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DE QUOI KRETSCHMER EST-IL LE NOM ?

Philippe De Georges

L'École de la Cause freudienne | « La Cause freudienne »

2009/3 N° 73 | pages 138 à 153


ISSN 2258-8051
ISBN 9782905040671
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-la-cause-freudienne-2009-3-page-138.htm
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De quoi Kretschmer
est-il le nom ?
Philippe De Georges*

Jacques-Alain Miller — Kretschmer1 a été un éminent critique de Kraepelin : il a pensé


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pouvoir corriger la Bible kraepelinienne en distinguant dans la paranoïa un type cli-
nique bien délimité, traduit en français sous le terme « délire sensitif de relation ».
Celui-ci constitue désormais une référence, indépendamment du cadre théorique où il
s’inscrit, à savoir la théorie de la personnalité et du caractère que Kretschmer a dévelop-
pée dans plusieurs ouvrages.
Lors de la dernière journée des Sections cliniques francophones, à propos d’un cas,
Philippe De Georges avait évoqué ce délire sensitif de relation, qui ne fait plus partie des
cursus universitaires aujourd’hui. De là est venue l’idée du titre L’Autre méchant et de
cette série de conférences La paranoïa vue par les grands psychiatres.

Avant d’aborder la question dont j’ai fait le titre de cet exposé, je vous propose
quelques éléments biographiques succincts concernant cet homme du XXe siècle,
grande figure de la psychiatrie allemande, né en 1888 et mort en 1964. Ernst
Kretschmer est né dans le Württemberg. Son père est un pasteur protestant, et lui-
même commencera des études au séminaire de Tübingen où il s’intéresse à la phi-
losophie. Changeant de voie pour embrasser des études de médecine puis de psy-
chiatrie, il deviendra l’assistant de Robert Gaupp. Sa thèse porte déjà sur « Le déli-
re chez les dépressifs et les maniaques ». On signale un séminaire sur la psychana-
lyse qu’il anime dans les années vingt, avant de diriger la chaire de neuropsychiatrie
*Philippe De Georges est psychanalyste, membre de l’École de la Cause freudienne.
1. Édition : Pascale Fari, avec la contribution de Christine Carteron et Alice Delarue. Transcription de la discussion :
Nicolás Landriscini Marín.

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de Marburg. À vrai dire, peu de chose nous est dit de sa vie. Le fait le plus saillant
concerne son lien à la communauté des psychothérapeutes : on note en effet qu’il
démissionne – ou est démissionné, selon les différentes sources – en 1933 de la
Société allemande de psychothérapie, et de la Société médicale internationale dont
elle dépend. Cette démission est l’effet de son refus de tout lien avec le national-
socialisme. Ce qui l’oppose aux thèses nazies et le rend odieux aux idéologues du
régime est essentiellement le point de vue qu’il soutient dans son ouvrage Les
hommes de génie2, où il valorise le mélange des races et le métissage. Il le fait
d’ailleurs dans une logique dont il y aurait beaucoup à redire, et dans des termes
quelque peu insolites, comme lorsqu’il chante « la luxuriance » des hybrides… On
sait que Karl Gustav Jung sera son successeur à la tête de cette société savante, et
que le départ de l’un et l’ascension de l’autre permettront la transformation de celle-
ci en ce qu’on appellera l’Institut Göring.
Nous sommes alors un an avant la publication de la thèse de Jacques Lacan3, qui
fait une lecture serrée du travail de Kretschmer. En 1949, dans son « Avant-propos
à la troisième édition allemande »4, Kretschmer mentionne la monographie de
Lacan comme une nouvelle contribution décisive à l’étude de la paranoïa, de même
que la publication par Robert Gaupp du célèbre cas de l’instituteur Wagner.
C’est en 1946 que Kretschmer revient à Tübingen ; il y dirige alors la clinique uni-
versitaire de neuropsychiatrie où viennent se former de nombreux élèves, dont
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Gisela Pankow.

Une filiation critique et originale

Dans l’histoire de la psychiatrie, le nom de Kretschmer reste attaché à plusieurs


notions qui restent fécondes. S’il dit volontiers se situer dans la filiation d’Emil
Kraepelin, il s’agit bien sûr d’une filiation critique qui constitue une remise en cause
des définitions cardinales de la paranoïa, telles que les formule celui qui domine
l’aliénisme allemand par ses efforts classificatoires. Kretschmer est en dialogue per-
manent avec les autres psychiatres allemands du moment, et particulièrement avec
Eugen Bleuler. Il est marqué, comme Max Weber au même moment, par l’influen-
ce d’Edmond Husserl et de Karl Jaspers. Il reconnaît la contribution décisive de
Freud à la clinique, et notamment à celle de la névrose obsessionnelle, mais il réfu-
te son appareil théorique qu’il juge spéculatif et non déduit des propos des patients.
Sa position le conduit à partager le souci de l’école germanique, consistant en la
description et la classification d’entités nosologiques distinctes.
Sa démarche n’en apparaît pas moins originale. Il revient souvent sur son affirma-
tion d’une étiologie multifactorielle des psychoses. C’est en ce sens qu’il se préoc-
2. Cf. Kretschmer E., Geniale Menschen, Berlin, Springer-Verlag, 1929. Cet ouvrage a été traduit en français sous le
titre Les hommes de génie [Paris, Centre d’étude et de promotion de la lecture, 1973].
3. Cf. Lacan J., De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, Paris, Seuil, 1975.
4. Cf. Kretschmer E., Der sensitive Beziehungswahn, Berlin, Springer-Verlag, 1950 ; publié en français sous le titre
Paranoïa et Sensibilité [Paris, PUF, 1963].

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cupe aussi bien de l’hérédité que des morphotypes, des prédispositions organiques
et du terrain, comme en témoigne son ouvrage intitulé Körperbau und Charakter5,
paru en 1921. Le contexte social et familial des éclosions délirantes retient son
attention : on le voit décrire minutieusement les modalités du lien social des
patients et de leurs relations à autrui. Mais son souci particulier porte sur la notion
de caractère (ou de tempérament) : la question est alors celle de l’attitude perma-
nente de l’individu au cours de son existence, de sa façon de ressentir les événe-
ments et d’y réagir de façon constante. Le caractère, comme forme globale de la per-
sonnalité, lui semble alors la condition, nécessaire mais pas suffisante, de la surve-
nue de telle ou telle forme de pathologie. Notons déjà qu’il décrit et définit le carac-
tère propice au déclenchement de ce qu’on appelle volontiers « un Kretschmer »
comme un état prémorbide, dont la pathologie n’est donc pas avérée.
L’autre facteur dont il soutient l’importance décisive est ce qu’il nomme tout au long
de son œuvre l’Erlebnis, c’est-à-dire l’expérience, l’événement vécu. Là se manifeste
l’influence décisive qu’a eue sur lui la phénoménologie de Husserl, même si
Kretschmer n’y fait aucune référence dans les écrits qu’il adresse à Ludwig Binswanger.

L’œuvre majeure

Ce modèle clinique original s’exprime de façon magistrale dans un ouvrage essentiel,


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Der Sensitive Beziehungswahn [Paranoïa et sensibilité], en 1918. Le projet explicite est
alors de s’appuyer sur une série de cas nouveaux pour étudier le développement d’un
délire en faisant la part équitable de « la disposition caractérielle »6 ou du caractère
fondamental [Charaktergrundlage], et de l’influence de « l’événement vécu »
[Erlebnis]. Les observations, minutieuses, servent alors à décrire les relations internes
et la « causalité psychique »7 entre une forme particulière de caractère et une forme
« d’élaboration » de l’expérience vécue [Erlebnisverarbeitung]. Le caractère se déduit
de l’étude de la structure psychique [Psychische Struktur] antérieure à la maladie.
Mis en série, les cas sont tous classables dans le groupe des paranoïas au sens de
Kraepelin, même s’ils diffèrent des formes les plus classiques de ce groupe, c’est-à-
dire de celles que décrivent Paul Sérieux et Joseph Capgras, par exemple. Les dis-
tinctions portent aussi bien sur le caractère prémorbide (la forme de la personnalité
avant l’éclosion délirante), que sur les conditions du déclenchement, les symptômes
dominants la période d’état, ou encore le pronostic. Ces cas sont en effet curables.
Kretschmer dit utiliser un mode de psychothérapie jaspersienne, « compréhensive ».
L’originalité tient donc d’abord aux personnes mêmes auxquelles s’intéresse
Kretschmer. Mais elle résulte aussi de ses choix épistémologiques. Comme Lacan8
le souligne, Kretschmer pose en effet la nature psychogène de la paranoïa ; rien
5. Cf. Kretschmer E., Körperbau und Charakter, Berlin, Springer, 1921. Cet ouvrage a été traduit en français sous le
titre La structure du corps et le caractère [Paris, Payot, 1930].
6. Kretschmer E., Paranoïa et sensibilité, op. cit., p. 209.
7. Ibid., p. 28, 31 & 33.
8. Cf. Lacan J., De la psychose paranoïaque…, op. cit., p. 89 & 99 notamment.

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d’endogène, affirme-t-il et ce, bien que la notion de caractère demeure quelque peu
ambiguë et qu’il s’intéresse aussi à la morphopsychologie… Se reprenant lui-même
dans son texte, Kretschmer dira de ses patients qu’ils constituent un mixte de psy-
chogenèse (par l’importance de la contingence) et de « caractérogenèse ».
Un autre trait qui le démarque de Kraepelin est son rapport au concept de classe et
de classification. Pour lui, il n’y a pas de classes étanches, mais bien plutôt des para-
digmes, des types idéaux [Idealtypen]9, comme dit Weber, auxquels chaque cas se
rattache plus ou moins. On peut entendre ceci au titre où nous-mêmes parlons
d’une psychose plutôt schréberienne, ou d’un cas plutôt joycien…
Deux idées dominent ainsi ses conclusions.
D’une part : « Strictement parlant, il n’existe pas de paranoïa, mais bien des para-
noïaques »10. Lacan cite cette phrase dans sa thèse, au sens où des formes cliniques
repérables ex-sisteraient au vaste ensemble paranoïaque. Or, on peut soutenir que,
chez Kretschmer, il s’agit non seulement de faire place à des sous-groupes particu-
liers, mais plus encore à la singularité radicale des cas. Il y a sans doute ici un point
de vue nominaliste (pour faire écho à nos débats d’Angers, d’Arcachon et
d’Antibes11), contre le réalisme taxinomique de Kraepelin.
D’autre part : le délire sensitif est « une affection d’un genre nettement caractérisé,
mais pas nettement délimité »12. Si les limites sont imprécises, Kretschmer en tire
argument pour préconiser des formulations élastiques, relevant de la « recherche
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[d’une] typologie », « moins rigide et moins catégorique ».
Cette idée va dans le même sens et conduit Kretschmer à décrire de multiples variantes
de son type, et à tenter à chaque fois le diagnostic différentiel avec les paranoïas typiques,
la psychasthénie de Janet, la névrose obsessionnelle de Freud, ou la mélancolie.
Reprenons pas à pas Paranoïa et sensibilité. Le sous-titre délimite l’objet de l’étude :
Contribution au problème de la paranoïa et à la théorie psychiatrique du caractère. Si
les cas décrits peuvent être rangés dans la classification systématique de Kraepelin,
l’auteur se dit orienté vers « l’analyse structurale de la personnalité tout entière »13.
Ladite personnalité est définie par Kretschmer comme découlant de « conflits à
caractère érotique », nouant la structure psychique et les événements contingents
que vivent les sujets « sensitifs ».
Les cas que Kretschmer prend ici comme référents sont marqués par une certaine
parenté avec ceux décrits avant lui par Wernicke et Friedmann, comme des « para-
noïas abortives » (du fait de leur résolution), ou « bénignes » (selon eux, le délire est
alors circonscrit). Ces deux auteurs avaient relevé un trait électif distinguant nette-
ment ces formes des paranoïas typiques : leur fond « dépressif », les apparentant à
9. Cf. notamment Kretschmer E., Paranoïa et sensibilité, op. cit., p. 60.
10. Kretschmer E., Paranoïa et sensibilité, op. cit., page 268 & Lacan J., De la psychose paranoïaque…, op. cit., p. 102.
Notons que Lacan attribue cette idée en premier à Bleuler.
11. Cf. les ouvrages publiés par IRMA [coll. s./dir. J.-A. Miller] aux éditions Agalma/Seuil : Le conciliabule d’Angers. Effets
de surprise dans les psychoses (1997) ; La conversation d’Arcachon. Cas rares, les inclassables de la clinique (1997) ; La
convention d’Antibes. La psychose ordinaire (1999).
12. Kretschmer E., Paranoïa et sensibilité, op. cit., p. 223-224.
13. Kretschmer E., « Avant-propos à la troisième édition allemande », Paranoïa et sensibilité, op. cit., p. V.

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la psychasthénie de Janet et rendant le diagnostic différentiel difficile avec « des


formes paranoïdes de mélancolie ». Réfutant ces réserves et ces restrictions,
Kretschmer décrit deux grands groupes : « Le délire de relation érotomaniaque des
vieilles filles » et le « délire des masturbateurs ».

Un cas paradigmatique

Le cas d’Hélène Renner est le paradigme du « délire des vieilles filles »14. Cette jeune
femme a moins de trente ans au moment du déclenchement – notons que
Kretschmer utilise les termes d’« expérience intérieure déclenchante » et
d’« événement déclenchant »15. Son hérédité est chargée, nous dit-on. L’élément
« constitutionnel » relevé est sa fragilité psychique et physique, qui lui vaut malaises
et évanouissements.
Le versant asthénique de son caractère se traduit par une hypersensibilité maladive,
en tension avec les traits sthéniques : pulsions sexuelles fortes, ambition, désir de
s’élever socialement et de réussir, intelligence et aptitudes professionnelles. On note
de surcroît l’exigence envers soi et la méticulosité, la rigueur et le souci de perfec-
tion, la concentration au travail et l’opiniâtreté. L’ensemble, complexe et contra-
dictoire, fait cela même qui définit le caractère dit « sensitif », biface, tel un Janus
où les deux pôles, asthéniques et sthéniques, sont en conflit, l’un expliquant la fai-
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blesse dépressive du sujet et l’autre sa « pointe » agressive et projective.
Kretschmer souligne un fait que l’on retrouve dans toutes – ou presque toutes – ses
autres observations : l’existence d’un premier état pathologique au décès de la mère
d’Hélène Renner, lorsque celle-ci a vingt ans. Des souhaits de mort manifestes
s’étaient alors manifestés, ainsi que le sentiment d’être à jamais inconsolable, mais
sans le moindre aspect psychotique.
L’entrée dans la pathologie se fait donc à l’âge de vingt-neuf ans, à l’occasion d’un
Erlebnis particulier. Le prétexte est la présence au travail d’un collègue masculin, plus
jeune qu’elle. Hélène passe de l’indifférence à l’égard de celui-ci à la sympathie. Ce sen-
timent est alors l’objet d’une répression immédiate et massive, du fait de scrupules
moraux autant que d’arguments de raison, liés à leur différence d’âge. Kretschmer aura
souvent l’occasion d’insister sur les principes éthiques élevés des patients sensitifs.
Hélène Renner affiche donc une froideur évidente, qui vise à dissimuler les affects qu’el-
le réprime. Elle éprouve en effet une profonde culpabilité et se dit dégoûtée de ses émois
sexuels. Puis la certitude que ses sentiments sont partagés s’impose à elle. Elle marquera
alors des signes de jalousie, voire de haine, envers ce jeune homme aimé, chaque fois
qu’à ses yeux il paraît n’être pas à la hauteur de l’image qu’elle s’est faite de lui.
Il convient de s’arrêter sur cette certitude du sentiment amoureux partagé – point
qui justifie le terme d’érotomane dans le nom du syndrome. Mais on voit d’emblée
en quoi ceci ne relève pas du tableau érotomaniaque décrit par Clérambault. Il ne

14. Cf. Kretschmer E., Paranoïa et sensibilité, op. cit., p. 63-115.


15. Ibid., p. 83.

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s’agit pas d’un il m’aime, mais d’élans supposés symétriques et censurés pareillement
des deux côtés : les deux partenaires sont en miroir l’un de l’autre. C’est pourquoi
Kretschmer parle de spécularité, et non de projection. Il note encore qu’il ne s’agit
pas d’une forme de refoulement, au sens de Freud, les affects étant ici conscients et
consciemment combattus au nom de l’instance morale. C’est un conflit conscient.
Soudain, le regard du jeune homme devient insupportable.
Ce phénomène est l’occasion de la réminiscence d’un épisode infantile remontant à
l’âge de douze ans : l’oncle, chez qui la jeune fille habite alors, pénètre dans son lit,
contre son gré, « de façon non équivoque » mais « sans qu’il se soit produit quelque
chose de contraire à la morale ». Il y a donc un épisode traumatique qui constitue la
préhistoire du déclenchement et qui ressurgit à l’occasion de celui-ci comme matri-
ce et trame du délire. Le même sentiment coupable se manifeste dans les deux temps
et Hélène Renner s’adresse de violents reproches, liés à la conviction qu’elle est « un
être vicieux ». Elle a le sentiment que son regard est sensuel et qu’il peut être jugé
vicieux par les autres, et attirant pour tous. D’où l’intolérance au regard d’autrui qui
nous rappelle le regard toujours là dans la paranoïa, comme Lacan l’évoquera.
À douze ans comme à vingt-neuf, la culpabilité se cristallise sur l’idée d’être enceinte – idée
par rapport à laquelle le sujet oscille entre des moments de certitude et des temps de cri-
tique rationnelle, au cours desquels elle se dit que tout cela n’est pas réellement possible.
C’est alors que la phase aiguë du délire survient.
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La bascule s’opère après un moment de tension entre Hélène Renner et sa tante –
chez qui elle habite, et qui est précisément l’épouse de l’oncle « séducteur ». Épui-
sée par l’auto-accusation de la jeune femme, alors que la fenêtre est ouverte, la tante
lance « la nouvelle à haute voix » ; « tout est perdu », se dit alors Hélène, voyant
trahi son « pénible secret »…

De l’acmé à la « résolution »

En quoi consiste la symptomatologie de cette phase ? Tout le monde la regarde dans la


rue et commente sa grossesse. Bien que l’apparente modestie du sensitif s’oppose à la
suffisance arrogante des autres paranoïaques, la touche mégalomane est tout de même
là : le sujet est le centre du monde. Tout fait signe et converge vers lui. Hélène inter-
prète chaque propos comme la visant et la dénonçant, mais toujours sur un mode allu-
sif. Les propos ne sont jamais explicites, en effet, mais fonctionnent par sous-entendus.
C’est métonymiquement qu’ils prennent sens et se révèlent accusateurs. Il n’y a pas
d’hallucination, mais seulement intuition, allusion, interprétation univoque. Elle
entend qu’on dit d’elle : « on le voit d’après les yeux », ou bien « quelle cochonne… »
Ce que Kretschmer note en clinicien attentif résonne pour nous avec ce que Lacan
stigmatise en parlant de sonorisation du regard16. Il est notable que les propos visent
ici la saloperie secrète du sujet.

16. Cf. Lacan J., « Le séminaire », livre XXII, « R.S.I. », leçon du 8 avril 1975, Ornicar ?, no 5, 1976, p. 42.

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À partir de ce moment de bascule, on observe une montée progressive et insidieu-


se du délire et de l’angoisse : « Avec le temps, dit-elle, tout avait l’air de se rappor-
ter à moi. »
Le mécanisme du délire est ici remarquable. C’est lui qui justifie le terme de « rela-
tion » par lequel Kretschmer le désigne. Curieusement, ce n’est pas dans cet ouvra-
ge essentiel qu’on trouve une explication simple et claire du phénomène, mais dans
Les hommes de génie : « Un délire de relation, c’est-à-dire une activité de pensée com-
binatoire accrue qui utilise et interprète même les événements quotidiens les plus
minimes et les plus insignifiants pour renforcer l’idée, développant ainsi tout un
système autour de l’idée dominante »17. Dans sa thèse, Lacan qualifie le délire de
relation dans lequel le patient cherche la signification cachée de chaque fait, de
« symptôme interprétation. »18
Dans un clin d’œil à Freud, Kretschmer signale un rêve récurrent que lui raconte
Hélène : un jeune homme la poursuit avec un couteau et veut la transpercer. Selon
lui, ce contenu insistant est sexuellement freudien et ambivalent…
L’évolution de la patiente est l’un des points qui confortent Kretschmer dans la
construction de son modèle clinique : le délire dure dix ans et l’on n’observe pas
d’évolution déficitaire ou démentielle, pas d’involution ni de rétrécissement de la
personnalité. L’auteur souligne la résolution des troubles par la voie d’une sublima-
tion religieuse – trait dont il semble même faire une constante.
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Logique

De ce cas paradigmatique, Kretschmer dégage la logique.


L’Erlebnis a ici la forme d’« un amour malheureux ». Mais les mêmes circonstances
peuvent être vécues différemment, selon le caractère du sujet. C’est le caractère sensi-
tif qui fait que le sujet vit son expérience malheureuse comme un « échec humiliant ».
Humiliation, blessure d’amour-propre, défaite morale et sentiment d’insuffisance
sont les ingrédients de ce ressenti particulier qui va nourrir la période délirante.
La forme sensitive du caractère se traduit par le conflit conscient intenable entre la force
des pulsions sexuelles et la sévère répression morale. Les affects ne sont pas élaborés, ils
stagnent. Ils ne sont pas liquidés et se transforment en oscillant jusqu’au paroxysme.
Le thème hypocondriaque de grossesse revêt une importance cruciale, même si cette
représentation délirante est critiquée par intermittence par la patiente. Il est impor-
tant de noter que ce thème a été présent dès l’épisode de l’adolescence et qu’il
revient en force à l’occasion du déclenchement. Il conjoint ces deux temps et mani-
feste la violence de la composante sexuelle. Pour Kretschmer, l’enjeu de ce trouble
est d’exposer la faute sexuelle au regard de tous. Il note l’importance du regard et
souligne comme critère du diagnostic différentiel le fait que « ce qui la blesse et
l’agresse, c’est le regard des autres ». Une jeune obsessionnelle qu’il évoque en
17. Kretschmer E., Les hommes de génie, op. cit., p. 99.
18. Lacan J., De la psychose paranoïaque…, op. cit., p. 27.

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contrepoint éprouve en revanche la crainte que son propre regard sensuel soit bles-
sant pour autrui. Kretschmer en tire la conclusion que, malgré l’humiliation et la
culpabilité qui le font s’accuser sans cesse, le sensitif voit dans les autres la cause ulti-
me de sa souffrance : en définitive, c’est l’Autre qui est méchant.
Enfin, Kretschmer tient à montrer que le délire du sujet sensitif est centré sur le
contenu délirant essentiel, mais que, contrairement à ce que disaient Friedmann et
Wernicke, il n’est pas circonscrit.

Autres cas

Les autres cas mis en série étayent la logique kretschmérienne. La plupart justifient
une discussion serrée avec le diagnostic de mélancolie délirante.
Les masturbateurs compulsifs forment un groupe présenté comme étant le pendant
(masculin) du délire des vieilles filles. Les mécanismes sont pour la plupart compa-
rables : « leur infortune se lit dans leurs yeux », « on [la] leur fait sentir »19. Le carac-
tère sensitif est sensiblement le même, mais le moment délirant est généralement plus
bref. La phase active est dominée par l’idée délirante d’être observé et insulté, accom-
pagnée d’une dépression intense et de cette culpabilité massive qui est la marque de
fabrique : ce que le sujet fait est « contraire à toutes les lois ». Il vit donc dans la crain-
te de la punition à laquelle bien souvent il aspire : le sujet s’emploie parfois à provo-
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quer une réaction coercitive de l’autre. L’élément hypocondriaque est couramment
présent. Chez Wilhelm Bruhn, par exemple, la dimension allusive est assez proche de
ce que vivait Hélène Brenner : un collègue cherche à « le viser » et il l’entend pro-
noncer le mot « frotteur », après quoi, il se bagarre avec lui. Le virage délirant suit le
moment où le jeune homme parvient à la certitude que la femme de son frère (chez
qui il vit) partage ses sentiments et lui donne des signes évidents d’amour. Sa tentati-
ve de passer à l’acte fait qu’il est éconduit, puis qu’il se sent « abandonné et repoussé
par tous ». Le suicide lui paraît alors la seule issue de la situation.
Notons également les formes cliniques où le conflit de conscience n’a pas de conte-
nu érotique mais concerne les relations de travail.

Typologie kretschmérienne du caractère

Parmi les notions auxquelles Kretschmer a attaché son nom, nous avons évoqué
celle de caractère. On connaît l’importance de cette notion tant chez les analystes
de l’époque (Wilhelm Reich, mais aussi Sándor Ferenczi et Karl Abraham), que
chez les psychiatres et les phénoménologues. Dans son effort de description et de
classement, Kretschmer utilise trois critères qui lui permettent de définir des
« types » et d’établir une typologie. Les repères qu’il utilise n’ont rien de très origi-
nal au regard des caractérologies usuelles : il cherche ainsi à savoir si les patients sont
plus ou moins impressionnables (là où l’on parle souvent d’« émotivité »), capables
19. Friedman, cité par E. Kretschmer in Paranoïa et sensibilité, op. cit., p. 116.

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de rétention (quand on dit généralement « primaire » ou « secondaire »), et d’ex-


pansion (pour ce que l’on nomme couramment « activité » ou « passivité »). C’est
sur ces bases qu’il cerne de façon plus ou moins précise les tempéraments domi-
nants. On connaît les termes qu’il utilise ou qu’il forge, lorsqu’il parle ainsi des
« schizoïdes », des « syntones » et des « visqueux ». Nous ne nous attarderons pas ici
sur ses tentatives de corrélation entre le caractère et la morphologie, qui le condui-
sent dans Körperbau und Charakter à mettre en valeur une série de prédispositions.
Les noms des types fondamentaux qu’il dégage nous restent familiers et nous les
rappelons ici pour mémoire : pycnique (corrélé à la cyclothymie et au caractère syn-
tone des maniaco-dépressifs), leptosome (associé à la schizoïdie et à la schizophré-
nie de Bleuler), athlétique (associé au caractère visqueux et à l’épilepsie)…
Ce qui nous intéresse ici sera ce qui concerne le champ de la paranoïa : il existe en
effet pour Kretschmer des individus candidats au délire sensitif de relation. Ils peu-
vent être reconnus par leur caractère, c’est-à-dire par les éléments intrinsèques de
leur personnalité portant sur les affects et la volition. Il convient donc d’étudier la
structure psychique [Psychische Struktur] antérieure à la maladie. Ce qui différencie
le caractère – condition nécessaire mais pas suffisante du délire –, de la structure au
sens de Lacan, c’est qu’il s’agit ici d’un état non pathologique certes, mais prémor-
bide. Il arrive même à Kretschmer de parler de la « névrose de relation » et des
« névrosés sensitifs ». Ce qu’il qualifie de caractère est donc un mode permanent de
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réaction de l’individu aux incitations de la vie quotidienne. En ce sens, comme
Lacan le souligne dans sa thèse, ce n’est pas un ensemble de dispositions innées : il
résulte plutôt de la confrontation du sujet à une suite d’événements comparables,
de traumatismes affectifs, et de la trace acquise de ses réactions. Il s’agit donc d’un
style, d’un mode de relation à autrui et au monde, qui s’instaure progressivement
au fil d’une série d’événements contingents.
Les éléments essentiels du caractère sensitif sont les suivants : il s’agit d’individus
impressionnables, intéressés aux choses, en alerte, suggestibles, excitables et suscep-
tibles. Ils ont une forte capacité de rétention, c’est-à-dire que leur vie psychique est
durablement marquée par les affects liés aux représentations problématiques.
L’impression initiale est suspendue mais demeure agissante comme facteur interne.
À l’inverse, ils ont une faible aptitude à l’extériorisation, et leur degré d’expansion est
moindre. Au contraire de l’impulsif ou du caractériel, le sensitif ne réagit pas immé-
diatement. Les affects, intenses et persistants, ne sont ni liquidés ni élaborés. La vie
psychique des sujets est ainsi durablement marquée par les représentations problé-
matiques. D’où leur perplexité, et cette réserve timide qui accompagne l’inhibition.
Le caractère sensitif est un mixte conflictuel entre la pente à l’intériorisation asthénique
et le pôle sthénique typique des paranoïaques – qui, eux, sont prompts aux passages à
l’acte, ou tout au moins qui réagissent vite et fortement aux faits. Pour Kretschmer,
cette tension entre les deux pôles, cette conflictualité interne est essentielle.
De même, il note avec insistance les grandes qualités « éthiques » de ces patients,
dont l’exigence et la rigueur morale se trouvent facilement en opposition avec les

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De quoi Kretschmer est-il le nom ?

tendances innées et les motions pulsionnelles. Chaque cas permet d’observer la


férocité surmoïque à l’œuvre dans les conflits conscients pour le sujet, entre ses
scrupules, sa culpabilité, sa pente autocritique, auto-accusatrice, et la force des élans
affectifs et sensuels.
Dans son souci de distinguer ses patients des formes canoniques de paranoïa,
Kretschmer utilise un terme essentiel qui est celui d’hyperesthésie : c’est une façon
de souligner ce que nomme aussi le mot de sensitif. Là où le paranoïaque est volon-
tiers fort de ses certitudes, campé sur un point de vue inébranlable qui lui fait voir
dans la moindre réserve d’autrui un indice de sa persécution, le sensitif doute et
cherche chez l’autre une confirmation ou un appui et vibre intensément à ce que
l’autre fait et dit. Ce trait décisif pour Kretschmer est ramené avec Lacan à sa juste
valeur de critère différentiel : au moi hypertrophié du paranoïaque typique, s’op-
pose le moi hyperesthésique du kretschmérien.
Reste que le caractère est le noyau même de la maladie. Le délire ne fait qu’exacer-
ber ce fond : « c’est toute la personnalité sensitive qui vit la psychose »20, dit-il, dans
une conception parfaitement husserlienne. Ainsi, le « délire de relation lui-même
est une image spéculaire [Spiegelbild] exagérément grossie de l’insécurité et de la
timidité inhérentes à cette personnalité. »

Une psychiatrie de la contingence


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Enfin Kraepelin vint…21, écrit Lacan dans sa thèse. C’est de lui, en effet, que nous
tenons ce qui fait l’identité de fond du groupe paranoïaque, telle qu’il la stigmatise
dans son traité de 1899 : « développement insidieux, sous la dépendance de causes
internes et selon une évolution continue, d’un système délirant durable et impos-
sible à ébranler, et qui s’instaure avec une conservation complète de la clarté et de
l’ordre de la pensée, le vouloir et l’action ». Il est certain que Kraepelin éliminait
aussi bien les causes organiques que les évolutions démentielles, mais que sa défini-
tion précise ne fait aucune place ni à la contingence de la causalité psychique, ni à
la résolution possible du délire. Il faut attendre les derniers développements de son
œuvre pour qu’il inclue, tenant compte des travaux de ses successeurs, les formes
dites « bénignes » ou curables de la paranoïa dans son tableau général.
Au regard de Kraepelin, la position de Kretschmer ne cesse d’être double : s’il affir-
me se situer dans la suite du maître, c’est au prix d’une révision profonde de la
logique de celui-ci. Les sensitifs obligent en effet à assouplir et à relativiser les
termes du diagnostic : le sensitif n’est pas d’un bloc. Le conflit interne et la contra-
diction le définissent. En lui, ne cessent de s’affronter la pointe hostile et la pente
dépressive et coupable. Il oscille entre certitude et critique, orgueil blessé et agressi-
vité, humiliation et indignité, dénonciation de l’autre et recherche d’autopuni-
tion… Si le paranoïaque est « non contradictoire », le kretschmérien dialectise :
20. Kretschmer E., Paranoïa et sensibilité, op. cit., p. 214.
21. Lacan J., De la psychose paranoïaque…, op. cit., p. 23.

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accessible à la discussion, réceptif aux arguments adverses ou au raisonnement, il ne


fait jamais entrer le thérapeute dans la série de ses persécuteurs.
L’accent phénoménologique de Kretschmer spécifie aussi sa démarche par rapport
à celle de Kraepelin. Tout sépare en effet l’importance qu’il attribue à « l’expérien-
ce pathologique » déclenchante qui centre strictement le délire, du développement
« insidieux » et dépendant des seules « causes internes » : le déclenchement fait ici
rupture, même si sa préhistoire peut être reconstruite. « Événement » est ainsi un
terme à prendre avec toute sa portée épistémologique. Kretschmer, malgré son inté-
rêt pour les biotypes, ne s’inscrit pas dans une logique où les choses sont écrites à
l’avance et où le destin se déploie à partir de données qui seraient là de toujours. Il
valorise au contraire les phénomènes élémentaires à partir desquels le délire peut
cristalliser ou se développer. C’est une psychiatrie de la contingence, de ce qui cesse
de ne pas s’écrire, et non de ce qui ne cesse pas de s’écrire et fait nécessité.
Peut-être est-ce d’ailleurs surtout la curabilité du délire sensitif qui en fait la marque
distinctive. Lacan l’associait justement à la conception psychogénétique de la para-
noïa. L’idée est homogène à cette logique qui fait du moment fécond du délire
l’aboutissement d’une série d’expériences traumatiques. C’est une dynamique de
l’existence impliquant la totalité de la personne qui est alors en cause, rendant envi-
sageable une rectification psychothérapeutique.
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Paranoïa rectiligne ou paranoïa en ligne brisée

Jacques-Alain Miller — On saisit pourquoi Kretschmer nous occupe encore : il a


dégagé un type de paranoïaque jusqu’alors inconnu, noyé dans la classification de
Kraepelin et qui ne ressemble pas à l’image d’Épinal du paranoïaque, celle du para-
noïaque sthénique – que Kretschmer appelle « la psychose paranoïaque de désir ».
Selon lui, Kraepelin a isolé les paranoïaques de désir, en les différenciant des para-
noïaques de combat – c’est comme cela qu’il nomme les quérulents –, mais il n’a
pas isolé la paranoïa sensitive. Or, Lacan le souligne, un certain nombre de symp-
tômes peuvent être regroupés, constituant ainsi un groupe particulier dans la para-
noïa, un groupe qui se distingue au niveau des causes, de la forme et de l’évolution.
J’ignore comment cela a été reçu par les contemporains, mais l’existence du délire
de relation des sensitifs est passée dans le discours universel. Cela a fait de l’effet.
Alors, quel a été le choc ? Le chapitre IX de Paranoïa et sensibilité est un chapitre théorique
où, sur une dizaine de pages, Kretschmer discute point par point et d’une façon impres-
sionnante la paranoïa de Kraepelin. Dans Kraepelin lui-même, dit-il, il y a des indications
qui montrent l’existence d’un groupe qu’il n’avait pas repéré. Ce groupe, il le démontre
avec des citations de Kraepelin : c’est vraiment fort sur un plan épistémologique.
Il décrit la paranoïa vraie de Kraepelin dans les termes suivants : elle « est pleine
d’espoir, optimiste, exempte de tension, car c’est précisément grâce au délire que
l’idéal convoité est devenu réalité »22. Il lui assigne aussi un trait descriptif : elle est
22. Kretschmer E., Paranoïa et sensibilité, op. cit., p. 250.

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De quoi Kretschmer est-il le nom ?

« rectiligne ». Droit au but ; une fois que l’on a pris le sillage, on n’en décolle plus. C’est
la paranoïa rectiligne. La paranoïa de combat, selon son terme, est, elle aussi, rectiligne.
En revanche, la paranoïa sensitive, la sienne, est en ligne brisée. Loin d’être optimiste,
elle a un fond dépressif, introverti. C’est la paranoïa des introvertis, si je puis dire.
C’est l’envers de l’image classique du paranoïaque : on lui en veut, et il en veut. Là,
loin de bousculer le monde, on a des paranoïaques qui n’en veulent pas. C’est la
paranoïa des faibles, des humiliés. Je suppose que cela a constitué un choc par rap-
port à la paranoïa de Kraepelin ! D’ailleurs, tout en discutant la notion de paranoïa,
Kretschmer précise évidemment qu’il n’y a plus à revenir sur le terme lui-même –
indiquant par là qu’il est déjà inscrit dans la langue et ce, avec une certaine physio-
nomie, si l’on peut dire.
Les paranoïaques kretschmériens sont des paranoïaques modestes, écrasés, doulou-
reux, qui s’autodévalorisent : « Le délire de relation sensitif […] est une image spé-
culaire exagérément grossie de l’insécurité et de la timidité inhérentes à cette per-
sonnalité. » C’est la paranoïa des timides… Je cherche le terme le plus opposé à
l’image standard du paranoïaque – comme qui dirait « la pin-up laide » : c’est à l’op-
posé du concept même.
Philippe De Georges — Cet aspect oscillant se manifeste dans le fait que le kakon
passe tantôt chez l’Autre, tantôt chez le sujet, et il est corrélé à la curabilité du cas
– et ce, d’autant plus, nous dit Kretschmer, que le médecin n’est pas pris dans la
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série des persécuteurs.
Jacques-Alain Miller — Oui. Ce n’est pas tout d’une pièce : « Le délire de relation
sensitif se nourrit des tensions contradictoires, des tendances psychiques inconci-
liables, du conflit dramatique entre l’idéal et la réalité, du repentir et du déses-
poir. »23 On note, en effet, des oscillations, des plus et des moins… C’est un autre
trait remarquable : d’une façon générale, il y a un happy end.
Bien que la paranoïa vraie n’ait que des causes internes pour Kraepelin, celui-ci est
pourtant amené à admettre l’influence des événements et des relations avec l’en-
tourage. C’est ce que montre Kretschmer qui accorde une importance décisive à
ladite influence dans les cas sensitifs.
Philippe De Georges — Kraepelin a évolué sur ce point. La définition canonique que nous
avons rappelée se trouve dans l’édition de 1899 de son Traité. Or, les cas kretschmériens
répondent point par point à cette définition, en même temps qu’ils s’en distinguent
point par point. Kretschmer note cependant – de même que Lacan dans sa thèse – que
Kraepelin a finalement admis dans sa classe des formes bénignes et curables.
Guy Briole — Kraepelin et Kretschmer ont en commun d’avoir écrit leur théorie
quand ils étaient très jeunes : ce dernier a vingt-cinq ans et un an d’expérience en
psychiatrie quand il écrit son premier texte sur le délire de relation des sensitifs. Il
suscite alors la plus vive réaction à Munich : Kraepelin et Kurt Schneider estiment
que Kretschmer attaque les sciences de la nature et que son approche relève de la

23. Ibid.

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psychologie et non plus de la psychiatrie sérieuse. Mais, finalement, Kraepelin s’in-


téressera de plus en plus à l’aspect psychogène, et ce sont ces éléments que
Kretschmer fait valoir.
Jacques-Alain Miller — Oui. À la fin, c’est en effet un concert : après s’être attaqué
à ce chef-d’œuvre de Kraepelin qu’est la paranoïa vraie, Kretschmer lui-même dit
être le prolongateur de Kraepelin, en invoquant précisément ces éléments qu’il a
repérés chez ce dernier.

La phénoménologie de la personnalité totale

Jacques-Alain Miller — Je me suis penché sur la caractérologie de Kretschmer.


Kraepelin établit une nomenclature, en individualisant chaque espèce par des traits
distinctifs et séparés. Kretschmer, lui, n’est pas un botaniste : il baigne dans la phé-
noménologie de son temps, celle de Husserl qui a bouleversé la philosophie de son
siècle. Ses deux grands élèves sont Heidegger – qui a été son successeur – et Jaspers,
mais il a aussi inspiré Sartre et Merleau-Ponty. Comme je l’avais dégagé dans mon
Séminaire de DEA, la thèse de Lacan est d’inspiration jaspersienne, et c’est bien sur
ce point que portait la résistance de Lacan quant à la republication de sa thèse.
L’approche phénoménologique a pourtant son mérite : loin de l’inspiration méca-
niciste qui régnait alors en isolant des éléments séparés les uns des autres, il s’agit de
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resituer l’ensemble, la totalité, la réaction totale, la personnalité totale. Cela prépa-
re le concept de sujet chez Lacan, même si celui-ci renouera aussi avec le mécani-
cisme à travers le structuralisme. C’est l’idée que la maladie mentale ne se dévelop-
pe pas comme une tumeur : elle n’est pas une enclave, elle est une expression de la
personnalité totale, au même titre que d’autres manifestations. Le sens moral, les
affects, le mode de vie, le mode de parler, le mode de jouir… sont autant de mani-
festations de la personnalité totale, et il faut en restituer la cohérence. Le livre de
Sartre sur Baudelaire est fait pour illustrer le choix primordial, transcendantal de
Baudelaire et la cohérence de tous les aspects de sa personnalité, de sa poésie, etc.
C’est une inspiration totalisatrice, totalisante.
Voilà le terrain, radicalement différent de celui de Kraepelin, où se développe le déli-
re de relation de Kretschmer. Le terme élémentaire, c’est l’Erlebnis – terme husserlien
repris par Merleau-Ponty. L’Erlebnis, c’est « l’expérience intérieure » qui dote ce qui
vous arrive, le cours des choses, d’un sens et ce, en fonction de votre personnalité.
Cette expérience vécue est susceptible de deux traitements : la rétention et l’externa-
lisation. Soit on garde ça à l’intérieur, soit on est poussé à l’action, à la décharge. D’où
ces deux grands types de caractère à partir desquels Kretschmer fonde sa caractérolo-
gie. Aujourd’hui, nous disons introverti / extraverti ; lui, il dit expansif / sensitif. À la
différence de la forme sensitive, la paranoïa de Kraepelin est expansive.
À cela, il ajoute la notion d’une énergie psychique. Tel est le terme qu’il emploie, mais,
cherchant à la différencier de la libido de Freud, il précise qu’il s’agit de « la force psychique
de lutte ». Il parle donc de la force psychique des expansifs et de la faiblesse des sensitifs.

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De quoi Kretschmer est-il le nom ?

Le sens de l’Erlebnis

Jacques-Alain Miller — Comme le souligne Lacan, ce n’est pas constitutionnel, mais


il s’agit d’une donnée de base : c’est la façon dont on donne du sens aux événements
de la vie. Kretschmer formule finalement que ce sont les expériences vécues « qui
créent le paranoïaque ». Il est ainsi très artificiel de distinguer, comme le fait
Kraepelin, ce qui est interne en laissant de côté les éléments externes : « Il est diffi-
cile de comprendre pourquoi on ne peut pas accorder la même valeur à l’expérien-
ce d’un paranoïaque mystique suspendu à la lecture d’un passage déterminé de la
Bible, [qu’à] celle d’un quérulent, qui a trébuché sur le seuil de son voisin. »24 Dans
le premier cas, c’est interne, dans le second, c’est externe, mais, en fin de compte,
on trébuche toujours, il y a toujours un événement. « L’expérience interne, vécue
par le psychopathe, en vertu de sa constitution spécifique, devient pour “des raisons
purement intérieures”, soit le noir méfait du bris de clôture, soit le péché d’un
amour secret, soit la vocation divine de Prophète, découverte dans la Bible. Toutes
ces expériences intérieures créent le paranoïaque. » Le paranoïaque est créé à partir
du sens qu’il donne aux événements et à la vie, souligne ainsi Kretschmer qui
conclut : « il y a des paranoïaques, il n’y a pas de paranoïa ».
Philippe La Sagna — Cette formule indique aussi que son approche est une clinique
du singulier. Ce qu’il appelle « structure », c’est la structure individuelle, la combinai-
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son de l’ensemble de ces éléments qui font la personnalité. C’est psychogénique, c’est
donc accessible à la psychothérapie – contrairement au postulat biologique kraepeli-
nien. Kretschmer a été l’un des représentants de la psychothérapie non freudienne.
Gisela Pankow s’est inscrite dans cette perspective, tout en reprenant des éléments de
psychanalyse freudienne et l’idée d’un structuralisme symbolique empruntée à Lacan.
Elle a introduit une psychothérapie des psychoses originale et qui visait la guérison.
La théorie du caractère est importante en ce qu’elle est liée à l’expérience, à la façon
dont le sujet a vécu un certain nombre d’événements : de ce point de vue, c’est un
anti-constitutionnalisme dans lequel les choses sont réversibles.
Jacques-Alain Miller — Kretschmer décrit ces sujets et leur délire mais il s’attache
aussi à leur évolution. Celle-ci est « caractérisée : 1) par sa vive réactivité psycholo-
gique au cours de toutes les étapes de la maladie »25 – cela reste intersubjectif et
appréhendé au travers du sens donné aux événements, qui ont une valeur mar-
quante. Le délire s’apaise lorsque le milieu devient plus favorable. On note l’in-
fluence des changements de lieu, de milieu, d’atmosphère – ; 2) par « la tendance à
la guérison dans les cas purs et légers » ; 3) par la « conservation totale de la per-
sonnalité du malade, même dans les cas graves ». C’est un tour de force : ce n’est
pas seulement descriptif, c’est pronostique.
Philippe De Georges — En effet, il souligne l’aspect syntone dans sa typologie : par
opposition au schizoïde, ces sujets sont toujours très réceptifs à ce qui se passe dans
24. Ibid., p. 257-258.
25. Ibid., p. 222.

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Philippe De Georges

l’entourage, d’où le rôle de cette composante dans leur accessibilité au traitement.


Le médecin est un appui, on peut suggestionner le patient, on peut discuter avec
lui, il y a quelque chose de dialectisable.
Rodolphe Gerber — Au début du cas d’Hélène Renner, Kretschmer relève un trait
concernant son père : il est extrêmement nerveux, mais très travailleur, et il ne veut
surtout pas que sa fille quitte son travail. N’y aurait-il pas là un point d’identifica-
tion à son père, un point d’appui ? S’il en est ainsi, serait-ce un trait que l’on pour-
rait retrouver chez d’autres sujets sensitifs, qui, selon Kretschmer, guérissent ?
Par ailleurs, il est difficile de saisir quel est l’événement déclenchant dans le cas de
cette patiente. Un petit événement me semble avoir toute son importance : au début
de son énamoration pour son collègue de travail, Hélène Renner en parle à sa tante
– la femme justement de l’homme qui est entré dans son lit. Finalement, cette tante
sature et, un dimanche où tout est tranquille, se met à crier par la fenêtre, donc aux
oreilles de toute la ville… C’est, me semble-t-il, le moment où Hélène Renner bas-
cule, puisqu’elle dit alors : « tout est perdu, c’en est fini avec moi ».
Philippe De Georges — Je me demandais aussi si l’on pouvait rattacher le terme de
Spiegelbild à l’usage du spéculaire chez Lacan ?
Rodolphe Gerber — Je ne le crois pas, mais il est quand même tentant de le faire,
puisque ce sont pratiquement les mêmes termes.
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Le délire sensitif des relations sociales

Jacques-Alain Miller — L’expression « délire de relation » est de Kraepelin. L’apport


propre de Kretschmer est le type « sensitif ». Mais quelle densité faut-il donner à ce
mot de relation ? L’expression « délire de relation » ne parle pas beaucoup en fran-
çais. Un délire interactif, un délire intersubjectif… ?
Carole Dewambrechies-La Sagna — À la suite de Rodolphe Gerber, je voudrais sou-
ligner que, dans la description de cas cliniques, Kretschmer est peut-être le premier
à avoir fait valoir l’importance du travail, du travail en tant qu’objet. Cela nous ren-
voie aussi à la clinique quotidienne : tel sujet quitte son employeur, de façon un peu
bizarre, un peu rapide, puis va travailler à l’autre bout du pays, avant de revenir chez
son ancien employeur, et ce, sans problème aucun, car il était un travailleur extrê-
mement apprécié, puis parfois s’en va à nouveau. Ce peut être l’indice d’un type de
relations qui nécessitent un éloignement, pour que les choses s’apaisent un peu
avant la reprise possible du lien. Par rapport à la grande constance des sujets mania-
co-dépressifs par exemple, ce type de processus est, me semble-t-il, assez fréquent
chez les sujets sensitifs. Ces oscillations géographiques, ces fluctuations qui ne se
disent pas, donnent parfois une allure un peu particulière à la biographie du sujet.
Évidemment, encore faut-il être réceptif à cette anamnèse retracée par les patients.
Guy Briole — Le point de vue change tout à fait quand on passe du monde de
Kraepelin à celui de Kretschmer, bien que la question de l’événement soit assez cen-
trale chez Kraepelin. La notion d’« événement vécu » a d’ailleurs été utilisée pour la

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De quoi Kretschmer est-il le nom ?

première fois en psychiatrie, non par Kretschmer mais par Schneider – qui tra-
vaillait aussi dans l’institut fondé par Kraepelin à Munich.26
Jacques-Alain Miller — Le terme reçoit ses lettres de noblesse en psychiatrie avec
Schneider, après que Jaspers l’a employé dans le registre de la psychopathologie.
Guy Briole — Dans certains milieux professionnels, on rencontre fréquemment ces
serviteurs de l’État absolument exemplaires qui sont des humiliés obéissants, ayant
une très haute idée d’eux-mêmes sans jamais pouvoir l’exprimer, se cantonnant à
une modestie en rapport avec leur situation. Jusqu’à ce qu’un jour, une observation,
une remarque leur soit faite. Dès lors, on voit se mettre en place ce délire de rela-
tion, où le sujet se vit au centre d’un procès. « Délire de relation » est bien le terme,
puisqu’il se trouve en place d’être l’objet du regard et des reproches de tous.
Jacques-Alain Miller — « Délire de relation », c’est en effet la traduction. Mais com-
ment pourrait-on reforger ce terme dans la langue française ?
Guy Briole — C’est très pris dans le rapport à l’Autre, aux autres, avec cette dimen-
sion concentrique qui signe cette particularité clinique isolée par Kretschmer.
Jacques-Alain Miller — Mais ceci est vrai de beaucoup de paranoïas qui ne sont pas
du type sensitif…
Guy Briole — Les autres paranoïaques désignent plutôt un persécuteur, tandis que
le sujet sensitif a plutôt affaire à une conspiration silencieuse à laquelle il se soumet,
même si une personne particulière en a été l’origine.
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Jacques-Alain Miller — Comment pourrait-on dire : un délire de voisinage ? ou plu-
tôt, un délire de l’entourage ?
Philippe La Sagna — Au fond, il s’agit des relations sociales…
Jacques-Alain Miller — « Délire des relations sociales », cela se comprend.
Philippe La Sagna — Ce terme est plus intéressant que celui de phobie sociale.
Hélène Renner, par exemple, tombe amoureuse du jeune homme qui travaille en
face d’elle. Ils sont face à face dix heures par jour… Il y a comme une projection de
l’intériorité du sujet dans les relations sociales. Le conflit intérieur est externalisé,
inversé, et le sujet l’appréhende au travers des relations sociales. Mais ce n’est pas
direct : il y a un déplacement – le Spiegelbild, c’est cela –, cela devient une image
symbolique. C’est l’influence de Hegel chez Kretschmer.
Jacques-Alain Miller — C’est assez joli : « délire sensitif des relations sociales ».
26. Note adressée après la conférence par Guy Briole : Kurt Schneider fut le contemporain de Kretschmer et ils eurent un
parcours similaire durant la période de la guerre : K. Schneider prit ses distances d’avec l’Institut de Munich quand
les idées qui s’y firent jour étaient proches des positions du national-socialisme et il refusa toutes les chaires qui lui
furent offertes. Il succéda en 1946 à son homonyme, Carl Schneider – membre du parti national-socialiste depuis
1932, rédacteur du texte « Art dégénéré et art pathologique », « sur-expert » dans le programme d’extermination des
malades mentaux – à la chaire de psychiatrie à Heidelberg. Dans le même temps, Kretschmer reprit celle de Tübingen.
Kretschmer et Schneider avaient Jaspers comme référence commune, bien que chacun ait suivi d’une manière dif-
férente son enseignement. Tous deux reprirent la notion de « réaction à l’événement vécu » mais se séparèrent sur
les notions de processus et de développement individualisées par Jaspers. Kretschmer a été plus inventif comme nous
l’a très bien montré Ph. De Georges, là où K. Schneider avait fait de la séparation de Jaspers un véritable dogme. À
la publication du livre de Kretschmer en 1929, les attaques de l’Institut de Munich furent très virulentes et Jaspers
ne fut pas non plus très enthousiaste. Il écrivait : « Ce pourrait être, par son contenu, un livre classique, mais ce n’en
est pas encore un. Pour être un Classique, il lui manque l’achevé et le clair qui se passent d’accessoires. » K. Schneider
reste connu pour sa description des « personnalités psychopathiques ».

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