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Dimitris Sakellariou
Dans Psychanalyse 2017/2 (n° 39), pages 57 à 81
Éditions Érès
ISSN 1770-0078
ISBN 9782749255231
DOI 10.3917/psy.039.0057
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Il y a une constante dans le parcours de Lacan, dans cette entreprise inédite qu’il
a menée par le biais de son enseignement et de sa pratique jusqu’au bout de sa vie :
son effort sans relâche pour fonder en raison la psychanalyse. Dans cette perspective, il
n’a pas cessé de forger son approche du réel à partir de la structure, après avoir dégagé
ce concept en rupture avec les cercles du structuralisme. Freud déjà posait le principe
qu’un concept psychanalytique ne se réduit jamais à une définition et qu’il est même
nécessaire d’en pousser l’élaboration jusqu’aux derniers retranchements afin que la
démonstration de son utilité et de sa valeur pour la psychanalyse soit faite. C’est la
nécessité de s’orienter dans la pratique qui dicte cet impératif et constitue le sens de sa
primauté sur la théorie, même s’il convient de préciser qu’il n’y a pas de dichotomie
entre les deux. Ainsi, s’orienter dans la structure équivaut à s’orienter dans le travail
analytique, devoir qui incombe aussi bien aux analysants qu’aux analystes, à ceci près
que pour l’analyste cela constitue une question cruciale en rapport avec son acte.
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avoisine l’imitation ou le simulacre. Colette Soler disait à juste titre qu’il n’y a rien qui
se situe autant à l’opposé du semblant qu’un objet. Jacques-Alain Miller accentue l’op-
position entre semblant et réel au même titre que celle entre sens et réel. Ce n’est pas
tout, car en assimilant le sens au semblant, réduit à un « faux réel », il convient d’en
restituer le « vrai ». Un premier commentaire nous fait insister sur l’usage subversif
qu’introduit l’équivoque même que recèle ce terme de semblant, qui s’avère précieux
quant à son usage. C’est au point que la suppression de l’équivoque peut faire glisser
le sens vers une forme de cynisme.
Nous pouvons faire remarquer par ailleurs que l’opposition entre semblant et
acte est irréductible. Comme le note Lacan, il y a deux cas pour lesquels le terme de
semblant ne convient pas : tout d’abord, il dira que « l’inconscient ne fait pas sem-
blant » ; ensuite, l’acte analytique lui-même se situe à l’extrême opposé du semblant.
Pas de confusion possible donc entre semblant et acte. Pour l’analyste cette opposition
est cruciale, dans la mesure où il n’existe que de, et par son acte. C’est pourquoi Lacan
emploiera l’expression « il y a du psychanalyste », récusant l’usage de l’universel aussi
pour l’analyste.
La mise en tension entre acte et semblant devient édifiante lorsqu’on met en série
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comme si, etc. circulent au sein des différents groupes psychanalytiques institués en Grèce. Le moins que
l’on puisse dire est qu’aucune de ces expressions ne rend l’équivoque qui subvertit le sens du terme pour
l’élever à la dignité d’une catégorie lacanienne.
La catégorie du semblant et l’acte analytique 61
C’est l’énigme autour de ce qu’on pourrait appeler plus que des motivations, le
moteur de cet acte qui a intrigué suffisamment Lacan pour qu’il se décide à inventer
le dispositif de la passe comme supplémentaire à celui, freudien, de la cure analytique.
Nous pouvons saisir dans l’après-coup l’enjeu de la question que ce dispositif est appelé
à traiter dans la mesure où cela peut éclairer la question de ce qui opère dans l’acte
analytique. On pourrait tenter de formuler cela d’une façon succincte en disant que
l’analyste est fait (au sens de fabriqué) avec l’objet a et que c’est cet objet mis « par ses
soins » à une certaine place qui devient l’opérateur de l’acte via le discours analytique.
Notre travail s’inscrit dans cet essai de saisir quelque chose de ce nœud par l’ap-
proche de ce concept du semblant, que Lacan a subverti en le rendant irréductible à la
série des synonymes que la langue française fournit. C’est un terme difficilement tra-
ductible dans nombre d’autres langues en dehors de l’anglais et peut-être de quelques
autres, tout en maintenant justement l’équivoque qui le rend opératoire. J’ai proposé
une traduction du semblant dans la langue hellénique par le terme proschmatikov 2.
Le sens est proche du terme français « pré-texte » tandis que l’étymologie tient de
l’« esquisse ». D’autres collègues ont traduit le semblant comme un synonyme d’ap-
parence. Je soutiens pour ma part qu’il s’agit d’un terme qui, au-delà du sens litté-
ral, renvoie au principe d’équivoque dont toute langue fourmille. Lacan en fera une
catégorie en lien avec celle des discours, où l’usage de ce terme de semblant succède
à celui initialement choisi d’agent, indiquant la place en haut à gauche comme point
d’insertion de chaque discours.
Mon hypothèse est que l’importance de cette catégorie s’appréhende dans l’effort
de Lacan de serrer au plus près la question de la structure en général, et les registres
du symbolique, de l’imaginaire et du réel en particulier, ainsi que les modalités de leur
nouage au sein du nœud borroméen. Ainsi, nous assistons de fait à une mutation de la
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2. Provschma est l’équivalent du semblant, surtout au pluriel dans l’expression thrwv ta proschv mata,
« tenir les semblants ».
62 Psychanalyse n° 39
La tâche que nous nous sommes donnée dans cette étude consiste à examiner
comment le parcours du semblant à l’impossible rend compte de l’approche du réel
dans et à partir de l’opérativité de l’acte analytique, sans tomber dans les travers réduc-
tionnistes qui feraient de l’opposition entre semblant et réel un court-circuit binaire.
Si nous suivons Lacan, il n’y a d’accès au réel pour la psychanalyse qu’en passant par
la catégorie du semblant.
L’inexistence du rapport sexuel ouvre tout un chapitre sur les modalités des rela-
tions humaines sur le plan de l’amour, du désir et de la jouissance, ainsi que sur les
principes de régulation qui suppléent à cette impossibilité logique de structure.
3. « L’assomption de la position sexuée ne se fonde pas sur une croyance qu’on est homme ou femme mais
sur la façon dont on tient compte qu’il y a des femmes pour le garçon et des hommes pour la fille. »
La catégorie du semblant et l’acte analytique 63
4. Par exemple, dans certains cas de psychose un passage à l’acte peut signifier que l’on coupe en m
orceaux
le corps de l’autre, comme cela a été commis par un étudiant japonais du nom d’Issei Sagawa, surnommé
le « cannibale japonais », qui en juin 1981 à Paris avait dépecé le corps de sa maîtresse néerlandaise et
l’avait mis au réfrigérateur pour le consommer par petits morceaux pendant trois jours avant d’être arrêté.
Il fut extradé et vit depuis au Japon, ayant déclaré que son acte était un acte d’amour.
5. « Le phallus, dit Lacan, est très proprement la jouissance sexuelle en tant qu’elle est coordonnée à un
semblant, qu’elle est solidaire d’un semblant. »
64 Psychanalyse n° 39
Autre, y compris pour elle-même. C’est cette horreur, cette vérité que l’on retrouve au
niveau de l’inconscient. Cette différence eu égard au maniement du semblant par une
femme « lui donne non seulement une liberté supplémentaire à l’endroit du semblant
mais la rend susceptible de donner du poids à un homme qui n’en aurait point ».
6. Il ne faut pas mésestimer que l’approche et le début du xxe siècle avaient suscité au sein de l’humanité un
espoir immense lié à l’avènement de la science moderne comme solution à tous les problèmes pour l’homme.
7. Sigmund Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard, collection « Folio essais », 1985,
p. 37.
8. Il y a pourtant une différence essentielle entre la « fluidité » des théories sexuelles infantiles et la fixité
des scénarios pervers dont dépend l’implication de la jouissance perverse, au point qu’il paraît impossible
de confondre perversion et infantile dans la mesure où la perversion constitue une modalité d’assujettis-
sement subjectif qui suppose l’intégration du complexe de castration.
9. Jacques Lacan, Le séminaire, Livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, Paris, Seuil,
2006, p. 171 : « J’ai dit la dernière fois : c’est une Bedeutung, il n’y a qu’une, die Bedeutung des Phallus.
[…] Ce qui fait le privilège du phallus, c’est qu’on peut l’appeler éperdument, il ne dira toujours rien. »
La catégorie du semblant et l’acte analytique 65
10. Phallus et fonction phallique, ouvrage issu d’un travail collectif auquel ont participé Pierre Bruno,
Fabienne Guillen, Dimitris Sakellariou et Marie-Jean Sauret, Toulouse, Érès, 2012.
11. Ibid., p. 37.
12. J. Lacan, Le séminaire, Livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique psychanalytique,
Paris, Seuil, 1978.
13. Voir le tableau des trois modalités du manque dans Le séminaire, Livre IV, La relation d’objet, Paris,
Seuil, 1994, p. 269.
14. J. Lacan, Le séminaire, Livre V, Les formations de l’inconscient, Paris, Seuil, 1998, p. 380.
66 Psychanalyse n° 39
celui de la scène antique, y trouve son plus-de-jouir communautaire à lui. C’est ce qui
fait pour nous le prix du cinéma. Là le masque c’est autre chose, c’est l’irréel de la
projection 15 . »
Le mot provswpon (en latin persona) signifie en grec ancien à la fois visage et mas
que, proswpeivon, comme si on ne distinguait pas l’œil du regard ou bien le sujet qui
voit de l’objet vu 16. « Le visage des Grecs ne dissimule pas, il n’abrite ni ne renferme
rien. Il n’est pas comme le nôtre cette enveloppe de peau qui préserve, derrière la
clôture des paupières, les secrets de la vie intérieure 17. » La conséquence sur la pratique
théâtrale est pour le moins inhabituelle pour l’Européen moderne : « Il faut considérer
que le masque porté n’a pas pour fonction de cacher le visage qu’il recouvre. Il l’abolit
et le remplace. Au théâtre, sous le masque dramatique, le visage de l’acteur n’existe
pas 18. » On s’aperçoit que l’effet du masque n’a rien d’un jeu de cache-cache mais au
contraire constitue un élément dans la dialectique de la construction structurale du
phallus, que l’on retrouvera dans la thèse du phallus en tant que semblant.
Lacan est très explicite sur ce point déjà dans son écrit de 1958 sur la Bedeutung
(qu’on ne peut réduire en traduisant simplement par signification car il s’agit de la
référence) du phallus : « Le phallus est le signifiant privilégié de cette marque où la
part du logos se conjoint à l’avènement du désir. On peut dire que ce signifiant est
choisi comme le plus saillant de ce qu’on peut attraper dans le réel de la copulation
sexuelle, comme aussi le plus symbolique au sens littéral (typographique) de ce terme,
puisqu’il y équivaut à la copule (logique). On peut dire aussi qu’il est par sa turgidité
l’image du flux vital en tant qu’il passe dans la génération. […] il ne peut jouer son rôle
que voilé, c’est-à-dire comme signe lui-même de la latence dont est frappé tout signi-
fiable, dès lors qu’il est élevé (aufgehoben) à la fonction du signifiant. Le phallus est le
signifiant de cette Aufhebung elle-même qu’il inaugure (initie) par sa disparition. C’est
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Nous pouvons soutenir que le signifiant phallus n’est pas celui de la différence
sexuelle, là où Freud le rabattait en principe du côté de l’organe masculin, encore
qu’une lecture attentive montre qu’il le situe du côté de la mère, en tant qu’absent,
donc en tant qu’imaginarisé. Disons que, côté masculin, c’est du côté de la parade
virile que le phallus apparaît. Encore faut-il ne pas trop pousser cette parade sous
15. J. Lacan, Le séminaire, Livre XIX, ...Ou pire, Paris, Seuil, 2011, leçon du 10 mai 1972, p. 172.
16. Françoise Frontisi-Ducroux, Du masque au visage : aspects de l’identité en Grèce, Paris, Flammarion,
1995.
17. Ibid., p. 39.
18. Ibid., p. 40.
19. J. Lacan, « La signification du phallus », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 692.
La catégorie du semblant et l’acte analytique 67
peine de produire l’effet inverse, un effet plutôt efféminé que l’on rencontre parfois
chez certains jeunes gens qui n’ont pas pour autant retenu le choix d’objet homosexuel.
Lacan sera plus explicite puisqu’il le situe, dans le cadre de la dialectique être-
avoir, du côté de la femme, où il s’inscrit comme manque, mais pas comme manque-
à-être 20. Y a-t-il un pendant à la parade masculine ? Nous savons depuis les travaux de
Joan Rivière sur la mascarade féminine 21 que cette dernière fait partie des modalités
d’inscription pour une femme du côté d’être le phallus : « […] c’est pour être le phallus,
c’est à dire le signifiant du désir de l’Autre, que la femme va rejeter une part essentielle
de sa féminité, nommément tous ses attributs dans la mascarade. C’est pour ce qu’elle
n’est pas qu’elle entend être désirée en même temps qu’aimée. Mais son désir à elle,
elle en trouve le signifiant dans le corps de celui à qui s’adresse sa demande d’amour
[…] l’organe qui en est revêtu, prend valeur de fétiche ».
20. Ibid., p. 694. « Mais on peut, à s’en tenir à la fonction du phallus, pointer les structures auxquelles
seront soumis les rapports entre les sexes. Disons que ces rapports tourneront autour d’un être et d’un
avoir qui, de se rapporter à un signifiant, le phallus, ont l’effet contrarié de donner d’une part réalité
au sujet dans ce signifiant, d’autre part d’irréaliser les relations à signifier. Ceci par l’intervention d’un
paraître qui se substitue à l’avoir, pour le protéger d’un côté, pour en masquer le manque dans l’autre,
et qui a pour effet de projeter entièrement les manifestations idéales ou typiques du comportement de
chacun des sexes, jusqu’à la limite de l’acte de la copulation, dans la comédie. »
21. Joan Rivière, « La féminité en tant que mascarade », La psychanalyse, n° 7, Paris, puf, 1964.
68 Psychanalyse n° 39
objet du désir, comme objet d’attrait pour le désir. C’est dans ce ressort que gît la fonc-
tion signifiante. […] Ce qu’il désigne n’est en rien qui soit signifiable directement. »
Nous concluons pour le moment, anticipant sur ce que sera la thèse de Lacan sur
le rapport entre le phallus et la différence des sexes, que celui-ci n’est pas en mesure de
dire, de signifier quelque chose sur ce qu’est un homme ou ce qu’est une femme, car
le phallus ne peut comme signifiant « ne jouer son rôle que voilé, signe de latence dont
est frappé tout signifiable dès lors qu’il est élevé à la fonction de signifiant 22 ».
La fonction phallique est une écriture homologue à celle d’une fonction mathé-
matique construite sur la base d’une logique propositionnelle. La logique est pour
Lacan la science du réel, dans la mesure où par le biais d’une construction logique il
arrive à cerner un point d’impasse de la formalisation, qui indexe le réel. Il y a une
homologie entre ce type d’impasse et celle qui découle de l’échec du phallus à signifier
quelque chose de la différence entre l’être homme et l’être femme, ainsi que celle qui
consisterait à signifier quelque chose de la jouissance qui provient de la relation dite
sexuelle pour ne pas dire de la jouissance tout court. Il en résulte que la construction
du phallus comme mathème pousse l’élaboration du concept dans ses retranchements
jusqu’aux confins du réel.
Alors Lacan introduit le phallus, après l’avoir désigné tour à tour comme ima-
ginaire et symbolique, dans un nouveau statut : « Le phallus est très proprement la
jouissance sexuelle en tant qu’elle est coordonnée à un semblant, qu’elle est solidaire
d’un semblant. » Côté homme la jouissance s’inscrit entièrement du côté du semblant.
Tandis que la femme, elle, se trouve divisée dans la mesure où elle est, comme dit
Lacan, « en position de ponctuer l’équivalence de la jouissance et du semblant », ce
qui la situe du côté de « l’heure de la vérité » au regard de la jouissance sexuelle,
car elle « sait que jouissance et semblant ne s’équivalent que dans une dimension de
discours. Car autrement si elle se situe pour l’homme dans cette heure de vérité avec
son pendant d’horreur, puisque cette vérité c’est la castration, il n’y a pas mieux pour
un homme comme pèse-personne que sa femme », dira-t-il, ce qui est après tout un
des noms du symptôme de l’homme. « Ce positionnement à l’endroit du semblant lui
concède une grande liberté, ajoute Lacan, ce qui permet de donner du poids même à
un homme qui n’en a pas. »
Nous avons assisté à une mutation entreprise par Lacan amorcée par la théorie
des discours et à la mise en place de la catégorie du semblant, qui remet en cause sans
l’annoncer comme tel l’ordre qu’il avait établi dans le rapport à la structure, dont
25. J. Lacan, Le séminaire, Livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, op. cit., p. 34.
26. Ibid., leçon du 16 juin 1971 : « S’il y a quelque chose qui caractérise le phallus [c’est] d’être assurément
ce dont ne sort aucune parole. »
27. Ibid., p. 172.
28. « Nous interprétons telle ou telle relation avec le père. Est-ce que nous analysons jamais quelqu’un en
tant que père ? Qu’on m’apporte une observation. Le Père est un terme de l’interprétation analytique. À
lui se réfère quelque chose. »
70 Psychanalyse n° 39
Ce recentrement a divisé les élèves de Lacan, si tant est qu’ils fussent unis ou
réunis en dehors de quelques rassemblements autour de formations institutionnelles,
dont un nombre non négligeable fonctionnent selon le prototype de regroupement
professionnel, mimant parfois le schéma d’une entreprise multinationale. Ainsi, une
tendance conceptuelle à notre avis réductrice s’est fait jour dans les milieux psycha-
nalytiques qui se réclament de l’enseignement de Lacan. L’auteur de cette conception
entend-il « faire École » au détriment des thèses lacaniennes pourtant explicites sur
le lien qui existe entre la catégorie du semblant et celle de la jouissance ? Peut-être
29. « La tyrannie du symbolique » est une expression que j’ai entendue lors d’un séminaire à Paris de
Pierre Bruno en mars 2015.
La catégorie du semblant et l’acte analytique 71
bien, mais la dichotomie entre semblant et jouissance, réduisant le semblant aux appa-
rences et la jouissance à son réel, ne permet d’éclairer ni l’une ni l’autre. C’est un peu
comme si on revenait à la suprématie du symbolique sur l’imaginaire que Lacan avait
entreprise dans son approche critique des années 1950 dans l’espoir de recentrer le
débat de la théorie psychanalytique pour en dénoncer les déviations des institutions
anglo-saxonnes relayées au sein même de l’ipa. Dans le cadre du débat qu’a suscité la
position du chef de file de cette institution internationale, voici un extrait de la réac-
tion de Slavoj Žižek lors d’une conférence donnée à Birkbeck : « Entre le réel et le
semblant, Lacan a toujours affirmé que le cynisme est une fausse position, parce que
le réel n’est pas juste derrière, caché par le semblant, c’est le réel du semblant. Si vous
détruisez le semblant vous perdez aussi le réel. Ça me rappelle cette blague d’Alphonse
Allais : “Regardez cette fille, quelle honte ! Sous ses habits elle est totalement nue !”
C’est ça le réel ! En d’autres termes, Lacan n’est pas cynique, parce que le cynisme
consiste à croire que les apparences ne sont que des apparences alors que l’objet de la
psychanalyse c’est d’être conscient que le réel c’est le réel des apparences, le réel n’est
pas caché par les apparences, il est inclus dans ces apparences 30. »
Reprenons le fil de l’examen des thèses de Lacan, qui se dégagent à partir des
séminaires …Ou pire et Encore, sur ce recentrement autour de la catégorie de la jouis-
sance et du non-rapport sexuel. Lors de la première séance des entretiens à Sainte-
Anne 31, en 1971, Lacan pose cette thèse centrale : « La jouissance se définit exclusive-
ment du rapport de l’être parlant à son corps. » Il revient sur le lien entre la jouissance
qualifiée de sexuelle, l’infantile, et ce qui se joue au niveau des perversions, dont nous
avons déjà parlé. Le plus important c’est qu’il resitue désormais la parole précisément
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30. Souligné par moi. Conférence donnée par Slavoj Žižek à Birkbeck le 23 mars 2011.
31. Il s’agit du premier entretien du 2 décembre faisant partie des entretiens donnés parallèlement au
séminaire …Ou pire, sous le titre Le savoir du psychanalyste, dont les trois premières séances sont publiées
séparément par J.-A. Miller sous le titre Je parle au murs.
72 Psychanalyse n° 39
objet de rejet d’autres discours – cf. le discours capitaliste (et peut-être le discours de
la science ?). D’où la thèse que finalement seule la psychanalyse démontre, à défaut
de pouvoir la faire admettre de façon plus générale en dépit de ce qui pourtant crève
les yeux dans la vie quotidienne des gens. « La psychanalyse ne fait que ressasser que
dans lalangue il y a incapacité d’articuler la moindre chose qui ait le moindre rapport
à ce réel 32. » Cela parce que ce rapport sexuel reste inter-dit. Il fonctionne d’une façon
dont il est impossible de rendre compte. Il n’y a donc que le discours analytique qui
puisse soutenir que dans l’ordre sexuel la parole fonctionne au niveau du semblant.
Les bonshommes et les bonnes femmes à ce niveau sont de l’ordre du semblant, ce
qui n’implique pas qu’ils n’existent pas en tant que réels, mais, précise Lacan, nous
ne savons rien sur ce réel-là. Ils existent bien en tant que réels. La jouissance ne pou-
vant s’attraper qu’à partir du semblant, cette thèse ruine toute tentative de réduction
du semblant à un faux ou à un simulacre. La catégorie du semblant en tant que lien
symbolique-imaginaire va s’opposer au réel. En revanche, la question qui se pose est
celle du rapport symbolique-réel puisque le symbolique fait aussi partie du semblant.
Par ailleurs, Lacan lui-même énoncera lors de son séminaire qu’il s’efforce d’instituer
le discours analytique comme « le semblant le plus vraisemblable 33 ». Le statut du
discours analytique est celui de « faire semblant de l’objet petit a ».
Le discours analytique existe, précise Lacan, « parce que l’analyste en corps, ins-
talle l’objet à la place du semblant ». Par conséquent, le semblant ici s’articule à par-
tir du discours, d’autant qu’il en constitue le point d’insertion. N’oublions pas que
s’embler signifie se précipiter. Lacan s’appuie sur l’articulation logique que Peirce a
introduite par le triangle sémiotique dessinant une relation ternaire entre les éléments
suivants : le representamen 37, l’interprétant et l’objet. Le couple representamen-objet
est toujours à réinterpréter dans l’analyse mais l’interprétant est incontestablement
l’analysant.
35. « Qu’on dise, comme fait reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend » (« L’étourdit », dans
Autres écrits, Paris, Seuil, 2001).
36. « L’objet a est toujours entre chacun des signifiants et celui qui suit. » C’est donc l’objet et non pas le
sujet qui est entre les signifiants, ce dernier est dit ici béant.
37. Voir les trois dessins pages 232-233 du séminaire …Ou pire, op. cit.
74 Psychanalyse n° 39
le camp en moins de deux entre les pattes 38. » Il ajoutera néanmoins non sans ironie
que d’un autre côté cette position est de tout repos puisque c’est celle du semblant.
D’un autre côté, il reprend cette question sur le désir de l’analyste en la posant en
termes d’énigme. Qu’est-ce qui peut expliquer qu’il y ait autant de candidats, qui selon
l’expression de Lacan arrivaient comme des billes, à vouloir « devenir » analystes, autre-
ment dit dans le meilleur des cas occuper cette position si peu enviable ? C’est là que
nous retrouvons le versant de l’objet en tant que produit dans la mesure où l’analyste
est fait, fabriqué avec cet objet, abject.
Le phallus borroméen
Pour ce qui concerne le phallus, dans le même séminaire Lacan le posera comme
la corde qui vérifiant le faux trou réélise le nœud en le rendant borroméen. Transformer
le faux trou en réel n’implique pas que le phallus soit lui-même de l’ordre du réel.
Pourtant Lacan soutiendra lors du séminaire du 11 mars 1975 ceci : « Le phallus
donc c’est le réel en tant qu’on l’élide. […] Il y a un réel qui ex-siste à ce phallus, qui
s’appelle la jouissance, mais c’en est plutôt la consistance, c’est le concept (Begriff), si
je puis dire du phallus. » Il me semble que malgré la tournure un peu emberlificotée
de cette phrase il en ressort que le phallus dans son statut de semblant fait ex-sister le
réel de ce qui est élidé par la castration. Disons que vu du réel cela correspond à la
privation qui concerne les deux sexes, concept (Begriff qui signifie saisie) ambocepteur.
Ce réel en tant qu’élidé, impossible à atteindre, il le décrit comme réel du réel ou bien
réel puissance deux. Quant au phallus lui-même, précise-t-il, en tant que semblant il
reste l’un seul. Il est bien du côté de la jouissance de l’Un seul, autrement dit ne peut
atteindre la jouissance du corps de l’Autre. Comme il n’y a pas de deux de l’union
sexuelle, le phallus aussi bien femelle que mâle est un puissance deux, qui est égal à
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Amour, castration
Lacan revient dans ses entretiens à Sainte-Anne à un petit poème de six vers d’un
poète nommé Antoine Tudal, qu’il avait publié en exergue à son texte historique
« Fonction et champ de la parole et du langage 39 » :
« Entre l’homme et la Femme,
Il y a l’amour.
40. Il faut distinguer ici la castration comme lien à la structure – dont l’agent est le père réel et pour
laquelle le manque est symbolique et porte sur un objet imaginaire – de la castration imaginaire dont se
sert le névrosé comme d’un drapeau (blanc de préférence) pour se dérober d’avoir à faire face à son désir.
41. J’insiste sur ce terme équivalent à celui du lien social pour la psychanalyse, et pas seulement dans son
acception purement lacanienne d’un retour au point de départ.
42. J. Lacan, Le séminaire, Livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, op. cit., p. 12-13.
76 Psychanalyse n° 39
Nous avons soutenu avec Lacan que tout discours part du semblant, sans exclure
qu’il puisse y avoir un lien avec un discours qui ne serait pas du semblant. Il existe
pourtant une exception concernant le discours capitaliste, que Lacan a construit en
procédant à une modification du discours du maître. Il lui a suffi d’intervertir le signi-
fiant maître et le $ en les permutant de place, d’où l’idée de bricolage. En revanche,
sa particularité, eu égard aux autres discours, est que la barrière dite de la jouissance
qui sépare irrémédiablement la place de la production de celle de la vérité se trouve
abolie. Ce discours n’est-il pas le seul dont on puisse soutenir qu’il ne s’appuie que sur
du semblant ? Au départ du $ à la place du semblant (en haut à gauche) il va tourner
en rond, évacuant toute velléité d’atteindre un discours qui ne serait pas du semblant.
Cela fait partie entre autres de son succès que cela continue à tourner ainsi.
Y aurait-il une possibilité qu’une vérité surgisse et produise des effets tangibles
de « déménagement » ? Structuralement, cette irruption a bien eu lieu à un moment
dans l’histoire. Moment historique particulier de l’émergence du symptôme, si l’on suit
sérieusement Lacan, qui en attribue la découverte à Marx avant Freud. Découverte
structurale d’un élément fondamental que recelait la découverte de la plus-value : « La
dimension du semblant est introduite par la fondamentale duperie dénoncée comme
telle par la subversion marxiste dans la théorie de la connaissance. » Marx, au-delà
de sa critique de l’idéalisme hégélien et de la mise en série de l’argent et de la mar-
chandise comme équivalents à un fétiche, donne au concept de plus-value le statut de
symptôme, soit une vérité qui fait retour dans la faille d’un savoir.
Lacan pose quant à lui le principe qu’un ordre succède aussi bien à un ordre pré-
cédent sans aucune garantie de changement dans le sens auquel on pourrait s’attendre.
78 Psychanalyse n° 39
Semblant et jouissance
Freud avait déjà dénoncé le malaise dans la culture. Cette dénonciation porte sur
un point structural qui est celui de la discordance qui fait qu’entre semblant et vérité
ça ne marche pas ; Lacan épinglera ce malaise structural avec son « il n’y a pas de rap-
port sexuel ». Le névrosé ne veut pas savoir que cette coupure est structurale et qu’elle
incarne l’impossibilité de jouir du corps de l’Autre, comme s’exprime Lacan dans le
séminaire Encore. Cette coupure est matérialisée par la barrière de la jouissance dans
tous les discours sauf un. En guise de parade on retrouve les différents rituels d’ini-
tiation, dont certains apparaissent comme des rituels de contrainte (circoncision, exci-
sion) qui se supportent des signifiants et du discours. Ces rituels se substituent aux
fantasmes de castration en tant que semblants, en tournant autour et en se jouant
de celle-ci. Tous ces rites sont à l’instar des mystères qui avaient lieu dans l’Antiquité
et qui étaient liés directement ou indirectement au phallus comme signifiant. Ainsi,
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49. J. Lacan, Dun discours qui ne serait pas du semblant, op. cit., p. 34 : « Le phallus est très proprement
la jouissance sexuelle en tant qu’elle est coordonnée à un semblant, qu’elle est solidaire d’un semblant. »
50. La thèse est de Pierre Bruno.
La catégorie du semblant et l’acte analytique 79
Savoir et vérité
L’on sait que dans l’écriture du discours analytique le savoir disjoint du signifiant
maître se trouve à la place de la vérité. Or la compatibilité entre savoir et vérité ne va
pas de soi. Lacan dans « Radiophonie », en juin 1970, écarte toute idée de prétendue
complémentarité entre les deux qui pourrait constituer un Tout comme index de la
connaissance. Sa thèse centrale est qu’il n’y a pas de tout, pas d’univers de la connais-
sance. Pas de La connaissance tout court. Le rêve hégélien restera orphelin. La vérité
commence par le Prwvton yeuvdo", comme le souligne très tôt Freud 51, mensonge
« nécessaire » à l’origine de la formation du symptôme entre réel et défense.
Alors la question est celle-ci : comment la vérité viendrait-elle mordre sur ce savoir
« menteur » ? Elle le peut dès lors qu’elle en surgit de tenir par ce qui la joint au réel,
par le trou que le symbolique (castration) y produit. Au fur et à mesure que l’analyse
progresse, l’analysant découvre que le rapport au savoir issu du transfert avec la vérité
était un savoir y faire. Il n’y a pas d’autre moyen de s’en sortir que d’approcher ce qui
du réel fait fonction dans le savoir, c’est là où la vérité se situe et ne surgit que par sur-
prise. Ce savoir porte sur le faux-à-être (équivoque qui sous-entend l’existence de l’objet
a), dont sort la vérité comme surprise lorsqu’elle se déchaîne. Ce faux-à-être n’est pas
sans poser la question du rapport entre semblant et vérité 52. C’est ici que Lacan aborde
la question de la révolution en rapport avec le symptôme : « C’est à ce joint au réel, dit-il,
que se trouve l’indice politique où le psychanalyste aurait place s’il en était capable. Là
serait l’acte qui met en jeu de quel savoir faire la loi. Révolution qui arrive de ce qu’un
savoir se réduise à faire symptôme vu du regard même qu’il a produit. »
C’est donc dans ce nœud vérité-savoir-réel que se trouve l’enjeu de ce qui fait qu’il
y ait du psychanalyste en tant que produit, effet de son acte même.
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51. S. Freud, « Proton pseudos », dans Esquisse d’une psychologie scientifique, Paris, puf, 1973, p. 367.
52. Pour Lacan, la vérité a structure de fiction (inspiré par J. Bentham et sa théorie des fictions).
53. J. Lacan, « La direction de la cure », dans Écrits, op. cit., p. 586.
80 Psychanalyse n° 39
il sera sûr de son action 54. Mais l’analyste « paye aussi de sa personne 55 ». Sa présence,
comme manifestation de l’inconscient, constitue une relance dialectique à partir de
la fermeture de celui-ci et ménage une place à la tromperie, cette vérité menteuse de
l’amour se manifestant dans le transfert. L’analyste est situé aussi au-delà de la fonction
de l’interprétation 56. Dans le mathème du discours analytique, c’est l’objet a comme
tel qui « détermine l’être parlant pris dans un discours sans le savoir ». Le sujet est
justement à la fois effet de cet objet cause de son désir et effet du discours en tant que
celui-ci le détermine 57. Dès que le sujet est pris dans le discours il est dans le semblant
car il n’y a pas de discours qui ne serait pas du semblant.
Dès lors, quel est le statut de cet objet ? Est-il à proprement parler de l’ordre du
réel 58 ? Ou bien se situe-t-il entre symbolique et réel ? Reste compensatoire « plus-de-
jouir » dans l’équivoque entre « lichette » et cession de jouissance ? Enfin, comment
entendre la formule « objet condensateur de jouissance » ? Au fond, ce ne sont pas les
déclinaisons de l’objet a mais le lien, l’articulation entre la jouissance et le semblant 59
qui livre la clé, situant l’enjeu de son maniement dans la cure. Il s’agit pour l’analyste
non pas de traquer la jouissance de l’analysant, comme semblait le penser entre autres
Françoise Dolto, mais d’une construction qui vise plutôt à « faire passer la jouissance
au semblant », ce qui est certes équivalent à une dévalorisation de ladite. Si l’objet a est
un semblant d’être (séminaire Encore), cela ne signifie pas qu’il est le « substitut » de la
Chose, objet perdu de tout temps, mais c’est en tant qu’il « rate » l’être, car l’objet est
selon Lacan le ratage même. L’objet a serait-il donc un faux réel par rapport au « vrai
réel » de la science ? Pas si simple, car comment appréhender le réel autrement qu’à
partir du semblant ?
Rappelons-nous que pour Freud une cure psychanalytique constitue une rédupli
cation, une modélisation « artificielle » de la névrose, dont la solution conduit théori
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après Lacan l’oxymore du semblant. Par ailleurs, l’analyste quand il opère se tient à
carreau face à la jouissance. Il crée ainsi une place nettoyée de la jouissance dans le
dispositif de la cure, incarnant par là même la barrière qui sépare la place du produit
de celle de la vérité dans les discours, dont le discours analytique, dans lequel les signi-
fiants maîtres produits par l’analysant se trouvent séparés du savoir en place de vérité.
Cette place vide fonctionne aussi bien dans le cadre des névroses que dans celui des
psychoses, ménageant une possibilité qu’elle soit habitée d’un désir, non plus comme
défense primaire telle qu’elle participait jusque-là à la formation du symptôme, mais
place pour l’émergence d’un désir nouveau concomitant pourrait-on soutenir à la déva-
lorisation successive de la jouissance, à commencer par celle de l’Autre.