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Conclusion

Vincent Citot
Dans Hors collection 2022, pages 475 à 482
Éditions Presses Universitaires de France
ISBN 9782130835899
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 13/05/2023 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 191.99.151.235)

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• Hypothèses évolutionnaires
à propos des récurrences historiques
Nous avons étudié le devenir de la philosophie dans le temps et
l’espace, du premier millénaire av. J.-C. à aujourd’hui, du Japon
aux États-Unis et de la Russie au Maghreb. Derrière cette appa‑
rente dispersion, il y a de l’ordre, des constantes, des récurrences.
L’histoire de la philosophie n’est pas le cours tortueux d’un fleuve
unique qui se ramifierait et fertiliserait les diverses régions du
monde. Il existe plusieurs fleuves ; il y a des histoires de la philo‑
sophie comme il y a des civilisations. En contact les unes avec les
autres, se transmettant des croyances et des idées ; mais, malgré tout,
traçant chacune sa propre trajectoire. Nous avons constaté que les
formes de ces trajectoires se ressemblaient, qu’elles connaissaient
les mêmes inflexions et, souvent, finissaient leur course de la même
façon. La vie intellectuelle n’évolue pas d’une manière chaotique,
mais passe par différentes phases successives que l’on retrouve d’une
civilisation à l’autre.
Ces étapes qui rythment la vie intellectuelle, de l’Occident à
l’Orient et de l’Antiquité à l’époque contemporaine, nous les appe‑
lons préclassique, classique et postclassique. Elles correspondent
à des rapports de force – recomposés à chaque transition – entre
des pensées de type religieux, de type philosophique et de type

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scientifique. La vie intellectuelle des grandes civilisations est d’abord


dominée par la religion, avant que la philosophie n’émerge comme
nouveau mode de pensée et nouvelle source du savoir ; puis que
la science, à son tour, se place aux avant-postes de l’innovation
intellectuelle. Pour les civilisations ayant achevé leur cycle (Grèce,
Rome, Islam, Inde et Chine de l’Antiquité et du Moyen Âge), science
et philosophie finissent par disparaître et se fondre dans l’esprit
religieux – qui survit seul ultimement. Chaque cycle civilisationnel
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a ses particularités, mais, globalement, il est analogue aux autres.
Pour expliquer ces analogies, il n’est pas besoin d’invoquer
comme Hegel une « Raison dans l’Histoire » ; de même que le fina‑
lisme biologique n’est pas nécessaire pour expliquer le phénomène
des convergences évolutives. Il n’y a rien de mystérieux dans le fait
que la vie intellectuelle s’enrichisse et se ramifie d’une façon qui est à
peu près toujours la même. Nous avons montré en introduction que
les pensées religieuse, philosophique et scientifique correspondaient
aux paliers d’une décentration croissante. Une même dynamique est
à l’œuvre dans ces trois façons d’envisager l’accès à la vérité, car
elles ne sont que l’approfondissement graduel d’un mouvement intel‑
lectuel de décentrement. Un désir identique de déchiffrer le monde
pousse l’homme à penser successivement d’une manière religieuse,
philosophique et scientifique.
« L’homme a naturellement la passion de connaître », dit Aristote
(Métaphysique, A, 980a). Vraiment ? N’est-il pas aussi paresseux,
aimant se divertir ou s’oublier dans des activités improductives,
comme le montre Pascal ? Il n’en demeure pas moins que, du point
de vue évolutionnaire, Sapiens est un primate spécialisé dans l’intel‑
ligence. Son cerveau est l’organe par lequel il s’adapte au monde
– équivalent d’une carapace, d’un dard ou de crocs acérés. La fonc‑
tion de l’intelligence est de comprendre le réel naturel et humain.
Or compréhension requiert décentration. L’appétit de Sapiens pour
décrypter son environnement suffit à expliquer pourquoi, après
avoir fait confiance à l’intelligence collective (donc aux traditions,
autorités, ancêtres, dogmes institués) – car c’est un être foncièrement
social –, il en vient à raisonner, critiquer, examiner, analyser les

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choses d’une façon plus personnelle, avant d’inventer des procédures


et des protocoles savants pour percer plus avant les secrets du réel.
Pensée religieuse, philosophie et science remplissent la même fonc‑
tion évolutive et poursuivent cette vocation typiquement humaine :
comprendre.
Ainsi, les constantes historiques s’expliquent en dernière analyse
par le fait que l’homme est (presque) partout le même et poursuit
(presque) toujours la même quête. Allons plus loin. Plus elle se
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décentre, plus l’humanité se rassemble. La religion des Grecs res‑
semble peu à celle des anciens Chinois, qui n’a rien à voir avec
l’islam, qui diffère profondément du polythéisme hindou. Religion,
division. Certes, mais sa vertu première est de relier (religere) les
hommes ; ce qu’elle fait effectivement à son échelle. Sans compter
qu’il y a d’évidentes affinités entre les pensées religieuses. Les mythes
des diverses civilisations se ressemblent, les dieux se font aimer et
craindre d’une façon qui n’est pas toujours originale, le Cosmos
est souvent organisé comme un grand vivant et l’homme comme
un petit cosmos ; l’astrologie est universelle ; enfin, les mystiques
du monde entier tiennent à peu près le même discours. Quand on
passe de la religion à la philosophie, des convergences supplémen‑
taires apparaissent, car il s’agit de raisonner – et la raison n’est pas
aussi diversifiée que les croyances ni les traditions. Enfin, la science,
mode de décentration ultime, tend à unifier les esprits, quelles que
soient les langues et cultures. La même science envoie les Améri‑
cains et les Chinois dans l’espace, rend possibles les bombes russes
et indiennes. Les savants du monde entier parlent le même langage,
qui est celui de la pensée décentrée. En accomplissant la vocation
cognitive de l’intelligence humaine, la science fait apparaître cette
dernière dans la simplicité et l’universalité de sa fonction évolution‑
naire – la science mondialisée, emblème de l’unité humaine.
Que les histoires de la vie intellectuelle se ressemblent d’une
civilisation à l’autre n’est donc ni un hasard ni un mystère ; c’est
la manifestation du fait que l’humanité, en construisant graduelle‑
ment un savoir sur le monde et sur elle-même, obéisse à des méca‑
nismes transculturels. Des cultures éloignées produisent des systèmes

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explicatifs analogues (religieux, philosophiques puis scientifiques)


comme il pousse des ailes aux chauves-souris, aux oiseaux et aux
poissons volants, sans qu’aucun n’ait imité l’autre – convergence
évolutive. Le cerveau humain, support de la culture aussi bien que
des tendances transculturelles, suscite une vision de plus en plus
décentrée du monde – convergence historique.
Ces hypothèses pourraient rendre compte du passage, constaté
dans les huit civilisations étudiées, du religieux au philosophique
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et au scientifique. Mais elles n’expliquent pas pourquoi la science
et la philosophie finissent par se dissoudre dans la pensée reli‑
gieuse, avant que ne disparaisse la civilisation qui les porte toutes
les trois. Autrement dit, il reste à comprendre pourquoi l’histoire
est cyclique et pourquoi il n’existe pas une civilisation unique en
ascension constante. Certains voient dans la « mondialisation »
l’avènement d’une civilisation mondiale qui donnerait raison à cette
vision de l’histoire ; mais les mêmes constatent, non sans raison, que
ce processus « creuse les inégalités », suscite un « repli identitaire »
et divise l’humanité entre les « élites mondialisées » et les autres,
marginalisés économiquement et culturellement. Il faudrait aussi
remarquer que la science, qui par certains côtés unifie l’intelligence
humaine, la divise aussi bien – car l’abyme se creuse entre les repré‑
sentants du savoir décentré et la majorité qui continue de penser
que les dieux font la pluie et le beau temps. Comment l’humanité
peut-elle être à ce point une et plurielle ?
S’agissant plus particulièrement de la philosophie, il faudrait
expliquer pourquoi, dans la phase postclassique, elle se coupe de
la culture savante bien plus que ne l’impose la spécialisation dis‑
ciplinaire. En réalité – nous l’avons aperçu sans approfondir la
question –, la philosophie ne fait que suivre l’air du temps. C’est
toute la vie intellectuelle et culturelle (à l’exception de la science)
qui bascule dans le Postclassique. L’art, la littérature, la pensée
politique, juridique, morale, esthétique et philosophique épousent
une même courbe. La science seule (avec la puissance technologique
qui l’accompagne) poursuit sa trajectoire dans la continuité de l’âge
classique.

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Il faudrait analyser et expliquer ces phénomènes ; poursuivre le


comparatisme en associant plus étroitement les facteurs sociaux et
démographiques qui, en dernière instance, expliquent la dynamique
du cycle – car les phases préclassique, classique et postclassique
existent à l’échelle de la civilisation entière, et pas seulement en
histoire intellectuelle. Contentons-nous pour l’instant de résumer les
caractères essentiels des cycles en histoire de la philosophie.
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• Traits généraux des périodes préclassique,
classique et postclassique
Dans les huit civilisations étudiées, la pensée de type philoso‑
phique apparaît sur un terrain religieux (mythologique, cosmogo‑
nique, théologique ou une combinaison des trois). Selon les contextes,
elle se présente d’abord comme une mythologie rationalisée, une
cosmogonie transformée en métaphysique de l’univers ou une théo‑
logie conceptualisée, dialectisée, bref, réformée. L’histoire du pré‑
classique est celle de l’introduction puis de l’extension du discours
philosophique dans ou en marge du cadre religieux. Le rapport
religion-philosophie n’est pas frontal, car cette dernière n’est pas
encore reconnue comme une spécialité distincte. Elle insère plutôt
du pluralisme et de la conflictualité au sein de la pensée religieuse.
Celle-ci finit par se ramifier : tandis que certains s’occupent de pro‑
téger la tradition, d’autres la commentent, la discutent, cherchent
Dieu dans la nature ou dans l’homme, transforment l’exégèse en
réflexion juridique, morale et théorique ; bref, philosophent.
L’âge classique commence quand la vieille aristocratie (cléri‑
cale ou civile) représentant la tradition est concurrencée par une
nouvelle classe d’hommes imposant progressivement sa vision du
monde – marchands grecs, membres de la classe équestre à Rome,
mawâlî en Islam, kshatriya en Inde, lettrés chinois promus par voie
d’examen, etc. En un mot, la bourgeoisie (marchande, administra‑
tive, voire militaire) devient une force sociale, culturelle et intel‑
lectuelle incontournable. L’autonomisation de la philosophie par
rapport à la religion dépend notamment de la stratégie de cette
puissance montante : s’inscrire dans le sillon de l’aristocratie pour

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se légitimer ou l’affronter pour mieux la renverser. À Rome, les


chevaliers concurrencent le pouvoir sénatorial ; en Islam, les mawâlî
intègrent l’administration arabe ; en Inde, les hérétiques affrontent la
caste brahmanique ; en Europe, la République des Lettres se consti‑
tue en réseau intellectuel indépendant. La situation n’est jamais la
même, mais la pensée nouvelle coïncide toujours avec l’apparition
d’une force sociale, politique et économique nouvelle. Quand cette
logique de contestation-rénovation arrive à terme, l’irréductibilité
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de la philosophie est reconnue, explicitée, revendiquée et nommée
– comme en Europe.
La philosophie classique a deux traits essentiels : elle est critique
vis-à-vis des croyances et des valeurs de la vieille tradition religieuse
et elle est portée vers les savoirs positifs. Philosophes-sceptiques et
philosophes-savants sont les deux figures marquantes de l’âge clas‑
sique – souvent associées. Sophistes grecs, zindîq en terre d’Islam,
nâstika indiens, libres penseurs en Chine, au Japon ou en Europe
– même prise de distance avec les vérités et normes du passé. Si ces
hérétiques sont souvent bannis, exécutés ou marginalisés, il arrive
aussi qu’ils acquièrent une grande notoriété et se hissent au sommet
de la société (dans l’Europe des Lumières, par exemple, les libres
penseurs ne sont nullement des marginaux). La plupart d’entre eux
sont des indépendants qui tiennent à bonne distance le pouvoir
politique (qu’ils critiquent), institutionnel et universitaire (où ils
n’entendent pas faire carrière).
Les philosophes classiques sont aussi tournés vers l’étude de la
nature et de la réalité humaine. Curieux de tout, ils engagent la
réflexion dans de multiples directions. Certaines spécialités existent
depuis longtemps, comme les mathématiques (associés à la numéro‑
logie), l’astronomie (associée à l’astrologie), la chimie (alchimique),
la médecine (préscientifique), la grammaire (dans un cadre exégé‑
tique), l’histoire (annalistique) ou encore le droit. Les nouveaux
philosophes transforment ces demi-savoirs en savoirs et, surtout,
se donnent un nouvel objet d’étude – l’homme. L’âge classique
voit naître les ancêtres de la sociologie, psychologie, anthropologie,
économie ou encore démographie. Les philosophes, fascinés par

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la diversité humaine, voyant la variété des normes et des goûts,


ajoutent à leur scepticisme critique un parfum relativiste ringardisant
les universaux comme des illusions religieuses ou ethnocentriques.
Le classicisme dure peu ; entre cinquante et cent ans, en moyenne
– alors que le Préclassique s’étale souvent sur plusieurs siècles et
le Postclassique est plus long encore. Tout se passe comme si l’âge
classique était un équilibre fragile, un sommet à peine arrondi entre
deux longues pentes.
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Le tournant postclassique correspond à une autonomisation (plus
ou moins marquée) des savoirs positifs par rapport à la philosophie
et un désintérêt de celle-ci pour ceux-là. Comme si les voir grandir
lui déplaisait, ou, plus probablement, comme si elle avait désormais
des préoccupations plus urgentes : renouer un lien au sacré et en finir
avec le relativisme pour raviver la croyance aux idéaux grandioses.
Sur les ruines du scepticisme, les philosophes construisent de vastes
synthèses théoriques. La pensée se conforte dans son excellence, au
lieu de se méfier d’elle-même et se décentrer. Aussi prend-elle les
idées qu’elle sécrète pour des réalités. L’âge des systèmes s’ouvre
et, avec lui, celui de l’idéalisme.
Au même moment émergent des écoles, des universités et des
institutions où l’esprit est assuré de n’avoir plus de contact qu’avec
lui-même. C’est le temps des professeurs, des maîtres et des dis‑
ciples. Bientôt, les corporations en rivalité édifient des forteresses
doctrinales, où l’enjeu est moins de dire le vrai que de dominer.
On le voit dans les écoles hellénistiques, les madrasa islamiques, les
darshana indiennes, le système chinois du mandarinat et, bien sûr,
les universités d’Occident, de Russie et du monde entier. L’État,
souvent, chapeaute ces institutions et fonctionnarise les philosophes
qui y dispensent un enseignement routinisé.
Non seulement la philosophie rompt son lien aux sciences (autres
disciplines, autres carrières), mais elle perd aussi contact avec la vie.
La philosophie de professeur n’est pas une sagesse ni un guide pour
éclairer les enjeux de l’existence humaine. C’est une philosophie
abstraite, désincarnée, tournée vers les concepts et détournée du
réel aussi bien scientifique que social et existentiel. La philosophie

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politique et morale, comme la philosophie générale, se fait idéaliste,


utopique, rêveuse. Ou bien elle se replie sur l’intimité et ne s’occupe
plus que du plaisir et du bonheur individuels. On refait le monde
en idées ou on se retire du monde.
Pendant ce temps, les barbares franchissent les frontières – peuples
germaniques dans l’Empire romain ; Turcs, Mongols, chrétiens et
Berbères en Islam ; Huns et Mongols en Inde et Chine, Afghans
dans la Perse safavide, etc. Les conditions politiques et sociales se
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dégradant et de nouvelles croyances menaçant les anciennes, les
écoles philosophiques cessent de se quereller pour faire bloc. C’est
l’âge du syncrétisme. On le voit dans la Grèce hellénistique face
au christianisme, dans l’Inde brahmanique et hindouiste face au
bouddhisme et partout où la pensée traditionaliste sent la tradi‑
tion en danger. Finalement, le syncrétisme unifie toutes les écoles
philosophiques dans une pensée religieuse résiduelle et la culture se
réduit à sa plus simple expression.
Sur les huit civilisations étudiées, quatre n’ont pas achevé leur
cycle – Euro-Occident, Russie, Chine moderne et Japon. Le Post‑
classique n’y a commencé qu’à la fin du xviiie siècle. À moins qu’il
ne se passe quelque chose d’exceptionnel qui rompe la cyclicité
de l’histoire, il faut s’attendre à voir la philosophie de ces régions
suivre la pente postclassique habituelle – religiosité, scolastique,
syncrétisme, extinction. Le processus est déjà à l’œuvre, comme nous
l’avons vu. Peut-on freiner le mouvement, stopper le cycle, impulser
un nouvel élan, détromper les pronostics ? Peut-être, mais ça ne
dépend pas que de la bonne volonté des philosophes, car ils sont
entraînés par un mouvement intellectuel, culturel et social global.
Les cycles de l’histoire intellectuelle sont aussi ceux de l’histoire
civilisationnelle. Il faudra donc examiner les ressorts de la cyclicité
à un niveau plus général.

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