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La catégorie du semblant et l’acte analytique

Dimitris Sakellariou
Dans Psychanalyse 2017/2 (n° 39), pages 57 à 81
Éditions Érès
ISSN 1770-0078
ISBN 9782749255231
DOI 10.3917/psy.039.0057
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La catégorie du semblant
et l’acte analytique
Dimitris Sakellariou

Il y a une constante dans le parcours de Lacan, dans cette entreprise inédite qu’il
a menée par le biais de son enseignement et de sa pratique jusqu’au bout de sa vie :
son effort sans relâche pour fonder en raison la psychanalyse. Dans cette perspective, il
n’a pas cessé de forger son approche du réel à partir de la structure, après avoir dégagé
ce concept en rupture avec les cercles du structuralisme. Freud déjà posait le principe
qu’un concept psychanalytique ne se réduit jamais à une définition et qu’il est même
nécessaire d’en pousser l’élaboration jusqu’aux derniers retranchements afin que la
démonstration de son utilité et de sa valeur pour la psychanalyse soit faite. C’est la
nécessité de s’orienter dans la pratique qui dicte cet impératif et constitue le sens de sa
primauté sur la théorie, même s’il convient de préciser qu’il n’y a pas de dichotomie
entre les deux. Ainsi, s’orienter dans la structure équivaut à s’orienter dans le travail
analytique, devoir qui incombe aussi bien aux analysants qu’aux analystes, à ceci près
que pour l’analyste cela constitue une question cruciale en rapport avec son acte.
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Lacan dans la dernière période de son enseignement forge une thèse concernant
la position que l’analyste aurait à tenir pour remplir sa fonction. L’énoncé de cette
Titre partie
thèse qui s’est déclinée dans différentes formulations a surpris comme à son habi-
tude son auditoire par sa forme énigmatique dans la mesure où il se présente d’abord
comme un paradoxe : « L’analyste fait semblant d’objet a. » D’autres occurrences se
déclinent : faire venir l’objet a à la place du semblant, faire l’objet a en personne, occu-
per la place de semblant de a. Nous pourrions en constituer la série, dont l’équivoque
joue parfois des tours supplémentaires à l’effort d’en saisir une signification et surtout
la pertinence. C’est la conjonction entre l’objet a et la catégorie du semblant qui sur-
prend au premier abord, ainsi que la lecture possible du « faire semblant », dont le
sens dans l’usage courant de la langue française à laquelle appartient cette expression 1

Dimitris Sakellariou, dimps@free.fr


1. Dont la traduction dans d’autres langues est également problématique car il ne faut pas oublier que
les équivoques font souvent partie d’une langue particulière et peuvent perdre leur usage dans le cas
d’une traduction. À titre d’exemple, des expressions signifiant apparence, façade, guise, simulacre, show,
60 Psychanalyse n° 39

avoisine l’imitation ou le simulacre. Colette Soler disait à juste titre qu’il n’y a rien qui
se situe autant à l’opposé du semblant qu’un objet. Jacques-Alain Miller accentue l’op-
position entre semblant et réel au même titre que celle entre sens et réel. Ce n’est pas
tout, car en assimilant le sens au semblant, réduit à un « faux réel », il convient d’en
restituer le « vrai ». Un premier commentaire nous fait insister sur l’usage subversif
qu’introduit l’équivoque même que recèle ce terme de semblant, qui s’avère précieux
quant à son usage. C’est au point que la suppression de l’équivoque peut faire glisser
le sens vers une forme de cynisme.

Nous pouvons faire remarquer par ailleurs que l’opposition entre semblant et
acte est irréductible. Comme le note Lacan, il y a deux cas pour lesquels le terme de
semblant ne convient pas : tout d’abord, il dira que « l’inconscient ne fait pas sem-
blant » ; ensuite, l’acte analytique lui-même se situe à l’extrême opposé du semblant.
Pas de confusion possible donc entre semblant et acte. Pour l’analyste cette opposition
est cruciale, dans la mesure où il n’existe que de, et par son acte. C’est pourquoi Lacan
emploiera l’expression « il y a du psychanalyste », récusant l’usage de l’universel aussi
pour l’analyste.

Cependant nous rencontrons ici une difficulté logique supplémentaire, car il se


trouve qu’il n’y a pas d’auteur de l’acte. C’est le cas pour tout sujet. Le sujet est bien
effet de son acte et non pas auteur, puisque tout acte le transforme et le rend en même
temps effet. D’où une difficulté, celle de concevoir pour l’analyste la façon dont il
opère. Qu’est-ce qui opère finalement ? Où se situe son implication au niveau de l’acte
analytique ? Et, en définitive, qu’est-ce qu’un acte analytique ? Pour autant que Lacan
fait de l’acte analytique le paradigme même de l’acte.

La mise en tension entre acte et semblant devient édifiante lorsqu’on met en série
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deux énoncés en apparence contradictoires, « l’analyste fait semblant de a… en per-
sonne » et « l’analyste est fait de, avec l’objet a ». Cette apparente contradiction ne
peut se lever qu’à partir du moment où on arrive à rendre compte de cette double
implication de l’analyste par rapport à l’acte analytique. Car le prototype, s’il en est un,
de cet acte est le passage de l’analysant à l’analyste, acte insensé et incompréhensible à
priori. C’est de cet acte que l’analyste s’autorise et s’autorisera désormais dans l’exer-
cice de la psychanalyse. Il n’y a pas d’autorisation d’abord, et acte ensuite. Lacan a été
le premier à le forger. Nous pouvons alors concevoir que, s’il y a eu acte inaugural, il y
a des chances que tout acte opératoire soit un renouvellement de cet acte, qui ne peut
se dire premier que si la série des actes qui suivront vient l’instituer comme tel.

comme si, etc. circulent au sein des différents groupes psychanalytiques institués en Grèce. Le moins que
l’on puisse dire est qu’aucune de ces expressions ne rend l’équivoque qui subvertit le sens du terme pour
l’élever à la dignité d’une catégorie lacanienne.
La catégorie du semblant et l’acte analytique 61

C’est l’énigme autour de ce qu’on pourrait appeler plus que des motivations, le
moteur de cet acte qui a intrigué suffisamment Lacan pour qu’il se décide à inventer
le dispositif de la passe comme supplémentaire à celui, freudien, de la cure analytique.
Nous pouvons saisir dans l’après-coup l’enjeu de la question que ce dispositif est appelé
à traiter dans la mesure où cela peut éclairer la question de ce qui opère dans l’acte
analytique. On pourrait tenter de formuler cela d’une façon succincte en disant que
l’analyste est fait (au sens de fabriqué) avec l’objet a et que c’est cet objet mis « par ses
soins » à une certaine place qui devient l’opérateur de l’acte via le discours analytique.

Notre travail s’inscrit dans cet essai de saisir quelque chose de ce nœud par l’ap-
proche de ce concept du semblant, que Lacan a subverti en le rendant irréductible à la
série des synonymes que la langue française fournit. C’est un terme difficilement tra-
ductible dans nombre d’autres langues en dehors de l’anglais et peut-être de quelques
autres, tout en maintenant justement l’équivoque qui le rend opératoire. J’ai proposé
une traduction du semblant dans la langue hellénique par le terme proschmatikov 2.
Le sens est proche du terme français « pré-texte » tandis que l’étymologie tient de
l’« esquisse ». D’autres collègues ont traduit le semblant comme un synonyme d’ap-
parence. Je soutiens pour ma part qu’il s’agit d’un terme qui, au-delà du sens litté-
ral, renvoie au principe d’équivoque dont toute langue fourmille. Lacan en fera une
catégorie en lien avec celle des discours, où l’usage de ce terme de semblant succède
à celui initialement choisi d’agent, indiquant la place en haut à gauche comme point
d’insertion de chaque discours.

Mon hypothèse est que l’importance de cette catégorie s’appréhende dans l’effort
de Lacan de serrer au plus près la question de la structure en général, et les registres
du symbolique, de l’imaginaire et du réel en particulier, ainsi que les modalités de leur
nouage au sein du nœud borroméen. Ainsi, nous assistons de fait à une mutation de la
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catégorie du symbolique, comme nous le verrons. Reste que l’enjeu de cette entreprise
lacanienne, présente durant la décennie 1970, se vérifie par l’orientation vers la saisie
de ce qu’il a appelé des bouts de réel dans l’expérience analytique. Le réel reste insai-
sissable en tant qu’entité. L’opération analytique vise comme telle la saisie possible de
quelques bouts de réel afin de rendre compte de la béance qui existe dans les rapports
entre les sexes. Ce rapport frappé d’impossibilité logique constitue la découverte prin-
cipale de la psychanalyse. Nous constatons néanmoins que cette thèse, au-delà des
difficultés de compréhension, demeure étonnamment inassimilable « dans le monde »,
alors qu’elle se vérifie au quotidien dans les témoignages cliniques de chaque sujet. Il
s’agit d’une vérité en creux, qui constitue le pendant du scandale qu’avait suscité dans
la subjectivité de son époque la découverte par Freud de la sexualité infantile.

2. Provschma est l’équivalent du semblant, surtout au pluriel dans l’expression thrwv ta proschv mata,
« tenir les semblants ».
62 Psychanalyse n° 39

La tâche que nous nous sommes donnée dans cette étude consiste à examiner
comment le parcours du semblant à l’impossible rend compte de l’approche du réel
dans et à partir de l’opérativité de l’acte analytique, sans tomber dans les travers réduc-
tionnistes qui feraient de l’opposition entre semblant et réel un court-circuit binaire.
Si nous suivons Lacan, il n’y a d’accès au réel pour la psychanalyse qu’en passant par
la catégorie du semblant.

On pourra m’objecter que c’est pourtant le cas dans la psychose, où le semblant


ne fonctionne pas comme dans les névroses. Certes la réponse n’est pas simple, car
si le semblant semble court-circuité dans certains cas de psychose grave, la question
qui se pose est de savoir à quel prix pour la vie de ces sujets. En définitive, l’enjeu du
maniement du semblant s’avère peut-être encore plus crucial dans le cas des psychoses,
c’est-à-dire là où il fait initialement défaut.

Du semblant dans les rapports entre hommes et femmes


De la sexualité à la sexuation

L’inexistence du rapport sexuel ouvre tout un chapitre sur les modalités des rela-
tions humaines sur le plan de l’amour, du désir et de la jouissance, ainsi que sur les
principes de régulation qui suppléent à cette impossibilité logique de structure.

Au-delà de la polémique alimentée dans l’actualité par la rediffusion des théories


du genre émises par Stoller il y a déjà quelque temps, à la faveur des mouvements
revendicatifs pour la normalisation de toutes les options de modalités de jouissance
pour tous et pour chacun, il est frappant de constater que ce qui caractérise la tendance
de toutes ces revendications est le désarrimage des « nouveaux » modes de jouir d’avec
la problématique de la jouissance phallique et de l’Autre sexe. S’il s’agit de redéfinir
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les identités des hommes et des femmes quel que soit le contexte, on n’échappe pas
pour autant à la question du comment « faire homme » ou « faire femme », autrement
dit comment fonctionne le lien au semblant. Certains éthologues depuis les travaux
de Lorenz vont postuler que le semblant fonctionne comme tel déjà chez l’animal. La
parade des mâles, diraient d’autres, n’est par ailleurs pas réservée aux seuls humains.
Il existe néanmoins une différence fondamentale, car pour l’animal il n’y a aucune
chance pour qu’il soit pris dans un discours, par son inconscient, et qu’il interprète
donc ce semblant. Lacan avait déjà fait remarquer que l’important n’est pas la diffé-
rence sexuelle mais le fait qu’il existe des femmes pour le garçon et des hommes pour la
fille 3. Il s’agit donc de savoir comment faire homme ou comment faire femme, et cela
au-delà du « destin », selon l’expression freudienne inspirée par Napoléon.

3. « L’assomption de la position sexuée ne se fonde pas sur une croyance qu’on est homme ou femme mais
sur la façon dont on tient compte qu’il y a des femmes pour le garçon et des hommes pour la fille. »
La catégorie du semblant et l’acte analytique 63

Occuper la place de l’un ou de l’Autre consiste toujours à se repérer à partir d’un


discours. Si par exemple « faire homme » c’est faire signe à une femme qu’on l’aime,
cela a des conséquences parfois imprévisibles, car cela peut conduire à ce que Lacan
appelle un « changement de discours », surtout lorsque la femme en question répond.
L’amour est « signe de changement de discours », cela signifie comme on dit dans ce cas
que « les embêtements commencent ». Lacan a souvent fait référence à l’amour cour-
tois, c’est-à-dire à un moment où les semblants étaient manifestement nettement plus
déterminants par comparaison à la subjectivité de notre époque. L’expression « faire
l’amour » à l’époque des troubadours signifiait faire de la poésie, dire à l’élue de son
cœur qu’on l’aimait, ce qui ne signifiait pas qu’il s’ensuivait forcément un « passage à
l’acte ». Encore que ce terme a plus d’une signification 4. Ce qui me paraît décisif à la
lecture de Lacan, c’est que si le produit du discours est un plus-de-jouir, autrement dit
un reste de jouissance, cela confirme qu’il n’y a pas à proprement parler d’acte sexuel
« réussi ». L’ironie du sort est que la théorie psychanalytique illustre cela de façon édi-
fiante à partir du célèbre mythe freudien de Totem et tabou.

Qu’en est-il alors de la relation sexuelle et de la jouissance du même nom ? Com­


ment cela s’articule-t-il lorsque nous avons d’un côté la jouissance pulsionnelle relayée
par le plus-de-jouir et de l’autre la jouissance sexuelle dont le phallus est le signifiant 5 ?
Comment donc chacun des deux sexes se détermine-t-il par rapport à ce semblant ?
Comment rendre compte de la différence de position et des conséquences qui en
découlent ? Par ailleurs, si le phallus est du côté du semblant, comment cela s’articule-­
t-il avec le réel de la jouissance ? Eh bien le phallus, avec sa dialectique, a beau se situer
du côté du semblant, ce qui pour l’homme représente l’ensemble de son rapport à la
jouissance, il ne va pas sans la castration qui, elle, n’est pas de l’ordre du semblant – « la
fille châtre les hommes et le garçon les femmes » – mais de l’ordre du réel. Par consé-
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quent le phallus désigne ce réel de la jouissance. Lacan situe le Nom-du-Père à la place
du semblant archaïque. Pour autant il ne faudrait pas se tromper, aucune symétrie
n’est déductible à partir de cette conjonction que le semblant articule. La femme a le
« privilège » d’occuper la place de la vérité dans cette affaire, « car nul Autre qu’elle ne
sait mieux ce qui de la jouissance et du semblant est disjonctif ». Ici l’équivalence qui
tient au niveau du discours n’en laisse pas moins une distinction radicale au niveau de
l’épreuve – épreuve de vérité, c’est le cas de le dire, pour l’homme, car il n’y a qu’elle
qui peut donner sa place de valeur au semblant comme tel, et c’est ce qui la rend apte
à être le symptôme d’un homme, ce qui également la divise bien sûr, voire la rend aussi

4. Par exemple, dans certains cas de psychose un passage à l’acte peut signifier que l’on coupe en m
­ orceaux
le corps de l’autre, comme cela a été commis par un étudiant japonais du nom d’Issei Sagawa, surnommé
le « cannibale japonais », qui en juin 1981 à Paris avait dépecé le corps de sa maîtresse néerlandaise et
l’avait mis au réfrigérateur pour le consommer par petits morceaux pendant trois jours avant d’être arrêté.
Il fut extradé et vit depuis au Japon, ayant déclaré que son acte était un acte d’amour.
5. « Le phallus, dit Lacan, est très proprement la jouissance sexuelle en tant qu’elle est coordonnée à un
semblant, qu’elle est solidaire d’un semblant. »
64 Psychanalyse n° 39

Autre, y compris pour elle-même. C’est cette horreur, cette vérité que l’on retrouve au
niveau de l’inconscient. Cette différence eu égard au maniement du semblant par une
femme « lui donne non seulement une liberté supplémentaire à l’endroit du semblant
mais la rend susceptible de donner du poids à un homme qui n’en aurait point ».

C’est désormais connu que si l’accueil de la découverte par Freud de l’inconscient,


notamment par la voie royale des rêves, avait suscité méfiance et ironie au sein de la
communauté scientifique de son époque 6, c’est la découverte de la sexualité infantile,
assignée durant les siècles précédents à une place de no man’s land, qui a cristallisé les
réactions les plus virulentes de tous les milieux et pas seulement de ceux pour qui la
censure était une réaction attendue comme les milieux religieux. Le terme de décou-
verte est doublement pertinent, d’introduire dans la circulation de la parole et dans
le discours ce dont on ne voulait rien savoir. En 1905 Freud introduit dès l’ouverture
de son célèbre ouvrage intitulé Trois essais sur la théorie sexuelle 7 l’hypothèse d’une
pulsion de nature sexuelle qu’il nommera la libido, et qui se manifeste dès l’enfance,
et non pas, comme l’opinion publique le croyait, au moment de la puberté. L’étonnant
est qu’il remarque dans une note de 1910 que le terme de Lust, équivoque dans la
langue allemande, connote à la fois une tension et son apaisement satisfaisant, antici-
pant ainsi sans le savoir la catégorie lacanienne de jouissance. Le concept de pulsion
partielle devient fondateur pour la psychanalyse aussi parce qu’il met en évidence une
perversion polymorphe infantile distincte des perversions des sujets adultes 8. Quant à
la libido, elle concerne les deux sexes dans la mesure où elle fonctionne sous le primat
de la génitalité. Freud reconnaît encore une fois l’existence de tensions « plaisantes » qui
viennent contredire la théorie première du principe de plaisir comme organisateur de la
vie psychique. Enfin, il ne faut pas oublier que les premières questions qui apparaissent
chez les enfants ne concernent pas la différence des sexes mais le trou dont s’origine
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l’existence en lien avec l’énigme du désir de l’Autre : « D’où viennent les enfants ? »

Le phallus en tant que Bedeutung 9, du concept au mathème

Le phallus fait partie des concepts quasi coextensifs de la théorie psychanaly-


tique. On le retrouve en lien avec quasiment l’ensemble des concepts et l’on peut en

6. Il ne faut pas mésestimer que l’approche et le début du xxe siècle avaient suscité au sein de l’humanité un
espoir immense lié à l’avènement de la science moderne comme solution à tous les problèmes pour l’homme.
7. Sigmund Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard, collection « Folio essais », 1985,
p. 37.
8. Il y a pourtant une différence essentielle entre la « fluidité » des théories sexuelles infantiles et la fixité
des scénarios pervers dont dépend l’implication de la jouissance perverse, au point qu’il paraît impossible
de confondre perversion et infantile dans la mesure où la perversion constitue une modalité d’assujettis-
sement subjectif qui suppose l’intégration du complexe de castration.
9. Jacques Lacan, Le séminaire, Livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, Paris, Seuil,
2006, p. 171 : « J’ai dit la dernière fois : c’est une Bedeutung, il n’y a qu’une, die Bedeutung des Phallus.
[…] Ce qui fait le privilège du phallus, c’est qu’on peut l’appeler éperdument, il ne dira toujours rien. »
La catégorie du semblant et l’acte analytique 65

suivre la construction tout au long de l’enseignement de Lacan. Un grand nombre


d’ouvrages et d’articles lui sont dédiés et on lira avec profit entre autres le fruit d’un
travail collectif, rédigé par Pierre Bruno et Fabienne Guillen 10, qui se propose d’ex-
traire les points d’articulation et d’Aufhebung les plus saillants, décortiquant les thèses
princeps de Freud et de Lacan et tranchant sur les points restés jusqu’alors dans un
état d’ambiguïté doctrinale. Le phallus est la véritable « pièce maîtresse de la struc-
ture, solidaire du complexe de castration (et donc de l’Œdipe), du langage (rapport
signifiant-signifié), du réseau symbolique des échanges (structures élémentaires de la
parenté), de la métaphore paternelle, du nouage R. S. I., des modes d’assujettissement
(psychose névrose perversion), enfin de la cure analytique elle-même (transfert – dérou-
lement, terminaison, fin) 11 ».

La construction de son statut a été lente et méthodique et commence pour Lacan


par la différenciation radicale du phallus avec le pénis, appendice réel de l’organe
sexuel masculin, même dans le concept de Penisneid : dans le Penisneid, dira Lacan
dans la séance du 10 juin 1955, c’est non pas de pénis qu’il s’agit, « mais du phallus,
c’est à dire quelque chose dont l’usage symbolique est possible parce qu’il se voit 12 ».
Associé donc d’emblée à son statut originaire de phanère, c’est un terme qui convoque
le regard surtout lorsqu’il en symbolise l’absence derrière le voile. Dans la première
partie de son enseignement, Lacan va distinguer le phallus imaginaire (objet de la
castration symbolique par le père réel en tant qu’agent) du phallus objet symbolique
d’une privation réelle dont l’agent est le père imaginaire 13. C’est de la négativation
du phallus imaginaire (– ϕ) que naît le phallus symbolique F. Le phallus devient un
signifiant du désir dans la dialectique du désir de l’Autre. Cette dialectique de l’être ou
de l’avoir se fonde sur le fait que l’on ne peut l’avoir que si on ne l’est pas, dira d’abord
Lacan, pour préciser encore davantage dans un deuxième temps la répartition des
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sexes : l’homme n’est pas sans l’avoir, et la femme n’est pas sans l’être. Le voile constitue
l’élément fondamental dans le rapport avec l’apparence du donner à voir, avec ce qui
se voit ou pas, il suggère une consistance qui habille le rien de l’absence. L’hystérique
l’incarne très bien : « En tant que femme elle se fait masque […] pour, derrière ce
masque, être le phallus 14. » Lacan fait souvent référence au masque dans la tragédie
grecque : « Le semblant prend effet d’être manifeste. Quand l’acteur porte le masque,
son visage ne grimace pas, il n’est pas réaliste. Le pathos est réservé au chœur qui s’en
donne, c’est le cas de le dire, à cœur joie. Et pourquoi ? Pour que le spectateur, je dis

10. Phallus et fonction phallique, ouvrage issu d’un travail collectif auquel ont participé Pierre Bruno,
Fabienne Guillen, Dimitris Sakellariou et Marie-Jean Sauret, Toulouse, Érès, 2012.
11. Ibid., p. 37.
12. J. Lacan, Le séminaire, Livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique psychanalytique,
Paris, Seuil, 1978.
13. Voir le tableau des trois modalités du manque dans Le séminaire, Livre IV, La relation d’objet, Paris,
Seuil, 1994, p. 269.
14. J. Lacan, Le séminaire, Livre V, Les formations de l’inconscient, Paris, Seuil, 1998, p. 380.
66 Psychanalyse n° 39

celui de la scène antique, y trouve son plus-de-jouir communautaire à lui. C’est ce qui
fait pour nous le prix du cinéma. Là le masque c’est autre chose, c’est l’irréel de la
projection 15 . »

Le mot provswpon (en latin persona) signifie en grec ancien à la fois visage et mas­
que, proswpeivon, comme si on ne distinguait pas l’œil du regard ou bien le sujet qui
voit de l’objet vu 16. « Le visage des Grecs ne dissimule pas, il n’abrite ni ne renferme
rien. Il n’est pas comme le nôtre cette enveloppe de peau qui préserve, derrière la
clôture des paupières, les secrets de la vie intérieure 17. » La conséquence sur la pratique
théâtrale est pour le moins inhabituelle pour l’Européen moderne : « Il faut considérer
que le masque porté n’a pas pour fonction de cacher le visage qu’il recouvre. Il l’abolit
et le remplace. Au théâtre, sous le masque dramatique, le visage de l’acteur n’existe
pas 18. » On s’aperçoit que l’effet du masque n’a rien d’un jeu de cache-cache mais au
contraire constitue un élément dans la dialectique de la construction structurale du
phallus, que l’on retrouvera dans la thèse du phallus en tant que semblant.

Lacan est très explicite sur ce point déjà dans son écrit de 1958 sur la Bedeutung
(qu’on ne peut réduire en traduisant simplement par signification car il s’agit de la
référence) du phallus : « Le phallus est le signifiant privilégié de cette marque où la
part du logos se conjoint à l’avènement du désir. On peut dire que ce signifiant est
choisi comme le plus saillant de ce qu’on peut attraper dans le réel de la copulation
sexuelle, comme aussi le plus symbolique au sens littéral (typographique) de ce terme,
puisqu’il y équivaut à la copule (logique). On peut dire aussi qu’il est par sa turgidité
l’image du flux vital en tant qu’il passe dans la génération. […] il ne peut jouer son rôle
que voilé, c’est-à-dire comme signe lui-même de la latence dont est frappé tout signi-
fiable, dès lors qu’il est élevé (aufgehoben) à la fonction du signifiant. Le phallus est le
signifiant de cette Aufhebung elle-même qu’il inaugure (initie) par sa disparition. C’est
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pourquoi le démon de l’Aidwv" […] surgit dans le moment même où dans le mystère
antique, le phallus est dévoilé […]. Il devient alors la barre qui par la main de ce démon
frappe le signifié 19 […]. »

Nous pouvons soutenir que le signifiant phallus n’est pas celui de la différence
sexuelle, là où Freud le rabattait en principe du côté de l’organe masculin, encore
qu’une lecture attentive montre qu’il le situe du côté de la mère, en tant qu’absent,
donc en tant qu’imaginarisé. Disons que, côté masculin, c’est du côté de la parade
virile que le phallus apparaît. Encore faut-il ne pas trop pousser cette parade sous

15. J. Lacan, Le séminaire, Livre XIX, ...Ou pire, Paris, Seuil, 2011, leçon du 10 mai 1972, p. 172.
16. Françoise Frontisi-Ducroux, Du masque au visage : aspects de l’identité en Grèce, Paris, Flammarion,
1995.
17. Ibid., p. 39.
18. Ibid., p. 40.
19. J. Lacan, « La signification du phallus », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 692.
La catégorie du semblant et l’acte analytique 67

peine de produire l’effet inverse, un effet plutôt efféminé que l’on rencontre parfois
chez certains jeunes gens qui n’ont pas pour autant retenu le choix d’objet homosexuel.

Parade masculine versus mascarade féminine :


phallus « hommo-sexuel » ?

Lacan sera plus explicite puisqu’il le situe, dans le cadre de la dialectique être-
avoir, du côté de la femme, où il s’inscrit comme manque, mais pas comme manque-
à-être 20. Y a-t-il un pendant à la parade masculine ? Nous savons depuis les travaux de
Joan Rivière sur la mascarade féminine 21 que cette dernière fait partie des modalités
d’inscription pour une femme du côté d’être le phallus : « […] c’est pour être le phallus,
c’est à dire le signifiant du désir de l’Autre, que la femme va rejeter une part essentielle
de sa féminité, nommément tous ses attributs dans la mascarade. C’est pour ce qu’elle
n’est pas qu’elle entend être désirée en même temps qu’aimée. Mais son désir à elle,
elle en trouve le signifiant dans le corps de celui à qui s’adresse sa demande d’amour
[…] l’organe qui en est revêtu, prend valeur de fétiche ».

Nous pourrons nous rendre compte de l’articulation entre phallus symbolique


et phallus imaginaire par le rôle qu’il joue dans le mécanisme pervers. Lacan y insiste
dans un passage du séminaire Le transfert à la fin de la leçon du 26 avril 1961. Dans
cette leçon, la thèse de Lacan est que le phallus F peut fonctionner comme signifiant
parce que structuralement il représente le défaut du signifiant (signifiant exclu du
signifiant) ; ce n’est donc pas en tant qu’organe de la copulation dans l’expérience qu’il
se révèle mais aussi en tant qu’il est pris dans le mécanisme pervers. Comment y est-il
pris ? Il y est pris sous une forme dégradée (par artifice ou contrebande), autrement
dit sous forme imaginarisée ϕ. Certes, mais alors comment fonctionne-t-il en tant que
F ? C’est bien parce qu’il se présente comme signe du désir dans la sexualité humaine.
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Témoin, l’équivalence entre l’image de la jeune fille et l’image phallique selon la
célèbre expression de Fénichel (girl = phallus). Mais de façon encore plus explicite
Lacan démontre comment dans l’homosexualité le signifiant phallique fait signe non
seulement à quelqu’un, mais de quelqu’un, qui devient à son tour ce signifiant : « Que
le phallus qui se montre a pour effet de produire aussi chez le sujet à qui il est montré,
l’érection du phallus, ce n’est pas une condition qui satisfasse, en quoi que ce soit, à
quelque exigence naturelle. […] le phallus comme signe du désir se manifeste comme

20. Ibid., p. 694. « Mais on peut, à s’en tenir à la fonction du phallus, pointer les structures auxquelles
seront soumis les rapports entre les sexes. Disons que ces rapports tourneront autour d’un être et d’un
avoir qui, de se rapporter à un signifiant, le phallus, ont l’effet contrarié de donner d’une part réalité
au sujet dans ce signifiant, d’autre part d’irréaliser les relations à signifier. Ceci par l’intervention d’un
paraître qui se substitue à l’avoir, pour le protéger d’un côté, pour en masquer le manque dans l’autre,
et qui a pour effet de projeter entièrement les manifestations idéales ou typiques du comportement de
chacun des sexes, jusqu’à la limite de l’acte de la copulation, dans la comédie. »
21. Joan Rivière, « La féminité en tant que mascarade », La psychanalyse, n° 7, Paris, puf, 1964.
68 Psychanalyse n° 39

objet du désir, comme objet d’attrait pour le désir. C’est dans ce ressort que gît la fonc-
tion signifiante. […] Ce qu’il désigne n’est en rien qui soit signifiable directement. »

Nous concluons pour le moment, anticipant sur ce que sera la thèse de Lacan sur
le rapport entre le phallus et la différence des sexes, que celui-ci n’est pas en mesure de
dire, de signifier quelque chose sur ce qu’est un homme ou ce qu’est une femme, car
le phallus ne peut comme signifiant « ne jouer son rôle que voilé, signe de latence dont
est frappé tout signifiable dès lors qu’il est élevé à la fonction de signifiant 22 ».

La fonction phallique dans l’économie de la jouissance

La fonction phallique est une écriture homologue à celle d’une fonction mathé-
matique construite sur la base d’une logique propositionnelle. La logique est pour
Lacan la science du réel, dans la mesure où par le biais d’une construction logique il
arrive à cerner un point d’impasse de la formalisation, qui indexe le réel. Il y a une
homologie entre ce type d’impasse et celle qui découle de l’échec du phallus à signifier
quelque chose de la différence entre l’être homme et l’être femme, ainsi que celle qui
consisterait à signifier quelque chose de la jouissance qui provient de la relation dite
sexuelle pour ne pas dire de la jouissance tout court. Il en résulte que la construction
du phallus comme mathème pousse l’élaboration du concept dans ses retranchements
jusqu’aux confins du réel.

Le phallus s’articule comme fonction de la castration dans la mesure où le langage


ne peut signifier ni la différence ni la conjonction entre les sexes, ce qui condamne
toute tentative de relation sexuelle à passer par la répétition d’une insatisfaction
d’ordre structural. D’ailleurs, il n’existe pas de prototype de relation homme-femme
puisque aussi bien pour le garçon que pour la fille le « proto­type », s’il en est, consiste
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en la relation entre le père et la mère, par la prise du sujet dans le cadre de l’Œdipe.
Tout enfant se trouve d’abord à la place de l’objet a dans le rapport à l’Autre 23, et
comme élément tiers irréductible puisqu’il est le fruit de l’union sexuelle des parents.
« La logique du fantasme est fondée par Lacan sur cette substitution à la conjonction
sexuelle attendue de ce rapport du sujet à l’Autre qui le confronte à la répétition infinie
de cette soustraction 1-a qui converge vers une limite impossible à atteindre symbolisée
par le phallus comme faille 24. »

Alors Lacan introduit le phallus, après l’avoir désigné tour à tour comme ima-
ginaire et symbolique, dans un nouveau statut : « Le phallus est très proprement la

22. J. Lacan, Écrits, op. cit., p. 692.


23. Comme le note expressément Fabienne Guillen dans l’ouvrage Phallus et fonction phallique, la relation
sexuelle sera marquée de cette unité mythique instaurée par l’idée de l’union de l’enfant à la mère, rap-
port proprement incommensurable entre ce petit a et ce Un à l’horizon de l’union sexuelle.
24. Ibid., p. 58.
La catégorie du semblant et l’acte analytique 69

jouissance sexuelle en tant qu’elle est coordonnée à un semblant, qu’elle est solidaire
d’un semblant. » Côté homme la jouissance s’inscrit entièrement du côté du semblant.
Tandis que la femme, elle, se trouve divisée dans la mesure où elle est, comme dit
Lacan, « en position de ponctuer l’équivalence de la jouissance et du semblant », ce
qui la situe du côté de « l’heure de la vérité » au regard de la jouissance sexuelle,
car elle « sait que jouissance et semblant ne s’équivalent que dans une dimension de
discours. Car autrement si elle se situe pour l’homme dans cette heure de vérité avec
son pendant d’horreur, puisque cette vérité c’est la castration, il n’y a pas mieux pour
un homme comme pèse-personne que sa femme », dira-t-il, ce qui est après tout un
des noms du symptôme de l’homme. « Ce positionnement à l’endroit du semblant lui
concède une grande liberté, ajoute Lacan, ce qui permet de donner du poids même à
un homme qui n’en a pas. »

Le statut du semblant concernant le phallus ne l’empêche pas comme on le verra


d’indexer le réel. Le phallus, « voilà le réel, dit Lacan, le réel de la jouissance sexuelle
en tant qu’elle est détachée comme telle c’est le phallus. Autrement dit, le Nom-du-
Père 25 ». Cette mise en série pourrait surprendre si ce n’est que le père, comme il le
précisera, « il faut qu’il soit castré au point de n’être qu’un numéro », et à ce titre il
incarne la transmission de ce réel de la jouissance inatteignable. La différence entre
le père et le phallus est, comme on le verra, que le phallus est muet 26. « Quant au
Nom-du-Père il n’en constitue un opérateur efficace que dans la mesure où le père est
quelqu’un qui se lève pour répondre 27. » Lacan fait du père un simple référentiel en
lien avec l’interprétation 28 en prenant soin de distinguer l’interprétation en référence
au père de toute idée saugrenue d’analyse du père, ayant tranché une fois pour toutes
sur le fait qu’« il n’est pas question d’analyser le père », qui plus est le père réel ! Nous
sommes loin ici du père symbolique du début de l’enseignement lacanien. Le père sym-
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bolique peut aussi bien être celui qui ferme les yeux face aux questions qui concernent
la jouissance de sa progéniture, et sans doute pas seulement, puisqu’il désigne le père
déjà mort, comme dans le cas de l’homme aux rats.

La jouissance et le non-rapport sexuel

Nous avons assisté à une mutation entreprise par Lacan amorcée par la théorie
des discours et à la mise en place de la catégorie du semblant, qui remet en cause sans
l’annoncer comme tel l’ordre qu’il avait établi dans le rapport à la structure, dont

25. J. Lacan, Le séminaire, Livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, op. cit., p. 34.
26. Ibid., leçon du 16 juin 1971 : « S’il y a quelque chose qui caractérise le phallus [c’est] d’être assurément
ce dont ne sort aucune parole. »
27. Ibid., p. 172.
28. « Nous interprétons telle ou telle relation avec le père. Est-ce que nous analysons jamais quelqu’un en
tant que père ? Qu’on m’apporte une observation. Le Père est un terme de l’interprétation analytique. À
lui se réfère quelque chose. »
70 Psychanalyse n° 39

le concept de l’Autre en était le représentant et l’ordre signifiant le fonctionnement


logique fondé sur les rapports entre les éléments selon certaines lois logiques. L’amorce
de cette mutation fut mise en place avec l’introduction de la catégorie de la jouissance
et l’invention de l’objet a. L’invention de la catégorie du semblant dont nous avons vu
les signes précurseurs autour du concept du phallus a conduit à une sorte de révolution
silencieuse qui remanie de fond en comble l’édifice de l’ensemble de l’ensei­gnement de
Lacan sans renier les éléments antérieurs, tout en gardant quelques constantes mais
en en modifiant le statut. Ainsi, la catégorie du semblant est venue modifier le statut
du symbolique sans crier gare comme pour alléger le poids de sa « tyrannie 29 », dont
la conséquence apparaît dans la mortification du vivant, voire dans la virtualisation du
réel. Cette mutation se vérifie également dans l’évolution de l’approche psychanalytique
des psychoses par l’invention du sinthome comme suppléance à l’échec du fonctionne-
ment de la métaphore paternelle. La conception même de la structure évolue puisque
la chaîne signifiante, l’effet de sens et le savoir changent également de statut. Lalangue
et la parole, comme le signifiant, sont des concepts dont l’importance est liée désormais
à leur rapport à la jouissance. La théorie des discours prend le relais du jeu de la seule
concaténation signifiante et de sa logique. La jouissance, le corps, l’objet a comme
plus-de-jouir relayant l’objet cause de désir (sans que ce dernier soit abandonné comme
référence), le réel, la logique, le mathème et le développement des nœuds et des cordes
semblent prendre plus de poids dans la théorie. Le savoir n’a plus de valeur que dans
son rapport à la vérité, qui, elle, se change en une place dans les discours et devient
un mi-dire. L’enseignement de Lacan se radicalise par le recentrement sur la question
du réel et de la jouissance en tant qu’inatteignable. La thèse princeps du non-rapport
sexuel se radicalise également et introduit une rupture entre l’un qui existe (y a d’l’Un)
et la jouissance qui le caractérise, dont la jouissance phallique constitue un paradigme
réduit à la jouissance de l’idiot ou jouissance masturbatoire. La fonction phallique se
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mathémise comme une variable Fx régie par les lois d’une logique qui subvertit les
catégories aristotéliciennes et celles de Kant en s’appuyant sur la logique des ensembles
après Frege et les théorèmes de Cantor et de Gödel.

Ce recentrement a divisé les élèves de Lacan, si tant est qu’ils fussent unis ou
réunis en dehors de quelques rassemblements autour de formations institutionnelles,
dont un nombre non négligeable fonctionnent selon le prototype de regroupement
professionnel, mimant parfois le schéma d’une entreprise multinationale. Ainsi, une
tendance conceptuelle à notre avis réductrice s’est fait jour dans les milieux psycha-
nalytiques qui se réclament de l’enseignement de Lacan. L’auteur de cette conception
entend-il « faire École » au détriment des thèses lacaniennes pourtant explicites sur
le lien qui existe entre la catégorie du semblant et celle de la jouissance ? Peut-être

29. « La tyrannie du symbolique » est une expression que j’ai entendue lors d’un séminaire à Paris de
Pierre Bruno en mars 2015.
La catégorie du semblant et l’acte analytique 71

bien, mais la dichotomie entre semblant et jouissance, réduisant le semblant aux appa-
rences et la jouissance à son réel, ne permet d’éclairer ni l’une ni l’autre. C’est un peu
comme si on revenait à la suprématie du symbolique sur l’imaginaire que Lacan avait
entreprise dans son approche critique des années 1950 dans l’espoir de recentrer le
débat de la théorie psychanalytique pour en dénoncer les déviations des institutions
anglo-saxonnes relayées au sein même de l’ipa. Dans le cadre du débat qu’a suscité la
position du chef de file de cette institution internationale, voici un extrait de la réac-
tion de Slavoj Žižek lors d’une conférence donnée à Birkbeck : « Entre le réel et le
semblant, Lacan a toujours affirmé que le cynisme est une fausse position, parce que
le réel n’est pas juste derrière, caché par le semblant, c’est le réel du semblant. Si vous
détruisez le semblant vous perdez aussi le réel. Ça me rappelle cette blague d’Alphonse
Allais : “Regardez cette fille, quelle honte ! Sous ses habits elle est totalement nue !”
C’est ça le réel ! En d’autres termes, Lacan n’est pas cynique, parce que le cynisme
consiste à croire que les apparences ne sont que des apparences alors que l’objet de la
psychanalyse c’est d’être conscient que le réel c’est le réel des apparences, le réel n’est
pas caché par les apparences, il est inclus dans ces apparences 30. »

Pour jouir il faut un corps

Reprenons le fil de l’examen des thèses de Lacan, qui se dégagent à partir des
sémi­­naires …Ou pire et Encore, sur ce recentrement autour de la catégorie de la jouis-
sance et du non-rapport sexuel. Lors de la première séance des entretiens à Sainte-
Anne 31, en 1971, Lacan pose cette thèse centrale : « La jouissance se définit exclusive-
ment du rapport de l’être parlant à son corps. » Il revient sur le lien entre la jouissance
qualifiée de sexuelle, l’infantile, et ce qui se joue au niveau des perversions, dont nous
avons déjà parlé. Le plus important c’est qu’il resitue désormais la parole précisément
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dans le champ de lalangue et non plus à proprement parler dans le champ du langage.
La jouissance sexuelle, distincte du rapport du même nom, qu’il n’y a pas, procède de
la parole qui détermine chez l’étant l’accouplement qu’il s’agit d’obtenir. À ceci près
tout de même que la jouissance dite sexuelle ne peut s’articuler dans un accouple-
ment qu’à rencontrer la castration qui n’a dimension que de lalangue. Voilà donc la
nouvelle thèse.

Lacan s’emploie désormais à construire par le biais du discours analytique le


mathème qui rend compte de la castration en tant que noyau opaque de la jouissance
sexuelle. Nous sommes loin de la castration dite simplement symbolique. Le discours
analytique peut se définir comme celui qui réintroduit la question de la castration,

30. Souligné par moi. Conférence donnée par Slavoj Žižek à Birkbeck le 23 mars 2011.
31. Il s’agit du premier entretien du 2 décembre faisant partie des entretiens donnés parallèlement au
séminaire …Ou pire, sous le titre Le savoir du psychanalyste, dont les trois premières séances sont publiées
séparément par J.-A. Miller sous le titre Je parle au murs.
72 Psychanalyse n° 39

objet de rejet d’autres discours – cf. le discours capitaliste (et peut-être le discours de
la science ?). D’où la thèse que finalement seule la psychanalyse démontre, à défaut
de pouvoir la faire admettre de façon plus générale en dépit de ce qui pourtant crève
les yeux dans la vie quotidienne des gens. « La psychanalyse ne fait que ressasser que
dans lalangue il y a incapacité d’articuler la moindre chose qui ait le moindre rapport
à ce réel 32. » Cela parce que ce rapport sexuel reste inter-dit. Il fonctionne d’une façon
dont il est impossible de rendre compte. Il n’y a donc que le discours analytique qui
puisse soutenir que dans l’ordre sexuel la parole fonctionne au niveau du semblant.
Les bonshommes et les bonnes femmes à ce niveau sont de l’ordre du semblant, ce
qui n’implique pas qu’ils n’existent pas en tant que réels, mais, précise Lacan, nous
ne savons rien sur ce réel-là. Ils existent bien en tant que réels. La jouissance ne pou-
vant s’attraper qu’à partir du semblant, cette thèse ruine toute tentative de réduction
du semblant à un faux ou à un simulacre. La catégorie du semblant en tant que lien
symbolique-imaginaire va s’opposer au réel. En revanche, la question qui se pose est
celle du rapport symbolique-réel puisque le symbolique fait aussi partie du semblant.
Par ailleurs, Lacan lui-même énoncera lors de son séminaire qu’il s’efforce d’instituer
le discours analytique comme « le semblant le plus vraisemblable 33 ». Le statut du
discours analytique est celui de « faire semblant de l’objet petit a ».

Lorsque les corps sont attrapés par le discours

Il s’agit de rendre compte de tout cela par la logique du fonctionnement du dis-


cours. Comment concrètement dans une psychanalyse il y a prise sur le corps comme
support de la jouissance. La thèse de Lacan est qu’à partir du moment où on part de la
jouissance, « le corps n’est pas tout seul, il y en a un autre. C’est la jouissance du corps à
corps, mais il ne s’agit pas de la jouissance sexuelle. Celle-ci étant particulière de n’être
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pas rapportée. Néanmoins à partir du moment où il y a présence de deux corps ou plus
– car cela peut constituer des séries – on ne peut dire lequel jouit ». Dès les entretiens
préliminaires cela commence par la confrontation des corps, qui ne peut se réduire à
un échange de bons sentiments ou d’affects tels qu’ils fonctionnent justement dans le
discours du maître. C’est un point de départ que cette confrontation, car, dit Lacan,
à partir du moment où on entre dans le discours analytique il n’en sera plus ques-
tion 34. Alors comment tout cela s’articule-t-il avec les quatre invariants de la chaîne

32. Ibid., entretien à Sainte-Anne du 2 décembre 1971.


33. J. Lacan, Le séminaire, Livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2006, leçon du 16 mars 1976 : « La psy-
chanalyse, ajoute-t-il, n’est rien de plus que court-circuit passant par le sens – le sens comme tel […] défini
de la copulation du langage […] avec le corps. […] c’est de cela que je supporte l’inconscient. »
34. Lacan parle ici de jurisprudence qui fonde les bons sentiments. L’allusion renvoie entre autres à la
critique que Lacan introduisait dans son séminaire Les Écrits techniques à propos de l’usage du terme
consacré par John Rickman repris par Balint de two bodys psychology, à ceci près que la psychologie des
deux corps était censée se réguler par les affects contre-transférentiels de l’analyste (remarque que je dois
à un texte de Thierry Florentin : « L’(a) corps du psychanalyste »).
La catégorie du semblant et l’acte analytique 73

du discours : le semblant, l’autre, la vérité et le plus-de-jouir ? Reprenons la thèse de


« L’étourdit 35 ». Si la parole consiste au dit, tel qu’il s’entend, le dire se situe du côté
du discours, autrement dit ce qui fait que les corps tiennent ensemble, l’accrochage
social qu’impose l’articulation signifiante. La réalité, ce qu’on appelle réalité d’ailleurs
découle de cela, de ce dire – la réalité au sens analytique du terme bien entendu,
puisqu’il s’agit également du fantasme comme effet du dire 36.

Le discours analytique existe, précise Lacan, « parce que l’analyste en corps, ins-
talle l’objet à la place du semblant ». Par conséquent, le semblant ici s’articule à par-
tir du discours, d’autant qu’il en constitue le point d’insertion. N’oublions pas que
s’embler signifie se précipiter. Lacan s’appuie sur l’articulation logique que Peirce a
introduite par le triangle sémiotique dessinant une relation ternaire entre les éléments
suivants : le representamen 37, l’interprétant et l’objet. Le couple representamen-objet
est toujours à réinterpréter dans l’analyse mais l’interprétant est incontestablement
l’analysant.

L’analyse progresse à partir de la logique de l’extraction des articulations de ce


qui est dit (et non pas du dire). L’effectivité de l’interprétation ne peut progresser que
dans son rapport à l’objet. C’est donc dans la mesure où l’analyste se fait lui-même le
representamen de l’objet a à la place du semblant. L’objet se situe à la place du dire
comme oublié, place où s’inscrit la question pour chacun : où suis-je dans le dire ?
Situer l’objet en position du semblant revient à soutenir le travail de la structure car
l’objet a est la cause de la division du sujet. Alors comment saisir autrement l’enjeu de
l’introduction au discours analytique d’un sujet « embarqué » avec l’analyste à cette
place qu’en évoquant cette formule percutante de Lacan situant l’analyste à sa juste
place : « Nous sommes frères de notre patient en tant que comme lui, nous sommes
les fils du discours. » Cette place n’a rien d’enviable car il faut se faire à ce désêtre,
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précise Lacan. Il convient d’être le support, le déchet, l’abjection. Être frère de ce qui
naît au niveau du sujet qui parle, dira Lacan, consiste à opérer avec « cette merde
que lui propose l’objet a en la figure de son analyste ». C’est avec ce fléau que le sujet
pourra renaître, transfiguré par la conjuration de l’opération analytique qui appré-
hende comme du savoir la vérité pas-toute. Le sujet est déterminé, il est l’effet de cette
division causée par l’objet a. Son être de jouissance surgit de la lettre.

Ainsi, Lacan souligne la difficulté de la position de l’analyste car l’objet a ne reste


pas immobile, il se déplace. Sa fonction même, dit-il, c’est le déplacement. « Dans la
position du semblant c’est beaucoup moins facile d’y rester parce que l’objet a vous fout

35. « Qu’on dise, comme fait reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend » (« L’étourdit », dans
Autres écrits, Paris, Seuil, 2001).
36. « L’objet a est toujours entre chacun des signifiants et celui qui suit. » C’est donc l’objet et non pas le
sujet qui est entre les signifiants, ce dernier est dit ici béant.
37. Voir les trois dessins pages 232-233 du séminaire …Ou pire, op. cit.
74 Psychanalyse n° 39

le camp en moins de deux entre les pattes 38. » Il ajoutera néanmoins non sans ironie
que d’un autre côté cette position est de tout repos puisque c’est celle du semblant.
D’un autre côté, il reprend cette question sur le désir de l’analyste en la posant en
termes d’énigme. Qu’est-ce qui peut expliquer qu’il y ait autant de candidats, qui selon
l’expression de Lacan arrivaient comme des billes, à vouloir « devenir » analystes, autre-
ment dit dans le meilleur des cas occuper cette position si peu enviable ? C’est là que
nous retrouvons le versant de l’objet en tant que produit dans la mesure où l’analyste
est fait, fabriqué avec cet objet, abject.

Le phallus borroméen

Pour ce qui concerne le phallus, dans le même séminaire Lacan le posera comme
la corde qui vérifiant le faux trou réélise le nœud en le rendant borroméen. Transformer
le faux trou en réel n’implique pas que le phallus soit lui-même de l’ordre du réel.
Pourtant Lacan soutiendra lors du séminaire du 11 mars 1975 ceci : « Le phallus
donc c’est le réel en tant qu’on l’élide. […] Il y a un réel qui ex-siste à ce phallus, qui
s’appelle la jouissance, mais c’en est plutôt la consistance, c’est le concept (Begriff), si
je puis dire du phallus. » Il me semble que malgré la tournure un peu emberlificotée
de cette phrase il en ressort que le phallus dans son statut de semblant fait ex-sister le
réel de ce qui est élidé par la castration. Disons que vu du réel cela correspond à la
privation qui concerne les deux sexes, concept (Begriff qui signifie saisie) ambocepteur.
Ce réel en tant qu’élidé, impossible à atteindre, il le décrit comme réel du réel ou bien
réel puissance deux. Quant au phallus lui-même, précise-t-il, en tant que semblant il
reste l’un seul. Il est bien du côté de la jouissance de l’Un seul, autrement dit ne peut
atteindre la jouissance du corps de l’Autre. Comme il n’y a pas de deux de l’union
sexuelle, le phallus aussi bien femelle que mâle est un puissance deux, qui est égal à
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un. C’est la thèse qui parcourt le séminaire Encore que l’on retrouve dans cette séance
du séminaire R.S.I.

Amour, castration

Lacan revient dans ses entretiens à Sainte-Anne à un petit poème de six vers d’un
poète nommé Antoine Tudal, qu’il avait publié en exergue à son texte historique
« Fonc­tion et champ de la parole et du langage 39 » :
« Entre l’homme et la Femme,
Il y a l’amour.

38. J. Lacan, …Ou pire, op. cit.


39. Vérification faite, Lacan a inversé les trois premiers vers. La version initiale est : « Entre l’homme et
l’amour, / Il y a la femme. / Entre l’homme et la femme, / Il y a un monde. / Entre l’homme et le monde, /
Il y a un mur. »
La catégorie du semblant et l’acte analytique 75

Entre l’homme et l’amour,


Il y a un monde.
Entre l’homme et le monde,
Il y a un mur. »

Ce petit poème illustre bien l’impossibilité d’inscription du rapport sexuel. Lacan


va le commenter ainsi : « L’amour ça colle. Un monde ça flotte. Mais avec il y a un
mur […] il y a interposition. Entre l’homme et l’amour il y a un monde. » Le monde
ici recouvre le territoire d’abord occupé par la femme. « Connaître » le monde est un
« rêve de savoir qui vient à la place de ce qui était marqué du F de la femme. « Entre
l’homme et le monde, substitué à la volatilisation du partenaire sexuel il y a un mur. »
Ce mur d’interposition représente ce que Lacan avait appelé un « rebroussement […]
comme signifiant la jonction entre vérité et savoir ». Ce lieu est le lieu de la castration.
Pour le dire clairement, entre savoir et vérité ça ne communique pas, chacun des
deux champs laisse intact l’autre. Ce cercle de rebroussement, nous explique Lacan,
est homogène sur toute la surface topologiquement définie. Cela revient à dire que
nous retrouvons à plusieurs niveaux ce lien à la castration 40 : aussi bien au niveau du
rapport entre l’homme et la femme qu’au niveau du savoir dans son rapport à la vérité.

Alors comment situer l’amour à partir de cette impossibilité ? Justement, répond


Lacan, quand c’est sérieux dans ce qui se joue entre un homme et une femme il y a
toujours un enjeu de la castration. Pas d’amour sans castration, nous dit la psychana-
lyse avec Lacan, et si la rencontre amoureuse relève de la contingence, la castration s’y
trouve inscrite comme une constante logique, voire topologique. C’est sans doute une
réponse au discours capitaliste, qui par le biais de la forclusion de cette castration met
au rencard les choses de l’amour. Les effets de ce phénomène sont amplement observés
quotidiennement dans la clinique analytique, de façon peut-être accentuée dans les
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générations montantes qui cherchent désespérément à établir une relation là où les
« ren­contres » ne manquent pas.

Le discours comme isolat

Ce terme de discours comme catégorie lacanienne est révolutionnaire 41 à plus


d’un titre. Le discours dans la théorie lacanienne des discours n’est ni le bla-bla, ni
ce qu’il appelle disque-ourcourant (qui de fait ignore sa cause, et auquel l’inconscient
ne se fait pas entendre), pas plus que le discours dit d’auteur, car pour Lacan « aucun
discours ne saurait être d’auteur 42 ».

40. Il faut distinguer ici la castration comme lien à la structure – dont l’agent est le père réel et pour
laquelle le manque est symbolique et porte sur un objet imaginaire – de la castration imaginaire dont se
sert le névrosé comme d’un drapeau (blanc de préférence) pour se dérober d’avoir à faire face à son désir.
41. J’insiste sur ce terme équivalent à celui du lien social pour la psychanalyse, et pas seulement dans son
acception purement lacanienne d’un retour au point de départ.
42. J. Lacan, Le séminaire, Livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, op. cit., p. 12-13.
76 Psychanalyse n° 39

Il y a une solidarité dans le fonctionnement de la ronde des (quatre) discours, ce


qui n’empêche pas de considérer le concept de discours comme un isolat 43 au même
titre qu’un rêve ou qu’une autre formation de l’inconscient qui surgissent dans les cou-
pures du discours dit conscient. En tant qu’il n’a en soi ni signification ni sens, c’est un
isolat : bout de discours, au même titre qu’un lapsus ou un rêve, qui apparaît dans les
trous du discours effectif. En ce sens nous pouvons parler de semblant de discours, d’un
artefact 44 comme dira Lacan. Ce qui compte en psychanalyse, plutôt qu’un sens ou un
contenu, c’est que « c’est dit, ou ce n’est pas dit ». Dans ce sens, un discours comme
phénomène de langage est potentiellement vrai du fait de son énonciation 45, et non
pas de son adéquation à la réalité. C’est lui qui « fait » la réalité. Lacan est sur ce point
formel : il dira qu’il n’y a de fait que de discours. Si Freud a réussi à donner un titre de
noblesse à l’Œdipe, c’est en tant que ce mythe préserve le tranchant de l’énonciation
de l’oracle. C’est la dimension apophantique de l’interprétation. Son effectivité n’est
point réductible à une vérification à partir d’un binaire vrai-faux. L’interprétation se
vérifie lorsqu’elle déchaîne la vérité. Elle n’est donc vraie que si elle est suivie 46.

Le paradoxe du je mens montre assez que la vérité surgit du mensonge, de la


méprise, à condition que l’on situe bien la question : non pas si ce qui s’énonce est vrai
ou pas, mais qui parle. En l’occurrence, c’est le signifiant lui-même, autrement dit le
semblant. Si l’on trouve fréquemment des usages de ce terme dans le sens du paraître,
des façons d’être, voire du simulacre, Lacan le subvertit pour l’élever à la dignité d’une
catégorie essentielle pour la psychanalyse. Il en donne deux exemples différents et
jusqu’à un certain point déconcertants. Un exemple est celui de l’arc-en-ciel, phéno-
mène « naturel » comme les nuées qu’il qualifie de météore 47. Un autre exemple non
moins spectaculaire est celui d’« un bras qui va chez le voisin à la cueillette ». Il s’agit
d’un bras « autonome », car, si l’on peut dire, il n’y a pas de « sujet porteur ». D’ailleurs
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le voisin n’est pas forcément d’accord ; cela entraîne une série de conséquences tragi-­
comiques qui ne peuvent d’ailleurs qu’être supputées. C’est d’un pur effet qu’il s’agit.
Le semblant se situe et s’articule avec le je ne pense pas 48. C’est le point de départ de
tout discours (rappelons que « s’embler » est une expression ancienne qui signifie se
précipiter). Comme pour le discours en lui-même, ce n’est pas la question de l’origine
qui importe mais celle de l’effet.

43. Expression que je dois à Christian Fierens.


44. Artefact : chose artificielle par opposition à l’ordre dit naturel.
45. Voir les thèses de Wittgenstein dans le Tractatus logico-philosophicus cité par Lacan dans le chapitre iv
du Séminaire XVII.
46. J. Lacan, Le séminaire, Livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, op. cit.
47. J. Lacan, « Lituraterre », dans Autres écrits, op. cit., p. 17.
48. Christian Fierens.
La catégorie du semblant et l’acte analytique 77

Le contre-exemple du discours capitaliste

Nous avons soutenu avec Lacan que tout discours part du semblant, sans exclure
qu’il puisse y avoir un lien avec un discours qui ne serait pas du semblant. Il existe
pourtant une exception concernant le discours capitaliste, que Lacan a construit en
procédant à une modification du discours du maître. Il lui a suffi d’intervertir le signi-
fiant maître et le $ en les permutant de place, d’où l’idée de bricolage. En revanche,
sa particularité, eu égard aux autres discours, est que la barrière dite de la jouissance
qui sépare irrémédiablement la place de la production de celle de la vérité se trouve
abolie. Ce discours n’est-il pas le seul dont on puisse soutenir qu’il ne s’appuie que sur
du semblant ? Au départ du $ à la place du semblant (en haut à gauche) il va tourner
en rond, évacuant toute velléité d’atteindre un discours qui ne serait pas du semblant.
Cela fait partie entre autres de son succès que cela continue à tourner ainsi.

Y aurait-il une possibilité qu’une vérité surgisse et produise des effets tangibles
de « déménagement » ? Structuralement, cette irruption a bien eu lieu à un moment
dans l’histoire. Moment historique particulier de l’émergence du symptôme, si l’on suit
sérieusement Lacan, qui en attribue la découverte à Marx avant Freud. Découverte
structurale d’un élément fondamental que recelait la découverte de la plus-value : « La
dimension du semblant est introduite par la fondamentale duperie dénoncée comme
telle par la subversion marxiste dans la théorie de la connaissance. » Marx, au-delà
de sa critique de l’idéalisme hégélien et de la mise en série de l’argent et de la mar-
chandise comme équivalents à un fétiche, donne au concept de plus-value le statut de
symptôme, soit une vérité qui fait retour dans la faille d’un savoir.

L’histoire démontre en revanche que l’irruption de la vérité ne suffit pas pour


abolir le discours dénoncé. Lacan insiste sur le fait que la reconnaissance de la plus-­
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value non seulement n’a pas ébranlé le système capitaliste qui continue à subsister,
mais au contraire l’a renforcé. Aussi, il faut distinguer cette découverte de la plus-­
value, cette dénonciation de l’exploitation et du dépouillement des prolétaires, du
mouvement politique de révolution qui s’en est suivi et dont on connaît les suites histo-
riques. Indignations, protestations et révoltes, bien que louables s’avèrent bien souvent
insuffisantes. Nous ne sommes pas naïfs au point de croire qu’un symptôme même
considéré dans son statut de production révolutionnaire suffirait à lui seul à renverser
le cours d’une vie ou celui de l’histoire. Il en faudrait certes plus, même si l’on tente
un parallèle certes osé entre la vie d’un sujet et le cours de l’histoire, on doit avant
tout écarter toute implication simpliste, sans méconnaître les effets surprenants dans
ces deux cas de la Tuvch aristotélicienne (effet de rencontre, circonstances historiques,
etc.) qui laissent au réel sa part d’indétermination et de surprise.

Lacan pose quant à lui le principe qu’un ordre succède aussi bien à un ordre pré-
cédent sans aucune garantie de changement dans le sens auquel on pourrait s’attendre.
78 Psychanalyse n° 39

Il préconise pour autant de « mettre la psychanalyse au chef de la politique », c’est-


à-dire soutenir avec Jean-Pierre Vernant qu’il n’y a rien d’autre à attendre des « pro-
fessionnels de la politique » qu’une confiscation du pouvoir, réduisant en « démocratie
représentative » la vraie politique, celle où chaque citoyen s’occuperait au sein du
lien social de ses affaires et où il pourrait y avoir aussi une place prévue pour l’autre,
migrant, refugié, l’altérité comme principe minimal que l’humanité partage avec la
psychanalyse. Conscient de l’immensité du chantier, je ne tente ici que de souligner
cet espace structural commun où chacun de nos frères peut nous enseigner la pratique
humaine de la vie. C’est un projet où la psychanalyse a sa part entière, à l’encontre
de ce que soutiennent certains collègues arguant d’une clôture du champ sur le plan
épistémique et méthodologique de notre pratique d’analyste.

Semblant et jouissance

Freud avait déjà dénoncé le malaise dans la culture. Cette dénonciation porte sur
un point structural qui est celui de la discordance qui fait qu’entre semblant et vérité
ça ne marche pas ; Lacan épinglera ce malaise structural avec son « il n’y a pas de rap-
port sexuel ». Le névrosé ne veut pas savoir que cette coupure est structurale et qu’elle
incarne l’impossibilité de jouir du corps de l’Autre, comme s’exprime Lacan dans le
séminaire Encore. Cette coupure est matérialisée par la barrière de la jouissance dans
tous les discours sauf un. En guise de parade on retrouve les différents rituels d’ini-
tiation, dont certains apparaissent comme des rituels de contrainte (circoncision, exci-
sion) qui se supportent des signifiants et du discours. Ces rituels se substituent aux
fantasmes de castration en tant que semblants, en tournant autour et en se jouant
de celle-ci. Tous ces rites sont à l’instar des mystères qui avaient lieu dans l’Antiquité
et qui étaient liés directement ou indirectement au phallus comme signifiant. Ainsi,
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le phallus, le semblant par excellence, s’érige comme pivot autour de quoi tourne la
jouissance sexuelle 49 : « Cependant même si le phallus atteste du non rapport s’il en
est entre autres l’obstacle : […] qui fait de l’homme et de la femme […] ces êtres qui
sont en difficulté avec la jouissance sexuelle d’une façon élective parmi toutes les autres
jouissances. »

Il existe en revanche deux suppléances possibles au non-rapport sexuel : l’amour


et le symptôme. Le premier, en tant qu’il ménage une place à la castration, peut quand
c’est sérieux ménager une modalité sublimatoire. Quant au second, le symptôme, « à
l’intérieur du rapport sexuel […] ménage une sorte de réussite à ce qui pourrait s’établir
[…] de suppléant à ce qui manque, et qui s’inscrit dans l’être parlant ». Le symptôme se
trouve donc être un marqueur du non-rapport et supplée au rapport sexuel 50.

49. J. Lacan, Dun discours qui ne serait pas du semblant, op. cit., p. 34 : « Le phallus est très proprement
la jouissance sexuelle en tant qu’elle est coordonnée à un semblant, qu’elle est solidaire d’un semblant. »
50. La thèse est de Pierre Bruno.
La catégorie du semblant et l’acte analytique 79

Savoir et vérité

L’on sait que dans l’écriture du discours analytique le savoir disjoint du signifiant
maître se trouve à la place de la vérité. Or la compatibilité entre savoir et vérité ne va
pas de soi. Lacan dans « Radiophonie », en juin 1970, écarte toute idée de prétendue
complémentarité entre les deux qui pourrait constituer un Tout comme index de la
connaissance. Sa thèse centrale est qu’il n’y a pas de tout, pas d’univers de la connais-
sance. Pas de La connaissance tout court. Le rêve hégélien restera orphelin. La vérité
commence par le Prwvton yeuvdo", comme le souligne très tôt Freud 51, mensonge
« nécessaire » à l’origine de la formation du symptôme entre réel et défense.

Alors la question est celle-ci : comment la vérité viendrait-elle mordre sur ce savoir
« menteur » ? Elle le peut dès lors qu’elle en surgit de tenir par ce qui la joint au réel,
par le trou que le symbolique (castration) y produit. Au fur et à mesure que l’analyse
progresse, l’analysant découvre que le rapport au savoir issu du transfert avec la vérité
était un savoir y faire. Il n’y a pas d’autre moyen de s’en sortir que d’approcher ce qui
du réel fait fonction dans le savoir, c’est là où la vérité se situe et ne surgit que par sur-
prise. Ce savoir porte sur le faux-à-être (équivoque qui sous-entend l’existence de l’objet
a), dont sort la vérité comme surprise lorsqu’elle se déchaîne. Ce faux-à-être n’est pas
sans poser la question du rapport entre semblant et vérité 52. C’est ici que Lacan aborde
la question de la révolution en rapport avec le symptôme : « C’est à ce joint au réel, dit-il,
que se trouve l’indice politique où le psychanalyste aurait place s’il en était capable. Là
serait l’acte qui met en jeu de quel savoir faire la loi. Révolution qui arrive de ce qu’un
savoir se réduise à faire symptôme vu du regard même qu’il a produit. »

C’est donc dans ce nœud vérité-savoir-réel que se trouve l’enjeu de ce qui fait qu’il
y ait du psychanalyste en tant que produit, effet de son acte même.
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Du psychanalyste comme semblant d’objet a dans la direction de la cure

La position de l’analyste à la place du semblant de l’objet a est loin de constituer


une formule transparente. Rien ne paraît être plus loin du semblant que l’objet dans
toutes ses déclinaisons : objet pulsionnel, objet cause du désir, reste de la division
subjective ou bien plus-de-jouir. Par ailleurs, ayant écarté l’analyste du dogme de la
relation d’objet, Lacan le situe comme celui qui dirige la cure 53 plutôt que l’analysant
lui-même comme le ferait un directeur de conscience. Pour autant, l’analyste n’est pas
libre de sa politique (pas plus que de sa stratégie ou de sa tactique), il a à se repérer
sur son manque à être plutôt que sur son être, car plus son être sera intéressé, moins

51. S. Freud, « Proton pseudos », dans Esquisse d’une psychologie scientifique, Paris, puf, 1973, p. 367.
52. Pour Lacan, la vérité a structure de fiction (inspiré par J. Bentham et sa théorie des fictions).
53. J. Lacan, « La direction de la cure », dans Écrits, op. cit., p. 586.
80 Psychanalyse n° 39

il sera sûr de son action 54. Mais l’analyste « paye aussi de sa personne 55 ». Sa présence,
comme manifestation de l’inconscient, constitue une relance dialectique à partir de
la fermeture de celui-ci et ménage une place à la tromperie, cette vérité menteuse de
l’amour se manifestant dans le transfert. L’analyste est situé aussi au-delà de la fonction
de l’inter­prétation 56. Dans le mathème du discours analytique, c’est l’objet a comme
tel qui « détermine l’être parlant pris dans un discours sans le savoir ». Le sujet est
justement à la fois effet de cet objet cause de son désir et effet du discours en tant que
celui-ci le détermine 57. Dès que le sujet est pris dans le discours il est dans le semblant
car il n’y a pas de discours qui ne serait pas du semblant.

Dès lors, quel est le statut de cet objet ? Est-il à proprement parler de l’ordre du
réel 58 ? Ou bien se situe-t-il entre symbolique et réel ? Reste compensatoire « plus-de-
jouir » dans l’équivoque entre « lichette » et cession de jouissance ? Enfin, comment
entendre la formule « objet condensateur de jouissance » ? Au fond, ce ne sont pas les
déclinaisons de l’objet a mais le lien, l’articulation entre la jouissance et le semblant 59
qui livre la clé, situant l’enjeu de son maniement dans la cure. Il s’agit pour l’analyste
non pas de traquer la jouissance de l’analysant, comme semblait le penser entre autres
Françoise Dolto, mais d’une construction qui vise plutôt à « faire passer la jouissance
au semblant », ce qui est certes équivalent à une dévalorisation de ladite. Si l’objet a est
un semblant d’être (séminaire Encore), cela ne signifie pas qu’il est le « substitut » de la
Chose, objet perdu de tout temps, mais c’est en tant qu’il « rate » l’être, car l’objet est
selon Lacan le ratage même. L’objet a serait-il donc un faux réel par rapport au « vrai
réel » de la science ? Pas si simple, car comment appréhender le réel autrement qu’à
partir du semblant ?

Rappelons-nous que pour Freud une cure psychanalytique constitue une rédupli­
cation, une modélisation « artificielle » de la névrose, dont la solution conduit théori­
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quement à la résolution de cette dernière. Ainsi, le semblant d’être dans le transfert
vise réellement l’être de jouissance propre du sujet : les modalités de jouissance concer-
nant l’objet pulsionnel où sa propre jouissance s’est fixée. Par quelle opération donc
devient-il possible d’orienter le sujet à partir de la fiction de jouissance construite dans
la cure vers sa fixion de jouissance afin d’en libérer son désir ? C’est là que se situe
l’enjeu, le levier de l’acte de l’analyste. Certes l’acte est comme nous l’avons soutenu

54. Ibid., p. 587.


55. Ibid. « L’analyste dans la mise de fonds de l’entreprise commune ne paye pas que de mots, quoi qu’il
en ait, il la prête comme support aux phénomènes singuliers que l’analyse a découverts dans le transfert. »
56. Ibid. « L’analyste, il ne suffit pas qu’il supporte la fonction de Tirésias, il faut encore qu’il ait des
mamelles. »
57. Ibid., p. 73.
58. Thèse qui semble se dégager dans le séminaire L’objet de la psychanalyse.
59. Lacan dira à la dernière leçon du séminaire …Ou pire : « Tout ce qui est dit est semblant. Tout ce qui
est dit est vrai, par-dessus le marché tout ce qui est dit fait jouir. »
La catégorie du semblant et l’acte analytique 81

après Lacan l’oxymore du semblant. Par ailleurs, l’analyste quand il opère se tient à
carreau face à la jouissance. Il crée ainsi une place nettoyée de la jouissance dans le
dispositif de la cure, incarnant par là même la barrière qui sépare la place du produit
de celle de la vérité dans les discours, dont le discours analytique, dans lequel les signi-
fiants maîtres produits par l’analysant se trouvent séparés du savoir en place de vérité.
Cette place vide fonctionne aussi bien dans le cadre des névroses que dans celui des
psychoses, ménageant une possibilité qu’elle soit habitée d’un désir, non plus comme
défense primaire telle qu’elle participait jusque-là à la formation du symptôme, mais
place pour l’émergence d’un désir nouveau concomitant pourrait-on soutenir à la déva-
lorisation successive de la jouissance, à commencer par celle de l’Autre.

Dévaloriser la jouissance signifierait alors que la jouissance de l’Autre n’est rien


d’autre qu’une fiction construite sur la base de l’interprétation de l’énigme de son
désir. C’est par rapport à ce qu’il en est de cette vérité que l’analysant peut orienter
son désir de savoir, débarrassé alors du commandement surmoïque qui le poussait
du côté de la répétition, de l’impasse de la jouissance, dans les deux sens subjectif
et objectif. Il lui restera alors à extraire l’objet jadis encombrant, qui a perdu de sa
superbe comme valeur de jouissance et dont il restera la trace, la marque ou la lettre
au choix, qui ne sera plus que sinthome, signe de sa division irréductible, guise d’un
inconscient dans son statut de réel. Qu’en sera-t-il alors de la trajectoire de son désir
débarrassé de la demande de l’Autre ? S’engagera-t-il à ce pari fou de renouveler l’ex-
périence de tenir cette place de semblant d’objet pour d’autres sujets qui le conduira
chaque fois jusqu’au désêtre ? On ne peut le savoir par avance, ni pourquoi il a lieu à
ce moment précis.

Nous aurons lors d’un prochain développement à faire la démonstration de ce


lien logique entre l’acte matriciel qui correspond au moment dit de passe et tout acte
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analytique qui opère dans la cure d’un analysant par une coupure effective, qui permet
au sujet de dégager l’objet dont il importe qu’il matérialise la séparation qui l’a engen-
dré comme tel et lui a procuré un « état civil », dans l’intervalle entre les signifiants,
car il existe une congruence entre ces trois temps qui signent le rapport du sujet à la
structure. L’acte est en même temps transformation du sujet. D’où une question que
nous comptons reprendre : cette transformation est-elle irréversible ? Lacan a inventé
le dispositif pour que de la transmission du témoignage un enseignement puisse se
constituer et se transmettre, afin que la satisfaction du sujet s’il en est arrive à rejoindre
celle de (quelques) autres, mais aussi, last but not least, afin que le discours analytique
puisse subsister dans le renouvellement créatif qui contribue à la réinvention de la
psychanalyse.

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