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Judith Förstel et Martine Plouvier (dir.

L’animal : un objet d’étude

Éditions du Comité des travaux historiques et scientifiques

Fixisme ou évolution : quelle place pour l’humain


dans le monde ?
Pauline Delahaye

DOI : 10.4000/books.cths.10238
Éditeur : Éditions du Comité des travaux historiques et scientifiques
Lieu d'édition : Éditions du Comité des travaux historiques et scientifiques
Année d'édition : 2020
Date de mise en ligne : 30 mars 2020
Collection : Actes des congrès nationaux des sociétés historiques et scientifiques
ISBN électronique : 9782735508808

http://books.openedition.org

Référence électronique
DELAHAYE, Pauline. Fixisme ou évolution : quelle place pour l’humain dans le monde ? In : L’animal : un
objet d’étude [en ligne]. Paris : Éditions du Comité des travaux historiques et scientifiques, 2020
(généré le 20 novembre 2020). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/cths/10238>.
ISBN : 9782735508808. DOI : https://doi.org/10.4000/books.cths.10238.

Ce document a été généré automatiquement le 20 novembre 2020.


Fixisme ou évolution : quelle place pour l’humain dans le monde ? 1

Fixisme ou évolution : quelle place


pour l’humain dans le monde ?
Pauline Delahaye

Un débat qui semble sans fin


1 Si les avancées de la biologie, de la paléontologie et de la génétique ont permis de
trancher le débat entre fixisme et évolutionnisme d’un point de vue scientifique, on
constate toutefois que cela n’a pas suffi à faire taire la voix du fixisme, dont les
partisans ont encore pignon sur rue et enseignent parfois même dans les écoles 1. En
témoigne par exemple une conférence dispensée par un des professeurs du lycée Saint-
Bernard de Bailly, dans les Yvelines, à l’ensemble des classes de lycées, sur « L’Évolution
selon les manuels de SVT : ils sont inexcusables ! » 2. Cette conférence, diffusée en ligne,
a attiré une dizaine de milliers d’internautes. Le biologiste et vulgarisateur Thomas
Durand3, plus connu sous le pseudonyme de Acermendax4, a pointé ses errements :
usage de concepts nébuleux, de raisonnements circulaires, de comparaisons sans
fondement, d’erreurs pures et simples, de raccourcis sur des concepts en réalité
complexes (comme la complexification du vivant ou la notion d’espèce) et de termes
scientifiques, détournés de leur définition véritable. Nous sommes donc, avec ce
conférencier créationniste, face à une figure d’autorité, qui, volontairement ou par
erreur, tord des faits scientifiques, mésuse des termes qui ont une définition précise et
présente un raisonnement émaillé d’erreurs, de biais et d’incomplétudes comme étant
un raisonnement scientifique valable à des adolescents qui ont toutes les raisons de le
croire.

Théorie versus idéologie


2 On peut s’étonner de la survivance d’une pareille position, alors que les preuves qui la
contredisent abondent. En réalité, cela n’a rien d’étonnant car le fixisme n’est pas une
théorie scientifique, et ceci fait qu’il s’accommode donc très bien de la présence de

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preuves contradictoires, dans sa forme, parce qu’il s’agit de ce qu’on appelle une
hypothèse ad hoc, c'est-à-dire un raisonnement qui part du principe qu’il ne peut pas
avoir tort et qui justifiera toutes les preuves contradictoires par ce prisme, et dans son
fond, parce que le fixisme ne cherche pas à expliquer le monde mais à justifier une
idéologie.
3 L’idéologie sous-jacente est la suivante : l’humain est le sommet de la création, création
qui a été faite pour lui, comme un écrin de sa grandeur, il est une créature à part,
supérieure et maîtresse de toutes les autres. Cette idéologie étant extrêmement
flatteuse pour l’ego, on comprend facilement pourquoi la révélation de notre très
proche parenté avec le chimpanzé ou de notre ascendance commune avec les amibes a
pu déplaire. Au-delà de la minorité demeurée étroitement fidèle au fixisme, cet
anthropocentrisme se révèle très présent de manière bien plus insidieuse et
inconsciente, chez la majeure partie d’entre nous, même au sein de la communauté
scientifique.
4 Pourquoi est-il si facile de lui laisser encore de la place ? Chacun de nous a très
naturellement une tendance à simplifier, mettre de côté ou mépriser, c’est selon, ce que
nous ne comprenons pas. Et l’esprit animal, sa communication, sa pensée, sont des
choses qui nous sont fondamentalement étrangères. Le fixisme permet de régler la
question : il n’y a rien à comprendre, l’animal est une nature qui n’a rien à voir avec la
nôtre, et c’est tout. Le fixisme est très rassurant, il nous permet d’être sûrs que nous
sommes bien les seuls êtres pensants sur terre, sûrs que nous ne passons à côté de rien
de crucial chez les autres espèces. L’évolutionnisme lui, remet la question sur le tapis :
non, ces espèces sont liées à la nôtre, dans un lointain passé nous avons été semblables,
des ponts doivent exister pour les comprendre. Il nous rappelle que nous sommes
encore aveugles sur certains points de connaissance, et qu’il va nous falloir travailler
peut-être longtemps avant d’avoir une vision correcte de la chose.

Écueils et limites de l’idéologie


5 Un autre écueil se dresse alors. Comment comprendre ce qui nous est étranger ? Par
définition, je ne connais que moi, je ne sais penser et ressentir qu’à travers mon vécu,
mon expérience, mon fonctionnement. Partir de nous pour penser l’autre n’est pas une
erreur : c’est bien souvent le seul point de départ que nous ayons. Mais le fixisme, en
plaçant l’humain au sommet et au centre de la création, en fait le mètre étalon, ce qui
est plus grave. Pendant longtemps, on a ainsi considéré que les grands singes ne
parlaient pas parce qu’ils n’étaient pas assez intelligents, or s’ils étaient intelligents
comme nous, ils devaient forcément parler comme nous. Il a fallu longtemps avant de
mettre en évidence le fait que l’appareil respiratoire et phonatoire des grands singes ne
permet tout simplement pas la parole articulée, sans que cela ait quoi que ce soit à voir
avec leurs capacités cérébrales, et d’inventer d’autres méthodes pour tester leur
aptitude au langage, avec succès. Ici, le fixisme n’est que la suite logique de
comportements millénaires : attribuer à l’autre la possession de capacités en fonction
de sa ressemblance avec soi-même.
6 Accepter de renoncer à cette idéologie, c’est aussi accepter de remettre en question
tout un système complexe et hiérarchisé de valeurs. Si la façon dont le débat est
aujourd’hui orienté tend à faire croire qu’il s’agit d’un débat de preuves, il s’agit en
réalité d’un débat de valeurs et de croyances. Tant que l’animal était d’une nature

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différente de l’humain, sa pensée, sa sensibilité, son intelligence ou ses émotions


n’étaient tout simplement pas des questions, ou si elles l’étaient, c’était en tant que
données négligeables. La reconnaissance de notre plus ou moins proche parenté,
proximité de fonctionnement, ressemblance mentale rebat les cartes du système de
valeurs, elle perturbe les notions de cruauté, de compassion, de personne 5, de crime, de
morale6, voire dans certains cas de génocide. Également, elle porte un coup très violent
aux croyances religieuses majoritaires dans notre culture : si seul l’humain est censé
avoir une âme, que faire des animaux qui parlent en langue des signes, qui se
souviennent sur toute une vie de traumatismes7, qui se mettent en danger pour
protéger un autre, qui souffrent, qui manifestent leur jalousie, leur deuil ou leur
amour8 ? Le fixisme n’est rien de plus que la résistance de certains à la dissonance
cognitive actuelle, c'est-à-dire à la détresse mentale que provoque en eux la différence
entre ce que les faits leur racontent et ce que, eux, ont envie de croire. Et s’il est encore
aussi présent à l’heure actuelle dans notre culture occidentale, contrairement, par
exemple, à la culture japonaise, pionnière de la primatologie, c’est simplement parce
que notre culture baigne profondément dans cette idéologie.

Impact de l’héritage fixiste sur la science actuelle


7 Il n’est pas facile de se défaire d’une idéologie aussi profondément ancrée dans notre
culture, même lorsqu’on pense être objectif. En 2007, le primatologue Christophe
Boesch9 a ainsi étudié les résultats d’expériences de psychologie comparée entre
humains et singes, effectuées en laboratoire avec des paramètres contrôlés. Sur les
items testés, la plupart des études concluaient à une supériorité de l’humain sur le
singe. Les chercheurs qui avaient mené ces expériences étaient convaincus d’avoir suivi
un protocole rigoureux, or Boesch a relevé que les humains étaient testés avec leurs
congénères, parfois avec les chercheurs eux-mêmes, alors que les singes étaient testés
séparés à la fois de leur groupe et des chercheurs par une vitre sans tain, que les
enfants testés l’étaient avec leurs parents à proximité, quand les petits singes étaient
eux séparés de leurs mères, enfin que les humains étaient testés avec du matériel
humain qui leur était familier, ce qui n’était pas le cas des singes évalués. Sur les vingt-
trois études examinées, toutes parues dans de grands journaux scientifiques, seules
cinq ne présentaient pas ces biais, et elles étaient les seules à ne pas conclure à la
supériorité cognitive de l’humain. Les erreurs commises par les autres équipes peuvent
toutes se résumer ainsi : elles n’ont pas pensé qu’une autre espèce que la nôtre pouvait
être gravement perturbée lorsqu’elle n’était pas l’objet d’autant d’égards que la nôtre,
elles n’ont pas pensé que les autres espèces testées pouvaient être aussi sensibles que la
nôtre.
8 Dans le vaste domaine des sciences, un procédé intéressant consiste à retracer l’histoire
des sujets qui n’ont pas été étudiés, des questions qui n’ont pas été posées, et pendant
combien de temps, et de voir ainsi ce que cela nous révèle sur les postulats et les
croyances sous-jacentes. En médecine par exemple, le fait de comparer le nombre
incalculable de traités, études et descriptions anatomiques du pénis avec le fait que la
compréhension anatomique du clitoris n’a pas dix ans est extrêmement parlant sur
notre rapport au corps, au plaisir et à la place des sexes dans la société 10. De la même
façon, on peut se demander ce que racontent sur l’état actuel de la science les faits
suivants : la première étude sémantique sur l’aboiement du chien date de 2002 11, alors

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que sa domestication a plusieurs millénaires d’existence ; il n’existe à ce jour aucun test


permettant d’évaluer la conscience de soi chez les espèces n’ayant pas la vue comme
sens prioritaire ; les travaux de linguistique s’appuient toujours sur l’article de
Benveniste pour dire que « aucun cri d’aucune espèce n’est porteur de sens » 12 alors que
cela fait plus de cinquante ans que ce postulat est battu en brèche et que les travaux de
primatologues, cétologues et autres biologistes spécialisés ont prouvé le contraire. Ces
exemples révèlent la difficulté culturelle que nous avons tous, chercheurs y compris, à
nous défaire de l’héritage fixiste jusque dans nos expériences, nos travaux et nos
méthodes, à réinterroger des postulats13 qui nous semblent de telles évidences que
personne ne saurait même plus dire d’où nous les tenons, à cesser de nous considérer
comme « la seule espèce du règne animal qui ne soit pas un animal » 14.

9 L’idéologie fixiste est ainsi un boulet, que le chercheur peut parfois traîner à son corps
défendant. L’affrontement de la thèse fixiste avec l’évolutionnisme concerne toutes les
disciplines, la biologie en première ligne bien sûr, mais aussi la linguistique, qui s’est
dépouillée de son propre chef de la question du langage animal 15, la philosophie, qui se
trouve tout à coup à devoir revoir ce que signifient « penser », « conscience »,
« culture »16, l’éthique et le droit, qui ne se penchent que depuis une vingtaine d’années
sur ce qui se passe dans les laboratoires, où une seule cellule œuf humaine est sujette à
plus d’égards législatifs qu’un primate qui pense et a soixante ans d’espérance de vie. À
travers le fixisme, c’est enfin une tendance plus générale qui s’illustre tristement, et
qui nous montre ainsi la voie à suivre. Il n’est plus possible aujourd’hui de laisser
l’idéologie dicter le déni de science, il n’est plus possible à la communauté scientifique
de se tenir loin de son public, parce que sinon d’autres viendront prendre cette place
laissée vacante, et nous pouvons sans doute déjà remercier les vulgarisateurs grand
public comme celui que j’ai cité en début d’article de leur opposer résistance, il est
temps pour les chercheurs de se souvenir que si la science aura toujours besoin d’un
nombre incalculable de travailleurs de l’ombre, elle a aussi besoin, publiquement et
avec de plus en plus d’urgence, de défenseurs.

BIBLIOGRAPHIE

Bibliographie
BÉATA Claude, Au risque d’aimer, Paris, Odile Jacob, 2013.

BEKOFF Marc, Les émotions des animaux, Paris, Éditions Payot & Rivages, 2009.

BENVENISTE Émile, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966.

L’animal : un objet d’étude


Fixisme ou évolution : quelle place pour l’humain dans le monde ? 5

BOESCH Christophe, « What makes us human (Homo sapiens) ? The challenge of cognitive cross-
species comparison », Journal of Comparative Psychology, vol. 121, 2007, p. 227-240.

BUISSON Odile, « Le Clitoris et l’orgasme féminin », ENS, Les Ernest, mai 2010.

CHRISTEN Yves, L’animal est-il une personne ?, Paris, Flammarion, 2011.

DARWIN Charles, The Expression of the emotions in man and animals, London, W. Pickering, 1989.

DE WAAL Frans, Le bonobo, Dieu et nous : aux origines animales de l’humanisme…, Paris, les Liens qui
libèrent, 2013.

ECO Umberto, Kant et l’ornithorynque, Paris, Grasset, 1999.

GUILLAUME Astrid, « Animal : « être sensible » unanimement désensibilisé. Sémiotique du


sensible », Revue trimestrielle de la Fondation Droit Animal, Éthique et Sciences, n o 81, avril 2014,
p. 35-37.

GUILLAUME Astrid, « Question de définitions. Humanité versus Animalité ? Sémiotique de l’animal »,


Revue trimestrielle de la Fondation Droit Animal, Éthique et Sciences, n o 79, octobre 2013, p. 22-24.

MORIN Edgar (dir.), L’Unité de l’homme : invariants biologiques et universaux culturels, Paris, Éditions
du Seuil, 1974.

YIN Sophia, « A new perspective on barking in dogs (Canis familiaris). », Journal of comparative
psychology, vol. 116, no 2, p. 189-193, 2002.

Sitographie
Les travaux de vulgarisation de Thomas Durand/Acermendax sont disponibles sur :

Le site internet de La Menace Théoriste

www.menace-theoriste.fr

La chaîne de vulgarisation La Tronche en Biais (en collaboration avec Vled Tapas)

www.youtube.com/user/TroncheEnBiais

La vidéo citée en début d’article, Discours créationniste chrétien – Tronche de Fake #1 (Abbé
Frament)

www.youtube.com/watch?v=uUlqETF9Oss

NOTES
1. Bowler P. J., Evolution The History of an Idea, Berkeley, Los Angeles, London, University
of California Press, 2009. Coquidé M. et Tirard S., L’évolution du vivant. Un enseignement à
risque ?, Paris, Vuibert-Adapt, 2009. Fortin C., L'évolution à l'école : Créationnisme contre
darwinisme ?, Paris, Armand Colin, 2009.
2. www.youtube.com/watch?v=uUlqETF9Oss
3. www.menace-theoriste.fr
4. www.youtube.com/user/TroncheEnBiais
5. Y. Christen, L’Animal est-il une personne ?

L’animal : un objet d’étude


Fixisme ou évolution : quelle place pour l’humain dans le monde ? 6

6. F. De Waal, Le bonobo, Dieu et nous : aux origines animales de l’humanisme…


7. M. Bekoff, Les émotions des animaux.
8. C. Béata, Au risque d’aimer.
9. C. Boesch, « What makes us human (Homo sapiens) ? The challenge of cognitive cross-
species comparison », p. 227-240.
10. O. Buisson, « Le Clitoris et l’orgasme féminin ».
11. S. Yin, « A new perspective on barking in dogs (Canis familiaris) », p. 189-193.
12. É. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, p. 56.
13. A. Guillaume, « Animal : “être sensible” unanimement désensibilisé. Sémiotique du
sensible », p. 35-37.
14. Idem, p. 22-24.
15. U. Eco, Kant et l’ornithorynque.
16. E. Morin (dir.), L’Unité de l’homme : invariants biologiques et universaux culturels.

RÉSUMÉS
On pourrait penser que le débat entre fixisme des espèces et évolutionnisme est aujourd’hui
définitivement réglé. Dans les faits, ce débat n’est pas encore clos, et des théories qu’on pourrait
qualifier de ad hoc fleurissent régulièrement pour tenter de conforter la position fixiste. Quels
peuvent en être les motifs ? Au-delà de la question de la preuve, le débat cristallise aussi des
affrontements de valeurs, de présupposés et de croyances. Bien que ces influences puissent
apparaître comme relevant du domaine privé, les conséquences de celles-ci sur la vie scientifique
existent bel et bien. En toute logique, c’est sur la question animale que ces effets sont les plus
lourds et problématiques. De la moralisation de la science aux protocoles biaisés en passant par la
pure et simple considération de certaines problématiques animales comme des non-questions,
nous proposons ici une mise en relief des conséquences de la persistance de ce débat, et des
risques du déni de science.

AUTEUR
PAULINE DELAHAYE
Doctorante en Sciences du Langage, Université Paris IV – Paris Sorbonne

L’animal : un objet d’étude

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