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Qu’est-ce qui se survole ?

Néo-finalisme ruyérien et
immanentisme deleuzo-guattarien
Jérôme Rosanvallon
Dans Rue Descartes 2021/1 (N° 99), pages 63 à 84
Éditions Collège international de Philosophie
ISSN 1144-0821
DOI 10.3917/rdes.099.0063
© Collège international de Philosophie | Téléchargé le 03/09/2023 sur www.cairn.info (IP: 176.137.240.28)

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Qu’est-ce qui se survole ?


Néo-finalisme ruyérien et
immanentisme deleuzo-guattarien

Jérôme Rosanvallon
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RÉSUMÉ : « Au cœur des métaphysiques de ruyer comme de Deleuze et Guattari se trouve le même
concept que les seconds empruntent au premier, celui d’auto-survol. Certains domaines transversaux de la
réalité, renversant les découpages établis, auraient pour commune nature de se survoler. En insérant ce
concept dans une tripartition fondamentale de la réalité rompant avec l’apparente bipartition ruyérienne
(qui se résorbe finalement en un monisme des domaines de survol), Deleuze et Guattari vont lui faire subir
trois inflexions décisives. Premièrement, ce qui est survolé n’appartient pas à ce qui survole comme à une
instance distincte mais se confond purement et simplement avec lui. Deuxièmement, ce qui se survole ne
caractérise pas un domaine unitaire, une unité individuelle, mais un type de multiplicité irréductible en
soi et à tout autre type. troisièmement, si ce qui se survole se rapporte bien à un dehors, ce n’est pas
cependant à un dehors transcendant dont il ne serait que l’actualisation finalisée (sur le modèle de
l’activité humaine), mais uniquement à son dehors, un dehors immanent dont il se soustrait pour se créer
comme tel (sur le modèle de la sélection naturelle). Ce sont ces trois transformations du concept d’auto-
survol qui expliquent que leur métaphysique est un immanentisme – très différent en définitive du néo-
finalisme de ruyer. »
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Le concept de survol absolu (ou auto-survol) constitue l’emprunt majeur de Deleuze et


Guattari à la philosophie de Ruyer. Dans leur dernier ouvrage en commun, Qu’est-ce que la
philosophie ?, il sert à définir la nature même de ce qu’est la philosophie, c’est-à-dire de ce
qu’elle crée, à savoir des concepts, compris donc comme des domaines de survol. Pour Ruyer
comme pour Deleuze et Guattari, domaine de survol ou survol absolu désigne
fondamentalement un mode spécifique de liaison entre éléments, c’est-à-dire un certain type de
multiplicité irréductiblement distinct d’autres types. Pourquoi leurs systèmes respectifs
impliquent-ils cependant de distinguer entre types de multiplicité irréductibles ? Et comment
comprendre que l’une de ces multiplicités se caractérise par le fait, éclairé par Ruyer, que ses
éléments non seulement sont « survolés » mais ne le sont par rien d’autre qu’eux-mêmes ?
Le premier enjeu de notre contribution est de montrer que le même problème
détermine la création du concept de survol par Ruyer et son usage, c’est-à-dire sa recréation
partielle, par Deleuze et Guattari. Ce problème peut être défini comme la recherche de ce
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que Ruyer appelle une « ligne de continuité » ou encore une « transversale métaphysique 1 » et
qui correspond à un nouveau découpage de la réalité renversant les découpages établis
(identification simultanée d’une continuité transversale à plusieurs discontinuités apparentes
ou repérage au contraire d’une discontinuité cachée sous un continuum apparent). Dans un
bref et lumineux exercice d’auto-analyse récapitulative, Ruyer indique en effet que sa
méthode fondamentale a toujours consisté à identifier des isomorphismes entre domaines
distincts 2. Or, après la sortie de Mille plateaux, Deleuze définissait de la même façon son travail
avec Guattari comme celui de la recherche de connexions entre domaines a priori
hétérogènes : « Nous avons une idée qui semble fonctionner dans un domaine, mais nous
cherchons d’autres domaines, très différents qui pourraient prolonger le premier, en varier les
conditions, à la faveur d’un tournant 3 ».
Reste alors à déterminer le nombre, la nature exacte et le critère de distinction de
ces lignes de continuité ou types de multiplicités. Si le survol absolu est un mode spécifique de
connexion entre éléments, de quel(s) autre(s) mode(s) de connexion se distingue-t-il chez
chacun des auteurs ? Le deuxième enjeu de notre contribution est de montrer que tant la
transversale que trace le concept de survol que celle(s) dont elle se distingue diffèrent
sensiblement dans Qu’est-ce que la philosophie ? de ce qu’elles sont chez Ruyer. La dualité entre
multiplicité moléculaire et multiplicité molaire qui sous-tend l’ontologie physico-bio-sociale de
L’Anti-Œdipe reprend (en la transformant déjà) la bipartition forgée à partir des éléments de
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psycho-biologie entre domaines de survol (« série principale » qui caractérise tant la réalité
quantique, moléculaire que biologique en tant qu’y subsistent des « formes vraies » envisagées
hors de toute interaction autre que celles qu’elles se subordonnent) et domaines de causalité de
proche en proche (série secondaire, dérivée de la première, qui ne caractérise que les
interactions spatiotemporelles entre les formes vraies ou leurs composantes, à savoir les
« phénomènes de foule » qui s’étendent, là-encore, des particules aux sociétés humaines).
Mais de cette dualité finissent par naître chez Deleuze et Guattari trois lignes de continuité,
irréductibles les unes aux autres, qui vont structurer l’ontologie cosmo-bio-cérébrale de
Qu’est-ce que la philosophie ? où il s’agit en effet pour eux non pas seulement de distinguer trois
disciplines mais bien trois genèses distinctes de la Nature à partir du chaos – qu’il faudrait
respectivement appeler « cosmogenèse », « biogenèse » et « hétérogenèse » dont science, art
et philosophie ne sont que la manifestation cérébrale, c’est-à-dire la forme créative manifeste.
Or le survol absolu ne va, dans ce cadre, nullement rendre compte de la biogenèse, de la
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genèse de la vie même (que l’art ne fait que prolonger), mais uniquement de l’hétérogenèse,
c’est-à-dire de la genèse des concepts (et des plans d’immanence qu’ils construisent).
Comment expliquer ce double écart dans l’usage d’un même concept censé
répondre au même problème (tracer une transversale physico-bio-socio-cérébrale) ? Le
troisième et dernier enjeu de notre contribution est de montrer que Deleuze et Guattari ne se
contentent pas d’emprunter le concept de survol à Ruyer mais en dégagent deux composantes
inséparables : d’une part, le survol met en jeu une multiplicité irréductible qui n’implique
aucune unité extérieure à elle ; d’autre part et corrélativement, un domaine de survol se dote
d’une consistance intrinsèque qui n'est l'actualisation d'aucun agent survolant ni valeur
survolée extérieurs au survol lui-même, mais seulement la sélection d'une réalité virtuelle en
elle-même inconsistante (chaos). Ce sont ces deux composantes du survol qui expliqueront
que Deleuze et Guattari aboutissent à un immanentisme intégral (affirmant l'absoluité de
l'immanence) fort distinct du néo-finalisme de Ruyer (appelant une unification ultimement
théologique).

CE QUI ESt SUrVOLé n’APPArtIEnt PAS à CE QUI SUrVOLE MAIS SE COnFOnD AVEC LUI

C’est d’abord pour rendre compte des spécificités du champ perceptif que Ruyer crée, dans
La Conscience et le cerveau, le concept de survol absolu. Une question sous-tend toute
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interrogation sur la perception et constitue selon lui un véritable vecteur d’illusions, celle
consistant à se demander qui perçoit ce qui est perçu. Les différentes réponses que lui a
apportées la tradition (l’âme, l’esprit, le sujet, etc.) sont en effet autant de formes prises par
ce que Ruyer appelle l’illusion de l’« œil interne », l’illusion qu’une « super-rétine » serait
nécessaire pour percevoir l’image que reçoivent à chaque instant nos rétines et notre cortex
visuel. Ruyer récuse la question elle-même : dédoubler le champ perceptif en sujet percevant
et objet perçu obscurcit la nature de la perception au lieu de l’éclairer. Ce qui impose au
contraire d’envisager la perception comme un champ et en marque la spécificité est qu’il se
perçoit comme tel : le perçu est en lui-même immédiatement coprésent à lui-même. Pour penser ce
fait fondamental, Ruyer va forger une série de concepts équivalents : « vraie forme »,
« survol absolu » ou « domaine indivisible de liaisons ». Une double confusion nous empêche
de penser pour lui-même l’état de survol du champ perceptif, c’est-à-dire sa coprésence
immédiate à soi. En premier lieu, on tend spontanément à comprendre sa constitution sur le
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modèle des lois géométriques de l’optique, c’est-à-dire de la perspective, alors que celles-ci
n’opèrent qu’en amont de l’image rétinienne et de son traitement cortical. De ces lois est née
l’illusion selon laquelle la projection des lignes de lumière sur la surface rétinienne devait
elle-même se projeter à nouveau pour être perçue. La projection géométrique n’a en vérité
lieu qu’une fois, de la lumière jusqu’aux rétines ; chaque point des surfaces rétiniennes ne
connaît plus ensuite qu’une transformation homéomorphe (dite « rétinotopique ») au sein
des aires corticales visuelles, chacune de ces surfaces ou cartes étant ainsi « intuitionnée sans
troisième dimension 4 ». En second lieu, illusion venant redoubler la première, on tend
spontanément à comprendre le champ perceptif sur le modèle du champ tactile (et plus
généralement moteur), alors que celui-ci n’intervient en vérité qu’en aval de nos aires
corticales visuelles et sert à les analyser, à en décomposer le contenu.
Deux conséquences découlent de cette confusion inévitable des deux champs.
Premièrement, on oublie que l’on ne peut aucunement tourner autour de nos sensations au
même titre que l’on tourne autour des objets sentis 5. À moins de fermer les yeux (et d’être
ou de devenir non-voyant), nous restons ainsi à chaque instant entièrement immergés dans
notre perception. Jamais les sensations qui remplissent ce champ à chaque instant ne peuvent
se perdre de vue – bien que nous puissions perdre de vue n’importe quel objet vu 6. De ce fait
fondamental, il ressort que la perception, contrairement aux objets perçus ou touchés, est
sans bord, sans limite 7. Deuxièmement, cette confusion entre champ visuel et champ tactile
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explique notre réticence à confondre la subjectivité avec l’ensemble de ce que nous voyons.
Les deux champs ne se recouvrant que partiellement, nous sommes naturellement enclins,
remarquait déjà Bergson, à situer le « je » que nous serions à l’intérieur du champ tactile
plutôt que perceptif. On ne peut toucher en effet que ce qui nous résiste d’une façon ou d’une
autre et définit donc, par rapport à notre sens tactile, une extériorité objective. Or ce que l’on
perçoit est illusoirement analysé sur le même modèle, comme venant toucher notre rétine et
nous étant par conséquent extérieur – à l’exception de la surface de notre corps que nous
sentons aussi de l’intérieur. Pour Bergson, ce sont ainsi seulement « les besoins de l’action qui
nous ont amenés à […] donner à la perception tactile un rang privilégié et à restreindre notre
présence réelle à cette partie très limitée de l’espace où notre influence tactile s’exerce ».
Dissiper cette illusion pratique d’extériorité permet au contraire de reconnaître que « nous
sommes réellement en chaque point auquel notre perception s’étend 8 », que nous nous
confondons avec la totalité de notre champ perceptif. Loin de représenter pour l’intérieur ou
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au contraire de projeter depuis l’intérieur un monde extérieur, ce champ constitue donc une
extériorité absolue comprenant seulement des effets relatifs d’intériorité (Bergson) ou, ce qui
est équivalent, une intériorité absolue comprenant seulement des effets relatifs d’extériorité
(Ruyer 9).
Tout domaine de survol se dédouble ainsi en soi, le survolant s’identifiant au survolé,
de sorte que c’est du survol, donc de l’auto-survol, que naît le soi, dont provient tout
subjectivité – plutôt que l’inverse : « la subjectivité, contrairement à l’étymologie, est sans sujet,
elle n’est qu’un caractère de toute forme absolue en ce sens qu’elle exprime la non-ponctualité
de l’étendue sensible. Il est dans la nature de toute forme de paraître “se survoler” elle-même 10 ». Reste
cependant à déterminer plus précisément, à partir du même exemple, l’enjeu exact de la
notion de survol elle-même. Pourquoi les éléments du champ perceptif non seulement
s’intuitionnent-ils, mais se survolent-ils ? C’est là qu’intervient le problème de la liaison, du
mode de connexion entre éléments d’un tel domaine. Ruyer pose avec une grande acuité ce problème
en situant très précisément les enjeux du concept de survol par rapport aux deux révolutions
de la physique dont il est contemporain, la physique relativiste et la physique quantique.
La seule connexion habituellement envisagée entre éléments est la connexion
causale, que Ruyer appelle « causalité de proche en proche ». Contrairement à ce qu’elle
suggère, l’expression vaut pour le temps plus encore que pour l’espace. C’est là en effet l’un
des enseignements de la relativité einsteinienne : aucune action causale ne s’effectue
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immédiatement, tout agit nécessairement dans le temps ; en termes équivalents, rien ne se


transmet plus vite que la lumière qui joue le rôle de vitesse-limite, structurelle. Le principe de
causalité traduit ainsi la structure même de l’espace-temps de la relativité (restreinte et
générale) qui constitue mathématiquement un ensemble partiellement ordonné : les éléments
de l’espace-temps (couramment nommés événements) sont en effet connectés ou non selon
qu’ils sont liés par des vecteurs de type « lumière » (délimitant les cônes passé et futur de
chaque événement, c’est-à-dire tout ce avec quoi, causalement, il a pu être en rapport et
pourra être en rapport), de type « temps » (se situant à l’intérieur des cônes) ou de type
« espace » (se situant à l’extérieur des cônes et définissant donc un « ailleurs absolu » où la
connexion entre éléments, notamment leur supposée simultanéité, devient, au contraire des
autres connexions, toujours relative à un système de référence donné). De fait, la révolution
relativiste enlève tout caractère anodin à l’idée que des éléments distincts ou événements
spatiotemporels puissent être simplement coprésents, c’est-à-dire simultanément présents :
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cette coprésence ou simultanéité devient en théorie non seulement relative mais même
impossible, tout événement étant en droit strictement ponctuel et n’interagissant de fait
qu’avec des événements issus de son cône passé ou présents dans son cône futur. Comment, au
sein du cadre relativiste, affirmer dès lors qu’il existe des domaines de survol entre éléments
distincts où tous sont immédiatement coprésents à eux-mêmes ? Le champ perceptif n’est-il
pas ainsi seulement tissé par le cône de lumière passé ? En vérité, quelles que soient la
provenance et la date d’émission des photons du champ (plusieurs milliards d’années-lumière
dans le cas de certaines étoiles), tous ceux qui sont coprésents au moment de frapper la rétine
stimulent quasi-simultanément les aires corticales visuelles, de sorte que le champ perceptif
semble recréer à chaque instant un plan ou plutôt un bloc de simultanéité absolue, sans
vitesse-limite :
On a dit que l’essentiel de la théorie de la relativité (restreinte) revenait à s’aviser que l’on ne
peut être à deux endroits à la fois. En ce sens, l’étendue absolue, subjective, échappe à la
juridiction de la théorie de la relativité. « Je » suis à tous les endroits à la fois de mon champ
visuel. Il n’y a pas de propagation de proche en proche, de vitesse limite, pour un tel domaine.
Si je regarde deux horloges d’un seul coup d’œil, quoique distinctes, elles ne font qu’un. Il
n’y a pas d’« ailleurs absolu » dans un domaine subjectif, puisqu’il n’y a pas d’altérité absolue
des détails les uns pour les autres » ; et aucun « éloignement variable, qui apparaît dans la
figure ordonnée de la sensation, n’est […] une vraie distance qui demanderait, pour être
vaincue, des moyens et de l’énergie physique 11.
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Le survol désigne donc un principe de coprésence absolue qui structurerait une partie de la
réalité échappant de fait au principe de causalité ou localité. Dès L’Anti-Œdipe, Deleuze et
Guattari utilisent ainsi le concept de « liaisons non localisables » pour rendre compte de ce
mode spécifique de connexion entre éléments.
Mais Ruyer ne se contente pas de parler d’un mode de connexion alternatif au mode
causal, il entend ériger le survol en modèle et fondement de toute liaison possible entre éléments :
Le type primaire de toute liaison, c’est le « survol absolu », c’est-à-dire l’existence ensemble,
comme forme immédiate. La colle ne peut coller, comme l’acier ou le diamant ne peut être
solide, que par l’action microscopique, en eux, de domaines de survol absolu. C’est mettre les
choses à l’envers que d’expliquer l’unité d’un domaine équipotentiel par des connexions ou
des champs empruntés à l’ordre d’une physique macroscopique qui n’a retenu du phénomène
que l’action de proche en proche, et non les liaisons élémentaires qui peuvent rendre le « de
proche en proche » liant et la colle collante 12.
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Les éléments de psycho-biologie arguaient en effet qu’
il faut en venir, pour comprendre la liaison, à ce schéma : des observables élémentaires abcd
sont solidarisés dans un « tout ». Or, si a ou si b reste isolé en lui-même comme une réalité
physique au sens classique du mot, comment a et b pourront-ils se solidariser entre eux ? Grâce
à des liens intermédiaires a, b, g ? Mais on pourra alors refaire le même raisonnement à l'égard
de la solidarité d'a et de b, de b et de g et ainsi de suite. Il faut donc bien qu'il y ait solidarité
immédiate, « existence-ensemble », « survol absolu », de l'ensemble abcd, ou du moins de ab, de
bc, de cd, en d'autres termes « aseité » de la forme 13.
Que nous dit la physique contemporaine elle-même sur ce problème de la liaison au niveau le
plus microscopique connu, régi par la mécanique quantique ? Comment tiennent ensemble les
particules élémentaires constitutives de la matière ? Parmi les quatre interactions
fondamentales décrites par la physique (force forte, faible, électromagnétique,
gravitationnelle), seule la première, qui assure la constitution des nucléons (neutrons et
protons) mais aussi leur cohésion pour former des noyaux atomiques, offre un aperçu
scientifique du concept philosophique de domaine de survol. L’interaction forte (entre quarks)
est en effet la seule à croître avec la distance jusqu’à atteindre une valeur infinie (et inversement
une valeur nulle lorsque les quarks sont infiniment proches), de sorte que rien ne peut rompre
le lien entre quarks qui restent dès lors confinés dans un espace constitutif du nucléon (ou plus
généralement du hadron) et de ses composés, c’est-à-dire de l’ensemble de la matière stable.
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Ce confinement est assimilable à un domaine de survol – à ceci près qu’une telle liaison reste
localisable étant encore fonction (proportionnelle et non inverse) de la distance. Si l’interaction
forte en particulier donne ainsi à voir la non-séparabilité des liaisons entre éléments, ce que
Ruyer appelle à juste titre un « domaine indivisible de liaisons », le formalisme quantique dans
son ensemble exige la violation du principe de localité, en découvrant et décrivant les « liaisons
non localisables » qui sous-tendent toute apparition de matière, manifestation phénoménale ou
événement spatiotemporel – ainsi peut se décrire la dite intrication quantique entre particules
qui ne suppose aucun échange spatiotemporel d’information.
Chez Ruyer, l’auto-survol permet donc de penser à la fois la mise en tension
apparente de deux pôles distincts et leur identification profonde : un pôle, survolé, de multiplicité
irréductible (les éléments) et un pôle, survolant, d’auto-unification de cette multiplicité (les liaisons
entre éléments). néo-finalisme analyse directement cette bipolarité du survol en la décrivant
comme l’opposition et l’identité de l’être et de l’avoir :
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Un domaine absolu, une forme vraie, étant unité dans la multiplicité, réalise la synthèse,
inconcevable autrement, de l’être et de l’avoir. Le système ab est-il a et b ou a-t-il a et b,
comme parties possédées ? L’unité survolante a-t-elle les détails qu’elle survole ou, comme le
survol est purement métaphorique, est-elle l’ensemble même des détails survolés ? […] Avoir
une sensation visuelle, c’est en même temps l’être. L’activité individuelle des cellules
sensorielles n’est pas perdue dans une unité résultante, globale et massive, puisque les détails
de ma sensation dépendent de cette individualité, et restent distincts dans l’unité survolante
de la surface absolue. « Je » possède cette activité sensorielle dans un sens tout à fait
transcendant à celui de la possession d’un objet par relation externe. Je participe à elle, je suis
modifié par elle, tout en restant distinct en tant qu’unité métaphoriquement survolante 14.
Ruyer opère ici un glissement théorique quasi-imperceptible dont les conséquences vont
s’avérer absolument décisives : évoquant une « unité survolante », il tend à figer l’un des deux
pôles du survol en l’érigeant en instance « distincte », « possédante ». C'est ainsi qu'il définit
finalement le domaine de survol comme un « domaine unitaire », confirmant ce privilège peu
à peu donné à l’unification opérée par ce mode de connexion. Reprenant l’optique
ruyérienne et lui étant en quelque sorte plus fidèle que Ruyer lui-même, Deleuze et Guattari
ne négligeront jamais, pour leur part, le caractère irréductible de la multiplicité, même ainsi
connectée : ce qui se survole n’est autre en vérité que la multiplicité elle-même et ne suppose, fût-ce
à titre métaphorique, aucune unité survolante distincte.
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CE QUI SE SUrVOLE nE COnStItUE PAS Un DOMAInE UnItAIrE MAIS UnE MULtIPLICIté


IrréDUCtIBLE

L’Anti-Œdipe introduit en son dernier chapitre la distinction entre deux types de multiplicités,
qualifiées les unes de « molaires », les autres de « moléculaires », qui s’appuie doublement sur
le travail de Ruyer : d’une part, celui-ci utilise lui-même ces deux termes 15 ; d’autre part, les
deux auteurs citent explicitement un de ses textes qui retrace la « bifurcation » entre deux
lignes de continuité parallèles qui, depuis les constituants atomiques jusqu’aux organismes
vivants et même aux sociétés humaines, vont constituer soit de véritables « domaines de
survol », soit de simples « phénomènes de foule », selon que les éléments envisagés (nucléon,
atome, molécule, cellule, etc.) subordonnent à leur unité, c’est-à-dire, à leur individualité
comprise comme forme auto-subsistante et formatrice, une collectivité ainsi formée et
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dominée, ou restent au contraire subordonnés à des phénomènes collectifs, statistiques :
La physique classique ne s'occupe que de phénomènes de foule. La microphysique, au
contraire, conduit naturellement à la biologie. À partir des phénomènes individuels de
l'atome, on peut aller, en effet, dans deux directions. Leur accumulation statistique conduit
aux lois de la physique ordinaire. Mais que ces phénomènes individuels se compliquent par
des interactions « systématiques », tout en gardant leur individualité, au sein de la molécule,
puis de la macromolécule, puis du virus, puis de l'unicellulaire en se subordonnant les
phénomènes de foule, on arrive alors à l'organisme qui, si gros qu'il soit, reste en ce sens
« microscopique 16 ».
Les phénomènes de foule vont ainsi explicitement correspondre dans L'Anti-Œdipe aux
multiplicités molaires tandis que les domaines de survol sont implicitement rebaptisés
multiplicités moléculaires. En déterminant une « direction moléculaire » de production des
choses (distincte de la « direction molaire »), Deleuze et Guattari tracent à l'instar de Ruyer
une ligne de continuité allant, sinon de la matière au vivant, du moins du vivant au champ
social, en tant que traduction directe de la « production désirante » qui ne produit rien d'autre
que « le Réel en lui-même 17 ».
Cependant l'identification entre domaines de survol et multiplicités moléculaires est
loin d'être parfaite et montre justement la divergence de vue déjà prégnante entre les auteurs.
Là où Ruyer caractérise un domaine de survol par son individualité intrinsèque, Deleuze et
Guattari refusent toute identification entre le moléculaire et l’individuel : « ce serait une
72 | JEROME ROSANVALLON

erreur d’opposer ces deux dimensions [molaire et moléculaire] comme le collectif et


l’individuel » ; il s’agit « plutôt de la différence entre deux sortes de collections ou de
populations : les grands ensembles et les micro-multiplicités. Dans les deux cas,
l’investissement est collectif, il est celui d’un champ collectif ; même une seule particule a une
onde associée comme flux qui définit l’espace coexistant de ses présences » (c’est-à-dire la
superposition des états de la variable position). Une multiplicité reste en fait moléculaire tant
qu'y prédominent « les singularités, leurs interactions et leurs liaisons à distance ou de
différents ordres18 ». Une multiplicité devient molaire lorsque prédomine au contraire
l'individuation, comprise comme forme d'unification et donc partie intégrante des conditions
statistiques de transformation du moléculaire en molaire – c'est moins en effet la multiplicité
de ses cas ou composantes qui soumet un phénomène au calcul des probabilités et aux lois
statistiques (distribution gaussienne, etc.) que leur caractère homogène, donc unifiable,
totalisable et individuable. Les deux auteurs qualifient ainsi de « machinique » une approche
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du vivant qui serait proprement moléculaire, fondée sur les singularités pré-individuelles – et
non sur les individuations ou unifications molaires comme toute approche mécaniste ou
finaliste. Là où La Genèse des formes vivantes critiquait le mécanisme au nom d’un néo-finalisme
affirmant l’unité verticale ou thématique du vivant, refusant de réduire sa formation à son
fonctionnement, L’Anti-Oedipe critique de fait à la fois le mécanisme et le finalisme au nom
d’un « machinisme » généralisé refusant de réduire le vivant à son unité apparente, « unité
structurale » de la machine ou « unité individuelle et spécifique » de l’organisme :
La vraie différence n’est pas entre la machine et le vivant, le vitalisme et le mécanisme, mais
entre les deux états de la machine qui sont aussi bien deux états du vivant. La machine prise
dans son unité structurale, le vivant pris dans son unité spécifique et même personnelle, sont
des phénomènes de masse ou des ensembles molaires ; c’est à ce titre qu’ils renvoient du
dehors l’un à l’autre. Et même s’ils se distinguent ou s’opposent, c’est seulement comme
deux sens dans une même direction statistique. Mais, dans l’autre direction plus profonde ou
intrinsèque des multiplicités, il y a compénétration, communication directe entre les
phénomènes moléculaires et les singularités du vivant, c’est-à-dire entre les petites machines
dispersées dans toute machine, et les petites formations essaimées dans tout organisme :
domaine d’indifférence du microphysique et du biologique, qui fait qu’il y a autant de vivants
dans la machine que de machines dans le vivant 19.
Si la production désirante est définie comme « multiplicité pure, c’est-à-dire
TRAVERSES | 73

affirmation irréductible à l’unité2 0 » et si les machines désirantes sont de fait dénuées de toute
unité globale (individuelle ou structurale), elles ne jouent pas moins le même rôle que les
domaines de survol chez Ruyer, celle d'être des « unités de production », des unités de base de la
production du réel. Un pôle même minimal d’auto-unification s'impose nécessairement, dans
la mesure où, en son absence, aucune multiplicité ne pourrait paradoxalement apparaître
comme irréductible en soi. En effet, comment, sans unité inhérente à chaque multiplicité, distinguer
les unes des autres ? Comment, sans critère de distinction, éviter que toutes se confondent en
une seule multiplicité – alors nommée Corps sans Organes ou plan de consistance – laquelle
en droit les engloberait ou les absorberait toutes, ne laissant à chacune aucune consistance
intrinsèque ? C’est très exactement le problème auquel répond le concept de « domaine
unitaire » chez Ruyer et auquel, avant lui, répondait le concept de « monade » chez Leibniz.
Tout se passe comme si Deleuze et Guattari avaient repris cette question sans supposer d’autre
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existence que celle des multiplicités (les parties communes chez Leibniz), sans établir d’autres
distinctions en nature que celles entre multiplicités pures et multiplicités dérivées ou
« pseudo-multiplicités ». En différenciant les multiplicités rhizomatiques des multiplicités
arborescentes qui généralisent la distinction du moléculaire et du molaire, Mille plateaux cherche
à dégager ce critère susceptible d’assurer à la fois la distinction extrinsèque et la consistance
intrinsèque des « véritables » multiplicités en tant que telles, c’est-à-dire leur irréductibilité au
plan comme à toute unité. Ce qu’un tel critère doit permettre de montrer, c’est que plan et unité
résultent de ces multiplicités bien plutôt que celles-ci n’en résultent : d’un côté, le plan de consistance
ne constitue rien d’autre que la connexion ou « le dehors de toutes les multiplicités » ; de
l’autre, toute unité ou unification, loin d’être la source ou la base d’une multiplicité,
n’apparaît jamais que comme « soustraite d’elle » (n - 1 au lieu de n x 1). « Introduction :
Rhizome » énonce ainsi un certain nombre de ces critères dont celui de « principe de rupture
asignifiante » : sera qualifiée de rhizomatique, toute multiplicité dont les éléments ou liaisons
peuvent être partiellement détruites ou rompues de l’extérieur sans changer de nature. Ce ne sont donc
ni les éléments ni même les liaisons d’un rhizome qui définissent sa nature, mais uniquement
son degré de variation possible, en-deçà duquel il devient une pseudo-multiplicité (molaire,
arborescente) et au-delà duquel il perd sa consistance propre pour se fondre dans d’autres et
finalement dans le plan de consistance.
Malgré tous ces raffinements conceptuels, les deux auteurs se heurtent cependant
toujours au problème qui sous-tendait déjà l’œuvre de Ruyer, à savoir que cette éventuelle
74 | JEROME ROSANVALLON

consistance intrinsèque des véritables multiplicités permettant de les distinguer entre elles ne nous dit
encore rien d’une consistance extrinsèque permettant de distinguer des types irréductibles de
multiplicité. En effet, phénomènes de foule ruyériens ou multiplicités unifiables deleuzo-
guattariennes ne sont jamais que des effets dérivés du premier type (domaines de survol ou
pures multiplicités), c’est-à-dire que le second type (ou ligne de continuité) apparaît
seulement comme une forme secondaire du premier et lui reste donc en droit réductible 21.
Pour résoudre ce problème d’unification au degré supérieur, les deux auteurs vont donc
opérer dans Qu’est-ce que la philosophie ?, une ultime transformation conceptuelle en montrant
la nécessité de distinguer non plus deux mais trois modes de liaison, c’est-à-dire trois types de
multiplicité dont aucune ne deviendra ainsi potentiellement réductible à l’autre (le concept
d’auto-survol ne traduisant alors que l’un de ces types).

CE QUI SE SUrVOLE nE réSULtE PAS D’UnE FInALIté DIVInE MAIS D’UnE SéLECtIOn nAtUrELLE
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Qu’est-ce que la philosophie ? replace de fait explicitement l’auto-survol sur le devant de la scène
deleuzo-guattarienne en l’utilisant pour définir ce que crée la philosophie et donc ce qu’elle
est fondamentalement : « Le concept se définit par l’inséparabilité d’un nombre fini de composantes
hétérogènes parcourues par un point en survol absolu, à vitesse infinie. Les concepts sont “des surfaces
ou des volumes absolus”, des formes qui n’ont pas d’autre objet que l’inséparabilité de
variations distinctes. Le “survol” est l’état du concept ou son infinité propre 22 ». Sont ainsi non
seulement mobilisés tous les termes synonymes créés par Ruyer pour désigner la première
ligne de continuité, mais en outre scrupuleusement respectées les deux composantes de la
notion de survol précédemment examinées : ce qui survole n’est pas autre que ce qui est
survolé et constitue toujours une multiplicité. Le fait, premièrement, que ce qui se survole
reste irréductible à toute unité se traduit ici par le fait qu’un concept comporte toujours une
multiplicité de composantes (lesquelles sont elles-mêmes des concepts ayant des composantes
et ainsi de suite à l’infini). Créer un concept revient ainsi à rendre inséparables une
multiplicité de composantes conceptuelles, à créer entre elles, comprises comme autant de
dimensions, un point d’unification ou de survol à vitesse infinie, ne supposant aucune
dimension supplémentaire. Le fait, deuxièmement, que ce qui survole ne soit pas autre que ce
qui est survolé se traduit ici par deux éléments déterminants dans la conception deleuzo-
guattarienne du concept. D’une part, le survolé ne peut jamais être d’une autre nature que
TRAVERSES | 75

conceptuelle : le concept n’a pas, autrement dit, de réalité supposément extérieure auquel il
renverrait, ensemble d’objets qu’il unifierait a priori ou a posteriori ou encore ensemble de
variables dont il serait la fonction (conception logique ou première illusion sur la nature du
concept). En vérité, réalité, extériorité, objet, variable, etc. ne sont jamais aussi eux-mêmes
que des concepts composés ou composables. D’autre part, le survolant n’est jamais non plus d’une
autre nature que conceptuelle : le concept n’a pas, autrement dit, de réalité supposément
intérieure qui en serait la source, sujet transcendantal qui l’unifierait ou encore vécu
empirique ou sensation originaire qu’il exprimerait (conception phénoménologique ou
seconde illusion sur la nature du concept). En vérité, « ce qui est véritablement créé […] jouit
par là-même d’une auto-position de soi […] à quoi on le reconnaît 23 », de sorte que, loin de
supposer un sujet créateur, une instance survolante préalable, « le concept devient l’objet
comme créé, l’événement ou la création même » en même temps que « le cerveau devient
sujet ». C’est que le cerveau, en effet, est lui-même en droit un rhizome ou un domaine de
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survol, autrement dit une « forme consistante absolue qui se survole indépendamment de
toute dimension supplémentaire 24 ».
Qu’est-ce que la philosophie ? répond par ce biais non seulement au problème de la
consistance intrinsèque des multiplicités pures mais également à leur consistance extrinsèque.
Car si le cerveau devient un domaine de survol en tant que créateur de concepts (multiplicités
irréductibles) et constructeur à partir d’eux de plans d’immanence (multiplicités de
multiplicités également irréductibles car non unifiables par un concept – sinon illusoirement),
il ne se confond lui-même avec aucun des deux, puisqu’il peut aussi devenir le sujet d’autres
plans construits à partir de deux autres types de multiplicité susceptibles d’être créées – les
trois types restant ainsi irréductibles car distincts en nature. Par différence avec les concepts,
Deleuze et Guattari vont les appeler des fonctions (multiplicités constitutives des plans de
référence) et des sensations (multiplicités constitutives des plans de composition). Or ces trois
types ne sont pas seulement dans Qu’est-ce que la philosophie ? des objets de pensée, des
créations cérébrales, leur statut n’est pas épistémologique sans être d’abord et avant tout
ontologique. Ce sont en effet autant des modes de la pensée que des manières d’être – à eux
trois ils épuisent les manifestations possibles de la pensée autant que les formes constitutives
de la Nature, ils constituent les trois versants de la pensée-Nature et jouent ainsi exactement
le rôle des lignes de continuité chez Ruyer, étant transversales aux domaines constitués, aux
découpages communément acceptés de la réalité que serait par exemple la tripartition entre
76 | JEROME ROSANVALLON

matière, vie et pensée. Sur cette base commune, il est alors possible de situer deux
divergences majeures entre l'usage ruyérien et l'usage deleuzo-guattarien du concept de
survol. D’une part, l’auto-survol n’est identifié par les deux auteurs qu’à la création conceptuelle mais
non à la création du vivant lui-même, laquelle nécessite de faire appel à une seconde ligne de
continuité. D’autre part, l’auto-survol résulte d’un processus non plus d’actualisation mais de sélection
de quelque chose d’extérieur au domaine de survol lui-même, un Dehors non unifiable ni unificateur
qui n'a dès lors que la figure du chaos – et non plus du tout celle de Dieu.
Il nous reste à examiner en détail ces deux points. En premier lieu, pourquoi Deleuze
et Guattari vont-ils finalement refuser, au contraire de Ruyer, de placer l'auto-survol au cœur
du vivant 25 ? Pourquoi la biogenèse résulte-t-elle selon eux d'une autre ligne ? La conclusion de
Qu'est-ce que la philosophie ? pourrait laisser croire qu'ils rejoignent pleinement la conception
ruyérienne de la vie puisque, d’une part, ils reprennent sa critique d’un « système nerveux de
la terre » défendue par Schelling, Fechner ou Conan Doyle, qui conduit à parler « de la terre
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comme d'un être », en préférant assimiler la multiplicité des forces constitutives de la biosphère
à autant de « micro-cerveaux » ou « somme d'êtres […] sans unité dominante 26 » et, d'autre
part, affichent leur proximité de pensée avec l'une des deux lignées vitalistes qui conçoit la vie
comme « une force qui est, mais qui n'agit pas, donc qui est un pur Sentir interne (de Leibniz à
Ruyer)27 ». Or la force comme « pur Sentir interne » renvoie moins pour eux à une capacité d'auto-survol
qu'à une capacité de conservation ou force de contraction. Cette contraction, source des sensations
créées par l'art mais, avant cela, ressenties par le vivant et sous-jacentes à son existence même
(biogenèse), se distingue autant de l'interaction, source des fonctions créées par la science mais
avant cela productrices de l'univers infini et de tous les états de choses finis (cosmogenèse), que
de l'auto-survol, source des concepts créés par la philosophie mais avant cela fondatrices de toute
nouveauté, de tout événement créant une différence inédite au sein des choses (hétérogenèse).
Si l'auto-survol conceptuel conserve ainsi la vitesse infinie de variation du chaos, l'interaction
fonctionnelle la limite et la contraction sensible la retarde. Les deux auteurs voient ce retard à
l'œuvre dans le cerveau-sujet compris non plus comme forme absolue (« superjet ») ni comme
état de choses relatif (« éjet ») mais comme force en retrait ou en décroché (« injet ») : « la
contraction qui conserve est toujours en décroché par rapport à l’action ou même au
mouvement, et se présente comme une pure contemplation sans connaissance »; dès lors, « si
l’on considère les connexions nerveuses excitation-réaction et les intégrations cérébrales
perception-action, on ne se demandera pas à quel moment du chemin ni à quel niveau apparaît
TRAVERSES | 77

la sensation, car elle est supposée et se tient en retrait. Le retrait n’est pas le contraire du
survol, mais un corrélat »; de même qu'il « n'est pas une action, mais une passion pure, une
contemplation qui conserve le précédent dans le suivant 28. Est ici explicitement distinguée du
survol ruyérien et implicitement rapprochée de la durée bergsonienne un type de multiplicité
qui engage une nouvelle conception de la biogenèse : la vie est non pas ce qui se survole mais avant
tout ce qui se conserve, créant un soi par et dans cette conservation même. Cette conservation se traduit
par une double logique de captation différentielle et appropriation retardée des forces physico-
chimiques et de reproduction exponentielle et renouvellement incessant de ses propres
productions. C'est une logique de l'avoir et non de l'être, un devenir persistant plus que
consistant ou subsistant des choses. Là où le survol, selon Ruyer, apparaît comme la seule façon
d'être et d'avoir tout comme l'une des deux manières d'agir (avec la causalité de proche en
proche), tout se passe comme si Deleuze et Guattari s'attachaient à distinguer ces trois verbes
fondamentaux – être, avoir, agir – en assignant à chacun un et un seul type de multiplicité ou
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mode de connexion : la Nature se présente sous la forme soit de l’agir sans être ni avoir (l'univers et
la science comme produits et producteurs des fonctions ou domaines de limitation), soit de l’avoir
sans agir ni être (la vie et l’art comme produits et producteurs des sensations ou domaines de
conservation), soit de l’être sans avoir ni agir (le cerveau et la philosophie comme produits et
producteurs des concepts ou domaines de survol).
En second lieu, pourquoi, en refusant d'assimiler finalement le mode de connexion
par auto-survol à un domaine d'activité, tendent-ils à le concevoir comme résultant d'un
processus, non pas d'actualisation ou de réalisation finalisée, mais de crible ou de sélection
sans fin ? Créer un concept revient en effet, selon eux, à soustraire une consistance au chaos, à
rendre consistant le virtuel chaotique compris comme l'inconsistance même. Créer, ce n'est
pas faire émerger quelque chose à partir de rien, ajouter quelque chose de plus, c'est toujours
soustraire un peu moins de tout ce qui est trop (rapide, dense, variable, etc. bref chaotique) de
façon à ce que quelque chose d'autre que le chaos enfin se produise – c'est-à-dire subsiste,
persiste ou consiste en tant que telle. toute création est donc une soustraction, un crible du chaos,
une sélection en retenant ce qu'elle peut – à savoir un domaine de limitation, de conservation
ou de survol. La métaphysique de Deleuze et Guattari est fondamentalement sous-tendue et
structurée par ce modèle sélectif qui comporte trois termes, une source sélectionnable, un
résultat sélectionné et un crible sélectif. Ce modèle combine et généralise l'apport d'une double
lignée, d'une double révolution de pensée tant scientifique que philosophique : celle de
78 | JEROME ROSANVALLON

Darwin et celle de Bergson. Ce qu'ils retiennent fondamentalement de la révolution


darwinienne n'est pas seulement, comme ils l'affirment explicitement, la prise en compte des
multiplicités, c’est-à-dire du caractère à tous niveaux irréductible des populations29, mais bien
le processus de sélection naturelle (par lequel Darwin explique la production d'un invariant
sélectionné en partant d'une variation sélectionnable) qu'ils tendent implicitement à généraliser
à l'ensemble de la réalité à travers notamment l'idée de stratification. Tout domaine constitué et
toute composante constituante du réel (physique, biologique, social, cérébral...) apparaît dans
cette optique comme le résultat d'une sélection ou stratification du non stratifié (plan de
consistance ou Corps sans Organes). Ce sélectionnisme généralisé (dont Ruyer s'est au
contraire efforcé de réduire les prétentions pour rendre compte de l'évolution de la vie 30) va
toutefois, au fil de leurs collaborations, se distinguer du modèle darwinien sur un point précis :
là où la sélection naturelle opère un tri purement passif (traduisant seulement la disparition de
facto de toute lignée s'étant montrée incapable de se reproduire jusqu'à aujourd'hui), la
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sélection généralisée fait également intervenir un crible actif de sorte que ce qui est sélectionné est
aussi en dernière instance créé. Ce qu'ils retiennent fondamentalement de la révolution
bergsonienne est précisément l'idée que les choses s'engendrent pas soustraction – et non par
émergence. Le premier chapitre de Matière et mémoire élabore ainsi un tel modèle soustractif
pour penser la genèse de la perception : tout corps ne perçoit des choses que ce sur quoi il peut
agir, toute perception est donc une sélection des images en soi. Si, nous l'avons vu, l'extériorité
pure bergsonienne (la matière-image-mouvement) et l'intériorité pure ruyérienne (les
domaines de survol) constituent les deux versants d'une même optique, il n'en subsiste pas
moins une différence majeure entre les deux : cette extériorité sans intériorité apparaît en
même temps chez Bergson comme étant seulement sélectionnée, c’est-à-dire soustraite (par le
corps) d’une extériorité plus profonde, d’un « dehors plus lointain que tout monde
extérieur 31 ». Tout champ perceptif (voire toute conscience) n'est donc qu'un
appauvrissement d’un monde en soi plus vaste ou fouillé qu’elle. Grâce à ce modèle
soustractif, Bergson instaure un pur plan d'immanence qui rejoint à la fois celui créé par
l'éthique de Spinoza et celui recréé, selon un tout autre biais, par l’éthologue Jacob Von
Uexküll concevant chaque monde animal (Umwelt) comme une raréfaction de la Nature 32.
Là où les domaines de survol ou créations conceptuelles se présentent donc chez
Deleuze et Guattari comme des prélèvements irréductiblement multiples du chaos
inépuisable, ils restent toujours conçus par Ruyer comme des domaines unitaires d'activité
TRAVERSES | 79

finalisée : un domaine de survol se caractérise fondamentalement comme l'actualisation par


un Agent d'un Idéal. En lieu et place du triptyque inhérent au modèle sélectif, le modèle
finaliste de Ruyer mobilise ainsi toujours un agent s'actualisant, une valeur actualisable et un
domaine d'actualisation. Mais ne réintroduit-il pas ainsi des instances extérieures à ce dernier
que la notion d'auto-survol, par l'identification du survolé et du survolant, visait précisément
à congédier ? néo-finalisme insiste sur la compatibilité des deux optiques :
Il faut nier énergiquement qu’il y ait une dimension géométrique donnant un point
d’observation extérieur au champ sensoriel. Mais il faut affirmer non moins énergiquement
qu’il y a une sorte de transversale « métaphysique » à l’ensemble du champ, et dont les deux
« extrémités » sont le « je » (ou l’x de l’individualité organique) d’une part, et d’autre part,
l’Idéal directeur de l’organisation. Pour la conscience primaire (par exemple du Protozoaire),
l’Idéal directeur est le type organique. Pour la conscience seconde d’un animal possédant un
système nerveux et des organes sensoriels, l’Idéal directeur est à la fois le type organique et
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un Umwelt étroitement rattaché au type organique selon lequel l’abeille, par exemple, ne voit
dans les formes extérieures apportées par ses organes sensoriels que les fleurs comme
réserves de nourriture, la ruche comme refuge, etc., et les cherche et les maintient dans cet
état. Pour la conscience seconde humaine, l’Idéal directeur est le monde des essences et des
valeurs, détaché du type organique humain. Mais, dans ces trois cas, la conscience n’est pas
une sorte de domaine inerte, simplement unifié par le survol absolu ; la conscience est
organisatrice 33.
La conséquence d'un tel triptyque est d'ouvrir nécessairement sur une dimension supérieure,
verticale, visant à engendrer aussi bien les Agents que les Idéaux en montrant qu'ils
s'identifient en dernière instance les uns aux autres. Ce sont cette identification et unification
ultime qui transcendent chaque domaine de survol tout en se manifestant uniquement par et
en eux que Ruyer appelle naturellement Dieu : « Dieu est toujours, quel que soit le modèle
choisi comme plus fondamental que les autres, conçu sur le modèle d’un Agent de domaine
unitaire34 ».
L'emprunt par Deleuze et Guattari du concept de survol est donc sous-tendu par la
même méthode que celle de Ruyer – l'identification des lignes de continuité allant du cosmos
au cerveau en passant par le champ social – mais il aboutit à des conclusions radicalement
différentes qui tendent, du côté des deux auteurs, à affirmer et mettre en œuvre le devoir
absolu d'immanence (obéissant au double axiome selon lequel tout ce qui est est créé et ce
qui est créé est toujours moins mais non autre que ce à partir de quoi il l'est), et du côté de
80 | JEROME ROSANVALLON

leur prédécesseur, à affirmer et reconnaître au contraire les droits de la transcendance


(obéissant au double axiome selon lequel tout ce qui est est finalisé et ce qui est finalisé
trouve toujours sa source comme son point d'aboutissement dans une instance elle-même
finale). Or le concept de survol constitue précisément le point de bifurcation de ces deux
perspectives initialement convergentes et finalement divergentes. Cette bifurcation
comporte trois aspects. Ce qui se survole définit : premièrement, soit une auto-unification
ou individuation, un domaine unitaire, soit un mode de connexion sans unification, une
multiplicité irréductible ; deuxièmement, soit un domaine à la fois d'être, de possession et
d'activité, soit un domaine d'être sans possession ni activité ; troisièmement, soit un domaine
d'expression d'un Agent et d'actualisation d'un Idéal qui sont extérieurs à chaque domaine et
confondus en dernière instance (Dieu), soit un domaine de sélection qui dépend à la fois
d'une instance sélective déterminée (la création conceptuelle ou variation finie à vitesse
infinie) et d'une source sélectionnable inépuisable (le chaos ou variation infinie à vitesse
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infinie) qui doivent leur existence respective au fait justement de ne jamais pouvoir se
confondre.

NOTES

1. raymond ruyer, Éléments de psycho-biologie, PuF, 1946, p. 1-20 et Néo-finalisme, PuF, 1952, rééd. 2012, p. 166-167
(Néo-finalisme sera désormais abrégé NF).
2. La « méthode fondamentale et essentiellement scientifique » que ruyer revendique avoir « toujours appliquée en
essayant seulement de la généraliser […] consiste à chercher des isomorphismes. elle n’a cessé de faire ses preuves
dans toutes les sciences, en mathématiques – où l’école de Bourbaki l’applique systématiquement – comme en
physique ou en biologie. La règle d’or est celle-ci. Lorsque deux ordres de phénomènes, soigneusement observés et
décrits, ont une allure commune, il faut, sans se laisser impressionner par les classifications en vigueur ou par les
hiérarchies a priori, essayer de voir s’ils n’ont pas une nature commune », « raymond ruyer par lui-même », réédité
dans Les Études philosophiques, n° 80, 2007, p. 12.
3. Propos cités par robert Maggiori, La Philosophie au jour le jour, Flammarion, 1994, p. 376.
4. raymond ruyer, La Conscience et le corps, Félix alcan, 1937, p. 58.
5. « “Je ” (mon organisme) peux tourner autour de la table pour obtenir des sensations différentes, mais “je” ne peux
tourner autour de ma sensation une fois obtenue », NF, p. 111.
TRAVERSES | 81

6. « Les formes dites conscientes, étant de vraies formes, se « voient » elles-mêmes et ne se perdent pas de vue, dans
quelque coin qu’elles soient du champ sensoriel », La Conscience et le corps, op. cit., p. 99.
7. sur cette perception sans bord, voir raymond ruyer, Paradoxes de la conscience et limites de l’automatisme, albin
Michel, 1966, p. 15-17. en nous immergeant pour la première fois dans une perception de ce type, les casques de
réalité virtuelle promeuvent ainsi une révolution majeure – sans commune mesure avec les images qui restent
cadrées, qu'elles soient à deux ou trois dimensions.
8. Ce propos de Bergson que nous soulignons est cité dans un texte de Gaston Lechalas repris dans la nouvelle
édition de Matière et mémoire, PuF, 2007, p. 461-462.
9. L'optique de ruyer et celle de Bergson constituent ainsi l'exact revers l'un de l'autre, les deux faces d'une même
révolution de pensée marquant la sortie irrémédiable de ce que Foucault, dans Les Mots et les choses (Gallimard, 1966)
a pu appeler « l’âge de la représentation » pour entrer dans l’âge de l’image ou du réel reproductible : l’image est une
représentation qui ne représente rien d’extérieur à elle, aucun objet ni matière représentée (« il est faux de réduire la matière à la
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représentation que nous en avons, faux aussi d'en faire une chose qui produirait en nous des représentations mais qui
serait d'une autre nature qu'elles. La matière, pour nous, est un ensemble d'“images” »), Bergson, Matière et mémoire,
op. cit., p. 1), l’image est une représentation que rien d’extérieur à elle ne se représente, aucun sujet ni point de vue représentant (« La
réalité de la subjectivité consciente ne se mire pas dans la surface corticale comme dans un miroir extérieur à elle, et
dont elle serait indépendante pour sa subsistance, elle est cette surface », ruyer, La Conscience et le corps, op. cit., p. 106).
10. Ibid., p. 64.
11. NF, p. 112. Cette analyse montrant l'absence de vitesse limite jouera un rôle décisif dans la perspective de
Deleuze et Guattari qui forgent à partir d'elle l'idée de vitesse infinie qu'ils conçoivent comme pouvant être autant de
variation (définissant ce qu'ils appellent chaos) comme de survol (définissant le concept). Nous nous permettons sur
ce point de renvoyer aux deux volumes de notre étude : Deleuze & Guattari à vitesse infinie, Ollendorff & Desseins, 2009
et 2016.
12. NF,, p. 126.
13. ruyer, Éléments de psycho-biologie, op. cit., p. 17-18.
14. NF, p. 127-130.
15. Ibid, p. 233. il les emprunte au psychologue edward Chance tolman qui distingue ainsi le behaviorisme de
Watson (qualifié de « moléculaire ») et le sien (qualifié de « molaire » ou organiciste), voir tolman, Purposive Behavior
in Animals and Men, Cambridge university Press, 1949.
16. ruyer, La Genèse des formes vivantes, Flammarion, 1958, p. 54.
17. AŒ, p. 34.
18. Ibid, p. 332-333. La série « Des singularités » dans LS, p. 122-132, identifiait, sous l’influence de simondon et
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déjà de ruyer (puisqu’il est question d’une « auto-unification » du champ « survolé » par les singularités elles-
mêmes), un champ du « pré-individuel », à partir duquel se forme toute individuation, comme le « monde
fourmillant des singularités anonymes et nomades ».
19. AŒ, p. 339-340.
20. Ibid, p. 50.
21. De là l’idée chez ruyer d’« illusion réciproque d’incarnation » : avoir un corps objectivable, extérieur au
domaine de survol que nous devrions seulement être ne serait que l’effet de notre interaction avec les autres
domaines, voir NF, p. 91-105.
22. QPh, p. 26.
23. Ibid, p. 16.
24. Ibid, p. 198-199.
25. De La conscience et le corps à La genèse des formes vivantes, la notion d’auto-survol s’étend en effet du champ perceptif
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aux circuits externes d’action technique et/ou instinctive, puis à l’ontogenèse ou embryogenèse de l'organisme, et
finalement aux cycles reproductifs dans leur ensemble et à leur apparition divergente, donc à la phylogenèse ou
formation des espèces – ontogenèse et phylogenèse étant ainsi subordonnées à une logique fondamentalement
morphogénétique.
26. QPh, p. 200 et ruyer, Éléments de psycho-biologie, op. cit., p. 20.
27. Par différence avec l'autre lignée concevant au contraire la vie comme « une idée qui agit, mais qui n'est pas, qui
agit donc seulement du point de vue d'une connaissance cérébrale extérieure (de Kant à Bernard) », QPh, p. 201.
28. Ibid., p. 201 et 199.
29. « Freud était darwinien, néo-darwinien, quand il disait que dans l’inconscient tout était problème de population
(de même, il voyait un signe de la psychose dans la considération des multiplicités) », AŒ, p. 333. De même, le
darwinisme est présenté comme déplaçant radicalement la nature du problème sur lequel débattaient les
taxinomistes fixistes de l'époque en transformant les « types de formes » en « populations », et les « degrés de
développement » en « vitesses ou taux », dans MP, p. 63-64.
30. voir notamment « Les postulats du sélectionnisme », Revue philosophique de la France et de l'Étranger, 146, 1956,
p. 318-353 où ruyer vise à montrer que le finalisme ou le thématisme des domaines de survol est un complément
indispensable du sélectionnisme, la sélection naturelle permettant de conserver les formes acquises mais jamais de les
créer.
31. QPh,, p. 59.
32. voir von uexküll, Mondes animaux et monde humain, Gonthier, 1956 ainsi que le rapprochement opéré entre les
deux auteurs dans SPP, p. 167-170, et le lien entre le plan d'immanence de spinoza et le premier chapitre de Matière
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et mémoire dans QPh, p. 50. À partir de ce dernier texte, Quentin Meillassoux reconstruit le plan d'immanence
deleuzo-guattarien en dégageant précisément ce modèle soustractif bergsonien : « soustraction et contraction. À
partir d’une remarque de Deleuze sur Matière et mémoire », Philosophie, 96, 2007, p. 67-93.
33. NF, p. 117-118. On voit de façon manifeste ici l'usage très différent, finaliste et non sélectif, que ruyer fait des
conceptions de von uexküll.
34. Ibid, p. 280.
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