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COLLECTION FONDÉE PAR PAUL ANGOULVENT
Le stoïcisme hellénistique
I. – L’héritage stoïcien
Malgré la disparition de l’enseignement du stoïcisme au IIIe siècle, une
bonne partie de l’héritage stoïcien s’est préservée sous la forme d’aspects
du stoïcisme passés dans la culture commune avant cette disparition.
Il y a d’abord ce qui s’est conservé par l’intermédiaire de disciplines qui
ont acquis leur autonomie en se détachant de leur origine philosophique. Tel
est le cas de la grammaire et de la logique. La grammaire, en tant que
discipline, a intégré une bonne partie de l’héritage stoïcien. Par exemple,
une distinction comme celle du nom propre et du nom commun est héritée
de la distinction stoïcienne entre le nom et l’appellation 1. Le plus célèbre
des grammairiens grecs, Apollonius Dyscole (IIe siècle apr. J.-C.), reconnaît
lui-même s’être largement inspiré du stoïcisme (Conjonctions, 214, 2),
même s’il s’en sépare fréquemment. En logique, les formes stoïciennes
d’inférence, en particulier les « indémontrables » de Chrysippe, ont
également été intégrées dans la logique antique, sous le nom de syllogismes
« hypothétiques » ou « conditionnels », dans une logique syncrétique, qui
tend à amalgamer la logique péripatéticienne et la logique stoïcienne.
Certains aspects du stoïcisme, ou du moins certaines doctrines proches
du stoïcisme, ont également été conservés dans la tradition médicale. La
physique stoïcienne et la médecine ont des débats en commun : les causes,
« la partie directrice de l’âme 2, les processus psychologiques, les semences
et autres choses semblables » (D. L., VII, 133). Le débat avec les stoïciens
est devenu partie intégrante de la réflexion médicale. On peut citer par
exemple la thèse des stoïciens selon laquelle l’embryon est une « partie du
ventre », qui a notablement influencé de nombreux médecins de l’Antiquité
et les juristes romains 3. Même la définition des « esprits animaux » chez
Descartes (Traité des passions, art. 10) garde encore quelques traces
stoïciennes.
Une partie de la théologie stoïcienne a également été absorbée dans la
religion judéo-chrétienne. Le logos stoïcien, en tant que Dieu et principe
actif, a été rapidement assimilé au Verbe de l’Ancien et du Nouveau
Testament, traduit aussi par logos. Le pneuma stoïcien, en se
dématérialisant, a été assimilé à l’Esprit divin. La pratique stoïcienne de
l’interprétation allégorique de la théologie grecque a également été reprise
chez les juifs d’Alexandrie et chez les chrétiens, pour interpréter la Bible de
manière non littérale 4. Enfin, les règles de vie stoïcienne ont souvent été
adaptées au monachisme chrétien : il y eut de nombreuses adaptations
chrétiennes du Manuel d’Épictète.
Un autre mode de diffusion du stoïcisme est son imprégnation dans des
œuvres littéraires. L’exemple le plus ancien en est les Phénomènes
d’Aratos 5. Le poète latin Horace (65-5 av. J.-C.), bien qu’il ne soit pas un
stoïcien, transmet lui aussi des aspects de la doctrine stoïcienne, parfois
pour les critiquer, mais parfois aussi en paraissant s’y rallier. D’autres
poètes sont explicitement stoïciens, comme les élèves de Cornutus, Perse
(34-62) et Lucain (39-65). Sénèque écrivit des tragédies. Enfin, le
géographe Strabon se considère lui-même comme un stoïcien.
II. – Le stoïcisme des érudits depuis Juste Lipse
Le mouvement de redécouverte de la littérature et de la philosophie
grecque qui a caractérisé la Renaissance a bien évidemment inclus le
stoïcisme. Dès 1532, Calvin commente le De Clementia de Sénèque, édité
par Érasme en 1529. Ce sont surtout le De Constantia, publié par Juste
Lipse à Anvers en 1584, et la Philosophie morale des stoïques, publiée
en 1585 à Paris par Guillaume Du Vair qui marquent la redécouverte du
stoïcisme, en cherchant à adapter la morale stoïcienne au christianisme.
Lipse va ensuite se donner pour tâche d’exposer l’ensemble du système
(sauf la logique), dans deux autres ouvrages publiés en 1604, le Manuel de
philosophie stoïcienne et la Physique des stoïciens. Sans doute son travail a-
t-il ses limites : il fixe un corpus de sources qui ne variera pas pendant deux
siècles, et surtout son stoïcisme est parfois platonisé et christianisé : par
exemple, il attribue aux stoïciens la thèse néoplatonicienne d’une origine du
mal dans la matière 6. Mais c’est à lui que l’on doit la redécouverte du
stoïcisme.
C’est seulement au XIXe siècle que les recherches stoïciennes vont
évoluer, avec les premières éditions de fragments, celles de Bake et de
Baguet, qui publient respectivement en 1810 à Leyde et en 1822 à Louvain
une édition de Posidonius et une édition de Chrysippe. La période la plus
intense date du dernier quart du siècle, avec l’édition de Zénon et Cléanthe
par Wachsmuth (Göttingen, 1874), puis quatre autres éditions entre 1886
et 1905 : Panétius et Hécaton par Fowler (1885), les « Chrysippea »
d’Adolf Gercke (1886), les Fragments of Zeno and Cleanthes d’A.
C. Pearson (1891) et enfin la monumentale édition de Hans von Arnim, les
Stoicorum Veterum Fragmenta (1903-1905).
Le travail d’Arnim est à tel point resté une référence incontournable
qu’il a fallu attendre 1987 pour voir apparaître une nouvelle édition des
fragments de la logique stoïcienne, les Fragmente zur Dialektik der Stoiker
de K. Hülser. Mais les études sur le stoïcisme ont connu un renouvellement
interprétatif dès le début des années 1950, avec le livre de B. Mates, Stoic
Logic (1953), inspiré de l’article fondateur de Łukasiewicz 7, qui a
renouvelé l’étude de la logique stoïcienne. Depuis, le magistral travail
d’A. Long et de D. Sedley, Les Philosophes hellénistiques (1987),
anthologie commentée de fragments de la philosophie hellénistique, a plus
largement diffusé l’étude du stoïcisme.
III. – Le « néostoïcisme »,
de la Renaissance au XVIIIe siècle
À la Renaissance, le renouveau du stoïcisme n’est guère séparable des
travaux des érudits, pas plus que l’antistoïcisme. Ce qu’on appellera plus
tard le « néo-stoïcisme » est le fait des érudits qui ont redécouvert le
stoïcisme de l’Antiquité. Un trait domine dans le néo-stoïcisme, qui se veut
généralement une conciliation du stoïcisme antique et du christianisme, et
ce trait peut surprendre étant donné l’importance du déterminisme dans la
philosophie stoïcienne : l’insistance sur l’autonomie humaine. Mais cela
s’explique en partie par l’importance des thèmes de la constance et la
tranquillité de l’âme. Sur ce point, le mouvement de renouveau stoïcien est
antérieur d’un siècle au renouveau philologique amorcé par Érasme et
Calvin, puisqu’on peut le trouver déjà dans le De tranquillitate animi
d’Alberti (1441). Les troubles des guerres de Religion ne font que renforcer
l’importance de ce thème : le stoïcisme apparaît dès lors comme une morale
qui permet de supporter les temps de troubles, au milieu desquels le sage
doit se délivrer des passions et de la peur. La manière dont le stoïcisme
libère l’homme des troubles a été assimilée à une capacité à le soustraire au
destin, si bien que le stoïcisme apparaît comme une philosophie du libre
arbitre. Rien d’étonnant de ce fait à ce que Calvin soit devenu plutôt hostile
au stoïcisme, dont il perçoit la doctrine comme incompatible avec la
prédestination. Le néostoïcisme ne se limite donc pas à une éthique de la
constance, car il est inséparable de réflexions sur le déterminisme et la
liberté, qui permettent la restauration de tout le système, même au prix de
quelques aménagements. Mais ce sont de tels aménagements qui font
précisément que l’on a affaire à un néo-stoïcisme.
Aux XVIIe et XVIIIe siècles, la diffusion du stoïcisme n’est plus seulement
le fait des érudits, mais elle s’accomplit parfois au détriment du maintien de
sa complexité. Les deux grands philosophes français du XVIIe siècle,
Descartes et Pascal, sans être stoïciens, sont tous deux marqués par
l’éthique stoïcienne. La troisième maxime de la « morale par provision » du
Discours de la méthode de Descartes est manifestement d’inspiration
stoïcienne : « Tâcher toujours à me vaincre plutôt que la fortune, et à
changer mes désirs plutôt que l’ordre du monde. » Comme à beaucoup de
chrétiens, les maximes de patience du stoïcisme paraîtront toutefois
excessives à Descartes, qui écrit à la reine Élisabeth, le 18 mai 1645, qu’il
n’est « point de ces philosophes cruels qui veulent que leur sage soit
insensible ». Quant à l’interprétation d’Épictète par Pascal, elle nous est
connue par l’Entretien de M. Pascal avec M. de Saci sur Épictète et
Montaigne, qui est la rédaction par Fontaine de conversations entre Pascal
et Saci, en 1655. « Épictète, selon Pascal, est un des philosophes du monde
qui aient mieux connu les devoirs de l’homme », parce qu’il recommande
de « reconnaître la volonté de Dieu et de la suivre ». Mais, pour Pascal,
Épictète est également « présomptueux » parce qu’il pense que, par cette
soumission, l’homme peut se rendre l’égal de Dieu, et parce qu’il soutient
que la douleur et la mort ne sont pas des maux, et autorise le suicide.
L’Entretien résume donc assez bien la position ambivalente des philosophes
chrétiens vis-à-vis du stoïcisme.
C’est donc chez des penseurs non chrétiens que l’on peut trouver une
plus grande fidélité au stoïcisme, comme chez Shaftesbury qui, à la fin du
e
XVII siècle, se livre par écrit à des exercices spirituels inspirés d’Épictète,
en rejetant le christianisme au profit d’un panthéisme qu’il considérait
comme fidèle à Épictète. Enfin, la formule de l’Éthique de Spinoza, Deus
sive natura – Dieu ou la nature –, semble reprendre littéralement certaines
formules stoïciennes : Juste Lipse avait déjà employé l’expression natura
sive Deus, et, même en l’inversant, l’influence stoïcienne est patente 8.
TEXTES ET FRAGMENTS
Fragments et sources
D. L. : Diogène Laërce, Vies et doctrines des stoïciens [livre VII des Vies],
trad. R. Goulet, Paris, LGF, 2006 (texte grec : éd. T. Dorandi,
Cambridge, 2013).
LS : A. Long et D. Sedley, Les Philosophes hellénistiques, vol. II, Les
Stoïciens, Paris, GF, 2001.
SVF : H. von Arnim, Stoicorum Veterum Fragmenta, 4 vol., Leipzig,
Teubner, 1903-1924.
Les Stoïciens, trad. É. Bréhier et éd. sous la direction de P.-M. Schuhl,
Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1962.
Posidonius, The Fragments, éd. L. Edelstein et I. G. Kidd, 3 vol.,
Cambridge, 1972-1999.
Panetius, Testimonianze, éd. F. Alesse, Naples, 1997.
Textes conservés
Sénèque, Entretiens. Lettres à Lucilius, Paris, R. Laffont, 1993 (édition de
la collection « Budé »).
Télès et Musonius, Prédications, Paris, Vrin, 1978.
Épictète, Entretiens, éd. et trad. J. Souilhé et A. Jagu, 4 vol., Paris, Les
Belles-Lettres, 1943-1969.
Arrien, Manuel d’Épictète, intr., trad. et notes par P. Hadot, Paris, LGF,
2000 (texte grec éd. G. Boter, Berlin-New York, BT, 2007).
Marc Aurèle, Écrits pour lui-même, éd. et trad. P. Hadot, Paris, Les Belles-
Lettres, t. I, 1998 ; éd. J. Dalfen, Marci Aurelii Antonini Ad se ipsum
libri XII, Leipzig, BT, 1987.
ÉTUDES
er e
CHAPITRE II - Le stoïcisme à l’époque romaine (I siècle av. J.-C.- III siècle apr. J.-C.)
er
I. – La décentralisation du stoïcisme au I siècle av. J.-C.
I. – L’héritage stoïcien
CHRONOLOGIE STOÏCIENNE
BIBLIOGRAPHIE
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