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COLLECTION FONDÉE PAR PAUL ANGOULVENT

Dominique Folscheid, Les Grandes Philosophies, no 47.


Louis-André Dorion, Socrate, no 899.
Gilbert Romeyer Dherbey, Les Sophistes, no 2223.
Carlos Lévy, Les Scepticismes, no 2829.
ISBN 978-2-13-080006-4
ISSN 0768-0066

Dépôt légal – 1re édition : 2007


5e édition mise à jour : 2017, août

© Presses Universitaires de France / Humensis, 2017


170 bis, boulevard du Montparnasse, 75014 Paris

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


Introduction

« Stoïcisme » est à la fois un nom commun et le nom d’une école


philosophique. La plupart des dictionnaires définissent le nom commun par
référence à l’École philosophique : le stoïcisme est une « fermeté dans la
douleur telle que celle des stoïciens », selon le Littré. Et les exemples d’un
tel « stoïcisme » sont faciles à trouver chez les stoïciens de l’Antiquité.
Ainsi, Épictète, soumis à la torture 1, ou bien Sénèque, condamné à mort,
qui s’ouvre les veines, après avoir consolé ses amis en pleurs 2.
De tels récits d’insensibilité à la souffrance et à la mort ont contribué à
forger l’image populaire du stoïcisme, et à la constitution du nom commun.
Cette image populaire, c’est l’image même du sage qui sait rester
« stoïque », c’est-à-dire serein et ferme devant la souffrance et la mort,
indifférent à son propre sort, la tête froide et l’esprit tranquille quelles que
soient les circonstances, indifférent à l’égard des plaisirs, des richesses et
des honneurs, d’une fermeté proche de l’insensibilité, enfin et surtout
fataliste. Il y a quelque chose de vrai dans cette image de la sagesse
stoïcienne. Mais il y a aussi quelque chose d’exagéré et de caricatural, qui
ne lui correspond pas exactement. Car le philosophe stoïcien n’est pas
fataliste : il réfute l’« argument paresseux », qui est un argument fataliste 3.
Et il ne veut pas non plus « être insensible comme les statues 4 ».
L’école stoïcienne fut fondée à Athènes par Zénon de Citium, au début
du IIIe siècle avant notre ère. Zénon donnait ses cours sous une colonnade de
l’Agora que l’on appelait le « Portique peint » (Stoa poikilê, en grec), à
cause des peintures qui l’ornaient. Ses premiers disciples étaient appelés les
« zénoniens », mais l’habitude fut très vite prise de les désigner par le nom
du lieu où ils se réunissaient, et c’est pourquoi l’école fut appelée la Stoa ou
« Portique », et ses adeptes « ceux du Portique », oi stoikoi. En français, on
a d’abord parlé des « stoïques », puis, à partir du XVIIe siècle, des
« stoïciens », pour distinguer un adepte de la philosophie stoïcienne de
quelqu’un qui est « insensible à tout ». L’école se perpétua sous forme
institutionnelle jusqu’au Ier siècle av. J.-C., puis se répandit dans l’Empire
romain, avant de disparaître vers le milieu du IIIe siècle apr. J.-C.
Pour la plus grande part, le stoïcisme est une philosophie disparue : les
textes des fondateurs de l’école ont disparu avant même la fin de
l’Antiquité, et ne sont parvenus jusqu’à nous que des œuvres des derniers
siècles de l’histoire du stoïcisme antique. Les œuvres conservées les plus
anciennes datent du Ier siècle de notre ère et ne concernent que cinq auteurs
en tout : Sénèque, Cornutus, Épictète, Marc Aurèle et Cléomède, plus les
œuvres partiellement conservées d’Arius Didyme et de Musonius Rufus.
Pour les auteurs antérieurs, nous n’avons à notre disposition que les
témoignages d’auteurs postérieurs. Certains sont ce qu’on appelle des
« doxographes », c’est-à-dire des compilateurs qui rédigent des recueils
d’opinions, classées par thèmes et par écoles ; ainsi les Opinions des
philosophes du Pseudo-Plutarque (aussi appelé Aëtius) ou Stobée. D’autres
sont des historiens de la philosophie, comme Diogène Laërce (D. L.) qui
raconte l’histoire des différentes écoles de philosophie en résumant leurs
doctrines. D’autres enfin sont des philosophes, qui appartiennent soit à
l’école stoïcienne, soit à d’autres écoles philosophiques (Cicéron,
Philodème Plutarque, Galien, Alexandre d’Aphrodise, Sextus Empiricus,
Plotin), ou sont des apologistes chrétiens (Origène, Eusèbe). Si les deux
premiers types d’auteurs peuvent faire preuve d’une certaine objectivité, les
autres sont souvent polémiques et, pour les besoins de la polémique,
peuvent déformer la pensée des stoïciens qu’ils attaquent ou réfutent.
C’est en disparaissant comme mouvement philosophique actif que le
stoïcisme a dépassé sa contingence historique et est devenu partie intégrante
de la culture commune. En outre, il a connu de multiples résurgences,
notamment à la Renaissance. Dès cette époque, sa résurgence est
inséparable d’une lecture des textes et d’une tentative de reconstitution de la
doctrine des fondateurs. L’émergence d’un concept non doctrinal du
stoïcisme a donc accompagné la redécouverte par les érudits du stoïcisme
historique.
Historiquement comme conceptuellement, il n’y a donc pas un
stoïcisme, mais plusieurs : il y a le stoïcisme ordinaire, comme une forme
de patience, d’endurance et d’insensibilité, ou comme attitude existentielle,
il y a le stoïcisme comme école philosophique de l’Antiquité, avec une
histoire institutionnelle et il y a les avatars philosophiques de la doctrine, de
l’Antiquité jusqu’à nos jours. Mais qu’il y ait divers stoïcismes ne signifie
pas qu’il n’y a pas une essence commune à tous ces stoïcismes.
Le « stoïcisme » au sens populaire du terme a lui-même une certaine
légitimité, car, dès l’Antiquité, le stoïcisme n’est pas un système purement
théorique. Comme le dit Épictète, « si quelqu’un me dit : “Explique-moi
comment lire Chrysippe”, je rougis si je ne peux pas montrer des actes
semblables aux propos de Chrysippe et en harmonie avec eux » (Manuel,
49).
À bien des égards, le stoïcisme comme attitude existentielle fait donc
partie du stoïcisme comme doctrine philosophique dès l’Antiquité. Aussi la
compréhension de la nature profonde du stoïcisme en tant qu’attitude
existentielle est-elle inséparable de la compréhension du stoïcisme en tant
que mouvement philosophique de l’Antiquité.

1. Voir ci-dessous, p. 86-87.


2. Tacite, Annales, XV, 63-64.
3. Voir ci-dessous, p. 79.
4. Épictète, Entretiens, III, 2, 4 (voir ci-dessous, p. 105-106).
CHAPITRE PREMIER

Le stoïcisme hellénistique

I. – Histoire et évolution de l’école


1. Zénon (334/333-262/261) et la fondation de l’école. – Zénon est né
à Citium (Larnaka), sur l’île de Chypre, vers 334 avant notre ère. Il a donc
vécu au début de ce qu’on appelle l’époque « hellénistique », qui
commence en 323, à la mort d’Alexandre, et s’achève en 31, avec la bataille
d’Actium. L’histoire de l’école stoïcienne à Athènes correspond assez
étroitement à cette période, puisqu’elle s’achève probablement au moment
de la prise d’Athènes par les troupes romaines de Sylla, en 86.
Zénon était le fils d’un riche marchand, Mnaséas. Selon la légende
(D. L., VII, 2-3), vers 312 av. J.-C., en accompagnant une cargaison, il fit
naufrage près du port du Pirée. Il se rendit à Athènes et entra par hasard
chez un libraire, qui avait commencé à faire une lecture des Mémorables de
Xénophon. Il voulut aussitôt rencontrer des philosophes, et le libraire lui
indiqua le cynique Cratès, qui passait par là, et dont il devint le disciple.
L’anecdote est sans doute trop belle pour être vraie : elle permet de rattacher
la formation cynique de Zénon à la tradition socratique. En tout état de
cause, la tradition lui attribue quatre ou cinq maîtres : outre Cratès, les
académiciens Xénocrate et Polémon 1, le mégarique Stilpon et le
dialecticien Diodore 2. Il est improbable qu’il ait été l’élève de Xénocrate,
mort vers 314, mais il a certainement été le disciple des quatre autres. De
fait, on retrouve chez lui la triple influence des cyniques, de l’Académie et
de la dialectique mégarique, qui se placent d’une manière ou d’une autre
dans l’héritage socratique.
À cette triple influence, il faut ajouter celle d’Héraclite, à qui Zénon
emprunte notamment l’importance du feu comme élément par excellence ;
celle des pythagoriciens, auxquels il avait consacré un ouvrage (il semble
leur emprunter la doctrine cosmologique de l’éternel retour) ; celle
d’Aristote, enfin, tant dans le domaine éthique que dans le domaine
physique 3. Et, à côté de l’influence de ses maîtres ou de ses prédécesseurs,
on voit clairement que Zénon fut engagé dans une émulation ou des
polémiques avec ses contemporains, tels l’académicien Arcésilas et le
dialecticien Philon, qui avaient été ses condisciples, mais probablement
aussi avec Théophraste, Épicure et le mégarique Alexinos 4.
L’un de ses ouvrages les plus célèbres, La République, est réputé avoir
été un ouvrage de jeunesse « écrit sur la queue du chien » (D. L., VII, 4)
c’est-à-dire lorsqu’il était encore sous l’influence de Cratès 5. Il n’est pas
impossible que le caractère d’œuvre de jeunesse de La République ait été
forgé après coup par des auteurs qui voulaient dédouaner Zénon des aspects
scandaleux du livre, réels ou allégués (liberté sexuelle, critique de la
religion, anthropophagie, etc.), mais il n’en reste pas moins que l’influence
du cynisme sur La République est réelle. Parallèlement, c’est dans la lignée
cynique et mégarique que Zénon contesta l’existence des entités
incorporelles du platonisme, en soutenant que l’âme est un corps et que les
« idées » platoniciennes ne sont que des objets de pensée 6.
Il est souvent difficile de faire le départ entre ce qui est dû à Zénon et ce
qui est dû à ses successeurs, mais le fait est que la plupart des dogmes
fondamentaux de l’école lui sont attribuables.
Il divisa la philosophie en trois parties : physique, éthique et logique,
apparemment en empruntant cette division à l’Académie 7. Cicéron, dans
ses Seconds académiques, I, 35-42, résume ce que sont selon lui les
principales innovations philosophiques de Zénon : en éthique, soutenir que
le seul bien est la vertu, le seul mal le vice, mais qu’il y a parmi les
indifférents des préférables, comme la santé ; faire de l’acquisition de la
vertu une question purement rationnelle ; inventer le concept de « devoir »
et distinguer en son sein la catégorie du devoir parfait ; rejeter toutes les
passions et les considérer comme des jugements erronés ; en physique, faire
du feu l’élément primordial et dénier toute efficacité causale aux réalités
incorporelles ; en logique, définir la représentation comme une impression
venue des objets extérieurs et faire de la représentation « compréhensive »
un critère.
Ce résumé rapide ne rend sans doute que partiellement compte de
l’originalité de Zénon, mais, pour toute l’histoire ultérieure du stoïcisme,
Zénon restera l’autorité fondatrice, même si ses successeurs étaient souvent
en désaccord sur la manière de l’interpréter.
2. L’école stoïcienne, de Cléanthe à Panétius. L’école se perpétua
sous forme institutionnelle à la mort de Zénon. Il eut six successeurs :
Cléanthe (331-230), Chrysippe (280-204), Zénon de Tarse, Diogène de
Séleucie (230-150/140), Antipater de Tarse (210-129) et Panétius de
Rhodes (185-110). On perd la trace de l’école à Athènes après Panétius
tandis que, à la même époque, Posidonius ouvre une école stoïcienne à
Rhodes 8.
Né à Assos, en Asie Mineure, Cléanthe, ancien pugiliste, arriva
probablement tard à Athènes, et fut le disciple de Zénon pendant dix-neuf
ans (D. L., VII, 176), avant de lui succéder. Zénon avait eu de nombreux
disciples, dont les plus célèbres en dehors de Cléanthe sont sans doute
Ariston, mais aussi Persaïos de Citium, son disciple favori. Au moment de
la mort de Zénon, Persaïos se trouvait à la cour de Macédoine, et la plupart
des autres disciples avaient adopté des positions plus ou moins dissidentes.
C’est pourquoi Zénon choisit Cléanthe, réputé pour être un peu lent
d’esprit, mais farouche gardien de l’orthodoxie (D. L., VII, 37). Il aurait été
à la tête des stoïciens pendant trente-deux ans encore, avant de mourir
centenaire.
L’importance de Cléanthe tient d’abord au développement qu’il a donné
à la physique de Zénon, à laquelle il consacra un ouvrage (D. L., VII, 176).
Il insista sur les aspects héraclitéens de sa physique, notamment la théorie
de l’âme comme « exhalaison 9 ». Il fut, semble-t-il, le premier à développer
une théorie du tonos, selon laquelle la substance de l’univers subit une
tension incessante 10 produite par le feu. Il appliqua cette théorie même en
éthique, faisant de la vertu une « force » résultant de ce choc causé par le
feu 11. Comme son contemporain Aratos, qui écrivit un poème cosmologique
s’inspirant du système céleste d’Eudoxe de Cnide, les Phénomènes 12,
Cléanthe défendit le système géocentrique dans son Contre Aristarque,
dirigé contre ce péripatéticien auteur d’une hypothèse héliocentrique.
Comme Aratos, il écrivit une partie de son œuvre en vers, notamment
l’Hymne à Zeus, conservé jusqu’à nous. Cléanthe semble avoir aussi joué
un rôle en logique, puisqu’il inventa le terme d’« exprimable 13 » et
réinterpréta la définition de la représentation.
L’hétérodoxie la plus radicale vint d’Ariston de Chio 14, qui rejetait la
division de la philosophie en logique, physique, éthique pour ne garder que
l’éthique, en comparant la logique à des toiles d’araignées inutiles, et en
disant, à la manière de Socrate, que la physique nous dépassait. En éthique
même, il soutint plusieurs points hétérodoxes : l’absence de préférables
parmi les indifférents, l’existence d’une seule et unique vertu 15. De son
vivant, son enseignement semble avoir eu plus de succès que celui de
Cléanthe (D. L., VII, 182).
Celui qui a joué le rôle le plus important dans l’histoire du stoïcisme
après Zénon est le successeur de Cléanthe, Chrysippe. Il reconstruisit et
développa le système grâce à des talents exceptionnels de logicien : on
disait que, « s’il n’y avait pas de Chrysippe, il n’y aurait pas de Portique »
(D. L., VII, 183). Né à Soles, une colonie grecque d’Anatolie, il a peut-être
été l’élève de l’académicien Arcésilas, et celui de Zénon lui-même, mais la
seule chose certaine est qu’il fut celui de Cléanthe. Ils étaient souvent en
désaccord (D. L., VII, 180). On disait qu’il écrivait 500 lignes par jour et,
de fait, il laissa une œuvre considérable, de plus de 700 volumes, dont près
de la moitié consacrée à la logique. Son œuvre représente le stoïcisme sous
sa forme classique.
Des quatre successeurs de Chrysippe, le plus important fut certainement
Panétius. Le successeur immédiat de Chrysippe, Zénon de Tarse, apparaît
négligeable, à tel point que l’on ne sait presque rien sur lui. Mais les
successeurs de ce dernier, Diogène de Séleucie (230-150/140) et Antipater
de Tarse (210-129), furent importants. C’est Diogène qui introduisit le
stoïcisme à Rome, à l’occasion d’une ambassade envoyée à Rome par
Athènes en 155 et composée des chefs des trois principales écoles
philosophiques, Carnéade pour l’Académie, Critolaos pour le Lycée et lui-
même. On lui doit une œuvre importante en logique : son Manuel sur le son
vocal faisait référence (D. L., VII, 55). Selon Cicéron (Ac. Pr., II, 98), c’est
même lui qui aurait appris la dialectique à l’académicien Carnéade. En
physique, son rôle est également important : comme son maître Zénon de
Tarse, il mit en doute la palingénésie. Outre son successeur Antipater et
Panétius, il eut trois disciples d’une certaine notoriété, Apollodore de
Séleucie, partisan du cynisme comme « la voie courte vers la vertu » (D. L.,
VII, 121), Archédème de Tarse et Boéthos de Sidon. Antipater de Tarse est
également connu pour des innovations en logique (la définition, l’invention
d’un syllogisme à une seule prémisse, une méthode simplifiée d’analyse).
Cicéron (Des devoirs, III, 50-57 et 91-92) nous a conservé d’importantes
divergences de vues entre Diogène et Antipater à propos de conflits de
devoir entre l’intérêt et le bien. Diogène, Antipater et Archédème
proposèrent également de nouvelles définitions de la fin 16.

II. – Le système stoïcien


sous sa forme classique : Chrysippe
1. La philosophie comme ascèse et comme système. Les stoïciens ont
repris la distinction entre philosophie et sagesse, traditionnellement
attribuée à l’inventeur du terme « philosophie », Pythagore.
Étymologiquement, « philosophie » signifie, en effet, « amour de la
sagesse ». Selon les stoïciens, « la sagesse est la science des choses divines
et humaines », tandis que la philosophie « consiste dans l’exercice d’un art
qui y est approprié 17 », l’« exercice de la vertu », ou la « recherche de la
droite raison 18 ». Ces deux définitions sont équivalentes, car la raison est
constituée par l’assemblage de notions imprimées dans l’âme 19, et la
perfection de cet assemblage constitue la vertu. La science est aussi un
ensemble inébranlable de connaissances.
La philosophie est donc l’exercice qui permet de parvenir à la science
ou à la droite raison. Sénèque a traduit les termes grecs askêsis et
epitêdeusis par studium. Tous désignent la même chose – à savoir, non pas
une étude théorique, mais l’application à s’exercer à faire quelque chose 20.
En fait, Chrysippe et les stoïciens distinguent trois choses : le discours
philosophique, la philosophie comme « exercice » et la sagesse (la vertu, la
science) en tant que résultat de l’exercice. La philosophie est une pratique
ou un exercice indissociables du discours philosophique. Selon le
témoignage de Sénèque (Lettre, 89, 8), les stoïciens ont discuté entre eux de
la question de savoir si ce studium ne faisait que précéder la sagesse et la
vertu, ou s’il continuait une fois la vertu et la sagesse acquises. Chrysippe
semble avoir plutôt opté pour la seconde solution. La distinction initiale
entre philosophie et sagesse se trouve ainsi modifiée : la philosophie n’est
plus seulement ce qui prépare l’obtention de la sagesse, mais l’exercice
même de la sagesse, une fois la vertu acquise.
C’est dans cette perspective que les stoïciens divisent en trois la vertu,
mais aussi le discours philosophique ou la philosophie elle-même : « Les
vertus les plus génériques sont trois, physique, éthique, logique, et c’est
pourquoi la philosophie, elle aussi, a trois parties : physique, éthique et
logique : la physique quand nos recherches concernent le monde et ce qu’il
contient, l’éthique quand nous nous consacrons à la vie humaine et la
logique qui porte sur la raison – on l’appelle aussi la dialectique 21. » Dans
ce résumé, la philosophie apparaît plus comme une recherche théorique que
comme une pratique, mais, selon D. L., VII, 39-41, cette division était aux
yeux de Chrysippe celle du discours philosophique et non celle de la
philosophie elle-même.
De fait, l’enseignement et l’apprentissage de la philosophie procèdent
en distinguant les parties, tout en les mêlant, comme l’illustrent ces
comparaisons : la philosophie est comparée à un œuf dont la coquille est la
logique, le blanc la morale et le jaune la physique, ou bien à un champ dont
les arbres sont la physique, les fruits la morale, la clôture qui les protège, la
logique, ou encore à un animal dont la logique sont les os et les tendons, la
physique la chair et le sang et la morale l’âme 22.
C’est en ce sens que l’on peut parler de « système », un terme que les
stoïciens appliquent à l’art comme « système de compréhensions exercées
ensemble en vue de quelque fin utile dans la vie 23 ». Or, la vertu est un art
de la vie 24 : en tant qu’art, la vertu est donc un ensemble de connaissances
exercées ensemble, et l’art et la vertu ont à la fois une dimension cognitive,
puisqu’ils consistent en un ensemble de connaissances (des « théorèmes »),
une dimension d’exercice et un caractère systématique.
2. La logique
(A) Dialectique et rhétorique. – Tous les stoïciens divisent la logique en
deux ou quatre parties (D. L., VII, 41). Les deux parties principales,
reconnues par tous les stoïciens, sont la rhétorique et la dialectique,
auxquelles s’ajoutent chez certains stoïciens une espèce consacrée aux
critères et une espèce consacrée aux définitions. En pratique, ces deux
parties supplémentaires existent chez tous les stoïciens, mais elles sont
souvent intégrées dans la dialectique et, dans ce cas, ne constituent pas une
partie indépendante.
L’opposition fondamentale distingue le discours rhétorique continu de
la dialectique qui procède par questions et réponses (D. L., VII, 42). Zénon
a exprimé cette distinction traditionnelle par une métaphore : la rhétorique
est comme la main ouverte, la dialectique comme la main fermée
(Sextus, M., II, 7 = LS 31 E).
La rhétorique stoïcienne comporte, de manière assez traditionnelle, trois
formes : délibérative (le discours politique), judiciaire et épidictique (le
discours d’apparat). Mais elle a frappé les esprits de l’Antiquité par sa
concision, sa sobriété, son âpreté et le refus du style « abondant » d’une
grande partie de la rhétorique antique. Ce trait impressionna les Romains
dès l’ambassade de 155, où le style « modéré et sobre » de Diogène fut
remarqué 25. Aussi un partisan de l’abondance oratoire comme Cicéron
reprochera-t-il aux stoïciens de donner des conseils plus efficaces pour se
taire que pour parler (Des fins, IV, 7).
(B) La théorie du critère (épistémologie). – La partie de la logique
relative au critère constitue l’épistémologie stoïcienne. Elle est placée en
tête de la logique parce que, selon D. L., VII, 41, c’est grâce à elle que l’on
découvre et connaît la vérité ; selon D. L., VII, 49, le critère est, quant à son
genre, une « représentation », et c’est pourquoi l’exposé du critère
commence lui-même par un exposé sur la représentation.
L’usage philosophique du terme « critère », c’est-à-dire ce qui permet
de juger (krinein), est emprunté à Épicure, qui avait énuméré trois critères :
sensations, prénotions et affections, mais soutenait qu’elles sont toutes
vraies et évidentes. Zénon, lui, « n’accordait pas foi à toutes les
représentations », mais seulement aux représentations « compréhensives 26 »
qui constituent le « critère de la vérité ». Chrysippe a ajouté à ce critère la
« prénotion », empruntée à Épicure.
Selon Zénon, la représentation (phantasia) est une impression dans
l’âme (D. L., VII, 49), ce qui avait été interprété dans un sens littéral par
Cléanthe, tandis que Chrysippe n’y voit qu’une métaphore (Sextus, M., VII,
230). La métaphore renvoie aux impressions que font dans la cire les sceaux
des bagues, utilisés dans l’Antiquité pour sceller une lettre. Elle est
empruntée au Théétète de Platon, où l’âme est comparée à un bloc de cire
où les choses viennent s’imprimer. L’objection de Chrysippe contre
l’interprétation littérale est que la substance de l’âme n’est pas dure comme
de la cire, et qu’il serait impossible que l’âme se représente plusieurs choses
à la fois ou conserve une représentation en mémoire, puisqu’une nouvelle
impression effacerait toujours la précédente. Il invoque l’étymologie du
terme que, comme Aristote, il fait dériver de phôs (« lumière ») pour dire
qu’une phantasia manifeste à la fois elle-même et l’objet qui l’avait
produite. La phantasia est donc la manifestation des choses extérieures dans
l’âme : c’est la manière dont les choses extérieures se donnent à l’âme, plus
qu’elles ne s’y re-présentent 27.
La phantasia n’est pas nécessairement visuelle, et elle n’est même pas
nécessairement d’origine sensorielle : certaines représentations sont le
produit de la pensée, et ne sont pas produites par nos organes sensoriels 28.
C’est aussi pourquoi Chrysippe souligne que nos représentations ne sont
pas des impressions, mais des « altérations » de l’âme : les représentations
ne sont pas dues à l’impression directe de la chose extérieure, car, dans le
cas d’un incorporel, par exemple, la chose ne peut pas impressionner l’âme
physiquement (D. L., VII, 49). Il n’en reste pas moins que l’origine
première de toute représentation est une impression faite par les objets
extérieurs : il n’y a pas de réminiscence comme chez Platon, ainsi qu’en
atteste la comparaison de l’âme avec une feuille de papyrus vierge sur
laquelle les impressions viennent s’inscrire 29. C’est à partir d’impressions
sensibles « stockées » dans l’âme que se forment nos notions premières,
puis des notions plus complexes grâce à des opérations sur ces notions,
comme la composition ou l’analogie (D. L., VII, 52-53).
L’âme n’a pas seulement la capacité d’emmagasiner, de synthétiser, de
modifier et de raviver ses représentations : elle a aussi la capacité de
produire spontanément un affect analogue à la représentation,
l’hallucination ou phantastikon, résultat d’un mouvement à vide de l’âme 30,
qui se produit dans le sommeil, l’ivresse ou la folie.
L’hallucination doit être distinguée d’autres cas de folie, où l’on a une
représentation fausse. En effet, certaines représentations sont vraies,
d’autres fausses, d’autres ni vraies ni fausses, et d’autres vraies et fausses 31.
Un exemple de représentation vraie est celle qu’il fait jour, quand il fait
jour. Les « représentations fausses » sont des illusions d’optique : la rame
plongée dans l’eau qui donne l’impression d’être brisée ; la colonnade qui
paraît aller en diminuant à cause de la perspective. Ne sont ni vraies ni
fausses des représentations génériques comme celle de l’homme : l’homme
générique n’est ni grec ni barbare. Enfin, sont vrais et faux d’autres cas de
folie : comme pour l’hallucination, Chrysippe prend l’exemple de la folie
d’Oreste dans l’Électre d’Euripide. Dans le cas de l’hallucination, Oreste
voit des monstres alors qu’il est seul ; dans le cas de la représentation vraie
et fausse, c’est sa sœur Électre qu’il se représente sous une forme
monstrueuse. Cela permet de comprendre pourquoi Chrysippe semble
restreindre les représentations fausses aux illusions des sens : la
représentation fausse est normale, due par exemple aux effets de la vision
perspective, tandis que la représentation « vraie et fausse » est
pathologique.
La représentation « compréhensive 32 » est une espèce de représentation
vraie. Une représentation compréhensive est « celle qui provient de ce qui
existe, qui est imprimée et marquée en conformité avec ce qui existe, et
telle qu’elle ne pourrait pas provenir de ce qui n’existe pas 33 ». La
définition se décompose en quatre points : 1/ elle provient de ce qui est,
c’est-à-dire qu’elle n’est pas une hallucination ; 2/ elle est conforme à
l’objet extérieur, c’est-à-dire qu’elle est vraie et non pas fausse ; 3/ elle est
« imprimée et marquée » en conformité avec cet objet extérieur, c’est-à-dire
qu’elle en reproduit toutes les caractéristiques avec exactitude, comme les
sceaux des bagues qui s’impriment dans la cire ; 4/ elle n’est pas telle
qu’elle pourrait provenir d’un objet qui n’existe pas, car il faut qu’elle ait
un caractère spécifique quand elle apparaît, qui fait qu’on ne la confonde
pas avec une impression fausse. C’est sur ce dernier point que Chrysippe a
dû batailler ferme avec les académiciens, qui soutenaient qu’une
représentation fausse et illusoire pouvait toujours passer pour une
représentation compréhensive.
La représentation compréhensive doit être distinguée de la
compréhension elle-même (katalêpsis) qui est l’assentiment donné à la
représentation compréhensive. Alors que la représentation est un
phénomène passif, l’assentiment (sunkatathesis) est un phénomène actif,
qui consiste à donner son adhésion à la représentation : c’est le mouvement
de l’âme qui accepte cette représentation comme vraie. Si l’on donne son
assentiment à une représentation fausse ou incertaine, l’assentiment est
faible, c’est une opinion. En revanche, si l’assentiment est donné à une
représentation compréhensive, c’est une compréhension. Un tel assentiment
est le fondement de la science (épistémê), qui est un assentiment
inébranlable de l’âme, ou un ensemble ou système de compréhensions
(LS 41 A-C ; 41 H).
Stoïciens et académiciens sont d’accord pour dire que le sage ne peut
pas avoir d’opinion. Les stoïciens en tirent la conclusion que le sage ne
donne pas son assentiment à des représentations qui ne sont pas
compréhensives, tandis que les académiciens en concluent que le sage ne
donne pas son assentiment.
(C) La dialectique comme vertu et comme science. C’est la
compréhension et l’assentiment qui sont à la base de la dialectique en tant
que vertu, puisque la dialectique est une vertu de l’assentiment 34.
Dialectique et rhétorique sont toutes deux des vertus, mais ce sont aussi des
sciences, puisque toute vertu est une science pour les stoïciens.
En tant que vertu de l’assentiment, la dialectique se subdivise en
quatre : l’absence de précipitation, l’absence d’arbitraire ou de légèreté,
l’irréfutabilité, et le sérieux ou pondération. L’absence de précipitation
consiste à « savoir quand il faut ou non donner son assentiment ». Elle
consiste à ne pas donner son assentiment à tort et à travers, mais seulement
quand la représentation est vraie et compréhensive. Cette vertu vaut
manifestement tant pour les représentations d’origine sensorielle que pour
les représentations qui se forment dans le cours d’un dialogue. La deuxième
vertu dialectique, l’absence d’arbitraire, est « la fermeté de la raison à
l’égard du vraisemblable ». Elle consiste à donner son assentiment à ce qui
est vrai et non pas seulement à ce qui est vraisemblable. La troisième vertu,
l’irréfutabilité, caractérise le sage qui, parce qu’il possède parfaitement la
science, ne peut pas être réfuté dans une discussion, et ne change pas d’avis.
Cette vertu donne l’impression d’une position défensive, comme si la
dialectique ne servait pas à découvrir la vérité, mais seulement à la
défendre. Il n’en reste pas moins que la dialectique a la capacité de faire des
démonstrations. La quatrième vertu dialectique, la pondération, « rapporte
les représentations à la droite raison ». Sauf la troisième vertu, qui se
rapporte à un contexte exclusivement dialectique, ces vertus s’étendent
donc bien au-delà du champ de la dialectique dans son sens étroit.
Comme toute vertu, la dialectique est une science, et, à ce titre,
comporte des théorèmes. Elle est définie comme « science du vrai et du
faux et de ce qui n’est ni l’un ni l’autre » : selon D. L., VII, 42, cette
définition se rapporte à la distinction entre propositions (vraies ou fausses)
et questions (ni vraies ni fausses), mais le champ de la dialectique est
manifestement plus vaste : il s’étend à tout ce qui concerne le langage et le
raisonnement, à l’exception de ce qui concerne la rhétorique. C’est
Chrysippe qui a amplifié le champ théorique de la dialectique qu’il divise
en deux domaines, les signifiants et les signifiés (D. L., VII, 62). Le
signifiant est le son vocal en tant que doué d’une signification : la
dialectique a donc pour objet à la fois ce son doué de signification et ce
qu’il signifie. La partie consacrée aux signifiants consiste en une théorie à
la fois linguistique et grammaticale, à l’origine de la grammaire grecque
classique. La partie consacrée aux signifiés correspond à une « logique » au
sens moderne.
(D) Définitions et divisions. – La définition est la « restitution du
propre » (D. L., VII, 60). Cela fait penser à l’une des conceptions
aristotéliciennes de la définition, selon laquelle la définition doit donner le
genre et la différence spécifique : selon une tradition que l’on trouve
notamment chez Cicéron (Topiques, 29), la définition consiste en effet à
énoncer le genre et les différences jusqu’à parvenir à ce qui est propre,
c’est-à-dire ce qui ne peut appartenir à un autre sujet. En fait, Aristote lui-
même, dans ses Topiques (I, 5), distinguait la définition et le propre,
puisque le propre est ce qui n’appartient qu’à un sujet, mais ne définit pas
nécessairement ce qu’il est : ainsi, « être apte à la lecture » est propre à
l’homme sans le définir. C’est seulement dans certains cas que le propre
permet d’établir la définition. Faire de la définition la « restitution du
propre » suppose donc que l’on donne la différence propre à ce que l’on
définit. Chrysippe tient par ailleurs à distinguer la définition proprement
dite de ce qu’il appelle une « esquisse » ou une « description sommaire »
(D. L., VII, 60), qui ne fait qu’« introduire de façon générale pour permettre
de reconnaître la réalité en question » (SVF, II, 227). Par exemple, « la
proposition est ce qui est vrai ou faux » est une esquisse de la proposition
(Sextus, M., VIII, 12), tandis que sa définition est que c’est un « énoncé
complet assertible pour autant qu’il est en son pouvoir » (D. L., VII, 65). Il
est clair que cette définition est construite par division du genre en espèces.
Puisque les définitions sont construites par division du genre en
espèces, la théorie de la division fait partie intégrante de cette section de la
logique. Selon D. L., VII, 61-62, les stoïciens distinguent entre la division
proprement dite, qui est celle du genre en ses espèces prochaines ; la contre-
division, qui est celle d’un genre en ses espèces opposées ; la subdivision,
qui est la division d’une division et, enfin, la partition, qui est le classement
d’un genre selon les « lieux » ou « domaines » auxquels il s’applique. Les
exemples donnés par D. L. permettent de bien comprendre la différence
entre ces différentes formes de division :
(E) La théorie de la signification. – D’après Sextus, M., VIII, 11-12
(LS 33B), il faut distinguer trois entités liées ensemble : le signifiant, le
signifié et le porteur extérieur 35. Le signifiant est un son vocal, par exemple
« Dion ». C’est un corps, parce que le son est de « l’air frappé sensible à
l’ouïe », qui se propage sous la forme d’une onde. Le signifié ou lekton
(« dicible » ou « exprimable ») est ce qui est « révélé par l’émission vocale
et qui subsiste en conformité avec notre pensée ». C’est un incorporel. Le
porteur du nom est un objet extérieur, Dion lui-même. C’est un corps.
Selon Sextus, le signifié d’un nom comme « Dion » est vrai ou faux ; en
fait, le signifié vrai ou faux ne sera pas celui d’un énoncé simple comme
« Dion », mais celui d’un énoncé complexe tel que « Dion marche ».
Comme chez Aristote, il faut prédiquer quelque chose de quelque chose
pour que ce soit vrai ou faux. Mais, au lieu que ce soit l’énoncé lui-même
qui est vrai ou faux, c’est ce qui est signifié par cet énoncé qui est vrai ou
faux. Chrysippe et ses successeurs, notamment Diogène de Séleucie, se sont
intéressés aux différentes formes de mots ou expressions qui composent les
phrases complexes. C’est cette théorie ainsi que celle des « vertus de
l’expression », c’est-à-dire les caractéristiques formelles d’un bon discours
(D. L., VII, 59), qui constituent l’essentiel de la dialectique des signifiants.
Les stoïciens distinguent cinq parties ou « éléments » de la phrase
(D. L., VII, 57-58). Ce sont l’appellation (prosêgoria), « qui signifie une
qualité commune comme “homme”, “cheval” » ; le nom, « qui désigne une
qualité particulière, comme “Diogène”, “Socrate” » ; le verbe, « qui signifie
un prédicat incomplet et non composé » par exemple « [j’]écris », « [je]
parle » ; la conjonction, qui coordonne ou relie les parties de la phrase et
l’article ou articulation, « qui détermine le genre des mots et leur nombre »
comme « le », « la », « les ». Les deux premières distinctions seront réunies
en une seule dans la tradition grammaticale ultérieure, qui distinguera entre
les noms communs et les noms propres, mais les considérera tous comme
des noms. La distinction stoïcienne est sous-tendue par la thèse selon
laquelle il n’y a pas d’« idées » platoniciennes (c’est-à-dire des universaux
ayant une existence réelle), mais seulement des individus.
Manifestement, la distinction sémantique entre les parties de la phrase
ne rejoint pas parfaitement la théorie qui distingue entre signifiants,
signifiés et porteurs. Car, selon la théorie de Diogène de Séleucie, le nom
« Socrate » signifie directement une qualité comme Socrate, tandis que,
selon la théorie rapportée par Sextus, le nom « Dion » signifie un signifié
incorporel qui est porté par Dion. Si l’on superpose strictement les deux, il
semblerait que le signifié d’un nom comme « Dion » soit une qualité
incorporelle, portée par un individu corporel. Mais, en principe, selon les
stoïciens, les qualités des corps sont corporelles.
En fait, il y a deux contextes non superposables : le texte de Sextus a
pour fonction de distinguer le signifiant, le signifié et le porteur, tandis que
les définitions de Diogène distinguent les différentes espèces de mots. En
effet, selon D. L., VII, 63-64, le signifié d’un nom et le signifié d’un verbe
sont différents : le signifié d’un verbe est un prédicat, c’est-à-dire ce qui est
dit de quelque chose, tandis que le signifié d’un nom est ce dont on dit
quelque chose, c’est-à-dire un cas (ptôsis) 36. Mais D. L., VII, 57-58,
notamment quand il s’agit de distinguer l’appellation du nom, ne prend pas
seulement en compte la fonction syntaxique des signifiés, mais aussi la
qualité des porteurs.
(F) Les signifiés. – Les stoïciens distinguent entre les exprimables
complets et les exprimables incomplets : sont incomplets « ceux dont la
profération réclame une précision, comme “[il] écrit” (car on cherche qui
écrit) ; complets sont ceux dont la profération ne réclame pas de précision
supplémentaire, comme “Socrate écrit”. Dans les exprimables incomplets,
ils rangent les prédicats » (D. L., VII, 63). Il est possible, bien que ce ne soit
pas dit explicitement, que les cas soient une autre espèce d’exprimable
incomplet. Ces exprimables incomplets ne sont ni vrais ni faux, mais
doivent entrer en composition pour former des exprimables complets vrais
ou faux.
Toutefois, tous les exprimables complets ne sont pas vrais ou faux. Les
exprimables complets ni vrais ni faux sont notamment la question,
l’interrogation, l’impératif, le serment, le souhait, la prière, l’ekthèse,
l’hypothèse, l’appellatif, la quasi-proposition, l’énoncé dubitatif 37. La
distinction de la question et de l’interrogation est importante en contexte
dialectique : la question est un énoncé auquel on répond par « oui » ou
« non », tandis que l’interrogation (par exemple « où habite Dion ? »)
demande une réponse plus développée. L’ekthèse, comme l’hypothèse, est
un énoncé non propositionnel fréquemment employé dans les
raisonnements, comme « soit la ligne droite AB ».
La proposition est le seul exprimable qui soit vrai ou faux :
contrairement à Aristote qui, dans le chap. IX du traité De l’interprétation,
laisse ouverte la possibilité que certaines propositions au futur ne soient ni
vraies ni fausses, Chrysippe soutient que toute proposition est vraie ou
fausse (c’est ce qu’on appelle le « principe de bivalence » en logique
contemporaine). Selon Chrysippe, la proposition est un exprimable complet
« qui est susceptible d’être asserté pour autant qu’il est en son pouvoir »
(D. L., VII, 65) : la proposition n’est donc pas nécessairement exprimée.
Mais elle a de ce fait un statut existentiel ambigu. Selon D. L., VII, 64, pour
« engendrer » une proposition, il faut au minimum combiner un prédicat et
un cas au nominatif : la proposition est donc composée du signifié d’un
nom et du signifié d’un verbe et, à ce titre, elle est d’une certaine manière
produite par l’expression d’un nom et d’un verbe. Mais, d’un autre côté,
elle existe « en conformité avec une représentation rationnelle », même si
celui qui la pense ne l’exprime pas. En outre, les notions de proposition et
de prédicat apparaissent dans le contexte de la théorie des causes : Cléanthe
par exemple avait soutenu qu’une cause est cause d’un prédicat incorporel,
voire d’une proposition 38. Prédicats et propositions semblent donc exister
en dehors du discours et de la représentation, indépendamment du fait
d’être pensés ou prononcés 39. Il est vrai que toute proposition a une
contradictoire 40 de telle sorte que, pour un fait dans la réalité, il semble
qu’il y ait au moins deux propositions qui lui correspondent, une vraie et sa
contradictoire qui est fausse, mais les stoïciens soutiennent qu’une
proposition vraie existe, tandis qu’une proposition fausse n’existe pas
(LS 34 D).
Il en résulte que certaines propositions peuvent être tantôt vraies, tantôt
fausses, ce dont joueront certains sophismes 41 : par exemple, « il fait jour »
est tantôt vrai, tantôt faux.
Chrysippe et ses successeurs distinguent entre différentes formes de
propositions : certaines sont simples, d’autres non simples. Sont simples les
propositions qui ne comprennent qu’un cas et un prédicat, sont non simples
celles qui sont constituées de deux ou plusieurs propositions simples. Les
propositions simples se distinguent entre affirmatives et négatives. Parmi
les affirmatives, il faut distinguer entre la proposition catégorique composée
d’un « cas droit » (signifié par un nom) et d’un prédicat (« Dion marche »),
la proposition « catagoreutique », c’est-à-dire démonstrative, composée
d’un cas droit déictique et d’un prédicat (« celui-ci marche »), et la
proposition indéfinie composée d’un membre indéfini et d’un prédicat
(« quelqu’un marche ») 42.
Il y a plusieurs types de propositions non simples, composées de deux
ou plusieurs propositions simples liées ensemble par une conjonction
comme « et », « ou », « si » 43. Les trois propositions fondamentales sont
celles qui utilisent ces trois connecteurs, et ce sont celles que l’on retrouve
dans les syllogismes :
1/ la proposition conjonctive, reliée par « et » : elle est vraie quand les
propositions qui la composent sont toutes vraies ;
2/ la disjonctive, reliée par « ou » : elle est vraie si l’une des
propositions qui la composent est vraie, et l’autre ou les autres fausses (« ou
il fait jour ou il fait nuit »). C’est une disjonction exclusive ;
3/ le conditionnel ou implication (sunnêmenon) est en « si…, alors ». Le
débat sur le critère de validité de cette proposition, inauguré par les
dialecticiens de Mégare, Diodore et Philon, est repris par Chrysippe 44. Il
repose sur le rapport qu’entretiennent entre eux l’antécédent (la proposition
introduite par « si ») et le conséquent. Selon Philon, une implication est
vraie si l’on n’a pas le conséquent faux et l’antécédent vrai. Selon Diodore,
il faut que jamais le conséquent ne soit faux quand l’antécédent est vrai. Le
critère semble être le même, mais Diodore prend en compte le fait qu’une
proposition change de valeur de vérité. Par exemple, pour Philon, quand il
fait jour et que je parle, « s’il fait jour, je parle » est vrai, mais pour
Diodore, c’est faux, car il y aura un moment où je m’arrêterai de parler
alors qu’il fera encore jour. Chrysippe introduit un autre critère, selon lequel
il faut qu’il y ait une incompatibilité entre l’antécédent et la négation du
conséquent. Grâce à Cicéron, nous connaissons une application faite par
Chrysippe aux théorèmes des astrologues (Chrysippe considérait
l’astrologie comme une science). Chrysippe ne veut pas qu’on les formule
avec un conditionnel en « si…, alors », mais avec la négation d’une
conjonction, « Non à la fois p et non-q ». L’intérêt de cette reformulation est
qu’il y a une valeur modale dans l’implication (« il est impossible que p et
non-q »), qui rendrait les prédictions des devins nécessaires, ce qui n’est pas
le cas dans la négation d’une conjonction.
Comme la théorie de l’implication, la théorie des modalités se définit
par rapport à celle de Philon et de Diodore, mais aussi par rapport à celle
d’Aristote. Chez Aristote, les modalités sont explicites : une proposition
modale est une proposition qui se présente sous la forme « il est possible
que… » ou « il est nécessaire que… ». Chez Philon et Diodore, puis chez
Chrysippe, les modalités ne sont pas énoncées dans la proposition : on dira
par exemple qu’une proposition comme « il marche » est une proposition
possible.
L’originalité de Diodore est d’identifier le possible et le réel, présent ou
futur : le possible est ce qui est ou sera vrai. L’impossible est ce qui ne sera
jamais vrai. Chrysippe soutient une position plus proche de celle de Philon.
En effet, « Philon soutient qu’est possible ce qui, de sa nature propre, est
susceptible d’une prédication vraie, comme lorsque je dis que je vais relire
aujourd’hui les Bucoliques de Théocrite. Si rien d’extérieur ne l’empêche,
c’est là une chose qui, autant que cela dépend d’elle, peut être prédiquée
avec vérité ». De façon similaire, selon Chrysippe, « est possible ce qui est
susceptible d’être vrai si rien d’extérieur ne l’empêche d’être vrai, par
exemple : “Dioclès vit” 45 ». Une proposition possible est une proposition
qui n’est pas contradictoire, et qui peut être vraie si les choses extérieures
ne l’en empêchent pas. Mais cela ne veut pas dire qu’elle se produira. Il y a
des choses possibles qui ne se produiront pas. Inversement, il y a des choses
qui dépendent du destin et qui se réaliseront, mais qui sont cependant non
nécessaires.
Chez Chrysippe, les définitions deviennent compliquées parce qu’il
veut séparer le possible du réel, et qu’elles combinent une propriété
intrinsèque des propositions (susceptible du vrai ou du faux) et les
circonstances extérieures. On peut représenter ces relations complexes par
le tableau ci-dessous.

Tableau 1. – Les modalités

(G) Syllogismes et sophismes. – Le « syllogisme » ou « déduction » est


un genre particulier de raisonnement. Tout raisonnement est un ensemble
composé de « prémisses » dont on tire une conclusion. Les prémisses sont
des propositions admises d’un commun accord entre deux interlocuteurs, de
telle sorte que l’on est bien dans le cadre d’une dialectique. Le syllogisme
est un raisonnement qui est concluant. Un raisonnement concluant est un
raisonnement formellement valide, c’est-à-dire que les prémisses de
l’argument doivent pouvoir constituer l’antécédent d’un conditionnel valide
dont la conclusion est le conséquent. Selon ce critère, on peut avoir un
raisonnement correct dont les propositions sont fausses. Un raisonnement
est vrai si les propositions qui le composent sont elles-mêmes vraies. Un
raisonnement démonstratif est un raisonnement qui aboutit à une conclusion
non évidente à partir de prémisses évidentes 46. En termes modernes, on
dirait que le premier critère est syntaxique ; le deuxième, sémantique ; le
troisième, épistémologique. C’est seulement si ces trois conditions sont
réunies que l’on a affaire à une démonstration.
Il existe deux types de syllogismes : les « indémontrables » et ceux qui
peuvent être ramenés à des indémontrables par une procédure d’analyse.
Chrysippe reconnaît cinq indémontrables formés à partir des propositions
non simples élémentaires, c’est-à-dire la disjonction, la conjonction et
l’implication 47 :
– si le premier alors le second, or le premier, donc le second ;
– si le premier alors le second, or non le second, donc non le premier ;
– non à la fois le premier et le second, or le premier, donc non le
second ;
– ou le premier ou le second, or le premier, donc non le second ;
– ou le premier ou le second, or non le premier, donc le second.

Les syllogismes non simples sont des syllogismes composés de


raisonnements simples (les cinq indémontrables), et ils ont besoin d’être
analysés pour qu’on sache s’ils sont valides 48. L’utilisation d’une méthode
d’analyse est manifestement ce qu’on appelle désormais une procédure
syntaxique : elle consiste à ramener le raisonnement à une structure cachée
qui prend la forme d’une succession valide de syllogismes. Les seuls
exemples d’application d’une méthode d’analyse des syllogismes se
trouvent chez Sextus, M., VIII, 229-237 (LS 36 G).
Le premier exemple est celui d’un syllogisme non simple, composé de
deux indémontrables semblables :
S’il fait jour, alors s’il fait jour, il y a de la lumière.
Or, il fait jour.
Donc il y a de la lumière.
L’analyse de ce syllogisme montre qu’il est composé de deux prémisses
dont nous pouvons légitimement tirer le conséquent de la première
prémisse, en appliquant le premier indémontrable :
S’il fait jour, alors s’il fait jour, il y a de la lumière.
Or, il fait jour.
Donc s’il fait jour, il y a de la lumière.
La conclusion est tirée implicitement ou « virtuellement ». Si on lui
ajoute la prémisse « Il fait jour », on obtient la conclusion recherchée :

S’il fait jour, il y a de la lumière.


Or, il fait jour.
Donc il y a de la lumière.

Chrysippe utilisait quatre « thèmes » ou règles de transformation qui


permettaient ces analyses.
Parallèlement aux raisonnements valides, les stoïciens répertoriaient
aussi des « sophismes », c’est-à-dire des raisonnements « persuasifs et
frauduleux », qui nous font admettre une conclusion fausse, parce qu’ils
paraissent valides et vrais sans l’être. La plupart sont répertoriés par
D. L., VII, 82. Les stoïciens n’ont pas inventé la plupart de ces sophismes,
mais ils ont cherché à les résoudre. Certains, comme le « sorite » (argument
qui joue sur la question de savoir à partir de quel seuil quantitatif on passe
de peu à beaucoup), le Menteur, qui soutient que si je déclare que je mens,
je dis à la fois vrai (puisqu’il est vrai que je mens) et faux (puisque je mens)
ou le Personne (D. L., VII, 187) étaient extrêmement célèbres et très
discutés.
3. L’éthique
(A) Les divisions de l’éthique. – Selon D. L., VII, 84 (LS 56 A), les
principales divisions de l’éthique selon Chrysippe et ses successeurs sont
les suivantes : « Un domaine consacré à l’impulsion, et un consacré au bien
et au mal, un domaine consacré aux passions, la vertu et les fins, et la valeur
première, les actions et ce qu’il convient de conseiller ou d’empêcher. »
Seuls Zénon et Cléanthe, « comme ils sont plus anciens, ont adopté une
division plus simple ».
Nous disposons sur l’éthique de trois exposés, celui de Cicéron dans le
traité Des fins, III (le plus ancien), celui de D. L., VII, 84-131 et celui qui
est attribué à Arius Didyme, et transmis par Stobée, II, 7, p. 57-116. Aucun
de ces exposés ne suit exactement l’ordre attribué à Chrysippe, mais on y
retrouve les mêmes thèmes. Les exposés de D. L. et de Cicéron sont
presque identiques en ce qui concerne les questions traitées, et même leur
ordre. Il manque chez Cicéron essentiellement un exposé sur les passions,
mais cela s’explique par le fait que Cicéron allait décrire les passions dans
les Tusculanes, écrits un mois après le De finibus. La différence la plus
notable entre ces deux exposés et celui d’Arius est qu’il n’y a pas chez ce
dernier d’exposé sur l’impulsion : il commence par une division entre biens,
maux et indifférents, et ne traite pas de l’impulsion. Cela tient
vraisemblablement à ce que l’exposé d’Arius présente une articulation de
l’éthique par divisions et définitions, à partir de la division fondamentale
entre biens, maux et indifférents, alors que le thème de l’impulsion a une
fonction démonstrative.
(B) Biens, maux et indifférents. – Selon Arius Didyme comme selon
D. L., la division fondamentale de l’éthique stoïcienne est la distinction
entre biens, maux et indifférents (voir schémas 2 et 6, p. 25 et 39). Elle est
construite sur le principe d’une division par la négation et d’une
subdivision. Au niveau des indifférents, il y a encore une division entre
préférables et non-préférables.
Cette division est présentée explicitement comme une « division des
êtres » par Arius Didyme, mais il ne s’agit que de ces réalités qui sont
objets de l’éthique. Globalement, il s’agit de ce qui est utile ou profitable à
l’homme : les biens et les maux concernent l’âme, tandis que les
indifférents concernent plutôt notre corps. On remarquera que, en ce qui
concerne les vertus et les vices, il s’agit des vertus et des vices éthiques.
Mais il faut peut-être y ajouter les vertus non éthiques, c’est-à-dire la vertu
dialectique et la vertu physique, comme l’indique Cicéron (Des fins, III,
72). Dans le schéma 6 ne sont représentées que les vertus éthiques
principales, mais Chrysippe leur subordonne un grand nombre de vertus
mineures.
Il existe certaines différences entre la présentation de D. L. et celle
d’Arius Didyme que le schéma proposé ne prend pas toutes en compte.
Selon D. L., VII, 95-96, il y a des biens ou des maux de l’âme, qui sont les
vertus, les vices et les actions vertueuses, et des biens extérieurs, « avoir
une bonne patrie, un bon ami et leur prospérité ». Arius ne tient pas compte
initialement de ces « biens extérieurs » puis les réintroduit, et, parmi les
biens de l’âme, il ajoute les impulsions dites « raisonnables », par
opposition aux passions, qui sont des maux. Et, parmi les préférables, il
ajoute la famille : un ami est un bien, la famille est un indifférent, même si
le fait de bien nous comporter avec elle est un bien.
La distinction à l’intérieur des indifférents entre préférables et non-
préférables est apparue dès l’Antiquité aux adversaires des stoïciens, qui les
accusent de jouer sur les mots, comme une réintroduction subreptice des
« biens extérieurs » traditionnels, et c’est pourquoi les stoïciens les plus
intransigeants, comme Ariston, ne reconnaissent aucune distinction au sein
des indifférents. La position stoïcienne standard, dès Zénon, insiste au
contraire sur l’existence de ces préférables et ne reconnaît qu’un nombre
limité d’indifférents au sens propre, qui correspondent à la suspension de
l’assentiment dans le domaine épistémologique, parce qu’ils n’entraînent ni
impulsion ni répulsion.

Schéma 6. – Division des biens, des maux et des indifférents

La distinction entre ce qui est préférable et ce qui est rejetable dépend


de la conformité à la nature et de l’utilité.
Le bien est fondamentalement ce qui est utile ou profitable (D. L., VII,
94 et 98) : or, contrairement aux apparences, les avantages du corps comme
la beauté, la santé et la richesse ne sont pas toujours profitables, ils peuvent
nuire, tandis que le bien est invariablement utile. Ce dont il est possible de
faire un bon ou un mauvais usage n’est pas un bien ; de la vertu, on ne peut
faire qu’un bon usage, du vice qu’un mauvais usage, tandis que les
indifférents peuvent être bien ou mal utilisés (D. L., VII, 103). C’est
pourquoi, selon les stoïciens, seule la vertu est un bien ou, à la limite, les
actes vertueux et les impulsions qui les dirigent si elles sont raisonnables.
Mais il n’en reste pas moins que les avantages du corps sont plus souvent
profitables que nuisibles, et qu’il y a « une certaine façon de les utiliser qui
peut servir au bonheur ou au malheur » (D. L., VII, 104) : ils ont une
certaine « valeur » (axia) parce qu’ils « contribuent à une vie conforme à la
nature », et c’est pourquoi ils sont préférés ou préférables (proêgmena),
tandis que leurs contraires sont rejetables. Comme souvent, Zénon recourt
en l’occurrence à l’emploi métaphorique d’un terme qui désigne les
dignitaires « haut placés » qui suivent le roi, ses « favoris » : les préférés
occupent le second rang derrière le bien, sans lui être identiques 49. Ainsi, le
bien a une valeur « insurpassable 50 », mais les préférés ne font que
« contribuer à la vie harmonieuse » (D. L., VII, 105). Et ce sont des
catégories générales, qui peuvent dépendre des circonstances, alors que le
bien et le mal sont toujours univoques.
(C) L’impulsion première et son dépassement. – Pour établir la
supériorité de la vertu, les stoïciens partent de l’impulsion animale et
humaine, et en particulier de l’impulsion « première ». L’impulsion ou
« tendance » (hormê) est « un mouvement de l’âme vers quelque chose »,
commun aux animaux et aux hommes, et qui, chez les hommes, est « un
mouvement de la pensée vers quelque chose qui relève de l’action » ; elle
est suscitée par un type particulier de représentation, la « représentation
impulsive du convenable » 51, qui est par exemple de la forme « il convient
que je marche 52 ». Chrysippe, dans son traité Sur la loi, la définit comme
« la raison de l’homme lui donnant l’ordre d’agir 53 ». L’impulsion a un
contraire, la répulsion (aphormê), qui détourne d’un objet et d’une action.
Or, les animaux ont tous une impulsion première, qui est l’impulsion à
se conserver ou la tendance à la conservation de soi. C’est la théorie de
l’oikeiôsis ou « appropriation », car « la nature approprie l’animal à lui-
même dès le début » : ainsi que l’écrivait Chrysippe dans son traité Des
fins, « ce qui est d’abord propre à tout animal, c’est sa propre constitution et
la conscience qu’il a de celle-ci ; car il n’est pas vraisemblable que la nature
aliène l’animal par rapport à lui-même ni que, une fois qu’elle l’a produit,
elle l’aliène ou ne l’approprie pas à lui-même. […] C’est ainsi qu’il
repousse les choses qui lui nuisent et recherche celles qui lui sont
propres 54 ».
Le terme oikeiôsis est dérivé de l’adjectif oikeios qui désigne ce qui
m’est propre, ce qui m’appartient et ce qui m’est cher. Est aussi oikeios ce
qui fait partie de ma maison (oikia), c’est-à-dire ma famille. C’est la
sensation qui est au principe de l’appropriation, car elle consiste d’abord
« dans la sensation (aisthêsis) et la perception (antilêpsis) de ce qui nous est
propre 55 ». Cette représentation est manifestement une représentation
impulsive, puisqu’elle donne lieu à une impulsion première à la
conservation de soi et de son propre corps. Par un mouvement d’extension,
cette conscience de ce qui nous est propre et l’impulsion à le conserver
s’étendent au-delà de nous-mêmes à tout ce qui nous est familier et cher,
notamment notre famille et nos enfants, puis cette « appropriation » s’étend
à la cité, et finalement à l’ensemble de l’humanité : chacun de nous est
inscrit dans plusieurs cercles concentriques, et le plus grand cercle est celui
du genre humain tout entier 56. Cette appropriation devient le principe de la
justice 57, puisqu’elle fournit une inclination naturelle à l’altruisme.
Selon les épicuriens, la première impulsion de l’animal le porte vers le
plaisir, et ils en tirent la conclusion que le plaisir est la fin naturelle pour
laquelle il faut vivre. Pour les stoïciens, le plaisir vient par surcroît, comme
résultat de l’obtention de ce qui est en harmonie avec la constitution de
l’animal ou de la plante, qui connaît un analogue du plaisir,
l’épanouissement. « Le premier penchant de l’homme le porte vers les
choses conformes à la nature », et non vers les plaisirs. Mais cette première
impulsion n’est pas la fin du développement rationnel, et c’est pourquoi
l’homme ne peut s’en tenir au désir de ces choses conformes à la nature :
quand il perçoit la cohésion des choses conformes à la nature, il en conçoit
la notion du bien et accorde plus d’importance à « l’ordre et, pour ainsi dire,
l’harmonie dans les actions à accomplir » qu’aux choses qu’il a d’abord
aimées 58 : autrement dit, l’appropriation porte d’abord le vivant vers les
préférables, mais l’animal rationnel conçoit très vite le bien comme
supérieur aux préférables, et lui accorde plus de valeur qu’aux préférables.
(D) La fin : vivre en accord avec la nature. – La fin est ce en vue de
quoi l’on accomplit tout et qui n’est accompli en vue de rien d’autre 59. C’est
un sens restreint du terme « fin », la fin ultime, la fin « la plus finale ou la
plus parfaite », telle qu’elle est définie par Aristote (E. N., I, 7, 1097 a 30).
Selon E. N., I, 2, nous faisons tout en vue de quelque bien, mais chaque
bien est fait en vue de quelque autre, et on peut remonter de bien en bien
jusqu’au bien ultime, qui est la fin ultime de nos actions, car nous ne la
choisissons qu’en vue d’elle-même et non en vue d’une autre. Pour
Aristote, cette fin est le bonheur, et culmine dans la vie contemplative. Les
stoïciens reprennent cette notion d’une fin en fonction de quoi nous faisons
tout le reste, mais nient que le sommet de cette hiérarchie soit la vie
contemplative. En outre, ils distinguent le but et la fin, et soulignent que le
bonheur est le but (c’est-à-dire que la vie heureuse est le but) tandis que la
fin est d’atteindre le bonheur 60, voire de tout faire pour l’atteindre : de
même qu’un tireur à l’arc doit tout faire pour atteindre son but (c’est-à-dire
sa cible), sa fin dernière est de tout faire pour atteindre ce but, et non le but
en lui-même 61.
Mais les stoïciens ne se contentent pas de dire que la fin consiste à être
heureux ou à faire en sorte d’atteindre le bonheur. Ils donnent évidemment
un contenu au bonheur, et définissent ce qui rend heureux, et c’est sur ce
point qu’ils marquent leur originalité en identifiant la vie heureuse à la vie
vertueuse. Le bonheur est défini par Zénon et ses successeurs comme « une
vie qui suit un cours régulier », et seule la vertu permet d’obtenir cette
régularité dans la vie. Il y a trois définitions de la fin selon les stoïciens, et
ces trois définitions sont censées être plus ou moins équivalentes : « Vivre
en accord avec la vertu, vivre en harmonie ou, ce qui est la même chose,
vivre en accord avec la nature 62. » Ces trois définitions ont été avancées par
les trois premiers scolarques de l’École (Zénon, Cléanthe et Chrysippe),
mais Stobée et D. L. donnent deux versions différentes de la façon dont
chacun définissait la fin.
D’après Stobée (reproduisant vraisemblablement le témoignage
d’Arius Didyme 63), la fin consiste selon Zénon à « vivre en accord »
(homologoumenôs, c’est-à-dire de façon cohérente). Cela correspond à la
définition du bonheur comme une vie qui suit un cours harmonieux : la fin
consiste à vivre selon un seul principe rationnel et, par conséquent d’une
manière cohérente qui évite d’être en conflit avec soi-même. La métaphore
sous-jacente est celle d’un fleuve qui s’écoule de façon régulière et
uniforme. Pour Cléanthe, la fin consiste toujours à vivre de façon cohérente,
mais il ajoute : « avec la nature ». Selon lui, l’expression de Zénon (« vivre
de façon cohérente ») est un « prédicat incomplet », auquel il faut rajouter
un complément, qui est implicite dans la définition de Zénon. Il ne s’agit
donc plus seulement d’une harmonie avec soi-même, comme chez Zénon,
mais d’une harmonie avec la nature. Chrysippe, enfin, accentue l’aspect
naturaliste de la description de la fin en disant qu’elle consiste à « vivre
selon l’expérience 64 des événements naturels ». Pour Chrysippe, il ne s’agit
plus seulement de la nature dans un sens plus ou moins normatif, mais de
l’ensemble des événements du monde, avec lequel il faut vivre en
harmonie.
Selon D. L., VII, 87-89 (LS 63 C), Zénon lui-même a déjà défini
explicitement la fin comme une « vie en harmonie avec la nature » ; et,
d’après lui, la vie selon la nature pour Zénon est la vie selon la vertu. Le
témoignage de D. L. pourrait paraître moins fiable que celui de Stobée, si
D. L. ne donnait pas une référence précise à un traité de Zénon intitulé Sur
la nature de l’homme, qui semble authentifier son témoignage. Cléanthe,
Posidonius et Hécaton auraient repris la même définition. Comme dans
Stobée, Chrysippe aurait défini la fin comme une « vie selon l’expérience
des événements naturels ». La nature en question serait à la fois la nature
commune, c’est-à-dire celle de l’univers, et la nature humaine, en tant que
nature propre de l’homme, c’est-à-dire sa nature rationnelle, car nos natures
sont des parties de la nature de l’univers. Il y aurait donc un désaccord entre
Cléanthe et Chrysippe sur le sens du mot « nature » dans la formule de
Zénon, car, pour Cléanthe, il s’agit seulement de la nature commune. Or, si
vivre selon la nature est pour Zénon la même chose que vivre selon la vertu,
il semble bien que, pour Zénon, il s’agit de vivre selon la nature humaine,
étant donné que la vertu est propre à l’homme.
Il y a de fait une dissension assez forte entre la version d’Arius Didyme
et celle de D. L., même si elles s’accordent sur la formule de Cléanthe et sur
celle de Chrysippe. Selon Stobée, la formule de Zénon est complétée par
Cléanthe, et change de sens ; selon D. L., on a la même formule chez Zénon
et Cléanthe, mais elle change aussi de sens. Dans les deux cas, il semble en
tout cas que Chrysippe ait cherché à harmoniser les versions de Zénon et de
Cléanthe en comprenant la fin comme une mise en conformité de la nature
humaine à la nature universelle.
L’exposé de D. L. l’explique assez bien : la nature régit l’ensemble des
êtres naturels, et il existe pour tous les êtres une conformité à la nature.
Cette conformité est spontanée chez les plantes, qui ne sont gouvernées que
par la nature. Chez les animaux, la représentation et l’impulsion, qui les
poussent à rechercher ce qui leur convient, s’ajoutent à la nature ; les
animaux vivent donc selon leur impulsion. La raison s’ajoute à l’impulsion
chez les êtres rationnels, et c’est pourquoi vivre selon la nature devient pour
l’homme vivre selon la raison, ou selon la vertu, qui, chez l’homme, est la
perfection de la raison.
(E) La vertu. – En effet, selon le sens originel grec de la notion de
« vertu » (arêtê), « la vertu est pour toute chose une perfection, par exemple
celle d’une statue ». Il y a donc des vertus non théoriques, comme la santé,
et des vertus théoriques. Les vertus éthiques sont des vertus « théoriques »
ou « scientifiques », c’est-à-dire qu’elles reposent sur des « théorèmes » –
autrement dit, des connaissances (D. L., VII, 90). En effet, la vertu de
l’âme est une « disposition harmonieuse » qui se rapporte à la vie 65 : on
retrouve la notion d’harmonie (homologia) de l’une des définitions de la
fin ; or, chez l’homme, cette harmonie de l’âme ne peut résulter que de ce
qui lui est propre – à savoir, la raison. C’est pourquoi la vertu est parfois
décrite comme la « raison droite 66 » : elle est la perfection de la raison. Elle
est donc une science, parce qu’elle repose sur la « compréhension »
inébranlable qui constitue la science 67. C’est ce qui vaut au stoïcisme la
qualification d’« intellectualisme moral ». Mais on doit relativiser cet
« intellectualisme » des stoïciens : leur conception de la vertu est
intellectualiste dans la mesure où il n’y a pas de vertu sans connaissance,
mais la connaissance ne suffit pas. Elle ne peut s’en tenir à des
connaissances théoriques : le vertueux est à la fois « théoricien » et
« pratiquant des actions à accomplir » 68. La vertu suppose également un
exercice et une pratique, et se réalise dans des actions. Aussi la vertu est-
elle un art de la vie 69, et, à ce titre, elle est un ensemble de compréhensions
qui sont « exercées ensemble en vue d’un but utile dans la vie » (LS 42 A).
La vertu est donc le type de connaissance accompagnée d’exercice qui nous
permet de vivre de façon harmonieuse et en accord avec nous-même et
notre propre raison.
L’aspect intellectualiste s’inscrit dans un héritage socratique, tel qu’il
est décrit notamment par Aristote dans l’Éthique à Nicomaque,
VI, 13, 1144 b, 15-21. Selon Aristote, Socrate pensait que « toutes les
vertus sont des prudences » : Socrate avait tort, mais, « en disant que les
vertus ne peuvent exister sans la prudence, il s’exprimait correctement »,
car, pour Aristote, la prudence est la vertu intellectuelle qui transforme les
vertus « naturelles » en vertu « au sens strict ». Zénon avait manifestement
repris la thèse socratique telle qu’Aristote la présentait, « quand il définit la
prudence dans ce qu’il faut répartir comme étant la justice, la prudence dans
ce qu’il faut choisir comme la tempérance et la prudence dans ce qu’il faut
supporter, comme le courage 70 » : Ariston radicalisera cette doctrine en
faisant de la prudence la seule vertu, qui ne diffère qu’en fonction de l’objet
auquel elle s’applique.
Mais, selon la doctrine standard, qui est manifestement celle de
Chrysippe, la prudence n’est que l’une des quatre vertus principales, à côté
de la justice, du courage et de la tempérance ou modération : « La prudence
est la science des choses qu’il faut faire et qu’il ne faut pas faire et de celles
qui ne sont ni l’un ni l’autre, ou la science des biens, des maux et de ce qui
n’est ni l’un ni l’autre pour un animal politique par nature ; la modération
est la science concernant ce qu’il faut choisir, ce dont il faut se prémunir et
ce qui n’est ni l’un ni l’autre ; la justice est la science consistant à donner à
chacun selon sa valeur ; le courage est la science concernant ce qui est à
craindre, ce qui ne l’est pas, et ce qui n’est ni l’un ni l’autre 71. » Les vertus
s’impliquent mutuellement, et l’on ne peut pas en avoir une sans les avoir
toutes, mais elles ne sont pas pour autant une seule et même vertu : « elles
ont des théorèmes communs » (D. L., VII, 125), mais, comme le montrent
leurs définitions, elles doivent avoir aussi des théorèmes propres 72. Toutes
ces vertus sont définies comme des sciences, et, à part la justice, leurs
définitions sont toutes tripartites : leur objet est obtenu par contre-division
et subdivision. Et cette division des vertus semble inspirée de la doctrine
platonicienne des « vertus cardinales », dont elle est rapprochée dans
certains témoignages 73. Il n’en reste pas moins que la prudence, même chez
Chrysippe, a une portée plus générale que les autres vertus, dans la mesure
où elle est définie comme la « science des biens, des maux et de ce qui n’est
ni l’un ni l’autre » : elle paraît ainsi être la condition première des autres
vertus, et cela l’apparente au rôle qu’elle joue chez Aristote 74. La notion
stoïcienne de prudence et en général la conception stoïcienne de la vertu se
trouvent ainsi dans la lignée d’un triple héritage : l’intellectualisme
socratique, qui assimile la vertu à une science, la doctrine platonicienne des
quatre vertus, et la prudence comme condition sine qua non des autres
vertus dans l’aristotélisme.
(F) Le devoir ou « convenable » (kathekon). – Si la vie vertueuse est la
fin des actions humaines, les actions humaines sont elles-mêmes réglées par
cette fin : la fin est « ce en vue de quoi toutes les actions sont accomplies
convenablement 75 ». Selon D. L., VII, 107 76, « on appelle “convenable” ce
dont l’accomplissement possède une justification raisonnable, par exemple
l’action conséquente dans la vie ; le convenable s’étend aux plantes et
même aux animaux, en qui l’on voit des actes qui conviennent ». Bien que
le terme soit souvent traduit par le terme « devoir » et qu’il soit à l’origine
de la notion moderne de devoir, le « convenable » (ou « fonction propre »
ou « fonction » selon les traductions) des stoïciens a plus de souplesse et
d’extension que le devoir au sens moderne. Cicéron le traduisait par le latin
officium, dont dérivait le terme français « office », qui a eu longtemps le
sens de « devoir » avant de tomber en désuétude dans ce sens-là. Le
« convenable » stoïcien est ce qui convient à un être donné et qui est
conforme à sa constitution, et c’est pourquoi cela s’applique aussi aux
plantes ; en ce qui concerne les hommes, il s’agit des « actes que la raison
leur prescrit 77 », puisque la raison fait partie de leur constitution.
La définition contient deux éléments : on peut donner une justification
raisonnable de l’action ; elle relève d’une certaine conséquentialité dans la
vie, c’est-à-dire qu’elle permet à celui qui agit d’être en accord avec lui-
même et avec sa propre nature, comme avec la nature en général. Le
convenable est donc ce qui est conforme à la nature, ou que l’on peut
raisonnablement estimer tel. Il relève d’une justification « raisonnable »
parce qu’il ne relève pas d’une exigence rationnelle intangible. On est loin
de ce que sera la conception kantienne du devoir. Il y a des devoirs qui
conviennent en toutes circonstances : honorer ses parents, ses frères, sa
patrie, porter secours à ses amis ; et les actes contraires ne conviennent
jamais. Mais beaucoup d’actes conviennent dans certains cas et ne
conviennent pas dans d’autres. De telles divergences apparaissent parce que
le devoir n’est pas une loi morale universelle qui trouverait son origine dans
la raison a priori, mais quelque chose qui relève de la nature. On doit
veiller à sa santé quelles que soient les circonstances, mais, alors qu’il est
généralement convenable d’éviter une atteinte à l’intégrité physique, il peut
être convenable d’accepter une amputation pour sauver sa vie. C’est
notamment de là que résultent les conflits de devoirs et la casuistique
stoïcienne.
Parmi les convenables, certains sont parfaits, les « actions droites »
(katorthômata), qui sont des actions accomplies avec vertu, par exemple
agir avec prudence ou avec justice 78. Autrement dit, la vertu doit être le
ressort d’une action pour qu’elle soit une « action droite ». Nous pouvons
toujours accomplir quelque chose de convenable par intérêt ou par instinct ;
dans ce cas, il est possible d’en donner une justification raisonnable, mais
l’action accomplie ne constitue pas une action parfaite. Il est clair que le
convenable n’a pas forcément un lien avec la vertu, puisqu’il y a un
convenable pour les animaux et les plantes, qui n’ont pas de vertu au sens
strict du terme. C’est pourquoi la définition du convenable intègre une
justification extrinsèque : un convenable est ce dont l’accomplissement peut
être justifié raisonnablement, quelle qu’en soit la motivation. Ce qui
distingue l’action parfaite, c’est qu’elle est motivée par la vertu, alors que le
simple convenable se définit de façon objective.
Certains interprètes modernes ont soutenu qu’il y avait deux morales
chez les stoïciens : celle des devoirs de l’homme ordinaire et celle des
devoirs parfaits du sage, de sorte que l’on aurait une dichotomie entre une
morale du devoir et une morale de la vertu. Mais les devoirs parfaits du
sage sont tout autant des devoirs, et ce qui les distingue, ce n’est pas le
contenu même de l’acte, mais le fait qu’il est accompli par vertu. Il est vrai
que l’on a l’impression qu’il y a des devoirs ordinaires, d’un côté, comme
« se marier, être ambassadeur, dialoguer », qui sont dits « intermédiaires »,
et, de l’autre, les « devoirs parfaits » du sage 79. Mais, de fait, ce sont plutôt
les mêmes actions qui deviennent des devoirs parfaits lorsqu’elles sont
pratiquées avec vertu : « Honorer ses parents est commun à l’homme
vertueux et à l’homme non vertueux, mais honorer ses parents avec
prudence est propre au sage 80. » Le convenable et la vertu se rejoignent et
s’accomplissent dans la figure du sage qui est le seul à tout accomplir de
façon parfaite.
(G) Les passions. – Chaque vertu a un objet spécifique, et si la prudence
concerne plus particulièrement les devoirs, la tempérance concerne plus
particulièrement les impulsions : « La prudence se rapporte aux devoirs ; la
tempérance concerne les impulsions des hommes ; le courage concerne ce
qu’il faut supporter ; et la justice concerne les distributions 81. » Comme la
passion est un « mouvement de l’âme déraisonnable et contre nature » et
une « impulsion débridée » (D. L., VII, 110), l’intempérance est la source
de toutes les passions 82.
Selon les stoïciens, la passion est une erreur de jugement ou est due à
une erreur de jugement 83. Contrairement à Platon et Aristote, ils pensent
qu’il n’y a pas de partie irrationnelle de l’âme qui serait la cause des
passions 84 : « Tandis que les anciens pensaient que les passions étaient
naturelles et n’avaient rien à voir avec la raison et qu’ils plaçaient le désir
dans une partie de l’âme et la raison dans une autre 85, Zénon était en
désaccord avec cette conception, car il considérait que les passions sont
volontaires, qu’elles sont admises par un jugement de l’opinion, et que
l’intempérance, enfreignant toutes les limites, est la mère de toutes les
passions. » Chez les prédécesseurs de Zénon, les parties irrationnelles
jouent contre la raison et sont à l’origine des passions, notamment dans le
phénomène qu’ils appellent l’« incontinence » ou « faiblesse de la volonté »
(akrasia) : tout en voyant le mal, on se laisse dominer par lui (dans la
passion, la partie rationnelle peut être dominée par la partie irrationnelle
sans en être consciente, mais, dans l’acrasie, elle en est consciente).
Pour les stoïciens, la raison est l’ensemble des notions qui se trouvent
dans l’âme, et il n’y a pas dans l’âme de partie irrationnelle, qui serait la
cause des passions. Ainsi, « les passions sont des jugements et des opinions
pervertis 86 ». En même temps, elles ne consistent pas seulement dans un
jugement perverti, mais aussi dans les impulsions qui les accompagnent.
Dans toute impulsion se combinent en effet trois phénomènes : la
représentation qu’une chose est bonne ou convenable, l’assentiment à cette
représentation et l’impulsion qui en résulte : « Il convient que je marche : je
ne marcherai que si je me le suis dit et si j’ai donné mon assentiment à cette
opinion 87. » Ainsi, à chaque fois qu’une représentation peut causer une
émotion, il en résulte une réaction incontrôlée (par exemple, la pâleur, ou le
cœur qui bat), mais ce phénomène ne constitue pas la passion. La passion se
produit quand on donne son assentiment de façon déraisonnable à ce
premier mouvement et à la représentation qui l’accompagne, et que l’on
perd le contrôle de son impulsion 88. C’est pourquoi la passion n’est pas
définie seulement comme un jugement ou une opinion (c’est-à-dire un
assentiment), mais aussi comme une « impulsion débridée 89 », qui est
comparée par Chrysippe à un coureur emporté dans son élan 90. Ainsi
s’explique que la passion puisse persister quand le jugement qui l’a
constituée a disparu : les stoïciens pratiquaient une thérapeutique des
passions, qui essayait notamment de les soigner en montrant que l’objet de
la passion n’était pas un mal ou un bien, mais, même quand on en est
convaincu rationnellement, le phénomène physiologique persiste plus
longtemps que le jugement. En redressant le jugement, on supprime la
cause de la passion, mais on ne supprime pas immédiatement la passion. En
ce sens, la conception stoïcienne de la passion est beaucoup moins
intellectualiste ou cognitiviste qu’on ne le dit souvent. Et cela, d’autant plus
que ces impulsions sont ressenties physiologiquement, car on éprouve une
dilatation ou une contraction du cœur (siège de l’âme).
En revanche, si les jugements sont corrects et les impulsions contrôlées,
ce sont des impulsions « raisonnables » appelées « bonnes affections »
(eupatheiai). Les stoïciens veulent éradiquer toutes les passions, mais ils
n’éliminent pas toute affection, puisqu’ils considèrent ces bonnes affections
comme des biens. Il y a ainsi quatre passions fondamentales mais seulement
trois affections raisonnables fondamentales, car « le mal présent n’affecte
pas le sage » (Cicéron, Tusc., IV, 14) :

Tableau 2. – Les impulsions

(H) Le sage et la cité. – L’identification de la vertu à la science, et


l’exigence d’implication réciproque des vertus, selon laquelle celui qui a
une vertu les a toutes (D. L., VII, 125), fait de la vertu une disposition de
l’âme très difficile à atteindre et réservée au seul sage. Cela a deux
conséquences : d’abord les sages sont très peu nombreux, « plus rares que
le Phénix 91 » ; ensuite, tout homme qui n’est pas sage est phaulos (c’est-à-
dire quelqu’un de peu de valeur, et non pas seulement un « insensé »
comme on traduit souvent), même s’il est en progrès vers la vertu, puisqu’il
n’y a pas d’intermédiaire entre le vice et la vertu 92. Les stoïciens paraissent
ainsi avoir adopté une position intransigeante vis-à-vis de ceux qui
progressent vers la vertu, puisqu’ils sont tout aussi mauvais et malheureux
que ceux qui ne font aucun progrès. Il n’en reste pas moins que, outre que
Zénon, Cléanthe et Chrysippe s’incluent eux-mêmes dans le lot de ces
malheureux 93, ils considèrent que le progrès est un préférable
(D. L., VII, 106).
De cette perfection du sage selon laquelle il est le seul vertueux et le
seul à tout accomplir à la perfection, il résulte toute une série de
« paradoxes du sage » selon lesquels il est le seul libre, le seul roi, le seul
magistrat, le seul juge et le seul orateur, mais aussi le seul général et le seul
économiste 94.
Idéalement, le sage ne peut donc être que le concitoyen d’autres sages,
et Zénon et ses successeurs décrivent ainsi une cité des sages, unis par
l’amitié, où tout est commun entre amis, si bien qu’il n’y a pas de monnaie
ni de tribunaux, mais où aussi les femmes et les enfants sont communs à
tous (D. L., VII, 32-24 ; 131). En pratique, pourtant, il n’y a pas
suffisamment de sages pour constituer une cité réelle. On peut donc se
demander quelle est la valeur de la constitution recommandée par Zénon, et
ce, d’autant que, tout en restant fidèle à ces principes, Zénon et ses
successeurs semblent avoir admis que le philosophe devrait fonder une
famille et participer à la vie des cités imparfaites où il est amené à vivre, car
« il contiendra le vice et incitera à la vertu » (D. L., VII, 121). Les deux ne
sont peut-être pas incompatibles si, pour Chrysippe, la cité des sages est
l’univers que l’homme partage avec les dieux, et si c’est dans cette cité que
le sage vit selon les règles de la cité des sages, tandis qu’il adopte les lois
des cités où il vit 95.
4. La physique
(A) Les divisions de la physique. – D. L., VII, 132 fait état de deux
divisions de la physique : 1/ une division « spécifique » en cinq « lieux » –
à savoir, (i) corps, (ii) principes, (iii) éléments, (iv) dieux, (v) limites, lieu et
vide ; 2/ une division « générique » en trois parties – à savoir, le monde, les
éléments, la théorie des causes. Selon LS (vol. II, p. 239), la division
« spécifique » correspond à des questions de « philosophie première »,
tandis que la division générique « rend compte des phénomènes naturels »
dans « le monde tel qu’il est à présent ». De fait, la distinction entre des
questions de physique fondamentale et la description des phénomènes
physiques concrets semble remonter à Zénon, dont le traité Sur la substance
paraît avoir porté sur les principes et les éléments (D. L., VII, 134), tandis
que son traité Sur l’univers portait sur des questions cosmologiques qui
concernent la formation et la constitution de l’univers 96.
On notera néanmoins que la division spécifique de la physique est
moins de la « philosophie première » que de la physique fondamentale. Il
n’y a à proprement parler rien de tel chez les stoïciens qu’une science
générale de l’« être en tant qu’être » ou « ontologie », puisque l’être n’est
pas le genre suprême, et que l’ontologie n’est qu’une partie de la physique.
Quant à la théologie (qui est chez Aristote la forme de la métaphysique qui
a un objet propre, ce qu’on appellera ensuite la « métaphysique spéciale »),
elle est explicitement présentée non pas comme la science première, mais
comme la partie ultime de la physique, celle qui, selon Chrysippe, devait
être exposée en dernier 97, si bien qu’elle n’a rien de méta-physique.
Du reste, cette conception ne correspond pas à la division rapportée par
D. L., où la théologie n’est qu’un « lieu » parmi d’autres. Comme dans le
cas de l’éthique, l’exposé de D. L. lui-même suit encore un autre ordre,
même s’il commence par la question des principes.
(B) Les « genres » : corps, incorporels et genres de l’être. La physique
stoïcienne contenait deux exposés sur des « genres », la question du « genre
suprême » et celle des « genres de l’être » ou « catégories ». La place de ces
deux questions dans le système stoïcien est d’autant plus difficile à
déterminer que ce sont deux questions que D. L. passe sous silence. Selon
Sénèque, Lettres, 58, 15 (LS 27 A), qui est l’une de nos sources pour la
première, il s’agit pourtant bien d’une doctrine concernant « ce qui est dans
la nature », de telle sorte qu’elle relève de la physique.
Cette Lettre 58 contient une longue discussion sur le « genre suprême »,
et les différences doctrinales entre Platon, Aristote et les stoïciens. Pour
Platon comme pour Aristote, le genre suprême est « ce qui est » (quod est).
En revanche, pour les stoïciens, il y a un genre plus général que l’être, le
« quelque chose » (quid, ou ti en grec). Selon d’autres témoignages 98, ce
genre a pour espèces ce qui est (to on) – à savoir, les corps – et ce qui n’est
pas, les incorporels. Mais Sénèque, s’il divise lui aussi le quelque chose
entre ce qui est et ce qui n’est pas, leur donne un contenu différent, car,
selon lui, ce qui n’est pas, ce sont des créatures imaginaires, comme les
centaures et les géants (voir, ci-dessous, schéma 7).
Schéma 7. – Division du genre suprême selon Sénèque

La division de Sénèque est difficile à concilier avec les autres


témoignages, d’autant que les créatures imaginaires sont par ailleurs
décrites comme le résultat d’un mouvement à vide de l’imagination, et non
comme des non-êtres 99. La division ci-dessous est donc plus
vraisemblable 100 :

Schéma 8. – Division stoïcienne traditionnelle


Selon D. L., VII, 135, « le corps est, comme le dit Apollodore dans la
Physique, ce qui a une extension en trois dimensions, longueur, largeur et
profondeur ». Le témoignage de Cicéron, Ac. Post., I, 39 (LS 45 A) sur
Zénon semble donner une définition plus générale du corps comme « ce qui
agit ou ce qui subit ». Est-ce une définition plus générale du corps ou la
propriété du corps ? Selon l’épicurien Lucrèce, par exemple, « aucune
chose ne peut faire et subir quoi que ce soit sans corps » (I, 443), de sorte
qu’être un corps apparaît comme la condition pour pouvoir agir ou subir. En
revanche, Sextus (P., III, 38-39) semble considérer qu’il y a là deux
conceptions différentes du corps. En fait, tous les termes de cette discussion
viennent d’un passage du Sophiste de Platon, 247 d-e, où la puissance de
produire ou de subir n’est pas la propriété du corps, mais celle de l’« être »,
qu’il soit corps ou incorporel. Zénon prend donc explicitement position
contre cette thèse. Or, la conception du corps comme ce qui agit ou pâtit est
présentée par Cicéron comme une prise de position antiplatonicienne,
dirigée contre la conception incorporelle de l’âme. En revanche, la
définition tridimensionnelle du corps est celle du corps solide et appartient
chez D. L. à une série de définitions géométriques (point, ligne, surface) ;
en outre, la tridimensionnalité semble bien appartenir aussi aux incorporels
que sont le vide et le lieu 101, et, dans ce cas, elle ne peut définir le corps,
sinon par rapport aux autres entités géométriques. Pour distinguer le corps,
il faut donc ou bien que les stoïciens aient ajouté à la tridimensionnalité une
propriété supplémentaire, la résistance 102, ou bien qu’ils aient défini le
corps physique par la capacité d’agir ou de pâtir.
De fait, les incorporels ne sont pas décrits comme ce qui n’a pas trois
dimensions, mais comme ce qui n’est pas capable d’agir ou de pâtir 103. Ce
sont l’exprimable, le vide, le lieu et le temps 104. Sauf l’exprimable, qui est
l’un des objets de la dialectique, mais joue aussi un rôle dans la théorie des
causes 105, et le temps, ils sont l’objet de la dernière section de la division
spécifique de la physique. Selon Sextus, M., X, 3-4 (LS 49 B), le vide est ce
qui peut être occupé par un corps, mais ne l’est pas, tandis que le lieu est ce
qui est occupé par un corps et est égal au corps qui l’occupe. Le lieu est en
quelque sorte du vide occupé ; mais il n’y a de vide pour les stoïciens qu’à
l’extérieur du monde, et non à l’intérieur, comme c’est le cas chez les
épicuriens. Le vide et le lieu sont étroitement liés l’un à l’autre, ainsi qu’à la
notion de corps, à tel point que le vide est parfois défini par opposition au
corps comme une extension sans résistance, tandis que le lieu, en tant qu’il
contient les corps, est ce qui est étendu en trois dimensions mais n’offre pas
de résistance. Le temps n’est évidemment pas étendu en trois dimensions,
mais il est défini comme la « dimension du mouvement » ou la « dimension
du mouvement du monde » 106. Ces trois notions sont donc étroitement liées
soit à la notion de dimension, soit à celle de résistance. De ce fait, les
incorporels doivent bien apparaître comme des non-êtres : ils ne sont pas
sur le même plan ontologique que les corps.
La doctrine dite des « genres de l’être » ou des « catégories » semble
concerner pour l’essentiel les corps. Cette théorie n’apparaît pas chez D. L.,
et elle n’est exposée dans nos sources que chez Plotin, dans ses traités sur
les « genres », Ennéades, VI, 1-3 [42-44], et dans les commentaires
néoplatoniciens des Catégories d’Aristote. Il est difficile de dire quel nom
cette doctrine portait réellement chez les stoïciens, et même de dire à quelle
époque elle est apparue. Plotin oppose aux « catégories » d’Aristote et aux
cinq « genres » premiers du Sophiste ces « genres » stoïciens. En VI, 1
[42], 25 107, il dit que les stoïciens posent une division en quatre « genres » :
le « substrat », « ce qui est tel » (ou « qualifié »), « ce qui est en quelque
manière » et « ce qui est en quelque manière par rapport à quelque chose ».
Il est sans doute significatif que le premier ouvrage stoïcien sur les
catégories ait été le traité perdu d’Athénodore, Contre les Catégories
d’Aristote 108 : c’est un indice vraisemblable que, lors de la redécouverte et
de la discussion des Catégories d’Aristote, les stoïciens ont explicitement
présenté leurs quatre « genres » comme une réduction des dix « catégories »
d’Aristote, ou plutôt comme une alternative à celles-ci.
(1) Le substrat a deux sens 109 : a/ la matière sans qualité, c’est-à-dire la
matière première ; b/ ce qui est qualifié de manière commune (le bronze) ou
de manière particulière (Socrate). (2) Le « tel » ou « qualifié » a trois
sens 110 : a/ tout ce qui est différencié, par exemple celui qui tend le poing, le
prudent ou celui qui court ; b/ celui qui est dans un état fixe différencié
comme celui qui tend le poing ou le prudent ; c/ celui qui est qualifié au
sens spécifique comme le prudent. Dans le premier sens, tout ce qui reçoit
une différenciation, durable ou non, est qualifié ; dans le deuxième sens, est
qualifié seulement ce qui correspond à un état fixe, même s’il n’est pas
permanent et durable ; seul le troisième sens correspond à une qualité, c’est-
à-dire à l’état stable d’un substrat dans le deuxième sens de celui-ci,
puisque l’exemple est celui du prudent, c’est-à-dire de quelqu’un qui
possède une vertu que l’on ne peut pas perdre. (3) Ce qui est disposé d’une
certaine manière (pôs echon) correspond au qualifié dans le deuxième et le
troisième sens, puisque les exemples en sont le poing en tant que la main
disposée d’une certaine manière et la science en tant que l’âme disposée
d’une certaine manière 111. (4) Ce qui est disposé d’une certaine manière par
rapport à quelque chose (pros ti pôs echon) est quelque chose qui existe
sans changement interne, mais dans son rapport à quelque chose
d’extérieur, par exemple le fils, ou celui qui est à droite 112. Contrairement
au doux ou à l’amer qui subissent une modification intrinsèque, celui qui est
à droite ou le fils sont tels sans que rien d’intrinsèque ne se modifie en eux.
Les trois derniers « genres » décrivent les différences qui peuvent affecter le
premier genre. Ces différences sont soit internes (2e et 3e genres), soit
externes (4e genre). La différence stable est procurée par une qualité (la
prudence, le bronze), la différence non permanente repose sur une simple
modification d’état sans changement de qualité.
Selon certains interprètes, il y aurait une correspondance entre les
parties du discours et les « catégories 113 » : à chaque partie du discours
correspondrait une catégorie déterminée. Mais cette construction ne
correspond pas à ce que nos sources disent par exemple sur le pôs echon,
qui, selon cette interprétation, devrait être le signifié d’un verbe, alors que
tous les exemples fournis sont des exemples d’appellation. Ce sont donc
plutôt des catégories physiques, mais ce ne sont pas des entités
physiquement distinctes, car ce sont divers aspects du substrat. Ce ne sont
donc pas des genres au sens où le corps et l’incorporel sont des genres,
exclusifs les uns des autres, ou au sens où le corps et le corps animé sont un
genre et une espèce subordonnée : ces « genres » sont les différentes
propriétés ou modifications qui peuvent affecter un même sujet, à des
degrés divers.
(C) Principes et éléments. – Selon D. L., VII, 134, il y a deux principes,
un principe actif ou producteur, Dieu ou la raison, et un principe passif qui
subit l’action du principe producteur. Le principe actif agit à l’intérieur de la
matière : il a une action « démiurgique », c’est-à-dire qu’il transforme la
matière comme un artisan (demiourgos, en grec), comme le fait l’artisan
divin du Timée de Platon. Mais, alors que chez Platon il faut distinguer :
(i) le démiurge qui transforme le « réceptacle », (ii) ce réceptacle, c’est-à-
dire la matière, et (iii) le modèle intelligible qui sert de modèle à cette
transformation, chez les stoïciens, le démiurge est immanent, et il n’y a pas
de modèle intelligible. Le principe actif est un principe biologique, qui se
trouve dans le corps : c’est à la fois une raison et une semence, ce qui en
fait une « raison spermatique ». Le principe passif est la matière première,
c’est-à-dire la substance sans qualité (correspondant à l’un des sens du
substrat dans les « catégories »).
Contrairement à ce qui se passe dans beaucoup de philosophies
présocratiques, les principes ne sont donc pas des éléments (air, eau, feu,
terre), dont ils sont clairement distingués, même si certains éléments sont
passifs (eau et terre) et d’autres actifs (air et feu) 114. En effet, les principes
sont inengendrés, indestructibles et sans forme, tandis que les éléments sont
engendrés, détruits dans la conflagration, et ont une forme déterminée. Le
seul point commun est que ce sont des corps. De fait, les principes ont cette
caractéristique des corps de pouvoir produire un effet ou le subir, sauf que,
dans les principes, ces propriétés sont exclusives : l’un est actif, et l’autre
passif. Mais ils n’ont reçu aucune configuration, alors que les éléments sont
les premiers corps à se former qui aient reçu une configuration : en ce sens,
les deux principes sont déjà à l’œuvre dans les éléments ; inversement, les
éléments sont aussi les corps en quoi ultimement tout se dissout à la fin
d’un cycle cosmique (D. L., VII, 136). Dans tout l’univers, la matière en
tant que principe passif et la raison en tant que principe actif sont
intimement liées 115 et n’existent donc jamais à l’état séparé. La matière est
en principe sans forme ni figure, et sans qualité, mais, en réalité, elle
n’existe jamais séparément du principe actif : « Cette matière sera toujours
conjointe et indissociablement attachée à une certaine qualité 116. » « Les
quatre éléments pris ensemble » sont la matière sans qualité, c’est-à-dire
que celle-ci « a toutes les qualités » 117 : la somme des qualités contraires des
éléments s’annule. Même à la fin de chaque cycle, il n’y a que le feu, c’est-
à-dire qu’il y a toujours une matière qualifiée : il n’y a donc pas un instant
de chaos sans forme qui précède la mise en forme de l’univers.
(D) Le monde et les cycles cosmiques. – Selon la plupart des stoïciens, à
intervalles réguliers, le monde se forme, puis, à la fin du cycle cosmique, se
résorbe dans le feu avant de se reproduire à l’identique. Chaque cycle part
ainsi du feu, engendre les quatre éléments, à partir desquels le monde se
met en ordre, et, à la fin du cycle, retourne au feu. C’est ce qu’on appelle
depuis Nietzsche l’« éternel retour 118 ». Les stoïciens parlent de
« palingénésie », c’est-à-dire d’un devenir toujours recommencé.
Le feu est « l’élément par excellence […] parce que tout le reste est
composé par transformation à partir de lui à titre premier et que c’est en lui
que toutes choses se fondent et se dissolvent en dernière analyse 119 ». Le feu
se transforme en air par un processus de raréfaction, puis l’air devient
humide par condensation, une plus forte condensation produit la terre, et
enfin le feu par affinement (D. L., VII, 135-136, 142). Dans ce processus, à
chaque étape, une partie de l’élément engendré demeure, tandis qu’une
partie engendre le nouvel élément. La constitution d’un feu élémentaire à la
fin du processus implique une distinction entre le feu primordial, principiel,
et le feu comme élément. La terre et le ciel se forment à partir de ces
éléments, la terre au centre du monde, car la terre est l’élément le plus
lourd, puis les parties les plus subtiles à la périphérie : l’eau, l’air et le feu
(qui est la substance des étoiles, des planètes et du soleil). Sur la terre, par
combinaison des quatre éléments se forment « les plantes, les animaux et
les autres espèces naturelles » (D. L., VII, 142).
La doctrine de la palingénésie sous sa forme la plus complète comprend
les quatre éléments suivants : 1/ la Grande Année, très longue période de
temps (dix-huit mille ans) à l’issue de laquelle les astres se retrouvent à leur
position initiale et recommencent le même parcours ; 2/ l’ekpurôsis ou
conflagration qui embrase le monde, retourné à l’état de feu, et le détruit
complètement ; 3/ la remise en ordre à l’identique du monde qui se reforme
après cette destruction, en suivant la même cosmogenèse ; 4/ la restauration
des individus sous la même forme, auxquels il arrive les mêmes événements
dans chaque période : « Il y aura en effet de nouveau un Socrate et un
Platon, et chaque homme avec les mêmes amis et les mêmes concitoyens ;
ils subiront les mêmes choses, il leur arrivera les mêmes choses, ils
s’adonneront aux mêmes choses 120. » Les éléments (1) et (4) semblent avoir
été déjà soutenus par certains pythagoriciens 121, alors que les points (2) et
(3) sont spécifiquement stoïciens.
La combinaison des deux modèles (le cycle périodique et la
conflagration) chez les stoïciens s’explique sans doute par les problèmes du
temps circulaire et de l’identité individuelle, bien connus dès l’époque
d’Aristote, par exemple dans les Problèmes, XVII, 3 : « On dit que les
affaires humaines sont un cercle », comparable à la translation des astres,
mais si le temps et nous-mêmes revenons à l’identique, alors nous sommes
nous-mêmes antérieurs aux Troyens. Mais, pour les stoïciens, la
palingénésie n’est pas celle d’un individu numériquement identique au sens
d’Aristote : c’est un individu identique par la même qualité individuelle 122,
et le temps n’est pas le même, car il y a eu une conflagration, qui, en
détruisant le monde, en a interrompu le mouvement et le temps qui
l’accompagne.
Mais pourquoi le monde se reconstitue-t-il à l’identique ? Parce qu’il est
gouverné par le destin et la providence, de sorte qu’il est à la fois soumis au
déterminisme et au rationnel.
(E) L’âme et la nature dans l’homme et dans le monde. Le dieu ou la
raison qui est immanent à la matière dès son état principiel de feu est un
principe rationnel qui agit comme une semence, c’est-à-dire comme le
principe biologique qui façonne l’animal ou la plante ; et comme dans l’être
humain, c’est aussi un principe directeur qui le dirige comme une âme. Il y
a dans le monde comme dans l’animal deux principes moteurs, la nature
comme principe de croissance et l’âme, éventuellement rationnelle, comme
principe de mouvement. L’univers entier est en effet animé par un souffle,
comparable au souffle qui anime l’animal.
Les stoïciens soutiennent en effet que l’âme est un souffle. Ils
démontrent d’abord que l’âme est un corps parce qu’un incorporel et un
corps ne peuvent pas compatir et parce qu’aucun incorporel ne peut se
séparer du corps 123. Ils montrent ensuite qu’elle est un souffle, en arguant
que l’animal meurt quand le souffle quitte le corps 124. Selon Chrysippe,
« l’âme est un souffle qui nous est connaturel, parcourant tout le corps,
aussi longtemps que la bonne respiration de la vie reste présente dans le
corps 125 ». Il y a différentes formes de pneuma ou souffle : le souffle
« hectique », le souffle naturel et le souffle psychique 126. Le souffle
« hectique » est celui qui maintient ou qui « tient » les corps inorganiques :
il assure la cohésion des minéraux et du bois, mais aussi des os. Le souffle
naturel assure une fonction de nutrition et de croissance (ce sont les
fonctions végétatives, qu’Aristote attribue à une partie végétative de
l’âme) : il est essentiellement présent dans les plantes, mais aussi dans les
cheveux et les ongles. Le souffle psychique est plus sec et plus rare que le
souffle physique et il permet la sensation et l’impulsion. De même qu’il y a
dans l’animal une âme concentrée dans sa partie directrice, mais qui est
diffusée dans tout le corps et l’anime, de même, dans l’univers, un souffle
divin concentré dans la partie directrice de l’univers sous forme de feu (le
soleil) est diffusé dans toute la matière de l’univers et l’anime. Aussi les
stoïciens ne croient-ils pas à l’existence des dieux grecs traditionnels, mais
ils réinterprètent la théologie traditionnelle en disant que les dieux ne sont
que les noms que l’on a donnés à ce principe selon la partie de l’univers
dans laquelle il pénètre : par exemple, Héra dans l’air ou Poséidon dans la
mer, tandis que Zeus est le principe de la vie dans la partie directrice du
monde (D. L., VII, 147).
Dans l’univers comme dans l’animal, la nature est un principe de
croissance : « La nature est un feu artisanal conduisant à la génération en
suivant une certaine voie », dit Zénon de la nature universelle 127. Lorsque
l’animal et le monde se développent, le souffle ne se contente plus d’assurer
la croissance, il assure aussi la sensation et le mouvement. Dieu façonne
l’univers de l’intérieur, puis le dirige à la manière d’une âme.
Dans le ventre de sa mère, l’embryon n’a pas d’âme : il se nourrit par le
cordon ombilical comme une plante et est une « partie de son ventre 128 ». À
la naissance, le fœtus devient un animal, et son souffle se transforme de
souffle physique en souffle psychique : sa nature devient une âme. Cette
transformation est le résultat d’un processus physico-chimique : dans
l’embryon à l’intérieur du ventre de sa mère, le souffle épais de la nature
s’affine, puis, sous l’action de l’air refroidissant avec lequel il entre en
contact à la naissance, il se transforme par condensation en souffle
psychique 129. Selon Plutarque dans sa polémique contre les stoïciens, il y a
une contradiction entre la condensation du souffle à la naissance et la thèse
que le souffle psychique est plus fin et plus ténu que le souffle physique.
Mais, selon Hiéroclès, l’affinement du pneuma psychique précède la
naissance 130.
(F) Le mélange et la « sympathie ». – Dans l’animal comme dans le
monde, pour pouvoir être diffusée dans tout le corps, l’âme doit lui être
mélangée. Chrysippe distingue trois types de composition des corps 131.
Dans la juxtaposition, par exemple celle des grains de blé dans un tas, les
corps ne se mêlent pas les uns aux autres. Dans la fusion, deux corps
combinent leurs substances et leurs qualités différentes pour former une
nouvelle substance et une nouvelle qualité : un tel mélange est irréversible
et se produit par exemple dans le cas des médicaments, qui, par
combinaison chimique, possèdent des propriétés que n’ont pas leurs
composantes. Dans le mélange total (di’ holôn), les deux corps
s’interpénètrent, les qualités s’additionnent, mais ce mélange est réversible :
on peut séparer les deux corps unis. Un tel mélange se produit aussi bien
pour les liquides, où il s’appelle « mixture » (krasis) (les stoïciens
soutiennent contre Aristote, G. C. I, 10, qu’une goutte de vin peut se
mélanger à la mer entière) que pour les corps secs, où il s’appelle
« mélange » (mixis) à proprement parler : c’est le cas de l’âme et du corps,
qui sont mélangés l’un à l’autre 132. C’est ce qui permet au souffle divin de
diriger l’univers, qui se trouve affecté d’une « sympathie » universelle :
« Ce monde est gouverné par la nature, car il est parcouru par un souffle
unique et il est en sympathie avec lui-même 133. » Autrement dit, toutes les
parties du monde sont coaffectées, parce qu’elles sont unies par le même
souffle, de même que toutes les parties du corps le sont parce qu’elles sont
parcourues par l’âme individuelle qui dirige l’animal.
(G) Destin et causes : la responsabilité humaine et la providence divine.
– Si tout arrive conformément au destin, quelle est la place de la
responsabilité humaine ? C’est la difficulté qu’essayait de résoudre
Chrysippe 134. Si c’est le destin qui est responsable des actes de l’homme,
les fautes ne lui sont pas imputables. Chez Aristote ou Épicure, il y a une
responsabilité morale, car les actions sont libres ou indéterminées. Selon
Cicéron, Du destin, 39 (LS 62 C), Chrysippe a voulu concilier le destin et
les « mouvements volontaires de l’âme ». Cette discussion s’inscrit dans le
cadre général de la théorie des causes.
Selon une définition commune à Zénon et à Chrysippe, la cause est « ce
par le fait de quoi 135 ». Cela signifie qu’ils rejettent certaines des causes
d’Aristote, comme la cause matérielle (« de quoi » une chose est faite, par
exemple la statue est faite de bronze), ou la cause finale, « en vue de quoi »
une chose est faite, par exemple la promenade en vue de la santé. Pour eux,
la cause se rapproche plutôt de la cause efficiente aristotélicienne. Mais la
théorie stoïcienne se distingue de celle d’Aristote, comme le montre bien
Clément d’Alexandrie (Stromates, VIII, 9) 136 : pour Aristote, la cause est
cause d’une chose, désignée par un nom, par exemple l’architecte est la
cause d’une maison, tandis que, pour les stoïciens, la cause est un corps, qui
est cause d’un effet pour un autre corps. Cet effet est un exprimable
incorporel, que ce soit un prédicat (« être coupé ») ou une proposition (« un
navire est construit »), « par exemple le scalpel est un corps qui devient
pour la chair, autre corps, cause d’un prédicat incorporel, “être coupé” »
(Sextus, M., IX, 211 = LS 55 B). Dans la logique, l’exprimable apparaît
comme un objet de pensée, qui existe en conformité avec une représentation
rationnelle et qui peut être exprimé dans le langage. Dans la physique, il
apparaît aussi comme l’effet d’une cause corporelle sur un autre corps.
Implicitement, cela signifie que les signifiés qui sont contenus dans la
pensée et le langage sont identiques aux effets des corps dans le monde.
Zénon tirait de cette doctrine la conséquence qu’« il est impossible que
la cause soit présente sans que ce dont elle est la cause se produise »
(LS 55 A). Chrysippe précisément distingue les causes et souligne que toute
cause n’entraîne pas nécessairement son effet. Selon Clément, Chrysippe
distingue en effet quatre types de causes : 1/ la cause procatartique ou
préliminaire ; 2/ la cause synectique ou sustentatrice ; 3/ la cause auxiliaire ;
4/ la cause coopérante 137.
Les causes procatartiques ou préliminaires « fournissent la première
tendance à un événement » ; mais elles ne sont pas des causes nécessaires :
ce n’est pas parce que cette cause existe que l’effet va nécessairement se
produire. En revanche, l’effet peut persister même après la disparition de la
cause.
La cause sustentatrice « est aussi appelée “cause complète” de façon
synonyme, puisqu’elle est par elle-même productrice de l’effet ». C’est
cette cause qui produit son effet de manière nécessaire, mais, inversement,
l’effet ne peut pas perdurer si la cause disparaît. Clément l’explique par une
comparaison, qui n’est probablement pas de Chrysippe : le père est la cause
préliminaire de l’enseignement (car il décide d’envoyer son fils à l’école),
mais c’est le maître qui est la cause complète de l’enseignement.
Toujours selon Clément, la cause auxiliaire est la nature de l’élève :
c’est elle qui « intensifie » l’effet de la cause sustentatrice. Elle est
comparable à un soldat auxiliaire, qui apporte son aide. La cause coopérante
n’a pas besoin de cause synectique, mais ne peut pas se suffire à elle seule :
elle contribue, avec d’autres causes coopérantes, à produire un effet.
Clément en donne pour exemple les ouvriers qui coopèrent ensemble à la
construction d’un bateau.
On trouve chez Cicéron, Du destin 39-43 (LS 62 C), une distinction
entre des causes « adjuvantes et prochaines » et des causes « parfaites et
principales ». Ces dernières semblent recouper la cause complète, tandis
que les premières pourraient regrouper plus ou moins les trois autres causes,
et en tout cas la cause préliminaire, car selon Cicéron, Du destin, 41
(LS 62 C 5), Chrysippe soutenait que le destin se produit en vertu de causes
auxiliaires et prochaines et, selon Plutarque, Contr. St., 47, 1056 B
(LS 55 R), le destin est une cause préliminaire de nos actions.
« Le destin est un certain ordre naturel de la totalité des choses
impliquées et entraînées de toute éternité par d’autres, et dont la trame ne
peut être rompue 138. » Il est « la cause entrelacée des choses ou la raison
selon laquelle le monde est dirigé » (D. L., VII, 149). Sa « substance » est
« un pouvoir du souffle, qui gouverne tout de manière ordonnée 139 ». Donc
le destin (1) se définit comme une chaîne de causes dont la trame est
inviolable (l’allusion reprend et déforme l’image traditionnelle du fil de la
destinée filé par les Parques) ; (2) s’explique par le fait que l’univers entier
est tout entier parcouru par le souffle qui l’unifie ; (3) régit l’univers de
manière rationnelle parce que ce souffle est divin et rationnel. Ainsi, « la
nature commune et la raison commune de cette nature sont identiques au
destin, à la providence et à Zeus 140 ».
Selon Pseudo-Plutarque, les stoïciens utilisaient toute une batterie
d’arguments pour prouver l’existence du destin 141 : 1/ que « rien n’arrive
sans cause et que tout au contraire arrive selon des causes
antécédentes 142 » : 2/ l’argument selon lequel le monde « est gouverné par
la nature, étant parcouru par un souffle unique et en sympathie avec lui-
même » ; 3/ une série de « témoignages en faveur de ces thèses » – à savoir,
l’existence de la divination, la soumission des sages au destin, « dans la
pensée que tout arrive en conformité avec la destinée » et, enfin, le principe
de bivalence, selon lequel toute proposition est vraie ou fausse 143. Selon ce
dernier argument, s’il y avait un mouvement sans cause, les propositions au
futur ne seraient pas vraies ou fausses (si une proposition au futur est vraie
ou fausse, il faut qu’elle ait une cause qui fait qu’elle est l’un ou l’autre) :
or, elles sont vraies ou fausses, donc il n’y a pas de mouvement sans cause,
et « si les choses sont ainsi, tout ce qui se produit se produit du fait de
causes antécédentes ; s’il en est ainsi, tout se produit selon le destin 144 ». Il
peut paraître assez surprenant que Chrysippe déduise le principe de
causalité du principe de bivalence, alors qu’Aristote, dans le chapitre IX du
traité De l’interprétation, a plutôt tendance à rejeter l’universalité du
principe de bivalence parce qu’il rejette le déterminisme. Mais la thèse
selon laquelle tout se produit selon des causes antécédentes était également
démontrée dans l’argument (1) : le principe de bivalence ne fait donc que
renforcer une thèse déjà établie par ailleurs. D’autre part, la proposition a
un tout autre statut chez Chrysippe que chez Aristote, où elle n’est pas
distincte de son énoncé.
Étant donné que le destin est un principe de causalité universel, rien ne
peut lui échapper : les actions des hommes elles-mêmes doivent être
« mues » et « régies » par le destin. Les hommes peuvent ainsi rejeter la
responsabilité de leurs fautes sur le destin (Aulu Gelle, VII, 2, 4-
12 = LS 55 K). Le destin ou Dieu est tenu pour responsable du mal. Cette
thèse peut aussi entraîner le fatalisme et l’inaction, si l’on pense que ce qui
est prévu par le destin se produira, quoi que nous fassions. C’était le sens de
l’« argument paresseux » : « Si c’est ton destin de guérir, que tu appelles le
médecin ou que tu ne l’appelles pas, tu guériras. Mais si c’est ton destin de
ne pas guérir, que tu appelles le médecin ou que tu ne l’appelles pas, tu ne
guériras pas. Or, ton destin est de guérir ou de ne pas guérir. C’est donc en
vain que tu appelles le médecin 145. » Le destin peut donc justifier le mal ou
l’inaction.
Chrysippe repoussait ces objections. En réponse à l’argument
paresseux, il répondait qu’il est « confatal » (codéterminé) que nous
guérissions grâce au médecin et que nous fassions appel à lui : « il y a
beaucoup de choses qui résultent de nous » et « qui ne sont pas moins
confatales que l’ordre de l’univers », par exemple « que quelqu’un échappe
à l’ennemi, cela est accompagné du fait qu’il le fuit, que des enfants
naissent, cela est accompagné de la volonté de s’unir à une femme » 146.
Cela ne rend pas l’homme responsable d’actions librement voulues, mais
répond à l’accusation de fatalisme : l’action humaine est incluse dans le
cours du destin, et le destin ne paralyse pas toute action.
Une autre réponse joue sur la distinction des causes. L’impulsion et
l’assentiment sont en effet « en notre pouvoir » : car « l’assentiment ne peut
pas se produire à moins qu’il ne soit provoqué par une représentation » qui
agit comme une « stimulation extérieure », mais cette représentation est la
cause préliminaire de l’assentiment, non sa cause parfaite. Chrysippe
compare ce processus à un cylindre et à un cône, qui ne peuvent se mouvoir
s’ils ne sont pas poussés, mais, « quand cela a eu lieu, c’est en vertu de sa
propre nature que, pour le reste, le cylindre roule et que le cône tourne » : il
ajoute que « l’assentiment, comme dans le cas du cylindre, bien que
provoqué du dehors, se mouvra ensuite selon sa propre force et sa propre
nature » 147. Le caractère déterministe de la comparaison est frappant : le
cylindre est déterminé à rouler et le cône à tourner. Aussi l’argument de
Chrysippe fonctionne-t-il en deux sens : d’une part, il souligne l’autonomie
de l’homme par rapport au destin, en montrant qu’il agit selon sa propre
nature et non selon le destin ; d’autre part, il souligne une autre forme de
déterminisme, en montrant que l’homme est déterminé à agir selon sa
propre nature. Aussi Chrysippe préserve-t-il la responsabilité humaine, plus
que la liberté de la volonté. Mais, selon ses propres critères, la liberté en
tant qu’absence de contrainte n’a pas une dimension positive, puisque, au
contraire, tout doit tendre à nous soumettre à la rationalité.
Il en résulte que Dieu n’est pas responsable du mal, mais que, comme le
disait Chrysippe, « les pythagoriciens ont raison de dire : “Apprends que les
hommes ont choisi leurs propres troubles”, entendant par là que le
dommage qu’ils subissent est entre les mains de chacun, et que c’est en
suivant leur impulsion, leur propre état d’esprit et leur propre disposition
qu’ils font fausse route et subissent du dommage 148 ». D’autre part, selon
Chrysippe, les maladies et les faiblesses physiques ont résulté comme une
conséquence accessoire de l’appropriation et de l’utilité, et le vice lui-même
a résulté de l’existence de la vertu à cause de l’affinité des contraires : ce
sont des conséquences qui n’ont pas été voulues par la providence divine
mais qui n’ont pas pu être évitées 149. Tout tend donc en définitive à ramener
l’homme à une soumission aux décrets du destin : « Si je savais qu’il est
maintenant déterminé par le destin que je sois malade, j’aurais une
impulsion à l’être 150. »
1. L’Académie est l’école fondée par Platon.
2. D. L., I, 15 ; 105 ; II, 114 ; 120 ; VII, 2-4 ; 16 ; 25.
3. Il s’agit généralement d’une influence négative : Zénon et ses successeurs réagissent contre
des thèses aristotéliciennes.
4. Pour Arcésilas, voir notamment Eusèbe, Préparation évangélique, XIV, 6, 7-14 ; pour
Philon : D. L., VII, 16 ; Alexinos : D. L., II, 109-110, Sextus, M., IX, 108 ; Théophraste :
Philon, Aet. Mundi, 23-24 (témoignage incertain).
5. Kynikos signifie « canin » : Diogène se comparait à un chien.
6. Cicéron, Ac. Post., I, 39-42 ; D. L., VII, 157 ; Stobée, I, 12, p. 136, 21-137, 6 (LS 30 A).
7. D. L., VII, 39 ; Cicéron, Des fins. IV, 4.
8. Voir ci-dessous, chap. II, p. 82-83.
9. Eusèbe, Prép. évang. XV, 20, 2 (SVF, I, 128).
10. Stobée, I, 17, 3, p. 153, 13-15 (SVF, I, 497).
11. Plutarque, Contr. St., 7, 1034 D-E (LS 61 C).
12. Les Phénomènes sont un long poème didactique qui décrit les phénomènes astronomiques et
météorologiques, en les interprétant comme des signes du divin.
13. Clément d’Alexandrie, Stromates VII, I, 9, 26 (SVF, I, 488). Voir ci-dessous, p. 25-28.
14. Sur Ariston, voir D. L., VII, 160-164 ; cf. A. M. Ioppolo, Aristone di Chio e lo Stoicismo
antico, Naples, 1980.
15. D. L., VII, 161 ; cf. Plutarque, Vertu morale, 2, 440 E – 441 A (LS 61 B). Cette dernière
thèse vient d’Aristote, Physique, VII, 246 b 3-4, et Éth. Nic., I, 12, 1101 b 12.
16. D. L., VII, 88 ; Stobée, II, 7, p. 76, 9-15 (LS 58 K).
17. Ps.-Plutarque [Aëtius ?], Opinions des philosophes, I, préf. 2 (LS 26 A).
18. Sénèque, Lettres à Lucilius, 89, 4-5 ; PHerc. 1020, col. I.
19. Galien, Plac. Hippocr. et Plat., V, 3, 1 (LS 53 V).
20. Pierre Hadot traduit askêsis par « exercices spirituels » : voir Exercices spirituels et
philosophie antique, Paris, 1981 ; Qu’est-ce que la philosophie antique ?, Paris, 1995.
21. Ps.-Plutarque, Opinions, préf. (LS 26 A) ; cf. Sénèque, Lettres, 89, 4 ; 89, 14-17 ; Cicéron,
Des fins, III, 72-73.
22. D. L., VII, 40. Selon Sextus, M., VII, 19, cette dernière image est de Posidonius (F 88).
23. Olympiodore, Sur le Gorgias de Platon, 12, 1 (LS 42 A). Sur la « compréhension », voir ci-
dessous, p. 20-22.
24. Voir ci-dessous, p. 47-48.
25. Aulu Gelle, Nuits attiques, VI, 14, 10.
26. Cicéron, Ac. Post., I, 41 (LS 40 B).
27. On adopte ici la traduction par « représentation » de manière conventionnelle, faute de
traduction satisfaisante.
28. On notera que toutes les représentations des hommes sont rationnelles, c’est-à-dire qu’elles
sont toutes susceptibles d’être exprimées dans le langage (D. L., VII, 51).
29. Ps.-Plutarque, Opinions, IV, 11 (LS 39 E).
30. Ibid., IV, 12 (LS 39 B).
31. Sextus, M., VII, 242-246 (LS 39 G).
32. La traduction de katalêpsis par « compréhension » vient de la traduction latine par Cicéron,
qui utilise deux autres traductions, cognitio et perceptio (cf. Ac. Pr., II, 17 ; II, 145 = LS 41 A).
« Compréhension » traduit la métaphore de la main selon laquelle la katalêpsis est analogue au
poing fermé qui « saisit » son objet, tandis que la représentation est comme la main ouverte.
« Perception » est une traduction à partir de l’étymologie : « saisir complètement (kata/per) ».
33. Sextus, M., VII, 248 (LS 40 E) ; Cic. Ac. Pr., II, 77 (LS 40 D).
34. Cf. Cicéron, Des fins, III, 72 ; D. L., VII, 46-48 ; PHerc. 1020.
35. Cette théorie a souvent été comparée aux théories modernes, comme la distinction entre
signe, sens et référent chez Frege.
36. La première théorie du cas apparaît chez Aristote, qui distingue le nom et la déformation ou
« cas » du nom (c’est-à-dire les formes du nom dans une fonction de complément). Nous
n’avons gardé que rarement des cas en français : par exemple, le pronom « je » est un nominatif,
tandis que « me » est le même pronom à un cas oblique. Pour les stoïciens, contrairement à
Aristote, il existe un cas droit (le nominatif), et le cas est un signifié et non un mot.
37. D. L., VII, 66-68 ; Sextus, M., VIII, 71-74.
38. Voir ci-dessous, p. 75.
39. Voir aussi Sénèque, Lettres, 117, 13 (LS 33 E).
40. Sextus M., VIII, 85 (LS 34 D).
41. Sextus P., II, 229-234 (LS 37 A) ; cf. Épictète, I, 7, 20-21, etc.
42. D. L., VII, 69-70 (LS 34 K) ; Sextus, M., VIII, 93-98 (LS 34 H).
43. D. L., VII, 71-74 ; textes réunis dans LS 35.
44. Sextus, M., I, 309-310 ; VIII, 112-117 ; P., II, 110-113 (LS 35 B) ; Cicéron, Du destin, 14-
15.
45. Boèce, in Ar. De interpr., III, 9, p. 234, 1-235, 11 et D. L., VII, 75 (LS 38 D).
46. Sextus Empiricus, P., II, 135-143 (LS 36 B).
47. D. L., VII, 76-81 (LS 36 A). « Premier » et « second » représentent des propositions.
48. Sextus Empiricus, M., VIII, 229 (LS 36 G).
49. Cicéron, Des fins, III, 52.
50. Stobée, II, 7, p. 100, 18-19 (SVF, III, 208).
51. Stobée, II, 7, p. 86, 17-18 (LS 53 Q).
52. Sénèque, Lettres, 113, 18 (SVF, III, 169).
53. Plutarque, Contr. St., 1037 F (LS 53 R).
54. D. L., VII, 85-86 (LS 57 A).
55. Plutarque, Contr. St., 12, 1038 C.
56. Hiéroclès ap. Stobée, IV, 27, p. 671, 3-673, 18 (LS 57 G) ; cf. Plutarque, Contr. St., 12,
1038 B (LS 57 E).
57. Porphyre, De l’abstinence, III, 19 (SVF, I, 197).
58. Cicéron, Des fins, III, 20-21 (LS 59 D). Cf. III, 33-34 (LS 60 D), et Sénèque, Lettres, 120
(LS 60 E) : l’observation et la comparaison des actes conformes à la nature conduisent à
concevoir la notion du bien par analogie avec la santé et la force du corps.
59. Stobée, II, 7, p. 77, 16-17 (LS 63 A) ; p. 46, 5-7 (SVF, III, 2).
60. Ibid., p. 77, 25-27 (LS 63A3).
61. Cicéron, Des fins, III, 22 (LS 64 F).
62. Stobée, II, 7 p. 77, 18-19 (LS 63 A).
63. Ibid., p. 75, 11-76, 8 (LS 63 B).
64. Cicéron, Des fins, IV, 14, traduit par « science ».
65. D. L., VII, 89 (LS 61 A) ; cf. Stobée, II, 7, p. 60, 7-8 (SVF, III, 262).
66. Cicéron, Tusc., IV, 34 ; Sénèque, Lettres, 76, 10 (LS 63 D).
67. Stobée, II, 7, p. 73, 19-21 (LS 41 H). Voir p. 21-22 ci-dessus.
68. D. L., VII, 126.
69. Stobée, II, 7, p. 66, 20-67, 1 (LS 61 G).
70. Plutarque, Vertu morale, II, 441 A (LS 61 B). Selon la plupart des éditions du texte parallèle
de Plutarque, Contr. St., VII, 1034 C (LS 61 C), Zénon aurait distingué la prudence en ce sens
générique d’une prudence spécifique, mais cette distinction a été ajoutée par les éditeurs
modernes de Plutarque et ne se trouve pas dans les manuscrits.
71. Stobée, II, 7, p. 59, 4-11 (LS 61 H) ; cf. D. L., VII, 92.
72. Cf. Stobée, II, 7, p. 63, 11 sq. (LS 61 D).
73. Plutarque, Contr. St., VII, 1034 C (LS 61 C). Cf. Platon, Lois XII, 964 b ; République, IV,
441 c-442 c (mais on trouve la sagesse, sophia, au lieu de la prudence dans ce texte plus
ancien).
74. On notera toutefois le rôle plus restreint que semble lui faire jouer Stobée en disant que « la
prudence se rapporte aux devoirs » (II, 7, p. 60, 12 = LS 61 H). Voir ci-dessous, p. 53.
75. Stobée, II, 7, p. 46, 5-6 (SVF, III, 2).
76. Cf. Cicéron, Des fins, III, 58 ; Stobée, II, 7, p. 85, 13-86, 4 (LS 59 B).
77. D. L., VII, 107 ; cf. Stobée, II, 7, p. 85, 13-86, 4 (LS 59 B).
78. Stobée, II, 7, p. 85, 20-86, 1 (LS 59 B) ; ibid., p. 96, 18-97, 14 (LS 59 M).
79. Stobée, II, 7, p. 85, 13-86, 4 (LS 59 B).
80. Sextus Empiricus, M., XI, 200 (LS 59 G).
81. Stobée, II, 7, p. 60, 12-15 (LS 61 H).
82. Cicéron, Tusc., IV, 22-23 ; Ac. Post., I, 39.
83. Les stoïciens semblent avoir hésité entre les deux thèses, s’il faut en croire Galien, Plac.
Hip. Plat., IV, 3, 2-5 (LS 65 K).
84. Cicéron, Ac. Post., I, 39.
85. Voir notamment Platon, Timée, 69 a-72 b ; Phèdre, 253 c-254 e.
86. Plutarque, Vertu morale, 3, 446 F (SVF, III, 459).
87. Sénèque, Lettres, 113, 18 (SVF, III, 169).
88. Sénèque, La Colère, II, 3-4.
89. Cicéron, Tusc., IV, 11 ; Galien, Plac. Hip. et Plat., IV, 2, 10 (LS 65 J).
90. Galien, Plac. Hip. et Plat., IV, 2, 10-18 (LS 65 J).
91. Alexandre d’Aphrodise, Du destin, 28 (LS 61 N).
92. D. L., VII, 127 ; Plutarque, Contr. St., 10, 1063 A-B (LS 61 T).
93. Sextus, M., VII, 433 (SVF, III, 657).
94. Stobée, II, 7, p. 99, 3-100, 7 (SVF, I, 216).
95. Voir M. Schofield, The Stoic Idea of the City, Cambridge, 1991.
96. Cf. D. L., VII, 135-136 ; 142-143 ; 145-146 ; 153-154.
97. Plutarque, Contr. Stoic., 9, 1035 A-B (LS 26 C).
98. Alexandre d’Aphrodise, Sur les Topiques d’Aristote, p. 301, 19-25 (LS 27 B) ; Sextus,
M., X, 218 (LS 27 D).
99. Voir ci-dessus, p. 19-20. LS, vol. II, p. 20, ont proposé de considérer les « entités fictives »
comme ni corporelles ni incorporelles.
100. On notera toutefois que ce schéma ne prend pas en compte l’ordonnance hiérarchique selon
une échelle des êtres, qui va de la pierre à l’animal rationnel en passant par la plante et l’animal
irrationnel (voir ci-dessous, p. 71-72).
101. Galien, Des qualités incorporelles, p. 464, 10-14 (LS 49 E).
102. Galien, Des qualités incorporelles, p. 483, 13-16 (LS 49 F).
103. Sextus, M., VIII, 263 (LS 45 B).
104. Sextus, M., X, 218 (LS 27 D).
105. Voir ci-dessus, p. 25-33, et ci-après, p. 75.
106. Stobée, I, 8, p. 104, 6-107, 7 (SVF, I, 93 + II, 509 ; en partie dans LS 51 B).
107. SVF, II, 371 ; cf. Simplicius, Sur les Catégories d’Aristote, p. 66, 32-67, 2 (LS 27 F).
108. Ibid., p. 62, 25-26 ; cf. Porphyre, in Ar. Cat., p. 86, 23.
109. Simplicius, Sur les Catégories d’Aristote, op. cit., p. 48, 11-16 (LS 28 E).
110. Ibid., p. 212, 12-213, 1 (LS 28 N).
111. Sextus, P., II, 81 (LS 33 P).
112. Simplicius, Sur les Catégories d’Aristote, op. cit., p. 166, 15-29 (LS 29 C).
113. Voir notamment A. Graeser, « The Stoic Categories », dans J. Brunschwig (dir.), Les
Stoïciens et leur logique, Paris, 1978, p. 199-222. Sur les parties du discours, voir ci-dessus,
p. 26-28.
114. Némésius, La Nature de l’homme, p. 164, 15-18 (LS 47 D).
115. Alexandre d’Aphrodise, Du mélange, p. 225, 1-2 (LS 45 H).
116. Calcidius, in Timaeum, c. 292 (LS 44 D).
117. D. L., VII, 137 ; cf. Plutarque, Not. comm., 50, 1086 E (SVF, II, 380).
118. Cf. F. Nietzsche, Ecce homo. La Naissance de la tragédie, III.
119. Stobée, I, 10, p. 129, 2-130, 13 (LS 47 A).
120. Némésius, La Nature de l’homme, c. 38, p. 309, 5-311, 2 (LS 52 C) ; cf. Origène, Contre
Celse, V, 20.
121. Voir Origène, Contre Celse, V, 21.
122. Alexandre d’Aphrodise, in APr., p. 180, 33-36 (LS 52 F).
123. Cicéron, Ac. Pr., I, 39 (LS 45 A) ; Némésius, Nat. hom., p. 78,7-79, 2 (LS 45 C) ; p. 81, 6-
10 (LS 45 D).
124. Calcidius, Ad Timaeum, c. 220 (LS 53 G).
125. Galien, Plac. Hip. Plat., III, 1, p. 170, 9-10 (SVF, II, 885).
126. [Galien], Introduction médicale, IX, p. 697, 6-8 K. (LS 47 N) ; Sextus, M., IX, 130 (SVF,
III, 370) ; IX, 78-84 (SVF, II, 1013).
127. D. L., VII, 156 ; Cicéron, Nature des dieux II, 57 (SVF, I, 71).
128. [Plutarque], Opinions, V, 15-16, 907 C-E (SVF, II, 754 ; 756).
129. Hiéroclès, Elem. moral., 1, 17-18 ; 21-22 (LS 53 B) ; Plutarque, Prim. frig., 2, 946 C ;
Contr. Stoic., 41, 1052 F ; Not. Comm., 1084 D-E (SVF, II, 806).
130. LS 53 B coupe une phrase clé où il est dit que le souffle de l’embryon, « ventilé par des
efforts continus, devient quantitativement une âme ».
131. Alexandre d’Aphrodise, Du mélange, p. 216, 14-218, 6 (LS 48 C).
132. Cette distinction entre mixis et krasis est expliquée dans le texte de Stobée, I, 17, p. 153,
23-155, 14 (SVF, II, 471), qui n’est que partiellement reproduit dans LS 48 D (voir p. 289,
note 3). Le terme krasis est souvent appliqué dans les sources au mélange de l’âme et du corps.
133. [Plutarque], Du destin, 11, 574 E-F (SVF, II, 912) ; cf. Cicéron, Du destin, 5-11, et De la
divination, II, 33-35.
134. Eusèbe, Préparation évangélique, VI, 8, 25 (LS 62 F).
135. Stobée, I, 13, p. 138, 14-139, 4 (LS 55 A).
136. Extraits en LS 55 C-D ; trad. intégrale dans J.-J. Duhot, La Conception stoïcienne de la
causalité, Paris, 1989, p. 273-278.
137. Clément Alex., loc. cit. (LS 55 I).
138. Aulu Gelle, VII, 2, 4-12 (LS 55 K).
139. Stobée, I, 5, 15, p. 79, 1 (LS 55 M).
140. Plutarque, Contr. St., 34, 1050 B.
141. [Plutarque], Du destin, 9, 574 E-F (SVF, II, 912). Il s’agit manifestement des arguments de
Chrysippe dans son traité Du destin.
142. Voir Cicéron, Du destin, 41 (LS 62 C 5).
143. Voir ci-dessus, p. 28-30.
144. Cicéron, Du destin, 20-21 (LS 38 G).
145. Cicéron, Du destin, 28-29 (LS 70 G) ; cf. Origène, Contre Celse, II, 20.
146. Eusèbe, P. E. VI, 8, 25-27 (LS 62 F) ; Cicéron, Du destin, 30 (LS 55 R).
147. Ibid., 41-43 (LS 62 C). Cf. Aulu Gelle, VII, 2, 4-12 (LS 55 K) ; et, pour l’assentiment « en
notre pouvoir », Cicéron, Ac. Pr., II, 37-38 ; Ac. Post., I, 40 (LS 40 B).
148. Aulu Gelle, VII, 2, 12 (LS 55 K).
149. Ibid., VII, 1, 1-13 (LS 54 Q).
150. Chrysippe cité par Épictète, Entretiens, II, 6, 9 (LS 58 J).
CHAPITRE II

Le stoïcisme à l’époque romaine


er e
(I siècle av. J.-C.- III siècle apr. J.-
C.)

I. – La décentralisation du stoïcisme au Ier siècle


av. J.-C.
Parce que Cicéron 1 dit que Mnésarque et Dardanos étaient les « chefs
de file des stoïciens » à Athènes à l’époque des académiciens Philon de
Larisse et Antiochus, on a longtemps cru que l’école stoïcienne avait
continué d’exister à Athènes sous la direction de ces deux philosophes,
après la mort de Panétius, vers 110-109 av. J.-C., et qu’elle n’avait vraiment
disparu que lors de la prise d’Athènes par Sylla, en 86.
En fait, le témoignage de l’épicurien Philodème semble montrer que
Dardanos et Mnésarque furent seulement les élèves de Panétius, et non ses
successeurs 2. En revanche, à la même époque, Posidonius d’Apamée
devient le chef d’une école stoïcienne à Rhodes : Cicéron lui-même fut son
élève, sans doute vers 77 (Plutarque, Cicéron, 4, 5), et cette école était
suffisamment structurée pour que le petit-fils de Posidonius, Jason de Nysa,
lui succède à sa mort (Posidonius, T 40). Le prestige de Posidonius étant
bien supérieur à celui des « chefs de file » athéniens de l’époque, il est clair
que le centre de gravité de l’école s’est déplacé. Peut-être Posidonius fut-il
le successeur désigné de Panétius, et peut-être l’école de Rhodes n’est-elle
que l’école stoïcienne d’Athènes volontairement déplacée à Rhodes 3. Quoi
qu’il en soit, c’est un fait qu’on perd pour longtemps la trace de tout
enseignement stoïcien à Athènes après Dardanos et Mnésarque. La prise
d’Athènes par Sylla marque le début de l’hégémonie romaine, et le
déplacement progressif vers Rome du centre de l’activité philosophique, en
même temps que sa dispersion à travers tout l’Empire.
La diffusion et la dispersion de l’enseignement stoïcien dans l’ensemble
du monde méditerranéen avaient commencé au milieu du IIe siècle :
l’ambassade des trois philosophes, en 155, marquait l’introduction du
stoïcisme à Rome ; la fondation d’une école stoïcienne par Archédème de
Tarse à Babylone (SVF, III, Arch. 2), sans doute avant 146-145, marquait
son extension en Orient ; les fréquents séjours de Panétius à Rome
entre 140 et 130 et son amitié pour Scipion Émilien achevèrent
l’introduction du stoïcisme à Rome. La première génération des stoïciens
romains, tel Laelius, bénéficia de l’enseignement de Panétius. La seconde
génération était née en 154, à peu près au moment de l’ambassade :
P. Rutilius Rufus, homme politique, orateur et historien stoïcien, ainsi que
L. Aelius Stilo, futur maître de Varron et auteur d’une Introduction à la
dialectique.
Au Ier siècle avant notre ère, le stoïcisme romain est néanmoins dominé
par Caton d’Utique (94-46), homme politique de premier plan, dont le
stoïque suicide, après la victoire de César et la chute du camp républicain,
devait faire le modèle du sage stoïcien, par exemple chez Sénèque (Lettres,
24, 6-8). La rencontre de la vertu romaine traditionnelle et de la rigueur
stoïcienne contribua au succès du stoïcisme. D’autres stoïciens jouent à la
même époque un rôle intellectuel et politique important : Octave Auguste a
eu pour maître de philosophie Athénodore de Tarse dit « Calvus » (95/85-
13/3), lui-même disciple de Posidonius, puis pour conseiller un certain
Arius, peut-être le philosophe Arius Didyme, dont certains écrits nous sont
conservés par Stobée 4.
Dans toute l’histoire du stoïcisme romain, on relève ainsi la coexistence
de philosophes professionnels et de stoïciens non professionnels, souvent
aristocrates de haut rang engagés dans une carrière politique. Dans certains
cas, comme celui de Sénèque, les deux aspects se retrouvent en un seul
homme.
Entre la fin de la République et les deux premiers siècles de l’Empire,
l’enseignement du stoïcisme se multiplie dans le monde gréco-romain.
Certains professeurs exercent comme précepteur, tels Athénodore Calvus,
mais aussi Chairémon et Sénèque, précepteurs de Néron. Mais la plupart
avaient un groupe d’élèves plus ou moins importants, auquel s’adjoignaient
parfois des auditeurs occasionnels : tel est le cas de Diodote, qui meurt
en 59 av. J.-C. chez Cicéron ; d’Attale, le maître de Sénèque ; de Cornutus,
le maître de Lucain et de Perse ; de Musonius Rufus, le maître d’Épictète ;
d’Euphrate de Tyr, mort probablement vers 119/121 ; d’Épictète lui-même ;
d’Apollonius de Chalcédoine et de Sextus de Chéronée, chez lesquels se
rendait encore Marc Aurèle empereur. Certains de ces professeurs
exerçaient à domicile. D’autres, plus ou moins officiellement appointés par
leur cité, exerçaient probablement dans un bâtiment public, et pouvaient
vivre soit d’un salaire accordé par la cité, soit du salaire versé par leurs
élèves, soit des deux. Une inscription témoigne ainsi d’un renouveau de
l’enseignement stoïcien à Athènes, assuré par un certain T. Coponius
Maximus d’Hagnous, « professeur stoïcien », probablement sous le règne
de Trajan (fin Ier – début IIe siècle). En 176 apr. J.-C., Marc Aurèle crée à
Athènes des chaires de philosophie pour chacune des quatre principales
doctrines philosophiques (platonisme, stoïcisme, épicurisme et
aristotélisme), deux chaires par école, semble-t-il 5.
Durant toute cette période, le succès du stoïcisme ne se dément pas. Son
influence s’exerce dans toutes les classes de la société, d’un ancien esclave,
Épictète, à l’empereur Marc Aurèle. Politiquement, son influence est aussi
large : le stoïcisme est la philosophie des maîtres de Rome (Sénèque et
Marc Aurèle) et celle des opposants politiques aux tendances dictatoriales
de l’Empire (Sénèque après sa disgrâce, Thraséa Paetus, suicidé en 66 sur
décret du Sénat, son gendre Helvidius Priscus, ou Paconius Agrippinus, qui
deviennent des modèles chez Épictète, Entretiens, I, 1, 26-27 ; 2, 19-24).
Le règne de Marc Aurèle marque l’apogée du stoïcisme, qui reste vivace
jusqu’au début du siècle suivant. Mais Porphyre, dans la Vie de Plotin, nous
apprend que, dans les années 260, cet enseignement avait disparu. Les
derniers professeurs de philosophie stoïcienne ne sont pour nous que des
noms qu’il nous transmet. Peut-être le sac d’Athènes par les Hérules,
en 267, y est-il responsable de cette disparition. Quoi qu’il en soit,
l’enseignement du stoïcisme semble, de fait, disparaître de tout l’Empire.
En réalité, le stoïcisme, comme les autres philosophies, est
manifestement entré en compétition avec le christianisme. Le christianisme,
comme le judaïsme, a absorbé de nombreux éléments stoïciens. Mais, en
même temps, une véritable compétition s’est engagée entre les philosophies
païennes et la sagesse chrétienne. Au IIIe siècle, le théologien Origène écrit
un ouvrage entier pour réfuter les attaques du philosophe platonicien Celse
contre la religion chrétienne. Il cite un passage révélateur du pamphlet de
Celse, dans lequel celui-ci décrit l’attitude stoïque d’Épictète torturé par son
maître (anecdote probablement fictive, car Épictète semble avoir été
boiteux de naissance et non à la suite d’un mauvais traitement infligé par
son maître) : « Son maître lui tordait la jambe. Il lui dit sans s’émouvoir,
avec un léger sourire : “Tu vas la casser.” Et, lorsqu’elle fut brisée : “Ne te
l’avais-je pas dit, que tu allais la casser ?” Votre Dieu dans son supplice a-t-
il dit quelque chose de tel ? » (Contre Celse, VII, 53). L’intention
polémique est claire et oppose la sagesse chrétienne et la sagesse stoïque.
Elle fait allusion au passage des Évangiles où Jésus dit : « Père, s’il est
possible, éloigne ce calice de moi », moment que, selon Origène, les païens
interprétaient comme un moment de lâcheté du Christ. Origène a d’ailleurs
plusieurs réponses à cette accusation 6, mais cette mise en scène d’Épictète
comme saint païen témoigne de la rivalité entre la philosophie stoïcienne et
la religion chrétienne, en tant que sagesses. Dans cette rivalité, l’avenir
appartenait désormais au christianisme.
Un siècle plus tard, en 355/358, l’enseignement des doctrines
stoïciennes faisait encore partie de la culture générale à Athènes, selon le
rhéteur Himérius (Discours, XLVIII, 23). Pourtant, à la même époque, plus
personne ne lisait les ouvrages des anciens stoïciens : il restait encore des
copies des œuvres de Chrysippe, de Zénon et de Cléanthe à la bibliothèque
de Constantinople, que l’atelier de copistes qu’y avait installé l’empereur
Constance II recopia et sauva de la disparition, selon Thémistius (Discours,
IV, 13, 60B). Mais Thémistius signale lui-même qu’il n’existait plus de
copies privées de ces textes et que les exemplaires en mauvais état que
recopia l’atelier impérial étaient les derniers existants. Ces textes
disparurent donc bientôt, et seuls survécurent les textes du stoïcisme
impérial : vers 533/538, le néoplatonicien Simplicius, dans son
commentaire des Catégories d’Aristote (p. 334, 1-3), écrit que, « de nos
jours, l’enseignement et la majorité des écrits des stoïciens ont disparu ».

II. – Continuités et innovations,


de Panétius à Sénèque
Dans sa période romaine, le stoïcisme connaît un certain nombre
d’innovations et de transformations. On observe la coexistence d’auteurs
assez traditionnels, comme Arius Didyme, et d’auteurs plus novateurs,
comme Épictète.
Il y a à cela des raisons institutionnelles évidentes : à partir du moment
où l’école fondée par Zénon cesse de fonctionner, au Ier siècle av. J.-C., il
n’y a plus une institution gardienne de l’orthodoxie, jusque-là assurée par le
scolarque de l’école. Même si celui-ci pouvait être innovant, comme
Chrysippe, il assurait une certaine unité doctrinale, et il était la référence
officielle de l’orthodoxie. Cette référence disparut avec l’école.
Ce changement, qui affecte toutes les écoles philosophiques, explique
sans doute en grande partie un trait de l’évolution de l’enseignement
philosophique : l’importance croissante de la pratique du commentaire.
Jusqu’alors, les professeurs de philosophie procédaient plutôt par une
discussion dialectique sur une question donnée, comparable à celle dont
nous avons l’image dans les dialogues de Platon, et, éventuellement, par un
exposé magistral. Mais on ne pratiquait guère l’explication de texte : les
premiers successeurs des philosophes n’en avaient guère besoin, puisque
chaque nouveau scolarque avait été le disciple du précédent. Mais, lorsque
les maîtres de philosophie se multiplient et sont parfaitement autonomes,
seuls des textes peuvent faire autorité. C’est ainsi la pratique du
commentaire qui devient le mode d’enseignement le plus répandu, et
Épictète lui-même l’utilise encore 7. Les conséquences de cette pratique ne
sont pas univoques. A priori, elle pourrait contribuer à un certain
conservatisme doctrinal. Mais, en pratique, chaque auteur peut réinterpréter
librement les textes qu’il commente, et, de fait, l’innovation peut se faire
plus importante.
La première grande période d’évolution doctrinale se fait lorsque
l’École a encore une existence institutionnelle, dans la période qui va du
milieu du IIe siècle av. notre ère au milieu du siècle suivant, période qui est
dominée par les figures de Panétius (scolarque de 129 environ à sa mort
en 110-109) et de ses élèves, Hécaton de Rhodes et Posidonius d’Apamée.
Cette période est souvent appelée le « Moyen Stoïcisme », avec l’idée d’une
évolution doctrinale qui tend à rapprocher le stoïcisme du platonisme. Si
l’expression « Moyen Stoïcisme » est une invention de l’érudition du
e 8
XIX siècle , l’idée d’un rapprochement doctrinal du stoïcisme et du

platonisme sous l’impulsion de Panétius et de Posidonius remonte à


l’Antiquité. L’épicurien Philodème (Ind. Stoic., LXI, 2-4) décrit Panétius
comme un « amateur de Platon et d’Aristote », ce que confirme Cicéron
(Des fins, IV, 79). Galien mentionne même un « Platon de Panétius », qui
était probablement une édition de Platon par Panétius 9. La même attitude
est attribuée à Posidonius par Galien, selon qui celui-ci « admire Platon,
l’appelle “divin” et vénère ses doctrines sur les passions et les facultés de
l’âme » (Plac. Hipp. et Plat., IV, 421 = Posid. T 97) : selon Galien, cette
attitude va même, sur ces questions, jusqu’à « se séparer de Chrysippe et de
Zénon et à faire l’éloge des doctrines de Platon et à les adopter » (ibid., V,
429 = Posid. T 98). Strabon reproche à Posidonius d’être « aristotélisant »
(II, 3, 8 = Posid. T 85).
Un ensemble de témoignages, notamment celui de Cicéron dans son
traité Des devoirs 10, semble indiquer que Panétius aurait aussi divisé l’âme
en deux parties, rationnelle et irrationnelle, rétablissant la division
platonicienne de l’âme. Mais les formules rapportées par Cicéron sont
moins nettes, et parlent notamment « d’une faculté et d’une nature de l’âme
qui est double, et dont une partie est située dans l’impulsion (hormê, en
grec), qui le pousse ici et là, et l’autre dans la raison, qui enseigne et
explique ce qu’il faut faire et ce qu’il faut éviter » (Off., I, 101). Un autre
témoignage, celui de Tertullien, De l’âme, 14 (T 128), fait état, d’une
manière plus proche de la tradition stoïcienne, d’une division de l’âme en
six parties. Il n’est donc pas évident que Panétius ait soutenu une division
réelle des parties de l’âme en une partie rationnelle et une partie
irrationnelle. Plus originale est la distinction qu’il semble avoir effectuée
entre une vertu théorique (probablement identifiée à la prudence) et la vertu
pratique, sans doute divisée en trois – le courage, la justice et la
modération 11 –, car cette distinction semble reprendre la distinction
aristotélicienne entre vertus intellectuelles et vertus pratiques, mais, là
encore, la distinction peut être interprétée de façon plus traditionnelle.
D’autres innovations peuvent lui être attribuées : il n’approuvait pas les
« subtilités de la dialectique » et il commençait la philosophie par la
physique (Cicéron, Fin., IV, 79 ; D. L., VII, 41). Il a rejeté le dogme de
l’éternel retour et s’est rallié à la thèse de l’éternité du monde (T 131).
Quant à Posidonius, il a commenté le Timée (Posid. T 85), même s’il
n’est pas certain qu’il ait consacré un commentaire séparé à ce dialogue de
Platon. Si l’on en croit Galien, la position de Posidonius en ce qui concerne
les parties de l’âme est proche de la position platonicienne. Il estime que
Chrysippe n’a pas pu parfaitement rendre compte de l’origine des passions
et qu’il faut contre lui réhabiliter l’idée qu’elles sont parfois « le résultat du
mouvement de la partie passionnelle 12 ». Dans un système qui donne une
grande place à la physiologie, il est néanmoins tout à fait remarquable que
Posidonius refuse de considérer ces facultés comme des parties de l’âme et
ne leur assigne pas de localisation séparée, mais une seule et même
substance. Galien a très probablement durci en une opposition de
Posidonius à Chrysippe des critiques, des réserves et des nuances 13.
En fait, l’idée que Panétius et Posidonius ont donné une coloration
platonisante ou aristotélisante au stoïcisme est trompeuse à plus d’un titre.
D’abord, on trouve déjà dans un ouvrage d’Antipater de Tarse intitulé Que
selon Platon seul le vertueux est bon l’idée d’une « harmonie » de
nombreux dogmes platoniciens avec ceux des stoïciens 14. Le rejet de
l’éternel retour par Panétius est préparé par les doutes exprimés par Zénon
de Tarse et Diogène de Séleucie, et par le rejet de Boéthos de Sidon.
Ensuite, la référence à Platon et Aristote comme autorités peut même se
retrouver chez Chrysippe, qui, dans son traité Sur la dialectique, traçait la
généalogie de ses prédécesseurs dans le domaine de la dialectique : Socrate,
Platon, Aristote, Polémon et Straton (Plut., Contr. Stoic., 24, 1045 F). Quant
au fait que Posidonius ait commenté le Timée de Platon, cela ne doit pas
faire oublier l’importance manifeste de ce dialogue dès la physique de
Zénon. Il n’en reste pas moins que Panétius et Posidonius témoignent d’une
inflexion certaine du stoïcisme.
Une adaptation du stoïcisme est également manifeste chez Sénèque
(4 av. J.-C.-65 apr.). Né à Cordoue, en Espagne, d’une famille romaine, sa
vie n’est pas seulement celle d’un philosophe : il commence une carrière
d’orateur (comme son père, Sénèque le rhéteur) et d’homme politique, et
devient le précepteur (49-54) puis le ministre de Néron (54-62), ce qui fait
de lui l’homme le plus riche et le plus puissant de l’Empire. Mais il tombe
en disgrâce en 62, puis se suicide sur ordre de Néron, à cause de sa
participation à la conspiration de Pison.
Il n’a pas écrit que des œuvres philosophiques, mais aussi des tragédies.
Formé dans sa jeunesse par le stoïcien Attale et par le pythagoricien Sotion,
il commence à écrire ses premiers essais philosophiques lors d’un exil, des
Consolations, l’une à sa mère, Helvia, l’autre à Polybe, un affranchi de
Claude. Il est rappelé en 49 par Agrippine, la femme de Claude, pour
devenir le tuteur de Néron. Son premier ouvrage important est le traité De
la colère (vers 52), suivi entre 48 et 55 de La Brièveté de la vie, avant 64 de
La Constance du sage, La Tranquillité de l’âme, et l’Oisiveté, puis de la
Clémence (15 décembre 55/14 décembre 56), de la Vie heureuse, et des
Bienfaits, et enfin, après la disgrâce de 62, des Questions naturelles, dédiées
à Lucilius, et des Lettres à Lucilius (64-65). On ne sait rien de la date de
composition de La Providence, sinon qu’elle est postérieure à la mort de
Tibère en mars 37, mentionnée en 4, 4.
La plupart de ces traités portent sur des questions de philosophie morale
et politique : Sénèque reconnaît la division stoïcienne de la philosophie en
trois parties (Lettres, 89, 9), mais l’éthique est à ses yeux la partie la plus
importante de la philosophie (89, 18). Il est assez sceptique vis-à-vis de la
logique et valorise d’ailleurs la rhétorique par rapport à la dialectique (82,
5-9 ; 19-20 ; 89, 17). Il n’a pourtant pas négligé la physique, à laquelle sont
consacrées Les Questions naturelles. Mais la préface en délimite clairement
la fonction : l’homme doit chercher à comprendre la nature pour s’élever à
la connaissance de Dieu et se soumettre à lui.
Une partie de l’originalité de Sénèque tient à une manière assez libre de
se comporter vis-à-vis du stoïcisme traditionnel, par l’insistance qu’il met à
accueillir dans le stoïcisme d’autres points de vue, comme les points de vue
platonicien et aristotélicien, voire certaines maximes épicuriennes, par son
style même, par le goût pour la réflexion personnelle et la valeur de
l’exemple. Un texte comme la Lettre 89 est caractéristique de sa manière
philosophique : exposant la distinction de la sagesse et de la philosophie, il
expose des divergences entre stoïciens sur la distinction de la sagesse et de
la philosophie (4-8), puis les doctrines de toutes les écoles sur la division de
la philosophie avant d’exposer celle des stoïciens (9-17), et enfin donne son
propre avis sur la prééminence de la morale, en développant son propos
dans un style extrêmement rhétorique (18-23), qui tranche avec l’analyse
conceptuelle des paragraphes précédents.
On trouve chez Sénèque un écho de l’inflexion platonisante de la
psychologie stoïcienne lorsque, au début de la Lettre 92, il écrit qu’il y a
dans la partie directrice de l’âme quelque chose d’irrationnel et quelque
chose de rationnel. Les interprétations de ce passage divergent : certains y
voient la thèse de deux parties de l’âme ; d’autres y voient plutôt la thèse
plus classique du traité De la colère, II, 3, 2, selon lequel la passion aurait
son origine dans des mouvements fortuits de l’âme qui sont d’origine
corporelle, mais vis-à-vis desquels l’homme conserve son pouvoir
d’assentiment. Il est vrai que la façon dont s’exprime Sénèque (Lettres,
92, 1) est assez peu dogmatique : il commence en disant : « Tu admettras
avec moi », ce qui fait apparaître son affirmation comme une espèce de
convention. Et il est clair que la façon dont il s’exprime en mentionnant
« quelque chose d’irrationnel » et « quelque chose de rationnel » n’implique
pas qu’il s’agisse de parties de l’âme, puisque, au contraire, ces deux
choses appartiennent selon lui à la même partie directrice de l’âme. Mais il
n’en reste pas moins que Sénèque dit que l’irrationnel est assujetti à la
raison.
Les trois concepts les plus originaux de Sénèque sont ceux qu’il a
développés dans trois traités : la constance, la clémence et le bienfait.
La constance, dans le stoïcisme traditionnel, n’est pas une vertu :
Cicéron utilise le terme pour traduire la notion d’eupatheia (l’affection
raisonnable), mais Sénèque la conçoit de manière un peu différente comme
le propre de la vertu. La notion aura une grande importance historique, car
les premières méditations stoïciennes à la Renaissance se font à partir de
cette notion. Elle consiste dans l’imperméabilité aux passions et
l’invulnérabilité à l’égard des « maux » extérieurs.
La clémence est selon Sénèque la vertu du prince 15. Ce concept sans
équivalent en grec n’est pas un thème stoïcien traditionnel, mais un thème
traditionnel de la propagande impériale. Le traité est à la fois un principe de
gouvernement pour son dédicataire, Néron, et un ouvrage de propagande,
puisque la rumeur du meurtre du fils de Claude, Britannicus, par Néron,
avait déjà inquiété les classes dirigeantes romaines.
Le bienfait ou sa contrepartie, la gratitude ou reconnaissance, est un
thème important de l’ancien stoïcisme, auquel Chrysippe avait consacré un
traité, sans que ce thème soit aussi central que chez Sénèque. Pour lui, le
bienfait est la base du rapport social (on pense aux relations de clientélisme
dans la société romaine) : c’est un devoir (III, 18, 1), et recevoir un bienfait
crée une obligation en retour (II, 18, 5 ; 21, 2), qui est précisément la
gratitude en tant qu’obligation de rendre le service et qui est le ciment d’un
lien entre deux individus qui ne sont pas liés par la famille.
III. – Le renouvellement du stoïcisme :
Épictète et Marc Aurèle
Le renouvellement le plus profond du stoïcisme apparaît avec ses deux
derniers représentants, Épictète (50/60-env. 135) et Marc Aurèle (121-180).
Épictète est né à Hiérapolis, en Phrygie, une province de l’Empire
romain qui se trouve dans la Turquie d’aujourd’hui. On ne sait rien sur ses
premières années, sinon qu’il semble être né esclave. À une date
indéterminée, il vint à Rome avec son maître, Épaphrodite, lui-même
affranchi qui lui permit de suivre les cours de Musonius Rufus. En 94, un
décret de l’empereur Domitien bannit les philosophes de Rome. Épictète
s’installe alors à Nicopolis, en Épire (au Nord-Ouest de la Grèce). C’était le
port d’embarquement des voyageurs se rendant de Grèce à Rome, comme
Épictète lui-même le rappelle (Entr., II, 6, 20). Les voyageurs en transit
faisaient donc souvent un détour chez lui (III, 9, 14).
Né dans une famille patricienne, Marc Aurèle est adopté en 138 par son
oncle, Antonin, à la demande de l’empereur Hadrien, au moment où celui-ci
adopte lui-même Antonin : il est dès lors destiné à devenir lui-même
empereur. En 146, il rejette les études de rhétorique qu’il a suivies sous la
direction de Fronton pour se consacrer à la philosophie, sous l’impulsion de
Junius Rusticus, qui lui donne à lire Épictète. En 161, il devient empereur,
d’abord associé à Lucius Verus, puis seul à la mort de celui-ci en 169. Une
partie de son règne se passe en guerres de pacification contre les Parthes en
Orient (161-166), ou contre les Quades du Nord, les Germains et les
Sarmates. Bien qu’il n’ait pas « espéré la République de Platon » (IX, 29),
son règne réalise le vœu de Platon d’un philosophe-roi. Il meurt de maladie
en 180, lors d’une nouvelle campagne militaire.
Il nous reste d’Épictète quatre volumes d’Entretiens (il y en aurait eu
huit) et un Manuel en 52 courts chapitres (le chap. XXIX est interpolé). Ni
les Entretiens ni le Manuel n’ont été rédigés par Épictète, mais par son
disciple Arrien, qui a pris en note ses cours. Dans la lettre-préface des
Entretiens, Arrien dit qu’on a publié ses notes à son insu. Ce genre
d’avertissement était souvent utilisé par les auteurs antiques pour excuser
leur style 16 : il se peut donc que l’anecdote soit une pure fiction, mais il est
aussi possible que ce soit vrai. En tout état de cause, nous n’avons aucune
certitude quant au degré d’intervention d’Arrien dans la rédaction des
Entretiens, qui sont peut-être de simples notes, mais peut-être aussi une
œuvre très écrite : l’ouvrage était souvent connu dans l’Antiquité sous le
titre de Mémorables, comme le titre de l’ouvrage qu’avait consacré à
Socrate son disciple Xénophon, à qui Arrien s’identifiait. Il n’y a pas de
doute en revanche sur le caractère de composition littéraire du Manuel, qui
est un résumé par Arrien des pensées majeures d’Épictète.
De Marc Aurèle, il nous reste des Écrits pour lui-même en XII livres,
dont le premier est le bilan de ce que Marc Aurèle a reçu de ceux qu’il a
connus, mais aussi des dieux, tandis que les suivants sont des méditations.
L’ouvrage, très influencé par Épictète, n’a pas non plus été écrit pour la
publication : ce sont des exercices destinés à l’usage de leur auteur. On n’y
trouve donc guère d’exposé systématique de points doctrinaux, mais plutôt
une suite libre de méditations personnelles, souvent écrites lors de ses
campagnes militaires, comme le rappellent les mentions qui ouvrent les
livres II et III. D’autres livres, par exemple le livre VIII, pourraient avoir été
écrits à Rome. C’est le style de Marc Aurèle, plein de fulgurances et de
sentences, qui le distingue, ses visions abruptes de la mort, de la fragilité et
de la fugacité de la vie humaine, de la faiblesse du corps, ses descriptions
crues de la nourriture et du sexe (voir VI, 13), qui alternent avec une
manière de voir la beauté de l’action divine jusque dans les craquèlements
de la croûte du pain et dans le pourrissement des fruits (III, 2), bref cette
manière toute particulière qu’il a de rabaisser et de sublimer toutes choses,
pour humilier l’homme et glorifier la divinité, en nous ramenant à une
modeste place dans l’univers.
Le cours d’Épictète se déroulait en deux parties. Un élève lisait et
commentait un texte stoïcien, ou traitait un sujet, parfois très technique,
comme les raisonnements hypothétiques (Entr., I, 10, 8 ; I, 26, 1 ; II, 14, 1 ;
III, 23, 37). Épictète reprenait le commentaire ou l’exposé, puis improvisait
librement une discussion avec ses auditeurs, répondant à leurs questions (I,
13, 1 ou I, 14). C’est cette seconde partie du cours qui est consignée dans
les Entretiens. Parfois aussi, l’entretien rapporte la discussion d’Épictète
avec un auditeur occasionnel, venu lui rendre visite ou lui demander conseil
(I, 11 ; II, 2 ; II, 4 ; II, 14 ; III, 1 ; III, 4 ; III, 7 ; III, 9).
Épictète traite surtout de questions éthiques. Il y a aussi quelques
questions de physique, le plus souvent à propos de la providence, sur
laquelle il insiste, de préférence au destin, dans une perspective
théologique. Tout en reconnaissant l’importance de la logique (cf. I, 7 ; I,
17), il souligne que ce n’est pas l’étude la plus urgente (I, 8 ; II, 13, 21-27 ;
II, 19 ; III, 2 ; III, 26, 15-20). En III, 2, 8, il indique clairement qu’il faut
avoir « achevé de s’exercer dans les autres domaines » avant de se
consacrer à la maîtrise de l’assentiment. Or, cet exercice de l’assentiment ne
désigne pas les connaissances logiques élémentaires qui sont nécessaires
pour apprendre les rudiments de l’éthique (cf. I, 17, 4-8), mais la maîtrise et
le raffinement en logique, qui sont, selon lui, réservés au philosophe
accompli.
Son éthique ne repose pas sur la théorie de l’« appropriation » comme
c’est le cas dans l’ancien stoïcisme 17 et chez son quasi contemporain
Hiéroclès, mais sur une perspective physique et psychologique. Épictète
fonde la distinction entre le bien et le mal sur la distinction entre ce qui
dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous, et ramène ce qui dépend de
nous aux facultés actives de l’âme – l’assentiment, l’impulsion et le désir –,
qui sont les facultés où s’exerce ce qu’il appelle notre faculté de choix, la
prohairesis. Il continue à professer la thèse traditionnellement considérée
comme la plus fondamentale de l’éthique stoïcienne sur les biens et les
maux : « Parmi les êtres, les uns sont des biens, les autres des maux, les
autres des indifférents : sont des biens les vertus et ce qui participe des
vertus ; sont des maux leurs contraires ; sont indifférents la richesse, la
santé, la réputation » (II, 9, 15). Mais il préfère souligner que « l’essence du
bien, c’est un choix (prohairesis) d’une certaine qualité 18 ». Tandis que la
prohairesis constitue l’essence du bien et du mal, les « choses extérieures »
ne sont que « matières » pour celle-ci (I, 29, 2) et ne sont donc ni bonnes ni
mauvaises : ce sont les indifférents traditionnels. De fait, la liste stoïcienne
traditionnelle des indifférents, qu’Épictète rappelle en II, 9, 15, correspond
à la liste de ce qu’il dit extérieur à la prohairesis : notamment les
possessions, les honneurs, le corps, la santé. Cette substitution ou cette
équivalence entre la vertu et la prohairesis comme seul bien est importante,
car, à partir du moment où ce qui dépend de nous est constitué uniquement
par les actes psychiques où s’exerce la prohairesis, elle permet à Épictète de
faire de ces activités les trois principaux domaines (topoi) où s’exerce
l’activité philosophique. La philosophie d’Épictète est ainsi structurée
autour de la physique et de la psychologie, puisque les facultés actives
déterminent la distinction entre le bien, le mal et les indifférents, et
structurent les trois principaux exercices philosophiques.
Épictète oppose la faculté passive qu’est la représentation, la phantasia,
impression d’un objet extérieur, à l’« usage des représentations », qui est
actif. Cet usage des représentations consiste en trois « actes de l’âme : avoir
des impulsions et des répulsions, désirer, avoir de l’aversion, préparer,
planifier, assentir » (IV, 11, 6). Le désir et l’aversion (orexis et ekklisis),
selon Manuel, 2, 1, se promettent « d’obtenir ce qu’il désire et d’éviter ce
qui lui répugne ». Ils ont pour objet le bien et le mal 19. L’impulsion et la
répulsion (hormê et aphormê), conçues de manière traditionnelle comme ce
qui dirige l’action humaine, sont liées pour Épictète à l’action et au devoir
(cf. II, 17, 15 ; II, 17, 31 ; III, 2, 2-4). Enfin, l’assentiment (sunkatathesis)
consiste à acquiescer au vrai et à refuser le faux, et il est suspendu devant
l’incertain (I, 18, 1).
Le rapport entre ces trois facultés est complexe, car, d’une certaine
manière, l’assentiment semble s’exercer sur tous les types de
représentations, de sorte qu’il semble qu’il faille maîtriser son assentiment
pour pouvoir maîtriser ses désirs et ses impulsions. Selon le Manuel, 1, 5,
aux représentations pénibles, il faut pouvoir dire : « Tu n’es qu’une
représentation. » De même, il faut savoir résister à une représentation
agréable 20. Épictète et Marc Aurèle à sa suite insistent sur le fait qu’il faut
distinguer entre la représentation objective (« son fils est mort », « il a été
mis en prison ») et le jugement de valeur comme « il lui est arrivé un
mal » 21 : on a donc l’impression que le désir ou l’impulsion présupposent
l’assentiment, comme dans le stoïcisme classique. Mais le point de vue
d’Épictète est plutôt qu’à chaque type de représentation correspond une
réaction différente : à l’égard d’une représentation du bien ou du mal, c’est
le désir ou l’aversion qui s’exerce, tandis que, à l’égard d’une
représentation vraie ou fausse, c’est l’assentiment, de même que quand on
se représente une action à accomplir, c’est l’impulsion et la répulsion. En I,
18, 1-2, il distingue clairement l’impression que quelque chose est de
l’impression que quelque chose est utile : le premier type d’impression
entraîne l’assentiment, le second entraîne le désir, et le second est désigné
par lui comme un jugement : « Il n’est pas possible de juger qu’une chose
est utile et d’en désirer une autre. » Il faut donc décomposer la
représentation en impression qu’une chose est, et impression qu’elle est
bonne ou mauvaise. Les stoïciens diraient traditionnellement que, dans les
deux cas, s’exerce l’assentiment. Épictète préfère dire que dans les deux cas
s’exerce le choix, et que l’assentiment s’exerce dans le premier cas.
Tous ces actes psychiques sont en effet des actes prohairétiques, des
actes de choix (cf. I, 17, 21-24). C’est pourquoi Épictète affirme que ces
trois actes sont les trois domaines (topoi) dans lesquels doit s’exercer
(askêthênai) celui qui veut devenir sage 22. Épictète reprend ainsi la
conception stoïcienne traditionnelle selon laquelle la philosophie est un
exercice cherchant à obtenir la sagesse, mais il ramène cet exercice à celui
des trois activités de l’âme. Selon P. Hadot, chez Épictète comme chez
Marc Aurèle, ces trois domaines correspondent aux trois parties
traditionnelles de la philosophie stoïcienne : la discipline de l’assentiment
correspond à la logique, la discipline de l’impulsion à l’éthique et celle du
désir à la physique 23. Cette identification va de soi pour la logique ou
plutôt la dialectique : Épictète la décrit généralement en reprenant les
termes traditionnels de la vertu dialectique. Elle ne pose guère de problème
pour l’identification de la discipline de l’impulsion à l’éthique. Mais
l’identification de la discipline du désir à la physique ne va pas de soi :
Épictète ne dit qu’une fois que cet exercice consiste à mettre son désir et sa
répulsion « en conformité avec la nature » (I, 21, 1-2). Cette identification
sera plus nette chez Marc Aurèle, où la soumission à la nature apparaît plus
explicitement comme l’objet de la discipline du désir (IV, 33 ; VIII, 7). Il
arrive également souvent que Marc Aurèle fasse correspondre à ces trois
disciplines des vertus : la vérité pour la discipline de l’assentiment, la
tempérance pour la discipline du désir et la justice pour la discipline de
l’action 24. En revanche, Marc Aurèle abandonne complètement la notion de
prohairesis 25.
En soulignant que ces « actes de choix (prohairetika erga) » (I, 22, 10)
sont ce qui dépend de nous, Épictète introduit trois inflexions majeures par
rapport à l’ancien stoïcisme.
La première est le rôle nouveau qu’il donne à la prohairesis. Cette
notion joue un rôle mineur dans l’ancien stoïcisme, où elle n’apparaît
généralement que comme une forme de l’impulsion pratique 26. Elle joue en
revanche un rôle très important chez Aristote où elle apparaît dans la
définition de la vertu ; elle est chez lui un « désir délibératif des choses qui
dépendent de nous 27 » (c’est-à-dire des choses sur lesquelles nous avons un
pouvoir concret). Épictète inverse le rapport entre le choix et ce qui dépend
de nous : pour lui, la seule chose qui dépend de nous, c’est notre propre
choix. Il en résulte que la prohairesis s’identifie au moi et est opposée aux
choses extérieures. Elle est la seule chose qui est non contrainte 28 et que
Zeus lui-même ne peut pas contraindre (I, 1, 23).
La deuxième inflexion est l’opposition qu’il établit entre ce qui dépend
de nous et ce qui ne dépend pas de nous. Les anciens stoïciens soutenaient
déjà que l’assentiment est en notre pouvoir, mais Épictète y ajoute les autres
actes de l’âme. Et la notion apparaît dans l’ancien stoïcisme dans le
contexte de la théorie du destin pour concilier déterminisme et
responsabilité humaine. Ce n’est pas le rôle de cette distinction chez
Épictète, car il ne parle jamais du destin : elle sert à distinguer le bien et le
mal. Est bien ou mal ce qui dépend de nous et l’usage que nous en faisons,
tout le reste est indifférent. Il n’en reste pas moins que l’insistance sur cette
distinction donne l’impression (partiellement fausse) qu’Épictète insiste
plus que ses prédécesseurs sur l’autonomie de l’homme.
La troisième conséquence forte est qu’Épictète ne parle plus des
préférables : tout ce qui ne relève pas de l’exercice des actes de l’âme n’est
pas de l’ordre du bien ou du mal et est rejeté dans ce qui ne dépend pas de
nous. Épictète semble ainsi renoncer aux préférables qui tempéraient la
rigueur de l’ancien stoïcisme : le bien-être matériel et la santé semblent
ainsi rejetés dans une indifférence sans préférence à laquelle il ajoute « les
parents, les frères, les enfants, la patrie, ceux avec qui nous vivons » (I, 22,
10).
Pourtant, cette rigueur n’est qu’apparente, car l’articulation entre la
discipline du désir et celle de l’impulsion est étroite, et donne une nouvelle
place à l’amour d’autrui. C’est seulement si on maîtrise le désir et
l’aversion que l’on maîtrise de façon correcte l’impulsion et la répulsion, et
que l’on peut se comporter avec autrui d’une façon convenable. Les désirs
obscurcissent notre jugement et nous font oublier nos devoirs. Seul le
détachement nous permet d’agir en toute équité, et son but n’est pas de nous
rendre insensibles « comme des statues », mais de nous rendre « attentifs à
nos rapports naturels ou acquis d’homme pieux, de fils, de frère, de père, de
citoyen » (III, 2, 4). À un père de famille qui explique que son affection
pour ses enfants est si forte que, un jour que sa fille était malade, un chagrin
trop violent l’a contraint à s’enfuir jusqu’à ce qu’elle soit rétablie au lieu de
rester auprès d’elle, Épictète lui montre qu’il a mal agi et que son affection
était dévoyée (I, 11). Ce n’est pas parce que la possession d’autrui est
rejetée comme indifférente que l’on s’en désintéresse. Les relations, soit
naturelles (parents, frères et sœurs), soit acquises au cours de la vie (la
famille que nous fondons, nos amis, nos concitoyens), déterminent les
devoirs que nous avons vis-à-vis d’autrui 29. Renoncer au désir et à
l’aversion vis-à-vis des choses extérieures ne conduit donc pas à
l’insensibilité et à l’inaction. C’est la condition d’une sensibilité raisonnable
et de l’accomplissement de nos devoirs. Car même si tout ce qui nous est
extérieur est rejeté dans l’indifférence la plus complète de telle sorte que
nous ne devons pas les désirer, nos relations avec d’autres êtres humains
déterminent les actions qu’il est convenable d’accomplir à leur égard, même
s’ils ne dépendent pas de nous.

1. Cicéron, Ac. Pr., II, 69.


2. DPhA, IV, M 181. Voir aussi D. Sedley, « The School, from Zeno to Arius Didymus », dans
B. Inwood, The Cambridge Companion to the Stoics, Cambridge, 2003, p. 26-28.
3. D. Sedley, ibid., p. 26-28.
4. Voir DPhA, I, A 324.
5. Dion Cassius, LXXII, 31, 3 ; Lucien, Eunuque, III ; Philostrate, Vies des sophistes, II, 2, 566.
Voir S. Toulouse, « Les chaires impériales à Athènes aux IIe et IIIe siècles », dans H. Hugonnard-
Roche (dir.), L’Enseignement supérieur dans les mondes antiques et médiévaux, Paris, 2009,
p. 127-174.
6. Origène, Contre Celse, VII, 56 ; Exhort. Mart., 29 ; in Matth., 92.
7. Voir P. Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique ?, Paris, 1996, p. 232-237. Pour Épictète,
voir Entretiens, I, 10, 8 ; III, 21, 6-7 ; III, 23, 37.
8. L’expression est due à A. Schmekel, Die Philosophie der mittleren Stoa, Berlin, 1892.
9. Galien, Ne pas se chagriner, 13. Voir J.-B. Gourinat, « “Le Platon de Panétius”. À propos
d’un témoignage inédit de Galien », Philosophie antique, 8, 2008, p. 139-151.
10. Cicéron, Off., I, 29 ; 101 ; 132 ; Némésius, Nat. hom., 26 (Panétius T 121-126).
11. D. L., VII, 92 (Panetius T 67) ; Cicéron, De officiis, I, 15-17 (T 56).
12. Galien, Plac. Hipp. Plat., V, 5, 8-26 (Posid. F 169, LS 65 M) ; cf. V, 6, 22-26 (F 162,
LS 65 Q) ; IV, 7, 24-42 (F 165, LS 65 P).
13. Voir T. Tieleman, Chrysippus’« On Affections », Leyde, 2003, p. 198-287.
14. Clément d’Alexandrie, Stromates, V, 14 (SVF, III, Ant. 56).
15. « La clémence consiste à se maîtriser lorsqu’on a le pouvoir de punir ; ou encore c’est
l’indulgence d’un supérieur au moment où il fixe la peine d’un inférieur » (II, 3).
16. Voir par exemple Ovide, Tristes, I, 15.
17. Les allusions à l’appropriation sont rares chez lui : I, 19, 15 ; Manuel, 30. Voir A. Long,
Epictetus, Oxford, 2002, chap. VII.
18. I, 29, 1 ; cf. I, 8, 16 ; IV, 5, 32 ; I, 25, 1-4 ; II, 1, 5-6 ; II, 16, 1 ; III, 3, 8 ; IV, 10, 8 ; IV, 12, 7.
19. Dans l’ancien stoïcisme, l’orexis est une forme d’impulsion (voir tableau 2, p. 56), mais ce
n’est pas le cas chez Épictète. L’orexis d’Épictète ne doit pas non plus être confondue avec le
« désir » (epithumia) de l’ancien stoïcisme.
20. « Si tu vois une jolie fille, sais-tu résister à cette représentation ? » (III, 2, 8).
21. III, 8, 5. Cf. P. Hadot, La Citadelle intérieure, p. 119-129.
22. III, 2, 1-6 ; voir aussi (entre autres) I, 4, 11-12 ; II, 17, 14-17 ; III, 12 ; III, 22, 104. On
retrouve ces trois thèmes chez Marc Aurèle, notamment en VII, 54 ; VIII, 7 ; IX, 6.
23. Voir P. Hadot, La Citadelle intérieure, op. cit., p. 106-115.
24. Ibid., p. 249-255 : Marc Aurèle, IX, 1.
25. On la trouve seulement en XI, 36, mais c’est une citation d’Épictète.
26. Stobée, Eclog., II, 7, 9 a, p. 87, 14-22 W. (SVF, III, 173).
27. Aristote, Éthique à Nicomaque, III, 5, 1113 a, 9-11.
28. Elle n’est pas libre à proprement parler, car « est libre celui pour qui tout arrive
conformément à son choix » (I, 12, 9).
29. II, 10 ; cf. Manuel, 30.
CHAPITRE III

Postérité et actualité du stoïcisme

I. – L’héritage stoïcien
Malgré la disparition de l’enseignement du stoïcisme au IIIe siècle, une
bonne partie de l’héritage stoïcien s’est préservée sous la forme d’aspects
du stoïcisme passés dans la culture commune avant cette disparition.
Il y a d’abord ce qui s’est conservé par l’intermédiaire de disciplines qui
ont acquis leur autonomie en se détachant de leur origine philosophique. Tel
est le cas de la grammaire et de la logique. La grammaire, en tant que
discipline, a intégré une bonne partie de l’héritage stoïcien. Par exemple,
une distinction comme celle du nom propre et du nom commun est héritée
de la distinction stoïcienne entre le nom et l’appellation 1. Le plus célèbre
des grammairiens grecs, Apollonius Dyscole (IIe siècle apr. J.-C.), reconnaît
lui-même s’être largement inspiré du stoïcisme (Conjonctions, 214, 2),
même s’il s’en sépare fréquemment. En logique, les formes stoïciennes
d’inférence, en particulier les « indémontrables » de Chrysippe, ont
également été intégrées dans la logique antique, sous le nom de syllogismes
« hypothétiques » ou « conditionnels », dans une logique syncrétique, qui
tend à amalgamer la logique péripatéticienne et la logique stoïcienne.
Certains aspects du stoïcisme, ou du moins certaines doctrines proches
du stoïcisme, ont également été conservés dans la tradition médicale. La
physique stoïcienne et la médecine ont des débats en commun : les causes,
« la partie directrice de l’âme 2, les processus psychologiques, les semences
et autres choses semblables » (D. L., VII, 133). Le débat avec les stoïciens
est devenu partie intégrante de la réflexion médicale. On peut citer par
exemple la thèse des stoïciens selon laquelle l’embryon est une « partie du
ventre », qui a notablement influencé de nombreux médecins de l’Antiquité
et les juristes romains 3. Même la définition des « esprits animaux » chez
Descartes (Traité des passions, art. 10) garde encore quelques traces
stoïciennes.
Une partie de la théologie stoïcienne a également été absorbée dans la
religion judéo-chrétienne. Le logos stoïcien, en tant que Dieu et principe
actif, a été rapidement assimilé au Verbe de l’Ancien et du Nouveau
Testament, traduit aussi par logos. Le pneuma stoïcien, en se
dématérialisant, a été assimilé à l’Esprit divin. La pratique stoïcienne de
l’interprétation allégorique de la théologie grecque a également été reprise
chez les juifs d’Alexandrie et chez les chrétiens, pour interpréter la Bible de
manière non littérale 4. Enfin, les règles de vie stoïcienne ont souvent été
adaptées au monachisme chrétien : il y eut de nombreuses adaptations
chrétiennes du Manuel d’Épictète.
Un autre mode de diffusion du stoïcisme est son imprégnation dans des
œuvres littéraires. L’exemple le plus ancien en est les Phénomènes
d’Aratos 5. Le poète latin Horace (65-5 av. J.-C.), bien qu’il ne soit pas un
stoïcien, transmet lui aussi des aspects de la doctrine stoïcienne, parfois
pour les critiquer, mais parfois aussi en paraissant s’y rallier. D’autres
poètes sont explicitement stoïciens, comme les élèves de Cornutus, Perse
(34-62) et Lucain (39-65). Sénèque écrivit des tragédies. Enfin, le
géographe Strabon se considère lui-même comme un stoïcien.
II. – Le stoïcisme des érudits depuis Juste Lipse
Le mouvement de redécouverte de la littérature et de la philosophie
grecque qui a caractérisé la Renaissance a bien évidemment inclus le
stoïcisme. Dès 1532, Calvin commente le De Clementia de Sénèque, édité
par Érasme en 1529. Ce sont surtout le De Constantia, publié par Juste
Lipse à Anvers en 1584, et la Philosophie morale des stoïques, publiée
en 1585 à Paris par Guillaume Du Vair qui marquent la redécouverte du
stoïcisme, en cherchant à adapter la morale stoïcienne au christianisme.
Lipse va ensuite se donner pour tâche d’exposer l’ensemble du système
(sauf la logique), dans deux autres ouvrages publiés en 1604, le Manuel de
philosophie stoïcienne et la Physique des stoïciens. Sans doute son travail a-
t-il ses limites : il fixe un corpus de sources qui ne variera pas pendant deux
siècles, et surtout son stoïcisme est parfois platonisé et christianisé : par
exemple, il attribue aux stoïciens la thèse néoplatonicienne d’une origine du
mal dans la matière 6. Mais c’est à lui que l’on doit la redécouverte du
stoïcisme.
C’est seulement au XIXe siècle que les recherches stoïciennes vont
évoluer, avec les premières éditions de fragments, celles de Bake et de
Baguet, qui publient respectivement en 1810 à Leyde et en 1822 à Louvain
une édition de Posidonius et une édition de Chrysippe. La période la plus
intense date du dernier quart du siècle, avec l’édition de Zénon et Cléanthe
par Wachsmuth (Göttingen, 1874), puis quatre autres éditions entre 1886
et 1905 : Panétius et Hécaton par Fowler (1885), les « Chrysippea »
d’Adolf Gercke (1886), les Fragments of Zeno and Cleanthes d’A.
C. Pearson (1891) et enfin la monumentale édition de Hans von Arnim, les
Stoicorum Veterum Fragmenta (1903-1905).
Le travail d’Arnim est à tel point resté une référence incontournable
qu’il a fallu attendre 1987 pour voir apparaître une nouvelle édition des
fragments de la logique stoïcienne, les Fragmente zur Dialektik der Stoiker
de K. Hülser. Mais les études sur le stoïcisme ont connu un renouvellement
interprétatif dès le début des années 1950, avec le livre de B. Mates, Stoic
Logic (1953), inspiré de l’article fondateur de Łukasiewicz 7, qui a
renouvelé l’étude de la logique stoïcienne. Depuis, le magistral travail
d’A. Long et de D. Sedley, Les Philosophes hellénistiques (1987),
anthologie commentée de fragments de la philosophie hellénistique, a plus
largement diffusé l’étude du stoïcisme.

III. – Le « néostoïcisme »,
de la Renaissance au XVIIIe siècle
À la Renaissance, le renouveau du stoïcisme n’est guère séparable des
travaux des érudits, pas plus que l’antistoïcisme. Ce qu’on appellera plus
tard le « néo-stoïcisme » est le fait des érudits qui ont redécouvert le
stoïcisme de l’Antiquité. Un trait domine dans le néo-stoïcisme, qui se veut
généralement une conciliation du stoïcisme antique et du christianisme, et
ce trait peut surprendre étant donné l’importance du déterminisme dans la
philosophie stoïcienne : l’insistance sur l’autonomie humaine. Mais cela
s’explique en partie par l’importance des thèmes de la constance et la
tranquillité de l’âme. Sur ce point, le mouvement de renouveau stoïcien est
antérieur d’un siècle au renouveau philologique amorcé par Érasme et
Calvin, puisqu’on peut le trouver déjà dans le De tranquillitate animi
d’Alberti (1441). Les troubles des guerres de Religion ne font que renforcer
l’importance de ce thème : le stoïcisme apparaît dès lors comme une morale
qui permet de supporter les temps de troubles, au milieu desquels le sage
doit se délivrer des passions et de la peur. La manière dont le stoïcisme
libère l’homme des troubles a été assimilée à une capacité à le soustraire au
destin, si bien que le stoïcisme apparaît comme une philosophie du libre
arbitre. Rien d’étonnant de ce fait à ce que Calvin soit devenu plutôt hostile
au stoïcisme, dont il perçoit la doctrine comme incompatible avec la
prédestination. Le néostoïcisme ne se limite donc pas à une éthique de la
constance, car il est inséparable de réflexions sur le déterminisme et la
liberté, qui permettent la restauration de tout le système, même au prix de
quelques aménagements. Mais ce sont de tels aménagements qui font
précisément que l’on a affaire à un néo-stoïcisme.
Aux XVIIe et XVIIIe siècles, la diffusion du stoïcisme n’est plus seulement
le fait des érudits, mais elle s’accomplit parfois au détriment du maintien de
sa complexité. Les deux grands philosophes français du XVIIe siècle,
Descartes et Pascal, sans être stoïciens, sont tous deux marqués par
l’éthique stoïcienne. La troisième maxime de la « morale par provision » du
Discours de la méthode de Descartes est manifestement d’inspiration
stoïcienne : « Tâcher toujours à me vaincre plutôt que la fortune, et à
changer mes désirs plutôt que l’ordre du monde. » Comme à beaucoup de
chrétiens, les maximes de patience du stoïcisme paraîtront toutefois
excessives à Descartes, qui écrit à la reine Élisabeth, le 18 mai 1645, qu’il
n’est « point de ces philosophes cruels qui veulent que leur sage soit
insensible ». Quant à l’interprétation d’Épictète par Pascal, elle nous est
connue par l’Entretien de M. Pascal avec M. de Saci sur Épictète et
Montaigne, qui est la rédaction par Fontaine de conversations entre Pascal
et Saci, en 1655. « Épictète, selon Pascal, est un des philosophes du monde
qui aient mieux connu les devoirs de l’homme », parce qu’il recommande
de « reconnaître la volonté de Dieu et de la suivre ». Mais, pour Pascal,
Épictète est également « présomptueux » parce qu’il pense que, par cette
soumission, l’homme peut se rendre l’égal de Dieu, et parce qu’il soutient
que la douleur et la mort ne sont pas des maux, et autorise le suicide.
L’Entretien résume donc assez bien la position ambivalente des philosophes
chrétiens vis-à-vis du stoïcisme.
C’est donc chez des penseurs non chrétiens que l’on peut trouver une
plus grande fidélité au stoïcisme, comme chez Shaftesbury qui, à la fin du
e
XVII siècle, se livre par écrit à des exercices spirituels inspirés d’Épictète,
en rejetant le christianisme au profit d’un panthéisme qu’il considérait
comme fidèle à Épictète. Enfin, la formule de l’Éthique de Spinoza, Deus
sive natura – Dieu ou la nature –, semble reprendre littéralement certaines
formules stoïciennes : Juste Lipse avait déjà employé l’expression natura
sive Deus, et, même en l’inversant, l’influence stoïcienne est patente 8.

IV. – Ce qui reste du stoïcisme


Et maintenant ? Que reste-t-il du stoïcisme ? Comme école de
philosophie, le stoïcisme est une philosophie du passé. Cette disparition l’a
réduit à son essence, en le dégageant des contingences historiques
auxquelles il était associé.
Le système stoïcien était très complet et très cohérent : il comprenait
une physique, une logique et une éthique, qu’il est difficile de dissocier.
L’accomplissement de la logique stoïcienne est tel qu’il n’est pas difficile
d’être stoïcien en logique encore aujourd’hui, mais cela n’est sans doute pas
nécessaire pour être stoïcien : Ariston rejetait la logique, Sénèque raillait la
manie de son École pour le formalisme logique, et la logique stoïcienne, à
l’exception de l’épistémologie, qui remonte à Zénon, est essentiellement
l’œuvre de Chrysippe. En ce qui concerne la physique, il est évident qu’une
bonne partie de la doctrine stoïcienne, à commencer par la doctrine du
pneuma divin, n’est plus guère crédible. Mais il n’est pas nécessaire non
plus de croire à la physique stoïcienne pour être stoïcien. Marc Aurèle (IV,
3, 5) disait que cela n’avait guère d’importance que l’on crût à la
providence ou aux atomes pour adopter les règles de vie stoïciennes : « Si
c’est Dieu qui dirige, tout va bien ; si c’est le hasard, ne va pas toi aussi au
hasard » (IX, 28). Sans doute la croyance que rien n’échappe au
déterminisme et au destin est-elle constitutive du stoïcisme, mais, en
insistant sur la distinction entre ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend
pas de nous, Épictète avait pourtant introduit une variation dans le
stoïcisme, qui semblait renforcer l’autonomie interne de l’homme.
Ce sont donc les conséquences morales du stoïcisme qui restent les plus
inséparables de son essence. En morale, les stoïciens soutiennent que la fin
de la vie humaine est de vivre conformément à la nature. Ils tiennent pour
rien l’individualité propre de l’homme ou acceptent de la soumettre à une
perspective universelle. C’est certainement la condition nécessaire pour être
stoïcien : supporter les épreuves de la vie par conviction que nous sommes
nous-mêmes de peu d’importance par rapport à l’univers, et que les biens
ordinaires sont fragiles et indifférents parce qu’ils ne nous appartiennent
pas. Les stoïciens croient que le seul bien est ma manière de penser et
d’agir : le reste, dans la mesure où je n’en suis pas maître, est indifférent.
Au moins autant qu’une thèse théorique, cette thèse a avant tout pour
fonction de rendre la paix de l’âme à l’homme quelles que soient les
circonstances. Car, si je pense qu’il faut être en bonne santé pour être
heureux, je serai malheureux si je suis malade. Si je pense en revanche que
ce qui est important, c’est ma façon de penser et d’agir, alors, je ne serai pas
forcément heureux quelles que soient les circonstances, mais j’éprouverai
au moins un certain contentement, un certain réconfort dans ma propre
cohérence avec moi-même. Les stoïciens sont bien conscients que, parmi
les choses indifférentes, certaines sont préférables, comme la santé, et qu’il
vaut mieux être en bonne santé que malade. Mais leur philosophie cherche à
nous donner les moyens de supporter la maladie ou la mort, car, pas plus
qu’aucune autre philosophie, elle ne peut nous donner les moyens de les
éviter.
L’exemple de James Stockdale peut illustrer ce que ce point de vue
garde de pertinence 9. Pilote dans l’aéronavale américaine, il reprit des
études pour devenir officier d’état-major peu de temps avant la guerre du
Vietnam. Son professeur de philosophie lui conseilla la lecture d’Épictète,
dont les métaphores militaires et l’éthique martiale pouvaient le séduire. Il
en retint l’essentiel, qu’il résume ainsi : la distinction entre ce qui dépend de
nous et ce qui ne dépend pas de nous, l’idée que le bien et le mal consistent
dans nos dispositions intérieures, et que notre position sociale est
indifférente. Fait prisonnier par le Viêt-minh, il le resta pendant sept ans,
pendant lesquels il fut la plupart du temps mis au cachot, fréquemment
torturé et battu, quotidiennement humilié. Selon lui, c’est grâce aux
maximes d’Épictète qu’il put résister aux pressions psychologiques et aux
tortures physiques, et, inversement, il considère que son expérience lui
permit de « tester les doctrines d’Épictète dans un laboratoire du
comportement humain ». Parce qu’il était dépouillé de tout et n’avait plus
de contrôle que sur ses pensées, il comprit pourquoi Épictète disait que
seules nos pensées et notre volonté dépendent de nous. Il comprit aussi ce
que signifiaient le contrôle des émotions et l’idée que les émotions sont des
actes de la volonté libre.
Son récit inspira le personnage du magnat de l’immobilier qui trouve la
sérénité dans le stoïcisme quand il perd sa santé, sa fortune et sa femme,
dans le roman de Tom Wolfe, Un homme, un vrai (1998). La conclusion du
roman est assez ironique, car le magnat ruiné devient un prédicateur
stoïcien, animateur d’une émission intitulée « L’heure du stoïcien », mais le
roman a rendu une certaine popularité au stoïcisme aux États-Unis.
Parallèlement, dans les années 1960, est apparue une nouvelle forme de
thérapie psychique, la « thérapie cognitive ». Certains défenseurs de cette
théorie déclarent s’inspirer de Bouddha, mais aussi d’Épictète. La base du
traitement de la thérapie cognitive est en effet de reconnaître que nos
émotions résultent de nos jugements, une théorie typiquement stoïcienne.
Les cognitivistes rejettent l’inconscient freudien comme les stoïciens
rejetaient la partie irrationnelle de l’âme des platoniciens. La thérapie
cognitive n’est pas une philosophie, et son stoïcisme reste sans doute assez
vague ou du moins très partiel. Mais, tout comme le stoïcisme de Stockdale,
elle témoigne assez bien de l’actualité que peuvent conserver certains
aspects du stoïcisme. Si Leibniz a raison de dire que le stoïcisme est une
« patience sans espérance 10 », alors le stoïcisme est encore une philosophie
vivante 11.

1. Voir ci-dessus, p. 26-28.


2. Les stoïciens étaient plutôt en retard sur les progrès de la recherche médicale. Alors que la
découverte du système nerveux avait permis à Hérophile de faire du cerveau le centre de
l’intelligence, Chrysippe considérait encore que les découvertes anatomiques d’Hérophile
n’étaient pas concluantes, et il s’en tenait, selon Galien (Plac. Hipp. Plat., I, 7), à la position
cardiocentrique du maître d’Hérophile, Praxagoras.
3. Digestae, 25, 4, 1, 1. Une telle position fonde le droit à l’avortement. Cf. E. Nardi, Procurato
aborto nel mondo greco romano, Milan, 1971, p. 145 sq.
4. Voir le témoignage de Porphyre sur l’inspiration stoïcienne d’Origène chez Eusèbe, Hist.
Eccl., VI, 19, 4-8.
5. Voir ci-dessus, note 4, p. 11.
6. Lipse, Physiologie, I, 14 ; voir Leibniz, Théodicée, § 379.
7. J. Łukasiewicz, « Contribution à l’histoire de la logique des propositions » (1934), trad. fr., in
J. Largeault (dir.), Logique mathématique. Textes, Paris, 1972, p. 10-25.
8. Juste Lipse, Phys., I, 14 (cf. J. Lagrée, Juste Lipse et la restauration du stoïcisme, Paris, 1994,
p. 52).
9. Cf. « Testing Epictetus’ Doctrines in a Laboratory of Human Behaviour », Bulletin of the
Institute of Classical Studies, XL (1995), p. 1-13 (Thoughts of a Philosophical Fighter Pilot,
Stanford, 1995, p. 185-201). Voir N. Sherman, Stoic Warriors. The Ancient Philosophy behind
the Military Mind, New York, 2005, p. 1-17.
10. Leibniz, Die philosophischen Schriften, éd. Gerhardt, t. IV, p. 298-299.
11. Voir J.-B. Gourinat, Stoicism Today, Iris, 1-2 (2009), p. 497-511.
CHRONOLOGIE STOÏCIENNE
BIBLIOGRAPHIE

TEXTES ET FRAGMENTS

Fragments et sources
D. L. : Diogène Laërce, Vies et doctrines des stoïciens [livre VII des Vies],
trad. R. Goulet, Paris, LGF, 2006 (texte grec : éd. T. Dorandi,
Cambridge, 2013).
LS : A. Long et D. Sedley, Les Philosophes hellénistiques, vol. II, Les
Stoïciens, Paris, GF, 2001.
SVF : H. von Arnim, Stoicorum Veterum Fragmenta, 4 vol., Leipzig,
Teubner, 1903-1924.
Les Stoïciens, trad. É. Bréhier et éd. sous la direction de P.-M. Schuhl,
Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1962.
Posidonius, The Fragments, éd. L. Edelstein et I. G. Kidd, 3 vol.,
Cambridge, 1972-1999.
Panetius, Testimonianze, éd. F. Alesse, Naples, 1997.
Textes conservés
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ÉTUDES

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TABLE DES MATIÈRES
Introduction

CHAPITRE PREMIER - Le stoïcisme hellénistique

I. – Histoire et évolution de l’école

II. – Le système stoïcien sous sa forme classique : Chrysippe

er e
CHAPITRE II - Le stoïcisme à l’époque romaine (I siècle av. J.-C.- III siècle apr. J.-C.)

er
I. – La décentralisation du stoïcisme au I siècle av. J.-C.

II. – Continuités et innovations, de Panétius à Sénèque

III. – Le renouvellement du stoïcisme : Épictète et Marc Aurèle

CHAPITRE III - Postérité et actualité du stoïcisme

I. – L’héritage stoïcien

II. – Le stoïcisme des érudits depuis Juste Lipse


e
III. – Le « néostoïcisme », de la Renaissance au XVIII siècle

IV. – Ce qui reste du stoïcisme

CHRONOLOGIE STOÏCIENNE

BIBLIOGRAPHIE
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