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Philippe De Georges
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De quoi Kretschmer
est-il le nom ?
Philippe De Georges*
Avant d’aborder la question dont j’ai fait le titre de cet exposé, je vous propose
quelques éléments biographiques succincts concernant cet homme du XXe siècle,
grande figure de la psychiatrie allemande, né en 1888 et mort en 1964. Ernst
Kretschmer est né dans le Württemberg. Son père est un pasteur protestant, et lui-
même commencera des études au séminaire de Tübingen où il s’intéresse à la phi-
losophie. Changeant de voie pour embrasser des études de médecine puis de psy-
chiatrie, il deviendra l’assistant de Robert Gaupp. Sa thèse porte déjà sur « Le déli-
re chez les dépressifs et les maniaques ». On signale un séminaire sur la psychana-
lyse qu’il anime dans les années vingt, avant de diriger la chaire de neuropsychiatrie
*Philippe De Georges est psychanalyste, membre de l’École de la Cause freudienne.
1. Édition : Pascale Fari, avec la contribution de Christine Carteron et Alice Delarue. Transcription de la discussion :
Nicolás Landriscini Marín.
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de Marburg. À vrai dire, peu de chose nous est dit de sa vie. Le fait le plus saillant
concerne son lien à la communauté des psychothérapeutes : on note en effet qu’il
démissionne – ou est démissionné, selon les différentes sources – en 1933 de la
Société allemande de psychothérapie, et de la Société médicale internationale dont
elle dépend. Cette démission est l’effet de son refus de tout lien avec le national-
socialisme. Ce qui l’oppose aux thèses nazies et le rend odieux aux idéologues du
régime est essentiellement le point de vue qu’il soutient dans son ouvrage Les
hommes de génie2, où il valorise le mélange des races et le métissage. Il le fait
d’ailleurs dans une logique dont il y aurait beaucoup à redire, et dans des termes
quelque peu insolites, comme lorsqu’il chante « la luxuriance » des hybrides… On
sait que Karl Gustav Jung sera son successeur à la tête de cette société savante, et
que le départ de l’un et l’ascension de l’autre permettront la transformation de celle-
ci en ce qu’on appellera l’Institut Göring.
Nous sommes alors un an avant la publication de la thèse de Jacques Lacan3, qui
fait une lecture serrée du travail de Kretschmer. En 1949, dans son « Avant-propos
à la troisième édition allemande »4, Kretschmer mentionne la monographie de
Lacan comme une nouvelle contribution décisive à l’étude de la paranoïa, de même
que la publication par Robert Gaupp du célèbre cas de l’instituteur Wagner.
C’est en 1946 que Kretschmer revient à Tübingen ; il y dirige alors la clinique uni-
versitaire de neuropsychiatrie où viennent se former de nombreux élèves, dont
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cupe aussi bien de l’hérédité que des morphotypes, des prédispositions organiques
et du terrain, comme en témoigne son ouvrage intitulé Körperbau und Charakter5,
paru en 1921. Le contexte social et familial des éclosions délirantes retient son
attention : on le voit décrire minutieusement les modalités du lien social des
patients et de leurs relations à autrui. Mais son souci particulier porte sur la notion
de caractère (ou de tempérament) : la question est alors celle de l’attitude perma-
nente de l’individu au cours de son existence, de sa façon de ressentir les événe-
ments et d’y réagir de façon constante. Le caractère, comme forme globale de la per-
sonnalité, lui semble alors la condition, nécessaire mais pas suffisante, de la surve-
nue de telle ou telle forme de pathologie. Notons déjà qu’il décrit et définit le carac-
tère propice au déclenchement de ce qu’on appelle volontiers « un Kretschmer »
comme un état prémorbide, dont la pathologie n’est donc pas avérée.
L’autre facteur dont il soutient l’importance décisive est ce qu’il nomme tout au long
de son œuvre l’Erlebnis, c’est-à-dire l’expérience, l’événement vécu. Là se manifeste
l’influence décisive qu’a eue sur lui la phénoménologie de Husserl, même si
Kretschmer n’y fait aucune référence dans les écrits qu’il adresse à Ludwig Binswanger.
L’œuvre majeure
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d’endogène, affirme-t-il et ce, bien que la notion de caractère demeure quelque peu
ambiguë et qu’il s’intéresse aussi à la morphopsychologie… Se reprenant lui-même
dans son texte, Kretschmer dira de ses patients qu’ils constituent un mixte de psy-
chogenèse (par l’importance de la contingence) et de « caractérogenèse ».
Un autre trait qui le démarque de Kraepelin est son rapport au concept de classe et
de classification. Pour lui, il n’y a pas de classes étanches, mais bien plutôt des para-
digmes, des types idéaux [Idealtypen]9, comme dit Weber, auxquels chaque cas se
rattache plus ou moins. On peut entendre ceci au titre où nous-mêmes parlons
d’une psychose plutôt schréberienne, ou d’un cas plutôt joycien…
Deux idées dominent ainsi ses conclusions.
D’une part : « Strictement parlant, il n’existe pas de paranoïa, mais bien des para-
noïaques »10. Lacan cite cette phrase dans sa thèse, au sens où des formes cliniques
repérables ex-sisteraient au vaste ensemble paranoïaque. Or, on peut soutenir que,
chez Kretschmer, il s’agit non seulement de faire place à des sous-groupes particu-
liers, mais plus encore à la singularité radicale des cas. Il y a sans doute ici un point
de vue nominaliste (pour faire écho à nos débats d’Angers, d’Arcachon et
d’Antibes11), contre le réalisme taxinomique de Kraepelin.
D’autre part : le délire sensitif est « une affection d’un genre nettement caractérisé,
mais pas nettement délimité »12. Si les limites sont imprécises, Kretschmer en tire
argument pour préconiser des formulations élastiques, relevant de la « recherche
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Un cas paradigmatique
Le cas d’Hélène Renner est le paradigme du « délire des vieilles filles »14. Cette jeune
femme a moins de trente ans au moment du déclenchement – notons que
Kretschmer utilise les termes d’« expérience intérieure déclenchante » et
d’« événement déclenchant »15. Son hérédité est chargée, nous dit-on. L’élément
« constitutionnel » relevé est sa fragilité psychique et physique, qui lui vaut malaises
et évanouissements.
Le versant asthénique de son caractère se traduit par une hypersensibilité maladive,
en tension avec les traits sthéniques : pulsions sexuelles fortes, ambition, désir de
s’élever socialement et de réussir, intelligence et aptitudes professionnelles. On note
de surcroît l’exigence envers soi et la méticulosité, la rigueur et le souci de perfec-
tion, la concentration au travail et l’opiniâtreté. L’ensemble, complexe et contra-
dictoire, fait cela même qui définit le caractère dit « sensitif », biface, tel un Janus
où les deux pôles, asthéniques et sthéniques, sont en conflit, l’un expliquant la fai-
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s’agit pas d’un il m’aime, mais d’élans supposés symétriques et censurés pareillement
des deux côtés : les deux partenaires sont en miroir l’un de l’autre. C’est pourquoi
Kretschmer parle de spécularité, et non de projection. Il note encore qu’il ne s’agit
pas d’une forme de refoulement, au sens de Freud, les affects étant ici conscients et
consciemment combattus au nom de l’instance morale. C’est un conflit conscient.
Soudain, le regard du jeune homme devient insupportable.
Ce phénomène est l’occasion de la réminiscence d’un épisode infantile remontant à
l’âge de douze ans : l’oncle, chez qui la jeune fille habite alors, pénètre dans son lit,
contre son gré, « de façon non équivoque » mais « sans qu’il se soit produit quelque
chose de contraire à la morale ». Il y a donc un épisode traumatique qui constitue la
préhistoire du déclenchement et qui ressurgit à l’occasion de celui-ci comme matri-
ce et trame du délire. Le même sentiment coupable se manifeste dans les deux temps
et Hélène Renner s’adresse de violents reproches, liés à la conviction qu’elle est « un
être vicieux ». Elle a le sentiment que son regard est sensuel et qu’il peut être jugé
vicieux par les autres, et attirant pour tous. D’où l’intolérance au regard d’autrui qui
nous rappelle le regard toujours là dans la paranoïa, comme Lacan l’évoquera.
À douze ans comme à vingt-neuf, la culpabilité se cristallise sur l’idée d’être enceinte – idée
par rapport à laquelle le sujet oscille entre des moments de certitude et des temps de cri-
tique rationnelle, au cours desquels elle se dit que tout cela n’est pas réellement possible.
C’est alors que la phase aiguë du délire survient.
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De l’acmé à la « résolution »
16. Cf. Lacan J., « Le séminaire », livre XXII, « R.S.I. », leçon du 8 avril 1975, Ornicar ?, no 5, 1976, p. 42.
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contrepoint éprouve en revanche la crainte que son propre regard sensuel soit bles-
sant pour autrui. Kretschmer en tire la conclusion que, malgré l’humiliation et la
culpabilité qui le font s’accuser sans cesse, le sensitif voit dans les autres la cause ulti-
me de sa souffrance : en définitive, c’est l’Autre qui est méchant.
Enfin, Kretschmer tient à montrer que le délire du sujet sensitif est centré sur le
contenu délirant essentiel, mais que, contrairement à ce que disaient Friedmann et
Wernicke, il n’est pas circonscrit.
Autres cas
Les autres cas mis en série étayent la logique kretschmérienne. La plupart justifient
une discussion serrée avec le diagnostic de mélancolie délirante.
Les masturbateurs compulsifs forment un groupe présenté comme étant le pendant
(masculin) du délire des vieilles filles. Les mécanismes sont pour la plupart compa-
rables : « leur infortune se lit dans leurs yeux », « on [la] leur fait sentir »19. Le carac-
tère sensitif est sensiblement le même, mais le moment délirant est généralement plus
bref. La phase active est dominée par l’idée délirante d’être observé et insulté, accom-
pagnée d’une dépression intense et de cette culpabilité massive qui est la marque de
fabrique : ce que le sujet fait est « contraire à toutes les lois ». Il vit donc dans la crain-
te de la punition à laquelle bien souvent il aspire : le sujet s’emploie parfois à provo-
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Parmi les notions auxquelles Kretschmer a attaché son nom, nous avons évoqué
celle de caractère. On connaît l’importance de cette notion tant chez les analystes
de l’époque (Wilhelm Reich, mais aussi Sándor Ferenczi et Karl Abraham), que
chez les psychiatres et les phénoménologues. Dans son effort de description et de
classement, Kretschmer utilise trois critères qui lui permettent de définir des
« types » et d’établir une typologie. Les repères qu’il utilise n’ont rien de très origi-
nal au regard des caractérologies usuelles : il cherche ainsi à savoir si les patients sont
plus ou moins impressionnables (là où l’on parle souvent d’« émotivité »), capables
19. Friedman, cité par E. Kretschmer in Paranoïa et sensibilité, op. cit., p. 116.
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« rectiligne ». Droit au but ; une fois que l’on a pris le sillage, on n’en décolle plus. C’est
la paranoïa rectiligne. La paranoïa de combat, selon son terme, est, elle aussi, rectiligne.
En revanche, la paranoïa sensitive, la sienne, est en ligne brisée. Loin d’être optimiste,
elle a un fond dépressif, introverti. C’est la paranoïa des introvertis, si je puis dire.
C’est l’envers de l’image classique du paranoïaque : on lui en veut, et il en veut. Là,
loin de bousculer le monde, on a des paranoïaques qui n’en veulent pas. C’est la
paranoïa des faibles, des humiliés. Je suppose que cela a constitué un choc par rap-
port à la paranoïa de Kraepelin ! D’ailleurs, tout en discutant la notion de paranoïa,
Kretschmer précise évidemment qu’il n’y a plus à revenir sur le terme lui-même –
indiquant par là qu’il est déjà inscrit dans la langue et ce, avec une certaine physio-
nomie, si l’on peut dire.
Les paranoïaques kretschmériens sont des paranoïaques modestes, écrasés, doulou-
reux, qui s’autodévalorisent : « Le délire de relation sensitif […] est une image spé-
culaire exagérément grossie de l’insécurité et de la timidité inhérentes à cette per-
sonnalité. » C’est la paranoïa des timides… Je cherche le terme le plus opposé à
l’image standard du paranoïaque – comme qui dirait « la pin-up laide » : c’est à l’op-
posé du concept même.
Philippe De Georges — Cet aspect oscillant se manifeste dans le fait que le kakon
passe tantôt chez l’Autre, tantôt chez le sujet, et il est corrélé à la curabilité du cas
– et ce, d’autant plus, nous dit Kretschmer, que le médecin n’est pas pris dans la
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23. Ibid.
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première fois en psychiatrie, non par Kretschmer mais par Schneider – qui tra-
vaillait aussi dans l’institut fondé par Kraepelin à Munich.26
Jacques-Alain Miller — Le terme reçoit ses lettres de noblesse en psychiatrie avec
Schneider, après que Jaspers l’a employé dans le registre de la psychopathologie.
Guy Briole — Dans certains milieux professionnels, on rencontre fréquemment ces
serviteurs de l’État absolument exemplaires qui sont des humiliés obéissants, ayant
une très haute idée d’eux-mêmes sans jamais pouvoir l’exprimer, se cantonnant à
une modestie en rapport avec leur situation. Jusqu’à ce qu’un jour, une observation,
une remarque leur soit faite. Dès lors, on voit se mettre en place ce délire de rela-
tion, où le sujet se vit au centre d’un procès. « Délire de relation » est bien le terme,
puisqu’il se trouve en place d’être l’objet du regard et des reproches de tous.
Jacques-Alain Miller — « Délire de relation », c’est en effet la traduction. Mais com-
ment pourrait-on reforger ce terme dans la langue française ?
Guy Briole — C’est très pris dans le rapport à l’Autre, aux autres, avec cette dimen-
sion concentrique qui signe cette particularité clinique isolée par Kretschmer.
Jacques-Alain Miller — Mais ceci est vrai de beaucoup de paranoïas qui ne sont pas
du type sensitif…
Guy Briole — Les autres paranoïaques désignent plutôt un persécuteur, tandis que
le sujet sensitif a plutôt affaire à une conspiration silencieuse à laquelle il se soumet,
même si une personne particulière en a été l’origine.
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