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CRISES D’IDENTITÉ SEXUÉE

Rosa Elena Manzetti, Traduction d’ Ombretta Graciotti, Jacques Peraldi

L'École de la Cause freudienne | « La Cause freudienne »

2009/3 N° 73 | pages 25 à 28
ISSN 2258-8051
ISBN 9782905040671
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-la-cause-freudienne-2009-3-page-25.htm
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Crises d’identité sexuée


Rosa Elena Manzetti*

« L’impasse sexuelle sécrète les fictions qui rationalisent l’impossible dont elle provient »
Jacques Lacan, « Télévision »

Présentant le thème des dernières journées de l’École de la Cause freudienne,


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Jacques-Alain Miller disait que le rapport du sujet au phallus et à l’objet a –
autrement dit à tous les objets de jouissance ayant une valeur de signifiants
imaginaires – existe en tant que tel, mais qu’il n’en va pas de même pour le rapport
sexuel qui, lui, n’existe pas. On peut même dire qu’il est une véritable faille du réel.
Ce rapport est conditionné par la pratique du langage et les parlêtres s’efforcent dès
lors de le constituer sur le plan des semblants. Par là, à moins d’ôter aux êtres
humains la faculté de parler, la faille du rapport sexuel impossible ne peut être
comblée. Les fantasmes, délires, inventions et symptômes se localisent dans ce vide.
À l’époque du premier enseignement de Lacan, il semblait que quelque chose du
rapport sexuel pouvait s’écrire par la voie de l’identification : être ou avoir le
phallus. Mais à partir de 1971, Lacan considère au contraire le phallus comme un
obstacle au rapport sexuel, en ceci que la jouissance phallique, hors corps, ne dit
rien de la jouissance du corps en jeu dans la féminité. Si Freud n’a pas cessé de croire
à la bisexualité, il s’est cependant refusé à la fonder dans le biologique : la bisexualité
est psychique, elle a à voir avec le phallus. Ce n’est pas l’autre sexe qui est refoulé,
mais le phallus. On ne peut pas dire à chacun sa libido, il n’y a qu’une seule libido
et elle est phallique. Le 17 février 19711, après avoir abordé la lettre à partir de la
langue chinoise, Lacan affirme que la fonction du phallus rend désormais

*
Rosa Elena Manzetti est psychanalyste, membre de la Scuola lacaniana di psicoanalisi [SLP]. Ce texte a été présenté lors
des Journées annuelles de la SLP (16-17 mai 2009, Naples) qui avaient pour titre Variazioni sessuali e realtà dell’inconscio
[« Variations sexuelles et réalité de l’inconscient »].
1. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, Paris, Seuil, 2006, chap. IV.

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insoutenable la thèse d’une bipolarité sexuelle de type yin / yang. Non seulement le
phallus introduit une dissymétrie au niveau de la jouissance et du désir, mais il fait
également obstacle au rapport entre ce qui dénoterait le masculin d’une part, et le
féminin d’autre part.
Le signifiant procure au sujet une identité de semblant, mais il ne comble pas l’écart
entre son identité sexuelle, au sens de l’appartenance à un sexe, et son identité
singulière, relative à la jouissance. L’assomption, par le sujet, de son propre être
sexué requiert une symbolisation, mais celle-ci n’est pas suffisante pour recouvrir le
fait que la différence sexuelle ne s’écrit pas dans l’inconscient. Il y a là un réel en
jeu, un référent indicible qui conditionne le rapport au sexe, et qui implique que le
choix du sexe ne résulte pas d’une décision arbitraire du sujet. C’est pourquoi le
signifiant phallique, s’il est sans doute une boussole du désir, ne fournit néanmoins
aucune garantie concernant l’acte sexuel. Face à celui-ci, comme à n’importe quel
acte, le sujet est seul. C’est peut-être pour cela que Lacan a pu dire que « l’être sexué
ne s’autorise que de lui-même »2.
Freud l’avait déjà mis en évidence : la réponse de l’inconscient à l’énigme du désir
de l’Autre n’admet pas l’altérité. Pour l’inconscient, il n’existe qu’un seul sexe, le
phallus. La réponse de l’inconscient au désir de l’Autre comme désir de l’Un laisse
le sujet dans l’ignorance de l’existence de l’Autre sexe. L’inconscient, tellement
bavard en matière de sexualité, ne répond pourtant que par le silence à la question
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du rapport entre l’homme et la femme. Lacan en tire la conséquence que « dans la
psychanalyse (parce qu’aussi bien dans l’inconscient) l’homme de la femme ne sait
rien, ni la femme de l’homme. Au phallus se résume le point de mythe où le sexuel
se fait passion du signifiant »3. Par conséquent, « le signifiant ne peut donner corps
à une formule qui soit du rapport sexuel. D’où mon énonciation : il n’y a pas de
rapport sexuel, sous-entendu : formulable dans la structure ».
Cette formule lacanienne rend compte d’un impossible qui fonde la position du
sujet quant au sexuel. Cet impossible exige de chacun l’invention d’un dire
singulier, à partir duquel un sujet s’autorise à l’acte. Ce dire domine les dits sur le
sexe et caractérise la dimension du réel qui se présente, dans une analyse, comme
limite du sens et de la signification sexuelle. Le réel du sexe est connexe à
l’expérience de jouissance, elle-même contingente.
Dans « Radiophonie », nous retrouvons ainsi le fondement de ce que Lacan
appelait, dans « Télévision », la « malédiction sur le sexe »4. Mais il lui faudra
ensuite, dans « L’étourdit » et dans son Séminaire Encore, faire un pas
supplémentaire, pour déduire, de l’inexistence du rapport sexuel dans l’inconscient,
le fait que le champ de la jouissance du parlêtre se structure et s’ordonne autour
d’un impossible. Explorant les modes de jouissance, il les identifiera et les opposera
à une jouissance inaccessible au parlêtre.

2. Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent », leçon du 9 avril 1974, inédit.
3. Lacan J., « Radiophonie », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 412-413.
4. Lacan J., « Télévision », Autres écrits, op. cit., p. 531.

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Ce qui devient décisif est alors l’inaccessibilité réelle de la jouissance du corps de


l’Autre5. De quoi jouit donc le parlêtre ? Du reste. Ce reste, qu’il faut entendre
d’abord au sens de « ce qu’il y a sous l’habit et que nous appelons le corps [et qui]
n’est peut-être que ce reste que j’appelle l’objet a »6, n’exclut pas le sens du plus-de-
jouir comme produit de l’opération du discours du maître, et donc, aussi bien, du
discours de l’inconscient.
À l’inexistence du rapport sexuel, corrélée à l’instauration du discours du maître,
Lacan ajoute certaines considérations sur la mutation qui donne à ce discours son
style capitaliste. Dans la leçon du 6 janvier 1972, à Sainte-Anne, il pose que « ce qui
distingue le discours du capitalisme est ceci – la Verwerfung, le rejet, le rejet hors de
tout l’échange symbolique. Ce qui a pour conséquence le rejet de quoi ? De la
castration. Tout ordre, tout discours qui s’apparente du capitalisme, laisse de côté ce
que nous appellerons les choses de l’amour »7. La forclusion de la castration se centre
sur le produit de l’opération castration, sur l’objet a dans sa fonction de cause du désir.
Comme Freud nous l’avait déjà montré, la forclusion est sans retour. Et Lacan de
préciser : « C’est bien pour ça que deux siècles après ce glissement […] la castration y
fait finalement son entrée irruptive sous la forme du discours analytique. »8
Si le discours du capitaliste est le seul à ne pas être fondé sur le renoncement à la
jouissance, les sujets qui y sont impliqués ne sont pas pour autant à l’abri du
manque-à-jouir. Ce qui spécifie cependant ce discours, c’est la croyance en une
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possible saturation du manque-à-jouir, à partir de quoi il prescrit les objets qu’il
fabrique. Ces objets et leur usage promus par le discours contemporain contribuent
à définir – sans toutefois la déterminer totalement – la jouissance « qui désormais
ne se situe que du plus-de-jouir »9.
Cela nous permet de saisir que la morale sexuelle du XXIe siècle n’est pas déterminée
par la norme dite hétérosexuelle. Cette norme, spécifique à l’ordre symbolique du
discours du maître, a contribué à la légitimation normalisante de la sexualité dans
le cadre du couple homme – femme. Or, l’organisation sociale fondée sur les
semblants des différences entre l’homme et la femme a commencé à s’altérer vers la
fin du XXe siècle, autant par la mutation du discours du maître en discours
capitaliste – qui, lui, n’établit pas un lien social –, que par les découvertes
scientifiques qui ont dissocié sexualité et procréation.
Avec la mutation du discours, une interrogation émerge, qui porte sur ce que
l’identité doit au sexe et à l’érotisme. Depuis la fin du XXe siècle, le sexe est
problématisé par le droit universel à la jouissance. L’effet qui en découle n’est autre
que la fragmentation du lien social en communautés instables qui nécessitent de
nouvelles normes. Alors, un nouveau symptôme social apparaît, résultante de la

5. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 11.
6. Ibid., p. 12.
7. Lacan J., « Le savoir du psychanalyste », entretiens de Sainte-Anne (1971-1972), leçon du 6 janvier 1972, inédit.
8. Ibid.
9. Lacan J., « Télévision », op. cit, p. 534.

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tension entre la ségrégation créée par la société et la tendance à l’agrégation autour


de formes de jouissance homogènes.
Être gay, par exemple, a commencé par indiquer l’identification sociale où se
retrouvent ceux qui pratiquent un style de vie caractérisé par diverses pratiques
érotiques non hétérosexuelles. Ensuite, les phénomènes sociaux de l’outing ont
suscité le débat sur le sens de l’identité gay, jusqu’à ce que se pose la question de
savoir comment on pouvait définir le sexe en termes d’identité : les divers modes de
jouissance du corps peuvent-ils définir une différence sexuelle ?
La nouvelle morale du discours capitaliste laisse certainement plus ou moins libre
cours aux différentes versions du sexe, qui ne peuvent être définies ni comme
homosexuelles, ni comme hétérosexuelles. En effet, l’expérience analytique de
l’inconscient démontre que le désir ne s’inscrit dans aucun signifiant de la
demande, et que la sexualité fait trou dans la vérité. Ignorant la manière dont la
castration répartit les hommes et les femmes selon leur relation à la fonction
phallique – tout ou pas-tout phallique –, le sexe réduit la vérité du désir d’un sujet
et du manque dans l’Autre à la jouissance qui colonise le corps.
Trois modalités de suppléance au rapport sexuel se rencontrent de plus en plus
fréquemment dans notre pratique : la réalisation de l’amour en dehors du sexe
comme stratégie d’amitié pour vivre ensemble ; le ravalement, sur une scène, du désir
à l’objet fétiche qui le cause ; la réalisation d’une jouissance sans partenaire. Une
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question fondamentale en découle : de quelle manière un corps, dont la capacité
propre de jouissance est solitaire et limitée, et qui est connecté aux pulsions partielles
a-sexuées, peut-il se faire électivement attirer par un autre corps jusqu’à s’accoupler ?
Une seule réponse : par le biais du langage inconscient spécifique à chacun.
En tant que lien social, chaque discours est, en effet, un ordre établi via le langage,
et il règle des jouissances-types en une offre spécifique de jouissance. Cependant,
comme Lacan le souligne, les affaires de cœur sont hors discours, celui-ci ne
pouvant les contrôler. La solution symptomatique qu’un sujet trouve pour pallier
l’absence de rapport sexuel n’est jamais une solution socialisante. Chacun doit faire
face au corps à corps sexuel sans le soutien d’aucun discours établi. Le symptôme
en tant que sexuel fait objection au lien social conventionnel.
Or, l’offre du système capitaliste fait passer toutes les jouissances dans le mécanisme
globalisé de la production et de la consommation. Aujourd’hui, où les États tendent
à prendre en main la vie de chacun, les symptômes jugés inquiétants sont ceux qui
mettent en danger la vie et la compétitivité, et ils sont donc considérés comme des
troubles à corriger. Pour ce qui est du sexe, tout, dans le discours contemporain, est
permis par principe, dans les limites d’un consensus réciproque – sauf peut-être la
pédophilie. Il demeure que la permissivité dans la construction des « fictions » qui
répondent à l’absence du rapport sexuel, n’efface pas pour autant la solitude
structurale du sujet face au sexe.

Traduction d’Ombretta Graciotti et de Jacques Peraldi, relue par l’auteur.

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