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Collection Le Cercle 

Aristote
Dirigée par Pierre-Yves Rougeyron

© Jean-Cyrille Godefroy 2023

e-ISBN : 9782865533435
ISSN : 2728-6274

www.editionsjcgodefroy.fr
 

« Ce n’est pas aimer la vérité que de ne l’aimer


que flatteuse et agréable ; il faut l’aimer âpre et
dure, affligeante et sévère ; il faut en aimer les
épines et les blessures. »
Montaigne

En mémoire à Sidi El Ouafi, mon grand-père, goumier marocain, fait


prisonnier par les nazis en juin 1940 et maintenu en captivité
pendant quatre ans dans un stalag de la Forêt-Noire.
À ma mère qui m’a appris le français, elle qui a été empêchée de
terminer sa scolarité dans un pays où la femme ne valait rien. J’ai
appris le français en son nom et j’espère être à la hauteur de son
enseignement.
À Luciana, pour sa patience et son tact devant mes accès de
découragement.
PLAN

Introduction : ne pas se tromper d’ennemi

Partie I : Le mythe du Paradis perdu


La banalité du fait colonial
Le Maghreb était un coupe-gorge misérable
L’Afrique n’existait pas
L’Indochine était en proie au grand remplacement

Partie II : Aux origines d’une idée folle (1830-1905)


Aux origines de la colonisation française : une lente gestation 
et
un accouchement rapide
Une idée tordue
Le « stage » algérien
La conquête économe
Les indigènes ont conquis les indigènes

Partie III : Une mauvaise affaire (1905-1954)


La déception coloniale
Une mauvaise affaire pour les colonisés aussi
Dictature et apartheid
La revanche des faibles

Partie IV : Une formalité nommée décolonisation 
(1954-1962)


L’illusion de la domination
Les décolonisations tranquilles

Partie V : L’empire contre-attaque 
(des années 1960 à nos jours)


Maghreb : les indépendances gâchées
L’Afrique noire : crash en bout de piste
Le nouvel équilibre : du rêve colonial au rêve multiculturel

Partie VI : Que faire ? Pleurer le passé ou sourire à l’avenir ?


Peut-on parler de bienfaits de la colonisation ?
La repentance est une maladie de l’âme
La vérité, toute la vérité, rien que la vérité
Conclusion. Une mauvaise idée qui a eu des résultats inespérés
Bibliographie
Glossaire

Agha : chef nommé par les Turcs en Algérie, situé au-dessus du


grade de caïd.
Caïd : chef de tribu cumulant des attributions administratives,
judiciaires et policières.
Cadi : magistrat musulman.
Cheikh : adjoint du caïd.
Chérif : descendant du Prophète Mahomet. Dans la tradition
maghrébine, le chérif (pluriel : churfa) est investi d’un pouvoir
d’arbitrage dans le règlement des contentieux.
Chaouch : (péjoratif) garçon de bureau ou sous-fifre.
Coolie : travailleur, porteur.
Coulouglis : métis de turc et d’arabe.
Douar : un hameau ou un village marocain, composé de tentes ou
de maisons en dur. En Algérie, on parle plutôt de mechta.
Fellah : paysan.
Goum : (Afrique du Nord) nom donné aux combattants indigènes
recrutés par la France pour réduire les résistances à la colonisation
et maintenir l’ordre intérieur. Le terme vient de l’arabe « qoum ! » qui
signifie « lève-toi ! ».
Habous : fondation pieuse.
Imam : L’imam conduit la prière à la mosquée et guide la
communauté islamique locale dans la pratique de la religion.
Oulémas : pluriel d’ālim qui est le savant versé en théologie et en
droit islamique.
Pacha : gouverneur de ville cumulant des attributions
administratives, judiciaires et policières.
Khalifa : adjoint, représentant du caïd ou du pacha.
Makhzen : (a) nom donné au gouvernement marocain dont le
noyau est la monarchie (b) en Algérie, nom donné aux tribus qui
collaborent avec le pouvoir central ottoman, l’aident à maintenir
l’ordre interne et reçoivent des terres à cultiver en contrepartie.
Mandarin : haut fonctionnaire dans l’Empire chinois et au Vietnam
dont le recrutement s’effectue, en général, sur des critères
d’excellence académique.
Vizir : ministre dans le monde ottoman et arabe. Le Grand Vizir
est l’équivalent d’un Premier ministre.
Zawiya : c’est à la fois un lieu (un mausolée ou un bâtiment
adossé à celui-ci) et aussi un acteur politico-religieux (une confrérie,
une secte, une société secrète selon les cas).
Quelques dates clefs de la colonisation française

Le premier empire colonial : quand l’Amérique était française

1604 : début du très difficile processus de colonisation de la


Guyane avec l’envoi des premiers colons français. Plusieurs
tentatives auront lieu dans les siècles suivants sans connaître le
succès espéré, car les maladies déciment le contingent blanc.
Juin  1635 : deux colons venus de France, Liénard de L’Olive et
Plessis d’Ossonville, prennent possession de la Guadeloupe.
Septembre  1635 : le flibustier Pierre Belain d’Esnambuc prend
possession de la Martinique. Cinquante ans plus tard, les habitants
originels, les Indiens caraïbes quittent l’île définitivement.
1642 : les Français commencent à coloniser l’île Bourbon qui
deviendra plus tard l’île de la Réunion. Un gouverneur sera nommé
pour la première fois en 1665.
1659 : fondation du comptoir français de Saint-Louis au Sénégal.
1661 : Louis  XIV prend les rênes du Royaume de France et
relance la présence française au Canada. Il veut redonner un
nouveau souffle à la colonie qui végète depuis le XVIe siècle : sous-
administrée, mal équipée, peu prospère.
1682 : la souveraineté française est proclamée sur la Louisiane,
immense territoire allant du Canada jusqu’au golfe du Mexique.
1754 : apogée de la présence française en Inde grâce aux efforts
de Dupleix. C’est aussi l’apogée du premier empire colonial français
: comptoirs en Inde continentale, océan indien (La Réunion, Maurice,
les Seychelles), Antilles et Amérique du Nord.
1763 : c’est la catastrophe ! La France perd son empire,
conséquence de la guerre de Sept Ans. Elle cède le Canada et l’est
de la Louisiane aux Anglais. Elle donne le secteur ouest de la
Louisiane aux Espagnols.
1798 : le Général Bonaparte s’empare de l’Égypte, les Français
resteront sur place jusqu’en 1801.
1800 : l’Espagne rend la Louisiane à la France. Trois ans plus
tard, Napoléon la vend aux États-Unis pour une bouchée de pain
(9,5 cents/ha).

La France, à l’étroit, agit au coup par coup

1815 : Congrès de Vienne. La France est confinée derrière ses


frontières naturelles et se voit interdite toute politique d’envergure en
Europe.
Juillet  1830 : les Français s’emparent d’Alger, déportent le Dey
Hussein vers Naples et expulsent la milice turque vers l’Anatolie.
Oran est prise en 1831, Bône en 1832, Constantine en 1837.
1844 : établissement du protectorat français à Tahiti.
1847 : L’Émir Abdelkader dépose les armes. La partie nord de
l’Algérie est grosso modo aux mains des Français, de la frontière
marocaine à la frontière tunisienne. La Kabylie fait bande à part. Au
sud, le Sahara est intouché.
1849 : Les Français obtiennent le droit d’établir et d’administrer
une enclave territoriale de 66 ha au nord de Shanghai.
1852 : Napoléon III transforme la Guyane en colonie pénitentiaire.
Jusqu’à 15 % de la population à la fin du XIXe siècle sera composé
de bagnards.
1853 : la Nouvelle-Calédonie devient colonie française.
1857 : Capture de Lalla Fatma N’Soumer, grande cheffe kabyle.
Septembre  1860 : les Français partent à la rescousse des
chrétiens de Syrie et du Liban.
Octobre 1860 : Français et Britanniques pillent et brûlent le Palais
d’Été de l’Empereur de Chine (Pékin).
1862 : les Français sont maîtres de Saigon.
1863 : le Cambodge devient un protectorat français.
1870 : défaite de Sedan et perte de l’Alsace-Lorraine. Fin du
Second Empire.
1871 : grande révolte kabyle.
La formation du second empire colonial français

1873 : tentative avortée de prendre pied au nord du Vietnam.


1875 : La Troisième République est définitivement établie.
1876 : accélération de l’expansion coloniale française au Sénégal.
1880 : Le traité entre Pierre Savorgnan de Brazza et Makoko Ilôo,
chef des Batéké, établit la souveraineté française au Congo.
1881 : établissement du protectorat en Tunisie (Traité du Bardo).
1883 : l’Annam (le centre du Vietnam) et le Tonkin (le nord du
Vietnam) deviennent protectorat français (Traité de Hué).
1883 : prise de Bamako.
1884-1885 : conférence de Berlin. La France se voit reconnaître
ses droits sur la rive droite du fleuve Congo (actuels Congo-
Brazzaville et République centrafricaine).
1887 : création de l’Union indochinoise, entité qui regroupe le
Cambodge, la Cochinchine (le sud du Vietnam autour de Saigon),
l’Annam et le Tonkin. Plus tard, elle sera rejointe par le Laos.
1891 : fin des hostilités au Sénégal, l’intégralité du territoire est
aux mains des Français.
1893 : prise de Tombouctou.
1893 : le Laos devient protectorat français.
1895 : fin du gros de la pacification du Tonkin, douze ans après la
signature du traité instaurant le protectorat.
1895 : formation de l’Afrique-Occidentale Française  avec Dakar
pour capitale.
1900 : À Kousseri, au nord du Cameroun, les militaires français
aux ordres du commandant Lamy battent le Sultan Rabah, se
débarrassant ainsi du dernier obstacle face à la domination française
autour du lac Tchad.
1904 : inauguration de la ligne de chemin de fer Dakar-Niger.
1905 : le Sahara algérien est totalement sous le contrôle de la
France.
1910 : formation de l’Afrique-Équatoriale Française avec
Brazzaville pour capitale.
1912 : établissement du protectorat au Maroc (Traité de Fez).
Un bref apogée

1914 : début de la Première Guerre mondiale.


1919 : Après la fin de la Première Guerre mondiale, le Cameroun
et le Togo passent sous autorité française (mandat accordé par la
Société des Nations).
1920 : la France prend le contrôle de la Syrie et du Liban (un
mandat de la Société des Nations).
1921 : début de la construction du chemin de fer Congo-Océan.
S’en suivront treize ans de travaux et des milliers de morts.
1925 : Lyautey est débarqué de son poste de Résident général au
Maroc en raison de l’aggravation de l’insurrection rifaine qui, bien
qu’en zone espagnole, menace directement le Maroc français.
1925-1926 : révolte syrienne contre la présence française. Damas
est bombardée.
1926-1927 : voyage d’André Gide au Tchad et au Congo.
1929 : tournée d’Albert Londres en Afrique noire du Sénégal au
Congo.
1931 : Exposition coloniale internationale de Paris.
1934 : fin de la pacification du Maroc.
1939 : début de la Seconde Guerre mondiale.
1943 : indépendance du Liban.
Janvier-février 1944 : Conférence de Brazzaville.
1945 : fin de la Seconde Guerre mondiale et retour progressif des
soldats indigènes aux colonies.
1945 : insurrection de Sétif en Algérie.
1946 : Hô Chi Minh, après avoir cru pouvoir négocier avec les
Français, prend le maquis et déclare la guerre d’indépendance
nationale.
1946 : indépendance de la Syrie.
1947 : début du soulèvement malgache, il durera deux ans.

Des décolonisations plus faciles que ce que l’on croit

Juillet  1954 : la France se retire de l’Indochine (Accords de


Genève). Le Vietnam est divisé en deux.
Novembre 1954 : Toussaint rouge (début de la guerre d’Algérie).
1956 : indépendances du Maroc et de la Tunisie.
1958 : la Guinée devient indépendante.
1960 : indépendances des colonies d’Afrique noire et de
Madagascar.
1962 : indépendance de l’Algérie.

L’empire contre-attaque

1981 : Le quartier des Minguettes s’enflamme, première émeute


des banlieues françaises.
1983 : Premières grandes manifestations des habitants des
banlieues dites « marche des beurs ».
1984 : création de SOS Racisme.
1986 : mort de l’étudiant Malik Oussekine suite à des violences
policières à Paris.
1989 : dans un entretien à TF1, le Roi Hassan  II déclare que
l’immigration « ne doit pas tendre vers l’intégration ».
2000 : l’ISESCO (l’équivalent de l’UNESCO pour le monde
islamique) publie Stratégie de l’action culturelle islamique à
l’extérieur du monde islamique où sont théorisées les méthodes
censées empêcher l’intégration des diasporas musulmanes en
France et en Occident.
2005 : Première « Intifada » des banlieues françaises suite à la
mort par électrocution des jeunes Ziyed Bena et Bouna Traoré.
2017 : Le candidat à la présidence de la République française,
Emmanuel Macron assimile la colonisation à « un crime contre
l’humanité ».
2018 : La France signe le Pacte mondial sur les Migrations à
Marrakech (dit Pacte de Marrakech).
2019 : À Abidjan, le président français E. Macron déclare que le «
colonialisme a été une erreur profonde, une faute de la République
».
Introduction : ne pas se tromper d’ennemi

« Chaque génération doit, dans une relative


opacité, découvrir sa mission, la remplir ou la
trahir. »
Franz Fanon

Vis-à-vis de la France, la génération actuelle a pour mission


d’inventer une nouvelle formule de gouvernement. Une formule qui
convienne à un vieux pays devenu soudainement multiracial et
multiconfessionnel. Une formule qui embrasse les nouvelles réalités
démographiques sans casser la société. Une formule gagnante qui
assure la puissance, le bonheur collectif et la prospérité.
Pour l’instant, cette formule n’existe pas, même si tout le monde
fait semblant que tout va bien. Les alarmes sonnent, mais l’équipage
se saoule sur le pont et chante en chœur que la République
française a réponse à tout.
Ni les Français de souche ni les Français de branche n’ont
vocation à participer à un naufrage collectif. Pourtant, les chances
sont grandes pour que les jeunes qui ont aujourd’hui entre vingt et
trente ans assistent ou participent même à la dislocation de la
France. Il leur appartient de conjurer le sort pour ne pas être la
génération-fléau, celle qui a vu venir le danger et n’a rien fait, celle
qui a préféré cracher dans la soupe au lieu de préserver l’héritage.
Je suis sérieux, les ingrédients sont là soit pour une guerre civile,
soit pour un lent détricotage de la nation française, écartelée entre
les égoïsmes minables des uns et des autres.
Pour paraphraser Fanon, cité en exergue de ce propos : le
contexte est opaque, mais la mission est claire. Elle est évidente
même. Elle fait peur surtout, car il n’existe pas de formule sur
étagère pour régler le problème. D’où la tentation de fuir vers le
passé à la recherche de coupables parmi les morts et les disparus.
On n’y risque rien, car un cadavre ne rend pas les coups de pied. Il
comparaît silencieusement devant le tribunal de la mémoire qui tient
session chaque jour, samedi et dimanche compris.
Poussés par leurs aînés, les jeunes d’aujourd’hui mordent à
pleines dents dans la chair en décomposition. D’un côté, ceux qui
accusent leurs ancêtres d’avoir colonisé. De l’autre, ceux qui se
présentent comme les victimes du colonialisme, bien qu’ils n’aient
jamais vu de colon de leur vie ni connu ne serait-ce qu’une seule
journée d’occupation étrangère. Dans les deux cas, ce sont des lions
en puissance qui se comportent comme des hyènes.
Ils sont poussés au crime par des lobbies puissants. Ces officines
de la haine chantent en chœur la nécessité du devoir de mémoire.
Elles ont intérêt à porter à incandescence la question coloniale. Telle
une nuée de criquets, partout où elles passent, elles amènent la
dévastation. Elles ne fécondent rien, elles pondent la dissension et
le malaise entre les frères et les sœurs.
L’establishment ou une partie de celui-ci met en avant des losers
professionnels dont le seul métier est d’être Arabes et Noirs.
Protégés de toute critique sérieuse, ils se croient talentueux et
défilent à la télévision, grisés par leur « victoire » idéologique. Ces
nigauds se prennent pour Martin Luther King alors qu’ils sont les
paladins du système. Ce sont des talents sur pilotis. Vous leur
enlevez leurs parrains, ils s’écroulent.
Ce livre est un antidote au poison distillé par ces apôtres de la
mauvaise foi. Il prétend offrir une synthèse dépassionnée de la
colonisation française. Il propose d’aller au fond des choses sans se
perdre dans les querelles d’historiens. Il est conscient que la société
cherche des réponses audacieuses à des questions décisives. Des
réponses exprimées clairement et sans que l’auteur ne se drape
derrière une fausse neutralité.
Il est habité par l’urgence de tourner la page pour se consacrer
corps et âmes à ce qui importe, c’est-à-dire à la mission véritable de
cette génération.
Tourner la page ne veut pas dire effacer l’oppression et l’injustice,
ni monter la garde autour des traumatismes. Il s’agit de s’élever à la
hauteur des faits pour les regarder les yeux dans les yeux, sans
ramper par terre comme un animal blessé ni se placer en surplomb
tel un demi-dieu arrogant. Agir et penser comme un adulte, tout
simplement.
Que l’on me traite de collabo ou de traître. Peu m’importe. Je
préfère livrer le combat de mon époque que de m’approprier les
luttes de ceux qui sont morts et enterrés. Mon arrière-grand-père a
guerroyé contre la France lors de la conquête du Maroc, il a perdu,
la messe a été dite. Ses fils sont passés à autre chose, ils ont
travaillé, fait des enfants et attendu la bonne occasion pour se
rebeller, elle ne s’est pas présentée, tant pis. Parmi eux, mon
père qui a été le seul de sa famille à fréquenter les bancs de l’école
communale. Il s’est ensuite faufilé dans le lycée français de
Marrakech, interdit aux musulmans à l’époque. Il y a obtenu son
baccalauréat en 1956 l’année où la France annonçait son départ du
Maroc. Sans tergiverser, il s’est mis au travail pour le compte des
nouvelles autorités marocaines. Avec des bouts de ficelle, il a fait
des miracles dans son domaine : l’audiovisuel. Mon père n’a jamais
songé à demander des réparations à la France ou à lui attribuer ses
difficultés.
Je n’ai pas le droit de rouvrir les blessures que mes ancêtres ont
cicatrisées.
Cet ouvrage risque de déplaire à quelques historiens qui diront
que je n’ai pas leurs diplômes, donc que je manque de légitimité. Il
risque également d’irriter certains militants, de gauche comme de
droite, qui n’y trouveront pas le manichéisme qui permet de
distinguer les bons des méchants, avec un coup de baguette
magique.
Je réponds préventivement à ces deux critiques que je suis un
simple citoyen qui n’a pas de temps à perdre. Il faut en effet sauver
la France. Or, ni les historiens ni encore moins les militants n’ont
apporté un récit qui puisse désactiver la question coloniale et en
neutraliser les effets toxiques. Pour combler le vide et répondre à
l’urgence, il est licite qu’un homme normal tente de se rendre utile à
ses semblables en explorant, malgré ses limitations, un champ aussi
complexe que celui de la colonisation. Au fond, il ne s’agit rien
d’autre que de faire revivre l’idéal de l’honnête homme dont la
France s’est malheureusement éloignée, ensorcelée par deux
imposteurs : l’intellectuel mondain qui produit de la posture et
l’expert spécialisé qui produit du bruit. L’honnête homme, lui, est un
généraliste qui travaille et qui n’a pas peur d’aller au fond des
choses. Il est souverain, car il revendique et exerce sa capacité à
apprendre par lui-même. Comme l’homme d’entreprise, il est tendu
vers l’action qui résout les problèmes et crée de la valeur. Pour le
dire autrement, l’honnête homme ne prospère pas sur le malaise, il
préfère se rendre utile.

Quelques précisions à propos de la méthode 

Pour des raisons de lisibilité et de simplicité, ce livre se limite à la


colonisation française la plus proche de nous, celle qui a englouti
l’Indochine, le Maghreb et une grande partie de l’Afrique noire. Elle
démarre à la prise d’Alger en 1830, se termine en 1962 et projette
ses ramifications jusqu’à l’époque actuelle.
D’autres territoires ont été saisis par la France dans les siècles
antérieurs, dont la Réunion, la Guyane et les Antilles. Quoique cette
histoire soit fascinante à plus d’un titre, je me garderai de l’effleurer,
car les colonies acquises par l’Ancien Régime ont participé d’une
logique tout à fait différente de celle qui a animé la colonisation
après la Révolution. Elles sont le fruit d’une vision mercantiliste du
monde, orientée vers la promotion des intérêts des négociants et
des planteurs. Avec la prise d’Alger en 1830, démarre une
colonisation d’un autre type, qui ne joue pas franc jeu et qui
dissimule ses motifs véritables derrière des éléments de langage
comme la mission civilisatrice. Les Rois de France avaient au moins
le mérite de ne pas travestir les motivations réelles de leur politique
coloniale. Nous y reviendrons amplement dans ce livre.
Nous négligerons l’expérience syrienne et libanaise, conscients
qu’il s’agit d’une histoire à part dans l’histoire générale de la
colonisation française. De même, les comptoirs français en Inde,
minuscules et excentrés par rapport à la vie globale de l’empire, ne
seront pas au menu de cette étude. Que le lecteur veuille bien nous
pardonner ce parti pris.
Le plan suit une perspective chronologique, facile à accompagner.
• Première partie : le mythe du paradis perdu
• Deuxième partie : aux origines d’une idée folle (1830-1905)
• Troisième partie : une mauvaise affaire (1905-1954)
• Quatrième partie : une formalité nommée décolonisation (1954-
1962)
• Cinquième partie : l’empire contre-attaque (des années 1960 à
nos jours)
• Sixième partie : Que faire ? Pleurer le passé ou sourire à l’avenir
?

L’étude se prolonge donc au-delà des années 1960, la


colonisation s’étant diluée dans notre histoire immédiate. Elle a pris
le visage de rapports de domination et de solidarité inédits, aux
conséquences incalculables (et non calculées).
Au cours de l’élaboration de ce livre, je me suis fait violence pour
éliminer ou du moins atténuer mon biais profrançais. Je ne suis pas
sûr d’y être parvenu. En tout cas, j’ai changé d’avis à plus d’un titre,
notamment en ce qui concerne l’Algérie où je suis bien moins
indulgent avec la France que je ne l’étais au commencement de ma
démarche. Changer d’opinion est un luxe accessible à celui qui a le
temps d’étudier et de se documenter. Exercez-le et n’ayez pas peur
de faire amende honorable. Puisse ce livre vous aider dans ce sens.
Enfin, gardons une dose d’humilité au moment de juger des faits
accomplis par d’autres que nous et à une autre époque que la nôtre.
S’il est souhaitable de cultiver un sens aigu du Bien et du Mal, il
serait malvenu de distribuer des bons et de mauvais points à des
personnages qui ont fait preuve d’un courage, d’une résilience et
d’une culture qui ne sont pas le lot du commun des mortels.
Attention à ne pas verbaliser des géants du haut d’un strapontin.
Les termes indigènes et autochtones seront utilisés dans leur
acception originelle, sans aucune charge péjorative. Quand j’écris
noir, arabe et jaune, je me réfère à une race et à une couleur de
peau, je ne rabaisse ni n’exalte personne.
PARTIE I :

LE MYTHE DU PARADIS PERDU


La banalité du fait colonial

« Le monde a toujours été partagé de la sorte


entre des peuples heureux, oubliant dans la
prospérité les vertus solides qui ont fait leur
gloire, et d’autres dont l’existence moins facile et
plus rude contribue puissamment à développer
les appétits et les ambitions ».
Paul Boudet

Posons le cadre

La colonisation est un sujet propice aux contresens et aux fausses


vérités. En effet, il n’y a pas une seule colonisation, mais plusieurs
sortes de colonisation, chacune changeant d’aspect d’une époque à
l’autre et d’une région à l’autre. Les colonisations ibériques par
exemple n’ont pas grand-chose en commun avec la colonisation
française. De même, coloniser les Antilles au temps de Louis  XIV
diffère totalement de coloniser l’Indochine sous la Troisième
République. Et au sein d’une colonie en particulier, l’expérience du
colonisé change selon son lieu de vie. Un habitant des hauts
plateaux du Tonkin n’a presque aucune chance de croiser un
fonctionnaire français, contrairement à ses congénères des grands
centres urbains comme Saigon ou Hanoi. D’un endroit à l’autre, la
pression exercée sur l’indigène peut changer du tout au tout. Les
hommes de mon village, Bhalil situé à 20 km de Fez, n’ont presque
pas connu la France durant les 44 ans qu’a duré la colonisation. À
l’inverse, leurs voisins de Séfrou, trois kilomètres plus bas, ont été
occupés par une garnison militaire, une mairie, un centre de
perception et ont dû cohabiter avec des voisins européens.
Il est donc presque impossible de faire des généralités sur le fait
colonial. Tout dépend de l’empire (français, espagnol, britannique,
russe, japonais…), du lieu exact et de l’époque (le départ d’un
administrateur honnête et son remplacement par un petit chef
enragé peut renverser la donne). D’où la difficulté de l’exercice
auquel nous nous proposons de nous atteler, d’où bien sûr aussi la
tentation du manichéisme.
Cela dit, certains éléments fondamentaux sont faciles à
appréhender. Ils nous serviront de cadre général et d’antidote au
vertige qui menace tout observateur, placé devant un phénomène
aussi variable que liquide.
Lors de la seconde moitié du XIXe  siècle, l’homme blanc a pris
possession de l’Afrique et d’une grande partie de l’Asie, projetant
ses armées et ses populations très loin de leur métropole. En soi, ce
n’est pas la première fois que des Européens se lancent à l’assaut
du monde, les Ibériques ont dès le XVIe  siècle pris possession des
Amériques et de plusieurs territoires en Asie. Mais, l’ampleur et
l’intensité du mouvement impressionnent : en l’espace d’une
vingtaine d’années, entre 1880 et 1900, la France, l’Allemagne et la
Grande-Bretagne se partagent l’essentiel de l’Afrique. Impressionne
aussi la multiplicité des acteurs qui participent à la curée : les États-
Unis sont de la partie, ils s’emparent des Philippines en 1898 ; les
Italiens s’activent aussi, tout comme les Belges ou les Japonais. Si
le Japon ne fait pas partie du monde blanc, il est le premier pays non
européen à assimiler la civilisation industrielle et technique, conçue
en Europe. Elle lui donne la recette de la puissance militaire et
économique et donc un avantage décisif sur ses voisins. Dès les
années 1890, il prend pied à Taiwan et en Corée, nous connaissons
tous la suite : expansion en Mandchourie puis en Chine dans les
années 1930, etc.
Dans cette boulimie tous azimuts, retenons quelques dates
incontournables qui jalonnent l’asservissement d’une grande partie
de l’humanité : 1860, 1885 et 1898.
Le 18 octobre 1860, Français et Anglais, coalisés, mettent à sac le
Palais d’Été de Pékin, lieu de villégiature des empereurs chinois.
Épisode tragique qui clôt la seconde guerre de l’opium (1856-1860)
où la Chine a été vaincue. Elle doit céder plusieurs portions de son
territoire, ouvrir ses ports au commerce extérieur, payer des
indemnités financières et permettre l’œuvre des missionnaires
chrétiens en tout point de son empire. La brutalité affichée par les
troupes européennes témoigne d’un extrême mépris pour l’ennemi
auquel on ne ménage aucune sortie honorable. Elle révèle aussi un
énorme appétit de conquête, décomplexé et insatiable : l’on veut le
butin, la gloire et les territoires.
En 1885, les Européens réunis en conférence à Berlin définissent
les règles du jeu du partage de l’Afrique. Contrairement à ce qui est
retenu couramment, à Berlin l’Afrique n’a pas été dépecée : les
règles de son dépeçage ultérieur ont été édictées clairement et
effrontément. L’enjeu était d’éviter une montée des tensions voire un
conflit armé entre les puissances européennes à cause de l’Afrique.
Certaines contrôlaient une mince frange littorale et ambitionnaient
d’y annexer les régions de l’intérieur sans avoir à les conquérir de
fait, par une sorte de droit de préférence. C’était notamment le cas
de l’Angleterre, du Portugal et de la France. À  Berlin, a été établi
qu’il était nécessaire d’occuper effectivement un territoire avant de le
revendiquer. A été défini aussi un mécanisme d’échange
d’information entre Européens qui devaient s’informer les uns les
autres des occupations réalisées et des traités conclus avec les
populations locales.
Enfin, il est utile de souligner que les États-Unis, si prompts à
donner des leçons d’anticolonialisme à la France après 1945, ont
eux aussi participé à la course aux colonies. En 1898, ils ont chassé
les Espagnols de Cuba, de Puerto Rico et des Philippines. Ils ont
remplacé une puissance coloniale ancienne, catholique et
monarchiste, par une puissance moderniste, protestante et
républicaine. Un peu plus tard, ils prendront pied au Canal de
Panama (1914) et en République dominicaine (1916).

Après tout, qu’est-ce coloniser veut dire ?

La colonisation est certainement une grammaire universelle,


comprise de tous les peuples. Comme le sexe, l’argent et la
violence, elle fait partie des langages qui n’ont pas besoin de
traduction pour parler à l’être humain et l’atteindre en ce qu’il a de
plus humain : sa volonté de dominer et sa disposition à obéir à plus
fort que lui.
Il est très aisé de comprendre ce que la colonisation veut dire.
Partout où il y a inégalité entre les peuples, il y a domination. Dès
que deux pays, deux cultures, deux communautés entrent en
contact, elles se jaugent immédiatement et spontanément et se
projettent dans un rapport de force. Le plus fort ou celui qui se croit
le plus fort cherchera toujours à dominer donc à opprimer l’autre.
L’oppression peut prendre plusieurs formes : le commerce dont les
termes seront désavantageux à la partie la plus faible, l’extorsion
(paiement d’un tribut), la dépendance ou la vassalité, et bien sûr la
colonisation pure et simple.
L’altérité appelle la domination. Dès que je découvre l’existence
d’un autre, j’évalue mes chances de le dominer. Ce moment survient
bien avant le désir de le connaître et de l’étudier. Triste réalité de la
condition humaine : la volonté de puissance précède la soif
d’apprendre.
Les Arabes et les Berbères ont conquis la péninsule Ibérique au
VIIIe siècle sans avoir la moindre idée de sa culture, de ses us et de
ses coutumes. Plus tard, Espagnols et Portugais ont évincé les
Amérindiens avant de s’intéresser à leurs civilisations et à leurs
singularités. De même, Napoléon a commencé par soumettre les
Égyptiens avant de confier aux savants français l’étude des
pyramides et des hiéroglyphes.
Ainsi, au XIXe siècle, Français, Belges, Britanniques, Russes et
Allemands se sont jetés sur les parties du globe où existaient une
altérité qu’ils percevaient comme inférieure sur le plan militaire et
économique, mais dont ils ignoraient jusqu’à la géographie la plus
élémentaire. Ils étaient mus par le réflexe qui naît de la constatation
de l’inégalité : je m’empare de ce qui est disponible et de ce qui est
mal défendu.
Bien entendu et nous le verrons plus tard, d’autres facteurs
président au formidable effort expansionniste de la France. Mais rien
de cela n’aurait eu lieu, aucune conquête n’aurait été envisagée, si
les Français savaient que de l’autre côté de la mer s’élevaient des
puissances capables de dissuader les conquérants. Aussi, se sont-
ils gardés d’avancer en Amérique latine, chasse gardée des États-
Unis qui l’ont sanctuarisée contre toute ambition qui ne soit pas la
leur. La seule exception à la règle correspond aux années 1860
lorsque Napoléon  III envoya une force expéditionnaire au Mexique,
au moment où les Américains étaient trop occupés par la Guerre de
Sécession pour surveiller leur pré carré.
L’avantage sur le plan technique, militaire et financier se confond
avec un sentiment de supériorité. L’on considère que sa civilisation
(religion, valeurs, habitudes) est supérieure à celle des peuples
subjugués et on trouve dans cette prépondérance la justification du
fait colonial. Et il est vrai que les civilisations de l’Afrique et de l’Asie
n’ont pas inventé la révolution industrielle ni ouvert la voie à la
révolution scientifique et technique. Elles n’ont pas effectué la mise à
jour nécessaire des mentalités individuelles et collectives. Résultat,
elles sont « responsables » de la colonisation, ayant rendu les
sociétés dont elles avaient la charge colonisables. Cette mise à jour
n’est toujours pas au rendez-vous aujourd’hui, autrement on ne
parlerait pas de pays émergents ou en voie de développement. On a
beau déverser les investissements et l’aide au développement au
Niger, au Pakistan et à Haïti : rien ne pousse, car la civilisation locale
refuse le changement. Or, une civilisation est souveraine, elle a le
dernier mot toujours, elle fait ce qui lui plaît quand cela lui convient.
Elle a aussi son rythme qu’elle est seule à fixer, avec ses hauts et
ses bas. L’Afrique noire, tellement faible et divisée que les
Européens subjuguent au XIXe  siècle, avait donné lieu jadis à des
empires brillants aux réserves d’or infinies. Mali, Songhaï, Ghana,
plusieurs empires africains ont rayonné au loin, mais leurs lumières
étaient bien éteintes. L’homme blanc a trouvé face à lui des
populations mal gouvernées, misérables et incapables de former un
front uni pour résister, nous y reviendrons plus tard. Contrairement à
ce que dit la doxa, aucun empire merveilleux n’a été détruit par
l’avancée coloniale du XIXe siècle, que ce soit en Afrique ou en Asie.
Des poches de raffinement ont été défaites et écrasées, mais rien
qui puisse évoquer une forme politique capable d’articuler une
économie solide, une armée robuste et une population déterminée.
En Indochine, la Cour de Hué était certainement bien plus civilisée
que les soldats français venus l’assiéger dans les années 1880,
mais elle n’avait d’emprise que sur l’enceinte emmuraillée qui abritait
ses fastes. De même au Maroc ou au Bénin, les cours royales
étaient le dépositaire d’une tradition remarquable, qui n’était plus
que la pâle copie du foyer politique et culturel allumé par les
anciens.
Oui, bien entendu, la civilisation européenne était supérieure à
l’époque. L’est-elle encore aujourd’hui au moment où ce livre est
publié ? Il y a de quoi en douter. La Chine en revanche a mis à jour
sa civilisation, elle n’est plus inférieure à qui que ce soit. Nous
pouvons à ce propos formuler mille et une critiques (droits de
l’homme, environnement,  etc.), mais il est impossible de nier la
révolution intellectuelle et morale accomplie par l’Empire du Milieu. Il
a remplacé la faiblesse et la division par l’unité et la puissance. De là
à imaginer la Chine nous coloniser demain sous une forme ou une
autre, pourquoi pas ? En effet, l’être humain colonise comme il
respire.

La France n’a pas inventé la colonisation

La colonisation est le péché originel de l’humanité. Il n’y a pas un


seul endroit sur Terre qui y ait échappé à un moment ou un autre de
son histoire. Personne n’est l’autochtone absolu, le premier arrivé
sur une terre vierge : à l’origine, il y a eu un rapport de force, un
contentieux, une poussée qui a expulsé les uns et installé les autres.
Tout acte de propriété garde les vestiges d’un acte de force plus ou
moins subtil et enterré dans les décombres du passé. Il y a 1500
ans, les Anglo-Saxons ont chassé les Celtes d’Angleterre les
repoussant vers le Pays des Galles, l’Écosse et l’Irlande. Un peu
plus tard, les Arabes ont éradiqué Carthage et pris sa place dans
l’actuelle Tunisie. Et quand les Américains ont envahi les Philippines
en 1898, ils se sont rendus qu’ils n’étaient qu’un visiteur de plus
dans un pays qui est lui-même le reflet d’une colonisation malaise
qui a chassé les habitants premiers nommés negritos. Ces derniers,
reliques vivantes d’une population défaite, vivaient confinés encore à
l’époque dans les zones de montagne, là où la misère était la plus
pressante, loin des plaines rizicoles et des comptoirs commerciaux
de la côte.
Aucun des États membres de l’Organisation des Nations Unies ne
peut se prévaloir d’être innocent du crime colonial qui consiste à
spolier une population première de son territoire et de sa
souveraineté. Le vol est suivi soit de l’éradication pure et simple de
la victime, soit de son expulsion ou bien de son asservissement. Au
XVIIIe et XIXe siècle, les Peuls ont envahi les territoires du Fouta Jalon
(Guinée Conakry actuelle) établissant leur souveraineté là où
vivaient des peuples plus doux et moins déterminés, ils leur ont
imposé le paiement d’un tribut, reflet de leur humiliation, et ont
prélevé parmi eux des captifs promptement expédiés en Afrique du
Nord pour y servir d’esclaves. Les explorateurs européens qui
s’aventuraient dans le Sahara au milieu du XIXe ont croisé ces
malheureux, hommes et femmes, enfants parfois : « Une caravane
de quatre à cinq cents esclaves, surtout de jeunes filles et des
enfants de moins de douze ans, portant sur la tête 12 à 15  kg
imposés par les Tibbous (Toubous du Tibesti), leurs conducteurs.
Les esclaves sont tous enchaînés par le cou et une lanière qui,
partant du collier, vient se rattacher à leur main droite… ».1

Dominer et peupler

La colonisation marche sur ses deux pieds : la domination et le


peuplement. Parfois, la domination précède le peuplement ou
l’inverse, mais dans tous les cas le fait colonial met en œuvre un
transfert du pouvoir politique et un transfert de population.
On peut coloniser par le bas, silencieusement. Il suffit d’envoyer
son excédent démographique vers des territoires vides ou qui
appartiennent à autrui. Le royaume annamite (l’ancêtre du Vietnam
actuel) a incité ses renégats et ses marginaux à s’installer dans le
pays khmer voisin. Le processus a occupé le XVIIe, le XVIIIe et une
partie du XIXe siècle, il a abouti par la force du fait accompli à la
conquête de Saigon et d’une partie du Cambodge, possessions
historiques du peuple khmer.
On peut aussi conquérir par le haut, avec les canons et les traités
diplomatiques. Méthode suivie par les Européens, les Japonais et
les Américains au XIXe siècle. Méthode adoptée également par les
Égyptiens qui, en collaboration avec les Anglais, ont conquis le
Soudan dans les années 1820. En effet, les Arabes ont eu une
activité coloniale, jusqu’à la période récente. Zanzibar, au large de la
Tanzanie, garde encore les traces de la domination omanaise qui n’a
été rompue qu’en 1861 !
Dans la colonisation par le haut, le transfert de population succède
à la confiscation de la souveraineté. Une fois le nouvel ordre établi,
l’on envoie sur place les acteurs de l’écosystème colonial : les
fonctionnaires, les colons qui prennent possession des campagnes,
les entrepreneurs et commerçants qui animeront les villes, les
religieux, sans oublier les petits métiers indispensables (tailleurs,
cordonniers, bijoutiers, etc.). En vérité, il y a toujours une pénétration
humaine avant la prise du pouvoir, mais elle est habituellement
discrète et réservée. Ce sont les commerçants, les diplomates, les
conseillers militaires ou les ingénieurs délégués auprès des autorités
indigènes pour les aider dans les grands travaux, ce sont aussi les
espions de toutes sortes… Toutefois, ces contingents sont
insignifiants au regard des flux qui démarrent après le transfert de la
souveraineté.
Un empire peut être considéré comme un portfolio d’actifs de
différentes sortes, et que l’on peut classer en trois catégories
principales : les colonies de peuplement, les colonies d’exploitation
économique et les points d’appui stratégique. Bien entendu, il est
possible de mêler tous ses traits dans le même cas de figure.
À l’exception de l’Algérie, la France n’a jamais pratiqué la
colonisation par le peuplement. Elle ne le pouvait pas, car elle
manquait de candidats, la natalité étant assez faible en métropole.
En Algérie, on a donc fait appel aux Portugais, aux Espagnols, aux
Italiens, aux Grecs et aux Maltais, entre autres peuples à fort
excédent démographique.
Le « concept » colonial retenu par la France correspond à
l’exploitation économique (la fameuse mise en valeur). Plus tard,
nous verrons que l’exploitation n’était souvent qu’un vœu pieux par
manque de richesses à accaparer.
Dans de nombreux cas, les grandes colonies vouées à
l’exploitation économique comme le Sénégal et l’Indochine n’étaient
au début que de minuscules postes d’observation militaires, doublés
d’une escale pour les voyageurs. On faisait le plein d’eau potable à
Saint-Louis, Dakar et à Haiphong, on y faisait aussi du commerce
avec les royaumes environnants. Ces endroits étaient de véritables
« balcons » sur l’Afrique noire, la Chine ou encore la Malaisie dont le
commerce faisait rêver plus d’un.
Petit à petit et pour des raisons que nous expliciterons en temps
voulu, ces comptoirs et autres casernes fortifiées ont été le point de
départ d’une progression implacable vers l’intérieur, en direction des
montagnes, des forêts et des déserts.

____________________
1. Tableau saisi par Eric Vougel, un voyageur allemand, qui croisa cette caravane maudite dans le Fezzan
libyen. Voir : Boulevert, Yves. Explorations en Afrique Centrale 1790-1930. Y. Boulevert, 2019.
Le Maghreb était un coupe-gorge misérable

« Aussi combien ai-je vu de Marocains revenant


d’Algérie, envier le sort de leurs voisins : il est si
doux de vivre en paix ! qu’on ait peu ou qu’on ait
beaucoup, il est si doux d’en jouir sans
inquiétude ! Les routes sûres, les chemins de fer,
le commerce facile, le respect de la propriété,
paix et justice pour tous, voilà ce qu’ils ont vu
par-delà la frontière. »
Charles de Foucauld,

À entendre les éminents spécialistes qui officient dans les médias


autorisés, l’Afrique était bonne et pure avant la colonisation et c’est
la France qui l’aurait corrompue. L’Algérie et le monde arabe étaient
des oasis de culture et d’humanisme et c’est la France qui les aurait
transformés en un désert intellectuel. L’Indochine était sur le point
d’envoyer un satellite en orbite, mais l’apparition du corps
expéditionnaire français aurait définitivement compromis le
programme spatial annamite…
Ô France jalouse et venimeuse, capable de ruiner la destinée de
dizaines de millions d’êtres humains, détraqués à jamais !
Ô France, mère de tous les maux, impitoyable destructrice de la
virginité et de l’innocence !
Ô puissance maléfique qui a subjugué des êtres parfaits associés
à leurs semblables dans l’harmonie et la joie de vivre ensemble.
Comme il est facile de t’accuser de toutes les calamités, comme il
est doux de croire au mythe du bon sauvage !
N’en déplaise aux rêveurs et aux ingénus, l’Histoire est têtue.
Nulle part la France n’a-t-elle interrompu une quelconque époque
dorée où tout allait bien dans le meilleur des mondes. Partout, elle a
mis les pieds dans des contrées désolées par l’injustice et la
pénurie.
Les peuples du Maghreb, d’Afrique et d’Asie n’ont pas attendu la
France pour mordre le fruit interdit et subir la malédiction. La
condition humaine dans le « monde libre » était déjà ce qu’elle est
aujourd’hui, celle d’une pomme tombée au sol depuis longtemps et
pénétrée en profondeur par la vermine.
En réalité, les tares du monde précolonial sont aussi
scandaleuses que les crimes de la colonisation. Je vous propose
d’en faire un survol bref, mais sincère, en commençant par le
Maghreb.

Pauvreté, arbitraire et arriération

Si mes parents et surtout mes grands-parents ont connu


l’oppression coloniale, mes arrière-grands-parents et mes ancêtres
avant eux ont éprouvé les affres du sous-développement le plus
abject.
Le Marocain au début du XXe siècle, c’est-à-dire du temps où le
Maroc était encore un pays libre, est un être tourmenté par la
pénurie et la saleté. Il a passé son enfance et son adolescence la
tête rasée pour ne pas donner de prises aux tiques et aux poux. Il
habite sous la tente ou une maison en pisé sujette aux invasions des
parasites. Il mange de la viande (de mouton) une fois par an à l’Aid
El Kebir, le reste du temps son régime se résume à du pain de
seigle, de l’huile et des olives. Sa peau est sèche et traversée de
callosités et de crevasses profondes aux pieds, qu’il a d’ailleurs
déformés à force de marcher dans des chaussures qui le blessent
(quand il en a). Sa colonne vertébrale est courbée par le poids des
charges qu’il transporte depuis son âge le plus tendre : énormes
bassines d’eau pour les femmes entre la fontaine et le foyer, bottes
de foin ou sacs de jute remplis de fruits et légumes pour les
hommes. Il sent mauvais, car il se rend au hamam une fois par mois,
et encore, il fait ses besoins dans des trous qui la nuit sont
fréquentés par les vipères et les scorpions. Comme son âne et son
mulet, il parcourt plusieurs kilomètres par jour entre son champ et le
souk où il vend ses maigres surplus quand il en a c’est-à-dire quand
il a plu et que les sauterelles ont épargné ses cultures.
Il a constamment peur. Disette, criquets, lèpres et maladies de la
peau, typhus, dysenterie, que des menaces sérieuses et pressantes
contre lesquelles il ne peut rien ou pas grand-chose. Chaque famille
marocaine a enterré ses enfants : bébés, enfants et jeunes hommes
et femmes, fauchés par la maladie et le manque de soins. Il n’y a
pas d’hôpital que ce soit en ville ou à la campagne. La magie et la
superstition sont le seul recours du Marocain. Et la prière bien sûr.
Il connaît parfaitement sa place dans la société. Et de sa
soumission dépend sa survie. Il baise la main du notable qui lui jette
des miettes aux grandes fêtes religieuses, il se jette au pied du caïd
qui le protège contre les brigands et le défend face au juge (cadi)
qui, en cas de contentieux, penche toujours du côté de celui qui lui
graisse la patte.
Il n’a pas le choix. Quand bien même voudrait-il vivre dignement, il
serait vite rappelé à l’ordre par l’arbitraire général qui gouverne la
société. Gouverner le Maroc est synonyme de spoliation, d’injustice
et de violence. Tout seul, l’individu ne vaut rien. Isolé, il perdra sa
terre et son bétail, sa femme et tous ses biens. Il a besoin d’un
patron qui assurera sa protection en cas de coup dur. La société est
ainsi organisée autour de la relation patron client, seule assurance
de mener une vie sans grande indignité. Le patron est un caïd, un
chef de tribu, un membre de la famille régnante. Il faut se rappeler à
son bon souvenir en lui faisant des offrandes pour qu’il ne vous
oublie pas, il faut participer à ses querelles pour qu’il garde de vous
un souvenir favorable, il faut partager ses joies (naissances,
mariages) et pleurer ses malheurs (deuils, disgrâces, mauvaises
récoltes), il faut surtout travailler à l’œil pour lui pour récolter les
fruits de son verger ou refaire les routes et les chemins à sa
demande. On n’a pas le choix, car l’État est minimal, il est même
absent la plupart du temps.
Au début du XXe siècle, l’État marocain est réduit à la portion
congrue, il a peine de quoi se défendre contre les agressions
étrangères et subvenir à quelques fonctions régaliennes dont la plus
importante est de lever l’impôt. Ne payent l’impôt que les soumis, les
humiliés que l’État parvient à subjuguer. La taxe est donc une
extorsion et non une contribution censée financer un service public.
Tout ce qui peut alléger la souffrance et rendre un peu moins indigne
la condition humaine est confié aux Habous, une institution
religieuse qui offre des services de santé, nourrit les nécessiteux et
enseigne à lire et à écrire. Elle est financée par les donations des
fidèles, l’État lui s’en lave les mains et laisse faire.
Si l’homme va mal, la femme a un sort plus lamentable encore.
Elle n’est rien. Un butin dans les razzias qui éclatent de temps en
temps quand une tribu perd sa récolte à cause de la sécheresse et
décide de mettre ses voisins à sac. Une marchandise que l’on
achète en versant une dot à sa famille : quelques kilogrammes de
sucre et un animal de trait suffisent souvent. Un enfant éternel
constamment sous tutelle : celle du père jusqu’à ses douze ans puis
celle du mari pour le reste de la vie. D’ailleurs, le mari elle le connaît
au dernier moment, lorsqu’elle débarque au domicile conjugal. Elle a
intérêt à être vierge sinon on la renvoie à l’expéditeur chez qui elle
commencera une nouvelle étape de sa vie, malheureuse et aigrie,
dans la peau d’une femme souillée dont personne ne voudra.
L’enfant lui n’existe pas en tant que tel. C’est une bouche à nourrir.
On le livre à lui-même lorsque les adultes vont cueillir les olives ou
moissonner le blé et l’orge. Il lui arrive de tomber dans le puits par
mégarde ou de s’ouvrir la tête en dévalant à grandes enjambées les
escaliers en pierre lisse du village : il faut bien qu’il joue et les
enfants ne connaissent pas la peur. Et quand il n’est pas malade ou
blessé, il est sale, crotté, les yeux larmoyants par un accès de
conjonctivite.
Devant un tel abandon, les hommes et les femmes trouvent refuge
chez le marabout. Ce n’est pas pour rien que le pays est couvert de
mausolées entourés de quelques arbres d’ombrage tels les pins
parasols, les caroubiers et les figuiers. Sidi Abdellah à Bhalil, Sidi
Yahya au Gharb, Sidi Bouknadel près de Salé, Sidi Bouzid vers
Casablanca, Moulay Idriss Zerhoune dans la ville du même nom,
Moulay Brahim près de Marrakech,  etc. On y trouve un refuge
momentané dans la prière, mais aussi dans la complainte. En effet,
le marabout lui-même, quand il est encore de ce monde, sert
d’intermédiaire entre les faibles et les puissants, entre les opprimés
et les oppresseurs. Même la pire des crapules craint sa malédiction
et aspire à sa bénédiction (la fameuse baraka).
Telle est la société que les Français ont colonisée en 1912, un
enfer pour l’homme, un puits sans fond pour sa dignité.
Le sort du Marocain ne diffère pas de celui de l’Algérien ou du
Tunisien. Toute l’Afrique du Nord, du  Caire à Marrakech, était une
seule et même misère. Çà et là, des micro-poches de civilisation
éclairent d’une lumière faible : Fez et un chapelet de villes
marocaines fortifiées et fermées à clef la nuit par peur des pillards
(comme Tétouan, Salé ou Meknès), Constantine et Tlemcen en
Algérie, Kairouan en Tunisie. Et encore, au sein de ces villes, c’est
une minorité de lettrés et de bourgeois qui cultivent, presque en
cachette, un savoir-vivre doux et raffiné. Ils sont issus de
l’Andalousie qu’ils ont quittée après 1492 et surtout 1609, date à
laquelle les catholiques ont expulsé sans ménagement tous les
musulmans. Ils sont aussi les représentants de vieilles familles
citadines qui étudient la religion et la langue arabe de génération en
génération depuis le Xe siècle. Des diasporas intérieures exilées au
fond des villes, réfugiées dans leur culture et leur imaginaire.
Chaque ville a son ghetto, le mellah, un quartier où les juifs sont
assignés à résidence. Un espace confiné que les autorités
verrouillent quand bon leur semble. Ne pouvant vivre ailleurs, les
juifs ajoutent des étages aux demeures existantes pour faire de la
place aux familles qui s’accroissent et aux ménages qui se forment.
À l’extérieur du mellah, les juifs sont en danger, vulnérables aux
brimades des musulmans et aux attaques des brigands. Le ghetto
lui-même n’est pas à l’abri des grandes insurrections populaires
comme celle de Fez en avril  1912 où plus de 10 000 juifs ont été
massacrés par la populace.
Les israélites du Maghreb parlent l’arabe, se sentent Marocains,
Algériens et Tunisiens et contribuent à la vie culturelle embryonnaire
qui subsiste dans les villes. Peu importe, ils sont le souffre-douleur
d’une population qui passe ses nerfs sur les plus faibles dès que
l’autorité vacille, il suffit d’une absence ou d’une faiblesse du sultan
(Maroc) ou du Turc (Algérie, Tunisie) pour que le pogrom soit
annoncé.
Ces poches de civilisation urbaines, andalouses, arabes et juives,
assistent, plusieurs fois par an, à l’arrivée des caravanes en
provenance du Sahara, des colonnes de plusieurs centaines de
chameaux qui ont mis deux mois pour relier Tombouctou à Mogador,
Fez ou Tripoli. Chargées de leur cargaison humaine, des enfants
noirs, des femmes noires et des mâles noirs que l’on a castrés en
cours de route. Triste spectacle d’une Afrique noire vendue à la
découpe par les trafiquants arabes et berbères.
Il y eut une traite négrière arabo-berbère, musulmane et
maghrébine. Elle a saigné l’Afrique subsaharienne tout autant que la
traite atlantique voire plus. Au XIXe, les Maghrébins ont prélevé
1,2  million de noirs environs dont une partie a été « perdue » en
cours de route (un taux de mortalité de 20 % au maximum) en raison
des terribles conditions de la traversée du désert. Le « prélèvement
» des captifs se faisait par l’achat auprès de trafiquants africains ou
bien par le moyen de razzias terribles opérées conjointement par les
cavaliers maghrébins et leurs complices africains1.
Autant d’ignominies sont commises au nom du racisme invétéré
dont les Noirs sont victimes. Un racisme que l’Islam n’a pas pu
atténuer, loin de là. Certains érudits musulmans justifient même
l’esclavage et la traite par la malédiction de Cham, un récit tiré de
l’Ancien Testament et qui a été réinterprété dans le sens d’une
condamnation des Noirs à l’asservissement. Selon la Bible, Noé
aurait maudit son petit-fils Canaan, fils de Cham, en ces termes : «
Maudit soit Canaan ! qu’il soit l’esclave des esclaves de ses frères !
». Cet épisode, réécrit au service de la suprématie arabe et berbère,
a suffi à rendre légitime, voire désirable, le calvaire de l’homme noir
en Afrique du Nord. Il n’y a pas eu de mouvement abolitionniste au
Maghreb, l’esclavage allait de soi et la cause des Noirs était une
cause perdue, car « les esclaves étaient considérés comme une
sous-catégorie de bétail dont la caractéristique était l’usage de la
parole et la pratique du jeûne »2.
Jusqu’au début du XXe siècle, le Maroc recevait chaque année
entre 1 000 et 5 000 captifs noirs. À Fez, les familles aisées avaient
leur « provision » d’esclaves de maison d’origine subsaharienne. Il
en va de même dans les milieux bourgeois d’Alger, Tlemcen et Tunis
au XIXe : partout, le patriarche disposait, en plus de ses femmes,
d’esclaves noires voire caucasiennes3.
La femme noire occupe dans l’imaginaire de l’époque la place de
la concubine, une amante légitime (puisque l’Islam l’autorise) qui
n’offre que des avantages : puisqu’il est possible de l’acquérir et de
s’en débarrasser sans courroucer un beau-père ou ruiner une
alliance familiale. Le rebelle Bou Hmara, capturé et abattu en 1909
(livré à un lion dans sa cage), s’était constitué un harem multiracial
(en plein maquis) où l’on comptait une vingtaine de femmes noires.
Le « DRH » de ce harem était un esclave noir, eunuque, nommé
Djilali Addoukali4.

Un monde sans surmoi

On ne comprend rien à la conquête du Maghreb par la France si


l’on ignore l’extrême insécurité qui y régnait au XIXe siècle et au
début du XXe siècle.
Au Maroc, les coupeurs de route infestaient le pays et exigeaient
le paiement du mezrag, une sorte de péage pour avoir la vie sauve.
À certaines époques, le sultan lui-même devait faire de longs
détours pour voyager tranquille. Des axes étaient constamment
problématiques comme la route entre Fez et Taza, à 80 % aux mains
de la dissidence dans les années 1880-1885 ; de même que la route
entre Fez et Marrakech ou encore la traversée du Rif (presque
impossible entre Tétouan, Chefchaouen et Ouezzane).
Au-delà du banditisme, l’insécurité était d’abord un phénomène
tribal, enraciné dans les luttes incessantes pour le territoire et les
pâturages. Les Zemmour, par exemple, ont eu besoin de trois
siècles pour avancer de 100  km à la recherche de terres fertiles et
de populations dociles à rançonner. Partis du Tafilalet au XVIe siècle,
ils ont escaladé le Moyen Atlas d’est en ouest, poussant les tribus
qui les précédaient par la terreur et la nuisance. Puis, au milieu du
XVIIIe siècle, ils ont commencé à s’installer en plaine en contrebas
d’Oulmes avant d’envahir la forêt de la Maamora (nord-est de
Rabat). Et si les Français n’étaient pas intervenus, les Zemmour
auraient probablement exaucé leur rêve d’atteindre le port de
Mehdiya avec ses entrepôts à piller et ses caravanes marchandes à
rançonner.
L’histoire des Zemmour n’a rien d’exceptionnel. Elle se répète aux
quatre coins du Maroc, en Algérie et en Tunisie. Le monde tribal est
comme une marmite qui ne cesse de bouillir. Il est constamment en
état d’alerte et disposé à s’enflammer. Femmes et enfants sont sur
le qui-vive, prêts à défaire les tentes et charger les maigres biens
pour suivre le chef, le marabout ou l’émir. Tout le monde voyage,
bétail compris. Il est hors de question de ne pas répondre à l’appel
du chef, sa guerre concerne tout le monde c’est-à-dire tous ses
clients. Et tous, guerriers et civils, hommes et femmes, espèrent que
la campagne sera terminée avant la date de la récolte ou des
vendanges. Une fois la récolte entrée, l’angoisse du pillage surgit,
car l’emplacement des silos est connu et forme une cible de choix
pour les tribus dont les magasins sont vides.
La vie est un enfer. Pas de place pour les doux et les gentils.
Si l’individu français a subi ce que Norbert Elias nomme une
civilisation des mœurs, le Maghrébin lui n’a pas été poli. Il garde les
mentalités belliqueuses caractéristiques d’un état d’alerte
permanent. Agressivité plutôt que tempérance. Loyauté restreinte
aux membres de la tribu plutôt que sens de l’intérêt général. En
réalité, la solidarité et la fidélité s’entendent avant tout dans les
limites de la famille, du village voire du clan. Une même tribu peut
être déchirée par des luttes intestines et laisser ses fils s’entretuer
dans des vendettas interminables. La discorde cesse au moment où
un ennemi extérieur s’en prend à une partie de l’ensemble. Dans ce
cas, l’on se regroupe et l’on fait corps contre l’étranger. La
xénophobie est comme l’oxygène dans ce monde : on la respire
pour vivre, sans elle on disparaît. L’étranger vaincu ou chassé, la
discorde reprend ses droits.
Les liens sont donc fragiles et conditionnels. Nombre de tribus ont
littéralement explosé en période de famine, abandonnant enfants et
vieillards aux chiens et aux lions, avant de se regrouper (comme si
de rien n’était) aux premières pluies. Cette plasticité est un avantage
pour la survie dans un monde darwinien où le précipice est toujours
en vue. Elle s’accompagne d’une morale tout aussi plastique
capable d’épouser les circonstances avec cynisme et opportunisme.
L’essentiel est de survivre.
S’emparer des biens de l’autre n’est pas du vol, mais une preuve
de supériorité. Ne pas ressentir de pitié est une qualité et non un
défaut. La sensibilité est enfouie sous des couches de cicatrices et
de fractures mal ressoudées. À l’exception d’une poignée de
mystiques et d’érudits, la plupart des habitants d’Afrique du Nord ne
connaissent de la sensibilité que ses caricatures, qu’il s’agisse des
phénomènes magiques ou bien du fanatisme religieux. Dans les
deux cas, les sens sont excités jusqu’au point de rupture, à la limite
de la folie.
L’in-sensibilité rend licite la brutalité. Les gens se font mal les uns
aux autres avec d’autant plus de facilité que le sort du prochain ne
soulève pas en eux de sentiment de honte ou de peine.
Le contraste est total avec les mœurs françaises qui au cours du
XIXe siècle ont été profondément civilisées. Cela ne veut pas dire que
les Français sont devenus des anges, mais qu’ils ont intériorisé au
plus profond d’eux-mêmes la notion de Bien et de Mal. Formidable
travail cumulatif entamé sous l’Ancien Régime et achevé par la
République. Une œuvre collective de l’Église et de l’école dont le
résultat le plus éloquent est la mise au pas des hommes et des
femmes. Les individus respectent la loi spontanément, leur
assentiment aux règles coulant de source c’est-à-dire d’eux-mêmes.
Contrairement à ce que l’on croit, l’homme n’est pas écrasé par
une autorité externe en Afrique du Nord. Il a plus de marge de
manœuvre qu’un Français ou un Allemand de son époque : il n’est
pas l’objet d’un contrôle serré par l’État, l’école, l’église et l’hôpital.
Le caïd, le pacha et le chef du village le laissent tranquille du
moment qu’il ne provoque pas de troubles à l’intérieur de l’unité de
base (la famille, le clan, la tribu, etc.). Les homicides et les voies de
fait commis sur des étrangers (rodeurs, voyageurs, membres de
tribus voisines) sont souvent impunis ou simplement résolus en
payant le prix du sang (exprimé en bétail ou en argent). Plus on est
riche et puissant, moins l’on est sujet au prix du sang : l’on peut tuer
en toute impunité, car la famille du défunt n’osera pas réclamer
réparation. L’autorité centrale est loin, toujours trop loin pour
intervenir vite et rétablir la justice. Elle délègue son pouvoir de police
à des représentants pas toujours dynamiques et célères, le plus
souvent corrompus. De ce fait et aussi paradoxal que cela puisse
paraître, l’individu est libre. Il se croit libre en tout cas. Libre dans le
sens où il n’est pas empêché, sa seule limite est sa force et le degré
de loyauté de ses alliés ainsi que leur combativité.
D’où l’attachement des populations à leur mode de vie. Un
attachement qui s’accentue plus on s’éloigne des villes, refuges des
commerçants au ventre mou et aux ongles limés. Plus on s’élève en
altitude, plus on s’enfonce dans les plis et replis du désert, plus on
respire librement. L’essentiel de la population du Maghreb jouit à la
veille de la colonisation d’une grande autonomie, elle se gouverne
elle-même.
L’individu n’a pas de surmoi au sens classique du terme. Il ne
courbe pas l’échine sous le poids de préceptes moraux intériorisés.
La morale lui est extérieure comme la sensation de froid ou de
chaleur. Tout est relatif.
Et l’Islam dans tout ça ? Eh bien, il ne gêne pas lui non plus
l’autonomie des individus, des hommes je veux dire (les femmes
elles sont cloîtrées chez elles). L’Islam n’abolit pas l’expression des
instincts, il se contente d’offrir un surmoi lâche telle une camisole de
force trop large pour entraver les mouvements.
Il suffit de faire les cinq prières, d’observer le jeûne et quelques
rites, c’est tout. Rien de plus. Il n’est pas question d’aller contre
certaines pulsions : l’avidité, la jalousie et la méchanceté. Le faire
serait contrarier les mœurs tribales qui ont besoin de ces mêmes
qualités. Élever l’homme au-dessus des bassesses serait, dans le
Maghreb d’alors, lui greffer des infirmités qui l’auraient empêché
d’accompagner le rythme impitoyable de la vie en milieu tribal. Une
vie de pénurie permanente (une sensation tenace de faim, de viande
surtout), un monde sans nuance qui n’admet que deux catégories :
le dominateur et le dominé.
L’Islam est depuis longtemps refoulé au domaine politique et civil
pour laisser « respirer » l’individu, lui permettre d’utiliser toutes les
armes à sa disposition pour se défendre dans un environnement
dangereux et forgé par l’arbitraire.

Turbulents, mais incapables de faire la révolution


Tel est l’Afrique du Nord avant l’arrivée des Français : un
mouvement incessant pour faire du sur place. À force de razzias et
d’embuscades, la société tribale n’a plus de force pour créer, innover
et fédérer. Elle est de fait bloquée dans le sous-développement,
otage d’une mentalité stérile à mi-chemin entre le courage et la
rapine.
Les cavaliers qui dévalent les pentes de l’Atlas à toute allure sont
beaux de loin, mais, vus de près, ils font pitié, car ils sont prisonniers
d’un éternel recommencement : ils sont sans cesse en manque, à
courir après le butin c’est-à-dire les richesses produites par autrui. Ils
ne créent rien par manque de savoir et de technologie, mais aussi
d’incitation. À quoi bon travailler si guerroyer rapporte plus ? À quoi
bon améliorer les rendements si le voisin peut s’en emparer par la
force de l’épée ?
Habitués à faire la guerre, ils ont peu développé leur agriculture,
ils s’arrangent pour planter, labourer, semer et récolter à des dates
fixes et le reste du temps est libre pour faire autre chose comme
attaquer le voisin.
Ainsi, l’instabilité permanente des tribus génère paradoxalement la
stabilité de la société puisque le trouble empêche le changement. Le
Marocain, le Kabyle ou le nomade du Sud tunisien de l’an 1900 est
le même que celui de l’an 1500. Peut-on dire la même chose de
l’ouvrier parisien ou du paysan breton ? Bien sûr que non.
Aucune aspiration à l’émancipation, à l’amélioration morale et
intellectuelle. À quoi bon si la société est à l’équilibre, bien installée
dans sa zone de confort ?
Ce contexte posé, l’on ne sera pas surpris par l’état calamiteux
des esprits et des consciences à la veille de la colonisation
française. De Fez à Tunis, l’écrasante majorité de la population est
analphabète et superstitieuse. Des millions d’habitants sont
entreposés dans une immense aire de repos où leur blocage mental
les empêche de participer à la grande course de l’humanité. Aucun
pays arabe n’avait connu la révolution industrielle ou le capitalisme.
L’industrie se résumait encore à un artisanat moribond et
l’agriculture à une lutte, souvent perdue d’avance, contre le climat et
les criquets. À l’exception de quelques terroirs remarquables
(comme l’arrière-pays de Tétouan, terre de vergers et cultures en
terrasses), le monde rural vit dans les ténèbres.
Les filles n’existent pas, elles ne sont donc pas concernées par
l’instruction. Les garçons, surtout des villes, fréquentent l’école
coranique où on leur apprend les soixante sourates par cœur. Un
beau gâchis, ses esprits tendres étant privés de tout contact avec la
curiosité propre à leur âge. Les plus brillants sont orientés vers des
études complémentaires dans une zawiya (une confrérie religieuse).
Ils vont jusqu’à l’âge de dix-huit ans environ se bourrer le crâne de
jurisprudence islamique, d’exégèse du Coran et de quelques
principes vieillis de la médecine d’Avicenne. Le niveau est très bas,
aucune notion des sciences modernes ne leur est présentée et les
auteurs étudiés remontent tous à l’époque dorée de l’Islam
(Ibn Khaldoun, Averroès, Avicenne comme on l’a vu). À l’issue de ce
séjour académique, les jeunes reçoivent le titre de talib et s’en vont
occuper une fonction d’imam dans une mosquée ou bien de
professeur dans une école coranique.
Une infime élite rejoindra les universités prestigieuses de Kairouan
(Tunisie), Al  Quaraouiyine (Fez) ou d’Al Azhar (Le  Caire). Bien
entendu, cette crème de la crème se spécialisera en théologie et en
droit islamique.
Pour subvenir aux besoins techniques (métiers du bois,
architecture, génie civil et militaire), l’on faisait appel aux
compétences étrangères. Ne croyez pas qu’il s’agissait d’envoyer
des missions d’information à Paris ou New York ou bien de faire
venir des consultants internationaux. En général, les corsaires de
Salé et d’Alger fournissaient des charpentiers, des ingénieurs, des
chimistes, des topographes, des médecins prélevés sur les navires
interceptés en Méditerranée et sur l’Atlantique. Plusieurs grands
ouvrages d’art de la ville de Meknès, du temps de Moulay Ismail
(1672-1727), sont dus à des captifs européens (on leur doit
notamment la terrible prison souterraine sous forme de labyrinthe).
Avec ce genre de pratique, inutile de remettre en question le
système éducatif et la fabrique des élites : l’on peut prolonger le
statu quo à l’infini et plonger la société dans un bain de formol tandis
que l’Europe diffuse l’imprimerie, connaît les Lumières et réalise sa
révolution industrielle.
Pulvérisation et isolement

Dans le Maghreb précolonial, l’on vit isolé du village d’à côté dont
on croise les habitants une fois par semaine si on a la chance de se
rendre au souk hebdomadaire. L’on vit coupé de la région voisine,
car les routes sont mauvaises et dangereuses. L’on vit étouffé sous
des couches sédimentaires d’ignorance et de superstition. Les
tabous sont nombreux, de la fontaine « maudite » qu’il ne faut pas
approcher jusqu’aux endroits qu’il ne faut pas fréquenter la nuit pour
ne pas croiser les djins.
Le Marocain, l’Algérien, le Tunisien du XIXe siècle ne voyageait
pas. Il passait sa vie près de son lieu de naissance ou dans le cadre
limité de sa zone de transhumance ou de nomadisme. Au-delà, terra
incognita. L’homme ne connaît de sa montagne que le versant qu’il
habite, de la rivière que les berges qu’il a plantées de peupliers et de
pommiers, de sa vallée que la portion où il peut se déplacer sans
être dévalisé. Il connaît la pièce, mais ignore l’ensemble, il habite le
terroir, mais n’appartient pas au pays. Le paysage est familier ou
n’est pas.
Du Moyen Atlas, il ne connaît que les cimes qui lui font face : le
Bouyeblane (3 192 m) près de Séfrou ou bien le Tazekka (1 980 m)
près de Taza. Il ne sait pas les relier à un ensemble nommé Moyen
Atlas qui lui-même appartient à une chaîne qui remonte par plis
successifs depuis le sud-ouest vers le nord-est (Anti-Atlas, Haut
Atlas, Moyen Atlas, Atlas algérien).
C’est l’explorateur européen qui prendra la peine de nommer les
grands ensembles, car il a besoin de les classer et de les décrire, lui
qui les parcoure. Massifs, plateaux, rivières, oasis, la connaissance
du pays sera thésaurisée par les étrangers, scientifiques et espions
allemands, britanniques, espagnols ou français.
Réalité diminuée. Monde rapetissé. Voyager signifie se déplacer
d’un « enclos » à un autre en traversant des zones de non-droit ou
des no man’s land où l’on a intérêt à ne pas s’éterniser pour avoir la
vie sauve. Tel est le cadre de vie de l’homme et de la femme que les
Français viendront bientôt coloniser, à partir de 1830 en Algérie,
1881 en Tunisie et 1912 au Maroc.
Cet isolement alimente les pulsions régionalistes : un esprit de
terroir mêlé à une idée de la pureté du sang et à une solidarité de
facto entre gens qui souffrent, depuis toujours ensemble sans
secours extérieur, le pouvoir central brillant par son absence en cas
de disette ou d’épidémie.
La société n’existe pas au sens où on l’entend nous-mêmes
aujourd’hui c’est-à-dire comme un corps social conscient de soi et
solidaire de ses différentes parties. Avant l’arrivée de la colonisation,
ce sont plusieurs corps sociaux qui s’étalent de la mer jusqu’au
désert et qui se donnent des coups de coude au fur et à mesure des
razzias, des migrations saisonnières ou des guerres civiles.
Les Français joueront sur cette pulvérisation pour imposer leur loi
en dépensant le moins possible en hommes et en matériel. Combien
de batailles seront remportées par les troupes arabes et berbères
levées quelques jours plus tôt parmi des tribus qui ont renoncé à
lutter contre l’envahisseur et choisi d’attaquer leurs voisins ?

Le fanatisme structurel

Dans un monde éclaté où l’on vit isolé derrière sa langue, son


ethnie et sa coutume, il n’y a guère moyen de s’unir que par la
religion. Et pas n’importe laquelle. Ce n’est pas la religion d’amour
ou de paix, mais le fanatisme, mélange d’irritation et de colère. On
ne fédère pas des vocations ou des espoirs, on réunit des haines
contre les ennemis de la foi ou en faveur des champions de la «
bonne religion ».
Le seul moyen de briser le cycle de la discorde est d’appeler au
jihad. Autrement, il est impossible d’obtenir la collaboration des
individus et des groupements. Penser collectif n’est envisageable
que dans le cadre d’un « délire » collectif, d’une passion qui
enflamme : l’effort se donne dans une poussée de fièvre qui finit par
retomber, l’on a intérêt à réussir du premier coup, la constance
n’étant pas à l’ordre du jour.
Le fanatisme est la grammaire du changement politique. Sans lui,
le statu quo est garanti : extrême division des acteurs politiques,
alternance de razzias et d’embuscades sans envergure,
perpétuation du pouvoir central qui « divise pour mieux régner ».
Chaque grand saut qualitatif est l’aboutissement d’un jihad
halluciné. Entre deux poussées de fièvre, un gribouillis de crises
mineures et de catastrophes (famines, épidémies). L’histoire est une
oscillation en Afrique du Nord.
Au Maroc, pas une seule dynastie n’a pris le pouvoir sans évoquer
le jihad et mener la guerre sainte. Almoravides, Almohades,
Mérinides, Saadiens, Alaouites : depuis le XIe siècle, le pouvoir
passe de main en main par l’épée et au prétexte d’une réforme
religieuse. On accuse la dynastie en place de ne pas être assez
musulmane et on se propose de la remplacer pour restaurer la
pureté de la foi. C’est vieux comme le monde et ça marche !
Si Abdelkader n’était pas un chef religieux et s’il n’avait pas eu
recours au jihad, il n’aurait jamais pu unir plus que sa tribu de
l’Ouest algérien. La conquête de l’Algérie aurait été bien plus aisée.
Quand la flamme s’éteint, les liens se défont. L’autonomie
redevient la règle, l’individu retrouve sa liberté de faire ce qu’il lui
plaît dans la mesure de ses forces et de que ce que lui permet son
arbitraire.
L’unité est une utopie sans cesse poursuivie et rarement réalisée.
En Tunisie, le Bey contrôle bien la région de Tunis et les grandes
villes, l’intérieur du pays, sauvage et de difficile accès, feint la
soumission pour la forme, mais vit sa vie à part. En Algérie, aucun
pouvoir n’a réussi à unir le pays d’est en ouest. Les Turcs y ont
renoncé d’entrée de jeu (XVIe) se contentant de monter les tribus les
unes contre les autres pour éviter qu’une fédération tribale ne se
forme dans son dos. Il n’y a que le Maroc pour poursuivre le rêve de
l’unité, il y est parvenu plusieurs fois pour voir tout l’édifice
s’effondrer comme un château de cartes au bout de quelques
décennies. Toute l’histoire du Maroc peut être résumée depuis l’An
Mil comme des tentatives énergiques d’unir le pays autour d’un
pouvoir central, suivies irrémédiablement d’une dilution sous l’effet
de forces centrifuges puissantes, tribales ou bien maraboutiques
(confréries religieuses). Les grands sultans du Maroc sont des «
jacobins » magnifiques qui se sont épuisés à convaincre les
seigneurs locaux de leur intérêt à obéir au seigneur de Fez ou de
Marrakech ou bien de Meknès, selon le siège de la capitale
impériale. L’on parle d’Empire chérifien comme pour rendre
hommage à l’immense besogne réalisée par les grands hommes qui
ont obtenu le ralliement de tant de « nations » étrangères les unes
aux autres : Arabes, Andalous, Berbères Senhaja, Berbères
Masmouda, Rifains, citadins, ruraux, Fassis5, Slaouis,6 etc.
Si le Maroc est un coupe-gorge au début du XXe siècle, c’est bien
le résultat du recul de l’État (donc du Sultan) et à l’avancée des
dissidences tribales. Pourtant, les monarques marocains n’ont pas
lésiné sur les moyens tout au long du XIXe siècle pour rétablir leur
autorité, personne n’y est arrivé, le dernier souverain a avoir tenu le
pays sans tolérer de poches de résistance fut Moulay Ismail, disparu
en 1727… Cela fait loin : plus de 150 ans de dislocation plus ou
moins avancée séparent le Maroc de Moulay Ismail du « gruyère »
que prennent en main les Français en 1912.

Aussi, est-il parfaitement licite de conclure que le Maghreb


précolonial est une réserve d’êtres humains aguerris, prêts à
s’engager dans le jihad ou la dissidence en un temps record,
sachant se battre, mais dépourvus des moyens d’évoluer vers la
modernité. Une machine de guerre incapable de générer bien-être et
prospérité. Avant la colonisation, le Maghreb était un désert en
termes de ressources humaines. La question à se poser aujourd’hui
est si cet état des lieux a réellement changé après le passage de la
France et soixante ans d’indépendance.

____________________
1. Edouard Vogel, que nous avons connu dans le chapitre précédent, accompagna – en tant que prisonnier –
une razzia le long de la rivière Logone (frontière entre le Tchad et le Cameroun) où ont été pris « deux mille
cinq cents esclaves et quatre mille bœufs ». Il ajoute que « certains prisonniers furent mutilés : jambe gauche
coupée au genou, bras droit au coude, les pertes de sang entraînant la mort… Des quatre mille prisonniers, il
n’en arriva pas cinq cents à Kouka ». (province du Bornou, au Nigéria actuel).
2. Cette description laconique est d’Ernest Gellner (historien et anthropologue) au livre de Mohammed Ennaji
sur l’esclavage au Maroc au XIXe siècle : Soldats, domestiques et concubines. Un ouvrage qui n’a pas peur
de lever le voile sur les réalités de la servitude dans le Maroc précolonial.
3. L’attrait pour les esclaves féminines à la peau blanche (géorgienne, arménienne etc.) est une spécialité du
monde turc duquel la Régence d’Alger et celle de Tunis participaient.
4. Bou Hmara (1860-1909) faillit renverser la monarchie marocaine, il ligua contre elle un front tribal allant de
l’est (Oujda) jusqu’au Rif. L’histoire de sa vie tout comme sa vie « affective » sont restituées de manière
agréable par Omar Mounir dans son Bou Hmara, l’homme à l’ânesse.
5. Habitants de Fez. Au sens du XIXe siècle, il s’agit d’un peuplement arabe mêlant les descendants des
habitants premiers de la ville (fondée au IXe siècle), aux réfugiés venus de toute part dont des Tunisiens, des
juifs de la Péninsule Ibérique et des Andalous (musulmans expulsés au XVIIe siècle).
6. Habitants de Salé. Rappelons que Salé forma une république indépendante au XVIIe siècle et dont le
principal moteur économique tournait autour de la piraterie maritime.
L’Afrique n’existait pas

« La première explication rationnelle permettant


de rendre compte du rôle de l’Afrique noire dans
la traite réside dans l’absence d’un sentiment
d’appartenance à une même communauté «
africaine », au sein d’un monde où les barrières
ethniques étaient puissantes. »
Olivier Pétré-Grenouilleau

L’Afrique occidentale a une différence majeure avec le Maghreb :


elle n’est pas consciente de son appartenance à une aire
civilisationnelle commune. Il n’y a pas d’Afrique, mais des Afriques.
La négritude est née à Paris dans les années 1940. Avant la
colonisation, l’homme s’identifiait par son lieu de naissance et son
lignage, non par sa race ou son affiliation à un continent. Le Noir est
né du contact avec le Blanc. L’Afrique est née du choc frontal et non
désiré avec la colonisation.

Pauvreté et oppression

N’en déplaise aux militants indigénistes, l’Afrique occidentale à


l’aube de la colonisation n’est pas un monde merveilleux, tapissé de
champs verdoyants et hérissé de pyramides somptueuses,
manifestations du travail et de l’abnégation de civilisations ayant
atteint des sommets de raffinement. Bien au contraire, c’est le
domaine de la chasse et de la cueillette où l’homme vit frugalement
en prélevant juste ce qu’il faut sur la nature (parfois pas assez pour
vivre dignement). L’Afrique est également un espace agraire
patriarcal à faible surplus. Pour le dire autrement et sans laisser
d’espace au doute : l’Afrique précoloniale est une terre à très faible
valeur ajoutée.
Sans produire de richesses, l’Afrique était incapable de fournir ne
serait qu’une ébauche de dignité à ses habitants. Manger à sa faim,
échapper aux catastrophes climatiques, se loger décemment à l’abri
des animaux et des insectes, ne pas mourir en couche quand est
une femme, être en bonne santé : autant de choses simples, mais
hors de portée.
La condition humaine en Afrique occidentale avant la colonisation
s’inscrit sous le signe de la pénurie, de l’oppression et des
discriminations.
La pénurie concerne tout le monde à l’exception d’une fine couche
de chefs politiques et leurs alliés qu’ils soient versés dans la guerre
(aristocraties guerrières) ou dans les affaires spirituelles (marabouts
en zone musulmane, sorciers et féticheurs en zone animiste).
Comme ailleurs dans le monde, la pénurie est répartie
inégalement selon les genres, les âges et les statuts sociaux.
En Afrique noire, la faim se conjugue d’abord au féminin.
Les femmes sont globalement moins bien nourries que les
hommes, que ce soit dans les cultures qui pratiquent la chasse et la
cueillette ou celles qui cultivent des champs et élèvent du bétail.
Elles ont un accès limité aux protéines : elles mangent sensiblement
moins de viande que les hommes et quand elles y ont droit c’est
souvent pour ingérer les pièces les moins « nobles » (comme les
entrailles) ou pour consommer des animaux répulsifs (comme les
cochonnets moribonds). Dans certaines cultures de chasseurs-
cueilleurs leur est interdite la consommation de la viande de casoar
et de cochon sauvage, trop « bonnes » pour être donnée à des
femmes. Chez les Ntomba du Congo, le produit de la chasse est
entreposé dans des maisons dont l’accès est limité aux hommes
seulement, ils s’y réunissent pour manger la viande.
Chez les Sérères du Sénégal, les repas sont pris en commun
entre hommes et femmes, mais ce sont les hommes qui sont servis
en premier et qui reçoivent les meilleurs morceaux.
Chez les Bassari du Sénégal oriental, les femmes enceintes ou
qui allaitent sont détournées de la consommation de viande par des
tabous alimentaires. On leur fait croire que la viande fait mal,
transformant l’interdit alimentaire en quelque chose de désirable et
de légitime1.
La femme n’est pas émancipée dans le sens où elle ne dispose
pas de son corps comme bon lui semble. Sa sexualité est contrôlée
d’une manière ou d’une autre. En général, le chef du village contrôle
les femmes pubères puisqu’il a un droit de veto sur les unions
matrimoniales. Bien entendu, la femme congolaise ou guinéenne ne
vit pas cloîtrée comme son homologue marocaine ou égyptienne,
elle n’est pas couverte de la tête au pied, mais elle n’est pas non
plus aux commandes de sa vie et encore moins de la société. Sa
voix n’est pas entendue à l’heure de prendre des décisions qui
engagent l’avenir de la communauté.
La femme africaine est dominée.
En réalité, la domination structure les rapports humains. Chacun
est à sa place et, le plus souvent, pour toujours sans l’espoir d’une
amélioration de son sort. Il n’existe pas d’ascenseur social dans
l’Afrique noire précoloniale.
Il s’agit d’un monde de castes, moins complexe que l’Inde
hindouiste, mais tout aussi figé et oppresseur pour ceux qui n’ont
pas le privilège d’être nés au bon endroit c’est-à-dire d’une mère
libre, au sein d’une famille aristocratique ou de notables.
À ce stade, il est difficile de rester au niveau des généralités, car,
comme on l’a souligné antérieurement, les Afriques sont diverses et
éclatées.
Prenons l’exemple du Gajaaga, une région du Sénégal de
peuplement soninké.
Au XIXe  siècle, avant l’arrivée des Français, ses habitants se
divisent en trois catégories : les hooro (les seigneurs), les
nyaxamalani (les gens libres qui vivent sous la protection des
seigneurs et qui leur doivent des services en retour), les komo (les
esclaves). Parmi les esclaves, l’on distingue deux groupes : ceux qui
ont le droit à un patronyme et à garder leur descendance, ceux qui
sont des choses et n’ont pas de filiation reconnue.
Ces catégories sont relativement figées. Les komo, par exemple,
ne peuvent se marier qu’entre esclaves ou bien avec des affranchis.
Une autre fracture divise la société, entre les debi n Renmu (les
autochtones) et les riyanndo (les étrangers). Quoi qu’il fasse, un
étranger demeurera étranger, lui et sa descendance. Il n’aura pas
accès aux terres et aux affaires de guerre et de politique.
L’élite, les hooro, est constituée d’une aristocratie guerrière c’est-
à-dire de familles chargées de la défense des populations contre les
razzias et la traite négrière. Les hooro montent aussi à l’assaut de
voisins, plus ou moins contigus, dans une logique de recherche du
butin et d’impérialisme, l’idée étant de s’emparer du territoire d’autrui
ou de l’obliger à payer un tribut pour continuer à y résider en paix.
Dans cette classe des hooro, l’on trouve aussi des marabouts
c’est-à-dire des chefs religieux musulmans qui ont la particularité de
ne pas faire la guerre (en théorie). Ils sont au service des nobles
guerriers pour leur donner la bénédiction et leur fournir des services
à haute valeur ajoutée comme rendre la justice et laver le corps des
morts. Notons que les familles guerrières hooro du Gajaaga sont en
général animistes, ce qui ne les empêche pas de vivre en symbiose
avec les marabouts et inversement.
La symbiose va au-delà du partage des fonctions, elle se prolonge
dans une véritable alliance économique. Les marabouts et les
nobles guerriers sont associés dans le commerce à longue distance
qui relie le littoral atlantique au fleuve Niger et la Mauritanie à la
Guinée. Les marabouts opèrent les réseaux commerciaux, ils
négocient et organisent les caravanes ; les aristocrates eux se
contentent de fournir une marchandise essentielle : les esclaves. Ils
sont saisis lors de razzias en territoire ennemi. La division des
tâches permet aux nobles de tenir leur rang et de ne s’occuper que
de politique et de guerre, les marabouts eux mêlent allégrement les
fonctions de traitants (qui pratique la traite) et de guides religieux.
À un degré moindre, les classes inférieures participent aussi au
commerce, mais pour envoyer des charges sporadiques lorsque les
travaux des champs sont terminés. Parmi elles, des pagnes en
coton fabriqués par des esclaves propriété des nyaxamalani.

La ruée vers les esclaves

L’esclavage est omniprésent au Gajaaga. L’esclave est partout, on


ne peut se passer de lui à tous les étages de la société. Il sert à la
maison, il travaille au champ, il répond au seigneur comme au
simple cordonnier. Il fait partie de l’unité élémentaire de la société
qui est le ka, une famille patriarcale élargie composée de plusieurs
ménages polygames. Ce ka est généralement la fraction d’un
village, il forme un espace commun de production et de
consommation puisque ses membres travaillent les champs
ensemble cinq jours sur sept de 8 heures à 14 heures. Le reste du
temps, ils peuvent s’occuper de leurs propres parcelles, les femmes
ayant également le droit de cultiver des lopins de terre à elles sans
l’interférence de quiconque.
Ce tableau se vérifie ailleurs au Sénégal et dans l’espace
géographique qui formera bientôt l’Afrique-Occidentale Française
(AOF) et l’Afrique-Équatoriale Française (AEF).
Comment expliquer cet « appétit » pour l’esclavage ?
L’historien français, Olivier Pétré-Grenouilleau, livre deux clefs
essentielles pour comprendre le phénomène. La première a servi
d’exergue à ce développement, je me permets de la citer à nouveau
: « La première explication rationnelle permettant de rendre compte
du rôle de l’Afrique noire dans la traite réside dans l’absence d’un
sentiment d’appartenance à une même communauté « africaine »,
au sein d’un monde où les barrières ethniques étaient puissantes ».
Autrement dit, l’individu qui vit de l’autre côté du fleuve et qui
appartient à une autre ethnie est un étranger, il est un autre, il
appartient à une humanité inférieure, il peut être réifié et réduit au
statut de marchandise.
La deuxième explication puise sa substance dans le mode de
gouvernance en place en Afrique noire, un système aux antipodes
de ce que l’on a pu voir à la même époque en Europe et dans le
monde arabe. Revenons une nouvelle fois à Pétré-Grenouilleau : «
Peu tournées vers l’exploitation de leurs propres sujets, les élites ont
ainsi trouvé un système de domination économe en moyens
coercitifs à usages internes, à la différence des grands États de
l’Europe moderne (et notamment de la France), qui se sont lancés
dans un effort d’encadrement administratif, policier, militaire et
clérical véritablement énorme et coûteux. Pour se maintenir, les
élites d’Afrique noire utilisaient conjointement deux activités, sans
doute beaucoup moins nettement différenciées que dans l’Europe de
la même époque : la guerre et le commerce au loin. Les voisins
étaient donc des proies toutes désignées, notamment lorsqu’ils
apparaissaient plus faibles, du fait d’une moindre complexité de
leurs structures sociales, politiques et militaires ».
Pour le dire en d’autres termes, les élites exerçaient une pression
relativement légère sur la société. La domination ne s’accompagnait
pas de prélèvements vexatoires sous la forme d’impôts lourds, de
travail obligatoire ou d’extorsion2. Les maîtres préféraient épargner
leurs « administrés » et s’en prendre aux étrangers, c’est-à-dire aux
membres d’autres ethnies. Cette prédation s’exerçait par deux
moyens : l’un pacifique (le commerce), l’autre belliqueux (la capture
d’esclaves).
Ce livre ne prétend pas faire une histoire de l’esclavage en
Afrique. Il conviendra seulement de souligner que trois traites ont
saigné l’Afrique, elles ont été simultanées à partir du XVIe siècle et
ont toutes eu pour élément moteur  les sociétés africaines elles-
mêmes. Il s’agit de la traite négrière atlantique (10  millions de
victimes entre l’an 1500 et l’an 1900 grosso modo), de la traite
musulmane vers l’Afrique du Nord, la Turquie et le golfe Persique
(17  millions de victimes entre l’an  700 et l’an 1900 grosso modo
aussi) et enfin la traite interne (14 millions de personnes réduites en
servitude avant 1850).

Liberté

Quand il n’est pas esclave, l’Africain est libre, il connaît moins de


contraintes que l’Européen. Comme nous l’avons vu plus haut, il
n’est pas exposé à l’acharnement d’un État bureaucratique qui va
tenter par tous les moyens de le contrôler, en s’immisçant dans sa
santé et son hygiène, en s’emparant de ses enfants qu’il enverra à
l’école de manière obligatoire, etc.
D’ailleurs, bon nombre d’Africains ne vivent pas sous l’autorité
d’un État, d’un royaume ou d’un empire. Ils appartiennent tout
simplement à une société lignagère qui occupe un territoire donné et
qui peut avoir pour voisine une société lignagère semblable ou bien
un État. Autant dire que la pression exercée sur l’individu est
relativement faible : point de police, d’état civil, de justice, etc.
Et quand il est converti à l’Islam, l’Africain n’est pas à la merci des
oulémas, imams et cadis qui lui disent quoi penser, avec qui se
coucher et quoi manger. L’Islam africain du XIXe siècle (en dépit de
dérives extrémistes que l’on détaillera plus loin) est bien plus
agréable à vivre que la version en place en Afrique du Nord.
Commencez par le refus, poli, mais persévérant, de l’homme noir de
cloîtrer sa femme. Dans les villages islamisés du Sahel, l’on respire
l’Afrique : les couleurs sont vives, les hommes sourient, les femmes
sont partout… Strict opposé des grandes villes arabes comme
Le  Caire ou Fez où l’ambiance est pesante sous le poids de la
frustration (sexuelle notamment), mais aussi de la surveillance des
uns par les autres.
Le Sénégal a inventé un Islam du sourire, une tentative réussie de
conjuguer la religion islamique avec la joie et l’épanouissement ici-
bas. Très active au XIXe siècle, la confrérie des Tijanis propose un
Islam du quotidien, éloigné des controverses théologiques et
enraciné dans l’âme africaine. Un Islam qui exhale la bienveillance,
une religion qui range l’épée quelques instants pour prendre
l’homme dans ses bras et lui montrer un chemin (une tarika)
vers Dieu.

Stationnés dans le temps

L’Afrique précoloniale était « configurée » pour le maintien du


statu quo. Et ce en raison de plusieurs facteurs dont :
• L’exclusion des classes inférieures de l’économie de marché, le
commerce de longue distance étant l’apanage des élites.
• Ces mêmes classes dominantes ne prétendaient pas à
l’accumulation des richesses, mais plutôt à la mise en scène de la
distribution ou de la destruction de celles-ci dans les fêtes et les
rituels religieux. Ce n’est pas un hasard si une grande partie du
continent est dépourvu de palais somptueux et de résidences
royales. L’essentiel était ailleurs : la gouvernance mobilisait des
symboles et des outils très différents de ce que l’Europe et le
Maghreb ont connu. Un corollaire de ce trait culturel est une faible
propension à accumuler le capital, préalable de toute transformation
de l’économie.
• Les élites verrouillaient le circuit du savoir : de sa production à
sa dissémination. Elles cantonnaient le champ de l’innovation à la
magie, aux rites religieux et à la médecine traditionnelle. Toute autre
innovation était censurée.
• L’Afrique noire est isolée derrière les déserts (Sahara) et ses
côtes inhospitalières, surtout à l’ouest du continent.
• Enfin et plus important encore, les sociétés africaines étaient à
l’équilibre. Elles ne se considéraient pas en crise ni en décadence3.
Les gens étaient certainement convaincus qu’ils vivaient dans le
meilleur des mondes ou du moins dans le seul monde possible. Ils
n’aspiraient pas au changement parce qu’ils n’en ressentaient pas le
besoin. Il n’y a que l’Européen pour penser à la place des autres et
décider à leur place qu’ils doivent changer de mode de vie ou de
civilisation.

L’Afrique malade de sa diversité

Nulle part ailleurs, la diversité n’a-t-elle été le compagnon parfait


de la dislocation.
Les Français comme tant d’autres Européens ont trouvé face à
eux des ethnies qui se détestent, des castes qui s’oppriment les
unes et les autres et une multitude de contentieux prêts à
s’enflammer.
Si l’Afrique a été colonisée, ce n’est pas seulement pour son
retard technologique, mais aussi et surtout à cause de sa dislocation
politique et sociale. À aucun moment, les Français n’ont eu affaire à
un front uni qui allât au-delà d’une ethnie.
Le défaut de solidarité se fonde sur l’extrême diversité qui
caractérise les sociétés africaines qui d’ailleurs ne forment pas un
corps social, mais plutôt un archipel éclaté où les hommes
s’agrègent à une multitude de tribus et de clans. Il suffit de marcher
quelques kilomètres pour changer d’univers, de langue, d’ethnie et
de civilisation. La seule Côte d’Ivoire compte plus de 700 langues
originelles soit autant de groupes humains qui ne se mélangent pas
alors qu’ils vivent à proximité les uns des autres.
En réalité, la France est arrivée en terrain conquis, il a juste fallu
mettre en mouvement les forces et les passions qui ont fait en sorte
que l’Afrique soit disloquée en une myriade de réalités qui s’ignorent
ou bien se détestent. L’Afrique a été victime de son extrême
diversité.
Les fractures africaines expliquent la facilité avec laquelle une
poignée de Blancs ont pu dominer une marée humaine de Noirs.
Parmi ces fractures ouvertes, la dispute religieuse entre les
musulmans et les animistes. Les Portugais ont admirablement joué
cette carte pour compenser leur manque d’effectifs et de munitions.
Pour conquérir la Guinée-Bissau, ils ont jeté les Peuls sur les
Malinkés, les uns sont musulmans, les autres farouchement
animistes. À qui la faute ? Aux Lusitaniens machiavéliques ou bien
aux Peuls pétris de fanatisme religieux au point de livrer l’homme
noir à l’envahisseur blanc ? Les torts sont partagés.
Toujours en minorité démographique en Guinée-Bissau, les
Portugais n’ont eu aucun mal à utiliser les musulmans pour
massacrer de manière prolongée leurs voisins animistes. En 1936
lors de la révolte des Bijagos, un archipel au large de la capitale
Bissau, le gouverneur portugais, privé de troupes régulières, a
commandé le massacre des révoltés animistes aux Peuls
musulmans. Bilan : plusieurs milliers de morts.
Dans ces conditions, il est aisé d’expliquer l’énorme disproportion
entre Européens et autochtones tout au long de la période coloniale.
Le Congo belge ne comptait que 2 000 Européens en 1900 et à
peine 30 000 en 19454 ! Pas besoin de plus de Blancs si les Noirs
oppriment leurs frères pour le compte de l’envahisseur.
En Guinée-Bissau en l’an 1950, 2 500 Portugais vivaient en paix
(et avec quelques fusils rouillés) au milieu de 535 000 autochtones5 !
Certaines sociétés africaines étaient en voie de dépasser leur
éclatement. À Madagascar au XIXe siècle, le peuple Mérina fédéra
l’ensemble des peuples de l’île sous sa férule. Une monarchie
structurée avec des princes, une cour, une noblesse, des
gouverneurs, une administration centrale prit sur elle le soin d’unifier
le territoire et de l’homogénéiser sur le plan des us et des coutumes.
L’arrivée violente des Français à partir de 1881 brisa ce processus
qui avait peut-être besoin de quarante ou cinquante ans (et d’un peu
de chance) pour aboutir.

____________________
1. Touraille, Priscille. Hommes grands, femmes petites : une évolution coûteuse : Les régimes de genre
comme force sélective de l’adaptation biologique. Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2008
(en ligne) : http://books.openedition.org/editionsmsh/9687 (page consultée en mars 2021).
2. Ceci est une différence fondamentale avec le Maghreb et surtout le Maroc de la même époque où la
pression fiscale pouvait être absurde voire confiscatoire. D’où la tentation de la dissidence (essiba) pour ne
pas avoir à payer d’impôts.
3. Une autre différence de taille avec le Maghreb où l’on ressentait, dans certains milieux du moins, une vive
nostalgie de l’époque glorieuse où la Méditerranée était une mer arabe et l’Andalousie une terre musulmane.
4. Piette Valérie. « La Belgique au Congo ou la volonté d’imposer sa ville ? L’exemple de Léopoldville »,
Revue belge de philologie et d’histoire, 2011.
5. Discrets et démunis, les Portugais ont excellé dans l’art de déléguer la répression des indigènes à d’autres
indigènes, issus d’ethnies antagonistes. Je ne saurai que trop recommander le travail de l’historien René
Pelissier sur le sujet et dont je fournis la référence en bibliographie.
L’Indochine était en proie au grand remplacement

« Pitié soit de notre pays. Le fils de l’Annamite


commande aux Chams comme aux buffles. »
Poème indochinois du XVIIIe siècle1

L’Indochine, où la France commence à s’implanter dès 1857,


appartient littéralement à une autre planète que l’Afrique et le Monde
arabe. De ces deux civilisations, elle se distingue avant tout par son
emprise sur l’individu, l’homme indochinois est mis au pas, il est au
service de la collectivité et d’un bien commun qui le dépasse. On ne
trouve pas au Vietnam, au Cambodge et au Laos l’indiscipline et
l’autonomie radicale du Touareg ou du pasteur peul. Dans ces
contrées, l’être humain est enserré par des attaches multiples, elles
sont familiales, sociales, culturelles, spirituelles et politiques.
Des trois civilisations que la France a colonisées, l’Indochine est
certainement celle qui était la mieux « équipée », sur le papier au
moins, pour accéder à la modernité. Elle avait déjà gagné la bataille
de la « domestication » de l’individu, il lui manquait l’accès à la
technologie, préalable à l’industrialisation donc à la puissance.

Une notion fluide

Indochine : le nom résume bien de quoi il s’agit. La rencontre de


deux grandes civilisations : l’Inde hindouiste et la Chine
confucéenne. La première exerce son influence à travers la
Thaïlande actuelle (le Siam) et le Cambodge. La seconde laisse son
empreinte sur le Tonkin, l’Annam et la Cochinchine, trois territoires
occupés par les Viêt (ou Annamites comme on disait à l’époque) et
répartis telle une colonne vertébrale courbée du nord au sud.
Si la terminologie est utile, elle est trompeuse, car elle ne dit rien
des couches immergées de l’iceberg. Elle ne raconte pas l’histoire
des peuples, des hommes et des femmes, des princes et des rois
qui sont les vecteurs respectifs de ces civilisations. Quand on
souligne que l’Inde influence l’Indochine, il faudrait s’empresser de
préciser qu’elle y parvient par le dynamisme des Thai et des
Khmers. Quand on affirme que la Chine rayonne vers le sud, l’on
devrait tout de suite rajouter qu’elle le fait à travers l’expansionnisme
du peuple annamite, relais de sa culture et suzerain de son autorité.
Au XVIIIe et dans la première moitié du XIXe siècle, Cambodge et
Laos sont en perte de vitesse. Les Khmers, peuplement principal de
cette région, ne tiennent pas la pression simultanée exercée par les
Thais et les Annamites. Ils perdent le Delta du Mékong, en particulier
Saigon et les provinces alentour au profit des Annamites et de leurs
alliés chinois.
À l’est, le vent souffle au profit des Annamites. Ils occupent
successivement deux domaines très différents.
(a) Les terres plates (25 % du territoire) : entre 1700 et 1750, les
plaines et les deltas fluviaux sont progressivement conquis et
colonisés par les Annamites. On appelle cela la Marche vers le Sud
ou Nam Tiên. Parmi ses victimes principales, les peuples qui se
trouvaient sur le chemin : les véritables autochtones dont les Chams
au centre et les Khmers au sud, vers le Delta du Mékong. Les
Chams, vieux peuple jadis splendide, finiront par tout perdre et se
disperseront au Cambodge et dans les pays voisins (de la Malaisie à
la Thaïlande en passant par la Chine).
(b) Les montagnes et hauts plateaux (75 % du territoire) : finissent
par tomber dans l’escarcelle des Annamites dans un deuxième
temps, une fois la colonisation des basses terres terminée. Ces
reliefs sont occupés à l’origine par 51 ethnies au degré de
développement inégal, et que les ethnologues ont coutume de
classer en trois groupes linguistiques principaux : les Tay-Thaï, les
Hmong-Dao et les Môn Khmer. Les Annamites, peuple impérialiste,
les nomment les « Montagnards » ou les Mois (de manière
péjorative : les sauvages). Pour aller à l’essentiel, l’on dira que ces
peuples premiers sont des paysans parfaitement adaptés à la forêt
tropicale dense. Ils savent l’exploiter avec parcimonie et respect. Ils
sont relativement isolés de la « rencontre » entre Inde et Chine qui
se jouent en contrebas. Après l’avancée annamite, les Montagnards
se dispersent dans la forêt et gagnent en « discrétion » dans l’espoir
qu’on les laisse en paix. Mission accomplie, car les Annamites
s’intéressent, de par leur mode de vie, aux espaces propices à la
riziculture, situés majoritairement près du littoral, loin des peuples de
la montagne.

Coloniser le colonisateur

À la veille de l’entrée en scène de la France, l’Indochine vit donc


une situation de nature coloniale. La puissance du moment est la
dynastie des Nguyen, chef de file du peuple annamite depuis le
début du XIXe siècle. Patiemment, elle envoie les déshérités, les
déserteurs et des colons officiels s’emparer des terres encore aux
mains des Chams et des Khmers. Il s’agit d’un grand remplacement
sur le plan ethnique et culturel. Le nouveau assimile l’ancien. Ce qui
subsiste est écrasé sous le poids de l’intolérance du vainqueur pour
les mœurs du vaincu. Survit alors une identité confidentielle et
résiduelle que l’on enseigne aux enfants en cachette.
Quand les Français débarquent, ils perturbent un mouvement
historique de réunification territoriale et de vietnamisation (dans le
sens d’une uniformisation des us et coutume autour du modèle viêt
ou annamite).
Aux Annamites se surajoutent les Chinois qui excellent dans le
commerce. Ils mettent à profit leur réseau relationnel dans la mère-
patrie, toute proche, et dans les diasporas chinoises de l’Asie du
Sud-Est. Ils sont liés aux Annamites par un pacte implicite : ils les
aident à supplanter Chams et Khmers et obtiennent, en retour, le
droit de s’installer dans les régions ainsi « libérées ».
En 1859, les Français qui s’emparent de Saigon découvrent une
grande communauté chinoise, fixée au village de Cholon.

La camisole de force
L’homme, l’individu lui est un simple rouage de ce grand jeu. Il est
un grain de sable face à la collectivité qui lui exige loyauté et
collaboration. Il est « coincé » de toutes parts dans un réseau
d’obligations vis-à-vis du village (auquel il doit le travail obligatoire)
et de l’État (qui peut le convoquer au service militaire, une épreuve
terrible à plus d’un égard).
Et s’il refuse de respecter les règles, il est exclu. Ce qui veut dire
le bannissement. Il redevient alors une cellule errante, sans identité
ni tuteur. Une âme en peine.
Chaque année, ils sont des milliers de hors-la-loi (au sens de
marginaux) à emprunter les pistes forestières pour s’enfouir dans les
terres « vierges » encore aux mains des Khmers, des Chams ou des
peuples de la montagne. C’est la bataille pour la vie : il faut spolier
plus faible que soi pour ne pas périr de faim et de désespoir.
Ceux qui jouent le jeu en revanche ont une chance infime, mais
réelle de se faire une place au soleil. Pour cela, ils doivent obéir,
entrer dans le moule et courber l’échine. Parmi eux, les aspirants au
concours très sélectif de mandarin, un sésame pour participer de la
bureaucratie qui gère le pays. La sélection se fait sur la base du
mérite et non du népotisme ou de la corruption. Encore une fois, il
suffit de travailler et d’obéir pour avoir une chance de s’en sortir.
L’homme est maté, il apprend la discipline à chaque instant et à
chaque coin de rue. On est à mille lieues de la « licence » qui règne
au Maghreb ou en Afrique dès que le Sultan ou le chef ont le dos
tourné.
Toutefois, cette discipline et cet esprit de corps sont au service de
la riziculture. Point d’industrialisation à l’horizon. Point de révolution
des arts et des sciences. Le Vietnam n’est pas la Prusse. Il est, dans
un certain sens, un bout de civilisation chinoise accrochée aux
rizières et aux forêts de la péninsule. Il attendra que la Chine
s’éveille et fasse sa révolution moderne (bien après la fin de la
Guerre froide) pour connaître enfin l’ère industrielle.

La diversité des colonies


Maghreb, Afrique et Indochine, trois mondes à part qui n’ont pas
grand-chose en commun. En aucune manière, ils n’étaient un
paradis pour l’homme, pour sa dignité et son bien-être. D’aucune
façon, ils n’étaient en mesure de générer le progrès technologique et
matériel tel que l’ont connu l’Europe et l’Amérique du Nord à la fin du
XIXe siècle2.
Ces deux conclusions ne sont pas une raison pour que la France
empiète sur ces civilisations et les soumettent au choc colonial.
Il convient tout simplement de ne pas idéaliser l’ère précoloniale.
Nulle part, il n’y eut d’Éden, un ordre parfait et harmonieux que les
Français auraient perturbé.
Tôt ou tard, le Maghreb, l’Afrique et l’Indochine allaient subir
d’immenses transformations les conduisant vers l’économie
capitaliste et l’industrialisation. Colonisation ou pas. Ces
transformations sont d’immenses chocs à même d’ébranler la
société. Des coups de grisou qui ouvrent le chemin vers le
développement quitte à amputer les uns et à ensevelir les autres
sous les gravats. Les sacrifices sont inévitables, ils sont le prix à
payer pour entrer dans la modernité. Aucun pays ne s’est
industrialisé sans transférer, d’une manière ou d’une autre, une
partie de la population paysanne vers les villes où elle a été
exploitée par les patrons véreux. Aucune nation n’a bâti d’État
moderne sans se séparer, parfois dans le sang et les larmes, des
résistances féodales, tribales et régionales. Souvenons-nous du
bilan humain de la Révolution française pour imaginer ce que
moderniser veut dire.
Le monde arabe, l’Afrique et l’Indochine avaient un rendez-vous
inéluctable avec la modernité. Le nier serait aussi naïf que
malhonnête.

____________________
1. Paul Boudet évoque avec un charme touchant le triste sort du peuple cham, balayé par les Annamites et
sorti de l’histoire en dépit de sa sophistication et de sa civilisation. Paul Boudet (1888-1948) était lauréat de
l’Ecole Nationale des Chartes, affecté en Indochine en 1917, il y monta de toutes pièces le service des
archives et créera ce qui deviendra plus tard la Bibliothèque Nationale du Vietnam.
2. Les appréciations formulées dans ce chapitre peuvent paraître sévères. Elles reflètent sans aucun doute un
jugement de valeur, à un moment ou un autre. N’étant ni historien ni journaliste, je n’ai pas besoin de feindre
la neutralité.
PARTIE II :

AUX ORIGINES d’UNE IDÉE FOLLE

(1830-1905)
Aux origines de la colonisation française : une
lente gestation et un accouchement rapide

« Il n’y a ni barres d’argent à y glaner ni grand


butin à recueillir ; je ne vois guère que des coups
à recevoir »
Capitaine Pierre Cupet1

On connaît tout ou presque du déroulement de la colonisation


française, avec ses dates clefs et ses faits marquants, mais on ne
sait pas grand-chose de ses motivations véritables. Si la colonisation
était une rivière au tracé parfaitement exploré et cartographié, ses
sources, elles, seraient situées dans un amont difficile d’accès et
dissimulées derrière un manteau de brume.

Un quiproquo comme point départ

L’histoire officielle nous enseigne que la colonisation française


avait pour but la mission civilisatrice. Or, les Français n’ont pas mis
en œuvre cette mission civilisatrice, une fois les indigènes soumis et
les colonies pacifiées. À part interdire l’esclavage et mettre fin aux
guerres civiles, les Français ont tourné le dos aux colonisés : pas
d’instruction, peu ou pas de soins, pas de transfert de technologie.
Les choses n’ont commencé à changer qu’au lendemain de la
Seconde Guerre mondiale, soit dix ou quinze ans avant la
décolonisation.
Preuve supplémentaire du désintérêt pour la mission civilisatrice :
elle n’a jamais été définie. Drôle de motivation qui se confond avec
un brouillon ou un mirage ! Qu’est-ce que civiliser veut dire ?
Évangéliser, franciser, faire entrer les indigènes dans la modernité
ou bien en faire des « hommes meilleurs » sur le plan moral et
éthique ? La mission civilisatrice n’a jamais été « mise en équation
», c’est-à-dire couchée sur le papier dans le cadre de plans d’action
concrets et précis, dotés de budgets, de délais d’exécution, d’un
mécanisme d’évaluation et d’un ministère de tutelle.
L’histoire officielle nous demande aussi de croire que la France est
partie à l’assaut de l’Afrique et de l’Asie afin d’obtenir des débouchés
commerciaux et des matières premières. Là aussi, la surprise est de
mise, car le capitalisme français a boudé les colonies du début
jusqu’à la fin, leur préférant la métropole, l’Europe, la Russie et le
Nouveau Monde. Les élites et les capitaux ne sont entrés aux
colonies que sur la pointe des pieds et à dose homéopathique. En
1900, la part des colonies représentait à peine 5,3  % des
investissements français à l’étranger2. De fait, les administrateurs
coloniaux comme les milieux politiques parisiens ont toujours
déploré l’apathie des entrepreneurs et financiers à l’égard des
colonies. Où est donc ce désir, cette soif du lucre, cette cupidité dont
nous parlent tant les marxistes et les indigénistes ? Si les élites ont
ignoré superbement les colonies, à part quelques notables
exceptions, le peuple aussi a manqué à l’appel. Les colonies ont
toujours été vides de Français, à part l’Algérie. Partout, le même
constat, celui d’un désert humain où l’élément européen est ultra-
minoritaire. Si les Français voulaient piller l’Empire, ils s’y seraient
installés en masse, n’est-ce pas ? Pour piller une terre, il faut bien
s’y rendre d’abord. Or, les Français n’avaient pas besoin d’émigrer,
car ils disposaient de tout ce qu’il fallait chez eux, la métropole étant
sous-peuplée et en pleine transformation économique. La révolution
industrielle, les grands travaux d’infrastructure (le train notamment),
la croissance des villes, autant de raisons de rester chez soi.
Enfin, la doxa a retenu pour troisième et dernière motivation
principale de la colonisation la recherche du prestige. Pourquoi pas
? Il y eut effectivement une course aux colonies entre Français,
Britanniques, Allemands et Belges à la fin du XIXe siècle, une course
où le nombre de kilomètres annexés était censé rejaillir sur la «
grandeur » et l’influence des nations. Mais, au même moment, la
France saignait, amputée de l’Alsace et de la Lorraine. Quel prestige
international escompter après une telle blessure narcissique ? La
question mérite d’être posée, car il est difficile de prétendre à la
grandeur quand on vient de se faire battre chez soi et spolier de
deux provinces historiques. Imagineriez-vous une Miss Monde à qui
il manque un œil et une joue ? Paul Déroulède, député nationaliste
et partisan de la revanche sur l’Allemagne, leur répondait ainsi : «
J’ai perdu deux sœurs et vous m’offrez vingt domestiques »3.
La version officielle est donc entachée de zones d’ombre, elle
laisse sur sa faim l’observateur qui veut tout simplement savoir
pourquoi la France a colonisé. Les arguments qui font consensus
sont soit discutables (la mission civilisatrice, l’économie) soit fragiles
et mous (le prestige).
Il est impossible d’isoler un facteur unique ou même un ensemble
de facteurs qui expliqueraient la colonisation française de manière
satisfaisante. Il y a de quoi ressentir le vertige devant la nature du
phénomène, fuyant et liquide. Extrêmement complexe aussi. Les
choses se croisent, s’enchaînent et s’entremêlent, interdisant tout
simplisme ou manichéisme. Les ressorts de la colonisation
mélangent les intérêts, les passions, les volontés individuelles et
collectives, voire dans un certain sens les conspirations de groupes
minoritaires capables de collaborer entrer eux en dépit de leurs
divergences. On a vu des monarchistes chevronnés et des
républicains irréductibles militer ensemble, sur la longue durée, pour
voir le drapeau tricolore flotter au-dessus de l’Algérie et du Maroc.
La chance a joué, les circonstances historiques à vrai dire ont
précipité les décisions et infléchi les déterminations. Aussi, est-il
pertinent de dire que la cause de la colonisation française est un
processus cumulatif, qui étape par étape a accouché de l’Empire
colonial.
Ce processus vient de loin, des entrailles de l’Ancien Régime, et il
a trouvé dans le XIXe siècle un terreau favorable à son incroyable
expansion. Il a su tirer le meilleur des circonstances et des accidents
de ce siècle pour percer le plafond et s’étendre dans le monde, telle
une plante devenue folle après avoir plongé sa racine dans une
source gorgée de nutriments.
Or, avec le recul historique, chaque étape du processus s’explique
par la précédente et ouvre la voie vers la suivante. Cela confère un «
air » logique et spontané à un phénomène largement irrationnel.
C’est que nous avons tendance à examiner le processus par sa
pointe : le résultat, à savoir l’Empire déjà formé ou presque au début
du XXe siècle. Oui, sous cet angle, tout semble couler de source :
des hommes financés et équipés par un pays puissant ont su
conquérir et subjuguer des pays faibles et divisés. Si l’on se place en
transversal, le long de la ligne du temps qui débute bien avant 1830
et qui se poursuit dans le XXe siècle, l’on comprend que l’on a affaire
à un faisceau. Un faisceau de motifs, qui pris isolément n’expliquent
rien, mais ensemble, soudés les uns autres, ils forment une flèche
qui transperce toutes les armures, même les plus épaisses.
Trois étapes phares marquent le processus qui a accouché de la
colonisation française :
• De  1830 à  1870 : Les conquêtes enregistrées à cette époque
sont des aventures, des « coups d’éclat » que l’on se permet quand
on est puissant. On colonise par à-coups, de manière opportuniste
et sans vision d’ensemble.
• De  1870 à  1885 : La France est traumatisée par la perte de
l’Alsace et de la Lorraine. La gauche républicaine propose la
colonisation en tant que politique thérapeutique qui promet de
consoler la Nation et de réparer son orgueil blessé. En cinq ans,
de  1880 à  1885, plusieurs conquêtes sont réalisées, créant une
sensation de fait accompli au sein de la classe politique.
• De  1885 à  1905 : les militaires coloniaux et le lobby colonial
créent un climat favorable à l’expansion de l’empire et à la
concentration de ressources toujours plus significatives à son
service. De guerre lasse, les opposants à l’idée coloniale finissent
par se résigner, voire se convertir.

1830-1870 : Un jeu, un accessoire sans grande importance

Les colonies conquises entre  1830 et  1870 s’inscrivent dans un


mouvement limité dans son ampleur et dans ses enjeux. À l’époque,
la colonisation est une politique secondaire, un accessoire qui n’a
pas vocation à peser outre mesure sur le destin de la nation ni sur
ses finances.
En 1830, la France met le pied en Algérie et entame une conquête
longue et pénible qui sera officiellement close dix-huit plus tard4. En
1844, elle s’empare de Tahiti, en 1853 de la Nouvelle-Calédonie. En
1862, elle hisse son drapeau sur Saigon et la Cochinchine, c’est-à-
dire sur le sud du Vietnam actuel, région où le fleuve Mékong rejoint
la mer. L’année suivante, le Cambodge se place, de son plein gré,
sous la protection de la France. À l’autre bout du monde, elle
agrandit le Sénégal, colonie héritée de l’Ancien Régime et qui atteint
dans les années 1860 l’intégralité de la côte atlantique et rayonne en
amont du fleuve Sénégal.
Il n’existe aucune feuille de route ni idée d’ensemble qui puisse
éclairer le mouvement. On tâtonne, on essaie, on tente sa chance,
sans savoir où l’on va et ce que l’on risque vraiment.
Les conquêtes réalisées ont plus un caractère accidentel que
l’aspect fini d’une construction planifiée avec soin. Elles sont
l’apanage d’un pays puissant qui a les moyens d’intervenir très loin
de ses bases. Plusieurs facteurs ont poussé la France à passer à
l’acte, les principaux sont au nombre de trois. Le premier correspond
à l’état d’esprit de l’époque qui rendait licites, voire désirables, la
spoliation et la domination des peuples étrangers. Coloniser coulait
de source, tel un réflexe parmi tant d’autres disponibles au niveau
d’un pays ou d’un peuple. Le deuxième facteur fait référence au
cadre politique global dans lequel évoluaient les intérêts de la
France entre 1830 et 1870, un contexte marqué par la déconnexion
entre la puissance militaire et économique de la France et ses
marges de manœuvre réelles sur la scène mondiale. Enfin, le
troisième facteur fait écho à l’activisme de groupes de pression,
restreints, mais ayant un certain degré d’influence, qui murmurent
aux autorités politiques une musique douce et entraînante.

Le XIXe siècle est l’âge d’or de l’homme blanc et la planète Terre


est son jardin

Il est impossible de comprendre l’expansion coloniale sans


prendre en compte l’incroyable différence de développement entre
l’Occident et le reste du monde. L’Europe de l’Ouest5 et les États-
Unis présentent, tout au long du XIXe siècle, les manifestations les
plus exaltantes et les plus intenses du génie humain. Tout change,
tout se transforme, tout semble aller de mieux en mieux : l’industrie,
la médecine, la science, les arts et la culture. Tout indique que
l’homme blanc a trouvé la recette qui donne l’accès à une puissance
et à une sophistication jamais vues dans l’histoire de l’humanité.
D’où la certitude, partagée par tous, de la supériorité absolue et
indiscutable de l’homme européen sur tous les autres. Face à lui, il
n’y aurait que des peuples arriérés, certains seraient « fatigués »
(tels les Chinois, les Indiens, voire les Ottomans), d’autres seraient
tout simplement « primitifs » (toute l’Afrique, une grande partie de
l’Asie).
L’époque est riche en individualités hors du commun, capables de
prouesses dignes de la légende des demi-dieux de l’Antiquité.
Explorateurs, aventuriers, géographes, hommes d’affaires, militaires,
chaque métier brille par une qualité humaine exceptionnelle. L’on a
affaire à des « hommes augmentés » comme Stanley ou
Livingstone, Victor Hugo ou Flaubert, Eiffel ou de Lesseps, Laennec
ou Claude Bernard, entre autres individus « sortis du rang ». Des
États-Unis, pays neuf, à la vieille Europe, le même constat s’impose
: la « pâte » humaine est exceptionnelle. Voyez un jeune homme
comme Savorgnan de Brazza (1852-1905), italien naturalisé
français, qui conquiert à lui tout seul une grande partie du bassin du
fleuve Congo sur la base de la séduction et de la négociation. Quel
courage faut-il cultiver pour s’enfouir seul ou presque dans un milieu
inconnu et dangereux ! Quel talent faut-il déployer pour convaincre
des rois et des princes de devenir les vassaux d’une puissance
lointaine, qu’ils n’ont jamais vue ! C’est cela l’homme européen du
XIXe siècle. Il n’a rien de l’homme déconstruit que nous avons le
malheur de côtoyer et de subir ces temps-ci. Il est équipé pour
conquérir le monde, il a toutes les qualités pour cela : la confiance
en soi et en sa bonne étoile, la fierté d’être le représentant de la
race6 la plus avancée, le courage, la brutalité et le manque de
scrupules.
Le courage se présente sous plusieurs formes. Celui des
missionnaires qui s’engouffrent sans arme et sans escorte en Chine
pour convertir les païens. Celui des soldats qui, à plusieurs milliers
de kilomètres de leur quartier général, livrent bataille avec fougue et
détermination. Subsiste en eux quelque chose de l’esprit
aristocratique des siècles passés, où le militaire se bat pour
l’honneur, où il vit un sacerdoce et non un métier.
Au Mexique en 1863, dans le village de Camerone, 63
légionnaires français tiennent tête à 600 cavaliers et à 1 400
fantassins mexicains. Ils seront bien sûr battus, mais les huit
survivants n’accepteront de se rendre qu’à la condition de garder
leurs armes et de voir leurs blessés soignés.
Du courage insigne à la brutalité infâme, il n’y a qu’un pas. Et
l’homme européen n’a pas hésité à le franchir durant son siècle d’or,
lui, qui « s’ensauvage » autant que les sauvages qu’il méprise.
Lorsque l’Égyptien Soleyman el Halaby assassine le général Kleber
au  Caire le 14  juin 1800, les Français répliquent en lui brûlant la
main droite jusqu’à l’os. Puis, ils l’empalent quatre heures durant.
Supplice terrible, supplice indigne, marque des peuples qui
maîtrisent le langage abject de la domination dont la violence est la
grammaire. La sauvagerie n’est pas l’apanage des Français. Les
Américains ont passé une bonne partie du XIXe siècle à exterminer
les Amérindiens. Le génocide achevé, ils ont envahi les Philippines
en 1898 où ils ont pratiqué la punition collective à grande échelle,
comme à Samar en 1902. Parce que la population civile de cette île
philippine n’a pas alerté les Américains de l’imminence d’une
attaque rebelle, 15 000 innocents ont été massacrés en représailles.
À la cruauté s’ajoutent la ruse, le cynisme et le manque de
scrupules. On « vend » et on « revend » les peuples sans les
consulter. À  l’image du peuple polonais, condamné à mort « par
contumace » lors du Congrès de Vienne (1815) qui a autorisé la
Russie et l’Autriche-Hongrie à le dépecer. Personne n’y trouve rien à
redire, l’époque veut cela. La Raison d’État ignore le droit des
peuples à disposer d’eux-mêmes, la force méprise la sensibilité. La
violence est licite, elle forme un argument et recevable. Au XIXe
siècle, l’homme européen ne s’empêche pas.
Et pourquoi s’empêcherait-il, lui, qui est convaincu de sa destinée
manifeste ? Il a été choisi pour être à l’avant-garde de l’humanité. Au
privilège qui lui a été concédé par la Providence, correspond le «
devoir » de propager la civilisation partout où l’homme est aux prises
avec la barbarie.
Du devoir d’agir à l’urgence d’agir, il n’y a qu’une fine membrane
qui éclate à mesure que les civilisations fatiguées s’affaissent
d’elles-mêmes. Et à travers les fissures, l’on aperçoit des peuples
subjugués qui attendent la délivrance. Au cours du XIXe siècle, l’on
renoue le contact avec les chrétiens d’Orient, victimes de brimades
et de discriminations dans l’Empire ottoman (le grand corps malade
de l’époque). On « découvre » aussi que l’esclavage est pratiqué en
Afrique par les Africains eux-mêmes, et que des millions de noirs
gémissent sous les coups et les crachats d’autres noirs. Il faut les
sauver, le plus vite possible.
Par conséquent, on ne manque pas de prétextes pour s’ingérer
dans les affaires d’autrui. Coloniser n’est pas du tout illicite ou
condamnable, il s’agit même d’une œuvre louable.
Dans ce contexte, les Russes font bande à part, leur sensibilité
étant autre. Ils rêvent d’atteindre les mers chaudes (Crimée, Mer
Noire, Méditerranée) et de dominer les steppes gelées d’où sont
partis les envahisseurs qui les ont à la fois terrorisés et fécondés
(Asie Centrale, Mongolie, Sibérie). Les Européens, eux, regardent
tous du même côté c’est-à-dire en direction de l’Asie mystérieuse et
de l’Afrique ténébreuse. Ces horizons inconnus les mettent en
mouvement et suscitent leur appétit tant sur le plan intellectuel que
matériel. Les géographes et les explorateurs ont faim de
découvertes, certains milieux économiques et politiques ont faim de
ressources. Les deux communient dans l’idée que la Terre est finie,
que ses limites seront bientôt atteintes, qu’il sera bientôt trop tard
pour en profiter7.
Chaque pays est un cas à part et cultive des prédispositions ou
des inhibitions qui lui sont propres. Les Britanniques craignent, à
juste titre, la surpopulation, leur population double entre 1821
(20  millions) et 1901 (41  millions)8. À la même époque, celle de la
France passe péniblement de 31 à 40  millions9. Pour les
Britanniques, il est urgent de coloniser afin d’exporter l’excédent
humain à commencer par les classes dangereuses qui se forment
autour des centres industriels.
Les Danois, les Norvégiens et les Suédois, grandes nations
maritimes au passé colonial avéré, seront trop occupés par leur
recomposition politique pour participer à la course aux colonies. La
Norvège, par exemple, consacrera le XIXe siècle à s’émanciper de la
tutelle danoise, de quoi faire oublier toute aventure sous le soleil des
tropiques.
De leur côté, les Hollandais sont absorbés par l’Indonésie qui ne
cesse de leur causer des problèmes durant le XIXe siècle : ils n’ont
pas de ressource à dégager pour regarder ailleurs.

La France, puissance empêchée

Les Français, eux, ne sont pas des Européens comme les autres,
ils ont commis un crime impardonnable aux yeux de leurs pairs : la
Révolution de 1789. L’Europe des monarchies, de Londres à
Moscou, les a comme retranchés de la famille européenne. Elle ne
leur pardonne pas la mort de Louis  XVI ni la destruction de l’ordre
traditionnel. Et elle est encore moins disposée à oublier l’épopée
napoléonienne, une poussée coloniale aussi foudroyante que brutale
et qui a failli engloutir tout le continent. L’Europe a beaucoup de
reproches à faire à la France. Alors, elle la surveille. Alors, elle la
punit. Et la place dans une camisole de force, trop serrée pour son
corps.
Au Congrès de Vienne (1815), réunissant les vainqueurs de
Napoléon, l’Europe a réglé son sort à la France. La punition durera
un siècle et ne sera levée réellement qu’en 1914. En attendant, la
France effectue une longue traversée du désert, privée de territoires
qui lui sont chers (la Savoie et le Comté de Nice notamment),
entourée d’États tampons créés sur mesure pour la contenir (pensez
aux Pays-Bas) et privée d’alliances d’envergure.
Toutes les tentatives de briser le carcan seront vouées à l’échec
ou au demi-succès. Guerre de Crimée entre 1853 et 1856 (un demi-
succès où la France ne tire pas le crédit qu’elle estimait devoir lui
revenir), Campagne d’Italie en 1859 (un demi-succès là aussi, car
Napoléon III réussit à fâcher les Italiens, ses alliés pourtant), Guerre
du Mexique de  1861 à  1867 (une catastrophe absolue et sans
appel).
Les vents ne recommenceront à souffler dans un sens favorable
qu’à la fin du XIXe siècle lorsque des alliances seront conclues avec
la Russie (1892) et la Grande-Bretagne (1904).
Cette puissance frustrée, constamment empêchée par ses pairs,
peut trouver dans la colonisation un exutoire. D’autant plus que
l’acte de coloniser n’est pas une nouveauté pour les Français et
s’inscrit dans une tradition coloniale qui remonte à loin. L’Ancien
Régime a constitué un empire colonial qui a participé à sa grandeur
et lui a rapporté quelques richesses. Des îles « agricoles » des
Antilles à la rentabilité économique élevée, aux immensités du
Canada et du Mississippi, le souvenir est bon, voire excellent. Alors,
pourquoi se priver d’imiter les Anciens  dans ce qu’ils ont fait de
grand ?
Ce microclimat préside au démarrage de l’histoire coloniale
contemporaine de la France : l’intervention en Algérie en juillet 1830.
La décision d’intervenir dans ce pays s’est inscrite dans le cadre que
nous venons d’esquisser : la France a cédé à la tentation de « faire
un coup », facile et peu risqué et aux dividendes extrêmement
limités. Le Roi Charles X, en mal de légitimité vis-à-vis de l’opinion
publique, voulait causer un électrochoc à peu de frais. Au passage, il
aurait aimé rehausser le prestige de la France auprès de ses pairs
européens, histoire de leur rappeler qu’elle est encore une
puissance avec laquelle il faut compter. Prétextant une querelle
diplomatique, il a envoyé un corps expéditionnaire qui a vaincu les
forces ottomanes plus facilement que prévu. Au-delà de cela, aucun
plan, aucun objectif, aucune doctrine. On y reviendra dans les pages
à venir.
Nous sommes face à une politique d’opportunités, d’occasions à
saisir et qui se conçoit dans le court terme seulement. Personne
n’avait la moindre idée de ce qu’était l’Algérie ou de ce qu’il
convenait d’y faire en juillet  1830. Ces questions ne se posaient
même pas : on intervient pour obtenir un dividende politique
immédiat (en quelques semaines, on défait le Dey et on expulse les
Turcs). On ne se projette pas dans le futur, car le futur n’est pas en
Algérie, il est en France, il est en Europe. Le monde d’alors se limite
à l’Europe au sens large : de l’Oural aux États-Unis. Le reste de la
planète est une aire de jeux, un champ d’intervention où l’on se sert
quand on peut, mais où n’a pas vocation à s’enraciner ou à s’investir
véritablement.
On réagit, on répond à une tentation, à un stimulus. En 1830,
l’opportunité de « corriger » un potentat médiéval à peu de frais a
servi de stimulus. Plus tard, la stimulation viendra de milieux
spécialisés qui poursuivent des intérêts « catégoriels ».

La colonisation, un hobby limité à des cercles restreints

Certains coups de gouvernail ont été suggérés par des groupes


de pression qui ont formé les premiers militants de la cause
coloniale. Il s’agit des militaires, des missionnaires et des
commerçants au long cours.
Les premiers, en particulier les marins, cultivent la nostalgie des
colonies de l’Ancien Régime. Des possessions perdues dans les
soubresauts du XVIIIe siècle (le Canada en particulier) et dans le
fracas de la Révolution et des guerres napoléoniennes (comme l’île
Maurice). Les officiers rêvent d’un match retour avec les Anglais et
aspirent à la gloire. Ils mettent également en avant la nécessité de
disposer de points d’appui pour leurs navires, censés protéger le
commerce français.
Pour certains milieux religieux, tant protestants que catholiques,
l’outre-mer est une tentation. L’on est ici au milieu d’activistes, au
sens noble du terme, qui veulent guider les païens vers le salut. Ils
s’organisent en « missions » dont le siège est à Paris, Lille, Lyon ou
Bordeaux10.
De leur côté, les commerçants de Marseille, de Nantes et
du Havre font miroiter le potentiel de marchés peu connus ou même
interdits aux intérêts français (la Chine par exemple). Ils se plaignent
du manque de sécurité (la piraterie en Indochine,  etc.) et de la
concurrence des commerçants britanniques qui s’appuient sur le
réseau maritime développé depuis le XVIIIe siècle : Cape Town,
l’Inde, la Birmanie, Singapour, etc.
À des degrés divers, ces trois groupes ont influencé les décisions
des pouvoirs publics concernant l’outre-mer. En Indochine ont
convergé les intérêts des militaires, des catholiques et des
commerçants. Les premiers pas de la France dans cette région ont
été motivés par le secours à porter aux catholiques locaux,
persécutés par les bouddhistes. D’où le débarquement franco-
espagnol à Tourane en 1858 et qui débouchera quatre ans plus tard
sur le contrôle total de la Cochinchine. Les commerçants se mettent
tout de suite au travail et découvrent sur place que les Chinois les
ont précédés, mais ceci est une autre histoire…
En parallèle, la Marine plante le drapeau tricolore dans le
Pacifique, histoire de devancer les Britanniques, maîtres de
l’immense Australie.
Au Sénégal, le moteur de la colonisation réside chez les
commerçants du littoral, qu’ils soient Français ou bien Sénégalais.
Concurrencés par les négociants africains de l’intérieur, spécialisés
dans le commerce de long cours (la traite), ils aimeraient les
supplanter et accéder sans intermédiaire aux meilleurs marchés.
Ces commerçants craignent aussi l’activisme des Portugais installés
à proximité dans l’actuelle Guinée-Bissau et les avancées des
Anglais, très actifs sur la côte occidentale de l’Afrique. Aux logiques
purement commerciales se conjuguent des préoccupations d’ordre
sécuritaire, l’environnement immédiat de la colonie étant la proie de
nombreuses convulsions. Au nord, les Maures commettent des raids
meurtriers, du côté de Saint-Louis. Au sud et à l’est, des jihads se
succèdent depuis la fin du XVIIIe siècle et menacent les caravanes,
les points d’appui et les alliés des commerçants de la colonie. Sous
la houlette de Faidherbe (1852-1865), la France agrandit sa colonie
dans le cadre d’une « opération de police », qui apporte la sécurité
et garantit la suprématie des commerçants du littoral. En quelques
années, la colonie originale, limitée à quelques villes comme Saint-
Louis, Gorée et Rufisque, s’étend sur l’intégralité de la côte et
plonge vers l’intérieur du continent suivant le cours du fleuve
Sénégal.
Militaires nostalgiques et avides de revanche sur les Britanniques,
missionnaires religieux et commerçants au long cours voient dans la
colonisation une nécessité, mais ils n’ont ni le poids politique pour
forcer la main au sommet de l’État ni l’envie d’embarquer la France
dans une expansion tous azimuts. Ils rêvent, séparément, de poser
des points sur la mappemonde, mais ne forment pas le projet d’un
empire colonial français qui prendrait en charge des dizaines de
millions d’habitants.
Cela aboutit à une politique accidentée, faite d’accélérations et de
stagnations, largement guidée et inspirée par les circonstances. Et
personne ne s’en inquiète, car il s’agit d’une affaire subalterne. La
colonisation n’est rien de plus qu’un sous-titre de la Politique
étrangère de la France. Elle lui donne une corde de plus à son arc.
La France multiplie les moyens d’action : elle intervient militairement
aux côtés des Britanniques en Chine (1857-1860), elle vole au
secours des chrétiens d’Orient (1860-1861), elle rayonne en
organisant l’exposition universelle de Paris (1867), et creuse le
Canal de Suez, miracle d’ingénierie et démonstration du génie
français (inauguré en 1869).
Le contexte changera radicalement après septembre  1870. L’on
passe d’un « jouet » aux mains de milieux restreints à une question
vitale pour la Nation.

1870-1885 : du trauma à la crise de boulimie

Napoléon III, mal conseillé, se décide à attaquer la Prusse durant


l’été 1870. Le conflit débouche rapidement sur la défaite de Sedan,
en septembre  1870, qui voit l’empereur fait prisonnier et une partie
du territoire occupé. Le régime s’effondre ouvrant la voie à une série
de soubresauts politiques internes dont le plus grave est la
Commune de Paris (18 mars 1871-28 mai 1871). Au même moment,
l’Alsace et la Lorraine sont rattachées officiellement à l’empire
allemand (Traité de Francfort du 10  mai 1871). La France est
amputée.

Les nerfs à vif

Ce cataclysme ouvre deux crises simultanées, une crise


institutionnelle et une crise émotionnelle.
Quinze années d’instabilité politique succèdent à la défaite. En
effet, de  1871 à  1875, on hésite entre bonapartisme, monarchisme
(orléaniste ou légitimiste) et républicanisme. Et quoique la
constitution de 1875 consacre la forme républicaine, les élections
suivantes continuent d’envoyer à Paris des contingents
considérables d’ennemis de la République qui (si on les croit sur
parole) désirent sauter sur la première occasion pour s’en
débarrasser. Après 1885, le danger d’un coup d’État ou d’une
restauration s’atténue, mais la contestation du régime perdure, elle
est implicite, mais non moins puissante : le régime est né de la perte
de l’Alsace-Lorraine, il est le fruit d’un avortement, il manque
cruellement de légitimité.
La France est divisée en deux camps qui présentent chacun des
arguments recevables dans l’absolu et qui résonnent profondément
dans l’opinion publique. Il n’y a pas de consensus, il n’y a pas de
sens commun. Droite (monarchistes, bonapartistes) et gauche
semblent irréconciliables tant le fossé qui les sépare est énorme sur
des questions aussi fondamentales que la nature du régime et la
place de la religion dans la société.
Les cœurs et les esprits sont très éprouvés. L’opinion publique est
inconsolable. La perte de l’Alsace-Lorraine est un sujet central pour
toutes les classes sociales, une douleur qui déborde de loin les
cercles militaires et politiques. La France est en deuil, elle a perdu
des « organes vitaux » et non des possessions lointaines aux
Antilles ou dans l’océan Indien.
Au-delà de la tristesse et de la honte, au-delà du sentiment de
détresse devant le sort des Français qui fuient les provinces perdues
pour rejoindre la mère-patrie, il y a la conscience, l’évidence même
d’un déclassement. S’installe une certitude qui transcende les
frontières idéologiques  et qui annonce la mort lente du pays, une
mort qui adviendra tôt ou tard si rien n’est fait pour la conjurer. Le
thème de la décadence imprègne le débat public, dans ses versants
politiques et intellectuels. Le sentiment qui domine est celui d’une
nation qui prend l’eau et qui doit agir, vite et bien, pour s’en sortir. En
vérité, le déclin ne mènera pas forcément à la mort, mais plutôt à la
stagnation au sein d’une catégorie de pays de seconde zone, privés
de l’éclat et de la grandeur qui ont fait le « panache » français. La
France ne risque pas de disparaître, mais de rapetisser.
Au même moment, de grands empires s’élèvent à l’Est (Russie,
Allemagne) et à l’ouest (États-Unis bien sûr).
Fleurit alors une littérature du déclin et de la lutte contre ce déclin.
Qu’elle soit d’inspiration catholique ou bien républicaine, elle évoque
en filigrane l’image d’une France à l’étroit, obligée par sa mauvaise
fortune et la jalousie de ses voisins, à vivre repliée sur elle-même
alors qu’elle est née pour tutoyer le soleil. La France est une plante
radieuse qui a été transplantée dans un pot exigu, elle s’étiole
immanquablement et rien ne peut la consoler d’avoir perdu son
substrat naturel.
La douleur extrême rend fou et peut pousser au suicide dans
certains cas. En 1885, l’historien Arthur Rimbaud, contemporain de
la défaite de Sedan, rappelle l’état d’esprit dominant en ces termes :
le peuple français risque « de voir ses instincts guerriers se tourner
en querelles intestines, en intrigues sanglantes, en haine de classe,
peut-être en guerres civiles »11.
Que faire ?
Deux thèses se dégagent. D’un côté, la Revanche donc la guerre.
De l’autre, le Recueillement donc l’accalmie, l’apaisement et
l’introspection. Les deux thèses se valent en termes de puissance
d’argumentation, mais les circonstances dictent le Recueillement
jusqu’en 1880. Il faut dix ans à peu près pour reconstruire l’armée et
récupérer le potentiel économique énorme perdu suite à l’amputation
territoriale, sans oublier la remise à niveau des finances publiques.
Plus tard, les choses rentrant dans l’ordre, le Recueillement perd de
son sens et risque d’être confondu avec la résignation et la lâcheté.

Le coup de génie la gauche républicaine 

Capable de lire avec finesse le paysage émotionnel (et donc


politique) de son époque, la gauche républicaine change les termes
du débat. Elle refuse la dichotomie, elle ne veut ni la Revanche ni le
Recueillement. Elle propose de partir à la conquête du monde. Cette
doctrine est largement inspirée et mise en œuvre par Jules Ferry,
chef de gouvernement à deux reprises entre 1880 et 1885. Elle a été
promue également par Léon Gambetta, au pouvoir en 1883, et par
les ténors de ce que l’on appelait à l’époque le parti républicain, par
opposition aux monarchistes et aux bonapartistes.
Le bénéficie principal de cette politique ressemble à un slogan
publicitaire et on le doit à Léon Gambetta lui-même qui la présente
comme une « politique nationale, réparatrice et fière ». Il s’agit donc
d’un nationalisme (politique nationale) qui s’exerce à l’extérieur, au
contact et aux dépens des indigènes. Pas question de se lancer à
l’assaut de la ligne bleue des Vosges. L’ennemi allemand, la source
principale du malheur français, n’est pas concerné. Cet impérialisme
se veut thérapeutique puisqu’il va réparer ce qui a été cassé à
Sedan : la confiance en soi, le sentiment de grandeur et la fierté
d’être Français.
Comment ? En faisant d’une pierre deux coups. L’expansion
coloniale prend en charge le choc émotionnel de la défaite, elle le
reconnaît et lui offre une consolation sous la forme de conquêtes et
de victoires aux quatre coins du monde. Elle promet aussi d’enrayer
le déclin qui hante tous les esprits. Elle lui oppose trois remèdes qui
forment les justifications officielles de la colonisation française que
nous avons déjà citées : (1) nous colonisons pour augmenter notre
puissance économique (2) nous colonisons pour demeurer une
grande nation, avec laquelle il faut compter dans le nouvel ordre
mondial qui s’installe, nous colonisons aussi pour offrir à notre force
navale les escales et les points d’appui dont elle a besoin pour tenir
son rang (3) nous colonisons bien sûr pour civiliser les peuples
primitifs, ce qui confirme notre statut de peuple supérieur, très au-
delà des vicissitudes et des archaïsmes effrayants des indigènes
que nous nous proposons d’élever moralement et matériellement.
Il est donc constamment question de conjurer le déclin. La
colonisation est un élixir de puissance : économique, géopolitique et
militaire, moral enfin. La solution est complète, elle n’a que des
qualités si l’on s’en tient au discours de ses promoteurs. C’est une
troisième voie originale qui permet de « faire quelque chose » sans
risquer une nouvelle confrontation avec l’Allemagne. Et ce quelque
chose n’est pas anodin : il est un projet de grandeur, une
réconciliation avec le Destin de la France, qui pour le sens commun
est exceptionnel par définition. Jules Ferry l’a très bien résumé :
« Le parti républicain a démontré qu’il comprenait bien qu’on ne
pouvait pas proposer à la France un idéal politique conforme à celui
des nations comme la libre Belgique et comme la Suisse
républicaine : qu’il faut autre chose à la France : qu’elle ne peut pas
seulement être un pays libre ; qu’elle doit être aussi un grand pays,
exerçant sur les destinées de l’Europe toute l’influence qui lui
appartient, qu’elle doit répandre cette influence sur le monde, et
porter partout où elle le peut sa langue, ses mœurs, son drapeau,
ses armes, son génie. »12
Le génie de la gauche républicaine s’exprime aussi en termes
tactiques. De  1871 à  1880, elle accompagne l’effort de
reconstruction qui exige de la retenue sur le plan international.
De  1880 à  1885, elle met en œuvre la conquête de la Tunisie, de
l’Annam et du Tonkin, intervient à Madagascar et hisse le drapeau
tricolore au nord Congo. Elle agit vite en arguant de la concurrence
féroce entre puissances européennes et qui impose de prendre les
places et de réfléchir ensuite à ce qu’il convient d’en faire. Et il est
vrai que l’effort impérialiste anglais est dans une phase ascendante
depuis 1874 sous l’impulsion du Premier ministre Disraeli, il en va de
même pour les Belges qui lorgnent du côté du Bassin du fleuve
Congo et des Allemands qui regardent du côté de l’Afrique et de
l’Asie pour gêner les Britanniques. L’urgence est un formidable
instrument du prince habile et un excellent moyen d’extorquer le
consentement. L’on s’abrite derrière la pression des circonstances et
on profite de l’escalade des événements pour coloniser. On agit
d’abord, on explique ensuite.
Ce n’est qu’en juillet  1885, alors qu’il vient de quitter le
gouvernement, que Jules Ferry présente aux parlementaires, donc à
la souveraineté nationale, l’explication la plus claire, la plus
condensée et la plus complète des motifs de la colonisation. Ce sont
les trois arguments détaillés antérieurement. Avant ce discours, ces
arguments circulaient bien entendu, mais ils étaient éparpillés dans
les éclats de voix et les échos des nouvelles qui font la musique
d’ambiance des décideurs. Ils ne représentent aucune surprise
vraiment lorsqu’ils sont énoncés solennellement par Jules Ferry,
mais ils n’ont probablement jamais été mis en musique de cette
forme.
Cette tactique est payante, car elle permet, bon an mal an, de
désarmer les oppositions. Difficile, en effet, de rendre un territoire
déjà conquis. Compliqué de renoncer au tribut du sang des soldats
français. Impossible de libérer les places où la perfide Albion pourrait
s’engouffrer immédiatement. Le coup est parti, les dés sont jetés, et
les parlementaires anticolonialistes se retrouvent soumis à l’empire
du fait accompli.
Les années décisives, situées entre  1880 et  1885, n’ont pas été
une promenade de santé à l’Assemblée. Les débats ont été houleux,
le gouvernement a tangué, mais la cause coloniale est passée «
d’un fil ». Ni l’extrême gauche de Clemenceau ni la droite
traditionaliste de Deroulède n’ont pu lui couper la route. Ils lui ont
tenu tête souvent admirablement, mais la Providence a choisi de
laisser le dernier mot à l’impérialisme.
Le génie de la gauche se reflète également dans la désignation
d’un nouvel ennemi : l’Angleterre. Manœuvre astucieuse pour
canaliser les ardeurs des militaires assoiffés de revanche sur
l’Allemagne. En 1911, Maurice Barrès écrivait au sujet de Gambetta
: « il occupait l’imagination des meilleurs officiers loin du Rhin et il
nous mettait en conflit avec l’Angleterre ».
Que de vertus la gauche républicaine a-t-elle trouvé dans la
colonisation : consolation, remède contre le déclin et diversion des
forces vives qui auraient pu l’inquiéter !

1885-1905 : le triomphe du lobby colonial

Ce sont des hommes et des femmes qui colonisent, et non des


drapeaux ou des pavillons, quoi qu’on en dise. Les soldats qui ont
vaincu en Indochine, les officiers qui ont vaillamment pénétré la forêt
équatoriale qui borde le littoral du Golfe de Guinée, ces militaires
écrivent des lettres à leurs familles, ils ont des relations épistolaires
avec leurs camarades militaires et leurs amis civils dans leur
province d’origine. Ces discours du survivant qui a une bonne
nouvelle à annoncer se retrouvent dans les colonnes de la presse,
car la victoire fait vendre du papier surtout que le pays a besoin
qu’on lui remonte le moral. Les « coloniaux » tels qu’on les appelle à
partir des années 1880 se joignent au concert de louanges tissées à
la colonisation par la gauche républicaine et par les premiers
militants de l’impérialisme français (missionnaires, géographes,
négociants, etc.). L’officier colonial sera le meilleur agent publicitaire
de l’idée coloniale, puisqu’il a, lui, la légitimité du terrain : il les a
combattus, lui, les mandarins d’Indochine ; il a eu raison, lui, des
pirates chinois qui terrorisaient les paysans du cours supérieur du
fleuve Rouge ; il les a vus, lui, les minarets de Tombouctou et les
amazones fantastiques du Roi Béhanzin du Bénin. Sa parole porte
loin, sa logique est imparable, car la victoire attire les sympathies et
ajourne les réserves.
Et que nous dit cet officier colonial ? Eh bien, il raconte toujours la
même histoire, une sorte de quête héroïque et rédemptrice où le
militaire « formaté » par les enseignements reçus en France se
confronte à des périls extraordinaires et se voit confier des
responsabilités hors du commun par rapport à son âge ou à son
grade. Il n’a d’autres choix que de sortir du cadre étroit des
habitudes et des routines pour prendre des initiatives et apprendre
sur le tas, au fil des imprévus et des sacrifices. La colonisation est
donc un apprentissage, une sorte de rituel de passage ou même
d’initiation qui donne l’accès à un stade supérieur : à une humanité
plus jeune, plus belle et plus rayonnante. L’expérience de la
conquête et de l’administration des populations soumises est une
école qui forme des hommes complets, affranchis de la culture
spécialisée qui enferme l’individu dans des silos qui le menottent
d’un côté et le rendent irresponsable de l’autre. L’officier colonial se
présente progressivement comme un militaire d’élite qui « pense » et
qui permet à ses subalternes de penser eux aussi, car la passivité et
le conformisme peuvent coûter la vie sur les bords du fleuve Congo.
Gallieni, héros de la conquête de l’Afrique occidentale, du Tonkin
et de Madagascar aimait dire à ses adjoints : « nos administrateurs
et nos officiers doivent défendre, au nom du bon sens, les intérêts
qui leur sont confiés et non les combattre au nom des règlements. »
Paroles révolutionnaires dans une armée quelle qu’elle soit, hier et
aujourd’hui.
La France est vécue comme une prison, il faut s’en éloigner et se
projeter dans les terres hostiles de l’outre-mer pour vivre une
existence qui en vaille la peine. Une existence irriguée par la virilité
de l’action et par la noblesse des intentions. La France coloniale, La
Nouvelle France que l’officier colonial contribue à édifier, conquiert
pour civiliser, elle fait la plus noble des guerres. Personne n’a mieux
théorisé cette guerre vertueuse que Lyautey qui l’a pratiquée toute
sa vie en Indochine, à Madagascar, en Algérie et au Maroc enfin :
« Les guerres d’Europe, celles qu’il nous faut, au besoin, livrer
pour la sauvegarde de notre indépendance, laissent toujours
derrière elles de longues ruines. La guerre coloniale ne laisse
derrière elle que la vie et la fécondité… »
La guerre coloniale est une sorte de cure de jouvence, de retour
aux sources véritables du génie français qu’il n’est plus possible
d’éprouver en métropole. L’armée renaît sous les tropiques, elle y
renouvelle ses ressources humaines :
« quand on a eu l’honneur insigne de mener les hommes au feu,
et des soldats de France, on sait qu’il n’y a pas de creuset où la race
se retrempe plus fortement, les bons y deviennent meilleurs, les
pires y deviennent bons ».
Le militaire ouvre le chemin, il aplanit la route et le colon lui
succède. Cet expatrié bénéficie aussi de la cure de jouvence
coloniale, une cure bien douloureuse puisqu’elle est synonyme de
dangers et de privations, mais qui rend plus forts ceux qu’elles ne
tuent pas.
« C’est bien ici, pour notre race, ce qu’est le Far West pour
l’Amérique, c’est-à-dire le champ par excellence de l’énergie, du
rajeunissement et de la fécondité… Il vous faut être convaincus,
avec un légitime orgueil, que la plante qui pousse sur cette terre, ce
n’est pas qu’un Français diminué, mais, si j’ose m’exprimer ainsi, un
Français majoré ».
S’adressant, en ces termes, aux colons de la région de Tiaret
(Algérie) en 1897, Lyautey a l’audace de dire ce qu’il pense et de
mettre en lumière le projet de forger un « homme nouveau ». On
croirait lire un guerrier de Sparte, obsédé par les vertus morales et
les qualités physiques des habitants de sa ville. Sauf que Lyautey
résonne au niveau d’un empire tout entier, il considère que les
colonies sont une pépinière de l’excellence qui a vocation à
régénérer la métropole. La colonie est une greffe qui aboutira
inéluctablement au redressement du tronc qui avait dévié et qui était,
un temps, sur le point de fléchir.
« et je ne cesserai d’espérer que cette sève coloniale, revenant de
la périphérie au centre, y ramènera la force, cette force dont aucun
organisme ne peut se passer, ce qui est et restera toujours l’ultima
ratio première condition de l’indépendance et de la vie même des
peuples ».
On ne peut pas être plus clair.
Lyautey établit une synthèse, peut-être plus convaincante que
celle présentée par Ferry à l’Assemblée en 1885 :
« C’est la supériorité de la vie coloniale qui, par le recul qu’elle
donne, elle engendre une plus large, une plus tolérante, une plus
consolante conception des choses et qu’à cette distance des
déchirements de la Métropole semblent moins profonds, moins
graves, plus remédiables. »
Tout y est. La colonisation permet de changer de perspective pour
ne plus garder les yeux rivés sur la brûlure de 1870. Elle console par
les victoires obtenues du Tonkin au Congo, mais aussi par le surplus
d’activité qui en soi occupe l’esprit et empli les cœurs de
préoccupations autres, supérieures à la nécessaire revanche à
prendre sur l’Allemand. Elle offre un exutoire aux énergies qui
auraient pu stagner en France et pourrir sous l’effet de l’ennui et de
l’amertume. À distance comme l’écrit Lyautey, la réconciliation
semble à portée de main. Il n’y a plus de monarchistes ni de
républicains, il n’y a que des Français. Ni dreyfusards ni anti-
dreyfusards, ni catholiques ni bouffeurs de curé, mais juste des
Français majorés.
À lire Lyautey, la colonisation est la panacée au malheur français.

Le lobby colonial

L’idéologie colportée par le discours des coloniaux est amplifiée


par une nébuleuse d’organisations ayant pignon sur rue et qui se
forme dans la décennie  1890, bien après le coup d’accélérateur
donné dans les années 1880-85 (Tunisie, Tonkin, Madagascar,
Congo).
La presse en rendra compte sous le vocable du parti colonial. La
formule est belle, car elle décrit bien le caractère apolitique de cet
être collectif qui regroupe indifféremment des gens de gauche et de
droite. Au bout de quelques années de fonctionnement, une
décennie tout au plus, le parti colonial aura réussi à faire oublier que
l’idée coloniale est née à gauche.
Trois piliers soutiennent le parti colonial. Le premier et le plus
important est le Comité colonial, un groupe parlementaire fondé en
1892. Il comptera à son apogée 200 députés (1902) de gauche et de
droite. En dehors des cercles proprement politiques, l’on trouve le
Comité de l’Afrique française, fondé en 1890. Il s’agit d’un club ou
d’un think tank dirions-nous aujourd’hui dont le but est de
promouvoir l’idée coloniale dans les médias, de financer les
missions d’exploration et d’encourager les travaux scientifiques
consacrés au continent noir. D’autres comités thématiques feront
leur apparition un peu plus tard comme le Comité du Maroc ou le
Comité de l’Asie française. Troisièmement, on trouve l’Union
Coloniale française, une association privée au service des milieux
d’affaires : commerçants, financiers et industriels.
Ces organismes feront le « service après-vente » de la
colonisation. Ils diffuseront les bonnes nouvelles et remettront en
perspective les mauvaises. Ils tireront les ficelles dans les ministères
et les chambres pour que la colonisation ne manque de rien.
À leur apparition, la colonisation est en train de gagner la bataille
des idées, mais demeure encore fragile. Tel un enfant qui vient de
naître, elle a besoin de soins pour grandir et s’épanouir.
Concrètement, il s’agit de réserver les effectifs militaires et les
ressources financières pour conquérir les territoires convoités, mais
aussi d’achever la prise en main des territoires déjà engloutis. Parmi
les territoires dans le viseur, et très désirés par le lobby colonial,
figure Madagascar où la France est présente depuis le début des
années 1880, mais à une très petite échelle. En 1895, on « met le
paquet » en envoyant 15 000 s’emparer de Tananarive, la capitale.
Le protectorat y est proclamé en octobre de la même année, au prix
de très lourdes pertes causées par les maladies. Ailleurs, là où la
conquête a déjà eu lieu, il s’agit de réduire les dernières poches de
dissidence ou de banditisme, ce que l’histoire retiendra sous le
vocable de pacification. C’est un exercice délicat, à mi-chemin entre
la guerre et l’opération de police. Il nécessite en général plusieurs
mois d’un travail ingrat, les ennemis se diluant parfaitement dans la
population. En Indochine par exemple, la pacification a duré une
dizaine d’années ! En effet, si la Cour de Hué a accepté la
souveraineté française en 1883, le Tonkin (la province
septentrionale) n’a été définitivement soumis qu’en 1995 à peu près.
Toutes ces opérations, qu’il s’agisse de conquête ou bien de
pacification, coûtent cher et comportent leur lot d’accidents, de
revers et d’épidémies. Le parti colonial fera en sorte que le soutien
politique soit toujours au rendez-vous, en dépit des péripéties.
Ce lobby acquiert une connotation algérienne, au regard de la «
diaspora » française qui vit en Algérie et qui a toujours été favorable
aux thèses républicaines dans son ensemble13. Elle trouve dans
Eugène Étienne un relais de son influence à Paris, un homme
d’action et de réseaux qui ouvre les portes et aplanit les obstacles
de toutes sortes14. Sous son égide, le parti colonial organise les
relations entre les praticiens de la colonisation (militaires,
fonctionnaires, colons), ses promoteurs (hommes politiques en
activité ou en retrait) et l’écosystème qui gravite autour de toute
grande politique publique (journalistes, intellectuels). Il offre une «
famille » de pensée à des profils extrêmement divers et qui, en
dehors des affaires coloniales, auraient peu de choses à se dire.
Chaque année, des bourses sont données aux étudiants méritants
pour se rendre en outre-mer et en revenir munis d’un rapport
d’étonnement. Explorateurs, géographes et intellectuels sont invités
à visiter l’Empire et à s’exprimer en public sur ses potentialités et ses
promesses dans le cadre de dîners, de banquets et de conférences,
à Paris et en province. La presse est de la partie bien entendu, à ce
titre, le premier président du Comité de l’Afrique française, le Prince
d’Arenberg, était aussi le directeur du Journal des Débats. La bonne
parole est diffusée également via des bulletins mensuels qui rendent
compte des voyages des uns et des succès des autres, celui du
Comité de l’Afrique française tire à 4 000 exemplaires.
En 1895, la messe est dite. En l’espace de quinze ans, à partir du
premier gouvernement Jules Ferry, la France a multiplié par dix
l’étendue de ses possessions outre-mer. Il y a de quoi avoir le
vertige : 9 500 000 kilomètres carrés et cinquante millions d’âmes de
toutes les races et de toutes les confessions. En 1887, on a installé
l’Union indochinoise, un ensemble politico-administratif qui couvre le
Cambodge, la Cochinchine, l’Annam et le Tonkin, avec pour capitale
Saigon. En 1895, c’est au tour de l’Afrique-Occidentale Française de
voir le jour avec pour capitale Dakar.
Ce succès éclatant ne laisse pas l’opinion publique indifférente,
d’autant plus qu’il excite sa fibre anglophobe, les Britanniques
faisant les frais de l’appétit colonial français. Les deux nations
manquent de rentrer en guerre en 1898, lors de l’épisode de
Fachoda, une bourgade insignifiante sur les bords du Nil (territoire
du Soudan actuel). Arrivés en premier, les militaires de la colonne
Marchand, partis de l’Ouest depuis le littoral atlantique sont
encerclés par les Britanniques descendus depuis Khartoum.
Marchand résiste, il demande des instructions à Paris qui finissent
par arriver : il faut laisser la place aux Anglais. La commotion est
immense à Paris, la foule serait bien heureuse de faire payer aux
Anglais cette énième infamie qui s’inscrit dans une longue lignée de
querelles et de coups bas.
Les militants de l’idée coloniale, les colonistes, ont gagné leur pari.
Le colonialisme est désormais partie intégrante du « logiciel »
français dont un des réflexes de base est la méfiance à l’égard de la
Perfide Albion.
L’opinion publique n’ayant plus rien à reprocher à la colonisation,
l’heure est venue pour les partis politiques récalcitrants de se
convertir. Les premiers à manger leur chapeau sont les radicaux,
classés à la gauche des républicains, et qui dans les années 1880
avaient fortement malmené Ferry au sujet du Tonkin. En arrivant au
pouvoir en 1902, ils adoptent résolument l’idée coloniale et se
mettent à son service. Ils se préparent à engloutir le Maroc, dernier
pays de l’Afrique du Nord à garder un semblant de souveraineté. Et
lorsque Guillaume  II fronce les sourcils et exige d’être servi en
premier (crise de Tanger, 1905), la droite royaliste se range à son
tour du côté de l’idée coloniale. Dans ce qu’il convient d’appeler
l’affaire marocaine, elle trouve une occasion de haïr l’Allemand et de
se convertir élégamment à la colonisation15.
À partir de 1905, les tensions montent en Europe et l’idée qu’une
guerre est proche se banalise, une guerre qui permettra un
règlement de comptes entre Français et Allemands. Les Français
sont conscients de leur puissance industrielle renouvelée et
démultipliée, ils sont surtout ravis de pouvoir compter sur des alliés
de poids en Europe, dont la Russie et la Grande-Bretagne. On perd
de vue totalement le débat sur les colonies et on se prépare
inconsciemment à la « grande explication » avec l’Allemagne.

Conclusion : le succès éclatant de la volonté politique et de la


prédestination

Il n’y a pas une seule cause à la colonisation française, il n’y en a


pas deux, ni trois, ni quatre. Un processus s’est mis en place, à la
fois spontanément et par la volonté de milieux restreints au sein des
élites, et qui n’a fait que se renforcer année après année. Ce
processus est la cause réelle de la colonisation. Son escalade
entre 1880 et 1885 a forcé la main à tous les acteurs politiques, et à
l’opinion publique même, faisant de la colonisation un fait accompli
que l’on accepte avec joie ou avec lequel on apprend à cohabiter
avec résignation.
Tout le mérite revient à la gauche républicaine qui a su jouer
admirablement ses cartes, la plus importante étant la commotion
née de la perte de l’Alsace-Lorraine. Elle a su convaincre la France
qu’il fallait répondre au trauma causé par les Allemands en 1870 par
un autre trauma, à infliger aux indigènes. La gauche républicaine a
eu beaucoup de chance, car sa politique a trouvé des soldats
admirables pour la mettre en œuvre, vite et bien. Le facteur chance
est primordial même s’il n’accepte aucune analyse rationnelle. Il
exprime pourtant le sens de l’Histoire dans la mesure où il semble
nous dire que la France avait un rendez-vous inévitable avec la
colonisation, qu’elle ne pouvait pas y échapper.
Cette main invisible de l’Histoire a ouvert la mer devant les
Français partis à l’assaut de l’Afrique et de l’Asie. Mais, elle ne
pouvait accomplir deux miracles à la fois. En effet, la France n’a
aucune idée de ce qu’elle va faire de ces colonies. Elle est comme
écrasée par ses victoires rapides qui réclament immédiatement des
hommes d’exception pour conduire les millions d’hommes subjugués
la veille. Or, rien n’est prêt. Absolument rien n’est prêt. Les militaires
et les administrateurs qui arrivent sous les tropiques n’ont aucune
feuille de route ni doctrine sur laquelle se replier. Leurs patrons à
Paris ont la tête remplie d’idéaux, de préjugés et de fantasmes et ne
veulent pas se préoccuper de l’intendance. En tout cas pas pour
l’instant.
Cette inconséquence aura des effets funestes sur la colonisation.
Les parrains de l’idée coloniale ont écrit une pièce de théâtre pour
les Français et dont les dialogues sont dits par des Français. Le
Noir, le Jaune ou l’Arabe ne sont que des figurants qui ont l’amabilité
de prêter leurs lieux de vie comme décor à une tragédie franco-
française. Lyautey l’a dit et répété : on part aux colonies pour nous
régénérer, pour nous réconcilier avec l’énergie vitale et pour oublier
les querelles intestines qui divisent la nation. L’indigène n’a aucun
intérêt au fond. Il a le mérite d’être faible et divisé, ce qui rend sa
conquête relativement facile et le prétexte de le civiliser parfaitement
plausible. Sa mission se limite à observer et à subir. Il observe le
génie français se déployer de Tananarive à Casablanca et il subit les
rigueurs de l’humiliation et de la perte de souveraineté. Personne ne
perd le sommeil à cause de son malheur, l’idée coloniale n’a en effet
aucune empathie réelle pour lui. Elle ne se sent pas responsable de
son bien-être, sa responsabilité s’exerce auprès de la France, de sa
grandeur et de son renouveau.
Donc, à quoi bon se préparer à gouverner cinquante millions
d’habitants dont certains sont situés à plus de 10 000 km de Paris ?
La colonisation française est suspendue, à son origine, sur un trou
noir : le sort de l’indigène.

____________________
1. Le capitaine Cupet (1859-1907) a participé à l’exploration des Hauts Plateaux indochinois à la fin du XIXe
siècle.
2. À cette date, la Russie représentait 26 % du total, l’Espagne et le Portugal : 16 % !
Voir Giradet, Raoul. L’idée coloniale en France : de 1871 à 1962, Paris, La Table Ronde, 1972.
3. C’est en ces termes que se serait adressé Paul Déroulède à Jules Ferry au sujet de la question coloniale.
4. La conquête de l’Algérie sera étudiée plus tard et on verra, à cette occasion, qu’elle ne sera vraiment
terminée qu’en 1905 avec la pacification du Sahara. En 1848, se referme l’épisode de la résistance de l’émir
Abdelkader.
5. Bien entendu, le niveau de développement de l’Irlande n’est pas celui de l’Angleterre ou de la Prusse au
XIXe siècle. De même pour les pays ibériques.
6. Lire la race selon l’acception de l’époque à savoir le peuple, la civilisation, l’appartenance ethnoculturelle.
On parlait d’ailleurs de race française, de race allemande, de race espagnole, etc.
7. À ce stade, l’enthousiasme et l’impatience d’agir concernent les élites ou plutôt quelques certains restreints
parmi elles. L’opinion publique n’a pas le loisir de se poser ces questions ni de mesurer l’immense fossé qui
sépare la puissance de l’Europe de la faiblesse du reste du monde.
8. Meuriot, Paul. « La population de l’Angleterre en 1901 ». Journal de la société statistique de Paris, tome 44,
1903 (en ligne) : http://www.numdam.org/article/JSFS_1903__44__99_0.pdf
(page consultée en avril 2022)
9. Henry Louis, Blayo Yves. « La population de la France de  1740 à  1860 ». Population, 30e année, n°  1,
1975 (en ligne) : https://www.persee.fr/doc/pop_0032-4663_1975_hos_30_1_15696#pop_0032-
4663_1975_hos_30_1_T1_0071_0000 (page consultée en avril 2022)
10. 1822 : création de l’Œuvre de la Propagation de la Foi ; 1854 : création des Missions africaines de Lyon ;
1868 : création de la Société des Missionnaires d’Afrique (connus comme les Pères Blancs).
11. Rambaud, Arthur. « Préface » in J.R. Seeley, L’Expansion de l’Angleterre, Paris, 1885.
12. Discours du 28 juillet 1885.
13. À la veille de la Première Guerre Mondiale, sur les 700 000 Français installés dans les colonies, 500 000
vivent en Algérie.
14. Eugene Étienne (1844-1921) est un pied noir, originaire d’Oran, il sera plus que le porte-parole de la
colonie algérienne à Paris, il incarnera à lui tout seul la cause coloniale, son état d’esprit et sa rhétorique.
Député, sous-secrétaire d’État aux colonies, il donnera plusieurs coups de pouce à Lyautey qui séjourne en
Algérie à la fin du XIXe siècle pour pacifier la région dite du sud-ouest oranais. La relation amicale entre
Étienne et Lyautey symbolise la « réconciliation » française aux colonies : Étienne est un républicain plutôt
intransigeant et anticlérical, Lyautey est tout l’inverse, pourtant ils vont s’entendre à merveille sur la politique à
mener outre-mer.
15. Le 31  mars 1905 et sans avertir personne, l’empereur allemand se rend à Tanger. Il traverse la ville à
cheval et se rend à la rencontre du Sultan marocain qu’il assure de son soutien face à l’impérialisme français
et anglais.
Une idée tordue

« Mais après le combat, nous ne tardâmes pas à


voir qu’il ne suffit pas pour gouverner une nation
de l’avoir vaincue ».
Alexis de Tocqueville

Dans un certain sens, l’idée coloniale est une idée tordue,


puisqu’elle ne repose que sur les angoisses françaises et elle n’est
qu’une réponse à ses angoisses. Nous venons de voir la charge
émotionnelle immense qu’a imprimée la perte de l’Alsace et de la
Lorraine sur les origines mêmes de la colonisation. Le désir de
coloniser est avant tout une réponse, largement impulsive, à une
immense douleur. Et quand on a très mal, on fait parfois n’importe
quoi.
Dans le cas français, on s’est mis à rêver les yeux grands ouverts.
Le « rêve colonial », l’expression est de Clemenceau, a quelque
chose de la divagation. Une divagation bienvenue qui permet
d’échapper momentanément à une réalité insupportable. Une noble
divagation pour un Lyautey qui exprime sous les tropiques ce qu’il y
a de mieux dans le génie français. Un dangereux délire et une
périlleuse sortie de route de la part d’élites qui ont adossé à la
France des responsabilités immenses sans contreparties réelles.

Une ambition démesurée

La croissance ultrarapide de l’Empire entre 1880 et 1895 a pris de


court la fonction publique et le pays tout entier. La France n’avait pas
du tout les moyens humains et les ressources financières pour
s’occuper d’une telle immensité. La natalité, en berne depuis la
Révolution, n’offrait pas d’excédent démographique à envoyer aux
colonies. L’économie, certes en expansion au XIXe siècle, ne
préparait pas l’État français à une telle projection à l’extérieur. Dès
sa naissance, l’empire sera mis en présence de la pénurie de
budgets, de fonctionnaires, de matériels et de soldats.
En Afrique-Équatoriale française, il y avait un seul chef de cercle
pour un territoire équivalent à quatre fois le département des
Bouches-du-Rhône. En Algérie, hors des pôles de peuplement
européen, trouver un bureau de poste nécessitait un déplacement
de plus de 60  km parfois. D’un dispensaire à un autre en Afrique-
Occidentale Française, il était possible de parcourir 300  km de
véritable désert médical.
Pouvait-il en être autrement quand on se souvient que les
Tropiques sont le tombeau de l’homme blanc ? Même si la France
avait trouvé les bras et les cerveaux à envoyer en nombre suffisant
aux colonies, ils auraient été décimés. Autour de 1830, le taux de
mortalité des soldats français est huit fois plus élevé au Sénégal
qu’en France du fait du paludisme, de la maladie du sommeil, de la
fièvre jaune, etc. Huit décennies plus tard et en dépit des progrès de
la médecine tropicale, le taux de mortalité des soldats européens
(armée française, britannique, portugaise,  etc.) dans les colonies
d’Afrique et d’Asie est le double de celui enregistré dans les
métropoles1.
Les colonies françaises seront constamment sous-administrées,
leur territoire très superficiellement couvert par les forces de l’ordre
et leurs populations littéralement larguées, sans contact avec la
France.
La désunion et le retard technologique des indigènes ont
dissimulé la sous-administration chronique des colonies. Tout le
monde en est resté à la formidable puissance de feu des militaires
français. Mais, un pays ne s’administre pas que pas des coups de
baïonnette. Il a besoin d’être quadrillé, surveillé et étudié en
profondeur par des agents de l’État, ses habitants pris en main
(littéralement) par des infirmiers, des médecins et des officiers de
l’état civil, sans compter les instituteurs et le personnel religieux.
C’est ainsi que l’on gouverne la France, l’Italie ou l’Espagne.
L’Afrique, le Maghreb et l’Indochine n’échappent pas à la règle, la
nature humaine étant la même partout.
Par millions, les Marocains, les Algériens et les Vietnamiens ont
passé une vie entière sans voir un seul policier, un seul médecin ou
un seul instituteur français. Ils savaient que leur pays était sous
occupation française, mais n’ont jamais été pris en main par
l’administration coloniale, ils ont vécu parqués dans une réalité
hybride où leur mode de vie est maintenu et leur souveraineté est
annulée.
À Bhalil, le village d’où est originaire ma famille tant maternelle
que paternelle, la France s’est résumée en 44 ans d’occupation à un
aviateur qui, sur son temps libre, montait depuis Fez (20 km au nord)
donner des cours aux enfants des notables. Le reste, tout le reste,
était géré comme avant, c’est-à-dire confié à un caïd qui fait office
de maire et de chef de la police.
Les conséquences de cette sous-administration chronique seront
nombreuses et immenses. Nous y reviendrons en détail au cours de
ce livre. La plus importante peut-être est que la conquête sera
superficielle. La soumission des peuples ne sera jamais synonyme
d’adhésion à l’ordre colonial. Les gens baisseront la tête plus par
crainte que par déférence. De 1830 à 1962, l’Algérien restera égal à
lui-même : Algérien soumis au même mode de vie que ses ancêtres.
Il en sera de même pour le Marocain, le Tunisien, le Malgache, le
Congolais ou le Vietnamien durant la colonisation. La France ne fera
qu’effleurer les cœurs et les esprits, elle brisera les os et blessera
les chairs, mais n’aura jamais le privilège d’atteindre l’âme des
peuples sous tutelle.

L’insoutenable légèreté de l’idée coloniale

La désinvolture a présidé à la mise en œuvre de l’idée coloniale.


La France n’a pas formé les hommes et les femmes à même de
l’accomplir, aucun plan de gouvernement et de mise en valeur n’a
été élaboré. Pire, dans de nombreux cas, la reconnaissance des
territoires à conquérir n’a pas eu lieu.

Personne n’a songé à établir une feuille de route


Les Français ont constitué, en un temps record, le Second Empire
colonial au monde sans jamais disposer d’une doctrine de
domination, d’exploitation et d’avancement des peuples sous tutelle.
C’est un comble pour une entreprise qui nous est aujourd’hui
dépeinte par les indigénistes comme la quintessence de
l’oppression.
Il est difficile d’admettre que les élites françaises de l’époque aient
engagé le pays avec une telle légèreté dans une aventure aussi
colossale que périlleuse. Cette irresponsabilité ne se justifie que par
la poussée de forces irrépressibles, enracinées dans la psyché
française, et qui ont débordé toute digue de contention après la
défaite de Sedan.
Rien n’a été préparé. Tout a été appris sur le tas grâce à
l’intelligence pratique et la hauteur de vue de l’administration qui a
compensé la myopie du politique. Des fonctionnaires de très grande
valeur comme Paul Cambon en Tunisie, l’inventeur de la formule du
protectorat, ont comblé les immenses angles morts du projet
colonial. Parfois, et c’est rare, des hommes politiques extrêmement
avisés comme Jean-Louis de Lanessan, ancien député radical
devenu gouverneur général de l’Indochine, ont accompli le miracle
d’installer l’autorité et la « gouvernance » sans disposer d’un «
manuel » de colonisation.
Si la colonisation est un art, le projet colonial français n’a jamais
connu son École des Beaux-Arts. Les « artistes » ont découvert leur
don en brousse, sous la moustiquaire, loin du confort de l’atelier et
de la protection du maître qui enseigne le « coup de pinceau ».
À Paris, une École Nationale de la France d’outre-mer a été mise
en place en 1895. Son ambition était limitée puisqu’elle n’a formé
que des administrateurs coloniaux et en nombre réduit (cinquante
par promotion). Or, la tâche à accomplir était immense, il aurait fallu
dédier des universités entières à l’étude des cultures d’Asie et
d’Afrique, à la cartographie des religions et des sectes, à
l’enseignement des langues, à l’analyse des sous-sols et de la
biodiversité… en somme, créer de toute pièce la connaissance la
plus fine possible des peuples à « civiliser » et de leur
environnement.
Servir aux colonies n’est pas seulement une question de réussite
à un concours. C’est aussi un état d’esprit fait d’ouverture sur le
monde, c’est une capacité à prendre des initiatives et à solliciter les
instructions appropriées ensuite, c’est un sang-froid qui permet
d’utiliser la force avec parcimonie sans céder à la peur et aux
pressions des colons. Tout le contraire du racisme qui rend aveugle
et paresseux, car il explique toutes les difficultés par la mauvaise
volonté supposée de l’étranger.

Un saut dans l’inconnu

L’expansion coloniale a été conduite en aveugle, la conquête


ayant précédé la connaissance des territoires et des populations.
L’ignorance est abyssale. Elle étonne, mais s’explique, quoique
partiellement, par le mystère qui enveloppait alors une grande partie
du monde.
Ainsi, le Maroc, si proche de l’Europe, est un pays fermé
hermétiquement à la fin du XIXe siècle. N’y sont autorisés qu’une
poignée de diplomates qui placent sous leur protection un nombre
limité d’expatriés, dont des médecins et des commerçants. Tous ou
presque vivent dans les villes côtières (Tanger, Rabat, Salé,
Essaouira) et à Fez, la capitale. Il s’agit au grand maximum de 200
ou 300 personnes, toutes nationalités confondues, qui se gardent
bien de mettre les pieds à l’intérieur du pays où l’autorité du sultan
est nulle. Dans les zones en dissidence, les quatre cinquièmes du
territoire, ne sont admis que les musulmans et les juifs à condition
de disposer d’un protecteur (et d’une escorte armée dans certains
cas). Les chrétiens sont personae non gratae.
Charles de Foucauld court le risque et s’infiltre au Maroc en 1883
sous le déguisement d’un Juif sépharade. Catholique, il ne trouve
que ce subterfuge pour visiter le Maroc où il veut mener une mission
cartographique, à titre privé. Il a pour guide Mordachée, un rabbin
marocain, rencontré à Alger alors ville française. Malgré ces
précautions, Charles de  Foucauld est démasqué dans le Souss, il
doit la vie à l’intervention décisive d’un notable marocain, el Hadj
Bou Rhim, qui le prit sous son aile2. Séparé de son ami marocain, il
est rossé et volé par des gardes du corps qu’il avait embauchés pour
l’emmener à Oujda.
La situation n’est guère meilleure en Afrique qui demeure une
immense tache blanche dans les mappemondes. Jusqu’aux années
1895-1900, l’on croyait encore à la légende du lac Liba, évoquée par
Ptolémée dix-huit siècles plus tôt. Ce lac était réputé couvrir une
immense cuvette entre le Sahara et la forêt équatoriale. Le doute n’a
été levé qu’au moment de la conquête… À sa place, on a trouvé des
populations désolées réparties entre les savanes et les sables du
Sahel. Pas de récoltes de céréales à moissonner, pas d’or à
prélever, pas de grand commerce à taxer ou détourner. Alors,
pourquoi rester ?
Personne n’a voulu tirer les conclusions de ces découvertes et
partir. À ce jour, ces régions sont déshéritées et leurs ressources
limitées à l’exception de l’agriculture d’exportation de la Côte d’Ivoire
(qui prospère entre deux guerres civiles). Est-ce que la France avait
vraiment besoin de produire du café, du cacao, des noix de cajou
elle-même en Côte d’Ivoire ? Est-ce que les Suédois ou les
Bulgares, qui n’ont pas planté leur drapeau dans ce pays, ont jamais
manqué de produits tropicaux ? Bien sûr que non.
Même en Asie, les Français sont mal renseignés sur ce qui les
attend. Ils ont mis les pieds au Tonkin au début des années 1870 sur
la foi des rapports transmis par des commerçants français qui les
avaient assurés des bonnes dispositions des chrétiens locaux à leur
égard. Une fois la conquête lancée, le soulèvement décisif des
chrétiens n’eut pas lieu. La France a dû s’y prendre à deux fois pour
mettre la main sur Hanoi, la capitale du Tonkin, la deuxième tentative
fut la bonne, celle du capitaine Rivière en 1883. S’en suivirent près
de 15 ans d’une pacification difficile dans les territoires de l’intérieur
où la France, mal renseignée sur l’état réel du pays et le moral des
Vietnamiens, s’est découvert deux ennemis redoutables : les
paysans révoltés et les pirates en provenance de Chine. Où est
donc la belle affaire si la simple conquête exige des fortunes
colossales pour armer et équiper des troupes sur une longue
période ?
À l’origine, l’idée coloniale est viciée. Ses hypothèses sont
fausses, ses ambitions sont démesurées et ses méthodes sont
bricolées.
Il ne fallait pas être grand clerc pour anticiper son échec.

____________________
1. Pour une excellente analyse de l’aspect démographique de la colonisation, je renvoie vers cet article où j’ai
d’ailleurs prélevé ces quelques statistiques sur la mortalité des militaires :
Etemad Bouda, « Pour une approche démographique de l’expansion coloniale de l’Europe », Annales de
démographie historique, 2007 (en ligne) : https://www.cairn.info/revue-annales-de-demographie-historique-
2007-1-page-13.htm (page consultée le 6 mars 2021)
2. « Il fut pour moi l’ami le plus sûr, le plus désintéressé, le plus dévoué ; en deux occasions, il risqua sa vie
pour protéger la mienne. » Cet hommage au Hadj Bou Rhim fait partie du compte rendu que Charles de
Foucauld a tiré de son voyage au Maroc. Voir : Reconnaissance du Maroc, 1883-1884.
Le « stage » algérien

« Qui savait alors ce que la France voudrait, ce


qu’elle pourrait faire de l’Algérie ? Qui connaissait
d’ailleurs le pays que sa victoire avait placé entre
nos mains ? »
Léon Roches

La conquête de l’Algérie éclaire d’une lumière sanglante les


origines de la colonisation française. Elle en est le laboratoire et le
contre-modèle. Une sorte d’acte fondateur que tous aimeraient
effacer de leur mémoire, mais que personne ne peut vraiment
oublier, car il est chargé de précieux enseignements.
En Algérie ont été commises toutes les erreurs à ne pas
commettre. Aucune autre colonie n’a subi un tel déluge
d’imprudence, d’amateurisme et de violence disproportionnée.
Première conquête territoriale de taille outre-mer au XIXe siècle,
l’Algérie a servi de banc d’essai. Les opérations militaires et les
bévues politiques ont littéralement fait « exploser » la société
algérienne, la défigurant et la diluant dans une sorte de « bouillie »
difficile à gouverner.
Lors de ces années décisives, la France ne fera pas que détruire,
elle construira aussi un savoir-faire qui guidera son expansion
coloniale ultérieure. Les militaires qui débarqueront en Tunisie, en
Afrique et en Indochine à partir de 1880 veilleront à ménager les
autochtones autant que faire se peut. Ils tenteront de les « garder
entiers » en vue d’une collaboration future pour exploiter le pays
ensemble. Enfin, plus jamais la France ne tentera-t-elle de peupler
un territoire. Contrairement aux Britanniques qui créèrent de toutes
pièces des « répliques » de l’Angleterre aux antipodes (Afrique
Australe et Océanie), les Français se contentèrent d’effleurer leurs
colonies du point de vue démographique. En Afrique subsaharienne,
le contingent français dans les colonies ne dépassera jamais les 1 %
de la population totale. En 1938, il était à peine de 0,2 % soit 60 000
Français répartis de Dakar à Djibouti en passant par Brazzaville. En
Algérie, en effet, la France a appris à se méfier des colons qui, si on
n’y prend garde, peuvent prendre en otage l’administration et
l’obliger à gouverner dans le sens de leurs intérêts.
L’expansion coloniale aura toujours à l’esprit le fiasco algérien, par
humanité, mais aussi par intérêt.
Cette « sagesse » ne saura modérer l’appétit français pour la
colonisation. Car en dépit des fortunes colossales parties en fumée
pour mettre la main sur l’Algérie, les autorités françaises ne
renonceront pas à la colonisation de sitôt. Preuve s’il en est que
cette politique est avant tout un mouvement irrationnel. Une sorte
d’addiction à la douleur et à la peine.

L’exception algérienne

Les Algériens ont été pris de court par l’invasion française. Cela
ajoute à la singularité de leur colonisation puisque les autres peuples
ont tous été « prévenus » à l’avance des intentions de la France.
Pour comprendre leur réaction à la colonisation, il faudrait au
préalable se plonger dans le paysage politique et mental de l’Algérie
en 1830. Sans prendre la peine d’examiner l’état des esprits, des
croyances et des loyautés, toute interprétation des faits ne serait
qu’une énième décharge de moralisme, entre victimes innocentes et
bourreaux désignés.
L’Algérie à la veille de l’arrivée des Français est un pays
extrêmement morcelé selon des lignes de division ethniques,
religieuses, régionales et tribales. Il n’y a pas un peuple algérien ou
une Algérie, mais une mosaïque de populations qui vivent
relativement isolées les unes des autres et se font la guerre en
permanence. Le contentieux, la discorde et le recours à la violence
dominent les relations entre les collectivités qu’il s’agisse de tribus,
de familles ou de confréries religieuses. L’individu ne signifie pas
grand-chose en tant que tel, chacun se définissant par une ou
plusieurs appartenances : la race (kabyle ou arabe), le lieu de vie,
l’affiliation tribale, la religion (juif ou musulman), la manière de
pratiquer la religion c’est-à-dire l’adhésion à une des nombreuses
confréries qui organisent la spiritualité et font l’intermédiaire entre
Dieu et les hommes.
Ce monde éclaté ne se fédère qu’au prix d’un immense effort que
seuls des êtres exceptionnels peuvent accomplir. L’Émir Abdelkader
(1808-1883) en fait partie. Il est une de ces figures extraordinaires
capables à la fois de violenter les récalcitrants et de galvaniser les
enthousiastes. Un enfant du pays qui se sert des matières premières
disponibles en abondance dans l’Algérie de l’époque : la xénophobie
et le fanatisme religieux. On y déteste le chrétien doublement, pour
être l’étranger qui vient spolier le pays et pour représenter l’infidèle
qui vient troubler la foi musulmane.
Sans faire appel à ces deux passions tristes, il est impossible de
réunir les forces vives autour d’un but commun. Et encore, il faut
toujours refaire ce qui a été fait la veille puisque le goût de l’intrigue
et l’esprit de vendetta soufflent en permanence dans l’intimité des
cœurs.
L’Algérie est aussi une terre sous souveraineté étrangère,
gouvernée selon un système qui se contente de diviser pour mieux
régner. Point d’institutions élaborées, de conseils sophistiqués et
d’idéologies pompeuses. L’Islam, la matraque et la cooptation
suffisent. La seule ambition est d’exploiter les populations sans rien
leur donner en retour.
La Régence d’Alger, le nom donné à l’entité politique ottomane en
Algérie, est une colonie low cost où les Turcs dépensent peu et
gouvernent beaucoup. Bien que leur pouvoir n’ait été que nominal à
certains endroits, ils ont toujours été au centre du jeu, arbitres des
intrigues et suzerains de toutes les ambitions. Du littoral jusqu’aux
portes du désert, aucun homme fort n’est en place sans la
bénédiction du Dey d’Alger1.
La domination ottomane en Algérie se fonde sur une ingénierie
sociale sans vergogne qui consiste à déléguer à certains Algériens,
méticuleusement choisis, le soin d’opprimer d’autres Algériens. Le
système est tellement efficace qu’en temps normal le nombre de
militaires turcs déployés en Algérie ne dépasse pas les 3500 âmes2.
C’est peu, comparé au contingent que la France a envoyé sur place
pour assurer sa domination : 100 000 militaires dans les années
1840.
Détenteurs du pouvoir, les Turcs vivent à Alger et dans les
grandes villes comme Oran, Constantine et Tlemcen. Ils
interviennent directement dans l’administration de la région en
arrière d’Alger où ils possèdent des fermes et des résidences de
villégiature. Dans ce secteur, à majorité arabe, le territoire est
quadrillé par des caïds repartis sur onze subdivisions administratives
nommées aoutan. La sécurité est assurée par des garnisons fixes et
par des tribus arabes, placées aux endroits sensibles. À l’est, une
fraction de la tribu arabe des Arib surveille la route de Constantine et
garde les yeux fixés sur la Kabylie. À l’ouest, les Zemouls et les
Hadjoutes assurent la vigie. En contrepartie, ces « forces
d’autodéfense » cultivent sans frais les terres domaniales et ne
paient pas l’impôt. Enfin et par mesure de précaution, les limites des
aoutan périphériques sont artificiellement repoussées de quelques
kilomètres vers la montagne, plaçant de facto les Berbères des
hauteurs sous l’autorité des Arabes de la plaine. Un moyen habile de
maintenir vives les tensions interethniques et d’empêcher toute
union contre le colonisateur.
Dans le reste du pays, le dispositif turc s’assimile à une
administration indirecte, composée de deux leviers principaux.
D’un côté, les Coulouglis, des métis descendants des soldats
ottomans (père turc, mère arabe). Solidaires de l’ordre établi et
convaincus de leur supériorité raciale sur les Algériens, ils forment
une caste à part. Quand ils n’occupent pas des fonctions
administratives de premier plan à Alger, ils sont destinés, avec
femmes et enfants, à des garnisons à l’intérieur des terres. Ils y
mènent une vie de colons armés, connus pour leurs vertus
guerrières et leur agriculture florissante.
De l’autre, un assemblage disparate de tribus antagonistes que
les Turcs retiennent de se dévorer les unes les autres : les tribus
makhzen contre les tribus raias. Les premières ont préséance sur
les secondes  qu’elles obligent par la force à payer les impôts. Au
besoin, elles les répriment au moyen de razzias contre leurs biens,
leurs bétails et leurs femmes. C’est comme si l’État français avait
fermé le commissariat et l’hôtel des impôts de votre ville avant de
confier ses missions régaliennes à un gang de Tchétchènes.
Sur une carte de l’Algérie, l’on est saisi par la disposition des
différentes tribus. Le territoire est une natte qui enserre les éléments
les plus turbulents et les moins fiables. À l’ouest par exemple, les
tribus raias sont confinées entre les tribus makhzen qui sont
habilement disposées le long de deux lignes parallèles allant d’Oran
à la vallée moyenne du Chélif (côté nord) et de Sebdou à la ville de
Saïda (côté sud).
Au premier rang des tribus makhzen, figurent les Smella et les
Douairs de la région d’Oran. Ces dernières sont dites du grand
makhzen ou du makhzen supérieur parce qu’elles ont été
constituées par les Turcs à cet effet. Imaginez une collectivité entière
dévouée au service militaire : des paysans, des bergers, des
artisans, des notables et des chefs de guerre. En contrepartie des
services rendus, les tribus du grand makhzen cultivent des terres de
l’État. Ailleurs, les Turcs délèguent leur pouvoir de police et de
collecte de l’impôt à des tribus plus loyales et plus agressives que
leurs voisines, celles-ci forment le makhzen inférieur, elles diffèrent
des premières par le fait qu’elles exploitent en général des terres qui
leur appartiennent et ne se mobilisent qu’au coup par coup au gré de
la conjoncture.
Pour prévenir les intrigues et empêcher les conspirations, les
tribus makhzen sont réparties selon des lignes de commandement
différentes. Sur le haut plateau central, les Oulad Aziz et les Oulad
Antar, tribus makhzen contiguës, répondent à des chefs différents :
l’une à l’Aga d’Alger, l’autre au Bey d’Oran.
Un trou subsistait cependant dans le dispositif turc : la Kabylie. En
1830, la région se gouverne elle-même sous la houlette des
Mokranis, une famille aristocratique qui ne reconnaît que
formellement le pouvoir ottoman.
L’éclatement et le morcellement généralisé des structures sociales
touchent les consciences également.
Depuis Paris, l’on peut croire que les Algériens sont simplement
musulmans sunnites. Or, l’Islam algérien est morcelé en plusieurs
mouvements religieux, en concurrence entre eux et avec le pouvoir
politique. Adeptes du secret, ces groupes forment de véritables
sociétés parallèles invisibles au profane, parmi elles : la Kadiriya, la
Chadlya, la Derkaouiya, la Taibiya, la Tijaniya, la Rahmaniya et la
Senoussiya. Chacune propose une tarika c’est-à-dire une méthode
particulière pour entrer en communication avec le Divin et obtenir
ses grâces. Que le lecteur s’imagine des confréries religieuses avec
des signes de reconnaissance occultes aux non-initiés, des lieux de
réunion interdits aux autorités temporelles, des conceptions
politiques bien arrêtées (pour ou contre les chrétiens, pour ou contre
les Turcs, pour ou contre une alliance avec le Sultan du Maroc, pour
ou contre l’immixtion de l’Islam et de la vie profane).
Les Turcs dominent donc un mille-feuille aux couches plus ou
moins visibles à l’œil nu. Ils sont les seuls à pouvoir en disposer
sans le casser ni dépenser des fortunes pour le maintenir sur pied.
Une commission d’enquête envoyée en Algérie par la chambre
des députés en 1833 a résumé la colonisation turque en Algérie de
cette manière :
« Les Turcs ne connaissent que le présent, la souveraineté
actuelle du jour. Ils s’occupent peu du lendemain, et ne gouvernent
les populations que dans l’intérêt du pouvoir, sans penser au
gouverné, qui devient ce qu’il peut. »3
Les Français, eux, en moins de vingt ans, feront tout voler en
éclats. Les Turcs leur ont livré un corps malade, un quasi-cadavre,
ils l’ont transformé en bouillie.
Ils seront surpris par la combativité des Algériens, fruit de l’hostilité
qui coule dans les veines d’une société de combattants où tout le
monde fait la guerre ou s’attend à faire la guerre un jour ou l’autre.
Les mentalités et les valeurs algériennes reflètent les compétences
qui permettent d’assurer la survie dans un environnement brutal où
règne la loi du plus fort : agilité et agressivité d’un côté, indiscipline
et désunion de l’autre.

Un coup de tête royal

21 jours, il a fallu à peine 21 jours à Charles X pour chasser les


Turcs d’Alger. Du 14  juin au 5  juillet 1830, le roi réactionnaire a
remporté une victoire facile et placé la France dans un bourbier
duquel elle ne s’est jamais vraiment sortie. Car si l’Algérie est
indépendante depuis 1962, la France elle s’est algérianisée depuis,
comptant entre 1,5 et 4 millions d’Algériens sur son territoire4.
Au prétexte de venger l’offense subie par le consul de France5, le
roi Charles X envoie 40 000 hommes en Algérie. Leur mission est
d’obtenir la capitulation du Dey d’Alger, afin de rehausser le prestige
de la France à l’international et de servir les desseins du Roi en
France. Pour l’opinion française, la ville d’Alger est un nid de pirates
qui écument la Méditerranée depuis des lustres, des bandits
spécialisés dans le kidnapping contre rançon. Charles X espère
donc faire un « coup » pour amadouer les Français avant l’annonce
d’un tour de vis autoritaire. Peine perdue, car les quatre
ordonnances annoncées le 26 juillet (dont celle mettant un terme à
la liberté de la presse) provoquent les Trois Glorieuses, une révolte
du peuple de Paris dont la traduction politique sera la chute du
régime.
Le nouveau Roi, Louis-Philippe, au lieu d’ordonner le
désengagement, maintient une présence militaire en Algérie,
quoiqu’allégée en termes d’effectifs et restreinte à Alger, Oran et
Bône.
En 1830, le corps expéditionnaire français n’a aucune idée de
comment on mène une guerre coloniale. Ses officiers les plus âgés
se rappellent des guerres napoléoniennes, d’immenses boucheries
où l’enjeu était la destruction des forces de l’adversaire quitte à
dévaster le pays et ses habitants. Ils n’ont pas l’expérience d’un
conflit où il faut ménager l’ennemi, car il est le partenaire et le
collaborateur de demain. D’ailleurs, aucune armée européenne ne
dispose de ce genre de compétence à l’époque.
Les buts de guerre sont confus. À part infliger un camouflet au dey
d’Alger, tout est flou. Immédiatement, la France renvoie en Turquie
les élites ottomanes civiles et militaires6. De la folie pure. Cette
décision met à terre un système de gouvernance fondé sur
l’équilibre des rancœurs. Expulser les Turcs enlève les digues de
contention et sonne le moment de la guerre civile généralisée entre
Algériens. Les ressentiments comprimés depuis des lustres
s’expriment enfin et feront couler le sang en abondance.
Alger  1830 a un air de ressemblance avec Bagdad  2003 lorsque
le gouverneur américain Bremer annonça le bannissement à vie et
sans appel des membres du parti Baath :
• Les Coulouglis sont pris pour cible par les Algériens « de souche
». Désespérés, ils cherchent refuge chez les Français et leur
proposent leurs services en tant que soldats et administrateurs. Ces
derniers déclinent l’offre par ignorance des réalités algériennes.
• Les tribus algériennes, privées de l’effet modérateur du
gendarme turc s’entredéchirent.
• La résistance contre l’occupation chrétienne se manifeste dès la
fin du mois de juillet 1830 et elle est virulente.
Sans doctrine ni plan de conquête, les officiers français s’adaptent
en copiant les méthodes locales. Ils ne tardent pas à pratiquer la
razzia, une technique mise en œuvre avant eux par les Turcs et par
les Algériens eux-mêmes.
Le recrutement de Yusuf (né Joseph Vantini) symbolise cet
alignement accéléré des pratiques françaises sur la manière arabe
de faire la guerre. Yusuf est né corse et a été enlevé, encore enfant,
par les pirates barbaresques qui l’ont vendu au dey de Tunis.
Converti à l’Islam, il apprend l’Arabe et reçoit une éducation militaire.
En 1830, il s’enfuit de Tunis dans des circonstances
rocambolesques et propose ses services aux Français à Alger.
D’abord interprète, il ne tarde pas à équiper une troupe « privée » de
cavaliers arabes qu’il emploie dans des razzias spontanées autour
d’Alger. Ensuite, Yusuf enchaîne les faits d’armes et se fait même
nommer Bey de Constantine en préparation de la conquête de cette
ville, fermement tenue par un gouverneur turc allié à des tribus
arabes. Il finira sa carrière comme général.
Pour être sûre de faire la guerre comme il se doit, la France
recrute des Algériens dans ses armées au point de former des
bataillons entiers d’indigènes. Les fameux zouaves7 sont constitués
dès le mois d’août 1830 soit un mois à peine après la chute d’Alger.
Il s’agit d’une troupe d’infanterie légère, aguerrie et habituée aux
privations, l’idéal pour pénétrer dans un terrain hostile sans grand
support logistique.
Le noyau initial recruté en 1830 provient des anciens soldats
arabes et berbères qui ont servi les Ottomans. La France met donc
la main sur un réservoir de savoir-faire et de comportements qui lui
manquent cruellement. Et inaugure aussi une tradition sans cesse
confirmée par la suite et qui consiste à lever des troupes indigènes
dès les premiers jours de l’invasion.
L’incorporation des Algériens dans l’armée française aura un tel
succès qu’on retrouve leur trace dans toutes les opérations
extérieures du XIXe siècle : Crimée, Mexique, Tunisie, Indochine,
Madagascar… Plus tard, en 1912, des troupes algériennes sous
drapeau français entreront au Maroc pour y instaurer le Protectorat
(imaginez-vous les Marocains d’aujourd’hui en faire le reproche aux
Algériens un siècle plus tard au nom du devoir de mémoire ?).
L’absence d’une ligne politique claire en provenance de Paris
remet toute la responsabilité sur les militaires. Au début, ils se
contentent de sécuriser les régions aux alentours des villes côtières :
Alger, Oran, Bône. La donne change en 1832 lorsqu’Abdelkader, un
notable de l’Ouest algérien, réunit, pour la première fois, une
coalition tribale de grande envergure. Il oblige les Français à
s’enfoncer à l’intérieur des terres, achevant de les convaincre que la
conquête de l’Algérie sera longue et douloureuse. Abdelkader fait la
guerre qu’il faut : razzias, embuscades, mouvements permanents
des troupes et de l’intendance. Il constitue une cible désespérante
pour une armée européenne habituée à détruire les casernes, les
ponts et les villes de l’ennemi : Abdelkader n’a rien de cela, il n’a ni
infrastructures ni bases à bombarder, il est pure mobilité.
Avec le temps, les militaires se persuadent qu’il vaut mieux faire
d’Abdelkader un partenaire plutôt qu’un ennemi. À lui, l’ouest de
l’Algérie (sauf Oran), aux Français le reste du territoire où ils ont
encore fort à faire pour établir leur autorité. Ce compromis est la
base du traité de la Tafna, signé le 20 mai 1837. En décembre de la
même année, les Français s’emparent de Constantine.
La paix de retour, Abdelkader règle ses comptes avec les tribus
qui ont collaboré avec la France : massacres et déportations. La
France elle est insensible à leur calvaire (une habitude qui se
manifestera 130 ans plus tard avec les harkis). Au-delà de punir,
Abdelkader rêve de construire. Il forme un embryon d’État avec une
capitale, une monnaie, des services administratifs, une fiscalité, une
armée et des relations diplomatiques. Il mise beaucoup sur le sultan
du Maroc dont il se considère une sorte de vassal, il obtient en
retour armements et chevaux et une promesse de soutien militaire.
Lorsque la guerre reprend en 1839, Abdelkader est le seul maître
de l’Ouest algérien et dispose de forces décuplées. Paradoxalement,
le sort de l’Algérie est scellé à ce moment-là puisque toute l’attention
de la France se porte alors sur l’unification du territoire. C’en est fini
de l’occupation restreinte. L’Algérie telle que nous la connaîtrons
plus tard est née de la décision française de balayer Abdelkader.
La guerre sera longue (huit ans) et cruelle. Punitions collectives,
massacres, enfumades, sans oublier les maladies comme la malaria
et la dysenterie qui décimeront Français et Algériens.

Une résistance explosive, mais désunie la plupart du temps

Face à l’envahisseur, les Algériens ont réagi comme le leur dictait


leurs mœurs : de manière farouche, voire héroïque, mais
incohérente et désorganisée. Ils ont infligé de lourdes pertes aux
Français, mais n’ont jamais présenté un front commun face à
l’ennemi. L’intensité de la résistance n’a eu d’égale que la
profondeur des divisions entre Algériens, ce qui peut porter à croire
qu’il n’y avait pas de sentiment national, mais plutôt une xénophobie
et une répulsion du chrétien, qu’il n’y avait pas encore d’identité
algérienne, mais plutôt un amour féroce pour l’autonomie.
La seule réponse possible, l’union, a été incarnée par un homme
exceptionnel et en avance sur son temps, Abdelkader. Il voyait un
pays là où ses concitoyens n’apercevaient que des Arabes et des
Berbères, des tribus d’élites et des tribus ordinaires, des maîtres et
des esclaves, des ruraux et des urbains, des nomades et des
sédentaires, des montagnards et des paysans de la plaine.
Abdelkader est l’homme de la nationalité algérienne et non un féodal
du Moyen Âge arabe (qui n’a pris fin qu’au milieu du XXe siècle et
encore…).
Il a appelé à la guerre sainte, le jihad : avait-il un autre choix pour
transcender les divisions tribales ? Il devait mettre en mouvement un
corps écartelé par 300 ans de domination ottomane où les forces
centrifuges ont été encouragées et amplifiées pour éviter que
l’Algérie ne « fasse corps ». Pour recoudre l’Algérie, il fallait la réunir
autour d’un principe supérieur, le seul qui fasse sens à l’époque : le
jihad et son corollaire, la haine de l’étranger.

La dislocation tribale

« Nous sommes en paix avec nos dehors pour une bonne


raison, j’ai fait naître la guerre parmi les Arabes entre eux »

Ainsi s’exprimait général Boyer, gouverneur d’Oran en 1831.


Sans Abdelkader, la résistance algérienne aurait été une longue
succession d’embuscades, de coups de main et de barouds
d’honneur. Un peu comme la pacification du Maroc qui a duré vingt
ans et a suivi patiemment la ligne de crête de l’Atlas du nord-ouest
au sud-est. Une succession de chevauchées héroïques, mais un
seul et même recul devant la machine de guerre européenne. Grâce
à Abdelkader, l’Algérie a non seulement retardé l’avancée française,
mais elle s’est découvert un destin collectif.
Tel un Bolivar constamment entravé par le court-termisme de ses
associés, Abdelkader a souffert du cancer de l’Algérie : la
dislocation. Une maladie qui retarda son œuvre et rendit possible,
entre autres motifs, la victoire française.
La désunion explique le ralliement précoce et durable de plusieurs
tribus à la cause française.
Parmi les premiers à tourner leur veste, les tribus makhzen
d’Oran, les Semalas et les Douaïrs. En 1832, elles font la cour aux
Français sans grande conviction, plus pour les sonder que pour
conclure un traité qui engage les deux parties. En effet, au même
moment, des « cadres » de ces tribus se battent aux côtés de
Abdelkader et d’autres sont en pourparlers avec le Sultan du Maroc
qui a dépêché ses propres troupes à Mascara, en plein territoire
algérien.
Trois ans plus tard, les Marocains sont partis et les Français ont
remporté plusieurs batailles contre Abdelkader, les Semalas et les
Douaïrs rejoignent le camp français pour de bon.
Il serait facile de les accuser de collaboration avec l’ennemi, mais
bien plus pertinent de connaître leurs motifs. Ces hommes ignorent
le concept de nation et de souveraineté. Ils ne connaissent que la
liberté et l’honneur. La liberté s’obtient en gardant à distance
raisonnable le lion qui peut vous dévorer : la Turquie d’abord, la
France ensuite. L’honneur est de porter le sabre, de monter à cheval
pour défendre ses femmes et ses biens. L’honneur est de
convaincre le lion de vous embaucher comme auxiliaire au lieu de
vous humilier et de vous dépouiller de vos privilèges.
Il ne nous appartient pas de juger ce système de valeurs, mais
simplement de le comprendre.
Ce genre de considération échappe à l’entendement des
indigénistes et autres manichéens. Mis en présence de la nuance, ils
se désespèrent. Mis au contact de la culpabilité pure et parfaite, ils
s’épanouissent.
Mettez-vous à la place d’une tribu ordinaire comme les Beni
Moussa de l’arrière-pays d’Alger, qui depuis des lustres baisent la
main (littéralement) des cavaliers Hadjoutes pour éviter d’être
razziés. Un beau jour de 1830, vous voyez arriver les soldats
français. Au début, votre répulsion à l’égard du christianisme vous
pousse à les combattre. Vous vous retrouvez à guerroyer à côté des
Hadjoutes, vos oppresseurs odieux et infects. Mais, au fur et à
mesure que vous connaissez l’ennemi, vous vous apercevez qu’il
éradique le brigandage et qu’il rend une justice impartiale, vous
commencez à souhaiter sa victoire pour vous libérer enfin du « loup
qui vous mange depuis des générations ».

La dislocation raciale

La fracture raciale algérienne a profondément marqué l’histoire de


la résistance. Kabyles et Arabes ont mené deux guerres différentes
contre l’occupation : les Arabes d’abord entre  1830 et  1848, les
Kabyles plus tard.
Il y eut bien entendu des collaborations ponctuelles, mais rien d’un
élan commun contre la France.

La dislocation religieuse
Par « chance », les Français n’ont jamais eu à affronter une ligue
religieuse unifiée et encore moins une alliance entre les confréries et
les tribus.
Le manque de coordination entre les confréries émane de leurs
jalousies réciproques. Ainsi, l’émir Abdelkader (affilié à la confrérie
des Kadiriya) n’a pas pu compter sur la Taibiya qui, forte de 80 000
membres environ, aurait pu lui être d’un grand secours. Ce n’est
qu’en 1845 que le leadership de la Taibiya a sonné le tocsin et
rejoint l’insurrection. Quelques semaines après la « chute » de l’Émir
lors de la bataille d’Isly au Maroc où les forces maroco-algériennes
ont été balayées par Bugeaud.
De même, Abdelkader n’a jamais pu compter sur la puissance
secte des Rahmaniya, pourtant très hostile à la pénétration
chrétienne en terre d’Afrique. Cela ne veut pas dire que les adeptes
de la Rahmaniya n’ont pas résisté, ils ont simplement agi dans leur
coin, sans se coordonner avec lui. D’ailleurs, le grand moment de la
résistance des Rahmaniya s’est produit en 1871 lorsque cette
puissante secte a joint ses forces aux Mokrani de Kabylie.
À l’époque, Abdelkader était exilé en Syrie, où il attendait la mort.
Les confréries ont résisté aux Français comme elles sont arrivées
au monde et prospéré : en ordre dispersé.
Au sein d’une même confrérie, les dissensions sont telles qu’une
faction peut déclarer le jihad et l’autre se tenir tranquille. En 1871, la
faction de Sidi Ali Bou Azouz n’a pas rejoint le reste de la confrérie
Rahmaniya, ses membres se souvenaient peut-être de l’insurrection
de 1865 où leurs frères les ont laissés se débrouiller seuls face aux
Français8.
L’on comprend mieux pourquoi les Algériens ont perdu la guerre.
Leur désunion a autant pesé que la cruauté des forces françaises,
leur organisation supérieure ou leurs armements.
Abdelkader se rend en 1847. La phase la plus difficile et la plus
importante de la conquête s’achève : le nord de l’Algérie est grosso
modo entre les mains des Français, à l’exception de la Kabylie, de
quelques massifs et des zones en lisière du désert comme
les Zibans.
En 1847, les Français ont peut-être une colonie, mais n’ont pas de
projet pour cette colonie. Ils se sont battus à l’aveuglette, en réaction
à la résistance algérienne plus qu’en connaissance de cause.
D’ailleurs, quelle est la cause française en Algérie en 1847 ?

Le vide comme projet pour l’Algérie

Au terme de vingt ans de présence sur place, la France n’est pas


du tout convaincue de la viabilité du projet. Une fois les illusions
initiales dissipées, il n’est plus question de richesses faciles ni de
fusion entre les peuples. L’Algérie passe très vite de la promesse à
l’idée d’un puits sans fond. Deux visions se sont opposées quant à la
décision à prendre : s’en aller après avoir dépensé une fortune pour
conquérir le pays ou bien faire contre mauvaise fortune bon cœur et
relever le défi en espérant « rentrer dans ses frais » un jour ou
l’autre. La seconde option l’emporte presque par inertie, la France
s’embourbant peu à peu dans le marais où elle s’est installée de son
propre chef : trop de sacrifices ont été faits lors de la conquête pour
plier bagage définitivement ou se replier sur le littoral. On n’a pas
vaincu et exilé Abdelkader pour se retirer ensuite !
On reste aussi pour ne pas perdre la face devant les puissances
européennes notamment l’Angleterre. Question d’orgueil et d’amour-
propre. Un esprit aussi clairvoyant que Tocqueville souscrit à l’idée
que le retrait signifie la décadence et le déclassement de la France
parmi ses pairs.
« Je ne crois pas que la France puisse songer sérieusement à
quitter l’Algérie. L’abandon qu’elle en ferait serait aux yeux du
monde l’annonce certaine de sa décadence… Tout peuple qui lâche
aisément ce qu’il a pris et se retire paisiblement de lui-même dans
ses anciennes limites proclame que les beaux temps de son histoire
sont passés… Ceux qui disent que nous achetons par de trop
grands sacrifices les avantages que peut nous offrir l’Algérie ont
raison. »
Ces propos sont de 1841, il était encore temps de partir, la
conquête n’étant pas achevée et la colonisation (dans le sens de
peuplement) étant à peine esquissée. À l’époque, les colons
n’avaient pas encore dépassé la banlieue sud d’Alger.
L’Algérie est un fardeau. Toute mise en valeur nécessitera
d’augmenter la mise dans l’espoir d’un retour sur investissement
aussi incertain que lointain. Bugeaud, une des figures de proue de la
conquête, informe que les colons ne pourront jamais dépasser la
zone littorale par manque de sécurité. Pire, le climat est si rude et la
terre est si pauvre que l’État aura besoin de financer à bout de bras
les nouvelles exploitations individuelles, et ce durant les premières
années de leur installation.
Les rapports envoyés par les militaires révèlent l’effarement
d’officiers qui ont compris qu’il est hors de question d’exploiter
l’Algérie sans dépenser des sommes énormes et inventer des
méthodologies inusitées.
Bugeaud propose de convertir les soldats en colons agricoles
armés, seul moyen de pénétrer le territoire en profondeur sans avoir
à mobiliser une armée de 100 000 hommes. Ismaïl Urbain9 suggère
de confier l’exploitation agricole de l’intérieur du pays aux
combattants musulmans qui ont rejoint la cause française. Ce
faisant, il propose de mettre à jour la pratique turque qui consistait à
installer des Arabes fidèles, avec femmes et enfants, au milieu de
populations turbulentes. Les nouveaux venus avaient pour mission
de sécuriser les environs tandis qu’ils s’occupaient de leur terre, leur
service était récompensé par une exonération totale d’impôt.
À peine née que l’Algérie risque déjà de sombrer. Le pays
s’embourbe dans un statu quo frustrant et coûteux où l’État finance à
bout de bras des colons clochardisés tandis que l’armée tient en
respect des Arabes superficiellement soumis.
Plus le temps passe plus les liens se resserrent entre la métropole
et sa colonie empêchant tout retour en arrière. Le piège se referme.
L’installation en masse de colons à partir de 1848 complique
l’équation politique puisqu’il faut désormais compter sur une opinion
publique française en Algérie. Celle-ci n’a que faire de l’équilibre des
comptes publics, elle veut survivre et prospérer. Elle forcera la main
au Second Empire (1852-1870) et prendra en otage la Troisième
République (1871-1940).
Dans une correspondance privée à son ambassadeur à Londres,
Napoléon  III déclare « … que l’Algérie, malgré ses avantages pour
l’avenir, est une cause d’affaiblissement pour la France, qui, depuis
trente ans, lui donne le plus pur de son sang et de son or… »10
Cela dit, Napoléon  III, en dépit de son pessimisme, proposera
certainement le modèle le plus décent et prometteur pour le futur de
l’Algérie. De fait, le Second Empire a essayé de proposer aux
Algériens un mode de gouvernement qui ne leur soit pas intolérable
et qui préserve l’essentiel de leurs intérêts, à commencer par leur
mode de vie.
Pour Napoléon III, l’Algérie aurait dû se résumer à une trinité : une
colonie de peuplement française qui occupe les plaines et préfère le
littoral à l’intérieur, un royaume arabe où l’Islam et le mode de vie
tribal sont préservés, et un camp militaire parce qu’une armée
nombreuse devra assurer la cohabitation entre Arabes et Français.
Quand Napoléon  III se réfère à un royaume arabe, il inclut bien
entendu la Kabylie même si elle est berbère. Il démontre surtout une
vision innovante qui, si elle avait été mise en œuvre, aurait pu
traumatiser un peu moins le peuple algérien.
Il souhaitait « cantonner » les Français à la frange littorale du pays
et repousser les Arabes vers les plateaux de l’intérieur (les Kabyles
étant inexpugnables dans leur réduit montagneux qui se jette dans la
mer). Les deux mondes, les deux « Algérie » auraient été séparés
par une ceinture de forts et de postes d’observation tenus par les
spahis, des troupes à prédominance indigène.
Napoléon  III admire sincèrement le mode de vie des musulmans
d’Algérie, leur aptitude à faire la guerre, leur nomadisme, leur
attachement aux traditions. Il veut les couvrir de sa protection
bienveillante et qui sait, un jour, les insérer dans un empire arabe qui
déborderait les frontières de l’Algérie. Le souverain français avait en
vue la chute inéluctable de l’Empire ottoman qui irait libérer les
peuples arabes soumis à son joug, de Tunis à Damas en passant
par Jérusalem. À ce titre, il a longtemps vu dans Abdelkader, exilé à
Damas à partir de 1852, un candidat potentiel pour incarner le jour
venu la « renaissance » arabe au Moyen-Orient. Napoléon III était «
panarabe » avant l’heure.
Qui parmi les indigénistes sait que l’Algérie a failli être un royaume
arabe sous la houlette de la France ?
Cette vision, réellement révolutionnaire a été fortement combattue
par les colons d’Algérie qui n’avaient aucun intérêt à ce que les
intérêts algériens soient préservés. La notion de royaume arabe
évoquait à leurs yeux l’avortement de la colonisation puisque les
Arabes détenaient encore une grande quantité de terre.
Pire, l’administration a résisté à Napoléon  III traînant les pieds
pour appliquer ses directives. L’histoire retiendra une lettre de
l’empereur à Mac-Mahon, gouverneur général, où il lui reproche de
ne pas l’avoir informé qu’une terrible famine s’est abattue sur les
Arabes et lui enjoignant de leur venir en secours. 
Jugez-en sur pièce vous-même ;
« J’ai regretté que dans votre lettre vous ne m’ayez pas parlé de la
disette et de la misère des Arabes (consécutives à la sécheresse et
au typhus), car je voudrais savoir à quoi m’en tenir à ce sujet, soit
pour augmenter les secours si cela est indispensable, soit pour
réfuter les exagérations répandues par les correspondances et les
journaux. Le maréchal Randon me rapportait avant-hier que, d’après
des lettres qu’il avait reçues, de différents points de l’Algérie, il était
évident qu’il y aurait, cette année, 500 000 Arabes morts de faim. Je
ne puis croire à une semblable catastrophe et, dans tous les cas, je
trouve que le gouvernement de l’Algérie ne se donne pas assez de
peine, soit pour remédier au mal s’il est aussi grave, soit pour
dissiper des erreurs aussi préjudiciables. »
(Napoléon III à Mac-Mahon, janvier 1868)
On est loin de l’image d’une France fasciste et génocidaire…
La chute du Second Empire a réduit à néant cette ambition
humaniste et originale. L’Algérie s’est transformée alors en deux
prisons à ciel ouvert : l’une pour les Français qui ont reproduit sur
place les institutions de la métropole, l’autre pour les Algériens
repoussés toujours plus loin des meilleures terres et des poches de
prospérité. L’Algérie française, celle des communes de plein
exercice (1/3 du territoire) tourne le dos à l’Algérie algérienne, celle
des communes mixtes (2/3 du territoire). Les uns participent de la
modernité, les autres vivent dans un Moyen Âge qui ne veut pas
rendre l’âme.
Démoralisés et humiliés, les musulmans subissent un autre choc
lorsqu’ils voient l’administration française remplacer progressivement
leurs chefs traditionnels, issus d’un lignage noble, par des roturiers
dont la seule qualité est la loyauté envers l’occupant.
À la défaite s’ajoute la spoliation. La Troisième République ferme
les yeux en effet sur le vol de plus de 500 000  ha par les colons
dans le cadre de différentes réformes du cadastre et de la propriété
foncière entre 1871 et 1890.
À la fin du XIXe siècle, les musulmans offrent le visage hideux du
noyé à la dérive, mort-vivant en train de flotter dans un bassin où il
est cantonné par l’armée et l’administration.
L’Algérie a la gueule cassée.

____________________
1. Le Dey gouverne la Régence au nom du sultan de Constantinople.
2. Ce nombre augmente bien sûr en cas de conflit armé ou de révolte.
3. Cette appréciation est due au député de l’Indre-et-Loire, Monsieur de La Pinssonière. Elle est citée dans un
article de Xavier Yacono, historien et professeur à l’université d’Alger dans les années 1950. Voir : Yacono
Xavier. La Régence d’Alger en 1830 d’après des commissions de 1833-1834 (fin). Revue de l’Occident
musulman et de la Méditerranée, n° 2, 1966. pp. 227-247.
4. Les chiffres varient selon les estimations des autorités françaises (1,5  million) et celles des autorités
algériennes (4 voire 6 millions).
5. Le fameux incident du coup d’éventail survenu trois ans plus tôt.
6. Le Dey, à proprement parler, est déporté à Naples. Les janissaires et les autres Turcs sont transférés en
Anatolie.
7. À l’origine, zouave faisait référence à zwawi, le nom donné à des tribus kabyles spécialisées depuis des
lustres dans la fourniture de soldats au service des Ottomans. Avec le temps, le recrutement a englobé des
Arabes de toutes les régions d’Algérie ainsi que des Français.
8. Au sujet des rivalités entre confréries religieuses en Afrique du Nord, je suggère cette référence accessible
aux non-initiés : « Les sociétés secrètes chez les Arabes et la conquête de l’Afrique du Nord », Revue des
Deux Mondes, 1884.
9. Un profil bien particulier que celui d’Ismail Urbain (1813,1884). Journaliste, interprète et grand ami du
peuple algérien, Ismail Urbain a été aux premières loges de la conquête. Converti à l’Islam bien avant son
expérience en Algérie, il a tenté de proposer une formule politique et administrative à même de garantir
l’identité algérienne et la modernisation de la société algérienne. Il aimait sincèrement les Algériens tels qu’ils
étaient et auraient aimé que la France soit leur bienfaitrice et non leur bourreau. Comme tous les esprits
originaux et adeptes de la nuance, il a été mis à l’écart par les faucons et les radicaux.
10. Lettre de Napoléon III à Persigny, ambassadeur de France à Londres, 29 juillet 1860.
La conquête économe

« Aux colonies, il faut ménager le pays et ses


habitants… »
Gallieni

Les militaires gardèrent de l’Algérie un souvenir pénible puisqu’ils


y assistèrent au sacrifice des intérêts vitaux de la France au profit
des colons. Quels étaient les intérêts vitaux de la France ? (a)
Rentabiliser la conquête en promouvant une colonisation efficace et
sobre de l’Algérie (sobre dans le sens du coût économique), un
objectif mort-né avec la transposition en Algérie des mêmes
administrations qu’en France avec tout ce que cela suppose comme
coût de fonctionnement. (b) Associer le plus d’Algériens possible au
nouveau régime en leur laissant une part du gâteau quitte à les
spécialiser dans les activités boudées par les Français (comme
l’élevage de bétail). Ce qui implique un minimum de respect pour
leur mode de vie et leurs biens. Autant d’anathèmes aux yeux des
colons qui ne sont pas venus en Algérie pour composer avec les
musulmans : ils ont une mentalité de vainqueurs (ou d’arrivistes) qui
considèrent les Algériens comme les Américains considéraient les
Sioux du Grand Ouest, quantité négligeable à éradiquer ou à
enfermer dans une réserve.
Cette analyse est présente à l’esprit des grands officiers et des
administrateurs qui seront chargés d’établir des colonies à partir de
1880. Ils commettront bien sûr des erreurs et des exactions, mais ils
tenteront tout de même de s’éloigner à tout prix du contre-modèle
algérien.

La doctrine de la conquête constructrice


Les militaires français ont petit à petit développé un savoir-faire
particulier afin de conquérir sans dévaster les territoires ni
traumatiser outre mesure les populations. Une philosophie propre à
la France, mélange de brutalité et d’humanisme et que l’on pourrait
résumer sous le vocable de conquête constructrice.
Lyautey en donne une définition admirable :
« Conquête sans inutile violence, sans âpreté, qui vise à s’assurer
les cœurs plus encore que les territoires, conquête en vue d’une
organisation immédiate, d’une mise en confiance des hommes et
d’une mise en valeur des terres, conquête constructrice en un mot. »
Il ajoute :
« La base même de toute ma doctrine de guerre coloniale est la
négation de l’action de force préalable et violente ; il s’agit d’envoyer
en éclaireur des troupes locales et des officiers de renseignement
formés aux coutumes musulmanes. C’est cette façon d’agir qui
économise au maximum l’effort et les risques et les vies humaines,
celle qui laisse après elle le moins de dommages, dès qu’il s’agit de
construire, ce qui est le but, et le but ultime, de toute guerre
coloniale. »1
Les premiers pas de cette méthodologie remontent à la dernière
phase de la pacification du Tonkin (1892-1896) et à la conquête de
Madagascar (1895-1896) où les techniques sont stabilisées et
documentées en tant que telles.
Nous avons cité Lyautey, mais en réalité il n’est « que » l’illustre
disciple de Gallieni, son chef et son aîné.
Gallieni décrit ainsi ce qu’il attend de ses troupes : « On assimile
la guerre coloniale à la guerre d’Europe, dans laquelle le but à
atteindre réside dans la ruine des forces principales de l’adversaire.
Aux colonies, il faut ménager le pays et ses habitants, puisque celui-
là est destiné à recevoir nos entreprises de colonisation futures et
que ceux-ci seront nos principaux agents et collaborateurs pour
mener à bien ces entreprises. »2
En pratique, la philosophie française se traduira par la pacification
en « tache d’huile » dont le but ultime est le contrôle de la
population. Ses concepteurs font le pari que, pour contrôler un
territoire, il suffit de contrôler les civils (individus, familles, tribus) qui
y vivent. Au lieu de dépenser des fortunes et gaspiller des vies pour
tenir des points hauts et des routes, il vaut mieux s’assurer que les
villageois acceptent la présence française voire la considèrent
comme favorable à leurs intérêts. Ils se transformeront alors en
propagandistes de l’action française et surveilleront eux-mêmes le
territoire qui est avant tout leur lieu de vie.
Cette manière de faire est plus lente qu’une campagne militaire
classique. Car il faut tout refaire à chaque étape. Au début, on
applique la force (combats, embuscades, ratissages), on obtient la
reddition, ensuite on apporte des services de base en guise de
récompense. Et pour prouver que la France tient parole, on lève
parmi les rebelles fraîchement soumis une troupe qui assurera le
maintien de l’ordre local et avancera à son tour en direction des
zones voisines encore en dissidence. D’où la notion de tache d’huile.
Les soldats autochtones, recrutés parmi les vaincus de la veille,
sont eux-mêmes une excellente arme de propagande : ils sont bien
nourris, bien commandés et respectés dans leur religion tandis que
leurs femmes et leurs biens sont préservés. Ils incarnent l’ordre
nouveau et la promesse d’un avenir positif sous la tutelle de
la France.
La pacification du Maroc suit peu ou prou ce système. À chaque
conquête, on lève un goum, une compagnie composée de cavaliers
et de fantassins indigènes commandés par des officiers français.
Les goumiers préviennent les défections parmi leur propre tribu et
surveillent leurs voisins encore en dissidence. D’ailleurs et ce n’est
pas un hasard, les goums ont longtemps été commandés par des
officiers du Service de renseignement.
À la fin de la pacification en 1934, le Maroc comptera 51 goums
employant 10 000 hommes, arabes et berbères.
Les conquérants du Maroc comptent sur une ressource précieuse
inconnue lors de la conquête de l’Algérie : les troupes coloniales.
Ces troupes étrangères ont un impact psychologique formidable sur
les populations tentées par la résistance. Elles les démoralisent
quand elles leur ressemblent, parlent leur langue et pratiquent leur
religion. C’est le cas des tirailleurs algériens et tunisiens déployés au
Maroc. Et elles les impressionnent quand elles sont d’une autre
race. Imaginez l’étonnement et la peur qui se sont emparés des
Marocains lorsque 4 000 tirailleurs sénégalais ont débarqué au port
de Casablanca en 1912. Des grands hommes, habillés en burnous
rouge, venus de Saint-Louis au Sénégal et précédés d’une
réputation de guerriers impitoyables et dévoués à leurs officiers
français.
Pour économiser les troupes métropolitaines, les militaires ont «
internationalisé » la conquête et la pacification en s’appuyant sur des
soldats venus d’autres colonies. Le Maroc en est une parfaite
synthèse, mais demeure un cas parmi tant d’autres. À Madagascar
dans les années 1880, on trouve déjà la trace de soldats algériens
au service de la France. À part l’Algérie, presque aucune colonie n’a
été conquise sans l’apport décisif des soldats indigènes, capables
de traverser le monde pour aller « casser la gueule » à des peuples
qu’ils ne connaissent pas et qu’ils ne leur ont rien fait. La conquête
des colonies est, toute proportion gardée, une sorte de guerre
mondiale opposant le tiers-monde à lui-même.

La recherche du « low cost »

Les leçons du fiasco algérien seront retenues. La mise à jour des


méthodes de pacification en est une preuve majeure. L’invention de
la formule du protectorat aussi. Appliqué en Tunisie dès 1881, il
exprime implicitement un mea culpa par rapport à l’expérience
algérienne. C’est un système de garde-fous où les intérêts des
autochtones sont (relativement) pris en compte. Personne ne veut
en faire des « âmes en peine » qui doivent apprendre à vivre dans
un monde qu’elles n’ont pas choisi. Dans le protectorat existe une
notion de partenariat, certes inégal, mais bien réel.
D’un point de vue financier, le protectorat est voué à être plus
sobre que l’administration directe (à l’algérienne) qui transfère outre-
mer une cohorte de fonctionnaires avec femmes et enfants, congés
payés et primes de pénibilité. Sur le papier, il s’agit d’une
administration « light » puisque les institutions de l’époque
précoloniale sont partiellement maintenues pour exécuter certaines
tâches comme la gestion municipale ou le règlement les contentieux
entre indigènes.
Jules Ferry lui-même tressait des lauriers au protectorat en ces
termes :
« Le protectorat est beaucoup plus économique pour la métropole.
Il n’exige pas cette nuée de fonctionnaires […] peu capables de
manier dans le détail la population indigène ».3
Nous sommes en 1884, l’Algérie est déjà fossilisée en tant que
projet administratif et politique : elle est une extension de la
bureaucratie française dans ce qu’elle a de plus lourd et de plus
désespérant. Elle est défigurée par le moule qui veut la faire
ressembler à la France au lieu d’écouter ses besoins et
l’accompagner vers le progrès.
Pour aussi folle qu’elle ait été, la colonisation française aura eu au
moins le mérite d’essayer de corriger le tir après la catastrophe
algérienne.
Cela dit, les réformes entreprises sont loin d’être suffisantes. Les
fonctionnaires n’ont pas assez « innové », un constat
particulièrement vrai chez les civils, car les militaires au moins ont
revu de fond en comble leur doctrine de conquête et de pacification.
Les civils, eux, ont à peine réussi à produire le concept du
protectorat, un concept fécond, mais qui a manqué de profondeur : il
aurait fallu en détailler les procédures et former des hommes pour
l’incarner et le mettre en musique. Autrement dit, il fallait couler du
béton armé dans les piliers de l’ensemble pour que le protectorat
soit autre chose qu’une maquette réduite, un objet d’expérimentation
en laboratoire prompt à chavirer à l’épreuve de la vraie vie. Ce
concept va à l’encontre des réflexes naturels des vainqueurs : qui va
accepter de partager le pouvoir avec un sultan ou un prince qu’il
vient de soumettre ? Qui va consulter avant de décider le chef d’une
tribu dont la race et les mœurs lui inspirent le dégoût parfois ?
Laisser ces questions sans réponses ou sans réponses claires
expose la doctrine du protectorat au risque de l’échec. L’arrogance
et le racisme sont, en effet, plus abondants dans la nature que
l’humilité et l’intelligence politique.
Au protectorat, il a manqué la « chair ». Il a toujours été un
monstre froid en effet, une machine désincarnée qui gère au lieu de
gouverner. Or, on gère un département, mais on gouverne une
colonie. Elle est un véritable pays qui regrette sa souveraineté
perdue. Ses habitants ont besoin d’être consolés et convaincus
qu’ils ont encore droit de cité. Plus qu’exercer le pouvoir elles-
mêmes, les masses aspirent à le voir entre les mains des minorités
qui ont le temps, la détermination et l’envie de s’en occuper. Ce sont
les élites indigènes : chefs traditionnels, notables, guides
religieux,  etc. Or, les élites indigènes, anciennes ou nouvelles, ont
rarement été en première ligne. Il aurait fallu, au contraire, les
associer à la planification économique et les « mouiller » dans la
prise de décision au lieu de leur réserver le rôle confortable de
l’opposant qui critique et qui promet. Telle est la chair qui aurait dû
couvrir les nerfs à vif du protectorat. En somme, il aurait fallu «
habiller » l’appareil politico-administratif pour le rendre légitime aux
yeux des populations. Cet habillage aurait pu être composé de
costumes de théâtre, peu importe au fond : l’essentiel est de faire
semblant que le pouvoir s’exerce à deux.
Au Maroc, sous Lyautey, la symbiose administrative est allée le
plus loin possible. Elle n’a jamais été parfaite, loin de là, mais elle a
été menée avec enthousiasme et abnégation. Mais, de combien de
Lyautey la France disposait-elle ? Ce genre d’hommes ne se
fabrique pas à la chaîne, malheureusement. Et même le protectorat
au Maroc a fini par sombrer, après le départ de Lyautey. Si ses
disciples sont restés et ont préservé l’héritage autant que faire se
peut, mais la bureaucratie a fini par l’emporter sur l’esprit d’initiative
et le partage du pouvoir avec la partie marocaine, on le verra plus
tard.
Et ailleurs, là où règne l’administration directe comme au Sénégal
ou à Madagascar, les civils sont laissés à eux-mêmes. Ils se
débrouillent sans moyens conséquents ni doctrine véritable pour
administrer le territoire qui leur est attribué. Leur solitude est
prégnante, dès que l’on quitte les capitales et chefs-lieux comme
Dakar ou Brazzaville. Loin des yeux de Paris et de ses
fonctionnaires tatillons, ils sont des vice-rois sans cour ni trésor,
jetés parmi une humanité qui vit de la chasse, de la cueillette et e
l’agriculture extensive. Les meilleurs d’entre eux, les âmes les plus
nobles remueront ciel et terre pour servir les indigènes. Les
dictateurs en herbe auront la grosse tête et distribueront crachats et
coups de pied. C’est ce qui arrive dans un système de gouvernance
bricolé de toutes pièces pour piloter un empire né d’une crise de
boulimie.

____________________
1. Cette citation ainsi que les éléments relatifs à l’histoire des goums au Maroc proviennent de l’article du
colonel Arnaud de la Grand’Rive, publié sur le site web du Centre de Doctrine et d’Enseignement du
Commandement de l’Armée de Terre, (en ligne) : https://www.penseemiliterre.fr/le-recrutement-la-formation-
et-l-emploi-des-troupes-locales-comme-vecteur-strategique-de-succes-chez-lyautey-2-
4_114113_1013077.html (page consultée en février 2021)
2. Rapport d’ensemble sur la pacification, l’organisation et la colonisation de Madagascar (référence complète
en bibliographie).
3. Discours à la Chambre des Députés du 20 octobre 1884.
Les indigènes ont conquis les indigènes

« Il sait sacrifier délibérément ses biens, sa


famille et plus facilement encore sa vie. Aucune
tribu n’est venue à nous dans un mouvement
spontané. Aucune ne s’est soumise sans
combattre, et certaines sans avoir épuisé,
jusqu’au dernier de leurs moyens de résistance
».
Général Guillaume

« Français et Annamites se sont certes battus


avec leurs armes et avec leurs hommes, mais le
jeu s’est dessiné et décidé entre quelques
centaines et peut-être même quelques dizaines
d’individus : officiers de marine, administrateurs
et missionnaires d’un côté, hauts mandarins en
face, avec, entre eux, des « traîtres » et des
interprètes, car bien peu parlaient la langue de
l’autre. »
Philippe Devillers1

Il n’y a jamais eu d’unanimité parmi les futurs colonisés, certains


ont pris les armes, d’autres ont fait semblant de résister à l’invasion
et d’autres encore, plus nombreux que ce que l’on croit, se sont
réjouis de l’arrivée des troupes françaises. Ils avaient leur raison, car
la colonisation française fut une délivrance pour des millions
d’Arabes, d’Africains et d’Indochinois, lassés d’endurer l’arbitraire de
leurs seigneurs.
Pour chaque balle tirée par la France, deux coups de poignard
étaient plantés dans le dos des futures colonies par tous ceux qui
avaient quelque chose à gagner du changement de régime. Cette
complexité ne désarme pas les indigénistes et les indignés
professionnels qui lisent l’histoire en noir et blanc.
Les résistants, eux, ont rarement formé un front uni face à la
France. Discorde, indiscipline et désorganisation ont miné le chemin
des combattants de la liberté.

Entre les huées et les applaudissements 

Quand quelqu’un veut envahir votre pays, trois comportements


s’offrent à vous : résister, se réfugier dans l’apathie ou bien se rallier
au nouvel ordre.
Gardons-nous bien de juger, essayons simplement de comprendre
les motifs des uns et des autres. Si nous arrivons à percer ce
mystère, nous aurions été utiles.

Les résistants de la première heure

Les populations belliqueuses ont opposé une résistance


immédiate et intransigeante à la conquête française. C’est une
question de tradition, de mentalité et d’environnement. Entre un
touareg et un bourgeois de Fez, existe une différence de civilisation
qui est le fruit de siècles d’évolutions séparées, chacun s’adaptant
au mieux à son écosystème. Le touareg est brave et agressif ou
n’est pas ; le fassi est doux et sophistiqué ou n’est pas. C’est la
différence entre le pillard de caravanes et l’armateur qui finance les
caravanes. C’est l’abîme entre le court terme et le temps long. C’est
le fossé irréconciliable entre l’embuscade et l’accolade. Le touareg
vit au bord de la pénurie et se saisit de ce qui ne lui appartient pas,
le fassi accumule le patrimoine et paye plus fort que lui pour qu’on
ne s’en saisisse pas. L’un crée le danger, l’autre achète la sécurité.
Deux humanités, deux arts de vivre qui dictent des conduites
différentes face à l’invasion étrangère. Les deux la détestent, mais
l’un s’y opposera par le sabre, l’autre lui opposera une digne hostilité
faite d’indifférence et de snobisme.
On ne devient pas courageux et aguerri du jour au lendemain.
C’est toujours l’aboutissement d’une histoire commencée il y a des
siècles. Quelques traits communs se retrouvent chez les groupes
humains ayant tiré les premiers coups de feu contre les Français.
• La capacité à se mobiliser vite c’est-à-dire à passer en un clin
d’œil de l’état de paix à l’état de guerre. Cela veut dire tout
abandonner séance tenante (les champs, les récoltes, l’atelier) et
rejoindre sa position. D’où l’avantage décisif de l’organisation tribale
où chacun connaît son rang à l’avance et a coutume d’obéir à son
aîné.
• La mobilité dans le sens où lutter contre une armée occidentale
nécessite de l’attirer dans les terrains où elle aura le plus de mal à
faire valoir son armement. Cela présuppose que l’on soit capable de
fuir pour s’enfoncer dans les déserts, les montagnes, les cavernes et
les mangroves. Ce n’est pas donné à tout le monde, car, bien
souvent, il faut emmener avec soi femmes et enfants au risque de
voir les Français ou leurs affidés les prendre en otage. Bien entendu,
les populations nomades ont l’avantage dans ce cas, mais l’on a vu
aussi des paysans annamites sédentaires abandonner leurs cultures
et se replier au loin, parfois chez d’autres tribus, le temps de faire la
guerre.
• La haine de l’étranger parce qu’il est étranger donc un espion
en puissance et un envahisseur en germe. Cette xénophobie peut se
conjuguer au fanatisme religieux. L’on pense tout de suite aux
musulmans, mais l’on pourrait aussi citer les Vietnamiens, attachés
au confucianisme, et auxquels le christianisme faisait horreur. Et
même chez les musulmans les plus pieux, l’attitude face aux
Français n’est pas uniforme : en Algérie, la confrérie Tijaniya a prôné
l’entente avec les nouveaux venus tandis que sa concurrente, la
confrérie Senoussiya, a exigé la guerre à outrance.
• Avoir tout à perdre si le nouvel ordre était instauré. C’est le
cas notamment des tribus habituées au pillage et à la rapine. Pour
elles, la France est une menace existentielle, car elle amène l’ordre
intérieur et la sécurité des routes.

Les tribus ne sont pas les seules à s’être opposées à la


pénétration française. Dans certaines circonstances, l’État, ou des
factions irréductibles de celui-ci, tentent de barrer la route à la
colonisation.
À Madagascar, la monarchie a opposé une longue et vive
résistance à la colonisation. De  1883 à  1895, elle a œuvré sur les
terrains diplomatiques et militaires pour repousser l’étreinte de la
France. Elle défendait à la fois la souveraineté malgache, mais aussi
son propre projet politique et civilisationnel qui consistait à unifier les
peuples de la Grande Île sous l’hégémonie de l’ethnie Mérina.
L’entrée en scène de la France à la fin du XIXe siècle a perturbé ce
processus historique d’homogénéisation de la langue, de la culture
et des mœurs. Les Mérinas, principaux acteurs du processus,
avaient donc toutes les raisons du monde pour refuser la
colonisation et d’appuyer leur État dans ce sens.
À l’autre bout du monde et à la même époque, des mandarins ont
pris la tête de la résistance populaire au Vietnam. Le déclic a eu lieu
en juillet 1885 après que les Français aient investi la Cour de Hué,
siège du pouvoir royal vietnamien. Plusieurs mandarins, révulsés par
cette offense, ont pris le maquis avec la mission de « sauver le roi ».
À leur appel, des paysans sont devenus en un clin d’œil des
partisans, rompus à la clandestinité. Au Vietnam comme à
Madagascar, la France a buté sur une colonne vertébrale
bureaucratique dotée d’une haute idée de sa mission et d’une
grande emprise sur les populations2.

Les doux et les désarmés

Résister est une compétence hors de portée des populations


douces et pacifiques, étrangères à la force et à la violence par statut
ou par tradition. Une nouvelle fois, point de jugement de valeur, mais
un désir sincère de comprendre et de rendre compte. Parmi les
populations incapables de résister :
Juifs du Maroc, d’Algérie et de Tunisie, désarmés et ostracisés
depuis toujours par leurs frères musulmans. À la longue, ils ont
investi les seuls espaces où ils pouvaient avoir la vie sauve : le
commerce, la finance, l’artisanat. Des occupations pour des gens
méticuleux, apaisés et prudents.
Bourgeoisies urbaines du Maghreb, gardiennes d’une intense
vie culturelle et cultuelle. Tétouan, Salé, Fez, Meknès, Tlemcen,
Constantine, Kairouan, Tunis : des îlots de civilisations raffinés dans
un océan hostile infesté de paysans et de cavaliers frustes : les
Chleuhs du Maroc, les Kabyles d’Algérie, les Fraichich de la haute
steppe occidentale de Tunisie.
Les tribus vassales du pouvoir central de longue date, tels les
Angad de la région d’Oujda au Maroc. Leur « ADN » est légaliste et
leur inclination naturelle les amène toujours à s’affilier à celui qui a le
plus de chance d’instaurer un ordre stable et juste. Elles ne se
compromettent pas avec la France d’entrée de jeu, elles lui livrent
des escarmouches et lui causent des nuisances, mais, au fond, elles
sont susceptibles de la rallier. Lyautey et ses adjoints comme
Poeymirau ont su les gagner admirablement à la cause de la
colonisation après une conquête qui a cherché à impressionner
l’adversaire et non à l’anéantir.
Ceux qui n’ont pas rien à perdre. Nombre de villes et de villages
exaspérés par l’insécurité ont appris la nouvelle du débarquement
d’un corps expéditionnaire français avec un hochement de tête sinon
une lueur d’espoir dans les yeux. Quel soulagement ont dû ressentir
les habitants de Taza au Maroc à l’annonce de la signature du Traité
de Fez en 1912, eux dont la ville a été envahie par les Riata, des
montagnards doués pour le pillage. Les malheureux habitants de
Taza en étaient réduits à payer un droit de passage pour aller
chercher l’eau à la fontaine située à l’extérieur des murailles de la
ville… Comment auriez-vous réagi à leur place ? Moi, je n’aurais pas
levé le petit doigt pour défendre la liberté de celui qui me rackette et
me tient en otage chez moi. Projetez-vous à la place d’un paisible
paysan du Haut Tonkin qui tremble d’effroi à chaque apparition des
Pavillons noirs, les pirates chinois qui terrorisent les populations dont
le seul tort est de préférer la riziculture au maniement des armes. Le
voilà le terreau du ralliement à la France, il est empli des cris
d’horreur émis par une humanité industrieuse et désarmée.

Ont tout de suite rallié la France 

Ceux pour qui la colonisation a été  littéralement une


libération. Peuples réduits en esclavage par leurs voisins  comme
les Dogons et les Bambaras de l’Afrique de l’Ouest. Avaient-ils
d’autres choix que de collaborer avec leurs libérateurs ? Ou bien
devaient-ils faire cause commune avec les monstres qui les ont
réifiés ? La volonté de prendre sa revanche sur les esclavagistes a
été, sans conteste, le meilleur agent recruteur de l’armée française
du Sénégal jusqu’au Congo. Le tirailleur est le fruit de la traite intra-
africaine : il s’est engagé auprès de la France pour rendre la
monnaie de la pièce à ceux qui ont déporté et martyrisé ses aïeux.
Ceux pour qui la colonisation a été le dernier recours avant la
chute. Des élites et des régimes au bord du gouffre et qui, d’une
manière ou d’une autre, risquent d’être engloutis si la France ne
s’interpose pas entre eux et le désordre. Ce fut le cas évidemment
en Tunisie où le Dey était en faillite et son administration suspendue
par un cheveu au-dessus de l’abîme (Traité du Bardo, 1881).
Atmosphère similaire à Fez en 1912 : le régime déteste la France,
mais se réjouit de savoir qu’un contingent tricolore stationne à Bab
Mahrez (banlieue sud) pour faire tampon avec les tribus turbulentes
du Moyen Atlas.

Le Maroc a conquis le Maroc avec l’aide de la France

À ce titre, il convient de s’attarder sur le cas marocain,


exceptionnel par bien des aspects. En effet, la France a conquis le
Maroc pour le compte de l’État marocain et en collaboration avec lui.
La colonisation a été synonyme de restauration et de réunification.
Elle a restauré l’autorité du Sultan, remise en cause violemment par
les pouvoirs régionaux ; et elle a réunifié le territoire national sous
l’égide d’une administration centrale, intraitable et tatillonne. À la tête
de cette administration, on trouvait bien sûr les représentants de la
France, mais aussi le Makhzen marocain qui, en théorie du moins,
co-signait les décrets de la Résidence générale et validait la
politique menée dans le pays.
De 1912 à 1934, Français et Marocains ont pacifié conjointement
le Maroc. Les opérations militaires ont employé simultanément
quatre groupes de combattants : troupes françaises (de souche),
troupes marocaines de l’armée du Sultan, goumiers encadrés par
des officiers français (de souche) ou des sous-officiers algériens et
tunisiens, forces tribales sous le commandement de grands caïds
ralliés.
En de nombreux endroits, les Marocains ont conquis et soumis
d’autres Marocains, sous les yeux d’une poignée de « consultants »
français. Ainsi, durant la Première Guerre mondiale, les troupes
chérifiennes (armée du Sultan) ont pris sur elles de pacifier la région
d’Agadir et d’y installer le drapeau tricolore ! À la même époque et
jusqu’à la fin des années 1920, les hommes du Caïd Glawi se sont
chargés de la pacification d’une large partie du Haut Atlas au nom
de la France et du Sultan.
Véritable partenariat franco-marocain, la pacification a été aussi
une guerre civile entre Marocains. Les tribus se sont battues les
unes contre les autres pour plusieurs motifs, plus ou moins
avouables : vendettas, esprit de razzia, adhésion ou au contraire
refus de la colonisation, défense du Sultan ou au contraire volonté
d’échapper à son joug. Des Marocains se sont jetés sur d’autres
Marocains, offrant une extraordinaire opportunité aux Français de
conquérir le pays sans sacrifier outre mesure les soldats
métropolitains. Phénomène extraordinaire : à peine vaincues,
plusieurs tribus se sont ralliées, corps et âmes, à la France. Une
attitude difficile à expliquer sauf à se plonger dans les mentalités
maghrébines où la crainte et le respect précèdent souvent l’amour
passionnel. Défaits à la régulière par un adversaire valeureux sans
être cruel, les hommes des tribus ont admis que la France était
légitime à les gouverner. Les faits leur ont donné raison, car au fur et
à mesure de l’avancée de la pacification (souvenez-vous de la tache
d’huile), la sécurité s’installait, le commerce retrouvait des couleurs
et la vie s’adoucissait un tant soit peu.
Sous ces auspices, l’on n’a aucun mal à saisir le sens du
témoignage de Robert Montagne, sociologue et historien, militaire
aussi, au sujet de la guerre civile marocaine :
« À une guerre sainte initialement conduite contre l’infidèle
succède alors, dans une volonté commune franco-marocaine de
paix et de développement du pays, une guerre de pacification
retournée contre la dissidence où un bloc de plus en plus puissant
de tribus ralliées, fera pression successivement dans le Moyen
Atlas, le Rif, l’Atlas central, le Sagho et les « confins mauritaniens »,
sur les insoumis ».
Au-delà de l’aspect romantique et émotionnel de cette formidable
aventure, pointe la logique des intérêts bien compris. En effet, la
monarchie et plusieurs élites traditionnelles avaient intérêt, à ce
moment-là, à ce que l’anarchie cesse et à ce que les Marocains
apprennent à obéir. Jusqu’alors, l’obéissance et la soumission
étaient circonstancielles : il fallait que le chef soit visible, fort et
capable de punir les récalcitrants ; dès qu’il s’éloignait ou
s’affaiblissait, l’amour de l’autonomie et le goût de l’indiscipline
rétablissaient le chaos. L’enjeu de long terme était donc aussi
politique que civilisationnel puisqu’il s’agissait d’ancrer dans les
esprits un nouveau concept d’autorité.
Le grand bénéficiaire de cette transformation tellurique a été le
Makhzen qui, pour la première fois depuis longtemps, avait son mot
à dire sur le quotidien des paysans du Haut Atlas et du Sahara. Une
prouesse dans un pays fracturé par le séparatisme où les féodalités
n’acceptaient de s’effacer que contraintes et forcées.
Un autre enjeu fondamental était d’unifier la population sous une
identité commune c’est-à-dire faire en sorte que les Marocains se
sentent Marocains et non pas seulement Rifains, Soussis3 ou
Fassis4. Un préalable pour cultiver un sentiment d’appartenance
distinct de la religion, de la race et de la tribu. Mission impossible
sans un pouvoir central fort et en état d’agir profondément sur la
société.
En 1916, alors que la pacification venait à peine de commencer,
Lyautey a rassemblé les notables marocains, citadins et tribaux,
pour leur délivrer ce message qui ne laisse aucune place au doute :
« … et vous savez tous avec quel soin je m’attacherai toujours,
ainsi que tous ceux qui collaborent avec moi à ce que les rangs et
les hiérarchies soient conservés et respectés, à ce que les gens et
les choses restent à leurs places anciennes, à ce que ceux qui sont
les chefs naturels commandent, et à ce que les autres obéissent. Et
maintenant, repartez dans vos provinces, plein de confiance dans
l’avenir et le cœur réjoui, portez partout la bonne parole. Je compte
sur vous pour aider Sidna 5et moi à en finir avec les derniers
agitateurs, de jour en jour moins nombreux. Parmi eux, beaucoup
sont simplement aveuglés, ignorants du bien et de l’ordre qui
règnent ici, et le jour où leurs yeux s’ouvriront et où ils sauront bien
que rien ne menace leurs coutumes et leurs intérêts, ils viendront à
nous et je les recevrai les bras ouverts, et ils n’éprouveront que le
regret de ne pas avoir compris plus tôt. S’il en reste qui s’obstinent à
semer le désordre, ils seront réduits par la force dont nous saurons
toujours nous servir, quand nous verrons que nous ne pouvons plus
avoir recours à d’autres moyens […] »6
Au milieu du pleur des veuves et des orphelins, la conquête du
Maroc a été un choc entre deux visions antagonistes du pays :
centralité vs autonomies, ordre vs dissidences, unité vs diversité.
L’issue de cette bataille a été assurément bien plus significative que
la perte temporaire de la souveraineté. Elle a fait prendre au Maroc
un virage probablement irréversible.
Les indigénistes et les indignés professionnels réduisent l’histoire
d’un peuple à la colonisation. Or, il n’y a pas que cela dans la vie
d’un peuple. Colonisation ou pas, le Maroc avait un rendez-vous
avec la modernité. Tôt ou tard, la société allait se transformer et
accoucher des phénomènes décrits succinctement ci-dessus. Et il
n’est un secret pour personne que ce genre d’accouchement est
douloureux, voire traumatisant. Combien de têtes coupées en
France pour étouffer la féodalité ? Combien de villages brûlés pour
instaurer le jacobinisme ? Combien de doigts coupés chez les
ouvriers et les mineurs pour rendre possible la révolution industrielle
?
L’alliance entre Lyautey et une partie des Marocains est un
investissement avisé autant qu’une « trahison » caractérisée de la
souveraineté nationale.
N’étant ni juge ni procureur, je préfère m’en tenir à cette
ambivalence.

____________________
1. Philippe Devillers (1920-2016) est un journaliste et historien français. La citation est tirée de : Français et
annamites, Partenaires ou ennemis ? 1856-1902, Paris, Denoël, 1998.
2. Il s’agit d’un fait notoire puisque les mandarins sont avant tout une technocratie, recrutée sur le mérite
académique et non sur sa valeur guerrière.
3. Habitants du Souss, la région située entre Agadir et Taroudant grosso modo.
4. Habitants de la ville de Fez.
5. Sidna (notre seigneur) : le Sultan (Moulay Youssef à l’époque).
6. Tiré de Paroles d’Action, un recueil des discours et des prises de position publiques de Lyautey entre 1900
et 1926.
PARTIE III :

UNE MAUVAISE AFFAIRE

(1905-1954)
La déception coloniale

« De toutes les entreprises de l’État, la


colonisation est celle qui coûte le plus cher et qui
rapporte le moins »
Gustave de Molinari1

Les repentants et les haineux aiment répéter en chœur que la


France s’est enrichie sur le dos des colonies. Qu’elle est devenue
une puissance industrielle après s’être emparée des ressources de
son empire.
En réalité, le compte n’y est pas. La colonisation a été une
dilapidation des deniers publics et des ressources humaines. D’un
point de vue strictement financier, la France aurait mieux fait
d’investir ses capitaux et ses talents en métropole ou bien en Europe
ou encore aux Amériques. Le succès de quelques entreprises qui se
comptent sur les doigts de la main ne doit pas offusquer l’immense
gouffre financier qu’ont été les colonies françaises.
En revanche, la France doit beaucoup à son empire durant les
deux guerres mondiales et particulièrement entre  1939 et  1945 où
les colonisés ont été au rendez-vous d’une lutte qui n’était pas la
leur. Sans l’Empire, la France aurait probablement figuré parmi les
vaincus de la guerre et non comme une partie prenante du nouvel
ordre mondial. Si la France a le droit de veto à l’ONU, elle le doit en
partie aux Africains et aux Arabes qui se sont battus à ses côtés
contre le nazisme.

Le gouffre économique

Une fois la conquête terminée, la France s’est trouvée face à une


mauvaise affaire. Il fallait enseigner le capitalisme, organiser
l’économie monétaire, mettre sur pied le marché du travail, poser les
infrastructures, le tout sans disposer de ressources financières
locales qui puissent couvrir tout ou partie de cet effort colossal. À la
différence de la Grande-Bretagne et de la Belgique, la France n’a
jamais eu de « bonnes surprises » minières qui auraient pu alléger
son fardeau. Ni or, ni diamants, ni pierres précieuses : l’Afrique
française n’a pas le sous-sol béni du Botswana ou du Congo belge.
La France n’a jamais eu accès non plus à des « géants »
démographiques comme l’Inde, capables d’engloutir des quantités
infinies de produits manufacturés.
La France a dû avancer l’argent sur ses fonds propres et attendre
que le décollage économique se produise. Il ne s’est jamais produit,
le gouffre n’ayant cessé de se creuser jusqu’aux indépendances.
À part l’Indochine que nous décrirons un peu plus loin, l’empire est
un fiasco du point de vue de la valeur ajoutée, de la croissance et de
la rentabilité.
Les chiffres manquent pour rendre compte de la performance
économique des colonies. Les statistiques sont parcellaires, voire
inexistantes, en ce qui concerne les débuts de la colonisation.
L’historien Daniel Lefeuvre, spécialiste de la question, fournit des
clefs pour lever le mystère, les paragraphes à suivre s’inspirent de
son travail2.
De 1900 à 1962, le solde commercial des colonies avec l’étranger
a été constamment négatif3. Vis-à-vis de la métropole, la balance
commerciale est déficitaire deux années sur trois. Ces déficits
structurels ont été couverts systématiquement par des subventions
et des prêts du Trésor public. Au total, les déficits commerciaux (vis-
à-vis de la France et de l’étranger) s’élèvent à 44 milliards de francs-
or, soit trois fois les aides versées par les États-Unis à la France
après la Seconde Guerre mondiale. Cet argent investi en métropole
aurait peut-être accéléré la reconstruction et amplifié la performance
économique des Trente Glorieuses.
Bien entendu, des individus et des entreprises ont prospéré dans
l’empire. Des fortunes ont été faites, mais la France n’a rien gagné
sur le plan collectif. Elle ne s’est pas enrichie, elle a rendu possible
(par la sécurité et les infrastructures) l’enrichissement de quelques
entrepreneurs français et indigènes. Parmi les heureux élus, des
étrangers notamment des Européens comme des maisons de
commerce allemandes, belges ou hollandaises ; des commerçants
chinois ; des industriels japonais,  etc. Leurs gouvernements
respectifs n’ont pas payé le prix du sang pour coloniser, sécuriser et
mettre en place le capitalisme là où avant il n’y avait que l’économie
de subsistance voire l’esclavage. Ils n’ont pas dépensé leur trésor
pour organiser l’administration, surveiller les frontières et installer les
réseaux d’assainissement. En Indochine, les commerçants
allemands n’ont eu qu’à ouvrir leurs activités pour commencer à
vendre, la France avait construit Hanoi et Saigon pour eux, aux
normes européennes. Elle avait posé le télégraphe et édifié l’opéra.
En Afrique de l’Ouest et équatoriale, les Libanais, les Syriens, les
Portugais se sont admirablement greffés sur l’effort « de guerre »
français. Ils ont bien sûr contribué au bien-être général, mais n’ont
pas payé le prix de la souveraineté. Le contribuable français des
Vosges oui.
Dans les années 1920, le Japon est devenu le second fournisseur
du Maroc à qui il vendait des babouches. Les affaires nipponnes
prospéraient pendant que les troupes françaises étaient encore aux
prises avec la résistance des tribus de l’Atlas. Peu importe, c’est la
France qui a couvert le déficit commercial du Maroc vis-à-vis
du Japon…
L’on peut nous rétorquer que la France s’est rattrapée en pillant
les matières premières de l’empire. Or, ce n’est pas vrai, il s’agit
d’une idée reçue de plus qu’il convient de déconstruire.
Durant toute l’époque coloniale, la France a cherché ces matières
premières sur le marché mondial au même titre que les pays qui ont
eu la sagesse de ne pas coloniser comme la Suède, la Suisse ou le
Danemark. Ainsi, la houille venait d’Allemagne, de Grande-Bretagne,
de Belgique voire des États-Unis. Le coton lui provenait des États-
Unis. La laine d’Argentine et de Nouvelle-Zélande. La soie du Japon
et de Chine.
On a trouvé et exploité du charbon au Tonkin, mais pas ailleurs.
On a investi en vain des fortunes pour planter le coton en Algérie et
au Delta du Niger.
À l’exception des phosphates de l’Afrique du Nord, l’Empire a été
une source de produits agricoles comme le café, le riz, le sucre de
canne, le cacao, les bananes, l’arachide et le vin. Des denrées
disponibles en abondance sur le marché mondial et à des prix bien
moins chers. Les bananes coloniales étaient importées avec une
surcote de 20  % par rapport aux cours mondiaux, de même que
l’huile de palme du Bénin et du Cameroun. Ces prix étaient
possibles en vertu d’une sorte de « préférence coloniale »,
consistant à barricader l’Empire derrière des tarifs douaniers
discriminatoires et à obliger les entreprises métropolitaines à acheter
made in Empire. Le seul avantage de payer plus cher consistait à
régler ses achats en franc et non en devises fortes.
Au lieu d’œuvrer à la prospérité de la France, le système colonial
se préoccupait de maintenir sous perfusion les capitalistes et les
producteurs coloniaux. Définition de la mauvaise affaire.
Dans le cas algérien, l’on a atteint le sommet de l’anticapitalisme.
À la veille de l’indépendance, le ministère des Finances a évalué à
68 % l’économie à faire si la France cessait de s’approvisionner en
Algérie et se réorientait vers des partenaires moins onéreux comme
l’Espagne ou l’Italie.
Le cas du vin algérien est l’incarnation parfaite du « délire colonial
». La métropole était obligée d’acheter l’intégralité de la production,
car personne n’en voulait sur le marché mondial : trop chère et de
qualité inférieure. N’ayant que faire de ce produit, la France lui
réservait un destin proprement effarant : un tiers était utilisé comme
vin de coupage, les deux autres tiers étaient distillés… Dans une
économie libre, le vin algérien aurait été rayé de la carte.
Le pétrole algérien, mis au grand jour par la France à la fin des
années 1950, fut lui aussi une mauvaise affaire puisqu’il ne
correspondait pas au type de combustible recherché par les
industries françaises. Il fallait le vendre sur le marché international
pour acheter un fuel plus lourd. Il aurait été plus avantageux de
s’approvisionner en Libye pour des questions de qualité et de prix.
Encore une fois et au mépris du bon sens, l’État a forcé les
distributeurs pétroliers actifs en France à acheter le pétrole algérien.
Cette « préférence algérienne » a survécu à l’indépendance puisque
dans les années 1960 la France s’approvisionnait en priorité en
pétrole algérien alors que ses intérêts lui commandaient de faire le
contraire.
En tant que débouché, l’Empire a plus freiné qu’il n’a soutenu
l’économie française. Plusieurs industriels métropolitains, déphasés
en termes de compétitivité, y ont trouvé un marché captif. Protégés
derrière des tarifs douaniers dissuasifs, ils y écoulaient leur
production sans craindre outre mesure la concurrence japonaise4 ou
allemande. Cette situation confortable n’a pu que retarder la
modernisation nécessaire de l’appareil de production français.
D’ailleurs, coïncidence curieuse, le taux de croissance de
l’économie française rejoint le trio de tête de l’OCDE après 1962,
date de l’indépendance de l’Algérie.

Les raisons du fiasco 

Quelles sont les raisons de cet échec ? Cinq facteurs majeurs


expliquent la contre-performance économique de l’Empire.
Premièrement, la relative pauvreté des sous-sols. Jamais la
France n’a pu compter sur un « miracle » minier capable de lui
assurer les liquidités nécessaires à la mise en valeur d’un territoire.
Nous l’avons dit, les ressources fabuleuses du sous-sol sud-africain
ou australien n’ont aucun équivalent dans les colonies françaises.
Deuxièmement, le manque de main-d’œuvre qualifiée et de
capitalistes acclimatés. Encore une fois, la comparaison avec les
Britanniques est édifiante. Ces derniers ont transporté des bouts
d’Angleterre en Afrique Australe et en Océanie, composés de
millions de travailleurs porteurs de valeurs capitalistes (éthique
protestante et envie de faire fortune). Le climat dans ces contrées
n’est pas hostile à l’homme européen, il ne le décime point et ne
l’empêche pas de travailler. Les cultures ne sont pas si différentes
que cela des cultures en vigueur en Europe : maïs, coton, vin, blés,
laine,  etc. Dans ces conditions, il est plus aisé de créer une
économie à partir de zéro, car le plus important, à savoir le substrat
humain, est là. La France, elle, n’avait pas d’excédent
démographique à exporter. L’aurait-elle eu, elle n’aurait pu
l’employer, car ses colonies relèvent plus du tombeau de l’homme
blanc que du jardin de l’Éden : déserts sahariens, brousses et forêts
tropicales infestées de moustiques5.
Troisièmement, l’absence de grands marchés consommateurs.
L’Afrique noire est vide au moment de la conquête et durant les
premières décennies de la colonisation, l’Afrique du Nord est sous-
peuplée aussi. La Grande-Bretagne, elle, compte sur l’Inde et sa
démographie extraordinaire (déjà plus de 150 millions d’habitants en
1880). Ailleurs, elle exporte vers ses ressortissants installés en
nombre en Afrique Australe et en Océanie : en plus d’être
relativement nombreux (bien plus que les Français d’outre-mer), ils
sont solvables, car ces colonies sont prospères au XIXe et au XXe
siècle.
Quatrièmement, l’indigence du modèle économique choisi dans
l’empire. L’économie de traite a presque partout donné le la,
excluant toute tentative de produire sur place les produits
consommés par les habitants, qu’ils soient Européens ou indigènes.
Cet aspect sera traité un peu plus loin, relevons à ce stade que
l’économie de traite tire un trait sur le marché intérieur, qui ne
l’intéresse pas par définition. D’où, une totale indifférence au pouvoir
d’achat des indigènes donc in fine à leur productivité. Ce qui se
reflète dans la très faible capacité d’épargner de ces populations
donc de contribuer à l’investissement. L’économie de traite est une
trappe à pauvreté.
Enfin, il a manqué du temps à la France. On ne fait pas de miracle
économique en trente ou cinquante ans, c’est-à-dire durant le laps
de temps imparti à la France pour créer de la valeur hors périodes
de pacification et de conflit mondial (1914-18 et 1939-45). Les États-
Unis n’ont pas été construits en une nuit, il a fallu plus de deux cents
ans aux Britanniques pour y semer le substrat humain qui produit le
développement. Et une fois l’indépendance acquise, il a fallu encore
cent ans aux Américains pour émerger véritablement.
Le développement, d’une manière générale, présente un
caractère végétal (cumulatif) et non animal (explosif). Il faut une «
éternité » pour enseigner le capitalisme, organiser l’économie
monétaire, mettre sur pied le marché du travail et poser les
infrastructures. La France n’avait pas le temps.
Ceux qui ont voulu obtenir le développement à marche forcée ont
pratiqué une grande violence sur les peuples. Les Soviétiques et les
Chinois sous Mao en sont des exemples édifiants : on ne peut pas
abréger le processus sans violenter les paysans à qui on confisque
les récoltes pour nourrir les ouvriers des villes, sans comprimer les
salaires afin de créer la compétitivité, sans maintenir sous cloche le
mouvement syndical, etc. Si la France avait suivi cette politique, que
ne l’aurait-on critiqué a posteriori. En réalité, elle aurait pu perdre le
contrôle de ses colonies en appliquant une trop grande pression sur
les individus et les familles. Une chose est d’être gouverné par un
étranger, une autre est d’être déporté manu militari vers un chantier
lointain pour édifier un port ou un barrage.

La boîte noire

Le bilan chiffré de la colonisation prête à controverse. Deux


visions s’affrontent. D’une part, certains historiens comme Jacques
Marseille et Daniel Lefeuvre affirment que l’Empire a été un gouffre
financier qui a appauvri la France. De l’autre, Élise Huillery,
économiste à Paris-Dauphine, souligne, dans le cas de l’Afrique-
Occidentale Française, que la colonisation n’a presque rien coûté à
la France. Elle démontre que cet ensemble colonial, l’AOF, a été
obligé de payer lui-même les salaires de l’administration coloniale
ainsi que les investissements publics, en vertu du principe
d’autofinancement des colonies (loi du 13  avril 1900)6. De fait, le
principe de l’autofinancement a été appliqué partout (même en
Guyane et aux Antilles). Seule l’Algérie y a échappé parce qu’elle
était un département français, éligible comme tout autre à la
solidarité nationale. Les protectorats du Maroc, de Tunisie et de
l’Indochine ont également été concernés par ce principe. Elise
Huillery va plus loin et remet en question profondément les
conclusions de Marseille et de Lefeuvre, avançant des erreurs de
méthodologie.
Que penser ? Qui croire ?
Les chiffres manquent pour rendre compte de la performance
économique des colonies. Ce déficit de connaissances en soi est le
signe que les possessions françaises n’ont pas été une bonne
affaire. Comme s’il fallait casser le thermomètre pour ne pas lire la
température. Si les nouvelles avaient été bonnes, si l’eldorado avait
tenu ses promesses, le lobby colonial aurait chanté cocorico sur tous
les toits, chiffres à l’appui.
Pour le moment et jusqu’à preuve du contraire, le consensus
académique pointe le très mauvais bilan économique de l’Empire.
L’approche d’Élise Huillery remet en cause ce consensus, mais elle
se limite à l’Afrique-Occidentale Française et ne prend pas en
compte, me semble-t-il, l’intégralité des charges supportées par la
France durant la colonisation de cette région. Ainsi, elle écarte les
transferts effectués au nom du rééquilibrage de la balance des
paiements de l’AOF, fort déficitaire la plupart du temps. Elle part du
principe aussi que les colonies ont continué à rembourser les prêts
consentis par Paris bien après leur accession à l’indépendance. Ce
qui n’est pas du tout probable, étant donné l’état d’esprit des
nouvelles autorités installées à la tête des anciennes colonies
d’Afrique. Enfin, son travail ne prend pas en compte la perte sèche
que constitue l’abandon du capital privé et public lors de
l’indépendance : affaires qui ont périclité, expropriations de pieds
noirs, départs précipités suite aux troubles politiques, infrastructures
flambant neuves laissées sur place sans aucun espoir de percevoir
un péage ou une taxe pour leur utilisation ultérieure, etc.
Pour le moment et dans l’état actuel des connaissances, il est
impossible d’établir la véritable « facture » de la colonisation. Il ne
fait aucun doute qu’elle est très salée. Il n’y a aucun doute non plus
qu’elle a connu des hauts et des bas. Jusqu’en 1900, la conquête
coûte cher (armements, salaires des soldats, mise en place des
fortifications, etc.). En face, aucune rentrée ou presque car les
capitaux et les colons ont peur du risque. Les ressources minières,
quand il y en a, ne sont pas immédiatement disponibles par manque
d’infrastructure d’extraction et de transport. Entre  1900 et  1945, la
France tentent de se « désengager » de ses colonies en les
obligeant à financer elles-mêmes une partie de leurs dépenses.
Peine perdue à mon avis puisque l’Algérie n’est pas concernée alors
qu’elle pèse lourd avec sa grande communauté française qui exige
des écoles, des routes et des emplois. Par ailleurs, les territoires
soumis à l’autofinancement n’ont pas toujours trouvé les ressources
pour se financer localement : l’AEF, par exemple, a régulièrement
nécessité des secours pour couvrir ses frais de fonctionnement.
Après 1945, la France effectue un virage à 180 degrés et décide
d’équiper comme il se doit son empire pour y susciter le
développement économique et le bien-être social. Des capitaux
énormes sont engloutis sans obtenir le retour sur investissement
espéré. Pour le coup, le gouffre financier est profond et
incontestable. Il se creuse fortement encore lors des guerres de
libération.
L’Indochine fait figure d’exception, puisqu’elle a été globalement
rentable depuis les années 1900. Tout a été perdu cependant lors la
guerre de libération déclenchée en 1945-46. Les capitalistes se sont
retirés sans pouvoir déplacer leurs stocks d’investissement physique
vers Singapour, Hong Kong ou le reste de l’Empire : les usines et les
plantations ont été brûlées, sabotées ou tout simplement
désactivées. Les investissements publics, eux, ont été soit détruits
lors des hostilités, soit légués gratuitement aux autorités du Vietnam
Nord et du Vietnam Sud. À cette catastrophe, se sont ajoutées les
dépenses militaires inouïes causées par la lutte contre l’insurrection.
Une triste fin pour la seule colonie française qui avait une véritable
chance de décoller et de rapporter beaucoup d’argent à la France et
aux indigènes.

L’Indochine, opportunité gâchée 

Le Vietnam, plus que le Laos et le Cambodge, aurait pu avoir un «


futur » économique sous la colonisation française. Il avait de
nombreuses cartes à jouer, mais il a été entravé par de mauvaises
décisions politiques.
Parmi les atouts du Vietnam : une population nombreuse et
industrieuse, capable d’accepter des conditions de travail difficiles ;
la présence d’anthracite et de minerais de fer en abondance ; un
climat adéquat pour les cultures tropicales d’exportation ; un énorme
potentiel hydro-électrique ; le voisinage chinois qui représente un
marché formidable ; le dynamisme de la diaspora chinoise qui opère
au Vietnam et dans les pays voisins selon une logique de réseau,
très efficace pour tisser des liens commerciaux et financiers.
La France a apporté des techniques, des capitaux publics et
privés significatifs, et la sécurité bien sûr qui est un accélérateur de
l’activité économique. Elle a beaucoup investi pour créer et mettre à
niveau les infrastructures : plus de 4 000  km de canaux de
navigation, plus de 2 100  km de chemins de fer nord-sud reliant la
Chine à Saigon et au Cambodge (dont le fameux le Trans-
Indochinois, inauguré en 1937).
Sur la longue durée, le PIB indochinois a augmenté de 50  %
entre  1890 et  1940. Les exportations de riz ont été multipliées par
sept entre  1880 et  1930. Exception dans l’Empire, l’Indochine a
présenté des excédents commerciaux de manière continue7. Dans
les années 1920, le caoutchouc vietnamien était exporté directement
vers la côte ouest-américaine à la demande de Goodyear.
Les autorités locales sont si riches qu’elles peuvent payer les frais
d’occupation exigés par le Japon à partir de 1941, sans demander
l’aide de Paris.
Cela dit, les enjeux sont faibles, car l’économie locale est
minuscule dans l’absolu : en 1938, elle ne représente que 2,5 % de
l’économie française8. Les excédents budgétaires et de la balance
des paiements de la colonie n’ont donc pas de quoi payer aux
Français un second Château de Versailles !
L’économie de l’Indochine aurait pu être bien plus profitable et
enrichir réellement la France et les indigènes si son potentiel avait
été libéré. Or, les autorités coloniales ont constamment refusé de
donner à l’Indochine ce dont elle avait besoin pour se développer :
un marché intérieur et un secteur industriel. En effet, le marché
indochinois a toujours été rachitique, en raison des bas salaires
versés aux indigènes. Ces faibles rémunérations s’expliquent en
particulier par le chômage de masse, alimenté par la surpopulation
(23 millions d’habitants en 1938). Pour y remédier, il aurait fallu doter
l’économie d’une industrie, grande pourvoyeuse d’emplois.
Perspective que la France a toujours refusée sous la pression des
lobbies comme le groupement de l’industrie cotonnière qui ne voulait
pas entendre parler d’usines textiles en Indochine. Très habillement,
les opposants à l’industrialisation ont travesti leurs intérêts
corporatifs derrière la crainte d’une autonomisation de l’économie
indochinoise, qui pourrait conduire à terme à la sécession du
territoire.
Dans le capitalisme français, il s’est trouvé des personnalités
capables de briser le statu quo et d’exiger une nouvelle politique
économique pour l’Indochine. Parmi elles, Paul Bernard,
polytechnicien et homme d’affaires. Ce dernier a milité, dans les
années 1930, pour que la France donne enfin à l’Indochine de quoi
devenir riche et l’enrichir à son tour. Il ne sera pas entendu par la
Troisième République, Front populaire inclus. C’est Vichy qui lui
prêtera une oreille attentive et lui demandera à partir de 1941 de
planifier l’industrialisation de l’Indochine ! Or, ce personnage
fascinant faisait double-jeu : il avait un pied dans Vichy, un autre
dans la Résistance en tant que membre du réseau Alliance
(spécialisé dans le renseignement). Paul Bernard sera démasqué et
arrêté par la Gestapo en 1943. Il survivra à la détention, et reviendra
à la charge après la Libération : il sera trop tard, car la guerre de
libération aura déjà commencé9. Elle va décimer les investissements
publics et privés de la France en Indochine, mais ceci est une autre
histoire.

Le prestige international aura fait long feu

Jusqu’en 1945, l’Empire était une source d’influence ou de soft


power pour employer un terme à la mode. Les colonies étaient une
vitrine du génie français qui s’exprimait dans l’aménagement des
paysages, leur transformation et leur embellissement. Le prestige
qui en découlait avait plus à voir avec le côté esthétique des choses
qu’avec le versant économique ou militaire de la présence française.
L’Opéra de Hanoi, le quartier de l’Hermitage à Marrakech, les
promenades boisées à Tananarive, les grues rutilantes du port
d’Abidjan, toute cette vie nouvelle, qui se voulait saine et vigoureuse,
était la « carte de visite » de la France qu’elle présentait volontiers
aux diplomates et aux visiteurs étrangers de passage. Il fallait
éblouir et étonner en même temps : éblouir par l’harmonie des
formes et étonner par le contraste entre les réalisations de la France
et les non-réalisations des peuples colonisés. Plus les villes
indigènes étaient chaotiques et délabrées, plus les quartiers
européens, nés la veille, semblaient beaux et sains.
Le monde alors se résumait à une conversation entre Européens
sur des sujets chers aux Européens. La Vie, la seule qui en vaille la
peine, se passait en Europe et les colonies n’étaient qu’un décor de
plus pour exprimer le génie français face à ses concurrents
britanniques et allemands.
L’indigène lui n’est qu’un figurant, un éternel enfant qui doit se
taire pendant que les grandes personnes prennent la parole ou
passent à table. L’inexistence de l’indigène rend possible la
surreprésentation de l’Européen, seules ses pensées comptent,
seuls ses enjeux importent. L’Europe est partout où l’Européen se
trouve, partout où il accomplit son œuvre civilisatrice.
Le mépris à son égard frise le comique. En 1917, Français,
Britanniques et Allemands s’affrontent sur le lac Tanganyika comme
s’ils se trouvaient dans un prolongement de la Somme ou de
Verdun, comme si les Noirs qui observaient les combats (ou
recevaient des balles perdues) étaient des éléments du paysage et
non les maîtres légitimes de la terre. De même en novembre 1942,
Américains et Français s’entredéchirent à Casablanca, Safi et Port-
Lyautey sous les yeux des Marocains ahuris, complètement sortis de
l’Histoire.
L’esprit du temps change du tout au tout après la Seconde Guerre
mondiale. L’empire se convertit du jour au lendemain en un boulet
moral que l’on traîne en s’excusant. Les puissances coloniales
s’attirent les remontrances du monde entier au nom des droits de
l’homme et du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. À la fierté
a succédé l’opprobre.
Dans un contexte de Guerre froide, le colonialisme est une tare du
passé qu’il faut effacer prestement comme on a aboli jadis l’odieuse
traite transatlantique. Depuis Moscou, les Soviétiques appellent de
toutes leurs forces à la décolonisation (alors qu’ils étendent au
même moment leur empire colonial de Berlin-Est à Samarcande
sous la bannière du communisme). Depuis Washington, les
Américains « communiquent » admirablement autour des notions de
liberté et de dignité. En 1957, le sénateur John Fitzgerald Kennedy
déclare que « l’Algérie n’est plus un problème spécifiquement
français  et ne le sera plus jamais et que le moment est venu où
notre gouvernement doit reconnaître que le temps est passé, où une
série d’ajustements au coup par coup, ou même une dernière
tentative d’intégrer l’Algérie entièrement à la France, peut réussir. »
En un clin d’œil, l’Empire est passé d’un symbole de puissance à
une marque de faiblesse. Dans les années 1950, la France est
constamment sur la défensive à l’ONU, sans cesse en train de
s’expliquer et de se justifier.

L’Empire, solidaire de la France durant l’Occupation

Contribuer à la libération de la France et participer à la guerre


contre le nazisme, voici deux objectifs auxquels le parti colonial
n’aurait pu songer même dans ses rêves les plus fous. Qui aurait pu
imaginer le rôle décisif qu’allaient jouer les colonies dans la Seconde
Guerre mondiale ?
500 000 hommes ont répondu à l’appel de la libération.
Musulmans, colons et pieds noirs, fonctionnaires français de l’outre-
mer, Français de métropole réfugiés dans les colonies après la
défaite de mai 1940 : une seule et même mobilisation pour la cause
française. Cette épopée est connue de tous (ou devrait l’être), il est
inutile de s’y attarder sauf pour souligner l’abnégation des goumiers
et des tirailleurs lors du Débarquement en Provence, de la prise de
Marseille et de l’éprouvante reconquête de l’Italie. Ces combattants,
Arabes, Berbères, Africains et Asiatiques ont démontré leur
disposition à mourir pour la France aux côtés d’hommes qui, dans le
civil, les auraient peut-être méprisés.
La guerre, le sang et l’horreur, ont réveillé l’impensable : la
fraternité entre les dominés et les dominants. Au pire moment de
l’histoire de France, des hommes, de toutes les races et les
confessions, ont décidé spontanément et volontairement de joindre
leurs efforts. Patriotisme, amour de la liberté, goût de l’aventure ? Ils
ont peut-être simplement répondu à cette vocation que peu de
générations ont le loisir d’éprouver : se donner corps et âmes à une
cause plus grande que soi.
Quatre-vingts ans plus tard, il nous est difficile de concevoir le
degré d’harmonie atteint par les Français et les indigènes engagés
sous les drapeaux. Cette prière aux morts récitée par les officiers
français des goums restitue l’ambiance de l’époque :
« Nous venons vous prier, Seigneur, pour les morts de l’Islam.
… ils sont venus, Seigneur, des rives sarrasines de votre
Méditerranée chrétienne.
Combien d’entre eux sont morts sur les routes de France, des
cyprès de Provence jusqu’aux neiges du Rhin, si loin de cette terre
où leur cœur était resté, si loin des tentes noires et des ksours10
fauves, de la montagne bleue et des oliviers tordus, du doux
bruissement des palmes sous la brise du Sud et de l’âpre chanson
du vent dans les branches puissantes des cèdres argentés.
Remplis du souvenir d’une lumière unique, leurs yeux se sont
fermés aux brumes d’Occident.
Certes, ils n’ont point admis la loi qui est la nôtre, mais, ô merveille
de Charité, ils ont fait au pays chrétien l’offrande de leur simple vie.
Et lorsqu’un sort compatissant les libérait pour quelques heures de
la boue et du froid et de leur immense fatigue, du grondement des
chars et du tonnerre des canons et de la hantise de la Mort, ils nous
accompagnaient d’un regard fraternel jusqu’à la porte de vos
sanctuaires où nous allions vous supplier pour nous-mêmes et
pour eux.
Seigneur, dans votre infinie bonté, malgré notre orgueil et nos
défaillances, si vous nous faites à la fin de nos épreuves, la grâce de
votre béatitude éternelle, permettez que les durs guerriers de
Berbérie, qui ont libéré nos foyers et apporté à nos enfants le
réconfort de leur sourire, se tiennent auprès de nous, épaule contre
épaule, comme ils étaient naguère sur la ligne, de bataille, et que,
dans la paix ineffable de votre Paradis, ils sachent, oh ! qu’ils
sachent, Seigneur combien nous les avons aimés ! »
Je souhaite à la jeunesse actuelle de vivre un tel état d’élévation
morale et de plénitude dans l’action. Nos aïeux ont su transcender
l’ordre colonial pour faire advenir l’amour fraternel et lutter contre le
Mal. Quel contraste avec notre époque où les excuses et les
scrupules d’une fausse morale font trébucher les volontés !
Le sacrifice de tous ses enfants de la colonisation (Européens et
indigènes) a permis à la France de s’asseoir à la table des
vainqueurs en 1945. Rappelons-nous des paroles lucides de Gaston
Monnerville, président de l’Assemblée Consultative le 25 mai 1945 :
« Sans l’empire la France ne serait aujourd’hui qu’un pays libéré.
Grâce à son empire, la France est un pays vainqueur. »

Un pied de nez aux fascistes

Rien de ce que nous venons de décrire n’aurait été possible sans


le camouflage des goums entre juin  1940 et novembre  1942. Une
opération extraordinaire qui a permis aux goumiers marocains de
constituer la première force clandestine de résistance au nazisme.
La première par sa date de formation (1940), mais aussi par ses
effectifs : 50 000 combattants. En métropole, la résistance intérieure
fera son apparition bien plus tard et ne mobilisera jamais plus de 30
000 éléments.
L’histoire est extraordinaire, voire incroyable, par l’audace de
l’action menée et la nature des hommes qui s’y sont attelés. Ce sont
effet des officiers loyaux à Vichy et non des gaullistes qui ont inventé
le plan génial consistant à camoufler plus de 50 000  goumiers
marocains en attendant la reprise des hostilités. Privés de leurs
uniformes, ils ont été transformés en travailleurs ruraux et en
policiers indigènes désarmés. Leurs soldes étaient versés sur les
fonds spéciaux de la Résidence générale que le gouvernement de
Vichy avait spécialement augmentés pour l’occasion.
Les armes et les équipements ont été méticuleusement stockés
dans des fermes, des cavernes et des caches : 50 tanks,
250  camions, 150 voitures, 60 canons, 4 000 armes automatiques,
20 000 armes individuelles.
Les Allemands et les Italiens de la Commission d’Armistice n’y ont
vu que du feu. Basés à Casablanca et à Mohammedia, les
observateurs militaires des forces de l’Axe ont effectué de
nombreuses sorties de contrôle sans se rendre compte du
subterfuge. Aucun Marocain n’a vendu la mèche. Bien au contraire,
les goumiers, les civils musulmans et les fonctionnaires français ont
collaboré parfaitement pour garder le secret et tromper la vigilance
des fascistes. La confiance entre Marocains et Français a été
suffisamment intense pour que des manœuvres aient lieu sans
éveiller les soupçons, la plus grande s’est déroulée en 1942 près
d’Oulmes (piedmont du Moyen Atlas). Autrement, les goumiers
s’entraînaient la nuit au tir et au combat de montagne.
Chefs d’orchestre de la mascarade, des officiers fidèles à Vichy
dont personne ne veut entendre parler aujourd’hui par peur d’être
associé au « camp du mal ». Cruelle ingratitude envers les hommes
qui ont donné à De Gaulle le noyau d’une armée de libération.
Indigne mépris envers ceux qui ont trompé Hitler et Mussolini alors
que tout semblait perdu. Il s’agit, entre autres, du Maréchal
Weygand, du Général Noguès et du Colonel Guillaume.
Que les aficionados de la pureté s’étranglent dans leur indignation
facile : je préfère de loin saluer la mémoire de ces grands Français
qui ont aimé leur pays à la folie que de m’aligner sur le politiquement
correct. Oui, ils ont servi Vichy comme ils ont organisé la reprise des
hostilités avec calme et maestria. Cela me suffit pour leur tirer mon
chapeau.
Après novembre 1942, date du débarquement allié au Maroc, les
goumiers camouflés ont été « rendus visibles » et intégrés aux
tabors (les bataillons indigènes) qui se jetteront bientôt sur l’Europe
du Sud.
L’attitude de l’armée française sous Vichy est bien plus
ambivalente que ce que l’on croit. Elle a camouflé des effectifs et
des armes comme on vient de le voir, elle a mis en place un réseau
d’espionnage indépendant pour surveiller les forces de l’Axe comme
elle a maintenu le contact avec les Anglo-Saxons en Afrique du
Nord.
Nous en sommes restés à la blancheur immaculée du Général de
Gaulle et à la souillure absolue des hommes de Vichy. La réalité est
bien plus complexe. Pourquoi se priver de la restituer ?

____________________
1. Cité par Charles Robert Ageron dans L’Anticolonialisme en France de  1871 à  1914, PUF, Paris, 1973.
Gustave de Molinari (1819-1912) fut un économiste belge, d’obédience libérale.
2. Je ne saurai que trop recommander son Pour en finir avec la repentance coloniale.
3. Sauf en 1926.
4. Sauf au Maroc où les pays d’Extrême-Orient avaient accès au marché dans les mêmes conditions que la
France. Cette égalité douanière remonte à l’Acte d’Algésiras, établi en 1907, soit cinq ans avant l’entrée en
vigueur du Protectorat. Elle concerne tous les partenaires commerciaux du Maroc à l’époque dont les États-
Unis et l’Allemagne, mais ce sont les Chinois (le thé) et les Japonais (produits manufacturés) qui en profitèrent
le plus. Leurs excédents commerciaux avec le Maroc ont lourdement pesé sur les comptes du Protectorat qui
n’avait d’autre choix que d’honorer les engagements pris à Algesiras.
5. L’Algérie est une exception à cette règle car son climat est assez proche du climat du Midi. Devant le
manque de colons français, on a fait venir des contingents européens (Malte, Italie, Espagne etc.). Mais, le
potentiel économique de cette colonie a toujours été limité du fait de la rareté de ses sols fertiles et de
l’absence de richesses minérales notoires. Le pétrole ne sera exhumé qu’à la fin de la période coloniale.
6. Elise Huillery. The Black Man’s Burden – The cost of colonization of French West Africa for French
taxpayers. 2009
7. Sauf en 1931 du fait de l’effondrement des prix des matières premières, conséquence de la crise de 1929.
8. 10 milliards de Francs (soit un milliard de piastres, la monnaie locale) pour une production nationale globale
de 394 milliards de Francs.
Voir : Vincent L-A. Évolution de la production intérieure brute en France de 1896 à 1938 : Méthode et premiers
résultats. Études et conjoncture – Institut national de la statistique et des études économiques, n° 11, 1962.
Voir aussi : Aperçus sur la situation économique des États associés d’Indochine, Revue d’économie Politique,
vol. 64, n° 2, Éditions Dalloz, 1954 (en ligne) : http://www.jstor.org/stable/24690175 (page consultée en
décembre 2021).
9. Paul Bernard (1892-1960) concevait deux priorités absolues pour l’Indochine : (a) diversifier l’économie par
le biais de l’industrialisation (chimie, textile, sidérurgie etc.) et (b) maximiser la production rizicole en misant
sur les engrais, et ce afin de nourrir la population et de disposer d’excédents réguliers pour l’exportation.
Comme les engrais coûtent cher, Paul Bernard invitait les autorités coloniales à en subventionner les prix pour
accélérer leur adoption par les paysans.
10. Ksour (pluriel de Ksar) : un fort ou un village fortifié appartenant au domaine saharien ou présaharien du
Maroc et de l’Algérie.
Une mauvaise affaire pour les colonisés aussi

« Nos actions ne sont que des gouttes d’eau, et


dans chacune d’elles, tu peux voir selon ton
humeur, la lumière du soleil ou la noirceur de la
fange. »
Proverbe camerounais

À peine arrivée aux colonies, la France a tourné le dos aux


colonisés. Les promesses et les déclarations d’intention ont été
oubliées, laissant place au dur réalisme de la pacification et à la
médiocrité d’une administration mal préparée et sous-équipée.
La baïonnette et le canon ont conquis les territoires et soumis des
princes. Le tracteur, l’école et le dispensaire auraient dû prendre la
relève et mettre en pratique le versant philanthropique de la
colonisation. Or, la plupart des indigènes n’ont vu de la présence
française que son aspect négatif et vexatoire.
Que s’est-il vraiment passé sur le terrain pour que la France
trahisse ses promesses ? Comment expliquer que les colonies aient
accédé à l’indépendance dans un état de misère généralisé ?
Répondre à ces questions exige de garder la tête froide pour
examiner les faits sans excès de sévérité ni trop-plein d’indulgence.
Restons donc à notre place, celle d’un observateur installé au
chaud, à l’abri des piqûres de moustique, des embuscades des
insurgés et des humiliations inhérentes à l’ordre colonial. Nous ne
sommes ni des colons convaincus de leur supériorité ni des coolies
surexploités, mais juste des êtres de bonne volonté qui veulent
comprendre.
La bonne volonté et la bonne foi, deux matières premières en voie
d’extinction à notre époque.
L’impossible développement

« Dans leur majorité, les marchés du travail de


l’Afrique précoloniale se sont résumés à la traite
des esclaves ».

Professeur Gareth Austin1

L’empire de la pénurie

Nul besoin de disposer d’un doctorat en économie pour se rendre


compte que le développement économique n’a pas eu lieu. Nulle
part, la France n’a laissé d’économie florissante adossée à une
société prospère.
À Abidjan au lendemain de l’indépendance, dans le quartier de
Treichville, il y avait un w.c. public pour 7 000 habitants. Dans celui
d’Adjamé, un pour 15 0002 !
En Algérie, en 1955, 93  % des musulmans appartiennent aux
couches les plus pauvres de la population selon Daniel Lefeuvre.
Entre un million à un million et demi d’Algériens musulmans
connaissent le chômage ou le travail épisodique (soit le quart de la
population en âge de travailler, des deux sexes).
À mesure que les années passent, l’Algérie musulmane s’enfonce
dans la clochardisation3.
Dans les années 1950, l’Algérien vit en majorité à la campagne, il
habite dans un gourbi4 ou sous une tente. En ville, il endure
l’humiliation de la vie en bidonville, un fléau qui ceinture Oran, Alger
et Constantine. Il mange mal et s’habille mal. L’hiver lui apporte le
froid et l’humidité, l’été la chaleur et la sueur : aucune isolation
thermique, le bois de chauffage coûte cher, l’hygiène est précaire,
l’eau courante est un luxe. L’homme a la peau tannée par le soleil, il
a mal aux dents et n’a d’autre remède que de se les faire arracher
au fil des années, la femme elle craint l’accouchement et ignore les
soins obstétriques. Les deux n’ont pas le temps de se plaindre : les
enfants se plaignent déjà assez comme ça, assaillis par les
mouches et les tiques ; et puis il faut se réveiller aux aurores pour
aller chercher du travail au chantier ou à la ferme. L’Algérien est un
journalier depuis qu’il a perdu ses terres lors de la grande spoliation
foncière orchestrée par la Troisième République. Il n’a d’autre choix
que de vendre sa force de travail aux Européens. Dommage qu’elle
soit mauvaise, personne n’ayant pris la peine de lui enseigner le
geste correct, ni encore moins à lire et à écrire5.
Le même dénuement caractérise la condition indigène du Sénégal
en Indochine en passant par Madagascar.
La France aurait dû faire plus, mais en était-elle capable ?

La colonisation n’a pas été financée

Le lobby colonial a promis des débouchés commerciaux et des


ressources naturelles abondantes et faciles à exploiter. On envoya
donc des hommes réaliser cette utopie, qui ne récoltèrent que
déception et méprise. Au lieu de s’emparer de la fontaine de
jouvence, la France a conquis un grand corps malade.
Sous terre, les minerais tant fantasmés se soustraient au regard
des géologues. À la surface, la jungle, les marécages et les fièvres
s’interposent entre le regard technique de l’ingénieur et les
potentialités du territoire. Une chose est de prélever ici ou là des
bois de grande qualité, une autre est d’exploiter une forêt d’une
manière rentable et sans succomber à la malaria.
Les populations locales, indigentes et insolvables, sont incapables
de financer la mise en valeur économique que ce soit via
l’investissement (libre et spontané) ou bien via l’impôt.
D’un point de vue moral, la France aurait dû financer la mise en
œuvre du progrès matériel et humain dans ses colonies. D’un point
de vue pratique, elle en était incapable. Il aurait fallu en effet
transférer des fortunes colossales vers l’outre-mer. Le potentiel de
croissance des dépenses coloniales était infini au vu des besoins
réels des populations. Or, les colonies, même privées d’une politique
de développement qui se respecte, coûtent cher à la France.
Entre 1850 et 1930, elles engloutissent presque 10 % des dépenses
publiques, ce qui est considérable6.
Au manque d’argent s’est conjuguée la désertion des ressources
humaines.
Du début de la colonisation jusqu’à son dernier jour, le citoyen
français n’a jamais été séduit par l’aventure coloniale. Les candidats
ne sont pas bousculés pour aller ouvrir des routes au Gabon ou
soigner les malades au Tonkin. Trop de maladies, trop de
bureaucratie et pas assez d’argent à se faire. Même en Tunisie, une
colonie « facile » au regard de son climat et de la douceur de ses
habitants, il n’y avait en 1911, soit trente ans après la conquête, que
45 000 Français sur 148 000 Européens (face à un million
d’autochtones, musulmans et juifs).
Est-ce que la France pouvait se rabattre sur les ressources
humaines autochtones ? La réponse est non. La main-d’œuvre
qualifiée n’existait pratiquement pas au sens où l’entend une
économie capitaliste et mécanisée.
Ce constat saute aux yeux en tout point de l’empire, il a été
formulé dans les journaux et les revues. Il n’a rien de secret ou de
contre-intuitif. Malheureusement, le « coup était déjà parti » et
personne n’avait l’audace de tirer les conclusions en reconnaissant
qu’il y eut « tromperie sur la marchandise ».
La solution trouvée a consisté à mettre la poussière sous le tapis.
La loi de finances du 13  avril 1900, évoquée précédemment, a
introduit le principe d’autonomie financière des colonies. Jusqu’en
1945, les territoires devaient s’autofinancer, c’est-à-dire payer de
leur propre poche leurs dépenses locales. Pour cela, il « suffisait »
de taxer les peuples sous tutelle. Douce illusion, car le potentiel
fiscal des indigènes est très limité : on aura beau les saigner, ils ne
pourront pas réunir les sommes nécessaires aux travaux titanesques
requis par la mise en valeur. L’autofinancement consiste à demander
de l’aide à ceux que l’on est venu aider.
Tout le monde le sait, mais fait comme si. On se retrouve donc
d’un côté à taxer les pygmées et de l’autre à emprunter de l’argent
auprès du Trésor public pour financer les grands travaux. Le
complément devait venir du capital privé. Or, les capitaux français
ont, à quelques exceptions près, boudé les colonies leur préférant le
Nouveau Monde, l’Europe et la Russie. En 1913, à peine 10 % des
sorties de capitaux vont à l’Empire.

L’économie de ghetto
Par impuissance, la France a choisi le modèle économique le
moins cher, le plus utile d’un point de vue politique et le plus cynique
aussi : une économie de ghetto. Elle a réservé le développement
économique au petit monde blanc à qui elle a pu apporter, bon an
mal an, les infrastructures de base (ports, routes, etc.), la sécurité et
un cadre de vie à la française.
Jamais la France n’a considéré les colonies comme de futurs pays
émancipés qui devront marcher sur leurs deux jambes. Bien au
contraire, la transformation économique opérée par la colonisation
s’est bornée à faire du Maroc, du Sénégal et de la Guinée des
satellites. Des automates qui répondent aux impulsions d’un cerveau
lointain à travers les impulsions de l’administration et des grandes
entreprises. Sous cet angle, il n’était pas nécessaire de les doter
d’une industrie, d’un secteur énergétique robuste et compétitif, d’une
agriculture capable de nourrir la population et de générer des
surplus exportables, etc. Personne ne voyait de mal à spécialiser la
Côte d’Ivoire dans le cacao ou le Sénégal dans l’arachide, du
moment que la métropole leur envoyait des machines et des biens
de consommation.
Aussi, aboutit-on dès les premières décennies de la vie de chaque
colonie a un micro-PIB ridiculement bas si l’on considère la
population totale (allogènes et autochtones), mais respectable si l’on
se borne à la population d’origine européenne. Cette ambition limitée
avait le mérite de soigner les intérêts des « pieds-noirs » qui étaient
tentés de rafler la mise tout seuls sans partager les fruits de la
croissance avec les colonisés. Nous l’avons souligné précédemment
: les colons ont pris en otage la politique coloniale française par le
biais de leur influence à Paris et par l’intermédiaire de leurs députés,
des chambres de commerce et des journaux. Dans le cas de
l’Algérie, cette dérive a atteint des proportions scandaleuses dans la
mesure où de 1870 (chute de Napoléon  III) jusqu’à la Seconde
Guerre mondiale (voire plus tard), l’économie de la colonie a été
subventionnée et sans cesse renflouée par l’État dans l’intérêt
exclusif des colons. Il fallait soigner la clientèle électorale au mépris
de la rationalité économique et des intérêts légitimes des Algériens
musulmans.
Ailleurs, en Afrique noire et en Indochine, de véritables fortunes
ont été amassées par des entrepreneurs disposant d’un monopole
légal ou d’une situation oligopolistique. Transport fluvial au Gabon,
au Congo, en Oubangui-Chari et dans le delta du Mékong ; sociétés
d’import-export qui achètent les denrées tropicales à bas prix et les
revendent en France à un prix avantageux et fixé à l’avance7 ;
compagnies de transport maritime et de messageries établissant la
liaison avec la France ; sans oublier bien sûr les banques. Autant de
cartels et de trusts qui ont certes beaucoup travaillé, mais aussi
profité de rentes de situation fort avantageuses, sous les yeux des
indigènes ravagés par la disette et la galle.
Le capital privé, d’une manière générale, a été au plus facile. Il
s’est saisi des positions avantageuses décrites ci-dessus et a
cherché à maximiser la rentabilité tout en réduisant le risque. Cela
veut dire occuper les terrains où la démographie est déjà
suffisamment forte pour offrir un débouché commercial, comme
l’Indochine qui a été inondée de produits textiles français. Cela
signifie aussi se saisir des gisements miniers les plus faciles d’accès
comme l’étain de la Nouvelle-Calédonie et les phosphates de
Tunisie.
À la longue, les colonies ont développé une économie duale. D’un
côté, une économie moderne, mécanisée et rompue aux méthodes
de gestion les plus avancées, organisée autour de la notion de
productivité et ouverte sur le commerce international. De l’autre, une
économie archaïque, mais non moins active et bouillonnante, fâchée
avec la science et la technologie, hors de portée du système
bancaire qui veut bien de son épargne, mais répugne à lui accorder
des crédits par manque de garantie. Deux économies vivent côte à
côte et qui se toisent : l’européenne et l’indigène, la formelle et
l’informelle, la moderne et la traditionnelle. Deux ghettos se font
face.
Au Maroc, deux agricultures ont cohabité comme deux planètes
éloignées tournent autour du même soleil. L’agriculture moderne
d’exportation, irriguée, à la pointe des techniques d’optimisation
génétique comme les greffes pour les plantes et les croisements
pour les animaux. C’est l’agriculture des fermes modèles de la
région de Guerrouane près de Meknès (vignes, amandiers,
pommiers), de la vallée de la Moulouya (agrumes), de la plaine du
Gharb (betterave, canne à sucre, riz). En face, de l’autre côté de
l’oued, l’agriculture de subsistance, déprimée et déprimante, car elle
dépend de la générosité du ciel qui varie d’une année sur l’autre, les
pluies ayant toujours été irrégulières au Maroc. Elle ignore les
engrais et ne connaît que le fumier ; elle se passe de soins
vétérinaires et se résigne à voir une vache laitière produire peu et
mourir vite.
L’agriculture traditionnelle répète les procédés et les erreurs
hérités des anciens. Elle a pour horizon la fatalité. C’est l’éternel
recommencement du cycle de la pénurie. Elle écoule ses maigres
surplus dans les souks hebdomadaires, toujours à courir après le
temps, car les hautes températures et l’absence de magasins de
stockage dignes de ce nom réduisent la durée de vie des récoltes, le
fellah marocain a toujours peur que son olive soit infectée par les
vers de terre ou que ses tomates pourrissent sous ses yeux dans les
cageots, alors il s’en débarrasse au plus vite et au prix dicté par
l’acheteur.
Ma propre famille a vécu cette dichotomie. Mon oncle aîné gérait
un domaine agricole ultramoderne dans la très fertile plaine du
Souss (vers Taroudant), une exploitation où avait investi la famille de
l’ancien président Giscard d’Estaing. Et mon grand-père, à la même
époque, engraissait des volailles et des moutons dans une caverne
creusée à même la roche. Deux univers pour une même colonie. Et
entre les deux, pas ou peu d’effet d’entraînement, pas ou peu d’effet
de ruissellement.
Comme d’habitude dans la vie, des malins, des chanceux et des
individus plus compétents que d’autres se sont créé une « situation
» malgré l’apartheid de fait qui séparait les mondes européen et
indigène. En Algérie dans l’entre-deux-guerres, des musulmans ont
racheté les terres libérées par les pieds-noirs qui renonçaient pour
de bon à la colonisation agricole, lui préférant les facilités de la vie
urbaine. Au Maroc, la famille Laghzaoui a prospéré dans le transport
interurbain en dépit de la position privilégiée occupée par la CTM
(Compagnie générale et de Tourisme au Maroc). En Cochinchine et
au Cambodge, des entrepreneurs vietnamiens ont saisi les
opportunités offertes par le boum de l’hévéa et ont créé leur propre
plantation où ils exploitaient eux aussi les coolies misérables venus
du Tonkin. Parmi eux et à titre d’exemple, la plantation d’un certain
Ly-Ba-Dung possédant 87 ha à 112 km de Saigon et employant 25
ouvriers, dont des coolies indigènes. En Afrique de l’Ouest aussi,
des entrepreneurs noirs ont profité de la paix et de l’union douanière
au sein de l’AOF et AEF pour étendre des réseaux commerciaux sur
de grandes distances, le cas par exemple du jeune M’ba, ivoirien
d’ethnie malinké qui s’improvisa grossiste de produits alimentaires
appréciés des noirs de la région de Bouaké, il faisait venir le poisson
de Mopti (dans l’actuel Mali), du riz de Sikasso (Mali), de l’igname
précoce, du maïs et du mil de tout point de l’AOF. Dans les années
1950, il recevait jusqu’à 60  tonnes de marchandise par jour ! M’ba
occupa avec brio une niche très « juteuse » délaissée par le
capitalisme colonial. Allons-nous en faire une victime du
colonialisme ?

L’humain, la dernière roue du carrosse

Les autochtones ont vu advenir le miracle du progrès. Dès les


premières années de la colonisation, ils ont constaté la
transformation des paysages. En dépit du sous-investissement
chronique, des ponts ont été projetés là où il n’y avait que des gués
et des routes ont été posées là où il n’y avait que des pistes
muletières. Bien sûr, les autochtones ont participé aux chantiers en
tant que manœuvres, ouvriers et colporteurs, mais leur vie ne s’est
pas améliorée pour autant. La colonisation peut être considérée
comme une fête somptueuse dont l’accès a toujours été interdit aux
indigènes.
Non, la France n’a jamais mené le Plan Marshall que nécessitait la
mise à niveau humaine et matérielle de ses colonies. Plus qu’un
Plan Marshall, c’est une batterie de plans ambitieux (et donc très
coûteux) qu’il aurait fallu déployer pour faire du Maroc une
puissance agricole émergente et du Sénégal un pôle industriel
intermédiaire à l’embouchure du Sahara et de l’Afrique des savanes.
Pour se faire une idée du retard accumulé, reportons-nous par
exemple aux objectifs du Plan de Constantine, annoncé en
septembre  1958, et qui, avec une franchise inattendue, détaille les
besoins réels de l’Algérie après 130 ans de colonisation française.
Parmi les besoins les plus criants :
• Construire des logements pour un million d’habitants (sur un
total de neuf millions de musulmans).
• Scolariser les 2/3 des filles et des garçons d’ici trois ans.
• Distribuer 250 000 ha de terres.
• Développer l’irrigation.

Le Plan de Constantine est un aveu d’échec8. Ses hautes


ambitions traduisent en creux les profondes déceptions du projet
colonial en Algérie. Un projet qui n’a jamais pris l’humain au sérieux.
Si l’Algérie, colonie de peuplement, a un tel retard, que dire de
Madagascar, du Congo ou de l’Indochine ?
Partout, l’humain a été négligé par manque de moyens financiers,
mais aussi parce que l’accent a été porté presque exclusivement sur
l’aspect matériel du développement.
En 1913, l’emprunt consenti pour l’équipement des colonies ne
réservait qu’une part dérisoire au volet social et culturel : à peine,
2,5 % en AOF, 5 % en AEF et 1,4 % en Indochine.
Au Maroc, sur la période  1922-1932, à peine 10  % des crédits
consentis à l’Empire chérifien ont été engagés dans des projets à
caractère social ou culturel9.
Ces chiffres sont d’autant plus insupportables que le
remboursement de ces prêts a été en partie assuré par la fiscalité
levée sur les indigènes. Ces misérables indigènes auraient
certainement préféré financer des hôpitaux et des campagnes de
vaccination que des chemins de fer pour écouler les phosphates et
le cacao. La sacro-sainte mission civilisatrice a bouleversé leur
monde, leur créant des insécurités nouvelles et des maladies
inusitées. Là où l’homme s’enracinait dans un terroir et une tribu, le
capitalisme colonial a exigé le déménagement vers la ville, au plus
proche des nœuds de communication et au plus près des lieux de
résidence des Européens. La mobilité, fin en soi du Nouveau Monde
que les Français ont amenée avec eux, est synonyme de maladies
nouvelles. Ce sont d’abord les accidents du travail sur les grands
chantiers d’infrastructure. Ce sont les doigts coupés des coolies
tonkinois lors du débroussaillement des terrains qu’occuperont les
plantations d’hévéa. Ce sont les maladies vénériennes, fléau des
grandes concentrations ouvrières et prolétaires : syphilis,
blennorragie,  etc. C’est l’alcoolisme, mal associé au salariat,
certaines soldes étant payées pour moitié en alcool en Afrique
occidentale. Et tant d’autres maladies « réveillées » par l’ouverture
de routes là où il n’y avait que des forêts inondées ou des déserts :
les virus et les agents pathogènes se propageant plus vite et plus
loin provoquant l’hécatombe de part et d’autre des voies de
communication.
La colonisation eut aussi son lot d’affections mentales. Stress,
anxiété et malaise de l’homme dépaysé chez soi, obligé d’accepter
dans son propre pays une civilisation étrangère qui le regarde de
haut et contredit ce qu’il estime juste, bon et désirable. Le choc
colonial est un choc de valeurs. Le musulman, par exemple, est mis
en face de femmes non voilées auxquelles les hommes doivent des
égards inusités en terre d’Islam. Il a vu le juif le dépasser et accéder
au statut de citoyen de première catégorie10. Les roturiers d’hier sont
devenus, par la volonté des Français, caïds et pachas au mépris des
traditions qui exigent que ces nobles fonctions résident dans des
lignées prestigieuses. Son monde est chamboulé, il y a de quoi
devenir fou. Peut-être que les malades mentaux que Franz Fanon a
soignés dans son hôpital psychiatrique en Algérie étaient aussi des
victimes du choc de la modernité. Des malades du « vivre-ensemble
» imposé à une société qui aspire à l’uniformité et au conformisme
sous la bannière de l’Islam.

L’apartheid éducatif

Sans ressource humaine, pas de développement humain. Et


encore une fois, la promesse coloniale aura donné lieu à une
déception, cette fois-ci sans appel, me semble-t-il.
Si l’on peut trouver des circonstances atténuantes à l’œuvre
française dans le domaine sanitaire (maladies inconnues en France,
énorme dispersion des populations,  etc.), il est très difficile de
comprendre le refus d’éduquer les indigènes. La France n’a formé ni
les masses populaires ni les élites. Elle a en général laissé dépérir
l’enseignement précolonial sans offrir d’alternative aux peuples sous
tutelle11. Aussi, le taux d’analphabétisme atteint-il un niveau
incroyable au moment des indépendances : 87  % au Maroc, 85  %
en Algérie, 90 % en Indochine.
Le moteur de l’alphabétisation n’a jamais été allumé aux colonies.
Le nombre d’indigènes scolarisés a constamment stagné à des
niveaux indécents. En 1942, le taux de scolarisation au Vietnam ne
dépassait pas les 3,15  % de la population (Annam, Tonkin,
Cochinchine). En Algérie, en 1940-42, à peine 100 000 musulmans
étaient scolarisés au primaire et un millier seulement fréquentaient le
secondaire, maigre bilan pour une colonie aussi proche de la
métropole, dotée de fonctionnaires en nombre et de budgets
conséquents.
Cet état de fait était d’autant plus révoltant que l’enseignement
offert aux Européens était excellent, et dans bien des cas d’un
niveau supérieur à la métropole12.
Partout se retrouve le reflet d’une politique qui pratique, sans
l’admettre ni le théoriser, un apartheid éducatif. Aux Européens, le
progrès et les Lumières. Aux autochtones, les ténèbres de
l’ignorance si ce n’est, çà et là, quelques îlots de connaissance où
l’on cherche à former, au compte-gouttes, des techniciens et des
évolués promis à des tâches subalternes, voire intermédiaires. Ces
îlots sont des écoles pour indigènes (dites franco-vietnamiennes au
Vietnam, franco-musulmanes en Algérie) où un enseignement
différencié est proposé à quelques rares élus. Pendant longtemps, le
diplôme obtenu n’était pas censé ouvrir la porte des universités
françaises où l’étudiant se serait trouvé sur un pied d’égalité avec
ses homologues français. On y a vu, à juste titre, un enseignement
au rabais au regard de la précarité des installations (on parlait
d’écoles-gourbis en Algérie) et du manque de prestige qui l’entourait.
L’histoire de l’enseignement dans les colonies présente une
variété de situations selon le pays, le degré de progressisme des
gouverneurs français et la qualité de la relation entre ces derniers et
les élites indigènes. Ainsi, il me semble que l’Indochine a fait bande
à part, avec une avance relative sur les autres territoires coloniaux.
Elle forme ses médecins sur place à Hanoi dès 1902 ; elle délivre
des titres universitaires équivalents à ceux de la métropole à partir
des années 192013 ; elle fait admettre les étudiants issus des
bourgeoisies indigènes dans les lycées français de Hanoi, Saigon et
Phnom Pen (1935). Il faudrait peut-être lire ici le reflet de
l’attachement traditionnel des élites indochinoises à l’enseignement
en général, qu’il soit confucéen ou occidental.
Ailleurs dans l’Empire, il faudra attendre la Seconde Guerre
mondiale pour entrevoir la rupture de l’apartheid éducatif et la
réparation des négligences passées.
À partir de 1945, la France a appuyé sur l’accélérateur en créant
des classes, des écoles et des formations universitaires dans les
colonies. Des budgets conséquents sont votés, notamment pour
l’Algérie où le plan du gouvernement provisoire français de 1944
ambitionne la construction de 400 classes par an. Par ailleurs, la
dichotomie entre enseignement français et musulman est
officiellement levée dès 1949 en Algérie. Les temps changent et la
France, pour la première fois, y met du sien. Elle s’assigne comme
objectif de courir contre la montre pour réaliser en vingt ans la
scolarisation complète ou semi-complète de la population
musulmane. Effort réel, rattrapage nécessaire, mais à la limite de
l’impossible devant la hausse considérable de la population en
Algérie.
Ainsi, les résultats sont décevants  malgré les bonnes intentions :
en 1957, le taux de scolarisation des indigènes est de 15  % en
Algérie14. Dans ce pays en 1962, année de son indépendance, à
peine 40  % des garçons musulmans d’âge scolaire fréquentent
l’école contre 22  % chez les filles. Cela veut dire que sur deux
millions d’enfants en âge d’aller à l’école, seuls 750 000 sont
scolarisés.
Et encore, ces taux ne reflètent-ils que le nombre d’enfants inscrits
au primaire, une infime partie seulement a vocation à intégrer le
secondaire et ceux qui auront la chance d’intégrer l’université se
comptent sur les doigts de la main. Toujours en Algérie, le contingent
musulman à l’université était négligeable : en 1954, ils étaient 481
étudiants musulmans et 22 étudiantes musulmanes sur un effectif
total de 5096, soit un taux de 1 sur 10.
La situation n’est guère meilleure en Afrique noire. En 1957, le
taux de scolarisation des indigènes est de 10 % en moyenne au sein
de l’AOF.
Au Maroc, mon père a préparé le « certificat d’études musulmanes
», une sorte de cycle primaire pour autochtone. Comme instituteur, il
avait un aviateur qui, à ses heures perdues, montait au village de
Bhalil donner des cours aux fils de notable, et encore il assurait
toutes les matières à lui tout seul. Cet aviateur français (expression
de l’ordre colonial détestable et vil) a donné à mon père le goût des
études et surtout la confiance en soi. Il joua un rôle fondamental
dans sa vie l’orientant vers le BEPC à contre-courant de sa famille
qui à l’origine refusait toute promiscuité avec la France dont l’école
était l’incarnation.
Plus tard à Marrakech, mon père a été admis dans un lycée où
deux musulmans seulement étaient autorisés à préparer le
baccalauréat : mon père et le fils d’un grand notable marocain que
l’on déposait en Bentley chaque matin et dont le cartable était porté
par un chaouch noir. Une fois le baccalauréat obtenu, il s’achemina
vers des études militaires en France, unique moyen d’étudier
gratuitement avec un bac Maths Élémentaires. Il rejoignit l’école des
télécommunications de l’armée de l’Air à Auxerre dès 1957. Mon
père fut un miraculé.
L’échec éducatif de la colonisation incarne admirablement toutes
les contradictions du concept de mission civilisatrice. Bien plus, il
prive la colonisation française d’un « bienfait » qu’elle aurait pu
légitimement revendiquer devant l’Histoire.
Mais, est-ce que la France en était capable ? Avait-elle l’argent et
la doctrine pour scolariser en masse les peuples sous sa tutelle ?
***

Éduquer des millions d’enfants aurait coûté une fortune. La France


en a eu aperçu après la Seconde Guerre mondiale lorsqu’elle a
commencé à prendre au sérieux l’enseignement aux colonies.
En Afrique noire, pour faire progresser le taux de scolarité de
3,8  % entre  1953 et  1957, il a fallu augmenter de 63  % les crédits
alloués à l’éducation. Un calcul effectué sur le coin de la table
permet de conclure que pour scolariser l’ensemble de la population
en âge d’aller à l’école, il aurait fallu dépenser au moins 47 milliards
de francs CFA, soit une multiplication du budget par un facteur
proche de 5. Ramené en Francs français, le montant à débourser en
plus pour scolariser les indigènes de l’Afrique subsaharienne frôle
les 100 milliards. Une ruine !

Année Crédits en Effectifs Population en âge Taux de


millions de scolarisés d’aller à l’école scolarité
CFA
1953 6 230,5 625 000 5 245 960 11,6 %
1957 10 148 902 000 5 645 000 15,4 %
Budgets et effectifs du primaire, secondaire et supérieur – Afrique noire (AOF et
AEF)15
1 CFA = 2 FF selon la parité du 17 octobre 1948 et qui ne sera remise à jour qu’en
1960

Au-delà de l’argent, le défi était aussi humain (où trouver les profs
nécessaires à une telle entreprise ?) et logistique (comment
atteindre des élèves en brousse ou en plein Sahara dans des
endroits où l’espérance de vie de l’Européen est limitée ?). En 1945,
l’e-learning16 était encore inconnu…
Et politiquement, l’extension de la scolarité indigène était un
chemin de croix. Les milieux colons voyaient en effet d’un mauvais
œil la perspective d’un enseignement obligatoire à destination des
colonisés. En Algérie, l’hostilité a été totale et explique pour
beaucoup l’extrême retard pris dans l’alphabétisation des
musulmans. Depuis la fin du XIXe siècle, Paris fixe un budget pour la
construction et l’entretien d’écoles réservées aux musulmans. Mais,
les conseils municipaux, tous aux mains des pieds-noirs, avaient les
plus grandes réticences à l’engager17. Très peu d’écoles ont été
construites et celles qui tenaient sur pied étaient en mauvais état.
Partout ailleurs, les Européens n’ont jamais été preneurs d’élèves
autochtones dans les écoles où ils plaçaient leurs enfants. Ils ne les
ont acceptés qu’au compte-gouttes, sous la pression des autorités
françaises qui voulaient placer les fils de bonne famille, histoire de
s’assurer la loyauté des élites indigènes d’une manière générale, les
gouverneurs n’étaient pas convaincus de la nécessité d’éduquer les
peuples sous leur tutelle et la raison en est simple, elle tombe sous
le sens même : quels postes offrir aux « intellectuels » et aux «
lettrés » indigènes si par définition ils n’ont pas l’accès à la fonction
publique, n’étant pas citoyens ? Et puis comment expliquer à un
normalien sénégalais comme Sédar Senghor ou un jeune médecin
ivoirien comme Houphouët-Boigny qu’il gagnera toute sa vie moins
qu’un Français qui a le même diplôme ? Comment leur faire
admettre qu’ils ne peuvent pas vivre dans le quartier européen et
voyager où bon leur semble sans laissez-passer ?
Parmi les premiers à se plaindre figurent les médecins
vietnamiens lauréats de la faculté de médecine de Hanoi. Dès les
années 1920, ils s’indignent de ne pouvoir exercer la médecine
libérale comme leurs homologues européens qui ont suivi à peu près
les mêmes études. Ils grossiront les rangs des nationalistes et
ajouteront à leur amour de la patrie la revendication corporatiste.
Certains opteront pour une critique originale, mais néanmoins
dangereuse pour la domination française, comme le chirurgien Ton
That Tung qui, dès son retour d’Europe en 1939, a milité pour une «
médecine nationale » purement vietnamienne et qui se veut autre
chose qu’une déclinaison de la médecine occidentale en milieu
tropical18.
Cela dit, il serait injuste et inexact de faire reposer le poids du
fiasco éducatif colonial sur les seules épaules de la France. Les
indigènes ont souvent résisté à l’offre éducative française par rejet
du colonialisme. Ce phénomène s’est atténué après la Première
Guerre mondiale,19 mais est resté vivace dans certains segments de
la population et s’est réveillé avec vigueur lors des guerres de
libération.

Le refus d’envoyer les enfants à l’école n’est pas seulement un


réflexe nationaliste, mais aussi une nécessité économique, le travail
infantile étant une réalité prégnante à la ville comme à la campagne.
C’est aussi une réaction conservatrice devant la perspective de voir
les jeunes générations contaminées par des idées et des valeurs
nouvelles. Tous les parents, qu’ils soient indigènes ou européens,
savent, parfois sans se l’avouer, que les bancs de l’école sont le lieu
d’un immense bourrage de crâne où une culture garantit sa
pérennité. Et personne n’a envie de disparaître.

L’on atteint ainsi la notion fondamentale du programme. Qu’est-ce


qu’il fallait enseigner aux petits Malgaches, Marocains et Sénégalais
? Qu’ils descendaient des Gaulois ou bien des Merinas, des Arabes
et des Peuls ?

Autrement dit, assimilation ou association ? La décision n’a jamais


été vraiment prise ni encore moins assumée. Les uns voulaient
franciser les enfants indigènes pour en faire des Français ou une
version « évoluée », c’est-à-dire améliorée d’eux-mêmes. Les autres
estimaient impossible, voire dangereux, d’aligner les indigènes sur
les Européens et préféraient une éducation qui prépare à la vie dans
les colonies et en tant que colonisés.

George Hardy, ancien recteur de l’Académie d’Alger dans les


années 1950 mit le doigt sur le problème en tentant de formuler un
objectif à l’enseignement colonial :

« La France ne demande pas qu’on lui procure en série des


contrefaçons d’Européens […] Faites que chaque enfant né sous
votre drapeau tout en restant homme de son continent, de son île,
de sa nature soit un vrai Français de langue, d’esprit, de vocation ! »

Quelle mission ! Quelle exigence de subtilité, d’équilibre et de


juste mesure ! Il s’agit de fabriquer des êtres humains porteurs de
deux civilisations, la leur et celle de la France, en espérant que ces
deux univers intimes ne les écrasent pas de tout leur poids respectif
et ne rentrent pas en compétition dans leur for intérieur. De fait,
seule une petite minorité, sélectionnée sur sa capacité à habiter
deux mondes différents sans devenir schizophrène, peut prétendre à
cet enseignement-là. Les autres, la masse, les gens normaux
choisiront un monde et feront semblant d’habiter l’autre s’il le faut.

Comment être à la fois Africain et Français ? Sédar Senghor a eu


le courage de mettre le doigt sur cette impossibilité, le côté africain
exigeant une fidélité spontanée au monde des esprits et des
croyances magiques, le côté français mobilisant l’esprit humain
autour de la Raison et de la Technique. C’est comme boire un venin
et son antidote en même temps, jour après jour.

Comment être à la fois musulman et Français ? Ce que l’on donne


à l’un, on l’enlève à l’autre. L’Islam c’est moins de Liberté, d’Égalité
et de Fraternité ; la France, c’est moins d’attachement à la vie
éternelle, moins de solidarité familiale et moins de patriarcat. Et
encore, la France coloniale était bien plus « proche » de l’Islam que
la France d’aujourd’hui où le matérialisme, l’individualisme et la
haine du mâle sont des valeurs cardinales.

Loin de moi l’idée de récuser la double culture ou l’ouverture sur le


monde, je dénonce simplement le risque de former des contrefaçons
qui n’ont pas l’efficacité mentale et la qualité morale des purs sangs.
À force de chercher le caractère hybride, on peut sacrifier la
performance.
Descartes, Pascal et Chateaubriand, dans leur jeune âge, ont reçu
un enseignement biculturel puisqu’ils ont baigné dans la civilisation
française et dans l’héritage gréco-latin. C’est vrai, mais ils n’ont pas
été amenés à croire qu’ils étaient Grecs ou Romains, ils étaient des
Français et seulement des Français, l’Antiquité servant à jeter des
lumières bienvenues sur leurs origines morales et intellectuelles.

Cette question est tout à fait actuelle. Face à la Diversité, les


enseignants d’aujourd’hui répondent par la même ambiguïté que
leurs prédécesseurs affectés aux colonies : ils ne savent pas
vraiment s’il faut assimiler les jeunes (c’est-à-dire les franciser) ou
bien les associer (c’est-à-dire leur apprendre des compétences et
des savoirs sans toucher leur âme). La problématique n’a pas varié :
doit-on « fabriquer des Français » ou bien mettre à niveau (maths,
physique, culture générale,  etc.) des étrangers ? Je crains que la
réponse ne soit toujours pas au rendez-vous et que chaque
professeur et chaque élève tentent d’inventer un chemin particulier
selon leurs sensibilités et leurs conditions de travail et
d’apprentissage.
À titre personnel, j’ai l’impression que l’Éducation nationale est
devenue une usine à contrefaçon qui commercialise chaque année
des centaines de milliers de Français de contrefaçon.

On ne peut pas dire que rien n’a été fait

Si les Français n’ont pas fait entrer les indigènes au Paradis, ils
ont sorti des millions d’entre eux de l’Enfer. Travail inachevé, œuvre
ô combien discutable, mais formidable réalisation tout de même. Le
simple fait d’avoir mis fin à la traite et à l’esclavage intra-africain est
en soi une prouesse. Les indigénistes ne l’admettront jamais, les
Français eux-mêmes se refusent à le croire, mais la vérité doit être
dite.
Le premier service rendu par les Français est sans conteste
l’interdiction de l’odieux commerce des êtres humains. Ces deux
fléaux ont saigné l’Afrique des siècles durant et n’ont été éradiqués
que par l’action décisive des puissances européennes qu’il s’agisse
de la France, de la Grande-Bretagne ou encore de la Belgique.
L’avènement de la colonisation a été un choc pour les uns, mais
aussi une joie pour les autres, les captifs, les esclaves et les otages.
Cela s’appelle un progrès et fait honneur, qu’on le veuille ou non, à
la mission civilisatrice. Peu importe que les Français aient voulu par
ce biais mettre à disposition de l’économie capitaliste des millions de
bras, mobiles (puisqu’ils ne sont plus fixés à un maître) et prêts à
s’employer contre salaire. Peu importe oui parce que le saut
qualitatif entre la servitude et la liberté, même factice, est
incommensurable.
Là où les Européens n’ont pas mis les pieds, l’esclavage a
perduré : l’Arabie Saoudite a attendu 1960 pour l’interdire. Et là où la
présence coloniale a été la plus lâche (comme dans les déserts du
Sahara), on a tergiversé pour interdire l’esclavage comme en
Mauritanie où il n’a été supprimé que dans les années 1920.
L’Éthiopie n’a mis fin à l’esclavage et à la servitude volontaire qu’en
1942, mise sous pression par les Italiens qui quelques années plus
tôt ont envahi le pays et libéré plus de 400 000 âmes en peine20.
Les méchants Français ont mis fin aux châtiments physiques qui
concernaient non seulement les esclaves, mais aussi les hommes et
les femmes libres. Finies les langues coupées et les peaux
marquées au fer rouge. Ils ont également mis un terme à des
pratiques dégradantes comme la mise en gage d’êtres humains
comme garantie de dettes commerciales et privées. Avant la
colonisation, que ce soit en Indochine ou en Afrique occidentale, un
oncle pouvait gager son neveu contre l’octroi d’un prêt, charge à la
personne gagée de travailler gratuitement pour le créancier jusqu’au
jour où l’intégralité de la dette sera soldée.
Libérer, la France l’a fait quand il s’est agi de libérer les juifs du
Maghreb de leur servitude millénaire. Pour la première fois, les juifs
ont pu quitter le mellah où ils vivaient confinés les uns sur les autres
par peur des brimades et des pogroms. Pour la première fois, ils ont
accédé à la dignité, leur intégrité physique garantie et leur culte
respecté. Jamais avant l’arrivée de la France, le juif marocain ne
pouvait monter à cheval ni porter le vêtement qui lui plaisait. Il était
tenu, par son statut de dhimi, de marcher à pied, parfois pieds nus et
de se vêtir d’une manière qui le distingue du musulman : au moyen
d’une belgha21 rouge par exemple.
Le retour de la sécurité fut une libération pour tous les indigènes.
La fin du brigandage a redonné la vie à des régions jadis désolées
par les razzias et les crimes en tout genre. La paix imposée par la
France a permis le renouveau du commerce aux mains des
autochtones. Les caravanes ont pu circuler à nouveau, les primes
d’assurance baisser suite à la disparition des pirates.
Voici un aperçu du Maroc des années 1880 tel que Charles
de  Foucauld l’expérimenta. À votre avis, quel était l’état du
commerce dans un tel chaos ?
« Si, dans les qçars22 et dans les tribus errantes, des coutumes
protègent plus ou moins chaque individu contre ses concitoyens,
rien nulle part ne sauvegarde l’étranger : tout est permis contre lui.
On peut le voler, le piller, le tuer : nul ne prendra sa défense ; s’il
résiste, chacun lui tombera dessus »

La lutte contre les grands fléaux


Après l’éradication des fléaux « moraux », tels l’esclavage et la
traite, les Français se sont efforcés d’éliminer les fléaux
bactériologiques et viraux qui affligeaient les peuples sous leur
tutelle. Variole, peste, choléra, fièvre jaune, paludisme, syphilis et
tant d’autres maladies ont trouvé, pour la première fois de l’histoire,
une force capable de les combattre.
En 1960, Madagascar accède à l’indépendance, débarrassée de
la peste, du choléra, de la variole et de la fièvre typhoïde grâce à
des médecins et infirmiers français. Parmi eux, des héros
authentiques comme les docteurs Girard et Robic qui inventèrent le
premier vaccin contre la peste à l’Institut Pasteur de Madagascar et
se l’injectèrent à eux-mêmes pour convaincre les Malgaches de son
innocuité (1931).
Que les Français l’aient fait par égoïsme (préserver la main-
d’œuvre indigène) ou par pure philanthropie, peu importe ! Les
chiffres parlent d’eux-mêmes et ils indiquent une forte croissance de
la population dès le lendemain de la Première Guerre mondiale,
effets des progrès de l’hygiène et de la lutte contre les maladies
endémiques. Ils reflètent aussi la fin des razzias et des guerres
civiles.
Entre  1907 et  1956, la population sénégalaise double pour
atteindre 2,2 millions d’habitants. Celle du Maroc gagne 4,6 millions
d’habitants entre  1935 et  1960. De même en Algérie où dans les
années 1950 l’accroissement démographique net était de 250 000
âmes/an. Impressionnant !
Sur le plan de la santé et de l’hygiène, la colonisation française a
tout « inventé ». Elle a apporté dispensaires, blocs chirurgicaux,
laboratoires d’analyse, écoles de médecine et instituts de
recherches là où jadis il n’y avait rien pour atténuer la désolation et
la douleur. Qu’on le veuille ou non, la France a contribué à améliorer,
de manière sensible, la condition humaine aux colonies.
Le bilan chiffré est toujours bon à rappeler quoiqu’il soit loin de
restituer la réalité humaine des soins donnés et des apprentissages
accumulés. En 1960, année charnière dans le processus de
décolonisation, la France s’apprête à léguer à ses anciennes
colonies 2 500  dispensaires, 600 maternités, 216 hôpitaux et 41
grands hôpitaux.
Dans ces installations, s’est écrite l’histoire héroïque de la
médecine tropicale avec ses protocoles sanitaires innovants et ses
molécules révolutionnaires comme la quinine (contre la malaria) ou
la pentamidine (contre la leishmaniose). Une médecine de combat
qui mène une guerre silencieuse contre des ennemis sournois :
moustiques, mouches tsé-tsé, germes et baciles inconnus en
Europe. Une médecine de la pénurie, sans cesse au bord de la
faillite. Une médecine oubliée surtout, éparpillée dans les tristes
étendues tropicales, portée à bout de bras par des praticiens isolés
qui ne peuvent compter sur personne ou presque. En Côte d’Ivoire
en 1916, il y avait quatre médecins pour tout le territoire ! La
capacité hospitalière était limitée à 28 lits « européens » et 46 «
indigènes ».
Loin de moi l’idée d’écrire une histoire de la médecine coloniale
(une histoire qui reste à faire d’ailleurs). Je me contenterai de
souligner qu’elle est née à la toute fin du XIXe siècle à Madagascar
grâce à Gallieni, ce « méchant » homme dont un célèbre joueur de
foot français a voulu déboulonner la statue en 2020. On lui doit la
fondation de l’École de Médecine de Tananarive (1896), de l’Institut
Pasteur (1899) et du système de l’Assistance Médicale Indigène
(AMI), une offre de soins gratuite apportée par des médecins et des
infirmiers français (civils et militaires). Le médecin de l’AMI est le
médecin de brousse qui passe l’essentiel de l’année dans son
dispensaire, seul Européen parmi les indigènes, et qui représente
bien souvent le visage le plus aimable de la France que les
populations sous tutelle aient la chance de connaître.
L’AMI est lentement déployée au-delà de Madagascar que ce soit
en Afrique ou en Indochine. Pour pallier au manque de personnel,
une école de médecine est inaugurée à Hanoi (1902) pour former
spécifiquement des médecins vietnamiens. À Dakar, en 1918, une
école de médecine ouvre ses portes également. Ces deux écoles
conjuguées à celle de Tananarive sont des gouttes d’eau dans un
océan de souffrance qui ne cesse de s’approfondir. En effet, les
maladies endémiques avancent fortement durant la Première
mondiale. Le Cameroun est durement touché, il perd le quart de sa
population à cause de la maladie du sommeil, transmise à l’homme
par la mouche tsé-tsé.
Le premier grand tournant a lieu à partir de 1924, date à laquelle
Édouard Daladier, le ministre des Colonies, impulse le triplement des
budgets alloués à la santé. Hôpitaux (chef-lieu de colonie),
dispensaires (chef-lieu de circonscription administrative) et postes
médicaux (village) commencent à être édifiés, lentement, trop
lentement pour les besoins, mais à un rythme soutenu.
Il faut faire quelque chose. Des hommes courageux répondent à
l’appel et partent à l’assaut des maladies les plus odieuses. Parmi
eux, Jamot et Muraz pour la maladie du sommeil et Marchoux pour
la lèpre.
Ainsi, le Dr Jamot sacrifie sa carrière pour mettre en œuvre une
colonne mobile sanitaire qui se déplace en permanence pour
dépister et soigner la maladie du sommeil en pleine brousse, sans
attendre que les malades épuisés se présentent aux rares postes
fixes de l’AMI. Relevé de ses fonctions vers 1934, il verra le
flambeau passer chez le Dr Muraz qui poursuivra la même politique
et sera lui aussi « puni » par la bureaucratie et mis sur la touche
après 1942.
Il n’empêche, les idées de ces deux médecins se retrouveront au
cœur du SGHMP (Service Général d’Hygiène Mobile et de
Prophylaxie), fondé en 1944 suite à la Conférence africaine de
Brazzaville. Le service fonctionne comme une « task force », à l’abri
des logiques bureaucratiques : son siège est à Bobo Dioulasso, à
l’écart des grands centres administratifs comme Dakar ou Abidjan.
Toute proportion gardée, le SGHMP est à la fois une sorte de «
Center of Desease Control » à la française et un pôle de référence
pour la recherche sur les maladies tropicales.
Après la Seconde Guerre mondiale, tout change : il y a plus
d’argent, plus d’effectifs (les écoles de médecine coloniales tournent
à plein régime) et plus d’attention à la santé de l’indigène. Une page
a été tournée. On ne parle plus d’ailleurs d’indigène, mais
d’autochtone, l’AMI devenant AMA. Les méthodes sont les mêmes
que sous Jamot et Muraz, l’intensité et la qualité se sont améliorées
: on bâtit des maisons en dur pour les médecins, on élargit la palette
de soins (généralisation de l’ophtalmologie tropicale), on quadrille le
territoire pour coller au plus près à la population sachant que
certains patients se dissimulent par peur de la stigmatisation
(notamment dans le cas de la lèpre). Et surtout, l’on dispose de
molécules nouvelles et miraculeuses comme les sulfones qui
permettent, pour la première fois et dès les années 1950, de lutter
efficacement contre la lèpre.
Le bilan est donc aigre-doux. L’indigéniste y trouvera de quoi
vilipender une France raciste qui a refusé aux Noirs, aux Arabes et
aux Jaunes l’accès à une médecine de qualité. Il visera juste lorsqu’il
évoquera la préférence constamment donnée aux investissements
d’infrastructure sur les investissements dans le secteur de la santé.
L’indigéniste aura raison s’il affirme que l’AMI et l’AMA ont, malgré
les efforts des médecins, effectué guère plus qu’un saupoudrage,
une grande partie de la population étant éparpillée dans la brousse
et les déserts. L’indigéniste aura encore raison quand il soulignera
que les Européens avaient droit à une meilleure santé que les
colonisés. Tout cela est vrai. Tout aussi vrai est le fait qu’il n’y avait
strictement rien avant : la France a tout fait, elle a peut-être mal fait,
mais elle a au moins a pris les devants.
Et il y a de quoi être admiratif pour ce qui a été réalisé avec si peu
de moyens humains et matériels. Une prouesse d’autant plus que
les fléaux combattus étaient inconnus en Europe (comme la maladie
du sommeil) et qu’il a fallu inventer des solutions sanitaires « sur le
pouce ». Les médecins français ont innové en pleine crise, car la
mortalité des Blancs était extrêmement élevée, la leur aussi.
Le problème de fond est celui de la démographie. Prendre soin
des gens coûte cher, les exploiter pas autant. La philanthropie a des
limites, elles sont financières et politiques. Quel président français
aurait pu convaincre ses concitoyens d’enlever le bifteck de leur
bouche pour le donner aux colonisés ?

____________________
1. Tiré de « Développement économique et legs coloniaux en Afrique », International Development Policy |
Revue internationale de politique de développement, 1 | 2010.
2. Tiré de l’étude de Jean-Pierre Besancenot. Voir : La santé en Côte d’Ivoire, d’hier et d’aujourd’hui. Cahiers
d’outre-mer. N° 162 – 41e année, avril-juin 1988.
3. Tel est le diagnostic formulé par Germaine Tillon (1907-2008), ethnologue rompue aux réalités nord-
africaines. Elle a étudié l’Algérie et spécifiquement la région des Aurès à deux moments différents : 1940 et
1955.
4. Le gourbi est le nom générique donné aux habitations (en dur) des classes défavorisées. Une pièce
rectangulaire mal aérée, basse et édifiée en pisé ou en pierres reliées par un mortier.
5. Concernant le déficit de productivité de la main-d’œuvre algérienne et nord-africaine en général, je renvoie
à l’essai de Daniel Lefeuvre : Pour en finir avec la repentance coloniale.
6. Clément, Alain. « L’analyse économique de la question coloniale en France (1870-1914) », Revue
d’économie politique (en ligne) : https://www.cairn.info/revue-d-economie-politique-2013-1-page-51.htm (page
consultée en mars 2021)
7. À l’image de la Compagnie Française de l’Afrique Occidentale (CFAO) dont l’origine remonte aux maisons
de commerce ouvertes en 1852 par Charles-Auguste Verminck en Côte d’Ivoire, en Sierra Leone et au
Sénégal.
8. L’ironie du sort voudra que le Plan de Constantine soit mort-né car, un an à peine après son lancement, De
Gaulle annonce le principe de l’autodétermination c’est-à-dire la possibilité de l’indépendance de l’Algérie. À
partir de cette date, les entrepreneurs ont cessé de croire dans l’économie algérienne…
9. Chiffres fournis par Adam Barbe dans Public debt and European expansionismin Morocco From 1860 to
1956.
10. Égalité réelle en Algérie du fait du Décret Crémieux, alignement progressif sur la condition du Français au
Maroc et en Tunisie. Ainsi, dans ces deux pays, les israélites ont été admis dans les écoles françaises bien
avant les musulmans.
11. Au Vietnam, le système confucéen traditionnel a été activement et implacablement combattu par les
autorités coloniales qui ont fini « par avoir sa peau » dans les années 1910. À sa place, rien n’a été prévu si
ce n’est un système hybride qui ne couvrait qu’une infime partie de la population scolarisable.
12. Philippe Séguin (1943-2010), l’ancien président de l’Assemblée Nationale française, a vécu à Tunis
jusqu’au milieu des années 1950. À l’approche de l’indépendance, il a dû quitter le lycée français de Tunis
pour préparer son bac au lycée public de Draguignan. En arrivant en France, il a été surpris d’être « à l’aise »
parmi ses camarades métropolitains, le niveau exigé en Tunisie étant bien plus élevé. En Algérie dans les
années 1920, un certain Fernand Braudel enseignait l’histoire au lycée…
13. Les diplômes délivrés par l’université de Dakar ne sont valables qu’en Afrique.
14. Ces chiffres proviennent d’une étude de Pascale Barthélemy de l’École Normale Supérieure de Lyon. Voir
: « L’enseignement dans l’Empire colonial français : une vieille histoire ? », Histoire de l’éducation, 128 | 2010,
(en ligne) : http://journals.openedition.org/histoire-education/2252 (page consultée en mars 2021)
15. Ces données proviennent de cette excellente étude  publiée par Abdou Moumouni Dioffo sous le titre
L’Éducation en Afrique (en ligne) : https://scienceetbiencommun.pressbooks.pub/educationmoumouni/ (page
consultée en mars 2021)
16. Les Australiens, confrontés au problème des grandes distances, ont organisé un ingénieux système
d’enseignement via les ondes radios dans les années 1950-60.
17. Il ne faut pas oublier que seuls les pieds noirs étaient autorisés à élire des maires et des conseillers
municipaux en Algérie jusqu’à la réforme municipale décidée en 1956.
18. Monnais-Rousselot, Laurence. « Paradoxes d’une médicalisation coloniale ». Actes de la recherche en
sciences sociales. Vol. 143, juin  2002 (en ligne) : www.persee.fr/doc/arss_0335-
5322_2002_num_143_1_2853 (page consultée en mars 2021)
19. C’est l’époque où les indigènes se convainquent de l’utilité de la médecine et accordent ainsi plus de
crédit aux idées européennes. Par ailleurs, la guerre a certainement rapproché les communautés, les
indigènes ayant fourni un contingent non-négligeable de soldats sur le front européen.
20. Le fait que les troupes italiennes qui ont envahi l’Éthiopie en 1935 étaient fascistes ne nous exempt pas
d’être fidèle à la vérité historique. Les armées de Mussolini qui ont dévasté l’Éthiopie ont en même temps
libéré les captifs.
21. Une sorte de babouche.
22. Je reprends ici l’orthographe de l’auteur (dans Reconnaissance au Maroc) même si l’usage aujourd’hui
serait d’écrire : Ksar au singulier et Ksour au pluriel.
Dictature et apartheid

On disait : « La colonisation, c’est un vol. » Nous


ajoutons : « un viol et un assassinat ».
Hô Chi Minh1

« J’étais à Bamako, capitale du Soudan, assis


parmi les indigènes, sur l’une des marches du
marché, au grand ébahissement de la gent
européenne. Les blancs qui passaient me
regardaient comme si j’avais été un train ! Ils ne
me cachaient pas que je perdais la face à mêler
de la sorte mon bel individu à la peuplade
soudanaise. »
Albert Londres

Aux colonies, il n’y a pas de place pour l’amour. Le viol colonial ne


peut pas aboutir à une passion dévorante ou à une affection sincère.
Pas question non plus d’un mariage de raison où l’on sauve les
apparences au profit d’un bien supérieur en attendant que les
enfants grandissent. Non, la colonisation a été du début à la fin une
succession de quiproquos, de mauvais regards et d’arrière-pensées.
Un long fleuve de reproches et de lamentations, chacun voyant dans
l’autre le barbare, l’étranger, le danger. Il y eut des amitiés sincères
et des symbioses parfaites, mais elles n’ont représenté rien de plus
qu’un simple fil de soie tendu par-dessus la frontière. Une frontière
de barbelés, de laissez-passer et de préjugés. Une frontière qui ne
tient que par la violence.
Cette violence est le reflet d’un système politique mort-né qui s’est
mis à la dérive dès son arrivée au monde. Passée l’excitation initiale
des pionniers et des aventuriers, la dure réalité des tropiques a
rappelé aux Français l’ampleur de la bêtise coloniale qui a consisté à
promettre la Terre promise pour se retrouver au final dans le
tombeau de l’homme blanc. Alors, ils se sont renfermés sur eux-
mêmes refoulant l’indigène au rang du « problème », du « paresseux
», du « voleur » et du « fanatique ».

La colonisation est une dictature

Nous sommes tous un peu schizophrènes. La République


française aussi. Le régime des droits de l’homme a installé et
maintenu des dictatures féroces aux quatre coins du monde. Droite,
gauche et centre ont mené grosso modo la même politique aux
colonies : celle de la matraque. Même le Front populaire s’est tu sur
les brimades et les vexations infligées aux peuples colonisés. La
torture a continué à Rabat, Dakar et Saigon au moment où Léon
Blum donnait des leçons de démocratie à l’Europe entière.
Par honnêteté intellectuelle, il convient de rappeler que la
colonisation française n’a nulle part pris la place d’un régime
démocratique. Annamites, Kabyles et Bambaras vivaient sous des
lois inégalitaires appliquées par des élites brutales. Le Sultan du
Maroc n’a jamais été un démocrate et encore moins l’émir
Abdelkader ou le Roi de Béhanzin du Bénin. Toutefois, il est plus
facile de cohabiter avec l’arbitraire quand il est appliqué par des
gens qui vous ressemblent que lorsqu’il est l’œuvre d’étrangers.
Telle est la nature humaine.
Aux colonies, des législations spéciales permettaient de
suspendre ou d’atténuer considérablement les droits et les libertés
prévus dans la Constitution française.
Liberté d’opinion et d’expression : il était bien entendu interdit aux
indigènes de critiquer le principe de la colonisation ou de militer pour
l’indépendance. Un des moyens les plus sûrs de se faire « coffrer »
était d’affirmer qu’un peuple a le droit de se gouverner soi-même ou
de dénoncer tel ou tel crime commis par un fonctionnaire français2.
Cela dit, les élites indigènes avaient le droit à la parole, dans
certaines limites de préséance et sans jamais franchir les lignes
rouges établies par les autorités coloniales. Ces lignes changeaient
au gré du contexte politique et selon l’humeur des responsables
français. Ainsi, un article admis hier pouvait vous emmener au
cachot le lendemain.
Au Maroc, dans les années 1930, une demi-douzaine de journaux
et d’hebdomadaires ont circulé, sans grandes entraves. En Français
(L’Action du Peuple, L’Action Populaire  etc.) et en Arabe (Al  Atlas,
Al  Houria,  etc.). Les articles étaient soumis à la censure préalable,
mais un message authentiquement marocain passait : les rédacteurs
exigeaient ouvertement le respect de la dignité des Marocains, la fin
du « deux poids, deux mesures » qui excluaient les musulmans de la
vie économique, politique et culturelle3.
Le climat s’est tendu après 1937. Des émeutes nationalistes ont
eu lieu en plusieurs villes du Maroc. Et la presse marocaine, malgré
sa sagesse et sa courtoisie à l’égard des autorités coloniales, a été
persécutée et plusieurs de ses « plumes » ont été contraintes au
silence ou à l’exil.
La presse indochinoise aussi a goûté aux coups de matraque.
À Saigon en 1925, une grande répression s’abat sur les journaux en
langue annamite. Les journalistes sont mis en prison et les
manifestations populaires en soutien à la liberté de la presse sont
dispersées dans le sang.
Liberté de réunion et d’association. Les indigènes n’avaient pas
le droit de s’organiser politiquement ni de former des clubs ou des
sociétés secrètes. Ceux qui s’y risquaient s’exposaient à la prison et
à des interrogatoires musclés. D’où le recours au Maghreb à la
mosquée voire à la zawiya, refuges pour lesquels l’autorité coloniale
avait certains égards surtout en période de paix.
Liberté de déplacement. Un luxe auquel les indigènes n’ont que
très peu goûté. En général, ils avaient besoin d’un laissez-passer ou
d’un document du genre pour circuler au-delà de leur village ou de
leur province. Les changements d’adresse devaient aussi être
signalés aux autorités coloniales.
À Saigon par exemple, les Vietnamiens devaient justifier les
raisons de leur présence dans les quartiers européens au moyen
d’un livret individuel portant photo, nom et prénom et occupation.
Liberté de culte. Très variable. L’Islam a été respecté grosso
modo, le judaïsme et le christianisme bien entendu. Les religions
d’Asie comme le bouddhisme ont également été traitées avec les
égards nécessaires. On ne peut pas en dire autant des sectes et des
mouvements religieux marginaux comme les Cao-Dai en Indochine,
persécutés en dépit de leur pacifisme et de leur légalisme. La
religion Cao-Dai est née de la rencontre entre la France et
l’Indochine : sur un substrat bouddhiste, elle greffe des guides
spirituels européens comme Victor Hugo, Louis Pasteur, William
Shakespeare ou encore Jeanne d’Arc… Au début des années 1930,
elle comptait plus de cinq millions d’adeptes, une prouesse pour une
religion née une vingtaine d’années plus tôt.
Ces restrictions aux libertés élémentaires s’inscrivent dans le
cadre général d’une justice d’exception. L’indigène est visé par un
ensemble de règles et de punitions qui ne concernent que lui et qui
n’ont aucune existence dans la législation en vigueur en métropole.
Il peut se retrouver dans de mauvais draps pour des motifs aussi
saugrenus que : le refus d’utiliser la monnaie française, le non-
respect du code vestimentaire, le refus d’obéir aux ordres de
l’administration (gardes de nuit, corvées, réquisitions de bétails et de
matériels). Ces infractions et les peines qui les accompagnent sont
jugées et exécutées par les administrateurs coloniaux, à la fois juges
et parties. N’importe quel chef de cercle ou chef traditionnel
fonctionnarisé par les Français était en mesure de condamner un
indigène à la prison ou lui infliger une amende, sur le coup et sans
attendre le résultat d’une enquête de police ou le verdict d’un
tribunal. S’il tombait sur un sadique ou un psychopathe, l’indigène
pouvait risquer gros sans avoir le droit à une défense ou à un
minimum de garantie légale.
Chaque colonie est un cas à part, mais toutes, à un degré ou un
autre, ont connu cette justice spéciale et inégalitaire qui n’a été
abolie qu’en 1946. Dans les colonies proprement dites, elle a été
exercée au nom du code ou du régime de l’indigénat, en vigueur en
Algérie, en Indochine et en Afrique noire. Ailleurs comme au Maroc
et en Tunisie, deux protectorats, le code de l’indigénat n’a pas été
appliqué, la surveillance et la punition des indigènes étant en théorie
du ressort des administrations précoloniales maintenues en place
par l’occupant. Dans les faits, il valait mieux ne pas contredire
l’administrateur local à moins d’apprécier les coups de brodequin
dans le dos…
Attention toutefois à ne pas surestimer la toute-puissance de
l’administration coloniale. Elle est elle-même soumise à la pression
du lobby des grands colons qui influencent l’action de l’État que ce
soit via les loges maçonniques, les partis politiques et les journaux.
Cette influence a tendance à alourdir le déséquilibre au détriment
des indigènes puisque les juges, les policiers et les cadres coloniaux
sont incités à parler au nom des colons et au non au nom de la
République française.
Il faut se mettre dans la peau d’un magistrat qui doit passer deux
ou trois ans dans un tribunal à Saint-Louis ou à Abidjan, quelle est
sa priorité ? Défendre les indigènes ou bien soigner sa carrière ?
Pour beaucoup, la réponse coule de source : se taire et laisse faire.
De toute façon, l’obstacle de la langue, de la race et de la religion
donne un alibi de plus pour les autistes qui n’ont rien vu ni rien
entendu durant leur séjour outre-mer. Des exceptions ont eu lieu, il
n’est pas question de les nier, bien au contraire, elles n’en sont que
plus nobles.
Si la France a amené incontestablement la sécurité et la paix
intérieure à ses colonies, elle a échoué à instaurer la justice, un
fondement de toute civilisation qui se respecte. Dépassée par la
tâche, elle s’est enfermée dans une attitude hautaine et volontiers
agressive : aux indigènes qui lui rappelaient ses devoirs, elle
répondait par la censure et la répression. Aux Européens qui
faisaient de même, elle répliquait en exaltant son œuvre civilisatrice
mesurée par le nombre de kilomètres de routes asphaltés.

L’apartheid républicain

Il n’y a rien d’excessif à qualifier le régime colonial d’apartheid.


Bien entendu, les Français aux colonies étaient bien moins obsédés
que les Anglo-Saxons par les notions de pureté du sang, mais il n’en
demeure pas moins qu’ils ont en place et fait respecter une
séparation spatiale, morale, mentale et politique entre l’élément
européen et l’élément indigène.
Deux poids, deux mesures. Deux systèmes différents pour deux
peuples antagonistes. Les Français et les Européens (Portugais,
Espagnols, Italiens,  etc.) avaient toutes les libertés et les
sollicitudes. Les indigènes, bien plus nombreux, vivaient sous la
contrainte et dans l’abandon.
Ces deux mondes se tournaient le dos et étaient incités à le faire
par l’administration coloniale. On l’a vu, les indigènes ne pouvaient
pas se rendre partout. Les Européens non plus : il était mal vu qu’ils
s’installent au beau milieu des quartiers indigènes ou qu’ils
fréquentent des indigènes. L’urbanisme colonial raconte
parfaitement cette obsession de la séparation et de la distanciation
sociale. À Fez, près de deux kilomètres séparent la ville arabe de la
ville européenne. Et les bourgeois marocains ont eu le plus grand
mal à se loger dans les quartiers modernes jusqu’à la Seconde
Guerre mondiale, les sociétés de promotion immobilière leur
préférant des riverains européens. À Rabat, une grande avenue, très
large (l’avenue Hassan II de nos jours) sépare la médina de la ville
européenne. Un parc floral fait tampon aussi entre les deux univers.
Lyautey a exigé que les immeubles européens évitent d’ouvrir des
fenêtres donnant sur les maisons arabes de l’autre côté de l’avenue.
Gamin, mon père s’est plusieurs fois fait expulser du quartier de
l’Agdal à Rabat, réduit français, où il aimait se rendre au cinéma
(début des années 1950). D’une manière générale, les musulmans
marocains étaient invisibles dans les quartiers européens, dans
leurs cafés, leurs bibliothèques et leurs casinos.
La ségrégation était justifiée à l’époque par de bonnes et de très
mauvaises raisons.
(a) Il fallait protéger les Européens des épidémies donc les
éloigner de l’insalubrité réelle (et non fantasmée) des habitations
indigènes qui étaient en général mal aérées et dépourvues du tout-
à-l’égout4. Il fallait également protéger les indigènes du mode de vie
occidental qui aurait pu les choquer. Pensez notamment à la
diffusion de l’alcool dans les quartiers musulmans ou à la présence
de femmes européennes non voilées au sein des médinas. Il a donc
semblé opportun de cantonner le mode de vie occidental le plus loin
possible du regard des musulmans pour ne pas ajouter à
l’humiliation de leur défaite celle de devoir accepter des mœurs «
scandaleuses » en bas de chez soi ; il était question aussi de
préserver l’architecture des villes indigènes notamment au Maghreb
en évitant que des Européens, profitant de leur hégémonie
économique, détruisent et défigurent l’héritage architectural
mauresque.

(b) La ségrégation se fondait aussi sur des arguments qui nous


semblent aujourd’hui absolument déplorables. L’indigène était perçu
comme une menace à la race européenne par ses mœurs
dégénérées : l’opium et le jeu de hasard (le fameux baquan) en
Asie, la sorcellerie en Afrique noire, la pédérastie en Asie et au
Maghreb et la liste des menaces est longue. À l’esprit, la nécessaire
distanciation entre sauvages et civilisés. La séparation était donc
une mesure d’hygiène : et qui peut s’opposer à l’hygiène à part les
esprits déviants et les dégénérés ? À chaque fois que l’Européen
voulait prendre l’indigène dans ses bras, au sens propre et figuré,
des voix bien-pensantes s’élevaient pour le prévenir contre le risque
de contamination : attention aux poux, aux maladies vénériennes et
aux maladies morales comme le fanatisme (musulman), la paresse
(africaine) ou l’hypocrisie et la dissimulation (asiatiques) !
Étaient autorisés à se « mélanger » les ordres religieux chrétiens
qui par vocation allaient au contact des damnés de la terre pour les
nourrir, les soigner et les éduquer. Et même dans ce cas, les bonnes
âmes étaient soumises au jugement des gardiens de l’apartheid
colonial. Tel fut le sort de sœur Ignace, une religieuse catholique qui
a distribué du riz aux Annamites de la région de Vinh lors de la
grande famine de 1931. Dans son Indochine SOS, la journaliste
Andrée Viollis rapporte que la hiérarchie catholique a laissé sœur
Ignace se débrouiller toute seule pour nourrir des milliers de
paysans, hommes et femmes et enfants, qui marchaient la nuit sur
une distance de 40 km pour recevoir un simple bol de riz ! Leur faute
: ils sont païens.
Par construction, le système colonial génère la répulsion et non
l’attraction. Colonisés et colonisateurs sont obligés de s’éloigner les
uns des autres, il y a très peu de place pour l’amour et la
collaboration. Car aimer son oppresseur est interprété comme une
trahison par la communauté indigène, tandis qu’aimer son
subalterne est tenu comme un signe de faiblesse dans le milieu
européen. En permanence, l’affection est empêchée, car autrement
l’osmose pourrait se produire mettant à bas les conceptions
rétrogrades de supériorité des races. S’il n’y a plus de sauvage et de
civilisé alors il n’y a plus aucune justification à la colonisation.
La répulsion est réciproque : l’indigène aussi fait tout son possible
pour ne pas se mélanger. Les musulmans cauchemardent à l’idée
de voir leurs filles et leurs sœurs se marier avec un Français, les
Indochinois méprisent les convertis au catholicisme, les noirs
s’accrochent à leur vie spirituelle (notamment à leurs sociétés
secrètes et à leurs féticheurs) même s’ils acceptent une conversion
plus ou moins formelle au christianisme. Des deux côtés de la
barrière, il y avait des barbares dans le sens où l’indigène
considérait plusieurs traits de la culture européenne comme une
preuve insupportable de sauvagerie.
Un médecin gynécologue français rapporte cette anecdote
extraordinaire survenue à Saint-Louis du Sénégal à la fin du
XIXe siècle. Je la reproduis in extenso :
« Une famille européenne, dont le mari, fonctionnaire de l’État,
avait voyagé avec moi sur le transport, était venue se loger, par
économie, dans une petite maison en briques, à la pointe nord, près
de la Mosquée. La jeune femme française, curieuse et bonne enfant,
avait lié connaissance avec les Noirs des environs, et pris à son
service une petite négresse de douze ans. Au bout de quelque
temps, la sœur de la négresse, fille de seize ans, aux formes
splendides, vint annoncer son mariage à la maîtresse de sa sœur.
Elle épousait un traitant, jouissant d’un certain bien-être, et elle
énumérait tous les beaux cadeaux offerts à son père pour sa dot. La
dame lui dit d’un ton de reproche : « Comment, n’as-tu pas honte de
te vanter d’être achetée et payée à ton père, comme si tu étais une
bête ? » Elle s’attira cette apostrophe de la négresse piquée au vif :
– « Tout ce que mon fiancé offre à mon père pour me posséder,
prouve qu’il m’aime et fait cas de moi, tandis que toi et les autres
femmes de Toubabs, vos hommes vous trouvent tellement laides,
que vous êtes obligées d’acheter vos maris, car sans l’argent que
vous leur donnez, vous n’en trouveriez pas. » Cette allusion à la dot
des filles européennes ne manque pas de sel, et la riposte était
bonne. »5
L’indigène a peur de l’assimilation. Il ne veut pas perdre son
identité même s’il est attiré par le progrès matériel et intellectuel de
la civilisation française. Il se ghettoïse de son propre chef aussi : il
tient à vivre parmi les siens même s’il regrette que son quartier soit
inondé pendant la saison des pluies et privé d’eau potable durant la
saison sèche.
Cruelle ironie de la colonisation où les deux parties prenantes
voient dans l’autre l’incarnation de la barbarie. Or, la barbarie est un
danger pour la civilisation et la sagesse dicte de l’éviter à tout prix.
Le métis a payé le prix cher de cette aversion réciproque. Il est le
fruit du mélange interdit. Il est aussi l’antithèse du régime colonial
puisque sa simple existence montre que la rencontre entre les
contraires peut générer la vie donc l’espoir d’une réconciliation.
Partout, il est combattu et amoindri. En Indochine, il est exposé à
l’abandon au point où des sociétés de protection des orphelins métis
voient le jour à Saigon (1895), au Tonkin (1898), au Laos (1908) et
au Cambodge (1909). En Afrique noire, il est l’incompris, fracturé
entre deux allégeances impossibles à concilier dans un monde où il
faut choisir son camp en permanence : vainqueur ou vaincu6.
Albert Londres, lors de sa tournée de quatre mois en Afrique noire
à la fin des années 1920, eut des mots définitifs au sujet des
malheureux métis :
« Ils sont comme ces bateaux-jouets qui voguent dans les bassins
municipaux. Dès qu’ils s’approchent du bord, un bâton les repousse
; quand ils gagnent le centre, un jet d’eau les inonde. Il en coule des
quantités. Les survivants demeurent déteints. »

Les crimes coloniaux

Ils ont été nombreux du premier au dernier jour de la colonisation


et ils sont de trois types : les crimes administratifs commis par l’État,
les crimes privés imputés aux sociétés et aux entrepreneurs, les
crimes du quotidien où l’Européen rappelle à l’indigène son
infériorité.

Les abus des fonctionnaires aux colonies


Il y eut un continuum d’offenses voire d’exactions à l’encontre des
peuples sous tutelle. C’est le douanier qui confisque les livres qu’il
trouve dans les bagages des étudiants indigènes de retour de
France. C’est le policier qui se fraye un chemin dans la foule à coups
de gourdin. C’est le fonctionnaire qui insulte l’indigène venu
demander un tampon sur un document.
Au Gabon au début du XXe siècle, le Commissaire général du
gouvernement, Émile Gentil, se baladait avec deux sbires qui
avaient l’ordre de passer à tabac quiconque ne saluait pas
correctement son excellence. Il est facile d’imaginer la haine que ce
genre de comportement a semée chez les Gabonais.
L’on peut toujours arguer qu’il s’agit d’un abus ponctuel et localisé
et c’est peut-être le cas, mais plusieurs faits enregistrés aux quatre
coins de l’empire démontrent que l’arbitraire coulait dans les veines
de l’administration.
Le 13  septembre 1930, des civils vietnamiens ont marché
pacifiquement en direction du résident supérieur (une sorte de
préfet) de la région de Vinh. Ils ont été dispersés par un
bombardement aérien. Quelques heures plus tard, les survivants
sont venus récupérer les cadavres pour les enterrer : ils ont été eux
aussi bombardés à leur tour. On a dénombré plus d’une centaine de
morts sans compter les blessés graves7. On n’emploie pas l’armée
de l’air sans consignes écrites, sans rendre compte des munitions
utilisées et sans disposer d’une « couverture » en haut lieu…
Dans certains centres de détention, les pires tortures étaient
pratiquées. En faire la description causerait la nausée. J’insiste sur
le fait que ces atteintes à l’intégrité physique en détention ont eu lieu
hors contexte insurrectionnel. Andrée Viollis, lors de sa tournée en
Indochine en 1931, a recueilli des témoignages glaçants sur la
généralisation de la torture dans les commissariats. Celui de Cholon,
une ville située à côté de Saigon, a inventé des tortures fort
raffinées, bien différentes des pratiques « classiques » comme les
coups ou la privation de sommeil. Deux exemples pour illustrer et
que le lecteur m’excuse d’avance pour la brutalité de la description :
« Avec une lame de rasoir, couper la peau en longs sillons, combler
la plaie avec du coton et brûler le coton ». Dans le commissariat de
Sadec (sud Vietnam), le délégué administratif indigène Le Phu Man,
introduisait des nids de fourmis dans les parties intimes des jeunes
filles accusées d’intelligence avec les communistes et les
nationalistes.
La destruction des corps et des âmes n’était pas du ressort
exclusif des forces de l’ordre. La torture ne s’abattait pas que sur les
activistes et les militants. Quiconque pouvait se retrouver embarqué
dans la terrible aventure du travail obligatoire dont les abus ont
déshonoré l’administration française.
Connu sous le nom de prestations (la novlangue, déjà), le travail
obligatoire a éprouvé les corps et anéanti l’image de la France
auprès des indigènes. Plusieurs y ont perdu un doigt, une main ou
un être cher.
Le travail obligatoire n’était pas une mauvaise idée à l’origine. Au
Maroc, il est même connu dans la tradition comme la  touiza :
quelques jours de travail à titre gratuit dans les terres du caïd ou
dans des chantiers de réfection des canaux d’irrigation. Le Maroc n’a
pas attendu les Français pour imposer la réquisition des hommes
bien portants pour un travail collectif. Le Vietnam non plus. On en
trouve aussi des traces en Afrique noire sous la forme des travaux
réalisés dans les champs collectifs desquels personne ne peut se
soustraire sous peine d’être exclu du village.
L’innovation française a consisté à dévoyer totalement le travail
obligatoire. Un phénomène prégnant en Afrique équatoriale où le
manque de main-d’œuvre a poussé plusieurs administrateurs
coloniaux à commettre de véritables crimes. Ce phénomène
circonscrit à la période  1900-1930 s’explique par les conditions
particulières de cette partie du monde : sous-peuplée et dépourvue
totalement de routes et de moyens de transport mécanisés (voitures
et trains). D’où un besoin permanent (365 jours par an) de porteurs
capables de transporter plusieurs dizaines de kilos sur le dos ou sur
la tête. Pieds nus, ils peuvent effectuer des étapes de 50  km voire
plus par jour. Ils transportent des machines en pièces détachées,
des engins démontés (des bateaux parfois), des marchandises et
des produits alimentaires.
Le moindre pic d’activité poussait les autorités à surcharger ces
hommes, en annulant leurs journées de repos, en augmentant le
poids transporté (jusqu’à 50  kg par porteur) et en allongeant les
trajets parcourus. À ces excès, s’ajoutaient aussi le manque de
soins et l’absence de logements adéquats : les porteurs dormant à la
belle étoile la plupart du temps.
Durant la Première Guerre mondiale, les besoins ont explosé
puisqu’il fallait notamment approvisionner les militaires au contact du
Cameroun, alors colonie allemande. Pris de court et assurés de leur
impunité, plusieurs administrateurs ont complètement vidé de leurs
hommes valides les villages situés à proximité des axes routiers.
Femmes et enfants ont dû se débrouiller seuls pour cultiver les
champs et repousser les rodeurs. Plusieurs dizaines de milliers
d’Africains ont préféré s’enfuir et s’enfoncer dans la forêt, là où les
Français ne pouvaient pas les atteindre. Sont apparus alors des
villages fantômes au Gabon, au Congo, en Oubangui-Chari, au
Tchad,  etc. Dans certains cas, les indigènes ont trouvé refuge au
Cameroun sous domination allemande ou bien au Ghana sous
domination britannique.
Il a fallu qu’une catastrophe se produise pour que les mentalités
changent. Cette catastrophe se nomme Congo Océan du nom d’une
ligne de chemin de fer dont la construction a coûté la vie à plusieurs
milliers de travailleurs noirs. Les estimations les plus sérieuses
évoquent un bilan de 15 000 à 20 000 morts. Le chantier a consisté
à poser une ligne de chemin de fer de presque 600 km démarrant à
Pointe  Noire, sur la côte atlantique, et aboutissant à Brazzaville, à
bord du fleuve Congo. Le terrain traversé est couvert par la forêt
équatoriale et présente un caractère proprement « infernal » dans
ses premiers 140 km : montagnes, vallées étroites et sols glissants.
Par manque de financements et de moyens, la construction s’est
étalée sur treize ans de 1921 à 1934, mais le pic de la mortalité a eu
lieu entre  1925 et  1928. Durant cette période, l’administration
coloniale est devenue folle. Méprisant totalement l’être humain, elle
a envoyé au casse-pipe tous les hommes qu’elle a trouvés dans un
rayon de mille kilomètres sans prévoir de logement, de nourriture, de
soins ou de matériel. Au-delà des accidents du travail, les causes
principales de la mortalité ont été la fatigue extrême, les maladies
respiratoires et le stress. Il faut imaginer le choc ressenti par un
homme de la savane sèche jeté au fond de la forêt équatoriale. Il a
peur de cette prison végétale, sombre et humide, habitée par des
animaux étranges et des esprits malfaisants. Certains ouvriers
enrôlés ont paniqué à la vue de la montagne, perçue dans leur
folklore comme un lieu tabou, voire dangereux. D’autres ont perdu
leurs moyens au contact de l’océan, symbole maléfique dans
certaines cultures africaines. Imaginez l’homme coupé de son milieu,
éloigné de sa femme et de son guide spirituel, obligé de manger une
nourriture qui ne correspond pas à son métabolisme ni à ses goûts.
Imaginez aussi la vulnérabilité de ces corps transposés dans un
milieu infesté de germes contre lesquels ils n’ont aucune immunité8.
À partir de 1929, les choses changent drastiquement. Plusieurs
missions parlementaires ainsi que le reportage d’Albert Londres9 ont
causé une grande commotion dans l’opinion publique française. Les
autorités coloniales n’ont eu d’autres choix que de s’amender. En
quelques mois, le nombre de médecins a été démultiplié, des
baraquements dignes de ce nom ont été édifiés et surtout on a
permis aux ouvriers de défricher des parcelles de la forêt pour y
planter des plantes légumineuses correspondant à leur diète
habituelle. Dans de nombreux cas, les femmes ont pu accompagner
leurs maris, donnant au chantier l’aspect familier d’un village africain
presque banal, si ce n’est qu’il se déplace constamment.

Les abus des entrepreneurs et des concessionnaires

La vulnérabilité politique des colonisés n’a pas échappé aux


capitalistes. Parmi eux, une frange dévoyée d’entrepreneurs sans
âme a exploité la main-d’œuvre coloniale sans aucune notion de
pitié ou d’humanité. Il convient de ne pas mettre tous les
entrepreneurs dans le même sac, plusieurs se sont conduits
honorablement, qu’ils aient fait fortune aux colonies ou y aient fait
naufrage. Parmi eux (et les exemples sont nombreux), l’on trouve
Jacques Lemaigre-Dubreuil, le patron des huiles Lesieur qui installa
plusieurs unités de production en Algérie et au Sénégal dans le
respect des êtres humains et des lois du travail.
L’on ne peut pas dire la même chose des concessionnaires qui en
Afrique noire et en Indochine se sont acharnés sur la main-d’œuvre
locale, avec le silence complice des autorités.
Arguant à juste titre que les colonies ne sont pas un eldorado et
que les ressources promises lors de la conquête résistent à
l’extraction, plusieurs capitalistes ont convaincu l’État de leur
conférer un monopole sur des régions immenses où ils ont le droit
exclusif d’exploiter une ressource en particulier (hévéa, bois,
métal, etc.). Au passage, ils s’accaparent le commerce c’est-à-dire la
traite des marchandises vendues et achetées par les habitants
autochtones du territoire.
Ce phénomène correspond à la période  1898-1945. Avant 1898,
l’insécurité est trop élevée pour que des entreprises privées, souvent
cotées en Bourse, acceptent d’investir. Au lendemain de la Seconde
Guerre mondiale, l’État s’engage fortement dans le développement
économique et social des colonies, conscient que le secteur privé ne
peut pas accomplir cette mission.
À certains endroits (notamment en Afrique noire), l’administration
coloniale demandait aux indigènes d’effectuer la corvée de travail
obligatoire au profit du concessionnaire et sous sa supervision. Les
habitants devaient collecter une certaine quantité de coton, d’hévéa
ou de cacao à verser en un point central, situé parfois à plusieurs
jours de marche de leur village. En cas de manquement, ils étaient
punis directement par les agents de la société concessionnaire, d’où
de nombreux crimes commis au nom du profit. André Gide dans sa
description du Congo relate les supplices infligés aux Africains qui
n’arrivent pas à fournir les quantités demandées et qui se traduisent
dans certains cas par la mise à mort pure et simple des intéressés.
L’un d’eux a été exécuté par l’explosion d’un bâton de dynamite
placée dans son anus10.
En Indochine où l’activité économique était plus intense qu’en
Afrique, les sociétés privées n’ont pas eu besoin de demander aux
autorités de leur fournir la main-d’œuvre servile. Le recrutement a
été libre dans le sens où des agents recruteurs écumaient le pays
pour vanter les mérites du travail dans les plantations d’hévéa et les
mines de charbon et d’étain. Ils proposaient des salaires
raisonnables et un contrat de travail de trois à cinq ans. Ils
omettaient de dire les conditions de travail déplorables (à la limite du
suicide) et les diverses retenues sur salaire pratiquées avec la plus
grande malveillance qui soit : au prétexte de nourrir l’ouvrier, de le
loger, de le soigner et de lui donner un jour de repos, etc.
Une fois recrutés, les ouvriers étaient déplacés sur de longues
distances pour rejoindre les lieux de production. Il était commun
d’envoyer un coolie du Tonkin travailler dans une ferme de
Cochinchine, presque mille kilomètres plus au sud. Sur place, les
forçats étaient maintenus dans un isolement complet, empêchés de
sortir et d’accéder au téléphone. Leur courrier était censuré : seuls
les textes « convenables », où ils n’évoquaient pas leur sort, étaient
autorisés à passer.
Personnages détestables, les contremaîtres vietnamiens, les
terribles caïs, soumettaient les recrues à un régime ignoble fait de
mauvais traitement et de malnutrition. Les journées pouvaient durer
jusqu’à quinze ou seize heures. En cas de maladie ou d’accident du
travail, il ne fallait pas s’attendre à recevoir de soins. Désespérés,
certains coolies se sont suicidés. Les rescapés revenaient dans leur
village au bout de quelques années, vieillis, épuisés et sans argent,
trop contents d’avoir survécu à ce séjour de nature « pénitentiaire ».
L’Inspection du Travail était absente : trois inspecteurs
composaient l’effectif de l’Annam au début des années 1930. Les
autorités régaliennes détournaient le regard, trop contentes de
laisser prospérer les affaires des entreprises françaises, coûte que
coûte.
À la longue, les gens ont commencé à se méfier et le recrutement
à devenir de plus en plus laborieux. Les agents recruteurs se sont
alors tournés vers l’administration coloniale qui a mis en branle les
mandarins et les chefs de village pour encourager sinon obliger les
paysans et les déshérités à se vendre aux marchands d’illusions.
C’est ainsi que l’État français a participé au trafic d’êtres humains
pour les besoins de capitalistes véreux.
Au scandale de la traite du Tonkin vers la Cochinchine s’est
rajouté celui de l’envoi de coolies vietnamiens vers les colonies
françaises au Pacifique : Tahiti, Nouméa, Nouvelles-Hébrides. Une
bonne affaire pour des sociétés privées françaises demandeuses de
main-d’œuvre, une très mauvaise affaire pour les travailleurs
vietnamiens. Une catastrophe pour l’image de la France en Asie.
L’affaire se déroule dans les années 1920 et implique les plus
hautes autorités coloniales d’Indochine qui ont aidé à l’embauche de
plus de 20 000 forçats pour le compte de sociétés françaises qui
tenaient des plantations dans les îles du Pacifique. Le contrat était
de cinq ans et concernait hommes, femmes et enfants. Des
ménages étaient enrôlés, l’homme envoyé à Tahiti et la femme à
Nouméa… Lors du transport en bateau qui durait plusieurs
semaines, hommes et femmes étaient mélangés. Il arrivait qu’une
femme seule au milieu d’une vingtaine d’hommes subisse les pires
outrages.
Sur place, certains contremaîtres kanaks se sont déchaînés sur
les coolies vietnamiens, confirmant ainsi une tendance lourde des
crimes coloniaux. En effet, la plupart des abus commis en outre-mer
ont été cosignés par des indigènes, ravis d’opprimer d’autres
indigènes, nous y reviendrons d’ici peu.
Paul Monet livre les détails les plus révoltants de cette traite dans
son livre-témoignage Les Jauniers, publié en 1928. J’ai
personnellement renoncé à en reprendre les extraits les plus
poignants par égard à la sensibilité du lecteur11. Voici un bref
passage parmi les moins insoutenables :
« C’est la réédition, en plein vingtième siècle, du marché aux
esclaves, sans la richesse de tons et l’opulence des chairs qui
caractérisent le fameux tableau, car la marchandise est défraîchie
[…] J’ai parlé d’esclavage, c’est pire. Le propriétaire d’esclaves avait
intérêt à ménager son bétail, qui représentait une valeur. Par contre,
celui qui achète un Tonkinois pour cinq ans voit tous les ans la
valeur de son achat diminuer d’un cinquième. Il a donc intérêt à tirer
de cet achat en cinq ans tout ce qu’il peut donner… Qu’importe que
l’homme soit à ce moment vidé, fini, bon à rien […] Certains actes de
barbarie sont la conséquence du manque de femmes. Pour se
venger d’une femme fidèle à son mari, les brutes égorgèrent son
nouveau-né. Les maladies vénériennes font d’affreux ravages. Des
individus sains et sélectionnés reviennent pourris. Dernièrement, on
a vu débarquer un envoi de 24 femmes dans un état hideux,
syphilitiques à la dernière période. »

Les crimes commis par Monsieur et Madame Tout-le-Monde


L’homme est un loup pour l’homme. Aux colonies, cette maxime a
acquis les contours d’une vérité absolue, puisque l’ordre colonial a
organisé le déclassement artificiel des uns et l’ascension imméritée
des autres. Il était très facile pour l’homme et la femme européenne
d’être un loup pour l’homme et la femme indigène.
Andrée Viollis n’est pas tendre avec les épouses des
fonctionnaires français envoyés en Indochine. Elle les a vues à
l’œuvre au début des années 1930 :
« Ici, placées dans une situation de supériorité à laquelle rien ne
les a habituées, elles en abusent, se font servir en reines,
tyrannisent leurs boys et, qui plus est, jugent et traitent tous les
Annamites comme leurs domestiques. »
Inutile de rappeler que ce genre de comportement blesse les
colonisés non pas parce qu’ils sont habitués à l’égalité (la culture
vietnamienne est tout sauf égalitaire), mais parce qu’ils aiment obéir
à des gens réellement supérieurs à eux : les mandarins, les
membres de la famille royale, les seigneurs de guerre, etc.
Albert Londres rapporte l’histoire du fils du roi Béhanzin du Bénin
qui, en montant à bord d’un paquebot accompagné de deux de ses
frères (noirs), se voit refuser une boisson au bar. « Sortez ! dit le
barman, pas de nègres ici. — Mais, dit Ouanilo, je suis passager de
première. — Encore, vous, je puis vous servir, vous êtes propre ;
mais pas les deux macaques ! »
Si des princes de sang sont traités comme ça, à quoi peut
s’attendre un noir du quotidien.
Albert Londres raconte que le prince Ouanilo, le protagoniste de
cette affaire, succomba à des fièvres soudaines quelques jours
après cet incident. Il y a de quoi en effet mourir de rage et de honte
devant un tel mépris exprimé par les classes les plus basses de la
société française. Un barman à bord d’un paquebot n’est pas un
marquis ou un maréchal de France ! D’ailleurs, les pionniers de la
conquête et les premiers gouverneurs des colonies étaient issus de
milieux aisés, voire aristocratiques, qui leur ont appris l’art de vivre.
Ils n’avaient pas besoin de maltraiter un Noir, un Jaune ou un Arabe
pour se sentir supérieurs : leur arbre généalogique parlait pour eux
et leur itinéraire de vie les élevait parmi les hommes. Un homme
comme Lyautey vénérait la civilisation marocaine et ne consentait
pas à sous-estimer les Marocains même s’il n’a jamais aussi
catholique et français que durant son passage au Maroc.
Malheureusement, le monde compte très peu de Lyautey…
Tutoiements, remarques désobligeantes, refus de servir au café
ou en préfecture, la liste des offenses est longue. Elle inclut parfois
des crimes véritables comme des passages à tabac ou des
homicides. Ils sont très peu nombreux, mais bien réels. Il serait
injuste et inexact de partir avec l’impression que les Français se sont
défoulés sur les indigènes. Non, ils étaient simplement « excités »
par l’architecture du système colonial qui les mettait sur un piédestal.
Certains ont « pris la grosse tête » et ont abusé de leurs privilèges
auxquels rien ne les préparait. Le problème de fond n’est pas la
méchanceté supposée des Français, mais la toxicité du rapport de
domination. De tout rapport de domination, quel qu’il soit. Ne voyez-
vous pas la parenté entre les gifles données aux indigènes par les
petits fonctionnaires minables des colonies et les passages à tabac
en règle assénés aux Français de souche par certains immigrés ?
C’est la même chose : un abus de domination où un fort cogne le
faible au lieu de collaborer avec lui. Hier, le fort était le policier
français ou bien la femme du postier français à Tananarive.
Aujourd’hui, le fort est le mineur isolé débarqué la veille à Vintimille
et qui défonce à coup de marteau la tête du premier Français qui lui
refuse une cigarette.

La complicité des indigènes

Les Français qui se sont mal comportés aux colonies se sont


rarement sali les mains. Ils avaient des boys, des chaouchs, des
gardes pour donner les gifles et les coups de rotin à leur place. Tel
est le versant caché de l’oppression coloniale, mise en œuvre par
les propres Noirs, Jaunes et Arabes. Des petits malins, des sadiques
et des revanchards ont cru que la colonisation allait durer
éternellement et se sont rués sur les places d’interprète, de commis,
de milicien et de petit fonctionnaire afin de martyriser leurs
semblables.
Les plus grands pourfendeurs de la colonisation le reconnaissent :
les Français en tant que tels ne sont pas des monstres (sauf
exception), ce sont leurs auxiliaires indigènes qui commettent les
pires atrocités. Au lieu d’alléger la culpabilité française, cela
l’aggrave au contraire, car il aurait suffi de donner l’ordre et les abus
auraient cessé.
Écoutons les suggestions de Paul Monet, l’auteur du brûlot
anticolonialiste, les Jauniers (1928).
« Ce sont des « cai » qui doivent être suivis de très près et tenus
serrés par un personnel français nombreux, très probe, et
connaissant bien l’Annamite. Ces « cai » et leurs femmes sont les
plus souvent des oppresseurs, menteurs et voleurs fieffés, comme
d’ailleurs bon nombre des Annamites qui détiennent une parcelle
d’autonomie. »
Plus loin, il ajoute au sujet de l’hôpital indigène de Hanoï où « tout
s’y paye, et non à tarif fixe, mais d’après une taxation proportionnelle
à la fortune de chacun, celui qui ne peut ou ne veut pas payer
crèvera dans son coin… ; le personnel subalterne, le seul qui existe,
au cours, de longues heures de nuit et même de jour, l’y aiderait,
plutôt que de se déranger pour donner un verre d’eau. Je n’exagère
nullement : toute la population annamite est au courant, les Français
aussi, d’ailleurs, pour peu qu’ils s’occupent de ces questions et ne
se mettent pas volontairement un bandeau sur les yeux. »
Andrée Viollis, femme de gauche, ne dit pas autre chose : « … le
système mandarinal… est pourri de la base au sommet. Les
mandarins ou tri-phus sont chargés d’administrer les districts et d’y
recouvrer les impôts, par tous les moyens. Sous l’égide de la
France, la plupart d’entre eux commettent les pires exactions,
pressurent, volent, violent, sans vergogne et sans contrôle. »
Albert Londres rajoute à la même époque au sujet de l’Afrique : «
Dès que le noir représente l’autorité, il est féroce pour ses frères. Il
les frappe, saccage leur case, mange leur mil… ». Sur le chantier du
chemin de fer Congo-Océan, il assiste au supplice de travailleurs de
l’ethnie Sara, livrés au sadisme de contremaîtres noirs. Effondrés
physiquement après plusieurs semaines de travail obligatoire, les
Saras sont obligés de couper un arbre à mains nues et sans aucune
protection. Les coups de chicotte pleuvent à même le visage, les dos
sont en lambeaux, les doigts écrasés. Personne ne vient à leur aide,
surtout pas les porteurs chargés de transporter le journaliste. Et,
pour cause, ils sont d’une autre ethnie que les pauvres Saras, des «
étrangers » venus de la Centrafrique :
« Le malheur des Saras et des Bandas ne les touchait pas. Eux
[les porteurs] étaient des Loangos. De race à race, le peuple noir se
déteste. Un Sara est un chien pour un Loango. »12
Si la France a conquis l’Afrique et s’y est maintenue avec aussi
peu d’effectifs, c’est parce que des noirs ont préféré martyriser
d’autres noirs au lieu de repousser le blanc.

Les manquements de l’administration française

Tout ce que nous venons de voir, cette rétrospective de crimes et


d’insultes, a lieu sous les yeux et parfois avec la complicité des
fonctionnaires français, grands et petits.
Que s’est-il passé pour que des « démocrates » formés par la
République française (la Troisième République, celle de Gambetta,
Blum et Clemenceau) se comportent aussi mal outre-mer ?
La réponse est simple et tient en un seul mot : pourrissement.
L’histoire se résume à un lent, mais définitif pourrissement de
l’administration française comme une plaque de bois immaculé que
l’on jette au bord d’une lagune. Il suffit de quelques mois pour qu’elle
rentre en décomposition, perde son vernis (démocratique) et fasse
corps avec le sable et les feuilles mortes. Eh bien la lagune est le
système colonial, un marécage infect où les vocations sont
dévoyées et les âmes nobles sont corrompues.
Au départ, l’appareil administratif était composé de grands
hommes qui croyaient un tant soit peu dans la mission civilisatrice.
Après avoir soumis les indigènes, ils espéraient encore les conduire
vers le progrès. Parmi eux, des êtres supérieurs comme Lyautey
(Maroc), Gallieni (Madagascar), Faidherbe (Sénégal), Combes
(Tunisie), Varenne et Sarrault (Indochine). Ils sont de droite comme
de gauche, peu importe l’étiquette à ce niveau de responsabilité :
seule compte la matière dont les hommes sont faits. N’est pas vice-
roi qui veut.
Avec le temps, les pionniers sont partis (Lyautey a été relevé en
1925) et ont été remplacés, en grande majorité, par des
bureaucrates. Ceux-ci ne veulent pas « faire de vagues ». Or, un
vice-roi (et tel est le vrai métier d’un gouverneur général) fait des
vagues par définition, car il est un vecteur de changement : il
reconstruit la maison sans en faire déménager les occupants. Il crée
des frictions et établit des alliances. Il est l’homme d’une mission. Ce
n’est ni un pillard ni un Gauleiter nazi.
Inévitablement, les colonies ont été prises d’assaut par une
cohorte de fonctionnaires obsédés par l’avancement. Des
spécialistes de la conformité. L’inverse de ce que les colonies
réclament : des commandants, civils et militaires, passionnés par la
résolution des problèmes et capables de prendre des initiatives.
Le fléau de la bureaucratisation a été aggravé par une prise de
distance irrémédiable entre les fonctionnaires et les indigènes. Si au
début, le fonctionnaire français se mettait en ménage avec la
congaï13 indochinoise ou la mousso africaine, il amène désormais
femme et enfants depuis la métropole.
« Finis les enthousiasmes du début, la colonisation romantique,
les risques recherchés, la case dans la brousse, la conquête de
l’âme nègre, la petite mousso ! On s’embarque maintenant avec sa
femme, ses enfants et sa belle-mère. C’est la colonie en bigoudis. »
Albert Londres a la lucidité de l’homme indépendant qui observe
et sait tirer les conclusions. Andrée Viollis ne rapporte pas autre
chose de sa mission en Indochine en 1930-31.
« … autrefois les jeunes gens de l’administration épousant les
Annamites, se rapprochaient de leur famille jaune, apprenaient la
langue. Maintenant ils vivent à part, ne songeant plus qu’à remplir
leurs poches, à économiser le plus possible pour rentrer plus
rapidement en France. Le contact est rompu ».
Économisé le plus possible, tel est le problème. Il aurait fallu au
contraire investir le plus possible. La mission exigeait un
engagement sincère pour créer des liens affectifs, moraux et
intellectuels avec les peuples sous tutelle. Investir sur l’humain et
non lui tourner le dos, lui préférant les bureaux et les machines à
écrire.
Paul Monet a un avis tranché sur la question : « On ne peut être à
la fois sur les lieux et au bureau, or, au bureau, on vise les papiers
qui seuls comptent, qui seuls font foi que tout s’est passé
légalement. »
Il aurait fallu être au bureau et sur le terrain en même temps,
construire un appareil administratif puissant et s’immerger dans le
milieu indigène à fond. Pour cela, il aurait fallu des hommes
exceptionnels et des effectifs suffisants. La France n’avait ni les uns
ni les autres.
De la sous-administration naît la déconnexion entre la France et la
colonie. Un phénomène aggravé par l’introduction de l’automobile
qui limite la présence des administrateurs au lieu de la renforcer. En
effet, ils ne vont plus que dans les endroits reliés au réseau routier,
délaissant les villages reculés où l’administration se fait représenter
par des délégués indigènes, à la morale souvent très discutable.
La perte de contact génère l’incompréhension mutuelle et renforce
les fantasmes des deux côtés. Les fonctionnaires français, mal-
renseignés par leurs auxiliaires et souvent incapables de
comprendre les langues locales, surréagissent à chaque fois que les
indigènes expriment leur mécontentement. Il leur arrive de s’affoler
et de distribuer des coups de rotin devant une simple manifestation
pacifique. Peu ou pas acclimatés à la culture locale, ils ont tendance
à s’emmurer derrière leur garde indigène lui délégant le soin de
répondre aux doléances. Du côté des populations croît
l’incompréhension à l’égard des intentions de la France qui n’a rien à
dire au fond aux indigènes : elle n’a pas de projet pour leur pays,
pas de plan de développement (en tout cas pas avant 1945), elle n’a
pour eux que des impôts et des brimades.
Ainsi, la sous-administration (entendez manque d’effectif et faible
quadrillage du terrain) et la mauvaise administration (autisme et
incompétence des cadres) plantent les germes de la rébellion.
L’absence de communication et d’empathie réciproque ne peut
aboutir qu’à cela : émeutes, sabotages, refus d’obtempérer.
Ce tableau présentait des teintes différentes d’une colonie à
l’autre. Là où les peuples étaient défendus par des élites indigènes
ou des vestiges d’élites locales, ils étaient moins vulnérables aux
abus de l’administration. Le Maroc a fait partie de cette catégorie, le
Makhzen et les grands caïds assurant, malgré leurs défauts, une
fonction d’amortisseur, capable de modérer, un tant soit peu, la
brutalité de l’ordre colonial. Dans ce pays, la France avait quelque
considération pour le prestige du Sultan et des grands seigneurs qui
l’ont aidée à pacifier le pays. La Tunisie du Bey a certainement vécu
une situation similaire, la bourgeoisie arabe de Tunis ayant joué un
rôle modérateur auprès des autorités françaises. À  l’inverse, en
Algérie, les os étaient en contact direct sans l’intermédiaire d’un
cartilage qui amenuise les frottements. Dépourvu d’élites (éliminées
ou démonétisées durant les guerres de pacification du XIXe  siècle),
l’Algérien était à la merci de l’administration qui avait tout pouvoir de
l’opprimer si cela lui chantait.
À ce titre, il convient de souligner que les civils se sont en général
moins bien conduits que les militaires. En Algérie jusqu’aux années
1870-1880, les militaires détenaient exclusivement la gestion de la
relation avec les indigènes et ils les traitaient relativement bien,
ayant à l’esprit la protection de leur propriété foncière et de leur
mode de vie. Plus tard, les civils ont évincé les militaires et ont
appliqué une politique résolument anti-algérienne laissant libre cours
à tous les arbitraires : spoliation des terres, deux poids deux
mesures dans le système judiciaire, etc.
Au Maroc, les militaires ont résisté au lobby des colons et aux
pressions de l’administration civile tout au long du Protectorat. Ainsi,
les Affaires indigènes, commandées par des officiers, ont géré la
relation locale avec les Marocains (au niveau d’une vallée ou d’un
ensemble de douars). Formés dans une école spéciale située à
Rabat, les officiers des Affaires indigènes étaient sensibilisés à la
doctrine de Lyautey : pas d’excès de violence, ne jamais rabaisser le
Marocain, être juste et ferme, respecter l’Islam, construire avec et
non contre l’élément marocain, témoigner une certaine déférence
aux élites traditionnelles. Et ça a marché…

La solidification du système

À la longue, la putréfaction de l’appareil administratif aboutit à une


rigidification des mentalités. L’esprit colon (anti-indigène, sûr de lui et
répressif) a contaminé la fonction publique qui s’est repliée sur ses
certitudes. Au lieu d’être agile et de s’adapter avec fluidité aux
circonstances changeantes de la colonie et du monde (crise de
1929, guerre de 1939-1945), l’administration s’est fossilisée. Là où il
fallait palabrer, elle a choisi de déployer les tanks. Là où il fallait
caresser les gens dans le sens du poil, elle a préféré censurer et
punir. Là où les amis de la France avaient besoin d’une oreille
attentive, ils ont senti la pointe de la baïonnette labourer leurs joues.
L’alliance entre les puissances d’argent (grands colons, financiers
ayant des intérêts aux colonies), les militaires et la fonction publique
caractérise l’état final de la gouvernance coloniale. En Indochine,
cette symbiose est acquise probablement dès les années 1920, au
Maroc elle se manifeste après le départ de Lyautey et de ses
derniers lieutenants (dans les années 1930). En Algérie, la
fossilisation du système est peut-être antérieure à l’an 1900.
Se suffisant à lui-même, l’État profond résultant de cette alliance
ne craint plus la métropole et n’hésite pas à lui désobéir. Certaines
directives ne sont pas appliquées quand elles vont à l’encontre du
statu quo, comme l’intensification de la lutte contre la traite des
coolies en Indochine : les administrateurs accusent réception des
instructions, mais ne se « démènent » pas pour faire cesser les
abus, ce serait mettre en péril les « affaires ».
La police et les forces de sécurité s’autorisent à mener leur propre
politique. Au Maroc dans les années 1950-1955, des exécutions
extrajudiciaires ont eu lieu à l’encontre des milieux nationalistes et
des Français libéraux et progressistes. L’implication de policiers
dans ces homicides est une certitude : ils ont eu carte blanche pour
agir malgré les protestations de la presse parisienne, des députés et
des ministres de la IVe République.
L’autonomie s’est transformée en une sorte de dissidence au profit
d’un système qui ne fait que ce qui lui plaît.
Aux racines de cette dérive se trouve la tentation de la corruption
bien sûr, mais aussi une sorte d’embarras colonial dans le sens où
les autorités administratives ne savaient pas quoi faire pour « faire
marcher les colonies ». L’embarras est le fruit de l’impuissance
devant l’ampleur de la tâche à accomplir. La mission était
extraordinairement difficile, la France officielle exigeait à la fois le
maintien de l’ordre et le développement économique et social
(synonyme de mise en mouvement de la société indigène donc de
frictions et de crises). Le bureaucrate choisit la solution de la facilité :
il se recroqueville sur le maintien de l’ordre.
Après tout, qui suis-je moi pour juger de la conduite des
administrateurs coloniaux ? Je n’ignore pas qu’il est extrêmement
difficile de concilier des objectifs antagonistes avec si peu de
moyens et à des milliers de kilomètres de la métropole.
C’est la machine en soi qui est viciée. La colonisation ne pouvait
pas produire tout ce qu’on lui demandait de produire : la domination,
la prospérité des colons et de la France, le progrès moral et matériel
des indigènes. Le problème remonte à la conception même du
système, l’idée est née tordue.

____________________
1. Tiré du Procès de la colonisation française, un livre-pamphlet publié en 1925. Je l’ai consulté en ligne :
https://www.notesdumontroyal.com/document/654a.pdf (page consultée en mars 2021)
2. « Toute critique injurieuse des actes de l’administration française ou cambodgienne est punie d’un
emprisonnement de trois mois à trois ans et d’une amende de 10 à 100 piastres. » , un extrait d’Indochine
SOS par Andrée Viollis.
3. Une étude passionnante de la presse marocaine entre  1918 et  1939 est offerte par l’historienne Amina
Ihrai-Aouchar. Voir : La presse nationaliste et le régime de Protectorat au Maroc dans l’entre-deux-guerres.
Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée, n° 34, 1982.
4. La haute mortalité des Européens soumis au climat tropical ou même nord-africain a alimenté la recherche
de « refuges » en altitude ou près de la mer où les corps pouvaient se reposer loin des germes, de la chaleur
et de l’humidité. En Asie, la France fit construire des magnifiques stations d’altitude comme Da’Lat et Bana au
Vietnam et Bokor au Cambodge. Celle-ci était reliée à Kep, en contrebas, une station maritime avec villas et
club pour Européens. Au Maroc, Ifrane a été une destination de choix pour échapper au climat suffocant de
Fez en été.
5. Ce passage est tiré de L’Amour aux colonies écrit sous pseudo par un certain Dr Jacobus X, un trésor pour
l’étude des mœurs (notamment sexuelles) dans les colonies françaises. 
6. Le sort du métis était moins dramatique, me semble-t-il, dans les colonies lusophones d’Afrique. Les
Portugais étant certainement plus à même de mélanger leur sang à celui des populations locales.
7. Indochine S.O.S, page 58.
8. Pour une analyse fine des causes de la surmortalité dans le chantier du Congo Océan, je recommande
cette étude, courte et très bien documentée :
Sautter Gilles. Notes sur la construction du chemin de fer Congo-Océan (1921-1934). Cahiers d’études
africaines, vol. 7, n° 26, 1967.
9. Londres, Albert. Terre d’Ebène, Paris, Albin Michel, 1929.
10. Cette histoire est contredite avec véhémence par les responsables de la société concessionnaire.
11. Paul Monet (1884-1941), ancien capitaine de l’artillerie coloniale, ancien employé du service de
géographie de l’Indochine, devenu anticolonialiste après avoir été témoin du calvaire des travailleurs
vietnamiens.
12. Terre d’Ebène, chapitre XXIX.
13. Congaï : femme ou jeune femme en annamite. Mousso : idem en Afrique noire.
La revanche des faibles

« Je l’ai vue un jour marcher sur la route, les


seins nus, portant sur la tête une corbeille de
fruits. Toute la splendeur du corps féminin dans
sa tendre adolescence, toute la beauté de la vie,
de l’espoir, du sourire, et une démarche comme
si rien ne pouvait vous arriver. Louison avait
seize ans et lorsque sa poitrine me donnait deux
cœurs, j’avais parfois le sentiment d’avoir tout
tenu et tout accompli. J’allai trouver ses parents
et nous célébrâmes notre union à la mode de sa
tribu… Louison vint habiter avec moi. Je n’ai
jamais éprouvé dans ma vie une plus grande joie
à regarder et à écouter. Elle ne parlait pas un mot
de français et je ne comprenais rien de ce qu’elle
me disait, si ce n’est que la vie était belle,
heureuse, immaculée. C’était une voix qui vous
rendait à tout jamais indifférent à toute autre
musique. Je ne la quittais pas des yeux… Et
puis, je m’aperçus qu’elle toussait un peu et, très
inquiet, croyant déjà à la tuberculose dans ce
corps trop beau pour être à l’abri, je l’envoyai
chez le médecin-commandant Vignes pour un
examen. La toux n’était rien, mais Louison avait
une tache curieuse au bras, qui frappa le
médecin. Il vint me trouver le soir même au
bungalow. Il paraissait embêté. On savait que
j’étais heureux. Cela crevait les yeux. Il me dit
que la petite avait la lèpre et que je devais m’en
séparer. »
Romain Gary

Pauvre Louison. Pauvre Romain Gary. Même l’amour le plus pur


succombe sous les tropiques. À croire que les colonies ne
supportent pas la noblesse des sentiments et répugnent aux
manifestations les plus belles de l’empathie et de l’affection. L’amour
interracial est l’antithèse de l’ordre colonial, un homme blanc ne peut
pas vénérer une femme noire. Il peut tout au plus la posséder
charnellement, mais pas la tenir en haute estime.
Si l’amour est impossible, il ne reste plus que ses ersatz que sont
la malice, le sexe tarifé et la perversion. Si la coopération est
interdite, il ne reste plus que ses contraires que sont la roublardise,
le mensonge et la dissimulation. À ce jeu, le Français n’est pas
toujours gagnant. Son statut, son argent et ses pistolets ne lui
garantissent pas la supériorité dans les relations interpersonnelles.
Esquivant la confrontation directe, le colonisé se rabat sur les armes
du faible et rééquilibre, plus qu’on ne le croit, le rapport de force en
sa faveur.

La fuite

Refusant de vivre ensemble avec le colonisateur, nombre


d’indigènes ont tout simplement fui le contact avec la France.
Certains Africains ont gagné les forêts voire se sont déplacés dans
les colonies sous tutelle allemande ou britannique : Albert Londres
estime à plus d’un million le nombre de noirs ayant trouvé refuge au
Nigéria à la fin des années 1920. Impossible de vérifier ces chiffres,
mais il n’y a aucun doute qu’il y eut des mouvements de population
pour éviter le travail obligatoire et le service militaire.
Au Maghreb et en Indochine, des familles de la bourgeoisie ont
fui. Des musulmans ont pris le chemin de l’Égypte. Des Annamites
se sont installés en Chine et au Japon. Dans ce pays, de nombreux
lettrés ont fait leurs études et ont cherché à comprendre comment
une vieille civilisation pouvait se réinventer sans passer par la case «
colonisation ».
La fuite se traduisait parfois par le déménagement en dehors des
limites de la ville coloniale afin de se soustraire au contrôle des
autorités municipales et policières. Le développement
démographique des villages aux alentours de Hanoi et de Saigon
dans les années  1920-30 a été alimenté par l’exode des
Vietnamiens qui voulaient échapper aux règles d’urbanisme et
d’hygiène imposés par les Français. Dans ces villages, les
marchands ambulants étaient à leur aise, hors de portée du contrôle
sanitaire : ils pouvaient vendre ce qui leur plaisait, dont des produits
avariés.
Parfois, la fuite signifiait s’installer en France puisque le sort de
l’indigène y était beaucoup plus doux que dans les colonies. Andrée
Viollis rapporte le décalage entre la vie d’un étudiant annamite à
Paris et à Hanoi. Dans un cas, il est convié par ses professeurs à
déjeuner en famille le dimanche, il est admis aux night-clubs et dans
les dancings. Dans l’autre, il est constamment ramené à son statut
de dominé, la police confisque ses livres et censure sa
correspondance, le moindre petit fonctionnaire le rudoie, il n’a pas le
droit de circuler librement et de fréquenter les cercles européens. À
Hanoi, il n’est plus question d’échange et de coopération, plus
question d’intimité avec la France et les Français.
La colonisation est une fabrique d’enragés.

Le secret

Privés d’expression et bannis de la vie publique, certains


indigènes ont créé leur propre monde parallèle. Derrière le paravent
de la soumission et du découragement, ils se sont repliés dans des
organisations secrètes où leurs âmes ont pu trouver un refuge.
Spirituelles, religieuses ou politiques, ces organisations ont offert un
sanctuaire où se reposer, reprendre des forces et construire une
réponse à l’humiliation.
Les Gabonais avaient leur Bwiti, culte ultra-secret réservé aux
initiés. Les Maghrébins leurs confréries religieuses. Les Indochinois
leurs cultes syncrétiques comme le Cao – Dai ou le Hoa Hao,
synthèses entre le marxisme, le bouddhisme et le christianisme. Les
deux exigeaient une initiation et se pratiquaient de manière
relativement confidentielle, à la fois pour éviter la répression, mais
aussi pour rétablir une distance entre la France et l’indigène. Il fallait
s’éloigner, même mentalement, pour respirer à nouveau1.
Le secret concernait également l’éducation avec la création de
cours clandestins en langue arabe à destination des jeunes
Marocains, Algériens et Tunisiens.

La fuite dans la spiritualité

Au Sénégal, s’est manifestée une des formes les plus élégantes et


peut-être les plus efficaces de résistance à la colonisation : le
mouvement mouride fédéré derrière Ahmadou Bamba (1853-1927),
un religieux au corps frêle et à la volonté de fer. La France a voulu
l’exiler au Gabon, il répondit en faisant sa prière sur l’eau, flottant par
la grâce divine sur les vagues de l’Atlantique à quelques mètres du
bateau qui devait l’emmener loin de sa patrie. En tout cas, c’est ce
que dit la légende mouride.
Ahmadou Bamba a tiré les conclusions de l’écrasante domination
française : puisqu’il est impossible de vaincre le colonisateur par les
armes, il vaut mieux s’échapper à son emprise en cultivant
l’autonomie sur le plan spirituel (l’Islam) et sur le plan économique
(priorité au travail et au commerce). Les mourides (ceux qui veulent
ou ceux qui désirent en langue arabe) poursuivent donc l’amour de
Dieu (leur seul maître) et la prospérité pour être en mesure de vivre
à côté des Français, sans dépendre d’eux ni de leur philanthropie «
intéressée ». Le mouride aspire à l’autonomie réelle. Il admet la
présence du colon et du drapeau tricolore, mais son esprit et son
cœur sont ailleurs. Il forme une contre-société qui cohabite
pacifiquement avec la France  puisqu’elle ne renie pas la
colonisation. Elle l’ignore et la dépasse en dégageant un chemin de
liberté et de salvation pour l’homme noir.
Après avoir combattu Ahmadou Bamba au point de l’exiler au
Gabon puis en Mauritanie, la France a fini par composer avec lui et
le ramener au Sénégal (1907). Le mouvement mouride avait pris
une telle ampleur au Sénégal qu’il était devenu nécessaire de le
ménager. Aveu d’échec de la colonisation qui perd le contact avec
l’indigène, enfermé dans sa bulle spirituelle et économique qui le
prémunit contre l’humiliation et l’assimilation2.
La corruption

Nous nous faisons une idée erronée de la toute-puissance de


l’administration française aux colonies. Sa puissance était atténuée
par la corruption, le bakchich offrant une brèche à l’indigène pour
influencer les fonctionnaires. Corrompre un agent municipal pour
obtenir un permis de construire par exemple revient à prendre le
pouvoir sur l’administration. Celui qui se fait payer devient l’obligé de
celui qui le paye. Bien entendu, chaque cas est particulier et le
rapport e domination est toujours fluide en fonction des
circonstances. Une fois, le bakchich symbolisera l’extorsion du
colonisé par le fonctionnaire. Une autre, il évoquera plutôt un
rééquilibrage du rapport de force en faveur du colonisé.
Cette question est fascinante et mérite d’être approfondie afin
d’explorer la nature et l’ampleur de la corruption dans
l’administration coloniale. Vérifier notamment si elle concernait les
agents français ou se limitait aux agents locaux comme le font croire
les récits des voyageurs. Une piste pour un ouvrage à venir ?

La paresse, le vol et la mauvaise foi

Les correspondances privées en provenance des colonies sont


remplies d’histoires de boys chapardeurs et de ménagères
malpolies. Le personnel de maison a vécu dans l’intimité des
Français, il a été aux avant-postes du choc des civilisations et sur le
rebord de la lame tranchante de l’apartheid colonial. Alors, il s’est
adapté et parfois de la pire manière qui soit c’est-à-dire en
confirmant les stéréotypes construits à son égard par les Français.
Albert Londres, un humaniste pourtant, restitue les mœurs très
discutables de son boy Birama qui ne lavait jamais son linge, volait
son savon et dilapidait l’argent des courses en s’achetant des
babioles et en faisant des paris aux jeux.
Le boy remplace le valet de chambre de l’Ancien Régime qui
mettait à sac les cuisines pendant que son seigneur dormait. C’est la
vengeance du faible, de celui qui ne peut rendre les coups de pied.
Se faire passer pour un paresseux est un moyen sûr de ne pas
être surchargé de travail, une manière comme une autre d’ennuyer
son patron européen. Une sorte de sabotage à petite échelle de la
colonisation. Du boy qui travaille peu ou mal au coupeur de bois qui
traîne les pieds, il y a un continuum discret de refus et de désertions.
Rien de bien flamboyant ni d’héroïque, mais une tenace obstination
à nuire. Si le blanc a le pouvoir, les indigènes ont la capacité de
nuisance.
Parfois, la nuisance peut atteindre des degrés avancés de
perversité, aboutissant à la dégradation du blanc. Ce dernier peut
être tourmenté par un mauvais sort ou bien empoisonné au moyen
d’une potion discrètement versée dans sa nourriture. Il suffit de
trouver un bon féticheur. Qui saura faire la différence entre une
fièvre maligne et un empoisonnement ? De toute façon, nombre de
colonies n’ont pas de laboratoire de toxicologie.
Parfois, la contamination est charnelle. Le boy étant un objet
sexuel aux yeux de certains fonctionnaires et colons, souvent
célibataires ou ayant laissé leurs épouses en France. Ce fut le cas
en particulier durant les premiers temps de l’Indochine française
lorsque les femmes européennes étaient rares dans la colonie.
À en croire les témoins de l’époque, la tentation était maximale
dans le Saigon des années 1860-1880 bien avant le rétablissement
d’un ratio décent entre hommes et femmes :
« À moins d’une force de caractère exceptionnelle, il était bien
difficile [pour l’homme célibataire] de ne pas glisser sur la pente
dangereuse du vice, et le soir, s’il avait la force de faire une petite
promenade à pied pour gagner un peu de sommeil, toute une nuée
de boys lascifs venait tourner autour de lui, et lui offrir d’immondes
faveurs. »3
Les boys, comme les nays4, les porteurs, offraient une alternative
aux hommes seuls, militaires ou civils. Bien sûr, il y avait des
bordels, mais très peu étaient « aux normes européennes », du
moins jusqu’aux années 1880-90 (voir ci-après). La disponibilité de
jeunes vietnamiens serviles permettait de s’adonner à des pratiques
homosexuelles qui étaient fort mal vues à l’époque en France. Pour
quelques pièces de monnaie, le « problème » était réglé et dans la
discrétion du logis sans avoir besoin de s’immerger dans des lieux
malsains et mal aérés. N’oubliez pas que l’Européen est un être
vulnérable aux colonies avant l’arrivée de la quinine et l’extension de
l’offre de soins : il a peur de quitter les quartiers européens et de
s’engouffrer dans les cases et les huttes insalubres des
autochtones.
Le boy qui couche avec son maître accomplit un acte « politique ».
Un acte de subversion même puisqu’il dégrade le corps de
l’Européen par la transmission des germes et des microbes et par le
contact homosexuel. Deux symboles forts dans une époque
convaincue que l’indigène est sale et que la « pédérastie » est une
abomination.

Le sexe tarifé

Bien entendu, qui dit sexe dit maladies vénériennes qu’il s’agisse
de relations homosexuelles ou hétérosexuelles.
Durant les vingt premières années de l’occupation française en
Indochine (1860-1880), la syphilis a représenté la moitié des
invalidations dans les hôpitaux. C’est une arme de destruction
massive ! Arme du faible par excellence : pas chère et à faible bruit.
Aussi, n’y a-t-il aucune surprise à voir l’armée organiser elle-
même des Bordels militaires de campagne, installés près des
casernes et soumis à un contrôle sanitaire strict. Les fameux BMC
devaient éloigner les soldats et les officiers des femmes (et des
hommes) à la santé douteuse. Peine perdue dans de nombreux cas,
car la tentation de l’interdit parle toujours plus fort que les
admonestations des généraux. Et de toute façon, un bordel « de
l’État » n’aura jamais les atouts d’une maison close privée, soumise
à la concurrence et affranchie des règles bureaucratiques.
En Indochine, la prostitution a pris une ampleur considérable afin
de satisfaire une demande toujours soutenue en femmes
européennes et en femmes jaunes. Le « désir » européen a
rencontré une offre locale agile qui a su s’organiser et garder une
longueur d’avance sur l’administration coloniale. Cette offre a puisé
dans une tradition ancienne de lupanars chinois et japonais,
antérieurs à la colonisation et habitués à servir une clientèle
étrangère. Le Vietnam précolonial disposait également d’une
pratique ancienne de la prostitution qui s’est enflammée au contact
de la colonisation (afflux d’hommes célibataires oblige).
En 1931, il y avait 17 bordels régulés à Saigon (offrant des
femmes indochinoises, asiatiques et européennes) contre des
dizaines de maisons clandestines. L’on pouvait trouver des filles
également dans certaines fumeries d’opium et dans les théâtres
chinois sans oublier les garnis propices aux rencontres discrètes et
furtives. Autant de lieux difficiles à surveiller, car à la lisière de l’art,
de l’amusement et de l’hôtellerie. À mesure que la municipalité
serrait la vis, la prostitution s’est déplacée vers les banlieues et les
campagnes, c’est-à-dire au-delà du champ de compétence de la
police des mœurs. Il en va de même à Hanoi où les matrones et les
filles se sont installées dans la zone suburbaine qui, en vertu du
découpage administratif, dépendait du Protectorat du Tonkin alors
que la ville en soi était une colonie française à part entière5.
Au final, qui contrôlait qui ? Les uns diront que l’homme blanc
dominait le corps de la femme indochinoise. D’autres souligneront
que la matrone, voire certaines prostituées de haut vol, tiraient leurs
épingles du jeu en amassant l’argent et en tournant en bourrique les
clients asservis par leur passion. De toute façon, dans les deux
camps, les maladies vénériennes faisaient des ravages. Match nul
peut-être.

L’amour intéressé

En 1928, un certain Douchet (un pseudo probablement) publia


Métis et Congaïes d’Indochine, un brûlot d’une trentaine de pages
en guise d’avertissement à quiconque considérerait de se mettre en
couple ou (pire encore) de se marier avec une Indochinoise. Le ton
est enlevé et sans concession. Une pièce typique de l’atmosphère
de l’époque où l’on vilipendait volontiers les mœurs indigènes. Il faut
donc le lire avec une certaine indulgence pour ne pas commettre
d’anachronisme, d’autant plus que l’auteur s’est décidé à l’écrire
après la mort de sa fille, Jeannette, une métisse franco-
vietnamienne emportée à l’âge de 13 ans par une maladie inconnue.
La douleur d’un père mérite que nous baissions la garde pour lire
cette description savoureuse du mariage mixte :
« La congaï n’aime pas le Français avec lequel elle n’a consenti à
vivre que par intérêt, sans amitié ni amour.
Elle en arrive même à la haine plus ou moins dissimulée, car elle
ne peut pas pardonner à ce Français dès qu’elle a obtenu de sa
liaison avec lui suffisamment d’avantages d’ordre financier, de
l’empêcher de vivre avec un homme de sa race.
Les débuts de la liaison sont toujours pleins de charmes. La
congaï est douce, empressée et même fidèle… Mais en général,
cela ne dure pas très longtemps. Après un temps plus ou moins
long, la congaï devient autoritaire, injurieuse, acariâtre, heureuse
d’exercer, en la circonstance, sur un homme de la race conquérante
la revanche de la race conquise. »
Ainsi, dans l’intimité du couple, se joue la question coloniale et
s’obtient la réparation du préjudice infligé par la France à la colonie.
Ruiner la vie du fonctionnaire, du soldat ou de l’employé d’une
société française est une manière comme une autre de corriger le
rapport de force.
Pour avoir moi-même connu plusieurs exemples de mariages
mixtes entre des cultures partageant un passé colonial (franco-
marocain, franco-algérien, franco-camerounais), je ne me sens pas
dépaysé face au témoignage de ce Douchet.
Le sort des enfants nés de ces mariages est un enjeu « presque »
politique puisque les deux camps (père et mère) se disputent leur
allégeance : la France ou le Maroc ou bien l’Algérie ou le Cameroun.
Dans Mémoire du Fleuve, Christian Dedet raconte le sort tragique
d’un bébé métis nommé Daniel, né d’une mère gabonaise (Meli) et
d’un père français (Jean Michonnet). Dès sa naissance, Daniel est
transporté par sa mère en forêt et remis aux soins du féticheur. Ce
dernier le coucha sur un tas de fumier afin de le « guérir » faisant de
cette « infortunée petite créature, souillée d’excréments, couverte de
mouches, bandée d’innommables chiffons… » le théâtre d’une
guerre coloniale. Daniel en est mort.
Parmi les armes du faible, d’autres munitions mériteraient d’être
étudiées en détail pour compléter le tableau. Parmi elles, le vice du
jeu de hasard qui ruina tant de familles aux colonies notamment en
Asie. Un vice alimenté par des jeux chinois ou annamites qui n’ont
pas tardé à trouver de nombreux adeptes chez les coloniaux. Au
rang des vices bien sûr, les drogues locales et l’opium en particulier
qui eut un grand retentissement sur les communautés européennes
en Indochine. Un sujet fascinant. Pour un prochain ouvrage peut-
être ?

____________________
1. L’on pensera aussi aux Frères Musulmans d’Égypte, organisation clandestine formée dans les années
1920-30 suivant le moule de la franc-maçonnerie.
2. De nos jours, le mouvement mouride est une pièce essentielle de la matrice politique sénégalaise. Il fédère
presque 30 % de Sénégalais et ces marabouts donnent des consignes de vote. Si le Sénégal a traversé les
soixante dernières années sans ruptures politiques, c’est aussi du fait de l’effet stabilisateur des mourides et
de leurs concurrents les tijanis.
3. L’Amour aux Colonies, page 54. Lu aujourd’hui, ce livre peut sembler scandaleux car il est traversé par un
racisme assumé et une aversion franche de tout ce qui n’est pas blanc et français. Cela dit, si le lecteur veut
bien mettre de côté ses préjugés, il trouvera dans ce texte une lucarne sur l’inconscient colonial qui mêle
fascination pour le sexe interracial, répulsion pour l’indigène et péril vénérien. Ces trois ingrédients se
composent et décomposent au gré des circonstances et des émotions. Au final, il n’y a pas de place pour
l’amour, telle est certainement la leçon véritable de ce livre.
4. En langue annamite, nay veut dire panier. Ce sont en effet des enfants de sept à douze ans, munis d’un
panier et qui font le siège des boutiques pour offrir leurs services de portage.
5. À l’époque, les autorités coloniales en Indochine avaient pour modèle Casablanca ! En effet, la ville (sacré
Lyautey) avait innové dès 1924 en inaugurant un quartier réservé à la prostitution, emmuraillé, fermé sur lui-
même, accessible par une seule porte, doté d’un dispensaire, d’un poste de police et de gendarmerie et d’une
prison sans oublier les cafés et les boutiques. Le Bousbir (de la déformation du propriétaire du terrain nu sur
lequel a été édifié le quartier, un certain Prospère). Toutefois, la greffe n’pas pris en Indochine, le « milieu » de
la prostitution étant plus fort et agile que prévu, ne se laissant pas enfermer dans un endroit confiné.
PARTIE IV :

UNE FORMALITÉ NOMMÉE


DÉCOLONISATION

(1954-1962)
L’illusion de la domination

« Il y a loin cependant de la soumission des


princes à l’assimilation des sujets »
Simon Ayache

« Les administrateurs vivent trop loin des


villageois, des paysans, ignorent leurs mérites et
leur fierté. Ils jugent toute la race sur des boys
chapardeurs et des fonctionnaires aplatis et
concussionnaires, la lie de la population. »
Andrée Viollis

Contrairement à ce que l’on croit, la colonisation française n’a fait


qu’effleurer les sociétés coloniales. Elle a été davantage une
maladie de la peau qu’une infection généralisée des organes vitaux.
Les mœurs et les mentalités n’ont pas changé, les peuples sous
domination n’ont rien cédé de leur identité, ils n’ont pas montré
d’empressement à fusionner avec la civilisation française ou à
assimiler ses qualités. Il suffisait de traverser un pont à Saigon ou de
tourner au coin de la rue à Rabat pour se retrouver dans le monde
indigène, immobile, compact, insaisissable, tel qu’il a été découvert
par les Français à leur arrivée.
Quiconque déambulait dans la médina de Fez dans les années
1930 avait l’impression d’une totale émancipation vis-à-vis de la
France : les mosquées étaient pleines à l’horaire de la prière ; le
muezzin se faisait entendre au loin ; les mariages étaient arrangés et
célébrés selon la tradition ; le régime alimentaire était le même qu’à
l’époque précoloniale si ce n’est l’affirmation du blé tendre, du thé et
du sucre ; les juifs continuaient à être confinés derrière une série de
préjugés ; les paysans de passage étaient vus comme des rustres
abrutis par l’ignorance, prêts à être roulés dans la farine par le
premier margoulin venu. Rien n’avait changé…
Alors certes les corps étaient subjugués, certes les territoires
étaient ségrégués, mais est-ce que les consciences étaient sous
scellé ? Pas du tout. La France a dominé de loin, fermement, mais
superficiellement.
L’indigène n’a pas cessé d’être lui-même, toujours conscient de sa
différence et de la réversibilité de l’ordre colonial. Il n’avait qu’à
attendre le moment opportun pour réclamer le départ de la France et
ce moment est arrivé après 1945 à la grande surprise de la
puissance coloniale qui avait cru que le colonisé avait été soumis en
profondeur alors qu’il avait simplement été placé au congélateur.

L’opinion publique, éternelle oubliée

La pacification n’a pas débouché sur la paix, mais simplement sur


une soumission forcée. Le rebelle est redevenu paysan, mais il n’a
pas mis fin à la guerre, il va la poursuivre par d’autres moyens, les
seuls qui s’offrent aux faibles. Il tolère l’autorité nouvelle, mais ne lui
apporte pas son assentiment. Tel un faux converti, il feint de
professer une foi qui n’est pas la sienne juste pour avoir la vie sauve
et vivre tranquillement. C’est un jeu de dupes. Des esprits lucides
comme Bugeaud l’ont compris et ont averti : la domination ne tient
que par la force, elle n’est pas désirée, juste tolérée faute de mieux1.
Pour le dire autrement, elle n’est pas légitime, elle ne le sera que le
jour où elle sera acceptée comme un fait naturel, qui coule de
source et contre lequel on ne peut rien à moins de dérégler
l’équilibre du monde.
Pour transformer la relation de domination en un partenariat, pour
résorber la fracture en somme, il aurait fallu des êtres
extraordinaires des deux côtés de la barrière. Des hommes capables
de vaincre les préjugés de race et d’éteindre les souvenirs
douloureux : des hommes du calibre d’Auguste Pavie, un diplomate
et un explorateur qui, à lui tout seul, a su gagner les cœurs des
Cambodgiens à la cause française2.
Ces hommes de grande valeur devaient être servis par une
administration dynamique et en effectif suffisant pour quadriller les
populations, les connaître, les « aimer », les respecter. Tout le
contraire du fonctionnaire qui se rend au douar une fois par an pour
prélever l’impôt et disparaître dans la foulée.
Les hommes et les institutions auraient dû professer un projet :
une communauté de destin avec les indigènes (et non pas contre
eux ou sur leur dos). Une vision convergente du futur où les deux
peuples auraient tiré leur épingle du jeu. Une promesse en somme
fondée sur l’harmonie et la justice.
Des hommes des institutions, un projet : aucune de ces trois
conditions n’a été remplie comme nous l’avons vu antérieurement.
Les « perles rares » comme Lyautey, Poeymirau3, Cambon4 ou
Van  Vollenhoven5 se comptant sur les doigts d’une main ; les
bureaucraties civiles et militaires étant promptes de leur côté à
castrer les profils « couteau suisse » que nécessite la colonisation ;
sans oublier la vacuité de l’idée coloniale, dépourvue de toute vision
de long terme. Elle est aussi décevante qu’un roman qui s’arrête à la
préface par manque de sentiments et d’affects à partager avec le
lecteur.
Pourtant, en surface, tout a l’air normal et sous contrôle. Ici ou là
des manifestations sporadiques voire des émeutes, mais rarement
de quoi menacer l’ordre colonial. Jusqu’en 1945, les indigènes ne
sont pas remuants.
En réalité, la population se divise en trois groupes principaux : une
très petite minorité d’irréductibles qui rejettent ouvertement la
colonisation, une majorité qui obéit aux autorités, mais chez qui
sédimentent plusieurs doléances silencieuses à l’égard de la France,
enfin une couche favorable au statu quo. Ces trois catégories
couvrent une multitude de nuances comme autant de choix et de
postures individuels dictés par le caractère de chacun, sa situation et
ses intérêts.
La taille relative de chaque groupe varie selon le lieu et l’époque.
Dans une même colonie, l’opinion publique pouvait changer d’une
région à l’autre en fonction de la personnalité des administrateurs ou
des projets réalisés ou pas. Une route ou un projet d’irrigation
pouvait cimenter les sympathies profrançaises dans une vallée et
susciter une sourde hostilité dans la vallée voisine, « oubliée » et «
méprisée » par les autorités. La cote de popularité de la France était
probablement a son maximum au Maroc à la fin des années 1920, la
sécurité étant revenue dans les grands axes et les premiers projets
de développement étant exécutés tel le train Marrakech-Fez.
Situation radicalement différente en 1930 lors de la promulgation du
Dahir berbère, une réforme de la justice interprétée comme une
tentative de séparer les Arabes des Berbères. Au vrai, il s’agissait
d’une simple (mais très maladroite) mise à jour des textes pour
prendre en compte le réel : les Berbères des montagnes avaient
recours à la loi coutumière qui diffère de la loi islamique en vigueur
en pays arabe. Ainsi, la fille n’héritait de rien et l’homme pouvait se
marier à la sœur de sa femme si cela lui chantait6.
Durant les années 1920-1930, l’opinion publique prend corps
réellement et cesse d’être une série d’opinions tribales, régionales
ou communautaires. Le sens commun évolue au-delà des frontières
intérieures, parfois millénaires, à mesure qu’émerge pour la
première fois une sorte d’identité nationale. Elle s’affirme sur les
ondes de la radio qui brasse les accents régionaux et met les
individus au contact d’une culture nationale : sénégalaise, ivoirienne,
algérienne,  etc. Média accessible aux illettrés (c’est-à-dire à la
majorité), la radio s’inscrit dans un grand mouvement de
massification de l’information. Le retour de la sécurité a en effet
permis d’établir des communications régulières entre les régions,
d’où une meilleure circulation des rumeurs, des indignations et des
espoirs. Les voyageurs racontent ce qu’ils ont vu et entendu, ils
colportent les bonnes nouvelles sur les réalisations de la France
dans les grandes villes comme sur ses manquements notamment
vis-à-vis du prolétariat urbain naissant. Les paysans du Tonkin se
découvrent alors une unité de destin ou du moins de condition avec
l’ouvrier des charbonnages ou le boy assigné à une famille
d’Européens. Les bergers de l’Atlas aperçoivent pour la première
fois qu’ils sont embarqués dans le même navire qu’un cireur de
chaussures de Casablanca. Bien sûr, cette prise de conscience est
partielle par plusieurs aspects. La méfiance entre les villes et les
campagnes subsistent, les rivalités ethniques demeurent, mais elles
ne sont plus un mur étanche.
L’enjeu de l’entre-deux-guerres est donc d’organiser cette opinion
publique. Il s’agit de l’orienter en faveur de la France et de l’éloigner,
autant que faire se peut, du nationalisme.
Contrairement à ce que l’on croit, les dés ne sont pas jetés
d’avance. La cause française avait des arguments à faire valoir
encore dans les années 1920-1930. Le premier, le plus important,
est la sécurité et la paix interne. La peur a disparu, l’on voyage
volontiers, l’on prend le train ou l’autocar sans crainte, on effectue le
pèlerinage à la Mecque ou à tel ou tel sanctuaire sans s’exposer au
risque de l’enlèvement et du racket (en tout cas, pas en zone
française).
Les juifs d’Afrique du Nord ont beaucoup gagné de l’installation de
la France et lui ont savent gré. En Algérie, ils sont devenus citoyens
français à part entière à partir de 1871. Au Maroc et en Tunisie, ils
demeurent indigènes en majorité, mais ont le droit de quitter le
ghetto et d’étudier au collège français : quelle révolution ! Toutefois,
ces juifs, quoi que fusse leur réussite individuelle et collective, ne
peuvent défendre la cause de la France aux yeux des musulmans
qui les regardent de haut. Le juif maghrébin n’a jamais eu le prestige
propre à une élite, contrairement à l’Andalous de Fez ou de
Tlemcen. Il n’est pas écouté, car il a toujours été considéré comme
un marginal.
Au-delà des juifs, de nombreux indigènes ressentent de la
sympathie pour la cause française, mais ils ne l’expriment pas
forcément. Pensez aux populations libérées de l’esclavage par
l’arrivée de la France en Afrique de l’ouest, ou encore aux planteurs
d’hévéa indochinois qui profitent du boom du caoutchouc des
années 1920. Ces sentiments favorables restent souvent confinés à
la sphère privée. Et pour cause, comment auraient-ils pu franchir la
barrière de la peur si la France est si lointaine, s’il suffit de quitter les
quartiers européens pour ne plus apercevoir un seul uniforme
français ? Il aurait fallu une présence administrative plus intense
pour que les gens du quotidien se sentent rassurés au point d’oser
dire que la colonisation a amélioré leur sort. Autrement, la peur (la
peur de l’opprobre social) parle plus fort. Pour compenser la sous-
administration, il aurait fallu mettre à l’aise les amis de la France,
leur faire savoir qu’ils ne sont pas les seuls à penser ce qu’ils
pensent. Telle est la mission dévolue, en général, aux partis
politiques et aux mouvements de masse : réunir les individus isolés,
les motiver et les désinhiber. Un « parti de la France » aurait pu
contribuer à faire tomber les masques. Il n’a jamais existé, les
autorités coloniales n’ayant jamais daigné le mettre en place.
Résultat : les amis de la France ne sont jamais sortis du bois, à
quelques exceptions près.
Un des paradoxes de la colonisation est que plusieurs
autochtones ont en profité, mais très peu se sont risqués à la
défendre. La France n’a jamais pu compter sur une élite locale
alignée sur ses intérêts, une élite qui aurait tout à perdre de son
départ et qui aurait été capable d’exercer une quelconque influence
sur le reste de la population, que ce soit par la persuasion ou l’usage
de la force. La faute lui en incombe entièrement, car elle n’a pas pu
ou voulu organiser le paysage social à son profit.
Il n’était pas question de convertir 100  % de la population à la
colonisation. Cela aurait été impossible. Le travail à faire, la
responsabilité de la France était d’organiser l’hégémonie des
franges de la population qui avaient intérêt au maintien du statu quo
colonial. Ces groupes existaient bien, ils se sont révélés dans les
années 1950 lorsqu’ont éclaté les troubles indépendantistes.
Comme nous le verrons d’ici peu, des centaines de milliers
d’indigènes ont rejoint les forces françaises en Algérie ou au
Vietnam, pour ne citer que ces deux cas. Il était déjà trop tard, car il
aurait fallu mobiliser ces hommes et leurs familles vingt ou trente
ans plus tôt pour empêcher les milieux nationalistes de prendre le
contrôle de l’opinion publique, c’est-à-dire de la majorité silencieuse.
La France a perdu la bataille de l’opinion publique dès le début.
Elle a déclaré forfait pour dire vrai. L’inaction française s’explique
notamment par l’absence d’un cap et d’une doctrine en provenance
de Paris : l’idée coloniale étant floue et indécise. Un coup, on rêve
d’assimiler les indigènes, le lendemain, on les repousse dans leur
préhistoire et leurs coutumes. Livrés à eux-mêmes, les
administrateurs ont fait ce qu’ils ont pu : ils ont acheté du temps en
maintenant sur pied les équilibres hérités de la pacification. Ils ont
aussi été accaparés, dans plusieurs cas, par les communautés
européennes qui exigeaient toujours plus de droits, d’infrastructures
et de subventions.
Pendant que la France négligeait de faire de la politique, deux
phénomènes imparables se produisaient sous ses yeux, ils auront le
dernier mot sur le sort de la colonisation. D’une part, la résistance a
changé de visage, de discours et de techniques. De l’autre, les amis
de la France se sont globalement affaiblis.

Passage de relais chez les résistants

En 1934 au moment où les derniers berbères insoumis de l’Atlas


rendaient les armes, un groupe de lettrés remettait au Résident
général le Plan de Réformes marocaines, tentative audacieuse de
rééquilibrer la relation entre les musulmans et les Français dans le
cadre du Protectorat. Imprimé au Caire en arabe avant d’être traduit
en français, ce plan est l’acte  I du nationalisme au Maroc dans le
sens où il pointe en toute sincérité les apories du système colonial,
des impasses indépassables, car les résoudre serait mettre fin à la
colonisation. Au titre des revendications exprimées à cette occasion
figurent la liberté d’expression et l’accès des Marocains à des
opportunités économiques.
Ce télescopage n’a rien de fortuit. Il se produit au milieu des
années 1930 lorsqu’à peu près partout dans l’Empire se produit un
passage de relais, relativement discret, entre la vieille et la nouvelle
garde.
Tel un arbre séculaire au tronc vermoulu, le monde ancien
s’affaisse sur lui-même et ne veut plus entendre parler de résistance
ou de lutte armée. Battu à plate couture par la France, il n’a plus rien
à proposer. Sa formule a échoué, celle qui a consisté à résister en
ordre dispersé à l’envahisseur et à pratiquer la guérilla dans les
campagnes en délaissant les villes. Sa résistance, fondée souvent
sur un sentiment d’appartenance à un terroir (le Souss, telle ou telle
oasis, telle ou telle ethnie ou confédération tribale, etc.) a démontré
qu’il n’était pas efficace face au rouleau compresseur français. Il en
faut un peu plus pour repousser la France : la question d’un front uni
chemine dans les esprits comme une des leçons principales de la
pacification. Le concept de nation fait son chemin, comme espace
où il convient de définir le bien commun. De même, l’idée d’une lutte
totale émerge c’est-à-dire d’une guerre mêlant la propagande, la
politique et l’action armée. Autant de désaveux aux résistants de la
première heure.
Leur prestige est entamé, non seulement pas la défaite en soi,
mais aussi par le ralliement de plusieurs d’entre eux à l’ordre
colonial. L’alliance des résistants d’hier, même les plus farouches,
avec la France a marqué, nous l’avons vu, la pacification du Maroc,
de l’Algérie et de nombreux autres pays d’Afrique noire. En
Indochine aussi, nombre de mandarins ont rallié la France, de
guerre lasse.
Les ralliés ont été dans un sens « ramollis » par le confort de
l’obéissance. Ils ont des rentes, ils ont une situation, ils n’ont plus
envie de tout risquer à nouveau. Devenus notables, ils ont tendance
à se comporter comme tels. Nombre d’entre eux veulent donner une
chance à la France de relever leur pays et d’effectuer les réformes
qui s’imposent pour le préparer le jour venu à l’émancipation. Ils se
laissent convaincre que la France est là pour toujours et que l’amitié
franco-annamite ou franco-soudanaise dépassera tous les obstacles
à commencer par les susceptibilités des uns et des autres et le
manque criant de moyens alloués au développement.
Ceux qui veulent continuer la lutte sont affaiblis. La pacification a
en effet abattu ou exilé la crème de la crème de la résistance. Ceux
qui veulent poursuivre le combat voient leurs biens saisis, perdant
ainsi leur capacité de mobiliser une clientèle essentiellement rurale
qui suit le chef parce qu’il garantit la survie matérielle et assure la
victoire. Leur destin est de s’enfoncer dans la clandestinité et
d’évoluer à la marge comme bandits de grand chemin.
Dans l’ensemble, le monde traditionnel vieillit et fléchit sous le
poids de l’oisiveté. Désarmés et obligés de se tenir tranquilles, les
membres des tribus perdent progressivement l’habitude de se battre.
Condamnés à une vie sans enjeu, les hommes les plus valeureux
s’enfoncent dans une vie ennuyeuse, tel un aigle auquel on a limé
les serres, il vole haut, mais ne prend plus aucune proie. Il n’effraie
plus personne, même pas les lapins qui jadis tremblaient à la simple
mention de son nom.
« Nous allons beaucoup nous ennuyer, et nos fils qui n’auront
jamais connu la guerre deviendront comme ces hommes des
plaines, qui ne savent que compter des moutons et payer l’impôt ».
Ainsi se confiait un guerrier de la tribu des Ait Seddrat7 à un
officier colonial français au début des années 1930. Autrement dit, la
paix et la relative prospérité apportées par les Français ont été un
baiser de la mort donné aux forces tribales. Leur sang s’est refroidi
par défaut d’adrénaline et de sensations fortes.
Empêché de piller son voisin et dissuadé de faire justice lui-même,
l’homme traditionnel perd le goût de vivre. Ses qualités intrinsèques
sont inutiles dans un monde où la police (comprenez la France) met
à égalité les forts et les faibles. Il se replie alors avec orgueil sur son
folklore et ses traditions, devenant une sorte de pièce vivante dans
un musée identitaire. De loin, la vie tribale a l’air superbe, pleine de
dynamisme et de ferveur. De près, elle n’est plus qu’un baroud
d’honneur.
Les héritiers de la génération qui a pris le maquis contre l’invasion
française se réfugient dans une bulle mentale. Les chefs
traditionnels en Afrique s’occupent de la vie spirituelle de leurs
peuples, et ne font pas de politique. Idem au Maghreb avec les
zawiyas et les tribus qui se tiennent à l’écart de toute agitation. Les
mandarins en Indochine s’expatrient mentalement dans la
préservation de l’art de vivre et des enseignements traditionnels.
Plus question de reprendre les armes ou d’organiser la résistance
sous d’autres formes.
Un monde s’en va, il tire sa révérence silencieusement, avec le
panache de l’aristocrate, mais il se retire quand même. La conquête
et la pacification ont, dans bien des cas, provoqué l’effondrement
d’une société sans provoquer l’émergence d’une autre à sa place.
Ces évolutions privent la France d’un adversaire qu’elle a appris à
combattre. Lyautey et Gallieni, pour ne citer qu’eux, ont développé la
doctrine adéquate pour traiter les insurrections menées par des
chefs flamboyants, mais souvent isolés les uns des autres, sans
relais dans la société civile française et dans l’opinion publique
internationale. Les Abdelkader de jadis sont une espèce en voie de
disparition, ils seront remplacés par des idéologues et des
terroristes.
Pour l’instant, dans les années 1930, on en est encore à confirmer
les vocations et à parfaire les formations.
Des avant-gardes nouvelles s’affirment. Elles sont teintées d’idées
plus ou moins neuves comme le socialisme, le communisme, le
panarabisme ou encore le salafisme. Le non est devenu l’apanage
des commerçants, des étudiants, des instituteurs et des professions
libérales après avoir été longtemps le monopole exclusif des
seigneurs de guerre.
Allah el Fassi (Maroc) est un savant religieux. Ferhet Abbas
(Algérie) est pharmacien, Bourguiba (Tunisie) avocat, Hô Chi Minh
est retoucheur de photo, Moumié (Cameroun) est médecin, Sékou
Touré (Guinée) est syndicaliste des PTT.
Tous sont jeunes dans les années 1930, ils ont l’âge qui autorise
encore le courage de faire face à l’oppression, le courage d’entamer
une longue marche vers l’émancipation nationale. Ils ont été
exposés aux idées nouvelles à l’école, dans les cercles littéraires et
philosophiques et bien sûr dans les villes coloniales où les livres et
les journaux circulent malgré la censure. La plupart ont quitté leur
pays au moins une fois et ont une expérience directe de l’Occident.
C’est le cas du Marocain Balafrej qui se rend à Berlin en 1936 pour
comprendre le nazisme et observer l’Allemagne, grand rival de la
France.
Les nouveaux cadres nationalistes accumulent des biens
immatériels qui manquent cruellement aux résistants de la première
heure : la rhétorique et les réseaux. L’art du discours convient au
nouveau langage des masses, désormais touchées par la
radiodiffusion. Les réseaux, à leur tour, permettent de faire connaître
la « cause nationale » à l’opinion publique mondiale et aux grandes
consciences de l’époque. Ces réseaux sont communistes bien sûr,
mais aussi socialistes, asiatiques ou panarabes.
Bientôt, ces jeunes pousses ajouteront une corde essentielle à
leur arc, elle consistera en l’apprentissage de la violence. Elles se
transformeront alors en une machine de guerre redoutable qui
cumule le pouvoir de la parole et celui des armes. Ce nouveau
chapitre de l’histoire s’écrira à partir de 1945.

Le décrochage des amis de la France


Alors que les milieux nationalistes se professionnalisent, les amis
de la France se sclérosent. Ils ne voient pas venir les temps
nouveaux où l’idéologie et l’internationalisme s’empareront de
l’opinion publique naissante. L’idéologie rigide et incandescente
radicalisera les attitudes, l’internationalisme diffusera les doctrines
révolutionnaires aux quatre coins de l’Empire.
Le Caïd Glawi, allié numéro 1 de la France au sud du Maroc, n’a
pas « d’ambassadeur » à l’étranger. Personne ne parle en son nom
à Paris, Londres ou New York. Ce grand seigneur ne dispose pas
non plus de relais dans la presse internationale. Aucun journal ne
roule pour lui. Il « n’existe » tout simplement pas sur le plan des
idées, alors que ses avis sont suivis par de nombreux Marocains. Il «
n’a rien à dire », alors qu’il incarne une histoire tellement facile à
commercialiser auprès du public occidental : le fils de la montagne,
le guerrier intrépide, le gardien des traditions millénaires, le shérif
d’un territoire digne des Mille et une Nuits. Le Glawi a fait le choix de
la France, pour réformer et moderniser le Maroc, mais il ne le fait
savoir à personne.
La même indigence se retrouve partout. En Indochine, la maison
royale est démonétisée par les intrigues de Palais. Les Nguyen,
famille régnante, n’ont rien à dire aux Vietnamiens pour les inciter à
faire confiance dans la France. Ils ne peuvent que les énerver par
leur luxe scandaleux et leurs excentricités.
Où que l’on se retourne, le constat est le même. Les amis de la
France sont en voie de déclassement, au mieux ils sont sur la
défensive. En Algérie, les auxiliaires de l’autorité coloniale, agha et
bachaga, ne sont plus que l’ombre d’eux-mêmes, réduits au rang de
collecteurs d’impôts. Spectateurs impuissants de la clochardisation
de leurs tribus. Personne n’est dupe : ces chefs traditionnels n’ont
plus qu’un rôle décoratif, tel un vieux meuble couvert de poussières.
Le FLN leur donnera le coup de grâce à partir des années 1950, au
moyen d’attentats et d’assassinats ciblés.
Le péché le plus grave des élites profrançaises, et par ricochet de
l’autorité coloniale, est de ne pas avoir préparé l’avenir. Elles n’ont
pas voulu voir dans les doléances des militants nationalistes une
invitation à partager le gâteau. Il était peut-être possible dans les
années 1930 d’associer les nationalistes modérés (ils n’étaient pas
tous communistes ou radicaux) à l’exercice du pouvoir. Cela aurait
été un moyen habile de coopter des éléments valables et de
proposer une troisième voie entre la séparation et la soumission.
Malheureusement et en dépit de quelques ouvertures éphémères, la
décision a été prise d’emprisonner, de torturer et d’exiler. Ce faisant,
l’on a cantonné les indépendantistes au domaine de la Promesse,
tandis que les élites profrançaises portaient le stigmate du bilan,
forcément insatisfaisant et frustrant.
À la décharge des chefs que nous critiquons ici, il convient de
relever la profondeur de certains préjugés de nature ethnique ou
régionale. Au Maroc, les nationalistes des années 1930 sont souvent
des bourgeois citadins, de la ville de Fez notamment. Ils sont issus
de familles arabo-andalouses, aux antipodes des clans berbères
auxquels appartiennent les grands caïds profrançais comme Glawi
ou El Ayadi. Difficile pour les Berbères de se mettre à la place des
bourgeois arabes qui les ont toujours pris pour des sauvages.
L’inimité était réciproque, les membres du parti de l’Istiqlal se
chargeront d’en faire la démonstration dans les années 1950 en
organisant des attentats ciblés contre de nombreux chefs berbères.
En définitive, le vrai problème des amis de la France est leur
vieillissement précoce. La vieillesse n’est pas seulement une
question d’âge, mais bien de mentalités. Ils vivent encore au XIXe
siècle, repliés sur leurs terroirs et préférant le grand air vivifiant à
l’atmosphère étouffante des villes. Or, les colonies se tournent de
plus en plus vers les villes et les ports, sous la poussée de l’exode
rural. L’indigène se découvre bidonvillois8, il est déclassé dans le
sens où il a perdu son ancrage ancestral : il n’a plus sa place fixe au
village, et il en ressent une profonde angoisse. Il a besoin de
réponses urgentes à ses questions nouvelles, il va les trouver chez
les indépendantistes après 1945.

La divine surprise est couleur d’ébène

Dans ce processus et par le jeu du hasard, me semble-t-il,


l’Afrique noire présente une saisissante singularité. Bien sûr, les
roitelets et les chefs traditionnels se sont laissés « démoder », mais
dans de nombreux cas ils n’ont pas été évincés par des ennemis de
la France. Ainsi, au Sénégal, au Gabon, en Côte d’Ivoire comme au
Congo, les profils nouveaux, formés en France ou au contact de la
France, ne réclament pas l’indépendance et s’ils l’envisagent, ils ne
le font pas en tapant du poing sur la table. Même au Congo belge, le
grand Lumumba n’osait pas rêver d’émancipation totale, il s’en tenait
à l’exigence d’une association franche et sincère entre Belges et
Congolais. L’impression est celle d’une émergence d’une élite
authentiquement africaine et francophone, décidée à faire un bout
de chemin avec la France. Aussi, il serait hasardeux de classer
Senghor (Sénégal), Houphouët Boigny (Côte d’Ivoire) ou M’ba
(Gabon) dans le camp des indépendantistes. Nous le verrons plus
tard : ils auraient préféré le maintien, sous une forme aménagée, de
la colonisation. À défaut d’avoir exaucé ce vœu, ils ont été avec De
Gaulle les pères fondateurs de la Françafrique.
Au sud du Sahara, la France parvient, sans y avoir œuvré
vraiment, à compter sur une élite moderne qui trouve quelque mérite
à la colonisation !

____________________
1. « Notre empire n’est assis que sur la force ; nous n’avons ; nous ne pouvons pas avoir d’autre action sur
les Arabes ; nous ne pouvons nous perpétuer en Afrique que par la force. »
2. Auguste Pavie (1847-1925).
3. Joseph François Poeymirau (1869-1924). Proche collaborateur de Lyautey au Maroc, il a mis en œuvre la
politique de la pacification par tache d’huile. Officier connu pour ses compétences politiques en milieu
indigène (ou bien ses compétences « interculturelles » dirions-nous de nos jours).
4. Paul Cambon (1843-1924), premier Résident Général en Tunisie, « inventeur » de la formule du
Protectorat.
5. Joost Van Vollenhoven (1877, 1918), jeune gouverneur de l’AOF en 1917, il saura trouver les mots justes
pour avertir le gouvernement français de l’état d’épuisement moral et physique des indigènes sous sa tutelle.
6. Quelques traits surprenants des lois coutumières berbères sont évoqués par Gilles Lafuente dans une
étude synthétique et facile à lire. Voir : Lafuente Gilles. Dossier marocain sur le dahir berbère de 1930. Revue
de l’Occident musulman et de la Méditerranée, n° 38, 1984.
7. Du côté du Tafilalet, sud-est du Maroc.
8. Le terme bidonville aurait été forgé au Maroc d’ailleurs, à cette époque.
Les décolonisations tranquilles

« Conserver des conquêtes est un problème bien


autrement difficile que de les faire, en profitant
d’un heureux agencement momentané des
circonstances… »
Heinrich Bart (1821-1865), explorateur allemand

Survenues entre le milieu des années 1950 et le début des


années 1960, les décolonisations ne forment pas une rupture, mais
plutôt la réparation d’une anomalie. L’accès à l’indépendance a
aligné les institutions sur les mentalités. Algériens, Congolais et
Malgaches étaient déjà émancipés et autonomes dans leur for
intérieur, la décolonisation a simplement mis en accord leur vie
intime et leur vie publique.

Hitler, compagnon de la libération des colonies ?

La guerre provoque le réveil des masses, qui découvrent avec dix


ans ou quinze ans de retard sur les avant-gardes nationalistes les
notions d’autodétermination et de démocratie. Tout d’un coup,
l’oppression coloniale devient insupportable. Jadis, elle était
relativement camouflée derrière la résignation et le souvenir encore
prégnant des désordres antérieurs à la colonisation. Au lendemain
de la Seconde Guerre mondiale, il n’est plus possible de l’ignorer. Il
faut un changement. Lequel ?
Le conflit a « mouillé » tout le monde, les riches et les pauvres, les
apathiques et les engagés, les indifférents et les militants de la
première heure. Tous ont souffert des privations voire des
bombardements nonobstant leur rang ou leur lieu de vie. Presque
partout, les denrées alimentaires se sont raréfiées et leur prix a
explosé. La désorganisation de la logistique et des transports y ont
été pour beaucoup, les réquisitions aussi (blé, riz, café, etc.).
La guerre a exposé au grand jour l’absurdité du modèle
économique de l’empire. Les colonies ont compris qu’elles
dépendent intégralement de la métropole qui produit tout alors
qu’elles ne font qu’extraire des richesses du sol et du sous-sol
(quand il y en a). D’où la pénurie quand les bateaux sont
réquisitionnés pour la guerre ou quand les sous-marins allemands
les coulent en mer. L’absurdité atteint des sommets lorsque l’on se
rend compte qu’il est interdit de s’approvisionner dans les pays
voisins parce que les autorités coloniales ne le permettent pas.
Ainsi, Madagascar n’a pu s’adresser à l’Afrique du Sud qui disposait
de tous les produits qui lui manquaient, les autorités vichystes s’y
opposant par principe. Autrement dit, le modèle économique colonial
s’est avéré dangereux pour la survie même des peuples sous
influence française.
Aux privations s’est rajouté un durcissement de l’ordre colonial. La
liberté d’expression, une vue de l’esprit avant-guerre, s’est encore
éloignée de l’horizon des peuples colonisés puisque la guerre
implique le soupçon et la paranoïa. On restreint la circulation des
journaux et des livres, on surveille les agitateurs nationalistes de
peur qu’ils procèdent à des sabotages ou qu’ils se mettent en
contact avec les agents clandestins de l’Allemagne et de l’Italie.
Les paysans ont été obligés de travailler plus et de manger moins.
D’un côté, ils ont augmenté les surfaces semées. De l’autre, ils ont
délaissé les cultures vivrières (qui les nourrissent) pour planter riz,
blé et canne à sucre, destinés à l’export.
Comment les convaincre des bienfaits de la colonisation ou leur
demander de faire preuve de patience dans l’attente d’un progrès
hypothétique ?
Le cauchemar ne s’est pas terminé en mai  1945 avec la
capitulation de l’Allemagne ou en septembre 1945 avec la défaite du
Japon. Les privations se sont prolongées jusqu’à la fin des années
1940, le temps de reconstruire, de réorganiser l’économie et de
rouvrir les routes commerciales avec la métropole d’où provenaient
les vêtements en coton, les chaussures, les médicaments et la
plupart des biens de consommation.
***

La guerre a dynamité le principal fondement de l’ordre colonial qui


est la supériorité morale et presque anthropologique du Français sur
l’autochtone. C’en est fini de la « race supérieure ». Le Français est
soudain devenu un homme comme les autres, capable de pleurer,
de s’enfuir, de se cacher et d’obéir à plus fort que soi. Il n’est plus un
extraterrestre qui a raison sur tout et a le dernier mot en toute
circonstance.
Certaines scènes marqueront fortement l’imaginaire collectif des
peuples colonisés. En Afrique du Nord par exemple, les musulmans
ont compris que les Français avaient été déclassés lorsqu’ils ont vu
passer sous leurs fenêtres les troupes américaines, débarquées en
novembre  1942. Suréquipées, bien alimentées et confiantes dans
leur bonne étoile, les forces américaines avaient manifestement le
dessus sur leurs homologues françaises. Mais, c’est en Indochine
que l’impact psychologique de la guerre aura été le plus brutal. En
septembre 1940, la colonie a été subjuguée par les Nippons qui ont
réduit les Français au rôle de simples contremaîtres. Les indigènes
ont été choqués de voir que leurs colonisateurs ont été « colonisés »
et par des Asiatiques par-dessus le marché.
Ce tableau, peint à grande vitesse, permet tout de même
d’imaginer l’état d’esprit des colonisés au lendemain de la guerre. Ils
voulaient des compensations immédiates à leurs sacrifices : le
développement économique et social et l’égalité. La première
revendication était atteignable à moyen ou long terme ; la seconde
était inenvisageable, car elle aurait mis à terre l’ensemble de
l’édifice. J’ai l’impression que dans l’immédiat après-guerre, la
demande la plus pressante était l’égalité et non l’indépendance. Les
gens en avaient assez de donner sans rien recevoir en retour. Ils
voulaient être respectés dans leur dignité sans discrimination sur la
base de la race, de la naissance ou de la confession. Ce qui
signifiait la fin de l’ordre colonial, car sans séparation et
discrimination, il n’y a pas de colonialisme. La domination n’existe
que parce que l’un est supérieur à l’autre.
Le choc des volontés, cette fois-ci, est favorable aux colonisés.
Pour la première fois depuis le XIXe siècle, le rapport de force est en
train de changer. Et pour cause, la démographie joue en faveur des
autochtones dont la population explose alors que le contingent
européen demeure insignifiant. À Madagascar en 1947, pour 35 000
Européens, ils sont 4 000 000  millions de Malgaches en face. Un
rapport de 1 à 100 et qui ne cesse de se creuser.
Il y a de quoi douter de la pérennité de la domination française
avec si peu d’effectifs civils et militaires.

Les décolonisations politiques

Nous ne prétendons pas refaire ici une histoire des


décolonisations. Le sujet est amplement couvert par les historiens et
les journalistes, souvent dans une approche partiale et fortement
antifrançaise, mais avec une profusion d’informations, d’images et
de témoignages. Il nous semble plus opportun de briser ou de moins
de nuancer quelques idées reçues par rapport au processus en lui-
même.

Un processus « consensuel » dans la plupart des colonies

La dissolution de l’Empire n’a pas été une opération aussi


douloureuse que ce que l’on veut bien nous faire croire. À
l’exception de l’Indochine et de l’Algérie, les décolonisations ont été
des quasi-formalités. En réalité, la France a lâché ses colonies pour
se consacrer à l’Europe et à sa propre modernisation.
En Tunisie, quelques manifestations ont suffi à convaincre
Mendès France d’organiser l’accès ordonné et consensuel à
l’indépendance, finalement octroyée le 20  mars 1956. Point de
drames, d’attentats sanglants ou de guérillas. Au Maroc, le
processus a été un peu moins paisible. Des bombes ont explosé à
Casablanca aux endroits fréquentés par les Européens : au marché
central en décembre  1953, au rond-point de Mers Sultan en
juillet  1955. Quelques jours plus tard, la ville d’Oued Zem (250  km
de Rabat) a vécu l’enfer lorsqu’une foule marocaine a massacré, en
quelques heures, 47 Européens, dont des femmes et des enfants
ainsi que les malades, les infirmiers et les médecins de l’hôpital
local. Les renforts arrivés sur place auraient fomenté une terrible
campagne de représailles dont le bilan est incertain, on parle de
plusieurs centaines de morts. Impossible à vérifier.
En dépit de ces violences, l’affaire s’est jouée d’abord et avant
tout au niveau politique, dans le cadre d’un bras de fer long et
imprévisible entre le Sultan Mohamed V et les autorités coloniales.
Finalement et au terme de trois ans de confrontation, Paris a «
débranché » le Protectorat en désavouant totalement l’administration
coloniale ainsi que certains des alliés les plus fidèles de la France au
Maroc dont le Caïd Glawi. L’indépendance du Maroc sera effective le
7 avril 1956.
En Afrique noire, la plupart des décolonisations se sont déroulées
sous le signe de la sérénité. En 1960, de Dakar à Tananarive, on a
fait des discours, on a baissé le drapeau tricolore avant de hisser les
couleurs de la nation nouvellement indépendante.
Deux ombres au tableau, l’une bénigne, l’autre sanglante. En
Guinée Conakry, des erreurs de communication et des ego
démesurés font dérailler le processus d’émancipation. Sékou Touré,
le leader nationaliste, dit non au processus d’émancipation graduelle
proposé par De Gaulle et déclare l’indépendance de son pays en
octobre 1958. Il le paiera cher : conspirations, subversions et autres
pressions économiques l’attendront au tournant dans les années
1960. Le cas du Cameroun est bien plus grave, puisque des
combats intenses endeuilleront le pays entre 1960 et 1964. Bien que
formellement indépendant dès 1960, le Cameroun s’engage de suite
dans une guerre civile entre les forces gouvernementales,
encadrées par des officiers français, et les guérillas
indépendantistes réunies sous l’égide de l’Union des Populations du
Cameroun (UPC).
Mais que ce soit en Guinée ou au Cameroun, l’enjeu n’a jamais
été le maintien de l’ordre colonial, mais le transfert du pouvoir à des
groupes politiques bien disposés à l’égard de la France.
Pourquoi les Français ont-ils accordé les indépendances aussi
facilement ? Trois explications complémentaires peuvent être
avancées. La première est que les colonies coûtaient beaucoup plus
cher que ce qu’elles ne rapportaient. Un état de fait antérieur à la
guerre, mais qui s’accentuera fortement après la Conférence de
Brazzaville (1944) où la France a promis aux indigènes le logement,
la santé, l’éducation et le développement économique. Ces
promesses, formulées dans un contexte de boom démographique,
avaient de quoi ruiner la France qui a préféré se retirer à temps. La
deuxième explication réside dans l’urgence de moderniser la France.
Dès le début des années 1950, l’idée s’installe que les colonies
dilapident les forces vives du pays et ralentissent l’innovation
industrielle (marchés captifs). À ce titre, le cas hollandais donne à
réfléchir, puisque ce pays a connu une croissance record après avoir
mis fin à son aventure coloniale en Indonésie (1949). Enfin, le rêve
colonial se dissipe au profit du rêve européen. Petit à petit, les élites
françaises perdent le goût de l’outre-mer et commencent à imaginer
les contours d’une nouvelle Europe : unifiée, pacifiée et prospère.
On se retire des immensités coloniales pour se recentrer sur ce qui
importe, c’est-à-dire le rapprochement avec les pairs de la France.
On notera d’ailleurs que le Traité de l’Élysée qui a scellé la
réconciliation définitive entre Français et Allemands a été signé en
janvier 1963, soit six mois à peine après l’indépendance de l’Algérie
! Comme s’il fallait tourner une page pour pouvoir en écrire une
autre.

L’horreur en Algérie et en Indochine

L’opinion publique retient de la décolonisation les catastrophes


absolues qu’ont été les guerres coloniales en Indochine (1946-1954)
et en Algérie (1954-1962). Ces deux conflits sont à la fois une guerre
de libération et une guerre civile entre les pro et les anti-Français. En
Algérie, le FLN a tué plus de musulmans que d’Européens : 30
000  victimes contre 3000, un rapport de 1 à 10. Il y avait plus de
musulmans aux côtés des Français que du FLN : 200 000 environ
(forces régulières et supplétives) contre 30 à 50 000 guérilleros au
maximum. En Indochine, même chose : au plus fort de la guerre,
l’Armée nationale vietnamienne comptait 168 000 soldats indigènes
contre 79 000 pour le Viet Minh1 (1949).
Qui dit guerre civile dit massacres fratricides. C’est la vieille
histoire d’Abel et Caïn transposée en contexte colonial. Deux vérités
se sont affrontées en Indochine et en Algérie, deux vérités qui se
valaient. Il n’y avait pas les collabos et les patriotes, les lâches et les
courageux. Tous aimaient leur pays, tous ont risqué leur peau pour
le défendre. Lâches sont les indifférents, les planqués et les
commentateurs qui comptent les points attablés au café.
Les deux côtés avaient des arguments valables, les deux étaient
légitimes. Les uns espéraient que la poursuite de la collaboration
avec la France allait écourter le chemin de leur pays vers la
modernité, les autres croyaient qu’il fallait se débarrasser du
colonialisme comme on se débarrasse d’un parasite malvenu pour
se consacrer ensuite à l’œuvre modernisatrice. Les deux avaient
raison dans un sens et tort en même temps. Les premiers n’avaient
pas compris que la France ne pouvait plus les maintenir sous
perfusion : le développement coûte cher. Les seconds ont raté
l’évidence qu’il ne suffit pas de s’émanciper pour devenir riches et
puissants, il faut également trouver la recette magique qui garantisse
le développement, une recette qui varie d’un peuple à l’autre en
fonction de ses spécificités.
L’hyperviolence des guerres de libération s’est exercée également
sur les Français tant civils que militaires. Ce qui m’amène à croire
que les anciens colonisés et les anciens colonisateurs sont quittes.
Le match est nul. Chacun a fait beaucoup de mal à l’autre, bien plus
que nécessaire pour défendre sa cause.
En Algérie, les guérilleros du FLN se sont déchaînés sur les civils
français, dont les femmes et les enfants.
« La grand-mère et la jeune fille âgée de quinze ans étaient nues
et attachées à une chaise dans la cuisine. Elles avaient été violées
et étripées. Leurs gorges avaient été coupées d’une oreille à l’autre.
Dans la chambre d’à-côté, il y avait un garçon âgé de deux ans, son
crâne avait été fracassé sur le mur et son cerveau avait giclé partout
».2
Était-ce nécessaire à la lutte ? En quoi est-ce utile de fracasser le
crâne d’un bébé ?
À Philippeville en août  1955, des militants du FLN ont tué des
mineurs français et leurs familles à coup de fourchette. Le massacre
a débuté à l’heure du déjeuner et s’est prolongé jusqu’en soirée, le
temps que l’alerte soit donnée et que les premiers renforts arrivent3.
Après la signature des accords d’Évian en mars  1962, le FLN a
continué à enlever des Européens en dépit du cessez-le-feu. Ils
n’ont jamais été rendus à leurs familles, personne ne sait ce qu’ils
sont devenus. Parmi eux, quelques-uns ont été vidés de leur sang
dans les cliniques de transfusion clandestine opérées par le FLN. Il
faut imaginer une jeune fille innocente vidée de son sang jusqu’à ce
que mort s’ensuive.
Une fois l’indépendance obtenue, des massacres de civils ont eu
lieu en dépit du bon sens et de la morale la plus élémentaire. À
Oran, le 5 juillet 1962, la populace secondée et instiguée par l’armée
des frontières4 a pourchassé les Européens et les Algériens réputés
proches des Français. Les militaires français ont reçu l’ordre de ne
pas quitter leurs casernes en dépit des cris et des appels au secours
des civils suppliciés5. La police elle était démantelée puisque le
maintien de l’ordre devait en théorie (et en vertu des accords
d’Évian) revenir à une force mixte franco-algérienne. Cette force n’a
pas bougé le petit doigt. Le bilan est estimé à 700 morts et disparus.
Déplorable aussi a été l’attitude du gouvernement français qui, non
content d’interdire aux militaires de sortir, n’a pas demandé de
comptes aux Algériens et n’a pas mis en œuvre tous les moyens
dont il disposait pour retrouver les séquestrés (morts ou vifs).
En Indochine aussi, l’horreur a frappé. Le Viet Minh a commis des
crimes de guerre contre les prisonniers français dont le nombre a
explosé après la défaite de Diên Biên Phu (mai 1954). Par milliers,
ils ont été trimballés dans la forêt vierge sans chaussures, sans
vêtements adaptés et sans soins. Bien souvent, les soldats captifs
dormaient chez l’habitant qui devait leur fournir un peu de riz. Avec
le temps, les communistes vietnamiens ont construit des camps en
pleine forêt qui rappellent les camps des FARC en Colombie : pas
de barbelés ni de fossés infranchissables, car la fuite est hautement
périlleuse, voire impossible, dans un environnement aussi hostile. Et
les rares qui essayaient de s’évader ou bien désobéissaient d’une
manière ou d’une autre étaient soumis à la torture. Le supplice le
plus cruel était « la mise aux buffles » où l’on obligeait le captif à
passer la nuit parmi les buffles, à même le sol couvert d’excréments
et infesté d’insectes. Plusieurs en sont devenus fous. Un autre
supplice consistait à enfermer les captifs dans une cage de 50  cm
sur 50  cm (« la cage japonaise ») où ils devaient de tenir à quatre
pattes des jours durant. Impossible de s’allonger, de faire ses
besoins ailleurs que sur soi-même.
La description de ces détails sordides a pour but unique de
démontrer que les deux côtés ont pratiqué l’intolérable. Les deux ont
blessé la dignité humaine. Les deux ont laissé libre cours à la
barbarie là où il fallait se limiter à l’usage de la force. Loin de moi
l’idée d’atténuer les responsabilités françaises notamment le recours
à la torture ou aux déplacements de population, mon ambition est
d’établir que le jour où la paix a été signée tout le monde était quitte.
Il aurait fallu tourner la page et construire l’avenir.
Or, l’Algérie n’a jamais voulu terminer la guerre. Elle continue sans
interruption depuis juillet  1962 : dans les déclarations des
apparatchiks du FLN, dans les programmes scolaires enseignés aux
enfants et dans l’esprit d’une frange non négligeable de la diaspora
qui semble vivre en France « malgré elle ». Curieuse mentalité qui
consiste à s’obliger à vivre dans un pays que l’on déteste de toutes
ses forces. Il serait tellement facile de revenir en Algérie ou de
s’installer à Dubaï ou au Canada plutôt que de cohabiter avec des «
criminels de guerre ».
Oui, au sortir de la guerre de libération, les Algériens et les
Français étaient quittes. En partant, la France a fait cadeau à
l’Algérie du Sahara. Un cadeau du ciel étant donné l’histoire de ce
territoire qui n’a jamais été soumis par une quelconque force
provenant d’Alger, d’Oran ou de Constantine. Les tribus du désert
savent se battre et aiment l’autonomie6. Le Sahara, au-delà de sa
profondeur stratégique, signifie bien sûr l’accès à d’immenses
réserves d’hydrocarbures qui ont déversé sur l’Algérie des centaines
de milliards de dollars depuis l’indépendance. On pourrait aussi,
comme le fait admirablement Bernard Lugan, compter le nombre de
kilomètres de chemins de fer et de routes asphaltées léguées aux
Algériens7. On peut toujours rétorquer que les Français ont édifié
ces infrastructures pour les besoins des pieds-noirs. Et je répondrais
alors qu’il aurait pu aussi bien les dynamiter une fois qu’ils ont vu
qu’un million de pieds-noirs ont été mis à la porte entre mars et
juillet 1962.
L’erreur congénitale du FLN a été de faire partir les pieds-noirs,
c’est-à-dire de se priver d’une ressource humaine dynamique,
adaptée aux conditions algériennes, et qui se sentaient
responsables du sort du pays. Les pieds-noirs n’étaient pas des
expatriés qui allaient passer quelques années au soleil. C’étaient
des Algériens qui se sont cassé les dents pour labourer, construire
et investir dans ce pays. Dans les années 1950, ils étaient en train
de décoller économiquement faisant miroiter la perspective d’un
avenir économique radieux pour l’ensemble du territoire. Mais, le
fanatisme et la xénophobie ont privé l’Algérie des seuls Algériens qui
disposaient de compétences en matière de gestion et d’ingénierie. Il
ne sert à rien d’accuser les Français de ne pas avoir suffisamment
formé d’Algériens entre  1830 et  1962 (j’ai fait moi-même ce procès
dans les chapitres antérieurs) si le FLN a expulsé les meilleurs
éléments à sa disposition. Rappelez du slogan odieux : la valise ou
le cercueil. Eh bien, les pieds noirs ont plié bagage et l’Algérie a
creusé sa tombe.
« Avec les pieds-noirs et leur dynamisme – je dis bien les pieds-
noirs et non les Français –, l’Algérie serait aujourd’hui une grande
puissance africaine, méditerranéenne »8.
Hocine Ait-Ahmed, leader historique du FLN
Le tableau est différent en Indochine, pour les raisons que nous
connaissons tous. Le départ de la France en 1954 n’a été qu’une
pause dans le processus de décolonisation. Les Français ont
transmis le contrôle de la perle de leur empire aux États-Unis qui
s’implantèrent immédiatement au sud du 17e parallèle. Jusqu’en
1975, le nord (Hanoi) et le sud (Saigon) continueront deux guerres
imbriquées les unes dans les autres : une guerre coloniale contre
l’homme blanc (l’Américain) et une guerre civile.
En dépit de ces traumatismes à répétition, on n’entend point les
dirigeants vietnamiens se plaindre de l’héritage colonial et se
promener dans le monde en montrant leurs cicatrices. Ils n’ont peut-
être aucun besoin d’accuser autrui de leurs échecs. Ils travaillent
d’arrache-pied pour ne plus devenir un pays colonisable. Tel est
peut-être le secret de la réussite.

L’anti-modèle britannique
Il faudrait également tordre le cou à la croyance tenace en une
décolonisation exemplaire du côté des Britanniques. Rien de moins
faux puisque l’indépendance de l’Inde fut un drame absolu qui coûta
la vie à des centaines de milliers de civils innocents. Les Anglais se
sont contentés de fixer une date à leur départ et ont laissé les
autochtones se débrouiller seuls pour inventer un nouveau monde.
Cela s’est traduit par la division de l’ancien empire des Indes en trois
entités artificielles : le Pakistan musulman, l’Inde multiethnique et
plutôt hindouiste et le Bangladesh musulman, état satellite du
Pakistan. Les convulsions qui ont suivi ce départ précipité ont été
d’une nature extraordinaire. L’exode des réfugiés entre Inde et
Pakistan a porté sur une quinzaine de millions d’individus qui ont dû
quitter leur maison pour rejoindre le Pakistan (pour les musulmans)
et l’Inde (pour les hindouistes). Le conflit au Cachemire qui se
prolonge à nos jours est une conséquence de cette déchirure et il
peut provoquer, un jour ou l’autre, une guerre nucléaire entre New
Delhi et Islamabad. À l’est, le Bangladesh s’est retrouvé colonisé par
les Pakistanais après avoir chassé les Anglais. Une guerre terrible a
eu lieu en 1970-1971 avec des viols de masse et des exactions
contre les civils, elle s’est soldée par l’émancipation du Bangladesh
de la tutelle pakistanaise.
En Malaisie, la décolonisation a été violente quoique bien moins
traumatisante qu’en Inde. Les Britanniques ont tout de même dû
lutter contre une guérilla communiste sur une dizaine d’années (de
1948 à 1960).
En Afrique, le bilan de la décolonisation britannique est loin d’être
un conte de fées. Au Kenya, plusieurs guerriers Mau Mau ont été
castrés. En Afrique du Sud et en Rhodésie (futur Zimbabwe), le
départ des Anglais a laissé la place à des républiques racistes où les
communautés africaines étaient confinées et discriminées. Il a fallu
attendre les années 1990 pour tourner la page. D’une certaine
manière, Mandela a conclu la décolonisation de l’Afrique du Sud.

____________________
1. Au sujet des méthodes et de l’état d’esprit des guérilleros vietnamiens, je conseille cette étude publiée en
Suisse. Voir : Quartier, Vincent. « L’armée Viet-Minh, vue par les Français en 1949 », Revue Militaire Suisse
(en ligne) : https://cafi47.files.wordpress.com/2013/11/vietminh.pdf (page consultée en mars 2021)
2. Rapporté par le lieutenant-colonel David Galula dans Pacification In Algeria.
3. Le FLN a assassiné les opérateurs radio et les standardistes en premier. Les premiers vols de
reconnaissance sur zone ont eu lieu au milieu de l’après-midi, le mal était déjà fait.
4. L’armée des frontières correspond aux forces du FLN qui n’ont pas combattu sur sol algérien entre 1954
et 1962. Ces militaires étaient confinés au Maroc et en Tunisie de l’autre côté des lignes de défense (dont la
fameuse Ligne Morice).
5. Comme souvent dans ces moments dramatiques, des hommes désobéissent aux ordres illégitimes et se
portent au secours des civils. Plusieurs soldats français (dont des musulmans) ont organisé la défense de
certains bâtiments où les civils ont pu trouver refuge ce 5 juillet 1962.
6. Ce n’est qu’en 1905 que l’armée française parvint à pacifier le désert, soit 35 ans après la pacification de la
Kabylie et presque 60 ans après la reddition d’Abdelkader.
7. 70 000  km de routes et 4 300  km de voies ferrées en Algérie contre 11 500  km au Maroc à la veille de
l’indépendance et moins de 1 500 km de voies ferrées environs.
8. Extrait d’une interview concédée à la revue éditée par une association montpelliéraine (Association
culturelle d’éducation populaire) : Ensemble, juin 2005. Je n’ai pas réussi à mettre la main sur l’original.
PARTIE V :

L’EMPIRE CONTRE-ATTAQUE

(des années 1960 à nos jours)


Maghreb : les indépendances gâchées

« La Providence favorise quelquefois les peuples


comme les individus, en leur donnant l’occasion
de grandir tout à coup, mais c’est à la condition
qu’ils sachent en profiter.
Profitez donc de la fortune qui s’offre à vous.
Votre désir d’indépendance, si longtemps
exprimé, si souvent déçu, se réalisera, si vous
vous en montrez dignes. »
Napoléon III

Un livre sur la colonisation ne saurait s’arrêter au seuil des


indépendances. S’y résigner serait manquer l’essentiel c’est-à-dire
les motifs réels qui alimentent les passions actuelles qui agitent la
France, certains immigrés et plusieurs anciennes colonies. Si la
période postcoloniale avait été heureuse, si les indépendances
avaient été une réussite, personne ne parlerait aujourd’hui de devoir
de mémoire et de réparations.
Haïti, première république noire indépendante, a complètement
échoué en tant qu’État et société. Résultat : nombre d’intellectuels
haïtiens chantent en chœur la chanson triste et fanée de l’éternelle
culpabilité française. Et pour les besoins de la rime, ils lui adjoignent
un couplet au sujet de la responsabilité historique des États-Unis vis-
à-vis du peuple haïtien. Si Port-au-Prince était l’équivalent de Miami
ou de Dubaï, une ville prospère qui respire le succès, ses habitants
seraient trop occupés à vivre leur vie qu’à se défausser sur les
Français et les Américains.
De même au Maghreb et particulièrement en Algérie, le fiasco
enregistré depuis le départ de la France alimente la vague
victimaire, qui d’année en année, ne cesse de gonfler comme si les
générations nées après l’an 2000 souffraient plus du traumatisme
colonial que celles l’ayant réellement subi. Il va de soi que si l’Algérie
avait réussi à rendre son peuple un peu moins malheureux, si elle
avait équitablement distribué les revenus des hydrocarbures,
personne ou presque ne prêterait oreille aux diatribes antifrançaises.
L’immense déception de l’homme de la rue le rend vulnérable à la
propagande décoloniale voire complice de sa dissémination. Il est en
effet toujours plus facile d’accuser autrui de ses malheurs que de
balayer devant sa porte.
Cruel contraste avec le Vietnam qui travaille au lieu de vouer un
culte à ses cicatrices. Pourtant, aucune ancienne colonie de l’empire
français n’aura subi autant de préjudices pour avoir simplement
voulu recouvrer sa souveraineté. Le Vietnam a été dévasté deux fois
de suite par des puissances étrangères (France entre 1946 et 1954,
États unis entre 1965 et 1975). Nombreux sont les Algériens qui se
gargarisent du fait que la France a jeté du napalm sur des villages
de Kabylie dans les années 1950. Ils feignent d’ignorer que les
Américains ont déversé des millions de litres sur les campagnes
vietnamiennes, dans des proportions très supérieures aux largages
effectués par les militaires français1. Il n’empêche, le Vietnam
avance, l’Algérie recule, l’un enseigne l’espoir à sa jeunesse, l’autre
lui apprend le ressentiment. Deux postures différentes face à la vie,
dictées par deux civilisations inégales. L’indochinoise appelle
l’homme à assumer ses responsabilités, la maghrébine l’en excuse.

La seconde décolonisation : le départ des juifs et des minorités


européennes

En Algérie, les pieds noirs sont mis à la porte en 1962. En Tunisie


et au Maroc, ils ont le choix de rester, mais la plupart s’en vont. Dans
ces deux pays, les jeunes sont les premiers à partir parce que la
crise économique s’installe dès le premier jour de l’indépendance. Ils
sont aspirés par les Trente Glorieuses qui assurent le plein-emploi
en métropole. Ensuite, une série de décisions politiques achèvent de
dégoûter les Européens qui auraient voulu vivre parmi leurs amis
marocains et tunisiens. En 1964, Bourguiba nationalise brutalement
les terrains agricoles, expulsant de facto les familles françaises qui
incarnaient la seule agriculture digne de ce nom en Tunisie. En
1973, Hassan II lance la marocanisation qui n’est rien d’autre qu’une
nationalisation déguisée. Dépités, plusieurs propriétaires de
commerces et d’usines préfèrent plier bagage que de recommencer
à zéro.
Dans ce flot humain se distinguent les juifs qui quittent
massivement leurs foyers traditionnels de Fez, Meknès et Djerba,
mettant fin à une présence plusieurs fois millénaire. Le départ des
Européens y est pour beaucoup, ils étaient leurs partenaires dans
l’entreprise d’assimilation culturelle et économique entamée dès le
XIXe siècle. La création d’Israël joue bien sûr un rôle essentiel, elle
suscite de nombreuses vocations comme elle dégrade sensiblement
les liens entre juifs et musulmans. La Guerre de Youm Kipour en
1973 convainc les derniers récalcitrants de partir. Cette seconde
décolonisation est une tragédie, car elle prive le Maghreb d’un
intermédiaire de choix dans son dialogue compliqué avec l’Occident.
Les israélites incarnaient une « troisième voie » entre le progrès et la
tradition. Il suffisait de les imiter pour accéder à la modernité
occidentale sans cesser d’être soi-même.

Évolution de la population juive et européenne du Maroc 1960-1982

Année Population israélite Population européenne


1960 162 000 396 000
1971 31 000 112 000
1982 10 000 62 000
Source : données et recensements officiels

Débarrassé de ses juifs et de ses Européens, le Maghreb


creusera son trou, la conscience tranquille. Il renouera, dans le
silence du huis clos, avec ses vieux démons, ceux-là mêmes qui
l’ont rendu suffisamment faible pour être colonisé par la France…

Le retour des vieux démons


La civilisation des pays du Maghreb n’est pas que musulmane,
elle est aussi arabe et berbère2. Elle est le fruit d’une féodalité assez
primitive où le droit de faire la guerre est dilué entre les seigneurs,
les chefs religieux et les tribus. Le danger, la fuite et le combat
jalonnent la vie de l’homme, de la femme et de l’enfant : tôt ou tard,
ces notions croiseront leur chemin.
Au fond, il s’agit d’une civilisation enracinée dans son mode de vie
plus que dans son terroir, d’où son immobilisme. C’est un monde qui
trouve son équilibre dans un triangle défini par l’inégalité, le fait tribal
et le fanatisme religieux.
Depuis les années 1970-1980, ces trois pôles ont refait surface tel
un crocodile qui profite de l’inattention de sa proie pour émerger
brusquement de l’eau trouble et la dévorer avant qu’elle n’ait le
temps d’appeler au secours.
Bien entendu, une civilisation est bien plus raffinée qu’un vulgaire
reptile. Elle montre ses dents par des voies détournées que les
initiés reconnaissent de suite et que les étourdis ignorent une vie
durant. Certains se retrouvent dans le ventre de la bête sans se
rendre compte qu’ils ont été mangés.
L’inégalité, vieux démon de la mentalité maghrébine, a été
restaurée dans toute sa majesté, à l’école notamment où l’on a
décidé d’arabiser les enseignements. Ce fut une catastrophe. D’une
part, les professeurs n’étaient pas préparés à enseigner en Arabe.
De l’autre, les publications scientifiques en langue arabe étaient
rares, voire inexistantes, elles le sont encore à ce jour.
Les initiés (les membres de la nomenklatura, les bourgeoisies
citadines) ont tout de suite compris le danger et ont accouru aux
écoles de la mission française pour que leurs enfants échappent à la
grande casse en cours dans le système « indigène ». Une école à
deux vitesses est donc apparue, l’une en Arabe où l’on prépare les
pauvres au chômage de masse et au sous-emploi, l’autre en
Français où les « fils de » recevaient le sésame du succès. Belle
manière de déboulonner l’ascenseur social légué par les Français et
qui a permis, le temps qu’il a fonctionné, de sauver de la misère des
jeunes Marocains, Tunisiennes et Algériens qui n’avaient que leur
talent à offrir.
En Algérie, l’arabisation a démarré dès 1965, au Maroc en 1978,
en Tunisie elle a été instaurée par petits pas à la même époque.
Le fait tribal a refait surface d’une manière déroutante au fil du
temps. Il s’est servi de l’exode rural pour se transplanter en ville où il
a transporté ses travers et atténué ses qualités. De l’esprit tribal
ancien, ne subsistent que le désordre et l’indiscipline. Plus aucune
trace du panache des cavaliers. L’asphalte et le béton ont dévoré la
noblesse d’âme des grands seigneurs.
Depuis les années 1970, Rabat, Alger, Tunis, Fez, Constantine et
tant d’autres villes sont devenues des Calcutta miniatures où la
ruralité est chez elle : elle y dicte les règles et influence les modes
de vie. Le paysan y a importé ses mœurs et elles vont bien au-delà
du régime alimentaire ou de la manière de se vêtir, elles sont avant
tout synonymes de désordre. Il refuse de payer l’impôt et s’engouffre
dans l’informel comme son père jadis camouflait ses récoltes pour
tromper la vigilance du caïd, collecteur d’impôts du Sultan. Il insiste
pour payer un bakchich à l’infirmier des urgences pour passer en
premier en consultation et empêcher les cas graves d’être soignés
en priorité (principe d’inégalité). Il vomira sa détestation du régime à
la première occasion, mais se jettera aux pieds d’un simple
conseiller municipal pour obtenir une prébende. Il ne fera rien aussi
pour s’assurer que ses enfants vont à l’école et y apprennent
quelque chose, convaincu que l’on peut réussir dans la vie en
baisant les mains et en courbant l’échine au moment opportun. Il va
se comporter en ville tel qu’il s’est comporté dans sa tribu en
ajustant son sens moral à l’intérêt de sa famille et de son clan. Ainsi,
il ne verra pas comme absolument intolérable le comportement des
escrocs, des voleurs et des imposteurs : il ne s’en émouvra que si lui
ou les siens en sont victimes. Personne ne croit plus personne, la
confiance s’effondre dégradant profondément le niveau de
collaboration au sein de la société. Or, un peuple ne brise les liens
de la pauvreté qu’au prix d’une collaboration intense entre ses
membres. Une nation ne progresse qu’au travers d’une mise en
commun des volontés et des efforts.
Le fanatisme religieux a réussi à faire mieux encore que le fait
tribal puisqu’il s’est transmuté au point de devenir méconnaissable.
La religiosité populaire du monde rural s’est réinventée au contact
des villes. Au lieu de s’effondrer et de disparaître sous les coups de
boutoir de la modernité, elle a accepté d’assimiler des codes venus
d’ailleurs, du Moyen-Orient en particulier. Elle a troqué les zawiyas
pour les jamaa, lieux d’étude et d’encadrement socioreligieux. Elle a
renoncé au rapport de révérence extrême entre le maître et
l’apprenti pour instaurer une sorte de vénération servile entre le
cheikh islamiste et ses adeptes. Les Français avaient mis hors-jeu
les notables religieux (comme les chérifs de Bhalil), les Maghrébins
ont réinventé une noblesse religieuse qui a son mot à dire en
politique, dans la figure du barbu.
La corruption endémique n’est que le résultat logique de ces trois
facteurs déterminants. Elle est inégalitaire puisque le pouvoir de
corrompre est concentré dans les mains d’une minorité. Elle est
compatible avec l’esprit tribal qui considère la vie comme une
bataille acharnée entre les hommes et valorise la victoire plus que
les moyens d’y parvenir. Enfin, la corruption est tout à fait miscible
dans l’Islam. Cette religion, telle qu’elle est entendue en Afrique du
Nord, n’est pas venue élever l’homme au-dessus de lui-même. Elle
est venue simplement lui donner une notion de bien commun, donc
un principe d’unité. Rappelez-vous que le bien commun n’existe pas
dans le monde tribal où l’intérêt général s’arrête aux limites du clan
et de la faction. L’Islam répond à cette carence d’une manière
brillante. Son fanatisme intrinsèque fédère, autour d’un objectif
supérieur, des populations d’ordinaire engluées dans leurs égoïsmes
à courte vue. Le jihad est convoqué afin de mobiliser les frères
ennemis, les cousins fâchés et les voisins jaloux. Il constitue la
grammaire du changement en Afrique du Nord : la plupart des
révolutions dynastiques au Maroc ont eu pour moteur le fanatisme
islamique. Aussi, agit-on dans l’excitation plus que dans la discipline,
car on est plus enflammé que convaincu.
Il n’est pas question de moraliser l’être humain au sens de le
civiliser en le rendant plus honnête, plus doux et plus instruit. L’Islam
n’est pas le Catholicisme, il n’a pas réussi ou n’a pas voulu créer un
homme nouveau. Il a laissé une marge de manœuvre relativement
conséquente aux individus pour se faire du mal les uns aux autres.
Au Maghreb, l’on corrompt, l’on ment et l’on renie sa parole sans
ressentir de honte. La religion n’a pas son mot à dire sur ces choses,
elle renonce à purifier en profondeur les âmes et les consciences.
Elle préfère se consacrer à la politique, c’est-à-dire à faire les rois et
les lois, au lieu de fabriquer des êtres meilleurs.

Le suicide

À partir des années 1980, le Maghreb entamera un long et


douloureux rendez-vous avec les conséquences de ses erreurs :
crises sociales, blocages politiques, terrorisme, désespoir de la
jeunesse.
En Algérie, les militaires tiennent fermement les rênes du pays et
réalisent un hold-up sur les revenus des hydrocarbures. Ils sont
suffisamment habiles pour organiser le ruissellement de l’argent du
pétrole et du gaz en « achetant » la loyauté des anciens combattants
de la guerre de libération. Le clientélisme s’emballe dans les années
1980 avec l’enrôlement abusif et frauduleux de milliers d’individus et
de familles dans les listes des bénéficiaires des programmes d’aide
aux moudjahidines3. Au lieu de diminuer avec le passage du temps,
leur nombre ne cesse d’augmenter…
En Tunisie, la vieillesse et la maladie de Bourguiba coïncident
avec l’essoufflement de l’économie. En 1978, la capitale s’embrase
suite à un bras de fer entre le syndicat UGTT4 et le gouvernement :
c’est le « jeudi noir ». Le 26  janvier, des voitures flambent, des
vitrines sont cassées et des bâtiments officiels sont pris pour cible, la
police est débordée, l’armée intervient : on déplore des dizaines de
morts. En janvier  1984, des émeutes du pain secouent les villes
tunisiennes et jettent une lumière crue sur le fiasco de 25  ans
d’indépendance5. Bilan : 143 morts.
Le régime se sclérose n’ayant pas grand-chose à proposer à la
jeunesse. Il professionnalise police et services de renseignements et
organise le noyautage des mouvements sociaux. En même temps,
la bourgeoisie ou une plutôt une partie de la bourgeoisie s’enrichit,
choisie par le système pour rafler les appels d’offres et occuper les
niches protégées de la concurrence. Tant pis pour les entrepreneurs
qui n’ont pas de « contacts » au Palais Présidentiel…
Au Maroc, l’histoire n’est pas si différente. À la fin des années
1970, la gauche est K.O., ses dirigeants sont en prison, réfugiés à
l’étranger ou bien neutralisés politiquement, obligés d’accepter
l’ordre établi et d’applaudir le discours officiel. L’armée, elle aussi,
est sur la touche après les deux tentatives de coup d’État de  1971
et 1972. Aux officiers supérieurs est offerte la possibilité de faire des
affaires à défaut de faire de la politique.
Né en 1979, j’ai ouvert les yeux dans un pays où des généraux
cultivent le blé, le maïs et la tomate, un pays où de deuxièmes
classes travaillent dans les fermes de leurs supérieurs… Un beau
dimanche de l’année 1989 ou 1990, mon père m’emmena à Ain
Aouda, près de Rabat, visiter une foire au bétail, à l’époque il
ambitionnait de produire du lait et du fromage dans sa petite ferme.
Le maître des lieux nous a guidés à travers les hangars et les
enclos, complètement ivre. C’était un colonel d’active…
Le dérèglement est général. Le mot d’ordre des années 1980 est
« enrichissez-vous et restez loin de la politique ». L’État est le maître
de la cérémonie, il favorise les uns et entrave les autres. Le ministre
de l’Intérieur Driss Basri (1979-1999) incarne parfaitement l’état
d’esprit de l’époque, lui qui était suivi par une cour composée
d’hommes d’affaires, de hauts fonctionnaires et d’informateurs.
L’homme avait ses qualités (un État a toujours besoin d’un grand
flic), il a malheureusement occupé un espace qui n’était pas de son
ressort. Au milieu des années 1990, il lance l’opération
d’assainissement, une sorte de raid sur le patronat pour soi-disant
lutter contre la contrebande et la corruption. Des patrons sont
malmenés, la communauté économique est sidérée.

La guerre civile algérienne : quand l’histoire bégaie

Trente ans après l’indépendance, le FLN a rendez-vous une


nouvelle fois avec la guerre révolutionnaire. Mais, cette fois, les rôles
sont inversés, il n’est plus le dissident, il incarne l’ordre établi ; il
n’est plus l’insurgé qui promet mont et merveilles, il est le parti du
statu quo c’est-à-dire des mauvaises nouvelles (pauvreté, répression
et injustice). Il doit se battre contre une guérilla virulente et conduire
en même temps les affaires courantes, ce qui signifie payer les
fonctionnaires, assurer le fonctionnement des services publics, et
préserver les équilibres économiques. Il se retrouve à la place
occupée par la France en 1954, toutes proportions gardées. Le
renversement est saisissant.
Plus saisissante encore est la thèse développée par le Front
Islamique du Salut (FIS), noyau dur de la contestation. Le FIS se
proposait d’achever la décolonisation de l’Algérie ! Selon ses
leaders, Abassi Madani et Ali Belhadj, l’indépendance a été
confisquée en 1962. Car en choisissant le socialisme, le FLN aurait
refusé de rendre aux Algériens les lois et les institutions islamiques
que les Français avaient suspendues en 1830. Sans elles, le peuple
algérien est coupé de sa tradition historique et de son identité
véritable. Sans elles, la colonisation se poursuit. Elle a tout
simplement changé de parrain : l’armée et le FLN ont pris la relève
des Français. Le combat du FIS s’inscrit, selon cette thèse, dans
une continuation de la guerre de libération nationale !
Très vite la violence a fait des victimes au-delà des belligérants,
c’est-à-dire au-delà des rangs des forces régulières et de la guérilla.
Dès les premières confrontations au début de l’année 1992, l’on
compte des morts parmi les instituteurs, les journalistes, les artistes,
les militants et les étudiants. Le peuple est en première ligne. Dans
certaines régions, l’État arme les civils leur ordonnant de s’occuper
eux-mêmes de leur légitime défense. L’année 1993 verra la
dissémination des milices, composées de citoyens volontaires (et
selon les mauvaises langues de repris de justice aussi). Et les
années 1996 à 1997 connaîtront de terribles massacres de civils,
parfois aux portes d’Alger. C’est véritablement la guerre de tous
contre tous.
Bilan : 100 000 morts au moins et des milliers de disparus, entre
1992 à 2002. La décennie noire est un événement fondateur de
l’Algérie, autant que la guerre de libération nationale.
Les similitudes sont frappantes entre les deux conflits. La nature
d’abord : à la fois guerre révolutionnaire (opposant des insurgés au
régime en place) et guerre civile (opposant le peuple à lui-même).
Les lieux ensuite : les islamistes attaquent les forces de l’ordre
algériennes à Palestro, presque au même endroit où les maquisards
FLN avaient décimé une colonne de soldats français en 1956.
À  Chréa, quarante militaires sont abattus lors d’une embuscade en
1993, à quelques encablures de l’endroit où quatorze soldats
français avaient perdu la vie en 1958. À Palestro comme à Chréa, le
relief montagneux et boisé donne l’avantage à l’insurgé et incite au
guet-apens. Dans la Casbah d’Alger, les islamistes prennent vite
leurs marques dans le dédale des rues étroites, au point d’en
interdire l’accès aux forces de l’ordre au cours de l’année 1992, cruel
bégaiement de l’histoire qui a vu la police française perdre le
contrôle de la Casbah en 1955 et 1956.
Les islamistes, comme les maquisards du FLN du temps de la
colonisation française, cherchent à transmettre deux messages : (1)
décourager le régime de toute résistance en le terrorisant (d’où
l’égorgement de policiers sous les yeux de leur famille) et (2) faire
comprendre à la population que l’insurrection est aux portes du
pouvoir, et que la prise de la capitale n’est qu’une question de jours.
Pour créer l’illusion que l’ordre nouveau est sur le point d’advenir,
l’on met sur pied une contre-société islamique partout où la force
publique s’est retirée. Dans les zones « libérées », comme à
Palestro en 1993, on boycotte l’école de l’État, on interdit la
consommation d’alcool et on impose le port du voile.
L’ordre moral est complètement renversé. On instaure ainsi la
pratique des mariages « express » qui durent quelques semaines et
permettent d’assouvir les besoins sexuels des insurgés. Dans
certains cas et moyennant des fatwas bien sentis, l’on s’empare des
femmes mariées prétextant que leurs époux sont « impies ». Au
contact de règles aussi absurdes que scandaleuses, les civils
sidérés cessent de se poser des questions : ils prennent l’habitude
d’obéir pour avoir la vie sauve. Ils apprennent la valeur de la lâcheté.
Demain, quand le pouvoir sera aux mains des islamistes, ils
baisseront la tête et laisseront faire le nouveau régime tout comme
ils ont laissé faire une poignée de terroristes venus chambouler leur
quotidien.
Il faut dire qu’ils n’ont pas affaire à des enfants de chœur. Les
islamistes ont des dons de persuasion, en effet. Ils mutilent les
récalcitrants tout comme le FLN coupaient le nez des fumeurs de
cigarettes. Et ils garantissent la sécurité de ceux qui collaborent
avec eux tout comme le FLN évitait de s’en prendre aux civils qui
payaient l’impôt révolutionnaire. On dirait, mais ceci est impossible à
prouver, que les islamistes se sont inspirés des pratiques
révolutionnaires des moujahidines des années  1950-60. Les
similitudes couvrent également le terrain de l’immigration où les
hommes du FIS noyautent la diaspora en France et y lèvent des
fonds. Soixante ans auparavant, c’étaient les hommes du FLN qui
partaient à l’assaut des travailleurs algériens en France, à force de
persuasion et d’intimidation, ils leur ont soutiré des sommes d’argent
considérables.
La réponse du régime en place est toujours la même, après une
phase de déni où il traite les insurgés de hors-la-loi, il finit par
reconnaître l’évidence de la guerre et réagit en conséquence. Sous
la colonisation, la bascule a eu lieu après la Toussaint Rouge
(novembre  1954). Sous le régime FLN, l’on admet que l’on est en
guerre après l’attentat de l’aéroport d’Alger (août  1992). Tout de
suite, l’on dote les forces de sécurité de pouvoirs spéciaux et l’on
met entre parenthèses la justice ordinaire avec ses lenteurs et ses
garanties. Dès 1993, l’on met sur pied des tribunaux d’exception
dirigés par des juges dont l’identité est gardée secrète. À l’époque
de la guerre de libération, l’armée française avait complètement
court-circuité les tribunaux civils et faisait justice elle-même,
disposant à ce titre de ses propres centres d’interrogatoire et
d’internement. Face aux islamistes, le régime algérien n’hésitera pas
à émuler les pratiques coloniales françaises. Il ouvre des centres
d’interrogatoire inaccessibles aux instances judiciaires, et parque
des milliers d’islamistes dans des centres situés dans le désert du
Sahara. Tous les Algériens tremblaient d’horreur à l’évocation de ces
lieux véritablement « hors-la-loi », comme le commissariat de
Cavaignac, la caserne de Châteauneuf ou la prison de Serkadji.
Vous remarquerez la récurrence des toponymes français, Serkadji
est en l’occurrence une ancienne prison française (prison
Barberousse).
Dans ces centres qui portaient des euphémismes en guise de
désignation (centre de triage, centre de coordination, centre de
recherche et d’investigation, poste de commandement opérationnel),
l’on a bien entendu pratiqué la torture. Et la pire des tortures : la
gégène, la noyade, l’arrachage des ongles, le viol, les supplices
exercés sur les proches du suspect,  etc. Toutes ces horreurs
évoquent les heures sombres de la bataille d’Alger, la preuve que les
paras de Massu n’avaient pas le monopole de l’horreur.
Le thème de la torture a provoqué l’internationalisation du conflit.
Amnesty, Human Rights Watch et l’ONU appellent le régime algérien
à la retenue. Cela rappelle bien sûr les difficultés de la IV°
République qui, à chaque assemblée générale des Nations Unies,
devait convaincre le monde qu’elle respectait les droits de l’homme
en Algérie. L’histoire se répète.
Si les autorités algériennes ont beaucoup torturé, elles ont aussi
compris que l’enjeu de la guerre est la population et seulement la
population. Elle constitue le seul terrain qui vaille la peine d’être
conquis. Le camp qui jouira de son adhésion sincère ou de son
obéissance résignée gagnera la guerre. D’où la préoccupation du
régime à « mouiller » les civils dans le conflit, les poussant à prendre
position clairement pour un camp ou un autre. Un des moyens les
plus habiles est la formation de milices d’autodéfense évoquées plus
haut. L’appartenance à une milice équivaut à un acte d’allégeance
ostensif au régime, il engage la personne concernée et son cercle
familial élargi. Très saisissante émulation des méthodes de l’armée
française en Algérie qui a n’a pas lésiné sur la formation et
l’organisation de forces d’autodéfense, alignées sur la cause
française : les fameux harkis6.
Au bout de dix ans d’horreur, quel bilan tirer ? Qui a gagné ?
Le régime issu de l’indépendance s’est maintenu, il a emporté la
victoire sur le plan militaire et a réussi à la traduire sur le plan
politique en mettant en scène la « restauration de la normalité ». Par
le moyen d’une politique d’amnistie, il a réhabilité une grande partie
des insurgés, organisant ainsi une sorte d’impunité pour les
égorgeurs qui veuillent bien reconnaître leur défaite.
Au lendemain de la guerre, un nouvel équilibre s’instaure en
Algérie. Le domaine sociétal, celui des mœurs et des mentalités, est
investi par les islamistes. Le champ politique et économique reste
sous la coupe des militaires qui continuent à piller la manne
pétrolière. Ce crime originel, ce crime permanent est noyé dans une
dérive mafieuse de l’ensemble de la société algérienne. En effet, la
corruption s’étend à toutes les sphères, la culture du « après moi le
déluge » se diffuse, la fraude est partout, tout comme la haine du
travail et de l’effort. En ce sens, l’Algérie est au diapason de ses
voisins maghrébins. Au Maroc et en Tunisie aussi l’état d’esprit des
masses a évolué vers un nihilisme décomplexé et assumé : pas vu
pas pris, culte de l’immigration, religiosité ostensive censée voiler la
dégradation des attitudes et des aspirations.
Finalement, pourquoi l’Algérie a été le seul pays du Maghreb à
sombrer dans la guerre civile ?
La réponse à cette question ne saurait être qu’incomplète, la
guerre est en effet le résultat de causes objectives et de
contingences difficiles à mettre en équation. À un moment donné,
une main invisible met le feu aux poudres ou jette de l’eau sur les
braises.
Toutefois, il est clair que l’Algérie était en avance de phase sur ses
voisins, bien plus proche du précipice que la monarchie marocaine
et la république tunisienne.
La crise religieuse y était intense, la société avait besoin d’un
remplaçant aux confréries soufies qui étaient l’âme de l’Islam
algérien, avant la colonisation. Persécutées par les Français d’abord
et par les autorités algériennes ensuite, fragilisées par l’exode les
confréries sont hors-jeu au début des années 1980. Les islamistes
s’imposent d’autant plus facilement que le champ est libre et que le
peuple aspire à renouer avec une religiosité communautaire qui
valorise le bien commun et les solidarités entre générations et entre
régions. Le FIS répond à ces besoins en investissant tous les
champs jadis occupés par les confréries : le cultuel, le culturel, le
social et le politique bien entendu. Il « unifie » l’Algérie de Tlemcen à
Constantine, comme jadis les confréries soufies fédéraient les
croyants en dépit des clivages régionaux et tribaux.
Au début des années 1990, lorsque la guerre éclate, le Maroc et la
Tunisie ont peut-être dix ou quinze ans « de retard » sur l’Algérie : le
champ religieux y est moins abîmé et une partie non-négligeable de
la population est encore enracinée dans la vie paysanne. Ils auront
le temps de voir venir et de se préparer.
À la crise religieuse se conjugue bien entendu un malaise social
aigu.
En Algérie, le niveau de colère sociale était extrême, le hold-up de
la manne pétrolière ne pouvait que susciter une indignation
d’ampleur stratosphérique au sein de la population. Au pillage des
ressources du pays se surajoutait la crise du logement. Durant les
années 1980, il était commun de voir trois familles algériennes
cohabiter dans le même appartement ! La crise du logement a
transformé le quotidien du peuple algérien en un enfer que n’ont pas
vécu ses voisins tunisiens et marocains. En Algérie, la hausse de la
population (multipliée par trois depuis l’indépendance) n’a pas été
accompagnée par la création de logements. Cela s’explique par
l’étouffement du secteur privé dans le cadre du socialisme, par
l’incurie du secteur public et par le manque d’empathie de la
nomenklatura pour le sort des masses. Il n’est pas difficile d’imaginer
l’exaspération de la jeunesse, incapable de quitter le foyer des
parents, incapable de se marier, incapable de copuler.
Une jeunesse qui n’avait aucun saint auquel se vouer, car la
société algérienne était dépourvue d’instances intermédiaires en
capacité d’absorber le choc et offrir des alternatives à la violence. En
effet, l’Algérie a été cassée par des réformes aussi brutales que mal
inspirées, dont le résultat a été l’élimination des élites traditionnelles
qui auraient pu faire tampon entre le FLN et la population. Sous la
colonisation et sous le socialisme révolutionnaire, l’on a
méthodiquement saccagé la classe des chefs villageois et tribaux,
l’on a poussé les populations à s’installer en ville loin de leurs
leaders naturels, l’on a marginalisé les confréries religieuses qui
faisaient le lien entre le pouvoir politique et le pays réel.
Or, sans médiateur et sans médiation, il n’y a que la violence pour
se faire entendre.
Une violence confiée aux pires protagonistes qui soient. D’un côté,
le régime militaire, prêt à tout pour garder ses privilèges et coutumier
des intrigues et de la maltraitance. De l’autre, les islamistes qui
portent une vision apocalyptique du monde et qui n’ont aucun
scrupule lorsqu’il s’agit d’égorger ou de massacrer. Parmi eux, de
nombreux Afghans, jeunes Algériens formés au combat en
Afghanistan du temps de l’invasion soviétique.
Autant dire que rien de bon ne pouvait sortir de cette
configuration, les parties prenantes étant porteuses d’un état d’esprit
aussi cynique qu’immoral.
Entre ces deux monstres, l’a emporté celui qui a été le plus rusé,
le plus cruel et le plus déterminé.
Et durant la confrontation, certaines énergies réprimées ont pu
être libérées. Ainsi, certains descendants de harkis se seraient
vengés sur les militaires et le FLN. L’excuse de l’islamisme a pu
servir de paravent pour régler des vieux comptes avec le régime qui
s’est installé sur les dépouilles de leurs ascendants. Hypothèse
intéressante, effleurée par l’historien Pierre Vermeren et qui mérite
d’être approfondie7. Elle tisse un lien de plus entre la guerre civile
des années 1990 et celle des années  1954-62. De toute façon, il
aurait été illusoire d’imaginer que les massacres de harkis n’allaient
appeler aucune suite. Voir son père ou son oncle supplicié en place
publique a de quoi désinhiber n’importe qui, rendant licite le passage
à l’acte des années plus tard, quelle que soit la cause. La proximité
avec la violence crée chez certains l’appétit pour la violence. Pour
eux, faire couler le sang n’est pas une calamité, mais un instrument
comme un autre de faire changer les choses. Et l’Algérie fait partie
probablement des sociétés où le recours à la violence est considéré
comme licite, tout comme le Mexique, la Colombie ou le Venezuela.
Des pays où faire de la politique se conjugue avec l’éradication des
rivaux, des pays de guerre civile où une poussée de fièvre peut
emporter une génération entière.

____________________
1. Les forces américaines ont déversé 80  millions de litres de napalm et autres agents chimiques. Pour en
mesurer l’impact profond et durable sur les paysages, je conseille de lire l’étude de la géographe Amélie
Robert (référence complète en bibliographie).
2. Voire juive bien que l’élément israélite ait toujours été confiné matériellement et moralement aux marges.
Les juifs ont habité le mellah durant des siècles et ont occupé les emplois les plus stigmatisés aux yeux des
musulmans, d’où la relative insignifiance de leur impact sur la civilisation générale du Maghreb.
3. Nom donné aux résistants algériens entre 1954 et 1962. Un moujahid (pluriel moujahidine) pratique ou a
pratiqué le Jihad contre la France. Leur nombre ne dépasse pas les 30 000 à l’apogée des effectifs du FLN.
De nos jours, plus d’un million d’Algériens serait porteur d’une carte de moujahid…
4. Union Générale Tunisienne du Travail, fondée en 1946, pièce centrale de la contestation de la présence
coloniale française.
5. Contraint par le FMI et la Banque Mondiale, le parlement tunisien a décidé, le 31 décembre 1983, la hausse
des prix de la semoule et des pâtes (+70 %) et du pain (+108 %).
6. Le terme harki couvre plusieurs réalités  dans la guerre de libération nationale (1954-1962) : le milicien
musulman membre de la force d’autodéfense et le soldat musulman affilié à l’armée française.
7. Vermeren, Pierre. Une Histoire de l’Algérie Contemporaine, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2022.
L’Afrique noire : crash en bout de piste

« Le Congo ressemble à un adolescent


inexpérimenté qui perdrait soudain un tuteur
sévère. Il doit faire lui-même l’apprentissage
d’une liberté à laquelle il a été si peu préparé. »
Victor Prévot

« Il faudrait être fou pour garder son argent en


Afrique »
Félix Houphouët-Boigny

L’indépendance n’a pas fait disparaître le problème de l’Afrique.


Les nouveaux dirigeants africains doivent trouver une réponse à
l’équation que la France n’a pas su résoudre durant la colonisation :
faire advenir le progrès économique et moral  au beau milieu d’une
explosion démographique sans précédent.
Une gageure quand on manque de capitaux, de cadres
compétents et d’une tradition administrative.
Comment s’y prendre ? Par où commencer ?
Aucune recette n’était disponible sur le marché à l’époque.
Aujourd’hui non plus d’ailleurs. Car aucune force sur terre ne peut
agir sur une civilisation pour l’emmener dans une direction ou une
autre.
Alors, on a beaucoup expérimenté, avec parfois de l’enthousiasme
et quelque succès, on s’est beaucoup trompé aussi pour au final se
résigner à garantir la perpétuation des élites carnassières et de leurs
privilèges aux dépens des peuples.

Quel modèle économique pour l’Afrique indépendante ?


Socialisme, communisme ou capitalisme ? Autosuffisance
alimentaire ou industries industrialisantes ?
Que de belles idées sur papier glacé. Que de déceptions aussi. Le
réel est têtu et résiste aux produits de l’idéologie qui tous –
 absolument tous – ignorent l’essentiel à savoir la nature humaine et
la civilisation.
Même le capitalisme que l’on croit aligné sur les instincts humains
s’est trompé sur le compte de l’Afrique noire. Il n’a pas été conçu
pour évoluer dans une société où l’accumulation n’est pas une
valeur cardinale, où l’homme n’est pas le maître absolu de la nature
et où le prestige du chef se construit sur ce qu’il distribue à ses
clients et non sur sa conformité aux règles du jeu (la fameuse
gouvernance). Le capitalisme n’a pas vu l’importance du collectif et
de la famille étendue dans le continent noir.
L’Afrique non plus n’a pas su inventer de modèle de
développement propre à elle ou à « elles », car il existe plusieurs
Afriques entre la savane, le sahel, la forêt et les Grands Lacs.
Des expériences attachantes ont eu lieu au Sénégal entre  1960
et  1962 dans le sens d’une remise en mouvement de l’économie
locale, coopérative et solidaire. Malheureusement, les bourgeoisies
sénégalaises adeptes de l’économie de traite (commerce
international, arachide contre biens de consommation importés) ont
torpillé l’expérience, imposant à Sédar Senghor, le président de la
République, la sortie de Mamadou Dia, le Premier ministre et le
parrain du processus. À cette occasion, les marabouts (très versés
dans le commerce) et les élites citadines de la côte (Dakar et Saint-
Louis) ont fait cause commune pour maintenir le statu quo et faire du
Sénégal une économie de comptoir.
Plus au sud, Houphouët-Boigny a pratiqué le clientélisme éclairé à
base de cacao et de café. Entre 1960 et le début des années 1980,
la Côte d’Ivoire a connu les Vingt Glorieuses, une époque dorée où
le parti unique1 organisait la redistribution de la manne financière
vers les différentes composantes de la société : selon les régions,
les ethnies et les obédiences. Tant que les prix à l’export étaient au
beau fixe, tout allait bien. Le château de cartes s’effondra lorsque les
cours se sont retournés. Dès la fin des années 1970, la fontaine
commence à se tarir. En 1980, le FMI impose à la Côte d’Ivoire son
plan d’ajustement structurel : la fête est finie. Place à la
chimiothérapie sous supervision des financiers internationaux. Au
revoir souveraineté, au revoir abondance, bonjour tristesse.
Quelques chanceux, qui se comptent sur les doigts de la main,
tirent le jackpot en mettant en production des puits pétroliers
providentiels. Le Gabon en fait partie. Il attire à lui dès les années
1970 une grande immigration en provenance du Sahel (Sénégal,
Burkina, Mali), le pays devient le paradis des pétroliers français qui
remplacent peu à peu les forestiers, les anciens rois du Gabon
colonial. Mais, le pétrole comme on le sait bien est une « malédiction
». Du Nigéria anglophone au Gabon francophone, il a installé une
économie monochrome où l’on troque l’or noir contre des denrées
alimentaires et des biens venus de l’étranger.
D’une manière générale et cela n’est un secret pour personne,
l’Afrique est bien mal en point au début des années 1980.
Madagascar réussit la prouesse de s’appauvrir au fur et à mesure
que les années passent.

Le néocolonialisme voulu

Se débrouiller seul dans son coin ? S’unir à ses voisins ? ou bien


demander l’aide paternelle de la France ?
À quelques rares exceptions, les anciennes colonies ont préféré
garder le lien avec la France avec laquelle elles ont inauguré une
nouvelle relation que le grand public connaît sous le nom de
Françafrique. Peu, en revanche, savent que la Françafrique a été
voulue et construite par les Africains en collaboration avec
l’ancienne puissance coloniale.
Nous l’avons vu auparavant, la Guinée de Sékou Touré a tout de
suite dit non à la France. Dès 1958, le leader guinéen fait bande à
part, isolant son pays de son voisinage francophone et plongeant la
société dans le cauchemar de la dictature, de la torture et de
l’arbitraire.
À la même époque, entre 1958 et 1962, Sendar Senghor fait tout
son possible pour fédérer les anciennes colonies de l’AOF dans une
entité politico-administrative unique qui puisse leur garantir quelque
levier au niveau international. Le projet est torpillé par la France, par
la Côte d’Ivoire d’Houphouët-Boigny et par les ego surdimensionnés
des jeunes dirigeants africains qui préféraient être les « rois » de
pays insignifiants que des vice-rois dans une fédération ambitieuse.
En 1960, la messe est dite et la fédération enterrée.
Dans le même ordre d’idées, plusieurs nations africaines ont
mutualisé leurs forces pour créer la compagnie d’aviation Air Afrique
(1961). Très belle idée, servie au début de sa vie par des employés
enthousiastes et dévoués, Air Afrique n’a jamais rejoint son altitude
de croisière. Gabegie, manque de vision, ressentiments entre États
membres : la compagnie périclite dans les années 1980.
Il reste donc la France, l’ancienne métropole coloniale ravie de se
retrouver dans un tête-à-tête asymétrique et scandaleusement
injuste avec ses anciennes colonies. Malheur aux faibles !
Mais, pouvait-il en être autrement quand les jeunes dirigeants
africains doutaient ouvertement de l’intérêt d’accéder à
l’indépendance ?
En 1957, le futur président ivoirien déclarait aux Nations Unies : «
Nous avons parfaitement le droit de dire que nous n’avons aucun
avenir sans la France ».
Aux yeux d’Houphouët, les Africains ne sont pas prêts et doivent
s’insérer dans une « communauté franco-africaine démocratique et
fraternelle, fondée sur l’égalité ». N’est-ce pas une belle définition de
la Françafrique ?
Léon Mba, le premier président du Gabon, ne voulait pas de
l’indépendance non plus. À la place, il voulait faire du Gabon un
département français à l’image de la Martinique ou de la
Guadeloupe. Devant la fin de non-recevoir du Général de Gaulle,
Mba propose d’adopter le drapeau tricolore ! Nouveau refus français.
Au Sénégal, Léopold Sédar Senghor lui-même est convaincu que
l’Afrique n’est pas en condition de se gouverner. À Mamadou Dia,
son compagnon de route et futur premier ministre, Senghor aurait
demandé d’attendre vingt ans  avant de couper le cordon ombilical
avec la France ! Senghor n’était pas un colonialiste, il était
simplement lucide : il voulait remplacer la colonisation – régime
abject – par une coopération renforcée le temps de mettre les
Sénégalais à niveau2. Est-ce que cela fait de Senghor un collabo ? Il
n’y aurait qu’un écervelé ou un indigéniste pour penser ainsi.
Plus grave encore, de nombreux présidents africains n’avaient pas
confiance dans leurs propres troupes. En cachette, ils ont signé des
accords de défense stipulant que la France allait les défendre en cas
de coup d’État.
La Françafrique correspond donc à un désir africain qu’il serait
injuste de disqualifier avec soixante ans de recul. L’Afrique avait
besoin d’aide et toute assistance nécessite un cadre institutionnel
pour s’exercer : des accords, des comités de suivi, des habitudes et
des complicités.
Le Franc CFA incarne cette coopération entre « égaux » en droits,
mais inégaux en puissance. Paris a organisé une communauté
monétaire ouverte à ses anciennes colonies et aux nouveaux
entrants intéressés par les avantages d’une monnaie unique stable
et convertible. Ainsi, le CFA a été librement adopté par la Guinée-
Bissau (ancienne possession portugaise) et par la Guinée
Équatoriale (ancienne colonie espagnole).
Le CFA est un « problème » en moins pour les pays membres qui
délèguent à la France la gestion de leur politique monétaire : ils
auraient dû profiter de cette situation pour verser toutes leurs
énergies dans le développement économique et l’intégration
régionale. À l’évidence, ces deux objectifs ont été ratés. Est-ce la
faute de la France ?
Établir ce diagnostic n’est pas une preuve de racisme, mais au
contraire une manifestation de respect, car seul un ami véritable
vous invite à saisir les chances offertes par la vie et à exprimer votre
potentiel, sans excuses ni délai.
De la coopération entre inégaux au néocolonialisme cependant, il
n’y a qu’un pas et il a été allégrement franchi. La faute en incombe
aux deux parties : la France jalouse de son pré carré et portée sur
l’arrogance, l’Afrique dépourvue de sérieux à des moments clefs de
son existence.
Un exemple suffit à décrire les dérives détestables de la
Françafrique.
En août 1963, le président congolais, l’abbé Fulbert Youlou, subit
un coup d’État militaire. Il appelle la France à l’aide, en vain. Les
militaires français basés à Brazzaville ne bougent pas à défaut
d’ordres précis en provenance de Paris. En réalité, le coup d’État
tombe en plein été, Jacques Foccart le conseiller Afrique de l’Élysée
est en pleine mer, injoignable. De Gaulle, sollicité par le Quai
d’Orsay, s’en remet à l’avis de l’ambassadeur qui déconseille toute
ingérence française. Les mauvaises langues racontent que le
Général méprisait l’abbé-président auquel il reprochait ses soutanes
multicolores signées Christian Dior.
À la place de l’abbé, des militaires marxistes s’installent et
inaugurent un cycle d’instabilité au Congo-Brazzaville, un pays
réputé riche sur le plan des ressources naturelles. Dans les pays
voisins, l’inaction de Paris sème le doute sur la solidité des accords
de défense signés à l’indépendance, trois ans auparavant.
À l’Élysée, l’heure est aux regrets.
L’année suivante, le scénario semble vouloir se répéter au Gabon
voisin. Le 17  février 1964, des militaires prennent le pouvoir à
Libreville et enferment le président Léon Mba à Lambaréné, à
250 km de la capitale.
Cette fois, la France réagit au quart de tour. Pas question de
répéter l’erreur de Brazzaville. On fait descendre une équipe de
parachutistes depuis Dakar. Bientôt, des effectifs en provenance du
Congo et de la République centrafricaine débarquent à l’aéroport de
Libreville. Mba est rétabli. Le sang a coulé : les soldats français ont
tué un officier gabonais et blessé trois autres militaires rebelles.
L’intervention française est applaudie par plusieurs pays africains
dont Madagascar, la Côte d’Ivoire et le Tchad. Elle est pourtant une
ingérence flagrante dans les affaires d’une ancienne colonie.
Le pire est à venir. Entre  1964 et  1967, la France choisit elle-
même le remplaçant de Léon Mba qui « ne fait plus l’affaire » et
tombe gravement malade. De Gaulle fait passer l’entretien
d’embauche à Albert Bongo qu’il reçoit à l’Élysée. Approuvé, Bongo
est mis en orbite. On force le président Mba, hospitalisé à Paris, à
modifier la constitution pour y loger la figure d’un vice-président. La «
paperasse » est signée à l’ambassade gabonaise en 1966. Puis, on
oblige Mba à organiser des élections présidentielles auxquelles il se
présente dans un « ticket » incluant Bongo. Réélu, Mba a l’élégance
de mourir en novembre  1967 après avoir accompli sa mission.
Bongo devient président. C’est proprement scandaleux.
Cela dit, au-delà de l’indignation, il faut se poser la question : qui a
permis à la France d’outrepasser les limites de la décence et
d’empiéter sur la souveraineté d’une nation libre ? La réponse est
aussi simple qu’insupportable : l’immense faiblesse et manque de
sérieux de plusieurs élites africaines.
Vous connaissez la suite. De coups d’État en révolutions de
palais, les anciennes colonies s’enfoncent dans l’instabilité et la
misère. Les pays qui tiennent comme le Sénégal et la Côte d’Ivoire
n’échappent pas non plus au fiasco du modèle de développement.
Les années 1980 seront à ce titre un brutal rappel à l’ordre : le FMI
et la Banque Mondiale dictent aux gouvernements africains ce qu’ils
ont le droit de dépenser et comment ils doivent s’y prendre. C’est
l’époque des sinistres Plans d’Ajustements structurels qui ont, en
dépit de leurs bonnes intentions, détourné le maigre filet de vie qui
irriguait encore l’école et l’hôpital en Afrique noire.
Depuis, c’est le chacun pour soi.

L’ère des prédateurs

Nous sommes dans les années 1990. Les illusions sont perdues :
le communisme est mort, le clientélisme à l’ivoirienne aussi, le
développement n’a pas eu lieu, les sociétés sont larguées avec les
riches d’un côté et l’immense masse miséreuse de l’autre.
On se coupe les oreilles des uns des autres au Libéria et en Sierra
Leone. Des États s’effondrent dans un carnaval de cannibalisme et
de viols collectifs. Le Rwanda francophone réussit la prouesse de
tuer 800 000 civils innocents à la machette en moins de trois mois.
Le Congo-Kinshasa se dilue à mesure que la santé du vieux Mobutu
s’étiole.
Bienvenue dans l’enfer tropical.
Dans la jungle, il faut se placer en haut de la chaîne alimentaire et
ne pas trop penser au sort des individus situés plus bas. Les élites
africaines adoptent cette mentalité : elles ne pensent plus qu’à
persévérer dans leurs êtres, tant pis pour la justice sociale, l’équité
et la dignité.
Elles renoncent à gouverner, elles préfèrent administrer des
fortunes, des fiefs et des carrières. L’État tombe en ruine, mais les
hauts fonctionnaires sont tout sourire, car ils prennent un
pourcentage sur chaque container débarqué au port d’Abidjan ou de
Cotonou. La gendarmerie ne contrôle plus que la capitale et la route
de l’aéroport ; peu importe, une clique d’officiers supérieurs se
remplissent les poches en dérobant le diesel et la nourriture
des soldats.
On ne gère plus le pays, on administre la décomposition de la
société. Et on le fait bien en respectant les formes et le langage à la
mode : droits de l’homme, démocratie, pluralisme, développement
durable, biodiversité… Autant de sésames pour être entendu à Paris
et à Genève. Habile dissimulation du visage hideux de la prédation.
Plus question de remettre en cause l’ordre mondial, il suffit de
faire allégeance à la pensée unique. On joue la comédie. Le
dirigeant africain prononce les paroles que le décideur occidental a
envie d’entendre. Il écoute en retour les admonestations des
consultants et des humanitaires qui se chargent de répliquer le
catéchisme du moment.
Convaincu qu’il a raison, l’homme blanc ne cesse de donner son
avis. Obsédé par son maintien au pouvoir, le dirigeant africain et son
entourage écoutent et prennent des notes. Juste prix à payer pour
continuer à jouir des délices de l’aide au développement.

« “Hé ! bonjour, Monsieur du Corbeau.


Que vous êtes joli ! que vous me semblez beau !
Sans mentir, si votre ramage
Se rapporte à votre plumage,
Vous êtes le Phénix des hôtes de ces bois.”
À ces mots le Corbeau ne se sent pas de joie ;
Et pour montrer sa belle voix,
Il ouvre un large bec, laisse tomber sa proie. »3

À votre avis, qui est le corbeau ?


____________________
1. Le PDCI : Parti Démocratique de la Côte d’Ivoire.
2. Anecdote rapportée par Roland Colin, ancien compagnon de route de Mamadou Dia et ami personnel de
Senghor.
3. Jean de la Fontaine.
Le nouvel équilibre : du rêve colonial au rêve
multiculturel

« Les colons nous l’ont mis profond, à l’envers on


va leur faire, On est venu récupérer notre dû
Dans vos rues on va faire couler votre pu Attends
toi à plus d’un attentat Ici en France… ».
Lunatic (groupe de rap), chanson : Mauvais Œil1.

« Car, en ce premier temps de la révolte, il faut


tuer : abattre un Européen c’est faire d’une pierre
deux coups, supprimer en même temps un
oppresseur et un opprimé. Restent un homme
mort et un homme libre ; le survivant, pour la
première fois, sent un sol national sous la plante
de ses pieds. »2
Jean-Paul Sartre

La Françafrique est derrière nous. L’époque où Paris était en


position d’imposer ses vues aux Africains est révolue.
Une nouvelle relation est en place entre le nord et le sud, bien
plus équilibrée que ce que l’on croit. Le sud a retrouvé sa puissance,
la puissance de nuire au nord et de peser sur son quotidien. Le nord
détient toujours le pouvoir formel qu’il soit économique, diplomatique
ou militaire. Mais, il a perdu des pans entiers de sa souveraineté. Il
est encore capable de projeter des parachutistes au Mali et en Côte
d’Ivoire, mais ne sait plus combien de Maliens ou d’Ivoiriens se
trouvent sur son sol. Parmi eux peut-être des éléments dangereux
qui commettront un attentat à l’improviste.
La tour Eiffel et le château de Versailles, symboles de la grandeur
française, sont encerclés par des vendeurs à la sauvette mourides.
La police n’y peut rien.
C’en est fini de l’asymétrie. L’Afrique et le Maghreb ont des
munitions à tirer, ils ne sont plus dominés.
Le nouvel équilibre est en réalité le fruit d’une connivence entre
les élites du nord et du sud sur le dos de leurs peuples respectifs. Il
s’inscrit dans un mouvement mondial où les oligarchies occidentales
dépassent les préjugés de race et de confession pour établir un
partenariat avec leurs homologues arabes et africaines.
Ce new deal fait deux victimes : le peuple de France et les
peuples des anciennes colonies.
Il s’appuie sur deux piliers : le business et l’immigration. Il se
dissimule derrière deux paravents opportuns : la diversité et la
repentance.

La nouvelle gouvernance 

Depuis les décolonisations, la France a trouvé la manière la plus


avantageuse et la plus économe pour servir ses intérêts dans les
pays du tiers-monde. Plus besoin d’envahir, de bombarder et
d’administrer des millions d’indigents, il suffit de s’assurer que leurs
gouvernants garantissent les droits des entreprises françaises. D’où
la mode de la « bonne gouvernance » et l’omniprésence de la notion
de « climat des affaires ». La conformité à certaines règles du jeu
occupe le dialogue avec l’Afrique et le monde arabe depuis le début
des années 1990. Les États sont sommés de respecter
scrupuleusement la propriété privée et de garantir aux investisseurs
la liberté de rapatrier les bénéfices et les dividendes vers le pays de
leur choix. La récompense de la conformité est la respectabilité
c’est-à-dire la bonne réputation qui se mesure dans le classement
Doing Business établi par la Banque Mondiale et par le verdict des
agences de notation. Elles notent tout : la conformité macro-
économique et financière, la justice, la politique en matière
d’environnement, la politique sociale et sociétale, tout est soumis à
une évaluation qui peut ouvrir ou fermer des portes.
Les récalcitrants s’exposent à la raréfaction des aides et des
financements. Ils sont stigmatisés sur la scène internationale et leurs
opposants sont célébrés de manière concomitante comme des
parangons de la démocratie.
Sur le terrain, les humanitaires français reprennent à leur compte
la mission civilisatrice. Ils sont partout au contact des lépreux, des
paludiques et des migrants. En général, ils accomplissent un travail
remarquable qui coûte cher certes, mais qui serait hors de prix s’il
était confié à l’État français avec ses fonctionnaires syndiqués et ses
lourdeurs administratives. Les ONG, qu’on les aime ou pas, sont
plus à même d’apprendre vite de leurs erreurs et de s’adapter à un
contexte changeant qu’un organisme gouvernemental. Bien
entendu, elles sont en partie sous perfusion de l’État, mais leurs
dépenses sont aussi un investissement d’image pour la France et un
facteur d’influence outre-mer.
La France a raison d’agir ainsi. Elle aurait pu y penser plus tôt au
lieu de prendre la peine de coloniser le Sénégal, le Maroc et la Côte
d’Ivoire. Il est tout de même plus facile d’appuyer les intérêts du
groupe Bolloré à Abidjan ou à Libreville que d’avoir à gérer les
écoles et les dispensaires de ces deux villes où la misère côtoie le
désespoir. Avant, il fallait maintenir une bureaucratie coûteuse et
une armée nombreuse pour favoriser l’action des capitalistes
français en Afrique et au Maghreb. Désormais, il suffit de « briefer »
l’ambassadeur et ses services économiques, et le tour est joué.
Le deal est raisonnable, voire équitable, du point de vue des élites
du sud, elles peuvent désormais participer à la « mise en valeur » de
leurs pays alors qu’elles en étaient exclues lors de la colonisation.
Elles sont présentes au tour de table de nombreuses
multinationales, elles montent des joint-ventures avec le capital
étranger pour construire réseaux d’adduction d’eau, lignes de
tramway et tours de bureaux. Leur poids politique et leurs «
connexions » sont des actifs évalués à leur juste valeur par leurs
partenaires français et européens qui cherchent un environnement
stable et prévisible pour faire des affaires.
Tout cela est normal, juste, voire désirable. Il n’est pas interdit de
gagner de l’argent. Bien au contraire, il faut en gagner beaucoup
pour pouvoir en redistribuer suffisamment.
L’envers du décor se laisse entrevoir quand on s’intéresse à
l’influence acquise par les élites du sud sur les affaires intérieures
françaises. Une influence rendue possible par la prospérité
économique des groupes au pouvoir au Maroc, en Algérie, au
Gabon ou au Cameroun pour ne citer que ces quelques pays. Tout
comme un prince saoudien qui décide d’acheter des élus français en
leur offrant des Rolex, un dirigeant arabe ou africain peut lui aussi se
payer des relais d’influence à Paris. Dans la presse (qui meurt de
faim et qui est capable de tout pour quelques pages de
publireportage), dans les milieux universitaires (qui eux aussi
souffrent de la disette), dans les milieux artistiques et culturels (en
recherche permanente de mécènes) et bien entendu dans la
politique. Inutile de citer des noms de personnalités françaises
arrosées par les services secrets de telle ou telle ancienne colonie
française, vous avez saisi le tableau d’ensemble d’ores et déjà : les
élites françaises sont, en partie, sous influence.
Dans les années 1980, mon père a rendu service aux
renseignements marocains en amenant une valise de billets à un
grand journaliste français, patron d’une rédaction parisienne, venu
passer le week-end à Marrakech. Mon père l’a rejoint à La
Mamounia où il était logé à l’œil. Et combien de présidents ou
d’anciens présidents français ont passé leurs vacances au Maroc «
aux frais de la princesse » ? Souvenez-vous des escapades de M.
Chirac à Taroudant à la Gazelle d’Or. Le même personnage a passé
les dernières années de sa vie à Paris, logé dans un appartement de
la famille Hariri, du Liban.
Cette influence ne suit pas un long fleuve tranquille, elle bute ici
ou là sur de gros cailloux qui l’empêchent de suivre sa pente pour se
déverser à Paris, le siège du pouvoir politique, économique et
médiatique.
Ainsi, Hassan  II et les Mitterrand (monsieur et madame) se sont
chamaillés au sujet de la question du Sahara et des droits de
l’homme. Il est vrai que les cieux étaient plus cléments pour
l’entrisme des Marocains en France du temps de Giscard d’Estaing.
Les choses ont fini par s’arranger avec l’arrivée de Jacques Chirac :
pendant les douze ans qu’il a passés à l’Élysée, le Maroc a agi à son
aise dans le microcosme parisien. Avec Sarkozy, la lune de miel a
continué, le président « accéléré » ayant une passion pour
Marrakech et sa palmeraie où il aime faire son jogging, suivi de loin
par des agents marocains. Sous Hollande, les relations se sont
tendues suite au dépôt d’une plainte à Paris concernant un haut
responsable sécuritaire marocain accusé de torture. La réconciliation
a été scellée par la suite entre Mohammed VI et François Hollande
lors d’une visite à Tanger en septembre 2015.
Derrière ces hauts et ces bas se dessine la tendance lourde de
l’ingérence étrangère en France, qu’elle soit exercée par le Maroc,
l’Algérie, la Tunisie, les pays du Golfe ou d’Afrique noire. Certaines
questions décisives pour la sécurité intérieure dépendent en partie
du bon vouloir des anciennes colonies françaises. Au premier rang,
les affaires religieuses, où les gouvernements du Maghreb
interviennent lourdement pour pousser tel ou tel imam et rendre la
vie plus aisée aux mosquées fréquentées par leur diaspora. Tout
aussi cruciaux sont les sujets liés au crime organisé et au terrorisme
où l’empreinte des ex-colonies se fait sentir : plusieurs cellules
islamistes ont été neutralisées en France grâce à des « tuyaux »
extrêmement précis transmis par les autorités marocaines, il serait
naïf de croire que les Marocains aient obtenu des informations aussi
détaillées sans une présence, directe ou indirecte, au cœur du
territoire français. Évidemment, le vecteur d’une telle pénétration se
nomme immigration, sans les presque 1,5  million de Marocains
installés en France, l’action des services marocains serait
certainement moins incisive.

La double-souveraineté

Pour les autorités marocaines, un Marocain ne cessera jamais


d’être Marocain même s’il est naturalisé français. Les binationaux ne
sont que des Marocains de l’étranger. De même, leurs enfants nés
en France sont considérés comme des Marocains en puissance
avec lequel il faut garder le contact sur les plans religieux, politiques
et culturels, la France (dindon de la farce) s’occupant de les
instruire, de les soigner, de les loger et de leur trouver un emploi.
Par conséquent, la souveraineté marocaine « s’exerce » aux
quatre coins de la France, partout où il y a des Marocains ou des
descendants de Marocains. Le réseau des consulats et une myriade
d’associations culturelles et cultuelles quadrillent le terrain avec
discrétion et retenue pour ne pas effaroucher l’État. L’ensemble est
mis en musique par le ministère marocain des Affaires étrangères et
par un ministère (ou un secrétariat d’État) aux Marocains Résident à
l’Étranger (MRE).
Ce qui est vrai pour le Maroc l’est aussi pour d’autres pays,
anciennes colonies devenues « propriétaires » d’un bout de France
par le biais de diasporas nombreuses et parfois remuantes.
Le contrôle à distance des diasporas permet d’influencer de
manière décisive la vie politique au niveau local, régional et national.
Les binationaux votent et se font élire. Et quand ils accèdent aux
affaires, ils sont célébrés et poussés par les autorités marocaines
qui exaltent la « réussite » des Marocains de l’Étranger. Najat
Valaud-Belkacem, ancienne ministre de l’Éducation, est reçue avec
tous les honneurs au Maroc, tout comme Rachida Dati, ancienne
Garde des Sceaux. Elles ont été reçues par le Roi. Naïfs sont ceux
qui croient que les personnalités issues de la diversité ne se sentent
pas redevables envers le pays de naissance de leurs parents.
Innocents sont ceux qui imaginent qu’elles traitent les questions
touchant ces pays avec le même niveau de neutralité que les
relations avec la République dominicaine ou la Norvège.
Sans le vote immigré, le parti socialiste serait sorti de l’histoire il y
a des lustres. Sans les suffrages des banlieues, le parti d’E. Macron
n’aurait pas eu un contrôle aussi total de l’Assemblée nationale. Il
est commun de souligner l’abstention élevée chez les enfants de
l’immigration, mais cela n’invalide pas le contingent considérable de
votes qu’ils « versent » aux partis qui « pensent bien ». L’équilibre
démographique a durablement changé en plusieurs endroits
assurant à certains mouvements politiques des fiefs et des positions
imprenables. Marseille est un exemple édifiant (et déprimant) de la
rencontre symbiotique entre immigration et clientélisme, un bouillon
de culture qui favorise toujours le même camp politique.
Il faut être bien naïf pour croire que les régimes arabes et africains
se privent de ce formidable levier d’influence sur le personnel
politique français. Et leur avantage ne fait que se creuser au rythme
de l’islamisation des diasporas : un sujet vital pour l’avenir du pays.
Or, toute seule, la France n’a aucune prise sur l’Islam qui lui est
complètement étranger. Il « parle » une langue qui lui est
indéchiffrable, il stimule des émotions et des besoins psychologiques
avec lesquels la France n’a aucune intimité. Bientôt, elle se tournera
(si ce n’est déjà fait) vers ses anciennes colonies musulmanes pour
avoir un intermédiaire avec les imams, les associations et les lobbies
qui piétinent son territoire et sa souveraineté. La puissance est du
côté des vaincus d’hier, ils sont en mesure d’atténuer ou d’accentuer
les nuisances nées de l’irruption de l’Islam en France.
Depuis 2015, la France envoie des binationaux au Maroc recevoir
une formation d’imams. L’Espagne, l’Italie et la Belgique étudient
cette possibilité aussi. Débordés par la radicalisation des diasporas,
les gouvernements européens se tournent vers les Marocains pour
ancrer un peu de bon sens et de modération dans la tête des futurs
imams. L’institut Mohammed VI pour la formation des imams et des
morchidates (prédicatrices) promet d’y remédier, et il a certainement
les compétences pour le faire, des compétences dont l’Occident est
dépourvu.
Les Français ont le pouvoir de payer, les vaincus d’hier ont la
puissance d’exiger. Voyez l’audace de la Turquie d’Erdogan qui fait
défiler les Loups Gris dans les villes françaises quand bon lui
semble. D’autres pays européens se découvrent en position de
rendre des comptes à des pays qui auparavant étaient quantité
négligeable. L’Espagne est soumise à une pression constante du
Maroc en ce qui concerne la question de l’immigration clandestine.
Elle verse régulièrement des chèques aux autorités marocaines pour
les rééquiper (jeep, navires, radars) et les convaincre de maintenir la
pression sur les candidats à l’émigration clandestine. L’Espagne
paye pour avoir la paix3. Tout comme l’Italie et l’Union européenne
qui transfèrent des fonds aux autorités libyennes dans l’espoir
d’endiguer les départs. Sur la période  2017-2020, la seule Italie a
transféré 220  millions d’euros aux garde-côtes libyens. Qui a la
puissance ? Celui qui paye ou qui celui qui reçoit ? Celui qui passe à
la caisse ou celui qui tient la caisse ?
L’immigration est en soi le meilleur argument pour le transfert de
richesses du nord vers le sud. Même l’extrême droite y souscrit en
croyant que l’aide au développement est l’alternative à l’immigration.
Cruel égarement : l’immigration est moins le fruit de la misère que
celui du dégoût causé par des élites médiocres, organisées sous
forme de mafias prédatrices. Les gens qui payent 5 000 euros pour
traverser la Méditerranée ont évidemment les ressources pour
commencer un petit commerce voire acheter une place de
fonctionnaire dans leur pays d’origine. Ils préfèrent dépenser cet
argent pour traverser, car ils ne supportent plus de vivre sous des
régimes qui confondent gouverner avec opprimer et administrer avec
spolier.
Les immigrés, présents en masse dans les rues françaises, sont
les meilleurs ambassadeurs de la cause. Plus ils sont nombreux et
visibles, plus l’opinion publique se laisse convaincre qu’il faut faire
quelque chose en amont : aider les pauvres pays d’origine…
Ainsi, année après année, la France paye un tribut à ses vassaux
d’hier. La puissance splendide qui a pacifié le Maghreb et l’Afrique il
y a cent ou cent cinquante ans en est réduite à payer pour ne pas
être envahie. C’est une définition comme une autre de l’extorsion
imposée aux vaincus depuis la nuit des temps.
Après la valise ou le cercueil, la devise désormais est la valise ou
le portefeuille. La valise du migrant est un argument éloquent qui
ouvre le portefeuille des capitales européennes.
Il est question de gros sous derrière le malheur des candidats au
départ. On nous parle volontiers des naufrages, mais rarement des
avantages qui attendent les heureux élus. Dès qu’ils s’installent en
France, c’est le jackpot ! Les immigrés commencent à envoyer des
euros vers leurs familles et délestent ainsi leur pays d’origine de
plusieurs bouches à nourrir. Chaque année, près de dix milliards
d’euros quittent la France en direction du sud, « à bord » de Western
Union et de tant d’autres plateformes. Deux milliards d’euros
atterrissent en Algérie et 1,8  milliard au Maroc. Au Sénégal, les
transferts (toutes diasporas confondues) représentent près de 10 %
du PIB !
À côté de ces flux officiels se logent les milliards de la fraude
sociale. La Sécurité sociale estime à au moins 2,4 millions le nombre
d’ayants droit qui résident à l’étranger et qui sont inscrits de manière
frauduleuse dans ses registres. C’est une razzia ! Un pillage en règle
des richesses créées par le labeur d’un peuple étranger, le peuple
français en particulier.
Ce tribut (aide au développement, transferts d’argent par les
diasporas, fraude sociale) ne semble déranger personne. Autrement,
des mesures énergiques auraient été prises pour modérer les flux
migratoires.
L’immigration n’est pas stoppée, elle est même exaltée et élevée
au rang de politique d’État et de consensus international. Le Pacte
de Marrakech n’est rien d’autre que la mise en scène de l’adhésion
sans réserve des États du nord et du sud à l’idée que l’immigration
est bonne en soi et qu’il faut l’encourager4.
Elle est financée par les pouvoirs publics. Il suffit de tracer les
subventions versées par la Mairie de Paris, le département de la
Loire-Atlantique et la Région Occitanie pour vite se rendre compte
que les ONG qui terminent le travail des passeurs en Méditerranée
sont « sous contrat » avec l’État. La seule région Occitanie
s’enorgueillit d’avoir versé 210 000 euros à SOS Méditerranée entre
2017 et janvier  2021. La même collectivité s’engage à aider les
communes et les établissements publics au nom de l’accueil aux
migrants selon les modalités suivantes (que je reprends in extenso
du site web de la région Occitanie-Pyrénées – Méditerranée) :
• Pour les communes et groupements de communes : 1
000 euros/par personne accueillie plus de 6 mois sur le territoire,
avec un plafond de 50 000 euros.
• Pour les structures d’accueil et les établissements publics : 60 %
des dépenses éligibles du projet maximum, avec un plafond de
150 000 euros5.

Qui a intérêt à stimuler l’immigration ?

Les oligarchies du nord et du sud ne peuvent pas s’en passer.


L’immigration est leur drogue. Quiconque tentera de les en priver
s’exposera à des représailles immédiates.
Les objectifs réels des uns et des autres sont teintés de cynisme
et de court-termisme. L’adjectif adéquat pour résumer l’impression
générale est « minable », me semble-t-il.

La purification éthique
Du côté des pays du sud, l’immigration n’apporte que des
bénéfices. Inutile de travailler pour la DGSE pour en apercevoir les
contours à commencer par les commissions prélevées sur les
mafias de l’immigration clandestine. En effet, personne ne traverse
le désert du Sahara avec une colonne de jeeps chargés de drogue
et de migrants sans payer la « coutume »6 à qui de droit. Sans aller
aussi loin, il suffit d’estimer les prélèvements effectués sur les
transferts officiels de devises qui transitent par des banques et des
sociétés financières qui ont pignon sur rue à Bamako, Niamey et
Douala. Une manne.
L’immigration massive débarrasse l’Afrique et le Maghreb de leurs
éléments révolutionnaires. Les sans-culottes en puissance sont
transplantés à Paris, Londres ou Berlin, bien loin des dirigeants qui
les ont volés et spoliés.
Parmi les délinquants qui mènent la vie dure aux Français,
auraient pu se recruter des émeutiers pour envahir les palais
présidentiels et des rebelles pour trucider les corrompus et les
incompétents. Au lieu de se rendre utiles, ces voyous écument le
RER pour détrousser les travailleurs et les innocents qu’ils traitent
de racistes par-dessus le marché. Rarement une génération se sera
autant trompée d’ennemi.
Les potentats arabes et africains rigolent au nez de cette jeunesse
égarée. Et disent merci à la France qui aspire leurs classes
dangereuses.
Certains rétorqueront que la France attire aussi à elle les cerveaux
des pays du sud. C’est vrai. Il y a plus de médecins béninois en
France qu’au Bénin. Mais est-ce que quelqu’un regrette leur départ
au Bénin ? Telle est la question à se poser. La réponse est
évidemment négative. Personne ne pleure le départ des médecins,
des mathématiciens et des artistes. Bon débarras ! L’intelligentsia
est toujours source de problèmes : elle connaît ses droits, elle est
(en général) moins crédule que le peuple abruti par l’analphabétisme
et les médias à la solde du pouvoir, elle veut les droits de l’homme.
En somme, elle est « emmerdante ». Est-ce que vous pensez que le
Maroc regrette le départ en France de Leila Slimani ou de Abdellah
Taïa ? Pas le moins du monde. Au pays, ils auraient dérangé par
leur éloquence et leur franc-parler. À Paris, ils sont un magnifique
produit d’exportation qui brille par une analyse fine de la société
française.
Ainsi, les pays du sud se vident des profils les plus intègres et les
plus capables. Ceux qui ne font pas de compromission avec la
corruption et le népotisme, ceux qui sont en mesure de faire leurs
preuves n’importe où dans le monde.
Et quand on a besoin de compétences rares et précieuses, eh
bien on les amène comme on importe des smartphones et des
BMW. Il n’y a rien de plus facile que de passer un contrat avec
McKinsey ou le Boston Consulting Group. Rien de plus aisé que
d’embaucher des ingénieurs turcs ou chinois pour construire un
barrage. Rien de plus enfantin que d’appeler un fournisseur étranger
et lui demander de réparer votre système électronique de gestion
des cartes grises. Il vous envoie la meilleure matière grise
disponible, elle descend à l’hôtel, accomplit la mission et reprend
l’avion ensuite. C’est une question d’appel d’offres, un travail
d’acheteur. C’est banal.
Beaucoup plus sophistiqué est l’art de gouverner un pays pour le
sortir du sous-développement. Mais de ça personne ne veut au sud
de la Méditerranée. En tout cas pas les oligarchies en place. Ce
serait signer leur arrêt de mort. Bien au contraire, elles
applaudissent le départ des éléments les plus vertueux et se
complaisent à voir le paysage politique et économique se réduire à
un marécage infesté de crocodiles et de serpents. Tel est
l’écosystème idéal pour se perpétuer au pouvoir : des affairistes
médiocres surnageant parmi un peuple d’azimutés qui mangent à
peine à leur faim.
Parfois, le simple fait d’allumer la télévision et d’entendre un
ministre s’exprimer suffit à vous convaincre que tout est perdu. Que
le pays est foutu. Qu’il n’y a plus d’espoir si un ministre ne sait pas
faire une phrase avec un verbe, un sujet et un complément. Le
système gagne parce que le peuple déclare forfait. Victoire du
découragement.
Bénie soit l’immigration.

Le rêve américain
Les élites françaises sont devant l’immigration comme un drogué
face à une dose de crack. Elles ne peuvent s’en passer.
L’afflux de main-d’œuvre sans papiers est essentiel au
métabolisme de pans entiers de l’économie comme le BTP (un
secteur à forte influence politique), la restauration, les services de
gardiennage et de sécurité voire l’agriculture (vendanges,
ramassage des fraises, etc.).
Conséquence « fortuite » de l’injection d’une main-d’œuvre
vulnérable donc docile : la dévitalisation du syndicalisme. Qui craint
encore une grève générale en France ? Quel conseil
d’administration du CAC 40 perd encore le sommeil à cause des
mouvements sociaux ?
Pour un certain capitalisme, l’immigration est une bénédiction. Elle
lui permet d’affaiblir le corps social dans son ensemble pour lui faire
admettre l’inacceptable : le démantèlement de l’Etat-Providence, la
clochardisation des ouvriers, le déclassement de la classe moyenne
et la soumission des institutions politiques à des pouvoirs étrangers,
illégitimes et non représentatifs. En important des immigrés, les
oligarchies savent très bien qu’elles importent les germes de la
division et de la discorde. Les victimes du système perdent de vue
leur véritable ennemi. Ainsi, les salariés ne savent plus s’ils sont
opprimés parce que salariés ou parce que noirs ou musulmans…
Les réformes (comprenez les reculs) passent comme une lettre à la
poste dans une société désarticulée, incapable de rendre les coups
qui lui sont portés. Plus grave encore, les populations immigrées ont
tendance à accepter l’inégalité, car elles proviennent elles-mêmes
de pays où l’injustice et la sécession des élites ne font pas débat. Un
cadeau du ciel au moment où l’on doit convaincre la société de
renoncer à toute cohésion sociale. La société française rêvée par les
oligarques est à mi-chemin entre la Californie et l’Inde : connectée et
hédonique d’un côté, misérable et résignée de l’autre. Et cerise sur
le gâteau, les immigrés, une fois naturalisés, ont tendance à voter
pour la gauche et les progressistes. Ces deux-là sont les alliés de
l’oligarchie depuis qu’ils ont abandonné la justice sociale et toute
notion de souveraineté.
Le rêve multiculturel

Pour habiller le hold-up, l’on chante en chœur les vertus du


multiculturalisme. Matin, midi et soir, le corps social est maintenu
dans un bain-marie qui l’habitue petit à petit à désirer sa propre
disparition pour laisser la place libre à un monde meilleur : le monde
multiculturel bien sûr.
Il existe aujourd’hui un rêve multiculturel comme il a existé un rêve
colonial il y a 150 ans. Ce sont deux bulles d’air vides de tout bon
sens et de tout contact avec le réel, mais ce sont des vides sacrés :
des presque-religions dont la pureté est gardée par des serviteurs
zélés. Gare aux hérétiques !

Un nouveau lobby

Jadis, il y avait un parti colonial qui était en réalité un lobby


colonial articulant des capitalistes, des patrons de presse, des
journalistes et éditorialistes, des hommes politiques de tout bord,
des « associatifs », des chercheurs comme les géographes et les
botanistes (la caution scientifique), des hommes d’Église,  etc. Le
parti colonial a mené campagne d’une manière incessante pour
créer un consensus autour de la colonisation et a justifié sa « vérité
révélée » au nom de la trinité que nous avons décrite au début de ce
livre : la mission civilisatrice (qui n’a jamais été mis en œuvre), la
rentabilité (un mirage de bout en bout de la période coloniale) et le
prestige international (un objectif atteint lors de la Seconde Guerre
mondiale grâce au sacrifice désintéressé des goumiers et tirailleurs
indigènes).
Le noyau idéologique de ce parti colonial était de gauche, ce n’est
un secret pour personne. Il a réussi à embaucher la droite comme
auxiliaire de sa propagande : déjà à l’époque, la droite française se
couchait devant la supériorité morale de la gauche…
De nos jours, un autre lobby décide pour les Français au mépris
de leur démocratie. C’est le parti multiculturel qui promeut le rêve
multiculturel. Il n’est ni de gauche ni de droite, même s’il est né à
gauche, les socialistes ayant eu l’intelligence d’enrôler une grande
partie de la droite (dite parlementaire) dans cette aventure. Comme
son ancêtre colonial, ce lobby fonctionne comme une nébuleuse
transpartisane qui « connecte » des gens qui parfois se détestent
autour d’une « vérité » commune. Ils sont syndicalistes, patrons,
journalistes, professeurs à l’université, artistes, sportifs, militants des
droits de l’homme, etc. Certains savent ce qu’ils font, d’autres font «
le job » à l’aveugle par mimétisme et opportunisme. Demain, ils
diront que la Terre est plate si cela permet d’être dans les petits
papiers du Centre National du Livre ou d’être invité à la cérémonie
des Césars. Corruption.
Le rêve multiculturel sert de doctrine à nos dirigeants. Il est fait
d’un empilement informe de consensus mous  qui peuvent se
résumer à des hashtags de par leur indigence :
#refugeeswelcome,#blacklivesmatter, #noborders, #inclusion,
#diversity, #stopfascism. Ces injonctions, quoiqu’affligeantes,
bénéficient du prestige immense de ceux qui les profèrent : grands
professeurs à l’université, stars du cinéma, patrons du CAC 40, etc.
Elles flottent dans l’air et dans l’esprit des gens comme une
croyance intouchable. Un sacré construit sur des éléments de
langage, collés les uns aux autres d’une manière subtile pour former
un mythe fondateur qui force les gens à baisser les yeux par
déférence. Gare à ceux qui oseront profaner le mythe : ils risquent la
colère des Dieux.
Dire non, remettre en question, aller à contre-courant peuvent
vous coûter cher.

Sidération

Le succès du rêve multiculturel ne s’explique pas seulement par la


peur de la punition. Il se nourrit de la repentance et de la diversité.
La première réécrit le passé, la seconde préempte l’avenir. Aucune
ne s’occupe du présent et pour cause, il ne prête pas aisément au «
story telling ».
La repentance réinvestit l’histoire des colonies pour y éteindre les
lumières, grandes et petites. Des prouesses d’un Lyautey au Maroc
à l’éradication de la peste et de la variole à Madagascar.
Pour les élites du sud, la repentance permet de légitimer le départ
massif des jeunes en direction de la France. On émigre pour réparer
le trauma colonial que l’on n’a pas vécu. Au lieu de s’interroger sur
ce que ces jeunes renoncent à accomplir dans leur pays, on exalte
leur droit à se payer sur la bête en s’installant à l’étranger.
Au nord, la repentance dévitalise toute velléité de fermer les
frontières. Le Français se laisse convaincre que l’usage de la force
n’est pas licite, même lorsqu’il s’agit de défendre son propre pays. Et
pour cause : l’homme français aurait abusé de la force lors de la
période coloniale, summum de sa puissance. La violence est tabou
pour le Français et seulement pour le Français. Les autres eux
peuvent y avoir recours, personne ne leur rappellera les crimes de
leurs aïeux.
Le passé neutralisé, il convient de s’en prendre au futur. Telle est
la mission de la Diversité, le remède universel à tous les problèmes
posés par l’invasion migratoire et l’irruption de l’Islam. L’idée est
simple : « circulez, il n’y a rien à voir, tout finira par s’arranger
spontanément et de lui-même, laissez faire la diversité ». Ainsi, à
chaque attentat, l’on nous exhorte à célébrer la diversité ; à chaque
fait divers effroyable, l’on nous incite à croire en la diversité ; à
chaque pic du chômage, l’on nous rappelle que les jeunes issus de
la diversité sont les premiers affectés, il faut donc plus de diversité !
Le présent lui est têtu et « emmerde » tout le monde. On lui tourne
le dos quand on ne le stigmatise pas. Un immigré a agressé une
jeune fille, on refuse de relayer l’information. La victime ose révéler
l’origine de l’agresseur, on crie à la xénophobie. Inversion totale des
valeurs et des priorités.
La colonisation aussi a connu ses ratés. À l’époque, le lobby
colonial les avait minimisées. Dès le premier jour, l’Afrique, le
Maghreb et l’Indochine ont dit non à la France. Au lieu de rendre
compte du rejet, l’on a mis en avant les « troubles » commis par des
« hors-la-loi ». Dès les années 1930, des enfants et des adolescents
erraient dans les rues de Casablanca et d’Alger, les yaouled. Ils
commettaient des larcins, mendiaient et grossissaient les rangs des
premières émeutes nationalistes. On les a traités de « tarés » et de
« fous ». Vingt ans plus tard, ils ont formé les troupes de choc des
indépendantistes dans les bidonvilles et les médinas. Les Mineurs
Non Accompagnés (MNA) sont peut-être les yaouled d’hier, ils ont
quelque chose à nous dire, mais nous sommes trop effrayés (par la
doxa) pour les entendre. Comme les Européens des années 1930
installés aux colonies, nous allons passer à côté des signaux faibles
et nous laisser surprendre par la « guerre de libération » des
banlieues. Quand ce jour arrivera, il sera trop tard.
En attendant le jour du Jugement dernier, le moment de
l’explication finale, le parti multiculturel nous invite à faire joujou avec
le ciment, l’acier et les rubans d’inauguration. Tout comme son
ancêtre, le parti colonial, il nous « embrouille » en collectionnant les
médiathèques dans les « quartiers » et en se gargarisant des
milliards dépensés pour la rénovation urbaine. Il ne fait guère mieux
que les gouverneurs coloniaux qui péroraient sur le nombre de
kilomètres de chemins de fer posés.
Comme dans les années 1950 à Alger ou à Dakar, l’on injecte les
milliards en espérant agir sur un réel qui se dérobe, résiste et
riposte. Plus la France dépense un argent qu’elle n’a pas à rénover
les cages d’escalier, plus la situation se dégrade dans les banlieues.
Ce n’est pas un hasard, car les civilisations ne s’achètent pas à coup
d’allocations sociales et de caresses dans le sens du poil. Elles sont
insensibles à la politique de la ville comme jadis elles ont tourné le
dos au Plan de Constantine. Elles sont énervantes, car elles ne sont
pas raisonnables.

L’assentiment des populations ne se mesure pas par le nombre de


tonnes de béton coulé. Les hommes et les femmes peuvent se
laisser corrompre, pas les civilisations. Quand elles ont dit non, c’est
non et il est difficile de les faire changer d’avis.
Or, en quoi consiste le rêve multiculturel ? À rien d’autre à part
mettre la civilisation française en présence de deux civilisations qui
lui sont tout à fait étrangères : l’une la déteste depuis 1400 ans,
l’autre la connaît à peine. Vous m’avez compris bien sûr, il s’agit de
l’Islam et de l’Afrique.

____________________
1. Petite Anthologie du rap anti-français par Christian Combaz. Source :
https://www.lefigaro.fr/vox/politique/2015/10/05/31001-20151005ARTFIG00352-petite-anthologie-du-rap-anti-
francais.php
2. Préface des Damnés de la terre, Paris, François Maspero, 1961.
3. Trente millions d’euros en juillet 2019 qui s’ajoutent aux 140 millions promis par l’Union Européenne au titre
de la lutte contre l’immigration clandestine.
4. Le pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières a été signé à Marrakech en 2018.
5. Lien : https://www.laregion.fr/Soutien-a-l-accueil-et-a-l-integration-des-demandeurs-d-asile-et-des-
beneficiaires-d (page consultée en mars 2021)
6. Dans le Sénégal du XIXe siècle, les commerçants devaient arroser les chefs et les marabouts en charge
des territoires traversés par les marchandises : il fallait payer la « coutume ». La colonisation a mis fin à cette
pratique et a instauré d’autres impôts à la place.
PARTIE VI :

QUE FAIRE ?

PLEURER LE PASSÉ OU SOURIRE À


L’AVENIR ?
Peut-on parler de bienfaits de la colonisation ?

« Le colonialisme a été une erreur profonde, une


faute de la République. »
Emmanuel Macron

Un des moyens les plus sûrs de se faire ostraciser par le milieu


universitaire consiste à évoquer d’éventuelles retombées positives
de la colonisation française. Le consensus actuel récompense les
autoflagellants et les inquisiteurs des crimes passés. Pourtant, en
privé et à l’abri des caméras, plusieurs intellectuels vous
expliqueront que la colonisation a été utile pour mettre fin à des
pratiques barbares comme l’esclavage ou la traite. Ils admettront
même que la colonisation a donné un vecteur d’union et d’harmonie
à des peuples qui vivaient jadis retranchés derrière leurs
particularismes. Il s’agit bien sûr de la langue française, patrimoine
commun de millions d’Africains et d’Arabes. Ils en sont les
propriétaires légitimes tout autant que les Français de la métropole.
Dans la francophonie, nous sommes tous égaux, que nous soyons
un bourgeois parisien du VII° arrondissement, un planteur ivoirien de
la région de Bouaké ou un Touareg du Mali. Nous sommes tous
associés à parts égales dans la même communauté intellectuelle et
spirituelle, née de la colonisation. Tout cela, les intellectuels officiels
auront tendance à le nier en public. Hypocrisie et faux-semblants.
Il est nécessaire de briser ce tabou, non par volonté de
transgresser, mais parce qu’il faut déminer les bombes qui
parsèment notre passé commun. On ne peut pas avoir en partage
une mémoire explosive, une blessure qui saigne en permanence.
C’est le meilleur moyen d’attirer les parasites et les germes qui
infectent les corps au lieu de les aider à cicatriser.

Comment faire le bilan de la colonisation ?


Il faut se mettre dans la posture d’un adulte qui considère le réel
tel qu’il est. Ni exaltation ni diabolisation.
La colonisation a été un viol. Célébrer sa mémoire serait un acte
indécent. Tout aussi indécent que de vouloir nier le droit à la vie au
bébé né du viol. Or, le monde dans lequel je suis né ainsi que des
millions d’Africains et d’Arabes est issu de la colonisation et il est
hors de question de l’effacer pour faire plaisir à des militants frustrés.
Le Maroc dans lequel j’ai grandi a été façonné par Lyautey qui l’a
unifié et réconcilié avec l’espoir. Mon propre père a été sauvé de la
misère par la colonisation française. Elle lui a proposé une manière
pacifique et rapide d’utiliser son talent pour améliorer sa situation
sociale. Une fois la France partie, mon père s’est mis au service du
Maroc avec entrain et enthousiasme. Ma mère, elle, a appris les
droits des femmes en fréquentant le lycée de Taza qui, au début des
années 1970, accueillait encore des professeurs français. Elle a
construit son imaginaire au contact d’une certaine Mme  Claire, une
sœur catholique qui offrait des cours de lecture aux jeunes garçons
et aux jeunes filles qui habitaient le quartier des « Eaux et forêts ».
Mme  Claire lavait son linge dans la même fontaine que ma grand-
mère maternelle, ces deux femmes que tout séparait se réunissaient
chaque jour pour admirer le spectacle de leurs différences.
Mme Claire ne voulait convertir personne au catholicisme, ma grand-
mère avait autre chose à faire que de chercher à islamiser sa voisine
: elle devait s’occuper de huit bambins. En regardant ces deux
femmes laver leur linge, ma mère a perdu toute xénophobie et toute
méfiance à l’égard de l’étranger.
De quel droit pourrais-je me retourner contre mes parents pour
leur demander de haïr leur enfance et leur jeunesse ? Ce serait une
attitude adolescente, irresponsable et vaine. Ce qui est fait est fait,
mon identité est à jamais marquée par le passage (éclair) de la
France au Maroc. Se comporter comme un adulte consiste à puiser
dans les traces positives laissées par ce passage qu’à vouloir tout
effacer.
Les soi-disant décoloniaux veulent effacer et déstructurer les
identités de millions d’individus qui sont les fruits de la colonisation.
Ils veulent ajouter un crime de plus au crime colonial.
Comment décoloniser le Maroc, le Maghreb et l’Afrique ? En
interdisant l’usage du Français, en revenant sur les avancées de la
condition féminine, en prohibant l’usage de la vaccination, en
rétablissant les châtiments physiques ?
Leur décolonisation est une idée ridicule et dangereuse. Elle porte
en elle la barbarie des vandales qui veulent détruire le patrimoine
construit par d’autres et qui n’ont rien à proposer à la place. Si les
Espagnols avaient voulu décoloniser l’Andalousie, ils auraient
dynamité l’Alhambra, pilonné les azulejos et retiré tous les mots
arabes que la langue castillane a intégrés au fil des siècles. Seul un
fou serait capable d’une telle ineptie.
Seul un fou se priverait des acquis de l’expérience coloniale. Et ils
ne sont pas négligeables.
Premièrement, la colonisation, bon an mal an, a donné une unité
territoriale à des peuples qui n’en avaient pas. Prenez l’exemple de
l’Algérie. En 1962, aucun Algérien n’a remis en question le fait que
les tribus d’Oran, des Aurès et du Sahara intègrent le même
ensemble politico-administratif. Ce qui n’allait pas du tout de soi
avant 1830… Si la France n’avait pas unifié l’Algérie, combien de
temps et de morts aurait-il fallu aux Algériens pour former une nation
? Personne n’a la réponse, mais il est certain que le prix aurait été
prohibitif. Partout où la France est passée, elle a consolidé les
différents membres d’un même corps. Le Maroc doit son unité
territoriale au Protectorat : sans la France, Marrakech aurait continué
à désobéir à Fez. Le Vietnam est l’enfant de la colonisation
française, il est né de la jonction (forcée) du Tonkin, de l’Annam et
de la Cochinchine. Et tant mieux, le pays est viable et dynamique.
Deuxièmement, la France a donné des frontières claires et
définitives à des pays qui n’en avaient pas. On peut toujours dire
qu’elles sont arbitraires, mais quelle frontière au monde n’est pas
arbitraire ? Elles sont toutes le reflet d’un rapport de force qui a
donné lieu à une guerre ou à plusieurs guerres, elles traduisent la
défaite des uns et la victoire des autres. Les Allemands, si on les
laissait faire, placeraient leur frontière occidentale le long des
Vosges et non pas sur le cours du Rhin. De même, pour les
Mexicains qui, s’ils avaient les mains libres, feraient courir leur
frontière septentrionale bien au-delà du Rio Grande. Quand on
comprend cela, on saisit le service rendu par la France aux
anciennes colonies : en imposant le fait accompli, elle leur a fait
économiser du sang et des larmes. Prenez l’exemple de la frontière
entre le Maroc et l’Algérie : là où la France a dessiné une frontière,
tout se passe au mieux ; en revanche, là où elle n’a voulu ou n’a pas
pu tracer une ligne de séparation, règnent le conflit et
l’incompréhension. Marocains et Algériens n’ont jamais remis en
cause la ligne arbitraire qui va d’Oujda à Figuig malgré ses défauts,
dont le fait de couper en deux les pâturages des tribus nomades. En
revanche, ils se font la guerre depuis 50 ans au sud de cette ligne :
guerre des Sables en 1963 pour délimiter la frontière autour de
Colomb-Béchar, guerre du Sahara occidental depuis 1975.
On reproche souvent aux frontières issues de la colonisation de
ne pas prendre suffisamment en compte les réalités ethniques. C’est
certainement vrai, mais est-ce qu’il est possible de les prendre en
compte sans faire la guerre ou déplacer des populations ? L’Inde et
le Pakistan ont essayé d’adapter leur frontière aux réalités ethno-
religieuses en 1947, résultat : dix millions de déplacés et des
centaines de milliers de morts. En effet, les ethnies et les
communautés se mélangent, vivent dans les mêmes villages et il est
extrêmement difficile de tracer une ligne de séparation qui fasse
sens.
Enfin, le crime colonial, odieux à plus d’un titre, a provoqué un
électrochoc salutaire qu’il est impossible de nier. Il a réveillé les
vocations et les énergies endormies. En drainant la plaine de la
Mitidja, les colons ont montré aux Algériens qu’il n’y avait pas de
fatalité, qu’il était possible de produire l’abondance là où il n’y avait
que la stérilité. De même, les Arabes qui ont martyrisé les habitants
de l’Espagne leur ont enseigné des techniques nouvelles d’irrigation
permettant de ramener la vie là où il y avait que la pénurie. La
colonisation a ouvert les yeux de peuples aveuglés par des siècles
de stagnation. Elle a mis en mouvement des populations qui
s’étaient résignées à sortir de l’histoire en s’accommodant de la
misère et de l’analphabétisme. Il y a eu un avant et un après aussi
net et précis que la différence qui existe entre le sommeil et l’éveil.
Malheureusement, le réveil n’a pas été suffisant. Des forces
puissantes ont remis les peuples sous anesthésiant les empêchant
de secouer le joug du sous-développement et de créer les conditions
de la dignité humaine. En réalité, les civilisations ont résisté au choc
colonial, beaucoup plus fortement que ce que l’on croit. L’erreur de
la France comme des gens de bonne volonté qui ont voulu
moderniser l’Afrique et le monde arabe a consisté à sous-estimer le
facteur civilisationnel. Or, la civilisation, comme l’inconscient, a
toujours le dernier mot. Tous ceux qui ont ignoré les mentalités et les
valeurs ont cueilli la frustration. Si le Maroc ne décolle pas, ce n’est
pas par manque de capitaux ou de technologies, c’est parce qu’il est
corrompu et qu’il méprise, à ce jour, l’excellence. De même pour
l’Algérie qui n’a pas su tirer profit de la manne pétrolière à cause de
ses mentalités et de ses comportements.
D’ailleurs, la frustration née de l’échec des politiques menées
depuis l’indépendance alimente le discours de la repentance. On
pointe le doigt vers la colonisation parce que l’on est incapable
d’identifier l’ennemi réel à savoir le blocage civilisationnel qui
perdure et résiste. Moins on parvient à guérir les maladies morales
des sociétés maghrébines et africaines, plus on s’obstine à accuser
Lyautey, Gallieni ou Faidherbe. On préfère donner des coups de
pied à un cadavre au lieu d’agir et de réussir.

Pourtant, il ne faut pas être un génie de la sociologie pour deviner


ce qui retient les anciennes colonies françaises de devenir des pays
où il fait bon vivre. L’évidence est telle qu’on ne la voit pas, c’est un
éléphant dans la salle que tous ignorent parce qu’ils sont myopes et
malentendants. Tous les plans Marshall du monde n’arriveront
jamais à bout du malheur qu’une société s’impose à elle-même :
corruption, népotisme, arbitraire, mépris du savoir scientifique,
censure de la curiosité et de la libre-pensée, etc.

Et pour le coup, il est possible d’évoquer une tache sombre dans


le bilan de la colonisation française. Il s’agit d’une certaine tournure
d’esprit qui consiste à évacuer d’office la civilisation, à taire sa voix
et à considérer que le progrès est dû à des facteurs quantifiables
seulement : le travail, le capital et la technologie. L’habitude a été
prise sous la colonisation de confondre la construction d’un pont
avec l’arrivée du progrès, l’ouverture d’un port avec l’avènement du
bien-être, l’édification d’une école avec l’éclosion des Lumières. Tout
dépend des hommes et des femmes qui vont utiliser le pont,
transiter par le port et donner les cours. S’ils sont obscurantistes et
arriérés, le progrès n’aura pas lieu ; s’ils sont modernes (ce qui  ne
veut pas dire forcément occidentalisé), le progrès sera au rendez-
vous. Devenues indépendantes, les anciennes colonies ont prolongé
l’erreur coloniale et ont continué à pratiquer le « développement
paresseux » c’est-à-dire à miser seulement sur le matériel et à
négliger le culturel, le moral, l’éthique et le spirituel. C’est une
approche d’ingénieur des ponts et chaussées qui croit qu’il suffit de
couler du béton et de tendre des haubans pour provoquer le
changement. Il oublie que l’être humain est fait d’une matière plus
résistante que la roche : la civilisation, celle-ci est souveraine et fait
ce qu’elle veut de lui. Elle peut le couler comme l’élever au-dessus
de sa condition. C’est à elle qu’il faut s’adresser pour développer un
pays.

S’il y a un héritage maudit de la colonisation, c’est peut-être celui-


là. L’idée que l’on puisse faire semblant que les hommes et les
femmes sont des pages blanches interchangeables prend sa source
dans la colonisation française. Elle en est une faute lourde.
La repentance est une maladie de l’âme

« D’autres ont pu me terrasser, d’autres ont pu


m’enchaîner ; mais Louis-Napoléon est le seul
qui m’ait vaincu »
Emir Abdelkader

La repentance est un instrument essentiel pour huiler les rouages


du nouvel équilibre postcolonial. Elle permet aux oligarchies du nord
et du sud de justifier les flux migratoires et de condamner les
Français au silence. Ces derniers subissent leur éviction telle une
punition « bien méritée » au vu des crimes de la colonisation.
Or, il n’y a rien de plus absurde et malvenu que cette exigence de
repentance.

Légitimité zéro

Tout d’abord, exiger la repentance de nos jours est illégitime, la


génération qui a trente ans aujourd’hui n’ayant jamais vécu de près
ni de loin les affres de la colonisation. Bien au contraire, elle n’en a
vu que les retombées positives. Au sud de la Méditerranée, le
(relatif) adoucissement des mœurs entre autres retombées
vertueuses. Au nord, la chance de naître en France et de devenir
Français par le droit du sol. En effet, la colonisation et les accords
bilatéraux qui l’ont suivie ont permis la venue légale en France de
plusieurs centaines de milliers de travailleurs arabes et africains qui
ont fait souche.

Pourtant, la génération qui n’a vu de la colonisation que son


aspect le plus favorable réussit à être plus « meurtrie » et «
traumatisée » que les générations qui l’ont vécue. Il y a quelque
chose à revoir certainement dans la formation morale de nos jeunes
qui parviennent à « s’approprier » des douleurs qui ne sont pas les
leurs. Ils ont peut-être peur de la vie au point de courir s’abriter
derrière le traumatisme (réel) vécu par leurs grands-parents, histoire
d’avoir une excuse pour ne pas se jeter à l’eau. Peur d’être un
citoyen, peur d’être un adulte, peur d’être responsable donc
redevable. Peur d’être aux commandes de sa propre vie au point de
se réfugier dans le rôle de l’aigri qui casse le travail des autres au
sens propre et au sens figuré. Soit il jette des pierres, soit il jette des
anathèmes et des théories de la conspiration. L’essentiel est d’être
occupé à faire autre chose que de s’occuper de ses intérêts,
l’essentiel est de briser l’élan de ceux qui croquent la vie à pleine
dent, l’essentiel est de détruire la scène où se joue la comédie
humaine pour ne pas avoir à y participer.

Une grande partie de la jeunesse arabe et africaine est aux prises


avec une maladie de la volonté.

Quand ils vivent au sud de la Méditerranée, nombre de jeunes ne


font rien de leur vie à part espérer le moment de la traversée. Ils
refusent d’aller au bout de leurs études et d’apprendre un métier.
Une vie entière se passe dans l’attente et, par là même, dans la
soumission aux régimes qui ont organisé la détresse sociale qui les
poussent à fuir. Quand ils vivent au nord de la Méditerranée, ces
jeunes refusent de se fixer à un endroit : ils ne sont ni heureux de
vivre en France, ni susceptibles de s’installer dans leur pays
d’origine. Ils sont nulle part, toujours « de passage », toujours «
entre parenthèses » : ni-Français, ni-Marocains, ni-Algériens, ni-
résidents permanents d’un État qui convienne à leur sensibilité
comme les États-Unis ou les Émirats Arabes Unis. De ce fait, ils sont
incapables de donner la meilleure version d’eux-mêmes, car ils
refusent de descendre dans l’arène et de jouer le combat de leur vie
: ils sont toujours en partance, un pied dedans et l’autre dehors.
Imaginez un joueur de foot professionnel qui déteste le maillot qu’il
porte et qui ne rêve que de jouer avec l’équipe d’en face : donnera-t-
il le meilleur de lui-même sur la pelouse ?
De son apathie, cette jeunesse ne récolte que l’exclusion et
l’échec, des deux côtés de la Méditerranée. Donc, elle souffre, elle
souffre beaucoup même. Et qu’on souffre, on fait souvent n’importe
quoi quitte à vivre dans un passé que l’on n’a pas connu.

Cette jeunesse qui fuit ses responsabilités n’est pas légitime pour
donner des leçons à la France. Qu’elle fasse ses « devoirs d’écolier
» et elle gagnera peut-être le droit de juger le passé.
Que peut-elle ajouter aux paroles de Abdelkader, l’émir algérien
qui a failli expulser les Français d’Algérie ? Lui qui s’adressait ainsi à
Bismarck en août 1870 après que celui-ci lui est proposé de lever le
glaive à nouveau contre la France :
« Celui à qui vous avez adressé l’offre de marcher contre la très
glorieuse et très généreuse France et de vous prêter le concours de
sa loyale épée devrait, par mépris et dédain s’abstenir de vous
répondre.
« Que nos chevaux arabes perdent tous leurs crinières avant
qu’Abd el Kader ben Mahi ed-Din accepte de manquer à la
reconnaissance qu’il a pour le très puissant empereur Napoléon  III
(que Dieu le protège !).
« Que votre arrogante et injuste nation soit ensevelie dans la
poussière et que les armes de l’Armée française soient rougies du
sang des Prussiens (que leur orgueil soit puni !)
« Tel est le vœu du serviteur de Dieu »
Quelle valeur ajoutée a un militant indigéniste ou un rappeur ou un
humoriste pour venir aujourd’hui exiger des Français ce que le grand
Abdelkader n’a pas exigé d’eux.
Ceux qui étaient en droit d’exiger des réparations se nommaient
Cedar Senghor, Houphouët, Sékou Touré, Hô Chi Minh… Lumumba
vis-à-vis des Belges. Ces grands hommes ne se sont pas rabaissés
à tendre la main. Ils étaient trop fiers.
Mohammed V n’a jamais exigé de repentance de Lyautey. Il lui a
rendu visite à Nancy près de six ans après son renvoi du poste de
Résident général au Maroc. Rien n’obligeait Mohammed Ben
Youssef (le futur Mohammed V) à se rendre chez Lyautey en 1931 si
ce n’est le respect et la considération qu’il ressentait à l’égard de sa
personne. D’ailleurs, comment est-ce qu’un homme d’État marocain
peut en vouloir à la France d’avoir sauvé le Maroc de la dislocation ?
Non, la génération actuelle n’a aucun droit d’inventaire. Elle a
l’obligation de se retrousser les manches. La colonisation est finie.
Désormais, il est question de vaincre le sous-développement au sud
et la médiocrité (qui assiège une partie des diasporas) au nord.

Irrecevable à tout point de vue

Le devoir de repentance ne résiste pas à l’examen le plus


élémentaire.
Tout d’abord, la culpabilité ne se transmet pas d’une génération à
une autre. Tout comme la punition ne peut être collective, il s’agit
d’un principe élémentaire du Droit. Il n’y a donc aucun sens à vouloir
punir tous les Français au nom de crimes commis par leur État
(punition collective), il y a cent ans (transmission de la culpabilité).
D’autre part, les Français, en tant que peuple, n’ont jamais adhéré
en masse à l’idée coloniale. Celle-ci était une idée de l’élite
agglomérée autour du parti colonial. Ils n’étaient pas au courant de
la vie quotidienne dans les colonies, des atrocités et de l’apartheid
réservé aux indigènes. Les premiers grands récits des abus endurés
par les colonisés sont relativement tardifs, ils remontent pour la
plupart aux années 1920 (Albert Londres, André Malraux et Andrée
Viollis, etc.). Et encore, ces récits ont été noyés dans la propagande
officielle qui était fondamentalement colonialiste.
Si on accepte que le peuple français soit puni aujourd’hui pour les
crimes des administrateurs coloniaux du siècle passé, il faudra
s’attendre à ce que nos enfants et petits-enfants soient punis dans
trente ou quarante ans par les Libyens au nom des crimes commis
par Sarkozy-BHL en 2011 ? Tel est le niveau d’absurdité du devoir
de repentance.
Enfin, quelle est cette société où la vertu cardinale est le
ressentiment ? Il n’y a rien de noble à maintenir le corps social sous
pression permanente, polarisé entre ceux qui ont des choses à se
reprocher (les Blancs) et le reste qui jouit d’une immunité de
naissance ? Une société respectable pratique le pardon et non la
repentance. Elle est suffisamment sage pour oublier. Elle est tournée
vers l’avenir et non arc-boutée sur le passé. Elle marche vers la
cohésion, la solidarité et la gloire au lieu de camper autour de ses
cicatrices.
Et entre nous soit dit, que penser d’une société prompte à
pardonner violeurs et assassins et qui se crispe lorsqu’on lui
demande de laisser en paix ses aïeux quels qu’ont été leurs crimes
?

La repentance est dangereuse

Si le devoir de repentance était élargi aux relations entre États, il


n’y aurait plus de diplomatie. La guerre serait le lot commun de tous
les pays. Imaginez une France qui ne pardonne pas à l’Allemagne,
l’impact serait fatal sur la construction européenne puisque « tout » a
commencé avec la réconciliation franco-allemande.
Le refus du pardon (l’autre nom du devoir de repentance) a déjà
causé de nombreuses guerres au Rwanda où Hutu et Tutsi vivent
prisonniers des crimes commis par leurs ancêtres. Le génocide des
années 1990 est la conséquence directe d’une mémoire conflictuelle
entretenue à vif par des manipulateurs. L’histoire récente du Libéria
et de la Sierra Leone est teintée de sang parce que les noirs
indigènes ne pardonnent pas aux descendants des esclaves
affranchis de les avoir opprimés pendant un siècle. Haïti est une
catastrophe en partie parce que les mulâtres et les noirs se
détestent. Rappelons que le sinistre Duvalier (Papa Doc) pratiquait
le noirisme, une sorte de préférence ethnique visant à réparer les
offenses commises par les mulâtres sur les noirs.
Le devoir de mémoire étendu au niveau mondial a le potentiel de
faire exploser tous les pays. Il peut monter les Rifains contre les
autres Marocains en vertu des massacres pratiqués sur les révoltés
de 19591, il peut faire éclater l’Algérie au nom des souffrances
endurées par les Berbères aux mains des Arabes, il peut dynamiter
la France elle-même si les Vendéens jettent à la figure des Parisiens
le bilan macabre du génocide pratiqué par les révolutionnaires.
La relation entre l’Espagne et la France peut sombrer dans
l’hostilité irrémédiable si les Madrilènes se souvenaient avec acuité
des horreurs de l’occupation napoléonienne. De même, l’Espagne
pourrait couper les liens avec le Maroc si elle plonge dans la
mémoire douloureuse des crimes atroces commis par les soldats
rifains envoyés par Franco pacifier Barcelone. L’Italie pourrait se
sentir en droit de se fâcher avec le Maroc au prétexte que des
goumiers se sont rendus coupables de viols en 1944 (les fameux
marroquinate). Et si l’Afrique noire demain se souvenait de la traite
musulmane, elle pourrait se retourner contre le monde arabe de
Rabat à Bagdad et exiger des réparations.
Et ainsi de suite… Il y a de quoi créer la discorde partout. Telle est
l’œuvre d’un démon et non d’un humaniste.

Une idée injuste

Il faut pratiquer un sens bien particulier de la justice pour limiter le


champ de la repentance aux relations entre l’Occident et ses
anciennes colonies. Pourquoi ne pas s’agenouiller devant les 600
000 Allemands morts de faim à cause du blocus naval franco-anglais
lors de la guerre  1914-1918 ? Ne sont-ils pas des hommes, des
femmes et des enfants tout comme les victimes innocentes de la
répression coloniale ?
Au fond, le champ d’application de la repentance devrait être
universelle ou ne pas être. Les Russes devraient s’excuser pour les
centaines de milliers de viols commis sur les femmes allemandes en
1945. Les Alliés devraient payer des réparations à l’Allemagne au
nom des millions d’Allemands déplacés manu militari de leur lieu de
vie après mai  1945 : ils vivaient auparavant en Ukraine, en
Biélorussie, en Hongrie, en Roumanie, dans les pays baltes,  etc.
Ces mêmes Alliés devraient faire pénitence à Dresde, Hambourg et
Tokyo, villes martyres bombardées par des bombes incendiaires
visant les civils avant tout. Et que dire des deux bombes nucléaires
jetées sur le Japon ?
Vous voyez bien que le monde cesserait sa marche et se
transformerait en un énorme mur des Lamentations où
convergeraient les pleurnicheurs, idiots utiles des apôtres de la
guerre.

Une idée faible

Les militants indigénistes devraient se méfier de leur doctrine, car


il est facile de la retourner contre eux. Si un jeune des cités exige la
repentance de l’État français, qu’est-ce qui empêcherait un fils de
harki d’exiger la repentance du consul algérien à Paris ? Rien !
Après tout, les harkis ont été étripés et brûlés vifs après
l’indépendance alors que le FLN s’était engagé à garantir leur
sécurité.
Dans la même veine, rien n’empêche les descendants des pieds-
noirs trucidés à Oran en juillet  1962 (comme tant d’autres) d’exiger
des excuses officielles des autorités algériennes.
Et pourquoi s’arrêter en si bonne route et oublier l’injustice
commise par la France sur les fidèles goumiers et tirailleurs ? Ces
soldats arabes et noirs ont été traités avec ingratitude par la
bureaucratie militaire après la guerre. Mon grand-père gagnait une
misère alors qu’il a passé quatre ans dans un stalag nazi.
Dédommager les anciens combattants comme il se doit serait un
beau pied de nez aux indigénistes leur rappelant qu’il n’y a jamais eu
d’unanimité parmi les indigènes contre la France.
Soyons sérieux, le sujet l’exige. Cessons la plaisanterie
mémorielle et concentrons nos efforts sur les atrocités
contemporaines. Sous nos yeux, les mafias libyennes et du Sinaï
torturent les migrants africains (comme au bon vieux temps de
l’Empire ottoman). Sur nos écrans, les crimes de Boko Haram sont
affichés dans leur horreur et nous ne faisons rien. À l’heure où ce
livre est écrit, des criminels sud-africains massacrent des fermiers
blancs dans leur sommeil, n’est-ce pas du racisme ? N’est-ce pas
une insulte grave à l’idéal arc-en-ciel légué par Mandela ? Au lieu de
cracher sur les cadavres bien froids, hissons-nous à la hauteur des
monstres qui dégradent l’humanité ici et maintenant.

____________________
1. Après le départ de l’Espagne, le Rif se retrouve dans le giron du Maroc. Il se soulève et subit une
répression sévère à base de bombardements et d’arrestations de masse.
La vérité, toute la vérité, rien que la vérité

« Il ne faut pas perdre son temps à avancer des


arguments de bonne foi face à des gens de
mauvaise foi. »
Hassan II

« Telling the truth is the beginning of change »1


Denis Mukwege, Prix Nobel de la Paix

La France est sur la défensive. Cela se voit, cela se sent, ses


ennemis le savent.
Bien élevé, le peuple français répond à l’accusation haineuse par
la contrition. Il s’agenouille et tend la main en gage de paix à ceux
qui veulent brûler sa maison. D’autres auraient distribué les gifles et
couper court aux lamentations, lui prend les coups, et ne comprend
pas que personne ne vienne à son secours. Il attend peut-être que
l’État s’interpose entre lui et ses assaillants.
Or, l’État laisse faire et les élites s’amusent du malheur du peuple.
Elles jubilent de voir les masses dangereuses d’hier se faire cracher
dessus par les petits voyous importés de l’étranger.
Les Français sont malmenés sous les applaudissements des
Puissants : oligarques, hauts fonctionnaires, mandarins des
universités et grands journalistes. Les forts ont lâché les faibles.
Que faire ?
Passer à l’attaque et ne compter que sur soi-même.
Quelle arme utiliser ?
La vérité, toute la vérité et rien que la vérité.
À la repentance, il faut répondre par la transparence : tout dire,
tout mettre sur la table, le meilleur comme le pire.
La vérité est un antidote au venin de la repentance. Aux
agenouillés, elle intime de se lever et de se tenir droit : par fierté et
par loyauté envers leurs anciens. Aux plaignants, elle arrache leur
seul « butin » de guerre : la croyance que la France est la mère de
tous leurs maux.
La vérité ou la guerre civile, telle est l’équation du moment.

La vérité de la nuance

La colonisation, comme toute chose dans la vie, prend des


aspects différents selon les personnes, les endroits et les époques.
En Algérie, entre  1954 et  1962, au même moment où le napalm
était largué sur le FLN, des soldats distribuaient des vaccins, des
médicaments et de la farine aux familles musulmanes. Les Sections
Administratives Spéciales ont mené un travail, inégalé en Algérie à
ce jour, d’aide aux nécessiteux. Chaque unité était commandée par
un capitaine (portant un képi bleu), secondé par des sous-officiers
français et des soldats algériens musulmans (mokhaznis). Au
service du capitaine, des infirmiers, des médecins, des sages-
femmes, des instituteurs, civils et militaires selon les circonstances.
Il y eut 700  SAS en Algérie à l’apogée du programme (1960).
Chacune venait en aide à une dizaine de milliers d’individus.
Oui, l’armée française a pris soin des Algériens au même moment
que des paras torturaient. Telle est la vie, complexe et nuancée. Il
n’y a que des d’enfants gâtés pour refuser de l’admettre.
Parmi les subtilités qui échappent aux procureurs indigénistes, la
présence d’un noyau libéral pro-indigène dans toutes les colonies
françaises. On veut nous faire croire qu’il y eut deux blocs
homogènes : pieds-noirs (ou colons) vs indigènes. Rien de plus
faux. En Algérie par exemple, l’OAS a combattu autant les
musulmans que les pieds-noirs favorables aux Algériens.

La vérité de la collaboration et de la connivence entre indigènes


et Européens

Une partie de la population et des élites ont collaboré avec la


France. Sans elles, l’occupation aurait été impossible, car
l’administration française a souffert d’un sous-effectif permanent.
Sans les policiers marocains, sans les collecteurs d’impôts algériens
et congolais, sans les tirailleurs sénégalais, sans les mandarins
vietnamiens, le système n’aurait pas fonctionné.
La collaboration est un terme chargé d’une connotation trop
lourde. Il faudrait dans certains cas parler de respect mutuel et
d’estime partagée. Sentiments que l’on trouve chez l’émir
Abdelkader à l’égard de Napoléon  III qu’il admirait comme un
bienfaiteur. Rappelons cette phrase au risque de nous répéter :
« D’autres ont pu me terrasser, d’autres ont pu m’enchaîner ; mais
Louis-Napoléon est le seul qui m’ait vaincu »
Quel militant indigéniste et quel professeur universitaire peuvent
prétendre « en savoir plus » qu’Abdelkader ? De quel droit font-ils le
procès de la France ?
Les grands hommes comme Abdelkader savent qu’il y a un temps
pour se haïr mutuellement et un autre pour construire ensemble. Ils
sont obsédés par la pureté de leur geste non par la pureté d’une
pseudomorale de salon. Un chef véritable sait admettre que la
mission a changé et que l’ennemi d’hier n’est plus forcément la
menace d’aujourd’hui.
Ce chemin a été fait, mais en sens inverse, par plusieurs pères
fondateurs du FLN dont Krim Belkacem qui a lutté aux côtés de la
France durant la Seconde Guerre mondiale. Après 1945, il a dû
mettre à jour ses convictions et retourner le fusil contre la puissance
occupante. Les grands hommes s’adaptent, les militants campent
autour des idées fixes.

La vérité de la guerre civile

Les guerres de libération ont été d’immenses boucheries


fratricides. Indigènes contre indigènes. Tout le monde a les mains
sales y compris les indépendantistes, eux aussi ont violé, égorgé et
torturé. Ceci est vrai au Vietnam, en Algérie et partout où
l’indépendance a nécessité le recours à la violence. Même au Maroc
où l’accès à l’indépendance a été du ressort de la formalité, des
exactions ont été commises par la foule musulmane sur d’autres
musulmans réputés favorables à la France : à Oued Zem en
août  1955, mais aussi dans les jours ayant suivi l’indépendance à
Marrakech, Casablanca et Meknès.
En Algérie, la guerre civile a atteint des sommets. L’armée
française a compté grosso modo sur 200 000 soldats et sous-
officiers musulmans entre appelés, militaires du contingent et forces
supplétives. Ils se sont battus contre d’autres musulmans. Des
anciens du FLN ont rejoint les rangs français pour rendre des
services inestimables dans les commandos de chasse.
Parmi les indépendantistes, des combats sanglants ont eu lieu
pour l’hégémonie. Le 28  mai 1957, le FLN massacre tous les
habitants du village de Mellouza (347 âmes) en représailles à leur
soutien supposé à son concurrent, le MNA (Mouvement National
Algérien).
Le FLN a tué plus de musulmans que de pieds-noirs et de soldats
français. Il a mutilé par centaines ceux qui osaient fumer des
cigarettes ou boire de l’alcool. Il a persécuté les familles qui
envoyaient leurs enfants à l’école ou fréquentaient le dispensaire.
Punition collective et châtiments publics lui ont permis de maintenir
vive l’ardeur révolutionnaire des Algériens.
Certains crimes commis sur les musulmans sont simplement
abjects. En 1956, le frère du Bachaga Boualam (un célèbre chef
tribal profrançais) est surpris chez lui par une équipe FLN. Il est
traîné devant son domicile, battu sous les yeux de ses enfants et
étripé.

La vérité du calvaire des pieds-noirs

Les grandes victimes de la guerre d’Algérie sont, en plus des civils


musulmans, les pieds-noirs. L’État français qui leur devait la
protection les a laissés tomber à partir de mars  1962, date de
signature des accords d’Évian, prélude à l’indépendance algérienne
prononcée le 5 juillet 1962. Dans cet intervalle de cinq mois, le FLN
s’est déchaîné sur les pieds-noirs pratiquant enlèvements et
assassinats. On dénombre 3 000 Européens morts ou disparus
entre le cessez-le-feu (les accords d’Évian) et l’indépendance.
Refoulés vers la France par la politique de « la valise ou du
cercueil », les pieds-noirs ont reçu un accueil déplorable de la part
de leurs concitoyens. Les dockers CGT de Marseille les ont insultés,
le maire de Marseille les a maltraités, le gouvernement a voulu les
répartir en France en priorité dans les départements en déclin
démographique comme le Nord et le Pas-de-Calais…
Autrement dit, le monopole de la souffrance n’appartient pas aux
Algériens ni au FLN.
La liste des victimes de la décolonisation est très longue.
Personne ne peut effacer le nom des uns et surligner celui des
autres.

La vérité de la continuité historique

L’histoire n’a pas commencé avec la colonisation et ne s’est pas


terminée avec la décolonisation. Le mythe de la virginité rompue est
une foutaise tout comme la thèse de la persistance d’un traumatisme
colonial après les indépendances.
Avant l’arrivée de la France, les sociétés indigènes connaissaient
déjà l’injustice, l’esclavage, la misère et les discriminations (envers
les femmes, certains groupes ethniques, envers les juifs, etc.).
La Régence d’Alger, possession turque, était un enfer pour les
Algériens, un laboratoire d’ingénierie raciale et tribale. Coulouglis
contre Algériens, Kabyles contre Arabes, tribus makhzen contre
tribus raias.
Le Sénégal, une réserve d’esclaves domestiques et de serfs
inféodés à une caste de marabouts et de guerriers.
Une fois la France partie, le pouvoir, dans les pays nouvellement
indépendants, a été saisi par des élites indigènes qui, en général,
ont poursuivi les mauvaises pratiques connues du temps de la
colonisation : torture, censure, arrestations arbitraires et sous-
investissement chronique dans le domaine social.
En Guinée Conakry, on a chassé la France pour installer la
dictature du parti unique sous Ahmed Sékou Touré (1958) qui a mis
l’État en coupe réglée. Son ethnie et son clan familial ont occupé les
principaux leviers de commande de l’administration. Un camp de
torture a été ouvert pour punir les opposants (Camp Boiro) dont les
clefs ont été remises au neveu du président, Siaka Touré. On estime
à 5 000 le nombre des morts de faim et de mauvais traitements au
Camp Boiro. C’est encore la faute à la France ?
En Algérie, la torture s’est poursuivie après 1962 sous Ben Bella.
La répression a connu ses heures les plus sombres après le coup
d’État de Boumediene en 1965 qui a même fait rouvrir une prison
française à Alger pour y loger spécialement les opposants politiques.
Au Maroc, la police politique a fait subir aux Marocains des
brimades et des outrages certainement bien plus graves que ceux
appliqués par la colonisation.
La Tunisie de Bourguiba a elle aussi pratiqué l’autoritarisme et
l’arbitraire.
Pas besoin de la France pour opprimer le peuple.
Pas besoin de l’État non plus pour le faire : dans les années 1990,
les islamistes du FIS et du GIA ont bu le sang des Algériens. La
guerre civile a fait 100 000 morts. Et personne ne tend la facture des
massacres aux leaders islamistes au nom de la repentance… Ils
sont certainement moins « naïfs » que les Français d’aujourd’hui,
tellement « bons » qu’ils se sentent responsables des crimes
commis il y a 60 ans.
Écrire cela revient-il à relativiser les crimes de la France ? Oui,
peut-être, mais relativiser ne veut pas dire excuser. La France
n’avait aucune excuse pour coloniser. Relativiser veut dire resituer
les faits dans une séquence historique comme le ferait un enquêteur,
ni plus ni moins. Relativiser signifie aussi inviter les pleureurs
d’aujourd’hui à s’asseoir sur le banc des accusés : ils sont peut-être
les petits-fils des égorgeurs qui, par le passé, ont massacré leurs
concitoyens et des civils innocents. Relativiser c’est enfin exiger de
celui qui fait le procès de la France de faire la même chose devant
Erdogan pour les crimes odieux de l’Empire ottoman, puissance
coloniale en Algérie, en Tunisie et dans tant d’autres pays arabes.

La vérité des migrations


Si la France a été ce monstre que les indigénistes aiment
dépeindre, comment expliquer l’empressement de millions d’Arabes
et de Noirs à s’y installer ?
L’immigration a commencé dès l’indépendance.
Dans les années 1960, l’Algérie envoie déjà un contingent de 30 à
50 000 travailleurs chaque année en France. En 1972, il y a 720 000
Algériens installés légalement en France, soit deux fois plus que le
jour de l’indépendance. Ont-ils été déportés vers la France par la
force ou bien est-ce une migration volontaire ? Vous connaissez la
réponse
Phénomène similaire au Maroc quoique plus modeste, les
Algériens ayant priorité pour accéder au marché du travail français.

Année Départ de travailleurs marocains vers l’étranger


1962 4 818
1963 7 219
1968 12 479
1969 23 519
1970 31 006
1971 30 764
Source : La Population du Maroc, INSEA, 1974

La majorité des départs de travailleurs marocains avaient pour


destination la France, cette proportion atteint les 91 % en 1971.
L’immigration africaine a démarré un peu plus tard, elle aussi
confirme la vérité qui saute aux yeux : il n’y a pas de contentieux
entre les peuples dans les années 1960-70. La page a été tournée
et le souvenir français est globalement positif, voire chaleureux.
La haine et le ressentiment se sont manifestés après les années
1980 lorsque le sud a compris qu’il avait raté son rendez-vous avec
le développement. Il s’est rabattu (à des degrés très divers) sur la
colonisation pour justifier son échec : c’est pas ma faute, c’est la
faute à Gallieni et à Bugeaud.
La vérité des colonies qui ont su tirer leur épingle du jeu

Si l’échec de la colonisation est réel, il n’en demeure pas moins


que des avancées ont été enregistrées, confuses, parcellaires et
insuffisantes, mais elles ont eu lieu quand même. Elles sont
tangibles et têtues, elles démentent les déterminismes parce qu’elles
sont l’œuvre d’hommes exceptionnels et de circonstances spéciales.
La colonisation, aventure humaine, a été capable du meilleur comme
du pire. Et quand le meilleur se manifeste, nous n’avons pas le droit
de le balayer d’un revers de la main.
Au Maroc, le « meilleur » s’est profilé à l’horizon. Vraiment.
Le Protectorat (1912-1956) a régénéré la société marocaine lui
donnant « des couleurs », une nouvelle santé pour affronter les défis
du XXe siècle. La civilisation marocaine s’est délestée de quelques
traits détestables qui faisaient le malheur des Marocains.
Tout d’abord, la France a appris à l’État marocain à servir ses
sujets. Cela semble aller de soi pour vous peut-être, mais ce n’était
pas du tout dans le programme mental des Marocains de l’ère
précoloniale. Le Makhzen rackettait la population et n’avait cure de
son bien-être. Pure logique de domination : « tu payes l’impôt, sinon
je te casse la gueule ». Point de services sociaux, point d’empathie
pour les plus faibles : la charité était sous-traitée aux organisations
religieuses (Habbous, zawiyas et marabouts). La sécurité elle-même
était une prérogative décentralisée au niveau du caïd, du pacha et
du khalifa, des personnages qui avaient souvent une conception très
particulière du maintien de l’ordre et de la justice : « si tu me fais des
cadeaux régulièrement, je me souviendrais de toi lorsqu’il t’arrivera
un malheur, en attendant, continue à me faire des cadeaux ».
Depuis la colonisation, l’État marocain se préoccupe des gens, il
continue à les taxer bien sûr, mais il leur rend (ne serait-ce qu’un
peu) des sommes prélevées au titre des travaux publics, de
l’assainissement, de l’irrigation et des services municipaux.
Le Protectorat a porté le coup de grâce aux tribus, ces géants de
l’histoire marocaine. Combien de sultans se sont cassé les dents sur
la résistance et l’indiscipline des Zemmour, des Zaers, des Ait
Mguild et des Rifains ? La France en 44 ans (interrompus par deux
guerres mondiales) a débarrassé le Makhzen de ses principaux
rivaux internes. Depuis, gouverner le Maroc est bien plus simple
puisque la population fait allégeance exclusivement à la monarchie.
L’action de l’État s’en trouve facilitée parce qu’il ne bute plus sur
aucune concurrence locale ou régionale. Jadis, il devait
constamment négocier avec les pouvoirs tribaux, jaloux de leur
autonomie et imprévisibles dans leurs réactions. N’est-ce pas un
progrès ? Est-ce que les Marocains auraient pu y parvenir tout
seuls en aussi peu de temps ? Quand on voit les drames du Yémen
tribal aujourd’hui, l’on a tendance à voir d’un bon œil l’action
civilisatrice de la France au Maroc.
Et qu’en serait-il de la femme marocaine si le Maroc avait
conservé sa souveraineté ? Elle aurait certainement continué à vivre
cloîtrée et réduite au statut de chose. Tel est le sort des femmes
arabes dans les pays qui n’ont pas été colonisés : pensez à l’Arabie
Saoudite par exemple. Il n’y a aucun doute que le choc colonial a
permis à la société marocaine de faire voler en éclats les menottes
qu’elles faisaient porter aux femmes depuis des siècles.
Le passage de la France a été comme une immense accélération
de phénomènes qui autrement auraient eu besoin d’une éternité
pour advenir. La société a été mise au micro-ondes durant 44 ans :
oui, c’est violent, mais cela a permis de brûler les métastases qui
polluaient les mentalités et les institutions.
La France a fait ce qu’elle a pu (peut-être sans vraiment s’en
rendre compte), mais le Maroc aurait dû profiter des acquis légués
par la colonisation. Les opportunités véritables ne se présentent pas
tous les jours, les laisser passer ou bien en gâcher l’effet relève de
l’autosabotage et de la haine de soi. Encore un problème de
civilisation.

La vérité des géants, des génies et des braves

Les Français devraient ressentir de la fierté et non de la honte à


l’égard des grands hommes qui se sont illustrés dans l’épopée
coloniale. Oui, certains ont abusé de leur force, mais plusieurs ont
fait preuve d’un insigne courage et d’une admirable dignité face au
danger. Parmi eux, des hommes d’État comme Lyautey qui a
littéralement « refondé » le Maroc sur de meilleures bases. Mais,
aussi Napoléon  III qui a voulu cantonner les pieds-noirs en Algérie
au lieu de cantonner les Arabes. Le souverain français a admiré et
aimé le peuple algérien, il a fait ce qu’il a pu pour lui offrir un cadre
politique et administratif qui lui assure la dignité. Malheureusement,
Napoléon  III a été sans cesse contrecarré par les milieux colons
aidés par la gauche parisienne. La chute de Napoléon III en 1870 a
signé l’acte final de la conquête-spoliation de l’Algérie en lâchant la
bride à tous les affamés : ils ont ainsi saisi des centaines de milliers
d’hectares pour l’agriculture, repoussant les musulmans toujours
plus vers les cavernes, les pentes abruptes et les déserts.
Peu de Français à l’époque avaient compris le projet de Napoléon.
Parmi eux, Ismaïl Urbain, un arabophile avant l’heure. Métisse, de
mère noire issue d’une lignée d’esclaves en Guyane, il se convertit à
l’Islam et apprend l’arabe. Il sert dans l’entourage de Bugeaud lors
de la conquête de l’Algérie : il parle, il dénonce, il conseille… il est
finalement entendu par Napoléon  III (arrivé au pouvoir par coup
d’État en 1851) qui fait ce qu’il peut pour sauver ce qui peut être
encore sauvé de l’Algérie algérienne.
Si quelqu’un vous dit que la colonisation a été un crime contre
l’humanité, répondez-lui en citant les noms de quelques médecins
coloniaux, qui avec deux fois rien, ont sauvé l’Afrique. Parlez-leur
d’Alexandre Yersin, médecin colonial, qui a isolé le bacille de la
peste, de Paul-Louis Simon qui a découvert le rôle vecteur de la
puce du rat, les médecins militaires Girard et Robic qui mirent au
point et testèrent sur eux-mêmes le vaccin de la peste en 1932 à
Madagascar.
Parlez-leur du médecin colonial Laigret qui a inventé un vaccin
contre la fièvre jaune à Dakar en 1927. Ou encore de Victor Le Moal,
dit « capitaine moustique », médecin colonial qui a mené une lutte
sans relâche contre les vecteurs du paludisme en Guinée. Chef du
service d’hygiène de Conakry à partir de 1905, il fait assécher les
mares, combler les troncs d’arbre et les fossés. Ses
recommandations sont reprises dans le monde entier.
Racontez-leur l’épopée des médecins Jamot et Dumaz à travers
l’Afrique noire pour éradiquer la maladie du sommeil. Il y aurait aussi
tant à dire au sujet du Dr Marchoux qui a réellement révolutionné la
prise en charge des malades de la lèpre en Afrique.
Et si votre interlocuteur insiste encore à accuser les Français de
génocide, demandez-lui s’il a entendu parler d’Albert Shweitzer,
médecin et théologien alsacien, qui était « la seule médecine »
disponible au Gabon dans les années 1910-1930 : un homme qui
s’est dédié à soigner les Noirs de l’intérieur du Gabon contre la
dysenterie, la lèpre et tous les fléaux tropicaux, gratuitement et au
péril de sa vie et de sa vie de famille. Le magazine américain Life le
désigne en 1947 comme « le plus grand homme du monde ».
La vérité, toute la vérité, rien que la vérité même celle des
anecdotes et des histoires personnelles. Comme celle de Léon
Roches, jeune Français débarqué en Algérie en 1832 et qui ne
trouva rien de mieux à faire que de se passionner pour Khadija, une
très belle femme mariée… Au lieu de renoncer à son amour, il
abandonna l’exploitation agricole familiale en bordure d’Alger,
s’enfonça en zone rebelle et se présenta chez Abdelkader en tant
que Français renégat, converti à l’Islam et désireux de servir la
cause de l’Émir !
La conversion de Léon Roches n’était pas sincère, mais
extrêmement convaincante, car il apprit l’arabe et était capable de
réciter l’intégralité du Coran. Il se disait qu’en intégrant l’entourage
de l’Émir, il trouverait bien un moyen pour enlever Khadija à son
mari. Abdelkader accepta d’en faire un auxiliaire rapproché, admis à
fréquenter sa tente quotidiennement.
Comment ne pas être fier d’un monsieur comme Léon Roches,
capable d’une telle folie par amour ?
Léon de  Roches nous a laissé un témoignage touchant et
précieux de son immersion dans l’Algérie musulmane et tribale :
trente-deux à travers l’Islam (et je vous annonce de suite qu’il ne
reverra plus Khadija…).
Comment ne pas être fier de Pierre Savorgnan de Brazza qui a
conquis le Congo sur la base de la « tchatche » ? Tel est le génie
français. Brazza a convaincu les roitelets congolais à signer des
traités de protectorat sans faire de démonstration de force. De toute
façon, il en était incapable vu qu’il ne disposait que de quelques
dizaines de soldats et de fusils.
À ceux qui vilipendent Gallieni, il faut répondre par la vérité
intégrale. Admettre que l’homme a pu être cruel. Rappeler aussi qu’il
était fait d’une autre « pate » que les hommes d’aujourd’hui,
déconstruits et fragiles. Gallieni a en effet tenu bon durant un an de
captivité chez Ahmadou Tall : un an sans craquer, à des milliers de
km de Paris (1879-1880). Et cerise sur le gâteau, le prisonnier
Gallieni a réussi à faire signer à son geôlier un traité de commerce.
La France, c’était cela aussi : des hommes capables de courage
et de résilience. Les nains qui nous servent de guides ne peuvent
que les détester. Le faible envie le fort, le minable jalouse le sublime.

La vérité sur le présent

120 agressions à l’arme blanche par jour. Des émeutes, des


attentats, des dégradations en marge des matchs de l’équipe
d’Algérie ou du Maroc, les Champs-Élysées régulièrement razziés,
l’image de la France durablement tailladée par la cicatrice du
désordre et de l’insécurité.
Plus de 25  % des détenus en prison sont d’origine musulmane.
Une écrasante majorité des délits commis dans les transports
franciliens imputés à des étrangers, souvent issus de l’ancien empire
colonial.
Des vies brisées, des crânes enfoncés sous les coups de béquille
et les coups de poing : Marin, Adrien, Timothée, Arnaud Beltrame et
tant d’autres victimes attaquées par des membres des diasporas.
Et si un jour, les Français venaient à demander des comptes à
Rabat, Alger ou Kaboul pour les malheurs causés par leurs
ressortissants ?
Cette vérité est aussi bonne à dire. La France aussi a le droit
d’accuser, elle aussi peut se plaindre d’une invasion étrangère,
réelle et brutale.
Il ne sert à rien de fustiger les crimes du passé si on ferme les
yeux sur les crimes du présent. L’indignation sélective et le cynisme
n’ont jamais été des vertus.

____________________
1. « Dire la vérité est la prémisse du changement » (notre traduction)
Conclusion Une mauvaise idée qui a eu des
résultats inespérés

« Il est notre devoir le plus absolu de manifester


au gouvernement de la France notre
reconnaissance pour tout ce qu’elle a fait pour
nous. Et le premier qui faillirait au devoir
élémentaire de cette reconnaissance serait
indigne de nos ancêtres et enfreindrait les ordres
du Créateur qui a imposé le devoir de la
reconnaissance et celui de nous éloigner des
ingrats. »
Sa Majesté Mohammed V lors d’une adresse au peuple marocain en 1939

La colonisation est une mauvaise idée qui a eu des effets


inespérés. Brutale de bout en bout, infructueuse tant pour la France
que pour les colonies, elle a tout de même abouti à la résurrection
du Maroc, au sauvetage du Cambodge et à la formation d’États-
nations nouveaux comme le Vietnam, l’Algérie ou le Sénégal. Les
crimes coloniaux n’ont pas empêché l’éclosion d’une amitié sincère
entre les vainqueurs et les vaincus, une fraternité même qui
s’exprima merveilleusement lors du combat conjoint contre le
nazisme. Cette amitié franco-arabe ou franco-africaine est
inébranlable, elle est immunisée contre les querelles et les
dissensions, légitimes ou pas. L’usage de la langue française en est
une des nombreuses manifestations. Tourisme, immigration,
échanges commerciaux, c’est comme si nous ne pouvions pas nous
passer les uns des autres. Nous ne pouvons pas remonter dans le
temps et effacer le passé, il ne nous reste plus qu’à utiliser au mieux
les acquis de la colonisation. Ils sont réels, ils sont nombreux.
Le succès est à notre portée, le destin nous appartient, il dépend
des décisions que nous allons prendre ici et maintenant. L’heure est
grave.
La première relève de l’ordre de l’intime. Les immigrés doivent
renoncer à l’amertume de la victime qui exhibe ses blessures et
exige des réparations. Ils doivent lâcher prise pour éliminer un poids
qui entrave leur réussite en premier lieu. Revendiquer la souffrance,
surtout quand elle a été vécue par d’autres (en l’occurrence ses
aïeux), éloigne le succès et l’accomplissement au lieu de les faire
advenir. Les Français de souche, eux, doivent aimer leur pays au
lieu de le vilipender. Eux non plus ne gagnent rien à l’amertume et à
la critique facile : depuis qu’ils s’y adonnent, plus rien ne leur réussit
à commencer par l’économie et la culture. Partout, la France recule ;
partout, la France désole.

La deuxième décision concerne le mode de gouvernance ou


comment il faudrait gouverner la France depuis qu’elle est devenue
multiraciale et multiconfessionnelle. Qu’est-ce que l’histoire de la
colonisation française peut nous apprendre à ce propos ?
Assurément que la séparation, donc le séparatisme, est l’horizon
assuré de la rencontre entre des civilisations que tout sépare. Dire
cela ne suffit pas, il convient de proposer une solution qui évite
l’éclatement de la France. Je la présente en détails dans un ouvrage
à paraître en 2023 aux Éditions Complicités : De la diversité au
séparatisme, disponible également sur mon site web en version
numérique (lien : drissghali.com/ebook).

Enfin, la troisième décision est une prise de conscience. Une


nouvelle colonisation avance, elle nous asservit au joug des
puissances d’argent et des lobbies transnationaux dont la cause du
peuple, de notre peuple, est le dernier des soucis. Déjà, la France
est sous tutelle, sa souveraineté n’est qu’une vue de l’esprit, une
idée gazeuse qui flotte bien au-dessus des palais de la République
et de l’Assemblée Nationale. Est-ce que les immigrés dont je fais
partie veulent connaître la colonisation ? Est-ce que mes
compatriotes de souche veulent devenir des indigènes dont les
affaires sont gérées par des élites collabos au service de puissances
étrangères ? S’il y a une résistance à mener, elle doit s’exercer
contre les nouvelles formes de mise sous tutelle de notre patrie.
J’espère que les Arabes, les Noirs, les Asiatiques et les Gaulois
seront des frères d’armes dans cette lutte.

Vive la France, Vive l’Indépendance !


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Multiculturalisme

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Cet ouvrage a été numérisé par Atlant’Communication

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