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Rite et liturgie

Alois Hahn, Nicole Gabriel


Dans Hermès, La Revue 2005/3 (n° 43), pages 49 à 58
Éditions CNRS Éditions
ISSN 0767-9513
ISBN 2271063477
DOI 10.4267/2042/23989
© CNRS Éditions | Téléchargé le 07/05/2023 sur www.cairn.info (IP: 160.154.246.39)

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Alois Hahn
Université de Trier

RITE ET LITURGIE
Traduit de l’allemand par Nicole Gabriel

Dans de nombreuses sociétés, se pratiquent des cérémonies religieuses dont l’efficacité supposée dépend
de l’observation correcte du rituel. La façon dont les actions sacramentelles doivent être effectuées est
extrêmement standardisée. Les mouvements de mains ou de tête sont prescrits jusque dans les moindres
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détails et aucune liberté n’y est accordée à l’individu. Le contrôle du comportement requis est souvent
très strict et minutieux. Des écarts infimes suffisent à entraîner de terribles châtiments ou des conséquences
magiques catastrophiques. On trouve des règles de ce type surtout dans les religions des sociétés simples.
Les exemples abondent dans les travaux ethnologiques. Or, ces prescriptions liturgiques extrêmement
sophistiquées portant sur des détails et dont peut dépendre le salut de la communauté ne sont nullement
l’apanage des sociétés archaïques et sans écriture. Au contraire : c’est plutôt dans les sociétés complexes
et disposant d’experts spécialisés en matière de rite qu’on trouve le plus haut degré d’élaboration des
formes du culte religieux et du contrôle des rituels. Les prescriptions liturgiques définissant la conformité
rituelle de l’administration des sacrements, des messes ou de la consécration de l’hostie sont aujourd’hui
encore l’objet d’une discipline spéciale de la théologie, la science liturgique, dont l’une des branches a
pour objet le contenu spirituel des actions du culte ; elle en étudie l’origine historique et la signification.
L’autre branche, la science des rubriques ou rubricaire, définit avec précision la séquence externe de la
cérémonie, fixe les gestes à accomplir, les formules des prières, les instruments liturgiques, les parements
etc. Les règles relatives à cette matière se trouvent dans les livres liturgiques considérés comme sources
primaires1 comme le missel, le bréviaire, le « rituel », le « pontifical ». Outre les consuetudines établies et
les avis de liturgicistes reconnus, on relève également d’autres sources dites secondaires de la rubricaire,
qui se nourrissent principalement des arrêtés de la Congrégation des rites constituée en 1588, dans une
visée manifestement contre-réformatrice, par le pape Sixte V avec la Bulle « Immensa aeterni Dei ». Les
réformes liturgiques introduites par l’Église catholique dans les dernières décennies montrent que les rites,

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loin d’être de simples règles immuables, apportent une réponse dynamique à des besoins d’expression qui
évoluent au cours de l’histoire.
Le contrôle rituel est loin de se limiter à traiter des questions de « decorum », de bienséance purement
formelle. Il concerne souvent la validité du sacrement même : la grâce sacramentelle dépend alors de
l’accomplissement correct du rituel, dont parfois certains détails qui n’ont rien à voir avec les dispositions
d’esprit de l’officiant. Ainsi peut naître chez l’observateur étranger au rite l’impression d’une minutie dont
le sens lui échappe, d’un souci de choses secondaires et d’une importance excessive accordée à la forme
au détriment de la chose. Or c’est bien de la forme que tout peut dépendre, qu’il s’agisse de l’acte
sacramentel dans sa fondation ou de sa validité canonique. Un exemple historique suffira à illustrer
l’importance sacramentelle du respect des rubriques : en 1241, l’archevêque de Trondheim demande au
pape s’il est licite, au besoin, de baptiser un enfant avec de la bière, l’eau faisant souvent défaut en hiver.
La réponse de Célestin IV fut négative : « comme ton compte-rendu nous l’apprend, il n’est pas rare chez
vous que par suite du manque d’eau, des enfants soient baptisés à la bière. Nous te répondons avec
l’assentiment des personnes ici présentes qu’il n’est rituellement pas correct de baptiser avec de la bière ;
car, comme l’enseigne l’Évangile, il faut renaître de l’eau et de l’Esprit Saint »2. Précisément touchant aux
sacrements, ces questions sont primordiales. Pensons seulement à la signification du vin au moment la
consécration pendant la messe. Là encore, il existe des prescriptions précises excluant l’utilisation, même
à titre exceptionnel, du jus de pomme ou de l’eau pure3. De même sont codifiées les attitudes du corps :
« Le calice se tient toujours par le renflement (nodus) situé sous la coupe (cuppa). Avant la Transsubstantiation
et après l’Ablution, le pouce est placé devant, les autres doigts, derrière. Après la Transsubstantiation, le
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calice est tenu entre le pouce joint à l’index, placés devant, et les trois autres doigts de la main, placés
derrière. »4 La succession des opérations n’est pas laissée au hasard : « L’officiant doit se tenir droit et éviter
tout ce qui peut trahir négligence ou affectation. Lorsqu’il est debout, les talons doivent être écartés et le
poids du corps reposer de façon égale sur les deux pieds. Lorsqu’il gravit les degrés de l’autel, il fera tout
d’abord un pas en arrière avec le pied gauche, puis posera le droit sur la première marche dans le cas où
l’autel a un nombre impair de marches. Dans le cas inverse, il posera d’abord le pied gauche… »5. Les
mouvements des mains obéissent à une classification précise. Au cours des différentes phases du rite, les
placements des mains successifs sont précisément définis. Ainsi le Missale Romanum connaissait-il dix
positions liturgiques pour des mains : 1. les mains jointes devant la poitrine ; 2. les mains jointes, élevées
jusqu’au visage ou devant la poitrine ; 3. les mains jointes posées sur l’autel ; 4. les mains écartées à hauteur
de la poitrine ; 5. les mains jointes tendues ; 6. les mains écartées élevées jusqu’à hauteur des épaules ; 7.
les mains étendues sur l’autel ; 8. de sorte que les paumes touchent l’Évangile ou le tiennent ; 9. La main
est étendue au-dessus du calice et de l’hostie. La dixième règle indiquait la position d’une main lorsque
l’autre accomplissait une opération rituelle6.
On définit le rite comme une action extérieure dont le déroulement et les accessoires sont codifiés
de façon plus ou moins stricte sans impliquer de dispositions intérieures particulières, lesquelles peuvent
accompagner cette action, mais pas nécessairement. Lorsque ces dispositions sont là ou supposées être là,
il peut s’agir soit d’« émotions spirituelles » soit d’intentions éthiques qui s’appuient sur le rite comme
moyen d’expression irremplaçable dans la perspective du salut. Mais souvent l’efficacité du rite est liée

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autant à la présence de dispositions intérieures – remords ou intention de s’amender – qu’à la formalisation


correcte de l’acte sacramentel. Ce dernier aspect caractérise l’élément rituel de l’acte. Si leur efficacité est
liée à des réalités éthiques, les actes rituels se confondent avec des formes non-rituelles de contrôle ;
toutefois, on ne peut en déduire un argument contre la différence de principe entre contrôle rituel et contrôle
éthique de l’action.
De la même façon qu’il est indépendant de présupposés éthiques, le rite l’est aussi d’interprétations
de l’ordre d’une rationalité fonctionnelle (Zweckrational). Il ne saurait se comprendre comme moyen
technique en vue de l’obtention d’une fin7.
Souvent on ne s’explique pas pourquoi l’action s’accomplit ainsi et non autrement. La forme de l’acte
rituel est alors ressentie comme hors d’alternative, la contrainte restant de l’ordre de l’inexplicable. Il n’y
a pas de réponse à la question : « pourquoi procède-t-on ainsi et pas autrement ? », ou bien au mieux : « on
fait ainsi parce que c’est ainsi». Ou plus lapidaire: «parce que!». Doit-on faire de cette foncière indépendance
par rapport au sens le critère même du rite ? Je préfère, pour ma part, laisser la question ouverte, c’est en
tout cas la position de Frits Staal : « Durkheim a défini la religion en termes de rites et de croyances. En
raison d’un parti pris positiviste, Durkheim laisse de côté l’expérience mystique. Adoptant un préjugé
occidental monothéiste toujours très répandu, il émet l’hypothèse que les rites se fondent sur les croyances.
En Asie, […] les rites hindouistes, bouddhistes et taoistes et d’autres encore se fondent non pas sur des
croyances mais sur des règles qui n’ont pas de signification. Or philosophes et linguistes connaissent depuis
longtemps déjà l’existence et l’importance des règles sans signification. Et tout particulièrement pour l’étude
des rituels ! En revanche, les spécialistes des religions les ont généralement ignorées. Et même les
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anthropologues à qui elles sont pourtant familières, reconnaissent encore la validité du dogme selon lequel
les rites sont avant tout des ensembles de symboles. »8 De toute évidence, il existe des rites sans interprétation
symbolique. Dans leur raideur, ils rappellent presque ceux que nous signalent les éthologues lorsqu’ils
décrivent les parades rituelles, les danses de combat ou les rythmes des cérémonies chez certaines espèces
animales. Il s’agit également, dans ce cas, de figures qui semblent extrêmement codifiées sans pour autant
viser un but, en tout cas pas au sens d’une « intention », de quelque nature qu’elle soit. On a alors affaire
à des séquences remarquables de mouvements corporels très marquées qui semblent avoir une fonction
hypnotique. Elles captent l’attention et fascinent en condensant toute une palette de données physiques
jusqu’à une formalisation de l’expression ou du fait expressif. Ces séquences nous font l’effet d’un processus
hors alternative, « accompli » par nécessité compulsive par des êtres vivants. Le terme « accomplir » est à
coup sûr impropre. Ce ne sont pas les individus qui accomplissent le rite, mais le rite qui s’accomplit à
travers leur corps fonctionnant comme organe du rite.
Les ethnologues soulignent toujours le lien étroit entre contrôle du corps et rite. Ainsi Mary Douglas
qui, à la différence de Staal, renvoie à l’aspect sémiologique du contrôle du corps, met l’accent sur le contenu
symbolique de celui-ci9. Sociologues et anthropologues pensent généralement que les rituels humains ne
sont ni constants au sein de l’espèce, ni innés, mais culturellement acquis. Néanmoins n’est pas fortuit le
lien entre comportement rituel et situation où l’action n’aurait pas de pertinence. Un rite d’enterrement
ne supprime pas la douleur de la séparation, il n’écarte même pas la peur de la mort, il la dramatise au
contraire. Mais il prescrit ce qui doit arriver. Dans cette mesure, les rites sont toujours des modes d’action

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dans des situations où il n’y a rien d’autre à faire. Ils n’immunisent pas contre la douleur et le désespoir,
mais ils permettent de surmonter des situations où l’homme serait voué à l’inaction. On pourrait les décrire
comme une réaction à l’horror vacui de l’acteur, ou encore comme un « substitut d’action », sans perdre
de vue l’ambiguïté de ce terme qui masque le caractère automatique de l’action et suggère qu’il y aurait
choix entre des alternatives plus ou moins adéquates dont le rite serait la variante minimale. On est en
présence, ni d’une inaction, ni de gestes aveugles et désordonnés, mais d’actes socialement réglés et en
tant que tels prévisibles, qui assurent une contention de l’acteur et « absorbent » l’énergie de son action.
C’est pourquoi, en l’absence de prescription sociale, de rite, et si l’individu n’a pas su inventer des rites
individuels ad hoc, on risque d’assister à une assez grave désorganisation parfois pathologique de sa capacité
à produire une action. Il transforme alors l’énergie d’affect non absorbable par une action utile en une
motricité tournant à vide. Apparaissent alors des substituts d’action névrotiques, dans lesquels s’empêtre
l’individu.

Rite, émotion et sens

Nous n’en sommes là qu’au mode de réaction rituel à l’état brut. Bien souvent, mais pas toujours, on
n’observe pas seulement une décharge de l’énergie affective sous forme de motricité, mais on peut observer
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aussi qu’une formation d’émotions naît10. On remarque que cette énergie ne se limite pas à tendre vers un
acte rituel isolé. Cet acte tend à se charger de représentations qui le sortent de la pure et simple motricité.
Les affects vont alors au-delà de la seule sensation mais ils s’interprètent à partir des actions qu’ils ont
provoquées. Ces actions perdent alors leur caractère de « règle sans signification » au sens de Staal pour
devenir des actions symboliques, du moins un pas est-il fait vers cette corrélation. Tenbruck a proposé
l’interprétation suivante : les actions, qui peuvent s’interpréter dans un premier temps comme décharges
d’affects, sont ressenties ensuite comme des actes communicationnels adressés à un destinataire : « L’énergie
d’attente affective est déviée sur l’objet de l’attente et l’attente d’une fin trouve son expression dans un
message à l’adresse de l’objet11. » Ainsi se referme la boucle formée par l’action rituelle et sa représentation :
les situations d’impuissance, de bouleversement, de détresse extérieure ou intérieure, d’angoisse, de
remords libèrent des énergies actives qui se déchargent et sont fixées par les actes rituels. Ces actions qui
paraissaient sans finalité et dénuées de signification prennent tout leur sens, dans la mesure où elles sont
ressenties comme des gestes communicationnels à l’adresse d’une personne en jeu, d’une puissance
supérieure, d’un « esprit », d’une divinité. L’« explosion d’émotion » devient alors expression, le rite, code,
donc support d’un événement voulu.
Le processus ne se limite pas à des réactions purement individuelles du corps ; ces phénomènes
revêtent la forme sociale, acquièrent contrainte de loi. Les rites sont des « incarnations » sociales. D’où la
signification de la souffrance délibérément infligée lors d’événements rituels marquants comme les rites
d’initiation : le contrôle social s’inscrit dans les corps et son empreinte est d’autant plus profonde.

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Transformé par les rites, le corps a alors fonction de rappel des règles sociales. L’appartenance à un groupe
devient ainsi facteur décisif de l’identité physique de l’individu12.
Aussi ne s’étonnera-t-on guère si dans nombreuses sociétés le contrôle de la conformité rituelle est
nettement plus stricte que celui de l’orthodoxie de la doctrinale. Cela est dû à la plus grande visibilité du
comportement rituel, à son degré supérieur de marquage institutionnel, à sa place dans l’espace public et
à son ancrage plus profond dans l’action individuelle. Au contraire, la connaissance de la tradition mythique
relève plutôt du domaine de la croyance privée. Toutefois cela ne vaut pas, pour des énoncés ritualisés,
des formulations de la foi, ni pour l’adhésion au corpus d’un texte canonisé. Cependant, même dans des
religions possédant un dogme élaboré, faisant partie d’une culture qui connaît l’écriture, la variété des
doctrines légitimes est plus grande que la tolérance vis-à-vis d’écarts rituels. Cela est d’autant plus vrai
pour les sociétés sans écriture qui, en l’absence de version canonisée des dogmes, ne peuvent garantir la
conformité de la doctrine. Les ethnologues constatent toujours que les explications mythiques données
par les différents membres d’une tribu à propos d’un rite varient fortement d’un individu à l’autre. En
général on n’a guère l’occasion de comparer les différentes versions d’un mythe déposées dans les mémoires
des membres d’une société. Les divergences ne se remarqueraient pas, à moins qu’un observateur étranger
(l’ethnologue) ne collecte ce matériau. Aussi l’identité du groupe se fonde-t-elle beaucoup plus sûrement
sur la communauté des rites que sur une interprétation des mythes qui varie selon les individus. Dans le
premier cas, le contrôle intervient plus massivement.
Sans contrôle, on assisterait à une dispersion plus grande par rapport à la norme des rites, car à l’inverse
de ce qui se passe dans le cas d’actions orientées vers un but, il n’y a pas ici la limitation qu’impose la
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réalité extérieure même, qui élimine ce qui n’est pas approprié. Par une régulation naturelle, les rites sont
à l’abri de la falsification. C’est pourquoi leur maintien est assuré par la sanction sociale. Les dieux restent
muets, la société doit parler. Faute de quoi, l’impunité du viol des tabous entraînerait leur disparition :
n’aurait-on pas l’impression que les dieux sont non seulement muets mais encore absents ? Dans presque
toutes les religions simples, le contrôle religieux est pour une large mesure contrôle rituel et l’intégrité de
la tradition religieuse se fonde beaucoup plus sur les rites que sur les mythes. Ce sont les systèmes
d’interprétation des chercheurs qui donnent l’impression du contraire13.

Systèmes rituels

Plus les cultures sont complexes, plus les rites se compliquent. En effet on assiste généralement à
une élaboration du rite pour aboutir à un système rituel. On peut imaginer pour cette élaboration deux
directions principales : soit une logique plus ou moins stricte qui ritualise l’ensemble de la vie. On assiste
alors au développement d’une ritualité qui peu à peu n’investit plus seulement les situations extrêmes de
l’existence mais aussi le quotidien. Au fur et à mesure, la préservation de la dramaturgie interne du rite
qui auparavant, dans les situations hors du quotidien, était support de sensations extra quotidiennes

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devient toujours plus aléatoire. Les rites ne sont alors plus que de simples habitudes, qui aux yeux de
l’observateur, peuvent apparaître comme un trait particulier singularisant une société, et d’autant plus s’ils
sont canonisés comme facteur identificatoire14.
Mais les rites peuvent également faire l’objet d’une véritable systématisation. Le « code restreint » du
rite élémentaire donnerait naissance à un système rituel complexe dont le «code élaboré»15 ne serait accessible
qu’aux virtuoses religieux. Naturellement, seuls ces virtuoses sont en mesure de créer ce dernier. Dès lors
que, dans une religion, les clercs travaillent sur les traditions existantes, il va de soi qu’il faut s’attendre à
un processus de systématisation16.

Ritualisation et déritualisation

L’orientation prise par cette systématisation ne va pas de soi. Elle peut, pour le dire de façon caricaturale,
souligner un peu trop systématiquement ce que le rite a de rituel et accentuer le facteur inhérent au rite,
à savoir celui de la sensation, qui précède le sens. Mais elle peut également emprunter la voie inverse, c’est-
à-dire qu’elle peut développer les aspects mythiques normalement secondaires dans l’expérience rituelle
élémentaire. Dans ce cas, l’expérience religieuse fondée « originairement » dans le rite se trouve être peu
à peu détachée du rite. Une fois l’expérience rituelle comprise comme une interpellation par une puissance
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transcendante, on peut alors trouver des formes de commerce et d’entente avec elle qui n’ont plus besoin
de s’appuyer sur la base matérielle du rite. On a là affaire à un processus d’intériorisation qui s’émancipe
du donné physique et, tant par l’expérience mystique, que par rationalisation éthique se démarque du rite
et ne lui reconnaît plus qu’une importance secondaire. Mais tout autant que la modalité rituelle, les
systématisations éthique ou mystique de l’expérience religieuse sont l’affaire des virtuoses religieux.
D’ailleurs, pour différentes qu’elles puissent être sur le fond, elles ont pour dénominateur commun leur
tendance à se libérer du rite.
Si l’on reprend la réflexion de Max Weber, les pôles opposés seraient constitués ici, d’un côté par le
rationalisme éthique du puritain, hostile à tout ritualisme, de l’autre par la « réglementation intégrale de
la vie de l’hindouiste pieu, les exigences (exorbitantes aux yeux des Européens) qui sont imposées
quotidiennement à l’homme pieux, lesquelles, scrupuleusement respectées empêcheraient quasiment de
concilier une vie intérieure pieuse, exemplaire, avec une vie laborieuse17 ».
Pour Weber donc, le ritualisme, qu’il tient pour une des formes les plus primitives de la religion, a
tout à fait sa place dans les grandes religions des sociétés complexes. L’effet du ritualisme sur la conduite
de vie augmente à mesure que les « actes purement formels et rituels se systématisent pour donner un état
d’esprit spécifique, la dévotion, consistant dans l’accomplissement des rites comme symboles du divin. Cet
état d’esprit met alors, comme seule véritable rédemption, la possession du salut. Dès qu’il fait défaut, il
ne reste qu’un ritualisme magique formel, et c’est ce qui, par la nature des choses, s’est toujours produit
au cours de la quotidianisation de la dévotion religieuse ».

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On ne trouve cette élaboration que dans certaines cultures complexes de par l’activité de prêtres et
de théologiens cultivés. La croyance en quelque sorte, magique, encore non systématisée, en l’efficacité
du rite et l’idée de son efficacité salvatrice ex opere operato sont exempts de cette élaboration. Néanmoins
l’élaboration théologique de la ritualisation de la conduite de vie, lui permet de développer sa forme propre
de virtuosité religieuse où importe seule la correction du rite et non la correction éthique de l’acte. En tout
cas, le contrôle rituel de l’action ne se limitera pas au service divin au sens strict. Il peut agir comme force
de discipline pénétrant l’ensemble de la vie. Il n’est pas nécessaire que ce contrôle ait des motifs exclusivement
religieux, bien qu’habituellement il s’exerce de façon particulièrement scrupuleuse dans le domaine de la
religion. La différence entre contrôle rituel et contrôle éthique ne tient pas à une réglementation plus ou
moins stricte du rite ou de la morale. Il s’agit d’une différence de nature du principe de réglementation,
et non de degré.
Au sens strict, la différence n’est même pas dans une différence potentielle de rationalisation, bien
que Weber l’affirme expressément lorsqu’il écrit : « L’habitus spirituel recherché en dernière instance dans
le ritualisme – c’est cela qui nous importe – diffère profondément de l’action rationnelle. »18 Car on ne
saurait concevoir de ritualisation complète sans un effort de systématisation. D’autre part, on peut tendre
à l’effet principal de la religiosité virtuose, l’état d’édification, par des voies rationnelles, et effectivement
il n’est pas rare que les rites évoluent dans ce sens. Weber met là le doigt sur le lien entre ritualisme et
genèse de situations et dispositions intérieures spécifiques.
Là aussi la différence cruciale concerne plutôt les potentialités de généralisation sociale et temporelle
des deux formes du contrôle de l’action. Weber le voit clairement lorsqu’il indique que « le salut rituel,
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surtout quand il cantonne le laïc au rôle de spectateur ou le confine dans une participation de pures
manipulations ou essentiellement passives, précisément là où il sublime l’état d’esprit rituel en une piété
la plus fervente possible, met l’accent sur l’intensité de l’instant de piété qui semble garantir le salut. Ce à
quoi l’on aspire, c’est d’accéder à un état intérieur par nature éphémère, état qui du fait de l’étrange
irresponsabilité de celui qui écoute une messe ou assiste à une pantomime mystique, n’a pas plus d’effet
souvent sur la façon d’agir, une fois la cérémonie terminée, que l’émotion, si forte soit-elle, sur un public
de théâtre qui vient d’assister à une belle et édifiante pièce, n’influence son éthique quotidienne »19.
La production de ces états éphémères peut certes être liée à la connaissance d’un savoir rationnel
d’expert. L’exemple du théâtre, cité par Weber, peut expliciter cela. L’émotion du spectateur d’une pièce
de théâtre est éphémère, soit. Mais elle n’a pu être suscitée que par des acteurs professionnels. Si l’on
applique cela à la religion, on constate que dans de nombreuses sociétés ce n’est pas la vie dans son entier
qui est pénétrée par la religion. Seules des situations exceptionnelles, seules quelques crises sociales ou
individuelles ne peuvent être surmontées par l’action normale et sont ressenties comme troubles profonds
ou catastrophes. Il n’y a que peu d’êtres humains qui ont constamment besoin de religion. Seules des
situations exceptionnelles, ou bien des expériences transcendantales, produisent chez tous ou presque
chez tous un « besoin » ad hoc. Pour y répondre, une intervention rituelle qui s’y réfère suffit souvent à
permettre de résoudre le problème (c’est selon Aristote la fonction de la tragédie). Il n’est donc pas
nécessaire d’obtenir un effet durable, l’enjeu est de surmonter des situations de crise aiguës. Toutes les
religions archaïques ont tenu compte de cette fonction, nombreuses sont celles qui se sont servies du savoir

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des experts qui, au moyen de procédures rituelles, ont été en mesure de susciter des états physiques ou
spirituels d’effet cathartique. Les rites fonctionnent donc ici dans le sens d’une thérapie. Les procédés
modernes de guérison sont souvent l’héritage de pratiques religieuses et rituelles originelles. Aujourd’hui,
elles sont souvent encore en concurrence avec elles.
Ce qui fait d’une action un rite, de façon déterminante, c’est son caractère intermittent, soit le caractère
limité dans le temps de sa valeur générale. Si l’on vise à la ritualisation, il faut accepter la limite de sa généralité
sociale. Le ravissement permanent, la thérapie durable sont des objectifs réalisables par de rares spécialistes.
Cela vaut également pour l’offre et pour la demande, pour le prêtre et pour le laïc, pour le thérapeute
comme pour le patient.

Rite et sacrement

Quand des rites ne visent pas seulement à produire des états intérieurs, mais à la rédemption, on parle
de rites sacramentels ; ils impliquent toujours au minimum des contrôles rituels dans la mesure où leur
efficacité dépend de l’accomplissement correct de l’opus operatum. En outre, ils peuvent également contenir
des contrôles éthiques du fait qu’ils imposent au récipiendaire au sacrement une condition de dignité que
la situation sacramentelle seule ne donne pas ; par exemple une vie vertueuse peut fournir cette pureté
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rituelle. La réception du sacrement peut donc mobiliser doublement les contrôles rituels : d’un côté, il
peut s’agir de la correction rituelle de la cérémonie sacramentelle de l’autre, une dignité rituelle préalable
que seul possède celui qui n’a pas brisé de tabou ou bien celui qui s’est soumis aux rituels de purification
correspondants.
Ces formes de contrôle peuvent en partie varier de façon indépendante les unes des autres. On peut
accorder la plus haute importance aux respects de rubriques les plus sophistiqués et être parfaitement
indifférent à la qualification morale de celui qui administre ou de celui qui reçoit le sacrement. À l’inverse,
la qualité morale peut gagner un tel poids que la correction rituelle formelle de l’exécution de la cérémonie
sacramentelle perd de son importance. On peut trouver à cet égard dans telle ou telle religion différents
types de sacrements, ceux qui exigent une pureté (éthique et/ou rituelle) préalable et ceux qui instituent
cette pureté.

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Rite et liturgie

NOTES

1. Mes développements concernant la rubricaire s’appuient, sauf autre source indiquée, sur le manuel de G. KIEFFER, Rubrizistik
oder Ritus du service catholique d’après les règles de la Sainte Église catholique romaine, quatrième édition remaniée d’après les
décrets les plus récents, Paderborn, 1921 (ici p. 1 s).
2. H. DENZIGER et A. SCHÖNMETZGER, Enchiridion Symbolorum, Fribourg, 1976, p. 269.
3. Cf. la prescription correspondante du Concile d’unification de Florence en 1439, où il est expressément stipulé dans le décret
i

pour les Arméniens qu’il faut pour le baptême, de l’eau réelle et naturelle (aqua vera et naturalis), mais que sa température n’a
pas d’importance sur le plan du sacrement (nec refert, frigida sit aut calida). Quant au vin, il est prescrit qu’il vienne de
véritables raisins (vinum de vite), auquel l’on ajoute un peu d’eau avant la consécration ; on renvoie à une lettre du pape
Alexandre Ier (il s’agit de l’Epistola ad omnes orthodoxos) où il est dit : « dans le calice de notre Seigneur, il ne doit y avoir ni
de l’eau pure ni du vin pur, mais les deux mélangés : car, comme nous le dit l’Écriture, tous deux, c’est-à-dire du sang et de
l’eau ont coulé du flanc du Christ », (op. cit., p. 333 et sq.).
4. KIEFFER, op. cit., p. 131.
5. Ibid., p. 129.
6. Ibid., p. 129 sq.
7. La définition du rite par Jean CAZENAVE insiste particulièrement sur ce point : « …un acte qui se répète et dont l’efficacité est,
au moins en partie, d’ordre extra-empirique », (Les rites et la condition humaine, Paris, 1958, p. 4) ; il conviendrait d’y inclure
non seulement des actions positives mais aussi celles que l’on évite ainsi que les tabous, ce qui est tout à fait dans le sens de
ce qu’entendait Marcel MAUSS par rites positifs et négatifs.
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8. Frits STAAL, « Rules without meaning », in École Pratique des Hautes Études, Ve section, (dir. d’Ed.), Colloque du centenaire,
tome 2, « Le rituel », résumés, Paris 1986, p. 46 (texte anglais traduit par nous, la traductrice).
9. Mary DOUGLAS, Ritual, Tabu, Körpersymbolik. Sozialanthropologische Studien zur Industriegesellschaft und Stammeskultur,
Francfort/Main, 1974. Elle cherche à définir le concept de rite avant tout comme forme socialement stéréotypée du contrôle
expressif du corps. Elle estime que le besoin d’harmoniser toutes les couches de l’expérience produit un accord général des
moyens d’expression entre eux : « Le corps est reconnu socialement comme moyen d’expression. En même temps, cette
reconnaissance présuppose un contrôle social du corps. » (p. 101), cf. DOUGLAS, « The Priestly calling », in École Pratique…
Le rituel, op. cit., p. 19.
10. Cf. à ce propos, F. H. TENBRUCK, « Geschichtserfahrung und Religion in der heutigen Gesellschaft », in Spricht Gott in der
Geschichte ?, Fribourg en Brisgau, 1972, p. 85.
11. Ibid., p. 67.
12. Pierre BOURDIEU écrit en ce sens : « tous les groupes confient au corps, traité comme une mémoire, leurs dépôts les plus
précieux, et l’utilisation que les rites d’initiation font, en toute société, de la souffrance infligée au corps se comprend si l’on
sait que, comme nombre d’expériences psychologiques l’ont montré, les gens adhèrent d’autant plus fortement à une
institution que les rites initiatiques qu’elle leur a imposés ont été plus sévères et plus douloureux », ce que parler veut dire ;
L’Économie des échanges linguistiques, Paris, 1982, p. 129.
13. C’est surtout vrai quand les ethnologues sont persuadés, en raison de leur croyance structuraliste, que les variations
individuelles ne sont en fin de compte que de simples manifestations d’une structure générative. Cf. Pierre BOURDIEU,
Esquisse d’une théorie de la pratique, Paris, 1972, p. 109 sq., où il est fait allusion à l’inadéquation des interprétations qui ne
voient que l’exécution d’un code dans les actions individuelles concrètes.

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Alois Hahn

14. Cf. styles de canonisation, in Aleida ASSMANN et Jan ASSMANN (dir.), Kanon und Zensur, Archäologie der literarischen
Kommunikation, tome 2, Munich, Fink, 1987, p. 28-37.
15. L’utilisation de concepts bernsteinien de Code se trouve chez Mary DOUGLAS ; cf. Ritual, op. cit. p. 53, 57 et passim.
16. Cf. F. H. TENBRUCK, « das werk max webers », in kölner zeitschrift fûr soziologie und sozialpsychologie, 27, 1975, p. 663-772
et Alois HAHN, « basis und ûberbau », in Kölner zeitschrift fûr soziologie und sozialpsychologie, 31, 1979, p. 485-506.
17. Max WEBER, Wirtschaft und Gesellschaft ; Grundrisse der verstehenden Soziologie ; ?e édition, Tübingen, 1956, p. 321 sq.,
« Économie et Société, Agora Pocket », tome 2, Paris 1995, p. 296-97 (traduction modifiée).
18. Ibid. (trad. mod.).
19. Ibid. (trad. mod.).
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