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Ciceron De la nature des dieux

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CICERON

De la Nature des dieux


DE NATURA DEORUM

Traduction Charles APPUHN, Paris, Garnier, 1935(?) pour le Livre I et Livre II et


traduction de Ugo Bratelli pour le Livre III.

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Ciceron De la nature des dieux

[1,0] LIVRE I

[1,1] I. - Il subsiste dans la philosophie, tu l'ignores, Brutus, moins que personne, beaucoup de
problèmes non encore résolus, mais s'il est une recherche particulièrement difficile, c'est celle
qui a trait à la nature des dieux, tout enveloppée d'obscurité. Et cependant nulle ne paraît plus
nécessaire, tant pour satisfaire notre désir de connaître que pour régler le culte. La diversité, la
contrariété des opinions professées à ce sujet par les plus doctes montrent avec une force
impossible à méconnaître que la cause, c'est-à-dire l'origine première de la philosophie est le
défaut de science certaine et que les Académiciens ont sagement agi en suspendant leur
jugement en cas d'incertitude.

Quoi de plus téméraire qu'une affirmation inconsidérée? et quoi de plus inconsidéré, de plus
indigne d'un sage à l'esprit ferme, résolu à rester d'accord avec lui-même, que d'adopter une
idée fausse ou, dans un sujet mal exploré, mal connu, de soutenir une opinion avec assurance?
C'est ainsi qu'en ce qui concerne les dieux, tandis que la plupart des philosophes affirment
leur existence, thèse raisonnable et à laquelle la nature nous incline, Protagoras la tient pour
douteuse, Diagoras de Mélos et Théodore de Cyrène la nient sans réserve.

Parmi ceux qui se prononcent en sa faveur, il y a tant d'avis différents et opposés que ce serait
une lourde tâche de les énumérer. On trouve de longs discours sur l'apparente extérieure des
dieux, sur le lieu de leur résidence, sur la façon dont ils conduisent leur vie. Sur tous ces
points, les philosophes discutent et sont aussi loin que possible de s'entendre. Mais la grande
affaire dans ce débat est de savoir si les dieux sont complètement inactifs, ne se mêlent de
rien, n'ont aucun souci du monde et ne le gouvernent pas ou si, au contraire, ils sont les
architectes et les ordonnateurs de toutes choses, si c'est leur volonté qui les meut et les dirige.
Nulle question n'est plus controversée et cependant, à moins qu'on n'arrive à une décision sur
ce point, les hommes seront nécessairement dans la pire incertitude et dans l'ignorance des
plus hautes vérités.

[1,2] II. - Il y a eu, il y a encore des philosophes soutenant que les dieux ne se mettent
nullement en peine des affaires humaines. Si cette opinion est la vraie, que deviennent la
piété, la crainte des dieux, la religion? Nous avons à nous acquitter envers les dieux de
beaucoup d'offices et la pureté, la franchise du coeur y sont requises, s'il est vrai que les
immortels y ont égard et si, de leur côté, ils font quelque chose pour le genre humain.

Si, au contraire, ils ne peuvent ni ne veulent nous être en aide, s'ils n'ont de nous aucun souci
et si nos façons d'agir leur sont indifférentes, s'il n'est rien dans notre vie qui atteste leur
influence, pourquoi seraient-ils l'objet d'un culte de notre part, à quoi servirait-il de les
honorer, de leur adresser des prières? Tout de même que les autres vertus, la piété ne peut
consister en un vain simulacre et, la piété disparaissant, la crainte des dieux, la religion s'en
vont nécessairement avec elle, notre vie est bouleversée, le désordre règne. Je ne sais en vérité
si, la piété venant à manquer, la bonne foi pourrait subsister, si même la rupture du lien social

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ne s'ensuivrait pas, si la justice, c'est-à-dire la plus haute des vertus, ne serait pas abolie, elle
aussi.

D'autres philosophes, en revanche, grands et de plus haute qualité, croient que l'intelligence et
le calcul des dieux gouvernent le monde et règlent la destinée, que tout particulièrement la vie
humaine est l'objet de leur soin, de leur action providentielle. Selon eux, le grain nourricier et
tous les produits du sol, les variations de température, l'ordre régulier des saisons, le
déplacement des corps célestes, qui font que les fruits de la terre croissent et viennent à
maturité, manifestent l'intention qu'ont eue les dieux immortels de rendre ce monde habitable
pour le genre humain. Ces philosophes rassemblent une foule d'exemples que je reproduirai
dans le présent ouvrage et tels qu'on peut croire le monde fait tout exprès pour l'usage de
l'homme.

Carnéade, cependant, a dirigé contre cette doctrine de nombreuses objections et éveillé dans
l'âme de ceux d'entre nous qui ont le courage de penser le besoin de rechercher la vérité.

Nulle matière n'est plus sujette à discussion aussi bien pour les ignorants que pour les savants
et, entre tant d'avis divers et opposés, il se peut qu'aucun ne soit vrai, il est impossible que
plus d'un le soit.

[1,3] III. - Je puis, en traitant ce sujet, calmer les alarmes qu'inspire la bienveillance et
confondre l'hostilité de mes détracteurs. Je ferai repentir ceux-ci de leurs attaques, je donnerai
à ceux-là la joie de s'instruire : nous devons éclairer en effet les amis qui nous avertissent
mais riposter vigoureusement à nos ennemis. On a répandu, je le sais, beaucoup de paroles au
sujet des ouvrages assez nombreux que j'ai publiés en un court espace de temps, je n'ignore
pas qu'on a porté sur eux des jugements divers, les uns se demandant avec étonnement d'où
me vient cette subite ardeur de philosopher, d'autres désirant savoir ce que je tiens pour vrai
sur chaque sujet. Il y en a qui m'ont vu avec surprise donner ma préférence à une doctrine qui,
au lieu de répandre la lumière sur tous les objets, les enveloppe en quelque sorte d'obscurité :
j'ai pris, selon eux, de façon inattendue, la défense d'une école qui a cessé de rallier des
partisans, qui depuis longtemps est abandonnée.

Ce n'est cependant pas un feu soudain que mon ardeur pour la philosophie : dès ma prime
jeunesse je m'y suis appliqué avec zèle et j'ai usé dans cette étude beaucoup de mes forces; au
temps même où l'on m'en croyait le plus éloigné, je m'y adonnais plus que jamais. C'est ce
qu'attestent mes discours tout pleins de pensées empruntées à des philosophes, mon intimité
avec les plus savants hommes, ornement de ma demeure.

Rappellerai-je les grands maîtres qui m'ont formé Diodote, Philon, Antiochus, Posidonius. Et
s'il est vrai que tous les enseignements de la philosophie ont trait à la conduite de la vie, je
crois pouvoir dire que, dans mes fonctions publiques et dans mes affaires privées, je me suis
toujours montré tel que le veut une doctrine morale fondée en raison.

[1,4] IV. - Si maintenant l'on me demande pourquoi j'ai attendu si tard pour écrire sur ces
matières, rien ne m'est . plus aisé que de répondre. Languissant dans l'inaction, contraint à
m'incliner devant une situation de fait qui laisse à un seul homme le soin de diriger l'État, j'ai
cru que, dans l'intérêt même de la chose publique, il me fallait donner à mes concitoyens des
clartés sur la philosophie et qu'il importait grandement à l'honneur et au prestige de notre cité
que des sujets si beaux et d'une telle gravité fussent traités en latin. Je regrette d'autant moins

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d'avoir formé ce dessein que, j'en ai le sentiment, j'ai déjà éveillé en plus d'un le désir non
seulement de s'instruire mais même d'écrire.

Bien des gens versés dans les doctrines édifiées par les Grecs ne pouvaient pas communiquer
leurs connaissances à leurs concitoyens parce qu'ils désespéraient d'exprimer en latin les idées
venues de Grèce. J'ai cependant, à ce qu'il me semble, fait faire à notre idiome à cet égard des
progrès tels que les Grecs ne l'emportent plus sur nous, même pour ce qui concerne la richesse
du vocabulaire.

M'ont aussi incité à cette entreprise la tristesse que je ressentais et les coups douloureux et
immérités que m'a portés le sort. Si j'avais pu trouver à ces maux un soulagement plus
efficace, je n'aurais pas cherché un asile dans la philosophie. Mais, pour tirer d'elle le parti le
meilleur, je ne pouvais me contenter de lire ce qu'ont écrit les autres, il me fallait avoir avec
elle un commerce qui me permît de l'embrasser tout entière et le moyen le plus aisé de la
connaître dans toutes ses parties, que je compare aux membres d'un même corps, c'est de
traiter par écrit tous les sujets que comprend la recherche de la vérité philosophique. Ils se
font suite, en effet, avec une continuité merveilleuse, ils s'enchaînent de telle façon que tous
paraissent liés entre eux et propres à former un tout bien ordonné.

[1,5] V. - Pour ceux dont l'unique souci est de savoir quel est mon sentiment sur tout sujet, ils
attendent de moi plus qu'il n'est nécessaire. Ce ne doit pas être l'autorité qui pèse dans une
discussion, c'est par des arguments rationnels qu'il faut se laisser convaincre. L'autorité de
ceux qui se posent en maîtres, dirai-je même, nuit aux disciples : ils cessent d'user de leur
jugement propre, ils tiennent pour établi ce qu'affirme l'homme qui a su leur inspirer
confiance.

Je n'ai certes jamais approuvé la manière qu'on dit avoir été celle des Pythagoriciens : quand
on leur demandait sur quel fondement ils appuyaient leurs affirmations, « le maître lui-même
l'a dit », répondaient-ils. Le maître, c'était Pythagore. Il était entendu a priori parmi eux que
l'autorité tenait lieu de raison. Quant à ceux que surprend le choix de l'école à laquelle
j'appartiens, je crois leur avoir suffisamment répondu dans mes quatre Livres Académiques.

Il n'est pas vrai que la cause dont je me suis fait l'avocat soit sans partisans, abandonnée de
tous. Les opinions des hommes ne meurent point avec eux, il peut leur manquer un défenseur
capable de leur donner du lustre et c'est ce qui est arrivé à cette façon de philosopher qui
consiste à tout mettre en discüssion sans décider ouvertement sur aucun point. Née de Socrate,
renouvelée par Arcésilas, affermie par Carnéade, elle est restée vivante jusqu'à nos jours. Je
sais qu'en Grèce même elle n'a presque plus de représentants, mais cela ne tient pas à un tort
inhérent à l'Académie, cela provient de ce que les hommes n'ont pas l'esprit assez actif.

Si, en effet, c'est déjà beaucoup que de bien saisir une doctrine particulière, combien plus il
est difficile de les connaître toutes. Or c'est là ce qu'on doit faire quand on se propose, pour
arriver à la connaissance de la vérité, de chercher ce qu'on peut dire pour et contre tous les
philosophes. Je ne prétends pas être parvenu au terme d'une tâche si grande et si malaisée, du
moins je m'y suis appliqué. Il n'est pas possible cependant que ceux qui suivent cette méthode
ne s'attachent à aucun principe. J'ai développé ailleurs ce point mais, comme il y a des gens
particulièrement difficiles à convaincre et d'intelligence paresseuse, il convient de revenir à la
charge.

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Notre thèse donc n'est pas qu'il n'y a aucune vérité, nous soutenons qu'à toute vérité l'erreur se
mêle et lui ressemble tant qu'il n'existe pas de marque certaine permettant de la reconnaître.
D'où cette conséquence qu'il y a beaucoup d'opinions méritant d'être approuvées, et, bien que
les objets n'en soient pas connus avec certitude, comme elles sont liées à une idée qui paraît
claire, c'est sur ces opinions probables que le sage doit régler sa vie.

[1,6] VI. - Pour échapper à tout reproche, je vais d'ailleurs exposer les opinions des
philosophes sur la nature des dieux. Je crois qu'il faut les rassembler tous ici et s'en remettre à
eux de décider quelle est la vraie. S'ils arrivent à se mettre d'accord ou s'il s'en trouve un qui
ait découvert la vérité définitive, je consens à reconnaître que l'Académie s'obstine à tort. Je
puis donc m'écrier comme ce personnage des Synéphèbes: « Devant les Dieux je m'adresse à
toute la population, à tous les jeunes hommes, je leur demande de me croire, je les sollicite,
les supplie à genoux, les implore à cet effet. »

Qu'est-ce donc qui lui paraissait tellement inouï? "Il se passe, disait-il, dans cette cité des
choses prodigieuses : une marchande d'amour refuse par amitié de recevoir de l'argent de son
amant." Ce n'est pas d'une plaisanterie qu'il s'agit ici : je convoque les philosophes à instruire
une bien autre affaire : qu'ils examinent ce qu'il faut penser de la religion, de la piété, de la
crainte des dieux, des cérémonies, de la foi, du serment, des temples, des sanctuaires, des
sacrifices solennels, des auspices même à la prise desquels je préside.

Tout cela est compris dans cette recherche relative aux dieux immortels. Que sur un sujet
d'une telle importance il y ait tant de désaccord entre les hommes les plus doctes, il y a là, on
le verra, de quoi contraindre au doute ceux même qui croient posséder une certitude.

Cette observation, je l'ai faite bien souvent mais jamais elle ne s'est tant imposée à moi qu'au
cours d'un débat serré, approfondi, chez mon ami Cotta sur les immortels. M'étant à son
invitation expresse rendu chez lui au moment des féries latines, je le trouvai assis sous son
portique et en train de discuter avec C. Velléius en qui les Épicuriens alors voyaient leur plus
grand maître. Était présent aussi Q. Lucilius Balbus, si versé dans le stoïcisme, qu'on le
comparait aux plus qualifiés à cet égard d'entre les Grecs.

[1,7] VII. - Sitôt que Cotta me vit : «C'est bien à propos que tu arrives, me dit-il. Un grand
débat vient de s'engager entre Velléius et moi sur un grand sujet et, zélé comme tu l'es pour la
philosophie, tu ne peux manquer de t'y intéresser.» - «Certes, répondis-je, je crois en effet que
je suis arrivé fort à propos. Je vois en vous trois qui êtes réunis ici les sectateurs principaux de
trois doctrines. Si Pison était là, toutes les écoles, toutes celles du moins qui sont en crédit,
seraient représentées». - Cotta reprit alors : «Si le livre de notre ami Antiochus dit vrai, ce
livre qu'il a récemment envoyé à Balbus, tu n'as pas de raison de regretter l'absence de Pison.
Pour Antiochus, en effet, les Stoïciens sont d'accord avec les Péripatéticiens sur le fond des
choses, il n'y a que le langage qui diffère. Je serais heureux, Balbus, de savoir ce que tu
penses de ce livre.»

- « Moi, dit-il, je m'étonne qu'un homme aussi intelligent qu'Antiochus ne voie pas qu'il y a un
dissentiment très grave entre les Stoïciens, pour qui le beau et l'utile ne sont pas seulement
deux termes différents mais désignent deux genres de choses totalement distincts, et les
Péripatéticiens qui confondent le beau et l'utile comme si c'étaient des notions du même genre
et qu'il n'y eût entre elles qu'une différence de grandeur ou, si l'on veut, de degré. Ce n'est
point là une querelle de mots, ce sont bien les idées qui sont nettement opposées. Mais nous

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trouverons l'occasion d'en reparler, revenons, si vous le voulez bien, au sujet dont nous avons
commencé de nous entretenir.»

- «Pour moi, dit Cotta, je le veux bien. Mais, ajouta-t-il en me regardant, pour que le nouvel
arrivant n'ignore pas de quoi il est question, apprenons-lui qu'il s'agissait de la nature des
dieux. Y trouvant, comme je l'ai toujours fait, de l'obscurité, je pressais Velléius de nous dire
quelle est sur ce point l'opinion d'Épicure. Donc, Velléius, si cela ne te contrarie pas, veuille
bien répéter ce que tu commençais à exposer.»

- «Je le ferai, répondit Velléius, et cependant ce n'est pas moi qui trouverai en Cicéron un
allié, c'est toi. Vous avez appris tous deux, continua-t-il en riant, du même Philon à ne rien
savoir".» - Je répliquai alors : «A Cotta de voir ce que nous avons pu apprendre. Mais si tu
crois que je suis ici pour lui servir de second, je proteste, c'est en auditeur, et en auditeur
équitable que je suis venu, j'ai l'esprit libre, rien absolument ne m'oblige à soutenir, bon gré,
mal gré, une opinion déterminée.»

[1,8] VIII. - Velléius alors, avec confiance, en bon Épicurien ne craignant rien tant que de
paraître avoir un doute sur un point quelconque, parla comme s'il arrivait en droite ligne de
l'assemblée des dieux et des intermondes de son maître. «Ce que vous allez entendre, dit-il, ce
ne sont pas des rêveries en l'air, de vaines conjectures, il ne sera pas question d'un dieu
ouvrier et architecte du monde comme celui de Platon dans le Timée, ni de cette Pronoea des
Stoïciens qui, en latin, s'appellerait Providence et qui fait penser à une vieille se targuant de
connaître l'avenir. Je ne dépeindrai pas non plus un monde possédant une âme et des sens, un
dieu de forme sphérique tournant, feu vivant, sur lui-même, toutes imaginations monstrueuses
dignes de songeurs, plutôt que matière à dissertation pour des philosophes.

Avec quels yeux en effet votre Platon a-t-il pu voir à l'ceuvre, pour l'édification d'un tel
ouvrage, ce dieu dont il fait l'ordonnateur, le bâtisseur du monde? Comment ce dieu s'y prit-
il? Quels furent ses outils, quels sont les moyens de transport dont il usa, de quelles machines,
de quels ouvriers disposait-il pour s'acquitter d'une telle besogne? De quelle façon
contraignait-il à l'obéissance l'air, le feu, l'eau et la terre? D'où les cinq figures géométriques,
qui sont à la base de ces éléments et si bien faites pour affecter l'âme et engendrer les
sensations, proviennent-elles? Tout cela tient beaucoup de place dans Platon et semble bien
plutôt arbitrairement imaginé que méthodiquement découvert.

Mais il y a une conception qui mérite la palme : après nous avoir montré un monde naissant,
après nous l'avoir présenté, ou peu s'en faut, comme fait par une main d'ouvrier, Platon
déclare que ce même monde est impérissable. Crois-tu qu'il ait effleuré la science de la nature,
qu'il en ait eu seulement un avant-goût, l'auteur qui pense pouvoir attribuer l'éternité à un être
qui n'a pas toujours existé? Quelle combinaison d'éléments est donc indissoluble? Quel objet,
après avoir eu un commencement, pourrait ne pas avoir de fin?

Quant à votre Pronoea, Balbus, est-elle identique au dieu de Platon? Je le demande alors,
comme je le faisais tout à l'heure, qu'on me dise quels furent ses ouvriers, ses machines; qu'on
me renseigne sur la conception et l'exécution de tout l'ouvrage. Si elle en diffère, pourquoi,
contrairement à lui, a-t-elle créé un monde périssable?

[1,9] IX. - Mais il y a une question que j'adresse aux deux écoles : pourquoi les architectes du
monde ont-ils surgi brusquement après un sommeil remplissant des siècles innombrables? Ne
dites pas que, n'y ayant pas de monde, il n'y avait pas non plus de siècles. Ceux dont je parle

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ne sont pas ceux que forment les années composées elles-mêmes d'un nombre fixe de jours
alternant avec les nuits : ceux-là, je reconnais qu'ils ne se conçoivent pas sans un monde
parcourant un cycle régulier.

Mais il existait depuis un temps infini une éternité que ne mesuraient pas des intervalles de
temps limités. Ce que fut cette éternité, on peut cependant se le représenter par analogie avec
l'espace, car on ne conçoit même pas qu'un temps ait pu exister sans qu'un autre l'ait précédé.
Je demande donc, Balbus, pourquoi votre Pronoea est restée inactive dans cette éternité?

La peine ne pouvait pas être à redouter pour un dieu à la volonté de qui obéissent le ciel, les
corps enflammés, les terres et les mers. Qu'y eut-il qui ait pu inspirer à ce dieu le désir de
décorer et d'éclairer le monde comme ferait un édile? Est-ce pour avoir lui-même une
demeure plus belle? Il avait donc vécu pendant un temps infini dans l'obscurité, dans une sorte
de cabane sombre?

Dirons-nous qu'ensuite la variété des objets dont nous voyons que se parent le ciel et la terre
ait réjoui ses regards? Quel plaisir un dieu peut-il prendre à ce spectacle? Si vraiment il le
goûtait, il n'aurait pu s'en priver si longtemps. Est-ce donc à cause des hommes, comme vous
le dites presque toujours, qu'il a ainsi disposé les choses? Quels hommes? Les sages? Ce serait
donc pour un bien petit nombre d'êtres qu'il eût entrepris un si grand travail. Les insensés?
Mais d'abord on ne voit pas pourquoi il aurait voulu faire quoi que ce fût pour des indignes et
de plus quel résultat a-t-il obtenu? Tous les insensés ne sont-ils pas très misérables et
précisément parce qu'ils sont insensés? Quelle misère pouvons-nous dire plus grande que la
leur? Et il faut ajouter que la vie est riche en accidents fâcheux et que, si les sages peuvent
l'adoucir en contre-balançant le mal par le bien, les insensés sont également incapables
d'éviter les peines futures et de supporter les présentes.

[1,10] X. - Pour ceux qui, dans leurs discours, ont doté le monde d'une âme raisonnable, ils
ignorent de la façon la plus complète en quelle figure d'être vivant la pensée active peut se
rencontrer; j'y reviendrai un peu plus tard. Pour le moment je me bornerai à dire l'étonnement
que me cause la lourdeur d'esprit de ces gens : ils veulent qu'un être animé soit impérissable,
jouisse d'une félicité parfaite et en même temps affecte la figure d'une sphère parce que,
suivant Platon, c'est la plus belle.

Et si, pour moi celle du cylindre, du carré, du cône, de la pyramide a plus de beauté? Quelle
vie d'ailleurs accordez-vous à votre dieu sphérique? Vous voulez qu'il se meuve avec une
vitesse telle qu'on n'en peut imaginer une égale. Je ne vois pas où une âme ferme et jouissant
d'un parfait bonheur pourrait trouver place dans un monde ainsi lancé à travers l'espace. Si,
dans une partie, même la plus petite de notre corps, la morsure du froid ou celle du feu se
faisait sentir, ce serait pour nous pénible, pourquoi ne le serait-ce pas pour un dieu?

Or la terre, puisqu'elle est une partie du monde, est une partie du dieu et de très grandes
régions terrestres sont, nous le voyons, inhabitables et incultes, les unes parce qu'un soleil trop
ardent les brûle, les autres parce que, trop éloignées du soleil, elles sont couvertes de neige et
engourdies par le froid. Il faudra donc dire, puisqu'elles appartiennent au monde, que le dieu
souffre dans une partie de son corps d'un excès de chaleur, est glacé dans une autre.

Telles sont en gros, Lucilius, les opinions qui ont cours dans ta secte, quant au reste je le dirai
en remontant d'abord au premier en date des anciens philosophes.

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Thalès de Milet, qui ouvre la marche dans les recherches de cette nature, fit de l'eau le
principe de toutes choses, son dieu était l'intelligence qui de cet élément les façonne. Si l'on
admet l'existence de dieux n'ayant ni âme, ni sentiment, à quoi bon adjoindre à l'eau un esprit
et si l'esprit peut exister seul en l'absence de tout corps, pourquoi faut-il lui adjoindre l'eau?

L'opinion d'Anaximandre est que les dieux naissent, viennent au monde à de longs intervalles,
puis qu'ils meurent et que ce sont des mondes innombrables. Mais comment concevoir un
dieu qui ne soit pas éternel? Après lui Anaximène décida que l'air est Dieu, qu'il est engendré,
qu'il est sans nombre et sans limite, toujours en mouvement, comme si, dépourvu de toute
figure, l'air pouvait être un dieu, supposition d'autant moins admissible qu'un dieu doit avoir
une figure très belle et que, de toute chose engendrée, il faut dire qu'elle est mortelle.

[1,11] XI. - Anaxagore, qui fut un disciple d'Anaximène, soutint le premier qu'une
intelligence avait, par sa puissance infinie et son calcul, disposé dans un certain ordre toutes
les parties de l'univers et l'avait ainsi fait tel qu'il est. Ce philosophe n'a pas vu qu'il ne pouvait
y avoir dans un être infini de mouvement d'ensemble non plus qu'un sentiment, il n'a pas vu
que, d'une manière générale, une sensation n'est possible qu'à la condition que l'être sentant
subisse un choc.

Ajoutons que si cette intelligence dont parle Anaxagore est, en quelque manière, comme il le
prétend, un être vivant, il devra y avoir dans cet être un principe intérieur qui justifie l'emploi
du terme de vivant? Mais qu'y a-t-il de plus intérieur que l'esprit? Il faudra donc que cette
intelligence se revête d'un corps extérieur. Ce parti ne convient pas à Anaxagore, mais on doit
reconnaître qu'un esprit pur sans l'adjonction d'aucun organe lui permettant de recevoir des
impressions, c'est une conception qui dépasse la force de notre intelligence et la connaissance
dont elle est capable.

Alcméon de Crotone confère un caractère divin au soleil, à la lune et aux autres astres ainsi
qu'à l'âme il ne comprend pas qu'il attribue ainsi l'immortalité à des êtres périssables.

Pythagore a cru qu'une âme était contenue dans la nature et circulait en elle, que nos âmes à
nous en étaient des fragments détachés. Il n'a donc pas vu que le dieu est ainsi déchiré,
dépecé, quand les âmes des hommes se séparent de lui. Et, quand elles sont malheureuses, ce
qui est le cas pour le plus grand nombre, il faut donc qu'une partie du dieu soit en proie au
malheur.

Pourquoi, d'autre part, l'âme humaine ignorerait-elle quoi que ce fût, si elle était dieu?
Comment enfin le dieu de Pythagore, s'il n'était qu'une âme, a-t-il pu s'implanter ou se
répandre dans la nature?

Xénophane, ensuite, veut à toutes choses, c'est-à-dire à un être infini, adjoindre par surcroît un
esprit et faire du tout un dieu. Il commet au sujet de l'esprit la même erreur que les autres,
mais, en ce qui concerne l'infini, il se trompe plus gravement car il ne peut y avoir de
sentiment dans un être infini et rien ne peut venir s'ajouter à lui.

Parménide imagine je ne sais quoi qui ressemble à une couronne (il l'appelle g-stephaneh) : un
cercle lumineux qui ceint le ciel, voilà son dieu. On ne peut supposer en ce cercle une figure
divine non plus qu'aucun sentiment. Il y a de ce philosophe beaucoup d'imaginations
monstrueuses : il donne un caractère divin à la guerre, à la discorde, au désir effréné et à bien
d'autres calamités qu'abolissent la maladie, le sommeil, l'oubli, le temps. Il trouve aussi

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quelque chose de divin dans les astres; je ne répéterai pas les objections que j'ai
précédemment dirigées contre un autre à ce sujet.

[1,12] XII. - Empédocle, qui a beaucoup d'idées fausses, se montre d'une faiblesse
particulièrement lamentable quand il exprime son sentiment sur les dieux. Il admet en effet
l'existence de quatre natures ou principes élémentaires dont toutes choses seraient formées et
il en fait des dieux. Il est cependant manifeste que ces éléments naissent et meurent et sont
privés de tout sentiment.

Protagoras paraît ne pas avoir le moindre soupçon de la nature des dieux, puisqu'il se déclare
incapable d'en rien dire qui vaille, de décider s'ils existent ou n'existent pas ou quels ils
peuvent être.

Parlerons-nous de Démocrite? Il comprend au nombre des dieux les images, qu'il croit vaguer
divinement dans l'espace, et aussi les êtres qui répandent ou émettent ces images et, en outre,
la connaissance et l'intelligence humaine. N'est-ce point là tomber dans la plus grande erreur?
Après quoi il nie qu'il puisse y avoir rien d'impérissable parce qu'aucune chose ne demeure
dans un même état. Ne supprime-t-il pas ainsi la divinité de façon radicale, allant à l'encontre
de toutes les idées qu'on peut s'en faire.

Quoi encore? L'air est le dieu reconnu par Diogène d'Apollonie. Quel sentiment peut-il avoir
et quelle figure convenant à un dieu?

Un long discours serait nécessaire si l'on voulait montrer combien il y a de flottement dans
Platon. Dans le Timée, il déclare qu'on ne peut désigner par aucun nom le père de ce monde
et, dans les livres où il traite des Lois, il est d'avis qu'on ne doit pas chercher à savoir ce qu'est
Dieu. Quand il prétend que Dieu est incorporel, g-asohmatos, comme disent les Grecs, il est
impossible de comprendre ce qu'il veut dire. Nécessairement un être sans corps ne pourrait
avoir ni sentiment ni esprit de conduite, il ne pourrait goûter de plaisir et tout cela est
cependant compris dans l'idée que nous avons des dieux.

Le même Platon affirme aussi dans le Timée et dans les Lois que le monde est dieu et il en dit
autant du ciel, des astres, de la terre, des âmes et des divinités instituées par nos ancêtres. On
voit sans peine que ces opinions, fausses par elles-mêmes, sont en outre violemment
contradictoires.

Xénophon, moins abondant en paroles, tombe dans les mêmes erreurs ou à peu près. Dans ses
Mémorables, il nous montre Socrate déclarant, au cours d'une discussion, qu'il ne faut pas
chercher à savoir quelle est la figure de Dieu. Il fait aussi des dieux du soleil et de l'âme;
tantôt il se prononce pour un Dieu unique, tantôt pour une pluralité de dieux. Ce sont à peu
près les mêmes torts que j'ai relevés dans Platon.

[1,13] XIII. - Antisthène, dans le livre qu'il a intitulé Physique, opposant aux dieux nombreux
que reconnaissent les nations un Dieu unique existant réellement, enlève à la notion de
divinité sa force et son contenu.

Speusippe ne s'efforce guère moins de détruire dans les âmes la connaissance des dieux, lui
qui, à la suite de son oncle Platon, parle d'une certaine force qui gouverne toutes choses et en
fait un être animé.

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Ciceron De la nature des dieux

Aristote aussi, dans son troisième livre de la Philosophie, tombe dans bien des confusions, en
quoi il ne diffère pas de son maître Platon. Tantôt il considère l'intelligence comme
concentrant en elle tout ce qu'il peut y avoir de divin, tantôt il dit que le monde lui-même est
un dieu, ailleurs il le subordonne à un être distinct qui a pour fonction de régler et de
conserver le mouvement du monde par une sorte de mouvement rétrograde, après quoi il dira
que l'éther céleste est un dieu, comme s'il ignorait que le ciel est une partie de ce monde
auquel il a déjà conféré cette qualité.

Comment d'ailleurs, dans un mouvement si rapide, le ciel pourrait-il conserver le sentiment


essentiel à la divinité? Et, si le ciel lui-même est un dieu, quelle rési- dence attribuer à tant
d'autres dieux? Quand Aristote prétend qu'un dieu n'a point de corps, il le prive de sentiment
et aussi d'esprit de conduite. Comment en outre pourrait-il se mouvoir s'il n'a pas de corps et
comment, s'il est dans un mouvement perpétuel, pourrait-il être tranquille et heureux.

Xénocrate, élève du même maître, n'est pas plus raisonnable que lui en cette matière. Dans ses
livres sur la nature des dieux, il ne décrit aucune figure divine, il dit, en revanche, qu'il y a
huit dieux : les astres errants en font cinq, toutes les étoiles fixes en forment un seul, ce sont
les membres dispersés d'un être unique, le soleil doit être tenu pour le septième, la lune pour
une huitième divinité. En quel sens ces dieux peuvent-ils être heureux, on ne peut le
comprendre.

Héraclide du Pont, de la même école platonicienne, a écrit des livres pleins de contes puérils :
tantôt c'est le monde qui est divin, tantôt c'est l'esprit. Il accorde aussi un caractère divin aux
planètes, il prive son dieu de sentiment et veut que sa figure soit changeante. Enfin, toujours
dans le même ouvrage, il range au nombre des dieux le ciel et la terre.

Théophraste est d'une inconséquence également insupportable. Tantôt il attribue à


l'intelligence le premier rang parmi les êtres divins, tantôt c'est le ciel qui est la divinité
suprême, puis les constellations en zodiaque et les astres.

Son disciple Straton, celui qu'on nomme le physicien, ne mérite pas qu'on l'écoute; il croit
qu'une puissance divine existe dans la nature et qu'il faut voir en elle la cause des générations,
des croissances et des décroissances mais qu'il n'y a en elle ni sentiment ni figure.

[1,14] XIV. - Quant à Zénon - j'en viens maintenant à tes Stoïciens, Balbus - il attribue à la loi
naturelle un caractère divin; elle possède, selon lui, une force qui commande les actions
droites et interdit celles qui sont contraires à la rectitude. Comment il peut faire de cette loi un
être animé, c'est ce que je n'arrive pas à comprendre, et cependant il faut pour nous satisfaire
qu'un dieu soit vivant. Ailleurs il veut que l'éther soit dieu : peut-on concevoir un dieu
dépourvu de sentiment, qui jamais ne s'offre à nous dans nos prières, nos désirs, nos voeux.

Dans d'autres ouvrages, Zénon considère comme ayant un caractère divin une certaine raison
à laquelle toute la nature participe. Il étend ce caractère aux astres, aux années, aux mois, aux
saisons.

Quand il interprète la théogonie d'Hésiode, il fait table rase de toutes les notions répandues et
communément admises touchant les dieux, car il ne range parmi eux ni Jupiter, ni Junon, ni
Vesta, ni quelque être que ce soit ayant un nom à lui appartenant : c'est, d'après lui, à des
choses inanimées et muettes qu'on a donné ces noms dont le sens est symbolique.

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Ciceron De la nature des dieux

Ariston, disciple de Zénon, ne s'égare pas moins quand il soutient qu'on ne conçoit pas ce que
peut être la figure d'un dieu, déclare que les dieux ne sentent pas et se demande si un dieu est
ou n'est pas un être animé.

Cléanthe, également disciple de Zénon, dit tantôt que c'est le monde lui-même qui est Dieu, et
tantôt il donne ce nom à l'intelligence et à l'âme dont il dote la nature, ou encore le feu
suprême, le plus haut situé, qui se répand tout autour du monde, enveloppe, ceint, embrasse
toutes choses et qu'il appelle l'éther est, selon lui, le dieu par excellence. Ce même philosophe,
comme pris de délire, dans les livres qu'il a écrits contre le plaisir, imagine parfois une figure,
une apparence extérieure qu'il prête aux dieux, parfois attribue la divinité aux astres, parfois
aussi il juge que la raison est ce qu'il y a de plus divin.

En résumé, un dieu comme celui dont notre esprit a connaissance et dont nous prétendons que
la notion se conserve dans l'âme comme une image empreinte en elle n'apparaît nulle part.

[1,15] XV. - Persée, encore un philosophe disciple de Zénon, dit que l'on a considéré comme
des dieux les hommes dont les inventions ont rendu la vie plus facile; les choses même qui
sont utiles ou salutaires sont désignées par des noms de divinités. Il ne dit pas que nous les
devons à des dieux qui en seraient les auteurs, ce sont les choses qui sont divines par elles-
mêmes. Quoi de plus absurde que de rendre des honneurs divins à des choses vulgaires et sans
beauté ou de mettre au nombre des dieux des hommes que la mort a détruits : le culte des
dieux deviendrait donc une cérémonie funèbre?

Voici maintenant Chrysippe qui passe pour le plus subtil interprète des rêveries stoïciennes : il
réunit une grande troupe de dieux inconnus, tellement inconnus que nous ne pouvons même
nous les représenter par conjecture en dépit de l'aptitude qu'a notre esprit à former toute sorte
d'images. Il dit qu'une puissance divine est contenue dans la raison, dans l'âme et l'intelligence
de la nature entière, il dit aussi que le monde lui-même est un dieu dont l'âme se répand
partout et tantôt son dieu est la partie hégémonique de cette âme, celle qui consiste en
intelligence et raison, d'où procède la nature entière et qui fait que tout subsiste, tantôt c'est un
destin qui étend sur les choses son empire et enchaîne l'avenir; c'est aussi le feu et cet éther
dont je parlais tout à l'heure, ce sont les éléments dont il est la source et qui découlent
naturellement de lui : l'eau, la terre et l'air; c'est le soleil, la lune, les astres et, d'une manière
générale, la totalité des êtres existants, ce sont enfin les hommes qui ont obtenu l'immortalité.

Chrysippe s'efforce de montrer que le dieu que nous appelons Jupiter est l'éther, que Neptune
est l'air qui souffle sur les mers, que Cérès est la terre et il applique avec constance la même
méthode aux autres dieux.

Il dit aussi que Jupiter est la force par laquelle s'impose la loi immuable, éternelle, réglant la
vie, assignant à chacun son office et il en fait une nécessité inflexible d'où cette conséquence
qu'il y a une vérité toujours présente des choses à venir; il n'est rien qu'on puisse dire divin
dans toutes ces attributions. Tout cela se trouve dans le premier livre de Chrysippe sur la
nature des dieux, dans le second il prétend accommoder les récits fabuleux d'Orphée,
d'Hésiode, d'Homère de façon que les plus anciens poètes, qui n'ont jamais eu le moindre
soupçon de ces théories, soient mués en Stoïciens.

Diogène de Babylone, suivant cet exemple, a voulu, dans le livre qu'il a intitulé Minerve,
dépouiller de son caractère fabuleux et expliquer scientifiquement l'enfantement de cette
déesse par Jupiter et la naissance de cette vierge.

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Ciceron De la nature des dieux

[1,16] XVI. - Je viens d'exposer ce qu'on peut appeler non des opinions philosophiques mais
des imaginations délirantes : les récits des poètes, que la douceur des voix qui les répandent
rend plus dangereux, ne sont pas beaucoup plus absurdes : ils nous ont montré des dieux
enflammés de colère et emportés par une passion furieuse, ils nous ont rendus témoins de
leurs guerres, des batailles qu'ils se livrent, des combats qu'ils soutiennent, des blessures qu'ils
reçoivent, ils nous ont dit leurs haines, leurs dissensions et leurs querelles, leur naissance, leur
mort, leurs lamentations, le dérèglement de leur sensualité, leurs adultères, leurs captivités,
leur commerce charnel avec l'espèce humaine, les mortels que procrée un immortel.

Aux erreurs des poètes on peut joindre les prodiges que racontent les mages, les folies des
Égyptiens dans le même ordre d'idées et enfin les opinions du vulgaire qui se distinguent par
leur inconséquence et leur éloignement de la vérité. Quand on pense à ces croyances
acceptées avec tant de légèreté, à ces insanités, on devrait vénérer Épicure et le mettre lui-
même au nombre de ces êtres divins dont nous parlons.

Seul, en effet, il affirme en premier lieu qu'il y a des dieux parce que la nature en a imprimé la
notion dans toutes les âmes. Quelle est dans tout le genre humain la nation, quelle est la race
qui, sans avoir reçu aucun enseignement, n'a pas, par avance, une certaine idée des dieux?

C'est ce qu'Épicure appelle g-prolehpsis, c'est-à-dire la représentation précédemment acquise


par le moyen des sens d'un objet, représentation à défaut de laquelle on ne pourrait le
concevoir, ni entreprendre aucune recherche le concernant ni en discuter. Nous avons appris
l'importance et l'utilité de ce principe dans le livre, qu'on croirait tombé du ciel, qu'a écrit
Épicure sur le critérium et le canon de la vérité.

[1,17] XVII. - Vous voyez maintenant posé bien clairement le principe dont toute notre
recherche doit s'inspirer. Puisque, en effet, ce n'est pas en vertu d'une institution, d'une
coutume, d'une convention, que cette manière de voir s'est établie et qu'il s'agit d'une croyance
ferme et unanime, on ne peut ne pas accorder que les dieux existent dès lors que nous avons
d'eux une notion implantée en nous ou plus exactement une connaissance naturelle : un
jugement auquel tous donnent leur adhésion parce qu'ils sont ainsi faits est nécessairement
vrai.

Il faut donc reconnaître qu'il y a des dieux. Il y a un second point sur lequel tous à peu près,
philosophes et ignorants, s'accordent : suivant ce que j'ai appelé une anticipation, l'on pourrait
dire aussi une prénotion (à des idées nouvelles il faut appliquer des termes nouveaux, comme
l'a fait Épicure en usant du mot de g-prolehpsis que nul n'osait employer avant lui), nous
avons cette croyance que les dieux sont immortels et jouissent d'une félicité parfaite. Cette
même nature qui a mis en nous la représentation des dieux a gravé dans nos esprits l'idée de
leur éternité et celle de leur félicité.

Cela étant, il faut tenir pour vraie cette proposition énoncée par Épicure : un être éternel et
bienheureux n'a lui-même aucune affaire qui l'occupe et n'exige de personne qu'il se donne
aucune peine, nul ne peut exciter sa colère ni gagner sa faveur, des sentiments de cette sorte
étant des marques de faiblesse. J'en aurais assez dit si nous n'avions à nous préoccuper ici que
du culte pieux dû aux dieux et à nous libérer de la superstition : la supériorité des dieux en
effet, des êtres éternels et jouissant d'un bonheur parfait, appelle des hommages, l'excellence
même d'une chose la rendant digne de vénération et toute crainte que pourrait inspirer la
colère des dieux ou leur puissance étant suffisamment écartée. On doit connaître en effet qu'il

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Ciceron De la nature des dieux

n'y a nulle irritation à redouter, nulle faveur à espérer d'êtres qui, par définition, sont
immortels et bienheureux, ils ne peuvent donc être menaçants pour nous.

Mais, pour fortifier davantage cette croyance, nous ressentons le besoin de savoir quelle est la
figure des dieux, quelle est leur vie, à quoi s'occupe leur esprit, quelle activité ils exercent.

[1,18] XVIII. - Pour ce qui est de leur figure, la nature d'une part nous porte à nous en faire
une certaine idée et le raisonnement nous y conduit de son côté. Pour nous tous, pour les
hommes de toute nation, nulle forme autre que l'humaine ne convient. Quelle autre s'offre à
nous aussi bien pendant la veille que dans le sommeil? Mais pour ne pas revenir toujours aux
données premières de la connaissance, je fais observer que le raisonnement nous oblige à
conclure de même. Puisqu'en effet il s'agit d'êtres l'emportant sur tous en excellence, tant par
leur félicité que par leur immortalité, la forme qui leur est propre doit être la plus belle; or, par
la façon dont les membres sont assemblés, par la noblesse des lignes, par toute sa
configuration extérieure, la forme humaine n'est-elle pas belle entre toutes?

Tes maîtres stoïciens du moins, Balbus (pour ce qui est de mon ami Cotta, il dira tantôt oui
tantôt non), quand ils décrivent la création du monde par un artiste divin, ne manquent pas de
montrer comme toutes les parties du corps sont bien ajustées non seulement en vue de l'usage,
mais aussi pour donner au tout de la beauté. Si l'homme tient par sa structure le premier rang
parmi les vivants, un dieu, étant lui aussi un vivant, ne pourra manquer d'avoir précisément la
même structure puisqu'elle est la plus belle. Et puisqu'il est entendu que les dieux sont
parfaitement heureux, que nul ne peut être heureux s'il n'a pas la vertu, que la vertu ne se
conçoit pas sans la raison ni la raison sans la figure humaine, il faut reconnaître que cette
figure est celle des dieux. Leur apparence toutefois n'est pas à proprement parler celle d'un
corps, mais de quelque chose qui ressemble à un corps et où circule non du sang, mais un
liquide qui ressemble à du sang.

[1,19] XIX. - Ce sont là des distinctions que pouvait seul percevoir un esprit pénétrant et qui
paraissent dans les écrits d'Épicure trop subtiles pour que le premier venu puisse les saisir.
Confiant dans votre intelligence, j'en parlerai néanmoins plus brièvement que le sujet ne le
requiert.

Épicure donc, qui ne voyait pas seulement les choses profondément cachées, mais les touchait
en quelque sorte de la main, enseigne en premier lieu qu'en vertu de leur essence et de leur
nature, les dieux ne sont pas perçus par les sens, mais par l'esprit. Nous ne les connaissons pas
non plus comme nous connaissons les objets matériels auxquels, en raison de leur consistance,
Épicure donne le nom de g-steremnia ; de ceux-là nous sentons la solidité et chacun d'eux
demeure numériquement identique à lui-même, tandis que nous percevons les dieux par un
passage d'images semblables fondues entre elles : quand un courant sans fin d'images très
semblables se forme d'innombrables atomes et se présente à nous, notre esprit tendu s'attache
à ce spectacle avec ravissement et notre intelligence conçoit l'idée d'un être bienheureux et
éternel. Mais la propriété la plus essentielle de cette infinité d'atomes et qui mérite la plus
grande et diligente attention est qu'elle entraîne comme conséquence dans la nature un certain
équilibre : toutes choses doivent être en nombre égal de façon à pouvoir s'opposer les unes
aux autres. Épicure donne le nom d'isonomie à cette loi d'égale répartition. Il suit de là qu'à la
multitude des mortels doit correspondre une multitude non moindre d'êtres immortels et que,
si les forces de destruction sont innombrables, celles qui conservent doivent l'être aussi.

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Ciceron De la nature des dieux

Ton école et toi-même, Balbus, vous avez accoutumé de nous demander quelle sorte de vie
mènent nos dieux, comment se passe le temps pour eux. Je réponds qu'on ne peut rien
imaginer de plus heureux, que tout ce qui peut rendre l'existence douce coule pour eux de
source : un dieu n'a pas à dépenser d'activité, nulle occupation ne l'absorbe, toute besogne
pressante lui est épargnée, il s'épanouit dans sa sagesse et sa vertu, il a devant lui une
perspective sans fin de plaisirs dont rien ne peut égaler le charme ni altérer la jouissance.

[1,20] XX. - Ce dieu-là, Balbus, on peut à bon droit le déclarer bienheureux, quant. au vôtre,
il est, dirai-je, surchargé de travail. S'il est identique au monde, il doit tourner autour de l'axe
du ciel avec une rapidité qui passe l'imagination, sans le moindre instant de répit. Quel être
connaît moins le repos et comment le bonheur se peut-il concevoir si le repos est impossible ?
Si maintenant il y a dans le monde un dieu qui le régit et le gouverne, qui règle le cours des
astres, le retour successif des saisons, maintient l'ordre dans la marche de toutes les parties de
l'univers, surveille les terres et les mers et assure à l'homme la satisfaction de ses besoins
vitaux, certes il est chargé d'une lourde et pénible besogne !

Pour nous la condition de la félicité c'est d'avoir l'âme tranquille et d'être déchargé de tout
effort. Le maître auquel nous devons tout notre savoir nous a enseigné que le monde s'est fait
naturellement, point n'étant besoin d'un constructeur, cette formation que vous niez qui soit
possible sans un art divin est chose si aisée que la nature produira des mondes sans nombre,
en produit, en a produit à l'infini. Vous ne concevez pas comment s'opère cette genèse sans
l'intervention active d'une intelligence et en conséquence, comme les poètes tragiques
embarrassés pour trouver un dénouement, vous avez recours à un dieu. Vous vous passeriez
fort bien de lui si vous pouviez voir ces espaces innombrables, infinis, qui s'offrent à l'esprit et
qu'il peut parcourir en tout sens et où jamais, quelque direction qu'il veuille suivre, il ne
trouvera de borne où s'arrêter.

Dans ces espaces également illimités dans toutes leurs dimensions, largeur, longueur et
profondeur, circule une infinité d'atomes qui, séparés l'un de l'autre par le vide, s'attachent
néanmoins les uns aux autres et, s'accrochant entre eux, forment des corps continus. C'est
ainsi que se constituent les êtres diversement figurés que vous ne croyez pas qui puissent
naître sans enclumes et soufflets.

Vous nous asservissez ainsi à jamais au joug d'un maître inflexible que jour et nuit nous
devons craindre. Comment ne pas redouter en effet un dieu qui veille à tout, pense à tout,
observe tout, qui croit que tout se rapporte à lui, qui touche à tout et dont l'activité ne connaît
pas de répit? C'est là l'origine de cette nécessité à laquelle vous donnez le nom de destin, en
grec g-heimarmeneh : tout événement d'après vous découle par un enchaînement de causes
d'une vérité éternelle.

Quelle estime avoir pour une philosophie selon laquelle tout arrive en vertu d'un destin arrêté,
opinion qui vous est commune avec les vieilles femmes, particulièrement les ignorantes. De là
encore votre mantique, en latin "diuinatio" : si nous vous écoutions nous serions imbus d'une
superstition telle que nous considérerions haruspices et augures, devins, prophètes et
interprètes prétendus des songes, comme des personnages dignes de tout respect.

Épicure nous a libérés de ces terreurs, grâce à lui nous respirons librement, nous ne craignons
pas les dieux qui, nous le savons, n'ont aucune idée de rien faire qui puisse leur être à charge
ni ne cherchent à imposer la moindre peine à d'autres qu'eux, nous honorons la nature et ne
mettons rien au-dessus d'elle : c'est elle qui est pour nous l'objet d'un culte pieux. Mais,

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Ciceron De la nature des dieux

emporté par mon ardeur, je crains d'avoir été long. Il était difficile toutefois de traiter de façon
trop incomplète un si grand sujet et d'une telle importance, si résolu que je fusse à écouter
plutôt qu'à parler.

[1,21] XXI. - Cotta dit alors avec sa courtoisie habituelle : « Si tu n'avais pas discouru comme
tu l'as fait, Velléius, tu n'aurais rien pu tirer de moi; les idées ne me viennent pas aussi
facilement quand il s'agit d'établir une thèse que lorsqu'il faut réfuter une opinion fausse. Je
l'ai souvent éprouvé et tout à l'heure, en t'écoutant, cela m'a frappé. Qu'on me pose une
question sur la nature des dieux, peut-être n'aurai-je rien à répondre. Mais que l'on me
demande si je la crois telle que Velléius l'a définie, je dirai tout de suite : pas le moins du
monde.

Avant toutefois d'entreprendre la critique de tes théories, c'est sur toi-même que je veux
exprimer mon sentiment. Ton grand ami m'avait souvent parlé de toi comme étant parmi les
Romains le plus éminent des Épicuriens et n'ayant guère d'égaux en Grèce, mais n'ignorant
pas combien il t'aime, je pensais qu'il y avait dans cet éloge un certain excès de bienveillance.

A présent, bien qu'il soit toujours délicat de faire des compliments à une personne présente, je
trouve que, sur un sujet obscur et plein de difficultés, tu t'es exprimé avec beaucoup de clarté
et non seulement tu as su trouver tous les mots qu'il fallait, mais tu as mis dans ton exposition
plus d'élégance que ceux de ton école n'ont accoutumé d'en mettre dans leurs discours.

Pendant mon séjour à Athènes, j'ai souvent entendu Zénon, que mon maître Philon appelait le
coryphée de l'épicurisme. Philon lui-même m'y engageait afin qu'ayant connu les thèses
d'Épicure par le plus marquant de ses disciples je pusse mieux apprécier la façon dont lui-
même les réfutait.

Zénon, je dois le dire, n'avait pas la sécheresse en usage dans la secte, il parlait comme toi-
même, clairement, avec force et élégance, mais tandis que je l'écoutais tout comme en
t'écoutant toi-même (ne me sache pas mauvais gré de cet aveu), j'ai souvent éprouvé un
chagrin véritable de voir de si belles qualités d'esprit s'employer à défendre des idées si peu
sérieuses, pour ne pas dire si contraires au bon sens. Je n'ai pas, il est vrai, la prétention
d'apporter rien qui vaille mieux : j'en faisais l'aveu à l'instant, en toutes matières et surtout en
physique il m'est plus aisé de nier qu'une chose soit telle que d'autres le disent que de dire
moi-même ce qu'elle est.

[1,22] XXII. - Si tu me demandais ce qu'est un dieu ou quel il est, je suivrais l'exemple de


Simonide : Hiéron, tyran de Syracuse, lui ayant posé précisément la même question, il
sollicita un jour de réflexion, le lendemain deux jours et quand il eut ainsi à plusieurs reprises
doublé le temps qu'il déclarait nécessaire à la recherche, Hiéron, surpris, finit par lui
demander l'explication de tous ces retards : «C'est, dit-il, que plus j'y pense, plus la question
me paraît obscure.» Je crois que Simonide - il n'était pas seulement d'après ce qu'on rapporte
un poète charmant mais aussi un homme instruit et plein de sagesse - après que beaucoup
d'hypothèses ingénieuses et subtiles se furent présentées à son esprit, n'arrivant pas à voir avec
certitude laquelle était la plus vraie, désespérait de trouver une solution satisfaisante.

Quant à ton Épicure (c'est à lui que j'en ai, non à toi), qu'avance-t-il qui soit digne, je ne dis
pas d'un philosophe mais d'un homme un peu sérieux?

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Ciceron De la nature des dieux

La première question qui se pose dans une recherche ayant pour objet la nature des dieux est
de savoir s'ils existent ou non. Il est difficile de nier leur existence. Oui, dans une assemblée
publique, mais, dans un entretien comme celui que nous avons, rien n'est plus facile. Moi qui
suis pontife et qui crois qu'il faut conserver pieusement les cérémonies religieuses et tout le
culte national, je voudrais avoir, en ce qui concerne ce premier point, mieux qu'une opinion,
je voudrais parvenir à la connaissance vraie. Bien des choses me viennent à l'esprit qui me
troublent et me portent à penser par moments qu'il n'y a pas de dieux. Mais vois quel beau
joueur je fais : je passerai condamnation sur toutes les opinions qui vous sont communes avec
les autres philosophes, à commencer par la croyance à l'existence des dieux. Puisque tous
l'admettent en effet, et moi tout le premier, je ne la combattrai donc pas; c'est le raisonnement
par lequel tu veux l'établir qui ne me paraît pas très solide.

[1,23] XXIII. - L'argument décisif qui nous oblige à reconnaître l'existence des dieux, c'est,
as-tu déclaré, que les hommes de toutes nations et de toutes races y ont cru. Outre qu'il n'a pas
grand poids, il enveloppe une erreur. En premier lieu d'où sais-tu ce que pensent les nations?
J'estime, quant à moi, qu'il y a bien des peuples assez enfoncés dans la sauvagerie pour n'avoir
des dieux aucune idée. Mais que penses-tu de Diagoras qu'on a nommé l'athée? Lui et, plus
tard, Théodore n'ont-ils pas nié ouvertement les dieux ? De l'Abdéritain Protagoras toi-même
as fait mention. Ce sophiste, le plus grand de son siècle, ayant énoncé au début de son livre
cette proposition : «En ce qui concerne les dieux je ne puis dire s'ils existent ou n'existent pas,
les Athéniens le chassèrent de leur ville et même de leur territoire et son ouvrage fut brûlé
publiquement. Ce châtiment, auquel il ne put échapper pour avoir seulement émis un doute,
détourne, je crois, plus d'un incrédule d'afficher son opinion.

Que dire maintenant des sacrilèges, des impies, des parjures. Si jamais, comme le dit Lucilius,
Lucius Tubulus ou Lupus ou Carbon, ce fils de Neptune, avaient cru à l'existence des dieux,
auraient-ils poussé aussi loin leur audace criminelle? La preuve n'a donc pas, pour établir le
bien-fondé de votre croyance, la force que vous croyez pouvoir lui attribuer. Toutefois,
comme d'autres philosophes en usent aussi, je ne m'y arrêterai pas pour le moment. J'aime
mieux en venir aux théories qui vous appartiennent en propre. J'accorde donc qu'il y a des
dieux, apprends-moi maintenant d'où ils viennent, quel lieu ils habitent, quels ils sont de corps
et d'esprit, quelle est leur vie. C'est tout cela que je voudrais savoir.

Le monde est pour toi le règne des atomes, ils s'y donnent librement carrière, tu en abuses
vraiment, tu fais d'eux tout ce qui te vient à l'esprit, c'est une matière que tu façonnes à ta
guise. Mais, pour commencer, je dis, moi, que les atomes n'existent pas. Il n'y a pas de corps
en effet (qui ne puisse être divisé); le vide devrait être un espace libre de tout corps, or les
corps occupent l'espace tout entier. Il n'y a donc point de vide et par suite point d'atomes.

[1,24] XXIV. - Voilà ce que maintenant les physiciens ont décidé, tels sont leurs oracles.
Sont-ils vrais ou faux, je ne sais, du moins leur thèse est-elle plus vraisemblable que la vôtre.
C'est Démocrite, à moins que ce ne soit Leucippe, qui n'a pas craint de parler contrairement au
bon sens de corpuscules, les uns polis, les autres rudes, ceux-ci ronds, ceux-là pointus,
quelques-uns crochus et en quelque sorte recourbés, et suivant qui ces éléments ont formé le
ciel et la terre sans qu'aucune puissance les y contraignit par des rencontres fortuites.

Telle est l'opinion que tu soutiens encore, Velléius, et plutôt que d'abandonner le parti du
maître que tu as choisi, tu renoncerais à n'importe quelle situation : tu as décidé qu'il te fallait
être Épicurien avant de connaître cette théorie. Il te fallait donc ou bien embrasser ces folies
ou bien déserter le drapeau sous lequel tu t'étais rangé. Que faudrait-il t'offrir pour que tu

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Ciceron De la nature des dieux

cessasses d'être Épicurien? A aucun prix, diras-tu, je n'abandonnerai une doctrine qui conduit
à la félicité ni ne tournerai le dos à la vérité. La vérité de l'épicurisme? Pour ce qui est de la
félicité je n'ai rien à dire, du moment qu'à ton sens elle consiste, même pour un dieu, dans une
molle et parfaite fainéantise. Mais la vérité, où la places-tu? Tu as en vue, je pense, les
mondes innombrables qui naissent à tous les instants du temps tandis que d'autres meurent.
Ou encore ces corpuscules insécables qui, sans qu'aucune puissance supérieure, aucune raison
les gouverne, produisent tant de merveilles? Mais je m'attaque à des conceptions qui
n'appartiennent pas au seul Épicure et je manque ainsi au procédé généreux dont j'usais envers
toi au début. J'accorderai donc que toutes choses sont formées d'atomes. Qu'importe? C'est la
nature des dieux qu'il s'agit de définir. Admettons qu'ils soient composés d'atomes, ils ne
seront donc pas éternels. Un être composé d'atomes a dû commencer d'exister à un certain
moment, aucun dieu n'a été avant qu'il eût pris naissance, et, si les dieux ont un
commencement, ils ont nécessairement une fin comme tu l'objectais tout à l'heure à Platon au
sujet du monde.

Que devient alors cette félicité éternelle qui, selon vous, est le caractère propre d'un dieu?
Pour la conserver, dans quel fourré d'épines ne cherchez-vous pas refuge? Tu disais toi-même
qu'un dieu n'a pas de corps mais quelque chose qui ressemble à un corps, pas de sang mais
quelque chose qui ressemble à du sang.

[1,25] XXV. - C'est d'ailleurs ainsi que vous faites la plupart du temps : quand vous avancez
quelque proposition contraire à la vraisemblance, pour échapper aux objections vous en
ajoutez une que l'on ne conçoit même pas qui exprime une possibilité : il vaudrait mieux
accorder le point en discussion qu'oublier ainsi toute pudeur. Voyant par exemple que, si les
atomes se portent vers le bas en vertu de leur poids, nous serons privés de tout pouvoir,
puisque leurs mouvements seront réglés par un déterminisme rigoureux - Démocrite n'avait
pas vu cela -, Épicure déclare que l'atome, alors qu'il suit la ligne droite assignée à la chute par
la pesanteur, s'en écarte légèrement. Tenir un pareil langage, c'est bien pis que de ne pas
pouvoir défendre la thèse qu'on avait adoptée.

De même dans sa controverse avec les logiciens : selon eux dans toutes les propositions
disjonctives, où il est dit qu'une chose est ou qu'elle n'est pas, il faut que l'une des deux thèses
soit vraie, mais Épicure a craint qu'en appliquant ce principe à une disjonction telle que celle-
ci : demain, ou bien Épicure sera en vie ou bien il ne sera plus en vie, il en résultât que
l'événement à venir, quel qu'il soit, est nécessaire. Il a donc rejeté le principe suivant lequel
une chose est ou n'est pas. Quoi de plus stupide?

Arcésilas soutenait contre Zénon que le témoignage des sens est toujours faux, Zénon
admettait qu'il l'est quelquefois mais non toujours. Épicure eut peur qu'en accordant que les
sens peuvent nous tromper, ne fût-ce qu'une fois, il ne s'ensuivît qu'ils nous trompent toujours;
pour lui donc tous les sens sont des messagers de vérité. Il n'y a rien de particulièrement adroit
dans sa façon de répondre aux objections : les coups auxquels il s'expose sont plus durs que
ceux qu'il veut éviter.

C'est la même chose quand il s'agit de la nature des dieux : si les dieux, sont formés d'atomes
groupés ils périront par dissolution, conséquence qu'Épicure voudrait éviter, c'est pourquoi il
dit que les dieux n'ont pas un corps mais quelque chose qui ressemble à un corps, pas de sang
mais quelque chose qui ressemble à du sang.

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Ciceron De la nature des dieux

[1,26] XXVI. - On s'étonne qu'un haruspice puisse ne pas rire quand il voit un autre haruspice;
il est encore plus surprenant que vous puissiez vous tenir de rire quand vous êtes plusieurs
Épicuriens ensemble : "Ce n'est pas un corps mais quelque chose qui ressemble à un corps."
Je comprendrais de quoi il s'agit si l'on pensait à des figures de cire ou d'argile, je ne puis
comprendre ce qu'est en un dieu quelque chose qui ressemble à un corps, quelque chose qui
ressemble à du sang.

Toi non plus, Velléius, tu ne le comprends pas, mais tu ne veux pas l'avouer. Ce sont des
formules que vous répétez comme on vous les a dictées : Épicure les a inventées en rêvassant,
puisqu'il se vante lui-même dans ses écrits de n'avoir pas eu de maître. Je le croirais
volontiers, même s'il ne le disait pas, tout comme je croirais le propriétaire d'une maison mal
construite se glorifiant de n'avoir pas eu d'architecte.

Il n'y a rien dans l'épicurisme qui sente l'Académie ou le Lycée, rien même qui atteste
qu'Épicure ait fait ses classes. Il lui était possible d'entendre les leçons de Xénocrate et ce
qu'était Xénocrate, par les dieux immortels ! nous le savons; il y en a même qui-prétendent
qu'effectivement il l'a fait, mais lui affirme que non, il doit le savoir mieux que personne. Il dit
aussi qu'il a eu comme maître à Samos un certain Pamphile, élève lui-même de Platon. Il a en
effet, dans son jeune temps, habité Samos avec son père et ses frères; son père Néoclès s'était
vu attribuer là un champ par le sort, mais ce champ trop petit, ne suffisant pas à le faire vivre,
il était devenu maître d'école.

Au reste, Épicure parle de ce disciple de Platon avec un mépris superbe tant il a peur de
paraître lui devoir une connaissance quelconque.

Pour ce qui est de Nausiphanès, qui se rattache à Démocrite pas d'échappatoire possible :
Épicure ne peut nier qu'il l'a eu comme maître, seulement il le décrie de son mieux. Et
cependant s'il n'avait pas connu les théories de Démocrite, qu'aurait-il su? Qu'y a-t-il dans la
physique d'Épicure qui ne vienne pas de Démocrite? Il a bien changé quelque chose ainsi que
je le disais tout à l'heure en rappelant la déclinaison des atomes, mais on retrouve dans
Épicure la plupart des idées de Démocrite, les atomes, le vide, les images matérielles, les
espaces infinis et les mondes sans nombre, leur naissance, leur mort, presque tout ce dont est
formée sa physique.

Pour revenir maintenant à ce quelque chose qui ressemble à un corps, à ce quelque chose qui
ressemble à du sang, qu'entends-tu par là? Je sais que tu connais tout cela mieux que moi, non
seulement j'en fais l'aveu mais je ne t'envie pas ces lumières. Une pensée une fois exprimée
par des mots, comment cependant se peut-il que Velléius la comprenne et que Cotta ne puisse
pas la comprendre? Je sais ce que c'est qu'un corps ou du sang, je ne vois absolument pas ce
que peut être quelque chose qui, sans être un corps, ressemble à un corps, et, sans être du
sang, ressemble à du sang.

Je ne pense pas que tu me caches la vérité comme faisait Pythagore avec les étrangers, ni que
tu veuilles être obscur à dessein comme Héraclite, je, croirais plutôt - soit dit entre nous - que
toi-même tu ne comprends pas.

[1,27] XXVII. - Ce que je vois, c'est que, suivant la thèse défendue par toi, les dieux ont une
forme extérieure telle qu'il n'y a rien en eux de consistant, de solide, aucun relief, aucune
saillie, c'est une pure apparence, légère, diaphane. Il en est d'eux comme de la Vénus de Cos,
ce n'est pas un corps mais une image à la ressemblance d'un corps et ce rouge qu'on voit se

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Ciceron De la nature des dieux

répandre et se mêler au blanc n'est pas du sang mais a seulement l'aspect du sang, si bien que
les dieux n'ont pas de réalité, ce ne sont que des apparences.

Suppose cependant que tu m'aies persuadé, que j'admette la vérité de ce que je ne conçois
même pas, quelle va être la configuration, quels vont être les traits de ces dieux sans
consistance? Vous ne manquez pas d'arguments pour établir que les dieux ont une figure
humaine : d'abord, dites-vous, en vertu d'une idée bien arrêtée dans son esprit, quand l'homme
veut se représenter un dieu c'est toujours ainsi qu'il l'imagine; ensuite parce qu'un dieu devant
l'emporter sur tous les êtres, il faut que la forme qu'il revêt soit la plus belle qui se puisse et il
n'en est pas qui se puisse égaler à l'humaine en beauté.

En troisième lieu, vous mettez à contribution la raison seule la forme humaine peut être le
siège d'un entendement. Voyons maintenant pour commencer ce que valent ces preuves, je
crains en effet que vous ne vous arrogiez le droit de faire appel à des idées ne méritant pas du
tout l'approbation. Qui a jamais été assez aveugle en cette matière pour ne pas voir que, si l'on
a transféré aux dieux la forme humaine, c'est ou bien par un sage calcul pour amener des
esprits peu dégrossis à leur rendre un culte et triompher des mauvais instincts, ou bien par
superstition, pour qu'il y eût des dieux des effigies et qu'on crût, en se prosternant devant
elles, rendre directement hommage aux dieux ?

Les poètes, les peintres, les sculpteurs ont contribué à répandre ces croyances, car il n'était pas
facile de représenter sous une forme autre que l'humaine des dieux agissants, s'appliquant à
quelque entreprise. A cela s'est ajoutée cette opinion que rien ne paraît à l'homme plus beau
que l'homme même. Mais toi, qui te dis physicien, ne vois-tu pas quelle maîtresse d'illusions
flatteuses est la nature, quelle adresse elle met à nous tromper sur la valeur des satisfactions
qu'elle nous procure? Penses-tu qu'il y ait sur la terre ou dans la mer un animal quelconque
auquel un animal de la même espèce ne paraisse pas ce qu'il y a de plus charmant ? S'il n'en
était pas ainsi, pourquoi un taureau n'éprouverait-il pas du désir pour une jument, un cheval
pour une génisse? Te figures-tu qu'un aigle, un lion, un dauphin puisse préférer une autre
forme à la sienne propre? Quoi d'étonnant dès lors si, conformément à une loi naturelle,
l'homme juge que c'est l'homme ce qu'il y a de plus beau et que, pour cette raison, il imagine
des dieux semblables à lui-même?

[1,28] XXVIII. - Qu'en penses-tu? Si les animaux étaient des êtres doués de raison,
n'accorderaient-ils pas tous le premier rang à leur espèce? Pour ce qui est de moi - je vais dire
mon sentiment sans ambages - si bienveillant que je sois pour moi-même, je n'oserais pas me
déclarer plus beau que le taureau qui emporta Europe.

Il n'est pas question ici de l'intelligence humaine, du langage humain, mais de l'apparence
extérieure, du physique. Imaginons un être mixte, un assemblage de parties empruntées à des
espèces différentes, tel ce dieu marin appelé Triton, en qui le corps humain se complète
bestialement par des nageoires à l'aide desquelles il se déplace, tu ne voudrais pas changer
avec lui. Je traite un sujet délicat; telle est cependant la force de l'instinct qu'aucun homme ne
consent à ressembler à un être qui ne soit pas lui-même un homme. Et encore à quel homme
voudrait-on ressembler? Dans notre espèce, la beauté appartient-elle à tous indistinctement?
Quand j'habitais Athènes, c'est à peine si dans une troupe d'éphèbes, il s'en trouvait un qui fût
beau. Je vois ce qui te fait rire, mais tel est le fait. Ajoute que nous, à qui les anciens
philosophes donnent toute liberté d'aimer les jeunes hommes, il arrive que nous trouvions de
l'agrément à des défauts physiques. Alcée faisait ses délices d'une envie qu'avait au doigt un
garçon. Et cependant une envie est une tache. Pour Alcée c'était une parure. Q. Catulus, le

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Ciceron De la nature des dieux

père de celui que nous connaissons, qui est mon collègue et mon ami, a aimé ton compatriote
Roscius et a composé pour lui ces vers: Je m'étais arrêté pour saluer avec respect l'aube
naissante et tout à coup Roscius surgit à ma gauche. Pardonnez-moi de le dire, habitants du
ciel, ce mortel m'a paru plus beau qu'un dieu. Pour Catulus donc, Roscius était plus beau
qu'un dieu et cependant il louchait affreusement, il louche d'ailleurs toujours. Peu importe,
cela donnait à sa physionomie du piquant, cela paraissait à Catulus une grâce de plus. Mais
revenons aux dieux.

[1,29] XXIX. - Devons-nous croire qu'il y en a parmi eux qui, s'ils ne louchent pas, ont du
moins des yeux clignotants? qui ont une envie, un nez camus? des chairs molles, un front trop
large, une trop grosse tête? tous défauts qui se rencontrent parmi nous. Ou bien sont-ils tous
irréprochables? A supposer qu'ils le soient, ont-ils tous le même visage? S'ils diffèrent, les
traits de l'un sont plus beaux, ceux d'un autre le sont moins. Il y a donc un dieu qui n'est pas
parfaitement beau. S'ils ont tous même visage, il faudra dire qu'il y a au ciel une Académie en
plein épanouissement, car, n'y ayant point de différence d'un dieu à l'autre, il n'y aura parmi
eux aucune connaissance, aucune perception possible. Mais qu'en sera-t-il s'il est entièrement
faux que nous ne puissions concevoir les dieux qu'en leur attribuant une forme humaine?

Continueras-tu néanmoins à défendre une thèse aussi absurde? Pour nous autres il se peut que
les choses se passent comme tu le dis : dés l'enfance nous nous représentons Jupiter, Junon,
Minerve, Neptune, Vulcain, Apollon et les autres dieux avec les traits que peintres et
sculpteurs leur ont donnés et non seulement leur visage, mais leurs attributs, leur âge, leur
vêtement sont pour nous chose fixée. Mais il n'en est pas de même pour les Égyptiens, les
Syriens et en général pour presque tous les barbares : ils professent à l'égard de certains
animaux des croyances plus solides que nous à l'égard des temples les plus respectés et des
images les plus saintes. Bien des sanctuaires se sont vu dépouiller de leurs richesses, bien des
statues de dieux ont pu être emportées au mépris de toute piété par des gens de chez nous,
mais jamais on n'a entendu parler d'un crocodile, d'un ibis ou d'un chat auquel un Égyptien ait
porté atteinte.

Qu'en penses-tu? Apis, ce boeuf sacré des Égyptiens, n'est-il pas un dieu pour eux? Tout
autant, par Hercule, que peut l'être pour toi cette Junon Sospita de ton pays que tu ne vois
jamais, fût-ce en rêve, qu'avec sa peau de chèvre, sa lance, son petit bouclier, et ses
chaussures recourbées. Telle n'est pas la Junon d'Argos ni la Junon romaine. Junon se présente
donc sous un certain aspect aux Argiens, sous un autre aux habitants de Lanuvium, sous un
autre encore à nous. Et de même autre est notre Jupiter Capitolin, autre le Jupiter Hammon
des Africains.

[1,30] XXX. - N'est-il pas honteux pour un physicien qui doit, par définition, explorer la
nature, la poursuivre comme on poursuit un gibier, de prendre pour marques de vérité des
représentations convenues? A ce compte on devra dire que Jupiter est toujours barbu, Apollon
toujours imberbe, que Minerve a les yeux pers, que Neptune les a bleus. Bien mieux, nous
admirons ce Vulcain d'Athènes, ceuvre d'Alcamène qui l'a représenté debout boitant
légèrement sans que cette claudication sous le vêtement qui la dissimule ait rien de choquant.
Il y aura donc pour nous un dieu boiteux, parce que tel est le Vulcain traditionnel. Mais
voyons, devons-nous aussi considérer comme des caractères propres aux dieux les noms que
nous leur donnons? Tout d'abord autant il y a de langages humains autant il y a pour les dieux
d'appellations différentes. Toi, Velléius, tu restes Velléius quelque part que tu ailles, mais
Vulcain ne s'appelle pas de même en Italie et en Afrique ou en Espagne. En second lieu,
même dans les livres des pontifes, il n'y a pas un grand nombre de dieux qui soient nommés,

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Ciceron De la nature des dieux

tandis que les dieux sont innombrables. N'ont-ils donc pas de noms? Vous êtes dans
l'obligation d'en juger ainsi; à quoi bon plusieurs noms, d'ailleurs, puisqu'ils ont tous même
figure?

Il eût été beau, Velléius, d'avouer que tu ignores ce que tu ne sais pas plutôt que de nous
régaler de ces fariboles et de parler en homme qui ne croit pas lui-même ce qu'il dit ! Penses-
tu qu'un dieu soit fait à mon image ou à la tienne? Certainement tu ne le penses pas. Mais
alors? devrai-je dire que c'est le soleil ou la lune ou le ciel qui sont des divinités? Ils seraient
donc parfaitement heureux? De quels plaisirs jouissent-ils? Possèdent-ils aussi la sagesse?
Comment pourrait-il y avoir de la sagesse dans un être sans tête et sans membres?

Telles sont vos objections. Si donc les dieux n'ont pas, ainsi que je l'ai montré, un corps
humain, s'ils ne sont pas non plus, tu en es persuadé, tels que je viens de le supposer, pourquoi
hésiter à nier leur existence? Tu n'oses pas. Je veux bien que cela soit sage encore qu'en ce
moment, alors que nous sommes entre nous, tu n'aies rien à redouter et sembles plutôt avoir
peur des dieux.

Je sais des Épicuriens pleins de vénération pour les moindres figurines et cependant quelques
personnes croient qu'Épicure a, en paroles, laissé subsister les dieux pour ne pas choquer les
Athéniens, mais qu'en réalité il les a supprimés. Dans ce recueil de maximes brèves que vous
appelez les g-kuriai g-doxae, il énonce, je crois, en premier lieu cette sentence : un être
heureux et immortel n'a lui-même aucune affaire nuisant à son repos et n'impose de tâche à
personne.

[1,31] XXXI. - Il y en a qui pensent que dans cette phrase, il a employé à dessein la tournure
ambiguë dont son ignorance est seule coupable : c'est faire injure à un homme aussi dépourvu
de tout esprit de ruse. On peut se demander en effet s'il affirme l'existence d'un être heureux et
immortel ou dit quel il serait s'il existait.

On ne prend pas garde que, si son langage prête au doute dans ce passage, dans beaucoup
d'autres endroits il s'est exprimé aussi nettement que tu l'as fait toi-même tout à l'heure et qu'il
en est de même de Métrodore. Épicure croit certainement à l'existence des dieux et je n'ai vu
personne qui ne fût autant que lui libre de cette crainte qu'il déclare qu'il ne faut pas avoir;
celle de la mort et des dieux. Des gens d'esprit moyen ne s'émeuvent guère à ce sujet, mais lui
proclame que tous les hommes en sont frappés de terreur. Les voleurs se comptent par
milliers, ils ont la mort en face d'eux, d'autres pillent les temples toutes les fois qu'ils le
peuvent. Je ne vois pas que la peur d'une condamnation capitale arrête les premiers ni celle
des dieux les seconds.

Mais puisque vous n'osez pas, Épicure, - je m'adresse maintenant à vous directement - nier
l'existence des dieux, qu'est-ce donc qui vous empêche de mettre en un rang divin le soleil ou
le monde ou quelque intelligence éternelle? Je n'ai jamais vu, dites-vous, une âme raisonnable
et capable de calcul réfléchi dans un être qui ne fût pas à forme humaine. Avez-vous jamais
vu rien de semblable au soleil ou à la lune ou aux cinq astres errants? Le soleil parcourt
chaque année son orbite que limitent les solstices; la lune qui doit sa clarté au rayonnement de
l'astre du jour accomplit en un mois sa révolution rituelle; les cinq planètes, les unes plus
rapprochées, les autres plus éloignées de la terre, partent du même point pour décrire le même
cercle dans des temps inégaux. Avez-vous jamais vu rien de tel, Épicure?

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Ciceron De la nature des dieux

Puisque rien n'existe que ce que nous avons touché ou vu, faut-il soutenir que le soleil, la
lune, les planètes n'existent pas? Mais quoi? Avez-vous jamais vu un dieu de vos yeux?
Pourquoi donc croyez-vous à son existence. Nous devrions donc rayer toute l'histoire comme
aussi toute nouveauté qu'infère la raison. Suivant ce principe, les hommes qui habitent au
milieu des terres ne croiront pas à l'existence de la mer? Que penser d'une pareille étroitesse
d'esprit? Si vous étiez né à Sériphe et ne fussiez jamais sorti de cette île où vous n'auriez vu
que de petits lièvres et de petits renards, vous resteriez donc incrédule si l'on vous parlait de
lions et de panthères, et si l'on faisait mention d'un éléphant, vous penseriez qu'on se moque
de vous.

[1,32] XXXII. - Tu as, Vellélus, terminé ton exposé par un raisonnement en forme;
contrairement à l'usage en vigueur dans ton école, tu as procédé en logicien : les dieux, as-tu
dit, sont des êtres bienheureux. Accordé. Or nul ne peut être heureux sans la vertu. Cela aussi,
je te le concède, et même volontiers. Mais la vertu ne se conçoit pas sans la raison. Voilà
encore une proposition à laquelle on ne peut rien objecter. Tu ajoutes alors et il ne peut y
avoir de raison que dans un être à figure humaine. Qui penses-tu qui t'accordera cela? Si cela
était vrai d'ailleurs, quel besoin d'y arriver par degrés successifs. Tu aurais pu le poser tout de
suite. Que signifie, je le demande, cette suite de propositions? Je t'ai vu passer de la félicité à
la vertu, de la vertu à la raison; jusque-là l'on peut te suivre, mais ensuite comment t'y prends-
tu pour aller de la raison à la forme humaine? Ce n'est plus là une déduction, c'est un saut
brusque. Je ne comprends pas, ajouterai-je, pourquoi Épicure a mieux aimé dire que les dieux
ressemblent aux hommes que non pas que les hommes aux dieux.

Tu voudras savoir quelle est la différence, car enfin, diras-tu, si un objet ressemble à un autre,
cet autre ressemble au premier. C'est juste, mais je fais observer que la structure par laquelle
se définit la forme dont il s'agit n'est pas venue des hommes aux dieux, car si les dieux
doivent être éternels ils ont toujours été, ils n'ont jamais commencé d'être tandis que les
hommes naissent à un certain moment du temps, la forme humaine donc existait, c'était celle
des dieux immortels avant qu'il y eût des hommes. Il ne faut donc pas dire que les dieux ont
une forme humaine, mais que les hommes ont une forme divine. Qu'il en soit au reste comme
vous voudrez, je demande par quelle fortune extraordinaire, par quel hasard prodigieux - selon
vous, en effet, rien dans la nature n'arrive en vertu d'un dessein intelligent - une rencontre
d'atomes aussi heureuse a pu se produire, comment subitement sont apparus des hommes
ayant une forme semblable à celle des dieux. Devons-nous penser qu'une semence divine est
tombée du ciel sur la terre et qu'ainsi se sont formés des hommes semblables à leurs pères. En
vérité je voudrais savoir : cette parenté avec les dieux, je l'accepterais sans me faire prier.
Mais vous ne dites rien de tel, vous prétendez qu'il est arrivé par hasard que nous fussions
semblables aux dieux. Et il me faudrait maintenant chercher des arguments pour réfuter
pareille thèse? Plût au ciel qu'il fût aussi facile de découvrir la vérité que de faire apparaître. la
fausseté d'une théorie.

[1,33] XXXIII. - Tu as, parlant d'abondance et faisant preuve d'une mémoire remarquable,
passé en revue les opinions de tous les philosophes, depuis Thalès de Milet, sur la nature des
dieux, et certes je ne demanderais pas mieux que d'admirer un Romain qui en sait si long.

Tous ceux qui ont admis qu'un dieu existât sans avoir ni mains ni pieds t'ont paru délirer? Ne
tient-on donc aucun compte, dans ta secte, de l'utilité par laquelle se justifie dans l'homme la
présence de chacun de ses membres, ce qui pourrait vous amener à comprendre que les dieux
n'en ont pas besoin? A quoi bon des pieds si l'on n'a pas à marcher? des mains si l'on n'a rien à
saisir? Et j'en dirai autant des autres parties entrant dans la structure du corps où il ne peut rien

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Ciceron De la nature des dieux

y avoir qui soit en vain, sans raison d'être, superflu. C'est cela qui fait la supériorité de la
nature sur l'art humain quelque habile qu'on veuille le supposer. Un dieu aura donc, selon
vous, une langue bien qu'il ne parle pas, des dents, un palais, un gosier qui ne serviront à rien,
et tous les organes que la nature a fabriqués en vue de la reproduction, un dieu les possédera
sans en faire aucun usage? Le raisonnement s'applique tout aussi bien aux organes internes
qu'aux externes : en quoi le coeur, les poumons, le foie peuvent-ils contribuer à la beauté d'un
être si l'on supprime la fonction utile qu'ils remplissent?

Et cependant c'est pour qu'il soit beau que vous voulez en doter, votre dieu. C'est en
s'appuyant sur de pareilles rêveries qu'Épicure, Métrodore, Hermarque ont dressé un
réquisitoire contre Pythagore, Platon, Empédocle; bien mieux que Léontium, une femme
galante, n'a pas craint d'attaquer Théophraste dans un écrit de forme élégante, attique, c'est
vrai, mais l'audace en est-elle moins choquante? Ce sont les habitués du jardin d'Épicure qui
seuls ont pris tant de liberté. Et encore vous vous plaignez. Zénon était d'humeur querelleuse.

Que dire d'Albucius? Quant à Phèdre, le plus courtois, le plus aimable des vieillards, il se
mettait en colère dès qu'il m'arrivait de montrer un peu de vivacité dans la discussion, alors
qu'Épicure a invectivé contre Aristote, a calomnié Phédon le disciple de Socrate, a en
plusieurs volumes tenté d'écraser Timocrate, le frère de son grand ami Métrodore, parce qu'il
y avait entre eux quelque insignifiant désaccord philosophique, s'est montré ingrat envers
Démocrite même auquel il devait beaucoup, a médit de Nausiphanès son maître, dont il avait
bien reçu quelque enseignement.

[1,34] XXXIV. - Zénon ne se contentait pas de diriger des traits empoisonnés contre ses
contemporains, Apollodore, Silus, d'autres encore, mais aussi contre Socrate, le père de la
philosophie : il l'appelait d'un nom qu'on peut traduire le bouffon d'Athènes, il n'appelait
jamais Chrysippe que Chrysippa. Toi-même, Velléius, alors que, tel un censeur, tu récitais
tout à l'heure la liste des philosophes, tu déclarais que ces grands hommes étaient des
insensés, des extravagants, des fous. Si cependant aucun d'eux n'a vu vrai sur la nature des
dieux, il est fort à craindre que les dieux n'existent pas du tout. Tout ce que vous racontez à
leur sujet, ce sont des fables à peine dignes de vieilles femmes bavardant le soir une fois la
lampe allumée.

Vous ne vous apercevez même pas de toutes les conséquences qu'impliquerait pour vous
l'attribution aux dieux et aux hommes d'une même forme si nous vous l'accordions. Il faudrait
qu'un dieu prît de son corps les mêmes soins qu'un homme, qu'il s'adonnât aux mêmes
exercices : il aurait à marcher, à courir, à se coucher, à se baiser, à s'asseoir, à se servir de ses
mains, voire à converser et à faire des discours. Vous voulez aussi qu'il y ait parmi les dieux
des mâles et des femelles, inutile d'insister sur ce qui doit s'ensuivre.

En vérité, je me demande, avec un étonnement qui ne cesse de grandir, comment votre chef
d'école a pu en venir à de pareilles opinions. Vous ne cessez de crier bien haut qu'un dieu doit
être bienheureux et immortel, que c'est là un point sur lequel nul doute n'est permis. Mais le
fait de n'avoir pas deux pieds doit-il l'empêcher d'être heureux? L'euphorie, l'eudémonie - l'un
et l'autre mot ont quelque chose de rébarbatif, mais nous les rendrons familiers par l'usage -
cette félicité propre aux dieux enfin, quelle qu'elle soit, pourquoi ne pourrait-elle être en
partage au soleil lointain ou à notre monde ou encore à quelque intelligence éternelle n'ayant
d'un corps ni la figure ni les membres? Tout ce que tu trouves à dire, c'est : je n'ai jamais vu
un soleil ou un monde bienheureux. Mais quoi? as-tu jamais vu un monde autre que le nôtre?
Tu répondras : non. Pourquoi donc alors ne crains-tu pas de dire qu'il existe d'autres mondes

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Ciceron De la nature des dieux

dont tu ne fixes même pas le nombre à six cent mille par exemple, puisque tu les déclares
innombrables. Le raisonnement t'a conduit à cette conclusion. Ne t'amènera-t-il pas ainsi à
reconnaître qu'un dieu, puisqu'il doit être souverainement parfait, que sa félicité éternelle est
un attribut qui n'appartient qu'à lui, tout de même qu'il a sur nous l'avantage de l'immortalité,
doit nous surpasser également par l'excellence de son âme et la perfection de son corps.
Inférieurs à lui à tous autres égards, pourquoi l'égalerions-nous par la figure? Il semble que, si
l'homme peut se rapprocher d'un dieu, ce soit par la vertu plutôt que par son apparence
extérieure.

[1,35] XXXV. - Pour revenir sur votre argument habituel, peut-on rien dire d'aussi enfantin
que de nier l'existence des espèces animales qui s'engendrent dans la mer Rouge ou dans
l'Inde? Les hommes les plus avides de connaissances ne pourront jamais, malgré tous leurs
efforts, avoir de contact immédiat avec tous les êtres peuplant la terre, la mer, les marais et les
fleuves. Dirons-nous qu'ils n'existent pas parce que nous ne les avons jamais vus? Cette
ressemblance, enfin, qui a pour vous tant de prix a-t-elle vraiment tant d'importance? Un
chien ne ressemble-t-il pas à un loup? et, comme le dit Ennius, quelle n'est pas la
ressemblance du singe, cet animal si laid, avec l'homme!

Mais il y a de l'un à l'autre une différence d'ordre moral. L'éléphant l'emporte sur tous les
animaux par l'intelligence, mais quelle masse pesante ! Je parle des bêtes, mais parmi les
hommes même ne s'en trouve-t-il pas qui, très semblables par l'apparence extérieure, diffèrent
par le caractère ou inversement, ont même caractère et diffèrent par la figure? Avec ta façon
de raisonner, Velléius, vois où l'on est conduit. Tu as admis qu'il ne pouvait y avoir de raison
que dans un être à forme humaine; un autre admettra que seul un habitant de la terre, un être
dont l'existence a commencé à un certain moment, qui est devenu grand après avoir été petit,
qui a fait des études, qui se compose d'une âme et d'un corps périssable et faible, enfin un
homme, un mortel peut être raisonnable. Si vous protestez contre l'attribution à un dieu de
tous ces caractères, pourquoi donc attachez-vous une telle importance à l'apparence
extérieure? Ce que tu as pu voir, c'est que dans l'homme la raison et l'intelligence coexistent
avec eux et tu déclares qu'il suffit de les retrancher pour avoir un dieu pourvu que les lignes
du corps restent les mêmes. Ce n'est point là procéder à un examen sérieux. C'est en quelque
sorte s'en remettre au sort et parler selon qu'il aura décidé.

Peut-être as-tu négligé aussi d'observer que, non seulement dans un homme, mais dans un
arbre, tout ce qui est superflu ou sans usage est une gêne. Combien il est pénible d'avoir un
doigt en trop. Pourquoi? Parce que cinq doigts suffisent, qu'il s'agisse de la beauté de la main
ou de l'usage qu'on en fait. Et ton dieu n'aurait pas seulement un doigt de trop, mais une tête,
un cou, une nuque, des côtes, un ventre, un dos, des jarrets, des mains, des pieds, des cuisses,
des jambes.

Si c'est pour qu'il soit immortel que vous le supposez ainsi pourvu, je demande ce que ces
parties du corps et le visage lui-même ont d'essentiel pour la vie. C'est plutôt le cerveau, le
coeur, les poumons, le foie qui importent; ce sont ces organes-là qui sont vraiment vitaux : les
traits du visage n'ont aucun rapport avec la durée de la vie.

[1,36] XXXVI. - Et tu blâmes ceux qui, voyant le monde, voyant les parties qui sont, peut-on
dire, ses membres le ciel, les terres, les mers, voyant aussi le soleil, la lune, les astres qui lui
servent de parure, ayant appris à connaître la régularité des saisons, les changements et les
alternances, ont jugé qu'il y avait pour former cet ensemble, pour le mettre en mouvement,
pour le régler et le gouverner, une nature d'ordre supérieur et dominatrice?

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Ciceron De la nature des dieux

A supposer qu'ils se soient écartés de la bonne voie, je vois du moins quelle idée les dirige;
mais toi? quel est le grand oeuvre, quelle est la production digne d'être admirée qui puisse
paraître due à une intelligence divine et te permette d'affirmer l'existence des dieux? J'avais,
dis-tu, à demeure dans l'âme, la représentation d'un dieu. Et aussi, à ce que je pense celle d'un
Jupiter barbu, d'une Minerve casquée, tu ne pouvais les imaginer autrement, crois-tu qu'ils
soient tels? Combien valent mieux les croyances de la foule ignorante qui n'attribue pas
seulement à un dieu les membres de l'homme mais aussi leur usage. Ils se le représentent
muni d'un arc, de flèches, d'une lance, d'un bouclier, d'un trident, de la foudre et sils ne voient
pas les dieux en action, du moins ne peuvent-ils concevoir un dieu inactif.

Ces Égyptiens même, de qui l'on rit, n'ont divinisé aucune bête sinon à cause de quelque
service rendu par elle. Ainsi les ibis, qui sont des oiseaux de haute taille, aux pattes rigides, au
bec de corne ailongé, sont pour les serpents de rudes adversaires; ils éloignent de l'Égypte un
fléau en tuant et dévorant les serpents ailés que le vent d'Afrique amène du désert de Libye et
font ainsi que ces animaux ne désolent pas le pays par leur morsure, quand ils sont en vie et
ne l'empestent pas de puanteur quand ils sont morts. Je pourrais parler des services que
rendent les ichneumons, les crocodiles, les chats, mais je ne veux pas allonger mon discours.

Je me contenterai de dire en manière de conclusion que des barbares ont promu au rang de
dieux certains animaux à cause de leur utilité, vos dieux à vous non seulement n'ont à leur
actif aucun bienfait, mais ne font exactement rien. Un dieu, dit Épicure, n'a de tracas d'aucune
sorte et pour lui en effet, comme pour les enfants trop délicats, la récréation est ce qu'il y a de
meilleur au monde.

[1,37] XXXVII. - Mais les enfants eux-mêmes quand ils ne travaillent plus, se donnent de
l'exercice pour leur amusement; celui que vous appelez votre dieu goûte un repos si voisin de
la torpeur que s'il venait à bouger on devrait craindre qu'il ne pût plus être au nombre des
bienheureux, n'est-il pas vrai? Parlant ainsi vous ne condamnez pas seulement les dieux à
l'immobilité, vous ne les rendez pas seulement incapables d'aucune action divine, mais vous
faites ce que vous pouvez pour que les hommes eux aussi soient inactifs puisque, même en un
dieu, l'accomplissement d'un acte quelconque est incompatible avec la félicité.

Admettons cependant qu'un dieu soit fait à la ressemblance, à l'image de l'homme, où loge-t-
il? quelle est sa résidence? En quelle région est-elle située? Quelle vie mène-t-il? De quoi
cette félicité que vous dites lui appartenir est-elle faite? Pour qu'on puisse être qualifié de
bienheureux il faut qu'on use de ses avantages et qu'on en retire le fruit. Parmi les choses
inanimées chacune a son lieu propre qu'elle occupe naturellement : la terre est tout en bas et
l'eau la recouvre, la région qui vient au-dessus appartient à l'air, celle qui est tout à fait
supérieure, à l'éther enflammé. Quant aux animaux il en est de terrestres, d'autres sont
aquatiques, d'autres encore amphibies; certains naissent du feu à ce que l'on croit et on les voit
souvent qui voltigent dans des fournaises ardentes. Je demande donc premièrement, où peut,
selon vous, habiter un dieu, ensuite quelle cause le fait se déplacer, s'il lui arrive de se
mouvoir, puis, le propre d'un être animé étant de désirer un bien en accord avec sa nature, je
demande aussi quelle chose est pour un dieu un objet de désir, enfin, plus généralement, quel
usage il fait de son intelligence et de sa raison et en dernier lieu en quoi sa félicité consiste et
comment se conçoit son éternité. De tous ces points, quel que soit celui que tu veuilles
toucher, tu portes à ta doctrine un coup inguérissable. Quand on suit une mauvaise méthode
on se trouve dans une situation inextricable. C'est ainsi que, d'après ton langage, l'apparence
extérieure d'un dieu n'est point perçue par la vue mais par l'esprit, qu'elle est dépourvue de

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Ciceron De la nature des dieux

toute solidité, qu'elle ne se prête pas à l'identification, que c'est par le passage d'images
semblables qu'elle est connue de nous, qu'en raison de leur multiplicité infinie, les atomes ne
peuvent manquer de former toujours de nouveaux corps semblables et que, se portant sur eux,
notre pensée forme l'idée d'êtres bienheureux et immortels.

[1,38] XXXVIII. - Par les dieux mêmes dont nous parlons, que signifie tout ce discours? S'ils
n'ont d'existence que pour l'imagination, s'ils n'ont aucune consistance, aucune réalité, quelle
différence y a-t-il entre l'idée d'un dieu et celle d'un hippocentaure? Les autres philosophes
considèrent une représentation mentale de cette sorte comme une chose parfaitement vaine,
vous appelez cela l'entrée, la pénétration des images dans les âmes.

Quand, par exemple, je crois voir Tib. Gracchus devant le Capitole en train de prononcer une
harangue tandis qu'il fait procéder à un vote sur l'affaire d'Octavius, je n'hésite pas à dire que
c'est là un mouvement de l'âme auquel ne correspond aucune réalité, pour toi ce sont les
images détachées de Gracchus et d'Octavius qui subsistent et s'offrent à mon âme quand je me
rapproche du Capitole. Il en est de même d'un dieu : la figure d'un être de cette sorte frappe
souvent l'esprit et on le conçoit par suite comme bienheureux et éternel. Admettons l'existence
des images faisant impression sur les âmes, le seul effet en sera qu'un objet d'une certaine
configuration paraîtra devant elles. Cet objet fait-il aussi connaître pourquoi il est bienheureux
et éternel? Qu'est-ce d'ailleurs que ces images dont vous parlez? D'où viennent-elles?

Tout ce dévergondage a son origine dans Démocrite, mais on a dirigé contre lui quantité
d'objections et vous n'y répondez pas mieux que lui, toute cette théorie est chancelante et
boiteuse. Que des images de tous les illustres morts, Homère, Archiloque, Romulus, Numa,
Pythagore, Platon viennent se présenter à moi, quoi de moins facile à établir, d'autant plus que
ces personnages d'après vous ne m'apparaissent pas avec la figure qu'ils avaient de leur
vivant? Comment peut-on dès lors affirmer que c'est eux? Ces images de quels originaux
proviennent-elles?

Aristote affirme que le poète Orphée n'a jamais existé et l'on attribue la poésie orphique à un
certain Pythagoricien du nom de Cercops. Cependant Orphée, c'est-à-dire selon vous son
image, est souvent présent à mon esprit. Comment se peut-il que du même homme j'ai moi
une représentation, toi une autre. Comment se fait-il qu'on en ait de choses qui n'ont jamais eu
d'existence comme Scylla ou la Chimère? ou encore que nous en ayons de personnages, de
lieux, de villes que nous n'avons jamais vus? Comment se fait-il enfin qu'une image se
présente à moi au gré de ma fantaisie et que pendant le sommeil elles viennent de façon toute
spontanée? Tout cela, Velléius, est vraiment très peu sérieux. Vous faites pénétrer les images
non seulement dans les yeux mais dans les âmes.

[1,39] XXXIX. - Il n'y a pas si grand mal à plaisanter, mais vous abusez de la permission. Le
passage rapide d'un courant d'images fait que plusieurs semblent se confondre en une seule,
dites-vous. Je rougirais de dire que je ne comprends pas si vous-mêmes qui soutenez cette
théorie la compreniez. Comment prouveras-tu qu'il y a un flux incessant d'images? et, à
supposer que cela soit, comment prouver que ces images sont éternelles?

Il y a, dis-tu, une infinité d'atomes. En suit-il que toutes choses sont éternelles? Tu cherches
recours dans la loi d'équilibre (c'est ainsi que nous traduirons, si tu le veux bien, ce terme
d'isonomie) et tu prétends que, l'existence d'une nature mortelle étant donnée, il doit y en
avoir une immortelle. A ce compte, puisqu'il y a des hommes mortels, il faudra qu'il y en ait
d'immortels et, les uns naissant sur terre, d'autres devront naître dans l'eau. De même, dis-tu

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Ciceron De la nature des dieux

aussi, qu'il y a des actions destructrices, il y en a qui conservent. Rien de plus juste, mais les
êtres capables de conserver ce qui est ont eux-mêmes une existence réelle et je ne crois pas à
celle de vos dieux. Ces effigies divines enfin comment les atomes les engendrent-ils? A
supposer, ce qui n'est pas vrai, qu'ils existent, tout ce qu'ils pourraient faire, ce serait se
pousser les uns les autres, s'entre-choquer peut-être, non certes produire un être ayant forme,
figure, couleur et vie. Vous n'arrivez donc pas à expliquer la genèse d'un dieu immortel.

[1,40] XL.- Voyons maintenant ce qu'il en est de la félicité. Sans la vertu, certes elle ne se
conçoit en aucune façon; mais la vertu est agissante et votre dieu est inactif; il ne possède
donc pas la vertu ni, par suite, la félicité.

Quelle est donc leur vie? Une affluence de biens ininterrompue, dis-tu, sans que jamais un
mal s'y joigne. Mais de quels biens sont-ils si riches? De plaisirs, je crois, de plaisirs se
rapportant au corps, car vous n'en connaissez aucun qui n'ait son origine dans le corps et vous
les ramenez tous au plaisir du corps. Je ne pense pas, Velléius, que tu ressembles à d'autres
Épicuriens infidèles aux enseignements du maître. Certaines paroles d'Épicure les remplissent
de confusion : il atteste qu'il ne connaît aucun bien qui ne soit lié aux plaisirs des sens, aux
voluptés charnelles et il ne rougit pas de les énumérer.

Quel aliment choisi, quelles boissons, quelles sortes de sons ou de fleurs, quels contacts,
quelles odeurs employer pour inonder les dieux de volupté? Les poètes leur offrent des repas
délectables, leur font verser à boire par Juventa ou Ganymède; et vous Épicure, que ferez-
vous? Je ne vois pas d'où votre dieu pourrait tirer tous ces agréments, ni quel usage il en
ferait. Les hommes sont donc mieux pourvus que les dieux par la nature pour vivre dans la
félicité parce qu'ils sont capables de goûter un plus grand nombre de jouissances. Mais, diras-
tu, il ne s'agit pas de ces plaisirs frivoles auxquels convient le nom de chatouillement des sens
(j'use ici du terme qu'emploie Épicure). Jusqu'où pousseras-tu la plaisanterie? Mon ami
Philon, lui aussi, ne pouvait souffrir que les Épicuriens se donnassent l'air de mépriser ces
plaisirs faciles qui amollissent les âmes, son excellente mémoire lui permettait de citer mot à
mot quantité de formules tirées des écrits d'Épicure, il en reproduisait ainsi beaucoup et de
plus imprudentes qui sont de Métrodore, dépositaire de la sagesse épicurienne : ne reprochait-
il pas à son frère Timocrate de mettre en doute que toute félicité eût sa demeure dans le
ventre? Il l'a dit non pas une seule fois mais souvent.

Je vois, Velléius, que tu n'y contredis pas, car tu connais les textes; si tu le contestais je les
produirais. Observe que je ne m'en prends pas en ce moment à la doctrine qui ramène tout
bien au plaisir, c'est une autre question, je montre que vos dieux ignorent le plaisir et que, par
suite, aux termes mêmes de votre principe, ils ne peuvent pas non plus être qualifiés de
bienheureux.

[1,41] XLI. - Mais, dis-tu, ils n'éprouvent aucune souffrance. Cela suffit-il pour leur assurer
cette abondance de biens que suppose une félicité parfaite? Un dieu, affirment les Épicuriens,
ne cesse d'avoir dans l'esprit l'idée de son propre bonheur, il n'a aucune autre pensée qui
l'occupe.

Représente-toi donc, imagine que tu vois de tes yeux un dieu qui de toute éternité ne fait que
se répéter à lui-même : «Comme je me sens bien ! comme je suis heureux !» Et encore je ne
vois pas comment ce dieu, qui jouit d'une si grande félicité, peut ne pas craindre de périr alors
qu'il est exposé sans nul répit à l'assaut des atomes, à des poussées, à des chocs incessants et

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Ciceron De la nature des dieux

que de lui-même des images se détachent de façon ininterrompue. Il n'est donc en réalité ni
heureux ni éternel.

Mais, objecteras-tu, Épicure a écrit des livres sur la religion, sur la piété envers les dieux.
Quel est donc son langage dans ces livres? On croirait entendre un Tibérius Coruncanius, un
Publius Scévola, l'un et l'autre grands pontifes, et non l'homme qui a sapé le fondement de
toute religion, qui, tel Xerxès, a renversé les temples et les autels des dieux avec cette
différence que Xerxès usait de la force des armes, Épicure de raisonnements.

Pourquoi en vérité les hommes honoreraient-ils les dieux alors que les dieux non seulement
n'ont pour les hommes aucune sollicitude particulière mais ne s'occupent d'eux en aucune
façon, ne font exactement rien?

Leur nature, insistez-vous, par sa supériorité, son excellence doit par elle-même attirer le sage
et leur mériter son culte. Peut-il y avoir quelque chose de très relevé dans une nature qui se
complaît dans sa jouissance, restera complètement inactive, l'est déjà et l'a toujours été? Quel
culte pieux devons-nous à un dieu de qui nous n'avons rien reçu? Plus généralement que peut-
il être dû à un être qui n'a jamais rien fait pour personne?

La piété n'est pas autre chose qu'une justice rendue aux dieux, de quel droit attendraient-ils de
nous quelque chose alors qu'il n'y a rien de commun entre eux et nous? La religion est la
connaissance des devoirs que nous avons envers les dieux, pourquoi faudrait-il les trouver
alors que nous n'avons rien de bon qui nous vienne d'eux, rien de bon à espérer d'eux, c'est ce
que je ne conçois pas.

[1,42] XLII. - Comment d'ailleurs les dieux pourraient-ils mériter notre respect en raison de
l'admiration due à leur excellence, alors que nous ne voyons en eux rien d'excellent? Pour ce
qui est de la superstition dont vous vous vantez d'avoir libéré l'humanité, c'était chose facile
de la vaincre dès lors que vous retiriez aux dieux toute puissance d'agir. Penses-tu que
Diagoras ou Théodore, qui niaient expressément l'existence des dieux, aient pu être
superstitieux? Je ne crois que ce soit le cas même pour Protagoras qui refusait de se prononcer
sur ce point.

Les thèses soutenues par ces philosophes ne suppriment pas seulement la superstition dont
l'élément essentiel est une vaine crainte des dieux, elles détruisent la religion et
conséquemment le culte pieux qui leur est rendu.

Voyons ! quand on dit que toutes les croyances relatives aux dieux immortels ont pour origine
des fictions imaginées par d'habiles gens dans l'intérêt public, la crainte des dieux devant
amener les hommes sur qui la raison n'a point d'empire à remplir leurs tâches
convenablement, ne ruine-t-on pas la religion? Je te le demande, qu'en subsiste-t-il pour
Prodicus de Céos, qui a soutenu qu'il fallait mettre les dieux au nombre des objets utiles à la
vie humaine? Et les auteurs qui enseignent que l'on a divinisé après leur mort les hommes d'un
grand courage, illustres ou puissants et que c'est là l'origine des êtres auxquels s'adresse notre
culte, que nous invoquons et vénérons, ne sont-ils pas dépourvus de toute religion !

Cette théorie est tout particulièrement celle qu'a exposée Evhémère, notre poète Ennius l'a,
entre tous les Épicuriens, suivi et a répandu ses idées. Evhémère indique le genre de mort des
dieux et le lieu de leur sépulture. Est-ce là donner à la religion un appui ou la supprimer
radicalement? Je ne dirai rien ici de la sainte et auguste Eleusis où sont initiés les humains des

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Ciceron De la nature des dieux

nations les plus lointaines; je passe également sous silence l'île de Samothrace et les mystères
que célèbre une procession nocturne sous la protection d'un épais rideau d'arbres.

Interprétés à la lumière de la raison ces rites traduisent une loi de la nature plutôt qu'ils ne
renseignent sur ce que sont les dieux.

[1,43] XLIII. - Démocrite aussi, je dois le dire, cet homme qu'il faut mettre au nombre des
plus grands et à qui Épicure a emprunté l'eau servant à l'arrosage de son petit jardin, paraît fort
peu sûr de lui-même quand il s'agit de la nature des dieux. Tantôt il prétend qu'il existe dans
l'univers des images possédant un caractère divin, tantôt il dit que les éléments dont est formé
l'esprit, répandus dans ce même univers, sont des dieux; ailleurs il donne ce nom à des images
animées qui sont pour nous parfois bienfaisantes, parfois malfaisantes, ou encore à des images
d'une grandeur telle qu'elles embrassent par dehors le monde entier, toutes inventions plus
dignes de la patrie de Démocrite que de Démocrite lui-même. Qui, en effet, peut concevoir
pareilles images, qui voudra les admirer, juger qu'elles méritent un culte religieux?

Pour en revenir à Épicure, il a extirpé de l'âme humain jusqu'à la racine du sentiment religieux
quand il a enlevé aux dieux leur caractère d'êtres secourables pouvant accorder aux hommes
leur faveur; alors qu'il proclame l'excellence et la perfection de la nature divine, il lui dénie la
bienveillance, c'est-à-dire précisément ce qui est la marque, le propre d'un être réellement
supérieur et parfait. Quoi de meilleur, en effet, que la bienfaisance et la bonté? La refuser aux
dieux comme vous le faites, c'est vouloir qu'il n'y ait pour aucun d'eux d'être cher tant parmi
les hommes que parmi les dieux, qu'ils soient incapables d'aimer, incapables d'un sentiment
tendre. Ce n'est donc pas seulement à l'égard des hommes, mais aussi à l'égard des autres
dieux qu'ils professent une indifférence complète.

[1,44] XLIV. - Combien mieux l'entendent les Stoïciens tant blâmés par vous ! A leur avis les
sages ont de l'amitié pour les sages même inconnus d'eux. Rien, en effet, n'est plus digne
d'amour que la vertu, nous chérirons donc qui la possède quelle que soit sa nature ---.

Mais vous, quel mal ne faites-vous pas aux hommes quand vous traitez de faiblesse le désir de
rendre service et la bienveillance ! Pour ne rien dire des dieux, de leur nature et de leur
essence, croyez-vous vraiment que les hommes ne puissent être généreux et bienfaisants qu'à
la condition d'être faibles? N'y a-t-il donc point entre gens de bien une charité naturelle? Le
mot même d'amour d'où vient celui d'amitié nous est cher. Si c'est notre avantage personnel
que nous recherchons dans l'amitié et non le bien d'une personne aimée, il ne faut plus parler
d'amitié, il n'y a plus qu'une sorte de trafic où chacun cherche à gagner. Le bétail aime les prés
et les champs de cette façon, il en tire profit, les hommes font de leur amour et de leur amitié
un don gratuit. Combien plus ce doit être vrai des dieux qui n'ont pas de besoins, qui s'aiment
entre eux et veillent sur les hommes. S'il n'en était pas ainsi pourquoi seraient-ils un objet de
vénération?

Pourquoi leur adresserions-nous des prières? A quoi bon des pontifes pour présider aux
sacrifices des augures, pour prendre les auspices? Que signifient les souhaits, les voeux que
nous demandons aux dieux d'exaucer.

Mais, vas-tu me répéter, Épicure a écrit un livre sur le culte religieux. C'est raillerie de sa part
et raillerie d'un auteur qui, à défaut d'esprit, ne manque pas d'effronterie. Quelle action la piété
peut-elle avoir si les dieux n'ont aucun souci des affaires humaines? Et d'ailleurs comment un
être animé peut-il n'avoir souci de rien? Posidonius, notre ami à tous, est assez dans le vrai

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Ciceron De la nature des dieux

quand, dans son cinquième livre sur la nature des dieux, il expose qu'Épicure ne croyait pas à
l'existence d'êtres divins et que ce qu'il dit des immortels, il le dit pour ne pas se rendre
odieux: il n'était pas assez insensé, en effet, pour s'imaginer qu'un dieu ressemble à un homme
uniquement par les lignes du corps mais n'a aucune consistance, qu'il possède des membres,
mais n'en fait aucun usage, que c'est un être sans épaisseur et translucide, qui ne fait rien pour
personne, ne rend aucun service, parfaitement indifférent, totalement inactif.

En premier lieu on ne conçoit pas l'existence de pareil assemblage de caractères. Épicure s'en
rend compte et supprime la chose en gardant le mot. En admettant même, dirai-je ensuite,
qu'il existe un dieu fait de telle sorte qu'il n'ait pour les hommes aucune bienveillance, aucun
amour, eh bien ! je le déclare, je n'ai rien à démêler avec lui. Pourquoi lui demanderais-je de
m'être propice, puisque selon vous bienveillance et amour sont marque de faiblesse?

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Ciceron De la nature des dieux

[2,0] LIVRE II

[2,1] I. - Quand Cotta eut ainsi parlé, Velléius s'exclama : «Quelle ne fut pas mon imprudence
quand je me suis risqué à discuter avec un Académicien et un Académicien possédant les
secrets de l'art oratoire ! Je n'aurais rien eu à redouter d'un Académicien sans éloquence non
plus que d'un habile parleur étranger à la philosophie que professe Cotta : un flot de paroles
variées n'a rien qui me trouble et j'en dirai autant d'une pensée subtile ne disposant que de
moyens insuffisants d'expression. Mais tu réunis, Cotta, les deux avantages, seuls te
manquaient un auditoire et des juges. Je verrai plus tard à répondre. Maintenant écoutons
Lucilius si toutefois il est disposé à parler.» - Balbus dit alors: «J'aimerais mieux entendre
Cotta s'il voulait mettre pour notre instruction au service des vrais dieux le talent de parole
dont il a fait preuve contre les faux. Il serait digne d'un philosophe, d'un pontife, digne de toi-
même, Cotta, d'avoir sur les dieux immortels non, comme les Académiciens, des idées
flottantes et incertaines, mais comme les philosophes de mon école, une doctrine bien assise
et solide. Il me paraît que tu n'as rien laissé à dire contre Épicure, mais je voudrais savoir
quelle est, Cotta, ton opinion à toi.» - «Oublies-tu, répartit Cotta, ce que j'ai dit au
commencement : il m'est plus aisé, surtout sur un sujet pareil, de signaler ce que je crois être
une erreur que d'exposer une opinion que je tiendrais pour vraie. Mais si même j'avais des
idées qui me parussent fournir une solution satisfaisante, je préférerais, après avoir parlé si
longtemps, t'entendre à ton tour.» - Balbus reprit alors : «Je ferai comme tu le désires et je
traiterai mon sujet aussi brièvement que je pourrai. Une fois réfutées les erreurs d'Epicure,
mon exposition se trouve considérablement allégée.
Nos auteurs, d'une manière générale, divisent en quatre parties ce qu'ils ont à dire des dieux
immortels. Ils prouvent en premier lieu leur existence puis montrent quels ils sont; en
troisième lieu, ils font voir que les dieux exercent sur le monde une action régulatrice et enfin
qu'ils veillent sur les affaires humaines. Pour le moment nous allons examiner les deux
premiers points; je pense qu'on peut renvoyer à plus tard le troisième et le quatrième qui
demandent de plus longs développements.» - «Mais non, dit Cotta, d'abord nous sommes de
loisir et il n'est pas d'affaire qui ne puisse être remise quand il s'agit d'un sujet tel que celui-
là.»

[2,2] II. - Lucilius alors commença : «Certes, pour traiter le premier point, je ne resterai pas
court. Quoi de plus manifeste et de plus clair, quand nous avons porté nos regards vers le ciel
et contemplé les corps célestes que l'existence d'une divinité d'intelligence absolument
supérieure qui règle leurs mouvements? S'il n'en était pas ainsi, comment Ennius eût-il pu
dire, approuvé universellement : "regarde cette lumière qui remplit le ciel et que tous
invoquent sous le non de Jupiter". Certes oui, c'est bien Jupiter le maître du monde, le dieu qui
le régit d'un mouvement de la paupière et aussi, comme le dit ce même Ennius, "le père des
hommes et des dieux", tout puissant et omniprésent. Qui doute de son existence, je ne conçois
pas pourquoi il ne pourrait mettre en doute aussi l'existence du soleil. En quoi l'un se
manifeste-t-il avec plus d'évidence que l'autre? Si nous n'en avions pas l'idée bien nette dans
l'esprit, la croyance en un dieu souverain ne demeurerait pas ferme comme elle l'est, le temps
ne la consoliderait pas, elle n'irait pas en s'enracinant à mesure que les générations humaines
se succèdent les unes aux autres. Les croyances fausses qui ne se. rapportent qu'à des fictions

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Ciceron De la nature des dieux

se dissolvent au cours des siècles. Qui peut croire à l'existence d'un hippocentaure ou à celle
de la Chimère? Trouverait-on une vieille femme assez dépourvue de sens pour redouter les
monstres qu'on croyait autrefois habiter les enfers? Le temps détruit les imaginations vaines, il
confirme les jugements fondés en nature. C'est pourquoi chez nous et chez les autres peuples
les pratiques religieuses vont en augmentant et gagnent en valeur tous les jours. Ce progrès n'a
rien de fortuit, il a sa raison d'être, il tient en premier lieu à ce que les dieux interviennent
souvent de façon active: ils le firent auprès du lac Régille quand, dans la guerre contre les
Latins, le dictateur A. Postumius luttait contre Octavius Manilius de Tusculum et qu'on vit
Castor et Pollux combattre à cheval dans nos rangs, plus récemment les mêmes Tyndarides
annoncèrent la défaite de Persée : Publius Vatinius, le grand-père du garçon que vous savez,
parti de Reati, siège d'un préfet, se dirigeait de nuit vers Rome, deux jeunes hommes montés
sur des chevaux blancs lui dirent que le roi Persée venait d'être fait prisonnier et il
communiqua la nouvelle au sénat; pour commencer on le jeta en prison, croyant qu'il avait
parlé inconsidérément des affaires de l'État, plus tard quand arriva un rapport officiel de Paul-
Émile et qu'on vit que l'événement s'était réellement passé le jour qu'il l'avait annoncé, le
sénat lui fit don d'une terre et le dispensa du service militaire. De même quand les Locriens
remportèrent une grande victoire sur les Crotoniates auprès de la Sagra, l'histoire rapporte que
l'on entendit parler de cette bataille le jour même aux jeux olympiques. Des voix de faunes
qui ont retenti, des figures de dieux qui se sont montrées ont obligé quiconque n'est pas
stupide ou impie à reconnaître la présence des dieux.

[2,3] III. - En second lieu que conclure des prédictions, de la vision anticipée que les hommes
ont de l'avenir, sinon que la divinité le leur révèle par des anomalies, des monstruosités, des
apparitions inquiétantes, des prodiges d'où les noms que l'on donne à ces diverses sortes de
signes? En admettant même que les récits que l'on fait de Mopsus, de Tirésias, d'Amphiaraüs,
de Calchas, d'Hélénus, soient des fictions, des mythes poétiques, encore les poètes ne feraient-
ils pas tant de place aux devins si la réalité était en contradiction complète avec la divination,
et des exemples tirés de notre propre histoire ne nous amènent-ils pas à comprendre que la
volonté des dieux a ses modes d'expression reconnaissables? L'audace aveugle de Publius
Claudius dans la première guerre punique restera-t-elle sans effet sur nous?
Alors que les poulets refusaient de manger quand on leur ouvrait la cage, ce consul, pour
tourner les dieux en dérision, les fit jeter à l'eau : qu'ils boivent, dit-il, puisqu'ils refusent la
nourriture. Cette moquerie lui coûta bien des larmes, quand il se fut fait battre, et fut cause
pour les Romains d'un grand désastre.
Son collègue Junius ne perdit-il pas une flotte que détruisit une tempête parce qu'il n'avait pas
obéi aux auspices? Claudius fut condamné par le peuple, Junius se donna la mort. Coelius a
pu écrire que C. Flaminius, pour avoir lui aussi contrevenu aux ordres divins, a trouvé la mort
au lac de Trasimène en même temps que l'État subissait un dommage grave. La façon dont ces
hommes ont fini peut nous faire comprendre que la république doit sa grandeur aux chefs
respectueux des avis donnés par les dieux.
Et si l'on veut comparer notre histoire à celle des autres nations on verra que, leurs égaux ou
même inférieurs à elles à d'autres égards, nous l'emportons beaucoup par la religion, c'est-à-
dire par le culte rendu aux dieux.
Faut-il mépriser le bâton dont se servait Attus Navius pour diviser un vignoble en régions
alors qu'il était à la recherche d'un porc? Je le croirais méprisable en vérité si l'art de cet
augure n'avait pas secondé le roi Hostilius dans les grandes guerres qu'il a conduites. Mais par
la négligence de la classe noble l'art augural a perdu ses saines traditions, on ne fait aucun cas
des auspices, on se borne en cette matière à un simulacre. C'est ainsi que dans la conduite des
affaires publiques les plus importantes, en particulier des guerres d'où dépend le salut de
l'État, on ne prend plus les auspices, on les néglige au passage des cours d'eau, on ne tient

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Ciceron De la nature des dieux

aucun compte des lueurs qui apparaissent aux pointes des lances, on ne consulte pas les
augures au moment de l'appel des troupes, de sorte que les hommes appelés à combattre ne
peuvent plus exprimer leurs dernières volontés suivant la coutume ancienne.
Nos chefs commencent maintenant à faire la guerre quand ils n'ont plus le droit de prendre les
auspices. Chez nos ancêtres, le respect des pratiques religieuses était tel que des chefs
d'armée, la tête voilée et prononçant les formules rituelles, se sont offerts en sacrifice aux
dieux immortels pour le bien de l'État. Je pourrais alléguer beaucoup de prophéties contenues
dans les livres sibyllins, beaucoup de réponses faites par les haruspices à l'appui d'une
croyance que nul ne devrait mettre en doute.

[2,4] IV. - Ce qui s'est passé sous le consulat de Publius Scipion et de C. Figulus est de nature
à montrer quelle valeur possède la science divinatoire, tant celle de nos augures romains que
celle des haruspices étrusques: Tib. Gracchus, consul pour la deuxième fois, procédait à
l'élection de ces deux personnages quand le scrutateur de la première centurie mourut
subitement tandis qu'il s'acquittait de sa fonction. Gracchus continua néanmoins les opérations
et, comme il voyait que l'incident avait provoqué dans le peuple un scrupule religieux, il en fit
l'objet d'un rapport au sénat qui déféra l'affaire aux devins habituellement consultés en pareil
cas. Les haruspices répondirent que le président des comices avait commis une irrégularité.
Gracchus alors, ainsi que je le tiens de mon père, fut courroucé : En vérité, dit-il, moi qui en
qualité de consul ai recueilli les voix, moi qui suis augure et qui ai pris les auspices, j'ai
commis une irrégularité? Et c'est vous, des Etrusques, des barbares, qui prétendez connaître le
droit augural du peuple romain et vous poser en juges d'une élection? Il fit en conséquence
sortir les haruspices. Mais plus tard il fit savoir par lettre de sa province au collège des
augures qu'en lisant les règlements il avait reconnu sa faute : il avait dressé, il se le rappelait,
sa tente augurale dans les jardins de Scipion, puis avait traversé l'enceinte consacrée de la
ville pour assembler le sénat et au retour, franchissant de nouveau l'enceinte, avait oublié de
prendre les auspices. L'élection était donc entachée d'une irrégularité. Les augures firent leur
rapport au sénat et le sénat décida que les consuls se démettraient. Ils se démirent en effet.
Quel exemple meilleur pourrions-nous chercher? Un homme de la plus haute sagesse, le plus
éminent peut-être que je sache, aima mieux confesser une faute qu'il aurait pu tenir cachée
que la laisser peser sur le destin de l'État, des consuls renoncèrent, sans la moindre hésitation,
au pouvoir suprême plutôt que de l'exercer un instant contrairement aux règles consacrées.
Bien grande est l'autorité des augures, mais la science des haruspices n'a-t-elle pas un
caractère divin? Quand on considère un fait comme celui-là et d'autres innombrables du
même genre, n'est-on pas contraint de reconnaître l'existence des dieux? Pour avoir des
interprètes il faut nécessairement posséder l'être soi-même. Or il existe des interprètes des
dieux, donc les dieux sont, nous devons le proclamer. Mais peut-être l'événement n'est-il pas
toujours conforme à la prédiction. Les malades ne guérissent pas tous; en conclurons-nous
que la science médicale est quelque chose d'inexistant? Les dieux font connaître l'avenir par
des signes; si l'on se trompe en les interprétant ce ne sont pas les dieux qui sont en faute, ce
sont les hommes qui n'ont pas su comprendre.

[2,5] V. - Il y a donc un point sur lequel s'accordent tous les hommes, et de toutes les nations:
l'existence des dieux est une notion naturelle à l'âme, elle y est en quelque sorte gravée. Sur ce
que sont les dieux les avis diffèrent, personne ne dit qu'ils ne sont pas. L'un de nos maîtres,
Cléanthe, a distingué quatre causes par où s'explique la formation dans les âmes des hommes
des idées qui ont les dieux pour objets. La première qu'il allègue, c'est cette connaissance
anticipée de l'avenir dont je viens de parler. La seconde c'est la considération des avantages si
grands qui découlent pour nous d'un climat tempéré, d'une terre nourricière, c'est l'abondance
des biens que la nature nous prodigue. Vient en troisième lieu la terreur qu'inspirent la foudre,

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Ciceron De la nature des dieux

les tempêtes, les nuées orageuses, les neiges, la grêle, les déserts, la peste, les tremblements de
terre, les affaissements fréquents du sol, les averses de cailloux, la pluie dont les gouttes
semblent être du sang, les éboulements, les abîmes qui se creusent soudain, les monstres qui,
comme un défi à la nature, naissent parmi les hommes et les animaux, les traînées lumineuses
qu'on voit dans le ciel, ces astres errants que les Grecs nomment comètes et que nous disons
chevelus; ils n'y a pas si longtemps pendant la guerre soutenue par Octavius, ils furent le
présage de grandes calamités; j'ajouterai encore l'apparition d'un second soleil : c'est arrivé,
m'a dit mon père, sous le consulat de Tuditanus et d'Aquilius, l'année même où est mort
l'Africain, cet autre Soleil. Tous ces prodiges donnent de l'effroi aux hommes et les portent à
admettre l'existence de quelque puissance céleste et divine.
La quatrième cause, et certes la plus forte, c'est le mouvement uniforme du ciel, la révolution
du soleil et de la lune, le groupement de tous les astres, la diversité, la beauté, l'ordre qui
règnent dans l'univers et qui, pour peu qu'on les considère, montrent qu'il n'y a rien là d'un
assemblage fortuit. Si, entrant dans une maison, dans un gymnase, dans une enceinte affectée
à un tribunal, on constate que tout y est disposé suivant un plan rationnel, avec art et méthode,
on jugera que pareil arrangement a une cause, qu'il y a une intelligence qui l'a ordonné et se
fait obéir; de même et bien plus encore en présence de tant de mouvements, de si grands
changements périodiques, d'un tel ordre établi parmi des corps si nombreux et de telles
dimensions, sans que jamais, dans le cours infini des siècles, la régularité soit en défaut et
l'attente trompée, on devra conclure qu'une intelligence gouverne la nature et règle la marche
des choses.

[2,6] VI. - Chrysippe tient à ce sujet un langage qu'il ne semble pas qu'avec toute sa
pénétration il ait pu tirer de lui-même, il a dû écrire sous la dictée de la nature : "S'il existe
dans le monde, dit-il, quelque objet que l'esprit humain, la raison, les forces, la puissance de
l'homme ne puissent produire, il est certain que l'auteur en est plus grand que l'homme. Or les
corps célestes et tous ceux dont les mouvements sont soumis à un ordre invariable ne peuvent
être l'œuvre de l'homme; l'être qui les a faits est donc plus grand que l'homme. Cet être, de
quel nom l'appeler sinon Dieu. Si les dieux n'existent pas, en effet, que peut-il y avoir qui soit
plus grand que l'homme? N'est-ce pas dans l'homme seul que réside la raison et que peut-il y
avoir qui vaille mieux qu'elle? Mais il y aurait un orgueil insensé, alors qu'on est homme, à
croire qu'on est ce qu'il y a de plus grand dans le monde entier. Il faut donc admettre qu'il y a
un être qui nous dépasse et en conséquence qu'il y a un Dieu".
Si l'on voyait une grande et belle maison pourrait-on, bien que le maître restât lui-même
invisible, la croire construite pour des rats et des belettes? Et quand on considère la façon dont
le monde est disposé, la beauté du ciel étoilé, la grandeur imposante de la mer et des terres,
n'y aurait-il point folie à penser que tout cela est la demeure de l'homme et non celle des
dieux?
Ne savons-nous pas que les régions élevées sont toujours les meilleures, que la terre est située
tout en bas et qu'une atmosphère très épaisse l'environne de toutes parts? Tout de même qu'il
y a, pour cette raison, parce que l'air y est d'une lourdeur accablante, des pays, des villes, où
les hommes ont l'esprit plus obtus, nous devons croire que le genre humain habitant la terre,
c'est-à-dire la partie du monde la plus épaisse, souffre lui aussi d'une certaine lourdeur. Et
cependant de l'habileté dont l'homme fait preuve nous devons conclure qu'une intelligence
existe et qu'elle est supérieure en puissance à la nôtre, en un mot divine. "D'où l'homme tient-
il celle qu'il possède?" dit Socrate dans Xénophon. Demande-t-on d'où nous tirons les liquides
et la chaleur répandus dans le corps, la consistance de la chair, le souffle qui nous anime, il est
assez manifeste que la terre, l'eau, le feu, l'air que nous respirons sont nos fournisseurs.

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[2,7] VII. - Mais ce qui vaut mieux que tous ces éléments, je veux dire la raison ou, si l'on
préfère plusieurs mots, l'intelligence, la réflexion, la pensée, la connaissance où les avons-
nous trouvées? D'où les avons-nous tirées? Le monde posséderait toutes les formes que peut
prendre la réalité hormis celle qui précisément est la plus haute?
Certes rien n'existe qui vaille mieux que le monde, rien n'est supérieur à lui, rien n'est plus
beau, l'on ne peut même pas concevoir quelque chose qui soit meilleur.
Et si, d'autre part, la raison et la sagesse sont aussi ce qu'il y a de meilleur, elles ne peuvent
manquer de se trouver dans un monde que nous convenons qui est la chose la meilleure. Mais
quoi, cette liaison qui existe entre toutes les parties du grand ensemble, ce concert, cette
concordance, cette coopération, est-il quelqu'un que cette harmonie n'oblige pas à donner son
adhésion à la thèse que je défends? La terre pourrait-elle tantôt se couvrir de fleurs, tantôt se
hérisser de frimas? Des changements survenus d'eux-mêmes dans tant d'objets nous
annonceraient-ils que le soleil se rapproche de nous au solstice d'été, s'éloigne en hiver? Le
lever de la lune et son coucher provoqueraient-ils le soulèvement de la mer qui s'enfle et se
désenfle dans les détroits? Une révolution unique du ciel assurerait- elle la conservation par
tant d'astres différents du cours propre à chacun d'eux. Cet accord si parfait de toutes les
parties du monde ne pourrait se concevoir sans la constante intervention d'un esprit divin
agent de cohésion.
Quand ces idées sont exposées de façon plus ample et avec plus de développement, ainsi que
j'ai l'intention de le faire, elles se défendent plus aisément contre les objections des
Académiciens. Quant au contraire, suivant l'exemple de Zénon, on raisonne plus brièvement,
plus sèchement, on donne davantage prise aux adversaires. Une eau courante ne souffre guère
ou même pas du tout de corruption et c'est tout le contraire pour une eau stagnante, de même
les difficultés soulevées se noient dans un flux de paroles, une pensée qui se resserre en de
brèves formules a de la peine à se défendre.

[2,8] VIII. - Zénon condense comme il suit l'argument que j'ai développé : "une chose qui est
douée de raison est meilleure qu'une chose qui en est dépourvue. Or, rien n'est meilleur que le
monde, le monde est donc doué de raison". On peut établir de même façon que le monde est
sage, qu'il est bienheureux, qu'il est éternel. Tous les êtres qui possèdent ces qualités sont
meilleurs que ceux qui en sont privés; or rien n'est meilleur que le monde; d'où cette
conséquence que le monde est dieu.
Zénon raisonne encore de cette façon : "une partie quelconque d'une chose dépourvue de
sentiment ne peut être sentante; or des parties du monde sont sentantes, donc le monde n'est
pas dépourvu de sentiment". Il continue ensuite, de plus en plus pressant. "Aucun être inanimé
et privé de raison ne peut en engendrer un qui soit animé et possède la raison; or le monde
engendre des êtres animés et possédant la raison, le monde est donc animé et pourvu de
raison". Il termine son argumentation, comme il le fait souvent, par une comparaison. "Si des
flûtes rendant des sons agréables naissaient d'un olivier, hésiterait-on à croire que cet arbre
possède l'art d'un flûtiste? Si des platanes se couvraient de petites cordes vibrant de concert,
ne croirait-on pas qu'il y a dans ces platanes une musique? Pourquoi donc ne jugerait-on pas
que le monde a une âme et possède la sagesse puisqu'il produit de lui-même des êtres animés
et sages?"

[2,9] IX. - Puisque j'ai commencé de traiter mon sujet autrement que je n'avais dit au
commencement (j'avais déclaré en effet que, sur le premier point, l'existence des dieux étant
manifeste pour tout le monde, il était inutile de discourir), je veux apporter dans ce débat un
argument tiré de la physique. Il est constant que tous les êtres qui se nourrissent et
croissent.ont en eux une source de chaleur sans laquelle il ne pourrait y avoir ni nutrition ni
croissance. En effet toute chose qui a en elle de la chaleur et est de la nature du feu est capable

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de mouvements qui ont leur origine en elle-même, et, dans un être qui croît organiquement, il
se produit des mouvements réguliers et dirigés vers un certain but.
Aussi longtemps que subsiste cette chaleur il y a vie et sentiment; une fois la source éteinte et
refroidie nous-mêmes mourons, nous nous éteignons. Cléanthe montre combien puissante est
la chaleur naturelle à tout corps et voici comment il raisonne : il n'est pas d'aliment si pesant
qu'il ne soit de nuit et de jour trituré par l'espèce de cuisson qu'il subit dans l'organisme et,
même dans les matières excrétées, il y a encore de la chaleur. Les veines d'ailleurs et les
artères plus spécialement ne cessent de battre comme si un feu les agitait et l'on a souvent vu
le coeur d'un être animé palpiter alors qu'on venait de l'arracher et imiter le mouvement rapide
d'une flamme vacillante.
Tout être vivant donc, animal ou plante sortie de terre, vit par l'effet de la chaleur qui est en
lui. Par où l'on doit connaître qu'il y a, répandu dans le monde entier, une sorte de feu capable
d'entretenir la vie. Nous verrons cela mieux encore en parlant avec plus de développement de
cet élément igné qui pénètre partout. Toutes choses existant au monde (je dirai un mot des
plus importants) se conservent et se soutiennent par la chaleur. Cela est visible en premier lieu
dans celles qui sont de la nature de la terre : on aperçoit des étincelles qui jaillissent des
pierres quand elles s'entre-choquent et le frottement les échauffe; si l'on creuse une fosse, de
la fumée sort du sol; l'eau que l'on tire des puits où elle se renouvelle est chaude, surtout en
hiver parce qu'une grande quantité de calorique est contenue dans les régions souterraines et
que, dans la saison froide, la terre est comprimée ce qui fait que la chaleur se concentre.

[2,10] X. - Il y a beaucoup à dire et de nombreuses raisons à donner pour montrer que tous les
végétaux, aussi bien ceux qui proviennent de graines confiées à la terre que ceux qu'elle
engendre d'elle-même et qui ont leurs racines dans le sol, naissent et se développent par la
vertu d'une chaleur mesurée. Qu'à l'eau même se mêle un élément capable de l'échauffer, c'est
ce que montre d'abord son état liquide et son pouvoir de se répandre, le froid ne la congèlerait
pas, elle ne se condenserait pas en neige et en frimas si, par la chaleur qui s'y mêle, elle n'était
pas naturellement fluide et ne s'écoulait pas.
C'est pourquoi le souffle glacé de l'aquilon et l'hiver rigoureux la durcissent et puis de
nouveau se réchauffant elle fond et redevient liquide. Les mers aussi quand le vent les agite
tiédissent et cela montre bien qu'il y a de la chaleur contenue dans ces grandes masses d'eau.
Cette tiédeur, en effet, ne doit pas être considérée comme adventice et venue du dehors, elle a
son origine dans les profondeurs de la mer où se propage l'agitation et quelque chose de
semblable se passe dans le corps qui s'échauffe par le mouvement et l'exercice. L'air lui-
même, qui est par nature ce qu'il y a de plus froid n'est pas du tout sans chaleur, du calorique
au contraire se mêle à lui en quantité; l'air provient des brouillards qu'exhalent les eaux, il doit
être considéré comme une vapeur émise par elles et c'est la chaleur qu'elles contiennent qui,
par son mouvement, l'engendre. On peut voir un phénomène tout semblable quand on fait
bouillir un liquide en le plaçant au-dessus d'un feu.
Quant au quatrième élément qui entre dans la composition du monde, il est tout de feu et c'est
lui qui répand partout une chaleur salutaire et vitale. Puisque toutes choses existant au monde
se soutiennent par la chaleur, on conclut de là que le monde lui-même doit sa conservation
pendant un temps si long à un principe de même nature et rien ne le fait mieux connaître que
la diffusion de cet élément chaud et igné à travers le monde : doué d'une puissance créatrice et
génératrice, il fait que tous les êtres animés et ceux dont la terre contient les racines naissent
et se développent en vertu d'une nécessité naturelle.

[2,11] XI. - Il y a donc une nature qui donne au monde son unité organique et assure son
maintien et elle ne peut être dépourvue de sentiment et de raison : en tout être, en effet, qui
n'est pas simple et homogène mais formé d'éléments différents joints et liés les uns aux autres,

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il y a nécessairement une partie qui dirige : dans l'homme c'est l'intelligence, dans l'animal
quelque chose qui ressemble à l'intelligence, un instinct qui le dirige dans toutes ses
appétitions.
On pense qu'un principe directeur est contenu dans les écorces des arbres et des végétaux que
produit la terre. J'appelle partie directrice (c'est ce que les Grecs nomment g-hehgemonikon)
celle qui en aucun genre ne peut et ne doit être dépassée par aucune autre. Il est donc
nécessaire que l'être qui dirige la nature tout entière soit le meilleur absolument et le plus
digne d'exercer sur toutes choses une domination, un commandement sans conditions. Or
nous voyons que certains êtres faisant partie du monde (il n'est rien, en effet, qui ne soit un
fragment du grand tout) possèdent le sentiment et la raison. Nécessairement, en conséquence,
l'être auquel appartient la direction possède aussi ces attributs, ils doivent même être en lui
d'une qualité plus haute et à une plus grande échelle.
Il faut donc qu'il y ait dans le monde une sagesse, qu'à cette nature, qui donne au monde sa
cohésion, une raison parfaite assure un rang suprême et qu'enfin le grand tout doive son unité
à un être divin. Ce principe igné gouvernant le monde, ajouterai-je, est par sa pureté, sa clarté,
sa plus grande mobilité, beaucoup plus capable de perception que cette chaleur de moindre
qualité qui nous maintient en vie nous et tous les êtres connus de nous. Il est donc absurde,
alors qu'hommes et bêtes se conservent, se meuvent et sentent grâce à la chaleur qui est en
eux, de dire que le monde est privé de sentiment, lui qui se conserve par la vertu d'un feu
parfaitement pur et libre, d'une force de pénétration, d'une mobilité souveraine, surtout si l'on
considère que ce feu ne subit aucune poussée du dehors, se meut de lui-même grâce à une
activité toute spontanée. Comment concevoir en effet quelque chose de plus puissant que le
monde et qui pousse et meuve le feu auquel ce monde doit de subsister?

[2,12] XII. - Écoutons Platon qui est, peut-on dire, le dieu des philosophes : il distingue deux
sortes de mouvement, l'un propre à l'être qui se meut, l'autre imprimé du dehors et il considère
comme plus divin ce qui se meut par soi-même que ce qui est mû par un autre corps.
Or, il n'attribue le mouvement spontané qu'aux âmes seules et pense qu'il faut chercher en
elles le principe du mouvement. On voit par là que, tout mouvement ayant son origine
première dans le feu conservateur du monde et ce feu se mouvant non par poussée extérieure
mais par lui-même, il doit être une âme; de là cette conséquence que le monde est un être
animé. Par où aussi l'on pourra connaître qu'il y a en lui de l'intelligence, c'est ce fait que le
monde l'emporte certainement en perfection sur tout autre être. De même qu'il n'est aucune
partie de notre corps qui n'ait une valeur moindre que celle que nous avons nous-mêmes, de
même et nécessairement le monde considéré dans sa totalité vaut plus qu'une quelconque de
ses parties. S'il en est ainsi le monde doit non moins nécessairement posséder la sagesse, car,
dans l'hypothèse contraire, il arriverait que l'homme, un fragment du monde, valût mieux,
puisqu'il a part à la raison, que le monde total.
Si, dirai-je encore, nous entreprenons de nous élever des êtres occupant le rang le plus
humble, non développés, jusqu'à ceux qui sont le plus haut situés, le plus achevés, nous ne
pourrons manquer de parvenir enfin à la divinité. Pour commencer nous voyons la nature
entretenir les végétaux qui naissent du sol : elle assure leur conservation, fait en sorte qu'ils se
nourrissent et croissent.
Aux bêtes elle a donné le sentiment, le mouvement, un instinct qui les porte vers les objets
salutaires et les détourne de ceux qui causeraient leur perte. L'homme tient d'elle quelque
chose qui est venu s'ajouter à la part de l'animal : une raison dont c'est l'office de gouverner
les appétits, de régler les uns, de contenir les autres.

[2,13] XIII. - Au quatrième rang, qui est le plus élevé, viennent des êtres bons et sages par
nature, possédant de naissance une raison droite et inflexible : cette raison dépasse la mesure

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Ciceron De la nature des dieux

de l'homme et on ne peut l'attribuer qu'à un dieu, c'est-à-dire au monde, car il y a


nécessairement dans le monde une raison parfaite et sans défaillance. On ne peut soutenir, en
effet, qu'il n'y ait pas en chaque ordre de choses une fin suprême, une perfection qui doit être
atteinte. La vigne et l'animal, à moins que violence ne leur soit faite, parviennent à la fin qui
leur est propre, la nature suit en eux la voie conduisant au but, la peinture, la construction et
les autres arts portent leurs productions jusqu'à un certain degré d'achèvement; dans le grand
tout que constitue le monde il est nécessaire également et même bien davantage qu'il y ait
achèvement et accomplissement.
Bien des obstacles extérieurs, en effet, peuvent empêcher les autres êtres d'atteindre leur fin,
mais tel ne peut être le cas pour le tout puisqu'il rassemble et comprend dans son unité la
totalité des êtres. Il faut donc bien que ce quatrième rang, le plus élevé, ai-je dit, soit atteint,
nulle violence ne peut empêcher la nature d'y parvenir. Puisqu'il y a un degré suprême de
perfection auquel s'élève le grand tout, puisque la totalité des êtres lui est subordonnée et que
nul empêchement n'est concevable, le monde sera nécessairement intelligent et on doit dire
aussi qu'il sera sage. Quelle plus grande ignorance que de dénier la bonté suprême à cette
nature qui donne au monde sa cohésion, ou encore de ne pas reconnaître que cette bonté
suprême implique l'existence d'une âme, la présence dans cette âme de la raison et du pouvoir
de réfléchir, la sagesse enfin? Comment la bonté suprême existerait-elle sans cela? Si cette
nature était pareille aux végétaux et aux animaux, il n'y aurait pas de motif de la croire la
meilleure plutôt que la pire des choses; si elle participait à la raison sans posséder la sagesse
dès l'origine il n'y aurait aucune raison pour que la condition du monde ne fût pas pire que
celle de l'homme : l'homme en effet peut devenir sage tandis que le monde, s'il a été insensé
dans le passé, c'est-à-dire de tout temps, n'atteindra certes jamais à la sagesse; il sera donc
inférieur à l'homme. Cette hypothèse étant absurde il faut admettre que le monde est sage dès
l'origine et qu'il est un dieu. Rien en effet n'existe, à part le monde, qui soit sans nul défaut,
qui soit achevé à tous égards, entièrement et absolument parfait.

[2,14] XIV. - Comme Chrysippe le dit avec raison, la housse est faite pour protéger le
bouclier, le fourreau pour l'épée et de même, exception faite pour le monde, il n'est rien qui ne
soit créé en vue d'un autre être : le grain et les fruits que produit la terre pour alimenter les
animaux, les animaux pour l'homme, le cheval pour le porter ou le traîner, le boeuf pour le
labour, le chien pour la chasse ou la garde des maisons. L'homme lui-même est né pour
contempler le monde et se conformer à lui, il n'est nullement parfait mais il participe dans une
certaine mesure à la perfection. Le monde en revanche, puisqu'il comprend la totalité des êtres
et que rien n'existe en dehors de lui, est entièrement parfait. Que peut-il manquer à la bonté
suprême? Or l'intelligence et la raison étant ce qu'il y a de meilleur, on ne conçoit pas que
l'être souverainement bon puisse ne les point posséder.
Le même Chrysippe montre aussi et fort bien, à l'aide de comparaisons, que dans les êtres qui
ont terminé leur croissance et sont parvenus à la maturité, les qualités spécifiques atteignent
toutes un degré plus élevé et par exemple dans un cheval adulte les qualités propres au cheval
seront plus marquées que dans un jeune poulain, un chien devenu grand sera d'un meilleur
usage qu'un tout petit, un adulte sera plus complètement un homme qu'un enfant; de même les
valeurs les plus hautes qui soient dans le monde entier doivent aussi se trouver dans un être
parfait et sans aucun défaut. Or il n'est rien dans le monde qui ait une valeur plus haute que la
vertu, il n'est rien de plus parfait que le monde; la vertu appartient donc en propre au monde.
La nature de l'homme est bien éloignée de la perfection et cependant la vertu peut se trouver
en lui. Combien plus aisément dans le monde ! Il possède donc la vertu et en conséquence il
est sage et il est dieu.

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[2,15] XV. - Après qu'on a perçu la divinité du monde on doit reconnaître le même caractère
divin aux astres qui naissent de la partie la plus mobile et la plus pure de l'éther, sans aucun
mélange d'une autre substance, ne sont que chaleur et lumière, de sorte qu'on dit à très juste
titre qu'ils ont une âme, qu'ils possèdent le sentiment et l'intelligence. Le témoignage de deux
sens, la vue et le toucher, nous assure, à ce que pense Cléanthe, que les astres sont entièrement
de feu. L'éclat lumineux du soleil, en effet, l'emporte sur celui d'une flamme quelconque
puisqu'il éclaire toutes les parties d'un monde infiniment étendu et son action sur le sol est
telle qu'il ne le chauffe pas seulement mais le brûle; il ne ferait ni l'un ni l'autre s'il n'était pas
de feu.
"Puis donc, dit Cléanthe, que le soleil est un corps igné s'alimentant des vapeurs océaniques,
car nul feu ne pourrait subsister sans être nourri, il faut nécessairement que cet astre ait même
nature ou bien que le feu employé par nous à divers usages, dont la cuisson des viandes, ou
bien que le feu contenu dans le corps des êtres vivants. Or le feu à destination ménagère
détruit et consume toutes choses, où il pénètre il est un agent de perturbation et de
décomposition, au contraire la chaleur du corps est vitale et salutaire, elle conserve, nourrit,
accroît, soutient, anime."
Il n'y a donc pas à hésiter, selon Cléanthe, sur le point de savoir à laquelle des deux sortes de
feu il faut assimiler le soleil, puisque lui aussi a pour effet la croissance et l'épanouissement,
la maturation de tous les êtres : mais puisque le soleil est de même nature que le feu inhérent
aux corps des vivants, il doit être animé lui aussi et il en faut dire autant des autres astres qui
prennent naissance dans ce réservoir de chaleur que nous appelons l'éther ou le ciel. Alors que
la terre, l'eau et l'air sont le lieu d'origine d'êtres animés, il paraît absurde à Aristote de
supposer que dans l'élément le plus propre à produire des vivants ne naisse aucun animal. Or
les astres sont situés dans la région de l'éther, le plus subtil des éléments, toujours en
mouvement, toujours actif, qui nécessairement doit donner naissance à quelque forme de vie
se distinguant par l'acuité de ses perceptions et sa promptitude incomparable. Les astres ont
l'éther pour origine, il est conforme à la logique de leur attribuer le sentiment et l'intelligence
d'où cette conclusion qu'il faut les compter parmi les dieux.

[2,16] XVI. - On peut voir que les hommes habitant les régions où l'air est pur et subtil ont
l'esprit plus pénétrant plus capable de connaissance claire que ceux qui respirent un air épais,
moins fluide. On pense même que l'alimentation n'est pas sans avoir quelque influence sur le
degré d'acuité de l'esprit. Il est donc vraisemblable que les astres possèdent une intelligence
supérieure puisqu'ils ont pour lieu de séjour la partie éthérée du monde et se nourrissent de
vapeurs marines et terrestres rendues par un long parcours plus subtiles. Ce qui d'ailleurs
témoigne le plus en faveur de la finesse de perception et de l'intelligence que possèdent les
astres, c'est l'ordre qui règne parmi eux et la régularité de leurs mouvements : il n'y a rien en
eux d'inconsidéré, de variable, de fortuit et il ne se peut pas que des mouvements bien réglés,
bien rythmés se produisent sans l'intervention d'une intelligence calculatrice.
Or l'ordre régnant parmi les astres et leur régularité, semblable à une vérité éternelle,
n'éveillent pas en nous l'idée d'une aveugle nécessité naturelle, car rien n'est plus conforme à
la raison, non plus que celle du hasard, favorable au changement, hostile à la régularité. Il faut
donc que les astres se meuvent de leur propre gré, conformément. à leur sentiment propre et
en vertu de leur divinité. Aristote a dit, et ce n'est point là une parole négligeable, que les
corps se meuvent ou bien en vertu d'une disposition naturelle ou bien parce qu'une force agit
sur eux ou enfin de leur volonté propre.
Or le soleil, la lune et tous les astres se meuvent : dans le cas d'un mouvement dû à une
disposition de nature, un corps se meut ou bien vers le bas à cause de sa pesanteur, ou bien il
se porte vers le haut à cause de sa légèreté; aucun de ces deux mouvements ne s'observe dans
le cas des astres qui décrivent une orbite circulaire. On ne peut dire non plus que leur

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Ciceron De la nature des dieux

mouvement est dû à l'action d'une force supérieure : quelle pourrait l'être? Il reste donc que ce
mouvement soit volontaire.
Qui se rend compte de ce fait ne se conduit pas seulement en ignorant, mais en impie s'il
dénie ensuite aux astres la qualité d'êtres divins. Il n'y a d'ailleurs pas grande différence entre
cette attitude et celle qui consiste à dispenser les dieux de toute espèce de soin et d'action, car
à mes yeux être inactif équivaut à n'être pas. L'existence des dieux me paraît au total si
manifeste que j'ai peine à croire sains d'esprit ceux qui la nient.

[2,17] XVII. - Il nous reste à examiner ce que sont les dieux : la grande difficulté dans cette
recherche est de faire abstraction des perceptions visuelles ordinaires. Ce sont elles qui ont
amené, aussi bien des philosophes peu différents du vulgaire ignorant que les ignorants eux-
mêmes, à ne pouvoir se représenter les dieux immortels autrement que sous une forme
humaine; cette opinion est vraiment inconsistante et Cotta l'a suffisamment réfutée pour que
je me dispense d'y revenir.
Mais puisque nous avons dans l'âme une certaine idée de ce qu'un dieu doit être, à savoir
avant tout un être animé et en second lieu un être plus grand que tous les autres, je ne vois rien
qui s'accorde mieux avec cette notion préalable que l'attribution au monde lui-même d'une
âme et d'un caractère divin, car rien ne peut dépasser le monde en grandeur. Qu'Épicure
plaisante tant qu'il voudra, lui qui n'est pas particulièrement bien doué pour la plaisanterie et
qu'on ne reconnaisse guère en lui un Attique, qu'il dise que son esprit se refuse à concevoir ce
que peut être un dieu rond ne cessant de tourner, je resterai fermement attaché pour ma part à
un principe qu'il pose lui-même. Il convient qu'il y a des dieux parce qu'il croit nécessaire
l'existence d'une sorte d'être supérieure à tout. Or il est bien certain que le monde est ce qu'il y
a de meilleur. Et sans nul doute un être ayant une âme, ayant le sentiment, la raison,
l'intelligence vaut mieux qu'un être privé de tout cela.
De là résulte que le monde est animé, capable de sentir, intelligent, raisonnable et il faut en
conclure que le monde est dieu. Cette vérité, au reste, apparaîtra plus clairement par la
considération des objets qu'il produit.

[2,18] XVIII. - En attendant, Velléius, abstiens-toi, je t'en prie, de faire parade de l'ignorance
où se complaît ta secte. Tu prétends qu'il y a plus de beauté dans un cône, dans un cylindre,
dans une pyramide que dans une sphère. C'est donc que les Épicuriens ont une esthétique à
eux. Mais en admettant même que ces figures soient plus belles, ce serait tout au plus pour les
yeux et encore n'est-ce pas mon avis : qu'y a-t-il de plus beau qu'une figure qui, à elle seule,
comprend toutes les autres, sans rien de rugueux ni qui l'expose aux coups? sans rien
d'anguleux ni de sinueux, également dépourvue de saillies et de creux?
Deux figures l'emportent en dignité sur les autres, le globe ou, comme disent les Grecs, la
sphère parmi les solides, la circonférence de cercle (g-kuklos en grec) parmi les figures
planes, ce sont les seules dont toutes les parties soient parfaitement semblables entre elles et
dont la périphérie soit dans tous ses points à une même distance du centre et cela de la façon
la plus rigoureuse. Mais si vous ne voyez pas cela, n'ayant jamais rien eu à démêler avec le
compas des géomètres, n'auriez-vous pu comprendre du moins, puisque vous êtes physiciens,
que des mouvements réguliers comme ceux des astres, un ordre parfait, immuable comme
celui qui règne dans le ciel, ne se conçoivent pas en dehors d'une sphère? Rien n'atteste autant
d'ignorance que votre langage, il n'est pas certain que notre monde soit sphérique, dites-vous,
il existe d'autres mondes, des mondes innombrables qui sont de formes différentes.
Si Épicure avait seulement appris ce que font deux fois deux, certes il ne parlerait pas ainsi,
mais, se confiant à son palais pour discerner le bien, il n'a pas levé les yeux vers le ciel, cet
autre palais, suivant le mot d'Ennius.

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Ciceron De la nature des dieux

[2,19] XIX. - Puisqu'en effet il existe deux sortes d'astres, les uns décrivant du levant au
couchant une orbite immuable sans s'écarter du chemin précédemment suivi, les autres
accomplissant leurs révolutions qui les ramènent périodiquement dans les mêmes voies, on
doit conclure que le monde est animé d'un mouvement rotatoire, ce qui implique une figure
sphérique et que les étoiles se meuvent en cercle.
Et pour commencer, le soleil, qui est le maître du choeur, se déplace de façon à prodiguer sa
lumière à la terre en laissant dans l'ombre tantôt une de ses parties, tantôt l'autre, c'est l'ombre
même de la terre qui produit la nuit en se plaçant devant le soleil et les espaces de temps
pendant lesquels il fait nuit ont la même constance que les jours. Le rapprochement du soleil
et son éloignement, toujours contenus dans une juste limite, règlent la température de façon
que ni le froid ni le chaud ne soient excessifs.
Le soleil exécute sa révolution annuelle en trois cent soixante-cinq jours et le quart d'un jour à
peu près. Le même soleil en se tournant tantôt vers le nord, tantôt vers le midi, fait qu'il y ait
des étés et des hivers et ces deux autres saisons dont l'une vient quand l'hiver a cessé d'être
redoutable, l'autre quand l'été se meurt. Tout ce qui vient au monde et sur terre et dans la mer
a son commencement et sa cause dans ces quatre saisons.
La lune en un mois parcourt la même carrière que le soleil en une année, sa lumière se fait
plus petite à mesure qu'elle se rapproche du soleil, c'est quand elle en est le plus loin qu'elle
atteint sa plénitude. Ce n'est pas seulement son aspect, sa configuration qui changent suivant
qu'elle est dans sa période de croissance ou au contraire revient par des pertes successives à
l'état de nouvelle née, elle change aussi de latitude tantôt plus au nord, tantôt plus au midi.
Cela fait qu'il y a aussi dans la carrière que parcourt la lune une période brumeuse et quelque
chose de tel qu'un solstice, que d'elle nous viennent l'humidité, la rosée utiles à l'alimentation
des êtres animés, à leur croissance, à la venue pour eux de l'âge adulte et permettant aux
végétaux de mûrir.

[2,20] XX. - Rien cependant n'est plus digne d'admiration que les mouvements de ces cinq
astres qu'on prétend errants. On ne peut dire qu'un corps céleste soit errant alors que, de toute
éternité, tantôt il avance, tantôt il recule et, dans ses mouvements, observe toujours une
parfaite régularité. Cette marche ordonnée est d'autant plus remarquable que les astres dont
nous parlons, par moments disparaissent puis reparaissent, se déplacent alternativement dans
un sens et dans le sens opposé, se lèvent tantôt avant, tantôt, après d'autres astres, accélèrent
leur mouvement pour le retarder ensuite ou demeurer stationnaires pendant un temps : cette
diversité a conduit les mathématiciens à donner le nom de grande année à une période au
terme de laquelle le soleil, la lune et les cinq planètes se trouvent occuper les uns par rapport
aux autres la même situation. C'est une grande question de savoir quelle est la durée de cette
période, mais il est certain qu'elle existe et a une longueur déterminée.
Celle des planètes à laquelle on donne le nom de Saturne et que les Grecs appellent g-
Phainohn est la plus éloignée de la terre et accomplit sa révolution en trente ans à peu près;
chose bien remarquable, tantôt elle avance, tantôt elle retarde, disparaissant parfois le soir
pour se montrer de nouveau le matin et cela sans jamais varier pendant des siècles se
succédant à l'infini.
Au-dessous d'elle et plus près de la terre vient celle qui tire son nom de Jupiter et qui pour les
Grecs est g-Phaethohn elle parcourt le zodiaque en douze ans et dans sa course offre le même
spectacle changeant que l'étoile de Saturne.
Vient ensuite, occupant un cercle plus bas situé, g-Puroeis, que nous appelons du nom de
Mars et dont la révolution a une durée de vingt-quatre mois moins six jours, je crois.
Encore plus bas se trouve l'étoile de Mercure, g-Stilbohn pour les Grecs; c'est en un an à peu
près qu'elle fait le tour du zodiaque, et tandis qu'elle traverse les constellations dont il se

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Ciceron De la nature des dieux

compose, tantôt précédant, tantôt suivant le soleil, elle n'en est jamais éloignée de plus de
l'espace occupé par l'une d'elles.
En dernier lieu vient la cinquième planète, la plus proche de la terre, qui est l'étoile de Vénus,
nommée g-Phohsphoros, c'est-à-dire Lucifer, par les Grecs, quand elle devance le soleil, g-
Hesperos quand elle le suit; elle opère sa révolution en un an, tantôt sur le bord boréal du
zodiaque, tantôt sur le bord austral et le parcourant dans toute sa longueur comme les planètes
supérieures; sa distance au soleil n'excède jamais l'espace occupé par deux constellations,
qu'elle le précède ou le suive.

[2,21] XXI. - Je ne puis concevoir cette régularité, ce merveilleux accord maintenu de toute
éternité en dépit de la diversité des mouvements sans l'intervention de l'intelligence, de la
raison, du calcul et, puisque nous voyons les astres en donner des marques, nous ne pouvons
pas ne pas les mettre au nombre des dieux.
Et il serait contraire à la vérité de croire que les étoiles dites fixes ne manifestent pas la même
science réfléchie dans leur conduite, puisqu'elles accomplissent avec une régularité parfaite
leur révolution quotidienne, sans y être contraintes par le mouvement rotatoire de l'éther ni
être fixées au firmament comme le prétendent bien des auteurs ignorant la physique. L'éther
ne possède pas une consistance qui lui permette d'entraîner les étoiles : subtil, translucide et
d'une chaleur partout égale, il ne semble pas pouvoir exercer sur elles une action dominatrice.
Les étoiles fixes ont donc leur sphère à elles indépendante de l'éther et libre de toute attache.
Leur mouvement rotatoire qui à travers les années et les siècles se poursuit avec une
étonnante, une incroyable régularité, montre qu'il y a en elles une puissance et une
intelligence divines, et pour ne pas voir le caractère tout divin qui apparaît là si clairement, il
faut, je crois, être incapable de rien voir. Il n'y a place en effet dans le ciel ni pour l'accident
fortuit ni pour les rencontres non voulues, nulle erreur de direction, nulle apparence
trompeuse n'y sont possibles, tout y est en ordre au contraire, c'est le domaine de la vérité, du
calcul rationnel, de la régularité; le mensonge, la fausseté, les aberrations sont choses
habituelles dans les régions infra-lunaires (la lune étant le plus bas situé des astres) et sur la
terre même.
Mais l'ordre admirable et la régularité merveilleuse des corps célestes, par quoi le monde se
conserve et son salut est assuré, me donnent lieu de penser que pour dénier aux astres
l'intelligence, il faut avoir soi-même perdu le sens. Je ne me serai donc pas trompé, à ce qu'il
me semble, si je pose pour servir de base à mon argumentation un principe que j'aurai tiré du
maître dont je suis la trace dans la recherche de la vérité.

[2,22] XXII. - Zénon donc définit la nature en disant qu'elle est un feu artiste procédant avec
méthode à la génération des êtres. Il pense, en effet, que le propre de l'art est de créer et
d'engendrer : ce que fait la main humaine dans les travaux qu'exécutent nos artisans et nos
artistes, la nature l'opère avec un art de beaucoup supérieur; elle est, comme je viens de le
dire, un feu artiste, un maître ès arts. Et il faut l'entendre en ce sens que toute force naturelle
est artiste parce qu'elle a sa voie, sa méthode et la suit exactement. A l'égard du monde lui-
même, qui comprend dans son unité tout ce qui existe, la nature n'est pas seulement artiste elle
est, dit Zénon, architecte; elle calcule tout, pourvoit à tous les besoins, dispose toutes choses
opportunément.
Et de même que les autres êtres ont leurs semences propres d'où ils sortent pour se
développer, la nature génératrice du monde a ses mouvements volontaires, ses tendances, ses
appétitions que les Grecs appellent g-hormai et elle agit conformément aux forces directrices
qui sont en elle tout comme nous nous laissons diriger par nos âmes et nos sentiments. Telle
étant l'âme du monde que, pour cette raison, l'on peut appeler justement science de l'utile et
providence (en grec g-pronoia), elle met principalement son soin, sa sollicitude à faire que le

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Ciceron De la nature des dieux

monde soit le plus capable qu'il se puisse de subsister, puis que tous ses besoins soient
satisfaits, par-dessus tout qu'il y ait en lui une beauté supérieure et qu'il atteigne à la
perfection.

[2,23] XXIII. - J'ai parlé du monde considéré dans sa totalité, j'ai parlé des astres et il apparaît
maintenant qu'il existe une multitude de dieux et que ces dieux sont constamment actifs, sans
que cette activité puisse être considérée comme un travail pénible dont ils auraient la charge.
Ils ne se composent pas, en effet, de veines, d'os et de tendons, ils n'usent point d'aliments ni
de boissons qui puissent produire en eux l'âcreté ou l'épaississement des humeurs, leurs corps
ne craignent ni les chutes, ni les coups pas plus qu'ils n'ont à redouter de maladies engendrées
par l'épuisement. Pour épargner ces maux à ses dieux, Épicure a voulu les réduire à n'être que
des figures sans consistance et les a dispensés de toute occupation active.
Les nôtres ont pour corps un solide d'une beauté achevée, pour séjour une région du ciel où ne
pénètre aucun élément impur, c'est là qu'ils se déplacent et règlent leurs mouvements de façon
qu'ils semblent avoir prêté un concours volontaire au maintien de l'ordre et à la conservation
de toutes choses.
Les plus sages des Grecs et nos propres ancêtres ont, non sans cause, étendu à beaucoup
d'autres forces naturelles en raison de leurs bienfaits la qualité et le nom de dieux. Ils
pensaient, en effet, que rien de très utile au genre humain ne peut commencer d'être qui n'ait
son origine dans la bonté d'un dieu. C'est pourquoi ils ont usé, pour désigner tel de ces dons,
de l'appellation s'appliquant au dieu lui-même, comme nous faisons quand nous disons Cérès
pour le blé, Liber pour le vin : que Cérès et Liber viennent à manquer, Vénus est saisie d'un
froid mortel, peut-on lire dans Térence.
Il arrive aussi qu'on érige en divinité soit une qualité morale, soit une chose à laquelle on a
reconnu un haut mérite, telles la Bonne Foi, l'Intelligence à qui M- Aemilius Scaurus a dédié
dans un temps voisin du nôtre un autel au Capitole; auparavant déjà A- Atilius Calatinus avait
divinisé la Bonne Foi. Nous avons sous les yeux le temple de la Vertu, celui de l'Honneur,
fondé par Quintus Fabius Maximus pendant la guerre de Ligurie, restauré un assez petit
nombre d'années plus tard par Marcellus. Et le temple de l'Abondance? Celui du Salut? Ceux
de la Concorde, de la Liberté, de la Victoire? Ces biens ont une force telle qu'ils ne semblent
pouvoir être administrés que par un dieu et c'est pourquoi on les a placés eux-mêmes au
nombre des dieux.
Les noms de Cupidon, de Volupté, de Vénus Lubentina ont pris aussi un caractère divin, bien
qu'ils s'appliquent à des appétits dignes de réprobation et non, quoi qu'en pense Velléius, à des
tendances naturelles; mais ces appétits contraires au bon ordre ont souvent sur la nature une
action assez puissante. Tous les producteurs de choses utiles on les a donc rangés parmi les
dieux en raison même de l'importance du service rendu. Et les noms que j'ai cités tout à
l'heure montrent quel pouvoir l'on attribue à chaque divinité.

[2,24] XXIV. - La vie en commun des hommes a fait naître une coutume générale, une foi
populaire, qui est un témoignage de gratitude, porte au ciel les hommes qui se sont signalés
par des bienfaits d'ordre supérieur. C'est ainsi que sont devenus des dieux Hercule, Castor et
Pollux, Esculape et aussi Liber (je veux parler du Liber qui était le fils de Sémélé, non de
celui à qui nos ancêtres ont rendu un culte de la plus haute solennité en même temps qu'à
Cérès et à Libera, les mystères font comprendre pourquoi. Quant aux noms que portent ces
divinités, comme elles sont issues de Cérès et que nous appelons nos enfants "liberi", elles
sont devenues Liber et Libera; le souvenir de cette origine n'est pas perdu pour ce qui
concerne Libera, on l'a oubliée pour Liber), et aussi Romulus qu'on croit être le même que
Quirinus. Leurs âmes survivant à leurs corps et possédant la vie éternelle, c'est à juste titre
qu'on a fait des dieux de ces hommes d'une haute et impérissable valeur.

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Ciceron De la nature des dieux

Pour une autre raison encore, d'ordre physique celle-là, la nature s'est répandue en une
multitude de dieux qui, revêtus d'une forme humaine, ont fourni une ample matière aux poètes
et engendré toute sorte de croyances superstitieuses mêlées à notre vie. Zénon a traité ce
point, plus tard Cléanthe et Chrysippe l'ont développé plus abondamment. Suivant une vieille
croyance dont la Grèce a été pénétrée, Caelus a été mutilé par son fils Saturne qu'a enchaîné
son fils à lui Jupiter. Il y a, contenue dans ces fables irrespectueuses, une vue de physique
assez pénétrante : on a voulu signifier que l'éther enflammé, l'élément dont le ciel est formé et
qui occupe la région du monde la plus élevée, capable par lui-même d'engendrer toutes
choses, n'a pas besoin de cette partie du corps nécessaire pour procréer aux êtres dont la
fécondité a pour condition un commerce intime avec d'autres êtres.

[2,25] XXV. - Dans Saturne on a voulu voir le dieu duquel dépendent les périodes
consécutives de la durée et le cours du temps; ce dieu porte en grec le même nom, car on
l'appelle g-Kronos qui est le même que g-chronos, c'est-à-dire le temps. Le nom même de
Saturne vient de ce que ce dieu est saturé d'années et on le représente comme dévorant ses
enfants parce que dans la durée infinie les périodes de temps ne cessent d'être consommées et
qu'il engloutit les années sans jamais se rassasier, mais Saturne est enchaîné par Jupiter, de
façon que sa course ne soit pas déréglée : ce sont les astres qui l'astreignent à une marche
ordonnée. Jupiter lui-même, c'est-à-dire "iuuans pater" (père secourable), dont sauf au
nominatif et au vocatif nous tirons le nom seulement de "iuuare" (secourir) est, pour les
poètes, le père des hommes et des dieux et nos ancêtres le disaient très bon, très grand, et très
bon, c'est-à-dire très bienfaisant, vient avant très grand parce qu'il y a plus de grandeur à être
utile à tous qu'à disposer d'un immense pouvoir ou que du moins l'on mérite, ce faisant, plus
d'amour; Ennius, comme je l'ai déjà indiqué, exprime cela dans ce vers : regarde cette lumière
qui remplit le ciel et que tous invoquent sous le nom de Jupiter. L'idée est la même, bien que
moins claire dans cet autre vers du même auteur : contre cet homme j'invoque de toutes mes
forces la lumière céleste quelle qu'en soit la nature. Nos augures disent, eux aussi, quand
Jupiter brille ou tonne, quand ils veulent parler du ciel brillant ou du tonnerre. Euripide, qui a
tant de beaux passages, a écrit d'un style rapide: "tu vois en levant le front l'éther sans figure
et sans nombre, il enveloppe la terre de son immensité bienfaisante; c'est le dieu souverain,
sois-en sûr, c'est Jupiter".

[2,26] XXVI. - L'air, suivant ce qu'exposent les Stoïciens, l'élément qui occupe l'espace
compris entre le ciel et la terre, a été divinisé sous le nom de Junon, soeur et épouse de Jupiter
: il a de la ressemblance, une grande affinité avec l'éther. On l'a fait du genre féminin et
identifié à Junon, parce que rien n'égale son élastique fluidité. Mais je crois, quant à moi, que
le nom de Junon vient de "iuuare". Restaient l'eau et la terre pour avoir les trois royaumes que
distinguent les récits des poètes. On a donné l'empire maritime à Neptune, frère puîné de
Jupiter à ce qu'on dit, et son nom, comme celui de Portunus tiré de portus, a été formé de
"nare" ("a nando") en changeant un peu les premières lettres. Tout ce qui est d'essence
terrestre et dont la nature est celle de la terre est revenu au prince du monde souterrain qu'on
appelle "Diues" (riche), de même que les Grecs le nomment g-Ploutohn, parce que les
richesses ont toutes la terre pour origine et y font retour. Il a pour femme Proserpine qui est un
nom grec la déesse que les Grecs appellent g-Persephoneh est, d'après eux, la semence de blé
qui est cachée et sa mère, dans leur imagination, la cherche. Cette mère elle-même porte le
nom de Cérès qui équivaut à Geres "a gerendis frugibus" (qui vient de ce qu'elle est
productrice de blé) avec substitution fortuite d'un g au c initial; le même accident s'est produit
en Grèce où le nom de g-Dehmehtehr que porte la déesse est pour g-Gehmehtehr. On a aussi
Mavors (Mars) le dieu "qui magna verteret" (qui devait faire de grands bouleversements) et

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Ciceron De la nature des dieux

Minerve "quae uel minueret uel minaretur " (qui devait ou réduire en morceaux ou être une
menace).

[2,27] XXVII. - Comme en tout ordre de choses c'est ce qui vient au commencement et ce qui
vient à la fin qui importent le plus, on a voulu que, dans les cérémonies religieuses, Janus fût
invoqué le premier parce que son nom est formé de ce qu'il va ("ab eundo"), c'est pourquoi les
passages sont appelés "iani" et les portes placées au seuil des édifices profanes sont dites
"ianuae". Pour le nom de Vesta. il nous vient des Grecs qui usent de la forme g-Hestia. Son
action bienfaisante s'exerce sur les autels et les foyers : comme elle est la gardienne de cette
partie de notre vie qui s'écoule dans l'intimité du chez soi, on l'invoque la dernière dans toutes
les prières et dans tous les sacrifices.
Assez voisins d'elle par leur fonction sont les dieux pénates dont le nom vient de "penu"
(c'est-à-dire de tout ce qui peut servir à l'alimentation des hommes) ou peut-être de "penitus"
parce que leur séjour est l'intérieur de nos maisons; d'où le nom de "penetrales" que leur
donnent les poètes. Le nom d'Apollon est grec et l'on veut que ce soit le soleil. Diane, à ce
qu'on pense, ne diffère pas de la lune et si le nom donné au soleil vient ou bien de ce que seul
("solus) parmi les astres il est aussi grand ou bien de ce que le soleil, quand il paraît, rejette
tous les corps célestes dans l'ombre et se montre seul, la lune est ainsi appelée "a lucendo"
(parce qu'elle éclaire) ; on la nomme aussi Lucine. Comme chez les Grecs les femmes en
couches invoquent Diane sous le nom de Lucifera, chez nous c'est à Junon Lucine qu'elles
demandent protection.
Diane est encore nommée "omniuaga" (errante), non point en tant que chasseresse mais parce
qu'elle est du nombre des sept astres dits errants. Quant au nom même de Diane, il est tiré de
"dies": elle fait de la nuit quelque chose qui ressemble au jour. Son rôle dans les
accouchements vient de ce que la période de gestation est parfois de sept, le plus souvent de
neuf lunaisons qui ont pris le nom de "menses" (mois), parce que ce sont des espaces de
temps uniformément mesurés ("mensa spatia").
Usant, comme il le fait souvent, d'un style heureusement balancé, Timée, après avoir dit dans
son histoire qu'Alexandre était né dans la nuit où brûla le temple de Diane à Éphèse, ajouta
qu'il n'y avait là rien qui dût surprendre : voulant être présente aux couches d'Olympias, la
déesse était absente de sa demeure propre. Quant à la divinité "quae ad res omnes ueniret"
(qui devait jouer un rôle actif dans toute propagation), nos ancêtres l'ont appelée Vénus, et
c'est de son nom que vient "uenustas" plutôt que Vénus de "uenustas".

[2,28] XXVIII. - Ne voyez-vous pas maintenant comment une connaissance exacte et


salutaire des choses de la nature a conduit à imaginer des dieux fictifs? Ce fut l'origine de
croyances fausses qui ont troublé l'esprit et de superstitions bonnes tout juste pour de vieilles
radoteuses.
On sait quelles figures revêtent ces dieux, quel âge ils ont, comment ils s'habillent et
s'équipent, on est renseigné sur leur filiation, on parle de leurs unions, de leurs relations de
parenté avec la même compétence que s'il s'agissait de chétifs humains. Les âmes des dieux
sont troublées par les passions, on nous a entretenus de leurs désirs, de leurs tristesses, de
leurs colères; et, à en croire les récits qu'on fait d'eux, ce ne sont pas les guerres et les combats
qui leur manquent non seulement, quand deux armées sont en présence, les dieux, comme
dans Homère, prennent parti les uns pour un camp, les autres pour le camp adverse, mais ils
ont aussi leurs guerres à eux, avec les Titans par exemple, avec les Géants.
Voilà les sottises que l'on dit, auxquelles on croit, toutes ces inventions ne sont qu'un vain
bavardage dépourvu de toute portée, mais tout en rejetant ces fables avec mépris, on peut
connaître qu'il y a un Dieu répandu dans toute la nature et en tout être, ce que sont réellement

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Ciceron De la nature des dieux

Cérès dans la terre, Neptune dans la mer, d'autres divinités dans d'autres parties du monde et
pourquoi elles ont reçu le nom qu'on leur donne habituellement.
Nous devons les vénérer, leur rendre un culte. Mais ce culte, pour être très bon, très pur, très
saint, vraiment pieux, exige qu'il y ait toujours, dans notre âme et dans nos paroles de respect,
pureté immarcescible, innocence parfaite.
Ce ne sont pas les philosophes seuls, ce sont aussi nos ancêtres qui ont distingué la religion de
la superstition. Ceux qui, des journées entières, adressaient des prières aux dieux et leur
immolaient des victimes pour que leurs enfants leur survécussent ("superstites essent") on les
a qualifiés de superstitieux ("superstitiosi"); ce mot a pris plus tard un sens plus étendu. Se
montrait-on observateur zélé de toutes les prescriptions ayant trait au culte des dieux, s'y
appliquait-on de prédilection, on méritait le qualificatif de religieux : le terme de religion se
tire de "relegere" ("a relegendo") comme "elegantes ex eligando" (élégant d'élire), "ex
diligendo diligentes" (amateur d'aimer), "ex intelligendo intelligentes" (entendre d'entendre).
On retrouve dans tous ces mots l'idée d'un choix ("legendi") comme dans religieux.
Entre superstitieux et religieux, il y a donc cette différence que le premier de ces vocables
désigne une faiblesse, le second un mérite. Je crois avoir par ce qui précède suffisamment
établi l'existence des dieux et montré quels ils sont.

[2,29] XXIX. - J'ai maintenant à prouver que la providence divine gouverne le monde. C'est
un point d'une grande importance et sur lequel, tes maîtres de l'Académie, Cotta, ont dirigé
leurs attaques; eux seuls ici sont les adversaires à combattre, les Epicuriens, Velléius, ne
savent pas grand' chose des opinions soutenues par telle école ou telle autre différente de la
leur. Vous ne lisez que vos propres livres, ce sont les seuls que vous goûtiez, vous condamnez
les autres sans les entendre.
Ainsi tu parlais hier de cette vieille devineresse qu'après l'avoir inventée, les Stoïciens
auraient décorée du nom de g-Pronoia, c'est-à-dire Providence : tu es parti de cette idée fausse
qu'ils se représentent la providence comme une divinité distincte ayant pour fonction propre
de diriger, de gouverner le monde. Il y a dans notre manière de dire une ellipse : quand,
parlant d'Athènes, on dit que la chose publique y est administrée par le conseil, on sous-
entend de l'Aréopage, et de même, quand nous disons que la providence gouverne le monde,
nous entendons la providence des dieux; l'expression complète de l'idée serait : croyez que la
providence des dieux gouverne le monde.
Abstenez-vous donc de dépenser à rire de nous le talent de plaisanter que vous pouvez avoir,
vous n'en êtes pas si richement pourvus et en vérité, si vous m'en croyez, vous ne tenterez
même pas de railler; cela ne vous convient pas, cela ne vous est pas donné, vous en êtes
incapables. Ce que je dis là ne s'adresse pas à toi, Velléius, qui, à la meilleure éducation, joins
cet agrément des manières et de l'esprit que donne la fréquentation de la bonne compagnie,
mais à ceux de ta secte en général et tout particulièrement à celui qui l'a fondée, un homme de
peu de science, sans culture, qui dit du mal de tout le monde, qui n'a ni finesse d'esprit, ni
autorité, ni grâce d'aucune sorte.

[2,30] XXX. - Je soutiens donc que la providence des dieux a organisé le monde, en a disposé
toutes les parties à l'origine et le régit en tout temps: mes maîtres divisent en trois parties leur
argumentation à ce sujet; en premier lieu ils s'appuient sur l'existence des dieux
précédemment démontrée; ce point une fois acquis, l'on doit reconnaître que c'est leur sagesse
qui gouverne le monde. En second lieu ils montrent l'action qu'exerce sur toutes choses une
force naturelle consciente qui veut mettre partout le plus bel ordre : cela établi, l'on voit que
des raisons séminales président à la génération du monde. Un troisième argument se tire du
spectacle admirable qu'offrent le ciel et la terre.

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Ciceron De la nature des dieux

Pour commencer donc ou bien il faut nier l'existence des dieux, comme le font en un sens
Démocrite et Épicure avec leur théorie des images, ou admettre qu'ils sont agissants et que ce
qu'ils font est beau; or il n'est rien de plus beau que le gouvernement du monde, c'est donc par
la sagesse des dieux que le monde est gouverné.
Pour qu'il en fût autrement, il faudrait qu'il existât quelque chose, je ne sais quoi au juste, de
meilleur qu'une divinité et qui fût doué d'une force supérieure, une nature inanimée, une
nécessité toute-puissante produisant les ouvrages admirables que nous avons sous les yeux. La
puissance des dieux n'est plus souveraine si vous la soumettez soit à une nécessité, soit à une
nature qui régit le ciel, les mers, les terres; or il n'est rien qui l'emporte sur la divinité, c'est
donc par elle que le monde est régi. Un dieu n'obéit, n'est soumis à aucune nature, c'est donc
lui qui gouverne tout ce qui existe dans la nature.
D'autre part, si nous accordons que les dieux possèdent l'entendement, nous devons
reconnaître aussi qu'ils en usent pour l'accomplissement de leurs desseins et que ces desseins
doivent se rapporter aux plus grands objets. Peut-on supposer soit qu'ils ignorent quelles
choses ont le plus de grandeur, comment, par quels soins elles se maintiennent, soit que la
force manque aux dieux pour assumer une tâche telle que la conservation et le gouvernement
du monde? Mais pareille ignorance est incompatible avec la nature des dieux et l'idée qu'il
puisse leur être difficile, à cause de leur faiblesse, de soutenir l'ordre établi est en complet
désaccord avec leur majesté. Il suit de là, comme nous le voulons, que la providence des dieux
gouverne le monde.

[2,31] XXXI. - S'il existe des dieux (et je suis bien certain de leur existence), il faut, puisque
ce sont des dieux, qu'ils aient une âme, qu'ils soient des êtres non seulement animés mais
raisonnables, liés étroitement les uns aux autres, formant une sorte de société et gouvernant un
monde unique comparable à un État, à une cité. De là cette conséquence que la raison,
caractère du genre humain, est essentielle aux dieux, que la même vérité resplendit pour eux
et pour nous, qu'eux et nous sommes soumis à la même loi prescrivant l'action droite et
réprouvant tout fléchissement. On connaît par là que la science de la conduite et
l'entendement sont venus aux hommes des dieux, et c'est la raison pourquoi nos ancêtres ont
jugé qu'il fallait diviniser l'intelligence, la bonne foi, la vertu, la concorde et leur dédier des
autels.
Comment refuser aux dieux ces mérites alors que nous nous prosternons devant leurs saintes,
leurs augustes images? Si l'intelligence existe parmi les hommes, si la bonne foi, la vertu, la
concorde se rencontrent sur la terre, d'où peuvent-elles tirer leur source sinon des régions
célestes? Et puisque nous sommes capables de réflexion, de calcul prudent, de science de la
conduite, il est nécessaire non seulement que les dieux possèdent ces qualités à un plus haut
degré, mais qu'ils les appliquent aux plus grands et aux meilleurs objets; or il n'est rien qui
soit plus grand et meilleur que le monde; nécessairement donc la sagesse et la providence des
dieux gouvernent le monde.
Enfin j'ai assez montré précédemment que les corps dont nous voyons rayonner la puissance
et la clarté, je veux dire le soleil et la lune, les planètes et les étoiles fixes, l'éther céleste et le
monde lui-même, sont des êtres divins, de même qu'est divine la vertu propre aux objets qui,
dans le monde entier, existent pour le service et le plus grand profit du genre humain et, s'il en
est ainsi, on doit en conclure qu'une intelligence et une sagesse divines règlent toutes choses.
Je pense en avoir assez dit sur le premier point.

[2,32] XXXII. - J'ai à montrer maintenant l'action exercée par une force naturelle créatrice
d'ordre et de beauté. Mais il faut dire d'abord en quelques mots ce qu'est cette force, afin que
ma démonstration s'entende mieux.

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Ciceron De la nature des dieux

Certaines gens, en effet, croient à l'existence d'une force naturelle dépourvue de raison : les
mouvements qu'elle détermine dans les corps se suivent en vertu d'une nécessité aveugle,
d'autres philosophes admettent qu'il y a dans la nature une puissance rationnelle, amie de
l'ordre, qui procède avec méthode, fait connaftre les desseins dont elle poursuit l'exécution et
dont nul art, nulle main humaine, nul artisan ne peut en l'imitant égaler l'habileté. Telle est la
vertu de la semence qu'en dépit de sa petitesse, pourvu qu'elle tombe dans un terrain
accueillant qui l'enveloppe ainsi qu'il convient, pourvu qu'elle soit pourvue des éléments qui
lui permettent de se nourrir et de se développer, elle forme, elle mène à bien un être toujours
conforme à un type spécifique bien défini et qui tantôt sera capable seulement de s'alimenter
au moyen de ses racines, tantôt pourra se mouvoir, sentir et désirer, engendrer de lui-même
des êtres semblables à lui. D'autres donnent le nom de nature à l'ensemble des choses
existantes; ainsi fait Épicure qui distingue dans cet ensemble les corps, le vide et les accidents.
Nous, quand nous disons que la nature forme et gouverne le monde, nous avons en vue une
sorte de production qui ne ressemble pas à une motte de terre ou à un fragment de roche ou à
tout autre objet dont les parties n'ont point de lien organique les unes avec les autres; elle
ressemble à un arbre ou à un animal, objets où rien n'arrive en vertu de rencontres fortuites,
où règne l'ordre et que l'on peut comparer à une oeuvre d'art.

[2,33] XXXIII. - Que si les végétaux fixés au sol par leurs racines croissent et prospèrent
grâce à l'art de la nature, il faut que la terre elle-même participe de cette force inhérente à la
nature; puisque, fécondée par les semences qu'elle reçoit, elle engendre toute sorte de plantes,
que la vie se répand de son sein, qu'elle alimente les êtres qu'elle a produits et en assure le
développement, c'est qu'elle-même à son tour reçoit sa nourriture d'éléments qui lui sont
extérieurs et de qualité plus haute. Et d'autre part elle entretient, par les vapeurs qu'elle exhale,
l'air, l'éther et tous les corps supérieurs. Mais si la nature maintient la terre en état de produire
généreusement, elle dispense le même bienfait au reste du monde : les végétaux sont liés au
sol, mais les êtres animés se conservent en vie grâce au souffle de l'air qui les baigne : l'air
voit, entend, émet des sons avec nous, sans lui la vision, l'ouïe, la parole sont impossibles.
Même encore il se déplace avec nous; partout où nous passons, de quelque côté que nous nous
mouvions, l'air semble se retirer pour nous faire place. Les corps, quels qu'ils soient, qui se
portent vers le centre du monde qui est la région la plus bas située, ceux aussi qui s'élèvent
vers les régions supérieures et ceux qui tournent autour du centre ne forment qu'un seul et
même monde où tout se tient. Et, comme il y a quatre sortes de corps, c'est par le passage qui
se fait constamment de l'un à l'autre que se manifeste cette interdépendance.
L'eau sort de la terre, l'air de l'eau, l'éther de l'air et inversement l'éther s'épaissit en air, l'air se
condense en eau, l'eau se solidifie en terre et l'on retombe ainsi au plus bas. Ces éléments qui
entrent dans la composition de tous les êtres ne cessant de se mouvoir ainsi, tantôt vers le
haut, tantôt vers le bas, tantôt s'éloignant, tantôt se rapprochant, toutes les parties du monde se
trouvent donc liées entre elles.
Ou bien cette union doit subsister toujours et le monde restera équipé comme nous le voyons,
ou bien elle doit durer un temps très long presque impossible à mesurer. Quel que soit le parti
qu'on veuille adopter il suit de là que la nature gouverne le monde.
Quelle manoeuvre d'une force navale, quelle armée rangée dans le plus bel ordre ou, pour
revenir aux productions naturelles, quel arbre, quelle signe donnant le spectacle de sa
croissance, quel animal achevé en son genre, dont nous admirons la structure, ont jamais
manifesté l'art incomparable de la nature aussi clairement que le fait le monde lui-même? Ou
bien donc il n'existe rien qui soit régi par une nature consciente du but auquel elle tend ou il
faut reconnaître que le monde l'est. Lui qui produit les autres êtres et communique aux
semences leur force de développement, comment pourrait-il ne pas être lui-même une chose
que la nature anime et gouverne? Dira-t-on que les dents et la barbe poussent en vertu d'une

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Ciceron De la nature des dieux

force naturelle de croissance, mais que l'homme qui en est porteur ne doit rien à cette même
force? Ce serait ne pas comprendre qu'une chose qui en produit d'autres doit posséder à un
plus haut degré les activités qui sont dans ses effets.

[2,34] XXXIV. - De tous les êtres à l'existence desquels pourvoit la nature le monde renferme
la raison séminale, il les engendre si l'on peut dire, prend soin de leur développement, les
alimente, ces êtres font partie de lui, tels les membres qui reçoivent leur nourriture du corps
auxquels ils appartiennent. Que si la nature administre ainsi les parties du monde,
nécessairement elle prend du monde le même soin et son gouvernement est tel qu'aucun
reproche ne puisse lui être adressé, car eu égard aux matériaux sur lesquels son action
s'exerce, elle a produit ce qui pouvait être le meilleur. Qu'on nous montre qu'elle aurait pu
mieux faire. Mais personne ne le montrera jamais et, si quelqu'un voulait corriger l'un des
ouvrages de la nature, ou bien il le gâterait ou bien laisserait subsister l'imperfection qui était
inévitable.
Si toutes les parties du monde sont disposées de telle façon qu'elles ne pouvaient être mieux
adaptées à l'usage, ni plus belles d'aspect, voyons maintenant si tout cela s'est fait par hasard
ou si les choses n'ont pu se combiner de la sorte que par l'intervention d'une nature consciente
du but qu'elle vise et d'une providence divine.
Si les productions naturelles sont supérieures à celles de l'art humain, puisqu'il n'est pas
d'ouvrage d'art à la naissance duquel la raison n'ait eu part, la nature ne doit pas non plus être
privée de raison. Quand on voit une statue, ou un tableau, on sait que pareil objet est l'oeuvre
d'un artiste, quand on aperçoit de loin un navire qui se déplace on ne met pas en doute
l'existence d'un marin qui le dirige conformément aux règles de la science nautique et de
même le spectacle d'un cadran solaire avec ses lignes nettement tracées ou d'une clepsydre
nous oblige à comprendre que les indications données par ces appareils ne sont point fortuites,
mais calculées par le constructeur : qui convient de tout cela peut-il supposer que le monde où
ces ouvrages mêmes et leurs auteurs et toutes choses ont leur place naturelle se soit formé
sans que le calcul réfléchi y fût pour rien?
Si l'on transportait en Scythie ou en Bretagne cette sphère qu'a construite naguère mon ami
Posidonius et qui, dans ses révolutions successives, montre le soleil, la lune et les cinq
planètes tournant, comme ces astres le font dans le ciel, jours après jours, nuits après nuits,
lequel parmi les habitants de ces pays barbares hésiterait à considérer cette sphère comme un
parfait exemple de ce que peut le calcul?

[2,35] XXXV. - Et voici des gens qui se demandent si le monde où tous les êtres trouvent leur
principe et les conditions de leur devenir ne s'est pas fait de lui-même par une suite de
rencontres fortuites ou en vertu d'une nécessité aveugle, plutôt que de voir en lui le produit
d'une raison et d'une intelligence divines; d'où cette conséquence que selon eux Archimède en
représentant les révolutions de la sphère céleste s'est élevé plus haut que la nature en les
instituant, absurdité d'autant plus forte qu'à bien des égards le modèle atteste plus d'habileté
que la copie. Il y a dans Attius un berger qui n'avait jamais vu de bateau avant le moment où il
aperçoit de loin, du haut d'une montagne, le navire divin des Argonautes; surpris par ce
spectacle tout nouveau et effrayé, il parle ainsi :
"Une masse énorme glisse sur les flots, frémissante, fendant l'air à grand bruit; les vagues se
soulèvent et retombent devant elle, des remous violents marquent son passage, elle plonge de
l'avant, couvre la mer d'écume, est repoussée par le vent. Tantôt on croirait voir rouler un
nuage épais prêt à crever, tantôt c'est un rocher que vents et tempête semblent vouloir projeter
dans les airs, ou encore un tourbillon soulevé par des courants se heurtant avec force. Faut-il
penser que la mer s'apprête à dévaster la terre ou que Triton, arrachant de son trident tout au
fond de l'abîme quelque énorme pierre, la lance vers le ciel?"

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Ciceron De la nature des dieux

Il commence donc par ne pas savoir quelle est cette chose inconnue qu'il voit, puis quand il
aperçoit les jeunes navigateurs et entend leur chant de bateliers, il dit : "les dauphins d'un
joyeux élan fendent les flots, des claquements retentissent," et un peu plus tard : "des
accents mélodieux pareils au chant de Silvanus parviennent à mes oreilles," et il ajoute bien
d'autres détails.
Ainsi tandis qu'au premier abord il a cru voir quelque chose d'inanimé, d'insensible, sur des
indices plus clairs il commence à soupçonner ce qu'est cet objet qui l'avait frappé d'une telle
surprise; de même les philosophes, si le premier aspect du monde les a confondus, ont dû
ensuite, quand ils eurent perçu la constance de certains mouvements qui toujours s'achèvent
de même façon, quand ils se furent rendu compte de l'ordre fixe régnant partout, connaître
non seulement que la demeure céleste et divine a un habitant, mais que celui qui l'habite
exerce sur le monde une action directrice, qu'il est en quelque sorte l'architecte d'un si grand
ouvrage et veille à son entretien.

[2,36] XXXVI. - Et voici maintenant qu'on semble ne pas même soupçonner tout ce que le
ciel et la terre ont d'admirable.
Pour commencer, la terre, située au centre du monde, est entourée de partout de cet élément
respirable et vital que nous appelons l'air, d'un mot grec à la vérité ("aer"), mais qui est entré
dans notre langue et que l'usage a rendu latin. L'éther illimité enveloppe à son tour cette
atmosphère de son ardeur divine. Ce mot-là aussi nous l'emprunterons et nous dirons en latin
"aether" aussi bien qu'"aer". Pacuvius toutefois l'interprète : "les Grecs donnent le nom d'éther
à ce que nous autres appelons le ciel." Et c'est cependant un Grec qui parle. Mais, objectera-t-
on, il parle latin. C'est vrai, mais nous savons que le personnage a le grec pour langage
naturel. Pacuvius le dit lui-même dans un autre passage : "c'est un Grec, son origine se montre
à nu dans son discours".
Mais revenons à des sujets plus importants. De l'éther donc se forment les innombrables astres
enflammés dont le principal est le soleil qui répand partout la lumière la plus claire et dont
toutes les dimensions dépassent de beaucoup celles de la terre entière, puis les autres astres
d'une immense grandeur. Et tous ces feux si nombreux et si étendus, loin de nuire à la terre et
aux êtres terrestres, leur sont utiles placés comme ils sont : s'ils venaient à se déplacer, leur
ardeur, qui ne serait plus réglée ni modérée, causerait nécessairement l'embrasement de la
terre.

[2,37] XXXVII. - Puis-je voir sans surprise après cela un homme persuadé que des
corpuscules solides et insécables, obéissant aux lois de la pesanteur, engendrent par leur
rencontre fortuite un monde où règne un si bel ordre? Qui admet la possibilité de cette
génération je ne conçois pas pourquoi il n'admettrait pas aussi que les vingt et un caractères de
l'alphabet répétés en or ou en n'importe quelle matière à d'innombrables exemplaires pourront,
si on les jette à terre, se disposer de façon à former un texte bien lisible des annales d'Ennius,
je doute fort quant à moi que le hasard puisse grouper ces caractères de manière à former
seulement un vers.
Comment ces Épicuriens peuvent-ils prétendre que des corpuscules qui n'ont ni couleur, ni
qualité sensible d'aucune sorte, ni sentiment, formeront par leurs rencontres fortuites et
désordonnées un monde achevé ou plutôt des mondes innombrables dont les uns naissent, les
autres périssent à chaque instant de la durée? Que si les atomes peuvent en se groupant
constituer un monde, pourquoi ne peuvent-ils faire un portique, un temple, une maison, une
ville? Ce sont des ouvrages exigeant moins de travail et bien plus faciles. En vérité ils tiennent
sur le monde des propos si futiles, si inconsistants, qu'on pourrait croire qu'ils n'ont jamais
levé les yeux sur cet ordre admirable du ciel dont j'ai à parler maintenant. Aristote dit très bien
: « Supposons que des hommes aient toujours vécu sous terre, dans de belles demeures bien

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éclairées, ornées de statues et de tableaux, pourvues de tous les agréments qu'on trouve en
abondance chez les heureux du monde, que, sans être jamais montés jusqu'à la surface, ils
aient cependant entendu parler des dieux, de leur existence, de leur action toute puissante,
puis qu'un jour, leurs habitations souterraines se trouvant communiquer librement avec le sol,
ils aient pu parvenir jusqu'aux lieux où nous vivons nous-mêmes.
La terre et les mers et le ciel leur apparaîtraient brusquement, les nuées étaleraient à leurs
yeux leur grandeur et les vents feraient sentir leur force, le soleil se montrerait dans sa
magnificence et ils connaîtraient en même temps le pouvoir qu'il a de répandre chaque jour la
lumière dans l'immensité du ciel, au moment où la nuit couvrirait la terre d'un voile de
ténèbres, ils verraient le firmament se consteller de lueurs et la lune à l'aspect changeant,
tantôt croissante et tantôt décroissante, argenter le sol, ils sauraient que l'apparition de tous ces
astres au-dessus de l'horizon et leur disparition, leur trajet dans le ciel sont soumis de toute
éternité à un ordre invariable. Certes en présence d'un pareil spectacle l'idée que les dieux
existent bien réellement, que ce monde est leur ouvrage ne manquerait pas de s'imposer à
eux." Ainsi parle Aristote.

[2,38] XXXVIII. - Figurons-nous que nous soyons plongés dans une obscurité aussi épaisse
que celle qui, à ce qu'on rapporte, désola les régions voisines de l'Etna quand ce volcan fut en
éruption, que pendant deux jours les gens ne se reconnaissaient plus et qu'on crut revivre
quand enfin le soleil reparut. Supposons qu'il nous soit donné au sortir de ces ténèbres de voir
la lumière et le ciel, quel aspect revêtirait-il pour nous? La présence quotidienne de certains
objets, l'accoutumance des yeux font que nous les contemplons sans surprise et que nous
n'éprouvons pas le besoin de nous les expliquer, comme si la nouveauté d'un spectacle devait,
plus que sa grandeur, nous inciter à la recherche des causes.
Mérite-t-il vraiment le nom d'homme, celui qui, en présence de tant de mouvements bien
réglés, d'un ordre si parfait régnant au ciel, des liens unissant de façon si harmonieuse toutes
les parties du monde les unes aux autres, se refuse à croire à une raison ordonnatrice, prétend
mettre au compte du hasard un arrangement calculé de façon si savante que notre science en
est déconcertée? Quand nous voyons un mouvement résulter d'un agencement mécanique,
comme c'est le cas pour la sphère de Posidonius, pour une horloge et bien d'autres machines,
hésitons-nous à croire que c'est l'effet d'un travail de la raison? Et devant le ciel emporté, avec
une vitesse qui confond, dans son mouvement rotatoire, devant les retours périodiques propres
à garantir le salut et la conservation de tous les êtres, nous mettrions en doute l'intervention, je
ne dis pas seulement d'une raison, mais d'une raison supérieure et divine?
Il est licite au point où nous en sommes de renoncer aux façons rigoureuses d'argumenter
propres aux philosophes, il suffit d'ouvrir les yeux à la beauté de l'ensemble que nous disons
être l'oeuvre d'une providence divine.

[2,39] XXXIX. - Que l'on considère en premier lieu la terre entière située au centre du monde,
ronde, solide, entièrement ramassée en elle-même par l'action centripète qu'elle exerce,
revêtue de fleurs, d'herbes, d'arbres, de grains en quantité incroyable et d'une inépuisable
variété. Qu'on y joigne les sources aux eaux fraîches intarissables, les fleuves limpides et la
verdure qui pare leurs rives, les grottes profondes et les âpres rochers, les montagnes qui se
dressent bien haut au-dessus de nos têtes et les plaines immenses. Qu'on y ajoute encore les
filons d'or et d'argent que le sol recèle et les carrières de marbre d'une richesse illimitée.
Combien d'espèces d'animaux sauvages ou domestiques et combien variées ! Comme les
oiseaux volent et comme ils chantent ! Quels pâturages offerts au bétail ! Quelles ressources
dans les forêts !
Mais que dire de l'espèce humaine? Faits pour cultiver la terre, les hommes ne souffrent pas
qu'elle soit infestée par les bêtes sauvages, ni stérilisée par l'abondance drue des mauvaises

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Ciceron De la nature des dieux

herbes, les champs se couvrent grâce à leurs soins d'une végétation brillante, les îles et les
rivages des mers de maisons et de villes entières.
Si l'on pouvait réunir en un tableau pour les yeux comme on le fait pour l'esprit tous ces
aspects de la vie terrestre, personne ne mettrait en doute la raison divine.
Mais quelle n'est pas la beauté de la mer ! Quel grand spectacle elle nous offre partout où elle
s'étend ! Que d'îles on y trouve et combien différentes les unes des autres ! Qu'il est doux de
suivre un rivage où vient mourir la vague ! Quelle variété d'animaux marins, les uns habitant
les grands fonds, d'autres flottant et nageant à la surface, d'autres encore dont les coquilles
s'attachent aux rochers ! La mer dans ses jeux caresse la terre de telle façon qu'on croirait les
deux éléments prêts à se confondre. Le jour comme la nuit, au voisinage des flots, l'air prend
des aspects différents, tantôt subtil et léger il monte vers les régions supérieures du monde,
tantôt il s'épaissit, se condense en nuage chargé d'eau et répand sur la terre la pluie fertilisante,
tantôt enfin des courants divers s'y forment et les vents se déchaînent. C'est l'air aussi qui
chaque année fait suivant la saison régner le froid ou le chaud, qui soutient les oiseaux dans
leur vol et de son souffle nourrit les vivants, entretient leurs forces.

[2,40] XL. - Vient enfin bien au-dessus du lieu où nous avons notre domicile, entourant,
enserrant toutes choses, l'élément céleste, celui qu'on nomme éther : il occupe la région
extrême du monde et le délimite, c'est là que les êtres de feu parcourent leur carrière
merveilleusement réglée. Parmi eux le soleil dont la grandeur dépasse de beaucoup celle de la
terre tourne autour d'elle, il se lève et c'est le jour, il se couche et c'est la nuit, tantôt il se
rapproche et tantôt il s'éloigne; exécutant chaque année d'un solstice à l'autre deux
mouvements en sens inverse, par l'un il répand sur la terre une sorte de tristesse déprimante,
par l'autre il lui ramène la joie, la terre s'égaye au sourire du ciel.
La lune qui est, les mathématiciens le montrent, plus grande que la moitié de la terre, occupe
de même que le soleil une suite de positions dans le cercle zodiacal, mais tantôt elle s'éloigne
et tantôt se rapproche de l'astre du jour. Elle renvoie vers la terre la lumière qu'elle reçoit de
lui mais est inégalement claire, il arrive même qu'étant en conjonction avec lui, elle empêche
les rayons du soleil de nous parvenir et fasse l'obscurité, quand elle est en opposition elle
pénètre parfois dans l'ombre projetée par la terre et s'éclipse brusquement. Les astres dits
errants parcourent aussi le zodiaque, tournent autour de la terre, se lèvent et se couchent,
parfois accélèrent leurs mouvements, parfois les ralentissent, souvent même s'arrêtent.
Nul spectacle ne peut être plus beau, plus digne d'admiration. Plus loin se trouvent en très
grande quantité les étoiles fixes, groupées de telle sorte qu'on a donné aux figures qu'elles
forment des noms tirés de leur ressemblance avec des figures connues.

[2,41] XLI. - Me regardant à ce moment Balbus déclara : Je sais me servir du poème d'Aratus
que tu as traduit dans ta prime jeunesse; il me plait tant sous sa forme latine que j'en sais
beaucoup de vers par coeur. Ainsi, comme nous le voyons constamment, sans qu'il y ait
jamais changement ou diversité, "les autres corps célestes se déplacent d'un mouvement
rapide, aussi bien de nuit que de jour ils sont emportés avec le ciel."
Nul spectateur désirant percevoir l'ordre immuable de la nature ne peut se lasser de les
contempler. "On donne le nom de pôle à chacune des extrémités de l'axe de rotation." Autour
du nôtre tournent les deux Ourses qui jamais ne se couchent : "l'une porte chez les Grecs le
nom de Cynosoure, l'autre est dite Hélice". Elle est formée de sept brillantes étoiles visibles
toute la nuit "que nous avons coutume d'appeler septemtriones". Cynosoure, la petite, se
compose aussi de sept étoiles disposées de même et parcourt la même région polaire. "C'est
elle qui sert de guide assuré la nuit aux Phéniciens en mer. L'autre comprend des étoiles qui
brillent d'un éclat plus vif et on l'aperçoit plus tôt, dès la tombée de la nuit. C'est cependant

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Ciceron De la nature des dieux

sur la petite que se règlent les navigateurs, parce qu'elle décrit autour du pôle un cercle de
rayon moindre."

[2,42] XLII. - Pour rendre plus admirable le spectacle des étoiles "parmi ces constellations, tel
un fleuve au cours précipité serpente le Dragon plein de menace qui se tourne et retourne et
dont le corps abonde en replis sinueux."
Il est beau tout entier mais sa tête et l'éclat de ses yeux méritent surtout qu'on les remarque.
"Ce n'est pas une étoile seulement qui brille sur son front, deux feux scintillent à l'endroit des
tempes, de chacun de ses yeux jaillit comme un dard une flamme ardente, de son menton
rayonne la lumière astrale et l'on dirait que sa tête inclinée se renversant sur son cou arrondi
menace par la fixité de son regard la queue de la Grande Ourse."
Nous voyons toute la nuit le reste de son corps, "mais à un certain moment la mer engloutit
brusquement la tête du Dragon et aussitôt après elle émerge au même point de l'horizon. Tout
auprès se tourne vers le Dragon une forme humaine qu'on croirait en proie à une fatigue
accablante". Les Grecs lui donnent "le nom d'Engonasin parce qu'elle s'appuie sur ses genoux.
A côté se place la Couronne à l'éclat fulgurant". Elle est derrière le lutteur, devant lui se
montre le Serpentaire, "Ophiouchos pour l'appeler du nom retentissant dont usent les Grecs. Il
étreint des deux mains le Serpent qui l'enlace lui-même de son corps enroulé autour de la
poitrine adverse. Il reste cependant ferme sur ses jambes et foule aux pieds les yeux et les
flancs du Scorpion." Derrière les sept étoiles de la Grande Ourse vient son gardien
"Arctophylax que le vulgaire nomme le Bouvier : il est tel qu'un moissonneur pressant les
boeufs attelés au chariot." Pour continuer la description il faut dire que ce Bouvier a "fixée en
son coeur une étoile d'où rayonne une belle clarté, Arcturus au nom souvent répété. A ses
pieds se trouve la Vierge resplendissante tenant un épi de lumière."

[2,43] XLIII. - Les constellations du zodiaque sont rangées dans un ordre tel qu'il est
impossible de méconnaître l'art divin qui les a ainsi disposées : sous la tête de la Grande
Ourse on aperçoit les Gémeaux, au-dessous de sa partie médiane le Cancer aux pieds de qui se
tient le Lion magnifique : une flamme coruscante jaillit de son corps.
Le Cocher se montre à gauche des Gémeaux dans une position inclinée. Farouche il tourne
obstinément la tête du côté de la Grande Ourse et la Chèvre illumine le ciel à sa gauche.
D'autres constellations viennent ensuite, mais tandis que la Chèvre répand largement la clarté,
les Chevreaux ne dispensent aux mortels qu'une faible lueur, tandis que sous ses pieds le
Taureau au front orné de cornes dresse son corps robuste. De nombreuses étoiles parsèment la
tête de cet animal, ce sont celles que les Grecs ont accoutumé d'appeler les Hyades; par
ignorance on les a chez nous nommées Suculae comme si le mot venait de "sus" et non du
mot qui en grec désigne la pluie.
Derrière la petite Ourse on voit Céphée les mains étendues : il se tourne vers le dos de
Cynosoure. Derrière lui marche Cassiopée dont les étoiles ont peu d'éclat. Auprès d'elle brille
Andromède toujours triste qui fuit la vue de sa mère. Pégase agitant sa crinière lumineuse
touche de son ventre la tête d'Andromède et une étoile de dimensions peu ordinaires sert de
lien éclatant aux deux constellations qu'elle semble vouloir unir à jamais. Le Bélier aux
cornes recourbées se tient à leurs côtés. Près de lui sont les Poissons dont l'un plus au nord se
ressent davantage du froid que répandent les souffles glacés de l'Aquilon.

[2,44] XLIV. - Aux pieds d'Andromède se range Persée que ce même vent venu du pôle
frappe en plein visage. Environnant son genou on distingue les Pléiades à la faible lueur, puis
on voit la Lyre étalant sa convexité légère et le Cygne déployant ses ailes dans l'espace
immense que recouvre le ciel. Avoisinant la tête de Pégase, le Verseau montre sa main droite
puis se découvre en entier, et le Capricorne à l'haleine glacée dispose son corps mi-humain,

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Ciceron De la nature des dieux

mi-animal dans le cercle du zodiaque. Après l'avoir éclairé de sa lumière que le temps n'éteint
pas, le Soleil à la saison brumeuse fait tourner son char. On voit un peu plus loin paraître
comme s'il sortait des profondeurs du ciel le Scorpion traînant derrière lui l'arc ployé par le
bras robuste du Sagittaire. Le Cygne aux plumes brillantes semble s'apprêter à voler au-dessus
de sa tête et l'Aigle flamboie tout à côté. Après lui c'est Orion qui penche son corps étincelant,
puis le Chien fait admirer l'éclat de ses étoiles et le Lièvre infatigable se refuse à jamais
arrêter sa course, tandis que le navire Argo glisse doucement vers la queue du Chien. Au-
dessus de la nef se tient le Bélier et les Poissons au corps squameux l'escortent tandis qu'elle
frôle les rives de l'Eridon plein de lumière.
On aperçoit ce fleuve semblable à un serpent qui allonge son corps et aussi le lien qui attache
largement l'une à l'autre les queues des Poissons. Près de l'étoile qui brille à l'extrémité du
Scorpion un souffle tiède venu du Sud caresse l'Autel. A côté le Centaure semble se hâter de
mettre entre les pinces du Scorpion sa croupe chevaline tandis qu'étendant sa main droite il
saisit un grand quadrupède et l'immole sans pitié auprès de l'Autel. Là encore se dresse
l'Hydre surgissant des profondeurs. Son corps s'étale en longueur, au milieu luit la Coupe et le
Corbeau, dont les plumes lancent des étincelles, fouille du bec le bas de son corps. Près de lui
et sous les Gémeaux se tient Anticanis, le Procyon des Grecs.
Ce rangement des étoiles, ce décor admirable du ciel, est-il un homme sensé qui puisse
l'attribuer à la rencontre fortuite d'atomes lancés dans l'espace en dehors de tout plan
préconçu? Peut-on croire qu'une force autre que le hasard mais également dépourvue
d'intelligence et incapable de calcul ait produit cette ordonnance? Il ne suffit pas de dire que
son existence implique l'intervention d'une raison active, pour la concevoir seulement une très
haute raison est déjà nécessaire.

[2,45] XLV. - Les objets que je viens de décrire ne sont pas seuls à mériter l'admiration, ce
qu'il y a de plus frappant c'est la stabilité du monde, la cohésion si parfaite de toutes ses
parties qu'on ne peut même imaginer une union plus étroite : toutes dans leur tendance
centripète exercent une pression égale. Les corps demeurent très fortement liés les uns aux
autres comme si des liens effectifs les rattachaient. Le lien c'est cette nature répandue en
toutes choses, les pénétrant d'intelligence et de raison, et qui maintient leur union avec le
centre, fait qu'il y a passage d'un élément à celui qui est le plus opposé. C'est pourquoi si le
monde est sphérique et que toutes ses parties en conséquence soient disposées de façon à se
faire équilibre et à former un tout continu, il en sera de même de la terre : la tendance
centripète en vertu de laquelle toutes ses parties sont attirées vers la partie centrale, c'est-à-
dire celle qui est située le plus bas, agit sans relâche, rien ne peut empêcher la pesanteur
d'avoir son effet naturel. Pour cette même raison, bien que la mer soit en haut par rapport à la
terre qui est au fond, l'attraction que le centre exerce sur l'eau fait qu'elle s'étale en surface
sphérique, ne se soulève pas ni ne submerge les rivages voisins. L'air qui lui fait suite
immédiatement se porte à la vérité vers le haut à cause de sa légèreté, mais il se répand en
même temps de tous côtés : il est donc d'une part inséparable de l'eau, en étroit contact avec
elle, et, de l'autre, monte en vertu de sa nature vers l'éther céleste, s'affine et se réchauffe à son
voisinage et devient ainsi propre à entretenir par son souffle la vie et la santé des êtres animés.
La région supérieure du monde est celle qu'occupe l'éther, il conserve toujours sa chaleur et sa
subtilité, ne souffre aucun mélange avec un élément plus dense, est en contact cependant avec
la couche d'air la plus haute.

[2,46] XLVI. - Dans l'éther se meuvent les astres qui prennent une forme sphérique par la
pression égale qu'exerce chacune de leurs parties et à qui cette même configuration permet de
se tenir en équilibre. Car, ainsi que je l'ai déjà dit, leur rondeur les défend de tout mal.

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Ciceron De la nature des dieux

Les étoiles sont de nature ignée et se nourrissent des vapeurs que le soleil tire de la terre, de la
mer et des autres eaux quand il chauffe les champs et les surfaces aqueuses. Les étoiles haut
situées, après s'être renouvelées, et l'éther tout entier répandent ces vapeurs puis les attirent de
nouveau de telle sorte que rien n'en périsse ou une très petite quantité que les astres de feu et
l'éther enflammé consument. De là nos maîtres tirent cette conclusion, mise en doute, à ce
qu'on dit, par Panétius, qu'à la fin le monde tout entier sera embrasé, tout élément liquide étant
consumé, la terre privée d'aliment, l'air ne pouvant sortir de l'eau épuisée, si bien que tout sera
devenu feu, après quoi ce même feu animé, divin, fera renaître le monde et rétablira le même
ordre.
Je ne veux pas vous paraître m'attarder à des développements sur les astres et tout
particulièrement sur ceux que l'on dit errants. Il y a entre eux une coordination telle, en dépit
de leurs mouvements dissemblables, que, tandis que la plus haut située des planètes, Saturne,
est cause de froid, Mars qui occupe une région moyenne est brûlant et Jupiter, entre les deux,
éclaire et tempère la chaleur par le froid; les deux planètes qui ont leur place au-dessous de
Mars obéissent au Soleil qui remplit de lumière le monde entier et la Lune éclairée par lui
préside aux grossesses et aux enfantements et marque le terme de la gestation. Quiconque
n'est pas touché par cette étroite union de toutes choses, par cette entente, dirai-je, en vue
d'assurer le salut du monde et sa marche régulière, je suis certain qu'il n'y a jamais réfléchi.

[2,47] XLVII. - Passons maintenant du ciel à la terre parmi les objets qu'on y voit en est-il un
où n'apparaisse la façon de procéder d'une nature intelligente? Les pieds des végétaux qui
naissent de la terre assurent aux feuilles, aux fleurs et aux fruits un soutien ferme en même
temps que par leurs racines ils puisent dans le sol un suc nourricier et les troncs s'enveloppent
d'une écorce tantôt plus mince tantôt plus épaisse qui les protège du froid et de la chaleur. La
vigne s'accroche aux échalas avec ses vrilles qui lui servent de mains et gagne ainsi en hauteur
comme le ferait un être animé. Bien mieux, s'il arrive qu'on sème des choux dans le voisinage,
elle s'en éloigne, dit-on, comme d'un être nuisible, d'une peste, et n'en souffre pas le contact.
Quelle variété d'animaux on observe et que de soins sont pris, pour que subsiste chacune des
espèces créées ! Les uns sont revêtus de cuir, les autres couverts de poils, d'autre encore ont
des piquants; nous en voyons qui sont emplumés, d'autres que protègent des écailles, il y en a
qui sont armés de cornes, il y en a aussi à qui leurs ailes servent de moyen de salut. La nature
leur procure libéralement, copieusement, la pâture qui leur convient.
Je pourrais exposer en détail la structure des organes servant à la préhension et à la
consommation de cette pâture, montrer quel art ingénieux a façonné les animaux, quelles
admirables dispositions la nature a prises.
Toutes les parties internes sont créées et situées de telle sorte qu'aucune ne soit superflue; il
n'est rien dans l'organisme qui ne soit nécessaire à la vie. La nature a donné aux bêtes le
sentiment et l'appétit afin qu'un instinct les porte à rechercher les aliments qui s'accordent
avec leur nature et qu'ils sachent distinguer le nuisible du salutaire. On les voit tantôt marcher,
tantôt ramper vers l'objet qui sera leur pâture, ou bien encore ils volent ou ils nagent. Les uns
saisissent leur proie avec la gueule, avec les dents, d'autres l'arrachent avec leurs griffes
tenaces, la déchiquettent avec la pointe de leur bec, il y en a qui sucent, qui broutent, qui
avalent d'un coup, il y en a aussi qui broient avec leurs mâchoires.
La taille des uns est si basse qu'il leur est facile de chercher leur nourriture sur le sol avec leur
bec, d'autres de taille plus élevée, comme les oies, les cygnes, les grues, les chameaux, ont
une longueur de cou qui leur permet d'y atteindre. L'éléphant est pourvu d'une trompe qui lui
sert de main sans quoi, grand comme il est, il lui serait difficile d'y arriver.

[2,48] XLVIII. - Aux animaux qui se nourrissent d'animaux d'une autre espèce la nature a
donné la force ou la promptitude des mouvements. Quelques-uns sont doués d'habileté

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Ciceron De la nature des dieux

manoeuvrière, telles les araignées : les unes tendent une sorte de filet et se saisissent de ce qui
s'y laisse prendre, les autres sont aux aguets pour surprendre la proie, se précipitent au bon
moment et l'avalent. La pinne (c'est ainsi qu'on l'appelle en grec) qui possède deux grandes
coquilles pouvant s'ouvrir largement, s'associe avec un petit animal appelé pinotère pour se
nourrir; quand de petits poissons pénètrent en nageant dans la coquille béante, avertie par le
pinotère la pinne se referme. Ainsi des animaux très différents cherchent en commun leur
nourriture.
On se demande avec étonnement si c'est l'effet d'une rencontre ou si les deux bêtes sont
associées de naissance. Étonnants aussi, on peut le dire, sont certains animaux aquatiques dont
la naissance a lieu en terrain sec :c'est ainsi que les crocodiles, les tortues de rivière et certains
serpents viennent au monde hors de l'eau, mais sitôt qu'ils peuvent se tenir, ils vont la
chercher. Bien mieux nous faisons souvent couver les oeufs de cane par des poules; quand les
canetons sont éclos, ils se laissent d'abord nourrir par elles comme si elles étaient leurs mères
et les avaient engendrés, mais plus tard, quand ils voient l'eau qui est leur domicile naturel, ils
s'échappent pour s'y rendre tant est forte la fidélité à l'espèce mise dans les animaux par la
nature.

[2,49] XLIX. - J'ai lu aussi d'un certain oiseau appelé spatule que, pour se procurer sa
nourriture, il vole tout auprès des mouettes qui plongent dans la mer; quand elles sortent de
l'eau tenant un poisson, cet oiseau leur saisit la tête et la serre dans son bec jusqu'à ce qu'elles
lâchent leur proie dont il s'empare aussitôt. On a écrit aussi que cette même spatule se remplit
de coquillages, puis, quand elle les a cuits à la chaleur de l'estomac, elle les rejette et choisit
alors ce qui est bon à manger.
Les grenouilles marines, à ce qu'on dit, s'enfoncent dans le sable et commencent à remuer
dans le voisinage de la mer, les poissons appâtés s'approchent, les grenouilles les avalent.
Entre le milan et le corbeau il y a une hostilité naturelle, si l'on peut dire; toutes les fois que
l'un de ces oiseaux peut se saisir des oeufs de l'autre il les casse Voici maintenant un fait
observé par Aristote (que n'a-t-il su voir, comment ne pas l'admirer !).
Les grues quand elles traversent la mer pour se rendre dans des pays plus chauds forment une
figure triangulaire par l'un des angles elles fendent l'air qui est devant elles et sur les deux
côtés de cet angle elles battent des ailes de façon à peine sensible, manoeuvre qui a pour effet
de faciliter le vol. Quant à la base du triangle que forment les grues, elle est aidée par un vent
semblable à celui qu'un navire aurait en poupe et les oiseaux appuient leur tête et leur cou sur
ceux qui volent devant eux. Celui qui est en tête, ne pouvant faire de même puisqu'il n'a rien
devant lui qui puisse lui servir d'appui, revient en arrière pour pouvoir se reposer, l'un de ceux
qui se sont reposés précédemment le remplace et ce roulement se poursuit pendant tout le
voyage.
Je pourrais citer bien des exemples de cette sorte, mais il suffit que la loi générale vous
paraisse claire. On sait assez avec quel soin les animaux se gardent, de quelle circonspection
ils usent dans leur alimentation et dans le choix de leur gîte.

[2,50] L. - C'est une chose bien remarquable que, pour se nettoyer les voies digestives, les
chiens provoquent des vomissements et que les ibis des Égyptiens se donnent des clystères,
procédés que les médecins ont découverts il n'y a pas si longtemps. On a entendu dire que les
panthères, qu'on chasse dans les pays barbares avec de la chair empoisonnée, font usage d'un
remède qui les empêche de mourir. Les chèvres sauvages en Crète, quand elles sont
transpercées par les flèches des chasseurs, cherchent une herbe qu'on appelle dictame et,
quand elles y ont goûté, les flèches tombent du corps. Les biches, un peu avant de mettre bas,
se purgent avec une petite herbe dite séséli.

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Ciceron De la nature des dieux

Nous voyons aussi comme les animaux se défendent quand on les attaque ou qu'ils sentent le
danger, les taureaux avec leurs cornes, les sangliers avec les dents, les lions en mordant.
D'autres prennent la fuite ou se cachent, les seiches répandent leur liquide noir, les poissons
torpilles engourdissent l'ennemi, beaucoup d'espèces éloignent ceux qui les poursuivent par la
fétidité insupportable de l'odeur qui s'exhale d'elles.

[2,51] LI. - Pour que l'ordre du monde fût perpétuel la providence divine a pris grand soin
d'assurer la conservation des espèces animales, des arbres et de tous les végétaux nés du sol.
La semence de ces plantes possède une vertu multiplicatrice et elle est contenue au coeur
même des fruits que chaque plant produit en abondance : une abondance telle qu'après que les
hommes s'en sont rassasiés il reste de quoi en remplir la terre en vue d'une nouvelle poussée.
Est-il besoin de parler des procédés appliqués dans le monde animal pour que les espèces se
maintiennent et se propagent? En premier lieu il y a des mâles et des femelles en vertu d'un
calcul de la nature qui veut la perpétuité de l'espèce, d'autre part les organes destinés à la
procréation et à la conception sont parfaitement adaptés à leur fin et il y a dans le mâle
comme dans la femelle un appétit merveilleux d'unir leurs corps. Quand la semence est
parvenue dans l'utérus, elle attire à elle presque toute la nourriture et, une fois qu'elle s'est
entourée de matière alimentaire, elle forme l'animal.
Quand le rejeton sort du ventre de la mère, s'il est du nombre des animaux qui se nourrissent
de lait, presque toute la nourriture qu'absorbe la mère se transforme en lait et les petits qui
viennent de naître, sans autre maître que l'instinct de nature, cherchent les mamelles et y
trouvent en abondance de quoi se rassasier. Comme pour nous faire connaître qu'il n'y a là
rien de fortuit et que l'adresse prévoyante de la nature a tout disposé de cette façon, les
femelles qui engendrent beaucoup de petits en une seule portée, comme les truies et les
chiennes, ont aussi beaucoup de mamelles; celles qui n'ont que peu d'enfants à la fois ont peu
de mamelles.
Que dire des soins tendres que prennent les bêtes pour élever et préserver du mal les petits
qu'elles ont procréés jusqu'au moment où ils sont en état de se défendre? Les poissons, il est
vrai, abandonnent, à ce qu'on dit, les eaufs pondus : c'est que l'eau est pour ces oeufs un
support tout trouvé et en rend l'éclosion aisée.

[2,52] LII. - On dit aussi que les tortues et les crocodiles, après avoir déposé leurs oeufs sur le
sol, les recouvrent de terre et s'en vont ensuite : les petits naissent donc et s'élèvent tout seuls.
Mais les poules et les autres oiseaux cherchent pour pondre un lieu tranquille, construisent des
nids, se préparent une couche aussi moelleuse que possible pour bien garantir leurs oeufs et,
quand les petits sont éclos, les mères les couvrent de leurs ailes pour les protéger du froid et,
si le soleil chauffe, en interceptent les rayons. Quand les jeunes peuvent se servir de leurs
ailes naissantes, elles les accompagnent dans leur vol et sont déchargées de tout autre soin.
L'industrie de l'homme et son activité s'emploient aussi à la conservation et au salut de
certains animaux et de certaines plantes, car bien des bêtes et bien des végétaux périraient si
l'homme n'intervenait pas. Les hommes trouvent d'ailleurs de grandes facilités, qui varient
suivant les pays, pour les travaux qui doivent leur donner en abondance des moyens de
subsister. Le Nil arrose l'Égypte et la recouvre d'eau pendant tout l'été, puis il se retire laissant
les champs amollis et recouverts de limon pour les semailles. L'Euphrate rend fertile la
Mésopotamie où il transporte chaque année des terres nouvelles en quelque sorte. L'Indus, qui
est le plus grand des fleuves, n'engraisse pas seulement les terres en même temps qu'il les
ameublit; il les ensemence aussi : on dit qu'il charrie quantité de graines analogues au
froment. Je pourrais citer bien d'autres contrées présentant quelque particularité digne de
remarque et beaucoup de terrains diversement fertiles.

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[2,53] LIII. Mais quelle n'est pas la bienveillance de la nature qur, pour nous alimenter,
produit en quantité des fruits si variés et si délicieux, et cela non pas au même moment de
l'année, mais de façon que nous ayons constamment un plaisir nouveau à goûter et une récolte
nouvelle à faire ! Avec quelle opportunité, quel profit non seulement pour les hommes mais
pour les bêtes et pour la végétation soufflent les vents étésiens qui empêchent la chaleur de
devenir excessive et rendent aussi plus sûres et plus rapides les traversées maritimes.
Il faut passer beaucoup d'exemples sous silence. Je ne peux parler en détail des cours d'eau
bienfaisants, de la mer qui tantôt se gonfle et s'avance et tantôt se retire, des montagnes qui se
revêtent de forêts et d'herbages, des salines situées à une grande distance des rivages marins,
des plantes médicinales qui garnissent le sol, des innombrables productions utiles à notre
entretien et nécessaires à la vie. A elle seule l'alternance régulière du jour et de la nuit est une
condition favorable à la santé des vivants qui ont ainsi un temps marqué pour l'action, un
autre pour le repos.
Ainsi, quel que soit le point de vue où l'on se place, on arrive à cette conclusion qu'une
intelligence et un calcul divins ont présidé à l'arrangement merveilleux de ce monde, pour la
conservation et le salut de tous ses habitants.
On demandera ici pour quels êtres tant de dispositions s'étendant à tant d'objets ont pu être
prises. Est-ce en faveur des arbres et des végétaux en général qui, bien que dépourvus de
sentiment, possèdent une sorte d'activité interne qui les fait se maintenir en vie? Mais cela est
absurde. Est-ce en faveur des bêtes? Il n'est pas plus probable que les dieux aient pris tant de
peine pour des êtres muets et sans connaissance. Pour qui donc le monde a-t-il été fait, qui
nous le dira? Pour les êtres animés qui ont la raison en partage. Ce sont les dieux et les
hommes au-dessus desquels il n'y a rien, car la raison est de toutes choses celle qui vaut le
plus. Il est donc à croire que le monde, avec tout ce qu'il contient a été fait pour les dieux et
pour les hommes.

[2,54] LIV. - On connaîtra plus facilement que les dieux immortels ont pourvu aux besoins
des hommes si l'on considère tout l'organisme humain et la perfection de sa structure. Trois
choses sont nécessaires à la vie des êtres animes la nourriture, la boisson, l'air respirable; or la
bouche est très propre à l'absorption de ces trois choses et par les narines est abondamment
pourvue d'air. Les dents sont disposées pour mâcher, diviser et broyer les aliments. Celles de
devant, les incisives, qui sont aiguës, les réduisent en morceaux, celles du fond qu'on appelle
molaires les triturent et la langue même paraît être d'un certain secours dans cette opération.
A la base de la langue et tenant à elle est le pharynx où pénètrent les aliments après leur
passage dans la bouche. De part et d'autre il touche aux amygdales et se termine à l'extrémité
inférieure du palais. Quand la langue, organe mobile, y a, en se remuant, poussé les aliments
déjà réduits en une sorte de bouillie, l'oesophage, qui prolonge le pharynx, les fait descendre,
il s'élargit au-dessous du bol alimentaire et se contracte au-dessus.
Mais il existe un autre conduit, la trachée-artère (ainsi l'appellent les médecins), qui a son
ouverture également à la base de la langue un peu au-dessus de l'oesophage et qui sert à
l'entrée dans les poumons et à la sortie de l'air qu'on respire et, pour empêcher que ce conduit
ne soit bouché en cas qu'une parcelle d'aliment y tombe, il est muni d'une sorte de couvercle,
l'épiglotte.
Après que les aliments solides et la boisson ont traversé l'œsophage, ils sont reçus dans la
cavité stomacale où les poumons et le coeur envoient aussi l'air aspiré et dans cette poche
fermée, presque entièrement formée de tendons, s'opère un travail merveilleux.
L'estomac se compose de plusieurs parties et se prolonge en se repliant sur lui-même, il arrête
et retient la nourriture, qu'elle soit sèche ou humide, qu'il a reçue, la transforme et la digère; à
cet effet tantôt il se resserre, tantôt il se relâche et les aliments sont ainsi réduits en un même
liquide si bien qu'à l'aide de la forte chaleur intérieure, triturés comme ils le sont, soumis en

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outre à l'action de l'air, ils parviennent enfin à un état en rendant facile la distribution dans
tout le reste du corps.

[2,55] LV. - Quant aux poumons ils possèdent une sorte de porosité, de mollesse spongieuse
qui les rend très propres à se remplir d'air; alternativement ils l'expirent en se contractant et
l'aspirent en se dilatant de façon que se renouvelle toujours ce souffle animateur qui, plus
qu'aucun autre aliment, est nécessaire à la vie de l'être animé. Le suc nourricier cependant,
séparé de la partie des aliments qui doit être éliminée, passe des intestins au foie par des
canaux qui, partant du mésentère aboutissent aux portes du foie (c'est ainsi qu'on les nomme)
et ont leur extrémité dans cet organe même.
Puis il y a d'autres canaux conduisant ailleurs, où s'engage le suc nourricier au sortir du foie.
La bile et les liquides qui coulent des reins une fois séparés de ce chyle, ce qui en reste
devient du sang et se rend à ces mêmes portes du foie où aboutissent tous les vaisseaux. Le
chyle est conduit par eux dans la veine appelée cave située dans le voisinage et par cette voie
parvient au coeur à l'état de liquide sanguin tout formé, puis du coeur se répand dans tout le
corps par une multitude de veines qui alimentent tous les organes -. Il ne serait pas difficile de
dire comment les parties des aliments qui doivent être éliminées sont excrétées par des
contractions intestinales suivies de relâchements, mais, pour éviter tout ce qu'un discours sur
pareille matière aurait de désagréable, il vaut mieux passer cela sous silence.
Mieux vaut exposer ce prodigieux mécanisme de le nature : l'air que la respiration fait
pénétrer dans le: poumons s'échauffe en premier lieu du fait même de la respiration, puis, par
son contact avec les poumons, il est ensuite en partie expiré, en partie dirigé vers le coeur où
il se loge dans une cavité dite ventricule; une autre cavité semblable et contiguë reçoit le sang
venu du foie par la veine cave et ensuite le sang est distribué dans le corps par les veines et
l'air par les artères. Les unes et les autres, extrêmement nombreuses, forment dans tout le
corps un fin réseau qui atteste l'intervention active dans ce merveilleux travail d'un artiste
divin.
Que dirai-je des os, cette armature du corps? ils se recouvrent aux articulations d'un tissu
conjonctif qui donne à tout l'ensemble de la solidité, complète les membres, se prête
admirablement au mouvement quand le corps doit exécuter un travail quelconque. Et il faut
ajouter à tout cela les tendons qui rattachent les os les uns aux autres et les nerfs dont le
système ramifié s'étend à tout le corps et qui, partant du coeur de même que les veines et les
artères, ont aussi leurs extrémités à la périphérie de l'organisme.

[2,56] LVI. A toutes ces marques d'une action providentielle si pleine d'art et de sollicitude,
on peut joindre bien des observations propres à faire connaître combien l'homme a été
favorisé et quelle haute situation il occupe.
La nature en premier lieu a fait de nous des êtres qui, au lieu d'être penchés vers le sol, ont
une taille haute et droite afin que nous puissions, en regardant le ciel, prendre connaissance
des dieux. Les hommes ne sont pas sur la terre pour l'habiter comme si c'était leur demeure
définitive, mais pour contempler de là, peut-on dire, le monde supra-terrestre et divin,
spectacle qui n'est offert à aucune autre espèce animale. Les sens, messagers et interprètes du
monde matériel, ont leur siège dans la tête comme dans une citadelle et leur structure les rend
merveilleusement propres aux services indispensables qu'ils doivent nous rendre. Les yeux,
comme des gardiens vigilants, occupent la place la plus élevée, d'où ils ont un large champ de
vision et peuvent ainsi s'acquitter de leur fonction. Les oreilles, qui doivent percevoir les sons,
sont, ainsi qu'il convient, dans une partie haut située du corps, parce que les sons vont
naturellement en montant, les narines sont avec raison au même niveau, parce que l'odeur suit
toujours une direction ascendante et, comme elle joue un rôle capital dans l'appréciation de la

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Ciceron De la nature des dieux

nourriture et de la boisson, il était bon que l'organe de l'olfaction se trouvât dans le voisinage
de la bouche.
Le goût, qui doit distinguer les uns des autres les aliments est localisé dans cette partie de la
bouche par où passe naturellement ce qui se mange et se boit. Quant au tact, il est répandu par
tout le corps également afin que nous puissions sentir toutes les actions qui s'exercent du
dehors et aussi toutes les atteintes, même les moindres, du chaud et du froid.
Et, comme un architecte dérobe aux yeux et au nez des maitres dans une maison qu'il
construit les ouvertures et les conduits par où passent les immondices, la nature a relégué loin
des organes sensoriels les émonctoires qui ont même destination dans le corps.

[2,57] LVII. - Quel autre ouvrier que la nature, dont l'art n'a point d'égal, aurait pu apporter
autant d'habileté dans la formation des organes des sens? En premier lieu elle a revêtu les
yeux de membranes protectrices très minces qui laissent passer la lumière, afin qu'on puisse
voir, mais ont une consistance qui leur donne de la fermeté; elle a fait les yeux glissants et
mobiles pour qu'ils puissent se détourner de ce qui les effleurerait et porter facilement leur
regard où ils veulent. La partie de l'oeil douée d'acuité visuelle, qu'on appelle pupille, est si
petite qu'elle évite sans peine ce qui pourrait nuire. Les paupières qui recouvrent les yeux ont
une surface parfaitement lisse de façon à ne pas blesser la pupille et elles sont disposées de
telle sorte qu'elles se ferment pour qu'aucun corps étranger ne pénètre et s'ouvrent avec une
célérité providentielle. Elles sont en outre munies de cils qui constituent une véritable barrière
s'opposant à toute invasion et, au moment du sommeil, enveloppent les yeux devenus
momentanément inutiles et s'abandonnant au repos sous leur protection.
Les yeux sont en outre utilement enfoncés dans les orbites et défendus de tous côtés par des
saillies du visage. Au-dessus d'eux les sourcils arrêtent la sueur qui coule de la tête et du front;
les joues qui sont au-dessous et qui font légèrement saillie protègent les yeux par en bas, le
nez est placé de telle façon qu'il semble un mur les séparant.
L'organe de l'audition en second lieu est toujours ouvert, car, même quand nous dormons,
nous en avons besoin et, quand un son le frappe, nous nous réveillons. La voie que suit le son
est tortueuse parce que, si elle était simple et directe, un corps étranger pourrait pénétrer. La
nature a pris soin de garnir les oreilles d'une cire molle et visqueuse, afin que, si quelque
petite bête venait à s'y glisser, elle fût arrêtée. Au dehors se dressent les pavillons auxquels on
donne communément le nom d'oreilles et dont la fonction est de couvrir, de protéger l'organe
auditif, d'empêcher aussi que les sons ne soient détournés et ne se perdent avant que l'oreille
ait reçu l'excitation. L'entrée en est dure et presque semblable à de la corne, avec de
nombreuses sinuosités, parce que des corps de cette sorte amplifient le son; nous voyons que
la table de résonance dans la lyre est d'écaille ou de corne et que les sons sortent plus intenses
des endroits renfermés où il y a des détours.
De même les narines, toujours ouvertes à cause aussi du besoin que nous avons d'elles, ont
une entrée assez étroite pour que rien de nuisible ne puisse y pénétrer, elles entretiennent
toujours une humeur qui n'est pas inutile parce qu'elle tient à l'écart la poussière et bien
d'autres malpropretés. Le sens du goût est bien défendu, étant contenu dans la bouche comme
il convenait tant pour l'usage que nous en faisons que pour sa préservation.

[2,58] LVIII. - Tous les sens des hommes l'emportent de beaucoup sur ceux des bêtes. Les
yeux, pour commencer, ont un discernement subtil dans les arts qui sont de leur ressort, quand
il s'agit d'apprécier des ouvrages de peinture, de sculpture, de ciselure et aussi le mouvement,
le geste d'un corps vivant. Les yeux se prononcent sur la beauté des formes et des couleurs,
sur leur grâce, leur ordonnance et leur harmonie, sur d'autres mérites encore supérieurs : ils
reconnaissent les vertus et les vices, ils voient si l'on est irrité ou disposé favorablement,
joyeux ou attristé, courageux ou lâche, hardi ou poltron.

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Ciceron De la nature des dieux

Les oreilles aussi ont une admirable faculté de discernement, elles apprécient, dans la variété
des sons émis par l'homme et dans la musique des flûtes et des instruments à cordes, les
intervalles mélodiques et rythmiques, de même que les timbres; elles distinguent une voix
sourde d'une voix claire, une douce d'une rude, une grave d'une aiguë, une souple d'une dure
et de toutes ces discriminations seule est capable l'oreille humaine. L'odorat aussi, le goût et
pareillement le tact portent de nombreux jugements. Pour plaire à ces sens et pour en tirer des
jouissances on inventa des arts et même plus que je ne voudrais : on voit assez à quel degré de
raffinement on a porté la composition des parfums, la préparation des mets savoureux, les
caresses qui flattent le corps.

[2,59] LIX. - Quand je viens maintenant à considérer l'âme même de l'homme raisonnable,
réfléchi, sachant se conduire, il m'apparaît que ne point reconnaître là les effets d'une
sollicitude divine, c'est montrer qu'on est soi-même dépourvu de ces qualités primordiales.
Je voudrais, Cotta, pour traiter pareil sujet, avoir une part de ton éloquence. Comme tu saurais
dire ce qui est à dire ! Tout d'abord quelle faculté de connaître nous avons et ensuite quelle
aptitude à lier les conséquences aux prémisses, à opérer des synthèses d'idées: nous voyons en
effet ce qu'entraîne chacun des principes que nous posons, nos conclusions sont rationnelles,
nous définissons chaque terme et en déterminons de façon précise la compréhension. On peut
juger par là de ce que vaut la science, en reconnaître le véritable caractère : la divinité même
ne possède rien qui lui soit supérieur.
Bien que vous autres, Académiciens, cherchiez à diminuer la valeur de la connaissance et la
supprimiez, combien nombreux sont les objets extérieurs que nous percevons et par les sens et
par l'esprit et dont nous formons une notion compréhensive. En rapprochant ensuite les uns
des autres les acquisitions de l'esprit, en les groupant, nous formons des disciplines tantôt
destinées à rendre la vie possible, tantôt nécessaires pour lui donner du charme.
Et pour commencer, la parole, cette dominatrice, comme vous vous plaisez à dire : quelle
belle chose et vraiment divine ! elle nous permet d'apprendre ce que nous ignorons et
d'enseigner aux autres ce que nous savons. Avec son aide nous exhortons, nous persuadons,
nous consolons les affligés, nous tirons d'inquiétude ceux dont la crainte a troublé l'âme, nous
ramenons au calme ceux qui se sont laissé emporter à une joie excessive, nous apaisons le
désir et la colère; c'est le langage qui a fait de nous des êtres sociaux ayant un lien juridique,
des lois, une cité; c'est lui qui nous a fait sortir de l'état de sauvagerie et de barbarie.
Incroyable, quand on y regarde de prés, est le soin pris par la nature pour permettre l'usage de
la parole. Il y a en premier lieu la trachée-artère qui va des poumons à l'arrière-bouche et par
où la voix; dont l'origine est l'esprit, est perçue et transmise. Ensuite il y a, dans la bouche, la
langue à laquelle les dents servent de barrière, c'est la langue qui façonne les sons d'abord
inarticulés, qui leur donne leur caractère définitif, clair et distinct, en exerçant une pression
sur les dents et d'autres parties de la bouche. C'est pourquoi mes maîtres disent que la langue
est comparable à un archet, que les dents sont comme les cordes de la lyre et les narines la
caisse de résonance où s'amplifient les vibrations des cordes.

[2,60] LX. Quelles commodités la nature a données à l'homme en le dotant des mains, propres
à servir dans beaucoup d'arts d'organes d'exécution ! La souplesse du tissu qui forme les
jointures des doigts fait qu'il est également facile et ne coûte aucun effort pénible de les plier
et de les allonger. C'est pourquoi la main se prête à peindre, à modeler, à ciseler, elle sait par
le mouvement des doigts tirer des sons de la lyre et de la flûte. Tout cela pour charmer les
heures; pour les nécessités de la vie, j'entends pour la culture des champs, la construction des
abris, pour couvrir le corps de tissus et de vêtements, pour le traitement du fer et du bronze,
les mains, bonnes ouvrières, nous procurent tout ce que l'esprit invente et que perçoivent les

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Ciceron De la nature des dieux

sens et c'est ainsi que nous avons de quoi nous mettre à couvert, nous habiller et nous protéger
: des villes, des murailles, des habitations, des temples.
C'est aussi au travail des hommes, c'est-à-dire aux mains, que nous devons l'abondance et la
variété de nos aliments : les champs sollicités par la main en produisent beaucoup dont les uns
sont consommés aussitôt, les autres mis en lieu sûr pour l'avenir et, en outre, nous nous
nourrissons d'animaux terrestres ou aquatiques et de volatiles que nous fournit la chasse dans
une certaine mesure et aussi l'élevage.
Nous avons su établir notre domination sur des quadrupèdes qui nous servent de montures et
de bêtes de trait; leur force et leur rapidité à la course deviennent ainsi nôtres. Il en est
auxquels nous faisons porter de lourdes charges et imposons un joug. Nous exploitons à notre
profit les sens très subtils de l'éléphant et la sagacité du chien, nous tirons des profondeurs de
la terre le fer dont nous avons besoin pour cultiver nos champs, nous mettons à jour des filons
de cuivre, d'argent, d'or que recèle le sol et nous employons ces métaux à divers usages, dont
la parure; en abattant les arbres des forêts ou ceux de nos vergers, nous nous procurons tout le
bois nécessaire pour nous réchauffer en allumant du feu, et pour cuire nos aliments ou encore
pour construire des maisons et nous mettre sous un toit qui nous défend du froid et de la
chaleur. Le bois nous sert aussi grandement à faire des navires qui, traversant les mers, nous
apportent de tous les pays des denrées utiles à la vie.
La science de la navigation nous permet et ne permet qu'à nous de nous soumettre ce que la
nature a de plus violent, la mer et les vents, et nous adaptons à notre usage pour en tirer profit
beaucoup de productions marines. Quant à la terre, elle est sous la domination de l'homme
avec toutes ses richesses. Les plaines et les montagnes sont là pour notre jouissance, les cours
d'eaux, les lacs sont à nous, nous semons le blé, nous plantons des arbres, nous donnons à la
terre de la fertilité par des canaux d'irrigation, nous régularisons le cours des fleuves, le
rectifions, le détournons, nous nous efforçons enfin avec nos mains à créer dans la nature une
seconde nature.

[2,61] LXI. - Mais quoi? la raison humaine n'a-t-elle pas pénétré jusque dans le ciel? Seuls
parmi les êtres animés nous avons observé le cours des astres, leur lever, leur coucher; le
genre humain a mesuré la durée du jour, défini le mois et l'année, prédit les éclipses de soleil
et de lune pour tout le temps à venir, en a calculé le nombre, la durée, la date. Et c'est la
considération des corps célestes qui a conduit l'âme à la connaissance des dieux, génératrice
de piété; la justice et les autres vertus s'y adjoignent et ainsi se forme une félicité égale et
semblable à celle des dieux : le sage ne leur cède en rien, mise à part l'immortalité qui est
chose indifférente à la vie droite.
Par tout ce discours je pense avoir assez montré combien l'homme l'emporte sur les autres
vivants et l'on doit connaître ainsi que ni la conformation du corps ni les qualités qui
distinguent l'esprit et donnent à l'âme un tel pouvoir ne peuvent avoir le hasard pour origine. Il
me reste à faire voir pour conclure enfin que tous les objets de ce monde dont l'homme sait
tirer parti ont été créés et disposés comme ils sont tout exprès pour lui.

[2,62] LXII. - Tout d'abord le monde a pour raison d'être finale les dieux et les hommes, tout
son contenu existe, a été conçu pour notre jouissance. Il est en effet une sorte de demeure
commune aux dieux et aux hommes ou, si l'on veut, une cité dont ils sont les habitants : seuls,
en effet, les êtres raisonnables y ont un domicile de droit et y vivent sous la protection de la
loi.
Ainsi tout de même qu'Athènes et Lacédémone, on doit le croire, ont été fondées pour les
Athéniens et les Lacédémoniens, tout de même que l'on déclare à bon droit toutes les
richesses contenues dans ces villes propriété de ces peuples, on doit penser que tout,
absolument tout dans ce monde, appartient aux dieux et aux hommes.

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Ciceron De la nature des dieux

Certes la révolution du soleil, celle de la lune et des autres astres font partie intégrante de
l'ordre établi dans le monde; toutefois elles s'offrent aussi en spectacle aux hommes et il n'est
pas de spectacle dont on puisse moins se lasser, il n'en est pas de plus beau, nulle part le
calcul et l'art ne brillent d'un pareil éclat; en mesurant le cours des astres, nous avons assigné
aux saisons un commencement précis, nous avons soumis au calcul le changement, la
diversité. Les hommes étant seuls à posséder pareille connaissance, il faut admettre que l'objet
en existe à leur intention. La terre, d'autre part, produit en abondance du grain et diverses
sortes de plantes nourricières; cette générosité s'adresse-t-elle aux bêtes sauvages ou à
l'homme? Que dirons-nous de la vigne et de l'olivier, si riches en fruits destinés à réjouir le
palais et auxquels les animaux sont indifférents. Ils ne savent ni semer, ni cultiver, ils ignorent
le moment où il faut moissonner et récolter les fruits, ils ne mettent rien en réserve, ne font
pas de provisions; c'est l'homme qui prend tous ces soins, toutes ces productions sont à son
usage.

[2,63] LXIII.- De même donc que les flûtes et les lyres sont faites pour ceux qui savent s'en
servir, il faut reconnaître que les fruits de la terre sont destinés à ceux-là seuls qui en usent, et
si certaines bêtes en dérobent, en ravissent parfois quelque parcelle, ce n'est pas une raison
pour dire qu'ils sont créés pour eux. Ce n'est pas pour les rats et les fourmis que les hommes
engrangent le blé, mais pour leurs femmes, leurs enfants, leurs maisonnées.
C'est pourquoi les bêtes n'en profitent que furtivement, tandis que les propriétaires légitimes
en font usage ouvertement, librement. Avouons donc que ces richesses existent en vue de
l'homme : peut-on douter que les arbres porteurs de fruits si nombreux, agréables non
seulement au goût mais à l'odorat et à la vue, soient un présent fait aux hommes et à eux seuls
par la nature?
Ils sont si peu destinés aux bêtes que les bêtes elles-mêmes sont, nous le voyons, engendrées
pour le service des hommes. A quoi les moutons pourraient-ils servir sinon à fournir aux
hommes la laine qui, filée, tissée, les habillera? Si les hommes ne prenaient pas soin d'eux, ces
animaux livrés à eux-mêmes seraient incapables et de se nourrir et de rien faire pour assurer
leur propre conservation. Pourquoi le chien est-il un gardien si fidèle, que signifient cet amour
caressant qu'il porte à ses maîtres, sa haine si vive des étrangers, son flair incroyable dans la
quête du gibier, son ardeur à la chasse, comment expliquer cela autrement qu'en disant que le
chien a été engendré pour le service de l'homme?
Parlerai-je des boeufs? la conformation même de leurs dos montre assez qu'ils ne sont pas
faits pour porter des fardeaux, mais leurs cous les destinent au joug, leurs forces et la largeur
de leurs épaules à traîner des charrues. A l'égard de ces animaux qui fendaient la glèbe pour
tracer des sillons, la génération de l'âge d'or, pour parler comme les poètes, n'usait jamais de
violence.
Plus tard, dans un siècle de fer apparut soudain une postérité qui osa la première forger une
épée meurtrière et de l'animal soumis attelé à la charrue faire sa nourriture. Si grands
auparavant semblaient les services rendus par les boeufs que manger de leur chair passait pour
criminel.

[2,64] LXIV. - Il serait trop long de vanter ici les qualités dont sont pourvus, certainement
pour le bien de l'homme, les mulets et les ânes. Et le porc? Qu'est-ce autre chose qu'un
aliment? Il a une âme, dit Chrysippe, pour l'empêcher de pourrir, elle tient lieu de sel et, parce
qu'il est destiné à la nourriture de l'homme, la nature a voulu que cet animal fût
exceptionnellement prolifique. Que ne pourrais-je dire des poissons si nombreux et d'une
saveur si agréable? des oiseaux si bons à manger qu'on est tenté parfois de croire notre
Providence épicurienne?

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Il faut d'ailleurs pour s'en emparer l'adresse et la méthode dont les hommes seuls sont
capables. Observons cependant que nous considérons certains oiseaux, ceux que nos augures
appellent "alites" et "oscines", comme créés pour nous renseigner sur l'avenir. Quant aux
bêtes sauvages de grande taille, nous les chassons, soit pour nous repaître de leur chair, soit
pour nous adonner à un exercice qui est l'image de la guerre; il y en a aussi que nous
apprivoisons et dressons, les éléphants par exemple, et nous extrayons en outre de leurs corps
quantité de remèdes applicables aux blessés et aux malades, de même que nous en tirons de
certaines herbes, de certaines plantes dont une longue expérience, dans des cas parfois
difficiles, nous a fait connaître les vertus.
Qu'on se représente par l'imagination la terre et toutes les mers comme si on les parcourait des
yeux, l'on verra de vastes plaines productrices de grain, des montagnes revêtues de grasses
prairies où paît le bétail, des flots que fendent les navires avec une rapidité incroyable. Qu'on
ne s'arrête pas à la surface du sol : il y a aussi, cachées dans les profondeurs obscures de la
terre, des choses utiles qui sont faites pour l'homme et qu'il appartient à l'homme, à lui seul,
de découvrir.

[2,65] LXV. - Il est un point sur lequel vous allez peut-être me chercher noise l'un et l'autre,
Cotta parce que Carnéade dirigeait volontiers ses attaques contre les idées professées par les
Stoïciens sur la divination, Velléius parce qu'Épicure ne raille rien tant que la prétention de
connaître l'avenir, et cependant je crois, moi, trouver dans cette connaissance anticipée la
confirmation la plus éclatante de cette idée que la providence divine veille sur les affaires
humaines.
La divination intervient en bien des lieux, en bien des circonstances, alors qu'il s'agit d'intérêts
privés et encore plus quand l'intérêt public est en cause. Les haruspices voient bien des
choses, les augures en prévoient beaucoup, les oracles, les prophéties, les songes, les prodiges
donnent bien des indications dont les hommes ont souvent tiré profit et grâce auxquelles ils
ont échappé à plus d'un péril. Le voyant porte-t-il en lui une force inconnue, applique-t-on les
règles d'un art spécial, se contente-t-on d'observer la nature? Toujours est-il que les dieux
immortels ont donné à l'homme la science de ce qui sera et qu'ils ne l'ont donnée à aucun
autre. A supposer que mes arguments pris isolément ne vous touchent pas, pris dans leur
ensemble et liés comme ils le sont ils devraient faire impression sur vous.
Ce n'est d'ailleurs pas seulement sur le genre humain en général que veille la Providence, les
dieux immortels ont souci également des individus et veulent leur bien. Prenons comme point
de départ le genre humain, nous passerons par une suite de restrictions à la considération d'un
groupe moindre et nous arriverons finalement à l'individu.

[2,66] LXVI. - Si nous jugeons, en effet, que les dieux s'occupent de tous les hommes, quelle
que soit la région, la partie du monde qu'ils habitent et si distante qu'elle puisse être du cercle
qui borne notre horizon à nous, nous devons croire aussi que leur providence s'étend à ceux
que portent les terres connues de nous du levant au couchant. Mais si les habitants de cette
espèce de grande île, qui constitue notre monde propre, sont l'objet de la bienveillance divine,
elle s'exerce aussi au profit de ceux qui occupent les parties de cette île, l'Europe, l'Asie,
l'Afrique. Les dieux chérissent donc pareillement les parties de ces parties, Rome, Athènes,
Sparte, Rhodes et, dans ces cités, même les individus pris à part, ainsi, dans la guerre contre
Pyrrhus, un Curius, un Fabricius un Coruncanius, dans la première guerre punique, un
Calatinus, un Duellius, un Métellus, un Lutatius, dans la deuxième, un Fabius Maximus, un
Marcellus, un Scipion l'Africain, plus tard un Paul-Émile, un Tibérius Gracchus, un Caton, du
temps de nos pères, un Scipion Emilien, un Lélius; notre cité et aussi la Grèce ont produit
beaucoup d'hommes qui, pour être tels qu'ils furent, ont eu, nul ne se refusera à le croire,
besoin d'un secours divin.

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Ciceron De la nature des dieux

C'est pour cette raison que les poètes, Homère surtout, ont associé à leurs héros principaux,
Ulysse, Diomède, Agamemnon, Achille, un dieu déterminé partageant leurs aventures et leurs
périls. Ajoutons que la présence fréquente des dieux, dont j'ai déjà parlé précédemment,
atteste l'intérêt porté par eux tantôt à des cités tantôt à des particuliers, et cela se connaît aussi
par la révélation de l'avenir dont sont favorisés quelques hommes tantôt pendant le sommeil,
tantôt pendant la veille.
Les apparitions, les entrailles des victimes nous donnent souvent des avertissements salutaires
et il y a encore bien d'autres signes révélateurs qu'une longue expérience a fait connaître, si
bien que la divination est devenue un art véritable. Je le repète, il n'y eut jamais de grand
homme sans quelque inspiration divine. Si les moissons ou les vendanges de quelque
particulier ont été compromises par le mauvais temps, si un hasard malheureux lui a ravi
quelqu'une des douceurs de la vie, il ne faut pas croire pour cela que les dieux l'ont en haine
ou le négligent et tirer de là un argument contre la Providence.
Les dieux ont souci des choses d'importance majeure, ils négligent les petites. Au reste il n'y a
point pour le sage de fortune contraire, nul n'en doute qui a suffisamment compris ce que mes
maîtres Stoïciens et Socrate, le prince des philosophes, ont dit des bienfaits sans nombre dont
la vertu est la source.

[2,67] LXVII. - Telles sont à peu près les idées qui me sont venues à l'esprit et que j'ai pensé
devoir exprimer sur la nature des dieux. Et maintenant Cotta, si tu veux déférer à mon désir,
tu traiteras le même sujet te rappelant quel rang tu tiens dans la cité et ta qualité de pontife.
Puisque vous pouvez, vous autres Académiciens, plaider le pour et le contre, je souhaite que
tu te prononces en faveur des dieux : si tu m'en crois, tu mettras de préférence à leur service la
force oratoire que tu dois à l'étude de la rhétorique et qu'a encore développée la philosophie
propre à ton école. C'est à mon sens une habitude funeste et sacrilège que celle de parler
contre les dieux, qu'on le fasse par conviction intime ou par feinte.»

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[3,0] LIVRE III

[3, I, 1] À ces mots de Balbus, Cotta sourit et dit : « Il est tard pour que tu me suggères
la thèse que je dois défendre. Car, tout en écoutant ton exposition, je réfléchissais aux
objections que je pourrais te faire, non tant pour te réfuter que pour t’interroger sur les
points qui pour moi étaient le moins clair. Or, comme chacun doit utiliser son propre
jugement, le fait est qu’il m’est difficile dans la pratique d’adopter ton opinion.
[3, I, 2] Alors Velléius dit : « Tu ne sais pas combien je suis impatient de t’entendre,
Cotta. Balbus s’est réjoui de ton discours contre Épicure ; aussi, à mon tour, je me
poserai en écouteur attentif à ce que tu diras à l’encontre des Stoïciens. Et j’espère que
tu viendras bien aguerri, comme à ton habitude. »

[3, I, 3] Alors Cotta dit : « Pour sûr, par Hercule ! Velléius, car ma polémique avec
Lucilius est différente de celle que j’ai eue avec toi. » « Comment cela ? » demanda-t-
il. « C’est qu’il me semble que votre Épicure ne fait pas montre d’une grande
combativité sur la question des dieux immortels : il n’ose pas en nier l’existence, pour
ne s’exposer aux reproches ou à une accusation, et ça s’arrête là ; quand ensuite il
affirme que les dieux ne font rien, ne s’occupent de rien, qu’ils sont dotés de membres
humains mais qu’ils n’en font aucun usage, j’ai l’impression qu’il plaisante et qu’il
estime suffisant d’avoir affirmé qu’il existe un être heureux et éternel.

[3, I, 4] Je crois par ailleurs que tu as remarqué la quantité d’arguments exposés par
Balbus, et combien ils sont liés les uns aux autres, et cohérents, même s’ils ne
contiennent aucun fonds de vérité. C’est pourquoi je pense, comme je l’ai dit, que je ne
vais pas réfuter ton discours mais m’informer de ce qui demeure, pour moi, le moins
clair. Par conséquent, Balbus, je te laisse le choix : répondre à mes questions sur ce
que je n’ai pas compris, point par point, ou écouter l’intégralité de mon discours».

[3, II, 5] Cotta dit alors : « Très bien, bon, allons-y, et que notre discussion elle-même
nous serve de fil conducteur. Mais avant d’entrer dans le sujet, commençons par
quelques mots sur moi. Je ne suis pas peu influencé par ton autorité, Balbus, et par ton
discours : sa conclusion m’exhortait à me rappeler que je suis Cotta et un pontife : ce
qui, je pense, signifie que mon devoir est de défendre les croyances sur les dieux
immortels, qui nous ont été transmises par nos ancêtres, par les rites, les cérémonies,
les pratiques religieuses. Je tiens à dire que je les défendrai toujours, et toujours je les
ai défendues, et le discours d’aucun homme, cultivé ou ignorant, ne me détournera de
ma foi dans le culte des dieux immortels que j’ai reçu de nos ancêtres. Mais en
religion, je suis les grands pontifes Tibérius Coruncanius, Publius Scipion et Publius
Scévola, non Zénon, Cléante ou Chrysippe ; et je préfère écouter Caius Lélius, augure,
et sage de surcroît, quand il parle de religion dans son célèbre discours, plutôt qu’un

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Ciceron De la nature des dieux

quelconque chef de file du stoïcisme. Rites et auspices se partagent toute la religion du


peuple romain ; il convient d’ajouter un troisième élément : les prédictions des
interprètes de la Sibylle et des haruspices, fondées sur l’observation des phénomènes
et des prodiges ; je n’ai jamais pensé qu’on devait négliger aucune de ces pratiques, et
je reste convaincu que Romulus avec les auspices, Numa avec l’institution du rituel
ont jeté les bases de notre cité, qui n’aurait certainement jamais atteint une telle
grandeur si les dieux immortels n’avaient été souverainement propices.

[3, II, 6] Voilà, Balbus, l’opinion de Cotta le pontife. À présent, fais-moi connaître la
tienne ; de toi qui es un philosophe je dois entendre une justification rationnelle de la
religion, tandis qu’il est de mon devoir de croire à nos ancêtres sans aucune preuve ».
III. Alors Balbus : « Quelle justification attends-tu de moi, Cotta ? » Cotta dit : « Tu as
divisé ton analyse en quatre parties : en premier lieu, tu as voulu démontrer l’existence
des dieux, puis leur nature, ensuite qu’ils gouvernent le monde, enfin qu’ils veillent
aux choses humaines. C’était, si ma mémoire est bonne, ta division. » « Exact », dit
Balbus, « Mais j’attends ta question.

[3, III, 7] Alors Cotta répondit : « Considérons chacun des points en particulier. Si la
première affirmation concerne l’existence des dieux, croyance partagée par tous,
hormis par les impies, et qui ne peut s’effacer de mon esprit, cette croyance, toutefois,
dont je demeure convaincu par l’autorité de nos ancêtres, tu ne la démontres pas. » «
Eh bien », dit Balbus, « si tu en es convaincu, quel besoin ai-je d’en faire la
démonstration ? » À quoi Cotta répondit : « La raison est je me joins à cette discussion
comme si je n’avais jamais entendu ni rien pensé sur les dieux immortels ; accepte-moi
comme un élève ignorant et primitif, et enseigne-moi ce que je te demande. »

[3, III, 8] « Apprends-moi alors », dit-il, « ce que tu veux savoir. » Ce que je veux
savoir ? Avant toutes choses, pourquoi tu t’es dépensé à clarifier, avec force détails,
une vérité si manifeste, dont toi-même tu avais affirmé qu’elle n’avait même pas
besoin d’être discutée, étant donné que l’existence des dieux est une évidence sur
laquelle tout le monde s’accorde. « Parce que j’ai remarqué », dit-il, « que souvent toi
aussi, Cotta, quand tu t’exprimais au forum, tu accablais le juge sous le plus grand
nombre d’arguments possible, pourvu que la cause t’en fournît l’opportunité. Et les
philosophes agissent pareillement, et moi-même j’ai appliqué cette méthode pour
autant que cela m’a été possible. Mais toi, en me posant cette question, c’est comme si
tu me demandais pourquoi je te regarde avec mes deux yeux et que je n’en ferme pas
un, puisque je peux arriver au même résultat avec un seul. »

[3, IV, 9] Alors Cotta répondit : « Jusqu’à quel point cette comparaison tient, à toi de
le démontrer. » Pour ce qui me concerne, lors des procès, quand un fait est évident et
admis par tous, je n’ai pas pour habitude d’en discuter (car l’argumentation affaiblit
l’évidence), et quand bien même je me comporterais ainsi dans les affaires judiciaires,
je ne me lancerais pas dans des analyses subtiles. De plus, il n’y aurait aucune raison
de fermer un œil : les deux ont le même champ visuel, et la nature, que tu considères
comme sage, a voulu que nous ayons deux fenêtres qui vont de l’esprit aux yeux. Mais
si tu as voulu démontrer, avec force arguments, l’existence des dieux, c’est que tu

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n’étais pas sûr qu’elle était aussi évidente que tu l’aurais voulu. Quant à moi, le seul
fait que nos ancêtres nous ont transmis cette croyance aurait été suffisant. Mais tu
méprises leur autorité et tu combats avec la raison.

[3, IV, 10] Permets donc que ma raison rivalise avec la tienne. Tu avances tous ces
arguments pour démontrer l’existence des dieux, et, avec tes argumentations, tu rends
douteux un fait qui, à mon avis, ne l’est absolument pas ; j’ai en mémoire non
seulement le nombre, mais aussi l’ordre de tes arguments. Le premier était que, quand
nous tournons notre regard vers le ciel, nous comprenons immédiatement qu’il existe
une puissance qui gouverne le firmament. D’où également cette citation : « Regarde
cette splendeur là-haut, que tous invoquent avec le nom de Jupiter » ;

[3, IV, 11] vraiment comme si quelqu’un de nous l’invoquait, elle, plutôt que Jupiter
Capitolin, ou qu’il était évident et universellement admis qu’ils étaient des dieux, ces
êtres que Velléius et beaucoup d’autres n’admettraient même pas qu’ils soient vivants.
Que la croyance dans les dieux immortels est universelle, et se répand de jour en jour,
te paraissait aussi un argument important : vous semble-t-il donc juste de juger des
arguments si importants en se fondant sur les opinions des sots, ces sots que vous
considérez comme des aliénés ? V, 11. « Mais nous voyons les dieux apparaître en
personne, comme Postumius les vit au lac Régille, et Vatinius sur la via Salaria », sans
parler de la bataille que les Locrésiens livrèrent sur le Sagra. Tu crois vraiment que
ceux que tu appelais les fils de Tyndare, c’est-à-dire des hommes nés d’hommes, et
qui, selon Homère, qui vécut peu de temps après eux, ont été enterrés à Sparte, vinrent
à la rencontre de Vatinius sur des chevaux blancs, sans escorte, et annoncèrent la
victoire du peuple romain à ce Vatinius, un paysan, plutôt qu’à Marcus Caton qui était
alors le citoyen le plus en vue ? Donc tu penses que cette marque dans la roche, que
l’on voit aujourd’hui au lac Régille, et qui ressemble à l’empreinte d’un sabot, a été
laissée par le cheval de Castor ?

[3, V, 12] Ou ne préfères-tu pas croire, ce qui peut être démontré, que les âmes des
hommes illustres, comme le furent les fils de Tyndare, soient divines et éternelles,
plutôt qu’imaginer que, une fois brûlés, ils aient pu enfourcher leur cheval et se mêler
à la bataille ? Ou si tu affirmes que cela a pu arriver, il faut que tu expliques de quelle
manière, au lieu de raconter des histoires à dormir debout. »

[3, V, 13] Alors Lucilius prit la parole : « Tu crois vraiment que ce sont des contes ?
Aulus Postumius n’a-t-il pas consacré au forum un temple à Castor et Pollux ? Ne
connais-tu pas le décret du Sénat au sujet de Vatinius ? Pour ce qui concerne le Sagra,
il existe aussi un proverbe grec populaire : quand quelqu’un veut appuyer
l’authenticité d’un fait, il déclare qu’il est plus vrai que les événements du Sagra.
Alors, de tels témoignages ne doivent-ils pas t’influencer ? »

[3, VI, 14] Alors Cotta : « Tu luttes avec moi, Balbus, en t’appuyant sur des rumeurs ;
moi, au contraire, j’exige de toi des arguments rationnels ---. Suivent les faits qui
adviendront ; nul ne peut se soustraire à ce qui doit arriver. Et souvent il n’est même
pas utile de connaître l’avenir, parce qu’il est triste de s’angoisser en vain, sans avoir

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même l’extrême et cependant universelle consolation de l’espérance, d’autant plus que


vous, vous affirmez que tout arrive selon le vouloir du destin, et que le destin est ce
qui a toujours été vrai depuis toute l’éternité ; qui donc peut tirer profit de savoir qu’un
événement arrivera, de prendre ses dispositions pour l’éviter, puisque il arrivera
inéluctablement ? Et puis, d’où vient cet art de la divination ? Qui est à l’origine de
l’incision du foie ? Qui a interprété le croassement de la corneille ? Qui, la prophétie
avec les tablettes ? Je crois en ces pratiques, et je me garderais bien de négliger aussi le
bâton d’augure d’Attus Navius que tu rappelais : mais il me faut apprendre des
philosophes comment ces pratiques sont comprises ; d’autant plus que ces devins
racontent de nombreux mensonges.

[3, VI, 15] « Mais les médecins aussi », (comme tu le disais en effet) « se trompent
souvent ». Quelle ressemblance y a-t-il entre la médecine, en laquelle je reconnais une
méthode rationnelle, et la divination, dont je ne comprends pas l’origine ? Et tu penses
sans doute que les dieux ont été apaisés par le sacrifice des Décius. Mais comment les
dieux ont-ils pu se montrer si injustes, au point de refuser de se réconcilier avec le
peuple romain, si ce n’est en échange de la mort de tels hommes ? Ce fut une
manœuvre des commandants, que les Grecs appellent stratagème, mais de ces
commandants qui font passer l’intérêt de la patrie au mépris de leur propre vie ; ils
avaient la conviction que si un commandant s’était lancé au galop contre l’ennemi,
l’armée aurait suivi, ce qui effectivement arriva. En vérité je n’ai jamais entendu la
voix d’un faune ; si tu affirmes l’avoir entendue, je te crois, quoique je ne sache
absolument pas ce qu’est un faune. VII. Donc, Balbus, pour autant que cela dépend de
toi, je ne comprends pas encore que les dieux existent ; certainement je crois qu’ils
existent, mais les Stoïciens, en fait, ne le démontrent pas.

[3, VII, 16] En effet Cléante, comme tu le disais, est convaincu que l’idée de dieu s’est
formée dans l’esprit de l’homme de quatre façons. L’une est celle dont j’ai déjà parlé
suffisamment, et qui vient de la perception des événements futurs ; la deuxième
s’appuie sur les perturbations atmosphériques et les autres cataclysmes naturels ; la
troisième sur l’abondance et l’utilité des avantages que nous recevons ; la quatrième
sur l’ordre des astres et la régularité des mouvements célestes. Nous avons déjà parlé
de la divination. Quant aux bouleversements célestes, maritimes et terrestres, nous ne
pouvons nier que quand ils se produisent, nombreux sont ceux qui les craignent et
pensent qu’ils sont provoqués par les dieux immortels ;

[3, VII, 17] mais la question n’est pas qu’il y ait des gens qui croient en l’existence des
dieux, la question est : les dieux existent-ils ou non ? Quant aux autres causes adoptées
par Cléante, l’abondance des avantages que nous recevons, et l’alternance ordonnée
des saisons et la régularité des mouvements célestes, nous les traiterons quand nous
discuterons de la providence divine, sur laquelle toi, Balbus, tu t’es longuement étendu
;

[3, VII, 18] et nous renverrons à ce même moment l’examen de l’affirmation que tu
attribues à Chrysippe : comme il y a dans la nature quelque chose qui ne peut être
accompli par l’homme, il existe alors quelque chose de supérieur à l’homme ; et nous

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Ciceron De la nature des dieux

considérerons aussi ta comparaison entre la beauté d’une maison et celle du monde, et


l’harmonie et l’accord de toutes les parties du monde que tu produisais comme preuve.
Dans cette partie du discours, dont on vient de parler, je me réserve également de
réexaminer les conclusions brèves et concises de Zénon ; et, dans le même temps, et au
moment opportun, tous les arguments scientifiques que tu as adoptés, qui se rapportent
à la force ignée, et à la chaleur dont tout est généré, seront examinés ; toutes les raisons
que tu as exposées avant-hier, et qui prouveraient que le monde dans sa totalité, et le
soleil et la lune et les étoiles, possèdent intelligence et sensibilité.

[3, VII, 19] Mais je te le demanderai une fois encore : quelles raisons t’ont amené à
croire en l’existence des dieux ? » VIII. Alors Balbus : « À dire vrai, il me semble
avoir apporté les raisons ; mais tu les réfutes de telle manière que, tandis que tu feins
de m’interroger, et que je m’apprête à répondre, tu changes subitement de conversation
et tu ne me donnes pas la possibilité de répliquer. C’est pourquoi sont passés sous
silence des points de la plus grande importance, relatifs à la divination, au destin, des
sujets dont tu as parlé sommairement, mais que ceux de notre école ont l’habitude de
traiter dans le détail ; ces arguments, cependant, sont distincts du problème qui nous
occupe en ce moment ; donc, s’il te plaît, efforce-toi de procéder par ordre, de façon à
nous donner la possibilité d’éclaircir le problème qui est l’objet de cette discussion. »

[3, VIII, 20] « Très bien » dit Cotta. « Alors, comme tu as divisé toute ta théorie en
quatre parties, et que nous avons parlé de la première, considérons la deuxième. Il me
semble qu’elle n’a eu qu’un effet : alors que tu t’ingéniais à faire la lumière sur la
nature des dieux, tu as démontré que les dieux n’existent pas. Tu déclarais qu’il est très
difficile de dissocier l’esprit du pouvoir que les perceptions visives exercent
ordinairement sur lui ; mais comme rien n’est supérieur à dieu, tu ne doutais pas que le
monde était dieu, parce que dans la nature il n’est rien de meilleur : ah !, si nous
pouvions concevoir le monde comme un être animé, ou plutôt comprendre ce
phénomène avec l’esprit, comme nous voyons tout le reste avec les yeux.

[3, VIII, 21] Mais quand tu affirmes que rien n’est meilleur que le monde, qu’entends-
tu par « meilleur » ? Si tu veux dire « plus beau », je suis d’accord ; si tu veux dire «
plus adapté à nos besoins », soit ; si au contraire tu affirmes que rien n’est plus sage
que le monde, je ne suis absolument pas d’accord, non parce qu’il est difficile de
dissocier l’esprit des perceptions visuelles, mais parce que plus je les dissocie, moins
je réussis à comprendre ce que tu veux dire. « Rien en la nature n’est meilleur que le
monde », dites-vous? IX. Sur terre non plus il n’est rien de supérieur à notre ville : tu
crois alors que pour ça la ville est dotée de raison, de pensée, d’esprit, ou, puisque ce
n’est pas le cas, tu crois pour cela qu’une fourmi doit être tenue pour supérieure à cette
très belle ville, parce que la ville n’a pas de sensibilité, alors que la fourmi possède non
seulement la sensibilité, mais aussi l’esprit, la mémoire, la raison ? Il faut que tu
prennes en considération, Balbus, les propositions que l’on te concède, et non tenir
pour acquis, de ta propre initiative, celle que tu veux.

[3, IX, 22] Le vieux syllogisme de Zénon, concis, et, d’après toi, pénétrant, a
développé l’intégralité de la question. Zénon argumente ainsi : « Ce qui est doté de

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Ciceron De la nature des dieux

raison est meilleur que ce qui ne l’est pas ; or rien n’est meilleur que le monde ; donc
le monde est doté de raison. »

[3, IX, 23] Si tu acceptes ce raisonnement, tu parviendras à démontrer que le monde


est capable lire un livre à la perfection ; et prenant exemple sur Zénon, tu pourras
argumenter ainsi : « Celui qui sait lire est supérieur à l’analphabète ; or rien n’est
supérieur au monde ; donc le monde sait lire » ; de cette façon, il sera aussi éloquent,
mathématicien, musicien, et expert dans toutes les sciences, et enfin philosophe. Tu as
souvent affirmé que rien n’arrive sans intervention divine, et que la nature ne possède
pas la faculté de créer des êtres différents d’elle : devrai-je admettre que le monde
n’est pas seulement animé et sage, mais également joueur de lyre et de flûte, étant
donné que les hommes versés dans ces arts sont créés par lui ? Le père du Stoïcisme ne
fournit aucun argument qui nous amènerait à induire que le monde est doué de raison
et qu’il est un être animé. Le monde n’est donc pas dieu, et cependant rien n’est
meilleur que lui ; rien n’est en effet plus beau, plus adapté à notre conservation, rien
n’est plus magnifique à voir ou plus régulier dans le mouvement. Et si l’univers n’est
pas dieu, ne le sont pas non plus ces étoiles innombrables que tu rangeais parmi les
dieux, et dont la course éternellement uniforme te réjouissait, à bon droit, par
Hercule !, parce que leur régularité est extraordinaire et incroyable.

[3, IX, 24] Mais il ne faut pas en conclure que tout ce qui possède un mouvement fixe
et régulier doit être attribué à une divinité plutôt qu’à la nature, Balbus. X, 24. Quoi de
plus régulier que le mouvement alternatif de la marée dans l’Euripe de Chalcis ? Ou
dans le détroit de Sicile ? Ou du bouillonnement des flots en ces régions où « l’onde
impétueuse sépare l’Europe et la Libye » ? La marée en Espagne et en Bretagne, le
flux et le reflux périodique, ne peuvent-ils pas se produire sans intervention divine ?
Prends garde à ceci, veux-tu ? : si on déclare divins tous les mouvements et les
événements qui reviennent avec une égale régularité, on finira par affirmer que la
fièvre tierce et quarte sont divines : quoi de plus régulier que leur récurrence ? Ce sont
là des phénomènes qu’il faut expliquer rationnellement.

[3, X, 25] et comme vous n’y réussissez pas, vous vous réfugiez auprès du dieu
comme à l’autel. Même Chrysippe, selon toi, s’exprimerait avec pénétration, un
homme sans aucun doute souple et exercé (j’appelle souples ceux dont l’esprit se meut
avec rapidité, exercés ceux dont l’esprit s’est fortifié dans l’expérience, comme les
mains acquièrent de l’aisance à refaire un même travail) ; donc Chrysippe affirme : «
s’il existe quelque chose que l’homme n’est pas capable de créer, l’être qui l’a créé est
meilleur que l’homme ; or l’homme n’est pas capable de créer ces choses qui se
trouvent dans le monde ; l’être qui en a été capable est donc supérieur à l’homme : or
qui peut être supérieur à l’homme sinon dieu ? Donc dieu existe ». Tout ce
raisonnement tombe dans le même travers que celui qu’on a relevé dans le cas de
Zénon.

[3, X, 26] On ne définit pas ce que signifient « meilleur » ou « supérieur », ni la


distinction entre nature et raison. En outre Chrysippe affirme que, si les dieux
n’existaient pas, rien, dans toute la nature, ne serait supérieur à l’homme ; or il dit

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Ciceron De la nature des dieux

aussi que, pour un homme, penser que rien n’est supérieur à l’homme, est le comble de
l’arrogance. Admettons que s’estimer supérieur au monde soit un signe d’arrogance :
mais savoir que l’on possède sensibilité et raison, et qu’Orion et Chien en sont
dépourvus, ne relève pas de l’arrogance mais plutôt du bon sens. Il ajoute : « si une
maison est belle, nous comprenons qu’elle a été construite pour le propriétaire, pas
pour les rats ; de manière analogue, nous devons donc penser que le monde est la
demeure des dieux ». Je serais sûrement de cet avis, si je pensais que le monde est une
construction, et non une formation naturelle, comme je le démontrerai.

[3, XI, 27] Mais Socrate, dans Xénophon, pose cette question : où avons-nous pris
notre âme si le monde n’a pas d’âme ? Et je demande, moi, où nous avons pris le
langage, la notion des nombres, le chant ; à moins que nous ne pensions que le soleil
parle avec la lune quand il s’en approche, ou que le monde émet une musique
harmonieuse, comme le pense Pythagore. Ces phénomènes, Balbus, sont l’œuvre de la
nature, pas d’une nature qui procède en artiste, comme le soutient Zénon — nous
verrons de quoi il s’agit —, mais qui imprime un mouvement à travers ses
déplacements et ses changements.

[3, XI, 28] Et ainsi je m’accordais avec ce que tu disais sur l’harmonie et sur l’accord
de la nature ; toutes ses parties étant liées entre elles comme par un rapport de parenté,
elle tend harmonieusement, disais-tu, à la réalisation d’un objectif. Je n’étais pas
d’accord avec ton affirmation suivante : que cela ne pourrait pas se produire sans
l’intervention coordonnatrice d’une même âme divine. La nature maintient au contraire
sa cohésion grâce à une force qui lui est propre, non grâce à une force divine, et il y a
entre ses parties une sorte d’harmonie que les Grecs appellent sympátheia ; et plus elle
est grande et spontanée, moins il faut penser qu’elle doit être attribuée à une raison
divine.

[3, XII, 29] Et comment répondez-vous aux objections de Carnéade ? Si aucun corps
n’est immortel, alors aucun corps n’est éternel : mais aucun corps n’est immortel ni
même indivisible, ni tel qu’on ne puisse le décomposer ou le désagréger ; et puisque
chaque être vivant est, par nature, susceptible de perception, aucun être vivant ne peut
échapper à la nécessité de recevoir quelque sollicitation de l’extérieur, c’est-à-dire, en
d’autres termes, de subir et de souffrir ; et si telle est la nature de tout être vivant, alors
aucun être vivant n’est immortel. Donc, de la même façon, si tout être vivant est
divisible en parties, aucun être vivant n’est indivisible ni éternel ; mais tout être vivant
est ainsi fait qu’il peut recevoir et subir une force extérieure ; il s’ensuit donc que tout
être vivant est mortel, destructible et divisible.

[3, XII, 30] Prenons un exemple : si la cire, en soi, était malléable, il n’y aurait aucun
objet de cire qui ne pourrait être sujet à transformations ; on pourrait en dire autant
d’un objet d’argent ou de bronze, si telle était la nature de ces métaux. Donc, de la
même façon, si tous les éléments --- dont tous les êtres sont constitués sont
susceptibles de transformation, il n’y a pas de corps qui ne soit transformable ; mais,
d’après vous, les éléments dont toutes les choses sont constituées sont susceptibles de
transformation ; donc chaque corps est susceptible de transformation. Mais s’il existait

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Ciceron De la nature des dieux

un corps immortel, tous les corps ne seraient pas transformables ; donc chaque corps
est mortel. Et de fait chaque corps est constitué d’eau ou d’air ou de feu ou de terre ou
d’un mélange de ces éléments ou d’une partie d’entre eux.

[3, XII, 31] Or il n’y a aucun de ces éléments qui ne soit sujet à destruction ; tout ce
qui est de terre se divise, et l’eau est si souple qu’elle peut être aisément pressée et
comprimée ; le feu et l’air ensuite sont mis en mouvement très facilement, sous l’effet
de n’importe quelle impulsion, et par nature ils manquent tellement de consistance
qu’ils se dispersent avec une extrême facilité. De plus, tous ces éléments périssent
quand ils se transforment en un autre élément, comme cela arrive quand la terre se
transforme en eau, et quand de l’eau naît l’air, et de l’air l’éther, et quand les mêmes
éléments suivent le même processus en sens inverse. Et si les éléments dont est
composé chaque être vivant sont destinés à périr, aucun être vivant n’est éternel.

[3, XIII, 32] Et pour en finir avec cette question, on ne peut trouver un être vivant qui
ne soit jamais né et qui vivra pour toujours, parce que chaque être vivant est doué de
sensibilité ; il perçoit donc le chaud, le froid, le doux, l’amer, et il ne possède aucun
sens qui lui permettrait de percevoir les sensations agréables et non celles qui ne le
sont pas ; alors, s’il perçoit le plaisir, il perçoit aussi la douleur ; mais ce qui perçoit la
douleur est inévitablement sujet destruction ; il faut donc admettre que tous les êtres
vivants sont mortels.

[3, XIII, 33] En outre, si un être n’éprouve ni plaisir ni douleur, il ne peut être vivant ;
si donc un être est vivant, il éprouvera nécessairement du plaisir et de la douleur, et
l’être, assujetti à ces sensations, ne peut pas être éternel ; et tout être vivant les éprouve
; donc, aucun être vivant n’est éternel. En outre, aucun être ne peut exister sans un
instinct naturel de désir et de répulsion : il désire ce vers quoi le pousse sa nature et se
refuse à ce qui lui est opposé ; et tout être désire certaines choses et se détourne
d’autres ; et ce de quoi il se détourne est contre sa nature, et ce qui est contre sa nature
a le pouvoir de le détruire. Donc tout être vivant doit nécessairement périr.

[3, XIII, 34] Nombreuses sont les raisons qui nous autorisent à démontrer, de façon
certaine, qu’il n’est rien qui aurait de la sensibilité et qui ne périrait pas, car les
sensations elles-mêmes, comme le froid, le chaud, le plaisir, la douleur, etc., quand
elles atteignent à un certain degré sont mortelles ; et aucun être vivant n’est dépourvu
de sensibilité, donc aucun être vivant n’est éternel. XIV, 34. Et la nature d’un être
animé est ou bien simple (par exemple de terre, de feu, d’air, ce qui est inconcevable)
ou bien se compose de plusieurs éléments, chacun desquels occupe la place à laquelle
il est amené par une impulsion naturelle, l’un en bas, l’autre en haut, l’autre au milieu.
Ces éléments peuvent rester unis pendant un certain temps, mais absolument pas pour
toujours ; chacun d’eux est nécessairement entraîné, par la nature, à sa place. Donc,
aucun être animé n’est éternel.

[3, XIV, 35] Mais les maîtres de votre école, Balbus, ont coutume de tout rapporter à
la force ignée, en se référant, je pense, à Héraclite , dont les écrits non pas été
interprétés de manière univoque ; mais puisqu’il n’a pas voulu être compris, laissons

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Ciceron De la nature des dieux

cet auteur de côté. Mais vous, vous affirmez que toute force se confond avec le feu,
c’est pourquoi les êtres vivants périssent quand la chaleur vient à manquer, et, dans la
nature, tout ce qui possède la chaleur possède la vie et la vigueur. Mais moi je ne
comprends pas comment les corps peuvent périr, faute de chaleur et non faute
d’humidité ou d’air, d’autant qu’ils peuvent périr aussi par excès de chaleur.

[3, XIV, 36] Pour cette raison, ce que vous affirmez de la chaleur vaut aussi pour les
autres éléments ; mais voyons-en les conséquences. Vous soutenez, je crois, que dans
la nature et dans le monde il n’est aucun être en dehors de nous, le feu excepté : mais
pourquoi le feu plutôt que l’air (anima), dont est constituée l’âme des êtres vivants,
d’où le terme animal (être vivant, être animé) ? Sur quoi vous appuyez-vous pour tenir
pour acquis le présupposé qu’il n’est pas d’âme sans feu ? De fait, il paraît plus
probable que l’âme soit un mélange de feu et d’air. Vous ajoutez : « Et si le feu est
vivant en soi sans être mélangé à rien d’autre (quand il se trouve dans notre corps, il
produit de la sensibilité), il ne peut être lui-même dépourvu de sensibilité. » On peut
répéter le même argument : tout ce qui possède de la sensibilité doit nécessairement
éprouver du plaisir et de la douleur, or tout être qui est atteint par la douleur est atteint
aussi par la destruction. Il s’ensuit que vous ne réussissez même pas à démontrer
l’éternité du feu.

[3, XIV, 37] De surcroît, n’estimez-vous pas que tout feu a besoin de nourriture, et
qu’il ne peut absolument pas durer s’il n’est pas alimenté, et d’autre part que le soleil,
la lune et les autres corps célestes sont alimentés d’eau, les uns d’eau douce, les autres
d’eau salée ? C’est la raison pour laquelle, selon Cléante, le soleil, au solstice d’été ou
d’hiver, revient en arrière, et ne procède pas plus avant : pour ne pas trop s’éloigner de
sa source d’alimentation. Nous parlerons de ce point un peu plus tard ; pour l’instant,
bornons-nous à cette déduction : ce qui peut périr n’est pas éternel par nature ; or le feu
est destiné à périr s’il n’est pas alimenté ; donc le feu n’est pas éternel par nature.

[3, XV, 38] Mais quel dieu pouvons-nous concevoir, qui ne serait doté d’aucune
vertu ? Alors attribuerons-nous au dieu la sagesse qui consiste dans la connaissance de
ce qui est bien et de ce qui est mal, et de ce qui n’est ni bien ni mal ? Mais un être qui
n’est sujet et ne peut être sujet à rien de mal, quel besoin a-t-il de distinguer le bien et
le mal, et quel besoin a-t-il de la raison et de l’intelligence ? Nous usons de ces
facultés pour comprendre ce qui est obscur, à partir de ce qui est clair ; mais rien ne
peut être obscur à dieu. Passons à la justice : elle donne à chacun ce qui lui revient,
mais qu’a-t-elle à voir avec dieu ? La société et la communauté humaines, comme
vous dites, ont créé la justice. La tempérance, ensuite, consiste à négliger les plaisirs
du corps : et si elle a sa place au ciel, les plaisirs ont aussi la leur. Comment peut-on
concevoir un dieu fort ? Dans la douleur, peut-être ? Dans l’exploit ? Dans le danger ?
Rien de tout cela ne concerne dieu.

[3, XV, 39] Alors comment est-il possible de concevoir un dieu dépourvu de raison et
de toute vertu ? Et, à considérer les propos tenus par les Stoïciens, je ne peux
décidément pas mépriser la stupidité de la masse ignorante. Ces croyances sont celles
de gens incultes : les Syriens vénèrent un poisson, les Égyptiens ont divinisé presque

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Ciceron De la nature des dieux

toute espèce d’animaux ; en Grèce, ensuite, on a de nombreux dieux qui étaient des
hommes à l’origine : Alabandos à Alabanda, Ténès à Ténédos, Leucothée
(précédemment Ino) et son fils Palémon dans toute la Grèce — Hercule, Esculape, les
Tyndarides, notre Romulus et de nombreux autres dont on pense qu’ils ont été
accueillis au ciel à titre, si l’on peut dire, de citoyens nouveaux et récemment inscrits.

[3, XVI, 40] Telles sont donc les croyances des ignorants ; mais vous, les philosophes,
en quoi vos théories sont-elles meilleures ? Laissons-en certaines de côté : elles sont si
remarquables qu’elles ne sauraient être réfutées. Mais admettons que le monde lui-
même soit dieu : je crois que cela signifie « la splendeur éclatante, là-haut, que tous
invoquent sous le nom de Jupiter ». Mais pourquoi ajoutons-nous de nombreux autres
dieux ? Et en si grande quantité ! Ils me paraissent certes nombreux, vu que tu
considères chaque étoile comme un dieu et que tu lui donnes un nom d’animal, comme
chèvre, scorpion, taureau, lion, ou d’objet inanimé comme Argo, Autel, Couronne.

[3, XVI, 41] Mais en admettant également cela, comment peut-on non seulement
admettre mais simplement comprendre le reste ? Quand nous disons que les moissons
sont Cérès, le vin Liber, nous utilisons un langage de tous les jours ; mais penses-tu
qu’il existe quelqu’un d’assez fou au point de croire que l’aliment dont il se nourrit est
un dieu ? En fait je pense à ceux qui, comme tu l’affirmes, d’hommes sont devenus
dieux ; tu m’expliqueras comment ce phénomène a pu se produire et pourquoi il ne se
produit plus, et je l’apprendrai volontiers ; dans l’état actuel des choses, je ne vois pas
comment celui qui « subit les torches sur le mont Œta », comme dit Accius, a pu se
rendre, depuis son bûcher, à la demeure éternelle de son père ; Homère, cependant, le
fait rencontrer par Ulysse dans les Enfers, comme les autres défunts.

[3, XVI, 42] Toutefois il me plairait de savoir quel Hercule en particulier nous
vénérons ; de nombreux savants, qui ont étudié à fond les mystères de la littérature
spécialisée, nous en transmettent plus d’un ; le plus ancien est le fils de Jupiter, mais,
pareillement, du Jupiter le plus ancien, vu que nous trouvons également de nombreux
Jupiter dans l’antique littérature grecque ; de ce Jupiter, donc, et de Lysithoé, naquit ce
Hercule qui, selon la tradition, entra en compétition avec Apollon au sujet du trépied.
Pour ce qui concerne le deuxième, on rapporte qu’il est Égyptien, fils du Nil, et qu’il
écrivit de la musique phrygienne. Le troisième provient des Dactyles de l’Ida et on lui
offre des sacrifices. Le quatrième est fils de Jupiter et d’Astérie, sœur de Latone, il est
vénéré surtout à Tyr, et on dit que Carthage fut sa fille ; le cinquième, appelé Bélos,
réside en Inde ; le sixième est le nôtre, fils d’Alcmène et de Jupiter, mais du troisième
Jupiter, car, ainsi que je le montrerai par la suite, la tradition compte aussi de
nombreux Jupiter.

[3, XVII, 43] Parvenu à cet endroit de mon exposé, je montrerai que le droit pontifical,
les traditions de nos ancêtres, les coupes destinées aux sacrifices, que Numa nous a
laissées, et dont parle Lélius dans son discours trop bref, mais qui n’en est pas moins
précieux, m’ont plus instruit sur le culte des dieux immortels que les théories des
Stoïciens. Si je m’accordais avec votre enseignement, dis-moi ce que je devrais
répondre à celui qui me demanderait : « Si les dieux existent, les nymphes sont-elles

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Ciceron De la nature des dieux

aussi des déesses ? Si les nymphes sont des déesses, alors les faunes et les satyres sont
aussi des dieux ; cependant ce ne sont pas des dieux ; alors les nymphes non plus ne
sont pas des déesses. Pourtant elles possèdent des temples publiquement dédiés et
consacrés. Alors ne sont pas non plus des dieux ces autres auxquels ont été dédiés des
temples. Bien, alors, dis-moi : Tu ranges parmi les dieux Jupiter et Neptune. Alors
également Orcus, leur frère, est un dieu, et les fleuves qui, à ce qu’on raconte, coulent
dans les enfers : l’Achéron, le Cocyte, le Pyriphlégéthon, et aussi Charon, également
Cerbère doivent être comptés parmi les dieux.

[3, XVII, 44] Mais puisque cela n’est pas acceptable, Orcus n’est pas non plus un
dieu ; que dire alors de ses frères ? » Voilà ce que déclarait Carnéade, non pour
éliminer les dieux (quoi de moins pertinent pour un philosophe ?), mais pour
démontrer que les Stoïciens ne fournissent aucune explication à leur sujet ; et il
poursuivait ainsi : « Mais alors », disait-il, « si Jupiter et Neptune sont à ranger parmi
les dieux, comment peut-on ôter toute divinité à leur père Saturne, qui est l’objet d’un
culte populaire, notamment en occident ? Et si Saturne est un dieu, il faut admettre que
son père aussi, le Ciel, est un dieu. Or s’il en est ainsi, également Éther et Jour, les
géniteurs du Ciel, doivent être considérés comme des dieux, et aussi leurs frères et
leurs sœurs, appelées dans les anciennes généalogies Amour, Tromperie, Peur,
Fatigue, Envie, Destin, Vieillesse, Mort, Nuit, Misère, Plainte, Faveur, Fraude,
Obstination, les Parques, les Hespérides, les Songes, et toutes les divinités enfants
d’Érèbe et de la Nuit. Donc, ou bien on accepte ces monstres, ou bien on exclut aussi
les premières divinités.

[3, XVIII, 45] Tu soutiendras donc qu’Apollon, Vulcain, Mercure et les autres sont des
dieux, mais tu émettras un doute sur la divinité d’Hercule, d’Esculape, de Liber, de
Castor, de Pollux ? Mais ceux-ci sont objet de vénération autant que ceux-là et, auprès
de certains peuples, de même beaucoup plus. Alors il faut estimer que ces êtres, fils de
mères mortelles, sont des dieux. Que dire alors d’Aristée, fils d’Apollon, qui a
découvert l’olivier, de Thésée, fils de Neptune, et de tous les autres dont les pères
furent des dieux : ne doivent-ils pas être rangés au nombre des dieux ? Et les fils des
déesses ? À plus forte raison il me semble : car, selon le droit civil, un fils né de mère
libre est libre ; pareillement, selon le droit naturel, le fils d’une déesse est par nécessité
une divinité. C’est pourquoi les habitants de l’île d’Astypalée vénèrent Achille avec la
plus grande dévotion ; et si Achille est un dieu, sont dieux également Orphée et Rhésos
qui naquirent d’une muse ; à moins que les noces célébrées en mer n’aient une valeur
plus grande que celles célébrées à terre. Mais si ces derniers ne sont pas des dieux
parce qu’ils ne sont vénérés nulle part, comment les premiers

[3, XVIII, 46] Prends-y garde : il se pourrait que les honneurs soient attribués aux
vertus des hommes et non à leur immortalité, comme il m’a paru que toi aussi, Balbus,
tu en convenais. Mais comment peux-tu tenir Latone pour une divinité et non pas
Hécate, alors qu’elle est la fille d’Astérie, la sœur de Latone ? Est-elle également une
déesse ? Sans doute, nous avons vu ses autels et ses temples en Grèce. Mais si Hécate
est une déesse, pourquoi les Euménides ne sont-elles pas des déesses ? Et si elles sont
des déesses — elles possèdent un temple à Athènes et chez nous (pour autant que je

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Ciceron De la nature des dieux

me souvienne) le bois de Furina — les Furies sont des déesses, ces enquêteuses qui
vengent les crimes et les forfaitures.

[3, XVIII, 47] Et si la nature des dieux est telle qu’ils interviennent dans les choses
humaines, Nation également doit être considérée comme une déesse ; nous avons
coutume de faire des sacrifices en son honneur dans le territoire d’Ardée, lors des
processions que nous effectuons autour de ses temples ; et parce qu’elle veille sur
l’accouchement des femmes, elle a été appelée Nation, de « naître ». Et si c’est une
déesse, sont dieux tous ceux que tu mentionnais : Honneur, Loyauté, Intelligence,
Concorde, et alors aussi Espoir, Moneta, et tout ce que nous pouvons imaginer. Et si
cette affirmation n’est pas vraisemblable, . XIX, 47. Que penses-tu de ceci : nous
rangeons parmi les dieux ceux dont le culte nous a été transmis, et que nous vénérons :
pourquoi n’incluons-nous pas dans la même catégorie également Sérapis et Isis ? Et en
admettant que nous le fassions, pourquoi devrions-nous rejeter les dieux des barbares ?
Alors nous compterions au nombre des dieux des bœufs et des chevaux, des ibis, des
faucons, des aspics, des crocodiles, des poissons, des chiens, des loups, des chats et de
nombreux autres animaux. Et si nous réfutons ces affirmations, nous devons réfuter
aussi celles d’où elles proviennent.

[3, XIX, 48] Ino, qui est appelée Leucothée en Grèce et Matuta chez nous, sera
considérée comme une déesse, parce qu’elle est la fille de Cadmus, alors que Circé,
Pasiphaé et Éétès issus de Perséis, fille d’Océan, et du Soleil, ne seront pas comptés
parmi les dieux. Et pourtant nos colons de Circeii vénèrent avec dévotion aussi Circé.
Alors devrons-nous la considérer aussi comme est une déesse ? Que répondras-tu à
Médée, qui eut comme père Éétès, comme mère Idyia et comme grands-pères deux
dieux : Soleil et Océan ? Et à son frère Absyrtos (que Pacuvius appelle Égialé, mais le
premier nom est le plus courant dans la littérature antique) ? Et s’ils ne sont pas des
dieux, je me demande ce que devient Ino : tous ont la même origine.

[3, XIX, 49] Amphiaraos et Trophonios sont-ils des dieux ? Nos publicains, face au
contrat établi avec les censeurs, qui exemptait d’impôts les propriétés des dieux
immortels, soutenaient que ne pouvait pas être tenu pour un dieu celui qui, autrefois,
avait été un mortel. Mais si ce sont des dieux, Érechthée en est sûrement un, lui dont
nous avons vu à Athènes le temple et le prêtre. Et si nous faisons de lui un dieu,
comment pouvons-nous douter de la divinité de Codros et des autres qui sont tombés
en combattant pour la liberté de leur patrie ? Et si cette conclusion n’est pas
acceptable, ne le sont pas non plus les prémisses d’où elle découle.

[3, XIX, 50] Il est du reste compréhensible que dans la plupart des cités, pour exciter
le courage, et pour que les hommes appartenant à l’élite soient davantage enclins à
affronter le danger pour la défense de l’État, on rende les honneurs divins à la mémoire
des héros. De fait, c’est précisément pour cette raison, à Athènes, qu’Érechthée et ses
filles ont été comptées parmi les dieux ; et, toujours, à Athènes on trouve le sanctuaire
des filles de Léon, dit Leokórion. Les Alabandins vénèrent Alabandos, fondateur de
leur cité, avec une dévotion supérieure à celle qu’ils accordent aux dieux les plus
authentiques. Se trouvant dans leur cité, Stratonicus fit une de ces réponses, pleine

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Ciceron De la nature des dieux

d’esprit, comme il en a l’habitude, à l’un d’eux qui l’importunait en affirmant


qu’Alabandos était un dieu et qu’Hercule n’en était pas un : « Alors Alabandos sera en
colère contre moi et Hercule contre toi. »

[3, XX, 51] Et ces arguments que toi, Balbus, tire du ciel et des astres, tu ne te rends
pas compte de l’étendue de leur portée. Le soleil et la lune — les Grecs pensent que
l’une est Artémis et l’autre Apollon —, sont des dieux. Mais si la lune est une déesse,
alors Lucifer aussi, et les autres étoiles vagabondes doivent être comptées parmi les
dieux ; et alors aussi les étoiles fixes. Pourquoi n’inclut-on pas parmi les dieux
également l’arc-en-ciel, puisqu’il est beau (et précisément en raison de sa beauté on lui
attribue une extraordinaire, et on fait de lui le fils de Thaumas) ? Et si l’arc-en-ciel a
une nature divine, que feras-tu avec les nuages ? L’arc-en-ciel lui-même est en effet,
d’une certaine manière, produit par des nuées colorées ; on raconte aussi que l’une
d’elles engendra les Centaures ; si on inclut les nuages parmi les dieux, il va de soi
qu’on inclura aussi les phénomènes météorologiques que les Romains honorent à
travers leurs rites. Alors également la pluie, les orages, les tempêtes, les tornades
doivent être considérés comme des dieux ; nos généraux, au moment de prendre la
mer, eurent coutume d’immoler aux flots une victime.

[3, XX, 52] En outre, si Cérès vient de gero {je produis} (ainsi que tu l’affirmais), la
terre elle-même est une déesse (n’étant qu’une variante de Tellus, elle est considérée
comme telle) ; mais si la terre est une déesse, est aussi un dieu l’océan que tu
identifiais avec Neptune ; alors également les fleuves et les fontaines sont des dieux.
Et ainsi Massus, à son retour de Corse, consacra aussi un temple à Fons, et dans les
prières des augures figurent les noms de Tibérinus, de Spinonus, d’Anémona, de
Nodinus et d’autres fleuves voisins. En conséquence, ou bien nous poursuivrons ce
raisonnement à l’infini, ou bien nous refuserons tout en bloc. Et comme nous
n’accepterons pas cette liste infinie de superstitions, mieux vaut ne rien admettre de
tout cela.

[3, XXI, 53] Donc, Balbus, il est nécessaire de réfuter aussi ceux qui affirment que les
dieux, qui furent des hommes transportés au ciel, et que nous vénérons avec solennité
et dévotion, n’existent pas dans la réalité mais dans l’imagination. En premier lieu, les
prétendus mythographes dénombrent trois Jupiter ; de ceux-ci, les deux premiers
naquirent en Arcadie ; l’un eut comme père Éther, père également, dit-on, de
Proserpine et de Liber ; l’autre eut comme père le Ciel, et on dit qu’il a engendré
Minerve qui, suivant la tradition, est l’initiatrice et l’inventrice de la guerre ; le
troisième Jupiter fut Crétois, fils de Saturne. Son tombeau est visible dans son île
natale. Les Dioscures aussi reçoivent de nombreux noms en Grèce : les premiers sont
au nombre de trois, les Athéniens les appellent Anactès ; ils sont les fils du plus ancien
Jupiter et de Proserpine : Tritopatréus, Eubuléus, Dionysus ; les deuxièmes sont Castor
et Pollux, fils du troisième Jupiter et de Léda ; les troisièmes sont appelés par certains
Alcon, Mélampus et Tmolus, et ce sont les fils d’Atrée issu de Pélops.

[3, XXI, 54] Pour ce qui est des Muses, le premier groupe en comprend quatre : elles
sont les filles du deuxième Jupiter : Telxinoé, Aédé, Arché, Mélété. Le deuxième

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Ciceron De la nature des dieux

groupe en comprend neuf ; elles furent engendrées par le troisième Jupiter et


Mnémosyne ; le troisième groupe est celui des filles de Piérus et d’Antiope (les poètes
les appellent ordinairement Piérides et Piéries), elles sont en nombre égal aux
précédentes et portent les mêmes noms. Tu expliques que le soleil tire son nom du fait
qu’il est seul {solus} ; mais que de soleils sont cités par les mythographes ! Le premier
est le fils de Jupiter, petit-fils d’Éther, le deuxième est le fils d’Hypérion, le troisième
est le fils de Vulcain, fils du Nil (les Égyptiens lui attribuent la ville d’Héliopolis), le
quatrième est celui qui, selon la tradition, fut engendré dans les temps héroïques, à
Rhodes, par Acanthos, père de Ialysos, de Camiros, de Lindos, les chefs de file du
peuple Rhodien ; le cinquième est celui qui, suivant la tradition, engendra Éétès et
Circé en Colchide.

[3, XXII, 55] De la même façon, il y a de nombreux Vulcain : le premier est le fils du
Ciel ; de lui et de Minerve, selon les historiens anciens, naquit Apollon protecteur
d’Athènes ; le deuxième, fils du Nil, est appelé Opas par les Égyptiens, qui le
considèrent comme le protecteur de l’Égypte ; le troisième est le fils du troisième
Jupiter et de Junon et, suivant la tradition, il dirigea la forge de Lemnos ; le quatrième
est le fils de Maémalius et résida dans les îles voisines de la Sicile, les Vulcanies.

[3, XXII, 56] Pour ce qui concerne Mercure, le premier a pour père le Ciel et pour
mère le Jour, et, d’après la tradition, pour avoir été frappé par la vue de Proserpine, il
fut saisi d’une frénésie obscène ; le deuxième, fils de Valens et de Phoronée, vit sous
terre, et il est identifié à Trophonios ; le troisième est le fils du troisième Jupiter et de
Maia ; de lui et de Pénélope, suivant la tradition, naquit Pan ; le quatrième eut pour
père le Nil, et les Égyptiens considèrent comme une impiété de prononcer son nom ; le
cinquième est vénéré à Phénée : on raconte qu’il tua Argus et, pour cette raison, il se
réfugia en Égypte et donna aux Égyptiens leurs lois et l’alphabet ; les Égyptiens
l’appellent Thôt, nom par lequel ils désignent aussi le premier mois de l’année.

[3, XXII, 57] Parmi les nombreux Esculape, le premier est fils d’Apollon, il est vénéré
par les Arcadiens et on dit qu’il inventa la sonde et qu’il fut le premier à panser les
plaies ; le deuxième est le frère du deuxième Mercure : on raconte qu’il fut frappé par
la foudre et enseveli à Cynosura ; le troisième est fils d’Arsippé et d’Arsinoé et, selon
la tradition, il est à l’origine des purges et de l’extraction des dents ; en Arcadie, non
loin du fleuve Lousius, on montre son sépulcre et son bois sacré. XXIII, 57. Parmi les
Apollon, le plus ancien est celui qui, comme je l’ai dit tout à l’heure, est fils de
Vulcain et protecteur d’Athènes ; le deuxième, né en Crète, de Corybas, est celui qui,
suivant la tradition, lutta avec Jupiter en personne pour la possession de cette île ; le
troisième, fils du troisième Jupiter et de Latone, vint à Delphes, dit-on, du pays des
Hyperboréens ; le quatrième se trouve en Arcadie ; on raconte que les Arcadiens
l’appellent Nomion car c’est de lui qu’ils reçurent leurs lois.

[3, XXIII, 58] De la même façon, il y a plusieurs Diane : la première, fille de Jupiter et
de Proserpine passe pour la mère de Cupidon ailé ; la deuxième, plus connue, fut,
suivant la tradition, la fille du troisième Jupiter et de Latone ; à la troisième, la
tradition attribue comme père Upis et comme mère Glaucé ; les Grecs l’appellent

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Ciceron De la nature des dieux

souvent Upis, du nom de son père. Nous avons beaucoup de Dionysos : le premier est
fils de Jupiter et de Proserpine ; le deuxième est le fils du Nil et on raconte qu’il tua
Nysa ; le troisième eut pour père Cabyros et, à ce que l’on rapporte, il fut roi d’Asie, et
en son honneur furent institués les Mystères de Sabazios ; le quatrième est fils de
Jupiter et de la Lune et on pense qu’en son honneur les mystères orphiques lui sont
consacrés ; le cinquième naquit de Nysos et de Thyoné ; on croit qu’il institua les
triétérides.

[3, XXIII, 59] La première Vénus est fille de Ciel et de Jour (nous avons vu son
temple à Élis) ; la deuxième fut engendrée par l’écume ; d’elle et de Mercure, suivant
la tradition, naquit le deuxième Cupidon ; la troisième est fille de Jupiter et de Dioné ;
elle épousa Vulcain, mais on dit que de son union avec Mars naquit Antéros ; la
quatrième, conçue par Syrie et Chypre, porte le nom d’Astarté et, suivant la tradition,
elle épousa Adonis. La première Minerve, comme nous l’avons dit plus haut, est la
mère d’Apollon, la deuxième est la fille du Nil et elle est vénérée par les Égyptiens de
Saïs, la troisième est la fille de Jupiter, et d’elle nous avons déjà parlé tout à l’heure ;
la quatrième est fille de Jupiter et de Coryphée, fille d’Océan, appelée Koria par les
Arcadiens et, suivant la tradition, elle inventa les quadriges ; la cinquième est la fille
de Pallas, elle aurait tué son père qui tentait de lui ravir sa virginité ; on la représente
avec des sandales ailées.

[3, XXIII, 60] Le premier Cupidon est, dit-on, le fils de Mercure et de la première
Diane, le deuxième de Mercure et de la deuxième Vénus ; le troisième, identifié avec
Antéros, de Mars et de la troisième Vénus. Ces histoires et d’autres semblables
proviennent de l’ancienne tradition grecque. Tu comprends qu’il faut s’y opposer afin
que le sentiment religieux n’en soit pas perturbé ; or les Stoïciens, non seulement ne
les réfutent pas, mais ils leur donnent du crédit en cherchant une interprétation au sens
de chacune d’elles. Mais revenons au point où nous avons commencé cette digression.

[3, XXIV, 61] Crois-tu donc nécessaire une argumentation plus subtile pour réfuter ces
croyances ? Il est évident que l’intelligence, la loyauté, l’espérance, la vertu,
l’honneur, la victoire, le salut, la concorde, etc., sont des abstractions, pas des
divinités. Ou bien elles sont en nous (comme l’intelligence, l’espérance, la loyauté, la
vertu, la concorde), ou bien elles sont l’objet de nos désirs (comme l’honneur, le salut,
la victoire) ; j’en vois certes l’utilité, je vois aussi des statues qui leur sont consacrées,
mais la raison pour laquelle il y aurait une nature divine en eux, je la comprendrai
quand elle me sera expliquée. Dans cette deuxième catégorie, il faut inclure
notamment la Fortune, dont les caractéristiques sont, dans l’esprit de chacun, liées à
l’instabilité et à la casualité, notions assurément peu dignes d’un dieu.

[3, XXIV, 62] Mais dis-moi : quel plaisir trouvez-vous dans l’interprétation des
mythes, dans l’étymologie des noms ? Ciel fut mutilé par son fils ; dans le même
genre, Saturne fut enchaîné par son fils ; vous défendez ces légendes, et d’autres
semblables, de manière que ceux qui les ont inventées, non seulement ne paraissent
pas avoir été fous, mais vraiment sages. Dans votre effort d’interpréter le senslointain
des noms, votre peine fait vraiment pitié : « Saturne, parce qu’il se sature d’années,

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Ciceron De la nature des dieux

Mavors parce qu’il renverse de grandes choses, Minerve parce qu’elle diminue ou
menace, Vénus parce qu’elle vient à toute chose, Cérès, du verbe gerere (produire).
Quelle dangereuse habitude ! Dans bien des cas, vous vous trouverez en difficulté.
Que ferez-vous avec « Veiovis » et avec « Vulcain » ? Toutefois, étant donné que tu
penses que le nom de Neptune vient de « nare » {nager}, il ne sera plus aucun nom
dont on ne puisse expliquer l’origine à partir d’une seule lettre ; franchement, il m’a
paru là que tu nageais plus que Neptune lui-même.

[3, XXIV, 63] Bien grande a été la peine, et inutile, de Zénon tout d’abord, puis de
Cléanthe, et enfin de Chrysippe, pour fournir une justification rationnelle à ces récits
fantaisistes, et pour expliquer la raison qui lie la chose et le nom qui la désigne. Vous
admettez implicitement que les choses sont bien différentes de ce qu’en pensent les
hommes, puisque les prétendus dieux sont des faits de la nature, non des figures
divines. XXV, 63. Cette erreur a pris des proportions telles que non seulement fut
attribué le nom de dieux aux entités nuisibles mais que des cultes furent institués en
leur honneur; nous voyons le temple de la Fièvre sur le Palatin et celui d’Orbona à côté
du temple des Lares, et l’autel consacré à la Mauvaise Fortune sur l’Esquilin.

[3, XXV, 64] C’est pourquoi il faut bannir de la philosophie toute erreur de ce genre,
de façon que, quand nous parlons des dieux immortels, nous disions des choses dignes
des dieux immortels. J’ai ma propre idée sur eux, mais je ne vois pas comment elle
pourrait s’accorder avec la tienne. D’après toi, Neptune est un esprit intelligent
répandu dans la mer, et ce serait à peu près la même chose pour Cérès ; or moi, cette
intelligence de la mer et de la terre, non seulement je ne réussis pas à la comprendre
avec ma raison, mais je ne parviens même pas à m’en faire une idée. Il me faut donc
chercher ailleurs si je veux avoir la preuve que les dieux existent, et des
éclaircissements sur leur nature telle que tu la conçois.

[3, XXV, 65] Considérons les points suivants, tout d’abord si le monde est gouverné
par la providence divine, ensuite si les dieux veillent aux choses humaines. Restent en
effet ces deux questions parmi celles que tu as citées. J’estime, si vous êtes d’accord,
qu’il faut en discuter avec attention. « Pour ma part », déclare Velléius, « je suis
pleinement d’accord : en effet, je m’attends à un discours de plus grande importance et
j’approuve sans condition tout ce qui a été dit. Alors Balbus : « Cotta, je ne veux pas
t’interrompre, je me réserve de t’interroger à un autre moment ; je t’amènerai sûrement
à approuver ce que je pense. Mais --- » --- il ne faut pas discuter en public de ces sujets
pour ne pas détruire le culte de l’état. --- Tout d’abord, donc, il est improbable que
cette matière, d’où toute chose est née, ait été créée par la providence divine ; il semble
plutôt qu’elle ait et qu’elle ait eu une force et une nature propres. Quand un architecte
s’apprête à édifier quelque chose, il ne crée pas la matière première, il se sert d’une
matière déjà prête, tout comme un modeleur utilise la cire ; ainsi, de la même façon, il
a été nécessaire que cette providence divine dispose d’une matière qu’elle n’avait pas
créée, mais qu’elle trouvait déjà prête. Mais si la matière n’a pas été créée par dieu, la
terre non plus, ni l’eau, ni l’air ni le feu n’ont été créés par dieu. --- Les serpents
naissent de la moëlle ; sur Cléomène Lacédémonien. --- Les hommes sont supérieurs à
tous les autres êtres vivants. --- « Les choses n’iront absolument pas de cette façon ;

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Ciceron De la nature des dieux

une grande lutte est imminente. L’aurais-je supplié par des paroles flatteuses, si je n’y
trouvais pas mon compte ? »

[3, XXVI, 66] Ne te semble-t-il pas qu’elle manque de réflexion, et qu’elle ne se


prépare pas à soi-même un terrible désastre ? Mais ensuite, que de subtilité dans ses
paroles : « À celui qui veut ce qu’il veut, les choses se présentent comme lui-même le
voudra. » Cette maxime est la source de tous les maux. « Aujourd’hui celui-là, qui a
perdu la raison, m’a ouvert les portes : je libérerai toute ma rage, et je le détruirai ;
pour moi ce sera la douleur, pour lui le deuil ; pour lui la mort, pour moi l’exil. » Il est
clair que cette faculté de raisonner, que vous dites attribuée aux seuls hommes par la
volonté divine, les bêtes en sont dépourvues ;

[3, XXVI, 67] voyez alors quel bienfait les dieux nous ont accordé ? Et même Médée,
que fait-elle, alors qu’elle fuit son père et sa patrie : « Quand son père s’approche
d’elle et qu’il s’apprête à la saisir, elle tue l’enfant, en découpe le corps membre après
membre et le disperse ici et là à travers les champs, dans cette intention : pouvoir fuir
tandis que son père rassemble les membres éparpillés de son fils, faire en sorte que la
douleur le retarde dans sa poursuite, gagner son salut par un fratricide. » Ni les
desseins criminels, ni la raison ne manquèrent à Médée.

[3, XXVI, 68] Et ce personnage, qui prépare un funeste festin à son frère, n’examine-t-
il pas chaque détail de son plan ? « Je dois fournir un effort plus grand, un mal plus
grand afin d’abattre et d’écraser son cœur cruel. » XXVII, 68. Cet autre non plus ne
doit pas être négligé qui « ne se satisfit pas d’attirer la femme {de son frère} dans
l’adultère ; » Atrée dit sur lui des paroles justes et graves : « Il n’est pas de pire danger,
je pense, que cet homme occupant le rang le plus illustre : que les mères enfantent des
fils souillés, que les races soient contaminées, que le sang soit corrompu ; » mais avec
quelle habileté il prépare son crime pour s’emparer du royaume, en séduisant la reine :
« Le père des dieux, ajoute-t-il, m’avait envoyé un signe, bienveillant à l’égard de mon
règne : un agneau qui se distingue d’entre ses semblables par sa toison d’or, Thyeste
osa le ravir à mon royaume, Ayant pris ma femme comme complice de son acte. »

[3, XXVII, 69] Ne te semble-t-il pas qu’il ait agi avec la plus grande scélératesse et
dans le même temps de la manière la plus rationnelle ? Il n’y a pas qu’au théâtre qu’on
voit tant de crimes : notre vie quotidienne en compte de bien pires. Les maisons
privées, le forum, la curie, le Champ de Mars, les alliés, les provinces savent, par
expérience, que la raison permet de faire tant le mal que le bien, que seule une
minorité fait un bon usage de la raison, et rarement, qu’une majorité s’en sert, toujours,
pour de mauvais desseins : aussi eût-il mieux valu que les dieux ne nous aient donné
aucune faculté du tout, plutôt que de nous en avoir donné une aux effets si désastreux.
Le vin procure rarement du soulagement au malade, souvent il lui est nuisible ; c’est
pourquoi il est préférable de ne pas lui en donner du tout plutôt que de l’exposer à un
risque sérieux, pour s’être bercé d’une douteuse espérance de guérison ; cette vivacité
d’esprit, cette perspicacité, cette intelligence, en un mot, cette raison qui cause la ruine
de la majorité des gens et n’est bénéfique qu’à une minorité, je me demande s’il n’eût

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Ciceron De la nature des dieux

pas mieux valu que le genre humain en fût dénué totalement plutôt que pourvu avec
tant de générosité et de largesse.

[3, XXVII, 70] Si l’esprit et la volonté divines veillent sur les hommes à travers le don
de la raison, ils est évident que les dieux veillent sur ceux auxquels ils ont donné une
raison vertueuse : en admettant qu’il y en ait, force est de constater qu’ils sont peu
nombreux. Il est cependant absurde que les dieux immortels se soient préoccupés
seulement de quelques-uns ; d’où cette conséquence qu’ils ne se sont souciés de
personne. XXVIII, 70. Vous avez coutume de vous opposer à cet argument ainsi : que
beaucoup fassent un mauvais usage des avantages divins ne signifie pas pour autant
que les dieux n’ont pas agi de leur mieux pour nous aider ; nombreux sont ceux aussi
qui font un mauvais usage du patrimoine, et ce n’est pas pour cela qu’ils n’ont reçu
aucun bienfait de leur père. Et qui le nie ? Mais quel rapport dans cette comparaison
avec notre problème ? Déjanire, certes, ne voulait pas nuire à Hercule quand elle lui
donna la tunique trempée du sang du Centaure, et il ne voulait pas faire du bien à Jason
de Phères celui qui perça d’un coup d’épée l’abcès que les médecins étaient incapables
de guérir. Ils arrive souvent qu’on fasse du bien alors qu’on voulait faire du mal, et du
mal alors qu’on voulait faire du bien ; ainsi l’intention du donateur n’apparaît pas dans
ce qu’il donne ; et de faire un bon usage d’un présent, il ne faut pas en inférer que le
donateur a eu des intentions amicales.

[3, XXVIII, 71] Est-il un acte dicté par le désir, par la cupidité, est-il un crime qui soit
entrepris sans décision préalable, ou perpétré sans l’activité de l’esprit et de la pensée,
c’est-à-dire sans la raison ? De fait, toute opinion est le produit de la raison, et d’une
raison bonne si l’opinion est vraie, d’une raison mauvaise si elle est fausse. Mais dieu
s’est borné à nous donner la raison (étant admis qu’il nous l’ait donnée), et qu’elle soit
bonne ou non, cela dépend de nous. La raison n’a pas été donnée aux hommes par des
dieux favorables, comme on transmet un héritage. En effet, est-il un meilleur présent
que les dieux auraient pu faire aux hommes s’ils avaient voulu leur faire du mal ?
L’injustice, l’intempérance, la couardise, de quels germes ces vices seraient-ils nés
sans l’aide de la raison ? XXIX, 71. Tout à l’heure, nous évoquions Médée et Atrée,
personnages des temps héroïques, qui, par calcul, méditaient des crimes infâmes.

[3, XXIX, 72] Et les frivolités des comédies, ne sont-elles pas toujours placées sous le
signe de la raison ? Ce personnage de l’Eunuque ne raisonne-t-il peut-être pas avec
subtilité : « Que faire alors ? » « Elle m’a chassé, elle me rappelle ; dois-je revenir ?
Pas même si elle me supplie à genoux. » Et dans les Synéphèbes, ce personnage
n’hésite à polémiquer avec des arguments dignes d’un Académicien, pour combattre
l’opinion commune ; il déclare que « quand on est très amoureux, infiniment pauvre, il
est doux d’avoir un père avare, bourru, dur avec ses enfants, qui ne vous aime pas et ne
prend pas soin de vous »

[3, XXIX, 73] et il ajoute des arguments subtiles à l’appui de cette affirmation
incroyable : « Ou tu lui dérobes ses revenus, ou bien, en falsifiant un document, tu
récupères le montant d’une dette, ou bien, avec la complicité d’un esclave, tu le
frappes d’épouvante ; si joyeusement à la fin tu dissiperas cet argent soutiré à un père

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Ciceron De la nature des dieux

avare ; Et le même personnage soutient qu’un père gentil et généreux est une entrave
pour un enfant amoureux : « Je ne sais pas comment le tromper, ni quoi lui dérober, ni
quelle ruse ni quelle machination inventer : ainsi la générosité de mon père a mis un
frein à toutes mes ruses, à mes tromperies, à mes fraudes. » Ces ruses, ces
machinations, ces tromperies et ces fraudes ne sont-elles sans doute pas l’œuvre de la
raison ? Ô illustre don des dieux, qui autorise Phormion à dire : « Envoie-moi le
vieux ; dans ma tête tous les plans sont déjà prêts. »

[3, XXX, 74] Mais quittons le théâtre et rendons-nous au forum. Le préteur va prendre
sa place : quelle est l’affaire à juger ? Découvrir qui a incendié le tabularium. Quel
crime pourrait être plus mystérieux ? Mais Quintus Sosius, illustre chevalier romain du
Picénus, a avoué l’avoir commis. Qui a falsifié des documents publics ? : Lucius
Alénus l’a fait, quand il a imité la signature des six premiers employés. Qui est plus
habile que cet homme ? Considère les autres procès : l’or de Toulouse, la conjuration
de Jugurtha ; rappelle-toi, plus tôt : le procès de Tubulus, qui s’est laissé corrompre
avant de rendre son verdict ; ou plus récemment : le procès intenté par Péducéus sur un
cas d’inceste, et ces procès qui ont lieu quotidiennement, pour assassinats,
empoisonnements, détournements de biens publics, falsifications des testaments selon
la nouvelle loi. D’où la formule de l’accusation : « Je déclare qu’un vol a été commis
avec ton aide et à ton instigation. » De là tous les procès pour condamner la mauvaise
foi du tuteur, du mandataire, de l’associé, du dépositaire ; et tous les autres procès pour
abus de confiance, contre l’acheteur ou le vendeur, le loueur ou le locataire, d’où
l’action publique exercée dans les affaires privées selon la loi Létoria : introduite par
notre ami Caius Aquilius, elle doit servir de garde-fou contre les tromperies : d’après
lui, il y a tromperie chaque fois qu’on simule une action différente de celle qu’on a
effectivement faite.

[3, XXX, 75] Alors, pensons-nous que les dieux se soient faits les semeurs de si grands
maux ? Si les dieux ont donné aux hommes la raison, il leur ont donné la fourberie, qui
n’est rien d’autre qu’un moyen astucieux et travesti de faire le mal ; de la même façon,
les dieux leur ont donné la fraude, le crime et toutes les mauvaises actions, car aucune
d’entre elles ne peut être conçue sans la raison. Aussi, suivant le désir de cette vieille,
« Si au moins les troncs du sapin n’étaient pas tombés à terre, dans le bois du Pélion,
coupés par les haches » ainsi, si seulement les dieux n’avaient pas donné aux hommes
cette habileté à raisonner ! Très peu en font bon usage, et cependant ce sont souvent
ceux-là mêmes qui sont victimes de ceux qui en font un mauvais usage, et ils sont
innombrables ceux qui s’en servent avec de mauvaises intentions, de sorte que le don
divin de la raison et de la réflexion semble avoir été donné aux hommes dans le but de
tromper et non de faire le bien.

[3, XXXI, 76] Et pourtant, vous vous obstinez à dire que la faute de tout ceci incombe
aux hommes, non aux dieux, comme si le médecin accusait la gravité de la maladie, le
pilote la violence de la tempête ; même s’ils ne sont que des humains, ils n’en sont pas
moins ridicules : « Qui ferait appel à vous », pourrait-on leur demander, « si ces
dangers n’existaient pas ? ». Mais contre un dieu, on peut discuter de façon plus
franche : « Tu prétends que la faute réside dans les vices des hommes : tu aurais dû

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Ciceron De la nature des dieux

donner aux hommes une raison telle qu’elle eût exclu les vices et les fautes. » Alors,
comment a-t-il pu se fourvoyer ? De fait, quand nous laissons en héritage nos biens,
c’est avec l’espoir d’accomplir une bonne action ; et dans notre espérance nous
pouvons être trompés ; mais dieu, comment a-t-il pu être trompé ? Peut-être comme le
Soleil, quand il a fait monter son fils Phaéton sur son char, ou comme Neptune, quand
Thésée provoqua la mort de son fils Hippolyte, pour avoir obtenu de son père Neptune
le pouvoir de réaliser trois souhaits ?

[3, XXXI, 77] Ça, ce sont des inventions de poètes, or nous, nous nous voulons
philosophes, qui traitent de faits réels, non de fables. Toutefois, ces mêmes dieux
imaginés par les poètes, seraient taxés de coupable bienveillance s’ils avaient su qu’ils
nuiraient à leurs enfants en leur accordant ces dons. Et si ce qu’Ariston de Chios avait
coutume d’affirmer est vrai, que les philosophes nuisent à ceux de leurs élèves qui
interprètent mal leurs paroles (de l’école d’Aristippe pourraient sortir des individus
dissolus, de celle de Zénon des gens amers), il serait sûrement préférable que les
philosophes se taisent plutôt que de nuire à leurs auditeurs, si leurs disciples doivent
sortir de leurs écoles corrompus pour avoir mal compris leurs discours ;

[3, XXXI, 78] de même, si les hommes changent en tromperie et méchanceté la raison
que les dieux immortels leur ont données dans une bonne intention, il aurait mieux
valu ne pas la donner au genre humain plutôt que de la lui donner. Si un médecin a
prescrit à un malade de prendre du vin, tout en sachant que ce dernier le boira trop pur
et en mourra immédiatement, il commet une faute grave ; de la même façon, votre
Providence est à blâmer, elle qui a donné la raison à celui dont elle savait qu’il en
ferait un usage malhonnête et erroné. À moins que vous n’admettiez qu’elle ne le
savait pas. Ah, à moins que... ! Mais vous n’en n’aurez pas le courage ; car je n’ignore
pas en quelle haute estime vous la tenez.

[3, XXXII, 79] Mais nous pouvons désormais en finir avec cette question. Si en effet,
de l’avis unanime de tous les philosophes, la stupidité est un mal plus grave que tous
les autres revers de la fortune et les affections réunis, et si personne n’atteint à la
sagesse, nous qui, à vous entendre, bénéficions de la protection des dieux immortels,
nous sommes immergés dans le plus profond désarroi. Comme il n’y a aucune
différence entre le fait que personne n’est en bonne santé et que personne ne peut
l’être, ainsi je ne comprends pas la différence qu’il y a entre le fait que personne n’est
sage et le fait que personne ne peut l’être. Mais nous nous sommes étendus trop
longtemps sur un sujet pleinement évident. Télamon, lui, en un seul vers, apporte, de
manière à clore la discussion, la preuve que les dieux se désintéressent des hommes : «
En effet, s’ils s’intéressaient à eux, les bons prospéreraient et les méchants courraient à
leur perte ; on est loin d’un tel constat. » Si vraiment les dieux prenaient à cœur le
genre humain, ils auraient dû créer les

[3, XXXII, 80] ou du moins veiller sur les gentils : pourquoi les Carthaginois défirent-
ils en Espagne les deux Scipions, hommes excellents et illustres par leur courage ?
Pourquoi Maximus enterra-t-il son fils consul ? Pourquoi Annibal tua-t-il Marcellus ?
Pourquoi Cannes vit-elle la ruine de Paulus ? Pourquoi le corps de Régulus fut-il laissé

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Ciceron De la nature des dieux

à la merci de la cruauté des Carthaginois ? Pourquoi l’Africain ne fut-il pas protégé par
les murs de sa maison ? Mais ces exemples et beaucoup d’autres sont anciens ;
voyons-en de plus récents. Pourquoi mon oncle, Publius Rutilius, homme absolument
intègre et aussi très cultivé, se trouve-t-il en exil ? Pourquoi mon ami Drusus a-t-il été
tué chez lui ? Pourquoi Quintus Scévola, un grand pontife, modèle de tempérance et de
sagesse, a-t-il été assassiné devant la statue de Vesta ? Pourquoi aussi auparavant tant
d’éminents citoyens furent-ils tués sur l’ordre de Cinna ? Pourquoi Caius Marius, le
plus perfide d’entre tous, a-t-il pu commanditer la mort de Quintus Catulus, homme
d’un prestige extraordinaire ?

[3, XXXII, 81] Une journée ne me suffirait pas si je voulais énumérer les bons qui ont
été frappés par le malheur, citer les méchants qui ont eu de la chance. Pourquoi en
effet Marius mourut-il ainsi dans le bonheur, chez lui, au cours de son septième
consulat ? Pourquoi Cinna, le plus cruel de tous, demeura-t-il au pouvoir si
longtemps ? XXXIII, 81. « Mais il en a payé le prix », me dira-t-on. Il aurait mieux
valu leur défendre et les empêcher de tuer ainsi tant d’hommes illustres, plutôt que de
leur infliger une punition tardive. Quintus Varius, homme très odieux, mourut parmi
des tortures et des supplices terrifiants ; si cela arriva parce qu’il avait tué Drusus par
le fer, Métellus par le poison, mieux aurait valu sauver la vie ces hommes, plutôt que
de châtier Varius pour ses crimes. Denys fut le tyran d’une ville très riche et il
prospéra trente ans durant;

[3, XXXIII, 82] et avant lui, pendant combien d’années Pisistrate régna-t-il dans la
fleur de la Grèce ? « Mais Phalaris et Apollodore ont été punis. » Certes, mais après
avoir torturé et tué beaucoups d’hommes. De nombreux brigands sont également
souvent punis, mais on ne peut sûrement pas affirmer que leurs victimes sont moins
nombreuses. Nous savons qu’Anaxarque, disciple de Démocrite, se fit torturer par le
tyran de Chypre, que Zénon d’Élée fut tué parmi les supplices ; que dire de Socrate
dont la mort me bouleverse chaque fois que je lis Platon ? Tu vois alors que si le dieux
ont un regard sur les choses humaines, leur jugement n’en balaie pas moins toute
distinction.

[3, XXXIV, 83] Diogène le Cynique avait coutume de dire qu’Harpale, un pirate, qui
vivait à cette époque-là, et qui passait pour avoir de la chance, portait témoignage
contre les dieux parce qu’il vécut heureux très longtemps. Denys, que j’ai nommé il y
a un instant, après avoir saccagé le temple de Proserpine à Locres, faisait voile vers
Syracuse, et comme il naviguait poussé par un vent favorable, il déclara en riant : «
Voyez, mes amis, quelle belle navigation les dieux immortels offrent aux sacrilèges ! »
Et en homme avisé qu’il était, ayant parfaitement compris comment les choses allaient,
il persévérait dans le même comportement. Il débarqua avec sa flotte dans le
Péloponnèse, se rendit au temple de Jupiter Olympien et enleva à Jupiter son manteau
d’or de grand poids, dont le tyran Gélon avait orné la statue, grâce au fruit de la vente
du butin des Carthaginois ; et en cette occasion, il fit également de l’esprit, en disant
que le manteau d’or était pesant en été et froid en hiver ; il recouvrit la statue d’un
manteau de laine, en déclarant qu’il était adapté à toutes les saisons. De plus, il fit

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enlever la barbe d’or d’Esculape à Épidaure, avec ces mots : qu’il ne convenait pas au
fils de porter la barbe alors que dans tous les temples son père en était dépourvu.

[3, XXXIV, 84] Puis il fit enlever de tous les temples les tables d’argent sur lesquelles,
suivant un usage de l’antique Grèce, il était inscrit : « dieux bons », en déclarant qu’il
voulait profiter de leur bonté. Ensuite il fit emporter sans hésitation les petites
Victoires d’or, les coupes et les couronnes que les mains tendues des statues
supportaient ; il ne les volait pas, déclarait-il, mais les acceptait, parce que c’est de la
folie de prier les dieux pour obtenir des faveurs, et quand ils nous les tendent et nous
les offrent, de refuser de les prendre. On dit ensuite qu’il transporta dans le forum tous
ces objets ravis aux temples, et qu’il les fit mettre aux enchères, et, après avoir ramassé
l’argent, il ordonna que tout homme, en possession d’objets qui provenaient de lieux
sacrés, devaient les reporter dans leur sanctuaire et ce, avant une date déterminée :
ainsi, à l’impiété à l’égard des dieux, Denys ajouta l’injustice à l’égard des hommes.
XXXIV, 84. Eh bien, il ne fut pas frappé par la foudre de Jupiter Olympien et
Esculape ne le fit pas non plus mourir lentement d’une maladie longue et douloureuse ;
il mourut dans son lit et son corps fut placé sur un bûcher, et ce pouvoir que lui-même
avait acquis avec le crime, il le laissa en héritage, comme s’il était juste et légitime.

[3, XXXV, 85] C’est malgré moi que je tiens ce discours, car il semble une incitation à
faire le mal ; et ce serait le cas, en effet, si en dehors de toute intervention divine, il n’y
avait le poids de la connaissance des vices et des vertus, sans laquelle tout court à sa
perte. Ni une famille ni un état, peut-on dire, ne sont régis suivant un ordre rationnel et
une norme si les bonnes actions n’y reçoivent leur récompense, les crimes leur
châtiment ; de la même façon, les dieux n’exercent aucun contrôle sur les hommes s’ils
ne font aucune distinction entre les bons et les méchants.

[3, XXXV, 86] « Mais, objectera-t-on, les dieux négligent les questions secondaires ;
ni les petits champs ni les vignes des particuliers ne sont l’objet de leur sollicitude. Si
le loup ou la grêle ont porté préjudice à quelqu’un, Jupiter ne peut en être tenu pour
responsable ; pas même dans les royaumes, les roi ne s’occupent des affaires
d’importance minine » : c’est ainsi que vous raisonnez. Comme si tout à l’heure, je
m’étais lamenté de la perte des terrains de Publius Rutilius à Formies, et non de celle
de sa sécurité personnelle ! XXXVI, 86. En cela tous les mortels se ressemblent ; il
croient que les biens extérieurs, les vignes, les moissons, les oliveraies, l’abondance
des récoltes et des produits, en somme tous les avantages, toute la prospérité de leur
vigne proviennent de leurs dieux ; mais aucun n’a jamais déclaré avoir reçu de dieu la
vertu.

[3, XXXVI, 87] Et cela est juste : nous sommes loués pour notre vertu et c’est pour
nous, avec raison, un motif de fierté légitime ; il en irait autrement si, au lieu de venir
de nous, ce don nous venait de dieu. Mais si nous avons reçu des honneurs, acquis des
richesses, ou si nous avons obtenu quelque autre bien de la Fortune, ou si nous avons
échappé à quelque malheur, alors nous remercions les dieux, sans nous en attribuer
aucun mérite. Qui a jamais remercié les dieux de ce qu’il était un homme bon ? On les
remercie plutôt parce qu’on est riche, honoré, sain et sauf, et, pour cette raison, Jupiter

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est appelé Très Bon très Grand, pas parce qu’il nous rend justes, tempérants, sages,
mais parce qu’il fait de nous des hommes sains, saufs, opulents, riches ;

[3, XXXVI, 88] et personne n’a jamais promis la dîme à Hercule en échange de
recevoir la sagesse — même si l’on raconte que Pythagore immola un bœuf aux Muses
quand il fit une découverte en géométrie. Mais je ne le crois pas : il suffit de se
rappeler qu’il s’est refuser à sacrifier une victime à Apollon Délien lui-même, pour ne
pas souiller de sang son autel. Mais pour en revenir à mon discours, les mortels
émettent unanimement ce jugement : la fortune doit être demandée à dieu, la sagesse
doit être trouvée en soi-même. Cependant, nous consacrons des temples à
l’Intelligence, à la Vertu, à la Bonne Foi, ce qui ne nous empêche pas de constater que
ces dons résident en nous-mêmes ; le don de l’espoir, du salut, de la richesse, de la
victoire doit être demandé aux dieux. Donc, comme disait Diogène, que les méchants
acquièrent prospérité et fortune, contredit, sans conteste, qu’il y ait une force et un
pouvoir divins.

[3, XXXVII, 89] « Mais, dira-t-on, souvent les gentils réussissent ; » Certes, nous
sautons sur l’occasion pour, sans raison, attribuer ces succès à l’œuvre des dieux
immortels. Diagoras, dit l’athée, arriva un jour à Samothrace et fut interpellé par un
ami : « Toi qui penses que les dieux se désintéressent des choses humaines, ne vois-tu
pas toutes ces tablettes votives qui témoignent du nombre de ceux qui ont échappé à la
violence de la tempête, et qui, grâce à leurs prières, sont arrivés au port sains et saufs ?
», « Certes », répondit-il, « parce qu’il n’y a aucun ex voto de ceux qui firent naufrage
et périrent en mer. » Durant un voyage en mer, ce même Diagoras, face à
l’accablement des marins qui, terrorisés par la tempête, attribuaient leur infortune, au
fait qu’ils l’avaient accueilli sur leur navire, leur montra beaucoup d’autres bateaux qui
empruntaient la même route, en difficulté comme le leur, et il leur demanda s’ils
pensaient que Diagoras voyageait également sur ces navires. Ainsi en effet vont les
choses : pour ce qui concerne la bonne ou la mauvaise fortune, ce que tu es, comment
tu as vécu, cela n’a aucune importance.

[3, XXXVII, 90] « Les dieux ne prêtent pas attention à tout », objecte-t-on, « les rois
non plus. » Où est la ressemblance ? Les rois, s’ils passent sciemment sous silence un
crime, commettent une faute grave ; XXXVIII, 90. mais un dieu ne peut même pas
avoir l’excuse de l’ignorance. Et vous le défendez magistralement en affirmant que la
puissance divine est telle que, même si quelqu’un, par sa propre mort, s’est soustrait au
châtiment, la punition est infligée à ses enfants, à ses neveux, à ses descendants.
Remarquable équité des dieux ! Un état admettrait-il un législateur qui déciderait de
condamner le fils ou le neveu pour un crime commis par son père ou son oncle ? « Les
descendants de Tantale continueront-ils à s’entre-tuer, Comment assouvir le désir de
venger la mort de Myrtilos ? »

[3, XXXVIII, 91] Il ne m’est pas aisé de trancher : sont-ce les poètes qui ont perverti
les Stoïciens, ou les Stoïciens ont-ils accordé tout crédit aux poètes, car les uns et les
autres racontent des monstruosités et des horreurs. Une victime des ïambes
d’Hipponax ou des vers d’Archiloque, ne devait sûrement pas ses malheurs aux dieux,

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mais à lui-même, et quand nous voyons représentée la passion d’Égisthe ou de Pâris,


nous n’en considérons certes pas les dieux responsables, car c’est quasiment la voix
même de la faute que nous entendons ; et que nombre de malades aient recouvré la
santé, j’attribue ce fait à Hippocrate plutôt qu’à Esculape, de même je pense que la
constitution de Sparte a été l’œuvre de Lycurgue et non d’Apollon. Critolaos, dit-on, a
provoqué la ruine de Corinthe, Hasdrubal celle de Carthage. Ces deux joyaux de la
côte furent détruits par ces hommes, on par quelque dieu irrité, vu que, comme vous
l’affirmez, un dieu ne peut absolument pas se mettre en colère.

[3, XXXIX, 92] Mais il aurait sûrement pu apporter son aide et sauver des villes si
grandes et si belles ; n’avez-vous pas coutume d’affirmer qu’il n’est rien qu’un dieu ne
puisse accomplir, et sans fatigue aucune ; comme les membres de l’homme se meuvent
sans effort, seulement sous l’effet de la pensée et de la volonté, ainsi tout se fait, tout
se meut, et se modifie par la volonté des dieux. Et cette affirmation, vous l’avancez,
non comme une superstition de bonne femme, mais en vous fondant sur une doctrine
scientifique et cohérente, parce que vous soutenez que la matière première dont toutes
les choses sont formées et qui les contient toutes, est en soi-même susceptible de se
plier et de se transformer, si bien qu’il n’est rien qu’elle ne puisse créer et transformer,
même en un temps record, mais que le principe qui contrôle et qui modèle toute cette
matière est la puissance divine : quelle que soit sa direction, elle est en mesure de faire
tout ce qu’elle veut. C’est pourquoi, ou bien elle ne connaît pas son pouvoir ou bien
elle se moque des choses humaines ou bien elle n’est pas capable de juger ce qui est le
meilleur. « Elle ne se préoccupe pas de chacun des individus. »

[3, XXXIX, 93] Quoi d’étonnant ? : elle se désintéresse même des villes, et pas
seulement des villes, mais aussi des nations, des peuples. Mais elle les néglige aussi,
quoi de surprenant qu’elle ait négligé le genre humain tout entier ? Mais comment
pouvez-vous soutenir, dans le même temps, que les dieux ne s’occupent pas de ces
détails et que les rêves sont distribués et dispensés aux hommes par les dieux
immortels (que rêves sont dispensateurs de vérité, votre école l’affirme, c’est pourquoi
je te soumets la question) et qu’il faut leur adresser des prières ? De toute évidence, la
prière est un acte individuel, ce qui implique que l’intelligence divine accorde son
attention au cas de chacun. Vous voyez donc qu’elle n’est pas si occupée que vous le
pensiez. Imagine qu’elle soit occupée à faire tourner le ciel, à veiller sur la terre et à
régler les mouvements de la mer : comment peut-elle supporter que tant de dieux
restent parfaitement inactifs ? Pourquoi ne fait-elle pas diriger les affaires humaines
par l’un de ces dieux qui ne font rien et que toi, Balbus, a énumérés en nombre infini ?
Voilà ce que j’avais plus ou moins à dire sur la nature des dieux, non pour en nier
l’existence, mais pour que vous compreniez combien elle est obscure et difficile à
clarifier. »

[3, XL, 94] Avec ces paroles, Cotta mit fin à son discours. Alors Lucilius dit : « C’est
avec beaucoup de véhémence que tu as attaqué la doctrine de la providence divine ; les
Stoïciens l’ont élaborée avec une grande piété et une grande sagesse. Mais comme il se
fait tard, tu nous accorderas quelque jour pour nous opposer à tes objections. Ma
discussion contre toi touche la défense des valeurs les plus profondes de la religion et

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de la famille, des temples et des autels des dieux, des murs de la Cité que vous autres,
Pontifes, vous considérez comme sacrés, et vous mettez un plus grand soin à défendre
la cité avec le sentiment religieux qu’en édifiant des fortifications. Tant que je vivrai,
je considérerai comme un sacrilège de renoncer à ces valeurs ».

[3, XL, 95] Alors, Cotta : « Pour ce qui me concerne, Balbus, je désire être réfuté et
j’ai préféré discuter l’argument en question sans, au final, porter un jugement
personnel, et j’ai déjà la certitude que tu me battras facilement. « Sûrement », dit
Velléius, du moment qu’il pense que mêmes les rêves nous viennent de Jupiter, ces
rêves qui, toutefois, ne sont pas eux-mêmes aussi vains que les discours des Stoïciens
sur la nature des dieux. » Nous nous en allâmes sur ces paroles : À Velléius, le
discours de Cotta paraissait contenir plus de vérité ; pour ma part, il me semblait que
celui de Balbus avait plus de vraisemblance.

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