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Rencontre de Jacques Maritain et d’Edith Stein

à la journée d’études de Juvisy : 12 septembre 1932

La diffusion de la phénoménologie en France

Les quatre-vingt-onze pages de publications, cours et conférences recensées par Maria-Luz Pintos-
Peñaranda1 pour la période allant de 1900 à 1940 font apparaître combien la Société thomiste est ouverte
aux courants modernes. Elle est en effet la première, en France, à organiser, à titre institutionnel de
Société, une journée d’études consacrée à la phénoménologie. Les cours ou conférences antérieurs à la
journée du 12 septembre 1932 relèvent d’initiatives personnelles : à l’École des hautes études sociales
(EHES), les cours de Victor Delbos de l’hiver 1910/1911 sont consacrés à Husserl et sa critique de la
psychologie, en Sorbonne il faut attendre 1928 et les cours de Georges Gurvitch sur les « tendances
actuelles de la philosophie allemande ». Ils sont dispensés de 1928 à 1930.
En 1935, le relai est pris par les cours de Fritz Heinemann, dispensés à l’annexe de la Sorbonne,
analysant « l’histoire et le problème de la phénoménologie », suivi par ceux d’Aron Gurwitsch dédiés à
« la phénoménologie de l’idéation » de 1935 à 1938.
L’intérêt porté par les philosophes thomistes à la phénoménologie est repérable dès 1910 à des
articles parus dans la Revue néo-scolastique de philosophie étudiant des questions husserliennes comme
« Les frontières de la logique » de Léon Noël2, ou à des recensions comme celle du « Bulletin de
Philosophie » de la Revue des Sciences philosophiques et théologiques d’avril 1929 sous la plume du
père Marie-Dominique Roland-Gosselin3. On note également les félicitations adressées à la toute récente
revue Logos publiée à Tübingen. Le caractère international, la foi en la raison comme principe unifiant
et l’ouverture des objets d’étude font l’objet d’une présentation très élogieuse dans la chronique
philosophique de la Revue néo-scolastique de philosophie de 19114. Le catalogue dressé par Maria-Luz
Pintos-Peñaranda, fait état non seulement de l’intérêt porté à la phénoménologie par le milieu thomiste
français, mais également d’une assez bonne pénétration des textes phénoménologiques en France. Par
« assez bonne », il faut entendre la mention, les recensions ou les exposés relativement réguliers sur la
phénoménologie : ils sont de plus en plus nombreux. Le séjour berlinois de Sartre permet une diffusion
de la phénoménologie en France ainsi que les travaux d’Emmanuel Levinas, accompagnés de
traductions, pionniers en la matière. Mais c’est véritablement après la deuxième guerre mondiale que
les traductions en français faciliteront l’accès aux textes.
Il est un élément remarquable : l’absence de mentions de phénoménologues tels que Jean Hering,
Strasbourgeois, dans le corpus maritainien. Ni la proximité géographique avec l’Allemagne ni la
connaissance de l’allemand n’ont été des facteurs d’intérêt pour la phénoménologie. Pour Jacques
Maritain, en effet, la question de la langue ne se pose pas puisqu’il est germaniste, ayant passé deux ans

1 Maria-Luz Pintos-Peñaranda, The Introduction of Phenomenology into French from 1900 to 1940,
https://reviews.ophen.org/wp-content/uploads/sites/7/2016/06/Pintos-Phenomenology-French.pdf (document
consulté le 9 novembre 2022).
2 Léon Noël, « Les frontières de la logique », Revue néo-scolastique de philosophie, Vol.17, 66 (Mai 1910)
211-233, in Revue de philosophie, Vol. 10, 8 (August 2010), p. 197, cf. https://reviews.ophen.org/wp-
content/uploads/sites/7/2016/06/Pintos-Phenomenology-French.pdf, p. 17.
3 Edmund Husserl, Ideen zu einer reinen Phänomenologie und phänomenologischen Philosophie, Jahrbuch
für Phänomenologie und phänomenologische Forschung, Halle am Saale : Max Niemeyer, 1913. In Marie-
Dominique Roland-Gosselin, « Bulletin de Philosophie », Revue des Sciences philosophiques et théologiques, Vol.
18, 2 (April 1929), 301-305. https://reviews.ophen.org/wp-content/uploads/sites/7/2016/06/Pintos-
Phenomenology-French.pdf, p. 17. Cette recension vient à la suite de celle du deuxième volume post mortem de
The nature of Existence de Mc Taggart, recension qui conteste la multitude de perceptions personnelles.
4Revue néo-scolastique de philosophie 70 (1911), p. 296. Pour la mention de Edmund Husserl, « Philosophie
als strenge Wissenschaft », Logos, Vol. 1 (1910-1911) 289-341.
à Heidelberg pour suivre les travaux de Hans Driesch de 1906 à 1908. Or son œuvre ne mentionne ni
Jean Hering, alors même que Kolbsheim où il vient fréquemment travailler est à quelques kilomètres de
Strasbourg, ni Emmanuel Levinas. Si des convergences peuvent être repérées entre la phénoménologie
et le thomisme, elles ne sont pas suffisantes pour mériter un intérêt soutenu de la part de Jacques Maritain
aux différentes publications de la phénoménologie. Son avis est fait et clairement présenté dans
Distinguer pour unir ou les degrés du savoir, volume auquel le 11 juin 1932, Jacques Maritain met un
point final en terminant sa préface. S’il organise la rencontre de septembre, est-ce plutôt pour ouvrir des
portes que pour « casser des vitres » ?
En amont, il y a l’événement constitué par les conférences d’Edmund Husserl à la Sorbonne,
amphithéâtre Descartes, comme si c’était « un peu lui qui » recevait, selon les termes de M. Xavier
Léon, administrateur de la Société française de philosophie dans son allocution d’introduction. L’Institut
d’Études germaniques et la Société française de philosophie ont, en effet, décidé d’inviter le
phénoménologue allemand les samedi 23 et lundi 25 février 1929 pour quatre conférences données en
allemand sur l’Introduction à la Phénoménologie transcendantale. Les carnets de Jacques Maritain ne
portent aucune mention de ces journées ni de sa lecture des Méditations cartésiennes en allemand. La
journée d’études à Juvisy est mentionnée dans son Journal au lundi 12 septembre 1932 : « Journée
phénoménologique à Juvisy. Raïssa y vient l’après-midi avec Véra. Retour avec Berdiaeff. Je suis
brisé »5.
En amont encore, quelques amitiés le familiarisent avec le courant de la phénoménologie, notamment
lors de son voyage en Autriche en août 1931. Le dimanche 23 août il note : « Allons le soir voir Peterson,
qui loge chez Mme Reinach, veuve d’un philosophe phénoménologue, converti pendant la guerre.
Accueil exquis »6. Le samedi 29 août Peterson et Mme Reinach déjeunent avec Jacques Maritain avant
son départ pour Strasbourg puis Kolbsheim.
En aval ? Un impact fort laissé par l’intervention d’Edith Stein dans la discussion qui suivit le rapport
rendu dans la matinée par le R.P. Daniel Feuling, o.s.b., sur ce nouveau courant philosophique venu
d’Allemagne. C’est sur la synthèse du bénédictin, intitulée « Le Mouvement phénoménologique :
position historique, idées directrices, types principaux », que vont rebondir les interventions d’Edith
Stein en fonction des questions posées.

Edith Stein pleinement phénoménologue

Mais n’attend-on pas trop d’Edith Stein, personnalité philosophique déjà reconnue ? Son voyage en
France est à la fois jalonné par des rencontres avec les phénoménologues et marqué par le souci de
présentation la plus juste possible de la phénoménologie : son calendrier laisse en effet penser qu’elle a
largement contribué à la présentation générale de la phénoménologie proposée par Dom Feuling.
Le voyage d’Edith Stein en France commence le mardi 6 septembre : elle prit le train après les offices
du matin et la messe conventuelle de l’abbaye de Neuburg pour arriver à Strasbourg à 16h45 où
l’attendait, à la « barrière de contrôle des billets »7, Jean Hering, pionnier dans l’introduction de la
phénoménologie en France8. Elle visite la ville le mercredi, notamment la cathédrale en compagnie de
Jean Hering et assiste à une messe chantée à l’église Saint-Thomas. Le jeudi et vendredi, elle visite Paris
et loge chez Alexandre et Dorothée Koyré, le samedi 10 elle rencontre Dom Daniel Feuling à Juvisy
pour lui remettre un texte promis. Le dimanche 11, elle a inscrit sur son calepin : « Notre Dame, la
Sainte-Chapelle, une balade en bord de Seine et au Bois de Boulogne »9. Le lundi 12 est consacré à la

5 Cahiers Jacques Maritain, « Cercles d’Études Jacques et Raïssa Maritain », Kolbsheim, novembre 2017,
n°74, p. 60-61.
6 Cahiers Jacques Maritain, avril 2017, n°73, p. 68 avec note 138, « Adolph Reinach (1883-1917), tombé sur
le front des Flandres. Élève de Theodor Lipps à Münich, puis disciple et collègue de Husserl à Göttingen, il avait
joué un rôle essentiel dans la cristallisation du « mouvement » phénoménologique et la conversion d’Edith Stein.
Cf. Edith Stein, Correspondance I, 1917-1933, Introduction, traduction et annotations par Cécile Rastoin, Éditions
du Cerf, Paris/ Éditions du Carmel, Toulouse/ Éditions Ad Solem, Genève, 2009.
7
Edith Stein, Correspondance I, 1917-1933, op. cit., note 1 p. 614.
8
Cf. Rudolf Schmitz-Perrin, « Strasbourg, ‘banlieue de la phénoménologie’. Edmond Husserl et l’enjeu de la
philosophie religieuse », Revue des sciences religieuses, Palais universitaire, Strasbourg, année 1995, 69-4, p. 481-
496.
9
E. Stein, Correspondance I, note 2 p. 614.
rencontre de Juvisy : « Le mardi elle visita le Louvre ; le mercredi : la Madeleine, Saint-Augustin, le
Sacré-Cœur ; avec Alexandre Koyré elle rencontra une nouvelle fois Daniel Feuling et Emile Meyerson,
un philosophe (juif) ami de Husserl. Le jeudi 1510, elle vit Bernhard Rosenmöller et Jacques Maritain.
[…] le samedi 17, Edith Stein prit avec Rosenmöller le chemin du retour, en passant par Cologne, où
elle visita diverses personnes, dont Hedwig et Siegfried Spiegel »11.
Edith Stein est, pour ainsi dire, la vedette de la journée d’études, tant pour le contenu « doctrinal »
que par sa personnalité. L’échange du samedi 10 septembre entre Dom Feuling et Edith Stein a-t-il
permis à celle-ci une dernière retouche à la présentation de la phénoménologie, dont elle aurait déjà pu
donner les grandes lignes lors de la rencontre du lundi 5 septembre à l’abbaye de Neuburg, halte prévue
entre le départ de Breslau le samedi 3 septembre et l’arrivée à Paris le jeudi 8 ? La rencontre du mercredi
14 après-midi, à Meudon, chez les Maritain prolonge la journée de Juvisy : le rapprochement avec le
trio Maritain est porté par le fait qu’elle soit juive convertie au christianisme et lectrice de saint Thomas.
Une relation semble s’établir au-delà même de la Journée puisque le 20 septembre, frère Thomas Deman
remercie Edith Stein pour la rédaction du texte de ses interventions « qui ont donné un si grand prix à
notre journée de Juvisy », enregistre son « désir de devenir une abonnée du Bulletin thomiste et lui
propose de devenir membre à titre gracieux de la Société : « ainsi serait mieux réalisée encore cette
union dans le travail que vous souhaitez, et dont la journée de Juvisy a été une expression »12.
En signe d’amitié nouée entre Jacques Maritain et Edith Stein, l’envoi13 de Distinguer pour unir avec
la dédicace, « À mademoiselle Stein, hommage de respectueuse sympathie », de la part du philosophe
français est l’occasion d’une réponse de la phénoménologue d’outre-Rhin le 5 novembre 1932 : « Je me
souviens toujours avec une grande joie des belles journées de Juvisy et des heures passées en votre
maison. Je vous dis, à vous et à votre épouse, ainsi qu’à votre belle-sœur, toute ma reconnaissance. Avec
toutes mes amitiés, votre dévouée Edith Stein »14. L’attente du philosophe de Meudon semble comblée
au vu des échanges épistolaires, peu fournis en quantité, mais significatifs en qualité : « Pour cela, vos
pensées m’ont été très importantes et je suis très contente que nous soyons en accord sur la conception
de base » écrit-elle à Jacques Maritain depuis le Carmel de Cologne le 16 avril 193615. En somme, pour
reprendre la distinction maritainienne du « en » et du « en tant que », c’est bien en représentants du
thomisme et de la phénoménologie et en tant que phénoménologue et thomiste qu’Edith Stein et Jacques
Maritain viennent à cette journée d’étude qui semble motivée par la nécessité interne
d’« approfondissement du thomisme » selon l’expression du philosophe de Meudon16utilisée pour
décrire ce qui serait l’équivalent d’un « progrès ».

10
En fait le Journal de Jacques Maritain de 1932, Cahiers Jacques Maritain, n°74, p. 61, porte les mentions
suivantes concernant Juvisy et le passage d’Edith Stein à Meudon : « Mercredi 14. Exaltation Ste Croix. Visite
d’Edith Stein, Dom Feuling, Rosenmöller et Söhngen. Jeudi 15. Sept Douleurs. [fête de Marie au lendemain de
l’exaltation de la Ste Croix] »
11
E. Stein, Correspondance I, p. 615.
12
Ibid., p. 618-619.
13
Le vendredi 21 octobre 1932, Jacques Maritain note dans son journal : « Je vais l’après-midi rue des Saints-
Pères [siège des Éditions Desclée De Brouwer] pour les envois des Degrés du savoir, les épreuves des Îles etc. »,
Cahiers Jacques Maritain, décembre 1992, n°74, p. 67.
14
E. Stein, Correspondance I, p. 637. Cf. note 2 pour le témoignage de Jacques Maritain : « Un après-midi, le
14 septembre 1932, elle est venue nous rendre visite à Meudon avec trois de ses amis allemands (dom Daniel
Feuling, M. Rosenmöller, M. Söhngen. […] Raïssa et moi n’avons jamais oublié cette visite, ni l’ardeur,
l’intelligence et la pureté qui illuminaient le visage d’Edith Stein. Nos cœurs s’étaient attachés à elle », ŒC XII,
p. 1215.
15
Cahiers Jacques Maritain, décembre 1992, n°25, p. 39.
16
Pour souligner ce caractère de nécessité intrinsèque, la Société thomiste ouvre ces journées d’études par la
rencontre avec la phénoménologie. Il n’y aura que deux journées d’études, la seconde portant sur la philosophie
chrétienne aura lieu le 11 septembre 1933. Cf. la présentation des actes du 12 septembre 1932, p. 9 : « La première
Journée d’Études de la Société thomiste s’est tenue le 12 septembre 1932 dans les locaux des Éditions du Cerf, à
Juvisy (Seine-et-Oise). À maintes reprises, le vœu avait été exprimé que la Société thomiste poursuivît par ce
moyen, joint aux autres, l’exécution de son programme, qui est de concourir à la diffusion de la pensée et de
l’œuvre de saint Thomas d’Aquin. Et la dernière Assemblée Générale avait adopté le projet d’une réunion, de
caractère nettement scientifique, qui permît de confronter avec le thomisme la phénoménologie allemande et
contemporaine ».

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