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Du même auteur

Quand est-ce qu’on biaise ?


Humensciences, 2019

Connaissez-vous l’homéopathie ?
Éditions Matériologiques, 2019

L’Ironie de l’évolution
Seuil, « Science ouverte », 2018

La Vie après la mort ?


Une approche rationnelle
Book-e-Book, 2016
ISBN 978-2-02-143230-5

© Éditions du Seuil, octobre 2019

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


Avant-propos

La théorie de l’évolution est extrêmement importante dans l’histoire des


idées. À l’heure actuelle, son enseignement pourrait bien être l’une des clés
pour dissoudre les illusions logiques qui alimentent la pensée
conspirationniste ; il existe en effet des modalités cognitives communes à
ces idéations : l’idée spontanée d’un ordre sous-jacent qui serait le résultat
d’une intention cachée, une tendance à juger que les choses et les
évènements existent et se réalisent en raison des effets qu’ils produisent
(c’est le biais téléologique) plutôt qu’en vertu de la complexité de la nature
et de la société, notre propension à attribuer aux choses qui nous entourent
une « essence » qui justifie qu’on les considère séparément des autres (c’est
l’essentialisme), etc.
Il est donc capital de promouvoir les initiatives qui facilitent la
compréhension des principes darwiniens et de la biologie de l’évolution, et
de se dresser contre ceux qui veulent enseigner le créationnisme pour des
raisons idéologiques.
Hors du monde académique, au sein duquel elle jouit d’une
reconnaissance universelle pour la profondeur de sa cohérence et la
puissance de ses prédictions, la théorie de l’évolution fait l’objet d’attaques
sur tous les fronts. Une fois réfutées, ces attaques, reformulées, liftées,
travesties mais nullement corrigées, reviennent sempiternellement. En tête
d’abondantes listes de ces attaques on peut lire que chacune permet de faire
s’effondrer le mythe de l’évolution, ou bien écroule la légende
darwinienne…
Il existe une forme subtile d’ironie 1 au sujet de la théorie de l’évolution,
c’est qu’elle permet d’expliquer l’existence de certains « défauts » de notre
entendement : les biais cognitifs, les erreurs de raisonnement et les
intuitions trompeuses, qui nous rendent malaisées la compréhension et
l’acceptation… de la théorie de l’évolution. Par une amère forme de
récursivité, on constate qu’il faudrait à ceux qui ne comprennent pas la
théorie de l’évolution une meilleure compréhension de la théorie pour
savoir qu’ils ne comprennent pas vraiment la théorie qu’ils rejettent. Notons
que les mêmes écueils n’épargnent pas ceux qui acceptent la théorie mais
n’en maîtrisent pas vraiment les concepts. Cela nous rappelle le mot de
Jacques Monod « un aspect curieux de la théorie de l’évolution est que
chacun pense la comprendre ».
L’illusion d’avoir compris la théorie est très visible dans la plupart des
objections soulevées autour de nous, sur internet ou dans les médias. Mais il
existe aussi des critiques émanant d’auteurs auxquels n’a pas échappé
l’incompatibilité entre leur vision du monde et les principes darwiniens.
À ce jour, toutefois, les accusations et récriminations adressées aux
biologistes de l’évolution n’ont pas permis que soient mises au jour des
inconsistances fatales à la théorie. Chacun sait, pourtant, qu’il suffit d’un
seul argument pour remettre en cause une théorie scientifique, pourvu que
cet argument soit solide. Que l’on se souvienne de l’expérience du CERN
en septembre 2011 durant laquelle des neutrinos s’étaient apparemment
déplacés plus vite que la lumière. La théorie d’Einstein était soudain mise
en défaut ! Les physiciens, surpris, cherchaient où se trouvait l’erreur : du
côté de l’expérience ou du côté de la théorie. Beaucoup doutaient fortement
des résultats, mais ils convenaient qu’en cas de confirmation, il leur faudrait
repenser les faits pour les comprendre autrement, pour mieux décrire la
matière. Quelques mois plus tard, on apprenait que la mesure de la vitesse
avait été faussée par un câble défectueux. Finalement, la théorie de la
relativité tenait bon, elle restait le meilleur modèle explicatif de son objet
d’étude. Mais on avait eu l’occasion de voir qu’une seule expérience, un
seul fait, aurait pu tout changer.
La théorie de l’évolution, malgré ses imperfections et ses éventuelles
lacunes, projette la meilleure lumière disponible sur la structure du monde
vivant et sur son histoire ; elle attend toujours l’expérience qui montrerait,
au choix, que la modification des organismes au fil des générations n’existe
pas, ou bien que la sélection naturelle n’en est pas le moteur principal, ou
encore que les espèces ne sont pas apparentées les unes aux autres, etc. Les
antiévolutionnistes semblent oublier qu’une seule expérience suffirait. Au
lieu de publier des résultats dans des revues scientifiques, ce qui serait utile
à la société, ils se bornent à répéter les arguments erronés que l’on a
rassemblés dans cet ouvrage et auxquels vous pourrez constater que les
réponses solides et bien étayées ne manquent pas.
L’illusion produite par l’accumulation d’attaques relève du « mille-
feuille argumentatif ». L’esprit humain adhère volontiers à une idée quand il
peut trouver des arguments la soutenant et, même si ces arguments sont de
faible qualité, s’ils sont nombreux alors l’illusion de vérité opère. Les
antiévolutionnistes multiplient ainsi les assauts, qui par leur nombre même
parviennent à semer le doute. Il semble donc nécessaire de pouvoir disposer
des réponses à l’ensemble de ces arguments sans cesse répétés afin de
désamorcer, peu à peu, l’emprise que le mille-feuille créationniste peut
exercer sur les esprits. C’est le but de ce manuel et de ses trente et un petits
chapitres que de répondre aux arguments qui tentent de discréditer la
théorie de l’évolution.

1. Cf., du même auteur, L’Ironie de l’évolution, Seuil, « Science ouverte », 2018.


Attention aux mauvais arguments pour
la défense de la théorie de l’évolution

Un avertissement avant d’entrer dans le vif du sujet.


Trop souvent les débats entre pro- et anti- s’enveniment en une escalade
stérile d’accusations et d’horions virtuels. Les conversations courtoises,
elles-mêmes, sont jalonnées de soupçons parce que les termes utilisés sont
trop souvent mal compris ou trop flous. Pour ajouter à la confusion, ceux
qui doutent de la théorie de l’évolution ne posent pas que des questions
idiotes, et ceux qui la défendent n’ont pas toujours des réponses en totale
adéquation avec l’état des connaissances sur les phénomènes en question.
Les créationnistes et antiévolutionnistes peuvent être motivés à nier le
réel, à délibérément contourner les preuves pour se réfugier derrière une
rhétorique frelatée, en vue de conserver coûte que coûte leurs croyances.
Mais ils peuvent aussi être de bonne foi, sincèrement convaincus que leur
opinion est plus fidèle que les autres à la réalité. Il est pour ainsi dire
impossible de déterminer le niveau de sincérité d’une personne, pour cette
raison on ne partira jamais du principe qu’un contradicteur est malhonnête.
Le point de vue créationniste est contredit par les faits et par toutes les
découvertes de la science depuis des siècles. Il ne peut donc être défendu
qu’à l’aide d’arguments faibles, formellement défectueux ou reposant sur
des prémisses fausses. À cause de cela, il est tentant de toujours donner
raison aux contradicteurs des créationnistes quoi qu’ils disent. Gardons-
nous-en ! Il ne faut jamais accepter que les idées vraies et les causes justes
soient défendues avec de mauvais arguments. Dans un débat, par définition,
ceux qui ne sont pas d’accord avec vous se montreront réticents à admettre
vos preuves, et ils pourraient bien être en meilleure position que vous pour
repérer la faiblesse d’un argument qui vous paraît solide. Vous devez donc
faire preuve d’autocritique et vous abstenir d’employer un argument
boiteux, ambigu ou caricatural.
Vous devez notamment vous retenir de dire les choses suivantes, trop
souvent rencontrées dans ces échanges :
« Il faut être stupide pour rejeter l’évolution. »
« L’évolution est un fait. »
« La survie du plus fort est une évidence ! »
Certaines personnes stupides adhèrent à l’idée d’évolution, certaines
personnes brillantes n’y adhèrent pas ; la stupidité n’est jamais une raison
suffisante pour expliquer l’avis de quelqu’un sur cette théorie. Et
l’évolution est bien cela : une théorie et pas un fait. Les fossiles et les
séquences ADN sont des faits, mais l’évolution n’est pas un fait
directement observable. On ne peut l’appréhender qu’au travers des
concepts théoriques sans lesquels nous serions incapables de comprendre
les faits. De la même manière, la gravitation est une théorie et pas un fait ;
quand un objet chute, ce qui est un fait, c’est la chute. L’évolution est une
théorie extraordinairement solide, dynamique et puissante pour expliquer
l’histoire de la vie telle qu’on la connaît. Pour comprendre, une théorie est
bien plus précieuse qu’un fait. On comprend notamment que ce ne sont pas
les plus forts qui survivent, ni les « plus aptes » pour reprendre la formule
de Spencer. La survie est une affaire de bonne adaptation entre un
organisme et l’environnement dont il tire sa subsistance. Il n’a pas besoin
d’être le plus apte pour s’imposer. Il doit juste être suffisamment adapté
pour se reproduire et transmettre la part héritable des caractères avantageux
à cette fin.
Ceux qui souhaiteraient défendre la théorie de l’évolution avec des
arguments bancals, des jugements personnels ou des expressions toutes
faites et erronées risquent de donner à leurs interlocuteurs l’impression
qu’ils ont visé juste : la théorie ne sait pas se défendre, elle est fausse et
bientôt s’écroulera. Les chapitres qui suivent visent à montrer le contraire.
1.

Si l’Homme descend du singe, pourquoi


reste-t-il des singes ?

À tout seigneur, tout honneur, commençons par cette attaque qui est à la
fois la plus courante et l’une des plus surprenantes de naïveté. Personne ne
trouvera trace dans les écrits de Darwin, pas plus que dans les livres ou les
articles scientifiques traitant du sujet de la lignée humaine, de l’idée que les
humains actuels seraient les descendants d’individus appartenant aux
espèces actuelles de singes.
Les humains appartiennent au clade des Simiiformes, comme les autres
singes, parce qu’ils partagent avec eux une parenté étroite. Parmi toutes les
espèces actuelles, les chimpanzés sont ceux dont la lignée a divergé de la
nôtre le plus tardivement. Cette connaissance est basée sur des observations
morphologiques, paléontologiques et génétiques, toutes cohérentes entre
elles. Les chimpanzés sont nos plus proches parents dans la nature ; les
scientifiques ne disent pas autre chose.
Cette première inexactitude s’accompagne de l’assertion selon laquelle,
grosso modo, si l’évolution était réelle, alors les autres singes aussi auraient
dû développer leur intelligence, se redresser et se mettre à parler latin.
Il y a de profondes erreurs d’analyse derrière une telle déclaration. Elle
se fonde tout d’abord sur l’idée que l’évolution posséderait une direction 1,
car les personnes qui rejettent l’évolution ont pour point commun qu’elles
répugnent à intégrer la nature aléatoire et intrinsèquement contingente
de l’histoire de notre espèce. Elles oublient aussi que les singes actuels sont
par définition adaptés à leur environnement naturel, puisque c’est
l’environnement qui pratique la sélection.
La réponse à cette assertion est celle-ci : l’homme est un singe qui a une
histoire particulièrement intéressante. Pire que cela, pendant des dizaines de
milliers d’années, la Terre a porté plusieurs espèces humaines en même
temps, et nous sommes les survivants d’un processus de croisements et de
sélection. Rien ne force les singes à devenir humains, et rien n’obligeait
notre lignée à être la seule constituant l’humanité.
Malheureusement cette idée est alimentée par l’iconique « marche vers
le progrès » dont vous retrouvez une version ironique sur la couverture de
ce livre, et que l’on devrait s’efforcer de faire disparaître pour qu’elle cesse
d’embrouiller les esprits.

1. Variante de cet argument


Il y a des millions d’êtres humains sur Terre, et de très nombreux singes.
Si l’évolution était vraie, on devrait trouver également un grand nombre de
chacune des espèces intermédiaires.
Cette confusion provient de la même difficulté à concevoir les très
longues durées, les très nombreuses générations en jeu dans le processus,
ainsi que les multiples évènements historiques responsables de l’isolation
ou de la diffusion des mutations dans les populations. C’est également
oublier le très lourd poids des extinctions d’espèce au cours des ères. C’est
justement parce que les « formes intermédiaires » ont disparu, ou n’existent
tout simplement pas, que les lignées ont pu s’isoler et former des espèces
séparées.
2. Seconde variante
Si l’évolution était réelle, on devrait voir plein d’espèces inachevées en
cours d’évolution !
L’idée que les espèces actuelles sont totalement achevées, parfaitement
adaptées à leur environnement, et qu’à ce titre elles n’évoluent plus, n’est
fondée que sur le sentiment panglossien que tout est pour le mieux dans le
meilleur des mondes. En réalité, les organismes qui vivent et se
reproduisent au cours des temps écologiques sont tous par définition
suffisamment adaptés à leur environnement pour avoir une descendance.
Une espèce qui perdure, si imparfaite soit-elle (comme la nôtre par
exemple), ne peut pas être qualifiée d’inachevée (pas plus que d’achevée
d’ailleurs), et tant qu’elle se reproduira en entretenant de la variabilité
intraspécifique et des mutations aléatoires, elle évoluera. Ainsi, on se
demande ce que pourrait bien être une « espèce achevée » en opposition à
une « espèce intermédiaire ». La personne qui use d’un tel argument sera
vraisemblablement incapable de définir ce concept d’espèce inachevée et
produira des exemples de chimères… dont la théorie de l’évolution ne
prévoit pas l’existence, ce qui est un comble.
Par exemple dans une publication des Témoins de Jehovah, qui ne
manquent jamais de s’efforcer de tacler la théorie de l’évolution, on
présente l’état de l’art de la science sur la lignée des baleines en expliquant
que l’ancêtre des baleines ressemblait à une vache, et qu’il aurait donc fallu
à un moment donné que cet animal se transforme en une bête mi-vache, mi-
baleine absolument grotesque. Du ridicule de l’image ainsi proposée est
censé découler que la théorie de l’évolution elle-même est ridicule.
Mais regardons le cas d’un animal actuel, bien réel et pas du tout
chimérique : l’otarie. Il est aisé de constater que l’otarie présente des
caractères intermédiaires entre les mammifères terrestres et les mammifères
marins, tel le dauphin. Pour autant il ne s’agit pas d’un animal mutant (au
sens de mal formé, handicapé), mais bien d’un organisme qui a trouvé une
place dans un écosystème et connaît donc un succès évolutionnaire. Cela ne
présage en rien son évolution future. Les descendants des otaries ne sont
pas fatalement destinés à prendre la forme des cétacés ou à revenir vers des
formes plus terrestres, sans que rien, a priori, ne les oblige non plus à
demeurer identiques aux formes actuelles. Les pressions de
l’environnement conjuguées aux ressources génétiques seules décideront de
l’apparence future de ces lignées.
Notons pour finir que cet argument fallacieux a souvent été détourné
pour en montrer l’inanité. Par exemple : si l’homme descend de la
poussière, pourquoi reste-t-il de la poussière ? Si les bébés descendent des
adultes, pourquoi reste-t-il des adultes ?

1. L’enseignement du principe d’orthogenèse (l’idée même qu’il existe une direction dans
l’évolution de certains caractères) dans certaines de nos universités il y a encore peu de temps
n’aide certainement pas à dissiper ce malentendu.
2.

Où est le chaînon manquant ?

Le refrain le plus entêtant de qui veut nier l’origine animale de l’humain


est d’exiger qu’on présente le chaînon manquant entre le singe et l’Homme.
Même si les médias continuent d’utiliser ce terme à la moindre
occasion, on ne découvrira pas de « chaînon manquant », et c’est
parfaitement normal, parce que la théorie n’en prévoit aucun ;
les chercheurs n’en cherchent donc pas. L’idée du chaînon manquant relève
de la même illusion que celle du crocoduck (voir chapitre 21) qui imagine
qu’on doit trouver dans le passé des formes qui seraient des hybrides des
espèces actuelles.
Le concept de chaînon manquant est obsolète, il date d’une époque où
l’on avait une vision linéaire de l’évolution des espèces : une forme
succédait à une autre. Nous avons appris, depuis, que l’évolution est
buissonnante, avec une grande diversité de formes contemporaines les unes
aux autres dont certaines disparaissent, tandis que d’autres migrent, se
croisent, s’hybrident, dans un mélange d’une grande complexité. On
réclame ce chaînon manquant quand on croit que c’est ce que Darwin
annonçait dans ses travaux, en prévoyant la mise au jour de nombreux
fossiles de formes transitionnelles entre l’humain moderne et les ancêtres
que nous partageons avec les grands singes actuels. Des formes
transitionnelles, on en a effectivement retrouvé, par centaines. Elles
peuplent les collections des muséums, et elles sont autant de points que
le travail scientifique permet de relier pour dessiner l’histoire de notre
lignée. Nous disposons d’une pléthore de fossiles, et pourtant l’histoire
évolutionnaire demeure irréductiblement criblée de trous car la
fossilisation est un phénomène rare. On estime que 99 % des espèces du
passé ne nous ont pas laissé de trace 1. Il est abusif de qualifier de
manquantes les formes vivantes correspondant à ces trous dans le registre
fossile puisque les restes déjà en notre possession racontent une histoire
certes incomplète, mais cohérente, compréhensible, et scientifiquement
prouvée.
Il faut accepter la non-exhaustivité du registre fossile, l’incomplétude de
notre connaissance du passé, les zones à jamais dans l’ombre, tout
simplement parce qu’il est inutile de maudire les ténèbres. L’argument du
chaînon manquant est parfois la manifestation du sophisme de la solution
parfaite. Cette erreur de raisonnement (qui devient parfois une
manipulation rhétorique délibérée) consiste à souligner les imperfections
d’une théorie, d’un discours, d’une proposition. Voire à imaginer des
imperfections. Et sur la base de ce constat, on affirme que la proposition est
totalement fausse. La même logique consiste à reprocher aux vaccins de ne
pas apporter une protection complète contre les maladies infectieuses, et, à
ce titre, à les refuser.
Le concept de chaînon manquant a la vie dure en vertu de la force de
ses propres faiblesses. Il s’agit d’une idée irréfutable, c’est-à-dire que si
vous acceptez la validité de cette objection, vous vous mettez en position de
rejeter toutes les réponses de la science. Imaginez plutôt : vous réclamez la
découverte d’un chaînon manquant pour accepter que l’espèce Y descende
de l’espèce X. Par chance, un chercheur publie sa trouvaille. Le fossile W
correspond à cette attente. Il possède des caractères de Y mais aussi des
caractères de X, sa datation est cohérente avec ce qu’on sait de ces deux
lignées. Il est donc une forme transitionnelle entre X et Y. L’objecteur aura
beau jeu de faire remarquer qu’avec l’existence de ce nouveau fossile, il est
en droit de réclamer la découverte de DEUX nouveaux chaînons
manquants, le premier entre X et W, le second entre W et Y. Et de renvoyer
les chercheurs à leurs fouilles en refusant de « croire » à leur théorie pour le
moment.
Nous sommes en présence d’un concept bien pratique pour qui veut nier
sans effort les connaissances sur l’évolution de l’arbre du vivant.

1. Donald R. Prothero, Evolution : What the Fossils Say and Why It Matters, Columbia
University Press, 2007.
3.

La théorie est pleine de trous.


Elle n’explique pas l’intégralité de l’histoire
de la vie.

Cet argument est un « sophisme de la solution parfaite ». Il permet de


disqualifier une explication si elle n’apporte pas une réponse à la totalité
des questions que suscite un phénomène. L’argument est malhonnête, car il
faut juger une théorie sur ses mérites comparés aux explications
concurrentes. Si la théorie E explique plus de faits que n’importe quelle
autre théorie, alors elle est – par définition – plus dans le vrai, pour autant
que l’on puisse en juger, et jusqu’à preuve du contraire.
Si l’on veut prendre une métaphore : à partir d’une scène de crime, les
chercheurs ont établi qui était sur les lieux, quels évènements se sont
déroulés dans quel ordre, et qui a tué le Dr Lenoir. Cette explication
fonctionne, quand bien même les enquêteurs ne savent pas comment a été
fabriquée l’arme du crime à partir d’atomes de fer et de carbone. La théorie
de l’évolution n’est pas une théorie du tout. Laissons aux chimistes et aux
cosmologistes le soin d’apporter leurs éléments de réponse à cette grande
énigme.
4.

Ce n’est qu’une théorie ! Cela veut dire


que personne n’a de certitude.

C’est le sens du mot théorie qui est ici détourné. C’est le langage qui est
manipulé.
En science, tout modèle explicatif est appelé une théorie. La théorie est
une construction intellectuelle qui tient compte de tous les paramètres
connus pouvant influer sur un processus ou un phénomène. En science, une
théorie est le résultat d’une somme de travail considérable, du test de
nombreuses hypothèses, et elle représente le summum de ce que l’on sait
construire en matière de connaissance. La gravitation n’est pas moins
théorique que l’évolution, et pas davantage remise en question, en tant que
phénomène, par les chercheurs. La certitude absolue n’est pas du domaine
de la science dans laquelle tout doit pouvoir être discuté quand apparaissent
un fait surprenant ou une explication alternative.
Les scientifiques doivent avoir pour unique souci d’améliorer la
modélisation de la nature, une modélisation qui porte le nom de théorie.
Depuis cent cinquante ans l’évolution est le modèle qui a permis
d’expliquer les faits et de prévoir les découvertes réalisées depuis dans les
nouvelles disciplines comme la biologie moléculaire ou la génétique des
populations. Il est fort possible que certains faits, certaines observations, ne
s’intègrent pas entièrement dans les concepts tels qu’ils sont actuellement
compris, cela ne rend pas caduc pour autant l’édifice des connaissances
établies. Nous savons que la théorie actuelle n’est pas le reflet fidèle de la
réalité et qu’il faut continuer à raffiner la manière dont on explique le
fonctionnement du vivant. Néanmoins, en tant que théorie qui fonctionne,
l’évolution est un achèvement précieux de la méthode scientifique.
Soit dit en passant, il n’existe aucune théorie scientifique alternative à
l’évolution, seulement des hypothèses, généralement invérifiables et
irréfutables, comme la « théorie » (qui n’est donc en fait qu’une hypothèse
ou un scénario) de l’évolution dirigée dont nous parlerons plus tard.
5.

Il n’y a pas de consensus sur l’évolution


puisque 700 chercheurs ont signé
1
un manifeste contre le darwinisme !

Le Discovery Institute est une organisation créationniste avec


suffisamment d’argent pour créer un « musée de la Création » dans le
Kentucky où l’on peut admirer des reconstitutions en animatronique
d’hommes préhistoriques vivant au milieu des dinosaures. En l’an 2001, cet
institut a publié un document intitulé « Dissent from Darwin » (voir
www.dissentfromdarwin.org). Ce document prétend permettre à des
scientifiques sérieux de remettre en cause l’évolution. La liste initiale de
100 chercheurs s’est étoffée pour dépasser 700 signataires en 2007.
L’institut utilise ce document pour tenter de démontrer que l’évolution est
une théorie en crise, car de nombreux scientifiques n’y trouveraient pas leur
compte.
Examinons d’abord le court texte de cette déclaration : « Nous sommes
sceptiques sur la capacité des mutations aléatoires et de la sélection
naturelle à expliquer la complexité du vivant. Un examen minutieux des
preuves supportant la théorie darwinienne devrait être encouragé. »
Les trois quarts des signataires n’ont aucune activité de recherche dans
le domaine de la biologie, certains ne sont même pas des scientifiques. Un
certain nombre sont affiliés dans le document à des institutions où ils ont
été diplômés mais où ils n’ont pas travaillé. Cela jette une première ombre
au tableau. Les 700 signataires représentent 0,054 % du nombre des
scientifiques travaillant dans les domaines de la biologie et de la géologie
aux États-Unis en 2006 2. Si parmi les signataires, l’on compte seulement
les 150 qui ont une activité dans les domaines concernés, le pourcentage
s’amoindrit encore : 0,0157 %. Parmi les biologistes signataires, certains
ont fait savoir par la suite qu’ils avaient été trompés sur la démarche
du document dans la mesure où ils ne remettent pas en cause l’ascendance
commune des espèces et donc l’existence d’un phénomène évolutionnaire.
Il est évidemment inapproprié d’utiliser ces signatures pour prétendre que la
théorie suscite une controverse chez les biologistes.
La formulation du manifeste est trompeuse. Il a été rédigé habilement
pour suggérer ce qu’il ne dit pas. En effet, n’importe quel biologiste
totalement convaincu par la théorie de l’évolution pourrait signer un tel
document parce que 1) le scepticisme est une qualité scientifique, 2)
l’examen minutieux des preuves est une exigence et 3) on sait très bien
que les mutations et la sélection naturelle ne sont pas les seuls mécanismes
impliqués dans la complexité du vivant. L’utilisation du terme
« darwinien » est symptomatique, elle cherche 1) à réduire les sciences de
l’évolution aux seules découvertes et idées de Darwin, comme si la science
moderne n’avait guère approfondi la question depuis cent cinquante ans, et
2) à dénoncer le darwinisme comme un mouvement de pensée, une religion
scientiste.
Dans son état actuel, la théorie de l’évolution prend en considération la
dérive génétique aussi bien que la sélection naturelle, se fonde sur les
fossiles mais aussi sur les génomes, et explore les apports des équilibres
ponctués, du neutralisme, de l’épigénétique et de tous les mécanismes que
l’on peut imaginer et tester. Renforcée par des milliers d’articles
scientifiques chaque année, la théorie de l’évolution n’est pas en crise.
Que penserait-on d’un article du même genre, dont les trois quarts des
signataires seraient des professeurs de littérature, des économistes ou des
historiens, et qui réclamerait que soient examinées les preuves sur la
gravité ?
Le Projet Steve
En réponse au document du Discovery Institute, le Centre national de
l’éducation des sciences américain a lancé une pétition quelque peu
moqueuse et originale. Ils ont publié un document dont le texte est reproduit
ci-dessous en demandant aux scientifiques travaillant dans les domaines des
sciences du vivant de le signer à condition de se prénommer Steve (ou
Steven, Stephen, Stephanie et autres déclinaisons). Avec plus de
1 300 signatures, le Projet Steve a montré le niveau du consensus
scientifique sur cette question.
« L’évolution est un principe unificateur des sciences biologiques vital
et bien étayé, et les preuves scientifiques sont excessivement en faveur
d’une ascendance commune à toutes les formes de vie. En dépit des débats
légitimes sur les modèles et les processus de l’évolution, il n’y a pas de
doute scientifique sur la réalité de l’évolution ni sur le fait que la sélection
naturelle en est un mécanisme majeur. Il est scientifiquement inapproprié et
pédagogiquement irresponsable que les pseudosciences créationnistes
soient introduites dans le parcours scientifique de nos écoles publiques. »

1. Cf. l’article Wikipedia : « A scientific dissent from darwinism ».


2. Chang, Kenneth, « Few biologists but many evangelicals sign anti-evolution petition », The
New York Times, 2006.
6.

Le monde est tellement parfait.


La nature est trop bien faite pour être le fruit
du hasard.

La pensée panglossienne dans toute sa splendeur affirme la perfection


de la nature comme pétition de principe pour sauter sur une conclusion qui,
en réalité, en est la prémisse. Le raisonnement, rétabli dans le bon sens,
serait celui-ci : si la nature est le fruit de processus stochastiques non dirigés
(que d’aucuns nomment Hasard avec une majuscule), alors elle doit être
jalonnée d’imperfections qui volent en dessous du radar de la sélection
naturelle. Au contraire, si elle est l’œuvre d’une intelligence ultime, alors
les imperfections n’ont pas de raison d’être, et en conclusion la nature doit
être parfaite. Il est possible de mettre à l’épreuve des faits ce raisonnement
remis dans le bon sens : il suffit de trouver des exemples d’imperfections
manifestes dans la nature.
Il est généralement estimé que plus de 99,9 % des espèces qui ont vécu
sur Terre sont éteintes. Cela semble un bon point de départ pour juger que,
probablement, il y a des imperfections quelque part. Cela devrait, à tout le
moins, suffire à montrer que l’argument de la perfection est un peu
intrépide, dans la mesure où tous les organismes… meurent 1. Mais s’il faut
quelques exemples précis, ce n’est pas très difficile. On pourra citer l’œil,
organe favori des antiévolutionnistes qui le considèrent trop parfait, trop
sublime, pour être le fruit d’une évolution non surnaturelle. Hélas ! l’œil
humain est si parfait qu’il possède en son centre une tache aveugle, là où le
nerf optique traverse la rétine. Il aurait suffi que les cellules nerveuses
soient disposées dans l’autre sens, avec leur extrémité sensible dirigée vers
l’intérieur du globe oculaire plutôt que vers l’extérieur pour que cette tache
aveugle n’existe pas. C’est d’ailleurs ce qu’il se passe chez les
céphalopodes, preuve que c’est tout à fait possible, et preuve de
l’imperfection flagrante de l’œil humain.
Le corps humain n’est pas avare d’autres imperfections dans le sens où
ces caractères ne servent à rien à l’homme, mais sont la trace de caractères
anciens qui ont conféré des avantages à nos ancêtres préhumains. La chair
de poule en est un exemple frappant. Sous notre peau se trouvent de très
nombreux muscles « horripilateurs ». Chez les animaux couverts de poils,
ces muscles ont un rôle de régulation thermique : en dressant le poil loin de
la peau, ils ménagent un espace rempli d’air, donc isolant, entre le corps et
l’environnement. Chez nous, ces muscles n’assurent aucune fonction utile,
ce qui constitue un gaspillage pour l’organisme qui investit bien des
ressources dans leur construction, leur mise en place et leur entretien. Autre
exemple, les douleurs dorsales que connaissent de nombreuses personnes
sont dues à la conformation de notre squelette, imparfaitement adapté à
la posture bipède.
Observons un peu le cas du nerf laryngé récurrent, déjà cité par Richard
Dawkins 2. Il va nous montrer que nos organismes dits supérieurs ne sont
pas « conçus » de manière très optimale. Chez les poissons, le nerf
du larynx va directement du cerveau aux branchies en passant par là où se
trouvent, notamment, le cœur et les artères du poisson. Ça ne pose pas
spécialement de problème. Chez nous, mammifères, descendants
d’anciennes espèces proches des poissons ancestraux, c’est une autre paire
de manches. Chez la girafe, par exemple, ce nerf qui relie le cerveau au
larynx se paie le luxe de faire un détour de trois mètres pour descendre dans
la poitrine, s’enrouler autour d’une artère tout près du cœur, puis remonter
le long du cou. Il faut beaucoup d’efforts pour imaginer qu’un créateur tout-
puissant se soit adonné à ce piètre travail. En revanche, cela ressemble
beaucoup à ce qui se serait produit si le nerf en question s’était trouvé
prisonnier du mouvement des autres organes pendant l’évolution des
espèces.
Ces imperfections manifestes constituent des traces archéologiques in
vivo, des vestiges des caractères anciens qui se sont lentement modifiés.
Des espèces formées sans évolution, sans lignage commun n’auraient
aucune raison de posséder ces caractères vestigiaux. Pensons aux restes
inutiles de pelvis et de jambes dans le corps des baleines 3, ou chez certains
serpents, qui n’ont de sens que dans une perspective évolutionnaire.
Les innombrables maladies génétiques humaines sont liées à des
mutations délétères (plus de 130 000 sont répertoriées dans « The human
gene mutation database ») qui sont responsables de fausses couches,
de malformations, de troubles métaboliques ou de la cognition, de
syndromes plus ou moins sévères. Elles ont souvent un impact sur
l’espérance de vie des malades. La réponse toute trouvée des
antiévolutionnistes à cet argument consiste à imaginer la création, jadis,
d’un prototype humain parfait dont la descendance a subi depuis une sorte
de dégénérescence. Ce genre de réponse, toutefois, ne permet pas
d’expliquer pourquoi le génome de tous les êtres humains présente des
défauts structuraux inhérents 4.
Le génome humain (comme celui des autres espèces, mais soyons un
peu égocentriques le temps de la démonstration) est truffé d’exemples de
complexité gratuite et souvent dysfonctionnelle dans la structure et la
fonction des molécules impliquées. Une conception intelligente du génome
aurait évité les innombrables maladies génétiques qui accablent tant de
familles.
Les gènes humains sont tronçonnés, éclatés sous forme d’exons, séparés
par des introns, des zones non codantes qui sont, en moyenne, 30 fois plus
longues que les séquences codantes. La cellule doit coder et produire de très
nombreux spliceosomes dont la fonction est de recoller les exons dans le
bon ordre (on appelle ça l’épissage). Il y a assurément des avantages là-
dedans : une plus grande plasticité dans l’expression des gènes. Mais cela
représente aussi un investissement de matériel génétique (nucléotides) et
métabolique (énergie de la cellule) totalement hors de proportion tout en
allongeant considérablement le temps de production des protéines. Les
bactéries qui prospèrent sous tous les climats depuis trois milliards d’années
et sont les championnes absolues de l’évolution considérée sous l’angle de
la capacité d’adaptation… n’ont que très rarement des introns dans leur
génome. La présence d’introns, en augmentant la taille d’un gène, accroît
très fortement les risques qu’une simple mutation ponctuelle (addition ou
délétion d’un seul nucléotide) provoque l’apparition d’un codon stop qui
brise la lecture du gène, ce qui raccourcit la protéine produite, et, bien
souvent, la rend inutilisable : le gène est comme mort, alors qu’une
mutation ponctuelle sans intron aura statistiquement des conséquences
moins drastiques. La structure en exon/intron est fautive dans l’apparition
de nombreuses maladies génétiques. Au temps pour la perfection.
La mitochondrie est une organelle de nos cellules où elle joue le rôle de
génératrice, elle produit l’énergie chimique utilisée par la cellule. Ce
processus s’accompagne de la libération de radicaux libres, des déchets
métaboliques dangereux qui détériorent les biomolécules, et notamment
l’ADN. Il eût été intelligent de concevoir ces mitochondries sans
ADN ; après tout, le noyau cellulaire est là pour stocker les gènes.
Seulement les mitochondries possèdent un génome, le génome
mitochondrial, qui est parcellaire et sans autonomie dans aucune de ces
tâches. Les biologistes savent que cela est un vestige de l’endosymbiose 5
d’un micro-organisme au sein d’une cellule ancestrale, et que la
contingence de l’histoire du vivant explique cette imperfection. Mais
comment faire pour y voir le chef-d’œuvre d’une puissante entité ?
Les duplicons, plus de 4 000 séquences, souvent sans aucune fonction
connue, résultats de la duplication de gènes fonctionnels, et chacune
présente en plusieurs exemplaires, occupent 5 % de notre génome. Ces
séquences provoquent des défauts d’appariement entre chromosomes lors
de la méiose (la production des cellules reproductrices) avec des
conséquences souvent néfastes sur la descendance. Les éléments
transposables qui migrent à haute fréquence entre certaines régions peuvent
emporter avec eux des morceaux de gènes ou s’intégrer dans des séquences
qu’ils perturbent gravement. Ils représentent, en gros, la moitié du génome
et peuvent eux aussi conduire à des défauts d’appariement responsables de
nombreuses maladies. Si l’on additionne, au sein des trois milliards de
paires de bases de nos cellules, les introns, les séquences satellites et
microsatellites, les pseudogènes, duplicons, éléments transposables, on se
retrouve avec 98 % du génome humain qui est… non codant 6. Dans la
mesure où ce constat est le même pour les autres espèces, on peine à
imaginer comment un créateur intelligent pourrait légitimement se féliciter
de la perfection de son travail. Le résultat, toutefois, est raisonnable pour
des processus non dirigés, et permet malgré tout à la vie d’être un
phénomène florissant.
Au bout de cinquante ans de travaux dans des milliers de laboratoires à
travers le monde, les généticiens restent incapables, bien souvent, de
prévoir le niveau d’expression d’un gène à partir de sa seule séquence. Il
faut dire qu’une bonne moitié des séquences codantes de l’ADN d’une
cellule sert à coder tout le nécessaire à la régulation du fonctionnement de
l’ADN… Le niveau d’expression des gènes dépend de l’interaction de
nombreuses familles de protéines (les facteurs de transcription) avec des
séquences spécifiques placées dans l’environnement de la partie codante du
gène, parfois très loin. Ces séquences dites promotrices sont nécessaires
pour recruter les complexes protéiques qui vont lire la séquence codante et
la transcrire en ARN qui subira un épissage puis sera traduit en protéine par
un autre complexe protéique. Les séquences promotrices sont le théâtre
d’interactions multiples entre protéines inhibitrices ou stimulatrices. Autour
de cela, on assiste à des phénomènes de rétrocontrôle, de pléiotropie,
d’acétylation des histones, de méthylation des cytosines, d’épissage
alternatif des ARN, de régulation des taux de dégradation de stockage ou de
transport de ces ARN… La gestion de l’information génétique est loin
d’être économique, et elle a lieu dans chacune de nos dix mille milliards de
cellules. Le problème de cette complexité est qu’elle s’accompagne d’une
fragilité du système. La nature n’a pas prévu de doublon pour une étape
défectueuse, et il suffit d’un rien pour qu’une enzyme échappe aux éléments
qui doivent la contrôler et provoque, par exemple, un cancer. Les cancers ne
sont pas un indice de bonne conception des génomes animaux.

« L’homme est plein d’imperfections. Ce n’est pas étonnant si l’on


pense à l’époque où il a été fait. »
ALPHONSE ALLAIS.

1. La réponse monothéiste sera : la mort est la conséquence du péché originel. La faute d’Adam
et Ève a précipité la chute, et a eu pour conséquence l’imperfection du monde. Mais si la mort
n’existait pas au jardin d’Éden, à quoi servaient les dents du lion et du tyrannosaure ? Que
mangeaient les insectivores ? D’ailleurs, les plantes consommées par les animaux herbivores…
n’en meurent-elles pas bien souvent ? Bien sûr, argumenter sur la chaîne alimentaire du jardin
d’Éden n’est pas l’occupation la plus constructive qui se puisse imaginer.
2. Richard Dawkins, Le Plus Grand Spectacle du monde, Robert Laffont, 2009.
3. Notons toutefois que les muscles attachés à ces os vestigiaux servent à la copulation chez
certaines espèces au moins, ce qui explique que ces derniers n’aient pas eu la « liberté » de
disparaître purement et simplement.
4. John C. Avise, « Footprints of nonsentient design inside the human genome », PNAS, 107,
8969-8976, 2010.
5. La théorie de l’endosymbiose, d’abord élaborée par Konstantin Mereschkowski (1905), est
formulée par Lynn Margulis (alors nommée Lynn Sagan) en 1967. Sagan, Lynn, « On the origin
of mitosing cells », Journal of Theoretical Biology, 14 (3), 1967, p. 225-274.
6. C’est-à-dire non traduit en protéine, ce qui ne veut pas dire qu’il ne peut pas avoir un rôle
biologique, en particulier dans la régulation de l’expression de la partie codante. G. Elgar et
T. Vavouri, « Tuning in to the signals : Noncoding sequence conservation in vertebrate
genomes », Trends Genet, 24 (7), 2008, p. 344-352.
7.

On n’a jamais observé l’apparition d’une


nouvelle espèce !

Il y a d’emblée un problème de définition, puisque l’espèce est un


concept essentiellement fixiste fort peu compatible avec une compréhension
réelle des processus évolutionnaires. Il n’existe pas une définition ultime de
ce qu’est une espèce, et l’argument dont nous parlons ici suggère très
fortement que celui qui l’emploie ne sait pas exactement ce qu’il veut se
voir répondre. Faute d’une bonne définition (et d’une bonne
compréhension) de ce qu’est une espèce, les antiévolutonnistes croient
pouvoir refuser toutes les preuves qui leur sont présentées en modifiant
après coup les paramètres de leur exigence.
Pourtant les exemples d’apparition d’espèce existent (au sens d’espèce
biologique, c’est-à-dire définie par l’interfertilité des individus). Et
certaines sont parfaitement documentées dans la littérature scientifique 1.
Une étude sur le moustique (Culex pipiens) dans la ville de Londres s’est
intéressée à la comparaison des populations de part et d’autre d’une
discontinuité de l’environnement urbain : le métro. Des populations de
moustiques, certaines vivant en surface et d’autres à l’intérieur du métro,
présentent un isolement reproductif, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de
croisement entre elles hors du laboratoire. Les chercheurs ont montré que
lorsque l’on met en présence des individus de différentes populations
souterraines, la reproduction est possible. En revanche, un individu
souterrain ne peut pas se reproduire avec un individu d’une population
aérienne : cela correspond à la définition la plus commune de la spéciation 2.
Le moustique du métro de Londres est donc un exemple de nouvelle espèce.
En 1971, l’équipe du professeur Nevo introduit sur la petite île dalmate
de Pod Mracu cinq couples d’un lézard d’environ 20 cm, Podarcis siculus,
prélevés sur l’île voisine de Pod Kopiste. La guerre en ex-Yougoslavie va
contrarier les projets du chercheur qui voulait observer comment les lézards
allaient s’acclimater à leur nouvel environnement. Trente générations
plus tard en 2006, d’autres chercheurs reviennent, et se rendent compte que
les lézards de l’île sont assez différents de ceux qui y avaient été introduits.
Ils commencent par vérifier à l’aide de l’ADN mitochondrial qu’il s’agit bel
et bien des descendants des individus initialement insérés. Ensuite viennent
les mesures qui indiquent que les individus de 2006 ont une taille plus
importante, des pattes plus courtes, et des comportements de réponse aux
prédateurs qui ne correspondent pas à ceux de la population d’origine sur
l’île de Pod Kopiste. Le changement le plus notable est celui du crâne : plus
large, plus allongé, il présente une mâchoire plus puissante, que les
chercheurs associent à un changement de régime alimentaire : les podarcis
de l’île de Mracu sont herbivores alors que leurs aïeux et cousins de Kopiste
sont insectivores. L’anatomie interne n’est pas en reste ; les « nouveaux »
podarcis possèdent, dans leurs intestins, des valves cécales qui les aident à
digérer les végétaux. Il s’agit d’un caractère très rare chez les lézards, et à
ce titre c’est une réelle nouveauté évolutionnaire qu’a produite l’isolement
de cette petite population initiale.
En réponse à ce qui constitue des preuves scientifiques, la réaction des
antiévolutionnistes est systématiquement la suivante : ils se plaignent que
dans ces découvertes les moustiques soient toujours des moustiques, et que
les lézards de l’espèce initiale soient toujours des lézards en bout de course.
Le problème est que l’on ignore en quoi ils voudraient les avoir vus se
transformer, peut-être eussent-ils souhaité voir un lézard donner naissance à
un oiseau (certains formulent des attentes de ce genre). En réalité, le simple
examen d’un arbre du vivant permet de voir que les vertébrés, quand ils
sont apparus, n’ont pas cessé d’être des animaux, puis les dinosaures ont
continué à ressembler aux autres vertébrés, et les oiseaux ont toujours
aujourd’hui des caractères de dinosaure, ils sont toujours des dinosaures !
Les canards, bien que différents des autruches, sont des oiseaux, et toute
nouvelle espèce de canard produite par l’évolution ressemblerait bien sûr
davantage aux autres canards qu’à n’importe quelle chimère qu’on veuille
imaginer. De même, les lézards et les moustiques ne vont donner par
spéciation que des organismes assez semblables en comparaison de la
diversité du vivant.
En second lieu, ils arguent que la séparation reproductive n’est qu’une
perte de fonction (la fonction reproductrice) qui ne plaide pas du tout en
faveur de l’évolution. Manifestement le phénomène de spéciation, tel que
prévu par la théorie et observé dans les faits, ne correspond pas au type de
preuve que désirent recevoir la plupart des antiévolutionnistes 3. Dès lors,
leur objection change de forme, et l’argument devient :

On n’a jamais observé l’apparition


spontanée d’une mutation bénéfique
Oublions l’espace de ce paragraphe que le cas de Podarcis siculus
présenté à l’instant correspond en tout point à ce qui est demandé ici : une
mutation qui améliore la fitness d’une espèce dans son environnement,
c’est-à-dire son degré d’adaptation. Oublions cela, et interrogeons-nous sur
ce que signifie cette objection.
L’argument provient de la définition courante de la mutation génétique :
une erreur de copie de l’ADN dans la lignée germinale. Le raisonnement
suivant est tenu par les antiévolutionnistes : si une mutation est une erreur
de copie, alors le génome ne peut que se dégrader au fil du temps, et par
conséquent aucun gain de fonction ne peut être attendu. Une mutation
bénéfique devient un oxymore. Cet argument est souvent associé au concept
d’information génétique. Et la thèse devient alors que l’information
génétique d’une espèce ne peut pas s’accroître au fil des générations. Les
mutations ne peuvent que dégrader le fonctionnement de l’organisme, le
désorganiser, bref réduire l’information génétique qu’il possède. Il est
souvent de bon ton d’ajouter une phrase sur la seconde loi de la
thermodynamique pour achever de « démontrer » que, décidément, le temps
ne peut que détériorer les êtres vivants.
Dans les sections appropriées du présent ouvrage, nous avons répondu à
ces arguments-là d’un point de vue théorique. Attachons-nous ici à une
réponse pratique : un exemple concret de mutation bénéfique. C’est ce sur
quoi travaille le laboratoire du professeur Richard Lenski de l’université
d’État du Michigan. Son équipe cultive douze populations initialement
identiques de bactéries Escherichia coli depuis 1988. Après 30 000
générations, l’une de ces lignées a développé la capacité de métaboliser le
citrate présent dans le milieu 4. On a estimé que cela a été rendu possible par
trois mutations entre les générations 20 000 et 30 000. Le caractère nouveau
est important, il permet une croissance plus rapide de la population : c’est
un avantage évolutionnaire au sens darwinien.

L’évolution n’est donc pas seulement un principe théorique. Son


fonctionnement est observé dans la nature et en laboratoire. Les chercheurs
ont pu mettre en évidence l’apparition de caractères nouveaux bénéfiques
issus de mutations (E. coli), l’isolement reproductif de populations par
lequel des espèces nouvelles se forment (moustique), et la transformation
anatomique des populations qui s’adaptent à un environnement nouveau
(Podarcis). Malgré tout cela, si les faits répondent mal aux attentes des
antiévolutionnistes, c’est parce que leurs attentes sont erronées.

1. Herrel et al., « Rapid large-scale evolutionary divergence in morphology and performance


associated with exploitation of a different dietary resource », Proceedings of the National
Academy of Sciences of the United States of America, 105, 2008, p. 4792-4795.
2. K. Byrne et R. A. Nichols, « Culex pipiens in London underground tunnels : Differentiation
between surface and subterranean populations », Heredity, 82, 1999, p. 7-15.
3. Sinon, ils seraient déjà convaincus, n’est-ce pas ?
4. Z. D. Blount, C. Z. Borland et R. E. Lenski, « Historical contingency and the evolution of a
key innovation in an experimental population of Escherichia coli », Proceedings of the National
Academy of Sciences of the United States of America, 105, 2008, p. 7899-7906.
8.

Les hommes ont une côte de moins


que les femmes, cela corrobore le récit
d’Adam et Ève

On rencontre encore des personnes qui acceptent un argument de ce


genre, ludique, frappant et résolument concret, mais qui ne songent pas à
(ou qui préfèrent éviter de) vérifier l’information. En l’occurrence la
vérification ne réclame que quelques instants : les hommes et les femmes
possèdent tous douze paires de côtes.
Des chercheurs ont proposé une autre explication, facétieuse, à ce
mythe d’un os retiré à Adam 1. Il pourrait s’agir d’une référence au
baculum, l’os pénien présent chez de nombreux mammifères, et notamment
chez la plupart des primates. Son lien avec la reproduction rend cette
interprétation plus plausible que celle de la côte qui est une traduction d’un
mot hébreu polysémique. Ce mot peut vouloir dire simplement os. Par
ailleurs, le texte mentionne que la chair a été refermée après l’ablation,
possible référence au raphé qui parcourt le pénis d’un bout à l’autre.
Assez ironiquement, cette interprétation iconoclaste pourrait être
brandie par les tenants de la véracité de la Bible. Elle le sera très
certainement tôt ou tard. L’argument sera alors quelque chose du genre :
« La Genèse explique comment Dieu a créé l’Homme à partir d’un
primate ! »

1. Scott F. Gilbert et Ziony Zevit, « Congenital human baculum deficiency : The generative
bone of Genesis 2:21-23 », American Journal of Medical Genetics, 101 (3), 2001, p. 284-285.
9.

Darwin lui-même doutait que sa théorie


puisse expliquer l’apparition de l’œil.

L’œil humain est un organe imparfait, nous venons de le rappeler, mais


il reste tout de même très sophistiqué et si fascinant qu’il est presque
impossible de ne pas douter que la nature ait pu arriver à un tel résultat sans
savoir exactement ce qu’elle faisait, sans avoir un but, un objectif, une
volonté. Darwin en avait si bien conscience qu’il a mis le doigt sur cette
difficulté dans son ouvrage L’Origine des espèces. Aussi a-t-il écrit : « Il
semble absurde au possible, je le reconnais, de supposer que la sélection
naturelle ait pu former l’œil avec toutes les inimitables dispositions qui
permettent d’ajuster le foyer à diverses distances, d’admettre une quantité
variable de lumière et de corriger les aberrations sphériques et
chromatiques. »
Cette phrase a été utilisée maintes et maintes fois pour étayer la légende
que Darwin n’aurait en fait jamais cru en sa théorie. L’idée est d’amener à
la conclusion que cette théorie n’est pas digne d’être crue, en alimentant la
confusion selon laquelle la science serait affaire de croyance.
La réalité est tout autre, car cette phrase est en fait la première cible
d’un sinistre mode opératoire appelé quote mining (qu’on pourrait traduire
par la pêche aux citations) qui consiste à extraire une phrase de son
contexte pour faire tenir à une personne (souvent à un scientifique) des
propos sensiblement différents de ce qu’elle voulait réellement dire. Le
procédé va parfois jusqu’à lui faire dire carrément l’inverse de sa pensée, et
c’est justement le cas ici, puisque le texte de Darwin que nous venons de
citer n’est rien d’autre qu’un exposé qu’il fait sur les arguments qui
pourraient être opposés à sa théorie. Il suffit de lire les phrases qui viennent
immédiatement après pour comprendre la manipulation que certains
créationnistes perpétuent en répétant cet « argument ».
Je traduis ce que Darwin ajoute juste après cette fameuse citation : « Et
cependant, la raison me dit que si l’on peut montrer l’existence de tous les
degrés de complexité entre l’œil le plus simple et le plus parfait qui soit, si
en outre cet œil varie quelquefois et si ces variations sont héritables, comme
cela est certainement le cas, et si enfin ces variations de l’organe apportent
un bénéficie à l’animal dans les conditions changeantes de son existence,
dès lors la difficulté d’admettre qu’un œil parfait et complexe puisse être le
produit de la sélection naturelle, bien qu’insurmontable
pour notre imagination n’a plus de réelle existence 1. »
Dans un article de 1994, Nilsson et Pelger 2 montrent qu’il faut moins de
400 000 générations pour former, à partir d’une simple zone photosensible,
un œil camérulaire (c’est-à-dire une chambre contenant une lentille) du type
rencontré chez les Vertébrés. La formation de l’œil n’est pas un obstacle
conceptuel pour la théorie de l’évolution, elle ne l’a jamais été, puisque
Darwin lui-même a répondu à cette objection. Et pourtant, l’exemple de
l’œil revient sans cesse dans la rhétorique antiévolutionniste, et il se mue,
au travers de l’idée panglossienne de « c’est trop beau », en un concept
pseudo-scientifique qui fait florès depuis une dizaine d’années : la
complexité irréductible (cf. chapitre 15).

1. « Yet reason tells me, that if numerous gradations from a perfect and complex eye to one very
imperfect and simple, each grade being useful to its possessor, can be shown to exist ; if further,
the eye does vary ever so slightly, and the variations be inherited, which is certainly the case ;
and if any variation or modification in the organ be ever useful to an animal under changing
conditions of life, then the difficulty of believing that a perfect and complex eye could be formed
by natural selection, though insuperable by our imagination, can hardly be considered real. »
(Je traduis.)
2. Nilsson et Pelger, « A pessimistic estimate of the time required for an eye to evolve », Proc.
Biol. Sci., 256, 1994, p. 53-58.
10.

Il n’y a aucune chance pour qu’un individu


d’une nouvelle espèce puisse se reproduire
avec un autre individu qui porte justement
la même mutation !

Cet argument part d’une prémisse fausse, celle que l’évolution


fonctionne par la transformation des individus, quand, en fait, c’est de la
transformation des populations qu’il s’agit. La nuance est capitale. Prenons
l’exemple du langage 1.
Considérons les deux « espèces » actuelles que sont la langue française
et la langue italienne. Toutes les deux proviennent d’une langue ancestrale :
le latin. Demandons-nous comment ces langues sont apparues. Dans ce
contexte, l’argument antiévolution revient à affirmer qu’il est impossible
qu’un individu se mettant soudainement à parler français, au sein de la
population qui parle latin, ait la chance de croiser une autre personne du
sexe opposé qui s’est également mise à parler français afin qu’ensemble ils
puissent se comprendre (ce qui correspond dans notre métaphore à une
interfertilité et donc à la capacité d’avoir des descendants possédant des
caractères similaires). On ne peut que convenir que l’apparition de la langue
française n’a pas dû, en effet, se produire comme ça.
Revenons au latin ancestral, qui se répand sur de grands territoires où se
développent ici et là des accents particuliers, des expressions originales, et,
au fil du temps, des patois locaux. Les populations plus ou moins isolées
modifient leur langue sans que jamais les individus d’une même population
ne cessent de se comprendre (les mutations qui s’accumulent ne suffisent
pas, individuellement, à empêcher la reproduction des mutants). Les
populations locales se diversifient, se singularisent du tronc commun de la
langue/espèce. Et puis survient un évènement politique ou sociologique
(environnemental) qui conduit à l’uniformisation de la langue de chaque
côté des Alpes ; c’est l’équivalent de la sélection naturelle qui, sous l’effet
d’une contrainte, dans un environnement donné va favoriser la diffusion des
caractères de certaines populations et conduire les autres à l’extinction. Une
discontinuité s’est créée entre le Français et l’Italien en conséquence des
évènements historiques : les deux peuples ne se comprennent plus, ou mal.
Cette barrière de la compréhension est l’équivalent de la barrière
reproductive.
Il est clair que l’évolution des espèces sexuées doit être pensée à
l’échelle des populations au sein desquelles se maintiennent des pools de
gènes, et surtout pas à l’échelle des individus, pour éviter un important biais
de compréhension.

1. Exemple utilisé dans L’Ironie de l’évolution, chapitre II.


11.

La vie provient toujours


de la vie. L’abiogenèse n’est pas scientifique.
La théorie de l’évolution n’explique
pas comment la vie est apparue.

Cet argument souffre d’emblée de ne pas définir ce qu’est la vie, ce qui


est loin d’être une question triviale : la vie est un phénomène que nous
ne savons pas encore définir de manière simple et satisfaisante. Cela appelle
à l’humilité. La simple assertion « la vie ne provient que de la vie » perd
totalement sa substance si celui qui la prononce n’est pas capable de
produire une définition de la vie. La question de l’abiogenèse et de son
refus est donc d’abord caractérisée par un problème de vocabulaire et par
l’absence d’un concept clair de ce qu’est le vivant. Cela suffit à disqualifier
cette critique qui se contente de présupposer ce qu’elle voudrait démontrer.
On répond souvent à cet argument que la théorie de l’évolution
s’attache au vivant à partir du moment où il est apparu et où il a été capable
d’évoluer via le couple mutation/sélection naturelle ; la théorie n’aurait
donc rien à dire sur l’abiogenèse. J’estime que cette réponse souffre
exactement du même défaut qui consiste à poser une frontière arbitraire
au monde vivant, frontière qui nous donne l’illusion d’avoir défini ce qu’est
le vivant. Certains biologistes 1 pensent que l’abiogenèse est partie
intégrante de la théorie de l’évolution, toutefois en tant que simple partie de
ce paradigme, elle n’explique pas tout, et son éventuelle 2 réfutation n’aurait
pas directement de conséquence sur d’autres aspects de la biologie de
l’évolution, comme l’acceptation de l’ascendance commune, par exemple.
Le refus de l’abiogenèse repose sur l’idée que le vivant est par essence
différent du non-vivant. Le vitalisme qui sous-tend cette position ne repose
sur aucun élément de preuve, mais sur une intuition qui est compréhensible
puisque, en l’absence de définition du vivant, nous avons justement de ce
concept une compréhension intuitive. Mais il s’agit là d’une vision
essentialiste de la nature dont on sait qu’elle résulte d’une erreur cognitive.
L’abiogenèse est un champ disciplinaire extrêmement fécond, à
l’interface entre la biologie et la chimie. S’il semble impossible de pouvoir
déterminer un jour le déroulement exact des évènements qui ont produit les
premières formes de vie, nous en comprenons toujours un peu mieux les
conditions, et un scénario de plus en plus probable sera déduit ; il
débouchera sur une théorie, et dès lors qu’une théorie de l’abiogenèse sera
établie assez longtemps pour mériter ce nom, il n’est pas raisonnable de
douter que nous aurons une bonne compréhension de l’émergence des
systèmes biologiques. Et il y a fort à parier que cette théorie soulignera dans
ses résultats la continuité entre vivant et non-vivant.

1. Par exemple : Paz-y-Mino et Espinoza, « On the theory of evolution versus the concept of
evolution : Three observations », Evo Edu Outreach, 4, 2011, p. 308-312.
2. Reconnaître la possibilité de cette éventualité n’implique en rien qu’existe un doute
raisonnable sur la validité de l’abiogenèse. Disons, histoire de blaguer, que la plupart des
biologistes actuels pourraient s’accorder sur le fait que la réfutation de l’abiogenèse est un
113
évènement qui a pour probabilité une chance sur 10 …
12.

Les chances qu’une simple protéine se forme


113 1
sont de 1 sur 10 ( ).

Ce genre de chiffre, au demeurant fort impressionnant, résulte d’une


erreur qu’aucun chimiste ne devrait commettre. Pour calculer cette
probabilité qui frise le zéro absolu, il faut supposer équiprobables toutes les
interactions chimiques. Or, les lois de la chimie existent précisément pour
expliquer pourquoi ce n’est pas vrai. Certaines réactions, certaines liaisons
entre molécules sont spontanées, d’autres sont impossibles, et une troisième
catégorie de réactions peut être facilitée par l’intervention d’une molécule
supplémentaire : un catalyseur. Cela n’est pas une découverte récente.
La biologie cellulaire est un assemblage de partenaires chimiques qui ne
doit rien au hasard, mais tout aux propriétés des molécules. Par ailleurs, on
a détecté la présence d’acides aminés dans l’espace, ce qui montre que la
matière a tendance à s’organiser spontanément sous la forme de ces
molécules. Depuis l’expérience de Miller, en 1953, on sait que la synthèse
de composés organiques dans un monde prébiotique est possible.
Cet argument fallacieux est de l’espèce « preuve par l’incrédulité » : cet
évènement me semble trop prodigieux, je ne puis croire en cette explication
que je ne comprends pas. Incrédules furent sans doute ceux à qui on
expliqua que la foudre, si impressionnante, n’est que le produit de deux
masses d’air qui se rencontrent. Cela devait leur sembler hautement
improbable, inacceptable.
Enfin, il faut garder à l’esprit que l’improbable se produit en
permanence autour de nous. De très nombreux évènements particuliers,
avant de se produire, étaient imprévisibles. La destination d’une goutte de
pluie sur une feuille de platane, le pare-brise d’un autobus ou le corps d’une
fourmi serait bien difficile à prévoir au moment où elle commence à
tomber. Faudrait-il aller jusqu’à lire de l’intention et un projet dans la
trajectoire des gouttes de pluie qui finissent écrasées sur la page d’un livre
imprudemment ouvert dans un parc ?
Variantes de cet argument :
1. L’évolution est aussi improbable qu’une tornade qui passe sur
une décharge et construit un 747 en état de marche.
L’argument du Boeing est une modernisation de celui de la montre de
Paley qui disait en 1803 « à l’examen de cette [montre] je découvre […]
que ses diverses parties sont faites les unes pour les autres, et dans un
certain but. […] La conséquence des faits me paraît évidente. Il faut que
cette machine ait été faite par un ouvrier. » (Théologie naturelle)
2. L’évolution n’est pas plus probable que d’obtenir une pièce de
Shakespeare en mettant un chimpanzé devant une machine
à écrire suffisamment longtemps.
Cette seconde variante a le mérite de tenter d’intégrer le paramètre
temporel qui est essentiel au processus évolutionnaire. Elle a également
l’avantage de montrer que les adversaires de la théorie de l’évolution
possèdent un sens de l’humour dévastateur. C’est à peu près tout ce qu’on
peut mettre à son actif, car elle oublie le caractère heuristique de
l’évolution, c’est-à-dire que chaque génération qui survit à la sélection
naturelle démarre sa vie dans une situation un peu plus avancée que la
précédente ; et que les lignées sont innombrables et s’entrecroisent. Le
vivant n’est pas un chimpanzé qui tape à l’aveuglette sur une machine à
écrire, mais une myriade de lignées sanctionnées à chaque mot, à chaque
phrase. Celles qui commettent de lourdes erreurs sont éliminées, et cette
sélection explique que le résultat ne ressemble en rien au simple effet du
hasard.

1. Watch Tower Bible and Tract Society, Life – How Did It Get Here ?, Brooklyn, NY, 1985,
p. 44.
13.

Le hasard n’est pas scientifique.

Voilà comment se présente l’argument sur un site de confession


protestante : « faire intervenir le hasard comme agent directeur de
l’évolution, c’est en fait proposer une interprétation philosophique de la vie
et donc dépasser le cadre de la science 1. »
L’argument consiste à personnaliser le hasard, conformément à la
compréhension intuitive que la majorité des gens a de l’évolution. Ce
hasard personnifié devient l’élément central d’une vision métaphysique qui
n’est plus de la science, ce qui permet à la pensée religieuse de s’y opposer.
Il s’agit du sophisme dit de l’homme de paille : on transforme le concept de
hasard tel qu’il est compris en science pour en faire une cible plus facile.
Le hasard dans la théorie de l’évolution n’est pas une force obscure, ou
le nom d’une entité métaphysique cristallisant une vision du monde. Il n’est
pas non plus le cache-misère que l’on brandirait pour nommer ce que l’on
ne sait pas expliquer dans le détail. Ce hasard est le résultat de la nature
stochastique des évènements à toutes les échelles du vivant. Il est
impossible de prévoir les mutations génétiques, leur impact sur l’individu,
sur son espérance de vie ou sa reproduction, leur devenir au sein du génome
de la population, leur diffusion au sein de l’espèce dans un environnement
lui-même soumis à des changements liés à la composition du sol, de l’air,
de l’activité solaire et d’éventuels évènement catastrophiques.
Et pourtant, la science comprend chacune de ces échelles prises
indépendamment. Des modèles existent sur les phénomènes moléculaires
des mutations. On explique de mieux en mieux les interactions entre les
gènes dans la cellule, on connaît les règles des équilibres entre les
différentes versions d’un même gène au sein d’une population. Rien de tout
cela n’est mystérieux en soi. C’est la complexité des systèmes vivants qui
les rend imprévisibles pour la science. Peut-être d’ailleurs le sont-ils par
nature, d’après la physique quantique. En tant que résultante de tous les
phénomènes physiques qui interviennent dans le vivant, et qui sont tous des
objets de la science, le hasard lui-même est un élément de la science. Même
le hasard n’échappe pas à certaines règles : celles de la statistique.
Cet argument du hasard personnifié est du type fausse dichotomie : ou
bien c’est Dieu (ou les extraterrestres) ou bien c’est le Hasard avec une
majuscule. En réalité, la théorie de l’évolution propose une explication qui
n’est pas réductible à ces deux choix.

1. Extrait de l’article intitulé « Théorie de l’Évolution : historique, présentation, débats », sur le


site www.atoi2voir.com, rattaché à l’association Agapé de France (consulté le 22 mai 2014,
disparu du site depuis).
14.

La théorie repose sur l’allégation dogmatique


que les premières formes de vie étaient
simples et qu’elles se sont complexifiées
au cours du temps.

Afin de pouvoir regarder la théorie de l’évolution comme une forme de


croyance, certains l’accusent de dogmatisme. À les en croire, les
évolutionnistes auraient fabriqué un récit dans lequel il est nécessaire que,
jadis, les formes de vie fussent rudimentaires et microscopiques.
En vérité, ce qui est considéré comme un point de départ s’avère
l’aboutissement d’un long raisonnement. D’abord on a constaté la
ressemblance des individus entre eux. Plus ils sont apparentés, plus ils se
ressemblent. Chez les espèces domestiques on a observé qu’il est possible
d’obtenir des individus très différents au cours du temps si l’on fait se
reproduire entre eux les individus qui possèdent la forme la plus
intéressante de tel ou tel caractère. Les éleveurs ont ainsi produit des
quantités de variétés de plantes et d’animaux très éloignés de leurs cousins
sauvages. On a ensuite découvert l’étonnante variété des fossiles, mais aussi
leur répartition non aléatoire. Plus les strates sont anciennes, moins les
fossiles ressemblent aux espèces actuelles. Si l’on remonte très loin, on ne
voit plus que des espèces aux morphologies simples comparées à celles que
l’on rencontre aujourd’hui. Au-delà de 2 milliards d’années dans le passé,
on ne trouve plus que des traces unicellulaires. Ajoutons que, fréquemment,
on découvre un fossile ancien qui présente des similitudes avec deux
groupes d’organismes qui n’existent que dans des couches plus tardives
(des formes dites transitionnelles). De toutes ces observations faites dans les
siècles passés, on a conclu que les premières formes de vie devaient être
simples et que la complexité du vivant s’est enrichie au fil du temps 1.
On ne peut pas présenter cette conclusion comme si elle était un
postulat arbitraire, elle est bien le résultat de l’analyse de très nombreux
faits.

À partir de tous ces éléments, l’idée d’évolution s’est imposée : les êtres
vivants changent au fil des ères géologiques ; les espèces sont apparentées
(existences d’ancêtres communs) ; le plus ancien ancêtre identifiable est
unicellulaire. Le concept d’ancêtre commun est donc le résultat
d’observations très nombreuses qui ne conduisent qu’à cette seule
conclusion possible si l’on tient pour valides les postulats de la méthode
scientifique : expliquer la nature par les propriétés de la matière.

1. Ce qui ne signifie pas que l’évolution est un processus dirigé vers plus de complexité : cf. les
chapitres 15 à 17 (sur la complexité).
15.

La complexité irréductible montre


l’impossibilité logique de l’évolution.

La complexité irréductible est un concept inventé en 1996 par le


biochimiste Michael Behe (dans son livre Darwin’s Black Box) en vue de
constituer le (seul) argument scientifique en faveur de la notion 1 du dessein
intelligent 2. Selon Behe, un système irréductiblement complexe est :
« composé de plusieurs parties ajustées et en interaction, chacune
contribuant à sa fonction élémentaire, sachant que l’absence d’une
quelconque de ces parties empêche le fonctionnement du système ».
On notera tout d’abord, et sans aucune perfidie, que la présentation de
ce concept si important n’a jamais été réalisée de manière académique. Un
concept scientifique, pour être reconnu comme tel, doit passer l’épreuve du
feu de la publication dans une revue scientifique pour laquelle l’auteur se
soumet au questionnement d’experts du domaine et fournit des réponses
suffisantes pour justifier la pertinence de la publication. C’est d’autant plus
indispensable quand « le résultat est si clair et si important qu’il doit être
considéré comme l’un des plus grands accomplissements de l’histoire des
sciences. Cette découverte rivalise avec celles de Newton et Einstein, de
Lavoisier et de Schrödinger, de Pasteur et Darwin » (selon les modestes
dires de M. Behe dans son ouvrage). À l’époque de Darwin ce système de
peer review (évaluation par les pairs) n’était pas un élément central du
travail scientifique, mais depuis lors la théorie de l’évolution se plie à cette
exigence, raison pour laquelle les scientifiques estiment qu’elle est digne de
confiance. Le concept de complexité irréductible (CI) a été cité çà et là dans
quelques articles, généralement pour être critiqué, mais il n’a jamais franchi
le cap d’une véritable publication qui avancerait une preuve de sa viabilité.
On comprendra bien vite pourquoi.
Le concept de CI présente un problème de définition. Behe ne précise
pas ce qu’est une « partie » du système. Testons ensemble le concept : le
système digestif, par exemple, perd sa fonction si l’on retire l’estomac ou
l’intestin. En ce sens, il répond à la définition de la CI. Mais si nous
décidons que les parties d’un système doivent avoir une dimension
élémentaire, une structure simple, ce qui est en accord avec la définition de
Behe, alors l’estomac devient un peu trop vaste et fait plutôt figure de sous-
système. À l’intérieur du sous-système estomac, on pourra par exemple
retirer le pylore et constater que le système perd de son efficacité, mais
conserve une fonctionnalité. Cela réfute l’hypothèse de la CI.
Mieux : retirons la partie de l’intestin appelée appendice 3 et le système s’en
portera parfaitement, avec l’avantage d’un risque d’infection diminué.
Notons immédiatement qu’un concept aussi mal défini, même s’il pouvait
être étayé par un ou deux exemples concrets, ne pourrait être généralisable
en l’état.
On peut croiser plusieurs exemples star de structures biologiques qui
seraient irréductiblement complexes, les plus couramment cités sont le
flagelle bactérien et le système de défense du scarabée bombardier. Mais
on voit parfois surgir l’argument de l’œil que nous avons déjà traité.
Behe, pour vulgariser sa pensée, prend l’exemple d’une tapette à souris.
Chaque partie de la tapette est nécessaire à la fonction de l’ensemble, ce qui
fait que la tapette ne peut pas avoir évolué, et qu’elle doit avoir un
concepteur. Il est un peu curieux que Behe ait pu penser tenir là un bon
exemple, puisque la tapette à souris, à la différence d’un organisme, et
jusqu’à preuve du contraire, a bel et bien été conçue par un être intelligent
en vue d’assurer une fonction. Cette téléologie dans le monde vivant est très
exactement ce qu’il cherche à prouver, il ne peut donc pas en faire un
présupposé sans commettre un raisonnement circulaire.
L’argument est circulaire, mais surtout il est totalement invalide,
puisqu’un objet confectionné comme la tapette à souris n’est pas concerné
par les mécanismes de l’évolution : descendance avec modification soumise
au crible d’une sélection naturelle pour la survie et la reproduction.
Pour répondre à Behe, regardons dans la nature ce qui se rapproche le
plus de la tapette à souris 4 : la dionée attrape-mouche, cette plante carnivore
qui rappelle un piège à loup. Pete Dunkelberg prend lui aussi cet exemple
pour réfuter la CI sur le site talkdesign.org 5.
Il apparaît, lorsque l’on compare la dionée aux autres espèces
apparentées, et notamment les espèces carnivores comme le droséra, que le
piège de la dionée a pu apparaître par simplification d’un piège préexistant.
Le principe de CI semble ignorer que l’évolution n’est pas une marche
forcée vers la complexité, mais le résultat d’un chemin historique
sanctionné par la sélection naturelle. Elle fonctionne aussi par
simplification. Un système actuel peut dériver d’un système ancien qui
possédait plus de parts qu’il n’est strictement nécessaire.

La dionée n’est pas « irréductiblement


complexe »
Dans des écosystèmes où le sol est pauvre en azote, des plantes
capables d’exploiter l’importante source d’azote que sont les animaux
détenaient un avantage qui s’est avéré décisif. Les plantes carnivores
possèdent donc des adaptations leur permettant de piéger et de digérer de
petits animaux, le plus souvent des insectes. La dionée a des feuilles
transformées en deux lobes articulés de part et d’autre d’une nervure
centrale. Sur la surface du limbe se trouvent des poils tactiles, qui, s’ils sont
frôlés plusieurs fois, déclenchent la fermeture de la feuille. La marge du
limbe porte de longues dents qui empêchent de s’échapper les proies
suffisamment grosses pour être intéressantes. L’insecte est lentement digéré
puis le piège s’ouvre et peut être réutilisé environ trois fois.
Dans l’organe en question (une feuille transformée), les deux lobes
articulés, les poils tactiles et le limbe denté constituent trois parties qui
interviennent dans le fonctionnement du piège, chacune étant nécessaire à la
fonction de l’ensemble. Nous avons un système « irréductiblement
complexe » au sens de la définition donnée plus haut.
Comment ce piège a-t-il pu évoluer ? Regardons les espèces
apparentées à la dionée pour voir s’il n’existe pas des formes de pièges
« intermédiaires » entre la feuille photosynthétique et le piège mobile denté.
Par chance, de tels exemples existent parmi les espèces présentes
actuellement sur Terre et il n’y a même pas besoin d’aller fouiller les
fossiles.
Les droséras piègent leurs proies avec une sécrétion collante puis
enroulent lentement leur limbe autour. Les pinguiculas ont un piège plus
passif, sans mouvement, sauf pour certaines espèces qui recourbent le bord
de leur limbe. Les népenthès et les sarracénies n’ont pas de piège
mécanique, les insectes tombent au fond d’une feuille en forme d’outre ou
de tube où ils meurent, souvent par noyade. Certaines espèces produisent
des enzymes capables de digérer l’animal, d’autres laissent faire des micro-
organismes. Nous avons donc dans la nature l’ensemble des niveaux
de complexité du piège, du plus simple au plus complexe.
On considère le plus souvent que le piège de la dionée dérive de celui
du droséra. Chez l’espèce ancestrale de la dionée, avec un piège proche de
celui du droséra, certains poils sécréteurs sont devenus tactiles, ce qui a
progressivement rendu le mouvement du limbe plus réactif. Le piège
mécanique est devenu de plus en plus efficace, notamment grâce aux dents
du bord du limbe qui assurent que la proie est de belle taille. Les derniers
poils sécréteurs ont été perdus, car à ce moment-là ils n’étaient plus
indispensables. En fait, leur disparition a permis au piège de devenir plus
efficace : sans glu, les proies de petite taille peuvent s’enfuir et le piège
redevient disponible pour une proie de taille convenable, ce qui est un
avantage compte tenu du nombre limité d’utilisations complètes du piège.
Or, c’est cette perte des poils sécréteurs qui donne au piège actuel son
apparence de complexité irréductible.
Par analogie, il faut un échafaudage pour construire une arche de pierre,
mais une fois la clef de voûte posée, l’échafaudage peut être retiré. Après sa
construction, l’arche de pierre devient irréductiblement complexe : aucune
partie ne peut être retirée sans détruire l’ensemble, mais cet état ne donne
aucune information sur la manière dont il a été obtenu. Voilà pourquoi le
concept de complexité irréductible, qui ne permet pas de parvenir à la seule
conclusion pour laquelle il a été pensé, n’a pas beaucoup d’utilité. Les
biologistes ne l’utilisent donc pas.
Une autre explication à l’existence des systèmes biologiques qui
paraissent irréductiblement complexes est le concept d’exaptation, à
l’œuvre par exemple dans le cas de l’évolution des poumons des tétrapodes
et des vessies natatoires de certains poissons, qui dérivent des mêmes
structures mais ont développé des fonctions très différentes : les poumons
permettent un échange d’oxygène et de gaz carbonique du sang avec
l’environnement tandis que la vessie natatoire permet d’ajuster la densité du
corps du poisson à celle de l’eau en fonction de la profondeur à laquelle il
veut nager. L’exaptation, c’est le recrutement d’un caractère ou d’un
ensemble de caractères déjà existants pour une fonction nouvelle qui va
devenir une pression de sélection et conduire au développement de ces
caractères au fil des générations. Autre exemple, la plume que l’on retrouve
aujourd’hui chez les oiseaux n’est pas apparue chez des animaux capables
de voler, elle avait une autre fonction, très certainement liée à la régulation
thermique. Elle a également acquis des fonctions de camouflage et de
parade sexuelle, ce qui représente autant de modes d’exaptation.

Le flagelle bactérien
Le flagelle bactérien est l’exemple choisi par Behe pour illustrer la
complexité irréductible. Le flagelle est une structure de la bactérie, fort
complexe, qui lui permet de se déplacer. Ici, les « parties » du système sont
donc les protéines du flagelle. D’emblée, notons que personne parmi les
tenants de la complexité irréductible n’a jamais pris le soin de démontrer
que chacune des protéines du flagelle (ou des flagelles car il en existe
plusieurs types) est absolument nécessaire à la fonction de l’ensemble. À
cet égard, la littérature scientifique donne même plutôt des éléments qui
disent le contraire 6. Les flagelles bactériens sont des structures complexes
dont on découvre, encore aujourd’hui, qu’ils possèdent des fonctions
nouvelles, comme la sécrétion de protéines. Ici aussi la définition de la
complexité irréductible est mise en échec, parce qu’elle ne prévoit pas que
le système puisse avoir plusieurs fonctions. Les flagelles ont pu évoluer à
partir de structures servant à transporter des molécules d’un côté de la
membrane à l’autre et, par exaptation, gagner un rôle de motricité conservé
par la sélection naturelle. Ces hypothèses sur l’évolution des flagelles sont
testables, et elles seront à terme réfutées ou confirmées. Behe, de son côté,
n’a pas proposé un moyen, une expérience, un résultat qui puisse réfuter sa
thèse de la complexité irréductible ; elle n’est plus un vrai sujet scientifique.
Le scarabée bombardier (Brachinus
fumans)
Ce petit coléoptère, lorsqu’il se sent menacé, libère un liquide en
ébullition, résultat du mélange de deux solutions sécrétées dans son
abdomen à quoi s’ajoute une enzyme qui amplifie la réaction. Les
créationnistes utilisent la rhétorique de l’épouvantail en présentant une
pseudo-explication évolutionniste délibérément ridicule, que l’on pourrait
paraphraser, sans la trahir en : comment peut-il évoluer, le scarabée,
si à chaque fois qu’il essaie de construire son système de défense, il se fait
exploser ?
Des chercheurs se sont penchés sur ce cas afin de déterminer comment
l’évolution a pu produire ce système de défense sophistiqué et surprenant.
L’explication du phénomène, fascinante, est présentée par Mark Isaak sur le
site www.talkorigins.org 7. Dans l’état actuel de nos connaissances, il est
possible de proposer un scénario à l’évolution de cet animal qui soit, étape
par étape, en concordance avec les principes de la théorie. Par modifications
successives, des caractères sont retenus par l’évolution, sont parfois cooptés
pour une fonction alternative (exaptation), peuvent ensuite être
partiellement perdus s’ils cessent d’apporter un bénéfice (simplification) et
s’associent pour assurer une fonction qui, au final, ne pourrait pas être
garantie si un seul de ces caractères venait à manquer. L’exemple de
l’évolution de Brachinus fumans montre qu’un système qualifié
d’« irréductiblement complexe » peut très bien être le produit de l’évolution
darwinienne.

Complexité irréductible vs dessein


intelligent.
Les systèmes irréductiblement complexes, tels que décrits par la
définition présentée plus haut, existent, nous l’avons vu. Nous avons
également vu qu’une évolution darwinienne non dirigée est parfaitement
capable de rendre compte de leur existence. Là où ce concept nous réserve
une surprise, c’est que, par une ironie prodigieuse, cette « complexité
irréductible » constitue un solide argument contre le dessein intelligent. On
n’attend pas d’un organisme bien conçu que ses fonctions les plus
complexes, les plus subtiles, reposent sur des structures fragiles dans
lesquelles la moindre faille devient fatale. Au contraire, une structure bien
pensée comporte des redondances, des sécurités, des sauvegardes qui
assurent que le système est robuste et, donc, fiable 8. La complexité
réductible des systèmes de sécurité d’une voiture (freins et ABS, limitateur
de vitesse, ceinture, airbag, carrosserie) où chaque élément agit tout aussi
bien même si les autres sont défaillants est le parfait exemple de ce qu’il
faut faire lorsque l’on conçoit quelque chose avec intelligence.

1. Il ne s’agit pas d’une théorie au sens scientifique du terme pour des raisons que l’on trouvera
dans L’Ironie de l’évolution.
2. De nombreuses ressources démystifiant le dessein intelligent et la complexité irréductible en
particulier peuvent être trouvées en anglais ici :
http://www.talkdesign.org/faqs/icdmyst/ICDmyst.html#venus
3. Appendice dont la susceptibilité aux infections potentiellement fatales coïncide plutôt mal
avec l’idée d’une conception intelligente de l’organisme humain, mais évitons les sujets qui
fâchent. Il est en effet possible que cet appendice joue un rôle en lien avec le système
immunitaire, gardons-nous de trop simplifier les choses.
4. Le biologiste Kenneth Miller a réfuté l’exemple de la tapette à souris sous l’angle de
l’exaptation. Un piège sans tige peut être utilisé comme pince à cravate, c’est-à-dire remplir une
fonction totalement différente, mais avec efficacité (sinon avec bon goût). Si une « mutation »
lui ajoute la tige, alors elle peut acquérir la fonction de piège.
5. http://www.talkdesign.org/faqs/icdmyst/ICDmyst.html
6. Ian Musgrave, « Evolution of the bacterial flagellum », in M. Young et T. Edis (éd.), Why
Intelligent Design Fails : A Scientific Critique of the Neocreationism, Rutgers University Press,
2004 ; S. L. Bardy, S. Y. Ng et K. F. Jarrell, « Prokaryotic motility structures », Microbiology,
149, 2003, p. 295-304.
7. Et Laurent Penet en a réalisé une traduction en français ici
http://laurent.penet.free.fr/bombardier.html
8. Diana Steele, « Scientists search for secrets of robust systems », Dallas Morning News,
18 septembre 2000, section « Science ».
16.

Comment sont apparues les abeilles


et les fleurs si les unes ont besoin des autres
pour exister ?

Les interactions étroites de certaines espèces entre elles : les symbioses,


les coévolutions entre plantes et pollinisateurs, les relations hôte-parasite,
correspondent d’une certaine manière à une situation de complexité
irréductible (cf. ci-avant) puisque chaque espèce est indispensable à l’autre.
À l’heure actuelle, la disparition des abeilles mettrait en danger de
nombreuses espèces végétales, et réciproquement, c’est bien de leur nectar
que se nourrissent les butineuses qui alimentent la ruche.
On peut donc apporter à cet argument la même réponse qu’à celui de la
complexité irréductible. L’interdépendance actuelle de certaines espèces
est le résultat d’une histoire commune au cours de laquelle la spécificité est
apparue grâce à la sélection de certains caractères qui rendaient cette
interaction plus bénéfique, mais aussi par perte de la capacité à interagir
avec d’autres espèces. Cette histoire évolutionnaire fait donc intervenir au
moins un épisode de simplification.
17.

Puisque l’évolution montre un mouvement


de la simplicité vers la complexité, cela
prouve qu’elle est « dirigée ».

Le concept d’évolution dirigée se fonde sur l’illusion statistique que la


vie évolue dans le sens d’une complexité croissante. Indéniablement, l’être
humain, le coquelicot et la coccinelle sont des organismes plus complexes
que leur ancêtre commun, procaryote marin, forme unicellulaire un peu
fruste pour nos standards biologiques actuels. Mais cela signifie-t-il pour
autant qu’une lignée évolutionnaire soit destinée à produire toujours plus de
complexité ? On peut très tranquillement répondre un non catégorique
en posant le constat, fort simple, que la très grande majorité des formes de
vie actuelles sont toujours d’une grande simplicité : des unicellulaires, le
plus souvent procaryotes.
Le concept de « mur de gauche » représente une limite fonctionnelle à
la vie telle que nous la connaissons. En deçà d’une certaine complexité,
nous ne connaissons pas de phénomène vivant. Les premiers organismes
sont nécessairement proches de cette limite, tout simplement parce que
l’apparition d’une vie complexe à partir de matière inorganique, en d’autres
termes la génération spontanée, n’est pas possible. Les premiers organismes
qui répondent à notre définition imparfaite de la vie inaugurent l’ère des
bactéries. Que constate-t-on si l’on revient sur la Terre quelques milliards
d’années plus tard ? Qu’il existe un certain nombre d’espèces très
complexes, mais que l’essentiel des formes de vie, en termes de biodiversité
et de biomasse, sont toujours des organismes simples. Nous vivons toujours
à l’ère des bactéries.
Pour des raisons génétiques, la complexité des organismes varie de
génération en génération. Un mouvement vers plus de complexité est
toujours possible, il n’existe pas de limite connue à la complexité que peut
posséder un organisme, d’autant que les relations entre les organismes et
leur environnement contribuent à complexifier les niches écologiques, ce
qui raffine et démultiplie les points d’appui de la sélection naturelle. Mais
qu’en est-il dans l’autre sens ? Si la complexité passe en dessous du seuil où
l’organisme est fonctionnel, il cesse de se reproduire. Par conséquent, la
diminution de complexité doit se heurter à cette frontière. En réalité, ce
n’est pas tout à fait exact, car il est à peu près admis que c’est ce
qui est arrivé, à de nombreuses reprises, aux virus. Mais les virus ne
peuvent survivre qu’en parasitant des cellules viables, et donc l’existence
des organismes cellulaires autonomes leur est indispensable, ce qui conforte
l’existence du mur de gauche.
Le « mur de gauche » entraîne une augmentation moyenne de la complexité des êtres
vivants au fil du temps.

Pour des raisons stochastiques, la complexité des organismes, bloquée


par le phénomène du mur de gauche, ne peut aller, globalement, que dans le
sens de la croissance. C’est un mouvement général. Mais ce n’est pas pour
autant une loi pour les lignées individuelles, et les exemples d’espèces qui
vont vers plus de simplicité à un moment de leur histoire sont nombreux,
c’est le cas de toutes les espèces parasites.
Tous ces éléments montrent que la complexité du vivant n’est en rien la
marque d’une volonté directrice agissant sur la biosphère, mais le résultat
de la stochastique, l’autre petit nom du hasard qui est un moyen très
efficace d’obtenir tout sauf n’importe quoi.

Oui, bon, mais peut-être que la force


directrice s’applique spécifiquement
à la lignée humaine !
Nous avons vu un peu plus tôt que les alternatives à l’évolution étaient
rares et peu satisfaisantes. Les premiers créationnismes en appellent à un
acte surnaturel : la création pure et simple des espèces telles qu’elles
existent. Le néo-évhémérisme attribue ce rôle à des ingénieurs
extraterrestres. Comme ces scénarios se heurtent aux données
paléontologiques et historiques, ils sont aujourd’hui marginaux. Ils se sont
donc transformés pour tenir compte de certains faits, en particulier le
registre fossile, ce qui a enfanté le dessein intelligent : l’évolution n’est plus
niée dans sa réalisation, mais l’explication naturaliste des changements
évolutionnaires est contestée. Pour les tenants du dessein intelligent,
l’évolution serait le moyen par lequel un concepteur cosmique (divin ou
extraterrestre) a obtenu le monde actuel, tel qu’il existe. La différence
fondamentale entre cette vision de l’évolution et celle dite
« néodarwinienne » réside dans l’existence d’une intention initiale :
l’évolution aurait une finalité, un objectif (implicitement : l’être humain).
Cette interprétation nous est familière, elle est même séduisante, en raison
du biais téléologique dont est imprégné l’esprit humain. Notre cerveau est
« câblé » de telle sorte qu’il cherche de l’intentionnalité dans la nature. Un
cerveau intelligent peut même être très doué dans cet exercice, et en vertu
du biais de confirmation, s’aveugler malgré lui aux preuves qui lui
montreraient qu’il se trompe.
Redisons-le : il n’y a rien dans la biologie humaine, dans la structure de
notre ADN, de notre corps, dans l’histoire de notre lignée qui permette de
penser que notre évolution suivrait des règles particulières qui ne
s’appliqueraient pas aux autres organismes.
18.

La deuxième loi de la thermodynamique rend


impossible l’évolution vers plus d’ordre
et de complexité.

L’apparition de structures complexes et ordonnées dans le monde vivant


semble aller à l’encontre d’une loi physique dont raffolent les
créationnistes. Du moins va-t-elle à l’encontre de leur interprétation de
cette loi, ce qui en fait l’argument le plus couramment utilisé sur tous les
fronts, dans tous les débats où l’évolution est contestée. La deuxième loi de
la thermodynamique s’énonce ainsi : Pour un système
thermodynamiquement isolé, l’entropie ne peut que croître ou rester
constante avec le temps.
Ce principe est souvent traduit par l’idée que le désordre ne peut que
croître avec le temps. Attardons-nous sur le premier terme de la phrase. Un
système thermodynamiquement isolé, par définition, n’échange avec
l’extérieur ni matière ni énergie. Les organismes vivants sont tout sauf
thermodynamiquement isolés, car ils échangent constamment de la matière
et de l’énergie avec leur environnement. La même réponse est valable à
l’échelle de la biosphère et de la planète Terre, parce que le Soleil, en
irradiant jour et nuit,ne les aide pas spécialement à être
thermodynamiquement isolées. Cela suffit à rendre cet argument inopérant.
Néanmoins, il semble légitime de se demander tout de même comment on
peut expliquer que le vivant produise de l’ordre et de la complexité. Est-ce
que cela ne va pas à l’encontre de ce que la physique sait du
fonctionnement de la nature ?
Je redirige le lecteur vers la section 1.3. Qu’est-ce que la vie ? de
l’ouvrage L’Ironie de l’évolution où il est question de l’entropie et de son
rôle crucial dans la définition de la vie selon la formule de Schrödinger,
« La vie est une diminution locale de l’entropie », et dans la compréhension
de son apparition à travers l’hypothèse des structures dissipatives ; les
organismes vivants seraient des structures ayant la capacité de dissiper un
maximum d’énergie. Quoi qu’il en soit, la thermodynamique a certainement
un lien avec les questions de l’origine et de l’évolution du vivant.
19.

Comment sont apparus l’ADN et toute


l’information qui s’y trouve ?

L’acide désoxyribonucléique est une longue chaîne moléculaire au cœur


de nos chromosomes. Dans les cellules actuelles, produites par un long
processus évolutionnaire qui n’a autorisé à survivre que les lignées capables
de s’adapter à leur environnement, l’ADN joue un rôle sensationnel.
L’ordre dans lequel s’enchaînent ses quatre types de constituants (adénine,
thymine, guanine et cytosine) obéit à un code que partagent la quasi-totalité
des cellules vivant sur Terre. Dans les parties codantes du génome – les
gènes –, la succession des bases azotées de l’ADN est traduite par la cellule
en une séquence d’acides aminés qui, une fois assemblée, est capable
d’assurer un rôle dans la structure ou le fonctionnement de la cellule. Cela
ferait presque croire au miracle.
La question ici posée est tendancieuse, car elle présuppose une chose a
priori impossible dans le paradigme naturaliste : que de l’information ait été
injectée à une molécule d’ADN. Ce n’est pas ce que propose le modèle
évolutionnaire. Il est plutôt question d’admettre que la molécule d’ADN,
par sa structure concaténaire et modifiable, constitue un réservoir potentiel
d’information que la nature, via la sélection naturelle, a « exploité 1 »
comme elle a exploité tous les avantages que les biomolécules confèrent
aux cellules.
La question de l’origine de l’ADN se confond avec celle de l’origine de
la vie, et force est d’admettre que la réponse n’est pas encore connue. Mais
nous ne sommes pas complètement dans le noir, et la question de
l’information n’est pas si mystérieuse que cela. L’évolution de l’ADN se
fait dans le cadre strict de contraintes fonctionnelles ; les mutations ne se
produisent pas totalement au hasard et ne sont absolument pas retenues au
hasard. Il ne s’agit donc pas d’un phénomène aléatoire, et par conséquent il
peut produire de l’information : l’environnement, via la sélection naturelle,
transmet de l’information aux populations d’organismes 2.

Une mutation entraîne toujours une perte


d’information génétique, donc aucun
nouveau gène ne peut apparaître
naturellement.
Les antiévolutionnistes croient que les mutations génétiques ne peuvent
que diminuer l’information d’un génome parce que, disent-ils, plus de 99 %
des mutations sont néfastes. Ils oublient qu’en réalité une grosse majorité de
ces mutations sont neutres : elles n’ont pas ou peu d’effet sur la structure
des protéines codées ou sur l’activité des ARN de la cellule. Et
ils commettent quelques confusions capitales : 1) la quantité d’information
contenue dans le génome n’est pas liée au « niveau d’évolution » ; 2) toutes
les mutations qui ajoutent du matériel génétique (et elles sont nombreuses)
ajoutent de facto de l’information génétique : les nouveaux gènes
apparaissent généralement par duplication puis transposition de séquence
dans le génome.
On notera que cette idée que le génome ne peut que se dégrader avec le
temps est apparentée à la croyance que la deuxième loi de la
thermodynamique n’autorise pas la nature à se complexifier. On a pourtant
des exemples simples à opposer à cela. Un système planétaire peut être très
complexe, mais il résulte des simples lois de la gravitation. Un ouragan est
le simple résultat des principes de convection et de transfert de chaleur dans
les masses aériennes. De toute évidence, la nature sait produire
spontanément de l’ordre et de l’information (cf. chapitre 12).

1. Notez comme il est aisé d’employer des formulations qui, malgré nous, prêtent des intentions
à la nature…
2. C. Adami, C. Ofria et T. C. Collier, « Evolution of biological complexity », Proceedings of
the National Academy of Science USA, 97 (9), 2000, p. 4463-4468.
20.

Si l’abiogenèse est possible, pourquoi


de nouvelles formes de vie n’apparaissent-
elles pas en ce moment ?

C’est sans doute contre-intuitif, mais l’environnement actuel, riche en


oxygène, n’est pas le jardin d’Éden idéal pour que se forment des
biomolécules complexes. Les innombrables réactions biochimiques qui se
produisent chaque seconde sont un terrain miné pour une forme de vie en
train de se structurer à partir d’un matériau non vivant. Par ailleurs, les
espèces que nous connaissons sont en compétition depuis presque une
éternité pour les ressources limitées de la Terre. Rien n’est gaspillé. La
moindre molécule organique aura de fortes chances de croiser le chemin
d’un organisme (une vache, un mycélium, une bactérie) qui va l’absorber et
la métaboliser. Pour se développer à partir de la matière inorganique, une
forme de vie entièrement nouvelle devrait nécessairement le faire dans
l’isolement le plus complet afin d’atteindre un niveau de compétitivité
suffisant pour survivre à une confrontation avec la biosphère connue. Si une
telle poche de vie exotique existe, et ce n’est pas impossible, il nous faut
encore la découvrir.
La Terre actuelle n’est tout simplement pas un environnement propice à
l’apparition de la vie car le train de l’évolution a démarré il y a près de
quatre milliards d’années et qu’il est presque impossible de prendre un tel
train en route.
21.

Si les oiseaux descendent des reptiles,


si les crocodiles sont proches parents
des canards, alors où se trouvent les formes
intermédiaires ? Où sont les crocoducks ?

Le « crocoduck » est un animal imaginaire que l’on pourrait franciser en


canarlligator. L’argument est défendu par Ray Comfort 1 et Kirk Cameron
depuis 2007 lors de débats et dans tous les médias auxquels ils ont accès.
Ces messieurs pensent que, si l’évolution était vraie, alors une créature
mi-oiseau, mi-crocodilien devrait exister. Cette proposition n’est pas valide
car elle confond les formes actuelles des espèces vivantes avec leurs formes
ancestrales. L’ancêtre commun du canard et de l’alligator n’avait pas de
plume. La plume est apparue après la séparation de leurs lignées
respectives, et uniquement dans celle qui a produit le canard (et les
dinosaures dont certains avaient des plumes). Jamais aucune trace de plume
n’a été trouvée dans la lignée qui mène à l’alligator. La forme ancestrale
commune aux canards et aux alligators n’a donc rien d’une « forme
intermédiaire » qui devrait rassembler des caractères hybrides. L’idée que le
« chaînon manquant » entre poissons et reptiles serait un animal avec des
moitiés de patte et une moitié de poumon repose sur une drôle de
conception de l’apparition des espèces. Pour produire une telle chimère, il
faudrait que la nature se mette soudain à mépriser les règles qu’elle a
toujours respectées, et par conséquent l’existence d’un crocoduck serait en
fait une parfaite preuve contre l’évolution. Or, nul n’en a jamais trouvé.
Ajoutons pour finir qu’un « chaînon » (expression fâcheuse car
réminiscente du concept erroné de la chaîne des êtres) entre les poissons et
les tétrapodes (groupe vertébré avec quatre membres, dont nous faisons
partie) est connu. C’est le tiktaalik. Il possédait, il y a environ 375 millions
d’années, des caractères de poisson (écailles, nageoires) et, notamment, un
caractère que l’on ne retrouve actuellement que chez les tétrapodes : des
membres osseux articulés. C’est précisément le genre de « forme
intermédiaire » prédit par la théorie. La découverte date de 2006.

1. Le même monsieur qui a déclaré, sans rire et en de multiples occasions, que la banane est la
preuve de l’existence de Dieu… avant de reconnaître, un peu embarrassé, qu’il n’avait pas
conscience que le fruit que nous consommons avait été profondément modifié par sept mille ans
de sélection artificielle à partir de fruits sauvages bien moins attrayants.
22.

L’explosion cambrienne dément


catégoriquement l’évolution qui affirme
un changement graduel des espèces.

Le mot explosion est très impressionnant. Il marque l’étonnement des


naturalistes du XIXe siècle devant un constat simple : en une période de
temps assez courte, le registre fossile montre une diversification très
importante des formes animales. Cela se passe il y a 540 millions d’années,
et durant quelques dizaines de millions d’années l’accroissement de la
diversité du vivant atteint un taux jamais égalé depuis. Notons qu’une
explosion qui s’étend sur 40 ou 60 millions d’années n’est pas exactement
un évènement ponctuel ; on est loin de la génération spontanée que certains
voudraient y voir.
La faune du Cambrien que nous connaissons grâce à des gisements bien
spéciaux comme les schistes de Burgess est bel et bien stupéfiante de
diversité, mais nous savons maintenant qu’elle ne vient pas de nulle part, et
qu’auparavant existait une faune de l’Édiacarien avec des animaux de
grande taille (quelques centimètres, c’est gros pour un être vivant, surtout à
cette époque reculée). La radiation de l’Édiacarien remonte à 630 millions
d’années, elle est la plus ancienne connue. Durant cette ère sont apparus les
premiers organismes triploblastiques bilatériens ; ces termes signifient que
leur corps se composait de trois « feuillets » (ectoderme, endoderme et
mésoderme) et présentaient une symétrie bilatérale : deux caractères qu’ils
nous ont légués. La faune de l’époque compte aussi des organismes
apparentés aux éponges de mer et aux cnidaires. La forte radiation du
Cambrien ne s’est donc pas produite ex nihilo et ne constitue pas une
étrangeté incompréhensible de l’histoire du vivant.
Les causes exactes de l’explosion cambrienne ne seront peut-être jamais
déterminées avec précision, mais il existe des hypothèses assez solides
concernant de profonds changements de l’environnement. Nous sommes à
la fin de la glaciation Varanger. Pendant plus de trois cents millions
d’années, la Terre-Boule-de-neige a été couverte de glace. Le volcanisme
effréné de l’époque a toutefois fini par provoquer une réaction en chaîne :
un effet de serre intense qui a précipité la fonte des glaces. Cet évènement
majeur a profondément altéré la composition chimique des océans ; des ions
en plus forte concentration, issus de l’érosion massive des continents par les
calottes glaciaires qui se résorbaient, ont représenté un challenge pour les
êtres vivants. Les organismes incapables de s’en accommoder n’ont pas
laissé de descendance, les autres ont trouvé le moyen d’incorporer ces ions
et de faire de cette nouveauté un avantage. Cette biominéralisation, apparue
peu avant le début de l’explosion cambrienne, permet la construction des
coquilles de phosphate et de carbonate de calcium 1. La disparition d’une
grande partie de la faune de l’Édiacarien au début de l’« explosion
cambrienne » vient accréditer la thèse d’une modification du milieu.
On voit que ce qu’on appela une « explosion » au XIXe siècle est en
réalité la conséquence d’évènements géologiques que l’on est désormais
capable de mettre en perspective.
1. En conséquence de quoi les organismes qui vivront après cette date laisseront beaucoup plus
de fossiles pour nos paléontologues.
23.

Les fossiles polystrates démontrent


la fausseté des datations.

Il existe des fossiles qui traversent de multiples couches de roche.


Nombre d’arbres, encore debout, sont figés dans la pierre, fossilisés. À
première vue, c’est absolument déconcertant. Comment des arbres ont-ils
pu être fossilisés sur plus de deux ou trois mètres de hauteur alors que les
géologues nous disent qu’il faut des millions d’années pour que ces couches
de sédiments se forment ? Est-ce que la matière organique dont ils sont
constitués n’aurait pas dû se décomposer durant l’immense intervalle de
temps où ils étaient à l’air libre ? La seule explication possible est que la
sédimentation est bien plus rapide que ce qu’on nous raconte. Cet argument
est défendu par les avocats du créationnisme « Terre jeune ». Il leur permet
par exemple de supporter l’idée que le Grand Canyon est le résultat du
Déluge : accumulation de sédiments durant les 335 premiers jours du
Déluge, puis creusement du canyon à travers ces couches par les eaux du
reflux lors des 40 derniers jours. Les créationnistes « Terre vieille », qui ne
sont pas en désaccord avec l’échelle des temps géologiques telle qu’elle est
comprise par la science, n’utilisent pas cet argument.
D’abord le mot « polystrate » n’est pas utilisé par les géologues, nous
verrons pourquoi. C’est un terme forgé par les créationnistes pour insister
sur l’idée que les fossiles traverseraient de multiples strates censées
représenter un temps géologiquement incommensurable avec la durée de
vie de l’arbre. Par conséquent, l’expression « fossile polystrate », quasi-
oxymore, ne peut que provoquer la perplexité de qui la lit ou l’entend.
En réalité, les arbres fossilisés à la verticale ont bel et bien été enterrés
de manière brutale durant un épisode d’inondation ou de glissement de
terrain, ou au cours d’une émission de lahar (coulée de boue d’origine
volcanique). La structure des terrains dans lesquels on trouve ces fossiles
est typique de ce genre d’évènement, avec des sédiments de grande taille ou
de taille intermédiaire, les seuls qui puissent se déposer assez rapidement
pour ensevelir l’arbre avant qu’il ait le temps de se décomposer. Sur un
terrain à sédiments fins, lesquels se déposent bien plus lentement, aucun
« fossile polystrate » n’a jamais été trouvé.
Aujourd’hui encore, lors d’inondations, il n’est pas rare que
s’accumulent 10 mètres de vase ou davantage sur un terrain : tout ce qui se
trouve submergé est susceptible de se transformer en fossile au fil du temps.
On peut imaginer qu’une maison de deux étages construite au pied d’une
colline pourrait fort bien se trouver complètement ensevelie, et plus tard
pétrifiée. Parions que personne parmi les futurs archéologues n’irait
prétendre que le rez-de-chaussée s’est fossilisé 10 millions d’années avant
l’étage qui est au-dessus. D’ailleurs, comment pourrait-on commettre cette
erreur si l’on prend la peine de dater les roches ? Car cette attaque
créationniste souffre d’une malhonnêteté foncière : la datation des roches
autour de ces « fossiles polystrates » n’a jamais montré autre chose qu’un
évènement rapide. Toutes les roches au contact du fossile se sont formées
en même temps, c’est pourquoi il est abusif et trompeur de qualifier le
phénomène de « polystrate ». Le taux de déposition des sédiments est très
variable d’un paysage et d’un climat à un autre, et l’épaisseur d’une strate
peut varier de moins d’un millimètre à plusieurs mètres. Nous sommes ici
en présence de fossiles de très grande taille contenus dans des strates de très
grande taille, rien qui aille à l’encontre de ce que l’on peut attendre dans le
paradigme des sciences modernes.
Cet argument est extrêmement intéressant car il montre qu’une image
forte associée à un terme pseudoscientifique et à une explication qui ne
résiste pas longtemps à l’analyse sera défendue avec énergie par des
individus qui veulent y voir la preuve de leurs préconceptions. Les fossiles
« polystrates » resurgissent toujours lors d’une discussion avec un
créationniste « Terre jeune ».
24.

Les évolutionnistes ont multiplié les fossiles


construits de toutes pièces (donc toute
la théorie est fausse) !

Toute activité humaine est sujette à un certain degré de corruption.


L’activité scientifique ne peut pas échapper à cette règle, mais la
méthodologie scientifique est exigeante et critique parce qu’elle
est expressément conçue pour limiter la fraude, les erreurs et les trucages.
C’est d’ailleurs parce que la science fonctionne ainsi que les impostures ont
été démasquées… par des scientifiques. Les individus qui rejettent la
science pour embrasser tel ou tel système de croyance ne devraient pas le
faire au nom des « fraudes scientifiques » parce que ces systèmes
de croyance ont en commun une absence de pensée critique qui empêche de
mettre au jour les incohérences et les duperies. L’existence des fausses
découvertes scientifiques, aujourd’hui reconnues comme telles, démontre
que la science est apte à corriger les erreurs commises en son sein.
La recherche systématique de l’erreur est la première occupation des
scientifiques, raison pour laquelle la confiance que l’on peut accorder aux
fossiles et à leur interprétation n’est ni mieux ni moins bien placée que la
confiance dans l’astronomie ou la chimie. Cela étant dit, il est vrai que
certaines traces et fossiles ont pu être fabriqués ou bien interprétés de
manière… insatisfaisante. Regardons de plus près certaines découvertes.
Les trilobites sont des organismes qui datent du Paléozoïque. Les
derniers d’entre eux disparaissent lors de l’extinction du Permien, il y
a 250 millions d’années (Ma). Dans un livre de 1995, un créationniste
présente des preuves de la Création et du Déluge, parmi lesquelles une
trace de sandale humaine, avec un petit talon, imprimée dans la roche,
en Utah… juste au milieu de fossiles de trilobites 1 ! Il en conclut que
des trilobites et des hommes ont pu se croiser, et donc que les datations
admises sont forcément fausses. La découverte date de 1968, ce qui
veut dire qu’au moment de sortir son livre l’auteur a eu accès à vingt-
sept ans de travaux et pouvait apprendre que l’apparente trace de
sandale était due à la fracturation de la roche au milieu d’une
concrétion oblongue comme on en trouve souvent. L’interprétation des
créationnistes ici relève donc bien de la fraude, et elle est reconnue
comme telle par les créationnistes « Terre vieille ».
Près de la rivière Paluxy au Texas se trouvent des empreintes de pas de
dinosaures du Crétacé. Là aussi, des ouvrages créationnistes affirment
voir des traces de pas humains au milieu des empreintes fossiles, et ce
depuis quarante ans. En fait, les experts expliquent les traces
d’apparence humaine par la réaction normale de la boue dans laquelle
une patte tridactyle de dinosaure s’enfonce puis s’extrait, après quoi
l’érosion fait son travail. Autant dire que les traces en question ne
présentent aucune caractéristique permettant de les identifier
objectivement comme des traces humaines, surtout qu’avec 50 cm de
long, elles appartiendraient à des humains hauts de 3 m. Dire le
contraire, c’est brandir un fossile frauduleux.
En 1696, Cornelius Meyer publiait une monographie sur un dragon
retrouvé en Italie dont il a réalisé une reconstitution. Au XXe siècle, des
créationnistes l’ont interprétée comme la preuve que des ptérosaures
vivaient encore à cette époque, prouvant que les datations scientifiques
sont toutes fausses. Dans un article de 2013 2, deux biologistes se sont
penchés sur les travaux de Meyer et ont identifié la vraie nature de son
dragon. Le squelette n’était pas celui d’un ptérosaure mais une chimère
construite avec une tête de chien, la mandibule d’un autre chien, des
pattes d’ours, des côtes de poisson… les autres parties : aile et queue
étaient purement et simplement sculptées. Il fallait sans doute une foi
aveugle pour y voir une ressemblance avec un ptérosaure. L’analyse
scientifique de l’objet a permis de ne pas se contenter d’attribuer à cet
animal une identité qui coïncide commodément avec la thèse à
défendre, mais de trouver les vrais critères avec lesquels on pouvait
tester l’hypothèse. Une hypothèse erronée.
Le « musée des Preuves de la Création » est créé en 1984 par Carl
Baugh qui s’installe au Texas pour examiner les traces de la rivière
Paluxy. Le cœur de la collection du musée consiste en 86 moulages
d’empreintes qu’il interprète comme ayant été laissées par des humains
dans des roches d’époques géologiques reculées.
Parmi les objets du musée, le « marteau de Londres » est un marteau en
e
fer avec un manche en bois qui ressemble à un outil américain du XIX siècle
retrouvé en 1936 à Londres (Texas) emprisonné dans la roche. La
découverte de l’objet revient à une famille qui, lors d’une promenade à Red
3
Creek où les roches datent du Crétacé (– 115 Ma), a récolté un nodule
rocheux dont dépassait un morceau de bois. Quelques années plus tard, en
cassant le nodule, ils ont trouvé le marteau à l’intérieur. Après avoir acheté
l’objet, Baugh prétend qu’une datation (réalisée apparemment avec un
microscope) a donné un âge de 11 500 ans, et donc que la thèse scientifique
« officielle » est fausse. Cela pose deux petits problèmes : 1) l’analyse n’a
pas utilisé les méthodes de référence, comme celle du carbone 14 ; 2) si
l’analyse est correcte, l’objet est plus âgé que la planète de 6 000 ans à
laquelle croit Carl Baugh. Ne nous attardons pas sur les thèses construites
par le monsieur autour de cet objet qui est (pour lui) la preuve que
l’atmosphère d’avant le Déluge contenait un fort taux d’ozone responsable
(dit-il) du gigantisme qui régnait (selon lui) à cette époque 4. Le « marteau
de Londres » n’a pas ému grand monde dans la communauté scientifique
parce qu’il n’y a aucune raison de croire que la concrétion de carbonate de
calcium qui entoure le marteau date vraiment de cent et quelque millions
d’années… ni même de onze mille ans en fait. Un objet qui tombe dans un
trou où circule de l’eau chargée en minéraux peut être complètement
recouvert par les minéraux en quelques années. Baugh a toujours refusé une
datation scientifique de son objet. Affaire classée.
Toujours au musée des Preuves de la Création, l’« empreinte de
Burdick » est un objet un peu étrange, dont l’histoire commence dans les
années 1930. Sur un morceau de calcaire daté du Crétacé se trouve une
empreinte remarquable qui ressemble beaucoup à une empreinte humaine…
de très, très, grande taille. Trois autres objets isolés présentent peu ou prou
les mêmes caractéristiques. Il est important de noter que les empreintes
n’ont jamais été trouvées dans la roche mère, mais toujours sur ces petits
blocs dont l’emplacement initial n’a jamais été clairement identifié.
L’anatomie de l’empreinte est aberrante. Les orteils sont très longs,
extrêmement bien imprimés dans la roche, sans rapport avec l’empreinte
laissée par un pied en mouvement où la répartition de la masse corporelle
ne se fait pas sur l’ensemble de la surface du pied. La plante du pied est trop
large et trop triangulaire avec un talon trop étroit. La voûte plantaire est
placée en plein milieu de la surface du pied, alors qu’elle devrait se trouver
à l’extrémité interne. Bref, cet objet est manifestement manufacturé ; cette
conclusion est celle de tous les experts depuis trois quarts de siècle. Au
cours d’une analyse de l’objet dans les années 1970, une coupe transversale
a été réalisée pour regarder la structure du calcaire. Cette roche
sédimentaire se forme par accrétion d’organismes microscopiques
possédant une coquille. Lorsque la roche est produite par des micro-algues,
comme c’est le cas ici, sa formation est particulière, elle ressemble à celle
des barrières de corail : les algues poussent à la surface de la roche, y
meurent, puis deviennent le substrat sur lequel poussent de nouvelles
couches d’algues. L’analyse au microscope de la tranche de ce genre de
roche permet de déterminer son orientation, de différencier le haut du bas.
Manque de chance, les résultats montrent que le dessus de l’empreinte
correspond au dessous de la roche initiale. Le géant qui aurait voulu laisser
cette trace aurait dû marcher la tête en bas et se faufiler entre des couches
de roche déjà en place. La nature artificielle de ces traces ne fait aucun
doute d’un point de vue scientifique, mais elles continuent d’être évoquées
par certaines personnes qui en ont besoin pour attaquer la théorie de
l’évolution.
Le musée présente également un doigt (humain) fossilisé datant du
5
Crétacé et une empreinte de main de la même époque 6… qu’aucun
scientifique n’a été autorisé à examiner, sans doute pour éviter les déboires
de l’empreinte de Burdick. Nous sommes en présence de faux parfaitement
obvies.
« Les pierres d’Ica » sont des morceaux d’andésite recouverts d’une
couche d’oxydation dans laquelle sont gravées des images. Sur
certaines, des personnages humains attaquent des créatures qui
pourraient ressembler à des dinosaures. En 1996, le Dr Javier Cabrera
Darquea rend ces pierres célèbres en prétendant qu’un paysan péruvien
local les a trouvées dans une caverne. Ladite caverne n’a jamais été
localisée par Darquea ni examinée par aucun scientifique ; quant au
paysan, arrêté par la police parce qu’il vendait des pierres aux
touristes, il a nié l’existence de la caverne et déclaré qu’il fabriquait
lui-même les pierres, comme d’autres personnes de la région le font
depuis maintenant des années. Ce genre de commerce est très courant
dans la région depuis la création d’un musée par Darquea.
Darquea a pourtant continué de défendre dans un livre, Le Message des
pierres gravées d’Ica, l’authenticité des pierres qui montreraient que les
humains et les dinosaures ont bel et bien été contemporains et qu’une
civilisation venue des Pléiades a vécu au Pérou il y a un million d’années.
Cette civilisation qui réalisait des transplantations de cerveau et conduisait
des voitures volantes (à en croire les gravures prises pour des documents
historiques) n’a donc laissé pour toutes traces que ces pierres gravées,
toutes rangées dans une seule et même caverne… introuvable. Il est très
important que le lecteur garde à l’esprit qu’un certain nombre de gens
croient véritablement à l’authenticité de ces histoires et considèrent ces
pierres gravées comme de véritables preuves d’un passé incompatible avec
la théorie de l’évolution.
En juin 2008, le journal scientifique Proteomics, qui jouit d’une
réputation impeccable, pré-publiait en ligne l’article de revue de
Mohamad Warda (université du Caire) et Jin Han (université Inje, en
Corée) intitulé « Mitochondria, the missing link between body and
soul : Proteomic prospective evidence ». Première surprise : le titre
évoque un chaînon manquant entre l’âme et le corps. Un langage
imagé de ce type dans un titre de revue est un peu inhabituel, mais il
n’est pas non plus rarissime ; les scientifiques aiment bien, de temps en
temps mettre un peu de style et de poésie dans ce qu’ils écrivent.
Admettons et venons-en au contenu. L’article n’apporte aucun résultat
expérimental nouveau ; là encore, rien d’anormal puisque c’est une
revue destinée à rassembler des travaux déjà publiés pour en donner
une interprétation plus générale. Cette interprétation n’a rien
d’extraordinaire dans 90 % du texte qui traite des relations entre le
protéome (l’ensemble dynamique des protéines de la cellule) et le
génome de la mitochondrie, ce qui est parfaitement en adéquation avec
les sujets habituellement traités dans ce journal. Mais l’abstract de
l’article, c’est-à-dire le résumé des idées principales, prétend remettre
en cause la théorie de l’endosymbiose 7 et la remplacer par une
« alternative plus réaliste », et c’est dans un petit paragraphe de la
huitième page que cela se passe. Dans un anglais approximatif, les
auteurs défendent l’idée que les données présentées sont peu
compatibles avec les théories en cours sur l’évolution de la
mitochondrie, mais s’expliquent mieux par l’action d’un « créateur
tout-puissant ». Après cela, on retrouve un style scientifique plus
conventionnel, sans plus une seule mention à un créateur ni à
l’endosymbiose qui semblait pourtant être le sujet principal de l’article
à en croire l’abstract. Puis arrive le dernier paragraphe qui suggère, si
je traduis, que la mitochondrie, en liant l’âme et le corps, préserve la
sagesse de l’âme qui garantit la vie. Point final.
Dans la mesure où, d’une manière ou d’une autre, cela n’a pas étonné
les scientifiques chargés de lire, critiquer et sélectionner les articles avant
leur publication dans cette revue, nous sommes en présence d’une réelle
publication scientifique sur laquelle les créationnistes pourront s’appuyer
afin de défendre l’idée que la science confirme le créationnisme. L’histoire
prend une tournure particulièrement piquante quand des lecteurs scrupuleux
et suspicieux ont regardé de près le texte et se sont rendu compte
qu’en dehors des extraits clairement créationnistes, la quasi-totalité des
phrases de cet article étaient copies pures et simples, verbatim, d’autres
articles. En d’autres termes, il s’agit d’un cas de plagiat massif. Une fraude.
Le plagiat, c’est-à-dire la citation d’articles existant sans mention de leur
auteur, est évidemment contraire à l’éthique, et pour cette raison, l’article a
été rétracté avant sa publication sur support papier. Les auteurs ont nié le
plagiat et se posent en victimes. Ils considèrent qu’« ils 8 veulent [les]
détruire pour avoir dit la vérité, seulement la vérité ».
Que constate-t-on ? On ne peut certes pas accuser ces deux messieurs
d’avoir forgé de fausses découvertes, ils ne se sont même pas donné cette
peine. Mais il demeure que le seul article scientifique prétendant remettre
en cause un élément de la théorie de l’évolution, en l’occurrence la théorie
de l’endosymbiose, en proposant une alternative créationniste est une
escroquerie intellectuelle avérée.

On pourrait multiplier encore les exemples de fraudes, mais arrêtons-


nous là et constatons que les fossiles erronés ou inventés dans lesquels
certaines personnes ont décidé de continuer à croire malgré les preuves ne
sont pas ceux que dénoncent les antiévolutionnistes, à savoir « l’homme de
Piltdown » et « l’homme du Nebraska ». Il est vrai que l’homme de
Piltdown, découvert en 1912, fut indûment considéré pendant quarante ans
comme un probable « chaînon manquant » entre l’homme et le singe. Mais
d’emblée, il suscita le scepticisme d’un certain nombre d’experts, et il fallut
que plusieurs autres fragments fossiles viennent confirmer son caractère
intermédiaire pour que la découverte soit acceptée. Le paléoanthropologue
Franz Weidenreich concluait dès les années 1920 qu’il s’agissait d’un crâne
d’homme moderne associé à une mandibule d’orang-outang, mais il
fallut attendre 1953 pour que des expertises, non seulement lui donnent
raison, mais mettent au jour que les ossements avaient subi un véritable
maquillage : limage et traitement chimique. Il s’agissait d’une réelle
mystification. Aussitôt, il fut dénoncé comme le faux qu’il était, y compris
dans un article dans le journal Time Magazine. On notera toutefois que ce
fossile était déjà isolé et controversé eu égard à la découverte des
australopithèques qui racontaient une histoire dans laquelle l’homme de
Piltdown cadrait mal. De fait, plus personne ne « croit » en ce fossile
depuis 1953.
L’histoire de l’homme du Nebraska commence en 1917 avec la
découverte d’une dent. Elle est envoyée en 1922 au président du Muséum
d’histoire naturelle américain, Henry Fairfield Osborn, un paléontologue
distingué qui a décrit et nommé un certain nombre de dinosaures, parmi
lesquels Tyrannosaurus rex et Velociraptor, rien que ça. Osborn pense que
la dent appartient à une nouvelle espèce de singe ; il publie un article en ce
sens, sans jamais évoquer une parenté particulière avec la lignée humaine.
Un magazine populaire illustre la découverte avec un dessin qui reconstitue
la nouvelle espèce dans son environnement, dessin peu apprécié par Osborn
qui ne lui reconnaît aucune valeur scientifique. Très vite des paléontologues
se montrent sceptiques, et par conséquent l’homme du Nebraska n’a
jamais joui d’une réputation avérée de fossile préhumain dans
la communauté scientifique. En 1927, un article de Gregory publié dans
Nature démontre que la dent de l’homme du Nebraska est en fait celle
d’un pécari, c’est-à-dire un animal apparenté au cochon dont la denture
d’omnivore est en partie similaire à la nôtre. La nouvelle est relayée dans
des journaux généralistes, le Times et le New York Times. Il s’agit par
conséquent d’un exemple où la science a correctement fonctionné en
doutant d’une preuve inadéquate puis en apportant la démonstration de
l’erreur commise par Osborn, lequel l’a aussitôt reconnue. Dès 1927, plus
aucun scientifique n’accordait le moindre intérêt à ce fossile dans la
recherche des origines de l’Homme. Il n’y a guère que quelques
créationnistes qui lui confèrent de l’importance.

Ajoutons à la liste des fossiles frauduleux ou aux interprétations


trompeuses les fameux « fossiles polystrates » évoqués plus tôt, et dont le
nom est en soi une manipulation, et nous aurons achevé de montrer la
faiblesse de la position créationniste sur le terrain des fausses preuves et des
fossiles confectionnés de manière malhonnête. On voit toute l’importance
de la méthode scientifique qui seule garantit que les erreurs soient traquées,
dénoncées et écartées du chemin de la connaissance.

1. Brown, Walt, « In the beginning : Compelling evidence for creation and the Flood »,
Phoenix, Center for Scientific Creation, 1995, p. 25,
http://www.creationscience.com/onlinebook/AstroPhysicalSciences34.html Pour la réponse,
voir http://www.talkorigins.org/indexcc/CC/CC102.html
2. P. Senter P. et P. D. Wilkins, « Investigation of a claim of a late-surviving pterosaur and
exposure of a taxidermic hoax : The case of Cornelius Meyer’s dragon », Palaeontologica
electronic, vol. 16, 2013, http://palaeo-electronica.org/content/2013/384-late-surviving-
pterosaur
3. Les géologues s’accordent sur l’âge des roches affleurant à Red Creek où l’objet a été trouvé,
mais Carl Baugh a tout de même estimé, sans le justifier, que le nodule devait dater de
l’Ordovicien (– 450 Ma) avant de changer d’avis et d’évoquer le Silurien (– 430 Ma), tandis que
d’autres créationnistes concluaient à un âge remontant au Pennsylvanien ou au Dévonien. En
définitive, tout cela ne change pas grand-chose, mais le manque de méthode est intéressant à
noter.
4. Cela permettrait de justifier les empreintes de sandale de 50 cm de long que Baugh prétend
voir sur la rivière Paluxy.
5. David Lines, « The fossilized human finger », 1995.
6. http://paleo.cc/paluxy/hand.htm
7. Théorie très fortement étayée qui explique que les mitochondries, structures présentes dans
les cellules des organismes pluricellulaires, et qui contiennent de l’ADN, étaient à l’origine des
formes de vie libres et autonomes devenues, il y a deux milliards d’années, symbiontes puis
partie intégrante de leur hôte. Le même phénomène a été prouvé pour les chloroplastes que l’on
retrouve chez les organismes photosynthétiques.
8. On ne sait pas trop bien qui…
25.

Pourquoi les scientifiques ne testent-ils


pas d’autres théories ?

Il existe, il est vrai, quelques alternatives à la théorie de l’évolution. Il y


a tout d’abord le créationnisme, le plus souvent étroitement lié au
monothéisme. Le créationnisme « Terre jeune » propose une lecture littérale
du récit de la Genèse avec une création du monde en six jours. La version
« Terre vieille » adopte une lecture plus symbolique et interprète le texte
de manière à le rendre compatible avec les durées indiquées par la science.
Ces deux alternatives nient purement et simplement la transformation des
espèces, toutes créées telles quelles par Dieu. Une autre explication fait
appel à des extraterrestres qui, tels des démiurges, auraient créé l’espèce
humaine, voire toute la vie sur Terre, par génie génétique ; c’est l’hypothèse
des « anciens astronautes », ou néo-évhémérisme (on peut considérer qu’il
s’agit d’un créationnisme « moderne »).
Pour qu’un scénario devienne une théorie scientifique, il faut rassembler
des faits qui corroborent l’explication que l’on donne, mais il faut
surtout savoir proposer des expériences, des tests qui soient capables de
donner tort à l’hypothèse si elle est fausse. C’est le critère de réfutabilité.
S’il n’existe pas un moyen de déterminer à coup sûr que l’hypothèse est
fausse, alors elle n’est pas scientifique, et l’on ne peut pas exiger que des
gens dont le métier est de faire de la science s’y intéressent hors de leur
temps libre. La théorie de l’évolution passe ce genre de test
quotidiennement. Par exemple, elle serait réfutée si l’on trouvait un fossile
de mammifère dans une strate datant du Dévonien, ou bien si un beau jour
des poules pondaient des œufs d’une « nouvelle espèce », espèce qui
apparaîtrait soudainement, en contradiction avec tout ce que la théorie
prévoit 1. Cette démarche est primordiale pour s’émanciper du puissant biais
de confirmation qui nous pousse intuitivement à tester les conséquences de
notre hypothèse au cas où elle serait juste et à négliger de tester les effets
qui se produiraient si elle était fausse.
Les créationnistes et les tenants de l’hypothèse des anciens astronautes
ne savent pas proposer un test de ce genre. La science pourra tester leurs
hypothèses, pour éventuellement les élever au rang de théorie scientifique,
le jour où il y aura quelque chose à tester.
Nous voyons à travers les arguments présentés dans ce livre qu’il existe
des tentatives d’explication de l’évolution en dehors du cadre de la théorie
synthétique et de ses principes darwiniens. Dans ce cas, il ne s’agit pas de
remettre en cause la réalité du changement des espèces au cours des temps
géologiques, et donc de s’opposer à l’idée d’évolution. Ce sont alors les
principes de contingence et de hasard qui sont mis sur la sellette. De ce
genre de démarche peuvent naître des théories nouvelles, mais le statut de
théorie scientifique se mérite.

1. Ironiquement, les créationnistes réclament souvent ce genre d’apparition soudaine pour


« croire » à l’évolution, et commettent donc une erreur capitale sur la conclusion que l’on
pourrait tirer de ce genre de fait.
26.

La théorie de la récapitulation de Haeckel


est une fraude !

Ernst Haeckel fut un biologiste de premier plan au XIXe siècle. Il a décrit


et nommé des milliers de taxons, notamment le règne des Protistes, et il fut
l’inventeur de termes importants pour la classification du vivant. Il a
cependant défendu de nombreux concepts et idées qui se sont révélés
incorrects ; il était notamment un fervent lamarckiste et n’était pas
convaincu par la sélection naturelle de Darwin, son contemporain, qu’il
rencontra. Il a toujours pensé que l’origine de l’espèce humaine se trouvait
en Asie, contre l’hypothèse africaine défendue par Darwin. Il a
même évoqué le continent perdu de Lémurie, ce qui permet de prendre la
mesure d’une certaine propension de sa part à la spéculation. Partisan d’une
origine polygénique des hommes, avec plusieurs groupes de préhumains
acquérant la faculté du langage séparément, thèse également erronée,
Haeckel a théorisé une forme de racisme scientifique fondée sur des faits
inexacts, comme celui que les orteils des Noirs seraient plus mobiles et plus
forts que ceux des Blancs. Ironiquement, Haeckel, bien qu’évolutionniste
éminent, s’est plus illustré dans ce que l’on appelle le darwinisme social
que dans le darwinisme scientifique. Hélas ! il n’est pas à exclure que
l’influence de Haeckel en Allemagne ait pu favoriser la montée des idées
plus tard mises en avant par les nazis. Cette mise en perspective de
l’homme, toutefois, ne nous dit rien sur la valeur de la théorie de la
récapitulation qui lui est tant reprochée par les créationnistes. Haeckel
s’appuie sur des hypothèses et des idées qui circulaient depuis plusieurs
années, mais qu’il est le premier à formuler clairement ainsi : l’ontogénie
récapitule la phylogénie (il en profite pour inventer ces deux termes,
toujours couramment utilisés).
L’ontogénie est le développement de l’individu depuis la cellule œuf à
travers les étapes embryologiques ; la phylogénie, dans cette phrase, est la
succession des générations à travers l’arbre de la vie. En linguistique, une
protothéorie de la récapitulation existait depuis l’Antiquité. Selon elle, les
premiers stades de l’acquisition du langage chez les enfants contemporains
retraceraient les grandes étapes de l’acquisition du langage par notre espèce
dans le passé.
La récapitulation « forte » propose que les étapes successives du
développement de l’embryon soient des répétitions des formes ancestrales
(adultes). Cette idée est difficilement dissociable de celle de la « chaîne des
êtres » qui voit dans la nature une hiérarchisation des formes du vivant.
Haeckel étaye sa théorie avec une série de dessins d’embryons de vertébrés.
Il identifie correctement l’existence des changements dans la durée et la
vitesse des différentes étapes qu’il nomme hétérochronie, un concept
toujours d’usage, mais les dessins qu’il produit s’avèrent problématiques.
Ses travaux sont attaqués violemment, notamment par l’Église catholique
en pleine guerre idéologique contre Bismarck dont la « culture du progrès »
a adopté les conclusions de Haeckel. On lui reproche d’avoir exagéré les
ressemblances entre les embryons, d’avoir mal légendé certains dessins,
d’en avoir même inventé de toutes pièces. Convenons toutefois qu’il est
impossible d’accuser toutes les critiques d’avoir une motivation
idéologique ; de nombreux experts émettent des doutes, voire des
accusations, et il est désormais clair que le travail de Haeckel sur les
embryons est profondément entaché, non seulement dans ses conclusions en
partie réfutées, mais aussi dans les dessins censés accréditer sa théorie, et
qui pourraient avoir pour origine le goût de Haeckel pour la spéculation.
Des travaux récents sur la question indiquent que la « loi biogénétique »
de Haeckel n’est pas correcte, c’est-à-dire qu’il n’existe pas de stade
précoce du développement, après la gastrulation, lors duquel les embryons
de tous les vertébrés seraient indiscernables les uns des autres 1. Les
créationnistes se sont emparés de cet article pour attaquer Haeckel, mais
surtout, à travers lui, la théorie de l’évolution. Cela a conduit les mêmes
chercheurs qui ont dénoncé la loi biogénétique à préciser que, si elle n’est
pas valide pour l’ensemble des caractères de l’embryon, elle peut en
revanche se vérifier sur des caractères isolés, et que cette position a minima
peut correspondre avec les déclarations de Haeckel 2. Mais le plus important
est d’en revenir aux faits : l’étude des embryons prouve que les étapes les
plus précoces sont relativement conservées, parce que ces phases précoces
sont nécessaires pour le développement des structures qui ont évolué plus
tardivement dans la lignée. Ce constat était défendu par von Baer dès
l’époque de Haeckel. Le principe selon lequel les caractères embryonnaires
communs à plusieurs taxons apparaissent plus précocement que les
caractères distinctifs de ces taxons porte d’ailleurs le nom de loi de
von Baer.
L’illustration la plus connue est celle des cartilages de Meckel : la zone
embryonnaire qui donne les arcs branchiaux des poissons sans mâchoire se
développe en mâchoire inférieure chez les poissons cartilagineux. Chez les
poissons osseux, ce cartilage se couvre de tissu osseux à l’état adulte. Chez
les reptiles et les oiseaux, ce cartilage s’ossifie également, mais il ne
constitue plus la mandibule : il joue le rôle d’articulation. Chez les
mammifères, le cartilage de Meckel migre légèrement pour former les trois
osselets de l’oreille moyenne. Clairement, le petit humain en devenir ne
possède pas d’arcs branchiaux fonctionnels, et ces cartilages ne deviennent
pas une mandibule avant de se changer en marteau, étrier et enclume, et par
conséquent il n’y a pas de récapitulation sensu stricto, mais on retrouve
dans son développement des caractères successifs qui rappellent
l’apparition successive de caractères chez les adultes de sa lignée
évolutionnaire.
La comparaison des embryons de vertébrés pour illustrer la forte
ressemblance des stades précoces demeure donc d’un intérêt pédagogique
important, raison pour laquelle on retrouve dans les manuels scolaires des
illustrations qui évoquent les dessins litigieux de Haeckel 3. De plus, des
travaux récents réhabilitent en partie la formule l’ontogénie récapitule la
phylogénie car les traits qui apparaissent tôt dans la lignée historique ont
tendance à s’exprimer tôt dans le développement des individus 4. Dans le
phénomène continu que représente l’ontogénie, il semble normal que toute
mutation qui modifie profondément une étape précoce coure un risque
accru de perturber gravement le développement à venir et donc se trouve
plus durement affectée par la sélection naturelle que ne le sont les
modifications tardives.
Alors que répondre à un antiévolutionniste qui utilise cette attaque
contre Haeckel ?
Haeckel a-t-il produit des documents faux, ou à tout le moins fortement
biaisés pour coïncider avec la théorie qu’il voulait prouver ? Oui, cela
semble acquis.
La théorie de la récapitulation défendue par Haeckel est-elle fausse ?
Encore une fois, oui, s’il s’agit de l’accepter dans le détail.
Mais 5 la loi de von Baer reste tout à fait valable : au cours du
développement de l’organisme, la ressemblance entre les embryons est plus
grande lors des premiers stades, et elle perdure d’autant plus longtemps que
les espèces sont apparentées. Et cette loi est un argument prodigieusement
puissant en faveur de la théorie de l’évolution. Les créationnistes
semblent ne jamais vouloir se frotter à cet argument-là, préférant s’acharner
sur l’épouvantail qu’est devenu Haeckel dans ce combat d’arrière-garde.
La théorie de l’évolution serait bien embarrassée si demain un
créationniste prouvait qu’un Vertébré affiche un développement
embryonnaire en désaccord avec la loi de von Baer, nouvelle preuve que
la théorie de l’évolution est réfutable. Mais nulle part on ne trouve de
preuve de ce type.

1. M. K. Richardson et al., « There is no highly conserved embryonic stage in the vertebrates :


Implications for current theories of evolution and development », Anatomy and Embryology,
196, 1997, p. 91-106.
2. M. K. Richardson et G. Keuck, « Haeckel’s ABC of evolution and development », Biological
Reviews, 77, 2002, p. 495-528.
3. N. Hopwood, « Pictures of evolution and charges of fraud Ernst Haeckel’s embryological
illustrations », Isis, 97, 2006, p. 260-301.
4. J. Clune, R. T. Pennock, C. Ofria et R. E. Lenski, « Ontogeny tends to recapitulate phylogeny
in digital organisms », The American Naturalist, 180, 2012, E54-E63.
5. Bien entendu, vous vous doutiez qu’il y aurait un « mais ».
27.

Darwin était raciste, donc sa théorie


est fausse.

Nous n’avons aucune raison de penser que Darwin ait été plus raciste
que la moyenne des Anglais de son époque. Le juger sur les standards
actuels n’est pas pertinent, car nous savons que la moralité évolue de siècle
en siècle. Notons qu’il était végétarien, ce qui en matière de morale pourrait
bien le placer en avance sur son temps et sur le nôtre. Toutefois, si le
racisme est une très vilaine attitude, cela ne change rien à la valeur des faits
recensés dans ses travaux. Et qu’il fût un mari aimant ou bien un voisin
horripilant ne compte pas pour de vrai quand il s’agit d’analyser la validité
d’une théorie.
Se demande-t-on quelles étaient les opinions politiques de Newton pour
estimer la valeur de sa théorie de la gravité ? Cherche-t-on si Faraday était
en délicatesse avec le fisc pour réfuter ses travaux sur
l’électromagnétisme ? Si Einstein avait pour habitude de battre son chien,
ses équations s’en trouveraient-elles fausses pour autant ?
En réalité, le lien entre le darwinisme et le racisme est à trouver du côté
du « darwinisme social » qui n’a jamais été prôné par Charles Darwin mais
par Herbert Spencer, et mériterait à ce titre l’appellation de spencerisme 1.
1. Voir le chapitre V de l’Ironie de l’évolution, Seuil, 2018.
28.

L’évolution fait de l’Homme un animal


et conduit à des comportements immoraux.

Différemment formulé, cet argument est parfois présenté ainsi : si


l’évolution est vraie, alors Hitler avait raison de tuer tous ces gens parce
que ça n’a pas d’importance. Mais si un seigneur tout-puissant nous a créés,
alors c’est un acte horrible qui sera puni.
Même s’il concerne davantage la question de l’existence de Dieu que
celle de la réalité de l’évolution (les deux propositions n’étant pas
catégoriquement exclusives), cet argument revient souvent dans les
discussions sur le créationnisme. Par exemple, la même « logique » est à
l’œuvre quand le créationniste Darek Isaacs demande, en substance : si
l’évolution est vraie, alors pourquoi le viol serait-il une mauvaise chose ?
On aurait tort de croire qu’il n’est qu’une plaisanterie, car on le retrouve
dans des débats entre personnes censément de qualité, comme ce fut le cas à
l’université du Commonwealth de Virginie en 2008 quand Frank Turek
demande à Christopher Hitchens : « Si Dieu n’existe pas, pourquoi tous les
hommes ont-ils la même obligation morale de s’aimer les uns les autres ?
Quelle molécule possède l’autorité de vous dire comment vous comporter ?
Quand vous faites quelque chose de mal, quelle loi violez-vous, à qui
devez-vous rendre des comptes : l’atome de carbone, la molécule de
benzène ? »
À cela il est simple de répondre que l’origine naturelle des intuitions
comportementales n’est pas si mystérieuse puisque l’on retrouve des formes
de moralité dans le règne animal. Demeure en revanche la question de
l’épistémologie de nos valeurs morales. Comment savoir si les actes que
nous jugeons moraux possèdent objectivement une valeur supérieure à des
actes que nous jugeons immoraux ? Nous n’avons pas fini de batailler sur
ce sujet, mais les sciences de la vie ont bien des éléments à apporter au
débat, notamment en nous montrant par quels processus naturels des
comportements vertueux peuvent se propager dans une population animale.
La question de la morale humaine a tout à gagner de la poursuite des
travaux sur l’évolution des comportements. Celui qui attaque le
« darwinisme » en prétendant qu’il amène à l’eugénisme au motif que si
l’Homme est un animal comme les autres alors sa vie n’a pas de valeur en
soi, n’est-il pas en train d’avouer que son sens moral est à ce point
endommagé que seule la croyance en une entité vengeresse le dissuade de
propager le mal ? Il est possible que cet argument en dise plus long qu’on
ne le voudrait sur les personnes qui l’utilisent.
29.

L’évolution est une religion.


Ce n’est pas de la science.

Cette critique provient toujours du monde religieux. Elle vise à donner


l’illusion que toutes les positions seraient égales a priori ; de part et
d’autre il n’y aurait que dogme. Nos contemporains accordent à la parole
scientifique une place prépondérante. Pour d’excellentes raisons, ils
considèrent que les études scientifiques sont le meilleur moyen dont nous
disposons pour comprendre le monde et prendre des décisions éclairées. Les
théories scientifiques sont donc considérées comme des objets de
grande valeur. Ceux qui, depuis une position religieuse, contredisent la
théorie de la relativité, la théorie de la tectonique des plaques, la théorie du
Big Bang ou celle de l’électromagnétisme ne jouissent guère de beaucoup
d’attention. Pour mieux attaquer la théorie de l’évolution, certains jugent
utile de tenter d’abord de la dépouiller de sa scientificité.
L’évolution est ainsi décrite comme une religion athée, et on lui attribue
l’objectif de nier l’existence d’un créateur. Dieu est certes une « hypothèse
inutile » du naturalisme méthodologique qui a permis le déploiement des
théories scientifiques de ces deux derniers siècles. Néanmoins, la négation
de Dieu n’apparaît nulle part et n’est pas requise. La théorie de l’évolution
est sans avis sur l’existence d’une entité créatrice de l’univers. En cela, elle
est purement non religieuse.
Les créationnistes cherchent souvent à inverser les rôles et estiment que
ceux qui défendent la théorie de l’évolution sont dans une démarche de sape
envers leur vision du monde. Leur attaque de l’évolution consiste à accuser
la théorie d’attaquer leurs croyances. Les tenants de la Terre plate ont
exactement le même discours au sujet des « globistes » coupables selon
eux de dogmatisme et de fermeture d’esprit. Et de même qu’astronomie,
géologie, physique, chimie, etc. déboulonnent complètement le paradigme
de la Terre plate sans qu’il entre dans les intentions des astronomes de
chercher à nuire à une croyance ou à une autre, de même la théorie de
l’évolution est en effet incompatible avec certaines visions du monde, avec
certaines options métaphysiques, et particulièrement avec les Écritures
religieuses.
L’erreur consiste à considérer qu’une idée, si elle contredit une idée
religieuse, est nécessairement de nature religieuse elle-même. La science a
toujours produit des idées dont la validité entraîne le discrédit d’idées
préalables. On appelle cela le progrès.
30.

Seule une entité créatrice peut rendre compte


de l’organisation du monde dans
les catégories « minéral, végétal, animal
et humain ».

Une étonnante harmonie régnerait entre les êtres qui peuplent le monde.
C’est à cette organisation qu’il nous faudrait trouver une explication,
laquelle ne saurait être aussi triviale que les principes darwiniens.
Mais sommes-nous sûrs de l’existence des catégories citées ici ?
D’abord le minéral ne fait pas partie du vivant, il n’est pas soumis aux lois
de l’hérédité. Ensuite, la distinction végétal-animal est loin d’être nette
lorsqu’on s’intéresse aux très nombreuses espèces unicellulaires. L’un des
critères qui permettent le mieux de catégoriser les végétaux est leur
utilisation de la photosynthèse, or celle-ci est apparue de manière
indépendante à plusieurs reprises avec différents pigments. Certains
organismes photosynthétiques ont ensuite formé des symbioses avec des
animaux. Il n’existe pas de frontière claire et nette entre ces deux
ensembles. Enfin, l’humain n’a aucune raison d’être rangé en dehors du
groupe des animaux. Nous sommes bel et bien des primates, des
mammifères, des vertébrés, des deutérostomiens…
La série minéral-végétal-animal-humain rappelle l’échelle des êtres, une
conception anthropocentriste désormais révolue. Supposer, en préalable à
l’étude de la nature, l’idée qu’elle serait organisée de la sorte, ce serait
partir biaisé. Pour une démarche objective, il faut savoir poser une question
au maximum dénuée de présupposés. La question à laquelle la théorie de
l’évolution tente de répondre est celle de l’origine de la structure actuelle du
monde vivant. Comment se fait-il que les êtres vivants possèdent les
caractères qui sont les leurs aujourd’hui : composition, formes, couleurs,
tailles, comportements, répartition, etc. ?
31.

Il existe des questions auxquelles la science


ne peut pas répondre !

Il y a une grande catégorie de questions auxquelles la science ne


répondra jamais… ce sont les questions absurdes. « Combien d’anges
peuvent danser sur la tête d’une épingle ? » La science ne s’est pas
réellement penchée sur la question. « Quelle est la nature du phlogiston ? »
Dans la mesure où cette substance théorique, un temps évoquée pour
expliquer la combustion, n’existe pas, cette question qui présuppose son
existence n’a plus aucun sens. Nous ne sommes pas près d’y répondre.
« Avez-vous cessé de battre votre femme ? » est un exemple célèbre de
question orientée qui contient en elle-même une partie de la réponse qu’elle
veut obtenir. Certaines questions ne sont pas valides car elles présupposent
une réponse, se fondent sur un corpus idéologique biaisé ou sur un
paradigme erroné.
Le travail de la science ne consiste pas à répondre à toutes les questions
qui peuvent se formuler de manière grammaticalement correcte. La
première phase du travail scientifique, et ce n’est pas une mince affaire,
consiste à se poser les bonnes questions, celles dont la réponse apporte
quelque chose à nos connaissances
On brandit souvent cet argument quand la science apporte à certaines
questions bien précises des réponses qui ne conviennent pas à tout le
monde. La question des origines de l’humain en fait partie. La science nous
répond où, quand et comment la lignée humaine se forme au fil des âges,
mais d’aucuns brandissent la question du pourquoi comme si elle était la
plus importante, comme si les autres n’étaient que des détails techniques.
La science nous apporte une certaine compréhension sur le « pourquoi »
nous avons tendance à poser un type de questions plutôt qu’un autre. Et ce
qu’elle nous apprend, c’est que la question du pourquoi, en présupposant un
projet, une intention et une entité aux commandes, a toutes les chances
d’être une mauvaise question, d’un point de vue épistémologique.
Que nous apprennent les mauvais
arguments ?

Au sein du monde scientifique, quand tout fonctionne normalement, les


idées sont débattues, âprement, et la critique continuelle assure que les idées
fausses soient abandonnées tandis que de nouvelles sont mises à l’épreuve.
Mais nous ne vivons pas tous dans le monde scientifique. Nous n’avons pas
tous accès aux dernières versions des théories les plus complexes ni aux
controverses brûlantes opposant les experts. On peut accepter de faire
confiance à la science sans chercher à comprendre le détail de ce qu’elle dit,
mais si l’on veut défendre une vision du monde éclairée par la science
contre des discours qui empruntent leur autorité à des dogmes, alors il faut
que notre pratique du débat ne se retourne pas contre nous. Et face aux
critiques envers les théories que nous comprenons assez bien pour tenter de
les défendre publiquement, nous devons apporter des explications
compréhensibles et calibrées pour répondre non seulement aux arguments,
mais aussi aux conceptions erronées et pas toujours formulées qui sous-
tendent l’argumentaire.

Les deux citations les plus importantes au sujet de la biologie de


l’évolution sont pour moi :
« Rien n’a de sens en biologie si ce n’est à la lumière de la théorie de
l’évolution. » (THEODOSIUS DOBZHANSKY)
« Ce qu’il y a de curieux avec la théorie de l’évolution, c’est que tout
le monde pense la comprendre. » (JACQUES MONOD)
Elles dressent le tableau d’une théorie trop importante pour ne pas
prendre au sérieux le rejet qu’elle suscite. Il est impossible d’entretenir un
débat intelligent au sujet de l’évolution sans s’assurer que l’on comprend
bien les mots et les concepts utilisés par notre interlocuteur, et que lui-
même saisit bien les nôtres. Même un mauvais argument mérite souvent
d’être écouté, car il nous éclaire sur ce que pensent et désirent ceux qui
l’utilisent.

La théorie de l’évolution repose sur des principes très contre-intuitifs.


La grande difficulté devant laquelle nous nous trouvons pour l’expliquer à
ceux qui la rejettent ou expriment à son endroit un scepticisme très marqué,
est que, pour bien comprendre la théorie, il faut commencer par en accepter
les prémisses. Notez qu’on peut conserver des doutes par-devers soi, car
accepter ne veut pas dire « tenir pour absolument certain ». Le postulat de
base est qu’il faut tenter d’expliquer l’état de la nature par des mécanismes
« naturels », c’est-à-dire découlant des seules propriétés de la matière. Nous
écartons a priori toute intervention surnaturelle, toute intention ou tout
projet. Bien sûr, on pourrait avoir tort de le faire, mais c’est le seul choix
méthodique qui offre la possibilité de tester l’ensemble des hypothèses.
Ceux qui n’acceptent pas de considérer ce postulat comme vrai, même
momentanément, s’interdisent de comprendre comment la théorie offre une
explication qui dépasse toutes les autres par sa parcimonie et son intégration
au corpus des connaissances scientifiques.
Toutefois, ceux qui doutent des principes darwiniens posent souvent des
questions intéressantes en ce qu’elles soulignent l’implicite résistance aux
concepts clés à la source de leurs objections. On l’a vu dans les chapitres
précédents : les arguments ou les questions « antiévolution » mettent en
évidence les aspects les moins aisément appréhendables de la théorie, et à
cet égard ils nous permettent de mettre à l’épreuve notre propre
compréhension de la nature. On peut souvent détecter dans les propos
antiévolutionnistes des prémisses moins assumées que celles de la théorie
critiquée.
Pour ce qui est de ceux d’entre nous qui veulent échanger au sujet de
ces questions sur les réseaux sociaux, il me semble utile de rappeler
qu’avoir raison ne donne pas tous les droits. Dans un débat contradictoire,
la connaissance porte une violence symbolique (une violence épistémique)
qui dresse contre elle des barrières psychologiques. Le meilleur moyen de
ne pas activer ces défenses est sans doute d’adopter une attitude d’humilité
et de questionnement plus que de contre-argumentation vindicative. Le
questionnement a pour but de dénicher les présupposés implicites, les
prémisses cachées, en vue de les éliminer si rien ne les justifie.

Écouter les critiques adressées à la théorie de l’évolution est un moyen


de se mettre à l’épreuve et de se tenir à jour sur ce que dit réellement la
théorie, car nul n’est à l’abri de surestimer la compréhension qu’il en a.
CONCLUSION

Les obstacles darwiniens

Ce spicilège adresse des réponses à l’ensemble des arguments connus


contre la théorie de l’évolution. Il existe bien sûr des variantes, des nuances
dans l’angle d’attaque, mais vous devriez toujours pouvoir trouver dans les
chapitres ci-avant ce qui cloche avec l’argument antiévolution que vous
rencontrerez.
Dans vos échanges avec un antiévolutionniste, ne vous attendez pas à
obtenir, par l’argumentation et la réponse rationnelle à ces objections, une
déconversion qui l’amènerait à adopter votre point de vue. Tel ne doit donc
pas être votre objectif. Ce manuel aura probablement comme utilité
première de corriger les idées reçues et les doutes mal placés de ceux qui ne
sont pas totalement hostiles à la théorie. Je crains que les autres n’en
trouvent la lecture insupportable. Mais nos opinions sur les objets qui
peuplent le monde et les théories qui leur donnent une intelligibilité
évoluent constamment au gré de nos réflexions, de nos lectures, de nos
conversations. Si vous prenez soin de faire comprendre à votre interlocuteur
qu’il est assez intelligent pour questionner ses certitudes et comprendre
qu’il doit s’intéresser à ce que dit vraiment la théorie plutôt qu’aux
caricatures qu’en font certains critiques, alors vous aurez contribué de la
meilleure façon possible à son parcours intellectuel.
Le rejet de la théorie de l’évolution est fortement corrélé à la religiosité,
et beaucoup moins au niveau d’éducation. Les arguments scientifiques ne
sont donc pas une panacée, et il faut prendre en considération de nombreux
aspects psychologiques si l’on veut comprendre le statut bien particulier de
la théorie de l’évolution, la haute menace qu’elle représente pour les
options philosophiques ou métaphysiques des individus. J’ai présenté les
obstacles darwiniens implémentés dans le fonctionnement de notre cerveau
dans L’Ironie de l’évolution.
Je voudrais revenir sur l’un de ces obstacles, peut-être le plus iconique,
c’est le fameux chaînon manquant que certains veulent voir surgir de terre
avant d’accepter de croire à la réalité de la longue lignée évolutionnaire qui
conduit jusqu’à nous. Les formes que nous appelons « transitionnelles » ne
sont qualifiées ainsi que depuis le confortable point de vue de notre siècle.
Nous pouvons aligner dans une galerie ou sur un schéma les reliquats du
parcours de nos ancêtres à travers le temps et entretenir l’illusion tenace
d’une transformation vers le progrès, vers l’humain moderne, mesure de
toute chose, et point oméga de l’histoire. Ce faisant, nous oublions
(volontairement ?) notre ignorance du futur et la brièveté de l’instant que
nous occupons. Or, nous appartenons à l’histoire du vivant et, à l’instar de
tous les organismes actuels, nous sommes un chaînon présent, rattaché au
passé, mais également connecté au futur. Nous sommes peut-être une forme
transitionnelle pour l’observateur de demain. Nous nous sentons pourtant
tout à fait achevés, et nous devons nous considérer les uns les autres comme
des fins en nous-mêmes. Ce respect, nous le devons aux formes ancestrales
si nous voulons avoir une chance d’appréhender mieux notre place et le
sens des informations qui nous sont accessibles. Ne pas se prendre pour le
centre du monde ou le protagoniste final de l’histoire de l’univers est peut-
être impossible pour Homo sapiens… On ne peut pas lui en vouloir, il n’y a
aucune raison pour qu’un primate soit capable d’une telle prouesse. Mais il
faudrait essayer quand même.
Vous aurez constaté que bien des réponses fournies ici sont conjuguées
au conditionnel, et c’est en soi un sujet de critique de la part des
antiévolutionnistes. Ils reprochent aux scientifiques de seulement énoncer
des allégations et pensent ainsi tenir un argument de leur peu de certitude. Il
semble donc sage de finir sur une pensée de Charles Darwin :
« L’ignorance engendre plus fréquemment la confiance en soi que ne le
fait la connaissance. Ce sont les personnes qui savent peu et non celles qui
savent beaucoup qui affirment de façon si tranchée que tel ou tel problème
ne sera jamais résolu par la science. »
TABLE DES MATIÈRES

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Avant-propos

Attention aux mauvais arguments pour la défense de la théorie de l’évolution

1. Si l’Homme descend du singe, pourquoi reste-t-il des singes ?

2. Où est le chaînon manquant ?

3. La théorie est pleine de trous. Elle n’explique pas l’intégralité de l’histoire de la vie.

4. Ce n’est qu’une théorie ! Cela veut dire que personne n’a de certitude.

5. Il n’y a pas de consensus sur l’évolution puisque 700 chercheurs ont signé un manifeste contre
le darwinisme !

6. Le monde est tellement parfait. La nature est trop bien faite pour être le fruit du hasard.

7. On n’a jamais observé l’apparition d’une nouvelle espèce !

8. Les hommes ont une côte de moins que les femmes, cela corrobore le récit d’Adam et Ève

9. Darwin lui-même doutait que sa théorie puisse expliquer l’apparition de l’œil.


10. Il n’y a aucune chance pour qu’un individu d’une nouvelle espèce puisse se reproduire avec
un autre individu qui porte justement la même mutation !

11. La vie provient toujours de la vie. L’abiogenèse n’est pas scientifique. La théorie de l’évolution
n’explique pas comment la vie est apparue.

12. Les chances qu’une simple protéine se forme sont de 1 sur 10113().

13. Le hasard n’est pas scientifique.

14. La théorie repose sur l’allégation dogmatique que les premières formes de vie étaient simples
et qu’elles se sont complexifiées au cours du temps.

15. La complexité irréductible montre l’impossibilité logique de l’évolution.

16. Comment sont apparues les abeilles et les fleurs si les unes ont besoin des autres pour exister ?

17. Puisque l’évolution montre un mouvement de la simplicité vers la complexité, cela prouve qu’elle
est « dirigée ».

18. La deuxième loi de la thermodynamique rend impossible l’évolution vers plus d’ordre
et de complexité.

19. Comment sont apparus l’ADN et toute l’information qui s’y trouve ?

20. Si l’abiogenèse est possible, pourquoi de nouvelles formes de vie n’apparaissent-elles


pas en ce moment ?

21. Si les oiseaux descendent des reptiles, si les crocodiles sont proches parents des canards, alors
où se trouvent les formes intermédiaires ? Où sont les crocoducks ?

22. L’explosion cambrienne dément catégoriquement l’évolution qui affirme un changement graduel
des espèces.

23. Les fossiles polystrates démontrent la fausseté des datations.

24. Les évolutionnistes ont multiplié les fossiles construits de toutes pièces (donc toute la théorie
est fausse) !

25. Pourquoi les scientifiques ne testent-ils pas d’autres théories ?

26. La théorie de la récapitulation de Haeckel est une fraude !

27. Darwin était raciste, donc sa théorie est fausse.

28. L’évolution fait de l’Homme un animal et conduit à des comportements immoraux.


29. L’évolution est une religion. Ce n’est pas de la science.

30. Seule une entité créatrice peut rendre compte de l’organisation du monde dans les catégories
« minéral, végétal, animal et humain ».

31. Il existe des questions auxquelles la science ne peut pas répondre !

Que nous apprennent les mauvais arguments ?

Conclusion - Les obstacles darwiniens


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Leblond, « Science ouverte » a pour ambition d’interroger
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