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Deux points d'actualité de Simondon

Jean-Hugues Barthélémy
Dans Revue philosophique de la France et de l'étranger 2006/3 (Tome 131), pages 299
à 310
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0035-3833
ISBN 9782130555117
DOI 10.3917/rphi.063.0299
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 15/10/2023 sur www.cairn.info (IP: 90.51.241.245)

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DEUX POINTS D’ACTUALITÉ
DE SIMONDON

Introduction : l’Encyclopédisme génétique


face à la crise du sens

L’ensemble formé par les deux thèses L’individuation à la


lumière des notions de forme et d’information et Du mode d’existence
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des objets techniques peut être nommé « doctrine de l’Ency-
clopédisme génétique », parce que Simondon avait pour projet de
renouveler l’Encyclopédisme en lui donnant pour tâche de penser
la genèse – nommée par lui « individuation » en un sens large de ce
terme – des êtres physiques, vitaux, psychosociaux et techniques.
Or, les raisons de l’actualité de l’Encyclopédisme génétique sont
nombreuses, et nous voudrions aborder ici deux des principales.
On peut au préalable poser le constat général suivant : à une
époque où, dans le domaine de la recherche et de la pensée, non
seulement les sciences humaines mais aussi désormais les neuro-
sciences et les sciences cognitives gagnent du terrain sur un ques-
tionnement philosophique qui, certes, se popularise mais qui juste-
ment n’a plus de place dans la société que sous sa forme
vulgarisée, l’Encyclopédisme génétique constitue une tâche de
maîtrise des contenus scientifiques qui permet de délimiter l’em-
prise des nouvelles sciences conquérantes en dégageant le sens tou-
jours relatif de leur activité. À partir de ce constat général, on peut
être tenté de penser avec Simondon que seule une nouvelle syn-
thèse encyclopédique provoquerait la prise de con-science néces-
saire à la résorption de la crise du sens qui caractérise notre
époque, crise dont les symptômes sont d’abord la disparition pro-
blématique des idéologies politiques et l’impossibilité d’une tra-
duction des connaissances scientifiques en langage commun.
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Cette impossibilité est constatable notamment en physique


quantique, et chez Simondon elle est liée au fait que ce domaine de
la physique est par excellence celui qui peut inspirer ce que Bache-
lard appelait de ses vœux sous le nom de « révolution einstei-
nienne »1 en philosophie, après la « révolution copernicienne »
accomplie par Kant. Qu’on ne s’y trompe pas, la révolution einstei-
nienne en philosophie serait davantage inspirée par la physique
quantique que par la théorie einsteinienne de la Relativité, de
même que la révolution copernicienne de Kant était davantage ins-
pirée par l’a priori galiléen du plan incliné que par Copernic, parce
que les noms donnés à ces révolutions philosophiques respective-
ment passée et à venir reposent sur des analogies structurales qui ne
sont pas encore un lien d’inspiration méthodologique2. L’Encyclo-
pédisme génétique de Simondon se veut précisément un « relati-
visme » pris au « sens nouveau »3 d’une Relativité philosophique ou
révolution einsteinienne en philosophie.
C’est pourquoi l’un des deux points d’actualité de Simondon que
nous aborderons ici sera la capacité de l’Encyclopédisme génétique
à fournir, dans le champ de la théorie de la connaissance, un au-delà
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du débat très vivant entre l’essentialisme, aujourd’hui soutenu par
nombre de philosophes de la logique ou même par certains phéno-
ménologues, et le relativisme, ce dernier étant par nous rattaché à
Kuhn et à la très en vogue sociologie des sciences. Mais nous com-
mencerons par l’autre point d’actualité de Simondon, lui aussi occa-
sion d’un dialogue avec la sociologie des sciences : la question d’une
pensée non essentialiste de l’homme et de la technique. Car la
grande force de Simondon est sans aucun doute d’avoir repensé
l’homme comme ce vivant dont la « transindividualité » psychoso-
ciale possède pour « modèle », dit-il, une relation dont l’objet tech-
nique est le « support ». Par là Simondon fournit, on le verra, de
quoi arbitrer mais aussi dépasser le conflit entre ce qu’Andrew
Feenberg, dans son livre (Re)penser la technique4, revendique sous
le nom de « constructivisme social » et ce qu’il nomme l’ « essentia-
lisme » de la pensée heideggérienne de la technique.

1. Voir Gaston Bachelard, « La dialectique philosophique des notions de la


Relativité », in L’engagement rationaliste, Paris, PUF, 1973.
2. Sur ce point, voir le premier chapitre de notre Penser la connaissance et
la technique après Simondon, Paris, L’Harmattan, 2005.
3. G. Simondon, L’individuation à la lumière des notions de forme et d’infor-
mation, Grenoble, Millon, 2005, p. 548.
4. Andrew Feenberg, (Re)penser la technique, trad. A.-M. Dibon, Paris, La
Découverte/MAUSS, 2004.
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Une pensée « non anthropologique » de l’homme et de la technique

L’Encyclopédisme génétique présente, en effet, d’abord l’avan-


tage de nous fournir une pensée « non anthropologique », dit
Simondon, de l’homme et de la technique, et cet avantage se mani-
feste dans le fait que la sociologie des sciences, dont le représentant
français le plus connu est Bruno Latour, s’inspire régulièrement de
Simondon pour penser l’homme et la technique, mais sans maîtriser
la profondeur précisément non anthropologique de sa pensée. Par le
mot « profondeur » il faut entendre ici la capacité de la pensée de
Simondon à fournir une alternative à la non-anthropologie reven-
diquée par Heidegger, et par « non-anthropologie » il faut entendre
chez Simondon une pensée qui, d’une part, ne coupe pas l’homme
du vivant, d’autre part, ne réduit pas la technique à son usage pour
l’homme et au paradigme du travail. Sur ces deux points Simondon
s’opposerait à l’anthropologie néo-kantienne de Habermas, mais la
non-anthropologie simondonienne ne rejoint pour autant la non-
anthropologie heideggérienne ni sur le premier point ni même sur le
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second, malgré les apparences. Chez Heidegger en effet, « l’essence
de la technique ne peut être conduite dans la métamorphose de son
destin sans l’aide de l’homme »1, et c’est encore au nom de l’essence
de l’homme, nommée « Dasein », que l’essence de la technique est
dite n’avoir « rien de technique »2, c’est-à-dire rien d’une simple
opération ou d’un simple moyen humain. Aux yeux de Simondon,
la distinction entre le technique et l’essence de la technique serait
un artifice relevant d’une conception encore anthropologique de
l’homme et, finalement, aussi de la technique, cette distinction
étant parallèle à celle qui est faite entre l’humain et l’essence de
l’homme, dont relève pour Heidegger le « destin » de l’essence de la
technique.
Or la confrontation à Heidegger est ce que ne peut sérieusement
endurer la sociologie des sciences dans sa tentative pour renouveler
la pensée des sciences mais aussi de l’homme et de la technique,
parce que cette sociologie des sciences se réfère à Simondon sans se

1. M. Heidegger, « Le tournant », in Questions III et IV, trad. J. Beaufret


et al., Paris, Gallimard, p. 311.
2. « La question de la technique », in Essais et conférences, trad. A. Préau
et J. Beaufret, Paris, Gallimard, 1958, p. 9. Pour une critique interne de la pré-
tendue non-anthropologie heideggérienne, voir notre article « La question de la
non-anthropologie », in J.-M. Vaysse (éd.), Technique, monde, individuation.
Heidegger, Simondon, Deleuze, Georg Olms Verlag, 2006.
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débarrasser pour autant de toute naïveté anthropologique. Ainsi en


est-il d’Andrew Feenberg dans (Re)penser la technique. Feenberg,
représentant original de la sociologie des sciences et du courant qu’il
nomme lui-même le « constructivisme social », désormais dominant
outre-Atlantique, veut d’abord montrer qu’en posant la technique
comme une « essence » indépendante du monde social, la tradition
continentale issue de Heidegger – et encore incarnée selon Feenberg
par Habermas – ne nous condamne à l’impuissance devant la
« fatalité » technique que parce qu’elle ne parvient pas elle-même à
penser la technique dans toute sa complexité. En insistant sur la
dimension nécessairement sociale de toute technologie, Feenberg
veut nous conduire à rejeter l’opposition stérile entre technicisme et
antitechnicisme, et dessiner à terme la perspective d’un contrôle
démocratique des nouvelles technologies.
Or lorsqu’il veut rendre à nouveau possible une conception du
progrès – dont il faut bien en effet rendre compte dans le domaine tech-
nique qui est son lieu privilégié – sans pour autant retomber dans
l’affirmation essentialiste et « déterministe », pour reprendre un
autre qualificatif qu’il affectionne, d’une indépendance du progrès
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technique comme processus irréversible, Feenberg ne se contente
plus de la référence qu’il avait eu plusieurs fois l’occasion de faire à
la « sociologie des sciences » anti-essentialiste de Bruno Latour,
mais trouve « un point de départ dans les travaux de Gilbert
Simondon »1. Il y a de fait une apparente convergence théorique de
Simondon et de Feenberg pour dénoncer la confusion trop souvent
faite entre la technicité de la technique et son utilité pour les besoins
humains. Comme le rappelle Feenberg, Simondon a montré que la
loi de développement du « mode d’existence » de la technique est
une convergence des fonctions ou une multifonctionnalité crois-
sante, que Simondon nomme « concrétisation ». C’est en ce sens
qu’on peut parler d’un progrès technique et, contrairement à un
simple critère de développement tel que la croissance de la producti-
vité, la concrétisation internalise l’environnement social et naturel :
la distinction entre technicité et utilité pour les besoins humains
n’est absolument pas une distinction entre une « essence » tech-
nique et le monde social.
Toutefois une difficulté se présente, qui sera le symptôme de ce
que Feenberg, contrairement à Simondon, ne voit pas que la « concréti-
sation » ou convergence des fonctions fondant la technicité proprement

1. Ibid., p. 210.
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dite comme progrès repose sur un perfectionnement du fonctionnement


qui ne se ramène à aucune fonction comprise comme usage. Ce symp-
tôme est le suivant : Feenberg reproche à l’essentialisme de séparer
l’utilisation de la technique, nommée aussi par lui sa « fonction »,
de son contexte social. Or, disant cela, il ne tient pas compte de la
complexification introduite par Simondon, laquelle pourtant pro-
longe la distinction que tous deux font entre la technicité de la tech-
nique et son utilité pour les besoins humains : il s’agit de la com-
plexification distinguant usage et fonctionnement de la technique1.
Car il n’y a véritablement d’internalisation du social par la tech-
nique dans sa technicité proprement dite que dans le fonctionnement,
et c’est pourquoi la dimension sociale y devient invisible aux yeux de
l’essentialisme – lequel n’est pas, en effet, aveugle par accident ou
par handicap. L’usage, lui, qui relève de ce que Feenberg nomme
« utilité » ou « fonction », possède une dimension sociale immédia-
tement visible, mais encore externe à la technicité proprement dite,
et c’est justement pourquoi l’essentialisme avait cru pouvoir séparer
essence de la technique et monde social. Ainsi seulement peut-on expli-
quer la cécité de l’essentialisme.
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Les réseaux informatiques sont par excellence ceux dont l’usage
immédiatement social dissimule l’internalisation réelle du social par
la technicité proprement dite comprise comme fonctionnement.
C’est du moins ce que devrait révéler l’étude plus précise du progrès
de l’ordinateur en tant que processus de « concrétisation » au sens
défini par Simondon. En attendant cette étude, ce qui vérifie à la
fois la pertinence et la nouveauté de cette complexification théo-
rique introduite par Simondon, c’est tout à la fois le pas que fait
Feenberg en direction d’elle et l’incohérence que cela introduit au
sein de sa propre conception, lorsqu’il fait dire à l’essentialisme que
« la technique n’est sociale que dans la mesure où elle est utilisée
“pour” quelque chose. Ce qui fait de la structure de la technique “en
soi” un résidu non social »2. Ici l’essentialisme n’est plus dit séparer
utilité et dimension sociale mais voir, au contraire, la seconde dans
la première, et c’est la « structure » qui devient ce qui est séparé.
Cela ne correspond plus à la précédente présentation de l’essen-
tialisme par Feenberg, mais contient potentiellement la complexifi-
cation propre à Simondon : en ne voyant le social que dans l’utilité,

1. Sur la pensée simondonienne de la technique, voir la deuxième partie de


notre Penser la connaissance et la technique après Simondon, op. cit., qui procède
à l’exégèse de son classique Du mode d’existence des objets techniques.
2. Ibid., p. 205.
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par où il n’est pas encore internalisé à la technicité proprement dite,


l’essentialisme croit pouvoir séparer technique et monde social,
alors qu’il existe bien une internalisation du second par la première,
mais ailleurs que dans l’utilité puisqu’elle a lieu dans le fonctionne-
ment et rend justement invisible ce qui est internalisé.
Simondon nous permettrait donc de penser une situation théo-
rique paradoxale, restée inaperçue de l’essentialisme mais aussi de
Feenberg, et cette situation paradoxale prendrait tout son sens avec
les réseaux informatiques. C’est cette situation paradoxale qui per-
mettra, en outre, de rendre compte de l’ambiguïté reconnue de
notre monde actuel : là même où se dessinent les conditions nouvel-
les d’une démocratie élargie par la communication de tous avec tous
sur Internet, se produit aussi une division du social qui en effet ne
s’assume plus lui-même dans son devenir-technique, ce que Simon-
don a nommé « aliénation » mais en un sens nouveau1. Les réseaux
informatiques sont le lieu par excellence de cette division du social
provoquée par la « concrétisation » de la technique en support du
transindividuel. Ce n’est pas seulement la « culture » qui ne par-
vient pas à reconnaître le technique comme humain : c’est la crois-
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sance même de l’internalisation du social par la technique qui porte
atteinte à la conscience que le social a de lui-même. C’est pourquoi
une prise de conscience est nécessaire, qui réconcilie le social avec
lui-même au sein de sa nouvelle réalité technique en dévoilant les
significations portées par les objets techniques. Il n’y a là aucun
technicisme, mais seulement un humanisme qui refuse ce que
Simondon nomme le « facile humanisme »2, celui qui ne voit ni la
réalité humaine de la technique ni la réalité technique de l’homme.
Le technicisme, lui, ne les voit pas non plus, mais oppose technique
et culture comme le fait l’humanisme facile. C’est pourquoi la prise
de conscience requise se situe au-delà de leur alternative, et exige un
effort théorique considérable.

Contre le relativisme ambiant : une Relativité philosophique

Une seconde actualité de l’Encyclopédisme génétique concerne


la théorie de la connaissance. On sait l’ébranlement provoqué par
La structure des révolutions scientifiques de Kuhn, ouvrage célèbre

1. Sur la pensée simondonienne de l’aliénation, voir la deuxième partie de


notre Penser la connaissance et la technique après Simondon, op. cit.
2. G. Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier,
1958, p. 9.
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qui a largement nourri ce que nous nommerons le « relativisme


ambiant » des contemporains et, notamment, le relativisme de la
sociologie des sciences précédemment évoquée. Nous avons dit ail-
leurs en quoi ce relativisme nous paraissait intenable, et pourquoi
on ne pouvait y reconduire la position de Simondon, contrairement
à ce qu’avait tenté de faire Isabelle Stengers, et malgré le vocable
« relativisme » utilisé trompeusement par Simondon lui-même1.
Nous voudrions simplement ici préciser quelle comparaison on peut
justement substituer à la comparaison erronée entre Simondon et
Kuhn. Or, ce faisant, il apparaîtra que la doctrine de Simondon
pourrait, en effet, sembler dans un premier temps menacée de rela-
tivisme, mais que dans un second temps le partage théorique avec
un autre penseur original fait de Simondon un homme de la Relati-
vité philosophique dans sa différence réelle, qu’il faudra dire elle
aussi, avec le relativisme. Cet autre penseur original a pour nom
Ludwig von Bertalanffy.
Partons pour cela d’un passage à la fois obscur et décisif de
L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information,
dans lequel Simondon écrit :
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« Si la connaissance retrouve les lignes qui permettent d’interpréter le
monde selon les lois stables, ce n’est pas parce qu’il existe dans le sujet des
formes a priori de la sensibilité dont la cohérence avec les données brutes
venant du monde par la sensation serait inexplicable ; c’est parce que l’être
comme sujet et l’être comme objet proviennent de la même réalité primi-
tive, et que la pensée qui maintenant paraît instituer une inexplicable rela-
tion entre l’objet et le sujet prolonge en fait seulement cette individua-
tion initiale ; les conditions de possibilité de la connaissance sont en fait les
causes d’existence de l’être individué. L’individualisation différencie les
êtres les uns par rapport aux autres, mais elle tisse aussi des relations entre
eux ; elle les rattache les uns aux autres parce que les schèmes selon les-
quels l’individuation se poursuit sont communs à un certain nombre de cir-
constances qui peuvent se reproduire pour plusieurs sujets. L’universalité
de droit de la connaissance est bien, en effet, universalité de droit, mais
cette universalité passe par la médiation des conditions d’individua-
lisation, identiques pour tous les êtres placés dans les mêmes circonstances
et ayant reçu à la base les mêmes fondements d’individuation ; c’est parce

1. Voir notre Penser la connaissance et la technique après Simondon, op. cit.,


première partie, chapitre premier, 2. Rappelons que Simondon qualifie la
théorie kantienne de la connaissance de « relativisme phénoméniste ». Le voca-
bulaire simondonien présente à certains égards les mêmes flous que le vocabu-
laire bachelardien, et donc la même infidélité à ce qu’il faut appeler, par con-
traste, la rigueur de leur pensée. Ainsi encore, lorsqu’il combat l’alternative
entre mécanisme et vitalisme, Simondon parle de « matérialisme » et de « spiri-
tualisme », influencé qu’il est ici par le vocabulaire de Teilhard de Chardin
dans La place de l’homme dans la nature, paru en 1956.
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que l’individuation est universelle comme fondement de la relation entre


l’objet et le sujet que la connaissance se donne de manière valide comme
universelle. »1
Ce qui menace une telle pensée de l’individuation comme don-
nant les conditions communes d’individualisation, c’est bien le rela-
tivisme, dans la mesure où les conditions de droit de la connaissance
y sont en fait pensées comme conditions de fait du droit. Une telle
factualité du droit était à vrai dire ce que Husserl reprochait déjà à
Kant sous les appellations de « subjectivisme » – par opposition à
l’objectivisme – et de « psychologisme » – par opposition au logi-
cisme –, mais ici cette factualité commune n’est même plus garantie
comme universelle. Au « relativisme phénoméniste » que Simondon
prêtera à Kant succéderait donc ici un relativisme génétique pour
lequel l’universalité même des conditions de la connaissance n’est
pas garantie. Or un moyen est donné d’éviter ce danger du relati-
visme, et ce moyen entrera à terme pleinement dans le cadre de ce
que nous avons nommé une Relativité philosophique dans sa dis-
tinction d’avec tout relativisme. Il s’agit pour l’instant de dégager
ce moyen comme tel, et pour cela nous partirons des réflexions de
Bertalanffy, auquel s’est posé le même problème du relativisme, et
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dont la solution échappe partiellement à Simondon, même si réci-
proquement c’est en approfondissant l’idée simondonienne d’indi-
viduation de la connaissance que la solution de Bertalanffy pourra
se déployer pleinement.
La Théorie générale des systèmes de Ludwig von Bertalanffy
converge au moins partiellement avec les vues de Simondon. Mais
ce qu’il importe de souligner ici, c’est que cette fois Bertalanffy
apporte une solution à l’aporie commune résultant de ces vues
convergentes, aporie que Bertalanffy a l’honnêteté d’énoncer expli-
citement. Or cette solution, qui est bien présente également chez
Simondon, n’est cependant pas développée comme telle par ce der-
nier. Avant d’en venir à ce point, rappelons d’abord la convergence
des vues qui font naître l’aporie. Le chapitre 10 de la Théorie générale
des systèmes, intitulé « La relativité des catégories », soutient la
thèse de « la relativité biologique et culturelle des catégories de
l’expérience et de la connaissance »2, en s’appuyant pour cela sur la
fameuse « hypothèse de Whorf », laquelle, au dire de Bertalanffy,

1. G. Simondon, L’individuation à la lumière des notions de forme et d’infor-


mation, op. cit., p. 264 (souligné par l’auteur).
2. Trad. J.-B. Chabrol, Paris, Dunod, 1973, p. 243.
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eut « plus d’échos » et créa « plus de controverses » que tous les


autres « développements récents des sciences anthropologiques »1.
Benjamin Whorf formulait ainsi son hypothèse :
« Nous nous trouvons alors devant un nouveau principe de relativité ;
il affirme que tous les observateurs ne sont pas amenés à la même image de
l’univers par la même preuve physique, à moins qu’ils n’aient le même
arrière-plan linguistique [...]. Si nous découpons et si nous organisons
l’étendue et le cours des événements comme nous le faisons, c’est en grande
partie parce que nous sommes face à une convention d’agir ainsi, à travers
notre langue maternelle, ce n’est pas à cause d’une classification visible par
tous de la nature elle-même. »2
C’est par Benvéniste3, et non par Whorf, que les philosophes
continentaux, pour leur part, ont découvert ce que Bertalanffy
nomme « la détermination linguistique des catégories de la connais-
sance »4, en l’occurrence sous la forme de la relativité linguistique
de l’ontologie aristotélicienne, à laquelle Bertalanffy fait d’ailleurs
allusion : « La Substance et l’Attribut aristotéliciens ressemblent de
façon remarquable au nom et à l’adjectif attribut indo-euro-
péens »5.Quant à la relativité du découpage et de la classification de
la réalité, elle s’illustre classiquement chez les philosophes par
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l’exemple du grand nombre de neiges différentes existant aux
« yeux » des esquimaux. Mais cette relativité n’est pas interpré-
table en termes de détermination linguistique unilatérale et réduc-
trice : « Soulignons en passant que la relation entre le langage et la
vision du monde n’est pas unilatérale mais réciproque, ce qui n’a
peut-être pas été dit clairement par Whorf. La structure du langage
semble déterminer quels traits de la réalité on abstrait et, de là,
quelles formes prennent les catégories de pensée. D’un autre côté, la
vue du monde détermine et forme le langage »6. C’est pourquoi Ber-
talanffy élargit pour sa part le linguistique au culturel, et lui adjoint
le biologique : « Le problème général qui est posé peut s’exprimer
ainsi : dans quelle mesure les catégories de notre pensée sont-elles
modelées par les facteurs biologiques et culturels ? Dans quelle
mesure en dépendent-elles ? Il est évident qu’ainsi posé le problème

1. Ibid., p. 227. Signalons que l’hypothèse de Whorf n’est en fait que la


radicalisation de la pensée de son maître Sapir, que Whorf fit connaître.
2. Collected papers on Metalinguistics, cité par Bertalanffy, Théorie générale
des systèmes, op. cit., p. 227.
3. « Catégories de pensée et catégories de langue », in Problèmes de linguis-
tique générale, Paris, Gallimard, 1966.
4. Théorie générale des systèmes, op. cit., p. 230-231.
5. W. Labarre, The Human Animal, cité par Bertalanffy, Théorie générale
des systèmes, op. cit., p. 230.
6. L. Bertalanffy, Théorie générale des systèmes, op. cit., p. 242.
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dépasse de loin les frontières de la linguistique et qu’il aborde la


question des fondations de la connaissance humaine »1.
On ne saurait donc, même en cela, opposer Bertalanffy au point
de vue développé par Simondon lorsque ce dernier écrit qu’ « il est
absolument insuffisant de dire que c’est le langage qui permet à
l’homme d’accéder aux significations ; s’il n’y avait pas de significa-
tions pour soutenir le langage, il n’y aurait pas le langage »2. En
pensant la « relativité biologique et culturelle des catégories de
l’expérience et de la connaissance », Bertalanffy rejoint Simondon
pour souligner l’existence de conditions communes
d’individualisation qui transcendent la simple détermination lin-
guistique de la pensée. Or, face au danger évident de relativisme qui
menace encore, malgré cette ouverture extralinguistique, une telle
pensée de ce que nous avons nommé, en parlant de Simondon, des
conditions de fait du droit, Bertalanffy développe une réflexion abso-
lument essentielle parce que permettant au relativisme, toujours
autoréfutant – et conceptuellement faible – en tant que tel, de se
muer en une relativité qui seule légitimerait l’appellation de « nou-
veau principe de relativité » utilisée par Whorf :
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« C’est une caractéristique essentielle de la science de se dé-anthro-
pomorphiser progressivement, c’est-à-dire d’éliminer petit à petit les traits
dus spécifiquement à l’expérience humaine. La physique part nécessaire-
ment de l’expérience sensorielle de l’œil, de l’oreille, de la sensibilité ther-
mique, etc., et construit ensuite des domaines tels que l’optique, l’acous-
tique, la théorie de la chaleur, etc., qui correspondent aux domaines de
l’expérience sensorielle. Mais tout de suite ces disciplines évoluent en
quelque chose qui n’a plus de relation avec le “visualisable” et l’ “intui-
tif” : l’optique et l’électricité deviennent la théorie électromagnétique, la
mécanique et la théorie de la chaleur deviennent la thermodynamique sta-
tistique, etc. Cette évolution est liée à l’invention de l’organe des sens arti-
ficiel et au remplacement de l’observateur humain par un appareil enregis-
treur. [...] Donc, la spécificité de notre expérience humaine se trouve
progressivement éliminée. Ce qui reste éventuellement, c’est un système de
relations mathématiques »3.
Mathématisation et instrumentation sont les deux faces de cette
même pièce qu’est la physique, et le décentrement du sujet en quoi
ces deux faces consistent est ce qui garantit à la physique de ne pou-
voir être absorbée par une lecture relativiste au sens du relativisme,
mais seulement par une lecture « relativiste » au sens d’une relati-
vité, par laquelle il faut donc entendre ce « nouveau sens » donné

1. Ibid., p. 231.
2. G. Simondon, L’individuation à la lumière des notions de forme et d’infor-
mation, op. cit., p. 307.
3. Théorie générale des systèmes, op. cit., p. 246-248.
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Revue philosophique, n 3/2006, p. 299 à 310
Deux points d’actualité de Simondon 309

par Simondon au « relativisme »1. Un point, lui-même double, doit


toutefois être contesté dans le propos de Bertalanffy. À l’ « évo-
lution » de la physique comme passant « tout de suite » à de la
techno-science à partir de disciplines correspondant initialement
« aux domaines de l’expérience sensorielle », il faut d’une part subs-
tituer une rupture entre connaissance sensible et connaissance
scientifique, rupture dont ce que l’on nomme « techno-science
contemporaine » n’est d’autre part que la révélation différée parce
que c’est en fait la physique galiléo-newtonienne elle-même qui ins-
crit toute ob-jectivité physique comme techniquement fondée.

Conclusion : Simondon et l’époque des techno-sciences

Les deux points d’actualité de Simondon que nous avons tenu à


aborder ici sont évidemment, ainsi que nous l’avons rapidement
signalé en Introduction, liés entre eux, et nous voudrions insister
pour finir sur la nature et l’importance de ce lien. Il est d’abord
apparu que la manière dont la pensée simondonienne de la tech-
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nique se démarque de la pensée heideggérienne ne consiste pas pour
autant à retomber dans l’ « anthropologie » qui caractériserait
encore, aux yeux de Simondon, le constructivisme social de la socio-
logie des sciences. Dire qu’il n’y a pas une essence de l’homme par
laquelle la technique se ferait paradoxalement – telle était l’ambi-
guïté heideggérienne – destin indépendant du devenir social des
hommes, ce n’est pas pour autant soumettre la technique à ce deve-
nir social, comme voudrait le faire le constructivisme social. Or ce
dépassement de l’alternative entre une pensée destinale – mais
encore implicitement et contradictoirement anthropologique quoi
qu’elle en dise – et une pensée explicitement anthropologique de la
technique est aussi un dépassement de l’opposition entre essentia-
lisme et relativisme en matière de théorie de la connaissance. En
effet, là où est reconnue l’indépendance relative, bien que non desti-
nale, du progrès technique à l’égard des usages commandés par la
société humaine et le travail, là également s’affirme la valeur intrin-
sèque d’une science elle-même moins socialement que techniquement
conditionnée.

1. Sur le décentrement mathématico-instrumental du physicien, voir notre


Penser la connaissance et la technique après Simondon, op. cit., premier et der-
nier chapitres.
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Revue philosophique, n 3/2006, p. 299 à 310
310 Jean-Hugues Barthélémy

Bachelard, en parlant de « phénoménotechnique », avait le pre-


mier commencé de penser cette constitutivité technique de l’objec-
tivité scientifique, lieu de ce que nous nommons pour notre part un
décentrement mathématico-instrumental du sujet connaissant. Mais
son idée d’une « cité savante » nourrirait aujourd’hui une opposi-
tion encore trop naïve au constructivisme social, parce que n’allant
pas jusqu’à penser les mathématiques elles-mêmes comme virtua-
lités techniquement conditionnées et comme instrument. Or c’est
seulement en ancrant la pensée scientifique et les mathématiques
elles-mêmes dans la technique que l’on pourra, non seulement révé-
ler l’insuffisance d’une conception qui faisait de la technique une
simple application de la connaissance scientifique, mais également
contrecarrer le relativisme inhérent aux thèses du constructivisme
social sur la genèse des connaissances. C’est pourquoi l’époque des
techno-sciences est justement celle, non du relativisme kuhnien,
mais de la Relativité philosophique dont Simondon, en conformité
avec l’appel bachelardien à une « révolution einsteinienne » en phi-
losophie, nous a livré les premiers éléments. C’est ce qu’avait bien
compris Alexis Philonenko lorsque, au terme du premier tome de
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son étude du criticisme kantien et de sa « révolution coperni-
cienne », il annonçait en 1969 qu’ « en un siècle où la machine tient
une place de plus en plus grande dans la constitution de la connais-
sance, la raison humaine se complique et se transforme. Quel sera
exactement le sort de la raison désormais liée à la machine d’une
manière étroite ? Nul ne peut le dire exactement – mais c’est dans
cet avenir que le kantisme agonisera »1.

Jean-Hugues BARTHÉLÉMY,
Quimper et Université de Paris VIII.

1. A. Philonenko, L’œuvre de Kant, Paris, Vrin, 1969, p. 336 (souligné par


l’auteur).

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Revue philosophique, n 3/2006, p. 299 à 310

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