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Alois Hahn
Université de Trier
RITE ET LITURGIE
Traduit de l’allemand par Nicole Gabriel
Dans de nombreuses sociétés, se pratiquent des cérémonies religieuses dont l’efficacité supposée dépend
de l’observation correcte du rituel. La façon dont les actions sacramentelles doivent être effectuées est
extrêmement standardisée. Les mouvements de mains ou de tête sont prescrits jusque dans les moindres
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Alois Hahn
loin d’être de simples règles immuables, apportent une réponse dynamique à des besoins d’expression qui
évoluent au cours de l’histoire.
Le contrôle rituel est loin de se limiter à traiter des questions de « decorum », de bienséance purement
formelle. Il concerne souvent la validité du sacrement même : la grâce sacramentelle dépend alors de
l’accomplissement correct du rituel, dont parfois certains détails qui n’ont rien à voir avec les dispositions
d’esprit de l’officiant. Ainsi peut naître chez l’observateur étranger au rite l’impression d’une minutie dont
le sens lui échappe, d’un souci de choses secondaires et d’une importance excessive accordée à la forme
au détriment de la chose. Or c’est bien de la forme que tout peut dépendre, qu’il s’agisse de l’acte
sacramentel dans sa fondation ou de sa validité canonique. Un exemple historique suffira à illustrer
l’importance sacramentelle du respect des rubriques : en 1241, l’archevêque de Trondheim demande au
pape s’il est licite, au besoin, de baptiser un enfant avec de la bière, l’eau faisant souvent défaut en hiver.
La réponse de Célestin IV fut négative : « comme ton compte-rendu nous l’apprend, il n’est pas rare chez
vous que par suite du manque d’eau, des enfants soient baptisés à la bière. Nous te répondons avec
l’assentiment des personnes ici présentes qu’il n’est rituellement pas correct de baptiser avec de la bière ;
car, comme l’enseigne l’Évangile, il faut renaître de l’eau et de l’Esprit Saint »2. Précisément touchant aux
sacrements, ces questions sont primordiales. Pensons seulement à la signification du vin au moment la
consécration pendant la messe. Là encore, il existe des prescriptions précises excluant l’utilisation, même
à titre exceptionnel, du jus de pomme ou de l’eau pure3. De même sont codifiées les attitudes du corps :
« Le calice se tient toujours par le renflement (nodus) situé sous la coupe (cuppa). Avant la Transsubstantiation
et après l’Ablution, le pouce est placé devant, les autres doigts, derrière. Après la Transsubstantiation, le
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Rite et liturgie
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dans des situations où il n’y a rien d’autre à faire. Ils n’immunisent pas contre la douleur et le désespoir,
mais ils permettent de surmonter des situations où l’homme serait voué à l’inaction. On pourrait les décrire
comme une réaction à l’horror vacui de l’acteur, ou encore comme un « substitut d’action », sans perdre
de vue l’ambiguïté de ce terme qui masque le caractère automatique de l’action et suggère qu’il y aurait
choix entre des alternatives plus ou moins adéquates dont le rite serait la variante minimale. On est en
présence, ni d’une inaction, ni de gestes aveugles et désordonnés, mais d’actes socialement réglés et en
tant que tels prévisibles, qui assurent une contention de l’acteur et « absorbent » l’énergie de son action.
C’est pourquoi, en l’absence de prescription sociale, de rite, et si l’individu n’a pas su inventer des rites
individuels ad hoc, on risque d’assister à une assez grave désorganisation parfois pathologique de sa capacité
à produire une action. Il transforme alors l’énergie d’affect non absorbable par une action utile en une
motricité tournant à vide. Apparaissent alors des substituts d’action névrotiques, dans lesquels s’empêtre
l’individu.
Nous n’en sommes là qu’au mode de réaction rituel à l’état brut. Bien souvent, mais pas toujours, on
n’observe pas seulement une décharge de l’énergie affective sous forme de motricité, mais on peut observer
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Transformé par les rites, le corps a alors fonction de rappel des règles sociales. L’appartenance à un groupe
devient ainsi facteur décisif de l’identité physique de l’individu12.
Aussi ne s’étonnera-t-on guère si dans nombreuses sociétés le contrôle de la conformité rituelle est
nettement plus stricte que celui de l’orthodoxie de la doctrinale. Cela est dû à la plus grande visibilité du
comportement rituel, à son degré supérieur de marquage institutionnel, à sa place dans l’espace public et
à son ancrage plus profond dans l’action individuelle. Au contraire, la connaissance de la tradition mythique
relève plutôt du domaine de la croyance privée. Toutefois cela ne vaut pas, pour des énoncés ritualisés,
des formulations de la foi, ni pour l’adhésion au corpus d’un texte canonisé. Cependant, même dans des
religions possédant un dogme élaboré, faisant partie d’une culture qui connaît l’écriture, la variété des
doctrines légitimes est plus grande que la tolérance vis-à-vis d’écarts rituels. Cela est d’autant plus vrai
pour les sociétés sans écriture qui, en l’absence de version canonisée des dogmes, ne peuvent garantir la
conformité de la doctrine. Les ethnologues constatent toujours que les explications mythiques données
par les différents membres d’une tribu à propos d’un rite varient fortement d’un individu à l’autre. En
général on n’a guère l’occasion de comparer les différentes versions d’un mythe déposées dans les mémoires
des membres d’une société. Les divergences ne se remarqueraient pas, à moins qu’un observateur étranger
(l’ethnologue) ne collecte ce matériau. Aussi l’identité du groupe se fonde-t-elle beaucoup plus sûrement
sur la communauté des rites que sur une interprétation des mythes qui varie selon les individus. Dans le
premier cas, le contrôle intervient plus massivement.
Sans contrôle, on assisterait à une dispersion plus grande par rapport à la norme des rites, car à l’inverse
de ce qui se passe dans le cas d’actions orientées vers un but, il n’y a pas ici la limitation qu’impose la
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Systèmes rituels
Plus les cultures sont complexes, plus les rites se compliquent. En effet on assiste généralement à
une élaboration du rite pour aboutir à un système rituel. On peut imaginer pour cette élaboration deux
directions principales : soit une logique plus ou moins stricte qui ritualise l’ensemble de la vie. On assiste
alors au développement d’une ritualité qui peu à peu n’investit plus seulement les situations extrêmes de
l’existence mais aussi le quotidien. Au fur et à mesure, la préservation de la dramaturgie interne du rite
qui auparavant, dans les situations hors du quotidien, était support de sensations extra quotidiennes
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devient toujours plus aléatoire. Les rites ne sont alors plus que de simples habitudes, qui aux yeux de
l’observateur, peuvent apparaître comme un trait particulier singularisant une société, et d’autant plus s’ils
sont canonisés comme facteur identificatoire14.
Mais les rites peuvent également faire l’objet d’une véritable systématisation. Le « code restreint » du
rite élémentaire donnerait naissance à un système rituel complexe dont le «code élaboré»15 ne serait accessible
qu’aux virtuoses religieux. Naturellement, seuls ces virtuoses sont en mesure de créer ce dernier. Dès lors
que, dans une religion, les clercs travaillent sur les traditions existantes, il va de soi qu’il faut s’attendre à
un processus de systématisation16.
Ritualisation et déritualisation
L’orientation prise par cette systématisation ne va pas de soi. Elle peut, pour le dire de façon caricaturale,
souligner un peu trop systématiquement ce que le rite a de rituel et accentuer le facteur inhérent au rite,
à savoir celui de la sensation, qui précède le sens. Mais elle peut également emprunter la voie inverse, c’est-
à-dire qu’elle peut développer les aspects mythiques normalement secondaires dans l’expérience rituelle
élémentaire. Dans ce cas, l’expérience religieuse fondée « originairement » dans le rite se trouve être peu
à peu détachée du rite. Une fois l’expérience rituelle comprise comme une interpellation par une puissance
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On ne trouve cette élaboration que dans certaines cultures complexes de par l’activité de prêtres et
de théologiens cultivés. La croyance en quelque sorte, magique, encore non systématisée, en l’efficacité
du rite et l’idée de son efficacité salvatrice ex opere operato sont exempts de cette élaboration. Néanmoins
l’élaboration théologique de la ritualisation de la conduite de vie, lui permet de développer sa forme propre
de virtuosité religieuse où importe seule la correction du rite et non la correction éthique de l’acte. En tout
cas, le contrôle rituel de l’action ne se limitera pas au service divin au sens strict. Il peut agir comme force
de discipline pénétrant l’ensemble de la vie. Il n’est pas nécessaire que ce contrôle ait des motifs exclusivement
religieux, bien qu’habituellement il s’exerce de façon particulièrement scrupuleuse dans le domaine de la
religion. La différence entre contrôle rituel et contrôle éthique ne tient pas à une réglementation plus ou
moins stricte du rite ou de la morale. Il s’agit d’une différence de nature du principe de réglementation,
et non de degré.
Au sens strict, la différence n’est même pas dans une différence potentielle de rationalisation, bien
que Weber l’affirme expressément lorsqu’il écrit : « L’habitus spirituel recherché en dernière instance dans
le ritualisme – c’est cela qui nous importe – diffère profondément de l’action rationnelle. »18 Car on ne
saurait concevoir de ritualisation complète sans un effort de systématisation. D’autre part, on peut tendre
à l’effet principal de la religiosité virtuose, l’état d’édification, par des voies rationnelles, et effectivement
il n’est pas rare que les rites évoluent dans ce sens. Weber met là le doigt sur le lien entre ritualisme et
genèse de situations et dispositions intérieures spécifiques.
Là aussi la différence cruciale concerne plutôt les potentialités de généralisation sociale et temporelle
des deux formes du contrôle de l’action. Weber le voit clairement lorsqu’il indique que « le salut rituel,
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des experts qui, au moyen de procédures rituelles, ont été en mesure de susciter des états physiques ou
spirituels d’effet cathartique. Les rites fonctionnent donc ici dans le sens d’une thérapie. Les procédés
modernes de guérison sont souvent l’héritage de pratiques religieuses et rituelles originelles. Aujourd’hui,
elles sont souvent encore en concurrence avec elles.
Ce qui fait d’une action un rite, de façon déterminante, c’est son caractère intermittent, soit le caractère
limité dans le temps de sa valeur générale. Si l’on vise à la ritualisation, il faut accepter la limite de sa généralité
sociale. Le ravissement permanent, la thérapie durable sont des objectifs réalisables par de rares spécialistes.
Cela vaut également pour l’offre et pour la demande, pour le prêtre et pour le laïc, pour le thérapeute
comme pour le patient.
Rite et sacrement
Quand des rites ne visent pas seulement à produire des états intérieurs, mais à la rédemption, on parle
de rites sacramentels ; ils impliquent toujours au minimum des contrôles rituels dans la mesure où leur
efficacité dépend de l’accomplissement correct de l’opus operatum. En outre, ils peuvent également contenir
des contrôles éthiques du fait qu’ils imposent au récipiendaire au sacrement une condition de dignité que
la situation sacramentelle seule ne donne pas ; par exemple une vie vertueuse peut fournir cette pureté
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Rite et liturgie
NOTES
1. Mes développements concernant la rubricaire s’appuient, sauf autre source indiquée, sur le manuel de G. KIEFFER, Rubrizistik
oder Ritus du service catholique d’après les règles de la Sainte Église catholique romaine, quatrième édition remaniée d’après les
décrets les plus récents, Paderborn, 1921 (ici p. 1 s).
2. H. DENZIGER et A. SCHÖNMETZGER, Enchiridion Symbolorum, Fribourg, 1976, p. 269.
3. Cf. la prescription correspondante du Concile d’unification de Florence en 1439, où il est expressément stipulé dans le décret
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pour les Arméniens qu’il faut pour le baptême, de l’eau réelle et naturelle (aqua vera et naturalis), mais que sa température n’a
pas d’importance sur le plan du sacrement (nec refert, frigida sit aut calida). Quant au vin, il est prescrit qu’il vienne de
véritables raisins (vinum de vite), auquel l’on ajoute un peu d’eau avant la consécration ; on renvoie à une lettre du pape
Alexandre Ier (il s’agit de l’Epistola ad omnes orthodoxos) où il est dit : « dans le calice de notre Seigneur, il ne doit y avoir ni
de l’eau pure ni du vin pur, mais les deux mélangés : car, comme nous le dit l’Écriture, tous deux, c’est-à-dire du sang et de
l’eau ont coulé du flanc du Christ », (op. cit., p. 333 et sq.).
4. KIEFFER, op. cit., p. 131.
5. Ibid., p. 129.
6. Ibid., p. 129 sq.
7. La définition du rite par Jean CAZENAVE insiste particulièrement sur ce point : « …un acte qui se répète et dont l’efficacité est,
au moins en partie, d’ordre extra-empirique », (Les rites et la condition humaine, Paris, 1958, p. 4) ; il conviendrait d’y inclure
non seulement des actions positives mais aussi celles que l’on évite ainsi que les tabous, ce qui est tout à fait dans le sens de
ce qu’entendait Marcel MAUSS par rites positifs et négatifs.
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Alois Hahn
14. Cf. styles de canonisation, in Aleida ASSMANN et Jan ASSMANN (dir.), Kanon und Zensur, Archäologie der literarischen
Kommunikation, tome 2, Munich, Fink, 1987, p. 28-37.
15. L’utilisation de concepts bernsteinien de Code se trouve chez Mary DOUGLAS ; cf. Ritual, op. cit. p. 53, 57 et passim.
16. Cf. F. H. TENBRUCK, « das werk max webers », in kölner zeitschrift fûr soziologie und sozialpsychologie, 27, 1975, p. 663-772
et Alois HAHN, « basis und ûberbau », in Kölner zeitschrift fûr soziologie und sozialpsychologie, 31, 1979, p. 485-506.
17. Max WEBER, Wirtschaft und Gesellschaft ; Grundrisse der verstehenden Soziologie ; ?e édition, Tübingen, 1956, p. 321 sq.,
« Économie et Société, Agora Pocket », tome 2, Paris 1995, p. 296-97 (traduction modifiée).
18. Ibid. (trad. mod.).
19. Ibid. (trad. mod.).
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