Vous êtes sur la page 1sur 5

Cet article est disponible en ligne à l’adresse :

http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=LEPH&ID_NUMPUBLIE=LEPH_042&ID_ARTICLE=LEPH_042_0137

Pour une relecture des écrits socratiques de Xénophon

par Luc BRISSON et Louis-André DORION

| Presses Universitaires de France | Les études philosophiques

2004/2 - n° 69
ISSN 0014-2166 | ISBN 213054455X | pages 137 à 140

Pour citer cet article :


— Brisson L. et Dorion L.-A., Pour une relecture des écrits socratiques de Xénophon, Les études philosophiques 2004/
2, n° 69, p. 137-140.

Distribution électronique Cairn pour Presses Universitaires de France .


© Presses Universitaires de France . Tous droits réservés pour tous pays.
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des
conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre
établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière
que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur
en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
Color profile: Disabled
Composite Default screen

POUR UNE RELECTURE


DES ÉCRITS SOCRATIQUES DE XÉNOPHON

Xénophon fut certainement l’un des auteurs « classiques » les plus


déconsidérés et les plus négligés au cours du dernier siècle. Le discrédit qui a
frappé, entre autres, ses écrits socratiques (Mémorables, Banquet, Économique,
Apologie) est une conséquence directe des conclusions auxquelles sont parve-
nus, au début du XXe siècle, les historiens qui cherchaient une solution à la
fameuse « Question socratique », c’est-à-dire au problème de savoir s’il est
possible de reconstituer la pensée du Socrate historique à partir de nos prin-
cipaux témoignages (Aristophane, Platon, Xénophon et Aristote). Dès les
origines de la Question socratique, qui remontent à l’étude de Schleierma-
cher, « La valeur de Socrate en tant que philosophe »1, le témoignage de
Xénophon, considéré jusqu’alors comme la source la plus fiable, fut soumis
à une critique impitoyable. Dans cette étude de 1815, qui eut une influence
déterminante sur des générations d’historiens attachés à résoudre la Ques-
tion socratique, Schleiermacher a formulé à l’endroit de l’auteur des Mémo-
rables ces deux critiques principales : premièrement, Xénophon n’était pas
un philosophe, mais plutôt un militaire et un politicien, de sorte qu’il n’était
pas le témoin le plus qualifié pour faire un exposé fidèle des principales
positions philosophiques de Socrate. Deuxièmement, Xénophon déploie un
tel zèle pour défendre son maître contre les accusations qui lui reprochent
son enseignement subversif, que Socrate fait figure, dans ses écrits, de
représentant de l’ordre établi et des valeurs les plus traditionnelles. Les posi-
tions défendues par le Socrate de Xénophon sont à ce point conservatrices
et conventionnelles qu’on ne comprend pas comment un philosophe aussi
plat et ennuyeux a pu attirer, captiver et retenir des esprits naturellement
portés à la spéculation, tels que Platon et Euclide, celui que l’on considère
comme le fondateur de l’école mégarique. Bref, si Socrate avait ressemblé à
son homonyme des écrits de Xénophon, il n’aurait pas été entouré de tels
disciples, il les aurait au contraire fait fuir2.

1. F. E. D. Schleiermacher, « Über den Werth des Sokrates als Philosophen », in


Abhandlungen der philosophischen Klasse der Königlich-preussischen Akademie der Wissenschaften aus den
Jahren 1814-1815, 1818, p. 50-68 ; repris dans Sämmtliche Werke, III, 2, Berlin, 1838, p. 287-
308. Sur l’importance de cette étude de Schleiermacher, voir L.-A. Dorion, « À l’origine de la
question socratique et de la critique du témoignage de Xénophon : l’étude de Schleiermacher
sur Socrate (1815) », in Dionysius, 2001 (19), p. 51-74.
2. Cf. F. E. D. Schleiermacher, art. cité, p. 57 (= 1838, p. 296).
Les Études philosophiques, no 2/2004

1
S:\51121\51121.vp
jeudi 29 avril 2004 10:44:55
Color profile: Disabled
Composite Default screen

138 Luc Brisson, Louis-André Dorion

À en juger par les quelques pages très sévères que T. C. Brickhouse et


N. D. Smith ont récemment consacrées au Socrate de Xénophon1, Xéno-
phon est toujours en butte au mépris, et les critiques de Schleiermacher sédui-
sent encore certains esprits qui restent résolument hostiles au Socrate de
Xénophon. On retrouve en effet sous la plume de Brickhouse et Smith les
deux critiques formulées jadis par Schleiermacher2. Ces critiques éculées,
inlassablement et paresseusement répétées par tous les détracteurs de Xéno-
phon depuis le début du XIXe siècle, peuvent être facilement surmontées. La
première s’adosse à une conception qui voit dans la philosophie une activité
essentiellement spéculative ; or comme les écrits socratiques de Xénophon
sont peu spéculatifs, Schleiermacher et ses épigones concluent tout naturelle-
ment que Xénophon n’était pas un philosophe et qu’il n’a pas exposé dans
toute leur profondeur les positions philosophiques de Socrate. C’est faire à
Xénophon un faux procès, car il n’a jamais eu l’intention d’exposer le « sys-
tème » philosophique de Socrate ; son but avoué, tel qu’il le proclame au
début des Mémorables (I 3, 1 et I 4, 1), est de montrer comment et à quel point,
par son exemple et ses discours, Socrate fut utile à autrui et a contribué à
rendre ses compagnons meilleurs. Être utile aux autres et les rendre meilleurs,
n’est-ce pas là des objectifs que peut légitimement se fixer et poursuivre une
philosophie entendue comme genre de vie ? En ce sens, le Socrate des Mémora-
bles est un philosophe et Xénophon lui-même fait également œuvre de philo-
sophe en exposant, dans une œuvre à la fois riche et complexe, les multiples
facettes de l’inépuisable utilité de Socrate. Enfin, il faut s’interroger sur le fait
que le reproche suivant lequel Xénophon n’est pas un philosophe n’avait
jamais été formulé, semble-t-il, avant le début du XIXe siècle. À cette époque,
comme aujourd’hui d’ailleurs, on réserve plus volontiers le titre de « philo-
sophe » à l’auteur d’une œuvre spéculative réputée profonde et originale. Il
est certain que si « philosophique » est synonyme de « critique » et de « spécu-
latif », Xénophon fait plutôt pâle figure en tant que philosophe. Mais cette
conception moderne de la philosophie n’occulte-t-elle pas une autre accep-
tion de la philosophie, en vertu de laquelle le Socrate de Xénophon peut être
tenu pour un authentique philosophe ? C’est du moins l’avis de Nietzsche,
qui n’a jamais caché son admiration pour les Mémorables, « le livre le plus atti-
rant de la littérature grecque3 » : « Si tout va bien, le temps viendra où l’on pré-
férera, pour se perfectionner en morale et en raison, recourir aux Mémorables
de Socrate plutôt qu’à la Bible, et où l’on se servira de Montaigne et d’Horace
comme de guides sur la voie qui mène à la compréhension du sage et du
médiateur le plus simple et le plus impérissable de tous, Socrate. »4
Pour ce qui est de la deuxième critique, il est absolument faux de pré-

1. Cf. The Philosophy of Socrates, Boulder (Co.), Westview Press, 2000, p. 38-44.
2. Cf. p. 38 et 42-43.
3. Fragment posthume 41 [2], 1879, in Œuvres philosophiques complètes, III, 2, Paris, Galli-
mard, 1968, p. 397.
4. Humain, trop humain, in Œuvres philosophiques complètes, III, 2, Paris, Gallimard, 1968,
p. 200.

2
S:\51121\51121.vp
jeudi 29 avril 2004 10:44:55
Color profile: Disabled
Composite Default screen

Pour une relecture des écrits socratiques de Xénophon 139

tendre que le Socrate de Xénophon ne peut exercer aucune attraction philo-


sophique sur de jeunes esprits doués. Un tel jugement est démenti non seu-
lement par les abondants testimonia qui attestent l’extraordinaire influence
des Mémorables sur les auteurs de l’Antiquité1, mais aussi par une anecdote
que Diogène Laërce rapporte au sujet de Zénon de Cittium, le fondateur du
stoïcisme : « Étant monté à Athènes, déjà âgé de 30 ans, il s’assit chez un
libraire. Comme celui-ci faisait lecture du deuxième livre des Mémorables de
Xénophon, charmé, il demanda où vivaient de tels hommes. »2 Cette anec-
dote est tout à fait représentative de la profonde influence que les Mémorables
ont exercée sur les premiers stoïciens3. Rappelons, à titre d’exemple, que
d’aucuns ont même considéré, à la fin du XIXe siècle, que les chapitres
« théologiques » des Mémorables (I 4 et IV 3), où Socrate expose une doctrine
de la providence divine à l’œuvre dans l’ensemble de la nature, étaient à ce
point originaux et profonds qu’il fallait probablement les considérer comme
des « corps étrangers » aux Mémorables, plus exactement comme des interpo-
lations d’origine stoïcienne. Nous n’avons cependant aucune raison de pri-
ver Xénophon de la paternité de ces deux chapitres. L’anecdote rapportée
par Diogène Laërce et les chapitres théologiques suffisent ainsi à montrer
que les Mémorables ont exercé une profonde influence philosophique sur une
école aussi importante que le stoïcisme4.
Que l’on ne s’y trompe pas : depuis Schleiermacher, les plus âpres cri-
tiques des écrits socratiques de Xénophon sont ceux-là mêmes qui consi-
dèrent que l’on peut résoudre la Question socratique et que le Socrate histo-
rique correspond, pour l’essentiel, au Socrate des premiers dialogues de
Platon. Or en ce qui touche la Question socratique, nous sommes entière-
ment d’accord avec ce jugement de C. Kahn : « Our evidence is such
that [...] the philosophy of Socrates himself, as distinct from his impact on his fol-
lowers, does not fall within the reach of historical scholarship. In this sense
the problem of Socrates must remain without a solution. »5 Si la Question
socratique est condamnée à demeurer un problème insoluble6, du fait même
que nos principales sources sont déjà de libres interprétations de la vie et de
la pensée de Socrate, il faut en tirer toutes les conséquences. Et l’une de ces
conséquences est que plus rien ne s’oppose, aujourd’hui, à une réhabilitation
des écrits socratiques de Xénophon. Quand on passe en revue les princi-

1. Il suffit de consulter l’apparat des testimonia établi par M. Bandini (Xénophon : Mémo-
rables, t. I : Introduction générale et Livre I [texte grec établi par M. Bandini ; trad. et notes par L.-
A. Dorion], Paris, Les Belles Lettres, 2000).
2. VII, 2 ; trad. Goulet.
3. Cf. A. A. Long, « Socrates in Hellenistic philosophy », in Classical Quarterly, 1988 (38),
p. 150-171 (ici, p. 162-163).
4. Cette influence est attestée, entre autres, par le témoignage de Sextus Empiricus ; il
affirme en effet, après avoir longuement cité (Adv. Math. IX 92 sq.) le début de Mémorables I 4,
que Zénon de Cittium prit Xénophon comme point de départ (3pq Xenoj²ntoV tQn 3jormQn
lab:n, IX 101).
5. « Vlastos’s Socrates », in Phronesis, 1992 (37), p. 233-258 (ici, p. 240 ; nous soulignons).
6. Cf. L.-A. Dorion, Introduction aux Mémorables (cité supra, n. 1), p. C-CXVIII.

3
S:\51121\51121.vp
jeudi 29 avril 2004 10:44:56
Color profile: Disabled
Composite Default screen

140 Luc Brisson, Louis-André Dorion

pales critiques qui ont été adressées à ces écrits, et qui ont finalement provo-
qué leur éclipse pendant presque tout le XXe siècle, on s’aperçoit qu’elles
visent surtout à discréditer le témoignage de Xénophon dans le cadre d’une
recherche de solution à la Question socratique. Or, si la Question socratique
est un faux problème, sa mise au rancart rend caduques la plupart des cri-
tiques adressées aux écrits socratiques de Xénophon1.
La conjoncture semble donc propice à une réhabilitation des discours
socratiques (logoi sokratikoi) de Xénophon, et il faut se réjouir de ce que l’on
observe, depuis quelques années, un regain d’intérêt pour ces écrits2. Plutôt
que de lire Xénophon en fonction d’une chimère, c’est-à-dire d’une « ques-
tion » étrangère à son œuvre et aux logoi sokratikoi en général, pour autant
que ceux-ci n’ont jamais eu l’ambition d’exposer la pensée du Socrate histo-
rique, il faut enfin le lire et l’interpréter pour lui-même, comme s’efforcent
de le faire les études rassemblées dans ce numéro. Les auteurs qui ont con-
tribué à ce numéro spécial « Xénophon et Socrate » comptent parmi les
meilleurs spécialistes actuels des écrits socratiques de Xénophon, et le mou-
vement de réhabilitation de ses écrits doit beaucoup aux études novatrices
qu’ils ont publiées au cours des dernières années3.
Luc BRISSON (CNRS, Paris),
Louis-André DORION (Université de Montréal).

1. Dans la première partie (p. VII-XCIX) de l’Introduction aux Mémorables (cité supra, n. 1,
p. 139), L.-A. Dorion dresse un bilan des principales critiques, au nombre de dix, qui ont été
adressées aux écrits socratiques de Xénophon. Il appert, après examen, que huit de ces dix
critiques sont directement liées à la Question socratique et qu’elles n’ont aucune raison de
survivre à la disparition de ce faux problème (cf. aussi p. CXVI, n. 2).
2. En plus des études mentionnées à la note suivante, signalons les ouvrages de
S. B. Pomeroy (Xenophon, Œconomicus : A Social and Historical Commentary, Oxford, OUP,
1994) et de B. Huss (Xenophons Symposion. Ein Kommentar, Stuttgart und Leipzig, Teubner,
1999).
3. Sans prétendre à l’exhaustivité, mentionnons surtout : V. J. Gray, « Xenophon’s
Defence of Socrates : the rhetorical background to the Socratic problem », in Classical Quarterly,
1989 (39), p. 136-140 ; « Xenophon’s Symposion : The display of wisdom », in Hermes,
1992 (120), p. 58-75 ; « Xenophon’s image of Socrates in the Memorabilia », in Prudentia, 1995
(27), p. 50-73 ; The Framing of Socrates. The Literary Interpretation of Xenophon’s Memorabilia,
Stuttgart, Franz Steiner Verlag (Hermes Einzelschriften, 79), 1998. – D. R. Morrison, « On
Professor Vlastos’ Xenophon », in Ancient Philosophy, 1987 (7), p. 9-22 ; Bibliography of Editions,
Translations, and Commentary on Xenophon’s Socratic Writings (1600-Present), Pittsburgh, Mathesis
Publications, 1988 ; « Xenophon’s Socrates as Teacher », in P. A. Vander Waerdt (ed.), The
Socratic Movement, Ithaca, Cornell University Press, 1994, p. 181-208 ; « Xenophon’s Socrates
on the just and the lawful », in Ancient Philosophy, 1995 (15), p. 329-347 (trad. franç. : « Justice
et légalité selon le Socrate de Xénophon », in J.-B. Gourinat (éd.), Socrate et les Socratiques, Paris,
Vrin, 2001, p. 45-70) ; « Xénophon », in J. Brunschwig et G. E. R. Lloyd (éd.), Le savoir grec,
Paris, Flammarion, 1996, p. 843-849. – A. Brancacci, « Ethos e pathos nella teoria delle arti.
Una poetica socratica della pittura e della scultura », in Elenchos, 1995 (16), p. 101-127 ;
« Socrate critico d’arte », in G. Giannantoni et M. Narcy (éd.), Lezioni socratiche, Naples,
Bibliopolis, 1997, p. 121-151. – M. Narcy, « Le choix d’Aristippe (Xénophon, Mémorables, II,
1) », in G. Giannantoni et al., La tradizione socratica, Naples, Bibliopolis, p. 71-87 ; « La religion
de Socrate dans les Mémorables de Xénophon », in G. Giannantoni et M. Narcy (éd.), Lezioni
socratiche, Naples, Bibliopolis, 1997, p. 15-28.

4
S:\51121\51121.vp
jeudi 29 avril 2004 10:44:56

Vous aimerez peut-être aussi