met en scène les préoccupations des jeunes
enfants qu’ils pourront mettre à distance pour se construire un monde
intérieur moins effrayant :
! les origines,
! les dangers de la vie,
! la peur de la dévoration et la disparition du monde,
! comment quitter les siens,
« Le Petit Chaperon rouge », un conte à lire... et à réécrire 113

! principe de plaisir et principe de réalité.


Ce sont les peurs qui envahissent le monde intérieur de l’enfant, qui
génèrent des blocages et entraînent, comme le dit Serge Boimare
« un empêchement de penser1 ».
Ces récits, qui foisonnent de ressources inépuisables, vont créer un
environnement favorable à des situations de réussite face aux appren-
tissages. Ils sont une passerelle pour entrer dans le monde de la lecture
et du langage écrit.
Les versions de ce conte proposent des variantes aussi bien dans le texte
que dans les illustrations. Elles sont anglaises, américaines, espagnoles,
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portugaises, chinoises, tchèques, berbères, etc. Toutes s’inspirent de
textes originaux de la tradition orale (contes du XVIIe siècle recueillis
dans les provinces françaises) et des contes de Grimm (pour la plupart)
tout en y apportant des éléments nouveaux.

L INE -R OSE , « L E P ETIT C HAPERON ROUGE


APPELLE UN TAXI »

Voici l’histoire du Petit Chaperon rouge de Line-Rose telle qu’elle s’en


souvient.
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Elle a 8 ans, elle redouble son CE1. Elle est adressée par l’école. Ses
parents sont d’origine asiatique, ils ne maîtrisent pas la langue française
(orale et écrite). À la maison, on parle mandarin.
Line-Rose a une mauvaise image d’elle-même. Elle ne donne pas de sens
aux apprentissages. Elle s’exprime plutôt correctement à l’oral mais elle
a des problèmes de lecture et de compréhension, dus en grande partie à
des difficultés de langue. Cela entraîne un manque de confiance et un
manque d’autonomie.

1. Serge Boimare, L’enfant et la peur d’apprendre, Dunod, 2004.


114 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

C’est moi qui lui propose le conte du Petit Chaperon rouge. Elle le
connaît : il y a des « dames » qui le lisent à la bibliothèque.
Elle raconte et j’écris (il s’agit des toutes premières séances) :
La maman du Petit Chaperon rouge a donné une galette à Petit Chaperon
rouge et une tartine pour sa grand-mère qui est malade et le Petit Chaperon
rouge elle est passée vers la forêt après y avait le loup, après le loup il dit :
« pourquoi t’es là ? » Après Petit Chaperon rouge répond : « parce que je
vais rapporter une galette et la tartine à ma grand-mère ». Après le loup il
a dit : « il faut pas aller toute seule à la forêt ». Après Chaperon Rouge est
partie ramener la galette et la tartine pour sa grand-mère. Après le loup il a
pris des raccourcis pour aller dans la maison de la grand-mère, il a mangé la
grand-mère et après il s’est déguisé à la grand-mère. Après Petit Chaperon
rouge a frappé à la porte. Après Petit Chaperon rouge dit : « Grand-mère je
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t’ai apporté une galette et une tartine. »
Après Chaperon Rouge dit : « pourquoi t’as un grand nez ? » Après le loup
dit : « c’est pour mieux respirer »
Petit Chaperon rouge dit : « pourquoi t’as des grandes oreilles ? »
Le loup dit : « c’est pour mieux entendre »
Petit Chaperon rouge dit : « pourquoi ta voix est aussi grave ? »
Le loup dit : « c’est pour mieux te manger »
Le loup a mangé le Petit Chaperon rouge, après il a mangé les gâteaux.

La structure du récit est en place : Line-Rose a respecté l’ordre chronolo-


gique. Il faudra travailler la syntaxe et probablement la ponctuation. Elle
doit aussi améliorer la lecture et devenir lectrice c’est-à-dire : donner
du sens à tous ces écrits.

La lecture du conte...
"

C’est moi qui lis, ou bien Line-Rose quand je le lui propose, ou bien nous
faisons les dialogues à deux voix. Petit à petit, c’est elle qui demande à
lire.
Après lecture de plusieurs versions, Line-Rose va s’intéresser plus parti-
culièrement à l’une d’entre elles : Le Petit Chaperon rouge a des soucis1 .
Line-Rose ne connaît pas le sens du mot souci. Une recherche dans le
dictionnaire s’impose. Elle connaît le synonyme : préoccupation.

1. Anne-Sophie de Montsabert et Géraldine Alibeu, Le Petit Chaperon rouge a des soucis,


Albin Michel Jeunesse, 2004.
« Le Petit Chaperon rouge », un conte à lire... et à réécrire 115

Le Petit Chaperon rouge a décidément bien des soucis. Alors qu’elle part
chez sa grand-mère malade lui apporter une galette et un petit pot de
beurre, une bande d’enfants se jette sur elle en criant : « le père Noël !
Le père Noël ! »
Elle a beau expliquer qu’ils se trompent, personne ne veut la croire ! Même
le loup qui passe par là refuse de la manger. Déçue, le Petit Chaperon
rouge rentre chez elle. Elle s’habille tout en vert. Au moins on ne la
confondra pas avec le père Noël. Hélas quand elle arrive, les enfants se
mettent à crier : « Peter Pan ! Peter Pan ! »
Nous sommes quelques mois après le début des séances.
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Les deux couleurs, rouge et vert, évoquent un souvenir personnel et
familial. Elle parle longuement des membres de sa famille... « C’est
comme le mariage, avant la robe était rouge maintenant c’est blanc.
Avant la mère de ma mère, elle avait une robe rouge de mariage. J’ai
deux grands-mères, une c’est à mon père, un c’est à ma mère. Les grands-
mères sont vivantes mais loin [grands-parents restés au Vietnam]. Le
grand-père est déjà venu à Paris. Il m’avait acheté un jouet quand j’étais
au CE1. »
C’est alors qu’elle demande à faire un livre pour écrire sa version.

Réécriture et illustration de sa propre version


"
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Line-Rose peut s’appuyer sur sa pensée pour relancer le désir d’apprendre.


Elle a saisi le lien entre le langage oral et le langage écrit. Elle n’a plus
peur d’écrire, elle a envie d’écrire.
L’enfant se sent valorisé, il reprend confiance en ses capacités et va
pouvoir mettre en mouvement ses compétences. Dans la version qu’il
a créée, petit à petit l’enfant se construit une nouvelle identité, il a
réorganisé sa pensée pour une résolution qui le concerne... et qu’il
choisit ; l’enfant imagine un nouveau titre, il s’identifie à un héros, il
perçoit le sens caché.
Line-Rose, elle, est en train de s’approprier l’histoire. Elle a choisi pour
titre à sa version « Le Petit Chaperon rouge appelle un taxi », c’est ce
116 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

que l’image de la couverture lui a suggéré. Voici l’histoire telle qu’elle


l’a réécrite (c’est elle qui a introduit la ponctuation).
Le Petit Chaperon rouge apporte une galette et un petit pot de beurre.
La mère du Petit Chaperon rouge dit d’apporter le panier.
Le Petit Chaperon rouge appelle un taxi. Elle dit : « Taxi ! Venez m’accompa-
gner taxi ! »
Un taxi arrive, le Petit Chaperon rouge entre dans la voiture.
Le chauffeur dit « où veux-tu aller ? » Le Petit Chaperon rouge dit : « je
voudrais aller chez ma grand-mère ». Il dit : « où ça ? » « Bah ! Chez ma
grand-mère ! »
Le chauffeur dit : « c’est quoi l’adresse de ta grand-mère ? »
« C’est la tour 142 » dit le Petit Chaperon rouge.
Il dit : « Ah !!! D’accord. » Le chauffeur la ramène.
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Le Petit Chaperon rouge voit le loup.
Le loup voit aussi Le Petit Chaperon rouge. Il crie : « AAAAAA !!!!!!!! »
Le Petit Chaperon rouge rit.
Le chauffeur dit : « tu es arrivée, tu dois payer ! »
- Mais, je n’ai pas d’argent. » Le Petit Chaperon rouge s’enfuit, le chauffeur
va lui taper les fesses... Aïe !!!!!! Elle s’enfuit, elle ouvre la porte, elle va dans
l’ascenseur et appuie vite à l’étage 25 et appuie sur la sonnette.
La grand-mère ouvre la porte, elle donne son panier : « on va manger
ensemble ?
- Oui, mamie »
Fin, avec un point final, signée d’un morceau de son prénom comme un
pseudo.

Ce travail s’est poursuivi en CE2. Le « livre » est confectionné à l’aide


de feuilles cartonnées de 21 cm ! 27 cm, rouges. Il y a une page de
garde et une quatrième de couverture, le tout à sa demande.
J’ai reproduit exactement la mise en page imaginée par Line-Rose pour
son texte où alternent du bleu et du rouge chaque fois que l’interlocuteur
change. C’est elle qui a demandé à vérifier l’orthographe avec mon aide,
ce qu’elle faisait déjà d’elle-même en s’aidant du texte du livre. Elle
s’est approprié l’histoire, tout en gardant le fil conducteur de l’histoire
initiale, en y ajoutant des ingrédients personnels et humoristiques.
Elle a fait ce travail avec enthousiasme. Elle a réinvesti les apprentis-
sages en classe.
Lecture et compréhension se sont améliorées.
Elle est passée au CM1 avec appréhension mais plus solide puisqu’elle a
fait la demande d’arrêter sa prise en charge.
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Line-Rose, 8 ans
« Le Petit Chaperon rouge », un conte à lire... et à réécrire
117

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118 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

Cette évocation de la famille a-t-elle permis à Line-Rose de mettre à


distance ses soucis et d’élaborer à son tour sa propre version en fonction
de son « histoire » ? C’est probable, car la notion de manque d’argent
est réelle, raison pour laquelle les grands-parents sont restés au pays.

Chaque nouvelle version nourrit la dynamique


"

pour apprendre

À la lecture des différentes versions du même conte, l’enfant peut adop-


ter l’un ou l’autre des points de vue proposés, qui coïncident ou pas à la
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manière dont les parents eux-mêmes ou l’école ont raconté l’histoire...

À propos du conte de Grimm, Marie, une autre enfant du Centre, aura cette
réflexion : « le bûcheron opère le loup, c’est comme une césarienne ». Morale
du conte : « les jeunes filles ne doivent pas parler à des inconnus, ça peut être
dangereux ». C’est elle-même qui se fait la morale : « elle doit être obéissante ».
Les enfants perçoivent la mise en garde sous-tendue dans ce conte.
L’histoire dans l’histoire : ce Chaperon-là est vert1 : c’est une fille très sympa-
thique et courageuse. Elle n’a qu’une ennemie cette sale menteuse de Petit
Chaperon rouge. Valérie : « il ne faut pas mentir parce que sinon, on ne croit
plus les enfants. »
L’histoire détournée : le Chaperon vert2 , plus malin que le Chaperon rouge, qui
saura gruger le loup qui regrette les enfants naïfs d’autrefois, etc. Marianne :
« dans les autres histoires les enfants se font piéger par le loup. La fille, elle est
maligne, c’est le loup qui est piégé, les enfants de maintenant sont plus futés. »
L’histoire du loup devenu vendeur de pizzas3 . Sophia : « au lieu de manger les
enfants, mange plutôt des pizzas ». « Plutôt que d’écouter le loup, écoute plutôt
ta maman »

C’est l’occasion pour l’enfant de mettre à distance ses peurs. Le loup


qui représente le « mal » va « se faire avoir » par l’enfant. L’enfant

1. Grégoire Solotareff et Nadja, Le Petit Chaperon vert, L’école des loisirs, 1990.
2. Cami et Chantal Cazin, Le Petit Chaperon vert, Flammarion, 1998.
3. Jean Claverie, Le Petit Chaperon rouge, Albin Michel, 1994.
« Le Petit Chaperon rouge », un conte à lire... et à réécrire 119

s’aperçoit alors qu’avec de la réflexion on peut surmonter les obstacles.


Le conte sert de pont entre son imaginaire et la réalité. En même temps
qu’il écrit, l’enfant apporte des éléments originaux, tout en s’appuyant
sur ces différentes versions.
Si l’enfant a libéré sa pensée, on peut imaginer qu’il va profiter des
enseignements de la classe et les questionnements lors des séances
vont venir compléter ce qu’il apprend. Il devrait pouvoir être en mesure
de réinvestir les apprentissages tels qu’on les propose à l’école.
L’enfant aura perçu au travers des différentes versions que le conte est
un genre littéraire qui comporte ses lois, ses conventions, son code
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linguistique. Qu’il existe une logique, un ordre chronologique. C’est à ce
moment que peut se poser la question de l’orthographe. Les mots aussi
ont leur origine et leur histoire...

C LÉMENTINE , C LAUDIA , P IERROT


ET LEURS CHAPERONS

Voici deux versions imaginées par deux petites filles, toutes deux au
CM1 quand commence cette aventure, suite au même travail que celui
proposé à Line-Rose. Nous allons retrouver tous les ingrédients de l’his-
toire originale, tout en découvrant des éléments nouveaux inventés par
© Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

l’enfant qui est allé à la rencontre de son monde interne.


Il reconstruit sa personnalité, en même temps qu’il respecte le fil conduc-
teur de l’histoire.

Clémentine, « Le loup et l’enfant »


"

Clémentine a 10 ans, elle est au CM1 dans une classe à double niveau
(CM1-CM2) avec un maître. Ses parents sont d’origine chinoise. Ils ne
maîtrisent pas la langue française. À la maison, on parle cantonais.
120 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

Clémentine a redoublé le CP parce « qu’elle n’avait rien compris ». Elle


communique aisément et maîtrise la langue orale avec un léger accent.
La syntaxe n’est pas toujours correcte.
Lors du bilan, elle insiste sur sa difficulté à comprendre, à apprendre
et à mémoriser. Elle déchiffre à toute allure et de manière hachée. Elle
écorche les mots, mêmes simples, qu’elle égrène comme une litanie.
Elle n’est pas lectrice. Elle n’a pas de démarches de recherche, elle a
un champ lexical limité ce qui entrave la compréhension et la mise en
œuvre de manière globale. Elle commence une tâche et la réalisation se
détériore en cours de route. L’orthographe est anarchique.
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Clémentine ne donne pas de sens au code écrit. Elle voudrait réus-
sir mais n’y arrive pas. Elle semble empêchée de comprendre par une
impossibilité à mettre des images sur les mots.
Elle souhaite être aidée.
Il lui faut un travail structurant qui lui permettra de prendre confiance
en elle, de mettre à distance et d’élaborer ses préoccupations intérieures.
Il lui faut parallèlement un travail tourné vers la maîtrise de la langue
orale et écrite. C’est ce que propose la psychopédagogie, thérapie à
médiation.
Je propose donc à Clémentine l’histoire du Petit Chaperon rouge. Cette
histoire va lui permettre de mettre ses peurs à distance : sur le plan
affectif, Clémentine fait tout dans l’agitation ; elle parle fort, a des
gestes désordonnés et fait des commentaires hors propos. Cela traduit
une anxiété. La peur de ne pas savoir. Sur le plan des apprentissages,
la répétition de la lecture des versions va créer un dynamisme pour
apprendre. Ces deux plans combinés devraient lui donner accès au désir
d’apprendre et à la compréhension.
Dès la deuxième séance, je lui demande si elle connaît cette histoire.
Clémentine s’y engouffre avec enthousiasme. Elle ne veut pas écrire,
elle exprime clairement sa peur de mal faire. Je lui propose de la dire
comme elle s’en souvient. C’est moi qui écris. Elle s’en souvient pour
l’avoir jouer en pièce de théâtre au CE1 ou CE2.
« Le Petit Chaperon rouge », un conte à lire... et à réécrire 121

Elle interfère souvent en se demandant si c’est bien comme ça ? Elle


n’est pas sûre d’elle. Je lui dis que nous lirons la version de Perrault
pour comparer.
La fin de son histoire est accompagnée de gestes et de paroles : quand
la fille a coupé le ventre du loup avec le couteau de la galette, qui
me font penser à un accouchement. Elle confirme en me parlant de
césarienne. C’est comme ça qu’elle est née : après, ma mère, elle était
en miettes.
Elle est tout de suite attirée par les illustrations et fait le projet de
faire, elle aussi, une illustration. J’insiste pour lui montrer que ce sera
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bien la sienne.
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Clémentine, 10 ans
122 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

La lecture est déjà en progrès, même si Clémentine a tendance à la


précipitation et ne respecte pas la ponctuation. Au cours des séances,
Clémentine se souvient bien du contenu et du projet de la séance précé-
dente, qu’elle a, elle-même, organisée. Elle est très concentrée sur son
dessin et reprend à plusieurs reprises l’idée que c’est sa façon à elle de
dessiner. Elle commente son dessin : « J’aime bien que le bonnet soit
sur le dos ».
Je propose plutôt « capuchon ou capuche ».
Elle choisit capuchon. C’est l’occasion de passer en revue les différentes
sortes de chapeaux (vocabulaire).
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Je lui demande pourquoi elle a représenté la petite fille qui fait un clin
d’œil au loup : « Parce que c’est rigolo. Elle a peur du loup mais là, elle
a pas peur. C’est comme celle d’Éric Battut » (la version illustrée du
conte de Perrault1 ).
Elle s’identifie à cette petite fille du livre qui, pour elle, n’a pas peur :
« Moi, ma manière pour ses mains c’est comme ça. » Cela est dit de
manière très affirmative.
Elle observe son dessin : « on dirait que ils sont habillés pareil. Ses
habits ils sont pour un petit » (allusion à la petite enfance ?). « Là, il
se dit miam miam ». « Le chaperon rouge dit : je serai en retard pour
voir grand-mère. »
Je lui propose de donner un titre à son dessin. Après réflexion, elle
déclare : « Le loup et l’enfant » (nouvelle identification).
En quelques séances, Clémentine s’est approprié l’histoire et s’est affir-
mée (moi, ma manière) : son graphisme (écriture) qui était celui d’un
élève de grande section s’est transformé. Les quelques mots écrits sont
segmentés et mieux orthographiés. Elle a accepté d’écrire.

1. C. Perrault, Le Petit Chaperon rouge, Éditions bilboquet, 1998 (illustré par E. Battut).
« Le Petit Chaperon rouge », un conte à lire... et à réécrire 123

« Le petit Chaperon Rouge1 »

Clémentine a pu faire référence à une histoire familière ; elle retrouve


un lien et une expérience probablement positive d’une pièce de théâtre
à l’école, ce qui l’a mise dans une situation de réussite et de sécurité.
Le Chaperon de son dessin n’a pas peur du loup. Elle est allée à la
rencontre de son monde intérieur et s’est appuyée sur cette histoire
pour se reconstituer un monde moins effrayant : la peur de ne pas savoir
lire ou écrire.
Elle aime dessiner et elle sent que, tout en respectant la consigne,
elle peut inventer la représentation à sa manière, sans s’éloigner du
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récit initial. Elle a introduit un élément original (le clin d’œil). Elle est
autorisée à le faire. Elle a trouvé un cadre structurant. Elle sent une
écoute bienveillante et une reconnaissance de ses capacités.
Clémentine a déjà choisi la version suivante, qui représente un loup très
effrayant sur la couverture.
L’histoire est détournée dans notre monde moderne : l’arrière-arrière-
arrière-petite-fille du bûcheron de la fameuse histoire du Chaperon
Rouge, Mama Gina, vend des pizzas. C’est une pizza avec un coulis de
tomate que la petite fille doit apporter à sa grand-mère. Mama Gina a
gardé précieusement la hache de son grand-père avec laquelle elle va
délivrer la grand-mère et sa petite fille... Le loup, repenti, deviendra
marchand de pizzas...
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Clémentine, qui a particulièrement apprécié cette version, dira : « le


Petit Chaperon rouge, on dit que c’est débile, mais ça parle de nous-
mêmes. C’est dangereux de sortir sans nos parents. Les loups, les Méchants,
ce sont des personnes. » Le dénouement l’a fait beaucoup rire. Voilà un
loup devenu inoffensif. Des changements sont possibles. La peur s’est
transformée en rire.
Clémentine est passée au CM2, elle réinvestit les apprentissages. Le pas-
sage à l’écrit s’est amélioré. Le doute orthographique demeure présent,

1. Jean Claverie, Le Petit Chaperon rouge, Albin Michel Jeunesse, 1994


124 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

mais elle cherche à faire de son mieux. Elle écrit désormais sa propre
version, intitulée : « Le Petit Chaperon jaune et ses frères ». Elle a un
frère aîné avec lequel elle a des difficultés relationnelles. L’histoire est
en cours d’élaboration. Elle a intégré la structure du récit, la syntaxe et
le doute orthographique.

Claudia, les trois Chaperons bleu, blanc, rouge et le fou


"

Claudia, 9 ans, est en CM1. Elle est d’origine espagnole. C’est une petite
fille au visage doux et timide. Elle est souvent triste et découragée.
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Elle a été scolarisée deux années en Espagne (en maternelle). À son
retour en France, elle a intégré une grande section, l’école a conseillé de
ne plus parler espagnol. Un déménagement a conduit à un changement
d’école (CP-CE1).
Elle situe sa difficulté au niveau de la compréhension de la langue. Elle
n’aime pas le français, et parle espagnol avec ses deux parents. Malgré
tout, Claudia communique volontiers. Elle s’exprime dans un langage
correct, avec un vocabulaire approprié. Sa lecture orale est laborieuse :
elle s’essouffle, fait des inversions. Elle dit n’avoir pas compris et s’en
attriste. C’est la même chose en classe. Elle a peur de mal lire.
Claudia n’a pas de méthodes de recherche pour répondre à des questions
concernant le texte. Elle est bloquée pour tout ce qui concerne la
langue écrite. Expression écrite, grammaire et orthographe ne sont pas
intégrées, au point qu’elle ne peut pas écrire.
La situation d’évaluation entraîne des blocages dès qu’il s’agit de la
langue française. Elle est tendue et résignée. Elle a une inhibition de
la pensée qui l’empêche de raisonner et de réussir. Elle manque de
confiance en elle.
Le Petit Chaperon rouge va venir sauver Claudia, qui connaît cette his-
toire en espagnol. Je possède une version espagnole du conte, traduite
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125
« Le Petit Chaperon rouge », un conte à lire... et à réécrire

Claudia, 9 ans
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126 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

en français, dont le titre original est « La Caputxeta Vermella1 ». Claudia


la connaît.
Je me souviens de cet interdit, en maternelle, de parler sa langue et je
lui propose de faire la traduction orale, en espagnol, de cette version.
Elle s’en acquitte avec grand plaisir et ce sera le point de départ du
travail plus systématique de lecture des différentes versions. Ce travail
s’est déroulé sur une année scolaire à raison d’une séance par semaine.
Le processus, je l’ai décrit avec Clémentine, aussi je me contenterai ici
de restituer la version inventée par Claudia.
Il était une fois trois jumelles : Chaperon Bleu, Chaperon Blanc et Chaperon
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Rouge.
Un jour, pendant qu’elles étaient en train de jouer dehors, leur mère les
appelle et leur dit :
« Vous devez aller chez votre cousine qui a la varicelle.
Pourquoi
Pour lui apporter de la soupe.
-?
Et pourquoi de la soupe, pourquoi pas de la galette et un petit pot de beurre ?
Parce que vous savez bien qu’elle ne peut pas manger de la galette parce
qu’elle n’a pas de dents
Et pourquoi pas le beurre
Parce qu’elle fait un régime...
Ah ! Ah ! Ah ! un régime !
Bon, arrêtez de vous moquer et allez lui apporter la soupe avant qu’elle
refroidisse.
D’accord. À plus tard !
Ah ! Les enfants... Méfiez-vous du fou »
Une minute après, elles virent le fou... et le fou leur dit :
« Bonjour
Bonjour
Puis-je savoir où vous allez ?
Nous allons chez notre cousine.
Prenez ce chemin, il est plus court...
D’accord, merci beaucoup... au revoir
Au revoir... »
Une des jumelles dit : « Il a cru qu’il nous a eues... allez courez ! Il faut arriver
avant le fou !
Elles coururent, elles coururent mais, mince ! Le fou est arrivé avant elles.
Une des jumelles dit :
« Dépêchez-vous, il faut aller le tuer avant qu’il mange notre cousine
Allez dépêchez-vous !

1. Pau Estrada, Francesca Boada, Le Petit Chaperon rouge, Éditions Épigones, 1995.
« Le Petit Chaperon rouge », un conte à lire... et à réécrire 127

Une des jumelles dit :


« Mais s’il mange notre cousine, il aura mal au ventre... »
La troisième jumelle dit :
« Attendez, mais si notre cousine est amoureuse du fou, comme dans le Petit
Chaperon rouge, du dessin animé...
- Tu as raison, on va les laisser tranquilles et elles tirèrent la chevillette et la
bobinette chût.
Elles rentrèrent et dirent : « cousine, tu es contente de nous ? Le fou est
amoureux de toi.
Nonnnnnnnnnnnnn !
Je suis amoureuse de son cousin.
- Oh ! Oh !
Et la cousine des trois jumelles se maria avec le cousin du fou et ils eurent
beaucoup de fous.
Et le fou devint l’ami des jumelles.
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FIN

Claudia a gardé ici le fil conducteur, sans s’éloigner du récit initial. Elle
a introduit des éléments originaux : le titre est différent, ainsi que les
héroïnes, au nombre de trois.
Claudia a surmonté sa peur de la page blanche. Le conte a servi de
passerelle entre son imaginaire et la réalité. Le message original s’est
métamorphosé. Elle a introduit des éléments très personnels, sans tou-
tefois altérer le conte original. On trouve des inventions humoristiques.
Aujourd’hui, Claudia aime écrire et elle en est fière. Reste à améliorer
l’orthographe, la syntaxe et le vocabulaire, ce qui fera partie de la
deuxième étape du travail de cette année, alors que Claudia est en CM2.
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Pierrot, « Le Petit Chaperon ceinture rouge de karaté »


"

Voici, pour finir, un divertissement drolatique écrit par un garçon, ce


qui est rare.
Pierrot refusait toute trace écrite depuis le début de sa scolarité. En CM1
et CM2, cela est devenu insupportable pour l’enseignant de la classe qui
ne pouvait pas évaluer ses connaissances.
Le travail de psychopédagogie s’est étalé sur quelques années, à l’aide
d’autres médiations culturelles : Les métamorphoses d’Ovide, Les contes
128 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

de la Bécasse de Maupassant, avec pour objectif d’apprivoiser Pierrot à


l’écriture.
À la fin de ce travail, il voulait devenir écrivain...
Il a écrit ce conte, très vite après s’être intéressé à une des versions
trouvée dans le bac à livres. La situation initiale correspond à la réa-
lité. Il est élevé par sa grand-mère et rejoint sa mère au moment des
vacances.
Le Petit Chaperon rouge, Pierrot (11 ans)

Il était une fois, à côté d’une grande forêt, une petite maison. De l’autre côté
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de la forêt, il y avait une ville. Dans la petite maison, il y avait un petit garçon,
sa maman et une grand-mère.
Un jour, le petit garçon alla faire les courses. En chemin, il rencontre un loup :
- « Où vas-tu comme ça, lui demande le loup ? ».
- Je vais acheter du gruyère, des pâtes et du jus de tomate, en ville.
- Pourquoi ?
- Oh non, pour rien...
Et le loup s’en alla.
- C’est louche, je vais le suivre... »
Le loup s’était caché derrière la maison.
Pensant qu’il voulait lui faire une farce, il repartit faire les courses.
On surnommait ce garçon, le Petit Chaperon rouge car il était ceinture rouge
de karaté.
Quand il rentra, il retrouva le loup (il avait pris du bide), et comprit immédiate-
ment qu’il avait mangé ses parents. Il lui donna alors un gros coup de poing
dans le ventre et lui fit cracher sa mère, sa grand-mère et le marché de la
semaine qu’il avait aussi mangé.
Il l’obligea même à devenir un chien de garde et ils vécurent heureux (sauf le
loup).

Pour conclure...
"

Les trois premiers exemples cités sont des filles. Sans avoir fait de
véritables statistiques, je peux dire qu’au fil des années, et selon mon
expérience, l’histoire du Petit Chaperon rouge attire plus les filles que
les garçons, qui iront plus spontanément vers les Trois Petits Cochons.
Elles sont toutes les trois d’origine étrangère et connaissent bien cette
histoire. Elles en ont eu connaissance soit dans leur famille soit à l’école.
Elles en ont gardé un souvenir positif. Toutes les trois ont eu les mêmes
« Le Petit Chaperon rouge », un conte à lire... et à réécrire 129

difficultés : la non-maîtrise de la langue française, orale et écrite, et un


blocage massif face à la situation d’expression écrite.
La médiation de ce conte a permis à chacune d’elles de remettre en
mouvement leurs capacités intellectuelles. La fabrication du « livre »
leur a permis de s’approprier le savoir contenu dans les livres. Elles
ont découvert le plaisir de lire et trouvé le désir d’apprendre. Elles
ont réussi à réinvestir ce travail à l’école qui reste le lieu privilégié
des apprentissages. Le conte a servi de tremplin pour investir d’autres
lectures.
Ce sont les enfants eux-mêmes qui le demandent. Ils perçoivent qu’ils
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peuvent passer à « autre chose »... Ils sont capables de parler de l’au-
teur, de donner un point de vue sur le contenu et sur le style. Ils ont
développé leur imaginaire et leur esprit critique.
Chapitre 7

Binta, à la découverte de soi


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Quand la psychopédagogie s’appuie sur le jeu

Catherine Thibaud Privat

P RÉCÉDÉEpar ses parents, suivie par son frère de deux ans son cadet,
une fillette aux yeux hagards entra, un matin, dans mon bureau du
CMPP :
« Bonjour, la psychologue nous a dit de vous voir pour notre fille qui
parle mal. Quand elle était dans mon ventre elle a attrapé le « mauvais
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œil » à cause de moi... Vous comprenez ? » me lança d’emblée la mère,


les larmes aux yeux.
C’est ainsi que commença une aventure touchante et inattendue.

R ENCONTRE ...

Envoyée quelques mois plus tôt par l’école (moyenne section de mater-
nelle) au CMPP, pour un retard global des acquisitions et de graves
difficultés de compréhension, Binta était aussi suivie dans un hôpital
132 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

parisien par le service de neuropédiatrie, avec qui le Centre restera en


contacts réguliers. En effet, suite à des difficultés post-natales, il y
avait eu suspicion de troubles d’origine organique.
Peu de temps après l’arrivée de Binta au Centre, un bilan a été pratiqué à
l’hôpital. Il a été noté que c’était une fillette de 4 ans et 4 mois, de bon
contact, souriante et coopérante. Volubile, son expression se limitait
à un jargon aux mots particulièrement déformés. Il existait un trouble
massif de la compréhension verbale. Au test Brunet Lézine 2e âge, elle
obtenait un âge mental de 3 ans, soit un Quotient de Développement
de 69. Elle présentait d’importantes difficultés visuo-constructives et
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praxiques. Le graphisme comme le langage correspondait à 3 ans.
L’évaluation neuropsychologique mettait donc en évidence un retard
global du développement psychomoteur, ainsi qu’un trouble langagier
massif versant expressif et réceptif. L’hôpital proposait alors un main-
tien en moyenne section, avec probablement, une orientation en fin de
maternelle vers une institution spécialisée.
Lors du bilan orthophonique que j’ai pratiqué suite à notre première
rencontre, j’ai pu remarquer que Binta possédait tous les phonèmes.
Cependant, spontanément, elle jargonnait d’une voix étrange, « d’outre-
tombe ». Écholalique, elle répétait, de façon très simplifiée, agram-
matique, toutes les questions que je lui proposais, en me regardant
bizarrement. Par contre elle aimait jouer, manipuler, agencer person-
nages et objets... Rester seule avec l’adulte ne l’ennuyait pas du tout
et les éclats de rire étaient fréquents.
C’est au cours d’une réunion de synthèse que la consultante a présenté
Binta. La psychomotricienne et moi-même avons présenté nos bilans
respectifs. Une longue discussion avec l’équipe s’en est suivie. Devant
la gravité du tableau, il a été décidé qu’en plus d’un suivi en ortho-
phonie, Binta bénéficierait d’un travail avec une psychomotricienne,
et participerait à un groupe contes mères-enfants (il s’était avéré que
les relations mère-fille étaient tendues, la mère ne sachant comment
« gérer » sa fille).
Binta, à la découverte de soi 133

Je ne rapporterai ici que la rencontre entre une fillette « perdue » et


une orthophoniste à sa recherche.

C OLÈRES , BOUDERIES ET JOIES DE L ’ ÉCHANGE ...

Pendant un an, nous nous sommes vues une fois par semaine. Chaque
séance offrait une nouvelle perspective, tant Binta était avide d’échanges...
Ce qui m’a d’abord déstabilisée fut donc sa voix, d’une raucité un peu
effrayante et ses yeux, qui pouvaient me regarder sans me voir... Elle
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me faisait penser à un petit animal désemparé !
Nous avons beaucoup sauté, dansé en soufflant, en émettant des lalla-
tions variées, en chantant et en riant. Après plusieurs mois de ce régime
enjoué et sautillant, sa voix s’est adoucie, devenant chantante ! Elle a
commencé à répéter des mots, mais les phrases restaient jargonnées,
inintelligibles, provoquant chez elle de grosses colères et d’importantes
bouderies, car Binta n’acceptait pas d’être « incomprise » et de ne
pas réussir ce qui lui était demandé. Omnipotente, elle supportait mal
de ne pas maîtriser ce qu’elle souhaitait, ce qui donnait l’impression
qu’elle comprenait uniquement ce qu’elle voulait (ou était-ce ce qu’elle
pouvait ?)
Assez vite, il m’est apparu qu’elle manipulait correctement les notions
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telles que les couleurs, la comptine numérique jusqu’à 5, quelques


repères spatiaux... Elle était capable de jouer avec les mots proposés en
séances, tant qu’ils lui semblaient accessibles, mais face à la moindre
difficulté elle se fermait, voire pleurait face à ce qu’elle vivait comme
une intolérable impuissance. Ce qu’elle disait spontanément restait
incompréhensible, de ce fait elle était souvent silencieuse, ce qui pro-
voquait des relations compliquées à l’école. À la maison, ses parents
disaient la comprendre, « à force » !
C’était toujours avec plaisir que nous nous retrouvions pour chanter,
assembler, construire et détruire d’abord avec de nombreuses onoma-
topées, ensuite avec des expressions plus précises et fréquentes. Nous
134 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

avons aussi beaucoup regardé, observé et dessiné, avec de grands gestes


désordonnés envahissant tout l’espace du tableau noir, en sonorisant
(graphisme phonétique).
Rapidement, Binta s’est intéressée au bonhomme (bien élaboré en
quelques séances) et aux maisons, sur lesquelles d’innombrables fenêtres
n’ont cessé de croître des mois durant. Comme elle appréciait écouter
des chansons, j’ai essayé de lui raconter de brèves histoires, mais elle
ne parvenait pas à suivre, ne semblant pas saisir la plupart des idées. Ce
fut à travers les jeux utilisant des animaux et divers personnages qu’elle
a pu investir de petits récits, qu’un des protagonistes (que j’animais)
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racontait à tout ce petit monde. C’était comme si elle s’identifiait à l’un
des participants et pouvait comprendre à travers lui. Le premier conte
qui l’a marquée (et qui reste à ce jour une référence entre nous) est Le
Petit Chaperon rouge.
C’est ainsi qu’évolua notre première année de travail. Nous avions pu
nous rencontrer, car j’avais essayé de la rejoindre : nous avons tout agi
ensemble. J’ai fait resurgir la fillette restée en moi pour jouer, crier,
chanter, bousculer, chambouler, tout en restant une adulte à l’écoute
et au regard « bienveillants », structurants. J’ai essayé de lui apprendre
à jouer en tenant compte de l’autre, ce qui a peut-être permis à Binta
de s’identifier à moi et d’associer sa voix à la mienne.
Binta est passée en grande section. Des réunions avaient lieu entre
le Centre et l’école, qui notait des progrès très encourageants. Régu-
lièrement, en réunion de synthèse, nous discutions avec les différents
membres de l’équipe et tous les intervenants (consultante, psychomo-
tricienne et animatrices du groupe conte) de cette fillette inquiétante
et surprenante à la fois.
Binta, à la découverte de soi 135

Q UAND LES QUESTIONS TERRORISENT

À la demande de Binta, l’année suivante fut axée sur les livres. Nous
avons « épluché » tous les Petit Ours Brun du bureau : je les lui lisais
régulièrement, puis elle les a racontés aux poupées et à moi, ensuite
elle les a dessinés. J’ai appris, peu de temps après, par ma collègue
psychomotricienne, que Petit Ours Brun servait de support à des jeux
symboliques, initiés par Binta, lors des séances de cette période ! Binta
a souhaité, aussi, écouter des cassettes en suivant l’histoire illustrée
sur un album. C’est ainsi que nous avons découvert ensemble une autre
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version du Petit Chaperon rouge, Boucle d’Or et les trois ours, Le Chat
Botté. Ces récits ont été écoutés et réécoutés jusqu’à ce qu’elle les
connaisse pratiquement par cœur !
Parallèlement à cet intérêt croissant pour les mots, Binta développait
une parole plus précise et un langage mieux construit : des phrases
simples apparaissaient spontanément et le jargon disparaissait... Elle
commençait à se faire comprendre et s’en réjouissait.
Par contre, les moments de bouderies, parfois accompagnés de larmes
de rage, persistaient, en particulier lorsque je lui posais des questions :
Où ? Quand ? Comment ? et surtout Pourquoi ? semblaient la terroriser,
la laissant sans voix et désemparée.
Vivait-elle mes interrogations comme des intrusions ? Toujours est-il que
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j’ai décidé de cesser de « l’agresser », car il me semblait indispensable


que nos rendez-vous restent des « parties de plaisir » afin que le fait
de parler, écouter, raconter, communiquer soit associé à des moments
plaisants.
C’est ainsi que Binta est passée en CP, l’école considérant ses progrès
prometteurs. Ses parents, satisfaits de bien la comprendre et de consta-
ter que l’entourage aussi pouvait échanger avec leur fille, se montraient
de plus en plus coopérants lors des consultations avec la psychologue.
Je rencontrais la mère ou le père, avec Binta, avant chaque période de
vacances pour commenter l’évolution quant au langage, mais aussi pour
136 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

réfléchir aux difficultés persistantes de compréhension et d’attention,


qui déstabilisaient tant leur fille.
C’est lors des consultations et des discussions avec les parents qu’il est
apparu que d’importants conflits les séparaient. Des disputes fréquentes
ébranlaient l’appartement exigu dans lequel la famille vit encore.
Dans ces conditions, est-ce facile de comprendre ? Binta peut-elle dési-
rer savoir ? Peut-elle s’interroger ? Pour découvrir quelle vérité ?
Lorsque Binta est rentrée en CP, le rythme de la prise en charge au Centre
a changé. Le groupe contes mères-enfants a cessé, la mère trouvant
désormais du plaisir à raconter des histoires à sa fille et à « faire des
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choses » ensemble. La psychomotricité est restée à deux séances par
semaine. L’orthophonie est passée à deux séances par semaine, pour
renforcer les acquis. Les consultations ont continué régulièrement.

D ES PROGRÈS ... DÉSTABILISANTS

Cette nouvelle année nous a encore bercées de contes et récits variés.


Elle a surtout été marquée par un travail autour du temps et de notions
contraires, pour symboliser les oppositions nécessaires à la compréhen-
sion du quotidien (avant-après, dedans-dehors, hier-aujourd’hui-demain,
grand-petit, gentil-méchant...) En effet, Binta était rentrée de vacances
fière d’accéder au CP et capable d’exprimer plus clairement des faits
simples, mais incapable d’exprimer des sentiments personnels, plus
affectifs.
Nos rencontres restaient plaisantes, les plus ludiques possibles. Nous
avions instauré un rituel : annoncer le jour, observer le temps qu’il
faisait dehors et le dessiner. Ce qui, chaque semaine nous permettait de
comparer les différents états du ciel les jours où nous nous voyions et de
commenter « le pareil » et le « pas pareil ». Ce jeu a plu à Binta, car il
lui a permis de visualiser, concrétiser des situations qui lui paraissaient
trop abstraites. En fait, il lui était nécessaire de voir et de manipuler
pour comprendre, se faire une représentation des mots et idées énoncés
Binta, à la découverte de soi 137

pour, ensuite, les intégrer et, peut-être, les réutiliser ; c’est en discutant
avec l’équipe que ces constats me sont apparus.
Parfois, le regard d’incompréhension que me lançait Binta face à des
mots courants (qui ne pouvaient prendre sens pour elle, puisqu’elle
ne les associait à aucune image de son stock lexical : elle n’avait pas
de références) me laissait sans voix, dans un sentiment d’impuissance
(ce qui m’a aidée à m’identifier à elle lorsqu’elle ne pouvait suivre mes
explications).
Ayant fait part à mes collègues de ma difficulté à réaliser ce qui se
passait, j’ai pu prendre du recul et aborder plus sereinement la situation.
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Comme j’étais plus détendue et confiante, Binta s’est montrée plus
ouverte et capable d’appréhender des notions plus complexes. Je lui ai
proposé de jouer avec les différences, les oppositions, les contraires.
Nous avons utilisé tout ce qui nous entourait, tout ce qui pouvait se
voir, se toucher, s’entendre, se sentir, etc. Tous les sens ont été exploités
et nous avons beaucoup ri !
Elle a demandé à dessiner pour mieux se souvenir et, régulièrement, nous
observions ses productions, qui devenaient des références. Parallèlement
à ces mouvements, elle me montrait qu’elle avait saisi le mécanisme de
la combinatoire et appréciait vraiment cet apprentissage de la lecture.
Ce qui m’a totalement déconcertée fut qu’elle sut rapidement déchiffrer
des mots simples, sans leur donner aucun sens : c’était comme un jeu
où il fallait assembler des lettres pour obtenir de jolis sons et se faire
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plaisir en les prononçant.


La difficulté majeure de compréhension qui caractérisait cette fillette,
pleine de bonne volonté, resurgissait d’une façon de plus en plus désta-
bilisante !
Ce n’est pas pour autant qu’il fallait baisser les bras. Les réflexions entre
collègues ont redoublé. C’est à cette époque que l’hôpital a adressé un
courrier à la consultante pour confirmer le constat de progrès constants
quant au langage oral (l’accès à un graphisme adapté se faisant désirer !)
et l’absence de troubles neurologiques, malgré de sérieuses difficultés
138 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

d’attention et de concentration. Il fallait donc continuer à croire en elle


pour tenter de lui apporter davantage de confiance en ses capacités.

L ES COULEURS - FILLES
ET LES COULEURS - GARÇONS

Lors de séances un peu tendues ou conflictuelles (Binta continuait de


bouder lorsque je n’accédais pas à ses désirs ou lorsqu’elle ne me suivait
plus), se plonger dans Le Petit Chaperon rouge nous redonnait à toutes
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deux des couleurs, et bon espoir quant à la suite de nos rencontres.
Une des périodes les plus ardues a été l’élaboration de puzzles et
l’agencement d’images séquentielles. Binta était perdue devant quelques
pièces, il m’a fallu un petit moment pour réaliser que c’était de les
voir mélangées qui la « torturait ». Le désordre l’inquiétait, la mettant
peut-être face à son manque de structure, d’assise ?
Nous avons donc d’abord observé le bon ordre à suivre, nous l’avons
plusieurs fois reproduit ensemble ; une fois l’ordre mémorisé, elle a pu
s’organiser seule, sous mon regard « bienveillant ». Rassurée, elle a
tenté et retenté jusqu’à maîtriser cette nouvelle situation.
À cette époque, elle avait l’habitude de classer les feutres par couleurs-
filles (claires) et couleurs-garçons (foncées). Cet agencement semblait
lui apporter un soutien réconfortant. Peu à peu, nous les avons fait
jouer ensemble et donc mélangé, mais il fallait toujours les ranger
à l’identique et les retrouver ainsi. Ce rangement obsessionnel, mais
structurant car rassurant, a permis plus tard d’associer les feutres par
paires (masculin-féminin), puis de passer à autre chose !
Les images séquentielles, de leur côté, nous ont procuré de nombreux
maux. À nouveau, je ne comprenais pas ce qu’elle ne comprenait pas.
Face à deux images relatant une situation progressive, Binta ne savait
que faire, ne saisissant ni la consigne, ni mon attente. J’avais beau
agir devant elle et avec elle, commenter, illustrer (la construction d’une
maison, étape par étape, par exemple), elle restait bouche bée...
Binta, à la découverte de soi 139

Alors nous avons bâti ensemble plusieurs petits objets nécessitant peu
d’étapes, pour matérialiser les notions avant-après, d’abord-ensuite, en
premier-en deuxième... Tant que nous manipulions, que nous étions
dans le concret, Binta semblait comprendre. Dès que les notions étaient
plus abstraites (mettant en scène des animaux, des personnages) et
qu’il fallait organiser de petites histoires, tout s’effondrait.
J’ai donc décidé de la laisser tranquille avec ça et de reprendre plus
tard.
Nous avons terminé cette année de CP autour de jeux de mémoire en
tout genre, car il s’est avéré que Binta retenait parfaitement les lettres
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et les chiffres, mais qu’elle ne parvenait pas à les utiliser à bon escient...
Nous avons beaucoup créé de paires à retenir, à transformer, à associer,
à réunir, à faire et à défaire pour saisir la « permanence de l’objet ».
Quand j’ai rencontré la mère, avant les grandes vacances, nous avons
discuté du bien-fondé du maintien de Binta en CP, proposé par l’école
(et soutenu par l’équipe) non seulement pour consolider ses acquis,
mais surtout pour qu’elle apprenne à comprendre ce qu’elle lisait et pour
affiner la transcription écrite, le tout manquant d’autonomie.
Comme « devoirs de vacances », j’ai proposé que sa mère verbalise le
plus possible, pour Binta, ses actions et nomme tous les objets et
situations du quotidien. L’idée l’a intéressée, et elle a dû s’y atteler,
étant donné les changements à la rentrée suivante !
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Pour son nouveau CP, Binta a bénéficié d’une AVS (Auxiliaire de Vie
Scolaire), du fait de sa difficulté à penser seule. Un PPS (Projet Personnel
de Scolarisation) a été établi.

U NE NOUVELLE ANNÉE DE CP

Nous voici en septembre 2008, contentes de nous retrouver, pour pour-


suivre notre exaltante aventure. Binta allait rencontrer le thérapeute
140 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

d’un groupe psychothérapique en préparation. Cette approche supplé-


mentaire avait été décidée lors d’une réunion de synthèse, pour per-
mettre à Binta de côtoyer ses pairs dans un cadre particulier, de se
trouver confrontée à des situations de rivalités, de conflits et d’élations,
sous le regard d’un thérapeute capable de transformer ces différents
mouvements, de les symboliser.
Cette rencontre l’intriguait plus qu’elle ne l’inquiétait : Qu’allait-t-il
s’y passer ? Avec qui serait-elle ? Binta se posait donc des questions
et, pour la première fois, elle m’en faisait part... Nous pouvions nous
interroger, réfléchir ensemble à cette situation nouvelle qu’elle accep-
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tait d’affronter ! Elle acceptait aussi plus aisément mes questions, sauf
« Pourquoi ? », qui continuait de la persécuter.
Cette année-là a beaucoup tourné autour de l’écrit, car Binta s’était
découvert une réelle passion pour la lecture et l’écriture (jolie, assez
régulière, aux lettres bien formées). Ce qui restait surprenant était sa
difficulté à donner sens aux mots.
Un nouveau rituel a été instauré (Binta maîtrisant la date et mieux le
temps, le précédent rituel avait cessé) : à chaque séance, elle lisait « le
mot du jour » sur un calendrier pour les 5-6 ans, et l’illustrait, après
avoir essayé avec moi de le comprendre. Cette démarche lui a demandé
de gros efforts, car elle ne pouvait se représenter le mot s’il n’avait
aucune réalité pour elle, si elle ne l’avait jamais vu, ni touché, ni senti...
Nous avons donc essayé de « faire vivre » pour Binta le plus d’objets,
personnages, animaux, possibles, pour lui permettre de les matérialiser
et les mémoriser, développant ainsi son stock lexical et imagier. Nous
avons beaucoup plus joué qu’auparavant, avec de nombreux jeux dits
pédagogiques, déductifs, logiques, demandant peu à peu une démarche
plus abstraite. Je tentais ainsi d’approcher conceptualisation et symbo-
lisation.
Évidemment, les récits continuaient de ponctuer nos rencontres. Je
lui ai proposé quelques contes africains réunissant une belle variété
d’animaux sauvages, que peu à peu elle a semblé repérer et retenir. Mais
ses histoires préférées sont restées les contes de fées !
Binta, à la découverte de soi 141

En plus de nouvelles versions du Petit Chaperon rouge à travers le monde,


elle a réclamé La Belle et la Bête, La Belle au Bois dormant, Cendrillon et
Blanche Neige. J’ai associé ces récits à des puzzles, à des jeux de rôles
et elle a dessiné de belles illustrations.
La plupart du temps, nous lisions ensemble : chacune une phrase, puis
chacune un paragraphe, un chapitre, une page et l’histoire complète à
tour de rôle. La lecture amenait la transcription graphique, pour rela-
ter le plus simplement possible le point fort du récit, avec mon aide
constante. Binta pouvait me surprendre par ses remarques lorsque nous
« pensions » ensemble, mais si j’avais le malheur de la laisser réfléchir
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ou agir seule, la panique bloquait tout...
Nouvelles réunions avec les collègues, nouvelles remises en question...
Comment l’étayer pour l’aider à acquérir une certaine autonomie de
pensée ? Je me sentais démunie car j’avais la sensation que tous les
intervenants déployaient le maximum pour obtenir ce processus. Il
fallait être patiente, le moment n’était pas venu, Binta n’était pas
encore prête. En effet, elle « revenait de loin » et fournissait déjà de
magnifiques efforts pour avancer. Elle y parvenait, mais à son rythme.
L’école confirmait des progrès réguliers à tous les niveaux, sauf pour
travailler de façon autonome. Binta osait lever la main pour intervenir
à plus ou moins bon escient. Elle avait de plus en plus de camarades,
avec qui elle établissait des relations durables (le groupe thérapeutique
avait lieu une fois par semaine, offrant de l’assurance à Binta quant à
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ses rapports avec autrui).

D ES MOTS EN IMAGES

J’ai proposé à Binta d’imaginer des histoires. Je pensais ainsi lui per-
mettre d’être plus à l’aise avec ses idées et de développer son imaginaire.
Elle a choisi ses copines et copains pour reprendre des évènements réel-
lement vécus à l’école. Elle s’est aussi racontée dans le métro avec son
142 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

frère et son père. C’est ainsi que j’ai découvert qu’elle connaissait prati-
quement par cœur la plupart des stations des lignes du métro parisien.
Elle a pu m’expliquer que le week-end, elle parcourait Paris avec son
frère et son père. Elle m’a décrit certains monuments observés lors de
ces promenades, très importantes pour elle, car répétitives, ce qui lui
fournissait des repères structurants et rassurants.
Elle avait vu, donc elle pouvait imager ses propos, qui prenaient sens.
Par contre, lorsque je lui ai proposé d’inventer sa version du Petit Cha-
peron rouge, elle n’a pas réussi à se détacher de l’histoire tant connue !
Je n’ai pas insisté...
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J’ai aussi tenté les associations d’idées, notées sur le tableau (je me suis
inspirée de « la méthode des séries », créée par C. Chassagny). Nous
partions de sons complexes (OU, ON, OI, AN...) et devions chacune écrire
un mot le contenant. Il a fallu du temps et des astuces pour que Binta
saisisse la consigne, puis lorsqu’elle a compris, elle a pu s’organiser et
trouver de nombreux mots bien adaptés.
Ensuite, nous avons compliqué la démarche : un mot devait nous faire
penser à un autre. De la même façon, après le temps de réflexion requis,
Binta a pu montrer ses connaissances. Le stock lexical, toujours pauvre,
ne cessait cependant de s’enrichir.
J’ai pu noter que, lorsqu’une notion avait été énormément travaillée, elle
était bien intégrée et pouvait être réutilisée dans différents contextes.
En fait, encore actuellement, plus les explications sont précises, claires
et répétées, plus Binta se sent rassurée, à même de mémoriser pour
maîtriser. Des exercices variés, fréquemment repris, ont permis à Binta
d’oser faire seule et de réussir des consignes très simples vues et revues.
Malgré tout, face à toute nouveauté, Binta « bloque » toujours...
Cette année du CP a été plus cadrante car en classe, cette fillette, à
l’assurance fragile, a repris des notions déjà travaillées l’année pré-
cédente et a constaté qu’elle pouvait réussir à lire et à écrire (elle
développe un sens de l’orthographe inattendu !), même si elle a encore
besoin du soutien de l’adulte. En séance, elle est apparue plus confiante,
Binta, à la découverte de soi 143

de ce fait nous avons pu aborder des notions de plus en plus complexes,


mais toujours imagées.
À présent, Binta pose des questions, accepte même mes « pourquoi ».
Elle ose répondre, seule, à des questions très simples. Lorsque nous
lisons, elle commence à demander le sens des mots méconnus d’elle. Par
contre, écouter attentivement, se concentrer sur une tâche restent des
épreuves, car il faut se retrouver face à soi-même, ce qui semble encore
effrayer Binta.
Si elle se questionne trop, que va-t-elle trouver en elle ?
Quand elle se sent en difficulté, elle utilise une parade amusante : elle
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fait diversion en interrogeant sur un détail physique, vestimentaire ou
sur la vie personnelle de son interlocuteur ! Malgré le fait qu’il soit
nécessaire de tout expliquer dans les moindres détails, elle commence
à accepter échecs, contraintes et frustrations, sans pour autant se
sentir déstabilisée et bouder... Le langage est mieux organisé, mais la
construction syntaxique est peu élaborée.
Le CE1 apportera son lot de nouvelles « souffrances », mais aussi tant
de satisfactions, car il n’y a pas de raisons de ne pas continuer de croire
en Binta et en ses capacités à rebondir et à retomber sur ses pieds,
comme le petit chat perdu auquel elle a ressemblé un temps...
Lors de notre dernière rencontre, avant les vacances d’été, avec Binta
et sa mère, celle-ci a noté des progrès constants à la maison comme
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à l’école. Ce qui reste « paralysant » est le manque d’assurance. Elle a


parlé de « l’orgueil » de sa fille, qui craint le regard des autres et leurs
moqueries.
Émue, cette maman a expliqué qu’elle aussi, petite, manquait d’assurance et
qu’elle est restée « orgueilleuse », pour se protéger d’autrui.
Quelle leçon de vie !
144 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

E T POUR FINIR ...

Binta a bien suivi le récit de sa mère et a voulu lui montrer tous les
beaux dessins réalisés cette année : quelle fierté nous avons ressentie
toutes les trois... À ce moment, il m’est apparu que la rencontre entre
Binta et moi avait pu « porter tous ces fruits » grâce au jeu complexe des
identifications qui n’a cessé d’agir entre nous. En effet, selon Laplanche
et Pontalis :
« La personnalité se constitue et se différencie par une série d’identifica-
tions. » Ils définissent l’identification comme un « processus psycholo-
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gique par lequel un sujet assimile un aspect, une propriété, un attribut
de l’autre et se transforme, totalement ou partiellement, sur le modèle de
celui-ci1 . »

Ce qui a pu aussi s’instaurer entre Binta et moi est ce que Winnicott


a nommé une « aire transitionnelle », qu’il expliquait comme étant
l’espace intermédiaire entre la réalité intérieure de l’enfant et la réalité
extérieure :
« il existe une réalité intérieure, un monde intérieur riche ou pauvre, en
paix ou en conflit. [Il en découle] une aire intermédiaire d’expérience
où la réalité intérieure et la vie extérieure contribuent l’une et l’autre
au vécu. Cette aire n’est pas contestée, car on n’en exige rien ; il suffit
qu’elle existe comme lieu de repos pour l’individu engagé dans cette
tâche humaine incessante qui consiste à maintenir la réalité intérieure et
la réalité extérieure distinctes et néanmoins étroitement reliées l’une à
l’autre2 . »

Lors de nos rencontres, Binta a montré une réelle capacité à « entrer »


dans mes propositions d’activités variées. Elle a perçu, peut-être, en
moi, une adulte à l’écoute de ses attitudes et capable de tenir compte
de ses propres souvenirs de petite fille... Ce sont ces différents « phéno-
mènes » que j’ai tenté d’illustrer à travers cette aventure orthophonique
et relationnelle, qui n’est pas encore achevée...

1. Jean Laplanche, Jean-Bertrand Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, PUF, 2007.


2. D.W. Winnicott, De la pédiatrie à la psychanalyse, Science de l’homme Payot, p. 171
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Binta, à la découverte de soi

Binta, 4 ans
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Binta, 4 ans
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Binta, à la découverte de soi

Binta, 5 ans
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Binta, 5 ans
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Binta, à la découverte de soi

Binta, 6 ans
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Binta, 6 ans
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Binta, à la découverte de soi

Binta, 7 ans
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Binta, 7 ans
LA PSYCHOPÉDAGOGIE
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Chapitre 8

À la recherche de Claudia
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Quand la psychopédagogie s’appuie sur la famille

Colette Boishus

L E CAS DE CLAUDIA ne reflète sans doute pas le genre de patient fré-


quemment rencontré en CMPP. Le caractère atypique de son trouble,
la longévité de son traitement, au cours des neuf dernières années,
m’ont incitée à présenter cette enfant...
Nous nous sommes souvent interrogés en équipe sur la nature et l’origine
des troubles de Claudia. Il a fallu plusieurs années pour qu’elle sorte
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de son mutisme extra-familial et de son inhibition massive pour entrer


enfin dans une vraie relation avec l’adulte. Ses difficultés d’apprentis-
sage m’ont conduite à élaborer de nombreuses stratégies pour amener
cette fillette à faire des liens, à les exprimer, en partant d’une pensée
très syncrétique pour aller vers un niveau d’élaboration symbolique et
affectif plus développé, vers une maturité qui lui permet aujourd’hui
d’exprimer son désir mais aussi ses refus et, peut-être, de dépasser
certaines craintes identitaires qui jusque-là semblaient l’entraver dans
son épanouissement.
Claudia est adressée au CMPP par la psychologue d’un centre de bilans
de santé à l’âge de trois ans et onze mois. Selon sa maîtresse, Claudia
154 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

est en retrait dans les activités et n’ouvre pas la bouche en classe ; elle
a d’ailleurs du mal à parler, en français comme en portugais, la langue
de ses parents.
Le bilan orthophonique aura lieu peu de temps après son arrivée au
Centre. La consultante me l’enverra après une première rencontre, car
les difficultés de langage de la fillette paraissent être au premier plan,
entravant la passation du test Terman-Merril qui lui avait été proposé
au cours des premiers entretiens.
Elle a quatre ans et un mois lorsque je la vois pour la première fois, elle
est scolarisée en moyenne section de maternelle. C’est une jolie petite
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fille aux yeux noirs et aux cheveux bruns tout bouclés ; elle ressemble
à une poupée.

4 ANS , MUTISME ET CHUCHOTEMENTS

Durant le bilan, Claudia est immobile, mutique, le doigt dans la bouche


pendant tout un temps. Je suis frappée par son regard et ses traits figés ;
elle ne réagit pas aux jeux proposés et ne commencera à communiquer
avec moi qu’en présence de sa mère. Elle répondra à mes sollicitations
en chuchotant, seulement lorsque moi-même j’aurai l’idée d’adopter ce
ton de voix pour l’approcher. Elle dessine alors en les nommant les
personnes de sa famille (« papa, maman, frère ») et elle-même à côté.
Je tente de proposer de la pâte à modeler et fabrique un bonhomme,
une maman et un bébé serpent. Elle construira à son tour une sorte de
chemin dans ma direction, où je promènerai un playmobil... Je pensais,
à la suite de cet épisode, qu’un travail serait peut-être possible avec
Claudia, dans un espace « privilégié », transition entre le milieu familial
et l’école1 .

1. Voir l’article de Zoé Ivanov, « Le poids de la famille dans les troubles du langage
orale et écrit », in Revue des Amis du Centre Claude Bernard, n° 1 « Amour, haine et
connaissance ».
À la recherche de Claudia 155

Après cette entrevue inaugurale, Claudia accepte facilement de me


suivre dans le bureau, sans la présence de sa mère. Pendant plusieurs
séances, j’essaie de stimuler son expression par des propositions de jeux
diversifiés. Le nourrissage et les soins aux bébés semblent retenir son
attention. Mais, bien que la maîtresse ait mentionné à la maman, au
bout d’un mois, une ébauche d’ouverture chez la fillette, j’ai le senti-
ment de piétiner car Claudia se montre toujours très timorée, faisant la
plupart du temps non de la tête dès que je lui demande quelque chose,
émettant seulement quelques mots, distillés au cours des séances, à voix
chuchotée le plus souvent : [non], [oui], [maman], [sien] (monsieur),
[inkan] (cinq ans), [ici] ou encore [mapapa] (devant l’image de cygnes
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à qui on donne du pain).
Peu à peu, pourtant, apparaissent de petites structures syntaxiques :
[sékuasa] (c’est quoi ça ?), toujours à voix chuchotée, en écho à mon
ton de voix ou bien [sécho] (c’est chaud) au jeu de cache-tampon...
Après deux mois de suivi, Claudia se met à pointer. Lorsqu’elle ne fait
pas le geste avec l’index, je sens qu’elle fixe son regard vers les objets
convoités. Elle prononce quelques mots spontanément, très clairement
en situation de jeu : [moi], [papa], [adir] formulé pour appeler son
frère « Frédéric », [vache], [un chat].
Après six mois, j’entends de nouvelles petites structures : [deux] et
[tuseul] (toute seule), en réponse à ma question lorsque je lui demande
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si elle veut que je la raccompagne après la séance. Elle peut dési-


gner quelques objets familiers mais reste muette devant des images à
raconter.
Un jour, je dois m’absenter momentanément au cours d’une séance et
laisse Claudia seule avec ma stagiaire de l’époque, qu’elle connaît déjà
depuis quelques semaines sans lui avoir jamais manifesté aucune atten-
tion apparente. Celle-ci me dira que Claudia s’était montrée on ne peut
plus prolixe, s’enthousiasmant pour les comptines de classe que nous
avions chantées et gestuées ensemble avant ma sortie de la pièce, sans
que la fillette n’ait bougé ni ouvert la bouche en ma présence. Comment
comprendre cette réaction ? Était-ce le fait de n’être que deux dans
156 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

la pièce? Claudia se serait-elle identifiée à ce double d’elle-même qui


montrait à la fois des similitudes dans le comportement en retrait et en
même temps une proximité générationnelle ?

D ES AVANCÉES , PUIS DES RÉGRESSIONS ...

À la rentrée de septembre suivante, il n’y a plus la stagiaire. Claudia se


retrouve donc seule avec moi. Elle entre alors en grande section et va
manifester de plus en plus de difficultés dans les tâches cognitives.
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Nous avons mis en place un jeu de dînette avec les poupées. Elle
commence à reprendre quelques mots pour son propre compte et à
répondre à mes questions lors de l’installation du repas. J’initie des
activités de tri : « On range tout ce qui va ensemble » pour organiser
un « espace à penser ». On appréhende les notions de « tous les »,
« toutes les », les « uns »... On établit des catégories dans le jeu à
travers le nourrissage des poupées. Elle prend les assiettes, les porte
jusqu’à la table et je commente : « Pour qui ? Pour elle ? Pour lui ? Il en
manque ? Combien ? Beaucoup ?... » Parce que parler, c’est établir des
relations, catégoriser des éléments distincts et identiques, on fait sans
cesse des allers et retours entre les objets en extension (les « uns ») et
en compréhension (le tout). Au cours d’une des séances, Claudia a une
attitude de sidération quand je lui pose la question « pour qui ? » alors
qu’elle a mis une assiette au hasard sur la table et que les poupées ont
une place bien localisée ; elle arrête son geste de couper du papier et
comme je continue à jouer, elle se montre capable de se récupérer dans
le mouvement et de poursuivre en réorganisant.
De temps en temps, avec des lueurs dans les yeux, elle me montre son
collier ou son bracelet...
Ce jeu va occuper plusieurs séances. Au bout de quelque temps, Claudia
peut répondre à certaines questions comme : « qu’est-ce qu’on met
maintenant ? » : « les verres ! » dit-elle tout en allant chercher direc-
tement le nombre d’objets requis, alors qu’auparavant elle les prenait
À la recherche de Claudia 157

un par un. Commence-t-elle à avoir conscience d’un tout (ébauche de


cardinal du nombre) ? Après avoir sélectionné les aliments, rejeté ou
transformé le « trop », elle me présente ses quatre doigts ensemble
pour signifier les quatre éléments d’une collection. À la fin de l’une
des séances, elle ébauche spontanément le comptage des dents de la
fourchette en carton que j’ai fabriquée. Les aliments sont choisis et
fabriqués en pâte à modeler ou en carton lorsqu’il en manque. On met
en scène des situations d’ajout (assez, pas assez, encore) et de partage
(unités sécables...). À la fin des séances, elle se met peu à peu à tout
ranger en commentant « et ça, et ça, on range ici... ».
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Après une séance, une fois arrivée dans la salle d’attente avec sa mère,
elle lui fait part de mon absence la semaine suivante. C’est la première
fois qu’elle fait ainsi des liens verbaux en ma présence hors du bureau.
Je me demande alors si, a contrario, elle arriverait bientôt à apporter
des thèmes de l’extérieur en séance.
Claudia commence à bien différencier le rôle de chacune de nous dans
le jeu : « moi, je fais ceci, toi, cela ». Sa mère dira qu’elle « sort » des
mots qu’elle n’avait pas l’habitude de lui entendre dire.
Pourtant, au cours des mois qui suivent, les quelques mouvements
d’avancée alternent avec des phases de régression sur le plan du lan-
gage. Brusquement, sans aucun signe qui puisse en expliquer la raison,
je n’entends pratiquement plus sa voix. Est-ce un retour de l’inhibition ?
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Je note des persévérations dans les jeux et Claudia se détache parfois


de la situation en prenant l’air absent, surtout si je lui demande quelque
chose avec un peu d’insistance (comme si elle se retirait du dialogue).
Sa mère la qualifie de « butée ». Elle la compare à son petit frère qui,
avec deux ans de moins, se « débrouille » beaucoup mieux qu’elle sur
le plan du langage et des nombres... L’image de Claudia me semble très
dévalorisée dans le discours de sa mère.
Je tente d’établir un code, dessiné au tableau au moyen de pictogrammes
censés représenter les propriétés caractéristiques des personnages du
jeu de la dînette et les aliments choisis avec une flèche pour les relier :
« qui mange quoi ? ».
158 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

I NQUIÉTUDES ET PESSIMISME

Claudia a envie soudain d’écrire au tableau.


Cela fait exactement un an que j’ai reçu Claudia pour la première fois.
Les progrès ne sont pas aussi rapides, ni surtout aussi constants que je
pouvais l’imaginer...
Elle arrive à interpréter les dessins du code, mais ne peut dire le nom
des objets ; elle peut seulement les désigner et se montre capable,
parfois, de terminer le mot que j’amorce mais ne peut le reprendre en
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différé. On introduit le sablier pour marquer la durée de cuisson des
plats. J’essaie de l’impliquer en lui demandant de surveiller le processus :
« tu surveilles, tu me dis quand c’est cuit ! » Elle ne dit pas encore « ça
y est ! » mais vient me chercher en me montrant le sable qui est tombé.
On a placé une boîte ouverte avec couvercle pour symboliser le four
et sa porte. On a posé dessus une casserole de papier effrité dans un
détournement des objets où le « faire-semblant » prend peu à peu sa
place pour Claudia. Je m’aperçois qu’elle regroupe par catégories les
assiettes, les verres et je reformule après son rangement en glosant les
actions dans notre scénario. De temps en temps, je demande : « On doit
ranger quoi maintenant ? » Elle ne me répond pas toujours et utilise
encore rarement la parole spontanée pour communiquer. Elle montre ou
exécute une action, fait « oui » ou « non » de la tête.
Je m’aperçois que Claudia est de plus en plus intéressée par la trace car
elle cherche à écrire, dès son arrivée, son prénom au tableau, du moins
les premières lettres, sans doute à la manière de ce que l’on cherche à
lui faire faire en classe et je l’invite à terminer son mouvement. Nous
sommes alors à la fin du premier trimestre de grande section.
Au retour des vacances de Noël, Claudia est à nouveau très inhibée. Elle
présente des difficultés multiples dans la compréhension des consignes,
la symbolisation, le repérage des formes, le schéma corporel, et dans
les perceptions diverses... Elle reste souvent sidérée devant la tâche et
semble perdre tous ses moyens.
À la recherche de Claudia 159

Je suis, à ce stade, assez inquiète et fais le point avec la consultante qui


n’est pas aussi pessimiste que moi, au regard de ce qu’elle observe lors
des consultations mensuelles mère/fille. De mon côté, je m’interroge
sur la nécessité de proposer à cette fillette un bilan de compétences,
un bilan psychomoteur ou un groupe thérapeutique qui lui permettrait
peut-être de se sociabiliser. Le retour de l’inhibition serait-il dû à la
nouvelle séparation des deux semaines de vacances ?
Début février, la maman me parle en aparté de son inquiétude pour
Claudia et du point de vue des enseignants, qui pensent que la fillette
n’est pas mûre pour le CP. Ils évoquent la possibilité d’une classe à petit
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effectif. Suspectant un trouble grave (déficit ? dysphasie ? problème
neurologique ? psychose ? traits autistiques ?), je sollicite l’intervention
du médecin responsable de notre équipe. Un bilan serait-il nécessaire
en structure hospitalière ? Indépendamment du problème de langage,
elle ne construit pas les concepts du nombre, ne mémorise pas les
constellations numériques, est incapable de suivre dans l’espace du plan,
ne retient pas les propositions et semble avoir des persévérations.
Plus tard, devant la réapparition d’otites à répétition, son pédiatre
l’enverra à l’hôpital Trousseau pour passer des PEA (Potentiels Évoqués
Auditifs) qui ne révéleront aucune anomalie auditive.
À la fin de l’année scolaire, elle ne repère pas les symboles des chiffres
écrits lorsqu’on les lui nomme mais par contre elle peut repérer l’image
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identique d’un chiffre lorsque je le lui ai pointé.


En langage, les choses semblent avancer un peu. De nouveaux mots
apparaissent : « ici, là, ça » en montrant du doigt. Elle commence à faire
de petites phrases et me demande pour la première fois : « [demain nè
pa là toi] » (demain, tu n’es pas là toi ?). Elle me dit qu’à l’école ils ont
eu des œufs en chocolat (en lien avec ce que l’on fabrique en séance
avec de la pâte à modeler) ou encore elle peut émettre la négation « [é
sé pa] » (je sais pas) actualisée par le contexte.
160 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

N OUVELLE RENTRÉE , QUELQUES PROGRÈS

Je revois Claudia à la rentrée de septembre suivante. Elle est alors en


CP d’adaptation, les parents ont finalement accepté cette alternative.
En séance, Claudia est de plus en plus intéressée par le tableau. Elle
l’utilise pour figurer ses copines. Je note une nouvelle phase dans son
comportement. Claudia a grandi et elle me le fait savoir à travers les
thèmes choisis. Ses productions graphiques ou verbales sont cependant
encore très sommaires et peu différenciées.
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Claudia est dans le schème « remplir » au niveau du graphisme, ou
plutôt « mettre dans ». Mon hypothèse de travail par rapport à l’espace
à penser (cf. Lydie Morel, orthophoniste, formatrice à Cogi-act) est la
suivante :
! Réitérer du même (mettre dans, remplir) avec des collections ; ma
préoccupation est toujours d’aider Claudia à construire le nombre.

Claudia associe quelques mots (juxtaposition d’éléments signifiants) et


nous travaillons sur l’enchaînement d’actions pour l’aider à produire des
énoncés coordonnés. Claudia ne me semble pas encore dans une mise en
relation de mots ou d’actions, pas encore dans une conduite d’outil ni
vis-à-vis du langage, ni vis-à-vis des objets du monde environnant. On
n’intervient pas là directement sur le langage mais sur des situations où
va émerger le besoin de parler. Je propose à Claudia des boîtes de diffé-
rentes formes et tailles, et diverses choses à mettre dedans (collections
de pâtes, jetons, tissus, cotons, etc.). Il n’y a pas vraiment de consigne
donnée au départ. Je la laisse expérimenter et me place à coté d’elle en
attention conjointe, en ponctuant nos actions simultanées de mots ou
d’onomatopées. De la grande boîte, elle sort des plastiques transparents
qui seront des enveloppements futurs. On part d’un présupposé que
Claudia n’est pas passée par ces expériences du tout-petit. Je note que
Claudia :
! est capable de répartir dans différents contenants identiques, par
petites quantités mais sans anticipation de la répartition ;
À la recherche de Claudia 161

! peut se servir de ma main comme « outil pour mettre dans » ;


! produit du même en essayant de fermer avec différents couvercles ;
! se sert du tube plus ou moins comme outil et met deux tubes l’un
au-dessus de l’autre pour faire passer des billes dans la bouteille. On
note donc un début d’intention pour produire un effet sur les objets
et un intérêt pour le destin de ces objets.

Je commente : « un, un, un, encore ! »... Elle peut le dire quand moi je
fais. Elle transverse d’une coupe à l’autre le tout. Elle peut remplir et
s’arrête maintenant quand c’est plein en disant « on peut pas ! ». Elle
a des réactions d’émotion. Par exemple, elle rit quand ça déborde ou
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s’esclaffe, ce qui me rassure sur ses capacités émotionnelles. Ensuite il
y a répartition dans différentes boîtes pour ranger. Nous jouons pour
lier la notion à l’expérience et au mot. Ainsi sont appréhendés « un,
beaucoup, peu... », qu’elle semble saisir.
C’est alors que Claudia m’apporte un jour son livre de lecture. Là encore,
elle ne peut que répéter les mots après moi en regardant les images, en
écholalie. Elle cherche à s’accrocher à ma parole pour répondre quand
je lui pose des questions sur les personnages de son livre, mais elle ne
comprend pas le sens de la plupart des mots de l’histoire. Elle n’associe
pas les sons et elle est incapable de les isoler. Elle a du mal avec les
signes, ne mémorise pas non plus les mots appris globalement. Les
chiffres sont produits à l’envers, elle est incapable de les interpréter.
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Elle reproduit des suites de signes sans sens. Elle ne peut organiser une
histoire. Je me dis que vraiment, une séance par semaine est bien trop
peu ; mais les aménagements horaires ne sont pas simples pour mettre
en place une deuxième séance.
Par ailleurs, elle commence à partir en me disant : « à demain ! » pour
« à la semaine prochaine ! » comme si la conscience d’une temporalité
commençait à poindre. Elle dit « merci » en prenant quelque chose que
je lui tends. Elle répète après moi : « à samedi ! ». Elle commence à
utiliser des verbes non encore actualisés : « ouvrir ! », me dit-elle, en
me tendant le sac de coton... Ou bien encore elle dit : « on mange ! », je
réponds : « qui est-ce qui mange ? », « moi ! » dit-elle et je reprends :
162 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

« je mange » qu’elle répétera après moi. Une ébauche de sociabilité


commence-t-elle à advenir ? Pour la première fois, j’entends Claudia
utiliser la première personne. Même si ce n’est qu’occasionnel, on peut
espérer que cette apparition se réitère de plus en plus souvent avec la
pratique du langage qui s’accentue.
On note l’introduction de dramatisation dans son discours : « oh là là !!
pâte roule, roule, est cassée, on jette tout ! ».
À la même période, elle se met à dessiner une princesse et dira : « au
revoir la princesse ! » ; elle chante en même temps qu’elle la dessine.
« Voilà le prince, non [e] pas ici le prince ».
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À la fin d’une séance, je demande : « qui est-ce qui range ? » ; elle :
« pas moi, [è] toi ! » ou encore : « ça [è] poubelle, ça pas [è] pou-
belle ! ».
Claudia commence à prendre des initiatives et même à devenir provo-
catrice dans ses actes : elle veut ouvrir ma colle dans la boîte sur un
mode de défi, ou bien me dit : « non, je veux pas ranger, toi, range ! ».
Après toute une phase où est engagée notre personne (jeu de la maî-
tresse et des élèves), je remarque des séquences phrastiques de plus
en plus longues, par exemple : « on peut écrire au tableau ? ». Et là,
elle énonce la comptine numérique « 15, 16, 17, 18, 15, 16 » mais en
voulant écrire 26, elle trace 8 et le lit 8.
Le « elle » et le « je » apparaissent de temps en temps même si l’articu-
lation du [j] d’attaque est iodée [yéfas] pour « j’efface ».
On commence à travailler les voyelles. Elle est très déroutante avec les
sons car elle n’arrive pas à les lier. Elle est encore dans le sensori-moteur,
s’amuse à superposer les lettres mobiles et à les faire passer sous la tige
de la boîte qui les contient ; il n’y a pas de permanence des sons quand
on a découpé les mots en syllabes et que l’on cherche à les recomposer.
À la recherche de Claudia 163

Q UAND LA MÈRE REJOINT LA FILLE

Devant le peu de progrès et la stagnation dans les apprentissages lors de


ce CP d’adaptation, le médecin scolaire demande que Claudia consulte au
centre référent du Kremlin-Bicêtre auprès du Docteur Catherine Billard,
neuropédiatre. Celle-ci recevra Claudia et, dès le premier entretien,
confirmera le bien-fondé du suivi en CMPP, imputant les difficultés d’ap-
prentissage de l’enfant à une symptomatologie psycho-pathologique à
prédominance psychologique dont « il est très difficile de cerner la part
de l’inhibition de celle des carences instrumentales » écrira-t-elle. Elle
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préconisait d’intensifier les séances d’orthophonie (ce que nous avions
déjà évoqué avec la mère de Claudia) et recommandait la méthode
Borel que j’avais déjà abordée. J’avoue que, si cette consultation n’avait
pas apporté d’éléments particulièrement éclairants, elle avait au moins
permis, aux yeux de la famille, d’introduire un regard tiers et de confor-
ter l’entourage comme les soignants dans l’idée de la nécessité d’un
traitement plus intensif et multifocal.
Les entretiens avec la psychologue consultante sont passés, déjà depuis
quelques mois, à un rythme hebdomadaire. Nous avons enfin pu mettre
en place les deux séances d’orthophonie par semaine, avec une sorte de
contrat par lequel la maman s’engage à participer régulièrement à l’une
des deux séances autour de l’apprentissage de la lecture.
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Après plus de deux ans de suivi, je n’ai encore jamais rencontré le père,
la consultante non plus d’ailleurs...
Cet élément fondamental de la participation de la mère dans le dispositif
semble avoir un impact très dynamisant pour Claudia, comme si, tout à
coup, la fillette se sentait vivre dans le regard de sa mère. Claudia me
paraît davantage dans le lien en présence de cette dernière. Elle peut
prononcer des phonèmes devant elle, commence à opérer des relations
de sens syllabe/mot et énonce de plus en plus de termes en accord
avec la situation du moment. La mère elle-même m’interroge parfois sur
le vocabulaire que nous rencontrons, ou sur celui que la maîtresse est
amenée à utiliser devant les parents. Par exemple, elle me demande un
164 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

jour ce que veut dire le mot « transcription », n’osant sans doute pas
poser la question en public. J’ai le sentiment, tout à coup, que ce qui
profite à la fille peut profiter aussi à la mère.
La situation n’est pas pour autant résolue. Malgré les progrès dans
quelques domaines, Claudia montre, encore souvent, un réel manque de
motivation et de grosses difficultés de différenciation des phonèmes
auditivement ou visuellement proches, présente de nombreuses ten-
sions corporelles avec une grande maladresse de la motricité fine et des
problèmes importants dans l’espace.
Elle est muette avec le médecin homme qui a repris les consultations,
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mais en séance avec moi elle se déride et sort de son inhibition. À
six ans et demi, elle utilise enfin, spontanément et systématiquement,
le pronom personnel « je » pour parler d’elle-même, et peut émettre
une phrase bien construite : « je regarde les images ». Je m’interroge
toujours sur sa structure psychique ; s’agit-il d’une inhibition ou, comme
le pense le médecin de l’équipe, les séquelles d’une dépression grave de
la petite enfance ? La mère avait confié à la consultante son sentiment
d’avoir délaissé Claudia bébé, dans son berceau transporté chez ses
employeurs alors qu’elle s’occupait de leurs enfants dont elle était la
gouvernante... Elle s’interrogeait sur les répercussions qu’auraient pu
entraîner ce « délaissement ». Nous avons peu d’éléments, par ailleurs
sur les débuts de vie de l’enfant, les circonstances de sa naissance et
l’histoire familiale.
Claudia a des difficultés dès qu’il faut se contraindre un peu pour orga-
niser les lettres et lâche au bout d’un moment. Quand quelque chose
l’énerve, elle se braque, mais moins qu’avant ; parfois, elle repousse ma
main brusquement.
Elle reconnaît enfin la syllabe « clau » comme la première syllabe de
son prénom mais elle ne respecte pas l’espace entre les mots qu’elle
transcrit, confond les écritures scripte et cursive et semble ne pas
avoir conscience des limites de la ligne. Le signe paraît ne pas avoir
encore pris valeur de sens. Souvent, elle commet encore des maladresses
syntaxiques qui l’entravent considérablement dans son expression orale.
À la recherche de Claudia 165

Par exemple, elle me demande si la feuille blanche est un dessin alors


qu’elle veut me réclamer une feuille blanche « pour faire un dessin ».
Fait-elle l’amalgame entre l’objet et son utilisation ou bien s’agit-il d’un
problème purement langagier (dysphasie) ?
Nous poursuivons nos oscillations, Claudia commence à s’ouvrir aux
découvertes et à entrer dans l’imaginaire. La mère dit que la fillette a
beaucoup changé, et qu’à la maison elle « ne la tient plus ». J’insiste
auprès d’elle pour avoir sa présence aux rendez-vous car elle nous fait
parfois faux-bond, prétextant un empêchement probablement réel, de
dernière minute.
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Ma proposition de travailler la lecture en présence de la maman émane,
entre autres, de l’idée que celle-ci puisse se saisir de certains outils
lors d’une des séances de Claudia pour les reprendre éventuellement à la
maison avec l’enfant, s’ils s’avèrent stimulants pour elle. La deuxième
séance, où Claudia est seule avec moi, fait plutôt l’objet d’un travail
en deçà de la lecture, davantage sur les « structures de pensée » en
particulier liées à la logique et au nombre.
Claudia est considérablement aidée, me semble-t-il, par une rééducatrice
en psychomotricité du RASED (Réseau d’Aides Spécialisées aux Élèves en
Difficulté) qui l’a beaucoup investie. Ses difficultés persistent cependant
à la fin de son deuxième CP d’adaptation.
Elle commence à s’intéresser, malgré tout, aux jeux de société (dames,
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dominos) et pose des questions, parfois bien formulées : « C’est bien ça


ce jeu ? ».
Sa mère ne paraît pas encore consciente des problèmes, elle dit que
Claudia n’est pas « concentrée ». Claudia, elle, dit qu’elle ne veut pas
voir le médecin de consultation car « il pose trop de questions ».
Par moment, il est difficile de capter le regard de Claudia Je note qu’elle
contrôle encore mal ses gestes et me cogne en voulant me donner
un « coup de baguette magique ». Ses expressions : « attends [mè]
essayer » (Je vais essayer), ou « Demain, [è] l’école » (C’est l’école).
Elle confond « demain » et « plus tard ». Elle va avoir 7 ans.
166 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

A PRÈS TROIS ANNÉES , LE PÈRE ACCEPTE


DE PARTICIPER

En ce qui concerne le père, je l’ai vu une fois accompagner Claudia


en salle d’attente. À cette occasion, il m’a parlé, s’est excusé de ne
pas toujours pouvoir venir au Centre car il travaillait. Je remarque que
Claudia commence à entrer dans la différenciation adulte/enfant. Du
médecin de consultation, elle dit : « il est grand », je dis « oui, c’est
un adulte, c’est un homme comme ton papa. »
Peu à peu, je pense que l’écrit permet à Claudia de s’appuyer sur la
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différenciation des signes qu’elle commence à intégrer pour construire
l’oral, car elle dit de plus en plus de petites structures bien différenciées,
et repère aussi progressivement les différences de formes des lettres
visuellement similaires. Elle dit maintenant : « il est là le a ! » ou « c’est
pas a ».
Claudia me parle de son père pour dire qu’il ne sait pas lire au moment
où je lui dis que je l’ai invité à venir en séance. Elle se montre alors de
plus en plus persévérante, pose des questions et s’applique à l’oral. Elle
se désinhibe beaucoup, me fait part de ses impressions sur les choses.
Elle demande quel jour on est, si c’est le lendemain qu’elle revient...
Elle semble confondre « demain » et « hier », demande si samedi, c’est
« après-demain ». Cherche-t-elle à entrer dans le code commun, à se
socialiser ?
On joue à des jeux de société avec la mère en séance (jeu de l’oie,
dominos...). Madame dit que Claudia en réclame chez elle et qu’elle a
joué à la maison avec son père et son frère. Elle a gagné la partie.
Elle fait des liens temporels et linguistiques, dit : « Samedi, il y a de
l’école mais pas de cantine. » et écrit : « Moi, j’ai 7 ans ». Sur sa feuille :
« Samedi, c’est que ma maman ».
Claudia connaît très peu de vocabulaire du quotidien, j’insiste auprès
de la mère pour qu’elle lui montre les choses de la vie courante comme
par exemple des aliments. La mère est toujours en train de dire : « Oui
À la recherche de Claudia 167

ça, mon mari, il en mange mais moi et les enfants, on n’aime pas ». Je
dis que même si « on n’aime pas », il est important de leur montrer que
ça existe et de le leur désigner. Il y a d’énormes carences à ce niveau.
Et le père n’est toujours pas venu en séance, il garde le frère qui est
malade. Il y a toujours un prétexte. La mère, elle-même, n’est quelque-
fois pas venue alors que nous l’attendions, sans rien en dire. Claudia
me fournissant une explication : « Maman s’est disputée avec papa ».
Je trouve parfois que le maillage est trop lâche de notre part (mais
aussi peut-être de la leur), car Claudia oublie les feuilles que je lui ai
demandé de compléter avec sa mère à la maison pour avancer, et la
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mère les perd parfois. On fait des allers-retours désignation/ évocation.
Souvent, Claudia lâche tout... La mère ne semble pas toujours être en
mesure d’aider sa fille dans sa quête du monde environnant, par exemple
lui faire goûter de nouvelles saveurs, préparer des choses avec elle, lui
faire découvrir des lieux... J’ai le sentiment qu’il n’y a pas de mots à
portée de Claudia pour dire le monde.
Pour la première fois, alors que je suis Claudia depuis presque trois ans,
le papa participe à la séance de sa fille. Je le lui avais proposé, j’avoue,
alors qu’il ne pouvait pas refuser. Je demande pourquoi sa femme ne
l’a pas suivi alors que je les avais invités tous les deux. Il répond qu’il
ne sait pas. Le père commence par me dire qu’il ne parle pas très bien
français. La mère m’avait dit qu’il était timide comme Claudia. Je lui
réponds que je le comprends très bien. On constate ensemble les progrès
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de Claudia qui utilise le « je » et « j’ai » maintenant et se montre très


vivante.
Prenant conscience du rythme des séances, elle me demande pour se
faire préciser : « jeudi et samedi ? » comme si elle me demandait :
« papa et maman ? ».
La fois suivante, la séance se passe en présence de la maman qui s’ex-
plique sur son absence. Je tente de mettre en évidence le besoin de
communiquer entre nous tous et l’école. La mère se rend bien compte
du bénéfice qui résulte de l’engagement de son mari vis-à-vis du suivi et
des apprentissages pour Claudia. Monsieur apprécie que Claudia puisse
168 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

enregistrer les gestes Borel même s’il les compare aux gestes des sourds.
Je note combien il serait important de reprendre avec eux deux l’image
qui plane du handicap, car ce mot a été utilisé devant eux mais non
connoté dans son sens le plus lourd. La mère discute de l’orientation,
admet la souffrance de Claudia dans une classe ordinaire. Elle peut parler
du négatif et du positif, et elle qui ne voulait pas que sa fille soit suivie
par la rééducatrice en psychomotricité du RASED, va finir par accepter
deux séances par semaine avec celle-ci.
On différencie les liens internes et externes.
La mère parle de l’autonomie grandissante de Claudia qui a travaillé
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toute la matinée seule dans sa chambre. On parle des bons modèles à
donner à Claudia La mère confond les appellations des lettres, elle dit
[ké] pour « k », « q », « c », et s’en rend compte.

(R E ) TROUVER LE PLAISIR DU JEU

Claudia veut jouer au loto des odeurs et l’exprime. Elle sait maintenant
utiliser le langage pour mettre à distance l’autre et exprimer ses désirs...
« Tu m’écoutes ! » dit-elle à sa mère qui me parle. Les séances prennent
parfois « une tournure d’alphabétisation » pour la maman qui « digère »
la langue pour pouvoir la transmettre à sa fille et on joue. La mère dit
qu’elle n’avait jamais joué auparavant. Comment réanimer aussi cette
mère pour faire circuler le plaisir au niveau des apprentissages ?
On écrit une lettre au Père Noël. On lit de petites histoires qui com-
mencent à intéresser Claudia. La mère dit qu’elle en a comme celles-ci,
à la maison, comme si elle découvrait l’intérêt de tout cela, tout à coup.
La mère parle beaucoup de son mari, tout à coup, qui la conseille ou
fait travailler Claudia. On continue l’histoire en y introduisant du mime.
On fait des petites recherches sur les ours... Et Claudia m’apporte un
jour, son propre livre de Boucle d’or pour que nous terminions de lire
l’histoire que nous avions commencée la fois précédente. Le mot décodé
À la recherche de Claudia 169

commence à être porteur de sens. Le plaisir partagé me semble avoir


aidé à sa construction.
Elle dessine une « cravache » au tableau et me dit « je sais ce que c’est ».
Il me semble maintenant qu’elle raccorde les mots à son expérience et
peut les utiliser dans l’intention.
Un jour, devant moi, la mère parle des reproches que la maîtresse fait à
Claudia qui ne sait plus ses poésies de l’an dernier ou a du mal avec les
sons complexes, relâchant constamment son attention. Claudia alors,
me demande, brusquement, quand elle va revoir « le grand », sous-
entendu le médecin de consultation. Le suivi psychologique est passé
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à un rythme moins soutenu car Claudia va mieux. La mère, cependant,
accepte l’idée que le passage direct en CE1 serait trop dur pour Claudia
Et l’on commence, à l’initiative de Claudia un jeu dramatique autour
du thème de la maîtresse (elle) et des élèves (sa mère et moi). La
mère, à cette occasion, pose des questions sur la langue, les marques de
conjugaison, par exemple. Elle pose aussi la question du nom de famille
de Claudia pas bien défini : elle s’appellerait « Santos » mais dit « Dos
Santos » tout en écrivant « Santos ».
Claudia m’apparaît presque peu à peu comme une fillette de son âge avec
un simple retard de parole et de langage. Elle se comporte normalement,
me parle de sa vie, de ce que son papa lui a acheté... Elle manifeste
beaucoup d’enthousiasme, fière d’avoir bien lu, heureuse des stylos
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qu’elle vient d’avoir, etc. Elle sort peu à peu de l’attitude « schizoïde »
dans laquelle elle s’était réfugiée. Elle s’ouvre au monde des relations.
S’interrogeant sur la matière, elle me demande si mon pull est doux, de
même pour ma bague et elle les touche.
Elle se pose des questions sur mon nom, sur le sien : « Santos » ou
« Dos Santos »? Elle demande si le pot à crayon est « brillant ».
Sa mère, cependant, commence à s’absenter plusieurs fois sans explica-
tion ; c’est Claudia qui m’apprend qu’elle ne sera pas là ce jour-là. Elle
me dit qu’elle est « mal dans sa tête ». Il me semble que ce serait bien
que son papa me dise quand sa maman ne peut pas venir. À ce propos,
170 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

je n’aurai plus jamais de lien avec lui et il ne réussira jamais non plus à
venir voir le médecin de consultation.
Claudia colorie un chien en violet, je lui demande si ça existe, elle me
dit : « Non, ça c’est du faux ! ». Dans le jeu de la maîtresse que nous
poursuivons, même en l’absence de sa mère, elle écrit d’elle-même la
date du jour, elle cherche à recopier des modèles de phrases dans les
livres. Elle dit « regarde les enfants ! » et transpose l’écriture bâton en
attaché.
Elle a maintenant des expressions : « Non, j’écris pas ça, moi ! » ou
« Oh la la, tu m’agaces ! », « t’es pressée ! ». Un [kruk] se corrige en
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un « truc ». Tout à coup, elle dit « dring, c’est l’heure, tu vas à ta
maman ! ». Elle me pose toujours beaucoup de questions, me demande
si le prénom « Simon » est celui d’une fille ou d’un garçon...
La séance suivante, sa mère est à nouveau là. On écrit « absente » sur
la feuille de l’élève « Ana » qui n’était pas là la semaine précédente.
Finalement, la mère a vérifié sur le livret de famille, leur nom est bien
« Dos Santos ». La mère le réécrit sur sa feuille d’élève. C’est comme si la
mère puisait un étayage en lecture qui va l’aider elle-même à s’améliorer.
Sa mère progressant, Claudia peut progresser.
Madame m’annonce un jour qu’elle va se faire opérer de l’utérus et en
même temps se plaint de maux de tête... Claudia, elle, se plaint de
« mal au cœur », elle a faim. La mère dit que Claudia est allée dormir
chez une copine et que, sûrement, elle n’a pas assez mangé.
On lit l’album Les mots de Zaza, où il est question d’une petite souris
qui range les mots sous des cloches en fonction de leur tonalité affec-
tive. À cette occasion, j’apprends à la mère à se servir du dictionnaire.
On commence à classer les mots selon leur registre lexical. Claudia a
beaucoup de mal car cela reste trop abstrait pour elle. Je fais ici un
parallèle avec les difficultés en logique qu’elle rencontre dans tout ce
qui est relations d’ordre et sériations.
À la recherche de Claudia 171

D U PLAISIR À LA DÉSINHIBITION

Un jour, la mère me demande ce que veut dire « muette ». « Ah, mais


c’est comme Claudia avant ! », me dira-t-elle, lorsque je lui aurai fourni
l’explication...
On construit les syllabes en se les dictant alternativement (la mère,
Claudia et moi). Madame dit, pour la première fois, que le temps a passé
vite en séance, qu’elle commence à aimer ce travail. Elle dit aussi que
Claudia joue beaucoup à la maîtresse à la maison.
On construit des mots pour mettre « sous les cloches » de papier que
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nous avons fabriquées en lien avec l’histoire de Zaza. Claudia commence
à expliquer ce qu’elle fera pendant les vacances de Pâques. Elle com-
mence à utiliser les flexions verbales et les temps de la conjugaison.
De plus, elle égrène les syllabes en chaînes et en chantant, elle dit
qu’elle chante seule, puis me demande de chanter seule et avec elle.
Elle me demande si j’ai une flûte ; elle paraît désormais complètement
désinhibée.
Un jour, elle me dit que sa mère ne veut plus aller au Portugal car « la
maison est moche » et que « son frère a vomi ».
Je pense que même si les liens sémantiques ne sont pas toujours appa-
rents, Claudia a maintenant davantage de structures syntaxiques et aussi
davantage de contenus lexicaux. J’ai l’impression qu’elle profite, en dif-
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féré, de tout ce qu’elle a acquis précédemment. Elle transporte beaucoup


les choses d’un lieu à un autre et aussi sa parole dans différentes situa-
tions, décontextualisant ainsi ses actions sur son environnement, ce qui
permet peut-être de mieux généraliser leur répercussion et de développer
sa pensée.
Claudia refuse que sa mère lui souffle les réponses dans le jeu, elle veut
faire « comme une grande ». La mère se rend compte de la patience
qu’il faut pour la laisser expérimenter. Elle a tendance à couper court
pour donner la réponse tout de suite et à sa place mais la fillette ne
se laisse plus faire, elle a trouvé des moyens de défense. Elle est dans
l’image de la « bonne élève », elle veut me montrer qu’elle sait bien
172 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

faire les opérations « avec des bâtons barrés », les soustractions. Les
mécanismes ont été appris et elle ne se trompe pas dans les réponses.
Je m’aperçois qu’en séance, la mère a elle-même parfois du mal à former
les lettres.
Claudia a finalement été orientée en CLIS (Classes pour l’Inclusion Sco-
laire) avec l’assentiment de ses parents, qui commencent peut-être à
mesurer un peu mieux la teneur des difficultés de leur fille.
On commence à fabriquer un « jeu des groupes » (F. Jaulin-Mannoni,
GEPALM).
En numération, elle n’a pas construit la notion de dizaine, comme « 1 »
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différent de celui du « 1 » unité c’est-à-dire un « 1 » qui contient « 10 ».
Pour elle, ce double regard est encore impossible.
Dans le langage, elle a du mal à systématiser la flexion : « un cheval/des
chevaux » ; par indifférenciation, elle dit « des cheval/un chevaux » ou
bien encore : « le vache petit vert ». Et on groupe, dégroupe : lapin,
lapin, pas lapin, pas lapin (tri). Elle peut énoncer : « Voilà ! Tous les
lapins ». Elle peut dire elle-même qu’ils ne sont, par exemple, ni des
vaches, ni des chiens...
Parfois, elle régresse dans le langage : « [mé] partir ? » au lieu de « moi
partir ? » ou plutôt : « Je vais partir ? ».
À propos des mots, lors d’un jeu (« Zoo de papier »), il lui est encore
très difficile d’évoquer les noms des animaux, comme si la mémoire à
long terme faisait défaut.
Avec sa mère, en séance, a propos d’une sortie en famille à EuroDisney,
je propose d’apporter des photos de la sortie que la mère a faites et
un plan du parc pour tenter d’organiser un récit (avant/après, tâche
délicate pour Claudia). Lors de ce récit, la mère répond souvent à la
place de sa fille. C’est moi qui écris pour Claudia. J’essaye de formuler
les idées en langage construit et organisé avec une chronologie.
Un jour où sa femme ne peut pas venir, le père dira qu’il ne veut pas
venir à sa place comme je l’y invitais pour participer à la séance du
mardi, prétextant que Claudia « se sentirait plus à l’aise. »
À la recherche de Claudia 173

En mathématiques, elle n’a toujours pas « 10 + 1 » ; pour « 4 + 2 »,


elle dit « 5 » et n’a toujours pas la conservation des petites quantités
au-delà de 4.
Cependant, elle commence à tisser un peu de récit à travers son vécu
à EuroDisney. À ce propos, la mère tardera beaucoup à apporter les
photos.

P RISES DE CONSCIENCES FAMILIALES ...


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La mère commence à se rendre compte sérieusement du décalage avec
les enfants de son âge qui, à 8 ans, savent ajouter 20 + 20 + 20 + 20...
Claudia a énormément de mal, toujours, avec le dénombrement. Elle
compte et recompte sur ses doigts en « pointage/numérotage ».
Un jour, la mère vient avec une demande de la classe, celle de trouver
des mots de la même famille. Elle a besoin de trouver, non seulement le
critère commun d’une classe de mots (logique) mais, en plus, elle a un
stock lexical très restreint, donc elle ne peut même pas s’appuyer sur sa
mémoire. Les structures de pensée et les structures de langage sont en
difficulté.
Claudia a encore des moments de sidération mais a minima.
On parle de sa tante « tata... » et elle est incapable de réévoquer son
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nom. Sa mère le lui a dit très vite en prétendant qu’elle le savait.


On se met à faire des mots croisés simples, par familles de mots. La mère
est très contente, elle demande à trouver des mots avec le dictionnaire,
elle dit que Claudia en a un mais ne s’en sert pas. A fortiori, puisqu’elle
n’en a pas compris le fonctionnement. Je dis à Madame qu’il faudrait
probablement le faire avec elle, et c’est une charge de travail que la
mère dit ne pas pouvoir assumer. Elle commence à admettre l’intérêt de
la CLIS.
Peu à peu, Claudia commence à faire des progrès dans l’énonciation des
catégories dans le jeu des groupes : je l’entends marquer, spontanément,
le singulier, le pluriel, le masculin, le féminin.
174 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

On voit qu’elle a des difficultés de décentration énormes, des difficultés


à saisir la correspondance terme à terme des lettres/cases dans le jeu de
mots croisés (une lettre/la précédente/celle qui suit), la relation d’ordre
est toujours très difficile. Elle a besoin d’un travail sur les sériations.
Sur le plan relationnel, Claudia progresse énormément, elle me raconte
son problème avec sa copine qui « a oublié de reprendre ses feuilles
de dessin », elle me dit aussi que le dimanche, « elle mange du poulet
après avoir été à la messe ». On note une ébauche de séquentialité et,
peut-être, une entrée dans le récit oral spontané.
Un jour, en séance avec sa mère, Claudia dit qu’elle n’a pas de chambre
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et j’apprends qu’elle dort avec sa mère et son frère dans le lit de la mère
alors que le père dort « au dessus d’eux ». Le père est-il complaisant ?
Madame annonce cela comme un état de fait et dit que son mari pense
que c’est de sa faute à elle si cela se passe ainsi. Claudia se met à fondre
en larmes lorsqu’on évoque qu’à son âge elle devrait dormir seule.
Madame me dit que le père de Claudia trouve qu’elle a un problème de
mémoire : on lui répète, elle ne retient pas et n’évoque pas non plus...
Les parents ont besoin d’accompagnement mais le père n’est jamais
venu aux rendez-vous des consultants. Il se met en colère contre Claudia
car il trouve qu’elle « a mal travaillé ».
La mère, elle, a beaucoup de maux de tête. Je la sens parfois com-
plètement découragée, lâchant prise. Elle me dit un jour, à propos
de Claudia : « j’aurais aimé qu’elle soit quelqu’un ! qu’elle fasse des
études... » J’avoue avoir été très touchée par cette réflexion morti-
fiante proférée en présence de l’enfant. Comment se construire avec
un tel regard porté sur soi ? J’avais pourtant cru moi-même apporter
suffisamment d’investissement, montré suffisamment d’intérêt pour que
Claudia puisse briller et se valoriser aux yeux de cette mère. Je me
trouvais là face à ma désillusion, à mon impuissance et aux limites de
ma fonction. Je venais peut-être d’entrevoir un pan de la dépression
maternelle. Cette mère me livrait là sa détresse, comme une partie d’elle
échappée au grand jour, reflétant probablement l’image perçue de sa
propre personne...
À la recherche de Claudia 175

Les paroles de sa mère semblent glisser sur Claudia qui n’en dit rien.
Mais, est-ce fortuit si, après cet épisode, Claudia me dira qu’elle ne fait
pas exprès de dire « n’importe quoi », se rendant manifestement compte
de l’inadéquation de ses réponses dans le jeu. Elle me dit aussi que son
papa « ne parle pas bien français » puis elle me dit qu’elle n’aime pas
ce jeu. Peu de temps après, Claudia commence à se corriger toute seule,
spontanément, lorsqu’elle se trompe.
La mère me pose des questions sur « l’intérêt de lire des histoires ».
Serait-ce une remise en cause de mon travail ?
Je note que Claudia réussit partiellement à sérier l’escalier de Piaget.
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Elle ne peut insérer les éléments intermédiaires, elle cherche mais ne
réussit pas à comparer un à un et un à tous : elle n’a pas de procédure,
me donne le plus petit de façon perceptive et ne peut justifier son
choix.
Ce sera une période où nous tenterons de sérier dans différents domaines,
en particulier, on reviendra sur le récit de la balade à EuroDisney. La
mère a enfin apporté les photos. Claudia s’en sort bien, je remarque
qu’elle conteste le discours de sa mère.
C’est une période ou l’on va aussi prendre conscience dans des exer-
cices systématiques de l’ordre des mots dans une phrase à l’écrit. Nous
réfléchirons sur la ponctuation.
En présence de sa mère, on lit un album intitulé Voyage au Portugal.
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Je remarque une avidité de la mère et de la fille. Mais dans les com-


mentaires, Madame semble agacée par les hésitations de Claudia. Elle
lui parle à voix peu distincte. Je lui conseille donc de se mettre « à
portée de Claudia », face à elle, et de parler « à voix audible ». Claudia
évoque des choses positives faites avec son père : fabriquer le pain,
observer les bœufs... Elle cherche à se faire comprendre et sollicite
l’appui de sa mère qui a du mal à s’ajuster, Claudia est touchante. La
mère lui dit : « tu dis n’importe quoi ! » On peut s’interroger sur la
qualité de la relation de Madame à sa propre mère.
176 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

D ES ENVIES QUI S ’ EXPRIMENT PEU À PEU

Claudia peut prendre « des choses bonnes » selon la manière dont on


les lui tend (elle est très sensible à la relation). Dans un « bon lieu »,
elle peut prendre beaucoup.
Claudia ira l’année prochaine à l’école portugaise. Elle a envie d’ap-
prendre, demande à sa mère des mots portugais comme s’ils lui étaient
étrangers et qu’elle les prononçait pour la première fois. Je l’invite vive-
ment à poser des questions quand elle ne sait pas. J’explique à la mère
qu’on ne fait pas du scolaire, mais un travail qui permet d’appréhender
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mieux le scolaire.
Je pense que Claudia n’a pas compris la fonction de la lecture et sa mère
non plus.
À la rentrée suivante de septembre, Claudia entre en CLIS. Elle a 8 ans
et dix mois.
Elle m’explique que sa mère ne peut plus venir car elle doit aller chercher
son frère à l’heure de la séance. Elle me dit qu’il y a dix élèves dans
sa classe, et elle sait qu’il y a deux garçons. Il lui est impossible d’en
déduire le nombre de filles. On représente sa classe, elle en fait le plan.
Elle veut lire un texte de son livre de lecture où elle n’a quasiment rien
compris.
Claudia commence à exprimer ses envies, c’est nouveau ; elle s’éveille
de plus en plus aux autres, adopte les mimiques des enfants de son âge.
On fera des jeux de mime.
Elle commence à dire quand elle ne sait pas, par exemple elle ne connaît
pas le mot « hibou » et me dit aussi que « la forêt, elle n’y a jamais
été ». Elle ne peut pas transposer les informations dans l’abstrait.
En mathématiques, elle fait maintenant de petites additions par méca-
nisme, mais elle fonctionne sans se représenter les quantités.
Elle ne saisit pas les relations physiques de cause à effet sur les photos
d’une série d’images séquentielles (exemple : un trop versé d’eau, sorti
d’un arrosoir, et formant une flaque au sol ; un torchon est par terre,
À la recherche de Claudia 177

elle ne voit pas le lien entre les différents épisodes). De plus, elle ne
peut retrouver les mots dans son stock lexical, elle dit « mouchoir »
pour « torchon », ce qui lui est plus familier. On a l’impression que
Claudia est dans l’incapacité de « penser les pensées des autres » et de
reconstruire leurs paroles, mais maintenant elle se sert des mots écrits
pour retrouver le vocable.
Elle fait des mouvements saccadés avec ses cheveux sur ses joues,
fouette sa figure et la cache dès qu’on lui pose une question à laquelle
elle ne sait pas répondre. Alors, elle se ferme. Je la trouve néanmoins
de plus en plus vivante, mais par moment elle a un manque du mot
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(même des mots simples comme « loto » ou « bague »). Elle me confie
que sa mère lui dit qu’elle est maigre. Maintenant, elle peut dire qu’elle
n’est pas d’accord avec une activité, alors que c’était impossible aupara-
vant. Parfois elle est un peu grimaçante, voire maniérée, en s’esclaffant
comme si elle voulait donner le change.
Lors d’une tâche liée aux mathématiques, elle m’interroge sur mon âge.
Elle ne comprend pas « plus que/moins que » ; par exemple, pour « plus
que 40 ans », elle dira « 35 ».
En revanche, elle connaît de plus en plus de mots. En me faisant deviner
au Taboo le mot « timide », elle me dira que c’est comme ça qu’elle
était avant, que c’est « quelqu’un qui n’aime pas parler, qui se cache »
et qu’elle n’avait pas envie de parler, du temps de son ancienne consul-
tante.
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D ÉVELOPPER L ’ IMAGINAIRE

Claudia, à présent, a tout juste neuf ans.


Elle veut rejouer à la maîtresse. Elle construit le nom de l’élève qu’elle
veut que je sois « Pereira Mélanie ». Elle m’a l’air complètement dans
le faire semblant. Elle dit : « Je vais faire l’appel ! ». Elle me situe, j’ai
8 ans, je suis en CE1. Elle me dit que quand elle sera grande elle voudra
178 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

faire comme moi. Elle ne sait pas dire le mot « orthophoniste » mais dit
« faire comme toi avec les enfants ».
Elle me dit en me dessinant au tableau : ça c’est Mélanie, il y a un
garçon qui vient chez toi ou tu vas chez lui (elle dessine une maison
entre le garçon et Mélanie). Il te dit : « viens on va au cinéma ! ».
Après le cinéma, vous allez à la plage !... Après, lui il va chez lui et
elle va chez elle. Claudia me semble avoir passé un cap ; mais quand
verra-t-on poindre la pré-adolescence ? Elle me dit que tous les jours
après l’école, elle se lave ; « toi aussi ! », me dit-elle. Elle commence à
se saisir d’informations qui peuvent servir ses intérêts. Elle me demande
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où on peut acheter les livres qu’elle aime. Elle commence à mémoriser
des chansons du patrimoine culturel apprises en classe et les chante
en séance. Elle se saisit d’expressions qu’elle utilise en situation « c’est
génial ! » ou « c’est Jésus qui m’aide » lorsqu’elle gagne un jeu. Elle a
l’air de s’épanouir dans sa classe.
Claudia me parait finalement davantage dans une dysharmonie d’évo-
lution où les contenants de pensée sont défaillants (tel que le décrit
Bertrand Gibello dans l’ouvrage L’enfant à l’intelligence troublée, aux
éditions Bayard) plutôt que dans une dysphasie ; en tous cas, dès que
je fais appel à son raisonnement et qu’elle a du mal, elle se renferme
dans sa coquille et reste les yeux vides, sidérée comme si elle se vidait
de sa substance.
J’ai maintenant pris le parti de développer plutôt l’imaginaire. Clau-
dia commence à faire des liens entre les histoires et le vocabulaire
qu’elle s’approprie (le souffle de son frère dans le cou, son père qui est
« épuisé »). Au jeu des mots croisés, qui est l’occasion d’apprendre du
vocabulaire, elle ne coordonne pas les critères. Elle confond « 8 cases »
et « la huitième case », elle n’a pas construit l’ordinal.
On construit des histoires à partir de jeux ou de scènes mimées sur des
photos ou des dessins.
Elle a de plus en plus d’expressions appropriées : par exemple « J’ai eu
peur ! », avec quelques ajustements à faire parfois sur le plan temporel :
À la recherche de Claudia 179

elle dit : « Hier, je sais le faire », puis se corrige : « Hier, je savais le


faire ».
À l’école, on reproche à Claudia de ne pas prendre assez la parole,
ce sera donc très bien qu’elle intègre un groupe psychothérapeutique
prochainement.
On apprend à construire des questions.
Elle a encore un drôle de rapport au réel parfois, elle me demande par
exemple si les chevaux ont bien quatre pattes.
La maîtresse dit qu’elle doit faire des efforts d’imagination, être lisible
et s’intéresser à la lecture. Claudia comprend-elle ce qui est écrit sur
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le bulletin qu’elle m’apporte ? Il est difficile de le dire car elle ne fait
pas de commentaire, j’imagine, de peur de se tromper. Tout à coup, elle
me pose une question très bien formulée : « Est-ce que vous avez un
taille-crayon ? », je la félicite pour la clarté de sa question.

A U P ORTUGAL , UN ARBRE ORANGE

Au début de l’année scolaire suivante, Claudia intègre un groupe psy-


chothérapeutique. Quelque temps après, la mère de Claudia part brus-
quement au Portugal pour le décès de sa mère : « C’est très dur », me
dira Madame à son retour, les yeux rouges. Claudia est aussi allée au
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Portugal, elle a vu sa grand-mère allongée sur la table de la cuisine.


Elle raconte qu’elle avait « un bleu à l’œil et quelque chose dans la
bouche ». Elle me dit avec le sourire que sa mère est triste, et aussitôt
me demande de regarder ses bottes. Aucun affect n’est exprimé vis-à-vis
de sa grand-mère. Mais, à la séance suivante, Claudia dessine au tableau
un arbre. « C’est un arbre du Portugal », dit-elle, « et au Portugal, il y a
aussi un arbre orange ». Je lui demande si c’est un arbre qu’elle a vu la
semaine dernière. Elle dit « oui ». Elle dessine et colorie la moitié d’un
deuxième arbre en marron, le haut du tronc et l’autre moitié de toutes
les couleurs . Elle dessine au-dessus deux soleils reliés par du ciel bleu.
Je demande si ça existe deux soleils. Elle dit « non, mais j’ai inventé ! ».
180 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

Elle dessine à côté du deuxième arbre sa maison. « La maison de moi,


dit-elle, mais moi, j’ai inventé ça ! [le toit pointu] car c’est carré en
vrai ! » Elle dessine trois rangées de tuiles.
« On est dehors et puis on entre », elle sort du bureau et fait mine de
rentrer.
Elle écrit : « La ville de Portugal ». Elle dit qu’elle va demander à son
père le nom. Elle me dit : « On dirait que c’est l’été, il fait chaud, c’est
l’automne ».
Alors que je l’aide à faire un exercice, elle me dit : « Comment tu sais que
c’est ça qu’il faut écrire ? » Comme si les mots n’étaient pas partageables
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par la collectivité.
Avec une histoire de Blanche Neige, vue au théâtre avec sa classe, je
lui demande si elle a eu peur de la sorcière, ce à quoi elle me répond
« Non ! Elle m’a rien fait ! J’étais loin en haut ! », et en ce qui concerne
ce qui lui a plu ou l’a marquée elle dit : « Rien ». Elle est rivée au
concret comme un petit, incapable d’expliquer quelque chose d’un lien
imaginaire.
Il faut « réhabiliter » le droit de « ne pas savoir », sinon elle a une
attitude de sidération, les yeux dans le vague.
Nous approchons de Noël mais elle a l’air déprimée ; est-ce parce que
sa mère n’est pas venue la voir chanter à la fête de l’école alors qu’elle
l’attendait ? Celle-ci n’est pas venue me voir non plus, sans explication,
alors que nous avions rendez-vous, et elle n’est pas allée non plus à la
réunion prévue à l’école pour voir la maîtresse.
Claudia me demande si on peut faire des « dessins de Noël ». Je com-
prends son désir de jouer avec moi, est-elle nostalgique du temps où sa
mère venait ? Elle cherche à partager du plaisir avec l’adulte, ce qu’elle
ne connaît sans doute pas chez elle...
Un autre jour, Claudia est en pleine forme car elle a reçu une invitation
de la part d’une fille de sa classe pour son anniversaire. Retrouve-t-elle
son enthousiasme ? Serait-elle revalorisée ? Elle a trouvé sa place dans
le groupe.
À la recherche de Claudia 181

Claudia ne fait pas les liaisons dans son langage oral. Elle n’est pas
totalement consciente encore des mots statués comme des « uns ».
On explique le mot « consoler » à travers une histoire de deuil. Une
stagiaire sera présente en séance une fois sur deux, autour du langage
écrit.
Tout à coup, avec les histoires de J’aime lire qu’elle choisit, Claudia a
l’air de se sentir un peu « concernée ». Nous devons retracer les épisodes
des histoires lues, en présence et hors la présence de la stagiaire.
Avec la stagiaire d’origine espagnole, nous avons une discussion autour
des langues espagnole et portugaise et des origines géographiques.
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Nous sommes proches des vacances de Pâques et Claudia me dit qu’elle
va aller au collège de sa cousine, au Portugal, et apprendra l’anglais.
Avec l’histoire de J’aime lire « Les chats anglais », pour la première fois,
on commence à exprimer des sentiments avec la perte de quelqu’un
qu’on aime et elle dit à la fin : « c’était bien l’histoire ! » Je demande
si elle aime les histoires tristes, elle répond que oui.
À la fin de la lecture, elle me dit : « Et alors, la fille, elle est morte ? »
C’est l’histoire d’une jeune fille qui se prend d’amitié pour une famille
dont la fille est morte. Elle dit : « Ah, ça m’énerve ! » Je demande
pourquoi et elle me répond : « Non, rien ! » J’insiste, elle me dit en
revenant sur une image de l’histoire (le père avec la hache qui coupe
des planches puis tape sur des clous pour assembler) : « ah, peut-être
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c’est le père qui a tué la fille ? », je dis : « Tu crois ? et pourquoi ? »,


« Je ne sais pas », dit-elle.
Elle aime beaucoup le jeu des 7 familles. Elle nous fait des feintes, mais
réalise-t-elle que si ni la stagiaire ni moi n’avons une carte, c’est que
nous savons que c’est elle qui l’a, lorsqu’il n’y a plus de cartes dans la
pioche ?
182 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

E NNUI ET RÉACTIONS DÉCALÉES

Elle réagit souvent de manière un peu décalée, elle dit à brûle-pourpoint


« Je vais me tuer ! ». La stagiaire a l’impression qu’elle a dit ça au
moment où celle-ci lui a appris qu’elle ne serait pas là à la séance
suivante. Dès que l’on fait des activités amusantes et gratuites, Claudia
est motivée ; dès que l’on passe aux apprentissages, elle se retire.
On se met à écrire l’histoire du Chaperon rouge et elle reparle de sa
grand-mère morte par le biais de ce conte.
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Elle dit du personnage du Chaperon rouge dans l’histoire : « Ma maman
demande à la fille de chercher des fruits pour la grand-mère parce qu’elle
est morte ».
Elle n’exprime pas les liens et fait un récit incohérent. Elle dit du
chasseur que « l’homme cherchait un loup pour le manger ». Elle a un
rapport au réel très particulier. Elle nous parle soudain de sa grand-mère
morte et tout à coup elle dit : « Non, rien ! », de nombreuses fois.
Je lui demande pourquoi elle en parle tant, serait-ce parce qu’elle lui
manque ?
Je lui dis que quand les gens sont morts, on ne peut pas leur parler et
ils nous manquent. Elle répond : « si, je parle au Dieu »...
On explique aussi ce qu’est une frontière : Espagne/France, Espagne/
Portugal.
Claudia est très surprenante, à certains moments sa pensée paraît fluide
et brusquement on dirait un « court-circuit », comme si elle se désac-
cordait.
Ou alors, parfois, elle émet une incohérence et, probablement devant
ma réaction, se rattrape en disant : « Non, c’est une blague ! » comme
pour donner le change.
Elle me dit que sa mère est allée à l’école pour voir la maîtresse qui a
dit : « Je fais bien, je mange bien ! », « Ma maman, elle croyait pas ! ».
Elle dit que sa mère trouve qu’elle doit manger « pour avoir des seins ».
À la recherche de Claudia 183

Elle dit en racontant l’histoire du Chaperon rouge : il « prend la main »


au lieu de il « utilise la main ». Elle me dit que son père « chasse les
loups » au Portugal. Elle me demande ce que veut dire « apprivoiser ».
Dans le jeu, elle semble faire une confusion des places : « maman »
est encore une propriété et non une relation et cela amène un regard
différent : la maman du Chaperon rouge ne peut être, pour elle, la
fille de la grand-mère. Cela me fait penser en mathématiques à la rela-
tion « être à la fois plus grand que et plus petit que ». On joue tout
cela dans le mime et les situations dialoguées. Elle peut devenir très
confuse pour parler des personnages. Tout à coup, elle se met à m’ap-
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peler « Da Silva »... Confusion réel/imaginaire, confusion génération
et interrelations... Pourtant, elle peut dire, au moment où l’on choisit
son personnage : « je veux être » et elle suggère de saluer le public
imaginaire à la fin de la scène.

E SSAYER DE GARDER LE FIL DE L’ HISTOIRE

Une nouvelle année scolaire commence et Claudia entreprend une


deuxième CLIS. C’est le début de l’écriture de l’histoire du Chaperon
rouge à partir d’un jeu d’images séquentielles. Elle a beaucoup de mal à
élaborer l’enchaînement des images. Elle reste collée au vu.
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Beaucoup de questions se posent que je tente de dégager : Comment


le loup sait-il que la grand-mère habite dans la maison ? Elle : « Ben,
j’sais pas ! ».
Les hypothèses sont impossibles à évoquer si la situation n’est pas sous
ses yeux : il l’a vue ? il l’a entendue ? il a rencontré le Petit Chaperon
rouge et lui a parlé ? le loup a entendu la maman parler à la fillette
près de la fenêtre ?... En a-t-elle une représentation mentale ?
C’est très difficile de retrouver, à chaque fois, le fil de l’histoire. Elle
n’est pas concentrée, elle est limite provocante. Je sens nettement que
je l’ennuie.
184 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

En mathématiques, elle ne comprend pas toujours les énoncés, par


exemple si « Le poisson jaune a deux kilos de plus que le vert », elle
comprend que le poisson jaune pèse deux kilos. Elle ne va pas plus
loin même si je fais un dessin, il faudra passer par du concret avec une
balance Roberval pour appréhender les notions de masse. Actuellement,
on sent une pesanteur lors de ces exercices, on s’ennuie. Je me demande
quel est le statut de son langage dans ses représentations internes ? Je
m’interroge aussi sur mes attitudes : ne suis-je pas, peut-être à cause
de mon inquiétude, en train de figer nos séances de façon un peu trop
opératoire ? J’avoue ressentir moi-même une certaine lassitude à ce
moment...
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Pour pallier cet ennui, nous cherchons un autre registre d’activités et
nous entreprenons, selon son choix, des constructions en Lego. Je lui
demande si chez elle, elle en a, elle me répond qu’un jour, elle était
rentrée chez elle et avait demandé à sa mère où étaient ses Lego ; celle-
ci lui aurait répondu qu’elle les avait jetés. Lors de ces activités, Claudia
semble prendre un réel plaisir à manipuler les objets sans exigence de
ma part, pour le plaisir simple et gratuit d’être ensemble et d’échanger
nos productions.
En ce début d’année scolaire, j’avais invité la mère de Claudia à venir
en séance pour discuter de l’évolution de sa fille.
Je présente la stagiaire à la mère, Claudia ne lui avait jamais parlé d’elle.
On évoque ce que l’on fait et Claudia a beaucoup de mal à raconter à
sa mère, comme si toutes les deux n’avaient pas l’habitude de se parler.
La mère est elle-même murée. Tête baissée, elle n’est pas tournée vers
sa fille. Elle ne lui parle pas directement face à face, mais l’évoque à la
troisième personne. Puis on parle du Portugal. Claudia ne pose pas de
questions à sa mère, en tous cas pas devant moi. On parle des vacances,
de sa famille maternelle et paternelle. La mère dit que pendant l’été,
Claudia est sortie avec sa cousine, la fille de sa sœur. Je me dis qu’il
aurait fallu encore beaucoup de partenariat dans le travail avec la mère
(avec des photos par exemple) mais celle-ci n’est pas disponible. Elle
dit qu’elle n’a pas de temps. J’apprends que là-bas, il y a deux maisons,
À la recherche de Claudia 185

dont l’une est à côté de chez eux où la tante paternelle « fait le pain »
et où il y a un four. Il aurait fallu avoir le temps de « faire raconter » à
la mère devant Claudia. Il ne semble pas y avoir de paroles sur le vécu
de cette enfant.
Sa mère nous dit qu’elle sait écrire le portugais mais Claudia ne parle
en portugais qu’à demis mots devant elle. Madame épelle les lettres que
Claudia reprend, celle-ci semble savoir mieux manipuler les lettres que
sa mère. Celle-ci est très confuse dans sa propre fratrie, elle parle du fait
qu’ils étaient quatorze frères et sœurs. « Quatorze ? », interroge Claudia
tout à coup, comme si elle découvrait cela. La mère a du mal à retrouver
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le nom de ses frères et sœurs. Elle recompte plusieurs fois, ne sait
plus s’ils sont encore sept ou neuf. Apparemment, l’un d’eux est mort
accidentellement, un autre de maladie, et quatre enfants sont morts nés.
Madame, tout en énonçant les choses crûment, n’est cependant pas très
explicite.
Une semaine plus tard, nous reprenons les Lego. Claudia a fabriqué
des personnages et nous leur cherchons un nom. On crée une famille
à chacun. J’installe les liens généalogiques avec un arbre et Claudia
a l’idée de prendre des prénoms dans la liste que sa mère a faite sur
ceux de sa fratrie. Elle propose d’écrire l’histoire lorsqu’on aura fini de
construire l’arbre.
À la séance du mardi qui suivra, nous continuons, avec la stagiaire,
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la rédaction de l’histoire du Chaperon rouge. Claudia regarde dans la


bibliothèque le livre des goûters philosophiques, elle cite : « La vie
et la mort » et dit : « Oh non, rien ! », et puis « On n’a pas le droit
d’en parler ! ». Dans le jeu de Lego, on cherche un patronyme à chaque
famille, elle procède par analogie : il est pompier, il a un casque rouge
et une couverture rouge sur son lit ; il est aviateur, il a un casque bleu
et une couverture bleue.
Pour les noms de famille, elle prend la première ou la dernière syllabe
du prénom qu’elle appose comme nom de famille. Aurait-elle gardé
quelques traces du jeu de logique que nous avions construit ensemble
deux années plus tôt ?
186 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

Claudia me dit que chez elle, elle a fabriqué une maison depuis la
dernière séance où nous avons commencé à construire l’habitat des
personnages. Elle veut découper la porte et les fenêtres de la maison.
Elle coupe de la main gauche avec beaucoup de difficultés. On continue
cette maison en carton avec un étage et des pièces ; elle choisit cinq
chambres parce qu’il y a cinq personnages (j’apprécie la correspondance
terme à terme) ; ils sont en colocation. Elle accepte d’aller demander à
la secrétaire le scotch qui nous manque pour adjoindre les murs. Elle
parait à l’aise et me dit qu’elle a attendu que la secrétaire ait fini de
parler avec une autre dame avant de faire sa demande car elle ne voulait
pas lui « couper la parole »...
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Q UAND LE REGARD EXTÉRIEUR RELANCE LE SOIN

À cette période, lors d’un séminaire, j’ai choisi d’évoquer le cas de


Claudia en présence d’un invité, psychanalyste de renom, de surcroît spé-
cialisé dans les troubles de la parole et du langage. J’espérais recueillir
de nouvelles pistes pour comprendre et redynamiser le suivi en éclairant,
à travers la discussion certains aspects mis en exergue par un regard
extérieur. Se profilait alors pour la fillette une orientation au collège.
Une psychologue du Centre avait pratiqué des tests de performance et
de personnalité qui donnaient les conclusions suivantes : un QI glo-
bal sous le signe de la déficience intellectuelle, où les difficultés de
représentation mentale sont grandes, l’inscription dans le temps et dans
l’espace très floue et incertaine, avec beaucoup de mal à exprimer ses
émotions et une « présence-absence » qui avait frappé ma collègue. Je
cite celle-ci :
« Claudia serait-elle dans une indistinction entre monde interne et monde
externe où les défaillances du langage rendraient compte de difficul-
tés identitaires sous-jacentes ? Elle reste dans un essai non réussi pour
surinvestir l’extérieur plutôt que l’intérieur trop précaire. Ses défenses
viseraient à renforcer les parois externes en accentuant les délimitations,
une sensorialité enveloppante afin d’éviter l’évocation de la souffrance.
À la recherche de Claudia 187

Il apparaît une superposition de genres, d’espace, de générations indif-


férenciés où est privilégié l’angle spéculaire. La déliaison des affects
et des représentations laisse envisager des angoisses archaïques sans
transposition symbolique. »

Seul le TAT (Thematic Apperception Test) avait pu mobiliser son intérêt


et lui procurer un certain plaisir.
C’est l’aspect que retiendra notre invité : partir du potentiel sensoriel
de Claudia pour tenter d’organiser un récit. Il confirmait la dissociation
et le démantèlement, tout en m’interrogeant sur mes contre-attitudes.
« Y a-t-il des moments où vous ne faites rien ? » me demanda-t-il... Je
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dois dire que cette question m’a, sur le moment, déroutée et permis,
en y réfléchissant après-coup, de poser un écart. Déroutée parce que
je me suis sentie remise en cause dans l’idée que je me faisais de ma
position d’orthophoniste ; dans ce cas précis de ma relation avec une
Claudia, souvent passive, inerte, attendant tout de l’adulte et que je
me faisais fort de réanimer. Des moments où ma part était moins active,
où Claudia avait davantage le champ de la manœuvre me revenaient en
mémoire mais se pourrait-il que j’aie été si aveugle et si peu attentive
à l’autre et à ses tentatives à exister ?
En proie au doute, mon premier mouvement fut de me défendre : « Com-
ment ? Mais, je ne suis pas psychothérapeute, je suis orthophoniste et,
à ce titre, je suis là pour proposer, pour alimenter le sujet ». Je me
sentais flouée dans mes bonnes intentions. Cette petite remarque m’a
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permis de prendre du recul ; les capacités « en germe » entrevues au


niveau du TAT m’ont peut-être servi de base pour rebondir et je me suis
sentie en mesure d’adopter une position différente, davantage en terme
d’« être » que de « faire », qui avait probablement été mon mode de
fonctionnement privilégié jusqu’alors. Il ne s’agissait pas sans doute
de remettre en question toute mon attitude mais peut-être d’être plus
ouverte aux petits signes personnels de la fillette, à son désir, à ses
possibilités ; en bref, être plus à l’écoute de la relation pour qu’elle
puisse se révéler dans le plaisir de communiquer.
188 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

L’ ATTENTE OÙ LE DÉSIR ÉMERGE

La séance qui a suivi le séminaire m’a donné l’occasion d’expérimenter


mes intentions.
Je propose à Claudia de choisir ce que l’on va faire. Comme d’habitude,
quand je lui pose la question, elle dit qu’elle ne sait pas. Je rétorque
alors que, moi non plus, je ne sais pas. Contrairement à l’ordinaire où je
proposais souvent quelque-chose, j’attends. J’attends quelques minutes,
Claudia me regarde ; elle reste présente et n’a pas l’air si angoissée
que je le craignais. Nous nous regardons... Elle a presque l’air amusé.
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Et elle finit par proposer quelque chose de très intéressant : que l’on
écrive chacune alternativement une liste de jeux dont elle décide le
nombre (vingt) sur une feuille, parmi lesquels nous choisirions, tour à
tour, l’activité de la séance. Ce jour-là, elle veut faire un jeu de rôles,
dans lequel nous échangerions nos identités. Ceci a-t-il un lien avec
l’époque où nous faisions cela en présence de sa mère, lorsque nous
jouions à la maîtresse et aux élèves ? En tout état de cause, elle me
confiera qu’avec sa mère, elle ne joue pas. Je note qu’elle manifeste
beaucoup d’humour et un certain sens de la dérision en campant une
Madame Boishus en train de faire faire des opérations à Claudia.
Lorsque je lui propose de continuer ce jeu la fois d’après, c’est elle qui
dit : « mais non, vendredi, c’est la maison ! » en levant la tête pour me
montrer la maquette que nous avons commencé à construire pour les
personnages de l’histoire qu’elle a inventée...
Avec Claudia, le travail a cheminé, oscillant entre des moments de sidé-
ration (de moins en moins nombreux) et des moments de réel partage
de plaisir, d’amusement et d’intérêt. Elle a été le maître d’œuvre de sa
maison que nous avons construite à quatre mains. Souvent, encore, des
mots simples du quotidien font défaut. Nous sommes allées visiter la
cuisine du Centre pour pouvoir évoquer et placer l’évier ou le frigidaire
afin que les perceptions mêlées à l’expérience puissent être métabolisées.
Cette fois, contrairement aux premières séances avec la dînette dont
le lien avec l’oralité et le nourrissage m’apparaît aujourd’hui, on sent,
À la recherche de Claudia 189

me semble-t-il, plus d’implication de la part de Claudia. Par moments,


lorsque je mets un peu de temps pour fabriquer quelque chose de plus
délicat, elle me dit « je t’attends ! » pendant que je termine. Elle peut
exprimer qu’elle trouve les séances trop courtes et qu’elle n’a pas envie
qu’on s’arrête.
Finalement, la liste des idées à jouer s’accroîtra avec la mise en scène
de la secrétaire d’accueil, de la stagiaire ou du médecin de consultation.
Un jour, en lisant un manga où il est question d’une jeune fille qui est
« morte à quelque chose », elle semble comprendre qu’elle n’est pas
« morte » au sens propre du terme mais que « quelque chose d’elle est
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mort » puisqu’elle n’est plus comme avant, qu’elle a changé... « Moi
aussi, dit-elle, j’ai changé ! Ils disent que ça va mieux, ma timi...té » ;
ou bien un jour encore, tout en dessinant dans le silence, je l’entendrai
formuler : « ça fait du bien quand il n’y a pas de bruit ».
Surprenante Claudia !
Celle-ci a développé de plus en plus d’expressions du quotidien, qu’elle
place tout à fait à bon escient. Pour dire que la géométrie, c’est dur :
« c’est pas un... cadeau ! Euh... gâteau ? » ou encore : « c’est trop bien,
cette histoire ! ». Elle ne fait pas encore toujours les liaisons à l’oral
et se trompe dans le genre des déterminants : « je vais le dire à (mon)
maman et l’écrire (dans le) tableau ». Elle parle d’un (animo) ou d’une
« professeuse ». Ceci me fait penser aux erreurs de surgénéralisation des
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jeunes enfants en pleine construction du langage.


Elle a encore du mal à organiser une phrase, à décoder un message ou à
lire une consigne. Sa mémoire auditivo-verbale est toujours défaillante
et son lexique, surtout au niveau des mots abstraits, est réduit. Elle peut
connaître le sens de certains mots insoupçonnés, par exemple le mot
« surnom », mais ne sait pas m’expliquer comment elle sera déguisée
pour le carnaval de l’école dont elle me parle pourtant spontanément.
Elle pose cependant de plus en plus de questions et peut dire quand
elle ne sait pas ou n’a pas compris.
190 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

D OUZE ANS , PASSAGE EN SIXIÈME ...

Claudia sera finalement orientée en sixième UPI (Unité Pédagogique


d’Intégration) avec deux autres élèves de la CLIS.
Elle se met à me parler de plus en plus librement, commence à manifester
son envie d’être appréciée, de ne pas être oubliée, adoptant presque le
ton de la confidence. Complice, elle peut rire aux éclats ou me révéler
qu’elle n’aimait pas me dire non après que je lui aie proposé une histoire
qui ne lui plaisait pas. Une fois, elle m’apporte un cadeau : un paquet
de bonbons acheté à côté de chez elle. C’est elle qui maintenant, veut
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me nourrir de bonnes choses !
Je la sens s’incarner peu à peu.
Elle voudrait comme son frère lire des « gros » livres : Le petit Nicolas
ou Harry Potter. Nous réussirons à lire Peau d’âne et, finalement, Charlie
et la chocolaterie que convoitait beaucoup Claudia.
Sa sensibilité me touche profondément. Elle semble avoir des capaci-
tés à se faire aimer et, maintenant, à s’intégrer tout à fait dans les
groupes. Elle a développé un certain talent à donner le change. Elle
peut me dire, au jeu de « la première journée de classe », qu’elle s’est
trompée exprès, en écrivant la date ou me fait croire qu’elle doit aller
à l’hôpital, pour voir comment je réagis. Nous avons d’ailleurs cherché
à exploiter ce talent en écrivant des blagues. L’animateur du groupe
thérapeutique auquel elle a participé était très surpris, en entendant
évoquer la petite enfance de Claudia, qu’il connaissait sous une toute
autre facette. Déjà en CLIS, Claudia intégrait régulièrement la classe
ordinaire pour certaines activités où elle paraissait très bien acceptée
par ses camarades.
Son passage en sixième va être une vraie réussite sur le plan de l’adap-
tation et de l’autonomie. Les professeurs diront que Claudia est parfois
agressive à leur égard, sa mère rétorquera que Claudia, maintenant,
« répond », mais elle considère cela comme un progrès car, avant, elle
ne se défendait pas... Quelle évolution dans le regard de cette mère !
Claudia lui apparaîtrait-elle maintenant comme « quelqu’un » qui saurait
À la recherche de Claudia 191

se faire respecter ? Le revers de cela sera l’éloignement de sa mère vis-à-


vis du suivi. Elle désinvestira peu à peu totalement les rendez-vous que
je lui propose, ainsi que les fêtes d’école, le prétexte étant le surcroît de
travail... Mais Claudia sait se trouver des « marraines » de substitution,
notamment une camarade de voisinage plus âgée, qu’elle nomme « sa
sœur ». Celle-ci l’accompagne parfois au Centre. Elle commence à me
poser des questions sur mes destinations de vacances, me demande où
est le consultant le jour où il ne la reçoit pas, me parle de sa cousine
qui viendra du Portugal pour Noël alors qu’elle ira là-bas à Pâques...
Sa curiosité s’éveille comme elle s’éveille à la vie. Elle est de plus en
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plus soucieuse de sa réussite. Elle m’apporte fièrement son bulletin où
elle a eu les compliments du conseil de classe et me demande de le
lui lire et de le communiquer au consultant. Elle devient d’ailleurs de
plus en plus scolaire et commence à pouvoir définir certaines catégories
grammaticales. Elle me demande un jour de travailler sur les multipli-
cations, en me montrant qu’elle s’est appropriée certaines procédures
pour lire les nombres et des stratégies pour calculer.
Pourtant, par moments, je vois son regard absent, lointain, je la sens
insécurisée et angoissée. Que s’est il passé pendant les vacances ? Ses
parents l’attendront-ils pour aller chercher ses cousins à l’aéroport, ou
va-t-elle se retrouver, sans clé, sur le pas de la porte ? Ira-t-elle à
EuroDisney avec eux ou sa mère ira-t-elle à sa place ? Son père est à
l’hôpital, elle ne sait pas si c’est grave...
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Nous poursuivons cette longue construction où les mots prennent leur


place dans un dialogue intérieur. « Oh, j’étais dans mes pensées ! » me
dira Claudia lors d’une séance, surprise d’avoir tout à coup oublié ma
présence, à l’évocation d’un mot lui rappelant une anecdote que lui
avait racontée un « copain » de sa classe. Et puis, brusquement, Claudia
me lance : « Monsieur... [sous-entendu, le consultant] a dit qu’un jour,
on va arrêter ! ». Je lui demande ce qu’elle en pense. « Je sais pas, on
verra ! » dit-elle et puis elle ajoute : « on a du temps ? car je voudrais
proposer un mot ! » Elle sait chercher son mot dans le dictionnaire. En
fait, il s’agit du mot « ORTHOPHONISTE » qu’elle écrira en le combinant
192 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

tant bien que mal « ORTHOPHO ONTE ». Elle réussira à le reconstruire


finalement...
Voilà ! Quelle est la limite à ce travail ? Jusqu’où pourra-t-on le mener ?
Que pourra tolérer Claudia par rapport au frein ou au désir de ses parents
et à sa situation dans sa communauté ?
Comme dirait Claudia, « Je sais pas, on verra ! »...
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À la recherche de Claudia 193

Jusqu’au bord de ta vie


Tu porteras l’enfance
Ses fables et ses larmes
Ses grelots et ses peurs
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Tout au long de tes jours
Te précède ton enfance
Entravant ta marche
Ou te frayant un chemin

Singulier et magique
L’œil de ton enfance
Qui détient à sa source
L’univers des regards.

Andrée Chedid
Chapitre 9

Quelle frontière
entre psychopédagogie
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et psychothérapie ?

Laurence Bouvet

D ANS SON JOURNALLes années faciles, en date du 21 septembre 1928,


Julien Green écrit :
« Page 164 de mon roman, Léviathan. Il me semble que dans cette page,
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j’ai atteint le fond de toute la tristesse qui est en moi mais n’en parlons
pas et transformons en histoires nos petits ennuis. »

Près de quarante ans d’écriture plus tard, dans la suite de son journal
intitulé Vers l’invisible, il dit :
« Commencer un roman. Je vois non sans une certaine inquiétude que
je m’y suis rejoint, que c’est de moi que je parle. Autrefois, je jouais à
cache-cache et j’étais dupe. »
196 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

A LICE AU PAYS DE LA PEUR

Alice, dont il va être question ici, choisira au cours de sa thérapie d’uti-


liser des contes et des livres de fiction comme rempart face à l’inconnu,
en elle et chez l’autre, mais aussi comme support de communication
dont la nature se transformera au fil des intrigues, jusqu’à ce qu’elle
puisse s’y rejoindre, devenue un peu moins étrangère à elle-même.
C’est à l’âge de 9 ans qu’elle vient, accompagnée de ses parents, pour
des difficultés relationnelles en famille, colères clastiques et violences
verbales, ainsi que pour des difficultés d’apprentissage situées très
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précisément dans le domaine des mathématiques.
L’investissement du langage, et de la lecture en particulier, fait d’Alice
une hyper lectrice douée d’une mémoire infaillible concernant les livres
qu’elle dévore. Elle retient par cœur tous les détails des histoires qu’elle
a lues plusieurs fois, comme interdite d’oubli, s’assurant peut-être ainsi
de la permanence d’un objet qu’elle peut retrouver quand elle le sou-
haite, toujours disponible, et qui de surcroît lui garantit une continuité
psychique de substitution. La contrainte, pour Alice, étant de renouveler
sans cesse les livres que ses parents finissent par refuser de lui acheter.
L’investissement de la lecture est inversement proportionnel à l’impos-
sibilité dans laquelle Alice se trouve de « lire » en elle et d’exprimer
ses émotions. Le recours à un imaginaire livresque ne nuit cependant
pas au lien qu’elle maintient avec la réalité, à grand renfort de conflits
situés exclusivement dans la sphère familiale.
Jalouse de son frère, 5 ans, de sa sœur aînée, 17 ans, ne supportant ni la
frustration, quand elle se double de l’attente, ni le manque, ni l’autorité
parentale, elle souffre de plus d’une peur généralisée qui concerne de
manière assez floue les gens dans la rue qui pourraient l’attaquer ou
l’enlever. Cela va de la gardienne de son immeuble au clochard croisé
dans la rue, en passant par ses parents eux-mêmes, non différenciés
dans la haine qu’elle semble leur vouer. Récemment, ils ont cru bon
d’adopter un chat, baptisé Kamikaze, qu’Alice sadise à l’occasion quand
Quelle frontière entre psychopédagogie et psychothérapie ? 197

ses parents lui interdisent de battre son frère. Des parents démunis,
épuisés et impuissants face à tant de tyrannie.
Alice n’a pas d’amis. Seule une camarade de jeu semble trouver grâce
à ses yeux, même si elle ne peut rien en dire quand je la questionne.
Elle ne la voit qu’à l’école, où Alice passe pour être une enfant modèle,
réservée, au comportement exemplaire. Ce qui correspond assez bien à
la tenue qu’elle arbore : queue de cheval ramenée à l’arrière du crâne
avec une barrette, souliers vernis, jupe écossaise, chemisier blanc. Elle
paraît être directement sortie des romans de la Comtesse de Ségur et le
contraste entre les deux facettes de sa personnalité, saisissant, laisse
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soupçonner un clivage évoquant un faux-self.
Elle a donc 9 ans quand la thérapie débute. Je la verrai une fois par
semaine, pour commencer, puis rapidement deux séances seront mises
en place.

A LICE AU PAYS DU RÊVE

Alice entre dans le bureau, les mains positionnées sur ses tempes en
guise d’œillères pour ne pas rencontrer mon regard. Cependant, à sa
gauche, se trouve un miroir mural dans lequel elle jette un œil et
neutralise ainsi son angoisse d’intrusion, en réduisant à une image ma
présence trop réelle. Elle s’assoit sans prononcer un seul mot, les genoux
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serrés, comme les mâchoires dont la crispation est visible, les yeux écar-
quillés... Je suis assez impressionnée par cette posture et désolée pour
elle de lui faire un tel effet. Posture qui, pour le moins, signifie un grand
malaise. Elle ne prend pas spontanément la parole, pourtant ce n’est
pas la première fois que nous nous rencontrons. Quelques séances ont
précédé celle-ci et elle a déjà raconté, sur mon incitation, le cauchemar
récurrent qu’elle fait chaque nuit. Le scénario est toujours le même : on
veut la tuer ; ou bien elle meurt, ou bien elle survit et crie pour que
quelqu’un vienne la chercher. L’agresseur est parfois un monsieur, parfois
sa sœur. Elle n’a rien à dire de plus. Le récit du rêve se suffit à lui-même,
et n’est pas l’occasion pour Alice d’associer sur ses craintes dans la
198 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

vie de tous les jours, ni même sur les conflits entre elle et sa famille,
ni même sur quelque événement factuel derrière lequel elle pourrait
se réfugier pour éviter de parler d’elle. On la dirait dépossédée de la
capacité même de se défendre. Seul le récit du rêve semble faire écran
entre elle et moi, un écran plat auquel il manquerait la profondeur du
champ associatif, un écran en mal d’intériorité, qui se dresse entre elle
et le monde comme un bouclier contre ce qui pourrait faire effraction
du dehors, mais probablement aussi du dedans... Ne viendra-t-elle pas
un jour, portant à même la peau et dissimulée sous un manteau, la
cuirasse de l’escrimeur, en m’expliquant que son cours a lieu juste après
la séance ?
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Surfaces projetées plutôt que surfaces de projection, ses rêves, à l’instar
de ses dessins dépourvus de tridimensionnalité, construisent entre elle
et moi un mur de silence s’épaississant au fil des semaines.
L’encourager à développer sa pensée l’effarouche, nommer ses peurs les
atteste et confirme ma toute-puissance, me taire l’inquiète au plus haut
point.
J’avais une fois pensé, en regardant Alice pétrifiée sur sa chaise, qu’elle
vivait une sorte d’effroi face au sens et à l’inconnu. Prisonnière de son
raisonnement binaire (disant oui ou non, tout étant une question de
vie ou de mort), sans compassion pour l’autre, sans curiosité pour sa
vie intérieure, le conflit ou la fuite représentaient pour elle les deux
seules modalités du lien à autrui, à moindre frais sans doute pour son
économie psychique et son intégrité identitaire. Même si je pouvais
déplorer qu’un tel système sans nuance ait coupé Alice de ses émotions,
c’est bien par le gel des courants pulsionnels et affectifs confondus
qu’elle assurait sa défense.

A LICE AU PAYS DU DESSIN

Alice doit s’imaginer que je vois à l’intérieur de sa tête, comme lorsque


je me penche sur la maison sans fenêtre qu’elle vient de dessiner, où
Quelle frontière entre psychopédagogie et psychothérapie ? 199

son père est sur le point de tuer sa mère avec une épée... Armé de
cette épée, il ne se distingue de la mère que par des cheveux coiffés en
pointe. La maison ne touche pas le sol, l’herbe est d’un vert soutenu ;
il est vrai qu’elle est rarement rouge dans les dessins d’enfants, mais
justement... Cette évidence n’interroge que trop rarement au-delà de
son simple constat. Pour peu que la maison symbolise la psyché et ses
contenus, elle est ici tenue à distance d’un appui qui serait pourtant
nécessaire à son équilibre, à son ancrage. Comme loin de l’objet primaire,
de la terre-mère, dans un mouvement anti-pulsionnel que représenterait
assez bien la couleur verte, plus froide, antagoniste de la couleur rouge,
et utilisée à des fins d’isolation, de pare-excitation.
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La mère n’a pas de main. La maison n’a pas de fenêtre. Elle est une
scène ouverte dont l’intérieur nous est directement accessible. La limite
entre le dedans et le dehors est fragile et seul le pourtour de la maison
tient lieu de frontière avec l’extérieur, ce qui accentue la rigidité de
l’enveloppe et son imperméabilité.
La porosité demeure cependant, qui implique le surinvestissement des
limites dont Alice cherche confirmation auprès de parents surmoïques,
frustrants et sévères, qu’elle provoque pour qu’ils le restent.
Alice s’est elle-même dessinée en train de rêver et ne dit que quelques
mots sur le meurtre suspendu. Quelques mots pour une description sans
débord.
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De plus, lorsqu’elle décrit ce rêve, qu’elle répétera pendant plusieurs


semaines comme si j’étais sans mémoire, rien ne permet d’affirmer s’il
s’agit d’un rêve fait la nuit pendant son sommeil, ou bien d’un rêve
éveillé ou d’un fantasme qu’elle transformerait en rêve pour l’occasion...
Quand l’a-t-elle fait ? La veille ? Quelques jours auparavant ? Ou bien
s’agit-il d’un rêve ancien ? Elle ne saurait dire... Cela n’a peut-être
pas d’importance au fond et pourtant Alice, à sa manière, parle ici
de son angoisse avec précision, pour peu que l’on puisse se détacher
du contenu presque trop signifiant de la scène de violence entre les
parents. En tant que thérapeute, l’abolition des repères temporels nous
est coutumière et notre rapport à la réalité n’en est pas menacé pour
200 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

autant, mais pour Alice la régression que suppose une telle abolition est
sûrement terrifiante, d’où la sidération dans l’échange. La temporalité
narrative rassurerait donc les enfants aux limites fragiles. Et comme le
dit Ricœur :
« Le récit permet de faire apparaître le temps, le récit est le gardien du
temps1 . »

Quand Alice se dessine, allongée, en train de rêver ou criant à qui veut


bien l’entendre de venir la chercher, de l’aider, elle exprime sa crainte
d’être abandonnée, non seulement à une dame qu’elle ne connaît pas,
certes, mais surtout, et en deçà de l’angoisse de séparation, abandonnée
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à la régression, et au risque de désorganisation qui l’accompagne parfois,
dans un cadre qui ne lui garantirait plus un ancrage temporel suffisant.
Je pense aux « déliaisons dangereuses » de Raymond Cahn.
Aussi, quand au bout de trois mois elle voudra arrêter la psychothérapie,
parce qu’elle n’a plus rien à dire, je lui proposerai de venir deux fois
par semaine au lieu d’une et l’inviterai à me parler des histoires qu’elle
aime tant et qu’elle connaît bien. Non sans crainte de brosser dans le
sens du poil les défenses typiques de la « période de latence », mais
avec l’espoir de construire un espace où le transfert puisse se déployer
sans trop de peur et sans danger pour Alice.
Deux séances, plutôt que de céder à son désir de fuir, parce qu’avant de
me dire son souhait d’arrêter elle s’était dessinée se noyant dans une
piscine et criant « à l’aide »...
Dans un article sur la valeur thérapeutique de la création artistique,
Michel Ledoux, psychanalyste, écrit :
« Il faudrait pouvoir vivre à la fois l’élaboré et le pulsionnel, revivre l’ar-
chaïque sans qu’il s’en suive une destruction de nos structures psychiques
élaborées, mais aussi sans que ces acquisitions plus récentes entraînent
l’abrasement de l’intensité vivante de nos vécus anciens [...]. L’artiste est
capable de réaliser ce que nous ne pouvons faire dans notre vie psychique,

1. DVD : Paul Ricœur : philosophe de tous les dialogues, documentaire de Caroline


Reussner, Éditions Montparnasse, 2007.
Quelle frontière entre psychopédagogie et psychothérapie ? 201

à savoir, rassembler dans la même œuvre, dans le même geste de pierre,


la passion sauvage et la suprême maîtrise1 . »

Pourquoi cela ne concernerait-il pas le psychanalyste et l’enfant en


séance qui œuvrent ensemble pour donner une forme à ce qui n’en
a pas ? La traversée d’un roman par exemple (ou pourquoi pas la co-
écriture d’une fiction), serait alors le support d’une régression sécurisée
permettant le double mouvement de destruction accomplie dans la
régression et de structuration réalisée par le Moi devenu autonome.
La psychanalyse serait un art et ce ne serait pas si grave...
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A LICE AU PAYS DU LIVRE

Alice entre dans le bureau tenant dans ses mains, et serré contre son
torse, un livre de Clive Staples Lewis : Le lion, la sorcière blanche et
l’armoire magique, dont voici la trame laborieusement élaborée par Alice
avec mon soutien :

Pendant la seconde guerre mondiale, quatre frères et sœurs sont envoyés à


la campagne chez un vieux professeur, habitant une immense maison, afin
de les éloigner de Londres et des raids aériens. Ce professeur n’est pas marié
mais vit avec une gouvernante et trois servantes, dans une grande maison aux
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multiples pièces.
Au cours d’une partie de cache-cache, les enfants entrent dans une pièce
complètement vide exception faite d’une armoire, à l’intérieur de laquelle Lucy,
la benjamine, pénètre et découvre, à la place du fond qu’elle ne trouve pas,
un monde fantastique et inquiétant à la fois. Elle y rencontre un faune, voleur
d’enfants, qui lui apprend que le domaine, vaste comme un pays, comprenant
une forêt et un château, est plongé dans un hiver sans Noël depuis longtemps
et pour toujours, sous l’emprise d’une sorcière blanche, autoproclamée reine
du domaine en question. Son visage est pâle, ses lèvres sont rouges et elle ne

1. Michel Ledoux, « Vie, mort et création », in Revue française de psychanalyse, vol. 36,
PUF, 1972.
202 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

se sépare jamais de sa baguette magique. La forêt est peuplée de nombreuses


créatures comme des nymphes, des dryades, des nains, naïades, satyres et
autres animaux bons ou méchants, à la solde de la reine ou alors contraints
de vivre cachés. Le faune, lui, est entré contre son gré au service de la reine
mais, pris de scrupules, il laisse repartir Lucy qui retrouve ses frères et sa sœur
et leur raconte son étrange aventure. Sur fond de rivalité fraternelle et après
de nombreux rebondissements, aidés par Aslan (immense et magnifique lion,
roi et seigneur de la forêt tout entière, fils du grand empereur d’au-delà de
mers), les enfants réussiront à neutraliser la sorcière blanche. Le pouvoir de
celle-ci s’affaiblira, le dégel gagnera du terrain. L’eau se remettra à couler,
les couleurs du printemps feront leur apparition, ainsi que le père Noël, et les
êtres changés en pierre redeviendront de chair et de sang.
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On ne saurait mieux résumer le chemin parcouru par Alice, de la sidé-
ration qui gelait les associations d’idées et leur libre-échange au sou-
lagement de pouvoir trouver asile dans une histoire qui reprenait de
manière distanciée son entrée dans le monde de la psychothérapie. De
plus, l’intuition d’un paysage interne gelé, sous l’empire d’un clivage
tarissant ses forces vives et l’espoir qu’il puisse en être autrement, tous
deux signifiés par le choix de ce texte, étaient de bon augure pour
la suite de la thérapie. Car c’est Alice qui avait choisi l’un des sept
chapitres qui une fois rassemblés forment ce livre de neuf cents pages
intitulé Le Monde de Narnia...
Avant d’en lire quelques passages chacune à notre tour, Alice se servira
de l’objet-livre comme d’un éventail qu’elle manipulera devant moi en
souriant pour éloigner les angoisses ou les pensées dérangeantes. Ne
sachant pas encore si elle peut s’appuyer sur mon regard neutre et
craignant l’intrusion dans ce cadre remanié, elle trouvera drôle d’essayer
de me faire cligner des yeux avec l’air que brasse le livre quand elle
l’agite. Dans une tentative renouvelée de me contrôler à distance, de
faire de moi une marionnette dont les paupières s’ouvrent et se ferment
mécaniquement selon le bon vouloir du marionnettiste, Alice instaure
les conditions d’une maîtrise qui lui est nécessaire dans le commerce
avec autrui et en cela « répète » dans le jeu ce qu’elle vit par ailleurs
dans les cris et les larmes. Une marionnette malléable, sorte de double
Quelle frontière entre psychopédagogie et psychothérapie ? 203

indifférencié, de miroir où le tiers n’a pas encore lieu d’être. Cependant


ce double, s’il devenait autonome, risquerait de se transformer en une
créature indomptable au regard médusant et mortifère... Alice utilise
alors l’objet-livre comme un bouclier derrière lequel elle peut cacher son
regard et se soustraire au mien. Ainsi, le livre va permettre l’installation
d’une relation où le lien tyrannique se transpose avec un minimum de
recul, voire d’humour.

A LICE AU PAYS DES MOTS


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Après le livre, le corps du texte même sert de pare-excitation pour Alice
au cours de sa lecture, quand elle crée des liaisons entre chaque mot là
où il n’y en a pas, par crainte de l’ajour et du vide où je pourrais glisser
d’autres mots qu’elle ne veut pas entendre. Sorte de tricot sonore aux
mailles serrées contre l’intrusion non plus du regard, mais de la voix...
Quant aux fois où elle me demandera de prendre la relève de sa lecture
filante, elle éprouvera un plaisir certain à me malmener en disqualifiant
ma voix, mon ton, la vitesse à laquelle je lis, la tonalité, l’articulation ;
elle ne comprend rien, dit-elle, s’indigne, vocifère, profère insultes et
reproches, fait mine de me frapper tout en retenant son bras... Admo-
nestations jubilatoires à la limite du faire semblant... Luttant peut-être
ainsi contre le risque de se laisser bercer par la musicalité propre à la
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narration, mais transformant également ma lecture en un événement


prévisible... Du moins sera-t-elle sortie de sa crainte statufiante, et en
s’appuyant sur une lecture à deux voix aura-t-elle fait l’expérience de
la survie d’un objet partiel manipulé sans égard, pour ensuite prendre
appui sur des personnages féminins et fictifs susceptibles d’être des
supports identificatoires.
Après Harry Potter à l’école des sorciers, Charlie et la chocolaterie, un
conte des frères Grimm et quelques livres de la collection « Chair de
poule », elle s’arrêtera plus longuement sur l’histoire d’Heidi et enfin
sur celle de Martine.
204 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

Heidi1 , de son vrai nom Adélaïde, est une petite fille de huit ans, orpheline, qui
part habiter chez son grand-père sur un alpage au-dessus de Maienfeld, en
Suisse. Alors qu’elle s’est habituée à la vie en montagne, qu’elle a trouvé de
nouveaux amis, dont Peter le petit chevrier et sa grand-mère, la tante d’Heidi
qui doit légalement l’élever revient la chercher pour vivre à Francfort-sur-le-
Main, où elle devra tenir compagnie à sa cousine Clara Sesemann, âgée
de douze ans et paralysée. La gouvernante Fräulein Rottenmaïer, revêche,
exigeante mais aimante, s’occupe de Clara.
Heidi, nostalgique, ne supportant pas de vivre loin de son grand-père, tombe
malade et retourne à Maienfeld. Seulement, la santé de Clara décline à son
tour et décision est prise d’envoyer la jeune malade auprès d’Heidi afin de
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recouvrer la forme dans un environnement sain et naturel. Peter, très proche
de Heidi, qui ne va pas volontiers à l’école en raison de difficultés d’appren-
tissage, sera jaloux de la cousine Clara et la rivalité s’illustrera régulièrement
au sein de cette fratrie reconstituée que forme le trio, sur fond de lutte entre
l’industrialisation de la fin du XIXe siècle et la vie simple des gens de montagne.

Alice retrouve au fil de ses lectures la constellation fraternelle avec


mise à l’écart provisoire des figures parentales afin de renouer avec une
conflictualité déplacée sur des personnages de son âge, bien meilleurs
camarades de transfert qu’une seule et même thérapeute.
Martine2 raconte l’histoire d’une petite fille évoluant dans un univers
proche du quotidien, comme Heidi, dont le merveilleux tient plus à la
qualité des relations humaines qu’à l’intervention de forces fantastiques.
Loin du monde imaginaire de Narnia, du manichéisme des différentes
créatures peuplant la forêt, loin du gel des émotions, des clivages,
Martine est entourée d’adultes qui aiment et respectent les enfants. Ils
sont bienveillants et courtois. Les enfants ont entre eux des relations
paisibles fondées sur l’estime et la solidarité. En cela, ils ont dépassé
la rivalité existant encore chez Heidi et même si ce choix simplifie la
conflictualité, il représente une sorte d’accalmie nécessaire et se fait le

1. Johanna Spyri, Heidi, Éditions Bastei, 1987-1988.


2. Marcel Marlier et Gilbert Delahaye, Martine à la ferme, Casterman, 1954.
Quelle frontière entre psychopédagogie et psychothérapie ? 205

témoin de l’évolution d’Alice après la haine et le risque du chaos, à ce


moment précis du processus thérapeutique, s’entend.
De plus, Martine est sportive, intrépide, curieuse, intéressée par une
foule de choses et si elle ne craint pas d’affronter la mer ou la montagne,
elle aime aussi jouer à la poupée et à « la petite maman ». Insépa-
rable de son chien Patapouf, Martine, sociable, entourée d’amis fidèles,
incarne un idéal à la mesure d’Alice ou plutôt un support identificatoire,
autrement dit ce que son « Moi » pourrait être là où le « ça » fait les
quatre cents coups...
De mon côté, peu d’interprétations savantes, beaucoup de patience en
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me laissant guider et surprendre par les histoires successives que je
considérerai comme autant d’associations libres, puisque seule Alice
les choisira et qu’elle apportera ses propres livres. Quelques relances
émailleront le chemin qu’Alice a décidé d’emprunter dans une certaine
solitude, quelques questions concernant les personnages, leurs devenirs,
leurs pensées éventuelles, la fin de certaines histoires que l’on aurait
pu changer... Interventions qu’Alice accueillera avec plus ou moins de
bonheur, me retournant les questions, répétant mes interventions en
riant, m’interpellant parfois sur tel ou tel fait, là un épilogue, là une
étrangeté au cours d’une intrigue. S’appuyant sur cette présence qu’elle
souhaite discrète tout en montrant son attachement à la continuité
des séances, Alice fait l’expérience d’une permanence tranquille qui ne
désespère pas de sa destructivité récurrente. Je n’aurai fait que survivre
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aux projections et aux tentatives d’attaques des liens, mais il faut croire
que cela devait avoir lieu.
Plus tard, il sera possible à Alice d’envisager l’écriture d’une histoire
avec mon aide, supportant que nous puissions penser ensemble, mais
supportant également d’être seule en ma présence pour réfléchir à plu-
sieurs séquences dont elle endossera la responsabilité. L’histoire sera
celle d’un professeur d’espagnol soupçonné de trafics en tout genre,
qu’un groupe d’élèves espionnera pour en savoir plus, allant de surprise
en surprise jusqu’à la mort du professeur, blessé par balles lors d’un
206 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

règlement de comptes. Histoire qui figurait peut-être l’acceptation de


la mort de l’objet dans l’inconscient.
Aujourd’hui, Alice a 12 ans. Ses cheveux bruns sont lâchés sur ses
épaules d’escrimeuse en herbe. Elle porte des jeans et des tee-shirts
et semble avoir rattrapé son âge et son époque... Ses peurs les plus
archaïques ont disparu. Reste qu’elle a toujours des difficultés au niveau
de l’abstraction et du repérage dans l’espace et qu’elle bénéficie désor-
mais d’un suivi psychopédagogique en mathématiques. Mais ça, c’est
une autre histoire...
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Bibliographie
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de l’AFCMPP, 1980. sible ?, Revue de l’AFCMPP, 1988.
208 P RATIQUER LA PSYCHOPÉDAGOGIE

A RTICLES EN LIEN AVEC LA PSYCHOPÉDAGOGIE


PARUS DANS LA R EVUE DE L’A SSOCIATION DES
A MIS DU C ENTRE C LAUDE B ERNARD

Amour, haine et connaissance, n°1, 1990. L’empêchement de penser, n°9, 1998.


L’enfant et ses repères, n°2, 1991. L’empêchement de penser. Acte 2, n°10,
1999.
Violence, culture et pensée, n°3, 1992.
Le trouble de lire, n°13, 2002.
« Laisse-moi t’écouter ... », n°4, 1993.
De la culture à la pensée, n°15, 2004.
L’intelligence en friche, n°5, 1994.
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D’Héraklès au Penseur de Rodin : de l’acte
De l’image au verbe, n°8, 1997. à la pensée, n°16, 2005.
Table des matières
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SOMMAIRE III

LISTE DES AUTEURS V

PRÉFACE VII

INTRODUCTION. POURQUOI LA PSYCHOPÉDAGOGIE ? 1


Serge Boimare
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La psychopédagogie, un outil thérapeutique ancien pour les enfants


d’aujourd’hui 1
La psychopédagogie, un outil thérapeutique qui dépasse les
spécialités 3
Les trois temps du traitement psychopédagogique 4
210 TABLE DES MATIÈRES

1. La psychopédagogie face aux adolescents ascolaires 7


Serge Boimare
Apprendre à parler... pour réduire l’échec scolaire 7
Discussion autour d’un conte, 7 • L’empêchement de penser,
autre hypothèse pour expliquer la pauvreté langagière, 10 • Les
quatre conséquences majeures de l’empêchement de penser, 15
Écouter, parler et écrire... pour renouer avec la pensée
et se réconcilier avec l’apprentissage 18
Les trois voies du soutien pédagogique, 19
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2. Maths et mètis(se) 27
Marc-Olivier Roux
Joanne, enfant vive et créative 28
Des difficultés singulières face aux mathématiques 29
« Un tempérament artiste » 30
Une présence qui s’échappe 31
Le nombre de naissance 33
Compter avec le corps 36
Discours rigoureux, gestes maladroits 37
Une rencontre qui fait boum 38
Multiplications à résonance géographique 41
« C’est de la faute des arrière-grands-parents si on a des maths ! » 43
« Le bonhomme des maths » 44
Joanne à l’issue d’une année de travail 45
La psychopédagogie des mathématiques comme médiation 47
Une histoire de rencontres... 49
Table des matières 211

3. Paul et Kevin, ou comment s’approprier le langage oral et l’écrit 51


Évelyne Schembri
Les mots de Paul 52
Quand l’écrit est une langue étrangère, 52 • « Trop de choses
dans la tête », 53 • La saga familiale rocambolesque, 55 • Le
jeu de l’oie et les gros mots, 56 • « Les gros mots, ça fait saigner
le cœur », 58
Kevin : « Délivrez-moi ! » 59
Quand un petit lion joue aux dés..., 60 • L’ourson derrière les
barreaux, 61 • La douleur en miroir, 62 • De l’invention
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d’histoires aux histoires personnelles, 64 • Trois ans plus
tard..., 66 • Quand la feuille devient un objet
métaphorique..., 67 • Conclusion, 69

4. Entre trop près et trop loin... 71


Didier Chaulet
Le loup et les cinq petits enfants 72
Éléments du dispositif, 72 • Entrée dans le groupe, 74 • Séance
1 : loup y es-tu ?, 76 • Séance 2 : le regard du loup, 78 • Le
loup dans la maison, 79 • Du dehors au dedans, 81
Une armée d’enfants 82
Noyée sous les bleus, les bosses et les paroles, 83 • Un exil
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forcé, 84 • Les yeux fermés, 86 • Quand l’image du corps se


construit, 88 • La médiation pour ouvrir un nouvel espace, 89

5. Ces images qui nous parlent... Parlons-en ! 91


Coraline Mabrouk
Manuela et « Harry Potter à l’école des sorciers » 92
Conformité et manque de mots, 92 • Harry Potter, une page sur
deux, 93 • Identification à l’héroïne et communication, 95
Jennifer et « Le secret du royaume perdu » 97
Une enfant seule et des images, 98 • Du livre au DVD, 100 •

Quand la fiction fait écho à la réalité, 101


212 TABLE DES MATIÈRES

Certaines qualités du film induisent-elles la richesse du travail ? 103


Deux phénomènes de mode, avec de la magie et des amis, 104 •

Manichéisme vs réalisme, 105


Spécificités du DVD utilisé comme médiation 106
Des images pour une rencontre médiatisée, 107 • Penser la place
du DVD dans le soin, 109

6. « Le Petit Chaperon rouge », un conte à lire... et à réécrire 111


Évelyne Lévy
Line-Rose, « Le Petit Chaperon rouge appelle un taxi » 113
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La lecture du conte..., 114 • Réécriture et illustration de sa
propre version, 115 • Chaque nouvelle version nourrit la
dynamique pour apprendre, 118
Clémentine, Claudia, Pierrot et leurs chaperons 119
Clémentine, « Le loup et l’enfant », 119 • Claudia, les trois
Chaperons bleu, blanc, rouge et le fou, 124 • Pierrot, « Le Petit
Chaperon ceinture rouge de karaté », 127 • Pour conclure..., 128

7. Binta, à la découverte de soi 131


Catherine Thibaud Privat
Rencontre... 131
Colères, bouderies et joies de l’échange... 133
Quand les questions terrorisent 135
Des progrès... déstabilisants 136
Les couleurs-filles et les couleurs-garçons 138
Une nouvelle année de CP 139
Des mots en images 141
Et pour finir... 144

8. À la recherche de Claudia 153


Colette Boishus
4 ans, mutisme et chuchotements 154
Table des matières 213

Des avancées, puis des régressions... 156


Inquiétudes et pessimisme 158
Nouvelle rentrée, quelques progrès 160
Quand la mère rejoint la fille 163
Après trois années, le père accepte de participer 166
(Re)trouver le plaisir du jeu 168
Du plaisir à la désinhibition 171
Prises de consciences familiales... 173
Des envies qui s’expriment peu à peu 176
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Développer l’imaginaire 177
Au Portugal, un arbre orange 179
Ennui et réactions décalées 182
Essayer de garder le fil de l’histoire 183
Quand le regard extérieur relance le soin 186
L’attente où le désir émerge 188
Douze ans, passage en sixième... 190

9. Quelle frontière entre psychopédagogie et psychothérapie ? 195


Laurence Bouvet
Alice au pays de la peur 196
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Alice au pays du rêve 197


Alice au pays du dessin 198
Alice au pays du livre 201
Alice au pays des mots 203

BIBLIOGRAPHIE 207
Articles en lien avec la psychopédagogie parus dans la Revue de
l’Association des Amis du Centre Claude Bernard 208

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