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Atlas des inégalités

Auteur et cartographe
Hervé Le Bras.
Démographe et historien, directeur de recherches émérite à l’INED, Hervé Le Bras est aussi directeur
d’étude à l’EHESS. Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont : L’invention de la France (avec
Emmanuel Todd), Hachette, 1981 ; Les Trois France, Odile Jacob-Le Seuil, 1985 (rééd. Opus, 1995)
; Les limites de la planète : mythes de la nature et de la population, Flammarion, 1994 ; Les 4
mystères de la population française, Odile Jacob, 2007 ;
The Nature of Population,
Princeton University Press, 2008 ;
Le Retour de la race – Contre les « statistiques ethniques »
(collectif), Éditions de l’Aube, 2009 ; L’invention de la France (avec Emmanuel Todd), Éditions
Gallimard, 2012 ; Le mystère français (avec Emmanuel Todd), Le Seuil, coll. « La République des
idées », 2013.

Adaptation graphique des cartes : Cécile Marin


Maquette : Vianney Chupin et Raphaëlle Faguer
Conception et réalisation : Edire
Coordination éditoriale : Marie-Pierre Lajot
ISBN : 978-2-7467-3726-6

© 2014, Éditions Autrement.


17, rue de l’Université – 75007 Paris.
Tél. : 01 44 73 80 00 Fax : 01 44 73 00 12
INTRODUCTION

L’enchevêtrement des inégalités


L’inégalité, qui est une donnée de la nature, précède l’égalité, qui
est une volonté d’ordre politique et social. Pour cette raison,
l’inégalité a trouvé de nombreuses justifications. Trois d’entre elles
méritent l’examen et la critique : celle, naturaliste, de Margaret
Thatcher ; celle, économique, des libéraux et celle, philosophique,
de John Rawls.
Margaret Thatcher déclara en 1970 : « Si nous donnons de la valeur
aux individus, ce n’est pas parce qu’ils sont tous pareils, mais parce
qu’ils sont tous différents… Nous devons bâtir une société dans
laquelle chaque citoyen sera à même de développer tout son
potentiel, à la fois pour son propre bénéfice et pour celui de
l’ensemble de la communauté. » L’inégalité des conditions
refléterait alors l’inégalité des dons. Le rôle de l’État serait de
laisser les dons s’épanouir en pratiquant l’égalité des chances.
C’est une partie du programme de la méritocratie dont la France est
l’un des plus fervents adeptes. Il est peu probable que les dons
innés aient beaucoup évolué au cours des cinquante dernières
années. Or, les inégalités se sont creusées dans des proportions
énormes, sans commune mesure avec un changement de répartition
des dons naturels. En 1960, le salaire moyen du dirigeant d’une
grande entreprise américaine était 12 fois supérieur au salaire
moyen d’un de ses ouvriers. En 1974, il était 36 fois supérieur et en
2000, 531 fois. La vision élitiste de Thatcher ne rend absolument
pas compte de la réalité.
La seconde version vient des théoriciens de l’économie libérale.
L’inégalité des revenus résulte de l’inégalité de la réussite. Les
grands industriels sont récompensés parce qu’ils ont procuré de
l’emploi en ouvrant de nouvelles fabriques et qu’ils ont augmenté
la richesse nationale avec leurs nouveaux produits. Leur rétribution
élevée récompense leur réussite, qui a profité à tous et stimule
l’énergie de ceux qui veulent réussir. Si cette belle histoire était
vraie, les salaires des dirigeants seraient proportionnés à la réussite
de leurs entreprises. Or, à titre d’exemple, il n’y a aucune
corrélation entre l’augmentation des salaires des dirigeants du
CAC 40 et l’augmentation des bénéfices de leur entreprise, comme
on l’a montré. En outre, depuis la crise de 2008, cinglant démenti à
l’idéologie libérale, les revenus des grands patrons ont continué
d’augmenter.
La troisième version a été proposée par John Rawls dans sa célèbre
Théorie de la justice. Il y affirme que l’on doit préférer non pas la
configuration sociale la plus égalitaire, mais celle dans laquelle le
plus pauvre est le mieux loti. Ainsi, un état social dans lequel le
plus riche gagne 1 million et le plus pauvre 1 000 sera préférable à
un état social dans lequel tous touchent 500. Ce raisonnement
séduisant omet cependant les conséquences de l’inégalité. À revenu
égal, une plus grande inégalité sera défavorable, comme l’ont
montré Richard Wilkinson et Kate Pickett, pour des aspects aussi
différents que la mortalité infantile, le nombre de prisonniers par
habitant, le taux d’homicide, le degré de confiance envers les
autres, etc.
La vision purement monétaire de l’inégalité, en partie imposée par
l’instrument de mesure commode qu’est le revenu, est incapable de
saisir la nature globale de l’inégalité. L’approche de Wilkinson et
Pickett, plus générale, rend cependant l’inégalité des revenus
responsable de toutes les autres formes d’inégalité. Or, selon
l’adage bien connu, corrélation n’est pas causalité. L’inégalité des
revenus n’est que l’une des multiples facettes de l’inégalité en
général, ou plus exactement des inégalités de toutes sortes qui
interagissent les unes avec les autres. La preuve ? Supposons que,
subitement, tous les revenus deviennent les mêmes. En l’espace de
quelques années, l’inégalité ressurgirait dans tous les domaines.
Elle tiendrait à la possession d’un patrimoine, à un niveau
d’éducation ou de compétence plus élevé, à la chance, au réseau
des relations, etc. Poussant à l’extrême cette hypothèse, le
philosophe politique Richard Dworkin a proposé que toutes les
sources d’inégalité qui ne dépendent pas de la volonté individuelle
soient compensées par l’État. Mais, la volonté n’est elle-même pas
également répartie entre les individus.
L’inégalité n’est pas seulement jaugée à l’échelle d’un pays. Ses
différents aspects s’entraînant les uns les autres, elle crée de fortes
différences locales : la faible éducation favorise le chômage, qui
rend plus probable l’éclatement des familles qui est source de
pauvreté, qui à son tour reproduit la faible éducation, etc.
Autrement dit, l’inégalité doit être pensée et étudiée comme un
système de causes. De plus, elle se renforce par une ségrégation
volontaire. Ceux qui veulent vivre avec leurs pareils tendant à se
grouper et ceux qui ne le peuvent se retrouvent aussi groupés par
sélection négative. Le prix Nobel d’économie Thomas Schelling a
montré que de telles tendances aboutissent à une ségrégation forte,
même si elles sont peu accentuées. L’atlas des inégalités est donc
l’un des moyens les plus efficaces de saisir les inégalités de
différentes sortes et leur interaction dans l’espace français. On y
constatera la montée de la ségrégation « métropolitaine », c’est-à-
dire de la tendance des plus fortunés, des plus éduqués, des plus
jeunes, à se concentrer dans les grandes agglomérations. Au
contraire, les classes populaires, les sans diplômes et les personnes
âgées deviennent plus présentes à mesure que l’on s’éloigne des
grands centres. Pour reprendre la formule d’un autre prix Nobel
d’économie, Joseph Stiglitz, la société se sépare de plus en plus en
deux mondes, en termes de revenus comme en termes de
localisation.
De leur côté, les classes populaires se protègent contre l’inégalité
en utilisant des solidarités traditionnelles, celles des familles et
celles qui ont été favorisées par l’Église catholique au temps de sa
vigueur. Avec le recul de l’État providence, ces « couches
protectrices », pour reprendre l’expression qu’utilise Joseph
Schumpeter dans son maître ouvrage, Capitalisme, socialisme et
démocratie, accentuent les inégalités territoriales. Les cartes de
l’atlas montrent qu’à l’opposition entre métropoles et zones rurales
s’ajoute un fort contraste entre zones dotées de couches protectrices
et zones qui dépendent prioritairement de la redistribution étatique.
Une telle situation a des conséquences politiques graves,
auxquelles la dernière partie de l’atlas est consacrée. Les partis
traditionnels, dont la clientèle s’est constituée au fil des générations
en fonction de différences historiques et anthropologiques, celles
qui régissent aussi la répartition des couches protectrices, sont
incapables de coller à ce déploiement des inégalités. En bonne
logique politique, ils proposent des idéaux et des aspirations, mais
ils n’incarnent plus le mécontentement des plus défavorisés, qui se
tournent alors vers l’extrême droite. La montée des inégalités agit
ainsi comme un venin qui affaiblit progressivement la démocratie.
Avant d’étudier les individus en société, il faut les considérer isolément
pour savoir où ils vivent sur le territoire français, où ils naissent et où ils
meurent. À la façon dont les économistes partent d’un « homo economicus
», on commence ici par l’étude de l’homo demographicus. Au départ, vers
1800, c’est un paysan. Durant deux siècles, ses descendants vont migrer
vers les villes qui vont croître puis s’étaler sur le territoire et constituer des
métropoles où les richesses, les compétences et les centres de décision
continuent de se concentrer.
L’homo demographicus va naître, vivre, mourir. Il ne le fera pas de la même
manière et il ne l’a jamais fait de la même manière partout en France.
Certaines régions ont une faible fécondité, d’autres une forte. Certaines
régions ont une mortalité plus élevée. Dans d’autres, on jouit d’une vie plus
longue.
Dans certaines, le risque de dépendance avant le décès est plus important.
Tous ces éléments individuels sont le résultat de comportements collectifs
qui à leur tour entraînent d’autres comportements. Dans le domaine des
mœurs, les causalités ne sont jamais simples mais multiples.
Elles forment un système qu’il faut commencer à détailler à partir de son
plus petit constituant, l’individu.
Densité : l’attraction des fleuves
Au cours des deux derniers siècles, la population de la France a
doublé tandis que celles de la Russie, de l’Allemagne, et de
l’Angleterre étaient multipliées par quatre.
En conséquence, la population française qui était largement répartie
dans les campagnes les a progressivement désertées pour se
concentrer dans les villes, dans les vallées et sur les rivages de
l’Atlantique et de la Méditerranée.
L’EXODE RURAL DU XIXE SIÈCLE
En 1851, la population française occupe densément le territoire. Près de la
moitié des communes comptent plus de 100 habitants au kilomètre carré.
Elles figurent en rouge sur la carte de 1851. Les villes, qui demeurent
modestes, n’ont pas encore débordé leurs frontières communales.
Caractérisées par une forte densité, elles ne sont que des points à peine
perceptibles sur la carte. Seul Paris, qui a dépassé le million d’habitants,
commence à étendre ses faubourgs dans les communes périphériques et à les
annexer.
L’exode rural a déjà commencé à un rythme modéré. On voit sur la carte de
la densité rurale que le maximum de population a été atteint avant 1851 dans
plusieurs régions (la Normandie et le Maine, la Bourgogne et la Gascogne).
Ce sont les provinces dans lesquelles le contrôle des naissances a commencé
très tôt. Leur faible fécondité n’a plus suffi à équilibrer une mortalité encore
forte, l’espérance de vie plafonnant à 45 ans à cette époque. Dans les Alpes,
les Vosges, le Jura, les Alpes et les Pyrénées, le maximum de population a
aussi été précoce, mais la raison en est différente. Les habitants des
montagnes ont migré vers les villes et, parfois, vers la capitale car ils ne
parvenaient plus à assurer leur subsistance. Les Savoyards sont devenus
transporteurs et portefaix, les Creusois et les Limousins ont fourni la main-
d’œuvre du bâtiment, les Aveyronnais et les Auvergnats ont ouvert des
bistrots et des dépôts de bois et charbon.

...

ANCIENNETÉ DU PEUPLEMENT LE LONG DES FLEUVES


On devine déjà sur la carte de 1851 le tracé des grands fleuves, la Loire, le
Rhône et la Garonne notamment. De tout temps, ils ont servi d’axes de
communication. On pourrait penser qu’à l’ère des autoroutes et des TGV, ils
ont perdu leur rôle. La carte des densités communales dans la France
actuelle prouve l’inverse. Non seulement les cours des grands fleuves
apparaissent avec une netteté aveuglante comme des zones densément
peuplées, mais leurs affluents aussi. On distingue facilement le Cher, la
Dordogne, la Vézère, le Lot, la Saône, l’Isère, l’Yonne, etc. comme si l’on
était revenu aux temps préhistoriques, quand les hommes, emprisonnés dans
les forêts qui couvraient le territoire, ne trouvaient d’espace ouvert qu’à
proximité des fleuves. En réalité, les Français ne sont pas attirés par l’eau
des fleuves mais par les villes qui jalonnent leurs cours. Les villes se sont
établies sur les fleuves à des époques très anciennes, souvent avant la
conquête de la Gaule par Jules César. Elles offraient des passages à gué et
des ponts pour franchir les fleuves, elles en tiraient l’eau potable et l’énergie
grâce aux moulins à eau et elles utilisaient les voies d’eau comme moyen de
communication pour le transport des pondéreux. Au début du XIXe siècle,
75 % de la population des villes de plus de 10 000 habitants réside à moins
de 10 kilomètres d’un important cours d’eau. Cette proportion est restée
constante jusqu’à maintenant car les ruraux se sont dirigés vers les villes
anciennes, donc vers les fleuves. À cause de la faible croissance de la
population française, peu de villes nouvelles ni de nouvelles régions
urbaines sont apparues, au contraire de l’Allemagne où l’industrialisation de
la Ruhr a bouleversé le paysage et de l’Angleterre où les Midlands ont connu
une croissance fulgurante. En France, le tissu urbain ancien s’est développé
en pompant les campagnes voisines, à la manière dont à l’automne, la sève
migre vers les nervures des feuilles caduques.

...
UN QUADRILLAGE RÉGULIER
La carte actuelle des densités présente un autre caractère remarquable. Dans
la plupart des régions, les grandes agglomérations repérables par une tâche
brun foncé sont régulièrement espacées. Elles quadrillent le territoire
partout, sauf dans les zones les plus montagneuses. Elles semblent même
suivre une organisation à plusieurs niveaux avec un quadrillage large de
métropoles, puis plus fin de villes moyennes et, enfin, réticulaire de petites
villes. Le géographe allemand Christaller avait constaté le même phénomène
en Allemagne du sud, ce qui lui avait inspiré une théorie des « places
centrales » et de la hiérarchie urbaine. Les villes diffèrent par leurs
fonctions. Celles qui ont les fonctions les plus élevées (universités
anciennes, sièges de grandes sociétés, d’administrations régionales) se
partagent le territoire. Entre elles se disposent des villes aux fonctions moins
importantes (hôpitaux, préfectures), puis les petites villes s’intercalent. Une
telle répartition minimise la distance permettant à tous les habitants
d’accéder aux fonctions urbaines de différents niveaux. L’instauration des
départements et de leurs préfectures en 1791 a accentué la régularité du
quadrillage urbain de la France. Au lieu que l’administration se modèle sur
la population, en fin de compte la population s’est répartie selon le dessein
de l’administration, ce qui rend actuellement très difficile une réforme des
découpages administratifs, en particulier la suppression maintes fois
annoncée des départements.

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Croissance démographique : un mouvement assez
récent
De 1836 au début de la Seconde Guerre mondiale, la population a
diminué sur une portion du territoire de plus en plus large. Dans
l’après-guerre, grâce au baby-boom, à la baisse de mortalité et à
l’immigration, un relèvement se produit sauf dans la « diagonale du
vide » allant des Ardennes aux Pyrénées. Nouveau retournement au
début des années 2000 : désormais, la croissance gagne les
communes rurales les plus éloignées.
1836-1946 : L’EXODE RURAL
Avant 1861, la population rurale dela France s’accroît presque partout.Seules
échappent au mouvement général les zones touchées par la baisse précoce de
la natalité – Normandie, Bourgogne et vallée moyenne de la Garonne –, ainsi
que les régions les plus montagneuses. Puis, décennie après décennie, la
décroissance s’étend. Entre 1861 et 1886, la croissance rurale se cantonne à
une bande centrale, de la Vendée à la Saône-et-Loire avec des extensions
vers le Limousin et la Bretagne. Le dynamisme de quelques villes où
l’industrie se développe – Lille, Troyes, Marseille, Lyon, Reims, Nancy – ne
masque pas l’atonie dont sont frappés la plupart des autres centres. À partir
de 1890, la population française cesse de croître. On compte 40 millions de
personnes en 1891 et 40 millions, aussi, en 1946. Dès lors, la décroissance
de la population rurale se généralise. Seules subsistent des bandes de
croissance sur le rivage méditerranéen où l’assainissement des zones
touchées par la malaria ouvre à l’agriculture de nouveaux territoires, et dans
les régions minières du nord et de l’est. Impressionné par cette longue
stagnation, le géographe Jean-François Gravier forge en 1947 une expression
appelée à un grand succès : « Paris et le désert français », voulant dire par là
que la faible natalité empêche les communes rurales de combler la ponction
de l’émigration vers les grandes villes. La guerre et la proximité de Gravier
avec le régime pétainiste lui ont peut-être laissé espérer un retournement. En
effet, entre 1936 et 1946, donc couvrant l’occupation, la tendance s’inverse.
L’agglomération parisienne, toutes les villes du nord-est, Lyon et Marseille
perdent une partie de leur population. Les provinciaux qui avaient émigré à
Paris retournent à leurs lieux d’origine. Les gains de population se situent
dans l’ouest et le sud-ouest, d’où ils étaient partis.
...

1946-2000 : LE BABY BOOM


La fin de la guerre marque celle des tendances régressives. Le subit et
violent redémarrage de la croissance démographique en 1946 transforme la
dynamique des territoires, invalidant les craintes d’une avancée du désert
français. Toutes les villes jouissent d’une importante croissance, mais aussi
une partie des zones rurales du nord-est et de l’est, en raison de la forte
fécondité du baby-boom. Les côtes de l’Atlantique et de la Méditerranée
exercent soudain un grand attrait qui dure jusqu’à maintenant. Après 1968,
la population est cependant encore en déclin sur une petite moitié du
territoire, dans la Bretagne intérieure et sur une large plage s’étendant des
Ardennes aux Pyrénées, surnommée la « diagonale du vide » car la densité y
est faible, tombant parfois au-dessous de 10 habitants par kilomètre carré.
On pronostique alors une dualisation du territoire sur le modèle japonais, une
moitié densément peuplée et urbanisée face à une autre moitié presque vide
formant une réserve naturelle. Effectivement, jusqu’en 2000, la diagonale du
vide se maintient tandis que les grandes agglomérations s’étendent. C’est
l’heure de l’étalement urbain puis de la périurbanisation, cette zone éloignée
du centre, mélange de ville et de campagne.

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2000 : LE RETOURNEMENT
Au tournant du millénaire, de manière aussi inattendue que le redémarrage
de la croissance démographique en 1946, le peuplement change à nouveau
de direction. Désormais, à l’étalement urbain s’ajoute une nette croissance
des communes rurales éloignées de tout centre. En conséquence, la
diagonale du vide se réduit à quelques lambeaux dans le Cantal, la
Bourgogne et la Champagne. Partout ailleurs la population augmente. La
croissance la plus forte a lieu dans les communes de 500 à 2 500 habitants.
Pour autant, les villes ne se dépeuplent pas comme cela s’est produit aux
États-Unis et en Angleterre, mais se stabilisent pour la plupart. Les causes de
ce changement inattendu restent mal connues, mais semblent devoir se
maintenir. Des jeunes, les néoruraux, retournent à la culture biologique et à
l’artisanat, des retraités abandonnent la ville, des étrangers fortunés achètent
des propriétés, des cadres investissent leur résidence secondaire grâce aux
possibilités de travail à distance offertes par Internet. Quand un pays atteint
un haut niveau de revenu, l’espace prend une valeur importante. En disposer
est en quelque sorte l’ultime richesse après la nourriture, les vêtements, le
logement, la voiture, l’électronique, etc. Quand, aussi, les infrastructures de
communication, des routes aux réseaux à haut débit, ont atteint une grande
qualité, quand les centres commerciaux quadrillent le pays, résider loin
d’une ville n’empêche pas de jouir de ses aménités. Les nouveaux ruraux
sont donc des urbains.

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Fécondité : de grands contrastes
Pays le moins fécond d’Europe de 1750 à la Seconde Guerre
mondiale, la France a connu une spectaculaire inversion de tendance
avec le baby-boom en 1946. Elle a aujourd’hui le plus fort indice de
fécondité de l’Union européenne avec 2 enfants par femme contre
1,5 pour le reste de l’Union.
Mesurer la fécondité à un niveau géographique fin met en évidence de
grosses différences. Au cœur des métropoles, l’indice de fécondité descend
au-dessous de 1,5 enfant par femme en raison de la composition de la
population féminine. Les femmes seules et les mères de famille
monoparentales sont en proportions plus importantes dans les grandes
agglomérations. La fécondité des agglomérations plus modestes est
beaucoup plus variée. Certaines, comme Le Havre, Calais, Mulhouse ou
Châteauroux, ont une fécondité élevée, supérieure à 2,1 enfants, tandis que
les autres s’alignent sur la faible fécondité des métropoles. C’est le cas pour
Aix, Limoges, Pau, etc. La différence est due à la présence d’une population
ouvrière ou de tradition ouvrière, comme on le voit nettement dans tout le
sillon houiller. Pour cette même raison, la fécondité est élevée dans les
banlieues populaires des grandes métropoles. La présence des étrangers
explique aussi une partie de la forte fécondité de ces communes car leurs
femmes engendrent en moyenne 3 enfants.
Si les facteurs économiques et sociologiques expliquent le niveau de
fécondité des villes, les différences entre zones rurales ont une origine plus
ancienne et plus profonde. Deux facteurs anthropologiques ont influencé
l’attitude vis-à-vis de la famille, l’appartenance à un environnement de
tradition catholique et le type de structure familiale. Comme on le verra plus
loin, les régions de tradition catholique (Grand Ouest, Est, Pyrénées
occidentales, sud-est du Massif Central, Savoie), qui ont boudé longtemps la
contraception, étaient plus fécondes jusque dans les années 1960.
Inversement, les régions de structure familiale complexe, où la cohabitation
des générations était fréquente et où l’héritage privilégiait l’un des enfants («
familles souches » d’un grand sud-ouest et d’Alsace-Lorraine), pratiquaient
une sorte de « grève des ventres », pour reprendre l’expression en vigueur
dans les années 1900. Pour transmettre leur exploitation agricole ou
artisanale tout en respectant les dispositions du code civil, elles évitaient
d’engendrer plusieurs enfants mâles. Au cours du xxe siècle, l’influence de
l’Église a faibli, mais non celle de la structure familiale. La fécondité des
régions catholiques qui suivaient le modèle de la famille souche – Alsace,
Lorraine de langue allemande, sud-est du massif central, pays basque – a
diminué plus rapidement qu’ailleurs, rejoignant les faibles niveaux de
l’Aquitaine et du Limousin. Au contraire, la fécondité des régions «
nucléaires », celles où la coexistence des générations est traditionnellement
rare, est restée élevée. C’est particulièrement net dans les bocages de l’ouest,
plus encore qu’en Bretagne où subsistent des traces de structure familiale
plus complexe. L’affaiblissement de l’emprise cléricale a ainsi fait
réapparaître une couche anthropologique plus profonde, celle de
l’organisation familiale, à la manière dont l’érosion fait affleurer des couches
géologiques anciennes. Mais aucun socle n’est durable et actuellement, à son
tour, cette couche anthropologique s’effrite.

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Maternités tardives et naissances hors mariage
L’évolution de l’âge des mères à la naissance de leurs enfants et de
la proportion de naissances hors mariage illustre le changement des
mœurs. Le mariage tardif, qui caractérisait les régions de tradition
catholique, est maintenant l’apanage des villes. De leur côté, les
naissances hors mariage, passées de 7 % jusqu’en 1975 à plus de 50
%, ne sont plus un stigmate social mais un indicateur de modernité.
MATERNITÉS TARDIVES : UN PHÉNOMÈNE ANCIEN
Traditionnellement l’Église catholique a séparé les sexes, dans ses rites, dans
son personnel clérical, dans ses écoles, dans les rôles qu’elle attribue aux
hommes et aux femmes. Elle est allée plus loin que les autres religions en
plaçant le célibat et la chasteté au-dessus de la vie en couple. Dans ces
conditions, nul étonnement si le mariage est resté longtemps moins fréquent
et plus tardif dans les pays catholiques. Durant des siècles, une ligne
imaginaire allant de Saint-Petersbourg à Doubrovnik – limite à l’ouest de
l’extension de la religion orthodoxe – a d’ailleurs séparé les pays de
mariages précoce et universel des pays de mariage tardif et de célibat assez
élevé. Se marier plus tard a pour conséquence un âge plus élevé des mères à
la naissance de leurs enfants. La répartition de l’âge moyen des mères à la
naissance de leurs enfants a donc épousé celle de la pratique religieuse en
France, comme on le constate jusque dans les années 1970. Puis,
brusquement, au moment de la première crise pétrolière, en 1974, le nombre
des mariages a diminué et l’âge au mariage s’est élevé. En conséquence
l’âge des mères à la naissance de leur premier enfant qui était de 23,5 ans a
augmenté. Une hausse qui a duré jusqu’au début des années 2000, si bien
que cet âge moyen atteint maintenant 29 ans. L’allongement des études et la
difficulté croissante des jeunes à trouver un emploi stable expliquent ce
changement important du cycle de vie. Simultanément, la pratique religieuse
déclinait. Le lien entre géographie du catholicisme et géographie de l’âge à
la maternité s’est alors rapidement défait. La répartition actuelle ne présente
plus aucune structure ce qui est normal car les différences régionales sont
devenues infimes.
...

NAISSANCES HORS MARIAGE MAJORITAIRES


On pourrait s’attendre à ce que les naissances en dehors du mariage soient
moins nombreuses dans les régions catholiques, mais cela n’a pas été le cas
historiquement. Dans la France traditionnelle, leur fréquence dépendait en
fait des rituels de cour prénuptiale, des gestes permis et interdits par la
coutume. Celle-ci était plus libre dans le nord-est et dans le pays basque où
les naissances hors mariage étaient plus courantes qu’ailleurs, en général
suivies d’un mariage qui les régularisait. En dehors de France, le même
comportement avait cours dans les pays nordiques, en Carinthie et en
Slovénie. Avec l’industrialisation, on a aussi assisté à une décomposition de
la famille des ouvriers. Sous Louis-Philippe, plus de 35 % des naissances se
produisaient hors mariage à Paris. On voit sur la carte que les départements
des grandes villes étaient également en tête pour la proportion de naissances
hors mariage : le Rhône avec Lyon, les Bouches du Rhône avec Marseille, le
Nord avec Lille. La transformation du mariage et du cycle de vie qui
commence en 1975 a bouleversé la géographie des naissances hors mariage
comme celle des âges à la maternité. Alors que la fréquence des naissances
hors mariage dans toute la France avait oscillé autour de 7 % depuis le début
du XIXe siècle, elle a crû rapidement pour atteindre 54 % en 2013. En
changeant d’échelle, le phénomène a changé de nature. Moins de la moitié
des enfants hors mariage étaient reconnus par leur père avant 1975, plus de
80 % aujourd’hui. Il a aussi changé de géographie. Dans un premier temps,
les régions catholiques ont progressé moins vite que les autres, ce qui a fait
surgir à nouveau la carte de la pratique religieuse avec une plus forte
proportion de naissances hors mariage dans les zones déchristianisées. Puis
les régions de tradition catholique ont rejoint les autres tandis qu’elles
progressaient moins en Alsace, en Île-de-France, dans la région lyonnaise et
sur la côte provençale, autrement dit les régions les plus riches.
Vraisemblablement, la bourgeoisie qui se voulait à la pointe des mœurs dans
les années qui suivirent 1968 est devenue plus conservatrice en la matière.

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Europe : le paradoxe de la fécondité
On n’observe aucune convergence de la fécondité entre les pays
européens. La fourchette s’étend de 1,2 enfant en moyenne par
femme en Grèce à 2 enfants en France. Les pays où la famille
conserve une place importante sont les moins féconds. Ceci
s’explique par la possibilité pour les femmes d’accéder plus ou
moins facilement à l’emploi hors de la famille et par la relation
culturellement prescrite entre la mère et son jeune enfant.
FÉCONDITÉ ET ACTIVITÉ DES FEMMES
À première vue, la fécondité des pays de l’Union européenne est la plus
élevée au nord et au nord-ouest, la plus faible au sud et à l’est, l’Europe
centrale occupant une position intermédiaire. D’habitude, dans un pays
donné, les femmes actives ont en moyenne moins d’enfants et celles qui se
marient tôt plus d’enfants. Entre pays européens, ces relations ne sont pas
suivies et même quasiment inversées. Le taux d’activité des femmes est plus
élevé dans les pays les plus féconds, ce qui paraît paradoxal. En réalité, les
femmes souhaitent à la fois avoir un emploi et une famille. Quand elles
peinent à obtenir cet emploi, quand elles savent que le fait d’avoir
commencé à construire une famille leur barre la route à l’emploi, elles
évitent d’avoir un enfant. En revanche, quand elles peuvent concilier vie
familiale et vie professionnelle, elles ne conditionnent pas la venue d’un
enfant à l’obtention d’un emploi. Inversement, en Grèce ou en Italie,
lorsqu’une jeune femme a son premier enfant, son entourage familial ne
favorise pas la recherche d’un emploi. Il en résulte à la fois des projets de
conception remis à plus tard et un plus faible taux d’activité des femmes.
La faible fécondité en Allemagne, Autriche et Suisse a une explication un
peu différente. La norme sociale de ces pays postule que le bien-être de
l’enfant dépend de la qualité du rapport avec sa mère. Souvent celle-ci quitte
son travail durant les premières années de son enfant et hésite à avoir un
second enfant qui entrerait en concurrence avec le premier. Lorsqu’une mère
allemande reprend son emploi rapidement après l’accouchement, elle est
qualifiée de « Rabenmutter » (mère corbeau). Au contraire en France, en
Angleterre et dans les pays nordiques, l’accent est mis sur la socialisation
des jeunes enfants avec des compagnons de leur âge, ce qui légitime le
recours à des crèches et à des écoles maternelles.

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EN EUROPE DE L’EST…
Restent les pays d’Europe de l’Est, que leurs vicissitudes historiques ont
poussés sur une voie différente. Sous le régime communiste, l’obtention
d’un logement était conditionnée par le mariage et la naissance d’un enfant
et l’emploi était un droit universel. L’âge moyen à la naissance du premier
enfant était donc faible jusqu’à la chute du mur en 1989. À cette date, par
exemple en Allemagne, les femmes avaient leur premier enfant à 23 ans, à
l’Est et à 28 ans, à l’Ouest. Avec la réunification, les Allemandes des
nouveaux Länder ont progressivement adopté le comportement de celles de
l’Ouest. Aux premières années de la réunification, le retard des naissances a
été important puis de plus en plus faible à mesure que les comportements se
rapprochaient. Durant cette convergence, la fécondité de l’Allemagne de
l’Est a varié en raison inverse du retard pris chaque année. À l’extrême, si
les Allemandes de l’Est avaient toutes retardé d’un an leur première
grossesse pendant une année, neuf mois après, on n’aurait observé aucune
naissance durant une année entière. Ce qu’a connu l’Allemagne de l’Est est
vécu actuellement encore à un rythme plus mesuré par les anciens pays
communistes (y compris ceux du bloc russe de la CEI). Chez eux aussi, l’âge
des mères à la première maternité était de 23 ans. Il est en train d’augmenter
et de se rapprocher du standard de l’Europe de l’Ouest, soit 28 à 29 ans.
Pendant cette transition, les naissances sont moins nombreuses et l’indice de
fécondité plus faible.
Il faudra attendre la fin de la transition de l’âge moyen à la maternité pour
savoir à quel niveau la fécondité se stabilisera dans les pays de l’Est. Mais
pour les autres pays, au sud, au nord et à l’ouest, le paradoxe est saisissant :
plus la famille est une institution forte, plus la fécondité est faible. En
quelque sorte, la famille est devenue un obstacle à la fécondité ! Le niveau
de la fécondité hors mariage apporte une confirmation supplémentaire. Il est
élevé dans les pays les plus féconds, ceux où les normes familiales sont
moins rigides, et faible ailleurs, particulièrement dans les pays où la famille
occupe une place importante.
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Baisse de la mortalité des personnes âgées
Les écarts de mortalité demeurent importants en France. Différence
d’espérance de vie : 85 ans pour les femmes, 78,5 ans pour les
hommes. Différence selon la profession exercée : à l’âge de 35 ans,
un ouvrier peut espérer vivre en moyenne 39 ans et un cadre 46 ans.
Différence géographique : un homme vit en moyenne 75 ans dans le
Pas-de-Calais ou dans l’Aisne et 80 ans dans le Tarn ou en Savoie…
VIEILLIR EN BONNE SANTÉ
Actuellement, les différences de mortalité selon les lieux gardent une part de
mystère. Les plus évidentes sont relativement faciles à expliquer. Ainsi, les
hommes comme les femmes ont des taux de mortalité, donc des risques de
décéder, 20 % plus élevés que la moyenne sur deux larges bandes nord-est et
nord-ouest. Dans le premier cas, on peut incriminer la pollution engendrée
par les mines et les industries non-ferreuses. Mais, la prévalence de certains
cancers et des maladies cardio-vasculaires est aussi liée au régime
alimentaire. Dans l’autre bande, au nord-ouest, c’est l’alcool qui est le
premier responsable. Il a fait des ravages en Normandie et en Bretagne. Mais
il n’est peut-être qu’une cause seconde engendrée par la misère et l’absence
de perspectives dans des campagnes longtemps à l’écart. La forte mortalité
correspondant à la diagonale du vide, donc aux régions les moins denses et
les plus affectées par l’exode rural, est plus énigmatique. Il se peut qu’elles
aient subi une sélection négative, les plus robustes ayant émigré au cours des
trente glorieuses.
Dans la plupart des villes, la mortalité est plus faible que dans les campagnes
environnantes, mais la différence n’est pas aussi importante qu’entre les
régions. Elle s’explique par la forte présence des classes moyennes et
supérieures. Au contraire, dans les petites villes ouvrières, la mortalité est
plus élevée que la moyenne régionale. C’est le cas à Vierzon, à Montbéliard,
à Dieppe, à Lorient et même à Mulhouse, ville plus peuplée. Ceci dit, la
faible mortalité dans toute la Guyenne, dans l’Anjou et le Poitou, en
Dauphiné et en Savoie n’a pas reçu d’explication convaincante. Des facteurs
plus difficiles à saisir comme le régime alimentaire ou les pratiques de
prévention des risques de maladie sont vraisemblablement à l’œuvre. Ainsi
s’explique sans doute le fait que la mortalité des femmes se répartisse
exactement comme celle des hommes alors que les femmes ne sont pas
descendues dans les mines.

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DÉBAT SUR LA DÉPENDANCE


Avec le vieillissement de la population, on craint actuellement une forte
augmentation du nombre de personnes en état de dépendance, donc des coûts
à supporter par la collectivité et les familles. On redoute que les charges
deviennent plus lourdes là où les personnes vivent le plus longtemps. Cette
crainte est vraisemblablement mal fondée, comme la comparaison des cartes
le montre. L’une représente la proportion de personnes en état de
dépendance à même structure d’âge partout : si tomber en état de
dépendance tenait seulement au vieillissement, donc à l’âge, tous les
départements devraient avoir la même proportion de personnes dépendantes,
ou devraient refléter l’influence d’autres causes, comme le niveau
d’éducation et la catégorie sociale. Or, cette carte de la proportion de
personnes dépendantes est la réplique presque exacte de la carte de
l’espérance de vie des personnes âgées : plus l’espérance de vie est élevée,
plus la proportion de personnes dépendantes est faible. L’explication de ce
paradoxe est simple : là où l’espérance de vie est élevée, les personnes âgées
sont en meilleure santé, donc moins souvent dépendantes. L’erreur vient du
fait de mesurer la dépendance selon l’âge atteint alors qu’elle résulte
beaucoup plus de l’âge au décès. Le calcul des espérances de vie « en bonne
santé » ou « sans incapacité » le confirme. Ces espérances croissent aussi
vite, sinon plus, que l’espérance de vie, laissant une durée d’incapacité en fin
de vie constante ou décroissante.
La courbe montre un autre paradoxe. On y voit que l’espérance de vie des
hommes âgés de 65 ans n’a pas changé pendant un siècle et demi. Un
homme de cet âge avait 10 ans d’espérance de vie sous le premier Empire en
1806 et toujours 10 ans à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Or
l’espérance de vie à la naissance avait fortement augmenté pendant cette
période, mais elle le devait seulement à la réduction de la mortalité aux âges
jeunes et moyens. La grande révolution des dernières décennies est la baisse
de mortalité des personnes âgées : de 12 ans en 1970, l’espérance de vie
d’un homme de 65 ans est passée à 19 ans aujourd’hui . Le casse-tête du
financement des retraites y trouve son origine.
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Sur le territoire français, les inégalités et les différences s’organisent selon
deux grands axes : celui de la métropolisation qui concentre les richesses et
les compétences en quelques points focaux ; et celui des différences
régionales, dont le fondement est historique et anthropologique : historique
pour la distinction entre pays de tradition chrétienne et pays déchristianisés,
anthropologique pour la différence entre pays de famille restreinte ou
nucléaire et pays de famille étendue ou complexe. On montre dans ce
chapitre comment les différences sociales, éducatives et économiques
s’articulent avec la métropolisation et avec les particularismes régionaux ,
comment un partage se produit entre les classes moyennes et supérieures,
dont la hiérarchie des compétences se calque sur la hiérarchie urbaine et les
classes populaires, dont au contraire les plus éduquées dominent dans les
régions de famille complexe ou de tradition catholique, là où se trouvent
des « couches protectrices », pour employer le terme de l’économiste
Joseph Schumpeter.
Les cadres massivement dans les métropoles
Dans les capitales régionales et les plus grandes villes, la proportion
de cadres est cinq fois plus élevée que dans les zones rurales. Leur
concentration s’est accentuée au cours des dernières décennies. Les
cadres moyens et les techniciens se sont mis dans leur sillage. Sans
pouvoir leur disputer les quartiers les plus huppés, ils se sont
installés à proximité immédiate, amplifiant la ségrégation sociale.
LES CADRES AU CŒUR DES MÉTROPOLES
La proportion de cadres est l’un des meilleurs indicateurs de la puissance
d’une agglomération. Elle n’est pas nécessairement proportionnelle à
l’importance de la population mais à la présence de fonctions supérieures
dans la ville : universités anciennes, centres de recherche, sièges de sociétés
importantes, de conseils de région, de rectorats. Les géographes qui ont
décrit ce phénomène dès les années 1950 utilisent le terme de ville « de
commandement » car elles dominent un important territoire. La puissance
d’action de l’État français se lit aussi dans cette distribution des cadres. En
effet, les chefs-lieux de tous les départements se distinguent de leur proche
environnement alors que des villes importantes sans fonction régalienne
n’attirent pas les cadres. Ainsi, on aperçoit Mont-de-Marsan dans les
Landes, Bar-Le-Duc, La Roche-sur-Yon, Aurillac, Lons-le-Saulnier, Mende
tandis que Le Havre, Lorient, Boulogne et même Mulhouse se fondent
quasiment dans leur voisinage immédiat.
Un tel contrôle des grandes villes par les classes supérieures n’est pas
nouveau, mais il s’est intensifié au cours des trente dernières années, en
partie à cause de la décentralisation qui a transformé nombre de capitales
provinciales en petits Paris. La proportion de cadres a augmenté d’autant
plus qu’elle était déjà élevée, particulièrement dans les grandes
agglomérations, ce qui est dans la nature même de la métropolisation par
laquelle les villes moyennes finissent par céder du terrain. Les petites
préfectures n’ont pas bénéficié de l’accroissement général de la proportion
de cadres au niveau national plus que les zones rurales.
Par exemple, sur la carte de l’évolution, on n’aperçoit plus Mont-de-Marsan
ni Lons-le-Saulnier ni Mende. Une différenciation s’opère aussi entre
territoires ruraux. Les plus fragiles, le long de la diagonale du vide, les
moins denses et en stagnation démographique, n’ont pas ou peu attiré les
cadres depuis les années 1980, ce qui a accentué leur retard.

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CLASSES MOYENNES : LA SUPERPOSITION DES


PÉRIPHÉRIES
La répartition des cadres moyens et des techniciens — les professions
intermédiaires dans le langage de l’INSEE — semble un décalque de celle
des cadres et des professions libérales, mais en y regardant de plus près, la
différence entre les villes moyennes et les métropoles s’estompe. Les unes et
les autres contiennent à peu près la même proportion de professions
intermédiaires, ce qui est logique, car le rayon d’action de ces professions est
plus local. Au voisinage des métropoles et à l’intérieur même de leur
agglomération, les professions intermédiaires se séparent des classes
supérieures. Pour le mettre en évidence, il faut recourir à une anamorphose
qui représente la même distribution, mais en tenant compte de l’importance
des populations étudiées. Sur une telle carte, les régions rurales peu peuplées
s’étiolent au point de presque disparaître : la Lozère et l’Ariège occupent
moins de place que certains arrondissements parisiens. Le partage entre les
classes supérieures et les classes moyennes est particulièrement net dans les
plus grandes agglomérations, dont elle reflète la structure sociale. Ainsi, les
professions intermédiaires sont minoritaires dans l’ouest parisien bourgeois
et dans la partie populaire de la Seine- Saint-Denis, mais leur proportion
augmente rapidement quand on passe au-delà de la première couronne.
On retrouve le même phénomène, un peu atténué, à Bordeaux, Montpellier,
Bordeaux, Nantes, Rennes, Tours, Grenoble, Clermont-Ferrand, etc., où,
chaque fois, une couronne de classes moyennes encercle la ville centre des
classes supérieures. Il y a des exceptions explicables : Marseille, qui englobe
ses banlieues, ne permet pas de saisir la séparation entre les classes
moyennes et supérieures. À Lille, les cadres moyens sont plus concentrés
dans les périphéries sud et ouest, mais boudent Roubaix et Tourcoing plus
populaires au nord-est. Les villes de l’Est s’écartent aussi du modèle. Lyon,
Dijon, Chambéry, Strasbourg, Metz et Besançon ont une plus forte
proportion de cadres moyens en centre-ville, mais c’est aux dépens des
couches populaires. Pour autant, cela ne change pas le rapport de force entre
classes moyennes et supérieures dont la proportion augmente par rapport aux
premières à mesure que l’on se rapproche des centres villes. Les classes
supérieures sont, en effet, beaucoup plus concentrées que les classes
moyennes. Leur proportion est multipliée par 5 quand on passe du rural aux
métropoles, tandis que celle des classes moyennes est seulement multipliée
par 2. Souvent évoquées,les fractures spatiales se superposent : à l’intérieur
des villes, entre leur centre et la périphérie, entre régions et entre sud et nord
de la France.
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Les ouvriers loin des villes
Au XIXe siècle, les ouvriers habitaient les quartiers populaires des
villes. Au XXe siècle, ils ont migré vers les proches banlieues. Leur
éloignement s’est poursuivi après la fin des trente glorieuses.
Aujourd’hui, ils sont d’autant plus nombreux dans la population que
l’on est loin de la ville. Avec la désindustrialisation, ils disparaissent
presque du sud de la France. Au nord, ils sont souvent de nationalité
étrangère.
En 1982, à l’issue des trente glorieuses, les ouvriers constituent encore une
fraction importante de la population active. Ils sont particulièrement
nombreux sur les frontières nord-est et est, et plus généralement, au nord
d’une ligne allant grossièrement de Caen à Grenoble. Déjà, ils ont été
repoussés du centre des grandes agglomérations où ils représentent moins de
20 % des actifs et moins de 10 % à Paris même. La carte montrant leur
distribution sur le territoire, en 2010, illustre leur extraordinaire recul. Recul
en nombre, en proportion des actifs, mais aussi recul territorial qui les a
écartés des grandes villes et même de plus petites agglomérations telles
celles d’Amiens, de Laval ou de Bourges. Ils sont aussi devenus rares au sud
d’une ligne La Rochelle-Genève où ils ne dépassent le quart des actifs que
dans quelques zones de l’Aquitaine. Au nord de cette ligne, leur présence
s’est maintenue et parfois consolidée dans les bocages du grand ouest, dans
le Choletais, siège d’une industrie familiale décentralisée et même dans le
centre de la Bretagne, mais elle a faibli ailleurs.

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UNE INDUSTRIALISATION DIFFICILE


En réalité, l’industrie a éprouvé des difficultés à s’implanter en France dès le
début du XIXe siècle. Elle souffrait de deux handicaps par rapport à ses
voisins allemands, anglais et même belges : un manque de main-d’œuvre du
fait de la faible croissance démographique, et un manque d’esprit
d’entreprise du fait de la présence massive de petits propriétaires terriens au
sud de la Loire. D’ailleurs, l’industrie ne s’est développée dans le sud-ouest
qu’après la Première Guerre mondiale à l’initiative de l’État soucieux
d’installer ses industries militaires, dont l’aviation, le plus loin possible de la
frontière allemande. Pour répondre à la demande de main-d’œuvre ouvrière,
le patronat a précocement fait appel à l’immigration étrangère. À l’extrême
nord de la France où la fécondité est restée élevée, les enfants d’agriculteurs
sont devenus mineurs et ont été remplacés dans les champs par des Belges.
Plus tard, en Lorraine, où la fécondité était faible, mines et industries ont fait
directement appel à des ouvriers allemands puis italiens. Après la Première
Guerre mondiale, le patronat a recruté ses ouvriers en Pologne, en Hongrie et
en Yougoslavie. Dans les années 1960, ses rabatteurs ont sillonné le bled
algérien et marocain à la recherche d’ouvriers pour garnir les chaînes de
montage et effectuer les travaux publics. Encore aujourd’hui, la proportion
d’étrangers est importante parmi les ouvriers. Alors que les immigrés ne
constituent que 8 % de la population vivant en France, leur proportion dans
l’industrie s’élève à 18 % en moyenne. La relation entre l’immigration et la
main-d’œuvre ouvrière est étroite : la répartition des immigrés dans la
population active correspond presque exactement à celle des immigrés dans
la population ouvrière. Il ne faut pas se tromper sur le sens de la causalité.
S’il y a des immigrés dans l’industrie, ce n’est pas parce qu’une population
qui avait immigré a obtenu ce travail, c’est parce qu’il existait une demande
de travail que les immigrés sont venus.
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CHUTE DU NOMBRE D’OUVRIERS


La diminution de l’emploi ouvrier est parallèle à celle de l’emploi industriel.
La carte de l’industrie est la copie presque conforme de celle de la présence
ouvrière. Cependant il faut être prudent dans l’interprétation de cette
ressemblance, tout comme dans celle de la désindustrialisation. L’emploi
industriel est passé de 5,5 millions de personnes en 1975 à 3,2 millions en
2010, soit une diminution de 40 %. Mais, dans le même temps, la valeur de
la production industrielle a augmenté de 80 %. Un ouvrier produit
aujourd’hui 3,3 fois plus de valeur ajoutée qu’en 1975. En raison de la
robotisation, de l’informatisation des processus industriels, la productivité a
augmenté de 3,5 % par an. Le nombre d’ouvrier était condamné à diminuer,
comme celui des paysans. Par ailleurs, il n’y a plus coïncidence entre le
monde industriel et ouvrier. 55 % des ouvriers ne travaillent pas dans
l’industrie, mais dans les services et l’administration. Ces ouvriers résident
plus souvent dans les grandes agglomérations, sur la côte méditerranéenne et
le long de la vallée de la Garonne, ce qui rend encore plus visible
l’éloignement des ouvriers industriels concentrés dans des zones rurales, le
Vimeu au sud de l’estuaire de la Somme, le Choletais, la frontière du Jura
avec la Suisse, celle des Ardennes avec la Belgique. Inversement,
maintenant, 40 % des travailleurs de l’industrie ne sont pas des ouvriers,
mais des techniciens supérieurs et des ingénieurs.

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Les employés, les artisans et petits commerçants : la
relégation
Formant la catégorie sociale la plus nombreuse, les employés
travaillent souvent dans l’administration et la santé. Leur répartition
correspond donc aux besoins de la population plus qu’à ceux de
l’économie alors que celle des artisans reflète une profonde
différence de coutumes entre le nord et le sud. Ceux qui travaillent
la matière, artisans et ouvriers, habitent maintenant la campagne,
plus que les agriculteurs.
LES EMPLOYÉS PLUS NOMBREUX DANS LES VILLES
MOYENNES
À première vue, la répartition des employés parle moins que celle des
cadres, des classes moyennes et des ouvriers. Bien qu’ils constituent la
catégorie sociale la plus nombreuse, ils apparaissent comme le résidu de
l’implantation des forces plus directement branchées sur l’économie. Bien
qu’ils soient assez également répartis, en comparaison des autres catégories,
ils sont moins nombreux en Lorraine, sur la frontière suisse, dans la région
lyonnaise, autour de Toulouse, de Paris, d’Aix-en-Provence et dans l’Ouest.
C’est la liste des régions soit les plus dynamiques, soit les plus industrielles.
En revanche, ils sont présents plus fréquemment dans des villes moyennes
ou assez petites, qui ont des attributions administratives : Nîmes, Gap,
Digne, Mende, Béziers, Carcassonne, Roanne, Bergerac, Angoulême,
Montluçon, Châteauroux, Cahors, Albi, Aubusson, Chaumont, etc. Alors que
le secteur tertiaire est considéré comme le stade ultime de l’évolution
économique depuis que Colin Clark a introduit le découpage en trois
secteurs, il semble au contraire caractériser un stade fossile de la société
quand toute activité innovatrice et manufacturière s’est évanouie. Cette
impression vient, en partie, de ce que le tertiaire comporte les
administrations et le secteur de la santé, dont la vocation n’est pas de
soutenir l’élan économique, mais plutôt de maintenir la société en état de
marche et de soigner les populations.
La répartition du pourcentage de la population active employée dans
l’administration publique et la santé correspond, en effet, bien avec celle du
tertiaire. On observe les plus forts pourcentages dans les villes qui viennent
d’être citées ainsi que dans trois régions : la frontière nord-est, le
Languedoc-Roussillon et un large croissant s’étendant de la Nièvre à la
Dordogne.
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LES TROIS PÔLES DU PARTI COMMUNISTE
On retrouvera bientôt ces trois zones dans maintes situations défavorables
allant du chômage, au manque de diplômes et de la grande pauvreté à la
fragmentation des familles. Historiquement, elles correspondent à ce que
l’historien et politologue René Rémond nommait les trois pôles du parti
communiste, car depuis le Front populaire, le PC y obtenait ses meilleurs
scores. Il faut remonter plus loin dans le passé pour saisir la particularité des
trois régions. À l’exception de l’extrême-nord, elles se sont rangées du côté
de la Révolution lors du vote, en 1791, de la constitution civile du clergé,
dont on parlera plus loin, car il inaugure une coupure fondamentale entre
deux France. À l’élection présidentielle de 1848, Cavaignac y a obtenu ses
meilleurs résultats face à Louis-Napoléon. Ensuite, sous la troisième
République, elles ont soutenu le régime contre l’opposition cléricale. Ce
sont, par excellence, les régions qui défendent les principes républicains
d’égalité et de laïcité. À ce titre, elles attendent beaucoup de l’État, sans
doute trop maintenant où l’on souhaite plutôt des initiatives et des
innovations. Ce raisonnement est schématique car toutes les régions
traditionnellement républicaines ne figurent pas dans cette description et
certaines régions de tradition catholique y figurent. La catégorie des artisans
et petits commerçants va nous plonger dans un passé plus lointain que celui
qui vient d’être évoqué.

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ARTISANS ET PETITS COMMERÇANTS CONCENTRÉS


DANS LE SUD
La répartition de ces professions est en effet assez bizarre. Elles sont
concentrées au sud de la France où souvent leur proportion dans la
population active dépasse 10 % et, au contraire, presque absentes dans tout
le nord-est où elles comptent parfois pour moins de 3 %. On imaginerait a
priori que la demande d’artisan et de petits commerçants étant locale, ils
soient également répartis sur tout le territoire. Leur présence au sud
s’explique par l’existence très ancienne de l’héritage inégalitaire et de la
famille souche, qui permet de transmettre les exploitations d’une génération
à la suivante, sans les diviser. En outre, cette tradition, qui a bloqué
l’extension de l’industrie dans le sud de la France, en offre une sorte de
réplique ou d’imitation à l’échelle individuelle ou à celle de très petites
entreprises. On a vu à la page précédente que les ouvriers se situaient
maintenant au nord de la France. On assiste ainsi à un partage original du
travail de la matière selon deux modes de production : au sud par les artisans
et au nord par les ouvriers. La carte du travail manuel en France est
étonnante, presqu’exactement l’inverse de la carte de l’urbanisation. Les
paysans qui avaient quitté la terre au moment de l’exode rural pour devenir
ouvriers et artisans dans les villes se retrouvent renvoyés à leur origine
tandis que les professions non-manuelles se sont installées dans les cités.
La répartition des travailleurs manuels a effectivement une grande parenté
avec celle des agriculteurs, même si cette dernière conserve quelques traces
du déroulement de l’exode rural : plus précoce au nord et à l’est où les
agriculteurs passent au-dessous de 1 % de la population active ; tardif au
centre de la Bretagne et dans le Massif Central où leur proportion dépasse
parfois encore 10 %, mais, absents des centres villes qui apparaissent comme
autant de trous jaune clair.
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Le chômage : les jeunes et les moins diplômés
Le chômage frappait déjà 7 % de la population active en 1982. Il a
atteint 10,3 % à la fin 2013. Les écarts selon l’âge, la profession et
le sexe ont beaucoup varié au cours des trente dernières années. En
revanche, la distribution géographique s’est peu modifiée car elle
obéit à des causes structurelles et culturelles telles que la proportion
de sans-diplômes et l’intensité des solidarités locales et familiales.
LE NORD DE LA FRANCE TOUCHÉ DE PLEIN FOUET
Dès la première crise pétrolière en 1974, le chômage frappe très inégalement
les travailleurs. Deux catégories encaissent la crise de plein fouet : les jeunes
avec un taux de 15,5 % et les femmes avec 9,1%, soit une valeur voisine de
leur taux actuel (10,4 %). Les hommes et les actifs âgés de plus de 25 ans
sont beaucoup moins affectés avec un chômage de 5,3 %, de même que les
actifs âgés de plus de 25 ans, avec 5 % environ. Les écarts géographiques
sont aussi intenses. En Savoie, dans le Béarn, l’Ouest intérieur, le sud du
Massif Central, au nord de l’Alsace, le chômage plafonne à 3 %. Dans tout
le chapeau nord de la France, de la Normandie aux Ardennes, le chômage
monte au contraire à plus de 8 %. Il est encore plus élevé sur toute la façade
méditerranéenne et sur les côtes atlantiques et la vallée de la Garonne. Ces
différences ne s’expliquent pas par la crise d’une branche particulière, mais
rendent manifeste la faiblesse générale de certaines régions, dont on a vu
précédemment qu’elles comprenaient plus d’employés que de cadres, de
techniciens et d’ouvriers. Presque trente ans plus tard, la répartition du
chômage n’a pas beaucoup changé. La progression a cependant été plus
rapide dans le centre de la France et dans les deux zones les plus touchées, le
chapeau nord de la France et la frange méditerranéenne. Inversement, le plus
faible chômage de l’ouest profond s’est étendu vers la Bretagne.

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LES VILLES ONT DAVANTAGE SOUFFERT QUE LES


CAMPAGNES
Ces deux mouvements contraires ont un peu plus rapproché la carte du
chômage de celle des régions anciennement déchristianisées.
Vraisemblablement, la plus grande autonomie des régions de tradition
catholique leur a permis de faire face plus efficacement aux difficultés
économiques que les régions qui dépendaient plus de l’État et comptaient
plus sur lui. Paradoxalement, les villes ont plus souffert que le monde rural
et péri-urbain de la montée du chômage. Elles concentrent à la fois les
classes supérieures et les personnes les plus démunies qui y trouvent un abri.

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LE CHÔMAGE VARIE SELON LA CATÉGORIE SOCIALE ET


LA PROFESSION
3,2 % des cadres étaient au chômage en 1982, 3,6 % en 2001 et 3,7 % en
2012, mais les disparités régionales sont importantes. Dans tout le nord-est,
moins de 2,5 % d’entre eux sont à la recherche d’un emploi. En Bretagne,
dans le sud-ouest et le sud-est, au contraire, plus de 5 % d’entre eux ne
trouvent pas de travail. C’est l’une des versions de l’héliotropisme : les
cadres pondèrent le risque de chômage, qui reste modéré, par la qualité du
climat et la proximité de l’océan ou de la montagne. Les professions
intermédiaires ont adopté le même comportement, mais comme leur taux
moyen de chômage est plus élevé et croissant (3,8 % en 1982 et 5,4 % en
2012), elles n’acceptent un risque plus élevé allant jusqu’à 10 % que dans
l’extrême-sud et dans les larges marchés du travail des grandes
agglomérations. La répartition du chômage des ouvriers se rapproche de
celle de l’ensemble de la population active, car, en raison de taux plus
élevés, elle la commande en partie. Ce sont donc l’extrême nord à partir du
milieu de la Picardie et l’extrême-sud avec le Languedoc-Roussillon qui sont
les plus touchés. Ce sont aussi des régions où la proportion de sans diplômes
est élevée, particulièrement chez les hommes qui forment les gros bataillons
du monde ouvrier. Or, le chômage des ouvriers sans qualification (les
manœuvres) s’élève à 20,2 % en 2012 tandis que celui des ouvriers qualifiés
(et diplômés comme on le montrera plus loin) est de 10,9 %, soit deux fois
moins. Ces travailleurs sans qualification constituent aussi le gros des jeunes
chômeurs entre 16 et 24 ans : les actifs de cette tranche d’âge sont en
moyenne sortis plus rapidement du système éducatif que dans les classes
d’âge suivantes où tous sont sur le marché du travail, diplômés ou non.
Aussi, le taux de chômage de ces jeunes atteint le niveau élevé de 23,9 % en
2012. Sans surprise, on les trouve encore dans les deux régions ayant le plus
fort taux de chômage. On pourrait penser que là où les jeunes sont
nombreux, donc là où la fécondité est élevée, il soit plus difficile de trouver
du travail. L’exemple de l’Ouest et de la région lyonnaise et savoyarde,
toutes très fécondes, contredit cette intuition.
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Les femmes au travail mais souvent à temps partiel
Moins d’une femme sur deux faisait partie de la population active, il
y a 40 ans. Aujourd’hui, 84 % de celles qui sont âgées de 25 à 50
ans ont un emploi ou en recherchent un. Les différences entre les
sexes n’en disparaissent pas pour autant. 30 % des femmes
travaillent à temps partiel contre 6 % des hommes. Trois employés
sur quatre sont féminins tandis que quatre ouvriers sur cinq sont des
hommes.
DES DIFFÉRENCES HISTORIQUES ET
ANTHROPOLOGIQUES
En 1968, la répartition de l’activité féminine en France demeure soumise à
des contraintes anciennes, historiques et anthropologiques. Dans toute la
zone méditerranéenne, les femmes restent confinées dans l’espace
domestique. Elles travaillent bien sûr à l’intérieur de leurs familles mais
n’accèdent guère à l’espace public comme d’ailleurs dans les autres pays
riverains de la Méditerranée. Pour d’autres raisons, leur taux d’activité est
aussi très faible dans une large zone frontalière avec la Belgique et
l’Allemagne, pratiquement toute la région au nord de la Seine. C’est la
région française la plus industrielle et surtout la plus ouvrière à cette époque.
Or, depuis la fin du XIXe siècle, le patronat a entrepris une vaste opération
de fixation de la main-d’œuvre. La hantise d’un chef d’entreprise, à cette
époque, est l’ouvrier célibataire qui quitte son travail du jour au lendemain.
Pour l’éviter, un carnet de travail a été institué, mais plus efficacement, on a
encouragé la vie familiale en construisant des lotissements ouvriers — les
corons, par exemple — en stimulant le mariage et la vie domestique avec
une femme au foyer. En outre, la mine et l’industrie métallurgique se
prêtaient moins à l’emploi féminin (bien qu’ils aient été pourvus de cette
manière en URSS à la fin de la Seconde Guerre mondiale à cause du manque
d’hommes).
Au contraire, dans une vaste zone de l’ouest, l’emploi féminin est beaucoup
plus fréquent qu’ailleurs. L’activité féminine correspond à une forme
particulière d’organisation familiale dans cette région, le ménage
hypernucléaire. Depuis au moins la Renaissance, les ménages sont constitués
par un seul couple et ses enfants éventuels. Jamais d’autres parents ne
cohabitent avec cette cellule réduite. Mari et femme doivent alors se partager
toutes les tâches agricoles, domestiques et commerciales. C’est aussi une
région d’héritage égalitaire où l’égalité des sexes est mieux admise et donc
déclarée à l’agent recenseur, ce qu’hésitait à faire un Méditerranéen. La carte
de l’activité agricole déclarée des femmes en 1896 montre l’ancienneté de
cette attitude. Deux autres zones présentaient à l’époque la même singularité,
en Franche-Comté et du Limousin à l’Aquitaine. On en devine les traces
encore en 1968. Dans ces trois zones, le mode dominant de faire-valoir
agricole était le fermage ou le métayage, plus favorables à l’égalité des
femmes que le statut de propriétaire ou d’ouvrier agricole.
...

LES MUTATIONS DE L’INÉGALITÉ


Quarante ans après 1968, la situation a radicalement changé. L’emploi
féminin s’est généralisé. Sa distribution a effacé les déterminants
anthropologiques au profit des facteurs économiques. À part la frontière est,
les femmes occupent quasiment la moitié des emplois dans toutes les zones
urbaines et à leur périphérie. La transformation est spectaculaire dans le midi
où le patriarcat a reculé, comme il cède actuellement de l’autre côté de la
Méditerranée : 67 % des diplômes universitaires ont été obtenus par des
femmes en Tunisie l’an dernier ou encore, 40 % des juges sont féminins en
Algérie.
L’égalité des taux d’activité ne signifie pas celle des emplois. 30 % des
femmes travaillent encore à temps partiel. Leur répartition a un caractère
épidémiologique : le temps complet se diffuse à partir de Paris et du bassin
parisien pour venir buter, soit sur des zones en fort chômage du nord-est et
du sud-est où il constitue un pis-aller, soit sur des zones de tradition
catholique où le concept de mère au foyer perdure à mi-temps.
Mais l’inégalité règne surtout dans le domaine des salaires et des fonctions
économiques. 19 % des ouvriers, seulement, sont des femmes, 28 % des
agriculteurs et artisans, 40 % des cadres, 55 % des professions
intermédiaires et 75 % des employés. La répartition spatiale des femmes
ouvrières et employées conserve la trace des différences anthropologiques et
historiques notées précédemment. Le passé ne disparaît jamais
complètement, il se transforme.
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Les revenus : contrastes régionaux
Les revenus médians opposent les zones urbaines aux zones rurales
à revenus plus faibles et la première couronne des villes, plus riche,
au centre-ville et au péri-urbain. L’inégalité locale des revenus et le
niveau de revenu des plus pauvres varient beaucoup. La frontière
nord et le Languedoc-Roussillon, défavorisés, contrastent avec de
larges zones de l’ouest et du sud-ouest, plus égalitaires.
LES REVENUS DIMINUENT À MESURE QUE L’ON
S’ÉLOIGNE DES VILLES
Des quartiers et des banlieues pauvres subsistent au centre des grandes
agglomérations, car les quartiers riches ont besoin de leurs services. On le
devine en Seine-Saint-Denis pour l’agglomération parisienne, et ils abaissent
le revenu médian du centre des grandes villes de Lyon, Toulouse, Bordeaux,
Rennes et plus encore Marseille avec ses quartiers nord. Ensuite, vient une
ceinture de communes limitrophes riches que le géographe Jacques Lévy a
qualifiée d’« anneau des seigneurs ». Puis, à mesure que l’on s’éloigne du
centre, le revenu diminue, pour se stabiliser dans les campagnes à un tiers
au-dessous des villes. Quelques exceptions perturbent ce schéma simple.
D’abord, à la frontière entre l’Allemagne et la Suisse, les revenus sont plus
élevés à cause de nombreux travailleurs frontaliers, soit français passant
chaque matin la frontière, soit suisses ou internationaux la passant le soir
pour résider dans des communes françaises proches de Genève aux prix
immobiliers plus abordables. Autre irrégularité, très visible au nord-est de
Paris où une majeure partie du département de la Marne exhibe de hauts
revenus grâce au Champagne. Plus généralement, les zones viticoles sont
plus riches que la moyenne, en Bourgogne, vallée du Rhône, Provence,
Bordelais et Alsace. Toute autre est la carte des inégalités de revenu : on a
calculé le rapport du revenu à partir duquel on trouve les 20 % d’individus
les plus riches au revenu à partir duquel on trouve les 20 % les plus pauvres.
...

DES ÉCARTS ÉNORMES DE REVENUS SELON LES


RÉGIONS
D’un rapport voisin de 2 dans l’ouest, le sud de la Garonne et le sud du
Massif Central, on passe à plus de 3,5 dans le Languedoc et dans un large
nord, des Ardennes à la baie de Somme. Plus généralement, la carte oppose
le nord d’une ligne Le Havre-Genève, la frange méditerranéenne et la vallée
de la Garonne au reste du territoire. C’est une coupure très ancienne séparant
les pays de bocage de ceux où la population vit en villages et dans de gros
bourgs. Dans les pays de population « agglomérée », l’exode rural a été plus
précoce. Dès 1900, plus de la moitié de la population ne pratiquait déjà plus
l’agriculture. La crise de l’industrie et de l’artisanat a été d’autant plus dure
que ces activités plus anciennes ne s’étaient pas modernisées. Au contraire,
dans les pays de bocage, l’exode rural n’a vraiment pris de l’ampleur
qu’après la Seconde Guerre mondiale, entraînant la création d’activités plus
modernes qui résistent mieux à la concurrence mondiale, même si elles
donnent des signes de fléchissement (dans l’agroalimentaire).
Les régions inégalitaires le sont plus à cause du très faible revenu de leurs
pauvres que du très haut revenu de leurs riches. La carte du seuil de revenu à
partir duquel on trouve les 10 % d’individus les plus pauvres est, en effet,
très semblable à celle des inégalités, tandis que la carte du seuil de revenu
des 10 % les plus riches reprend les grandes lignes de la répartition des
revenus médians.
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La pauvreté : les jeunes et les autres
En 1960, 40 % des personnes âgées vivaient au-dessous du seuil de
pauvreté, c’est-à-dire avec moins de 60 % du revenu médian. La
situation s’est retournée entre 1975 et 1995. Les revenus des
personnes âgées ont augmenté tandis que les jeunes se sont
appauvris. Ils ne sont pas les seuls. La pauvreté frappe aussi les
femmes seules, les personnes très âgées, les mères de famille
monoparentale et les enfants.
L’ÂGE DES PAUVRES
En 1970, on recensait 2,3 millions de personnes touchant le minimum
vieillesse. Elles ne sont plus que 600 000 malgré une hausse du seuil de
revenu exigible plus rapide que celle du salaire moyen, et malgré une
augmentation de 40 % du nombre de personnes âgées. Le recul de la
pauvreté, dans cette classe d’âge, a été très rapide entre 1970 et 1996,
passant de 40 % à moins de 15 %. En revanche, les jeunes n’ont pas pu
passer au-dessous du seuil de pauvreté de 15 %. Désormais, ils sont les plus
défavorisés tandis que la classe d’âge allant de 55 à 75 ans compte la plus
faible proportion de pauvres (moins de 10 %). Entrée rapidement en activité
avant la crise, elle a bénéficié d’une vie active peu interrompue par des
périodes de chômage. On la qualifie souvent de classe des « baby-boomers »
car elle a passé sa jeunesse durant le baby-boom (1945 à 1970 environ) et les
trente glorieuses.
Il existe une pauvreté résiduelle dans le groupe des femmes âgées de plus de
75 ans. Elles sont souvent veuves étant donné l’écart d’âge entre les deux
sexes au moment du mariage et surtout à cause de la plus faible espérance de
vie des hommes. Les régions où les femmes seules et les femmes âgées de
plus de 75 ans sont les plus pauvres se recoupent. Ce sont soit des régions
rurales où la petite propriété paysanne avait résisté plus qu’ailleurs, donc
presque tout le sud-ouest et une partie de l’ouest, soit des régions du nord-est
où ces femmes étaient restées au foyer de leur mari ouvrier. Au contraire,
dans les régions les plus dynamiques (centre du Bassin parisien, Alsace,
région lyonnaise, vallée de la Loire, Côte d’Azur), on trouve une plus faible
proportion de ces femmes pauvres, car elles ont plus souvent été actives,
souvent après une migration et disposent donc d’une retraite.

...

L’ISOLEMENT
La situation familiale a une importance plus grande encore que l’âge sur le
niveau de pauvreté : 5,2 % seulement des couples sont au-dessous du seuil
de pauvreté quand l’homme et la femme travaillent et qu’ils sont sans enfant
ou avec un enfant. Avec deux enfants, leur taux s’élève à 5,6 %, puis à 10,9
% pour ceux qui ont plus de deux enfants. Mais, si seul l’homme a un
emploi, la proportion de pauvres augmente beaucoup plus rapidement avec
le nombre des enfants : 11,7 % pour ceux qui n’ont pas d’enfants, 24 % pour
ceux qui en ont un ou deux et 39 % pour ceux qui en ont plus de deux. La
situation des mères de famille monoparentale, qui n’ont le plus souvent
qu’un ou deux enfants, est encore pire puisqu’elles sont 34,6 % à vivre au-
dessous du seuil de pauvreté. La présence d’un inactif ou d’un chômeur dans
le couple et la situation de mère monoparentale ont donc la plus grande
influence sur le niveau de pauvreté.
Il ne faut pas s’étonner que ce dernier soit le plus élevé dans les deux régions
qui cumulent les deux handicaps : un fort chômage et une proportion élevée
de familles monoparentales, les deux n’étant pas sans rapport, car la perte de
l’emploi rejaillit souvent sur la stabilité des couples en accroissant leurs
difficultés matérielles. On retrouve donc en tête des régions pauvres le nord
et le Languedoc-Roussillon. S’y ajoutent quelques départements de l’ouest
du Massif central où l’on a noté la présence importante de femmes pauvres
âgées ou seules, ainsi que la Corse et la Seine-Saint-Denis. À l’autre bout du
spectre de la pauvreté, se placent les départements où la famille est la plus
stable et le chômage le plus faible, soit l’Ouest et plus particulièrement la
Bretagne, la région lyonnaise et la région parisienne.
Plus inquiétant, ce sont dans les régions où elles sont les plus fréquentes que
les familles monoparentales sont les plus pauvres, comme si la
généralisation de leur situation les tirait un peu plus vers le bas, sans doute
aussi car les supports qu’elles peuvent attendre des autres familles ne sont
pas extensibles. Plus généralement, là où les pauvres sont plus nombreux, ils
sont aussi encore plus pauvres. C’est le cas dans la région méditerranéenne,
à la frontière nord-est, dans les départements du centre et dans ceux de
l’ouest du Massif central.
Le même constat peut être dressé à propos de la distribution de la pauvreté
chez les jeunes de 20 à 24 ans, à ceci près que l’arc nord-ouest entourant le
Massif central rejoint le niveau élevé de pauvreté des deux régions les plus
touchées au nord et au sud. La distribution devient alors très proche de celle
des scores du PC au moment de sa force électorale ou, ce qui est presque la
même chose, la plus opposée aux régions de tradition catholique, en mettant
à part le centre du bassin parisien. Les raisons de ce qui est plus qu’une
coïncidence ont été déjà abordées.
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Les diplômes et le chômage
La proportion de bacheliers par génération est passée de 18 % en
1968 à 76 % en 2012. Mais depuis 1995, le pourcentage de bacs
général et technique a légèrement régressé. Seuls les bacs
professionnels ont augmenté. En outre, les contrastes régionaux se
sont aggravés en matière d’échec scolaire. 5 % des jeunes n’ont pas
de diplômes en Bretagne, mais près de 20 % dans le Languedoc ou
la Picardie.
1968-2012 : 80 % D’UNE GÉNÉRATION BACHELIÈRE
Comme les Français acquièrent leur diplôme en début de carrière, la
répartition actuelle des diplômés au sein d’une génération donnée renseigne
sur son passé éducatif. Ainsi les diplômes des personnes âgées de 55 à 64
ans en 2010 donnent-ils une bonne image de leur niveau d’éducation à la fin
de leurs études, 40 ans plus tôt, donc autour de 1970. Les bacs étaient encore
relativement rares à cette époque : environ un jeune sur cinq y parvenait. Ils
étaient très inégalement distribués dans l’espace français. À quelques
exceptions près, au sud de la ligne La Rochelle-Genève, et en Bretagne
maritime, au moins un tiers des jeunes décrochaient le bac, tandis que moins
d’un sur cinq y parvenait au nord, au centre et à l’est du pays, mis à part
l’Île-de-France et quelques grandes villes. En gros, la France qui boudait
l’industrie courait après les diplômes, tandis que celle qui pratiquait l’usine
dédaignait le bac. Cela s’expliquait par le plein emploi.
Au nord et à l’est, les jeunes se voyaient immédiatement offrir un emploi,
donc un salaire et la possibilité d’accéder à la consommation, par exemple
pour acheter une moto ou une voiture. Inutile dans ces conditions
d’accumuler les diplômes. Au sud, puisque l’industrie était absente, le
diplôme conservait au contraire son rôle d’accès à un emploi, souvent dans
l’administration ou dans une profession libérale.
La montée en puissance du bac a bouleversé cette géographie. Le rythme n’a
pas été régulier. Entre 1970 et 1982, le pourcentage de jeunes qui obtiennent
le bac général ou technique monte lentement de 20 % à 26 %, puis accélère
pour atteindre 55 % en 1995, plus 8 % pour le nouveau bac technologique.
Depuis lors, la proportion des bacs général et technique a stagné. Les raisons
de cette évolution ne sont pas encore entièrement claires.
...

L’ESPOIR BRISÉ DU BAC


Après la crise de 1975, le chômage des diplômés n’a pratiquement pas
augmenté contrairement au chômage général. Dans les années suivantes, le
diplôme est alors apparu comme une protection contre le chômage. La
flambée des diplômes qui a suivi a entraîné la perte de leur valeur sur le
marché du travail qui ne pouvait pas créer brutalement des postes idoines.
Les salaires de première embauche offrent une bonne indication de la perte
de valeur des diplômes. En 1990, ils s’élevaient à 1950 euros pour un
diplôme du supérieur long, à 1400 euros pour le supérieur court, à 1100 pour
le bac et à 850 en l’absence de diplômes. En 1998, l’éventail se resserre :
1600 euros pour le supérieur long, 1250 pour le supérieur court, 1000 pour le
bac et 900 en l’absence de diplômes. En huit ans, le rapport entre le salaire
du supérieur long et celui des sans diplômes passe ainsi de 2,3 à 1,8, ce qui
n’incite plus à poursuivre des études longues.
Ces épisodes ont considérablement modifié la géographie des bacheliers.
Pour les jeunes âgés de 25 à 34 ans, donc trente après la génération des 55-
64 ans, la proportion de bacheliers est la plus élevée dans les grandes
agglomérations où ils ont poursuivi des études universitaires et dans
quelques régions : l’ouest jusqu’à la Mayenne et la Vendée, le Pays Basque
et le Béarn, le sud du Massif Central en remontant vers Lyon et la Savoie,
donc toutes les régions de tradition catholique sauf l’Est.
Vraisemblablement, avec la chute de la pratique religieuse, la méfiance
envers les études universitaires censées inciter à l’athéisme — voire à la
débauche — s’est relâchée dans ces régions, particulièrement pour les filles.
...

LES SANS DIPLÔMES


La répartition des sans-diplômes est plus stable. Concernant la génération
ancienne, ils sont répandus dans les régions industrielles en raison des
possibilités d’emploi à l’époque, comme on l’a indiqué précédemment.
Mais, bien que la cause ait disparu avec le chômage élevé des jeunes, le
refus du diplôme s’est incrusté et transformé en tradition de la culture des
jeunes. Plus gravement, la proportion de sans-diplômes s’est consolidée dans
le Languedoc-Roussillon et la vallée de la Garonne qui ne souffraient guère
de ce désavantage trente ans plus tôt. Pour le Languedoc, l’une des raisons
est l’arrivée de jeunes migrants sans diplômes en provenance du nord et de
l’est. Malgré ses forts taux de chômage et de pauvreté, cette région attire les
jeunes migrants de l’intérieur, plus que toute autre, ce qui va à l’encontre du
sens commun de l’économie.
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Les femmes plus diplômées que les hommes
L’égalité entre les hommes et les femmes a beaucoup progressé
depuis les années 1970. Le plus formidable moteur de cette
transformation a été l’éducation. Les femmes y ont vu le moyen
d’accéder à l’égalité... en dépassant les hommes. Alors que 19 %
des hommes et 18 % des femmes de 55 à 64 ans ont atteint le niveau
bac+2, c’est actuellement le cas de 47 % des femmes et 39 % des
hommes âgés de 25 à 34 ans.
LE CHEMIN PARCOURU PAR LES FEMMES DANS
L’ÉDUCATION
Dans la jeune génération actuelle, à d’infimes exceptions près, partout parmi
les sans-diplômes, les hommes sont plus nombreux que les femmes, parfois
dans des proportions élevées. Ainsi dans l’ouest, on compte 3 jeunes
hommes sans diplôme pour 2 jeunes femmes sans diplôme. Dans la
génération née trente ans plutôt et âgée maintenant de 55 à 64 ans, les
femmes sont, au contraire, presque partout plus nombreuses à ne pas avoir
de diplôme. Ce changement ne doit pas masquer le progrès général de
l’éducation. Dans la génération des 55-64 ans, 35 % des personnes n’ont
aucun diplôme alors qu’elles ne sont plus que 11 % dans la génération des
25-34 ans. Dans les générations les plus âgées, les hommes sans diplôme
étaient déjà plus nombreux dans quelques zones à cause d’une émigration
plus forte des femmes vers les villes. C’était le cas dans le Massif Central,
les Alpes et les Pyrénées et aussi dans les aires de recrutement traditionnel
de la migration vers la région parisienne. Inversement, dans les régions
industrielles du nord-est, les femmes étaient plus nombreuses à ne posséder
aucun diplôme car on les destinait à la vie familiale. C’était la même chose
dans de petites régions ouvrières autour du Creusot, de Montceau-les-Mines
et de Vierzon. En Bretagne et dans l’ouest, le faible niveau d’éducation des
femmes tenait au faible penchant de l’Église catholique envers l’école
populaire et l’instruction des filles.
Le retard des hommes est maintenant beaucoup plus homogène que ne l’était
celui des femmes : il est aussi important dans les grandes agglomérations
que dans les campagnes. Seul se distingue l’Ouest de la France, au-delà
d’une ligne Caen-La Rochelle, traditionnelle frontière des pays catholiques.
Globalement, la proportion de jeunes sans diplôme y est plus faible que sur
le reste du territoire, pour les hommes comme pour les femmes. Mais ces
dernières, par une sorte de réaction contre le retard de leurs mères, ont
progressé plus vite dans l’éducation que l’autre sexe.

...

LE BAC GÉNÉRAL CONTRE LES FILIÈRES TECHNIQUES


Parmi les jeunes générations, la domination des femmes (pour inverser la
formule du sociologue Pierre Bourdieu) est encore plus nette au niveau du
baccalauréat et des études supérieures. Plus on s’éloigne du centre des villes,
plus la proportion de femmes augmente parmi les titulaires d’un bac général.
Les hommes des zones rurales ont plus souvent suivi des filières techniques.
21 % des jeunes hommes sont titulaires d’un CAP ou d’un BEP contre 14 %
des femmes. Ces hommes travaillent dans les métiers manuels ou techniques
comme l’a montré la distribution des artisans et des ouvriers qui sont en
grande majorité masculins. Leurs femmes occupent alors souvent des
emplois dans les services, l’administration, l’éducation ou les hôpitaux, pour
lesquels la possession d’un bac général est plus utile avant une
spécialisation. Dans les villes, au contraire, plus d’hommes passent par le
bac général car ils se destinent à poursuivre des études supérieures.
Les hommes sont plus nombreux à présenter le bac technique et à arrêter
leurs études après l’avoir réussi. Les variations à l’échelle régionale font
ressurgir une fois encore un contraste entre les régions de tradition
catholique et celles qui sont déchristianisées de longue date. Il faut y voir la
permanence d’une conception sexuée des fonctions sociales : l’homme
travaille la matière à l’extérieur du logis et la femme gère la maisonnée. La
version moderne de cette spécialisation des rôles se manifeste dans
l’arbitrage entre une filière de baccalauréat technique et de baccalauréat
général.
Pour réduire les inégalités salariales et percer le « plafond de verre », les
femmes savent qu’elles doivent disposer d’un bagage éducatif plus
important que les hommes. Elles prennent de l’avance dès les études
secondaires. Arrivées au bac, 17 % d’entre elles obtiennent une mention
Bien ou Très bien contre 15 % des hommes. L’avance est encore plus
importante selon la série du bac : 16,3 % des femmes obtiennent ces
mentions contre 12,6 % des hommes dans la filière littéraire ; 32,2 % des
femmes et 26,5 % des hommes dans la filière scientifique. L’écart global est
plus faible, car les hommes sont plus nombreux dans les filières
scientifiques. Avec cet élan initial, les femmes poursuivent leur avance dans
l’enseignement supérieur. Durant l’année universitaire 2010-11, à 20 ans, 47
% des femmes suivaient des études supérieures contre 38 % des hommes ; à
22 ans l’écart était encore de 34 % contre 28 %. En comparant la proportion
de titulaires d’un diplôme universitaire à celle des titulaires du bac général,
on mesure l’intensité de l’investissement éducatif. Pour les hommes comme
pour les femmes, les variations régionales sont importantes. Dans les
grandes villes, à l’Ouest, à l’Est et dans la région lyonnaise, entre 85 % et 90
% des bacheliers se dirigent vers les études supérieures. Au nord, au centre,
en Aquitaine et dans la zone méditerranéenne, le pourcentage tombe au-
dessous de 75 %, sauf dans les villes.
À nouveau (Pays Basque, Aveyron, coupure ouest de Caen à Niort), c’est la
carte du catholicisme qui se dessine en filigrane, ou, plus exactement, la
carte de la baisse de la pratique religieuse, de la laïcisation d’une société et,
par conséquent de son appétit nouveau pour le savoir.

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Ségrégation à la française
La métropolisation, c’est-à-dire la domination grandissante des
grandes agglomérations sur un vaste territoire, s’est déroulée en
trois temps. Croissance de leur population alimentée par l’exode
rural d’abord, puis concentration des cadres supérieurs et des hauts
revenus. Désormais, un troisième stade est atteint, avec le
regroupement des cadres et des professions intermédiaires les plus
diplômés.
POURQUOI LA MÉTROPOLISATION S’AMPLIFIE ?
Ces deux pages et les deux suivantes constituent le cœur de l’atlas. Jusqu’ici,
la répartition spatiale des catégories sociales et celle du niveau d’éducation
ont été étudiées séparément. Tantôt une forte différence entre les métropoles
et les autres territoires est apparue, tantôt de grands contrastes entre de larges
régions ont été mis en évidence. L’articulation entre les deux catégories,
sociale et éducative, d’une part, et les deux formes, métropoles et régions,
d’autre part, n’est pas apparue. En cartographiant la répartition spatiale des
catégories sociales (cadres, professions intermédiaires, employés et ouvriers)
selon leur niveau d’éducation, on découvre une logique simple. Plus une
catégorie sociale est élevée et éduquée, plus ceux qui ont la formation la plus
poussée se concentrent dans les métropoles. Plus une catégorie sociale est
populaire, plus les plus éduqués de ses membres résident dans certaines
régions éloignées de la capitale sans qu’une préférence pour les métropoles
ne se manifeste. Ce qui n’était encore qu’une tendance il y a 30 ans, s’est
amplifiée depuis, aux deux extrémités de l’éventail social : en haut, la
concentration métropolitaine des plus diplômés, en bas, le repli provincial
des mieux formés.
Si la réalité du phénomène crève les yeux, ses raisons sont plus obscures.
L’accumulation des cadres les plus diplômés dans les plus grandes
métropoles correspond à la hiérarchie des fonctions commerciales,
industrielles, éducatives et administratives. En revanche, le repli provincial
des membres éduqués des catégories populaires est plus difficile à
comprendre. La liste des régions dans lesquelles le niveau d’éducation et de
formation des ouvriers et des employés est le plus élevé fournit un indice.
L’ouest, le sud-ouest, le Massif Central et l’est, des régions de tradition
catholique ou de structure familiale complexe. Dans ces régions, les
capacités d’agir dépendent moins des structures administratives. La
coopération y est plus développée à petite échelle. Ce sont aussi des régions
où la place de chacun est plus étroitement assignée, plus hiérarchiquement
située. Dans une période où le sentiment sinon la réalité d’un retrait de l’État
est largement partagé, elles apparaissent moins menacées, car elles disposent
de « couches protectrices » pour employer une formule utilisée par
l’économiste Joseph Schumpeter.

...

LES CADRES : LE TERTIAIRE ÉCLIPSE L’INDUSTRIE


En 1982, le niveau de diplôme des cadres est plus élevé dans certaines villes,
mais pas dans toutes les métropoles. Sur la carte, Marseille, Lyon, Nice ne se
distinguent pas de leur environnement régional, Lille, Nantes, Reims,
Le Mans et d’autres, assez peu. Les cadres sont encore souvent des
ingénieurs très qualifiés qui travaillent sur les lieux de production : mines et
sidérurgie au nord de la Lorraine et dans le sillon houiller : Michelin à
Clermont-Ferrand, Peugeot à Sochaux et Montbéliard, Saint-Etienne,
Vierzon, Montluçon, etc. De petites régions sont en outre mieux pourvues
que le Bassin parisien et la façade atlantique. Près de trente ans plus tard, en
2010, la répartition des cadres les plus diplômés est devenue purement
métropolitaine. C’est aussi, presque sans exception, la carte des villes ayant
une solide réputation universitaire et des centres administratifs comme les
préfectures qui ressort sur la carte, même les plus modestes comme Alençon,
Périgueux, Agen, Bar-le-Duc, La-Roche-sur-Yon. En même temps que
l’industrie a perdu son poids dans la société, ses cadres supérieurs ont été
éclipsés par ceux des nouvelles fonctions tertiaires.
...

PROFESSIONS INTERMÉDIAIRES : MIMÉTISME


MÉTROPOLITAIN
Les professions intermédiaires ont suivi la même évolution, mais à partir
d’une situation très différente. Dans le Bassin parisien, leurs membres
étaient nettement moins diplômés que la moyenne. Les grandes villes se
comportaient à peu près comme leur environnement régional : ainsi, les
professions intermédiaires étaient moins souvent titulaires du baccalauréat à
Rouen, à Reims ou à Orléans que dans les zones rurales du sud-ouest et de la
Bretagne maritime. Ceci s’expliquait par les différences régionales de la
proportion de bacheliers, à cette époque, plus nombreux au sud qu’au nord
comme on l’a vu précédemment.
Trente ans plus tard, la répartition de la proportion de bacheliers dans les
professions intermédiaires se rapproche de celle des diplômés du supérieur
parmi les cadres. Les villes et surtout les métropoles ont désormais pris un
net avantage sur leur environnement régional et rural. Plusieurs facteurs ont
permis cette évolution : la proportion de bacheliers a beaucoup augmenté
dans ces professions au cours des trente dernières années, passant de 52 % à
76 %. Beaucoup ont suivi des études supérieures, donc ont vécu dans une
grande ville et ont cherché à conserver un mode de vie urbain. Avec
l’accroissement de leurs compétences, les cadres moyens se sont rapprochés
des cadres supérieurs et pour atteindre ce statut se sont modelés aussi sur
leurs pratiques, y compris résidentielles. On a vu précédemment qu’ils
vivaient dans leur voisinage. Les différences régionales qui subsistent
s’étiolent. Il existe une incompatibilité de principe entre la métropolisation et
les spécificités régionales. La métropolisation postule une identité entre les
villes de même importance, à la manière dont la chaîne Hilton garantit la
même chambre dans ses hôtels de toute la planète. L’identité régionale
postule au contraire des similitudes seulement sur de courtes distances.
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Territoires des classes populaires diplômées
En 1982, 40 % des employés avaient obtenu un CAP, un BEP ou le
bac. Ils sont maintenant 77 %. Progrès éducatif encore plus
manifeste chez les ouvriers qui passent de 26 % de diplômés(CAP
ou plus) en 1982 à 66 %. Mais, en 2010, au lieu d’une
métropolisation des plus diplômés, cette avancée a profité aux
régions périphériques de l’ouest, de l’est et du sud-ouest, en zone
urbaine autant que rurale.
EMPLOYÉS : LES PLUS ÉDUQUÉS HORS DES MÉTROPOLES
En 1982, la définition de l’employé est négative : il est le travailleur qui n’a
pas d’autre qualification que savoir lire, écrire et compter. C’est encore
l’époque des dactylos tapant et retapant les textes à longueur de journée sur
leurs machines à écrire et des comptables alignant à la main des colonnes de
chiffres qu’ils lisent sur leur calculette. Paris et l’Île-de-France sont les plus
proches de ces stéréotypes avec deux tiers d’employés sans diplôme ou
titulaires d’un simple certificat d’études ou BEPC. Autour, en s’éloignant
par cercles concentriques, la spécialisation des employés a débuté. Dans les
villes en bordure du Bassin parisien, ils sont déjà près de la moitié à disposer
d’une formation professionnelle sanctionnée par un CAP ou un BEP. Ainsi à
Caen, Alençon, Le Mans, Tours, Poitiers, Bourges, Nevers, Auxerre et
Reims. Au-delà, plus on s’éloigne de Paris, plus l’employé est diplômé. À
part les plus grandes agglomérations de Lyon, Lille et Marseille, les villes
périphériques disposent des employés les plus qualifiés. Ainsi à Nantes,
Bordeaux, Pau et Grenoble et dans une plus faible mesure, Montpellier,
Toulouse, Besançon, Dijon et Nancy. En Alsace sans doute en liaison avec la
fréquence de l’apprentissage, héritage lointain de la période allemande, et
dans le Finistère où la population a toujours conservé une grande autonomie
vis-à-vis de Paris, plus de la moitié des employés sont diplômés en ville
comme à la campagne. Paradoxalement, les régions où l’on ne parlait pas
français mais breton, alsacien, occitan ou un patois ont les employés les plus
qualifiés. Mais cette bizarrerie apparente est sans doute la bonne explication
du paradoxe : la langue française était elle-même une spécialisation utilisée
dans les relations avec l’administration, une sorte de latin dont la bonne
pratique vous classait dans la catégorie des clercs.
En 2010, le couper-coller, Excel, les correcteurs d’orthographe, Internet, les
scanners et d’autres innovations ont transformé le métier d’employé
imposant une spécialisation. Mais, au lieu de faire accéder le métier
d’employé à la métropolisation, à la suite des cadres et des professions
intermédiaires, l’inverse s’est produit. Non seulement l’avance des régions
périphériques en matière de niveau éducatif des employés s’est maintenue et
étalée dans l’espace, mais, en 2010, les métropoles et de nombreuses villes
sont à la traîne avec une proportion d’employés diplômés inférieure à leur
entourage régional : Strasbourg, Mulhouse, Grenoble, Saint-Etienne se
trouvent dans cette situation ainsi que les grandes villes de Lyon, Lille et
Marseille. L’agglomération parisienne est en queue de peloton,
particulièrement ses communes populaires de la banlieue nord-est. À l’ouest
et au sud-ouest de la France, plus rien ne distingue les villes des zones
rurales.
...

OUVRIERS : LES MOINS QUALIFIÉS DANS LES VILLES


Les différences d’éducation des ouvriers ont suivi un schéma assez
semblable à celles des employés. Il s’agit des deux plus importantes
catégories populaires qui sont souvent étroitement intriquées, l’homme
exerçant une profession ouvrière et la femme une profession d’employée.
Les proportions de chaque sexe parmi les ouvriers et parmi les employés
l’ont montré dans les pages précédentes. En 1982, la répartition de la
proportion d’ouvriers possédant un CAP ou un BEP est un mixte de la
répartition des cadres et des employés les plus diplômés. Comme les
employés, ils sont plus diplômés dans les villes et dans les régions
périphériques, sauf au bord de la Méditerranée. Mais, à part sur la façade
atlantique, leur répartition recouvre aussi celle des cadres ayant la meilleure
formation. La raison commune est à chercher dans l’emploi industriel. Les
ingénieurs pointus demandent des ouvriers professionnels. Dans les villes
moyennes industrielles du centre de la France, un motif idéologique peut s’y
ajouter. Le parti communiste qui obtenait des scores élevés dans ces régions
privilégiait la formation technique, car les meilleurs techniciens et les
ouvriers les plus productifs, suivant l’image mythique de Stakhanov, étaient
appelés à constituer l’aile avancée et consciente du prolétariat.
Enfin, la présence d’une plus forte proportion d’ouvriers diplômés à Tarbes,
Cherbourg, Lorient, Cherbourg, Bordeaux et Toulon tenait à la présence des
arsenaux et des industries militaires qui finançaient largement la formation
de leur personnel.
En 2010, comme pour les employés, la carte de la compétence des ouvriers
s’est simplifiée. Ils sont moins diplômés que la moyenne dans l’ensemble du
Bassin parisien et dans la zone méditerranéenne. Ils sont nettement plus
diplômés dans les zones montagneuses et en Bretagne, notamment à cause
du développement du tourisme et, avec lui, de petites entreprises artisanales.
Plus encore que pour les employés, les villes emploient des ouvriers peu
qualifiés. On peine à trouver une exception à cette nouvelle configuration.
Même des petites villes assez lointaines comme Mende, Rodez, Chalons-sur-
Saône, Annecy ou Saint-Brieuc, abritent une population ouvrière moins
éduquée que celle de leurs environs. Ce fait est en rapport avec la branche
dans laquelle travaillent les ouvriers, plus souvent les industries dans les
zones rurales et plus souvent les services et l’administration dans les zones
urbaines où les tâches d’entretien, voire de gardiennage demandent moins de
compétences. De ce point de vue, la région parisienne est la plus
défavorisée. Le pourcentage d’ouvriers dotés d’un CAP ou au moins d’un
BEP est de l’ordre de 50 % contre une moyenne nationale de 66 %.
.
La République française est fondée sur l’égalité. Partout les mêmes règles
doivent s’appliquer. Les différences héritées des temps anciens sont
appelées à disparaître. Malheureusement, la République n’a plus les moyens
d’appliquer sa politique généreuse et les différences anciennes subsistent.
Elles ont assuré avant la République des solidarités partielles et localisées
au sein de la famille et de la parenté, au sein des communautés de
voisinage, au sein de pays de dimension restreinte. C’est à l’examen de ces
solidarités qu’est consacré ce chapitre qui montre leur cohérence, leurs
origines probables et leurs conséquences actuelles. Dans le passé, l’État
s’est heurté aux institutions qui promouvaient ces solidarités. Il a d’abord
dû combattre le monopole des familles en matière de mariage, d’héritage,
d’emploi et de sujétion des femmes. Il a ensuite combattu l’Église pour
généraliser l’instruction, permettre le divorce, la contraception et
l’interruption de grossesse. Mais ces institutions anciennes avaient aussi des
aspects positifs, qui subsistent et ont repris de l’importance en temps de
crise. Elles expliquent la plupart des différences de comportement à
l’intérieur de la France, les inégalités comme les mœurs.
Les jeunes, un monde urbain
Jusqu’au milieu des années 1980, les jeunes étaient plus nombreux,
là où la natalité avait été importante, donc au nord de la Loire et à
l’est du Rhône et de la Saône. Avec la généralisation des études
universitaires, ils se sont concentrés dans les grandes villes où ils
peuvent constituer maintenant plus de 15 % de la population, tandis
que dans les zones rurales éloignées, leur proportion tombe au-
dessous de 4 %.
DES ÉTUDIANTS
La concentration des jeunes adultes dans les grandes agglomérations a
accompagné l’allongement des études. 35 % des jeunes âgés de 20 à 24 ans
sont étudiants en 2010. Ils habitent donc dans les villes qui possèdent des
universités importantes. Leur répartition en proportion de la population
donne l’une des meilleures images de l’importance relative des universités
en France : au sud, Bordeaux, Toulouse, Montpellier et Aix avec des
universités anciennes et réputées auxquelles sont adossés des centres de
recherche. Au nord, Reims, Amiens, Rouen et Lille, à l’ouest, Caen, Nantes
et Rennes et Poitiers. À l’est, Nancy, Strasbourg, Besançon, Dijon, Lyon et
Grenoble. Au centre, un grand vide avec seulement Clermont-Ferrand.
Quelques villes apparaissent en seconde position derrière cette liste : Metz,
Orléans, Tours, Brest, Limoges, Pau et Corte. Beaucoup d’autres villes
possèdent maintenant des universités, mais elles n’ont pas encore un
rayonnement suffisant pour attirer les jeunes en masse, souvent parce
qu’elles n’offrent pas la gamme complète des cycles et des disciplines.
...

MAIS AUSSI UNE CULTURE


La concentration de jeunes dans les métropoles va au-delà des étudiants pour
concerner presque tous les jeunes. Désormais, passer quelques années de sa
jeunesse dans une grande ville est devenu une étape quasiment obligatoire
du cycle de vie, à la manière d’une épreuve initiatique. L’âge plus tardif
auquel on se met en couple stable et où l’on commence à construire une
famille s’étant décalé de plus de 5 ans depuis 1975, un espace a été dégagé,
qui permet à ce nouveau stade du cycle de vie de s’intercaler pour une durée
assez longue. Les conséquences de ce changement seront importantes. À un
moment clé de leur socialisation d’adulte, les jeunes seront passés par une
grande ville dont ils auront connu les modes de vie et les relations sociales,
et pour beaucoup y auront pris goût. Leur mobilité les a éloignés des
institutions syndicales et politiques, qui s’intéressent moins à eux qu’à des
résidents plus âgés donc plus stables. Ils développent alors d’autres formes
d’expression, en particulier par le biais des réseaux sociaux : mouvements
des indignés, défilés festifs, rassemblements impromptus. Le fait n’est pas
propre à la France, mais se rencontre de New York, à Kiev, de Tunis à Sanaa
et Bangkok. L’année 1968 avait connu une mondialisation analogue avec les
révoltes étudiantes sur les campus américains, au Mexique, à Paris et à
Berlin.
Les générations nées en France entre 1975 et 2000 ayant été moins
nombreuses que les précédentes et les suivantes, le fort accroissement des
jeunes dans les grandes villes est encore plus remarquable. Effectivement, si
l’on compare, non pas la proportion de jeunes, mais leur effectif en nombre
absolu en 1982 et en 2010, on constate qu’ils sont moins nombreux sur la
plus grande partie du territoire, mais plus nombreux dans quelques grandes
villes et leurs lointaines périphéries (Seine-et-Marne, nord-ouest parisien
autour de Cergy-Pontoise, arrière-pays provençal, côte languedocienne,
communes suburbaines de Toulouse, Bordeaux, Nantes et Rennes, triangle
Lyon-Genève-Annecy).

...

DES DIFFÉRENCES ENTRE MILIEUX URBAINS


La carte en anamorphose représente cette même proportion de jeunes âgés
de 20 à 24 ans que la première carte, mais permet de voir le détail à
l’intérieur des grandes agglomérations. Dans Paris intra muros, la rive
gauche et le quartier latin concentrent les jeunes, puis en périphérie seules
quelques communes les attirent aussi à cause de leurs universités ou de leurs
grandes écoles. La première couronne urbaine où se sont installées des
familles abrite moins de jeunes que les communes plus lointaines. La
concentration de jeunes dans les métropoles de province est plus élevée qu’à
Paris, mais ne s’étend guère à leurs périphéries. Moins les villes et leur offre
universitaire sont importantes, moins elles attirent les jeunes — La Rochelle,
Tarbes, Saint-étienne, Vannes, par exemple. Mais les plus petites villes,
même dépourvues d’universités, attirent encore en proportion nettement plus
élevées que leur environnement rural.
.
La géographie des âgés
En un siècle, le pourcentage de personnes âgées de 65 ans ou plus
est passé de 10 % à 18 %. Selon l’INSEE, il atteindra 25 % en 2050.
Or, le territoire français présente déjà une gamme de variation plus
importante, tant pour l’opposition entre ville et campagne qu’entre
un grand sud-ouest et le reste de la France. Passé 85 ans, les plus
âgés se rapprochent des grands équipements hospitaliers, donc des
villes.
DES ÂGÉS SUR LES FRONTIÈRES
Un grand sud-ouest rural abrite une forte proportion de personnes âgées.
Trois éléments se sont conjugués pour en arriver là. D’abord, une fécondité
plus faible que la moyenne française depuis un siècle — on en a donné les
raisons dans un chapitre précédent. En second lieu, un solde migratoire
négatif pendant longtemps à cause de l’exode rural et de l’absence d’un
développement industriel qui aurait pu absorber la main-d’œuvre des jeunes.
Enfin, dans presque toute cette région, une espérance de vie supérieure à la
moyenne depuis longtemps. La faible natalité rétrécit la base de la pyramide
des âges. L’émigration rétrécit le milieu de la pyramide et l’espérance de vie
élevée allonge le sommet. Tout concourt donc au vieillissement de cette
population. Dans le sud-ouest, la concentration des personnes âgées
s’accentue à la frontière des départements. Au premier abord, cette attirance
des vieilles personnes pour les frontières administratives peut surprendre,
mais elle s’explique par plusieurs raisons. Par la nature même du découpage
en département, les frontières départementales sont, en général, les parties
les plus éloignées du chef-lieu, ce qui a entraîné une plus grande difficulté à
entretenir une activité, donc une dépopulation plus poussée que dans
l’intérieur des départements. Les prix des terrains étant moins chers et les
espaces disponibles abondants, les maisons de retraite se sont installées de
préférence dans ces zones frontalières, augmentant encore la proportion
locale de personnes âgées.
En dehors du sud-ouest, il existe dans l’ouest quelques poches où la
population est âgée à cause d’un exode rural élevé et persistant. Une autre
cause de vieillissement est apparue plus récemment avec la hausse du niveau
de vie des retraités. Ils se sont installés dans des régions touristiques qu’ils
avaient fréquentées à l’époque de leur vie active et où ils avaient acquis une
résidence. À cause d’eux, la proportion de personnes âgées est élevée sur le
rivage de l’Atlantique, avec une concentration particulière sur la côte
vendéenne. Ils se sont aussi installés sur le rivage de la Provence et dans
l’arrière-pays (la Côte d’Azur et le Lubéron, par exemple). En résumé, la
frontière départementale est pour le retraité pauvre, et la frontière du bord de
mer pour le retraité aisé.

...

DANS LES MÉTROPOLES ET LES PETITES VILLES


L’anamorphose fait apparaître le comportement des communes suburbaines
et des petites villes qui sont prises en compte à partir de 5 000 habitants. Les
surfaces proportionnelles au nombre de personnes âgées qu’elles contiennent
montrent que le sud-ouest rural occupe nettement moins de place. Malgré la
jeunesse de leur population, l’ouest intérieur, le nord, l’est jusqu’au
Dauphiné et la région parisienne comptent beaucoup plus de personnes âgées
que les campagnes du sud-ouest. Si l’on part du centre de Paris, le paysage
est très varié. D’abord un contraste entre l’ouest bourgeois, vieilli, et le nord-
est encore populaire (et déjà bobo) jeune, puis, au-delà du périphérique, une
alternance de zones un peu plus âgées et un peu plus jeunes, traces de
l’extension urbaine, comme les cernes annuelles d’un tronc d’arbre ; enfin
un fort vieillissement aux frontières des départements limitrophes, là où
cesse la péri-urbanisation. En province, le contraste entre le sud-ouest et le
reste du territoire se double d’une opposition entre petites et grandes villes.
À l’image miniaturisée de la capitale et pour les mêmes raisons, la
proportion de personnes âgées est très faible au centre, plus élevée dans les
premiers faubourgs, à nouveau faible dans les extensions récentes.
Les petites villes ont, au contraire, une population âgée. Elles parsèment la
carte de petites taches brun foncé. Au bord de la mer, on reconnaît par
exemple Fécamp et Dieppe en Haute Normandie, Saint-Malo, La Baule, Les
Sables d’Olonne, Royan, Biarritz, stations de retraités, et à l’intérieur des
terres, Redon, Saumur, Bergerac, Alès, etc. Le dépérissement des petites
villes et de certaines villes moyennes est une autre face de la
métropolisation.

...
LES ÂGÉS PARMI LES ÂGÉS
La population âgée ne forme pas un groupe homogène. Les plus âgés, ici
ceux qui ont dépassé 85 ans, ont connu une histoire différente et sont dans
un état de santé plus précaire. Une seconde anamorphose montre que leur
proportion varie beaucoup au sein de la population âgée de plus de 65 ans.
Globalement, on retrouve l’opposition entre la partie rurale du sud-ouest où
la proportion de très âgés est élevée à l’image de celle des âgés et le reste du
territoire. Les villes, en revanche, ont un profil très différent. La population
âgée de la plupart de leurs centres comprend une des plus importantes
proportions de très âgés. La moitié ouest de Paris est dans le même cas, ainsi
que ses proches banlieues ouest. Ceci tient à la faible propension à migrer
des personnes âgées qui s’incrustent en quelque sorte dans les quartiers de
peuplement ancien. La proportion des personnes très âgées est aussi plus
faible dans les stations côtières, car, issues de générations plus pauvres, elles
n’ont pas migré à leur retraite. Ou bien, si elles en ont eu les moyens,
parvenues à un âge avancé, elles se rapprochent des villes où elles peuvent
trouver des équipements hospitaliers de qualité. La mortalité plus élevée du
nord et de l’est explique aussi que les personnes de plus de 85 ans y soient
rares dans leur population âgée.
La même raison différencie les quartiers populaires des quartiers bourgeois
est et ouest de Lyon ou Lille par rapport à Roubaix et Tourcoing. La
géographie de la vieillesse reste une géographie sociale.
.
L’enjeu du vieillissement de la population
Il ne faut pas confondre le vieillissement et la proportion de
personnes âgées. Le vieillissement de la population est défini
comme l’augmentation de la proportion de personnes âgées. Des
régions vieillies comme le sud-ouest de la France ne vieillissent
plus. Des pays où la proportion de personnes âgées est faible
comme la Russie vieillissent rapidement. Les villes françaises,
jeunes, commencent à vieillir.
UNE DYNAMIQUE NATIONALE
Le vieillissement de la population est l’augmentation de la proportion de
personnes âgées de 65 ans ou plus. Sa géographie diffère de celle de la
population âgée. L’opposition entre le sud-ouest vieilli et le reste du pays
disparaît au profit d’une carte plus variée. Au sud comme au nord, à l’est
comme à l’ouest, certaines zones ont rapidement vieilli depuis 30 ans
puisque la proportion de leurs personnes âgées y a augmenté de 10 %, tandis
que d’autres zones ont à peine changé avec une augmentation de l’ordre de 1
%. Sans grande surprise, le vieillissement a été le plus intense dans la
diagonale du vide à cause de la dépopulation qui a duré jusqu’en 2000.
Il a aussi concerné presque toutes les côtes, de la frontière italienne à la baie
de Somme. On a vu qu’il était causé par l’arrivée de jeunes retraités. Le
vieillissement est aussi sensible dans nombre de petites villes peu
dynamiques à l’ombre des métropoles : Laon, Saint-Quentin, Chaumont,
Auxerre, Brive, Niort, Alès, Gap, etc. Inversement, les métropoles ont à
peine vieilli au cours des trente dernières années, malgré l’augmentation de
l’espérance de vie générale et la plus faible natalité des années 1975-2000.
Elles ont compensé le changement démographique global par une
immigration de jeunes et une émigration de retraités. Les métropoles
fonctionnent ainsi de plus en plus à la manière de pompes aspirantes et
refoulantes. Mais c’est leur dynamique interne qui est la plus intéressante.
Pour la mettre en évidence, l’anamorphose indique par les taches bleu foncé
un vieillissement très faible ou nul des métropoles. La première couronne
entourant les métropoles et les grandes villes accuse, au contraire, un fort
vieillissement. Ses habitants, qui ont emménagé il y a plusieurs dizaines
d’années, ont souvent vieilli sur place, limitant le renouvellement de la
population. Plus loin vers l’espace péri-urbain, le vieillissement est à
nouveau faible, car les communes se sont urbanisées récemment avec
l’arrivée de familles jeunes. Enfin, une grande partie du sud-ouest a cessé de
vieillir. Les migrations de jeunes, souvent en provenance du nord, ont stoppé
un processus qui paraissait irréversible. Les zones rurales des départements
du Gers, de la Haute-Vienne, de l’Hérault, de l’Aude et même de l’Ariège
ont presque entièrement cessé de vieillir.

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UNE POPULATION À CHARGE ?


La proportion de personnes âgées de 65 ans ou plus varie aussi beaucoup à
l’intérieur de l’Europe. À l’ouest, elle est voisine de 18 % ; à l’est, elle
descend au-dessous de 12 % en Russie. On aurait tort de confondre ces
proportions avec le nombre moyen de personnes à charge des adultes, car il
faut ajouter les jeunes aux personnes âgées. Du fait de leur fécondité assez
élevée, la charge est plus forte pour les pays nordiques, la France et le
Royaume Uni. On oublie souvent de compter les jeunes dans la charge des
actifs, car ils sont à la charge des familles, tandis que les personnes âgées
sont à charge de la société pour leurs retraites. On surestime alors souvent la
charge que représentent les personnes âgées.
Le vieillissement, au sens propre d’augmentation de la proportion de
personnes âgées, se répartit très différemment : il est rapide à l’est et dans la
Mitteleuropa, mais beaucoup plus lent au nord-ouest où la fécondité plus
élevée compense en partie la baisse de la mortalité.
.
Puissance de la famille
Le mot « famille » signifie d’une part le noyau familial constitué par
un ou deux parents et leurs enfants et d’autre part le groupe de
personnes qui cohabitent dans un même logement (ou ménage). Les
ménages (nucléaires) comprenant un seul noyau familial sont
traditionnellement plus féconds en France que les ménages
(complexes) comprenant plusieurs familles ou une famille et des
personnes apparentées.
LA PERSISTANCE DES MÉNAGES COMPLEXES
La principale différence oppose les ménages nucléaires aux ménages
complexes. Les ménages nucléaires sont composés d’un seul noyau familial,
qui peut prendre trois formes différentes : couple sans enfant, couple avec
enfants, parent seul avec ses enfants, nommé famille monoparentale. Tous
les autres ménages sont appelés complexes. Ils peuvent prendre une forme
étendue, avec l’adjonction d’un ou de plusieurs membres de la parenté, une
forme multiple avec la cohabitation de plusieurs noyaux familiaux, soit de
deux générations différentes (dans le modèle de la « famille souche »), soit
de membres d’une même fratrie (frérêches ou communautés taisibles) ou une
combinaison de ces formes, ce qui se produit presque uniquement hors de
France dans les Balkans (modèle de la Zadruga). Aujourd’hui, les ménages
complexes subsistent en France à l’état de traces, mais le type de relation
familiale, le type d’autorité et de rapports entre générations qui les
caractérisaient orientent encore les comportements sociaux bien plus
puissamment que ne le laisserait imaginer leur faible réalité empirique. On
peut mesurer leurs traces de deux manières : par la proportion de ménages
comportant deux noyaux familiaux, ou par celle contenant un noyau plus une
ou plusieurs personnes ayant un lien de parenté avec le noyau. La carte de la
proportion de personnes de 80 ans ou plus qui vivent avec un autre parent
que leur conjoint montre qu’elles sont encore assez nombreuses (on peut
atteindre le quart des effectifs).
Cette répartition est en tout point conforme à celles qu’on connaît pour des
périodes plus anciennes : la famille souche dominait dans le sud-ouest, en
Alsace-Lorraine et dans le nord. Elle était plus faiblement implantée en
Provence et en Dauphiné. Inversement, les ménages nucléaires constituaient
la norme quasi absolue dans l’Ouest intérieur. Ceci correspondait à deux
cycles de vie différents. Dans les régions nucléaires, la coupure entre
générations était telle que jamais les couples de deux générations différentes
ne cohabitaient. Au contraire, dans les régions de famille souche, le couple
de l’héritier cohabitait avec celui de ses parents jusqu’à leur disparition.
Dans un cas, la famille était vécue au présent, dans l’autre, comme
succession des générations. Le mode de vie urbain a pratiquement dissout ce
qui subsistait des ménages complexes, mais ne les a pas entièrement
éliminés : ils demeurent encore maintenant plus fréquents dans les
agglomérations du sud-ouest que dans celles de l’ouest et du Bassin parisien.

...

LA FRANCE DES ISOLÉS


Les ménages d’une seule personne sont par définition non-familiaux. Ils
représentent l’ultime stade de dissolution de la famille. Leur répartition est
cependant moins stable que celles de ménages complexes ou nucléaires, car
elle dépend de la structure d’âge et des conditions économiques, plus que de
permanences historiques. Dans les zones rurales vieillies en dehors des
régions de famille souche, les isolés sont des veufs et surtout des veuves.
C’est le cas pour une large zone centrale, qui correspond presque
parfaitement au grand losange sud-ouest de la France âgée, diminué de la
zone de famille complexe. Mais les isolés sont aussi fréquents dans les villes
grandes et moyennes. Il s’agit de jeunes célibataires étudiants, en stage ou
dans un emploi précaire, et de personnes, plus souvent des hommes assez
jeunes ou d’âge moyen, qui ont perdu toute attache avec leur milieu
d’origine et qui vivent dans la précarité. Lorsque le RMI fut institué, on
pensait qu’il s’adresserait majoritairement à des mères de famille
monoparentales. C’est alors qu’ont surgi ces hommes assez jeunes, sans
attache, qui passaient inaperçus jusqu’alors. Sur un anneau à une trentaine de
kilomètres du centre des métropoles, la proportion d’isolés tombe à un
niveau très faible. Pour habiter dans cette zone loin des services et de
l’emploi, un ménage doit comporter deux actifs (et deux voitures). Difficile
pour un isolé d’y survivre.

...

LA GÉOGRAPHIE DES FAMILLES


La carte qui décrit la répartition des familles ayant au moins trois enfants est
un peu le négatif de celle des structures familiales. Pour des raisons de
transmission des héritages, les zones de ménages complexes sont peu
fécondes, donc peu pourvues en familles nombreuses. Inversement les
ménages hypernucléaires de l’ouest sont les plus féconds de toute la France
et les familles nombreuses y sont plus fréquentes qu’ailleurs. Cette relation
s’inverse dans les villes qui, bien que peu fécondes, concentrent les familles
de trois enfants et plus, qui sont contraintes d’y résider pour que leurs
enfants puissent suivre leurs études au lycée et à l’université. À l’est de l’Île-
de-France, à l’est de Lyon, à Marseille, ce sont aussi des familles étrangères
dont la fécondité est moitié plus élevée que celle des Françaises.
.
Derrière les structures familiales
Aussi loin que l’on remonte dans le temps, on retrouve la séparation
entre les régions de ménages complexes et celles de ménages
nucléaires. Les coutumes d’héritage, égalitaires dans les régions
nucléaires, préférentiel dans les régions complexes, entretiennent
cet état de fait. La progression irrésistible du ménage nucléaire
concerne la composition du ménage, mais pas son esprit qui se
manifeste de plusieurs manières.
L’INFLUENCE DES COUTUMES D’HÉRITAGE
L’historien du droit Jean Yver a établi une carte minutieuse des coutumes
d’héritage à la veille de la Révolution. Elle est ici reproduite sous une forme
simplifiée. Les variations locales étaient en effet importantes, la coutume
pouvant différer d’un village au suivant. L’égalité entre les héritiers des deux
sexes n’était la règle que dans l’Ouest où elle était particulièrement stricte.
Au décès d’une personne, un inventaire dressait la liste détaillée de ses
possessions. On mentionnait parfois le nombre de couverts et même le
nombre de clous et de vis. Au contraire, tout le sud pratiquait une forme ou
une autre d’héritage inégalitaire : droit d’aînesse ou primogéniture,
ultimogéniture ou droit du puiné, droit de la fille aînée au Pays Basque,
compensations sous forme de soultes dans de nombreux terroirs. Les
propriétés, les commerces et les ateliers d’artisans se transmettaient de père
en fils sans être divisés, ce qui a maintenu longtemps la petite propriété et
maintenant encore l’artisanat et le petit commerce plus vivaces que dans le
nord de la France. Dans le Bassin parisien, l’héritage se partageait entre les
enfants mâles, avec parfois des lots inégaux. Le Code civil a étendu
l’héritage à tous les enfants légitimes, mais il n’a unifié les coutumes qu’en
apparence. À côté de l’égalité, il a introduit la quotité disponible : par
testament si l’on a deux enfants, on peut léguer librement un tiers de son
patrimoine à qui l’on veut, les deux autres tiers à chaque enfant.
À partir de trois enfants, on peut disposer librement d’un quart du patrimoine
et donc le léguer à un seul enfant, ce qui produit une inégalité.
Les populations ont interprété très librement le Code civil. Lorsque
l’ethnologue allemand Alexandre de Brandt parcourt la France à la fin du
XIXe siècle, il constate qu’une bonne moitié sud du territoire pratique
l’héritage inégalitaire, soit en jouant sur la quotité disponible, soit en trichant
avec les dispositions du code. Des régions d’héritage égalitaire sont passées
à l’inégalité faute de pouvoir assurer un héritage suffisant à chaque enfant.
Des formules hybrides de propriété sont apparues comme le droit domanier
en Bretagne, qui dissocie la possession du sol et celle des bâtiments. Un
siècle plus tard, dans les années 1980, l’agronome Philippe Collomb met en
évidence la persistance de l’héritage inégalitaire chez les agriculteurs du
Lauraguais.
...

LA FAMILLE SOUCHE EN BOUT DE COURSE


Une statistique inattendue confirme l’intériorisation de ces coutumes par les
populations. Le recensement de 1886 découvre une pléthore de centenaires
dans le sud-ouest de la France où la mortalité est élevée à l’époque. Le chef
de la Statistique Générale de la France, ancêtre de l’INSEE, décide de
vérifier la date de naissance des prétendus centenaires. Tous ou presque ont
exagéré leur âge. Statistique inutile, donc, pour l’étude de la mortalité, mais
très parlante pour celle des mœurs. Le sud-ouest est une région où le statut
de centenaire, donc de la vieillesse est prisé, car même centenaires, on
choisit encore son héritier. Il ne faut pas confondre la gérontocratie du sud-
ouest avec le patriarcat méditerranéen. L’un donne un privilège aux vieux,
l’autre aux hommes qui dirigent la maisonnée sans être nécessairement âgés.
D’ailleurs, le patriarcat n’est pas très favorable à la famille souche, comme
le montre l’exemple de la Provence et du Languedoc où le ménage nucléaire
devient la norme dès la fin du XIXe siècle. L’indice indirect qu’on emploie
ici, faute de données statistiques, est le nombre moyen d’adultes (âgés de
plus de 25 ans) par ménage de famille (sans les ménages d’une personne) en
1891. La carte donne l’impression que le ménage nucléaire s’est répandu
telle une épidémie partie de Paris, contournant le Massif Central et butant
sur les montagnes ou sur le bocage breton. Le ménage nucléaire était déjà de
règle dans le Bassin parisien, des siècles auparavant, mais il a
indéniablement étendu sa domination au détriment de la famille souche à
mesure que la petite propriété rurale perdait de son importance. En 1982, les
ménages complexes sont en bout de course. Ils ne dépassent 2 % du total des
ménages que dans leur refuge historique du Sud-ouest et dans quelques
départements excentrés. Les deux dernières cartes offrent deux mesures
différentes de la proportion de ménages complexes, pour montrer la stabilité
de leur répartition malgré leur faible nombre à présent.
.
Les solidarités de voisinage
Les modes de faire-valoir agricole en 1851, quand la France était
majoritairement paysanne, donnent une cartographie précise de
l’influence de la tradition catholique et de celle de la structure des
ménages. L’ensemble se précise si l’on tient compte de deux autres
éléments : les progrès de l’instruction et la présence ou l’absence de
voisins, donc l’habitat dispersé en bocage ou groupé en villes et
villages.
PETITS PROPRIÉTAIRES ET OUVRIERS AGRICOLES
Le recensement de 1851 a donné une image précise de la France rurale, ce
qui était légitime puisque les trois quarts de la main-d’œuvre et de la
production provenaient de l’agriculture. Cinq conditions sociales ont été
distinguées : propriétaire, ouvrier agricole, fermier, métayer et domestique.
Chacune de ces activités a une répartition bien tranchée. Les propriétaires
sont les plus nombreux dans les régions de structure familiale complexe,
pour des raisons qui ont été exposées plus haut. Paradoxalement, l’inégalité
des enfants devant l’héritage fabrique une égalité à long terme, chacun
cultivant son lopin de terre qui sera repris par l’un de ses enfants. À ces
petits propriétaires s’ajoutent des domestiques dans les régions catholiques
et des métayers dans les régions déchristianisées à l’ouest du Massif Central.
Au nord de la ligne La Rochelle-Genève, dans les régions de familles
nucléaires, la situation est plus compliquée. La division en parts égales de
l’héritage a eu pour conséquence, après plusieurs générations, une très
grande inégalité, car le nombre des héritiers varie à chaque partage. Dans les
pays de bocage, la division des terres ne pouvant se poursuivre au-delà des
parcelles encloses, ceux qui n’avaient pas de terre sont devenus fermiers, et
dans les pays catholiques, domestiques. Dans les pays de champs ouverts,la
division s’est poursuivie jusqu’au sillon. La grande masse paysanne s’est
retrouvée avec trop peu de terres pour conduire une exploitation viable. Pour
survivre, elle a loué ses bras. Les ouvriers agricoles, journaliers, brassiers,
haricotiers, ont alors formé l’effectif le plus important. Au sud, la zone qui
borde la Méditerranée où la structure nucléaire domine et où la population
vit groupée et non dispersée dans un bocage, les ouvriers agricoles ont aussi
constitué le gros des effectifs. La répartition des métayers et des fermiers a
changé, les domestiques ont disparu au XXe siècle, mais l’opposition en
France des petits propriétaires et fermiers du sud et de l’ouest face aux
ouvriers agricoles du nord-est et de la zone méditerranéenne est demeurée
aussi vivace, comme la répartition des ouvriers agricoles en 1954 le prouve.

...
CHAMPS OUVERTS ET BOCAGE
Pour comprendre la composition sociale du monde rural, il faut donc tenir
compte d’un élément supplémentaire, matériel, mais avec des conséquences
humaines importantes. À savoir le fait de vivre en habitat groupé dans des
villages et des villes ou dispersé en bocage. De ce point de vue, la France est
divisée en deux par une ligne Le Havre-Genève. Au nord les champs
ouverts, au sud le bocage. L’agronome anglais Arthur Young, qui effectua
trois longs périples en France à la veille et au début de la Révolution, a
donné une description précise de ce contraste du paysage agricole, qui se
doublait d’une différence culturale, l’assolement étant triennal en pays
ouvert et biennal dans le bocage. En suivant attentivement la narration de
Young, on peut tracer la ligne de séparation des deux types de paysage
agricole en 1790. En pays ouvert, les paysans vivaient groupés dans des
villages aux maisons mitoyennes. En pays de bocage, ils étaient dispersés
dans des fermes isolées.
On retrouve donc exactement la frontière de Young en dessinant la carte du
pourcentage de population vivant « agglomérée », c’est-à-dire groupée en
villages, par opposition à la population « éparse ». C’est une différence si
marquée et si ancienne qu’elle s’observe encore aujourd’hui malgré
l’urbanisation. Dans Les Caractères originaux de l’histoire rurale française,
l’historien Marc Bloch a montré que ces deux modes d’habitat avaient
engendré deux modes de sociabilité différents. Rapidement dit, dans le
bocage, les coutumes cherchaient à rassembler, car on vivait dispersé, tandis
que dans les villages des champs ouverts, il fallait éviter la trop grande
promiscuité avec ses voisins. Marc Bloch a aussi distingué les bords de la
Méditerranée où la population vit groupée, mais où subsistent des haies
découpant de grandes parcelles.
Les différences dans la structure du peuplement ont influencé le
développement de l’instruction, qui a progressé plus vite dans les pays de
population agglomérée, car tous les écoliers habitaient à proximité de l’école
du village alors que dans le bocage, pour se rendre à l’école, ils devaient
souvent marcher plusieurs kilomètres sur de mauvais chemins.
.
Mutation des familles
L’augmentation des divorces et des naissances hors mariage a
multiplié la fréquence des familles monoparentales dont le parent
est une femme dans 90 % des cas. Ces familles résident davantage
en ville. Une mère active seule doit en effet résider à proximité de
son emploi et disposer de services de proximité, crèches, écoles
maternelles et commerces pour prendre soin de ses enfants.
UNE GÉOGRAPHIE DES DIVORCES ANCIENNE
À peine la loi Naquet autorisant le divorce est-elle votée en 1884 qu’une
répartition régionale de la fréquence du divorce s’installe. Elle témoigne
d’une double résistance : celle de l’Église catholique qui interdit de
sacrement les divorcés et celle des familles complexes menacées dans leur
gestion du cycle de vie par le biais des héritages. Aussi les divorces se
cantonnent-ils aux grandes villes et aux régions déchristianisées de structure
familiale nucléaire, donc le Bassin parisien et le rivage méditerranéen. Dans
le Bassin parisien même, seules les régions de population agglomérée sont
réellement atteintes. Elles ont délaissé plus rapidement l’agriculture, sont
plus éduquées à l’époque, les rencontres y sont plus fréquentes et il est plus
facile d’y vivre sans conjoint, alors que dans les régions de bocage,
l’économie agricole traditionnelle exige un couple pour tenir une
exploitation (sous l’Ancien Régime, les veuvages étaient rapidement suivis
de remariages s’il y avait des enfants jeunes, remariage souvent avec un
frère ou une sœur du conjoint décédé, sinon avec un domestique).
Dans son livre consacré au suicide, Durkheim a été frappé par la
ressemblance entre la répartition des suicides et celle des divorces auxquels
il découvrit les causes communes qui viennent d’être discutées : rupture du
lien familial, du lien religieux et du mode de vie agricole. Aussi tard qu’en
1975, la répartition du divorce continue de présenter la même géographie
qu’au moment de son autorisation près d’un siècle auparavant. Les
transformations de la famille et la perte d’influence de l’Église sur les mœurs
entraînent ensuite un changement dans la répartition des divorces. Ils
deviennent alors plus fréquents dans la partie sud déchristianisée de la
France. Au contraire, le suicide migre vers l’ouest où de petits exploitants
célibataires ne peuvent pas résister à la modernisation de l’agriculture. Les
causes n’étant plus les mêmes, les répartitions du suicide et du divorce
divergent. Seules les régions de bocage, de tradition catholique, conservent
maintenant un plus faible taux de divorce, le grand ouest et le sud du Massif
Central.

...

LA PRÉCARITÉ DES FAMILLES MONOPARENTALES


La croissance du nombre de divorces a entraîné celle de la proportion de
familles monoparentales qui constituent maintenant 12 % du total des
familles. Elles sont donc plus fréquentes là où l’on a divorcé le plus, au sud
et à l’est, et plus rares dans l’ouest et le sud du massif central. Pour des
raisons économiques, les familles monoparentales vivent surtout au centre
des agglomérations ou à leur immédiate proximité. La carte en anamorphose
montre qu’elles sont en plus forte proportion dans le centre des grandes
villes où elles peuvent dépasser 20 % du total des familles, que dans leurs
banlieues immédiates où elles se situent autour de 14 %. La coupure est
surtout nette avec la zone péri-urbaine puis rurale où leur fréquence tombe
au-dessous de 10 % et même de 7 % dans l’Ouest. Dans l’agglomération
parisienne, les arrondissements centraux et de l’ouest, les plus riches,
comptent peu de familles monoparentales, mais elles résident en proportion
élevée dans les arrondissements périphériques du nord et de l’est et encore
plus dans les banlieues populaires.
En effet, il faut rappeler que la proportion de personnes qui vivent au-
dessous du seuil de pauvreté atteint son maximum chez les parents et enfants
de familles monoparentales, ce qui rend encore plus difficile l’arbitrage entre
le coût du logement et la nécessité de résider à proximité de l’emploi et des
services. En dehors des villes, les familles monoparentales sont fréquentes
au nord et autour de la Méditerranée. Sans qu’il soit possible d’en préciser
exactement la cascade des causes et des conséquences, ce sont aussi deux
régions où les pauvres sont les plus pauvres, les inégalités de revenu les plus
importantes et l’absence de diplômes la plus répandue parmi les jeunes
générations.
.
Qui sont les propriétaires en France ?
En 2010, 47 % des personnes de 30 à 40 ans étaient propriétaires de
leur logement, 58 % dans la décade suivante, puis 78 % et enfin 80
% dans la tranche d’âge allant de 60 à 70 ans. Les grandes villes
comptent moins de propriétaires en raison de la présence de
logements sociaux. Les différences sociales sont un peu moins
accusées que les différences d’âge : 50 % des ouvriers possèdent
leur logement et 75 % des cadres.
UNE GÉOGRAPHIE DES VILLES
La carte de la proportion de propriétaires donne une image presque parfaite
des villes françaises, indépendamment des différences entre métropoles,
grandes villes et villes moyennes. Toutes les villes de quelque importance
apparaissent en jaune clair, couleur qui caractérise une proportion de
propriétaires voisine de 50 %. Alors que la présence des jeunes ou celle des
cadres supérieurs varie beaucoup selon les fonctions assumées par les villes,
pour le logement, elles retrouvent une égalité : Nîmes apparaît autant que
Montpellier, Le Havre autant que Rouen, Mulhouse autant que Strasbourg.
Les rivales au sein d’un même département ne se départagent plus : Quimper
et Brest, Montluçon, Vichy et Moulins dans l’Allier, Bayonne et Pau, Dax et
Mont-de-Marsan dans les Landes. Hors des villes, la proportion de
propriétaires croît continûment jusqu’aux frontières départementales. On a
vu que la dépopulation y était plus ancienne et plus importante qu’ailleurs.
Ceux qui ne possèdent pas leur logement, plus mobiles, ont quitté ces lieux
peu dynamiques plus rapidement que les autres, entraînant par sélection une
hausse de la proportion des propriétaires, moins enclins à migrer.
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INDÉPENDAMMENT DES CATÉGORIES SOCIALES


À l’intérieur d’une catégorie sociale donnée, la proportion de propriétaires
varie amplement selon la région, si bien que la moyenne nationale n’indique
pas grand-chose. Ainsi 50 % des ouvriers français possèdent leur logement,
mais ils ne sont que 30 % dans le sud-est, dans la région Nord, dans la région
parisienne et au cœur des grandes villes où les prix de l’immobilier ont
flambé. En revanche, plus de 60 % d’entre eux sont propriétaires au centre
de la Bretagne, en Vendée ou au nord de l’Alsace. Leur effectif a mieux
résisté à la désindustrialisation là où ils étaient sur la voie de
l’embourgeoisement. Les cadres supérieurs et professions libérales sont plus
souvent propriétaires que les ouvriers, ce qui ne surprendra pas, mais selon
les lieux, de 10 à 40 % d’entre eux ne possèdent pas leur logement. Dans les
grandes villes, qu’ils appartiennent à des administrations ou à des sociétés
privées, ils sont souvent de passage, allant de mutation en mutation, donc
préférant être locataires. En revanche, loin des grands centres, ils sont plus
souvent propriétaires, car stabilisés dans des professions libérales ou des
entreprises locales. Tant pour les locataires que pour les propriétaires, des
exceptions sont visibles et qui relèvent d’une analyse plus fine : ainsi, les
catégories supérieures sont propriétaires plus souvent que la moyenne dans
des villes du nord et de l’est, Dijon, Lille, Besançon et Mulhouse.
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LOGEMENT SOCIAL ET CRISE DU LOGEMENT


La répartition du logement social, donc pour l’essentiel des HLM, n’est pas
complémentaire de celle de la propriété, car il existe un important secteur
libre. Elle est naturellement beaucoup plus urbaine que rurale, car la loi
impose un quota de logements sociaux seulement à partir d’une population
communale de 5 000 habitants. Nonobstant, certaines petites communes du
nord et de l’est possèdent un parc social, tandis que dans des villes
importantes du sud et de l’ouest il est réduit à la portion congrue. En effet, la
France est coupée en deux par une ligne Saint-Malo-Grenoble au nord de
laquelle se trouve la majorité des HLM. Sans surprise, cette limite sépare
aussi la France industrielle des trente glorieuses de la France encore rurale à
cette époque. Dans le nord, en Normandie dans la région parisienne, en
Champagne et dans la région Rhône-Alpes, les logements sociaux sont
fréquents y compris dans de petites communes. Plus au sud, seules des villes
assez importantes comme Tours, Le Mans, Bourges, Nevers, Châteauroux
possèdent une proportion appréciable de logements sociaux. Plus bas ou plus
à l’ouest, seules quelques petites villes industrielles sont dans ce cas :
Montluçon, Moulins, Lorient, Oyonnax, Montceau-les-mines. Tout au sud,
seule Marseille et des communes voisines comptent des HLM en nombre.
La conjonction de l’industrie de masse des trente glorieuses et du logement
social est tout sauf fortuite. Elle remonte à la crise du logement. Les jeunes
affluaient vers les villes industrielles, ils fondaient une famille étant donné la
forte fécondité du baby-boom.
Or, la crise du logement sévissait. Rien qu’à Paris, le recensement de 1954
comptait plus de 130 000 ménages vivant dans des garnis ou à l’hôtel. La
construction en masse de logements sociaux, qui culmine au début des
années 1960, a pour objectif de loger ces jeunes travailleurs et de rendre leur
circulation facile pour fournir la main-d’œuvre qu’attendent les industries en
plein essor.
Au sud et à l’ouest, la crise du logement est moins forte, l’industrie peu
développée et surtout, le tissu familial plus dense limite la crise du logement.
.
La mobilité contre la migration
Les déplacements domicile-travail (mobilité) accaparent en
moyenne 42 minutes par jour. Ce qui coupe la France en deux : les
territoires où l’on vit, consomme et dort, en périphérie des villes, et
ceux où l’on travaille, dans les zones urbaines. Les changements de
résidence (migrations) ont surtout lieu à courte distance. On change
de logement mais pas d’espace. Par an, 2 % seulement de la
population quitte sa région.
LES MIGRATIONS QUOTIDIENNES
Les centres urbains comptent deux fois plus d’actifs que de résidents tandis
que les zones péri-urbaines comptent deux fois moins d’actifs que de
résidents. Chaque jour ouvrable, une gigantesque commutation (42 minutes
en moyenne) a lieu entre les domiciles et les lieux de travail. Ces
mouvements pendulaires se déroulent parfois sur de longues distances,
comme dans le cas des navetteurs qui viennent travailler à Paris depuis
Le Mans, Amiens, Tours et d’autres villes du Bassin parisien. Mais, dans la
plupart des cas, le trajet est assez court, si bien que chaque ville est entourée
d’une zone d’attraction ou de drainage. La cartographie du rapport entre le
nombre d’actifs et celui des résidents donne ainsi l’une des meilleures
représentations de la France urbaine, métropoles et petites villes mélangées.
Entre la demi-douzaine de pôles attractifs que compte chaque département,
une légère hiérarchie se dégage. Les grandes villes vident littéralement
d’emploi leur périphérie, comme on le voit aux couronnes vert-foncé qui les
entourent. Toulouse, Bordeaux, Rennes, Montpellier, Nice, Lyon et d’autres
règnent sur un territoire qui atteint la taille de leur département. Paris et sa
proche banlieue recrutent leurs travailleurs jusque dans les départements
limitrophes de l’Île-de-France. À une échelle plus petite, 5 ou 6 villes se
partagent la main-d’œuvre de leur département, en Mayenne, dans les
Landes, les Deux-Sèvres, l’Aisne, les Vosges, etc.
On perçoit un troisième niveau où de petites villes équilibrent activité et
résidence. C’est aussi le cas de quelques zones où l’accès aux villes
importantes est difficile, dans les Pyrénées centrales, les Alpes et sur la côte
varoise.
...

LES CHANGEMENTS DE DOMICILE


La mobilité ne supprime pas la migration, c’est-à-dire le changement de
domicile, mais 80 % des migrations se produisent à courte distance.
Il s’agit plutôt de relocalisations grâce auxquelles les individus adaptent leur
résidence à leurs activités économique et familiale, par exemple aux
exigences d’étude de leurs enfants ou à leurs loisirs. Le comportement des
cadres et des ouvriers diverge à nouveau très nettement. On le mesure à la
proportion d’entre eux qui sont installés depuis moins de cinq ans à leur
domicile. Les cadres se dirigent surtout vers les grandes villes. Ils tendent à
déserter le nord-est, le centre et la majeure partie du Bassin parisien. Les
ouvriers, quant à eux, continuent de s’éloigner des agglomérations de la
France industrielle du nord et de l’est. Ils gagnent des villes du sud et de
l’ouest et surtout les zones rurales. En Midi-Pyrénées, en Languedoc-
Roussillon, dans les Alpes du sud, plus de la moitié d’entre eux ont
emménagé au cours des cinq dernières années. Leur mobilité est plus grande
que celle des cadres,car ils sont moins souvent propriétaires de leur
logement. Ils sont ainsi moins implantés localement et moins courtisés par
les partis politiques traditionnels, qui privilégient les résidents de longue
date plus impliqués dans la vie locale et donc plus influents.
Les migrations entre régions différentes permettent d’apprécier l’intensité
des migrations à longue distance. Les personnes venues d’une autre région
depuis moins de cinq années représentent seulement 10 % de la population.
Leur répartition présente deux aspects différents, l’un sérieux, l’autre
artificiel. L’aspect sérieux est leur préférence pour les grandes
agglomérations. Tout se passe comme si, de leur région d’origine, ils ne
percevaient les autres régions qu’à travers leurs villes importantes. C’est
aussi parce que les grandes entreprises et les administrations se trouvent
dans ces villes. En outre, autour des métropoles, ils sont en concurrence avec
les habitants du lieu qui changent de résidence. En dehors des villes, ils
s’installent dans quelques zones rurales de l’Aquitaine, du Midi-Pyrénées et
du Languedoc. Il s’agit souvent de jeunes sans diplôme, descendus du nord
et de l’est pour de petits boulots durant les vacances d’été et qui se sont
fixés. Un gradient nord-sud est, en effet, perceptible à large échelle. Les
arrivants des autres régions représentent moins de 5 % de la population dans
le nord, en Picardie, Champagne, Lorraine et Alsace, mais plus de 10 % dans
le sud. L’aspect artificiel est l’importance des migrations entre régions au
voisinage de leurs frontières. Ce sont en fait des migrations à courte distance
dont l’ampleur est ainsi soulignée.
.
Immigration : 150 ans d’histoire
En 1891, les étrangers représentaient déjà 3 % de la population.
Leur progression s’est poursuivie pour atteindre 6,5 % en 1931.
Après un creux causé par la crise, de 1929 et la guerre,
l’immigration a repris de plus belle, stimulée par le développement
économique. Les crises de 1974 et 2008 ont réduit le pourcentage à
5,5 %. Depuis un siècle, les étrangers sont concentrés à l’est, au
sud-est et au nord-est.
IMMIGRÉS ET ÉTRANGERS
Deux caractéristiques résument la répartition des étrangers en France :
urbains ou frontaliers. Ils résident plus fréquemment dans les grandes
agglomérations que dans les villes moyennes et dans les zones rurales. Ils
sont aussi assez nombreux sur la frontière est, des Ardennes aux Alpes
maritimes, et sur tout le pourtour méditerranéen. Depuis une vingtaine
d’années, les statisticiens français préfèrent mesurer la proportion
d’immigrés. Ces derniers sont un peu plus nombreux que les étrangers, car
plus de 30 % d’entre eux ont acquis la nationalité française. L’immigré est
en effet défini en France comme celui qui est né étranger à l’étranger quelle
que soit sa nationalité présente.
Du point de vue géographique, la distinction entre immigré et étranger n’est
pas pertinente. Leurs répartitions se ressemblent comme deux gouttes d’eau.
Si l’on veut trouver à tout prix des différences, il faut aller au sud où les
immigrés sont un peu plus présents que les étrangers, car beaucoup d’entre
eux, arrivés il y a longtemps d’Espagne ou d’Italie, ont obtenu la nationalité
française. La similitude des deux répartitions indique que la population
immigrée reste fixée à son point d’arrivée en France, ce que confirme son
faible taux de migration interne.
...

ACCROÎTRE LA MAIN-D’ŒUVRE ET LA POPULATION


Avant d’atteindre son état présent, la présence étrangère en France s’est
développée à partir des frontières continentales et méditerranéennes. En
1891, date à laquelle la xénophobie se répand — et parallèlement l’intérêt
des statisticiens —, les étrangers ne dépassent 1 % de la population
départementale qu’au nord de la ligne Le Havre-Genève, à l’est du Rhône,
dans les départements riverains de la Méditerranée, dans les Pyrénées et sur
le cours de la Garonne. Si l’on se souvient que la ligne Le Havre-Genève
sépare les pays de champs ouverts des pays de bocage, on voit que les
étrangers, en dehors des départements frontaliers se sont répandus dans les
zones ouvertes où la circulation est aisée et la population agglomérée. Ernst
Ravenstein, le premier géographe à avoir consacré une grande étude aux
migrations en 1881 et 1885, les avait comparées à des écoulements fluviaux.
Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, ces premiers étrangers n’ont
pas été appelés par l’industrie, mais par l’agriculture, pour remplacer comme
ouvriers agricoles les jeunes partis à la mine ou dans la sidérurgie du nord-
est. Dans la vallée de la Garonne, ils ont comblé les vides démographiques
créés par une natalité très basse (50 000 paysans italiens seront « importés »
dans les années 1920 pour repeupler le Lot et Garonne et le Tarn et Garonne,
sans succès d’ailleurs, car leur natalité chuta rapidement).
Après la Première Guerre mondiale, c’est un autre vide qu’il faut combler,
celui des générations de jeunes gens fauchés durant les quatre années
d’hostilités. Le patronat organise alors un recrutement en Pologne et en
Yougoslavie, car la main-d’œuvre ouvrière fait défaut dans les usines
françaises. La répartition des étrangers se densifie, mais demeure la même
dans ses grandes lignes. Même chose après la Seconde Guerre mondiale,
avec un nouvel appel à la main-d’œuvre étrangère que des rabatteurs des
industries automobiles et du bâtiment iront chercher de l’autre côté de la
Méditerranée. La répartition spatiale des étrangers ne change pas pour
autant. Ce ne sont plus les mêmes étrangers, mais ce sont les mêmes
emplois.
La crise de 1975 marque un ralentissement de l’arrivée des étrangers, mais
non un arrêt comme le voulait le slogan giscardien de l’immigration zéro.
L’industrie se débarrasse de nombre d’entre eux qui retrouvent des emplois
peu ou pas qualifiés dans les grandes agglomérations. L’impossibilité de
revenir en France s’ils retournent quelque temps dans leur pays, tout comme
celle d’être remplacé par un membre de leur famille ou de leur village
transforme l’immigration de travail en immigration de peuplement avec le
regroupement familial.

...

LE SOLDE MIGRATOIRE DÉPEND DE LA CONJONCTURE


ÉCONOMIQUE
120 années d’histoire de l’immigration montrent qu’elle répond à des
incitations économiques plutôt qu’à des mesures politiques ou sociales.
Effectivement, le solde migratoire suit d’assez près la conjoncture
économique. Lorsque l’économie plonge, comme en 1974 ou en 2008, le
solde migratoire diminue. Lorsque l’économie redémarre, l’immigration
redémarre à son tour, avec un délai qui précède aussi la diminution du
chômage.
Cela a été le cas pour les embellies économiques de 1988-1991 et de 1998-
2001. Le solde migratoire n’est pas seulement la différence entre les entrées
et les sorties d’étrangers.
Il comprend aussi la différence entre les entrées et sorties de Français. C’est
ce solde qui s’est le plus détérioré dans les années récentes. Ainsi, le solde
positif de 40 000 personnes en 2013 est le résultat d’un solde étranger positif
de 90 000 personnes environ et d’un solde négatif de Français de 50 000.
.
« Migrants en compétition » et « opportunités
rencontrées »
Les migrations suivent des règles précises définies par le sociologue
américain Samuel Stouffer. « Opportunités rencontrées » signifie
que le migrant se fixe à la première place intéressante rencontrée sur
son chemin. « Compétition » signifie que des migrants d’autres
origines peuvent entrer en concurrence avec lui pour cette place.
Ainsi les étrangers tendent à occuper les territoires les plus proches
de leurs pays.

L’HISTOIRE GÉOGRAPHIQUE DES FLUX MIGRATOIRES


En 1851, date du premier recensement qui compila les origines des étrangers
par département, les Belges formaient la plus nombreuse nationalité
étrangère en France. À mesure que l’on s’éloignait de la frontière franco-
belge, leur nombre diminuait rapidement. Les pays de champs ouverts et les
vallées des fleuves facilitaient leur progression que les montagnes et les
bocages freinaient au contraire. Ainsi, ils parvenaient à Bordeaux par la
vallée de la Loire et Poitiers, ou à Marseille par la vallée du Rhône, mais
butaient sur les bocages de l’ouest et le Massif Central. À l’est, ils étaient
concurrencés par les Allemands qui tenaient, pour ainsi dire, la Champagne,
la Lorraine, la Franche-Comté et l’Alsace. Par la vallée de la Seine, les
Allemands, contournant le peuplement belge, parvenaient à la Manche, et
par Lyon et le Rhône, à la Méditerranée. La troisième nationalité par le
nombre provenait des divers États italiens. Ses originaires étaient les plus
nombreux dans le sud-est à proximité de la frontière avec le Piémont dont la
majorité d’entre eux provenait. Ils poussaient une pointe sur la côte
languedocienne jusqu’à Sète où ils occupaient plusieurs quartiers. Plus
curieusement, par le Rhône, ils remontaient vers le nord-est reconstituant
l’ancienne Lotharingie. Si l’on avait cartographié la répartition des
Espagnols, elle aurait longé les Pyrénées et avancé sur le cours de la
Garonne. On en était au premier stade de la migration, celui dans lequel
chaque nationalité voisine avançait à partir de sa frontière commune avec la
France en épousant les accidents du terrain.
160 ans plus tard, l’accumulation des vagues migratoires a un peu compliqué
la géographie des nationalités étrangères en France, mais les processus de
peuplement sont restés identiques. Les Espagnols en donnent un bon
exemple : ils sont nombreux sur les deux rangées de départements les plus
proches de leur pays. À une migration traditionnelle s’est ajouté l’exode de
la fin de la guerre civile, en 1939. Une seconde vague en majorité féminine a
gagné directement les grandes agglomérations à partir des années 1950. Les
Portugais, arrivés après les Espagnols se sont arrêtés aux premières
opportunités rencontrées après Hendaye, donc dans le Pays basque et les
Landes, mais ont rencontré la concurrence des Espagnols plus à l’est, ce qui
les a canalisés vers la région parisienne.
La vague suivante, au début des années 1960, est venue d’Afrique du nord.
Elle a rencontré la concurrence des Italiens et des Espagnols au sud de la
France. Elle s’est donc dirigée plus au nord en respectant les facilités de
communication, en évitant le Massif Central. Marocains et Algériens
semblent s’être fixés dans les mêmes régions en raison des opportunités
d’emploi qu’ils y trouvaient, mais quand on regarde attentivement les cartes,
département par département, on constate que, soit les uns, soit les autres
sont nombreux, mais presque jamais les deux à la fois. Par exemple les
Marocains en Corse et sur la côte du Languedoc et les Algériens dans la
vallée du Rhône ou encore, les Algériens en Alsace et en Lorraine, les
Marocains dans la vallée de la Garonne.
Les derniers arrivés, en provenance de l’Afrique de l’ouest au sud du Sahara,
illustrent parfaitement la concurrence des nationalités. À part les grandes
villes du sud, ils ont trouvé leur espace dans la partie ouest du Bassin
parisien à partir de la vallée de la Seine et ont pénétré assez loin vers la
Bretagne. Ils ne sont donc pas dans les régions les plus proches de l’Afrique,
car leurs compétiteurs y étaient déjà installés.

...

LA CONCENTRATION DES ORIGINES


Ces mécanismes migratoires aperçus à l’échelle moyenne des départements
sont encore plus nets à petite et grande échelle. Au niveau local, dans la
région parisienne, sans qu’il s’agisse de ghetto, les originaires d’une même
petite région, voire d’un village, se concentrent dans certains quartiers ou
banlieues. On parle de Montreuil comme d’une ville malienne et il serait
plus juste de dire d’une ville de la province de Kayes, à l’extrême ouest du
Sénégal dont proviennent beaucoup de Maliens. De même, les Chinois du
XIIIe arrondissement de Paris ou de Choisy viennent en grande partie de
deux villes de la côte chinoise, WhenZou et ChaoZhou. Souvent, des causes
insignifiantes sont à l’origine du flux migratoire. Ainsi, les Missions
étrangères avaient établi une base à Whenzou dans les années 1860. Des
originaires de Kayes avaient été engagés dans la marine marchande durant
les années 1930 et avaient ainsi fréquenté le port du Havre. À grande
échelle, celle de l’Europe, on observe aussi un partage des nationalités. Les
Turcs se sont installés en Allemagne, les Nigérians, Indiens et Jamaïcains en
Angleterre, et plus récemment, les Irakiens et les Somaliens dans les pays
nordiques, car d’autres nationalités n’étaient pas encore dans la place. À la
clé de ces mécanismes, on trouve les réseaux de migration : l’information
sur l’emploi et sur le logement passe par des proches déjà immigrés.
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Catholicisme : les deux France
La religion a marqué plusieurs régions de son empreinte par sa
défiance envers l’État central depuis la Révolution de 1789, ce qui a
favorisé la coopération et l’entraide locales, alors que les régions
déchristianisées accordaient plus de confiance à l’État. Moins
égalitaires, moins démocratiques, les régions catholiques ont
découvert la modernité plus tardivement au moment où la pratique
religieuse s’effondrait.
LE RECUL DE LA PRATIQUE ET LA PERMANENCE DE SON
IMPLANTATION
Émile Durkheim voyait dans la religion la clé de voûte de la sociologie.
Il consacra l’un de ses derniers ouvrages aux « formes élémentaires de la vie
religieuse ». Son disciple Marcel Mauss y percevait plutôt un « fait social
total », car l’influence du catholicisme se manifestait de multiples manières
dont on a vu plusieurs exemples dans les pages précédentes. Mais comment
mesurer l’influence de la religion ? Les sociologues, aidés par la hiérarchie
catholique, ont trouvé une réponse dans les années 1960. Il a été demandé
aux curés de toutes les paroisses rurales de compter le nombre des assistants
réguliers à la messe du dimanche et de ceux qu’on ne voyait qu’à Pâques. Le
nombre de ces « messalisants » et « pasqualisants » a été rapporté à l’effectif
de la population majeure mesuré par le recensement de 1962. La carte est
spectaculaire. À l’ouest et à l’est, dans les Pyrénées atlantiques et au sud du
Massif Central, plus des deux tiers des habitants suivent l’office dominical.
Dans un grand Bassin parisien, en Aquitaine et sur les bords de la
Méditerranée, la pratique religieuse passe souvent au-dessous de 10 %.
Depuis cette époque, aucune étude n’a été menée à l’échelle nationale. Tout
récemment, en compilant les réponses à la question de la religion, posée
dans plus de cinquante enquêtes par sondage de l’IFOP, il a été possible de
tracer la carte de la pratique religieuse en 2012. Dans ses grandes lignes, elle
n’a guère changé, sauf la chute générale du niveau de 42 % de pratiquants en
1960 à celui de 12,5 % en 2012. La retraite s’est effectuée en bon ordre, sauf
dans le Bassin parisien où la pratique a parfois augmenté. On le voit mieux
sur la carte 3 où l’on a comparé le rang des départements aux deux dates.
Ceux qui ont le plus progressé, donc ceux où la pratique a le moins diminué
relativement aux autres, sont en couleur claire. Ils occupent surtout le Bassin
parisien.

...
HISTOIRE ANTHROPOLOGIQUE ET POLITIQUE DES DEUX
FRANCE
Ce changement est une rupture.
La cristallisation de la France catholique s’est en effet produite à la
Révolution quand, en 1791, il a été demandé à tous les prêtres de prêter
serment à la constitution. La France s’est coupée en deux. Dans les régions
catholiques, la grande majorité des prêtres a refusé le serment : ce sont les «
réfractaires ». Dans les autres régions, ils ont prêté serment en masse : ce
sont les « jureurs ». La carte du partage entre réfractaires et jureurs est
presque identique à celle des années 1960, 170 ans plus tard. Et la répartition
n’a guère varié entre les deux dates, comme on peut le constater au nombre
d’ordinations par habitant en 1876.
La révolution est-elle à l’origine de la coupure entre les deux France ?
Certaines régions étaient déjà déchristianisées auparavant, telle la Provence
et le Bassin parisien, mais dans d’autres la religion fut l’expression d’un
refus de l’État centralisateur et de l’homogénéisation. En effet, la plupart des
régions qui se dévoilent catholiques en 1791 jouissaient de prérogatives, soit
à travers un Parlement, comme en Bretagne et dans le Languedoc, soit pour
appartenir à l’Empire Romain Germanique. L’espace royal n’avait unifié que
les cinq « grandes fermes ». Les échanges d’hommes entre Paris et les
provinces périphériques étaient en outre rares comme le montre la répartition
des origines des Parisiens calculée à partir des cartes de sûreté distribuées
dans les sections parisiennes en 1791. La circulation était plus fréquente
entre Paris et l’intérieur des cinq grandes fermes qu’avec leur extérieur. Les
migrations exercent des effets en retour. À l’époque actuelle, on attribue, par
exemple, la baisse rapide de la fécondité au Maghreb à l’adoption du modèle
occidental de la famille par les immigrés qui le réexportent dans leur patrie
d’origine. De même, le modèle révolutionnaire a été mieux compris et mieux
accepté dans les régions le plus en contact avec Paris.
Une dernière carte ouvre une perspective plus hypothétique : les régions
catholiques sont plus tournées vers l’élevage que les régions
déchristianisées. Cela tient à leur caractère bocager ou montagneux, mais on
ne peut exclure une influence sur les mœurs. Dans ses cours au Collège de
France, Michel Foucault avait insisté sur l’influence politique du
pastoralisme propice à l’autorité et à la hiérarchie. Le rapport aux hommes
peut se modeler sur celui aux animaux.
.
La géographie des autres religions
8 % des Français se réclament d’une autre religion que le
catholicisme, qu’ils la pratiquent ou non. 2,6 % de confession
protestante sont concentrés dans leurs bastions historiques
remontant aux guerres de religions du XVIe siècle. 2,8 % sont
musulmans. Sans surprise, leur répartition suit celle de
l’immigration maghrébine. Plus surprenant est le succès des
évangéliques classés dans les « autres religions ».
LE PROTESTANTISME
Au recensement de 1872, qui fut le seul à poser la question de la religion, les
protestants étaient concentrés dans le sud-est du Massif central autour de
leur refuge historique des Cévennes où ils avaient maintenu l’église du
désert. On trouvait aussi des poches protestantes dans le bas Poitou et les
Charentes, ainsi que le long de la Garonne où se situaient plusieurs places de
sûreté qu’ils avaient obtenues à l’issue des guerres de religion. Enfin, ils
étaient implantés à la frontière du Jura avec la Suisse et en Alsace, mais cette
dernière était passée sous le contrôle des Allemands en 1870. Si l’on néglige
les fluctuations aléatoires inévitables avec 800 personnes seulement se
déclarant protestants dans l’ensemble des sondages, la géographie du
protestantisme s’est maintenue malgré un affaiblissement dans le Poitou-
Charentes.
...

L’ISLAM
La religion musulmane a accompagné l’extension de l’immigration en
provenance du Maghreb, à partir des années 1960. Ses adeptes sont groupés
dans les régions parisienne, lyonnaise et marseillaise. Avec 2,8 % des
réponses (pratiquants ou non), leur nombre s’élèverait en France
métropolitaine à 1,8 million et beaucoup moins si l’on connaissait la
proportion de ceux qui pratiquent régulièrement.
La répartition des musulmans est plus concentrée que celle des Maghrébins :
loin de réaliser des conversions, ils ne se maintiennent que là où ils sont
assez nombreux.

...

LE JUDAÏSME
Ceux qui ont répondu être de confession juive sont trop peu nombreux (280)
pour qu’on puisse en donner la répartition géographique.
Le recensement de 1872 les avait comptés exhaustivement. Ils étaient alors
plus fréquemment installés à l’est, dans la zone méditerranéenne et sur la
côte aquitaine, ce qui correspondait à une longue histoire, celle des Marranes
fuyant l’Espagne après leur mise hors la loi en 1492, celle des Juifs
d’Empire qui n’avaient jamais été interdits de séjour outre-Rhin et celle des
Juifs d’église du Comtat Venaissin.

...

LES NOUVEAUX CULTES ÉVANGÉLIQUES ET LES SANS-


RELIGION
La surprise vient des autres religions. Il s’agit surtout de fidèles des
nouveaux cultes évangéliques. Souvent, à partir d’une installation dans les
temples protestants, ils ont diffusé leurs cultes dans les grandes villes où ils
sont en rapide expansion.
Face à cette profusion de religions, ceux qui déclarent n’appartenir à aucune
religion restent majoritaires. Ils sont plus nombreux dans le Bassin parisien
peu catholique, dans l’ancienne zone communiste du centre de la France,
dite des « paysans rouges » et au sud de la Bretagne, peut-être, dans les deux
derniers cas, en réaction à leurs voisins très catholiques, avaient-ils mis leur
foi dans le communisme. Les religions se combattent mais se stimulent l’une
l’autre. On l’observe en Irlande du nord, en Yougoslavie, au Liban et dans le
Massif central que se partagent bastions protestants, catholiques et sans
religion.
.
Traditionnellement, la géographie électorale étudie le jeu des partis, leurs
combinaisons et recombinaisons, leur apparition, leur zénith et leur déclin.
Elle explique leur évolution par les conditions socio-économiques du
moment. Une forte proportion d’ouvriers est favorable à la gauche, une
forte proportion de bourgeois, à la droite. On suppose ainsi que le vote
traduit seulement la situation présente des individus. C’est en partie vrai,
mais ce chapitre part du postulat que le vote exprime autant les difficultés
rencontrées que les aspirations profondes des citoyens à une vie meilleure.
Au-delà des déterminants économiques, il s’intéresse au monde plus vaste
des différences historiques et anthropologiques selon lesquelles les hommes
projettent leur futur. L’histoire leur fournit des exemples de monde meilleur
et parfois rêvé : les députés républicains de 1849 s’intitulèrent «
montagnards » en souvenir de 1792. L’anthropologie leur propose des
protections et des solidarités qu’on a étudiées au chapitre précédent. On va
constater ici que les partis traditionnels existent par les perspectives qu’ils
tracent et le Front national par les difficultés qu’il reflète.
PC-démocratie chrétienne : une opposition politique
quasi-séculaire
Deux tendances politiques ont profondément divisé la France durant
le XXe siècle, l’une très à gauche qu’incarne le parti communiste et
l’autre au centre droit, sous différentes étiquettes, MRP, modérés,
UDF. Malgré leurs idéologies messianiques, ces deux tendances
n’ont pas bougé de leurs bastions, les régions catholiques pour le
centre droit, les régions déchristianisées pour le parti communiste.
L’ANCRAGE DU VOTE COMMUNISTE
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la géographie du parti communiste
reste presque la même que sous le Front populaire en 1936. Pourtant, le PC a
fait un bond passant de 15 % des suffrages exprimés, à près de 30 %. Il a
grossi sur place, dans les départements riverains de la Méditerranée, dans le
Limousin, le Bourbonnais, le Berry et au nord du pays. Par rapport à 1936,
manquent les départements alsaciens, échaudés par la captivité de leurs
jeunes en Sibérie suite à leur incorporation dans les armées du troisième
Reich. Inversement, le PC s’est renforcé plus que la moyenne dans la région
Rhône-Alpes en raison de ses faits d’armes dans la Résistance. Il s’effritera
lentement sur place jusqu’en 1981, puis le déclin s’accélérera. Bien que les
ouvriers aient voté en plus forte proportion pour le PC et les cadres
supérieurs en plus faible, les bastions du PC ne correspondent pas aux
régions ouvrières, pas plus que les bastions de la droite ne se trouvent dans
les régions les plus opulentes. Sur les trois pôles de l’électorat PC selon les
termes de l’historien René Rémond, un seul est situé dans une région
industrielle, le Nord.
...

L’ANCRAGE DU VOTE DÉMOCRATE-CHRÉTIEN


La répartition des voix modérées à travers leurs diverses dénominations, du
MRP à l’UDF, constitue un négatif presque parfait des voix PC. Dès 1946,
les zones de force du MRP se situent à l’ouest des Pyrénées, au sud du
Massif Central, dans un grand ouest et à l’est. Comme de juste, ce sont les
régions les plus catholiques. Le sud-est est cependant plus tiède envers le
MRP car la hiérarchie catholique n’a pas été en pointe dans la Résistance. La
Lozère en donne un exemple. Pays très catholique, elle votera pour le comte
Gilbert de Chambrun, progressiste soutenu par le PC en raison de ses hauts
faits de résistance. Les traces politiques de la guerre se sont dissipées lors de
l’élection présidentielle de 1965. La répartition des voix du candidat
centriste Jean Lecanuet recoupe presque exactement celle de la pratique
catholique à la même date. Au premier tour de l’élection de 1974, Giscard
obtient aussi ses meilleurs scores dans les régions catholiques avec un
renforcement au nord de la Loire qui provient des voix gaullistes. Lors de sa
première campagne à l’élection présidentielle de 2002, Bayrou retrouve
presque exactement le vote Lecanuet, mais divisé par deux.
...

« TEMPÉRAMENTS » DE GAUCHE ET DE DROITE


La permanence des orientations électorales dans un même lieu ne s’explique
pas par la présence de l’appareil des partis. Les résultats électoraux
traduisent plutôt ce qu’André Siegfried avait nommé des « tempéraments ».
L’histoire, les rapports sociaux et familiaux, le type d’habitat et la répartition
de la propriété se matérialiseraient dans le vote pour tel ou tel parti. Les
conditions historiques et sociales au sens large ne se répercutent pas
directement sur le vote. Elles se cristallisent dans une vision de l’avenir,
donc peu ou prou dans le programme des partis. Certes, les contours de
l’avenir sont dessinés à partir des conditions historiques et sociales, mais
sans une élaboration ou une synthèse les projetant dans l’avenir, elles ne
fabriquent pas un vote. Le vote catholique et le vote communiste ont eu cette
capacité de projection beaucoup plus que le vote radical, socialiste,
conservateur ou d’extrême droite.
Si, de manière simplifiée, on assimile droite et gauche à partisans et
opposants de la Troisième République, la droite catholique, centriste,
représente la partie de la droite qui accepte et soutient la République. La
gauche communiste, au contraire, bien que se rangeant avec la gauche du
côté de la République, veut la dépasser, la transformer, en finir avec son
caractère bourgeois. L’équilibre politique de la France repose ainsi sur une
étrange tension engendrée non pas par l’opposition de la gauche et de la
droite, mais par les deux clivages internes à la droite et à la gauche au sujet
de la République.
La droite qui ne vote pas pour le MRP ou ses futurs avatars et la gauche qui
ne vote pas communiste ont aussi un enracinement local et régional, mais
plus fragile et plus versatile, particulièrement dans le bassin parisien. Dès
lors, le partage global entre droite et gauche est commandé par l’orientation
PC ou MRP là où l’une des deux domine nettement. Ainsi élection après
élection, France de droite ou France de gauche l’emportent quasiment dans
les mêmes zones jusqu’en 2002. On le constate sur les quatre cartes qui
représentent le résultat global des élections de 1974, 1981, 1988 et 1995.
.
Parti socialiste : le séisme de 2002
L’élimination de Lionel Jospin au premier tour de l’élection
présidentielle de 2002 entraîne un nouveau partage
remarquablement stable entre la gauche et la droite en 2007, puis en
2012. D’une part, le centre vote au second tour pour le candidat de
la gauche à cause de la droitisation de Nicolas Sarkozy. D’autre
part, les voix FN souvent acquises sur l’électorat de gauche se
reportent massivement sur le candidat de droite.
APRÈS 2002, LE NOUVEAU PAYSAGE
Au niveau national, il n’y a pas photo entre les résultats de Ségolène Royal
et de François Hollande. L’une a perdu au second tour de l’élection
présidentielle de 2007 face à Nicolas Sarkozy, l’autre a gagné face au même
Sarkozy. Pourtant, quand on compare la répartition géographique de ces
deux votes, on est saisi par leur extrême ressemblance et par leur commune
différence avec le traditionnel partage du territoire entre la gauche et la
droite qui a été cartographié dans la page précédente. Des régions de
tradition catholique ont basculé à gauche et des régions déchristianisées
votent maintenant à droite. Ainsi, la Bretagne vote à gauche, tout comme les
Pyrénées atlantiques, tandis que la Provence et la Champagne deviennent
des champions du vote de droite. La brutalité du tournant de 2002 et la
stabilité qui suit comme celle qui avait précédé signifie que l’opinion
publique réagit à la politique par à-coups séparés par de longues périodes de
latence. On peut en trouver une analogie dans la théorie de l’évolution des
espèces qu’a défendue Stephen Jay Gould, les équilibres ponctués : après
une perturbation du milieu extérieur, les espèces évoluent rapidement
jusqu’à ce qu’un nouvel équilibre stable soit atteint.
Un autre argument plaide en faveur de cette interprétation. C’est
l’extraordinaire ressemblance entre le résultat du second tour et le rapport de
force des deux finalistes au premier tour en 2007 comme en 2012. Le
pourcentage de voix obtenues respectivement par Royal et Hollande dans le
total de leurs voix et de celles qui s’étaient portées sur Sarkozy laissent
penser que les votes en faveur de tous les autres candidats du premier tour
ont été invalidés. Les cartes obtenues sont exactement semblables à celles du
second tour comme si le résultat final était parfaitement contenu dans celui
du premier tour, indépendamment de tous les ralliements entre les deux
tours. L’interprétation la plus probable est que les électeurs savent
exactement pour qui ils voteront au second tour. Une proportion identique à
droite comme à gauche ne finasse pas et vote directement pour son candidat
du second tour. Les autres égayent temporairement leurs suffrages sur des
candidats qui leur paraissent incapables d’atteindre le second tour. Cette
similitude des votes au premier et au second tour renforce l’argument en
faveur d’un nouveau découpage stable entre la droite et la gauche.

...

DE MITTERRAND À HOLLANDE : LA MUTATION DE


L’OPPOSITION DROITE/GAUCHE
Dans les enquêtes d’opinion qui précèdent les élections, les classes
populaires votent en majorité à gauche et les personnes âgées très largement
à droite. On devrait donc s’attendre à ce que le partage géographique des
votes donne la gauche gagnante dans les régions jeunes, donc le nord et l’est
de la France et dans les régions où employés et ouvriers sont nombreux,
donc le nord et le bassin parisien. C’est pratiquement l’inverse. La gauche
l’emporte le plus massivement dans un grand sud-ouest, presque exactement
la région la plus vieillie et la moins ouvrière de France. Cela ne veut pas dire
que les sondages sont faux, mais que les différences démographiques et
sociales se superposent à des différences géographiques plus profondes sans
interférer avec elles, donc que le vote n’est pas un reflet seulement de la
structure de la population mais aussi de son histoire et de son anthropologie.
Le vote des villes un peu plus à gauche que celui des campagnes ne change
pas grand-chose à cette apparente contradiction car, si les jeunes sont plus
nombreux dans les villes, les classes populaires en sont, en revanche, de plus
en plus absentes. La signification du partage gauche/droite a donc
profondément changé. Auparavant, la différence portait sur l’adhésion à la
République et à son principe d’égalité. Aujourd’hui, c’est sans doute la
demande d’État social ou d’État providence qui crée le clivage.
On peut mesurer précisément le changement de 2002 en comparant les
résultats de Mitterrand et de Hollande aux seconds tours des élections
présidentielles de 1981 et 2012. Les gains appréciables de Hollande se
localisent dans les régions catholiques, particulièrement de l’ouest et du sud-
est. Ses pertes correspondent assez exactement à l’importance du vote FN.
On peut vérifier que ces deux facteurs expliquent bien l’évolution du vote de
gauche entre 1981 et 2012 en les combinant : en plus, le vote des régions
catholiques telles que les définit la carte cantonale des années 1960 et, en
moins, le vote FN au premier tour de 2012. Le résultat est effectivement très
semblable à celui de l’évolution du vote de gauche. C’est un argument
supplémentaire pour ne pas faire dépendre le vote directement des
caractéristiques sociodémographiques.
.
Droite conservatrice et droite réformiste
René Rémond avait distingué trois droites : l’une légitimiste et
antirévolutionnaire, qui disparaît avec de Villiers ; la deuxième
bonapartiste, qui s’achève avec le gaullisme ; la troisième,
orléaniste et libérale que les crises ont malmenée. À leur place, trois
autres droites sont apparues: l’une extrême avec le FN ; l’autre
modérée, héritière de la démocratie chrétienne ; et une troisième
conservatrice.
SARKOZY : LA STRATÉGIE DE LA DROITISATION
À sa belle époque, le parti communiste parlait de « plumer la volaille
socialiste ». C’est l’inverse qui s’est produit. Nicolas Sarkozy a caressé le
même rêve à propos du FN. Dans un premier temps, à l’élection
présidentielle de 2007, il a raflé près de 40 % de l’électorat FN de 2002.
Dans un second temps, à l’élection présidentielle de 2012, il a perdu sa prise.
La répartition des gains de la droite au premier tour de l’élection de 2007
(Sarkozy + de Villiers) par rapport à 2002 (Chirac + Boutin + Madelin)
traduit le succès de la stratégie droitière choisie par Sarkozy. Il réalise ses
plus forts gains là où Jean-Marie Le Pen avait obtenu le plus de suffrage en
2002 : Alsace, région lyonnaise, Champagne et zone méditerranéenne. Par
contre, la droitisation n’a pas été acceptée aussi facilement par l’électorat de
droite là où la démocratie chrétienne et les modérés étaient le mieux
implantés, en Bretagne, au Pays basque et dans le Massif central.
Le reflux en 2012 a été à peu près l’inverse de l’avancée de 2007. Les pertes
de Sarkozy au premier tour par rapport à ce qu’il avait réalisé en 2007 ont
été les plus fortes dans les régions où le FN était le mieux implanté et ceci
malgré une fin de campagne très droitière. Les quelques gains à l’ouest
tiennent à l’absence de de Villiers dans la compétition de 2012. Sarkozy
récupère aussi des voix centristes qui s’étaient portées en 2007 sur Bayrou,
effrayées par la droitisation du candidat UMP. En 2012, malgré ses
moulinets droitiers, ni les électeurs potentiels du FN ni ceux de la droite
modérée n’y croient plus. Sarkozy perd les premiers et regagne une petite
fraction des seconds, trop petite pour l’emporter au second tour.
...

L’ÉLECTORAT VERSATILE DE DROITE


Si l’on revient aux trois droites de René Rémond, la légitimiste qui était
représentée par Boutin puis par de Villiers a à peu près disparu. L’orléaniste
de tendance libérale n’est plus identifiable depuis la candidature Madelin en
2002, qui n’avait pas attiré les foules. Entre le centre modéré, héritier de la
démocratie chrétienne, et l’extrême droite représentée par le FN se situe une
masse indécise, parfois s’approchant de l’un des bords avec la droite forte ou
de l’autre avec le gaullisme de gauche ou ce qu’il en reste.
La meilleure approche géographique du gaullisme est fournie par le seul
vote pour lequel il s’est présenté comme tel sous l’appellation de RPF à
l’élection législative de 1951. Les scores les plus élevés se répartissent sur la
façade atlantique et dans toute la moitié nord, les plus faibles, au sud de la
Loire et dans le sud-est à partir du Rhône. Ce partage correspond presque
exactement à la ligne de démarcation entre les zones dites libre et occupée
entre 1940 et 1944. Les mouvements de résistance étaient plus souvent
gaullistes dans la zone occupée et communistes dans la zone libre.
Mais la différence de structure familiale qui s’étale sur une longue durée est
plus apte à expliquer la différence de comportement politique que la
séparation brève entre zone libre et zone occupée. Plus orientée sur le temps
long et la succession des générations, la région de famille complexe est plus
stable dans ses préférences politiques. Au contraire les régions de famille
nucléaire, plus ancrées dans le présent, sont plus versatiles politiquement,
plus opportunistes même. Après la fin de la guerre, elles se rallient au
vainqueur, de Gaulle. Elles le laissent ensuite tomber pendant sa retraite à
Colombey, puis le soutiennent, voire le plébiscitent quand, revenu au
pouvoir, il se présente à l’élection présidentielle de 1965. Le même
opportunisme se manifeste vingt ans plus tard à la réélection de Mitterrand
en 1988. La répartition des gains du socialiste par rapport à sa première
élection en 1981 recouvre celle du RPF et de l’électorat gaulliste. Le vent
ayant tourné, les suffrages de droite tournent avec lui au nord et à l’ouest.
Un siècle avant de Gaulle, en 1849, la même fracture existait déjà lors de
l’élection législative de 1849 : le sud avait voté républicain en continuité
avec la Révolution de 1789 tandis que le nord penchait déjà pour le
césarisme de Louis Napoléon Bonaparte.
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Le Front national : refuge des exclus
De son apparition à l’élection régionale de 1984 jusqu’à l’élection
présidentielle de 2002, la géographie du FN reste la même dans ses
grandes lignes. Mais dans le détail, le FN reflue des villes vers les
campagnes. Il s’effrite aussi dans les régions les plus dynamiques et
se renforce dans les zones en régression. Expression d’un désarroi à
son départ, il devient actuellement un refuge pour les exclus.
D’OÙ VIENT LE VOTE FN ?
L’extrême droite française n’est pas née en 1984, quand le FN engrange 9 %
des suffrages à l’élection régionale, plus de 15 % dans certains départements
de l’est, de la région parisienne et de la Méditerranée, moins de 5 % en
Bretagne, et à l’ouest du Massif central. Ceci ne correspond pas à la
répartition des voix poujadistes au milieu des années 1950, ni aux résultats
obtenus par Tixier Vignancour, candidat d’extrême droite à la présidentielle
de 1965, encore moins au score du même FN conduit par le même Jean-
Marie Le Pen aux élections législatives de 1978 où son maigre 0,2 % se
matérialise surtout en Normandie. La répartition de la criminalité et celle des
immigrés sont en revanche très proches de celle du vote FN de 1984.
Comme les thèmes de l’immigration et de la sécurité forment l’essentiel du
programme de Le Pen, on croit tenir l’explication. Sauf que l’immigration
comme la criminalité ont la même distribution spatiale depuis plus d’un
siècle.
Si elles étaient à l’origine du vote FN, ce dernier aurait dû apparaître plus
tôt. Il faut donc chercher une cause commune ou du moins un élément
commun à ces trois phénomènes, le vote FN, la criminalité et la présence des
étrangers. Pour les deux derniers phénomènes, on connaît ce facteur
commun : c’est la facilité de circulation et l’agglomération de population.
Dans les années qui précèdent 1984, la circulation s’est beaucoup améliorée
à cause d’investissements routiers et ferroviaires. La distance entre domicile
et travail a augmenté. Les grands centres commerciaux sont devenus les
lieux habituels de chalandise. Dans les villages du nord-est de la France
comme dans les gros bourgs du Midi où les habitants se croisaient
quotidiennement, ils sont devenus étrangers. Durkheim expliquait le suicide
par la crise des relations familiales. Toutes proportions gardées, le vote FN a
révélé une crise des relations de voisinage.
On a plutôt tenté d’expliquer le vote FN par des considérations
économiques, sociales et politiques, mais les répartitions des âges, des
professions, des revenus ou de l’activité économique sont très différentes.
Au début, les travailleurs indépendants étaient plus nombreux à voter FN
que les salariés, les hommes que les femmes, les actifs que les retraités, mais
rien de cela ne correspond à la géographie du vote. C’est donc un autre
facteur anthropologique, les rapports de voisinage et leur crise, auquel il faut
faire appel. Qui dit anthropologie dit fixité sur de longues durées.
Effectivement, depuis son apparition à l’élection présidentielle de 2002, la
répartition des votes FN est restée stable. Tout au plus remarque-t-on sur les
cartes par département que le vote FN recule dans les grandes villes, Lyon,
Toulouse et surtout Paris et la petite couronne. Cette tendance s’accentue à
partir de 2002.

...

LA MUTATION DE 2002
La stratégie de droitisation menée par Sarkozy durant sa campagne
présidentielle de 2007 affecte sérieusement le FN qui perd près de 40 % de
son score de 2002. Le déficit dépasse 50 % et parfois 60 % dans les plus
grandes villes et dans leur voisinage immédiat. Les régions où le FN était le
plus établi sont plus durement ponctionnées en différence de pourcentage
mais aussi en pourcentage de baisse des scores. Les seules zones qui
résistent se situent dans le sillon houiller, sur la façade maritime du Pas-de-
Calais et de la Somme et dans le Limousin, des zones où le FN était jusque-
là peu présent. En choisissant de venir ferrailler à Hénin-Beaumont dans le
sillon houiller, Marine Le Pen a montré qu’elle suivait la conjoncture
électorale.
On a vu qu’en 2012, le FN était revenu à son étiage de 2002, mais son
implantation a changé. Quand on compare les scores de Marine Le Pen en
2012 à ceux de son père et de Mégret en 2002, de grosses différences
apparaissent. En Alsace, dans les régions parisienne, toulousaine, et en
Rhône-Alpes, soit les régions au plus fort potentiel économique, le recul est
de 20 %. Il est supérieur à 10 % dans les métropoles de la Méditerranée.
Inversement la progression est forte à l’ouest et au nord-ouest, dans le
Limousin et autour. Le recul est net dans toutes les villes importantes.
Par ce mouvement, le FN s’éloigne de sa base anthropologique initiale. Il se
rapproche des anciens bastions du PC dans le nord et le Limousin après
avoir investi ceux du Midi. Libéral au départ, il devient social et en faveur
du renforcement de l’État. Il met, comme il peut, en sourdine sa xénophobie
originelle. Au cours de cette mutation, il conserve cependant un caractère
important : il incarne des craintes et des déceptions, il reflète des situations
sociales et économiques alors que les autres partis veulent répondre à des
aspirations.
.
Européennes 2014 : la gauche et la droite à la peine
Comme d’habitude, les élections européennes ont connu une forte
personnalisation. En 2014, au-delà de l’échec de la gauche, elles ont
aussi concrétisé des mouvements profonds de l’électorat. Le FN a
continué sa progression dans les zones éloignées des grands centres,
la gauche a mieux résisté dans les régions de tradition laïque et le
centrisme, héritier de la démocratie chrétienne, est monté en
puissance.
Aux élections européennes de 2014 le succès de l’extrême droite, en tête
devant la droite (UMP) et la gauche de gouvernement (PS et radicaux de
gauche), a marqué les esprits. Cependant, la répartition de chacun des trois
courants dans l’espace français est restée pratiquement la même que celle
des trois candidats qui les représentaient au premier tour de l’élection
présidentielle de 2012 (Marine Le Pen, Nicolas Sarkozy et François
Hollande). C’est le pourcentage obtenu globalement par chaque courant qui
a beaucoup changé. Pour mettre en valeur les légers déplacements qui se
sont produits, il faut rapporter le pourcentage obtenu par chaque parti à
l’élection européenne au pourcentage de son champion lors du premier tour
de la présidentielle de 2012. Si le rapport est inférieur à 1, une déperdition a
eu lieu, s’il est supérieur à 1, les votants de 2012 ont attiré de nouveaux
adeptes.

...

LE NOUVEAU VOTE FN SE CONCRÉTISE


La plus forte progression (plus de 50 %) dans le nord-ouest recouvre presque
exactement la circonscription où Marine Le Pen était candidate, ce qui donne
la mesure de sa popularité mais aussi du peu d’importance des élections
européennes pour l’opinion, plus sensible à la présence de personnalités.
Pour la même raison, la progression est plus importante en Corrèze, à cause
de la déception causée par les deux premières années de la présidence
Hollande, et plus faible en Saône-et-Loire, fief du flamboyant ministre
Montebourg. Mis à part ces singularités, les deux évolutions repérées au
chapitre précédent lors de la comparaison des résultats du FN en 2002 et
2012 se poursuivent : plus faible croissance dans les régions les plus
dynamiques (Alsace, Rhône-Alpes) et dans les régions de tradition
catholique, plus sensibles à la composante centriste et démocrate chrétienne
de la droite (Bretagne, pays basque, sud-est du Massif central). De même, la
croissance du vote en faveur de la candidate FN a été plus faible dans les
villes que dans l’espace rural qui les entoure, que ce soit au sud ou au nord
(par exemple, Reims, Laon, Nevers, Poitiers, Grenoble, Mont-de-Marsan,
etc.). Les enquêtes par sondage confirment d’ailleurs que ce sont les
catégories les plus populaires, donc les moins urbaines, qui se sont tournées
vers le FN (46 % des ouvriers contre 11 % des cadres et professions
libérales) et les moins éduquées (7 % de ceux qui ont poursuivi leurs études
plus de deux années après le bac contre 30 % de ceux qui n’ont pas le bac).

...

LA REDISTRIBUTION DE L’OPPOSITION DROITE/GAUCHE


Le recul des voix de droite (UMP) est plus difficile à cerner car les pertes se
sont produites dans deux directions, vers le centre (en partie parce qu’une
composante de l’UMP, l’UDI avait rallié le Modem) et vers l’extrême droite
avec laquelle une porosité existe (la « droite forte »). Le plus gros recul de
l’UMP est d’ailleurs provoqué par la candidature du centriste Jean Arthuis,
élu de la Mayenne, qui se présentait dans la circonscription ouest. À un
moindre degré, les pertes un peu plus élevées de l’UMP dans la Drôme,
l’Eure, le Loir-et-Cher et la Côte-d’Or tiennent à des personnalités de l’UDI
ayant rallié le Modem. Mais, les fortes pertes sur les rivages méditerranéens,
dans le Nord, dans la vallée moyenne de la Garonne correspondent à
l’avancée du FN, et celles de l’Alsace et de la Bretagne à l’électorat
démocrate-chrétien. Reste une énigme, la bonne résistance de l’UMP dans le
Massif central, de la Corrèze à l’Allier dans les terres fréquentées par Chirac
et Giscard, mais ce n’est pas l’explication.
Si l’UMP recule en assez bon ordre, c’est la débandade au PS. Son score à
l’élection européenne passe souvent au-dessous de la moitié du pourcentage
obtenu par Hollande au premier tour de la présidentielle de 2012. Le
pourcentage de pertes par rapport au premier tour de l’élection présidentielle
de 2012 est important : plus la couleur est claire, plus les socialistes ont subi
une érosion qui atteint 50 % en moyenne. À nouveau, des équations
personnelles brouillent la carte. La présence du syndicaliste Édouard Martin
en tête de liste à l’est limite un peu les dégâts (en particulier dans la zone des
industries sidérurgiques). Ce cas mis à part, le PS résiste mieux dans ses
zones d’influence les plus anciennes : le sud-ouest, l’extrême sud, les villes
de la côte bretonne. Ses pertes sont, au contraire, quasiment abyssales dans
tout le chapeau nord de la France et sur les rivages méditerranéens, là
justement où le FN enregistre de fortes progressions. Il cède aussi du terrain
dans les régions centristes, anciennement dominées par l’église catholique
qui avaient assuré le succès de Hollande au second tour de l’élection
présidentielle de 2012. Enfin, les grandes villes résistent un peu mieux que
leur arrière-pays rural. Tout ceci indique que la porosité avec le FN n’est
plus seulement le fait de la droite, mais d’une partie de l’électorat de gauche,
et, curieusement, pas la plus à gauche.
En effet, l’extrême gauche ne se rapproche pas de l’extrême droite comme ce
fut le cas en Allemagne dans les années 1930, avec ce que le philosophe
Jean-Pierre Faye a décrit comme le « fer à cheval ». Le parti de gauche
accuse en effet des pertes sensibles par rapport au score de Mélenchon, mais
nettement moins importantes que celles du PS. De plus, le parti de gauche
résiste bien dans le France de gauche et cède du terrain dans la France de
tradition catholique, conformément à une géographie plus que centenaire des
terres de gauche et de droite. On ne voit pas trace de pertes plus élevées dans
les régions où le FN est le mieux implanté. La résistance des zones rurales
où l’on a vu le FN progresser plus vite est un autre signe du fossé qui
continue à séparer les deux extrêmes.
Souvent, les élections européennes ont été le théâtre de poussées de fièvre
sans lendemain : Tapie en 1994, Pasqua et de Villiers en 1999, Cohn-Bendit
en 2009. En 2014, ce n’est pas le cas : à part quelques saillances régionales,
les évolutions à l’œuvre depuis plusieurs années se sont poursuivies, donnant
à cette élection un caractère plus national qu’européen.
Le coefficient de corrélation pour les deux votes au niveau départemental est
de 0,945, donc très voisin de 1 qui correspond à l’identité des deux
distributions.

.
CONCLUSION

L’inégalité et les inégalités

La structure de l’inégalité
Deux constats s’imposent en conclusion de cet atlas : les inégalités
ont des origines plus anciennes que les crises économiques qui ont
frappé le monde depuis 1974 et elles se renforcent les unes les
autres. Le chômage accroît la pauvreté et l’inégalité de répartition
des revenus, il ébranle les familles. L’absence de diplômes
augmente le risque de chômage. Un faible revenu compromet la
formation des enfants. Mécaniquement, la montée de la pauvreté
augmente le degré d’inégalité. Les inégalités ont donc tendance à
faire boule de neige. Les cartes ont d’ailleurs montré que les plus
fortes inégalités se retrouvaient souvent dans les mêmes lieux, ce
que les calculs statistiques de corrélation confirment. Les inégalités
passées en revue peuvent donc être considérées comme les
multiples facettes d’un phénomène plus global, l’inégalité au
singulier.
Comment caractériser plus précisément cette inégalité ? La tendance
générale des travaux de recherche a été de l’assimiler aux inégalités
de revenu mesurées par le rapport entre le revenu des plus riches et
celui des plus pauvres. Pour les pays développés, Pourquoi l’égalité
est meilleure pour tous ?, l’ouvrage de Richard Wilkinson et Kate
Pickett a, par exemple, mis systématiquement en rapport l’inégalité
des revenus avec un large ensemble de comportements. La thèse a
séduit un vaste public (et le parti travailliste au Royaume-Uni) car
elle sous-entendait qu’en corrigeant l’inégalité des revenus, on
limiterait les autres inégalités. Ce n’est pas sûr. L’inégalité des
revenus est elle-même la conséquence des autres inégalités autant
que leur cause. Pour donner une vue générale de l’inégalité à partir
des inégalités particulières, il ne faut donc en privilégier aucune, les
traiter globalement comme un écheveau de causes et de
conséquences dont on tire des vues partielles.

Une synthèse des inégalités


Un moyen simple de saisir les inégalités en bloc est d’en faire la
somme. Mais chacune est mesurée d’une manière différente, si bien
que l’on serait conduit à additionner des carottes et des salades,
comme disent les économistes. Une parade existe cependant :
réduire chaque distribution à une distribution type ayant même
moyenne et même écart, puis en faire la somme. Ainsi chaque type
d’inégalité aura le même poids dans le total. On a procédé de cette
manière en retenant cinq types d’inégalités : éducatives, avec la
proportion de jeunes sans diplômes ; au travail, avec la proportion
de jeunes chômeurs ; familiales, avec la proportion de familles
monoparentales ; pauvreté, avec le revenu à partir duquel on trouve
les 10 % d’individus les plus pauvres ; revenu, avec le rapport inter-
quintile (rapport du seuil au-dessus duquel se trouvent les revenus
des 20 % les plus pauvres au seuil à partir duquel se trouvent les 20
% les plus riches).

Inégalité métropolitaine et inégalité régionale


L’indice global d’inégalité, somme de ces cinq indices partiels
transformés comme on l’a dit, est représenté sur la première carte
ci-contre au niveau cantonal, niveau le plus fin que les statistiques
du revenu permettent d’atteindre. Encore certains cantons
manquent-ils, car le ministère des Finances ne fournit pas de
données au-dessous d’un certain nombre d’habitants ou de ménages,
pour des raisons de secret statistique.
Les différenciations régionales et urbaines apparaissent avec netteté
sur les cartes. Quelle que soit la région, l’inégalité est plus
importante dans les villes, même moyennes, voire assez modestes.
En revanche, elle est plus faible dans les cantons qui entourent les
grandes villes. Le chômage des jeunes y est moins intense, le niveau
de diplôme plus élevé, les familles monoparentales y sont plus rares
et, pour toutes ces raisons, les revenus des plus pauvres n’atteignent
pas un niveau trop faible. Le centre des grandes agglomérations
absorbe les facteurs d’inégalité, déchargeant de ce problème les
communes suburbaines. À cette exception près, l’inégalité est
beaucoup plus importante entre les différents secteurs des
agglomérations qu’à l’intérieur de ces secteurs.
Les variations de l’inégalité dans les agglomérations et à leur
proximité résultent donc des ségrégations qu’engendre la vie
urbaine. Les différences d’inégalité pourraient alors se résumer au
fait urbain. Ce n’est pas le cas. Les villes importantes sont loin
d’être toutes aussi inégales, comme on le voit sur la carte où l’on a
cartographié le degré d’inégalité dans ces villes (les cantons
urbains) pour chaque département. La carte fait apparaître les deux
pôles négatifs du nord et du rivage méditerranéen et le pôle positif
de l’ouest. Or, on obtient la même carte pour les seuls cantons
ruraux.

Inégalité et mentalités : des causes multiples et complexes


Deux structures de l’inégalité se superposent donc, l’une
métropolitaine et l’autre régionale. Les fortes différences régionales
renvoient à des facteurs anthropologiques anciens. La coupure entre
une France de l’égalité et une France de l’inégalité épouse la
coupure entre pays de tradition laïque et pays de tradition
catholique, ce qui est doublement étrange : parce que la religion
catholique n’est plus guère pratiquée en France et parce que les pays
laïcs adhéraient à la morale de l’égalité républicaine plus que les
autres.
La politique n’est pas loin de cette répartition de l’inégalité en
France. La carte des zones les plus inégalitaires se rapproche de
celle du Front National au premier tour de l’élection présidentielle
de 2012, avec ses records dans la large bande nord-est, la large
bande méditerranéenne et la moyenne vallée de la Garonne. Le vote
FN a pris les habits de la xénophobie, de la sécurité, du
nationalisme, mais il peut aussi exprimer un désenchantement face
aux promesses d’égalité non tenues par la République.
La coïncidence entre inégalité et vote FN souffre cependant une
grosse exception, celle des villes. On sait en effet que ce vote
décroît à mesure qu’on se rapproche du centre des grandes villes.
Or, comme on l’a vu, au contraire, l’inégalité s’accroît en direction
du centre. De même, le rapprochement entre zones égalitaires et
zones de tradition catholique n’est-il pas vérifié en Corse, très
religieuse et très inégalitaire, ni a contrario dans un large sud-ouest
parisien se prolongeant par le Val-de-Loire, égalitaire, mais
déchristianisé de longue date.
De même que l’inégalité ne se résume pas à la différence des
revenus, la diversité des mentalités en France dépasse l’opposition
entre catholicisme et laïcité. Elle reste peu visible car elle n’est pas
reconnue par les structures politiques et légales du pays, fermement
attachées au principe d’égalité. La recherche de l’égalité des
chances, objectif démocratique primordial, ne peut se transposer en
principe d’égalité des territoires. Au contraire, un traitement
égalitaire des territoires entretient les inégalités entre les hommes et
est même en train de les renforcer. Ainsi, pour progresser vers
l’égalité des individus, il faudra sans doute passer par une politique
inégale des territoires.
À propos des cartes
La carte n’est pas la copie conforme des données de terrain mais
une représentation de ces données, donc un point de vue. Le
cartographe est dans la même situation que l’architecte qui présente
son bâtiment avec des vues le montrant de face, de haut, en
perspective ou en coupe. C’est toujours le même bâtiment, mais
dessiné sous différents angles qui en privilégient tel ou tel aspect.
Si la carte ne représente pas exactement les données statistiques,
elle leur est cependant supérieure pour la compréhension et la vue
synthétique qu’elle en donne.
Les cartes de l’atlas illustrent les points de vue qui sont développés
dans les textes. Leur fabrication suit donc le texte et ne le précède
pas. Dit autrement, le texte n’est pas un commentaire de la carte,
mais la carte est une illustration du texte. Il ne faut pas croire
toutefois que l’on peut tracer n’importe quelle carte à partir d’un
ensemble de données statistiques. Les teintes respectent toujours
l’ordre des données.
Partant de ces principes, on a utilisé plusieurs modes de
représentation.
Les cartes départementales donnent une vision simplifiée et
administrative des phénomènes, car elles mêlent dans un même
département les villes et les campagnes, les côtes et l’intérieur, les
vallées peuplées et les montagnes désertes. Cependant, dans
certains cas, notamment pour des distributions anciennes, les
statistiques existent seulement à l’échelle des départements.
Deux types de cartes départementales sont utilisés ici, l’un en
fabriquant des classes de même teinte pour les valeurs de l’indice
comprises entre deux bornes indiquées sur la légende, l’autre en
séparant les départements en quatre groupes comptant le même
nombre de départements (24), le premier groupe contenant les
24 plus fortes valeurs, le deuxième les 24 suivantes, le troisième
idem et le quatrième, les 24 valeurs les plus faibles (découpage en
quartiles).
Les cartes communales sont de plusieurs sortes. Dans les plus
simples, on a respecté les valeurs prises par l’indice dans chaque
commune. Cette manière de faire présente deux inconvénients, l’un
variable, l’autre systématique. Ce dernier tient à la modeste surface
qu’occupent les grandes villes. Une commune de quelques
centaines d’habitants occupe parfois la même aire qu’une ville de
100 000 habitants. On perd de vue les masses en présence. L’œil est
attiré par des zones peu peuplées et oublie les plus denses. On y
remédie au moyen d’anamorphoses, c’est-à-dire de déformations
de la frontière des communes jusqu’à ce que leur surface soit
proportionnelle au nombre d’habitants concernés par l’indice
utilisé, par exemple proportionnelle au nombre de jeunes âgés de
20 à 24 ans si la carte représente leur proportion dans la population
totale.
Les anamorphoses ont l’avantage de redonner de l’importance aux
villes et aux communes qui les entourent, mais elles ont le défaut
de déformer beaucoup les communes ou les cantons proches des
grandes agglomérations, jusqu’à les rendre méconnaissables. On
les a donc utilisées ici pour qu’on n’oublie pas les masses en
présence et dans quelques cas où les villes se démarquaient très
nettement des communes voisines. On a limité l’anamorphose aux
surfaces des départements et à celles des communes de plus de 5
000 habitants. Les autres communes ont été traitées par lissage,
méthode qui corrige le second inconvénient, les fluctuations du
hasard.
Dans de nombreux cas, les effectifs concernés par l’indice sont en
effet minimes, par exemple le nombre de bacheliers d’un âge et
d’une profession donnés dans les communes rurales. On corrige
alors les valeurs des indices par commune en calculant une
moyenne des valeurs observées dans les communes voisines,
pondérée par leur distance et leur population, de la même manière
que l’on lisse une courbe d’évolution statistique pour rendre plus
lisible un graphique et faire apparaître les tendances dominantes
(les trends). En effectuant ces moyennes, on « étale » sur leur
voisinage les valeurs observées dans les communes les plus
peuplées, ce qui leur redonne de l’importance. Le lissage est ainsi à
mi-chemin du découpage communal et de l’anamorphose : il
conserve les contours généraux du pays, mais modifie la place
qu’occupent les communes.
Les contours des communes et des cantons ne sont pas tracés car
ils surchargeraient la carte sans bénéfice appréciable. Les contours
départementaux sont conservés car ils servent à se situer dans
l’espace français à la manière d’un quadrillage. Ils sont donc
dessinés le plus légèrement possible, particulièrement dans le cas
des cartes lissées, où ils n’ont pas d’autre signification que celle
d’un repère. Les teintes utilisées suivent une gamme continue (en
fait, 48 teintes différentes). Les valeurs qui leur correspondent sont
indiquées sur la légende à leur position exacte. Elles ne sont pas
toujours réparties régulièrement quand on souhaite rendre plus
lisible le milieu ou les extrémités de la distribution de l’indice
étudié.
Sources des cartes
Les principaux indices statistiques ont été élaborés à partir des
fichiers détail de l’INSEE ou des fichiers communaux des
recensements. Les cartes politiques utilisent les résultats électoraux
à l’échelle communale maintenant disponibles sur le site du
ministère de l’Intérieur ou sur le site open data du gouvernement
français. Les populations des communes aux recensements
antérieurs à 1946 proviennent du programme de recherche (ANR)
Géopeuple et sont disponibles sur le site cassini de l’EHESS
(http://cassini.ehess.fr/cassini). Les données européennes sont
disponibles sur le site d’Eurostat. Les données sur le revenu en
2010 proviennent du site du ministère des Finances. Les indices de
fécondité des départements entre 1866 et 1946 ont été rassemblés
par Pierre Depoid : Reproduction nette en Europe depuis l’origine
des statistiques d’État civil, SGF, Paris, 1941. Les indices de
fécondité en 1831 ont été reconstitués par Étienne Van de Walle :
The Female Population of France in the Nineteenth Century,
Princeton University Press, 1974.
Les taux d’activité des femmes en 1896 sont issus des volumes de
recensement publiés par la SGF de même que les taux
d’alphabétisation en 1901, la fréquence des nationalités étrangères
depuis 1851, le nombre d’ordinations en 1876, les religions en
1972. Les données sur la religion en 1791 ont été collectées dans
La révolution, l’Église, la France (Cerf, 1986) de Timothy Tackett,
celles de la grande enquête des années 1960 dans l’Atlas de la
pratique des catholiques en France (Presses de sciences-Po, 1980)
de François Isambert et Jean-Paul Terrenoire, celles de 2012 dans
La religion dévoilée (Fondation Jean-Jaurès, 2014) de Jérôme
Fourquet et Hervé Le Bras à l’aide des données de l’IFOP.
Les taux de dépendance proviennent de la DREES (ministère de la
Santé et des Affaires sociales). Les cartes des pratiques d’héritage
sont adaptées des ouvrages de Yver et de de Brandt (voir
bibliographie). Les statuts agricoles proviennent du recensement de
1851 (publié par la SGF). La carte de la population agglomérée
d’après Young a été tracée par François de Dainville dans
Population, 1952, p.59. L’origine des parisiens en 1791 a été
calculée à partir de 3 sources différentes : Hervé Le Bras et
Emmanuel Todd : L’invention de la France, op. cit., p. 501. Les
cartes électorales avant 1946 sont adaptées de François Goguel
(voir bibliographie) ou proviennent des annuaires de la SGF. Les
résultats de l’élection de 1849 ont été cartographiés par Jacques
Bouillon : Revue Française de Science Politique, 1956, p.82. Les
résultats cantonaux du second tour de 1981 ont été gracieusement
fournis par Michel Bussi, de l’université de Rouen.
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Biographie des auteurs
Hervé Le Bras

Démographe et historien, directeur de recherches émérite à l’INED,


Hervé Le Bras est aussi directeur d’étude à l’EHESS.
Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont : L’invention de la
France (avec Emmanuel Todd), Hachette, 1981 ; Les Trois France,
Odile Jacob-Le Seuil, 1985 (rééd. Opus, 1995) ; Les limites de la
planète : mythes de la nature et de la population, Flammarion,
1994 ; Les 4 mystères de la population française, Odile Jacob,
2007 ; The Nature of Population, Princeton University Press, 2008
; Le Retour de la race – Contre les « statistiques ethniques »
(collectif), Éditions de l’Aube, 2009 ; L’invention de la France
(avec Emmanuel Todd), Éditions Gallimard, 2012 ; Le mystère
français (avec Emmanuel Todd), Le Seuil, coll. « La République
des idées », 2013.
Table of Contents
Introduction
L’homo demographicus
Densité : l’attraction des fleuves
Croissance démographique : un mouvement assez récent
Fécondité : de grands contrastes
Maternités tardives et naissances hors mariage
Europe : le paradoxe de la fécondité
Baisse de la mortalité des personnes âgées
Les territoires de l’inégalité
Les cadres massivement dans les métropoles
Les ouvriers loin des villes
Les employés, les artisans et petits commerçants : la relégation
Le chômage : les jeunes et les moins diplômés
Les femmes au travail mais souvent à temps partiel
Les revenus : contrastes régionaux
La pauvreté : les jeunes et les autres
Les diplômes et le chômage
Les femmes plus diplômées que les hommes
Ségrégation à la française
Territoires des classes populaires diplômées
Solidarités : l’ancienneté des liens
Les jeunes, un monde urbain
La géographie des âgés
L’enjeu du vieillissement de la population
Puissance de la famille
Derrière les structures familiales
Les solidarités de voisinage
Mutation des familles
Qui sont les propriétaires en France ?
La mobilité contre la migration
Immigration : 150 ans d’histoire
« Migrants en compétition » et « opportunités rencontrées »
Catholicisme : les deux France
La géographie des autres religions
Le vote : crises et aspirations
PC-démocratie chrétienne : une opposition politique quasi-séculaire
Parti socialiste : le séisme de 2002
Droite conservatrice et droite réformiste
Le Front national : refuge des exclus
Européennes 2014 : la gauche et la droite à la peine
Conclusion
À propos des cartes
Sources des cartes
Bibliographie
Biographie des auteurs

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