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Éric Laurent
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*Du 4 au 8 septembre 2006, Jacques Munier a consacré son émission « Les chemins de la connaissance » à la clinique
psychanalytique contemporaine invitant successivement Eric Laurent, Marie-Hélène Brousse, Carole Dewambrechies-
La Sagna, Francisco-Hugo Freda, Philippe Lacadée.
Transcriptions par M-Ch Jannot, C.Danloy, C.Richard revues par H.Damase.
( Textes publiés avec l'autorisation de France Culture)
La psychose ordinaire
Éric Laurent*
Précisément, c’est à la lecture de Freud que reste actuellement suspendue la question de savoir
si la psychanalyse est une science ou – soyons modestes, peut apporter à la science une
contribution – ou bien si sa praxis n’a aucun des privilèges de rigueur dont elle se targue
pour prétendre lever la mauvaise note d’empirisme qui a déconsidéré de toujours les données
comme les résultats des psychothérapies, pour justifier aussi le très lourd appareil qu’elle
emploie, au défi semble-t-il parfois, et de son aveu même, du rendement mesurable 1.
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Éric Laurent – Ce texte que vous avez choisi définit notre actualité. Le champ des
psychothérapies est en effet parcouru et renouvelé par une tension nouvelle entre les
tenants du mesurable et ceux qui critiquent l’appareil conceptuel de la psychanalyse et
tentent de faire accroire que cet appareil conceptuel ne tiendrait pas, face à la médecine
* Éric Laurent est psychanalyste, membre de l’École de la Cause freudienne, délégué général de l’Association Mondiale
de Psychanalyse (AMP).
1. Jacques.Munier commence l’émission en lisant à l’antenne un propos tenu par Jacques Lacan en mai 1976.
Jacques Lacan a repris cette intervention dans sa préface à l’ouvrage de Robert Georgin : Lacan, Lausanne, L’Âge
d’Homme, Cahiers CISTRE n° 3, novembre 1977, p. 9. (Ce texte a par la suite été republié in La lettre mensuelle,
n° 102, septembre-octobre 1991, p. 57.)
fondée sur les preuves des longues séries statistiques. Or, le champ de la psychose
ordinaire se justifie par l’abord qualitatif que la psychanalyse peut en faire, puisqu’il
n’est pas objectivable dans des comportements évaluables et mesurables, et qu’il est
difficilement intégrable dans les séries statistiques.
Il est intéressant d’observer le chemin parcouru par la psychanalyse depuis la Seconde
Guerre mondiale. Dans le mouvement psychanalytique, la situation était étrange. Dans
ses dernières œuvres [1939], Freud mettait les psychanalystes en garde contre un
enthousiasme thérapeutique à propos de la psychose et il leur conseillait de se centrer
sur le noyau de la pratique des dites névroses. Au même moment, en Angleterre, une
psychanalyste originaire d’Europe centrale, Mélanie Klein, développait et affirmait
fortement la possibilité d’aborder et de traiter les psychoses, non seulement celles de
l’enfant où elle développait une technique particulière et levait ainsi des espoirs de
prévention importants, mais aussi celles de l’adulte. Elle formait aussi des élèves,
comme Wilfred Bion par exemple, qui allait adapter à l’adulte un nouveau mode de
traitement des psychoses. Tout cela a engendré une atmosphère très effervescente dans
les années de l’immédiat après-guerre, avec un très grand foisonnement des méthodes
proposées ou, disons plutôt, de la mise au point des appareils permettant à la
psychanalyse de pouvoir capter l’originalité du phénomène psychotique.
Nous sommes là avant la rencontre des neuroleptiques, dont on peut dire qu’elle est un
peu le fait du hasard et, plus globalement, avant l’introduction des médicaments dans
le traitement des psychoses. On sait que, par extension des applications d’un
anesthésique, la chlorpromazine allait donner le premier modèle de psychotrope
généralisé. Toujours est-il qu’à partir des années soixante, la prescription des
médicaments a permis de maintenir le dialogue avec des sujets psychosés bien au-delà
de ce qui était possible auparavant.
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É.L. – Ce sont en effet des maladies très graves. Pourtant, nous assistons à cet égard à
une très grande extension de la pratique psychanalytique, des consultations
psychiatriques et de la clinique en ville. Des personnes vont à l’occasion voir le
psychiatre après avoir parlé des mouvements qui les traversent avec leur généraliste. La
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J.M. – Est-ce un phénomène lié à l’état actuel de nos sociétés ou à leur évolution ? Est-ce un
intérêt progressif des psychanalystes pour ce domaine ou est-ce la recherche qui a ouvert des
perspectives, ou les deux à la fois ?
É.L. – Oui et il n’a jamais rompu avec sa présentation de cas, grâce à laquelle des
générations de psychanalystes se sont formés à la discipline de l’entretien avec le sujet
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J.M. – Interpréter les psychoses, c’est avoir un regard sur l’inconscient à ciel ouvert…
É.L. – Oui, c’est-à-dire un inconscient dont le ciel n’est pas couvert par ce que Freud
appelait le complexe d’Œdipe. L’essentiel n’est plus la tragédie de Sophocle, où le petit
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garçon veut tuer son papa pour avoir sa maman pour lui seul et coucher avec elle. C’est
au-delà de ça. Le complexe d’Œdipe répond plutôt à la question que Ludwig
Wittgenstein posait à sa sœur en analyse avec Freud : « Quand Freud sait-il qu’il doit
s’arrêter ? Et pourquoi s’arrête-t-il sur la question du père ? » Le philosophe
s’interrogeait sur l’interprétation dans le langage. Eh bien ! C’est ça, le complexe
d’Œdipe. Dans les névroses, il y a un point qui est le nec plus ultra : on ne va pas plus
loin. C’est dire qu’il y a un personnage central qui définit la vie psychique, le drame
psychique de chacun. C’est le père, ses défauts, ses limites, tout ce qu’on a à lui
reprocher.
J.M. – Le Nom-du-Père ?
É.L. – Oui, ce Nom-du-Père fait point d’arrêt, point de capiton, dit Lacan. Or, c’est
justement ce point-là qui n’existe pas dans les psychoses. Alors, comment est-ce que ça
s’arrête ? Comment œuvre la certitude qui se déploie dans les psychoses ? C’est ainsi
que se fait le passage de la psychose extraordinaire à la psychose ordinaire, un terme que
Jacques-Alain Miller a introduit il y a une dizaine d’années. Cette proposition conserve
le terme de psychose qui date du XIXe siècle, que la psychiatrie actuelle met en doute,
questionne. Ce terme, nous le conservons car c’est l’héritage de la clinique
psychiatrique classique d’avant le médicament, celle dont les praticiens – les élèves mais
aussi les maîtres – s’intéressaient aux déclarations du sujet.
É.L. – Bien entendu, on les notait pour savoir comment se repérer. On pensait
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É.L. – Il est vrai que les psychanalystes rencontrent dans leur pratique toutes sortes de
sujets psychotiques dans ce continuum qui lui-même évolue. L’action des psychotropes
a profondément modifié les modalités de traitement de la souffrance psychique. Le
médicament agit et permet de traverser des crises ou des moments aigus. Il est alors
d’un usage discontinu. Il agit aussi parfois à titre préventif. Il ne résoud cependant pas
tout. L’expérience singulière que fait chacun des modalités de sa souffrance psychique
2. IRMA (ouvr. coll.), La psychose ordinaire. La convention d’Antibes, Paris, Agalma / Le Seuil, 1999.
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J.M. – Y a-t-il une extension quantitative de ces psychoses, de ces affections aujourd’hui ?
3. Cf. : Ehrenberg A., La fatigue d’être soi. Dépression et société, Paris, Odile Jacob, 1998/1999 ; Lipovetsky G., Le cré-
puscule du devoir. L’éthique indolore des nouveaux temps démocratiques, Paris, Gallimard, 1992.
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J.M. – Comme si, dans cette société d’individualistes, chacun devait créer son propre
modèle…
É.L. – Parce qu’elle se situe autrement et procède par entretiens, questionnaires, etc., la
sociologie est amenée à sous-estimer ce qu’on pourrait appeler la folie, ou
l’incomplétude de l’Autre, et les effets que cela induit. C’est non seulement un effet de
fatigue et de dépression mais aussi un effet de folie ordinaire. Telle est la contribution
que la psychanalyse apporte à ce champ.
J.M. – Entre la psychose ordinaire et la folie ordinaire, il n’y a qu’un pas au niveau de
l’expression. En tout cas, cela pose la question de savoir finalement qui est fou, et surtout ce
qu’est qu’un fou. Pour y répondre, Lacan préconisait de se faire le « secrétaire de l’aliéné ».
É.L. – Vingt ans après le Séminaire sur les psychoses, nous sommes au cœur de cette
problématique. Lacan dit : Ce n’est plus un privilège d’être fou. Étrange privilège, sans
doute ! C’est surtout l’expression d’une volonté de ne pas aborder la question de la folie
à partir d’un déficit, mais à partir d’un abord original du langage. On sait que Joyce n’a
pas présenté dans sa vie de symptômes ayant nécessité le recours à la psychiatrie – cela
n’a malheureusement pas été le cas de sa fille qui a passé des années à hôpital. C’est dans
un continuum que la question peut être posée à son propos. La volonté de Lacan est de
saisir l’inconscient et ses modes de distribution dans les catégories du réel, du
symbolique et de l’imaginaire. Résumons : l’imaginaire, c’est le corps ; le symbolique,
ce sont les mots que l’on dit ; le réel, ce sont les effets qu’a la jouissance sur le corps, les
événements qui traversent ce corps pris dans une substance jouissante. Il s’agit de saisir
cette distribution-là à partir d’un mode de généralisation suffisamment puissant, qui
permette de se passer qualitativement de la partition trop simple entre les catégories de
la psychose extraordinaire et de la névrose standard.
4. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, Paris, Le Seuil, 2005, p. 77 & 87-89.
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J.M. – La cure est beaucoup une question d’écoute et d’interprétation, ce qui pose aussi toute
la question du langage. Lacan a beaucoup insisté sur ce point. Vous évoquiez qu’un certain
nombre d’avancées dans les domaines de la biologie et de la chimie des médicaments avaient
fait évoluer notre regard sur la psychose ; mais il y a eu également les théories du langage et,
notamment aujourd’hui, la pragmatique, l’analyse des discours. C’est aussi cette évolution
scientifique qui nous permet de porter un autre regard sur la psychose…
J.M. – Les études récentes sur la pragmatique du langage aboutissent, notamment chez
certains linguistes après Noam Chomsky, à dire qu’au fond on ne sait jamais ce qu’on dit.
On ne peut le savoir que par le moyen de la conversation, de l’échange linguistique. Loin
d’avoir ignoré les lumières importantes apportées par la pragmatique à la théorie
psychanalytique dans son approche de la psychose, Lacan en a fait profiter celle-ci.
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É.L. – Car le rapport à la langue est dénudé, en effet. C’est une variante du « ciel
ouvert » que Freud avait établie. Il n’y a plus les paravents, il n’y a plus les couvertures,
il n’y a plus les assurances que donnait le fait que les mots veulent dire une chose,
puisque en dernière instance le père l’a dit dans ces déclinaisons du Nom-du-Père et de
la tradition. Là, il y a plutôt une conversation qui doit ne pas se fermer dans la clôture
délirante mais permettre une ouverture, un cheminement sur le sens de l’expérience.
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