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Que signifie l'idée d'une téléologie universelle chez le

dernier Husserl ?
Jacques English
Dans Épiméthée 2006, pages 249 à 281
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0768-0708
ISBN 9782130555902
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 12/03/2024 sur www.cairn.info via Bibliothèque Sainte Geneviève (IP: 193.48.70.253)

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D’UNE TÉLÉO LO G IE UN IV ER SE L L E
CHEZ LE D ER N IER HU SSER L ?

Tous les lecteurs de Husserl savent qu’à partir du début des


années 1930, après qu’il eut publié coup sur coup en allemand Logique for-
melle et logique transcendantale en 1929 et les Méditations cartésiennes en français
en 1931, alors que depuis seize ans il n’avait plus rien fait paraître, c’est-à-
dire depuis le tome I des Idées paru en 1913, il ne tarda pas à engager sa
pensée dans une ultime phase de développement où elle se mit à prendre
des dimensions infiniment plus étendues qu’elle avait pu sembler le faire
jusque-là, pour revenir en effet sur l’ensemble des présuppositions qui,
durant déjà deux ou même trois décennies, avaient servi de supports à sa
théorie de l’intentionnalité et les réinterroger plus radicalement encore.
Or, une grande partie sans doute des textes marqués par ce nouveau
genre de questionnement auquel Husserl soumit ainsi sa phénoméno-
logie transcendantale devait trouver plus tard à s’exprimer dans la der-
nière œuvre qu’il publia de son vivant, quoiqu’il n’ait pu encore, à cette
époque, la faire paraître qu’incomplètement, seuls les 27 premiers para-
graphes de La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale
ayant été imprimés dans la revue Philosophia en 1936 à Belgrade.
Mais il faudrait bien se garder de croire, toutefois, que cet ouvrage,
même dans la version intégrale qui finit par en être éditée en 1954 dans le
tome VI des Husserliana, aurait contenu, à lui seul, tous les thèmes direc-
250 SUR L’INTENTIONNALITÉ ET SES MODES

teurs autour desquels s’est ordonnée cette dernière évolution de la pensée


de Husserl. Car en fait, de 1931 à 1935, et à une période où il ne projetait
nullement encore d’écrire un ouvrage entier pour montrer dans quelle
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crise se trouvait plongée la science en Europe, puisque ce n’est qu’à la
suite d’une invitation que lui adressa le Cercle de Prague qu’il y fut
conduit, il rédigea un nombre considérable de manuscrits où se trou-
vaient certes traitées bien des questions qui se rattachaient de près à
l’examen d’une telle situation critique, en étant abordées dans une pers-
pective négative, pour ne pas dire pessimiste ; mais il en écrivit aussi
beaucoup d’autres dans un style qui excluait au contraire à peu près toute
considération négative.
Car, au lieu de s’en prendre à l’histoire de la philosophie moderne
dans son ensemble, telle qu’elle avait eu lieu depuis la Renaissance, et
pour lui reprocher avec tant de virulence d’être restée si longtemps insen-
sible à la seule interrogation véritable qu’elle aurait dû mener, celle où elle
aurait dû se préoccuper avant tout de décrire la vie même de l’intentionnalité
transcendantale en dehors de tout présupposé d’ordre objectif, les questions qu’a
voulu soulever Husserl dans beaucoup de ces inédits étaient liées, elles,
directement, à la problématique positive des rapports entre la Lebenswelt et
l’historicité, sans donc qu’il se soit senti alors obligé de faire état constam-
ment de ces contresens qu’elle avait dû subir pendant des siècles, et pour
donner en fin de compte à cette phénoménologie transcendantale, dont il
entendait bien assurer toujours la fondation avant de la transmettre aux
générations futures, une image très profondément différente de celle sous
laquelle, aujourd’hui encore, elle est trop souvent connue.
Or, la notion la plus caractéristique que Husserl a introduite dans bon
nombre de ces textes pour servir d’axe directeur à sa réflexion, et pour
repartir donc une nouvelle fois des « choses elles-mêmes » et non pas des
interprétations sous lesquelles la tradition les avait travesties, c’est celle,
manifestement, de téléologie et même de téléologie universelle. Ce mot, en
effet, associé ou non à cet adjectif, réapparaît trop régulièrement à cette
époque sous la plume de Husserl pour ne pas constituer comme un signal
évident de l’émergence d’une problématique que, parvenue ainsi à son
aboutissement, la phénoménologie doit considérer désormais comme
investie d’une fonction absolument centrale ; car toutes les autres, par compa-
QUE SIGNIFIE L’IDÉE D’UNE TÉLÉOLOGIE UNIVERSELLE ? 251

raison, si importantes qu’elles aient pu sembler jusqu’ici, et, en particulier,


celle de la fondation de la logique dans son rapport à la psychologie
comme c’était encore le cas dans Logique formelle et logique transcendantale, ou
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même celle de la fondation de la phénoménologie en tant que science
apodictique comme dans les quatre premières Méditations cartésiennes,
paraissent devoir seulement dès lors s’y intégrer.
Non pas du tout qu’elles ne devraient pas continuer à posséder leur
consistance propre, mais parce que c’est bien cependant par rapport à un
axe de développement téléologique, tel qu’il paraît devoir s’imposer désormais universel-
lement aussi bien au-delà qu’en deçà de tout ressentiment envers les générations anté-
rieures de philosophes qui n’ont pas su le voir, qu’elles doivent être replacées,
dans la mesure où c’est bien lui en effet qui les a intégralement traversées
de part en part et où c’est donc en lui qu’elles doivent être toutes réenve-
loppées comme à l’intérieur de l’unique milieu qui ait jamais pu les conte-
nir. Car elles n’ont fait ainsi que correspondre aux étapes mêmes au cours
desquelles l’intentionnalité transcendantale s’est peu à peu développée, et
même si elle n’a pu d’abord le faire, et là n’est pas le moindre des para-
doxes de cette ultime réflexion de Husserl, que dans des conditions qui
n’étaient pas, par essence, et ne pouvaient pas être transcendantales, pas plus qu’elles
ne pourront plus tard le devenir, parce qu’elles renverront toujours à un tout autre
registre.
Le texte très certainement, de ce point de vue, le plus frappant, mal-
gré sa relative brièveté, datant de septembre 1933, a été publié sous le
no 34 dans le volume XV des Husserliana, le dernier des trois qui portent
sur la phénoménologie de l’intersubjectivité (p. 593-597), et est suivi de
deux appendices, rédigés à la même période, qui en développent avec
beaucoup plus de détails encore le contenu (Appendices XLIII et XLIV,
p. 597-602), et aussi d’un autre, très dense, qui, lui, n’est pas daté, mais en
fournit un résumé exemplaire (Appendice XLVII, p. 611-612). C’est
Husserl lui-même qui a voulu donner pour titre à ce texte : « Téléologie
universelle » en l’accompagnant des mots suivants dont seuls les premiers
figurent dans le corps principal du texte, les autres n’ayant été reproduits
que dans l’apparat critique. Les voici, dans l’unité circulaire qu’ils for-
ment, et qui est déjà extrêmement significative, puisque Husserl reprend
en effet à la fin son titre du début, comme pour mieux souligner encore le
252 SUR L’INTENTIONNALITÉ ET SES MODES

caractère « omnienveloppant » du genre de réflexion qu’il a voulu ici


amorcer : « Téléologie universelle. La pulsion intersubjective, qui em-
brasse tous les sujets, d’un point de vue transcendantal. Mondes relatifs
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de monades, chacun constituant pour soi un monde temporel objectif, au
sommet le monde des monades humaines et le monde temporel des
hommes. – L’être de la totalité monadique en tant qu’en s’écoulant, il en
vient à la conscience de soi et est déjà dans la conscience de soi, gradation
in infinitum. – Téléologie universelle » (Hua XV, p. 731).
Mais si ce texte est sans aucun doute celui où Husserl a été le plus loin
dans le traitement de cette direction téléologique, en lui donnant une
portée manifestement illimitée, il avait été précédé, cependant, par de
nombreux autres, comme celui du 5 novembre 1931, publié dans le
volume XV des Husserliana lui aussi, sous le no 22 ; et le titre écrit ensuite
par Husserl en 1933 sur la chemise où il avait rangé ce manuscrit avec
70 autres feuilles qui portaient sur la même problématique indique peut-
être plus nettement encore ce caractère non transcendantal, et même non transcen-
dantalisable, des éléments constitutifs entrant dans la composition originaire d’une telle
téléologie, puisque Husserl ne recourt pas alors au mot Trieb, qu’il avait
employé dans le premier texte cité et qui a été traduit par pulsion, mais
bien au mot Instinkt lui-même, associé d’abord il est vrai à la valeur et au
bien, mais pour renvoyer aussitôt ensuite, toutefois, à un état plus reculé
encore, celui d’un Urinstinkt, en liaison avec une fonction qui était définie
comme celle d’un pressentiment (Vorahnung).
Et que Husserl n’hésite pas pourtant, dans ce contexte, à se préoccu-
per encore, paradoxalement, et même plus que jamais, du statut qu’il
devait attribuer à la phénoménologie, puisqu’il cherche moins à établir,
entre elle et ces mondes de monades qui développent chacune leurs ins-
tincts, un pur et simple rapport d’opposition, sous prétexte qu’il faudrait
chercher toujours à préserver le caractère essentiellement transcendantal
des tâches que devrait accomplir le phénoménologue, qu’il ne vise à redé-
couvrir en fait entre ces deux étapes une certaine continuité que tout jusque-là avait pu
sembler exclure, si l’on se souvient du moins de ce qu’il avait dit de l’attitude
naturelle dans la Deuxième Section du tome I des Idées, c’est bien là ce
que montre en effet ce texte de 1931, en particulier dans une longue note,
assez extraordinaire, où c’est le phénoménologue qui est supposé devoir
QUE SIGNIFIE L’IDÉE D’UNE TÉLÉOLOGIE UNIVERSELLE ? 253

se reconduire lui-même de plein droit à l’enfance et à son corps d’enfant,


comme pour mieux renouer cette alliance avec le monde d’en-bas du
Trieb, alors que, deux pages plus haut, Husserl s’était aidé précisément de
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cette notion même de téléologie pour faire comprendre quel élargissement
la phénoménologie transcendantale allait devoir faire subir désormais à sa
propre problématique, une fois en tout cas qu’elle aurait compris qu’elle
devait se recentrer entièrement autour de cet axe, mais en supposant
cependant aussi, à l’inverse, ou de façon complémentaire, qu’un tel axe se
trouvait déjà inscrit, de son côté, avant quelque réflexion que ce soit, dans la forme
préalable d’une certaine structure ontologique.
La manière dont Husserl définit ce qu’il appelle téléologie mérite en
effet qu’on s’y arrête ; car, après l’avoir associée étroitement aussitôt à un
« processus de développement », considéré lui-même comme « la forme
nécessaire de la mondanéité » à laquelle toute subjectivité transcendantale
est soumise (p. 377), voici exactement ce qu’il en dit : « J’ai appelé la
téléologie la forme de toutes les formes. Comment faut-il le com-
prendre ? Est-elle une forme très générale qui peut être montrée sur tout
étant à partir de l’expérience et même montrée d’emblée comme la plus
générale ? Naturellement pas. Elle est pour nous la plus tardive, quoi-
qu’elle soit la première en soi ; toutes les formes doivent être montrées
dans leur pleine universalité, la totalité doit déjà être ouverte en tant que
totalité dans son système entier de formes particulières (parmi lesquelles
le monde et la forme du monde) pour que la téléologie puisse être
montrée comme celle qui achève, qui rend ultimement possible et qui
effectue par là concrètement et individuellement en totalité tout être »
(p. 380).
Telle va bien être en effet l’étonnante ambiguïté de cette notion de
téléologie universelle, dès l’instant où elle n’est plus rapportée seulement,
ainsi qu’on a eu sans doute raison de le souligner d’abord, mais en ayant
tort de vouloir ensuite en rester là, à une volonté délibérée du dernier
Husserl de renouer avec tout ce qui constitue le soubassement primordial à
partir duquel seulement une subjectivité a les moyens de s’assurer un développement
transcendantal, c’est-à-dire avec ce que, quelques pages plus loin, il va appe-
ler, en multipliant comme à plaisir les termes préfixés par Ur-, « la proto-
hylé, les protokinesthèses, les protosentiments, les proto-instincts », et
254 SUR L’INTENTIONNALITÉ ET SES MODES

pour rassembler tous ces termes sous l’unique dénomination de Faktum,


par opposition à ce qui ne peut donc relever que de l’Eidos (p. 385). Car
on a beaucoup trop peu relevé jusqu’ici, sinon même jamais, que si le
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centre de la perspective ainsi ouverte par Husserl se trouve par là complè-
tement déplacé, c’est bien parce qu’il veut faire de ce Faktum lui-même le
lieu d’une véritable, d’une authentique téléologie, et même de la seule qui ait jamais pu
exister effectivement à l’origine, sans donc que ce Faktum ait rien à voir avec
une quelconque facticité qui serait en soi intrinsèquement dépourvue de
sens, parce qu’elle ne serait orientée dans aucune direction, de sorte qu’il
faudrait l’identifier à un arrière-fond absurde sur lequel les différents
types d’actes que plus tard l’intentionnalité pourrait exercer, en s’enga-
geant dans son développement transcendantal, ne sauraient donc avoir
aucune espèce de prise.
Qu’on en juge ! Car, contre toutes les mésinterprétations qui ont pré-
tendu depuis quelques années s’appuyer sur la découverte de ces limites
inférieures extrêmes de la vie intentionnelle, dans l’œuvre du dernier
Husserl, pour condamner le projet qui n’a pourtant jamais cessé d’être le
sien d’expliciter les stades ultérieurs par où doit nécessairement aussi pas-
ser la vie intentionnelle, parce qu’ils relèvent eux aussi, et même plus que
les autres, d’un traitement spécifiquement phénoménologique et parce
que ce projet a donc bien toujours consisté à fonder la phénoménologie
en la prenant simplement désormais dans l’intégralité de ses champs
d’application possibles, limites inférieures, mais limites supérieures elles aussi com-
prises, et en y comprenant donc a fortiori les stades médiats qui ont dû s’intercaler entre
elles, voici comment Husserl lui-même définissait ce Faktum, en en faisant
très précisément le contraire d’un tel envers négatif qui interdirait, par la
puissance même de son antériorité, toute émergence d’un monde pourvu
de structures eidétiques qui viendraient peu à peu lui donner sens : « C’est
donc dans le Faktum qu’au préalable une téléologie a lieu. Une pleine
ontologie est téléologie ; mais elle présuppose le Faktum. Je suis apodicti-
quement et apodictiquement dans la croyance au monde. Pour moi c’est
dans le Faktum que la mondanéité, que la téléologie est dévoilable, trans-
cendantale » (p. 385).
S’il y a donc une téléologie universelle qui sert de support à tout ce
qui peut exister, et même si ce n’est qu’ensuite, et progressivement, qu’il
QUE SIGNIFIE L’IDÉE D’UNE TÉLÉOLOGIE UNIVERSELLE ? 255

deviendra possible à une humanité transcendantale de s’en apercevoir à


mesure qu’elle s’engagera dans les étapes de son propre développement,
c’est bien parce que cette téléologie est aussitôt inscrite dans un Faktum
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qui lui impose sans doute ses « conditions de possibilité », mais au sens où
il faut y voir non pas des conditions limitatives qui viendraient restreindre
immédiatement ses possibilités de transformation ultérieures, mais bien
plutôt, comme le dit Husserl un peu plus loin, « l’être de son effectivité
téléologique et, à partir de l’effectivité transcendantale, sa possibilité
d’essence, justement par le renvoi aux protofacta de la hylè (au sens le plus
général), sans lesquels ne serait possible aucun monde ni aucune omni-
subjectivité transcendantale ».
Il faudrait donc être aveugle, certes, pour ne pas voir que, dans cette
nouvelle réflexion qu’il mène au début des années 1930 sur les rapports
entre l’Eidos et le Faktum, Husserl modifie très profondément la présenta-
tion qu’il en avait donnée en 1913 dans la Première Section des Idées, car il
avait pu alors donner l’impression, et à juste titre, que, pour lui, toute fac-
ticité devait pouvoir finir par se dissoudre dans l’essentialité de certaines
structures invariantes, qui paraissaient ainsi avoir le droit d’en définir, à
elles seules, le sens canoniquement. Car le Faktum pouvait bien apparaître
comme une simple donnée dépourvue de tout arrière-fond véritablement
positif, donc comme un simple envers plus ou moins inconsistant de
l’Eidos, qui devait vite venir le relayer ensuite, à l’aide de ses variations
propres, afin de le retourner pour ainsi dire sur lui-même à partir de ce
rien ou ce presque rien qu’il était, puisque aucune téléologie n’était sup-
posée alors le sous-tendre, ni donc moins encore le traverser de part en
part, comme le pense au contraire maintenant ce nouvel Husserl, de vingt
ans plus âgé, qui n’hésite pas à bouleverser ainsi l’ensemble de l’économie
de sa phénoménologie transcendantale, pour lui donner la puissante assise
d’une téléologie qui n’a donc pas commencé à manifester ses effets avec l’émergence même
des phénomènes, mais qui était déjà là très longtemps avant eux, et qui avait même
déjà défini l’unique cadre possible à partir duquel, plus tard, ils ont pu, à un niveau
médiatement fondé, et non immédiatement fondateur, se mettre à développer l’ordre qui
leur était propre.
Mais ce bouleversement, toutefois, n’implique en rien un quelconque
renoncement aux possibilités d’essence dont se trouve intrinsèquement
256 SUR L’INTENTIONNALITÉ ET SES MODES

investie toute subjectivité transcendantale, dès lors qu’elle est précisé-


ment rapportée à ce processus même où elle doit déployer ses propres
visées intentionnelles sans lesquelles, il faut bien le reconnaître, et mal-
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gré l’importance primordiale de ce fondement factice, elle n’existerait
pas encore en tant que telle, et où ses rapports avec les autres subjectivi-
tés doivent exercer, à coup sûr aussi, une fonction essentielle, en
l’intégrant, grâce à leurs activités respectives précisément, dans un cer-
tain univers intermonadique. Car ce qui a changé, ce n’est pas le rôle
éminemment fonctionnel que Husserl assigne toujours à ces possibilités de
développement eidétiques, d’autant qu’elles sont mises beaucoup mieux en
rapport désormais avec l’Ego transcendantal qu’en 1913, puisqu’elles
peuvent recevoir maintenant un genre de traitement systématiquement géné-
tique, pour former enfin un ensemble cohérent, et non plus ce magma
d’ « activités noétiques » et de « corrélats noématiques » à travers lesquels
le lecteur du tome I des Idées avait du mal à se repérer, malgré les quel-
ques indications qui lui étaient fournies avec l’opposition des niveaux
inférieurs de la hylè et de ceux supérieurs de la morphè, alors que le pro-
gramme que Husserl avait prévu pour le « grand ouvrage » qu’il se pro-
posait d’écrire au début des années 1930 visait, lui, à reconstituer dans sa
continuité la suite même des étapes parcourues par l’intentionnalité lors de son déve-
loppement primitif. Mais ce qui a changé, c’est bien plutôt en réalité le rôle
précisément fonctionnel, là aussi, que Husserl veut faire jouer mainte-
nant à ce Faktum, auquel il avait paru jusqu’alors ne vouloir en accorder
aucun ; car c’est bien déjà en lui qu’il place la possibilité même de surgis-
sement de toute téléologie, en tant que « téléologie mondaine », ainsi
qu’il le dit d’abord ici, mais à ceci près toutefois qu’elle ne peut devenir
véritablement « compréhensible », ainsi qu’il ne manque pas de l’ajouter,
« qu’en tant qu’elle est transcendantale ».
L’étonnement qui s’est emparé de tant de lecteurs en découvrant ces
textes où le théoricien de la réduction transcendantale ne paraissait pas
marquer la moindre réticence à prendre appui désormais sur les modes de
fonctionnement les plus élémentaires de l’instinct animal pour y asseoir
tout l’édifice de la vie intentionnelle ne pouvait donc provenir, en réalité,
que du contresens qu’ils commettaient sur le sens de ce Faktum que Hus-
serl avait sans aucun doute prodigieusement transformé depuis 1913,
QUE SIGNIFIE L’IDÉE D’UNE TÉLÉOLOGIE UNIVERSELLE ? 257

mais certainement pas au point d’en faire un principe qui aurait purement
et simplement annulé les effets de toutes ses séries d’analyses antérieures.
Car il n’était retombé en rien, par là, dans les absurdités des deux
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visions du monde qu’il avait si vigoureusement combattues en 1911 dans
La philosophie comme science rigoureuse, c’est-à-dire le naturalisme et l’histo-
ricisme, pour se montrer ainsi infidèle à cette apologie de l’Eidos autour de
laquelle il avait voulu alors centrer tout son article. Mais il avait seulement
voulu faire comprendre comment ce serait sans aucun doute tomber dans
le pire piège que pouvait tendre le naturalisme que de croire qu’il n’y aurait
pas d’autre conception possible de la nature que celle que ce naturalisme
lui-même aurait exposée. Et en amorçant sa conversion vers un genre de
description éminemment positif du point de départ naturel de toute la vie
intentionnelle, fût-ce en le désignant sous ce nom de Faktum, Husserl, au
début des années 1930, ne faisait même que se réengager en fait dans une
voie qu’il avait déjà ouverte beaucoup plus tôt, quand, au milieu des
années 1910, il était passé en effet du stade du tome I des Idées à celui du
tome II, et même s’il y avait alors rencontré de plus en plus, à mesure qu’il
s’y était avancé, des difficultés trop fortes pour que l’ouvrage ainsi projeté
ait pu paraître dans un délai raisonnable après celui qui l’avait précédé et
qui, même, y avait déjà renvoyé avec beaucoup de précision. Car si l’on
prend la peine de relire les dix dernières pages de la Quatrième Section de
l’ouvrage de 1913, qui ne porte assurément pas pour rien le titre Raison et
Réalité, la référence qui y est établie à la « conscience originaire qui fait
l’expérience » (§ 151), et qui doit donc constituer d’abord le sens de la res
materialis (§ 150), délimite bien, sans plus attendre, l’unique fondement
possible de toutes les couches d’ordre supérieur qui, elles, devront corres-
pondre à un nouvel ensemble formé par « l’État, le droit, la coutume,
l’Église » (§ 152), bref à tout ce qui pourra relever de ce que le tome II des
Idées appellera le « monde de l’esprit » dans les dimensions d’un milieu
rendu alors par là même historique, mais sans que l’historicisme, là non
plus, ait bien su en saisir le sens.
Il est certain que ni la Première Section de ce tome II des Idées, inti-
tulée La constitution de la nature matérielle, ni la Deuxième qui la prolonge
sous la dénomination de La constitution de la nature animale, ne font appel à
l’idée d’une téléologie qui serait inscrite dans l’être factice de la subjecti-
258 SUR L’INTENTIONNALITÉ ET SES MODES

vité avant même qu’elle n’entame son processus transcendantal d’inten-


tionnalisation, en se projetant sur tout ce qui lui apparaît dans le monde :
tout reste encore rapporté, dans la délimitation et la formulation de cette
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problématique de la constitution des années 1910, à un certain centre théo-
rique qui se définit par l’intention d’expliciter totalement, selon un groupe
de lois d’essence invariantes sans doute encore à établir, mais tenu néan-
moins déjà pour fondamental, les différents types possibles d’opérations
de la subjectivité intentionnelle, sans donc que ne soit jamais directement
thématisé le problème de savoir s’il n’y avait pas déjà quelque chose de
plus important encore qui serait déjà intervenu plus tôt, avant que ces lois
d’essence ne commencent à s’exercer, et quelque chose qui ne pourrait
donc aussi que réintervenir par la suite, sous une forme ou une autre, à
travers chacun des stades successifs de ce développement transcendantal,
pour lui fixer dès le départ une direction à laquelle il ne pourrait ainsi,
ultérieurement, que se conformer.
Et c’est évidemment en ce sens que le Husserl des années 1930 innove.
Car c’est bien devenu désormais sa préoccupation majeure que de faire en
sorte que, là où il n’avait pu que commencer à donner un remplissement à
cet immense espace intermédiaire qu’en 1911 il avait ouvert devant lui, et qui
élargissait considérablement les limites de la problématique générale des
Recherches logiques, en la rééchelonnant entre les deux extrémités d’une nature et
d’une histoire, mais qu’il n’avait comblé, en réalité, qu’en s’attaquant à des
théories dont il refusait, par principe, la méthode, sans donc pouvoir sortir
d’une polémique rappelant celle des Prolégomènes à la logique pure qui datait,
elle, de la fin des années 1990, il puisse bien plutôt se donner désormais les
moyens positifs d’étendre beaucoup plus loin encore ses séries d’analyses,
en rejoignant les faits eux-mêmes en question.
Car il ne pouvait plus se contenter de déverser plus ou moins en vrac
sur toute l’étendue de ces zones centrales du développement intentionnel, telles
qu’elles avaient été d’abord dégagées et exposées dans les Recherches logi-
ques, les apports qui résultaient de ses découvertes de 1913 avec
l’ensemble des structures noético-noématiques qu’il fallait dorénavant
leur attribuer. Mais il devait chercher aussi à remonter en deçà de cette limite
inférieure même de toute vie intentionnelle que forme le couple originaire de ses « appa-
ritions » et de ses « apparaissants », afin donc de pouvoir procéder au traite-
QUE SIGNIFIE L’IDÉE D’UNE TÉLÉOLOGIE UNIVERSELLE ? 259

ment de cette zone factice antérieure à l’intentionnalisation même de la


conscience, que jusqu’ici la réduction transcendantale avait pu sembler
placer entièrement en dehors du regard du phénoménologue.
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Or, si Husserl ose transgresser cette interdiction, et en paraissant
même faire comme si la chose allait de soi, dans ces textes si vifs, si prodi-
gieusement jeunes, les plus géniaux qu’il ait écrits, c’est bien parce qu’il
avait rencontré, depuis l’époque des Idées, un motif extrêmement puissant
qui l’y avait poussé, et dont il s’aperçut assez rapidement qu’il ne pouvait
plus en évoquer l’intervention en continuant toujours à vouloir se placer
à l’intérieur des seules limites de sa problématique transcendantale, telles
qu’il les avait du moins fixées jusque-là. Et ce motif, c’est évidemment celui de la
constitution d’autrui comme alter Ego dans une communauté de monades qui dépasse
les dimensions de ma vie individuelle, impensable en effet en dehors de toutes
ces relations incessantes qu’elle n’a jamais cessé d’entretenir avec ces
autres monades qu’elle n’était pas et que jamais elle ne deviendra ni ne
pourra devenir, mais qui sous-tendent néanmoins de leur présence conti-
nuelle tous les actes que je peux accomplir, même si les Recherches logiques
n’en avaient rien dit, ou si peu, se contentant de les évoquer, mais pas
sous cette désignation, et comme de biais, dans le cas des pronoms per-
sonnels qui formaient les « expressions essentiellement occasionnelles »
au § 26 de la Première Recherche, mais avec qui il fallait bien supposer pour-
tant que les « vécus psychiques » de mon propre Je avaient entretenu
d’abord d’autres types de rapports que ceux consistant à leur parler. Car
s’il avait été possible à Husserl de montrer, au § 8, que la signification des
expressions « dans la vie psychique solitaire » n’est pas fondamentale-
ment modifiée par rapport à ce qu’elle serait s’il y avait une communica-
tion avec ce qu’il appelle « une seconde personne », il n’en restait pas
moins qu’il y avait là une dimension du développement de la vie intentionnelle qui ne
pourrait pas rester indéfiniment sans recevoir de traitement thématique, et sur
laquelle la phénoménologie aurait donc tôt ou tard, à terme, nécessaire-
ment à s’exprimer.
Or, cette dimension n’avait encore été traitée dans le tome II des Idées
que beaucoup trop peu pour que l’ensemble du système formé par la
théorie du développement transcendantal de l’intentionnalité puisse se
réordonner déjà entièrement, de l’intérieur, autour de la thématisation de
260 SUR L’INTENTIONNALITÉ ET SES MODES

tous ces rapports interpersonnels entre les monades, de façon à ce que la


constitution d’autrui aille alors jusqu’à apparaître comme la seule voie
d’accès possible à toutes les autres constitutions d’objectivité, puisqu’il
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faudra attendre la Cinquième Méditation cartésienne pour le découvrir, et pour
qu’en même temps aussi, il bascule, à titre de conséquence, mais là vers
l’extérieur, et même deux fois, c’est-à-dire vers l’en-deçà et vers l’au-delà de cette consti-
tution des autres monades par ma propre monade, pour finir par s’arc-bouter
même entièrement sur ces deux énormes piliers d’une téléologie,
devenue, par essence même, universelle.
Car ce n’est bien qu’à partir du moment où Husserl a fini par replacer
cette problématique de la constitution d’un monde intersubjectif au
centre de ses préoccupations, et en parvenant par là aussi à apporter en
parallèle une réponse à l’objection du solipsisme qui n’avait pas manqué
d’être adressée à sa théorie de la réduction, une fois portée précisément à
son paroxysme avec la reconnaissance de la situation monadique de l’Ego
– réponse qui était esquissée dès 1910 dans les Leçons sur les problèmes fonda-
mentaux de la phénoménologie avec l’idée d’une communauté de « Je phéno-
ménologues » –, qu’il a aussi compris du même coup qu’il ne pouvait plus
rester indifférent à ce qui s’était passé avant, paradoxalement, l’entrée en
scène d’un tel Ego transcendantal, s’engageant dans son développement
spontané. Car cette présence d’autres Ego semblables autour de chaque
Ego ne pouvait pas plus s’expliquer par leur seule intervention actuelle
que celle des choses, imposant le déjà-là de leur donation, et même en fait
beaucoup moins encore, puisqu’aucune res materialis n’est jamais entrée
intimement en rapport avec des Ego, alors que c’est là bien plutôt ce qui
s’est passé, et ce qui se passe encore constamment pour moi, quand je
découvre en face de moi ces autres Ego que je ne suis pas, mais avec les-
quels je ne peux pas ne pas être prédisposé à entrer téléologiquement tou-
tefois en communication, sans compter qu’ils ont aussi, par toutes leurs
interventions antérieures, avant même que j’entame mon développement,
organisé déjà plus ou moins tous les différents types d’objets que je peux
découvrir dans le monde que je dois partager avec eux et qui ont ainsi
préorienté toutes mes activités intentionnelles futures.
Il peut donc sembler sans doute assez surprenant que ce soit à partir
du texte même où il a porté le plus loin le traitement de sa théorie de la
QUE SIGNIFIE L’IDÉE D’UNE TÉLÉOLOGIE UNIVERSELLE ? 261

réduction transcendantale, en l’amenant à prendre la forme radicale d’une


réduction monadique, c’est-à-dire cette Cinquième Méditation cartésienne pré-
cisément, que Husserl a été conduit à franchir peu à peu le seuil qui devait
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le ramener en arrière jusqu’à cet état primordial d’inhérence de chacune des futures
subjectivités à l’intérieur d’une nature, où les limites de leurs individuations propres
étaient déjà entièrement tracées, de toute évidence, au moins d’un certain point de vue,
dans des conditions irréversibles. Mais il suffit toutefois de lire avec attention
l’avant-dernier paragraphe de cette Cinquième Méditation, qui est intitulé, et
ce n’est pas un hasard si ce Husserl tardif renoue avec son langage le plus
ancien, celui de la Philosophie de l’arithmétique, « les problèmes traditionnels
de l’ “origine psychologique” et leur explication phénoménologique »,
pour s’apercevoir qu’un tel renversement de perspective s’y trouvait bien
déjà intégralement programmé en des termes exprès qui rappelaient ceux
du tome II des Idées, et pour commencer déjà aussi, surtout, à y inscrire,
en creux, une contre-orientation complémentaire qui venait rééquilibrer, sans
plus attendre, l’ensemble des tâches qu’aurait à résoudre, dans un avenir
proche, celui précisément du début des années 1930, la phénoménologie
transcendantale, en s’enroulant donc deux fois, et non pas une seulement, autour de
cet axe tracé par une téléologie universelle.
Husserl écrivait en effet ceci, qui est extrêmement révélateur, au § 61
des Méditations cartésiennes : « À l’évidence, le premier problème qu’il faut
résoudre pour expliquer constitutivement le sens d’être du monde objec-
tif, c’est celui de l’origine de cette nature primordiale et des unités pri-
mordiales d’âme et de corps, ainsi que leur constitution comme transcen-
dances immanentes », expression qui figurait déjà quelques lignes plus
haut, et qui mérite d’être signalée, car elle doit bien être lue dans les deux
sens, c’est-à-dire non pas seulement dans celui qui reconduit tout aux
« phénomènes psychiques » de Brentano dont Husserl parle à la page qui
suit, comme si toute transcendance devait finalement venir s’y dissoudre
pour y recevoir sa signification intentionnelle, mais tout aussi bien dans le
sens inverse, auquel était donc attribuée une importance au moins égale,
puisqu’il s’agit là de recherches qui doivent être menées sur un « terrain »
où s’opère « l’articulation structurelle de notre sphère d’appartenance pri-
mordiale » sur ce qui constitue, de son côté, et aussitôt, « la totalité de la
nature » (PUF, trad. franç, de Marc de Launay, p. 193).
262 SUR L’INTENTIONNALITÉ ET SES MODES

Car c’est bien là ce qui explique que cette orientation de l’avenir de la


phénoménologie transcendantale vers un certain genre de réflexion qui
devait porter sur ce que les textes des années 1930 appelleront une téléo-
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logie universelle ait pu être évoquée, sans aucune équivoque, quelques
lignes plus haut, et en renvoyant même, une fois encore, à ce qui avait été
déjà dit, ce qui justifie donc la résurgence continuelle de cette double pro-
blématique dans les dix dernières pages de la Cinquième Méditation carté-
sienne : « Il n’en reste pas moins que l’on n’est pas encore parvenu aux
problèmes de genèse indiqués plus haut, ceux de la naissance, de la mort
et du lien présent dans la génération entre les êtres animés, car ils relèvent
à l’évidence d’une dimension supérieure et présupposent donc un travail
interprétatif des sphères inférieures si énorme qu’ils ne pourront devenir
avant longtemps des problématiques sur lesquelles on travaillera. »
Mais en fait, pourtant, Husserl devait bien s’y attaquer beaucoup plus
tôt qu’il ne l’avait prévu. Et cependant il s’engageait par là aussi d’autant
moins dans ce qu’il avait cru lui-même devoir dénoncer au § 60 comme
une forme d’ « aventurisme métaphysique » qu’il ne s’était pas contenté de
prendre soin d’indiquer déjà en toute clarté que « la coexistence des mona-
des » signifie, « par une nécessité d’essence », qu’ « elles sont temporalisées
sous la forme d’une temporalité ontique (réelle) » (p. 190), ce qui éliminait
donc tout risque d’ « excès spéculatif » que ne pourrait confirmer aucune
description, même s’il s’agissait de « questions qui se situaient au.delà des
frontières de toute science » (p. 191). Car il avait alors aussi veillé sans
cesse, dans ces mêmes pages, à manifester sa fidélité à un projet d’ « éluci-
dation » qui rappelait de très près ce qu’il avait lui-même désigné comme le
travail de la « raison » dans ses rapports avec la « réalité » à la fin précisé-
ment du tome I des Idées, comme si seule cette référence aux sphères supé-
rieures auxquelles était supposée s’être désormais élevée la phénoméno-
logie, une fois parvenue à ce premier point d’arrivée qu’elle avait atteint quand
elle avait tracé son programme, allait pouvoir lui permettre d’éviter égale-
ment toute dérive lorsqu’elle aurait à prendre en compte ainsi, à son nou-
veau point de départ, cette téléologie universelle des instincts inscrits par la
nature dans l’ensemble des êtres vivants, parce que, si elle s’engageait dans
cette immense tâche descriptive, c’était bien pour accomplir elle-même
aussi une téléologie universelle, mais une téléologie orientée toutefois
QUE SIGNIFIE L’IDÉE D’UNE TÉLÉOLOGIE UNIVERSELLE ? 263

maintenant dans le sens exactement inverse de la première, si paradoxal


que puisse paraître un tel renversement.
Quand Husserl en effet, à la fin des Méditations cartésiennes, voudra
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écrire « un mot de conclusion » sur le programme dont il aura ainsi défini
le contenu, et qui correspond par conséquent à la conception qu’il se fait
désormais du champ sur lequel aura à s’exercer sa phénoménologie, pris
dans toute l’étendue de ses dimensions entre ses deux extrémités, c’est
bien comme « le commencement d’un éclaircissement radical du sens et
de l’origine des concepts de monde, nature, espace, temps, être animal,
âme, corps, communauté sociale, culture » qu’il définit « les recherches »
qu’il dira avoir voulu « esquisser » par là « de façon indicative », en tant
qu’elles se seront fixé « pour objectif » d’expliciter le sens de tout ce qui
relève de « la constitution transcendantale d’un monde » (p. 206), en
excluant donc toute « métaphysique naïve occupée à d’absurdes choses
en soi » (p. 207).
Car « l’être en soi premier, préalable à toute objectivité mondaine et
qui la sous-tend, c’est l’intersubjectivité transcendantale, le tout des
monades qui, sous diverses formes, se communautarise » (p. 208). Et
c’est pourquoi il serait absurde de chercher à n’interpréter qu’en fonction
de cette relance vers le bas, vers les « sphères inférieures », le style propre
à ces ultimes recherches de Husserl qui portent sur une « téléologie »
située dans la facticité même de la nature, puisqu’elles ne peuvent prendre
en réalité leur sens que si elles sont d’abord rapportées systématiquement
à la constitution de communautés de monades dont chacune ne peut
exister qu’à travers un développement transcendantal, et que si cette réfé-
rence à une facticité antérieure à toute vie transcendantale, devenue cano-
nique en effet désormais, se double ensuite elle-même à son tour d’une
réflexion eidétique, pour interroger les différents modes selon lesquels
fonctionnent ces diverses communautés comme les divers types de télos
corrélatifs dont elles se sont doublées ; et ainsi s’ouvrent devant elles les
dimensions d’une intergénérativité historique, ainsi que l’atteste en effet suf-
fisamment cette phrase qu’il est possible de lire à la dernière page des
Méditations cartésiennes et qui résume admirablement la complexité des
dimensions de cette problématique husserlienne, parvenue ainsi à sa der-
nière phase de développement, de même que l’ambivalence inévitable de
264 SUR L’INTENTIONNALITÉ ET SES MODES

sa signification : « Mais à l’intérieur de la sphère monadique factice, et


dans toute sphère pensable, en tant que possibilité idéale d’une essence,
interviennent tous les problèmes de la facticité contingente, de la mort,
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du destin, de la possibilité, qu’on veut “douée de sens” en un sens tout
particulier, d’une vie humaine “authentique”, et, parmi ces problèmes, la
question du “sens” de l’histoire et ainsi de suite » (p. 208).
Aussi n’y a-t-il rien qui doive surprendre si l’on retrouve cette même
problématique d’une téléologie universelle dans un autre texte de Husserl
plus tardif encore, puisqu’il date d’août 1936 et de juin-juillet 1937, mais
qui, lui, ne correspond plus du tout précisément à une pareille téléologie de
l’instinct, puisqu’il réoriente toutes ces séries d’analyses vers le haut, en
introduisant une référence plus canonique encore à ce qui forme une téléo-
logie de l’appel ou de la vocation (Beruf), dans un sens apparemment opposé
donc à celui de la première, mais pour former avec lui un couple indisso-
luble, sans référence auquel la signification que Husserl a voulu donner à
l’histoire, dans ses rapports au monde de la vie, comme à la relation,
nécessairement double, que la phénoménologie transcendantale doit
entretenir avec ses limites inférieure et supérieure, ne pourrait que rester
absolument incompréhensible.
Car il s’agit moins là d’un renversement qui affecterait la première
téléologie pour la placer sous la dépendance d’une autre qui en effacerait
les traces que du mouvement inhérent à une seule et même téléologie, bouclée sur elle-
même, et qui ne peut ainsi atteindre son équilibre que si elle répartit préci-
sément l’orientation vectorielle qui la traverse entre deux points extrêmes
autour desquels elle ne peut que pivoter, mais pour mieux pouvoir rebon-
dir à chaque fois sur elle-même et marquer de son efficience universelle
tous les niveaux intermédiaires qu’elle devra de toute façon toujours conti-
nuer à traverser, au centre de chacune de ces multiples vies intention-
nelles entre lesquelles elle ne peut que se disperser, en s’individuant dans
la facticité, mais qui sont toutes unies cependant par le même ensemble
de structures eidétiques invariantes.
Ce texte a pour titre « La téléologie dans l’histoire de la philosophie »
et a été publié sous le no 32 dans le volume XXIX des Husserliana qui
comprend ou bien des manuscrits écrits juste avant La crise des sciences euro-
péennes et la phénoménologie transcendantale, donc en 1934 et en 1935, ou bien
QUE SIGNIFIE L’IDÉE D’UNE TÉLÉOLOGIE UNIVERSELLE ? 265

des textes qui en constituent des travaux préparatoires ou des appendices.


Et il faut croire que Husserl devait attacher à celui-là une valeur toute
particulière, sinon même exceptionnelle, puisque, s’il fait à peu près
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70 pages, 25 pages lui sont consacrées dans l’apparat critique, comportant
non seulement des corrections nombreuses, mais aussi de très longues
annotations, où l’idée d’une communauté de philosophes qui avait été
esquissée dès 1910 trouve alors à s’appliquer dans l’interprétation que le
fondateur de la phénoménologie donne de son propre rapport avec tous
ces « cophilosophes » qui ont partagé avant lui, mais déjà avec lui, une
même « vocation ». Car si un très grand « contraste avec les buts de la vie
préscientifique » y apparaît sans doute (Hua XXIX, p. 379-386), cette
vocation, toutefois, ne manquerait pas de perdre son objet si jamais elle
se laissait aller à croire qu’il ne se trouverait pas placé précisément dans
l’ensemble des présuppositions qui sous-tendent cette vie scientifique et
qu’il faut donc qu’elle cherche à éclaircir à partir de leurs modes mêmes
de surgissement les plus originaires pour les rendre enfin thématiques, s’il
est vrai que « le télos caché de la philosophie », commun à tous les philoso-
phes singuliers qui se sont succédé dans l’histoire, et même s’ils ne
savaient pas alors eux-mêmes qu’ils l’avaient déjà en commun, était bien
déjà d’établir une telle « science de l’universalité de l’étant » (p. 403-406).
Husserl commence pourtant ici par resituer l’émergence progressive
de ces premiers types d’appel dans l’horizon général du temps, tels qu’ils
appartiennent donc en fait à l’humanité la plus commune ; et, ce qui le
montre bien, c’est qu’il cherche ainsi à renouer délibérément avec la pre-
mière téléologie universelle à laquelle, au début des années 1930, il avait
voulu se référer, celle de l’instinct. Car son intention n’est certainement
pas de partir d’une autre forme de temporalité ni de spatialité que celles
qu’ont connue, et que continuent toujours à connaître, ces communautés
d’hommes qui ont fondé la possibilité d’une histoire par la générativité natu-
relle qui les a d’abord reliés entre eux, en prenant appui sur le développe-
ment de leur vie animale respective. Aussi serait-il faux de croire que,
puisque Husserl va manifester dans ce texte un changement d’orientation
par rapport à sa première façon de philosopher, l’universalité qui doit
caractériser cette téléologie ne pouvant prendre alors en effet son sens
que comme une « idée » au-delà de toute facticité possible, il aurait voulu
266 SUR L’INTENTIONNALITÉ ET SES MODES

prendre aussi d’abord ses distances par rapport à cette autre universalité
qui était celle d’un « vouloir-vivre » et d’un « pouvoir-vivre » (p. 384). Car
il n’éprouve bien plutôt aucune gêne à réintroduire ici ces notions, en les
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considérant comme celles-là mêmes sur lesquelles toute vocation doit en
fait se fonder dans le mouvement d’Urstiftung, de formation originaire, d’où
seulement elle peut résulter.
Mais il est certain qu’il ne peut plus du tout s’agir maintenant de cher-
cher à remonter, dans cette Urstiftung, plus loin encore en arrière, pour y
redécouvrir un surplus d’organisation téléologique qui aurait donc déjà
préexisté aux différentes formes modifiées par lesquelles elle aurait pu
éventuellement réapparaître ensuite à des niveaux supérieurs. Il s’agit
bien plutôt de montrer comment ce fut toujours, aux cours des généra-
tions précédentes, le sens final même de la philosophie que de chercher à
faire émerger une orientation de l’intentionnalité en direction d’une prise
d’attitude théorique qui ne pouvait que contraster complètement avec les
buts de la vie préscientique. Et c’est pourquoi Husserl la définit, elle,
comme un « devoir-être », orienté ainsi entièrement vers la volonté
d’assumer la responsabilité d’un « télos » lié à un pur idéal d’ « apodicti-
cité » (p. 411), ce « changement révolutionnaire » dans la manière de pen-
ser ayant daté des Grecs (p. 389-392) pour se maintenir ensuite plus ou
moins toujours dans la « tradition », même dans les diverses variétés de
« scepticisme » qui ont pu sembler aller à son encontre, puisqu’elles n’en
étaient qu’autant de figures inversées, fidèles donc encore, à leur façon, à
ce même projet initial.
Un autre texte, assez bref, de l’été 1937 (no 33, p. 421-423) ne man-
quera pas non plus, en effet, de préciser quelle différence il faut établir
entre une Urstiftung relative et une Urstiftung absolue, comme celle que
cette tradition de la philosophie, depuis son origine, s’est précisément
attribuée sous la forme d’une telle téléologie universelle, de sorte que
c’est moins par rapport aux dérives, aux ratés, ou aux échecs qu’elle a pu
connaître, depuis qu’elle a surgi pour la première fois, qu’il faut la juger,
comme la seule lecture de La crise des sciences européennes n’y inciterait sans
doute que trop, qu’en fonction de la constance même d’un tel projet, tou-
jours inachevé sans doute aujourd’hui, mais qui a été continuellement
reconduit pourtant par chaque génération à sa destination originaire,
QUE SIGNIFIE L’IDÉE D’UNE TÉLÉOLOGIE UNIVERSELLE ? 267

quelles qu’aient été les insuffisances des réalisations qui ont pu lui être
successivement apportées, puisqu’elles-mêmes, en nous étant transmises,
dépassent cet horizon du temps où elles ont dû primitivement surgir,
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pour ressusciter en nous les motifs du même appel et nous orienter à
nouveau vers les tâches qui sont liées à « la construction » de ce que Hus-
serl appelle si curieusement, en reprenant à son compte le thaumazein des
Grecs, « les infinités systématiques de la vérité pour l’étant » (p. 390) pour
désigner le télos de cette philosophie transcendantale qui a toujours visé à
clarifier tous les différents types possibles d’activité intentionnelle.
Mais c’est alors ici aussi, toutefois, que, malgré l’inversion de leur
sens, ces deux téléologies doivent se réenrouler l’une dans l’autre, et cela non pas
seulement parce que la seconde, dans le régime inévitablement « tradi-
tionnel » de son fonctionnement, doit réépouser un modèle de dévelop-
pement qu’elle ne peut emprunter qu’à l’intergénérativité de la première,
mais parce que c’est également la première, et elle seule, qui peut lui four-
nir sa thématique axiale, avec le fonctionnement de cette intentionnalité
transcendantale, prise dans l’intégralité de ses dimensions, et une fois
donc ainsi reconduite d’abord à sa limite inférieure.
Car il n’y a également, et comme par compensation, qu’un genre de
philosophie devenu pleinement conscient d’avoir à satisfaire aux exi-
gences d’un véritable savoir apodictique, emprunté à la limite supérieure du déve-
loppement intentionnel, qui peut mieux saisir, par contraste, et sans pour
autant renoncer à cet idéal de clarification qu’il s’est fixé, ces soubasse-
ments mêmes d’où il provient, d’où il a donc dû momentanément
s’éloigner, mais sur lesquels il doit venir toutefois, à terme, se réappliquer
circulairement. Car, comme le dit si bien ce long texte qui cherche à déga-
ger la spécificité d’une telle téléologie de l’appel, le philosophe ne doit pas
« laisser valoir le monde quotidien de la vie comme le véritable monde » :
sinon, il ne ferait jamais que retomber dans cet état de « certitude intrinsè-
quement ininterrogée » qui était celui où il évoluait avant d’avoir décou-
vert sa vocation de philosophe. Et, pourtant aussi, toutes « les questions
portant sur la vérité qu’il pose, les théories et les systèmes qu’il esquisse »,
présupposent non seulement que ce monde quotidien existe, mais que
« l’homme qui philosophe » y appartient lui aussi intrinsèquement, et y
appartiendra toujours, de même également que ce milieu historique, qui
268 SUR L’INTENTIONNALITÉ ET SES MODES

est bien en effet le seul où il puisse transmettre sa philosophie à toutes les


monades intentionnelles des générations futures.
Aussi faut-il comprendre finalement ces deux réarticulations entre la pre-
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mière et la seconde de ces deux téléologies, mutuellement réversibles l’une dans l’autre,
non pas tant comme une manière de congédier toutes les séries de résul-
tats que Husserl aurait pu établir avant qu’il ne finisse par les réinsérer
dans les dimensions de cet ensemble beaucoup plus vaste que comme le
seul moyen possible de leur redonner à l’une et à l’autre toute leur force,
quels que soient les « paradoxes » où ne peut manquer de conduire cette
réinsertion d’une problématique, restant toujours purement transcen-
dantale, entre les deux milieux d’une nature et d’une histoire, qui relè-
vent, eux, du monde tel qu’il existe en fait et tel qu’il est d’abord assujetti
à un ensemble de structures ontiques, dont rien jamais ne pourra sus-
pendre définitivement les effets, pas même cette « époqué », ayant elle
aussi une portée universelle, mais en un autre sens, sur laquelle Husserl
conclut son long manuscrit sur la « téléologie de l’histoire de la philo-
sophie » (p. 413-420).
Car, dès février 1933, dans un autre manuscrit important, intitulé
« Réduction à la primordialité » (Hua, XV, no 31, p. 526-556), Husserl
avait compris que ce n’était nullement ailleurs que dans l’attitude naturelle
elle-même que le Je qui opérait la réduction devait découvrir sa « pure vie
de conscience psychique », en tant qu’il était donc d’abord un Je humain,
soumis en tant que tel à « la légalité causale universelle », et alors même
que ce qui devait uniquement intéresser ensuite le phénoménologue que
ce Je pouvait devenir, si du moins il accomplissait la réduction, ce n’était
que la « valeur d’être » du monde, telle qu’elle devait être rapportée à « sa
teneur d’apparition changeante », selon tous les différents « modes »
intentionnels qu’elle pouvait prendre, comme s’ils se trouvaient donc
situés en dehors des limites mêmes d’une telle causalité. Et cela impliquait
donc qu’il fallait admettre qu’un seuil irréversible avait été franchi à la fois
avec le passage à la vie transcendantale de ce Je, pris dans le flux spontané
des états où ces apparitions ne cessaient de se manifester à lui, et avec le
passage corrélatif à un traitement à son tour transcendantal, mais opéré,
lui, sur le registre de la réflexivité, que seule une attitude non naturelle
pouvait donc permettre d’atteindre (p. 546-549).
QUE SIGNIFIE L’IDÉE D’UNE TÉLÉOLOGIE UNIVERSELLE ? 269

Mais ce qui montre bien toutefois que Husserl ne manifestait aucune


répugnance à assumer la responsabilité d’une telle discontinuité entre une
instance primordiale, traversée par le déploiement d’une téléologie qui se
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trouvait inscrite dans la nature elle-même par l’ensemble des instincts
dont se trouvait aussitôt pourvu tout être vivant et donc par là tout être
humain, et une autre instance, exclusivement transcendantale, elle, mais
qui pouvait néanmoins être elle aussi qualifiée de primordiale du fait de
son appartenance propre à un « univers monadique » qui ne se serait
jamais ouvert devant elle si elle n’avait pas commencé par disposer d’ « un
temps immanent », c’est qu’il a abordé lui-même de plein front cette diffi-
culté dans un manuscrit de janvier 1934 où il parle en termes exprès de la
« dualité de sens de la “primordialité” » (Hua XV, no 36, p. 634-641).
Car, manifestement, la solution doit consister pour lui non pas dans
un réenveloppement pur et simple de la seconde téléologie, marquée par
cette « temporalité monadique », dans les dimensions de la première, mais
dans un nouveau désenveloppement de cette seconde téléologie elle-
même dans une troisième, qui émane sans doute elle aussi de la première
en en reproduisant les structures ontiques, mais où la seconde peut pour-
tant trouver à déposer les effets différenciateurs ayant résulté du déploie-
ment des actes qui lui ont été propres. Et c’est là ce qui porte à son ultime
degré d’achèvement ce mouvement unique qui n’a fait que les traverser
toutes les trois, puisqu’il finit donc ainsi par se recourber sur son point de
départ, pour compenser alors à son point d’arrivée, et par ce dernier désé-
quilibre, celui qu’avait d’abord introduit le passage à la vie intentionnelle
d’un Ego purement transcendantal. Le rétablissement d’une première continuité
entre la téléologie de l’instinct dans le milieu d’une nature et la téléologie de
l’intentionnalité, d’une part, et le rétablissement d’une seconde continuité entre cette
même téléologie de l’intentionnalité et la téléologie de l’appel dans le milieu d’une his-
toire, d’autre part, maintiennent intactes les spécificités respectives de ces trois références
canoniques, tout en assurant en même temps la possibilité constante de leurs reconver-
sions mutuelles à travers des séries appropriées de déplacements inévitables.
En s’en prenant à l’image du « papier blanc » de Locke dans son texte
de février 1933 (p. 543), et en montrant que cette critique pourrait être
adressée tout aussi bien à celui qui avait été son maître, Brentano, dont il
avait pourtant reçu en héritage la théorie des « phénomènes psychiques »,
270 SUR L’INTENTIONNALITÉ ET SES MODES

définis comme « vécus intentionnels », c’est-à-dire les fondements


mêmes de ce qui devait devenir sa propre théorie de l’intentionnalité,
Husserl associe en effet l’un à l’autre deux thèmes qui, s’ils restaient pris
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isolément, pourraient sembler contradictoires, alors qu’en réalité, dès lors
qu’ils sont rapportés systématiquement à la même problématique envelop-
pante, ils conduisent à l’ultime solution qui permette d’échapper à toutes
ces lignes de fracture par lesquelles Husserl avait dû lui-même d’abord
passer et qui avaient ainsi strié de leurs discontinuités successives les
œuvres qu’il avait fait paraître, mais pour l’amener enfin, sinon à les effa-
cer, du moins à les mettre suffisamment en relation les unes avec les
autres pour qu’elles puissent toutes se réinsérer dans les dimensions
d’une philosophie qui soit véritablement universelle, en se montrant res-
pectueuse à la fois de ce qui est survenu avant tout développement inten-
tionnel, de ce qui doit survenir pendant ce développement et aussi de
tout ce qui peut survenir après.
Et dès lors ce genre de solution absolument universel enfin apporté à
la théorie de l’intentionnalité en la réenveloppant sur son en-deçà comme
sur son au-delà dans les dimensions d’un milieu qui ne peut certainement
pas se définir comme transcendantal ni même comme transcendantali-
sable, quoique ce soit pourtant autour de la vie même de l’intentionnalité
qu’il doive entièrement se centrer, et même si c’est lui et lui seul qui lui
impose pourtant ses propres structures ontiques, et non l’inverse, peut du
même coup permettre aussi à Husserl de résorber définitivement la cas-
sure entre l’Eidos et le Faktum qui avait tellement marqué ses prises de
position antérieures. Car ce n’est plus maintenant que par rapport au
motif même pour lequel il a dû apprendre ainsi à réélargir de plus en
plus sur leurs deux extrémités les séries d’analyses intentionnelles qu’il
avait exposées jusque-là : c’est-à-dire la fonction primordiale désormais
reconnue à la constitution d’autres monades, semblables à la mienne, par
la mienne, que Husserl entend traiter d’un pareil décalage de niveaux en
ce début des années 1930, et pour en faire non pas une opposition bloquée sur
elle-même, mais un principe commun à la fois du développement téléologique de chaque
vie intentionnelle qui s’exerce spontanément, dès lors qu’elle a pu s’élever au-dessus de
la seule téléologie de l’instinct, et au développement téléologique qui devra ensuite résul-
ter de la conversion de ces différents vécus spontanés en autant de thèmes descriptifs
QUE SIGNIFIE L’IDÉE D’UNE TÉLÉOLOGIE UNIVERSELLE ? 271

pour quiconque cherchera alors à répondre à la téléologie de l’appel, en s’efforçant


d’exposer, dans l’universalité de ses dimensions réflexives et selon une méthode eidé-
tique, ce qui devra donc désormais devenir une analytique intentionnelle.
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Voici en effet ce qu’écrit Husserl dans le texte déjà mentionné du
5 novembre 1931 où apparaît de façon lumineuse ce report de la prise en
considération de la problématique de l’intersubjectivité, telle qu’elle avait
proliféré d’abord comme simple thème descriptif dans les manuscrits des
années 1920, sur ce qui définit maintenant la prise en considération à
laquelle la phénoménologie doit elle-même procéder dans les dimensions
de son milieu méthodologique propre, si elle veut en tout cas réussir à
faire pénétrer en elle les effets mêmes de cette fonction centrale qu’elle
vient précisément de reconnaître à la constitution des autres monades par
ma propre monade : « Tout Je exemplaire, en tant que réalité ou que pos-
sibilité, donne comme résultat le même Eidos. Mais cet Eidos a ceci de
remarquable que chacune de ses singularités eidétiques donne comme
résultat un unique Je transcendantal (comme possibilité), qui implique
intentionnellement un univers de Je transcendantaux comme possibilité
compossible, comme univers de possibilités qui sont certes en même
temps des singularités eidétiques de l’Eidos Je transcendantal, mais qui est
en même temps un univers d’ “autres” coexistant nécessairement, au sens
où le rattachement de ce Je comme étant doit se faire en union avec cet
univers de Je qui sont » (Hua, XV, p. 383).
Il y a donc bien toujours sans doute un écart entre le niveau inférieur
de l’appartenance à un milieu ontique et les « possibilités eidétiques » qui
peuvent être seulement assignées à un Je transcendantal selon la diversité
des vécus qui lui sont propres. Mais ce serait en rester à une vision tout à
fait incomplète de l’ensemble des rapports qui s’exercent entre ces deux
niveaux que de croire que seul le premier relèverait du Faktum, sans rece-
ler déjà en lui un réseau serré de structures qui l’orientent, dans une direction téléolo-
gique, à la fois vers un développement qui deviendra celui de mon propre Je transcen-
dantal singulier et vers les développements de tous ces autres Je que je ne serai pas, mais
avec qui je devrai néanmoins entrer nécessairement en rapport, quoique nous soyons
tous dispersés les uns par rapport aux autres à cause de cette même facticité primor-
diale, sans qu’il nous soit possible de découvrir aussitôt tous les liens eidé-
tiques qui nous unissent et que seul donc pourra nous apprendre à redé-
272 SUR L’INTENTIONNALITÉ ET SES MODES

couvrir, à son tour et à un degré supérieur, un nouveau développement


téléologique, philosophique, lui, et non plus spontané, puisque nous n’aurons
jamais cessé en fait de nous ordonner tous dans un même univers auquel
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nous appartenions d’emblée intergénérativement, alors même pourtant
que nous n’en savions rien encore.
C’est pourquoi il serait absurde de prétendre que le dernier Husserl se
serait désavoué lui-même et aurait renoncé au programme qu’il avait
jusque-là cherché à remplir, en voulant toujours associer, en particulier, à
la réduction transcendantale, depuis qu’il avait commencé à en parler, c’est-à-
dire après la période des Recherches logiques et avant celle du tome I des Idées,
ce qu’il n’avait pas tardé à appeler une réduction eidétique. Car la fonction
canonique que devait exercer pour lui cette seconde réduction après la
première, en tendant à dégager l’ensemble des structures invariantes selon
lesquelles la subjectivité transcendantale a dû nécessairement se dévelop-
per, quelle que soit sa situation monadique, se trouve ici réaffirmée expres-
sément. C’est bien encore en effet ce même groupe central de « modifica-
tions intentionnelles », tel qu’il avait été déjà longuement décrit, et même
deux fois, dans la Cinquième Recherche, avec la double variabilité des « actes »
et de leur « matière », et dans la Sixième, avec le passage transversal de
chaque type de « visée » à son type corrélatif de « remplissement » et avec
le passage vertical du mode perceptif au mode imaginaire et du mode ima-
ginaire au mode signitif, qui définit toujours l’axe téléologique autour
duquel s’est ordonné le développement spontané de toute vie intention-
nelle et autour duquel devra donc venir elle aussi à son tour s’ordonner
l’intentionnalité phénoménologisante, en ayant pour tâche fondamentale
de reconstituer la manière dont se sont « construites » toutes les subjectivi-
tés transcendantales selon un modèle qui leur était universellement com-
mun, même si chacune d’elles n’a pu y procéder en fait que dans des condi-
tions qui lui étaient irréductiblement singulières.
Car Husserl ne manquait pas alors d’ajouter : « Mais voici maintenant
quelque chose encore de très significatif : c’est l’Eidos que je construis,
l’Ego factice. Le construire, et la construction (l’unité construite, l’Eidos)
appartient à ma consistance de fait, à mon individualité. Cette implication
transcendantale des possibilités eidétiques de ma facticité même et de
l’Eidos dans ma facticité se reporte sur celle de tous ceux qui sont autres
QUE SIGNIFIE L’IDÉE D’UNE TÉLÉOLOGIE UNIVERSELLE ? 273

pour moi » (p. 383-384). Et donc, loin que l’insistance mise désormais sur
ce soubassement factice d’où doit provenir toute vie intentionnelle, telle
qu’ensuite elle aura à se développer transcendantalement selon un ordre
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qui lui sera propre, vienne amortir en quoi que ce soit l’urgence de la des-
cription à laquelle ce développement transcendantal doit être ensuite sou-
mis thématiquement, sous prétexte qu’il y aurait eu à intervenir depuis le
début une telle masse de déterminations singulières qu’elle ne pourrait
qu’opposer la plus vive résistance à toute tentative pour l’absorber dans
un pareil traitement eidétique, c’est bien plutôt le fait même qu’une telle « facti-
cité » possédait déjà, à l’intérieur de toutes les « singularités » dont elle se composait,
une orientation téléologique qui prédisposait chacune des vies intentionnelles en les-
quelles elle allait devoir se reconvertir à s’intersubjectiviser, qui justifie précisément le
droit du phénoménologue à soutenir qu’il s’engage lui aussi sur une voie téléologique qui
ne fait donc à sa manière que reproduire cette même orientation essentiellement inter-
subjectivisante, aussi bien lorsqu’il cherche à expliciter ce groupe central de
« modifications » par où toute subjectivité transcendantale, en se dévelop-
pant, a dû nécessairement passer, que lorsqu’il n’hésite pas non plus à
remonter plus haut encore vers cette téléologie de l’instinct sans laquelle
cette téléologie même de l’appel à laquelle maintenant il ne fait que
répondre n’aurait pu en effet, à l’origine, que manquer complètement de
support.
En continuant donc à se référer plus que jamais à ce pur idéal de
constructibilité de toute vie intentionnelle, rapportée à l’ensemble des
« possibilités eidétiques » qui lui étaient ouvertes depuis le début de son
développement et qu’elle était donc amenée immanquablement à réaliser,
même si elle ne devait jamais cesser non plus, en y procédant, de rester
irréductiblement singulière, Husserl ne demeurait pas seulement fidèle
ainsi aux exigences qu’il s’était fixées lorsqu’il avait fondé, en 1913, la
phénoménologie transcendantale et lorsqu’écrivant, à cette même date, le
brouillon d’une préface pour la réédition des Recherches logiques, il avait tant
insisté sur son refus de proposer « des constructions qui viendraient se
plaquer d’en haut sans avoir aucun rapport avec les choses ». Car c’était
bien toujours d’en bas qu’il voulait partir, en puisant aux « sources ulti-
mes » que constituent les phénomènes eux-mêmes, tels qu’ils peuvent
être en effet directement « visionnés » (Articles sur la logique, p. 364) ; et les
274 SUR L’INTENTIONNALITÉ ET SES MODES

« renvois », devenus de plus en plus explicites depuis le début des


années 1930 aux « protofacta de la hylè (au sens le plus large), sans lesquels
ne serait possible aucun monde ni aucune omnisubjectivité transcendan-
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tale » (Hua, XV, p. 385) ne faisaient qu’en apporter une confirmation
éclatante. Husserl ne faisait pas non plus que vouloir préserver toujours,
malgré ce qui pouvait sembler un dépassement quelque peu abusif des
limites de la phénoménologie transcendantale dans une ontologie téléolo-
gique, cette référence canonique centrale à ce qu’il avait aussi appelé, dans
cette même esquisse d’une Préface aux Recherches logiques, « tous les genres,
toutes les formes, toutes les transformations modales, tous les degrés
médiats » en lesquels doivent se décomposer « ceux des phénomènes
englobés d’une manière vague sous le titre de connaissance », puisque ce
sont bien eux encore qui figurent, dans ce texte de 1931, sous la dénomi-
nation de « possibilités eidétiques », et en tant qu’ils doivent tous entrer
dans la « construction » de cet Eidos-Ego à laquelle doit s’identifier la tâche
la plus essentielle de la phénoménologie transcendantale. Mais Husserl,
par là, renoue également avec le premier genre de question auquel il avait
voulu répondre quand il avait commencé sa carrière et qu’il s’était inter-
rogé sur l’origine des concepts de nombre, puisqu’il avait manifestement
cherché alors déjà, en fonction d’un projet qui ne faisait que répondre à
l’appel qu’il venait de suivre lui-même en renonçant aux mathématiques
pour devenir uniquement philosophe, à éclaircir les conditions dans les-
quelles avait fonctionné la téléologie historique qui se trouvait au soubas-
sement de l’arithmétique et qui n’avait pas tardé à provoquer l’oubli de sa
propre Urstiftung, en se rabattant du haut vers le bas, pour se refermer sur
elle-même, et pour exiger donc aujourd’hui d’être systématiquement rou-
verte, selon un modèle auquel La crise des sciences européennes ne fera donc,
cinquante ans plus tard, que revenir.
Car c’est bien à un immense réenveloppement de tous les stades par
où il avait dû passer lui-même, et, en particulier, le premier, que Husserl
procède au cours de ces années 1930, lorsqu’il met ainsi en place les trois
phases circulaires de cette téléologie universelle, venue de la nature, mais irreprésentable
pour toute « vision du monde » naturaliste, aboutissant à l’histoire, mais incompréhen-
sible pour tout point de vue historiciste, et passant surtout médiatement par le dévelop-
pement des phénomènes, tel que seule la phénoménologie pouvait donc être
QUE SIGNIFIE L’IDÉE D’UNE TÉLÉOLOGIE UNIVERSELLE ? 275

en état de le reconstruire, et tel qu’elle s’y est aussitôt aventurée à la fin


des années 1880 et au début des années 1890. Car il était sans doute, à
cette époque, beaucoup trop tôt pour que Husserl pût saisir, dans toute
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leur ampleur, les dimensions de la problématique qu’il ouvrait ainsi
devant lui. Mais, en tout cas, il y faisait bien intervenir déjà ce même
modèle à orientation intersubjective qu’à la fin de son périple il allait à nouveau
reprendre, mais en ayant su comprendre entre-temps quelle fonction il
fallait attribuer aux deux zones extrêmes entre lesquelles il devait être réinter-
calé et quelles séries de médiations d’ordre transcendantal, surtout, il fallait y
réinsérer, pour qu’il ne risque plus ni d’être trop écrasé vers le bas,
comme cela s’était produit à l’époque de la Philosophie de l’arithmétique, ni
placé trop haut, comme à l’époque des Prolégomènes, ni même non plus
trop redistendu de l’intérieur, comme à l’époque des Idées, mais redéployé
enfin sur toute l’échelle des intervalles, répartis à la fois transversalement
et verticalement, par où il avait dû d’abord passer.
C’est bien en effet à une sorte de relecture de la situation même d’où
il était parti à l’époque où il avait suivi à Vienne les cours de Brentano et
où il n’avait pas tardé à chercher à savoir quel usage il pouvait faire de ce
que son maître lui avait appris sur le fonctionnement de l’intentionnalité
pour résoudre le problème qui était par excellence le sien, du fait de sa
formation de mathématicien, c’est-à-dire celui de l’origine des concepts
de nombre, que se livre Husserl dans un manuscrit étonnant, datant de
l’automne 1934 (Hua, XXIX, no 3, p. 27-36), où les notions de « naïveté »
et d’ « historicité » se trouvent associées de façon étroite l’une à l’autre, et
pour redire, dans un vocabulaire évidemment beaucoup mieux élaboré,
ce qu’en tout cas il avait alors compris aussitôt, en ce qui concerne l’état
d’où doit partir toute recherche philosophique de ce genre. Car alors une
« tradition » se perpétuant dans l’histoire nous livre des « résultats » que
nous devons supposer immédiatement valables « en soi », mais qui, ayant
dû d’abord être en fait fondés, ne peuvent donc qu’envelopper en eux un
immense soubassement obscur qu’il ne sera possible peu à peu d’éclaircir qu’en
reconstituant les étapes de la téléologie primitive d’où ils sont issus,
comme celle qui a conduit précisément les Hindous, par exemple, à for-
mer l’algorithme dont nous nous servons toujours, c’est-à-dire un sys-
tème de chiffres si efficace, par l’usage qu’il a su faire des « moments figu-
276 SUR L’INTENTIONNALITÉ ET SES MODES

raux », qu’ensuite il s’est imposé universellement (Philosophie de


l’arithmétique, p. 299-301).
Aussi est-il significatif que Husserl n’hésite pas, au terme de son évo-
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lution, et à un moment où il ne fait que réexploiter par conséquent des
possibilités qu’il avait déjà fait apparaître beaucoup plus tôt, mais qui
étaient trop complexes pour qu’il pût alors en appréhender clairement
toutes les dimensions, à s’engager, au mois d’août 1936, aussi bien, en
direction de la première de ces extrémités, dans le traitement de la « loi de
la reproduction » à laquelle « tout être vivant téléologique normal » est
soumis (Hua, XXIX, no 27, p. 317-320), et en remontant même alors en
deçà d’une « téléologie de l’instinct », puisque l’Urstiftung va maintenant
jusqu’à définir la fondation des nouvelles espèces de plantes ou
d’animaux à partir des anciennes, que, en direction opposée, dans le trai-
tement de la fonction que doit jouer « la philosophie comme produit de
travail dans le genre unique qui est le sien » (no 24, p. 280-292) et qui doit
toujours viser à fonder une « science universelle », ordonnée à une fin
idéale, inexplicable donc par quelque orientation « instinctive » que ce soit
(p. 291). Et que Husserl n’ait pas oublié de rétablir, dans l’immense zone
intermédiaire qui doit relier entre elles ces deux organisations téléologiques, les droits
de ce qu’il avait appelé en juin 1935 « la subjectivité fonctionnante » (no 6,
p. 60-76), parce que seuls en effet les différents « modes du Je » pourront
permettre d’en réarticuler les unes sur les autres en leur centre les mani-
festations respectives, sans qu’elles ne risquent plus de tomber dans
aucun déséquilibre par le double renvoi circulaire où ils finiront toujours
par les faire entrer, c’est probablement là le signe le plus frappant de cette
fidélité si surprenante dont le dernier Husserl a su faire preuve ainsi
envers le premier, comme tant d’autres textes de la même période en
témoignent, en particulier le manuscrit, daté lui aussi de l’été 1935, qui a
pour titre Einströmen ( « Affluer » ) (no 7, p. 77-81).
Quand Husserl y déclare : « L’historicité transcendantale se produit
dans la temporalité transcendantale, qui est, comme celle-ci elle-même,
une temporalité double, corrélative, une temporalité de l’intersubjectivité
transcendantale, constituante (personnelle, égoïque) et une temporalité
du monde constitué, qui est impliquée cependant dans la première
comme corrélat, qui doit cependant être aussi montrée et intervenir la
QUE SIGNIFIE L’IDÉE D’UNE TÉLÉOLOGIE UNIVERSELLE ? 277

première d’une autre façon dans la seconde comme affluée et affluante et


par retroquestion transcendantale » (p. 80), il prouve bien en effet qu’il
est tout à fait conscient de mettre là en place un système d’emboîtements
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qui ne peut vraiment se comprendre qu’à partir de ce qui se situe sur son
lieu le plus central, c’est-à-dire là où vient « affluer », comme la suite
l’indique très clairement, « l’omnisubjectivité transcendantale » en tant
qu’ « absolu », mais dont le traitement se révélerait toutefois gravement
incomplet si, à terme, il n’était pas réintégré dans cette double enveloppe que
forment deux types de temporalité, l’un naturel et l’autre historique, qui ne sont pas et
qui ne seront jamais d’ordre transcendantal, mais avec lesquels pourtant la temporalité
transcendantale doit nécessairement entrer dans un rapport de recouvrement, sans que
cela puisse certes retirer quoi que ce soit à l’ « absoluité » qui la définit, mais sans
qu’elle puisse néanmoins s’y soustraire de façon durable, comme si elle n’avait pas
nécessairement à s’y trouver impliquée à tous les points de départ des opérations qu’elle
peut accomplir aussi bien qu’à tous leurs points d’arrivée.
Or, que ce soit paradoxalement cette immense arcature téléologique
centrale suivant laquelle, entre ces deux types d’organisation extrêmes,
l’intentionnalité doit se développer transcendantalement selon l’ordre des
trois modalités qui lui sont propres, dont en fait le traitement systéma-
tique a le plus manqué à Husserl, même parvenu au terme de son évolu-
tion, parce qu’elle n’était toujours restée, dans son œuvre, qu’un immense
chantier, inlassablement repris, comme ici encore, mais sans solution
d’ensemble qui puisse s’imposer véritablement, c’est là aussi, sans aucun
doute, ce qui explique l’état d’inachèvement, ou plutôt d’improvisation,
où nous est transmise aujourd’hui la formulation de cette problématique à
trois étages dans tous ces textes si fragmentaires qui relancent bien chacun
l’interrogation pour démultiplier les types possibles de perspectives, mais
en renvoyant également à un avenir passablement flou les types corréla-
tifs de réponse qui devraient y être apportés.
Seule en effet une théorie systématique de tous les différents genres
de production des corrélats transintentionnels, correspondant à chacune
des modalités fondées par opposition à la modalité fondatrice, aurait pu
permettre à Husserl de pousser plus loin ces séries d’analyses, déjà si lar-
gement entamées, et pourtant en fin de compte inabouties, ainsi que le
montre assez le fameux appendice de La crise des sciences européennes, intitulé
278 SUR L’INTENTIONNALITÉ ET SES MODES

L’origine de la géométrie, qui renouait avec l’interrogation parallèle sur


l’origine de l’arithmétique, menée un demi-siècle plus tôt.
Car ce qui manquait toujours à la théorie de l’intentionnalité du fon-
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dateur de la phénoménologie, ce n’était pas seulement une présentation
d’ensemble du système des rapports de désenveloppement mutuels de chacune des trois
modalités selon l’ordre rigoureux des lois d’essence qui les relient entre elles à la fois
généalogiquement et téléologiquement, et pour entrer ainsi déjà en rapport, à
leurs deux extrémités, avec l’ordre d’une nature et avec l’ordre d’une his-
toire, au confluant d’une temporalité « affluante » et de deux temporalités
« affluées » ; mais c’était aussi, et c’était même surtout, une présentation
d’ensemble de tous les types d’effets circulaires produits par le dépôt, dans les dimen-
sions d’une telle téléologie naturelle, apparemment refermées sur elles-mêmes, des sédi-
mentations qui étaient issues en fait de cette téléologie médiane déployée par
l’intentionnalité transcendantale, et qui appartenaient donc à une téléologie historique,
en faisant de l’intergénérativité qui reliait les unes aux autres les subjecti-
vités monadiques non plus seulement une transmission de la vie, mais
aussi le lieu même où avaient commencé à se perpétuer ces « communau-
tés de nous » (Wirheiten) qui partagent les mêmes « objets intentionnels »,
et dont Husserl devait évoquer avec tellement d’insistance la fonction
fondatrice de sens, confinant à l’immortalité, dans son manuscrit
d’août 1936, intitulé par l’éditeur Le monde anthropologique (Hua, XXIX,
no 28, p. 321-338).
Et que Husserl ait été le premier à s’apercevoir de cette circularité qui
faisait désormais de « l’attitude naturelle », dont il avait parlé si souvent,
moins le lieu d’une adhérence à un fondement naturel que celui où sont
déjà déposés en couches de sédimentation toute une masse de produits qui ont
résulté des activités accomplies par les générations de monades qui ont
précédé chaque enfant qui naît et dont il ne peut donc que voir aussitôt
les traces, c’est bien ce que prouve là encore un texte assez bref, mais
combien exemplaire, de l’été 1937, intitulé Critique des Idées I (no 34,
p. 424-426), qui dit en effet ceci au futur, comme s’il s’agissait toujours
d’un programme restant à remplir : « Nous verrons que ce monde de la
vie (pris en tout temps) n’est rien d’autre que le monde historique. »
Car Husserl venait de dire, repensant à ce qu’il avait écrit en 1913 :
« Ce monde qui va de soi quotidiennement pour nous et à qui nous fai-
QUE SIGNIFIE L’IDÉE D’UNE TÉLÉOLOGIE UNIVERSELLE ? 279

sons confiance depuis des temps si anciens dans sa forme générale et


dans sa typique à laquelle notre vie nous a appris depuis des temps si
anciens à faire confiance, n’a été décrit dans les Idées qu’à gros traits, quoi-
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qu’il y ait été mis expressément en relief que la tâche d’une analyse et
d’une description systématique de ce monde pris dans un mouvement
héraclitéen est un problème grave et difficile. C’est de lui que je m’étais
déjà occupé auparavant pendant des années entières, mais je n’étais pas
parvenu assez loin pour le pénétrer dans son universalité ». Et, après
avoir établi cette sorte d’identification ultime entre le monde de la vie et
l’histoire, il concluait : « Il est tangible à partir de là qu’une introduction
systématique complète qui [conduise] à la phénoménologie commence et
doit être menée comme un problème historique universel. Si on introduit
l’époqué sans thématique historique, le problème du monde de la vie et
corollairement de l’histoire universelle vient après en arrière. L’intro-
duction des Idées garde certes son droit ; mais je tiens maintenant le che-
min historique pour plus fondamental et plus systématique. »
L’universalité de la nature renvoie donc à l’universalité de l’histoire à travers les
dimensions indéfiniment ouvertes d’une téléologie circulaire que seule finalement une
philosophie, devenue elle aussi par là deux fois universelle, aura pour mission de faire
enfin thématiquement apparaître, sans qu’elle puisse prendre jamais appui
directement sans doute ni sur l’une ni sur l’autre – et c’est en cela que la
leçon des Idées, avec la mise en place de l’époqué, et surtout la prise en
considération des « actes modalisateurs » dont ce texte n’avait pas man-
qué d’abord de parler, restera toujours valable – mais sans qu’elle doive
définitivement refuser non plus pour cela de sortir du milieu où se
déploient les vécus de chaque monade, sous prétexte que rien ne l’y auto-
riserait, puisqu’elle perdrait alors tout moyen de les réordonner dans
l’enveloppe de cette double téléologie d’où ils ont dû provenir et à laquelle ils
devront toujours finir également de toute façon par retourner, n’ayant
jamais fait que s’intercaler entre des instincts et des appels, mais en ayant
su toutefois aussi y faire émerger, dans les intervalles, l’unique savoir pos-
sible, et donc, à la suite, la science elle-même.
Et que ce soit cela aussi que Husserl ait fini par comprendre quand il
est venu réenvelopper la fin de son œuvre sur ce que, depuis le début, il y
avait entrevu, mais sans pouvoir alors en saisir toute la portée, ce n’est
280 SUR L’INTENTIONNALITÉ ET SES MODES

pas là non plus l’effet le moins étonnant de cette téléologie secrète où toute
vie intentionnelle se trouve prise aussitôt à son insu, mais qu’elle peut
cependant toujours parvenir plus tard à se révéler à elle-même, si du
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moins elle accepte de se convertir à la phénoménologie qui lui permettra
d’en décrire, pour commencer, et de l’intérieur, le fonctionnement, mais
surtout si ensuite elle n’hésite pas à l’accompagner jusqu’au traitement de
ses deux ultimes limites qui, en communiquant entre elles de l’extérieur,
et comme sans manifester alors pour elle aucun égard, sauront pourtant
la renforcer dans son assurance d’avoir réussi à découvrir ainsi la téléo-
logie la plus centrale qui a traversé, tout au long de son histoire et en raison
même de sa nature, cette humanité transcendantale à laquelle elle pourra com-
prendre alors qu’elle n’aura jamais fait qu’appartenir et au destin de
laquelle elle aura donc désormais acquis le droit de s’identifier.
C’est la positivité même de ces deux téléologies universelles, enlacées l’une à l’autre,
qui définit sans aucun doute, pris à son degré d’amplitude maximal, l’héritage le plus
exemplaire que nous a transmis Husserl, dans la relecture inversée des polémi-
ques qu’il avait dû mener d’abord contre le psychologisme sous les figures
du naturalisme ou de l’historicisme et qu’il devait continuer à poursuivre,
en un certain sens, dans l’ouvrage de 1936, mais dont nous aurions tort tou-
tefois de ne considérer aujourd’hui que l’aspect négatif. Car Husserl ne fai-
sait jamais alors rien d’autre, en les combattant, qu’y reproduire encore les
effets de la détranscendantalisation auxquels il savait bien que l’intentionnalité
transcendantale ne peut pas de toute façon échapper elle-même, dans la
mesure où elle peut réussir au mieux à intercaler, entre ces deux milieux qui
lui sont indifférents en soi, le réseau de ses opérations, telles qu’elle les
effectue phénoménalement entre ses « apparitions » et ses « apparais-
sants », mais sans qu’elles ne puissent cependant avoir par là le droit de pré-
tendre recouvrir à elles seules la totalité de ce qui est, ni moins encore cor-
respondre à la vérité qui y est inhérente. Et c’est pourquoi il ne devrait plus y avoir
normalement à s’indigner que ce ne soit que par exception que cette zone centrale qui est
celle du développement de la subjectivité intentionnelle dans le milieu de ses phénomènes
ait reçu, au cours de l’histoire de la philosophie, le seul genre de traitement qui lui
convienne vraiment, c’est-à-dire précisément un traitement transcendantal.
Aussi la réaffirmation des droits de la logique pure contre toutes les
interprétations psychologisantes restait-elle un passage obligé pour fonder
QUE SIGNIFIE L’IDÉE D’UNE TÉLÉOLOGIE UNIVERSELLE ? 281

ensuite médiatement les droits d’une phénoménologie pure, elle aussi, à


intervenir selon un modèle rigoureusement eidétique, analogue donc à
celui de cette logique pure, mais selon l’ordre cette fois d’une logique évi-
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demment transcendantale. Or c’est certes aussi de cela qu’il est question,
et même longuement dans La crise des sciences européennes, et à partir assuré-
ment d’un modèle considérablement plus étendu, mais que Husserl alors
continue à présenter en semblant vouloir en privilégier les effets négatifs,
au point même de donner parfois l’impression qu’il renoncerait à vouloir
fonder la phénoménologie transcendantale comme une science à cause de
la puissance même de tous ces effets contre-téléologiques produits par la referme-
ture de chaque milieu intentionnel sur ce que transcendantalement il n’est pas et ne
pourra jamais devenir. Aussi la lecture de ce dernier livre de Husserl, devenu
si vite classique, ne pouvait-elle que l’emporter sur celle de ces inédits, qui
adoptaient, eux, le point de vue inverse, ou plutôt le point de vue complé-
mentaire, c’est-à-dire celui de la double téléologie opérante de la nature et de
l’histoire où la vie même de toute monade transcendantale se trouve aussitôt enveloppée,
mais qui ne constitue en rien une gêne à son développement, puisque ce
qui s’y passera avec les opérations qu’elle aura à y accomplir ne fera qu’en
prolonger les effets, tels qu’ils pouvaient déjà s’y faire pressentir. Renoncer
à faire prévaloir les droits de cet « afflux » transcendantal propre aux vécus
serait donc absurde, puisqu’ils sont bien chacun porteurs d’un pouvoir de
fondation de sens et même de sens d’être virtuellement inépuisable, mais
en ayant d’autant plus de chance d’en assurer l’accomplissement qu’ils ne
feront ainsi que relayer une téléologie universelle qui les précédait, pas plus
qu’ils ne devront répugner ensuite à déposer les effets qu’ils auront réussi
ainsi à produire d’abord en eux à l’extérieur d’eux-mêmes, en les faisant
passer dans les dimensions d’un milieu non transcendantal où ils se perpé-
tueront. Car une autre téléologie, elle aussi universelle, en assurera alors la
relève, dans la mesure où d’autres subjectivités transcendantales pourront
en effet s’y reconnaître également, comme nous-mêmes, nous pouvons
téléologiquement le faire dans ces ultimes fragments que Husserl nous a
transmis et où, dans les dimensions téléologiques de cette histoire où il se
place désormais pour nous, nous pouvons apprendre en même temps à
mieux redécouvrir notre état de réenveloppement dans les dimensions
téléologiques d’une nature d’où cette histoire est issue elle-même.

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