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LA PSYCHOSE ORDINAIRE

Éric Laurent

L'École de la Cause freudienne | « La Cause freudienne »

2007/1 N° 65 | pages 187 à 196


ISSN 2258-8051
ISBN 9782905040565
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-la-cause-freudienne-2007-1-page-187.htm
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La clinique
contemporaine
à France Culture*
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*Du 4 au 8 septembre 2006, Jacques Munier a consacré son émission « Les chemins de la connaissance » à la clinique
psychanalytique contemporaine invitant successivement Eric Laurent, Marie-Hélène Brousse, Carole Dewambrechies-
La Sagna, Francisco-Hugo Freda, Philippe Lacadée.
Transcriptions par M-Ch Jannot, C.Danloy, C.Richard revues par H.Damase.
( Textes publiés avec l'autorisation de France Culture)
La psychose ordinaire
Éric Laurent*

Précisément, c’est à la lecture de Freud que reste actuellement suspendue la question de savoir
si la psychanalyse est une science ou – soyons modestes, peut apporter à la science une
contribution – ou bien si sa praxis n’a aucun des privilèges de rigueur dont elle se targue
pour prétendre lever la mauvaise note d’empirisme qui a déconsidéré de toujours les données
comme les résultats des psychothérapies, pour justifier aussi le très lourd appareil qu’elle
emploie, au défi semble-t-il parfois, et de son aveu même, du rendement mesurable 1.
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Jacques Munier – C’est donc sous le signe de l’empirisme et de la clinique que nous allons
évoquer les nouveaux champs ouverts par la psychanalyse ou encore l’évolution de la pratique
et de la théorie analytiques, dans des domaines plus traditionnels comme la psychose. Il s’agit
par là d’aboutir à une vue d’ensemble de la recherche clinique en psychanalyse, afin de voir
apparaître ce qui remonte du cabinet de l’analyste en ces temps troublés, et qui en dit long
sur l’état de notre société. Vous avez travaillé sur le thème de la psychose depuis le texte
canonique de Freud dans les Cinq psychanalyses consacré aux Mémoires… du président
Schreber et à sa grave psychose paranoïaque. Il y a eu depuis un long chemin parcouru par
les psychanalystes, notamment dans les années cinquante.

Éric Laurent – Ce texte que vous avez choisi définit notre actualité. Le champ des
psychothérapies est en effet parcouru et renouvelé par une tension nouvelle entre les
tenants du mesurable et ceux qui critiquent l’appareil conceptuel de la psychanalyse et
tentent de faire accroire que cet appareil conceptuel ne tiendrait pas, face à la médecine

* Éric Laurent est psychanalyste, membre de l’École de la Cause freudienne, délégué général de l’Association Mondiale
de Psychanalyse (AMP).
1. Jacques.Munier commence l’émission en lisant à l’antenne un propos tenu par Jacques Lacan en mai 1976.
Jacques Lacan a repris cette intervention dans sa préface à l’ouvrage de Robert Georgin : Lacan, Lausanne, L’Âge
d’Homme, Cahiers CISTRE n° 3, novembre 1977, p. 9. (Ce texte a par la suite été republié in La lettre mensuelle,
n° 102, septembre-octobre 1991, p. 57.)

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fondée sur les preuves des longues séries statistiques. Or, le champ de la psychose
ordinaire se justifie par l’abord qualitatif que la psychanalyse peut en faire, puisqu’il
n’est pas objectivable dans des comportements évaluables et mesurables, et qu’il est
difficilement intégrable dans les séries statistiques.
Il est intéressant d’observer le chemin parcouru par la psychanalyse depuis la Seconde
Guerre mondiale. Dans le mouvement psychanalytique, la situation était étrange. Dans
ses dernières œuvres [1939], Freud mettait les psychanalystes en garde contre un
enthousiasme thérapeutique à propos de la psychose et il leur conseillait de se centrer
sur le noyau de la pratique des dites névroses. Au même moment, en Angleterre, une
psychanalyste originaire d’Europe centrale, Mélanie Klein, développait et affirmait
fortement la possibilité d’aborder et de traiter les psychoses, non seulement celles de
l’enfant où elle développait une technique particulière et levait ainsi des espoirs de
prévention importants, mais aussi celles de l’adulte. Elle formait aussi des élèves,
comme Wilfred Bion par exemple, qui allait adapter à l’adulte un nouveau mode de
traitement des psychoses. Tout cela a engendré une atmosphère très effervescente dans
les années de l’immédiat après-guerre, avec un très grand foisonnement des méthodes
proposées ou, disons plutôt, de la mise au point des appareils permettant à la
psychanalyse de pouvoir capter l’originalité du phénomène psychotique.
Nous sommes là avant la rencontre des neuroleptiques, dont on peut dire qu’elle est un
peu le fait du hasard et, plus globalement, avant l’introduction des médicaments dans
le traitement des psychoses. On sait que, par extension des applications d’un
anesthésique, la chlorpromazine allait donner le premier modèle de psychotrope
généralisé. Toujours est-il qu’à partir des années soixante, la prescription des
médicaments a permis de maintenir le dialogue avec des sujets psychosés bien au-delà
de ce qui était possible auparavant.
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J.M. – Traditionnellement, la psychanalyse recommandait de ne pas trop écouter le
psychotique et de faire parler le névrosé.

É.L. – Elle recommandait de ne pas se laisser emporter par le délire. Le premier


traitement psychanalytique d’un cas de psychose extraordinaire, fut historiquement le
fait de Jung. Il rencontre très tôt, en 1911, un psychiatre psychotique qu’il traite.
D’abord enchanté du rendement du traitement, il s’épuise rapidement et finit par écrire
à Freud : « Je n’arrive plus à l’arrêter. » Il n’a plus le pouvoir de mettre une limite à la
production hyperbolique qui s’est imposée à lui.

J.M. – La conception même de la psychose a beaucoup évolué. Traditionnellement, ce terme


désignait des affections psychiques graves comme la paranoïa, le délire paranoïaque, les
bouffées délirantes et la schizophrénie…

É.L. – Ce sont en effet des maladies très graves. Pourtant, nous assistons à cet égard à
une très grande extension de la pratique psychanalytique, des consultations
psychiatriques et de la clinique en ville. Des personnes vont à l’occasion voir le
psychiatre après avoir parlé des mouvements qui les traversent avec leur généraliste. La

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La psychose ordinaire

notion de dépression a rencontré un grand succès. L’acception commune du terme de


dépression est passée dans les mœurs. C’est maintenant une sorte de continuum qui va
de la tristesse accentuée jusqu’à la dépression grave et à la mélancolie. Un accent
nouveau est mis sur la bipolarité, dite maniaque ou mélancolique, ou les deux à la fois.
Alors, on trouve aussi une sorte de continuum du côté de la psychose. Il n’y a plus
seulement ces psychoses extraordinaires que la clinique classique psychiatrique, celle
d’avant le médicament, mettait en valeur ; il y a aussi toutes sortes de phénomènes dans
ce continuum de la dite dépression. Quant aux psychanalystes, leur pratique les amène
à voir surtout des personnes qui relèvent de la psychose ordinaire. Entre les névroses
classiques d’un côté et les psychoses extraordinaires de l’autre, se trouvent donc des
phénomènes mélangés, mixtes, qui ne sont pas facilement assignables. Il y a là un
champ nouveau d’exploration clinique qui justement doit être qualitativement exploré.
Névrose et psychose doivent cependant toujours être distinguées comme deux pôles
tout à fait fondamentaux.

J.M. – Est-ce un phénomène lié à l’état actuel de nos sociétés ou à leur évolution ? Est-ce un
intérêt progressif des psychanalystes pour ce domaine ou est-ce la recherche qui a ouvert des
perspectives, ou les deux à la fois ?

É.L. – Les psychanalystes n’ont jamais cessé de maintenir un programme de recherche.

J.M. –Lacan lui-même, en 1956, dirigeait un Séminaire sur les psychoses…

É.L. – Oui et il n’a jamais rompu avec sa présentation de cas, grâce à laquelle des
générations de psychanalystes se sont formés à la discipline de l’entretien avec le sujet
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psychotique…

J.M. – Où se pose la question de l’interprétation…

É.L. –Oui, et la question de savoir comment pouvoir s’approcher au plus près de la


singularité du sujet avec qui il s’entretenait. Ce sujet, comment l’aider, comment, dans
cet entretien, obtenir des effets sur la construction en cours à l’occasion de son délire,
ou comment l’éloigner de tel passage à l’acte et comment pouvoir agir au mieux ? Après
le Séminaire dont vous parliez, Lacan a produit son écrit intitulé « D’une question
préliminaire à tout traitement possible de la psychose ». Puis il n’a plus cessé de vouloir
saisir l’inconscient au-delà des limites que la structure de cet inconscient et sa
disposition reçoivent dans les névroses. Le programme de travail de Lacan a consisté
alors à saisir un inconscient à partir du champ des psychoses, qui est un champ
beaucoup plus vaste.

J.M. – Interpréter les psychoses, c’est avoir un regard sur l’inconscient à ciel ouvert…

É.L. – Oui, c’est-à-dire un inconscient dont le ciel n’est pas couvert par ce que Freud
appelait le complexe d’Œdipe. L’essentiel n’est plus la tragédie de Sophocle, où le petit

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garçon veut tuer son papa pour avoir sa maman pour lui seul et coucher avec elle. C’est
au-delà de ça. Le complexe d’Œdipe répond plutôt à la question que Ludwig
Wittgenstein posait à sa sœur en analyse avec Freud : « Quand Freud sait-il qu’il doit
s’arrêter ? Et pourquoi s’arrête-t-il sur la question du père ? » Le philosophe
s’interrogeait sur l’interprétation dans le langage. Eh bien ! C’est ça, le complexe
d’Œdipe. Dans les névroses, il y a un point qui est le nec plus ultra : on ne va pas plus
loin. C’est dire qu’il y a un personnage central qui définit la vie psychique, le drame
psychique de chacun. C’est le père, ses défauts, ses limites, tout ce qu’on a à lui
reprocher.

J.M. – Le Nom-du-Père ?

É.L. – Oui, ce Nom-du-Père fait point d’arrêt, point de capiton, dit Lacan. Or, c’est
justement ce point-là qui n’existe pas dans les psychoses. Alors, comment est-ce que ça
s’arrête ? Comment œuvre la certitude qui se déploie dans les psychoses ? C’est ainsi
que se fait le passage de la psychose extraordinaire à la psychose ordinaire, un terme que
Jacques-Alain Miller a introduit il y a une dizaine d’années. Cette proposition conserve
le terme de psychose qui date du XIXe siècle, que la psychiatrie actuelle met en doute,
questionne. Ce terme, nous le conservons car c’est l’héritage de la clinique
psychiatrique classique d’avant le médicament, celle dont les praticiens – les élèves mais
aussi les maîtres – s’intéressaient aux déclarations du sujet.

J.M. – On les notait scrupuleusement, on les interprétait…

É.L. – Bien entendu, on les notait pour savoir comment se repérer. On pensait
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atteindre ainsi un certain réel de la maladie, à partir des déclarations du patient, tandis
que la psychiatrie actuelle se consacre plutôt en silence à la recherche d’un test
biologique qui permettrait de séparer les affections. C’est par ce biais-là qu’on cherche
aujourd’hui le réel en jeu, qu’on n’a d’ailleurs toujours pas trouvé.

J.M. –On parle alors de « psychose compensée », de « psychose supplémentée », « non


déclenchée » ou « médiquée », ou encore de « psychose en thérapie », de « psychose en
analyse », de « psychose qui évolue » ou de « psychose sinthomée »… J’ai trouvé cette liste de
termes techniques dans l’ouvrage La psychose ordinaire. La convention d’Antibes 2, paru
en 1999…

É.L. – Il est vrai que les psychanalystes rencontrent dans leur pratique toutes sortes de
sujets psychotiques dans ce continuum qui lui-même évolue. L’action des psychotropes
a profondément modifié les modalités de traitement de la souffrance psychique. Le
médicament agit et permet de traverser des crises ou des moments aigus. Il est alors
d’un usage discontinu. Il agit aussi parfois à titre préventif. Il ne résoud cependant pas
tout. L’expérience singulière que fait chacun des modalités de sa souffrance psychique

2. IRMA (ouvr. coll.), La psychose ordinaire. La convention d’Antibes, Paris, Agalma / Le Seuil, 1999.

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La psychose ordinaire

reste à élaborer. C’est ce qui pousse certains à entreprendre un questionnement sur


l’expérience qu’ils ont traversée, le sens qu’elle peut avoit et la manière dont ils se sont
situés par rapport à ça. Le sujet s’en trouve le plus souvent assez ébranlé, en effet, pour
ne pas se contenter de conseils pieux comme : « Oubliez tout ça. Il ne s’est rien passé.
Votre vie peut continuer comme avant. » Il y a là des phénomènes tels que le sujet qui
a eu à les vivre trouvera dans la psychanalyse, dans la conversation singulière avec le
psychanalyste à propos de ce qu’il a traversé, des ressources pour s’orienter dans son
existence.

J.M. – Y a-t-il une extension quantitative de ces psychoses, de ces affections aujourd’hui ?

É.L. – Oui, selon l’avis général. Il y a une extension quantitative. Il y a moins de


névroses classiques.

J.M. – Moins d’hystéries, moins de névroses obsessionnelles ?

É.L. – Oui, ou bien elles prennent d’autres masques. C’est un débat. Il y a un


glissement de la clinique. La clinique n’est pas formée d’espèces biologiques
darwiniennes qui existeraient dans un monde à la Linné avec la classification des
espèces. Les biologistes eux-mêmes critiquent la notion d’espèce justement pour mettre
plutôt l’accent sur les processus. La clinique bouge pour des raisons qui tiennent au
savoir, à la technique. Il est évident que l’impact des médicaments, des psychotropes, a
créé un nouveau paradigme qui a déplacé les paradigmes anciens.

J.M. – Vous les utilisez éventuellement en cure ?


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É.L. – Bien entendu. La pratique psychanalytique contemporaine opère dans un
monde où le médicament est omniprésent. Chacun d’entre nous prend des
médicaments pour beaucoup de choses. Les sujets qui souffrent peuvent faire appel à
ces médicaments. Il y a donc ce point qui concerne le savoir, mais il y a aussi des
glissements socioculturels. La question du père est remaniée de fond en comble dans la
culture. Nous pouvons en déduire que si cet horizon du complexe d’Œdipe est
fondamental, la notion du père est néanmoins travaillée dans nos sociétés de façon
particulière. Le thème du déclin de l’autorité est mis en valeur. De plus en plus, les
sujets ne font plus confiance à la tradition, aux façons de faire, aux coutumes. Ils
inventent leur vie eux-mêmes. Cela donne un certain nombre de phénomènes que les
sociologues ont isolés comme la fatigue d’être soi, le crépuscule du devoir, – vous
reconnaissez les titres des livres d’Alain Ehrenberg et de Gilles Lipovetsky 3. Ces
phénomènes que pointent les sociologues accentuent le poids de réinvention que
chacun doit supporter.

3. Cf. : Ehrenberg A., La fatigue d’être soi. Dépression et société, Paris, Odile Jacob, 1998/1999 ; Lipovetsky G., Le cré-
puscule du devoir. L’éthique indolore des nouveaux temps démocratiques, Paris, Gallimard, 1992.

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Éric Laurent

J.M. – Comme si, dans cette société d’individualistes, chacun devait créer son propre
modèle…

É.L. – Parce qu’elle se situe autrement et procède par entretiens, questionnaires, etc., la
sociologie est amenée à sous-estimer ce qu’on pourrait appeler la folie, ou
l’incomplétude de l’Autre, et les effets que cela induit. C’est non seulement un effet de
fatigue et de dépression mais aussi un effet de folie ordinaire. Telle est la contribution
que la psychanalyse apporte à ce champ.

J.M. – Entre la psychose ordinaire et la folie ordinaire, il n’y a qu’un pas au niveau de
l’expression. En tout cas, cela pose la question de savoir finalement qui est fou, et surtout ce
qu’est qu’un fou. Pour y répondre, Lacan préconisait de se faire le « secrétaire de l’aliéné ».

Extrait du Séminaire XXIII de J. Lacan, Le sinthome.


À partir de quand est-on fou ? La question vaut la peine d’être posée. Mais pour l’heure, la
question que je me pose […] est celle-ci – Joyce était-il fou ? […] Fou, pourquoi après tout
Joyce ne l’aurait-il pas été ? Ceci d’autant plus que ce n’est pas un privilège, s’il est vrai que
chez la plupart le symbolique, l’imaginaire et le réel sont embrouillés au point de se
continuer les uns dans les autres, à défaut d’opération qui les distingue […]. Du même coup,
ce n’est pas un privilège que d’être fou. […] Pourquoi ne pas concevoir le cas de Joyce dans
les termes suivants ? Son désir d’être un artiste qui occuperait tout le monde, le plus de
monde possible en tout cas, n’est-ce pas exactement le compensatoire de ce fait que, disons,
son père n’a jamais été pour lui un père. […] N’y a-t-il pas quelque chose comme une
compensation de cette démission paternelle, de cette Verwerfung de fait, dans le fait que
Joyce se soit senti impérieusement appelé ? 4
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Dans cet extrait du Séminaire Le sinthome, Lacan fait allusion à la Verwerfung, la
forclusion du Nom-du-Père…

É.L. – Vingt ans après le Séminaire sur les psychoses, nous sommes au cœur de cette
problématique. Lacan dit : Ce n’est plus un privilège d’être fou. Étrange privilège, sans
doute ! C’est surtout l’expression d’une volonté de ne pas aborder la question de la folie
à partir d’un déficit, mais à partir d’un abord original du langage. On sait que Joyce n’a
pas présenté dans sa vie de symptômes ayant nécessité le recours à la psychiatrie – cela
n’a malheureusement pas été le cas de sa fille qui a passé des années à hôpital. C’est dans
un continuum que la question peut être posée à son propos. La volonté de Lacan est de
saisir l’inconscient et ses modes de distribution dans les catégories du réel, du
symbolique et de l’imaginaire. Résumons : l’imaginaire, c’est le corps ; le symbolique,
ce sont les mots que l’on dit ; le réel, ce sont les effets qu’a la jouissance sur le corps, les
événements qui traversent ce corps pris dans une substance jouissante. Il s’agit de saisir
cette distribution-là à partir d’un mode de généralisation suffisamment puissant, qui
permette de se passer qualitativement de la partition trop simple entre les catégories de
la psychose extraordinaire et de la névrose standard.
4. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, Paris, Le Seuil, 2005, p. 77 & 87-89.

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La psychose ordinaire

J.M. – La cure est beaucoup une question d’écoute et d’interprétation, ce qui pose aussi toute
la question du langage. Lacan a beaucoup insisté sur ce point. Vous évoquiez qu’un certain
nombre d’avancées dans les domaines de la biologie et de la chimie des médicaments avaient
fait évoluer notre regard sur la psychose ; mais il y a eu également les théories du langage et,
notamment aujourd’hui, la pragmatique, l’analyse des discours. C’est aussi cette évolution
scientifique qui nous permet de porter un autre regard sur la psychose…

É.L. – Il y a dans l’œuvre de Lacan aussi un tournant pragmatique. Il mettait l’accent


sur les discours qui sont les façons de faire, qui définissent le sens des mots, les usages
dans une société donnée, au-delà de la tradition. Au début des années soixante-dix, il a
proposé quatre discours, qu’il a définis comme des discours qui tiennent, des modes
standard, au-delà de la question des façons dont l’agrafe entre les mots et de ce qu’ils
veulent dire s’établit traditionnellement. L’inflexion de ce tournant pragmatique sur le
programme de la recherche quant à la psychose ordinaire est cruciale. Il s’agit de voir
comment les sujets s’y prennent pour tenter de faire tenir ensemble le parasite langagier
qui traverse leur corps et les événements extraordinaires dont ils ont à connaître à
l’occasion. Comment trouver ici une cohésion, sans le soutien de discours établis ?
Dans la psychose ordinaire, la pragmatique est donc au premier plan. C’est aussi ce qui
nous permet de nous séparer de l’approche de la psychose par le comportement. En
effet, si les psychoses extraordinaires se révélaient par des troubles du comportement
massifs, les comportements auxquels on a affaire dans la psychose ordinaire ne
présentent souvent rien de tel. Ce sont plutôt des bizarreries, des styles de vie
particuliers, des inventions. Vouloir traiter à partir du comportement peut dès lors
produire des phénomènes étranges, à partir du moment où on laisse tomber la façon
dont le sujet se définit lui-même, dont il parle de lui et, partant, se construit comme
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sujet dans un monde tout entier baigné par le langage.

J.M. – Les études récentes sur la pragmatique du langage aboutissent, notamment chez
certains linguistes après Noam Chomsky, à dire qu’au fond on ne sait jamais ce qu’on dit.
On ne peut le savoir que par le moyen de la conversation, de l’échange linguistique. Loin
d’avoir ignoré les lumières importantes apportées par la pragmatique à la théorie
psychanalytique dans son approche de la psychose, Lacan en a fait profiter celle-ci.

É.L. – Cet abord est à la fois linguistique et logique. La problématique de lecture


sceptique de Wittgenstein, que le philosophe américain Saul Kripke a beaucoup
développée – on parle du paradoxe de Kripkgenstein –, c’est qu’on ne sait le sens d’un
mot, finalement, que dans une stabilisation des usages, et qu’il est vain de vouloir le
définir en dehors d’un espace de conversation. C’est à quoi la psychose ordinaire invite
justement. Sans accompagner le sujet dans de grandes constructions ou déconstructions
à l’occasion délirantes mais toujours singulières, il s’agit de maintenir une conversation
sur les événements de corps qu’il a pu rencontrer et leur degré de certitude, et ce, sans
les réduire à des comportements, ou à la particularité, voire à l’éventuelle bizarrerie, du
style de vie d’un sujet.

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Éric Laurent

J.M. – On évoquait la forclusion du Nom-du-Père. Lacan souligne que cette forclusion


dénude le rapport à la langue. D’où l’importance de l’échange entre le psychanalyste et son
patient…

É.L. – Car le rapport à la langue est dénudé, en effet. C’est une variante du « ciel
ouvert » que Freud avait établie. Il n’y a plus les paravents, il n’y a plus les couvertures,
il n’y a plus les assurances que donnait le fait que les mots veulent dire une chose,
puisque en dernière instance le père l’a dit dans ces déclinaisons du Nom-du-Père et de
la tradition. Là, il y a plutôt une conversation qui doit ne pas se fermer dans la clôture
délirante mais permettre une ouverture, un cheminement sur le sens de l’expérience.
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