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A propos de l'origine des « Leçons sur la conscience intime du temps »

Author(s): Wioletta Miskiewicz


Source: Revue de Métaphysique et de Morale , Octobre-Décembre 1984, 89e Année, No. 4
(Octobre-Décembre 1984), pp. 536-542
Published by: Presses Universitaires de France

Stable URL: https://www.jstor.org/stable/40902623

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A propos de l'origine des « Leçons
sur la conscience intime
du temps »

Les Presses Universitaires de France viennent de rééditer les Leçons pour


une phénoménologie de la conscience intime du temps, de E. Husserl '
dont l'original allemand Vorlesungen zur Phänomenologie des inneren
Zeitbewußtseins est Tunique publication de Husserl consacrée explicitement
aux analyses de la conscience du temps.
Ce texte est, parmi les œuvres de Husserl, celui qui provoque le plus de
controverses, liées aussi bien à sa problématique qu'aux circonstances de sa
parution. Tout au long de sa vie, Husserl a accordé une importance parti-
culière à la phénoménologie du temps, et il existe un grand nombre de
manuscrits qui lui sont consacrés. Une partie d'entre eux n'est, jusqu'à ce
jour, accessible qu'au sein des Archives de Husserl. Néanmoins, depuis 1964,
c'est-à-dire depuis la première édition française des Leçons, la connaissance
des manuscrits de base de cette œuvre a pu progresser grâce à la parution
en 1966, du volume X des Husserliana 2. Dans ce volume, préparé pour la
publication par R. Boehm, on trouve le texte de la première édition des
Vorlesungen de 1928, ainsi que tous les manuscrits sur le temps, écrits entre
1893 et 1917, disponibles depuis 1966 aux Archives de Husserl à Louvain.
Pour comprendre la nécessité de la distinction entre l'œuvre publiée et
les manuscrits qui en constituent la base, il faut savoir que le texte, reçu par
Heidegger en vue de sa publication, était écrit de la main d'Edith Stein.
Celle-ci avait été chargée, quelques années auparavant, de préparer les
manuscrits husserliens sur le temps pour une éventuelle publication.

1. Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime au temps, rans,


PUF, " Epiméthée ", lre édition, 1964.
2. « Zur Phänomenologie des inneren /.eitbewuMseins (löya-iyi/j », tiusseriiana,
vol. X, Martinus Nijhoff, 1966.

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E. Husserl

Dans l'introduction du volume X des Husserliana, R. Boehm souligne déjà


l'importance de ce fait et parle avec une grande estime du traducteur
français des Vorlesungen, Henri Dussort, lequel, découvrant l'influence, trop
grande à son sens, d'Edith Stein, voulait rendre le texte français plus conforme
aux manuscrits. Le décès d'Henri Dussort a mis inopinément fin à cette
recherche. Son étude critique n'étant pas achevée, la traduction fut « rame-
née (...) à la traduction du texte de 1928 » 3. Ce texte est en vérité la « Rédac-
tion de Stein » (« Stein-Ausarbeitung », selon les propres termes de Husserl).
Depuis 1966, l'édition du volume X des Husserliana permet de mettre en
rapport la « rédaction de Stein » et les manuscrits que celle-ci a eu à sa
disposition. Nous constatons alors que le texte d'Edith Stein pêche par cela
même qui fait sa valeur. En rédigeant un texte suffisamment cohérent pour
être publié, elle y a opéré une certaine sélection et introduit un ordre,
suggérant ainsi une certaine perspective théorique absente des manuscrits.
Ceux-ci, moins élaborés, s'ouvrent à des interprétations diverses.
Assistante de Husserl, Edith Stein avait pour tâche de rédiger les notes
de celui-ci, généralement des esquisses d'analyses et des cours à l'université.
Ses rédactions devaient normalement être revues par Husserl. Néanmoins,
ne doutant pas de la force persuasive de la vérité, Husserl s'en remettait
généralement à ses disciples pour la propagation de sa pensée. L'indépen-
dance théorique d'Edith Stein était donc grande ; elle portait souvent elle-
même la responsabilité du choix des manuscrits et prenait parfois l'initiative
de leur publication, comme c'est précisément le cas des Leçons 4. Edith Stein
a travaillé les manuscrits sur le temps pendant le mois d'août 1917, en
rédigeant simultanément, ce qui, à mon sens, n'est pas sans importance,
les manuscrits sur l'espace.
Les manuscrits sur le temps confiés par Husserl à Stein furent tout d'abord
amputés des deux tiers ; quant au reste, il fut réécrit, stylistiquement retra-
vaillé et remanié pour structurer l'ensemble en vue de la publication. Edith
Stein est ainsi l'auteur des titres, chapitres et paragraphes du texte publié.
De même, nous pouvons constater, grâce au « Bernau ermanuscript » conservé
par E. Fink jusqu'à sa mort, que l'ordre du texte de base de Husserl n'a pas
été maintenu 5.
S'il est certain que Husserl a revu les résultats du travail de Stein en
septembre 1917, nous pouvons assurément supposer qu'il n'a pas été pressé
de les publier : le manuscrit de la « Rédaction de Stein » est resté presque
dix ans dans un tiroir avant que Heidegger ne le reçoive des mains de Husserl
pour le publier. Husserl s'était en effet souvenu de son existence en parlant
avec Heidegger de Sein und Zeit peu avant sa parution. Il est toutefois
faux de croire que Heidegger a encouragé la publication des Leçons dans
le Jahrbuch für Philosophie und philosophische Forschung. Il était bien
au contraire plutôt embarrassé. En lui confiant le manuscrit de la « Rédaction
de Stein », Husserl espérait qu'il le retravaillerait lui aussi avant de le publier.
En vérité, Heidegger s'est borné à quelques corrections stylistiques 6.
Voilà, dans ses grandes lignes, exposée l'histoire des Vorlesungen über das
innere Zeitbewußtsein aus dem Jahre 1905, publiées en 1928.

S. Leçons..., préface de G. Granel, p. IX.


4. Husserltana X, Avant-propos de n. Boehm.
5. Selon R. Bernet, éditeur du nouveau volume des Husserliana sur le temps.
Le Bernauermanuscript ne se trouvait pas aux Archives de Husserl à Louvain en
1966.
6. Je me permets d'interpréter ainsi la relation, par R. Boehm, de 1 un de ses
entretiens avec Heidegger.

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W. MiskieuHcz

Henri Dussort a rencontré, en travaillant à la traduction des Vorlesungen,


plusieurs incohérences, voire des contradictions. Celles-ci peuvent avoir com-
me origine l'évolution des idées de Husserl entre 1893 et 1917, alors que
Stein les a toutes réunies sous la seule date symbolique de 1905. Dans son
introduction au volume X des Husserliana, R. Boehm revient, sans déva-
loriser le travail accompli par E. Stein, sur les objections de Dussort relatives
à l'unité théorique et terminologique de l'édition de 1928. Il montre ainsi
que coexistent dans le texte, des parties où Husserl critique la théorie de
Brentano sur la base de sa propre théorie de la représentation et des parties
rédigées après 1903, alors que Husserl avait abandonné cette position. Edith
Stein les juxtapose dans sa rédaction sans aucune explication 7.
Cette évolution est pourtant absolument capitale dans la phénoménologie
de Husserl ; elle est en outre, étant donné ses conséquences relatives aux
concepts d'immanence et de transcendance ainsi qu'au schéma intentionnel,
décisive pour la démarche phénoménologique elle-même.
La théorie de la représentation (le terme est utilisé par Husserl lui-
même) est la théorie de ttntentionnalité de la Ve Recherche Logique : les
objets réels (realiter) sont présentés. par l'interprétation des sensations. «On
comprend en même temps que cette même chose qui, par rapport à l'objet
intentionnel, s'appelle présentation (Vorstellung) (ou intention perceptive,
remémorative, imaginative, reproductrice, significative, dirigée sur lui) s'ap-
pelle appréhension, interprétation, aperception par rapport aux sensations
appartenant réellement à l'acte » (p. 189 des Recherches Logiques), Les
mêmes sensations peuvent être interprétées de manière différente : « En d'au-
tres termes, les objets différents sont perçus sur la base du même contenu »
et, réciproquement on peut identifier le même objet dans des sensations
différentes. « A chaque nouvelle orientation de la boîte, j'ai un nouveau
contenu de conscience... Ainsi des contenus très différents sont vécus, et
pourtant c'est le même objet qui est perçu » (p. 185 des Recherches Logi-
ques).
L'identification de l'objet, ainsi que la détermination de sa modalité d'être
(réel, imaginaire, etc.), dépend donc entièrement de la manière d'appré-
hender. « II n'y a que des différences d'appréhension ; celle-ci s'attache
seulement aux contenus vécus dans la conscience et leur donne vie
(beseelend) » (p. 319 du volume X des Husserliana). Pourtant, Husserl écrit
déjà en 1907 (ou au plus tard en 1908) : « Nous traiterons plus tard cette
difficulté (née de la représentation des couleurs). En tout cas, c'est sur ce
point que s'articulent les critiques à l'égard de mon point de vue antérieur,
ma théorie de la représentation, qui emploie les « contenus » vécus (par
exemple les contenus sensoriels) en les considérant différemment selon le
cas... Mais il se peut qu'une telle interprétation soit totalement indéfen-
dable » 8. Ce passage se trouve dans les parties non utilisées des manuscrits
confiés par Husserl à Edith Stein.

7. « Or, bien que Brentano ne soit pas tombé dans Terreur de tout réduire, à la
manière du sensualisme, à de simples contenus primaires, bien qu'il ait même
reconnu le premier la séparation radicale des contenus primaires et des caractères
d'actes, sa théorie du temps montre pourtant qu'il n'a précisément pas pris en
considération les caractères d'actes décisifs en la matière. » (Leçons, op. cit., p. 30).
« La conscience rétentionnelle contient réellement une conscience du passé du
son, un souvenir primaire du son ; elle n'est pas à décomposer en son senti et en
appréhension comme souvenir. » (Leçons, op. cit., p. 47).
8. Volume X des Husserliana , p. 319.

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E. Husserl

Or, à la lecture de ce texte, deux attitudes sont possibles : soit on ren-


verse le schéma intentionnel, et dans ce cas ce n'est plus l'appréhension mais
les contenus hylétiques qui sont décisifs (Edith Stein, et avec elle, les inter-
prètes qui se basent uniquement sur les Leçons, penchent pour cette inter-
prétation), soit, à l'exemple de R. Boehm, on met en cause le schéma inten-
tionnel même, comme d'ailleurs Husserl le suggère avec beaucoup de prudence
dans la« note suivante qui, bien que se trouvant dans le paragraphe 1
des Leçons, est complètement ignorée par Stein : « Toute constitution n'est
pas bâtie sur le schéma contenu d'appréhension-appréhension ».
Selon Boehm, le schéma intentionnel, fondateur de la psychologie et de
la théorie de la connaissance fut, pour Husserl, l'occasion de poser le pro-
blème de la constitution. Mais le schéma intentionnel est dissous (löst sich
auf) dans la réalisation de la théorie de la constitution 9. Il est possible que
les analyses de la conscience intime du temps, où le schéma intentionnel est,
pour la première fois, remis en question, soient implicitement pour Husserl
une recherche de la nouvelle « structure » de l'apparition du monde réel
dans la conscience, structure différente du schéma noético-noématique.
Il n'y a pas lieu dans ce cadre de présenter une étude détaillée de la
« Rédaction de Stein » par rapport aux manuscrits de base ; elle fera l'objet
d'un autre article. J'aimerais néanmoins attirer l'attention sur quelques points,
importants pour celui qui voudrait reconstituer, <' partir du texte des Leçons
sur la conscience intime du temps, une théorie du temps.
Quelles sont donc les incidences de la « Rédaction de Stein » sur une
théorie du temps, abstraction faite de ce contexte phénoménologique dont il
est question plus haut, et bien que révolution et le dédoublement du concept
d'immanence ne puissent être ignorés dans aucune étude sérieuse sur la
phénoménologie husserlienne ?
Considérons tout d'abord le parallèle temps-espace souvent utilisé dans
les Leçons comme moyen méthodologique. En se fondant sur les analyses de
la constitution de l'espace, plus aisément imaginables et descriptibles, nous
pouvons, par analogie, connaître la constitution du temps, puisque « la
même chose vaut pour le temps » 10. Dans le texte de Stein cependant, ce
parallélisme est utilisé directement, sans prendre les précautions que nous
trouvons dans les manuscrits. Lorsque Husserl parle, par exemple, du parallèle
entre les attitudes possibles vis-à-vis des objets ,' décrire, d'une part les objets
spécifiquement temporels (témpora) et d'autre part les objets spatiaux (Raum-
dinge) u, il est loin de conclure ¿i l'identité essentielle du contenu des descrip-
tions : « Ces analogies ne peuvent pas être prises littéralement, ni tout sim-
plement acceptées. Le degré de rigueur des analogies doit d'abord être
constaté au travers d'une analyse précise » (volume X, p. 305). Une partie
du manuscrit «Tode ti» (Bernau 1968) est justement sous-titrée tFaralle-

9. R. Boehm, « Vom Gesichtpunkt der Phänomenologie », in Husserl -Studien,


Martinas Nijhoff, 1968, p. XIX.
10. Leçons..., op. cit., p. 9.
11. On peut décrire :
1) le contenu d'objectité ;
2) l'objectité dans la manière de son apparition (« Wie
der Erscheinung ») ;
3) comment la manière de son apparition est consciente.
Cf. Husseriiana X, pp. 362-363.

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W. Miskiewicz

lisierung von Raum und Zeit und die wesentlichen Disanalogien » 12. Husserl
y souligne dès le départ la particularité de leurs relations réciproques :
« Aucune modification dans l'espace n'est possible sans modification dans
le temps. Mais pas la réciproque » 13.
Utilisé sans précaution, ce parallèle suggère inévitablement, surtout si le
schéma noético-noématique est sous-entendu, l'origine du temps dans la
perception du changement. Cette explication est peut-être vraie, mais elle
n'est pas évidente. Il suggère par ailleurs toute une métaphorique visuelle
pour décrire la conscience intime du temps et dont le point culminant est
< le diagramme du temps ».
Husserl lui-même n'utilise pas le terme, lourd de sens et qui présuppose,
entre autres choses, le caractère linéaire du temps. Le dessin présenté par
E. Stein au paragraphe 10 des Leçons comme le « diagramme du temps »,
est l'un des modèles présents dans les manuscrits. Husserl appelle ceux-ci les
« figures du temps ». Par ces figures, Husserl essaie, au moyen de lignes et
de lettres ou, parfois, de lettres seulement, de formaliser certaines structures
fonctionnelles du temps.
L'idée d'Edith Stein de présenter un diagramme du temps détourne, à
mon sens, la discussion sur la conscience intime du temps de sa probléma-
tique essentielle, à savoir, d'après les termes de Husserl lui-même, « l'a priori
du temps » 14. Prenant en compte la complexité de la problématique, un
seul modèle formel ne pourra jamais représenter suffisamment d'aspects de
la conscience du temps pour traiter de ces a priori. Edith Stein a choisi,
parmi les « figures du temps », celle qui lui a semblé la plus universelle et,
en la modifiant légèrement, l'a présentée comme « le diagramme du temps » 15.
En interprétant ce diagramme, relativement transparent pour notre ima-
gination, on est tenté d'y trouver une représentation de la conscience du temps
comme surface et de voir même cette surface comme une métaphore du
«flux». Or une ligne n'est pas une représentation adéquate et suffisante
de la succession des phases d'écoulement du temps. En effet, soit elle
nécessiterait alors l'introduction au sein du diagramme d'un paramètre expri-
mant le mouvement de la succession, paramètre qui représenterait à lui seul
l'essentiel du temps, soit le diagramme devrait être conçu d'un point de
vue temporellement neutre, hors temps, où la représentation de toutes les
phases « à la fois » serait possible. De même, lorsque nous parlons d'une
surface, on sous-entend son caractère homogène et on néglige les particula-
rités des relations entretenues entre les éléments de chacune des trois direc-
tions : horizontale, oblique et verticale16.
La métaphore du flux relève, par ailleurs, de ces concepts qui font défaut
à notre imaginaire (principalement visuel) ; comme le souligne Husserl :

12. Husserl différencie par ailleurs « analogie essentielle » et « analogie au sens


large » ; il faut remarquer ici qu'il utilise habituellement les concepts de parallèle
et d'analogie au sens large et non au sens strictement philosophique : analogie et
parallèle sont ainsi équivalents.
13. Les manuscrits « Tode ti », D öl, Archives Husserl de Louvam.
14. « La priori du temps est ce que nous cnercnons a nier au ciair en expioranc
la conscience du temps » (Leçons, op. cit., p. 15).
15. Husserliana X, p. 410.
16. Pour la description du diagramme et les particularités des relations entre
chacune des trois directions, cf. R. Duval « La durée et l'absence », in Revue
scientifique de Philosophie et de Théologie, n° 65, 1981, pp. 521-572.
Pour faciliter la lecture de cet article, voici le diagramme du temps tel que nous
le trouvons dans les Leçons, op. cit., p. 43 :

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E. Husserl

« les noms nous font défaut ». Elle ne peut certainement pas, surtout nantie
des propriétés données par Husserl à ce flux de la conscience 17, être repré-
sentée comme une surface bidimensionnelle. La difficulté de saisir ce flux
est plus grande encore que celle d'imaginer la continuité à partir d'une
suite discrète de points ou les relations entre les infinis. Bolzano, pour
Husserl éprouvait un grand respect (au point d'etre l'un des seuls à prendre
connaissance de la totalité des quatre lourds volumes de sa Wissenschafts-
lehre), disait, à propos des difficultés de ce type, qu'il y a des choses
« difficiles à imaginer, mais qu'il suffit que la raison les saisisse » 18, par
exemple par des moyens mathématiques. L'élaboration des concepts et d'un
langage permettant de parler de ce « dernier absolu », qui apparaît dans les
analyses du temps, est une tâche phénoménologique 19.
L'édition préparée par Edith Stein n'est, finalement, suffisante ni pour
saisir les idées de Husserl sur le temps dans toute leur complexité, ni pour
comprendre la particularité de la manière dont Husserl approche les pro-
blèmes de la constitution de la conscience intime du temps. Cette manière
dévoile pourtant l'essentiel de l'attitude phénoménologique. Je pense ici à
l'attitude phénoménologique de Husserl, qui n'est peut-être pas l'attitude la
plus courante parmi les phénoménologues. La phénoménologie husserlienne
du temps ne doit pas (et ne peut pas) servir à la phénoménologie dans ses
aspirations à être un système. Le « dernier absolu » recherché ne doit pas
garantir la synthèse phénoménologique radicale, celle qui garantit l'unité de
l'intentionnel et du sensoriel en dehors de leur unité de fait dans l'acte
de la perception 2° (la « Rédaction de Stein » va dans ce sens). L'attitude de
Husserl est une attitude descriptive. Il part de la connaissance intuitive des
phénomènes qu'il analyse, avec, comme seul critère (alors rigoureux), l'évi-
dence apodictique, pour découvrir ce qui, dans la multiplicité des appari-

° - p

OE : suite de
OE' : descent
EE' : continu
17. « (...) nous
dégradés. Mai
en une succes
s'écouler exac
" plus lentem
flux du temp
conscience n'e
18. Cf. Bolzano, Die Paradoxen des Unendlichen.
19. Ct., par exemple, « La presentihcation du passe et la question dune méta-
physique de la présence. Notes sur la temporalité chez Husserl », Sur la Tempo-
ralité, Vintentionnalité, l'imaginaire, Cabay, Louvain-la-Neuve, 1982.
20. G. Granel, Le Sens du temps et de ta perception chez Husserl, Gallimard,
1968.

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W. Miskiewicz

tions, demeure identique. Si le langage phénoménologique consacré empêche


de saisir un aspect de la réalité, il faut le soumettre à la critique et, si
cela s'avère nécessaire, abandonner certains concepts, même s'il s'agit d'un
élément aussi important et associé à la méthode husserlienne que le schéma
intentionnel. Peut-être celui-ci n'est-il efficace qu'au niveau de la temporalité
constituée.
Par conséquent, la deniière instance pour un phénoménologue qui ne se
veut pas seulement commentateur, n'est pas l'œuvre de Husserl prise au pied
de la lettre. Comme le dit Heidegger, « faire de la phénoménologie, c'est
refaire soi-même ses analyses ». La méthode est subordonnée à un but, et ce
but est la connaissance adéquate du monde. C'est aussi la raison pour laquelle
il s'agit d'une méthode en devenir. Dans le développement de la pensée de
Husserl, ceci est explicite à partir des Méditations cartésiennes, où il diffé-
rencie l'évidence apodictique et l'évidence adéquate.
L'importance particulière des manuscrits sur le temps consiste en ceci que,
en les étudiant, nous pouvons, plus qu'ailleurs, suivre comment l'objet étudié
exerce son influence sur les constructions méthodologiques utilisées pour le
connaître, et comment la modification de ces constructions apparaît nécessaire.
Une telle méthode ne tombe plus sous le coup des critiques « formelles » qui
imputent au langage phénoménologique l'erreur d'utiliser des concepts métho-
dologiques (« opérateurs réflexifs ») 21, lui garantissant la cohérence formelle
mais en excluant simultanément la possibilité de falsifier ses énoncés et celle
d'une vraie découverte.
La plus grande valeur des manuscrits husserliens ?ur la temporalité est
de permettre de poursuivre une recherche phénoménologique originale sur
le temps. Cette recherche, même si elle n'aboutit pas à une théorie accomplie,
peut néanmoins se révéler être un précieux point de départ pour les philo-
sophes intéressés par le problème du temps. Les analyses de la temporalité
menées par Husserl sont une authentique leçon de phénoménologie 22.
Il est regrettable que les éditeurs n'aient pas profité de cette nouvelle
impression des Leçons pour présenter cet ouvrage dans son contexte théo-
rique et historique.
Wioletta Miskiewicz

21. Par exemple J. T. Desanti, Introduction à la phénoménologie, Gallimard,


1976.
zz. « Néanmoins, je crois pouvoir confirmer que, dans cette œuvre, même ce qui
n'est pas encore arrivé à maturité ou qui s'avère être un échec, mérite une réflex
attentive. En effet, tout y est le fruit d'une îecherche atteignant les choses e
mêmes, d'une recherche exclusivement orientée par l'auto-donation intuitive
choses elles-mêmes. De plus, cette recherche est menée dans l'attitude éidét
phénoménologique. vis-à-vis de la conscience pure, qui est l'unique attitude f
tueuse pour une théorie de la raison » (oct. 1920, Introduction à la deuxième
tion de la VIe Recherche Logique).

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