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À la recherche d’un homme égal à Spinoza.

G. W. Leibniz et la Demonstratio evangelica


de Pierre-Daniel Huet

INTRODUCTION

Nous proposons ici une analyse de la réception leibnizienne de la Demonstratio


evangelica de Pierre-Daniel Huet, particulièrement par rapport à la réfutation de Spi-
noza que Huet propose dans son grand ouvrage de 16791.
Quand Spinoza, en 1670, publie son Tractatus theologico-politicus, le livre produit un
scandale sans précédent dans la République des lettres, surtout à cause de son exé-
gèse biblique, vivement critiquée pour nier l’authenticité et la divinité de l’Écriture.
Malgré deux lectures soutenues du traité scandaleux, fin 1670 et fin 1675, Leibniz ne
rédige jamais lui-même une critique élaborée de l’exégèse spinozienne, probable-
ment, nous le verrons, parce qu’il estime ne pas avoir les connaissances philo-
logiques et linguistiques requises. Il s’engage, par contre, dans la recherche d’un
« homme égal à Spinoza » capable de mener à bien une réfutation efficace de
l’ouvrage périlleux.

1. Ce texte fait partie d’un projet post-doctoral soutenu par la Fondation Carlsberg en 2004-2007.
Nous utilisons les sigles suivants :
1 / Pierre-Daniel Huet : DE = Demonstratio evangelica. Nous indiquons d’abord la page d’après
l’édition latine de 1690 (Demonstratio evangelica, Parisiis, Apud Danielem Hortemels, 1690), ensuite
d’après la traduction française de l’abbé Migne (Démonstrations évangéliques, trad. M. L. Migne, dans
Démonstrations évangéliques, vol. V, Paris, Petit-Montrouge, 1843).
2 / Gottfried Wilhelm Leibniz : A = Gottfried Wilhelm Leibniz. Sämtliche Schriften und Briefe, Aka-
demie-Verlag, Berlin 1923-[?] ; GP = Die philosophischen Schriften von Gottfried Wilhelm Leibniz, éd.
C. I. Gerhardt, Hildesheim/New York, Georg Olms Verlag, 1978 ; EM = Pensées de Leibniz sur la religion
et la morale, nouvelle édition, corrigée et augmentée, éd. M. Emery, Bruxelles, Société nationale pour la
propagation des bons livres, 1838 ; Dutens = Opera omnia, éd. Ludovico Dutens, Genève, Fratres de
Tournes, 1768 ; FDC = Œuvres, éd. L. A. Foucher de Careil, Hildesheim/New York, Georg Olms
Verlag, 1969 ; C = Opuscules et fragments inédits, éd. Louis Couturat, Hildesheim/Zürich/New York,
Georg Olms Verlag, 1988 ; Grua = G. W. Leibniz. Textes inédits, éd. Gaston Grua, Paris, PUF, 1948 ;
NE = Nouveaux essais sur l’entendement humain (nous citons d’après l’édition de Gerhardt).
XVII e siècle, no 232, 58e année, no 3-2006
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Nous argumentons que la lecture leibnizienne de la Demonstratio evangelica (1679)


de Pierre-Daniel Huet est inséparable de cette recherche. C’est de cette perspective
que Leibniz évalue le travail de Huet et qu’il faut comprendre son admiration aussi
bien que ses réserves vis-à-vis de la Demonstratio evangelica. Nous espérons montrer ici
que Leibniz considère la réfutation huétienne de Spinoza comme réussie, malgré
quelques vices de procédure, mais qu’il en rejette la théorie sous-jacente, jugée trop
proche d’un scepticisme fidéiste pour s’accorder avec les fondements rationalistes
de sa propre pensée.

LEIBNIZ, HUET ET LE TRACTATUS THEOLOGICO-POLITICUS DE SPINOZA

La première fois que Leibniz a vent du Tractatus theologico-politicus de Spinoza, c’est


par son professeur à Leipzig, Jacob Thomasius, quand il lit son Adversus anonymum, de
libertate philosophandi ; un texte paru suite à un séminaire tenu le 8 mai 1670 (et
d’ailleurs la première réfutation publique de Spinoza)2. D’après la critique de Tho-
masius, Leibniz estime qu’il s’agit d’un « livre intolérablement licencieux » écrit par
un « arrogant individu »3. Spinoza exerce une « critique merveilleuse contre
l’Écriture sainte »4. Leibniz se procure le livre de Spinoza fin 1670 ou début 1671,
c’est-à-dire probablement avant de connaître l’identité de son auteur5. En mai 1671,
il annonce à Johann Georg Graevius l’avoir lu6. Fin 1675, Leibniz relit le TTP sous
l’influence d’un ami de Spinoza, l’Allemand Ehrenfried Walther von Tschirnhaus
qu’il rencontre à Paris vers la fin de son séjour, fin septembre ou début
octobre 16757. C’est une lecture encore plus soutenue que la première, faite la plume
à la main. Leibniz en fait de longs extraits8.
Dès la première lecture, Leibniz reconnaît en Spinoza un adversaire très habile.
Déjà en 1671, il accorde au juif hollandais une « culture manifeste »9. Dans une lettre

2. Cf. Paul Vernière, Spinoza et la pensée française avant la Révolution, Paris, PUF, 1954, p. 38, 99 ; Jona-
than Israel, Radical Enlightenment. Philosophy and the Making of Modernity 1650-1750, Oxford/New York,
Oxford University Press, 2001, p. 282, 628.
3. Cf. Gottfried Wilhelm Leibniz, Leibniz-Thomasius. Correspondance 1663-1672, éd. Richard Bodéüs,
Paris, Vrin, 1993, p. 261.
4. Ibid., p. 261. Voir aussi Edwin Curley, « Homo Audax. Leibniz, Oldenburg and the TTP », dans
Leibniz’ Auseinandersetzung mit Vorgängern und Zeitgenossen, Studia Leibnitiana, Supplementa XXVII, Stutt-
gart, Franz Steiner Verlag, 1990, p. 277-312.
5. Cf. Ursula Goldenbaum, « Leibniz et Spinoza, le Traité théologico-politique », dans DATA,
Fontenay/Saint-Cloud, ENS, février 1997, p. 14.
6. Cf. A I-1, p. 148.
7. Tschirnhaus arrive à Paris fin septembre 1675. Il y reste pendant neuf mois. Le premier témoi-
gnage de la relation amicale entre les deux savants date d’octobre 1675. Cf. Joseph Ehrenfried Hoff-
mann, « Tschirnhaus und Leibniz in Paris », dans Akten des II. Internationaler Leibniz-Kongress,
17.-22. juli 1972, Wiesbaden, Franz Steiner Verlag, 1974, vol. II, p. 50.
8. Cf. A VI-3, p. 248-274. Friedmann date à tort ces extraits de 1671-1672, c’est-à-dire au moment
de la première lecture (cf. Georges Friedmann, Leibniz et Spinoza, Paris, Gallimard, 1975, p. 92,
366-367). Pour un chercheur, les extraits du TTP sont cause de déception, puisqu’il ne s’agit justement
que d’extraits : il n’y a pas de prise de position – sauf une petite remarque, intéressante en soi, mais qui
ne concerne pas notre présent propos : en marge des extraits du chapitre XIV, Leibniz note : « Deum
non esse animum, sed esse naturam rerum, etc., quod non probo » (A VI-3, p. 269-270).
9. A-1, p. 148.
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de recommandation qu’Hermann Schuller envoie à Spinoza le 14 novembre 1675, il


insiste sur le fait que, selon Tschirnhaus, « Leibniz fait grand cas du Traité théolo-
gico-politique [...] »10. Aucune raison de douter de la sincérité de Leibniz sur ce
point : s’il abhorre le travail de Spinoza du point de vue moral et théologique, il ne
peut que l’estimer du point de vue de la rigueur de ses analyses et de la profondeur
de ses conclusions. Leibniz écrit ainsi à Johann Friedrich à propos du Tractatus que
« pour l’examiner il faudroit entrer dans un détail [...] qui demande une application
toute particulière »11.
Pour cette raison même, Leibniz n’accepte pas n’importe quelle réfutation de Spi-
noza : elle doit être « plus savante et solide que véhémente et acerbe (car ce genre de
style rend les meilleures causes suspectes) »12. Et, surtout, elle doit être menée à bien
par « un homme égal à Spinoza par l’érudition mais l’emportant sur lui par son res-
pect du christianisme »13. Réfuter Spinoza sans habileté serait plus nuisible que de ne
pas le faire. Il est tout à fait d’accord avec ce que Henri Justel fait remarquer
(d’ailleurs à propos de la Demonstratio evangelica de Pierre-Daniel Huet) : « Il est inutile
d’entreprendre l’apologie de la religion Chretienne qui doit estre deffendue forte-
ment ou point du tout »14.
Or Leibniz ne se propose pas lui-même pour ce travail. Pourquoi ? Dans le Trac-
tatus theologico-politicus, Spinoza insiste sur le fait que sa méthode d’exégèse biblique
exige une connaissance supérieure de la langue hébraïque et de son histoire15. C’est
une exigence également valable pour une réfutation de cette méthode. Leibniz
lui-même est de toute façon trop attaché à la tradition humaniste pour ne pas juger
importantes les connaissances philologiques pour l’interprétation de l’Écriture. À
suivre une lettre que Leibniz écrit avant même d’avoir lu le Tractatus theologico-politicus,
il est fort conscient de l’érudition nécessaire pour entreprendre la défense de la reli-
gion contre les libertins et les naturalistes :

C’est un ouvrage presque immense qu’une réfutation solide et complète de


tout ce qu’on peut objecter contre la religion chrétienne, parce qu’une sem-
blable réfutation enveloppe toutes les grandes difficultés de la théologie exégétique,
historique, scolastique et polémique [...]. Afin que la victoire fût parfaitement com-
plète, et que la bouche fût à jamais fermée aux impies, je ne me lasse pas de désirer
qu’un jour il s’élève quelque homme savant dans l’histoire, les langues, la philo-
sophie, en un mot dans tous les genres d’érudition, qui montre avec évidence toute
l’harmonie et la beauté de la religion chrétienne, et qui dissipe sans retour les objec-
tions innombrables qu’on peut proposer contre ses dogmes, son texte et son
histoire.16

10. Lettre LXXI, dans Spinoza, Œuvres complètes, vol. IV, éd. Charles Appuhn, Paris, Flammarion,
1964-1966, p. 332.
11. A II-1, p. 303.
12. A II-1, p. 208.
13. A I-1, p. 148.
14. A I-2, p. 247 ; GP III, p. 187.
15. Cf. B. de Spinoza, Traité théologico-politique, Œuvres, t. III, éd. F. Akkerman, J. Lagrée et
P.-F. Moreau, Paris, PUF, 1999, p. 296-299.
16. A I-1, p. 85 ; trad. in EM I, p. 176-177.
390 Mogens Lærke

Mais ces connaissances philologiques requises, Leibniz ne les possède pas. Il faut
donc faire appel aux experts. Il écrit d’abord à Gottlieb Spitzel, connaisseur des lan-
gues orientales :

Tu as vu, sans doute le livre paru en Belgique et intitulé : la Liberté de philoso-


pher. L’auteur en est, dit-on, un Juif. Il exerce une critique, savante, certes,
mais pleine de venin, contre l’ancienneté elle-même, l’authenticité, l’autorité de
l’Écriture sainte : l’Ancien Testament. La piété exige qu’il soit réfuté par un homme
d’une science solide en lettres orientales, tel que toi ou d’autres qui possèdent tes
qualités.17

Spitzel va le décevoir : il s’enthousiasme peu pour l’idée et se contente de ren-


voyer Leibniz aux textes existants de Thomasius et de Rappolt18. Quelques
années plus tard, dans un livre publié en 1676, l’orientaliste allemand fera quel-
ques remarques sur Spinoza, le dénonçant comme un « fanatique » et un « impie ».
Mais rien d’une réfutation sérieuse ne sortira de sa main19. Leibniz continue sa
recherche.
C’est dans ce contexte qu’il faut situer l’intérêt de Leibniz pour la Demonstratio
evangelica de Huet quelques années plus tard. Ce sous-précepteur du dauphin est un
grand érudit, et il répond sans aucun doute aux exigences de Leibniz (et de Spinoza)
en matière de connaissances philologiques et linguistiques20. Qu’on se souvienne
qu’il s’agit d’un homme qui dans ses mémoires se vante d’avoir lu la Bible dans
l’hébreu original pas moins de vingt-quatre fois21. Huet est un humaniste qui aspire à
l’érudition encyclopédique. Il se rappelle ainsi comment l’entreprise de la Demons-
tratio evangelica fut gouvernée par l’ambition assez irréaliste de tenir compte
d’absolument tout :

Lorsque j’entrepris de découvrir la vérité de la religion chrétienne, j’adoptai pour


principe de ne pas laisser un seul ouvrage sur ce sujet, tant des anciens que des
modernes, sans l’avoir consulté, examiné à fond.22

17. A I-1, p. 193. Cf. Georges Friedmann, Leibniz et Spinoza, p. 63 ; G. H. R. Parkinson, « Leibniz’s
Paris writings in relation to Spinoza », Studia Leibnitiana, Supplementa XVIII, Wiesbaden, 1978, 73-90,
p. 75.
18. Cf. A I-1, 195.
19. Cf. Israel, Radical Enlightenment, p. 504.
20. Dans les Huetiana, une série de fragments tardifs, Huet insiste sur la nécessité d’étudier
l’Écriture dans le texte original : « De tous les ouvrages de Litérature qu’un homme savant peut entre-
prendre, il n’y en a point qui demande tant de talens, & une si grande étenduë de savoir, que
l’interprétation de la sainte Écriture. La connoissance parfaite de la langue Ebraïque & de la Chaldaïque
y est absolument nécessaire. Il faut un grand usage de l’histoire ancienne, sacrée & profane, & principa-
lement de l’histoire des peuples de l’Orient » (Pierre-Daniel Huet, Huetiana ou pensées diverses de M. Huet,
Evesque d’Avranches, Paris, Jacques Estienne, 1822, p. 182).
21. Cf. Pierre-Daniel Huet, Mémoires de Daniel Huet. Évêque d’Avranches, trad. Charles Nisard, Paris,
Hachette, 1853, p. 25, 214. Il est vrai, pourtant, que c’est une étude approfondie du texte hébreu qu’il
n’entreprend qu’après 1681.
22. Ibid., p. 176.
À la recherche d’un homme égal à Spinoza 391

Comme l’a fait remarquer Paul Vernière, Spinoza figure parmi les adversaires princi-
paux de cet ouvrage immense et érudit23. Bien entendu, le grand travail de Huet est
bien plus qu’une critique de l’exégèse de Spinoza ; il « dépasse singulièrement le
cadre d’une simple réfutation » comme l’estime à juste titre Vernière. Aussi Spinoza
n’est-il pas le seul interlocuteur ou adversaire de Huet. D’après lui-même, la Demons-
tratio fait suite à une série d’entretiens intenses avec le rabbin Menassah Ben-Israel,
pendant un séjour à Amsterdam. Considéré de ce point de vue, l’ouvrage fait partie
d’une argumentation visant à amener les juifs à se convertir24. À suivre April
G. Shelford, l’adversaire se trouve également parmi les cartésiens français et dans les
milieux jansénistes. Huet avait conceptualisé dès 1666 la critique de Descartes qu’il
publie dans la Censura philosophiae cartesianae (1689) et dans les Alnetanae quæstiones de
concordia rationis et fidei (1690)25. Le combat contre Spinoza doit être expliqué partielle-
ment par l’anti-cartésianisme généralisé de Huet. Sur plusieurs points, l’adversaire le
plus immédiat paraît en effet être non pas Spinoza, mais Nicole et Arnauld et leur
Logique ou l’art de penser (1662)26. Cela n’empêche pas l’ouvrage de Huet d’être
aussi une réponse au spinozisme, et c’est surtout dans ce contexte que Leibniz s’y
intéresse.
Leibniz connaît Huet au moment de la rédaction de la Demonstratio evangelica. Pen-
dant son séjour à Paris (1672-1676), il fait sa connaissance au domicile d’Henri Jus-
tel, un lieu de rencontre des savants étrangers et français de l’époque27. Il est en cor-
respondance avec lui à partir de 1673. C’est d’ailleurs par un renseignement
provenant de Leibniz que, en 1676, Tschirnhaus informe Spinoza que Huet prépare
son grand ouvrage :

J’ai appris de M. Leibniz que le précepteur du dauphin de France appelé Huet, un


homme d’un savoir étendu, doit écrire sur la vérité de la religion chrétienne et réfuter
votre Traité théologico-politique.28

Dans une lettre à Ferdinand de Paderborn, écrite en décembre 1676, Leibniz


remarque également que Huet prépare un ouvrage sur la vérité de la religion

23. Cf. Vernière, Spinoza, p. 126-137 ; Israel, Radical Enlightenment, p. 285 ; Elena Rapetti, Pierre-Daniel
Huet : erudizione, filosofia, apologetica, Milano, Pubblicazioni dell’Universita Cattolica, 1999, p. 16-17. Dans
le De Concordia Rationis et Fidei (1690), Huet dénonce encore le traité de Spinoza comme un livre hor-
rible et sacrilège plein d’impiété, d’ignorance et de folie (cf. Israel, Radical Enlightenment, p. 487).
24. Cf. DE, « Introduction ». Voir aussi Huet, Mémoires, p. 86 ; Huet, Huetiana, p. 225-227.
25. Cf. April G. Shelford, « Thinking geometrically in Pierre-Daniel Huet’s Demonstratio Evangelica
(1679) », Journal of the History of Ideas, 63/4 (2002), p. 606.
26. Ibid., p. 601, 608 sq.
27. Cf. A I-2, p. 455. On peut également consulter Huet, Mémoires, p. 131 : « Des nouveaux amis,
Henri Justel, fils de Christophe, moins lettré sans doute que patron des lettrés, et l’hôte des Muses
elles-mêmes. Tous les jours sa maison était le rendez-vous des savants qui s’y entretenaient de matières
d’érudition [...] ». Voir finalement Vernière, Spinoza, p. 106.
28. Lettre LXXX, dans Spinoza, Œuvres, vol. IV, p. 350. Dans sa réponse, Spinoza fait preuve de
quelque curiosité par rapport au travail entrepris par Huet : « Je vous prie enfin de vous informer si le
traité de M. Huet sur le Traité théologico-politique dont vous m’avez parlé antérieurement a vu le jour ou si
vous pouvez m’envoyer un exemplaire » (Lettre LXXXIII, dans ibid., vol. IV, p. 354).
392 Mogens Lærke

chrétienne où il s’efforce de répondre aux « injures » contre l’Écriture sainte dans le


Tractatus29.
Leibniz possède des parties du manuscrit de la Demonstratio avant sa parution30. Il
est même possible qu’il ait joué un rôle dans l’élaboration de l’ouvrage. Dans ses
mémoires, Huet conte comment il discuta avec ses amis pendant la rédaction de son
livre : « Pendant que je travaillais à ma Démonstration évangélique, j’en causais quel-
quefois avec mes amis ; je leur en confiais avec ardeur le plan, la méthode et les
preuves »31. Dans ce contexte, Huet le mentionne uniquement pour dénoncer le pil-
lage de ses idées par un « traître »32. Mais même si Huet n’admet nulle part avoir tiré
profit des échanges avec ses amis, il est loin d’être invraisemblable que cela fût effec-
tivement le cas. Comme l’affirme Paul Vernière, c’est probablement par Leibniz que
Huet devient attentif aux thèses du Tractatus theologico-politicus33. Mais ce n’est
peut-être pas tout. Leibniz discute avec Huet de la composition de la Demonstratio
evangelica pendant son séjour à Paris, c’est-à-dire en même temps qu’il relit le Tractatus
avec beaucoup d’attention. On peut donc se demander s’il n’imprime pas son
empreinte sur l’ouvrage de Huet. Il semble surtout qu’il se soit permis de donner à
Huet des conseils méthodologiques. C’est du moins ce que Leibniz fait entendre dans
une lettre à Johann Friedrich écrite en août 1679, peu après la parution de l’ouvrage
de Huet :

Lors que j’eûs l’honneur de parler à M. Huet, je luy fis connoistre adroitement,
qu’il feroit bien mieux pour mettre son livre à couvert, de ne dire que des choses bien
établies. Mais il s’est laissé aller au doux penchant d’une érudition flatteuse, ne se
pouvant resoudre à supprimer tant de belles observations, qu’il a fait entrer par-cy
par-là.34

Avant la parution du livre, Leibniz attache un grand espoir au travail de Huet : « Je


ne doute pas que votre ouvrage ne fournisse la plus heureuse application de ce prin-
cipe, quoique je n’en aie encore vu qu’une partie, que vous voulûtes bien autrefois
me montrer manuscrite »35. En avril 1677, dans une lettre à Hermann Conring, il

29. Cf. A I-2, p. 239 : « Cum ex Gallia discederem Vir Clmus Petrus Daniel Huetius, Delphini studiis
sub Condomensi Episcopo praefectus, ostendit mihi absolutum opus suum de Religionis Christianæ
veritate. Multa in eo eruditio, et præclaræ observationes [...]. Inter alia etiam importunæ illius criticæ
respondebit, qui de libertate philosophandi injuriam in canonicos scriptores libellum aliquot abhinc
annis publicavit ». Nous devons également noter ceci : dans sa présentation encyclopédique des
sciences, Leibniz avait prévu une bibliographie raisonnée. Dans son ébauche rédigée à une date incer-
taine (estimée entre début 1679 et fin 1695), Huet et Spinoza figurent côte à côte dans la liste des litté-
ratures sur la théologie scripturaire : « Theologia scripturaria, et primum Historia Scripturae, ex libro
P. Simon prohibito, ex Huetio, Spinosa. Briano Walton. Critic[i] sac[ri] » (A VI-4, p. 257).
30. GP III, 13, trad. in EM I, 166. Voir aussi Leibniz cité dans Vernière, Spinoza, p. 108.
31. Huet, Mémoires, p. 176.
32. Huet dénonce Filleau de la Chaise qui avait publié un texte intitulé Qu’il y a des démonstrations
d’une autre espèce, et aussi certaines que celles de la Géométrie, et qu’on en peut donner de telles pour la Religion Chre-
tienne (1678). Cf. Antony McKenna, « Huet et Pascal », dans XVIIe siècle, 147 (1985), p. 138.
33. Cf. Vernière, Spinoza, p. 108.
34. A I-2, p. 192. Voir aussi A II-1, p. 372-373.
35. GP III, p. 13, trad. in EM I, p. 166.
À la recherche d’un homme égal à Spinoza 393

décrit le livre encore non publié du très savant Huet (vir doctissimum) comme un
« opus amplum et exquisitum »36.
À suivre les lettres qu’il envoie ultérieurement à Huet, il n’est pas déçu par le livre
publié : « Ciel ! Quel trésor d’érudition vous avez renfermé dans cet ouvrage ! »,
écrit-il à Huet en 1679. Et encore :

Vous êtes le seul peut-être dans notre siècle qui possédiez le vaste fond
d’érudition et de philosophie qu’il exige. Enfin je l’ai vu [i.e. la Demonstratio evangelica],
et j’ai été parfaitement confirmé dans la grande idée que j’en avais conçue.37

Leibniz suit de fort près la fortune du livre. Après son départ de Paris, il est cons-
tamment tenu au courant de la progression de sa publication par Henri Justel et par
Louis Ferrand. Sa parution est annoncée à plusieurs reprises en 1677 et en 1678,
ensuite encore différée. Il ne sort que début 167938. À Paris les premières réactions
sont mitigées39. Déjà avant la parution de l’ouvrage, Henri Justel « doute il y ait des
raisonnemens convaincans »40. Selon les rapports de Friedrich Adolf Hansen, pré-
cepteur d’un groupe de jeunes Danois à Paris, les choses ne se présentent pas bien
pour Huet et son livre : « M. Huet est encore malade, et son livre de Demonstrationes
evangelica ne se vend pas comme on le souhaite »41. Si l’objectif explicite de Huet
serait de « s’en prendre à ces hommes corrompus et de mœurs dépravées » que sont
les libertins42, il n’a guère réussi, du moins s’il faut croire Henri Justel : « Nos liber-
tins n’en sont pas convaincus. Ils disent qu’il n’a rien dit de nouveau »43. Justel

36. A II-1, p. 325.


37. GP III, p. 14, trad. in EM I, p. 167.
38. Cf. Lettre de Justel, février 1677 : « Mr Huet a mis sous la presse son traitté de la verité de la reli-
gion Chretienne où il y aura beaucoup d’erudition : mais on doute qu’il y ait des raisonnemens convain-
cans » (A I-2, p. 247) ; de Ferrand, mars 1677 : « Mr Huet a mis son livre touchant la Religion entre les
mains des Approbateurs : mais j’ay oui dire que l’un d’eux ne veut pas l’approuver, a cause que mon-
dit Sr Huet soutient que la Prophetie de Non Auferetur Sceptrum de Iuda ne regarde pas le Messie »
(A I-2, p. 260) ; de Justel, juillet 1677 : « Il n’y a pas d’apparence que Mr Huet vienne à bout de son
dessein » (A I-2, p. 285) ; de Justel, mars 1678 : « Monsr Huet nous donnera bien tost son traitté de la
verité de la religion Chretienne qui sera achevé vers le moys de May » (A I-2, p. 325) ; de Justel, juil-
let 1678 : « Le livre de Mr Huet est achevé. Il n’y a qu’une ou deux tables a faire » (A I-2, p. 354) ; de
Ferrand, septembre 1678 : « Le Livre de Mr. Huet n’a point encore veu le jour et l’on croit qu’il ne
paroitra peut estre pas encore cette année » (A I-2, p. 361) ; de Ferrand, mars 1679 : « Vous aurez sans
doute oui parler du livre in fol. que Mr Huet a donné depuis deux ou trois mois intitulé Demonstratio
evangelica, ainsi je ne vous en diray rien » (A I-2, p. 441). Voir aussi Rapetti, Pierre-Daniel Huet, p. 18-20.
39. Cf. Emmanuel Bury, « L’humanisme de Huet : “paidaia” et l’érudition à la veille des Lumiè-
res », dans S. Guellouz (éd.), Pierre-Daniel Huet. Actes du colloque de Caen (12-13 novembre 1993),
Paris/Seattle/Tübingen, Biblio 17, 1994, p. 198 ; Alphonse Dupront, Pierre-Daniel Huet et l’exégèse
comparatiste au XVIIe siècle, Paris, Libr. Ernest Leroux, 1930, p. 9-12 ; Israel, Radical Enlightenment,
p. 454.
40. A I-2, p. 247.
41. A I-2, p. 463.
42. Cf. DE [non paginé], trad. Migne, p. 8.
43. A I-2, p. 502-503.
394 Mogens Lærke

lui-même préfère de loin Henry More qui « a écrit bien des choses contre les Athées
et les Libertins qui sont plus fortes que le livre de M. Huet »44.
Leibniz n’est pas de l’avis des Parisiens. Les lignes fort laudatives déjà citées qu’il
envoie à Huet immédiatement après la publication de l’ouvrage ne peuvent être
écartées comme de la flatterie. Il écrit ainsi dans une lettre à Johann Friedrich en
août 1679 :
On n’est pas assés satisfait à Paris du livre de M. Huet : pour moy je le suis beau-
coup. Car j’y trouve une grande érudition, et des bons raisonnements à l’egard du
principal, qui est l’accomplissement des prophéties, en Iesus Christ.45

À part quelques détails, Leibniz estime que, pour l’essentiel, Huet a réussi son entre-
prise (quoique ces détails ne soient pas sans importance – nous y reviendrons)46.
Nous pouvons en trouver une confirmation supplémentaire dans une lettre à Chris-
tian Philipp écrite en 1681 à propos d’un livre de controverse huguenot qui critique
l’ouvrage de Huet :
Mais je ne sçaurois souffrir qu’il donne en passant une atteinte à l’ouvrage de
M. Huet pour la verité de la religion Chrestienne, comme si c’estoit un amas de cri-
tique sans jugement. Et moy je trouve que Mons. Huet a joint une grande solidité
avec une grandissime erudition.47

C’est une admiration que Leibniz gardera pour l’opus herculum de l’érudit français. Bien
plus tard, dans une lettre à Nicaise de 1693, il exprime toujours sa grande estime pour
le précepteur du dauphin qui est devenu entre-temps, en 1692, évêque d’Avranches :
J’espere que l’illustre Eveque d’Avranches contribuera à enrichir le public ; il le
peut sans aucun prejudice de sa charge, et sans faire tort à l’Église ; car il entend mer-
veilleusement le secret de faire servir l’erudition profane à la sacrée ; après Grotius et
Bochart, il y a peu de gens qui l’ayent bien sçu, et je ne sçay s’il y en a aujourdhui qui
le sçachent comme luy.48

44. A I-2, p. 504. Justel fait probablement référence à Henry More, Antidotus adversus Atheismum :
sive ad naturales mentis humane facultates provocatio an non sit Deus, London, 1650 ; An antidote against atheismee,
or an appeal to the natural faculties of the minde of man, whether there be not a God, London, 1653 (2e éd., 1655).
45. A I-2, p. 191-192 ; A I-2, p. 429.
46. Cf. Bury, « L’humanisme de Huet », p. 202. Leibniz n’est pas le seul à admirer le travail de Huet.
Dans une lettre à Leibniz, écrite en 1679, Johann Georg Graevius félicite Huet d’avoir produit une cri-
tique dévastatrice du spinozisme. Cf. A II-1, p. 480 ; Israel, Radical Enlightenment, p. 454.
47. A I-3, p. 472-473.
48. GP II, p. 545. Au sujet de l’estime de Leibniz pour Huet, on peut encore consulter l’échange sui-
vant entre Remond et Leibniz en 1716 : « Monsieur Nemitsch ayant eu l’avantage d’avoir été connu à
son premier voyage de M. Huet, ancien Eveque d’Avranches, et de M. l’Abbé Baluze, il pourra me pro-
curer le sentiment de ces deux grands hommes sur mon petit ouvrage de Origine Francorum [...] » (Leibniz
à Remond, 15 août 1716, GP III, p. 676) ; « [...] je vous assure que M. Huet dont j’aime la personne et
dont j’admire le savoir n’est point competant, il ne connoit point ces tems là [...] » (Remond à Leibniz,
2 octobre 1716, GP III, p. 676) ; « M. Huet, ancien Eveque d’Avranches, est d’un savoir si universel et
d’un si bon jugement, que je crois qu’il pourra encor juger comme il faut de mon essay » (Leibniz à
Remond, 19 octobre 1716, GP III, p. 678). On peut également consulter les louanges sur Huet parfois
un peu excessives qui se trouvent dans la correspondance avec Nicaise (cf. GP II, p. 534, 538, 543).
À la recherche d’un homme égal à Spinoza 395

L’ARGUMENT DE LA DEMONSTRATIO EVANGELICA

Ce livre est destiné à attaquer l’impiété, qui fait de jour en jour de nouveaux pro-
grès, et à prouver que le bon sens doit nous faire un devoir de croire à la religion
chrétienne, que tant de personnes ont la déraison d’abandonner.49

Ainsi Huet annonce-t-il l’objectif de son travail dans l’introduction à la Demonstratio


evangelica. Il écrit de même, mais avec plus de mordant, dans la préface de l’édition
de 1690 : « [...] j’allais m’en prendre à ces hommes corrompus et de mœurs dépra-
vées, qui ont tout intérêt à effacer de l’esprit des autres l’idée de Dieu, les premières
notions de la foi, et tout principe religieux »50. Car ces hommes « [osent] proclamer
que la religion est une invention humaine qui ne saurait tromper que les esprits fai-
bles, qu’elle est l’objet du mépris de tout homme éclairé »51. On n’a aucune diffi-
culté à reconnaître dans ces descriptions l’hypothèse de l’imposture religieuse
répandue dans les cercles des libertins érudits. Or parmi ces hommes « corrom-
pus », Spinoza figure à une place éminente, à côté de Thomas Hobbes et d’Isaac la
Peyrère :

Il a paru dernièrement un traité théologico-politique, comme porte son titre, dans


lequel l’auteur affecte une grande liberté de discussion philosophique ; il ne se
contente pas de saper les bases de la religion et d’une saine théologie, il va même jus-
qu’à ébranler l’ordre politique et les notions du sens commun ; son but est
d’accréditer la dangereuse hérésie du déisme qui aujourd’hui fait de si déplorables
progrès. Il ne serait pas difficile de détruire tout cet échafaudage d’impiété, mais
comme je ne puis dans cet ouvrage m’écarter trop de mon sujet, je vais choisir ce qui
s’y rapporte davantage, et, en le réfutant, j’ajouterai à la force des preuves que j’ai déjà
développées. L’auteur a puisé ses arguments en partie dans Ibn Ezra, en partie dans
le Léviathan de Hobbes, et dans le système des Préadamites, dont l’auteur a prouvé
plus tard tout son repentir ; je vais les réunir tous en cet endroit pour les examiner
ensemble.52

Huet s’applique surtout à réfuter Spinoza sur la question de la mosaïcité du Penta-


teuque afin de rétablir l’authenticité de la Bible qu’il estime menacée par l’exégèse
biblique spinoziste53. Après les paragraphes du chapitre sur l’Ancien Testament où il
démontre l’authenticité des livres par les témoignages des écrivains sacrés et profa-
nes54, il réfute systématiquement, sans jamais nommer Spinoza, « l’auteur du traité
théologico-politique ». Huet reprend un par un les arguments d’Ibn Ezra tirés du
texte de l’Ancien Testament et dont Spinoza se sert pour réfuter l’hypothèse de la
mosaïcité du Pentateuque, en proposant des interprétations alternatives des pas-

49. DE, p. 2, trad. Migne, p. 22.


50. DE [non paginé], trad. Migne, p. 8.
51. DE, p. 2, trad. Migne, p. 22.
52. DE, p. 175, trad. Migne, p. 265.
53. Cf. Vernière, Spinoza, p. 126-137.
54. Cf. DE, p. 45 sq., trad. Migne, p. 82 sq.
396 Mogens Lærke

sages en question55. Quand Spinoza argumente que le Pentateuque a été rédigé par la
même personne qui a établi le canon juif (c’est-à-dire par Esdras), Huet dénonce
cette opinion comme « paradoxale » sous le prétexte (peu convaincant, d’ailleurs)
que celui qui établit un canon ne saurait également être l’auteur des textes56.
C’est pourtant moins les critiques précises du spinozisme qu’énonce Huet qui
nous intéressent que l’alternative qu’il propose. Dépassant largement les limites
d’une simple réfutation du spinozisme, Huet s’efforce de concevoir une exégèse
alternative au spinozisme afin de rétablir la vérité de l’Écriture sur de nouvelles
bases : non seulement veut-il défendre l’authenticité du Texte sacré, mais il veut
également le rétablir dans sa vérité divine57. Pour mener à bien ce projet, il adopte
une méthode « géométrique », en proposant des axiomes et des définitions dont il
tire des propositions générales. En réalité, il semble que cette exposition géomé-
trique soit « de pure forme », comme l’affirme Albert Monod58. Aucun axiome et
aucune définition ne répondent aux critères rigoureux des mathématiques. Huet
semble distinguer les définitions des axiomes de façon arbitraire59. Certaines défini-
tions ont l’air quelque peu circulaires : « La vraie religion est celle qui ne propose à
croire que des choses vraies »60. Mais on remarque surtout que, au fond, il s’agit
d’une série de principes tirés non pas de la raison, mais de l’expérience ou de la
coutume. Huet lui-même en est d’ailleurs tout à fait conscient. Par « définition » il
entend simplement « donner une idée » de son sujet. Sans que les définitions soient
d’une certitude absolue, il s’agit simplement d’établir « certains points qu’on ne
peut contester, ni [...] refuser sans être déraisonnable »61. Et encore, par un
« axiome », il ne comprend pas comme les mathématiciens un principe de raison
incontestable, mais une simple « notion commune » établie sur une base purement
consensuelle62. C’est ainsi, pour rétablir l’authenticité de l’Écriture sainte, que Huet
entend s’appuyer sur « certaines thèses morales et pratiques [...] basées sur
l’expérience ou la tradition »63.

55. Cf. DE, p. 175 sq., trad. Migne, p. 265 sq.


56. Il argumente comme suit : « L’auteur du traité Théologico-politique, soutenant une opinion
paradoxale, selon son habitude, prétend qu’il n’y avait aucun canon avant le temps des Machabées, et
que le canon attribué à Esdras, comprend plusieurs livres qui, d’après lui, ne remontent pas au-delà de
l’époque des Machabées » (DE, p. 317, trad. Migne, p. 469-470). Il s’explique davantage, mais toujours
de façon assez défectueuse dans la préface écrite pour la réédition de 1690 : « Établir en effet, comme
je l’ai fait, qu’Esdras est l’auteur du canon des Hébreux, c’est établir en même temps que les livres com-
pris dans le canon sont plus anciens qu’Esdras, et par conséquent authentiques » (DE [non paginé],
trad. Migne, p. 13-14).
57. Cf. DE, p. 2, trad. Migne, p. 21-22.
58. Cf. Albert Monod, De Pascal à Chateaubriand. Les défenseurs français du christianisme de 1670 à 1802,
Genève, Slatkine Reprints, 1970 (1re éd., 1916), p. 86.
59. Cf. ibid., p. 86.
60. DE, p. 8, trad. Migne, p. 29-30.
61. DE, p. 7, trad. Migne, p. 27-28.
62. Cf. DE, p. 13, trad. Migne, p. 37-38. Voir aussi DE, p. 4 (trad. Migne, p. 23-34) : « [...] Axio-
mata, sive Notiones communes definiere vellet, eas esse dixit, quas omnes homines vera esse fate-
rentur ».
63. DE, p. 4, trad. Migne, p. 23-24.
À la recherche d’un homme égal à Spinoza 397

Doit-on donc accorder à Albert Monod « qu’il n’y a aucune nécessité dans les
déductions », et avec Paul Vernière que la critique de Spinoza qui en résulte est « dis-
parate » ? C’est sans doute aller un peu vite en besogne. Huet n’aspire pas vraiment à
la rigueur des mathématiques. Ce sur quoi il insiste en faisant appel à la forme géo-
métrique est simplement l’exigence d’une preuve démonstrative de la religion. Il ne
prétend pas que cette preuve soit d’ordre véritablement mathématique. En réalité, la
méthode de son ouvrage prolonge la tradition philologique de l’érudition huma-
niste : elle est décidément historique et dialectique. Il « force l’érudition humaniste dans
un moule euclidien » comme l’écrit April G. Shelford64. En réalité, Huet fait appel à
une méthode géométrique pour prouver quelque chose qu’il admet lui-même ne pas être
démontrable par la géométrie. Ce serait par conséquent une erreur d’écarter l’argument
de Huet sous prétexte qu’il ne procède pas de façon rigoureusement géométrique.
Ce qu’il dit, en revanche – et qui justifie au moins partiellement son choix de forme
d’exposition –, c’est que l’établissement d’une science théologique qui rétablisse
rigoureusement la vérité de la religion chrétienne exige la mise en place d’un
ensemble de principes d’une évidence comparable à celle des définitions et des axio-
mes mathématiques – des critères qui devraient posséder la même force de démons-
tration que des définitions mathématiques, mais qui justement ne sont pas d’ordre mathé-
matique.
Mais comment parvient-il à justifier que ses principes de base tirés de l’expérience
répondent à une telle exigence ? Dans une conceptualité cartésienne, la certitude dont
jouit la géométrie provient de « l’évidence et [de la] clarté qui entraîne facilement
l’adhésion de l’esprit »65. Or, selon Huet, evidentia et claritas constituent des marques de
vérité qui ne sont pas réservées à la certitude mathématique. Bien au contraire, la géo-
métrie se révèle souvent bien plus obscure qu’elle ne prétend :

Ce n’est point comme dans les définitions de la géométrie, où il s’en présente de


très-peu clairs. On y définit ce qui n’existe pas et ce qui n’existera jamais, malgré tous
les efforts de la sagacité humaine, et les définitions sont exprimées de telle sorte
qu’on n’y comprend rien.66

En réalité, l’évidence dont la géométrie se réclame se fait valoir hors de la géométrie,


et même avec plus de force. Huet insiste ainsi sur la certitude que l’on peut tirer de
l’histoire et des témoins, à condition de suivre une méthode ordonnée fondée juste-
ment sur des « thèses morales et pratiques [...] basées sur l’expérience ou la tradi-
tion », plus certaines parce qu’elles « ont beaucoup plus de personnes qui les admet-
tent, et beaucoup moins qui les rejettent que les principes géométriques »67. Cette

64. Cf. Shelford, « Thinking Geometrically », p. 601. Huet le fait d’ailleurs remarquer lui-même :
« On ne doit pas s’attendre à trouver ici la brièveté, la simplicité des géomètres ; le sujet ne le comporte
pas : car j’ai toujours, soit des faits à vérifier, soit des questions morales à expliquer » (DE, trad. Migne,
p. 42).
65. DE, p. 3, trad. Migne, p. 23-24.
66. DE, p. 9, trad. Migne, p. 31.
67. DE, p. 4, trad. Migne, p. 23-24.
398 Mogens Lærke

méthode aurait « le même degré de certitude que toute démonstration géomé-


trique », sinon davantage68.
Comment parvenir à cette « évidence » dont se servent aussi les géomètres
comme critère de certitude (quoique mal, selon Huet), mais qui est valable pour
toute vérité ? Huet entend s’appuyer sur des thèses morales et pratiques. Mais de
quel genre de thèses s’agit-il concrètement ? On trouve un argument qui met en
avant le témoignage direct : « Une histoire est vraie quand elle rapporte les faits
comme ils sont rapportés par d’autres hommes contemporains, ou qui vivaient dans
des temps rapprochés des faits qu’on rapporte »69. La concordance de ces témoi-
gnages importe aussi : « La preuve de la vérité d’une histoire c’est de voir tout le
monde s’accorder sur le même fait »70. Finalement, le principe de prescription origi-
nalement conçu par Tertullien dans le De praescriptione haereticorum est élevé en une
sorte d’axiome de l’authenticité : « Un livre est authentique quand il a été cru tel dans
tous les temps sans interruption depuis sa publication »71. Mis à part le fait qu’elles
sont désignées comme des « axiomes », ces règles n’ont rien de surprenant : il s’agit
des arguments traditionnels proposés par l’Église romaine pour appuyer l’authen-
ticité des Écritures saintes et de l’interprétation de la religion proposée par les
catholiques72.
Après le recours aux témoignages historiques, le principe majeur de vérification
que propose Huet est un critère de proportion ou de cohérence interne. Il gouverne toute

68. Cf. DE, p. 5, trad. Migne, p. 25-26. Voir aussi Dupront, Pierre-Daniel Huet, p. 279-284 ; Israel,
Radical Enlightenment, p. 487.
69. DE, p. 13, trad. Migne, p. 37-38.
70. DE, p. 14, trad. Migne, p. 39-40.
71. DE, p. 13, trad. Migne, p. 37-38.
72. D’un point de vue biographique, on pourrait penser que, pour Huet, il s’agit de défendre les
principes probabilistes de la société de Jésus dont il est fort proche (Huet fut élevé par les jésuites de
Caen et il passa les vingt dernières années de sa vie dans la maison professe des jésuites à Paris). C’est
sans aucun doute en partie vrai. Dans l’introduction à la Demonstratio evangelica on trouve cependant la
remarque suivante : « Il ne s’agit pas ici de peser la valeur des opinions, d’opposer un petit nombre de
savants et d’hommes éclairés à une masse de gens ignorants, il faut faire une part égale du genre
humain, et admettre une parfaite égalité des deux côtés » (DE, p. 3, trad. Migne, p. 23-24). Huet ne se
retient donc pas de s’opposer explicitement aux principes probabilistes que les jansénistes imputent
aux jésuites depuis les Provinciales de Pascal. Ce n’est bien évidemment pas une raison pour tirer
l’argument de Huet dans un sens janséniste. Comme April G. Shelford l’a excellemment analysé,
l’introduction de la Demonstratio evangelica vise à établir le contraire (Shelford, « Thinking Geometri-
cally », passim). En réalité, l’ambition de Huet semble être de se situer entre ces deux positions, en faisant
appel à une méthode dont les principes proviennent de la jurisprudence. On trouve en effet plusieurs
indications que Huet conçoit le modèle de sa méthode comme essentiellement juridique. C’est ainsi
que son appel au consentement général est appuyé par référence aux « jurisconsultes qui admettent en
principe que ce que fait la majorité est censé fait par tous » (DE, p. 4, trad. Migne, p. 25-26). On peut
également consulter ses remarques sur la preuve dite du plus grand nombre : « C’est ce principe qui sert
de base dans toutes les cours de justice dans lesquelles on prononce à la majorité des voix sur la vie et la
fortune des particuliers » (DE, p. 3, trad. Migne, p. 23-24). Les axiomes étranges de Huet vont égale-
ment dans ce sens : l’appel aux témoignages ; le privilège accordé aux témoins oculaires ; l’estimation à
partir du nombre et de la concordance de ces témoignages. Voir également sur ces principes McKenna,
« Huet et Pascal », p. 138 ; Martial Gueroult, Dianoématique. Histoire de l’histoire de la philosophie I : En Occi-
dent, des origines jusqu’à Condillac, Paris, Aubier-Montaigne, 1984, p. 213.
À la recherche d’un homme égal à Spinoza 399

la démarche exégétique de la Demonstratio evangelica. De façon générale, Huet


s’applique à démontrer, comme il l’explique, « la cohérence et la concordance des
deux Testaments » [Testamenti utriusque cohærentiam & concordiam], puisqu’ils peuvent
ainsi se servir d’appui l’un à l’autre, ce qui fournit une preuve évidente de leur vérité
et de la divinité de la religion chrétienne73. Plus précisément, il entend montrer que le
Nouveau Testament énonce l’accomplissement de l’Ancien et, inversement, que
l’Ancien annonce et prévoit le Nouveau – donc que toute l’Écriture sainte constitue
une unité de cohérence interne. Afin de mener à bien ce projet, Huet procède d’une
manière qui n’est pas sans un certain effet visuel : il présente son texte en deux
colonnes parallèles, en mettant d’un côté les prophéties de l’Ancien Testament et, de
l’autre, le récit de leur accomplissement dans le Nouveau74. C’est une procédure ana-
lytique qu’il répète dans pas moins de 169 chapitres75 ! Contre Spinoza, Huet rétablit
l’authenticité de l’Écriture sainte en faisant appel aux témoignages historiques et à la
tradition. Mais c’est l’établissement de la concordance entre les deux Testaments qui
permet de passer de l’authentique au vrai. Huet abrège ainsi son argument à la fin de la
Demonstratio evangelica :

Les livres de l’Ancien et du Nouveau Testament ont été écrits dans le temps et à
l’époque qu’on leur assigne, ainsi que par les auteurs auxquels on les attribue ; il
s’ensuit que l’histoire et la vie de Jésus de Nazareth ont été prédites dans l’Ancien
Testament longtemps avant qu’on en trouve l’accomplissement dans le Nouveau. En
admettant donc que les livres de l’Ancien et du Nouveau Testament ont été écrits
dans le temps qu’on leur assigne, et par les auteurs auxquels on les attribue, et que les
prophéties concernant Jésus de Nazareth et contenues dans l’Ancien Testament ont
reçu leur accomplissement dans le Nouveau, il faut nécessairement admettre que les
livres de l’Ancien et du Nouveau Testament sont vrais.76

Bref : les témoignages historiques prouvent que les livres divins sont authentiques et
ils s’accordent entre eux, donc ils sont vrais, car la marque de l’authenticité est le
nombre et le poids des témoignages, et celle de la vérité est la cohérence interne, ou
l’évidence. En soi, le principe n’a rien de nouveau : l’accord entre les deux Testa-
ments a toujours été un des arguments principaux des controversialistes chrétiens
dans leurs efforts pour convaincre les juifs. Et l’analyse de la préfiguration d’un
énoncé par un autre dans l’Écriture sainte, et surtout l’analyse de la préfiguration du
Nouveau Testament dans l’Ancien, constitue déjà l’élément essentiel de l’élucidation
de ce que saint Thomas nomme le sens « allégorique » ou « doctrinal » de l’Écriture,

73. Cf. DE, p. 3, trad. Migne, p. 23-24. Nous remarquons que, selon la traduction parfois un
peu fantaisiste de l’abbé Migne, de cette concordance des deux Testaments il « résultait la preuve la
plus évidente de leur authenticité respective ». Or dans le texte de Huet, on trouve : « [...] ex Veteris
porro Testamenti prædictionibus, in Novo exitum nactis, apparere Testamenti utriusque cohæren-
tiam & concordiam ; atque hinc etiam utriusque, ac Christianæ proinde religionis, quæ iis incumbit, veri-
tatem liquido extare » (souligné par moi). Il s’agit donc bien de la vérité de l’Écriture, et non de son
authenticité.
74. Cf. DE, p. 395, trad. Migne, p. 589.
75. Cf. DE, chap. I-CLXIX, p. 396-748, trad. Migne, p. 590-909.
76. DE, p. 749, trad. Migne, p. 935 ; cf. DE, p. 395, trad. Migne, p. 589.
400 Mogens Lærke

et qui constitue son premier « sens mystique »77. Originales sont en revanche la com-
paraison de cette procédure de vérification avec la démonstration géométrique et la
notion d’évidence comme critère de vérité qui la soutient78.

LEIBNIZ ET L’EXÉGÈSE DE HUET

Pour résumer, l’exégèse biblique de Huet se caractérise par ces trois points :
1 / l’appel aux témoignages historiques dans l’établissement de l’authenticité de
l’Écriture, qui non seulement révèle l’orthodoxie catholique de Huet, mais confirme
son attachement à la tradition humaniste ; 2 / le recours à un critère de cohérence
dans l’établissement de la vérité de l’Écriture ; cohérence qui consiste principale-
ment en une continuité narrative entre les deux Testaments ; 3 / la valorisation de la
certitude morale par rapport à la certitude mathématique qui révèle déjà une ten-
dance à la fois sceptique et fidéiste (une tendance qui dans la suite, une fois pleine-
ment assumée, déterminera également la réfutation huétienne du cartésianisme).
Pour comprendre l’appréciation leibnizienne de la Demonstratio evangelica, il faut donc
chercher à déterminer la position de Leibniz sur ces trois points.

L’usage de l’histoire

En ce qui concerne l’utilité de l’histoire, nos deux théologiens sont tout à fait
d’accord. Leibniz soutient d’ailleurs bien avant qu’il ne connaisse Huet l’importance
du recours à la critique historique dans l’exégèse biblique. Déjà dans Nova methodus
discendae docendaeque jurisprudentia de 1667, il maintient qu’afin de comprendre pleine-
ment le sens d’un texte de droit, il faut effectuer ce qu’il appelle une interprétation
totale qui « porte sur la loi tout entière », et qui prend en considération l’auteur, les
circonstances historiques et le milieu dans lequel le texte a été composé : « Totalis
agit de connexione Legis cum aliis legibus, Summa et Partitione Legis, de Autore et His-
toria Legis, et occasione qua lata est »79. C’est sans doute à une telle interprétation
« totale » que vise aussi Leibniz dans les Commentatiuncula de judice controversiarum
d’environ 1670, quand il maintient qu’il faut inclure la considération de l’histoire
dans l’interprétation de la Bible. Mais à quoi sert un tel travail sur le contexte histo-
rique pour un luthérien attaché à la doctrine de la sola Scriptura ? Ne conçoit-il pas
l’Écriture sainte comme une unité de sens autonome ? La réponse est assez simple :
c’est que si Leibniz accorde que l’Écriture peut bien être l’interprète de son propre
sens, elle ne peut pas en revanche être le juge de sa propre authenticité, donc de la divi-

77. Cf. saint Thomas, Somme théologique, Paris, Éditions du Cerf, 1990, I, q. 1, a. 10. Les trois sens
mystiques sont : 1 / le sens allégorique où un énoncé préfigure un autre ; 2 / le sens tropologique ou moral
où un énoncé est « le signe de ce que nous devons faire » – c’est par exemple dans ce sens que les récits
des actes du Christ sont des exemples moraux à suivre ; 3 / le sens anagogique ou eschatologique qui est un
sens divin par lequel nous nous élevons vers Dieu, une sorte de sens « idéal ».
78. Cf. Gueroult, Dianoématique, p. 213.
79. A VI-1, p. 336-337.
À la recherche d’un homme égal à Spinoza 401

nité de ses récits. C’est cela qui doit être prouvé par la raison et par l’histoire, car
« dans de tels cas son propre témoignage ne peut être admis »80.
Leibniz poursuit un raisonnement semblable à celui des Commentatiuncula dans sa
correspondance avec Huet en 1679 à propos de la Demonstratio evangelica. Il évoque
ici les moyens nécessaires pour défendre la religion chrétienne contre les atteintes
des athées (tel Spinoza) et pour convaincre les infidèles de sa vérité. Leibniz dis-
tingue d’abord les vérités théologiques naturelles communes à tous les hommes (y
compris les païens) des vérités révélées chrétiennes. Pour démontrer l’existence de
Dieu et de la providence, la vraie métaphysique, c’est-à-dire la théologie naturelle,
suffit, parce que chaque phénomène du monde témoigne du divin dans la mesure où
la cause peut être démontrée à partir de ses effets81. La démonstration de ces vérités
est à la portée de tout homme doté d’un peu d’esprit philosophique, et elles ne
requièrent aucun recours à la révélation. Mais il s’agit là de vérités divines démontra-
bles de droit qui ne donnent aucun avantage à la religion chrétienne par rapport aux
autres religions monothéistes. Les dogmes particuliers de la religion chrétienne, les
vérités de la religion révélée, sont en revanche des vérités de fait dont la vérité ne se
prouve pas par le simple moyen de la théologie naturelle. Pour parvenir à démontrer
la vérité du révélé « il faut bien plus de matériaux et de recherches » ; plus précisé-
ment il faut ajouter l’érudition à la philosophie, c’est-à-dire il faut ajouter l’histoire et la
critique, comme il l’écrit à Huet82. Leibniz propose comme exemple la question de la
divinité du Christ. Il insiste d’abord sur l’importance toute particulière de ce pro-
blème de la religion révélée :

Prouver qu’il [i.e. Jésus-Christ] est le Messie réparateur du genre humain, annoncé
par tant d’oracles, c’est, après la démonstration de l’existence de Dieu et de
l’immortalité de l’âme, la plus importante de toutes les conclusions.83

Voilà qui pose un problème d’authenticité. Car comment peut-on se convaincre que
le message original est d’origine divine ? Dans la correspondance avec Huet, il pour-
suit ainsi son raisonnement :

Il faut prouver d’abord que nos livres sacrés sont authentiques, et qu’ils sont par-
venus jusqu’à nous sans aucune altération substantielle [...]. Il faut montrer ensuite
que l’auteur de si grandes choses, et auquel se rapporte les livres sacrés, a été envoyé
du ciel.84

Pour se convaincre de l’authenticité de la religion révélée transmise, nous avons


besoin de motifs de crédibilité. C’est justement par rapport à de telles questions qu’il
y a besoin de l’érudition et de la critique historique : « [...] on ne peut démontrer que
toutes ces choses se sont passées comme on les raconte, sans avoir établi solidement

80. A VI-1, p. 549-550.


81. Cf. GP III, p. 14, trad. in EM I, p. 168.
82. Cf. GP III, p. 15, trad. in EM I, p. 168-169.
83. GP III, p. 12, trad. in EM I, p. 165.
84. Ibid.
402 Mogens Lærke

toute l’histoire universelle, sacrée et profane »85. Heureusement, on voit partout dans
l’histoire des empreintes de la providence qui viennent à l’appui de l’authenticité de
l’Écriture : « [...] la Religion chrétienne a pour elle un si grand concours de tant de
grandes raisons et circonstances qu’il faut avouer que la providence l’a voulu rendre
croyable aux hommes »86. Leibniz semble même penser que ce travail de démonstra-
tion de la vérité du christianisme constitue la seule véritable utilité de l’histoire : « Je
me contente d’observer dans le moment présent, que le principal but de toute
l’étude de l’Antiquité, doit être l’éclaircissement et la confirmation de l’histoire
sacrée »87. Il résume ainsi sa position :

[...] L’histoire et la critique ne sont donc vraiment nécessaires que pour établir la
vérité de la religion chrétienne. Car je ne doute pas que si l’art de la critique périssait
une fois totalement, les instruments de la foi divine, c’est-à-dire les motifs de crédibi-
lité ne périssent en même temps, et que nous n’aurions plus rien de solide pour
démontrer à un Chinois, à un juif ou à un mahométan, la vérité de notre religion [...].
Je crois même que le plus grand obstacle à la religion chrétienne dans l’Orient, vient
de ce que ces peuples, qui ignorent totalement l’histoire universelle, ne sentent point
la force des démonstrations sur lesquelles la vérité de notre religion est établie dans
votre ouvrage [...].88

Leibniz regrette que les études philologiques et historiques soient « tombées dans
une espèce de mépris »89 à cause des excès auxquels se sont livrés les humanistes du
siècle précédent, « cette classe d’érudits que nous appelons critiques ». Car leurs
efforts, autrement admirables, ont dégénéré en sectarisme, puis en disputes et même
en guerres90. Il faut donc se servir de l’histoire avec modération, sans que les études
philologiques l’emportent sur les fondements de la foi. On sent bien comment les
débats déjà anciens entre Luther et Érasme forment comme une toile de fond pour
la position leibnizienne : il ne faut pas délaisser la théologie pour la grammaire
comme Luther reprochait à Érasme de l’avoir fait.
La position de Leibniz sur ce point est assez constante. Il écrit par exemple dans
le Discours touchant la méthode de la certitude et l’art d’inventer pour finir les disputes et pour faire
en peu de temps des grands progrès :

[...] l’histoire sacrée et profane est si éclaircie, que nous sommes souvent capables
de decouvrir les fautes des auteurs, qui écrivoient des choses de leur temps. On ne
sçauroit considerer sans admiration cet amas prodigieux des restes de l’Antiquité [...]
outre les lumières qu’on a pu avoir des vieux papiers, chroniques, fondations et titres,
qu’on a tirées de la poussière [...] ce qui sert [...] pour établir cette importante Critique,
necessaire à discerner le supposé du véritable et la fable de l’histoire, et dont le
secours est admirable pour les preuves de la religion.91

85. GP III, p. 13, trad. in EM I, p. 165.


86. Grua, p. 196.
87. GP III, p. 13, trad. in EM I, p. 166.
88. GP III, p. 15, trad. in EM I, p. 169-170.
89. GP III, p. 16, trad. in EM I, p. 172.
90. Cf. GP III, p. 15-16, trad. in EM I, p. 169-171.
91. GP VII, p. 175.
À la recherche d’un homme égal à Spinoza 403

Malgré son accord au moins partiel avec les réserves luthériennes par rapport à la
philologie humaniste, Leibniz maintiendra toujours l’utilité de l’histoire critique et
rationnelle pour l’interprétation du Livre sacré et pour la défense de la religion chré-
tienne. Cette conclusion se confirme davantage dans sa correspondance avec Tho-
mas Burnett dans les années 1690 et dans les Nouveaux essais sur l’entendement humain
rédigés au début du nouveau siècle92.

La conception cohérentiste de la vérité

Pour Leibniz comme pour Huet, l’histoire et l’érudition historique nous permet-
tent de rétablir l’authenticité de la Bible et donc de réfuter les attaques libertines qui
dénoncent dans l’Écriture une imposture. Elles permettent encore de faire barrage
aux arguments spinozistes qui mettent en doute la divinité des livres sacrés et qui
n’en font qu’un recueil de récits épars rassemblés et rédigés bien après que les évé-
nements sur lesquels ils portent eurent lieu.
Mais comment Leibniz se situe-t-il par rapport au critère cohérentiste de la vérité
proposé par Huet ? Chez Leibniz aussi nous trouvons un concept de « certitude
morale », même à un endroit crucial de sa métaphysique. C’est pour lui une forme de
certitude affaiblie qui caractérise notre connaissance des vérités de fait : la certitude
morale vient affirmer l’exactitude des hypothèses sur les vérités de fait qui ne sont
pas métaphysiquement démontrables (comme le sont les vérités éternelles, réduc-
tibles à des propositions identiques) parce que leur démonstration requiert une ana-
lyse infinie93. Leibniz lie la certitude morale à ce qu’il désigne par « sentiment de con-
gruence » (congruenter sentire). On peut renvoyer à la correspondance de 1675 entre
Leibniz et Foucher, un sceptique, au petit fragment De mente, de universo, de Deo de
décembre 1675, et au célèbre De modo distinguendi phenomenae realia ab imaginariis, écrit
autour de 1683-168694. Quoique ces textes n’expriment pas exactement la même
position95, ils ont pourtant en commun d’affirmer que nous n’avons aucune certi-
tude absolue sur l’existence des choses hors de la perception que nous en avons.
Nous sommes, par conséquent, obligés de recourir à des principes tirés de
l’expérience pour affirmer la véracité d’un phénomène. Ce sont ces principes
d’estimation qui s’expriment dans la notion d’un « sentiment de congruence ». Il y a
une variété de circonstances susceptibles de confirmer l’existence véritable d’un
phénomène : sa vivacité ; l’observation du même résultat par la répétition d’une
même expérience ; sa prévisibilité ; la simplicité de la règle que l’on peut en déduire ;

92. Cf. GP III, p. 12-13, 161, 183-184, 279-280 ; VII, 139 ; NE IV, XVI, § 11 ; Grua, p. 117 ;
A VI-4, p. 473-474.
93. Un argument semblable se trouve dans le Traité philosophique que Huet écrit vers 1690 : il réfute
la possibilité de parvenir à une certitude absolue en physique en raison de l’infinité des causes (cf. Huet,
1741, p. 65-68).
94. Cf. A II-1, p. 245-249 ; A VI-3, p. 464 ; A VI-4, p. 1500-1504 (le dernier texte est traduit par
Christiane Frémont dans Discours de métaphysique et autres textes, éd. C. Frémont, Paris, GF, 2001,
p. 191-199).
95. L’hypothèse phénoménaliste qui caractérise le système mûr de Leibniz n’est pas encore entière-
ment en place dans les deux premiers textes cités.
404 Mogens Lærke

la concordance entre les expériences de sujets différents. Mais, surtout, nous avons
une certitude morale de l’existence véritable des phénomènes « s’ils sont tous con-
gruents à une même hypothèse comme à leur raison commune »96. Le « sentiment de
congruence » naît de l’observation d’un ordre régulier entre phénomènes, et tout
particulièrement de l’exactitude d’une prévision : si nous sommes capables de pré-
voir de façon exacte l’effet qui suivra de telle ou telle cause, il est vraisemblable que
nous tenons la règle exacte qui gouverne ce lien causal.
Le sentiment de congruence est un critère de vérité que Leibniz fait valoir notam-
ment dans la vérification des hypothèses physiques. Mais il est en principe valable
pour tout phénomène y compris le phénomène qu’est l’Écriture sainte. Dans ce cas,
nous nous rapprochons d’une théorie qui ne manque pas de nous rappeler celle que
Huet propose dans la Demonstratio evangelica selon laquelle la Bible est vraie parce que
l’Ancien Testament « prévoit » le Nouveau et parce que les deux Testaments sont
« cohérents » entre eux. Il n’est donc pas étonnant que Leibniz se déclare d’accord
avec le principe de vérification de Huet. Il écrit ainsi dans une lettre à Thomas
Burnett :

Depuis peu M. Huet, maintenant Evêque d’Avranches, s’attacha particulièrement


dans ses demonstrations evangeliques à monstrer que les Propheties du vieux Testa-
ment avoient esté exactement remplies en la personne de Jesus Christ, et comme
Dieu seul peut dire des particularités sur l’avenir, qui passent les Anges mêmes, il en
conclut que les livres des deux Testaments sont divins. Ce raisonnement est bon, et le
livre est plein d’érudition [...].97

Pour Leibniz, comme pour Huet, c’est uniquement par la providence et par la pres-
cience divines que l’accord prophétique entre les deux Testaments a pu s’établir.
Leur concordance constitue donc une preuve forte de la divinité des Écritures. On
peut à ce propos consulter également une lettre à Sophie de 1691 :

[...] la prophétie est en effet l’Histoire de l’avenir. Je croy que tout prophète qui nous
pourroit donner veritablement celle du siècle qui va bientost commencer, seroit sans
doute inspiré de Dieu. Mons. Huet tres sçavant homme qui avoit esté chargé de
l’information de M. le Dauphin, et qui est maintenant Evéque d’Avranches, a fait
un bel ouvrage pour la Religion Chrestienne, dont le but est de faire voir que les Pro-
phetes du vieux Testament ont rencontré merveilleusement jusqu’au detail du nou-
veau, puisque la prophetie du detail est un miracle que le diable même ne sçauroit
imiter.98

Si Leibniz a pourtant à redire sur la façon dont Huet procède, c’est parce que ce der-
nier a cédé à la tentation d’étendre sa méthode à une comparaison entre le christia-
nisme et le paganisme, donc de sortir du cadre de la Bible pour trouver confirmation
de la religion chrétienne hors de la tradition judéo-chrétienne : « Il y [a] des choses,

96. A VI-4, p. 1501, trad. Frémont, op. cit., p. 194-195.


97. GP III, p. 191.
98. A I-7, p. 36.
À la recherche d’un homme égal à Spinoza 405

dont je demeure pas d’accord touchant le parallele de la theologie payenne avec la


juive »99. Leibniz estime que Huet dépasse une limite qu’il n’aurait pas dû franchir :

[...] pour ce qui est de quelques digressions, sur tout celle de l’idolatrie payenne,
copiée sur l’histoire de Moyse, je le tiens pour un jeu d’esprit, ou il y a beaucoup
d’érudition, mais peu de solidité, et qui pourra décréditer son ouvrage auprés de quel-
ques-uns de ces critiques qui décrient un livre tout entier pour quelques fautes, qui est
loin de mon humeur [...] Il paroist avantageux à nostre religion de soûtenir que toute
l’erudition et theologie des payens vient des juifs [...] mais il ne faut pas se flatter en
ces matieres au depens de la verité, et cette fourberie pieuse fait du tort auprés des
personnes qui jugent severement. Ceux qui ont travaillé la dessus s’accordent peu [...].
C’est faire trop honneur aux Romans des Grecs, que d’en vouloir tirer des preuves
historiques pour la religion Chrestienne.100

Dans une lettre à Thomas Burnett, Leibniz poursuit une critique tout à fait sem-
blable :

[...] je ne [suis] pas de son sentiment à l’egard de toutes les digressions bien que
sçavantes qu’il fait entrer dans son ouvrage, lorsqu’il fait venir de Moyse et des
Hebreux presque toutes les divinités et fables du paganisme ; en quoy il me semble
que non seulement luy, mais encor plusieurs autres excedent et donnent trop de car-
riere à l’imagination et aux jeux d’esprit.101

C’est sans doute le même problème que Leibniz vise dans une lettre de 1709 au
déiste anglais, John Toland, où il est encore question de l’ouvrage de Huet : « [...] son
livre des Démonstrations évangéliques ne laisse pas d’être très instructif, nonobstant
qu’il s’y donne carrière, en se jouant des mythologies »102.
Leibniz trouve la méthode de concordances intrabibliques (i.e. entre les prophé-
ties et leur accomplissement) fort pertinente, sans doute parce qu’elle est en confor-
mité avec ses propres conceptions sur la vérification des phénomènes en général.
Mais il faut également ajouter que du point de vue de ses convictions théologiques
protestantes, l’appel à un critère de cohérence dans l’interprétation de l’Écriture n’a

99. A I-3, p. 472-473.


100. A I-2, p. 191-192.
101. GP III, p. 191.
102. EM II, p. 367. On sait que John Toland, dans l’Adeisidæmon (1709), s’en prend violemment à la
Demonstratio evangelica. En soulevant le même problème que Leibniz, mais de façon bien plus critique, le
déiste anglais argumente que, chez Huet, la mise en parallèle des divinités païennes et des personnages
de l’Ancien Testament mène à des conclusions d’ordre... spinoziste ! (Léon Tolmer, Pierre-Daniel Huet
(1630-1721). Humaniste-Physicien, Bayeux, Colas, 1949, p. 628). La réponse de Huet paraît dans un Recueil
de dissertations publié par La Mark de Tilladet en 1712. C’est un affrontement dont Huet se souviendra
avec aigreur. Selon ses mémoires, Toland est un auteur « infame » qui « fait profession ouverte
d’impiété », un « athée », un « misérable auteur », même un « un vilain bâtard » qui « semble avoir
déclaré la guerre à Dieu même ». Huet termine comme suit cette accumulation d’injures : « Quant à moi
qu’il a pris pour but de ses outrages, je regarde comme un honneur, comme une gloire singulière d’être
aussi indignement traité pour la cause de Dieu, et de partager avec lui les injures qui lui sont adressées »
(Huet, Mémoires, p. 245-246).
406 Mogens Lærke

rien d’hétérodoxe. C’est bien au contraire une des implications directes de la règle
fondamentale de l’herméneutique protestante communément désignée « analogie de
la foi », c’est-à-dire ce principe d’interprétation selon lequel on doit élucider les pas-
sages obscurs de l’Écriture au moyen des passages clairs. Intimement liée au prin-
cipe de la sola Scriptura, l’analogie de la foi préconise également de rechercher la
vérité de l’Écriture dans la cohérence du texte103. Il n’y a donc rien de surprenant
dans le fait que Leibniz considère comme pertinent le critère de vérité proposé par
Huet et le principe d’interprétation qui en découle. Mais, insiste Leibniz, ce principe
ne doit pas être étendu au-delà de la comparaison des deux Testaments. Autrement
dit : la méthode huétienne est bonne dans la mesure où son emploi est limité à
l’élucidation des textes bibliques seuls. C’est sans doute le critère protestant de la sola
Scriptura qui se cache derrière ces réserves. Inclure les textes païens dans l’équation
est une tentation à laquelle il est difficile de résister pour l’érudit, mais comporte éga-
lement un risque important : celui de mettre en péril l’unité de l’Écriture. Reste que
ce problème ne change rien à l’efficacité des arguments de Huet quand ils s’en tien-
nent à la mise en parallèle des deux Testaments : « [...] ce petit defaut ne fait point
tort au raisonnement principal »104.

Certitude morale / certitude mathématique

Tout se passe ainsi comme si Leibniz et Huet étaient d’accord sur le principe et la
méthode d’exégèse proposés par Huet, mais qu’aux yeux de Leibniz, le savant français
était victime de sa propre érudition. En poussant l’analyse plus avant, on se rend
compte cependant que l’admiration de Leibniz pour Huet est bien plus mesurée.
Surtout, il ne peut être question de penser que la méthodologie exposée dans la pré-
face des Demonstratio evangelica représente une position que Leibniz approuve.
Nous avons déjà fait remarquer sa réticence par rapport à l’extension du principe
de lecture cohérentiste aux textes païens. Ce n’est pourtant pas l’objection la plus
importante. Celle-ci l’emporte : Leibniz ne saurait accorder à Huet qu’une démons-
tration tirée de l’expérience et des témoignages nous donne une certitude équiva-
lente à la certitude mathématique. Encore moins peut-il accorder que la certitude

103. Pour des textes qui mettent en évidence le lien intrinsèque entre l’analogie de la foi et un cri-
tère cohérentiste de la vérité dans la théologie protestante, on peut consulter deux passages tirés de
l’Arcanum punctationis (1624) et des Commentarii et nota critica in Vetus Testamentum (1689) de Louis Cappel,
théologien de Saumur : « Le jugement ultime établissant la leçon vraie, certaine et indubitable doit
s’appuyer sur la structure, la disposition et la série totales de tous les mots dans chaque phrase, sur leur
rapport mutuel, également sur leur collationnement avec ce qui précède et ce qui suit, finalement sur
l’harmonie totale de toute l’Écriture avec elle-même, son analogie et son perpétuel accord » (trad. dans
François Laplanche, L’Écriture, le sacré et l’histoire. Érudits et politiques protestants devant la Bible en France au
XVIIe siècle, Amsterdam et Maarsen, APA-Holland University Press, 1986, p. 218) ; « Car toute vérité
vient de Dieu qui est la vérité subsistante, le vrai s’accorde toujours avec le vrai ; le faux s’en écarte tou-
jours : c’est pourquoi si un sens s’accorde avec toutes les autres vérités, s’il ne répugne pas, mais
convient à l’analogie de toute l’Écriture, il est pleinement et indubitablement vrai » (trad. dans ibid.,
p. 223).
104. Cf. GP III, 191.
À la recherche d’un homme égal à Spinoza 407

mathématique soit moins claire et moins certaine que la certitude morale. Leibniz le
remarque explicitement en février 1679 dans une lettre qu’il écrit à Hermann Con-
ring. En rapportant l’idée de la préface de Huet selon laquelle « on peut avoir dans
des affaires morales une certitude qui n’est pas moindre qu’en géométrie », Leibniz
fait remarquer qu’il ne saurait être d’accord avec Huet sur ce point que par rapport à
des « propositions sur des matières abstraites » (materia abstractas). En ce qui
concerne « les choses concrètes » (concretis) – qu’il exemplifie avec quelques vérités
de fait – il considère la position de Huet douteuse. Car si nous comprenons par
« certain » ce dont le contraire implique une contradiction, cela peut toujours être
déterminé en géométrie, alors que ce n’est pas le cas pour la connaissance que nous
pouvons obtenir des choses morales concrètes105. On peut également consulter une
lettre à Justel écrite en juillet 1677 où Leibniz discute la Demonstratio evangelica avant
qu’elle ne paraisse :

Il y aura sans doute une infinité de belles remarques en matière d’erudition, de


plus il est philosophe et capable de raisonner avec justesse. Cependant quelque fois
nous nous laissons entraisner par la beauté des remarques que nous faisons, aux
depens de la severité des raisonnemens. Il est tres difficile de se garder de ce piege,
que l’erudition et la science même dressent aux habiles gens. Et si Mons. Huet l’a
evité, ce sera sans doute un chef-d’œuvre. Ie voudrois qu’il n’attachât pas seulement à
sa démonstration du Messie par les propheties (quoique cela soit tres bien pris) mais
qu’il adjoûtât aussi toutes les autres choses que se peuvent dire pour et contre la reli-
gion chrestienne, car en matieres de fait, ou il n’y a point de preuves absolument demonstratives, il
faut mettre tout en balance pour bien juger. C’est pourquoi je souhaiterois qu’il entre-
prist de répondre à toutes les objections de ceux dont vous parlez, aux absurditez
apparentes de la saincte écriture, aux difficultés de chronologie qui paraissent irre-
conciliables, etc.106

Les réserves de Leibniz par rapport aux preuves démonstratives en « matières de


fait » seront d’autant plus compréhensibles qu’on connaît les conséquences vers les-
quelles Huet est mené ultérieurement par sa méfiance pour la certitude mathéma-
tique107. Dans le Censura philosophiae Cartesianae (1689) et dans les Alnetanae quaestiones
de concordia rationis et fidei (1690), Huet argumente que la confiance en la raison et en la
géométrie seules professée par les cartésiens mène forcément au spinozisme et au
déclin de l’ « érudition solide »108. Huet s’engage désormais sur la voie de cette

105. Cf. A II-1, p. 457.


106. A II-1, p. 372-373 ; A I-2, p. 280. Souligné par moi. On remarque d’ailleurs entre parenthèses,
que cette lettre contient une référence implicite à Spinoza qui rend tout à fait clair que l’adversaire à
combattre est bien le juif hollandais : un de « ceux » dont Justel a parlé dans sa lettre précédente est jus-
tement... Spinoza (A I-2, p. 247) !
107. Cf. Jean-Robert Massimi, « Vérité et histoire chez P.-D. Huet », XVIIe siècle, 147
(avril-juin 1985), p. 167.
108. Cf. Pierre-Daniel Huet, Censura philosophiæ cartesianæ, Paris, Apud Danielem Horthemels,
1689 ; Alnetanae quæstiones de concordia rationis et fidei, Paris, Apud Joannem Cavelier, 1690. Voir aussi
Israel, Radical Enlightenment, p. 487-488. C’est d’ailleurs une critique du cartésianisme fort proche de
celle qu’on trouve chez Leibniz à partir de 1679 (dans sa correspondance avec Christian Philipp,
408 Mogens Lærke

« rhapsodie sceptique », d’après l’expression de l’abbé Olivet, qu’on trouve formulée


pleinement dans le Traité philosophique de la foiblesse de l’esprit humain (écrit vers 1690,
publié en 1723)109, et que Martial Gueroult qualifie de véritable « négation de la phi-
losophie »110. Dans cet ouvrage, Huet s’attelle à démontrer que « la vérité ne peut
être connue de l’entendement humain par le secours de la Raison, avec une parfaite
& entière certitude »111. Dans la conclusion, Huet maintient qu’ « il faut douter,
& que c’est le seul moyen d’éviter les erreurs » ; que « la hardiesse des Dogmatiques a
produit une infinité d’erreurs » ; et que « les Académiciens et les Sceptiques,
n’affirmant rien ; ne peuvent se tromper, & ils sont les seuls qui méritent le nom de
Philosophes »112. Sa recherche d’une certitude rationnelle autre que la certitude
mathématique s’achève ici dans la dévalorisation de la raison tout court ; dans le
constat de la « faiblesse de l’esprit humain ». C’est ainsi, selon Emmanuel Bury, que
Huet entend défendre « la religion chrétienne contre Spinoza tout en introduisant
des preuves que n’aurait pas refusées La Mothe le Vayer ou un Gassendi »113. Cela
dit, il ne s’agit bien évidemment pas d’un scepticisme radical comme celui des liber-
tins érudits, mais plutôt d’un « scepticisme réactionnaire » qui vise à déstabiliser les
fondements du savoir philosophique fondé sur la mathématique pour mieux argu-
menter la nécessité du recours, d’une part à l’érudition et à la tradition et, de l’autre, à
la grâce et à la révélation114. L’argument de Huet aboutit à une défense sans réserve
de la foi qu’il considère comme un supplément absolument nécessaire à la connais-
sance – la foi « supplée au défaut de la raison & rend très certaines les choses qui
étoient moins certaines par la raison »115. Le scepticisme de Huet ne sert ainsi qu’à
prouver que la foi est la norme de la raison (fides norma est rationis)116.
Dans sa version extrême, l’argument de Huet semble donc aboutir à une position
fidéiste que Leibniz ne se retient pas de dénoncer ailleurs. On peut à ce propos
consulter ses remarques sur une lettre que Spinoza écrit à un adversaire, le jeune

GP IV, p. 283-287) et qu’il réitère dans une lettre célèbre au P. Nicaise, malencontreusement publiée
dans le Journal des Sçavans en 1697 (cf. GP II, p. 562-565). Leibniz et Huet ne manquent d’ailleurs pas de
se féliciter réciproquement à ce propos (cf. GP III, p. 5 ; A 1-7, 330 ; A VI-4, p. 2117-2120). Pour une
analyse approfondie, voir Rapetti, Pierre-Daniel Huet, p. 136-151.
109. Huet aurait voulu publier l’ouvrage sous le pseudonyme formidable de « Théocrite de Pluvi-
gnac, Seigneur de la Roche, Gentilhomme de Perigord » (Avertissement du libraire, dans Pierre-Daniel
Huet, Traité philosophique de la foiblesse de l’esprit humain, Londres, Jean Nourse, 1741, p. VI-VII).
110. Gueroult, Dianoématique, p. 207-208.
111. Huet, Traité philosophique, p. 11 sq.
112. Ibid., p. 169-171.
113. Cf. Bury, « L’humanisme de Huet », p. 208.
114. Cf. Gueroult, Dianoématique, p. 209. Ce qui n’empêche pas Huet de considérer Pierre Gassendi
comme « un des premiers philosophes de ce siècle » (Huet, Mémoires, p. 107). Cet éloge doit pourtant
surtout être expliqué de façon négative par le fait que Gassendi, comme Huet, est un adversaire de
Descartes.
115. Huet, Traité philosophique, p. 13.
116. Cf. Gueroult, Dianoématique, p. 215 ; Alain Niderst, « Comparatisme et syncrétisme religieux
de Huet », dans S. Guellouz (éd.), Pierre-Daniel Huet. Actes du colloque de Caen (12-13 novembre 1993),
Paris/Seattle/Tübingen, Biblio 17, 1994, p. 75 ; Germain Malbreil, « Les droits de la raison et de la foi,
la dissociation de la raison, la métamorphose de la foi, selon P.-D. Huet », dans XVIIe siècle, 147, 1985,
p. 126-129.
À la recherche d’un homme égal à Spinoza 409

catholique Albert Burgh qui attaque avec violence ce qu’il considère comme de
l’orgueil philosophique de la part de Spinoza : comment ce dernier peut-il affirmer
avec tant de sûreté avoir choisi la meilleure philosophie quand tous les autres philo-
sophes, avec leurs doctrines diverses, affirment la même chose ? Il faudrait les exa-
miner toutes, même celles du futur. Mieux vaut revenir à l’Église catholique, gou-
vernée par des hommes excellents et soutenue par une tradition vénérable117. La
réponse de Spinoza est fort célèbre :

Je ne prétends pas avoir trouvé la philosophie la meilleure, mais je sais que j’ai
connaissance de la vraie. Me demanderez-vous comment je le sais. Je répondrai : de la
même façon que vous savez que les trois angles d’un triangle égalent deux droits, et
nul ne dira que cela ne suffit pas [...] ; car le vrai est à lui-même sa marque et il est
aussi celle du faux.118

Or, dans ses commentaires à la lettre de Spinoza, Leibniz dénonce la futilité et


l’ignorance de la critique de Burgh tout en se déclarant, exceptionnellement,
d’accord avec Spinoza :

Ce que [Spinoza] dit de la certitude de la philosophie et des demonstrations est


bon et incontestable : et j’avoue que ceux qui nous demandent tousjours : d’où sçavez
vous que vous ne vous trompez pas puisque tant d’autres sont dans des sentimens differens, se
mocqvent de nous, ou d’eux-mêmes. Car c’est la même chose, que si on repondoit à
mon argument : d’où sçavez vous que vostre conclusion est vraye, sans vouloir examiner les
premisses.119

Ce texte peut figurer comme témoin de la réticence de Leibniz vis-à-vis des posi-
tions relativistes auxquelles mène l’argument de Huet in extremis, et comme confir-
mation du rationalisme profond du philosophe de Hanovre, même en matière de
religion révélée. Leibniz ne lut jamais le Traité philosophique de Huet, qui ne parut que
sept ans après sa mort. Mais on peut penser que, s’il l’avait fait, il aurait contesté le
pyrrhonisme réactionnaire de son ancien interlocuteur.

CONCLUSIONS

Le grand intérêt de Leibniz pour le projet de Huet, ses tentatives pour l’influencer
aussi bien que ses évaluations de l’ouvrage publié, doivent s’expliquer par sa
recherche d’un « homme égal à Spinoza » capable de réfuter l’exégèse biblique spi-
nozienne sur la base de connaissances philologiques et linguistiques suffisantes.
Pour saisir avec précision les conclusions de la lecture leibnizienne de la Demonstratio

117. Cf. Lettre LXVII, dans Spinoza, Œuvres, vol. IV, p. 317-328. Sur Albert Burgh, voir Israel,
Radical Enlightenment, p. 224-228.
118. Lettre LXXVI, dans Spinoza, Œuvres, vol. IV, p. 342-343.
119. A II-1, p. 302.
410 Mogens Lærke

evangelica, il convient de séparer deux aspects, l’un pratique, l’autre théorique ou


méthodologique.
D’un point de vue pratique, Leibniz estime que Huet a parfaitement réussi à réfu-
ter les arguments de Spinoza contre la vérité chrétienne. Il considère comme adé-
quate la façon dont Huet procède in praxis. Il est d’accord sur l’idée que prouver
l’authenticité de l’Écriture demande un recours à la critique historique. Leibniz
déclare pertinent le critère de vérité proposé par Huet, celui de la cohérence interne
de l’Écriture, i.e. la correspondance des deux Testaments. Il est vrai que le savant
français « s’est joué des mythologies » en ayant recours à la religion païenne pour
argumenter en faveur de la vérité chrétienne, un défaut qui s’explique par une érudi-
tion prolifique qui n’est pas suffisamment tenue en laisse par une méthodologie
stricte. Ce n’est pas cependant un problème que Leibniz juge assez important pour
invalider le travail de Huet. L’admiration de Leibniz pour la réfutation de Spinoza
proposée par Huet est donc sincère, mais mesurée.
Mais tout aussi sincère est son rejet du raisonnement théorique qui soutient les
analyses de Huet. Ce dernier propose de bons et solides arguments contre Spinoza,
mais il le fait sur la base d’une méthodologie défaillante, et pour cette raison les
conséquences déjà presque sceptiques qu’il en tire sont fautives, ou du moins exces-
sives. La certitude morale que procurent ces analyses n’est pas aussi forte que Huet
le prétend. Selon Leibniz, la dévalorisation de la pensée mathématique dont fait
preuve Huet dans sa préface méthodologique nivelle une hiérarchie gnoséologique
qu’il faudrait au contraire maintenir : celle qui sépare la certitude morale, seulement
probable, de la certitude géométrique, absolue et inviolable. Théoriquement, ou métho-
dologiquement, l’entreprise huétienne d’une réfutation de Spinoza a donc échoué. Sur
ce point, Leibniz est même prêt à se ranger du côté des spinozistes contre un
fidéisme qui vire au scepticisme.
Mogens LÆRKE.

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