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INTRODUCTION
1. Ce texte fait partie d’un projet post-doctoral soutenu par la Fondation Carlsberg en 2004-2007.
Nous utilisons les sigles suivants :
1 / Pierre-Daniel Huet : DE = Demonstratio evangelica. Nous indiquons d’abord la page d’après
l’édition latine de 1690 (Demonstratio evangelica, Parisiis, Apud Danielem Hortemels, 1690), ensuite
d’après la traduction française de l’abbé Migne (Démonstrations évangéliques, trad. M. L. Migne, dans
Démonstrations évangéliques, vol. V, Paris, Petit-Montrouge, 1843).
2 / Gottfried Wilhelm Leibniz : A = Gottfried Wilhelm Leibniz. Sämtliche Schriften und Briefe, Aka-
demie-Verlag, Berlin 1923-[?] ; GP = Die philosophischen Schriften von Gottfried Wilhelm Leibniz, éd.
C. I. Gerhardt, Hildesheim/New York, Georg Olms Verlag, 1978 ; EM = Pensées de Leibniz sur la religion
et la morale, nouvelle édition, corrigée et augmentée, éd. M. Emery, Bruxelles, Société nationale pour la
propagation des bons livres, 1838 ; Dutens = Opera omnia, éd. Ludovico Dutens, Genève, Fratres de
Tournes, 1768 ; FDC = Œuvres, éd. L. A. Foucher de Careil, Hildesheim/New York, Georg Olms
Verlag, 1969 ; C = Opuscules et fragments inédits, éd. Louis Couturat, Hildesheim/Zürich/New York,
Georg Olms Verlag, 1988 ; Grua = G. W. Leibniz. Textes inédits, éd. Gaston Grua, Paris, PUF, 1948 ;
NE = Nouveaux essais sur l’entendement humain (nous citons d’après l’édition de Gerhardt).
XVII e siècle, no 232, 58e année, no 3-2006
388 Mogens Lærke
2. Cf. Paul Vernière, Spinoza et la pensée française avant la Révolution, Paris, PUF, 1954, p. 38, 99 ; Jona-
than Israel, Radical Enlightenment. Philosophy and the Making of Modernity 1650-1750, Oxford/New York,
Oxford University Press, 2001, p. 282, 628.
3. Cf. Gottfried Wilhelm Leibniz, Leibniz-Thomasius. Correspondance 1663-1672, éd. Richard Bodéüs,
Paris, Vrin, 1993, p. 261.
4. Ibid., p. 261. Voir aussi Edwin Curley, « Homo Audax. Leibniz, Oldenburg and the TTP », dans
Leibniz’ Auseinandersetzung mit Vorgängern und Zeitgenossen, Studia Leibnitiana, Supplementa XXVII, Stutt-
gart, Franz Steiner Verlag, 1990, p. 277-312.
5. Cf. Ursula Goldenbaum, « Leibniz et Spinoza, le Traité théologico-politique », dans DATA,
Fontenay/Saint-Cloud, ENS, février 1997, p. 14.
6. Cf. A I-1, p. 148.
7. Tschirnhaus arrive à Paris fin septembre 1675. Il y reste pendant neuf mois. Le premier témoi-
gnage de la relation amicale entre les deux savants date d’octobre 1675. Cf. Joseph Ehrenfried Hoff-
mann, « Tschirnhaus und Leibniz in Paris », dans Akten des II. Internationaler Leibniz-Kongress,
17.-22. juli 1972, Wiesbaden, Franz Steiner Verlag, 1974, vol. II, p. 50.
8. Cf. A VI-3, p. 248-274. Friedmann date à tort ces extraits de 1671-1672, c’est-à-dire au moment
de la première lecture (cf. Georges Friedmann, Leibniz et Spinoza, Paris, Gallimard, 1975, p. 92,
366-367). Pour un chercheur, les extraits du TTP sont cause de déception, puisqu’il ne s’agit justement
que d’extraits : il n’y a pas de prise de position – sauf une petite remarque, intéressante en soi, mais qui
ne concerne pas notre présent propos : en marge des extraits du chapitre XIV, Leibniz note : « Deum
non esse animum, sed esse naturam rerum, etc., quod non probo » (A VI-3, p. 269-270).
9. A-1, p. 148.
À la recherche d’un homme égal à Spinoza 389
10. Lettre LXXI, dans Spinoza, Œuvres complètes, vol. IV, éd. Charles Appuhn, Paris, Flammarion,
1964-1966, p. 332.
11. A II-1, p. 303.
12. A II-1, p. 208.
13. A I-1, p. 148.
14. A I-2, p. 247 ; GP III, p. 187.
15. Cf. B. de Spinoza, Traité théologico-politique, Œuvres, t. III, éd. F. Akkerman, J. Lagrée et
P.-F. Moreau, Paris, PUF, 1999, p. 296-299.
16. A I-1, p. 85 ; trad. in EM I, p. 176-177.
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Mais ces connaissances philologiques requises, Leibniz ne les possède pas. Il faut
donc faire appel aux experts. Il écrit d’abord à Gottlieb Spitzel, connaisseur des lan-
gues orientales :
17. A I-1, p. 193. Cf. Georges Friedmann, Leibniz et Spinoza, p. 63 ; G. H. R. Parkinson, « Leibniz’s
Paris writings in relation to Spinoza », Studia Leibnitiana, Supplementa XVIII, Wiesbaden, 1978, 73-90,
p. 75.
18. Cf. A I-1, 195.
19. Cf. Israel, Radical Enlightenment, p. 504.
20. Dans les Huetiana, une série de fragments tardifs, Huet insiste sur la nécessité d’étudier
l’Écriture dans le texte original : « De tous les ouvrages de Litérature qu’un homme savant peut entre-
prendre, il n’y en a point qui demande tant de talens, & une si grande étenduë de savoir, que
l’interprétation de la sainte Écriture. La connoissance parfaite de la langue Ebraïque & de la Chaldaïque
y est absolument nécessaire. Il faut un grand usage de l’histoire ancienne, sacrée & profane, & principa-
lement de l’histoire des peuples de l’Orient » (Pierre-Daniel Huet, Huetiana ou pensées diverses de M. Huet,
Evesque d’Avranches, Paris, Jacques Estienne, 1822, p. 182).
21. Cf. Pierre-Daniel Huet, Mémoires de Daniel Huet. Évêque d’Avranches, trad. Charles Nisard, Paris,
Hachette, 1853, p. 25, 214. Il est vrai, pourtant, que c’est une étude approfondie du texte hébreu qu’il
n’entreprend qu’après 1681.
22. Ibid., p. 176.
À la recherche d’un homme égal à Spinoza 391
Comme l’a fait remarquer Paul Vernière, Spinoza figure parmi les adversaires princi-
paux de cet ouvrage immense et érudit23. Bien entendu, le grand travail de Huet est
bien plus qu’une critique de l’exégèse de Spinoza ; il « dépasse singulièrement le
cadre d’une simple réfutation » comme l’estime à juste titre Vernière. Aussi Spinoza
n’est-il pas le seul interlocuteur ou adversaire de Huet. D’après lui-même, la Demons-
tratio fait suite à une série d’entretiens intenses avec le rabbin Menassah Ben-Israel,
pendant un séjour à Amsterdam. Considéré de ce point de vue, l’ouvrage fait partie
d’une argumentation visant à amener les juifs à se convertir24. À suivre April
G. Shelford, l’adversaire se trouve également parmi les cartésiens français et dans les
milieux jansénistes. Huet avait conceptualisé dès 1666 la critique de Descartes qu’il
publie dans la Censura philosophiae cartesianae (1689) et dans les Alnetanae quæstiones de
concordia rationis et fidei (1690)25. Le combat contre Spinoza doit être expliqué partielle-
ment par l’anti-cartésianisme généralisé de Huet. Sur plusieurs points, l’adversaire le
plus immédiat paraît en effet être non pas Spinoza, mais Nicole et Arnauld et leur
Logique ou l’art de penser (1662)26. Cela n’empêche pas l’ouvrage de Huet d’être
aussi une réponse au spinozisme, et c’est surtout dans ce contexte que Leibniz s’y
intéresse.
Leibniz connaît Huet au moment de la rédaction de la Demonstratio evangelica. Pen-
dant son séjour à Paris (1672-1676), il fait sa connaissance au domicile d’Henri Jus-
tel, un lieu de rencontre des savants étrangers et français de l’époque27. Il est en cor-
respondance avec lui à partir de 1673. C’est d’ailleurs par un renseignement
provenant de Leibniz que, en 1676, Tschirnhaus informe Spinoza que Huet prépare
son grand ouvrage :
23. Cf. Vernière, Spinoza, p. 126-137 ; Israel, Radical Enlightenment, p. 285 ; Elena Rapetti, Pierre-Daniel
Huet : erudizione, filosofia, apologetica, Milano, Pubblicazioni dell’Universita Cattolica, 1999, p. 16-17. Dans
le De Concordia Rationis et Fidei (1690), Huet dénonce encore le traité de Spinoza comme un livre hor-
rible et sacrilège plein d’impiété, d’ignorance et de folie (cf. Israel, Radical Enlightenment, p. 487).
24. Cf. DE, « Introduction ». Voir aussi Huet, Mémoires, p. 86 ; Huet, Huetiana, p. 225-227.
25. Cf. April G. Shelford, « Thinking geometrically in Pierre-Daniel Huet’s Demonstratio Evangelica
(1679) », Journal of the History of Ideas, 63/4 (2002), p. 606.
26. Ibid., p. 601, 608 sq.
27. Cf. A I-2, p. 455. On peut également consulter Huet, Mémoires, p. 131 : « Des nouveaux amis,
Henri Justel, fils de Christophe, moins lettré sans doute que patron des lettrés, et l’hôte des Muses
elles-mêmes. Tous les jours sa maison était le rendez-vous des savants qui s’y entretenaient de matières
d’érudition [...] ». Voir finalement Vernière, Spinoza, p. 106.
28. Lettre LXXX, dans Spinoza, Œuvres, vol. IV, p. 350. Dans sa réponse, Spinoza fait preuve de
quelque curiosité par rapport au travail entrepris par Huet : « Je vous prie enfin de vous informer si le
traité de M. Huet sur le Traité théologico-politique dont vous m’avez parlé antérieurement a vu le jour ou si
vous pouvez m’envoyer un exemplaire » (Lettre LXXXIII, dans ibid., vol. IV, p. 354).
392 Mogens Lærke
Lors que j’eûs l’honneur de parler à M. Huet, je luy fis connoistre adroitement,
qu’il feroit bien mieux pour mettre son livre à couvert, de ne dire que des choses bien
établies. Mais il s’est laissé aller au doux penchant d’une érudition flatteuse, ne se
pouvant resoudre à supprimer tant de belles observations, qu’il a fait entrer par-cy
par-là.34
29. Cf. A I-2, p. 239 : « Cum ex Gallia discederem Vir Clmus Petrus Daniel Huetius, Delphini studiis
sub Condomensi Episcopo praefectus, ostendit mihi absolutum opus suum de Religionis Christianæ
veritate. Multa in eo eruditio, et præclaræ observationes [...]. Inter alia etiam importunæ illius criticæ
respondebit, qui de libertate philosophandi injuriam in canonicos scriptores libellum aliquot abhinc
annis publicavit ». Nous devons également noter ceci : dans sa présentation encyclopédique des
sciences, Leibniz avait prévu une bibliographie raisonnée. Dans son ébauche rédigée à une date incer-
taine (estimée entre début 1679 et fin 1695), Huet et Spinoza figurent côte à côte dans la liste des litté-
ratures sur la théologie scripturaire : « Theologia scripturaria, et primum Historia Scripturae, ex libro
P. Simon prohibito, ex Huetio, Spinosa. Briano Walton. Critic[i] sac[ri] » (A VI-4, p. 257).
30. GP III, 13, trad. in EM I, 166. Voir aussi Leibniz cité dans Vernière, Spinoza, p. 108.
31. Huet, Mémoires, p. 176.
32. Huet dénonce Filleau de la Chaise qui avait publié un texte intitulé Qu’il y a des démonstrations
d’une autre espèce, et aussi certaines que celles de la Géométrie, et qu’on en peut donner de telles pour la Religion Chre-
tienne (1678). Cf. Antony McKenna, « Huet et Pascal », dans XVIIe siècle, 147 (1985), p. 138.
33. Cf. Vernière, Spinoza, p. 108.
34. A I-2, p. 192. Voir aussi A II-1, p. 372-373.
35. GP III, p. 13, trad. in EM I, p. 166.
À la recherche d’un homme égal à Spinoza 393
décrit le livre encore non publié du très savant Huet (vir doctissimum) comme un
« opus amplum et exquisitum »36.
À suivre les lettres qu’il envoie ultérieurement à Huet, il n’est pas déçu par le livre
publié : « Ciel ! Quel trésor d’érudition vous avez renfermé dans cet ouvrage ! »,
écrit-il à Huet en 1679. Et encore :
Vous êtes le seul peut-être dans notre siècle qui possédiez le vaste fond
d’érudition et de philosophie qu’il exige. Enfin je l’ai vu [i.e. la Demonstratio evangelica],
et j’ai été parfaitement confirmé dans la grande idée que j’en avais conçue.37
Leibniz suit de fort près la fortune du livre. Après son départ de Paris, il est cons-
tamment tenu au courant de la progression de sa publication par Henri Justel et par
Louis Ferrand. Sa parution est annoncée à plusieurs reprises en 1677 et en 1678,
ensuite encore différée. Il ne sort que début 167938. À Paris les premières réactions
sont mitigées39. Déjà avant la parution de l’ouvrage, Henri Justel « doute il y ait des
raisonnemens convaincans »40. Selon les rapports de Friedrich Adolf Hansen, pré-
cepteur d’un groupe de jeunes Danois à Paris, les choses ne se présentent pas bien
pour Huet et son livre : « M. Huet est encore malade, et son livre de Demonstrationes
evangelica ne se vend pas comme on le souhaite »41. Si l’objectif explicite de Huet
serait de « s’en prendre à ces hommes corrompus et de mœurs dépravées » que sont
les libertins42, il n’a guère réussi, du moins s’il faut croire Henri Justel : « Nos liber-
tins n’en sont pas convaincus. Ils disent qu’il n’a rien dit de nouveau »43. Justel
lui-même préfère de loin Henry More qui « a écrit bien des choses contre les Athées
et les Libertins qui sont plus fortes que le livre de M. Huet »44.
Leibniz n’est pas de l’avis des Parisiens. Les lignes fort laudatives déjà citées qu’il
envoie à Huet immédiatement après la publication de l’ouvrage ne peuvent être
écartées comme de la flatterie. Il écrit ainsi dans une lettre à Johann Friedrich en
août 1679 :
On n’est pas assés satisfait à Paris du livre de M. Huet : pour moy je le suis beau-
coup. Car j’y trouve une grande érudition, et des bons raisonnements à l’egard du
principal, qui est l’accomplissement des prophéties, en Iesus Christ.45
À part quelques détails, Leibniz estime que, pour l’essentiel, Huet a réussi son entre-
prise (quoique ces détails ne soient pas sans importance – nous y reviendrons)46.
Nous pouvons en trouver une confirmation supplémentaire dans une lettre à Chris-
tian Philipp écrite en 1681 à propos d’un livre de controverse huguenot qui critique
l’ouvrage de Huet :
Mais je ne sçaurois souffrir qu’il donne en passant une atteinte à l’ouvrage de
M. Huet pour la verité de la religion Chrestienne, comme si c’estoit un amas de cri-
tique sans jugement. Et moy je trouve que Mons. Huet a joint une grande solidité
avec une grandissime erudition.47
C’est une admiration que Leibniz gardera pour l’opus herculum de l’érudit français. Bien
plus tard, dans une lettre à Nicaise de 1693, il exprime toujours sa grande estime pour
le précepteur du dauphin qui est devenu entre-temps, en 1692, évêque d’Avranches :
J’espere que l’illustre Eveque d’Avranches contribuera à enrichir le public ; il le
peut sans aucun prejudice de sa charge, et sans faire tort à l’Église ; car il entend mer-
veilleusement le secret de faire servir l’erudition profane à la sacrée ; après Grotius et
Bochart, il y a peu de gens qui l’ayent bien sçu, et je ne sçay s’il y en a aujourdhui qui
le sçachent comme luy.48
44. A I-2, p. 504. Justel fait probablement référence à Henry More, Antidotus adversus Atheismum :
sive ad naturales mentis humane facultates provocatio an non sit Deus, London, 1650 ; An antidote against atheismee,
or an appeal to the natural faculties of the minde of man, whether there be not a God, London, 1653 (2e éd., 1655).
45. A I-2, p. 191-192 ; A I-2, p. 429.
46. Cf. Bury, « L’humanisme de Huet », p. 202. Leibniz n’est pas le seul à admirer le travail de Huet.
Dans une lettre à Leibniz, écrite en 1679, Johann Georg Graevius félicite Huet d’avoir produit une cri-
tique dévastatrice du spinozisme. Cf. A II-1, p. 480 ; Israel, Radical Enlightenment, p. 454.
47. A I-3, p. 472-473.
48. GP II, p. 545. Au sujet de l’estime de Leibniz pour Huet, on peut encore consulter l’échange sui-
vant entre Remond et Leibniz en 1716 : « Monsieur Nemitsch ayant eu l’avantage d’avoir été connu à
son premier voyage de M. Huet, ancien Eveque d’Avranches, et de M. l’Abbé Baluze, il pourra me pro-
curer le sentiment de ces deux grands hommes sur mon petit ouvrage de Origine Francorum [...] » (Leibniz
à Remond, 15 août 1716, GP III, p. 676) ; « [...] je vous assure que M. Huet dont j’aime la personne et
dont j’admire le savoir n’est point competant, il ne connoit point ces tems là [...] » (Remond à Leibniz,
2 octobre 1716, GP III, p. 676) ; « M. Huet, ancien Eveque d’Avranches, est d’un savoir si universel et
d’un si bon jugement, que je crois qu’il pourra encor juger comme il faut de mon essay » (Leibniz à
Remond, 19 octobre 1716, GP III, p. 678). On peut également consulter les louanges sur Huet parfois
un peu excessives qui se trouvent dans la correspondance avec Nicaise (cf. GP II, p. 534, 538, 543).
À la recherche d’un homme égal à Spinoza 395
Ce livre est destiné à attaquer l’impiété, qui fait de jour en jour de nouveaux pro-
grès, et à prouver que le bon sens doit nous faire un devoir de croire à la religion
chrétienne, que tant de personnes ont la déraison d’abandonner.49
sages en question55. Quand Spinoza argumente que le Pentateuque a été rédigé par la
même personne qui a établi le canon juif (c’est-à-dire par Esdras), Huet dénonce
cette opinion comme « paradoxale » sous le prétexte (peu convaincant, d’ailleurs)
que celui qui établit un canon ne saurait également être l’auteur des textes56.
C’est pourtant moins les critiques précises du spinozisme qu’énonce Huet qui
nous intéressent que l’alternative qu’il propose. Dépassant largement les limites
d’une simple réfutation du spinozisme, Huet s’efforce de concevoir une exégèse
alternative au spinozisme afin de rétablir la vérité de l’Écriture sur de nouvelles
bases : non seulement veut-il défendre l’authenticité du Texte sacré, mais il veut
également le rétablir dans sa vérité divine57. Pour mener à bien ce projet, il adopte
une méthode « géométrique », en proposant des axiomes et des définitions dont il
tire des propositions générales. En réalité, il semble que cette exposition géomé-
trique soit « de pure forme », comme l’affirme Albert Monod58. Aucun axiome et
aucune définition ne répondent aux critères rigoureux des mathématiques. Huet
semble distinguer les définitions des axiomes de façon arbitraire59. Certaines défini-
tions ont l’air quelque peu circulaires : « La vraie religion est celle qui ne propose à
croire que des choses vraies »60. Mais on remarque surtout que, au fond, il s’agit
d’une série de principes tirés non pas de la raison, mais de l’expérience ou de la
coutume. Huet lui-même en est d’ailleurs tout à fait conscient. Par « définition » il
entend simplement « donner une idée » de son sujet. Sans que les définitions soient
d’une certitude absolue, il s’agit simplement d’établir « certains points qu’on ne
peut contester, ni [...] refuser sans être déraisonnable »61. Et encore, par un
« axiome », il ne comprend pas comme les mathématiciens un principe de raison
incontestable, mais une simple « notion commune » établie sur une base purement
consensuelle62. C’est ainsi, pour rétablir l’authenticité de l’Écriture sainte, que Huet
entend s’appuyer sur « certaines thèses morales et pratiques [...] basées sur
l’expérience ou la tradition »63.
Doit-on donc accorder à Albert Monod « qu’il n’y a aucune nécessité dans les
déductions », et avec Paul Vernière que la critique de Spinoza qui en résulte est « dis-
parate » ? C’est sans doute aller un peu vite en besogne. Huet n’aspire pas vraiment à
la rigueur des mathématiques. Ce sur quoi il insiste en faisant appel à la forme géo-
métrique est simplement l’exigence d’une preuve démonstrative de la religion. Il ne
prétend pas que cette preuve soit d’ordre véritablement mathématique. En réalité, la
méthode de son ouvrage prolonge la tradition philologique de l’érudition huma-
niste : elle est décidément historique et dialectique. Il « force l’érudition humaniste dans
un moule euclidien » comme l’écrit April G. Shelford64. En réalité, Huet fait appel à
une méthode géométrique pour prouver quelque chose qu’il admet lui-même ne pas être
démontrable par la géométrie. Ce serait par conséquent une erreur d’écarter l’argument
de Huet sous prétexte qu’il ne procède pas de façon rigoureusement géométrique.
Ce qu’il dit, en revanche – et qui justifie au moins partiellement son choix de forme
d’exposition –, c’est que l’établissement d’une science théologique qui rétablisse
rigoureusement la vérité de la religion chrétienne exige la mise en place d’un
ensemble de principes d’une évidence comparable à celle des définitions et des axio-
mes mathématiques – des critères qui devraient posséder la même force de démons-
tration que des définitions mathématiques, mais qui justement ne sont pas d’ordre mathé-
matique.
Mais comment parvient-il à justifier que ses principes de base tirés de l’expérience
répondent à une telle exigence ? Dans une conceptualité cartésienne, la certitude dont
jouit la géométrie provient de « l’évidence et [de la] clarté qui entraîne facilement
l’adhésion de l’esprit »65. Or, selon Huet, evidentia et claritas constituent des marques de
vérité qui ne sont pas réservées à la certitude mathématique. Bien au contraire, la géo-
métrie se révèle souvent bien plus obscure qu’elle ne prétend :
64. Cf. Shelford, « Thinking Geometrically », p. 601. Huet le fait d’ailleurs remarquer lui-même :
« On ne doit pas s’attendre à trouver ici la brièveté, la simplicité des géomètres ; le sujet ne le comporte
pas : car j’ai toujours, soit des faits à vérifier, soit des questions morales à expliquer » (DE, trad. Migne,
p. 42).
65. DE, p. 3, trad. Migne, p. 23-24.
66. DE, p. 9, trad. Migne, p. 31.
67. DE, p. 4, trad. Migne, p. 23-24.
398 Mogens Lærke
68. Cf. DE, p. 5, trad. Migne, p. 25-26. Voir aussi Dupront, Pierre-Daniel Huet, p. 279-284 ; Israel,
Radical Enlightenment, p. 487.
69. DE, p. 13, trad. Migne, p. 37-38.
70. DE, p. 14, trad. Migne, p. 39-40.
71. DE, p. 13, trad. Migne, p. 37-38.
72. D’un point de vue biographique, on pourrait penser que, pour Huet, il s’agit de défendre les
principes probabilistes de la société de Jésus dont il est fort proche (Huet fut élevé par les jésuites de
Caen et il passa les vingt dernières années de sa vie dans la maison professe des jésuites à Paris). C’est
sans aucun doute en partie vrai. Dans l’introduction à la Demonstratio evangelica on trouve cependant la
remarque suivante : « Il ne s’agit pas ici de peser la valeur des opinions, d’opposer un petit nombre de
savants et d’hommes éclairés à une masse de gens ignorants, il faut faire une part égale du genre
humain, et admettre une parfaite égalité des deux côtés » (DE, p. 3, trad. Migne, p. 23-24). Huet ne se
retient donc pas de s’opposer explicitement aux principes probabilistes que les jansénistes imputent
aux jésuites depuis les Provinciales de Pascal. Ce n’est bien évidemment pas une raison pour tirer
l’argument de Huet dans un sens janséniste. Comme April G. Shelford l’a excellemment analysé,
l’introduction de la Demonstratio evangelica vise à établir le contraire (Shelford, « Thinking Geometri-
cally », passim). En réalité, l’ambition de Huet semble être de se situer entre ces deux positions, en faisant
appel à une méthode dont les principes proviennent de la jurisprudence. On trouve en effet plusieurs
indications que Huet conçoit le modèle de sa méthode comme essentiellement juridique. C’est ainsi
que son appel au consentement général est appuyé par référence aux « jurisconsultes qui admettent en
principe que ce que fait la majorité est censé fait par tous » (DE, p. 4, trad. Migne, p. 25-26). On peut
également consulter ses remarques sur la preuve dite du plus grand nombre : « C’est ce principe qui sert
de base dans toutes les cours de justice dans lesquelles on prononce à la majorité des voix sur la vie et la
fortune des particuliers » (DE, p. 3, trad. Migne, p. 23-24). Les axiomes étranges de Huet vont égale-
ment dans ce sens : l’appel aux témoignages ; le privilège accordé aux témoins oculaires ; l’estimation à
partir du nombre et de la concordance de ces témoignages. Voir également sur ces principes McKenna,
« Huet et Pascal », p. 138 ; Martial Gueroult, Dianoématique. Histoire de l’histoire de la philosophie I : En Occi-
dent, des origines jusqu’à Condillac, Paris, Aubier-Montaigne, 1984, p. 213.
À la recherche d’un homme égal à Spinoza 399
Les livres de l’Ancien et du Nouveau Testament ont été écrits dans le temps et à
l’époque qu’on leur assigne, ainsi que par les auteurs auxquels on les attribue ; il
s’ensuit que l’histoire et la vie de Jésus de Nazareth ont été prédites dans l’Ancien
Testament longtemps avant qu’on en trouve l’accomplissement dans le Nouveau. En
admettant donc que les livres de l’Ancien et du Nouveau Testament ont été écrits
dans le temps qu’on leur assigne, et par les auteurs auxquels on les attribue, et que les
prophéties concernant Jésus de Nazareth et contenues dans l’Ancien Testament ont
reçu leur accomplissement dans le Nouveau, il faut nécessairement admettre que les
livres de l’Ancien et du Nouveau Testament sont vrais.76
Bref : les témoignages historiques prouvent que les livres divins sont authentiques et
ils s’accordent entre eux, donc ils sont vrais, car la marque de l’authenticité est le
nombre et le poids des témoignages, et celle de la vérité est la cohérence interne, ou
l’évidence. En soi, le principe n’a rien de nouveau : l’accord entre les deux Testa-
ments a toujours été un des arguments principaux des controversialistes chrétiens
dans leurs efforts pour convaincre les juifs. Et l’analyse de la préfiguration d’un
énoncé par un autre dans l’Écriture sainte, et surtout l’analyse de la préfiguration du
Nouveau Testament dans l’Ancien, constitue déjà l’élément essentiel de l’élucidation
de ce que saint Thomas nomme le sens « allégorique » ou « doctrinal » de l’Écriture,
73. Cf. DE, p. 3, trad. Migne, p. 23-24. Nous remarquons que, selon la traduction parfois un
peu fantaisiste de l’abbé Migne, de cette concordance des deux Testaments il « résultait la preuve la
plus évidente de leur authenticité respective ». Or dans le texte de Huet, on trouve : « [...] ex Veteris
porro Testamenti prædictionibus, in Novo exitum nactis, apparere Testamenti utriusque cohæren-
tiam & concordiam ; atque hinc etiam utriusque, ac Christianæ proinde religionis, quæ iis incumbit, veri-
tatem liquido extare » (souligné par moi). Il s’agit donc bien de la vérité de l’Écriture, et non de son
authenticité.
74. Cf. DE, p. 395, trad. Migne, p. 589.
75. Cf. DE, chap. I-CLXIX, p. 396-748, trad. Migne, p. 590-909.
76. DE, p. 749, trad. Migne, p. 935 ; cf. DE, p. 395, trad. Migne, p. 589.
400 Mogens Lærke
et qui constitue son premier « sens mystique »77. Originales sont en revanche la com-
paraison de cette procédure de vérification avec la démonstration géométrique et la
notion d’évidence comme critère de vérité qui la soutient78.
Pour résumer, l’exégèse biblique de Huet se caractérise par ces trois points :
1 / l’appel aux témoignages historiques dans l’établissement de l’authenticité de
l’Écriture, qui non seulement révèle l’orthodoxie catholique de Huet, mais confirme
son attachement à la tradition humaniste ; 2 / le recours à un critère de cohérence
dans l’établissement de la vérité de l’Écriture ; cohérence qui consiste principale-
ment en une continuité narrative entre les deux Testaments ; 3 / la valorisation de la
certitude morale par rapport à la certitude mathématique qui révèle déjà une ten-
dance à la fois sceptique et fidéiste (une tendance qui dans la suite, une fois pleine-
ment assumée, déterminera également la réfutation huétienne du cartésianisme).
Pour comprendre l’appréciation leibnizienne de la Demonstratio evangelica, il faut donc
chercher à déterminer la position de Leibniz sur ces trois points.
L’usage de l’histoire
En ce qui concerne l’utilité de l’histoire, nos deux théologiens sont tout à fait
d’accord. Leibniz soutient d’ailleurs bien avant qu’il ne connaisse Huet l’importance
du recours à la critique historique dans l’exégèse biblique. Déjà dans Nova methodus
discendae docendaeque jurisprudentia de 1667, il maintient qu’afin de comprendre pleine-
ment le sens d’un texte de droit, il faut effectuer ce qu’il appelle une interprétation
totale qui « porte sur la loi tout entière », et qui prend en considération l’auteur, les
circonstances historiques et le milieu dans lequel le texte a été composé : « Totalis
agit de connexione Legis cum aliis legibus, Summa et Partitione Legis, de Autore et His-
toria Legis, et occasione qua lata est »79. C’est sans doute à une telle interprétation
« totale » que vise aussi Leibniz dans les Commentatiuncula de judice controversiarum
d’environ 1670, quand il maintient qu’il faut inclure la considération de l’histoire
dans l’interprétation de la Bible. Mais à quoi sert un tel travail sur le contexte histo-
rique pour un luthérien attaché à la doctrine de la sola Scriptura ? Ne conçoit-il pas
l’Écriture sainte comme une unité de sens autonome ? La réponse est assez simple :
c’est que si Leibniz accorde que l’Écriture peut bien être l’interprète de son propre
sens, elle ne peut pas en revanche être le juge de sa propre authenticité, donc de la divi-
77. Cf. saint Thomas, Somme théologique, Paris, Éditions du Cerf, 1990, I, q. 1, a. 10. Les trois sens
mystiques sont : 1 / le sens allégorique où un énoncé préfigure un autre ; 2 / le sens tropologique ou moral
où un énoncé est « le signe de ce que nous devons faire » – c’est par exemple dans ce sens que les récits
des actes du Christ sont des exemples moraux à suivre ; 3 / le sens anagogique ou eschatologique qui est un
sens divin par lequel nous nous élevons vers Dieu, une sorte de sens « idéal ».
78. Cf. Gueroult, Dianoématique, p. 213.
79. A VI-1, p. 336-337.
À la recherche d’un homme égal à Spinoza 401
nité de ses récits. C’est cela qui doit être prouvé par la raison et par l’histoire, car
« dans de tels cas son propre témoignage ne peut être admis »80.
Leibniz poursuit un raisonnement semblable à celui des Commentatiuncula dans sa
correspondance avec Huet en 1679 à propos de la Demonstratio evangelica. Il évoque
ici les moyens nécessaires pour défendre la religion chrétienne contre les atteintes
des athées (tel Spinoza) et pour convaincre les infidèles de sa vérité. Leibniz dis-
tingue d’abord les vérités théologiques naturelles communes à tous les hommes (y
compris les païens) des vérités révélées chrétiennes. Pour démontrer l’existence de
Dieu et de la providence, la vraie métaphysique, c’est-à-dire la théologie naturelle,
suffit, parce que chaque phénomène du monde témoigne du divin dans la mesure où
la cause peut être démontrée à partir de ses effets81. La démonstration de ces vérités
est à la portée de tout homme doté d’un peu d’esprit philosophique, et elles ne
requièrent aucun recours à la révélation. Mais il s’agit là de vérités divines démontra-
bles de droit qui ne donnent aucun avantage à la religion chrétienne par rapport aux
autres religions monothéistes. Les dogmes particuliers de la religion chrétienne, les
vérités de la religion révélée, sont en revanche des vérités de fait dont la vérité ne se
prouve pas par le simple moyen de la théologie naturelle. Pour parvenir à démontrer
la vérité du révélé « il faut bien plus de matériaux et de recherches » ; plus précisé-
ment il faut ajouter l’érudition à la philosophie, c’est-à-dire il faut ajouter l’histoire et la
critique, comme il l’écrit à Huet82. Leibniz propose comme exemple la question de la
divinité du Christ. Il insiste d’abord sur l’importance toute particulière de ce pro-
blème de la religion révélée :
Prouver qu’il [i.e. Jésus-Christ] est le Messie réparateur du genre humain, annoncé
par tant d’oracles, c’est, après la démonstration de l’existence de Dieu et de
l’immortalité de l’âme, la plus importante de toutes les conclusions.83
Voilà qui pose un problème d’authenticité. Car comment peut-on se convaincre que
le message original est d’origine divine ? Dans la correspondance avec Huet, il pour-
suit ainsi son raisonnement :
Il faut prouver d’abord que nos livres sacrés sont authentiques, et qu’ils sont par-
venus jusqu’à nous sans aucune altération substantielle [...]. Il faut montrer ensuite
que l’auteur de si grandes choses, et auquel se rapporte les livres sacrés, a été envoyé
du ciel.84
toute l’histoire universelle, sacrée et profane »85. Heureusement, on voit partout dans
l’histoire des empreintes de la providence qui viennent à l’appui de l’authenticité de
l’Écriture : « [...] la Religion chrétienne a pour elle un si grand concours de tant de
grandes raisons et circonstances qu’il faut avouer que la providence l’a voulu rendre
croyable aux hommes »86. Leibniz semble même penser que ce travail de démonstra-
tion de la vérité du christianisme constitue la seule véritable utilité de l’histoire : « Je
me contente d’observer dans le moment présent, que le principal but de toute
l’étude de l’Antiquité, doit être l’éclaircissement et la confirmation de l’histoire
sacrée »87. Il résume ainsi sa position :
[...] L’histoire et la critique ne sont donc vraiment nécessaires que pour établir la
vérité de la religion chrétienne. Car je ne doute pas que si l’art de la critique périssait
une fois totalement, les instruments de la foi divine, c’est-à-dire les motifs de crédibi-
lité ne périssent en même temps, et que nous n’aurions plus rien de solide pour
démontrer à un Chinois, à un juif ou à un mahométan, la vérité de notre religion [...].
Je crois même que le plus grand obstacle à la religion chrétienne dans l’Orient, vient
de ce que ces peuples, qui ignorent totalement l’histoire universelle, ne sentent point
la force des démonstrations sur lesquelles la vérité de notre religion est établie dans
votre ouvrage [...].88
Leibniz regrette que les études philologiques et historiques soient « tombées dans
une espèce de mépris »89 à cause des excès auxquels se sont livrés les humanistes du
siècle précédent, « cette classe d’érudits que nous appelons critiques ». Car leurs
efforts, autrement admirables, ont dégénéré en sectarisme, puis en disputes et même
en guerres90. Il faut donc se servir de l’histoire avec modération, sans que les études
philologiques l’emportent sur les fondements de la foi. On sent bien comment les
débats déjà anciens entre Luther et Érasme forment comme une toile de fond pour
la position leibnizienne : il ne faut pas délaisser la théologie pour la grammaire
comme Luther reprochait à Érasme de l’avoir fait.
La position de Leibniz sur ce point est assez constante. Il écrit par exemple dans
le Discours touchant la méthode de la certitude et l’art d’inventer pour finir les disputes et pour faire
en peu de temps des grands progrès :
[...] l’histoire sacrée et profane est si éclaircie, que nous sommes souvent capables
de decouvrir les fautes des auteurs, qui écrivoient des choses de leur temps. On ne
sçauroit considerer sans admiration cet amas prodigieux des restes de l’Antiquité [...]
outre les lumières qu’on a pu avoir des vieux papiers, chroniques, fondations et titres,
qu’on a tirées de la poussière [...] ce qui sert [...] pour établir cette importante Critique,
necessaire à discerner le supposé du véritable et la fable de l’histoire, et dont le
secours est admirable pour les preuves de la religion.91
Malgré son accord au moins partiel avec les réserves luthériennes par rapport à la
philologie humaniste, Leibniz maintiendra toujours l’utilité de l’histoire critique et
rationnelle pour l’interprétation du Livre sacré et pour la défense de la religion chré-
tienne. Cette conclusion se confirme davantage dans sa correspondance avec Tho-
mas Burnett dans les années 1690 et dans les Nouveaux essais sur l’entendement humain
rédigés au début du nouveau siècle92.
Pour Leibniz comme pour Huet, l’histoire et l’érudition historique nous permet-
tent de rétablir l’authenticité de la Bible et donc de réfuter les attaques libertines qui
dénoncent dans l’Écriture une imposture. Elles permettent encore de faire barrage
aux arguments spinozistes qui mettent en doute la divinité des livres sacrés et qui
n’en font qu’un recueil de récits épars rassemblés et rédigés bien après que les évé-
nements sur lesquels ils portent eurent lieu.
Mais comment Leibniz se situe-t-il par rapport au critère cohérentiste de la vérité
proposé par Huet ? Chez Leibniz aussi nous trouvons un concept de « certitude
morale », même à un endroit crucial de sa métaphysique. C’est pour lui une forme de
certitude affaiblie qui caractérise notre connaissance des vérités de fait : la certitude
morale vient affirmer l’exactitude des hypothèses sur les vérités de fait qui ne sont
pas métaphysiquement démontrables (comme le sont les vérités éternelles, réduc-
tibles à des propositions identiques) parce que leur démonstration requiert une ana-
lyse infinie93. Leibniz lie la certitude morale à ce qu’il désigne par « sentiment de con-
gruence » (congruenter sentire). On peut renvoyer à la correspondance de 1675 entre
Leibniz et Foucher, un sceptique, au petit fragment De mente, de universo, de Deo de
décembre 1675, et au célèbre De modo distinguendi phenomenae realia ab imaginariis, écrit
autour de 1683-168694. Quoique ces textes n’expriment pas exactement la même
position95, ils ont pourtant en commun d’affirmer que nous n’avons aucune certi-
tude absolue sur l’existence des choses hors de la perception que nous en avons.
Nous sommes, par conséquent, obligés de recourir à des principes tirés de
l’expérience pour affirmer la véracité d’un phénomène. Ce sont ces principes
d’estimation qui s’expriment dans la notion d’un « sentiment de congruence ». Il y a
une variété de circonstances susceptibles de confirmer l’existence véritable d’un
phénomène : sa vivacité ; l’observation du même résultat par la répétition d’une
même expérience ; sa prévisibilité ; la simplicité de la règle que l’on peut en déduire ;
92. Cf. GP III, p. 12-13, 161, 183-184, 279-280 ; VII, 139 ; NE IV, XVI, § 11 ; Grua, p. 117 ;
A VI-4, p. 473-474.
93. Un argument semblable se trouve dans le Traité philosophique que Huet écrit vers 1690 : il réfute
la possibilité de parvenir à une certitude absolue en physique en raison de l’infinité des causes (cf. Huet,
1741, p. 65-68).
94. Cf. A II-1, p. 245-249 ; A VI-3, p. 464 ; A VI-4, p. 1500-1504 (le dernier texte est traduit par
Christiane Frémont dans Discours de métaphysique et autres textes, éd. C. Frémont, Paris, GF, 2001,
p. 191-199).
95. L’hypothèse phénoménaliste qui caractérise le système mûr de Leibniz n’est pas encore entière-
ment en place dans les deux premiers textes cités.
404 Mogens Lærke
la concordance entre les expériences de sujets différents. Mais, surtout, nous avons
une certitude morale de l’existence véritable des phénomènes « s’ils sont tous con-
gruents à une même hypothèse comme à leur raison commune »96. Le « sentiment de
congruence » naît de l’observation d’un ordre régulier entre phénomènes, et tout
particulièrement de l’exactitude d’une prévision : si nous sommes capables de pré-
voir de façon exacte l’effet qui suivra de telle ou telle cause, il est vraisemblable que
nous tenons la règle exacte qui gouverne ce lien causal.
Le sentiment de congruence est un critère de vérité que Leibniz fait valoir notam-
ment dans la vérification des hypothèses physiques. Mais il est en principe valable
pour tout phénomène y compris le phénomène qu’est l’Écriture sainte. Dans ce cas,
nous nous rapprochons d’une théorie qui ne manque pas de nous rappeler celle que
Huet propose dans la Demonstratio evangelica selon laquelle la Bible est vraie parce que
l’Ancien Testament « prévoit » le Nouveau et parce que les deux Testaments sont
« cohérents » entre eux. Il n’est donc pas étonnant que Leibniz se déclare d’accord
avec le principe de vérification de Huet. Il écrit ainsi dans une lettre à Thomas
Burnett :
Pour Leibniz, comme pour Huet, c’est uniquement par la providence et par la pres-
cience divines que l’accord prophétique entre les deux Testaments a pu s’établir.
Leur concordance constitue donc une preuve forte de la divinité des Écritures. On
peut à ce propos consulter également une lettre à Sophie de 1691 :
[...] la prophétie est en effet l’Histoire de l’avenir. Je croy que tout prophète qui nous
pourroit donner veritablement celle du siècle qui va bientost commencer, seroit sans
doute inspiré de Dieu. Mons. Huet tres sçavant homme qui avoit esté chargé de
l’information de M. le Dauphin, et qui est maintenant Evéque d’Avranches, a fait
un bel ouvrage pour la Religion Chrestienne, dont le but est de faire voir que les Pro-
phetes du vieux Testament ont rencontré merveilleusement jusqu’au detail du nou-
veau, puisque la prophetie du detail est un miracle que le diable même ne sçauroit
imiter.98
Si Leibniz a pourtant à redire sur la façon dont Huet procède, c’est parce que ce der-
nier a cédé à la tentation d’étendre sa méthode à une comparaison entre le christia-
nisme et le paganisme, donc de sortir du cadre de la Bible pour trouver confirmation
de la religion chrétienne hors de la tradition judéo-chrétienne : « Il y [a] des choses,
[...] pour ce qui est de quelques digressions, sur tout celle de l’idolatrie payenne,
copiée sur l’histoire de Moyse, je le tiens pour un jeu d’esprit, ou il y a beaucoup
d’érudition, mais peu de solidité, et qui pourra décréditer son ouvrage auprés de quel-
ques-uns de ces critiques qui décrient un livre tout entier pour quelques fautes, qui est
loin de mon humeur [...] Il paroist avantageux à nostre religion de soûtenir que toute
l’erudition et theologie des payens vient des juifs [...] mais il ne faut pas se flatter en
ces matieres au depens de la verité, et cette fourberie pieuse fait du tort auprés des
personnes qui jugent severement. Ceux qui ont travaillé la dessus s’accordent peu [...].
C’est faire trop honneur aux Romans des Grecs, que d’en vouloir tirer des preuves
historiques pour la religion Chrestienne.100
Dans une lettre à Thomas Burnett, Leibniz poursuit une critique tout à fait sem-
blable :
[...] je ne [suis] pas de son sentiment à l’egard de toutes les digressions bien que
sçavantes qu’il fait entrer dans son ouvrage, lorsqu’il fait venir de Moyse et des
Hebreux presque toutes les divinités et fables du paganisme ; en quoy il me semble
que non seulement luy, mais encor plusieurs autres excedent et donnent trop de car-
riere à l’imagination et aux jeux d’esprit.101
C’est sans doute le même problème que Leibniz vise dans une lettre de 1709 au
déiste anglais, John Toland, où il est encore question de l’ouvrage de Huet : « [...] son
livre des Démonstrations évangéliques ne laisse pas d’être très instructif, nonobstant
qu’il s’y donne carrière, en se jouant des mythologies »102.
Leibniz trouve la méthode de concordances intrabibliques (i.e. entre les prophé-
ties et leur accomplissement) fort pertinente, sans doute parce qu’elle est en confor-
mité avec ses propres conceptions sur la vérification des phénomènes en général.
Mais il faut également ajouter que du point de vue de ses convictions théologiques
protestantes, l’appel à un critère de cohérence dans l’interprétation de l’Écriture n’a
rien d’hétérodoxe. C’est bien au contraire une des implications directes de la règle
fondamentale de l’herméneutique protestante communément désignée « analogie de
la foi », c’est-à-dire ce principe d’interprétation selon lequel on doit élucider les pas-
sages obscurs de l’Écriture au moyen des passages clairs. Intimement liée au prin-
cipe de la sola Scriptura, l’analogie de la foi préconise également de rechercher la
vérité de l’Écriture dans la cohérence du texte103. Il n’y a donc rien de surprenant
dans le fait que Leibniz considère comme pertinent le critère de vérité proposé par
Huet et le principe d’interprétation qui en découle. Mais, insiste Leibniz, ce principe
ne doit pas être étendu au-delà de la comparaison des deux Testaments. Autrement
dit : la méthode huétienne est bonne dans la mesure où son emploi est limité à
l’élucidation des textes bibliques seuls. C’est sans doute le critère protestant de la sola
Scriptura qui se cache derrière ces réserves. Inclure les textes païens dans l’équation
est une tentation à laquelle il est difficile de résister pour l’érudit, mais comporte éga-
lement un risque important : celui de mettre en péril l’unité de l’Écriture. Reste que
ce problème ne change rien à l’efficacité des arguments de Huet quand ils s’en tien-
nent à la mise en parallèle des deux Testaments : « [...] ce petit defaut ne fait point
tort au raisonnement principal »104.
Tout se passe ainsi comme si Leibniz et Huet étaient d’accord sur le principe et la
méthode d’exégèse proposés par Huet, mais qu’aux yeux de Leibniz, le savant français
était victime de sa propre érudition. En poussant l’analyse plus avant, on se rend
compte cependant que l’admiration de Leibniz pour Huet est bien plus mesurée.
Surtout, il ne peut être question de penser que la méthodologie exposée dans la pré-
face des Demonstratio evangelica représente une position que Leibniz approuve.
Nous avons déjà fait remarquer sa réticence par rapport à l’extension du principe
de lecture cohérentiste aux textes païens. Ce n’est pourtant pas l’objection la plus
importante. Celle-ci l’emporte : Leibniz ne saurait accorder à Huet qu’une démons-
tration tirée de l’expérience et des témoignages nous donne une certitude équiva-
lente à la certitude mathématique. Encore moins peut-il accorder que la certitude
103. Pour des textes qui mettent en évidence le lien intrinsèque entre l’analogie de la foi et un cri-
tère cohérentiste de la vérité dans la théologie protestante, on peut consulter deux passages tirés de
l’Arcanum punctationis (1624) et des Commentarii et nota critica in Vetus Testamentum (1689) de Louis Cappel,
théologien de Saumur : « Le jugement ultime établissant la leçon vraie, certaine et indubitable doit
s’appuyer sur la structure, la disposition et la série totales de tous les mots dans chaque phrase, sur leur
rapport mutuel, également sur leur collationnement avec ce qui précède et ce qui suit, finalement sur
l’harmonie totale de toute l’Écriture avec elle-même, son analogie et son perpétuel accord » (trad. dans
François Laplanche, L’Écriture, le sacré et l’histoire. Érudits et politiques protestants devant la Bible en France au
XVIIe siècle, Amsterdam et Maarsen, APA-Holland University Press, 1986, p. 218) ; « Car toute vérité
vient de Dieu qui est la vérité subsistante, le vrai s’accorde toujours avec le vrai ; le faux s’en écarte tou-
jours : c’est pourquoi si un sens s’accorde avec toutes les autres vérités, s’il ne répugne pas, mais
convient à l’analogie de toute l’Écriture, il est pleinement et indubitablement vrai » (trad. dans ibid.,
p. 223).
104. Cf. GP III, 191.
À la recherche d’un homme égal à Spinoza 407
mathématique soit moins claire et moins certaine que la certitude morale. Leibniz le
remarque explicitement en février 1679 dans une lettre qu’il écrit à Hermann Con-
ring. En rapportant l’idée de la préface de Huet selon laquelle « on peut avoir dans
des affaires morales une certitude qui n’est pas moindre qu’en géométrie », Leibniz
fait remarquer qu’il ne saurait être d’accord avec Huet sur ce point que par rapport à
des « propositions sur des matières abstraites » (materia abstractas). En ce qui
concerne « les choses concrètes » (concretis) – qu’il exemplifie avec quelques vérités
de fait – il considère la position de Huet douteuse. Car si nous comprenons par
« certain » ce dont le contraire implique une contradiction, cela peut toujours être
déterminé en géométrie, alors que ce n’est pas le cas pour la connaissance que nous
pouvons obtenir des choses morales concrètes105. On peut également consulter une
lettre à Justel écrite en juillet 1677 où Leibniz discute la Demonstratio evangelica avant
qu’elle ne paraisse :
GP IV, p. 283-287) et qu’il réitère dans une lettre célèbre au P. Nicaise, malencontreusement publiée
dans le Journal des Sçavans en 1697 (cf. GP II, p. 562-565). Leibniz et Huet ne manquent d’ailleurs pas de
se féliciter réciproquement à ce propos (cf. GP III, p. 5 ; A 1-7, 330 ; A VI-4, p. 2117-2120). Pour une
analyse approfondie, voir Rapetti, Pierre-Daniel Huet, p. 136-151.
109. Huet aurait voulu publier l’ouvrage sous le pseudonyme formidable de « Théocrite de Pluvi-
gnac, Seigneur de la Roche, Gentilhomme de Perigord » (Avertissement du libraire, dans Pierre-Daniel
Huet, Traité philosophique de la foiblesse de l’esprit humain, Londres, Jean Nourse, 1741, p. VI-VII).
110. Gueroult, Dianoématique, p. 207-208.
111. Huet, Traité philosophique, p. 11 sq.
112. Ibid., p. 169-171.
113. Cf. Bury, « L’humanisme de Huet », p. 208.
114. Cf. Gueroult, Dianoématique, p. 209. Ce qui n’empêche pas Huet de considérer Pierre Gassendi
comme « un des premiers philosophes de ce siècle » (Huet, Mémoires, p. 107). Cet éloge doit pourtant
surtout être expliqué de façon négative par le fait que Gassendi, comme Huet, est un adversaire de
Descartes.
115. Huet, Traité philosophique, p. 13.
116. Cf. Gueroult, Dianoématique, p. 215 ; Alain Niderst, « Comparatisme et syncrétisme religieux
de Huet », dans S. Guellouz (éd.), Pierre-Daniel Huet. Actes du colloque de Caen (12-13 novembre 1993),
Paris/Seattle/Tübingen, Biblio 17, 1994, p. 75 ; Germain Malbreil, « Les droits de la raison et de la foi,
la dissociation de la raison, la métamorphose de la foi, selon P.-D. Huet », dans XVIIe siècle, 147, 1985,
p. 126-129.
À la recherche d’un homme égal à Spinoza 409
catholique Albert Burgh qui attaque avec violence ce qu’il considère comme de
l’orgueil philosophique de la part de Spinoza : comment ce dernier peut-il affirmer
avec tant de sûreté avoir choisi la meilleure philosophie quand tous les autres philo-
sophes, avec leurs doctrines diverses, affirment la même chose ? Il faudrait les exa-
miner toutes, même celles du futur. Mieux vaut revenir à l’Église catholique, gou-
vernée par des hommes excellents et soutenue par une tradition vénérable117. La
réponse de Spinoza est fort célèbre :
Je ne prétends pas avoir trouvé la philosophie la meilleure, mais je sais que j’ai
connaissance de la vraie. Me demanderez-vous comment je le sais. Je répondrai : de la
même façon que vous savez que les trois angles d’un triangle égalent deux droits, et
nul ne dira que cela ne suffit pas [...] ; car le vrai est à lui-même sa marque et il est
aussi celle du faux.118
Ce texte peut figurer comme témoin de la réticence de Leibniz vis-à-vis des posi-
tions relativistes auxquelles mène l’argument de Huet in extremis, et comme confir-
mation du rationalisme profond du philosophe de Hanovre, même en matière de
religion révélée. Leibniz ne lut jamais le Traité philosophique de Huet, qui ne parut que
sept ans après sa mort. Mais on peut penser que, s’il l’avait fait, il aurait contesté le
pyrrhonisme réactionnaire de son ancien interlocuteur.
CONCLUSIONS
Le grand intérêt de Leibniz pour le projet de Huet, ses tentatives pour l’influencer
aussi bien que ses évaluations de l’ouvrage publié, doivent s’expliquer par sa
recherche d’un « homme égal à Spinoza » capable de réfuter l’exégèse biblique spi-
nozienne sur la base de connaissances philologiques et linguistiques suffisantes.
Pour saisir avec précision les conclusions de la lecture leibnizienne de la Demonstratio
117. Cf. Lettre LXVII, dans Spinoza, Œuvres, vol. IV, p. 317-328. Sur Albert Burgh, voir Israel,
Radical Enlightenment, p. 224-228.
118. Lettre LXXVI, dans Spinoza, Œuvres, vol. IV, p. 342-343.
119. A II-1, p. 302.
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