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Relire Georges Mounin aujourd'hui

Anne-Marie Houdebine-Gravaud
Dans La linguistique 2004/1 (Vol. 40), pages 143 à 156
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0075-966X
ISBN 9782130544388
DOI 10.3917/ling.401.0143
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 10/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 105.67.5.202)

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RELIRE GEORGES MOUNIN
AUJOURD’HUI
par Anne-Marie HOUDEBINE
Université René-Descartes, Paris 5

In Problèmes théoriques de la traduction (1963), Mounin shows the translation’s


problems that linguistics have brought up to day : languages’ diversity, communication’s difficul-
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ties. He condemns the excessive use of the notion of communication by proposing degrees that
will help the translator to classify his facts according to a hierarchical system. Mounin attaches
a great importance to semantic questions, regarding definition problems, references and distinctive
features. It is a peculiarly interesting aspect to the research, especially in our days. Mounin has
particular emphasis on translations capacities. It is a never accomplished process since, just like
languages, translation constitutes a process of the world’s end people’s knowledge that can never
reach completion. That is the reason why Mounin recommends to linguistics, theoretical and
descriptive, to include translation into its research field.

Les problèmes théoriques de la traduction1 est un ouvrage de Geor-


ges Mounin qui nous a beaucoup impressionné lors de sa paru-
tion. Certes, il témoignait d’un long travail de doctorat, et son
érudition émerveillait. Nous y puisions nombre d’informations et
de références, qu’il s’agisse de la linguistique américaine large-
ment utilisée, avec Bloomfield surtout, de la danoise avec Hjelm-
slev ou de la française, principalement de la fonctionnelle avec
Martinet.
Mais tout en présentant ces théories, Mounin les mettait en
écho et les questionnait. Il les interrogeait tant sur leurs limites
descriptives que sur les limitations de leur domaine. Dans le pre-
mier cas, ses questions concernaient la prise en compte du sens
en linguistique (2e, 3e, 4e partie de l’ouvrage). Or on sait qu’à
cette époque peu de linguistes s’y aventuraient scientifiquement.

1. Gallimard, 1963.

La Linguistique, vol. 40, fasc. 1/2004


144 Anne-Marie Houdebine

Dans le second cas, il scrutait leur position eu égard à la question


de la traduction et précisément, comme le titre du livre l’indique,
à la possibilité théorique de la prise en compte, dans le champ
linguistique (donc, tant dans le travail des linguistes que dans leur
enseignement) de problèmes et d’une théorie de la traduction
(cf. l’intitulé du chapitre II : « L’étude scientifique de l’opération
traduisante doit-elle être une branche de la linguistique ? »). Cela
tout en s’adressant aussi aux traducteurs.

DIVERSITÉ DES LANGUES ET TRADUCTION

Ce fil court constamment dans l’ouvrage comme celui sur les


« visions du monde »2, la diversité des langues ou l’incommen-
surabilité linguistique ; tantôt très ouvertement, tantôt de façon
plus sous-jacente mais non moins questionnante et insistante
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(cf. chap. I et II). Or à cette époque les problèmes de la traduc-
tion n’agitaient guère les linguistes. Au contraire, la description
interne, immanente, dominait puisque régnait, heureusement, le
temps de la langue « envisagée en elle-même et pour elle-
même » ; ce qui permettait d’analyser enfin une langue « en tant
que telle »3, sans la rapporter à un modèle dominant, latin
comme cela avait longtemps été fait, ou quasi anglais-américain,
comme paraissait le proposer la linguistique chomskyenne, uni-
versaliste, qui s’avançait alors conquérante.
Le temps de la contrastive, ou plutôt de la comparaison des
langues, était donc essentiellement ethnologique, ou anthropolo-
gique. Les linguistes insistaient sur ce qui apparaissait comme une
nouveauté par rapport aux représentations ordinaires sur les lan-
gues : le fait qu’elles ne sont en rien des nomenclatures aux mots
désignant simplement des choses mais des « organisation(s) des
données de l’expérience »4 – des sortes d’opérations symboliques
et structurantes puisqu’elles imposent au sujet parlant qui les
adopte une vision du monde, et tout d’abord, celle qui est la leur
uniquement. Cela avec nombre d’exemples et de métaphores
passées à la postérité linguistique ; qu’il s’agisse de l’image du filet

2. Les guillemets sont de Mounin, tout au long de l’ouvrage.


3. Citations, extraites du Cours de linguistique générale, de Saussure, mis en texte par
Bally et Séchehaye, devenues quasi des slogans.
4. D’après Martinet, Éléments de linguistique générale, Paris, Colin, 1980, p. 16.
Relire Georges Mounin aujourd’hui 145

jeté sur le monde, utilisée par bien des auteurs (p. 74-75), ou des
exemples de catégorisations, structurations sémantiques du blé,
herbe (p. 24), de la rivière traversée à la nage, différemment désignée et
donc représentée en anglais et en français, des diverses façons de
nommer la neige ou le vent (p. 264), le mal à la tête (exemple
emprunté à Martinet, p. 261-263). D’où une longue démonstra-
tion de cette imposition linguistique, des divergences existantes
entre langues aux plans lexicaux, syntaxiques (1re, 2e, 3e et
4e partie) ; et, de même, entre civilisations pensées en termes de
pratiques sociales, socioculturelles (5e partie). Pour aboutir au
constat qu’« une langue nous oblige à voir le monde d’une cer-
taine manière et nous empêche par conséquent de le voir
d’autres manières »5 (p. 273).
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DES COULEURS...

Pour qui découvre la linguistique, de telles remarques sont,


aujourd’hui encore, importantes. Car cette vision de la langue-
nomenclature est toujours courante. Pourtant, cette diversité des
langues et de leur structuration du monde, que Mounin analyse
longuement6 tant elle paraît un obstacle majeur à la traduction,
n’est pas une pensée nouvelle, même si elle est apparue comme
telle avec son renouvellement par Humboldt ou Sapir et Whorf.
Au moins dans nos civilisations occidentales, on peut lui donner
comme origine le dialogue platonicien du Cratyle. La controverse
entre Cratyle et Hermogène traite de la distinction dite réaliste
ou nominaliste, soit de ce qu’il est convenu aujourd’hui d’appeler
l’arbitraire du signe, et selon la tradition saussurienne, moins
celle de l’inaugural arbitraire signifiant/signifié, que celle de
l’arbitraire mot/chose, c’est-à-dire l’immotivation des noms.
Conception moins nouvelle qu’on a cru, pourtant toujours éton-
nante ; vraie découverte pour les non-linguistes ou, aujourd’hui
encore, pour les apprentis linguistes. La préface de Dominique
Aury, dans l’édition de 1963, en témoigne éloquemment, à pro-

5. On notera la proximité des formules de Barthes et d’Hagège, notant qu’une langue


« oblige à dire » (Barthes) ou « empêche de dire » (Hagège), avec celle de Mounin.
6. En fait tout au long du livre : « deuxième partie : Les obstacles linguistiques ; troi-
sième partie : Lexique et traduction ; quatrième partie : “Visions du monde” et traduction ;
sixième partie : Syntaxe et traduction ».
146 Anne-Marie Houdebine

pos de l’exemple des couleurs, problème longuement traité par


Mounin (cf. p. 75-77, 100, 199, 214, 273-274).
Je cite Dominique Aury, traductrice, car ses propos illustrent
bien la nouveauté des apports de l’ouvrage de Mounin. « On se
croyait tranquille avec une notion aussi simple que celle des cou-
leurs ; pour tous les hommes, après tout, le vert est vert, le rouge
est rouge. Il suffit de savoir de quel vocable chaque langue le
désigne, et là au moins un terme peut exactement recouvrir
l’autre. Erreur, illusion ! » (p. XI). Elle reprend alors divers exem-
ples données par Mounin, en grec, en anglais et dans de nom-
breuses langues indiennes à partir de travaux américains, en
ajoutant des illustrations d’autres différences de structurations
tout aussi inattendues, en particulier syntaxiques (référence à la
6e partie de l’ouvrage).
L’exemple des couleurs est en effet particulièrement pertinent
puisqu’il permet tout autant de montrer la différence des catégo-
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ries articulées dans les langues, donc l’incommensurabilité linguis-
tique, que la vision commune des couleurs chez les humains, à
quelques exceptions physiologiques près, soit la commensurabilité
humaine, selon les mots mêmes de Mounin. En conséquence,
tant l’impossibilité de traduire l’organisation du monde, la
« vision », d’une langue dans une autre, exactement, littérale-
ment, que la possibilité d’expériences communes, communicables
et de ce fait traduisibles.

CONNOTATION ET TRADUCTION

Même quand il s’agit de ces valeurs implicites, significations


limites, entre langue et culture, que les pratiques socioculturelles
ont forgées et qui sont nommées, par les linguistes, et après le
logicien Start Mill (p. 144-145), par Bloomfield, l’un des pre-
miers : connotation (cf. chap. X, « Lexique, connotations et traduc-
tion »). Ce qui implique une discussion sur la connotation et son
rapport à la signification, problématique fort utile pour la
traduction.
Même si certains éléments relatifs à l’analyse phrastique de la
connotation en sont absents, on aura intérêt à relire aujourd’hui
ce chapitre qui rappelle « les faits affectifs, psychologiques » que
Bally cherchait à intégrer à la linguistique « de façon peu rigou-
Relire Georges Mounin aujourd’hui 147

reuse » sous le nom de stylistique (p. 146-147), tout comme


Bloomfield ou Morris.
Mounin, en s’interrogeant sur le statut de la connotation en
linguistique ou en pragmatique (p. 154), rappelle les questions de
Bloomfield7 sur les rapports de cette notion avec la signification
ainsi que sur la possibilité de l’isoler de la dénotation (p. 155-
157). En notant cette difficulté, et le statut de cette autre notion
chez différents logiciens ou linguistes, Mounin présente la diffé-
rence dénotation - connotation ou ses analogues : référentiels -
évocatifs (Ogden et Richards) ou informationnels - non cognitifs
(Feigl) ou encore cognitifs opposés aux dynamiques (Stevenson).
Marquant l’importance et la difficulté de la notion de connota-
tion pour la linguistique comme pour la traduction, il rend hom-
mage à Bloomfield et à ses « valeurs supplémentaires » (p. 149-
150, 155) qui ont permis d’ « unifier » en quelque sorte la théorie
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(p. 155) et qui ont influencé la définition qu’en donne Martinet.
Celui-ci est, selon Mounin, l’auteur qui expose « la solution
linguistique correcte » (p. 161) en clarifiant les faits. Par un
détour concernant « l’apprentissage des significations » (p. 163),
leur mise en place par diverses voies pragmatiques (extralinguisti-
ques), déictiques, situationnelles, ou proprement linguistiques
(contextuelles, définitionnelles), Mounin montre que sont ainsi
dégagés et hiérarchisés des faits exprimés dans la langue au
niveau du lexique (il reprend alors l’exemple crin-crin de Marti-
net), des tournures morphologiques régionales, indexant les locu-
teurs, ou dans « la phonie de l’énoncé » (faits alors convention-
nels « socialisés »), ou même des éléments émotionnels ou
« affectifs » plus ou moins perceptibles.
Cette analyse linguistique « a l’avantage, dit Mounin, de clari-
fier les problèmes de traduction [puisqu’elle les] hiérarchise » : les
derniers phénomènes ne sont pas obligatoirement à traduire ; une
réflexion peut s’engager à propos des seconds selon qu’il s’agit de
traits oraux qu’on peut rendre à l’écrit, par exemple à l’aide de
traits sémiographiques (italique, modifications orthographiques
indiquant des spécificités de prononciation, etc.). En revanche, les
premiers, faits de langue, qu’on les appelle connotations, valeurs
stylistiques ou pragmatiques, « valeurs supplémentaires » (Bloom-

7. Bloomfield dont on sait la réserve sinon la méfiance eu égard à la possibilité de


l’analyse linguistique de la signification.
148 Anne-Marie Houdebine

field), « propriétés additionnelles des signes » (Morris), « charges


émotionnelles » (Sörensen) ou encore « affects » (Weinreich), doi-
vent être traduits. Quelle que soit la difficulté de la solution à
adopter, « il faut les traduire » (p. 165-166). Même si, depuis tou-
jours, c’est sans doute en pensant à de tels éléments qu’on a
déclaré « la traduction impossible », ou étant donné la difficulté de
transfert de faits de civilisation de langue à langue comme de
visions du monde. Et même plus, « d’individu à individu à
l’intérieur d’une civilisation, d’une “vision du monde” d’une
langue qui leur sont communes » (p. 168).

DE L’INCOMMUNICABILITÉ ET DE L’INVARIANCE

Ces dernières remarques permettent à Mounin d’aborder


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une question plus rarement soulignée en linguistique ; à savoir
ce qui concerne la difficulté de compréhension ou de communi-
cation des locuteurs d’une même langue : cette incom-
municabilité qu’ont soulignée les poètes ou les philosophes tels
Henri Michaux, ou Maurice Blanchot (p. 181-182). Étonnam-
ment Mounin repère cet excès du « postulat de la non-
communication » comme venant « corrig[er] l’excès de la com-
munication » (p. 171). Car celle-ci a des degrés (p. 178). Ce que
la traduction doit savoir, et dont elle doit se souvenir lors de ses
opérations.
Ce passage, par une réflexion sur la non-communication ou
« le solipsisme linguistique » de l’incommunicable (Blanchot)8
permet à Mounin de rappeler l’incommensurable de chaque
expérience humaine, équivalente en quelque sorte à l’incom-
mensurable des visions du monde des langues et pourtant au
constat que « la communication reste possible » en termes de
faits macroscopiques désignés par des catégories d’expérience
analogisables étant donné « l’existence [...] d’une certaine inva-
riance » (p. 176). « Traits invariants communs à tous les emplois
d’un signe, quels que soient le locuteur, le contexte, et le signifié
particulier d’un énoncé » (p. 177) Utilité de la dénotation per-
mettant des dictionnaires, la communication, le transfert d’infor-

8. « Maurice Blanchot le plus probe et le plus profond de ces analystes du solipsisme


linguistique », p. 181.
Relire Georges Mounin aujourd’hui 149

mation et donc la traduction. Cela entre individus d’une même


civilisation et d’une même langue ou entre civilisations et lan-
gues différentes.

DEGRÉS DE L’ACTE DE COMMUNICATION


ET FONCTIONS DU LANGAGE

Mounin montre ainsi que l’on peut hiérarchiser « les niveaux


de réalisation de l’acte de communication [et] par consé-
quent [...] des niveaux de traduction » (p. 178). Pour preuve, il
commente un énoncé poétique, un tant soit peu complexe,
comme celui de Mallarmé : « La chair est triste hélas et j’ai lu tous les
livres », en présentant les niveaux de compréhension et
d’intégration de cet énoncé par un locuteur. Pour ce faire, il dif-
férencie quatre fonctions du langage : une « fonction de commu-
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nication sociale minimum », une « fonction d’élaboration de la
pensée », une « fonction d’expression des valeurs affectives » et
une « fonction esthétique du langage » (p. 179). Hiérarchie ou
degrés utiles à une réflexion sur la traduction, donc à une
théorie, comme à une pratique de la traduction (p. 178-187).
Aussi, après avoir tant déployé les obstacles linguistiques à la
traduction soit la diversité des langues (chap. I, II, III, IV), des
cultures, des expériences humaines (chap. V), Mounin rappelle
que si l’on acquiert les variétés linguistiques d’une langue (p. 177-
178), si l’on apprend des langues étrangères, si des auteurs
comme Kierkegaard ou Blanchot ont « pu obséder des lec-
teurs [...] par leurs descriptions minutieuses de l’insatisfaction ou
de l’échec de la communication », c’est bien la preuve qu’on peut
communiquer des expériences différentes dans une même langue
ou dans des langues différentes. « Qu’on peut communiquer.
Que, par conséquent, on peut traduire » (p. 184).

DES CONVERGENCES LINGUISTIQUES OU DES UNIVERSAUX

Tout en continuant à scruter la diversité des langues aux


plans lexical et syntaxique, Mounin montre de plus en plus, au fil
des pages, que cette incommensurabilité linguistique ne constitue
pourtant pas une entrave à la traduction puisque ces différences
150 Anne-Marie Houdebine

ne concernent que certains points ou parties de sous-systèmes des


langues. Ainsi, ce qui ne se dit pas en termes syntaxiques dans
l’une peut se dire en termes lexicaux ou en périphrases dans
l’autre. Et vice versa. De plus des convergences existent, qu’il rap-
pelle en revenant sur la question des universaux linguistiques
(chap. XII) et qu’il différencie de ceux des nominalistes ou de la
grammaire générale. Universaux linguistiques divers, cosmogo-
niques (p. 196-197), biologiques (p. 197-198), psychologiques
(p. 203) ainsi qu’universaux sémantiques dus aux commensurabi-
lités humaines (physiologiques, pratiques).
En effet, repérer des universaux phonologiques, morphologi-
ques ou syntaxiques – comme l’ont relevé Hjelmslev9 ( « universa-
lité d’un certain nombre de procédés élémentaires » ), Sapir
( « essentielle universalité du langage » ) (p. 204-205), Meillet (« le
langage recourt chez tous les hommes à un même type de procédés10 :
en ce sens il est un » (p. 205)11 – n’aide peut-être pas fondamen-
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talement une théorie de la traduction à voir le jour et n’est
pas forcément « d’une importance visible » pour elle (p. 215).
Ces « procédés », sorte d’ « outils technologiques linguistiques »
(p. 259), forment une première série d’universaux, tels la double
articulation, les phonèmes, la catégorie nominale, sinon l’oppo-
sition verbo-nominale, l’utilisation de prédication, de morphèmes
de relation ou d’indicateurs de fonction (Martinet, p. 207). Notifi-
cations intéressantes mais de quelle utilité pour la traduction ?
Sûrement moins que celles qui concernent les universaux séman-
tiques : les catégorisations de choses et d’êtres – inanimés versus
animés –, les désignations de la personne, autrement dit les pro-
noms, le temps (cf. Benveniste cité, p. 209 : « Quel que soit le
type de langue, on constate partout une certaine organisation lin-
guistique de la notion de temps. Il importe peu que cette notion
se marque dans la flexion d’un verbe ou par d’autres mots
d’autres classes, c’est affaire de structure formelle »). Ou encore
Bloomfield : « La question pratique de savoir quelles choses peu-
vent être dites dans des langues différentes est souvent confondue
avec celle des significations des mots et des catégories. Une langue
emploiera une phrase là ou une autre usera d’un seul mot » (p. 213). Je

9. Actes du VIe Congrès international des linguistes.


10. Mis en valeur par Mounin.
11. Voir aussi les apports de Nida et ses nominations d’objets ou d’événements (objects-
words, events-words, p. 211).
Relire Georges Mounin aujourd’hui 151

souligne car de telles remarques sont importantes qui donnent à


entendre les convergences linguistiques profondes au-delà des
apparences des formes.

UNIVERSAUX SÉMANTIQUES ET CIVILISATIONNELS

Évidemment, dégager des universaux sémantiques constitue


des « arguments de poids » (p. 211) en termes de commensurabi-
lité d’interprétation, de convergence sémantique, sinon de stricte
convergence linguistique (cf. citations de Hjelmslev, p. 212, de
Bloomfield, p. 213, de Bally sur « la convergence des langues
modernes », p. 216. Mounin insiste alors sur d’autres modes de
convergence, culturels et matériels : « universaux de culture [...]
problème anthropologique difficile [mais de grande] importance
immédiatement visible pour une théorie de la traduction »
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(p. 214-215) ; convergence de culture, communauté de référence
à une réalité culturelle. Convergence plus développée dans les
langues « de grande civilisation », non du fait de leur supériorité
sur d’autres langues mais de l’importance de leurs contacts cultu-
rels et linguistiques de plus en plus larges avec d’autres sociétés,
d’autres cultures, d’autres civilisations.
On notera la modernité des propos lus aujourd’hui. Cette
« planétisation de l’espèce humaine », dont parle Mounin, et
(qui) « permet le passage de langue à langue » (p. 222), pourrait
être entendue aujourd’hui comme la « mondialisation » des
expériences culturelles et des échanges. Il convient alors de rap-
peler ces phrases de Benveniste citées par Mounin concernant la
pensée chinoise qui, bien qu’elle ait inventé « des catégories
aussi spécifiques que le tao, le yin et le yang [...] n’en est pas
moins capable d’assimiler les concepts de la dialectique matérialiste sans que
la structure de la langue chinoise y fasse obstacle »12 (p. 219). Et,
aujourd’hui, les catégories de la pensée libérale et de l’économie
marchande.
De même qu’il proposait à la linguistique d’inclure dans ses
préoccupations une réflexion théorique sur la traduction, Mounin
affirme que « l’étude des convergences linguistiques est [à] consi-
dér[er] comme un problème théorique, légitime » (p. 220), en

12. Mis en valeur par Mounin.


152 Anne-Marie Houdebine

s’appuyant sur des auteurs comme Vogt, Jespersen et même


Martinet, tout en reconnaissant qu’il tire un peu à lui certaines
réflexions de cet auteur (p. 221).

DE LA SCIENCE LINGUISTIQUE

En liant toujours la diversité des usages, les difficultés des


communications interpersonnelles dans une même langue ou la
non-équivalence des significations entre unilingues et la commu-
nication possible en recourant à la situation (concept largement
commenté, repris de Whorf et de Bloomfield, p. 266-267) ou à
l’expérience pratique, Mounin rappelle les deux niveaux de théo-
risation linguistique à connaître par la traduction : l’aspect qu’il
appelle « algébrique » – celui de la linguistique formelle, formali-
sable : niveaux phonologique, morphologique, syntaxique –
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essentiel pour la scientificité linguistique et l’aspect dit « arithmé-
tique » (p. 228) – celui de la sémantique et du lexique – non inté-
gralement formalisable mais non moins important pour la science
linguistique. Car ce deuxième niveau construit celle-ci moins
comme une axiomatique ou une science formelle que comme
une science « humaine » et il permet d’interpréter son objet, la
langue, comme constituée d’ « une double sémiotique » (p. 232-
233).
Ce qui implique la nécessité « d’inclure la [théorie] linguis-
tique dans un système plus vaste » (p. 235-236), de faire appel à
l’externe, à ce que Mounin nomme de façon récurrente
l’ethnographie (on dirait sans doute aujourd’hui anthropologie
culturelle), révélatrice de la convergence des cultures et de la
commensurabilité tant des expériences affectives humaines que
des pratiques sociales même quand, dans des univers différents,
elles pourraient de prime abord paraître différentes (chap. V).

DE LA SÉMANTIQUE AXIOLOGIQUE

Ce livre, qu’on pouvait lire en 1964 comme une formidable


traversée des grands courants linguistiques, notant le regret que
cette discipline scientifique qui apparaissait encore nouvelle ne
constitue pas la traduction comme un champ de ses recherches,
Relire Georges Mounin aujourd’hui 153

se présente à sa relecture aujourd’hui comme une forte réflexion


sur les questions sémantiques – qu’il s’agisse de questions référen-
tielles, de la place de la définition ou des chapitres concernant la
recherche de traits distinctifs du contenu : par exemple, à propos
de Cantineau (p. 82 et s.), de Prieto (p. 82-83, p. 95 et s.) de Gar-
din (p. 113 et s.), de Sörensen et de ses primitifs (p. 126-128 ou
chap. 7) – ce qu’on appelle aujourd’hui avec Martinet, axiologie.
Il en va ainsi des notions de champ conceptuel, champ séman-
tique (p. 86 et s.) ou des réflexions concernant le lexique, « struc-
ture ouverte » (p. 89, 92-93 et s., p. 142-143...). Ou du chapitre
concernant la notion de connotation chez divers auteurs, son
aspect pragmatique (rapport entre le locuteur et le signe,
l’auditeur et le locuteur, p. 154) ou socialisé (p. 159), les trois
types de connotation (p. 159) et la nécessité de les traduire même
si elles sont nettement moins stables que les dénotations (p. 176-
180).
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DE LA NÉCESSITÉ DES CONNAISSANCES ETHNOGRAPHIQUES

Mounin, qu’on a vu ailleurs avoir quelque position rigide et


se tenir en première ligne pour la défense de l’orthodoxie structu-
rale ou fonctionnelle, montre dans cet ouvrage une grande ouver-
ture d’esprit quant à ce qu’il propose comme objectif à la linguis-
tique théorique et descriptive, à savoir prendre en compte la
structure du signifié « comme non totalement linguistique »
(p. 105-109) et, de ce fait, l’expérience, l’externe, ce qu’on
appelle aujourd’hui en FLE la civilisation (cf. les réflexions sur la
linguistique interne et externe, p. 59 et chap. XIII : « L’ethno-
graphie est une traduction »). Il insiste sur la nécessité et le
« droit qu’a la linguistique de considérer la traduction comme un
problème de son ressort » (p. 227) en soulignant toutefois que ce
serait « commettre [une] erreur [...] que de vouloir enfermer
[celle-ci], ses problèmes et ses solutions, dans les frontières de la
linguistique » (p. 227). Mais s’il ne faut pas l’y emmurer, il récuse
la formule d’Edmond Cary soutenant que « la traduction n’est
pas une opération linguistique ». Il déclare cette assertion fausse
et la rectifie en affirmant que la traduction « n’est pas une opéra-
tion seulement linguistique » (p. 234 ; la mise en valeur est de
Mounin).
154 Anne-Marie Houdebine

Il propose alors, non comme un apport en plus mais comme


un fondement pour la compréhension de l’autre langue, cette
réflexion sur les convergences culturelles, les connaissances ethno-
graphiques et leur acquisition. Ici, il traduit un « principe fondamen-
tal » de Nida : « Les mots ne peuvent pas être compris correcte-
ment, séparés des phénomènes culturels localisés dont ils sont les
symboles » (p. 237). Ce qui implique qu’ « un problème donné de
traduction n’est pas le même entre deux langues dans les deux
sens » : il « n’est pas d’ordre linguistique, il est d’ordre ethnogra-
phique » (p. 240).
Ce que savaient les traducteurs recommandant les voyages et
ce qu’ils favorisent de « mise en situation », d’immersion efficace
pour des apprentissages premiers ou seconds et les acquisitions
culturelles et civilisationnelles. Comme en donnait témoignage la
philologie, qui « est une traduction » (p. 242) puisque son travail
concerne « l’établissement, la restitution, la critique, l’inter-
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prétation [et] le commentaire des textes » (p. 243) – ce qui
implique la connaissance de civilisations déterminées (p. 245).
Comme l’exige la traduction ou, comme préfère le dire Mounin,
l’activité traduisante.

CONCLUSION

Pour conclure, Mounin rappelle les difficultés, connues depuis


longtemps, de la traduction et les obstacles linguistiques qu’il a
présentés et recensés – et que les traducteurs peuvent, doivent
connaître ; en tout état de cause qu’ils ne doivent pas nier. Car
« ces faits établis par la linguistique moderne » (p. 272)
n’empêchent ni la possibilité empirique de la traduction ni sa
théorisation. Même plus, les connaître peut alléger le souci du
traducteur en lui rappelant qu’une traduction ne peut être par-
faite, qu’elle peut toujours être recommencée. D’autant que les
visions du monde transmises par les langues sont aussi toujours
renouvelées. Elles ne sont pas immobiles. Et si les désignations
linguistiques prennent du retard sur les connaissances acquises, si
les vocabulaires contiennent des « fossiles linguistiques » (p. 273),
les langues n’empêchent pas de mettre au jour des savoirs nou-
veaux. Un seul exemple : nous disons toujours que le soleil se lève,
et cela n’a pas empêché les progrès de la cosmologie.
Relire Georges Mounin aujourd’hui 155

En soulignant la dialectique des relations entre langue et


monde, langue et langue, monde et langue (p. 276). Mounin
insiste sur ce que cela implique – à savoir penser les langues
comme procès de connaissance du monde et d’autrui. Comme il
convient de penser la traduction : comme un processus jamais
achevé, jamais totalement maîtrisé, « jamais vraiment fini,
[...] jamais inexorablement impossible » (p. 279).
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