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OUVRAGE PUBLIÉ AVEC LE CONCOURS

DU CENTRE NATIONAL DU LIVRE

Le Columbia Institute for Ideas and Imagination


a participé au financement du livre.

Ce livre est publié dans la collection


L’UNIVERS HISTORIQUE
fondée par Jacques Julliard et Michel Winock
et dirigée par Patrick Boucheron.
Direction éditoriale : Séverine Nikel
Coordination éditoriale : Caroline Pichon, avec l’aide de Blanche Sarfati
Couverture et maquette : François-Xavier Delarue
Fabrication : Bénédicte Gerber
Relecture et préparation : Philippe Blaizot
Correction : Isabelle Detienne et Marie-Pierre Prudon
Cartographie : Lucille Dugast de Légendes cartographie
Iconographie : Karine Benzaquin
Index : Vincent Langlois

ISBN 978-2-02-149416-7

© Éditions du Seuil, septembre 2023

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


TABLE DES MATIÈRES

Titre

Copyright

e e
Ouverture - Renouer nos histoires - (XXI siècle-XV siècle)

I - Après les colonies - Des années 1960 à aujourd’hui


Introduction

1 - Traces de la colonisation
Dans notre quotidien

« Bougnoul » : les mots de l’insulte


Orangina, le goût de l’Algérie

La sape, une subversion

Dans nos villes

Cherbourg : vestiges d’une ville « impériale »


Ce qui reste de Porto-Novo

La départementalisation sans l’émancipation


Mayotte, un régime d’exception

Le scandale du chlordécone
Le Mai 67 de la Guadeloupe : une répression militaire dans un DOM

Amérique du Nord : l’empreinte française


La Louisiane perdue entre deux langues
Les Québécois, d’« étranges colonisés »

2 - Les mutations de l’ex-Empire - (1960-1990)

Ce que « décolonisation » veut dire

L’« esprit de Diên Biên Phu »


Ouvéa, Nouvelle-Calédonie, 1988 et après ?

Afrique : rester, partir, revenir


Un déserteur marocain au Vietminh

L’exil des enfants réunionnais

Indemniser les rapatriés


Françafrique : des rapports asymétriques

Pourquoi des essais nucléaires en Algérie


Thomas Sankara : une icône africaine

3 - La puissance française en question - (1990-2020)

Interdépendances économiques
Le franc CFA : une politique monétaire sous tutelle

Pas de nucléaire français sans uranium africain


2009, la lutte contre la pwofitasyon
Transition démocratique en trompe-l’œil

« Un signal lumineux que nous lançait l’avenir » : une philosophie des conférences nationales
souveraines
La francophonie, pilier de la diplomatie

Visages de l’armée française en Afrique depuis 1958


Bisesero ou la compromission avec le génocide des Tutsi

Sahel : les contradictions d’une politique de grandeur

4 - L’histoire de la colonisation aujourd’hui


Mémoires françaises de l’empire : silences, controverses, instrumentalisations
Le discours de Dakar ou le retour de la « mission civilisatrice »

De la difficulté d’enseigner le fait colonial


Mémoires de l’esclavage : une perspective mondiale
De l’anticolonialisme aux études postcoloniales

Fanon après Fanon


Écrire pour les sans-voix

Le rap, de nouveaux récits communs


Rachid Taha, entre rock et militantisme

5 - Histoires du futur

Restitutions, réparations : du problème à la question

Reconnaissance : la loi Taubira


Décoloniser les savoirs

Aires culturelles
L’invention du « Sud »

Créolisation, créolité, relation


Fonder un art national

Lagos : FESTAC 77, un festival noir et africain


Universaliser l’universel

Ne suis-je pas ta sœur ? Femmes noires et récits féministes


Qui a accès aux archives coloniales ?

II - Vers les indépendances - (1930-1962)

Introduction

1 - Vivre et mourir sous l’Empire - (1930-1945)

L’utopie d’une nation-empire


L’Exposition coloniale de 1931 ou la mise en spectacle de la « plus grande France »

Lucien Lévy-Bruhl et la « mentalité primitive »


L’anticolonialisme, dénonciation d’un système
La Seconde Guerre mondiale rebat les cartes

Vichy aux colonies, un racisme décomplexé


Brazzaville, capitale de la terre française libre
1944-1945 : l’empire défile
Jenny Alpha, Joséphine Baker : femmes résistantes

2 - L’empire ambigu

La guerre, une occasion à saisir pour les colonisés ?


Tropiques à Fort-de-France, entre esthétique et politique

1943 : le Manifeste du peuple algérien


1945 : les violences de la paix

Madagascar, 1947 : une guerre qui ne dit pas son nom

L’horizon des possibles


Le « Non » de la Guinée

Bandung, le tiers-monde et l’Occident

3 - Luttes, pratiques et cultures anticoloniales


Luttes pour l’égalité en Afrique

Ousmane Sembène, la grève des cheminots et la mémoire des femmes


Les ambiguïtés du PCF

Alger, capitale anticoloniale


« Porteurs de valises »
Artistes et intellectuels : cultures et revendications

Paris, 1956 : le premier Congrès des écrivains et artistes noirs

Renaissance(s) africaine(s) : un projet révolutionnaire

Le cinéma, arme (anti)coloniale


L’empire de la langue au Liban

Les intellectuels prennent position


Existentialismes politiques : Sartre, Beauvoir, Wright

Des Cambodgiens d’avant-garde


Féministes et anticolonialistes

Militantes panafricaines
Le choc du procès de Djamila Boupacha
4 - Vers l’effondrement - (1945-1962)
Indochine et Algérie : dix-sept ans de conflit

Les appelés du contingent en Afrique du Nord


La décolonisation de l’Inde française

Violences de masse en Algérie


L’assassinat de Ruben Um Nyobé

Le viol : humiliation et terreur


La guerre économique

L’éphémère fortune du cartiérisme


Le sous-sol de l’empire nucléaire

Mutations métropolitaines
Octobre 1961, dissimulation et impunité

Le Bumidom, pour que les Antilles ne deviennent pas l’Algérie


Les rapatriés d’Indochine, laissés pour compte

La France refaite par le tiers-monde


Fanon, de l’Algérie à la Nouvelle-Calédonie

Les désillusions du panasiatisme


Chanter et danser l’indépendance
Difficiles sorties de guerre

Harkis : vivre dans l’Algérie indépendante


Pieds-rouges : espérances, doutes et déceptions

5 - Raconter la sortie du monde colonial

Algérie. Les grands récits nationalistes


France. Un roman national sous tension

III - L’empire qui voulait être monde - (1815-1930)


Introduction

1 - Pourquoi cet empire ?


Restaurer l’empire
Haïti 1825 : les esclaves libérés paient leurs maîtres
1830 : révolution à Paris, guerre à Alger

« Mission civilisatrice » : une rhétorique mobilisatrice


L’abolition ou le nouvel essor colonial

L’empire est-il rentable ?


La longue mise en dépendance du Maroc

Le temps de la conquête
Atrocités : les enfumades du Dahra

Le traité franco-khmer 1863, naissance d’un protectorat


Colonisations invisibles

2 - Bâtir et détruire
Colonies, protectorats, mandats

Association/assimilation : un faux débat ?


L’État colonial : un pouvoir vertical et centralisé

Maroc : l’idéal de l’État de droit


Peupler, c’est dépeupler, ou le pouvoir de la minorité sur la majorité

Ranavalona III : reine exilée


L’archipel du bagne

Touristes conquérants

Éducation et santé : propagande et réalités

Aoua Keïta : sage-femme et militante


Comment maintenir l’ordre

Les tirailleurs « sénégalais » dans la guerre du Kongo-Wara


La Grande Révolte syrienne

Le travail forcé est né de l’abolition


Des engagés indiens à La Réunion
Y a-t-il eu une économie impériale ?

Le caoutchouc rouge
Angoulême, l’empire en province
Culture impériale : la réinvention de l’exception française

Des sciences coloniales pour former les élites


L’escalier de la gare Saint-Charles ou Marseille « porte de l’Orient »

Fécondités de la négritude

3 - Créer des différences


Le régime de l’indigénat, un arbitraire légal

Un féminisme ambigu

Anne-Marie Javouhey : « femme supérieure »


Sexualités, entre fascination et répulsion

Le mythe de la congaï
Racialisations à géométrie variable

L’invention des Montagnards d’Indochine


Frontières internes en Nouvelle-Calédonie

Des villes divisées


Aller au cinéma à Tunis

Grandir à Tananarive
Maîtriser la nature

Chasser le tigre en Indochine

4 - Contester

Les corps en résistance


La République du Rif et l’épopée d’Abdelkrim

Fuir du Mali vers La Mecque


Paris : capitale de l’anti-impérialisme

Religions, politique coloniale et contestation


Les combats d’André Matswa

Des musulmans d’Algérie pour la laïcité


La Grande Guerre : se battre pour la France ou pour la dignité ?
Soldats et travailleurs indochinois dans la Grande Guerre
Ceux qui ont refusé la colonisation

Dénoncer le Congo-Océan
Violence : la preuve par l’image

IV - Aux origines de l’Empire - (Années 1500-1815)

Introduction

1 - Les prémices de l’empire

Désirs d’empire

Les expériences coloniales au Brésil

Droit de conquête
Comment les Français ont pris pied en Amérique du Nord

Aventuriers et aventurières de la foi


Marie de l’Incarnation : une fondatrice

Français et Amérindiens : entre alliances et violences


Le massacre des Natchez

La guerre : la forge de l’empire


Le désastre de Kourou

2 - Gouverner l’empire
Les stratégies impériales

L’empire du milieu
L’empire au nom de l’assimilation

Naissance d’une administration coloniale


Colbert, le commerce et la brutalité

Dupleix et les puissants de l’Inde


La législation coloniale

3 - Les économies coloniales


Économie : le rêve perdu de l’autosuffisance
Les compagnies de commerce, monopoles et privilèges
Intermédiaires locaux en Inde

Les élites créoles, seigneurs et planteurs


Marchandises exotiques et mercantilisme

L’engouement pour les indiennes


À quel prix le sucre est-il devenu l’opium du peuple ?

4 - L’esclavage

Atlantique : la France a déporté 1,3 million d’Africains

L’inégale prospérité des ports français


Océan Indien : une traite mondiale

L’esclavage au quotidien
Le durcissement des Codes noirs

Entendre la voix des esclaves


L’enlèvement des esclaves à Paris

Les jardins : espaces de contestation


Le marronnage ou l’esprit de la révolte

Musique et danse aux Antilles : une résistance non violente


Guyane : des esclaves en fuite

Antilles : libres de couleur, libres sous contrainte

Cultures d’un monde esclavagiste

De l’ambiguïté des Lumières

5 - Altérités

Les marginaux blancs, une autre face de la colonisation


L’invention de la race, un monstre idéologique

Incertaines catégories raciales


Genre, « race » et sexualité

Racisme et métissage à l’île Bourbon


Devenir créole à l’île Bourbon
Sénégal : le pouvoir des « signares »
Des femmes blanches sur les plantations

Les « ménagères » de Saint-Domingue et de Louisiane

6 - L’explosion de l’empire
La guerre de Sept Ans, un conflit planétaire

Les contradictions de la Révolution française


La révolution haïtienne : l’universalisme de la République au défi

L’ascension de Toussaint Louverture

L’empire continental napoléonien : un empire colonial ?


L’échec cuisant des ambitions coloniales de Bonaparte

Comment l’achat de la Louisiane a transformé les États-Unis


L’héritage controversé de Napoléon

Mulâtresse Solitude, héroïne de la résistance

V - Les mondes d’avant - Les sociétés à la veille de la colonisation


Introduction

1 - Mondialisations
Combien de mondialisations ?

La découverte comme dépossession


Les Océaniens, premiers navigateurs au long cours de l’histoire

L’océan Indien, cœur de la mondialisation


La Caraïbe insulaire, un vaste réseau d’échanges

Échanges et alliances dans les Petites Antilles


Équilibres et interdépendances en Méditerranée

Les ports marocains entre guerre de course et commerce


Les routes du Sahara : une histoire de circulations
Les oasis sahariennes, fruit du travail servile

Le golfe de Guinée : une constellation de pouvoirs courtiers


Le royaume du Dahomey et la vente des esclaves
D’une rive à l’autre du golfe d’Aden : espaces connectés
Ambassadeurs et pionniers éthiopiens en Europe

Le mythe du Prêtre Jean

2 - Empires
Les empires euro-asiatiques, ou l’empreinte des steppes

L’Asie du Sud à l’heure moghole


Regards antiquaires sur la grandeur de l’Inde

Les conquêtes des Qing

Tibet : un protectorat à géométrie variable (1728-1911)


Le Cambodge annexé par le Viêt Nam

La bureaucratie impériale au Viêt Nam, une modernité alternative ?


Un colonialisme à l’ottomane ?

Alger, ville ottomane


Le royaume du Kongo, une farouche indépendance

Beatriz Kimpa Vita, prophétesse et femme politique


L’émergence de l’État-ethnie wolof

Un empire maritime en Océanie


La France précolombienne

3 - Narrations

L’extraordinaire diversité des rapports au temps

Savoirs autochtones et cartographies vernaculaires


D’autres histoires du monde

La chronique du Tārīkh al-fattāsh, « livre fantôme du Soudan »


Les Paillettes d’or : les voyages d’un ouvrage

Oralités : transmettre le passé de l’Afrique


La force des griots

La Ligue haudenosaunee, ou l’art du récit


Afrique médiévale : ce que révèle l’archéologie
L’ambition d’une histoire africaine du continent : projets et controverses
L’Afrique a été « moderne »

La Charte du Mandé, l’usage politique du passé


La civilisation des « autres »

Cartes

Index des noms

Les autrices et les auteurs


OUVERTURE
RENOUER NOS HISTOIRES
e e
(XXI SIÈCLE-XV SIÈCLE)
Pierre Singaravélou

Colonisations. Le pluriel pourra étonner. L’histoire coloniale française


est, de fait, loin d’être un processus continu et unifié. Elle a revêtu au
contraire une grande diversité de formes. Et si la violence y est omniprésente,
elle n’exclut pas des pratiques de résistance, d’accommodement et de
coopération. Aussi pour être contée et comprise, cette histoire infiniment
plurielle appelle-t-elle nécessairement des récits multiples, esquissant une
nouvelle histoire de France et une manière inédite d’appréhender l’histoire du
monde.
Le passé colonial aura comme nul autre enfiévré le débat public, justifié
d’innombrables affrontements politiques, nourri les divisions identitaires et
mémorielles. Comme si la France et ses anciennes colonies n’avaient posé les
armes que pour continuer la guerre dans les livres d’histoire, les arènes
politiques et les médias. On salue ou on condamne la toute-puissante
« mission civilisatrice » de la France dans le monde en adoptant une approche
comptable : un tableau de colonnes et de chiffres suffirait à établir le bilan
positif ou négatif, toujours définitif, de l’expansion coloniale. Ici, on célèbre
le rayonnement des Lumières, la construction des ponts et des écoles pour
s’absoudre des atrocités de la colonisation, quand ailleurs on entretient la
mémoire des massacres, du travail forcé, de la déculturation, en exigeant de
l’ancienne métropole qu’elle fasse repentance. Nos sociétés sont
parcheminées de failles si profondes que sans cesse point la tentation de s’en
tenir à l’écorce visible, de voir dans la colonisation comme dans la
décolonisation la cause primordiale, voire le séisme originel, et de concevoir
son histoire comme la discipline expiatoire de tous les maux contemporains.
À quoi bon répéter que le fait colonial « nous » fracture quand ce
« nous » semble plus impossible à cerner que jamais ? Au lieu de rassembler,
il exprime une appartenance ethnique ou religieuse qui perpétue l’ancienne
opposition entre « colonisateurs » et « colonisés » dans les discours des
responsables politiques et des entrepreneurs de mémoires. Leurs récits
nostalgiques ou anticolonialistes partagent étonnamment le même point de
vue centré sur l’Europe : ils excluent ce faisant une partie majeure,
majoritaire même, des acteurs – les colonisés – assignés au rang de « sujets »
ingrats ou de victimes passives, comme absents de leur propre histoire. Ces
visions monolithiques obèrent la compréhension de ce qu’a été la domination
coloniale, avec ses ressorts, sa pluralité, ses limites, et ses reconfigurations
actuelles dans les structures politiques, économiques et culturelles des
sociétés française, antillaise, océaniennes, asiatiques et africaines.
L’affrontement de mémoires exclusives empêche de répondre sereinement
aux questions vives que se posent les sociétés civiles sur les différentes
manières de réparer les dommages causés par la colonisation et d’interpréter
les stigmates de ce passé douloureux, a fortiori quand il sature l’espace
médiatique, au détriment de la connaissance du passé. En dépit des réformes
qui ont, depuis vingt ans, intégré la traite des esclaves et les guerres de
décolonisation dans les programmes scolaires français, l’histoire de la
colonisation elle-même y demeure encore insuffisamment présente. Cette
méconnaissance ne témoigne-t-elle pas de l’existence d’un autre fossé qui
s’approfondit au sein de chaque société, et sépare insidieusement ceux qui
étudient ou enseignent cette histoire de tous les autres ?
Dès lors, intituler notre ouvrage Colonisations. Notre histoire pourra
sembler à certains une provocation, à d’autres un défi impossible à relever.
Comment nouer un dialogue sur l’histoire coloniale, aussi indispensable en
France même qu’entre l’ex-métropole et ses anciennes colonies, ainsi qu’au
sein des sociétés du Maghreb, de la Caraïbe, du Pacifique, d’Asie du Sud-Est
et d’Afrique de l’Ouest ? En replongeant dans le passé avec les chercheuses
et les chercheurs qui, depuis une trentaine d’années, dans le monde entier, ont
profondément renouvelé l’analyse du fait colonial, de sa pluralité et de la
discontinuité de son histoire. L’enquête historique ne fait pas bon ménage
avec la morale et l’idéologie, dont elle est le meilleur révélateur, éclairant la
manière dont se forgent les légendes dorées et les romans nationaux dans les
métropoles impériales et les nations nouvellement indépendantes. Elle
appréhende avec lucidité et sang-froid les sujets les plus brûlants, retrace leur
généalogie, propose une multiplicité d’approches et d’interprétations,
excluant la doxa du récit unique. Cette recherche historique enrichit le
nécessaire débat public, à la condition que chacun adopte une démarche
réflexive et compréhensive. Il importe donc de se déprendre de son propre
point de vue pour se mettre – transitoirement du moins – à la place de
l’Autre. Seule cette position d’« extraterritorialité » par rapport à soi-même
permet « de voir les choses des deux côtés », comme l’écrit le sociologue
allemand Siegfried Kracauer dans son œuvre inachevée L’Histoire des avant-
dernières choses. Ainsi, notre livre, à distance de la relation de voyage
exotique et du pamphlet, invite à l’introspection et à l’empathie. Il vise à
enrichir notre intelligence collective du passé. C’est un pari sur la sagacité
des adversaires d’hier et d’aujourd’hui, qui seule permettra d’élaborer le
cadre commun où s’écrira cette histoire discordante et partagée.
Longtemps, la colonisation n’a pas fait partie de notre passé. Elle n’était
pas occultée mais considérée jusqu’à la fin du XXe siècle comme un
phénomène extérieur à l’histoire de France. Cette étrangeté rassurait l’opinion
publique hexagonale, soulagée de ce « fardeau » encombrant, reléguant cette
question aux marges du champ intellectuel, entre les mains d’une poignée
d’experts. Ainsi les Lieux de mémoire, référence monumentale de l’histoire
culturelle de la France parue sous la direction de Pierre Nora entre 1984 et
1992, ne consacrent à la colonisation qu’une seule de leurs 130 contributions,
dédiée de surcroît à un événement éminemment parisien, l’Exposition
coloniale de 1931. Depuis, le fait colonial est progressivement devenu en
France et dans le monde l’un des principaux « lieux » de réflexion sur
l’écriture de l’histoire et des sciences sociales. À partir des années 1980, les
études postcoloniales et la nouvelle histoire impériale anglophones ont
reconnecté les colonies à la métropole, en tentant de mettre au jour
l’influence de l’expansion coloniale sur les cultures métropolitaines. Puis,
dans les années 2000, de nouvelles approches relationnelles (histoires
mondiale, impériale, transnationale, connectée) invitent, suivant des
méthodes différentes, à s’émanciper du « nationalisme méthodologique »
prédominant jusqu’alors : elles révèlent les circulations et connexions qui
traversent la France et innervent l’empire, donnant corps à ce concept abstrait
ou au contraire remettant en question sa cohérence. L’échelle impériale a
favorisé la prise en compte de la diversité des modalités d’appropriation
territoriale (guerre, traité, achat, location), des politiques coloniales
(« assimilation », « association ») et des formes de domination informelle qui
– à travers les congrégations religieuses, les écoles, les entreprises et les
banques – créent d’autres liens de dépendance avec des régions de l’empire
ottoman, de Chine ou d’Amérique latine. Il apparaît désormais impossible de
comprendre le fonctionnement de l’empire colonial français sans le réinsérer
dans l’histoire mondiale. Ainsi, l’histoire comparée des formations impériales
révèle les homologies – les empires européens promeuvent les compagnies à
charte (sociétés bénéficiant de privilèges régaliens) à l’époque moderne et
privilégient le gouvernement indirect au XXe siècle – mais aussi les
spécificités de la colonisation française, qui se distingue par une faible
émigration et l’importance des territoires d’outre-mer après la décolonisation.
L’échelle globale met en évidence les rivalités et les coopérations entre les
puissances occidentales, les processus d’internationalisation de la
gouvernance coloniale et des résistances contre la domination européenne,
notamment à travers l’essor du panafricanisme ou du panasiatisme au
e e
XX siècle. À partir du XVIII siècle, les empires coloniaux planétaires ont, de
fait, constitué le principal vecteur de la mondialisation. Le mot lui-même ne
fut-il pas inventé en 1904 par Pierre de Coubertin pour repenser le projet
colonial français ? À travers les articles de Paris, le Code civil ou encore la
« grande cuisine », cette mondialisation économique, politique et culturelle
ne se réduit pas à une simple et univoque occidentalisation : elle s’est traduite
dans les colonies par de multiples pratiques de réappropriation, de
coproduction et de réinvention qui se perpétuent aujourd’hui (les langues
créoles aux Antilles, la religion syncrétique caodaïste au Vietnam, la Sape au
Congo), tandis que la métropole s’est enrichie de mots, d’idées et de saveurs
provenant des quatre coins du monde.
Ce changement d’échelle suppose de décentrer le regard afin de placer les
populations colonisées au cœur de l’analyse. Dans les pas des études
subalternes, développées en Inde au cours des années 1980, de nombreuses
recherches étudient « par le bas » la capacité d’action (agency) des
populations dites autochtones et leurs modes de résistance à la domination
européenne à l’image des luttes amérindiennes, du marronnage aux Antilles,
du projet étatique d’Abdelkrim el-Khattabi au Maroc ou de la Grande Révolte
syrienne. Les populations dites autochtones ont en effet mobilisé un
répertoire d’actions (évitement, lutte armée, accommodement, collaboration)
en fonction de l’évolution des rapports de forces, tout en maintenant la
plupart du temps des formes vernaculaires de régulation sociale (éducation,
justice) que les colonisateurs ne voient ou ne comprennent pas. Irréductibles
aux catégories essentialistes de « colonisateurs » et de « colonisés », les
sociétés coloniales s’avèrent presque toujours composées de nombreux
groupes aux intérêts et aux stratégies contradictoires, que les colonial studies
inspirées par les travaux du sociologue Georges Balandier se sont attachées à
restituer à partir des années 1990. Ce livre entend tout simplement rendre
compte de ces différentes manières d’écrire l’histoire, en tâchant de les faire
connaître au plus grand nombre.
La plupart des livres d’histoire se focalisent sur une période, souvent l’ère
moderne ou la période contemporaine, en raison des découpages
disciplinaires français. En outre, ils négligent ce qui suit les décolonisations
et n’évoquent jamais ce qui précède les conquêtes européennes. Il nous fallait
resituer la période coloniale dans le temps long des relations entre la France
et les sociétés africaines, maghrébines, asiatiques, océaniennes et antillaises.
Seule une histoire de longue durée, du XVe au XXIe siècle, permet en effet
d’appréhender les continuités, les reconfigurations et les ruptures, et donc de
spécifier la situation coloniale par rapport à d’autres formes de domination.
Le parti pris de relater cette histoire en débutant par sa fin peut
surprendre. Pour autant, il ne s’agit pas d’un simple jeu de l’esprit mais d’une
méthode historique éprouvée et théorisée par Marc Bloch qui invoque, dans
Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien, la métaphore de la bobine
analysée par le chercheur : « Ici comme ailleurs, c’est un changement que
l’historien veut saisir. Mais, dans le film qu’il considère, seule la dernière
pellicule est intacte. Pour reconstituer les traits brisés des autres, force a été
de dérouler, d’abord, la bobine en sens inverse des prises de vues. » Cette
démarche régressive traduit bien la manière dont on écrit l’Histoire. C’est le
temps présent, analysé dans la première partie de ce livre, qui inspire les
questions que chaque génération pose au passé colonial. Les inégalités
économiques, le racisme, la francophonie, le franc CFA en Afrique ou encore
les interventions militaires françaises dans les anciennes colonies sont-ils ou
non des legs de la colonisation ? Le lecteur se trouvera ensuite dans la
position de l’historien qui remonte le fleuve du temps, en découvrant à
contre-courant les voies vers les indépendances (partie II), l’empire colonial à
son apogée (partie III), l’expansion ultramarine et l’esclavage sous l’Ancien
Régime (partie IV). Cette lecture à rebours, en défatalisant l’histoire de
l’expansion et de la décolonisation, s’affranchit d’une vision linéaire et
anthropomorphique de la naissance à la mort de l’empire français. Elle
interroge les évidences et dénaturalise les catégories de l’entendement
historique qui informent notre appréhension du passé colonial, notamment les
chrononymes : le « Premier » et le « Second » Empire, les époques
« postcoloniale » et « précoloniale ». C’est pourquoi la cinquième et dernière
partie de l’ouvrage tente de replacer le moment colonial dans l’histoire
longue des sociétés asiatiques, maghrébines, africaines, caribéennes et
océaniennes, faisant apparaître des formes anciennes de mondialisation, des
historicités (rapports au temps) et des systèmes de pensée survivant à la
domination coloniale ainsi que des acteurs et actrices autochtones en quête de
leur propre « modernité », tout en étant aux prises avec des rapports de
domination endogènes.
Cette histoire ne pouvait plus être relatée du seul point de vue de
l’Europe, comme elle le fut pendant plus d’un siècle et demi. Il nous
incombait dès lors de multiplier les perspectives en restituant les voix, les
langues, et les sources émanant des quatre coins du monde. L’analyse des
archives coloniales a été en effet enrichie depuis une trentaine d’années par
de nombreux travaux sur les cultures orales, les littératures vernaculaires et
les vestiges archéologiques. Ce livre ne pouvait donc être que collectif et
pluridisciplinaire, rassemblant des chercheuses et des chercheurs de toutes
générations issus de toutes les disciplines des sciences humaines, ainsi que
des romanciers et artistes contemporains qui se saisissent du passé colonial.
Cet ouvrage polyphonique associe aux spécialistes hexagonaux de nombreux
historiens et historiennes issus des anciens pays colonisés, rendus
difficilement audibles par le rapport de forces historiographique qui, à
l’échelle mondiale, perpétue aujourd’hui la domination sans partage des
grandes universités occidentales. Ce livre veut ainsi marquer une étape dans
le processus indispensable de mondialisation de l’écriture de l’histoire du fait
colonial qui ne pourra se réaliser sans la prise en compte des nombreux
travaux effectués dans les universités africaines, arabes, asiatiques, antillaises
et océaniennes. Dans les années à venir, seuls de nouveaux partenariats de
recherche internationaux, d’ambitieux programmes de traduction vers le
français et les langues non européennes et la multiplication des échanges
d’étudiants et de jeunes chercheurs traversant des frontières de plus en plus
infranchissables pourront faire advenir cette nécessaire révolution
historiographique.
L’histoire longue du fait colonial français dans le monde que nous vous
proposons ici requiert des formes qui rendent compte de sa pluralité et de son
infinie diversité. Chacune de ces cinq grandes parties est constituée d’une
longue introduction exposant les principaux enjeux historiques de la période,
d’indispensables essais de synthèse privilégiant l’échelle impériale et de
courtes études de cas plus spécifiques. Ces trois formats de textes très
différents, adressés à un large public et privilégiant la narration, invitent
lectrices et lecteurs à approfondir de façon systématique leurs connaissances
ou, au contraire, à vagabonder d’un article à l’autre, à la découverte de
figures, de luttes, de crimes, de moments, de lieux, d’œuvres et de débats
célèbres ou oubliés de ces cinq derniers siècles qui retrouvent ici toute leur
place dans notre histoire commune.

BIBLIOGRAPHIE

Arjun APPADURAI, Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la


globalisation (1996), Paris, Payot, 2001.
Georges BALANDIER, « La situation coloniale : approche théorique »,
Cahiers internationaux de sociologie, no 11, 1951, p. 44-79 ; rééd. Id., no 110,
2001/1, « Georges Balandier, lecture et relecture », p. 9-29.
Patrick BOUCHERON (dir.), Histoire mondiale de la France, Paris, Éditions
du Seuil, 2017.
Jane BURBANK et Frederick COOPER, Empires. De la Chine ancienne à nos
jours, Paris, Payot, 2011.
Aimé CÉSAIRE, Discours sur le colonialisme (1950), Paris, Présence
africaine, 1955.
Dipesh CHAKRABARTY, Provincialiser l’Europe. La pensée postcoloniale et
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I

APRÈS LES COLONIES


DES ANNÉES 1960 À AUJOURD’HUI
Sammy Baloji, Mémoires. Untitled 22, 2006.
© Sammy Baloji, Twenty Nine Studio, Bruxelles.
Introduction
Nadia Yala Kisukidi

Un homme brandit au milieu d’une foule une photographie sur laquelle


on peut lire : « Ici on noie les Algériens. » C’est le matin. Plusieurs personnes
sont rassemblées sur les quais de la Seine à Paris. Nous sommes le 17 octobre
2001. Cette photographie, longtemps oubliée, est désormais, pour reprendre
les historiens Yann Potin et Vincent Lemire, une « icône ». À l’automne
1961, en pleine guerre d’Algérie, des membres d’un groupe de militants
anticolonialistes français, dessinent le graffiti sur les bords des quais de
Seine. Quelques semaines plus tôt, le 17 octobre, la police française a tué des
dizaines d’Algériens, jetés dans le fleuve, lors d’une manifestation, interdite,
organisée par la fédération de France du Front de libération nationale (FLN)
algérien. Vite effacée, l’inscription ne devra sa pérennité qu’à cette prise de
vue. Le négatif même est perdu. Et la photographie, prise en 1961, n’est
publiée pour la première fois qu’en 1985, dans L’Humanité. C’est l’un des
auteurs du graffiti qui la brandit à nouveau, quarante ans plus tard, le
17 octobre 2001 à Paris, lors d’une des premières commémorations officielles
en hommage aux victimes de la répression policière. À quelques mètres de là,
un autre groupe de manifestants hostiles au rassemblement porte un calicot
« Honte aux collabos du FLN ». Comme un refus de la mémoire incarnée par
la photographie qui s’élève au-dessus des têtes.
Commencer par l’histoire de cette photographie, c’est comprendre ce qui
se joue de 1960 à aujourd’hui, avec la fin de la colonisation française. Cette
image fonctionne comme une métaphore qui permet de saisir
l’entremêlement des temps (passé, présent, futur) caractérisant cette période.
Loin de figer nos regards sur un événement passé, le destin de cette image
raconte un récit d’apparition et de disparition, de mémoire, de survivance.
Plus précisément, il met en lumière la manière dont le présent est encore
travaillé par le passé colonial. Même après les indépendances des années
1950-1960, ce passé façonne notre temps contemporain et fait parfois
irruption, dans notre quotidien, de manière inattendue, à la façon de revenants
qui ne trouvent pas le repos.
Certaines anciennes puissances impériales du continent européen sont
aussi traversées par un passé colonial qui ressurgit intempestivement. En
avril 2012, l’ouverture des archives coloniales britanniques rend publique la
répression (massacres, viols, tortures, enfermement dans des camps),
volontairement occultée jusque-là, du mouvement insurrectionnel Mau-Mau
au Kenya de 1952 à 1960 ; les victimes et leurs descendants obtiennent
indemnisations et reconnaissance officielle en 2013. Une commission
d’enquête parlementaire belge conclut, en 2001, à l’implication de
responsables politiques belges dans l’assassinat du leader de l’indépendance
congolaise, Patrice Lumumba, le 17 janvier 1961. Les restes de son corps –
une dent – sont remis à la famille du défunt, en présence des autorités de la
RDC, par le Premier ministre belge, le 20 juin 2022. Un an plus tôt, le
28 mai 2021, l’Allemagne qualifie pour la première fois de « génocide » les
massacres de 80 % des Herero et de la moitié du peuple Nama, perpétrés
entre 1904 et 1908 dans son ancienne colonie du Sud-Ouest africain, et
demande pardon à la Namibie et aux descendants des victimes. Le passé
colonial hante le présent : il s’évanouit, disparaît puis ressurgit, intranquille, à
travers des demandes de justice, de réparations, de pardon ou encore, de
sépulture.
C’est d’abord parce que la mémoire du passé colonial est une mémoire
vive que le temps de la colonisation nous interroge encore, collectivement. Il
s’apparente à un « passé qui ne passe pas ». Cette expression, empruntée au
titre du livre d’Henry Rousso et Éric Conan, Vichy, un passé qui ne passe pas
(1996), évoque la manière dont le passé, pourtant révolu, ne cesse d’obséder
la mémoire. Le temps colonial a en effet forgé, marqué ou brisé des
trajectoires intimes, familiales, dont le souvenir se transmet de génération en
génération. Dans une lettre, publiée dans Le Monde du 6 novembre 2018, un
homme âgé de 80 ans, Biram Senghor, réclame à l’État français vérité et
justice pour son père : « Monsieur le Président, âgé de 80 ans et au soir de ma
vie, je viens à vous pour connaître enfin toute la vérité sur les circonstances
ayant entraîné la mort tragique de mon père et de ses compagnons
d’infortune. Il est de l’impérieux devoir de la France que vous représentez de
réhabiliter la mémoire des tirailleurs sénégalais tombés injustement à
Thiaroye. […] Depuis les années 1970, je réclame des explications sur la
mort de mon père avec le statut de pupille de la nation, en vain. »
Le passé colonial s’insinue également dans les mémoires collectives. Des
citoyens français sont traversés par des mémoires plurielles de la guerre
d’Algérie qui, au lendemain de l’indépendance, ont parfois été tues et ne
pouvaient être audibles. Elles laissent leur empreinte sur la société française
qui, à partir des années 2000, indique l’historienne Raphaëlle Branche,
s’ouvre aux récits transmis par ces générations marquées par la guerre. Ces
mémoires plurielles font l’objet d’usages publics, parfois politiques, qui
interrogent une certaine idée de l’histoire nationale. Contre l’article 4 de la loi
française du 23 février 2005 « portant reconnaissance de la Nation et
contribution nationale en faveur des Français rapatriés », appelant à ce que
« les programmes scolaires reconnaissent […] le rôle positif de la présence
française outre-mer, notamment en Afrique du Nord », des collectifs
d’historiens se forgent, condamnant l’imposition d’une « histoire officielle »
de la colonisation française par l’État. L’article 4 est finalement abandonné
début 2006. Mais, à la même période, plusieurs autres affaires secouent les
sphères politiques, médiatiques et intellectuelles françaises. Deux termes
dominent le débat public : « concurrence des victimes », « repentance ».
Rarement utilisé par les chercheurs et les historiens, le second circule dans les
sphères médiatiques et politiques. Il est parfois accompagné d’autres termes
comme celui d’« autoflagellation », sous-entendant que parler des crimes de
la colonisation serait le signe d’une « haine de soi », cette dernière expression
faisant en mai 2007 une apparition dans le discours du président
nouvellement élu, Nicolas Sarkozy. Les débats mémoriels autour de
l’esclavage et de la colonisation se polarisent ainsi autour de la question des
identités. Les mémoires plurielles et blessées des descendants de l’esclavage
ou de celles et ceux qui ont connu la colonisation sont mises en opposition
avec une idée de l’identité nationale française que certains groupes politiques
jugent attaquée.
En suivant ces débats publics et les mots qu’ils mobilisent, on pourrait
croire qu’écrire l’histoire qui se déploie après les indépendances des années
1960 nous condamnerait à rester prisonniers de la mémoire et de ses usages
politiques, communautaires, militants. En ressassant maladivement le passé,
alors que le temps des colonies serait, une fois pour toutes, bel et bien fini.
Or, après les années 1960, des traces physiques, matérielles de la
colonisation demeurent. Les relations de pouvoir entre la France et ses
anciennes colonies se reconfigurent, tout comme elles infusent dans le
fonctionnement de certaines institutions ou dans les pratiques sociales. Des
territoires, comme les Comores ou la Côte française des Somalis, sont
toujours des colonies au début des années 1970. Les inégalités économiques
structurelles, tout comme les enjeux de géopolitique contemporains remettent
constamment en avant les liens que les anciennes colonies françaises ont pu
entretenir ou continuent d’entretenir parfois avec l’ancienne métropole, des
années 1960 à aujourd’hui. Après les indépendances, le récit qu’on peut
écrire n’est pas exclusivement celui d’un temps hanté. C’est ce que figure, en
un sens, la série photographique Mémoires de l’artiste Sammy Baloji, réalisée
entre 2004 et 2006. Le passé apparaît en surimpression du présent. Les
ombres des travailleurs forcés congolais repeuplent les structures métalliques
laissées à l’abandon des grandes entreprises minières du Katanga fondées par
les Belges durant la colonisation. Malgré la ruine, les bâtiments imposent leur
caractère au paysage. Les photographies de Sammy Baloji capturent des
apparitions, mais témoignent également des formes coloniales qui demeurent
solidement ancrées dans le présent, au-delà des indépendances.
Après la fin des colonies, le passé colonial pèse encore sur le présent. Les
architectures sociales, politiques, économiques ou culturelles du temps
colonial, quand elles n’ont pas disparu, sont parfois restées en l’état ou se
sont transformées. Au temps colonial succède ainsi un temps postcolonial,
hybride, où il faut pouvoir distinguer ce qui, du monde colonial, se perpétue,
s’effrite ou cesse d’exister.

Traces matérielles, vestiges, héritages


de la colonisation

Au lendemain des indépendances, des traces matérielles du monde


colonial façonnent le visage de la France et de ses ex-colonies. Elles se
manifestent dans les cartes territoriales des nouveaux États souverains ou
donnent corps à un patrimoine culturel (monuments, architecture, plan de
ville) et linguistique en partie transformé. Elles se dévoilent également au
cœur d’héritages institutionnels qui restent contestés dans certains espaces
anciennement colonisés.
Après les années 1960, une majorité de pays décolonisés conservent les
frontières territoriales héritées du temps colonial. La plupart des États
africains tels que nous les connaissons aujourd’hui, comme l’écrit
l’historienne Catherine Coquery-Vidrovitch, ne naissent pas avec les
indépendances des années 1960 mais avec les conquêtes coloniales
européennes du XIXe siècle. La carte de la France contemporaine est elle-
même façonnée par des découpages issus de son histoire coloniale. Ses
territoires sillonnent plusieurs mers et océans (océan Indien, Atlantique,
Pacifique, mer des Caraïbes). Ses frontières terrestres ne sont pas
exclusivement européennes : la Guyane française est voisine du Brésil et du
Suriname. Les territoires de la République française situés en Océanie, dans
les Amériques, dans l’océan Indien, appelés « territoires d’outre-mer », sont
tous issus de l’ancien empire colonial français.
En raison de la multiplicité de ces lieux, la France est de fait cosmopolite
et multiculturelle. Une longue histoire coloniale de cinq siècles explique son
étendue territoriale, son peuplement, la géographie de sa langue, le français,
qui se mondialise à travers ses migrations coloniales, mais aussi ses usages et
recréations contemporaines, hors de l’Hexagone. La littérature est souvent un
univers où s’exprime le rapport ambivalent à la langue française chez les
écrivains issus des ex-colonies. Legs colonial, le français est pourtant
réinventé de l’intérieur, par des auteurs qui se font « champions de la
différence », pour citer l’écrivain Sony Labou Tansi. Mais la colonisation
laisse son empreinte dans la langue française même, comme langue du
quotidien. Des noms communs d’usage courant (bled, brousse…) comme de
nombreux mots d’insulte se sont forgés pendant la colonisation. « Niakoué »,
par exemple. Dérivé du vietnamien nhà quê, qui signifie « paysan,
villageois », le sens du terme, dans la bouche des colonisateurs français,
glisse. Il englobe toute la population indochinoise, désignée avec mépris, et
cible désormais les personnes qui sont perçues comme étant d’origine
asiatique.
Les traces matérielles de la colonisation peuvent également être saisies à
l’œil nu. Elles marquent encore certains sites de l’ancienne métropole ou des
ex-colonies. Un vitrail à l’effigie du général de Gaulle dans la basilique
Sainte-Anne de Brazzaville, en République du Congo, ville qui fut, dès
octobre 1940, capitale de la France libre. Un canal qui sépare une ville
« blanche », façonnée par l’architecture coloniale française, d’une ville
« noire », tamoule, dans la cité indienne de Pondichéry. Un grand Opéra
réalisé de 1901 à 1911, inspiré de l’Opéra Garnier à Paris, qui trône dans la
capitale vietnamienne, Hanoï. La colonisation française laisse des empreintes
matérielles qui sont perçues de différentes manières dans les anciennes
colonies. Ces traces font parfois office de vestiges – le souvenir de la
colonisation française ayant souvent laissé place à l’oubli au Laos, au
Vietnam ou au Cambodge, anciennes colonies indochinoises. Mais elles sont
aussi le témoignage douloureux d’une présence contre laquelle il a souvent
fallu lutter et construire le socle d’une identité nationale nouvelle, comme au
Maghreb. Dès juillet 1962, à Alger, la statue du maréchal Bugeaud, qui fut
l’un des acteurs de la conquête française de l’Algérie au XIXe siècle, est
descendue de son piédestal, puis expédiée vers la France à bord d’un cargo.
Elle est remplacée par celle de l’émir Abdelkader, chef de la résistance aux
troupes françaises avant sa capitulation devant l’armée de Bugeaud en 1847.
Après 132 années de présence française, l’Algérie indépendante veut se
construire autour d’une histoire héroïque exaltant le courage, le sacrifice, le
martyr.
Les traces matérielles de la colonisation sont aussi des héritages, qui
informent les nouvelles structures institutionnelles d’une République
française qui, elle-même, se transforme.
En effet, toutes les ex-colonies de l’empire français ne sont pas devenues
des nations indépendantes. Avec la loi de départementalisation de 1946,
certaines achèvent leur processus d’assimilation juridique à la République.
Dans les territoires départementalisés (DOM), la gestion de cet héritage
institutionnel prend des voies différenciées. Des revendications politiques et
culturelles s’affirment contre l’assimilation à la République dans les Antilles,
par exemple. Parmi les autres territoires d’outre-mer (TOM), dont le statut est
également fixé en 1946 dans le cadre de l’Union française pour remplacer le
statut de « colonie », certains restent rattachés à la République après le
référendum de 1958 et les décolonisations africaines des années 1960. Il
s’agit de la Polynésie française, de la Nouvelle-Calédonie, de Mayotte, de
Wallis-et-Futuna, de Saint-Pierre-et-Miquelon, bénéficiant d’une certaine
autonomie dans la République. Les modalités différenciées de ces
rattachements mettent en lumière les relations asymétriques entre ces
territoires et la métropole. Elles sont révélées par des inégalités économiques,
des scandales sanitaires et environnementaux (usage des pesticides en outre-
mer, exploitation du nickel en Nouvelle-Calédonie…), ou comportent des
enjeux politiques qui font parfois ressurgir une volonté d’indépendance.
En Guyane, en Martinique, à La Réunion ou en Guadeloupe – colonies
françaises depuis le XVIIIe siècle, départements français après la Seconde
Guerre mondiale –, persistent des revendications qui interrogent les
dimensions culturelle, historique et géographique de ces espaces éloignés de
la France métropolitaine, ainsi que leur histoire esclavagiste. Dans Le
Discours antillais, publié en 1981, l’écrivain et penseur martiniquais Édouard
Glissant en vient ainsi à décrire l’histoire du déracinement antillais et de
l’assimilation des Antilles à la République comme « l’horrible sans horreurs
d’une colonisation réussie ».
En Nouvelle-Calédonie, les revendications indépendantistes du peuple
kanak, devenu une minorité démographique, se forgent dans les années 1970.
En 1975, un vaste mouvement de défense de la culture et de l’identité kanak
s’affirme autour de la manifestation Mélanésia 2000, premier festival d’arts
mélanésiens à Nouméa, fondé par le leader indépendantiste Jean-Marie
Tjibaou : « […] nous voulons relancer le dialogue pour la construction de
notre pays. Nous voulons proclamer notre existence culturelle. Nous voulons
dire au monde que nous ne sommes pas des rescapés de la Préhistoire, encore
moins des vestiges archéologiques, mais des hommes de chair et de sang. »
Après une période de troubles dans les années 1980, qui culmine avec la prise
d’otages d’Ouvéa en 1988 et oppose les loyalistes (favorables au maintien de
la Nouvelle-Calédonie dans la République française) aux indépendantistes,
plusieurs accords (Matignon en 1988, Nouméa en 1998) organisent le
processus d’autodétermination des îles. Le dernier référendum sur
l’autodétermination de la Nouvelle-Calédonie se tient le 12 décembre 2021
pendant la pandémie de Covid-19. En raison d’appels au boycott du scrutin
par les indépendantistes kanak, liés à la situation sanitaire, le taux
d’abstention s’élève à plus de 55 %. C’est le « non » à l’indépendance qui
l’emporte avec 96,50 % des voix.
En Polynésie française, territoire d’outre-mer (TOM) en 1946 devenu
collectivité d’outre-mer (COM) en 2003, une opposition politique aux essais
nucléaires s’exprime dès les années 1960. En raison de l’indépendance de
l’Algérie en 1962, l’État français envisage le transfert des sites
d’expérimentations nucléaires en Polynésie. Entre 1966 et 1996, 193 essais
nucléaires ont lieu dans les atolls de Mururoa et Fangataufa, provoquant des
désastres sanitaires et environnementaux. La lutte antinucléaire et les
revendications de souveraineté poussent certains leaders indépendantistes,
comme Oscar Temaru, à demander, dès 1978, la réinscription de la Polynésie
française sur la liste des territoires non autonomes de l’ONU, qualifiant les
« territoires dont les populations ne s’administrent pas encore complètement
elles-mêmes » ; elle y est finalement réinscrite en 2013. L’engagement
antinucléaire trouve des relais dans le renouveau culturel tahitien à travers
des figures comme le poète et militant indépendantiste Henri Hiro, ou le
peintre et musicien Bobby Holcomb. La chanson Porinetia, qu’il interprète
en reo tahiti, raconte la beauté de l’identité ma’ohi menacée par le tonnerre
atomique : « Te piti ahuru Raa O te Tenetere / Hamani Hia Ite Apaeraa / No
Te Mau Manu O Te Reva / No Te Afaifai Mai / Te Oto E Te Mihi Hia la / E
Te Patiri la la » (« Au vingtième siècle / des perchoirs ont été
construits / Pour les oiseaux du ciel / Pour nous apporter / Larmes et
regrets / Et le Tonnerre »). En 2018, le leader indépendantiste Oscar Temaru
porte plainte contre l’État français devant la Cour pénale internationale, pour
crime contre l’humanité.
Les différents statuts de la France dite « d’outre-mer » mettent en lumière
la manière dont la République française se rapporte à son indivisibilité et à
son unité. Pour emprunter au vocabulaire philosophique, on pourrait dire que
cette unité est multiple et ne peut être conçue et comprise qu’au prisme des
héritages de l’esclavage et de la colonisation.

Après l’empire : quelle influence de la France dans


ses anciennes colonies ?

À partir de 1960, des rapports de contrôle politique directs se


maintiennent dans les anciennes colonies françaises départementalisées. Dans
d’autres espaces, ils disparaissent, mais bien souvent, ils se transforment.
Après la défaite de la France à Diên Biên Phu en 1954, et l’indépendance du
Cambodge et du Vietnam séparé entre le Vietnam du Nord et le Vietnam du
Sud, la France joue un rôle mineur dans une géopolitique asiatique qui se
reconfigure, en temps de guerre froide, autour des puissances chinoise,
soviétique et états-unienne. La République du Sud-Vietnam se rapproche des
États-Unis, mais la République démocratique du Vietnam, régime
communiste situé au nord, s’inscrit dans l’arc sino-soviétique. Au Cambodge,
le roi Norodom Sihanouk revendique la neutralité dans la guerre froide ; mais
son hostilité envers la politique des États-Unis en Asie du Sud-Est, le
rapproche finalement de l’URSS et de la Chine.
Les indépendances des années 1960 ne mettent toutefois pas fin à
l’influence, multiforme, de la France dans une partie de ses anciennes
colonies, notamment africaines. Sur un continent en partie décolonisé, la
signature d’accords de coopération et de défense avec certains États
indépendants permet de maintenir l’influence politique, économique et
culturelle de la France sur des territoires qui constituent désormais son « pré
carré ». De 1960 à 1974, Jacques Foccart, proche du général de Gaulle, prend
la tête du secrétariat général aux Affaires africaines et malgaches et de la
Communauté directement rattaché à l’Élysée ; les relations entre le président
français et ses homologues africains se personnalisent. Le renseignement
français s’installe sur les territoires africains, assurant la sécurité des régimes
proches de la France.
Une certaine continuité de la relation entre la France et ces États-nations
africains nouvellement indépendants – relation à la fois formelle (engageant
les États dans des relations bilatérales) et informelle (impliquant des réseaux
et des acteurs non étatiques, financiers et économiques, plus opaques) –
bénéficie de l’appui d’élites au pouvoir, dont un grand nombre de
représentants sont formés en France, par exemple dans l’Institut des hautes
études d’outre-mer (nouveau nom attribué, en 1959, à l’École nationale
d’outre-mer créée en 1934, succédant à l’École coloniale fondée en 1889).
Perdant l’exploitation du pétrole algérien, à la suite de la nationalisation des
hydrocarbures en 1971, l’indépendance énergétique de la France constitue, en
contexte de guerre froide, un enjeu stratégique qui requiert la stabilité
politique de pays riches en réserves minières et pétrolières.
Une première compréhension du monde qui s’ouvre après les
indépendances se dessine. Si on assiste à la fin des colonies, les expressions
de souveraineté des nouveaux États indépendants se confrontent – qu’elles
s’y opposent, s’y soumettent ou les instrumentalisent – aux volontés de
puissance qui persistent dans les anciennes puissances coloniales. Après les
années 1960, les indépendances de nombreux pays sont souvent formelles :
les ex-pays colonisés ne sont effectivement plus directement administrés par
les anciennes métropoles. Mais elles ne semblent pas toujours réelles : les ex-
empires coloniaux maintiennent des formes complexes d’influence sur leurs
anciennes colonies. Par ailleurs, les inégalités économiques structurelles à
l’échelle mondiale contrarient l’indépendance effective de nombreux États et
peuples nouvellement indépendants. Les historiens Jane Burbank et Frederick
Cooper rappellent ainsi que, dès cette période, « l’idée d’un monde d’États-
nations équivalents [apparaît] illusoire ». En contexte de guerre froide,
ajoutent-ils, l’Union soviétique et les États-Unis fonctionnent sur des
modèles impériaux encourageant le démantèlement des empires coloniaux
européens, pour renforcer leur zone d’influence. Infléchissant l’esprit de
Bandung, reposant sur le principe du non-alignement, la lutte contre
l’impérialisme fédère différentes formes de solidarités transnationales, qui
s’alignent sur le bloc soviétique et fustigent les néocolonialismes des
anciennes puissances européennes et l’impérialisme capitaliste états-unien.
L’expression politique emblématique de ces solidarités est la conférence
tricontinentale de La Havane, à Cuba, en 1966.
Les nouvelles relations de la France avec ses anciennes colonies se
construisent dans un contexte mondial où activistes, intellectuels et
sympathisants anticoloniaux créent des outils théoriques inédits pour
déchiffrer le nouvel état du monde qui se dessine après les indépendances. Le
terme « néocolonialisme » est mobilisé par des penseurs comme Jean-Paul
Sartre, Frantz Fanon ou encore par le président du Ghana et leader
panafricain Kwame Nkrumah, dont l’ouvrage Neo-Colonialism. The Last
Stage of Imperialism est publié en 1965. Le livre du romancier Mongo Beti
Main basse sur le Cameroun, réquisitoire contre les crimes du dictateur
camerounais Ahmadou Ahidjo et le « néocolonialisme » français, publié en
France aux éditions François Maspero en juin 1972, est interdit par un décret
du ministre français de l’Intérieur, Raymond Marcellin, dès le mois de juillet.
L’ouvrage, qui remet en cause, selon les mots de l’écrivaine Odile Tobner, la
« thèse de la décolonisation en douceur de l’Afrique subsaharienne », par
comparaison avec les guerres de libération indochinoise et algérienne, est
saisi chez l’éditeur, qui obtient l’annulation du décret en 1976. La théorie de
la dépendance, théorie marxiste issue du champ des sciences sociales,
développée par des penseurs sud-américains comme Fernando Cardoso,
Sergio Bagu, Raul Prebish et l’économiste franco-égyptien Samir Amin,
soutient que le sous-développement et la pauvreté des pays « périphériques »,
anciennement colonisés (le Sud), sont structurellement entretenus par les
pays du « centre » (le Nord), pour augmenter leurs richesses.
Dans les années 1970, de nombreux pays sont encore colonisés comme
dans les espaces insulaires de la Caraïbe anglophone ou de l’Océanie sous
domination britannique. Sur le continent africain, des possessions des
empires portugais et espagnol réclament leur indépendance. Après
l’émancipation de la Guinée-Bissau en 1973 dont l’indépendance est
reconnue officiellement un an plus tard, la chute de la dictature au Portugal
ouvre la voie à l’indépendance du Cap-Vert en 1974, puis de l’Angola et du
Mozambique en 1975. En 1976, les Espagnols quittent le Sahara occidental,
dont le territoire est aujourd’hui encore revendiqué par le Royaume du Maroc
et le mouvement indépendantiste sahraoui, le Front Polisario. Un grand
nombre de colonies africaines s’émancipent de la tutelle britannique durant la
décennie qui suit l’année 1960. Toutefois, en Rhodésie du Sud, c’est la
minorité blanche, menée par Ian Smith, qui déclare l’indépendance en 1965.
Elle pérennise et renforce un système de ségrégation raciale qui exclut la
majorité noire et métisse du pouvoir, et auquel s’opposent, avec les armes,
des mouvements africains, nationalistes et communistes. Au terme de dix ans
de lutte puis d’élections au suffrage universel qui mettent fin au conflit,
Robert Mugabe devient, en 1980, le premier président d’une République
indépendante, appelée le Zimbabwe. Dominion de l’empire britannique en
1910, officiellement autonome de la Couronne en 1931, l’Union sud-africaine
devient la République d’Afrique du Sud en 1961. La politique de ségrégation
raciale héritée de la période coloniale s’institutionnalise en 1948 sous la
forme d’une « politique de développement séparé », l’apartheid, qui est
abolie en 1991.
Les Comores et Djibouti, anciennes colonies françaises, deviennent
respectivement indépendantes en 1975 et 1977. Mayotte, île de l’archipel des
Comores, demeure un territoire d’outre-mer, avant de devenir un département
français en 2011. Durant ces mêmes années, les dispositifs qui ont été mis en
place par Foccart et de Gaulle sur le continent africain survivent à la fin du
gaullisme et se prolongent sous les présidences de Valéry Giscard d’Estaing
et François Mitterrand. La France renforce son soutien politique aux chefs
d’État en place, comme Gnassingbé Eyadema au Togo, Omar Bongo au
Gabon ou encore, dans les années 1980, Sassou Nguesso au Congo, ou
Hissène Habré au Tchad. La fréquence des interventions militaires directes
augmente. Sur l’initiative du président nigérien Hamani Diori, les relations
franco-africaines se consolident autour du lancement des sommets France-
Afrique en 1973. Le pré carré français en Afrique s’élargit aux anciennes
colonies belges francophones, le Rwanda et le Zaïre (actuelle République
démocratique du Congo), avec la signature de nouveaux accords de
coopération et la participation des deux pays, dès 1975, à ces grands
sommets. Ces dispositifs d’influence bénéficient à des élites politiques
africaines qui, s’appuyant sur des relais intermédiaires, accumulent pouvoir et
richesse au détriment des besoins sociaux des populations. Les nouveaux
États-nations indépendants peinent ainsi à s’affirmer comme des entités
politiques solides, suscitant confiance et loyauté. Dans le Zaïre de Mobutu, à
la fin des années 1970, par exemple, les institutions (santé, transport) cessent
de fonctionner. Un système clientéliste gangrène un État qui, abîmé par des
pratiques de type mafieux, ne pourra bientôt plus payer son armée, dès lors
autorisée à piller les populations civiles zaïroises.
Avec la fin de l’Union soviétique, dans les années 1990, la politique
africaine de la France, ayant assumé le rôle de rempart contre le communisme
en Afrique, doit se réorienter. Des conférences nationales souveraines
s’engagent dans plusieurs pays africains, anciennement colonisés par les
Belges et les Français, et appellent à une transition démocratique sur le
continent. Le président François Mitterrand prononce un discours à La Baule,
le 20 juin 1990, conditionnant l’aide publique au développement accordée par
la France au processus de démocratisation du continent, frappé par la crise de
la dette, majoritairement contractée au moment du choc pétrolier de 1973 et
du fait des plans d’ajustement structurels de la Banque mondiale, qui ruinent
de nombreux États. Le contenu d’un tel discours est d’emblée contredit par le
soutien de l’État français à l’État rwandais, dont le pouvoir se construit
autour d’une rhétorique ethniciste extrémiste qui prépare le génocide des
Tutsi de 1994. Les contradictions entre la politique officielle et les pratiques
plus discrètes et entreprises secrètes de la France en Afrique suscitent des
controverses durables en France et dans les sociétés civiles africaines jusqu’à
aujourd’hui. Le terme « Françafrique », qui connote négativement les
relations entretenues par la France avec ses anciennes colonies africaines
durant la seconde moitié du XXe siècle et le début du XXIe, s’impose dans le
débat public. Confronté à d’autres puissances comme la Russie, la Chine, une
des difficultés de la diplomatie française consiste à sortir de l’accusation de
« néocolonialisme » qui poursuit chacun de ses engagements, quelle que soit
leur nature, sur le continent africain.
Tous les empires européens défaits ont tenté de maintenir, de manière
générale, une zone d’influence autour de leurs anciennes colonies. Une
structure institutionnelle et multilatérale, comme la Francophonie, consacrée
à la promotion de la langue française, voulue par les présidents sénégalais,
tunisien et nigérien Léopold Sédar Senghor, Habib Bourguiba et Hamani
Diori dans les années 1970, a pu constituer un outil de diplomatie douce
favorable aux intérêts et à l’image de la France dans le monde au XXIe siècle.
Même si ce n’était pas l’un de ses objectifs premiers. Pour l’ancien empire
britannique, l’espace diplomatique du Commonwealth regroupait, en 2022,
56 pays qui avaient tous été d’anciennes colonies britanniques, à l’exception
du Rwanda, du Togo, du Mozambique et du Gabon. Défendant la sortie de
l’Union européenne (Brexit) en 2016, des membres du Parti conservateur
britannique ont pu rêver d’un retour en majesté de la Grande-Bretagne au
centre de cette communauté, entretenant la nostalgie postcoloniale d’un
Commonwealth symbole d’un empire désormais déchu.

« Soi-même comme un autre » (Paul Ricœur)


Les processus de décolonisation ne furent pas uniquement des processus
politiques. Dans l’ancienne métropole comme dans les ex-colonies, les
indépendances des années 1960 ont posé des questions culturelles,
scientifiques, éducatives et même parfois de nature affective. Pour décrire la
manière dont se traduit dans l’espace public français, la perte de l’empire, on
pourrait reprendre l’expression « mélancolie postcoloniale » du penseur
britannique Paul Gilroy. Dès les années 1970, les mots « civilisation »,
« assimilation », « invasion », « occupation » s’immiscent dans le
vocabulaire de certaines formations politiques françaises, témoignant d’une
difficulté à faire le deuil de la grandeur impériale passée et à appréhender la
réalité d’une France postcoloniale et multiculturelle. Les thèmes du parti
d’extrême droite, le Front national, fondé en 1972, devenu Rassemblement
national en 2018, s’installent progressivement dans les années 1980. Cette
formation politique possède un héritage colonial direct – certains de ses
cadres étant d’anciens défenseurs de l’Algérie française. Son discours anti-
immigrés est également travaillé par un fantasme de l’invasion où s’opère un
renversement du rapport colonisateur-colonisé : l’ancien colonisé, quand il
arrive sur les terres de la métropole, deviendrait l’envahisseur, c’est-à-dire le
nouveau colon. Cette sémantique identitaire et sécuritaire gagne d’autres
formations politiques françaises au début du XXIe siècle. Lors de la campagne
présidentielle de 2007, à l’initiative du leader de la droite républicaine
(UMP), les débats se cristallisent autour du thème de l’identité nationale. La
question de l’intégration à la République de l’islam et des immigrations
issues des ex-colonies maghrébines et plus généralement africaines devient
un thème récurrent dans le champ politique durant ces décennies.
Au-delà de ces traductions politiques, qui laissent leur empreinte sur la
France contemporaine, s’ouvre un espace de réflexion qui touche le monde
de la connaissance et du savoir. Des penseurs issus des anciennes colonies
interrogent les formes multiples de l’héritage colonial dans les discours
scientifiques et publics, les représentations, les pratiques sociales ou même la
vie psychique et intime des anciens colons ou des ex-colonisés. Que reste-t-il
de la colonisation ? Comment le moment colonial a-t-il affecté ou affecte-t-il
encore les manières d’être, de vivre, de penser, le rapport à soi ? La
publication du livre L’Orientalisme, d’Edward Saïd en 1978, et les travaux de
penseurs comme Gayatri Spivak ou Homi Bhabha inaugurent le champ des
« études postcoloniales », même si ce dernier terme n’apparaît pas dans leurs
premières œuvres. Ces recherches en langue anglaise examinent les effets
culturels et sociopolitiques de la colonisation britannique à travers l’analyse
du discours du pouvoir colonial, la lecture critique des textes littéraires ou
l’étude des luttes et mouvements idéologiques anticoloniaux. Au cours des
années 1990, se déploie en Amérique latine le courant de pensée décolonial.
S’inscrivant dans l’espace géopolitique de la colonisation ibérique, le fait
colonial est décrit comme l’envers obscur d’une modernité européenne
présentée comme lumineuse : le temps des « grandes découvertes », inauguré
par l’arrivée de Christophe Colomb dans les Amériques en 1492, marque les
débuts de la conquista. Des théoriciens de toutes disciplines, comme Arturo
Escobar, Enrique Dussel, Anibal Quijano, Maria Lugones, Walter Mignolo,
Ramon Grosfoguel ou Catherine Walsh, montrent que les indépendances
historiques n’ont pas abouti à la fin de la colonialité. Les différences entre
sexes, catégories raciales et classes sociales fixées par les pouvoirs coloniaux
façonnent durablement des sociétés latino-américaines qui, après la fin des
colonisations espagnole et portugaise au XIXe siècle, sont devenues au XXe un
nouvel espace d’influence pour la puissance états-unienne s’affirmant sur le
continent américain et dans les Caraïbes, comme à Haïti.
Ces différents mouvements théoriques se concentrent sur l’analyse
exclusive des empires européens ou occidentaux. Ils procèdent également à
une critique renouvelée de l’eurocentrisme (entendu comme une
compréhension du monde qui attribue une place centrale aux cultures et aux
valeurs européennes), en privilégiant le point de vue des personnes ou des
groupes issus des ex-colonies et en proposant, notamment le courant
décolonial, une révision des manières de produire la connaissance ouverte à
des savoirs non européens longtemps déconsidérés. Au début du XXIe siècle,
l’écho de ces différents courants de pensée est mondial et traverse également
des pays européens comme la Belgique, la Grande-Bretagne, l’Allemagne,
l’Espagne, les Pays-Bas… En France, des espaces plus politisés mobilisent
les problématiques postcoloniales ou un lexique décolonial pour interpréter
les discriminations sociales et raciales de la société française contemporaine
au prisme des héritages coloniaux – ce dont témoigne l’appel du mouvement
des Indigènes de la République, en janvier 2005, qui réclame une
« décolonisation de la République ». La défense de thèses universitaires
d’histoire sur le passé colonial dans les années 1990, et la publication du
Livre noir du colonialisme dirigé par Marc Ferro, en 2003, ou de
Colonisation : droit d’inventaire, dirigé par Claude Liauzu, en 2004,
renouvellent le champ historiographique. Le livre collectif La Fracture
coloniale, dirigé par Pascal Blanchard, Nicolas Bancel et Sandrine Lemaire
en 2005, réunissant, entre autres, les contributions des historiens Achille
Mbembe, Benjamin Stora ou Marc Ferro, des politistes et sociologues
Françoise Vergès ou Nacira Guénif-Souilamas, suscite de vives controverses
chez les historiens qui interrogent notamment la pertinence du continuum
passé colonial-présent postcolonial au cœur du livre. Au même moment, des
productions universitaires d’importance, s’inscrivant dans d’autres courants
intellectuels et disciplinaires, interrogent les visages d’une France désormais
perçue comme « postcoloniale » ou travaillée par la question raciale, comme
De la question sociale à la question raciale, livre collectif dirigé par Éric et
Didier Fassin en 2006, La Matrice de la race d’Elsa Dorlin en 2006 ou
encore La Condition noire de Pap N’Diaye en 2008, pour ne citer que ceux-
là. Des approches pluridisciplinaires portent leur attention sur l’histoire de la
politisation des minorités en France depuis les années 1960, dans les courants
féministes (comme la Coordination des femmes noires des années 1970),
antiracistes (la marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983), ou encore
dans la culture, avec l’émergence du hip hop dans les années 1980 ou le
mouvement Rock Against Police. Se prolongent ainsi, au début du XXIe siècle,
des réflexions politiques et intellectuelles, ouvertes dès les années 1970, qui
interrogent le roman national français et un idéal républicain, critiqué ou
défendu avec ardeur dans l’espace public.
Les courants de pensée postcoloniaux ou décoloniaux latino-américains,
indiens ou nord-américains, fixés sur la dualité Europe-reste du monde,
tendent à figer le rapport entre colonisateur et colonisé, en omettant la
diversité des sociétés coloniales et en ne proposant pas toujours d’analyses
des formes de reconduction de la domination internes aux sociétés
anciennement colonisées. D’autres réflexions, centrées plus nettement sur la
critique de l’économie de marché, du développement ou d’une
mondialisation née de la fin de la guerre froide, sillonnent le continent
africain frappé par la crise de la dette. Le théologien et sociologue Jean-Marc
Ela qui, menacé par le régime dictatorial camerounais, a été contraint à l’exil
dans les années 1990, décrit dans ses textes une Afrique postcoloniale où la
violence des rapports capitalistes Nord-Sud hérités de la période coloniale
accompagne une brutalisation du lien social s’apparentant à un fratricide. Les
mots d’Aminata Traoré, ancienne ministre de la Culture du Mali et militante
altermondialiste, qui ouvrent le tribunal du film Bamako (2006)
d’Abderahmane Cissako, témoignent de nouvelles formes de mondialisation
où les rapports de domination forgés durant la période coloniale sont
volontairement entretenus, cette fois, par les gouvernements de pays devenus
souverains dans les années 1960 : « Tout est fait pour cacher délibérément
aux Africains la nature du système. Et c’est cela que je dénonce en disant que
l’initiative vient du Nord mais la ponction est organisée localement avec
notre propre complicité. » L’essor des relations entre la Chine et l’Afrique, au
début du XXIe siècle, semble constituer, dans un premier temps, une
alternative économique aux institutions nées des accords de Bretton Woods
en 1945 (Banque mondiale, FMI), mais l’endettement de nombreux pays
africains vis-à-vis de la Chine, devenu un bailleur de fonds majeur sur le
continent, crée de nouvelles formes de dépendance qui interrogent une
compréhension géopolitique du monde fixée exclusivement sur la ligne de
partage Nord-Sud.
Quel monde les indépendances ont-elles ainsi fécondé ? Les processus de
décolonisation sont-ils achevés ? Si les indépendances décrivent un fait
politique historique, la conquête de souveraineté se manifeste également à
travers la volonté d’une connaissance de soi, qui invite de nombreux peuples
à repenser leur place dans le monde par-delà le moment colonial et leur
confrontation aux traditions de pensée occidentales. Les arts, la littérature, la
culture de manière générale ou encore le champ du savoir constituent les
terrains privilégiés d’une telle entreprise et ce, dans tous les espaces qui ont
connu des dominations coloniales. Dans la vie intellectuelle de Mexico au
début du XXe siècle, par exemple, comme l’a montré le philosophe Santiago
Castro Gómez, l’idée d’« Amérique latine » devient un problème pour des
penseurs qui interrogent leur rapport à la culture occidentale dans laquelle ils
se sont formés. Des questionnements similaires s’installent dès la seconde
moitié du XXe siècle chez des chercheurs africains de langue française comme
dans Nations nègres et culture de Cheikh Anta Diop, publié en 1954 aux
éditions Présence africaine. Dans les années 1980, le philosophe congolais
Valentin-Yves Mudimbe déclare plus nettement encore : comment se défaire
de l’« odeur du père », c’est-à-dire de l’aliénation coloniale, pour être non
plus un « objet de pouvoir » mais un « sujet de liberté » ?
Ces interrogations, qui se sont forgées tout au long du XXe siècle, se
prolongent dans notre moment contemporain. Écrire le récit de la fin des
colonisations européennes de 1960 à aujourd’hui réclame ainsi une pluralité
de voix, qui témoignent d’histoires différenciées, aux géographies multiples.
Plus profondément, une telle écriture se complique dès lors qu’elle doit se
confronter au temps présent, où s’enchevêtrent narrations historiques, sources
journalistiques, débats publics et enjeux de société, dans lesquels chacun est
embarqué. Car le présent exige tout à la fois de penser avec des restes, des
traces du passé, alors qu’un nouveau monde, confronté à des logiques
géopolitiques parfois inédites, se dessine déjà. Telle est la difficulté des
historiens et des chercheurs qui étudient les temps contemporains, travaillés
par les héritages de la colonisation. Retrouver ce qui a été effacé ou demeure
enfoui sous les silences, les affects, les mots des récits officiels, dans des
archives disloquées ou fermées. Tout en restant attentif à ce que Mudimbe
appelait la « nuit ouverte », c’est-à-dire l’histoire qui vient.

BIBLIOGRAPHIE

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Au vent des îles éditions Tahiti, 2013. [N.B. : c’est dans cet ouvrage qu’on
trouvera les paroles de la chanson Porinetia interprétée par Bobby Holcomb
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Robert YOUNG, Postcolonialism : An Historical Introduction, Oxford,
Blackwell, 2001.
1

TRACES DE LA COLONISATION
Dans notre quotidien
Lydie Moudileno

Une avenue Bugeaud dans le seizième arrondissement de Paris, un


restaurant nommé Le Tonkin, des insultes raciales qui font les gros titres de la
presse, un bus sur lequel est affichée la direction « La Négresse », le
couscous plat préféré des Français, les amis qu’on « kiffe », une chanson
exotique sur Radio Nostalgie, un corps noir qui vante les mérites du chocolat,
un élément de l’architecture, les imprimés wax en vedette à Monoprix, des
accents francophones, des corps, des mots, des images… Dans le quotidien
aussi, l’histoire coloniale a laissé des traces.
Elles se présentent de manière plus ou moins visible et plus ou moins
percutante dans les lieux et espaces où des hommes et des femmes circulent
tous les jours, et pas uniquement là où on les attendrait, comme dans les
départements et régions d’outre-mer ou dans des quartiers particuliers des
villes de France. La culture dominante de la métropole est tissée d’une
multitude de signes qui témoignent, sur son territoire même, que la
colonisation est passée par là. Un simple « répertoire du réel », comme disait
Roland Barthes dans ses Mythologies, démontrerait aisément l’ampleur et la
diversité des domaines où les connexions à l’histoire coloniale se fondent, qui
ne se limitent pas, loin de là, aux quelques exemples cités plus haut. Au-delà
de l’inventaire se pose la question de leur pertinence : pourquoi et à quel
point les traces du passé colonial (nous) importent-elles ? Dans quelle mesure
ces signes, ces vestiges, ruines, symboles, touchent-ils la sensibilité de
Français et de sujets inscrits dans l’histoire et affectés par le monde ? Le
monde colonial d’autrefois se manifeste dans le quotidien d’aujourd’hui. La
réception, la lecture des traces visuelles, linguistiques, discursives et autres de
la colonisation varient d’un individu à un autre selon ses connaissances, son
histoire personnelle, son corps, bref, selon la sensibilité aux univers
coloniaux que son expérience du monde lui aura apporté.
Reprenons l’exemple de la plaque de rue. Celle affichant le nom de
Bugeaud (ou de Gallieni, Lyautey ou Faidherbe) pourra laisser tel passant
indifférent, satisfaire un autre de voir glorifié un héros de la IIIe République,
mais faire enrager un autre à l’idée que le « bourreau » de la « pacification »
algérienne soit honoré sur l’une des grandes avenues de la capitale. De
même, certains accueilleront avec joie (ou avec indifférence) la décision du
conseil municipal de Marseille de renommer un établissement scolaire en
remplaçant le nom de Bugeaud par celui d’un jeune tirailleur algérien,
Ahmed Litim, mort à la Libération en 1944. D’autres s’en offusqueront et le
feront savoir. Bien que de telles décisions ne se fassent pas sans débats ni
controverses, associations et municipalités de la France métropolitaine ont
multiplié ces dernières années les initiatives pour rendre visible l’histoire de
la colonisation, des colonisés et des décolonisations. Dans la capitale
française, c’est une des missions du musée national de l’Histoire de
l’immigration. Des villes comme Bordeaux, Nantes ou La Rochelle
travaillent à la difficile reconnaissance de leur passé de ports négriers :
musées, monuments, expositions et autres événements culturels invitent à
repenser les questions de mémoire et de commémoration, en donnant à lire
aux habitants (et aux touristes) un espace public ouvert à une multiplicité
d’interprétations quant à ce passé. Pédagogiques, esthétiques et politiques,
ces topographies nouvelles réinventent la manière dont les traces de l’histoire
coloniale atteignent les sensibilités des uns et des autres.
« Babtou », « cadeauter », « créole », « kiffer », « flouze », « boubou »,
« bahn-mi » : ces traces, ce sont parfois des mots. La langue française
constitue un de ces lieux qui atteste l’ampleur des apports lexicaux issus de
cultures différentes, dont celles des anciennes colonies. Le multilinguisme du
monde colonial a laissé sa marque dans le vocabulaire courant et familier, et
les dictionnaires et l’Académie française en valident régulièrement les
nouveaux usages. « Nègre », b…, c… : dans cette même langue affleurent
aussi, régulièrement, des mots liés à l’histoire de l’esclavage, de la
racialisation, de l’exploitation et de l’infériorisation des corps non blancs
pendant la colonisation. Le mot « nègre », par exemple, n’a jamais vraiment
quitté la langue et a marqué l’actualité à deux reprises en 2020 dans des
contextes différents. En novembre, une scène de violence policière largement
diffusée dans les médias montrait l’interpellation par la police d’un homme
noir, dont le passage à tabac aurait été ponctué de l’insulte « sale nègre ! ».
En août, le retrait du mot dans le titre de la traduction d’un des plus célèbres
romans d’Agatha Christie, Dix petits nègres, marque le monde littéraire. Le
roman circulera désormais sous le titre Ils étaient dix. Dans le premier cas,
l’injure raciste présumée relève du droit pénal et, si elle est attestée, sera
sanctionnée. Dans le second, la décision – privée – du changement de titre
constitue selon les points de vue soit une étape bienvenue quant au respect de
l’autre « racialisé », soit une atteinte à la liberté d’expression et de création, le
débat restant ouvert à partir de cette alternative.
Si le cas de brutalité policière est pris au sérieux et la violence verbale
juridiquement reconnue comme telle, le second cas peut sembler plus anodin.
Après tout, ce n’est qu’un livre, pourrait-on dire. Or l’insulte ressentie par
celles et ceux qui trouvent insupportables la vue, le son et la circulation d’un
mot comme n… est bien réelle, et ce, même dans des contextes qui semblent
neutres ou insignifiants, comme ici sur la couverture d’un roman policier des
années 1940. Mais ce qui a surtout le don de heurter, et qui constituerait donc
une insulte en soi, ce serait justement la banalisation dans la culture française
de ces termes chargés de pesanteur historique et sémantique. La réception du
mot n… s’inscrit en fait dans cette « expérience vécue du Noir » que Frantz
Fanon analysait pour la société française il y a soixante-dix ans dans Peau
noire, masques blancs (Fanon parlait de « chiquenaude » ressentie chaque
fois qu’on s’adressait à lui en petit nègre, les sociologues parlent aujourd’hui
de micro-agressions ou de nanoracisme). Et lorsque le poète Léopold Sédar
Senghor annonce en 1948 vouloir « déchirer les rires Banania de tous les
murs de France », on sent dans le verbe « déchirer » une exaspération égale à
la violence de l’image et de sa répétition. Pourquoi, suivant le poète, ne pas
éradiquer une fois pour toutes de la sphère publique ces mots et images qui
blessent et qui renvoient à l’infériorisation de groupes dont, aujourd’hui,
plusieurs générations de Français descendent ?
Et que dire de l’humour, autre lieu où les sensibilités sont mises à
l’épreuve ? Les plaisanteries des humoristes, chroniqueurs, collègues, amis,
membres de la famille ne provoquent pas que des éclats de rire. Ici un accent,
là une mimique, ailleurs une imitation des personnes issues des anciennes
colonies… En fonction des énonciateurs et des contextes, parfois la blague
passe, surtout lorsqu’elle émane d’un membre du groupe en question. Mais,
d’autres fois, elle sera ressentie comme « douteuse », ou purement raciste, en
particulier pour ces Français d’origine asiatique, africaine, arabe ou antillaise
(pas nécessairement mais uniquement ceux-là), qui y décèlent des clichés
anciens, véhiculés par la culture populaire ou savante. Ce qui ne signifie pas
que la matière coloniale doive être exclue des sujets des humoristes, au
contraire : le succès de générations successives de comiques (de Jamel
Debbouze à Fary, en passant par Omar Sy, Ramzy Bedia ou Claudia Tagbo)
démontre que le sketch, par exemple, est aussi une manière d’exposer des
expériences individuelles et de partager de nouvelles perspectives du
quotidien français postcolonial.
Comme l’a montré Michel de Certeau, le quotidien est autant le lieu
d’aliénations que celui d’appropriations culturelles, ou de « manières d’agir »
qui témoignent de la capacité des sujets à créer de la culture et à détourner les
normes d’un système donné. Un exemple emprunté au domaine du design et
de la mode serait le wax, qui a pris place, en 2018, dans les rayons de
l’enseigne Monoprix, implantée dans le centre des grandes villes françaises.
La trajectoire de ce tissu, fabriqué à l’origine en Europe et réapproprié
comme un symbole de l’« authenticité » africaine, relève d’une histoire
économique transcontinentale intimement liée aux circuits commerciaux des
empires européens, et ce, depuis le XIXe siècle. De quoi son apparition dans
les rayons de Monoprix est-elle le signe ? D’un côté, l’attrait commercial de
l’exotisme qui faisait vendre les récits de voyage des siècles précédents
fonctionne toujours pour ces vêtements, accessoires, poufs et autres éléments
destinés à singulariser les tenues et les habitats dans la France d’aujourd’hui.
De l’autre, les créateurs qui ont imaginé d’autres destinations pour ce tissu
font acte d’appropriation, pariant à la fois sur la défense de tenues perçues
comme traditionnelles et sur l’attrait esthétique de l’exotique. Si les goûts
changent, la trace, devenue label, demeure une valeur respectable et rentable
répondant à la demande de nouveaux consommateurs. L’exotisme
contemporain n’apparaît-il pas comme une trace coloniale reconfigurée en
désir d’ailleurs ? Mais le tissu de pagne africain en France, quelle que soit la
forme qu’il prenne, est-ce encore l’ailleurs ?
Ces nouvelles visibilités sont le fruit d’une créativité et d’une inventivité
postcoloniales qui traversent la culture française. Le quotidien est devenu non
plus seulement le lieu où les sujets sont sollicités par les traces de l’histoire
coloniale, mais aussi celui de manières d’agir à travers lesquelles ils
communiquent la conscience qu’ils ont d’être inscrits dans une histoire
singulière, ainsi que la responsabilité qu’ils assument de contribuer à la
culture nationale. Et autant le titre d’un roman policier des années 1940
importe, autant la fabrication de nouvelles traces s’impose : toute une
génération d’humoristes, de romanciers, de poètes, d’artistes, de cinéastes, de
bloggeurs et d’influenceurs contribue, en lien avec les associations et le
monde de la recherche, voire parfois à l’initiative des pouvoirs publics, à
penser, ensemble, de nouvelles manières de « faire trace ».

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« Bougnoul » : les mots de l’insulte
Marie Treps

« Bougnoul » est une appellation péjorative, voire injurieuse et raciste,


essentiellement appliquée aux Noirs et aux Arabes. Son usage, lié à la
colonisation française, est marqué, dès le début, par une couleur dépréciative.
Bou-gnoul est emprunté à la langue wolof où il signifie « noir ». Ce terme
vernaculaire apparaît dans le jargon de la marine et de l’infanterie coloniale
au Sénégal en 1890, où il est détourné pour désigner péjorativement un
« individu corvéable ».
Les colons présents en Afrique ne tardent pas à se saisir de ce terme
méprisant, à l’appliquer aux Noirs et en particulier aux « indigènes »
européanisés – « frottés de français », selon l’expression imaginée par
Charles Monteil, haut fonctionnaire de l’administration coloniale. Telle cette
scène, décrite par Louis-Ferdinand Céline dans Voyage au bout de la nuit
(1932) : « Le père en avant des autres, ridé, ceinturé d’un petit pagne orange,
son long coupe-coupe à bout de bras. Il n’osait pas entrer le sauvage. Un des
commis indigènes l’invitait pourtant : “Viens bougnoule ! Viens voir ici !
Nous y a pas bouffer sauvage !” Ce langage finit par les décider. […] Ce Noir
n’avait encore, semblait-il, jamais vu de boutique, ni de Blanc peut-être. »
Par extension, à partir des années 1950, « bougnoul », désormais
lourdement chargé de mépris, finit par s’appliquer aux populations colonisées
d’Afrique du Nord, en particulier aux Algériens. Ce nouvel emploi, lié à la
fin de la présence coloniale française dans cette région, devient dominant à la
suite de ce que l’on a appelé par euphémisme « les événements d’Algérie »,
comme en témoigne cet extrait de la biographie de Claude Roy (Somme toute,
1976) : « Il y avait dix mots pour désigner un supplice sans le nommer
torture, et autant pour désigner un Algérien sans le nommer Algérien : bicot,
crouille, bougnoule, raton, melon, etc. »
Avec l’immigration en France de personnes arrivant d’Afrique du Nord
après la décolonisation, entre en scène un nouveau « bougnoul », travailleur
pauvre, affecté aux basses œuvres, exploité, méprisé. Et apparaît une
expression évocatrice de l’univers colonial : « faire suer le burnous » – le
burnous désignant l’habit traditionnel des peuples d’Afrique du Nord.
Ces images, inconsciemment mises en œuvre et propagées sur fond de
xénophobie ambiante, semblent irrémédiablement associées au mot
« bougnoul », qui suggère à lui seul toute une vie dure et laborieuse. À moins
que le terme n’évoque de manière condescendante le « sympathique épicier
arabe » du coin de la rue, toujours ouvert, à la disposition du client ? « Ça
sera plutôt juste pour le pinard, vieux. […] Y’a bien un bougnoule encore
ouvert à c’te heure… » (Jean-Louis Degaudenzi, Zone, 1987).
Ainsi, le sens initial attribué au mot – homme assujetti aux corvées –
serait-il toujours présent, de manière subliminale. Cela n’a pas empêché un
nouvel emploi de se développer. Aujourd’hui, en France, un « bougnoul »,
une « bougnoule », c’est celui ou celle qui, quel que soit son degré
d’intégration, son statut dans la société, et bien qu’il puisse être français, ne
peut être, aux yeux de certains, qu’un étranger, définitivement voué au
mépris. Un étranger de l’intérieur… C’est un « bougnoul » passablement
alourdi de racisme qui va se révéler derrière ses dérivés apparus au cours du
e
XX siècle.
Le verbe « bougnouliser » est attesté en 1935 dans Voilà taxi ! de Jean
Bazin (chauffeur de taxi) et Albert Simonin (spécialiste de l’argot). Le livre
étant pourvu d’un glossaire, « se bougnouliser » y est ainsi commenté :
« Prendre des mœurs sénégalaises. »
« Papa s’est remarié à Madagascar avec une dame noire, qui porte un
nom de neuf syllabes. Papa ne revient jamais ; il fait des enfants à grosses
lèvres, en surveillant je ne sais quelle exploitation de raphia (bougnoulisé, le
papa, si je comprends bien) » (Hervé Bazin, La Mort du petit cheval, 1950).
Un autre dérivé, « bougnoulisation », apparu au début du XXe siècle, avait
déjà rendu compte, sur le mode injurieux et raciste, de la transformation
d’une personne ou d’un lieu sous l’influence de « bougnouls ».
« […] notre administrateur d’Afrique occidentale côtoie de très près
l’existence indigène et s’y mêle quelquefois. Il est accueillant pour ses
administrés, préside leur tam-tam, boit du dolo, mange même à l’occasion de
la cuisine locale. Le danger de cette méthode c’est la “bougnoulisation”,
c’est-à-dire l’assimilation au Noir, la régression vers une humanité
inférieure » (Louis Sonolet, Le Tour du Monde. Journal des voyages et des
voyageurs, 1902).
Dans les années 1960, en liaison avec la décolonisation de l’Algérie, ce
terme est repris pour évoquer le risque de submersion démographique ou
culturelle. « Le général de Gaulle lui-même s’est laissé aller à un vocabulaire
quelque peu surprenant. Au député UNR Raymond Dronne, ancien héros de
la libération de Paris et favorable à l’Algérie française, il dit : “Voulez-vous
être bougnoulisé ? Voyons, Dronne ! Donneriez-vous votre fille à marier à un
bougnoule ?” » (Jean Raymond Tournoux, La Tragédie du Général, Paris,
Plon, 1967). Ainsi, avec les usages coloniaux de « bougnoul », c’est un terme
issu de la langue wolof, à travers lequel un peuple se définit lui-même, qui est
avili.

BIBLIOGRAPHIE

Alain RUSCIO, Des racines coloniales du racisme « à la française ». Petit


dictionnaire des insultes racistes, Paris, Les Indes savantes, 2020.
Marie TREPS, Maudits mots. La fabrique des insultes racistes, Paris, Tohu-
Bohu Éditions, 2017 ; rééd. Éditions Points, 2020.
Cécile VAN DEN AVENNE, De la bouche même des indigènes. Échanges
linguistiques en Afrique coloniale, Paris, Vendémiaire, 2017.
Orangina, le goût de l’Algérie
Arthur Asseraf

L’Orangina est une success-story française. La petite bouteille rondelette,


qui se boit en Iran, en Tchéquie ou au Vietnam, fait le pied de nez à la
domination planétaire du Coca-Cola. Sauf que l’Orangina n’est pas née dans
l’Hexagone mais dans cette autre France, l’Algérie coloniale. Son histoire
résume bien comment le passé colonial habite notre vie de tous les jours, sans
même que nous nous en rendions compte.
C’est à Boufarik que naît l’Orangina. Dans la plaine de la Mitidja,
triangle fertile au sud d’Alger, l’orange était là avant les Français. Les vergers
de Blida, dans les contreforts de l’Atlas, étaient connus avant la colonisation.
Après tout, le climat méditerranéen du nord de l’Algérie se prête bien à la
culture des agrumes, et l’eau de fleur d’oranger (ma’ zahr) parfume de longue
date la cuisine locale.
Mais l’arrivée de la colonisation française bouleverse le rapport à la terre.
D’abord, il y a l’armée, qui fonde un camp militaire à Boufarik. Peu après, en
1836, les premiers colons arrivent pour prendre possession de lots de terre
distribués par les militaires. Les colons accaparent les terres les plus fertiles,
assèchent les marais et développent une agriculture intensive.
L’orange algérienne devient un produit d’exportation contrôlé par la
minorité européenne. Un siècle plus tard, en 1930, les Européens représentent
10 % de la population de l’Algérie, mais détiennent près de 90 % des hectares
d’agrumes cultivés. Beaucoup d’Algériens se retrouvent à travailler à bas prix
pour des Européens sur des terres autrefois possédées par leurs ancêtres.
Comme le dit le géographe Georges Mutin, « l’agrumiculture a été
essentiellement une spéculation coloniale, elle s’est développée dans les
zones où la colonisation était la plus forte ».
Dans les années 1930, la crise économique mondiale déclenche le
protectionnisme, et l’Algérie a du mal à exporter ses oranges. Certains
entrepreneurs commencent à penser à de nouveaux débouchés. Léon Beton,
juif algérien, rencontre à la foire de Marseille un pharmacien espagnol,
Agustín Trigo Mezquita. Il lui achète un brevet d’une boisson aux essences
d’orange. L’Orangina est donc née cousine de la Trinaranjus espagnole que
les descendants de Mezquita développeront à Valence. Elle est issue de cet
environnement méditerranéen particulier qu’était l’Algérie française, où l’on
traverse facilement la mer pour faire des affaires en métropole.
Après un hiatus, en 1951, le fils de Léon, Jean-Claude Beton, lance la
première usine d’Orangina à Boufarik. Très vite, il cherche à se développer
en métropole. C’est l’arrivée massive du contingent de soldats français lors
de la guerre d’indépendance (plus de 400 000 hommes en 1956) qui, selon
lui, a popularisé la boisson algérienne dans l’Hexagone. Très vite, il fait
installer des usines d’embouteillage et des réseaux de distribution à Marseille.
Suite à l’indépendance de l’Algérie en 1962, la société Orangina
s’installe à Vitrolles dans les Bouches-du-Rhône, dans le sillage de nombreux
pieds-noirs qui recréent leurs activités économiques dans le Midi. Ce ne sont
plus les oranges de la Mitidja qui font l’Orangina. À Boufarik, l’histoire
continue. L’usine où était produite l’Orangina continuera à fonctionner
jusqu’en 1967, avec une entreprise nationalisée par le gouvernement algérien.
Aujourd’hui encore, on produit des dérivés de l’orange à Boufarik, et la
propriété de la marque Orangina en Algérie fait l’objet d’âpres controverses.
L’histoire de cette boisson est donc intimement liée à celle de l’Algérie
française.
Pourtant, elle n’a pas une image particulièrement coloniale. Suite à des
campagnes publicitaires à succès qui commencent dès 1953 et sont
régulièrement réinventées, la marque véhicule une image de jeunesse et de
fraîcheur naturelle. Servie glacée, la boisson gazeuse accompagne le
développement des vacances sur la côte dans la France d’après guerre.
L’Orangina, c’est le goût de l’été et du plaisir. Une marque sexy, moderne,
peu lestée de la « nostalgérie ».
On peut comparer le sort de l’Orangina avec celui, bien plus polémique,
du Banania. Le produit Banania, en soi, n’est guère colonial. Pierre-François
Lardet l’invente en 1914 à Paris après avoir été inspiré par des voyages au
Nicaragua. C’est sa publicité qui véhicule des valeurs coloniales. L’usage,
dans l’affichage publicitaire, d’un tirailleur sénégalais avec une imagerie
raciste, vaudra à la marque des polémiques répétées et un procès dans les
années 2000.
L’Orangina, elle, est coloniale par son origine, mais pas par l’image. Elle
puise ses racines dans une économie inégale qui bouleverse le rapport à la
terre et favorise les circulations de personnes et de produits des deux côtés de
la mer. Le passé colonial n’est pas toujours là où on l’attend. Il n’est pas
toujours bien visible, parfois son parfum est subtil. Il faut savoir le goûter
pour le détecter dans des produits pas si exotiques que ça : une boisson
fraîche à l’orange bien française.

BIBLIOGRAPHIE

José María DE JAIME LORÉN, Agustín Trigo Mezquita. Farmacéutico


valenciano inventor del Trinaranjus, Valence, TriNa, 2016.
Georges MUTIN, « L’Algérie et ses agrumes », Géocarrefour, vol. 44, no 1,
1969, p. 5-36.
« Orangina, une épopée algérienne », émission de France Culture animée
par Emmanuel Laurentin, avec Didier Nourrisson et Françoise Beton, 27 août
2015.
La sape, une subversion
Manuel Charpy

Depuis les années 1970, des élégants d’origine congolaise arpentent les
luxueuses boutiques de mode, les grands boulevards et les rues populaires de
Paris et de Bruxelles. Ces « Sapeurs », membres de l’informelle Société des
ambianceurs et des personnes élégantes (Sape), arborent costumes colorés,
cravates et chapeaux devenus rares. Passantes et passants leur jettent un œil
curieux, d’autant que leur démarche s’agrémente d’arrêts impromptus et de
poses sophistiquées.
Cette élégance extrême est une réponse à un imaginaire européen
construit depuis le XVIIIe siècle. Le « bon sauvage » inventé alors est censé
ignorer le vêtement et, dans le même temps, les esclaves sont dénudés de
force. Au XIXe siècle, les récits de voyageurs y ajoutent l’imaginaire des « rois
de pacotille », coiffés d’un haut-de-forme et portant une tunique militaire sur
des jambes nues, des poncifs repris par la presse et dans les carnavals. En
1931, la Revue du monde noir, qui s’interroge pour savoir « comment les
Noirs vivant en Europe doivent s’habiller », note que « la vue d’un Noir
habillé à l’européenne provoque le rire du Blanc [car celui-ci] a l’impression
que le Noir est déguisé ». La même année, Hergé dessine dans Tintin au
Congo des hommes torse nu portant panamas et faux-cols et parlant le « petit
nègre », langue inventée par l’armée. Dans l’imaginaire européen, parfois
jusqu’à aujourd’hui, les usages malhabiles de la langue et des vêtements
marchent ensemble.
Or, un nœud de cravate complexe suffit à déconstruire ce regard. Cette
coûteuse élégance a aussi un sens politique et social. Immigrés aux yeux des
Parisiens, les Sapeurs se vivent comme des « Aventuriers » dans la capitale
de la mode. Quand ils déclarent qu’ils vont à la « chaîne », ils ne rejoignent
pas celles de Renault comme d’autres immigrés, ainsi que l’a noté Justin
Gandoulou. Ces « chaînes » sont celles de l’esclavage, mais aussi celles qui
ceinturent la place de la République à Paris où ils paradent. Alors qu’un
« bon immigré » se fait discret et épargne, le Sapeur fait du « tapage » et
dilapide.
Certains Sapeurs de Paris et Bruxelles portent des casques coloniaux et
des uniformes, répliques des tuniques d’officiers d’occasion des chefs du
e
XIX siècle ou copies des vareuses de tirailleurs. Ces vêtements charrient et
jouent avec le passé partagé de la colonisation des Congos par la France et la
Belgique.
Dès les années 1880, en effet, la réinstallation des missionnaires
s’accompagne d’une politique vestimentaire. Il s’agit de contraindre les corps
à la décence et de planter le drapeau de la chrétienté sur eux. Uniformes pour
écoliers et catéchumènes, robes « mission » et complet veston « à
l’européenne » marquent la conversion des baptisés et des mariés.
Dans le même temps, alors que les chefs signent leur pouvoir en achetant
des fripes d’Europe et que les traités sont pleins de tissus, de vestes, de
chapeaux et de parapluies, les autorités coloniales veulent rendre la société
lisible en habillant les chefs d’une tenue d’apparat et d’une médaille.
À défaut d’Européens pour faire fonctionner l’administration, Français et
Belges désignent des auxiliaires. Ces écrivains, expéditionnaires et
télégraphistes issus des écoles missionnaires sont appelés « évolués » ou
« indigènes évolués ». Dans la société coloniale, la maîtrise de la langue des
colonisateurs et l’adoption de leur mode de vie fixent les hiérarchies. Le
vêtement incarne cet ordre qui a pour sommet le colon vêtu de blanc et coiffé
d’un casque colonial.
Mais rapidement boys et auxiliaires inquiètent tant ils dépassent en
élégance leurs maîtres. Les enquêtes policières se multiplient qui pointent que
leur français sophistiqué et leurs tenues s’accompagnent d’un irrespect des
autorités. Les Congolais en complet veston, casque sur la tête et chaussures
blanches aux pieds, manifestent leur refus d’être des corps corvéables. Si
l’obtention du statut d’« évolué » permet une ascension sociale, il ne donne
pas accès à la citoyenneté. Des tirailleurs de retour de la Première Guerre
mondiale ou du Rif le disent en ne quittant pas leurs uniformes impeccables.
Matswa devient à la fois une figure de l’élégance et de l’anticolonialisme,
arrêté et tué.
Le nom de Sape, adopté dans les années 1970 d’abord par les Congolais
de France, joue de ces histoires imbriquées. Ironie sur le goût de
l’administration coloniale pour les acronymes, il relève aussi de l’argot – « se
saper », c’est bien s’habiller. Mais le terme ne désigne-t-il pas aussi à
l’origine le fait de détruire un édifice à la base, autrement dit d’ébranler
l’édifice colonial ? La langue porte cette histoire longue, comme l’actuelle
« danse des griffes », manière d’afficher la qualité de ses vêtements en
rejouant les mêmes gestes depuis les années 1920.
Imitations ? Parodies ? Rejeu sur le mode de la farce d’une histoire
tragique ? La Sape est tout cela à la fois. Après la domination coloniale et les
difficultés des migrations, les Sapeurs sont réprimés par le Parti congolais du
travail à Brazzaville et par la zaïrisation menée par Mobutu à Kinshasa. La
Sape est toujours une subversion par le style. Dans les plis soignés des
vêtements, elle porte une histoire complexe. Elle est à la fois butin colonial,
contestation radicale et interrogation adressée aux passants, de France comme
du Congo.

BIBLIOGRAPHIE

Justin-Daniel GANDOULOU, Entre Paris et Bacongo, Paris, Centre Georges


Pompidou / CCI, 1984.
Didier GONDOLA, « La Sape des mikilistes. Théâtre de l’artifice et
représentation onirique », Cahiers d’études africaines, vol. 39, no 153, 1999,
p. 13-47.
Phyllis M. MARTIN, « Contesting Clothes in Colonial Brazzaville », The
Journal of African History, vol. 35, no 3, 1994, p. 401-426.
Dans nos villes
Marie-Laure Poulot

Dans son roman, Un barrage contre le Pacifique, paru en 1951,


Marguerite Duras propose la description d’une ville du sud de l’Indochine
française, cette « construction imaginaire coloniale réunissant trois pays (Viêt
Nam, Cambodge et Laos) lentement intégrés dans un cadre colonial de 1859
à 1907 », selon les termes de Sébastien Verney. Située sur l’actuel littoral
cambodgien, la ville de Ram offre l’archétype des paysages urbains
bouleversés des régions colonisées : « Comme dans toutes les villes
coloniales il y avait deux villes dans cette ville ; la blanche et l’autre. […] Les
quartiers blancs de toutes les villes coloniales du monde étaient toujours,
dans ces années-là, d’une impeccable propreté. […] Dans le haut quartier
n’habitaient que les blancs qui avaient fait fortune. Pour marquer la mesure
surhumaine de la démarche blanche, les rues et les trottoirs du haut du
quartier étaient immenses. Un espace orgiaque, inutile était offert aux pas
négligents des puissants au repos. […] Tout cela était asphalté, large, bordé
de trottoirs plantés d’arbres rares et séparés en deux par des gazons et des
parterres de fleurs le long desquels stationnaient les files rutilantes des taxis
torpédos. » Ce portrait qui fait écho aux autres espaces colonisés par la
puissance française souligne combien cette dernière y a rapidement modelé et
transformé la topographie, juxtaposant au centre traditionnel le centre
« moderne », aux immeubles coloniaux : c’est l’aménagement du Plateau, le
quartier d’affaires d’Abidjan en Côte d’Ivoire, le quartier Coudiat-Aty à
Constantine (Algérie) ou la ville haute de Saïgon (Hô Chi Minh-Ville au Viêt
Nam)… Ce paysage urbain de la domination porte les marques du pouvoir et
affirme un espace ségrégué, voire fragmenté, au niveau social, économique et
politique, avec la mise à l’écart de certains groupes sociaux. Ainsi,
Pondichéry en Inde, ancien comptoir fondé en 1674 par les Français, présente
une forme urbaine selon un plan en damier (pensé par les Hollandais et mis
en place par les Français), avec un canal qui sépare la ville noire des résidents
autochtones de la ville blanche coloniale à l’est.
La ville préexistante est alors marginalisée dans l’espace urbain, reléguée
dans les discours à la ville indigène, voire identifiée aux campagnes, dans un
refus de son urbanité qui assimile les populations locales à des migrants
ruraux. Quand le général Lyautey décide du déplacement du centre de la
ville, la médina de Fès connaît un processus de « foundoukisation » qui
conjugue suroccupation des bâtiments, dégradation des espaces de vie,
abandon puis occupation illégale des grandes demeures. La reconnaissance
patrimoniale internationale récente qui intervient via les labellisations Unesco
depuis les années 1990 témoigne d’un tournant ; elle s’accompagne de
processus de réhabilitation, gentrification et mise en tourisme de ces centres
premiers (même si, à Fès, ceux-ci demeurent marginaux, en bordure d’une
médina qui continue d’accueillir les pauvres de l’exode rural).
Les paysages urbains issus de la colonisation sont aujourd’hui toujours
bien visibles : vestiges architecturaux, rues et toponymie constituent un
« patrimoine témoin ». Quelles sont les prises en compte actuelles des traces
et marques de la domination coloniale française dans les villes françaises et
des ex-colonies ? Les transformations contemporaines liées aux trajectoires
résidentielles, aux évolutions urbaines ou encore aux processus de
patrimonialisation voire de mise en tourisme ont entraîné diverses
modifications en termes de bâti, d’usage et d’image. Ces rapports aux traces
du passé peuvent être envisagés selon trois modalités en reprenant la
typologie de Vincent Veschambre : démolition, patrimonialisation ou
commémoration envisagée comme réinvestissement de traces mais aussi
comme production de nouvelles marques.
Dans plusieurs pays nouvellement indépendants, les traces coloniales ont
d’abord fait l’objet d’un rejet ou d’un désintérêt, afin de rompre avec
l’ancienne période coloniale. Un certain nombre de destructions ou
modifications du bâti ancien interviennent dans un contexte de croissance
urbaine avec aspiration à la modernité. Au Viêt Nam, les actions de
patrimonialisation se concentrent plutôt sur la période précoloniale, laissant
les anciens bâtiments coloniaux à l’abandon ou les affectant de façon
pragmatique à des fonctions administratives. C’est la même logique à Bangui
(République centrafricaine) où les ministères, les administrations et autres
services publics se sont installés dans les anciens édifices coloniaux.
Le rejet des traces coloniales se poursuit aujourd’hui à la fois dans les
nouveaux États et dans la métropole, comme le soulignent les récents débats
sur la débaptisation des noms de rue (des anciens colonisateurs) en France ou
à Madagascar ou sur la démolition de symboles coloniaux. Ainsi la statue du
général Leclerc, située place de l’Indépendance à Douala au Cameroun,
rappelant un passé colonial douloureux et éclipsant les figures nationales et
locales, a-t-elle connu des tentatives récurrentes de déboulonnage depuis le
début des années 2000.
En France, la reconnaissance de cette histoire coloniale est également
lente et difficile : d’après Mercedes Volait, on préfère au fond l’occulter,
plutôt que de la dévoiler. À Bordeaux, l’office de tourisme, arguant de la
mauvaise image de la ville que cela donnerait, a refusé en 2016 d’inclure
l’offre de visites guidées autour des traces du passé colonial et de la traite
transatlantique proposées par l’association Mémoires & Partages. Des
initiatives de mise au jour émergent pourtant : à Nantes autour du Mémorial
de l’abolition de l’esclavage, ou encore à l’image du Guide du Bordeaux
colonial et de la métropole bordelaise, écrit par le collectif « Sortir du
colonialisme Gironde » et paru en 2020 (dans la lignée de celui sur la
métropole parisienne en 2018 et avant la parution en 2022 du Guide du
Marseille colonial). L’ouvrage se propose, dans une démarche didactique,
d’éclairer les traces du passé colonial à travers les odonymes qui font
référence aux figures du passé colonial et esclavagiste qui a construit la
richesse de Bordeaux.
La dénomination même des traces coloniales pose question : héritage,
patrimoine colonial, « patrimoine des outre-mers » pour la puissance
coloniale française, « patrimoine en partage » pour les institutions
internationales, telles que l’Icomos (Conseil international des monuments et
des sites) et l’Unesco. Ces difficultés à nommer répondent aux débats sur la
prise en compte et sur la possible valorisation de ces éléments imposés et
renvoyant à un passé douloureux. À partir des années 2000, de plus en plus
d’actions de réhabilitation et de protection du legs colonial se développent
dans le monde entier et suscitent un intérêt inédit. Elles interrogent à la fois le
rôle de l’ancienne puissance coloniale et l’appropriation de ce processus de
patrimonialisation par les populations anciennement colonisées, prenant
appui sur le fait que des échanges et des circulations ont régulièrement existé
entre les deux, notamment dans le champ architectural. Pourtant, le
changement de regard sur certains espaces anciennement colonisés est
souvent le résultat d’initiatives exogènes, de coopération décentralisée ou de
l’action de bailleurs de fonds. Au Bénin, par exemple, les législations
nationales sont passées de l’influence française à l’influence internationale et
la loi béninoise de 2007 sur le patrimoine culturel intègre les éléments de
discours de l’Unesco. Ce discours patrimonial occidental importé et souvent
éloigné des préoccupations locales est ainsi appliqué à Porto-Novo ou à
d’autres villes du Bénin, au risque d’entraîner une détérioration des éléments
patrimoniaux par manque de moyens et de volonté politique, voire en raison
du rejet de cet héritage. Cette altération s’observe également dans d’autres
espaces postcoloniaux, où le passé colonial est pourtant central pour le
tourisme, comme à Saint-Louis du Sénégal, inscrit au patrimoine mondial de
l’Unesco en 2000, avec la mise en œuvre d’inventaires et de plans de
sauvegarde. De telles orientations soulèvent la question de comment
préserver le centre historique de Saint-Louis sans le transformer en ville-
musée pour le tourisme.
Enfin, certains anciens paysages coloniaux sont réinvestis et mis en
valeur par des processus de reconstruction, voire de recréation, dans une
logique touristique. C’est le cas du pays cadien en Louisiane, colonie
française vendue aux États-Unis par Napoléon Ier en 1803 et qui concentre
aujourd’hui, autour de la ville de Lafayette, les descendants des
10 000 francophones déportés entre 1755 et 1762 depuis l’Acadie (partie de
l’actuelle province canadienne du Nouveau-Brunswick) jusqu’aux berges du
Mississippi. À une période de paupérisation et de marginalisation de ces
territoires dans l’ensemble états-unien a succédé, depuis les années 1970, un
temps de promotion du patrimoine matériel et immatériel cadien – ce dernier
occultant ou s’appropriant le patrimoine des Créoles noirs, en passe d’être
exhumé à son tour. Dans une perspective de développement du tourisme
culturel, deux villages historiques ont été créés : le Village acadien en 1976 et
Vermilionville en 1990, au sud de Lafayette. Vermilionville, issu du
déplacement ou de la reconstruction à l’identique de bâtiments, se présente
comme un « parc folklorique et patrimonial de la culture cajun/créole » et
souhaite reproduire les conditions de vie de l’Acadie des XVIIIe et XIXe siècles.
Cette dimension hyperréelle se retrouve à Québec, où un grand chantier de
recréation du secteur de la place Royale – premier établissement européen
permanent d’Amérique du Nord – a été réalisé par le gouvernement
québécois à partir de 1966. Des bâtiments plus récents ou ajoutés lors de la
Conquête anglaise (1759) y sont démolis, certains restaurés quand d’autres
sont construits dans le style architectural Nouvelle-France du XVIIIe siècle.
Cette opération à visée idéologique nationaliste tend à valoriser le Régime
français, effaçant l’héritage britannique.
Ces deux derniers exemples soulignent le poids des temporalités et de la
distance dans la prise en compte des paysages urbains coloniaux, tant dans les
formes de mise en tourisme que dans les processus de reconnaissance
patrimoniale de l’héritage colonial en ville. Les logiques colonisatrices datant
des XVIe et XVIIe siècles sont ainsi plus facilement mises en valeur et
instrumentalisées à des fins touristiques que les processus de colonisation
plus récents, qui font l’objet de débats, rejets, désintérêt et lentes
(ré)appropriations.

BIBLIOGRAPHIE

Jean-Louis COHEN, « Architectural History and the Colonial Question :


Casablanca, Algiers and Beyond », Architectural History, no 49, 2006,
p. 349-368.
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ENS Éditions, 2012.
Alain SINOU, « Enjeux culturels et politiques de la mise en patrimoine des
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L’exemple franco-vietnamien (1858-2014) », Ethnologies, vol. 39, no 1,
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Vincent VESCHAMBRE, Traces et mémoires urbaines. Enjeux sociaux de la
patrimonialisation et de la démolition, Rennes, Presses universitaires de
Rennes, 2008.
Cherbourg : vestiges d’une ville
« impériale »
Stéphane Valognes

À l’extrémité de la presqu’île du Cotentin, Cherbourg a l’image d’une


ville maritime et industrielle : la dernière escale du Titanic et l’« âge d’or »
des transatlantiques, le film Les Parapluies de Cherbourg, la construction de
sous-marins nucléaires, la rupture du « contrat du siècle » avec l’Australie en
2021. La décision prise sous Louis XVI puis Napoléon Ier d’établir une rade
fortifiée, un port militaire et un arsenal, en vue d’un conflit avec l’Angleterre,
donne naissance à une ville-arsenal dont le paysage de forteresse marine
s’apprécie vu de la mer ou des hauteurs de l’agglomération. Cherbourg peut
sembler, du fait de sa position géostratégique et de son histoire économique,
être restée à l’écart des enjeux de la période coloniale et de ses héritages.
Ainsi la gare maritime devenue Cité de la Mer, avec le sous-marin nucléaire
Le Redoutable et l’exposition consacrée au Titanic, serait une synthèse
patrimoniale permettant de saisir l’histoire de la ville sous la forme d’un
résumé de pierre et d’acier.
Cependant, en 2016, la démolition de l’ancienne Cité de l’infanterie
coloniale, face à l’Arsenal, rend visibles les liens de la ville avec la période
coloniale, occultés par les représentations actuelles de l’agglomération
cherbourgeoise. Le nom de cette cité, aux immeubles et maisons de style
néomauresque (de forme carrée et à toit plat), bâtie entre 1931 et 1932 pour
loger les militaires de l’armée de terre alors présents à Cherbourg, témoigne
déjà d’une volonté mémorielle, les troupes coloniales ayant quitté la ville en
1929.
En effet, entre 1838 et 1929, les casernes situées à l’intérieur de
l’enceinte de l’Arsenal accueillaient entre 8 000 et 10 000 soldats des troupes
coloniales (renommées « troupes de marine » en 1958), régiments de l’armée
de terre déployés aux colonies pour des opérations de conquête, de
pacification ou de répression. Outre le fait d’être un port militaire plus
important qu’aujourd’hui, Cherbourg était également une ville internationale
avec vingt et un consulats – les flux d’émigrants passant par la gare maritime
à destination des Amériques. À l’apogée de la période coloniale et
transatlantique, l’ambiance urbaine était plus électrique, théâtre de heurts
récurrents entre soldats coloniaux et métropolitains, possible réverbération de
la violence coloniale. Cette ambiance témoigne de l’existence d’une ville
« impériale » aujourd’hui disparue, dont le visage rugueux et pluriel tranche
avec la ville contemporaine. Cette période a marqué le paysage urbain, la
toponymie, et nourri l’activité des sociétés savantes. Le Monument aux
marins et soldats morts aux colonies édifié après la conquête de Madagascar
en 1895, la Cité coloniale, la palmeraie de l’hôpital maritime, l’ancien casino,
lui aussi de style néomauresque (détruit en 1943), des noms de rue comme la
rue Amiral Courbet (1827-1885), dont la plaque indique qu’il « remporta
plusieurs victoires contre la Chine », lors de la guerre franco-chinoise liée à la
conquête de l’Indochine, ou le muséum Emmanuel-Liais, avec ses serres
tropicales et son parc, attestent de l’empreinte de la période coloniale dans la
ville.
Le muséum Emmanuel-Liais, à côté de collections locales et d’animaux
naturalisés, présente des objets rapportés des conquêtes impériales et de
missions d’exploration : fusils provenant de la prise des forts du Peï-Ho (près
de Tianjin en Chine) lors de la seconde guerre de l’opium, en 1860, qui
aboutit à la prise de Beijing et à la destruction du Palais d’été, lettres de
Pomaré IV reine de Tahiti, Bouddha d’Angkor, couteaux du Haut-
Oubangui… Ces objets révèlent les sensibilités des soldats et marins
stationnés à Cherbourg. Le premier conservateur du muséum, Henri Jouan
(1821-1907), officier de marine qui fit sa carrière dans le Pacifique,
commandant de la goélette Kamehameha saisie à la famille royale d’Hawaï
en 1855, fut aussi un des premiers ethnologues de l’Océanie, déplorant le
recul de la culture polynésienne face à l’évangélisation protestante.
Le passé colonial de Cherbourg reste à l’état de traces ou d’archives, en
l’absence de groupes sociaux capables d’en entretenir la mémoire ou porteurs
d’une contre-mémoire, contrairement à Nantes ou Bordeaux, anciens ports
coloniaux ayant participé au commerce triangulaire. Ces deux villes
présentent un paysage mémoriel pluriel, juxtaposant initiatives officielles et
commémorations alternatives, entre « mémoire douloureuse » (Paul Ricœur)
et politiques de la reconnaissance. Nouveaux monuments (Mémorial de
l’abolition de l’esclavage à Nantes inauguré en 2012, statues de Toussaint
Louverture et Modeste Testas à Bordeaux érigées en 2005 et 2019) et
dispositifs muséographiques alimentent une dynamique mémorielle et
politique où alternent phases conflictuelles et apaisement.
Si deux bâtiments de l’ancienne Cité coloniale ont été réhabilités, l’office
du tourisme a lancé une visite guidée annuelle « Cherbourg à l’époque
coloniale » depuis 2020, qui comprend le Monument aux soldats et marins
morts aux colonies, le parc du muséum Emmanuel-Liais et l’abbaye du Vœu
(qui accueillit des troupes coloniales). Formant un puzzle spatio-temporel
dans la ville, forteresses marines, pierre de la Grande Muraille, sagaies kanak,
monuments ou toponymes questionnent les héritages multiples et douloureux
des rêves d’empire.

BIBLIOGRAPHIE

Henri JOUAN, « Les légendes polynésiennes et l’histoire naturelle », Bulletin


de la société linéenne de Normandie, 1897, vol. 1.
Paul RICŒUR, La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, Paris, Éditions du Seuil,
2000.
Stéphane VALOGNES, « Du port impérial à la base navale secondaire : les
armées dans l’espace urbain cherbourgeois de la fin du XIXe siècle à
aujourd’hui », in Émilie d’Orgeix et Nicolas Meynen (dir.), L’Armée dans la
ville. Forces en présence, architectures, espaces partagés (XVIe-XXIe siècle),
Toulouse, Presses universitaires du Midi, 2022.
Ce qui reste de Porto-Novo
Saskia Cousin et Christine Mengin

É man gan jo amọ, égan wọn – « On ne peut pas pardonner, mais on peut
oublier ».
Implantée en amphithéâtre au bord de la lagune du fleuve Ouémé, à une
dizaine de kilomètres du Nigeria, la capitale politique de la république du
Bénin porte trois toponymes : Porto-Novo, Xògbónù, Àjàṣẹ. Nommer cette
petite ville ou y cheminer, c’est expérimenter de concert l’appropriation des
formes coloniales et la résistance d’ontologies non occidentales. L’ocre de la
terre de banco révèle un bâti séculaire, où les maisons à étages restent rares.
Un œil plus exercé distingue le quadrillage inachevé d’un urbanisme colonial
enchâssé dans un dédale de ruelles, marchés et placettes vodun. Craints et
sacrés, de nombreux arbres bornent les territoires lignagers ou spirituels. Çà
et là, des restes de l’architecture dite « brésilienne ». En périphérie, de récents
boulevards longent de gigantesques villas carrelées d’inspiration mecquoise,
uniquement concurrencées par la démesure des édifices religieux de béton et
de toutes obédiences – où le vodun a toute sa place.
Officiellement, la cité-État de Xògbónù a été baptisée Porto-Novo au
e
XVIII siècle par un « explorateur portugais » en raison de sa ressemblance
avec Porto. Il n’en est rien. Porto Novo désigne le « nouveau port » de traite
des Noirs, fondé en 1750 par des marchands cherchant à échapper aux taxes
que le roi d’Abomey (royaume du Danxomè) leur impose à Ouidah. Vassal
du royaume d’Òyó, Porto-Novo devient, avec Lagos, son marché aux
esclaves, longtemps après l’interdiction de la traite en 1815. Comme à
Ouidah, des Brésiliens, souvent anciens captifs, s’installent. Certains
participent à cette traite désormais illégale. À Porto-Novo, la mémoire de
cette traite affleure dans les panégyriques des lignages, les toponymes (ville,
places, marchés), le bâti des Brésiliens. Au milieu du XIXe siècle, le royaume
et ses marchands se convertissent à l’huile de palme. Les maisons de
commerce marseillaises imposent traités et protectorats successifs, favorisent
les rois conciliants. À partir de 1890, la ville devient le camp de base de
l’armée coloniale française pour la conquête du Danxomè. Missionnaires et
colons s’installent sur les terres concédées par le roi Toffa. La cathédrale est
bâtie sur le temple de Héviéso, vodun de la foudre ; le bois sacré du Migan
(oncle maternel du fondateur du royaume) devient jardin d’acclimatation. La
ville se dote de grands entrepôts, de trois avenues arborées, d’un palais du
gouverneur, d’une poste, d’un hôpital, d’un pont et d’un chemin de fer à
visée extractive : acheminer l’huile de palme produite par des artisanes
(500 000 ha en 1930) bientôt remerciées au profit d’une organisation
industrielle mort-née. À l’indépendance, le 1er août 1960, la plupart des
édifices institutionnels gardent une fonction publique – le palais du
gouverneur devenant l’Assemblée nationale.
Trente ans de république populaire, suivis d’ajustements structurels et,
surtout, de la méfiance des gouvernements successifs, isolent cette ville
réputée ingérable. Alors que son centre historique est préservé du fait de son
abandon au profit de Cotonou, Porto-Novo développe de nouveaux quartiers
et vit de ses échanges avec le Nigeria. Dans les années 1990, place à
l’économie patrimoniale : la coopération française s’intéresse d’abord aux
traces coloniales, que les jeunes Béninois nomment les « vieilleries de
Blancs ». À partir des années 2000, c’est au tour du bâti dit « afro-brésilien »
d’être inventorié, ce qui n’empêche pas l’effondrement de nombreuses
demeures ou le délaissement de la mosquée historique au profit d’un édifice
flambant neuf.
Cité-royaume colonisée par les marchands depuis sa fondation, Porto-
Novo est passée de l’économie de traite esclavagiste à l’économie de
plantation coloniale, sans rupture ni rébellion apparente. Mais, pendant ces
décennies, la colonisation et les programmes de patrimonialisation de Porto-
Novo ont ignoré ce qui fonde et forme Xògbónù, du cœur du palais central
aux quartiers les plus excentrés : la cité est structurée autour des Yoxo, les
temples des ancêtres fondateurs implantés dans chaque collectivité familiale
devenue quartier. Les espaces publics ne sont qu’une extension partagée de
ces maisonnées. Depuis les années 2010, la restauration progressive des
places dites vodun est au cœur des programmes de coopération. Bien
qu’uniformisante, elle révèle un peu de la trame urbaine, l’omniprésence et
l’omnipotence des vodun, auparavant invisibles à l’œil néophyte. Au travers
de ses fêtes et festivals vodun, Xògbónù se révèle sous Porto-Novo. Reste
l’inconnue, Àjàṣẹ : cité originelle tout autant que dense réseau des mondes
yoruba, rites et langues des mères fondatrices, des épouses captives, des
cheffes de cultes, des grandes commerçantes ou des tantes qui aujourd’hui
encore sont les gardiennes des mémoires collectives. Le paysage d’Àjàṣẹ,
matrimoine pré et postcolonial, reste à rencontrer.

BIBLIOGRAPHIE

Saskia COUSIN KOUTON, Ògún et les matrimoines. Histoires de Porto-Novo,


Xògbónù, àjàṣẹ, Nanterre, Presses universitaires de Nanterre, 2023.
Christine MENGIN et Alain GODONOU (dir.), Porto-Novo. Patrimoine et
développement, Paris/Porto-Novo, Publications de la Sorbonne/École du
Patrimoine africain, 2013,
<http://www.editionsdelasorbonne.fr/resources/titles/28405100093510/extras/Porto-
Novo.pdf>.
Alain SINOU et Bachir OLOUDÉ, Porto-Novo, ville d’Afrique noire,
Paris/Marseille, Orstom/Parenthèses, 1988,
<https://horizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/divers18-
02/26225.pdf>.
La départementalisation sans
l’émancipation
Audrey Célestine

En 2021, le 75e anniversaire de la « loi d’assimilation juridique »


promulguée en 1946, plus connue sous le nom de « loi de
départementalisation », passe relativement inaperçu. Au même moment,
après plus d’une décennie de conflits sociaux et politiques en outre-mer,
plusieurs territoires d’outre-mer s’enfoncent dans une grave crise sociale et
politique due à la gestion de la pandémie de Covid-19.
Avec la loi de 1946, les territoires de l’ancien empire colonial, la
Martinique, la Guadeloupe, La Réunion et la Guyane deviennent des
départements d’outre-mer. Cette loi doit permettre aux citoyens des « vieilles
colonies » de bénéficier des protections offertes par les principes
républicains, en garantissant le droit commun et l’égalité des droits pour les
citoyens de ces territoires. Derrière l’évolution statutaire de ces territoires, se
dessinent d’importants enjeux politiques et sociaux. La sortie originale du
statut colonial sans accès à l’indépendance. L’amélioration des conditions de
vie matérielles de ces territoires – objectif explicite des porteurs de la loi
comme Aimé Césaire, Gaston Monnerville, Léopold Bissol ou Raymond
Vergès. La question de l’exercice du pouvoir et de sa localisation sur place
plutôt qu’en France hexagonale.
Bien après 1946, la loi de départementalisation est toujours au cœur de
débats politiques, comme ce fut le cas lors de la pandémie. Des tensions
opposent demandes d’application du droit commun, d’un côté (au risque
d’une inadaptation de mesures prises loin du terrain), et demandes de
dérogation en faveur des enjeux « spécifiques » du territoire, de l’autre (avec
le risque d’introduire et de renforcer une forme d’arbitraire). Entre la
dénonciation d’un État lointain souvent considéré comme « colonial » et la
présence d’élites locales qui perpétuent des formes de rentes héritées de ce
passé, la trajectoire postcoloniale des anciennes colonies départementalisées
présente une succession de crises sans véritable horizon politique.
D’un point de vue institutionnel, la loi de départementalisation vise tout
d’abord à sortir du statut colonial grâce au statut de département ; elle permet
ainsi d’aligner les territoires d’outre-mer sur la réalité institutionnelle et
administrative de la France hexagonale. Les lois votées à Paris doivent
immédiatement s’y appliquer. La départementalisation met également fin à
l’arbitraire des gouverneurs, désormais remplacés par des préfets, qui
dépendent directement du ministère de l’Intérieur.
Cette transformation institutionnelle déçoit rapidement. Des oppositions à
la loi se manifestent, constituant désormais l’un des principaux clivages
politiques dans les territoires. Pourtant, en pratique, le statut des différents
territoires ne cesse d’évoluer. À partir des années 1960, le général de Gaulle
appelle à une « espèce d’autonomie » dans les territoires lors d’un discours à
Cayenne. Plusieurs étapes s’ensuivent comme la décentralisation au début
des années 1980. Ou encore, la déclaration de Basse-Terre en 1999, qui
dénonce l’inadéquation des dispositifs fiscaux et institutionnels prévus pour
l’Hexagone à la situation de la Martinique, la Guadeloupe et la Guyane.
S’ouvre ensuite, à partir de 2003, l’ère des « statuts à la carte » – qui permet
aux territoires de bénéficier d’évolutions institutionnelles différenciées dans
le cadre de la Constitution et, selon la volonté des élues et élus locaux, de
davantage d’autonomie dans tel ou tel domaine. Au début des années 2000, la
Martinique et la Guyane adoptent le statut de collectivité territoriale unique
qui exerce des compétences départementales et régionales, enterrant de fait le
département.
Au-delà de cette dimension institutionnelle, la loi de départementalisation
constitue également ce que l’historien Sylvain Mary nomme un « cadre
général de recomposition des relations entre l’État et les sociétés antillaises
par-delà la fin officielle du statut colonial ». Pour le comprendre, il faut
mettre ces évolutions statutaires en rapport avec les changements structurels
des sociétés antillaises.
Les élites politiques qui ont porté la loi en 1946 l’ont fait, notamment, au
nom de l’égalité. Mais la justice sociale que des personnalités comme Aimé
Césaire ont appelée de leurs vœux ne s’étend que très progressivement aux
nouveaux départements. Si, au début des années 1980, la foule martiniquaise
se presse dans les cinémas pour voir Rue Cases-Nègres, l’adaptation
cinématographique du roman de Joseph Zobel réalisée par Euzhan Palcy,
c’est que la mémoire de la vie rurale miséreuse des années 1930 est encore
vive, deux générations plus tard.
À La Réunion, après le développement de l’offre de soins, des hôpitaux,
d’un habitat salubre, d’un réseau d’eau potable dans un premier âge de la
départementalisation, viennent, dès les années 1960, des réformes foncières
ou sociales qui accompagnent la transformation de la société, notamment
l’élévation du niveau d’éducation, l’augmentation du nombre de
fonctionnaires et l’amélioration des conditions matérielles de vie d’une
grande partie de la population. Aux Antilles, des transformations sont
également visibles. Les revenus ont augmenté, l’État a élargi son action, la
fonction publique a absorbé une partie des jeunes diplômés de l’île, bien
qu’une part significative de la jeunesse s’envole vers l’Hexagone à la faveur
de la politique mise en œuvre par le Bumidom (Bureau pour le
développement des migrations dans les départements d’outre-mer), cette
agence d’État en charge de la mise en œuvre d’une politique de sélection,
formation et migration d’habitants des départements d’outre-mer vers la
France hexagonale entre 1963 et 1981.
Après la départementalisation, les populations des sociétés domiennes
voient leur niveau de vie augmenter même s’il reste en dessous des standards
de l’Hexagone. Le passage de la société organisée autour de l’économie de
plantation héritée de la période esclavagiste à la société de consommation et
l’orientation tant vers l’économie de service que vers la monoculture de la
banane d’exportation aux Antilles marquent les années 1960. La dépendance
à l’égard de la métropole s’accentue. Dans l’ensemble des départements
d’outre-mer, on observe le déclin de la société rurale, l’essor du chômage et
l’augmentation du nombre d’emplois dans la fonction publique.
Il faut rappeler que la proposition de loi sur la départementalisation
consistait, pour ses promoteurs, à répondre à l’urgence de la situation sociale
dans laquelle étaient plongés nombre de leurs compatriotes. Le rapport établi
par la commission des territoires d’outre-mer sur la proposition de loi
d’assimilation juridique de 1946 évoque la misère la plus injustifiable,
l’absence de protection pour les travailleurs, les vieillards, les enfants, la
pauvreté généralisée qui sévit en Martinique, en Guadeloupe, en Guyane et à
La Réunion. Les revendications exprimées sont tout autant théoriques que
prosaïques : il faut proclamer l’égalité à l’Assemblée nationale en même
temps qu’assurer la construction du tout-à-l’égout à Fort-de-France. Dans les
milieux nationalistes et pro-indépendance de la fin des années 1950, la
demande d’assimilation juridique apparaît comme un renoncement à la
construction d’un État-nation indépendant. Au lieu de constituer une sortie
originale du statut colonial, la départementalisation n’en serait que la
continuation sous d’autres formes.
On peut cependant suivre l’historien Gary Wilder qui rappelle comment
l’immédiat après-guerre est marqué par une imagination politique
particulière. Il faut trouver les moyens de l’émancipation et celle-ci n’a pas
nécessairement pour horizon l’État-nation : Aimé Césaire par exemple, pense
que l’empire français peut poursuivre sa mue et garantir, en se réformant, une
véritable égalité pour les anciens colonisés. La départementalisation conçue
comme une simple évolution statutaire sans extension des droits économiques
et sociaux ne correspond finalement pas à de telles aspirations politiques. Les
leaders de partis de gauche locaux comme Rosan Girard ou Aimé Césaire lui-
même, avec le Parti progressiste martiniquais, y voient une impasse à partir
de la fin des années 1950. Ils vont s’échiner à trouver les moyens d’une
émancipation véritable, le premier en appelant à l’indépendance, le second en
prônant l’autonomie.
Les partisans de l’autonomie demandent une localisation du pouvoir sur
place, au plus près des « réalités » des anciennes colonies. Ils réclament un
droit à la différence qui s’exprime dans le sillage des politiques de
décentralisation initiées par le gouvernement socialiste sous la présidence de
François Mitterrand au début des années 1980. Dans la ville de Fort-de-
France, l’ambition de faire de la Martinique la capitale culturelle de
l’Atlantique noire à partir des actions de formation et de création et des
festivals du SERMAC (Service municipal d’action culturelle) est une autre
voie pour parvenir à une forme d’émancipation.
« Départementalisation », « déconcentration », « décentralisation » sont
les supports institutionnels utilisés pour faire évoluer les anciennes colonies
depuis 1946 – mais ces supports, sans orientation politique ambitieuse,
apparaissent inefficaces. Ainsi, le droit à la différence que revendiquait
Césaire au moment de la décentralisation n’était pas conçu comme une fin en
soi, mais comme un moyen de continuer à améliorer la vie de ses
compatriotes. Au moment de la discussion à l’Assemblée nationale du projet
de loi relatif aux droits et libertés des communes, des départements et des
régions défendu par le ministre de l’Intérieur et de la Décentralisation Gaston
Defferre, le 27 juillet 1981, Aimé Césaire déclare : « Tout cela est donc très
positif et vous avez raison : c’est bon pour la Bretagne, pour la Gironde, pour
la Corrèze, mais c’est aussi très bon pour nous, aux Antilles. Mais, monsieur
le ministre, vous sentez bien que notre satisfaction ne peut pas être totale.
C’est qu’il manque à votre projet, à mon point de vue, un élément capital. Il
lui manque de ne pas laisser entrevoir que, si la différence existe, toutes les
différences ne sont pas pour autant égales entre elles. Il lui manque, en
somme, de n’avoir pas voulu, si je puis dire, différencier la différence. »
C’est sans doute là l’un des enjeux de la politique locale contemporaine
dans les anciennes colonies devenues départements puis collectivités d’outre-
mer : dépasser la croyance que le changement de statut institutionnel permet
l’émancipation afin d’imaginer de nouveaux projets politiques dans ces
territoires. Cette imagination sera d’autant plus nourrie qu’elle ne se confond
pas avec la nostalgie des régimes d’exception caractéristiques de la période
coloniale, prétextant la « spécificité » de ces territoires. Elle devra également
dépasser un double défi supplémentaire : celui de la déconnexion et de la
méconnaissance de ces territoires par l’État central, d’une part, et, d’autre
part, celui de l’intérêt qu’une partie des élites locales, économiques et
politiques a à maintenir le statu quo tout en défendant, de façon trop souvent
incantatoire, une spécificité aux contours et contenus mal définis.

BIBLIOGRAPHIE

Justin DANIEL et Carine DAVID, 75 ans de départementalisation outre-mer.


Bilan et perspectives. De l’uniformité à la différenciation, Paris,
L’Harmattan, 2021.
Sylvain MARY, Décoloniser les Antilles ? Une histoire de l’État post-
colonial (1946-1982), Paris, Sorbonne Université Presses, 2021.
Maël PINEAU-LAVENAIRE, « Décolonisation et changement social aux
Antilles françaises. De l’assimilation à la “Départementalisation” ; socio-
histoire d’une construction paradoxale (1946-1961) », thèse de doctorat en
histoire contemporaine, sous la direction de Jean-Pierre Sainton, Pointe-à-
Pitre, Université des Antilles, 2017, <https://hal.science/tel-
01675708/document>.
Jean-Pierre SAINTON, La Décolonisation improbable. Cultures politiques et
conjonctures en Guadeloupe et en Martinique (1943-1967), Pointe-à-Pitre,
Éditions Jasor, 2012.
Gary WILDER, Freedom Time. Negritude, Decolonization and the Future of
the World, Durham, Duke University Press, 2015.
Mayotte, un régime d’exception
Myriam Hachimi Alaoui, Élise Lemercier et Élise
Palomares

« Les mères [comoriennes] viennent accoucher là pour que leurs enfants


obtiennent la nationalité française », affirmait en 2005 le ministre de l’Outre-
mer François Baroin pour justifier sa proposition de réforme du droit du sol à
Mayotte. Pour le sénateur de Mayotte Thani Mohamed Soilihi, la promesse
de l’accès à la nationalité « agit comme un redoutable chant des sirènes ».
Ces discours nombreux ont servi de justification à la brèche ouverte par la loi
Asile et Immigration de 2018, qui conditionne l’accès à la nationalité
française des enfants nés à Mayotte à la régularité du séjour de leurs parents.
Le droit du sol applicable dans ce département ultramarin constitue désormais
une exception juridique dans l’ensemble français. Au fil du processus de
départementalisation entériné en 2011, un consensus national et local s’est
constitué autour d’un « péril démographique » produit par une immigration
« incontrôlée » qui mettrait en danger le maintien de Mayotte au sein du
giron français.
Pourtant, la croissance démographique de Mayotte est ancienne. Elle est
intimement liée aux circulations entre les îles de l’archipel des Comores
(Grande Comore, Anjouan, Mohéli et Mayotte) durant la période coloniale.
Au cours du XIXe siècle, après l’interdiction de l’esclavage, nombre de
paysans anjouanais dépossédés de leurs terres sont embauchés sur les
plantations de Mayotte pour compenser les pénuries de main-d’œuvre. Les
élites grand-comoriennes et anjouanaises, presque les seules à être instruites,
circulent entre les îles des Comores, de Madagascar et de La Réunion. Les
Mahorais, mal classés dans cet ordre colonial, ont le sentiment d’être
méprisés par ces élites comoriennes qui occupent des positions
d’intermédiaires de la colonisation. En 1969, la capitale administrative est
déplacée de Mayotte vers la Grande Comore. Les conséquences économiques
et sociales désastreuses que ce déménagement provoque pour l’île de
Mayotte nourrissent un ressentiment anticomorien.
Ces hiérarchisations sociales permettent d’expliquer, en partie, la
singularité de la trajectoire postcoloniale de cet archipel à majorité
musulmane. Ainsi, malgré la densité et la profondeur des liens religieux,
économiques et familiaux entre les habitants hommes et femmes des îles des
Comores, Mayotte choisit de rester au sein de la République française lors du
référendum de 1974 tandis que les trois autres îles votent pour
l’indépendance. Les quatorze résolutions des Nations unies contestant la
légalité du décompte des résultats du référendum île par île et réaffirmant la
souveraineté de la République islamique fédérale des Comores sur Mayotte
ne seront pas suivies d’effets. Durant cette période, les anciens sujets
mahorais obtiennent le statut de la citoyenneté française, ceux des îles
voisines devenant étrangers sur le sol mahorais. À partir de 1995, leur entrée
à Mayotte est conditionnée à l’obtention d’un visa. Fixant des conditions
d’obtention difficiles, ce « visa Balladur », du nom du Premier ministre de
l’époque, pousse les Comoriennes et Comoriens à entreprendre, dans la
clandestinité, des traversées toujours plus périlleuses et mortelles.
La mémoire de la domination comorienne passée, entretenue
politiquement à l’occasion des mobilisations pour la départementalisation, a
débouché sur l’idée que les migrations originaires des autres îles
représenteraient une menace de rétablissement d’une domination historique.
Cette idée de menace interne est aujourd’hui l’un des pivots idéologiques de
la vindicte anticomorienne, notamment lors des décasages du printemps
2016. Planifiées et publiquement assumées par des villagoises et villageois du
nord et du sud de l’île, de différentes origines sociales, y compris des élus et
des cadres de l’administration publique, ces opérations d’expulsion entre
populations voisines ont ciblé plusieurs centaines de personnes. Parmi elles,
certaines sont en situation administrative régulière ou non, d’autres sont
installées de longue date, parfois même dotées de la nationalité française. Ces
décasages n’ont pas été empêchés par les forces de l’ordre, qui ne sont
intervenues ni contre les destructions des habitations et des biens ni contre les
violences verbales et physiques.
En participant à ces opérations de décasage illégales mais tolérées, et en
se mobilisant pour obtenir des politiques migratoires toujours plus
restrictives, les citoyennes et les citoyens mahorais français prennent une part
active aux politiques de fermeture des frontières et d’accès à la nationalité
pour contrôler, selon l’expression de l’historienne Emmanuelle Saada, la
« porte étroite de la citoyenneté » avec toujours plus de force. L’opération
Wambushu de mai 2023, cette fois-ci portée par l’État, systématise des
pratiques de délogement et d’expulsions massives héritées du régime
d’exception colonial.

BIBLIOGRAPHIE

Myriam HACHIMI ALAOUI, Élise LEMERCIER et Élise PALOMARES,


« “Maintenant, j’ai mes droits, je ne bouge pas d’ici.” Faire face aux
décasages à Mayotte », Monde commun. Des anthropologues dans la cité,
2020/1, no 4, p. 92-113.
Emmanuelle SAADA, Les Enfants de la colonie. Les métis de l’Empire
français entre sujétion et citoyenneté, Paris, La Découverte, 2007.
Juliette SAKOYAN et Dominique GRASSINEAU, « Des sans-papiers expulsés à
leurs enfants “isolés” : les politiques migratoires de la départementalisation à
Mayotte », in Philippe Vitale (dir.), Mobilités ultramarines, Paris, Éditions
des Archives contemporaines, 2014, p. 119-140.
Le scandale du chlordécone
Malcom Ferdinand

Depuis 2018, le scandale du chlordécone (CLD) occupe une place


importante dans le débat public tant sur les enjeux d’écologie et de santé
environnementale qu’au niveau des revendications décoloniales et
antiracistes. Pour rappel, le CLD est un insecticide organochloré, agent
cancérigène et perturbateur endocrinien qui fut utilisé dans les bananeraies
des Antilles, officiellement de 1972 à 1993. Cette molécule est le symbole
d’une manière de se rapporter aux terres antillaises instaurée par la
colonisation, un habiter colonial, qui les destine à une exploitation intensive
via des monocultures d’exportation tout en maintenant les populations
insulaires dans une non-souveraineté alimentaire structurelle. L’usage de
cette poudre blanche répandue à la base des bananiers causa une
contamination ayant trois caractéristiques principales. Premièrement, elle est
durable, pouvant rester dans les sols pour des périodes allant de soixante à
plus de sept cents ans. Deuxièmement, elle est généralisée. Si toutes les terres
ne sont pas contaminées, on retrouve du CLD dans les aquifères, les eaux de
rivière et certaines zones côtières, chez plus d’une centaine d’espèces
animales terrestres et marines, dans certaines denrées animales et végétales,
et dans le corps humain. En 2018, il a été estimé que plus de 90 % des
Antillais étaient contaminés. Troisièmement, cette molécule est délétère.
Outre ses effets sur les animaux non humains, elle cause des réductions de
période de grossesse, augmente les chances de fausse couche, ralentit le
développement cognitif, moteur et visuel des enfants et augmente les risques
de survenue et de récidive du cancer de la prostate.
Bien qu’ayant été utilisé dans d’autres pays, le CLD est devenu
aujourd’hui un scandale français pointant l’attitude coloniale de l’État pour
plusieurs raisons. D’abord, les autorisations du CLD (1972, 1981) sont mises
en question vu la connaissance qui existait à l’époque sur sa rémanence et sa
toxicité, de même que sa prolongation illégale (1992-1993) au-delà de son
interdiction en 1990. Les intérêts financiers de l’industrie bananière, dirigée
par des personnes appartenant au groupe socio-racial des Békés (Blancs-
Créoles) – un groupe social qui s’est historiquement construit depuis la
colonisation française des Antilles au XVIIe siècle autour de l’idée d’une
appartenance à la « race » blanche –, ont prévalu sur la santé de la population,
composée majoritairement de personnes non blanches, originaires d’Asie et
d’Afrique subsaharienne. Le scandale concerne également l’absence de
justice. Plus de cinquante ans après la première utilisation du CLD aux
Antilles, personne n’a été inculpé, alors que les premières plaintes ont été
déposées dès l’an 2000. Les acteurs de l’industrie bananière continuent leur
exploitation en toute tranquillité et impunité – la banane n’est pas
contaminée –, tandis que de nombreux pêcheurs et producteurs de tubercules
ont dû modifier radicalement voire mettre un terme à leur activité. Enfin, le
scandale apparaît au regard de la gestion défaillante par l’État. Malgré les
alertes en 1975 (incident de l’usine de fabrication aux États-Unis), en 1979
(classement du CLD comme cancérogène probable par le Centre international
de recherche sur le cancer), en 1977 et 1981 (découverte de la pollution aux
Antilles), ce n’est qu’en 2000 que les premières mesures de protection de la
population sont prises – filtration au charbon actif des captages d’eau potable.
D’ailleurs, la stratégie adoptée par l’État comporte deux biais questionnables
qui n’ont été soumis à aucune discussion démocratique. D’une part, elle
repose sur l’idée d’une dose journalière de CLD jugée acceptable (la limite
maximale de résidu) ; d’autre part, elle fait peu de cas des effets cocktails liés
à l’exposition à un ensemble de pesticides contemporains tels que le
glyphosate.
De la grève des ouvriers agricoles de Martinique en 1974 aux
manifestations dans les rues de Fort-de-France et de Paris en février 2021, en
passant par les actions en justice des associations et collectifs locaux, les
Antillais n’ont cessé de dénoncer leur empoisonnement. Ces mobilisations
prennent le CLD comme levier de revendications plus larges, concernant le
droit de vivre dans un environnement sain, le droit à la dignité des ouvriers et
ouvrières agricoles et du reste des Antillais, le droit à une justice
environnementale et une refonte des manières d’habiter ces îles. Au niveau
national, le CLD participe à un tournant dans les mobilisations écologistes où
les revendications environnementales, féministes, anticoloniales et
antiracistes convergent. En ce sens, plus que d’une affaire spécifique, on peut
véritablement parler d’un moment politique faisant émerger les
revendications d’une écologie décoloniale, c’est-à-dire une écologie qui tient
ensemble tant les impératifs de préservation des écosystèmes que les
exigences d’égalité et de dignité face aux rapports de domination coloniaux
persistants dans l’Hexagone et dans les outre-mers.

BIBLIOGRAPHIE

Malcom FERDINAND, Une écologie décoloniale. Penser l’écologie depuis le


monde caribéen, Paris, Éditions du Seuil, 2019.
Serge LETCHIMY et Justine BÉNIN, Rapport de la commission d’enquête sur
l’impact économique, sanitaire et environnemental de l’utilisation du
chlordécone et du paraquat, Paris, Assemblée nationale, 26 novembre 2019.
Jessica OUBLIÉ et Nicolas GOBBI, Tropiques toxiques. Le scandale du
chlordécone, Paris, Les Escales, 2020.
Le Mai 67 de la Guadeloupe :
une répression militaire dans un DOM
Jean-Pierre Sainton

Les événements de mai 1967 en Guadeloupe eurent un écho tardif dans


l’opinion française et internationale. La commission indépendante nommée
en 2014 par le ministère des Outre-mer a écarté de son rapport final la
qualification de crime d’État, mais a retenu celle de « massacres », terme
qu’utilisaient les nationalistes de 1967 pour parler de cette répression
militaire.
Avant les années 1960, l’aspiration à l’égalité sociale et à l’intégration
politique domine la culture politique de la Guadeloupe. La loi dite
« d’assimilation » de 1946, censée en finir avec la situation coloniale, ne
résout ni les inégalités sociales et raciales ni les défis sociétaux d’après
guerre. Dix ans après le vote de la loi, l’amertume prévaut. Une nouvelle
sensibilité politique protonationaliste née de l’écho extérieur des luttes de
libération nationale s’affirme tandis que déséquilibres structurels et chômage
de la jeunesse accentuent la crise politique.
L’opinion fibrille entre la tendance à s’en remettre à l’État central et
l’aspiration à l’autonomie, plus radicale dans les milieux expatriés sensibles
au mouvement international de décolonisation. Depuis 1956, une culture
politique nationalitaire couve à l’AGEG (Association générale des étudiants
guadeloupéens) et s’exprime en 1961-1962 dans le Front antillo-guyanais
pour l’autonomie, créé après les émeutes de décembre 1959 en Martinique.
Les étudiants sont à l’origine de la première organisation politique
nationaliste, le GONG (Groupe d’organisation nationale de la Guadeloupe),
en juin 1963, dont les activités sont scrutées par les services policiers : l’État,
depuis 1960, met tout en œuvre pour maintenir l’« ordre départemental »
contre la « subversion antillaise ». En 1967, GONG et autonomistes jugés
radicaux deviennent pour les autorités l’« ennemi intérieur ». Pourtant,
l’organisation, comptant quelques dizaines de membres, est plus le symbole
d’un état d’esprit rebelle qu’une véritable force politique capable de renverser
l’ordre établi.
Le 20 mars 1967, un incident raciste a lieu dans la ville de Basse-Terre :
un riche commerçant blanc lâche son chien contre un ressemeleur de souliers.
L’acte soulève la colère populaire. La population tient la ville deux jours
malgré les appels au calme. Des personnalités anticolonialistes sont repérées
dans la foule. Le préfet Bolotte, persuadé qu’une déstabilisation de grande
ampleur est en marche et que le GONG prépare une insurrection armée,
réclame dès le 21 mars « la mise hors d’état de nuire des agitateurs » et
ajourne le rapatriement des 100 gendarmes mobiles du corps des PUMA.
Deux mois plus tard, le 24 mai, une grève générale éclate dans le secteur
du bâtiment à Pointe-à-Pitre, dans un climat social chargé depuis les
événements de Basse-Terre. Ce mouvement salarial sans lien avec la
mouvance nationaliste est largement suivi. Le 26 mai, les négociations
tournent court. Une rumeur se répand : une phrase raciste aurait été
prononcée par le chef de la délégation patronale. Commencent les premières
échauffourées. Aux charges des CRS répondent jets de pierre, de bouteilles et
de conques de lambi. Des jeunes des quartiers populaires, des collégiens et
lycéens sortis de classe se joignent aux ouvriers. Gendarmes et CRS tirent des
grenades assourdissantes et des balles à blanc. Quand un des leurs est touché
au visage par un jet de conque, les CRS ouvrent le feu à balles réelles.
Jacques Nestor, membre du GONG, connu des services de renseignement, est
abattu. D’autres manifestants sont blessés et tués. Des jeunes forcent une
quincaillerie, s’emparent de fusils et tournent leur colère contre les Blancs et
les bâtiments symboles du pouvoir. Le préfet suspend l’embarquement en
cours des PUMA, qui foncent vers la ville. Commence une chasse aux jeunes
et à toute personne présente dans les rues. La riposte de la gendarmerie
mobile, appuyée par les forces locales, prend des allures de « ratonnade » : on
mitraille les ruelles et les petites cases ; de simples passants sont abattus ; des
personnes sont raflées, regroupées dans des centres où on les bat, parfois à
mort. Le bilan humain de cette nuit d’exactions qui se prolonge dans la
journée du 27, n’a jamais été établi. Le matin, la gendarmerie mobile disperse
à coups de crosses une manifestation pacifique de lycéens et d’étudiants. Il y
a de nouveaux blessés. Des exécutions sommaires ont lieu dans la ville, ainsi
que les premières arrestations d’autonomistes et indépendantistes.
Entre le 26 mai et la première quinzaine de juin, arrestations et mises en
détention sont effectuées sur simple dénonciation ou en raison de l’activisme
anticolonialiste de militants soupçonnés d’appartenir au GONG ou d’avoir
participé aux émeutes. Dans son rapport du 20 juin 1967, l’enquête de la DST
écarte la responsabilité directe du GONG dans les émeutes, mais retient le
délit politique. Dix-huit anticolonialistes, membres du GONG, sympathisants
ou considérés comme tels, sont arrêtés sans avoir pris part aux émeutes. Ils
sont transférés en France et détenus à la prison de la Santé jusqu’à leur
procès, à Paris, pour « atteinte à l’intégrité du territoire national », en
février 1968. Une vingtaine d’autres, considérés comme « émeutiers »
effectivement présents dans les rues de Pointe-à-Pitre, ou « susceptibles de
l’être », sont jugés en mars 1968 en Guadeloupe. En marge, des jeunes
impliqués dans les incidents de Basse-Terre en mars subissent des peines de
prison. Une centaine de Guadeloupéens sont arrêtés à la suite des événements
de l’année 1967.
Le procès de Paris internationalisa la question de la Guadeloupe sans
donner lieu à de réelles évolutions politiques. Aucune enquête ne fut
diligentée sur les actions menées par les forces de l’ordre les 26 et 27 mai
1967 ; aucune liste nominative des morts et des blessés n’a été publiée
jusqu’à ce jour, le chiffre, sous-estimé, de huit morts et d’une soixantaine de
blessés dans la population guadeloupéenne et de quelques blessés dans la
population d’origine européenne demeurant le bilan consigné dans les
sources d’État. Pour la commission Stora de 2016, les PV qui auraient dû
normalement accompagner les opérations de maintien de l’ordre n’ont pas été
constitués, comme si les forces de l’ordre s’étaient volontairement mises hors
la loi.

BIBLIOGRAPHIE

Commission temporaire d’information et de recherche historique,


Rapport à Madame la Ministre des Outre-mer sur les événements de
décembre 1959 en Martinique, de juin 1962 en Guadeloupe et en Guyane, et
de mai 1967 en Guadeloupe [Rapport Stora], Paris, La Documentation
française, 2016.
Raymond GAMA et Jean-Pierre SAINTON, Mé 67 ; mémoire d’un
événement, Pointe-à-Pitre, Société guadeloupéenne d’édition et de diffusion
(SOGED), 1985.
Jean-Pierre SAINTON, La Décolonisation improbable. Cultures politiques et
conjonctures en Guadeloupe et en Martinique (1943-1967), Pointe-à-Pitre,
Éditions Jasor, 2012.
Amérique du Nord : l’empreinte française
Yves Frenette

Entre le milieu du XVIe siècle et le milieu du XVIIIe, les Français apportent


sur le continent nord-américain des façons d’être et de faire. Ces colons se
font les agents d’importants transferts socioculturels, car ils essaient de
recréer « leur » France, qu’elle soit aristocratique, militaire, bourgeoise ou
paysanne. Cependant, à des degrés divers, leurs pratiques et leurs
représentations sont modifiées par leur insertion dans de nouveaux
environnements et par leurs multiples rencontres avec des Amérindiens, des
Africains et d’autres Européens. Après la défaite face aux Britanniques et le
retrait quasi complet de la France du continent en 1763, les flux migratoires à
partir des foyers initiaux de peuplement (littoral atlantique, vallée du Saint-
Laurent, Pays d’en haut, Grande Louisiane) donnent lieu à la création de
nouveaux lieux de francité, où l’empreinte française coexiste souvent avec
celles d’autres colonisateurs – anglais, espagnol, américains. Avec le temps
émergent de nouvelles identités, d’abord coloniales puis, à certains endroits,
nationales. Ce sera notamment le cas au Canada chez les descendants des
premiers Français de la vallée du Saint-Laurent qui, sous le nom de
Canadiens français puis de Québécois, revendiqueront le statut de peuple
fondateur. Dans les grandes plaines de l’ouest du continent, ce sera aussi le
cas des Métis, issus d’unions entre engagés de la fourrure d’origine française
et femmes amérindiennes, qui se donneront un mythe et un père fondateurs,
un drapeau ainsi qu’un hymne national.
Au début du XXIe siècle, les traces de la présence coloniale française sont
encore nombreuses, la Nouvelle-France s’étant durablement inscrite dans les
paysages, dans les archives, dans la langue, dans les cultures matérielles et
dans les mémoires collectives. Ici, c’est un vestige archéologique qui
apparaît ; là, c’est un monument qui rappelle le passage de missionnaires ou
la vie d’un personnage célèbre ; ailleurs, la reconstitution d’un fort permet de
revivre la traite des fourrures ou un vieux manoir seigneurial évoque les
hiérarchies sociales d’Ancien Régime ; sur le littoral atlantique, tôt baptisé
« Acadie », les aboiteaux, un type de digue importé du marais poitevin, attire
l’attention. De Terre-Neuve aux montagnes Rocheuses, de la baie d’Hudson
au golfe du Mexique, la toponymie témoigne de la colonisation française, soit
par des désignations commémoratives (Port-Royal, île d’Orléans, etc.), soit
par des noms descriptifs (rivière aux Castors, pointe aux Alouettes, etc.).
L’empreinte coloniale française est également repérable dans les
ethnonymes de plusieurs groupes amérindiens, en dépit du passage du temps
et, chez ces derniers, d’un mouvement de réappropriation culturelle en cours
depuis un demi-siècle. Dans l’ouest des États-Unis, on continue d’entendre
parler des Sioux, des Gros Ventres, des Sans Arcs, des Brûlés, des Nez
Percés, des Pend d’Oreilles, des Cœurs d’Alene. En Louisiane, le français est
toujours en usage chez les membres de la nation Houma. On peut aussi
évoquer le militant Anishnabe-Lakota Leonard Peltier, le plus vieux
prisonnier politique des États-Unis, incarcéré depuis 1977 pour le meurtre de
deux policiers. Peltier revendique ses origines françaises, tout comme
certains membres de la famille sioux Deloria (Deslauriers) ou l’Arikara
Alfred Morsette Junior, interviewé par l’historien Gilles Havard en 2007.
Même s’il s’agit là d’exceptions, elles sont révélatrices. Au Canada, dans les
Territoires du Nord-Ouest, quelques Dénés ont encore recours au français.
Plus répandu est le phénomène des gallicismes dans les langues
amérindiennes parlées dans la région par les Beaulieu, Sabourin, Landry,
Mandeville et Laferté. Dans la province canadienne du Manitoba, en contexte
de prédominance croissante de l’anglais, le français est la langue usuelle d’un
petit nombre de Métis. Enfin, au Québec, le nombre de locuteurs amérindiens
du français est considérable.
En fait, la langue française est sans doute le legs le plus important de
l’ancienne métropole. Dans le Québec d’après 1960, elle devient un symbole
d’affirmation nationale et de lutte indépendantiste, tandis qu’en Louisiane
elle sert à amplifier le passé français. Les traces linguistiques de la
colonisation reflètent à l’occasion les parlers des régions françaises, bien que
ces derniers se soient amenuisés à l’aune de l’urbanisation, de la scolarisation
et de l’uniformisation culturelle. Il en va de même des multiples éléments de
littérature orale, parmi lesquels les contes et les chansons forment les genres
dominants.
Pendant les décennies de 1960 et 1970, les sociétés francophones
d’Amérique du Nord connaissent une renaissance culturelle. Presque partout,
des artistes, des écrivains, des ethnologues, des enseignants mettent en
exergue les racines françaises, symbolisées par l’époque du Régime français
(1534-1760 ou 1763). Le patrimoine matériel et immatériel de cette période
est ainsi remis à l’honneur. De leur côté, les historiens évoquent la filiation
entre les premiers colons et les francophones contemporains. Pour leur part,
les généalogistes font des pèlerinages au pays de leurs ancêtres, tout
particulièrement en Normandie et en Poitou-Charentes, régions pourvoyeuses
de migrants vers la Nouvelle-France aux XVIIe et XVIIIe siècles. Des
associations de familles souches voient le jour. En 1967, quand le général de
Gaulle fait le trajet entre Québec et Montréal au cours de sa célèbre visite, il
emprunte plus ou moins la première route royale ouverte au XVIIIe siècle, qui
est rebaptisée pour l’occasion « Chemin du Roy », une dénomination qui,
dans un contexte d’affirmation nationale, perdurera.
Au tournant du XXIe siècle, les francophonies nord-américaines, comme le
reste de l’Occident, connaissent un engouement pour la commémoration.
C’est particulièrement le cas dans le nord-est du continent avec le cycle
Champlain, qui célèbre les exploits de l’explorateur et du colonisateur
« père » de la Nouvelle-France, entre 2003 (ouverture du poste de Tadoussac,
au Québec, quatre cents ans plus tôt) et 2015 (400e anniversaire de la
présence française dans la province d’Ontario), en passant par 2004
(naissance de l’Acadie), 2008 (fondation de Québec) et 2009 (découverte du
lac Champlain dans les États américains du Vermont et de New York). Ce
faisant, ses « descendants » portent leur regard vers la France de la
Renaissance et du début de l’époque moderne. En parallèle, une Commission
franco-québécoise sur les lieux de mémoire communs est créée en 1998. Elle
organise des colloques universitaires, suscite des rencontres de généalogistes
et d’archivistes, en plus de commanditer un ambitieux inventaire des lieux de
mémoire de la Nouvelle-France au Québec et en France, avec un projet pilote
en Poitou-Charentes. Si le manque de ressources empêche le volet français
d’intégrer d’autres régions, le volet québécois, lui, s’étend aux lieux de
mémoire situés ailleurs au Canada (aménagements de l’espace, plaques,
monuments, reconstitutions historiques). De ce côté de l’Atlantique, c’est
ainsi plus de mille lieux qui sont recensés pour constituer une imposante base
de données et servir de fondement à la publication d’un atlas.
L’entreprise coloniale en Nouvelle-France a donc laissé des traces, voire
à certains endroits beaucoup de traces, qui ont été mises ou remises en valeur
depuis les années 1960. Toutefois, un autre épisode colonial français,
beaucoup plus circonscrit dans le temps et l’espace, a fait sa marque. Il s’agit
de la migration vers le Canada de 50 000 Françaises et Français entre 1870 et
1914. Bon nombre d’entre eux répondent aux appels du gouvernement
canadien et de l’Église canadienne-française, qui sont engagés dans un
vigoureux effort de recrutement au moment où les gouvernements de la
IIIe République font la vie dure aux catholiques français. En plus de vanter les
mérites économiques du jeune dominion, on fait miroiter aux recrues
potentielles le climat de liberté religieuse qui y règne et même la possibilité
de contribuer à la reconquête pacifique de l’ancienne colonie française. Ce
discours semble porter ses fruits : beaucoup d’hommes et de femmes qui se
dirigent vers les plaines fertiles de l’ouest du pays (provinces du Manitoba,
de la Saskatchewan et de l’Alberta) ne se considèrent pas comme des
migrants, mais plutôt comme des colons qui apportent la civilisation dans une
contrée sauvage.
Comme leurs prédécesseurs des XVIIe et XVIIIe siècles, eux aussi
impriment sur les cartes géographiques des toponymes (Montmartre, Saint-
Brieux, etc.). Ils transmettent également à leurs descendants un héritage qui
se manifeste notamment par leur façon de parler, par la fierté de leur origine
française et par certains objets conservés religieusement. Ce patrimoine est
maintenu à travers des liens directs avec la parenté française sous forme de
lettres, de visites transatlantiques réciproques et, de plus en plus, de
communications Internet. Parmi les descendants, une proportion indéterminée
juge posséder une identité distincte et une langue supérieure à celle des autres
francophones de l’Ouest canadien.
Les quatre cents ans de présence française en Amérique du Nord se
manifestent donc de différentes façons dans différentes parties du continent.
Aux États-Unis, le nombre de locuteurs du français a beaucoup diminué, ce
qui n’empêche pas de nombreux « Franco-Américains » de manifester leur
« French identity ». Au Canada, pour la majorité des francophones, la langue
est toujours le marqueur le plus puissant de leur identité et un enjeu politique
permanent, notamment au Québec. Cependant, à partir de la fin du XXe siècle,
au nord comme au sud de la frontière canado-américaine, les sociétés
francophones sont refaçonnées par l’arrivée d’immigrants originaires des
anciennes colonies françaises d’Afrique et des Antilles, promesse de
nouvelles hybridations.

BIBLIOGRAPHIE

Mickaël AUGERON et Gilles HAVARD (dir.), Un continent en partage. Cinq


siècles de rencontres entre Amérindiens et Français, Paris, Les Indes
savantes, coll. « Rivages des Xantons », 2013.
Collectif, 450 ans de noms de lieux français en Amérique du Nord, Québec,
Les Publications du Québec, 1984,
<https://toponymie.gouv.qc.ca/ct/pdf/450_ans_lieux_francais_partie1.pdf?
ts=0.8191162855364382>.
Yves FRENETTE, et al., « Ancrage, mobilité et francité au Manitoba français.
Histoire d’une lignée », Francophonies d’Amérique, vol. 52, automne 2021,
p. 31-57.
France MARTINEAU, et al., Francophonies nord-américaines. Langues,
frontières et idéologies, Québec, Les Presses de l’université Laval, coll. « Les
voies du français », 2018.
Marc SAINT-HILAIRE, et al. (dir.), Les Traces de la Nouvelle-France au
Québec et en Poitou-Charentes, Québec, Les Presses de l’université Laval,
2008.
La Louisiane perdue entre deux langues
Marise Bachand

Cent ans après que la Constitution de la Louisiane (1921) a fait de


l’anglais la seule langue d’enseignement dans les écoles publiques, le déclin
du nombre de locuteurs des diverses variantes du français louisianais a été
massif. Alors qu’ils étaient près d’un million de francophones en 1960, ils
sont moins de 150 000 aujourd’hui. Les traces de la colonisation française
sont pourtant encore bien visibles dans cet État du sud des États-Unis. Le
français s’affiche le long des autoroutes, le territoire se divise en paroisses, le
droit civil s’inscrit dans la tradition française et la toponymie rappelle les
multiples strates de francophones ayant peuplé la Louisiane : Canadiens,
Français, Créoles d’origine européenne ou africaine, Acadiens ou Houmas.
Chaque année, le Mardi gras et son slogan – « laisser les bons temps rouler »
– attirent des millions de touristes en quête d’exotisme dans le Vieux Carré
de La Nouvelle-Orléans et les bayous de l’Acadiane – une région formée des
vingt-deux paroisses du sud-ouest de la Louisiane et où une forte proportion
de la population partage un même héritage français.
À la fin des années 1960, tandis que les francophones diminuaient
comme peau de chagrin et ne représentaient plus une menace contre l’ordre
anglo-américain, leurs revendications pour une reconnaissance formelle de la
langue française par l’État de la Louisiane ont été entendues. Fruit de
mouvements sociaux portés par des politiciens, des universitaires et des
artistes gravitant autour de la ville de Lafayette, en 1968, ces revendications
ont mené à la création du Conseil pour le développement du français en
Louisiane (CODOFIL), un organisme au budget modeste relevant d’abord du
département de l’Éducation, puis à compter de 2008 de celui de la Culture,
des Loisirs et du Tourisme. James Domengeaux, son président-fondateur
durant deux décennies, obtient l’appui du Québec et de la France, mais
refrène toute politisation de la langue et promeut l’enseignement du français
standard à l’école, au détriment des variantes locales.
L’engagement de l’État louisianais envers une langue patrimoniale, fait
inusité à l’échelle des États-Unis, reflète l’importante renaissance culturelle
que connaissent les Cadiens dans les années 1960. Descendants des Acadiens
ayant trouvé asile en Louisiane à partir des années 1760 après leur brutale
déportation par les Britanniques, ils sont aussi connus sous le nom de Cajuns
que leur donnent les Anglo-Américains. Les Cadiens s’américanisent dans les
premières décennies du XXe siècle par l’effet combiné de l’instruction
obligatoire, la force d’attraction de l’industrie pétrolière et le dénigrement de
leur identité de poor coonasses – une insulte ethnique qui signifie leur
arriération. Leur musique zydeco, leur swamp pop et leur cuisine métissée
deviennent à la mode. Le français cadien se fait même littérature à la fin des
années 1970 avec des œuvres phares comme le poème « Je suis Cadien » de
Jean Arceneaux, qui raconte l’exil chez soi de celui qui se trouve « avec une
culture perdue entre deux langues » et qui a « appris la leçon du stigmat
[sic] ».
Moins nombreux que les Cadiens, dont ils contestent l’hégémonie
culturelle, les Créoles de couleur issus du métissage des Européens et des
Africains s’identifient comme Créoles noirs à partir des années 1980, alors
qu’ils avaient longtemps cherché à se distinguer dans cette société
ségrégationniste. Ils créent l’association CREOLE, réclament puis obtiennent
une juste représentation au sein des institutions franco-louisianaises telles que
les festivals, et tissent des liens avec les communautés noires des Antilles
francophones. Le déboulonnement au printemps 2017 de la statue équestre du
général confédéré Beauregard, seul monument de La Nouvelle-Orléans
honorant un francophone né en Louisiane, témoigne de la volonté d’un
nombre grandissant de Louisianais de se confronter à leur passé esclavagiste
et leur présent raciste. Reste dans le paysage mémoriel de la ville le tombeau
de la prêtresse vaudou Marie Laveau qui perpétue une version érotisée de
l’histoire des Créoles, laquelle tarde à être révisée.
Les peuples « autochtones » francophones de Louisiane sont frappés de
plein fouet par les changements climatiques. Ayant échappé aux
déplacements forcés du XIXe siècle, Houmas, Choctaws, Chitimachas et
Tunica-Biloxis ont trouvé refuge dans les bayous, les marécages et les îles du
golfe du Mexique, ces interstices territoriaux que ni les Blancs ni les Noirs
n’ont cru bon d’habiter et qui sont menacés de disparition par la montée des
eaux. Le français qui a longtemps servi de ciment à ces communautés
recomposées cède alors du terrain aux langues autochtones que celles-ci
veulent faire renaître.
Les Louisianais reconnaissent aujourd’hui la diversité de leur patrimoine
culturel français sans en gommer les aspérités. Signe de l’importance pérenne
de cet héritage, la Louisiane a rejoint en 2018 l’Organisation internationale de
la Francophonie à titre de membre observateur. Les nombreux efforts
déployés par les militants pour éveiller une conscience identitaire
francophone chez les plus jeunes, notamment au travers des classes
d’immersion française par lesquelles sont passés des milliers d’écoliers
depuis les années 1980, sont toutefois un échec relatif. Des pans entiers des
cultures francophones de Louisiane ont été perdus entre deux langues.

BIBLIOGRAPHIE

Laura ATRAN-FRESCO, Les Cadiens au présent. Revendications d’une


francophonie en Amérique du Nord, Québec, Les Presses de l’université
Laval, 2016.
Shane K. BERNARD, The Cajuns : Americanization of a People, Jackson,
University Press of Mississippi, 2003.
Albert VALDMAN (dir.), Dictionary of Louisiana French : As Spoken in
Cajun, Creole, and American Indian Communities, Jackson, University Press
of Mississippi, 2009.
Les Québécois, d’« étranges colonisés »
Yvan Lamonde

Bien après la fin de son régime colonial en Amérique, la France du


e
XVIII siècle est restée la « mère patrie » des Québécois. L’« abandon » du
Canada suscita un double sentiment de nostalgie et de ressentiment où s’est
longtemps lovée la dualité de l’amour et de la haine. La France sembla
d’autant plus maternelle qu’au Québec le clergé catholique, loyal à la
Couronne britannique, créa et entretint l’image d’une seule France
acceptable : celle d’Ancien Régime, catholique et monarchiste.
Les traces du colonialisme français au Québec sont avant tout
mémorielles et culturelles. Jusqu’en 1939, la France demeura une référence
pour le parler, la littérature, la lecture, la gastronomie et le vin. Le voyage en
France sinon à Paris avait des allures de voyage en Terre promise. Les
Québécois entretinrent le colonialisme davantage que la France elle-même
parce que le manque et le besoin culturels étaient de leur côté.
Même si, au milieu des années 1930, quelques intellectuels dont André
Laurendeau commencent à nommer « la conscience d’une certaine altérité »
entre le Canada français et la France, c’est durant la Seconde Guerre
mondiale, à laquelle les Canadiens français refusent de participer, que se
cristallisent une méconnaissance et une incompréhension réciproques. Une
polémique en 1947 (La France et nous) à propos d’un supposé appui
d’éditeurs québécois à la France collaborationniste pose de façon irréversible
la question du rapport du Canada français à une France en reconstruction.
Dans la décennie suivante, la complexe expression « maudits Français » rend
compte d’attitudes colonisatrices de Français immigrés au Québec, mais tout
autant de la susceptibilité bien caractéristique de ceux qui ne veulent plus
s’en laisser imposer, en particulier sur le plan linguistique.
Dans un contexte d’affirmation nationale face au Canada anglais, les
années 1960 marquent la consolidation politique et culturelle du rapport avec
la durable « mère patrie » : ouverture d’une délégation générale à Paris en
1961, appui d’André Malraux au gouvernement québécois, « Vive le Québec
libre ! » du général de Gaulle en 1967, susceptible de faire oublier Louis XV.
À un anticolonialisme répétitif et modéré contre le conquérant
britannique succède un anticolonialisme plus contemporain. Il s’exprime
brièvement dans la revue marxiste Parti pris (1963-1968) au temps de la
décolonisation en Algérie, à Cuba et en Afrique, accompagné des écrits
d’Albert Memmi, Frantz Fanon et Jacques Berque, lequel vient enseigner à
Montréal en 1962. Dans la revue française Esprit, en février 1965, Jean-
Marie Domenach estime que les Québécois sont « d’étranges colonisés »,
pourvus des moyens légaux de leur émancipation ; il se dit tiraillé entre ces
jeunes intellectuels de Parti pris et ses amis de Cité libre (Pierre Elliott
Trudeau, Charles Taylor, Gérard Pelletier) qui refusent toute similitude entre
les situations québécoise et algérienne, par exemple.
Les nombreux débats depuis les années 1970 à propos de la notion
d’américanité du Québec révèlent par contraste cette conscience de l’altérité,
de l’« Amérique refoulée », du « besoin de se déseuropéaniser ». L’historien
Yvan Lamonde multipliait les marques coloniales – Q = - (F) + (GB) +
(USA)2 − R – où, eu égard à ses héritages coloniaux, l’identité du Québec
compte moins de France que ce que les Québécois ont l’habitude de
reconnaître, plus de Grande-Bretagne que ce que ces colonisés veulent bien
dire, bien plus de présence états-unienne et moins de poids de Rome ou du
Vatican. Au même moment, l’historien Gérard Bouchard comparait les
« sociétés neuves » d’Amérique et leurs traits de rupture, d’appropriation et
de recommencement, tout en rappelant combien la « vieille France »
appréciée en certains milieux avait longtemps été « désuète ». La politologue
Anne Legaré s’étonnait de ce besoin d’assainir les rapports des Québécois
avec la France et voyait dans l’idée de « rupture » un nouveau mythe, une
« nouvelle norme ». Son collègue Guy Lachapelle prenait alors la mesure de
la propre perception que les Québécois avaient de leur américanité réelle à la
suite de sondages et d’analyses invitant le Québec à une « diplomatie de
l’équilibre » dans ses relations avec l’Europe et les Amériques.
Lorsqu’on observe les générations formées depuis 1970 à de nouveaux
codes, on prendra comme indice d’un renversement de situation et d’un
certain décrochage de la France la baisse de la fréquentation de l’université
française par les Québécois et a contrario l’attrait des jeunes Français pour
l’université québécoise. Ceux-ci représentaient 38 % des étudiants étrangers
au Québec en 2013.
La conscience de l’« altérité » tarde à se nommer, mais s’affirme lors de
la Seconde Guerre mondiale qui vient brouiller les relations. Cas de figure
assez rare, la décolonisation culturelle a été lente et problématique dans
l’interrogation même qu’a suscitée la prise de distance. On finira par
comprendre et reconnaître que le Québec est plus d’un côté de l’Atlantique
que de l’autre.

BIBLIOGRAPHIE

Gérard BOUCHARD, Genèse des nations et cultures du Nouveau Monde.


Essai d’histoire comparée, Montréal, Boréal, 2000.
Yvan LAMONDE, La Modernité au Québec, tome 2, La victoire différée du
présent sur le passé (1939-1965), Montréal, Fides, 2016.
Anne LEGARÉ, Le Québec, otage de ses alliés. Les relations du Québec avec
la France et les États-Unis, Montréal, VLB éditeur, 2003.
2

LES MUTATIONS DE L’EX-EMPIRE


(1960-1990)
Ce que « décolonisation » veut dire
Jean-François Bayart

La décolonisation est un objet historique complexe à appréhender. La


connotation idéologique du terme nous incite à en avoir une compréhension
évolutionniste et normative qui tient pour naturelle l’aune de l’État-nation et
du nationalisme en l’associant à l’anticolonialisme. Or l’anticolonialisme n’a
pas forcément été nationaliste ni n’a eu nécessairement pour fin
l’indépendance d’un État-nation. Une bonne part des leaders politiques de
l’Afrique occidentale française (AOF) aspiraient à la fin de la colonisation
dans un cadre fédéral, voire impérial, rénové et républicain.
À l’inverse, un nationalisme colonial donna naissance à des déclarations
d’indépendance, comme aux États-Unis en 1776, en Amérique latine au
début du XIXe siècle ou en Rhodésie du Sud en 1965, ou à des dominions,
comme au Canada, en Australie, en Afrique du Sud, sans qu’il y ait eu pour
autant décolonisation de la masse des « indigènes ». Il faut aussi tenir compte
des situations où la décolonisation s’est effectuée en l’absence d’un parti
nationaliste dominant – comme au Congo belge ou en Angola – ou sur fond
de répression du principal parti nationaliste – comme au Cameroun et au
Niger –, ou encore dans le creuset d’une lutte fratricide au sein de guerres de
libération nationale – comme en Angola, au Zimbabwe, en Algérie, en
Érythrée, en Indochine.
Par ailleurs, le colonialisme n’a pas été l’apanage des seuls États
occidentaux. Le Raj victorien a étendu une domination indienne de type
colonial en Malaisie, en Birmanie, dans le Golfe et en Afrique orientale, que
remettra en cause l’indépendance des États successeurs de l’empire
britannique. Les historiens parlent alors d’« empire secondaire », les
théoriciens marxistes de « sous-impérialisme ». Le Vietnam a colonisé le
Cambodge (1806-1846) ; le Japon, Taïwan (1895-1945), la Corée (1905-
1945) et la Mandchourie (1931-1945). L’Indonésie a annexé la Papouasie
occidentale en 1962 et Timor en 1974, mais sans pouvoir transformer l’essai.
La décolonisation du Sin-kiang n’est pas à l’ordre du jour chinois.
Le terme générique de « décolonisation » peine à rendre compte de cette
diversité de scénarios sans que l’on sache toujours s’il est pertinent de
l’utiliser. Quid par exemple de l’accession à l’indépendance des Républiques
soviétiques d’Asie centrale ?
En revanche l’on comprend mieux, désormais, que la décolonisation ne
constitue une césure radicale ni dans les anciennes colonies ni dans les
anciennes métropoles.
Un autre débat, à l’initiative du courant indianiste des subaltern studies, a
précisément trait à la reproduction de l’hégémonie coloniale après la
décolonisation au sein même des sociétés d’Afrique ou d’Asie, une
reproduction dont le nationalisme serait le vecteur. Telle était la crainte de
Frantz Fanon qui demandait aux « damnés de la terre » de « ne pas singer
l’Europe », de renoncer aux « mimétismes nauséabonds », de refuser la
« création d’une troisième Europe » après celle des États-Unis.
Il importe de ne pas distraire la continuité paradoxale de la décolonisation
de la continuité qu’a souvent représentée la colonisation elle-même par
rapport aux sociétés politiques antérieures. Notamment lorsque l’occupation
européenne a permis aux catégories sociales dominantes d’étendre leur
ascendant grâce aux ressources de l’État et de l’économie moderne, comme
au Maroc, en engageant un processus de modernisation conservatrice. Mais
aussi quand des groupes subalternes des sociétés anciennes ont investi le
moment colonial pour opérer une véritable révolution au détriment des
dominants d’hier, comme à Zanzibar en 1964. Il va sans dire que ce sont
généralement des scénarios intermédiaires qui ont prévalu, notamment sous
la forme d’un processus d’assimilation réciproque d’élites anciennes et
nouvelles, et d’origines régionales diverses, comme au Cameroun, en Côte
d’Ivoire, au Sénégal. La différenciation régionale des fondements sociaux de
l’État postcolonial et son asymétrie politique ou économique expliquent
souvent la dissidence armée de certains de ses territoires.
Autrement dit, la périodisation entre le précolonial, le colonial et le
postcolonial ne résiste pas à l’examen. L’événement de la décolonisation doit
être lu à la lumière de ces continuités tissées de discontinuités. Le philosophe
Bergson aurait parlé de « compénétration des durées » dont la mémoire
traumatique de l’esclavage et de l’occupation coloniale est un « souvenir du
présent », une « fausse reconnaissance ». Pour autant il ne faut pas oblitérer
l’intensité de cet événement de la décolonisation, en relativiser l’importance.
Il a mis en forme une revendication de la dignité, une soif d’émancipation qui
ne se sont jamais éteintes, quelles que soient les expressions parfois
déroutantes ou choquantes qu’elles empruntent de nos jours et les
désillusions qui ont succédé à l’euphorie de l’indépendance.
Sur cette toile de fond générale le modèle politique qui s’est imposé dans
la plupart des pays au lendemain des indépendances est celui du régime de
parti unique (ou « unifié »), éventuellement communiste dans le cas de
l’Indochine ou au Mozambique. L’aura de l’URSS dans le « tiers-monde »,
que servaient tout à la fois son engagement diplomatique contre
l’impérialisme occidental, sa coopération culturelle et universitaire et ses
réalisations économiques et technologiques, rendait ce modèle prometteur. Le
Néo-Destour tunisien puis l’Ujamaa tanzanienne contribuèrent à le diffuser
dans les pays africains dits « modérés » et rétifs à l’influence soviétique : par
exemple au Cameroun ou en Côte d’Ivoire. Le schisme sino-soviétique
concourut paradoxalement à sa légitimation en procurant une mouture plus
révolutionnaire et conforme aux attentes de la jeunesse scolaire ou
universitaire. Le maoïsme rencontra une influence certaine au Congo-
Brazzaville, mais aussi dans le Zaïre du maréchal Mobutu qui en emprunta
les techniques de mobilisation des masses. Le cas échéant, les nécessités de la
lutte armée de libération nationale œuvrèrent également à l’instauration du
parti unique. Dans le contexte de la guerre froide, la crainte du communisme
facilitait son acceptation, parfois sur fond d’épouvantables massacres comme
en Indonésie, en 1965, ou dans la continuité de l’état d’urgence colonial,
comme en Malaisie, au Kenya, au Cameroun.
Certains de ces régimes admettaient en leur sein des formes de pluralisme
électoral limité, comme au Kenya, en Tanzanie ou – à partir des années
1980 – en Côte d’Ivoire. Mais leur centralisme fort peu démocratique les
empêcha souvent de procéder aux ajustements politiques que rendaient
indispensables l’évolution de la société ou leurs propres erreurs
gouvernementales. Dans les crises qui en ont résulté, l’armée s’est volontiers
posée en recours au prix de coups d’État en Afrique, au Moyen-Orient, au
Pakistan, en Birmanie, en Indonésie. Néanmoins, ces convulsions ne doivent
pas occulter la résistance du multipartisme dans certains pays – en Inde, bien
sûr, malgré la proclamation de l’état d’urgence en 1975-1977, mais aussi au
Maroc en dépit de la prééminence et de l’autoritarisme de la monarchie – et
sa restauration là où il avait été aboli, comme au Sénégal, ou suspendu par un
coup d’État militaire, comme au Nigeria ou au Pakistan.
Les péripéties institutionnelles sont allées de pair avec la continuité du
processus d’accumulation primitive et de formation d’une classe dominante
sous le couvert de l’État et de politiques parfois antithétiques. La
libéralisation économique qui s’est généralisée dans les années 1980 sous
l’influence des thèses néolibérales et sous la pression de la crise financière a
généralement été instrumentalisée par les légataires de l’État colonial qui,
dans un premier temps, avaient mis en œuvre des stratégies dirigistes et
nationalistes, voire socialistes. De même l’État postcolonial a perpétué le
style autoritaire et coercitif de commandement de l’administration coloniale,
au nom des mêmes impératifs du « développement », y compris dans les
régimes socialistes et anti-impérialistes comme en Tanzanie et au
Mozambique.
Au fil des crises qui se sont égrenées dans les décennies suivant les
indépendances, s’est généralisée l’idée selon laquelle l’État de facture
occidentale était inadapté aux réalités sociales du « tiers-monde ». La
prégnance des consciences particularistes – l’ethnicité en Afrique, le
confessionnalisme au Proche et Moyen-Orient, le communalisme en Asie du
Sud –, du népotisme, de la « corruption » a été conçue comme un symptôme
de son inadéquation.
En outre, les consciences particularistes, dont le poids est au demeurant
souvent exagéré, ne sont ni la négation ni la subversion de l’État. Elles sont
un mode d’appropriation et de partage de celui-ci par les différents acteurs
régionaux et/ou religieux. Les guerres civiles ne remettent généralement pas
en cause le cadre étatique. Elles sont un moyen d’en prendre le contrôle, au
point d’être un mode d’alternance gouvernementale, comme au Tchad depuis
les années 1970. Rares ont été les guerres de sécession en dehors des cas,
évidemment conséquents, de la partition du Raj britannique, puis du Pakistan.
L’Indonésie est demeurée unie en dépit de son hétérogénéité, de sa
morphologie insulaire et du soulèvement du sultanat d’Aceh. En Afrique,
l’Organisation de l’unité africaine (OUA) a entériné le maintien des frontières
coloniales. À l’exception du Soudan du Sud, les rares tentatives de sécession
– notamment celles du Katanga (1960) et du Biafra (1966) – ont échoué. Des
guerres de libération nationale ont même été enclenchées pour restaurer les
frontières et l’indépendance d’un ancien territoire colonial, comme en
Érythrée, annexée par l’Éthiopie.
La conscience nationale ou nationaliste reste forte, y compris dans des
États réputés « faillis » comme le Congo-Kinshasa. C’est que l’État
postcolonial est semblable à un rhizome. Il est en interaction étroite avec les
terroirs historiques qui en sont l’humus, par l’intermédiaire de toute une série
d’institutions politiques et sociales souvent informelles et trop rapidement
qualifiées de « traditionnelles », alors qu’elles ont fait preuve d’une
remarquable capacité d’adaptation après la décolonisation.

BIBLIOGRAPHIE

Jean-François BAYART, L’État en Afrique. La politique du ventre, Paris,


Fayard, 1989 (nouvelle édition augmentée, 2006).
Partha CHATTERJEE, Nationalist Thought and the Colonial World, Londres,
Zeb Books, 1986.
Frantz FANON, Les Damnés de la terre, Paris, François Maspero, 1961.
Béatrice HIBOU et Mohamed TOZY, Tisser le temps politique au Maroc.
Imaginaire de l’État à l’âge néolibéral, Paris, Karthala, 2020.
Ahmadou KOUROUMA, Les Soleils des indépendances, Montréal, Presses de
l’université de Montréal, 1968.
L’« esprit de Diên Biên Phu »
Pierre Journoud

Diên Biên Phu, ces trois syllabes amères pour les troupes de l’Union
française contraintes de cesser le feu au terme d’une bataille acharnée, le
7 mai 1954, sont devenues la métaphore d’une défaite humiliante, à conjurer
à tout prix, dans le camp du « monde libre » dominé par les États-Unis à
l’heure de la guerre froide. Mais, dans l’autre camp, celui des Vietnamiens
communistes, de tous ceux qui se sentaient alors solidaires de leur lutte pour
l’indépendance et qui commençaient à se rassembler au sein d’un tiers-monde
en gestation, Diên Biên Phu (DBP) a cristallisé une puissante vague d’espoir.
Planétaire, l’onde de choc s’est répercutée sur tous les continents, de l’Asie
orientale à l’Amérique en passant par l’Afrique. En Afrique du Nord, elle a
même galvanisé les luttes pour l’indépendance, particulièrement en Algérie
où elle a précipité le passage du Front de libération nationale à la lutte armée
contre la puissance coloniale.
En République démocratique (socialiste à partir de 1976) du Vietnam,
cette bataille refondatrice d’un nouvel État-nation vietnamien a accédé au
rang de mythe sacré et le principal responsable de la victoire, le général Vo
Nguyên Giap, au panthéon des héros de la nation, à l’ombre de la figure
tutélaire du stratège et fondateur de la RDV, Hô Chi Minh. Cette victoire, au
coût humain exorbitant, tient à trois grands facteurs : la sous-estimation de
son adversaire par le haut commandement français, l’intensification de l’aide
chinoise et, surtout, la persévérance et le courage des soldats de l’Armée
populaire du Vietnam – les bo doi –, secondés par une armée de travailleurs
civiques (dan cong) estimée à 300 000 femmes et hommes, recrutés de gré ou
de force. Motivée par la réforme agraire, cette contribution populaire –
essentiellement paysanne – a joué un rôle crucial dans la logistique de la
bataille.
Aussi, DBP est-elle vite devenue, pour le Parti communiste vietnamien,
la métaphore d’une mobilisation exceptionnelle, d’un esprit de résistance et
de sacrifice porté à son paroxysme. Soigneusement entretenu par une
politique mémorielle et une propagande de guerre promptes à occulter les
fractures de la nation vietnamienne, cet esprit va être convoqué par les
autorités communistes aux moments critiques de l’histoire vietnamienne.
Pendant la guerre contre les États-Unis et leurs alliés sud-vietnamiens,
dans les années 1960-1975, « l’esprit de DBP » irrigue constamment la
propagande du Parti. Dans un ouvrage de 1964, le général Giap en résume les
principaux traits : « l’esprit révolutionnaire dans sa plus haute expression, qui
ne se laisse pas griser par la victoire ou rebuter par les difficultés, qui porte à
combattre jusqu’à la victoire finale en n’importe quelle circonstance ». Dix
ans avant la grande victoire du printemps 1975 et la prise de Saïgon, il
conclut à l’inéluctabilité de la victoire vietnamienne contre « l’impérialisme
américain et ses valets », au terme d’une « nouvelle campagne de DBP,
grandiose et de longue durée ».
Mais jamais sans doute, pendant la guerre du Vietnam, ces trois syllabes
n’ont été autant convoquées qu’en décembre 1972, lorsque les Vietnamiens
ont dû faire face aux bombardements les plus intensifs de l’histoire de
l’aviation. Lors de l’opération Linebacker II ordonnée par le président Nixon,
20 000 tonnes de bombes sont larguées par des centaines de B-52 et des
chasseurs bombardiers, entre le 18 et le 29 décembre, entraînant
d’innombrables destructions et la mort de plus de 2 300 civils. La réaction de
la DCA nord-vietnamienne se révèle suffisamment efficace pour qu’au
troisième jour de bombardements le Strategic Air Command révise sa
stratégie. De ce succès, et de quelques autres, naît l’expression de « Diên
Biên Phu aérien », reprise pour la première fois par le quotidien Nhan Dan, le
29 décembre 1972, comme dans une chanson héroïque du célèbre
compositeur vietnamien Pham Tuyên.
Une victoire dans le ciel de Hanoï, comparable à celle remportée vingt
ans auparavant dans la haute région du Nord-Ouest ? On comprend aisément
le potentiel mobilisateur de DBP. Mais l’historiographie officielle et encore
héroïsante de la guerre est aujourd’hui contestée au Vietnam même,
notamment par les témoignages des Hanoïens ayant subi ces bombardements,
qui trahissent leurs souffrances et leur découragement, en écho à ceux d’une
partie des acteurs de la bataille de DBP, en 1954.
Depuis les années 2000, l’esprit de DBP a continué d’être invoqué par les
anciens comme par les autorités. Fort d’un prestige intact, le général Giap a
plusieurs fois exhorté ses compatriotes et leurs dirigeants, dans les années
1990-2000, à un « Diên Biên Phu économique », non sans succès. Il a lui-
même donné l’exemple en se battant pour la construction, achevée en 2013,
d’un vaste réservoir d’eau – devenu le lac « Ông Giap » (« Monsieur
Giap ») – destiné à irriguer près de 300 hectares de rizières dans cette
province enclavée et encore pauvre.
La victoire de DBP demeure aussi et surtout au cœur de la rhétorique du
Parti communiste en lui conférant, avec la croissance économique dont le
développement de la ville de Diên Biên Phu elle-même reflète la rapidité,
l’une de ses principales sources de légitimité. Symbole le plus éclatant d’une
lutte anticoloniale très fortement soutenue par la Chine, l’esprit de DBP est
désormais mis au service de la sécurité nationale, qu’une très large fraction
de la population vietnamienne juge menacée, précisément, par son puissant
voisin du nord.

BIBLIOGRAPHIE

Diên Bien Phu vu d’en face. Paroles de « bo doi », Paris, Nouveau Monde
Éditions, 2010.
Dôi mat voi B-52 – Hoi uc Ha Noi, 18/12/1972-29/12/1972 (« Affronter les
B-52. Mémoires de Hanoï »), Ho Chi Minh-Ville, éditions Tre, 2012.
Général Vo Nguyên GIAP, Diên Biên Phu, 3e éd. revue et augmentée, Hanoï,
Éditions en langue étrangère, 1964.
Pierre JOURNOUD (avec la collaboration de Dao Thanh HUYEN), Diên Biên
Phu. La fin d’un monde, Paris, Vendémiaire, 2019.
Luu TRONG LÂN, Le Diên Biên Phu de l’air. Une victoire de la
détermination et de l’intelligence des Vietnamiens, Hanoï, Thê Gioi, 2006.
Ouvéa, Nouvelle-Calédonie, 1988
et après ?
Benoît Trépied

Le 22 avril 1988, deux jours avant le premier tour de l’élection


présidentielle en France, des Kanak indépendantistes pénètrent dans la
gendarmerie d’Ouvéa, une petite île de Nouvelle-Calédonie, pour prendre ses
occupants en otage. Mais l’opération tourne mal et coûte la vie à quatre
gendarmes. Les autres sont emmenés dans un lieu secret. En réaction, les
autorités françaises bouclent Ouvéa et y envoient des troupes d’élite de
l’armée.
Le 27 avril, les militaires localisent les otages dans une grotte près du
village de Gossanah. Des négociations s’engagent. Après coup, le capitaine
du GIGN en charge des pourparlers affirmera qu’une issue pacifique était en
vue, à condition d’attendre la fin des élections.
Mais telle n’est pas la volonté du Premier ministre Jacques Chirac,
candidat au second tour. Depuis Matignon, ordre est donné d’attaquer la
grotte le 5 mai. Bilan : les otages sont libérés mais deux militaires et dix-neuf
Kanak meurent, dont certains abattus après leur reddition ou laissés à
l’agonie. Trois jours plus tard, François Mitterrand, réélu président, nomme
Michel Rocard Premier ministre.
Ce bain de sang, qui a choqué l’opinion nationale et internationale,
constitue un moment clé de basculement dans la trajectoire historique de la
Nouvelle-Calédonie.
Ouvéa représente d’abord le paroxysme des « événements », cette
séquence insurrectionnelle ouverte en 1984, parfois perçue comme un début
de guerre civile. C’est l’aboutissement d’une confrontation entre deux blocs :
les Kanak, autochtones colonisés par la France depuis 1853, revendiquent
massivement l’indépendance ; mais les autres habitants de l’archipel sont,
pour la plupart, partisans de son maintien dans la France.
Le nœud du problème renvoie au fait que la Nouvelle-Calédonie a été – et
est toujours – une colonie de peuplement. Au fil des vagues de migrants
(bagnards, colons libres, coolies asiatiques, ouvriers océaniens), les Kanak
sont devenus minoritaires. Ils représentent aujourd’hui 40 % de la population
totale. S’opposent dès lors deux légitimités : celle du peuple colonisé à
exercer son droit à l’autodétermination et à l’indépendance ; et celle du
système démocratique français – un homme égale une voix – qui fait des
Kanak une minorité électorale. Ouvéa est le point culminant de ce dialogue
de sourds.
Mais l’affaire de la grotte constitue aussi un électrochoc pour les leaders
des deux camps, l’indépendantiste Jean-Marie Tjibaou et le « loyaliste »
Jacques Lafleur. Réunis par Michel Rocard à Matignon en juin 1988, tous
deux refusent de laisser l’archipel sombrer dans la violence. À la surprise
générale, ils signent donc les accords de Matignon qui ramènent la paix,
repoussent la question de l’indépendance à dix ans et instaurent des politiques
de rééquilibrage en faveur des Kanak. Tjibaou le paiera de sa vie, assassiné le
4 mai 1989 à Ouvéa par un indépendantiste kanak de Gossanah.
Dans la lignée de Matignon, indépendantistes et loyalistes négocient un
nouveau compromis en 1998, l’accord de Nouméa, qui repousse encore la
question de l’indépendance à l’horizon 2020, tout en organisant la
« décolonisation » [sic] de la Nouvelle-Calédonie au sein de la République.
De là découlent des dispositifs institutionnels innovants : la reconnaissance
de l’identité kanak, et la création d’une citoyenneté calédonienne réunissant
les descendants des colons et des colonisés dans une même communauté de
destin.
Le pari des accords consiste à conjuguer les légitimités, plutôt qu’à les
opposer. Les Kanak acceptent de partager leur droit à l’autodétermination
avec les non-Kanak arrivés ou nés sur leur terre au fil du temps, ceux qu’ils
nomment les « victimes de l’histoire ». En retour, ces derniers et l’État
acceptent de restreindre le corps électoral pour éviter la minorisation
systématique des Kanak. Après Ouvéa, c’est donc le sens même des mots
« décolonisation » et « démocratie » qui est modifié pour imaginer une voie
originale d’émancipation.
Le dernier enseignement d’Ouvéa a un goût amer au moment où ces
lignes sont écrites. En 1988, lors de la signature des accords, Michel Rocard
exhorte les responsables de tous bords à ne plus jamais mêler la Nouvelle-
Calédonie aux affaires politiques nationales. Ce « serment de Matignon »
succède à l’instrumentalisation de la crise d’Ouvéa par Jacques Chirac,
cherchant à séduire les électeurs d’extrême droite lors de la présidentielle.
En 2019, dans cette perspective rocardienne, le Premier ministre Édouard
Philippe s’engage à ce que l’État n’organise pas le dernier référendum
d’autodétermination prévu par l’accord de Nouméa entre septembre 2021 et
août 2022, pendant la campagne de la présidentielle et des législatives de la
mi-2022. Mais le président Emmanuel Macron et le ministre de l’Outre-mer
Sébastien Lecornu font volte-face : ils fixent la date du scrutin au
12 décembre 2021 pour clore le processus de Nouméa au plus vite et en faire
un argument de campagne, malgré d’innombrables demandes de report, liées
aussi à la pandémie de Covid-19. L’État ne voulant rien savoir, les
indépendantistes appellent à la non-participation. Le 12 décembre, le non à
l’indépendance l’emporte finalement avec plus de 96 % des suffrages
exprimés, mais 56 % des inscrits ne sont pas allés voter. Comme si la leçon
d’Ouvéa, boussole politique essentielle pendant trente-trois ans, avait été
oubliée au sommet de l’État.
BIBLIOGRAPHIE

Edwy PLENEL et Alain ROLLAT, Mourir à Ouvéa. Le tournant calédonien,


Paris, La Découverte, 1988.
Alban BENSA, Nouvelle-Calédonie. Vers l’émancipation, Paris, Gallimard,
1998.
Paul NÉAOUTYINE, L’Indépendance au présent. Identité kanak et destin
commun, Paris, Syllepse, 2005.
Afrique : rester, partir, revenir
Daouda Gary-Tounkara

Depuis la période coloniale, les échanges marchands et l’organisation de


la production des matières premières constituent le moteur des mobilités sur
le continent africain. La colonisation française a introduit un nouveau rapport
à l’espace au sein des sociétés africaines. Dans le cadre d’une mondialisation
impériale, elle a encadré la mobilisation de la main-d’œuvre locale et étendu
l’horizon migratoire de ces sociétés. Les populations pouvaient circuler dans
différents territoires de l’empire (AOF, AEF, Madagascar) selon les mêmes
règles. Différents segments de la population, comme les commis de
l’administration, les colporteurs, les migrants saisonniers, se sont
progressivement approprié cet espace commun. Hommes et femmes se
déplaçaient à l’intérieur de vastes fédérations, parfois vers des domaines
coloniaux concurrents (britannique, belge, portugais), voire en dehors de
l’empire. Au moment des indépendances et en l’absence d’économies
modernisées, ces sociétés mettent à profit ce nouveau rapport à l’espace
hérité de l’expérience coloniale. Les populations poursuivent leurs va-et-
vient, même quand l’espace de libre circulation entre l’Afrique et l’Europe né
sous l’empire disparaît en 1974. Une analyse des mobilités dans l’ancienne
AOF permet de le montrer.
Entre 1960 et 1973, dans un contexte de relative stabilité du cours des
matières premières, les mobilités migratoires sont des mouvements de main-
d’œuvre. Ils se caractérisent par la volonté des habitants des ex-colonies de
maintenir un espace de libre circulation dans la zone de l’ancien espace
impérial, au sein du continent (où se déploie la majorité des flux) mais aussi
avec la France, dans le cadre de sa reconstruction après guerre. Ceux qui s’en
vont, en général, reviennent, permettant ainsi aux chefs de ménage de
continuer à organiser la vie de la cellule familiale en fonction des contraintes
et des opportunités au niveau local.
Après les indépendances, les flux migratoires continuent ainsi de se
déployer comme au temps de la fin de l’ère coloniale, la contrainte
administrative en moins. Après 1946 et l’abolition de l’indigénat, les
migrants ne sont plus contraints de détenir un laissez-passer mais une carte
d’identité, ni ne sont astreints au travail forcé (prestations, portage, cultures
obligatoires, recrutements forcés…). Ils peuvent aller là où ils le souhaitent.
En un sens, cette liberté de circulation constitue une rupture plus radicale que
les indépendances elles-mêmes : elle permet de répondre à l’inégale
distribution des richesses, produit de la gestion coloniale du territoire et d’une
économie internationale qui cantonne l’Afrique à la fourniture de matières
premières. Les ménages diversifient leurs sources de revenus en profitant de
l’existence de réseaux de mobilité vers les zones de demande d’emploi –
s’adossant souvent à des pratiques pluriséculaires de mobilité marchande,
tels les échanges de noix de cola entre le Sahel et les pays du golfe de
Guinée. Car, à quelques exceptions près, comme l’Office du Niger au Soudan
(un système d’irrigation inefficient), le capital colonial avait concentré les
investissements sur la façade maritime des colonies. Ces espaces, favorables
à la production des cultures d’exportation (arachides au Sénégal, café, cacao
en Côte d’Ivoire, pour l’AOF), étaient pourvus de routes, chemins de fer,
ports. Pour s’acquitter de l’impôt de capitation, les sujets de l’intérieur des
terres partaient ainsi dans ces zones qui concentraient les principaux bassins
de travail salarié. Ils étaient appelés navétanes en wolof au Sénégal,
baragnini en bambara au Soudan français et en Côte d’Ivoire, ou cinrani en
hausa au Nigeria. De vastes zones faisant office de réservoirs de main-
d’œuvre ont été délaissées, entraînant une lente redistribution territoriale des
populations.
Comme une ironie de l’histoire, au moment où la France se retire de ses
colonies, une petite partie des ruraux de Casamance (Sénégal) et de la vallée
du fleuve Sénégal (Sénégal, Mauritanie, Mali) rejoignent l’Europe en vue de
travailler dans l’industrie et les travaux publics. Ils se déplacent pour des
raisons économiques et pour accéder à une meilleure position sociale à leur
retour grâce aux investissements rendus possibles par la mobilité. À
l’occasion de la guerre d’Algérie (1954-1962), qui perturbe la circulation de
la main-d’œuvre entre les deux rives de la Méditerranée, ils sont plus
nombreux à rejoindre l’ancienne métropole. En France, les anciens colonisés
bénéficient d’un régime dérogatoire à l’entrée des étrangers sur le territoire
de 1960 à 1974. Cette mesure instaure une circulation sans entrave des
personnes en provenance des anciennes colonies, un privilège à l’égard
d’anciens colonisés perçus comme des protégés dans le cadre d’une
communauté francophone. Elle assure un complément de main-d’œuvre
indispensable à l’économie française, principal débouché commercial des
exportations de l’Afrique francophone en vertu des accords de
« coopération » signés au lendemain des indépendances.
Si l’empire disparaît en tant qu’entité politique et territoriale à partir de
1960, il se prolonge sous une autre forme à travers la poursuite des
mouvements de circulation des populations à l’intérieur de l’ancien espace
impérial.
Mais, à partir de 1973, dans un contexte de crise économique mondiale,
des segments de population qui n’avaient pas l’habitude de partir (femmes,
jeunes en formation, salariés) commencent à chercher à accéder au marché du
travail international. En Afrique, la crise se traduit par une diminution des
revenus des principaux producteurs de matières premières (pétrole excepté)
et, en France, par la suspension de l’immigration de travail en 1974. Cette
année-là, la zone de libre circulation des individus de l’Afrique vers l’Europe
disparaît. Toutefois, les coopérants, experts et autres « expatriés » français
continuent à être accueillis dans la plupart des anciennes colonies jusqu’aux
années 1980. « Expatriés » d’un côté, « immigrés » de l’autre, ces catégories
traduisent la persistance de l’existence d’une hiérarchie des statuts et des
regards en contexte postcolonial. Le va-et-vient des migrants entre l’Europe
et l’Afrique devenant de plus en plus difficile, ceux qui sont déjà en France
s’installent, tandis que les nouveaux venus sont poussés dans la clandestinité,
faute de pouvoir remplir les conditions légales d’entrée et de séjour des
étrangers (regroupement familial, asile, formation supérieure et
professionnelle).
Sur le continent africain, les flux de population se dirigent prioritairement
vers les principaux pôles migratoires du continent qui possèdent un poids
économique écrasant depuis la période coloniale et une grande ouverture sur
le monde grâce à leurs infrastructures de production, transport et
communication : Maroc pour le Maghreb, Côte d’Ivoire pour l’Afrique de
l’Ouest, Gabon en Afrique centrale, Kenya en Afrique orientale, Afrique du
Sud pour l’Afrique australe… Tandis que l’espace européen se ferme, les
pays de l’ex-AOF intègrent la Communauté économique des États de
l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), un nouvel espace commun créé en 1975 à
Lagos, au Nigeria, qui autorise la libre circulation en son sein à partir de
1979. La plupart des migrants africains rejoignent ainsi les pays côtiers et les
pays producteurs de pétrole du continent, qui profitent de la hausse des cours
entre 1973 et 1981 : Nigeria, Gabon, Congo, Libye. Engagés dans des
travaux de modernisation de leur économie et de leurs infrastructures, ces
pays emploient massivement une main-d’œuvre étrangère pour les travaux
subalternes dont ne veulent pas les nationaux.
Au cours des années 1980, les pays producteurs de pétrole sont à leur tour
rattrapés par la crise économique. Certains régimes, en crise de légitimité,
désignent des boucs émissaires : ils expulsent des étrangers ou supposés tels.
Dès 1983, 2 à 3 millions de « sans-papiers » sont expulsés du Nigeria, une
situation qui se reproduit ailleurs la décennie suivante, comme en Côte
d’Ivoire dans le contexte du débat houleux sur l’ivoirité. Ils répondent ainsi à
la baisse continue du cours des matières premières par une gestion clientéliste
des ressources publiques pour conserver le contrôle de l’État. Durant les
années 1990, la généralisation des programmes d’ajustement structurel que le
Fonds monétaire international et la Banque mondiale ont, à partir de 1980,
imposés à un nombre croissant de pays africains, afin de résorber la dette
publique, se traduit par un désengagement croissant de l’État du secteur
économique. Cet état de fait accroît la compétition entre nationaux et
« étrangers » pour l’accès aux ressources encore disponibles (emplois, terres,
eau, marchés) et fragilise l’unité de la CEDEAO. Les politiques d’austérité
plongent de plus en plus d’individus dans l’incertitude et la précarité. La base
sociale des migrants s’élargit : outre les migrants habituels charriés par
l’exode rural, diplômés, habitants des villes et femmes tentent de répondre,
par leurs propres moyens, à l’accroissement des inégalités.
C’est l’ère où l’on ne peut plus compter que sur soi pour prendre sa
destinée en main, et non sur l’État ou les institutions. La plupart investissent
les destinations locales ou africaines, plus proches et accessibles. Sept
Africains sur dix circulent à l’intérieur du continent. Seule une minorité
gagne une Europe qui commence à se barricader dans le cadre de
l’externalisation du contrôle de ses frontières à partir de 2002. Si l’Italie,
l’Espagne, le Portugal, la Grèce deviennent de nouvelles destinations pour les
Africains francophones, la France demeure une destination privilégiée en
raison d’une histoire commune. Dans l’ensemble, les opinions africaines
considèrent que la France a une responsabilité particulière à l’égard des
anciennes colonies, car les générations qui ont précédé ont contribué à sa
libération pendant la guerre puis à sa reconstruction, à faire d’elle ce qu’elle
est aujourd’hui.
Les dynamiques migratoires témoignent de la manière dont l’Afrique
francophone s’inscrit dans le monde via l’ancien espace impérial, même s’il
n’est pas exclusif d’autres espaces communs. Dans la mesure où elles
fournissent des ressources naturelles et minérales à l’économie mondiale, les
sociétés africaines réclament, en retour, des cours rémunérateurs, ou l’accès
au marché international du travail, dans toute l’Afrique et ailleurs. La
question de la circulation de la main-d’œuvre est un enjeu crucial à l’heure de
l’extension de l’économie de marché. Celle-ci a contribué à entretenir des
régimes instables, soucieux de conserver le contrôle des ressources
disponibles, d’où des conflits ou guerres civiles produisant des déplacés
internes ou des réfugiés chez les voisins. Il existe une tentation croissante du
départ chez les jeunes, hommes, femmes, ou même adolescents. Faute de
perspectives intéressantes, ceux qui pouvaient auparavant espérer construire
leur vie par le travail sur place ou l’entrepreneuriat bougent de plus en plus.
En raison de la relation asymétrique entre les pays anciennement
colonisés et l’ex-métropole, la question du droit à la mobilité prend un relief
particulier. Le désir de circuler au sein des pays de l’Empire passé, ceux de
l’Afrique francophone d’abord, la France ensuite, est alimenté par la mémoire
d’une histoire commune qui continue de produire des effets sociaux,
économiques et culturels complexes.

BIBLIOGRAPHIE

Catherine COQUERY-VIDROVITCH, Odile GOERG, Issiaka MANDÉ et


Faranirina RAJAONAH (dir.), Être étranger et migrant en Afrique au
e
XX siècle. Enjeux identitaires et modes d’insertion, Paris, L’Harmattan, 2003.
Jean-Philippe DEDIEU, La Parole immigrée. Les migrants africains dans
l’espace public en France (1960-1995), Paris, Klincksieck, 2012.
Daouda GARY-TOUNKARA, Migrants soudanais/maliens et conscience
ivoirienne. Les étrangers en Côte d’Ivoire (1903-1980), Paris, L’Harmattan,
2008.
François MANCHUELLE, Les Diasporas des travailleurs soninké (1848-
1960) : migrants volontaires, Paris, Karthala, 2004.
Pap NDIAYE, La Condition noire. Essai sur une minorité française, Paris,
Calmann-Lévy, 2008.
Un déserteur marocain au Vietminh
Nelcya Delanoë

De 1945 à 1954, 300 000 Français ont servi dans les forces du corps
expéditionnaire français en Extrême-Orient (CEFEO). À la fin de la « guerre
d’Indochine », les soldats de métropole représentaient 30 % des effectifs du
CEFEO. Les autres étaient des légionnaires, des « Indochinois », des
« Sénégalais » et, au total, 123 000 « Nord-Africains », dont environ un
millier de déserteurs et de ralliés au Vietminh suscitaient l’inquiétude et
l’attention de la hiérarchie. Parmi eux, des Marocains – environ cent
cinquante – ont connu une épopée particulière, ne pouvant regagner le Maroc
qu’en 1972 (avec épouse vietnamienne et enfants), presque vingt ans après la
fin de la guerre – alors qu’Algériens et Tunisiens étaient rentrés dès la
proclamation de l’indépendance de leur pays respectif (1956, 1962).
Miloud el-Sahli est né en 1935 dans un village pauvre de la région de
Rabat, où son père, avec qui ses relations étaient mauvaises suite à son
remariage, cultivait un lopin de terre. Après un passage par l’école coranique,
Miloud est inscrit par un oncle, sorte de père adoptif (et goumier dans
l’armée française), à l’école primaire française, où il obtient le certificat
d’études. Au décès prématuré de l’oncle, Miloud se propose comme homme à
tout faire auprès du garde forestier, et apprend tous les métiers – jardinier,
cuisinier, chauffeur d’engins agricoles, chasseur… Et le français, tout le
temps.
Fort de ce bagage, Miloud s’engage alors pour quatre ans dans l’armée
française, où sa connaissance du français et de l’arabe, oral et écrit, fait de lui
un interprète. On est en 1951, époque où il rencontre, dans les rangs et au
café, des militants de l’Istiqlal, parti de l’indépendance, et du PC marocain
qui font son éducation politique. Malgré leur avis pourtant, il choisit
« l’Indochine » – dont il ignorait tout, mais la prime était élevée et, dans
l’armée française « on apprend, on apprend… ». Après un détour de quelques
mois en Allemagne pour instruction militaire, Miloud est débarqué à
Haïphong.
Il va de découverte en découverte : la cuisine, la langue, la guerre, des
membres du Viêt Minh – parmi les prisonniers, dans les rangs, à la buanderie,
partout. La nouvelle de la déportation du roi du Maroc par la France le
26 août 1953 déclenche sa colère et précipite sa décision, comme celle de
bien d’autres : passer à l’ennemi. Après bien des péripéties, ils « trouvent le
Viêt Minh » et ses camps, puis sont regroupés dans une ferme collective,
jadis plantation française au nord de Hanoï. Commence une vie de paysans
payés pour construire leur case, débroussailler, mettre en culture, produire,
fournir à la coopérative. Les hommes épousent des Vietnamiennes
marginalisées – pourquoi, sinon, se marier avec un « Européen noir » ? –,
apprennent le vietnamien, Miloud sait même l’écrire, des enfants naissent et
vont, gratuitement, à l’école. Toujours aussi ingénieux, Miloud acquiert les
rudiments nécessaires à un infirmier.
Les ralliés n’ont pas tous déserté à la même époque, ni pour les mêmes
raisons ni de la même façon. Certains sont partis avec armes et bagages, non
sans avoir mitraillé leurs supérieurs et libéré des prisonniers, d’autres dans le
sillage de rencontres inopinées. Quelques-uns – de fortes têtes – ont quitté
l’armée française dès 1949. Cantonnés en Chine frontalière pour formation
idéologique et initiation à la propagande nocturne auprès des casemates de
soldats français, ils appellent à la désertion ou à la quille en l’air par porte-
voix et tracts, en français et en arabe. Les propos insultants et racistes d’un
supérieur en ont précipité d’autres vers « l’ennemi ». Certains, enfin,
véritables prisonniers, ont accepté de se déclarer « ralliés ».
Diên Biên Phu est loin, passent les mois, plusieurs années, toujours pas
de Maroc en vue – indépendant depuis 1956 !
L’intermédiaire et l’intercesseur du groupe auprès des autorités
vietnamiennes est un dénommé Maarouf, alias Ahn Ma, membre éminent du
PC marocain. Désormais haut gradé dans l’armée de Giap, il avait été recruté
par les services de Hô Chi Minh via le célèbre Abdelkrim, alors installé
au Caire, capitale du tiers-mondisme en lutte. Soldat de l’armée française
pendant la Seconde Guerre mondiale, couvert de décorations, Maarouf
organise désormais la résistance dans le CEFEO, la formation politique et
l’ordre dans les camps de ralliés et de prisonniers nord-africains, non sans
une certaine bienveillance pour « ses Marocains », dont Miloud. Devenu
porte-parole, tacticien et stratège du mouvement pour le retour au pays, ce
dernier écope néanmoins d’un an de camp de redressement pour cause de
manifestations, de sit-in et de démarches sauvages auprès d’ambassades à
Hanoï. Tous ne le suivent pas et des conflits internes divisent la communauté
marocaine.
Au fait de la situation, le jeune roi Hassan II ne veut surtout pas de ces
« communistes anti-français ». Guerre froide oblige, les négociations durent
seize ans et ces « poussières d’empires » atterrissent au Maroc avec leur
famille en janvier 1972.
Dix ans après que j’ai écrit leur histoire, révélation : une douzaine de
(petits)enfants de ces Marocains étaient restés au Viêt Nam avec leur mère. À
leur demande s’ensuivit une autre recherche, menée à plusieurs : trouver qui
avait été leur (grand) père… Un Marocain, disait-on ?

BIBLIOGRAPHIE

Nelcya DELANOË, Poussières d’empires, Paris, PUF, 2002.


— et Caroline GRILLOT, Casablanca-Hanoï. Une porte dérobée sur des
histoires postcoloniales, Paris, L’Harmattan, 2021.
Abdallah SAAF, Histoire d’Anh Ma, Paris, L’Harmattan, 1996.
L’exil des enfants réunionnais
Ivan Jablonka

Entre 1963 et 1982, la DDASS de La Réunion a envoyé en France


métropolitaine plus de 2 000 enfants aux statuts divers (abandonnés, en
danger, recueillis temporaires). Ce transfert forcé, concomitant à la migration
volontaire de 37 000 jeunes adultes, devait porter remède à la surpopulation
de l’île, qui obsédait les notables locaux depuis des décennies. Dans les
années 1950, une expérience de colonisation agricole, pilotée par une société
d’État, avait été tentée à Madagascar dans la région de la Sakay avec
quelques dizaines de familles réunionnaises.
Pour Michel Debré, député de La Réunion de 1963 à 1988 et homme fort
du DOM, cette angoisse démographique est aggravée par la crainte de voir
l’ancienne « île à sucre » devenir indépendante, à l’instar de Madagascar ou
de l’Algérie. Tel est, avec la misère généralisée et la vétusté des équipements,
le contexte où s’inscrit cet exil de masse.
Un quart des mineurs ont été adoptés, les autres étant placés en famille
d’accueil ou dans des institutions. Parmi ces dernières, on peut citer le centre
d’apprentissage de Rouvroy-les-Merles (Oise), le foyer de Lespignan
(Hérault), l’orphelinat Saint-Jean d’Albi (Tarn), le centre éducatif et
professionnel du Roussillon (à Perpignan) et l’aérium de Saint-Clar (Gers).
En tout, ce sont 83 départements sur 95 qui ont été mis à contribution. Les
trois quarts des enfants ont été envoyés dans les campagnes du Massif central
et du Sud-Ouest, mais il n’est pas prouvé qu’ils aient été utilisés pour
« repeupler » ces zones en déclin ; l’important était surtout qu’ils quittent leur
île. Pour ces raisons, il faut utiliser avec prudence l’appellation d’« enfants de
la Creuse », même si ce département a accueilli 10 % de l’effectif total après
1966.
Le déracinement a été brutal. Dépaysement, solitude, racisme, dislocation
des fratries, effacement des parents et de la langue créole ont provoqué un
« choc métropolitain » qui s’est traduit, dans certains cas, par des dépressions
et des internements. Les plus fragiles ont subi un processus de
clochardisation. Cependant, le rapport Vitale de 2018 estime que le revenu
médian des petits exilés est aujourd’hui supérieur à celui des Réunionnais
restés sur place.
Cet épisode éclaire l’évolution des relations entre la France et son
ancienne colonie à l’heure des indépendances. Il ne constitue pas le retour,
sous la Ve République, d’un passé esclavagiste : la DDASS n’a pas pratiqué
une « traite à rebours », 42 % des enfants étant désignés comme des Créoles
clairs ou « Petits Blancs ». Les Réunionnais, mineurs et majeurs, tout comme
les Antillais, les Maghrébins et les Africains de l’Ouest (et les Indiens et
Jamaïcains dans l’espace britannique), alimentent les migrations de travail
qui se produisent, après la Seconde Guerre mondiale, depuis les ex-colonies
vers les métropoles.
En revanche, exécutée par et pour l’État français, l’opération est
pleinement le fait de la République postcoloniale. Outre que Debré détenait à
l’époque des portefeuilles ministériels de premier plan, l’Aide sociale à
l’enfance était un service d’État (comme l’indique l’expression « pupille de
l’État ») et le ministère de la Santé a avalisé en 1972 la création d’une
antenne en métropole chargée de surveiller les enfants. La
départementalisation rend le transfert légal : c’est précisément l’entrée en
vigueur à La Réunion des lois sociales héritées du XIXe siècle qui permet
l’immatriculation de nombreux pupilles et assimile leur relégation en
métropole à un simple déplacement interdépartemental.
Enfin et surtout, cette politique vise à maintenir La Réunion dans le giron
français. Cela explique qu’elle soit associée aux nombreux efforts pour sortir
l’île de son sous-développement : réorganisation de l’aide sociale et des
régimes d’assurance, indexation du salaire minimum sur celui de la
métropole, résorption des bidonvilles, etc. Les enfants sont d’ailleurs les
premiers bénéficiaires de l’ambition de Debré qui, tout au long des
années 1960 et 1970, organise des campagnes de vaccination et multiplie
infrastructures hospitalières, cantines scolaires, foyers d’accueil.
Hanté par l’échec algérien, Debré estime qu’il est urgent de mettre en
œuvre à La Réunion la politique de solidarité et d’intégration que la France a
refusée à ses autres colonies. A-t-il offert à l’île un « plan de Constantine »
plus efficace que l’autre ? Paradoxalement, son attitude de proconsul – il fait
pression sur le préfet pour accélérer le rythme des départs – montre que l’ère
coloniale n’est pas complètement révolue. L’indifférence au coût humain de
la migration, alors qu’affluent les témoignages et les rapports accablants,
relève d’une violence d’État qui s’exerce aussi à Paris, lors de la
manifestation du 17 octobre 1961 et au métro Charonne en 1962, ainsi qu’en
Guadeloupe pendant la grève de 1967, sans oublier les essais nucléaires
aériens en Polynésie à partir de 1966. Les épisodes de répression policière et
les transferts forcés de mineurs ne sont pas exactement identiques, mais ils
relèvent d’une même logique : l’intérêt national est supérieur aux droits
humains.
Cette politique de l’éloignement, où l’« intérêt de l’enfant » masque des
calculs autrement plus impérieux, illustre le statut ambigu des « quatre
vieilles » après 1946, à la fois DOM et colonies, espaces nationaux et confins
d’expérimentation.

BIBLIOGRAPHIE

Gilles GAUVIN, Michel Debré et l’île de la Réunion. Une certaine idée de la


plus grande France, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du
Septentrion, 2006.
Ivan JABLONKA, Enfants en exil. Transfert de pupilles réunionnais en
métropole, 1963-1982, Paris, Éditions du Seuil, 2007.
Philippe VITALE (dir.), Étude de la transplantation de mineurs de La
Réunion en France hexagonale (1962-1984). Rapport à Madame la ministre
des Outre-mer, 2018.
Indemniser les rapatriés
Yann Scioldo-Zürcher Levi

L’organisation, en 1970, de l’indemnisation des biens immobiliers perdus


par les Français au terme de l’empire colonial signe une nouvelle étape de la
politique publique d’aide aux rapatriés. La loi du 26 décembre 1961, qui avait
réorganisé la politique de rapatriement des Français « ayant dû ou estimé
devoir quitter par suite d’événements politiques un territoire où ils étaient
établis et qui était antérieurement placé sous la souveraineté, le protectorat ou
la tutelle de la France », prévoyait, en son article 4, qu’un texte à venir aurait
pour tâche de fixer « le montant et les modalités d’une indemnisation en cas
de spoliation et de perte définitivement établie des biens ». Il s’agissait alors
pour le Premier ministre Michel Debré de maintenir la confiance en la
politique d’autodétermination de l’Algérie que son gouvernement menait et
de tenter d’endiguer la sédition des partisans de l’Algérie française. En vain.
La disparition subite de la société coloniale en 1962 et l’arrivée en métropole
d’un million de rapatriés ont priorisé, par des dispositifs étatiques
spécifiques, une politique d’accueil, de réinstallation et de retour à l’emploi.
L’indemnisation, constamment repoussée, devient en 1969 un argument
de la campagne présidentielle de Georges Pompidou. Votée une année après
son accession à la magistrature suprême, la loi du 15 juillet 1970 « relative à
une contribution nationale à l’indemnisation des Français dépossédés de
biens situés dans un territoire antérieurement placé sous la souveraineté, le
protectorat ou la tutelle de la France » n’a cependant pas résolu la question,
qu’elle a, au contraire, contribué à implanter durablement dans les débats
politiques français postcoloniaux. La décision de régler juridiquement la
privation des propriétés perdues était, en effet, une attente des rapatriés, qui
restaient redevables de leurs éventuels crédits contractés auprès des
institutions bancaires et souffraient d’un préjudice juridique au regard du
« droit de propriété », garanti par l’État, dont ils avaient été privés.
Les débats parlementaires n’ont pas su renouveler la définition de
l’indemnisation à la faveur des indépendances coloniales. S’agissait-il de
dédommager une situation provoquée par faits de guerre, alors que les
« événements » qui avaient mené à l’indépendance des territoires coloniaux
n’étaient pas, dans la plupart des cas, juridiquement considérés comme tels ?
La perte des biens relevait-elle du régime de l’indemnisation de l’État, de sa
fonction assurantielle, sinon des principes de solidarité nationale ? L’esprit de
la loi devait-il poursuivre la politique de régulation politique et sociale des
Français rapatriés d’Algérie, telle qu’elle avait été menée depuis 1962, ou, au
contraire, devait-il promouvoir une dimension morale de la notion de
réparation ? Et, dans ce dernier cas, qui était l’auteur du préjudice subi ? La
France coloniale et sa longue histoire de spoliation des terres, ou les pays
devenus indépendants ayant nationalisé ou proclamé vacants les biens des
Français ? Enfin, d’un point de vue pragmatique, comment financer des
compensations qui s’élevaient, selon le Crédit foncier d’Algérie et de Tunisie,
à plus de 16 milliards de francs pour les exploitations agricoles et les locaux
commerciaux perdus, soit une somme quatre fois et demie supérieure au
projet de loi de finances rectificative pour l’année 1970 ? Ces derniers
chiffres ne prenaient pas même en compte les 260 000 logements abandonnés
en Algérie (dont 30 000 vendus à vil prix).
Outre des débats parlementaires houleux, et un vote final accordé par la
majorité présidentielle au seul titre de la solidarité gouvernementale, la loi du
15 juillet 1970 ne créa aucun consensus politique. Le gouvernement imposa
la notion de « solidarité corrélative », qui définissait les principes d’une
« indemnisation à caractère social », devant être prioritairement versée aux
Français « âgés et nécessiteux ». Il fut entendu de compenser les biens perdus
à hauteur maximale de 500 000 francs (567 419,51 euros constants de
l’année 2021), en fonction de barèmes qui remboursaient intégralement les
propriétés modestes, très partiellement les biens les plus onéreux, et
frustraient les classes moyennes privées de la reconstitution de leurs
patrimoines. Les sommes allouées, sans prélèvements fiscaux
supplémentaires, ne prenaient pas en considération l’inflation intervenue
depuis les indépendances.
Provoquant l’ire des bénéficiaires, et non sans une certaine gêne des
parlementaires, il fut acté au moment même du vote que d’autres lois
d’indemnisation seraient mises en œuvre à l’avenir. Cela allait être le cas en
1975 et 1985, pour devenir ensuite un argument récurrent des campagnes
électorales présidentielles. Dès lors, la relation entre associations de rapatriés
et institutions gouvernementales se trouva pervertie à un chantage électoral et
à la complétion financière de lois diluant les sommes reçues au fil des
décennies et privant les récipiendaires du sentiment de réparation et de la
possibilité de transmettre la valeur compensée d’un patrimoine disparu.

BIBLIOGRAPHIE

Claire ELDRIDGE, From Empire to Exile : History and Memory Within the
pied-noir and harki Communities, 1962-2002, Manchester, Manchester
University Press, 2016.
Yann SCIOLDO-ZÜRCHER LEVI, Devenir métropolitain. Parcours et politique
d’intégration de rapatriés d’Algérie en métropole, de 1954 au début du
e
XXI siècle, Paris, Éditions de l’EHESS, 2010.
—, « L’indemnisation des biens perdus des rapatriés d’Algérie : politique de
retour ou innovation postcoloniale ? », Revue européenne des migrations
internationales, vol. 29, no 3, 2013, p. 77-91.
Françafrique : des rapports asymétriques
Jean-Pierre Bat

À l’aube de la décennie 1960, la France reste une société profondément


marquée par la défaite de 1940, l’Occupation et ses crises coloniales. 1960
s’avère un moment de cristallisation et d’adaptation de ses politiques
d’influence grâce à l’Afrique. La rupture avec la IVe République coloniale
n’est pas aussi évidente que le laisse croire la Ve République : l’essentiel de la
classe politique d’Afrique occidentale française (AOF), d’Afrique équatoriale
française (AEF) et de Madagascar est issue de l’Union française – c’est-à-
dire du projet colonial de 1946. Certes, la plupart des élites politiques sont
nées de la lutte contre les injustices coloniales : combat contre le travail forcé
et le Code de l’indigénat, action en faveur de l’égalité des droits civiques,
militantisme syndical urbain et rural. La cartographie politique de l’Union
française se construit sur les répressions coloniales (Madagascar 1947 ou
Côte d’Ivoire entre 1948 et 1950), ses conflits asymétriques (guerre du
Cameroun contre l’Union des populations du Cameroun – UPC) et ses tabous
politiques qui entourent ces violences coloniales et traumatismes. Mais, à
l’intérieur des dynamiques anticoloniales, d’autres lignes de fracture se jouent
par-delà la seule opposition entre partisans et adversaires de l’ordre colonial.
Dans les formations politiques africaines, un débat s’opère entre la « lutte
contre le colonialisme » et la « lutte pour l’indépendance » : les affrontements
au sein du Rassemblement démocratique africain (RDA), fédération
interafricaine créée en 1946 à Bamako, ont été violents entre les partisans de
l’indépendance immédiate (Ruben Um Nyobé et Félix Moumié de l’UPC, ou
Djibo Bakary du Sawaba nigérien) et les partisans d’une voie réformiste en
lien étroit avec la France (l’Ivoirien Félix Houphouët-Boigny, chef du RDA).
L’étape ultime de ce bras de fer s’est jouée avec la querelle fédérale en AOF :
l’échec de la fédération du Mali entre 1958 et 1960 garantit une place
centrale à Houphouët-Boigny, qui parvient à s’imposer comme le principal
interlocuteur des autorités françaises au cœur de la politique que Paris retisse
en Afrique francophone. Cette dimension est essentielle pour comprendre la
construction de la politique africaine de la France dont le responsable, dans le
système gaulliste, est le conseiller élyséen Jacques Foccart.
Institutionnellement, la Communauté franco-africaine mort-née (qui
succède à l’Union française en 1958) laisse derrière elle un secrétariat général
installé à l’Élysée. Jacques Foccart en hérite en 1960 et le transforme en
secrétariat général des Affaires africaines et malgaches : c’est l’ancêtre de la
cellule Afrique de l’Élysée. En 1974, sous Giscard, s’opère un « changement
dans la continuité » : le successeur de Foccart n’est autre que son bras droit,
René Journiac. Même si les présidents promettent de réformer le système,
l’architecture présidentielle des Affaires africaines se maintient. De 1981 à
1995, François Mitterrand s’accommode parfaitement de ce dispositif : après
Guy Penne, il nomme à la tête de la cellule Afrique son fils Jean-Christophe
Mitterrand (surnommé « Papamadit »). La place de la cellule Afrique de
l’Élysée est centrale : elle incarne physiquement et politiquement le lien
direct du président français avec ses homologues africains du pré carré. Elle
garantit un espace de secret à travers les activités de son « Monsieur
Afrique » qui ne rend de comptes qu’au président de la République. Foccart
inaugure les relations interpersonnelles entre lui et les chefs d’État du « pré
carré », dont Houphouët-Boigny fait figure de primus inter pares. Ces liens
de haut niveau se doublent de l’envoi d’émissaires et de la nomination de
conseillers français auprès de présidents africains.
Si le Quai d’Orsay s’ouvre à l’Afrique francophone en 1960 (avant, ce
sujet ne relevait que du ministère de la France d’outre-mer, c’est-à-dire des
Colonies), l’exercice d’une diplomatie traditionnelle souffre de deux limites.
Premièrement, les postes sensibles sont confiés à des fidèles du pouvoir
présidentiel français, à l’image de Maurice Delauney nommé ambassadeur de
France au Gabon pour accompagner l’installation au pouvoir d’Omar Bongo
dans les années 1960 et 1970. Deuxièmement, le ministère de la Coopération,
surnommé « ministère de l’Afrique », dispute son périmètre africain au Quai
d’Orsay au point de supplanter celui-ci en termes de moyens : le ministère du
Plan ivoirien est moqué en « ministère du Blanc » pour décrire le nombre et
l’influence des coopérants français dans les années 1970-1980. L’assistance
technique devient le maître mot de la coopération entre la France et ses
anciennes colonies africaines. Entre les années 1960 et 1980, une culture
postcoloniale se développe, qui mêle les anciens cadres coloniaux et une
nouvelle génération née dans la coopération. Mais c’est sans conteste dans le
domaine de la sécurité politique que le système est le plus abouti :
contrairement à une idée reçue, le Service de documentation extérieure et de
contre-espionnage (SDECE), devenu Direction générale de la sécurité
extérieure (DGSE), n’organise pas tant des coups d’État en Afrique qu’il
n’accompagne la création des services de sécurité d’État (pudiquement
appelés « Documentation »). Ces services de renseignement africains sont
étroitement liés à leur partenaire français : le commissaire camerounais Jean
Fochivé, figure policière centrale de 1960 aux années 1990, en est
l’archétype. La protection politique et physique des chefs d’État « amis de la
France » devient un objectif politique en soi : des gardes présidentielles (GP)
sont créées avec l’aide de la France, du Gabon (avec des anciens du SDECE)
jusqu’aux Comores (avec le mercenaire Bob Denard). Enfin, la France trouve
en Afrique francophone un espace géopolitique privilégié pour maintenir son
influence militaire avec notamment les bases et camps de Dakar, Port-Bouët,
Libreville, N’Djamena, Bangui, Bouar ou encore Djibouti. Les accords
secrets de défense (dont les premiers sont dénoncés dès le début des années
1970) constituent la clé de voûte originelle de ce pacte politico-sécuritaire.
Avec ses interventions répétées au Tchad à partir de la fin des années 1960, la
France relance sa présence militaire en Afrique depuis la fin de la guerre
d’Algérie.
« Françafrique » : le mot a souvent résumé la politique postcoloniale
française pour mieux la dénoncer. Il désigne une sorte de délit d’initié
géopolitique, qualifiant les compromissions réciproques de la France avec les
régimes autoritaires de son pré carré africain. La date de 1960, ne doit pas
tromper : elle ne résume pas les décolonisations. D’abord parce que ce n’est
pas la seule date (Guinée en 1958, Comores en 1975 et Djibouti en 1977) ;
ensuite parce que la date d’indépendance officielle ne réduit pas la
complexité des rapports asymétriques issus de la situation coloniale et
postcoloniale. Durant un temps géopolitique précis, celui de la guerre froide
et des décolonisations, Paris bâtit une nouvelle stratégie d’influence à partir
de ses colonies africaines.
L’écrivain Ahmadou Kourouma dresse un portrait au vitriol de la
Françafrique dans son roman En attendant le vote des bêtes sauvages : à
travers le dictateur Koyaga de la République du Golfe (avatar littéraire du
président-général togolais Eyadéma), il décrit les mécanismes de la
Françafrique. Cette fiction aborde mieux que l’histoire le malaise politico-
mémoriel de la Françafrique. Car, au début de la décennie 1990, l’édifice
imaginé en 1960 craque : les dictateurs vieillissants, contestés ou malades,
disparaissent. La géopolitique de la guerre froide disparaît. Dans les
années 1970 et 1980, une série de critiques émergent dans le débat public. Le
scandale s’invite dans la chronique des relations franco-africaines, à l’image
de l’affaire des diamants de Bokassa (à la veille de l’élection présidentielle de
1981, Valéry Giscard d’Estaing est accusé d’avoir reçu des diamants du
président de la République centrafricaine). La politique de « troc » autour des
matières premières stratégiques africaines est dénoncée avec le pétrole du
golfe de Guinée et les complicités générées, avec leur « argent sale » et les
jeux de rétrocommissions couverts par la société pétrolière Elf. La crise
économique des années 1980 met en avant la question de la dette et la
globalisation économique qui frappe les économies africaines de plein fouet
(effondrement du cours du coton, du café et du cacao). Des voix africaines
s’élèvent pour dénoncer le système asymétrique postcolonial, comme
Thomas Sankara au Burkina Faso. Les plans d’ajustements structurels
frappent de plein fouet les économies africaines : la question du franc CFA
est concomitamment posée avec celle de la dette des années 1980 – tandis
que Paris retarde la dévaluation du CFA, qui n’intervient qu’en 1994, au
lendemain de la mort d’Houphouët-Boigny. Enfin, la question migratoire
prend de l’importance dans le débat politique français des années 1980 : la loi
Pasqua de 1986, qui durcit considérablement les conditions d’entrée et de
séjour des étrangers, vise et affecte en priorité les Africains (elle est
complétée par la deuxième loi Pasqua de 1993).
Le discours de La Baule de 1990, prononcé par Mitterrand à la faveur du
16e sommet France-Afrique et qui conditionne officiellement l’aide publique
au développement à la démocratisation des régimes, est censé repositionner la
politique africaine de la France. Mais les réalités géopolitiques des années
1990 et le poids de l’héritage postcolonial s’avèrent plus lourds – à l’image
de la crise du Rwanda… –, tandis que des voix contestatrices s’organisent
dans la société civile (artistes, intellectuels, activistes, militants). La question
postcoloniale émerge clairement au cours de la décennie 1990 pour interroger
ce passé immédiat, sur fond de contestation des présidences Mitterrand et
Chirac face aux refoulés mémoriels, pendant que les présidents Eyadéma ou
Bongo survivent aux mutations démocratiques des années 1990 jusqu’à leur
décès respectivement en 2005 et 2009.

BIBLIOGRAPHIE

Jean-Pierre BAT, Le Syndrome Foccart. La politique française en Afrique de


1959 à nos jours, Paris, Gallimard, 2012.
Thomas BORREL, Amzat BOUKARI YABARA, Benoît COLLOMBAT et
Thomas DELTOMBE (dir.), L’Empire qui ne veut pas mourir. Une histoire de
la Françafrique, Paris, Éditions du Seuil, 2021.
Frédéric GRAH MEL, Félix Houphouët-Boigny. Biographie, Abidjan/Paris,
CERAP/ Maisonneuve & Larose, 2003, t. 1, et CERAP/Karthala, 2010, t. 2
et 3.
Ahmadou KOUROUMA, En attendant le vote des bêtes sauvages, Paris,
Éditions du Seuil, 1998.
Jean-François OBIANG, France-Gabon. Pratiques clientélaires et logiques
d’État dans les relations franco-africaines, Paris, Karthala, 2007.
Pourquoi des essais nucléaires en Algérie
Sezin Topçu

« Hourrah pour la France ! Depuis ce matin, elle est plus forte et plus
fière », s’exclame le général de Gaulle le 13 février 1960. Le moment est
historique. La France vient de faire exploser à Reggane (Algérie) la
« Gerboise bleue », sa première bombe atomique. Quelques mois plus tard la
« Gerboise blanche » et la « Gerboise rouge » prendront le relais. À la
colonisation armée de l’Algérie sous le drapeau tricolore succède ainsi sa
colonisation radioactive propulsée par le champignon tricolore. À l’ère des
décolonisations, l’empire colonial français atomisé instaure par ce biais un
nouveau type de pouvoir : nucléaire.
En quête de sa grandeur perdue pendant la Seconde Guerre mondiale, la
France s’est lancée dès après les bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki
dans l’aventure atomique. Le CEA (Commissariat à l’énergie atomique) créé
en 1945 à l’initiative de Charles de Gaulle a une double mission, civile et
militaire, et est doté de moyens techniques et humains accrus. En 1947,
l’URSS acquiert sa première bombe atomique. En 1952, l’Angleterre réalise
son premier essai atomique en Australie tandis que les États-Unis font
exploser leur bombe thermonucléaire dans le Pacifique. La même année, la
France lance son premier plan quinquennal d’énergie atomique, ayant pour
objectif avéré de produire au moins cinquante kilos de plutonium 239,
quantité suffisante pour fabriquer 6 à 8 bombes. Les infrastructures
nécessaires à l’armement nucléaire sont mises en place dans la foulée, à
commencer par deux piles plutonigènes et une usine d’extraction de
plutonium à Marcoule. Sous la Ve République, le projet d’armement nucléaire
de la France devient officiel. L’arme atomique doit garantir
l’« indépendance » nationale en permettant une stratégie militaire autonome
vis-à-vis des cercles européens et atlantiques. En 1957, le deuxième plan
quinquennal de l’énergie nucléaire prévoit de doter le pays de combustible
pour la propulsion de sous-marins ainsi que de l’arme thermonucléaire. Le
site de Reggane est retenu pour les premiers essais nucléaires.
L’indépendance de l’Algérie en 1962 ne changera pas immédiatement la
donne. Les accords d’Évian autorisent la France à réaliser des expériences
atomiques dans plusieurs bases sahariennes jusqu’en 1967.
À la suite de l’explosion de la Gerboise bleue, 16 autres seront réalisées
en Algérie, dont 13 souterraines. Le tir de la Gerboise blanche le 1er avril
1960 est qualifié par la presse de « discrète récidive ». Le premier essai
souterrain a lieu quant à lui le 7 novembre 1961 à In Ekker dans le secret
absolu. La presse ne le révèle qu’au mois de mai de l’année suivante, à la
suite du deuxième essai souterrain (1er mai 1962), qu’elle croyait être le
premier. À l’origine de cette médiatisation inattendue : un accident. Un nuage
radioactif échappé de la galerie provoque l’irradiation aiguë d’une dizaine de
militaires, événement connu en tant qu’« accident de Beryl », du nom de code
de l’essai.
De nombreuses critiques et controverses surgissent avant et après le
premier essai nucléaire français réalisé dans le Sahara en pleine guerre
d’indépendance algérienne. Les pacifistes, les États et les populations
concernés dénoncent la bombe « sale », la bombe « coloniale » visant non
seulement à intimider mais aussi à « anéantir » l’Algérie. En novembre 1959,
vingt pays afro-asiatiques déposent à l’ONU une résolution contre l’essai,
dans le but de « défendre leur avenir ». Un mois plus tard, des centaines de
pacifistes occidentaux et africains tentent sans succès de pénétrer sur le site
de tir de Reggane. Fin janvier 1960, plusieurs dizaines de milliers de
personnes manifestent devant l’Ambassade de France à Tunis. Entre-temps,
Calvi est pressenti pour la mise en place d’un centre de tir souterrain, projet
avorté après avoir été massivement contesté. En mars 1963, de vives
protestations surgissent en Algérie face à la perspective d’une nouvelle
explosion souterraine à In Ekker prévue le jour du premier anniversaire des
accords d’Évian. À partir de 1966, suite aux fortes oppositions de l’Algérie,
les essais atomiques se déplacent vers la Polynésie, pour faire exploser la
première bombe H française, très polluante.
Les essais atomiques français des décennies 1950 et 1960 s’inscrivent
dans une période où le monde entier devient le théâtre d’explosions. Pendant
la seule année 1958, pas moins de 307 essais ont lieu, dont la plupart
atmosphériques. Ce rythme d’explosions est conservé encore en 1962, c’est-
à-dire l’année précédant le traité d’interdiction des essais aériens. La
controverse sur les effets sanitaires et environnementaux des essais atomiques
bat son plein durant cette période, notamment à la suite de l’essai américain
Castle Bravo, le 1er mars 1954, à l’origine d’une prise de conscience
mondiale vis-à-vis du risque radioactif. Les mouvements pacifistes et
d’opposition aux essais atomiques gagnent à partir de là une dimension
internationale. Il faudra cependant attendre plus de quatre décennies pour la
publicisation et la reconnaissance de l’impact sanitaire des 210 explosions
réalisées par la France. Elles interviennent grâce à la mobilisation des
vétérans ou de leurs proches. En janvier 2010, une loi d’indemnisation des
vétérans des essais nucléaires est adoptée, loi qui aurait pu concerner des
dizaines voire des centaines de milliers de victimes si la plupart d’entre elles
n’avaient pas déjà disparu. Beaucoup ont ainsi été condamnées au silence et à
l’oubli, malgré le bruit sidérant de la bombe les ayant anéanties ou rendues
malades, tout en ressuscitant l’empire français déchu.

BIBLIOGRAPHIE

Bruno BARRILLOT, Les Irradiés de la République. Les victimes des essais


nucléaires français prennent la parole, Bruxelles, Grip / Éditions Complexe,
2003.
André BENDJEBBAR, Histoire secrète de la bombe atomique française, Paris,
Le Cherche midi, 2000.
Lawrence WITTNER, The Struggle Against the Bomb, vol. 2, Resisting the
Bomb : A History of the World Nuclear Disarmament Movement, 1954-1970,
Stanford, Stanford University Press, 1997.
Thomas Sankara : une icône africaine
Karine Chartier Ramondy

Trente-quatre ans après sa mort le 15 octobre 1987, le leader burkinabè


Thomas Sankara reste une icône majeure de la lutte contre les ex-puissances
coloniales, comme le prouve la couverture médiatique du procès de ses
assassins ouvert à Ouagadougou le 10 octobre 2021. Malgré la brièveté de sa
présidence, il a laissé une marque indélébile au Burkina Faso, qui lui doit son
nom. À l’échelle mondiale et panafricaine, son charisme, sa liberté de ton,
son intégrité, ses idées avant-gardistes font de cet homme trahi et assassiné à
38 ans une référence régulièrement convoquée quand il est question de
courage en politique et de résistance face aux puissants.
L’homme qui devient, le 4 août 1983, président de l’ancienne Haute-
Volta, colonie de l’Afrique occidentale française (AOF), est issu d’une
famille modeste et catholique. Il a reçu une solide éducation dans le système
français grâce à son père, vétéran, puis à l’École militaire préparatoire de
Ouagadougou. Dans cet établissement, fondé par l’armée française en 1951,
il reçoit des enseignements très classiques mais est également sensibilisé aux
idéaux de gauche et à la résistance anticoloniale par certains enseignants
africains, notamment Adama Touré, son professeur d’histoire. Diplômé en
1969, il est sélectionné pour une formation militaire de quatre ans organisée à
Madagascar. Son intégration, en 1972, à l’unité des « Bérets verts » lui
permet de cerner l’importance du rôle des militaires dans les projets de
développement au côté des paysans.
À son retour en 1973, la Haute-Volta est en pleine sécheresse. Chef de la
base d’entraînement des commandos de Pô, Sankara applique localement son
expérience malgache pour sortir la région de la crise. Il rejoint
idéologiquement ses amis d’enfance devenus activistes marxistes et tiers-
mondistes suite aux soulèvements étudiants de 1968. Son charisme lui assure
une popularité croissante au sein des partisans de la gauche civile mais aussi
chez les jeunes officiers progressistes qui réalisent, sans lui, un coup d’État le
7 novembre 1982. Son voyage à New Delhi, au sommet du mouvement des
non-alignés, en mars 1983, lui confère une stature panafricaine, un réseau
diplomatique et financier qui facilite son accession au pouvoir en tant que
Premier ministre du gouvernement de Jean-Baptiste Ouédraogo. Ses
rencontres avec des figures révolutionnaires comme le Cubain Fidel Castro,
Jerry Rawlings au Ghana et Mouammar Kadhafi en Libye confortent ses
aspirations au changement dans une époque marquée par les politiques
néolibérales.
Sa prise de pouvoir présidentielle repose sur une alliance fragile entre
civils et militaires. Dès le début, des rivalités et des luttes intestines minent le
Conseil national de la révolution (CNR), notamment sur la question du rôle
policier des Comités de défense de la révolution. Dès août 1984, les membres
du Parti africain de l’indépendance (PAI) sont exclus du gouvernement, ce
qui renforce le pouvoir des militaires partageant de moins en moins les idées
progressistes de Sankara. Son programme visant à promouvoir l’égalité
hommes-femmes, sa lutte acharnée contre la corruption, l’utilisation des
fonds de l’armée pour le développement rural, mais surtout sa gestion
malheureuse de la guerre contre le Mali en 1985, ont détourné une large part
de ses collègues officiers. Ce discrédit interne est renforcé et lié à des
pressions extérieures dont Blaise Compaoré, son ami depuis 1974, est le
dénominateur commun. Le mariage de celui-ci avec une parente
d’Houphouët-Boigny, en juin 1985, permet au gouvernement ivoirien, qui
craint la contagion révolutionnaire, de renforcer sa surveillance. La popularité
grandissante de Sankara et les formules provocatrices dont il use dans ses
discours conduisent aussi les gouvernements français et américain à réduire
leur financement du programme du développement porté par le CNR.
Les projets sur l’autosuffisance, le reboisement ou le logement
dépendaient d’institutions comme le Fonds monétaire international et de
gouvernements contre lesquels Sankara se battait. Ces coupes budgétaires ont
contribué à ruiner les efforts du peuple burkinabè et à faire fondre les
soutiens de son dirigeant. De plus, ses rencontres avec Kadhafi l’ont placé
dans la ligne de mire du gouvernement américain et sa prise de distance n’a
jamais réussi à effacer le « nuage libyen ».
Si les puissances étrangères évoquées n’ont pas travaillé de concert à sa
chute, toutes en étaient informées et voyaient en Compaoré un interlocuteur
plus modéré. Le coup d’État orchestré par ce dernier intervient à un moment
où la révolution est « en panne ». Il débouche sur l’assassinat de Sankara et
de douze de ses compagnons dans le pavillon où se réunissait le Conseil
spécial du CNR. Le commando passe à l’action avec la complicité, entre
autres, du général Diendéré, chef de corps adjoint du commando de Pô, du
sergent-chef Hyacinthe Kafando, toujours en fuite, et de Yamba Élysée
Ilboudo, le seul accusé à avoir reconnu sa participation, alors soldat et
chauffeur de Compaoré.
Le corps de Sankara a été enterré à la sauvette et soustrait à sa famille
jusqu’en 1988. Le renversement en 2014 de Compaoré, devenu président peu
de temps après l’assassinat, a largement favorisé la remise en valeur de
l’héritage posthume de Sankara et la nécessité de rendre justice. Ainsi, le
6 avril 2022, le tribunal militaire de Ouagadougou a prononcé un verdict
historique en condamnant à perpétuité les trois principaux accusés de
l’assassinat : Blaise Compaoré et Hyacinthe Kafando, tous les deux absents
aux audiences, et le général Diendéré déjà en prison. Huit autres accusés ont
été condamnés à des peines allant de trois ans à vingt ans de détention. Trois
accusés, enfin, ont été acquittés.
BIBLIOGRAPHIE

Bruno JAFFRÉ, Biographie de Thomas Sankara. La patrie ou la mort, Paris,


L’Harmattan, 2007.
Brian J. PETERSON, Thomas Sankara : A Revolutionary in Cold War Africa,
Bloomington, Indiana University Press, 2021.
Thomas SANKARA, Thomas Sankara Speaks : The Burkina Faso Revolution,
1983-1987, New York, Pathfinders Press, 1988.
3

LA PUISSANCE FRANÇAISE
EN QUESTION
(1990-2020)
Interdépendances économiques
Denis Cogneau

Certaines lectures critiques des relations économiques entre la France et


ses ex-colonies se concentrent sur les pratiques néocolonialistes d’acteurs
influents ; elles seraient le témoignage d’un « empire qui ne veut pas
mourir », selon le terme de Thomas Borrel et ses coauteurs. D’autres
diagnostiquent plutôt les survivances d’un âge révolu, comme les penseurs
Auguste Comte ou Joseph Schumpeter qui voyaient dans la colonisation
l’effort de classes décadentes pour retarder leur déclin. Certains enfin
déclarent l’ère postcoloniale définitivement close par la concurrence décisive
d’autres États, multinationales, mouvements religieux et sociaux
transnationaux.
Ces visions différentes s’enracinent aussi dans l’analyse de la période
coloniale. Selon le scénario le plus « dépendantiste », les relations Nord-Sud
demeurent profondément asymétriques, et l’exploitation des colonies par le
capitalisme métropolitain n’a pas été débranchée par les indépendances. En
France, les thèses de l’historien Jacques Marseille ont au contraire nourri le
récit alternatif selon lequel l’économie métropolitaine a été soulagée d’un
fardeau coûteux.
L’entreprise coloniale a en réalité peu coûté à la métropole, l’opprobre
international mis à part ; mais, dans les conditions de l’après-guerre, le
maintien de la domination était voué à absorber de plus en plus d’argent
public en ne profitant qu’à une minorité d’agents privés. La Françafrique de
Jacques Foccart, ce système de relations qui se met en place au lendemain des
indépendances dans les années 1960, a pu être vue comme la voie de sortie la
moins onéreuse vers un impérialisme d’influence. Pour dresser un bilan des
relations bilatérales, il faut se garder d’une approche trop comptable et
agrégée, selon laquelle un coût pour la France se traduirait euro pour euro en
un bénéfice pour les anciens pays colonisés, ou vice versa. Il convient déjà de
prendre en compte la taille relative des économies ; par exemple les profits
captés par quelques entreprises peuvent ne représenter qu’une petite fraction
de la richesse française, mais en revanche une fraction importante du revenu
des anciennes colonies. En effet, le revenu total de la France était en 1870
sept fois plus gros que celui de l’ensemble de son (futur) empire africain, six
fois en 1960, et cinq fois encore en 2020 ; en revanche le rapport de
population est passé de 1,4 fois à deux tiers puis un cinquième. Une
économie politique réaliste doit aussi distinguer de part et d’autre plusieurs
groupes sociaux, dont les intérêts divergent souvent, aujourd’hui comme
hier : petits contribuables ou paysans, classes moyennes urbaines, élites
administratives ou capitalistes. Enfin, au-delà du drainage direct de
ressources matérielles, la colonisation et la décolonisation ont leur part dans
la persistance d’institutions inégalitaires et autoritaires dans les ex-colonies.
Les ordres de grandeur ont de l’importance, même s’ils ne disent pas tout.
Les interdépendances économiques d’aujourd’hui entre la France et ses
anciennes colonies africaines se matérialisent dans un volume plus restreint
qu’avant, que l’on compare avec la fin de la période coloniale ou avec celle
du XXe siècle. En termes d’aide financière d’État à État, la part française
n’atteignait plus que 15 % de l’aide reçue par les ex-colonies en 2019.
Réciproquement, la France ne consacrait plus qu’un quart de ses fonds d’aide
bilatéraux à son ancien empire africain. En 2014, les ex-colonies africaines de
la France effectuaient moins de 15 % de leurs échanges commerciaux avec
elle, contre les deux tiers en 1960. Inversement, le commerce avec ces ex-
colonies représentait moins de 5 % des exportations françaises et moins de
3 % des importations, contre plus de 20 % en 1960. Dans ces deux domaines,
si le lien a largement rétréci, il n’a pas pour autant disparu. Étant donné que
la France ne pèse plus que 3 % du commerce mondial, une part de marché de
15 % suggère bien qu’une forme d’avantage subsiste ; dans le cas de la zone
franc CFA, le maintien d’une parité fixe avec l’euro y contribue. La
comparaison avec le Royaume-Uni est parlante. Les ex-colonies françaises
d’Afrique achètent plus à leur ex-métropole et reçoivent plus d’aide de sa part
que les ex-colonies britanniques ; les exportations françaises se dirigent aussi
un peu plus vers l’ancien empire, tout comme l’aide.
Le commerce et l’implantation du capital sont souvent complémentaires.
Les investissements sur place ont par exemple longtemps servi à sécuriser
l’approvisionnement en uranium au Niger, comme autrefois celui du pétrole
et du gaz en Algérie et au Gabon. En 2010, les agents français détenaient
encore un tiers du capital étranger dans les ex-colonies d’Afrique ; à cet égard
la présence française apparaît encore une fois plus forte que la présence
britannique. En revanche, le capital investi dans les ex-colonies africaines ne
pesait que 2 % du total des investissements à l’extérieur de la France, pas
plus que pour le Royaume-Uni (Afrique du Sud incluse), contre 10 % au
moins à l’époque coloniale.
Les filiales françaises implantées dans les ex-colonies comptaient environ
400 000 salariés en 2010, soit 6 % du total mondial, la moitié au Maghreb,
l’autre moitié au sud du Sahara, selon les enquêtes menées par
l’administration française. Des petites et moyennes entreprises contribuent
plus que dans les autres pays à cet emploi, en lien avec un nombre
relativement élevé de Français expatriés (240 000 pour 1,8 million dans le
monde selon les listes consulaires, sur lesquelles cependant près de la moitié
des expatriés ne sont pas enregistrés). Néanmoins, surtout au sud du Sahara,
de grands groupes français demeurent aussi en position dominante, dans la
banque (BNP, Société générale), les télécoms (Orange), les trains et
tramways (Alstom), les travaux publics (Bouygues) ou la distribution de
carburant (Total). Après les indépendances, les réseaux politiques et
d’affaires, la gestion de l’aide et, souvent, la corruption ont joué et jouent
encore un rôle flagrant dans la sécurisation des investissements de firmes
françaises. L’ancien empire a ensuite servi de tête de pont pour l’expansion
vers le reste de l’Afrique. L’activité d’extraction de Total en Afrique est
aujourd’hui principalement située au Nigeria et en Angola, loin devant le
Congo et l’Algérie, et s’étend maintenant en Afrique de l’Est. Toutes les
compagnies françaises ne sont pas présentes, loin de là, depuis l’époque
coloniale, comme Bolloré qui n’a investi la logistique des ports africains que
depuis les années 1980, avant de vendre cette activité à un groupe italo-suisse
en 2022. Plusieurs sociétés coloniales ont par ailleurs changé de propriétaire,
comme l’antique CFAO (import-export) aujourd’hui dans le groupe Toyota
(après son achat et sa revente par Pinault).
L’une des dimensions les plus saillantes et durables de l’interdépendance
entre la France et ses anciennes colonies est sans doute celle qui s’est
affirmée après 1960 avec l’immigration de travail. En 2010, près de la moitié
des immigrés adultes présents en France étaient nés dans l’ancien empire,
près des deux tiers d’entre eux ayant la nationalité française (sans compter
leurs enfants nés français) ; les proportions sont similaires au Royaume-Uni.
La France continue d’être le lieu d’accueil dominant des immigrés des ex-
colonies africaines dans les pays riches, mais ce tropisme diminue (65 % sont
en France en 2000, 56 % en 2010). En comparaison, moins d’un tiers des
immigrés des ex-colonies britanniques étaient établis dans l’ex-métropole, les
États-Unis et le Canada proposant des destinations alternatives. Les immigrés
africains dans les pays riches représentent selon les pays entre 0,1 et 7 % de
la population restée sur place, toutefois l’expatriation des diplômés du
supérieur est nettement plus fréquente que celle des moins diplômés. En
France, ces diplômés représentent désormais plus d’un cinquième des
immigrés, le double au Royaume-Uni, ayant souvent acquis leur dernier
diplôme en Europe. La diaspora qualifiée pourrait contribuer à l’émergence
de nouvelles formes d’interdépendance économique, comme actrice du
commerce, des investissements ou même de l’aide publique, ce qui reste à
confirmer.

BIBLIOGRAPHIE

Thomas BORREL, Amzat BOUKARI YABARA, Benoît COLLOMBAT et


Thomas DELTOMBE (dir.), L’Empire qui ne veut pas mourir. Une histoire de
la Françafrique, Paris, Éditions du Seuil, 2021.
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la colonisation française, XIXe-XXIe siècle, Paris, Éditions du Seuil, 2023.
Frederick COOPER, Africa since 1940 : The Past of the Present (1re éd.,
2002), Cambridge, Cambridge University Press, 2019.
Direction générale du Trésor et de la politique économique (DGTPE),
« La présence des entreprises françaises dans le monde », Lettre Trésor-Éco,
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Jacques MARSEILLE, Empire colonial et capitalisme français. Histoire d’un
divorce (1re éd., 1984), Paris, Albin Michel, 2005.
Le franc CFA : une politique monétaire
sous tutelle
Kako Nubukpo

La zone franc est créée par la France en 1939 et regroupe quinze


territoires africains de son empire colonial. Elle est marquée par une doctrine
monétariste très stable, le primat de la lutte contre l’inflation, et possède une
monnaie, créée le 26 décembre 1945, le franc CFA, « franc des Colonies
françaises d’Afrique », qui devient avec les indépendances « franc de la
Communauté financière africaine ». Imposé aux Africains dans le cadre de la
colonisation, le fait monétaire en Afrique francophone épouse les contours de
l’histoire coloniale et postcoloniale du continent.
À la fin de la Seconde Guerre mondiale, après la ratification des accords
de Bretton Woods, la zone franc se confronte au problème de la fixation
d’une nouvelle parité pour le franc à des taux compétitifs afin d’aider à la
reprise des exportations. Durant la majeure partie de la guerre, les cours
officiels du franc par rapport au dollar américain et à la livre sterling restent
ceux adoptés en septembre 1939. Or, entre 1939 et 1944, les prix augmentent
de 150 % en France, alors qu’ils progressent de moins de 30 % aux États-
Unis et au Royaume-Uni. Une dévaluation profonde est nécessaire pour
rétablir un équilibre entre les prix français et les prix étrangers.
Le franc CFA naît ainsi au moment de la première dévaluation du franc
métropolitain, réalisée le 26 décembre 1945. La parité du franc CFA reste
fixe par rapport au franc métropolitain (métro) pendant cinquante-six ans,
entre la dévaluation du 17 octobre 1948 et celle du 11 janvier 1994, hors
variations économiques conjoncturelles et changements institutionnels
comme les indépendances des pays de la zone franc.
Les dispositions des différentes conventions conclues entre la France et
les États de la zone franc veillent au maintien de l’intangibilité de la parité en
dépit des réformes successives de 1973, 2010 et 2020 des institutions et du
fonctionnement de l’Union monétaire ouest-africaine (UMOA) créée en 1962
comme instance de gestion du franc CFA en Afrique de l’Ouest. Il en est de
même de l’Afrique centrale. Les liens entre la zone franc et ce qui est, depuis
1999, la zone euro revêtent quatre caractéristiques : la fixité de la parité entre
le franc CFA et l’euro, la totale garantie de convertibilité entre le franc CFA
et l’euro, la liberté de circulation de capitaux entre les zones franc et euro, et
enfin la centralisation des réserves de change.
Les élites dirigeantes africaines et françaises ont toujours invoqué les
vertus de la stabilité pour justifier l’intangibilité de la parité. Or cette
intangibilité leur offre des avantages en termes de rapatriement des capitaux
de la zone franc vers la zone euro : les dirigeants africains bénéficient de
facilités pour déposer leur argent dans les banques de la zone euro et sont
incités à importer massivement des biens et services en provenance du reste
du monde. En contrepartie, les entreprises de la zone euro installées en
Afrique zone franc peuvent facilement rapatrier leurs bénéfices vers la zone
euro du fait de la garantie de convertibilité du franc CFA en euros et de la
libre circulation des capitaux entre les deux zones.
Un épisode crucial de l’histoire du franc CFA est sans nul doute sa
dévaluation de 50 % le 11 janvier 1994. Si le président français François
Mitterrand, au nom des relations privilégiées avec certains chefs d’État
africains, était hostile à une dévaluation, il en accepte finalement l’idée, au
terme d’échanges avec son Premier ministre, Édouard Balladur.
La mesure n’est pas souhaitée par les gouvernements africains, qui y
voient des risques politiques majeurs, notamment une importante perte de
pouvoir d’achat des populations consécutive à une forte inflation
postdévaluation.
Pour le ministère des Finances français, il s’agit de préserver la zone
franc, son intégrité et ses mécanismes, le rôle de la direction du Trésor, la
parité fixe avec le franc et les intérêts des entreprises françaises implantées
dans cette zone.
Les pays africains de la zone franc ayant le sentiment d’être lâchés,
l’épisode de la dévaluation du franc CFA de janvier 1994 signe le début de
leur éloignement du giron de la France, marquant la fin du monopole français
sur cette zone.
D’un point de vue économique, quatre principales critiques ont, dès
l’origine, été adressées à la zone franc et à son corollaire, le franc CFA. La
part des échanges intracommunautaires est faible (15 % contre 60 % en zone
euro). La compétitivité-prix est grevée par un franc CFA qui, rattaché à
l’euro, apparaît comme une monnaie « forte ». Le financement de l’économie
reste en deçà des besoins des économies de la zone. Le primat de la lutte
contre l’inflation explique l’absence d’objectif de croissance dans les
missions des banques centrales de la zone franc.
D’un point de vue politique et sociétal, la perpétuation du franc CFA est
de plus en plus perçue par les jeunesses africaines et des diasporas comme
une illustration frappante de la forte extraversion économique et politique qui
caractérise les économies et sociétés africaines de la zone franc. Les États qui
en relèvent ne leur semblent pas en mesure de décider de leur politique
monétaire, déléguant ainsi à l’ancienne puissance coloniale cet élément
crucial de la souveraineté qu’est le pouvoir de battre monnaie.
Les populations, harassées par des gouvernements autoritaires corrompus,
et par des conditions de vie indécentes, aspirent désormais à un sursaut
démocratique. Elles s’insurgent contre certains symboles : les billets et pièces
de monnaie CFA sont exclusivement fabriqués en France, ce qui malmène
l’idée de souveraineté défendue par les dirigeants africains de la zone franc.
Par ailleurs, les deux principales banques centrales de cette zone ont, à partir
de 2010, obtenu leur indépendance vis-à-vis des États ; or, elles doivent
passer par le Trésor français, c’est-à-dire le ministère français des Finances,
pour accéder à la garantie de la parité fixe entre le franc CFA et l’euro.
On comprend mieux pourquoi la mise en place d’une nouvelle monnaie
« éco », annoncée le 21 décembre 2019, en remplacement du franc CFA,
pour l’ensemble de l’Afrique de l’Ouest, donne lieu à des débats passionnés
qui remettent au goût du jour la caractérisation que fit Marcel Mauss de la
monnaie comme « fait social total ».

BIBLIOGRAPHIE

Massimo AMATO et Kako NUBUKPO, « A New Currency for West African


States : The Theoretical and Political Conditions of Its Feasibility », PSL
Quarterly Review, vol. 73, no 292, 2020, p. 3-26.
Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest, Histoire de l’union
monétaire ouest-africaine, Paris, Georges Israël Éditeur, 2000, 3 vol.
Kako NUBUKPO (dir.), Du franc CFA à l’éco. Demain la souveraineté
monétaire ?, Paris, Fondation Jean Jaurès / La Tour-d’Aigues, Éditions de
l’Aube, 2021.
Pas de nucléaire français sans uranium
africain
Gabrielle Hecht

On ne peut guère se déplacer en France sans rencontrer le nucléaire. Les


réacteurs, les usines, les stockages : autant d’établissements qui ont
transformé l’Hexagone. Mais ce n’est pas en TGV que l’on peut atteindre les
autres sites du nucléaire « français ». Madagascar, Gabon, Niger : ces pays
produisent la majeure partie de l’uranium qui alimente la soi-disant
« indépendance énergétique » de la France.
Depuis les années 1950, les institutions nucléaires françaises assurent leur
emprise territoriale et énergétique en assimilant le nucléaire à l’identité
nationale. Le nucléaire, dit-on, remplace l’empire qui disparaît, permettant
d’y faire face par le biais d’une prouesse technique censée renouveler le
« rayonnement de la France ». Les premiers réacteurs sont des « cathédrales »
à l’échelle de Notre-Dame. Quand on ose abandonner les réacteurs conçus en
métropole au profit des réacteurs américains, on s’empresse de « franciser »
la nouvelle filière. En 1974, le plan Messmer lance le « tout-nucléaire ». La
France atteint le taux d’électricité nucléaire le plus élevé du monde, 80 %.
Les revendicateurs de l’atome ont un slogan : « En France, on n’a pas de
pétrole, mais on a des idées ! » Le message joue sur la peur provoquée par
l’OPEP lors de la crise pétrolière de 1973 ; plus précisément, la peur
(éternellement raciste, disons-le clairement) de dépendre des pays arabes ou
africains. Le slogan promet l’indépendance énergétique par le biais du
nucléaire. Pour assurer le succès de cette opération médiatique, il faut
maintenir deux illusions : que la France n’a plus le libre accès aux matières
premières africaines, et que le nucléaire ne dépend que du génie industriel
français. Or, au moment même du lancement du plan Messmer, Elf Gabon –
le point zéro du système de la Françafrique – extrait 10 millions de tonnes de
pétrole de la côte gabonaise, à destination de la France. Dans la région du
Haut-Ogooué, à l’intérieur du pays, une autre compagnie détenue
majoritairement par les instances françaises sort plus de 110 000 tonnes de
roche uranifère pour alimenter les réacteurs français. Au Niger, des sociétés
françaises lancent deux des plus grands gisements d’uranium au monde. Bref,
les idées françaises dépendent des infrastructures (néo)coloniales. Cette
continuité s’exprime aussi dans les prix du minerai, et s’incarne dans les
corps et les maisons des ouvriers africains.
Les prix d’abord. Le président nigérien Hamani Diori apprend que les
communes françaises qui accueillent les réacteurs du tout-nucléaire
perçoivent des sommes faramineuses par rapport au budget nigérien. En 1974
il demande une réunion entre le Niger, le Gabon et la France pour parler prix
et profits. Les discussions tournent en rond. Deux mois plus tard, Diori est
renversé par un coup d’État sans que la France lui vienne en aide. Les
gouvernements nigériens et gabonais successifs s’efforcent de mener leur
propre politique de vente en cherchant d’autres clients. Mais leurs efforts ont
des limites technopolitiques : il faut enrichir le minerai dans des usines
françaises pour le rendre utilisable. L’uranium nigérien et gabonais finit
presque toujours avec une double nationalité, assimilé à l’identité française.
Le prix de l’uranium ne tient pas compte des « externalités » : la pollution
des eaux, la santé. Les ouvriers gabonais se posent des questions sur les
conséquences sanitaires de leur travail dès les années 1960. Ils portent des
dosimètres, et sont parfois mutés s’ils sont exposés à des radiations
excessives. Mais les mesures ne leur sont pas communiquées. La mine opère
un service de radioprotection à partir des années 1980, mais sans les moyens
de fonctionner correctement. Lorsque des maladies pulmonaires se
manifestent, les ouvriers mettent en cause leur travail. Ce n’est qu’après la
fermeture des mines qu’ils réussissent à se faire entendre. Une enquête menée
en 2007 en partenariat avec des associations nigériennes et françaises révèle
un fort taux de cancers, ainsi que des niveaux de radon élevés dans les
maisons et autres bâtiments construits avec du ciment à base de roches
radioactives. Sous la pression, Areva établit en 2009 un observatoire de santé.
Ces dispositifs ne comprennent pas de représentant des collectivités locales.
Aucune maladie radio-induite n’est trouvée ; aucun ouvrier ne reçoit
d’indemnités.
Qu’elle soit individuelle ou nationale, l’identité se construit toujours en
rapport avec l’autre. Il n’y a pas de métropole sans colonies, pas de nucléaire
français sans uranium africain, pas d’électricité dans les foyers français sans
souffrance dans les foyers gabonais ou nigériens.

BIBLIOGRAPHIE

Gabrielle HECHT, Uranium africain, une histoire globale, Paris, Éditions du


Seuil, 2016.
—, « La Terre à l’envers : résidus de l’Anthropocène en Afrique », Politique
africaine, no 161-162, 2021/1-2, numéro spécial, « L’Afrique des sciences
sociales. Bas, débats, combats », p. 385-402.
Robert Edgar NDONG, « Les multinationales extractives au Gabon : le cas de
la compagnie des mines d’uranium de Franceville (COMUF), 1961-2003 »,
thèse doctorale, École doctorale de sciences sociales, université Lumière-
Lyon II, 2009.
2009, la lutte contre la pwofitasyon
Pierre Odin

Le 20 janvier 2009, une grève générale qui allait s’étendre durant 44 jours
était déclenchée en Guadeloupe à l’appel de la coalition LKP (Liyannaj Kont
Pwofitasyon – « Unité contre l’exploitation »). Ce collectif de
48 organisations, créé le 5 décembre 2008, se donnait pour but de mobiliser
la population guadeloupéenne contre la vie chère, en désignant le système
d’échange économique entre la France hexagonale et la Guadeloupe comme
responsable d’une hausse des prix ressentie d’autant plus durement par la
population de l’île que celle-ci subissait les conséquences de la crise
économique. À ce constat d’iniquité était adossée une dénonciation de la
mainmise du grand patronat local sur les ressources insulaires (les
« pwofitan », souvent d’ascendance blanche-créole), défiant une élite
économique dont la richesse contrastait avec les difficultés d’une population
particulièrement exposée à la pauvreté et au chômage. À partir du 5 février
2009, en Martinique, le K5F (Kolectif 5 Févrié – « Collectif 5 février »)
relayait la vague de contestation guadeloupéenne, à l’appel des responsables
syndicalistes martiniquais et en synergie avec la population descendue dans
la rue.
Prenant la suite d’un mouvement de contestation surgi en Guyane
française et visant à faire baisser le prix de l’essence, le LKP et le K5F
cherchent dans un premier temps à s’assurer le soutien de la population,
imposant le thème de la pwofitasyon dans le débat public. D’abord, en faisant
résonner la dénonciation de la vie chère et du chômage avec les conditions de
vie d’une part importante de la population locale, auprès de qui la
revendication des 200 euros pour tous les bas salaires et le gel des prix dans
les grandes surfaces va connaître une popularité croissante. Ensuite, en
interpellant les pouvoirs publics au cours de négociations retransmises à la
télévision, démontrant que les prix de l’essence ou d’autres denrées sont bien
le résultat de la mainmise de la grande distribution. Enfin, en pointant du
doigt l’incapacité du préfet et des élus à assurer la continuité territoriale en
matière d’accès à l’emploi ou aux services publics. À mesure que la lutte
contre la pwofitasyon prend son essor, le conflit se radicalise : les importantes
manifestations cèdent progressivement la place aux actions de blocage des
routes, donnant parfois lieu à des affrontements avec les forces de l’ordre et à
des actes émeutiers. Ce climat de tension atteint son paroxysme avec la mort
du syndicaliste Jacques Bino, assassiné par balles dans la nuit du 18 au
19 février. Le 4 mars, un accord général en 165 points est signé, marquant la
victoire du LKP et mettant fin à la grève déclenchée le 20 janvier. Côté
martiniquais, un protocole de sortie de crise est signé le samedi 14 mars,
mettant fin à la grève générale, au trente-huitième jour du mouvement social
initié par le K5F.
Si le LKP comme le K5F ont à la fois regroupé des associations et des
partis politiques, les organisations syndicales ont joué un rôle central au sein
des deux collectifs. C’est en effet dans les syndicats et, dans une moindre
mesure, au sein des associations culturelles et de groupes carnavalesques que
l’anticolonialisme est demeuré le plus présent. Cet ancrage populaire s’est
transmis jusqu’à nos jours, malgré l’affaiblissement du projet de révolution
nationale qui était au cœur de l’activité politique déployée par la jeunesse
antillaise des années 1960-1970 en Guadeloupe et en Martinique – à travers
des mouvements tels que le Groupe d’organisation nationale de la
Guadeloupe (GONG) ou l’Organisation de la jeunesse anticolonialiste
martiniquaise (OJAM). La vivacité de l’indépendantisme et de l’extrême
gauche au cœur des environnements syndicaux s’explique donc par la matrice
anticolonialiste commune aux principales centrales antillaises : c’est le cas de
l’Union générale des travailleurs de la Guadeloupe, principal syndicat
indépendantiste de Guadeloupe né en 1973, mais également des autres
centrales (CGT, CDMT et CTU), qui ont été reprises en main par des
militants issus du trotskisme au cours de la décennie 1980-1990. Cette
critique anticolonialiste se nourrit ensuite d’une expérience générationnelle :
comme nombre de participants au mouvement de 2009, les principaux
dirigeants des syndicats antillais, porte-parole du LKP et du K5F, sont toutes
et tous nés dans les deux décennies qui suivent la départementalisation
survenue en 1946.
Ce n’est donc pas un hasard si les organisations anticolonialistes,
notamment syndicales, ont également été le fer de lance des grandes
mobilisations survenues ces dernières années pour dénoncer l’(in)action de
l’État français dans les départements caribéens d’outre-mer, qu’il s’agisse de
la grève générale en Guyane française en avril 2017 à l’initiative du KPLD
(Kolectif pou lagiyann dékolé – « Collectif pour “faire décoller” la Guyane »)
ou du mouvement contre l’obligation vaccinale en Guadeloupe et en
Martinique à la fin de l’année 2021.

BIBLIOGRAPHIE

Frédéric GIRCOUR et Nicolas REY, LKP. Guadeloupe : le mouvement des


44 jours, Paris, Syllepse, 2010.
Pierre ODIN, Pwofitasyon. Luttes syndicales et anticolonialisme en
Guadeloupe et en Martinique, Paris, La Découverte, 2019.
Jean-Claude WILLIAM, Fred RENO et Fabienne ALVAREZ (dir.),
Mobilisations sociales aux Antilles. Les événements de 2009 dans tous leurs
sens, Paris, Karthala, 2012.
Transition démocratique en trompe-l’œil
Jean-François Bayart

Dans les années 1980, le monde a été balayé par une nouvelle « vague
démocratique », en particulier en Amérique latine et en Asie, qui n’a pas
tardé à ébranler les régimes autoritaires postcoloniaux. À l’épuisement
politique de ces derniers se sont ajoutées les transformations du système
économique et financier international dès lors que, dans la foulée des coups
d’État militaire au Chili (1973) et en Turquie (1980), le keynésianisme a cédé
la place au néolibéralisme et au « consensus de Washington » noué entre les
principaux bailleurs de fonds. L’orthodoxie financière et monétariste de
l’école de Chicago que ceux-ci ont imposée par la force à la gauche et au
mouvement syndical, la victoire électorale de Margaret Thatcher en Grande-
Bretagne (1980) et de Ronald Reagan aux États-Unis (1981) ont ouvert la
voie à la mise en œuvre de « programmes d’ajustement structurel » par le
Fonds monétaire international et la Banque mondiale dans la plupart des pays
anciennement colonisés que la chute des cours des matières premières avait
plongés dans une grave crise d’endettement, après l’euphorie de la croissance
du début des années 1970. Même l’Inde, farouchement protectionniste, se
résolut à de premières mesures de libéralisation économique en 1991.
Simultanément les contre-modèles socialistes ne paraissaient plus pouvoir
fournir de politiques de substitution : l’URSS s’enfonçait dans la stagnation
et la guerre en Afghanistan, et la Chine, sous la houlette de Deng Xiaoping,
tournait la page de la Révolution culturelle et se convertissait au « socialisme
de marché » (1978).
La libéralisation économique a eu des conséquences politiques diverses
en Afrique. Certains chefs d’État ont été suffisamment habiles pour la
retourner contre les « barons » de leur régime qui lorgnaient sur leur
succession, comme en Côte d’Ivoire. Mais en asséchant le financement
public de la santé et de l’éducation et en provoquant la dislocation de filières
agricoles ou d’industries jugées insuffisamment compétitives, les
programmes d’ajustement structurel ont aggravé l’inégalité sociale et le
chômage. Le mécontentement populaire qui a suivi a donné lieu à des
manifestations, des grèves, des émeutes, voire des insurrections, comme en
Algérie en 1988, et à des révolutions de palais, comme en Tunisie en 1987.
Les mesures de décompression et de libéralisation politique n’ont pas suffi à
rétablir la paix sociale, et des processus de démocratisation se sont engagés,
parallèlement à ceux qu’entraînait en Europe centrale et orientale le
démantèlement de l’URSS. Le multipartisme s’est généralisé au début des
années 1990.
L’influence de la chute du mur de Berlin sur cette évolution s’est moins
fait sentir sur les sociétés africaines elles-mêmes que sur la politique des pays
européens – notamment de la France – à leur égard. Le président François
Mitterrand s’est vu obligé d’approuver du bout des lèvres la démocratisation
du continent lors du sommet franco-africain de La Baule (1990), compte tenu
de la propagation des conférences nationales (CNS) et du rétablissement du
multipartisme dans de nombreux pays. Pourtant, au sud du Sahara, les
événements d’Europe centrale et orientale ont moins frappé les esprits que le
renversement du président Habib Bourguiba en Tunisie, la reconnaissance du
Front islamique du salut (FIS) et la tenue d’élections libres en Algérie ou la
libéralisation de la monarchie marocaine du vivant même du roi Hassan II.
Surtout, en Afrique du Sud, la fin de la guerre froide a poussé le Parti
national à un compromis avec le Congrès national africain (ANC), à la
libération de Nelson Mandela et au démantèlement de l’apartheid (1990-
1994).
En Asie du Sud-Est et de l’Est la nouvelle configuration du système
international a accompagné la chute des régimes autoritaires aux Philippines
(1986), en Corée du Sud (1997), en Indonésie (1998), ainsi que la
démocratisation de Taïwan (2000). Mais la nomenklatura communiste s’est
accommodée de la libéralisation économique au Vietnam, au Laos et même
au Cambodge, où une fraction des Khmers rouges a contracté une alliance
avec Hanoï pour renverser le régime de Pol Pot en 1979, s’emparer du
pouvoir sous le couvert d’un accord de paix et d’un multipartisme en trompe-
l’œil et faire main basse sur l’économie nationale grâce à une politique
d’orientation néolibérale. À l’opposé du spectre idéologique, les régimes
autoritaires et anticommunistes de Malaisie, de Birmanie et de Singapour se
sont également maintenus.
Les espoirs soulevés par la « vague démocratique » se sont vite dissipés.
Sur le continent africain, les tenants du pouvoir ont conçu des stratégies
sournoises de restauration autoritaire grâce aux ressources financières qu’ils
avaient accumulées en plusieurs décennies de pillage de l’État, à leur contrôle
des services de sécurité ou de l’armée et à leur manipulation du multipartisme
pour diviser l’opposition, selon une vieille technique de l’administration
coloniale face aux mouvements nationalistes, dans les années 1950. La
résistance des régimes en place a souvent radicalisé l’opposition et provoqué
le déclenchement de rébellions ou de guerres civiles que les autorités n’ont
pas hésité à instrumentaliser pour légitimer leur domination, comme en
Algérie après le coup d’État de 1991. Surtout, les effets conjugués de la
libéralisation économique et du suffrage universel ont bouleversé la vie
politique en remettant en cause les contours de la citoyenneté et en donnant à
la compétition électorale de nouveaux enjeux, notamment d’ordre foncier.
Les questions du droit de vote et du droit de propriété se sont posées de
manière plus aiguë qu’auparavant, sous la forme d’un jeu à somme nulle
entre les protagonistes. En conséquence, la problématique de l’autochtonie
s’est imposée dans le jeu électoral en donnant lieu à des opérations de
purification ethnique, voire, au Rwanda, à un génocide (1994), et à des
guerres civiles.
Sur les décombres de l’empire ottoman et des empires coloniaux l’État au
Moyen et Proche-Orient s’est de plus en plus confessionnalisé au prix de
conflits sanglants comme en Irak, en Syrie ou au Yémen. Les régimes
démocratiques du Liban et d’Israël n’ont pas fait exception. Les « printemps
arabes » de 2011 ont fait long feu sous la pression de stratégies de
restauration autoritaire brutale, notamment en Égypte, en Tunisie, au Soudan,
ou ont tourné à la guerre civile, comme en Libye.
L’Inde a elle aussi démontré, avec l’ascension et l’arrivée au pouvoir du
BJP, le parti hindou fondamentaliste, en 2014, comment la libéralisation
économique faisait bon ménage avec l’identitarisme politique. En Birmanie et
au Sri Lanka, ce dernier triomphe pareillement au bénéfice de la majorité
bouddhiste et au détriment des minorités musulmanes ou hindouistes. Au
Pakistan, l’État favorise les courants deobandi et ahli-hadith du sunnisme et
relègue les chiites, les Ahmadi et les Barelwi dans une condition subalterne.
De même, en Malaisie, le régime autoritaire de l’United Malays National
Organization (UMNO), qui est parvenu à rester en place après une période de
turbulences, privilégie les musulmans aux dépens des hindous et des Chinois,
ce qui avait déjà entraîné le retrait de la fédération de Singapour (1965).
L’immensité et l’hétérogénéité de l’Indonésie rendent plus complexe
l’asymétrie ethno-religieuse de l’État postcolonial, mais la Reformasi de 1998
n’a pas entamé l’ascendant des élites musulmanes sur le système politique.
Aux Philippines, la démocratisation a reconduit la centralité de l’oligarchie
politique catholique et poussé à la dissidence des mouvements armés se
réclamant de l’islam, notamment sur l’île de Mindanao.
Ce mélange de jeu électoral au suffrage universel et de particularismes
ethno-religieux a progressivement dévoyé la démocratie et généralisé la
criminalisation de la scène politique, tout en consacrant la prééminence de
dynasties historiques ou de bandes familiales nouvelles venues, enclines au
populisme et à la violence politique, comme au Sri Lanka et aux Philippines.
Dans tous ces cas de figure, la libéralisation économique, couplée ou non
avec la démocratisation relative des institutions politiques, a ouvert la voie à
la « privatisation » des États postcoloniaux et à un chevauchement croissant
des positions de pouvoir et de l’accumulation de biens, sous-jacent à la
formation d’une classe dominante. La dénonciation de la « corruption » ou
les alarmes sur la « faillite » de l’État se méprennent sur la teneur des
processus politiques en cours. Derrière le discours emphatique sur
l’« émergence » du Global South, l’État postcolonial « périphérique » ne s’est
nullement émancipé de sa dépendance financière et politique, même si le
« centre » du système international s’est déplacé vers de nouveaux acteurs, à
commencer par la Chine. Plus que jamais les anciennes métropoles coloniales
et les institutions multilatérales donnent la priorité à la « stabilité » sur la
« bonne gouvernance » et a fortiori la démocratie. Le paradoxe de cette
dernière est d’avoir été le vecteur d’une aliénation croissante de la
souveraineté de l’État postcolonial par le recours à la « conditionnalité » en
matière financière, ou au nom de la lutte contre le « terrorisme » et
l’« immigration ».
La France continue ainsi de multiplier les interventions militaires au sud
du Sahara et de cautionner l’autoritarisme soixante ans après la
décolonisation, malgré ses promesses réitérées de réformer sa politique, d’un
président de la République à l’autre. Jouant un rôle moteur dans le
renversement du colonel Kadhafi en 2011, elle a déstabilisé l’ensemble du
Sahel en s’impliquant (et s’embourbant) au Mali et en reconduisant sa vieille
alliance avec le régime d’Idriss Déby au Tchad. Depuis 1991, les États-Unis
n’ont pas non plus hésité à envahir l’Afghanistan, l’Irak et une partie de la
Syrie pour faire valoir leurs intérêts, sans être en mesure d’y instaurer une
Pax Americana. Ce faisant, ils ont ouvert la voie à l’ingérence militaire de la
Russie et de la Turquie en Syrie, en Libye, en Centrafrique et en Somalie et
encouragé l’influence politique et financière des pétromonarchies au Moyen-
Orient et dans l’ensemble de l’Afrique.
Rien de très nouveau sous les « soleils des indépendances » (Ahmadou
Kourouma), sinon un creusement continu de l’inégalité sociale et une
exacerbation de la violence que peine à dissimuler le paravent
démocratique…

BIBLIOGRAPHIE

Richard BANÉGAS, La Démocratie à pas de caméléon. Transition et


imaginaires politiques au Bénin, Paris, Karthala, 2003.
Jean-François BAYART, L’Énergie de l’État. Pour une sociologie historique
et comparée du politique, Paris, La Découverte, 2022.
—, « Retour sur les Printemps arabes », Politique africaine, vol. 133, no 1,
2014, p. 153-175.
Romain BERTRAND, Indonésie : la démocratie invisible. Violence, magie et
politique à Java, Paris, Karthala, 2002.
Béatrice HIBOU, La Force de l’obéissance. Économie politique de la
répression en Tunisie, Paris, La Découverte, 2006.
« Un signal lumineux que nous lançait
l’avenir » : une philosophie
des conférences nationales souveraines
Job Ikama

Au début des années 1990, des « assises sans pareil » s’emparent d’une
partie de l’Afrique francophone. De grandes rencontres citoyennes se
déroulent dans plusieurs anciennes colonies françaises d’Afrique comme le
Bénin, le Congo, le Gabon, le Mali, le Niger, le Tchad, le Togo – et au
« Zaïre », ancienne colonie belge et actuelle République démocratique du
Congo. Ces états généraux, se déclarant souverains et appelés les
« conférences nationales africaines » (CNS), sont pensés et mis en œuvre
comme des concertations ou des discussions inclusives impliquant tous les
acteurs de la vie socio-politique, économique et culturelle des pays qui les ont
accueillies : anonymes, activistes, intellectuels, dirigeants, religieux,
membres des diasporas, hommes d’État ou d’appareil. Apparues dans des
pays gouvernés par des partis uniques, les CNS sont d’abord la conséquence
des nombreux mouvements de contestation auxquels ont été confrontés les
régimes autoritaires africains à partir des années 1980. Ces « mobilisations
exceptionnelles » témoignent du désenchantement des décennies qui ont
succédé aux indépendances des années 1960. Elles dénoncent la répression,
les inégalités économiques et sociales, les pratiques de prédation des
richesses nationales par des élites dirigeantes, mais aussi l’absence de liberté
d’expression et les exactions de toutes sortes (enfermements arbitraires,
assassinats…) instituées comme mode de gouvernement. Au moment où des
bouleversements politiques entraînent la fin des régimes dictatoriaux
d’Europe de l’Est, les sociétés africaines se mobilisent pour la justice sociale
et affirment leur désir de poser les fondations d’un État de droit véritable, en
s’engageant dans la rédaction de nouvelles Constitutions.
Un penseur camerounais a tenté de donner la pleine mesure de cet
événement politique de l’Afrique postcoloniale. Dans une série d’articles,
dont une partie a été publiée en 1991 dans le journal camerounais Le
Messager, fondé en 1979 par le journaliste engagé Pius Njawé, regroupés en
2009 dans le livre Les Conférences nationales en Afrique noire. Une affaire à
suivre, le philosophe Fabien Eboussi Boulaga endosse l’habit du journaliste –
la philosophie ayant pour tâche d’élucider les temps actuels : « Nous avons
cru […] voir [dans les CNS] un événement politique et philosophique des
plus considérables de notre histoire consciente. » En dépit des appréciations
diverses qu’elles ont suscitées, les CNS, notamment celle qui s’est tenue au
Bénin de février 1990 à août 1991, sont, pour le philosophe, des formes
inédites de contestation de ce que les indépendances africaines avaient
d’illusoire. À la question : « Les indépendances ont-elles marqué une coupure
radicale […] avec ce qu’il faut bien appeler l’aliénation coloniale ? », le
philosophe répond par la négative.
Une lecture proprement philosophique des CNS permet d’éviter la
banalisation de leur sens profond. Il faut pouvoir s’écarter d’un regard
exclusivement journalistique, d’une part, survolant les faits ou à la recherche
d’une nouveauté sensationnelle, mais aussi d’une approche simplement
politique, d’autre part, jugeant systématiquement les CNS d’après leurs
résultats (or, le multipartisme qui en découla fut souvent de façade et les
nouvelles Constitutions rédigées peu adaptées à chaque contexte singulier de
transition démocratique). Les considérer philosophiquement, c’est pourtant
saisir « l’éclairage qu’[elles jettent] sur la destinée des peuples africains qui
essaient de se reconstruire et de se donner un autre futur après les
cataclysmes coloniaux et les tragédies postcoloniales », pour reprendre des
termes du philosophe Kasereka Kavwahirehi. Les CNS apparaissent ainsi
comme « l’expression d’une aliénation totale » mais également comme « une
protestation radicale contre elle », affirme Boulaga. C’est en les interprétant
par le bas, c’est-à-dire à partir du point de vue de « l’homme du dernier
rang », confronté aux formes multiples de la violence, de l’asservissement et
de la déshumanisation, que les CNS se révèlent un moment de réparation
historique, constituant le point de départ d’une refondation du politique en
Afrique postcoloniale. Lieu de délibérations intenses, elles ouvrent un espace
de transition pour restaurer la crédibilité manquant aux États souverains nés
des indépendances, « États sans citoyens » minés par le mensonge et
l’arbitraire.
Ainsi le sens philosophique profond des CNS se manifeste dans la
capacité d’auto-enchantement de la vie, propre à tout collectif humain. En
condamnant les exactions d’États autoritaires et en rétablissant la confiance
comme principe d’adhésion à toute institution, elles appellent les pouvoirs
politiques postcoloniaux à défendre, comme fin ultime, la dignité humaine.
Les CNS ont ainsi, selon les mots de Boulaga, « le caractère d’un
commencement, qui est un recommencement ». Contre la violence des
processus coloniaux européens qui ont traversé le XIXe et le XXe siècle, les
indépendances africaines des années 1960 ont pu apparaître comme une
première tentative d’enchantement du politique. Confronté à leur échec, ce
travail a dû être recommencé – ce que symbolisent les palabres de la décennie
1990, initiées par les peuples africains eux-mêmes. À rebours des
déconvenues politiques qu’elles ont pu entraîner, il faut ainsi persister à les
comprendre et à les lire, nous dit Boulaga, comme « un signal lumineux que
[…] lançait l’avenir ».

BIBLIOGRAPHIE
Eboussi BOULAGA F., Les Conférences nationales en Afrique noire. Une
affaire à suivre, Paris, Karthala, 2009.
Kasereka KAVWAHIREHI, « Fabien Eboussi Boulaga et la fécondité de
l’événement. Question de méthode », dans le dossier « Eboussi Boulaga.
Défaites et utopies », Politique africaine, no 164, 2021/4, p. 17-36.
Nadia Yala KISUKIDI (dir.), dossier « Eboussi Boulaga. Défaites et utopies »,
Politique africaine, no 164, 2021/4.
La francophonie, pilier de la diplomatie
Frédéric Turpin

La Francophonie multilatérale a longtemps été perçue comme un


instrument au service de la France, lui permettant de maintenir son influence
sur son ancien empire colonial. Les critiques de la Francophonie comme
construction institutionnelle se sont évertués à y voir une marque du
« néocolonialisme » français fondé sur l’exploitation de la langue léguée par
le colonisateur. C’est ce qu’a notamment illustré la polémique entre le
secrétaire général de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF),
Abdou Diouf, et quarante-quatre poètes, artistes et écrivains francophones,
auteurs d’une tribune dans Le Monde du 15 mars 2007 comparant la
Francophonie à « de la lumière d’étoile morte ».
Ce sont pourtant les États africains, anciennement colonisés, à l’instar du
Sénégal ou du Niger, qui ont été les initiateurs persévérants de cette
construction multinationale. Les relations franco-africaines des années
postérieures aux indépendances s’inscrivent dans des coopérations bilatérales
étroites, tant du point de vue politique que militaire, économique ou culturel.
De plus, les dirigeants africains des indépendances constituent une génération
profondément marquée par la langue et la culture françaises. Ces nouveaux
États africains ont un besoin vital de l’aide de la France et ils entendent bien
en conserver les bénéfices. C’est pourquoi l’un des « pères de la
Francophonie », le président sénégalais Léopold Sédar Senghor, propose, dès
la fin de la guerre d’Algérie, de multilatéraliser la coopération franco-
africaine. Devant la fin de non-recevoir de la France ainsi que des présidents
camerounais Ahmadou Ahidjo et mauritanien Mouktar Ould Daddah, il
défend, à partir de 1964, avec les présidents tunisien Habib Bourguiba et
nigérien Hamani Diori, un projet de Communauté francophone.
La France du général de Gaulle se montre longtemps réticente envers ce
projet. Elle ne veut pas donner l’impression d’en revenir à une forme
actualisée de la défunte Communauté franco-africaine, dernier avatar de son
empire colonial. De plus, les leviers de son influence sur son « pré carré »
africain passent par les accords de coopération bilatérale et non par la formule
d’une organisation multilatérale. Ce n’est donc qu’en 1969 que les dirigeants
français se rallient au principe puis à la création, en 1970, de l’Agence de
coopération culturelle et technique, première organisation francophone de
coopération intergouvernementale. Mais ils en restreignent les missions à une
coopération multilatérale dans les domaines linguistique et culturel, bien loin
du grand projet politique de Senghor et de Diori.
Des indépendances jusqu’au milieu des années 1990, la Francophonie
multilatérale reste ainsi essentiellement, pour la France, un appendice de sa
politique africaine et de sa politique en faveur de l’émancipation du Québec.
Et ce malgré les tentatives, en 1979-1980, du président Senghor, appuyées
par le Premier ministre fédéral canadien Pierre Elliott Trudeau, de la faire
évoluer vers une grande organisation internationale de la Francophonie.
Avec la fin de la guerre froide, qui bouleverse les paradigmes des
relations franco-africaines, et l’accélération du processus de mondialisation,
la création d’une organisation de coopération intergouvernementale
francophone, à vocation politique et plus seulement linguistique et culturelle,
devient un enjeu en tant que tel. Pour peser dans l’espace-monde, il faut
désormais être en mesure de rassembler. L’intérêt d’une Organisation
internationale de la Francophonie à vocation politique apparaît comme une
nécessité.
Au cours des années 1990, la Francophonie connaît ainsi un véritable
approfondissement tant dans ses missions (plus politiques) que dans ses
structures (création de l’OIF) ainsi que par son élargissement à des pays
sortant du champ francophone traditionnel. En donnant une assise mondiale à
la Francophonie, cela permet de sortir du tête-à-tête franco-africain et
d’aborder de manière multilatérale – et plus seulement dans le cadre bilatéral
habituel – la question des droits de l’homme et de la démocratisation, à un
moment où les dirigeants africains en place sont fortement contestés et
engagés dans des processus de conférences nationales.
Sous les mandats présidentiels de Jacques Chirac (1995-2007) et ceux du
secrétaire général de l’OIF, l’ancien président sénégalais Abdou Diouf (2002-
2014), le lien entre politique africaine et Francophonie est probablement plus
étroit encore qu’il ne l’a été par le passé, mais pas dans le sens du maintien de
la Françafrique traditionnelle. Si la Francophonie politique devient un outil
multilatéral au service des intérêts de la France plus en phase avec le système
international post-guerre froide, elle est aussi un outil de « normalisation »
des relations franco-africaines. Celle-ci s’affirme non seulement dans un
cadre interétatique classique – qui reste toujours important voire privilégié
suivant les pays –, mais également par l’internationalisation croissante de la
politique française en Afrique en relation avec l’Union africaine, l’ONU et
l’Union européenne.
Mais la Francophonie du XXIe siècle, conçue comme un outil multilatéral
de la politique extérieure de la France, l’emporte nettement sur celle qui se
voulait principalement, au seuil des années 1990, un instrument de rénovation
des relations franco-africaines. Elle demeure un appui indispensable pour le
maintien du français comme langue de communication internationale. Elle
constitue un espace de solidarité politique qui permet à la France, sans être en
première ligne, d’aider à la prévention et à la sortie de crises, tout en œuvrant,
par sa pédagogie normative, au développement de la démocratie et des droits
de l’homme dans l’espace francophone. Enfin, elle forme un important relais
d’influence pour ses idées. Ce qui est essentiel à l’heure où son ambition
africaine demeure un élément majeur de son programme de puissance.
BIBLIOGRAPHIE

Frédéric TURPIN, La France et la Francophonie politique. Histoire d’un


ralliement difficile, Paris, Les Indes savantes, 2018.
—, « France-Afrique-Francophonie, de Charles de Gaulle à Jacques Chirac :
un triangle équilatéral ? », Relations internationales, no 188, 2021/4, « La
francophonie (I) : la construction d’un espace transnational, de la colonisation
à nos jours », p. 93-106.
Christian VALANTIN, Une histoire de la Francophonie (1970-2010). De
l’Agence de coopération culturelle et technique à l’Organisation
internationale de la Francophonie, Paris, Belin, 2010.
Visages de l’armée française en Afrique
depuis 1958
François Robinet

En 1972, les Éditions de Minuit rééditaient La Torture dans la


République de Pierre Vidal-Naquet. Dix ans après les accords d’Évian,
l’usage de formes de violences extrêmes par l’armée française en Algérie
continuait de susciter, ponctuellement, l’attention des médias et du public.
Ces critiques durables ont encouragé l’armée à concevoir, à partir de la
fin des années 1970, une stratégie de reconquête de l’opinion. Celle-ci s’est
déployée en prenant appui sur la dizaine d’interventions effectuées durant les
dernières années du mandat de Valéry Giscard d’Estaing. Tacaud, Caban,
Lamantin et Bonite sont les noms de cette reconquête et les anciennes
colonies françaises les terrains africains de redéploiement de la puissance
française.
Depuis l’époque des indépendances, la présence militaire constitue un des
piliers de la politique africaine de la France, un pilier relativement stable en
dépit de l’évolution des objectifs, des effectifs et des pratiques
professionnelles de l’armée française.
L’échec de la Communauté française contraint les autorités de la jeune
Ve République à inventer, dès le début des années 1960, un nouveau mode de
relation de la France à ses anciennes colonies, reposant sur le maintien, sur un
mode bilatéral, de liens diplomatiques, économiques et militaires étroits. Les
mandats de De Gaulle puis celui de Georges Pompidou sont marqués par les
efforts de stabilisation de l’influence militaire française en Afrique.
Secrétaire général de l’Élysée aux Affaires africaines et malgaches de
1960 à 1974, Jacques Foccart joue un rôle central dans la définition de ces
fondements. Il s’efforce de signer – dès 1960-1961 – avec les pays émancipés
de la tutelle française ou avec des pays où la France ambitionne de renforcer
sa présence (Rwanda, Burundi, Zaïre) des accords bilatéraux de défense et/ou
de coopération. L’objectif est de préserver l’influence française en Afrique
subsaharienne alors que l’exécutif craint son déclin à la suite de la perte de
l’Algérie.
Ces accords justifient le maintien d’un réseau de bases militaires. Trois
zones militaires d’outre-mer sont ainsi centrées sur Dakar, Brazzaville (puis
Libreville à partir de 1964) et Tananarive (jusqu’en 1973). À ces têtes de pont
s’ajoutent de nombreuses bases locales (Bangui, Fort Lamy, Djibouti…).
Cette présence est renforcée par un réseau de renseignement dense avec des
postes de liaison dans chaque capitale, l’implication des services de contre-
espionnage policier (DST) et l’intégration de militaires français à l’entourage
immédiat de certains présidents africains.
Si les interventions directes restent rares, l’armée française est mise en
alerte à Dakar en 1962, puis à Fort Lamy au Tchad en 1963. Il s’agit de
garantir aux présidents africains favorables aux intérêts français le soutien de
l’armée française en cas de troubles, de manifestations ou de révolutions de
palais. L’échec de Paris à prévenir le renversement du président congolais
Fulbert Youlou, en 1963, expliquerait, selon l’historien Jean-Pierre Bat,
l’intervention directe de Paris pour restaurer le président Léon M’Ba à
Libreville en 1964. Des officiers français organisent également au Cameroun
la répression du mouvement indépendantiste de l’Union des populations du
Cameroun (UPC) tandis que la France s’engage directement au Tchad lors de
l’opération Limousin (1969-1972). Les autorités françaises laissent cependant
Bokassa renverser David Dacko en 1966 en Centrafrique et ne peuvent
empêcher la mise à l’écart du président du Dahomey Christophe Soglo en
1967.
L’arrivée au pouvoir de Valéry Giscard d’Estaing entraîne l’éviction de
Jacques Foccart au profit de René Journiac. Ce dernier défend un
interventionnisme militaire plus marqué (Lamantin en Mauritanie, Tacaud au
Tchad, Bonite au Zaïre, à Kolwezi, Caban et Barracuda en Centrafrique) et se
montre moins préoccupé que son prédécesseur par l’inscription des
interventions militaires dans le cadre des accords de coopération et de
défense. Plus nombreuses, les interventions deviennent un des dispositifs
essentiels de la présence militaire française en Afrique au côté des forces
prépositionnées désormais regroupées au sein de quatre bases militaires
permanentes (Dakar, Libreville, Djibouti et Abidjan), du renseignement
militaire et de la coopération.
Cette inflexion se confirme sous le premier mandat de François
Mitterrand. La démission de Jean-Pierre Cot, ministre de la Coopération et du
Développement, qui tente un temps de réorienter la politique française en
Afrique, concrétise en décembre 1982 la victoire de la stratégie de défense du
« pré carré » français sur une vision tiers-mondiste des relations franco-
africaines. Près d’une vingtaine d’opérations militaires extérieures (Opex)
sont alors engagées en Afrique au cours des deux mandats de François
Mitterrand. La première concerne la Centrafrique en juillet 1981 (EFAO)
tandis que les dernières ont lieu au Rwanda en juin-août 1994 (Turquoise)
puis en Angola en mars 1995 (Unavem III). Plusieurs interventions ont pour
terrain le Tchad (Manta, Silure et le dispositif Épervier), qui occupe une place
centrale dans le dispositif français de l’époque alors que la Libye se montre
pressante pour le contrôle de la bande d’Aozou.
Ces orientations ont des conséquences désastreuses au Rwanda. À la suite
du déclenchement de la guerre civile entre l’État rwandais et le Front
patriotique rwandais en octobre 1990, François Mitterrand et son état-major
font le choix d’engager plusieurs compagnies sur le terrain aux côtés des
Forces armées rwandaises (FAR), de créer des détachements d’assistance
militaire et d’instruction (DAMI) pour assurer la formation des FAR et de la
gendarmerie rwandaise, de cautionner le soutien de généraux français à l’état-
major de l’armée rwandaise et d’accélérer les livraisons d’armes au Rwanda.
Ces choix sont faits en dépit des informations alarmantes sur la situation de la
minorité tutsi et sur les massacres perpétrés notamment dans la région du
Bugesera.
Cet engagement français au cœur de l’Afrique aurait pu passer
relativement inaperçu. Cependant, lors des mois de mai-juin 1994, les alertes
de certaines organisations comme Médecins sans frontières, alors confrontées
à la cruauté du génocide des Tutsi, permettent de sensibiliser le public
français aux lourdes conséquences de la stratégie française au Rwanda.
L’exécutif a beau organiser l’opération « militaro-humanitaire » Turquoise en
juin 1994, la France et son armée se retrouvent durablement sur le banc des
accusés.
À la suite de ces événements, les voix des journalistes, des militants et
des experts du continent qui dénoncent la nature des engagements militaires
français en Afrique deviennent plus audibles (contre-sommet de Biarritz,
1994) et le terme « Françafrique » s’impose progressivement dans le débat
public français sous l’impulsion de François-Xavier Verschave, président de
l’association Survie. Ainsi, l’année 1994 constitue-t-elle à bien des égards un
tournant. Les compromissions françaises au Rwanda mais aussi, de manière
plus symbolique il est vrai, la dévaluation du franc CFA et l’enterrement de
Félix Houphouët-Boigny devant un parterre de ministres français, semblent
sonner l’acte de décès de la puissance militaire française en Afrique puisqu’il
n’est désormais plus possible pour la France d’intervenir de manière aussi
fréquente et peu justifiée que dans les années 1980.
Après la parenthèse du « ni ingérence ni indifférence » sous Lionel
Jospin, la guerre civile en Côte d’Ivoire marque cependant le retour d’un
interventionnisme français assumé. Lancée en septembre 2002, l’opération
Licorne vise à constituer une force d’interposition entre les belligérants. Dans
les faits, elle se trouve accusée par Laurent Gbagbo et ses partisans de
prendre parti en faveur des groupes rebelles qui contrôlent le nord du pays
autour de la capitale régionale Bouaké. Malgré l’activisme diplomatique du
ministre des Affaires étrangères Dominique de Villepin, les troupes et les
ressortissants français sont mis en difficulté en février 2003, puis de nouveau
en novembre 2004, à tel point que les médias français évoquent une véritable
« guerre franco-ivoirienne ».
Face à ce retour peu convaincant, les autres interventions des mandats
Chirac et Sarkozy s’effectuent soit dans la plus grande discrétion
(interventions en Centrafrique et au Tchad en 2006), soit sous la bannière de
l’Union européenne (Artémis à l’est du Congo, Eufor à la frontière du Tchad
avec le Soudan). La France s’efforce d’inscrire ses interventions dans le cadre
du multilatéralisme afin de ne pas s’exposer aux accusations de
néocolonialisme. Nicolas Sarkozy opte même pour une réduction du
dispositif français en Afrique avec la fermeture de la base de Dakar en 2011.
Alors que les forces françaises prépositionnées comptaient 30 000 hommes
au début des années 1960 et encore 15 000 à la fin des années 1980,
l’ensemble des forces françaises (forces prépositionnées et Opex) ne compte
en 2008 pas plus de 10 000 hommes.
Parallèlement à ces réorientations, l’armée française professionnalise sa
communication. Après les événements du Rwanda, le renseignement et
l’information revêtent un rôle stratégique renforcé : il s’agit, pour l’armée
française, d’être en mesure de contrôler le récit des guerres où elle est
impliquée. Ces progrès sont utiles lorsqu’il s’agit de contrer les accusations
de soutien apporté aux troupes d’Idriss Déby en février 2008 ou à celles
d’Alassane Ouattara en avril 2011. Maîtrise des termes, des images, des
zones accessibles aux journalistes vont de pair avec une communication
officielle centralisée qui vise à imposer l’image d’une armée française
constituée de professionnels engagés au service de la paix et des vies
précaires. L’efficience de cette communication n’empêche cependant pas la
résurgence de quelques scandales (fusillade de l’hôtel Ivoire et affaire Firmin
Mahé en Côte d’Ivoire, accusations de viols au Rwanda) dont l’écho reste, il
est vrai, limité, dans le débat public français.
Avec Serval au Mali (2013-2014), Sangaris en Centrafrique (2013-2016)
puis Barkhane au Sahel et au Sahara (2014-2022), la présidence de François
Hollande a semblé marquer un retour à l’interventionnisme français sur le
continent. Un interventionnisme affiché, revendiqué, considéré comme
nécessaire pour lutter contre le terrorisme islamiste international, a été
progressivement resserré sur le Mali et la zone sahélo-saharienne – et même,
depuis 2020, sur la zone dite des « trois frontières » – en lien avec les armées
nationales du G5 Sahel (Tchad, Mauritanie, Mali, Burkina Faso, Niger) ainsi
qu’avec des forces spéciales européennes (Task Force Takuba) et des troupes
onusiennes (Minusma au Mali).
Lors de son premier quinquennat, le président Emmanuel Macron a
recentré la stratégie de puissance française en Afrique sur les trois piliers que
sont l’économie, la francophonie et le rayonnement culturel, la force du
sentiment antifrançais ainsi que les échecs en Centrafrique et au Mali
semblant devoir conduire à une reconfiguration durable et profonde des
formes de la présence militaire française en Afrique.

BIBLIOGRAPHIE

Jean-Pierre BAT, Le Syndrome Foccart. La politique française en Afrique de


1959 à nos jours, Paris, Gallimard, coll. « Folio histoire », 2012.
Walter BRUYÈRE-OSTELLS, dossier « Outil militaire et influence française en
Afrique de 1960 à nos jours », Relations internationales, no 165, 2016/1, p.
156.
Yves GOUNIN, La France en Afrique. Le combat des Anciens et des
Modernes, Paris/Bruxelles, De Boeck, 2009.
François ROBINET, Silences et récits. Les médias français à l’épreuve des
guerres africaines, Bry-sur-Marne, INA Éditions, 2016.
Étienne SMITH (coord.), dossier « Guerres africaines de la France (1830-
2017). L’empire des armées », Les Temps modernes, no 693-694, 2017/2-3.
Bisesero ou la compromission avec
le génocide des Tutsi
Florent Piton

Le 1er septembre 2022, les juges d’instruction du pôle crimes contre


l’humanité du tribunal de grande instance de Paris prononçaient une
ordonnance de non-lieu dans l’enquête visant des responsables de l’armée
française pour les événements survenus à Bisesero à la fin du mois de
juin 1994, alors que s’achevait le génocide au cours duquel ont été assassinés
les trois quarts des Tutsi rwandais. Les plaintes à l’origine des investigations
avaient été déposées en février 2005 par six rescapés, mais les événements de
Bisesero étaient depuis longtemps au cœur des reproches faits à la France
pour ses compromissions et ses responsabilités dans le dossier rwandais.
Avant d’être liées à l’histoire de la France au Rwanda, les collines de
Bisesero sont d’abord un haut lieu de la résistance au génocide. Lorsque, au
milieu du mois d’avril 1994, les massacres commencent dans la préfecture de
Kibuye, sur les bords du lac Kivu à l’ouest du pays, elles deviennent un
espace-refuge d’où des milliers de Tutsi parviennent à repousser les attaques
des miliciens interahamwe. Durant les trois mois que dure le génocide, les
autorités administratives, militaires et politiques cherchent à briser cette
résistance. Le 12 juin, un mois après les assauts particulièrement meurtriers
des 13 et 14 mai qui font des milliers de victimes, le préfet de Kibuye
Clément Kayishema – condamné à la prison à perpétuité par le Tribunal pénal
international pour le Rwanda en 2001 – réclame dans un télégramme au
ministère de la Défense des munitions afin d’assister « pour la sécurité du
secteur de Bisesero […] la population […] déterminée à faire le ratissage
dans le cadre de la défense civile ». Contrairement aux affirmations de
l’administration évoquant de supposés infiltrés du Front patriotique rwandais
(FPR), ce sont bien les derniers survivants tutsi des collines de Bisesero qui
sont ciblés.
Mi-juin, la réalité du génocide commence à être reconnue par la
communauté internationale en même temps que la France fait l’objet de
mises en accusation de plus en plus franches pour son soutien au régime
rwandais, sous forme notamment d’assistance militaire, depuis le début de la
guerre et en dépit des premiers massacres en octobre 1990. Le 16 juin, Alain
Juppé publie dans Libération une tribune dont le titre, « Intervenir au
Rwanda », annonce l’opération Turquoise qui commence une semaine plus
tard. Lancée depuis les villes frontalières de Goma et Bukavu au Zaïre, cette
opération militaire est d’emblée suspectée d’ambiguïtés, soupçonnée d’être le
dernier acte d’un soutien indirect à un régime et une armée gouvernementale
en déroute face au FPR.
C’est dans ce contexte que survient le deuxième épisode majeur de
l’histoire de Bisesero. Le 27 juin, une patrouille de soldats de Turquoise se
rend sur place et découvre les civils menacés sur des collines parsemées de
cadavres : bien loin, donc, des rebelles infiltrés que croyait y trouver une
partie de l’état-major. Les responsables militaires sur place et à Paris restent
en effet enfermés dans une lecture des événements fixée sur le prisme de la
guerre interethnique, ne parvenant pas à saisir la dimension génocidaire des
massacres en cours. Il faut dès lors attendre trois jours pour que soit organisé
le sauvetage des rescapés de Bisesero, trois jours au cours desquels les tueries
redoublent d’intensité. Cet épisode qui aurait pu apparaître comme le point
d’orgue d’une opération militaire présentée comme une mission humanitaire
destinée à « sauver des vies », à en croire le compte rendu du Conseil des
ministres la veille du début de l’intervention, est devenu a posteriori le
symbole d’un échec à saisir la réalité du génocide alors en cours.
Aujourd’hui, le mémorial de Bisesero, le seul à avoir fait l’objet dans le
pays d’un parcours mémoriel monumental, fait partie d’un groupe de quatre
sites pour lesquels le Rwanda a déposé en 2019 une demande de classement
sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco. Jusqu’en 2010, les
commémorations s’y déroulaient le 13 mai, date associée à la fois à la
résistance et aux assauts décisifs au cours desquels périrent la plupart des
victimes réfugiées sur les collines. Elles ont par la suite été organisées dans la
nuit du 26 au 27 juin, façon d’insister sur la part française de l’histoire de
Bisesero, à une période où les relations entre les deux pays restaient
traversées de nombreuses tensions (Rémi Korman et Hélène Dumas).
Pourtant, c’est bien le 13 mai qu’en 2022 était inaugurée dans le dix-huitième
arrondissement de Paris une place Aminadabu Birara, présenté sur la plaque
de dénomination comme un « héros de la résistance à Bisesero », tué le
25 juin 1994, deux jours avant l’arrivée des premiers soldats de Turquoise.
Faut-il y voir le signe d’une mémoire franco-rwandaise apaisée après la
remise en mars 2021 du rapport de la commission Duclert, une commission
d’historiens mise en place deux ans plus tôt pour examiner les archives
françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi (1990-1994) ?
Reprenant une partie des conclusions de ce rapport, Emmanuel Macron
reconnaissait dans son discours du 27 mai 2021 à Kigali la « responsabilité
accablante » de la France « dans un engrenage qui a abouti au pire, alors
même qu’elle cherchait précisément à l’éviter ».
Cette dernière incise rappelle le fragile équilibre de la parole publique dès
lors qu’il s’agit de faire face au passé africain de la France, et ce alors même
que le Rwanda n’a jamais fait partie intégrante de l’empire colonial français.
Les événements de Bisesero et les mémoires qu’ils charrient n’en restent pas
moins un nœud au cœur de l’histoire franco-africaine de la fin du XXe siècle.

BIBLIOGRAPHIE
African Rights, Résistance au génocide. Bisesero, avril-juin 1994, Londres,
1995, <http://francegenocidetutsi.fr/documents/ResistanceAuGenocide.pdf>.
Commission de recherche sur les archives françaises relatives au
Rwanda et au génocide des Tutsi, La France, le Rwanda et le génocide des
Tutsi (1994-1994). Rapport remis au Président de la République le
26 mars 2021, Paris, Armand Colin, 2021, <https://medias.vie-
publique.fr/data_storage_s3/rapport/pdf/279186_1.pdf>.
Raphaël DORIDANT et François GRANER, L’État français et le Génocide des
Tutsis au Rwanda, Marseille, Agone, 2020.
Rémi KORMAN et Hélène DUMAS, « Espaces de la mémoire du génocide des
Tutsis au Rwanda. Mémoriaux et lieux de mémoire », Afrique
contemporaine, no 238, 2011, p. 11-27.
François ROBINET, « Les rescapés de Bisesero : résister, échapper, survivre
au génocide des Tutsi », AOC, 5 septembre 2022,
<https://aoc.media/analyse/2022/09/04/les-rescapes-de-bisesero-resister-
echapper-survivre-au-genocide-des-tutsi/>.
Sahel : les contradictions d’une politique
de grandeur
Ousmane Aly Diallo

En février 2022, l’État français annonce son retrait de l’opération


militaire Barkhane au Mali dans un délai de quatre à six mois. Cette annonce
intervient dans un contexte de tensions entre les deux pays, d’instabilité
institutionnelle au Sahel, liée aux coups d’État au Mali (2020 et 2021) et au
Burkina Faso (2022), et de déploiement au Mali du groupe de sécurité privé
Wagner, la branche militaire d’un conglomérat d’entreprises russes proches
des services secrets russes et du Kremlin, et alors active en Centrafrique, en
Libye et en Syrie. L’échec des initiatives politiques et militaires contre les
mouvements insurgés au cours des dix dernières années et le développement
d’un sentiment antifrançais qui a eu des conséquences politiques en 2021 au
Mali, au Niger et au Burkina Faso attestent un tournant géopolitique au
Sahel.
Les interventions militaires de la France dans ses anciennes colonies
innervent ses relations avec le continent africain. Depuis 1960, Paris a mené
près de cinquante interventions militaires sur ce continent, s’appuyant sur les
accords de défense et de coopération et sur les relations informelles entre les
élites franco-africaines qui privilégient la stabilité politique et la défense des
intérêts économiques français. À bien des égards, ce processus a pérennisé
l’hégémonie française dans ces espaces.
La « stabilisation » est le maître mot du discours justifiant les
interventions françaises au Sahel, allant du soutien au régime de François
Tombalbaye contre le Front de libération nationale du Tchad (Frolinat) en
1969 (opération Limousin/Bison) à l’opération Barkhane en 2013 ; cet
objectif a pourtant rarement été atteint. L’impératif a surtout contribué à
l’extraversion de régimes politiques contestés au niveau interne et à
l’instabilité institutionnelle. Il y a ainsi une constante dans les interventions
militaires de la France dans le Sahel, où sa présence participe à la politique de
grandeur promue par le général de Gaulle dès les années 1960.
Le Mali est l’épicentre de l’action française au Sahel entre 2013 et 2023.
Le premier régime post-indépendance à Bamako comptait parmi ses objectifs
le départ des militaires français alors présents sur son territoire, ce qui, en le
mettant en porte-à-faux avec les autorités sénégalaises, a contribué à
l’éclatement de la fédération du Mali en août 1960. Si un rapprochement
franco-malien s’est effectué sous la présidence de Moussa Traoré (1968-
1991), la crise politico-militaire de 2012 a favorisé le redéploiement de
troupes françaises au Mali et le développement d’une opération contre-
terroriste dans cinq pays du Sahel (Mali, Niger, Burkina Faso, Mauritanie et
Tchad) via l’opération Barkhane, celle-ci se distinguant des précédentes
interventions par sa volonté de multilatéralisme et même d’européanisation
de cette stratégie française.
La mondialisation et la démocratisation des régimes africains dans les
années 1990 ont conduit à une redéfinition des relations franco-africaines. Le
soutien aux acteurs africains et à la sécurité mondiale est au cœur de ces
nouvelles opérations, mais celles-ci occultent, au passage, l’importance des
dynamiques internes de contestation des régimes en place (comme au Tchad
ou en Centrafrique). La France et ses partenaires bilatéraux développent des
programmes de renforcement des capacités militaires avec certains pays
africains, afin de faciliter l’« africanisation » des opérations de maintien de la
paix. Le programme RECAMP (renforcement des capacités africaines de
maintien de la paix) développé par la France en 1998 reflète la tendance selon
laquelle les pays occidentaux, comme le Royaume-Uni et les États-Unis,
cherchent à renforcer la gestion des conflits par les pays africains et les
organisations multilatérales. Les adaptations récurrentes du programme dans
les années 2000 illustrent l’évolution de l’environnement sécuritaire du
continent. Malgré ces adaptations, les inégalités entre puissances et la défense
des intérêts stratégiques nationaux structurent ces relations.
Ainsi, les modèles informels restent au cœur de ces dynamiques,
justifiées par l’imminence de menaces sécuritaires pour les régimes sahéliens
et par la défense des principes démocratiques. Les logiques de soutien à
certains régimes persistent, comme avec l’intervention militaire de Barkhane,
en février 2019, suite à la requête d’Idriss Déby confronté à une rébellion,
apportant son soutien au régime de celui-ci et outrepassant ainsi son mandat
de lutte contre les groupes djihadistes. Ces contradictions sont inhérentes aux
guerres françaises au Sahel.
En dépit des changements, des continuités se décèlent entre Barkhane et
les premières interventions militaires dans la région. L’inégalité des relations
entre les partenaires étatiques et la marginalisation des voix nationales
demeurent une constante et constituent l’une des principales critiques contre
ces interventions. Dans ce contexte, la diplomatie d’influence de la Russie ou
de la Turquie parvient, avec peu de moyens en comparaison de la France, à
s’établir comme une alternative mettant en lumière les prémices d’un
réalignement géopolitique.

BIBLIOGRAPHIE

Bruno CHARBONNEAU, France and the New Imperialism : Security Policy in


Sub-Saharan Africa, Aldershot (R.-U.) / Burlington (VT), Ashgate
Publishing, 2008.
Marc-Antoine PÉROUSE DE MONTCLOS, Une guerre perdue. La France au
Sahel, Paris, J.-C. Lattès, 2020.
Nathaniel K. POWELL, France’s Wars in Chad : Military Interventions and
Decolonization in Africa, Cambridge, Cambridge University Press, 2020.
4

L’HISTOIRE DE LA COLONISATION
AUJOURD’HUI
Mémoires françaises de l’empire :
silences, controverses,
instrumentalisations
François Robinet

Le 24 mars 2005 s’affiche dans les colonnes du Monde une tribune titrée
« Colonisation : non à l’enseignement d’une histoire officielle ». Initié par les
historiens Claude Liauzu, Gilbert Meynier et Gérard Noiriel, le texte reproche
à la loi du 23 février 2005, dont l’article 4 appelle à ce que « les programmes
scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française
outre-mer », de vouloir imposer « une histoire officielle » porteuse d’un
« mensonge officiel sur des crimes, sur des massacres allant parfois jusqu’au
génocide, sur l’esclavage, sur le racisme hérité de ce passé ».
Abrogée par un décret du président Jacques Chirac en 2006, cette loi est
au cœur d’une controverse politique et médiatique sur la place du passé
colonial dans la société française, sur l’indépendance des historiens et sur les
formes d’instrumentalisation de l’histoire par l’État français et par certains
acteurs sociaux.
Au milieu des années 2000, le passé colonial revient dans l’actualité
politique française, sous la pression d’un certain nombre d’associations de
« rapatriés » et de nostalgiques de l’Algérie française. Marginaux dans les
années 1980 et 1990, ces groupes tissent des liens avec des parlementaires de
l’Union pour un mouvement populaire (UMP). Des députés UMP
introduisent des amendements présentant la colonisation française en termes
mélioratifs. Le 5 mars 2003, les députés Jean Leonetti et Philippe Douste-
Blazy déposent une proposition de loi qui stipule que « l’œuvre positive de
l’ensemble de nos citoyens qui ont vécu en Algérie pendant la période de
présence française est publiquement reconnue ». Quelques jours plus tôt, le
député Michel Diefenbacher a remis un rapport qui appelle à « parachever
l’effort de solidarité nationale envers les rapatriés » et à « promouvoir
l’œuvre collective de la France d’outre-mer ».
À la même période, des associations militantes comme les Indigènes de la
République ou le collectif Devoir de mémoire dénoncent la persistance au
sein de la société française d’un « imaginaire colonial » et en appellent à la
« décolonisation » d’une République française comparée à un État colonial.
C’est dans ce contexte politique que s’établit le consensus des historiens
sur l’abrogation de l’article 4. Pourtant, des divisions existent au sein des
chercheurs. Dans le texte d’une pétition publiée en décembre 2005, « Liberté
pour l’histoire », un groupe de dix-neuf historiens et historiennes (dont Pierre
Nora ou René Rémond) considère que la loi de février 2005, tout comme
celles du 13 juillet 1990, du 29 janvier 2001 et du 21 mai 2001 (dites « lois
mémorielles »), restreignent la liberté de l’historien, en faisant peser sur lui
un risque de sanction et en lui imposant « ce qu’il doit chercher et ce qu’il
doit trouver ». Publiée quelques jours plus tard autour de Gérard Noiriel et
Michèle Riot-Sarcey, la tribune « Vigilance sur les usages publics de
l’histoire ! » invite à distinguer les initiatives parlementaires visant à
instrumentaliser le passé de celles qui permettent de condamner le
négationnisme ou de favoriser la prise de conscience « des méfaits de
l’esclavage et de la colonisation ».
Depuis les indépendances, le passé colonial se trouve durablement absent
des discours officiels, des commémorations et de la carte des lieux de
mémoire importants en métropole. Pendant des années, la guerre d’Algérie, la
répression à Madagascar en 1947 ou la guerre conduite au Cameroun ne
bénéficient d’aucune reconnaissance officielle. Pour autant, bien avant les
vifs débats publics liés à la loi de 2005, les historiens ne cessent de travailler
sur ce passé. La relative marginalisation des historiens de la colonisation au
sein de l’espace académique français n’empêche pas l’éclosion, dans les
années 1990, d’une génération de chercheuses et de chercheurs nés après la
colonisation, qui éclairent de nombreuses dimensions du passé colonial de la
France. Différentes sommes sur le passé colonial, comme Le Livre noir du
colonialisme (2003), dirigé par Marc Ferro, ou Colonisation, droit
d’inventaire (2004), dirigé par Claude Liauzu, témoignent de ce renouveau
historiographique, qui se prolonge et s’affirme au début des années 2000.
L’exemple algérien est assez révélateur des ambiguïtés de la place du
passé colonial au sein de la société française avant le milieu des années 2000.
Jusqu’à cette période, de Gaulle et ses successeurs mènent une politique de
l’oubli. Difficile à assumer du fait des pratiques de l’armée française et de la
dimension très clivante de l’événement pour de nombreux acteurs (Algériens
ayant servi dans l’armée française ou harkis, « pieds-noirs », anciens du
contingent), le souvenir de la guerre d’Algérie ne fait l’objet d’aucune
politique publique de mémoire et se trouve enfoui par le recours à de
nombreux décrets et lois d’amnistie.
À intervalles réguliers, le souvenir de la guerre d’Algérie ressurgit malgré
tout dans le présent des Français. Au printemps 1972, lors du dixième
anniversaire de la fin de la guerre, les propos du général Massu légitimant la
torture suscitent les réactions indignées d’intellectuels. Pierre Vidal-Naquet
publie La Torture dans la République, 1954-1962 (1972). En dépit d’un
impact limité, des travaux d’historiens (Aux origines du FLN, de Mohammed
Harbi, en 1975) et des fictions (Avoir 20 ans dans les Aurès, de René Vautier,
en 1972) rencontrent un certain succès.
Dans les années 1990 et au début des années 2000, s’opère une forme
d’« accélération de la mémoire », selon les mots de Benjamin Stora. La
guerre d’Algérie est officiellement reconnue par l’État français en 1999.
L’année suivante, le général Aussaresses avoue « sans regrets ni remords »,
dans Le Monde, avoir torturé, tandis que la publication en 2001 de son livre
témoignage Services spéciaux. Algérie, 1955-1957 lui vaut une condamnation
pour « apologie de crimes de guerre ». La publication de la thèse de
Raphaëlle Branche en 2001 chez Gallimard ouvre la voie à un large
consensus quant à la reconnaissance des pratiques de torture mises en œuvre
par l’armée française.
Par leurs usages stratégiques de l’histoire pour sensibiliser l’opinion
publique, certains historiens œuvrent également, à partir du milieu des années
1990, à la résurgence du passé colonial au sein des débats publics qui
traversent la société française. Tel est le cas des initiatives du Groupe de
recherche Achac (Association Connaissance de l’histoire de l’Afrique
contemporaine) et de l’agence de communication Les Bâtisseurs de mémoire,
centrée sur la figure de Pascal Blanchard dont les travaux sur la propagande
et l’iconographie coloniales bénéficient d’une large diffusion tout en suscitant
des analyses très critiques de la part des historiens de la colonisation.
Cette effervescence autour du passé colonial tarde cependant à se traduire
en termes de politique publique de la mémoire à l’échelle nationale. Réclamé
de longue date par les associations de « rapatriés », un projet de mémorial
national de la France d’outre-mer est lancé par la municipalité de Marseille
en 2000, soutenu par l’État à partir de 2003, pour être finalement abandonné
en 2006. Quelques initiatives sont aussi prises en faveur des harkis avec la
création de la Journée du souvenir en 2001 et le choix du 25 septembre
comme journée commémorative officielle en 2002. En décembre 2002, à
Paris, Jacques Chirac inaugure le Mémorial national de la guerre d’Algérie et
des combats du Maroc et de la Tunisie. En 2004, le bicentenaire de la
naissance de Victor Schœlcher est inscrit à l’agenda des commémorations
officielles en même temps qu’est créé le Comité pour la mémoire de
l’esclavage.
La controverse sur la loi de 2005 contribue à accélérer le processus
collectif de remémoration du passé colonial. Dossiers de revues,
documentaires, expositions revisitent le passé colonial français, interrogent
les représentations de l’Afrique et des Africains, mettent en perspective le
rôle joué par la France en Afrique et dans le monde. Réactions et
publications, comme le Petit précis de remise à niveau sur l’histoire
africaine à l’usage du président Sarkozy (2009), s’enchaînent à la suite du
discours de Dakar prononcé par Nicolas Sarkozy en juillet 2007. Les
partisans d’une vision moderne et complexe d’une Afrique ancrée dans
l’histoire mondiale s’opposent au groupe des journalistes et essayistes
rattachés au courant « afropessimiste » (Pierre Péan, Stephen Smith). Des
luttes sont aussi observées entre des acteurs qui revisitent l’histoire coloniale
et postcoloniale française pour dénoncer une Françafrique néocoloniale et
ceux qui travaillent à la légitimation de la présence française sur le continent.
Dans le même temps, la diffusion des travaux des historiens de la
colonisation, la publication d’ouvrages grand public, le choix d’intégrer la
question coloniale au cœur des programmes de préparation aux concours de
l’enseignement en histoire permet une meilleure connaissance du passé
colonial. Bien que tardive, critique et parfois crispée, la réception française
des postcolonial studies bénéficie de la traduction d’ouvrages d’auteurs
importants, de la publication de numéros spéciaux de dossiers de revues
(Labyrinthe, Mouvements, Esprit) et de la redécouverte d’auteurs
anticoloniaux (Frantz Fanon, Albert Memmi, Aimé Césaire).
À droite et à l’extrême droite, le patriotisme sert de socle idéologique à
une véritable guerre culturelle appuyée sur des formes de révision de
l’histoire de France. Les ouvrages dénonçant la « repentance » se succèdent
au cœur des années 2000 (Jacques Paoli, Max Gallo, Pascal Bruckner).
Directeur général de la chaîne L’Histoire de 2007 à 2018 et conseiller de
Nicolas Sarkozy durant son mandat, Patrick Buisson incarne cette
mobilisation de l’histoire à des fins politiques. Auteur dès 1984 d’OAS :
Histoire de la résistance française en Algérie (aux éditions Jeune Pied-Noir),
les crimes de la colonisation font sous sa plume l’objet des mêmes formes de
déni (La Guerre d’Algérie, 2009) que le régime de Vichy ou la Vendée
révolutionnaire.
La période qui s’ouvre en 2017 avec l’élection d’Emmanuel Macron
semble constituer un tournant. Le 15 février 2017, alors candidat à la
présidentielle, il déclare lors d’un déplacement à Alger : « J’ai condamné
toujours la colonisation comme un acte de barbarie. Je l’ai fait en France, je
le fais ici. » Une politique mémorielle se met en place (Rwanda, Algérie,
Cameroun), défendant la nécessaire refondation du lien entre la France et
l’Afrique, alors que la contestation de la présence française se renforce au
Mali, en Centrafrique, au Burkina Faso. Des rapports d’historiens servent de
socle à des projets de rapprochements diplomatiques. Les faits d’histoire les
plus consensuels relèguent parfois à l’arrière-plan des discours officiels
certaines des dimensions les plus sombres des engagements français. Autant
de choix qui invitent à réinterroger les usages de l’histoire par le politique
comme un des enjeux majeurs des sociétés travaillées par leur passé colonial.

BIBLIOGRAPHIE

Romain BERTRAND, Mémoires d’empire. La controverse autour du « fait


colonial », Clamecy, Éditions du Croquant, coll. « Savoir/Agir », 2006.
Raphaëlle BRANCHE, La Guerre d’Algérie : une histoire apaisée ?, Paris,
Éditions du Seuil, coll. « Points », série « L’histoire en débats », 2005.
Catherine COQUERY-VIDROVITCH, Enjeux politiques de l’histoire coloniale,
Marseille, Agone, 2009.
François ROBINET, « Le rôle de la France au Rwanda : l’Histoire piégée ? »,
Revue d’histoire culturelle, 2021/2, en ligne :
<https://revues.mshparisnord.fr/rhc/index.php?id=890>.
Emmanuelle SIBEUD, « De la controverse autour des études postcoloniales à
l’histoire intellectuelle de la décolonisation en France », Diogène, 258-
260 (2-4), 2017, p. 96-109.
Le discours de Dakar ou le retour
de la « mission civilisatrice »
Mamadou Diouf

Le continent africain n’arrive pas à se défaire de l’imaginaire qui n’a


cessé de l’« inventer » ; il alimente une bibliothèque devenue une boîte à
outils pour décrypter l’Afrique en usant de telle ou telle bibliothèque, arabe,
rassemblée par les voyageurs et prédicateurs qui traversent le Bilad es Sudan
(le « pays des noirs ») – dont le plus célèbre est Ibn Battuta (1304-1377) –, ou
européenne et coloniale, datant en particulier du XIXe siècle. Chacune de ces
bibliothèques revendique l’universalité. C’est nourri de ces sources que
Nicolas Sarkozy, président français en visite à Dakar au Sénégal, prononce le
fameux « discours de Dakar » le 26 juillet 2007 à l’université Cheikh Anta
Diop, devant des étudiants, des enseignants, des politiques.
Une voix ferme, entre l’exhortation et l’admonestation, s’élève « avec
franchise » et « sincérité », destinée à un auditoire « d’amis ». Elle adopte le
rythme pédagogique de la prédication digne des théologies de la colonisation.
Le président français s’adresse à « l’homme africain » et aux « jeunes
d’Afrique ». Absentes, les femmes, écartés, les anciens. Le propos : l’Afrique
dans le temps du monde, l’intermédiation coloniale, les contraintes de
l’émiettement culturel et le « mystère africain » de l’unité culturelle. Sarkozy
égrène le récit singulier de la France en Afrique et de l’Afrique dans
l’imaginaire européen. Il convoque la figure de Léopold Sédar Senghor, pour
valider son point de vue. Il confirme ses engagements : le combat contre
l’immigration, le multiculturalisme et le communautarisme. Le contexte
d’élaboration, de circulation et de réception de ce discours est un
environnement européen dominé par la condamnation du multiculturalisme.
À l’opposé, le discours de Jacques Chirac prononcé un an plus tôt, le 20 juin
2006, lors de l’inauguration du musée du quai Branly, dégageait de
l’expérience esthétique des peuples non occidentaux « une leçon
d’humanité » indiquant qu’« aucun peuple, aucune nation, aucune civilisation
n’épuise ni ne résume le génie humain », y compris la France.
Nicolas Sarkozy recycle le langage de la « mission civilisatrice »,
opposant la magie à la raison, le mythe à la réalité, l’immigration à la nation
et l’innovation à la routine. Aux fautes de l’Occident, il oppose la « part de
responsabilité » de l’Afrique « dans son propre malheur » et témoigne des
bénéfices de la colonisation. Le discours expose « la réalité de l’Afrique »,
recense « le drame », « le défi », « le problème » de l’Afrique. Il inventorie
les raisons de la soustraction de « l’homme africain » aux valeurs de
« l’homme moderne ». En plus de Senghor, le plaidoyer convoque l’écrivain
Camara Laye, en se référant à l’imaginaire de son livre L’Enfant noir (1954),
pour certifier une trajectoire à l’issue de laquelle « l’enfant noir » pourra
émerger et « enfin » se sentir « un homme comme tous les autres hommes de
l’humanité ». Laye s’est pourtant aventuré, dans Le Regard du roi, à
recouvrir de couleurs la peinture ethnographique de l’Afrique, en exécutant
un décentrement et une reformulation des savoirs coloniaux. Il est l’avocat
« d’une culture africaine qui est son propre sujet » et « initie son propre
commentaire », pour reprendre les mots empreints d’admiration de Toni
Morrison [2001, p. xiii]. À l’Afrique figée du président Sarkozy, les
intellectuels noirs opposent la réalité de sociétés africaines complexes et en
mouvement qui transigent avec les flux et reflux de l’histoire et la
réinvention, l’abandon et le mépris des traditions. Ces interrogations
africaines s’opposent aux jérémiades sur la repentance. Elles explorent plutôt
le refus de la domination et les innovations et accommodations pour y faire
face. Elles mettent à l’épreuve les imaginaires coloniaux avec humour et
poésie, pour retourner les valeurs universelles à leur province, l’Europe.
L’anthropologue et militante pour les droits civiques, épouse du comédien et
activiste Paul Robeson, Eslanda Robeson ne souligne-t-elle pas avec malice,
dans Voyage africain (1945), que « la seule présence de l’homme blanc en
Afrique rend la préservation de la condition primitive des choses
impossible » [2020, p. 203] ?
Même si quelques soutiens se sont exprimés en Afrique et dans le monde,
nombreuses ont été les réponses, écrites ou orales, de dépit, de fureur et de
dédain, aux thèses et à la posture du président français. Académiques,
politiques et/ou esthétiques, elles interrogent fermement, et parfois de
manière érudite, les ressources mobilisées par ce discours. Vérités d’un autre
temps, celui de la mission civilisatrice et du paternalisme colonial, d’une
généalogie classificatoire de la condition humaine et de ses expressions
culturelles. Une « philosophie » dont le lexique et l’index, la mécanique et les
dispositifs furent dénoncés, dès la première moitié du XXe siècle, par des
intellectuels noirs francophones comme Aimé Césaire, Léopold Sédar
Senghor, Léon-Gontran Damas, Jane et Paulette Nardal, Suzanne Césaire et
tant d’autres.
La réponse la plus pertinente à Sarkozy n’était-elle pas tout simplement
de quitter dans le bruit et la fureur la salle de conférences, et de le renvoyer à
la bibliothèque des humanités noires/africaines, celles-ci attestant la diversité
et le pluralisme dans les temps du monde, de la modernité et de l’universel ?

BIBLIOGRAPHIE

Toni MORRISON, « Introduction », in Camara Laye, The Radiance of the


King, trad. angl. James Kirkup, New York, New York Review of Books,
2001 (Le Regard du roi, Paris, Plon, 1954).
Valentin -Yves MUDIMBE, L’Invention de l’Afrique. Gnose, philosophie et
ordre de la connaissance (1988), Paris, Présence africaine, 2021.
Eslanda ROBESON, Voyage africain (1945), trad. fr. Jean-Baptiste Naudy,
Paris, Nouvelles éditions Place, 2020.
De la difficulté d’enseigner le fait
colonial
Laurence De Cock

En 2016, une enquête inédite dirigée par Françoise Lantheaume et


Jocelyn Letourneau, et publiée sous le titre Le Récit commun. L’histoire
nationale racontée par les élèves, montrait que, dans les récits d’histoire de
France par 7 000 élèves âgés de 11 à 18 ans, le fait colonial brillait par sa
quasi-absence. Or ce dernier n’a jamais cessé d’être enseigné. Comment
expliquer ce paradoxe ?
Le roman national enseigné dans les classes depuis la fin du XIXe siècle,
que l’on connaît par la célèbre formule « Il y a deux mille ans, notre pays
s’appelait la Gaule et ses habitants les Gaulois », est, à bien des égards, un
récit colonial, tant le moment colonial y vient parachever la mission
universaliste de la nation française.
Le fait colonial dans le récit scolaire actuel est désormais dépouillé de
toute l’emphase civilisationnelle et du présupposé raciste qu’il véhiculait
dans le roman national. Il s’est aussi considérablement réduit au regard de la
précision que pouvaient avoir les pages d’un Malet-Isaac, cette série de
manuels de la première moitié du XXe siècle qui décrivaient dans les menus
détails les conquêtes du général Bugeaud, artisan des enfumades en Algérie,
jusqu’aux yeux bleus du résistant Abdelkader. Pour autant, l’enseignement du
fait colonial ne s’est jamais vraiment départi d’une utilité sociale aux yeux
des prescripteurs de programmes. Après la Seconde Guerre mondiale et avec
le début des décolonisations, il est mobilisé comme un prisme d’ouverture à
l’altérité culturelle, à la connaissance des autres civilisations, ou à l’éducation
au « tiers-monde ». Les années 1980 sont un premier tournant. La question de
l’immigration coloniale et postcoloniale s’impose progressivement dans les
débats publics et connaît une forme de culturalisation. Au ministère de
l’Éducation nationale, des questions émergent : faut-il enseigner le fait
colonial pour faciliter l’intégration de ces enfants ? Faut-il au contraire
minorer ces questions pour ne pas raviver des colères enfouies ? Les
discussions sont vives. La question est rapidement saisie par les enjeux
mémoriels. Cela ne cesse de s’intensifier dans les décennies suivantes, au
rythme de la sensibilisation de la mémoire coloniale dans l’espace public.
C’est pourquoi les années 2000 constituent un second tournant. Entre-temps,
la question religieuse, et principalement celle de l’islam, s’est greffée aux
débats sur l’immigration coloniale et postcoloniale. Entre-temps également,
les enfants héritiers de cette immigration, nés en France, ont fait connaître
leur volonté que cette histoire – la leur, disent-ils – soit reconnue comme une
part légitime du récit national. La question de l’intégration républicaine bat
son plein, prise en étau entre les affaires dites « du voile » (1989 et 2003) et
les résurgences des mémoires blessées de la guerre d’Algérie mais aussi de la
traite transatlantique. L’origine coloniale du racisme devient une entrée pour
interpeller le modèle républicain car le passé colonial touche en plein cœur le
consensus national-républicain, c’est-à-dire l’idée d’une République française
infaillible dans son rapport aux droits de l’homme et à l’universalisme.
L’enseignement du fait colonial passe sous surveillance sociale et politique et
devient une question socialement vive. Dès lors, les programmes scolaires
tentent de tenir un équilibre fragile entre une nécessaire proximité avec les
avancées historiographiques et une non moins nécessaire distance avec les
débats mémoriels. En 2008, les programmes de collège introduisent l’étude
de « la colonie ». Pour la première fois, les élèves français peuvent se
représenter la vie en situation coloniale, donc la co-présence des différentes
populations d’une colonie liées par un rapport de domination coloniale.
Jusque-là, ils n’étudiaient qu’une colonisation en mouvement : la conquête,
puis les décolonisations. Cependant, ils rendent l’étude de la guerre d’Algérie
facultative en laissant aux enseignants le choix entre cas algérien ou indien.
Au lycée, en 2012, la thématique des mémoires de la guerre d’Algérie entre
en terminale. Elle est aussi facultative mais a la grande originalité de traiter
des deux rives de la Méditerranée. En 2015 pour le collège puis 2019 pour le
lycée, les programmes sont réécrits. La guerre d’Algérie n’est plus du tout
mentionnée dans le premier, on se contente d’un exemple au choix de
décolonisation. Les mémoires de la guerre d’Algérie, elles, sont déplacées
dans l’enseignement de spécialité au lycée. La colonisation des XVe et
e
XVI siècles est présente dans le secondaire, mais garde le prisme des

« découvertes » qui minorent la place des autochtones. Le récit reste très


européo-centré. Quant à la traite transatlantique, plutôt bien enseignée depuis
la loi Taubira de 2001, elle perd en importance dans les derniers programmes
de 2015.
Ce jeu de vases communicants – ces apparitions-disparitions-
minorations – peut être interprété comme une stratégie d’aseptisation et de
refroidissement d’un contenu d’enseignement chaud. Il s’agit davantage
d’une tentative de consensus que d’une volonté de censure. Mais ces
hésitations témoignent aussi de la difficulté d’intégrer le fait colonial dans le
cadre d’un récit partagé qui serait autant national que mondial. Le passé
colonial apparaît encore comme un contenu additionnel. Ce faisant, les élèves
français passent à côté d’un pan entier de l’intelligibilité d’un monde qui s’est
construit, depuis cinq siècles, sur des fondations en grande partie coloniales.
D’où leurs difficultés à s’approprier la connaissance de ce passé.

BIBLIOGRAPHIE

Laurence DE COCK, Dans la classe de l’homme blanc. L’enseignement du


fait colonial en France des années 1980 à nos jours, Lyon, Presses
universitaires de Lyon, 2018
Françoise LANTHEAUME et Jocelyn LETOURNEAU (dir.), Le Récit du
commun. L’histoire nationale racontée par les élèves, Lyon, Presses
universitaires de Lyon, 2016.
Marie-Albane DE SUREMAIN, et al. (dir), Enseigner les colonisations et
décolonisations, Futuroscope, Réseau Canopé, 2016.
Mémoires de l’esclavage :
une perspective mondiale
Ana Lucia Araujo

L’esclavage et la traite atlantique des Africains sont des atrocités


commises à l’échelle transnationale. Cette tragédie provoque la dispersion de
millions d’Africains réduits en esclavage et de leurs descendants. Pour mieux
comprendre l’histoire et la mémoire de ces atrocités il faut tenir compte de
leurs similarités et de leurs particularités en adoptant une perspective
transnationale.
La mémoire collective de l’esclavage n’a jamais cessé d’exister en
Afrique, en Europe et dans les Amériques depuis que la traite atlantique des
Africains esclavisés a débuté à la fin du XVe siècle. Transmise par des groupes
de descendants des personnes réduites en esclavage, cette mémoire collective
s’est développée dès les années qui ont suivi l’émancipation, au cours du
e
XIX siècle, jusqu’à aujourd’hui. Une mémoire culturelle de l’esclavage a

survécu à travers les religions afro-américaines, les rituels, les festivals et la


culture matérielle préservée par les personnes asservies et leurs descendants
identifiés comme noirs. Après l’émancipation au XIXe siècle, une partie
significative des personnes affranchies continue à faire face à l’exclusion
sociale et économique. Leurs descendants s’engagent dès lors à préserver la
mémoire de l’esclavage en mettant en avant leur double identité, assignée et
embrassée, d’individus noirs, d’une part, et d’anciens esclaves ou
descendants d’esclaves, d’autre part. Aux Antilles britanniques et aux États-
Unis, la mémoire de l’esclavage reste active à travers l’organisation de défilés
et de festivals qui commémorent l’émancipation. Dans des pays comme le
Brésil, des cérémonies religieuses catholiques ou afro-brésiliennes célèbrent
des saints noirs et des divinités représentées comme des esclaves.
Avec la fin de la domination coloniale européenne en Afrique et dans la
Caraïbe, durant la seconde moitié du XXe siècle – et particulièrement après la
fin de la guerre froide – la mémoire collective de l’esclavage transmise par
des générations de personnes esclavisées devient une mémoire publique.
Cette mémoire sort de l’espace privé et familial et est prise en charge par des
groupes s’identifiant comme noirs et descendants d’esclaves qui inscrivent
désormais la mémoire de l’esclavage dans l’espace public des sociétés
américaines, européennes et africaines qui ont participé à la traite
esclavagiste. Dans des pays de l’Afrique de l’Ouest comme la République du
Bénin, le Sénégal et le Ghana, des efforts sont engagés pour rendre le passé
de la traite des esclaves visible dans l’espace public. Ces initiatives sont
étroitement liées à des agendas politiques nationaux qui visent à promouvoir
le tourisme et le développement économique.
La mémoire publique de l’esclavage se construit également en réaction à
l’exclusion sociale et économique à laquelle les personnes noires restent
confrontées dans les sociétés où l’esclavage et le colonialisme européen ont
existé. En Angleterre, des groupes de citoyens noirs résidant dans d’anciens
ports esclavagistes tels que Liverpool, Londres ou Bristol, dont le Kuumba
(un centre communautaire assistant la population noire de Bristol) et le
BSTAG (Bristol Slave Trade Action Group), exercent, avec le soutien
d’universitaires et de militants, des pressions sur les autorités publiques pour
qu’elles reconnaissent l’implication de la nation dans le commerce des
esclaves. Ces revendications mémorielles s’effectuent dans un contexte de
lutte contre le racisme et les brutalités policières. Profitant des festivals
publics associés à l’histoire de leurs villes, ces citoyens mettent en lumière
leur passé lié à l’esclavage. À Bristol et Liverpool, ils déplorent l’absence de
plaques explicatives dans les nombreux sites patrimoniaux associés à la traite.
À Bristol, plus particulièrement, ces acteurs sociaux dénoncent l’existence de
monuments érigés en hommage à des marchands d’esclaves comme Edward
Colston. Malgré ces efforts, la reconnaissance du passé esclavagiste
britannique dans l’espace public n’est partiellement obtenue qu’à la veille de
la commémoration du bicentenaire de l’abolition britannique de la traite en
2007, lorsque de nombreuses expositions muséales sont inaugurées au
Royaume-Uni.
La France suit une voie similaire. La mémoire publique de l’esclavage a
émergé non seulement à Paris, mais surtout à Nantes, Bordeaux et
La Rochelle, trois des plus grands ports esclavagistes français. En 1998, la
France commémore le cent cinquantième anniversaire de l’abolition de
l’esclavage. Pourtant, le rôle des personnes esclavisées dans la résistance à
l’esclavage et l’organisation des rébellions, comme la libération de Saint-
Domingue donnant naissance à Haïti en 1804, est largement ignoré. Ces
failles mémorielles encouragent des militants noirs et des collectifs tels que le
Comité Marche du 23 mai 1998 (CM98), le Collectif des filles et fils
d’Africains déportés (COFFAD) et le Collectif DOM (ou Collectif des
Antillais, Guyanais, Réunionnais et Mahorais) à dénoncer le racisme antinoir
sous-jacent à ces manifestations et à exiger que la France reconnaisse sa
longue histoire esclavagiste.
Le 21 mai 2001, la loi « tendant à la reconnaissance de la traite et de
l’esclavage en tant que crime contre l’humanité », dite loi Taubira, est
promulguée. Cette loi instaure, entre autres, en 2004, la création d’un Comité
pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage. Dans son premier rapport rendu
public en 2005, le comité formule plusieurs recommandations et propose de
faire du 10 mai (date de l’adoption de la loi Taubira par le Parlement) une
« Journée nationale des mémoires de la traite et de l’esclavage et de leurs
abolitions » qui, depuis 2006, est commémorée chaque année en France.
Cependant, au cours des années suivantes, certains départements et territoires
créent des fêtes et jours fériés qui correspondent aux commémorations
historiques de l’abolition de l’esclavage en Guadeloupe, à La Réunion, en
Guyane française et à Mayotte. Ces multiples commémorations reflètent la
diversité des identités et des revendications portées par des acteurs sociaux
dont les histoires s’inscrivent dans différentes régions de l’ancien empire
français. De même, des groupes de citoyens noirs français persistent à
demander aux autorités gouvernementales la construction de mémoriaux et de
musées traitant de l’histoire française de l’esclavage et de l’implication de la
France dans la traite atlantique. Certaines de ces demandes, couronnées de
succès, aboutissent à la création du Mémorial de l’abolition de l’esclavage à
Nantes et à des expositions permanentes sur la traite et l’esclavage au musée
d’Aquitaine, à Bordeaux, et au musée d’Histoire de Nantes.
C’est aussi au cours des années 1990 que la mémoire publique de
l’esclavage s’intensifie au Brésil et aux États-Unis. Le Brésil a importé près
de 5 millions d’Africains esclavisés. Le pays fut également le dernier à abolir
l’esclavage dans les Amériques et compte la plus grande population
d’ascendance africaine après le Nigeria, le pays africain le plus peuplé. La fin
de la dictature civile-militaire (1964-1985) favorise la réémergence du
mouvement noir brésilien. Bien que le racisme soit un trait saillant de la
société brésilienne depuis la période coloniale, l’idéologie de la démocratie
raciale, qui a promu l’idéal selon lequel des relations raciales harmonieuses
prévalaient dans le pays, ainsi que les régimes dictatoriaux successifs qui ont
émergé au cours du XXe siècle ont empêché les Brésiliens noirs de dénoncer
les inégalités raciales du pays. À la fin des années 1980, la montée de la
mémoire publique de l’esclavage est étroitement associée à la lutte contre le
racisme. La Constitution brésilienne de 1988 criminalise le racisme et
accorde des droits fonciers aux communautés noires issues de l’esclavage.
L’année 1988 est une année cruciale pour les débats liés à l’histoire de la
traite et de l’esclavage alors que le pays commémore le centenaire de
l’abolition de l’esclavage. On rend hommage à Zumbi, le leader du quilombo
de Palmares, la plus grande communauté d’esclaves fugitifs dont l’existence,
au cours du XVIIe siècle, fut la plus longue de l’histoire du pays. Les débats
publics soulignent également la nécessité de reconnaître l’histoire de la
population d’ascendance africaine du pays. Ce qui conduit à la promulgation
d’une législation fédérale en 2003, rendant obligatoire l’enseignement de
l’histoire et de la culture afro-brésiliennes dans les programmes scolaires.
Dans de nombreuses villes brésiliennes, telles que Rio de Janeiro et Salvador,
les commémorations de l’esclavage soulignent souvent les racines africaines
du pays, à travers des initiatives telles que des défilés, des festivals, des
spectacles de danse et de musique, des cérémonies religieuses et, plus
récemment, des expositions muséales.
Après l’abolition de l’esclavage aux États-Unis en 1865, les personnes
affranchies s’engagent à organiser des commémorations ainsi qu’à préserver
les cimetières et sites patrimoniaux où leurs ancêtres ont vécu et travaillé
pendant la période esclavagiste. Mais, avec la défaite de la Reconstruction –
période de quinze ans qui suit la fin de l’esclavage pendant laquelle les
Africains-Américains ont eu accès à la citoyenneté – et la montée en
puissance de la ségrégation raciale à la fin du XIXe siècle, les traces du passé
esclavagiste du pays sont progressivement effacées de l’espace public. Ce
contexte change avec le mouvement des droits civiques dans la période qui
suit la Seconde Guerre mondiale. Les Africains-Américains réclament une
reconnaissance de l’histoire de l’esclavage et du combat pour la liberté mené
par leurs ancêtres. À l’aube du XXIe siècle, diverses initiatives témoignent de
cette reconnaissance, comme la création de monuments honorant des
hommes et des femmes esclaves tels que Frederick Douglass, Sojourner
Truth et Harriet Tubman, ou encore la curation d’expositions muséales sur
l’esclavage. La montée du mouvement Black Lives Matter en 2013 a un
impact puissant sur la lutte contre le racisme. Pourtant, les batailles pour la
reconnaissance publique de l’esclavage restent intenses. Notamment lorsque,
en 2016, des citoyens africains-américains, par le biais de diverses sections
du Black Lives Matter, protestent contre l’existence de monuments célébrant
la suprématie blanche, des groupes suprémacistes et pronazis, de plus en plus
visibles dans le pays, défendent les monuments et symboles pro-
esclavagistes. Malgré ces oppositions, des dizaines de monuments confédérés
honorant les hommes blancs qui se sont battus pour maintenir l’esclavage aux
États-Unis sont déboulonnés.
Malgré des contextes différents, dans les diverses sociétés où l’esclavage
a existé, la reconnaissance publique et officielle de l’esclavage est
étroitement associée à la lutte contre le racisme et la suprématie blanche, des
idéologies qui ont justifié l’exclusion sociale et économique des descendants
des affranchis. Au cours des dernières décennies, la mémoire publique de
l’esclavage n’a cessé de se développer, témoignant du fait que les tentatives
de réduire les acteurs sociaux noirs au silence sont demeurées, jusqu’à ce
jour, infructueuses.

BIBLIOGRAPHIE

Ana Lucia ARAUJO, Public Memory of Slavery : Victims and Perpetrators in


the South Atlantic. Amherst, Cambria Press, 2010.
—, Slavery in the Age of Memory : Engaging the Past, Londres, Bloomsbury,
2020.
Christine CHIVALLON, L’Esclavage, du souvenir à la mémoire. Contribution
à une anthropologie de la Caraïbe, Paris, Karthala, 2012.
Crystal Marie FLEMING, Resurrecting Slavery : Racial Legacies and White
Supremacy in France, Philadelphie, Temple University Press, 2017.
Renaud HOURCADE, Les Ports négriers face à leur histoire. Politiques de la
mémoire à Nantes, Bordeaux et Liverpool, Paris, Dalloz, 2014.
De l’anticolonialisme aux études
postcoloniales
Christine Chivallon et Jean-Pierre Dozon

Alors que la remise en cause de l’esclavage se fait entendre au cours du


e
XIX siècle, la critique du colonialisme qui lui est pourtant liée émerge
véritablement en France après la Première Guerre mondiale, à la faveur des
convergences entre les milieux artistiques et littéraires puisant leur inspiration
dans l’effervescence du mouvement désigné à l’époque par l’appellation
d’« Arts nègres ». Ce « Paris noir » est essentiel à situer pour comprendre
l’évolution des idées qui va suivre. Dans le salon de Clamart des sœurs
Nardal, originaires de la Martinique, se rencontrent les écrivains noirs des
continents africains et américains. La Revue du monde noir y est créée, suivie
par l’entreprise plus radicale du manifeste Légitime défense autour du
Martiniquais René Ménil, puis de L’Étudiant noir, fondé par un autre
Martiniquais, Aimé Césaire, rejoint par le Guyanais Léon-Gontran Damas et
le Sénégalais Léopold Sédar Senghor. C’est l’amorce d’un mouvement
littéraire et politique de grande ampleur. La « négritude » porte la clameur de
la conscience noire et dénonce la violence du colonialisme. L’émergence
d’une pensée anticoloniale en France se fait dès lors plus décisive au moment
où se précisent des convergences entre les cercles intellectuels venus des
deux mondes, « colonisés » et « colonisateurs ». L’un de ces moments
charnières fut occasionné par l’exil, comme à rebours de l’histoire, d’artistes
et intellectuels français fuyant le nazisme à bord du bateau les emmenant en
Amérique. La halte à la Martinique en 1941 est à l’origine de la rencontre
entre Aimé Césaire et le poète surréaliste André Breton. L’anthropologue
Claude Lévi-Strauss et le peintre cubain Wifredo Lam, ami de Picasso, sont
aussi présents sur ce bateau. Ce réseau d’affinités déborde ce moment. Il
atteint les milieux intellectuels français de l’anthropologie, la philosophie, la
littérature et l’art pictural, et soude durablement l’amitié légendaire entre
l’anthropologue Michel Leiris et le poète Aimé Césaire.
Cet espace circulatoire des idées d’où s’élèvent les voix puissamment
inspiratrices des colonisés produit la matière d’un véritable réquisitoire contre
le monde occidental. Elle vient nourrir la posture anticoloniale adoptée dans
certains cercles intellectuels français. Cette critique se densifie tout au long
des décennies suivantes, notamment dans les milieux de gauche souvent
proches du Parti communiste français. Un espace commun s’affirme. Autour
de la revue Présence africaine fondée en 1947 par le Sénégalais Alioune
Diop se met en place une sorte d’internationale anticoloniale composée de
personnalités originaires d’Afrique ou d’Amérique, mais aussi françaises,
comme Sartre, Camus, Leiris ou Gide. C’est à l’initiative de Présence
africaine et sous la présidence du Haïtien Jean Price-Mars qu’est organisé en
1956 à la Sorbonne le premier Congrès international des écrivains et artistes
noirs. Là encore, les rapprochements se confirment. Picasso signe l’affiche du
congrès, Lévi-Strauss et Sartre suivent les débats. La publication des actes
dans Présence africaine rend visible ce réseau de convergences avec la
rubrique dédiée aux « messages » adressés par Alfred Métraux, Claude Lévi-
Strauss, Michel Leiris ou Roger Bastide. La présence de ce dernier est loin
d’être fortuite. Sans doute parce qu’il est spécialiste des sociétés à fondement
esclavagiste des Amériques, là où l’expérience de dépossession coloniale
atteint sa forme la plus ultime, Roger Bastide développe depuis le Brésil une
sociologie d’emblée informée par les relations interraciales et les processus
de changements culturels qui fait de lui un précurseur d’une approche
concernée par le fait colonial et l’esclavage.
Les entreprises d’émancipation portées par les intellectuels noirs, qui
déboucheront bientôt sur les indépendances africaines, rejaillissent de toute
évidence sur les démarches classiques des spécialistes de sciences sociales,
particulièrement les anthropologues et géographes dont la pratique a été
étroitement subordonnée à la demande des administrations coloniales au sein
d’institutions de recherche aujourd’hui encore héritières de l’histoire de
l’empire français. Car les critiques de la violence coloniale remettent en cause
frontalement une certaine science produite en Occident. Tandis qu’il déclare
l’Europe « indéfendable » depuis la traite jusqu’au nazisme, Aimé Césaire
livre dans son Discours sur le colonialisme (1950) une critique sans
concession des travaux du géographe tropicaliste Pierre Gourou, selon lequel
il ne pouvait y avoir d’authentique civilisation que sous un climat tempéré, ou
encore de Roger Caillois, qui fustigeait les anthropologues ayant abandonné
le présupposé de la supériorité de la science européenne. Aussi incisive, la
critique du psychiatre martiniquais Frantz Fanon en 1952, notamment à
l’égard d’une ethnopsychiatrie comme celle d’Octave Mannoni, que Césaire
avait également incriminée et dont Fanon montre qu’elle finit par reconduire,
sous couvert de diagnostics cliniques, la mécanique coloniale de
l’infériorisation raciale.
Les savoirs des colonisateurs sur les colonisés ainsi dénoncés avec force
ont trouvé les échos d’une remise en cause sévère de la complicité entre les
disciplines consacrées à « l’ailleurs » et le colonialisme auprès d’éminentes
personnalités scientifiques. Lévi-Strauss parle de l’anthropologie comme fille
de l’ère de la violence coloniale, tandis que Leiris en vient à plaider pour
l’étude des colonisateurs par les colonisés et même pour le « sabordage » de
l’ethnographie, comme le rapporte Jean Copans (2016). Les sciences sociales
hexagonales conduisent également un examen critique du monde engendré
par le colonialisme. En proposant le concept de « situation coloniale »,
Georges Balandier (1951) considère que l’étude de tout phénomène en
Afrique doit prendre en compte les rapports de domination spécifiques qui
s’y sont concrètement mis en place et les conséquences qu’ils ont eues sur les
sociétés locales. Elle ne peut non plus s’effectuer sans envisager l’action des
colonisés et la manière dont celle-ci a entraîné les indépendances. Dans le
sillage de Balandier, c’est tout un aréopage de chercheurs africanistes qui,
travaillant à une anthropologie marxiste, approfondit au cours des années
1960-1970 la critique du système colonial en la prolongeant par celle d’un
système néocolonial parvenu à se perpétuer en aggravant la condition des
populations africaines. Si ces chercheurs furent souvent français, ils
participaient d’un mouvement plus vaste, généralement dénommé « tiers-
mondisme ». Bien que le terme, inventé par l’économiste Alfred Sauvy à la
suite de la conférence de Bandung (18-24 avril 1955), ait été critiqué en
raison de sa référence à la Révolution française, ce mouvement fut rejoint par
nombre de leaders africains, tel le Sénégalais Majhemout Diop, fondateur du
Parti africain de l’indépendance (PAI), pour lesquels le marxisme offrait un
répertoire d’actions pour lutter aussi bien contre l’impérialisme occidental
que contre les gouvernants réputés plus ou moins complices de sa
perpétuation.
Le terreau d’une pensée critique du fait colonial est présent dans la
recherche française. Mais celle-ci reste néanmoins à l’écart de la vaste remise
en cause que vont apporter les études postcoloniales développées depuis les
années 1980 dans les pays anglophones, notamment à partir des subaltern
studies marxistes venues de l’Inde. Alors que ces études sont aussi fortement
influencées par la « French Theory » (Gilles Deleuze, Michel Foucault ou
Jacques Derrida), elles ne reviennent dans l’espace hexagonal que de manière
tardive sur le mode d’une dissémination des approches, plutôt « à la marge »,
quand elles ne rencontrent pas de fortes réticences. Les études postcoloniales
s’adressent à la relation de dissymétrie qui prolonge le rapport hiérarchique
propre à l’Occident conquérant. Il s’agit d’un projet épistémologique
travaillant sur le front de la remise en cause d’une universalité trompeuse
forgée dans la matrice d’un système de pensée dominant. En France, les
études qui ont porté leur intérêt sur les prolongements de la colonisation
n’épousent pas nécessairement un tel projet, mais continuent de se réclamer
d’une rigueur scientifique établie pour étudier le fait colonial et son
éventuelle continuité. Certaines de ces études se servent du texte de Georges
Balandier sur « La situation coloniale » (1951) pour fonder les colonial
studies à l’encontre des positions postcoloniales jugées excessives dans leur
remise en cause des systèmes de vérité occidentaux. Le paysage se complique
encore avec la venue du courant « décolonial » porté par les anthropologues
et philosophes originaires d’Amérique latine (entre autres, Enrique Dussel,
Anibal Quijano, Walter Mignolo, Arturo Escobar), lesquels se positionnent
différemment par rapport au courant postcolonial, reprochant à celui-ci d’être
encore trop situé à l’intérieur des institutions académiques du monde
occidental. Au fondement de la posture décoloniale se trouve la
reconnaissance de la colonialité du pouvoir toujours active tant dans les
structures économiques que dans celles qui sont constitutives du savoir.
Décoloniser les savoirs revient à contaminer et miner cette domination
historique en prenant appui sur les cosmologies indigènes ou afro-
descendantes. Il n’y a cependant pas d’école française postcoloniale, pas plus
que décoloniale. Il existe plutôt une atomisation de sensibilités académiques
portées par l’influence « extralocale » d’autrices et d’auteurs majeurs, de
Frantz Fanon à Edward Saïd, Gayatri Chakravorty Spivak, Achille Mbembe,
Donna Haraway, Édouard Glissant, Paul Gilroy, Stuart Hall, et tant d’autres,
dont celles et ceux qui sont associés aux philosophies non occidentales et non
académiques. Citer des noms « français » contreviendrait à cette géographie
de sensibilités éparses concernées par la colonialité de nos mondes mais qui
ne se fédèrent pas autour de grandes figures post ou décoloniales formant des
courants théoriques aux contours précis comme pour les générations
précédentes.

BIBLIOGRAPHIE
Georges BALANDIER, « La situation coloniale : approche théorique »,
Cahiers internationaux de sociologie, no 11, 1951, p. 44-79 ; rééd. Cahiers
internationaux de sociologie, no 110, 2001/1, « Georges Balandier, lecture et
relecture », p. 9-29.
Roger BASTIDE, Les Amériques noires, Paris, Payot, 1967 ; rééd. coll.
« Petite bibliothèque Payot », 1973.
Aimé CÉSAIRE, Discours sur le colonialisme (1950), Paris, Présence
africaine, 1955.
Jean COPANS, « Leiris et Balandier face à la situation coloniale des années
1950. Entre dévoilements sociopolitiques et redéfinitions disciplinaires »,
Raison présente, no 199, 2016/3, p. 61-73.
Frantz FANON, Peau noire, masques blancs, Paris, Éditions du Seuil, 1952.
Fanon après Fanon
Matthieu Renault

Le 6 décembre 1961, Frantz Fanon, psychiatre engagé aux côtés du Front


de libération nationale algérien, rend l’âme à Washington, à l’âge de 36 ans,
des suites d’une leucémie. Deux mois plus tôt, à l’heure où une manifestation
de travailleurs algériens à Paris était réprimée dans le sang, a été publié aux
éditions Maspero, et immédiatement censuré, son « testament », Les Damnés
de la terre. Le livre fait figure de bible des décolonisations à l’échelle
mondiale jusqu’au déclin du tiers-mondisme au seuil des années 1980, ces
« années d’hiver » au cours desquelles le nom de Fanon circule peu au-delà
du « monde noir » et de ses relais éditoriaux, au premier rang desquels la
revue Présence africaine. C’est paradoxalement à partir de cette décennie, et
plus spécifiquement de la tenue d’un « mémorial international Frantz Fanon »
à Fort-de-France en 1982, que Fanon accède sur son île natale, la Martinique,
à une reconnaissance qui avait été refusée à un homme auquel il avait été
reproché de tourner résolument le dos à la France. Fanon intègre ainsi le
panthéon d’une littérature et d’une pensée caribéennes à la singularité aussi
affirmée qu’elle demeure largement ignorée de l’autre côté de l’Atlantique. Il
n’en reste pas moins que la grande page révolutionnaire du fanonisme semble
avoir été définitivement tournée.
C’est au sein des universités du monde anglophone, et avec l’émergence
des postcolonial studies et de la critical race theory, que l’œuvre de Fanon
entame à la même période une seconde vie. Le texte de référence n’est plus
alors Les Damnés de la terre, mais Peau noire, masques blancs, paru en 1952
et dont la thématisation psychanalytique et phénoménologique des effets
subjectifs du racisme et la critique du manichéisme colonial sont considérées
comme pionnières. Ces travaux restent longtemps méconnus en France, où la
littérature sur Fanon ne trouve guère à s’adjoindre qu’un Portrait
biographique dressé en 2000 par Alice Cherki, son ex-collaboratrice au sein
des institutions psychiatriques algériennes et tunisiennes, et où, de manière
symptomatique, l’ouvrage éminemment fanonien d’Achille Mbembe De la
postcolonie, publié la même année, ne rencontre initialement qu’une audience
peu ou prou limitée aux milieux africanistes, pendant que sa traduction
anglaise accède très vite à une large notoriété. Les approches postcoloniales
font finalement l’objet à la fin des années 2000 d’une importation et d’une
appropriation controversées. C’est par ce détour que s’opère, discrètement, le
retour de Fanon sur la scène métropolitaine.
La célébration en 2011 du cinquantenaire de la mort de Fanon, marquée
par une série de publications – dont la réédition de ses ouvrages en un
volume et la traduction d’une somme biographique signée par David
Macey –, l’organisation de plusieurs manifestations scientifiques et une
couverture médiatico-culturelle notable, constitue un moment clé de la
redécouverte de son œuvre en France. Celle-ci connaît dans les années qui
suivent une amorce de canonisation académique, touchant les diverses
disciplines des « humanités », jusqu’à en faire une référence incontournable
des théorisations du racisme et de la race et, plus largement, des entreprises
se donnant pour mot d’ordre de « décoloniser les savoirs ». Si cet intérêt
renouvelé a le mérite de restituer la singularité, la complexité, mais aussi les
ambiguïtés d’une pensée sujette aux mésinterprétations, elle a le défaut de
l’abstraire du corpus anticolonial dont elle était pourtant partie prenante.
Parallèlement, les écrits de Fanon, en particulier sa critique des logiques
assimilationnistes et son appel à une émancipation à la fois politique et
« mentale », viennent irriguer de manière de plus en plus insistante les luttes
de l’immigration postcoloniale et nourrir, à la croisée des sphères
universitaire et militante, la genèse d’une pensée décoloniale « à la
française » qui ne tarde pas à être soumise à de virulentes attaques
médiatiques et politiques allant crescendo. De cette renaissance d’un
fanonisme radical, le meilleur symbole pourrait être ce manifestant observé
lors de la marche contre l’islamophobie du 10 novembre 2019 à Paris en train
de brandir un volume des Œuvres de Fanon.
Ce nouvel élan suscite la production d’essais qui entendent moins
décrypter ces œuvres que les réactualiser et en réactiver la puissance critique
au sein de sociétés hantées par leur passé colonial et où la question raciale,
loin de s’être évaporée, s’est transformée et fait l’objet de conflits traversant
les clivages partisans traditionnels. Ses écrits trouvent dans le même temps à
inspirer les recherches et mouvements se réclamant d’un renouvellement et
d’un décentrement du marxisme. S’inventent dans le champ politique et,
conjointement, psychanalytique des « pratiques fanoniennes » qui, si inédites
et diverses soient-elles, retissent à leur manière le fil interrompu des
interprétations de combat de la pensée de Fanon.

BIBLIOGRAPHIE

Norman AJARI, La Dignité ou la Mort. Éthique et politique de la race, Paris,


Les Empêcheurs de penser en rond/La Découverte, 2019.
Alice CHERKI, Frantz Fanon. Portrait (2000), Paris, Éditions Points, 2016.
Achille MBEMBE, De la postcolonie. Essai sur l’imagination politique dans
l’Afrique contemporaine (2000), Paris, La Découverte, 2020.
Écrire pour les sans-voix
Elara Bertho

Ouvriers sénégalais à Paris, jeunes militantes algériennes, partisans de


l’indépendance camerounaise peuplent les romans du monde francophone :
face à une histoire qui a été longtemps racontée du point de vue des
vainqueurs, les écrivains se sont senti le devoir de raconter autrement le
moment colonial dans toute sa complexité, avec ses trous, ses ombres et,
surtout, ses persistances contemporaines. Écrire pour les sans-voix, écrire
pour ceux qui ont été évacués du récit hégémonique de l’ancienne
métropole : cette contre-histoire, ce writing-back des écrivains permet de
faire entendre d’autres narrations depuis les années 1960. Pour cela, les
écrivains disposent des armes de la fiction : leurs intrigues racontant l’histoire
impériale, ils mettent en scène des archives coloniales, certes, mais ils les
reconfigurent, en montrent la violence symbolique, l’arrogance et les
impensés, et les tournent en dérision. Humour, décalage, ironie, autant de
manières de travailler le passé. Ces hommes et ces femmes qui prennent la
plume ont également en commun de mettre en récit l’affect, la mémoire,
l’expérience vécue de la situation coloniale : raconter un point de vue, de
l’intérieur, dans la matérialité de l’émotion. Ces écrivains, enfin, à partir de la
fin des années 1990, se proclament « enfants de la postcolonie » et entendent
mettre la France face à ses responsabilités quant à la mémoire coloniale, trop
vite oubliée, manifeste dans des inégalités d’exercice de la citoyenneté sur le
territoire français, et quant aux persistances néocoloniales d’un jeu
diplomatique et économique biaisé.
De longs récits historiques, qui reprennent apparemment les codes du
récit colonial, mais qui en inversent en réalité radicalement le sens : voilà la
première arme de l’écrivain postcolonial. Dénoncer le régime colonial et la
compromission des élites africaines qui ont profité du système de la colonie,
c’est ce à quoi s’attelle l’écrivain malien Yambo Ouologuem dans le très
controversé Le Devoir de violence, qui obtient le prix Renaudot en 1968,
mais qui fait immédiatement scandale et est accusé de plagiat. La grande
fresque du royaume du Nakem permet à Ouologuem de décrire les
mécanismes de conservation du pouvoir des élites africaines, fondant leur
emprise sur le trafic d’esclaves, le commerce illicite et les assassinats
commandités. Dans ce jeu de pouvoir occulte, les Français interviennent
comme un pion de plus au sein d’un échiquier où les perdants restent les
mêmes, les familles pauvres, écrasées par un système général d’oppression.
Dans Lettre à la France nègre (1968), cet écrivain sera l’un des premiers à
dénoncer de manière frontale le racisme systémique en France, anticipant les
combats antiracistes des décennies ultérieures. Mohamed Mbougar Sarr fait
en 2021 de Yambo Ouologuem le modèle de son personnage Elimane dans
La plus secrète mémoire des hommes. Tout en racontant, en toile de fond, le
rôle crucial joué par les tirailleurs sénégalais lors de la Seconde Guerre
mondiale, ce roman traite de la racialisation de la réception de la littérature en
France : derrière un scandale littéraire, le lecteur découvre en réalité le
racisme latent des processus de reconnaissance du monde de l’édition
français, des assignations identitaires, des exotisations ou encore des
essentialisations des écrivains de la « francophonie ».
Tierno Monénembo va plus loin dans le jeu historique : dans Le Roi de
Kahel (2008), il reprend les carnets de route d’Olivier de Sanderval pour
raconter l’exploration puis la colonisation par les Français de Conakry et,
plus largement, de la Guinée. A priori, on lit un récit d’exploration, avec ses
épisodes de traversée de la forêt, ses tractations avec les rois rencontrés en
chemin, ses éloges de la « nature sauvage », mais l’ironie du récit vient
progressivement miner la narration : le héros est constamment malade,
fiévreux, hors de lui, son interprète fait tout sauf traduire ce qu’il dit et ce
qu’on lui dit… Le récit devient contre-récit, joue contre lui-même pour venir
subvertir les normes du récit colonial, et le héros est progressivement
décrédibilisé voire franchement tourné en ridicule. C’est exactement le même
parti que prend Gauz, performeur, romancier, éditeur ivoirien : dans
Camarade Papa (2018), il pastiche avec virtuosité les récits du capitaine
Binger, en suivant le personnage de Dabilly, de la côte jusqu’à Assikasso,
dans l’intérieur des terres. On trouve là le même goût pour la subversion des
récits coloniaux, avec un grand travail sur les archives, sur la construction du
récit, et un plaisir manifeste à faire subtilement vriller la narration, à montrer
la naïveté, la violence et l’aveuglement des « explorateurs ». L’habileté de
Gauz tient aussi au fait qu’il a ajouté un second regard dans son récit, celui
d’un petit garçon des années 1980 qui découvre également la Côte d’Ivoire
lorsqu’il est renvoyé chez sa tante : c’est un œil naïf qui se pose alors sur ce
pays qu’il ne connaît pas, ayant grandi auparavant à Amsterdam. Le lecteur
suit donc deux trajectoires de découverte de la Côte d’Ivoire : l’un colonial,
l’autre postcolonial, amenant Gauz à soutenir – non sans un certain goût de la
polémique – que les humains sont avant tout des voyageurs en quête
d’ailleurs, migrants d’aujourd’hui et colons d’hier y compris.
Prendre la plume pour écrire l’histoire, c’est aussi vulgariser et diffuser
un pan méconnu de l’histoire, faire œuvre de mémoire collective. Voilà le
projet de l’écrivaine camerounaise Hemley Boum, dans Les Maquisards
(2015), qui dépeint le parcours de Ruben Um Nyobé, leader de l’Union des
populations du Cameroun, l’UPC, et militant pour l’indépendance, dont la
figure avait longtemps été occultée. Son roman, parmi d’autres, participe
d’une réhabilitation de sa mémoire, au Cameroun et en France.
Les récits littéraires s’emparent donc des archives coloniales pour les
détourner, pour renouveler les récits coloniaux ou en montrer la part
longtemps occultée. Changer le regard sur le passé, c’est aussi rendre visible
des mémoires sensibles.
Deuxième arme de l’écrivain : raconter un point de vie incarné, loin des
discours analytiques, pour dire au mieux l’expérience sensible du passé. La
matérialité très concrète d’un frisson, d’une nostalgie indicible, tel est par
exemple l’un des matériaux privilégiés d’une écrivaine comme Marguerite
Duras dans L’Amant (1984), situé dans l’Indochine française. Cette
concrétude de l’émotion se fait plus directement postcoloniale chez Assia
Djebar : dans les nouvelles de Femmes d’Alger dans leur appartement
(1980), l’écrivaine entend donner une voix aux femmes dépeintes de manière
orientaliste par Delacroix dans son célèbre tableau du même nom, lascives,
érotisées, mystérieusement silencieuses. Au hammam, dans l’intimité de leurs
cauchemars, dans leurs conversations intimes, ces voix racontent les
blessures du passé, que l’écrivaine continuera d’explorer dans nombre de ses
romans, tels que par exemple L’Amour, la fantasia (1985).
Rejouer les archives, les relire de manière sensible : tel est le projet du
livre Mémoires de nos mères. Des femmes en exil, dirigé par Laurence Campa
(2022) : Ananda Devi, Véronique Tadjo, Jeanne Truong, Leïla Sebbar sortent
de leurs malles des photographies, des cartes, des bijoux de famille pour
raconter les trajectoires de leurs mères au Viêt Nam, au Cambodge, en
Algérie… Témoignant d’une francophonie « étendue », tous ces textes
racontent les résonances postcoloniales qui se matérialisent très concrètement
dans le corps des femmes, dans leur manière de se tenir dans le métro, de se
sentir « déboussolées », de ne pas être « à leur place », ou encore d’élever
leurs filles.
Troisième arme du romancier : raconter l’épaisseur d’une vie, les
contradictions et les ambivalences d’une trajectoire personnelle, qu’un
discours scientifique peinerait à décrire avec autant de finesse. Ce sont par
exemple des tirailleurs aux carrières époustouflantes autant qu’oubliées, à
l’instar d’Addi Bâ, raconté par Tierno Monénembo dans Le Terroriste noir
(2012), ou bien une plongée dans la cruauté de la vengeance, en suivant le
parcours d’Alfa Ndiaye, ayant conclu un pacte macabre avec Mademba Diop,
son frère d’âme tué au front, dans Frère d’âme de David Diop (2018).
Enfin, l’écrivain témoigne de la complexité des identités postcoloniales :
en 1998, l’écrivain Abdourahman Waberi se définissait au sein d’une
nouvelle génération d’écrivains qu’il décrivait comme « enfants de la
postcolonie », se caractérisant par des identités multiples – « franco-
marocain », « franco-djiboutien », « franco-camerounais ». Revendiquant une
co-appartenance au monde, Waberi promeut l’usage d’un français résolument
cosmopolite. Des écrivains comme Felwine Sarr témoignent également de
cette appartenance au monde entier, par-delà des étiquettes ou des identités
trop étroitement nationales : son œuvre poétique et ses récits
autobiographiques, comme La Saveur des derniers mètres (2021) ou Dahij
(2009), puisent dans des imaginaires littéraires et philosophiques éclatés et
résolument ouverts aux influences mondiales, de la méditation zen à René
Char, de Léopold Sédar Senghor à Nâzim Hikmet.
La condition postcoloniale, au quotidien, se manifeste par la persistance
des ségrégations sociales et des relégations urbaines en France. De manière
latente, diffuse, mais avec néanmoins des effets très concrets, cet imaginaire
de la race participe d’une exclusion de fait d’une partie de la population
immigrée en France, issue des anciennes colonies ou ayant un lien avec elles.
Héritiers de la marche contre le racisme de 1983, des écrivains et écrivaines
racontent tous le contrôle au faciès, la violence policière, les discriminations
sociales, les inégalités territoriales et sociales et la faillite de l’État social.
Diaty Diallo, dans Deux secondes d’air qui brûle (2022), raconte la mort de
Samy, le petit frère de Chérif, abattu par un policier, et le soulèvement qu’il
provoque. D’autres avant elle avaient témoigné de cette postcolonialité
vécue, comme Karim Amellal, avec Cités à comparaître (2006), ou
Mohamed Razane, avec Dit violent (2006), entre autres exemples d’une
littérature abondante, souvent qualifiée de « littérature de banlieue ».
La postcolonialité comme condition du contemporain, qu’elle soit vécue
en universel ouvert au monde ou en témoignage des persistances de la
colonialité dans le quotidien : tel est le chantier de nombre d’écrivains.

BIBLIOGRAPHIE

Bill ASHCROFT, Gareth GRIFFITHS et Helen TIFFIN, L’Empire vous répond.


Théorie et pratique des littératures post-coloniales, trad. fr. Jean-Yves Serra
et Martine Mathieu-Job, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, coll.
« Sémaphores », 2012.
Elara BERTHO, « Écrivains “noirs” et prix littéraires. Enquête et contre-
attaque selon Mohamed Mbougar Sarr », Annales. Histoire, sciences sociales,
no 78, 2022/3, p. 491-507.
Lise GAUVIN et Assia DJEBAR, L’Écrivain francophone à la croisée des
langues : entretiens. Paris, Karthala, 1997, chap. 1, « Territoires des
langues ».
Alain MABANCKOU, Lettres noires : des ténèbres à la lumière. Leçon
inaugurale prononcée le jeudi 17 mars 2016, Paris, Collège de
France/Fayard, 2016, <https://books.openedition.org/cdf/4421>.
Anthony MANGEON, Postures postcoloniales. Domaines africains et
antillais, Paris, Karthala, 2012.
Le rap, de nouveaux récits communs
Karim Hammou

Depuis son développement comme genre musical au début des années


1990, le rap français fait de l’histoire l’un de ses matériaux privilégiés. Si les
évocations de la colonisation apparaissent dès les premières œuvres de rap
français (chez IAM, Assassin, Ministère A.M.E.R…), la seconde moitié de la
décennie 1990 voit la multiplication d’œuvres dans lesquelles l’histoire
coloniale devient un thème central (avec Yazid, Fabe, La Rumeur,
Ärsenik…). Comment expliquer cette présence croissante ?
L’actualité politique des années 1990 met en lumière la mémoire de la
guerre d’Algérie et notamment, à l’occasion du procès de Maurice Papon
pour complicité de crime contre l’humanité pendant l’Occupation, le
massacre des Algériens du 17 octobre 1961 à Paris, évoqué dans « On m’a
demandé d’oublier » (1998) de La Rumeur. Par ailleurs, en France, une
nouvelle génération d’artistes s’affirme politiquement et répond, grâce au rap,
aux représentations stéréotypées des banlieues et de la jeunesse populaire non
blanche dans les espaces médiatiques. Cette politisation se nourrit de récits
familiaux, de compagnonnages politiques et d’une culture historique
développée en autodidacte ou à l’université.
Le sens que l’histoire coloniale prend alors pour une majeure partie de la
scène rap française s’éclaire lorsqu’on examine le morceau « Le cuir usé
d’une valise », extrait de l’album L’Ombre sur la mesure de La Rumeur en
2002, qui lie l’histoire coloniale au présent pour révéler les injustices subies
par l’immigration ouvrière et ses héritiers. Ce titre est représentatif de la
majorité des œuvres de rap français des années 2000 et 2010 qui évoquent de
façon approfondie la question de la colonisation. Mais il s’agit aussi du
premier titre de rap français qui, opérant ce lien de façon centrale, fait l’objet
d’un clip diffusé sur des chaînes de télévision nationale comme M6.
Dans ce morceau, les quatre rappeurs du groupe (Mourad, Hamé,
Philippe et Ekoué) interprètent chacun un couplet dans lequel ils font « parler
le cuir usé d’une valise », témoin de quatre histoires migratoires distinctes en
provenance du Maroc, de l’Algérie, de la Guadeloupe et du Togo.
Néanmoins, ces histoires ont beaucoup en commun : chaque valise « hurle au
destin qu’elle n’est pas venue en vain ». L’humanisation de l’objet révèle et
déjoue le processus partagé de réification subi par des hommes et femmes
d’origines variées affrontant la misère, l’exil, puis le mépris raciste et la
brutalité de la condition ouvrière. Ce « destin » de déshumanisation est fidèle
au « vieil héritage colonial » : faire parler les cuirs usés, c’est révéler une
continuité secrète entre les humiliations provoquées par les entreprises
coloniales françaises et les injustices présentes qui forment le thème central
de l’album L’Ombre sur la mesure.
Le vidéo-clip du « Cuir usé d’une valise », réalisé par Raphaël Frydman,
inaugure une façon de représenter visuellement cette mémoire de l’histoire
coloniale. Le montage rassemble une succession d’images en noir et blanc
représentant des scènes de vie de l’immigration ouvrière dans la France des
années 1960. Cette mise en scène de la mémoire par des documents
d’archives rencontrera une large postérité (Casey, « Dans nos histoires »,
2006 ; Rocé, « Besoin d’oxygène », 2009…). Elle fait écho sur le plan
filmique à une technique musicale cruciale que « Le cuir usé d’une valise »,
composé par Kool M et Soul G, mobilise également : le sampling.
Cette élaboration esthétique d’une mémoire postcoloniale se retrouve
chez de nombreux artistes de rap dans les années 2000 (Casey, Médine, Lino,
Kery James, Youssoupha…). À la fin de ces mêmes années, la multiplication
des œuvres de rap permet des évocations différenciées de l’histoire coloniale,
comme chez Alpha 5.20, Billie Brelok, Isha. Ces références s’immiscent de
façon allusive ou explicite dans des morceaux dans lesquels les enjeux de
mémoire ou d’histoire ne sont pas centraux (de Booba à Black M en passant
par Sofiane). Cela passe par l’usage de mots emblèmes, qu’il s’agisse de
noms communs (colon, colonisation…), de marqueurs géographiques (Gorée,
Thiaroye, Alger…) ou de figures célèbres (Fanon au premier chef). De
manière générale, ces thèmes visent à politiser l’histoire au nom d’enjeux de
justice présents.
Le rap diffuse ainsi des références à l’histoire coloniale qui se distinguent
des récits scolaires et universitaires. En écho à d’autres productions
culturelles (littéraires, cinématographiques), ces références ne valent pas pour
la connaissance du passé en lui-même qu’elles permettent, elles sont d’abord
normatives : elles offrent des repères pour changer une condition présente.
Elles tissent une mémoire transnationale de la colonisation et des résistances
qu’elle a suscitées, comme dans le morceau « Premier matin de novembre »,
toujours du groupe La Rumeur, qui s’ouvre sur un extrait du film algéro-
italien de Gillo Pontecorvo La Bataille d’Alger et s’achève par les vers du
poète anticolonialiste tunisien Abou el Kacem Chebbi. Ces évocations,
partagées sous forme de traces mémorielles ou de réminiscences
traumatiques, fondent l’élaboration d’un nouveau récit commun.

BIBLIOGRAPHIE

Abdellali HAJJAT, Immigration postcoloniale et mémoire, Paris,


L’Harmattan, 2005.
Karim HAMMOU, « Le cuir usé d’une valise : fragments d’une mémoire
politique », carnet de recherche Sur un son rap, 2023,
<https://surunsonrap.hypotheses.org/4804> (où l’on trouvera nombre de
références bibliographiques et discographiques).
HAMÉ et EKOUÉ – La Rumeur, Il y a toujours un lendemain, Paris, Éditions
de l’Observatoire, 2017.
Rachid Taha, entre rock et militantisme
Hajer Ben Boubaker

Singulière et universelle, la trajectoire de Rachid Taha résonne avec des


histoires collectives et politiques multiples : celles de l’immigration
algérienne en France et de la culture française et l’histoire internationale du
rock. L’artiste répondait avec malice à ceux qui voulaient faire de lui le porte-
parole d’une communauté ou d’une cause : « Porte-parole de qui ? Porte-
parole de quoi ? Porte Parole… Je réponds toujours : “Porte de
Clignancourt” » – du nom du quartier populaire multiculturel de Paris.
Né en 1958 à Sig, dans une Algérie encore colonisée, immigré en France
à l’âge de 10 ans, élevé entre l’Alsace et les Vosges, c’est dans une salle
municipale de Rielleux, dans la banlieue lyonnaise, que Rachid Taha
s’échappe de l’usine Thermix et rencontre les frères Amini, Mohamed et
Mokhtar, avec qui il forme le groupe Carte de Séjour. Il écrit ses textes dans
un arabe profondément algérien mais marqué par le français, l’argot lyonnais
et le parler des jeunes de l’immigration. Cette audace lui vaut des
incompréhensions : celle des immigrés de Rillieux face à ce rock en arabe,
comme des radios françaises, hostiles à la diffusion de chansons en arabe,
aussi rock et novatrices soient-elles.
À la fin des années 1970, années de son éclosion artistique, la France
déchante face à la montée du chômage ; les immigrés sont la cible d’un
gouvernement qui entend les pousser au retour. Les jeunes enfants
d’immigrés investissent les luttes antiracistes quand les usines licencient leurs
parents provoquant des conflits entre travailleurs français et travailleurs
immigrés. À la figure de l’ouvrier immigré maghrébin s’ajoute dès lors celle
de son enfant, bientôt connu à travers le mot « beur » (verlan de « arabe »).
Rachid Taha évolue entre le milieu du rock lyonnais et le milieu militant. En
1978, l’un de ses premiers concerts est un hommage à Mohamed Diab, jeune
immigré algérien tué au commissariat de Versailles en 1972, qui devient le
symbole des crimes policiers dans les années 1970. L’expression culturelle de
l’immigration se fait dans les espaces militants de l’antiracisme et des
mouvements sociaux, souvent à l’ombre du grand public. Groupes et artistes
d’origine maghrébine émergent dans ces sphères comme Rockin’ Babouches,
Mounsi ou encore Lounis Lounes.
En mai 1980, les étudiants se mobilisent contre le décret Imbert visant à
restreindre l’immigration étudiante. Carte de Séjour répond présent pour
sensibiliser la jeunesse : ces premières scènes sont souvent gratuites et
militantes. En octobre 1980, Taha élève la voix durant le concert « Rock
against Peyrefitte » (du nom du ministre de l’Intérieur), dans le sillage du
mouvement antiraciste Rock Against Police, contre le projet de loi « Sécurité
et liberté ». Proche des militantes du collectif de femmes Zaâma d’banlieue
puis du collectif des Jeunes Arabes de Lyon et banlieue (JALB), le groupe se
mobilise lors des rassemblements contre le Front national et contre la double
peine frappant les jeunes immigrés. Rachid Taha et les frères Amini ne sont
pas français : le nom Carte de Séjour est un porte-drapeau qui ne les empêche
pas de réclamer leur place en France. À l’issue de la marche pour l’égalité et
contre le racisme, démarrée à Marseille en octobre 1983, le groupe joue
devant 200 000 personnes à Paris.
Puis vient le tube : la reprise d’un classique français de Charles Trenet,
« Douce France », chanson patriotique née durant l’occupation allemande,
devenue un classique désuet. L’original étant réinvesti par un son rock aux
influences maghrébines, son patriotisme évident est désormais questionné.
Lors du concert de la Concorde, organisé par SOS racisme en 1985, Taha
chante en imitant « l’accent des blédards » puis interpelle la foule : « J’ai le
droit de toucher à votre patrimoine ? Y en a qui ne sont pas d’accord ? » Le
patrimoine français est réinterprété à travers le regard de nouveaux acteurs de
l’histoire de France qu’une partie de la société française n’est pas prête à
accepter. La reprise est assimilée à un discours intégrationniste par une partie
de la presse et du champ politique, alors que la version studio est enregistrée
en 1986, au moment où les premiers députés FN accèdent à l’Assemblée
nationale. La même année, lors des débats relatifs au projet de réforme du
Code de la nationalité, Jack Lang distribue le single « Douce France » à
l’Assemblée nationale au côté de Charles Trenet. Mais les membres du
groupe refusent de participer à l’opération politique d’un parti socialiste qui
les érige en modèle d’intégration, et dont ils jugent les postures antiracistes
hypocrites, morales et électoralistes.
Les membres du groupe se séparent sous la pression médiatique qui les
réduit à ce succès populaire. En solo, Rachid Taha subit le climat anti-arabe
de la guerre du Golfe ; son premier album est boudé en France alors qu’à
l’étranger il est reconnu comme le plus grand rockeur français. Il est le
premier à porter en haut des charts un double patrimoine, ancré dans le vécu
de la diaspora en France et de l’Algérie, comme en témoigne son principal
succès, « Ya Rayah », reprise du monument de la chanson de l’immigration
Dahmane El Harrachi. Une évidence pour celui qui se disait « français tous
les jours, algérien pour toujours » – qu’il appelait le « recours aux sources »,
puisant dans ses mémoires algériennes, françaises, mondiales, pour faire
exister une œuvre protéiforme.

BIBLIOGRAPHIE

Abdelkader BELHARI, Myriam CHOPIN, Brigitte GIRAUD et Philippe


HANUS, « La voix dissonante de Rachid Taha et des “lascars” de Rillieux.
Lyon, années 1980 », Écarts d’identité, no 131, 2018, p. 116-123.
Philippe HANUS, « Vous avez dit rock arabe ? Retour sur la trajectoire du
groupe Carte de séjour (1980-1989) », L’Année du Maghreb, no 14, 2016,
p. 43-56.
Naima YAHI, « L’expression musicale des enfants de l’immigration
algérienne, 1980-1992 », Migrations société, no 103, janvier-février 2006,
p. 129-144.
5

HISTOIRES DU FUTUR
Restitutions, réparations : du problème
à la question
Marian Nur Goni

Des pièces de théâtre et de danse, des chansons, des poèmes, des films,
des dessins, mais aussi des colloques, des rapports, des recommandations et
des résolutions. Des listes et des chiffres, des notes ministérielles parfois
confidentielles. Des manifestations et des tweets, des comités, au Nord
comme dans les Suds. Des tentatives de « vol » et même des procès. Des
émotions, des imaginations, des générations d’hommes et de femmes. Voilà
autant de sources, de gestes et de lieux où se donne à lire et à penser la
question de la restitution des objets spoliés pendant la période coloniale, que
le discours d’Emmanuel Macron à l’université de Ouagadougou en 2017 a
remise sur le devant de la scène internationale, quelque cinquante ans après
qu’elle eut été posée dans le sillage des indépendances africaines. Cette liste
hétérogène donne la mesure de la complexité d’un sujet qui entrelace enjeux
historiques, politiques, éthiques, juridiques, philosophiques, mémoriels,
artistiques, car, comme demande l’anthropologue Benoît de L’Estoile,
« À qui appartiennent les objets des Autres ? » Qui les interprète et les met en
récit ? Que produisent l’absence et la disparition d’objets d’un côté et, de
l’autre, leur accumulation ? Qui y a accès, et pour quelles transmissions ?
Plus vertigineux : que répare le geste de restitution ?
Le débat sur les restitutions revêt une dimension institutionnelle et
recoupe des enjeux géopolitiques, diplomatiques, juridiques et économiques.
Elles se négocient entre États souverains, aux plus hauts échelons (présidents,
fonctionnaires, parlements, ministères, etc.), ainsi que dans un cadre
supranational (au premier chef l’Unesco, mais aussi l’ONU, l’Union
africaine, etc.). Toutefois, les revendications qu’elles expriment sont portées,
depuis des décennies, par des activistes, des artistes, des groupements de
citoyens et de citoyennes en Europe et en Afrique. À ce titre, c’est un désir
d’histoire ou, selon les termes d’Achille Mbembe, une « capacité de vérité »
face à l’histoire qui s’exprime dans ces requêtes. Elle prend la forme d’une
interrogation sur les legs de l’histoire coloniale dans le présent de nos
sociétés, en Afrique comme en Europe, qui se manifestent aussi dans le
champ patrimonial.
Longtemps confinées à l’expertise de spécialistes de musées ou à l’intérêt
d’une poignée de militants et militantes, les restitutions sont devenues depuis
2017 un sujet sociétal à part entière, relayé quotidiennement dans la presse
internationale, et débordant littéralement dans la rue. Au plus fort de la
mobilisation Black Lives Matter en 2020, à la suite de l’assassinat de George
Floyd à Minneapolis, les manifestants établissaient un lien entre les violences
exercées sur les corps noirs de par le monde et le sort des objets africains
emprisonnés dans les capitales européennes. Mais, déjà, dans une tribune de
Libération intitulée « Ainsi nos œuvres d’art ont droit de cité là où nous
sommes, dans l’ensemble, interdits de séjour » et publiée quelques années
plus tôt, en 2006, à l’ouverture du musée du quai Branly, l’ancienne ministre
de la Culture malienne et altermondialiste Aminata Traoré questionnait le lien
entre la mobilité, entravée, des hommes et femmes africains, dans le cadre de
politiques migratoires françaises toujours plus restrictives, et l’accueil,
valorisé, des productions artistiques africaines au musée. S’adressant aux
objets eux-mêmes, elle les exhortait : « Soyez la voix de vos peuples et
témoignez pour eux. »
Si le président français déclarait, en 2017 à Ouagadougou, s’engager pour
les restitutions, le rapport commandé aux universitaires Felwine Sarr et
Bénédicte Savoy dans la foulée, publié en 2018 sous le titre Rapport sur la
restitution du patrimoine culturel africain. Vers une nouvelle éthique
relationnelle, a non seulement suscité des controverses d’une ampleur inédite
au niveau mondial, mais a également posé les premiers jalons d’une plus
longue histoire des demandes de restitution et de leurs négociations entre
l’Europe et l’Afrique. L’historienne Bénédicte Savoy a par la suite exhumé
les prémices du débat engagé depuis les années 1960, et particulièrement
entre les années 1970 et 1980, dans son livre Le Long Combat de l’Afrique
pour son art, qui met en lumière un dense réseau d’acteurs européens et
africains à l’échelle transnationale. Elle analyse la mécanique des arguments
opposés aux demandes de restitution qui ont mené à la démobilisation
progressive des activistes et, in fine, à leur réduction au silence et à l’oubli de
ces premiers débats. Ces arguments opposaient la dimension légale des
acquisitions muséales à la dimension émotionnelle des demandes des
requérants ; ils disqualifiaient systématiquement les compétences et
infrastructures de ces derniers, jugés incapables de conserver les objets de
façon optimale, tout en valorisant la dimension universelle des collections des
musées européens comparée à la dimension nationaliste et identitaire
supposément sous-jacente à ces demandes. De manière remarquable, ces
arguments ont ressurgi quasi à l’identique dans le débat qui s’est ouvert après
la remise du rapport Sarr-Savoy. L’historiographie des restitutions ne cesse
de s’épaissir depuis, impliquant un nombre croissant de chercheurs et
chercheuses ouvrant le cadre strict des restitutions d’objets, pour les lier à
celles de restes humains, de spécimens naturalisés (en raison de la nature
multidisciplinaire des entreprises coloniales de « collecte ») ou d’archives, y
compris audiovisuelles, ou encore à l’histoire des requêtes exprimées dans
d’autres continents et chronologies. Ces revendications concernent
effectivement nombre d’anciennes colonies en Asie, en Amérique du Sud,
ainsi que d’anciennes colonies de peuplement (États-Unis, Canada,
Australie, etc.). Si beaucoup reste à faire pour approfondir les connaissances
sur l’historicité des restitutions, notamment dans une dimension Sud-Sud, des
dates et événements majeurs ont émergé. Ainsi, en 1965, l’intellectuel
Joachim Paulin écrivait dans le magazine panafricain Bingo, publié à Dakar,
un éditorial au vitriol intitulé « Rendez-nous l’art nègre ». Il y décrivait non
seulement les pratiques de captation continue de missionnaires, explorateurs
et « autres brocanteurs » pendant la période coloniale (sur lesquelles a
travaillé toute une génération d’anthropologues depuis les années 1990,
l’épisode le plus connu étant la mission Dakar-Djibouti de 1931-1933), mais
aussi la nécessité de récupérer les arts plastiques du continent « pour bouter le
feu à ce mensonge historique – en paraphrasant Césaire, “ceux qui n’ont rien
inventé” » : « nous en avons besoin pour le chemin qu’il nous reste à
parcourir », affirmait-il. Cet éditorial, publié un an avant la tenue du premier
Festival mondial des arts nègres (1966) voulu par le président Senghor et
pensé comme une extension de sa philosophie de la négritude, ne pouvait pas
plus mal tomber à l’heure où une équipe d’experts africains et européens
s’efforçait de négocier le prêt de chefs-d’œuvre de la sculpture africaine
disséminés dans le monde, en vue de la grande exposition qui devait
représenter la clef de voûte du festival. La question de la dispersion des
objets africains, de l’aliénation de leur propriété au profit de collectionneurs
et musées du Nord, se posa à nouveau lors des deux autres grands festivals
panafricains : à Lagos, en 1977, lors du FESTAC (second World Black and
African Festival of Arts and Culture / Festival des arts et de la culture noirs et
africains) et, quelques années plus tôt, à Alger, en 1969, lors du premier
Festival culturel panafricain d’Alger. Le manifeste publié à sa suite décrivait
le flux unidirectionnel d’objets d’art vers l’Europe (ici associés aux
« archives pillées par les puissances coloniales ») comme une « hémorragie »
et insistait sur la nécessité de leur recouvrement, pour lutter contre la
« dépersonnalisation africaine » que visait l’entreprise coloniale. Dans l’arène
institutionnelle supranationale, il faut citer l’appel d’Amadou-Mahtar
M’Bow, premier directeur général africain de l’UNESCO (1974-1987), Pour
le retour à ceux qui l’ont créé d’un patrimoine culturel irremplaçable,
prononcé à Paris le 7 juin 1978. « Les peuples victimes de ce pillage parfois
séculaire n’ont pas seulement été dépouillés de chefs-d’œuvre
irremplaçables : ils ont été dépossédés d’une mémoire qui les aurait sans
doute aidés à mieux se connaître eux-mêmes, certainement à se faire mieux
comprendre des autres », affirmait-il dans ce texte vibrant visant à susciter un
mouvement d’opinion mondial en faveur du retour des objets les plus
symboliques. Le mot est lâché : « pillage ». Toutefois, comme le faisait
remarquer un fonctionnaire français, Robert Boyer, dans son rapport sur les
restitutions daté d’août 1979, « cet appel évite toute allusion à la
colonisation ». C’est sans doute la raison pour laquelle le fonctionnaire
affirmait : « nous y adhérons volontiers ». Comme pour l’usage du terme
« restitution » – le mot qu’il ne fallait pas prononcer car engageant des
responsabilités –, la sémantique (le choix pesé du vocabulaire avec ses
ellipses et ses omissions) a historiquement revêtu un rôle déterminant dans ce
débat, mieux : elle a constitué un terrain de luttes. On retrouvera Amadou-
Mahtar M’Bow quelques années plus tard en tant que vice-président du
Groupe des éminentes personnalités (GEP) de l’OUA (Organisation de
l’unité africaine), chargé de défendre la cause des réparations pour
l’esclavage et le colonialisme. C’est que restitutions et réparations ont partie
liée.
À la manière de l’acteur américain-caribéen Sidney Poitier qui, lors d’un
débat télévisé en 1963, signifiait vouloir parler d’une « negro question »
adressée à la société états-unienne et non pas d’un « negro problem »,
nombre d’auteurs et d’autrices suggèrent de penser les restitutions non plus
comme un problème à étouffer subrepticement pour « ne pas vider les
musées », mais comme une question à prendre à bras-le-corps et requérant un
formidable élan d’imagination politique. L’enjeu est de créer de nouvelles
formes de musées pour le XXIe siècle, tant en Europe qu’en Afrique, qui
puissent énoncer et imaginer autrement (réparer ?) les récits de l’histoire et
les relations – sociales, culturelles et politiques – qui se nouent autour et à
partir des objets. C’est ce que Sarr et Savoy nomment dans leur rapport de
2018 une « nouvelle éthique relationnelle ». Dans les projets les plus
novateurs, souvent portés par des artistes, la quête pour transformer cette
asymétrie patrimoniale est étroitement liée à des enjeux de justice sociale,
voire de justice environnementale, questionnant une même logique
extractiviste. Au lieu de concevoir les restitutions comme la simple gestion
événementielle du retour d’objets, l’historien sud-africain Ciraj Rassool
invite à y voir les fondations d’une muséologie critique inaugurant de
nouvelles formes de citoyenneté.

BIBLIOGRAPHIE

Benoît de L’ESTOILE, « À qui appartiennent les objets des Autres ?


Considérations d’anthropologue », in Jérôme Fromageau et Marie Cornu
(dir.), Les Nouveaux Enjeux patrimoniaux en contexte de crises. Les
dynamiques du droit dans la protection internationale du patrimoine culturel,
Commission nationale française pour l’Unesco, 2022, p. 15-27,
<https://hal.science/hal-03511770/document>.
« Manifeste culturel panafricain », Présence africaine, no 71, 1969, p. 115-
123.
Achille MBEMBE, « À propos de la restitution des artefacts africains
conservés dans les musées d’Occident », AOC, 5 octobre 2018.
Felwine SARR et Bénédicte SAVOY, Rapport sur la restitution du patrimoine
culturel africain. Vers une nouvelle éthique relationnelle, novembre 2018,
<https://medias.vie-publique.fr/data_storage_s3/rapport/pdf/194000291.pdf>.
Bénédicte SAVOY, Le Long Combat de l’Afrique pour son art. Histoire d’une
défaite postcoloniale (2021), Paris, Éditions du Seuil, 2023.
Aminata D. TRAORÉ, « Ainsi nos œuvres d’art ont droit de cité là où nous
sommes, dans l’ensemble, interdits de séjour », Libération, 20 juillet 2006 ;
repris dans Africultures, no 70, 2007, « Réinventer les musées », p. 132-134.
Je remercie Bénédicte Savoy d’avoir généreusement partagé avec moi le
rapport d’août 1979 de Robert Boyer, « Le retour des biens culturels dans les
pays autrefois colonisés », conservé aux Archives nationales AN
19870713/25.
Reconnaissance : la loi Taubira
Magali Bessone

Les réparations au titre de la traite et de l’esclavage coloniaux ont été


construites comme « problème public » en France entre 1998, année du cent-
cinquantième anniversaire de l’abolition de l’esclavage par la IIe République,
et 2001, année de l’adoption de la loi 2001-434, dite loi Taubira, qui
reconnaît la traite et l’esclavage coloniaux comme des crimes contre
l’humanité (article 1). Au printemps 1998, plusieurs associations
anticolonialistes et antiracistes se sont saisies des commémorations pour
dénoncer la dépendance postcoloniale des outre-mers, la reproduction des
inégalités socio-raciales, et contester le récit des célébrations officielles de
l’abolition : l’association Devoir de mémoire, qui organise un colloque où
interviennent des acteurs politiques comme Christiane Taubira et des
intellectuels et universitaires comme Patrick Chamoiseau, Édouard Glissant,
Myriam Cottias, les convie à réfléchir aux modalités renouvelées de la
reconnaissance du passé ; un comité unitaire d’organisations ultramarines à
Paris, qui donnera naissance un an plus tard au Comité Marche du 23 mai
1998, organise une grande marche silencieuse pour honorer la mémoire des
esclaves plutôt que celle des abolitionnistes. Or, si l’ambition de réparer les
crimes constitue l’une des sources de motivation de la loi de 2001, sa version
définitive ne prévoit ni ne permet explicitement l’indemnisation des faits
d’esclavage subis : elle est presque exclusivement interprétée comme loi
mémorielle dénuée de toute portée normative.
Sur le plan judiciaire, quoique la qualification de « crime contre
l’humanité » soit une qualification pénale, nulle action juridictionnelle pénale
n’est possible puisque les anciens esclavagistes sont aujourd’hui tous morts ;
la plainte est éteinte. Reste l’action civile. C’est la voie qui a été empruntée
par certaines associations (en particulier le Mouvement international pour les
réparations dans ses branches Martinique et Guadeloupe) depuis 2005.
Jusqu’à présent, les plaintes ont été systématiquement déboutées, en première
instance, en appel et par la Cour de cassation, au nom de la prescription
(notamment la prescription quadriennale pour les actions de l’État) et de la
non-rétroactivité de la loi. Tout se passe comme si l’effet du temps était un
effet de seuil : seule une action préjudiciable passée ouvre le droit à
réparation, mais, si ce passé est trop lointain, le droit devient impossible à
mettre en œuvre. En outre, il faudrait pouvoir établir une chaîne causale
suffisamment convaincante entre les crimes du passé et la situation présente,
tant pour établir que le préjudice actuel est bien un effet de l’injustice passée
que pour déterminer l’identité des ayants droit et des responsables de la
réparation (en particulier l’État comme personne morale continue), et, enfin,
calculer la juste correspondance entre les effets du préjudice et le montant
approprié des indemnisations. En somme, la logique judiciaire, individualiste
et comptable, peine à répondre à l’injustice structurelle du système
esclavagiste. Mais la Cour européenne des droits de l’homme, saisie par les
associations, a reconnu sa compétence et la recevabilité de l’affaire en
février 2020. (Où en est-on aujourd’hui ? Nulle part encore.)
En dépit des difficultés procédurales, l’intérêt de porter les demandes de
réparations sur la scène judiciaire (nationale ou internationale) est double :
cela permet de constituer les demandes de réparations en discussion nationale
et transnationale et de souligner la dimension située des catégories juridiques
et de leur interprétation. Dans les deux cas, l’intérêt est politique, au sens où
il porte sur la définition du « nous », le peuple au nom duquel la justice est
rendue, et sur les relations asymétriques de pouvoir qui traversent la
construction et le fonctionnement du droit. En ce sens, les demandes de
réparations nous incitent à nous demander quel projet politique commun
nous, Français ou Européens, souhaitons forger et réaliser ensemble, depuis
ou à partir de l’histoire d’injustice coloniale qui est la nôtre et qu’il nous
appartient toujours d’analyser et de rectifier.
C’est pourquoi la dimension mémorielle de la loi Taubira (en particulier
dans ses articles 2 et 4), quoique insuffisante pour une politique de
réparations ambitieuse – qui exigerait, comme le demande par exemple le
« Plan de réparations en 10 points » de la Communauté des États caribéens
(CARICOM) adressé aux gouvernements européens, des excuses formelles,
des programmes de rapatriement et d’aide au développement, l’accès aux
soins physiques et psychologiques, l’effacement de la dette, le transfert de
technologie, etc. –, peut en constituer une étape nécessaire. La dimension
mémorielle constitue une incitation à la production et au partage des
connaissances et de la reconnaissance du passé – si la mémoire est associée
au travail des historiens et des responsables d’institutions muséales et
culturelles, et non prise comme l’objet d’un « devoir » dont les contours
semblent aussi contraignants que flous.
Les demandes de réparations portent une double exigence d’égalité et de
reconnaissance. Quand Christiane Taubira, rapportrice de la loi, en défendait
les principes en commission en 1999, elle mentionnait « la reconnaissance du
crime, l’incitation à la recherche, la diffusion des connaissances, l’accès égal
au savoir, la réhabilitation de lieux de mémoire, l’encouragement aux
rencontres et à la coopération, le respect et la valorisation des langues et
cultures, la correction des inégalités dans la répartition des terres, l’accès
équitable aux moyens, la rationalisation des économies ». Réparer, dans cette
perspective, ne signifie pas restaurer une situation passée, ni dédommager des
individus pour le préjudice subi, mais transformer pour l’avenir notre rapport
à notre passé et les structures sociopolitiques présentes qui produisent des
situations d’inégalité et de racisme systémiques. L’enjeu de la loi, qu’il nous
appartient d’actualiser vingt ans après, est de permettre la construction d’une
communauté politique renouvelée qui prenne en charge son héritage colonial.
BIBLIOGRAPHIE

Sylvie CALIXTE, « La loi reconnaissant la traite négrière et l’esclavage des


noirs dans les possessions françaises d’outre-mer en tant que crime contre
l’humanité », Pouvoirs dans la Caraïbe, no 15, 2007,
<https://journals.openedition.org/plc/190>.
Myriam COTTIAS, Élisabeth CUNIN, António DE ALMEIDA MENDES, Les
Traites et les Esclavages. Perspectives historiques et contemporaines, Paris,
Karthala-CIRESC, 2010.
Silyane LARCHER, L’Autre Citoyen. L’Idéal républicain et les Antilles après
l’esclavage, Paris, Armand Colin, 2014.
Décoloniser les savoirs
Entretien entre Achille Mbembe et Walter Mignolo

Question : Walter Mignolo, vous êtes l’un des théoriciens majeurs du


mouvement décolonial et enseignez à Duke University aux États-Unis.
Achille Mbembe, vous êtes penseur et historien de l’Afrique postcoloniale, et
enseignez à l’université du Witwatersrand, en Afrique du Sud. En ce premier
quart de XXIe siècle, un impératif a pu ressurgir, dans les universités, les
mouvements sociaux, à l’échelle mondiale : l’impératif d’une décolonisation
des savoirs. Comment le comprenez-vous ? Comment interprétez-vous, plus
d’un demi-siècle après la fin des empires européens, sa persistance ou son
retour ?

WALTER MIGNOLO : La Renaissance européenne marque les débuts du


colonialisme espagnol et portugais en Amérique du Sud. En Afrique, cette
expansion commence avec le commerce transatlantique (1652), impliquant
également, aux côtés des Espagnols et Portugais, les Hollandais, les Anglais,
les Français. Les relations des anciens pays colonisés à l’Europe, ainsi que les
histoires qui sont les leurs avant l’arrivée des Européens sont toutes
différentes. C’est ce qu’on peut appeler la géopolitique des savoirs. Le savoir
n’est pas universel. Il existe plusieurs centres de production du savoir (ici,
j’ai mentionné l’Afrique, l’Amérique du Sud, l’Europe). Mais avec
l’expansion européenne, le savoir produit en Europe a destitué, marginalisé,
obscurci et réduit au silence les savoirs qui ont été produits en Afrique, en
Asie et en Amérique du Sud. La décolonisation des savoirs signifie ainsi que
le savoir qui a été construit en Europe, depuis la Renaissance, et qui s’est
répandu, depuis le siècle des Lumières, dans les Amériques, en Afrique, en
Asie, est un savoir local qui a été présenté comme universel.
Que prend-on ainsi en charge quand on décolonise les savoirs,
aujourd’hui ? Cet impératif relève, tout d’abord, du phénomène social (il
faudrait, entend-on, tout décoloniser : la mode, la nutrition, etc., et pas
seulement le savoir). Mais, plus profondément, il importe de regarder ce qui
est fait au nom de cet impératif. Nous vivons parmi des options. Les
disciplines, les religions, les systèmes idéologiques, etc., sont des options.
Mon sentiment est que, dans le champ de la connaissance, toutes les options
que la modernité européenne a construites depuis cinq cents ans, de
l’hégémonie de la théologie à la sécularisation des sciences et de la
philosophie, sont épuisées. Personne ne trouve d’options satisfaisantes pour
comprendre le temps présent, ou la « nature » (au sens cosmique) de nos
relations subjectives et intersubjectives. Construire des savoirs décoloniaux
apparaît inévitable. Il faut certes créer, inventer de nouvelles catégories, mais
également partir de présuppositions qui nous amènent à d’autres logiques de
création et de transformation du savoir.
ACHILLE MBEMBE : La question de l’habitabilité de la planète est ce qui
nous impose de revenir à cette injonction de décoloniser. Nous n’avons
jamais été confrontés, si crûment, à l’épuisement des modèles hégémoniques
d’habitation de la Terre. Il y a peu, l’interrogation sur la vie portait sur ses
origines, son évolution au cours du temps, les formes de sa redistribution. Si
aujourd’hui beaucoup s’interrogent au sujet de la vie, c’est dans la
perspective de son extinction, de sa fin. La question des futurs du vivant sur
une planète limitée et de plus en plus petite n’a jamais été aussi centrale dans
nos existences communes. Ces questions d’habitabilité, de coexistence, de
durabilité et de finitude expliquent pourquoi l’injonction de décoloniser
relève désormais de l’urgence. Ce qui la sous-tend, c’est l’urgence de trouver
de nouvelles façons d’habiter la planète, de tisser de nouvelles relations entre
les diverses espèces et forces qui la peuplent.
Pour construire cette nouvelle relation planétaire qui nous permettra
d’habiter la Terre d’une manière durable, il nous faudra puiser à pleines
mains dans les archives du Tout-Monde, pour reprendre ce terme de Glissant.
Pendant longtemps, nous nous sommes contentés de nous appuyer sur un
fragment seulement de ces archives. Pas même sur la totalité des archives
d’Occident, qui sont elles-mêmes multiples et contradictoires. Cette époque
est terminée.
Pour ce qui concerne l’Afrique, cette entité à fuseaux multiples, il est
évident qu’il nous faudra renouer avec son histoire dans sa très longue durée,
qui englobe des flux de savoir venus de la Méditerranée, du monde arabe, du
Sahara, du monde indo-océanique. Décoloniser, pour ce qui nous concerne,
c’est aussi et surtout reprendre langue avec tout ce qui existait avant le
colonialisme. Dans le domaine de la pensée, cela suppose de rompre avec les
savoirs ou paradigmes épuisés et de renouer avec les métaphysiques
africaines, les systèmes de pensée précoloniaux. Tout cela a produit des
formes très hybrides de la pensée, qui nous accompagnent encore
aujourd’hui.

Q. : Comment décririez-vous ces savoirs (ces « paradigmes ») que vous jugez


épuisés ?

ACHILLE MBEMBE : L’idée, tout d’abord, que l’Europe est le centre du


monde. Que la planète gravite autour d’un foyer principal, duquel tout le
reste est dérivé. L’idée, ensuite, que l’humain, en un sens très restreint, c’est-
à-dire l’homme européen, est au sommet de la création. Tout serait à son
service, à commencer par la nature, qu’il peut exploiter, et dont il peut
extraire ce qu’il veut sans limite parce qu’il la croit inépuisable. L’idée, aussi,
qu’au milieu d’une variété d’humains l’humain par excellence serait, disons-
le ainsi, blanc. À l’intérieur de cet ordre racial, tout ce qui n’est pas blanc
serait inférieur ou superflu. Et enfin, l’idée qu’il existe un sujet opposé à un
objet, qu’il domine. Historiquement, ces croyances ont trouvé maintes
traductions dans le champ juridique, social, économique, et dans la partition
de la planète.

WALTER MIGNOLO : Quand on parle de décolonisation du savoir, nous


présupposons que le savoir a été colonisé. Qu’est-ce que cela signifie ?
Quand nous parlons de décolonisation du savoir, nous pointons le fait que
l’épistémé occidentale, dans sa diversité, a destitué les connaissances
existantes, les intégrant dans la catégorie du prémoderne. Or il n’y a pas de
prémoderne. Pourtant chercher à reconstruire des connaissances destituées
n’a rien à voir avec une sorte de fondamentalisme national. Mobiliser ces
savoirs au nom du principe de l’identité nationale, ce serait paradoxalement
valider une idée de l’identité construite par l’Europe moderne. Quand nous
parlons de reconstituer des savoirs destitués, il ne s’agit pas de fonder une
nation première. Par ailleurs, la tâche de la décolonisation n’est pas juste
analytique (analyser des processus de contrôle et de pouvoir), elle consiste à
reconstituer la beauté et le plaisir de penser ensemble. Retrouver les plaisirs
de penser, non pas seulement par et pour nous-mêmes, mais en commun.
Retrouver le plaisir d’être ensemble, l’amour au sens du respect et de la
capacité à habiter avec l’autre. C’est l’enjeu principal de la décolonisation des
savoirs, parce que la colonisation a défait et s’est approprié tout cela. Elle l’a
fait de différentes manières dans les Amériques, en Asie, en Afrique, mais
également en Europe. Ainsi, ce que nous appelons la « colonialité » est la
logique sous-jacente à toutes ces formes de colonisation. Et la
« décolonialité » connecte, quant à elle, différentes formes de
décolonisations.
Je pense, par ailleurs, que les technologies numériques nous confrontent à
une tentative croissante de tuer la pensée. Les concepts de communication,
d’information tuent celui de conversation, qui implique de se mouvoir dans
plusieurs directions alors que l’information ne suit qu’un seul chemin.
Retrouver le sens de la conversation, c’est retrouver la pensée, ce qui ne peut
être réalisé dans une société de la mesure qui nous force à la compétition les
uns avec les autres. Tel est le sens de la désobéissance épistémique. Désobéir
à tous ces procédés modernes de contrôle des individus leur faisant croire
qu’ils sont libres parce qu’ils empruntent la voie de l’information.

ACHILLE MBEMBE : Ce qui est en effet inquiétant, c’est la recolonisation


de différents champs de la connaissance par toutes sortes de déterminismes.
De nos jours, la confusion entre le savoir et les données (data) ne cesse de
s’aggraver. Walter Mignolo l’a suggéré en mentionnant la question
numérique. On assiste à la réduction de la connaissance à l’information. On
nous fait croire que le réel serait une affaire de quantité et la raison
calculante, le sommet de l’objectivité. Cette menace me paraît dominante,
aujourd’hui : la croyance que seuls les ordinateurs peuvent générer de
l’information et que ce qui n’est pas calculable n’existe pas. L’ordinateur
serait notre nouveau cerveau et notre nouvelle conscience. Dans un tel
contexte, décoloniser doit partir du principe que la connaissance ne peut être
réduite à un processus computationnel d’information. L’idée de
« décolonisation » doit se déployer de telle manière que, fidèle à ses origines
radicales, elle relève des défis qui posent la question des futurs de la vie sur
Terre, du futur de la raison.
Je suis convaincu qu’une des questions les plus urgentes de ce siècle est
celle des futurs du vivant. Renouer avec la pensée critique dans les conditions
contemporaines exige de soigner la raison, d’en prendre soin à une époque où
elle est, à peu près partout, mise en procès. Pourquoi poser la question de la
« décolonisation » en lien avec la vie, les futurs du vivant ? Nous avons
toujours été attentifs à la manière dont la vie émerge, aux conditions de son
évolution. Mais, aujourd’hui, la question centrale est plutôt : comment la
réparer ? Comment peut-elle se perpétuer, quand il est si difficile, pour un
grand nombre, d’envisager le lendemain, comme je le vois ici, en Afrique du
Sud où je vis et travaille. Comment peut-on en prendre soin et la partager
universellement ? Que reste-t-il du sujet humain à un âge où la raison opère à
travers les technologies de calcul ? Peut-on transformer ces techniques de
calcul, de pouvoir et de contrôle en instruments de libération ?
Chaque fois que j’entends le terme « décolonisation », ce sont ces
questions qui me viennent à l’esprit, auxquelles il faut ajouter la catastrophe
écologique imminente, mais également l’escalade technologique, la nécessité
d’une conscience non pas universelle, mais planétaire, et d’un avenir qui
engage, plus que les humains, l’ensemble du vivant. Ces débats, que l’époque
nous impose, portent sur la manière dont la vie sur Terre peut se perpétuer,
être soutenue. On ne peut répondre de façon appropriée à ces questions du
seul point de vue de la logique du marché, qui considère la vie comme une
marchandise. En parlant de décolonisation du savoir, nous nous confrontons à
la croyance selon laquelle tout serait potentiellement calculable et prédictible.
Ce qui est rejeté, dans ce processus, c’est le fait que la vie est un système
ouvert, non linéaire, potentiellement chaotique – ce qu’on peut apprendre, par
exemple, des systèmes de pensée précoloniaux africains.

WALTER MIGNOLO : Dans mon dernier livre, The Politics of Decolonial


Investigations, la question est : qui enquête sur quoi ? De quel type de savoir
avons-nous besoin ? Pour quelles raisons et pour quelles fins ? Et enfin,
comment innover et créer des connaissances sur une plateforme décoloniale
détachée de l’architecture qui soutient l’édifice des savoirs produits en
Occident ?
Décoloniser veut dire créer et innover plutôt que déconstruire. Un des
problèmes de la technologie aujourd’hui (intelligence artificielle, génétique)
est qu’elle est liée au capital. Et le capital ne s’intéresse pas au vivant. Ce qui
l’intéresse, c’est de produire plus, non pas pour avoir plus, mais pour exercer
plus de contrôle. Mais quels moyens possédons-nous pour nous engager dans
ce type de conversation ?
Penser dans une perspective décoloniale, ce n’est pas seulement en finir
avec le colonialisme. Le questionnement décolonial porte sur notre manière
de comprendre le monde, la vie, la société, de façon à construire une manière
différente d’y vivre en commun.
J’aimerais ainsi ajouter un élément en lien avec ce qui précède. La
jonction entre l’intelligence humaine, le cerveau et l’intelligence artificielle
peut générer une nouvelle forme d’entité qui n’aurait plus rien à voir avec
l’humain tel que nous le connaissons maintenant. La question n’est pas de
savoir si c’est une bonne chose ou non, car l’objectif de cette jonction
intelligence humaine/intelligence artificielle est reliée au capital. Si elle
s’effectue, il serait très aisé de contrôler les 8 milliards d’habitants de cette
planète. Tout cela est rendu possible à cause du capitalisme qui encourage ce
type de recherche, d’investigation, en fournissant aux chercheurs le temps et
les moyens matériels de les mener.
Ce que nous avons appelé la matrice coloniale du pouvoir est l’équivalent
(pour dire les choses pédagogiquement) de ce que les psychanalystes ont
appelé l’inconscient. L’inconscient est cette structure qu’on ne peut pas voir,
mais qui travaille la subjectivité et se dévoile dans les récits des personnes
analysées. Ce qu’on appelle la matrice coloniale du pouvoir, c’est la structure
inconsciente de la modernité, de la civilisation occidentale. Cette matrice
coloniale du pouvoir – l’inconscient de la modernité ou les structures
profondes de la civilisation occidentale – a, comme le monstre du savant
Frankenstein, échappé à son créateur. Intelligence artificielle, recherche
génétique ne sont plus contrôlées exclusivement par l’Occident. Et il y a un
différend politique quant à la maîtrise de ces outils. Décolonialement parlant,
de quels types de savoirs avons-nous réellement besoin ? De quels moyens
décoloniaux disposons-nous pour réévaluer nos manières de penser, de vivre
ensemble, ou d’habiter cette planète ? De quels moyens disposons-nous pour
accéder, dans le monde entier, aux archives planétaires dont parlait Achille
Mbembe ?
Q. : Walter Mignolo, dans plusieurs de vos réponses, vous employez le terme
« décolonial ». Pourriez-vous expliquer le sens de ce terme ? Et, plus
spécifiquement, pourquoi vous récusez, dans votre travail, l’idée qu’on
puisse parler de « decolonial studies » ?

WALTER MIGNOLO : Le discours et le projet de décolonisation ont permis


à de nombreuses personnes de comprendre ce qui leur était arrivé, de se
rendre compte comment la colonialité s’était insérée dans leur vie. Et c’est
précisément la force de la pensée décoloniale de dévoiler cela. Il ne s’agit pas
seulement de transformer la pensée de manière abstraite. Comprendre la
colonialité, pour un grand nombre de personnes – y compris nous-mêmes –,
ç’a été comprendre ce qui leur était arrivé, comment la colonialité les habite
et comment elles habitent la colonialité. Pourquoi on leur a fait croire qu’elles
étaient inférieures, sous-développées, ou qu’elles devaient être modernes. La
question de la décolonisation ne concerne pas exclusivement les savoirs
académiques, elle a trait à la vie. C’est la raison pour laquelle, parler de
« decolonial studies », c’est tuer cette dimension, en réintroduisant dans des
logiques disciplinaires une démarche qui tente de leur échapper. Le terme
d’« études » fait de la colonialité un objet situé en dehors de nos vies.
Les questions décoloniales ne sont pas exclusivement des questions
académiques, mais aussi des questions de vie. Pour le dire comme le
philosophe argentin des années 1970 Rodolfo Kusch : « Nous ne connaissons
pas juste pour le fait de connaître, mais pour vivre. » À son tour, Humberto
Maturana – un penseur prestigieux, neurobiologiste, mort en 2021 – a
retourné les questionnements liés au champ biologique et à l’évolution, dans
tous les sens. Comme la connaissance est un fait biologique propre aux
organismes vivants, il faut souligner ses conditions biologiques
d’effectuation. Il existe un type de connaissance qui ne renvoie pas
uniquement au fait de raisonner. Chez tous les organismes vivants, la
connaissance s’articule aux sens, au corps ; cette articulation ne nous
représente pas le monde tel que nous l’appréhendons à travers ce que nous
apprennent les théories traditionnelles de la vision. Si on suit cette route, on
commence à comprendre la relation entre la connaissance et le vivant, chez
les animaux, les plantes, le vivant en général. Si les plantes ne connaissent
pas, elles meurent, parce que beaucoup d’éléments de leur environnement les
attaquent, constamment. C’est ainsi la raison pour laquelle parler de
« decolonial studies », c’est tuer de nombreuses dimensions de ce que les
pensées, les pratiques et les modes de vie décoloniaux tentent de faire.

Q. : Achille Mbembe, l’analyse du colonialisme est au cœur de vos travaux


sur l’histoire de l’Afrique et de sa situation planétaire au XXe siècle. Quelles
perspectives théoriques mais aussi politiques sont ouvertes par votre analyse
de l’histoire de la colonisation ?

ACHILLE MBEMBE : J’ai grandi au Cameroun après le colonialisme. À


l’époque (1960-1980), la grande question, celle qui agitait les esprits et
animait l’expérience intellectuelle et la vie culturelle en général était de
savoir ce que cela signifiait, d’être libéré de la colonisation et d’être
« indépendant », c’est-à-dire responsable de soi et des autres et appelé à
construire une nation. C’est cette question qui a façonné mon itinéraire. Il me
semble que Fanon a été celui qui l’a posée de la façon la plus radicale,
particulièrement dans Les Damnés de la terre, dans le chapitre
« Mésaventures de la conscience nationale ». Voilà donc l’origine de mon
propre travail.
Le colonialisme fait partie de ce qui nous a façonnés. Il n’est pas qu’une
simple parenthèse. Mais notre histoire s’inscrit dans une durée plus longue,
plus dense aussi, surtout au regard de ses multiples sources et affluents. Cette
richesse et cette densité, je la retrouve dans ce qu’on peut appeler, faute d’un
meilleur terme, les systèmes de pensée précoloniaux africains, ou les
métaphysiques animistes de chez nous. Elles ont existé dans les écrits, dans
les systèmes oraux. Elles ont été mises en œuvre ou sculptées. Cette archive
protéiforme, hétérogène et indocile m’a toujours intéressé. Elle résonne avec
les cosmologies amérindiennes d’Amérique latine. Je pense sincèrement que
c’est dans cette bibliothèque immense, cette bibliothèque-monde qu’il nous
faut aller chercher, aujourd’hui, certaines des ressources dont nous avons
besoin pour réanimer et réenchanter une pensée critique d’allure
véritablement planétaire.
Il s’agit d’un type de pensée critique qui entend imaginer ce qu’une
communauté terrestre, qui n’est pas uniquement la communauté des hommes,
pourrait être. Je dis « communauté terrestre » en opposition à la vulgate
universaliste, en raison du lourd bagage que ce terme porte. En effet, en
partant de la Terre, il est possible de dessiner les contours d’une cosmologie
élargie, celle qui va au-delà du simple cosmopolitisme ou même de la
démocratie dans son sens restreint. Il est possible de dépasser les limites
d’une simple théorie de la citoyenneté, laquelle, on le sait, repose par
définition sur l’exclusion de l’étranger. Il est surtout possible de découvrir la
puissance de rupture d’une catégorie telle que celle de l’habitant, bien plus
inclusive, bien moins discriminatoire que toutes les autres.

WALTER MIGNOLO : J’aimerais ajouter quelque chose au sujet de la


reconstitution des savoirs qui ont été destitués. Il est important de
comprendre les histoires locales et la manière dont les peuples tentent de
travailler dans la même direction, mais avec des terminologies et des récits
différents. C’est ce que nous (dans le vocabulaire décolonial) appelons
« pluriversalité », au lieu d’universalité. Une conscience « planétaire »,
comme dirait Achille Mbembe, en lieu et place d’une conscience universelle.

Q. : Les réflexions politiques, théoriques ou plus existentielles qui portent sur


la colonisation et la décolonisation de manière générale sont souvent
déconsidérées. Comme si elles demeuraient prisonnières du passé,
incapables d’ouvrir les portes de l’avenir. J’aimerais ainsi vous demander,
pour finir, ce que serait, selon vous, le temps de la décolonisation ?
WALTER MIGNOLO : Tant que l’articulation entre modernité et colonialité
continuera à être active, de différentes manières, et pas seulement sous la
forme du colonialisme historique, nous serons toujours dans le temps
décolonial de la décolonisation (pléonasme intentionnel). La modernité est
une rhétorique du salut (salvation), du progrès, du développement, attachée à
une logique coloniale (la colonialité) de dépossession, d’oppression,
d’exploitation. Les temps difficiles dans lesquels nous vivons viennent de ce
que cinq cents ans de modernité-colonialité ont créé des conflits dans toutes
les sphères de l’expérience et de la vie. Tant que nous serons confrontés à la
colonialité, la décolonisation sera une option impérative de notre temps.

ACHILLE MBEMBE : Ce temps sera toujours au-devant de nous. C’est un


travail sans fin. Walter Mignolo parlait d’« oppression ». J’aimerais, à ce
mot, en ajouter un autre, celui de « suffocation ». Une suffocation à laquelle
l’expérience du COVID-19, qui n’est pas finie, nous a confrontés.
L’oppression va de pair avec la suffocation. Nous devons travailler aussi dur
que possible pour rendre à chaque être vivant le droit de respirer. Ce droit
universel à la respiration est l’un des sens que pourrait prendre la
décolonisation aujourd’hui. Défendre le droit universel à la respiration. Tel
fut, je crois, l’esprit de notre conversation.
Entretien réalisé et traduit par Nadia Yala Kisukidi.

BIBLIOGRAPHIE

Achille MBEMBE, De la postcolonie. Essai sur l’imagination politique dans


l’Afrique contemporaine (2000), Paris, La Découverte, 2020.
—, La Communauté terrestre, Paris, La Découverte, 2023.
Walter MIGNOLO, Local Histories/Global Designs : Coloniality, Subaltern
Knowledges, and Border Thinking, Princeton, Princeton University Press,
2000.
—, The Politics of Decolonial Investigations, Durham, Duke University
Press, 2021.
Aires culturelles
Naoki Sakai

Le terme « Area Studies », généralement traduit en français par « études


aréales » ou « études régionales », désigne une discipline d’étude
institutionnalisée dans les universités états-uniennes à la fin des années 1940.
L’idée même des études aréales est alors promue pour contribuer à consolider
le nouvel ordre international sommairement conceptualisé sous le nom de
Pax Americana. Au cours du conflit mondial, l’absence d’un système de
connaissances coloniales-impériales permettant de gérer les relations entre les
États-Unis et d’autres régions du monde telles que le Japon, la Chine, l’Asie
du Sud-Est, l’Amérique centrale et l’Amérique du Sud, s’était déjà fait
cruellement ressentir. Contrairement à d’anciennes puissances impériales
comme la France, la Grande-Bretagne, les Pays-Bas et le Japon, les États-
Unis ne possèdent pas de méthode bien établie de renseignement et de
recherche susceptible d’étayer leurs opérations coloniales et impériales à
travers le monde. L’introduction de la discipline des « études aréales »
transforme radicalement le statut international des États-Unis, de sorte que
l’enseignement universitaire américain devient dès lors le nouveau modèle à
imiter aux yeux des autres pays.
La discipline des « études aréales » symbolise ce nouveau statut des
États-Unis en tant qu’unique puissance coloniale-impériale dominante de
l’après-guerre. Il allait apparemment de soi que les systèmes coloniaux
antérieurs avaient prouvé leur manque d’efficacité et de légitimité.
L’émergence des « études aréales » était donc concomitante de la redéfinition
de l’ordre colonial-impérial, si bien qu’elles sont souvent caractérisées
comme appartenant au domaine postcolonial. Il est toutefois impératif de
souligner l’ambiguïté du concept de « postcolonialité » : malgré le préfixe
« post », on ne saurait l’entendre littéralement comme « ce qui vient après le
colonialisme », car le colonialisme a subsisté, même s’il a été largement
reformulé. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis et le
Royaume-Uni ont tenté de ressusciter le système du droit international, mais
en y apportant des modifications majeures. On a souvent prétendu que
Washington était opposé à l’ancienne conception du droit international qui
sanctionnait le colonialisme moderne, à savoir un système qui divisait le
monde en deux grands ensembles : d’un côté une région appelée « Europe »
dont les populations et les territoires étaient régis par le Jus publicum
europaeum (droit public européen) et où chaque État revendiquait sa propre
sphère de souveraineté, avec un territoire et une population clairement
délimités ; de l’autre côté, une région souvent définie comme « non-Europe »
ou « reste du monde », dont les territoires et les peuples étaient privés de
toute souveraineté sur leur sol et vulnérables à l’appropriation coloniale.
Dans le cadre de cet ancien système de droit international, l’immense
majorité des régions extra-européennes de la planète avaient fini par être
conquises et colonisées.
À la fin de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis décident donc
d’abolir cette dichotomie et introduisent un nouveau système juridique
international en vertu duquel les peuples et les espaces terrestres situés en
dehors de « l’Occident » – ce nouveau label ayant progressivement remplacé
celui d’« Europe » au début du XXe siècle – auraient aussi droit à leur
souveraineté et à leur territoire. La crise dite de Suez (1956) a parfois été
perçue comme symbolisant la réaction des anciennes puissances coloniales
européennes au nouveau régime international de la « postcolonialité ». Mais
c’est ainsi que le terme « postcolonial » a été utilisé pour caractériser le
nouvel ordre international promu par les États-Unis. Les « études aréales »
ont joué un rôle important dans cet usage propagandiste du terme
« postcolonial ». Néanmoins, l’ordre colonial-impérial du monde moderne, à
savoir la dichotomie entre « l’Occident » et « les autres », s’est vu en réalité
préservé dans une large mesure sous l’égide du nouveau dispositif
hégémonique mondial instauré par Washington et en s’appuyant sur des
mécanismes tels que les systèmes de sécurité collective et les accords de
statut des forces.
Comme Carl Schmitt le soutenait au lendemain de la Seconde Guerre
mondiale, entre le XVIe et le XXe siècle, le système juridique international a
considéré « les nations chrétiennes comme les créatrices et les représentantes
d’un ordre applicable à la terre entière ». Un certain nombre d’ouvrages
importants, dont L’Orientalisme, d’Edward Said, en 1978, ont démontré de
manière convaincante que la discipline des études aréales a servi à reproduire
la centralité de l’Occident ou de l’Europe dans la production du savoir. De
diverses manières, les experts de chaque région ont participé à la collecte de
renseignement dans les pays concernés, interféré dans les processus de
décision politiques et économiques et préservé le nouvel ordre international
dominé par les États-Unis.
Initialement, lorsque l’idée même des études aréales avait été proposée à
la fin des années 1940 au Social Science Research Council, organisme new-
yorkais à but non lucratif fondé en 1923, l’Europe occidentale était
considérée comme l’une des régions à étudier. Mais, au cours de leur
développement ultérieur au sein des universités américaines, cette région du
monde disparut des programmes. L’Amérique du Nord et l’Europe
occidentale se trouvaient donc exclues de cette approche « aréale ».
Autrement dit, jusqu’à aujourd’hui, le concept d’« aire culturelle » ne
concerne que « le reste du monde », c’est-à-dire des territoires et des
populations étrangers à l’Occident et étudiés par les Occidentaux.
Aujourd’hui encore, la discipline sert à entériner la différence
anthropologique entre les deux univers, perpétuant ainsi une dichotomie
coloniale et raciste. Le terme « postcolonial », censé marquer la nouveauté
des études aréales, continue en réalité à valider le préjugé sous-jacent de
l’ordre colonial-impérial selon lequel le modèle européen est intrinsèquement
et traditionnellement distinct du reste de l’humanité et destiné à servir à tous
de norme universelle.
Les études aréales ont transformé les divers domaines des sciences
humaines et sociales, en y introduisant entre autres l’interdisciplinarité. Leur
popularité a fait que, vers la fin du XXe siècle, un nombre croissant
d’universités, d’abord en Asie de l’Est, puis en Europe et ailleurs, ont adopté
cette forme disciplinaire. Aux États-Unis, depuis les années 1990, de plus en
plus d’étudiants originaires des régions concernées se sont inscrits dans des
programmes d’études aréales. Initialement traités comme des « informateurs
indigènes », un certain nombre d’entre eux ont commencé à remettre en cause
le grand partage anthropologique entre l’Occident et ses Autres, suscitant
aujourd’hui une véritable crise de la discipline.
Traduit de l’anglais par Marc Saint-Upéry

BIBLIOGRAPHIE

Vicente L. RAPHAEL, « The Cultures of Area Studies in the United States »,


Social Text, no 41, 1994, p. 91-111.
Edward SAÏD, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident (1978), Paris,
Éditions du Seuil, 1980.
Carl SCHMITT, Der Nomos der Erde im Völkerrecht des Jus Publicum
Europaeum, Berlin, Duncker & Humblot, 1950 ; trad. fr., Le Nomos de la
Terre, Paris, PUF, 2012.
L’invention du « Sud »
Vincent Capdepuy

Même si elle se fait peut-être plus rare aujourd’hui, la limite Nord/Sud est
omniprésente en France sur les cartes des manuels scolaires de géographie
durant les années 1990 et 2000. Simple, elle illustre très bien les inégalités
dans le monde. Elle répond à certaines attentes didactiques de l’enseignement
secondaire : un repère visible, traçable et mémorisable. La limite Nord/Sud
est devenue incontournable.
Son tracé a été inspiré par une carte publiée en 1980 en couverture d’un
rapport dirigé par l’ancien chancelier allemand Willy Brandt, Nord-Sud : un
programme de survie, publié simultanément dans le monde entier. La carte a
été réalisée selon une projection de Peters – choix peu banal et justifié en
première page : « Elle montre exactement la proportion de la surface des
terres émergées. […] Cette projection marque un progrès important par
rapport à la conception qui attribuait un rôle mondial prépondérant à l’Europe
sur le plan géographique comme sur le plan culturel. » De fait, la carte
présentée par Arno Peters en 1973 entend remettre en question la projection
de Mercator, très utile en son temps pour les marins européens, mais quelque
peu dépassée au XXe siècle. La projection dite « de Peters » – en réalité, déjà
décrite par James Gall en 1855 –, plus respectueuse de la surface des
différentes régions du monde, s’inscrit dans une optique tiers-mondiste qui
convient parfaitement à l’esprit du rapport Brandt.
Quant à la ligne elle-même, les auteurs du rapport soulignent eux-mêmes
son simplisme abusif : « Il y a des objections évidentes à une image
simplifiée montrant le monde divisé en deux camps. Le “Nord” comprend
deux pays riches et industrialisés, au sud de l’équateur, l’Australie et la
Nouvelle-Zélande. […] Quelques pays du “Sud”, généralement exportateurs
de pétrole, disposent d’un revenu plus élevé par habitant que certains pays du
Nord. Mais, d’une manière générale et bien qu’il n’y ait pas de classification
uniforme ou permanente, “Nord” et “Sud” sont synonymes grosso modo de
“riche” et de “pauvre”, de pays “développés” et de pays “en voie de
développement”. »
Cette dichotomie mondiale, cependant, ne date pas de 1980. La formule,
en effet, est due à Sir Oliver Franks, alors président de la Lloyds Bank, dans
un rapport remis en décembre 1959 au Committee for Economic
Development (CED), une organisation états-unienne fondée en 1942, et
publié en janvier 1960 dans Saturday Review : « Avant, les tensions Est-
Ouest étaient le problème dominant ; maintenant, nous avons un problème
Nord-Sud d’égale importance. Il est lié au premier, mais il existe en soi, de
façon indépendante et égale. Je voulais parler des problèmes des relations
entre les pays industrialisés du Nord et les pays sous-développés et en
développement qui se trouvent au sud de ceux-ci, que ce soit en Amérique
centrale ou du Sud, en Afrique ou au Moyen-Orient, en Asie du Sud ou dans
les grands archipels du Pacifique. S’il y a douze ans l’équilibre du monde
tournait autour de la reconquête de l’Europe occidentale, maintenant il tourne
autour de relations justes du Nord industriel du globe avec le Sud en
développement. »
En juillet 1964, le Birman U Thant, secrétaire général de l’ONU, attire lui
aussi l’attention sur le fait que la géopolitique mondiale obéit à une double
bipolarisation : « J’ai dit souvent, et je pense que cela vaut d’être répété […],
que les tensions entre le Nord et le Sud sont fondamentalement aussi graves
que les tensions entre l’Est et l’Ouest. » Mais c’est surtout la Conférence de
Paris sur la coopération économique internationale de 1977, connue sous le
nom de « dialogue Nord-Sud », qui mit en avant cette bipartition du monde.
En 1988, on retrouve l’expression « dialogue Nord-Sud » deux fois dans
le programme d’histoire de terminale. Elle qualifie un moment de l’histoire
du tiers-monde – « de Bandung au dialogue Nord-Sud » – où l’on comprend
que la conférence de Bandung serait un moment d’opposition précédant une
phase de dialogue. L’expression disparaît par la suite avant que la géographie
la mobilise à nouveau en 2002 pour décrire un monde présent où la notion de
tiers-monde serait devenue obsolète. Dans un chapitre portant sur « des
mondes en quête de développement », les enseignants sont appelés à aborder
la question de l’« unité et diversité des Suds ». Elle est introduite ainsi dans le
manuel de terminale dirigé par Roger Brunet et Daniel Pierre-Elien publié en
2008 : « Autrefois appelé tiers-monde, le Sud constitue une périphérie
dominée par les grands centres d’impulsion de l’économie mondiale.
Cependant, l’inégale efficacité des politiques de développement, la variété et
l’évolution des situations politiques, sociales et culturelles de ces pays en font
un espace différencié : on parle donc des Suds plutôt que du Sud. » Au terme
de nombreuses discussions sur les divers degrés de développement est venu
le temps du doute. En 2015, sur le site « Géoconfluences » répertoriant des
ressources de géographie pour les enseignants, la question est posée :
« Nord/Sud, une représentation dépassée de la mondialisation ? »
Il n’est pourtant pas certain que le clivage Nord/Sud soit devenu obsolète.
En anglais, la notion de Global South tend au contraire à être de plus en plus
employée. L’étude géo-historique des notions de Sud et de tiers-monde
s’avère en tout cas nécessaire à la compréhension des ressorts de la
domination occidentale dans la seconde moitié du XXe et au début du
e
XXI siècle.

BIBLIOGRAPHIE

Willy BRANDT (dir.), Nord-Sud : un programme de survie. Rapport de la


Commission indépendante sur les problèmes de développement international,
Paris, Gallimard, 1980.
Vincent CAPDEPUY, « La limite Nord/Sud », Mappemonde, no 88, 2007.
Maha Thray Sithu U THANT, Portfolio for Peace. Excerpts from the
Writings and Speeches of U Thant, Secretary-General of the United Nations,
on Major World Issues, 1961-1970, New York, United Nations, 1970.
Créolisation, créolité, relation
Patrick Chamoiseau

La « créolisation » est un surgissement. Elle n’avait pas été envisagée par


le fait colonial, ni par le « grand récit » que constituait en soi cette projection
occidentale. On sait l’importance du « récit » chez Homo sapiens. Les
cosmogonies, genèses, mythes fondateurs, légendes, histoires du groupe, du
clan, de la tribu – et, par la suite, les « Histoires nationales » frappées d’une
majuscule – servaient d’abord à conforter les liens communautaires. Mis bout
à bout, renforcés par les oralités et les littératures, ils constituaient un « grand
récit » qui légitimait l’emprise d’un groupe humain sur un territoire et lui
permettait d’habiter l’infinie complexité du réel, du monde et du cosmos, en
les simplifiant dans une narration dont il était le centre. Les « grands récits »
des communautés, vastes monologues, fondaient ainsi des absolus, de culture,
de langue, de dieux, de vision du monde, et, par-dessus, des verticalités
tranchantes de civilisations. Les communautés humaines n’ont donc jamais
cessé de s’affronter – de confronter et de déployer leurs intransigeances
narratives.
Pour l’écrivain que je suis, la colonisation est donc un « grand récit » de
communauté appliqué, non plus à un territoire spécifique, mais étendu
brutalement à la totalité de la planète. Avec ses « valeurs » et ses
intolérances, ce « grand récit » (qui place l’Occident au centre de toutes
choses) ouvre en effet l’ère de la globalisation économique du monde,
laquelle, orchestrée par l’idéologie capitaliste, sera parachevée par la
circulation des objets-marchandises et les accélérations vertigineuses de la
technoscience.
Le colonialiste se projetait dans le monde en habitant une singularité
narrative. Cette dernière s’octroyait une mission d’extension légitime (le
fameux fardeau de l’homme blanc) incapable d’envisager, quelque part dans
la masse du vivant, l’existence d’un « Autre » quelconque qui serait son égal.
Le récit colonial ne pouvait « supporter », en face de lui, la présence d’une
vision du monde différente. Il était une chosification agissante de « l’Autre »,
la différence, l’opacité, la distorsion, l’altérité, que celles-ci soient de nature
humaine ou non humaine. La chosification de l’humain ne sera qu’une partie
de la chosification coloniale de la nature et, d’une manière générale, de la
réification impérialiste du vivant. Dès lors, l’esprit colonial est une effrayante
solitude au monde. Impossible pour lui d’envisager ce déraillement de vie,
d’accidents et de hasards que fut la créolisation.
On peut considérer les conquêtes, la traite transatlantique, l’esclavage, le
système des plantations dans les Amériques, le théâtre des
« décolonisations », comme autant de chocs, et aussi de « mises en contact »
terrifiantes, entre des millions d’existences. Mais ces chocs-contacts furent
aussi, à l’insu de leurs protagonistes, une « mise en présence » de toutes les
facettes de l’imaginaire humain. Malgré la violence du déni occidental de la
diversité, les œuvres, les chairs et les esprits, les êtres et les choses allaient
basculer dans des phénomènes d’échanges, d’aliénations, d’imitations,
d’influences, d’hybridations ou de synthèses antagonistes, dont les arcanes
inextricables appellent encore à une anthropologie de la « rencontre ». Si la
colonisation fut, en son principe, une frappe meurtrière qui génère du contact,
la créolisation fut cette alchimie anthropologique qui se produisit de façon
inattendue au cœur même de ces atteintes barbares, et qui, sans cesse,
produira du nouveau dans tous les aspects de nos existences devenues
planétaires.
Dans les Amériques, les colonialistes eux-mêmes soupçonnèrent
l’existence d’un processus embarrassant qui méritait d’être identifié. Pour
désigner une des résultantes du phénomène, ils utilisèrent le terme de
« criollo », qui viendrait du latin « creare », lequel suggère un processus
d’apparition, voire de « création », d’un nouvel être-au-monde, inconnu du
« grand récit » initial. Les colons distinguèrent assez vite parmi eux des
« créoles » – Européens nés sur place, adaptés aux Amériques, et frappés
d’étrangeté. Cela revenait à distinguer entre « ceux qui étaient nés dans le
récit originel » et « ceux qui étaient apparus en dehors », nés dans les
bateaux, dans les plantations, dans les crimes et les viols, acclimatés loin de
leurs origines qu’ils soient blancs ou non, qu’ils soient humains, végétaux ou
animaux, et qui dès lors, au fil des siècles, furent tous indistinctement appelés
« créoles ». La langue-monde qui surgira de la mise en contact des langues
amérindiennes, européennes, africaines, sera, elle aussi, appelée « créole ».
Ce terme générique était donc tout désigné pour envisager cette narration
proliférante qui se mit à circuler sous les atrocités du « grand récit » : la
« mise sous relation » accélérée, brutale, massive, de peuples, de langues, de
cultures, de phénotypes, de cosmogonies et de cosmovisions… Ce maelström
anthropologique allait produire (en termes biologiques, mais aussi
d’imaginaire, de savoirs, de savoir-être, de savoir-faire, d’aberrations et
d’inutilités) des apparitions nouvelles – la créolisation.
La créolisation s’opère à l’insu de ceux qui la vivent. Le « grand récit »
colonial s’évertuait à hiérarchiser les civilisations, les langues et les cultures,
à hiérarchiser les phénotypes, à imposer une primauté à l’expérience blanche
occidentale, à prôner un « universel » à son image et vouer aux gémonies tout
ce qui pouvait infecter cette prééminence. Le métissage, la bâtardise étaient
détestables. Tout mélange entre deux phénotypes, deux pratiques culturelles,
deux savoir-faire (censés être étanches et se retrouvant soudain recomposés
dans un terme insolite) était épouvantable, au point, parfois, de devenir
parfaitement invisible ; dans la cuisine, par exemple, les ingrédients se
mélangeront sans que nul n’y prenne garde. Néanmoins, se constituant à
partir d’absolus exacerbés par le colonisateur (ma peau, mon dieu, ma langue,
ma culture, ma civilisation…), le métissage demeurait malgré tout une
mécanique prévisible. Les colonialistes crurent même pouvoir la maîtriser
dans une minutieuse nomenclature de ses résultantes biologiques : câpres,
griffes, quarterons… désignèrent des mélanges humains encore identifiables.
Mais cette névrose se révéla très vite impraticable. Les mélanges continuaient
de se mélanger infiniment, dans toutes les dimensions du vivant, jusqu’à
l’imprévisible. La créolisation est donc un métissage qui jamais ne s’arrête, et
qui très vite dépasse la simple synthèse, ou la seule hybridation de deux
absolus, pour rapidement évoluer dans les formes et des figures protéiformes,
imprédictibles. La « diaspora », par exemple (que l’on peut définir par
l’élargissement d’un centre qui reste déterminant) allait s’augmenter des
complexités de la « métaspora », surgissement adaptatif humain loin de son
origine, au devenir imprévisible. La présence noire aux Amériques est, vis-à-
vis de l’Afrique, une « métaspora ».
Une « créolité » est une de ces figures collectives inattendues qui
surgissent d’un processus de créolisation. Dans les Antilles et dans les
Amériques, le système des plantations constitua le vortex d’une « mise sous
relation » des cultures amérindiennes, africaines et européennes, auxquelles
vont s’ajouter, au fil des emmêlements, les immigrations diverses qui
viendront complexifier ces fermentations anthropiques. C’est là que se
retrouvèrent les millions d’Africains qui survécurent aux traversées négrières.
Leurs expériences (résistances, renaissances) constitueront une structure
vertébrale du phénomène de créolisation aux Amériques. Elles seront à
l’origine de musiques, de danses, de chants, d’oralités et d’écritures, qui
métabolisèrent tous les ingrédients offerts à leurs agencements. Jazz, blues,
gospels, chants de travail, biguines, calypsos, gwoka et mazurkas sont le
signe évident du surgissement créatif de nouvelles entités anthropologiques,
différentes des communautés d’origine : les créolités.
Les créolités sont chaque fois singulières, même si elles proviennent du
même processus de créolisation. La créolité martiniquaise n’est pas celle de
la Guadeloupe, de Cuba ou du sud des États-Unis, même si des invariants
peuvent être identifiés. Les dosages humains, les événements, les
écosystèmes génèrent, dans un flux de diversité devenu permanent, des
singularités constamment évolutives. La planète étant désormais reliée, les
circulations devenues intenses (grâce aux technosciences, aux
consommations, aux développements urbains), le moindre mélange, de
quelque nature qu’il soit, se voit sans cesse alimenté (et emporté) par ce qui
lui vient de son rapport au monde. Les créolités sont donc elles-mêmes
évolutives. Là aussi, une anthropologie spécifique nous manque. Mais que
l’on se situe dans le processus (la créolisation) ou dans les émergences (les
créolités), il demeure un principe actif, essentiel pour comprendre le monde
d’après la phase violente des colonisations : la Relation.
La perte de la référence communautaire et de ses autorités référentielles
(le dieu, le roi, le chef, les tabous, la vérité suprême) va offrir un espace de
« devenirs » imprévisibles aux individuations. Dans les plantations
esclavagistes des Amériques, ceux qui vont s’opposer à leur mise en
esclavage ne vont pas le faire sur des bases communautaires, mais dans des
instances individuelles de débrouillardise et d’improvisation, lesquelles vont
susciter des espaces de solitude créative structurés par des rituels de solidarité
agissante. Le jazz illustre parfaitement ces créations collectives qui naissent
d’équations individuelles improvisant ensemble dans des polyrythmies
relationnelles. La dynamique individuelle désormais prévalente va amplifier
l’agilité du phénomène de créolisation, mais elle ne sera pas la seule.
Interviennent aussi les « traces ».
Le colonialiste s’acclimatant aux Amériques dispose de ses armes, de sa
technique et de sa bibliothèque, ce qui constitue un énorme bloc culturel venu
de la communauté d’origine. Les Amérindiens génocidés, les petits engagés
blancs et les Africains laminés par l’esclavage de type américain n’auront
rien de tout ça. Aucun bloc culturel. Aucune langue fonctionnelle. Aucune
masse mémorielle impérieuse. Aucune technique privilégiée. Seulement des
« traces » (débris, ruines, miettes et persistances) de tout ce qui constituait
leur « récit » d’origine. Contrairement aux blocs mémoriels dont témoignent
les monuments coloniaux, les « traces » dont disposent les individus dominés
peuvent se combiner entre elles, s’offrir sans limites aux dérives créatrices de
chacun. C’est pourquoi, du point de vue de la créativité, toute créolité sera
exceptionnelle. En identifiant les agilités créatives des individus et des traces,
(auxquelles vont s’ajouter de nos jours la globalisation économique, les
mobilités des objets-marchandises, l’accélération des technosciences, la
prolifération inarrêtable des complexités urbaines), Glissant aura, dès les
années 1950, l’intuition que le vieux monde compartimenté d’avant la
colonisation allait devenir une entité mobile, ouverte, changeante,
essentiellement relationnelle.
Il l’appellera : Tout-monde.
Sur les bases inaugurales des créolisations et des créolités, surgira une
effusion de proximités, de chocs, de contacts et de rencontres entre la planète,
la nature, le vivant, les hommes individués, les cultures et civilisations, le
tout enserré dans les mâchoires évolutives de la globalisation économique
capitaliste. Nous devons vivre dans ces interrétroactions qui n’ont plus rien à
voir avec les vieilles pérennités communautaires. Le fait relationnel est
désormais incontournable. On peut y être « sous relation » (ce qu’a provoqué
la colonisation) ; on peut y vivre « en relation », c’est-à-dire en construisant
nos agentivités dans la matière vivante du monde. Cet autre monde – qui est
déjà là mais que nous devons aussi nous efforcer de concevoir – s’appelle :
mondialité. Comprendre la mondialité, la vivre et la construire, demande non
pas un « grand récit » terrifiant, non pas une simple militance « décoloniale »,
mais une gerbe d’histoires inextricables que seul peut animer un imaginaire
effervescent de la Relation.

BIBLIOGRAPHIE
Roger BASTIDE, Les Amériques noires. Les civilisations africaines dans le
Nouveau Monde, Paris, Payot, 1967.
Jean BERNABÉ, Raphael CONFIANT et Patrick CHAMOISEAU, Éloge de la
créolité, Paris, Gallimard, coll. « Nrf », 1989.
—, Écrire en pays dominé, Paris, Gallimard, 1997.
Édouard GLISSANT, Poétique de la relation, Paris, Gallimard, 1990.
—, Traité du Tout-monde, Paris, Gallimard, 1997.
Fonder un art national
Maureen Murphy

L’art et la culture ont été au cœur du processus de la colonisation


française, menée au nom de ce qui était considéré comme une « mission de
civilisation ». Lors des conquêtes militaires, les insignes de pouvoir des
monarques locaux furent saisis comme butin de guerre : armes, parures,
bijoux, statues royales furent attribués aux musées français pour témoigner de
la victoire et justifier de l’expansion coloniale au nom de l’idée de
supériorité. Les cultures populaires d’Afrique, d’Asie ou d’Océanie, fécondes
en créations matérielles, firent également l’objet de la prédation coloniale :
les cérémonies et danses rituelles furent interdites, les masques saisis, les
statuettes parfois détruites sur le bûcher des convictions missionnaires, quand
elles n’étaient pas rapportées dans les musées ou vendues pour financer les
conquêtes. Le processus de colonisation impliquait la tentative d’imposition
d’un modèle de société et de culture étranger à des cultures hétérogènes, leur
transformation par la violence et « assimilation » à un cadre socio-culturel
prédéfini en Europe. Face aux résistances des populations colonisées ainsi
qu’à l’inefficacité avérée de cette politique, les autorités coloniales françaises
tentèrent d’inverser le cours de ce qu’elles avaient provoqué en créant des
structures d’enseignement professionnalisantes censées régénérer les cultures,
raviver la flamme d’une créativité pourtant jadis combattue au nom de la
civilisation. Au tournant du XXe siècle, la notion d’« artisanat indigène » fut
forgée pour désigner ces productions autochtones mises à mal et en relancer
la production : ethnologues, chargés d’enseignement et administrateurs
coloniaux établirent des centres de création attenants aux musées pour
préserver les modèles à reproduire. Les artefacts ainsi créés pouvaient ensuite
être commercialisés dans les Expositions universelles et coloniales. L’Office
des industries d’art indigènes de Tunis fut fondé en 1918 ; l’École d’artisanat
indigène d’Alger le fut en 1932, pour relancer l’enluminure et la miniature.
Les techniques du tissage, de la teinture, de la bijouterie et de la cordonnerie
furent enseignées au sein de la Maison des artisans soudanais créée à Bamako
en 1933, tandis qu’au Centre artisanal d’Abidjan, en 1941, les sculpteurs
furent invités à travailler d’après les modèles exposés au musée d’art de
l’Institut français d’Afrique noire (IFAN). Les beaux-arts restaient, quant à
eux, l’apanage de la métropole, conformément à une hiérarchie opposant les
arts « majeurs » à des arts qualifiés de « mineurs » ; un « nous »
métropolitain, aux « autres » colonisés. De fait, l’École des beaux-arts
d’Alger (créée en 1843) ou d’Antananarivo (1922), l’Institut des beaux-arts
de Tunis (1924) ou la Société des amis des arts de Dakar (1928) ne formaient
et n’exposaient quasiment que des artistes de la métropole dont les voyages et
les créations étaient soutenus par un système de bourses leur permettant de
circuler et de produire des œuvres censées documenter et promouvoir
l’empire.
Pour les artistes d’Afrique ou d’Asie, les choix étaient donc restreints :
fallait-il s’inscrire dans les courants orientalistes ou africanistes promus par la
métropole ? Développer une pratique artisanale « indigène » ? Comment
définir les contours d’un art nouveau dans un univers aussi contraint ?
Certains choisirent de quitter les colonies pour rejoindre Paris, dont la
réputation cosmopolite, inclusive et moderne dessinait un horizon d’attente
utopique. C’est ainsi que le Sud-Africain Ernest Mancoba arrive dans la
capitale en 1938, déclinant l’invitation à participer à l’exposition impériale de
Pretoria en 1936, que lui avait faite le commissaire des Affaires indigènes.
L’idée de développer « un commerce d’art indigène en vendant toutes sortes
de sculptures pseudo-tribales destinées aux touristes » lui était insupportable
et c’est à Montmartre qu’il s’installe d’abord avec celle qui allait devenir son
épouse, Sonja Ferlov, au côté du sculpteur italien Alberto Giacometti, dont il
partage un temps l’atelier. Le cosmopolitisme parisien, les débats d’idées
orchestrés par la revue Présence africaine tels que le Congrès des artistes et
écrivains noirs de 1956, l’accès à des revues à portée anticoloniale comme La
Revue du monde noir (1931), créée par les sœurs Paulette et Jane Nardal, ou
L’Étudiant noir, fondée par les promoteurs de la « négritude » (1935),
constituaient autant de facteurs d’attractivité et d’émulation. C’est ainsi que
séjournèrent à Paris le peintre vietnamien Lê Van Dê, inscrit à l’École des
beaux-arts dans les années 1930, les Algériens Abdallah Benanteur (1931-
2017), M’Hamed Issiakhem (1928-1985) et Mohammed Khadda (1930-
1991), le Sénégalais Iba Ndiaye (1928-2008) ou l’Ivoirien Christian Lattier
(1925-1978), qui participèrent aux ateliers de la Ruche ou de la Grande
Chaumière, dans les années 1950. « C’est dans le bouillonnement et les
remous annonciateurs de notre guerre décisive de libération, écrit Mohammed
Khadda, que certains artistes posèrent réellement le problème d’un art
national authentique. Le nationalisme, avec ses outrances légitimes à
l’époque, fut à la fois rempart, refus, révolte contre l’art et les normes
esthétiques de l’occupant. » Car, comme le souligne Hannah Feldman, les
années 1950 constituèrent moins un moment « d’après » la guerre que des
années de perpétuation des conflits sur le front de la décolonisation.
Une fois l’indépendance acquise au Maroc, au Sénégal, en Côte d’Ivoire
ou en Algérie, forte fut la tentation d’ériger en art national les productions
locales, jadis reléguées au statut d’art « mineur » par les colonisateurs. Entre
désir de réhabilitation et quête de nouveaux symboles, les arts classiques de
l’Afrique de l’Ouest furent, par exemple, largement mis en avant par le
premier Président de la République du Sénégal, Léopold Sédar Senghor, à
l’occasion du Festival mondial des arts nègres organisé à Dakar en 1966.
Étudiant à Paris dans les années 1930, Senghor avait élaboré avec le
Martiniquais Aimé Césaire et le Guyanais Léon-Gontran Damas le
mouvement de la négritude qu’il souhaitait actualiser et institutionnaliser au
Sénégal en puisant dans le patrimoine artistique africain pour en réactiver
l’énergie, le rythme et la puissance créatrice. Les artistes étaient encouragés à
s’inspirer de ce courant de pensée dans leurs créations pour façonner un art
national. Si certains répondirent aux injonctions du président, sans toutefois
s’y soumettre tout à fait, d’autres ne s’y résolurent pas et décidèrent de partir,
comme ce fut le cas d’Iba Ndiaye qui revint à Paris en 1959. À l’occasion du
Festival des arts et de la culture noire et africaine de Lagos, au Nigeria, en
1977, ce fut le pendentif dédié à la reine yoruba Idia saisi par les Britanniques
en 1897 qui fut choisi pour tenter d’unifier la nation autour d’un symbole
fédérateur. En Algérie, l’art fut placé au service d’un combat en faveur de
l’émancipation et, bien qu’un festival fût organisé trois ans après celui de
Dakar, ce dernier s’en désolidarisa en se qualifiant de « premier » festival
panafricain. Pour le président algérien, Houari Boumediene, il n’était pas
question d’organiser un « divertissement général qui nous distrait de la lutte
quotidienne ». Proche du modèle nassérien en Égypte, privilégiant le
nationalisme tout en critiquant la négritude, qu’il considérait comme une
forme d’essentialisme, le gouvernement socialiste algérien encourageait les
artistes à développer une pratique artistique placée au service du peuple et de
la lutte pour l’indépendance. Dans le contexte de la guerre froide,
l’opposition entre figuration et abstraction reflétait celle qui opposait le bloc
de l’Ouest (plus favorable à l’abstraction) à celui de l’Est (en faveur du
réalisme soviétique). Beaucoup d’artistes se sentirent « non alignés », tel
Mohammed Khadda écrivant au sujet de l’art en Algérie en 1964 : « On
prétendit que l’œuvre d’art devait servir la révolution et, à partir de ce
postulat, s’est créé un climat de contrainte. Les artistes peignirent des
constructeurs de barrages souriants, des héros transfigurés. L’utilité de l’art
devient le critère numéro un. La lisibilité de l’œuvre embourba encore le char
dans le conventionnel. » Sans toutefois opter pour l’abstraction la plus stricte,
Khadda n’en développa pas moins une peinture puisant à la fois dans la
calligraphie arabe et les courants expressionnistes développés à Paris ou à
New York, dans les années 1960.
Contrairement à ce que l’on pense souvent, l’avènement des
indépendances ne constitua pas un moment de rupture radicale avec le passé :
de nombreuses institutions mises en place à l’époque coloniale furent
conservées, tels les musées ou les centres culturels implantés en grand
nombre dans les années 1950, en particulier sur le continent africain
(170 centres furent par exemple créés en Afrique occidentale française entre
1954 et 1957). Ces derniers fonctionnèrent comme des leviers d’une politique
françafricaine, soucieuse d’aider au développement en échange du maintien
d’une présence forte. À un moment où le désengagement des États africains
en matière culturelle ne permettait plus de soutenir les artistes comme au
temps de la formation des écoles nationales, ces institutions permirent à
l’ancienne puissance de conserver le pouvoir de choisir ceux qui seraient
ensuite promus en Europe. Pour remédier à cette situation pour le moins
déséquilibrée, différents espaces alternatifs furent créés à l’initiative
d’artistes : le laboratoire Agit’Art, fondé à Dakar en 1974, fédéra des
plasticiens, des cinéastes et des activistes désireux d’associer plus étroitement
la société civile. De même, le collectif d’artistes ivoiriens Vohou-vohou se
développa dans les années 1970 pour forger un art proprement local et
esquisser les voies d’un développement autonome.
La guerre froide inaugura une transformation de la scène artistique
contemporaine, qui fit place à un art globalisé, d’ailleurs souvent défini par
des instances de légitimation artistique situées en Europe et aux États-Unis.
L’exposition « Magiciens de la terre », en 1989 à Paris, aurait pu incarner ce
mouvement d’ouverture sur le monde, bien qu’elle ait surtout réactivé le
vieux mythe des arts dits « primitifs » : par son titre, l’événement annonçait
le rêve, la magie, le retour à la terre, dans une veine New Age qui n’échappa
pas aux critiques de l’époque. Loin de gommer les rapports de pouvoir hérités
du passé, la mondialisation de l’art contemporain n’en conféra pas moins une
visibilité accrue aux acteurs des régions situées hors des centres européens et
états-uniens. À cet égard, les biennales, souvent créées à l’initiative des
artistes eux-mêmes, ont joué un rôle ambivalent : contribuant à la diffusion
d’une norme définie au Nord tout en incarnant malgré tout des plates-formes
de promotion et de diffusion des idées, des carrières et des œuvres de par le
monde.

BIBLIOGRAPHIE

Frederick COOPER, L’Afrique depuis 1940 (2002), trad. fr. Christian


Jeanmougin, Paris, Payot & Rivages, 2008.
Hannah FELDMAN, From a Nation Torn : Decolonizing Art and
Representation in France, 1945-1962, Durham, Duke University Press, 2014.
Benoît de L’ESTOILE, Le Goût des autres. De l’Exposition coloniale aux Arts
premiers, Paris, Flammarion, 2007 ; rééd., coll. « Champs », 2010.
Maureen MURPHY, L’Art de la décolonisation. Paris-Dakar (1950-1970),
Dijon, Les Presses du Réel, 2023.
Marie-Albane de SUREMAIN, « L’IFAN et la “mise en musée” des cultures
africaines (1936-1961) », Outre-mers. Revue d’histoire, t. 95, no 356-357,
2007, p. 151-172.
Lagos : FESTAC 77, un festival noir
et africain
Maureen Murphy

Du 15 janvier 1976 au 12 février 1977, la ville de Lagos (Nigeria) fut le


siège du second Festival des arts et de la culture noirs et africains
(FESTAC 77). Pour l’occasion, la capitale se transforma en vue d’accueillir
les délégations de soixante États et communautés revendiquant leur
appartenance à une identité noire, ainsi que 15 000 danseurs, plasticiens,
chanteurs et acteurs venus de toute l’Afrique, d’Amérique du Sud, d’Europe,
des Caraïbes et même d’Australie, d’Inde et de Papouasie-Nouvelle Guinée.
L’unité manifestée à Lagos incluait ainsi aussi bien des États-nations que des
communautés diasporiques dans un entendement large de la notion de
Blackness. Le Théâtre national, dont le bâtiment, occupant une superficie de
23 km2, rappelait étrangement la forme d’un képi (alors que le militaire
Olusegun Obasanjo venait de prendre le pouvoir suite à un coup d’État), était
doté de 5 000 places, et d’infrastructures à la pointe de la modernité
permettant la traduction simultanée et la retransmission à la radio et à la
télévision des spectacles et débats qu’il accueillit pendant un mois. Outre les
projections de films et les concerts, plusieurs expositions furent organisées
dans les halls du théâtre pour célébrer les identités noires : l’Éthiopie, pays
vedette, bénéficia d’un mini-musée et d’une galerie d’art et d’artisanat. À
partir d’éléments de fouilles archéologiques, l’exposition « L’Afrique et
l’origine de l’Homme » fut dédiée au continent conçu comme le berceau de
l’humanité. Une exposition d’architecture alternant récits historiques et
maquettes vanta l’ancienneté et la diversité des réalisations architecturales au
Nigeria, au Sénégal, ainsi qu’au Tchad ou en Rhodésie du Sud (actuel
Zimbabwe). Aux stands nationaux (dédiés aux arts du Congo ou de la Côte
d’Ivoire, par exemple), furent aussi associés des manifestations
transnationales, comme celle consacrée à « l’influence de l’art nègre sur l’art
brésilien ».
Parmi toutes ces propositions, deux sculptures en particulier retinrent
l’attention du public : le buste du général Obasanjo et la statue du roi
Béhanzin (1845-1906), célèbre pour avoir résisté aux Français en 1890.
Inspirée des sculptures en ciment produites au Nigeria dans les années 1960,
cette œuvre monumentale du Béninois Julien Akossou symbolisait
l’opposition du roi dahoméen à l’envahisseur français. Pour la République
populaire du Bénin, il ne s’agissait pas, en effet, de présenter des arts dits
« traditionnels » considérés par ce régime marxiste-léniniste comme
rétrogrades et antimodernes (le vodun, par exemple, fut interdit par le
président Mathieu Kérékou des années 1970 à 1990), mais d’incarner plutôt
une figure de la résistance en la présentant comme un modèle. Pour d’autres
nations, telles que le Zaïre (actuelle République démocratique du Congo) ou
le Nigeria, c’est le patrimoine national ancien qui se vit réinvestir à des fins
politiques. C’est ainsi que le masque-pendentif à l’effigie de la reine-mère
Idia (XVIe siècle) qui avait été saisi par les Britanniques lors de l’expédition
punitive de 1897, fut choisi comme emblème du FESTAC. Dix-sept ans après
l’indépendance du Nigeria, les tensions avec l’ancien pays colonisateur
restaient vives : le masque original fut demandé en prêt pour l’occasion ; le
British Museum refusa dans un premier temps, en arguant de la fragilité de
l’œuvre, pour ensuite proposer que lui soit versé une indemnité de 3 millions
de dollars. L’objet en ivoire fut finalement dupliqué par cinq artistes locaux
dont on a surtout retenu le nom de Joseph Alufa Igbinovia, reproduit sur
divers supports (affiches, badges, timbres, stylos, etc.) et largement diffusé
partout dans la ville. Présent malgré son absence, le masque allait participer à
la mise en scène du pouvoir nigérian, soucieux d’unifier la population autour
d’un événement susceptible de minimiser les tensions communautaires et
sociales provoquées par une économie pétrolière en plein essor.
Mais ce masque ne fut pas le seul objet de controverse. Inscrit dans la
continuité du premier Festival mondial des arts nègres, organisé à Dakar en
1966, le FESTAC ne conserva pourtant pas les lignes directives définies par
le président sénégalais Léopold Sédar Senghor. Au-delà de la négritude
pensée comme un facteur unificateur des populations noires, le Nigeria opta
pour une vision élargie et plus politique de la blackness : les nations arabes
furent incluses à l’événement, au grand dam du Sénégal qui menaça de le
boycotter au nom d’une vision jugée par d’aucuns trop romantique, littéraire
voire exotique. Ces tensions recouvraient les oppositions entre les pays
anglophones, plus pragmatiques et tournés vers la dimension économique de
la décolonisation, et les pays francophones, engagés dans une coopération
avec la France qui impliquait, entre autres, l’adoption du franc CFA et de la
francophonie. Au cœur de ces enjeux géopolitiques, la culture jouait un rôle
central qu’elle continue de jouer aujourd’hui.

BIBLIOGRAPHIE

Andrew APTER, The Pan-African Nation. Oil and the Spectacle of Culture in
Nigeria, Chicago, The University of Chicago Press, 2005.
Felicity BODENSTEIN, « Cinq masques de l’Iyoba Idia du royaume de Bénin :
vies sociales et trajectoires d’un objet multiple », Perspective, no 2, 2019,
p. 227-238.
Dominique MALAQUAIS et Cédric VINCENT, « Bis repetita ! Dans la boucle
du FESTAC », in Eva Barois de Caevel, Koyo Kouoh, Mika Hayashi
Ebbesen, Ugochukwu Smooth C. Nzewi (dir.) ; De l’histoire de l’art en
Afrique. État des lieux / On Art History in Africa. Condition Report, Berlin,
Motto Books / Dakar, Raw Material Company, 2020.
Universaliser l’universel
Souleymane Bachir Diagne

Nombre d’ouvrages parus durant les deux premières décennies du


e
XXI siècle manifestent, dans leur titre même, qu’il y a « trouble dans
l’universel ». Celui-ci se voit ainsi accolé l’adjectif européen, qui le
particularise, dans la traduction française du livre d’Immanuel Wallerstein,
L’Universalisme européen. De la colonisation au droit d’ingérence (2008). Il
s’écrit en un pluriel qui le relativise sur la couverture du recueil d’essais
d’Étienne Balibar intitulé Des universels (2016). Il a besoin d’un avocat en la
personne du philosophe Francis Wolff, qui prononce un Plaidoyer pour
l’universel (2019). Il se découvre une date de naissance et de mort dans le
titre d’un volume dirigé par Franck Hofmann et Markus Messlingn,
L’Époque de l’universalisme, 1769-1989 (2021). Et on convient enfin avec
Barbara Cassin, autrice d’un Éloge de la traduction. Compliquer l’universel
(2022) que, décidément, il ne va pas ou plus de soi.
Arrêtons-nous sur la nécessité d’un plaidoyer pour l’universel. Elle
signifie qu’en effet celui-ci a besoin d’un avocat, accusé comme il l’est par
ceux qui n’y voient qu’un autre nom pour le colonialisme. Mais elle signifie
aussi que notre temps lui-même est un plaidoyer pour l’universel car jamais
nous n’avons eu à ce point conscience et autant de raisons de former une
seule humanité. Deux d’entre elles s’imposent à nous : d’une part, l’urgence
sanitaire manifestée par la pandémie du coronavirus, qui nous a poussés à
reconnaître que nous ne pouvons répondre que comme une seule humanité à
un virus qui menace notre espèce, et, d’autre part, l’urgence climatique, qui
nous montre que notre terre n’est qu’un grand corps malade.
La nécessité d’une conscience cosmopolitique : tel est bien l’enjeu par
rapport auquel il faut penser l’objection à l’universel, afin de comprendre que
la fin de l’universalisme européen, c’est-à-dire la prétention qui fut celle de
l’Europe d’être seule porteuse de valeurs universelles à transmettre aux autres
peuples par la colonisation, ne doit pas signifier un relativisme radical mais la
visée nouvelle d’un monde commun où réaliser notre humanité et habiter la
terre ensemble.
Cela dit, il faut aussi faire la remarque que, si on peut parler d’un
universalisme européen, la conception que l’on en a n’est pas tout à fait la
même dans les différents pays d’Europe. Ainsi par exemple la laïcité
française n’est-elle pas la laïcité allemande, anglaise ou hollandaise.
L’universalisme français marque, sur ce point comme sur d’autres, sa
différence, ce qui explique que la question de l’universel prenne un tour
particulier dans l’Hexagone.
Qu’en est-il donc de l’objection à l’universel ?
Elle doit être pensée en relation avec l’histoire, celle du XXe siècle qui est
celui des décolonisations, marqué par la conférence de Bandung, en 1955, qui
a vu les peuples d’Asie et d’Afrique affirmer, contre une Europe
colonisatrice, la présence dans le monde du pluriel de leurs voix, de leurs
cultures, de leurs langues.
Énoncer l’universel n’est plus possible que depuis ce pluriel du monde.
C’est ce que disent ces mots d’Alioune Diop, le fondateur de Présence
africaine, prononcés lors du deuxième Congrès des artistes et écrivains du
monde noir, en 1959 à Rome : « Désoccidentaliser pour universaliser, tel est
notre souhait. Pour universaliser, il importe que tous soient présents dans
l’œuvre créatrice de l’humanité. » Cette déclaration remet les choses à
l’endroit : ce n’est pas l’occidentalisation, avec la mission civilisatrice dont
l’Europe s’est jugée chargée, qui apporte l’universel au reste du monde, mais
la condition de l’universel est au contraire que « l’Occident » s’inscrive dans
le pluriel du monde pour que tous soient présents ensemble sur le chantier de
l’universel à construire. Il ne s’agit pas qu’une province du monde « porte »
l’universel, il s’agit d’universaliser, c’est-à-dire de produire une action
continue, ouverte, d’inventer l’universel. Enfin, ce que dit cette déclaration,
c’est que la tâche est celle de la création d’une humanité commune. Voilà en
quoi le propos d’Alioune Diop condense l’esprit de la conférence de Bandung
et sa promesse d’un humanisme nouveau à inventer.
Le mouvement avait bien entendu commencé avant cette date de 1955.
C’est même pourquoi des pays alors récemment décolonisés, comme l’Inde,
Ceylan (aujourd’hui Sri Lanka), l’Indonésie, le Pakistan et la Birmanie,
formant le « groupe de Colombo », prirent l’initiative d’organiser cette
conférence de vingt-neuf pays et trente mouvements de libération asiatiques
et africains pour dire qu’aucune colonisation ne pouvait se justifier. C’est
justement parce qu’il est le moment solennel de ce « non » qui fut décliné en
différentes « résolutions », mais aussi par sa configuration même, que
l’événement Bandung marque la fin de l’universalisme impérial : en effet,
cette rencontre des nations et mouvements donnait à voir la configuration
d’un monde pluriel, c’est-à-dire qui ne soit pas constitué par un centre
européen et sa périphérie.
Ce moment historique ne pouvait se traduire autrement que par un
moment philosophique de remise en question de l’universalisme.
Mais que veut dire « remise en question » ? Pour une philosophie
(néo)coloniale, le pluriel équivaut inévitablement à la négation de l’universel.
Ainsi, pour Edmund Husserl, la pluralité des cultures humaines qui
constituent le reste du monde doit être subsumé sous l’universel incarné dans
une « humanité européenne » qui, pour cette raison, ne saurait être une parmi
d’autres. Il appartient à celle-ci de faire le monde à son image. Husserl écrit
ainsi que l’Inde a toutes les raisons de s’européaniser alors qu’une Europe
véritablement consciente de sa destination propre et unique ne peut en avoir
aucune à s’indianiser. Si le récit de soi de l’Europe se concevant en
incarnation de l’universel ne se projette pas sur le reste du monde, celui-ci
n’est plus alors qu’un patchwork insensé de cultures et de langues.
Husserl s’exprimait ainsi à propos de « la crise de l’humanité
européenne » en 1935, quelques années avant la Seconde Guerre mondiale
qui allait précipiter la décomposition du colonialisme. Reprenant le même
propos dans un ouvrage de 1972, Humanisme de l’autre homme, Emmanuel
Levinas considère que le pluriel d’un monde décolonisé porte nécessairement
la fin de l’universel. Que le seul moyen d’éviter qu’un monde
désoccidentalisé soit aussi un monde désorienté est donc de séparer
« coloniser » et « cultiver », afin que l’Europe continue sa mission de
« cultiver » les autres à son universalité.
La philosophie de cet universel impérial, vertical, pose ainsi que le pluriel
est l’ennemi de l’universel et que remettre en question celui-ci au nom de
celui-là, c’est nécessairement le récuser. La pensée dite postcoloniale serait
donc celle de cette récusation, attachée qu’elle serait à la perte de l’universel.
Elle ne l’est pas, bien au contraire, ainsi que l’illustre un texte important
du Martiniquais Aimé Césaire.
Lorsque, un an après la conférence de Bandung, en 1956, Aimé Césaire
démissionne avec fracas du Parti communiste français et publie sa « Lettre à
Maurice Thorez », il motive certes sa décision par une récusation de
l’universalisme du PCF qui n’est pas plus attentif que ça à la situation
coloniale, considérant que l’émancipation de toutes les dominations viendra
de la transformation du monde par la classe universelle : le prolétariat
européen. Sans aller jusqu’à renvoyer dos à dos l’universalisme du
capitalisme colonial et celui du Parti, Césaire montre bien comment le
« paternalisme » des colonies et le « fraternalisme », cette fraternité abstraite
des camarades, partagent un même eurocentrisme.
Or le monde pluriel est un monde décentré. Et un monde décentré n’est
pas le monde désorienté que voit Levinas. Pour Césaire, remettre en question
l’universel ne revient pas à le récuser mais à demander qu’il soit enfin mis en
chantier. Car il est à venir depuis le monde pluriel qui lui donne sens. Dans
les mots du penseur martiniquais, il s’agit de revendiquer un universel « riche
de tous les particuliers », et celui-ci déclare avec force qu’il récuse tout
enfermement dans le particulier, toute conception carcérale de l’identité.
Rappelons pour finir que cette visée d’un universel qui soit un horizon
commun, à inventer ensemble depuis le pluriel des langues et cultures du
monde, toutes équivalentes, et donc « riche de tous les particuliers », a son
équivalent chez Léopold Sédar Senghor dans la notion, qui revient encore et
encore sous sa plume, d’une « civilisation de l’universel ». À tel point qu’il a
même pensé, un temps, que par une ruse dont l’histoire a le secret, les
empires coloniaux, fondés sur la violence et la domination, pouvaient se
décoloniser en se transformant en un ensemble cosmopolitique et se dépasser
en fédéralisme. Il a ainsi déclaré qu’il fallait savoir penser aussi le fait
colonial et le situer dans un processus historique d’unification de l’Afrique et
du monde. Cette utopie a vécu, l’espoir d’une transmutation de la violence et
de la domination coloniales en consentement et en égalité, comme d’un
fédéralisme postcolonial qui a inspiré la transformation, imaginée et voulue
par Césaire, des territoires français d’outre-mer en départements, et qui a été
au principe de la vision senghorienne d’une confédération franco-africaine
destinée à s’élargir en ensemble eurafricain.
La querelle qui lui est faite au nom de l’universalisme omet de voir que la
pensée postcoloniale (j’entends par là une pensée dans l’esprit de Bandung)
n’est pas la revendication de particularismes, mais une pensée de la totalité.
C’est au nom de l’universel qu’elle mène combat. Un universel depuis le
pluriel du monde, un universel de rencontres horizontales entre les cultures et
entre les langues, un universel de traduction. Qui ne sera donc plus impérial
et vertical mais, pour reprendre le concept de Maurice Merleau-Ponty, latéral.

BIBLIOGRAPHIE
Jean-Loup AMSELLE et Souleymane Bachir DIAGNE, En quête d’Afrique(s).
Universalisme et pensée décoloniale, Paris, Albin Michel, 2018.
Étienne BALIBAR, Des universels. Essais et conférences, Paris, Galilée, 2016.
Barbara CASSIN, Éloge de la traduction. Compliquer l’universel, Paris,
Fayard, 2016.
Aimé CÉSAIRE, Lettre à Maurice Thorez, Paris, Présence africaine, 1956.
Léopold Sédar SENGHOR, Liberté, t. 3, Négritude et civilisation de
l’universel, Paris, Éditions du Seuil, 1977.
Ne suis-je pas ta sœur ? Femmes noires
et récits féministes
Silyane Larcher

Le 29 juin 2015, lors d’une table ronde intitulée « Féminismes et critiques


postcoloniales » organisée à Paris par l’université Paris 8, la rencontre entre
deux conceptions rivales de la cause des femmes et du féminisme en France
se transforme en une controverse houleuse. Séparées par presque cinquante
années, deux militantes, Sharone Omankoy, 29 ans, fondatrice du collectif
afroféministe Mwasi (déclaré au Journal officiel le 1er juillet 2015), et Maya
Surduts, 78 ans, féministe de la « deuxième vague », trotskiste, porte-parole
du Collectif national pour les droits des femmes (CNDF) et membre de la
Coordination des associations pour le droit à l’avortement et à la
contraception (CADAC), s’affrontent sur les limites du récit français du
féminisme :
« Ce que je déplore, c’est que j’ai l’impression qu’il y a une
méconnaissance, qui tient en partie à notre responsabilité, de ce qu’est le
mouvement, de l’histoire du mouvement des femmes en France. Je peux vous
assurer qu’il y a une histoire, qu’il y a un passé…
– Et la nôtre ?… Et la nôtre, notre histoire ? » oppose fermement la
militante de Mwasi.
Deux femmes prennent ensuite la parole. La première, également membre
du Collectif national pour les droits des femmes, rappelle la place de la
Coordination des femmes noires (association composée majoritairement
d’étudiantes originaires des anciennes colonies françaises d’Afrique et des
Antilles françaises qui politisent explicitement leur féminisme à partir d’une
identité de couleur partagée) dans l’histoire du Mouvement de libération des
femmes (MLF). Elle déplore que cette histoire n’ait pas été écrite bien qu’un
colloque ait été organisé sur le thème en 2010. Une autre souligne les
divisions profondes qui agitent les féministes depuis l’adoption en 2004 de la
loi sur le port des signes religieux à l’école, puis à l’occasion d’une
manifestation de la CADAC en novembre 2014, dont des femmes voilées,
voulant rejoindre les rangs des féministes, avaient été exclues.
Comme le rappelle très justement la représentante de la CADAC, le
féminisme en France n’a jamais été homogène. Cependant, depuis le tournant
des années 2014-2015, au-delà du « débat » désormais structurant sur le voile
et l’islam, le récit dans lequel il s’est longtemps déployé se trouve sommé par
des filles de parents ou grands-parents immigrés postcoloniaux de nommer
l’identité des femmes auxquelles il prétend s’adresser uniment. Quelles
femmes ce récit, même plurivoque, entend-il représenter ? Et surtout qui
parle au nom des femmes ? La controverse restituée ici entre une militante
historique, mémoire vivante d’un courant matérialiste radical du MLF, et une
jeune « afroféministe » souligne les limites d’un féminisme très largement
aveugle aux effets matériels du racisme sur la condition des femmes « non
blanches » en France. La dénonciation d’un raturage de l’histoire, de
l’effacement des luttes du passé, se présente aux yeux des afroféministes
comme une preuve de l’assignation des Françaises afrodescendantes à
l’altérité – donc à la « race ». Elle leur permet aussi de définir leur place
propre, au croisement des luttes sociales pour l’émancipation, du combat
antiraciste en Europe et de la critique du legs colonial français en Afrique,
dans les régions dites d’outre-mer (Antilles, Guyane, Réunion) et en France
hexagonale. Il s’agit de faire rupture avec un récit eurocentré et hégémonique
des mobilisations féministes en France, en produisant un contre-récit multi-
situé. Dans cet affrontement, l’histoire des luttes féministes comme scène
d’émergence de sujets politiques racialisés et autonomes constitue donc un
enjeu central.
La (re)découverte récente – au risque parfois de l’exotisation
rétrospective – d’un féminisme de plume incarné par les intellectuelles
martiniquaises Jane et Paulette Nardal ou par la romancière guadeloupéenne
Suzanne Lacascade a pour intérêt majeur de rappeler que des Françaises
noires, nées aux colonies, ont formulé dès la fin des années 1920 une critique
de l’oppression patriarcale, mais aussi des ressorts coloniaux et genrés du
racisme en France. Décoloniser le féminisme ne consiste pas simplement à
exhumer, en forme de galerie de portraits, des figures ou des luttes occultées,
telles celles de la Coordination des femmes noires (1976-1982) d’Awa Thiam
et Gerty Dambury, tout à la fois inscrite dans le Mouvement des femmes et
tenue à ses marges, ou plus tard du Mouvement de défense de la femme noire
(1982-1994). Une telle entreprise invite à transformer la conception du sujet
« femmes » dans l’analyse politique de la cause des femmes et des luttes
féministes en France. Ce à quoi invite la multiplication sur la scène publique
à partir des années 2013-2015 de voix, de collectifs souvent fragiles,
d’événements, d’espaces de sociabilité, mais aussi de textes et de productions
artistiques qui se définissent comme « afroféministes ». Se distinguant de la
simple traduction du féminisme noir états-unien (black feminism), le terme –
qui apparaît pour la première fois sous la plume de blogueuses en 2013-
2014 – nomme la présence sociale et culturelle de l’Afrique en Europe et
dans les Amériques pour désigner des identités féminines politiques
transnationales. Certes bigarré, construit en réseaux plus ou moins serrés,
d’une démographie difficile à évaluer, l’afroféminisme français contemporain
est indissociable des évolutions de l’immigration africaine des années 1990
en France, de la démocratisation scolaire et de l’impact local, dans le sillage
de #BlackLivesMatter en 2013-2014, du « Black Twitter ». Des jeunes
femmes nées en France de parents caribéens ou africains, lesbiennes et
hétérosexuelles, pour la plupart de milieux populaires ou de classes
moyennes inférieures, construisent leur affirmation politique transnationale,
au carrefour d’appartenances plurielles où références et luttes antiracistes et
postcoloniales relient l’Europe à l’Afrique subsaharienne et aux Amériques
(Caraïbe, Amérique du Sud et États-Unis). En des termes propres et
modernes, les afroféministes approfondissent, en le rendant concret, l’idéal
d’égalité universelle hérité d’un imaginaire perdu de l’égalité sociale, civique
et raciale contenu dans une symbolique républicaine transatlantique
marginalisée, née à l’heure de la première abolition de l’esclavage. En 1794,
en effet, une estampe de François Bonneville représentant une esclave noire
affranchie de Saint-Domingue coiffée d’un bonnet phrygien, interroge dans
une langue censée être du français créolisé : « En liberté comme toi, la
République française d’accord avec la nature l’ont [sic] voulu ainsi : ne suis-
je pas ta sœur ? »

BIBLIOGRAPHIE

Collectif afroféministe Mwasi, Afrofem, Paris, Syllepse, 2018.


Félix GERMAIN et Silyane LARCHER (dir.), Black French Women and the
Struggle for Equality (1848-2016), Lincoln, University of Nebraska Press,
2018 ; trad. fr. à paraître au Seuil en 2023.
Bibia PAVARD, Florence ROCHEFORT et Michelle ZANCARINI-FOURNEL, Ne
nous libérez pas, on s’en charge. Une histoire des féminismes de 1789 à nos
jours, Paris, La Découverte, 2020.
Qui a accès aux archives coloniales ?
Fabienne Chamelot

Durant les processus d’indépendance dans les décennies 1950 et 1960, les
archives de l’administration coloniale française des territoires colonisés
furent divisées par les autorités françaises entre « archives de souveraineté »,
transférées en France, et « archives de gestion », restant sur place. Il n’y eut
qu’une exception, les archives d’Afrique occidentale française (AOF), restant
au Sénégal et qui furent l’objet d’un désaccord entre archivistes sur la
postérité de ces fonds éclairant les enjeux contemporains de l’accès aux
archives coloniales.
La distinction entre archives de souveraineté et archives de gestion est
formalisée pour la première fois en 1949-1950 en Indochine avec la signature
d’une convention entre la France et le Viêt Nam. D’autres conventions
bilatérales de partage des archives coloniales suivront en 1954 pour le
Cambodge et les Indes françaises. Dans les autres territoires colonisés, le
même principe sera appliqué, mais sur l’initiative unilatérale des autorités
françaises. Les archives des départements d’outre-mer n’ont pas fait l’objet
de la même division et les ministères de la Défense et des Affaires étrangères
ont procédé à leurs propres transferts d’archives pour les administrations les
concernant (notamment les archives militaires et protectorats).
Même s’il existe des spécificités pour chaque colonie, les archives de
souveraineté étaient en général constituées des documents produits par les
autorités françaises à la tête des colonies et fédérations de colonies, par les
institutions ou établissements français, l’état civil français et, « en général,
toutes les archives présentant un caractère politique, diplomatique, militaire
ou privé ». Les archives restant dans les États indépendants étaient les
archives des administrations coloniales locales (hormis celles désignées
comme étant « de souveraineté ») ainsi que des services techniques, des
provinces, municipalités, communes et assemblées locales.
Le transfert physique des archives de souveraineté se fera de 1951 à 1954
pour les fonds d’Indochine, et de façon plus pressée voire dans l’urgence
pour les autres territoires : établissements français de l’Inde en 1954 ;
Madagascar de 1958 à 1960 ; Algérie de 1958 à 1962 ; Afrique équatoriale
française (AEF) en 1960 ; Comores en 1974 ; Territoire des Afars et des Issas
(Côte française des Somalis) en 1977 ; Nouvelles Hébrides en 1980. Les
fonds sont d’abord entreposés dans différents dépôts en France avant d’être
regroupés en un total de 900 tonnes de documents dans ce qui deviendra les
Archives nationales d’outre-mer (ANOM).
Les archives de l’AOF quant à elles sont toutes restées, archives de
souveraineté comprises, au Sénégal. En 1958, Jean-François Maurel,
archiviste français en charge de ce fonds, avait entamé un travail de
communication auprès des responsables politiques français, notamment
Pierre Messmer, alors haut-commissaire de l’AOF, pour les convaincre de la
nécessité de ne pas démanteler le fonds. Au terme de l’accord final trouvé
entre le Sénégal et la France, il est décidé que les archives de l’AOF resteront
sur le territoire sénégalais. En contrepartie, des copies sur microfilm de ces
archives (jusqu’aux années 1920) seront faites et remises à la France. Sur
demande, les États africains anciennement membres de l’AOF pourront
également recevoir des copies microfilmées des documents concernant leur
pays.
Le positionnement de Maurel provoque l’étonnement du chef de service
des archives du ministère de la France d’outre-mer, Carlo Laroche, et une
vive discussion – en partie arbitrée par un troisième archiviste, Jacques
Charpy, qui fut responsable des archives de l’AOF de 1952 à 1958 – sur un
principe fondamental de l’archivistique : le respect des fonds. Le fonds est
« l’ensemble des documents de toute nature, constitué de façon organique par
un producteur dans l’exercice de ses activités et en fonction de ses
attributions ». Pour Maurel, le fonds AOF doit répondre au principe de
territorialité : il constitue une unité physique et organique qu’il serait
dommageable de démanteler. Pour Laroche, les archives de souveraineté de
toutes les colonies constituent un fonds en soi puisque produites au nom du
pouvoir métropolitain. Si les termes du débat entre les deux hommes se
situent sur un plan technique, ce sont bien deux perspectives entre territoire et
métropole qui s’opposent.
Outre cet aspect technique, Maurel insiste sur le fait qu’afin de nourrir les
vocations et de soutenir les carrières d’historiens en Afrique de l’Ouest, les
archives doivent être accessibles aux étudiants dès le début de leur formation
universitaire, ce qui serait rendu impossible par le transfert des archives de
souveraineté. Ce positionnement n’empêche pas, par ailleurs, la défense
d’une certaine influence française postindépendance autour des archives
puisque Maurel projette, avec Charpy, la mise en place de liens privilégiés
entre les deux pays pour la formation d’archivistes ouest-africains, et qu’il
restera à la tête des archives du Sénégal jusqu’en 1977 au titre de la politique
de coopération. Maurel pointe ainsi une caractéristique essentielle des
archives coloniales : leur nature transnationale les positionne en tension entre
différents États.
Des initiatives de coopération internationale entre centres d’archives
proposent depuis les indépendances des voies de conciliation pour y pallier.
On peut citer la notion de « patrimoine commun », mais elle ne tranche pas la
question de l’accès aux fonds. La numérisation constitue une solution
technique concrète et l’un des chantiers majeurs des prochaines décennies
pour les archives, mais elle comporte, notamment pour le continent africain,
des enjeux politiques et économiques qui dépassent largement le champ
d’intervention des archivistes. Le marché du numérique suscite en effet
l’intérêt d’investisseurs publics et privés, non sans de réelles problématiques
éthiques liées à la souveraineté des archives publiques dans un contexte
mondial laissant l’économie post-indépendance de certains pays vulnérable.
Cela pose la question des possibilités et limites de la seule réponse technique
aux questions d’accès aux archives coloniales.
Ces initiatives prennent place dans un contexte plus général de
discussions concernant les biens culturels issus des colonies ayant émergé
dans la sphère anglophone et qui interrogent la légitimité des anciennes
puissances coloniales européennes à posséder ces biens. Pour les archives, la
question est pointilleuse puisque, contrairement aux artefacts et objets
muséographiques, celles-ci ont une valeur probatoire. Ainsi, le long
contentieux touchant aux archives qui oppose la France et l’Algérie porte en
toile de fond sur les responsabilités historiques et politiques du gouvernement
français, et non sur le seul patrimoine culturel. On pense également à la
question des archives concernant le massacre de Thiaroye, Maurice Audin et
les disparus en Algérie, ou l’assassinat de Thomas Sankara, pour ne citer que
quelques exemples.
La question de l’accès aux archives coloniales comprend ainsi une variété
d’éléments qui se télescopent et se superposent : politiques, juridiques,
financiers, matériels et techniques. Ils pointent la polysémie du mot
« archives », à la fois documents, fonds et institutions. Or la question de
l’accès aux documents et celle de l’accès aux institutions sont distinctes,
même si elles se recoupent.
Les conditions d’accès varient grandement d’un pays à l’autre. Par
exemple, les règles de communication des archives sont très proches entre la
France et le Sénégal, là où les archives nationales du Viêt Nam sont
communiquées sur validation de la direction. Cependant, la transparence des
règles d’accès en France ne doit pas faire oublier les mesures qui
entretiennent une atmosphère de soupçon, ainsi que les procédures strictes de
déclassification des archives de la Défense l’ont rappelé en 2020-2021 (une
partie des archives secret-défense, dont certaines avaient déjà été
communiquées, étant alors devenues non communicables) ou encore les
catégories d’archives non communicables pour une période indéterminée
(archives nucléaires, etc.).
De plus, égalité d’accès ne signifie pas équité d’accès. La forte
concentration des sources de l’histoire de la colonisation (ANOM, Défense,
Affaires étrangères) en France rend souvent incontournables pour les
étudiants et chercheurs des pays anciennement colonisés par la France des
séjours de recherche d’autant plus coûteux que les disparités économiques
sont grandes. Au-delà de l’aspect financier, qui reste un obstacle majeur à ces
séjours, il faut ajouter l’obtention des visas qui peut se révéler un frein voire
un empêchement dans l’accès aux archives.
Il faut également mentionner que droit d’accès ne signifie pas accès
effectif. Les moyens financiers manquent dans de nombreux dépôts
d’archives pour permettre la communication des documents dans des
conditions matérielles compatibles avec les règles de conservation, et les
instruments de recherche peuvent aussi se révéler inadéquats pour offrir des
conditions de recherche satisfaisantes dans plusieurs États qui n’investissent
pas suffisamment dans l’administration et la conservation de leurs archives.
À ces problématiques touchant aux institutions des archives et aux cadres
juridiques, administratifs et politiques dans lesquels elles évoluent s’ajoutent
les questions liées aux archives comme source et matériau de recherche. Les
fonds conservés par les institutions ne constituent qu’une partie des sources
de l’histoire de la colonisation. Nombre d’initiatives proposent de compléter
les documents produits par l’administration coloniale par d’autres sources
(histoire orale, iconographie, archives privées, etc.), objets d’intérêt non
négligeable pour le renouvellement des méthodologies de recherche. De plus,
une grande partie des archives locales de l’administration coloniale française,
notamment en Afrique de l’Ouest, a été laissée à l’abandon et se trouve donc
bien hors institutions. Sans mesure de préservation, c’est un large pan de
l’échelon régional et local de l’histoire de la colonisation qui se trouve ainsi
menacé de disparition.
L’accès aux archives coloniales porte donc un nombre important de
facteurs qu’il convient d’interroger de manière critique et réflexive. L’impact
de la division des fonds entre archives de souveraineté et archives de gestion
est déterminant dans cette perspective et les outils d’archivistique
internationale, ancrés dans des pratiques relevant de contentieux qui résultent
de conflits nationaux, ne prennent pas toujours en compte la dynamique de
domination propre à la colonisation et la situation contemporaine de ces
fonds dans toute leur complexité.

BIBLIOGRAPHIE

Fabienne CHAMELOT, « Secret d’archives coloniales ou gouvernement en


perte de contrôle ? Retour sur l’IGI 1300 », Critique d’art, no 58, 2022,
p. 136-156.
James LOWRY (dir.), Displaced Archives, Londres-New York, Routledge,
2017.
Ousmane MBAYE, « Le CAOM : un centre d’archives partagées ? », Afrique
& Histoire, vol. 7, no 1, 2009, p. 291-299.
Catherine TEITGEN-COLLY, Gilles MANCERON et Pierre MANSAT (dir.), Les
Disparus de la guerre d’Algérie, suivi de La bataille des archives, 2018-
2021, Paris, L’Harmattan, 2021.
Benoît VAN REETH et Isabelle DION (dir.), Histoires d’outre-mer. Les
Archives nationales d’outre-mer ont 50 ans, Paris, Somogy Éditions
d’art / Aix-en-Provence, ANOM, 2017.
II

VERS LES INDÉPENDANCES


(1930-1962)
Nidhal Chamekh, Nos visages, no XI, 2019, dessin à l’encre et clous sur papier, 31,6 × 24,1 cm.
© Courtesy Galerie Selma Feriani et l’artiste/ADAGP, Paris, 2023, cliché : Firas Ben Khelifa/ ADAGP
Images.
Introduction
Guillaume Blanc

La plupart des Algériennes et Algériens parlent de « guerre de libération


nationale ». Les Vietnamiens parlent de « révolution indépendantiste » et les
Martiniquais, d’« autonomie ». De manière générale, les anciens colonisés et
leurs descendants évoquent leur « indépendance ». Mais les Français, dans
leur grande majorité, parlent d’abord, eux, de « décolonisation ».
« Dé-colonisation ». Le mot est pratique puisqu’il résume à lui seul toute
une histoire, du début jusqu’à la fin. Seulement, lorsqu’on regarde de plus
près la plupart des manuels scolaires dont disposent les élèves des collèges et
des lycées de France, le mot sonne creux, presque faux. Car il énonce deux
actions, coloniser puis dé-coloniser ; mais l’histoire qui l’accompagne ne
s’attache généralement qu’à un seul personnage, celui qui a colonisé et
ensuite dé-colonisé. Le mot peut alors amener à croire que l’histoire se
décidait en métropole, que l’action partait d’abord de Paris.
L’origine de ce discours remonte aux années 1950. La guerre tue en
Algérie, elle divise en France et aboutit, en 1958, à la chute de la
IVe République et au retour au pouvoir de Charles de Gaulle puis, en 1960, à
l’octroi de l’indépendance aux colonies d’Afrique. Le général de Gaulle s’en
explique à la télévision, le 14 juin : « Nous avons reconnu à ceux qui
dépendaient de nous le droit de disposer d’eux-mêmes. Le leur refuser, c’eût
été contrarier notre idéal », dit le président. Le discours est habile. En
prétendant que l’idéal français qui légitimait la colonisation justifie désormais
la décolonisation, de Gaulle place la France au cœur de l’action : elle
déciderait seule de son histoire.
Mais même les meilleurs discours ne peuvent masquer la réalité. Le
Général tente de le faire dans son allocution : « Il est tout à fait naturel que
l’on ressente la nostalgie de ce qui était l’empire […]. Mais quoi ? Il n’y a
pas de politique qui vaille en dehors des réalités ! » Le président de la
Ve République décide de ne pas nommer ces « réalités », car elles ont
échappé au contrôle de la France. Pourtant elles ont des visages. Ce sont ceux
auxquels l’artiste tunisien Nidhal Chamekh redonne vie dans son collage de
portraits de Berbères et de Sénégalais. Ils portent les marques de la violence
et de la négation des identités : aux yeux du pouvoir, les colonisés ne sont pas
des individus, mais plutôt des choses, des collages entre des figures qui
devraient appartenir à un seul empire. Pourtant, leurs regards sont aussi
tournés vers l’avenir. Ces visages que de Gaulle choisit d’anonymiser sont
berbères et sénégalais, martiniquais, congolais, cambodgiens ou calédoniens.
Et ils appartiennent à celles et ceux qui transforment l’ordre colonial, jusqu’à
le renverser.
Si l’on veut lui donner un commencement et une fin, quitte à généraliser,
on peut dire de cette histoire qu’elle débute vers 1930 et qu’elle s’achève
après 1960. Les populations de l’empire contestent l’ordre colonial depuis le
premier jour de la colonisation, mais, dans les années 1930, cette remise en
cause s’organise et se radicalise. Jusqu’à ce que la Seconde Guerre mondiale
rende l’injustice encore plus visible : pourquoi s’être battus pour la liberté si
on en est encore privés une fois la victoire remportée ? Alors, après 1945,
l’empire entame sa réforme. Pour la métropole, l’opération vise à pérenniser
l’ordre colonial alors que, pour les élites colonisées, il s’agit de s’en
affranchir pas à pas. Mais le temps social l’emporte sur celui du politique. En
1954, la guerre d’indépendance est à peine achevée en Indochine qu’elle
débute en Algérie, et partout les revendications de liberté s’entrecroisent.
L’histoire ne suit pas un fil linéaire, loin de là. Mais in fine la pérennité de la
colonisation sera compromise par la nature même du système colonial :
insoutenable, il s’effondre en 1962.
L’impossible organisation de l’injustice

Au début des années 1930, avec un tiers du monde sous domination


coloniale, les empires européens sont à leur apogée. Il existe alors presque
autant de colonies que de façons de les gouverner. La Grande-Bretagne ne
dirige pas l’Australie comme l’Inde. Le Cambodge et la Syrie sont encadrés
de façon radicalement différente par la France. Mais qu’ils soient néerlandais,
belge ou portugais, tous les empires ont un point commun : leurs colonies
sont en « état de crise ». Car la colonisation est une « situation de crise »,
ainsi que nous l’explique le sociologue Georges Balandier : les colonisateurs
sont en minorité et, pour dominer la majorité, celle des colonisés, ils doivent
constamment réprimer les oppositions, contenir les élites, déplacer des
populations, diviser pour mieux régner, réformer lorsqu’il faut le faire, bref,
s’adapter aux contextes. Il y a donc domination autant qu’il y a négociation,
c’est-à-dire qu’il y a société : les « colonisés » et les « colonisateurs » ne
forment pas deux groupes homogènes et, plus encore, ils ne vivent pas
séparés les uns des autres.
Depuis la fin des années 1980, les historiennes et les historiens ont adopté
cette approche « par le bas », donnant ainsi une voix à celles et ceux que la
colonisation voulait réduire au silence. Mais il ne faut pas tomber dans le
piège qu’on a voulu éviter au départ. Regarder la colonisation pour ce qu’elle
est, c’est souligner la capacité d’action des colonisés, mais aussi l’ampleur
des dominations auxquelles ils sont soumis. Or, parce que les années 1930
voient monter les contestations anticoloniales, l’histoire a souvent associé
cette période au « début de la fin », comme si, depuis, les peuples colonisés
s’étaient engagés dans une irrésistible ascension vers la liberté. Mais les
contestations viennent s’ajouter à l’ordre colonial : elles n’enlèvent rien à sa
violence quotidienne.
Il y a d’abord la domination politique. Avec ce rapport de forces instable
entre la minorité au pouvoir et la majorité à contrôler, même à son apogée
l’empire continue de tout faire pour encadrer les populations. Cela passe
toujours par le régime de l’indigénat, encore en vigueur dans la plupart des
colonies françaises. Élaboré à la fin du XIXe siècle depuis l’Indochine puis
l’Algérie, cet ensemble de lois et de règlements en tout genre est censé régir
le quotidien des colonisés par des règles strictes : pour se déplacer, travailler,
consommer. Désormais, l’« indigène » qui enfreint la loi échappe
généralement à la prison et aux amendes. Presque systématiquement, il
s’acquitte plutôt d’une « prestation en nature » : entretien d’infrastructures,
construction de routes, emploi dans une entreprise coloniale. L’Organisation
internationale du travail a aboli le travail forcé en 1930 mais, depuis, la
France se sert de l’indigénat pour le pérenniser, du Sénégal jusqu’à la
Nouvelle-Calédonie.
Il faut dire qu’à cette date, plus que jamais, les dominations politique et
économique vont main dans la main. Après la Grande Dépression de 1929, la
France mise sur l’empire : en métropole, elle abaisse les tarifs douaniers sur
les produits importés des colonies et, sur place, elle intensifie leur « mise en
valeur ». Au sommet de la pyramide, le patronat impérial connecte alors la
France à ses colonies. Depuis Bordeaux, par exemple, les établissements
Ballande exportent du vin à Nouméa, où ils font venir des travailleurs
indochinois pour exploiter le nickel qu’ils revendront en Europe. Viennent
ensuite, au milieu de la pyramide, les consommateurs de métropole. Ils
peuvent boire du café importé de Madagascar, en y ajoutant du sucre venu de
Guadeloupe. Enfin, en bas de l’échelle, il y a les travailleurs. En France, par
exemple au port du Havre, les femmes touchent des salaires dérisoires pour
trier les grains des caféiers cultivés dans l’empire. Et puis il y a les colonies.
L’exploitation reste mortelle, surtout pour ceux qui sont toujours forcés de
construire les voies ferrées du Congo et d’Indochine. La domination implique
encore la répression ; d’autant que, des Caraïbes au Pacifique, de plus en plus
d’ouvriers réclament de meilleures conditions de travail. Et au jour le jour la
domination se traduit par des inégalités croissantes. Les colons qui travaillent
la terre ne sont pas devenus riches, loin de là. Mais, par rapport aux
colonisés, ils sont tous privilégiés. Dans les campagnes d’Algérie,
l’agriculteur « indigène » gagne trente-cinq fois moins que le cultivateur
français.
En bout de course, la domination est donc sociale. Et elle reste
profondément raciste. À la fin du XIXe siècle, quand la science européenne
théorisait un racisme biologique, les administrateurs coloniaux considéraient
les Africains et les Asiatiques comme des êtres physiquement inférieurs, avec
des crânes, des cerveaux et des corps différents de ceux des Blancs. Puis la
biologie cède la place aux théories de la différence. Désormais, la plupart des
Européens imaginent des êtres culturellement inférieurs, « arriérés » ou
« réfractaires » au « progrès ». Et cette manière de voir les Autres (les
colonisés) et l’Ailleurs (les colonies) conditionne l’organisation de l’empire.
L’école secondaire continue par exemple d’assigner aux colonisés la place
qui leur revient en société : cultivateurs, soignantes, soldats, etc. Cela dit,
parce que les fonctionnaires de l’empire craignent de produire des individus
inadaptés à l’ordre colonial, ils proposent une éducation rudimentaire : « une
bonne école toute simple, pas savante pour un sou », pour le directeur de
l’École coloniale Georges Hardy, en 1932. À ce travail sur les esprits s’ajoute
celui sur les corps. Les châtiments au fouet sont encore d’actualité pour
certaines infractions définies par le régime de l’indigénat. L’encadrement des
rapports sexuels se poursuit, lui aussi. En limitant le métissage et la mixité,
les autorités entendent maintenir la séparation entre ceux qui apporteraient la
civilisation et ceux qui la recevraient. Puis il y a les sports européens que
l’empire continue de populariser pour inculquer des valeurs « modernes » :
celles de la discipline et de l’effort. Cela passe par le cyclisme en Indochine,
ou le football en Algérie.
La diffusion de la culture coloniale aboutit parfois à son appropriation.
Mais, durant les années 1930, le fossé se creuse entre, d’un côté, les Français
qui obtiennent toujours plus de droits sociaux dans l’Hexagone et, de l’autre,
les populations issues de l’empire qui restent soumises en métropole et dans
les colonies à la discrimination et au racisme. Le mouvement de la
« négritude » en est un exemple criant. En 1935 à Paris, après avoir été si
souvent traités de « nègres », le Guyanais Léon-Gontran Damas, le
Martiniquais Aimé Césaire et le Sénégalais Léopold Sédar Senghor fondent
le journal L’Étudiant noir. Et le dernier voulait même aller plus loin : « On
devrait l’appeler “Les étudiants nègres”. Tu as compris ? Ça nous est lancé
comme une insulte. Eh bien, je la ramasse, et je fais face. » Ainsi naît la
négritude : en réponse à une catégorie discriminante. De la contestation à la
revendication, il n’y a alors qu’un pas, et les colonisés sont de plus en plus
nombreux à le franchir.
D’abord, les contournements se multiplient. Dans les réserves de chasse
où seules les élites blanches sont autorisées à traquer le gibier, certains se font
braconniers, puis revendent le produit de leur chasse dans leur communauté.
Là où les débits de boisson officiels leur sont interdits, d’autres fabriquent
leur propre alcool, qu’ils consomment dans des bars clandestins. Quand le
travail de la terre se fait dans des plantations coloniales, beaucoup
entretiennent chez eux un lopin de terre privé, non déclaré et ainsi libre
d’impôt. Ces stratégies sont apparues dès le lendemain de la conquête, au
e
XIX siècle. Mais les colonies sont maintenant de véritables sociétés à double
fond. En surface, il y a l’empire et, dessous, la vie coloniale au quotidien.
Puis il y a la vie politique, marquée, elle, par l’essor de
l’anticolonialisme. Et il en va ici chez les « colonisés » comme chez les
« colons » : les idéologies sont variées et les stratégies, différentes.
Certains adoptent des voies subversives. C’est le cas, par exemple, du
Parti national du Viêt Nam et du Parti communiste indochinois. Le premier
plaide pour l’action armée, le second pour la révolution communiste et de
1930 à 1932, leurs partisans participent à des mutineries et des émeutes que
le pouvoir colonial réprime dans le sang. Ce qui pousse des jeunes militants
comme Nguyên Ai Quôc à adopter la doctrine de la Troisième
Internationale : la lutte nationale d’abord, la lutte des classes ensuite. Il
structure alors un réseau de militants en Asie du Sud-Est, puis devient
délégué du Komintern à Moscou, avant de revenir en Indochine vers 1938 et
de participer au combat pour l’indépendance sous le nouveau nom de Hô Chi
Minh, « source de lumière ».
Ce répertoire nationaliste reste toutefois minoritaire dans les colonies. La
majorité des revendications suivent une stratégie légale, ayant pour objectif
de réformer l’ordre colonial, non de le renverser. Les administrateurs
coloniaux sont en nombre si réduit qu’ils s’appuient sur des élites colonisées :
des intermédiaires entre le sommet de l’État et ses sujets. Employés de police,
fonctionnaires, directeurs de journaux, médecins ou représentants syndicaux,
ces hommes sont censés relayer la propagande et les lois coloniales, et
obtenir, en échange, un accès aux écoles françaises pour leurs enfants, une
concession de terres, une autorisation à fonder des associations. Forts de leur
statut, ils se mettent alors à revendiquer davantage de droits. Généralement,
ils ne réclament pas l’égalité juridique, mais moins de discriminations. Ils ne
demandent pas non plus l’égalité sociale, mais un partage moins inégal des
richesses extraites de la colonie. Ce n’est pas l’indépendance qu’ils exigent,
mais la citoyenneté et une participation politique à l’empire. Et les autorités
coloniales ne peuvent ni les réprimer totalement (ce serait mener une guerre
de conquête permanente), ni accéder entièrement à leurs revendications (ce
serait renoncer à l’empire). Alors l’ordre colonial se fissure.
D’autant que par l’intermédiaire de ces élites, le peuple fait lui aussi son
entrée en politique. À Alger par exemple, en juin 1936, après la victoire du
Front populaire en métropole, le Congrès musulman algérien réunit plus de
6 000 personnes, membres ou partisans de la Fédération des élus musulmans
algériens et de l’Association des oulémas d’Algérie. Durant l’été, de
Constantine à Oran jusqu’aux villes moyennes de la colonie, ils défilent par
milliers dans les rues. Certains colons s’étonnent de voir des femmes voilées
manifester tête haute et poing levé. Et d’autres répriment par la force ces
élans de liberté, bénéficiant de la bienveillance et, souvent, du soutien de la
police.
Pour autant, la dimension populaire de ces revendications ne comble pas
le fossé qui existe entre les foules et les élites colonisées. À Madagascar, par
exemple, le Parti communiste a beau être le plus important de toute l’Afrique,
réunissant jusqu’à 15 000 membres, il reste miné par une scission entre les
idéaux nationalistes de la bourgeoisie malgache et les aspirations d’abord
sociales de la paysannerie. Mais partout où elle s’exerce, la répression a ceci
d’inévitable qu’elle favorise ce qu’elle était justement censée empêcher : le
rapprochement des réformistes et des révolutionnaires, des élites et des
classes populaires. La violence de la guerre mènera jusqu’à l’union.

Ruptures de guerre

La Seconde Guerre mondiale prend fin au mois d’août 1945 et à cette


date, dans tout l’empire, les revendications de liberté et d’autonomie sont
maintenant explicites, et massives. Pourquoi ?
D’abord, parce que chaque camp a fait des promesses. Dans le Maghreb
français, dès 1940, l’Allemagne nazie promet aux élites colonisées une
« Eurafrique » où elles auraient une véritable place. Dans l’Indochine
française, le Japon garantit aux populations que le panasiatisme remplacera le
colonialisme « corrompu » des Blancs. Et du côté des Alliés, par principe
politique autant que par stratégie militaire, les États-Unis se font les
défenseurs de l’émancipation des peuples. En ratifiant la charte de
l’Atlantique en 1941, le président Roosevelt affirme « le droit de tous les
peuples à choisir la forme de gouvernement sous laquelle ils vivront ». Puis,
en 1942 et 1943, les États-Unis promettent l’indépendance à toutes les
colonies, à plus ou moins long terme.
Si les empires européens n’envisagent pas de concrétiser ces annonces
américaines, ils lancent tout de même quelques réformes. En Indochine, qu’il
dirige pour Vichy depuis juin 1940, l’amiral Decoux doit lutter contre deux
ennemis : les Japonais, qui contrôlent de facto la péninsule, et les
communistes, qui ont fondé le Viêt Minh, la Ligue d’indépendance du Viêt
Nam. Decoux s’efforce alors de réprimer les indépendantistes, mais, afin que
le Japon ne gagne pas le cœur des colonisés, il valorise aussi la culture des
élites « viêt », vantant leur littérature, leur histoire et les traditions
« vietnamiennes ». Puis un changement tout aussi inédit se produit en Afrique
de l’Ouest. De Gaulle lance son appel à la résistance depuis Londres, mais
tout se joue au Tchad, au Cameroun ou au Gabon. Ici, les administrateurs
coloniaux se rallient au Général et, depuis l’été 1940, la France libre est
africaine. C’est à Brazzaville qu’elle bat monnaie et écrit de nouvelles lois,
comme le décret des « notables évolués », préparé en 1942 par le gouverneur
de l’Afrique équatoriale, le Guyanais Félix Éboué. Le décret soustrait au
régime de l’indigénat certaines élites colonisées, qu’il rapproche du statut de
citoyen : il faut leur donner « une responsabilité dans les affaires de leurs
propres pays », dit Éboué. La réforme, qui octroie à ces élites intermédiaires
un peu du pouvoir qu’elles réclamaient, permet à la France de maintenir le
travail forcé et, ainsi, de poursuivre l’effort de guerre.
C’est là une des autres raisons du basculement de l’après-guerre :
l’investissement des colonies dans les combats. Calédoniens, Somalis,
Tunisiens, Martiniquais, près de 650 000 « indigènes » sont envoyés sur le
front. D’abord, ils assistent à la chute du colonisateur : la France n’est pas
invincible, elle a été défaite en quelques mois. Les soldats de l’empire
expérimentent ensuite un sentiment d’égalité avec les Français puisque, face
aux bombes, tous les hommes sont égaux. Une solidarité se dessine aussi
entre régiments impériaux : venus des quatre coins de la planète, ils ont en
commun de ne pas être citoyens du pays pour lequel ils se battent. D’ailleurs,
les soldats colonisés subissent cette discrimination sur le champ de bataille.
Permissions plus difficiles à obtenir, montées en grade plus rares, soldes
inférieures, ce traitement différencié se retrouve jusque dans leur assiette :
qu’ils soient ou non musulmans, tous les Algériens sont contraints de manger
du porc au nom de l’effort de guerre ; en revanche, ils sont privés des rations
de vin au nom des principes de l’islam.
Les combats transforment les colonisés sur le front et, à l’arrière, la
guerre bouleverse les sociétés coloniales. En Guadeloupe, les administrateurs
coloniaux restés fidèles à Vichy abolissent le système judiciaire et instaurent
une politique répressive encore plus réactionnaire que celle de métropole. En
Afrique équatoriale, les agriculteurs sont contraints de fournir les matières
premières grâce auxquelles l’armée peut nourrir les soldats et fabriquer ses
équipements militaires. Dans d’autres lieux, la France se sert de la guerre
pour consolider l’empire. C’est le cas en Côte française des Somalis, l’actuel
Djibouti. D’avril à juin 1943, les militaires français profitent d’un conflit
avec des populations de pasteurs pour piller des villages, emprisonner et
abattre des opposants, puis étendre la colonie : ici, 1943 signe la fin
triomphante d’une guerre de conquête qui avait débuté cinquante ans plus tôt.
1943 représente aussi un tournant dans la guerre puisque, à cette date, les
Alliés commencent à avoir l’avantage. Seulement, rien ne change pour les
colonisés. À Madagascar, sous Vichy, l’administration intensifie le travail
forcé jusqu’à l’été 1942. Puis les Britanniques s’emparent de l’île. La France
libre reprend alors les rênes de la colonie, mais elle maintient l’effort de
guerre, au point que les populations déjà appauvries sombrent dans la misère.
Dans un tel contexte, pour beaucoup de colonisés, la fin de la guerre peut
représenter une occasion à saisir. Ils ont contribué à la victoire sur le front et
à l’arrière, l’heure devrait donc être au desserrement de l’étau colonial. Or la
France n’a pas l’intention de renoncer à son empire. Le massacre de Thiaroye
en est une triste illustration. Le 1er décembre 1944, dans ce camp militaire de
la banlieue de Dakar, des tirailleurs sénégalais revenus chez eux réclament
leur solde : ils sont restés quatre ans prisonniers du régime nazi en France et
entendent percevoir le salaire qu’ils n’ont pu toucher durant leur captivité.
C’est la règle dans l’armée, mais pas pour eux. « Indigènes » avant d’être
soldats, vraisemblablement sans arme, plusieurs dizaines de tirailleurs sont
abattus sur-le-champ, accusés de mutinerie. Quelques mois plus tard, le 8 mai
1945, ce sont les civils algériens qui prennent conscience que la libération ne
sera pas celle attendue. Ce jour-là, à Sétif, les Français fêtent la victoire
contre l’Allemagne nazie. Parmi les populations colonisées qui rejoignent les
célébrations, certains défilent avec le drapeau algérien et des banderoles
portant le slogan « À bas le fascisme et le colonialisme ». La police ouvre le
feu et des Algériens attaquent des policiers comme des civils français. Puis,
dès le lendemain, les autorités lancent une guerre de représailles dans tout le
nord-est de la colonie. Deux mois plus tard, 15 000 Algériennes et Algériens
sont morts.
D’autres revendications secouent l’empire, mais la France n’est pas
toujours en position de force. Ainsi, en mai 1945, elle envoie ses soldats en
Syrie et au Liban, qu’elle espère garder sous sa tutelle. Les troupes françaises
s’engagent dans des combats de rue et bombardent Damas, mais en vain.
Face aux pressions des Britanniques et des États-Unis, et devant la résistance
des nationalistes syriens et libanais, la France doit accepter leur
indépendance. Hô Chi Minh entend à son tour profiter de la faiblesse
française et, le 2 septembre 1945, au milieu de la foule, à Hanoï, il proclame
l’indépendance du Viêt Nam. Il ne manque pas de commencer son discours
en citant la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : « Les hommes
naissent et demeurent libres et égaux en droits. » La manœuvre est
stratégique. Depuis 1939, la France dit se battre au nom de ces principes, que
les anticolonialistes retournent maintenant contre elle en exigeant
l’indépendance… au nom de l’égalité et de la liberté.
1945 est donc l’année du retour à la paix pour l’Occident, pas pour les
mondes coloniaux. Là-bas, les combats se poursuivent. Généralement, c’est
d’abord l’égalité qui est demandée toujours plus fort. À Dakar, par exemple,
une grève générale éclate en décembre 1945. Contre l’inflation et la misère
qu’elle provoque, les dockers, les travailleurs non qualifiés et qualifiés puis
les petits commerçants paralysent la ville entière : « À travail égal salaire
égal », telle est leur revendication. Certains obtiennent des augmentations, et
les fonctionnaires « indigènes » arrachent même des allocations familiales.
Les « indigènes » changent d’ailleurs de statut. Depuis l’été 1945, les
colonies sont représentées par leurs propres députés, élus à l’Assemblée
nationale constituante. Emmenés par l’Ivoirien Félix Houphouët-Boigny et le
Sénégalais Lamine Guèye, ils préparent alors deux lois, qui sont votées en
avril 1946. La première abolit le travail forcé et l’indigénat, et la seconde
attribue la citoyenneté à tous les sujets de l’empire. Mais il ne faut pas s’y
tromper. L’égalité civique entre colons et colonisés était interdite, elle est
désormais fictive. Tandis que 70 millions d’hommes et de femmes colonisés
élisent un cinquième du Parlement, 40 millions de Françaises et de Français
élisent les quatre cinquièmes restants : la métropole reste à la tête de l’empire.
Le véritable changement tient davantage à l’intensification de la politique
assimilationniste, qui consiste, entre autres, à s’appuyer sur des dirigeants
colonisés. En Afrique occidentale et équatoriale, ces derniers accèdent à des
postes toujours plus importants, mais leur rôle est d’appliquer la politique
impériale. C’est notamment le cas de Léopold Sédar Senghor. Lorsqu’il
prendra la tête du Sénégal en 1960, il s’affichera comme le « père de
l’indépendance ». Mais après la guerre, lorsque Senghor intègre les arènes
coloniales du pouvoir, il estime que « parler d’indépendance, c’est raisonner
la tête en bas et les pieds en l’air ». À ses yeux, l’empire est une « famille »,
avec un aîné : la métropole, et des frères et sœurs égaux : les colonies.
Cela dit, officiellement, il n’y a plus d’« empire ». Lorsque la
IVe République est proclamée en octobre 1946, la nouvelle Constitution
annonce la naissance de l’« Union française ». Au lieu de « colonies », il y a
maintenant des « départements » et « territoires d’outre-mer », des « États
associés » et « territoires français ». L’Assemblée de l’Union n’est en réalité
dotée d’aucun véritable pouvoir exécutif ou législatif. Mais ces
transformations représentent tout de même une brèche de plus dans l’édifice
colonial. Parce qu’il a besoin des colonies pour reconstruire la métropole,
l’empire doit prétendre réformer et, à ce titre, la création de partis politiques
« autochtones » est autorisée. C’est ainsi qu’à Bamako, sous la houlette
d’Houphouët-Boigny, plusieurs dirigeants intermédiaires de l’Afrique
française créent le Rassemblement démocratique africain, parti d’idéologie
communiste qui prône la libération du colonialisme. Or, l’empire ne souhaite
pas vraiment réformer : il réprime donc les sections du parti dans toute
l’Afrique francophone. L’équilibre devient intenable.
En Indochine, le face-à-face dégénère entre les soldats de l’amiral
d’Argenlieu et ceux de la République démocratique du Viêt Nam. Les
Français bombardent la ville de Haïphong en novembre 1946 et les
Vietnamiens ripostent : « Que celui qui a un fusil se serve de son fusil ! Que
celui qui a une épée se serve de son épée ! Et si l’on n’a pas d’épée, qu’on
prenne des pioches et des bâtons ! », lance Hô Chi Minh à l’Armée populaire.
La guerre d’indépendance débute en Indochine.
Ailleurs, les contestations sociales prennent un virage radical. En Afrique
occidentale, en octobre 1947, les cheminots du Dakar-Niger se mettent en
grève. Ces ouvriers qui s’appellent entre eux « les bouts de bois de Dieu »
réclament les mêmes conditions de travail que les Français. Et grâce aux
femmes de la colonie, qui endurent de redoutables privations pour soutenir la
grève, les cheminots tiennent plus de cinq mois. Ils n’obtiennent pas
totalement gain de cause, mais leur état d’esprit en ressort profondément
transformé : sur la balance du pouvoir entre colonisateurs et colonisés, la
grève a prouvé que le rapport de forces pouvait basculer en leur faveur.
Bien d’autres mouvements populaires aboutissent au même constat.
Cependant, ici il y a la guerre, là-bas des grèves, et dans d’autres contextes
l’insurrection est anéantie par la répression. C’est le cas de Madagascar où,
au même moment, des milliers de paysans se révoltent contre les réquisitions
et les contraintes que les colonisateurs continuent de leur imposer, même
après guerre. Pendant plus d’un an, encadrés par des sociétés secrètes, des
syndicalistes, des militants politiques et des militaires passés par l’armée
française, les insurgés détruisent des lignes de chemins de fer, attaquent les
fonctionnaires malgaches travaillant avec les autorités et harcèlent les troupes
coloniales. La France tarde à s’organiser, avant d’envoyer près de
20 000 soldats dans les campagnes malgaches. Arrestations, tortures,
exécutions sommaires, expéditions punitives – à l’automne 1948, les forces
coloniales ont maté la révolte malgache, et tué plus de 11 000 hommes et
femmes.

État et contre-États

Nous connaissons aujourd’hui la fin de l’histoire : au début des années


1960, les colonies seront devenues des États-nations indépendants. Mais,
quinze ans auparavant, personne n’imaginait qu’à la place de l’Afrique
occidentale française on trouverait un Sénégal, un Mali, un Niger ou un
Tchad, séparés les uns des autres. Ces pays n’existaient pas avant la
colonisation et, après la guerre, l’État-nation n’est pas l’horizon vers lequel
toutes les sociétés colonisées se dirigeraient, inexorablement. Au congrès
panafricain de Manchester, par exemple, en octobre 1945, les militants
réclament, « pour l’Afrique noire, l’autonomie et l’indépendance ». Ils
revendiquent le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, et bien des désirs
sont exprimés : ici, une forme d’association avec la métropole ; là-bas, des
fédérations régionales indépendantes ; et parfois, mais seulement parfois, des
États-nations. Au moins deux éléments vont alors changer la donne. Et ils
renvoient à la forme même de l’empire.
D’abord, à force de vouloir être monde, l’empire cause sa propre perte.
Qui dit empire dit mondialisation : circulation d’hommes et de femmes, de
lois, de marchandises, mais aussi d’idées. Et l’anticolonialisme devient l’une
des idées les plus mondialisées durant les années 1950. Une quantité d’armes
visent le colonialisme. La littérature, par exemple, avec en 1952 Peau noire,
masques blancs, de Frantz Fanon. À propos des colonisés d’Afrique
« noire », le psychiatre d’origine martiniquaise souligne : « Nous sommes
obligés de faire [cette] constatation : pour le Noir, il n’y a qu’un destin. Et il
est blanc. » Alors, ajoute Fanon, l’homme noir doit lutter, car « après la lutte
il n’y a pas seulement disparition du colonialisme, mais aussi disparition du
colonisé ». Le grand écran joue aussi un rôle. Dans Afrique sur Seine, en
1955, le Groupe africain du cinéma met en scène des personnages africains à
Paris, tout en évoquant « notre indépendance » et « notre Niger ». Le football
vient également renforcer cette géopolitique anticoloniale. Ainsi, en 1958, le
Front de libération nationale (FLN) organise la fuite vers Tunis de joueurs
algériens évoluant en métropole. Le « Onze de l’indépendance » disputera
91 matchs, au Moyen-Orient, en Europe de l’Est, en Asie. Et à chaque début
de partie, les joueurs entonnent le Kassaman, le futur hymne national
algérien : « Nous nous sommes dressés pour la vie ou la mort, car nous avons
décidé que l’Algérie vivra. » Ces espoirs de changement transportent ainsi
l’utopie d’un continent à l’autre.
Vient ensuite, ou plutôt en même temps, la violence des empires. Dans
plusieurs colonies, les revendications, d’abord portées par des élites,
favorisent l’essor de véritables mouvements populaires. Cela commence en
Inde où, même si la Grande-Bretagne les a divisés pour mieux régner,
hindous et musulmans parviennent à s’unir et à obtenir l’indépendance dès
1947. En Indonésie, les républicains et les milices révolutionnaires subissent
les raids des « opérations de police » menées par les Néerlandais, mais
finissent par l’emporter par les armes, en 1949. Autant de batailles qui
résonnent comme un signal d’alerte pour la France. Là où l’anticolonialisme
populaire semble faire émerger une identité commune, la métropole cherche à
étouffer les révoltes avant qu’il soit trop tard. C’est ce qui explique la
violence qu’elle a imposée à Madagascar et qu’elle déploie toujours plus en
Indochine, où elle s’efforce désormais d’intégrer les populations
vietnamiennes à la guerre pour briser l’unité naissante entre communistes,
nationalistes, bouddhistes, catholiques, prosoviétiques ou pro-occidentaux.
Les autres puissances européennes procèdent de la même manière : la
Grande-Bretagne au Kenya et au Nigeria, le Portugal au Mozambique et en
Angola. Pour conserver leur empire, elles doivent réprimer les peuples. Et
parce que l’empire est ainsi fait, le pouvoir doit agir colonie par colonie.
Voilà pourquoi, en retour, les contestations s’organisent elles aussi colonie
par colonie, jusqu’à aboutir à des indépendances, d’une colonie à l’autre.
L’État-nation va finalement s’imposer autant par choix que du fait des
circonstances.
La France n’a pas les moyens de réprimer toutes ses possessions
d’Afrique et d’Asie, d’Océanie et des Caraïbes. Aussi en 1950 les autorités
cèdent-elles devant le gouvernement indien de Nehru, qui réclamait le
territoire français de Chandernagor : Pondichéry, Karikal, Yanam et Mahé
suivront quatre ans plus tard. Entre-temps, en Indochine, la guerre s’enlise.
Pour contrer les Vietnamiens qui reçoivent maintenant l’aide de l’URSS et de
la Chine de Mao Zedong, les autorités françaises accordent le statut d’État
associé au Cambodge, au Laos et au Viêt Nam. La réforme est cependant trop
tardive pour que les élites et le peuple se rallient à la cause de l’Union
française et, par ricochet, celle-ci sombre dans l’impasse. Le Maroc et la
Tunisie réclament également le statut d’État associé, mais la France le leur
refuse : elle veut être en position de force en Indochine pour négocier au
Maghreb. Alors, les élites marocaines et tunisiennes décident à leur tour de
réclamer l’indépendance.
Plus les contestations montent et plus les empires sont contraints de
négocier, plus ils cèdent du terrain et plus les revendications sont
nombreuses. Seulement, cette accélération de l’histoire ne doit pas masquer la
profondeur sociale des changements en cours.
D’abord, dans les territoires de l’empire, tout au long des années 1950, le
« développement » transforme l’idéologie coloniale. La médiocrité des
conditions de vie des colonisés est devenue trop évidente pour poursuivre la
politique officielle de « mise en valeur ». En revanche, suivant l’exemple
britannique, la France se convainc qu’un État technologique et moderne saura
répondre à la fois aux besoins de matières premières de la métropole, et aux
demandes de changement des colonisés. C’est ainsi qu’en Afrique du Nord et
de l’Ouest, des ingénieurs français et des élites africaines formées en France
donnent naissance à un nouveau corps professionnel, celui des coopérants et
des spécialistes en agronomie, en planification urbaine ou en travaux publics.
Le « développement » devient la caution de ce que les historiens ont appelé la
seconde occupation coloniale. Cette politique échouera, mais elle montre
qu’il en va dans les années 1950 comme dans les années 1930 : fragile,
injuste et même contestée, la cohabitation entre colonisateurs et colonisés
n’en rythme pas moins le quotidien des sociétés coloniales, et ce jusqu’à la
fin.
Il y a les colonies, et puis il y a la métropole, où la question de l’empire
divise de plus en plus violemment. Lorsque la communiste Jeannette
Vermeersch déclare éprouver « de la haine pour la majorité impérialiste de
cette Assemblée [nationale] », les députés partisans de la guerre d’Indochine
s’emportent : « Assez ! Assez d’ordures ! Assez de saloperies ! Allez-vous-
en ! » Lorsque les Vietnamiens battent les Français à Diên Biên Phu, en
1954, la décolonisation est une victoire pour les uns, une défaite pour les
autres : « Perdre un Empire, c’est se perdre soi-même, c’est enlever tout son
sens à une vie d’homme », dira Raoul Salan. Comme beaucoup d’autres
soldats, sitôt l’Indochine perdue, il décide d’aller se battre au Maghreb pour
que l’Algérie reste française. Ici, dans cette colonie en guerre depuis 1954,
bien des Français d’Algérie, à l’instar d’Albert Camus, refusent la légitimité
de l’indépendance car ce serait reconnaître l’injustice sur laquelle ils ont bâti
leur vie. Ainsi, quand Camus s’insurge contre le fait qu’il ait maintenant
besoin d’un passeport pour se rendre en Algérie, son ami romancier Mouloud
Feraoun rétorque : « J’aimerais dire à Camus qu’il est aussi algérien que moi
et que tous les Algériens sont fiers de lui, mais aussi qu’il fut un temps, pas
très lointain, où l’Algérien musulman, pour aller en France, avait besoin d’un
passeport. C’est vrai que l’Algérien musulman, lui, ne s’est jamais considéré
comme français. Il n’avait pas d’illusion. » Deux décolonisations sont donc
en jeu dans les années 1950 : celle des sociétés colonisées et celle de la
métropole colonisatrice.
Il y a les colonies, la métropole, et entre elles, au-dessus d’elles, il y a
enfin les connexions. Avant la guerre, trois mouvements coexistaient sans
forcément se rencontrer : le panafricanisme revendiquait, sinon la libération
du continent, du moins la reconnaissance d’une identité « noire », le
panarabisme préconisait l’union de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, et
le panasiatisme, l’unité asiatique. Puis, au début des années 1950, à la faveur
des premières indépendances, les militants se rencontrent, échangent et
associent leurs revendications, jusqu’à donner forme au « tiers-monde ». Sur
le fond, le mot désigne une idéologie : le troisième monde, celui des colonies,
revendique son indépendance vis-à-vis des empires européens comme des
grandes puissances états-unienne et soviétique. Sur la forme, on assiste alors,
tout d’abord, à de grandes conférences comme celle de Bandung où, en 1955,
les colonies anciennement ou encore soumises aux Européens déclarent d’une
seule voix être prêtes à avoir recours à la force pour en finir avec
l’impérialisme. Vient ensuite le temps de la victoire, celle du canal de Suez,
en 1956. Non seulement l’Égypte l’emporte sur la Grande-Bretagne et sur la
France, mais elle affirme aussi sa neutralité dans la guerre froide : le tiers-
monde existe par et pour lui-même. C’est cette idée qui anime, enfin,
plusieurs leaders indépendantistes africains. Jusqu’à la fin des années 1950,
certains souhaitent une union entre le Ghana britannique et la Guinée
française, d’autres une Fédération malienne pour succéder à l’Afrique
occidentale française, ou encore des États-Unis de l’Afrique latine pour
remplacer l’Afrique équatoriale. Ces revendications constituent l’un des plus
importants moteurs de l’anticolonialisme tout au long des années 1950,
nourrissant et intensifiant les organisations et les luttes indépendantistes.
Seulement, parce que la répression et la contestation continuent de
s’organiser autour de l’État colonial, c’est sur le registre de l’État-nation que
l’empire prend fin, ou presque. Par choix ou par contrainte, plusieurs colonies
restent en effet françaises. Au début des années 1960, les « quatre vieilles »
(déjà départementalisées en 1946) deviennent les départements d’outre-mer
(DOM) de Guadeloupe, Guyane, Martinique et Réunion ; et les territoires
d’outre-mer (TOM) rassemblent les Comores et la Côte française des
Somalis, la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie. Les autres colonies
deviennent, elles, des États indépendants.
En Afrique occidentale et centrale, les autorités et les élites qu’elles
cooptent depuis trente ans s’allient pour soumettre les factions plus radicales
de la seconde génération. Les élites de la première génération accèdent alors
enfin au pouvoir, tout en bénéficiant de l’aide de la France, à laquelle elles
garantissent, en retour, la préservation de ses intérêts sur place. Le Sénégal de
Senghor, la Côte d’Ivoire d’Houphouët-Boigny, le Tchad de François
Tombalbaye, la République centrafricaine de David Dacko ou encore le
Gabon de Léon M’Ba : ici, l’État-nation est le produit d’un compromis.
Il l’est aussi, d’une certaine manière, en Tunisie et au Maroc. Mais le
refus français de négocier amène les élites et le peuple à s’unir autour d’un
appareil d’État unitaire : celui-ci constitue pour les élites un moyen d’accéder
au pouvoir qu’elles réclament depuis des années et, pour le peuple, l’espoir
d’obtenir l’égalité sociale tant attendue.
En d’autres lieux, l’État postcolonial naît de et dans la violence. C’est le
cas du Viêt Nam où, à force d’être réprimés au nom de l’État que
revendiquent les indépendantistes, la majorité des Vietnamiens finissent par
associer État et nation, c’est-à-dire vie collective et identité individuelle. Et,
par ricochet, la même histoire se répète dans le reste de l’Indochine, au
Cambodge et au Laos.
L’Algérie condense enfin à elle seule l’épaisseur humaine des luttes
d’indépendance : viols des Algériennes en colonie et violences contre les
Algériens en métropole ; effervescence anticoloniale à Alger et censure de
l’anticolonialisme à Paris ; scission entre gaullistes et pieds-noirs chez les
Français, et guerre fratricide entre les soldats du FLN et du Mouvement
national algérien. De cette histoire naît l’État-FLN. Depuis 1954, pour
vaincre les insurgés, la France mobilise tout son appareil d’État : militaires,
policiers, magistrats, l’ensemble de ses fonctionnaires. De tous les partis
indépendantistes, le FLN est alors celui qui déploie la stratégie la plus
violente mais aussi la plus efficace. Soldats, administrateurs, porte-parole
officiels, juges, informateurs, campagnes diplomatiques : face à l’État
colonial, seul un contre-État peut l’emporter. Ce sera chose faite en 1962.
Cette année-là, l’Algérie et la France deviennent tous deux des États
postcoloniaux.

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1

VIVRE ET MOURIR SOUS L’EMPIRE


(1930-1945)
L’utopie d’une nation-empire
Nicolas Bancel et Sandrine Lemaire

Dès les années 1920, l’essoufflement de l’opposition anticoloniale en


métropole – qui ne concerne plus que l’extrême gauche, quelques
intellectuels et des mouvements autonomistes « indigènes » émergents –,
ainsi que la structuration d’une véritable propagande coloniale (animée par
l’Agence générale des colonies) et la prodigieuse accélération de la diffusion
des supports liés à la colonisation, participent à la formation d’un consensus
national sur la question coloniale et au renforcement d’une forme de culture
coloniale. Au cours de la décennie suivante la propagande joue un rôle
essentiel. Elle s’ouvre avec la commémoration du Centenaire de l’Algérie,
manifestation grandiose donnant lieu à la diffusion de centaines de milliers
d’affiches dans toute la France mais aussi en Algérie, abondamment relayée
par les actualités cinématographiques, la presse et les supports les plus divers
tels que les médailles, assiettes commémoratives, timbres-poste, cartes
postales, ainsi qu’une multitude de brochures et publicités. À cette occasion,
de nombreuses manifestations sont ainsi organisées sur les deux rives de la
Méditerranée, mettant en scène la « fraternité » qui lierait désormais les
communautés française et algérienne. Des expositions présentant les
réalisations de la France en Algérie circulent pour l’éducation des foules, et
plus particulièrement des scolaires. Le 3 mai 1930, les célébrations du
Centenaire de l’Algérie sont inaugurées par le président de la République
Gaston Doumergue, qui déclare « saluer l’Algérie et s’associer aux fêtes
organisées pour célébrer l’œuvre admirable de colonisation et de civilisation
réalisée entre ces deux dates, 1830-1930. […] Il n’y a plus en Algérie de
vainqueurs et de vaincus mais seulement des concitoyens ». L’intervention
résume alors un supposé sentiment partagé : la France réalise aux colonies
une « mission civilisatrice », qui autorise à penser que les Algériens – malgré
les progrès évidents du nationalisme – fêtent avec reconnaissance l’histoire
de leur propre défaite. Elle informe également sur le double langage des
autorités françaises, soulignant la « citoyenneté » des Algériens, alors que
l’« apartheid colonial » s’ancre dans l’inégalité des droits politiques, une
justice dédiée aux musulmans avec le régime de l’indigénat ou encore
l’asymétrie entre les immenses masses paysannes paupérisées, parfois
spoliées de leurs terres, et les fractions les plus aisées du colonat.
C’est adossé à cette mystification que propagande et idéologie coloniales
connaissent leur apogée avec l’organisation, un an plus tard, de la plus grande
manifestation coloniale européenne du siècle : l’Exposition coloniale
internationale de Vincennes. Cet événement connaît un immense succès avec
33 millions de billets vendus, soit environ 8 millions de visiteurs par le jeu
des entrées multiples. L’anticolonialisme fait pâle figure. En effet, organisée
par les surréalistes, le Parti communiste, la Confédération générale du travail
et la Ligue internationale contre l’oppression coloniale et l’impérialisme, la
contre-exposition « La vérité sur les colonies » n’accueille que
5 000 visiteurs. Un consensus colonial, fondé sur le sentiment que la France
œuvre pour le bien des colonisés, se dessine nettement durant l’entre-deux-
guerres.
Mais, au cours des années 1930, la crise économique polarise la vie
politique et dynamise les contestations, tant à droite et à l’extrême droite
qu’au sein du Parti communiste. Dans ce contexte, l’intérêt pour les colonies
recule. De fait, ce sont les enjeux de politique intérieure mais aussi les
tensions internationales liées à l’agressivité des fascismes européens qui
focalisent l’attention de l’opinion. Ce reflux se manifeste en 1934 avec la
suppression de l’Agence générale des colonies, laissant aux seules agences
territoriales la charge de poursuivre la propagande. L’échec des timides
réformes du Front populaire en 1936-1937 accentue l’anticolonialisme dans
les colonies comme en métropole. La réponse est une accentuation de la
propagande et une implacable répression des mouvements anticoloniaux. La
propagande est cependant dynamisée par la perspective d’une guerre avec
l’Allemagne, qui fait de l’appel à l’empire une perspective palpable. L’idée
de « plus grande France » s’affirme de nouveau comme un slogan
mobilisateur, rappelé constamment par la presse nationale à partir de 1937. Si
l’empire a été une solution économique de repli au cours des années 1930, il
devient à la fin de la décennie un recours face au péril de la guerre et aux
revendications coloniales étrangères. Dans ce contexte, le musée de la Porte
Dorée réouvre en janvier 1935, devenant le musée de la France d’outre-mer.
Dirigé par Ary Leblond, activiste acharné du projet colonial, les expositions
édifiantes se succèdent alors que le musée des Colonies de Marseille est
inauguré le 15 septembre 1935 à l’occasion de l’exposition consacrée au
tricentenaire des Antilles françaises et de la Guyane.
En outre, le 12 mars 1937 est créé le Service intercolonial d’information
et de documentation (SIID), nouvel organisme chargé de centraliser la
propagande, fusionnant les services de presse, d’information, de publicité et
de documentation générale des différentes agences économiques territoriales.
Le SIID fournit à la presse nationale photographies et « informations » sur les
colonies que celle-ci s’empresse de reprendre. Les scolaires constituent une
cible prioritaire : brochures, ouvrages ou films sont distribués dans les écoles,
prolongeant des manuels hagiographiques sur la colonisation. Le SIID
finance en outre chaque année des dizaines de films, ouvrages, expositions
coloniales locales et des milliers de causeries et conférences. À cette
propagande inspirée par la stratégie britannique de l’Empire Marketing Board
s’ajoutent les campagnes publicitaires privées et la multiplication des
expositions régionales.
Ainsi, le Centenaire de l’Algérie et l’Exposition coloniale de Vincennes
ne doivent pas masquer ce déluge de propagande, qui s’incarne non
seulement dans les Semaines coloniales organisées annuellement, mais aussi
les Salons de la France d’outre-mer, le Tricentenaire des Antilles françaises
en 1935, l’Exposition internationale des arts et techniques en 1937 ou encore
les nombreuses expositions ou foires régionales. D’ailleurs la propagande
officielle s’appuie – et réciproquement – sur des organismes privés, telles la
Fédération nationale des anciens coloniaux ou la Ligue maritime et coloniale,
qui contribuent au succès des manifestations coloniales, distribuant
100 000 tracts à l’occasion de la Semaine coloniale de 1933 ou organisant des
milliers de conférences destinées au grand public et aux scolaires. Le
quotidien des Français est envahi par des objets liés à la colonisation,
financés ou non par la propagande officielle : jouets (puzzles, atlas, jeux de
cartes, etc.), cartes postales, sacs en papier, boîtes à poudrer, éventails,
médailles, couteaux… Enfin, cinq à six films sur fond colonial sont diffusés
chaque année entre 1918 et 1939, glorifiant le héros blanc civilisateur dans
des productions célèbres comme Le Grand Jeu de Jacques Feyder en 1934 ou
L’Homme du Niger de Jacques de Baroncelli en 1939, mais les films
documentaires sont aussi devenus depuis 1932 une préoccupation de
l’Agence des colonies puis du SIID, qui en produit ou réalise des dizaines,
comme Le Miracle de l’eau, Images soudanaises ou La Symphonie exotique,
exaltant la « mise en valeur » des colonies.
Il est certes impossible de quantifier cette immersion dans un univers
quotidien où l’« idée coloniale » est omniprésente, à travers une culture
coloniale composée de dispositifs discursifs – manuels scolaires, ouvrages,
brochures, émissions radiophoniques… –, mais peut-être plus nettement
encore à travers des dispositifs non discursifs et ludiques – expositions, films,
cartes postales, vignettes publicitaires, jeux, affiches, spectacles mettant en
scène les colonisés : exhibitions ethniques, pièces de théâtre ou
reconstitutions historiques… Un ensemble, donc, extrêmement vaste et
profus, qui a pénétré, de fait, tous les espaces sociaux collectifs et intimes de
tous les Français, et ce dès les années 1870… Il est réellement difficile de
mesurer la puissance de la fascination collective et de l’homogénéisation des
imaginaires coloniaux que de tels dispositifs ont rendus possibles. Si ces
derniers ne déterminent pas l’adhésion à une idéologie totalisante, ils
inclinent à adhérer aux fables rassurantes de la « mission civilisatrice » et à
dessiner l’horizon d’une utopie dans laquelle colonies et métropole ne
feraient plus qu’un : une nation-empire. Aussi, la colonisation étant perçue
comme une épopée glorieuse réalisée au nom des valeurs humanistes, chacun
est invité à participer à cette entreprise grandiose, qui étend au-delà des mers
le patriotisme. La popularité de la colonisation, avant les chocs de l’après-
1945, témoigne du pouvoir d’attraction qu’avaient alors la propagande et,
plus généralement, la culture coloniales.

BIBLIOGRAPHIE

Peter J. BLOOM, French Colonial Documentary. Mythologies of


Humanitarianism, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2008.
Vincent Bollenot, « “Ne visitez pas l’exposition coloniale !” La campagne
contre l’Exposition coloniale internationale de 1931, un moment anti-
impérialiste », French Colonial History, no 18, 2019, p. 69-99.
Sandrine LEMAIRE, « L’Agence économique des colonies. Instrument de
propagande ou creuset de l’idéologie coloniale en France (1870-1960) ? »,
thèse de doctorat, Florence, Institut universitaire européen, 2000.
—, Pascal BLANCHARD, Nicolas BANCEL, Alain MABANCKOU et Dominic
THOMAS, Colonisation et propagande. Le pouvoir de l’image, Paris, Le
Cherche midi, 2022.
David Henry SLAVIN, Colonial Cinema and Imperial France, 1919-1939.
White Blind Spots, Male Fantasies, Settler Myths, Baltimore, The Johns
Hopkins University Press, 2001.
L’Exposition coloniale de 1931
ou la mise en spectacle de la « plus
grande France »
Laure Blévis

« Faire le tour du monde en un jour », telle est la promesse déclamée dans


les publicités vantant l’Exposition coloniale internationale organisée en 1931.
Confiée au maréchal Lyautey, elle a pour objectif de proposer un spectacle
grandiose à visée populaire et pédagogique. Il s’agit de glorifier, un an après
les célébrations du Centenaire de l’Algérie, l’œuvre coloniale française.
Répondant à l’exposition de l’empire britannique de Wembley, en 1924,
l’Exposition de 1931 se veut démesurée. Étendue sur un espace de
110 hectares de la Porte Dorée au bois de Vincennes, regroupant des
pavillons des pays « alliés » (Belgique, Pays-Bas, Portugal, Danemark, États-
Unis) mais surtout des différentes possessions de l’empire français,
l’Exposition marque les esprits par la magnificence de ses pavillons, en
particulier celui de l’Indochine, avec la reproduction à l’échelle exacte du
troisième étage du temple d’Angkor Vat, ou les palais du Maroc et de
l’Algérie. Véritable fête permanente, spectacles d’eau et de lumières,
tableaux musicaux et représentations théâtrales organisent la journée des
visiteurs. Le dramaturge et poète Antonin Artaud s’émerveille ainsi devant le
théâtre balinais qu’il découvre dans le pavillon des Indes néerlandaises.
Inaugurée le 6 mai et se prolongeant jusqu’au 15 novembre, l’Exposition est
un succès, autour de 33 millions de billets vendus, soit à peu près 8 millions
de visiteurs.
Œuvre de propagande explicite et soutenue comme telle par le
« parti colonial », elle fait cependant l’objet de contestations et de critiques de
la part de la mouvance anti-colonialiste et des organisations communistes.
Avec l’aide des surréalistes, la Ligue française contre l’impérialisme organise
au pavillon des Soviets, annexe de la Maison des syndicats, une contre-
exposition intitulée « La vérité sur les colonies ». Elle présente des
photographies sur les guerres coloniales ou, au contraire, sur les Républiques
russes d’Asie, dépeintes en contre-modèle, ainsi qu’une collection d’« art
nègre » et de créations des peuples océaniens et des dernières tribus peaux-
rouges, avec Louis Aragon comme scénographe. Plus largement, dans de
nombreuses villes françaises, des tracts rédigés en français, vietnamien et
malgache sont distribués, dénonçant l’impérialisme et la propagande de
l’exposition. Dès avril 1931, plusieurs écrivains surréalistes, comme Paul
Éluard, André Breton ou René Char contribuent à la rédaction de tracts « Ne
visitez pas l’Exposition coloniale » ou écrivent articles et poèmes pour
s’opposer à la colonisation et à sa glorification à Vincennes.
Cette voix anticolonialiste reste toutefois très minoritaire et, plus
largement, les dénonciations ne rencontrent que peu d’écho. À peine
5 000 personnes visitent la contre-exposition et les rapports de police ont
beau jeu de souligner l’échec total de cette entreprise, surtout au regard du
succès de la manifestation officielle.
Quel bilan tirer, alors, de l’Exposition coloniale ? D’un côté, son succès
auprès du public peut sembler témoigner de la diffusion d’une « culture
impériale » dans l’opinion publique française, faite de croyance en la mission
civilisatrice et d’adhésion au projet colonial. C’est d’ailleurs l’ambition
explicite de son commissaire général le maréchal Lyautey et de la presse du
« parti colonial ». Pourtant, une fois la manifestation achevée et les pavillons
démontés, ces derniers font part de leur déception. Si le public s’est rendu
avec enthousiasme dans les allées de l’Exposition coloniale, celle-ci n’aurait
été qu’une grande fête populaire éphémère et Lyautey regrette qu’elle n’ait
pas modifié véritablement et en profondeur les mentalités vis-à-vis de
l’empire.
Autre point de controverse historiographique : la présence des colonisés
dans les pavillons de Vincennes. Les organisateurs de l’Exposition ayant pour
ambition de faire découvrir au public la diversité des populations de l’empire,
ils organisent de nombreux spectacles, en particulier de danse et de musique,
ou des marchés proposant à la vente des objets folkloriques – plus d’un
millier d’« indigènes », dont une grande majorité issus des troupes coloniales,
travaillent sur place. Ainsi a-t-elle pu être lue comme le dernier avatar des
« zoos humains », ces exhibitions d’êtres humains présentés comme des
animaux sauvages et soumis aux regards voyeuristes du public. Mais cette
interprétation demeure discutée : s’agit-il d’une altérisation radicale des corps
colonisés ou, au contraire, la présence des populations colonisées participe-t-
elle de l’œuvre propagandiste d’une grande encyclopédie coloniale visant à
mettre en scène et en spectacle la « plus grande France » ? Lyautey exclut
toute « monstruosité indigène » de son programme, refusant d’accorder un
espace aux imprésarios des numéros de pygmées ou de femmes dites
« négresses à plateau », insistant au contraire sur la dimension artistique des
spectacles proposés – les « artistes » ont d’ailleurs signé un contrat de travail
et sont rémunérés. Par exemple, l’exhibition des Kanak présentés comme
« cannibales » et « sauvages », ancrée dans la mémoire populaire grâce au
roman Cannibale de Didier Daeninckx (1998) comme preuve ultime et
choquante de la déshumanisation des colonisés dans l’Exposition de 1931, est
en réalité une initiative privée, installée au jardin d’acclimatation : elle fait
l’objet d’une lettre de protestation des Kanak au ministère des Colonies,
protestation appuyée par Lyautey.

BIBLIOGRAPHIE
Laure BLÉVIS, Hélène LAFONT-COUTURIER, Nanette SNOEP et Claire ZALC
(dir.), 1931. Les étrangers au temps de l’Exposition coloniale, Paris,
Gallimard / Cité nationale de l’histoire de l’immigration, 2008.
Catherine HODEIR et Michel PIERRE, L’Exposition coloniale de 1931, Paris,
Archipoche, 2021.
Benoît de L’ESTOILE, Le Goût des autres. De l’Exposition coloniale aux Arts
premiers, Paris, Flammarion, 2007 ; coll. « Champs », 2010.
Lucien Lévy-Bruhl et la « mentalité
primitive »
Thomas Hirsch

C’est en 1963, au lendemain des indépendances de la plus grande part des


colonies françaises que paraissent pour la dernière fois en série, aux Presses
universitaires de France, les volumes sur la « mentalité primitive » auxquels
Lucien Lévy-Bruhl (1857-1939) doit sa renommée. Débutant en 1910 avec
Les Fonctions mentales dans les sociétés inférieures, son enquête s’est
poursuivie durant tout l’entre-deux-guerres où se succèdent La Mentalité
primitive (1922), L’Âme primitive (1927), Le Surnaturel et la Nature dans la
mentalité primitive (1931), La Mythologie primitive (1935) et L’Expérience
mystique et les Symboles chez les primitifs (1938). Autant de volumes
aussitôt traduits en de multiples langues (de l’anglais au chinois) et
abondamment commentés. La plupart n’ont plus été édités après le début des
années 1960 ; les autres le sont à titre de témoignage d’un moment dépassé
des sciences sociales françaises.
Et pour cause, pourrait-on dire en suivant la lecture qui s’est imposée de
ses travaux. Toute la démarche de celui qui fut un compagnon de route de la
sociologie durkheimienne, président de l’Institut d’ethnologie et directeur de
la Revue philosophique, ne revient-elle pas à creuser un abîme
infranchissable entre le « primitif » et le « civilisé » ? À transférer sur le plan
« mental » ce qui fut d’abord thématisé par l’anthropologie comme une
différence des corps, et ainsi à légitimer la « mission civilisatrice » que la
France se plaisait à s’accorder pour justifier sa domination ?
Nombre de commentaires de ses livres, qui en recommandent la lecture
aux administrateurs coloniaux pour mieux mener leur tâche à bien, voire qui
les présentent comme un « nouvel encouragement » à l’entreprise coloniale,
pourraient en attester. Dans ce cadre, le seul mérite qui lui est reconnu serait
d’avoir compris son erreur dans ses derniers jours et d’avoir noté avec
lucidité et honnêteté dans ses Carnets (publiés en 1949) qu’il avait fait fausse
route – ce qui dispense, une bonne fois pour toutes, de le lire.
Il ne fait pas de doute que les recherches de Lucien Lévy-Bruhl
s’inscrivent, au même titre que celles d’Émile Durkheim, de Marcel Mauss
ou de l’ethnologie naissante, dans un dispositif de savoir colonial, au sens au
moins où, sous-tendues par une pensée du progrès considérant l’Occident
comme la pointe avancée de l’humanité dans la marche des temps, elles
s’attribuent le pouvoir – et le devoir – de penser l’universel et de fixer le sens
d’autres expériences humaines et sociales. Perçues comme en voie de
disparition sous l’effet de l’expansion occidentale, ces dernières sont
ramenées au statut d’étapes antérieures du mouvement de l’histoire ; et il
reviendrait à la « métropole » de les archiver – d’où l’entreprise de captation
et de centralisation de ses témoignages matériels ou sociaux par
l’ethnographie.
Sur ce point cependant, pour peu qu’on dépasse les caricatures d’une
œuvre élevée au rang de repoussoir commode, les écrits de Lucien Lévy-
Bruhl ne sont pas sans enseignements. La question qui anime le professeur de
philosophie en Sorbonne dès ses premiers écrits est celle de la persistance
moderne d’une pensée rétive au rationalisme scientifique. En ce sens, étudier
la « mentalité primitive » en faisant ressortir la cohérence propre de
comportements ou de croyances qui étonnent les voyageurs et les
ethnographes, c’est tenter de poser à nouveaux frais un problème
philosophique qui est aussi un problème politique. Car, si l’on peut espérer
du rationalisme scientifique appliqué aux choses sociales l’élaboration d’une
politique à même d’accomplir les promesses d’égalité de la Révolution
française, la persistance de l’irrationalisme est en revanche un obstacle
susceptible de remettre en cause ses acquis (comme en témoignent les heurts
de l’affaire Dreyfus, son cousin par alliance dont il fut le témoin de moralité).
Il ne saurait donc être question d’un abîme infranchissable et d’un partage
de l’humanité en deux ensembles opposés. Bien au contraire, comprendre la
« mentalité primitive » (présente au même titre que la pensée rationnelle en
tout un chacun) là où elle lui paraît se donner à voir le plus nettement est,
pour Lévy-Bruhl, un moyen de saisir les contradictions de la société et de la
philosophie françaises. Son ancien condisciple à l’ENS, Henri Bergson, tout
particulièrement visé, ne s’y trompe pas : ce « sociologisme positiviste »,
écrit-il, est une manière de disqualifier sa philosophie comme un « retour à la
mentalité des peuples primitifs ».
De fait, à l’orée de son enquête, Lévy-Bruhl conçoit le rationalisme
comme l’aboutissement logique de l’histoire : la singularité qu’il convient
d’expliquer, pour mieux la dépasser, c’est la persistance de la mentalité
primitive. Cette perspective est néanmoins peu à peu transformée au fil du
premier XXe siècle, avec la déception des espoirs d’abord soulevés par l’issue
de la Première Guerre mondiale (cette victoire qu’il espérait définitive de la
démocratie devant mettre fin à la domination de tout peuple sur un autre) et
l’essor de régimes autoritaires s’appuyant sur des « préjugés de race ou de
couleur » ainsi que des « mythes » – à commencer par celui du chef.
Au milieu des années 1930, devant l’« explosion des passions
nationalistes » et leurs manifestations « arrogantes et terriblement
dangereuses », les polarités s’inversent. La singularité, conclut-il de son
enquête sans cesse relancée, c’est le développement de la pensée rationnelle ;
elle n’est pas le produit logique et nécessaire de l’évolution des sociétés, mais
le fruit d’une histoire accidentée ; elle suppose un effort constant, une forme
de violence faite aux tendances spontanées de l’esprit.
De l’intérieur du cadre évolutionniste, la prétention d’un Occident
déchiré à incarner l’universel et l’aboutissement de l’histoire s’en trouve
déniée. Pour cette raison peut-être, dans les colonnes du journal que Lévy-
Bruhl avait contribué à fonder au côté de Jaurès en 1904, L’Humanité, Paul
Nizan proposait aussi de voir dans son œuvre « une dure critique de la
colonisation ».

BIBLIOGRAPHIE

Lucien LÉVY-BRUHL, La Morale et la Science des mœurs, Paris, Félix Alcan,


1903.
—, La Mythologie primitive, Paris, Félix Alcan, 1935.
—, Carnets, Paris, PUF, 1949.
L’anticolonialisme, dénonciation d’un
système
Vincent Bollenot

Embrasser l’anticolonialisme représente un double défi. L’histoire nous


invite à saisir l’enjeu politique que représentait la qualification subie ou
revendiquée d’« anticolonialisme ». Et l’actualité nous pousse à observer les
usages politiques concurrents du passé, des mobilisations antiracistes qui
cherchent parfois à s’inscrire dans le sillon de précédents mouvements
anticolonialistes jusqu’à leurs détracteurs qui valorisent généralement les
« aspects positifs » de la colonisation.
Cela implique d’éviter de regarder le passé comme un présent en germe :
s’ils ont contribué à poser les conditions des indépendances de la seconde
moitié du XXe siècle, les anticolonialismes de l’entre-deux-guerres ne
devaient pas mécaniquement y conduire. Il convient également de se détacher
des qualifications binaires : les idéologies et pratiques anticolonialistes et
anti-impérialistes sont autant mondiales que situées ; elles existent dans leur
contexte propre, celui d’une opposition à des pouvoirs étatiques coloniaux,
autant que dans le dialogue qu’elles entretiennent entre elles, au rythme de
circulations et de solidarités internationales, intercontinentales voire
interimpériales.
Celles-ci se sont organisées dans les années 1920 et 1930, articulées en
particulier autour de l’idéologie communiste. Si la Seconde Guerre mondiale
est un véritable frein aux mobilisations anti-impérialistes, ces dernières se
recomposent largement dans les années 1950, emportant des victoires
décisives pour la libre détermination des peuples.
Après la Première Guerre mondiale, la légitimité des empires coloniaux
est remise en cause au nom de trois arguments. Premièrement, les
anticolonialistes estiment que les populations soumises au joug français ont
payé « l’impôt du sang ». L’enrôlement de soldats indigènes dans les rangs
des combattants a ruiné le mythe colonial de la supériorité morale des
Européens. Aussi des textes revendicatifs de l’après-guerre soulignent-ils le
rôle essentiel joué par les troupes coloniales dans la victoire des Alliés,
rappelant la contrepartie politique attendue. Alors que les « revendications du
peuple annamite », adressées par des anticolonialistes indochinois résidant à
Paris, ne rencontrent pas l’écho escompté après l’armistice, Nguyên Ai Quôc,
le futur Hô Chi Minh, publie en 1925 une série d’articles compilés en un
volume intitulé Le Procès de la colonisation française. Le premier chapitre
résume ainsi la situation : « Avant 1914, [les indigènes] n’étaient que de sales
nègres et de sales Annamites, bons tout au plus à tirer le poussepousse et à
recevoir des coups de cadouille de nos administrateurs. La joyeuse et fraîche
guerre déclarée, les voilà devenus “chers enfants” et “braves amis” de nos
paternels et tendres administrateurs et même de nos gouverneurs plus au
moins généraux. »
Deuxièmement, lors de la conférence de Paris en 1919, le président des
États-Unis Woodrow Wilson présente certains principes qu’il estime
essentiels à la recomposition des relations internationales. Y figure le respect
du droit des peuples à déterminer par eux-mêmes leur destin politique : la
domination coloniale ne saurait être un terrain propice à la paix et à la
stabilité.
Troisièmement, les opposants les plus radicaux à la colonisation
dénoncent un Wilson à la tête d’un impérialisme informel soumettant
l’Amérique latine. La révolution russe de 1917, la diffusion des écrits de
Lénine, qui analyse l’impérialisme comme une manifestation de la prédation
capitaliste, puis la création de l’Internationale communiste en 1919 donnent
ainsi corps à une critique du colonialisme formel autant qu’informel tout en
lui fournissant un outil de lutte : la Ligue anti-impérialiste. Fondée en 1927
après un congrès à Bruxelles, cette organisation communiste est censée
coordonner les mouvements anti-impérialistes du monde entier. Le Comité de
défense de la race nègre créé en France envoie ainsi son représentant, Lamine
Senghor, dénoncer l’oppression coloniale en Afrique occidentale française et
affirmer la dignité des colonisés.
Dans l’Hexagone, depuis le congrès de Tours en 1920, les communistes
semblent les plus à même de fédérer un anticolonialisme radical. Une
association satellite au Parti communiste français, l’Union intercoloniale,
regroupe des militantes et des militants originaires de l’empire, comme
l’Algérien Hadj Ali Abdelkader, le Guadeloupéen Max Bloncourt ou le
Malgache Samuel Stéfany. La galaxie anticolonialiste s’illustre en particulier
par son opposition à la guerre du Rif en 1925 et, plus modestement, à
l’Exposition coloniale internationale de 1931.
Les communistes ne sont pas les seuls à s’opposer à l’impérialisme
français. Dans l’empire, les mouvements nationalistes sont hétérogènes, et
leurs mobilisations entachent du sang non seulement de la conquête mais
aussi de la répression la « mission civilisatrice » autoproclamée des
gouvernements coloniaux. Par exemple, en 1930-1931 en Indochine, la
mutinerie de Yên Bái puis le mouvement du Nghê Tinh, dans lesquels les
communistes aussi bien que les nationalistes se heurtent à la violence du
maintien de l’ordre colonial.
Mais le tournant stalinien amorcé en 1928 à Moscou a pour conséquence
de rompre les alliances précédemment tissées entre communisme et
nationalismes coloniaux. Désormais, les communistes doivent adopter une
stratégie « classe contre classe » et considérer les mouvements nationalistes
comme l’apanage de « réformistes bourgeois » voire de « sociaux-fascistes »,
à combattre au même titre que les colonialistes. Certes, des militantes et
militants français et colonisés ne s’accordent pas avec la stalinisation, mais la
priorisation de la lutte contre le fascisme et la guerre ont en partie raison, à la
fin des années 1930, des revendications anticolonialistes.
Il ne faut pas sous-estimer pour autant l’actualité des questions anti-
impérialistes pendant et surtout à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le
8 mai 1945, jour où la métropole célèbre la libération et la victoire sur le
nazisme, les massacres de Sétif, Guelma et Kherrata dans le Constantinois,
réprimant les opposants à l’occupation française de l’Algérie, démontrent
toute l’intensité de cette question. Certains anticolonialistes, minoritaires,
sont tentés de parier sur la défaite des empires français et anglais face au
IIIe Reich pour parvenir à l’indépendance. C’est par exemple le pari des
nationalistes indiens Arathil Candeth Narayanan Nambiar et Subhas Chandra
Bose, qui fondèrent en 1942 à Berlin la branche européenne d’un
gouvernement provisoire indien (Azad Hind) lui-même soutenu par le Japon.
D’autres cherchent avant tout dans ce contexte à lutter contre la guerre et le
fascisme, en Europe ou dans l’Empire, et même contre le Pacte germano-
soviétique. Au prix de leurs vies, pour nombre de trotskistes d’Indochine,
comme Ta Thu Thâu ou Tran Van Thach, tous deux liquidés par le Viêt Minh
en 1945.
Les rapports de forces globaux changent alors à la défaveur des empires
coloniaux. Les États-Unis restent attachés publiquement à
l’autodétermination des peuples tandis que l’URSS renforce ses discours anti-
impérialistes avec la doctrine Jdanov, qui oppose à un bloc capitaliste et
impérialiste les défenseurs de la liberté, communistes.
Entre les deux blocs, une partie des anticolonialistes cherche à trouver
une voie médiane. Le socialisme reste une boussole, mais avec des exigences
démocratiques et diplomatiques réaffirmées. La conférence de Bandung, en
1955, est l’un des moments clés de cette dynamique.
Pour autant, la lutte continue à passer par les armes. Qu’il s’agisse de la
guerre d’indépendance d’Indochine qui se conclut en 1954 ou de la guerre
d’indépendance algérienne en 1962, des affrontements militarisés imposent
un rapport de forces difficile à tenir pour les colonisateurs. Celui-ci se nourrit
également de grèves et de manifestations. Si les grandes grèves sénégalaises
de 1945 à 1948 n’entraînent pas immédiatement l’indépendance, elles
montrent les capacités de mobilisation des Sénégalais non seulement pour
leurs conditions de travail mais aussi sur des mots d’ordre anticoloniaux.
Enfin, l’anticolonialisme est alors en partie porté par des personnalités du
monde intellectuel qui déconstruisent les justifications de l’impérialisme. En
1956, le Congrès des écrivains et artistes noirs qui se tient à Paris permet
l’expression de ces voix critiques, notamment celles d’Aimé Césaire ou de
Joséphine Baker. Le psychiatre et militant Frantz Fanon souligne dans son
discours que « la réalité est qu’un pays colonial est un pays raciste. Si en
Angleterre, en Belgique ou en France, en dépit des principes démocratiques
affirmés par ces nations respectives, il se trouve encore des racistes, ce sont
ces racistes qui, contre l’ensemble du pays, ont raison ».
L’hétérogénéité des pratiques et des mots d’ordre anticolonialistes des
années 1920 aux années 1950 trouve son dénominateur commun dans une
approche globale et systémique. Pour ces voix critiques du colonialisme, il ne
s’agit pas juste de dénoncer les abus de quelques administrateurs coloniaux,
mais bien le système politique qui les induit.

BIBLIOGRAPHIE

Daniel BRÜCKENHAUS, Policing Transnational Protest : Liberal Imperialism


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La Seconde Guerre mondiale rebat
les cartes
Alya Aglan

À l’issue de la Première Guerre mondiale, l’Allemagne est jugée indigne


de conserver ses colonies, redistribuées essentiellement entre la France, la
Grande-Bretagne et le Japon pour les possessions dans le Pacifique. La
Seconde Guerre mondiale se présente d’emblée comme le moment d’un
affrontement sans précédent entre des empires coloniaux couvrant une grande
partie du globe, constitués depuis de longues décennies et consolidés dans
l’entre-deux-guerres, devenus les lieux de déchirements internes ainsi que le
terrain privilégié de la lutte pour la légitimité politique. La conquête de
l’Europe par les Nazis (alliés de l’Italie fasciste) et de l’Asie par le Japon (de
l’ère Shôwa) s’inscrivent dans de vastes projets impériaux en devenir,
promesse d’éternité portée par le « Reich de mille ans » et par la sphère de
« coprospérité de la Grande Asie orientale » sous hégémonie japonaise. La
guerre représente la mise sous tutelle du temps et de l’espace pour les
populations des pays conquis en Europe comme ailleurs. Les colonies
constituent par conséquent des enjeux stratégiques, militaires, économiques
et politiques à court et à long terme. Elles ne sont pas seulement des
réservoirs de ressources en soldats et en travailleurs volontaires ou forcés, en
esclaves sexuelles – « femmes de réconfort » – pour les troupes de l’armée
impériale japonaise, et en matières premières essentielles aux industries de la
« guerre totale ». Les colonies constituent aussi des territoires de souveraineté
disputés entre des nationalismes expansionnistes agressifs et des
nationalismes autochtones qui entendent transformer les « colonies »,
ponctionnées de multiples manières par les métropoles et les nouveaux
maîtres, en États indépendants à l’horizon de la libération, revendications
antérieures réactualisées par la guerre et promises par les États belligérants.
Par un mouvement paradoxal de l’histoire occidentale, l’Europe, qui avait
conquis une grande partie du monde au XIXe siècle, devient terre d’une
colonisation qui s’impose par les armes, redessinant les frontières et
engendrant des formes variées d’exploitation sous couvert de collaborations
d’États. Dans l’Europe du Nord et du Nord-Ouest, l’occupation prend des
apparences plus policées tandis qu’à l’est du continent, une violence débridée
s’exerce dans des terres destinées à tenir le rôle de réserves de populations
soumises au travail forcé après l’extermination totale des juifs. Selon la
vision nazie du monde, ne prévalent que les critères raciaux, érigeant les
Aryens en race supérieure, hiérarchisant les hommes, régissant leurs rapports
et conférant à chaque espace une vocation productive particulière dans le
Nouvel Ordre européen. C’est dans ce contexte que le projet d’Eurafrique,
envisagé par les puissances coloniales dans les années 1930, se trouve
converti et adapté aux ambitions du IIIe Reich et de l’Italie fasciste, qui
entendent contrer les puissances anglo-saxonnes.
Les Européens, devenus des « occupés », peuvent-ils maintenir leur
grandeur impériale ? En Indochine, la France de Vichy, qui a adopté la
doctrine Weygand de défense de l’empire « contre quiconque », croit
négocier avec les Japonais leur présence rivale, militaire, économique et
culturelle. Mais les ralliements à la France libre qui ont effrité l’empire,
survenus dès l’été 1940, ne sont pas uniquement l’issue de dilemmes
politiques et mettent en jeu de multiples considérations, souvent liées à
l’environnement géostratégique, dont dépend le ravitaillement. Les
populations des territoires colonisés ont été d’emblée visées par d’intenses
campagnes de propagande radiophonique des deux camps, entreprises à
l’échelle mondiale, pour rallier les uns ou dresser les autres contre les
métropoles en flattant les sentiments nationalistes et religieux afin de
déstabiliser de vastes régions comme le Proche et le Moyen-Orient, l’Inde et
l’Afrique. Dans le monde arabe, au-delà des positions géostratégiques et des
ressources nécessaires à l’économie de guerre, à défaut de soutenir des
rébellions, il s’agissait d’empêcher les puissances mandataires de recruter des
troupes. Alors qu’une guerre d’expansion japonaise se déclenche en Asie
contre la Chine avec l’occupation de la Mandchourie dès 1931, le IIIe Reich
déploie ses arguments de séduction. Le Gauleiter de Vienne, Baldur von
Schirach, responsable des Jeunesses hitlériennes, entreprend en
décembre 1937 une tournée de propagande au Moyen-Orient, qui passe par
Bagdad, Damas, Téhéran et Ankara. Mussolini, en visite en Libye en
mars 1937, se déclare « protecteur de l’islam ». Joseph Goebbels visite
l’Égypte le 7 avril 1939. Pendant la guerre, la propagande radiophonique en
langue arabe de l’Axe, à l’instar de Radio Bari, la station italienne mise en
service dès 1934, s’intensifie. Huit stations, cinq allemandes et trois
italiennes, s’y consacrent. Le 5 janvier 1943, alors que l’Afrique du Nord est
devenue le terrain d’opérations militaires vitales, une nouvelle radio
allemande, Radio El Watan (Radio Patrie), est confiée au Néo-Destour, parti
nationaliste tunisien. À Rommel est assigné le rôle de libérateur tandis que
Hitler, qui a déclaré n’avoir aucune visée territoriale dans la région, se pose
en champion de l’indépendance de l’ensemble du monde arabe. L’Égypte fait
l’objet d’une attention particulière en raison de sa position stratégique,
permettant non seulement de couper la route des Indes britanniques en
contrôlant le canal de Suez mais également d’affaiblir militairement la
Grande-Bretagne.
La configuration mondiale de l’empire britannique accroît sa
vulnérabilité. Si la chute de Singapour en février 1942 a semblé annoncer son
effondrement final et augurer la victoire de l’Axe, l’implication des États-
Unis, sommant les États d’Amérique latine de rallier le camp allié, a
progressivement changé l’équilibre des forces.
La stratégie militaire offensive domine les dynamiques de conquête de la
première moitié de la guerre. Mais, une fois la quasi-totalité de l’Europe
continentale et de l’Asie du Sud-Est soumise aux forces de l’Axe, les
victoires alliées mettent en échec la jonction tant redoutée des grandes lignes
de l’expansionnisme allemand depuis l’URSS et l’Afrique. Cette menace
convainc les Britanniques de la nécessité d’un contrôle accru du Proche et du
Moyen-Orient. En avril 1941, ils chassent le gouvernement pro-allemand
d’Irak, s’emparent en juin, avec les Forces françaises libres, du Liban et de la
Syrie, et envahissent l’Iran neutre mais pro-nazi de Reza Chah – les Iraniens
étant considérés comme de « purs aryens » par le régime hitlérien – lors de
l’opération Countenance, menée avec l’Armée rouge. Le territoire est occupé
par les troupes britanniques et soviétiques à partir de l’été 1941, sécurisant
ainsi l’approvisionnement allié en pétrole et la principale voie
d’acheminement du matériel de guerre à destination de l’URSS. Dans la
phase de reconquête de la forteresse Europe, les stratégies périphériques
méditerranéennes ont prévalu au terme de très vives discussions internes à
l’état-major conjoint allié.
Après l’attaque surprise de Pearl Harbour, le 7 décembre 1941, la
participation des États-Unis au conflit déplace le centre de gravité du monde
en guerre en ouvrant un front dans le Pacifique où l’armée impériale
japonaise semble invincible jusqu’au mitan de l’année 1942. Si la guerre fait
rage sur trois continents, Asie, Europe et Afrique, absorbant les empires
coloniaux dans les enjeux stratégiques comme dans les théâtres d’opérations,
l’ennemi prioritaire est « la tyrannie nazie » : elle a été identifiée et
clairement désignée dans le préambule de la charte de l’Atlantique du 14 août
1941 puis la déclaration des Nations unies du 1er janvier 1942, ratifiée par
tous les États en guerre contre l’Axe. Début novembre 1942, en Égypte, la
victoire britannique d’El-Alamein sur les forces de l’Axe qui menaçaient
Alexandrie et le canal de Suez, artère vitale de l’empire britannique, contrarie
l’avancée allemande de l’Afrika Korps de Rommel, sans le chasser d’Afrique
du Nord.
Après le débarquement anglo-américain à Casablanca, Oran et Alger –
l’opération Torch à l’aube du 8 novembre 1942 –, les préparatifs de
libération de l’Europe prennent appui sur les possessions impériales
françaises du Maroc et de l’Algérie, placées de fait sous protectorat américain
et qui n’ont cessé d’être au centre de l’imbroglio politique entre Londres,
Vichy et Alger, illustré par le trio de rivalités entre de Gaulle, Darlan et
Giraud. Depuis cette base, les Alliés peuvent organiser les débarquements de
Sicile, de Corse et d’Italie du Sud en attendant ceux, décisifs, de Normandie
et de Provence en 1944. Pour les chefs nationalistes nord-africains,
majoritairement en prison ou en exil depuis 1938, le débarquement anglo-
américain ouvre un horizon politique d’autant plus attendu que les
populations colonisées sont plongées dans les affres d’une crise économique
et sanitaire aiguë, certaines régions intérieures montagneuses frôlant la
famine, tandis que les pénuries s’accumulent. Par contraste l’opulence
américaine, en biens et en matériel, frappe les esprits et dévalorise la
puissance métropolitaine. Les États-Unis n’ont-ils pas déclaré dans l’article 3
de la charte de l’Atlantique respecter « le droit de tous les peuples à choisir la
forme de gouvernement sous laquelle ils vivront » et espérer « que soient
rendus les droits souverains et le libre exercice du gouvernement à ceux qui
en ont été privés par la force » ? La fin du mandat français sur la Syrie et le
Liban et l’indépendance des deux pays, annoncée par le général Catroux le
8 juin 1941 et officialisée en janvier 1944, semblent augurer un mouvement
plus général.
La participation des territoires et des populations coloniales à l’effort de
guerre allié a engendré une profonde modification des liens internes aux
empires, mais les ralliements n’obéissent pas toujours à des critères
idéologiques. Dans la province chinoise du Henan en proie à une grande
famine en 1942, accompagnée d’une sécheresse et d’attaques de sauterelles
qui détruisent les récoltes, occasionnant la mort de près de 3 millions de
personnes, les soldats japonais ont été accueillis en 1943 comme des
sauveteurs par les sinistrés et non comme des envahisseurs, malgré la haine
engendrée par leurs crimes de masse. Partout, les occupations militaires, aussi
bien alliées que celles des forces de l’Axe, ont eu pour conséquence la
dilution des allégeances, encourageant sciemment par la guerre des « races »
toutes les formes de séparatisme.

BIBLIOGRAPHIE

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Georges-Henri SOUTOU, Europa ! Les Projets européens de l’Allemagne
nazie et de l’Italie fasciste, Paris, Tallandier, 2021.
Vichy aux colonies, un racisme
décomplexé
Éric Jennings

L’armistice franco-allemand de 1940 diffère des autres accords signés


pour mettre un terme au combat, entre l’Allemagne et les Pays-Bas et la
Belgique, notamment. En effet, ces derniers n’impliquent pas les empires
ultramarins des nations vaincues. Cela pousse les colonies belges et
néerlandaises à se ranger derrière l’effort de guerre britannique. À l’inverse,
l’écrasante majorité des colonies françaises demeurent « fidèles » au régime
qui prend forme à Vichy. Seuls le Cameroun, l’Afrique équatoriale française,
les comptoirs de l’Inde et l’Océanie française dérogent à cette règle courant
1940. À ce stade, l’empire colonial de Vichy englobe Dakar, Alger, Djibouti,
Tananarive, Beyrouth, Hanoï et Cayenne. Certes, cet empire pétainiste va
s’atrophier au cours des trois années suivantes : il sera amputé de Saint-
Pierre-et-Miquelon, de la Syrie et du Liban en 1941, de l’Afrique occidentale
française (AOF), de l’Afrique du Nord, de Madagascar, Djibouti et de La
Réunion en 1942, des Antilles en 1943. Seule l’Indochine demeurera dans le
giron de Vichy jusqu’au bout, et même au-delà. Cependant, derrière cet
étiolement, se cache un point capital : à partir de 1941, les colonies ne
quittent pas Vichy de leur propre chef (même si la pression populaire a joué
un rôle essentiel aux Antilles), mais principalement en raison d’actions
militaires alliées.
Pour le maréchal Pétain et son régime, l’empire demeure une carte à jouer
dans les tractations avec le vainqueur allemand. Mais, dans les faits, Vichy
maintient une curieuse neutralité ultramarine : le régime négocie des accords
permettant aux forces japonaises de s’installer en Indochine et donne l’ordre
de faire feu sur les débarquements alliés, au Maroc, en Algérie ou à
Madagascar. Du reste, Vichy demande à la Commission d’armistice de
Wiesbaden l’autorisation de renforcer ses effectifs en Afrique pour combattre
la France libre. Le régime obtient également la permission allemande
d’exploiter le poste émetteur d’Allouis afin de diffuser son message de
fidélité absolue vers l’outre-mer. À Vichy et à Marseille, des populations
issues des colonies sont recrutées pour délivrer ce message en français, mais
également en arabe, en vietnamien, etc. La fidélité de l’empire constitue une
obsession du régime.
L’essentiel de l’empire colonial français connaît donc une période
vichyste. Compte tenu de la distance de l’occupation allemande, on aurait pu
s’attendre à ce que l’application du pétainisme y soit plus « légère » qu’en
métropole. Bien au contraire, à commencer par le zélé secrétaire d’État aux
Colonies Charles Platon, les dirigeants pétainistes étendent systématiquement
l’appareil répressif et rétrograde de Vichy outre-mer. Les conseils élus sont
dissous là où ils existaient auparavant. Juifs et francs-maçons sont exclus de
l’administration ; leurs biens sont saisis ; le numerus clausus antisémite est
appliqué. Des pratiques coloniales comme le travail forcé se durcissent.
Vichy invente même une nouvelle forme de dénaturalisation. Une loi du
17 avril 1942 permet en effet de dénaturaliser des « indigènes » citoyens
français coupables de « menées antifrançaises ou crime ou délit de droit
commun ». Jules Ranaivo, l’un des pères du nationalisme malgache, en fait
les frais.
Les raisons de ce calquage des instances et des principes vichystes outre-
mer sont multiples. D’une part, l’idéologie antidémocratique et hiérarchique
de la Révolution nationale est considérée comme un élixir de redressement :
dès lors, pourquoi en priver l’empire ? D’autre part, depuis le XIXe siècle, les
textes de loi sont en général adoptés outre-mer après avoir été signés en
France métropolitaine. Enfin, là où certains voient dans l’avènement de
Vichy un retour en arrière permettant de démanteler les réformes timides du
Front populaire, d’autres y perçoivent l’occasion de défaire la séparation des
pouvoirs.
Les piliers du régime de Vichy sont également exportés outre-mer. Les
« groupements professionnels » corporatistes, la Légion des combattants et
des volontaires de la Révolution nationale, les mouvements de jeunesse
pétainistes, tous sont diffusés en bloc à travers l’empire resté « fidèle ». Outre
les institutions, une marée ultraconservatrice et réductrice déferle sur l’outre-
mer, accompagnée d’effets secondaires inattendus. Les autorités locales
invitent Cambodgiens, Sénégalais et Malgaches à redécouvrir et célébrer leur
passé. Chants et traditions sont à l’honneur. Tantôt on ravive un passé ancien,
tantôt on le brode de toutes pièces. Ainsi, en Côte d’Ivoire, le gouverneur
Hubert Deschamps reçoit l’ordre de dessiner des armoiries pour la colonie
qu’il dirige. La tendance est spécialement prononcée en Indochine, où les
autorités locales ont conscience d’affronter la propagande nippone. Les
responsables vichystes, à commencer par l’amiral Jean Decoux, allument
alors ce qu’ils considèrent comme des contre-feux visant à contrecarrer
l’influence japonaise tout en promouvant la Révolution nationale. Le culte de
Pétain est associé à Confucius. On dresse même des Sentences parallèles
franco-annamites rapprochant leurs pensées. Certaines mesures s’avèrent
nettement contre-productives voire insensées d’un point de vue colonial :
ainsi les services de Decoux inventent un hymne national laotien, et
encouragent la célébration des sœurs Trung, qui ont cherché à bouter les
Chinois du Linh Nam (futur Viêt Nam) entre l’an 40 et 43 après Jésus-Christ.
Nul besoin d’être sémioticien pour faire le lien entre l’expulsion ancienne des
Chinois et celle, annoncée, des Français.
La période de Vichy outre-mer ne saurait toutefois se résumer à ces
dynamiques. Les souffrances des populations sont patentes. À travers
l’empire, si le blocus maritime britannique est censé convaincre les
gouverneurs coloniaux de se rallier au général de Gaulle, il entraîne des
disettes et mène à l’autarcie. Début 1945, dans une Indochine exsangue,
redirigée dans l’orbite de Tokyo, la famine fait des ravages. La communauté
juive d’Algérie, française depuis le décret Crémieux, est dénaturalisée. Aux
Antilles, les femmes fonctionnaires, y compris des centaines d’institutrices,
sont limogées en vertu de la loi pétainiste sur le travail féminin. En Afrique
subsaharienne et à Madagascar, là où les administrateurs locaux, connus sous
le nom de « rois de la brousse », régnaient déjà sans partage avant 1940,
l’avènement de Vichy fait sauter les derniers barrages de retenue. Dotés de
quasi pleins pouvoirs, certains administrateurs locaux, à l’image d’André
Costantini sur les hauts plateaux malgaches, imaginent des ennemis
britanniques, communistes et juifs partout, et font subir un calvaire à leurs
administrés. Costantini fait condamner toute une cinquième colonne qu’il
s’invente pour outrage, propos subversifs et détention de radio. Dans un
contexte colonial où liberté, égalité et fraternité n’avaient déjà pas grand sens
avant 1940, le virage autocratique que constitue Vichy marque un pas de plus
vers l’arbitraire et l’autoritaire.
Cette période est lourde de sens : on peut y voir un Vichy à l’état pur, loin
de la présence allemande (exception faite de la Tunisie, où sillonnent les
chars de Rommel). Dans les vieilles colonies, où les habitants avaient bien
plus à perdre, les années de Vichy représentent le retour en force d’un
colonialisme sans fard, marqué d’un racisme décomplexé et primaire, pour
reprendre l’idée qu’avance Frantz Fanon dans Pour la révolution africaine.
D’ailleurs, la rumeur court aux Antilles d’un rétablissement de l’esclavage,
tant ce retour en arrière en évoque d’autres. En Indochine, Vichy creuse sa
propre tombe, d’abord en encourageant indirectement les nationalismes,
ensuite en laissant un grand vide, accusé d’avoir collaboré avec le Japon,
comme d’ailleurs le gouvernement de Bao Dai. Cela laisse au Viêt Minh le
champ libre pour se revendiquer comme l’unique acteur à s’opposer à la fois
à l’Axe et à l’impérialisme nippon. Enfin, à travers l’empire, la guerre
fratricide que mène obstinément Vichy s’apparente à un véritable schisme, et
les populations colonisées le perçoivent : au Gabon en 1940, des Africains
observent, sidérés, des Français portant le même uniforme se faire la guerre ;
au Liban l’année suivante, des unités de tirailleurs affrontent leurs frères
d’armes ; aux Antilles en 1942-1943, des centaines de jeunes gens sont
arrêtés alors qu’ils tentent de rejoindre les rangs de la France libre, et bien
d’autres, plusieurs milliers, y parviennent ; certains d’entre eux aideront à
débarrasser la métropole des dernières poches allemandes en 1945 (rapporté
au pourcentage de leurs populations respectives, le nombre d’Antillais partis
rejoindre la France combattante est autrement plus important que celui des
Français de l’Hexagone).
Surtout, Vichy a servi d’accélérateur de l’histoire et de révélateur des
contradictions coloniales. À travers l’empire, la période vichyste donne lieu à
des retournements de situation insolites. Dans le Constantinois algérien en
1942, les autorités hésitent à réprimer une manifestation soutenant le
mouvement de Gandhi en Inde, l’icône pouvant être perçue comme
anticoloniale… ou antibritannique selon le point de vue. En Indochine en
1943, six militants communistes vietnamiens condamnés à la peine capitale
par Vichy lâchent les mots suivants à l’instant ultime : « Vive le Parti
communiste ! Vive de Gaulle ! À bas Pétain ! »

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Sébastien VERNEY, L’Indochine sous Vichy. Entre Révolution nationale,
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Brazzaville, capitale de la terre française
libre
Éric Jennings

En juillet 1940, le général de Gaulle est un chef en attente d’un État au


sens propre. Son mouvement jouit certes du soutien de Winston Churchill,
mais il lui manque un territoire, des ressources et des hommes. Le salut
viendra alors de l’empire. Denis Saurat se remémore un général de Gaulle
implorant à l’été 1940 : « Qu’on me donne une terre. Une terre qui soit
française. Peu importe où. Un point de départ. » Le Cameroun et l’Afrique
équatoriale française (AEF) constituent ce point de départ. Tout bascule entre
le 26 et le 28 août 1940. Les Trois Glorieuses, ainsi nommées par référence à
la révolution de 1830, sont capitales.
Au cours de ces trois jours, l’AEF (Tchad, Moyen-Congo, Gabon,
Oubangui-Chari) et le Cameroun passent dans le camp du général de Gaulle,
lui apportant le premier vaste espace où asseoir sa légitimité, lever des
troupes, extraire des matières premières et poursuivre la guerre, car la Libye
de Mussolini a une frontière commune avec le Tchad. Les ralliements sont à
géométrie variable. Le 26 août, Félix Éboué annonce le basculement du
Tchad depuis l’intérieur. Le lendemain les forces de Philippe Leclerc
s’infiltrent pour prendre Douala. Le 28, Edgard de Larminat franchit le Pool
pour ravir Brazzaville. Là, des sous-officiers africains jouent un rôle
déterminant. Citons le témoignage de l’agent britannique J. G. C. Allen :
« Plusieurs sous-officiers indigènes avaient fait la guerre de 1914-1918 et
étaient de ce fait animés par une grande antipathie envers les Allemands. Nul
besoin de les persuader pour s’assurer de leur soutien, et les hommes de la
troupe allaient rapidement suivre leur exemple. » Il ne faut toutefois pas
surestimer le rôle des populations dans ces basculements. Nul référendum
n’est proposé aux colons, encore moins aux Africains. Le Cameroun est pris
de l’extérieur par une vingtaine d’hommes faiblement armés dont le chef,
Philippe Leclerc, proclame l’« indépendance » du territoire – voulant dire vis-
à-vis de Vichy, mais le mot est lâché.
Le plus difficile reste à faire. Il s’agit de bâtir un empire alternatif,
composé de territoires ralliés comprenant bientôt l’AEF, le Cameroun, les îles
françaises du Pacifique ainsi que les territoires français de l’Inde. À l’inverse
des colonies restées fidèles à Vichy, cet empire combattant est
immédiatement lancé dans la guerre.
Larminat donne le ton le 28 août : « Habitants de l’AEF, c’est ici le
colonel de Larminat qui vous parle de Brazzaville, devenue la capitale de la
terre française libre de l’Afrique équatoriale. » Il précise : « L’AEF se libère
des chaînes qui lui avaient été imposées. Elle poursuit aux côtés de ses alliés
britanniques la lutte pour la victoire qui libérera le sol français de la
servitude. Elle entre de nouveau dans la communauté économique franco-
britannique, où elle est assurée de trouver toute l’aide nécessaire. Elle pourra
écouler ses produits et s’approvisionner. » Dans la vision gaullienne, le siège
de la France légitime est passé des berges de la Seine aux rives du Congo.
Une école d’officiers est ouverte, le camp Colonna d’Ornano. Et surtout
un poste radio à ondes courtes est créé, Radio Brazzaville, ayant pour mission
de propager le message gaulliste. Il est entendu aux quatre coins du monde.
Ses archives recèlent d’intéressants retours d’auditeurs. Ainsi, en 1941, un
habitant des Pyrénées-Orientales, émerveillé, transmet le message suivant à
Radio Brazzaville : « Le samedi, j’ai entendu le général de Gaulle comme s’il
était dans mon studio ! » Les Français de métropole n’écoutent donc pas
uniquement la BBC en cachette, mais également Radio Brazzaville.
Entre 1940 et 1943, la France libre recrute plus de 17 000 combattants en
AEF et au Cameroun, en plus des milliers d’hommes déjà sur place. Plus du
tiers des combattants français libres en 1941 sont issus de l’Afrique
subsaharienne. La fameuse Force L du général Leclerc compte
1 995 Africains pour 407 Européens. De même, les bataillons de marche 1
à 10 comptent au total 3 362 Africains pour 346 Européens. Ces troupes
participent à de nombreux combats jusqu’en 1943, au Gabon, puis en Afrique
orientale, en Syrie, en Libye et en Tunisie. Les fantassins sont africains et la
guerre elle-même est menée en Afrique. Le Français libre Yves Ezanno le
rappelle aux journalistes qui l’interrogent : « Si j’étais à Londres pendant la
guerre ? Non, j’étais à la guerre. J’étais parti, ce n’était pas pour aller à
Londres, j’étais parti pour me battre ! » Londres, ce sont les bureaux ; le
théâtre d’opérations est alors africain.
L’AEF et le Cameroun livrent en outre leurs ressources aux Alliés et à la
France Libre, notamment de l’or, du caoutchouc et du rutile, utilisé dans le
blindage. Pourtant, malgré ce rôle capital, l’Afrique française libre a été en
grande partie occultée à la faveur d’une mémoire hexagonale. Comment ne
pas s’émouvoir que ni Brazzaville ni N’Djamena ne soient citées à l’ordre de
la Libération, à l’instar de Grenoble ou de Nantes ? Alors que la France
métropolitaine connaissait des heures sombres, l’Afrique française libre était
au combat.

BIBLIOGRAPHIE

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Crécence MEMOLI-AUBRY, « Le Mbam dans la Seconde Guerre mondiale :
contribution d’une région administrative du Cameroun à l’effort de guerre
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Léon Modeste NNANG NDONG, L’Effort de guerre de l’Afrique. Le Gabon
dans la Deuxième Guerre mondiale, 1939-1947, Paris, L’Harmattan, 2011.
1944-1945 : l’empire défile
Éric Deroo

Pour la première fois depuis la Libération de Paris, une cérémonie est


organisée le 11 novembre 1944 pour commémorer l’armistice de 1918. En
présence du général de Gaulle et de Winston Churchill, défilent diverses
unités des armées alliées et françaises. Alors que les combats se poursuivent
toujours dans le nord et l’est du pays, mais également dans les Alpes, et que,
à l’ouest, l’ennemi est encerclé dans les « poches de l’Atlantique », sur les
Champs-Élysées goumiers et tirailleurs – marocains, tunisiens et sénégalais –
précèdent les Forces françaises de l’intérieur (FFI) et les unités motorisées.
Illustrant la grandeur militaire retrouvée après l’effondrement de 1940, les
images du défilé mettent particulièrement à l’honneur les contingents issus de
l’empire, soldats de l’armée d’Afrique et des troupes coloniales. En effet,
parmi les sept divisions qui ont débarqué en France avec les Alliés, cinq sont
composées de régiments algériens, marocains, tunisiens et africains – ces
derniers étant tous appelés « sénégalais » depuis 1900.
Après le débarquement de Provence, outre le problème de l’absorption
des unités FFI – qui permettent de mettre sur pied huit divisions jusqu’à l’été
1945 –, l’armée de Lattre est confrontée à la nécessité de relever les
combattants de l’empire ; sénégalais en totalité dans un premier temps, puis
maghrébins de façon partielle. Ces mouvements de relève, régulièrement
pratiqués dans les armées, sont imposés par la gestion des effectifs, plutôt que
par une volonté délibérée des autorités de « cacher » une partie de ses
libérateurs. Leur présence dans les défilés l’atteste.
Après les militaires africains de la 2e division blindée du général Leclerc,
remplacés par les Français mobilisés en Afrique du Nord, ce sont ceux de la
9e division d’infanterie coloniale et de la 1re division de marche d’infanterie
qui sont relevés par des volontaires métropolitains, précisément à la mi-
novembre 1944. Mené sans beaucoup de ménagement, ce « blanchiment »
des unités, selon la formule d’époque, a été vécu comme une humiliation par
beaucoup de tirailleurs sénégalais. Plusieurs considérations expliquent cette
décision prise par les autorités politiques autant que militaires. Les rapports
sur le moral signalent une dégradation de l’état d’esprit des tirailleurs et des
mutineries sont survenues ; les rigueurs de l’hiver rendent particulièrement
pénibles les conditions de vie ; pour commander, il manque des cadres
coloniaux expérimentés et l’Européen vaincu en 1940 a perdu de son
prestige. La mobilisation n’ayant concerné que l’Afrique du Nord et la Corse,
les autorités souhaitent que de jeunes Français participent également à la
libération. Enfin, le général de Gaulle veut intégrer dans l’armée nouvelle les
nombreuses formations de résistants, en particulier celles des Francs-Tireurs
et Partisans français – liées pour nombre au Parti communiste, difficile à
contrôler.
Pour les soldats maghrébins, les opérations d’amalgame consistent, au
début de 1945, en l’intégration par substitution de régiments provenant des
FFI dans les trois divisions nord-africaines dont les unités relevées rejoignent
alors l’Afrique du Nord. Quant aux tirailleurs sénégalais, leur régiment de
marche d’Afrique équatoriale française-Somalie participera encore aux
combats de la poche de Royan en avril 1945. Armée d’Afrique, troupes
coloniales et armée métropolitaine participent aux défilés de la Victoire à
Paris, les 18 juin et 14 juillet 1945.
Dans ce contexte de sursaut national, l’empire occupe une place
essentielle. Comme à la veille de la Grande Guerre avec le défilé des troupes
coloniales et de l’armée d’Afrique à Longchamp en 1913, et comme en 1939
avec la fameuse affiche titrée « Nous vaincrons parce que nous sommes les
plus forts », la propagande fait largement appel aux figures emblématiques
des soldats « indigènes ». Ils incarnent cette « plus grande France », selon la
formule mise à l’honneur dans les discours publics depuis les années 1920,
dont le salut est venu de l’empire avec l’épopée des Forces françaises libres
(FFL) dans le désert de Libye, celle des goumiers marocains et des tirailleurs
nord-africains en Corse, en Italie, à Marseille, comme celle des Sénégalais à
l’île d’Elbe et à Toulon…
Ainsi, à l’heure où le sacrifice des combattants de l’empire et la
mobilisation économique de l’espace colonial ont contribué à la victoire, la
France abolit, certes, le statut de l’indigénat, mais néglige les revendications
d’émancipation. En organisant l’Union française, elle s’enferme au contraire
dans une vision étroite de sa grandeur, préoccupée de son retour sur une
scène internationale qu’elle imagine encore aux dimensions de l’avant-
guerre. L’incapacité à s’inscrire dans les nouveaux enjeux mondiaux conduit
rapidement aux premières révoltes, puis aux guerres pour l’indépendance :
Indochine, Madagascar, Algérie, Maroc, Tunisie…

BIBLIOGRAPHIE

Gilles AUBAGNAC, « L’état d’esprit et le moral des troupes noires dans


l’armée française en 1944-1945 », in Antoine Champeaux, Éric Deroo et
János Riesz (dir.), Forces noires des puissances coloniales, Actes du
colloque des 24 et 25 janvier 2008 à Metz, Panazol, Lavauzelle, 2009, p. 187-
199.
Établissement de communication et de production audiovisuelle de la
Défense (ECPAD) : photographies série 305-7206, 7226, 7238, 7239 et film
Mag. 203. 11/11/44.
Paul GAUJAC, L’Armée de la victoire, Panazol, Lavauzelle, 1984-1986, 4 vol.
Jenny Alpha, Joséphine Baker : femmes
résistantes
Tracy Sharpley Whiting

Lorsqu’on évoque l’âge d’or du cinéma colonial des années 1920 et des
années 1930, la défaite de la France dans les années 1940, la montée du
gaullisme et l’effondrement de l’empire dans les années 1950, on constate
que deux artistes noires françaises dominent le paysage : Jenny Alpha,
officier de l’ordre des Arts et des Lettres (2005), et Joséphine Baker,
comédienne d’origine états-unienne, devenue citoyenne française en 1937 et
intronisée au Panthéon en 2021.
Née en 1910 à Fort-de-France, en Martinique, dans une famille
bourgeoise, Jenny Alpha arrive dans l’Hexagone en 1929 avec l’ambition de
devenir institutrice. Elle s’inscrit d’abord au collège Sophie-Germain, puis à
la Sorbonne, où elle fait la connaissance des surréalistes ; plus tard, elle
côtoiera les fondateurs du mouvement émergent de la négritude. À la
Sorbonne, elle se passionne pour les arts de la scène. En 1939, elle lance son
premier spectacle au musée Guimet, Le Carnaval antillais. Alpha collabore
aussi à la revue anticolonialiste Présence africaine, où elle publie une
recension du roman de sa compatriote Mayotte Capécia, Je suis
martiniquaise (1948), critiquant l’autrice pour son recours à des stéréotypes
coloniaux ; son analyse sera reprise, sans être citée explicitement, dans Peau
noire, masques blancs (1952), de Frantz Fanon.
Le racisme ambiant s’avérera un obstacle important pour ses ambitions
théâtrales, car elle se voit consignée principalement à des rôles de « doudou »
ou de « petite prostituée ». Son apparition dans la pièce de Jean Genet Les
Nègres, en 1958, marque cependant un tournant dans sa carrière. Non que le
racisme ait cessé d’être un obstacle, mais son talent indéniable et sans égal
fait désormais d’elle l’exception à la règle. Elle joue dans plus de cent œuvres
théâtrales, pièces radiophoniques et films, dont La Vieille Quimboiseuse et le
Majordome (1987). Dans son difficile parcours en quête de reconnaissance,
Alpha croisera le chemin de Joséphine Baker, une autre grande vedette du
cabaret, du cinéma et de la musique en France, à qui elle a souvent été
comparée en tant que « nouvelle Joséphine Baker » version antillaise et
« plus grande fantaisiste exotique ».
Joséphine Baker, née Freda Josephine McDonald en 1906 aux États-Unis,
était originaire de Saint Louis, dans le Missouri. En contraste avec le milieu
aisé dont était issue Jenny Alpha, l’enfance de Baker dans une Amérique en
proie à la ségrégation raciale est marquée par une extrême pauvreté, l’errance
de domicile en domicile précaire et un mariage à l’âge de 13 ans. À 15 ans,
elle avait déjà divorcé ; elle se remarie alors avec William Baker, dont elle
conservera le nom de famille toute sa vie. Sa manière frénétique de chanter et
de danser, ponctuée d’expressions comiques, comme par exemple lorsqu’elle
louchait volontairement, finissent par l’amener sur la scène new-yorkaise.
Elle est repérée en 1924 à l’occasion d’un spectacle du Plantation Club de
Harlem, et son charisme lui vaut une offre pour se produire dans La Revue
nègre à Paris. Son apparition sur la scène du théâtre des Champs-Élysées le
2 octobre 1925, seins nus et vêtue d’une simple jupe de plumes – la ceinture
de bananes viendra plus tard –, ainsi que sa fameuse « danse sauvage » font
sensation et lancent sa carrière sur la scène internationale. Cet accueil
enthousiaste en Europe n’empêche pas Baker de retourner plusieurs fois aux
États-Unis, dans l’espoir d’y obtenir un succès théâtral similaire et de
combattre le racisme de la société états-unienne. Ces deux objectifs se
révèlent pourtant hors d’atteinte. Malgré sa double déclaration d’allégeance à
« mon pays et Paris » dans J’ai deux amours, son activité militante en faveur
de la justice raciale lui vaut d’être bannie des États-Unis en 1951, et ce
jusqu’à la marche sur Washington de 1963.
Les carrières de ces deux artistes ont été temporairement interrompues
par la Seconde Guerre mondiale et le régime de Vichy. Mais Alpha et Baker
surent prouver qu’elles étaient plus que des figures du spectacle ; leur
engagement en faveur de la France libre et d’un monde exempt de
discrimination raciale motiva leur participation à la Résistance française.
Joséphine Baker avait joué à l’écran le rôle d’une sirène des tropiques et
Jenny Alpha était elle-même originaire d’une île tropicale enchanteresse ;
toutes deux devinrent de véritables sirènes de la Résistance. Baker,
continuant à se produire sur scène, transcrivait à l’encre invisible sur ses
partitions des renseignements sur les troupes de l’Axe et hébergea des
résistants dans son château en Dordogne. Alpha éprouva une horreur
croissante face aux atrocités de la guerre. Elle cacha pendant six mois une
famille juive, les Jacubowicz, dans sa maison sur la colline de Cimiez, à
Nice, alors que la Gestapo semait la terreur en effectuant des incursions
aléatoires aux domiciles des résidents français. De fait, la maison de Jenny
Alpha reçut la visite de la police nazie alors même que les Jacubowicz y
étaient encore terrés.
Risquant ainsi leur vie, les deux femmes surent amplement rendre à la
France les faveurs que celle-ci leur avait accordées. En reconnaissance de ses
efforts de guerre, Jenny Alpha fut nommée en 2009 chevalière de la Légion
d’honneur, la plus haute récompense pour des actions militaires ou civiles,
qui fut également décernée par le général de Gaulle à Joséphine Baker,
honorée en outre de la croix de guerre et de la médaille de la Résistance avec
rosette.
Traduit de l’anglais par Marc Saint-Upéry

BIBLIOGRAPHIE
Jenny ALPHA avec Natalie LEVISALLES, Paris créole blues. Autobiographie,
Paris, Éditions du Toucan, 2011.
Bennetta JULES-ROSETTE, Josephine Baker in Art and Life : The Icon and
the Image, Urbana, University of Illinois Press, 2007.
T. Denean SHARPLEY-WHITING, Bricktop’s Paris : African American Women
in Paris between the Two World Wars, Albany, State University of New
York Press, 2015.
2

L’EMPIRE AMBIGU
La guerre, une occasion à saisir pour
les colonisés ?
Benoît Beucher

Il est 19 heures, ce 1er septembre 1939, lorsque des clairons sonnent la


mobilisation générale à Ouagadougou, en plein cœur de l’Afrique occidentale
française (AOF). À près de vingt ans d’écart, on y retrouve les principaux
acteurs des grands recrutements réalisés lors du précédent conflit mondial : le
roi des Mossi Naaba Koom II, les Pères Blancs et les administrateurs
coloniaux. C’est dans son palais, à l’écoute de sa TSF, que le souverain,
entouré des missionnaires, apprend ce qui se joue en Europe. À ce moment-
là, chacun pense savoir ce qu’il y aura à faire. L’histoire semble se répéter.
Mais les sujets ou citoyens de l’empire étaient-ils alors les mêmes qu’en
1914 ? Certains administrateurs coloniaux en doutaient déjà en pleine
célébration impériale à Vincennes (1931), à l’image de Robert Delavignette,
qui regrettait que « les indigènes ne soient plus ce qu’ils étaient et qu’ils ne
soient pas devenus ce que nous eussions souhaité qu’ils fussent »…
À des degrés divers, l’essentiel des sociétés africaines et asiatiques sous
domination française a été partie prenante des transformations politiques,
sociales, culturelles et religieuses induites par une domination coloniale sans
hégémonie. Lorsque la guerre éclata, des décennies de présence européenne
avaient transformé des femmes et des hommes aux horizons d’attente très
différents tout en élargissant leurs répertoires d’action. L’évolution de leurs
statuts, tout aussi divers, et les blocages qui lui ont été opposés
conditionnèrent en grande partie leur réaction face à la guerre. Car c’est cela
l’empire, un ensemble composite, théoriquement dominé par un centre
politique, dont la cohésion semble vouloir suivre la règle de l’inachèvement.
Au cours de l’entre-deux-guerres, des associations ou partis plus ou
moins secrets ont émergé un peu partout. Des pétitions, des tracts, des
courriers, des publications étaient adressés aux autorités ou à l’opinion
française, qui visaient à l’assouplissement du régime colonial, à
l’élargissement des droits civiques et de la citoyenneté, à la consolidation ou
à la revalorisation des statuts sociaux et des conditions matérielles
d’existence. Le plus souvent, ces doléances étaient justifiées par « l’impôt du
sang » versé en 1914-1918. Elles ont été largement déçues. La citoyenneté fut
accordée au compte-gouttes, les promotions au sein de l’armée ou de
l’administration ont été généralement limitées et, dans de nombreux
territoires, particulièrement en Afrique, l’exploitation de la force de travail se
poursuivit de façon autoritaire tandis que la pression de l’impôt fut constante.
De fait, l’appel aux colonisés, sommés de se porter à nouveau au secours
de la « mère patrie », eut des implications particulières au cours de la
Seconde Guerre mondiale. La débâcle de mai-juin 1940, le déchirement de la
France, tiraillée entre les partisans de Vichy et ceux de la France libre – et ce
jusqu’en Afrique, au Levant et en Indochine –, donnaient à voir une
puissance tutélaire divisée et affaiblie. Tout se passait comme si le champ des
possibles s’ouvrait en matière de revendications. Mais était-ce bien le cas ?
Certes, l’armée française avait perdu de sa superbe en 1940, situation
d’autant plus sérieuse que c’est elle qui fut la bâtisseuse de l’empire sous le
Second Empire et la IIIe République. L’effet psychologique provoqué par la
rupture du front, puis par l’occupation allemande, fut d’autant plus important
qu’il a été vécu sur place, en métropole, par des dizaines de milliers de
soldats et de travailleurs venus de toutes les parties de l’empire. Parmi eux se
trouvaient des lettrés déjà acquis aux thèses nationalistes.
Cependant, à l’échelle impériale, l’appareil bureaucratique colonial ainsi
que ses méthodes coercitives connurent une certaine continuité. C’était le cas
en Afrique occidentale française, dont on sait que le passage d’une
administration vichyste à une autre, gaulliste, à partir de 1942 fut en quelque
sorte un non-événement pour la majorité des Africains. La vie quotidienne
demeura la même ; elle fut tout autant marquée par des pratiques autoritaires,
celles du travail forcé, du recrutement de soldats parmi lesquels on comptait
peu de volontaires, ainsi que la levée de l’impôt de capitation. De plus, les
tentatives de désobéissance, de rébellion ou de soulèvement étaient toujours
susceptibles d’entraîner de sévères répressions, ce qui fut fréquemment le cas
jusqu’en 1945 et au-delà. Ainsi, les colères, les mécontentements et les
espoirs de libéralisation du régime colonial furent-ils comprimés jusqu’aux
derniers mois de la guerre.
Cependant, les lieux du politique s’étaient multipliés. Les cours des
« notables », issus ou non des anciennes élites, les sièges d’association, la rue
transformée en espace public, les clubs, les « bureaux » informels et autres
groupes de réflexion étaient devenus des cadres de délibération autour des
réformes à obtenir et des moyens à engager pour y parvenir. Un peu partout
dans l’empire, des signes de fissure apparaissaient avec plus ou moins de
gravité. Ils prirent notamment la forme de grèves, de manifestations, de
migrations spontanées vers des territoires étrangers et, plus rarement, de
mutineries. Ils revêtirent aussi un tour religieux et messianique. Ce fut le cas
du « matsouanisme », porté par une « Église noire » fondée pendant l’entre-
deux-guerres au Congo-Brazzaville. André-Grenard Matswa était un ancien
catéchiste et un vétéran des deux guerres mondiales. Après son arrestation en
1941 et son décès survenu en détention l’année suivante, le mouvement qui
voyait dans la guerre le signe annonciateur du départ imminent des
« Blancs » se renforça. Dans le même temps, ses adeptes, qui arboraient sur
leurs tenues de cérémonie le « V » de la victoire ainsi que la croix de
Lorraine, tâchaient de faire revivre un « âge d’or », celui de l’ancien royaume
précolonial du Kongo. Ce mouvement se tournait ainsi dans deux directions
en apparence opposées : d’une part, vers un passé magnifié et, d’autre part,
vers un futur portant l’espoir d’une indépendance qui ne sera acquise qu’en
1960.
Pour reprendre les mots de Georges Balandier, tout cela dessinait des
« mouvements contraires » qui tiraillaient des sociétés colonisées prises entre
des aspirations progressistes et des tendances conservatrices voire
réactionnaires. Précisément, tous les colonisés n’étaient pas convaincus de la
nécessité de s’acheminer sur la voie de l’indépendance. Un certain nombre
d’entre eux tiraient leur position sociale du régime colonial lui-même. C’était
le cas des anciens combattants. Si certains d’entre eux venaient grossir les
rangs des contestataires, il arrivait également qu’ils soient dénoncés comme
les collaborateurs des Français, les « chiens de l’administration » comme on
pouvait l’entendre en Côte d’Ivoire. Ils n’étaient pas les seuls à percevoir
dans leur participation à la guerre l’opportunité de renforcer leur statut social.
Parmi eux, on trouve nombre de « chefs coutumiers », qui étaient des pièces
maîtresses dans le processus de « gouvernement par décharge » qui prévalait
encore dans un certain nombre de territoires africains. Dans la colonie de
Haute-Volta (actuel Burkina Faso), la monarchie mossi était un régime
hybride, aux fondements de pouvoir précoloniaux, mais au fonctionnement
profondément renouvelé par sa participation à la création et à l’administration
de ce territoire. Sa suppression, en 1932, avait été douloureusement vécue par
le roi Koom II. Celui qui disait pouvoir « dormir sur ses deux oreilles [sic] »
avec Pétain comme avec de Gaulle était prêt à convertir le potentiel
démographique de son royaume en capital politique. Servant ses intérêts
personnels ainsi que ceux de la monarchie, il n’hésita pas à engager un
combat épistolaire avec les autorités coloniales où il usa de l’arme du
chantage. Pour faire bref, pas d’hommes, pas d’impôts et pas de stabilité si
ses désirs de reconstitution de la Haute-Volta n’étaient pas satisfaits. Il eut
gain de cause en 1947, montrant ainsi sa capacité à saisir la fenêtre
d’opportunité ouverte par la guerre tout en sachant ne pas aller trop loin dans
ses revendications. Après tout, n’était-il pas engagé dans ce processus de
« modernisation conservatrice » qui veut que tout change pour que rien ne
change ?
Ces mouvements contraires tiraillaient aussi les autorités coloniales. La
conférence de Brazzaville, qui s’est tenue dans la capitale de la France libre
en janvier et février 1945, en témoigne. Ouverte pour repenser la politique
coloniale de la France dans un sens plus libéral, elle ne fit place à aucun
invité africain. Elle fut incapable de trancher nettement entre une politique
d’assimilation ou d’association, pas plus que de déterminer le degré
d’élargissement des droits politiques et sociaux à mettre en œuvre. Mais ces
hésitations n’étaient pas chose négligeable. Elles laissaient entrevoir une
métropole contrainte de se réformer au moment même où elle dépendait
cruellement des ressources de son empire. Pour ceux qui en suivaient les
débats, elle était source d’espoir dans la mesure où le monde de l’après-
guerre semblait manifestement se redessiner, et que des réformes, même
timides, en appelleraient nécessairement d’autres.
De fait, si la Seconde Guerre mondiale n’a pas donné lieu à une remise en
cause immédiate et généralisée de la présence française outre-mer, partout les
graines du mécontentement et du changement ont été irrémédiablement
semées. Les colonisés, dans leur ensemble, ne sont pas restés passifs face aux
évolutions d’un ordre mondial qui, dans le contexte de la guerre froide,
remettait clairement en question la légitimité et la capacité de la France à
conserver son empire.

BIBLIOGRAPHIE

Benoît BEUCHER, Manger le pouvoir au Burkina Faso. La noblesse mossi à


l’épreuve de l’Histoire, Paris, Karthala, 2017.
Myron J. ECHENBERG, Les Tirailleurs sénégalais en Afrique occidentale
française (1857-1960), Paris, Karthala, 2009.
Éric JENNINGS, La France libre fut africaine, Paris, Perrin, 2014.
Liêm-Khê LUGUERN, Les « Travailleurs indochinois ». Étude socio-
historique d’une immigration coloniale (1939-1954), Paris, Les Indes
savantes, 2021.
Gregory MANN, Native Sons. West African Veterans and France in the
Twentieth Century, Durham-Londres, Duke University Press, 2006.
Tropiques à Fort-de-France, entre
esthétique et politique
Anny-Dominique Curtius

Cofondée en avril 1941 à Fort-de-France en Martinique par Aimé


Césaire, Suzanne Césaire, René Ménil, avec la collaboration de Georges
Gratiant, Aristide Maugée et Lucie Thésée, la revue Tropiques est un acte de
dissidence culturelle contre le régime vichyste de l’amiral Georges Robert,
haut-commissaire de la France aux Antilles et en Guyane de 1939 à 1943.
Censurée le 10 mai 1943 par le lieutenant de vaisseau Bayle, chef du service
d’information de Robert, elle est accusée par ce dernier « d’empoisonner les
esprits, de semer la haine, de ruiner la morale » et de « prétendre donner le
signal de la révolte contre une […] si bonne patrie ». La publication reprend
en octobre 1943 après la démission de Robert en juin, puis la prise de
fonctions en juillet du gouverneur de Martinique, Georges-Louis Ponton,
rallié à la France libre. Tropiques cesse de paraître en 1945. Les quatorze
numéros trimestriels publiés sous forme de livrets financés et diffusés par le
groupe de Tropiques ont un lectorat restreint, principalement composé
d’étudiants, d’intellectuels et d’enseignants martiniquais. Après 1945, sa
diffusion fort réduite contribue à l’absence de la revue dans les débats et
épistémologies héritiers de la négritude. Toutefois le premier volume de 1941
de la revue surréaliste new-yorkaise View (1940-1947) reproduit des extraits
de « Alain et l’esthétique » de Suzanne Césaire, et son rédacteur Nicolas
Calas loue « la haute qualité de cette petite revue française trimestrielle de
Martinique » : il considère les premiers numéros de Tropiques comme
fondamentaux pour les poètes et les critiques littéraires qui seront à l’avenir
en quête de textes produits pendant la Seconde Guerre mondiale.
La revue prône l’avènement d’une société proprement caribéenne,
renouvelée par une émancipation esthétique, une conscience historique et
civilisationnelle ainsi qu’une clairvoyance écopolitique. Elle s’oppose alors
résolument au climat de terreur instauré par le régime de Robert, dont Aimé
Césaire dresse ainsi le bilan, en 1945 : « la famine entretenue, le sadisme
policier, l’isolement intellectuel […] une censure imbécile, le racisme déclaré
ou sournois, la volonté bien nette de décapiter, de décérébrer notre peuple, de
l’humilier, de le faire reculer par degrés insensibles jusqu’aux sombres jours
de l’esclavage ». Selon Suzanne Césaire, « au cours des dures années de
domination de Vichy », la revue a pu maintenir « l’image de la liberté […]
aux yeux mêmes de ceux qui croyaient l’avoir rayée à tout jamais. Aveugles,
parce qu’ignorants, ils ne la voyaient pas rire insolente, agressive, à travers
nos pages ». Et lorsque Suzanne Césaire écrit que « notre surréalisme lui
livrera le pain de ses profondeurs », elle fait précisément référence à cette
liberté qui est la nourriture esthétique et politique jaillie de Tropiques, mais
aussi une critique ouverte du régime de Robert qui affame la population
martiniquaise.
Le style hermétique et elliptique de Tropiques est une rhétorique du
masque nécessaire pour déjouer les contrôles auxquels est soumis chaque
numéro avant publication. L’insolence et l’audace des articles qui prennent
en apparence appui sur la littérature française pour résister à l’amiral Robert
entre 1941 et 1943 interpellent toutefois Bayle et le régime se fait
concrètement hostile à la revue dès 1942. Le « Laissez passer la poésie… »
de René Ménil, critique acerbe de la petite-bourgeoisie martiniquaise vichyste
dont « la parole est une insulte au grand jazz de la Caraïbe » ; la dénonciation
par Suzanne Césaire de « la désastreuse confusion : liberté égale
assimilation » et sa revendication d’une « terre, la nôtre [qui] ne peut être que
ce que nous voulons qu’elle soit » ; le refus de « la lèpre hideuse des
contrefaçons » et de « l’ombre » d’Aimé Césaire ; ou encore le cannibalisme
esthétique de Suzanne Césaire, tels sont les préludes de ce que Bayle trouve à
redire des textes du numéro de février 1943, avant l’interdiction de mai. Sa
lettre du 10 mai 1943 souligne à l’intention des rédacteurs les bienfaits de ce
qu’il croit être une juste liberté et il y vante les mérites d’une politique
d’égalité raciale dans laquelle « la France s’est engagée depuis Schœlcher ».
Pour Bayle, la liberté de ton de Tropiques est « révolutionnaire, raciale et
sectaire », elle témoigne du « libre déchaînement de tous les instincts, de
toutes les passions », et du « retour à la barbarie ». « Il ne serait pas
concevable, précise-t-il, qu’un État civilisé, conscient de ses devoirs laissât
poursuivre la diffusion d’une telle doctrine. » Bayle et Tropiques ne « parlent
pas le même langage », répondent les rédacteurs au lieutenant de vaisseau,
qui ne devra attendre d’eux « ni plaidoyer, ni vaines récriminations, ni
discussion même ». Insensibles aux diverses invectives de Bayle, les
rédacteurs répondent ainsi à l’une d’entre elles : « “Racistes”, oui. Du
racisme de Toussaint Louverture, de Claude McKay et de Langston Hughes –
contre celui de Drumont et de Hitler. »

BIBLIOGRAPHIE

Anny-Dominique CURTIUS, Suzanne Césaire. Archéologie littéraire et


artistique d’une mémoire empêchée, Paris, Karthala, 2020.
La Martinique sous l’amiral Robert. Les Cahiers du CERAG (Centre
d’études régionales Antilles-Guyane), 2 vol., 1978-1979.
Tropiques, 1941-1945. Collection complète, Paris, Jean-Michel Place, 1994
[1978] – et en particulier : René Ménil, « Laissez passer la poésie… »,
Tropiques, 5, 1942, 24 ; Suzanne Césaire, « Malaise d’une civilisation »,
Tropiques, 5, 1942, 47 ; « 1943 : Le surréalisme et nous », Tropiques, 8-
9,1943, 18 ; Aimé Césaire, « Georges-Louis Ponton », Tropiques, 12, 1945,
153.
1943 : le Manifeste du peuple algérien
Nedjib Sidi Moussa

Quelques mois après le débarquement anglo-américain qui ébranle le


prestige de l’impérialisme français en Afrique du Nord, une réunion se tient,
le 17 janvier 1943, à Alger, chez l’avocat Ahmed Boumendjel, conseiller
municipal d’Alger. Elle rassemble des représentants du Parti du peuple
algérien (PPA), de l’Association des oulémas musulmans algériens, de
l’Association des étudiants musulmans nord-africains et des élus proches du
pharmacien Ferhat Abbas. Ce dernier se voit confier la responsabilité de
rédiger un texte, achevé le 10 janvier et intitulé L’Algérie devant le conflit
mondial. Manifeste du peuple algérien. Après modification de la première
version, qui s’adressait en priorité aux puissances alliées, le Manifeste est
remis officiellement le 31 mars au gouverneur général de l’Algérie Marcel
Peyrouton, qui promet de l’étudier « comme base de réformes à venir ».
Selon l’historien Charles-André Julien, ce document marque « le début
d’une ère nouvelle de l’action nationaliste » en Algérie. En effet, les dizaines
d’élus et notables signataires du Manifeste témoignent par cet engagement
d’une évolution significative de l’état d’esprit des colonisés, toutes classes
confondues. Pour sa part, l’historien Mahfoud Kaddache semble y percevoir
une tension entre le « souci de ses auteurs de faire preuve de modération » et
leur volonté de « rester fidèles au souffle nationaliste » des partisans de
Messali Hadj regroupés au sein du PPA. L’ensemble n’en demeure pas moins
traversé par une radicalité démocratique et nationale qui marque une
inflexion significative des « modérés ».
En faisant le procès de la colonisation, assimilée à une « véritable
destruction révolutionnaire » de la société autochtone, le Manifeste oppose à
la dépossession et à l’asservissement les principes de la Révolution française
de 1789 auxquels il se réfère positivement à plusieurs reprises. La France
n’est d’ailleurs jamais dénoncée en tant que telle. Au contraire, c’est en
puisant dans les « richesses morales et spirituelles » de la France
métropolitaine que les représentants autoproclamés de l’Algérie musulmane
« trouvent la force et la justification de leur action présente ». Cette
rhétorique traverse l’histoire du nationalisme algérien qui conteste le
colonialisme français au nom des idéaux qu’il prétend défendre.
Mais le Manifeste ne se limite pas à un dialogue exclusif avec la
puissance colonisatrice. Il valorise également une autre révolution, celle
modernisatrice et nationaliste initiée par Mustafa Kemal en Turquie, pour
mieux s’inscrire dans les enjeux propres au monde musulman, selon une
optique résolument réformiste : « Dans le conflit intérieur qui oppose, chez
les Musulmans, ceux qui s’accrochent au passé et ceux qui veulent aller de
l’avant, l’immortel Atatürk et son œuvre sont des facteurs déterminants. »
Néanmoins, le lyrisme du texte ne parvient guère à masquer certaines
ambiguïtés, notamment au sujet de l’analyse du « problème algérien » : est-il
« essentiellement d’ordre racial et religieux », ainsi que le stipule la seconde
version du Manifeste, ou s’agit-il d’un « problème relevant de la lutte des
classes », comme l’avait initialement écrit Abbas ? Car le document déplore
tout à la fois l’iniquité d’une « colonisation s’exerçant sur une race blanche »
et le sort réservé à la grande majorité des indigènes musulmans, « cet
immense prolétariat, instrument de la richesse de la colonie française ».
Le document formule toutefois, en positif, une série de revendications
comme « la suppression de la propriété féodale par une grande réforme
agraire ». Sauf que la question sociale demeure le parent pauvre d’un texte
porté par « une petite classe moyenne et intellectuelle non faite pour une
révolution violente », d’après Boumendjel. En vertu du droit des peuples à
disposer d’eux-mêmes, le Manifeste réclame une Constitution propre à
l’Algérie, ainsi que l’application du « principe de la séparation de l’Église et
de l’État ».
En réponse à Peyrouton qui demandait des propositions concrètes, un
Additif est adopté le 26 mai par une vingtaine d’élus, dont le Dr Abdennour
Tamzali, président de la section kabyle aux Délégations financières. Ce
nouveau texte, qui élude les préoccupations sociales à proprement parler – la
réforme agraire disparaît à cette occasion –, fait en revanche preuve de plus
d’audace sur le plan politique. En effet, il s’agit désormais de reconnaître la
nation algérienne. Le document propose d’ériger un « État algérien doté
d’une Constitution propre qui sera élaborée par une Assemblée algérienne
constituante élue au suffrage universel par tous les habitants de l’Algérie ».
Ce projet est même associé à celui de « Fédération d’États nord-africains ou
Union nord-africaine », sans pour autant rompre avec la France dans le
domaine militaire. Georges Catroux, le successeur de Peyrouton nommé par
Charles de Gaulle, oppose une fin de non-recevoir au Manifeste, jugé
« excessif » et peu opportun au regard des priorités stratégiques de la France
libre.

BIBLIOGRAPHIE

Charles-Robert AGERON, Histoire de l’Algérie contemporaine, Paris, PUF,


1979, t. II.
Charles-André JULIEN, L’Afrique du Nord en marche. Nationalismes
musulmans et souveraineté française, Paris, Julliard, 1972.
Mahfoud KADDACHE, Histoire du nationalisme algérien, Paris, Éditions
Paris-Méditerranée, 2003, t. II.
1945 : les violences de la paix
Jean-Pierre Peyroulou

La Seconde Guerre mondiale remet définitivement en question les


empires coloniaux, qui n’ont plus alors de légitimité morale et politique. En
Afrique occidentale française (AOF) et en Afrique équatoriale française
(AEF), les peuples veulent l’égalité avec les Français et la justice. Au
Maghreb, les nationalistes considèrent que la participation des peuples
coloniaux à la guerre doit s’accompagner de l’indépendance. En Indochine,
c’est en relation avec le mouvement communiste et dans l’esprit de la charte
des Nations unies que le nationalisme vietnamien envisage dès 1945
l’indépendance du Vietnam.
À la conférence de Brazzaville en 1943, de Gaulle a répondu à ces
espoirs par une redéfinition modeste des rapports coloniaux qui débouche en
1946 sur la création de l’Union française. En Algérie, la citoyenneté française
de plein droit est octroyée en 1944 à plusieurs dizaines de milliers
d’Algériens sans renoncement à leur statut personnel musulman. Mais cette
politique est alors dépassée.
Après le débarquement allié en novembre 1942 en Afrique du Nord et
l’installation à Alger du Comité français de libération nationale présidé par de
Gaulle, le mouvement national algérien s’est puissamment développé autour
de deux formations. L’une, le Parti du peuple algérien (PPA) de Messali, est
franchement indépendantiste et plébéienne ; l’autre, plus modérée et
composée de nombreux notables, les Amis du Manifeste et de la liberté, est
formée pour diffuser le Manifeste du peuple algérien que Ferhat Abbas, un
élu pharmacien à Sétif, présente aux autorités françaises en 1943. Porté par
des signaux contradictoires – la formation de la Ligue arabe au Caire, la
conférence de San Francisco, la politique de réformes du Gouvernement
provisoire de la République française (GPRF) –, le mouvement national
devient entre 1943 et 1945 un mouvement de masse comme jamais
auparavant. La rivalité des chefs nationalistes pour sa direction et la pression
des événements le radicalisent. Les manifestations du 1er mai sont l’occasion
d’une démonstration de force nationaliste dans l’Algérois et l’Oranais, mais
sont durement réprimées.
Le 8 mai 1945, jour de célébration de la victoire, des manifestations
nationalistes, organisées par le PPA, ont lieu à Sétif et à Guelma, en faveur de
l’indépendance et de la libération du chef nationaliste Messali, qui a été
arrêté. À Sétif, la manifestation nationaliste, interdite par les autorités, tourne
à l’émeute quand la police la réprime. De nombreux Algériens sont tués, et
des Français en retour. La diffusion des nouvelles entraîne une insurrection
des paysans pauvres du nord de Sétif, en particulier vers Kherrata. Quatre-
vingt-dix Français sont tués, la plupart au moyen d’outils agricoles. La
répression militaire de l’insurrection s’apparente à une véritable guerre contre
les populations. L’artillerie, l’aviation, la marine sont engagées. L’armée
entend ainsi montrer sa force à une population insurgée en la matant dans le
sang.
À Guelma, la répression de la manifestation nationaliste fait un seul mort.
Il n’y a pas de soulèvement général des populations comparable à celui de
Sétif. Douze Français sont assassinés. En revanche, à partir du 9 mai, un
véritable ordre subversif se met en place sous la direction du sous-préfet. Il
préfigure, par de nombreux aspects, la fin de la guerre d’Algérie avec l’OAS.
Les institutions légales sont suspendues au profit d’une milice rassemblant
des hommes en armes, d’un « tribunal » illégal chargé d’envoyer à la mort les
Algériens arrêtés, militants du PPA, scouts musulmans, syndicalistes
musulmans de la CGT. Les massacres durent jusqu’à la fin du mois de juin,
le temps de purger la ville et les campagnes des nationalistes.
Il est impossible de donner une estimation sûre du nombre de morts
algériens. Ils se comptent par milliers. Parmi les différents chiffres plausibles,
le plus élevé est celui de 17 000 morts. Cette séquence de mai-juin 1945 a
pour conséquence de finir de convaincre le GPRF et l’Assemblée nationale
que le statu quo colonial est intenable et qu’une politique de réformes doit
être menée comme jamais auparavant, mais en même temps elle raidit la
majorité des Français d’Algérie et leurs élus, y compris ceux qui
appartiennent aux majorités de gauche à la Chambre des députés, contre toute
réforme qui représente à leur yeux une manifestation de faiblesse envers les
nationalistes et un abandon de l’Algérie française. Aussi le réformisme
colonial de la IVe République est-il allé d’échec en échec. Pour les Algériens,
mai-juin 1945 est un jalon essentiel dans l’histoire du mouvement national,
mais son effet est tout aussi paradoxal. Si cette terrible expérience renforce la
conviction chez certains militants du PPA que l’indépendance ne peut
advenir que par la lutte armée, elle n’empêche pas les chefs de cette
formation de jouer le jeu démocratique, dont les dés sont rapidement pipés
par la fraude électorale organisée par les gouvernements, et elle recentre vers
le courant réformiste les partisans d’Abbas qui avaient radicalisé leurs
positions entre 1943 et 1945.
Au Levant, après avoir accepté, en 1943, le principe de l’indépendance
du Liban et de la Syrie, deux mandats accordés par la Société des nations
(SDN), les tensions grandissent entre la France et les nationalistes levantins.
Sur fond d’arabisme et de rivalités franco-britanniques relatives au maintien
de l’influence des deux États dans un Moyen-Orient de plus en plus
important sur le plan géopolitique, des manifestations ont aussi lieu le 8 mai
1945 à Beyrouth et Damas pour exiger le départ des troupes. À la fin du mois
de mai, le bombardement de Damas fait 596 morts. En 1946, la France se
retire du Levant.
Dans l’Afrique subsaharienne française, s’il n’était pas question d’une
autonomie des territoires et des populations, la France après Brazzaville
s’était engagée à abolir l’indigénat, ce régime judiciaire maintenant les
« indigènes » dans un statut inférieur, et à mettre en œuvre une politique de
développement économique et social. Aussi les attentes en matière de justice,
de dignité et d’égalité des Africains sont-elles fortes. C’est dans ce contexte
qu’éclate une mutinerie en AOF, au camp de Thiaroye, près de Dakar. Des
tirailleurs sénégalais ayant combattu en métropole sont démobilisés et
attendent le paiement d’un arriéré de solde dont les autorités avaient promis
le versement. Ils protestent le 1er décembre 1944. L’armée tire, en tuant
plusieurs dizaines, voire centaines. D’autres sont condamnés à des peines
d’emprisonnement. En AEF, à Douala, se produit en septembre 1945 un
massacre assez comparable à celui de Guelma, alors que se forme un
mouvement ouvrier africain. La naissance de syndicats de petits planteurs et
de cheminots africains inquiète les colons, planteurs et forestiers français,
hostiles à toute politique de réforme en Afrique française. Une grève des
cheminots et une manifestation entraînent la formation d’une milice coloniale
armée et des mitraillages depuis des avions qui tuent plusieurs dizaines, ou
peut-être là encore centaines d’Africains. À Conakry, des violences ont
également lieu en octobre 1945.
En Indochine, la vigueur du nationalisme vietnamien à la fin de la guerre
s’explique par la présence d’un mouvement ouvrier et communiste plus fort
que dans les autres colonies françaises avant guerre et par la politique menée
par Vichy pour l’éloigner des convoitises du Japon qui occupe le protectorat
depuis 1940. En effet, Vichy recherche le soutien des élites vietnamiennes en
les associant au pouvoir à partir de 1943 au sein d’une nouvelle fédération
remplaçant l’ancienne Union indochinoise et mène une politique de faveurs et
d’égards envers le souverain vietnamien Bao Dai. À l’ombre du
maréchalisme, Vichy renforce un patriotisme vietnamien antinippon et une
recherche de l’authenticité locale plus ou moins en concordance avec l’esprit
de la Révolution nationale. Cela profite assurément à Vichy si l’on en juge
par la longévité du régime « sous ces tropiques », mais cette stimulation du
nationalisme vietnamien se retourne contre la France à la fin de la guerre.
Le 2 septembre 1945, le jour de la capitulation japonaise, Hô Chi Minh
proclame à Hanoï l’indépendance du Vietnam. Le Cambodge et le Laos
annoncent aussi leur indépendance. L’amiral d’Argenlieu, haut-commissaire
en Indochine et le général Leclerc sont chargés de reprendre en mains
l’Indochine. Les Français tiennent les villes du Sud et les nationalistes, les
campagnes et le Nord. Le 6 mars 1946, un compromis semble être trouvé
entre Jean Sainteny, commissaire pour le Tonkin et l’Annam du Nord, et Hô
Chi Minh. La France reconnaît l’existence du Vietnam, avec tous les attributs
d’un État, mais au sein de l’Union française en gestation. L’armée devait se
retirer progressivement. Cet accord, qui semblait constituer un compromis
assez équilibré, capote rapidement. La France établit une république de
Cochinchine remettant en cause le principe de l’unité du Vietnam. C’est
inacceptable pour les nationalistes. Dès lors, la possibilité d’une
décolonisation progressive échoue et la guerre en Indochine commence.
À des degrés divers et avec des modalités différentes, partout la fin de la
guerre fait craquer l’empire français.

BIBLIOGRAPHIE

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au pas des colonies françaises, Paris, La Découverte, 1994.
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l’Algérie coloniale, Paris, La Découverte, coll. « Textes à l’appui », 2009.
Alain RUSCIO, La Guerre française d’Indochine, 1945-1954, Bruxelles,
Éditions Complexe, 1992.
Madagascar, 1947 : une guerre
qui ne dit pas son nom
Didier Nativel

Dans la nuit du 29 au 30 mars 1947, au moment du passage à la nouvelle


année du calendrier lunaire malgache, une insurrection est déclenchée à
Moramanga, à l’est, ainsi que dans les districts de Manakara et de Vohipeno,
dans le sud-est de l’île. Les jours suivants, d’autres objectifs militaires et
administratifs ainsi que des concessions européennes sont pris pour cible et
des localités sont assiégées dans la même région, comme le principal port,
Tamatave. Si l’insurrection a été immédiatement déjouée à Tananarive,
Diego-Suarez et Majunga, d’avril à juin l’espace de la révolte s’étend
rapidement dans la partie orientale de l’île, le long d’un axe ferroviaire, sur
une bande de près de 700 km, du sud au nord et de 180 km d’est en ouest, où
vivent environ 1,6 million de personnes, sur une population totale de plus de
4 millions d’habitants. Il s’agit surtout d’une zone forestière à la topographie
complexe, qui s’étend de la bordure des Hautes Terres centrales à la plaine
littorale. Plusieurs foyers insurrectionnels s’y déploient en mobilisant une
dizaine de milliers de paysans encadrés par d’anciens combattants, des
militants de sociétés secrètes (Jina, Panama) et des membres du MDRM
(Mouvement démocratique de la rénovation malgache), parti légal mais dont
la base s’est radicalisée. Déjà confrontée à une opération militaire en
Indochine, la France ne riposte de manière significative qu’à partir de la mi-
juillet.
Depuis les débuts de l’occupation française du territoire en 1895, d’autres
révoltes ont éclaté (comme celles des Menalamba et des Sadiavahe). Celle-ci
surprend cependant par son ampleur inédite, dont les causes sont à la fois
profondes et multiples. Les Malgaches ont d’abord subi un effondrement de
leur pouvoir d’achat pendant la Seconde Guerre mondiale. Ils ont connu dans
le même temps une accentuation de la pression coloniale. Ainsi, les paysans
de l’Est sont dans l’obligation de récolter du caoutchouc naturel et
fréquemment requis sur des chantiers publics ou des exploitations
européennes. Loin de cesser avec l’occupation britannique, à partir de
mai 1942, le recours au travail forcé devient systématique pour reconstruire
les infrastructures détruites par les partisans de Vichy. Ces mesures
coercitives ne cessent d’ailleurs pas après la fin officielle du travail forcé
dans tout l’empire en avril 1946. L’interdiction de la culture du riz sur brûlis
(tavy) réduit encore davantage les possibilités d’autosubsistance des villages
situés dans les forêts, alors que, dans le même temps, les agriculteurs
malgaches sont poussés à vendre à bas prix leurs productions à l’Office du
riz. De retour d’Europe, des milliers de tirailleurs malgaches de l’Est,
notamment des Tanala, Betsimisaraka, Antemoro, constatent avec amertume
la dégradation de la situation de leur communauté d’origine.
La politisation diffuse ou plus forte des ruraux, dont certains ont circulé
dans différentes régions de l’île, a été renforcée par les sociétés secrètes puis
le MDRM, créé à Paris en février 1946. La tournée entreprise peu après par
son leader le plus charismatique, Joseph Ravoahangy (figure bien connue de
l’anticolonialisme et du nationalisme d’avant guerre), accélère la création de
cellules du parti qui quadrillent l’île. Le MDRM remporte les élections
législatives de novembre 1946 et les élections provinciales de janvier 1947,
malgré l’hostilité croissante du haut-commissaire Marcel de Coppet et du
ministre SFIO de la France d’Outre-mer Marius Moutet, qui appuient le parti
concurrent du PADESM (Parti des déshérités de Madagascar). Néanmoins, le
MDRM bénéficie d’une véritable dynamique sociale car il suscite un très fort
espoir de changement auprès d’une population paysanne et urbaine excédée.
En passe de devenir un parti de masse, comptant 300 000 à
500 000 adhérents, il s’appuie sur la géographie administrative officielle qui
lui permet d’être présent jusque dans de petits villages. La détérioration de
l’atmosphère politique durant l’année 1946 puis l’arrestation de membres du
MDRM, conduit à une situation très tendue voire pré-insurrectionnelle à l’est,
comme ne l’ignore d’ailleurs pas l’administration centrale via la Sûreté
coloniale. Pourtant, l’insurrection est désavouée par la direction du MDRM,
légaliste mais débordée par les chefs plus radicaux des sociétés secrètes (tels
Samuel Rakotondrabe et Edmond Ravelonahina de la Jina) qui l’ont
programmée.
Dénoncés comme « ennemis » (fahavalo) par les autorités et la presse
coloniales, beaucoup d’insurgés se nomment eux-mêmes Marosalohy
(« porteurs de sagaies »). Leur armement se réduit en effet à des sagaies
(salohy) et des coupe-coupe (antsy), et rarement à des armes à feu. Prêtant
serment (velirano) lors de cérémonies engageant les combattants à défendre
la « terre des ancêtres », ils comptent aussi sur des ody (amulettes), « armes
mystiques » censées empêcher les balles de les atteindre. Mais, très vite,
l’organisation militaire des insurgés s’améliore en s’inspirant de celle de
l’armée française, par où sont passés ses cadres. Coordonnés en une dizaine
d’unités sous l’autorité de Victorien Razafindrabe (avec le titre de Maréchal),
au nord, et de Michel Radaoroson, au sud, des chefs locaux se distinguent sur
le terrain comme l’ex-caporal Lehoaha, un Tanala de 33 ans, l’un des derniers
à se rendre (en novembre 1948). Établis dans des camps (toby), souvent
mobiles, disposant d’un début d’administration et contrôlant des villages, les
Marosalohy lancent des opérations aux portées limitées mais symboliques
(contre des concessions d’Européens et de Créoles réunionnais, des petits
fonctionnaires qui ne les ont pas rejoints, des partisans du PADESM) ou plus
stratégiques (touchant des localités, des lignes de chemin de fer et des axes
routiers), tout en harcelant les troupes coloniales auxquelles ils reprennent
parfois fusils et mitraillettes.
Depuis le 1er avril 1947, la répression, d’abord policière puis militaire,
s’abat sur l’île. Les militants du MDRM (interdit le 10 mai 1947), du PDM
(Parti démocratique de Madagascar) et de plusieurs syndicats sont
appréhendés et interrogés avec brutalité. Avant toute enquête et sans preuves
sérieuses, le MDRM est accusé d’avoir été l’instigateur de l’insurrection. Les
députés élus du parti au Palais Bourbon (les Dr Joseph Ravoahangy et Joseph
Raseta, l’écrivain Jacques Rabemananjara) sont arrêtés puis jugés entre juillet
et octobre 1948 dans des conditions proches de la justice expéditive, malgré
les protestations d’avocats parmi lesquels le député et maire de Dakar Lamine
Guèye. Ils sont ensuite lourdement condamnés à partir de preuves extorquées
sous la torture ou en l’absence de témoins essentiels, fusillés avant d’être
publiquement auditionnés. La répression est encore plus forte dans les dix
districts de l’Est en état de siège et débouche, dès le départ, sur des exactions.
Ainsi, 166 prisonniers sont mitraillés le 5 mai 1947 dans des wagons à
Moramanga. Les survivants sont fusillés quelques jours plus tard, après avoir
été torturés. Des massacres similaires sont perpétrés à Manakara et
Mananjary (villes de la côte sud-est). Des expéditions punitives sont
organisées contre des villages, où des habitations sont incendiées et des
exécutions sommaires pratiquées sur des prisonniers, provoquant la fuite de
civils partis avec peu de vivres se réfugier dans les forêts.
La révolte se poursuit néanmoins jusqu’à l’envoi décisif de renforts
militaires. Entre le printemps 1947 et février 1948, les effectifs des troupes
coloniales triplent pour atteindre 20 000 hommes. L’armée française
bénéficie de moyens accrus (engins motorisés, soutien aérien et naval).
Commence bientôt une véritable guerre « qui ne dit pas son nom ». L’afflux
de soldats coloniaux (d’AOF et du Maghreb) et de légionnaires desserre non
seulement l’étau qui pesait sur des villes mais parvient à prendre les insurgés
en tenaille, entre les Hauts Plateaux et la bande côtière. Face au choc de cette
puissante contre-offensive, les Marosalohy se transforment peu à peu en
bandes errantes, qui peinent à se coordonner comme à se ravitailler. La
pacification s’effectue depuis des postes militaires établis en forêt qui
reprennent le contrôle des principales voies de communication puis de zones
de plus en plus vastes. Des villages vidés de leurs habitants se repeuplent. Les
soumissions de civils puis de combattants qui démarrent en septembre
s’accélèrent avant de se généraliser durant toute l’année 1948.
Le bilan humain de l’insurrection et, surtout, de sa répression est
effroyable. Le nombre des victimes, avant tout malgaches, fait toujours
l’objet de discussions à partir des chiffres officiels de 1948 de 90 000 morts,
ramenés en 1951 à 11 000. Il faut y ajouter les séquelles physiques et
psychologiques des tortures et des violences, ainsi que l’impact économique
de 1947 sur les plus fragiles, thèmes très inégalement étudiés. Passé les
moments de terreur, une peur durable s’installe, particulièrement dans les
zones insurgées qui restent en état de siège jusqu’au début des années 1950.
L’arbitraire administratif et les abus pratiqués par des colons sont loin de
cesser, alors que la censure reste de mise et qu’une épuration administrative
est enclenchée. L’élimination du MDRM ouvre clairement la voie à un ancien
membre du PADESM, Philibert Tsiranana, premier président de la
République malgache, dont l’indépendance est proclamée le 26 juin 1960 et
qui reste une indéfectible alliée de la France du général de Gaulle.
Le traumatisme de 1947 se transmet d’une génération à l’autre même si, à
partir du milieu des années 1970, des commémorations officielles, la
médiatisation de témoignages d’acteurs des événements et la multiplication
de travaux universitaires et d’œuvres littéraires ou cinématographiques ont
tiré du silence ou des seuls cercles familiaux le souvenir de ce moment
particulièrement tragique de l’histoire contemporaine de Madagascar.

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tragédie oubliée, Actes du colloque de l’AFASPA (1997), Paris, Laterit /
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d’interprétation historique (1974), 3e éd., Paris, Karthala, 1986.
L’horizon des possibles
Frederick Cooper

Il est tentant d’écrire l’histoire de la décolonisation en commençant par la


fin : la transformation d’un univers dominé par les empires coloniaux en un
monde de près de deux cents États, chacun prétendant représenter une nation.
Ce faisant, on occulterait les nombreuses manières dont militants et
intellectuels ont imaginé l’avenir, et on ne pourrait même pas se demander
comment et pourquoi la voie de l’État-nation a émergé parmi bien d’autres
options.
L’une de ces alternatives était la transformation du régime impérial.
Depuis les années 1860, la loi française définissait tous les habitants des
colonies comme « français », mais seuls une infime partie d’entre eux
bénéficiaient du statut de citoyen et des droits allant avec. Certains leaders
des populations colonisées exigeaient que ces droits soient étendus à tous les
ressortissants français. C’était déjà le cas, depuis 1848, des habitants des
« anciennes colonies » des Antilles, dont la plupart descendaient d’esclaves
d’origine africaine. Ce statut de citoyens leur permettait d’envoyer des
représentants à Paris, où ils constituaient une minorité impuissante, tandis
que les îles étaient gouvernées par des administrateurs français. Dans ces
territoires coloniaux de longue date, les principales revendications politiques
des colonisés étaient axées sur l’exigence d’avoir voix au chapitre dans la
gestion de leurs propres affaires, la fin de leur exploitation économique par
une élite majoritairement blanche, l’obtention de la pleine égalité et
l’acceptation de leur culture. Le poète et leader politique martiniquais Aimé
Césaire était ainsi à la fois un critique féroce du colonialisme et du
capitalisme, un membre actif des institutions françaises en tant que député à
l’Assemblée nationale et maire de Fort-de-France, et un partisan de l’octroi
du statut de département aux îles – objectif atteint en 1946. L’idée de
citoyenneté était donc une plateforme pour les revendications des colonisés,
même si elle engendrait souvent une grande frustration face à la perpétuation
de la discrimination.
La grande majorité des habitants des colonies savaient fort bien ce
qu’était la citoyenneté, mais se voyaient dans l’incapacité de l’obtenir. La
mobilisation des sujets coloniaux dans la défense de la France pendant la
Première Guerre mondiale entraîna de l’Algérie au Vietnam une escalade des
revendications de la part de ceux qui affirmaient avoir payé « l’impôt du
sang ». Pourtant, après la guerre, le gouvernement français prit la direction
opposée en mettant l’accent sur la nature « traditionnelle » des sociétés
colonisées, laquelle serait perturbée par leur participation à un système
politique moderne.
Alors que cette forme de revendication restait dans le cadre des
institutions de l’empire français, des défis plus radicaux émergeaient. Les
colonisés aspiraient à aller bien au-delà des horizons de l’empire, et ce dans
plusieurs régions du monde à la fois. Des leaders comme le Vietnamien Hô
Chi Minh au Vietnam ou le Sénégalais Lamine Senghor faisaient écho aux
activistes radicaux des Indes orientales néerlandaises et de l’Inde britannique
au sein de réseaux militants qui passaient par Singapour et Calcutta aussi bien
que par Paris, Londres, Berlin et, surtout, Moscou. Des rebelles influencés
par Marx et Lénine liaient la lutte contre l’empire au combat contre le
capitalisme. Des mouvements transcendant les frontières des empires
dépassaient aussi l’orbite de l’Internationale communiste dans des
organisations telles que la Ligue contre l’impérialisme, active de 1927 à
1937. Léopold Sédar Senghor, Aimé Césaire et d’autres intellectuels
aspiraient à faire converger les peuples d’Afrique et les afro-descendants des
Antilles dans le mouvement de la négritude. Clercs et savants islamiques
d’Algérie, du Maroc et de Tunisie cherchaient à rassembler les musulmans
sur une base commune, en lien avec les mouvements panarabes et
panislamiques du Moyen-Orient.
Comment traduire les idéaux panafricains ou panislamiques et les
critiques du colonialisme en institutions capables d’exercer le pouvoir ? Ce
n’était pas évident. L’idéologie communiste se révélait tout aussi susceptible
de polariser que d’unifier, ce d’autant plus qu’elle était dépendante des
tournants opportunistes de la politique soviétique en matière de coopération
avec les nationalistes « bourgeois » ou d’hostilité à leur encontre. Les conflits
européens posaient un problème aux anti-impérialistes, qui avaient de bonnes
raisons de craindre que l’impérialisme nazi ne soit encore pire que ses
homologues français ou britannique, ou bien d’espérer que les
gouvernements du Front populaire puissent ouvrir la voie à des réformes. La
puissance croissante du Japon apparaissait comme une alternative aux
empires racistes d’Europe occidentale, mais les actions des Japonais en Corée
et en Chine avaient elles-mêmes des relents de domination coloniale.
Le défi le plus difficile à relever pour les anti-impérialistes était de forger
des liens entre les élites mobiles et cosmopolites du Vietnam, des Antilles et
de l’Afrique et les masses d’ouvriers et de paysans de leurs pays respectifs.
Les sociétés coloniales n’étaient pas seulement divisées entre colonisateurs et
colonisés, mais en proie à une fragmentation interne. Dans les années 1920
et 1930, grèves et rébellions paysannes eurent lieu un peu partout dans le
monde colonial, mais la France et les autres puissances impériales réussirent
à les réprimer, souvent avec une violence meurtrière, tandis que la prison et la
censure empêchaient les politiciens anti-impérialistes d’entretenir des
relations trop étroites avec les paysans et les ouvriers. Ce qui menaçait le plus
la puissance française, c’étaient les empires rivaux : allemand, japonais,
soviétique.
Tout changea avec la Seconde Guerre mondiale. Alors que la Première
Guerre avait scellé le sort des empires des perdants, la Seconde sapa la
puissance militaire, économique et morale de toutes les puissances impériales
européennes. La France et les Pays-Bas durent de fait s’employer à
recoloniser l’Indochine et les Indes orientales, tandis que la Grande-Bretagne
ne pouvait plus contenir les mouvements nationalistes indiens. Au Vietnam,
pendant la guerre, Hô Chi Minh avait établi une base politique et militaire
dans les campagnes et émergea du conflit en position de force. Les États
européens avaient besoin de l’aide financière des États-Unis, qui hésitaient à
soutenir pleinement leurs alliés, de crainte que la défense du colonialisme
n’entrave leur lutte contre le bloc communiste. Les puissances coloniales
avaient besoin de leurs possessions d’outre-mer pour se remettre des effets de
la guerre, mais leurs moyens de coercition s’étaient affaiblis et, après avoir
combattu le racisme d’Hitler, elles étaient moins bien placées pour défendre
le caractère « normal » et la légitimité de la domination des Blancs sur les
peuples africains et asiatiques.
L’affaiblissement des puissances coloniales créa une opportunité qui fut
saisie à la fois par des mouvements armés, comme au Vietnam et plus tard en
Algérie, et par des mouvements politiques et syndicaux cherchant à améliorer
la condition des peuples colonisés. Dans chaque territoire colonial, les partis
politiques, malgré leurs différences d’idéologie et d’objectifs, étaient
capables de mobiliser la population des villes et des campagnes à travers les
élites syndicales, les cadres des associations ethniques et d’autres
organisations intermédiaires, mais aussi en faisant directement appel aux
masses.
Le colonialisme était toutefois devenu une cible mouvante. La France,
qui avait besoin d’un minimum d’assentiment des élites colonisées pour
asseoir la légitimité et la stabilité de sa domination, autorisa en 1946 des
députés élus des colonies à participer avec certaines limites à la rédaction
d’une nouvelle Constitution. Ces derniers firent pression, avec succès, pour
que les droits afférents à la citoyenneté soient étendus à tous les habitants des
colonies et de l’Algérie. Mais le régime colonial se rendit vite compte que la
voie de la réforme n’assurait pas la stabilité et qu’elle entraînait au contraire
une escalade de revendications : égalité politique, égalité des salaires et des
conditions de travail, égalité des avantages sociaux…
Dans ce contexte, les chemins commencèrent à diverger. L’armée
française employa la violence pour empêcher un accord avec Hô Chi Minh,
provoquant une guerre de libération coloniale qui prit fin en 1954. En
Algérie, les colons français et leurs alliés civils et militaires de métropole
empêchèrent les musulmans de faire un usage politique de leurs droits
civiques, poussant leurs organisations politiques sur la voie de l’aspiration à
l’indépendance nationale. L’accession des Antilles au statut de département
ouvrit la voie à un combat continu pour la justice économique et sociale au
sein des institutions françaises. La plupart des activistes politiques de
l’Afrique française subsaharienne (à l’exception du Cameroun) faisaient
pression pour une alternative fédérale à l’empire colonial. Senghor, dont le
regard se portait au-delà de sa propre base politique sénégalaise, préconisait
un degré d’autonomie interne pour chaque territoire, l’union de ces territoires
au sein d’une fédération africaine et l’association de cette fédération avec la
France métropolitaine et ses anciennes possessions d’outre-mer dans le cadre
d’une confédération d’égaux où tous les habitants pourraient jouir de la
pleine citoyenneté. L’Ivoirien Félix Houphouët-Boigny voulait que chaque
territoire participe directement à une fédération dont la France métropolitaine
serait un membre à part égale.
Ces différentes voies aboutissaient à ce qui pouvait passer pour un même
résultat : l’éclatement de l’empire en une série de territoires – dont la France
métropolitaine – pouvant aspirer à une identité nationale. En 1945, ou même
en 1955, une partie seulement des leaders politiques des territoires colonisés
avaient envisagé une telle issue. Tous avaient des objectifs variés, parfois
convergents, notamment le développement économique, l’accès aux mêmes
opportunités économiques et avantages sociaux que les habitants de la
métropole, la libre circulation au sein des territoires français, la
reconnaissance internationale, ainsi que les droits et la dignité impliqués par
la Déclaration universelle des droits de l’homme. Ce qu’ils réussirent à
obtenir, avec l’assentiment de la métropole, c’est la souveraineté territoriale.
Ayant à choisir entre le coût de la satisfaction des revendications d’égalité
économique et sociale et la menace de mouvements révolutionnaires de plus
en plus influents, le gouvernement français décida, au milieu des années
1950, d’octroyer aux politiciens indigènes une plus grande autonomie en
matière de gestion des affaires locales. Il y voyait le seul moyen de les
amener à renoncer aux revendications qu’ils adressaient au système politique
français centralisé. Cette décision renforça l’intérêt des politiciens africains à
cultiver leur base dans les circonscriptions électorales créées en fonction des
divisions territoriales.
En Afrique subsaharienne, les leaders politiques se retranchèrent dans
leurs territoires respectifs sans pouvoir se mettre d’accord sur la nature de
leurs relations réciproques. Ce sont l’autonomie territoriale et les relations
bilatérales avec la France métropolitaine qui finirent par prévaloir. Dans la
plupart des ex-colonies, l’identification nationale restait à construire, qu’il
s’agisse de dépasser les particularités ethniques internes ou d’en exclure les
personnes vivant de l’autre côté d’une frontière territoriale. En 1960, les
territoires subsahariens de la France, après des tentatives infructueuses de
créer une alternative fédérale à l’empire, négocièrent leur indépendance en
tant qu’États individuels. La guerre d’Algérie se termina en 1962 par une
victoire du nationalisme révolutionnaire. Quant aux territoires insulaires, ils
restèrent partie intégrante de la France. Dans un pays multiethnique comme la
Nouvelle-Calédonie, un débat un peu similaire au dilemme africain des
années 1940 et 1950 entre indépendance territoriale et revendications basées
sur la citoyenneté française se perpétue aujourd’hui. Et dans tout l’ancien
empire français, élites et militants continuent de débattre non seulement de la
nature de leur relation avec la France, mais aussi de la manière d’interpréter
l’histoire douloureuse de cette relation.
Traduit de l’anglais par Marc Saint-Upéry

BIBLIOGRAPHIE

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décolonisation, Paris, Payot, 2014.
Christopher GOSCHA, Vietnam. Un État né de la guerre, 1945-1954, Paris,
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Silyane LARCHER, L’Autre Citoyen. L’idéal républicain et les Antilles après
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Todd SHEPARD, 1962. Comment l’indépendance algérienne a transformé la
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Sylvie THÉNAULT, Histoire de la guerre d’indépendance algérienne, Paris,
Flammarion, 2005.
Le « Non » de la Guinée
Céline Pauthier

En octobre 1958, la Guinée est le seul territoire de l’Afrique française à


accéder à l’indépendance immédiate, en votant massivement « Non » au
référendum sur la Communauté française, proposée par le général de Gaulle
avec la Constitution de la Ve République. Cet événement devient
instantanément un lieu de mémoire nationale en Guinée, et se mue en
symbole international de l’anticolonialisme.
Tout s’accélère le 25 août 1958, lorsque le général de Gaulle atterrit à
Conakry, avant-dernière étape de sa tournée africaine afin de promouvoir le
projet de Constitution. De l’aéroport de Gbessia au siège de l’Assemblée
territoriale, la foule acclame les deux leaders, Sékou Touré et Charles de
Gaulle, lequel est impressionné par l’accueil chaleureux qui lui est réservé.
Mais la rencontre tourne au bras de fer. Dans une salle qui l’acclame à tout
rompre, Sékou Touré tient un discours enflammé et lance son fameux :
« Nous préférons la liberté dans la pauvreté à l’opulence dans l’esclavage. »
Vexé, le général de Gaulle répond que l’indépendance est à la disposition de
la Guinée, et quitte le territoire en lâchant à ses collaborateurs : « Nous
n’avons plus rien à faire ici. » Un mois plus tard, le 28 septembre, 95 % des
Guinéennes et Guinéens qui votent choisissent le bulletin « Non », suivant
ainsi le mot d’ordre donné deux semaines plus tôt par le Parti démocratique
de Guinée (PDG) de Sékou Touré. Le 2 octobre, la Guinée accède à
l’indépendance, alors que tous les autres territoires de l’Afrique française ont
voté « Oui » à une large majorité, et intègrent quant à eux la Communauté.
Ainsi débute la singulière trajectoire postcoloniale de la Guinée, marquée par
une forte distance diplomatique avec l’ancienne métropole. Le discours d’un
homme, le 25 août, et le vote d’un peuple, le 28 septembre, composent le
mythe d’une nation unie derrière son héros pour se libérer du joug colonial.
Ce double événement incarne aux yeux des anticolonialistes du monde entier
la dignité retrouvée des Africains. Au-delà de la puissance d’évocation de ce
récit de libération, comment rendre compte de l’attitude de Sékou Touré et du
vote des électeurs ?
L’indépendance guinéenne est précipitée par le feu de l’actualité
française. En effet, la crise algérienne de mai 1958 entraîne le retour au
pouvoir du général de Gaulle : l’été 1958 est consacré aux discussions
constitutionnelles sur la Ve République. La Communauté française, qui doit
prendre la suite de l’Union française instaurée en 1946, définit les relations
entre la République française et les territoires d’outre-mer : les futurs États
membres jouiront d’une relative autonomie interne, sans exercer pleinement
leur souveraineté dans différents domaines comme la politique étrangère, la
monnaie ou la défense. Les responsables politiques africains participent aux
débats, mais sont à la fois déçus et divisés sur le projet final. Sékou Touré, en
particulier, souhaiterait y voir inscrit le droit à l’indépendance immédiate, qui
constitue pour lui une condition indispensable à une entrée libre et digne dans
la Communauté. Surtout, le projet met fin aux ambitions fédéralistes de
certains leaders africains, comme Léopold Sédar Senghor, qui souhaitent que
les pays s’associent ensemble et non séparément à la France. Pour eux, la
Communauté renforce la « balkanisation » de l’Afrique déjà amorcée par la
loi-cadre Defferre de 1956, qui opérait un transfert partiel des pouvoirs vers
chaque territoire d’outre-mer, au détriment de l’échelon fédéral. À titre
personnel, Sékou Touré subit à l’occasion de ces débats plusieurs revers,
alors même qu’il incarne une figure montante de la politique africaine. Pour
toutes ces raisons, le leader guinéen n’est pas satisfait du texte soumis au
vote : son objectif, le 25 août, est moins d’exiger l’indépendance à tout prix,
que de renégocier les conditions de l’association avec la France.
L’intransigeance du Général, qui refuse toute nouvelle discussion, contribue
– tout autant que la radicalité de Sékou Touré – à cristalliser le nationalisme
guinéen.
C’est le vote du 28 septembre qui confère a posteriori au discours du
25 août toute son amplitude politique. La quasi-unanimité des votants ne peut
se comprendre qu’en rappelant le patient travail de mobilisation opéré par le
PDG depuis le début des années 1950. Section guinéenne du Rassemblement
démocratique africain créé en 1946 à Bamako, le PDG s’est adressé de
manière privilégiée aux sans-voix de la société guinéenne : ouvriers, petits
paysans, individus d’ascendance servile, femmes. Il a ainsi gagné à sa cause
celles et ceux qui, dans le même temps, se sont vu progressivement accorder
le droit de vote, devenu universel en 1956. La légitimité de Sékou Touré lui
vient aussi de son militantisme syndical, et des victoires qu’il a obtenues à
l’occasion des mouvements de grève des années 1940-1950. Le syndicaliste
autodidacte se mue progressivement en leader politique et cumule les
fonctions politiques et syndicales, ainsi que les mandats électoraux. Dès les
élections territoriales du mois de mars 1957, le PDG tient les rênes du
pouvoir et nul ne s’étonne que le mot d’ordre du « Non », donné le
14 septembre 1958, soit aussi massivement suivi par les votants.
L’indépendance de la Guinée a fait l’objet d’interprétations politiques
divergentes. Pour les uns, il s’agit d’une décision inconsidérée, qui précipite
le pays dans les difficultés économiques et les bras du socialisme. Pour les
autres, elle demeure un geste politique qui inspire la lutte contre toute forme
d’impérialisme. Elle portait en effet en germe les débats postcoloniaux à
venir : jusqu’à quel point les États africains devaient-ils renoncer à une part
de souveraineté pour bénéficier de la coopération française ?

BIBLIOGRAPHIE
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Guinée (1958). Entre mythe, relecture historique et résonances
contemporaines, Paris, L’Harmattan, Cahier Afrique, no 25, 2010.
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1989.
Elizabeth SCHMIDT, Mobilizing the Masses : Gender, Ethnicity, and Class in
the Nationalist Movement in Guinea (1939-1958), Portsmouth (NH),
Heinemann, 2005.
Bandung, le tiers-monde et l’Occident
Guillaume Blanc

18 avril 1955, Bandung, Indonésie. Devant un parterre de leaders


indépendantistes, le président Ahmed Sukarno ouvre la Conférence des
nations afro-asiatiques en évoquant « une haine commune du colonialisme ».
Et lorsqu’il la clôt, une semaine plus tard, le Premier ministre indien
Jawaharlal Nehru appelle tous les pays d’Afrique et d’Asie à s’unir pour
n’être plus jamais « dominés par aucun pays, par aucun continent ». La
communauté internationale reconnaît alors la naissance officielle du « tiers-
monde ».
Pourtant l’expression ne naît pas à Bandung, mais parmi les intellectuels
et les anticapitalistes d’Occident, les uns décrivant les mouvements
indépendantistes, les autres transportant leur idéal socialiste vers les
tropiques. Et tous reprennent la terminologie définie par l’économiste et haut
fonctionnaire français Alfred Sauvy, pour qui la guerre froide pousse les deux
mondes, soviétique et occidental, à vouloir « conquérir le troisième », celui
des pays dits « sous-développés ». Ainsi naît le « tiers-monde » : en
Occident, à propos de l’Afrique et de l’Asie. Mais quel est ce tiers-monde ?
Il puise ses racines dans le mouvement panafricain, qui connaît un essor
inédit depuis les années 1920. De la Jamaïque aux États-Unis, jusqu’à
l’Europe, Marcus Garvey et la Universal Negro Improvement Association
revendiquent le droit des « Nègres » à l’égalité raciale et sociale. De Trinidad
à l’Amérique du Nord et l’URSS, George Padmore et C. L. R. James militent,
eux, pour que la lutte communiste soit aussi anticolonialiste. C’est à ce
courant qu’adhèrent Kwame Nkrumah et Jomo Kenyatta, les futurs dirigeants
du Ghana et du Kenya. Et tous ces militants prennent un virage
indépendantiste après la Seconde Guerre mondiale. Lors du cinquième
congrès panafricain, organisé en 1945 à Manchester, prêts à « faire appel à la
force dans le but de conquérir la liberté », ils exhortent les peuples colonisés
à se libérer du « contrôle impérialiste ».
Vient ensuite la rencontre entre le panarabisme et le panasiatisme. De
l’Égypte à l’Iran, les pays arabes et musulmans exigent des Alliés qu’ils
quittent leur territoire et à cette fin, au Caire, en 1945, ils fondent la Ligue des
États arabes. Puis l’union asiatique s’organise. Sukarno combat les
Néerlandais en Indonésie, Nehru part plaider sa cause dans les arènes
internationales et en 1949, aux Nations unies, les luttes convergent et
aboutissent à la formation d’un groupe arabo-asiatique rassemblant
l’Indonésie, la Birmanie, l’Inde, le Pakistan, l’Iran, la Syrie, le Liban,
l’Égypte, l’Arabie saoudite et le Yémen. Lorsque le Liberia et l’Éthiopie les
rejoignent en 1950, le groupe devient afro-asiatique. Les contours du tiers-
monde vont alors se préciser.
La contestation est sa première raison d’être. Dans son Discours sur le
colonialisme, en 1950, Aimé Césaire affirme que « l’Europe est
indéfendable ». Car, selon le maire de Fort-de-France, « entre colonisateur et
colonisé, il n’y a de place que pour la corvée, l’intimidation, la pression, la
police, l’impôt, le vol, le viol, les cultures obligatoires, le mépris, la
méfiance, la morgue, la suffisance, la muflerie, des élites décérébrées, des
masses avilies ». Tel est l’esprit qui donne corps à l’identité commune
affichée par les vingt-neuf États africains et asiatiques réunis : ils partagent
une géographie, les Suds, et une contestation, celle de l’ordre colonial.
Le tiers-monde devient alors un espoir – celui d’un ordre nouveau qui
prend forme l’année suivante, en Égypte. La Grande-Bretagne et la France
entendent contrôler le canal de Suez et les États-Unis et l’URSS, le Moyen-
Orient. Mais à l’automne 1956, au terme de négociations diplomatiques
multilatérales et d’opérations militaires sur le terrain, Gamal Abdel Nasser et
ses partisans nationalisent le canal, avant de dynamiter la statue de
l’architecte français qui l’a conçu, Ferdinand de Lesseps, qui trônait à l’entrée
de Port-Saïd. La supériorité des empires européens vacille et les deux blocs
font désormais face à un troisième, apparemment doté d’un atout majeur
depuis Bandung : l’unité.
En Asie, cette unité entre anciennes colonies s’organise autour d’un
principe : le non-alignement, plus précisément la neutralité face aux deux
blocs afin de bâtir une politique commune de prospérité. Mais, en Afrique, de
nombreux militants envisagent des options fédéralistes. Sékou Touré et
Kwame Nkrumah élaborent un projet d’union Ghana-Guinée, une Fédération
du Mali est proposée pour remplacer l’Afrique occidentale française et des
États-Unis d’Afrique sont envisagés pour succéder à l’Afrique équatoriale
française. Formé en France et rentré au Sénégal en 1960, Cheikh Anta Diop
ira jusqu’à proposer l’union des Afriques française et britannique. Car, selon
lui, à moins d’une organisation fédérale, le continent se transformera en une
multitude de « petites dictatures » soumises aux économies étrangères.
Ces projets politiques ne se concrétiseront pas. Lorsque l’Organisation de
l’unité africaine est fondée en 1963 depuis Addis-Abeba, en Éthiopie, chaque
État né de la décolonisation poursuit déjà des objectifs exclusivement
nationaux. Mais l’idéal tiers-mondiste continue d’exister à travers les écrits
des militants anticolonialistes qui l’ont pensé, de Gandhi à Frantz Fanon.

BIBLIOGRAPHIE

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(2014), Paris, La Découverte, 2017.
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3

LUTTES, PRATIQUES ET CULTURES


ANTICOLONIALES
Luttes pour l’égalité en Afrique
Françoise Blum

En janvier-février 1944, la conférence de Brazzaville, qui réunit


gouverneurs et autres administrateurs, à l’exclusion des Africains, a pour
objet de réfléchir à ce que sera l’empire après guerre. Étant donné le rôle joué
par celui-ci et les contingents coloniaux dans le soutien à la France libre, rien
ne peut plus être comme avant. Deux ans plus tard, de par son Titre VIII, la
Constitution de 1946 entérine la création de l’Union française, en lieu et
place de l’empire. Elle inscrit aussi dans le marbre la toute nouvelle
citoyenneté des anciens sujets. Et en 1960, quatorze colonies africaines de la
France acquièrent leur indépendance. Entre-temps, les ex-sujets devenus
citoyens se sont engouffrés dans cette ouverture des possibles. Ils
s’organisent en partis politiques, en syndicats, tout en mettant la France face à
ses contradictions. Le Mouvement démocratique pour la rénovation malgache
(MDRM) est créé à Paris en février 1946. Le Rassemblement démocratique
africain (RDA), premier grand parti politique interterritorial africain, est créé
à Bamako en octobre 1946. Les luttes que mènent leurs militantes et militants
sont de deux ordres principaux : luttes pour l’indépendance ; luttes pour
l’égalité. Celles-ci sont autant de coups de boutoir portés à l’ordre colonial.
Elles contribuent à en rendre la fin inéluctable, et ce, d’autant plus qu’elles
s’inscrivent dans un contexte international où les indépendances sont à
l’ordre du jour (Inde, 1947 ; Ghana, 1957) et les défaites coloniales
également (Diên Biên Phu, 1954).
L’indépendance n’est pas, dans la plupart des cas, l’objectif dans
l’immédiat après-guerre, sauf pour les Malgaches et, dans un contexte un peu
différent, les Camerounais. Il y a à Madagascar une véritable mystique de
l’indépendance. Le MDRM, auquel appartiennent les élus malgaches, prône
l’indépendance dans l’association avec la France. Le parti a une audience
considérable. Toute une presse nationaliste, désormais libre, défend
l’indépendance. Après une période de tensions extrêmes, et de répression
exacerbée, qui a pour effet une radicalisation certaine, l’insurrection éclate
dans la nuit du 29 au 30 mars 1947. Outre les sections du MDRM, des
sociétés secrètes comme le Panama ou la Jina jouent le rôle de courroies de
transmission de la révolte. Celle-ci s’étend rapidement et c’est le début d’une
guerre d’indépendance qui ne dit pas son nom. La révolte n’est totalement
anéantie qu’en décembre 1948. La répression est terrible, exécutions,
arrestations, dont celles des députés du MDRM, au point que 1947 reste une
plaie ouverte dans les mémoires, par-delà même l’indépendance.
Le Cameroun est pour diverses raisons un autre cas à part. D’abord il ne
s’agit pas d’une colonie, mais, comme le Togo, d’un État sous tutelle. De ce
fait, les enjeux ne sont pas tout à fait les mêmes. La France est tenue, par son
rôle de tutelle, de mener le pays à se gouverner lui-même. Tout dépend alors
de quand et comment. L’Union des populations du Cameroun (UPC), créée
en 1948, va d’abord demander la fixation d’un délai pour l’accès à
l’indépendance puis revendiquer cette indépendance pour 1956. Les mots
d’ordre de l’UPC sont indépendance et réunification, la réunification étant
celle des Camerouns anglophone et francophone nés de la partition de
l’ancien Cameroun allemand après la Première Guerre mondiale. Les
événements s’accélèrent en 1955. À la suite d’émeutes violemment
réprimées, l’UPC est interdite (juillet 1955) et ses responsables condamnés à
partir en exil ou à prendre le maquis. Cette autre guerre sans nom dure
jusqu’au début des années 1970, c’est-à-dire bien au-delà des indépendances
de 1960. Le Cameroun acquiert alors son indépendance, mais aux conditions
fixées par la métropole, de même que Madagascar et toutes les autres
colonies françaises d’Afrique.
Dans ces autres colonies africaines de la France, s’il y a, après guerre,
une mystique, ce n’est pas celle de l’indépendance, mais celle de l’égalité,
comme le formulera Léopold Sédar Senghor.
Avant guerre, seuls les ressortissants des quatre communes de Dakar,
Gorée, Rufisque et Saint-Louis élisaient un représentant à l’Assemblée
nationale. Après guerre, tous les Africains ont des représentants élus dans les
Assemblées françaises – Assemblée nationale, Conseil de la République et la
nouvelle Assemblée de l’Union française –, qui peuvent parler en leur nom.
C’est ainsi que des hommes – et, beaucoup plus rarement, des femmes – qui
seront pour certains les dirigeants de l’Afrique indépendante débutent leur
carrière politique : Léopold Sédar Senghor, Mamadou Dia, Félix Houphouët-
Boigny, Sékou Touré, Jean-Félix Tchicaya, Barthélémy Boganda, etc. Et, dès
la première Assemblée nationale constituante, ils ont à leur actif quelques
appréciables conquêtes : la loi Lamine Guèye du 7 mai 1946 fait de tous les
ressortissants des territoires d’outre-mer des citoyens, la loi Houphouët-
Boigny du 11 avril 1946 abolit le travail forcé… Sur le territoire africain, il y
a aussi désormais des assemblées territoriales élues, et un Grand Conseil par
fédération. Néanmoins, le double collège reste la règle (sauf pour l’Afrique
de l’Ouest aux élections à l’Assemblée nationale), aussi bien pour les
assemblées métropolitaines (Assemblée nationale, Conseil de la République,
Assemblée de l’Union française) que pour les assemblées nouvellement
instituées dans chaque territoire, jusqu’à la loi-cadre dite Defferre du 23 juin
1956. Ne votent à l’origine dans le second collège que des « capacitaires » :
notables, dignitaires religieux, anciens combattants, etc. Toujours est-il que
l’élargissement du corps des votants et de la représentation outre-mer dans les
assemblées est l’un des combats menés par les parlementaires africains. Il y a
là une volonté d’égalité dans le champ politique. Il s’agit de donner un
contenu à cette toute nouvelle citoyenneté de l’Union française. Cela a
commencé avec la lutte pour le droit de vote des femmes sénégalaises, que le
gouverneur Pierre Cournarie leur a dénié. Une campagne de protestation, à
laquelle les femmes elles-mêmes prennent une part prépondérante, et dans
laquelle s’implique vigoureusement Lamine Guèye, oblige Cournarie à
revenir sur sa décision. Mais le combat se poursuit dans les assemblées
métropolitaines et territoriales pour l’extension du corps électoral africain, la
suppression du double collège et le suffrage universel. Plusieurs lois
élargissent la liste des capacitaires et le nombre d’électeurs africains ne fait
que croître. Enfin, la loi-cadre Defferre instaure, outre des conseils de
gouvernement et une certaine délégation des pouvoirs aux territoires, le
suffrage universel. Néanmoins, une inégalité de taille persiste. Il faut outre-
mer dix fois plus d’habitants qu’en métropole pour élire un député.
Mais il est une autre citoyenneté que la citoyenneté politique, c’est la
citoyenneté sociale. De 1945 à la fin des années 1950, l’Afrique occidentale
française (AOF) et l’Afrique équatoriale française (AEF) sont secouées par
des vagues de grèves dont le leitmotiv est l’égalité : égalité des statuts, égalité
des salaires, égalité en matière de droit du travail. C’est la grève générale de
Dakar en 1945-1946, la grève des cheminots d’AOF en 1947-1948, ce sont
les grèves, tant en AOF qu’en AEF, en amont et en aval du Code du travail
des territoires d’outre-mer voté, après moult tergiversations, en
décembre 1952. Les grévistes font pression pour que soit enfin voté ce Code
qui, quelles que soient ses limites – il ne concerne que le travail salarié à
l’exclusion de toute forme de travail coutumier –, transfère aux dits territoires
les grands principes du droit du travail métropolitain. De leur côté les députés
africains bataillent au sein de l’hémicycle. Après le vote du Code, le combat
continue à propos de son application, en particulier pour obtenir des
allocations familiales que le texte a laissées au bon vouloir des gouverneurs.
Les syndicats sont très actifs (le droit syndical ayant été reconnu en
août 1944), d’abord filiales des centrales françaises, à quelques exceptions
près, puis autonomes.
En AOF comme en AEF, les grèves ne suscitent pas de répression
violente, contrairement à ce qui s’était passé lors d’une grève des cheminots
au Cameroun, en 1945. Néanmoins, en Côte d’Ivoire, en 1949-1950, la
situation dégénère. Suite à des manifestations, l’administration du gouverneur
Laurent Péchoux, commandité par Paris, s’emploie à décimer le RDA dont
tant Paris qu’Abidjan commencent à trouver l’audience embarrassante, et ce
d’autant plus que le parti est apparenté au Parti communiste français (PCF).
Manipulations électorales, répressions de tous ordres, arrestations et même
assassinats se succèdent. Houphouët-Boigny en personne n’échappe à
l’arrestation que grâce à son immunité parlementaire. Mais c’est aussi lui qui,
par mesure de prudence, rompt avec le PCF pour s’allier à l’Union
démocratique et socialiste de la résistance (UDSR) de François Mitterrand,
ministre de la France d’Outre-mer, et de René Pleven. Le RDA, désormais
proche du pouvoir, est sauvé.
Syndicats et grévistes, tout au moins jusqu’aux dernières années 1950, ne
réclament pas l’indépendance, mais l’accès à leurs droits. Quant aux
parlementaires, ils discutent ou imaginent les formes possibles d’un État
multinational, au-delà de l’État-nation. Mais la situation évolue rapidement à
partir de 1957. Cette année-là est créée une organisation syndicale unique,
l’Union générale des travailleurs d’Afrique noire (UGTAN) – à l’exclusion
toutefois des syndicats croyants (anciennement Confédération française des
travailleurs chrétiens, CFTC) et de ceux qui sont proches de la Confédération
générale du travail-Force ouvrière (CGT-FO) –, et l’organisation appelle à
voter « Non » au référendum de 1958, c’est-à-dire non à la Communauté
franco-africaine proposée par la nouvelle Constitution ; tout comme le Parti
africain de l’indépendance (PAI), premier parti officiellement marxiste
d’Afrique de l’Ouest, ou des organisations de jeunesse telles que la
Fédération des étudiants d’Afrique noire en France (FEANF) ou le Conseil de
la jeunesse d’Afrique (CJA). Au Niger le parti Sawaba appelle également à
voter « Non ». Mais l’administration manipule les élections de telle sorte que
le « Oui » l’emporte, contre toute logique, étant donné l’impact de la
campagne pour le « Non ». Seule la Guinée de Sékou Touré vote
massivement « Non » et acquiert de ce fait son indépendance.
Ces luttes pour l’égalité et pour le suffrage universel ébranlent les
fondements mêmes d’un système colonial inégalitaire par essence. Elles
contribuent sans aucun doute à sa disparition, mieux encore peut-être que les
insurrections.

BIBLIOGRAPHIE

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Thomas DELTOMBE, Manuel DOMERGUE et Jacob TATSITSA, Kamerun !
Une guerre cachée aux origines de la Françafrique, 1948-1971, Paris, La
Découverte, 2011.
Omar GUÈYE, Sénégal : histoire du mouvement syndical. La marche vers le
Code du travail, Paris, L’Harmattan, 2011.
Lucile RABEARIMANANA, Jean FREMIGACCI et Célestin RAZAFIMBELO
(dir.), L’Insurrection de 1947 et la Décolonisation à Madagascar, t. I, À
travers les régions et « là où il ne s’est rien passé », Tananarive, Tsipika,
2008.
Ousmane Sembène, la grève
des cheminots et la mémoire des femmes
Annette K. Joseph-Gabriel

Publié en 1960, à l’apogée des mouvements luttant pour l’indépendance


africaine, le roman d’Ousmane Sembène Les Bouts de bois de Dieu offre une
recréation fictionnelle fascinante de la grève historique des cheminots qui
secoua les colonies françaises d’Afrique occidentale entre octobre 1947 et
mars 1948. Cette mobilisation syndicale coordonnée exprimait les
revendications des travailleurs en faveur d’un « cadre unique » éliminant la
hiérarchie racialisée des salaires et des avantages sociaux, dont les
bonifications pour le coût de la vie et les allocations familiales. Comme l’ont
montré des historiens tels que Frederick Cooper, cette grève prolongée
reflétait l’aspiration des travailleurs et des syndicats africains à faire entendre
leur voix et à influer sur les décisions politiques et économiques dans les
colonies. De ce fait, son résultat allait au-delà de la simple garantie d’un
salaire égal à travail égal, indépendamment de la couleur de peau. La grève
contribua aussi à reconfigurer l’équilibre des pouvoirs entre l’administration
française et les travailleurs africains. C’est cette reconfiguration qui est au
cœur des Bouts de bois de Dieu, mais le roman de Sembène met aussi au jour
une autre dimension souvent ignorée de la dynamique raciale du conflit en
soulignant l’enchevêtrement des questions de genre et des questions
d’exploitation du travail dans les colonies françaises.
Les Bouts de bois de Dieu est une histoire de mobilisation et de solidarité,
mais le roman offre aussi le récit des violences, des privations et des pertes
subies non seulement par les cheminots mais par leurs femmes et leurs
enfants pendant la grève. De Bamako à Dakar en passant par Thiès, d’un bout
à l’autre de la ligne de chemin de fer, les personnages féminins du roman ne
cessent d’inventer les moyens de venir en aide à leurs communautés et aux
militants syndicaux, majoritairement masculins. Cette division apparemment
nette entre les sexes s’estompe finalement lorsque l’action du roman culmine
avec la marche des femmes de Thiès sur le siège de l’administration coloniale
à Dakar afin de présenter au gouverneur les revendications des grévistes
concernant le cadre unique. Alors que le récit navigue entre les sites de
négociation syndicale et les espaces domestiques, le roman illustre en détail
ce que laissent entrevoir les rares archives historiques, à savoir que, si la
grève a pu durer si longtemps, c’est grâce au soutien économique fourni aux
grévistes par la communauté locale, en particulier grâce au travail et aux
activités non salariées des femmes. De la sorte, le récit de Sembène met en
évidence la contribution cruciale de ces dernières non seulement à la
mobilisation ouvrière, mais aussi à la vague plus ample d’activisme
anticolonial qui a balayé l’Afrique de l’Ouest au milieu du XXe siècle.
Le prologue du roman expose de façon transparente l’objectif de l’auteur
de mettre en exergue les mouvements populaires et le rôle des travailleurs
africains dans la libération nationale. Sembène y affirme que les hommes et
les femmes qui ont participé à la grève « ne doivent rien à personne ni à
aucune “mission civilisatrice”, ni à un notable, ni à un parlementaire » (Les
Bouts de bois de Dieu, p. 8). Ce choix de raconter l’histoire de la grève à
travers les expériences d’un protagoniste collectif qui se mobilise depuis la
base fait écho à la vision panafricaine d’un cinéaste qui se décrit comme
marxiste. Comme l’affirme Sembène, « si nous ne louons pas et ne rendons
pas hommage à l’héroïsme de nos femmes, auquel j’accorde un rôle éminent,
l’Afrique ne sera pas libérée. […] L’émancipation des femmes ne relève pas
seulement de la sphère du travail. Si notre conscience ne s’éveille pas pour
nous permettre d’apprécier à sa juste valeur le rôle des femmes et de
commencer à partager les responsabilités, notre défaite est assurée » (« Still
the Fire in the Belly… », p. 188-189). En mettant en avant la lutte syndicale
comme espace clé du combat pour l’émancipation, Sembène suggère que le
pouvoir libérateur de ce type de mouvement dépend aussi de notre capacité à
reconnaître la vision politique dont il est porteur au-delà du présent immédiat.
Autrement dit, lorsque Sembène met l’accent sur la mémoire du rôle des
femmes en tant qu’acteurs et agents historiques, il nous engage à percevoir un
fait simple mais important : ce qui compte dans la narration d’actes
historiques de résistance, ce n’est pas seulement le fait de s’en souvenir, mais
aussi la manière dont on s’en souvient.
Comment, dès lors, évoquer la grève de 1947-1948 qui a paralysé le trafic
ferroviaire dans toute l’Afrique occidentale française ? Pour en revenir au
prologue du roman, Sembène y contrecarre d’avance le récit officiel de la
grève comme un conflit entre politiciens et dirigeants syndicaux et s’efforce
de corriger ce point de vue biaisé en mettant en avant le rôle incontournable
des travailleurs illettrés et des membres des communautés locales dans cette
mobilisation. Son récit s’emploie en particulier à illustrer non seulement la
manière dont les actions des grévistes ont fini par changer la politique
coloniale, mais aussi comment leur participation à cette résistance collective
les a eux-mêmes transformés. Cette transformation sociale se manifeste aussi
au niveau de la communauté lorsque les femmes de Thiès, dont la vie était
jusqu’alors essentiellement confinée à la sphère domestique, se réapproprient
l’espace public à travers un rituel commémoratif quotidien après leur
vaillante marche sur Dakar. Le narrateur en offre une description
particulièrement frappante : « Et les hommes comprirent que ce temps, s’il
enfantait d’autres hommes, enfantait aussi d’autres femmes » (Les Bouts…,
p. 65).
Les histoires de ces « nouvelles femmes » ayant émergé comme force
politique non négligeable à la veille de l’indépendance font écho à celles des
travailleuses rurales dépeintes par la militante anticoloniale malienne Aoua
Keïta dans son autobiographie, Femme d’Afrique (1975), ou à celles des
femmes de la classe moyenne qui exprimaient leurs visions postcoloniales
dans les pages du magazine de l’écrivaine et éditrice sénégalaise Annette
Mbaye d’Erneville, Awa : la revue de la femme noire. En entrelaçant de
manière créative faits et fiction dans Les Bouts de bois de dieu, Sembène
nous permet de mieux comprendre l’action politique des femmes africaines
dans la lutte contre le colonialisme.
Traduit de l’anglais par Marc Saint-Upéry

BIBLIOGRAPHIE

Frederick COOPER, Décolonisation et travail en Afrique. L’Afrique


britannique et française, 1935-1960, Paris-Amsterdam, Karthala-SEPHIS,
2004.
Mamadou NIANG, « Still the Fire in the Belly : The Confessions of Ousmane
Sembène », in Annett Busch et Max Annas (éd.), Ousmane Sembène :
Interviews, Oxford (MS), University of Mississippi, 2008, p. 178-189.
Ousmane SEMBÈNE, Les Bouts de bois de Dieu, Paris, Pocket, 2010.
Les ambiguïtés du PCF
Selim Nadi

En mai 1930, en France, la CGTU publie un texte, dans Le Réveil


colonial, dans lequel elle condamne fermement la création de « syndicats
nègres » autonomes – initiée par le syndicaliste malien Tiemoko Garan
Kouyaté –, ces derniers étant considérés comme un « danger pour l’unité de
la classe ouvrière ». Cette critique de l’organisation autonome des peuples
colonisés (en métropole comme dans les colonies) est symptomatique du
tournant que représentent les années 1930 dans l’appréhension que certains
courants marxistes ou marxisants français ont du colonialisme et de la lutte
anticoloniale. Si ce rapport entre marxisme et colonialisme engendre de
nombreux questionnements pratiques comme théoriques, il en est un qui
structure clairement le rapport du marxisme français à la question coloniale :
l’autonomie politique des « indigènes ». L’organisation politique constitue un
enjeu central dans le marxisme. Questionner le rapport du marxisme à
l’organisation autonome des « sujets coloniaux » soulève ainsi d’autres
interrogations : quid des groupes non marxistes dans la lutte contre le
colonialisme ? Quelles alliances de classe ? Quelle place pour la lutte
anticoloniale dans la lutte révolutionnaire plus globale ?
À cet égard, les années 1930-1960 constituent une période charnière,
située entre le tournant représenté par le Front populaire et les nouveaux tiers-
mondismes qui commencent à émerger avec la révolution algérienne, du
milieu des années 1950 début des années 1960.
La fin des années 1920 et les années 1930 représentent un moment clé
dans la création d’organisations « indigènes » autonomes en France. Outre les
syndicats de dockers initiés par Kouyaté, l’Étoile nord-africaine (ENA) est
fondée dans la seconde moitié des années 1920 par des membres du PCF, au
premier rang desquels Hadj Ali Abdelkader. Les années 1930 voient
l’émergence du Parti du peuple algérien (PPA), fondé à Nanterre en 1937. À
la fin des années 1920, des militants noirs – emmenés par Lamine Senghor et
Kouyaté – fondent la Ligue de défense de la race nègre (LDRN).
Pourtant, la période de la participation du PCF au Front populaire en
1936-1937 marque un net recul dans le rapport des marxistes français aux
luttes anticoloniales. Avec la menace fasciste, l’anticolonialisme, perçu par
l’appareil du PCF comme risquant d’affaiblir la France, se trouve
marginalisé. La révolution n’est plus la priorité : l’ennemi principal est le
fascisme et le sujet politique principal, le « peuple ». Les marxistes français
cessent ainsi rapidement de soutenir les initiatives des peuples coloniaux. Les
quelques marxistes pour lesquels l’anticolonialisme reste un enjeu central
sont à trouver du côté de la « gauche révolutionnaire » de Marceau Pivert, à
laquelle participe notamment Daniel Guérin, et du groupe gravitant autour de
la revue La Révolution prolétarienne. Du côté libertaire et anarchiste
également, la question coloniale apparaît comme secondaire. Il est vrai que
l’antipatriotisme et l’antimilitarisme des libertaires les différencient
clairement des communistes, mais ils n’ont que peu d’impact sur les militants
de l’immigration coloniale.
La défense des intérêts du peuple français et la timidité vis-à-vis de la
lutte anticoloniale au PCF se retrouvent durant la Seconde Guerre mondiale.
Après la rupture du pacte germano-soviétique, le PCF érige l’intérêt national
en valeur suprême. Ce choix pèse au lendemain de la guerre sur l’attitude du
Parti vis-à-vis des luttes de libération nationale. Ainsi, lors des massacres du
8 mai 1945 dans le Constantinois, le PCF argue que les manifestants ont été
manipulés par des agents fascistes. Le même type d’analyse accompagne les
soulèvements concomitants en Syrie. Cette position ambiguë du PCF face au
colonialisme est cependant à nuancer dans le cas de la lutte indochinoise, les
révolutionnaires vietnamiens étant perçus comme les camarades des résistants
communistes français.
Les autres mouvements marxistes et marxisants sont divisés sur la
question ou ont d’autres priorités. Concernant le mouvement trotskiste
français, il convient d’insister sur le fait que, de par sa faiblesse, ce dernier
est essentiellement occupé à établir des assises solides lui permettant
d’exister. Il faut attendre le début de la révolution algérienne, en 1954, pour
que celui-ci devienne réellement actif sur la question coloniale – même si le
Parti communiste internationaliste est l’une des seules organisations à
protester contre les massacres dans le Constantinois en mai 1945 et à
s’opposer également à la guerre d’Indochine. Finalement, la révolution
algérienne marque une nette scission chez les marxistes français concernant
le colonialisme, en suscitant l’émergence d’une multiplicité de groupes pour
lesquels les colonies présentes ou passées représentent dorénavant une
nouvelle avant-garde de la révolution mondiale. Ainsi, dans les années 1960,
toute une génération d’anciens militants communistes – dont certains, comme
Jacques Jurquet, seront des figures clés du maoïsme français des années 1960
et 1970 – ne conçoit plus le prolétariat européen comme le sujet
révolutionnaire principal, mais bien l’indigène, le colonisé ou ex-colonisé.
Maxime Rodinson qualifie d’ailleurs cette appréhension du monde
(anciennement) colonisé de « mystique du tiers-monde ».

BIBLIOGRAPHIE

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L’Harmattan, 1985.
René GALLISSOT, La République française et les Indigènes. Algérie
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Christoph KALTER, Die Entdeckung der Dritten Welt. Dekolonisierung und
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Decolonization and the Rise of the New Left in France, c. 1950-1976,
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Alger, capitale anticoloniale
Samia Henni

Dans sa lettre de 1956 présentant sa démission de son poste à l’hôpital


psychiatrique de Blida-Joinville, Frantz Fanon, psychiatre, critique
anticolonialiste et membre du Front de libération nationale (FLN) algérien,
exprimait une fois de plus son rejet de la violence du régime colonial français
en Algérie. La lettre était adressée à Robert Lacoste, alors ministre résident et
gouverneur général de l’Algérie. Fanon y affirmait qu’il démissionnait parce
que sa conscience ne pouvait plus être le siège de débats impardonnables et
qu’il désirait conserver « la volonté de ne pas désespérer de l’Homme, c’est-
à-dire de moi-même ». Il refusait de continuer à combattre les pratiques
coloniales de l’intérieur d’une institution qui dépersonnalisait ses sujets. Il ne
pouvait plus porter la responsabilité d’assumer une telle violence « sous le
fallacieux prétexte qu’il n’y a rien d’autre à faire ». Le raisonnement de
Fanon incarnait les principes fondamentaux des mobilisations anticoloniales
des années 1950 et 1960 : ne jamais perdre espoir dans les possibilités de
combattre les esprits et les projets coloniaux et reconnaître et dénoncer la
colonialité des institutions publiques (civiles et militaires).
C’est cette même foi qui caractérise la ville d’Alger pendant la
Révolution algérienne, également nommée la guerre d’Algérie, et dans les
années qui ont suivi. Au cours de l’infâme Bataille d’Alger (1956-1957), les
combattants anticolonialistes algériens et les adhérents du FLN ont organisé
une série d’offensives urbaines dans la Casbah (le centre historique d’Alger),
mobilisant tous les secteurs de la société algérienne et les partisans de la
cause anticoloniale, femmes et enfants compris. Dépeinte dans le film La
Bataille d’Alger (1965), de Gillo Pontecorvo, la morphologie de la Casbah
joue un rôle crucial dans la lutte contre le pouvoir colonial et
l’internationalisation des actions anticolonialistes. Le tracé sinueux et le tissu
urbain dense de la Casbah familiers aux combattants algériens (enfants,
femmes et hommes) leur permet de mettre en œuvre des tactiques et des
stratégies efficaces de guérilla urbaine révolutionnaire. Pour contrer ces
manœuvres anticoloniales, les autorités coloniales françaises répondent par
de violentes mesures de rétorsion militaire et policière et par des opérations
contre-révolutionnaires (contre-insurrectionnelles, dirait-on aujourd’hui),
incluant notamment le recours à la torture et au viol.
À l’instar de la Casbah, les bidonvilles d’Alger sont perçus comme des
bastions révolutionnaires où les autorités civiles et militaires françaises ont
beaucoup de mal à pénétrer – et qu’elles peinent donc à contrôler. L’armée
française pratique alors des opérations contre-révolutionnaires ciblées, que
les officiers français d’unités spéciales, les sections administratives urbaines
(SAU), imposent aux vastes bidonvilles d’Alger ainsi qu’à ceux de la
banlieue parisienne, peuplés de migrants algériens, tel celui de Nanterre.
Comme dans la Casbah, l’armée française fait peindre des numéros sur la
façade des maisons ou des taudis, établit des registres détaillés des hiérarchies
familiales avec leurs chefs et délivre de nouvelles cartes d’identité
numérotées comportant la lettre du secteur militaire et le numéro attribué à
chaque domicile. Pourtant, ce quadrillage n’empêche pas les combattants
anticolonialistes de poursuivre leur lutte, de renouveler leurs tactiques, de
croire en eux-mêmes et de rejeter « le fallacieux prétexte qu’il n’y a rien
d’autre à faire ».
L’espoir s’est fait réalité en mars 1962, avec la déclaration
d’indépendance de l’Algérie. Peu après, Ahmed Ben Bella, militaire
socialiste et révolutionnaire algérien, devient le premier président de
l’Algérie indépendante, exerçant ces fonctions de 1963 à 1965. En juin 1965,
lors du coup d’État qui renverse Ben Bella, son ministre de la Défense Houari
Boumédiène s’empare du pouvoir, qu’il conservera jusqu’à sa mort en 1978.
Pendant les gouvernements de Ben Bella et de Boumédiène, la nouvelle
République algérienne démocratique et populaire accueille, héberge et
apporte son soutien actif à une série de groupes et d’opposants politiques
révolutionnaires, anticolonialistes, anti-impérialistes, anticapitalistes ou
antiracistes. Citons entre autres le Front de libération du Mozambique
(FRELIMO), le Mouvement populaire de libération de l’Angola (MPLA),
l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), le Viêt Cong (Front
national de libération du Sud-Vietnam), le Congrès national africain (ANC,
Afrique du Sud) et le Black Panther Party (BPP) des États-Unis. Amílcar
Cabral, leader panafricaniste et anticolonialiste de Guinée-Bissau, qualifiait
alors Alger de « Mecque des révolutionnaires », et Yasser Arafat, leader
politique palestinien et président de l’OLP de 1969 à 2004, la décrivait
comme une « fenêtre à travers laquelle nous apparaissons à l’Occident ». La
construction d’un « nous » était cruciale pour les enjeux géopolitiques,
économiques et militaires d’une Algérie ayant tout juste acquis son
indépendance, ainsi que pour sa légitimation nationale et internationale.
Pour célébrer les solidarités panafricaines et la libération de l’Afrique, le
gouvernement algérien et l’Organisation de l’unité africaine (OUA)
organisent en 1969 à Alger le premier Festival culturel panafricain (le
« Panaf »). Du 21 juillet au 1er août, des représentants de diverses pratiques
culturelles africaines, ainsi que d’une série de gouvernements et de
mouvements de libération, convergent vers la capitale algérienne dans un acte
d’unité et de dénonciation de la domination coloniale et des tendances
néocolonialistes. Ils y apportent leur soutien aux luttes politiques de
libération, prônent les liens entre pays africains et diaspora africaine au nom
du panafricanisme, célèbrent les cultures africaines et comblent le fossé
colonial entre le nord de l’Afrique, le Sahara et le Sahel, et l’Afrique
subsaharienne. À la différence des idées littéraires et politiques de la
« négritude » et du premier Festival mondial des arts nègres de Dakar en
1966, le Panaf entend propager la « conscience nationale » prônée par Fanon
et promouvoir la libération politique, les arts africains et les identités
culturelles. L’atmosphère et l’esprit anticolonialistes qui imprègnent alors les
rues et les espaces urbains d’Alger ont été capturés avec ferveur dans deux
films mémorables du cinéaste états-unien William Klein : Festival
panafricain d’Alger (1969) et Eldridge Cleaver, Black Panther (1970), tous
deux produits par un organisme algérien, l’Office national pour le commerce
et l’industrie cinématographique (ONCIC).
Dans ses mémoires intitulées Alger, capitale de la révolution. De Fanon
aux Black Panthers, Elaine Mokhtefi, traductrice et journaliste américano-
algérienne, épouse de Mokhtar Mokhtefi (écrivain algérien et ancien membre
du FLN), raconte son séjour à Alger entre 1962 et 1974, notamment sa
participation à l’organisation du Panaf, sa rencontre avec les membres du
Black Panther Party et son rôle dans la création d’un centre afro-américain à
Alger. Elle décrit aussi le rôle crucial de l’aéroport d’Alger comme théâtre
des luttes anticoloniales en mentionnant certains avions ayant atterri là après
avoir été détournés par des opposants politiques. Ce fut par exemple le cas
d’un groupe d’étudiants éthiopiens opposants au régime d’Hailé Sélassié,
dont elle décrit l’arrivée à son bureau du ministère algérien de l’Information,
en quête d’un traducteur et de soutien logistique. Le récit personnalisé de
Mokhtefi offre une histoire quotidienne des réseaux de solidarité
transnationaux, des révolutionnaires et des idéologies anticolonialistes qui ont
contribué à internationaliser les luttes de libération et à ancrer la « volonté de
ne pas désespérer de l’Homme ».
Alger a également accueilli la quatrième conférence au sommet des chefs
d’État et de gouvernement du Mouvement des pays non alignés (MNA). Créé
en 1955 lors de la conférence de Bandung, en Indonésie, le MNA s’employait
à défendre le développement socio-économique et les intérêts politiques des
pays nouvellement indépendants en s’opposant aux tensions entre les blocs
de l’Est et de l’Ouest liées à la guerre froide et à l’ère nucléaire. Les trois
premières conférences au sommet avaient eu lieu à Belgrade, au Caire et à
Lusaka. Présidée par Houari Boumédiène, la conférence d’Alger, qui se tient
du 5 au 9 septembre 1973, aboutit à une série d’accords incarnant les
engagements politiques et les propositions économiques caractéristiques du
MNA à l’époque : dénonciation des dynamiques coloniales et néocoloniales,
appel aux Nations unies pour une révision des droits et devoirs économiques
des États, renforcement de la coopération des non-alignés entre eux,
réaffirmation des identités culturelles indigènes à travers la
« repersonnalisation » des anciens colonisés.
C’est cette effervescence d’idéaux révolutionnaires et anticoloniaux,
enracinés dans les principes socialistes et le capitalisme d’État, qui a permis
au gouvernement algérien de clamer et de consolider son identité et sa
réputation anticolonialiste à travers toute l’Afrique et dans le monde entier,
en particulier au lendemain de la violente guerre de libération nationale. Ces
principes ont alors sous-tendu la politique étrangère de l’Algérie, stimulé la
reconstruction nationale du pays et nourri durablement son engagement en
faveur du Mouvement des non-alignés et des causes panafricaine et panarabe.
De tels idéaux se distinguaient toutefois des politiques nationales et
régionales de l’Algérie, qui n’étaient pas toujours révolutionnaires,
notamment en ce qui concerne les droits des femmes, le code de la famille, la
politique linguistique, la religion, l’agriculture, le travail, l’emploi,
l’éducation et le rôle de l’armée. L’écart entre réalité nationale et pratique
internationale nous amène à nous interroger sur le caractère idéologique ou
instrumental des valeurs anticoloniales du gouvernement algérien, à supposer
que les deux ne soient pas indissociables.
À bien des égards, nombre de ces questions ne sont toujours pas résolues
aujourd’hui, et c’est une des raisons pour lesquelles le peuple algérien est
descendu dans les rues d’Alger et plusieurs autres villes algériennes le
16 février 2019. Le peuple algérien a alors lui aussi manifesté et revendiqué
sa « volonté de ne pas désespérer de l’Homme », c’est-à-dire de lui-même, en
exigeant du gouvernement algérien qu’il assume ses responsabilités
sociopolitiques et économiques. Au cours de ces manifestations pacifiques,
connues sous le nom de « Hirak » ou « révolution du sourire », les
manifestants ont repris le terme d’« indépendance » dans leurs chants et
slogans, « revendiquant une “deuxième libération” », « celle du peuple après
celle du pays libéré du joug colonial en 1962 ». Aujourd’hui, ce n’est plus
dans la ville d’Alger que s’incarne l’esprit d’une capitale anticoloniale, mais
bien dans le peuple algérien lui-même – femmes, hommes, enfants, jeunes,
aînés – qui entonne des refrains anticoloniaux, hurle des slogans de
libération, dénonce les mesures répressives, expose les blessures
traumatiques de la guerre civile algérienne (1991-2002) et adopte une posture
révolutionnaire. Le peuple algérien croit en lui-même et en la possibilité de
faire quelque chose, ainsi qu’en l’exigence que cela soit fait.
Traduit de l’anglais par Marc Saint-Upéry

BIBLIOGRAPHIE

Omar BENDERRA, François GÈZE, Rafik LEBDJAOUI et Salima MELLAH,


Hirak en Algérie. L’invention d’un soulèvement, Paris, La Fabrique, 2020.
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« Porteurs de valises »
Tramor Quemeneur

L’expression « porteur de valises » est pratiquement née d’un


malentendu. En effet, lors du procès jugeant les membres du réseau de
soutien au FLN créé par le philosophe Francis Jeanson (dit « réseau
Jeanson »), ancien secrétaire de la revue Les Temps modernes, une lettre de
Jean-Paul Sartre du 16 septembre 1960 est adressée au tribunal militaire de
Paris. Celle-ci stipule : « Si Jeanson m’avait demandé de porter des valises ou
d’héberger des militants algériens, et que j’aie pu le faire sans risque pour
eux, je l’aurais fait sans hésitation… » Sauf que… c’est en fait Marcel Péju,
secrétaire des Temps modernes, qui en est l’auteur et que la signature de
Sartre a été réalisée par le caricaturiste Siné. La charge de la déclaration
aurait même inquiété Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, et pourrait
avoir été à l’origine du licenciement ultérieur de Marcel Péju.
D’après Hervé Hamon et Patrick Rotman, l’expression « porteur de
valises » serait employée dès cette période de manière infâmante, pour
accuser les intellectuels français d’être au service des militants algériens. Seul
un article dans Paris-Presse – L’Intransigeant du 1er décembre 1960 évoque
les « porteuses de fonds » du FLN dans la région lyonnaise. Il apparaît
somme toute que l’utilisation du féminin se justifie, dans la mesure où les
femmes ont effectivement été très impliquées dans les réseaux. Au bout du
compte, c’est véritablement le livre d’Hervé Hamon et Patrick Rotman qui
popularise l’expression en 1979. Celle-ci désigne donc les personnes qui ont
soutenu et aidé les Algériens et plus particulièrement le FLN pendant la
guerre d’indépendance. Jacques Charby, membre du « réseau Jeanson »,
estimant l’expression péjorative, préférait celle de « porteurs d’espoir ».
Au départ, l’aide était souvent interpersonnelle, la rendant difficile à
connaître. Ainsi, parmi les premiers, le jeune Jean-Jacques Rousset aide les
militants du FLN à Paris, début 1955. Arrêté en septembre 1956, il est
condamné à trois ans de prison. Dès avant la guerre, des libertaires et des
trotskistes soutenaient l’action de Messali Hadj. Pendant le conflit, certains
ont continué d’aider les messalistes, tandis que d’autres ont basculé en faveur
du FLN. Ainsi, le Parti communiste internationaliste (PCI) de la tendance
Pierre Franck aide le FLN dès le début de l’année 1955, notamment pour
l’édition du journal Résistance algérienne et l’impression de faux papiers.
Quatre militants sont arrêtés en avril 1956.
L’action clandestine des « porteurs de valises » les conduit à laisser peu
de traces. Le réseau le plus connu est celui de Francis Jeanson. Celui-ci a
commencé à aider des militants du FLN en 1956, en les convoyant avec sa
voiture. Progressivement, il étoffe son réseau et ses activités, le formalisant à
partir d’octobre 1957, avec l’arrivée de prêtres de la mission de France (dont
l’abbé Robert Davezies). Il met alors en place des filières de passage de
frontières, vers l’Espagne puis surtout la Suisse, faisant passer des hommes
mais aussi l’argent des cotisations recueilli par les militants du FLN. Les
activités des « porteurs de valises » sont très variées, allant du transport
d’armes au fait de servir de « boîte aux lettres » pour le courrier et la
propagande, en passant par l’hébergement de militants algériens.
Des réseaux locaux existent. À Lyon officient des militants libertaires,
trotskistes et chrétiens. Le chef de file en est l’homme de théâtre Jean-Marie
Boëglin, dont le réseau est démantelé en novembre 1960. Le réseau
marseillais est mis en place par Lucien Jubelin, militant de la Nouvelle
Gauche. À Paris, le « groupe Nizan » de Jean-Jacques Porchez, constitué
essentiellement d’étudiants, se situe à mi-chemin entre le soutien au FLN et
l’aide aux déserteurs et insoumis. À Lille, un réseau est constitué d’étudiants
cinéphiles et de prêtres. Ce réseau trouve des prolongements à l’étranger : en
Belgique, en Suisse, au Luxembourg, voire en Allemagne et en Italie. Francis
Jeanson affirmait n’avoir jamais eu de difficulté à recruter des militants.
Les 19, 20 et 21 février 1960, une vague d’arrestations démantèle une
grande partie du « réseau Jeanson », dont les membres, jugés en
septembre 1960, sont condamnés à des peines allant jusqu’à dix ans de
prison. La Fédération de France du FLN fait alors appel à Henri Curiel,
communiste juif égyptien. Le « réseau Curiel » cherche à devenir plus
« professionnel », en cloisonnant davantage les activités et en déposant
directement l’argent en France sans le transporter à l’étranger. Néanmoins,
son réseau tombe également en octobre 1960. À la fin de la guerre, l’aide aux
Algériens cède le pas à la lutte contre l’Organisation armée secrète (OAS).
Après l’indépendance de l’Algérie, des « porteurs de valises », inquiétés ou
non par la justice, s’installent en Algérie et deviennent des « pieds-rouges ».
Certains continuent à œuvrer en faveur des luttes de libération nationale :
c’est l’objectif du réseau Solidarité d’Henri Curiel. Robert Davezies aide par
exemple à l’indépendance des colonies portugaises. Martin Verlet met
également en place un réseau de déserteurs américains du Vietnam. Hommes
et femmes, les « porteurs de valises » qui ont été condamnés ont tous été
amnistiés en 1966.

BIBLIOGRAPHIE

Jacques CHARBY, Les Porteurs d’espoir. Les réseaux de soutien au FLN


pendant la guerre d’Algérie : les acteurs parlent, Paris, La Découverte, 2004.
Charlotte GOBIN, « Genre et engagement : devenir “porteur·e de valises” en
guerre d’Algérie (1954-1966) », doctorat d’histoire sous la direction de
Sylvie Schweitzer, université Lyon 2, 2017, en ligne :
<https://theses.hal.science/tel-01587744/document>.
Hervé HAMON et Patrick ROTMAN, Les Porteurs de valises. La résistance
française à la guerre d’Algérie, Paris, Albin Michel, 1979.
Artistes et intellectuels : cultures
et revendications
Maëlle Gélin

En 1921, le champ littéraire français est le théâtre d’un événement inédit :


le prix Goncourt est décerné pour la première fois à un écrivain noir issu des
marges coloniales de l’empire. Avec son roman Batouala, publié au mois de
mai aux éditions Albin Michel, René Maran est propulsé sous les projecteurs
de la scène culturelle parisienne. Natif de Martinique, l’auteur a rejoint les
rangs de l’administration coloniale en Afrique équatoriale française, où il
situe son récit. Il connaît donc bien les rouages d’un système colonial qui fait
l’objet d’une réelle critique en préface du roman. Au début de l’entre-deux-
guerres, ce succès littéraire au parfum de scandale reflète bien l’importance
que peut maintenant revêtir le fait colonial dans les productions culturelles. Si
le domaine des représentations a pu auparavant servir l’idéologie coloniale en
véhiculant une image romantique et épique des invasions européennes et en
exotisant les sociétés colonisées, l’heure est désormais à l’appropriation par
ces dernières des « armes miraculeuses » charriées, selon le mot d’Aimé
Césaire, par la langue française. Dans le Paris des Années folles, ainsi que
l’analyse Tyler Stovall, l’ambiguë « négrophilie » symbolisée par le succès
de Joséphine Baker masque à peine la montée en puissance d’une critique
plus ou moins radicale du colonialisme qui passe par les arts, la littérature et
la musique.
Ce vaste mouvement de revendications culturelles qui vient contrecarrer
les logiques assimilationnistes de la situation coloniale ne se cantonne ni à
Paris ni à l’empire colonial français. À la même époque, aux États-Unis, les
artistes, écrivains, musiciens de la Harlem Renaissance se donnent pour
objectif de revivifier la culture afro-américaine, dans une logique
d’émancipation vis-à-vis de la ségrégation raciale subie par cette
communauté. Des personnalités comme les écrivains Langston Hugues,
Richard Wright, Claude McKay ou encore les musiciens Paul Robeson, Duke
Ellington et Billie Holiday participent à cette effervescence culturelle née
dans le quartier de Harlem à New York.
L’historien britannique Paul Gilroy a montré à quel point les aires
géographiques qui forment « l’Atlantique noir », espace hérité de la traite
transatlantique des Africains et afro-descendants, sont au cœur de multiples et
intenses échanges au XXe siècle. Idées et textes circulent continûment entre
les diasporas des Amériques, des Caraïbes, d’Afrique et d’Europe. Ainsi, côté
francophone les textes de la Harlem Renaissance inspirent de nombreuses
intellectuelles et intellectuels. Les sœurs martiniquaises Paulette, Jane et
Andrée Nardal fondent en 1931 un périodique intitulé La Revue du monde
noir, qui recueille des traductions de textes de Hugues, McKay, ou Alain
Locke. Dans leur salon de Clamart, au cours de la décennie 1930, les sœurs
Nardal font dialoguer les plus grands intellectuels africains, caribéens et afro-
américains. Elles ne se contentent toutefois pas de créer des réseaux : les
textes pionniers qu’elles rédigent mettent à l’agenda la question de la
condition noire en France métropolitaine et dans les colonies. Le caractère
précurseur de leur démarche intellectuelle est également visible dans
l’attention particulière portée à la condition de la femme noire, doublement
infériorisée.
C’est au cœur de ces points de connexion transatlantique que se forment
les conditions de l’émergence d’un mouvement littéraire autant que d’une
idée : la « négritude ». Le néologisme, produit d’un retournement du
stigmate, apparaît pour la première fois sous la plume du jeune Martiniquais
Aimé Césaire – un habitué du salon des sœurs Nardal – dans les colonnes de
la revue qu’il a cofondée à Paris, L’Étudiant noir, en 1935. Les textes de
Césaire sont bientôt rejoints par ceux de son camarade de khâgne au lycée
Louis-le-Grand, le Sénégalais Léopold Sédar Senghor, ainsi que par les
poèmes du Guyanais Léon-Gontran Damas. La négritude se définit alors
principalement comme une idée anti-assimilationniste, à travers quelques
articles phares signés de la main de Césaire : « Jeunesse noire et
assimilation », en mars 1935, ou encore « Conscience raciale et révolution
sociale », en mai-juin 1935. Césaire y affirme la nécessité de résister à
l’acculturation provoquée par la machine coloniale européenne : « Si
l’assimilation n’est pas folie, c’est à coup sûr sottise, car vouloir être
assimilé, c’est oublier que nul ne peut changer de faune ; c’est méconnaître
“altérité” qui est loi de Nature. »
Partie d’un petit groupe d’étudiants francophones venus des espaces
coloniaux ouest-africains et caribéens – qui prendront soin par la suite de ne
pas ébruiter leur dette intellectuelle envers les sœurs Nardal –, la négritude
prend de l’ampleur littéraire et politique au cours de la décennie charnière des
années 1940. Il faut alors de nouveau passer par des sentiers transatlantiques
pour en saisir les itinéraires. Après avoir discrètement publié dans la revue
Volontés en 1939 sa première version du Cahier d’un retour au pays natal,
Aimé Césaire rejoint la Martinique alors que la guerre est déclarée sur le
continent européen. Aux côtés de son épouse, Suzanne, que l’histoire
oubliera assez vite, il y devient enseignant. Le couple fonde une revue de
dissension, Tropiques, où les critiques du colonialisme européen et du régime
de Vichy en Martinique se dissimulent à travers une poésie teintée de
surréalisme, que l’administration de l’amiral Robert verra, jusqu’à un certain
point, comme d’innocentes manifestations folkloriques. C’est dans ce
contexte que le poète André Breton, lors d’une escale en Martinique au cours
de son exil à New York en 1941, découvre la poésie de Césaire. Fasciné par
la puissance évocatrice du jeune professeur au lycée Victor Schœlcher de
Fort-de-France, séduit par ses affinités poétiques avec le surréalisme, Breton
fait rééditer le Cahier en 1947 aux éditions Bordas et préface le long poème.
L’histoire de la négritude est donc aussi celle d’intermédiaires, de
compagnons de route et de facilitateurs qui ont contribué à la reconnaissance
du mouvement jusqu’au centre littéraire parisien. Alors qu’en 1937 le
surréaliste Robert Desnos préfaçait déjà le premier recueil de Léon-Gontran
Damas, Pigments – censuré lorsque la guerre éclate en 1939 –, l’après-guerre
est marqué par l’investissement accru de grandes figures intellectuelles dans
le combat anticolonial. Tandis que Césaire, Senghor et Damas entament des
carrières politiques au sein de la nouvelle Union française, l’anti-
assimilationnisme des débuts se mue progressivement en anticolonialisme. Le
philosophe existentialiste Jean-Paul Sartre tente alors, non sans un certain
paternalisme, de s’approprier le mouvement. Sa préface à l’Anthologie de la
nouvelle poésie nègre et malgache de langue française de Senghor parue en
1948, intitulée « Orphée noir », rencontre un écho important en dialectisant
les rapports entre le colonisateur et le colonisé, entre l’homme blanc et
l’homme noir. Le philosophe récidivera quelques années plus tard, en 1961,
avec sa préface aux Damnés de la terre du psychiatre martiniquais Frantz
Fanon.
Alors que la IVe République tente de maintenir à flot la domination
française dans les espaces colonisés, la sortie de guerre marque donc
l’élargissement et la structuration des mouvements de revendication culturelle
venus des colonies. Ainsi, à Paris, un intellectuel sénégalais proche de
Césaire et de Senghor, Alioune Diop, fonde en 1947 une revue généraliste
centrée sur le « monde noir » : Présence africaine. Le projet bénéficie à son
lancement du soutien d’un « comité de parrainage » venu mettre à profit son
capital symbolique, qu’il s’agisse d’hommes blancs installés de longue date
dans l’espace intellectuel français – André Gide, Emmanuel Mounier, Michel
Leiris, etc. – ou d’auteurs de la négritude consacrés littérairement depuis peu.
Dans le premier numéro de la revue, Alioune Diop explique : « Cette revue
ne se place sous l’obédience d’aucune idéologie philosophique ou politique.
Elle veut s’ouvrir à la collaboration de tous les hommes de bonne volonté
(blancs, jaunes ou noirs), susceptibles de nous aider à définir l’originalité
africaine et de hâter son insertion dans le monde moderne. »
C’est un véritable réseau transatlantique qui se forme alors. En publiant et
en traduisant de la poésie, des récits, des essais ethnographiques ou plus
politiques, Présence africaine institutionnalise le combat culturel anticolonial
par-delà les frontières impériales et nationales. Bientôt, des revues du même
type émergent en Afrique subsaharienne anglophone, comme Black Orpheus
fondée en 1957 au Nigeria. Deux congrès « des écrivains et artistes noirs », à
Paris en 1956 et à Rome en 1959, voient se réunir un parterre d’intellectuels
venus des États-Unis, des Caraïbes et du continent africain pour mutualiser
leurs réflexions sur les conséquences culturelles de la colonisation. De ces
grandes rencontres émerge notamment la Société africaine de culture,
organisation transnationale basée à Paris, pilotée par Alioune Diop et chargée
de favoriser les rencontres entre intellectuels et artistes qui s’emparent de
réflexions autour d’une identité africaine aux contours incertains. Cette
constellation de revues, maisons d’édition et organisations transnationales
sera centrale dans la décennie à venir des décolonisations en Afrique
subsaharienne, marquées par le nouveau poids politique du panafricanisme.
Si les travaux des historiennes et historiens ont particulièrement éclairé le
développement de la négritude ou encore des idées panafricaines dans le
monde anglophone au XXe siècle, d’autres aires culturelles ont vu naître leurs
propres œuvres de revendications identitaires et anticoloniales. En Algérie
comme à Paris, à partir des années 1940, une nouvelle génération d’écrivains
reprend elle aussi à son compte les armes de la langue française pour explorer
l’identité algérienne et les effets de la colonisation. Son représentant le plus
emblématique, Kateb Yacine, rencontre un important succès critique avec
Nedjma en 1956 ; tandis que des trajectoires littéraires plus discrètes, comme
celle de la poétesse Anna Gréki, témoignent elles aussi de la vitalité culturelle
qui accompagne la guerre de décolonisation entamée en 1954. Dans les
Afriques, aux Caraïbes, aux Amériques et en Asie, loin de n’avoir été qu’un
ornement à l’anticolonialisme, la question culturelle et identitaire en a donc
été l’un des cœurs battants.

BIBLIOGRAPHIE

Jennifer Anne BOITTIN, Colonial Metropolis. The Urban Grounds of Anti-


Imperialism and Feminism in Inter-war Paris, Lincoln-Londres, University
of Nebraska Press, 2010.
Amzat BOUKARI-YABARA, Africa Unite ! Une histoire du panafricanisme
(2014), Paris, La Découverte, 2017.
Sarah FRIOUX-SALGAS, « Présence africaine. Une tribune, un mouvement, un
réseau », Gradhiva, no 10, 2009, p. 4-21.
Tyler STOVALL, Paris noir : African Americans in the City of Light, Boston,
Houghton Mifflin, 1996.
Kora VÉRON, Aimé Césaire, Paris, Éditions du Seuil, 2021.
Paris, 1956 : le premier Congrès
des écrivains et artistes noirs
Maëlle Gélin

Le « Bandung culturel » : c’est ainsi qu’a été rapidement surnommé le


Congrès des écrivains et artistes noirs de 1956, qui s’est tenu à Paris un peu
plus d’un an après la grande conférence de Bandung d’avril 1955. Au cœur
de la guerre froide, l’événement réunit des personnalités parmi les plus
influentes des diasporas africaines et afro-descendantes, venues d’Amérique
du Nord, des Caraïbes, d’Afrique et d’Europe. Écrivains, artistes,
philosophes : une cinquantaine de délégués se rassemblent du 19 au
22 septembre dans l’amphithéâtre Descartes de la Sorbonne. L’événement est
de taille et revêt un caractère inédit, bien qu’il s’inscrive dans la continuité
des grandes conférences panafricaines organisées au sein de l’espace
anglophone dès la première partie du XXe siècle. Pourtant, cette grande
rencontre fut longtemps oubliée par l’histoire intellectuelle et culturelle de
l’anticolonialisme. Excepté quelques clichés – dont la cinquantaine de
participants posant en rangs serrés dans la cour de la Sorbonne –, rares sont
les archives visuelles dont les historiennes et historiens disposent. Grâce à
certains enregistrements audio des interventions et surtout aux
retranscriptions complètes de ces dernières soigneusement compilées par la
revue Présence africaine, il est toutefois possible de se pencher sur cet
épisode crucial de l’histoire des échanges culturels transatlantiques en
contexte colonial.
Par quelle initiative une rencontre d’une telle ampleur a-t-elle été rendue
possible, en dépit d’un contexte particulièrement sensible ? Alors que
l’empire colonial français vacille depuis la sortie de la Seconde Guerre
mondiale et que la France s’enlise dans la guerre d’indépendance algérienne,
les autorités sont plus que jamais attentives aux activités des groupes
anticolonialistes supposés ou avérés en métropole. Des obstacles loin d’être
infranchissables pour Alioune Diop, intellectuel sénégalais installé à Paris,
fondateur de la revue et des éditions Présence africaine. Depuis une petite
dizaine d’années, ce tisseur de réseaux a patiemment implanté son travail
dans la capitale, s’assurant à la fois de soutiens nationaux puissants (entre
autres, Jean-Paul Sartre, André Gide et Emmanuel Mounier) et de connexions
solides à travers l’espace intellectuel transatlantique. Diop est également un
proche d’Aimé Césaire et de Léopold Sédar Senghor, les deux grandes
figures du mouvement de la négritude qui ont connu une véritable
consécration littéraire parisienne au lendemain du second conflit mondial.
Les deux hommes étant également devenus des personnalités politiques de
premier plan en France, en Martinique et au Sénégal, Diop peut compter sur
leur appui et leur capital symbolique. Autre marqueur de l’assise de Présence
africaine dans l’espace culturel français : Pablo Picasso accepte de concevoir
l’affiche du congrès. Si l’événement, fort d’organisateurs jouissant d’une
grande légitimité culturelle, est donc autorisé, il n’en reste pas moins
étroitement surveillé par les autorités.
Pour Alioune Diop, ainsi qu’il le formule dans son discours d’ouverture
du congrès, cette rencontre poursuit l’objectif d’« énoncer ensemble et
mesurer les richesses, la crise et les promesses de [la culture noire] ». Il s’agit
d’élargir et de prolonger les réflexions jusqu’ici portées par la revue Présence
africaine autour d’une identité africaine à la fois multiple et unique, occultée
par le joug colonial : comment défendre, à l’aube des décolonisations, la
culture noire ? Une telle culture, dans son unité, existe-t-elle ? Les
interventions, extrêmement hétérogènes, alternent problématiques
transversales et études de cas plus ciblées. Parmi les prises de parole les plus
marquantes, l’on retient côté francophone celle d’Aimé Césaire, « Culture et
colonisation », ou encore celle du psychiatre martiniquais Frantz Fanon,
« Racisme et culture ». Le complexe de supériorité culturelle de l’Européen y
est décrit comme étant au cœur de la domination raciale. Côté états-unien,
l’écrivain Richard Wright et le philosophe William Fontaine exposent des
analyses de la situation de la communauté afro-américaine. Car cette grande
réunion est bien un espace de confrontations, où craquelle une illusoire unité
intellectuelle et culturelle du « monde noir ». Sur les conséquences culturelles
de la colonisation, les avis diffèrent. L’idée défendue par Césaire d’une
condition commune, la situation coloniale, venant uniformément réfréner le
développement des cultures noires est reçue froidement par la délégation
afro-américaine. Il faut dire que la présence afro-américaine au congrès est
aussi biaisée par l’intervention de la CIA, qui bloque l’obtention d’un visa au
sociologue et sympathisant communiste W. E. B. Du Bois tandis qu’elle
approuve l’envoi d’intellectuels réputés plus modérés, comme Richard
Wright ou le jeune James Baldwin.
Intervenant dans un contexte d’empires coloniaux finissants, le congrès
de 1956 demeure un événement singulier, dont l’ombre porte sur toute la
décennie à suivre. Suivi par une deuxième édition, à Rome en 1959, il aura
permis, en dépit des malentendus et incompréhensions, l’accélération de la
coopération culturelle transatlantique au sein des diasporas africaines et afro-
descendantes. La Société africaine de culture, organisation transnationale
particulièrement active aux premiers temps des indépendances dans les
années 1960, en est une émanation directe. Comprendre l’histoire de cette
rencontre permet donc également de mieux saisir, en creux, la place des
mouvements francophones dans les combats culturels anticoloniaux de part et
d’autre de l’Atlantique.

BIBLIOGRAPHIE
Amzat BOUKARI-YABARA, Africa Unite ! Une histoire du panafricanisme
(2014), La Découverte, 2017.
Présence africaine, no 3-4-5, 1956, « Le 1er Congrès international des
écrivains et artistes noirs ».
Bob SWAIM, Lumières noires, documentaire, 52 min, 2006.
Renaissance(s) africaine(s) : un projet
révolutionnaire
Giulia Bonacci

En 1948, lorsque Cheikh Anta Diop s’interroge : « Quand pourra-t-on


parler de renaissance africaine ? », il répond que la condition préalable à cette
renaissance repose sur le développement des langues africaines, capables de
littérature et de science, et sur son corollaire, la destruction du prestige des
langues européennes. La restauration d’une conscience historique pour les
populations africaines et l’unité linguistique d’un continent nourri par ses
racines égyptiennes sont défendues par Cheikh Anta Diop dans ses travaux
scientifiques, ses programmes d’action et ses partis politiques, fondés plus
tard face à une ferme opposition du pouvoir sénégalais (Bloc des masses
sénégalaises, BMS, 1961 ; Front national sénégalais, FNS, 1963 ;
Rassemblement national démocratique, RND, 1976). Convaincu de la
centralité de la culture comme de l’impérieux besoin de construire une
technique industrielle, Cheikh Anta Diop ne doute pas que l’Afrique saura se
débarrasser de l’« asservissement moral » qui l’a atrophiée. Sans histoire,
sans humanité, marquée du sceau infamant de la dispersion et de la
subjugation économique, politique et culturelle, l’Afrique semble
démembrée. Sa renaissance devient alors un projet fondamentalement
politique, révolutionnaire et panafricaniste.
En fait, ce projet de renaissance africaine précède Cheikh Anta Diop de
presque un siècle. Il est né dans le sillage des abolitions de l’esclavage, dans
des espaces marqués par les mobilités des marins caribéens, des étudiants
africains ou des migrants africains américains – et par la violence des
multiples dominations qui tendent à questionner l’humanité des hommes et
femmes noirs. Il était porté par le savant Edward Wilmoth Blyden, né en
1832 à Saint-Thomas dans la Caraïbe danoise, résidant aux États-Unis puis
émigré au Liberia, qui associe souveraineté et conscience raciale, entendue
comme le ressort et l’esthétique d’une condition noire partagée. Déjà, Blyden
plaidait la négritude de l’Égypte antique et la destinée prophétique des Noirs
du monde, appelés « Éthiopiens » et invités à s’engager dans le
développement et la rédemption du continent. Réinventer la place de
l’Afrique et des Africains dans le monde, tel est le sens de ce projet appelé
régénération du continent par le Sud-Africain Pixley ka Isaka Seme, ancien
étudiant à Columbia et fondateur du Congrès national africain (ANC) en
1912. Les figures de la renaissance sont nombreuses : le Sud-Africain
S. E. K. Mqhayi qui écrit au début du XXe siècle en xhosa, le Jamaïcain
Marcus Garvey, héraut d’un nationalisme noir transnational au lendemain de
la Première Guerre mondiale, ou l’Américain W. E. B. Du Bois, finalement
installé au Ghana en 1961. Chacun à sa manière contribue à asseoir l’idée que
la renaissance de l’Afrique appartient d’abord aux Africains, que c’est à eux
de peindre leur image et leur histoire, d’imaginer leur futur, et de les inscrire
dans d’autres mondes que ceux définis pour eux. La renaissance africaine est
ainsi logée au cœur du panafricanisme, elle en est un vocabulaire, qui articule
réappropriation de soi et souveraineté des peuples noirs.
En faisant siens ces termes de renaissance africaine, Cheikh Anta Diop se
place assurément dans une position subversive qui l’engage dans un rapport
de forces avec les structures intellectuelles et politiques du monde colonial
dans lequel il circule. Plus encore, en revendiquant le génie propre aux
langues africaines, Cheikh Anta Diop devient précurseur d’une méthodologie
de la reconquête de l’Afrique par elle-même qui essaime jusqu’au XXIe siècle.
À sa suite, l’écrivain kenyan Ngūgī wa Thiong’o né en 1938, nourri de
littérature caribéenne et qui écrit ses romans en gikuyu, fait une proposition :
les diasporas africaines devraient apprendre à parler les langues africaines, et
leurs productions intellectuelles, poétiques et savantes devraient être traduites
en langues africaines. Cette opération monumentale permettrait la création
d’une mémoire partagée, dont l’impact serait équivalent à la réappropriation
de son héritage classique par l’Europe – le moteur, donc, d’une nouvelle
renaissance.
Sur le socle de cette réappropriation linguistique, culturelle et
mémorielle, le mot d’ordre d’indépendance jaillit dès 1952 dans les écrits de
Cheikh Anta Diop. Elle est envisagée à travers la création d’un État fédéral
d’Afrique noire, là-aussi l’écho d’un trope panafricain plus ancien, les États-
Unis d’Afrique. En préfigurant l’unité politique du continent et la mise en
commun de ses énergies et de ses ressources, c’est une perspective radicale
qui est proposée, tour à tour brandie et trahie par l’élite politique africaine.
C’est après la chute de l’apartheid que Nelson Mandela puis Thabo Mbeki
institutionnaliseront la renaissance africaine pour légitimer leur régime,
défendre l’africanisation de l’Afrique du Sud et placer celle-ci comme porte-
voix du continent. Dans la foulée, le président sénégalais Abdoulaye Wade en
fera un hymne, un monument et une loi mémorielle. Et l’Union africaine la
transformera en slogan, tout en l’éloignant encore de la proposition de
Cheikh Anta Diop. La renaissance africaine, conscience noire et universelle,
projet révolutionnaire et panafricaniste, a pourtant inspiré les luttes
anticoloniales des années 1950, et porte en son nom la promesse de futures
résurgences.

BIBLIOGRAPHIE

Cheikh Anta DIOP, « Quand pourra-t-on parler d’une renaissance


africaine ? », Le Musée vivant, no 36-37, 1948, p. 57-65.
Martin MOURRE, « La Renaissance africaine, des idées à la pierre.
L’infrastructure de Cheikh Anta Diop, la culture de Léopold Sédar Senghor et
la sculpture d’Abdoulaye Wade », Cahiers d’études africaines, no 227,
2017/3, p. 719-750.
Ngūgī WA THIONG’O, Something Torn and New. An African Renaissance,
New York, Civitas Books, 2009.
Le cinéma, arme (anti)coloniale
Melissa Thackway

Né seulement dix ans après que la conférence de Berlin formalise le


processus de partage du continent africain entamé par les puissances
colonisatrices européennes, le cinéma arrive au Caire, à Alexandrie et au Cap
dès 1896. Outil de représentation, sa propension à créer une illusion de réalité
en fera un véhicule de propagande par excellence, comme le comprendront
rapidement toutes les autorités coloniales. Dans un rapport de 1932 consacré
à « la nécessité d’adopter une “politique du film” aux colonies », Joseph
Gaston, directeur des Affaires politiques du ministère des Colonies, note
ainsi : « L’importance prise, pendant la guerre, par la propagande effectuée à
l’aide de films […] a […] attiré l’attention des gouvernements sur les
ressources offertes par le cinématographe pour la diffusion des idées à
répandre. » Les autorités ne tarderont pas à se saisir du cinéma pour
construire et véhiculer le mythe de leurs « missions civilisatrices ». En
France, le Service intercolonial d’information et de documentation du
ministère des Colonies ainsi que l’Établissement cinématographique et
photographique des armées réalisent, sous forme d’actualités, des films de
propagande coloniale mettant en scène la bienveillance d’une France
« mère » qui apporte, selon le discours officiel de leurs voix off omniscientes,
des avancées modernes, prétendant « civiliser » les populations locales, tout
en clamant la reconnaissance et la fidélité des peuples colonisés. Ces films
occultent, bien entendu, la violence systémique de la colonisation, effacent
toute trace de résistance et de révolte, et n’expriment jamais le point de vue
des Africaines et Africains, privés de toute voix dans ces films.
D’autre part, les autorités coloniales françaises contrôlent de près ce qui
est montré dans les salles de cinéma sur le continent, comme ce qui s’y
tourne. Signé par le ministre des Colonies Pierre Laval, le décret du 11 mars
1934 instaure l’obligation à « toute personne désireuse de procéder à des
prises de vue cinématographiques » de soumettre au préalable son scénario
aux lieutenants gouverneurs des colonies, puis de fixer la date, l’heure et le
lieu du tournage « de telle sorte que le fonctionnaire susvisé […] puisse être
sur place à effet de vérifier si l’opération réalisée est exactement conforme à
celle qui a été autorisée ». S’il est inégalement appliqué, le décret offre un
cadre pour censurer la contestation anticoloniale. Ainsi, lorsque le cinéaste
René Vautier est envoyé par la Ligue de l’enseignement réaliser en 1949 un
film sur la vie des villageois en AOF, mais se met à filmer les abus et
exactions coloniales qu’il découvre sur place, ainsi que la vague de
protestations et de grèves locales, c’est en vertu du non-respect du décret
qu’il est interpellé par les autorités coloniales. Et si, grâce à un incroyable
réseau de solidarité, Vautier réussit à rentrer clandestinement en France et à
monter Afrique 50 (1950) à partir du tiers de ses rushes – le reste ayant été
saisi par la police française –, ce premier court métrage anticolonialiste
français circulera uniquement sous le manteau, sans visa d’exploitation
jusqu’en 1990. Quant à Vautier, il sera condamné à un an et un jour de prison
par le tribunal de Bobo-Dioulasso pour violences sur un représentant de
l’autorité durant un tournage illégal.
Par ailleurs, le décret permettra d’étouffer les représentations endogènes
en refusant l’autorisation de tourner aux cinéastes issus des populations
colonisées. Ainsi, Paulin S. Vieyra, Mamadou Sarr et le Groupe africain du
cinéma ne seront pas autorisés à tourner au Sénégal des séquences d’Afrique
sur Seine (1955), l’un des tout premiers films d’Afrique subsaharienne. Les
images d’ouverture du film tournées au bord du Niger, données au Groupe
par Vautier pour combler le manque, proviennent d’Afrique 50 et ont été
montées avec leur propre commentaire. Si la censure coloniale restreint toute
contestation ouverte, ce film au discours humaniste s’avère plus subversif
qu’il n’en a l’air de prime abord : de manière détournée, sa voix off
d’ouverture évoque « notre indépendance », « notre Niger » ; et, dans un
espace cinématographique qui continuera encore longtemps à invisibiliser
l’africanité de la France, les images d’Afrique sur Seine inscrivent à l’écran la
présence de personnages africains à Paris, les centrent, tandis que la musique
du film (balafons, percussions, salsa…) « africanise » cet espace parisien.
Mais il faudra surtout attendre les indépendances pour que des cinéastes
tels qu’Ousmane Sembène, Med Hondo, Safi Faye, Souleymane Cissé ou
Ababacar Samb Makharam puissent véritablement se saisir de la caméra et
porter leurs propres histoires à l’écran, en tant que sujets et non plus objets de
la représentation. Ils exprimeront à ce moment-là très majoritairement leur
volonté de contrecarrer et de déconstruire dans leurs films l’imaginaire
colonial suprémaciste véhiculé par le cinéma occidental, en montrant leur
réalité, dans toute sa complexité, selon leur point de vue africain.

BIBLIOGRAPHIE

Odile GOERG, Fantômas sous les tropiques. Aller au cinéma en Afrique


coloniale, Paris, Vendémiaire, coll. « Empires », 2015.
Jean-Marie TENO, Afrique, je te plumerai, documentaire, 90 min, Cameroun,
1992.
Melissa THACKWAY, Africa Shoots Back. Alternative Perspectives in Sub-
Saharan Francophone African Film, Oxford, James Currey / Bloomington,
Indiana University Press / Cape Town, David Philip, 2003.
L’empire de la langue au Liban
Elizabeth Marcus

En janvier 1959, seize ans après l’indépendance du Liban, Beyrouth est le


siège des plus grandes manifestations que le pays ait jamais connues.
30 000 personnes descendent dans la rue, les étudiants cessent de suivre les
cours, certains font la grève de la faim. Les raisons de ce mouvement sont
plutôt surprenantes : les langues de l’enseignement du droit. Depuis 1951, le
pays était divisé sur la question de savoir s’il fallait autoriser Alexis Boutros,
musicien intrépide et directeur de l’Académie libanaise des Beaux-Arts
(Alba), à maintenir ouverte son école de droit. Cet établissement privé, qui
enseignait le droit en arabe, offrait une alternative à l’université Saint-Joseph
(USJ), institution jésuite où l’enseignement était dispensé en français.
L’affrontement entre les partisans et les adversaires de Boutros était féroce.
Pendant plusieurs années, les journaux francophones et arabophones du pays
s’opposèrent avec virulence sur la question, tandis que politiciens et
diplomates multipliaient les déclarations publiques ou les propos en coulisse
sur la légitimité de la nouvelle école de droit. Au bout de quelques années de
polémique, début 1959, le gouvernement finit par fermer l’établissement de
Boutros, déclenchant alors une mobilisation qui l’obligea à faire marche
arrière. En fin de compte, un diplôme de droit fut institué dans le cadre de
l’Université libanaise, une institution publique nouvellement créée qui
permettait aux étudiants de choisir entre compléter leur formation juridique
en arabe, ou étudier le droit en français à l’USJ déjà bien établie. Cette
controverse de huit ans, connue dans les archives françaises sous le nom
d’« affaire de l’école de droit », transforma les institutions et les langues du
savoir juridique au Liban en un enjeu de décolonisation suscitant une forte
anxiété. Si les acteurs locaux et internationaux étaient théoriquement censés
être tous plus ou moins favorables à l’« indépendance », tous ne s’accordaient
pas dans les faits sur ce que ce mot signifiait.
La faculté de droit de l’USJ était née d’une longue relation entre la
France et la Grande Syrie, liée à l’expansion des réseaux impériaux français
en Méditerranée et à la supposée protection des communautés chrétiennes
d’Orient. Fondée en collaboration avec l’université de Lyon sept ans avant le
début du mandat français de 1920, l’USJ existe encore aujourd’hui. Cette
école française de droit de Beyrouth s’inscrivait alors dans le droit fil d’autres
initiatives à travers les territoires de l’empire français formel et informel,
comme les anciennes écoles de droit françaises d’Alger et du Caire. On y
enseignait le Code civil français aux futurs avocats libanais. Cela dit, l’école
ne représentait pas seulement un attachement linguistique à ce corpus textuel,
ni un outil du rayonnement international de la France alliant universalisme
juridique et hiérarchisation juridictionnelle et jurisprudentielle. Les
fondateurs de l’école de droit de l’USJ avaient aussi conçu leur projet en
termes archéologiques, en l’inscrivant sciemment dans le sillage de l’école de
droit de Berytus, centre fondamental d’enseignement et de production de la
jurisprudence romaine dans l’Antiquité classique. Le premier directeur de
l’école de droit de Saint-Joseph, l’avocat lyonnais Paul Huvelin, célébrait
ainsi ce mélange inextricable de réalité linguistique, de corpus juridique et
d’influence impériale. « Je ne sais pas, déclarait-il en 1919 dans son discours
inaugural du Congrès français de la Syrie, si l’histoire nous fournit un autre
exemple de la conquête pacifique d’un pays par une langue. » Mais, avec le
temps, les administrateurs de l’établissement se montrèrent à la fois surpris et
dépités de constater que leurs étudiants étaient majoritairement chrétiens et
que très peu d’étudiants musulmans s’inscrivaient aux cours.
Le Liban fut la première nation de l’empire français à obtenir son
indépendance au XXe siècle, en 1943. Ni les colonisateurs ni les colonisés ne
disposaient alors d’un modèle clair de ce que devait être la décolonisation.
Or, l’école de droit de l’USJ jouait un rôle éminent en tant que seule
institution de formation des professions juridiques. Elle régulait ainsi l’accès
non seulement à l’élite de la magistrature et du barreau, mais aussi, de
manière déterminante, aux fonctions politiques clés de l’administration
libanaise. Au milieu des années 1950, Boutros et ses partisans estimaient
donc que la controverse sur les langues du droit reflétait l’existence d’une
structure de pouvoir unique à travers laquelle les Français exerçaient encore
une forme de contrôle sur l’État libanais indépendant. Cette structure ne
dépendait plus de la machinerie juridique de l’empire d’hier mais de
l’impérialisme culturel du présent. « Le Liban s’est libéré du mandat français,
observait le journal As Sahafat, […] il incombe par conséquent à ses
dirigeants de le libérer de l’emprise culturelle et spirituelle de l’étranger. »
Nombre des adversaires de la nouvelle école de droit de Boutros soutenaient
pourtant que la langue arabe n’était pas adaptée à l’enseignement juridique.
Dans un contexte international où l’Égypte de Nasser était le chef de file du
panarabisme, ils considéraient que ce projet était imposé de l’extérieur, et non
conforme au caractère national du système juridique libanais. « Cette contre-
attaque, insistait le rédacteur en chef d’Al Amal, vise ceux qui veulent la ruine
du Liban. […] Il est impératif de maintenir l’indépendance du Liban, sa
dignité et son caractère démocratique. » Le langage du droit devint ainsi
l’arène d’une série d’énoncés concernant la question de savoir comment
définir ce qui était « local » ou indigène et qui, au juste, était le colonisateur
ou l’étranger. En fait, ces débats révélaient que des catégories telles que
« colonisateur » ou « étranger » sont culturellement spécifiques et construites
plutôt que littérales, géographiques ou ethniques. Pour autant, personne
n’appela alors à fermer la faculté de droit de l’USJ ni à réorganiser le système
juridique. En effet, concédait l’hebdomadaire nationaliste arabe Al Kiffah Al
Arabi, « nous n’entendons pas abolir l’impérialisme culturel français au
Liban. Tout ce que nous voulons, c’est que l’étudiant libanais puisse étudier
le droit soit dans sa propre langue, soit en français ».
L’indépendance du Liban a laissé sans réponse de nombreuses questions
concernant la décolonisation. L’affaire des langues du droit nous rappelle que
les luttes pour la décolonisation culturelle ne sont pas moins importantes que
celles qui se déroulent dans un cadre proprement politique. Elle complique
toutefois notre regard sur la décolonisation en général en montrant que les
efforts produits pour s’émanciper de l’empire peuvent aussi déboucher sur
des conflits internes aux sociétés décolonisées, et nous invite à rechercher un
langage approprié pour exprimer tout à la fois le changement et la continuité,
comme les limites incertaines qui les séparent. Il s’agit donc d’un épisode qui
contribue à déstabiliser les tentatives impériales et postcoloniales de recouvrir
d’un récit historique clair les frontières mouvantes entre oppression et
libération, impérialisme et souveraineté.
Traduit de l’anglais par Marc Saint-Upéry

BIBLIOGRAPHIE

Laure BLÉVIS, « Une université française en terre coloniale. Naissance et


reconversion de la Faculté de droit d’Alger (1879-1962) », Politix, no 76,
2006, p. 53-73.
Carla EDDÉ, L’USJ. Portrait d’une université, Beyrouth, Presses de
l’université Saint-Joseph, 2000.
Elizabeth THOMPSON, Colonial Citizens : Republican Rights, Paternal
Privilege, and Gender in French Syria and Lebanon, New York, Columbia
University Press, 2000.
Les intellectuels prennent position
Olivier Penot-Lacassagne

« La colonisation est le plus grand fait de l’Histoire. […] Notre empire


sur le monde se resserre chaque jour », déclare le ministre des Colonies Paul
Reynaud dans son discours inaugural de l’Exposition coloniale de Paris, le
6 mai 1931. Célébrer la « plus grande France » ; rendre les Français, « colons
par vocation », conscients de leur empire ; proclamer la « responsabilité
morale » de la cause impériale : contre cette mise en scène de la République
coloniale, qui accueille 8 millions de visiteurs, de rares oppositions s’élèvent.
Dans L’Humanité, le Parti communiste dénonce la propagande
gouvernementale. Dressés depuis la guerre du Rif « contre toutes les formes
d’impérialisme et de brigandage blancs » (André Breton), les surréalistes
distribuent deux tracts anticolonialistes : en mai, « Ne visitez pas l’Exposition
coloniale », en juillet, « Premier bilan de l’Exposition coloniale ». À
l’automne, ils organisent, avec la Ligue contre l’impérialisme et l’oppression
coloniale, une contre-exposition, « La vérité sur les colonies » ; et, fustigeant
le « concept-escroquerie » de « plus grande France », ils exigent
l’« évacuation immédiate des colonies ». Seulement 4 226 entrées seront
comptabilisées. Il n’empêche. Dans le no 3 de la revue Le Surréalisme au
service de la Révolution, en décembre 1931, le poète René Crevel fustige le
discours de clôture de l’Exposition qui vante les « luttes constructives,
pacifiantes et civilisatrices » du colonialisme français ; et son homologue
Pierre Unik condamne l’oppression d’une bourgeoisie nourrie « par le travail
des peuples opprimés d’Europe, d’Asie, d’Afrique ».
Cette même année, La Revue du monde noir est créée à Paris par la
journaliste martiniquaise Paulette Nardal et l’écrivain haïtien Léo Sajoue. Il
s’agira dans ses six numéros de rassembler la « Race noire » et de « faire
connaître […] tout ce qui concerne la CIVILISATION NÈGRE ».
L’année suivante, en 1932, un groupe de jeunes intellectuels martiniquais
fonde la revue Légitime défense. À rebours d’une littérature antillaise alors
qualifiée de « doudouiste », c’est-à-dire propre à satisfaire le besoin
d’exotisme des lecteurs métropolitains, l’unique livraison de Légitime défense
dénonce l’aliénation culturelle des populations noires des Caraïbes, modelées
« conformément aux valeurs et aux vérités des maîtres ». « Dans chaque
colonisé, nous aurons une âme blanche dans un corps noir », déclare
l’écrivain et philosophe René Ménil, tandis que le poète Étienne Léro combat
l’assimilationnisme prôné par les ambassadeurs mulâtres, « nourris de
décadence blanche », d’une bourgeoisie française qui les utilise dans
l’« intérêt général » de la France.
À Paris, Aimé Césaire rencontre les Sénégalais Ousmane Socé et Léopold
Sédar Senghor, futur premier président du Sénégal (1960-1980), découvrant à
travers eux « une terre [africaine] volontairement occultée dans l’inconscient
antillais ». En 1934 paraît le journal L’Étudiant noir. « Pas d’idéologie
politique », notera plus tard Maryse Condé, mais un « appel à la solidarité de
tous les Noirs dans une commune vénération de l’Afrique-Mère ». Césaire y
publie un article où il emploie pour la première fois le terme de « négritude »
– mot du refus et mot d’une foi : « refus de l’assimilation culturelle », « foi
en l’avenir d’une race dont le passé était de souffrance et de honte ». La
parution en 1936 de la traduction française de L’Histoire de la civilisation
africaine de Leo Frobenius appuie cette émancipation : contre les idéologues
du primitivisme, l’ethnologue allemand affirme que l’homme noir d’Afrique
est « civilisé jusqu’à la moelle des os ».
Anti-assimilationniste, Retour de Guyane de Léon-Gontran Damas heurte
en 1938 l’administration coloniale et les élites noires guyanaises. Dans
Vigilance, en mars, et avant les pages violentes de L’Enracinement (paru en
1949), Simone Weil « accuse » la France coloniale et ses gouvernements
successifs, « y compris les deux gouvernements de Front populaire » qui se
réclament d’un « idéal de liberté et d’humanité ». Le lancement en 1941 de la
revue Tropiques à Fort-de-France par Suzanne et Aimé Césaire, accompagnés
de René Ménil, accentue la porosité du culturel et du politique. Quinze ans
plus tard, Césaire, élu député, défendra l’autonomie de la Martinique.
À la Libération, la « France des cinq parties du monde », célébrée en
1931, est exsangue. À l’Assemblée constituante, qui organise en août 1946
les états généraux de la colonisation, on ne parle plus d’empire mais d’Union
française, en déniant toute légitimité aux nationalismes naissants. Mais, dans
une France délivrée de la barbarie nazie, un vent de liberté s’est levé : les
peuples colonisés, dont les fils ont combattu le nazisme, se prennent à espérer
des jours meilleurs. La répression sanglante des manifestations du
Constantinois, en mai 1945, puis la répression par l’armée française du
soulèvement indépendantiste malgache, en 1947, brisent ces espoirs
d’indépendance. Néanmoins, comme l’écrit alors le philosophe Paul Ricœur,
même s’il compte « bien des souffrances et des déceptions », et même si la
classe politique ne sait pas en reconnaître la nouveauté historique, « le
mouvement impérieux qui entraîne l’histoire coloniale de la violence
pacificatrice à la violence libératrice » est irrépressible.
Avec le bombardement d’Haïphong et l’attaque d’Hanoï en
novembre 1946 débute la « sale guerre » d’Indochine. Dès l’automne 1945,
l’historien Joseph Rouan avait demandé dans la revue Esprit que la libération
du peuple français s’achève par « la libération des peuples associés ».
Demande réitérée en 1947 dans un dossier « France-Vietnam » présenté par
l’écrivain et essayiste Jean-Marie Domenach. En janvier 1949, Esprit insiste
et publie un appel, repris dans Les Temps modernes sous le titre « Pour une
paix au Vietnam », dénonçant une guerre « menée contre tout un peuple » et
signé par Claude Bourdet, André Breton, Simone de Beauvoir, Jean Cocteau,
Jean Paulhan, Jean-Paul Sartre, Vercors…
En décembre 1946 déjà, l’éditorial des Temps modernes dénonçait la
« sénile fureur guerrière » des Français après quatre années d’occupation,
incapables de reconnaître le visage qui était le leur en Indochine : « le visage
des Allemands en France ». Dans un numéro spécial de mars 1947, « SOS
Indochine », Sartre, affirmant que le système colonial ne peut être réformé,
appelle à sa totale destruction et à la solidarité avec ceux luttant pour cette
fin. Sa préface aux Damnés de la terre de Frantz Fanon, en 1961,
approfondira cette exigence d’émancipation.
En juillet 1949, un dossier sur les tortures en Indochine dans Témoignage
chrétien rallie les catholiques progressistes au camp des opposants au
« conflit ». La gauche non communiste (Franc-Tireur, Combat, Esprit,
L’Observateur) réclame l’arrêt des hostilités, malgré les menaces du pouvoir
et la saisie des journaux. Après son éviction du gouvernement en mars 1947,
le PCF, opérant un net virage, dénonce une « guerre de reconquête coloniale
au profit de l’impérialisme américain ». Dans la presse communiste, arrêt des
combats et droit à l’autodétermination sont exigés. Le témoignage de
l’historien Jean Chéneaux est publié dans Action, la pièce Drame à Toulon de
Claude Martin et Henri Delmas est jouée partout sur le territoire.
La chute de Diên Biên Phu, le 7 mai 1954, précipite la signature d’un
armistice, à Genève en juillet, et l’acceptation de l’indépendance du
Cambodge, du Laos et du Viêt Nam. Mais, ailleurs, le feu couve. En Afrique
du Nord, ce n’est pas, contrairement à ce qu’écrit le journaliste du Figaro
Bertrand de La Salle, « une transfusion de sang français » que réclament le
Maroc, la Tunisie et l’Algérie. Publiant dans Combat une enquête sur la crise
algérienne (mai 1945), Camus, conscient de la gravité de la situation,
demande qu’on évite les « attitudes extrêmes ». Si la guerre est évitée dans
les protectorats marocains et tunisiens, elle ne le sera pas en Algérie, qui,
comme l’écrit l’historien André Mandouze dans Esprit en octobre 1948,
« n’est pas la France ». Le 1er novembre 1954, ce que l’écrivain Jean
Amrouche nomme « le problème algérien » devient revendication
d’indépendance. L’Incendie (titre du « roman des fellahs » de Mohammed
Dib, « premier grand roman de l’Algérie » selon Aragon) ne s’éteindra
qu’avec les accords d’Évian, en 1962. À la veille de la conférence de
Bandung marquant l’entrée des pays du tiers-monde sur la scène
internationale, Ferhat Abbas formule dans La République algérienne, en
mars 1955, les termes d’une alternative pour une communauté libre :
« liquider le colonialisme ou périr ». En métropole, un Comité d’action des
intellectuels français contre la poursuite de la guerre en Afrique du Nord voit
le jour à l’initiative de Robert Antelme, Dionys Mascolo, Edgar Morin et
Louis-René des Forêts. Son appel pour une « paix fraternelle dans le respect
des nationalités » obtient plus de deux cents signatures. En janvier 1956,
l’écrivain Daniel Guérin, qui publie par ailleurs Antilles décolonisées, déclare
salle Wagram : « L’Algérie n’a jamais été française. » L’appel explicitement
apolitique de Camus à la trêve civile, le 22 janvier, n’est pas entendu.
Le premier Congrès des écrivains et artistes noirs se tient à Paris en
septembre 1956. Auteur d’un virulent Discours sur le colonialisme, Césaire
invite les peuples noirs à entrer sur « la grande scène de l’Histoire ». Sur cette
scène, messalistes et frontistes algériens s’opposent et nourrissent les tensions
entre les anticolonialistes français. À droite et à gauche, les intellectuels se
déchirent ; deux idées de la France et de sa grandeur se font face. Admettre
comme Domenach que l’Algérie est « une entité différente de la France, et
non pas une province française », c’est aussi poser, comme le fait
l’ethnologue Germaine Tillion, le « dilemme tragique » d’une terre déchirée
entre « Algérie algérienne » et « Algérie française ». Mais, le « pacte »
colonial dépassé, quelle solution politique négocier ? Fédération ?
Indépendance ?
Les accords d’Évian mettent officiellement un terme au conflit.
« Espérance trahie », affirme l’ancien gouverneur général et partisan de
l’Algérie française Jacques Soustelle, tandis que le romancier catholique
Gilbert Cesbron s’inquiète dans Le Monde du 18 mai 1962 du sort des
« Français de l’autre rive » et des « musulmans qui ont choisi de rester fidèles
à la France ». Le 1er juillet, l’Algérie accède par référendum à
l’indépendance.
Au tournant des années 1960, cependant, la cause des peuples ne se limite
pas aux colonisés extramétropolitains. Huit ans à peine après Évian, en 1970,
le procès de Burgos, condamnant à mort six des seize membres de
l’organisation armée basque Euskadi eta Askatasuna (Pays basque et Liberté)
arrêtés et jugés par le régime franquiste, révélera aux « ignorants » que « les
grandes nations renfermaient des colonies à l’intérieur des frontières qu’elles
s’étaient données ». « Indépendance », « autonomie » ou « soumission » :
pour les colonisés de l’intérieur (Corses, Basques, Bretons) qui défendent
depuis des décennies leur « universalité singulière », et dans le souvenir sans
cesse ravivé de l’insurrection irlandaise contre l’occupant britannique, au
printemps 1916, qui conduisit à la création de l’État libre d’Irlande, puis à
l’indépendance et, trente ans plus tard, à la proclamation de la République
d’Irlande, ces mots de Sartre, après ceux de Fanon, éclairent le dur chemin
d’une décolonisation pour certains inachevée.

BIBLIOGRAPHIE

Catherine BRUN et Olivier PENOT-LACASSAGNE, Engagements et


déchirements. Les intellectuels et la guerre d’Algérie, Paris,
Gallimard/IMEC, 2012.
Catherine BRUN et Todd SHEPARD (dir.), Guerre d’Algérie. Le sexe outragé,
Paris, CNRS Éditions, 2016.
Arianne CHEBEL D’APPOLLONIA, Histoire politique des intellectuels en
France 1944-1945, Bruxelles, Éditions Complexe, 1990, 2 vol.
Olivier PENOT-LACASSAGNE, « La cause des peuples », in Élara Bertho,
Catherine Brun et Xavier Garnier (dir.), Figurer le terroriste. La littérature
au défi, Paris, Karthala, 2021, p. 43-60.
Jean-Paul SARTRE, « Préface », in Gisèle Halimi, Le Procès de Burgos,
Paris, Gallimard, coll. « Témoins », 1971, p. VII-XXX.
Existentialismes politiques : Sartre,
Beauvoir, Wright
Donna V. Jones

Dans Qu’est-ce que la littérature ? (1948), Jean-Paul Sartre affirme que


l’écriture est en elle-même une forme d’engagement : « L’écrivain a choisi de
dévoiler le monde et singulièrement l’homme aux autres hommes. » À quoi il
ajoute : « L’écrivain peut vous guider et, s’il vous décrit un taudis, y faire
voir le symbole des injustices sociales, provoquer votre indignation. » Pour
une bonne part, Qu’est-ce que la littérature ? est une fervente contre-attaque
tournée vers les critiques de la bourgeoisie littéraire, considérant l’art engagé
comme une simple forme de propagande. En réponse à cette accusation,
Sartre répliquait : « C’est qu’on lit vite, mal et qu’on juge avant d’avoir
compris. » Dans leur myopie politique, ils croient que la représentation des
pauvres, des ouvriers ou des sujets colonisés dénoterait la seule présence du
politique, tandis que le sujet occidental transmettrait, lui, des valeurs
transcendantes ou universelles. La critique bourgeoise ne peut comprendre
l’autre que comme un « type » ; ainsi, la présence d’une altérité de classe, de
sexe ou de race est-elle perçue comme un acte militant, car on considère que
les opprimés n’ont pas de capacité d’action en dehors du rôle symbolique que
l’artiste leur attribue. Le marginalisé, l’autre, serait à jamais lié aux
particularismes soi-disant inhérents à sa personne. Nulle part la réduction de
l’autre aux singularités de sa souffrance n’apparaît plus clairement que dans
les écrits de Sartre sur le colonialisme. Dans son essai « Le colonialisme est
un système », il s’en prend à certains de ses confrères écrivains de gauche
qui, bien que socialistes, continuent de soutenir le projet colonial français, et
en particulier la domination française en Algérie. Les qualifiant de « néo-
colonialistes », il écrit : « Les néo-colonialistes pensent qu’il y a de bons
colons et des colons très méchants. C’est par la faute de ceux-ci que la
situation des colonies s’est dégradée. » Or, insiste-t-il, le colonialisme est un
système, pas un dilemme moral ; les dispositions morales et
comportementales de ceux qui accaparent les terres locales en tant que
colonisateurs n’ont guère d’influence sur la vie des colonisés, qui sont
confrontés au colonialisme comme à un ensemble de contraintes matérielles
et de lois abstraites punitives. L’existentialisme de Sartre met à nu une
dynamique de mystification et de mauvaise foi tout à la fois dans le domaine
littéraire et dans la sphère politique : le bourgeois fera l’éloge d’une théorie
transcendante ou abstraite de l’esthétique pour relativiser les singularités des
individus et de leurs sentiments, mais il condamnera toute théorie de
l’oppression systémique en mettant seulement en cause les méfaits et la
moralité de l’individu.
De la même manière, Richard Wright s’efforçait de combattre la tentation
que pouvait avoir son lecteur d’attribuer aux opprimés des motivations
émancipatrices historiquement ou psychologiquement nécessaires ; en réalité,
les opprimés doivent lutter contre leur propre inauthenticité, leur propre
identification aux structures mêmes de leur oppression. Abordant la question
du nationalisme noir, Wright, qui se qualifiait lui-même de « nationaliste
réticent », mettait son public en garde contre la stratégie du nationalisme
culturel adoptée notamment par Léopold Sédar Senghor. Lors du premier
Congrès des écrivains et artistes noirs, à Paris en 1956, il affirma que le passé
africain perdu, s’il méritait certainement d’être connu, ne pouvait guère
soulager la psyché tourmentée des opprimés ; bien au contraire, le passé
devenait un refuge, une forme d’évasion, quand il ne contribuait pas
carrément à justifier la perpétuation des structures oppressives. À l’instar de
Fanon, Wright reconnaissait que l’espace intérieur du colonisé, de l’opprimé,
était complexe et lourd de contradictions ; tout effort de libération devait
alors passer par la confrontation ouverte avec cette complexité.
Cette capacité de Wright à explorer les singularités des existences vécues
de manière inauthentique, à éclairer puissamment l’univers des hommes qui
ne trouvent du pouvoir que dans leur rage au lieu de la sublimer dans l’action,
lui valut les critiques des intellectuels du front culturel du Parti communiste
et de l’establishment libéral états-uniens. Dans un essai de 1940 intitulé « The
Making of Bigger Thomas », Wright offre une série d’exemples des
nombreux Bigger Thomas – nom du héros de son célèbre roman Un enfant du
pays – qu’il a rencontrés tout au long de sa vie, des hommes dont l’existence
« était un défi permanent pour autrui ». Avec un courage intrépide, ils
refusaient de payer le loyer de sordides cabanes de métayers et violaient
constamment les lois de la ségrégation. Et ils payaient cher ces
transgressions : « Ils étaient abattus, pendus, mutilés, lynchés, et
généralement traqués jusqu’à ce qu’ils soient mis à mort ou que leur esprit
soit brisé. » Si ces hommes noirs sont bien des rebelles, Wright s’abstient
toutefois d’en faire aussi bien les symboles d’un début d’éveil révolutionnaire
que des corps dociles attendant d’être apprivoisés par les manières raffinées
du libéralisme. À travers une présentation prismatique de tous ces doubles de
Bigger Thomas, il met en lumière la séduction masculiniste du pouvoir dans
les actions quotidiennes dont est fait le politique. Pour Bigger Thomas, le
pouvoir interdit aux hommes noirs demeure le domaine exclusif des hommes
blancs ; dans ce contexte, les femmes noires sont perçues comme un obstacle
qui les empêche d’exercer pleinement la domination patriarcale.
Wright, Sartre et Beauvoir avaient pu constater le rejet massif de
l’internationalisme par la classe ouvrière européenne et son adhésion sans
réserve au nationalisme et au fascisme. Dès lors, la question de savoir où les
opprimés – les femmes et même les colonisés – devaient choisir de catalyser
leur énergie était de la plus haute importance. Aucun d’entre eux ne pouvait
considérer la forme romanesque comme un modèle confirmant le potentiel
révolutionnaire des opprimés ; de ce fait, ils attendaient du roman qu’il offre
à notre examen de conscience un cadre éthique capable de mettre en évidence
les investissements illusoires qui font obstacle à l’émergence de pratiques
sociales nécessaires à notre auto-émancipation.
Dans le chapitre de Pour une morale de l’ambiguïté (1947) consacré à
l’éthique et l’esthétique, Simone de Beauvoir soutient que la « situation » est
essentielle à notre compréhension du monde : « Pour que l’artiste ait un
monde à exprimer, il faut d’abord qu’il soit situé dans ce monde, opprimé ou
oppresseur, résigné ou révolté, homme parmi les hommes. » Dans L’Invitée,
publié en 1943, elle met en scène les contraintes de genre qu’elle allait
magistralement explorer en 1949 dans Le Deuxième Sexe. Les femmes y sont
prisonnières d’une existence de seconde main et cet enfermement dans
l’imaginaire masculin pousse Françoise et Xavière, les deux héroïnes rivales,
à chercher des échappatoires en s’identifiant à l’altérité de la culture noire.
Dans une scène provocatrice se déroulant dans un club de jazz parisien, les
deux femmes exotisent les musiciens et les danseurs noirs ; la négritude est
ici construite comme une façon d’échapper aux structures répressives du
patriarcat. Mais Beauvoir exclut avec finesse la possibilité des femmes
blanches d’accéder à une forme d’autonomie à travers une construction
identitaire illusoire qui constituerait les Noirs comme source disponible
d’opposition. En fin de compte, Françoise ne peut que se contenter
d’observer.
Traduit de l’anglais par Marc Saint-Upéry

BIBLIOGRAPHIE

Simone de BEAUVOIR, L’Invitée, Paris, Gallimard, 1943.


—, Pour une morale de l’ambiguïté, Paris, Gallimard, 1947.
—, L’Amérique au jour le jour, Paris, Gallimard, 1948.
Jean-Paul SARTRE, Qu’est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard, 1947.
—, « Le colonialisme est un système », Les Temps Modernes, no 123, mars-
avril 1956.
Richard WRIGHT, Native Son, New York, Harper & Brothers, 1940 ; trad.
fr., Un enfant du pays, Paris, Gallimard, 1988.
—, White Man, Listen ! New York, Harper & Brothers, 1957.
Des Cambodgiens d’avant-garde
Marie Aberdam

La société cambodgienne les présente avec fierté comme « les premiers »


à être diplômés en France : « le premier bachelier » ; « la première
licenciée » ; « le premier docteur ». Ils sont ainsi un millier à rejoindre la
métropole pour y poursuivre des études supérieures du second XIXe au
premier XXe siècle. Du fait de leurs titres, ils sont qualifiés d’« intellectuels »,
notamment parce qu’ils sont nombreux, une fois de retour au Cambodge, à
enseigner dans les institutions scolaires qui s’y multiplient dans les années
1950. Le terme a une forte connotation sociale au Cambodge et tend à
désigner une élite éduquée plutôt que savante, en particulier parmi les
militants politiques impliqués dans les rapports de forces qui opposent les
élites khmères à la veille et au lendemain de l’indépendance cambodgienne
de 1953.
Les Cambodgiens qui séjournent en France appartiennent en effet à un
groupe restreint et endogame : s’ils ne sont pas tous parents, ils se fréquentent
néanmoins parfois depuis l’enfance, notamment dans le seul établissement
d’enseignement secondaire de Phnom Penh durant la période coloniale, le
collège (1905) puis lycée (1935) Sisowath. Le diplôme métropolitain devient
un marqueur de distinction parmi cette élite : il permet de faire un beau
mariage et une belle carrière. De génération en génération, les familles jouent
des coudes pour obtenir de l’administration française puis du palais royal les
rares bourses nécessaires au voyage en France. Parmi eux, Yukanthor Aréno
est le premier étudiant à exprimer une critique du colonialisme en métropole.
Poète, peintre et polémiste, ses œuvres valent en 1935 à sa mère et ses sœurs
de perdre leurs pensions princières au Cambodge. Les rares parcours
universitaires entrent en effet en contradiction avec les objectifs du système
éducatif de l’État colonial : Au Chhieng, arrivé en France en 1931 à l’âge de
23 ans, se voit empêché de soutenir sa thèse de doctorat en droit portant sur
« les fondements juridiques du protectorat » en 1941. Les exemplaires en sont
saisis par la préfecture.
Du fait de leurs difficultés financières et de la surveillance dont ils sont
l’objet, les Cambodgiens recréent en métropole une petite société où
l’entraide est le fondement d’amitiés durables, au-delà des conflits qui les
scindent néanmoins en factions, qu’ils auront tendance à présenter bien plus
tard comme irréconciliables. Si les étudiants arrivés dans les années 1930
à 1940 semblent multiplier les interactions avec la société française, le groupe
se referme sur lui-même à partir des années 1950, notamment après la
création de la Maison du Cambodge à la Cité universitaire internationale en
1957. La communauté promeut l’entre-soi et un certain goût pour le secret,
avant même que ce dernier devienne le maître-mot des militants
communistes. Car, dans le contexte de la guerre d’Indochine (1946-1954), et
après l’indépendance, si le chef d’État du Cambodge Norodom Sihanouk
offre des postes à responsabilité aux diplômés à leur retour, c’est au prix de
leur soumission à son autorité. Lorsque les milieux étudiants expriment des
revendications sociales et politiques, notamment de janvier à septembre 1967,
il supprime les bourses de ses opposants.
L’année 1946 fait figure de tournant dans l’histoire de cette petite
diaspora. Au Chhieng prend alors la décision de rester en France pour
conserver son libre arbitre, plutôt que d’accepter un poste au Cambodge, où
son frère est entré en politique. Il choisit de se consacrer à l’étude du
Cambodge ancien et abandonne le droit. Chargé de cours au statut précaire au
sein des institutions de recherche et d’enseignement françaises, son parcours
rend compte des limites professionnelles que l’académie oppose néanmoins
aux « indigènes ». Cette même année 1946, les indépendantistes Sisowath
Youtévong, Chhean Vam et Thonn Ouck créent à Paris le premier parti
politique de gouvernement cambodgien, le Parti démocrate. Ils rentrent à
Phnom Penh exercer une fragile majorité remportée dans la première
assemblée consultative jamais élue en septembre 1946. Leur succède à Paris
la première génération des militants révolutionnaires, Keng Vannsak et
Thiounn Mumm, qui créent l’Association des étudiants khmers puis le Cercle
d’études marxistes, où les rejoignent en 1949 Ieng Sary et Saloth Sar, le futur
Pol Pot. Jusqu’en 1970, ils font de Paris la capitale de l’avant-garde marxiste
cambodgienne.
Premier polytechnicien cambodgien en 1948, Thiounn Mumm entre au
CNRS en 1964. Mais la linguiste Saveros Pou arrivée en 1951, ou la
biologiste Pauline Dy Phon qui soutient sa thèse à Toulouse en 1969, se
tiennent à l’écart des activités politiques de la diaspora. Dès avant le début
des années 1960, l’avant-garde universitaire et l’avant-garde politique
prennent ainsi des chemins divergents. Autoproclamés « intellectuels »,
comme Suong Sikoeun, arrivé à Paris en 1957, les diplômés-militants se
destinent avant tout à être des bureaucrates au sein d’un mouvement
révolutionnaire qui ferme écoles et universités dès son arrivée au pouvoir au
Cambodge en 1975. Les diplômes métropolitains des élites khmères rouges
leur servent ensuite de symboles d’autorité et de distinction, d’abord par
rapport à la population, puis entre elles, au cours de leurs luttes de pouvoir.

BIBLIOGRAPHIE

Grégory MIKAÉLIAN, « La bohème parisienne d’Areno Iukanthor (1919-


1938), du prince de l’imitation à l’initiation du prince », Bulletin de
l’Association d’échanges et de formation pour les études khmères, no 24,
décembre 2021, <https://www.aefek.fr/baefek24.html>.
Pierre SINGARAVÉLOU, Professer l’empire. Les « sciences coloniales » en
France sous la IIIe République, Paris, Publications de la Sorbonne, 2011.
Suong SIKŒUN, Itinéraire d’un intellectuel khmer rouge, Paris, Éditions du
Cerf, 2013.
Féministes et anticolonialistes
Pascale Barthélémy

Des féministes françaises ont-elles dénoncé la colonisation ? Des femmes


des territoires colonisés par la France ont-elles remis en cause une double
domination, coloniale et masculine ? La contestation des rapports de
domination liés au genre et à la race est au cœur des combats féministes
comme anticoloniaux. La convergence des luttes a-t-elle pourtant eu lieu ?
Ces questions sont abordées depuis peu par les historiennes et les historiens.
Elles invitent à réfléchir à la frontière entre mouvements féminins et
féministes comme à la définition de l’anticolonialisme. En métropole, si la
condamnation des violences et des abus existe dès les débuts de la
colonisation, la contestation du principe même de l’entreprise coloniale est
beaucoup plus rare. Dans les colonies, les femmes d’Afrique, d’Asie et des
Antilles, confrontées au dilemme de la hiérarchisation des luttes, ne se
reconnaissent pas forcément dans un féminisme universaliste associé à la
pensée (et donc à la domination) occidentale. Certaines réclament davantage
de droits, mais toutes privilégient le renversement du pouvoir colonial.
Associer défense des droits des femmes et combat contre la colonisation n’est
donc jamais allé de soi, et ce pour de multiples raisons.
Jusqu’aux années 1930, les questions coloniales n’intéressent guère les
féministes françaises. Dans leur majorité, elles voient dans la colonisation la
possibilité de « libérer » les femmes « indigènes » opprimées par leurs
sociétés respectives et, si elles expriment un sentiment de solidarité voire de
sororité, c’est en tant que « sœurs aînées » qui ont tout à apprendre à celles
qu’elles perçoivent comme inférieures. Minoritaires sont celles qui, comme
Camille Drevet, articulent féminisme, pacifisme et anticolonialisme. Membre
de la Ligue internationale des femmes pour la paix et la liberté (LIFPL), dont
Gabrielle Duchêne préside la section française, elle est la plus engagée sur les
questions coloniales. Envoyée par la LIFPL en mission en Indochine (ainsi
qu’en Chine et au Japon) en 1927, Camille Drevet dénonce « les tares du
régime colonial » dans Les Annamites chez eux, publié en 1928. C’est elle qui
fait adopter en 1930 par le comité exécutif de la LIFPL la création d’une
commission permanente pour les questions coloniales et, en 1932, un certain
nombre de résolutions contre la politique répressive de la Grande-Bretagne en
Inde ou les « opérations de pacification » de la France au Maroc. Plus
connue, la journaliste Andrée Viollis, féministe, socialiste et libre-penseuse,
condamne la violence de la répression française au Vietnam dans Indochine
SOS, publié en 1935. Elle ne remet pourtant pas en cause la supériorité de la
civilisation – et des femmes – occidentale(s). Les féministes qui s’intéressent
aux colonies sont davantage réformistes qu’anticolonialistes, à l’instar de
Denise Moran Savineau (née Marthe Jenty), tour à tour institutrice,
journaliste et enquêtrice sur « la condition de la femme et la famille » en
Afrique de l’Ouest pour le compte du gouvernement de Front populaire. Son
regard critique sur l’administration coloniale va de pair avec la promotion de
l’éducation des filles, seul moyen selon elle de « civiliser » les populations
africaines. À la veille de la Seconde Guerre mondiale, le combat pacifiste
domine le paysage féministe français, et c’est aussi au nom de la lutte pour la
paix que les mouvements féminins et féministes reconstitués au lendemain du
conflit mettent en cause la domination coloniale.
En 1944-1945, les associations suffragistes en perte de vitesse après que
les Françaises de métropole ont obtenu le droit de vote ne s’intéressent guère
à l’extension du suffrage aux femmes du reste de l’empire. Comme l’a
montré Sylvie Chaperon, ce sont des organisations catholiques et
communistes qui placent au cœur de leurs revendications les droits des
femmes en tant que mères de famille, voire travailleuses et citoyennes.
L’Union des femmes françaises (UFF), qui fait partie de la Fédération
démocratique internationale des femmes (FDIF) créée en 1945, reste pourtant
modérée à ses débuts dans ses prises de position sur la colonisation. Mais
alors que le discours anticolonialiste de la FDIF, associant droits des femmes
et critique de l’impérialisme (colonial, puis américain dans le contexte de la
guerre froide) s’intensifie, l’UFF manifeste son opposition à la guerre
d’Indochine à partir de 1948. C’est au nom de la défense de la paix qu’elle
organise des campagnes de sensibilisation en direction des mères de soldat et
des manifestations d’obstruction à leur départ. La mobilisation pour la
libération de Raymonde Dien, une jeune sténodactylographe communiste de
21 ans, arrêtée en 1950 après s’être opposée au départ d’un train de matériel
en gare de Saint-Pierre-des-Corps, constitue un temps fort de la lutte de
l’UFF contre la guerre d’Indochine. L’UFF condamne aussi la guerre
d’Algérie mais refuse de se prononcer officiellement pour l’indépendance.
Beaucoup plus radicales, des féministes célèbres, comme l’avocate Gisèle
Halimi, ou moins connues, comme la sociologue Andrée Michel ou
l’historienne médiéviste Christiane Klapisch-Zuber, s’impliquent aux côtés
des nationalistes algériens, au nom de la lutte anticolonialiste plus que de leur
engagement féministe. Mais, même si les luttes sont hiérarchisées,
l’engagement anticolonial bouscule partout les normes de genre, favorise des
prises de parole et la remise en cause des rapports de domination.
Dans les territoires de l’empire devenu Union française en 1946, les
femmes adoptent des stratégies variées, liées aux contextes locaux. Elles
développent leur répertoire de mobilisation de façon plus ou moins autonome
vis-à-vis des organisations masculines, se mobilisent en lien avec les
antennes locales des partis métropolitains, en particulier le PCF. C’est le cas
en Guadeloupe et en Martinique, devenues départements français en 1946, où
Gerty Archimède et Jane Lero fondent respectivement en 1948 la branche
guadeloupéenne de l’UFF et l’Union des femmes de Martinique (UFM). En
Tunisie, comme l’a montré Élise Abassade, ce sont les socialistes et les
communistes qui jouent un rôle dans la diffusion des idées d’émancipation
des femmes, par exemple au sein de l’Union des femmes de Tunisie (UFT)
créée en 1944. Leurs revendications reprennent en partie les discours
féministes portés dans les années 1920 par des femmes instruites de milieux
plutôt bourgeois comme la Syrienne Nazik al-Abid ou la romancière libanaise
Nazira Zin al-Din. Au cœur de leurs revendications : l’accès des filles à
l’éducation et la suppression du port du voile. En Algérie, l’Union des
femmes d’Algérie (UFA) est essentiellement animée par des Françaises, dont
Alice Sportisse, membre depuis 1936 du comité central du Parti communiste
algérien (PCA), responsable du Comité mondial des femmes contre la guerre
et le fascisme dans les années 1930 et entrée dans la clandestinité entre 1940
et 1942. Entre action politique et sociale auprès des familles algériennes,
l’UFA ne réclame ni l’indépendance ni l’égalité des sexes, mais manifeste
contre la guerre d’Indochine et se prononce pour le droit de vote des
Algériennes, que celles-ci obtiendront en 1958. Ces dernières sont aussi
actives au sein de l’Association de la jeune fille arabe algérienne, proche de
l’Union démocratique du Manifeste algérien (UDMA) de Ferhat Abbas et de
l’Association des femmes musulmanes algériennes (AFMA) jusqu’à son
interdiction en 1954. En Afrique subsaharienne, la mobilisation politique des
femmes se fait essentiellement dans le cadre de la lutte menée par le
Rassemblement démocratique africain (RDA) contre les autorités françaises.
Des comités féminins du RDA apparaissent à la fin des années 1940 au
Soudan français (actuel Mali), en Côte d’Ivoire, en Guinée, au Sénégal ou au
Cameroun. Les femmes qui en font partie mettent au premier plan la lutte
anticoloniale, mais portent aussi des revendications pour davantage de droits
politiques, économiques et sociaux, réclamant l’égalité avec les Françaises
davantage qu’avec les hommes. Elles militent dans ces collectifs avec
quelques enseignantes, infirmières, assistantes sociales françaises, engagées
au sein des groupes d’études communistes ou de la CGT comme Andrée
Dore-Audibert, fondatrice du premier service social à Bamako en 1953.
Certaines font le pont entre l’Afrique et la France, comme la métisse franco-
congolaise Jane Vialle, secrétaire générale de l’Association des femmes de
l’Union française (AFUF), association procoloniale créée en 1946 par un
petit groupe de résistantes pour unir les femmes de métropole et leurs
« sœurs » d’outre-mer « sans distinction de race, de religion ni d’obédience
politique ». Seule femme noire d’origine africaine à siéger au Conseil de la
République, Jane Vialle déploie une énergie considérable afin d’unir les
peuples et de travailler à la promotion des femmes. La chercheuse Annette
K. Joseph-Gabriel la décrit comme anticolonialiste et féministe, des termes
que Jane Vialle n’a pas revendiqués. Elle croit aux promesses de la France
républicaine, lutte pour obtenir l’égalité des droits entre colonisateurs et
colonisés, hommes et femmes, mais ne souhaite pas la rupture avec la
métropole. À l’instar des sœurs martiniquaises Jane et Paulette Nardal dans le
Paris des années 1930, elle incarne un féminisme modéré et une demande
d’assimilation juridique plus qu’un discours anticolonialiste. Son parcours et
ses déclarations obligent à réfléchir aux frontières du féminisme comme de
l’anticolonialisme, au contexte dans lequel les luttes se déploient comme au
poids des histoires personnelles au sein des luttes collectives.

BIBLIOGRAPHIE

Pascale BARTHÉLÉMY, Sororité et colonialisme. Françaises et Africaines au


temps de la guerre froide (1944-1962), Paris, Éditions de la Sorbonne, 2022.
Jennifer A. BOITTIN, Colonial Metropolis : The Urban Grounds of Anti-
Imperialism and Feminism in Interwar Paris, Lincoln-Londres, University of
Nebraska Press, 2010.
Annette K. JOSEPH-GABRIEL, Reimagining Liberation : How Black Women
Transformed Citizenship in the French Empire, Urbana, University of Illinois
Press, 2020.
Bibia PAVARD, Florence ROCHEFORT et Michelle ZANCARINI-FOURNEL, Ne
nous libérez pas, on s’en charge. Une histoire des féminismes de 1789 à nos
jours, Paris, La Découverte, 2020.
Florence ROCHEFORT, Histoire mondiale des féminismes, Paris, PUF, coll.
« Que sais-je ? », 2018.
Militantes panafricaines
Ophélie Rillon

« Pour la première fois, les Africaines brisant les barrières géographiques


et politiques, se rejoignent librement pour étudier leurs problèmes qui sont
partout les mêmes. […] Nous visons l’union des femmes de tout le continent
africain, qu’elles soient blanches ou noires, de langue française, anglaise ou
autre. » C’est par ces mots que l’institutrice Sira Diop, originaire du Soudan
français (actuel Mali), ouvre le premier congrès de l’Union des femmes de
l’Ouest africain (UFOA), organisé à Bamako en juillet 1959. Plus d’un
millier de femmes originaires de Guinée, du Sénégal, du Dahomey (futur
Bénin) et du Soudan s’y retrouvent pour élaborer une plateforme de
revendications guidées par plusieurs enjeux : promouvoir des réformes qui
garantissent les droits des femmes, dans le domaine familial notamment ;
renforcer les liens entre les Africaines et leurs connexions avec les
organisations internationales de femmes au moment où l’autonomie de
chaque territoire s’accroît. Leur démarche s’inscrit dans la lignée des
initiatives fédéralistes du moment : la Fédération du Mali, qui associe depuis
peu le Sénégal et le Soudan, ou encore l’Union Guinée-Ghana, qui regroupe
depuis 1958 les deux pays indépendants de la région. Face à la menace d’une
« balkanisation » du continent, le projet politique d’unité africaine devient
une urgence auquel des militantes entendent contribuer : l’Afrique unie,
indépendante et égalitaire ne pourra se faire sans les femmes et la prise en
compte de leur aspiration à l’émancipation du joug colonial et patriarcal.
Depuis son émergence à la fin du XIXe siècle, l’idéal panafricain est
encore largement conçu par l’historiographie comme un projet politique et
culturel ayant été porté par des hommes. Il est vrai qu’en dépit de leur
participation aux grandes conférences panafricaines rares sont les Africaines
à y prendre la parole, comme le déplore la journaliste afro-américaine
Eslanda Robeson présente à Accra en 1958. Le congrès de Bamako montre
pourtant que des femmes ont aussi fait entendre leurs voix en articulant luttes
féminines, anticoloniales et panafricaines. Si ce panafricanisme au féminin se
structure tardivement, il puise sa source dans une temporalité plus longue de
luttes pour l’émancipation des femmes colonisées.
À l’instar de leurs homologues masculins, les militantes panafricaines
appartiennent à cette infime élite passée par les bancs des écoles coloniales.
90 % des congressistes de Bamako sont des femmes lettrées : institutrices,
sages-femmes, dactylographes, étudiantes. Beaucoup sont diplômées de
l’École de médecine de Dakar et de l’École normale de jeunes filles de
Rufisque, respectivement créées en 1918 et 1938. À l’époque coloniale, ces
deux établissements implantés au Sénégal accueillent l’ensemble des jeunes
femmes de la fédération d’AOF qui se destinent à l’enseignement et à la
médecine. Ils constituent des espaces de rencontre par-delà les frontières
territoriales. En leur sein se développent une culture et un vécu communs.
Comme le relate l’institutrice guinéenne Jeanne-Martin Cissé, de ce brassage
scolaire est né un sentiment de solidarité à l’échelle de l’Afrique de l’Ouest
qui a trouvé sa déclinaison politique plus tardivement dans le panafricanisme.
À leur sortie de l’école, ces fonctionnaires africaines peuvent être affectées
dans toute l’AOF, selon les besoins. Parmi elles, les militantes anticoloniales
sont régulièrement déplacées d’un territoire à un autre en guise de sanction,
des mutations qui favorisent paradoxalement l’étendue de leur réseau et
aiguisent leur conscience d’une domination coloniale et patriarcale partagée.
La lutte anticoloniale constitue ainsi un autre puissant terreau de mise en
réseau. Bien que les femmes occupent rarement des postes de responsabilité
au sein des organisations militantes, les salariées investissent les syndicats
dès les années 1930 et des femmes de toutes classes sociales s’engagent dans
les partis politiques créés au sortir de la guerre, à l’exemple du
Rassemblement démocratique africain (RDA) implanté dans les territoires
français de l’Afrique occidentale et équatoriale. Conférences, congrès et
meetings sont autant d’occasions de voyages en Afrique de l’Ouest et à
l’international (Paris, Budapest, Leipzig, Vienne, etc.), au cours desquels se
tissent des liens d’amitié et de camaraderie. Les militantes observent avec
passion la mise en place de comités féminins dans les différents territoires,
chacun faisant office de modèle pour les autres et devenant l’objet d’un
partage de savoirs et de savoir-faire politiques entre femmes. La solidarité
régionale opère aussi en contexte de grève, d’insurrection ou de mobilisation
électorale. En 1949, des militantes RDA du Soudan français et de la Haute-
Volta se rendent en Côte d’Ivoire pour participer à la fameuse « marche des
femmes de Grand-Bassam », réclamant la libération des prisonniers
politiques ivoiriens. Mais l’horizon panafricain ne se limite pas aux territoires
de l’AOF, comme en témoigne la sage-femme soudanaise Aoua Keïta :
l’invasion de l’Éthiopie par l’Italie fasciste constitue un événement
déclencheur qui attise sa révolte contre le colonialisme. Vingt ans plus tard,
les guerres coloniales d’Algérie et du Cameroun catalysent à nouveau l’élan
de solidarité des Africaines de l’Ouest à l’égard de leurs « sœurs » en lutte
pour l’indépendance.
Les trajectoires biographiques des militantes anticoloniales, tant scolaires
que professionnelles, partisanes ou encore familiales, les conduisent à
naviguer entre plusieurs échelles : locale, régionale, voire internationale pour
certaines. Ces diverses expériences contribuent à placer leur double combat
pour l’émancipation des femmes et contre le colonialisme sous le signe de
l’unité africaine ; un mot d’ordre qui gagne en visibilité à l’heure où la
marche vers les indépendances s’effectue en ordre dispersé. Si l’UFOA ne
survit pas aux indépendances nationales, elle pose néanmoins les jalons d’un
panafricanisme au féminin. C’est ainsi qu’en 1962 à Dar es Salam en
Tanzanie, ces mêmes militantes créent, avec leurs camarades d’Afrique
anglophone et lusophone, la Panafricaine des femmes présidée par Jeanne-
Martin Cissé et dont le siège se situe à Bamako.

BIBLIOGRAPHIE

Pascale BARTHÉLÉMY, Sororité et colonialisme. Françaises et Africaines au


temps de la guerre froide (1944-1962), Paris, Éditions de la Sorbonne, 2022.
Jeanne-Martin CISSÉ, La Fille du Milo, Paris, Présence africaine, 2009.
Ophélie RILLON, Le Genre de la lutte. Une autre histoire du Mali
contemporain (1956-1991), Lyon, ENS Éditions, 2022.
Le choc du procès de Djamila Boupacha
Ryme Seferdjeli

Dans la nuit du 10 au 11 février 1960, une militante du FLN âgée de


22 ans, Djamila Boupacha, est arrêtée à Alger. Accusée d’avoir posé une
bombe à la Brasserie des Facultés en septembre 1959, elle est détenue par
l’armée dans les centres de « triage » d’El Biar puis de Hussein Dey pendant
trente-trois jours. Au cours de sa détention, Djamila Boupacha est torturée et
violée avec le goulot d’une bouteille de bière par des militaires français, alors
qu’elle est encore vierge. Sous la torture, elle signe des aveux le 15 mars
1960, ce qui lui vaut d’être inculpée. Une histoire somme toute banale en
pleine guerre d’Algérie, ainsi que le souligne Simone de Beauvoir dans son
texte pour la défense de la jeune femme.
En effet, au moment où l’affaire Boupacha éclate, l’utilisation de la
torture par les militaires français en Algérie est bien connue. En 1957,
l’opinion publique a été choquée par les révélations de celles qu’a subies une
autre jeune militante du FLN, Djamila Bouhired, avant sa condamnation à
mort. Ces révélations sont suivies par deux autres affaires très médiatisées : la
disparition de Maurice Audin en 1957 et la publication par Henri Alleg de La
Question, aux Éditions de Minuit, en 1958.
C’est dans ce contexte que l’avocate Gisèle Halimi se charge de la
défense de Boupacha. Dès le début, Halimi note des irrégularités dans
l’affaire et se heurte à de sérieuses entraves à la défense. Pour la première
audience du 18 juin 1960, son objectif est d’éviter un jugement expéditif
suivi d’une condamnation à mort, justifiée par les aveux signés de Boupacha.
Cela est d’autant plus important que la veille, le 17 juin, Djamila Boupacha
dépose une plainte contre X pour torture et séquestration. C’est là toute la
particularité de l’affaire. Halimi fait valoir que sa cliente ne peut être jugée
sur la base d’aveux extorqués par la torture et arrive ainsi à obtenir, d’abord
le renvoi du procès, puis le dessaisissement d’Alger au profit du tribunal de
Caen. Boupacha est transférée en France en juillet 1960.
Son procès repose donc principalement sur sa plainte pour torture.
L’expertise médicale sur les sévices qu’elle a subis est ici cruciale. Or Halimi
souligne le manque d’impartialité des médecins algérois. Après avoir signé
ses aveux, Boupacha a déclaré au juge d’instruction d’Alger qu’elle avait été
torturée et a demandé à être examinée. Mais le médecin algérois désigné par
le juge ne réalise qu’un examen superficiel. Boupacha n’obtient d’examen
gynécologique qu’une fois arrivée en France, c’est-à-dire plusieurs mois
après son viol.
Parallèlement à son travail de défense, Gisèle Halimi sollicite Simone de
Beauvoir pour mobiliser la presse et l’opinion publique. Le 2 juin 1960,
celle-ci publie un article dans Le Monde, où elle dénonce la torture et les
entraves à la justice dans l’affaire Boupacha. L’article fait du procès l’un des
plus médiatisés de la guerre d’indépendance. Peu de temps après, Beauvoir
crée un Comité pour Djamila Boupacha, dont les premiers signataires sont
notamment Jean Amrouche, Aimé Césaire, Jean-Paul Sartre et Germaine
Tillion. D’autres intellectuels et artistes rejoignent rapidement la cause de
Halimi et Beauvoir, contribuant à la médiatisation de l’affaire. Pablo Picasso
dessine le portrait de Djamila Boupacha en 1962.
En France, le dossier avance lentement. Le juge d’instruction à Caen
demande aux autorités d’Alger de lui communiquer les pièces manquantes du
dossier, ainsi que les informations, photographies comprises, sur toutes les
personnes ayant participé à l’arrestation de Boupacha et à ses interrogatoires
à Alger. Mais le général Ailleret, commandant supérieur des forces armées en
Algérie, refuse de transmettre les photographies des militaires et Djamila
Boupacha ne peut donc identifier ses tortionnaires. Jugée coupable, elle est
condamnée à mort le 29 juin 1961. Mais elle est amnistiée après la signature
des accords d’Évian en mars 1962, et sort de prison au mois de mai.
Que dire, alors, du procès de Djamila Boupacha ? Il est exceptionnel à
bien des égards. D’abord, il joue un rôle important dans la dénonciation des
violences sexuelles que subissent les femmes algériennes aux mains des
militaires français. Il est le « seul cas de viol médiatisé de la guerre
d’Algérie », rappelle Vanessa Codaccioni. Le procès révèle également la
pratique courante de la torture pendant la guerre, et sa légitimation par les
hautes instances de l’armée, le pouvoir judiciaire et la profession médicale. Il
représente aussi un tournant dans l’engagement des intellectuels français
contre la guerre, dans la mobilisation de l’opinion publique contre les
pratiques de l’armée, et dans l’internationalisation du conflit dans un contexte
de lutte anticoloniale. Le procès souligne, enfin, l’importance de
l’engagement des femmes algériennes dans la guerre.
Le débat est d’ailleurs loin d’être achevé. En décembre 2018, le président
français Emmanuel Macron a reconnu qu’en 1957 Maurice Audin était bien
mort sous les tortures de l’armée française en Algérie. Peut-être la récente
annonce de l’ouverture des archives policières et judiciaires de la guerre
apportera-t-elle des éléments nouveaux sur l’affaire Boupacha, ou tout au
moins sur la justice durant la guerre d’indépendance algérienne.

BIBLIOGRAPHIE

Simone de BEAUVOIR et Gisèle HALIMI, Djamila Boupacha, Paris,


Gallimard, 1962.
Vanessa CODACCIONI, « (Dé)politisation du genre et des questions sexuelles
dans un procès politique en contexte colonial : le viol, le procès, et l’affaire
Djamila Boupacha (1960-1962) », Nouvelles questions féministes, 29 (1),
2010, p. 32-45.
Judith SURKIS, « Ethics and Violence : Simone de Beauvoir, Djamila
Boupacha, and the Algerian War », French Politics, Culture and Society,
28 (2), 2010, p. 38-55.
4

VERS L’EFFONDREMENT
(1945-1962)
Indochine et Algérie : dix-sept
ans de conflit
Vincent Joly

Les guerres d’Indochine et d’Algérie fondent l’originalité de la


décolonisation française même si celle-ci n’est pas réductible à ces seuls
affrontements violents. De 1945 à 1962, le pays consacre un immense effort
pour garder des territoires qu’il finit par abandonner. Seul le Portugal
consentit un sacrifice comparable entre 1961 et 1975 pour tenter de conserver
ses colonies africaines.
La guerre d’Indochine est une expérience majeure pour l’armée qui y
subit une forme de guerre à laquelle elle n’est pas préparée et une défaite
militaire sans appel à Diên Biên Phu. Pour nombre de ses cadres, la
responsabilité en incombe aux politiques qui ne leur ont pas donné les
moyens de vaincre et n’ont pas convaincu la nation de la justesse de leur
combat. Les Français ne se sentaient pas concernés par cette guerre lointaine
où ne combattaient que des soldats de métier pour un but qui leur échappait,
alors que la reconstruction, les difficultés de la vie quotidienne imposaient
d’autres priorités. À partir de 1950, la victoire des communistes en Chine
transforme une reconquista coloniale en affrontement entre les blocs. Ce
changement, marqué par la première défaite du CEFEO (corps
expéditionnaire français en Extrême-Orient) à Cao Bang en octobre 1950,
s’accompagne d’une intervention croissante des États-Unis qui,
progressivement, assurent l’essentiel du financement de la guerre.
L’expression « sale guerre », utilisée pour la première fois dans Le
Monde en janvier 1948, s’impose dans une partie de l’opinion publique alors
que se multiplient les scandales. L’effort de guerre crée une incompréhension
croissante entre le pays et ses gouvernants : dès 1949, près d’un Français sur
deux s’oppose à la poursuite de la guerre. À l’été 1953, une crise politique
éclate entre Paris et les États d’Indochine associés à l’Union française qui
réclament une indépendance réelle. Paris cherche alors une sortie honorable
qui permettrait de conserver ses alliés asiatiques et de bénéficier d’une carte
de guerre favorable pour négocier avec le Viêt Minh. La bataille de Diên
Biên Phu ruine ces calculs. La défaite française est consommée lorsque
s’ouvre la conférence de Genève le 8 mai 1954. Le bilan humain est terrible :
100 000 tués ou disparus pour le CEFEO, entre 300 000 et 500 000 du côté
vietnamien. Le Vietnam est divisé en deux par le 17e parallèle, entraînant
l’exode vers le sud de près d’un million de personnes. Les Français quittent
rapidement le Nord-Vietnam et leurs jours sont comptés dans le Sud. Le
9 décembre 1955, la République du Vietnam sort de l’Union française et, six
mois plus tard, les derniers militaires français quittent Saïgon dans
l’indifférence de la métropole. La guerre a profondément bouleversé les
Vietnamiens : elle a pris l’aspect d’une véritable guerre civile à partir de 1950
lorsque l’armée nationale a été créée pour épauler et remplacer à terme le
CEFEO. Le Viêt Minh engage dès décembre 1946 une guerre totale, qui
s’accompagne de la construction d’un État original, la République
démocratique du Vietnam. Dès le début du conflit, le Parti communiste
mobilise, encadre et surveille la population dans le but de vaincre le
colonisateur et de construire l’État-nation en instaurant une profonde
révolution sociale. La victoire du Viêt Minh établit un lien fort entre
l’Indochine et l’Algérie. Le Vietnam devient un modèle pour tous les
colonisés qui considèrent que la lutte armée est le seul moyen d’obtenir
l’indépendance.
Moins d’une décennie après le soulèvement du Constantinois, une série
d’attentats frappent l’ensemble du territoire algérien. Personne ne pense alors
que l’on entre dans une nouvelle guerre. Celle-ci revêt une dimension
particulière car, outre la relative proximité géographique, l’Algérie n’est pas
juridiquement une colonie, mais un ensemble de départements français où
vivent près d’un million de « pieds-noirs » alors que 200 000 à
250 000 Algériens vivent et travaillent en métropole. Ce statut explique
qu’on y envoie des jeunes appelés pour effectuer leur service militaire. Ce
faisant, la guerre pénètre dans le quotidien des Français surtout à partir de
1956. En mars, les députés votent les pouvoirs spéciaux : la vie démocratique
s’éteint en Algérie où la seule politique envisagée est l’écrasement de la
rébellion.
Le contexte international est défavorable à la France. En septembre 1955,
la « question algérienne » est inscrite pour la première fois à l’ordre du jour
de l’Assemblée générale de l’ONU. En mars et avril 1956, la Tunisie et le
Maroc obtiennent leur indépendance. En juin, les députés votent la loi-cadre
qui accorde l’autonomie interne aux territoires d’Afrique noire. En novembre,
le fiasco de l’expédition de Suez ruine le peu d’influence dont la France
jouissait encore dans le monde arabe. En Algérie, la guerre a changé de
visage : en janvier 1956, le FLN déplace le combat dans les villes. Robert
Lacoste, ministre-résident, confie à la 10e division parachutiste du général
Massu les pouvoirs de police normalement dévolus au préfet à Alger. Dans le
cadre de la lutte antiterroriste, l’armée recourt systématiquement à la torture.
En septembre, la « bataille d’Alger » est gagnée : les réseaux FLN sont
démantelés mais, politiquement, le bilan est désastreux car désormais la
question de la torture est sur la place publique, divisant les militaires et
l’opinion publique, et provoque une crise morale.
À partir de 1957, le bouclage des frontières et l’usage intensif de
l’hélicoptère permettent de conserver l’initiative par rapport à l’ALN (Armée
de libération nationale, branche armée du FLN). Le contrôle des populations
se resserre avec la mise en place des sections administratives spécialisées
(SAS) et les regroupements massifs. L’Algérie se transforme en province
militaire alors que les Français manifestent une défiance croissante vis-à-vis
des politiques suivies. Le rappel des disponibles – soldats du contingent
remobilisables après leur service – a réveillé l’opinion publique. En
juillet 1956, 45 % des Français se déclarent favorables à une négociation avec
le FLN. L’idée d’indépendance est encore minoritaire, mais personne ne croit
en l’intégration. On assiste à un décalage entre les Français et les politiques et
entre les métropolitains et les « pieds-noirs ». Les gouvernants ont perdu la
confiance des Français : en septembre 1957, 43 % jugent qu’ils sont
incapables de « régler la question algérienne ». Parallèlement, le divorce
s’installe entre le pouvoir et l’armée. Celle-ci a fait savoir qu’elle
s’opposerait à « toute politique d’abandon » en Algérie. Tous les éléments
d’une crise de régime sont en place lorsqu’en mai 1958, le MRP de Pierre
Pflimlin, favorable à la négociation avec le FLN, arrive à Matignon. Cette
perspective embrase Alger où la foule s’empare du gouvernement général et
forme avec certains militaires des comités de salut public. L’heure du général
de Gaulle a sonné. Le 1er juin, il se présente devant les députés, auxquels il
demande les pleins pouvoirs pendant six mois et promet une nouvelle
Constitution qu’il soumettra au peuple par référendum. La IVe République est
morte au bout de trois semaines de crise dans l’indifférence des Français.
Avec de Gaulle s’ouvre une nouvelle phase marquée par l’ambiguïté. Le
4 juin, il affirme à la foule d’Alger : « Je vous ai compris ! » Il annonce en
octobre un vaste plan de développement économique et social pour l’Algérie.
Tout en sortant les militaires des comités de salut public, il poursuit l’effort
de guerre sur le terrain. Pour l’ALN, ainsi que l’a qualifiée Gilbert Meynier,
1959 est « l’année terrible ». Asphyxiée, elle perd ses meilleurs éléments.
Dans ce contexte, de Gaulle crée la surprise en évoquant, le 16 septembre
1959, une possible autodétermination. Le dogme « l’Algérie, c’est la
France » est mort, engendrant incompréhension et colère dans l’armée et
parmi les « pieds-noirs ». La colère dégénère en émeute fin janvier 1960 au
cours de la sanglante semaine des barricades à Alger. Un climat de guerre
civile s’installe alors en Algérie, mais de Gaulle peut compter sur le soutien
des Français, qui appuient la fermeté du gouvernement. Il reste à négocier
avec les Algériens, or le chef de l’État refuse de reconnaître le GPRA
(Gouvernement provisoire de la République algérienne formé par le FLN en
septembre 1958) comme seul interlocuteur. Il faut attendre juin 1960 pour
que les premières discussions aient lieu. La France ne peut plus contester la
légitimité du FLN, conforté par la puissante manifestation organisée à Alger
en décembre.
De Gaulle veut aller vite, soutenu par les Français qui approuvent à 72 %
sa politique algérienne lors du référendum de janvier 1961. Ces résultats
sonnent le glas des espérances des partisans de l’Algérie française. En février,
l’OAS (Organisation armée secrète) est créée dans la clandestinité. Elle
recourt à des attentats contre les forces de l’ordre et tous ceux qui sont acquis
à l’idée de la décolonisation de l’Algérie. Le 21 avril, un groupe de généraux
emmenés par Challe et Salan, anciens commandants en chef en Algérie, tente
un putsch à Alger. Acclamés par les « pieds-noirs », ils sont rapidement
désavoués par la majorité des responsables militaires et condamnés par
l’opinion publique métropolitaine.
Au moment où s’ouvrent les négociations, la violence se déchaîne des
deux côtés de la Méditerranée. En France, à la fin août, la fédération
clandestine du FLN lance une campagne d’attentats contre la police et ses
auxiliaires algériens. Le 17 octobre, elle organise malgré l’interdiction une
manifestation pour soutenir l’indépendance de l’Algérie, qui est férocement
réprimée. En décembre et en janvier 1962, de grands rassemblements pour la
paix encadrés par le Parti communiste subissent le même sort. L’atmosphère
de guerre civile qui s’installe pousse le pouvoir à sortir au plus vite du conflit.
De Gaulle renonce à dissocier le Sahara du reste de l’Algérie, facilitant la
signature d’un accord le 19 mars à Évian. L’indépendance de l’Algérie doit
être proclamée le 3 juillet. En attendant, un exécutif provisoire est installé,
chargé de faire respecter le cessez-le-feu et de préparer le transfert des
pouvoirs. Les Français de métropole ratifient les accords par un oui « franc et
massif » (90 % des suffrages exprimés). En Algérie, les « pieds-noirs »
quittent le pays malgré les garanties contenues dans les accords d’Évian : en
août, 600 000 personnes ont déjà rejoint la métropole, ils sont 800 000 à la fin
de l’année.
Les derniers mois sont marqués par un déchaînement sans précédent de
violence. L’OAS se lance dans une politique de terre brûlée, multipliant
attentats et destructions. Le 22 mars, Bab El-Oued, un quartier européen
populaire d’Alger, est déclaré zone insurrectionnelle. Des soldats et des
gendarmes sont tués, déclenchant une impitoyable riposte. Quatre jours plus
tard, la troupe ouvre le feu contre une manifestation interdite. Le paroxysme
est atteint à Oran entre la fin juin et le début juillet : fusillades et enlèvements
imputés à l’ALN font autour de 600 morts et disparus. Ces événements se
produisent alors que le FLN est engagé dans une campagne de liquidation des
« traîtres », harkis ou moghzanis, qui ont servi l’armée française. Le 3 juillet,
Paris reconnaît l’indépendance de l’Algérie.
La guerre d’Algérie a joué un rôle clé dans la transformation des
institutions de la France : elle est directement à l’origine de l’avènement de la
Ve République. Cependant, la Constitution de 1958 puise davantage son
inspiration dans l’expérience de la Seconde Guerre mondiale. De Gaulle en
avait donné l’esprit dès 1946 dans son discours de Bayeux. Du côté algérien,
l’indépendance voit le triomphe du FLN. Dans son combat contre la France,
celui-ci a éliminé ceux qui contestaient sa volonté d’être le seul représentant
du peuple. Dès 1955, c’est une véritable guerre civile qui est engagée contre
le Mouvement national algérien (MNA) de Messali Hadj et tous ceux qui
sont soupçonnés d’être proches des Français. Le FLN se présente comme le
« guide de la nation » et le « moteur de la révolution » : cette conception
débouche sur l’instauration du parti unique au moment de l’indépendance.
Derrière une unanimité de façade, les luttes de factions se déchaînent et
permettent la montée en puissance des chefs de l’armée des frontières, qui
deviennent les arbitres du pouvoir dès l’été 1962.

BIBLIOGRAPHIE

Raphaëlle BRANCHE, La Guerre d’Algérie : une histoire apaisée ?, Paris,


Éditions du Seuil, 2005.
Ivan CADEAU, La Guerre d’Indochine. De l’Indochine française aux adieux
à Saïgon, 1940-1956, Paris, Tallandier, 2015.
Christopher GOSCHA, Vietnam. Un État né de la guerre, 1945-1954, Paris,
Armand Colin, 2011.
Gilbert MEYNIER, Une histoire intérieure du FLN, Paris, Fayard, 2002.
Martin THOMAS, Fight or Flight. Britain, France and their Roads from
Empire, Oxford, Oxford University Press, 2014.
Les appelés du contingent en Afrique
du Nord
Terrence Peterson

Entre 1870 et la Seconde Guerre mondiale, les jeunes Français appelés à


défendre la nation combattent pour la plupart sur le continent européen ; en
principe, à partir de 1893, les soldats issus de la métropole qui servent dans
les troupes coloniales le font sur la base du volontariat. Mais, après 1945, le
service national est de plus en plus synonyme de participation aux conflits
coloniaux. Si les guerres d’Indochine (1945-1954) et de Madagascar (1947-
1948) sont menées exclusivement avec des militaires de carrière et des
troupes d’origine coloniale, les luttes pour l’indépendance en Afrique du
Nord amènent les dirigeants français à mobiliser massivement le contingent.
Entre 1952 et 1962, 1,5 million d’appelés, de rappelés et de réservistes ont
servi en Algérie, au Maroc et en Tunisie, constituant la dernière « génération
de feu » marquée par l’expérience du service militaire de masse. L’impact de
cette mobilisation sur l’opinion publique a été profond, tant en ce qui
concerne la place de l’empire que du point de vue du rôle du service militaire
dans la vie nationale.
Entre 1952 et 1956, plus de 240 000 appelés ont servi dans la lutte contre
les mouvements d’indépendance en Tunisie et au Maroc. Mais c’est la
campagne du Front de libération nationale (FLN) pour l’indépendance de
l’Algérie qui a obligé l’armée française à augmenter massivement ce nombre.
Face à une grave pénurie d’effectifs, les dirigeants français ont recours au
rappel des réservistes, dont beaucoup servaient déjà en Afrique du Nord. Ils
prolongent également la durée du service des nouveaux appelés de 18 à
27 mois, voire 30. Ces effectifs sont renforcés au printemps 1956 par une
vague de nouveaux conscrits appelés en masse. Entre 1954 et 1957, on passe
de 20 000 à 450 000 hommes déployés sur le sol algérien, ce dernier chiffre
restant à peu près stable jusqu’en 1961. Parmi ces hommes, on compte
120 000 Français d’Algérie (« pieds-noirs ») et plus de 100 000 « Français de
souche nord-africaine » (FSNA, selon la terminologie de l’époque), que
l’armée commence à enrôler dès 1954. Si certains appelés rejoignent les 6 %
d’unités mobiles de la réserve générale qui effectuent des opérations de
poursuite active des insurgés, la grande majorité servent dans les grands
bataillons à base fixe chargés du « quadrillage » du territoire algérien.
Pour la majorité des appelés, dont les pères et grands-pères avaient
constitué les précédentes « générations de feu », le service militaire est une
obligation sociale qui marque le passage à l’âge adulte. Entre 1955 et 1956,
des protestations éclatent dans la métropole, alors que rappelés et appelés
contestent leur affectation en Algérie. Mais, pour la plupart d’entre eux, c’est
la durée du service qui est en cause plutôt que son principe même, et il faut
attendre la fin de l’année 1960 pour que se produisent de nouvelles
manifestations de ce type. Ceux qui se soustraient à l’appel ne sont qu’une
petite minorité d’environ 1 %. En revanche, la situation est très différente
pour les appelés FSNA, qui refusent de rejoindre leur unité ou qui désertent
en nombre croissant à mesure que la guerre progresse. Mais si les appelés
acceptent leur mobilisation, ce n’est pas sans rechigner. Le service militaire
est une épreuve à endurer. Pour la majorité des conscrits, l’affectation en
Algérie signifie de longues périodes caractérisées par des marches constantes
et fastidieuses, l’isolement profond du djebel et le sentiment d’insécurité
provoqué par un ennemi invisible, le tout ponctué périodiquement par des
épisodes de combat frénétique. Nombre d’entre eux observent ou participent
à des formes de violence qu’ils trouvent répugnantes, mais qu’ils se sentent
impuissants à contester, comme la torture ou les exécutions sommaires.
D’autres servent comme enseignants ou médecins. Souvent, ce qui unit la
grande diversité d’expérience des appelés est une obsession commune pour la
« quille » et la fin du service.
Tout comme leurs expériences, les attitudes des appelés envers l’Algérie
sont diverses et variées. Certains sont fascinés par la société coloniale où ils
sont chargés du « maintien de l’ordre » et se nourrissent d’images exotiques :
un soleil impitoyable, des campagnes aux reliefs accidentés, les villageois en
djellaba, les méchouis à l’Aïd-el-Kébir. L’arme préférée des soldats est tout
autant l’appareil photo que le pistolet-mitrailleur MAT 49. D’autres soldats
sont frappés par le degré de pauvreté, de misère et d’inégalité qu’ils
observent dans la société coloniale. Si les appelés nouent des relations
multiples et complexes avec la population locale, la plupart d’entre eux
partagent tout de même une attitude de suspicion et de rancœur à l’égard des
Algériens, mais aussi de la société coloniale en général ; c’est l’une des
raisons pour lesquelles ils ont massivement rejeté le putsch des généraux de
1961. Après l’échec de ce coup de force, l’attentisme domine. Aucun
combattant ne veut être le dernier mort d’une guerre perdue.
Le retour des appelés à la vie civile est dominé par une série de silences.
Qu’il s’agisse du traumatisme des combats, de la culpabilité et de la honte
persistantes, du désintérêt des familles, du ressentiment provoqué par les
années perdues (l’impression de « gâchis ») ou du refus de l’État de
reconnaître le conflit comme une guerre, ces multiples silences ont façonné
les perceptions et les mémoires publiques pendant les décennies qui ont suivi.
La guerre a marqué une rupture, non seulement dans la relation entre la
France et son empire, mais aussi du point de vue de la place centrale accordée
au service militaire dans la définition de l’identité des citoyens mâles. Le
nombre significatif des appelés a rendu cette rupture très concrète pour des
millions de familles françaises, qu’elle soit ou non entourée de silence.
Traduit de l’anglais par Marc Saint-Upéry
BIBLIOGRAPHIE

Raphaëlle BRANCHE, « Papa, qu’as-tu fait en Algérie ? » Enquête sur un


silence familial, Paris, La Découverte, 2020.
François COCHET, Les Français en guerres, de 1870 à nos jours, Paris,
Perrin, 2017.
Jean-Charles JAUFFRET, La Guerre d’Algérie. Les combattants français et
leur mémoire, Paris, Odile Jacob, 2016.
La décolonisation de l’Inde française
Jessica Namakkal

L’Inde est devenue indépendante de l’empire britannique dans la nuit du


14 août 1947. On ne saurait surestimer l’importance de ce moment : les
dirigeants du monde occidental, soucieux de savoir quelles seraient les
conséquences de cette indépendance, avaient les yeux tournés vers l’Inde,
tandis que les agitateurs anticolonialistes dans les pays colonisés espéraient
que l’exemple indien renverserait la tendance et entraînerait la fin de la
domination impériale à l’échelle mondiale.
La IVe République, récemment formée, s’intéressait particulièrement à ce
qui se passait en Inde, où la France continuait à gouverner cinq comptoirs
coloniaux. Ces cinq territoires, Pondichéry, Karikal, Yanaon, Mahé et
Chandernagor, dataient du XVIIe siècle et faisaient partie de ce qu’on appelle
les « anciennes colonies ». S’ils avaient été libérés en 1947, la France n’y
aurait pas perdu grand-chose en termes d’importance économique ou
militaire, mais le fait que Paris cède aux exigences d’un mouvement
anticolonialiste aurait eu de très sérieuses conséquences pour tous les
mouvements indépendantistes émergents dans l’empire français.
La Constitution de la IVe République garantissait que les personnes
domiciliées dans les territoires français auraient le droit de voter
démocratiquement pour dire si elles souhaitaient ou non rester dans l’Union
française, créée en 1946. L’indépendance de l’Inde s’avérant désormais
inévitable, la France s’empresse de négocier avec le nouveau gouvernement
indien et de diffuser dans les possessions françaises du sous-continent des
documents de propagande expliquant le référendum à venir. François Baron,
gouverneur général des territoires, prononce en 1946 un discours à
Pondichéry dans lequel il déclare qu’avec la création de l’Union française
« la France proclame que le colonialisme est mort », et qu’il n’y a plus
d’empire mais une « grande nation de 100 millions d’âmes parfaitement
égales et consentantes ».
S’il y avait certainement dans les comptoirs des personnes qui
souhaitaient une fusion immédiate avec l’Inde indépendante, il en était
beaucoup d’autres qui voulaient avoir l’opportunité de voter. L’Inde française
n’était peut-être qu’une mosaïque de territoires de très faible poids dans
l’ensemble de l’empire, mais de nombreux habitants de l’Inde française
ressentaient une profonde affinité avec la France, en particulier ceux qui
étaient déjà citoyens français. Ces derniers étaient désormais confrontés à la
perspective d’émigrer en France, ce qui leur était souvent impossible sur le
plan économique, ou au contraire de devenir des citoyens indiens. La plupart
des Indiens français vivaient dans le sud de l’Inde, parlaient des langues
comme le tamoul, le malayalam et le télougou, et n’étaient guère convaincus
par l’idée d’être gouvernés depuis Delhi par des dirigeants parlant hindi.
Pourquoi ne pas rester avec la France, laquelle, après tout, avait accordé la
citoyenneté à de nombreux sujets coloniaux ? L’empire britannique, pour sa
part, ne l’avait jamais accordée à personne en Inde, un fait dont les Français
se servaient pour démontrer leur crédibilité démocratique en contraste direct
avec les Britanniques.
Après de nombreuses négociations, un référendum est organisé à
Chandernagor, un territoire bengali proche de Calcutta, le 19 juin 1949. Sur
12 184 électeurs inscrits (pour une population de 44 500 habitants), 7 473
votent pour l’union avec l’Inde, tandis que 114 voix seulement s’expriment
en faveur de l’intégration à l’Union française. Un résultat guère surprenant,
car Chandernagor est très éloignée des comptoirs du Sud et a longtemps été
un haut lieu du nationalisme indien et de la lutte anticoloniale. Malgré cette
victoire pour l’Inde, entre 1949 et 1954, de nombreuses discussions ont lieu
sur la tenue de référendums similaires dans les quatre autres territoires, mais
ces scrutins n’auront finalement jamais lieu. Entre-temps, la pression exercée
par le gouvernement indien sur les territoires français augmente, notamment
par le biais de divers embargos et de contrôles des déplacements de leurs
habitants destinés à rappeler aux ressortissants de l’Inde française qu’ils ne
peuvent pas survivre sans l’aide de l’État indien. Fin 1953, la plupart de ces
derniers, y compris Édouard Goubert, ancien représentant des Indiens
français à l’Assemblée nationale à Paris, décident qu’il est temps de prendre
partie pour l’union avec l’Inde. La campagne pour l’indépendance de l’Inde
française s’intensifie, avec entre autres l’occupation de communes des
territoires français par des civils anticolonialistes proclamant leur libération.
Les autorités françaises ayant interdit les manifestations, les agitateurs
anticolonialistes se réfugient en Inde, traversant les nombreuses petites
frontières qui les séparent de l’Union indienne à mesure que le mouvement
prend de l’ampleur.
Ce n’est que le 1er novembre 1954 que Paris capitule et accepte le
transfert de facto. Il est notable que cette acceptation n’ait eu lieu qu’après la
défaite de la France en Indochine. Ce transfert dépendait de la ratification du
traité par les deux parties. La France n’y appose sa signature qu’en 1962, date
à laquelle il est intégré aux accords d’Évian, qui mettent fin à la lutte pour
l’indépendance de l’Algérie. Après cette ratification, les personnes
domiciliées en Inde française bénéficiaient d’un délai de six mois pour se
déclarer citoyens français, faute de quoi elles deviendraient automatiquement
des citoyens indiens. Dans ce qui est aujourd’hui désigné officiellement en
anglais comme « Union Territory of Puducherry » (et qui regroupe les quatre
anciens établissements français de Pondichéry, Karikal, Yanaon et Mahé),
subsiste une population non négligeable de personnes qui ont conservé la
citoyenneté française.
Traduit de l’anglais par Marc Saint-Upéry
BIBLIOGRAPHIE

Jessica NAMAKKAL, Unsettling Utopia : The Making and Unmaking of


French India, New York, Columbia University Press, 2021.
Ajit K. NEOGY, Decolonization of French India : Liberation Movement and
Indo-French Relations, 1947-1954. Pondichéry, Institut français de
Pondichéry, 1997.
Akhila YECHURY, « Imagining India, Decolonizing l’Inde française, c. 1947-
1954 », Historical Journal, 58 (4), 2015, p. 1141-1165.
Violences de masse en Algérie
Amar Mohand-Amer

Le 8 mai 1945, en Algérie, la célébration de la Libération dégénère et des


représailles massives à l’encontre de la population algérienne causent des
dizaines de milliers de victimes. L’événement constitue un marqueur
historique majeur dans l’histoire contemporaine de l’Algérie. Ces faits
informent d’abord sur la permanence, dans la longue durée, du dogme de la
violence de masse dans la philosophie de l’ordre colonial. Ces massacres
renseignent également sur un processus lourd, en l’occurrence celui inhérent
à la recomposition des modes de mobilisation sociale et politique du
nationalisme algérien, du fait de la réémergence de la violence de masse dans
l’Algérie des années 1940.
Le premier siècle de la colonisation française de l’Algérie est marqué par
une violence inouïe envers les populations « autochtones » : emmurements,
enfumades, destructions, dépossessions foncières à large échelle, etc. Cette
situation perdure jusqu’au début du XXe siècle, donnant lieu à des résistances
armées populaires soutenues mais irrégulières et sporadiques. Puis, au
lendemain de la Première Guerre mondiale, les Algériens changent de
répertoire d’action. Ils inscrivent désormais leur engagement dans un
nouveau mouvement politique national, pragmatique et foncièrement
pacifique, avec la constitution de partis tels que l’Étoile nord-africaine (ENA)
en 1926, l’Association des oulémas musulmans algériens (AOMA) en 1931,
le Parti communiste algérien (PCA) en 1936, le Parti du peuple algérien
(PPA) en 1937 ou l’Union populaire algérienne (UPA) en 1938. Et cette
dynamique se double d’une participation plus active des Algériens à la vie
politique de la colonie, par le biais d’associations et de journaux, et par
l’action syndicale. De plus, quelques réformes libérales en faveur des
musulmans sont ébauchées, à l’instar du plan Blum-Viollette de 1936, qui
veut reconnaître à des catégories d’« indigènes » des droits similaires à ceux
des citoyens français.
Ni la Seconde Guerre mondiale ni le régime de Vichy n’affectent cette
effervescence politique et, le 14 mars 1944, le dirigeant nationaliste Ferhat
Abbas fonde une association politique : les Amis du Manifeste et de la liberté
(AML). L’avènement des AML est un basculement de grande envergure qui
remet profondément en cause le modus vivendi et les accommodements
tacites qui pouvaient exister entre l’administration coloniale française et les
forces politiques algériennes, du moins depuis la fin de la Première Guerre
mondiale. Pour la première fois au cours de la colonisation française de
l’Algérie, note Malika Rahal, « une organisation de masse [les AML] exigeait
l’indépendance et mobilisait avec succès aussi bien les élites sociales et
intellectuelles que les couches populaires ».
La constitution des AML augure un changement paradigmatique profond
dans les rapports entre la France coloniale et les Algériens.
Ainsi, la formation de ce mouvement populaire massif et inédit, bien
implanté dans les principales villes et communes du pays, ne peut être
dissociée des massacres qui surviennent un an plus tard, en mai 1945, dans le
Nord-Constantinois. On peut alors penser que la localisation des violences
dans cette région, fief de Ferhat Abbas, constitue la réponse politique et
militaire de l’ordre colonial français à la dynamique enclenchée par les AML
et à un retour à un refoulé que les colonisés et les libéraux français pensaient
banni à jamais : celui de la violence de masse à l’encontre des populations
« autochtones ».
En effet, les massacres de l’été 1945 viennent consacrer l’échec de
l’ouverture du champ politique aux Algériens. Ils sonnent comme un retour
brutal et froid aux pratiques de l’armée de la « conquête » et aux atrocités des
débuts de la colonisation.
Dès lors, l’après-mai 1945 est le temps de la réactivation, par l’ordre
colonial, du principe de la domination d’un peuple sur un autre. La fin de
l’expérience pacifique de la participation politique des Algériens à la vie
publique est elle aussi actée, du moins symboliquement.
Les cérémonies de l’aman illustrent parfaitement ce renversement.
L’organisation forcée et prompte de manifestations collectives de « repentir »
et de « contrition » dans les régions où les colonisés se sont soulevés en
mai 1945 révèle que la participation des Algériens à la vie politique de la
colonie n’était qu’une construction intellectuelle, sans ancrage dans la réalité.
Le réel, le quotidien, c’est la violence physique et psychologique.
Publié par L’Écho d’Alger sous le titre « À proximité de Kerrata.
10 000 indigènes ont fait leur soumission », le compte rendu d’une
cérémonie, organisée dès le 18 mai 1945, lève le voile sur la nature de l’ordre
colonial, où la domination signifie l’humiliation et la dépossession :
« Alignés par fractions en interminables files aux abords de l’oued, tenant
leurs fusils la crosse en l’air, tandis que derrière eux se tenait une foule
innombrable de femmes et d’enfants, les insoumis d’hier ont acclamé à son
arrivée le colonel commandant de la subdivision de Sétif. Les you-you des
femmes se sont élevés dans les airs et tous, dans un seul cri, ont offert leur
soumission. Ils ont exprimé leur repentir, désigné les coupables et livré leurs
armes. »
Ces cérémonies de l’aman visent précisément à ajouter à la violence
concrète exercée par les colons sur les colonisés (conquête puis victoire
militaire et politique des premiers sur les seconds) une profonde violence
symbolique : celle de la domination sociale et individuelle des seconds par
les premiers. C’est ce que perçoit l’historien de l’université de Constantine
Abdelmadjid Merdaci dans ces manifestations où le déni et l’impuissance des
« battus » sont à leur paroxysme : « Et puis il y a les images et les scènes de
Melbou [dans la région de Béjaïa], celles des cérémonies de demandes
collectives de l’aman, cérémonies marquées au coin de l’arrogance et du
cynisme au cours desquelles les officiers de l’armée française ordonnaient la
dépossession de l’ultime refuge des survivants, l’estime de soi. »
Après mai 1945, des militants du Parti du peuple algérien puis
Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (PPA-MTLD), les
plus radicaux, ne conçoivent l’indépendance nationale que par la voie de la
violence et des armes. Leur rupture avec la résistance pacifique et politique
est définitive. Au 1er novembre 1954, ils créent le FLN et consacrent la lutte
armée comme voie du salut pour le pays.
On peut souligner que ce retour/recours des nationalistes algériens à
l’usage de la force armée est une réponse à la prégnance, dans l’ordre
colonial, de l’idée de la domination par la violence. Le refoulé devient ou
redevient la doxa sur laquelle n’ont de prise ni l’essor du processus de
décolonisation dans le monde ni les ouvertures politiques du gouvernement
français en Algérie, à l’exemple du statut de l’Algérie de 1947, instituant une
Assemblée algérienne de 120 délégués, une moitié élue par un « premier
collège » de citoyens de « statut civil de droit commun » et de « statut civil de
droit local », l’autre moitié par un « second collège » des autres citoyens de
« statut civil de droit local ».
La violence est ici la matrice naturelle du système colonialiste. Dix ans
après Sétif, Guelma et Kerrata, en août 1955, encore une fois dans le Nord-
Constantinois, le même scénario se reproduit. Suite à une insurrection
populaire menée sous l’égide de l’Armée de libération nationale (ALN) et où
des Européens sont tués, la répression de l’armée et des milices est des plus
brutales. Comme en 1945, l’objectif est d’« écraser le nationalisme adverse »
et de « terroriser la population algérienne », ainsi que le souligne
l’historienne Claire Mauss-Copeaux.
Il faut noter ici que, le 13 mai, soit quelques mois avant cette explosion
de violence, dans un télégramme envoyé au général de la division de
Constantine, le général Paul Cherrière, commandant la 10e région militaire
d’Algérie, précisait la conduite à tenir dans la région : « Toute éclosion
rébellion nouvelle doit entraîner aussitôt d’une part action brutale contre
bandes rebelles, d’autre part sanctions contre complices en vertu
responsabilité collective [sic] ».
S’agissant des populations algériennes, le recours par l’ordre colonial à la
notion de « responsabilité collective » est ici une claire réminiscence du
régime de l’indigénat, imposé en Algérie en 1881 avec ses dispositions
liberticides, mais tombé en désuétude en 1927. L’ordre colonial français en
Algérie repose sur la conviction que les populations dominées ne peuvent
prétendre à des lois ou des réformes. Il se renforce alors par ces dénis. User
de la responsabilité collective et de son corollaire, la violence de masse, n’est
pas en soi antinomique avec la philosophie générale de l’ordre colonial.
In fine, la violence de la colonisation française de l’Algérie ne peut être
circonscrite à un décompte froid et désincarné des victimes, des blessés, des
mutilés ou des traumatisés. La longue durée (1830-1962) de l’oppression, car
c’est ce dont il s’agit véritablement, transforme la société algérienne et
l’atteint dans ses profonds retranchements. Au-delà des guerres et des
conflits, l’arrachement à la terre et à la langue, le travail de deuil inachevé,
les exils continuent de peser de tout leur poids sur la société.

BIBLIOGRAPHIE

Charles-Robert AGERON, « L’insurrection du 20 août 1955 dans le Nord-


Constantinois. De la résistance armée à la guerre du peuple », in Id. (dir.),
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Claire MAUSS-COPEAUX, Algérie, 20 août 1955. Insurrection, répression,
massacres, Paris, Payot, 2011.
Abdelmadjid MERDACI, « Mai 1945 ; une immersion dans la presse des
massacres », in Amar Mohand-Amer (dir.), Massacres de mai 1945. Discours
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Algérie/Cochinchine, une double matrice », Monde(s), no 12, 2017/2w, p. 21-
40.
L’assassinat de Ruben Um Nyobé
Yves Mintoogue

Dans les années 1950, porteuse d’un véritable projet de transformation


sociale et politique – et instigatrice de formes de dissidence culturelle des
plus transgressives –, l’UPC (Union des populations du Cameroun) menace
l’ordre colonial. La réaction des autorités coloniales est alors d’une brutalité
caractéristique du sort que la France réserve aux colonisés qui envisagent
autre chose que la reconduction, sous une autre forme, des rapports de
servilité dont elle proclame la fin.
L’assassinat de Ruben Um Nyobé, leader du mouvement nationaliste
camerounais, est à cet égard emblématique. Le secrétaire général de l’UPC
entre en clandestinité suite aux émeutes sanglantes de mai 1955 et à
l’interdiction de l’UPC qui s’ensuit. Puis des milliers de militants en proie à
la répression prennent le « maquis » ; la résistance politique s’accompagnant
d’une insurrection paysanne déclenchée en décembre 1956 dans la région de
la Sanaga-Maritime, avant de s’étendre à l’ouest du pays. Ruben Um Nyobé
est abattu le samedi 13 septembre 1958 par les troupes françaises chargées de
mettre fin à l’insurrection.
Tôt ce matin-là, trois sections de la 1re compagnie du bataillon des
tirailleurs camerounais (BTC no 1), basées à Makaï et à Boumnyébel, ainsi
qu’un peloton dépêché de Yaoundé entreprennent la fouille systématique de
la forêt aux alentours de la colline de Ong, située à Libelingoï, sur la route
Douala-Yaoundé. Depuis la mi-août, les renseignements recueillis par
l’armée indiquaient que le « Grand Maquis » du leader de l’UPC se trouvait
probablement dans les environs. La troupe se scinde en petites équipes et, en
fin de matinée, l’une d’elles repère dans la boue des traces de « Pataugas »
qu’elle se met à suivre. Celui qui les a laissées n’est autre que Ruben Um
Nyobé, que les militaires finissent par retrouver, avec la petite équipe qui
l’accompagne, au pied d’un rocher que jouxte un marigot. Inquiétés par les
patrouilles qui sillonnaient les abords du Grand Maquis depuis peu, ses
compagnons et lui avaient quitté leur refuge trois jours plus tôt. Ils se
dirigeaient vers un campement provisoire qu’Alexandre Mbend, trésorier du
comité central de l’UPC de Boumnyébel, avait été chargé d’aménager. C’est
ce dernier qui les faisait attendre au pied de ce rocher.
Sans armes, le groupe comptant six hommes, deux femmes et un bébé
essaie de s’enfuir à la vue des militaires qui sont à une vingtaine de mètres.
Mais les fusils se mettent à crépiter. Pierre Yem Mback (chef du secrétariat
administratif/bureau de liaison), Ruth Ngo Kam (belle-mère d’Um) et Jean-
Marc Poha (cuisinier) sont abattus. Um Nyobé est mortellement atteint dans
le dos et s’écroule alors qu’il essaie d’enjamber un tronc de palmier. Il est
environ 14 heures.
C’est bien plus tard, à la nuit tombée, que les dépouilles sont traînées
jusqu’au poste de commandement de Boumnyébel. Le lendemain, les
populations, incrédules, sont invitées à venir contempler le corps sans vie de
leur héros, défiguré et tuméfié. Des milliers de tracts sont distribués ou
largués par hélicoptère, annonçant le « grand événement » et invitant les
insurgés à se rendre pour « sauver [leurs] vies ». Transportée à Eséka, chef-
lieu de département, la dépouille d’Um Nyobé est à nouveau exposée, puis
abreuvée d’insultes et profanée par Jacques Bitjoka, chef d’une des « milices
d’autodéfense » organisées et armées par l’administration pour l’épauler dans
sa « chasse aux upécistes ». Le corps est ensuite immergé dans un bloc de
béton massif et mis en terre au cimetière de la mission presbytérienne
d’Eséka.
Dans le pays, la consternation et la stupeur sont à la mesure des
espérances qu’incarnait le Mpodol (« celui qui porte la parole des siens », en
langue bassa). Son dévouement sincère et sa lucidité lui avaient assuré une
aura au-delà des clivages communautaires et partisans. Son exemplarité tenait
à sa fidélité aux valeurs qu’il prônait. Pour nombre de personnes, sa figure
dessinait, par anticipation, les contours de l’émancipation vers laquelle l’on
marchait. Pour l’État colonial, la menace n’est pas seulement politique et
économique : Um Nyobé s’est attaqué de front aux mythes et aux
représentations qui servaient d’infrastructure au projet colonial (racisme,
propagande assimilant la colonisation à une « mission civilisatrice »,
dénigrement des cultures indigènes, etc.). En optant pour son assassinat, c’est
surtout le champ des possibles qu’il avait ouvert dans l’esprit des
Camerounais que l’État cherchait à refermer violemment.
C’est à ce prix que la France put confier la gestion du pouvoir à ses alliés
locaux qui avaient combattu l’idée même d’indépendance. Et c’est une
indépendance sans liberté qui est proclamée le 1er janvier 1960 par Ahmadou
Ahidjo qui, longtemps, s’évertuera à effacer le souvenir d’Um Nyobé de la
mémoire collective.
Les idéaux portés par l’UPC et le potentiel insurrectionnel de la figure du
Mpodol n’ont pas pour autant disparu. Dans les villes et les campagnes,
subsiste une mémoire clandestine de la lutte d’indépendance et des idéaux qui
la sous-tendaient, notamment à travers les « chants de la patrie » (tjembi di
loñ), réinterprétant la disparition d’Um Nyobé comme un sacrifice héroïque
et annonçant son retour, un jour prochain.

C’était le treizième jour du neuvième mois de l’année 1958


Mpodol avait accompli sa promesse
Il s’offrit en sacrifice pour le Kunde [l’indépendance]
J’ai choisi de renaître à mon pays
Je me suis offert pour sa délivrance
Quant à vous, réjouissez-vous aujourd’hui !
Réjouissez-vous !
BIBLIOGRAPHIE

Thomas DELTOMBE, Manuel DOMERGUE et Jacob TATSITSA, Kamerun !


Une guerre cachée aux origines de la Françafrique, 1948-1971, Paris, La
Découverte, 2011.
Richard A. JOSEPH, Le Mouvement nationaliste au Cameroun. Les origines
sociales de l’UPC, Paris, Karthala, 1986.
Achille MBEMBE, La Naissance du maquis dans le Sud-Cameroun, 1920-
1960. Histoire des usages de la raison en colonie, Paris, Karthala, 1996.
Le viol : humiliation et terreur
Khedidja Adel

Au lendemain du déclenchement de l’insurrection de novembre 1954, à


Tifelfel, dans le versant sud de l’Aurès, l’armée française s’acharne en guise
de représailles sur la population, constituée pour l’essentiel de femmes, de
vieillards et d’enfants. Un des objectifs de l’armée est d’isoler le maquis en
empêchant les femmes de transmettre à leurs époux des renseignements et de
les ravitailler en denrées, vêtements et médicaments. Les épouses des
« rebelles » sont alors identifiées, brutalisées et arrêtées pour être enfermées
dans ce qui va devenir la prison des femmes de Tifelfel. Brisant parfois le
silence, certaines femmes s’expriment à demi-mot. Lors de nos rencontres à
Tifelfel et Arris en 2016, elles disent l’monqer (le « mal ») pour le viol. Pour
révéler cette réalité, certaines d’entre elles parlent de leurs tortionnaires : « Ils
ont tout fait ! Tout… ! Les femmes ont tout subi ! » Zerfa, une des détenues
de la prison, témoigne sans détour : « Il y a eu l’monqer. Cela se passait de
nuit et on ne distinguait pas le tabor du goumier ou du soldat… On criait, on
hurlait et on donnait des coups pour empêcher ça. Il y a eu bien d’autres
femmes violées mais je ne peux pas te les nommer… On n’arrêtait pas de
crier quand les soldats venaient pour l’une d’entre nous… »
Le viol des femmes s’adresse clairement aux hommes qui ont décidé de
défier l’ordre colonial. Stef Scagliola, Natalya Vince et d’autres l’expliquent :
« Le désir est moins sexuel que l’envie de possession et d’humiliation. […] À
travers la femme, secouée, battue, violée, le soldat attaque sa famille, son
village et tous les cercles auxquels elle appartient, dont le dernier : le peuple
algérien. » Ainsi, tout au long de la guerre d’Algérie, les exactions perpétrées
dans l’Aurès se répètent à l’occasion de rafles opérées dans les villages. En
1954 par exemple, avant de procéder au déplacement de la population
d’Ichmoul (au sud-est d’Arris), les soldats sélectionnent une dizaine de
jeunes filles qui seront violées : leur but est d’atteindre l’honneur de la
communauté. C’est du moins ainsi que le village d’Ichmoul le ressent. Pour
laver cet affront suprême, cette souillure, l’assemblée du village – la
tajmaath – et les dirigeants de l’ALN réagissent pour « mettre à l’abri » les
jeunes victimes, en décidant de les marier pour les soustraire à la honte et au
déshonneur (l’aar). Les mêmes exactions se produisent dans le pays lors des
ratissages et des rafles, occasion de sortir les femmes dans l’espace public, de
les dévoiler et de disposer ensuite de leurs corps en toute impunité.
Les femmes sont un instrument de terreur, un instrument d’humiliation
supplémentaire. Et il arrive qu’elles se défendent. C’est le cas de deux
martyres du douar Bendjedda. Situé dans la région d’El Ma Labiod (Aurès-
Nemencha/Tebessa), non loin des frontières avec la Tunisie, le douar
Bendjedda, du nom des familles qui y résident, sert de refuge aux résistants.
Aussi fait-il l’objet d’une surveillance soutenue de la part de l’armée, qui
mène en décembre 1958, sur la base de renseignements, une importante
opération de ratissage. Comme à l’accoutumée, les femmes ne sont pas
épargnées. Un des militaires se dirige vers la jeune Mhania, âgée de 17 ans et
la contraint à le suivre. Mais il rencontre sur son chemin sa cousine Zina qui,
devinant ses intentions, oppose un refus catégorique : « Si tu as quelque
chose à lui dire, cela doit se faire ici ! » Le militaire réagit, frappe Zina qui
répond farouchement aux coups. Elle arrive à avoir le dessus, le met à terre et
appelle les autres femmes à la rescousse en s’armant d’une hache. Roué de
coups, blessé, ensanglanté mais encore en vie, le soldat est évacué par ses
compagnons. Sous le commandement du lieutenant Weis, chef de l’annexe
des affaires étrangères d’El Ma Labiod, les soldats reviennent à la charge et
arrêtent deux femmes : Mhania et Aïcha, l’épouse de son oncle, mère de deux
enfants. Elles sont conduites en hélicoptère au camp militaire d’El Ma
Labiod.
En prison, le calvaire débute pour elles. Selon des témoignages, la
cruauté des tortionnaires ne connaît pas de limites. Suspendues nues, elles
subissent les pires sévices. Pendant les interrogatoires, les soldats leur
demandent de dénoncer les autres femmes. Mais Mhania et Aïcha gardent le
silence. Elles implorent en vain la clémence du lieutenant Weis et crient sous
la torture : « Ya baba Weis ! Ya baba Weis ! [Ô père Weis ! Ô père Weis !] »
Elles finiront par être égorgées, après avoir été violées et leurs poitrines
mutilées. Les corps des deux jeunes femmes sont retrouvés dans le lit d’un
oued, attachés dos à dos et recouverts d’un manteau.
Les femmes résistent en voulant défendre leur dignité et se soustraire aux
desseins des soldats, mais les conséquences de leurs actes sont terribles. À la
suite de cet événement, le fameux lieutenant Weis a mis en branle une
vengeance dont la région se souviendra longtemps. La fin tragique de ces
femmes a marqué pour toujours la mémoire collective d’El Ma Labiod et de
Tebessa.
Ces viols ne sont pas des cas isolés. Ils ont eu lieu dans l’Aurès, région où
a débuté l’insurrection, et à Tébessa. En Kabylie, le Journal de Mouloud
Feraoun rapporte sans équivoque que « des crimes affreux et des viols
systématiques se sont consommés aux Ouadhias. Les soldats ont eu quartier
libre pour souiller, tuer et brûler. Les femmes sont restées dans les villages,
chez elles. Ordre leur fut donné de laisser les portes ouvertes et de séjourner
isolément dans les différentes pièces de chaque maison. Le douar fut donc
transformé en un populeux Bordel militaire de campagne (BMC) où furent
lâchées les compagnies de chasseurs alpins ou autres légionnaires. » L’année
2000, le témoignage de Louisette Ighilahriz met en lumière et brise le silence
sur cet acte innommable.
Dans cette guerre de libération et dans tout le pays, l’armée coloniale va
user de toutes les formes de violence : enfermement, déplacements de
populations, zones interdites, torture… Ils sont un exemple représentatif de la
violence et des atrocités destinées à anéantir toute la société. Les
répercussions du viol, cette arme redoutable et « silencieuse », vont perdurer
au-delà des générations. Encore aujourd’hui, tout n’a pas été révélé sur cet
acte destructeur et tabou.

BIBLIOGRAPHIE

Mouloud FERAOUN, Journal, 1955-1962, Paris, Éditions du Seuil, 1962.


Louisette IGHILAHRIZ, Algérienne, récit recueilli par Anne Nivat, Paris,
Fayard/Calmann-Lévy, 2001 / rééd. Alger, Casbah Éditions, 2006.
Stef SCAGLIOLA et Natalya VINCE en collaboration avec Khedidja ADEL et
Galuh AMBAR, « The Places, Traces and Politics of Rape in the Indonesian
and Algerian Wars of Independence », in Thijs Brocades Zaalberg et Bart
Luttikhuis (dir.), Empire’s Violent End : Comparing Dutch, British and
French Wars of Decolonization, 1945-1962, eds Ithaca (NY), Cornell
University Press, 2021.
La guerre économique
Muriam Davis

En juillet 1958, ainsi qu’en témoignent les archives du SDECE (Service


de documentation extérieure et de contre-espionnage), de hauts
fonctionnaires français écrivaient qu’aux yeux du FLN « la guerre d’Algérie
[était] aussi une guerre économique ». Ils faisaient spécifiquement référence à
la découverte de pétrole dans le Sahara et aux sabotages répétés par le FLN
d’un oléoduc reliant Edjeleh, dans le Sud algérien, près de la frontière
libyenne, au littoral tunisien, ce afin d’empêcher le transport de cette
précieuse ressource vers l’Europe. La question de savoir qui allait bénéficier
des ressources naturelles des pays colonisés était devenue éminemment
politique au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, lorsque les pays du
Sud ont affirmé leur droit à définir leurs propres stratégies de développement.
Pour les dirigeants nationalistes, l’obtention de la souveraineté politique était
donc la condition nécessaire de l’indépendance économique. La notion de
« guerre économique » mettait en lumière l’étroite imbrication des
préoccupations économiques et des exigences politiques après 1945, tandis
que les responsables coloniaux commençaient à penser le développement à la
lumière de la guerre froide, de la décolonisation et de l’intégration
européenne.
Dès le lendemain de la Première Guerre mondiale, Albert Sarraut,
gouverneur général de l’Indochine et futur ministre des Colonies, avait
demandé à l’État français de financer des infrastructures et des travaux
publics dans la France d’outre-mer. Sa vision n’avait pas réussi à convaincre
les hommes politiques dans les années 1930, mais elle était presque devenue
vérité d’évangile après la Seconde Guerre mondiale. En 1946, le
gouvernement français créa le Fonds d’investissement pour le développement
économique et social (FIDES) afin d’assurer le développement des territoires
africains, puis, en 1947, il introduisit un « plan de modernisation et
d’équipement de l’Indochine ». Les spécialistes universitaires ont observé
qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale la « mission civilisatrice »
de la France est devenue une « mission modernisatrice ». La légitimité de la
colonisation était désormais moins ancrée dans l’élévation du niveau culturel
que dans les avantages matériels que le pouvoir impérial pouvait apporter aux
régions colonisées. Mais le « développement » apporta aussi un nouveau
vocabulaire pour appréhender l’« arriération » des sujets coloniaux. Plutôt
que de prétendre que ces derniers étaient biologiquement inférieurs, les
autorités coloniales ont commencé à s’intéresser à leur aptitude au travail
industriel, classant les différents segments de la population en fonction de
leurs capacités apparentes à contribuer à la production économique. En
métropole, cela signifiait souvent donner la priorité à la main-d’œuvre
marocaine au détriment des Algériens, par exemple, en raison de la croyance
largement répandue selon laquelle les Marocains étaient « plus travailleurs ».
Les tentatives d’introduction du développement économique –
particulièrement notables dans le domaine des infrastructures et de
l’industrialisation – n’eurent toutefois pas l’effet escompté, à savoir détourner
l’attention des inégalités politiques de l’empire. La Conférence des nations
afro-asiatiques de 1955, tenue à Bandung, en Indonésie, avait affirmé
l’indépendance nationale comme préalable nécessaire au développement
économique. Entre 1945 et 1960, une série de luttes à travers les territoires
africains et indochinois de la France mirent en évidence le lien entre droits
économiques et politiques. La grève des cheminots africains de 1947 illustre
la façon dont des griefs fondamentaux en matière d’inégalité des salaires et
des retraites entre travailleurs africains et travailleurs européens alimentaient
aussi des revendications nationalistes, même s’il y avait des tensions entre la
base syndicale et des dirigeants politiques tels que le Sénégalais Léopold
Sédar Senghor ou l’Ivoirien Félix Houphouët-Boigny. On observait une
dynamique similaire entre le principal syndicat tunisien, l’UGTT (Union
générale tunisienne du travail), perçue avec condescendance par les
politiciens les plus bourgeois alors même qu’elle constituait une source
importante de soutien pour le parti nationaliste du Néo-Destour. Les grèves
dans les plantations de caoutchouc en Indochine ont également favorisé un
sentiment d’unité nationale (malgré les tentatives des fonctionnaires
coloniaux d’attiser les divisions géographiques). L’expérience commune de
l’exploitation économique a certainement été un élément important de la
politique anticolonialiste après la Seconde Guerre mondiale, même si les
relations entre communistes et nationalistes étaient souvent tendues.
La décolonisation peut également être considérée comme une « guerre
économique » à la lumière de la stratégie militaire de pacification. D’abord
développée en Indochine, cette doctrine mettait en avant la nécessité pour
l’armée française d’adopter des tactiques efficaces face à des armées de
guérilla vivant au milieu des populations civiles. Les théoriciens de la guerre
contre-révolutionnaire, tels que David Galula, cherchaient à capturer « le
cœur et l’esprit » des insurgés. Pour Galula, « dans une guerre
révolutionnaire, la force doit être évaluée à l’aune de l’ampleur du soutien de
la population, mesuré en termes d’organisation politique à la base ». Cela
faisait du développement économique, et de la promesse d’un niveau de vie
plus élevé, une arme importante pour combattre la double menace du
communisme et de l’insurrection anticolonialiste. Le lien entre pacification et
développement économique a une histoire plus longue qui remonte à Hubert
Lyautey, résident général français au Maroc dans l’entre-deux-guerres.
Lyautey cherchait à organiser simultanément les routes, les télégraphes, les
marchés et les concessions européennes et « indigènes », afin, selon sa
stratégie qui passera à la postérité, « qu’avec la pacification une grande bande
de civilisation avance comme une tache d’huile ». Si la notion de « tache
d’huile » avait déjà été invoquée par Joseph Gallieni au Tonkin, la symbiose
entre pacification et développement matériel devint de plus en plus évidente
après 1945, lorsque la menace de l’activisme anticolonialiste transforma en
impératif stratégique l’exigence que l’État français améliore matériellement
la vie quotidienne des Asiatiques et des Africains de l’empire.
Dans l’après-guerre, le souci du développement amena une bonne partie
des gouvernements européens à adopter la planification économique. Ce fut
également le cas dans l’empire français. Le Commissariat général au plan
était peuplé d’experts formés dans des institutions d’élite comme Sciences Po
et l’ENA et de plus en plus influencés par les sciences sociales nord-
américaines. Leur conception de la modernisation se démarquait des modèles
plus dirigistes promus sous Vichy. Tant en métropole que dans les colonies,
ces technocrates modernisateurs préféraient la croissance à la stabilité, se
servaient de l’État pour encourager la concurrence et priorisaient le
mécanisme des prix. Ils étaient aussi convaincus que le développement
économique entraînerait des transformations sociales cruciales au sein des
populations colonisées.
Les camps de regroupement en Algérie constituent un exemple
particulièrement parlant de la manière dont guerre contre-révolutionnaire,
transformation sociale et modernisation économique se sont conjuguées
pendant la décolonisation. Au cours de la guerre d’indépendance, près de
2,5 millions d’Algériens furent « réinstallés » dans le but manifeste d’isoler
du FLN les civils peuplant les zones rurales. Mais ces déplacements de
populations massifs faisaient aussi partie du plan de Constantine, un
ambitieux projet de développement introduit par le président Charles de
Gaulle en 1958, quatre ans après le début du conflit. Ces camps étaient
également des espaces où les autorités françaises tentaient d’introduire de
nouvelles formes rationalisées de production agricole et que les planificateurs
envisageaient comme un moyen de mettre les paysans algériens en contact
avec la modernité, notamment en y envoyant des assistantes sociales chargées
d’animer des clubs, de donner des cours et d’« introduire les conceptions
occidentales de la féminité », ainsi que l’explique Moritz Feichtinger. Cette
tentative ambiguë d’introduire des initiatives de développement au milieu
d’une vague mondiale de décolonisation montre à quel point la frontière entre
objectifs humanitaires, stratégie militaire et progrès économique était
devenue mince.
Enfin, la décolonisation était également une « guerre économique » au
sens où la bataille pour gagner l’opinion publique à la cause de l’empire se
jouait souvent autour de questions économiques. À l’époque, le coût de
l’empire devint une question politiquement sensible, comme le montrent
clairement les débats sur le « cartiérisme ». D’une part, la décolonisation
incitait les responsables coloniaux à trouver la volonté politique de consacrer
davantage de ressources au développement. Mais, d’autre part, rien ne
garantissait que ces investissements contribueraient à stimuler la croissance
du capitalisme dans la métropole.
Pourtant, comme le souligne Samir Saul, il est réducteur de considérer le
coût de ces initiatives en termes d’analyse coût-bénéfice. Le développement
colonial a permis de tester et de calibrer des stratégies de gestion des peuples
colonisés n’ayant pas toujours une valeur quantifiable, mais qui ont
largement inspiré les programmes gouvernementaux de logement et de
formation des immigrants des pays anciennement colonisés pendant les
Trente Glorieuses. De nombreux plans de développement colonial furent
adoptés ou poursuivis après l’indépendance – qu’ils soient directement repris
par les États-nations nouvellement indépendants ou qu’ils accompagnent les
politiques de coopération officielle. Ce qui est peut-être plus surprenant
encore, c’est que lorsque les administrateurs coloniaux français sont revenus
en métropole, nombre d’entre eux ont travaillé pour la direction générale
(DG) VIII de la Commission de la Communauté économique européenne
(CEE), responsable de l’aide au développement. Les connaissances élaborées
dans le cadre des politiques de développement coloniales ont aussi joué un
rôle crucial dans la genèse des disciplines de l’aménagement du territoire et
de la planification régionale dans les années 1960 et 1970.
Traduit de l’anglais par Marc Saint-Upéry

BIBLIOGRAPHIE

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« Modernizing Missions : Approaches to “Developing” the Non-Western
World after 1945 », Journal of Modern European History, 8 (1), 2010.
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Strategic Resettlement in Late Colonial Kenya and Algeria, 1952-1963 »,
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David GALULA, Pacification en Algérie (1963), Paris, Les Belles Lettres,
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Fabien SACRISTE, « Les camps de “regroupement”. Une histoire de l’État
colonial et de la société rurale pendant la guerre d’indépendance algérienne
(1954-1962) », thèse de doctorat en histoire, université de Toulouse II, 2014.
Samir SAUL, Intérêts économiques français et décolonisation de l’Afrique du
Nord, Genève-Paris, Droz, 2016.
L’éphémère fortune du cartiérisme
Jean-François Sirinelli

Les arguments économiques font assurément partie des controverses qui


surgissent au sein de la communauté nationale, en France, durant la période
de la décolonisation. À tel point que l’un d’entre eux se cristallise en un mot
en « isme » comme il en apparaît de loin en loin dans les débats franco-
français : le cartiérisme, du nom de Raymond Cartier.
En août 1956, Paris-Match publie une première série d’articles sous le
titre « En France noire avec Raymond Cartier ». La thèse défendue est claire :
« le colonialisme a toujours été une charge en même temps qu’un profit ».
Exemples à l’appui, l’auteur dénonce des « crédits inopportunément
dépensés » dans les territoires coloniaux qu’il vient de parcourir et, poussée à
son terme, la logique du raisonnement débouche sur la conclusion que la
colonisation est – ou est devenue – un poids pour l’économie française. Cela
étant, la singularité de l’analyse vient moins ici de sa teneur que de l’identité
de celui qui la développe à cette date. Raymond Cartier, âgé de 52 ans, a
soutenu jusque-là la présence coloniale française sur les divers continents – il
s’est inquiété quelque temps plus tôt de « la survie de l’empire » – et ses
inclinations politiques le situent au sein d’une droite républicaine encore
acquise en 1956 à la défense de cet empire.
Ses articles ont alors un réel écho en raison de l’audience de Paris-
Match : l’hebdomadaire connaît son âge d’or, frôlant pour certains de ses
numéros un tirage de 2 millions d’exemplaires. Bien plus, la personnalité de
l’auteur joue un rôle indéniable dans ce processus d’amplification. Comme
l’écrira Georgette Elgey, l’une des meilleures spécialistes de cette période, il
est déjà, en ces années 1950, « un des journalistes les plus lus de France ».
Chez lui, l’argument économique ne revêt pas le même sens que dans la
plupart des analyses dénonçant le colonialisme sur ce même registre : celles-
ci, en effet, mettent souvent en avant des processus d’exploitation, se plaçant
ainsi sur un plan éthique dont sont dénués les articles de Raymond Cartier.
Chez ce dernier, d’une certaine façon, le maître mot se veut celui de réalisme,
fondé sur l’enquête journalistique de terrain. Réalisme dont se réclame
également, l’année suivante, Raymond Aron dans son livre La Tragédie
algérienne : l’ouvrage se fonde notamment sur des projections
démographiques et conclut à l’impossibilité de faire coexister sur le long
terme en Afrique du Nord deux communautés à la natalité fortement
différentielle.
Les arguments utilisés par Raymond Cartier en 1956 ne suffiraient pas à
eux seuls à constituer ce que l’on appelle bientôt le cartiérisme. Un tel mot
renvoie aussi à une période légèrement postérieure à la décolonisation, à un
moment où des mots comme « coopération » ou « aide au développement »
commencent à être utilisés pour caractériser certains des nouveaux liens tissés
avec les États issus du processus historique désormais achevé. Ainsi, en
février-mars 1964, une nouvelle série d’articles est publiée par Raymond
Cartier sous une accroche particulièrement alarmiste : « Attention ! la France
dilapide son argent », et avec une formule destinée à frapper le lecteur :
« Plutôt la Bretagne que le Dahomey. » Cette série, précise Paris-Match
quelques semaines plus tard, suscite un « énorme courrier ». Apparemment,
l’écho rencontré a été effectivement considérable, d’autant que l’auteur, à
cette date, est encore plus connu que huit ans plus tôt. Le succès de ses livres,
et notamment un peu plus tard de son Histoire de la Seconde Guerre
mondiale, en constitue un indice indéniable. Dans l’« énorme courrier » reçu
ensuite par Paris-Match figure, du reste, une lettre du ministre de la
Coopération, preuve indirecte de l’influence alors prêtée à Raymond Cartier
par le pouvoir politique.
L’opposition s’empare elle aussi du débat. Ainsi, le député-maire
socialiste de Tulle Jean Montalat utilise l’expression « La Corrèze avant le
Zambèze » à la tribune de l’Assemblée nationale lors de la séance du 10 juin
de cette même année 1964, dans une intervention au demeurant favorable au
principe de la coopération. Mais le nom de Raymond Cartier est
explicitement mentionné durant les débats, preuve indirecte que le
cartiérisme, à cette date, a inséminé le débat public, même si bien d’autres
analyses nourrissent également celui-ci. Avec, il est vrai, ce double paradoxe
que la phrase qui en devient dès lors l’étendard ne figure pas dans les articles
publiés et que, de surcroît, aucun territoire de l’ancien empire français n’a
jamais été baigné par le Zambèze.
Ni en 1956 ni en 1964 Raymond Cartier n’a été le seul à développer et à
diffuser les idées que les contemporains ont tôt fait, pourtant, de baptiser
cartiérisme. Ce qui explique peut-être, en fait, que le terme n’ait pas
longtemps survécu à l’homme. Les analyses lexicométriques montrent, en
effet, que si ses occurrences ont été nombreuses à l’époque de la publication
des deux séries d’articles, la fortune du mot a vite décru par la suite, au point
de n’être plus connu aujourd’hui que des générations les plus avancées en âge
ainsi que par … les historiens.

BIBLIOGRAPHIE

Charles-Robert AGERON, « Le cartiérisme », in Jacques Thobie, Gilbert


Meynier, Catherine Coquery-Vidrovitch et Charles-Robert Ageron, Histoire
de la France coloniale, t. II, 1914-1990, Paris, Armand Colin, 1990, p. 475-
484.
Raymond ARON, La Tragédie algérienne, Paris, Plon, coll. « Tribune libre »,
1957.
Journal officiel de la République française. Débats parlementaires.
Assemblée nationale, jeudi 11 juin 1964, p. 1777-1779.
Le sous-sol de l’empire nucléaire
Sezin Topçu

« L’empire nucléaire » français se constitue, dans l’après-guerre, suivant


une triple ambition : la grandeur militaire, l’équipement de l’Hexagone en
centrales nucléaires et l’exportation de technologies nucléaires pour devenir
le leader atomique mondial. Un projet si colossal requiert alors, pour se
concrétiser, des investissements tout aussi colossaux. Les matières premières,
et en particulier l’uranium, occupent dans ce cadre une place centrale.
L’enjeu est non seulement de sécuriser les quantités nécessaires pour la
nucléarisation de la nation, mais également de contrer l’hégémonie
grandissante en la matière des États-Unis – accompagnés par le Canada et le
Royaume-Uni –, moyenn ant des prospections tous azimuts, l’élaboration de
savoir-faire de pointe et le contrôle des marchés et des voies de circulation
transnationale du précieux minerai.
La France ambitionne dès le milieu des années 1940 de devenir l’un des
principaux fournisseurs et maîtres d’uranium au monde. La tâche est
déléguée au Commissariat à l’énergie atomique (CEA), créé le 18 octobre
1945. Une Direction des recherches et exploitations minières (DREM) est
mise en place la même année, et les prospections de l’uranium sont lancées
en métropole et dans les colonies. La première menée à Madagascar démarre
même quelques mois avant la création officielle du Commissariat. Par la
suite, les géologues du CEA partent en mission dans bien d’autres colonies :
Maroc, Tunisie, Algérie, Afrique équatoriale française, Côte d’Ivoire,
Sénégal, Indochine. Ces experts de la prospection ont alors une telle
importance que, pour éviter qu’ils ne disparaissent en masse en cas d’un
éventuel crash aérien, ils sont envoyés en Afrique par petites équipes
seulement. Pendant les cinq premières années du CEA, près de la moitié de
son budget est réservé à la DREM. En 1952, le premier plan quinquennal de
développement de l’énergie atomique alloue des crédits colossaux à la
prospection et l’exploitation de l’uranium, ce qui ravive au Parlement les
doutes sur le caractère officiellement pacifique des recherches atomiques
nationales. Aux premiers gisements importants identifiés à la Crouzille
(1948), en Limousin (1949), dans le Rhin-Supérieur (1951) et dans le Cantal
(1955), succèdent ceux au Gabon (1956) et au Niger (1957). Le « ratissage
systématique » de l’Afrique, tel que le décrivent les dirigeants de la DREM,
est en marche. En parallèle, le CEA développe des techniques de
concentration chimique du minerai à Châtillon, au Bouchet, à Gueugnon, puis
ailleurs. En l’espace de vingt-cinq ans, de l’Afrique au Moyen-Orient, de
l’Amérique du Sud à l’Asie du Sud, de l’Australie aux États-Unis, les
géologues du CEA auront prospecté presque dans tous les continents.
C’est en 1957 que le CEA découvre les gisements nigériens, qui s’avèrent
être les plus importantes réserves d’uranium en Afrique. Ils fournissent
quelques décennies plus tard pas moins de 30 % de l’uranium nécessaire pour
l’exploitation du parc nucléaire national. Plus généralement, la France aura
transformé le Niger en l’un des principaux producteurs mondiaux d’uranium,
en même temps qu’il demeure l’un des pays les plus pauvres au monde.
Pendant la seule décennie 1960, plus de 100 millions de francs sont consacrés
à la recherche de l’uranium dans le désert nigérien ; 120 000 km2 de sol sont
survolés par les géologues du CEA ; plus de 200 000 km2 sont parcourus à
pied ou en véhicule ; plus de 600 km2 subissent des forages pouvant atteindre
450 mètres de profondeur. L’exploitation du sous-sol nigérien aurait pu être
entravée par l’accession du pays à l’indépendance en août 1960. Cela ne se
produit cependant pas sans contraintes. Le 24 avril 1961, la France signe avec
le Niger, la Côte d’Ivoire et le Dahomey (futur Bénin) un accord qui définit
les conditions de coopération dans le domaine des matériaux de défense.
L’accord déclare l’uranium « matière première stratégique », aux côtés du
thorium, du lithium, du béryllium et des hydrocarbures liquides et gazeux. Il
stipule que le Niger (ainsi que la Côte d’Ivoire et le Dahomey) « réservent par
priorité leur vente [d’uranium] à la République française après satisfaction
des besoins de leur consommation intérieure et s’approvisionnent par priorité
auprès d’elle ». Cet accord impose également aux trois anciennes colonies de
faciliter, au profit de l’armée française, le stockage de l’uranium tout en en
limitant l’exportation vers d’autres pays. La France garde ainsi sous contrôle
l’utilisation de l’uranium africain au moment où elle renonce à son pouvoir
colonial sur le continent.
À la fin des années 1960, le CEA (puis la Cogema) s’installe
définitivement au Niger avec deux compagnies minières. Deux villes
minières sont créées à cet effet : Arlit et Akokan. « Arlit est une grosse
commune paisible et pauvre, sans relief ni attractions. […] À l’hôpital privé,
sur les murs du cabinet du pédiatre, est épinglé le bateau Areva qui portait les
couleurs françaises lors de la dernière Coupe de l’America. “On est ici un peu
chez nous”, reconnaît un cadre dirigeant du groupe », rapporte en 2005 un
journaliste français s’étant rendu sur place. Jusqu’alors, la plupart des
Français n’avaient jamais entendu parler d’Arlit, de ce « chez-nous », ni ne
savaient que le sous-sol de leur confort électrique portait ce nom. Les alertes
lancées au milieu des années 2000 par les mineurs nigériens atteints de
nombreuses maladies radio-induites permettront de briser le silence pour la
première fois.

BIBLIOGRAPHIE

Matthew ADAMSON, « Nuclear Reach : Uranium Prospection and the Global


Ambitions of the French Nuclear Programme, 1945-1965”, Cold War
History, 21 (3), 2020, p. 319-336.
Gabrielle HECHT, Uranium africain, une histoire globale, Paris, Éditions du
Seuil, 2016.
Bertrand GOLDSCHMIDT, Le Complexe atomique. Histoire politique de
l’énergie nucléaire, Paris, Fayard, 1980.
Mutations métropolitaines
Todd Shepard

Il n’est pas surprenant que la décolonisation ait eu des effets importants,


et souvent encore persistants, sur les formes ultérieures de gouvernance et de
compréhension de soi qui ont prévalu en France. Depuis 1792, après tout,
chacune des Républiques françaises successives a été aussi un empire :
historiquement, l’écrasante majorité des républicains a accepté l’empire,
certains l’ayant même ardemment appelé de leurs vœux, et nombre
d’anticolonialistes se sont appuyés sur des arguments non républicains, voire
antirépublicains. Plus précisément, les trajectoires respectives des IVe et
Ve Républiques et de leurs institutions ont chacune été associées à des
tentatives souvent oubliées mais significatives de redéfinir les principes
républicains et la structure de l’État, d’abord dans le but de conserver les
colonies, puis dans celui de sortir du bourbier algérien. Pris ensemble, ces
deux moments ont façonné les évolutions de la métropole.
Comme ce fut le cas pour d’autres puissances coloniales, telles que le
Royaume-Uni, la Belgique et le Portugal, l’attachement de la France à son
empire d’outre-mer et les efforts du pouvoir colonial pour consolider les liens
établis par la conquête ont connu un essor spectaculaire au cours des
dernières années précédant la décolonisation. Pour beaucoup, les jours
sombres de la Seconde Guerre mondiale avaient prouvé que la France avait
plus que jamais besoin de ses colonies d’outre-mer. Selon les mots du député
socialiste Paul Ramadier, « le problème impérial […] est devenu le problème
de la vie et de l’existence de notre pays ». Pour de Gaulle et d’autres,
l’empire avait fait un double don à la France, d’abord en lui fournissant des
troupes, ensuite en démontrant la résilience de la République après
juin 1940 ; ce sont ces deux réalités qui lui ont permis de refuser la
suprématie états-unienne sur la France. Comme le proclamait, le 12 mai
1945, Gaston Monnerville, député de Guyane, « sans l’empire, la France ne
serait qu’un pays libéré. Grâce à son empire, la France est un pays
vainqueur ». Les commentateurs français étaient certains que leur pays
disposait des ressources nécessaires pour transformer la domination
coloniale, dans le but de la préserver.
En 1947, le journal Le Monde interprétait « la fin de l’empire
britannique » en Inde comme une conséquence de l’incapacité historique de
la Grande-Bretagne à répondre aux revendications populaires
d’émancipation. L’héritage révolutionnaire de la France, en revanche, devait
permettre à la République de maintenir la forme de l’empire tout en en
altérant radicalement le contenu. La Constitution de 1946 proclama ainsi que
la République englobait à la fois la métropole et la « France d’outre-mer »,
elle-même divisée en « départements d’outre-mer » et « territoires d’outre-
mer ». Autrement dit, toutes les colonies françaises étaient désormais définies
comme parties intégrantes de la République. Le texte constitutionnel affirmait
aussi que tous les sujets français, qu’ils aient ou non le droit de vote, étaient
des « citoyens » de France. Quant à la Constitution de 1958, dont la création
était liée aux efforts intenses déployés pour que l’Algérie reste française, elle
mettait fin à l’exclusion du droit de vote de la plupart des hommes algériens
et de toutes les femmes « musulmanes » d’Algérie, les plaçant ainsi
théoriquement sur un pied d’égalité avec les autres citoyens français. Elle
abolissait aussi toutes les distinctions juridiques entre l’Algérie et la
métropole, sauf pour les mesures « exceptionnelles » telles que les
contraintes répressives liées aux questions de « sécurité », ainsi que des
politiques inédites de « promotion sociale exceptionnelle » destinées à
surmonter la discrimination raciale dont souffraient les Algériens. Ainsi, par
exemple, le résultat d’une des nombreuses politiques de quotas mises en
place par la Ve République nouvellement créée fut que, lors des élections de
novembre 1958, les musulmans algériens constituaient un peu plus de 10 %
de l’ensemble des sénateurs et des députés.
L’architecture de la nouvelle Constitution de la Ve République était
nettement fédérale et, comme les articles de presse de l’automne 1958
l’indiquaient clairement, la cible de ce fédéralisme était le continent africain.
Il s’agissait d’intégrer les populations et les territoires qui, au-delà de
l’Algérie, avaient eu le statut de colonie ou de protectorat avant 1946, puis
avaient fait partie de l’Union française. La loi-cadre de 1956 rendait
fiscalement autonomes ces territoires, qui faisaient désormais partie de la
« Communauté française ». Jean Monnet et ses proches étaient alors
consternés de constater la place infime accordée à l’horizon européen dans le
nouveau texte constitutionnel. Mais la résistance des élites et d’une bonne
partie des populations africaines obligea bientôt les autorités françaises à
revoir leur copie. Certains des politiciens ouest-africains les plus connus, tels
que Léopold Sédar Senghor, élu au Sénégal, ou l’Ivoirien Félix Houphouët-
Boigny, militèrent pour la révision des dispositions constitutionnelles, tout en
souhaitant maintenir des liens étroits avec la métropole. En Guinée, Sékou
Touré choisit de défier la France en refusant que son pays intègre ce nouveau
projet. Et au Cameroun, l’anticolonialisme radical de l’Union des populations
camerounaises (UPC) incita les Français à abandonner leurs visions
supranationales. En 1956 et 1957, les troupes coloniales répondirent à la
rébellion armée indépendantiste par une répression violente et des massacres
que les différents gouvernements français ont refusé de reconnaître jusqu’en
2015. Pour résoudre ce conflit, en 1960, les Français finirent par encourager
l’indépendance formelle du Cameroun sous la direction d’un dirigeant local
ouvertement francophile. Ce modèle allait rapidement être copié par toutes
les autres anciennes colonies d’Afrique centrale et occidentale. Dans un
contexte où primaient la sauvegarde de l’Algérie française et de la grandeur
de la France, et où les acteurs africains cherchaient à façonner leur propre
avenir, cette Ve République protofédérale a fini par paraître ridicule, même si
certains articles constitutionnels censés l’incarner ont subsisté (le fédéralisme
réapparaîtra bien plus tard avec une orientation européenne).
Si les efforts désespérés de la France pour conserver l’Algérie ont fourni
un cadre d’action à d’autres décolonisations africaines, l’indépendance
algérienne a catalysé les effets de ces décolonisations et eu un impact encore
plus important sur l’évolution de la métropole après 1962. Autrement dit, les
effets de la décolonisation de l’Algérie sur la France sont sans précédent.
Conséquence directe des importants changements institutionnels mis en
œuvre pour maintenir l’Algérie dans le cadre français, l’indépendance du
pays a radicalement modifié la façon dont la France était gouvernée. Le
succès du référendum du 8 avril 1962 a transformé en loi française les
accords d’Évian, récemment paraphés, qui préparaient l’indépendance de
l’Algérie. Le référendum autorisait également l’exécutif à exercer le pouvoir
législatif – en contournant complètement le Parlement – pour toute mesure
qu’il jugeait liée à l’application desdits accords. Le gouvernement français,
interprétant cette possibilité avec une grande latitude, l’exploita avec
enthousiasme. Pendant le conflit algérien, des lois d’exception avaient
temporairement autorisé la violation des libertés civiles (avec, par exemple, la
censure de la presse, les tribunaux d’exception, les perquisitions policières
dans les domiciles privés à la nuit tombée, les cartes d’identité obligatoires).
Lorsqu’il fut nécessaire de quitter l’Algérie, et sous prétexte de combattre le
groupe terroriste pro-Algérie française de l’Organisation armée secrète
(OAS), toutes ces mesures furent intégrées à la législation française et la
capacité de l’exécutif d’interférer dans les décisions de justice fut étendue. À
partir de 1958, la marginalisation du pouvoir législatif et l’affirmation de la
primauté des prérogatives présidentielles sont devenues des pratiques
courantes, alors que la plupart des juristes et des hommes politiques les
considéraient comme des mesures exceptionnelles, liées à l’urgence
algérienne et non au texte de la nouvelle Constitution. Et cette redéfinition de
la République s’est accompagnée d’un recadrage des limites de la nation
puisque le gouvernement français, en violation des accords d’Évian, retira à
la quasi-totalité des musulmans algériens leur citoyenneté française de
naissance, tout en autorisant la minorité « européenne » à conserver la sienne.
Dès lors, les membres de cette dernière bénéficiaient du droit à être
« rapatriés » en France. Une autre décision de l’exécutif autorisait le
gouvernement à définir les « musulmans » ayant combattu pour que l’Algérie
reste française, les « harkis », comme des réfugiés potentiels, auxquels on
pouvait refuser l’entrée en métropole, plutôt que comme des citoyens
rapatriés, avec tous les droits qui allaient avec.
En octobre 1962, un nouveau référendum, qui fut alors largement perçu
comme violant la Constitution de 1958, autorisa l’élection directe du
président de la République. L’ancien Premier ministre Michel Debré, au
moment d’expliquer pourquoi il n’avait pas inclus cette proposition dans le
texte de 1958, dont il était en grande partie l’auteur, déclara qu’à l’époque
« le corps électoral était le corps électoral de l’Union française, avec tous les
Africains et les musulmans d’Algérie ». Dans ces conditions, poursuivait-il,
« l’élection au suffrage universel était impossible ». L’élection directe du
président de la République consolidait encore davantage la transformation
dramatique du mode de gouvernement de la France initiée par le référendum
du 8 avril 1962.
Lors de la décolonisation de l’Algérie, près d’un million de personnes
traversèrent la Méditerranée pour s’installer en France. La plupart d’entre
elles étaient d’origine européenne, même si on comptait dans leurs rangs une
minorité significative de juifs et de musulmans dont les racines en Afrique du
Nord étaient antérieures à la conquête française. Ironiquement, la
décolonisation incita aussi la France à redoubler d’efforts pour inciter des
ressortissants de ses anciennes colonies, en particulier algériens, à venir
travailler dans les usines françaises. Pendant la guerre d’Algérie, l’État
français avait déjà encouragé les Algériens à venir en France en grand
nombre, accompagnés de leur famille. Après l’indépendance, les autorités
françaises escomptaient désormais que cette immigration de travail serait
composée essentiellement d’hommes célibataires, censés retourner dans leur
pays d’origine au bout d’un certain temps. Nombreux sont ceux qui l’ont fait,
mais beaucoup d’autres ont fini par rester en France et y construire leur vie.
À l’instar des « rapatriés », des harkis et des nombreux Français ayant servi
sous les drapeaux en Algérie, dans les forces armées ou l’administration, ces
immigrés postcoloniaux ont exercé et continuent d’exercer de mille façons
une influence notable sur la vie, la culture et les débats français.
Par ailleurs, de nombreux fonctionnaires qui, à partir de 1955 en Algérie
et 1958 en métropole, avaient été chargés de mettre en œuvre à vaste échelle
des politiques d’aide sociale innovantes visant les musulmans algériens se
virent réaffectés à d’autres missions de service public. Dans les nouveaux
organismes responsables de la formation technique ou de l’éducation de base,
ou bien chargés d’éliminer les bidonvilles, par exemple, les modèles jadis
conçus pour « intégrer » les Algériens pouvaient désormais être appliqués à
des Français. De fait, des fonctionnaires ayant travaillé avec des Algériens
furent souvent recrutés pour poursuivre ces efforts. Comme l’a montré
l’historien Romain Pasquier, les projets de régionalisation promus par la
France pendant les dernières années de l’Algérie française ont directement
inspiré, en métropole même, les efforts ultérieurs de régionalisation.
La réponse du gouvernement français aux multiples processus de
décolonisation, et notamment à l’indépendance de l’Algérie, a fait de la
Ve République un régime plus « européen » que la France ne l’avait jamais
été depuis 1830, que ce soit au niveau de son territoire ou, surtout, de sa
population. Elle a donné naissance à des institutions gouvernementales qui
rompaient avec la doxa républicaine, tout en s’inspirant fortement des
politiques destinées à préserver l’Algérie française, ainsi que des
responsables des instances administratives et des initiatives mises au service
de ces politiques. Pourtant, aussi notables soient-elles, ces évolutions du
gouvernement de la métropole et du peuple français sont parfois passées
inaperçues, de même que leur lien avec les modèles coloniaux et la
décolonisation. C’est en grande partie le résultat des efforts fructueux
déployés par Charles de Gaulle et ses alliés pour éliminer du récit de
l’histoire de France le rôle central des territoires et des peuples d’outre-mer.
Si une telle démarche a été possible, c’est aussi parce que les électeurs,
dirigeants et intellectuels français se sont montrés particulièrement enclins à
refouler le souvenir de la grande confusion que le pays a engendrée à partir
de 1944 en s’efforçant de maintenir ses positions dans le monde.
Traduit de l’anglais par Marc Saint-Upéry

BIBLIOGRAPHIE

Muriam Haleh DAVIS, Markets of Civilization : Islam and Racial Capitalism


in Algeria, Durham (NC), Duke University Press, 2022.
Véronique DIMIER, The Invention of a European Development Aid
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Arlette HEYMANN, Les Libertés publiques et la Guerre d’Algérie, Paris,
Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1972.
Romain PASQUIER, Le Pouvoir régional. Mobilisations, décentralisation et
gouvernance en France, Paris, Presses de Sciences Po, 2012.
Todd SHEPARD, 1962. Comment l’indépendance algérienne a transformé la
France, Paris, Payot, 2008.
Octobre 1961, dissimulation et impunité
Jim House

Le 17 octobre 1961, des dizaines d’Algériens sont tués par les forces de
l’ordre françaises alors qu’ils manifestaient pacifiquement à Paris pour
l’indépendance à l’appel de la fédération de France du Front de libération
nationale (FF-FLN). Cet événement est aujourd’hui considéré comme l’un
des épisodes clés de la guerre d’indépendance algérienne (1954-1962). Il est
révélateur du rôle décisif joué par l’immigration algérienne durant le conflit,
mais aussi d’une raison d’État qui a occulté l’ampleur de cette répression au
bilan toujours contesté.
Entre 1954 et 1957, la FF-FLN mit sur pied une structure
organisationnelle sophistiquée permettant de collecter des fonds auprès des
immigrés algériens en France et ainsi de financer la lutte armée en Algérie.
En réaction, la Préfecture de police de Paris élabora un système répressif
destiné à démanteler ces réseaux nationalistes. Avec la nomination de
Maurice Papon comme chef de la police parisienne en mars 1958, ce système
se montra de plus en plus dur dans sa tactique répressive – tactique qui avait
été en partie élaborée en Algérie et qui cherchait délibérément à s’affranchir
des limites de la répression légale : arrestations et détentions arbitraires,
torture, vols, destruction d’objets et de documents personnels. Loin de viser
uniquement les militants nationalistes, le système répressif ciblait en effet
l’ensemble de la communauté algérienne, faisant usage d’une violence
punitive, parfois létale, contre des individus frappés et jetés dans la Seine ou
abandonnés sur la voie publique, et cela bien avant le 17 octobre. La peur
s’installa parmi les Algériens de la région parisienne, dans le contexte d’une
montée de la violence répressive à l’automne 1961, en lien avec les
négociations en cours entre l’État français et le Gouvernement provisoire de
la République algérienne (GPRA) et les attentats mortels de la FF-FLN
contre la police, avec treize officiers tués entre le 29 août et le 3 octobre
1961. Le couvre-feu discriminatoire imposé aux Algériens de la région
parisienne le 5 octobre 1961 constituait une mesure supplémentaire à laquelle
la FF-FLN, sous la pression de sa base, devait riposter.
Les manifestations du 17 octobre 1961 furent ainsi un boycott de fait du
couvre-feu. Elles avaient également d’autres objectifs, comme de marquer le
refus de la répression. Par ces rassemblements, la FF-FLN voulait aussi
montrer sa représentativité afin d’appuyer le GPRA et d’interpeller l’opinion
publique française. Le 17 octobre 1961, il s’agit de manifestations interdites
et inédites dont il faut souligner l’aspect symbolique : l’« occupation » de la
capitale – vitrine de l’empire – par environ 30 000 Algériens, hommes et
femmes, qui devaient impérativement répondre à l’ordre de manifester. En
quelques lieux clés, où s’étaient regroupés des milliers de manifestants
pacifiques, comme au pont de Neuilly ou à Saint-Michel, la police chargea ;
elle n’hésita pas à tirer sur la foule, jetant ensuite certaines victimes dans la
Seine. Outre les dizaines de morts, un millier d’Algériens furent blessés. À la
fin de la soirée du 17 octobre, 11 518 Algériens avaient été placés en
détention suite à cette « rafle gigantesque », selon l’expression d’Emmanuel
Blanchard. Nombre d’entre eux furent retenus parfois toute une semaine dans
des stades (stade Coubertin, parc des Expositions) où les violences se
poursuivirent. Malgré cette répression, il y eut les jours suivants d’autres
mobilisations, et d’autres arrestations : par exemple, quelque
984 manifestantes algériennes furent arrêtées à Paris le 20 octobre.
La dissimulation et l’impunité étatiques ont été soigneusement organisées
par le gouvernement gaulliste. La version officielle, mensongère, ne parlait
que de deux, puis cinq morts algériens, arguant que les policiers avaient agi
en état de légitime défense, et imputant les décès aux règlements de comptes
entre Algériens. Se sachant couverts par le pouvoir gaulliste, les cadres
administratifs et policiers anticipèrent de leur côté de futures amnisties.
Quant à la presse anticoloniale radicale, elle fut censurée par le pouvoir, et
certains documents potentiellement compromettants furent détruits, l’accès à
d’autres étant interdit jusqu’aux années 1990.
Toutefois, d’autres facteurs expliquent la « disparition » du massacre.
Pour les principaux partis et syndicats de gauche, divisés par la guerre froide
et en butte à des conflits internes sur l’Algérie, les protestations n’étaient pas
prioritaires. À gauche, le curseur se déplaça rapidement des manifestants
algériens au rassemblement antifasciste du 8 février 1962 que scella la tuerie
de Charonne où neuf militants communistes furent victimes de la police
parisienne : cette violence fit date, contrairement à celles du 17 octobre 1961.
L’occultation de cette journée est due aussi au refus du GPRA que le
massacre compromette ses négociations avec l’État français.
En France, il a fallu attendre l’émergence de nouveaux acteurs pour
transformer la situation : trois décennies plus tard, de jeunes militants de
gauche, souvent issus de l’immigration algérienne, se sont mobilisés autour
du 17 octobre 1961 dans le cadre du mouvement antiraciste. Entre 1991 et
2011, à travers de grandes commémorations décennales, des ouvrages, des
documentaires et manifestations, ils ont réussi à « nationaliser » l’événement
par le bas. Cette pression venue de la société civile a transformé le 17 octobre
1961 en « lieu de mémoire » transnational, poussant les présidents Hollande
puis Macron vers la reconnaissance officielle du massacre.

BIBLIOGRAPHIE

Yasmina ADI, Ici on noie les Algériens, documentaire, 90 min, Agat


Films / INA, 2011.
Emmanuel BLANCHARD, « “Montrer à de Gaulle que nous voulons notre
indépendance, même s’il faut crever”. Algériens et Algériennes dans les
manifestations d’octobre 1961 », dans Pierre Bergel et Vincent Milliot (dir.),
La Ville en ébullition. Sociétés urbaines à l’épreuve, Rennes, Presses
universitaires de Rennes, 2014, p. 205-233.
Jim HOUSE et Neil MACMASTER, Paris 1961. Les Algériens, la terreur
d’État et la mémoire, Paris, Gallimard, coll. « Folio histoire », 2021.
Le Bumidom, pour que les Antilles
ne deviennent pas l’Algérie
Sylvain Pattieu

Décembre 1959, une émeute éclate à Fort-de-France, après une


altercation routière entre un Martiniquais et un métropolitain : les autorités
sont inquiètes et le préfet craint un « fellaghisme » tropical. Pourquoi ?
Le 19 mars 1946, alors que les représentants des colonisés bataillent pour
l’égalité des droits, les « anciennes colonies » de Martinique, Guadeloupe,
Guyane et La Réunion sont extraites des grandes entités d’AOF, AEF et
Madagascar. La loi de départementalisation transforme les premières en
départements d’outre-mer (DOM). Cette volonté assimilatrice renforcée
s’explique par les craintes sur la souveraineté française dans ces territoires.
Le nécessaire rattrapage social et économique est cependant repoussé et étalé,
ce qui entraîne des revendications sociales prenant parfois des formes
racialisées.
À la fin des années 1950, ces tensions se renforcent avec la crise sucrière,
l’exode rural et une hostilité croissante des élites politiques et de la jeunesse
des DOM envers l’Hexagone. Cette mise en évidence des limites de la
départementalisation coïncide avec l’instauration du régime gaulliste. Les
nouveaux dirigeants de la France sont déterminés à réagir par une nouvelle
étape, conformément à la mise en place d’un État fort, avec un volet à la fois
répressif et social. L’aspect économique est pris en charge par une politique
d’investissements, réponse technocratique, imposée depuis Paris. Mais la
principale crainte des dirigeants français est démographique, avec la peur que
l’essor de la population n’obère les efforts entrepris en d’autres domaines.
En 1961, Jean Rigotard, directeur d’un organisme de crédit dédié aux
Antilles, chargé d’élaborer les objectifs du IVe Plan pour les quatre DOM,
écrit un rapport déterminant. Il condense une réflexion menée depuis
plusieurs années à différents niveaux de l’État : la démographie, donc la
migration, est une urgence absolue conditionnant toutes les autres politiques
menées. En 1963, Michel Debré, Premier ministre puis député de La
Réunion, crée le Bumidom (Bureau pour le développement des migrations
dans les départements d’outre-mer). Société d’État, au budget autonome,
dirigée par de hauts fonctionnaires et d’anciens préfets et placée sous la
tutelle du secrétariat d’État à l’Outre-mer, elle est chargée d’organiser la
migration depuis les DOM, afin d’y désamorcer la crise sociale latente. La
migration d’individus jeunes permet de couper les mouvements
indépendantistes de leur base supposée. Elle répond aussi aux besoins de
main-d’œuvre en métropole. Pour la France, cette gestion d’une migration est
inédite : par sa durée, son encadrement, les moyens mis en œuvre. L’action
du Bumidom concerne aussi, en métropole, des activités sociales : prêts,
aides au logement, formations, voyages-vacances. L’agence s’appuie sur des
associations d’action sociale et culturelle, dirigées par des élites d’origine
domienne proches des réseaux gaullistes.
Le Bumidom remplit, pour ses initiateurs, sa mission démographique : le
nombre de migrants, originaires surtout de Guadeloupe, Martinique et La
Réunion, atteint 7 000 par an dès 1965, dépasse 10 000 durant la décennie
1970 (chiffres élevés : en 1961, il y a 283 000 habitants en Guadeloupe,
292 200 en Martinique, 350 000 à La Réunion). À la fin des années 1960,
près de 100 000 personnes sont parties avec le Bumidom (sur 200 000 en tout
jusqu’en 1982). Près d’un tiers sont des femmes. Une partie des migrants
bénéficient d’une formation professionnelle. Les femmes sont orientées vers
la domesticité ou le métier d’aide-soignante, les hommes vers l’industrie ou
le bâtiment. Si une aspiration à la migration existe indéniablement (il y a une
proportion quasi équivalente de « migrants spontanés »), le Bumidom a
contribué à amplifier le phénomène, surtout dans les milieux populaires. Les
migrantes et les migrants, soumis à des assignations professionnelles,
genrées, ou de racialisation, ont néanmoins manifesté une volonté
d’émancipation et une capacité d’agency, par diverses stratégies : travailler
dans d’autres secteurs que ceux préconisés, vivre dans d’autres régions, ne
pas rembourser les dettes contractées auprès de l’agence. Ils étaient citoyens
français et, de ce fait, celle-ci n’avait que des capacités de contrainte limitées
(conditionnement des activités sociales et des migrations d’autres membres
de la famille).
En pleine décolonisation, le Bumidom permet aux gaullistes d’appliquer,
vu la taille limitée des espaces et des populations, une politique publique
volontariste impossible dans les territoires bien plus vastes et peuplés de
l’AOF. Ici seulement, la France a les moyens de mener une politique
impériale assimilatrice en mesure de faire face au défi apparu après 1945,
celui de maintenir un empire dans lequel l’égalité des droits serait
théoriquement reconnue. Les derniers espaces, en somme, dans les
années 1960 et 1970, d’une politique impériale de souveraineté française au
petit pied, leur donnant par là même une importance inédite dans le discours
national.

BIBLIOGRAPHIE

Monique MILIA-MARIE-LUCE, « De l’Outre-mer au continent : étude


comparée de l’émigration puertoricaine et antillo-guyanaise de l’après-guerre
aux années 1960 », thèse de doctorat en histoire, Paris, EHESS, 2002.
Myriam PARIS, Nous qui versons la vie goutte à goutte. Féminismes,
économie reproductive et pouvoir colonial à La Réunion, Paris, Dalloz, 2020.
Jean-Pierre SAINTON, La Décolonisation improbable. Cultures politiques et
conjonctures en Guadeloupe et en Martinique (1943-1967), Pointe-à-Pitre,
Éditions Jasor, 2012.
Les rapatriés d’Indochine, laissés pour
compte
Fanny Brée

28 octobre 1955, 23 heures, un premier wagon de ressortissants


d’Indochine arrive en gare de Moulins, dans le centre de la France. Des
membres de la Croix-Rouge, des infirmières et des bénévoles les prennent en
charge en présence des autorités. Les vingt-deux familles partent en car,
direction le centre d’hébergement de Noyant, avec seulement 20 kg de
bagages, derniers souvenirs d’une vie révolue. Mais qui sont ces rapatriés ?
Pourquoi sont-ils venus se réfugier ici ?
C’est au moment où elle perd l’Indochine que la France en découvre le
visage. Les jeunes gens du corps expéditionnaire français en Extrême-Orient
(CEFEO) arrivent dans la colonie en 1945, lassés par des années de guerre en
Europe. Après trois années d’engagement militaire, certains s’y installent et
se lient avec les colonisées quelquefois jusqu’au mariage. Des enfants
naissent de ces unions et représenteraient en 1952, 300 000 individus dont
50 000 reconnus. À la veille de la bataille de Diên Biên Phu, la société
française présente en Indochine est véritablement cosmopolite, composée
d’anciens colons, de métropolitains nouvellement arrivés, d’épouses
indochinoises, d’Eurasiens mais aussi de Vietnamiens naturalisés et de
citoyens de l’empire comme ceux des comptoirs de l’Inde. Cette société
s’élève en 1954 à environ 35 000 personnes aux catégories socio-
professionnelles variées : propriétaires exploitants, fonctionnaires, membres
du clergé, militaires, employés, ouvriers, chômeurs.
C’est la guerre d’Indochine qui pousse progressivement les civils hors du
pays. Après les accords de Genève du 21 juillet 1954, 10 600 Français sont
évacués du Nord-Vietnam. Les départs pour la France s’accélèrent, bien
qu’aucune évacuation de la colonie ne soit officiellement ordonnée. Les
individus ayant des attaches en métropole partent les premiers, assurés de
pouvoir être hébergés. Pour les familles françaises eurasiennes natives
d’Indochine, le départ est difficile : choisir le rapatriement, c’est choisir
l’exil. Le retrait du CEFEO en avril 1956 laisse sans protection les colons, les
métis et les naturalisés français qui, par peur des exactions, fuient
massivement l’ancienne colonie cette année-là. Pour les loger, le service
ministériel des rapatriés a aménagé en France des centres d’hébergement
installés le plus souvent dans d’anciens camps militaires désaffectés. Ainsi,
de 1954 à 1956, 3 448 rapatriés d’Indochine sont accueillis à Bias, Sainte-
Livrade-sur-Lot, Noyant d’Allier, Le Vigeant, Oublaisse, Saint-Laurent-
d’Ars, Toulon et Paris. Cependant, ces habitations, trouvées dans l’urgence et
en pleine crise nationale du logement, se révèleront in fine inappropriées à
leur insertion, trop éloignées du reste de la population et des centres
économiques.
Dans l’Allier, la ville de Noyant recherche une population de
remplacement depuis le départ de ses mineurs en 1949. Des familles
françaises, principalement eurasiennes et composées de nombreux enfants,
sont installées dans les anciens corons ainsi que dans ceux des cités voisines
de Châtillon et de Saint-Hilaire, transformés en centres d’hébergement. Les
arrivées d’Indochine et les départs vers d’autres villes ne cessent pendant dix
ans. Le maximum des effectifs est atteint en 1959 avec 1 108 rapatriés pour
200 logements. Le centre d’accueil de Noyant, à vocation temporaire, ferme
administrativement ses portes en janvier 1966. Les corons sont vendus à leurs
occupants, installant ainsi de manière durable une communauté indochinoise
dans l’Allier. Les familles qui n’ont pu en faire l’acquisition sont envoyées au
camp de Sainte-Livrade-sur-Lot, transformé depuis 1962 en centre
d’hébergement définitif. Au total, 464 familles d’Indochine, soit
3 167 personnes, ont été hébergées à Noyant entre 1955 et 1965.
Contrairement aux Français d’Algérie, peu d’anciens d’Indochine
bénéficieront de la loi de 1961 donnant un statut aux rapatriés des colonies,
car « seules sont admises au bénéfice desdites prestations les personnes
contraintes de quitter l’Indochine pour des raisons d’ordre politique ou de
sécurité, auxquelles la qualité légale de rapatriés est reconnue ». Partis pour
fuir l’indigence, ils souffriront de leur non-reconnaissance comme rapatriés
politiques par un pays pour lequel ils ont tout sacrifié. Officiellement, l’État
cesse au 31 décembre 1964 de prendre en charge les ressortissants français en
provenance de l’ex-Indochine. Pour autant, de par leur origine, des Eurasiens
continueront d’être rapatriés jusque dans les années 1990, portant ainsi à
35 000 voire 45 000 personnes le nombre total de rapatriés d’Indochine.

BIBLIOGRAPHIE

Dominique ROLLAND, Petits Viêt-Nams. Histoires des camps de rapatriés


français d’Indochine, Bordeaux, Elytis, 2010.
Emmanuelle SAADA, Les Enfants de la colonie. Les métis de l’Empire
français entre sujétion et citoyenneté, Paris, La Découverte, 2007.
Pierre-Jean SIMON, Rapatriés d’Indochine. Un village franco-indochinois en
Bourbonnais, Paris, L’Harmattan, 1981.
La France refaite par le tiers-monde
Christoph Kalter

« L’Europe est littéralement la création du tiers-monde », écrivait en


1961 le psychiatre, théoricien et militant martiniquais Frantz Fanon. Fanon
n’affirmait pas expressément que c’était aussi le cas spécifique de la France,
mais il aurait pu le faire. La nation dont les élites étaient si fières en vertu de
ses Lumières, de ses révolutions et de sa laïcité avait été constamment refaite
par ses colonies au cours des siècles. Et, dans les années mêmes où Fanon
était devenu la voix de la lutte de libération de l’Algérie, la France était de
nouveau refaçonnée. Les luttes pour l’indépendance des pays colonisés
secouaient la vie politique du pays et suscitaient des débats passionnés sur la
torture, l’héritage de la Résistance et le droit à l’insoumission dans l’armée.
La décolonisation entraîna la chute de la IVe République et propulsa de
Gaulle à la tête du pays. Elle mena aussi la France au bord de la guerre civile.
Confrontée à l’horizon de l’indépendance de l’Algérie, l’Organisation armée
secrète (OAS), un groupe terroriste d’extrême droite, introduisit la violence
coloniale sur le sol de la métropole, tandis que la brutalité policière
systématique à l’encontre des immigrés algériens et de leurs défenseurs de
gauche dégénérait en atroces crimes d’État, comme le massacre du 17 octobre
1961 ou les morts de Charonne, le 8 février 1962. Cette même année,
immédiatement après l’indépendance, plus d’un million de pieds-noirs et des
dizaines de milliers de harkis s’installèrent en métropole, où ils furent
respectivement confrontés aux défis de l’intégration et de la ségrégation, dans
les deux cas sous la tutelle de l’État. Des centaines de milliers d’appelés
rentrèrent au pays, la « sale guerre » à laquelle ils avaient participé les
laissant pour la plupart profondément marqués, tandis que leur pays était
affecté par la double expérience de la défaite politique et morale.
On observe donc une profonde expérience de la décolonisation en France
même. La révolution qui se déroule de l’autre côté de la Méditerranée
bouleverse l’existence de tous les membres de la « génération algérienne »,
quelle que soit leur classe d’âge. Parmi eux, nombreux sont ceux qui, tout
comme Guy, le héros du magnifique film de Jacques Demy Les Parapluies
de Cherbourg, n’ont probablement eu qu’une compréhension très floue de
ces changements, même s’ils les ont vécus dans leur propre chair. D’autres,
en revanche, ont participé activement aux transformations de la vie politique
et intellectuelle française, en réaction à ce qu’ils percevaient comme une
révolution coloniale à l’échelle mondiale, impliquant non seulement
l’Algérie, mais aussi Cuba, le Vietnam, Harlem et Oakland, l’Angola et la
Palestine. Certains d’entre eux sont devenus célèbres, ou du moins ont acquis
une certaine notoriété en France et au-delà, par exemple Régis Debray,
Bernard Kouchner, Alain Krivine, François Maspero, René Vautier ou
Jacques Vergès. Si des noms féminins comme ceux de Jeanette Pienkny,
Michèle Firk ou Fanchita Gonzalez Batlle ne nous sont pas aussi familiers,
cela témoigne du sexisme de l’époque (et, en partie, de celui des historiens).
Ces femmes et ces hommes de la génération algérienne appartenaient
tous à une nouvelle gauche radicale qui avait commencé à prendre forme
après la triple crise de 1956 : l’écrasement du soulèvement anticommuniste
en Hongrie, la crise du canal de Suez – qui marque la fin de l’impérialisme
européen ancienne manière – et l’intensification de la plus ignominieuse
guerre coloniale de la France à travers l’instauration des « pouvoirs
spéciaux ». La crise de mai 1958, la révolution cubaine de 1959 et la
résurgence du fascisme en France et en Algérie contribuèrent à consolider
cette nouvelle gauche radicale. Nombre de ses militants vécurent la
décolonisation comme un moment de douloureux désenchantement, ainsi
qu’en témoignent les propos de Jean-Philippe Talbo-Bernigaud en 1961 dans
la revue Partisans : « Nous sommes la génération qui a vu s’effondrer les
valeurs humanistes de notre pays. […] Il s’agit de voir la France avec des
yeux neufs : notre pays n’est pas grand, il n’est pas bon, il n’est pas généreux,
parce qu’une nation impérialiste ne peut pas être bonne, grande et généreuse.
Il n’y a pas de “mission spéciale” de la France, nous sommes les habitants
d’une nation mégalomane et stérile qui dégoûte le monde. »
Mais les activistes de la nouvelle gauche n’étaient pas seulement
désenchantés. Ils étaient aussi épris de la « fête cubaine » sous Fidel Castro et
« Che » Guevara, et ils vivaient la décolonisation comme un moment de
destruction créatrice et un nouveau départ gros d’espérances. Qu’il s’agisse
de la génération algérienne, des opposants à la guerre du Vietnam ou des
participants à Mai 68 (qui étaient parfois les mêmes), tous estimaient que la
résistance anti-impérialiste et la contestation transnationale ouvriraient la voie
de l’émancipation dans un monde marqué par un colonialisme agonisant, par
l’équilibre de la guerre froide entre le premier monde du capitalisme et le
deuxième monde du socialisme d’État et, en ce qui concerne la société
française, par un mélange étouffant de consumérisme et d’autoritarisme.
Parmi les organisations les plus importantes de cette mouvance, on peut citer
l’Union nationale des étudiants de France (UNEF), le Parti socialiste unifié
(PSU), les Jeunesses communistes révolutionnaires puis la Ligue communiste
révolutionnaire (LCR), l’Union des jeunesses communistes marxistes-
léninistes (UJCML), le Comité Vietnam national (CVN) et les Comités
Vietnam de base (CVB).
Ces groupes adhéraient à des idéologies rivales, se disputaient la même
base sociale et entraient occasionnellement en conflit les uns avec les autres,
mais tous partageaient une même vision : le prolétariat occidental n’était plus
perçu par eux comme la seule classe révolutionnaire, ou du moins comme la
plus importante. La gauche radicale identifiait ailleurs les plus démunis, et
donc les plus révolutionnaires : parmi les minorités ethniques, les travailleurs
immigrés, les intellectuels précaires et d’autres groupes marginalisés dans
leurs propres sociétés, mais surtout parmi les masses paysannes et les
mouvements de guérilla de la Tricontinentale. En soutenant les « damnés de
la terre » de ce qu’on commençait à appeler le « tiers-monde », ces militants
occidentaux étaient censés contribuer à forger la solidarité mondiale dans la
lutte anti-impérialiste qui mettrait fin à toutes les formes d’oppression et
rendrait son humanité à l’espèce humaine.
Le tiers-mondisme de la gauche radicale était donc un projet utopique,
qui trouvait son horizon non pas en France, mais dans le monde entier. En
tant que projet consciemment planétaire de lutte pour le bien de l’humanité,
le tiers-mondisme de l’ère de la décolonisation poursuivait une tradition
d’internationalisme socialiste remontant au XIXe siècle. Mais il exprimait
aussi une réaction aux nouvelles dynamiques de mondialisation. Au
lendemain de la Seconde Guerre mondiale, des médias comme la presse, le
livre de poche, la radio et le cinéma connurent une diffusion sans précédent,
tandis que la télévision devenait le nouveau grand vecteur de communication
pour au moins certaines parties du globe. L’essor d’une économie mondiale
dominée par l’intégration atlantique stimulait le commerce international et
étendait le champ d’intervention des multinationales. La structure rigide des
blocs de la guerre froide était certes sous bien des aspects un obstacle à la
mondialisation, mais l’intégration économique et politique au sein de ces
blocs obéissait à une logique d’expansion dynamique, et la menace de
l’annihilation nucléaire rendait plausible l’idée d’une communauté de destin
de l’humanité. L’une des réponses à ce défi fut l’émergence d’un mouvement
mondial pour la paix qui favorisa les liens entre les sociétés civiles des
diverses nations et des deux blocs. Enfin, la décolonisation signifia la
désintégration des empires et la multiplication des États-nations. Mais ce que
l’historien David Armitage écrit dans The Declaration of Independence à
propos de la révolution états-unienne de 1776 était également vrai à partir de
1945 pour l’ordre d’après-guerre : chaque nouvelle déclaration
d’indépendance était aussi une déclaration d’interdépendance. Les nouvelles
nations d’Asie et d’Afrique dépendaient du système international des États-
nations et le renforçaient. Ceux-ci étaient organisés au sein des Nations unies,
qui devinrent le point focal des conflits diplomatiques autour de la
décolonisation et un forum pour des initiatives postcoloniales telles que la
proposition du « nouvel ordre économique international » (NOEI). En outre,
la décolonisation intensifia considérablement la mobilité des personnes, des
objets et des idées. De ce point de vue, le tiers-mondisme de la gauche
radicale française n’était pas seulement un produit, mais aussi un moteur de
la mondialisation.
Pour éviter que cette globalité ne paraisse trop abstraite, on peut prendre
l’exemple de Michel Capron, un militant de base qui exprime l’ample degré
de politisation de cette génération au-delà de la poignée de célébrités
médiatisées des années 1960. Né en 1943, Capron manifeste contre de Gaulle
en 1958. En 1960, il se rend dans les bidonvilles de la capitale pour enseigner
aux migrants algériens la lecture et l’écriture. L’année suivante, il contemple
les corps des manifestants algériens flotter dans la Seine. Pendant sa dernière
année au lycée Jean-Baptiste Say, il est membre actif du Front universitaire
antifasciste. En 1965, il se rend pour la première fois en Algérie, pays auquel
son opposition à la guerre coloniale l’avait amené à s’intéresser de près. Il y
retourne en 1969, lorsque, après avoir terminé ses études d’économie, il est
appelé sous les drapeaux et sert dans les rangs de la coopération militaire.
Après deux années au ministère algérien de l’Agriculture, il exerce quelques
mois comme assistant au département d’économie de l’université d’Alger. Le
séjour de Capron à Alger dissipe chez lui l’illusion que l’Algérie s’achemine
vers le socialisme, mais lui fournit l’occasion, en tant que représentant du
PSU, de nouer des contacts avec des mouvements de libération comme le
FRELIMO mozambicain, le MPLA angolais ou l’ANC sud-africain, ainsi
qu’avec le Black Panther Party, qui ont tous des bureaux à Alger, alors
surnommée « La Mecque de la révolution ». Lorsqu’il rentre à Paris en
août 1971, ces contacts débouchent sur la création d’une publication militante
intitulée Libération Afrique. Soutenant la lutte contre l’apartheid et le
colonialisme portugais, ce journal est animé par Capron et Ginette Pigeon,
tous deux affiliés au Centre de recherches et d’initiatives de solidarité
internationale (Cedetim), basé à Paris mais lié à une série de projets dans le
monde entier.
Que reste-t-il de toute cette effervescence ? Dans de nombreux pays du
Sud, l’euphorie de la décolonisation a été suivie par le désenchantement du
parti unique, des conflits ethniques, une construction nationale autoritaire et
la dépendance néocoloniale. Dans nombre de pays occidentaux, dont la
France, les militants se sont démobilisés dans les années 1970, tandis que
d’autres se radicalisaient encore plus, comme la Gauche prolétarienne, avec
sa veine populiste. D’autres ont pris de nouvelles directions, troquant leur
ancien tiers-mondisme pour la défense des droits de l’homme ou
l’intervention humanitaire. D’autres encore ont poursuivi l’œuvre d’une
gauche radicale œcuménique, malgré le changement d’atmosphère de
l’époque. Capron est au nombre de ces persévérants. Professeur émérite de
gestion d’entreprise à l’université Paris 8 de Saint-Denis, il est toujours actif
au sein du Cedetim. Née d’une époque où la décolonisation refaisait la France
et le monde, cette association continue à œuvrer pour la solidarité
internationale en se connectant aux nouveaux acteurs de notre époque de
mondialisation postcoloniale. Le tiers-mondisme des années 1960 est révolu,
mais dans notre présent marqué par les inégalités locales et internationales,
par les migrations et le racisme et par les débats enflammés sur la mémoire
du colonialisme, son héritage multiple est bien vivant.
Traduit de l’anglais par Marc Saint-Upéry

BIBLIOGRAPHIE

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the Third World Order, Oxford, Oxford University Press, 2016.
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Christoph KALTER, Die Entdeckung der Dritten Welt. Dekolonisierung und
neue radikale Linke in Frankreich, Francfort-sur-le-Main/New York,
Campus Verlag, 2011 ; trad. angl., The Discovery of the Third World.
Decolonization and the Rise of the New Left in France, c. 1950-1976,
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Press, 2023.
Kristin ROSS, Mai 68 et ses vies ultérieures, Bruxelles, Éditions Complexe,
2005.
Fanon, de l’Algérie à la Nouvelle-
Calédonie
Eddy Banaré

« Le colonialisme n’est pas une machine à penser, n’est pas un corps


doué de raison. Il est la violence à l’état de nature et ne peut s’incliner que
devant une plus grande violence » : cette analyse incisive explique à la fois
l’importance de Frantz Fanon et les malentendus l’érigeant en prescripteur de
la lutte armée. Dès les années 1950, les textes de Fanon influencent actions et
discours d’émancipation de la tutelle coloniale d’abord essentiellement en
Afrique, puis dans les Caraïbes et en Océanie à partir de la seconde moitié
des années 1960. Parfois réduit à des slogans par certains groupes militants
fondés après Mai 68, le fanonisme est pourtant une modélisation fine de la
situation coloniale. Pour le définir clairement, il faut comprendre les ruptures
qui ont marqué la trajectoire de Fanon.
Sa première expérience fondatrice est celle du passage de sa Martinique
natale à la France qu’il découvre pendant la guerre en 1944, puis comme
étudiant en médecine. C’est un moment d’apprentissage fondamental : celui
du racisme, des ruses de l’aliénation et de la brutalité coloniale. De Français
patriote, Fanon passe à « Noir » et « homme de couleur ». Il découvre ainsi
comment la colonisation déshumanise et dépersonnalise. Les études de
médecine à partir de 1947, avec une spécialisation en psychiatrie de 1949 à
1951 à la Faculté de Lyon, sont intellectuellement intenses. Fanon soutient
une seconde version de sa thèse en novembre 1951, après avoir renoncé à
présenter ce qui sera Peau noire, masques blancs. Sa rencontre avec François
Tosquelles, fondateur de la psychothérapie institutionnelle, est déterminante
pour lui. En 1952, interne à Saint-Alban, il participe au développement d’une
nouvelle approche qui inscrit le patient dans une dynamique de groupe et
repense la relation avec le soignant. L’influence de Tosquelles sur Fanon se
manifeste par le fait d’envisager le colonialisme comme un environnement
psychiquement traumatisant et de poser son renversement comme condition
de guérison. C’est pourquoi le lexique fanonien métaphorise le renouveau, le
renversement et la réinvention.
Peau noire, masques blancs, finalement publié en 1952, est nourri de ces
expériences. Le texte croise les références à la littérature, la phénoménologie
et la psychanalyse. La place accordée à l’« expérience vécue » est une
première caractéristique épistémologique du fanonisme. On trouve dans Peau
noire, masques blancs une observation clinique des effets psychiques du
colonialisme et la définition d’un peuple colonisé comme celui « au sein
duquel a pris naissance un complexe d’infériorité du fait de la mise au
tombeau de l’originalité culturelle locale ».
Puis viennent la nomination à l’hôpital de Blida en 1953, les débuts de la
guerre d’Algérie en novembre 1954 et les premiers contacts avec le Front de
libération nationale (FLN) dès janvier 1955. Cette immersion au cœur d’une
lutte indépendantiste se traduit par une activité politique à la fois algérienne
et panafricaine : ses fonctions de porte-parole du FLN le mènent aussi bien au
Ghana qu’en Guinée, en Côte d’Ivoire ou au Congo. Mais elle se manifeste
aussi par une intense production intellectuelle et surtout par Les Damnés de
la terre, publié en 1961, l’année de sa disparition. Fanon y décrit et identifie
des lois générales du colonialisme. La première : celle d’une double violence
propre à la situation coloniale. La violence est d’abord concrète et découle de
l’exploitation des corps et des ressources naturelles. Mais cette violence est
aussi psychique car le colonisé intériorise le racisme et l’effacement culturel
au point de douter de son humanité. Ici, la solution ne peut venir que d’un
renversement complet du système.
Du Black Panther Party aux États-Unis jusqu’aux townships de Soweto à
la fin des années 1970, la pensée de Fanon va voyager et inspirer plusieurs
actions d’émancipation dans le monde. Elle va notamment influencer les
premiers militants indépendantistes kanak. Nidoïsh Naisseline, futur grand
chef du district de Guahma sur l’île de Maré et étudiant en sociologie, va
faire passer les idées de Fanon à travers trois textes militants publiés entre
1966 et 1970. En 1966, Naisseline publie un article dans Trait d’union où il
décrit Nouméa à la lumière du concept de l’aliénation. La capitale
océanienne, écrit-il, est aussi segmentée que la « ville du colonisé » décrite
par Fanon dans Les Damnés de la terre. Naisseline reconnaît également un
aspect de l’aliénation à travers le rapport au langage explicité dans Peau
noire, masques blancs. Vient ensuite un article, en 1969 (directement inspiré
des observations faites par Fanon à Fort-de-France et retranscrites dans Peau
noire, masques blancs) où Naisseline voit dans les inégalités socio-spatiales
de Nouméa les prémices d’une révolte. Les Foulards rouges – groupe
d’activistes kanak qu’il contribue à créer – vont notamment s’illustrer en
1969 avec la diffusion de tracts en langue kanak. Arrêté, puis incarcéré en
1970, Naisseline va publier un dernier article dans lequel il analyse le sens
des émeutes déclenchées à Nouméa ; il s’y inspire des dernières pages des
Damnés de la terre et prophétise la refondation d’une personnalité kanak. Sit-
in, protestations et arrestations vont alors marquer leurs actions avant leur
entrée en politique à travers la fondation du PALIKA (Parti de libération
kanak) en 1975.

BIBLIOGRAPHIE

Walles KOTRA, Nidoïsh Naisseline, de cœur à cœur, entretiens, Papeete, Au


vent des îles, 2016.
David MACEY, Frantz Fanon, une vie (2000), Paris, La Découverte, 2011.
Matthieu RENAULT, Frantz Fanon. De l’anticolonialisme à la critique
postcoloniale, Paris, Éditions Amsterdam, 2011.
Les désillusions du panasiatisme
Pierre Journoud

Quand, au milieu des années 1940, l’Asie inaugure la grande vague des
« décolonisations », le panasiatisme semble avoir fait long feu. Après tout,
cette pensée composite, issue de l’orientalisme et marginale, est née, au
tournant des XIXe et XXe siècles, d’une exhortation à « rendre l’Asie aux
Asiatiques » et du besoin d’affirmer leur unité socio-culturelle et politique,
voire spirituelle, face à la colonisation et à la domination occidentales. Avec
le reflux des Européens en Asie du Sud-Est, pendant et après la Seconde
Guerre mondiale, la nécessité de l’idéal panasiatique se fait moins sentir.
Surtout, celui-ci a été durablement discrédité par son association au projet de
« sphère de coprospérité de la Grande Asie orientale » promu par le Japon
impérial.
Le souvenir des premiers chantres du panasiatisme n’a pas disparu pour
autant. Des précurseurs japonais (Okakura Tenshin) au premier président de
la République de Chine, Sun Yat-sen, en passant par le Vietnamien Phan Bôi
Châu ou les Indiens Rabindranath Tagore et Taraknath Das, chacun à sa
manière a tenté de nourrir la construction d’une identité asiatique commune,
au sein d’un réseau intellectuel transnational prenant le Japon comme modèle
de modernisation alternatif, à un Occident dominateur aussi bien qu’à un
ordre sino-centrique périmé. Lorsque le gouvernement japonais promeut à
son tour le projet d’une intégration panasiatique, présenté pour la première
fois le 1er août 1940 par le ministre des Affaires étrangères Matsuoka Yôsuke,
il tente de lui donner une existence institutionnelle. Pour cela, début
novembre 1943, il réunit la Conférence de la grande Asie orientale, censée
concrétiser les idéaux panasiatiques et libérer l’Asie du colonialisme
occidental. Loin d’amorcer un authentique processus d’intégration régionale,
l’initiative parachève une conquête militaire brutale. Elle inaugure un « pan-
nipponisme » fondé sur une implacable hiérarchie des peuples, mis au service
exclusif des intérêts politico-stratégiques du Japon et de son expansion
coloniale, comme le redoutaient déjà, au début du XXe siècle, des observateurs
aussi visionnaires que le Coréen Uhyeong saeng.
Pourtant, fort de ses victoires successives sur de grandes puissances, de la
Russie en 1905 à l’Europe et aux États-Unis en 1941-1942, le Japon a créé
une situation irréversible. Il a détruit les appareils politico-militaires et les
circuits économiques coloniaux, promu des dirigeants autochtones (parfois
libérés directement des geôles coloniales, comme Sukarno dans la future
Indonésie ou Ibrahim Yaacob en Malaisie), et puissamment attisé les
nationalismes, au point de consacrer l’indépendance formelle des Philippines
et de la Birmanie, en 1943, puis du Vietnam, du Laos et du Cambodge, le
10 mars 1945. Motivée par la nécessité d’obtenir la coopération des élites
locales, cette « libération » tardive a pu être accueillie avec enthousiasme par
des nationalistes de l’Asie du Sud-Est en quête d’émancipation, comme le
Birman Ba Maw ou le Philippin José Paciano Laurel, alors placés par les
autorités japonaises à la tête des gouvernements projaponais de leurs pays
respectifs. Mais la plupart des autres nationalistes collaborateurs n’ont pas
attendu la défaite nippone pour se retourner contre les Japonais, jugés
coupables d’avoir substitué à celle des puissances coloniales occidentales une
domination encore plus cynique et brutale.
Après 1945, n’étant plus porté ni par un Japon sous occupation états-
unienne, ni par une Chine aux prises avec la guerre civile, le panasiatisme ne
fait guère recette à l’heure de la guerre froide et de la bipolarisation du
monde, où des mouvements plus englobants tels que le « tiers-mondisme »
l’éclipsent durablement sans l’effacer totalement.
Peut-on déceler sa résurgence dans le régionalisme exclusif qui se
développera, à partir de 1967, au sein et autour de l’Association des nations
d’Asie du Sud-Est (ASEAN) ? Nul doute qu’en affirmant à Bangkok leur
volonté de bâtir une communauté de destin entre pays du Sud-Est asiatique,
ses cinq membres fondateurs en empruntent l’idéal civilisationnel et
humaniste. Mais, désireux avant tout de consolider leurs États jeunes et
fragiles, de pacifier entre eux des relations encore sensibles face à la
perception commune d’une expansion de la menace communiste en Asie, ils
ne renonceront pas pour autant à des formes parfois extrêmes de violence –
notamment anticommuniste – à l’intérieur de leurs frontières, ni
corollairement à des relations plus étroites avec les États-Unis et le « monde
libre ». L’esprit panasiatique ne ressurgira, en définitive, qu’après la fin de la
guerre froide, avec les élargissements successifs de l’ASEAN comme à
travers la promotion néoconfucéenne des valeurs traditionnelles
« asiatiques » d’ordre social et de déférence aux élites, dont les Premiers
ministres Lee Kuan Yew (Singapour) et Mohamad Mahathir (Malaisie) se
feront un moment les hérauts, parmi d’autres, dans un contexte de montée en
puissance de la Chine et de lutte contre l’unipolarité américaine et
l’individualisme occidental.

BIBLIOGRAPHIE

Franck MICHELIN, « La Sphère de coprospérité de la Grande Asie orientale :


réflexion sur un régionalisme asiatique », Relations internationales, no 168,
2017/4, p. 9-28.
Philippe PELLETIER, L’Extrême-Orient. L’invention d’une histoire et d’une
géographie, Paris, Gallimard, coll. « Folio histoire », 2011.
Steven PENG-SENG, « Le panasiatisme en Asie : une construction de l’identité
asiatique et japonaise, 1900-1924 », mémoire de master d’histoire, université
de Montréal, 2014, <https://core.ac.uk/download/pdf/151553351.pdf>.
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9 (17), 2011, <https://apjjf.org/2011/9/17/Christopher-W.-A.-
Szpilman/3519/article.html>.
Pierre SINGARAVÉLOU, « Mutations du nationalisme dans les sociétés
coloniales d’Asie du Sud-Est », in Alya Aglan et Robert Frank (dir.), 1937-
1947. La guerre-monde, Paris, Gallimard, coll. « Folio histoire », 2015, t. II,
chap. LIII, p. 2325-2364.
Chanter et danser l’indépendance
Malika Rahal

Au Maroc, le 16 novembre 1955, le sultan Mohammed Ben Youssef,


futur roi Mohammed V, rentre de son exil à Madagascar, accueilli par une
ferveur populaire inégalée dans l’histoire contemporaine du pays. L’attente
de son retour avait en effet été largement partagée : ne disait-on pas, durant
son exil, que l’on observait le dessin de son visage dans la lune ? À l’arrivée
du sultan, tout le long des six kilomètres qui le mènent de l’aérodrome de
Salé jusqu’au palais royal de Rabat, la foule nombreuse l’acclame d’un
simple « Ben Youssef, Ben Youssef ! ». Sur le bord de la route, bus et
camionnettes sont couverts de spectateurs qui montent sur les toits pour
mieux voir, tout en étant vus. Sur les places de Rabat et dans les rues qui
entourent le palais royal, des foules d’hommes, femmes et enfants se
rassemblent et brandissent des drapeaux cousus à la main ou des
photographies du sultan. Les images d’actualité muettes ne permettent pas de
saisir ce que chante le groupe pressé au sommet d’un bus qui circule
lentement autour d’une place, mais les corps dansants indiquent un rythme
que l’on n’entend pas.
Les indépendances de la seconde moitié du XXe siècle se sont
accompagnées de festivités de formes différentes : elles varient selon la
nature de l’indépendance de chaque pays et le calendrier de son déroulement.
Mais, malgré leur variété, les festivités reprennent des pratiques et gestuelles
communes qui circulent parfois d’un pays à l’autre. Après tout, comme le
rappelle Catherine Coquery-Vidrovitch, partout les indépendances ont été
vécues comme des révolutions et ont donné lieu à des fêtes et des
réjouissances populaires car la conquête de la souveraineté et la naissance de
nouveaux États mettaient fin aux humiliations coloniales. C’est le cas même
dans les pays qui n’ont pas accédé à l’indépendance par la lutte armée ou
dont la nouvelle souveraineté est assortie de mesures qui en limitent
l’étendue.
La chanson emblématique de cet âge des indépendances est
« Indépendance Cha Cha », composée en 1960 par le Congolais Grand Kallé
sur un air afro-cubain résolument moderne. L’artiste y chante la victoire que
représente l’indépendance dans trois des principales langues du Congo
(lingala, tshiluba et kikongo) de sorte à être compris du plus grand nombre.
Les paroles citent aussi les différentes forces politiques du pays et les
différents leaders, comme pour être la bande originale de tous et
accompagner un événement unitaire. Ce tube de l’époque devient donc un
élément de culture partagée à l’échelle du pays et même au-delà : la chanson
sera ensuite adaptée, notamment en français, pour circuler au Congo-
Brazzaville voisin mais également au Rwanda.
À travers les chants et les danses, les festivités de l’indépendance se
veulent partout une manifestation d’unité qui masque les tensions et les lignes
de fracture. Elles sont également une expérience partagée qui engage les
corps des participants dans la danse sur un bus ou un camion ; elles sont
l’occasion de faire corps collectivement par la performance collective de
danses, chants et slogans, mais aussi par la présence d’une foule massive au
cœur du spectacle. Elles font ainsi communauté.
La concomitance des festivités sur l’ensemble du territoire, et parfois
même dans l’émigration, renforce l’expérience commune et le sentiment
d’être là à la même heure. Au moment de l’indépendance d’États qui se
veulent des États-nations, la question de l’unité et de la cohésion est partout
posée, d’autant que la division peut être encouragée par l’ancienne puissance
coloniale, comme c’est le cas au Congo-Kinshasa. La fête contribue à créer
un événement partagé propagé par la radio, qui permet par exemple à
l’effervescence festive du 1er octobre 1960 au Nigeria d’atteindre la
communauté des étudiants nigérians à l’étranger. Ce jour-là, sont organisées
des célébrations à l’occasion de la venue de la princesse Alexandra,
représentante de la reine Élisabeth, qui remet la nouvelle Constitution
fédérale du pays. Alhaji Tafawa Balewa devient alors Premier ministre et, à
minuit, le drapeau du Royaume-Uni est remplacé par le drapeau vert et blanc
du Nigeria.
Partout, la radio permet ainsi de faire circuler consignes et slogans pour
faire de la célébration un événement unique. Une partie des festivités a en
effet une dimension organisée : le choix du calendrier relève parfois d’un
effort de mise en récit pour affirmer la nature de l’État qui naît de
l’indépendance. Ce calendrier des indépendances est souvent complexe. Au
Maroc, par exemple, après la conférence d’Aix-les-Bains et la fin du
protectorat français, le pays devient indépendant le 7 mars 1956. L’Espagne
reconnaît cette indépendance le 7 avril et restitue alors une partie des
territoires de l’enclave d’Ifni et du littoral. Enfin, le statut international de
Tanger est aboli le 21 octobre. Mais la date célébrée encore aujourd’hui pour
marquer l’indépendance du pays est celle du 18 novembre 1956, qui
correspond au premier discours à la nation prononcé par le sultan après son
retour. La date valorise ainsi la ferveur populaire autour de la personnalité du
monarque.
En Algérie, la célébration officielle de l’indépendance se déroule après le
référendum d’autodétermination du 1er juillet 1962 et le transfert de
souveraineté, le 3 juillet. Les autorités algériennes du Gouvernement
provisoire de la République algérienne insistent néanmoins pour que le grand
jour de célébration ait lieu le 5 juillet, date anniversaire de la capitulation
d’Alger, en 1830. Cette date fournit une interprétation historique de
l’événement comme une annulation – ou une clôture – de l’occupation du
pays. Les autorités algériennes appellent donc à la retenue durant les journées
qui précèdent le 5, sans toutefois parvenir à contenir l’enthousiasme des
habitants. En fait, des festivités spontanées ont commencé dès le cessez-le-
feu du 19 mars 1962, la radio informant les Algériens que le cessez-le-feu
était déjà célébré comme une victoire dans les rues des grandes villes du
continent africain, du monde arabe et des pays musulmans, et lui donnant
ainsi une caisse de résonance mondiale. Les fêtes n’ont pas cessé, malgré la
violence et le chaos de la période transitoire ouverte par les accords d’Évian,
chaque famille célébrant le retour des proches sortis de prison ou des camps,
ou revenus des maquis. Comme au Maroc, l’instrument privilégié des
festivités est le bus ou le camion qui fournit une scène sur laquelle les
participants peuvent se montrer et mieux voir en même temps l’immensité de
la foule. Dans divers pays, la mise en scène ainsi créée est régulièrement
débordée par les participants et participantes.
Les journées festives comme le 1er octobre au Nigeria ou le 5 juillet en
Algérie permettent une performance collective. Au moment où naissent de
nouveaux États, il s’agit de ne pas rater son entrée en scène devant un public
mondial. Les films ou les photographies répercutent en effet les événements
dans le reste du pays ou même le reste du monde. À travers les marches, les
danses, voire les pièces de théâtre jouées par des groupes scouts, les
participants prennent part à une performance destinée non seulement aux
autres mais aussi (et peut-être surtout) à eux-mêmes, comme le montrent des
célébrations plus discrètes, plus intimes, par famille ou par quartier. Après
l’invisibilisation de la période coloniale, elles opèrent un renversement du
regard et une appropriation du regard sur soi qui adjoint à la conquête de la
souveraineté une forme de souveraineté sur soi-même.
À Madagascar, ce ne sont pas une mais trois dates qui marquent le
passage à l’indépendance. Ainsi, le 18 octobre 1958, l’on fête la
proclamation, quatre jours plus tôt, de la première République, consécutive
au référendum constitutionnel sur la création de la Communauté française.
Selon l’historienne Helihanta Rajaonarison, ces festivités, largement
organisées par le gouvernement, ont un certain succès, avec des spectacles de
danse organisés dans les jardins de la ville et des bals populaires, même si, à
Tananarive – ville du « non » au référendum –, l’on sent la réserve. Les
caméras captent des jeux prévus pour les enfants dans les espaces publics de
la capitale, des courses en sac aux tirs aux pigeons. Le 26 juin 1960, c’est la
célébration de la proclamation de l’indépendance et l’on se presse au stade de
Mahamasina, à Tananarive. Les femmes sont plus présentes que le 18 octobre
1958 et le lamba, pièce de coton, est volontiers porté comme un symbole
d’identité malgache. Après les discours, au sortir du stade la liesse générale
éclate. Enfin, le 20 juillet 1960, le pays fête le retour des députés du
Mouvement démocratique de la rénovation malgache (MDRM), qui avaient
été condamnés après l’insurrection de 1947. Ici, la liesse est plus spontanée et
les rues de la capitale sont envahies par une foule mixte, vêtue avec soin.
À Madagascar comme dans d’autres pays, certaines dates choisies par les
autorités ne font pas l’objet d’une ferveur aussi spectaculaire que prévu. Par
ailleurs, si les festivités les plus organisées – comme celles, bien réglées, du
stade nigérian du 1er octobre 1960 à Lagos, avec performances culturelles et
sportives ou acrobatiques – sont les mieux documentées grâce à la présence
de journalistes, d’autres au contraire laissent des traces fugaces, notamment
lorsqu’elles ont lieu dans l’intimité familiale, ou loin des grandes villes.
Que ce soit celui du sultan au Maroc, des députés emprisonnés à
Madagascar ou de Habib Bourguiba après la signature au quai d’Orsay, à
Paris, de l’acte proclamant l’indépendance de la Tunisie, le 20 mars 1956, le
retour au pays cristallise parfois mieux qu’une cérémonie de transfert
d’autorité l’avènement de ce qui avait été longtemps attendu, tout en ouvrant
des espaces de créativité pour les participants sur le trajet du retour.
Partout, aux lendemains des chants, danses et fêtes qui participent à
forger les nations nouvellement souveraines, chaque pays aura à construire
son indépendance. Les difficultés, parfois perceptibles au cœur même de la
fête, devront être surmontées en consolidant l’unité de provinces disparates,
en assurant le développement socio-économique et en résistant à l’influence
des anciennes puissances coloniales.

BIBLIOGRAPHIE

Catherine COQUERY-VIDROVITCH, « Le vécu des indépendances : histoire et


mémoire », préface à Odile Goerg, Jean-Luc Martineau et Didier Nativel
(dir.), Les Indépendances en Afrique. L’événement et ses mémoires,
1957/1960-2010, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013, p. 7-12.
Odile GOERG, Céline PAUTHIER et Abdoulaye DIALLO (dir.), Le NON de la
Guinée (1958). Entre mythe, relecture historique et résonances
contemporaines, Paris, L’Harmattan, 2010.
Malika RAHAL, Algérie 1962. Une histoire populaire, Paris, La
Découverte / Alger, Barzakh, 2022.
Helihanta RAJAONARISON, « Images de fêtes à Antananarivo (1958-1960).
Quels sont les temps forts de l’indépendance pour les Malgaches ? », in Odile
Goerg, Jean-Luc Martineau et Didier Nativel (dir.), Les Indépendances en
Afrique. L’événement et ses mémoires, 1957/1960-2010, Rennes, Presses
universitaires de Rennes, 2013, p. 253-271.
Difficiles sorties de guerre
Benjamin Stora

Début 1962. Les deux parties, algérienne et française, discutent depuis


plusieurs mois du passage à l’indépendance de l’Algérie, mais les
négociations sont difficiles, notamment à cause d’un désaccord sur la
question du Sahara. Cet immense désert qui s’étend au sud de l’Algérie est un
enjeu stratégique pour la France comme pour les nationalistes algériens. On y
trouve du pétrole et du gaz et, peut-être plus important encore, c’est là que
l’armée française fait ses expérimentations nucléaires. La première bombe
atomique française a explosé en février 1960 dans le Sahara. C’est pourquoi
de Gaulle veut garder la main sur ce territoire, même si le reste de l’Algérie
devient indépendante. Le FLN de son côté refuse catégoriquement que
l’Algérie nouvelle soit amputée d’une région entière. Il exige que les
frontières soient maintenues à l’identique après le départ de la France. Après
une suspension des négociations, celles-ci reprennent officiellement en
mars 1962 dans la ville d’Évian. Des concessions sont faites de part et
d’autre. Les accords d’Évian sont signés le 18 mars 1962.
Est-ce la fin de la guerre ? Oui et non. Les accords précisent : « Un
cessez-le-feu est conclu. Il sera mis fin aux opérations militaires et à la lutte
armée sur l’ensemble du territoire algérien le 19 mars à midi. » Mais la
violence ne s’interrompt pas aussitôt. Comme si un conflit aussi long et
sanglant ne pouvait s’éteindre du jour au lendemain. Ainsi, dans la ville
d’Oran, les tirs au mortier contre les « quartiers musulmans » de la ville
continuent, ce qui rendra la population algérienne méfiante envers les
accords. Dans d’autres villes, les commandos de l’OAS poursuivent leur
action de terreur en assassinant des militants algériens ; ou en s’attaquant à
des biens, comme avec l’incendie de la grande bibliothèque d’Alger. Ses
membres commettent des attaques de banque, exécutions sommaires, assauts
au bazooka. Ils prennent le contrôle d’un quartier d’Alger appelé Bab El-
Oued et attaquent des camions de l’armée française. Le 26 mars, les forces de
l’ordre tirent sur des manifestants qui soutiennent l’OAS, rue d’Isly, à Alger.
Cet événement, au cours duquel des Français tuent des Français, va décider
de nombreux « pieds-noirs » à quitter l’Algérie. Dans l’Oranie, des
enlèvements, des atrocités, des meurtres sont commis contre des Européens
ou des Algériens suspectés de connivence avec la France. Quelques semaines
plus tard, en région parisienne, une nouvelle tentative d’assassinat vise le
général de Gaulle. C’est le fameux attentat du Petit-Clamart, au cours duquel
un commando de l’OAS tire sur la voiture du président de la République
française. Celui-ci échappe miraculeusement à l’attaque. Le chef du
commando, Jean Bastien-Thiry, sera fusillé en 1963.
Le Sahara appartiendra bien à l’Algérie indépendante. Mais les
négociateurs du Gouvernement provisoire de la République algérienne
(GPRA) ont accepté quelques compromis. La France pourra conserver ses
installations militaires dans le désert algérien cinq années supplémentaires.
Pour ce qui est de l’exploitation du gaz et du pétrole, les entreprises
françaises seront favorisées pendant quelques années. À Evian, le sort des
Européens d’Algérie a également été discuté. Les accords indiquent que leurs
biens seront respectés et qu’ils pourront choisir la nationalité algérienne.
Mais les « pieds-noirs » vont pourtant partir en masse d’Algérie en direction
de la métropole. Ce qui signifie que tous les jours, ce sont des dizaines de
milliers de personnes qui fuient, laissant derrière elles un appartement, une
boutique, des objets personnels.
Les harkis (c’est le terme générique alors employé), qui ont fait la guerre
du côté de l’armée française, ne sont pas tous « rapatriés ». La plupart d’entre
eux sont purement et simplement abandonnés à leur sort. Certains officiers
français de l’armée, pour qui ils ont servi pendant la guerre, veulent organiser
leur départ pour la métropole, mais le gouvernement français s’y oppose. Il
refuse de les accueillir. Certains harkis parviennent malgré tout à rejoindre la
France. Ils y vivront généralement dans une situation de précarité et
d’exclusion, parqués dans des camps. Des dizaines de milliers d’autres, qui
restent en Algérie, seront massacrés par les soldats voire des civils après
l’indépendance. Ils deviendront les témoins muets de la phase finale de la
tragédie algérienne.
Été 1962. Quelques mois s’écoulent entre les accords d’Évian en
mars 1962 et l’indépendance, qui date officiellement du 5 juillet 1962.
Pendant cette période, on assiste aussi à de fortes divisions au sein du
mouvement nationaliste algérien. Précisément, l’approche de l’indépendance
aiguise la lutte pour le pouvoir. Qui exercera demain l’autorité en Algérie ?
Les divisions éclatent au grand jour lors d’un congrès du FLN qui se tient
dans la ville de Tripoli, en Libye, en mai-juin 1962. Les hommes de l’Armée
de libération nationale (ALN) s’opposent à ceux du GPRA, qui ont négocié
les accords d’Évian. Finalement, une alliance entre Houari Boumediene (chef
de l’ALN) et Ahmed Ben Bella (l’un des dirigeants emprisonnés en France
pendant le conflit) parviendra à s’imposer. Mais en juillet 1962, l’heure est à
la célébration de l’indépendance.
Un référendum a lieu le 1er juillet 1962 en Algérie. La question posée aux
électeurs est la suivante : « Voulez-vous que l’Algérie devienne un État
indépendant coopérant avec la France dans les conditions définies par la
déclaration du 19 mars 1962 ? » L’écrasante majorité répond « oui ». Le
3 juillet, la France reconnaît officiellement l’indépendance de son ancienne
colonie, par une lettre du général de Gaulle remise aux autorités algériennes.
Le 5 juillet, une foule de jeunes et de militants du FLN manifeste sa joie. Le
drapeau algérien vert et blanc, frappé du croissant et de l’étoile, flotte partout
à Alger.
Pourtant, la célébration du 19 mars 1962 n’a presque jamais été à l’ordre
du jour, ni d’un côté de la Méditerranée ni de l’autre.
Du côté de ceux qui commençaient à se désigner communément comme
« pieds-noirs », rien d’étonnant. Des accords d’Évian, ils ne retiennent, en
1962, que ce point essentiel à leurs yeux : c’est la fin de l’Algérie française,
puisque l’armée va se retirer et que l’indépendance du pays est désormais
inéluctable, et il est donc fort probable qu’ils vont devoir quitter la terre
natale. Un jour noir, donc. Et cela n’a pas changé depuis pour tous ceux qui
continuent de se définir comme « pieds-noirs ». Quant aux dirigeants français
et aux officiers supérieurs de l’armée qu’ils ont envoyée « maintenir l’ordre »
dans la colonie depuis 1954, comment pourraient-ils avoir envie de fêter une
date qui évoque, sinon une défaite militaire, du moins, à coup sûr, un combat
perdu contre les indépendantistes qu’ils traitaient de « rebelles » et de « hors-
la-loi » depuis plus de sept ans ? Il pourrait sembler plus surprenant que les
Algériens boudent eux aussi la célébration d’Évian. N’ont-ils pas alors,
comme le remarque Redha Malek, l’un des négociateurs du FLN à l’époque,
réussi à atteindre l’objectif mentionné dans la proclamation du 1er novembre
1954 : l’indépendance dans l’unité, en préservant l’intégrité territoriale du
pays ? Pourtant, les dirigeants du FLN ne manifestent pas d’enthousiasme à
l’annonce du cessez-le-feu. Pour la population dans son ensemble, on peut
comprendre sa prudence. Après tant d’années de souffrance et de
désespérance, les Algériennes et les Algériens se méfient de prime abord de
ces accords dont on ne connaît pas le détail. On ne se réjouira donc
ouvertement de l’accès à l’indépendance que début juillet, quand la naissance
du nouvel État sera effective. De leur côté, les dirigeants algériens, s’ils ne
sont pas mécontents pour la plupart de cette issue de la guerre
d’indépendance, sont cependant divisés. L’armée des frontières dirigée par
Boumediene a d’ailleurs déjà fait connaître son opposition à des accords
négociés par les seuls « civils » du GPRA et à ses yeux trop conciliants avec
la France.
2022. Difficile donc de se souvenir du 19 mars 1962. Pour les Algériens,
la date de la commémoration sera celle de l’indépendance le 5 juillet, chaque
année depuis 1962. Pour les Français, il n’y a tout simplement aucune date
consensuelle pour marquer la fin de cette guerre qui, ainsi, n’en finit toujours
pas de ne pas dire son nom. Une sorte de « déni » qui n’aide évidemment pas
à panser les blessures ni à écrire ce pan de l’histoire de la France – et de
l’Algérie – de façon sereine.
En 2022, à l’approche du soixantième anniversaire de l’indépendance
algérienne, l’intérêt pour cette période ne retombe pas. La séquence de la
guerre d’indépendance algérienne reste fondatrice de la naissance de la
Ve République en France, et de la recomposition de l’ensemble des partis
politiques, de droite comme de gauche. À droite, la position du général de
Gaulle a été vivement contestée et ce « camp d’opposition » s’est fracturé
donnant naissance à une extrême droite toujours très active dans son
antigaullisme, et encore aujourd’hui hostile à l’indépendance de l’Algérie. À
gauche, le vote des « pouvoirs spéciaux » par un gouvernement socialiste, en
mars 1956, a précipité la France dans une guerre totale contre les
nationalistes algériens, par l’envoi des appelés du contingent. La gauche
française n’a toujours pas regardé en face cette histoire. On pourrait aussi,
bien sûr, citer le bouleversement du paysage agricole algérien avec le
déplacement de 2 millions de paysans : cette situation a provoqué
l’accroissement de l’immigration algérienne, ce que beaucoup de Français
continuent d’ignorer.
Du côté algérien, l’État après l’indépendance s’est construit en grande
partie sur une culture de guerre, de rupture avec la France, ancienne
puissance coloniale. Ce n’est pas l’oubli qui a dominé. Mais bien une
surabondance de récits héroïsés, mettant au secret les pères fondateurs du
nationalisme algérien comme Messali Hadj ou Ferhat Abbas, ainsi que les
acteurs principaux du soulèvement révolutionnaire commencé en 1954,
comme Mohamed Boudiaf ou Hocine Aït Ahmed. Une histoire faite
d’occultation et encore davantage de reconstruction.
D’une rive à l’autre, la sortie de guerre est bien difficile. Ce moment
particulier continue de provoquer des passions, sert à construire des
références et des symboles. Les images des documentaires ou du cinéma, les
actes de commémoration et les livres d’histoire n’arrivent pas, ou pas encore,
à réconcilier complètement, à résoudre le conflit des mémoires, à cicatriser
les ruptures anciennes, à créer du positif. Les effets des traumatismes liés à
cette guerre ont trop longtemps été sous-estimés. On distingue encore, avec le
retard accumulé par le non-regard porté sur cette période, non seulement les
symptômes du traumatisme de la guerre, liés à la nature et au degré de la
violence perpétrée (ou subie) en particulier la torture ou les liquidations
extrajudiciaires (les « corvées de bois »), mais aussi les ruptures que la
situation de guerre a entraînées : le déplacement hors de sa vie familiale et
professionnelle, la perte d’un proche, l’exil hors de sa terre natale.

BIBLIOGRAPHIE

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—, France-Algérie. Les passions douloureuses, rapport remis au président de
la République, Paris, Albin Michel, 2021.
Harkis : vivre dans l’Algérie
indépendante
Fatima Besnaci-Lancou

Les « Français de souche nord-africaine » (FSNA) qui ont servi au sein


de l’armée française en tant qu’auxiliaires durant la guerre d’Algérie sont
estimés à plus de 250 000, avec un effectif maximum d’environ
100 000 hommes à la fois. Le mot arabe harki vient de de celui de haraka qui
signifie « mouvement » au sens de déplacement.
En janvier 1961, selon l’historienne Chantal Morelle, une étude initiée
par le gouvernement français conclut que, si l’Algérie accède à son
indépendance, le rapatriement de harkis en France n’est « ni à prévoir, ni à
souhaiter, encore moins à encourager ». Et bien que des militaires et civils
algériens commettent des exactions sur les harkis dès le jour de la signature
des accords d’Évian, le 18 mars 1962, Paris refuse de les accueillir en France.
Les militaires qui tentent de les sauver sont menacés de sanctions par le
ministre des Armées. Puis, suite à l’indépendance le 3 juillet 1962,
l’ordonnance du 21 juillet de la même année leur retire la nationalité
française : ils deviennent automatiquement algériens.
Entre 1962 et 1963, malgré tous les freins mis en place par la France,
environ 90 000 harkis et leurs familles quittent l’Algérie. Selon l’historien
Jean-Charles Jauffret, près de 70 000 personnes sont tuées. Mais des dizaines
de milliers de familles de harkis restent en Algérie. Si certains affirment vivre
sur leurs terres sans être inquiétés, la majorité traversent de rudes épreuves.
Pour le moins, ils endurent une forme de harcèlement moral et physique, des
insultes et des humiliations publiques qui leur rendent la vie douloureuse en
suscitant des inquiétudes et un état d’angoisse permanent. Certains vivent une
tragédie.
Il y a, en effet, des massacres de harkis depuis la signature des accords
d’Évian, et les persécutions s’aggravent à l’indépendance du pays. Certains
sont tués dans leur village, d’autres parfois au sein même de leur foyer. Des
milliers sont arrêtés et rassemblés dans des camps d’internement (par
exemple, le Camp-du-Maréchal, en Kabylie, ou Bois-Sacré, dans la région de
Cherchell) où ils subissent toutes sortes de tortures ainsi que des viols et
massacres. Les rescapés de ces camps sont ensuite jetés en prison. Entravé
dans sa mission par les autorités algériennes, le Comité international de la
Croix-Rouge (CICR) n’a pu en recenser que 2 398 au premier semestre 1963.
Nombreux sont ceux à avoir été forcés de se livrer à des travaux périlleux. Ils
sont des milliers à avoir perdu la vie lors d’opérations de déminage. Les
dernières libérations de harkis auront lieu en 1969.
La mort sociale est un autre fléau que beaucoup d’entre eux vivent
comme une atteinte à leur dignité. Dès l’indépendance du pays, les Algériens
acquièrent progressivement leur nouvelle carte d’identité nationale ainsi que
leur carte d’électeur. Des administrations refusent de les délivrer aux harkis.
Cette situation est préjudiciable à bien des égards. En effet, sans papiers
d’identité, se déplacer constitue un risque supplémentaire d’être arrêté en cas
de contrôle de police. De plus, trouver un emploi rémunéré exige un
justificatif d’identité pour s’inscrire sur les « registres de travailleurs ». Dans
certaines régions, des harkis sont aussi privés de leurs droits civiques. Des
délégués du CICR présents en Algérie en avril 1963 notent dans leurs
rapports que le préfet de Saïda a demandé aux maires des communes qu’il
administrait de rayer des listes électorales tous les harkis. L’ensemble de ces
stigmatisations finit par mettre des familles entières au ban de la société.
Au fil des années, les harcèlements s’estompent et la vie des harkis tend à
s’apparenter à celle des familles algériennes pauvres. En revanche, sur le plan
étatique, rien n’est fait pour apaiser la situation. Dès les premières années qui
suivent l’indépendance, par exemple, le contenu des livres scolaires d’histoire
contrôlé par les autorités reflète le discours officiel. Selon l’historienne Lydia
Aït Saadi, la question des harkis, parmi d’autres, y est caricaturée (un livre
d’histoire les décrit comme des hommes ayant « vendu leur conscience
nationale contre de l’argent, des positions et des titres »). Des années plus
tard, l’État décide de perpétuer la stigmatisation des anciens harkis et de leurs
descendants. Tout d’abord, le 5 avril 1999, la puissante Association des
anciens moudjahidines (combattants) fait voter une loi qui leur retire leurs
droits civiques et politiques. Ensuite, la loi organique du 12 janvier 2012
précise qu’ils ne peuvent être membres fondateurs d’un parti politique. Enfin,
l’article 87 de la Constitution de décembre 2020 les prive, ainsi que leurs
enfants, de la possibilité de se présenter au suffrage suprême.
Aujourd’hui encore, le régime algérien les considère comme des citoyens
de rang inférieur.

BIBLIOGRAPHIE

Lydia AÏT SAADI, « Les harkis dans les manuels scolaires d’histoire
algériens », in Fatima Besnaci-Lancou, Benoît Falaize et Gilles Manceron
(dir.), Les Harkis. Histoire, mémoire et transmission, préface de Philippe
Joutard, Paris, Éditions de l’Atelier, 2010, p. 202-209.
Fatima BESNACI-LANCOU, Des harkis envoyés à la mort. Le sort des
prisonniers de l’Algérie indépendante (1962-1969), préface de Todd
Shepard, Paris, Éditions de l’Atelier, 2014.
Chantal MORELLE, « Les pouvoirs publics français et le rapatriement des
harkis en 1961-1962 », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, no 83, 2004/3,
p. 109-119.
Pieds-rouges : espérances, doutes
et déceptions
Catherine Simon

Longtemps, les pieds-rouges se sont tus. Ces jeunes gens en colère,


français pour la plupart, venus, au moment de l’indépendance, aider à la
naissance de l’« Algérie nouvelle », cette « Mecque de la Révolution », en
ont été chassés, une fois l’euphorie retombée, contraints de repartir, certains
plus vite que d’autres, en douceur ou par la violence.
Est-ce la presse algéroise qui, voyant débarquer, dès l’été 1962, ces
drôles d’oiseaux migrateurs, les affuble du surnom de « pieds-rouges » ? Le
désordre et la peur ont vidé le pays de sa population « européenne » : quatre
Français sur cinq ont plié bagage. La politique de la « terre brûlée » prônée
par les ultras de l’Algérie française, multipliant actes de vandalisme et
attentats, a accéléré l’exode. Les nouveaux arrivants ne se doutent pas de ce
qui les attend. La gentillesse des Algériens à leur égard les stupéfie. Ils en
témoigneront plus tard, comme de la misère qu’ils découvrent. La vraie
nature du FLN, en revanche, et celle du régime autoritaire qui se met en
place, leur échappent – à quelques exceptions près.
Déserteurs de l’armée française, syndicalistes étudiants, chrétiens
engagés, communistes en rupture de ban, trotskistes ou anarchistes sans
drapeau, ces Français-là ne font pas société. Qu’ils souhaitent « réparer les
dégâts » de la guerre et de la colonie, qu’ils rêvent de socialisme, ou qu’ils
aient juste une folle envie de vivre loin des grisailles de l’Europe, chacun a
son histoire, son réseau amical, son cercle militant, son lien propre à
l’Algérie. Ils vivent dans un état d’« ébriété idéologique », comme
l’analysera l’anthropologue Jeanne Favret-Saada. Ils esquissent aussi, à leur
échelle, ce que sera la « génération 68 ».
Institutrices, journalistes, agronomes, infirmières, économistes, artistes :
avec ou sans diplômes, tous se lancent à corps perdu dans l’aventure. Au nom
de la révolution ou, le plus souvent, de l’humaine solidarité. Ils préfigurent,
pour certains d’entre eux, ce qu’on appellera l’action humanitaire, que l’essor
des ONG a rendue aujourd’hui banale. À quelques détails près. Combien de
temps vont-ils rester en Algérie ? Six mois, un an, la vie entière ? Ils n’en
savent rien. Quelques-uns se rêvent algériens, prêts à se convertir à l’islam. À
se fondre dans un « peuple », dont ils ignorent à peu près tout. Au quotidien
Alger républicain, le seul non-Algérien qui ne signe pas ses articles d’un
pseudonyme arabe est Henri Alleg, auteur de La Question, emblématique
témoignage sur la torture par l’armée française pendant la guerre. Dans
l’effervescence des débuts de l’indépendance, tout peut sembler possible.
« Comme beaucoup alors, je pensais que Ben Bella et son groupe
hétéroclite, où les “élites de gauche” étaient très actives, pouvait sortir
l’Algérie de la crise et tenter une expérience originale de démocratie
“populaire” sans référence au système soviétique », se rappelle le Dr Anne
Beaumanoir. Ancienne résistante, ayant fait partie d’un réseau de « porteurs
de valises », cette neurophysiologiste rejoint Alger et le ministère de la Santé,
à l’été 1962. Le travail qui l’attend est immense. Alors que la population
souffre de malnutrition, que la tuberculose sévit dans les campagnes, le
nombre de médecins ne dépasse pas la centaine. Les infirmiers ? Moins de
cinquante. Des chiffres dérisoires face aux besoins de 9 millions d’habitants.
La « clochardisation » de l’Algérie, selon le mot inventé par Germaine
Tillion au milieu des années 1950, s’étend à tous les domaines.
Tandis que Pierre Grosz, futur parolier de Michel Jonasz, participe à la
création de l’École du travail à Alger, Louis Fontaine, ouvrier fraiseur et
militant trotskiste, est embauché comme télétypiste à l’Agence Presse
Service, et l’ancien conscrit Gérard Chambon, recruté à Oran par la
délégation départementale du ministère des Moudjahidine, s’occupe des
dossiers des veuves de guerre. La Cinémathèque d’Alger voit le jour en 1964,
grâce à la joyeuse énergie d’une équipe menée par Jean-Michel Arnold – un
proche de Henri Langlois. Mais les nuages vont vite assombrir le paysage.
Le putsch du 19 juin 1965 sonne l’heure du départ pour nombre de pieds-
rouges. La chasse aux « benbellistes » est ouverte, la répression féroce. Pour
ceux que le colonel Houari Boumediène appelle les « socialistes en peau de
lapin », l’aventure algérienne s’achève dans la douleur. Bien des années plus
tard, quelques-uns d’entre eux briseront le silence. Leurs récits, précieux,
témoignent des espérances de ces années de lumière, autant que des doutes ou
des déceptions qui, déjà, signaient la fin d’un cycle.

BIBLIOGRAPHIE

Anne BEAUMANOIR, Le Feu de la mémoire. La Résistance, le communisme et


l’Algérie, 1940-1965, préface de Mohammed Harbi, Saint-Denis, Éditions
Bouchène, 2009.
Jeanne FAVRET-SAADA, Algérie, 1962-1964. Essai d’anthropologie politique,
Saint-Denis, Éditions Bouchène, 2005.
Catherine SIMON, Algérie, les années pieds-rouges. Des rêves de
l’indépendance au désenchantement (1962-1969), Paris, La Découverte,
2009.
5

RACONTER LA SORTIE DU MONDE


COLONIAL
Algérie. Les grands récits nationalistes
Hassan Remaoun

Partout dans l’ancien monde colonial, les combats libérateurs pour


s’affirmer et se déployer ont vu leurs acteurs, sous la pression des enjeux du
présent, investir le passé de leurs sociétés en visitant ou revisitant des
périodes et moments plus ou moins reconfigurés et idéalisés. Ainsi se
fabriquent les gestes héroïques avec leur(s) homme(s) providentiel(s), réels
ou mythiques (allant jusqu’au « Maître de l’heure » ou « Mahdi » en langue
arabe), et autres récits qui serviront de base aux mémoires et histoires
nationales. Et celles-ci se constituent et se reconstituent en fonction de
rapports de forces, négociations et compromis entre les différents courants,
sensibilités et traditions portés par les populations et catégories mobilisées
lors de pareils processus nationalitaires.
L’historiographie coloniale de l’École d’Alger ne cessait de ressasser le
même argumentaire qui, selon Jean-Claude Vatin, consistait « d’abord en une
analyse de la colonisation, de ses antécédents (période “latine”), de ses causes
(“coup d’éventail”), de ses raisons (“la civilisation”, “le progrès”), de ses
modalités (“conquête” et “développement”) ».
On retrouve ce schéma à travers des écrits dont certaines perles ont été
ciblées par Mahieddine Djender. C’est ainsi que l’Algérien, et plus
généralement le Maghrébin, représentait « parmi les races blanches
méditerranéennes […] le traînard resté loin en arrière » (Émile-Félix
Gautier), qu’il faisait partie des « races condamnées à s’éteindre » (Gustave
Mercier), ces dernières étant frappées d’une « inaptitude congénitale à
l’indépendance » (Charles-André Julien). Tout cela supposant que les colons
européens auraient reçu de l’histoire des « devoirs inébranlables d’être les
maîtres partout » (Stéphane Gsell). C’est pour marquer leur opposition à une
pareille approche que les Algériens vont sentir la nécessité de produire un
contre-discours historique qui servira de référent au Mouvement national. Un
récit national va ainsi prendre forme dans la première moitié du XXe siècle,
pour être finalisé après l’indépendance du pays.
Il faut ici ne pas perdre de vue que la colonisation avait complètement
déstructuré la société algérienne avec sa base agraire et villageoise, son
organisation tribale et sa superstructure idéologique. Cette dernière était
notamment représentée par le réseau de confréries religieuses qui
participaient à l’encadrement du système d’enseignement et à la préservation
de la mémoire dans un contexte de repli culturel qui avait suscité la
marginalisation d’une historiographie critique remontant au Moyen Âge
musulman (jusqu’à Ibn Khaldun). Ces confréries largement ébranlées
continuaient au tout début du XXe siècle à former quelques lettrés en langue
arabe comme Mohammed el-Hafnaoui, s’intéressant à la compilation
d’éléments mémoriels encore conservés, suivis en cela par quelques rares
produits du système éducatif colonial, tel Amar Boulifa. Il faut cependant
attendre les années 1920 pour voir des lettrés en langue arabe relever le défi
imposé par l’idéologie coloniale. Mohammed Moubarak el-Mili, ou Ahmed
Tewfik el-Madani et Abderrahmane el-Djilali, formés dans le sillage de
Abdelhamid Ibn Badis et du mouvement de Renaissance arabo-islamique
(Nahda) et de Réforme religieuse (Islah) ayant vu le jour au Machrek. Ils
forgeront, selon Mustapha Haddab, « une contre-idéologie dont la
composante historique ne pouvait être efficace que si elle épousait la forme
moderne de l’histoire ». C’est ainsi que le cheikh Moubarak el-Mili propose
aux Algériens une histoire « qui est la preuve de l’existence des peuples, le
livre où s’inscrit leur puissance, le lieu de résurrection de leur conscience, la
voie de leur union, le tremplin de leur progrès […] ». L’Algérien y est invité
à « vénérer son pays, à en glorifier l’histoire rayonnante et grandiose, à avoir
confiance en son avenir brillant et éclatant » (traduit et cité par Saad-Eddine
Bencheneb et repris par Gilles Manceron et Hassan Remaoun).
À partir des années 1940 et 1950, des intellectuels sortis de l’école
française et proches des nationalistes (du PPA-MTLD, puis FLN), tels
Mohammed-Chérif Sahli, Mostefa Lacheraf ou Mahieddine Djender,
contribuent (avec d’autres), en langue française, à l’élaboration de ce récit
national, avant qu’une mise à jour soit opérée par l’État national instauré en
1962. En effet, ce dernier va promouvoir, à partir des années 1970 surtout,
une politique d’« écriture et réécriture de l’histoire ».
Selon le discours officiel, cette politique vise à réécrire toute l’histoire de
l’Algérie depuis ses origines et jusqu’à la veille du déclenchement de la
Guerre de libération nationale en 1954. Car elle est censée avoir été déformée
par les historiens de la colonisation, lesquels auront tout fait pour dévaloriser
les Algériens et leur passé (en dehors de la colonisation romaine). Il s’agit
alors de cibler les différentes périodes que le pays a pu traverser en
recherchant les traces d’une pérennité de la nation algérienne et, ainsi,
combattre tout ce qui relèverait de la déformation et falsification dont pouvait
être accusée l’École d’Alger. Il faut bien entendu pour cela, d’une part, puiser
dans l’œuvre des historiens nationalistes, lesquels eux-mêmes ont puisé dans
la « charte mémorielle » commune à l’aire maghrébine pour mettre en
évidence les dimensions propres au Maghreb central, et d’autre part, donner
une assise au nationalisme typiquement algérien (comme l’ont fait les autres
États de la région). Avec l’arabisation de l’administration et du système
éducatif, la dimension arabo-islamique est alors privilégiée, tandis que la
composante amazighe (ou berbère) qui remonte pourtant à l’Antiquité
méditerranéenne est, elle, marginalisée. La revendication berbère, menée
notamment depuis la Kabylie à partir des années 1980, permettra
progressivement une revalorisation de ce passé et une plus grande
reconnaissance de son apport à l’identité algérienne.
À la différence du volet « réécriture », celui portant sur l’« écriture de
l’histoire » cible essentiellement la période qui va de 1954 à 1962, c’est-à-
dire du début à la fin de la Guerre de libération nationale, à l’origine de
l’indépendance du pays et donc considérée comme événement fondateur de
l’État national. Cette guerre joue en effet un rôle crucial pour asseoir la
légitimité, non seulement de l’État national, mais aussi et sans doute autant
des équipes qui se succèdent à la tête du pouvoir politique. L’événement tend
ainsi à être officiellement érigé en « mythe fondateur », lui-même s’appuyant
selon l’historien Mohammed Harbi sur trois autres mythes.
Le premier est celui de la « table rase », c’est-à-dire la marginalisation de
toutes les luttes anticoloniales antérieures à 1954, en dehors des épisodes de
soulèvement armé qui se sont produits depuis 1830 : c’est notamment le cas
des insurrections dirigées par l’émir Abdelkader, el-Mokrani et Cheikh el-
Haddad ou Bouamama au XIXe siècle, ainsi que des manifestations suivies de
massacres de mai 1945. Les luttes politiques menées dans le cadre des partis
politiques participant au Mouvement national sont en revanche considérées
comme inefficaces et donc dévalorisées.
Vient ensuite le second mythe, celui d’une guerre essentiellement menée
par la paysannerie, marginalisant ainsi l’activité menée à partir des villes par
les partis politiques participant au Mouvement national, ainsi que leurs
leaders comme Messali Hadj pour le PPA-MTLD.
Suit, enfin, le mythe d’un peuple « unanime » à se soulever chaque fois
que l’occasion pouvait se présenter, et notamment le 1er novembre 1954. Les
divergences, rivalités et oppositions autour de l’enjeu du contrôle du pouvoir
dans l’Algérie indépendante ont longtemps donné un caractère anonyme à
l’événement, pour ne tolérer que les noms de ceux qui y ont laissé leur vie
(les Martyrs) ; ceci avec la mise en avant du credo : « Un seul héros, le
peuple. » Il est cependant à remarquer que la société dans toutes ses
composantes n’est pas indifférente aux représentations de son passé. C’est ce
qu’on a vu notamment pour la revendication identitaire berbère et sa prise en
charge, mais qu’on retrouvera aussi à propos de la Guerre de libération
nationale. Concernant ce dernier volet, il y a sans doute eu quelques milliers
d’ouvrages et d’articles de presse publiés notamment depuis les
manifestations suivies de changements institutionnels d’octobre 1988 et
portant sur des témoignages, mémoires ou analyses dont les contenus peuvent
largement diverger avec les interprétations officielles. À noter aussi que le
mouvement social de contestation né en février 2019 avec le Hirak a
également permis l’expression de fortes demandes de réajustement
concernant l’élaboration toujours en cours du récit national. On ne manquera
pas non plus, à propos de cette dynamique d’ensemble, de distinguer entre,
d’un côté, les revendications de composantes sociales et politiques ciblant un
meilleur positionnement dans la mémoire nationale et, de l’autre,
l’intervention avec laquelle il faudra de plus en plus compter, plus critique et
méthodologique, d’historiens et autres universitaires aspirant à la
professionnalisation.
L’État ne se désengage pas pour autant, surtout depuis la reprise en 2020
d’échanges avec les autorités françaises, portant sur la question des archives
et sur les séquelles de la colonisation. C’est ainsi qu’en novembre 2021 fut
annoncée la tenue prochaine dans le pays d’une « conférence nationale » sur
la mémoire.

BIBLIOGRAPHIE

Mahieddine DJENDER, Introduction à l’histoire de l’Algérie, Alger, SNED,


1968.
Mohammed HARBI, 1954, la guerre commence en Algérie, Bruxelles,
Éditions Complexe, 1984.
Gilles MANCERON et Hassan REMAOUN, D’une rive à l’autre. La guerre
d’Algérie de la mémoire à l’histoire, Paris, Syros, 1993.
Hassan REMAOUN, « Les historiens algériens issus du Mouvement national »,
Insaniyat. Revue algérienne d’anthropologie et de sciences sociales, no 25-
26, 2004, p. 225-238.
Jean-Claude VATIN, L’Algérie politique. Histoire et société, Paris, Presses
de la Fondation nationale des sciences politiques, 2e éd. revue et augmentée,
1983.
France. Un roman national sous tension
Patrick Garcia

1962 : la « France des 100 millions d’habitants », la « plus grande


France » tant vantée par les manuels scolaires, n’est plus. Dans l’économie
du verbe gaullien, la fin de l’empire n’est même pas l’une de ces grandes
épreuves qui ont marqué le pays et forgé son tempérament, mais seulement
l’aboutissement logique de la mission civilisatrice accomplie par la France
qui a « révélé et éveillé » les pays qu’elle a conquis. Comme « la douceur des
lampes à huile, la splendeur de la marine à voile, le charme du temps des
équipages », l’empire est démonétisé et renvoyé au passé. Pour Charles de
Gaulle, cet épilogue ne suscite ni nostalgie – il faut vivre avec son temps – ni
examen critique qui en découlerait. Certes, la conquête et la domination
coloniales n’ont pas, selon lui, été exemptes de « vicissitudes », voire de
« fâcheuses péripéties » – formules au demeurant jamais explicitées –, mais
la France tout au long de sa présence est réputée avoir toujours été du côté
des « grandes causes humaines ». Chaque action passée engageant l’avenir, la
France peut donc – et doit – être fière de ce qu’elle a accompli. Elle doit
continuer de tenir son rôle et aider les peuples « sous-développés » à « sortir
de la misère », puisque tel est censé avoir été le fondement de son action
outre-mer. Ainsi la colonisation est métamorphosée en « vocation humaine ».
Elle devient constitutive de la grandeur de la France, de son « standing
international ». Cette vocation à l’universel s’appuie sur l’héritage
révolutionnaire – les droits de l’homme – qu’exprime la devise républicaine
sans que la moindre rupture soit marquée avec l’Ancien Régime. Il n’est
d’ailleurs question de l’esclavage qu’en relation avec son abolition – et
seulement celle de 1848.
Le récit national redéployé et véhiculé par le discours d’État – on peut
parler à son endroit de roman – s’inscrit dans la tradition nationalo-
républicaine d’une histoire continue faite de « légitimités successives »,
comme l’écrivait Lavisse. Il attribue dans la même filiation une place
particulière à la France dans le monde. Ainsi dans le discours que Charles de
Gaulle prononce à Phnom Penh en 1966, celui-ci donne en exemple aux
autres puissances, et notamment aux États-Unis, la décolonisation conduite
par la France, la politique de coopération qu’elle entend promouvoir, comme
les principes, dont le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, qui, selon le
Général, fondent son action.
La fin de l’empire doit aussi permettre de mieux investir en France et
d’assurer le développement et la grandeur du pays, soit en quelque sorte ce
que l’historien Michel Winock nomme le passage d’un « nationalisme
extensif » à un « nationalisme intensif ». L’émergence et l’affirmation de la
figure de l’Hexagone, métonymie-programme, symbolise ce
repositionnement – puisqu’il ne saurait s’agir d’un repli. Dès 1966, les trois
lettres du parti présidentiel, l’UNR, s’inscrivent dans un hexagone puis c’est
au tour du sigle du Parti républicain et des Républicains indépendants de
l’utiliser.
Dans le récit que proposent les successeurs de Charles de Gaulle,
Georges Pompidou et Valéry Giscard d’Estaing, l’économie occupe une
place toujours plus importante, sa modernisation est la « grande aventure » du
temps. Elle est le levier pour que le pays vive mieux, tienne son rang et porte
le message universel qui est le sien, bref un mythe social et politique. Pour se
démarquer de la tradition gaulliste, Giscard opte pour le terme de
rayonnement au lieu de grandeur mais la place de la France dans le monde
demeure une préoccupation essentielle, même si elle est désormais liée au
devenir de l’Europe. Celle-ci, mutatis mutandis, remplace l’empire comme
horizon d’attente de la France. En revanche l’Histoire est de moins en moins
conçue comme une ressource. Au contraire le passé est présenté par le
président Giscard d’Estaing comme un « rhumatisme », un obstacle qui barre
la route à l’advenue du futur. C’est particulièrement le cas de la mémoire de
la Seconde Guerre mondiale et de l’Occupation. Pour Pompidou, il est
nécessaire d’« oublier le temps où les Français ne s’aimaient pas ». Son
successeur quant à lui supprime la commémoration du 8 mai 1945. Le temps
n’est ni aux commémorations ni à l’introspection – de retour d’Auschwitz,
Giscard invoque d’ailleurs l’« innocence » de la France. L’avenir se suffit à
lui-même. L’époque semble à la prospective.
Toutefois des tensions sont perceptibles. La refonte des programmes
d’histoire de collège en 1977, qui s’ouvrent aux civilisations dites « extra-
européennes » et délaissent la scansion de l’histoire politique nationale au
profit de la longue durée, suscite l’indignation. Les gaullistes y voient un
complot contre l’identité de la France et la nation ; la gauche, la volonté
d’occulter le souvenir des révolutions et du mouvement ouvrier. Ensemble ils
incriminent l’atlantisme et l’européisme giscardiens. Dans le même temps le
« mythe national » est passé au crible. Tandis que le souvenir de Vichy et de
la Collaboration refait surface, le résistancialisme gaullien est battu en
brèche.
Avec François Mitterrand, on assiste, dès la cérémonie au Panthéon du
21 mai 1981, à un réinvestissement du passé, de nouveau pensé comme une
ressource et une force propulsive. Les panthéonisations de René Cassin
(1987), rédacteur de la Déclaration universelle des droits de l’homme, puis de
Jean Monnet (1988), « père fondateur » de l’Europe, permettent de souligner
le message éthique de la France et son influence internationale. Patrie des
« French doctors », la France est le premier pays à se doter en 1988 d’un
secrétariat d’État à l’Action humanitaire. Le Bicentenaire de la Révolution,
dans le contexte de la répression du printemps de Pékin et des révolutions qui
bouleversent l’Europe orientale, permet de réaffirmer et de magnifier le
message universel d’une France patrie des droits de l’homme.
La structure du récit national elle-même n’est pas substantiellement
modifiée. Celui-ci est quelque peu élargi, intégrant des épisodes qui n’en
relevaient pas jusque-là. Ainsi, le Bicentenaire est l’occasion d’évoquer la
première abolition de l’esclavage (1793) et d’honorer la figure de Toussaint
Louverture, à qui une plaque sera consacrée au Panthéon (1998). De même,
la participation des républicains espagnols à la Résistance française est
célébrée. Quant au temps des colonies, il apparaît réfracté par la torsion
affectueuse que lui fait subir Jean-Paul Goude avec ses tirailleurs sénégalais,
comme échappés de Tintin, lors de la parade du 14 juillet 1989 et, plus
sérieusement, dans les hommages aux troupes coloniales engagées dans la
libération du territoire national en 1944. En revanche, les demandes, qui
émergent à la fin des années 1970, de reconnaître le rôle de la France dans la
persécution des juifs et d’intégrer Vichy dans l’histoire nationale restent sans
réponse. Vichy demeure « nul et non avenu », selon la formule du général de
Gaulle, et la France sans tache ni remords.
Mais, dans le contexte des années 1990, la reconnaissance des crimes
d’État et des pages noires du passé n’est plus l’apanage des vaincus. Les
gestes d’excuses se multiplient de la part des États-Unis, du Royaume-Uni ou
de l’Espagne. Le rapport au passé change. Jacques Chirac rompt avec le
dogme gaullo-mitterrandien en assumant notamment le rôle de Vichy dans la
déportation des juifs. Et dans l’élan, il se fait le champion des peuples
autochtones et dénonce en 1996 une Europe qui « a trop souvent incarné le
malheur et la désolation en Amérique comme en Afrique ». Quand la
cohabitation survient, il endosse pleinement la reconnaissance de l’esclavage
comme crime contre l’humanité. La rupture avec le récit traditionnel atteint
son point culminant quand, à Berlin, le 26 juin 2000, il déclare que, passant
devant un monument aux morts aux millions de morts des deux guerres, il
s’était demandé : « Et pour quoi faire ? Rien. » Désormais le discours d’État
n’est plus seulement destiné à célébrer la « gloire immortelle de nos aïeux ».
La remise en cause de l’économie traditionnelle du récit national suscite
adhésion mais aussi exaspération, désarroi et rejet. Le geste de
reconnaissance se trouve bientôt qualifié de « repentance » en reprenant le
vocabulaire employé par les évêques de France à Drancy. Il est perçu par les
secteurs les plus conservateurs de l’opinion comme une entreprise de
dénigrement qui ouvre la voie au délitement de la nation.
Par la loi du 23 février 2005, l’Assemblée nationale vote que les
« programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la
présence française outre-mer ». Et il faut que le Conseil constitutionnel soit
saisi par l’exécutif pour que cet article soit supprimé l’année suivante.
L’histoire nationale est devenue un enjeu politique majeur, et la lutte contre
la repentance, l’étendard du candidat Sarkozy en 2007.
Son élection solde, pour un temps, les espoirs de restauration du roman
national puisque Nicolas Sarkozy doit immédiatement renoncer à épurer le
calendrier commémoratif, ainsi que le proposait le rapport commandé à
André Kaspi, et doit se plier aux différentes échéances mémorielles. La
suppression de l’une d’entre elles ne pourrait en effet qu’être ressentie
comme un déni de la souffrance endurée par le groupe concerné.
Cependant, dès le second mandat de Jacques Chirac, la question d’un
rééquilibrage du récit national est posée. Le président y répond par une ultime
cérémonie au Panthéon en hommage aux Justes de France. Il inaugure ainsi
une sorte de comptabilité nationale mémorielle où les actions conformes aux
valeurs de la République viennent équilibrer les reconnaissances des crimes
commis par la France et permettre aux Français, et particulièrement aux plus
jeunes d’entre eux, d’être fiers de leur pays.
Dans cette dynamique, la Résistance est élevée en surmoi exemplaire de
la nation. Le récit de la nation reçoit avec François Hollande puis Emmanuel
Macron une double fonction : être une thérapie collective qui devrait
permettre de dépasser les passés réputés ne pas passer et réenchanter la
France, produire de la fierté collective et un récit commun intégrateur.
C’est dans cette configuration que le passé colonial se réinvite car, si
presque aucun segment de la société française ne se revendique de la
mémoire de Vichy et de la Collaboration, il n’en est pas de même du temps
des colonies qui nourrit des mémoires « en guerre » opposant celle des
perdants « rapatriés » des indépendances à celle des anciens colonisés et de
leurs filles et fils dont certaines et certains revendiquent fièrement leur qualité
d’« Indigènes de la République » de l’immigration postcoloniale. La place
assignée aux uns et aux autres dans le récit de la France républicaine est loin
d’être stabilisée, mais le peut-elle tant que l’ambition de ce récit est de
susciter de la fierté et de l’adhésion, et non de se plier à une visée de vérité ?

BIBLIOGRAPHIE

Suzanne CITRON, Le Mythe national. L’histoire de France en question,


Paris, Éditions ouvrières, 1987.
Sébastien LEDOUX, La Nation en récit. Des années 1970 à nos jours, Paris,
Belin, 2021.
Marie-Claire ROBIC, « Sur les formes de l’Hexagone », Mappemonde, no 4,
1989, p. 18-23.
Henry ROUSSO, Face au passé. Essais sur la mémoire contemporaine, Paris,
Belin, 2016.
Michel WINOCK, Chronique des années soixante, Paris, Éditions du Seuil,
1987.
III

L’EMPIRE QUI VOULAIT ÊTRE


MONDE
(1815-1930)
Malala Andrialavidrazana, Figures 1937, Lignes télégraphiques et sous-marines, 2018.
Photocollage, 110 x 148 cm. © Malala Andrialavidrazana.
Introduction
Arthur Asseraf

Vous avez peut-être déjà vu une carte des empires coloniaux. Une grande
carte du monde, où l’on voit des taches de couleurs différentes qui traversent
les continents. La légende nous dit qu’une couleur représente le Portugal, une
autre les Pays-Bas. La France y a fière allure. Une tache immense sur une
bonne partie de l’Afrique, d’autres en Asie, aux Amériques, dans le
Pacifique. Derrière l’empire britannique, c’est le deuxième plus grand empire
colonial par sa superficie. En 1930, la France s’étale sur 11 millions de
kilomètres carrés et compte plus de 100 millions d’habitants.
Mais ces cartes sont des mirages. Ou plutôt, elles ne reflètent qu’une
perspective, celle de leurs créateurs. Pour ces hommes d’État européens, la
carte est un outil pour mesurer leur puissance les uns par rapport aux autres.
Peu importe qu’ils n’aient jamais foulé certains de ces espaces, peu importe
que certaines personnes qui les habitent n’aient pas reconnu cette domination.
La carte sert à montrer qu’on est le maître du monde. Au début du XXe siècle,
les empires européens atteignent l’apogée de leur domination du globe, et la
France en est l’un des principaux acteurs.
À elle seule, la carte ne peut pas nous montrer ce qu’a été l’empire
colonial français. Dire qu’un territoire est français, cela signifie quoi,
concrètement ? L’artiste malgache Malala Andrialavidrazana transforme les
cartes coloniales en y rajoutant des visages, des bâtiments, des formes et des
couleurs. Pour cela, elle multiplie les techniques : collage, photographie,
dessin, texte. Faire l’histoire de la colonisation revient à emprunter une
méthode assez similaire, à multiplier les perspectives, les sources et les
approches pour poser sur l’image trop lisse de cet empire unifié des
personnes et des expériences différentes.
Redessiner la carte de l’empire colonial, c’est rendre visible tout ce
qu’elle cherche à dissimuler. En 1912, un intellectuel et militant vietnamien,
Nguyên Thuong Hiên, regrette les pays qui ont été rayés de la carte. Avant
l’invasion française, le Vietnam « était un État avec sa place dans le monde ».
Maintenant, ce n’est qu’une « patrie perdue » (vong quốc), comme tant
d’autres, effacée par les Français dont les troupes « détruisent et brûlent tout
sur leur chemin, tuant tout ce qu’ils rencontrent ». Pour Hiền, la colonisation
a marqué la fin d’un monde.
La carte porte en soi une redoutable perversité : elle laisse penser que la
seule différence qui compte serait le fait d’avoir été colonisé par les Italiens
ou les Français. Comme si les Européens avaient partagé le monde si
complètement que seules les différences nationales entre eux compteraient.
Mais, même au summum de l’impérialisme européen, au début du XXe siècle,
d’autres mondes continuent à exister. Hiền écrit son texte en Chine, où il s’est
exilé pour fuir l’Indochine française. Son texte n’est adressé ni aux Français
ni aux Vietnamiens, mais à un ami coréen qui a vu son pays disparaître sous
l’invasion japonaise. La carte ne montre pas ces autres couleurs, ces amitiés
anciennes qui continuent, ni d’autres, nouvelles, qui se créent dans ce monde
de ruines.
Depuis notre présent, à première vue, c’est très simple : avant la
décolonisation, il y a eu la colonisation, quand la France dominait le monde.
Mais comprendre la colonisation à son apogée est plus complexe qu’il n’y
paraît. La France a accumulé un gigantesque empire par la guerre, la
contrainte et la collaboration aux XIXe et XXe siècles, partie des fondations
d’un premier empire qui a volé en éclats à la fin du XVIIIe siècle. Cette
expansion coloniale a profondément transformé le monde dans lequel nous
vivons, et a marqué des générations de femmes et d’hommes qui sont nés et
morts sous la colonisation. Ensemble, nous pouvons tenter de produire une
nouvelle carte, de voir où s’étendait cet empire, de cerner ses frontières
invisibles, et ce qui le faisait tenir ou pas.

Où est l’empire ?

Où s’étale l’empire français ? Si on prend une carte à son apogée dans


l’entre-deux-guerres, on peut être déboussolé par le nombre de possessions.
Elles s’étendent dans tous les océans, Atlantique, Indien, Pacifique, et sur
tous les continents. Le drapeau français semble flotter sur tous les continents
de la même manière, mais cette impression est trompeuse.
Si on parcourt le globe en partant de l’ouest, on commence aux
Amériques par les îles de la Martinique et de la Guadeloupe ainsi que la
Guyane sur le continent sud-américain. Prenant le paquebot depuis Fort-de-
France, on peut traverser l’Atlantique pour arriver à Dakar, capitale de
l’immense fédération de l’Afrique occidentale française (AOF). Plus au sud
et à l’est, un autre gigantesque ensemble africain, l’Afrique équatoriale
française (AEF). Ensuite, notre bateau passe par la Méditerranée et fait une
escale à Alger. Au Maghreb, l’Algérie est à la fois une colonie et une partie
du territoire métropolitain nichée entre les protectorats tunisien et marocain.
De là, la traversée est courte jusqu’en métropole, de l’autre côté de la
Méditerranée. C’est la partie la plus peuplée de l’empire. Depuis Marseille,
principal port colonial, on peut reprendre un autre bateau vers l’est : les deux
mandats en Syrie et au Liban marquent une présence sur une troisième rive
de la Méditerranée. Puis, en empruntant le canal de Suez, on arrive dans
l’océan Indien, où on peut filer vers la « Grande Île » de Madagascar, La
Réunion et les Comores. Si nous poursuivons notre navigation vers l’est, en
passant les villes dispersées en Inde qu’on a l’habitude d’appeler
« comptoirs », on arrive dans le Pacifique, où on débarquera à Saïgon, pour
atteindre ce territoire majeur de l’empire qu’est l’Indochine, fédération qui
joue un rôle économique clé dans l’empire. Puis il faut encore repartir pour
atteindre l’archipel de la Nouvelle-Calédonie et ceux de la Polynésie,
dispersés sur une superficie équivalente à celle de l’Europe.
Ce tour du monde rapide peut donner l’impression d’un empire
omniprésent. Mais l’empire n’est pas le même partout. Il n’a pas la même
densité ni intensité. Dans les montagnes du Laos, dans les forêts du Congo,
les Français ont beau dire que le territoire leur appartient, c’est abstrait. La
souveraineté dans bien des endroits est surtout une proclamation adressée aux
autres puissances européennes. Une tache sur la carte au Sahara sert à dire
qu’ici, c’est la France, et pas l’Italie, par exemple, qui a sa propre colonie en
Libye. Mais les Sahariens n’ont pas forcément vu passer beaucoup de
Français.
L’administration française elle-même reconnaît que tous les territoires ne
sont pas les mêmes. Elle divise ses possessions selon une grande diversité de
régimes juridiques. D’abord, il y a les « colonies » à proprement parler,
comme la Guadeloupe ou la Cochinchine, qui sont administrées par le
ministère des Colonies. Puis les « protectorats », qui sont officiellement des
royaumes autonomes, comme le Cambodge ou la Tunisie placés sous la
« protection » des Français, mais qui se trouvent en réalité sous leur contrôle.
Enfin, certains territoires, les « mandats », sont sous l’autorité d’une
organisation internationale, la Société des nations, qui les « confie » à la
France, comme le Cameroun ou la Syrie. Il n’y a pas, d’un côté, la métropole
et, de l’autre, des colonies toutes pareilles, mais plutôt une profusion de
statuts et de règles changeantes.
Il ne faut pas surestimer l’importance de ces régimes juridiques. Il existe
bien des différences dans le mode de gestion d’une colonie ou d’un
protectorat, mais celui-ci n’est pas forcément déterminant dans la manière
dont la colonisation est ressentie. Dans certaines zones, en Algérie et en
Nouvelle-Calédonie, le gouvernement français organise la dépossession
systématique des terres en faveur de colons venus d’Europe. C’est ce qu’on
appelle la colonisation de peuplement : la population conquise s’effondre
démographiquement sous le coup de la guerre, des famines et des épidémies.
Le paysage est bouleversé, les gens déplacés de force, les liens sociaux
brisés, la possibilité de se nourrir et de préserver sa propriété s’évapore, et
une nouvelle population prend la place de la précédente. Dans ces territoires,
les colons les plus extrémistes n’hésitent pas à utiliser le mot
« extermination » pour déterminer la politique envers des populations
appelées à disparaître. La « France », ici, c’est toute une société parallèle qui
vise à en éliminer une autre et à la remplacer.
Dans d’autres colonies, par contre, la « France » est une force puissante
mais lointaine. Au Congo par exemple, elle est surtout un régime
d’exploitation accablant et invisible. Les villageois se voient forcés, sous
peine de punition, d’envoyer des tributs lourds à cette « France », sans jamais
la voir, car ce sont leurs chefs et les auxiliaires locaux qui collectent ces
tributs. Ils les transmettent ensuite à des compagnies qui gèrent d’immenses
concessions, pratiquant une « économie de pillage », comme l’écrivait
Catherine Coquery-Vidrovitch. Le gouvernement français leur a sous-traité la
colonisation pour économiser de l’argent : il est quasiment absent.
Selon les endroits, la colonisation peut être omniprésente ou presque
invisible. Au sein même de la métropole, la voyageuse arrivant gare Saint-
Charles à Marseille ne peut s’empêcher de remarquer les statues des colonies
de part et d’autre de l’escalier monumental alors qu’elle se dirige vers le port.
En Charente, par contre, la colonisation peut sembler lointaine. Pourtant,
même à Angoulême, bien loin de la mer, elle s’inscrit plus discrètement dans
le paysage : un fils qui part faire la guerre, une femme qui épouse un
Antillais, une fortune qui se fait au loin. L’aplat de couleur de la carte ne
montre pas ces nuances d’un espace à un autre.

Quand est l’empire ?


Surtout, la carte montre les possessions à un temps t, alors que la
colonisation est un processus dynamique. L’empire ne se fait pas partout en
même temps. Quand les troupes françaises entrent au Maroc en 1912,
plusieurs générations d’Algériens voisins sont déjà nées et mortes en ayant
passé toute leur vie sous domination française.
Selon les périodes, le nombre des territoires sous possession fluctue. En
1815, la France comprend, outre son territoire européen, La Réunion, la
Martinique, la Guadeloupe, la Guyane, ainsi que des comptoirs en Inde et au
Sénégal. On les qualifie souvent de « restes » d’un « premier empire »
colonial ayant disparu en majeure partie à la fin du XVIIIe siècle, mais ce ne
sont pas des fossiles. Après l’abolition de l’esclavage en 1848, ces
possessions voient leurs sociétés se transformer en colonies d’un autre genre.
Parfois, elles forment une base pour une nouvelle conquête territoriale : de
Saint-Louis du Sénégal, français depuis le XVIIe siècle, partiront ainsi les
armées à la conquête de l’Afrique de l’Ouest au XIXe.
La perte de la majorité des possessions d’outre-mer après la révolution
haïtienne et les guerres avec d’autres empires européens mènent les dirigeants
français à envisager de nouvelles conquêtes pour retrouver un statut de
puissance mondiale. Ce projet hantera tous les régimes du XIXe siècle,
monarchie, empire ou république. La rivalité avec d’autres États européens et
le besoin de peser dans le monde poussent à la conquête, qu’elle soit
profitable ou non.
Ce nouvel empire entame un tournant crucial avec la prise d’Alger en
1830. L’Algérie fonctionne comme un laboratoire pour une nouvelle forme
de colonisation. Il ne s’agit plus simplement de contrôler quelques ressources
clés, mais d’établir un contrôle total sur l’ensemble du territoire par une
guerre exceptionnellement brutale et chaotique, qui s’étalera sur plusieurs
décennies. L’Algérie fonctionnera aussi parfois comme contre-modèle. Les
administrateurs développent alors le modèle du protectorat pour réaliser une
colonisation moins « coûteuse » et désastreuse. Dans le droit colonial, on dit
« l’Algérie et les colonies », pour marquer son statut exceptionnel.
Les prises de possession peuvent prendre différentes formes : par
exemple, un traité passé plus ou moins librement. En 1842, parce que les
Français craignent la rivalité des Britanniques dans le Pacifique, la reine
Pomaré IV de Tahiti se voit ainsi imposer un protectorat. Mais, le plus
souvent, la colonisation s’ouvre par la guerre. Les campagnes militaires se
multiplient sous le Second Empire dans différentes régions du monde,
notamment en Nouvelle-Calédonie en 1853, au Sénégal à partir de 1854 et en
Cochinchine en 1862.
Dans les dernières décennies du XIXe siècle, sous la IIIe République, se
produit une véritable explosion territoriale. Poussées par une compétition
accélérée entre puissances européennes, les armées françaises progressent à
une vitesse vertigineuse, multipliant les campagnes souvent simultanées sur
plusieurs continents en quelques années. La Belle Époque, qu’on représente
souvent comme une période paisible dans l’histoire européenne, est celle
d’une guerre massive et quasi simultanée en Afrique et en Asie.
Souvent, ces campagnes partent d’une possession existante pour saisir un
territoire bien plus vaste. D’Algérie, les soldats français débordent la frontière
pour imposer un protectorat en Tunisie en 1881. De la Cochinchine au sud,
ils détruisent l’empire vietnamien pour prendre l’Annam et le Tonkin en
1883. De Libreville au Gabon, où un établissement français existe depuis
1843, ils remontent le Congo dans les années 1880 et 1890 pour parvenir
jusqu’au lac Tchad.
L’empire s’étend une dernière fois autour de la Première Guerre
mondiale. Par rivalité diplomatique avec l’Allemagne, la France impose un
protectorat au Maroc en 1912. Puis, après la défaite des empires allemands et
ottomans en 1918, elle partage leurs possessions avec la Grande-Bretagne :
en Afrique, le Cameroun et le Togo, et, au Levant, la Syrie et le Liban
deviennent des mandats officiellement administrés par la France au nom de la
nouvelle Société des nations. Dans l’entre-deux-guerres, l’empire a atteint
son extension maximale.
Mais ces conquêtes n’ont pas été l’expansion d’une France toujours plus
grande, comme la décrivaient les manuels d’histoire de la IIIe République,
soucieux de glorifier l’aventure coloniale. D’abord, parce qu’il y a des
échecs, des revers, des pauses. Dans les années 1860, par exemple,
Napoléon III lance des expéditions militaires au Mexique, en Corée, au
Vietnam. Seule la dernière donnera lieu à une colonisation formelle. Les
autres sont des impasses. La colonisation est souvent informelle et donc
invisible sur la carte, comme en Égypte, où la France exerce une influence
prépondérante jusqu’à l’occupation du pays par les Britanniques en 1882.
Mais, surtout, cette expansion n’est pas linéaire parce que la colonisation
n’est pas l’« expansion » d’une France qui existe déjà et qui deviendrait de
plus en plus grande. Le territoire européen de la France évolue en même
temps que les conquêtes coloniales. Les colons aiment rappeler qu’Alger
(1830) est française avant Nice (1860). La défaite de l’Allemagne en 1918
voit à la fois l’intégration de l’Alsace-Lorraine sous la souveraineté française,
mais aussi celle du Cameroun et du Togo. La colonisation est un rapport de
pouvoir qui change toutes les parties qui la constituent, y compris la
métropole, qui est constituée par son rapport aux colonies. Les guerres
successives transforment la politique française : la prise d’Alger favorise la
chute de Charles X en 1830, la campagne du Tonkin, celle de Jules Ferry en
1885. La citoyenneté, l’identité nationale, le régime républicain se forgent à
travers la colonisation. Le suffrage masculin est conquis par les hommes
métropolitains en même temps que les territoires où ils nient ce droit aux
colonisés.
En un mot, la colonisation n’est pas statique, elle est dynamique. Il n’y a
pas de moment clair où un territoire « change de couleur », juste un moment
où le gouvernement français proclame une souveraineté. Par exemple, le
protectorat français au Maroc s’étend formellement de 1912 à 1956, soit
quarante-quatre ans. Mais, en 1912, seule une partie du territoire est
effectivement contrôlée par la France. Du point de vue même des autorités
françaises, la « conquête » ne prend fin qu’en 1934 dans les montagnes du
Haut-Atlas. Il y a donc autant d’années de « conquête » que de protectorat
« normal » avant que celui-ci prenne fin.
Il est parfois difficile d’identifier le moment précis où on bascule dans un
ordre colonial. Au Niger, comme l’explique Camille Lefebvre, la
« conquête » implique environ 80 officiers français et 500 tirailleurs
sénégalais pour un territoire grand comme deux fois la France. Ce n’est que
progressivement que les Nigériens en ressentiront les effets.
Dans bien des endroits, la colonisation est une guerre permanente dont
l’intensité fluctue selon les moments. Traditionnellement, on distinguait deux
vagues de violence : la résistance à la conquête, dite « primaire », puis une
résistance « secondaire » sur un territoire pacifié. Mais cette distinction n’a
plus beaucoup de sens. Au Vietnam, entre la fin de la « pacification » en
1896 et les débuts de la « résistance nationaliste » en 1908, on compte une
dizaine d’années.
Même dans les périodes les plus calmes, une bonne partie des populations
colonisées n’accepte pas la domination étrangère. La résistance au
colonialisme recouvre un spectre très large de comportements. Les
insurrections armées n’en sont que la partie émergée, menées par des
personnages comme Samory Touré, Fadhma N’Soumer ou Hoàng Hoa Thám,
souvent transformés en héros nationaux par la suite. Elle passe aussi souvent
par des actes plus discrets mais dévastateurs : on fuit les Français en partant
vers La Mecque pour rester entre musulmans, on évite le paiement de l’impôt
ou le travail forcé, on se réunit la nuit entre soi pour danser, on chante des
chansons qui parlent des jours de la gloire passée.

Frontières intimes
Ces gestes du quotidien peuvent être plus révélateurs que les
mappemondes, car les frontières les plus importantes du monde colonial ne
figurent sur aucune carte. Vers 1928, une jeune fille qui deviendra Marguerite
Duras prend le bus pour aller au lycée au Saïgon. Elle s’assoit à l’avant, juste
derrière le chauffeur, parce qu’elle est blanche. Il n’est pas envisageable
qu’un Vietnamien s’assoie à côté d’elle. Ce n’est écrit nulle part. Mais tout le
monde connaît la règle : il y a une frontière entre l’avant et l’arrière du bus,
une frontière intime qui parcourt toute la société.
Dans le monde colonial, ce qui compte, c’est moins où l’on est dans le
monde que qui l’on est : colon ou colonisé. Cette différence détermine si on
peut se déplacer, si on paie plus ou moins d’impôts, si on peut être déporté
sans prévenir, qui on peut épouser, comment on est traité par les autorités.
Juridiquement, c’est la différence entre un citoyen, qui participe pleinement à
la vie politique française, et un sujet, qui lui est soumis sans pouvoir y
participer. L’écrasante majorité des habitants des colonies ne sont que des
sujets. Pour eux, ce n’est pas le droit régulier de la France métropolitaine qui
s’applique, mais un système chaotique dénommé l’« indigénat ». C’est une
exception au droit français destinée à ceux qu’on décrit comme les
« indigènes ».
Quand on parle de violence coloniale, on peut penser à une violence
spectaculaire, à des massacres dont on égrène les tristes noms : les enfumades
du Dahra, la colonne Voulet-Chanoine, la prise de Hué. Ils font déjà scandale
à l’époque. Mais cette violence est avant tout sourde, quotidienne et
ordinaire : l’inégalité, qui se répète constamment pour maintenir les frontières
internes de la domination. Ainsi, les indigènes sont soumis à des impôts
supplémentaires, dont les contributions servent à payer le mode de vie des
colons. Les administrateurs peuvent forcer les habitants à effectuer des
corvées qui touchent parfois à l’absurde. Au Mali, dans la boucle du Niger,
les femmes et les hommes passent ainsi la nuit à taper l’eau avec leurs mains
afin de faire taire les crapauds dont les coassements gênent l’administrateur
local.
Cette barrière entre colons et colonisés va bien au-delà de ce qui est dit
dans le droit. Par exemple, un homme européen peut épouser une femme
colonisée, mais l’inverse est extrêmement rare. Pourtant, il n’y a pas dans
l’empire français de loi explicite sur les mariages mixtes. Mais les chiffres
dont nous disposons sont sans appel : à Madagascar, 80 % des enfants mixtes
sont nés d’un père français et d’une mère malgache. Pourquoi ? Parce qu’un
métropolitain qui épouse une Malgache reproduit dans sa famille une version
miniature de la domination coloniale : il exerce une autorité masculine et
patriarcale selon les valeurs de l’époque. Dans le sens inverse, un Malgache
qui épouse une Européenne menace la domination coloniale et son imaginaire
très masculin, et ce mariage est donc potentiellement subversif. Cela n’a
même pas besoin d’être dit, et fait partie de ce qu’Ann Laura Stoler appelle le
« bon sens » colonial. Cette règle se constate dans différents territoires
coloniaux français : à Hanoï, les couples formés par un homme européen et
une femme « indigène » représentent 96 % des mariages mixtes. La frontière
coloniale n’est pas la même si on est un homme ou une femme.
De même, une frontière puissante parcourt les villes coloniales, entre les
quartiers européens et les quartiers indigènes, sans qu’elle ait partout besoin
d’être formellement écrite. On sait ce qu’on risque en tant qu’indigène si on
se déplace dans le mauvais quartier.
La colonisation est un monde où personne n’est neutre. Cela ne veut pas
dire que ce soit un monde complètement binaire. Il existe une mince couche
d’intermédiaires pour faire tenir ce monde divisé, des interprètes, des
mandarins, des caïds. Souvent, ces intermédiaires proviennent de minorités
raciales ou religieuses qui sont assignées à ce rôle, comme les catholiques en
Indochine, les Libanais en Afrique de l’Ouest, ou les juifs au Maghreb.
L’existence de ce monde de l’entre-deux ne rend pas les choses plus égales
ou plus complexes, au contraire, elle renforce la règle : chacun à sa place.
Cela ne signifie pas que tout le monde se comporte comme prévu. Les
intermédiaires ne sont pas simplement les agents du pouvoir colonial, ils le
déforment pour servir leurs propres intérêts. Dans L’Étrange Destin de
Wangrin, l’écrivain Amadou Hampaté Bâ, qui a lui-même travaillé pour
l’administration coloniale, raconte l’histoire d’un interprète noir qui arrive à
berner le pouvoir des Blancs. Wangrin est le seul à comprendre les deux
mondes à la fois, et il en profite pour escroquer tout le monde. Mais ce
pouvoir est fragile, et s’efface dès que les Blancs s’aperçoivent de la
supercherie.
Les possibilités de mobilité existent, mais elles sont limitées. Un bon
exemple est la naturalisation. C’est une procédure qui permet à certains
« indigènes », dans des conditions très limitées, de devenir citoyens français
(et non plus sujets). Elle laisse entrevoir une possibilité d’égalité, selon
laquelle les « indigènes » pourraient, malgré leur naissance, devenir des
Français comme les autres. En pratique, elle est extrêmement rare. En
Nouvelle-Calédonie, aucun Kanak n’a obtenu la citoyenneté française
jusqu’en 1939. En Algérie, entre 1870 et 1919, on estime les naturalisations à
une trentaine par an. La procédure est complexe, dissuasive, souvent refusée
par les autorités. Celui qui a le malheur d’être né « indigène » doit prouver,
par tous les moyens, qu’il est exceptionnel et différent de ses semblables pour
mériter d’être français. Si on est né français, par contre, ce privilège n’est pas
remis en question. La naturalisation permet à certains individus de jouir
d’une certaine marge de manœuvre, mais elle ne menace pas
fondamentalement la domination plus large des Européens sur les indigènes,
et son caractère racial.
L’assimilation des populations colonisées est un argument rhétorique
visant à justifier la colonisation, mais pas une réalité. Si les colonisés
devenaient des égaux, la domination s’effondrerait. De même, la politique
d’éducation ne vise pas à abolir la différence entre les colons et les colonisés,
ce qui est manifeste si l’on regarde les faibles budgets qui y sont alloués.
Tout au plus envisage-t-on l’émergence d’une mince couche d’« évolués »
qui souvent deviendront les plus féroces critiques du système colonial comme
Aoua Keïta, sage-femme qui militera pour l’indépendance et deviendra
députée du Mali. La conversion religieuse ne suffit pas non plus à assurer une
sortie du statut de colonisé. L’État français soutient le travail des
missionnaires aux colonies, même après la séparation des Églises et de l’État
en 1905, laquelle ne sera pas appliquée outre-mer, car la présence des
religieux est jugée utile dans ce vaste empire dont une grande partie des
sujets sont musulmans ou bouddhistes. Le baptême, toutefois, ne confère pas
de droits particuliers.
La colonisation favorise cependant une réorganisation profonde à
l’intérieur même des sociétés colonisées. De nouvelles élites émergent : ceux
qui parlent français, qui sont allés à l’école française et ont des relais
politiques en métropole. André Matswa, originaire du Congo, se servira ainsi
de son passage à Dakar et à Paris pour enflammer les foules contre le système
colonial de retour dans son pays d’origine au point qu’on le prendra pour un
messie aux pouvoirs surnaturels.
Par contre, pour les anciennes élites du monde d’avant la conquête, le
système colonial est synonyme de dépossession, de la perte de terres ou de
statut. À Madagascar, l’ancien secrétaire royal Rakotovao se plaint dans son
journal en 1896 des comportements scandaleux de ses anciens esclaves. En
effet, à partir de 1848, les Français abolissent l’esclavage dans les territoires
qu’ils conquièrent. Cette abolition, si elle ne met pas fin au travail forcé,
transforme les rapports locaux. Pour Rakotovao, la défaite de son royaume
par la France le prive aussi du pouvoir qu’il exerçait sur ses esclaves : « Que
pouvait-on faire ? Lorsqu’on est vaincu, on n’a plus aucun pouvoir. » Les
anciennes hiérarchies s’effondrent.
Bref, un nouveau monde émerge. De nouveaux quartiers viennent
transformer des villes existantes comme Hanoï ou Tunis, nouvelles rues,
bâtiments détruits, nouveaux modes de vie. Ou encore, ce sont carrément des
villes entières qui émergent, comme à Dalat, station climatique dans les
montagnes de Cochinchine construite pour fuir la chaleur de Saïgon, ou à
Saint-Laurent du Maroni, commune-prison fondée en 1858 pour le bagne en
Guyane. Comment le montrer sur une carte, ce monde fait de taches
minuscules, entre les hommes et les femmes, entre les quartiers, entre les
gens ?

Ce qui fait tourner l’empire

Devant la diversité de ces expériences, on peut en effet se demander s’il y


a vraiment un seul empire. La carte fait voir une seule couleur pour la France
partout, mais est-ce vraiment le cas ? Qu’y a-t-il de commun entre la vie
d’une Bretonne, d’un Kanak et d’une Peule en 1930, au-delà de l’imaginaire
de quelques hommes d’État français ? Qu’est-ce qui fait tenir l’empire ? En
fait, celui-ci tisse des réseaux de circulation, organise des contacts et la
mobilité entre ses territoires, et les réoriente vers la métropole au détriment
d’autres espaces.
D’abord, l’empire est une terrible machine à déplacer les personnes. Il
expulse, il déporte, il crée des carrières. Les missionnaires, les prostituées, les
pèlerins, les administrateurs, les condamnés : c’est en suivant les personnes
qu’on voit les liens entre les différents morceaux éparpillés. La religieuse
Anne-Marie Javouhey part de Bourgogne développer son ordre en Sénégal
puis en Guyane. Chez les militaires, Joseph Gallieni naît en Haute-Garonne,
est envoyé à La Réunion, puis au Sénégal, en Martinique, en Guinée, au
Tonkin, il est un temps gouverneur général de Madagascar puis revient en
métropole lors de la Première Guerre mondiale. Sa carrière traverse les
principaux territoires de l’empire. Elle fait circuler des méthodes aussi, ce
qu’il appelle la « pacification », qui consiste à combiner une répression
sanglante et l’association à des alliés locaux.
Ces mobilités peuvent aussi avoir des effets inattendus qui vont à
l’encontre de la colonisation. Ainsi, les travailleurs et soldats indochinois
mobilisés en Europe découvrent une France bien différente de ce qu’ils
pensaient. La Grande Guerre de 14-18 fait naître chez eux de nouvelles
revendications. La même règle se constate de l’autre côté. En 1913, la peintre
Lucie Cousturier rencontre des tirailleurs sénégalais dans un camp non loin
de sa maison à Fréjus. Ce premier contact la mènera à voyager en Afrique de
l’Ouest en 1921 et 1922 et à se consacrer à la solidarité avec les peuples
colonisés.
L’empire fait aussi circuler les biens. On pense d’abord aux denrées
tropicales, qui ne peuvent être produites en France métropolitaine : le cacao,
le coton, le café, la vanille ou le caoutchouc, dont les plantations en
Indochine servent à fabriquer les pneus Michelin à Clermont-Ferrand. Mais,
en réalité, une bonne partie des produits qui circulent sont moins exotiques :
88 % du vin ordinaire de France provient des colonies, ainsi que 81 % de
l’huile d’olive. L’Indochine, joyau économique de l’empire, produit avant
tout du riz pour l’exportation en Chine et non en France.
Les idées et les mots circulent aussi. Dans le Paris de l’entre-deux-
guerres, des travailleurs et intellectuels colonisés du Vietnam, d’Algérie et de
Madagascar se retrouvent et échangent dans le journal du Paria des mots
comme « prolétariat » qui seront ensuite traduits dans leurs langues d’origine.
Les lois aussi circulent d’un territoire à l’autre. Les enfants métis, grande
angoisse des administrateurs coloniaux qui craignent qu’ils donnent une
mauvaise image du colonisateur, font l’objet d’une première loi en Indochine
en 1928, dont le modèle est ensuite repris en AOF, à Madagascar, en
Nouvelle-Calédonie et en AEF.
Ces lois circulent aussi entre les différents empires coloniaux. Les enfants
métis font l’objet de lois aux Indes néerlandaises ou britanniques qui sont
lues par leurs collègues français. Les gouverneurs voisins, comme ceux du
Dahomey français et du Nigeria britannique, se scrutent de près, comparent
leurs succès et leurs échecs. Les résistances se déplacent souvent entre les
frontières, du Congo français au Congo belge, ou de la Palestine sous mandat
britannique à la Syrie sous mandat français. Les troupes françaises et
espagnoles s’associent pour réprimer la République du Rif au nord du Maroc.
Mais tout ne bouge pas. Pour beaucoup, la colonisation est une perte de
mobilité. En Nouvelle-Calédonie, c’est le cantonnement dans les réserves. En
Algérie, le régime de l’indigénat sanctionne le fait de se déplacer sans
autorisation en dehors de son douar. Partout, un « indigène » peut se voir
interner dans un établissement pénitentiaire sur décision administrative, et un
vaste archipel de bagnes relie l’empire, de l’île du Diable en Guyane à l’île
des Pins en Nouvelle-Calédonie.
La colonisation n’est pas seulement une mondialisation qui favorise les
contacts entre les continents, elle est aussi un colossal débranchement de
circulations existantes. Terrifiées des liens que les « indigènes » sous leur
contrôle pourraient nouer avec des puissances étrangères, les autorités
françaises rendent bien plus difficiles les relations des Vietnamiens avec le
reste du monde sinophone en Chine, au Japon ou en Corée, comme celles des
Algériens avec le reste du monde musulman. Si les circulations au sein de
l’empire sont encouragées, celles qui lui échappent sont souvent réprimées
ou, du moins, suspectes.
Pourtant, ce débranchement n’est jamais total. Il est bien difficile de voir
sur une carte des empires coloniaux comment les colonisés continuent à vivre
dans des mondes multiples qui dépassent l’ordre européen. Ainsi, Bou el-
Mogdad, notable de Saint-Louis du Sénégal, part accomplir son pèlerinage à
La Mecque en 1861, comme l’ont fait bien des musulmans d’Afrique de
l’Ouest avant lui. Mais il réussit à se faire payer son hajj comme une mission
d’exploration du Sahara au service de la France. Avec le confort de la
navigation à vapeur, il atteint La Mecque en passant par Paris où il est
accueilli triomphalement par la presse française. Le contrôle des voies de
communication par l’impérialisme européen rend le hajj plus rapide pour les
musulmans du XIXe siècle.

Comment dessiner une nouvelle carte

Est-ce que cela vaut même la peine, alors, d’essayer de tout rassembler
sur une même carte ? On peut être tenté de dire que l’empire français n’était
qu’une illusion d’optique rassemblant des expériences et des phénomènes
différents. Pourtant, nous continuons à avoir besoin d’une vision d’ensemble
de la colonisation française, car il est indéniable qu’elle s’est exercée à
l’échelle mondiale et qu’elle a donc transformé la vie de personnes dans des
espaces différents, provoquant violences, exils, circulations et rencontres.
D’abord, il faut éviter de tomber dans le cliché selon lequel il y aurait une
« essence » particulière de la colonisation française différente des autres
empires coloniaux. Une idée répandue à l’époque, et qui survit depuis,
voudrait que par rapport à son principal rival, l’empire britannique, la France
aurait cherché à tout prix à mener sa mission civilisatrice, à transmettre des
valeurs plutôt qu’à profiter économiquement de ses colonies. En fait, tous les
empires pensent qu’ils sont exceptionnels et bienveillants comparés à leurs
rivaux.
La rivalité entre nations européennes a joué un rôle important dans les
motivations de la colonisation, mais la France et la Grande-Bretagne ont su
aussi coloniser ensemble, comme aux Nouvelles-Hébrides, aujourd’hui
Vanuatu, où elles établissent un « condominium », une étrange co-
colonisation.
Sur le terrain, l’empire français est souvent bien difficile à distinguer de
ses voisins. Il est facile de tomber dans une analyse « nationale » de la
colonisation, mais ces clichés ne tiennent pas quand on regarde dans le détail.
Il n’y a pas eu de modèle colonial français cohérent, et les différences au sein
des empires sont énormes. La Nouvelle-Calédonie, française, a une
expérience coloniale bien plus proche de l’Australie, pourtant colonie
britannique, que de celle de la Syrie sous mandat français.
En fait, la notion de « modèle » sert surtout dans les débats parmi les
administrateurs coloniaux qui se demandent quel est le meilleur moyen de
contrôler les colonies : assimilation ou association (faut-il faire des
« indigènes » des Français comme les autres, et donc les transformer, ou
s’associer à eux en maintenant leurs différences ?). Ce débat ne reflète pas la
réalité des politiques sur le terrain.
Ce mythe dissimule un problème de sources : on ne peut pas prendre au
mot la parole de l’État colonial. L’histoire de la colonisation n’est pas juste
celle de la politique coloniale, de décisions prises à Paris dans des ministères,
même si c’est souvent ainsi qu’elle a été autrefois décrite par des historiens.
C’est tout l’art du collage à réaliser sur la carte.
Par exemple, quand Jules Ferry, chef du gouvernement français, dit en
1885 dans un discours célèbre que les « races supérieures » ont le « devoir de
civiliser les races inférieures », c’est un bon résumé d’une idéologie raciste
répandue à l’époque. Mais si on consulte d’autres documents administratifs,
on constate que le « devoir de civilisation » des « indigènes », même tel que
le comprend Ferry, a rarement été une priorité des gouvernements français
sur le terrain. Comme l’ont montré de nombreuses historiennes, en pratique la
politique coloniale consiste plutôt à contrôler le territoire le plus large et les
populations les plus importantes possible en dépensant le moins possible, ce
qui revient le plus souvent à sous-administrer en exerçant une violence
arbitraire quand la situation déborde.
Pour comprendre ces « débordements », on ne peut pas s’en tenir aux
documents produits par l’État français. Prenons une perspective inverse. On
peut regarder une histoire de la colonisation écrite par un Algérien anonyme
dans les alentours de Mascara vers 1871. Ce manuscrit résume la colonisation
comme une perte totale de dignité et de valeurs morales : « les mosquées se
vident et les souks se remplissent (tata’atal al-masājid wa ta’amar al-
aswāq) ». L’ordre social s’effondre, car se répand « l’égalité (musāwāt) entre
les femmes et les hommes et les nobles (ashraf) et les éduqués (‘ulamā’) et
les sujets (ra’āt) et la racaille (awbāsh) ». La corruption, la prostitution et les
mensonges sont partout. La colonisation est ici l’inverse de la civilisation,
elle est un chaos infernal.
Mais on ne peut pas s’en tenir à ce texte non plus pour comprendre
comment la colonisation a été vécue. D’abord, il ne résume pas « la voix des
colonisés ». Il est écrit par une personne particulière, un homme formé à la
science musulmane. Même en restant en Algérie, on peut trouver d’autres
voix qui offrent d’autres perspectives sur la colonisation. Des poèmes chantés
par des femmes et non des hommes, ou par des hommes illettrés, ou des
récits en touareg ou en kabyle plutôt qu’en arabe. Certains sont joyeux,
d’autres tristes. Aucun n’a le monopole de la vérité sur ce qu’a constitué la
colonisation.
De même, le discours colonial n’est pas monolithique. Quand Ferry fait
son discours en 1885, Georges Clemenceau lui répond lors de la même
séance à la Chambre : « Races supérieures, races inférieures, c’est bientôt
dit ! […] Race inférieure, les Hindous ! Avec cette grande civilisation
raffinée qui se perd dans la nuit des temps ! » Au sein même de la classe
politique française, la colonisation fait débat. Les massacres, les abus de
pouvoir nous sont souvent connus parce qu’ils ont déjà fait scandale à
l’époque.
Si l’on se rapproche des métropolitains ordinaires, soldats ou colons, qui
ont participé à la colonisation, on voit des perspectives bien différentes de
celles du gouvernement. Un artisan bourguignon, Michel Millet, nous laisse
ainsi un témoignage de la guerre qu’il a été envoyé faire en Nouvelle-
Calédonie en 1878 dans des carnets drôles et troublants écrits dans une
orthographe approximative. Au début, il parle de partir « à la chasses aux
mouton et canac » [sic], assimilant les habitants de l’île à des animaux à
exterminer. Quelques jours plus tard, il est moins catégorique. Accueilli par
des Kanak alliés de la France, il trouve finalement la vie plus douce avec
eux : « nous nous metons à souper mais notre souper n’etait guerre bon […]
les canacs vont nous chercher […] des ignane, des banannes, de la cane à
sucre, que nous avons gouté des tous ses plas […] Depuis que jetais en
expédition je navais jamais si bien reposer ».
La colonisation n’a pas le même visage si on se place selon la perspective
d’une reine malgache plutôt que d’un travailleur vietnamien sur une
plantation de caoutchouc ou d’un ouvrier auvergnat dans une usine Michelin
à Clermont-Ferrand. Ces différences ont suscité des débats parmi les
historiens : dans quelle mesure les colonisés avaient-ils une marge de
manœuvre dans ce système implacable ? À quel point la violence était-elle
centrale dans l’ordre colonial ? La colonisation a-t-elle été une rupture dans
l’histoire des pays colonisés ? Certains chercheurs ont tenté d’y répondre à
partir d’un territoire particulier, en s’enracinant dans une connaissance
approfondie de ses sociétés et de son histoire. D’autres ont essayé de regarder
ce qu’il y avait en commun d’un point à l’autre de l’empire, adoptant une
perspective impériale.
Plutôt que de trancher définitivement ces questions, nous proposons dans
cette partie de multiplier les perspectives de tous les points du monde que cet
empire a désespérément tenté d’unifier sans jamais y parvenir. Cette vision
d’ensemble ne peut se faire que collectivement, pour dessiner tous ensemble
une nouvelle carte qui pèse et situe les expériences multiples de ce système à
la fois complexe et implacable qu’a été la colonisation. On tentera de
comprendre les raisons de cette explosion territoriale qui est partie de restes
d’empire pour transformer le monde entier. Nous verrons quel ordre cet
empire a bâti et détruit, et quelle société différenciée il a mise en place. Enfin,
nous mesurerons à quel point cet ordre a été contesté tout du long, à la fois
dans les colonies et en métropole. Ensemble, nous verrons comment la
colonisation est un long, immense et chaotique dérèglement du monde entier.
BIBLIOGRAPHIE

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1

POURQUOI CET EMPIRE ?


Restaurer l’empire
Mary Lewis

La fin des guerres napoléoniennes a vu l’empire français d’outre-mer


réduit à des miettes. La paix revenue, la France ne contrôle plus qu’une
poignée d’îles des Caraïbes et de l’océan Indien, la Guyane française (en
Amérique du Sud), plusieurs comptoirs commerciaux au Sénégal et en Inde,
et les îles de Saint-Pierre-et-Miquelon au large de Terre-Neuve – soit une
petite fraction du territoire qu’elle possédait au milieu du XVIIIe siècle. La
guerre de Sept Ans et la vente de la Louisiane (1803) avaient déjà mis à mal
les prétentions impériales françaises en Amérique du Nord, mais la révolution
haïtienne allait avoir des conséquences bien plus durables. Juste avant la
Révolution française, le régime intensif de travail des esclaves faisait de
Saint-Domingue la colonie la plus lucrative du monde : suivant certaines
estimations, l’île faisait vivre une personne sur huit en France métropolitaine.
Aucun secteur de la France n’était donc à l’abri du choc de la révolte
coloniale à venir.
En toute logique, la restauration de la monarchie des Bourbons entraîna
des débats sur la « restauration » de la grandeur coloniale de la France. Pour
certains, il s’agissait d’essayer de récupérer le pays qu’ils tenaient à appeler
« Saint-Domingue », que ce soit par une politique de reconquête ou en
instaurant une forme de protectorat – aucun des deux cas de figure ne se
réalisera. Pour d’autres, il s’agissait de réfléchir aux territoires où l’on
pouvait poursuivre une colonisation officielle et compenser ce qui avait été
perdu. En 1820, par exemple, Pierre-Marie-Sébastien Catineau-Laroche était
persuadé que les possessions impériales étaient un atout indispensable de la
concurrence géopolitique et commerciale avec la Grande-Bretagne. Il confie
ainsi par écrit son inquiétude à Étienne-Denis Pasquier, ministre des Affaires
étrangères : la Grande-Bretagne ayant érigé des forts et des postes de traite
« dans tous les points du monde », Londres deviendra « le réservoir vers
lequel on verra s’écouler l’or de tout l’univers ; les autres nations n’auront en
partage que la misère, de petite monnaie et des larmes ». Quelques mois plus
tard, pour rectifier ce déséquilibre, Catineau-Laroche embarquait à la tête
d’une expédition qui devait le mener au cœur de la jungle de la Guyane, l’une
des dernières colonies françaises, où il comptait étendre la colonisation et les
cultures commerciales. Pendant ce temps-là, l’idée de bénéficier des
avantages commerciaux des colonies sans avoir à souffrir du fardeau qu’elles
représentaient commençait à faire son chemin dans certains esprits.
De leur côté, les Haïtiens avaient déclaré leur indépendance dès 1804,
mais, dix ans plus tard, les anciens planteurs refusaient d’accepter leur perte.
Exilés et déplacés, ils étaient pourtant bien représentés à la Chambre des pairs
et la Chambre des députés, dans les ministères et les conseils de la
Restauration, formant un puissant lobby qui défendait les revendications de
propriété et la reconquête françaises. En 1814, conscient qu’une intervention
militaire serait coûteuse et sans doute inutile, le roi dépêcha une mission
diplomatique pour tenter de négocier un retour volontaire d’Haïti sous la
domination française. Cette tentative échoua, ainsi que les suivantes, si bien
que le ministère de la Marine opta pour une reprise du commerce avec
l’ancienne colonie. Avec son approbation, les négociants français
commencèrent par utiliser des navires neutralisés ou battant faux pavillon
pour reprendre les échanges incognito. Jusqu’au jour où le subterfuge ne fut
plus tenable, et, en 1825, la France reconnut l’indépendance d’Haïti en
échange de droits de douane préférentiels et d’une indemnité destinée à
compenser les pertes subies par les colons. Un des objectifs de cette
indemnité était de mettre fin aux revendications de propriété des anciens
planteurs, pourtant de plus en plus aigris. En réalité, pour Haïti, cette
compensation financière eut des conséquences beaucoup plus graves puisque
l’incapacité du pays à assurer les versements exigés provoqua un cycle
d’endettement auprès de banques étrangères qui persista jusqu’au XXe siècle.
Voyant que les conséquences à long terme de la révolution haïtienne
commençaient à se faire sentir, la France se mit en tête de remplacer Saint-
Domingue. En 1802, Napoléon avait rétabli l’esclavage dans les colonies
françaises, où il fut légal jusqu’en 1848, mais il était difficile de maintenir ou
d’augmenter le nombre d’esclaves puisqu’une ordonnance signée en 1817,
complétée par une loi signée en 1818, obligeait la France à mettre fin au
commerce transatlantique d’esclaves. Il n’empêche, comme la colonie de
Saint-Domingue était leur principal modèle de développement, les dirigeants
coloniaux français étaient animés par la conviction raciste que les Blancs
étaient – à quelques exceptions près – incapables de travailler dans une
plantation, surtout sous les tropiques. Ce qui explique que les responsables de
la Restauration aient eu tendance à fermer les yeux sur l’esclavage illégal.
Dans les colonies où il avait été de nouveau légalisé, les Antilles françaises,
la Guyane et l’île Bourbon (La Réunion), ils soutenaient les planteurs blancs
réactionnaires qui cherchaient à maintenir les Noirs sous la férule de
l’esclavage et à « ré-esclavagiser » les affranchis. Ailleurs, ils tâchaient de
trouver des solutions de rechange.
Certaines de ces solutions étaient ambitieuses. En 1816, après avoir
échoué à accoster sur la côte africaine à bord de la fameuse Méduse, Julien
Schmaltz, « commandant pour le roi et administrateur du Sénégal et
dépendances », décida d’établir des plantations au Sénégal en reproduisant
des cultures qui essaimaient à Saint-Domingue. Réfléchissant au potentiel
agricole du pays, il comparait le fleuve Sénégal au Gange et au Nil et conclut
en 1818 que le Sénégal possédait « tous les éléments nécessaires pour
remplacer les colonies […] perdues ». Alors qu’il espérait cultiver du sucre
dans un second temps, il commença par recommander de planter de l’indigo
et du coton dont certaines variétés étaient indigènes car il s’agissait de
produits de plus en plus importants sur le marché mondial. Mais là où
certains responsables envisageaient d’inciter les habitants à les cultiver,
Schmaltz comptait fonder des plantations dirigées par des Européens, sur le
modèle de Saint-Domingue, avec des travailleurs « libres » plutôt que des
esclaves. Il imaginait même que les anciens planteurs de Saint-Domingue
seraient prêts à tenter leur chance sur la côte est de l’Atlantique qui, selon lui,
était plus sûre que les Antilles.
Très vite, il fut évident que le climat du Sénégal était soit trop humide
soit trop sec pour produire des cultures commerciales aussi fructueuses que
celles de Saint-Domingue. Par ailleurs, la main-d’œuvre que Julien Schmaltz
croyait abondante et corvéable à merci ne l’était pas, mais ni lui, ni son
remplaçant intérimaire, Aimé-Benjamin Fleuriau (petit-fils d’un planteur de
Saint-Domingue), ni ses successeurs immédiats, Louis Jean Baptiste
Le Coupé et Jacques-François (baron) Roger, ne firent marche arrière. Or, en
1830, la plupart des plantations de coton et d’indigo avaient échoué, et le
commerce de la France avec l’Afrique de l’Ouest se concentra sur les
produits que les habitants cultivaient eux-mêmes, notamment les arachides et
la gomme arabique. En dépit de la faillite des entreprises agricoles dans le
bassin du fleuve Sénégal, la France déploya des efforts qui eurent des
conséquences durables. Le pays avait désormais une position dominante dans
la région, ce qui l’autoriserait plus tard à revendiquer de vastes territoires de
l’Afrique occidentale et équatoriale française.
Pendant ce temps-là, dans l’océan Indien, depuis l’établissement de l’île
Sainte-Marie, Jean-Baptiste Sylvain Roux, représentant de la France à
Tamatave, préparait l’extension de la colonisation à l’île principale,
Madagascar. Dès 1821, il avait compris que l’expérience du Sénégal était un
échec et comptait faire de Sainte-Marie et Madagascar une alternative. Le
Sénégal manquait d’eau douce, de bois et de terre fertile, disait-il, alors que
Madagascar en regorgeait. Sylvain Roux proposa alors un dispositif
d’« engagement » suivant lequel les Noirs captifs seraient achetés et
« rachetés », puis contraints de travailler quatorze ans pour le prix de leur
rédemption.
De l’autre côté de l’océan, en Guyane française, des expériences
comparables avaient lieu. Agissant sur ordre du ministre de la Marine, Pierre-
Barthélemy Portal d’Albarèdes, qui voulait « peupler » la colonie et
augmenter sa production, le gouverneur Pierre Clément de Laussat, qui
administra la colonie de 1819 à 1823, multiplia les projets destinés à importer
des travailleurs chargés de défricher les terres et de planter des cultures pour
compenser, une fois de plus, ce qui avait été perdu à Saint-Domingue. Il
recruta des travailleurs des États-Unis pour créer une colonie agricole blanche
baptisée « Laussadelphie » dont l’échec entraîna son rappel. Entre-temps, il
essaya de faire venir des apprentis chinois et indiens, ainsi que des orphelins
français, tout en refusant une proposition de recruter des Noirs américains
libres : dans une colonie qui espérait préserver l’esclavage, disait-il, ils
représentaient une source potentielle de rébellion. Sa course à la main-
d’œuvre l’amena même à acheter des esclaves vendus illégalement au nom
du gouvernement, avant de transférer ceux qu’il appelait les « nègres du roi »
dans une plantation royale de girofliers.
D’un côté, les représentants du gouvernement français considéraient
l’expansion territoriale indispensable pour rivaliser avec la puissance
commerciale et la main-d’œuvre de la Grande-Bretagne. De l’autre, un
certain nombre d’économistes et d’industriels commençaient à se demander
s’il fallait être à la tête d’un empire pour dominer le marché international
dans les secteurs où la France était forte, notamment celui des produits de
luxe. De fait, la France devint leader mondial de la commercialisation de
produits comme la soie, le champagne et les « articles de Paris », ce qui lui
permit d’étendre son influence en faisant l’économie des dépenses et de la
logistique liées à l’expansion et à la défense territoriales. Mais l’Algérie allait
évidemment changer l’équilibre puisqu’une nouvelle logique coloniale
émergerait de sa conquête.
Traduit de l’anglais par Cécile Dutheil de la Rochère

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Haïti 1825 : les esclaves libérés paient
leurs maîtres
Laurent Dubois

En 1825, le président d’Haïti, Jean-Pierre Boyer, accepte de payer une


indemnité au gouvernement français. C’est l’achat d’une reconnaissance
diplomatique : pour le prix de 150 millions de francs, la France accepte de
reconnaître officiellement l’existence d’Haïti. Mais l’argent recueilli par
l’État français est entièrement destiné aux anciens propriétaires esclavagistes
de Saint-Domingue.
« Ce lopin de terre où nous sommes les maîtres », écrit l’historien et
romancier haïtien Louis-Joseph Janvier dans La République d’Haïti et ses
visiteurs, en 1883, « nous l’avons payé trois fois ». « Nous l’avons d’abord
acheté dans la personne de nos ancêtres, et payé de deux siècles de larmes et
de sueur […]. » Deux siècles d’esclavage qui ont enrichi la France et
appauvri Haïti. « [P]uis nous l’avons payé d’une immense quantité de
sang […]. » Quinze années de révolution, de guerre, et de victoires, d’abord
l’abolition de 1793-1794 et enfin l’indépendance d’Haïti, qui déjoue le projet
de Bonaparte de rétablir l’esclavage. « [E]t puis encore – se lamente Janvier –
nous l’avons payé […] en argent. »
La somme est ahurissante : il s’agit de dix fois les 15 millions de francs
payés par les États-Unis pour la Louisiane. Le cheminement pour régler cette
indemnité, exploré en détail par Jean-François Brière, a été long. En 1814, le
roi d’Haïti Henri Christophe refuse toute négociation avec les Français. Les
Haïtiens ont, après tout, gagné la guerre. Dans le sud du pays alors divisé où
il est président, Alexandre Pétion est plus ouvert et propose de payer
15 millions de francs pour acheter la reconnaissance d’Haïti. Mais
Louis XVIII refuse. En 1825, l’ordonnance de Charles X qui somme Haïti de
payer cette indemnité est accompagnée de quelques bateaux de guerre
français qui s’installent dans la baie de Port-au-Prince. Boyer juge la
reconnaissance diplomatique nécessaire au commerce et à la reconstruction
de l’économie de plantation sucrière, qu’il pense être le seul modèle agricole
valable pour le pays.
Pour le peuple haïtien, qui n’est nullement consulté sur cette décision,
c’est le début d’un cycle sans fin d’endettement. Le gouvernement paiera
consciencieusement, chaque année, à la fois l’indemnité et les intérêts sur les
prêts qu’il doit prendre auprès de banques françaises pour compléter ces
paiements – le premier est un emprunt de 30 millions de francs en 1825. Cela
constitue ce que l’on appelle la « double dette ». L’indemnité est renégociée à
la baisse en 1838, de 60 millions de francs pour un total de 90 millions. Elle
sera déclarée payée en 1883. Cependant, les dettes sur les emprunts
continuent et seront seulement payées en 1947. C’est ainsi que les banques
américaines s’insèrent dans la vie financière en Haïti au tournant du
e
XX siècle, ouvrant les portes à l’occupation militaire de 1915 à 1934.
L’indemnité représente un cas remarquable d’antiréparations, un monde à
l’envers dans lequel les anciens esclaves paient les anciens maîtres pour avoir
commis le crime de s’être libérés. Il s’agit d’une compensation pour ce que
les esclavagistes ont perdu à cause de la révolution : leurs terres, mais aussi
les hommes et les femmes qu’ils possédaient.
Quel est donc l’impact de cette perte financière sur Haïti ? Les effets sont
immenses, et de longue durée. Chaque année, une partie colossale du budget
d’État est envoyée en France, pour aboutir dans les poches des ex-planteurs
de Saint-Domingue. Nous devons prendre en compte cette réalité
fondamentale lorsque nous considérons l’histoire de l’État et de l’économie
d’Haïti. Nous devons aussi la prendre en compte lorsque nous considérons
l’histoire de la France. Construite sur les fortunes créées par les plantations
de Saint-Domingue, cette nouvelle forme d’extraction à longue durée fait son
chemin dans l’économie française.
Que faire de cette histoire aujourd’hui ? Certains demandent que la
France rembourse Haïti des sommes prélevées pour l’indemnité. Cela fait
partie d’une série de demandes contemporaines pour des réparations de
l’esclavage. Mais le montant de l’indemnité haïtienne est plus facile à
calculer que beaucoup d’autres. Il ne s’agit pas de réparer l’esclavage, mais
seulement de rembourser ce que les anciens esclaves d’Haïti et leurs
descendants ont payé à leurs anciens maîtres.
Janvier demande à ses lecteurs d’accepter qu’ils ne puissent pas vraiment
comprendre l’orgueil et l’entêtement des Haïtiens dans leur quête, qui semble
sans fin, d’une véritable indépendance. « [V]ous n’avez pas payé aussi cher
que nous le droit de dire, en frappant le sol du pied : “Ceci est mien, j’en
peux faire ce que je veux !” […] aucun pays n’a fait les efforts que les
Haïtiens ont faits pour demeurer un peuple libre et fier. »

BIBLIOGRAPHIE

Jean-François BRIÈRE, Haïti et la France, 1804-1848. Le rêve brisé, Paris,


Karthala, 2008.
Gusti-Klara GAILLARD, L’Expérience haïtienne de la dette extérieure, ou,
Une production caféière pillée : 1875-1915, Port-au-Prince, Imprimerie
Henri Deschamps, 1990.
Louis-Joseph JANVIER, La République d’Haïti et ses visiteurs (1840-1882),
Paris, Marpon et Flammarion, 1883.
1830 : révolution à Paris, guerre à Alger
Jennifer Sessions

Le mois de juillet 1830 a représenté un tournant décisif dans l’histoire de


France : le 5 juillet, l’armée française s’est emparée d’Alger ottoman et, le
27 juillet, à Paris, une révolution a renversé le trône des Bourbons restauré en
1815. L’usage veut que les deux événements soient analysés séparément. Or
la révolution et la conquête coloniale sont inséparables puisque le roi
Charles X a essayé de soigner sa popularité en remportant des victoires
militaires à l’étranger.
Au printemps 1830, à Marseille, un visiteur n’aurait entendu parler que
de deux choses : les élections législatives imminentes et une expédition
militaire à venir, destinée à renverser la régence ottomane d’Alger. Depuis le
7 février, date à laquelle Charles X avait ordonné la mobilisation des troupes
françaises, la ville était en ébullition. Des centaines de navires marchands et
des milliers de soldats étaient rassemblés dans le port et la campagne
environnante, prêts à foncer à Toulon. Non seulement les villageois étaient
ravis de loger les soldats chez eux, mais près de 4 000 hommes avaient été
embauchés pour charger les navires de ravitaillement ancrés dans le port. Le
4 mai, on vit des milliers de gens se rendre à pied à Toulon pour assister au
« fabuleux spectacle » d’une revue navale et d’une simulation de
débarquement amphibie sur une plage voisine. L’« auguste présence » du
dauphin à la revue, rapporta le sous-préfet du Var au ministre de l’Intérieur,
« suscita la joie pure et l’enthousiasme religieux d’une population nombreuse
et fidèle ».
Presse locale, théâtres, sociétés de chant, tous se faisaient le relais des
événements pour ceux qui n’avaient pas pu y assister, en y ajoutant des
commentaires qui soulignaient le lien entre la question législative et la
question algérienne. Depuis les premières discussions d’une possible invasion
en 1827, agression impériale et politique intérieure étaient mêlées. Confronté
à une remise en cause croissante de la légitimité des Bourbons restaurés
depuis la chute de Napoléon et à une opposition libérale de plus en plus forte,
le ministre de la Guerre, Gaspard de Clermont-Tonnerre, avait laissé entendre
que le roi pourrait avoir besoin d’un prétexte pour lever une armée, du moins
pour agir sur l’« esprit turbulent » de la nation et faire diversion. Sa
proposition avait été reprise deux ans plus tard, alors que le bras de fer
opposant la couronne et les députés constitutionnalistes se renforçait.
La décision d’envahir Alger a été prise en janvier 1830, mais l’annonce
de l’expédition prévue pour mars et le départ de la flotte prévu fin mai ont été
soigneusement programmés pour coïncider avec la prorogation de la
Chambre des députés et les élections prévues début juillet. Les préparatifs
militaires ont donné lieu à une mise en scène spectaculaire, dont le but était
politique, de même que les prières publiques ordonnées par l’évêque de
Marseille. Le divin pouvoir des rois chrétiens était d’abord destiné à
maintenir l’ordre au sein de leur peuple, affirmaient ces prières, et ensuite à
s’attaquer aux « infidèles barbares », dont les musulmans d’Alger. Ce rappel
à l’ordre du peuple français était une justification idéologique de l’invasion
aussi importante que la défense de l’Europe chrétienne contre les corsaires
barbaresques ou la libération de l’Afrique du Nord du « despotisme » du
règne ottoman.
Le calendrier de l’expédition suit presque point par point le projet des
royalistes. Les troupes françaises débarquent à Sidi-Ferruch à la mi-juin.
Hussein Dey, gouverneur ottoman d’Alger depuis 1816, capitule face au
général de Bourmont le 5 juillet, le jour où débute le premier tour des
élections en France. La nouvelle de la victoire parvient à Toulon le 9 ;
quelques heures plus tard, elle arrive à Marseille par télégraphe. Aussitôt
fusent drapeaux, illuminations, cloches des églises, tirs de canon dans le
port ; partout dans les rues on hurle : « Vive la France ! Vive le Roi ! » Le
lendemain soir, le théâtre des Allées improvise un drame militaire en trois
actes, La Prise d’Alger, qui attire une foule de gens venus applaudir les
exploits de l’armée. Pour couronner le tout, les Marseillaises organisent un
bal de charité destiné à lever des fonds pour les familles des soldats blessés
ou tués lors de l’expédition.
Le roi pense que cet élan jouera en faveur des derniers appels des
candidats royalistes, mais dès le lendemain les journaux montrent que son
calcul politique a échoué. Outre les nouvelles d’Alger, le résultat des
élections augure d’un désastre pour les candidats ultraroyalistes. Le 11 juillet,
une messe de célébration a lieu à Notre-Dame de Paris et dans les églises de
Marseille. Pendant ce temps-là, les libéraux expliquent que les élections dont
Charles X espère sortir vainqueur sont un coup d’État royal qui ne dit pas son
nom, et que le gouvernement parti en guerre pour libérer la Méditerranée du
despotisme et de la piraterie de l’Orient bafoue ouvertement la liberté des
Français chez eux.
Alors que les Marseillais sont entièrement tournés vers Alger, le
ministère invoque l’article 14 de la Charte qui confère au roi le pouvoir de
gouverner par décret en cas d’urgence, puis publie les Quatre Ordonnances
qui déclenchent les journées révolutionnaires des 27, 28 et 29 juillet. La
rumeur annonçant le soulèvement de Paris enfle, bientôt confirmée par la
nouvelle du renversement de Charles X et de son remplacement par le duc
d’Orléans, mais la presse marseillaise continue à consacrer des pages entières
à la situation militaire en Afrique du Nord, à commenter la régence ottomane
et décrire la population locale et, surtout, à défendre le projet d’occupation
permanente et de colonisation. Pour les libéraux qui viennent de l’emporter à
Marseille et ailleurs en France, répudier le régime des Bourbons qui vient
d’envahir Alger ne signifie pas répudier l’invasion. La monarchie de Juillet
va donc répondre à leurs appels et poursuivre une conquête coloniale à
laquelle elle doit, au moins en partie, son existence. L’avenir du régime
orléaniste est aussi étroitement lié à l’Algérie que sa naissance, laquelle a mis
fin à six siècles de règne des Bourbons et vient de fonder la plus importante
colonie moderne française en Algérie.
Traduit de l’anglais par Cécile Dutheil de la Rochère

BIBLIOGRAPHIE

Pierre GUIRAL, Marseille et l’Algérie, 1830-1841, Gap, Ophrys, 1957.


Hamdan KHODJA, Le Miroir. Aperçu historique et statistique sur la Régence
d’Alger (1833), 2e éd. , Arles, Actes Sud-Sinbad, 2003.
Jennifer SESSIONS, By Sword and Plow : France and the Conquest of
Algeria, Ithaca (NY), Cornell University Press, 2011.
« Mission civilisatrice » : une rhétorique
mobilisatrice
Alice L. Conklin

Tout comme la politique royale d’assimilation justifia l’expansion


coloniale du XVIIe siècle, au XIXe siècle c’est l’idée d’une « mission
civilisatrice » propre à la France qui légitima une nouvelle ère de conquête
coloniale. Il va de soi qu’à cette époque toutes les puissances industrielles
déclaraient faire œuvre de civilisation dans leurs territoires d’outre-mer. Les
Britanniques mettaient en avant « le fardeau de l’homme blanc », les États-
Unis vantaient l’idée qu’ils avaient une « destinée manifeste », le Japon était
le chantre du « panasiatisme », mais seule la France de la IIIe République a
hissé le devoir de « civiliser » au rang de doctrine impériale officielle.
Rappelons que les Français avaient inventé le terme « civilisation » au siècle
des Lumières et que, depuis, le pays ne cessait de célébrer sa vision du
monde. La notion de « mission civilisatrice » participait de l’idéologie
coloniale : de ce point de vue, c’était un assortiment de convictions plus ou
moins élastiques affirmant la supériorité de la culture française, l’infériorité
morale des sujets de la France et l’aptitude de ceux-ci à être « civilisés ». En
même temps, les réactions des colonisés aux mesures introduites par les
Français font partie intégrante de l’histoire de cette « mission civilisatrice »
telle qu’elle fut pratiquée. Ces réactions allaient de la rébellion ouverte à
l’appropriation sélective de ces mesures à des fins propres à certains groupes.
L’idée de mission civilisatrice moderne reposait sur un certain nombre
d’hypothèses. Elle impliquait que les sujets coloniaux de la France étaient
trop primitifs pour se gouverner eux-mêmes, mais qu’ils étaient capables
d’évoluer. Elle sous-entendait aussi qu’en vertu de leur héritage
révolutionnaire et de leur prouesse industrielle les Françaises et les Français
étaient particulièrement aptes à « libérer » l’humanité – à commencer par les
peuples qu’ils colonisaient. Ces convictions générales étaient néanmoins
dominées par le principe de maîtrise – maîtrise de la nature, y compris de son
propre corps, et maîtrise de ce qu’on pourrait appeler le comportement social.
Être « civilisé », c’était se libérer de plusieurs formes de tyrannie : tyrannie
exercée par l’instinct sur la raison, par l’ignorance sur la connaissance, par la
maladie sur la santé, par la paresse sur la discipline, et par le despotisme sur
la liberté. La France avait mis au point un langage universel dont la
perfection était telle que sa maîtrise était considérée comme un attribut
essentiel de la civilisation. C’est également parce que la science et la
technologie françaises avaient triomphé de la géographie, du climat et des
maladies pour créer de nouveaux marchés intérieurs et extérieurs, et que ses
dirigeants avaient aboli l’esclavage et vaincu l’oppression et la superstition
pour former un gouvernement rationnel de citoyens mâles, égaux et
productifs, que les Français du XIXe siècle se jugeaient particulièrement
« civilisés ». Inversement, pensaient-ils, c’est parce que les habitants du
monde non européen avaient échoué dans ces domaines qu’ils étaient
évidemment « barbares » et avaient besoin de la tutelle émancipatrice de la
France.
L’amalgame entre la notion de civilisation et celle de maîtrise avait beau
être une caractéristique essentielle de la rhétorique impérialiste, le contenu de
la « mission civilisatrice » officielle de la France évoluait suivant les
tendances politiques et économiques mondiales et le degré de résistance qui
lui était opposé. Avant la Première Guerre mondiale, plusieurs principes
dominaient cette mission. D’abord, les administrateurs français pensaient
qu’en vertu de l’idée de civilisation il leur incombait d’améliorer le niveau de
vie matériel de leurs sujets par la mise en valeur des ressources locales. Cet
objectif, pensaient-ils, serait atteint plus aisément si la langue française était
diffusée dans les écoles, si les principes du droit français étaient suivis dans
les tribunaux coloniaux, et si l’on construisait des chemins de fer et des
antennes médicales. Lingua franca et normes juridiques « civilisées »,
réseaux de communication modernes et meilleure hygiène formaient un
ensemble qui devait favoriser les échanges entre les peuples, la circulation
des marchandises et des idées, et éliminer la contagion de maladies aussi
mortelles pour le colonisateur que pour le colonisé. Ensuite, les autorités
insistaient pour dire que les vastes populations d’Africains, d’Asiatiques et
d’Océaniens devaient évoluer au sein de leurs propres cultures tout en
apprenant le français. Dans la majorité des cas, la « mission civilisatrice » n’a
donc jamais officiellement visé l’assimilation culturelle totale, mais il y avait
une exception à la règle du respect des cultures locales quand certains aspects
de celles-ci semblaient entrer en conflit avec les valeurs de la civilisation
française. Les institutions incriminées étaient alors remplacées par des
institutions françaises. Les cibles de cette politique d’éradication variaient
d’une colonie à l’autre. En Afrique subsaharienne et en Océanie, la pratique
de l’esclavage, les langues et les religions autochtones, les coutumes
« barbares » et les chefferies « féodales » étaient ouvertement jugées
incompatibles avec le progrès. Dans les protectorats d’Indochine et d’Afrique
du Nord, il s’agissait plutôt de « régénérer » des institutions politiques,
sociales et religieuses jugées décadentes à l’arrivée des Français. L’Algérie
était à mi-chemin entre ces deux cas de figure. Mais partout devaient
triompher les vertus « universelles » de la langue française, de relations
sociales modernes et d’une justice « éclairée ».
La définition de la « mission civilisatrice » a sensiblement changé après
la Première Guerre mondiale. À la grande surprise des administrations
coloniales, les sujets colonisés qui avaient fréquenté une école française ou
servi sous les drapeaux français ont commencé à réclamer les mêmes droits
politiques et sociaux que les colonisateurs. Obligées de répondre à ces
demandes inattendues, les autorités ont alors mis l’accent sur la nécessité
d’« associer » les élites traditionnelles à l’élaboration de leurs politiques et de
préserver les sociétés précoloniales tout en les encourageant à évoluer
lentement de l’intérieur. Du point de vue politique, « associer » signifiait
soutenir les élites autochtones les plus anciennes et les plus conservatrices et
exclure les nouvelles. Du point de vue culturel, il s’agissait de préserver les
« différentes » cultures de l’empire au sein d’une « plus grande France »,
ethniquement variée mais racialisée.
Par ailleurs, dans les années 1920 et 1930, les autorités françaises sont
revenues sur l’idée que la création de chemins de fer, de normes juridiques
civilisées et d’écoles suffirait à susciter les échanges commerciaux modernes
qu’elles attendaient. Exploiter le potentiel économique des colonies signifiait
maintenant « mettre en valeur » les ressources humaines, ce que les
administrateurs en poste en Afrique appelaient grossièrement « faire du
noir ». Cette mise en valeur impliquait d’améliorer la santé, le taux de
fécondité et les méthodes agricoles du producteur colonial par rapport aux
conditions et aux pratiques d’avant-guerre. Elle allait avec la conviction –
implicite jusque-là, désormais affichée – qu’il fallait inculquer par la force
une éthique du travail dont les « races » arriérées des colonies étaient censées
être dépourvues. Être civilisé, dans cette optique, c’était échanger la
« paresse » contre un travail salarié encadré par des Européens, au sein d’un
système capitaliste de production agricole destinée à l’exportation. Le travail
forcé devait céder le pas au travail libre à mesure que les populations locales
auraient intériorisé la leçon suivant laquelle le travail salarié était la seule clé
de la prospérité.
Le discours civilisateur français n’a jamais donné lieu à des
investissements importants dans les infrastructures, les écoles ou la santé
publique. Mais il a autorisé des interventions intermittentes dans la vie
publique et privée des colonisés, qu’il s’agisse de campagnes de vaccination
mobiles, de cours de justice coloniales ou de dépossession des terres. Les
administrateurs avaient tendance à mettre en avant ces réformes suivant
l’image que la France avait de son propre développement historique : d’abord
l’abolition de l’esclavage et du « féodalisme », puis la réglementation
affichée du travail forcé que les Français avaient eux-mêmes introduit. En
règle générale, le rôle de la résistance des colonisés dans ces réformes n’était
pas mentionné par les responsables de la politique coloniale. Ces initiatives
« civilisatrices » furent tellement mises en avant que les Français de la
métropole étaient persuadés que la violence du colonialisme et l’engagement
républicain en faveur du progrès et des droits de l’homme étaient
compatibles.
Longtemps, les historiens ont ignoré le rôle de cette rhétorique
civilisatrice dans l’impérialisme français moderne. Les chercheurs à l’époque
des décolonisations ne voyaient dans les vestiges de l’empire que les
conséquences de la conquête physique et de l’exploitation matérielle :
analphabétisme de masse, malnutrition, inégalité structurelle et pauvreté
endémique. Il a fallu attendre les années 1970 pour qu’ils comprennent que le
discours civilisateur a contribué aussi à produire et maintenir des inégalités
entre colonisateurs et colonisés ; c’est à ce moment que les chercheurs ont
commencé à prendre au sérieux le discours de la France sur sa mission de
civilisation laïque et à l’analyser suivant toute une gamme de perspectives
théoriques. Au début, les écoles coloniales fondées par les Français étaient
considérées comme l’expression la plus tangible de cette « mission
civilisatrice », mais les historiens ont rapidement compris que le discours
civilisateur affectait tous les domaines, des armées coloniales aux pratiques
religieuses, en passant par le Code du travail et le droit, la bactériologie,
l’urbanisme, les cours de justice, l’accès à la citoyenneté, la réglementation
du mariage et de la paternité, etc. Chaque domaine était l’occasion d’affirmer
la supériorité des valeurs françaises et de rappeler que les sujets coloniaux
n’étaient guère aptes à les incarner, ce qui perpétuait la différence coloniale.
La « mission civilisatrice » a été un élément essentiel du répertoire
discursif de la France des XIXe et XXe siècles visant à exercer son pouvoir sur
différents peuples. Mais, paradoxalement, les effets de cette rhétorique
omniprésente n’ont jamais été entièrement maîtrisés par les gouvernements
français. Les sujets colonisés exploitaient le discours de l’« évolution » pour
perturber la distinction entre peuples « civilisés » et « primitifs » que
l’idéologie impériale tâchait de maintenir. À partir des années 1930, leur
résistance a provoqué une vague d’activisme anticolonial dans l’ensemble de
l’empire. Face au nombre croissant de requêtes des colonisés exigeant une
véritable égalité (et formulées dans un français impeccable), la
IVe République a abandonné le langage de la « civilisation » pour celui de la
« modernisation ». La totalité des sujets ont été déclarés citoyens et des
réformes ont été adoptées, mais les idées ont la vie dure. La France de
l’après-guerre revendiquait toujours son droit à « libérer » les Africains, les
Asiatiques et les Océaniens de leur « arriération », et les institutions, les
pratiques quotidiennes et les relations sociales dans la nouvelle Union
française y étaient toujours entachées de racisme.
Traduit de l’anglais par Cécile Dutheil de la Rochère

BIBLIOGRAPHIE

Osama W. ABI-MERSHED, Apostles of Modernity : Saint-Simonians and the


Civilizing Mission in Algeria, Stanford, Stanford University Press, 2010.
Alice L. CONKLIN, A Mission to Civilize : The Republican Idea of Empire in
France and West Africa, 1895-1930, Stanford, Stanford University Press,
1997.
Céline LABRUNE-BADIANE et Étienne SMITH, Les Hussards noirs de la
colonie. Instituteurs africains et « petites patries » en AOF (1913-1960),
Paris, Karthala, 2018.
Damiano MATASCI, Miguel BANDEIRA JERÓNIMO et Hugo
GONÇALVES DORES (dir.), Repenser la « mission civilisatrice ». L’éducation
dans le monde colonial et postcolonial au XXe siècle, Rennes, Presses
universitaires de Rennes, 2020.
Aro VELMET, Pasteur’s Empire : Bacteriology and Politics in France, Its
Colonies and the World, Oxford, Oxford University Press, 2020.
L’abolition ou le nouvel essor colonial
Didier Destouches

L’abolition de l’esclavage sera l’une des premières mesures sociales


prises par le gouvernement provisoire de 1848. Elle symbolise la volonté
initiale des révolutionnaires de 1848 de concrétiser enfin les principes
moraux et politiques en faveur de l’égalité, mais aussi de la liberté et de la
fraternité, émergents en 1789 et malmenés par les régimes suivants. Mais, au-
delà de cette indéniable dynamique idéologique, il y a aussi le basculement
de la France (et de ses élites politiques) dans une autre dimension de sa
politique expansionniste et coloniale, marquée du sceau de l’impérialisme.
Le 4 mars 1848, une commission est créée pour préparer l’acte juridique
d’émancipation immédiate dans les colonies françaises. Le contenu des
débats montre cette nouvelle orientation. Il faut pratiquer l’assimilationnisme
en faisant de la République une entité universelle dominant une partie du
monde par sa culture et sa richesse, et l’esclavage est contraire à cette visée
fondamentale pour l’avenir de la France. Présidée par Victor Schœlcher, cette
commission va donc définir un nouveau programme colonial dont le point de
départ est l’abolition de l’esclavage. L’abolition est officiellement effective
dans les deux mois suivant la promulgation du texte.
Dans les faits, l’acte de promulgation n’a pu apporter de solution
déterminante à la poursuite du drame colonial. Il a d’abord fallu mettre en
place une compensation financée au bénéfice des colons, ce qui a contribué à
sceller la domination économique mais aussi sociale de cette minorité,
notamment en Martinique, en Guadeloupe, en Guyane, et à La Réunion.
Ainsi, aux termes de la loi du 30 avril 1849, les propriétaires d’esclaves
bénéficient d’une rente de 6 millions à 5 %, soit un capital nominal de
120 millions. Ils reçoivent en outre la somme de 6 millions avec prélèvement
de 1/8e dans les territoires où les établissements de crédit leur viennent en
aide. Les esclaves, eux, ne reçoivent aucune indemnisation, ni terre ni autre
bien immobilier. Certes, l’abolition de l’esclavage a conféré des droits
politiques et juridiques aux anciens esclaves mais la citoyenneté demeure une
fiction juridique dans les faits. Par ailleurs, en 1852, des décrets organisent
l’importation massive aux Antilles de personnes libres d’Afrique, d’Inde ou
d’Asie pour travailler dans des conditions très proches de celles des esclaves
dans les plantations : les nouveaux engagés. L’abolition ne met pas fin à la
colonisation des Antilles et de la Guyane avant 1946.
Parallèlement à cette évolution dans les anciennes colonies, la France
déroule sa nouvelle approche de la colonisation dans un cadre de
renouvellement des relations internationales. À la fin du XIXe siècle, les États
européens cherchent à s’approprier de nouveaux territoires, et défendent cette
expansion par le projet d’émancipation universaliste né des cendres du
système esclavagiste.
La politique de colonisation post-abolition est par ailleurs justifiée par les
abolitionnistes eux-mêmes. Selon certains, dont le plus illustre d’entre eux
Victor Schœlcher, l’égalité humaine ne va pas cependant de pair avec
l’égalité des cultures. En tout état de cause, le devoir des peuples plus
avancés dans la voie de la civilisation (Européens ou « nègres libres »
colonisés des Antilles et de la Guyane éclairés) est d’éduquer les Africains en
leur inculquant la culture occidentale. Schœlcher ne s’oppose d’ailleurs pas
au statut français de l’indigénat en Afrique, dont il conditionne la suppression
éventuelle à une obligation de conversion totale des nouveaux peuples
colonisés aux valeurs occidentales.
De nouvelles élites antillaises et guyanaises participent aussi à ce nouvel
essor colonial. Le retour des institutions républicaines à partir de 1870
introduit quelques bouleversements avec notamment l’introduction du
suffrage universel, et les citoyens antillais peuvent enfin choisir librement
leurs députés, conseillers généraux et surtout municipaux. Par la politique
émerge une élite bourgeoise issue des anciens esclaves, qui investit toutes les
professions libérales et intellectuelles. Dès lors, cette élite reprend le combat
contre les discriminations et les abus coloniaux en s’arc-boutant sur les
principes et la devise républicaine : liberté, égalité, fraternité. De nombreux
diplômés antillo-guyanais des colonies intègrent dans le même temps
l’administration des nouvelles colonies françaises en Afrique en empruntant
la voie privilégiée pour accéder à ce corps : le passage par l’École coloniale
de Paris. Cette école devient le creuset de la nouvelle doctrine coloniale. Le
départ de ces administrateurs coloniaux vers les colonies africaines est
organisé au sein de réseaux structurés, tels leur propre famille, le milieu
antillais à Paris, leurs appuis politiques et, surtout, la franc-maçonnerie.
L’abolition n’a donc pas seulement transformé les anciennes sociétés
esclavagistes dans l’Atlantique et dans l’océan Indien, mais a aussi participé à
une transformation et à une expansion de la colonisation à l’échelle mondiale,
notamment en Afrique.

BIBLIOGRAPHIE

Collectif, Les Abolitions de l’esclavage de L. F. Sonthonax à V. Schœlcher,


1793-1794-1848, Actes du colloque, Paris, Presses universitaires de
Vincennes, 1995.
Anne GIROLLET, Victor Schœlcher, abolitionniste et républicain. Approche
juridique et politique de l’œuvre d’un fondateur de la République, Paris,
Karthala, 2000.
Véronique HÉLÉNON, « Les administrateurs coloniaux originaires de
Guadeloupe, Martinique et Guyane dans les colonies françaises d’Afrique,
1880- 1939 », thèse EHESS, Paris, 1997.
Caroline OUDIN-BASTIDE, « L’Afrique dans le discours abolitionniste de
Victor Schoelcher : de la réfutation de l’“infériorité native” des Nègres au
projet africain », Afrique et Histoire, 2005, 2, p. 149-173.
L’empire est-il rentable ?
Bouda Etemad

Que la mise en valeur des domaines coloniaux européens implique


qu’entre les métropoles et leurs possessions d’outre-mer circulent hommes,
marchandises et capitaux, cela tombe sous le sens. Comme il va de soi que
migrations, commerce et investissements sont liés. Le cas des colonies de
peuplement (Canada, Australie, Nouvelle-Zélande), qui accueillent des
millions d’immigrants, deviennent les meilleurs partenaires commerciaux de
la métropole et attirent le plus de capitaux dans l’empire britannique, illustre
bien la banalité de pareilles interactions.
Au-delà de telles évidences, les investissements métropolitains à
destination des colonies, pris à part et regardés de près, posent deux
problèmes aux historiens. Le premier est celui de leur mesure, le second celui
de leur représentation. Faute de données chiffrées fiables et de consensus sur
le choix des méthodes d’évaluation, leurs montants et leur composition
(investissements directs ou de portefeuille, publics ou privés) sont toujours
sujets à caution. Outre l’incertitude parfois déroutante dont ils sont entourés
et, il faut bien le reconnaître, le côté rébarbatif de la technicité à déployer
pour les estimer, les investissements dans les empires ont plutôt mauvaise
presse.
C’est que, d’un bout à l’autre de l’Europe, les métropoles voient plus
souvent leur empire comme un fardeau coûteux et un avilissement que
comme une source de richesse et de puissance. Au point que perdre une
colonie serait une délivrance, les fonds supposés gaspillés en outre-mer
pouvant être plus profitablement affectés à la mise en valeur de la métropole.
C’est peut-être en France que l’argument aura la vie la plus dure.
Traversant l’Hexagone, Arthur Young, physiocrate anglais teinté de
libéralisme, note dans ses carnets de voyage que la colonisation n’est rien
d’autre qu’une calamité. En s’emparant de ses colonies, on ferait, selon lui, la
plus grande faveur à la France dont le capital s’est égaré dans des possessions
lointaines et désolées. Un siècle et demi plus tard, Raymond Cartier,
journaliste à Paris-Match, popularisera l’idée selon laquelle la charge
coloniale détournerait les capitaux de la métropole. Avec des formules chocs,
du genre : « Il est temps de consacrer au Lot-et-Garonne et aux Basses-Alpes,
les milliards que nous gaspillons au Sénégal et à Madagascar. » Et c’est
François Crouzet, l’un des historiens économistes les plus influents des trente
dernières années, qui se chargera d’enfoncer le clou. Non sans une certaine
morgue : « L’expansion coloniale, assène-t-il, est l’un des facteurs ayant fait
de la France un pays arriéré, misérable, pauvre et pitoyable. »
De l’autre côté de la Manche, John Maynard Keynes met tout le poids de
sa notoriété pour accréditer la thèse dite du détournement des ressources.
Pour lui, si la Grande-Bretagne montre des signes inquiétants de déclin, c’est
parce que la City de Londres détourne l’épargne nationale vers des
placements à l’étranger. Les sommes déraisonnables investies par la
métropole dans son empire suffiraient, veut-il croire, pour moderniser
l’économie britannique et renouveler son potentiel de croissance. La défiance
envers l’expansion européenne semble la chose la mieux partagée sur le
Vieux Continent. Dans les années 1880, alors que les prises coloniales se
multiplient en Asie et en Afrique, le plus éminent des économistes belges,
Émile de Laveleye, déclare que « les États qui n’ont pas de colonies peuvent
s’en consoler, et ceux qui en ont doivent s’apprêter à les perdre, et cette perte
sera encore un gain ».
Pourtant, au grand dam de tous ces esprits chagrins, la course aux
colonies s’emballe. Ceux qui s’y engagent en attendent des avantages. Les
nouveaux territoires conquis ne pourraient-ils pas devenir des débouchés
commodes pour la vente de biens manufacturés, des sources
d’approvisionnement sûres et bon marché de matières brutes, ainsi que des
lieux de placements rémunérateurs ? De fait, les capitaux affluent des
métropoles, composés le plus souvent d’investissements de portefeuille
placés dans les équipements de base (ports, chemins de fer) facilitant
l’« ouverture » des nouvelles acquisitions. Si bien que les empires coloniaux
occupent vers la fin de l’entre-deux-guerres une place privilégiée dans les
avoirs extérieurs des métropoles européennes. Selon des estimations
forcément grossières, celles-ci y auraient placé près d’un tiers du total cumulé
de leurs exportations de capitaux. La raison en est connue : à partir de la
seconde moitié du XIXe siècle, les placements coloniaux offrent généralement
des taux de profit supérieurs à ceux effectués en métropole ou à l’étranger.
On ne sera guère étonné d’apprendre que ce sont les puissances
coloniales les plus industrialisées et les plus riches, comme la Grande-
Bretagne, les Pays-Bas ou la Belgique, qui investissent le plus dans leurs
possessions d’outre-mer. La France se classerait en dessous de ce trio de tête.
Le Portugal, petit pays économiquement indigent, est la lanterne rouge.
Autrement dit, pour que les colonies soient correctement mises en valeur et
qu’elles contribuent significativement au revenu national de la métropole, il
faut que celle-ci ait déjà atteint un certain niveau de développement. Ainsi,
contrairement à la thèse généralisante de la diversion des ressources, les
empires peuvent à certaines conditions se révéler rentables, de manière
toutefois variable selon les moments et les lieux.
Si l’on accepte cette façon de voir les choses se pose la question :
rentables pour qui ? Karl Marx avait une réponse, alignée sur celle des
économistes classiques. Pour lui, les gains de l’empire sont principalement
empochés par des particuliers, pour la plupart membres des élites
traditionnelles. Marx se demande toutefois si, en favorisant le maintien en
métropole de classes supérieures conservatrices, la colonisation n’y met pas
en danger l’indispensable processus de transformation moderne, tel que le
révéleraient les cas de l’Espagne et du Portugal.
Cette manière de voir a gagné, avec le temps, la faveur de nombre
d’historiens. Plusieurs études laissent actuellement entendre que la
colonisation anglaise ne prend tout son sens que si elle est rapportée à la
logique des gentlemen capitalists (ces élites des sphères de la finance et des
services) qui, pour préserver leurs positions à l’intérieur, étendent à l’empire
leurs intérêts et leurs valeurs. En Belgique, il est établi que c’est en tant que
lieu de placement de capitaux que le Congo a le mieux « servi » la métropole.
En devenant une chasse gardée des grands groupes financiers belges, la
colonie contribue à renforcer leurs positions dans l’économie et la société
métropolitaines, en assurant un rendement sûr et élevé de leurs
investissements. De même aux Pays-Bas, l’empire joue un rôle déterminant
pour les bénéficiaires de profits typiquement capitalistes, à savoir les
particuliers et les sociétés qui s’approprient les intérêts et les dividendes en
provenance de l’Insulinde.
On relèvera qu’analyser la fonction des empires, en tant que lieux de
placement de capitaux, à la lumière des rapports de force économiques et
politiques en métropole est un choix qui fixe les projecteurs sur les foyers de
la colonisation, laissant dans l’ombre le sort des possessions d’outre-mer
réduites au rôle de « vaches à lait ».
La fin des empires ne manquera pas d’exacerber les vieilles divergences
de vues quant à leur éventuelle rentabilité. Le débat qui s’engage alors porte
essentiellement sur la question de savoir pourquoi le démantèlement des
domaines coloniaux ne déclenche pas, comme redouté par certains, de graves
crises dans les métropoles européennes.
Pour les uns, si l’Europe ex-colonisatrice entre, avec les Trente
Glorieuses, dans une phase exceptionnelle de croissance économique, c’est
parce qu’elle s’est finalement libérée du coût de ses contraintes de
souveraineté outre-mer. Par ailleurs et pour les mêmes, si perdre des colonies
suffit pour retrouver le chemin de la prospérité, alors c’est que les gains de
l’empire ne pouvaient pas être aussi importants que ce que l’on a prétendu.
Pour les autres, l’explication est beaucoup plus prosaïque. Si, pour
l’Europe, la sortie d’empire se fait sans encombre, c’est tout simplement
parce que, grâce à une haute conjoncture inattendue, les détenteurs de
capitaux, placés auparavant dans les colonies, n’ont pas eu de peine à trouver
ailleurs d’autres champs pour les faire fructifier au mieux.

BIBLIOGRAPHIE

Christopher BAYLY, La Naissance du monde moderne (1780-1914), Paris,


Éditions de l’Atelier / Le Monde diplomatique, 2007.
Peter CAIN et Antony HOPKINS, British Imperialism, vol. 1, Innovation and
Expansion, 1688-1914; vol. 2, Crisis and Deconstruction, 1914-1990,
Londres, Longman, 1993.
Bouda ETEMAD, De l’utilité des empires. Colonisation et prospérité de
l’Europe (XVIe-XXe siècle), Paris, Armand Colin, 2005.
Patrick O’BRIEN et Leandro PRADOS DE LA ESCOSURA (dir.), « The Costs
and Benefits of European Imperialism from the Conquest of Ceuta, 1415, to
the Treaty of Lusaka, 1974 », Twelfth International Economic History
Congress (Madrid, 1998), Revista de Historia Economica, no 1, 1998.
La longue mise en dépendance du Maroc
Mohammed Kenbib

Le 30 mars 1912, la France a réussi à arracher le traité imposant son


protectorat à l’empire chérifien. Mais 1912 n’est que l’achèvement d’un long
processus de mise en dépendance.
Ce tournant déterminant dans l’histoire contemporaine du Maroc a été
marqué nettement plus en amont par toutes sortes de conflits et de tensions
ayant opposé ce pays aux puissances coloniales. Celles-ci le considéraient
depuis fort longtemps comme une sorte d’Eldorado bénéficiant d’énormes
ressources agricoles et minières mais difficilement accessible, résolument
replié sur lui-même, fermé à toute influence européenne, et peuplé de tribus
réputées guerrières, belliqueuses et « fanatiques ».
D’ailleurs, bien plus tôt, en 1765, les Français avaient tenté de compenser
leur perte du Canada par la conquête du Maroc, mais avaient dû renoncer
suite aux bombardements de plusieurs ports.
Au XIXe siècle, face à une Europe occidentale en cours d’industrialisation,
engagée dans un long processus d’expansion coloniale, le sort du Maroc est
suspendu aux appétits territoriaux des puissances. En 1830, quand l’Algérie
voisine bascule sous le joug français, la guerre parvient au royaume. Le
sultan Moulay Abderrahmane ben Hicham soutient, au nom de la solidarité
musulmane, la résistance algérienne menée par l’émir Abdelkader qui se
présentait comme son khalifa ou vice-roi. Les menaces françaises aboutissent
au cours de l’été 1844 au bombardement des ports de Tanger et d’Essaouira
et à la bataille d’Isly plus à l’est, que les troupes françaises remportent en peu
de temps grâce à leur artillerie et à la brusque débandade que ses obus
provoquent parmi la cavalerie marocaine mal armée.
L’Europe découvre alors le degré de faiblesse militaire du pays. La
France est la première à en profiter pour imposer en 1845 un traité convenant
le mieux à ses intérêts politiques et territoriaux dans la colonie algérienne
voisine. Les Espagnols suivent en 1848 en occupant des îlots à l’embouchure
de la Moulouya. Ils continuent sur leur lancée en 1856, déclenchent une
guerre, et occupent entre 1859 et 1860 la ville de Tétouan, pour dicter un
traité de paix qui impose au Maroc une ruineuse indemnité de guerre et des
concessions territoriales. Cette défaite face à une puissance jugée de second
ordre par les populations provoque chez elles toutes sortes de révoltes.
Dans l’intervalle, l’Angleterre ne reste pas inactive. Alternant conseils,
apologie des vertus du libéralisme et menaces de démonstration navale, elle
finit par arracher en 1856 une convention de commerce et de navigation ayant
servi, par le biais de la clause de la nation la plus favorisée, de pierre
angulaire à l’insertion du Maroc dans le marché mondial. Les clauses
imposées réduisent considérablement les droits de douane, mettent fin aux
monopoles royaux, et démantèlent par là même le système dit des
« négociants du sultan », lesquels permettaient au souverain de diversifier les
revenus du Trésor.
Sur cet état de fait s’est greffée une prolifération d’agents autochtones
agissant en qualité réelle ou supposée de maisons de commerce étrangères et
bénéficiant, en tant que protégés consulaires, de l’immunité fiscale et d’un
régime d’exterritorialité. De rudes coups sont ainsi portés à la souveraineté de
l’État marocain et à ses finances. À la longue, ils le plongent dans un cycle
d’emprunts désastreux dont bénéficient en particulier le Quai d’Orsay et la
Banque de Paris et des Pays-Bas. Les tentatives de réformes menées par les
sultans, principalement en matière fiscale et militaire, se heurtent à cet état de
fait et aux menées des puissances désireuses de hâter sa déliquescence.
La « question marocaine » devenait effectivement centrale sur la scène
internationale. Les deux « crises marocaines » (1905, 1911), ou plus
exactement les deux crises impérialistes autour du Maroc, allaient s’avérer
cruciales dans la marche, quasiment inexorable, de l’Europe vers une
conflagration générale. Et ce, par la course aux colonies et aux armements,
les sentiments nationalistes poussés à l’incandescence, et le jeu d’alliances
antagonistes – manifestes en particulier après la conclusion de l’Entente
cordiale (1904).
Les vives tensions provoquées en 1905 par la visite du Kaiser
Guillaume II à Tanger et en 1911 par l’envoi de la canonnière Panther à
Agadir sont provisoirement réglées, respectivement, par la conférence
d’Algésiras, puis par une convention qui place de facto le Maroc sous
protectorat international, puis par une convention franco-allemande signée à
Berlin en novembre 1911.
Ces « arrangements » ouvrent la voie à la mainmise de la France et de
l’Espagne sur le Maroc en 1912, même si la résistance armée durera bien plus
longtemps. Lors du vote de ratification du traité du protectorat à la Chambre
des députés, le leader socialiste Jean Jaurès a été l’un des rares hommes
politiques à critiquer la terrible répression exercée contre ceux qui se sont
soulevés pour défendre leur liberté : « Et d’abord, s’interroge-t-il, de quel
droit prenons-nous le Maroc ? Où sont nos titres ? On prétend que c’est pour
rétablir l’ordre… N’ajoutez pas, Messieurs, que c’est pour promouvoir la
civilisation… Il y a une civilisation marocaine capable de révolution et de
progrès, civilisation antique et moderne… »

BIBLIOGRAPHIE

Mohammed KENBIB, Les Protégés. Contribution à l’histoire contemporaine


du Maroc, Rabat, Publications de la Faculté des Lettres et Sciences
humaines, 1996.
Daniel RIVET, Histoire du Maroc. De Moulay Idriss à Mohammed VI, Paris,
Fayard, 2012.
Le temps de la conquête
Isabelle Surun

« Votre civilisation est celle du fer ! Vous avez de grosses bombes, donc
vous êtes civilisés. Je n’ai que des cartouches de fusil, donc je suis un
sauvage. » Ces propos tenus par Abdelkrim el-Khattabi au moment de sa
reddition à l’armée française en 1926, trois ans après la proclamation de la
République confédérée des tribus du Rif, interrogent sur la nature de la guerre
coloniale. Leur ironie amère traduit la conscience d’une inéluctabilité de la
défaite devant la disproportion des armements, et notamment les
bombardements aériens qui viennent à bout de la détermination des
combattants et des populations du Rif. Elle fait écho à la confiance satisfaite
que les Européens plaçaient dans leur technologie, comme l’artillerie, outil
décisif de la conquête du Soudan dans les années 1890 : « Quoi qu’il arrive,
nous avons la mitrailleuse Maxim et eux non », écrivait le Britannique Hilaire
Belloc en 1898.
Pour autant, le rapport de force n’a pas toujours été aussi inégal entre
armées européennes et sociétés autochtones. Ainsi, en Algérie, dans les
années 1830, les mousquets français étaient inférieurs aux jezaïls arabes à
long canon et, en 1885, le corps expéditionnaire du Tonkin, équipé de fusils
Gras à un coup, fit mauvaise figure face aux fusils à répétition des Chinois.
Samory Touré, aux confins du Sénégal, du Soudan et de la Côte d’Ivoire,
disposait de milliers de fusils à tir rapide achetés aux marchands de Sierra
Leone et d’ateliers de confection de munitions, qui lui permirent de résister
efficacement aux colonnes françaises jusqu’en 1898. Quant à Abdelkrim lui-
même, il avait organisé ses positions en un système de tranchées et de
blockhaus défendus par des pièces d’artillerie.
La guerre du Rif n’est qu’un des derniers épisodes d’un siècle de guerres
impériales. Chacune de ces conquêtes suscite un vif débat en France, et il
s’agit chaque fois de ne pas laisser s’écorner le « prestige européen », comme
l’écrit le Journal des débats le 2 août 1925. Qu’il s’agisse du conflit contre
Abdelkader au début de la conquête de l’Algérie, marquée dans les années
1830 par l’alternance des traités et des opérations militaires, ou de la
« panique parlementaire » qui conduisit en 1885 au renversement du
gouvernement de Jules Ferry, conspué sous le sobriquet de « Tonkinois » à
l’annonce du retrait du corps expéditionnaire français de Lang Son, au nord
du Viêt Nam, ou encore du « guêpier marocain » des rivalités internationales
et impériales de 1905 ou de 1911, toutes ces opérations de conquête génèrent
un débat sur les forces à déployer. Ainsi s’explique la décision d’employer
les grands moyens au Rif, aussi bien en termes d’armement (avions, chars)
que d’effectifs (140 000 hommes – dont 50 000 métropolitains – au plus fort
du conflit). Déploiement militaire sans précédent dans les guerres coloniales
menées par la France, la guerre du Rif révèle aussi une opposition entre des
doctrines et des méthodes différentes : d’un côté, la « pacification » théorisée
et pratiquée par les grands officiers coloniaux, prônée par Lyautey, résident
général de la France au Maroc depuis 1912 ; de l’autre, une guerre de masse
visant la destruction de l’adversaire avec les méthodes empruntées à la
Grande Guerre, mise en œuvre par Pétain qui obtient le commandement des
opérations dans le Rif en 1925. À ce titre, elle constitue un tournant dans la
pratique de la guerre coloniale.
Conceptualisées comme des « petites guerres » (small wars) par le
colonel britannique Charles Callwell en 1896, les guerres coloniales sont
définies comme des guerres non conventionnelles où s’affrontent une armée
régulière et des forces irrégulières qui évitent généralement l’affrontement
direct et mettent en œuvre les tactiques de la guérilla en s’appuyant sur le
soutien logistique de la population. Cette description, partagée par les
officiers français dès la conquête de l’Algérie, les conduit à adapter leurs
propres tactiques : Bugeaud réprouve la formation en carré et les lourdes
colonnes sujettes au harcèlement, et impose des colonnes mobiles pratiquant
la razzia. Cette conceptualisation a posteriori permet de justifier les violences
envers les populations en abolissant la distinction entre civils et militaires. La
politique de la terre brûlée, les incendies de villages, la destruction des
vergers et des greniers devaient affamer la population pour l’obliger à se
soumettre.
Pour autant, le recours à la force dans des opérations souvent très
violentes n’exclut pas les stratégies d’alliance concrétisées par des traités.
L’expédition d’Alger menée en 1830 aboutit à la chute du dey ottoman, mais
le changement de régime en France en juillet de la même année ouvre une
période d’incertitude, entre une occupation limitée à quelques enclaves
côtières et la poursuite des opérations en vue d’une appropriation de l’arrière-
pays. Tandis que les villes du Constantinois et de l’Algérois sont occupées, la
résistance d’Abdelkader oblige les généraux à négocier des traités qui
reconnaissent sa souveraineté sur l’Oranais. En Asie du Sud-Est, tandis que
l’annexion de la Cochinchine et la conquête de l’Annam et du Tonkin sont le
résultat d’opérations militaires réunissant toutes les caractéristiques de la
guerre coloniale, c’est par un traité que le Cambodge passe sous la tutelle de
la France.
En Afrique subsaharienne, l’expansion se fait à partir d’enclaves côtières
comme Saint-Louis du Sénégal ou Libreville au Gabon, où le commerce et
les missionnaires ont précédé les militaires ; dans l’arrière-pays, au contraire,
l’armée est le fer de lance de la colonisation : la présence coloniale est
d’abord une occupation militaire. Au Sénégal, Faidherbe (gouverneur de
1854 à 1861, puis de 1863 à 1865) transpose des méthodes apprises en
Algérie, en particulier les incendies de villages, mais innove en recourant
systématiquement au recrutement local et obtient la création d’un corps
spécifique, les « tirailleurs sénégalais ». Les gouverneurs et les officiers
supérieurs disposent d’une autonomie importante dans la conduite des
opérations, en raison de la lenteur des communications, du désintérêt relatif
du gouvernement et du Parlement pour ces engagements lointains, tant que
les pertes ne semblent pas excessives et que des pratiques abusives ou des
épisodes de violence débridée ne viennent pas faire scandale. C’est le cas de
la marche meurtrière de la colonne de Voulet et Chanoine, deux officiers qui
s’étaient retournés contre leurs supérieurs et furent finalement tués par leurs
tirailleurs en 1899, après avoir fait exécuter nombre de leurs porteurs et de
leurs soldats et laissé derrière eux des villages brûlés aux habitants massacrés
ou pendus, y compris des femmes et des enfants. Au Congo, Savorgnan de
Brazza contribue à l’expansion en outrepassant ses instructions : le traité qu’il
fait signer au roi des Batéké (ou Makoko), en 1880, ne lui avait pas été
demandé, mais il parvient à le faire ratifier deux ans plus tard au terme d’une
campagne de presse orchestrée par les milieux coloniaux, faisant de lui un
héros populaire pour avoir ouvert le Congo à la France « sans verser une
goutte de sang ». Dans la course aux colonies qui saisit les puissances
européennes en Afrique, il devient le « conquérant pacifique », accréditant le
mythe d’une conquête sans violence sous le drapeau de la « mission
civilisatrice » de la France.
Quels que soient le modèle et l’objectif poursuivi, l’expansion ne peut se
comprendre en faisant abstraction des sociétés autochtones auxquelles elle
s’impose. Ainsi, l’occupation de Zinder et d’Agadez, deux villes du Sahel et
du Sahara nigérien de 15 000 à 20 000 habitants, par 80 militaires français et
600 tirailleurs entre 1898 et 1906, s’inscrit dans un paysage politique
bouleversé, où les Français accordent un rôle d’intermédiaires à des esclaves
de cour sans en comprendre les intrigues. Au Sénégal, les Français et leurs
auxiliaires deviennent des acteurs parmi d’autres des géopolitiques locales et
ne peuvent s’imposer sans alliés. Faidherbe reprend ainsi à son compte les
titres des souverains des royaumes wolofs destitués après leur annexion (brak
du Oualo et damel du Cayor).
Les notions de « conquête » et de « soumission » valorisées par la
propagande coloniale présentent une image trop unilatérale de ces
événements en privilégiant le point de vue des militaires français. Le terme
« conquête » donne l’illusion du déploiement uniforme d’une souveraineté
sur l’ensemble d’un territoire après la soumission des autorités autochtones.
Or cette soumission ne suffit pas à assurer le contrôle effectif des
populations. La notion de « pacification », forgée par de grands officiers
coloniaux, tels que Pennequin, Gallieni ou Lyautey à partir de leur expérience
en Indochine, à Madagascar, en Afrique occidentale ou au Maroc, puis
reprise par la presse et les politiques, prend alors le relais. Donnant l’illusion
que la page de la conquête est tournée, elle désigne en réalité des opérations
militaires recherchant la soumission ou l’alliance, mais n’obtenant souvent
qu’une alternance des deux. La « pacification » n’est pas une conquête
pacifique mais une combinaison d’actions politiques et militaires, de violence
répressive et de recherche du compromis, visant à obtenir, par la force si
nécessaire, la « conquête des cœurs et des esprits ». Elle se distingue de la
guerre de conquête mise en œuvre par Bugeaud en Algérie : ce ne sont plus la
victoire militaire et l’écrasement des populations qui permettent
l’assujettissement, mais le travail politique avec les autorités autochtones qui
ouvre la voie à un contrôle durable des sociétés. Le consentement à la
domination reste toutefois fragile et souvent illusoire. Le terme de
« pacification » en vient alors à désigner des démonstrations de force
présentées comme des opérations de police visant à rétablir l’ordre colonial
menacé.
L’expansion coloniale française a été un long processus non linéaire et
non le déploiement d’un plan de conquête préétabli. Les opérations de
conquête, limitées dans le temps, débouchent sur une situation d’occupation
au maillage plus ou moins resserré, qui permet d’exercer un contrôle civil a
minima en déployant au besoin des moyens militaires. Dans les confins où la
présence française est ténue et le maillage des postes plus lâche, la
« pacification » se perpétue parfois jusqu’à la décolonisation, comme en
Mauritanie, où l’administration militaire, appuyée sur des unités méharistes et
des groupes auxiliaires nomades, conserve une place importante. Dès lors, il
est difficile d’isoler un « moment » de la conquête auquel aurait succédé un
temps de « pacification », comme le montre l’exemple de la guerre du Rif,
présentée comme « pacification » mais tenant à la fois de la guerre de
conquête et de la guerre de décolonisation.

BIBLIOGRAPHIE

Camille ÉVRARD, « L’armée coloniale française dans l’Ouest saharien :


armée de conquête ou élément de police pour la “pacification” des zones
désertiques ? (1910-1958) », in Samia El Mechat, Coloniser, pacifier,
administrer, XIXe-XXIe siècles, Paris, CNRS éditions, 2014, p. 89-103.
Jacques FRÉMEAUX, De quoi fut fait l’empire. Les guerres coloniales au
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XIX siècle, Paris, CNRS éditions, 2010.
Vincent JOLY, Guerres d’Afrique. 130 ans de guerres coloniales.
L’expérience française, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009.
Camille LEFEBVRE, Des pays au crépuscule. Le moment de l’occupation
coloniale (Sahara-Sahel), Paris, Fayard, 2021.
Douglas PORCH, Les Guerres des empires britannique, français, ottoman et
russe, Paris, Autrement, coll. « Atlas des guerres », 2002.
Atrocités : les enfumades du Dahra
Nicolas Schaub

Un crime de guerre a été commis en 1845 dans les grottes du Dahra, à


Nekmaria. En témoignent l’image et les lettres de l’armée d’Afrique publiées
par Christian Pitois, qui s’attaque en 1846 dans L’Afrique française, l’empire
de Maroc et les déserts de Sahara au maréchal Bugeaud, gouverneur
militaire à Alger. Bugeaud impose alors à ses officiers une obéissance totale
et exerce une emprise exceptionnelle sur ses soldats. Il prend d’importantes
libertés vis-à-vis des directives du gouvernement, soutenant absolument ses
subordonnés comme Cavaignac, Canrobert et Saint-Arnaud, qui, avec
Pélissier, ont pratiqué des enfumades. Bugeaud a conçu un système
d’opérations très mobiles visant la soumission du territoire, avec l’emploi de
colonnes expéditionnaires qui pourchassent et razzient les populations des
tribus, les poussant à la fuite, détruisant les arbres et les troupeaux, brûlant les
habitations, pillant les biens. Cette guerre a brisé complètement la société.
C’est pourquoi un immense soulèvement a eu lieu dans le Dahra en avril
1845, conduit par Bou Maza (« l’homme à la chèvre »). Le maréchal
Bugeaud parle de « fièvre d’insurrection » et ordonne une répression
maximale dans cette région montagneuse du nord de l’Algérie. Les colonnes
sillonnent ce territoire pendant plusieurs mois, détruisant tout sur leur
passage. Les populations, emportant bétail et subsistances, s’enfuient et
résistent au milieu des pistes et des ravins, des collines et des bois. Elles
trouvent refuge dans des grottes jugées inexpugnables, comme Ghar el-
Frachich où, le 18 juin 1845, le colonel Pélissier poursuit sa traque d’une
tribu, les Ouled-Riah, qui s’y sont abrités. La grotte s’étire en une seule
galerie de 180 mètres de long, sans ramification latérale, creusée dans le
gypse. Elle est la section souterraine d’un cours d’eau par ailleurs superficiel,
l’Oued el-Ghar (« la rivière de la grotte ») ; le sommet, plate-forme de gypse
où Pélissier a campé, est nommé al-qantara (« le pont »). Subitement cette
grotte est peuplée d’un millier de personnes et de plusieurs centaines de gros
bestiaux. Tout ce monde est entassé dans ce boyau extrêmement long, dont la
hauteur varie beaucoup, aux parois très irrégulières, avec balcons et niches ;
le sol est boueux, humide, englué par plusieurs couches de guano de chauves-
souris. L’attente va être interminable, l’intensité de l’enfumade difficilement
imaginable. On estime que le nombre des victimes varie entre 800 et 1 000.
La responsabilité de Pélissier est immédiatement reconnue et l’affaire produit
un scandale politique retentissant. Le prince de la Moskowa et le comte de
Montalembert interpellent la Chambre des pairs (11 juillet 1845) en répudiant
avec « horreur » ce « meurtre prémédité ». Pourtant, l’officier considéra
toujours qu’il avait rempli son devoir en obéissant aux ordres.
Une seule image évoque le crime. Intitulée Les Grottes du Dahra, cette
eau-forte signée Tony Johannot présente une vision de massacre et de fureur.
On y voit une foule terrifiée de femmes, d’hommes et d’enfants asphyxiés par
les fumées d’incendie qui emplissent la caverne. Beaucoup sont morts et
gisent au sol auprès d’une carcasse de bovin. De grands blocs rocheux
surplombent cet espace sombre et clos. Au centre, un espace vide est envahi
par la fumée. La souffrance des martyrs est décrite tout autour. Des femmes
aux longs cheveux noirs pressent contre leurs seins leurs enfants dénudés.
L’une d’elles s’agrippe à un rocher. Elles ont l’air hébété, les traits aquilins,
un aspect gracile. Ne portant ni voile ni foulard, elles ne comprennent pas le
chaos de cette fournaise. On ne perçoit, dans certaines parties, que les
visages, les masques enfumés qui respirent les nuages et se transforment en
spectres. Vêtus de burnous, pieds nus, des hommes barbus crient et
s’invectivent. Ils s’affrontent et tirent avec leurs fusils ; certains lèvent les
bras, d’autres s’affaissent et glissent sur les parois de la caverne. Les gestes
sont nerveux : les muscles tendus, les faces crispées. La discorde est
manifeste, le groupe se disloque. Tony Johannot exécute cette gravure sans
avoir été une seule fois en Algérie, mais il sent ce qui se joue dans cette
appropriation brutale des territoires.
Les Grottes du Dahra sont une condensation des désastres de la guerre,
avec ses ambivalences et ses folies. L’artiste reprend des formes créées à
partir d’un imaginaire qu’on trouvait déjà en 1838 chez Auguste Raffet, dans
une lithographie produite au lendemain de la prise de Constantine par les
troupes françaises, Fuite des Arabes de Constantine (13 octobre 1837). Tony
Johannot fréquente les mêmes cercles romantiques que Raffet, en particulier
le salon de l’Arsenal. L’image qu’il produit, qui met en scène un imaginaire
orientaliste, peut apparaître comme un écran qui recompose des
fantasmagories et des approximations. Pourtant, immédiatement diffusée, elle
ne cesse d’être reproduite et réinterprétée pour qualifier cet événement
catastrophique.

BIBLIOGRAPHIE

Jacques FRÉMEAUX, La Conquête de l’Algérie. La dernière campagne d’Abd


el-Kader, Paris, CNRS éditions, 2016.
Émile-Félix GAUTIER, L’Algérie et la Métropole, Paris, Payot, 1920.
Nicolas SCHAUB, Représenter l’Algérie. Images et conquête au XIXe siècle,
Paris, CTHS-INHA, 2015.
Le traité franco-khmer 1863,
naissance d’un protectorat
Marie Aberdam

« Je veux considérer Siam comme ma mère et l’empereur des Français


comme mon père », aurait déclaré le roi Norodom Ier (r. 1860-1904) à Ernest
Doudart de Lagrée (1823-1868), le représentant de Napoléon III chargé de
négocier le traité de protectorat entre la France et le Cambodge en 1863. La
formule est conventionnelle : Norodom souhaite alors limiter l’ingérence
française dans les relations de suzeraineté ou de tutelle – décrites comme des
relations de parenté – qu’il entretient avec les royautés de l’Asie du Sud-Est.
Il souhaite que la France respecte leurs usages. Au XIXe siècle, le royaume
khmer se trouve sous la double tutelle du Siam et du Viêt Nam auxquels il
doit tribut, lorsque lui-même qualifie de « neveux » les peuples sur lesquels il
souhaite exercer une prééminence. Or la France s’ingénie justement à
s’insérer dans ces relations de vassalités combinées et les transforme
durablement.
C’est le père de Norodom, le roi Ang Duong (r. 1851-1860), qui propose
initialement de signer un traité d’amitié avec la France. Il envoie en 1854 un
dignitaire de sa cour, d’ascendance portugaise et de religion catholique,
rencontrer le consul de France à Singapour. En contactant la France au cœur
de cette métropole de l’empire britannique, le roi démontre sa connaissance
des rapports de force entre les puissances européennes présentes en Asie
depuis le XVIe siècle. Il souligne qu’il est un cakravartin, un roi bouddhiste
universel qui protège les populations catholiques sur son sol, au moment où
l’empereur du Viêt Nam lance une vaste campagne de répression contre cette
communauté, déclenchant une intervention militaire française en 1858. La
cour cambodgienne veut jouer des rivalités impériales : limiter la double
emprise qui pèse sur elle grâce à l’intervention d’un allié certes puissant,
mais lointain. Le Siam est alors soumis à une forte pression diplomatique de
la part de la Grande-Bretagne qui le contraint à passer un traité de commerce
en 1855. Un an plus tard, le représentant français, envoyé à Bangkok
négocier un traité similaire, manifeste sans ambages la volonté de son
gouvernement de traiter directement avec le roi khmer. Le roi du Siam
menace Ang Duong de représailles, si bien que le représentant français n’est
pas reçu dans la capitale khmère, Oudong.
La France se lance dans une campagne de conquêtes territoriales en Asie
dans le contexte de la seconde guerre de l’opium en Chine (1856-1860) et, en
1862, s’empare de la Cochinchine. Au Cambodge, Norodom succède alors à
son père grâce à l’appui militaire que lui donne le Siam contre son demi-frère
Si Votha (1841-1891). En septembre 1862, le roi accueille la première visite
officielle d’un amiral français à Oudong, en présence des ministres siamois
attachés à sa cour. Les objectifs majeurs des Français au Cambodge sont de
s’assurer le contrôle du Mékong, qu’ils pensent navigable jusqu’en Chine, et
de s’approvisionner en bois pour permettre le carénage de leurs navires.
L’amirauté française veut signifier à Londres l’étendue de sa zone
d’influence et doit pour ce faire concurrencer l’influence de Bangkok sur le
Cambodge : en s’emparant de la Cochinchine, la France aurait « hérité » des
droits de tutelle du Viêt Nam sur le pays khmer et exercerait ceux-ci sous la
forme moderne du protectorat. Il faut obtenir au plus vite un traité, ce qui est
fait en juillet 1863. Mais Norodom signe immédiatement un traité secret avec
le Siam pour faire bonne mesure à celui qui a été envoyé à Paris pour
recueillir les signatures des autorités françaises. La France réclame en effet
des preuves de la tutelle siamoise sur le Cambodge tandis que la diplomatie
en Asie du Sud-Est s’embarrasse peu de documents. La ratification du traité
franco-khmer se fait par ailleurs attendre. Profitant de la lenteur de la
transmission de l’information vers la métropole, le roi Mongkut (r. 1851-
1868) exige de Norodom qu’il se rende à Bangkok. Celui-ci n’a en effet pas
encore été intronisé, car les insignes du royaume khmer sont conservés dans
la capitale siamoise. Ils pourraient bien être offerts à Si Votha, qui y est
accueilli et protégé, si Norodom tardait à se présenter. À bout de patience,
Norodom quitte sa capitale pour le Siam en mars 1864. Officiellement pour
saluer la levée des couleurs, les canonnières françaises font immédiatement
une démonstration de force dans le port d’Oudong. Terrorisé, Norodom
renonce au voyage.
Le traité franco-khmer contresigné en avril, Norodom reçoit donc la
couronne des mains des représentants de ses ancien et nouveau suzerains en
juin 1864. La cérémonie devient un enjeu de représentation pour les Siamois
et les Français, qui entrent en conflit pour en diriger le protocole. Les
Français tentent de conserver une apparence de tradition, gage de légitimité et
de stabilité, mais le roi Mongkut est à ce point humilié que le Siam ne
reconnaît le traité franco-khmer qu’après sa mort, en 1868. Entériné sous la
menace des canonnières, le traité de protectorat n’est cependant pas signé à
l’issue de la conquête militaire du Cambodge, comme c’est le cas au Tonkin
(1884), en Tunisie (1883) ou au Maroc (1912). D’ailleurs, les réformes
administratives d’ampleur et la colonisation foncière ne débutent pas avant
1884 au Cambodge et suscitent une telle révolte des élites khmères que leur
application ne se systématise qu’en 1897.

BIBLIOGRAPHIE

Grégory MIKAELIAN, « Le souverain des Kambujā, ses neveux jöraï, ses


dépendants kuoy et pear. Un aperçu de la double légitimation du pouvoir
dans le Cambodge du XVIIe siècle », Péninsule, no 71, 2015/2, p. 35-76.
Milton E. OSBORNE, The French Presence in Cochinchina and Cambodia
(1969), Bangkok, White Lotus, 1997.
David K. WYATT, A Short History of Thailand (1984), New Haven-Londres,
Yale University Press, 2003.
Colonisations invisibles
David Todd

Les cartes dites « politiques » sont souvent trompeuses. Celle de l’empire


colonial français à l’époque contemporaine ne fait pas exception.
Cette carte avait pour fonction première de rassurer un public français
déjà anxieux du déclin de la France. En coloriant en bleu ou en rose une
fraction croissante des terres émergées du globe, elle démontrait que la
France restait une grande puissance, à une échelle désormais mondiale. Elle
n’avait pas déchu, comme le craignaient les avocats les plus zélés de
l’expansion coloniale, au rang de « la Belgique » ou de « la Suisse » (Jules
Ferry), voire de « la Grèce ou la Roumanie » (Paul Leroy-Beaulieu). Si
l’empire colonial fut une source de profits plutôt qu’un fardeau, il n’en faut
pas moins se méfier d’un discours de propagande, qui avait intérêt à exagérer
l’importance de cet empire visible.
Surtout, cette carte fait oublier les autres formes de colonisation, plus
discrètes et au moins aussi profitables, auxquelles la France a pu se livrer,
notamment après l’effondrement de ses empires territoriaux en Amérique, en
Asie et en Europe entre 1763 et 1815. Les humiliations de la guerre de Sept
Ans, de l’indépendance d’Haïti et de Waterloo démontraient que des profits
aléatoires ne compensaient pas toujours les coûts élevés de la conquête
formelle. Ces événements ont incité les classes dirigeantes à rechercher le
rayonnement impérial de la France par d’autres moyens, plus subtils, plutôt
qu’à y renoncer. L’attrait de l’empire était trop fort, pour des raisons
économiques mais aussi politiques : l’érection d’un obélisque sur la place de
la Concorde en 1836, sur le lieu de l’exécution de Louis XVI en 1793,
montrait que, même en l’absence de colonisation formelle – l’Égypte étant
alors un pays ami et client –, la gestuelle impériale pouvait servir à apaiser les
querelles héritées de la Révolution.
Dès la fin des années 1790, Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord,
s’inspirant de la suprématie que la Grande-Bretagne avait su maintenir sur ses
anciennes colonies nord-américaines, avait préconisé de susciter une
domination « volontaire », reposant sur la séduction culturelle et des lignes de
crédit généreuses, au lieu de se livrer à de nouvelles conquêtes territoriales.
L’abbé de Pradt, un disciple de Talleyrand dont le cynisme excédait celui de
son maître, reprit après 1815 cet appel à la constitution par la France d’un
« empire, d’autant plus puissant qu’il est volontaire ».
Les hérauts les plus influents de cet impérialisme informel ont été les
disciples d’Henri de Saint-Simon, l’un des premiers penseurs à imaginer une
mise au pas économique de la planète par un Occident industriel et
dominateur. Ainsi Michel Chevalier, professeur d’économie politique au
Collège de France de 1840 à 1879, propose que la France devienne la
puissance tutélaire des peuples latins, en Amérique comme en Europe, et du
monde arabe. S’il écarte les conquêtes coloniales, c’est par souci d’efficacité
plutôt que d’humanité. Citant en modèle l’agression britannique de la Chine
pendant la première guerre de l’Opium (1839-1842), il explique que
« régenter le monde par la parole et par la force […] ici par des négociations
diplomatiques, ailleurs par des coups de canon, c’est pour la nature
européenne un besoin impérieux ».
La mise en œuvre de ce programme commence sous la monarchie de
Juillet. En Algérie, il connaît un échec retentissant : Abdelkader refuse la
suzeraineté française et, après une guerre de conquête d’une violence inouïe,
il faut se résoudre à une forme de colonisation très formelle. Ailleurs, la
politique dite des « points d’appui », formulée par François Guizot comme
alternative aux annexions coloniales, vise au rayonnement de l’influence
française en Afrique, en Asie et dans le Pacifique.
Cette expansion sans annexion territoriale atteint son apogée sous le
Second Empire. Faisant le choix de la collaboration plutôt que de la
confrontation avec l’autre grande puissance impériale, la Grande-Bretagne, le
régime de Napoléon III fait preuve d’un activisme militaire et politique
mondial sans précédent : guerre de Crimée (1853-1856) et intervention en
Syrie (1860-1861) pour accroître l’influence française dans le monde
ottoman, seconde guerre de l’Opium (1856-1860) pour l’établir en Asie
orientale, ou encore expédition du Mexique (1862-1867) pour y créer une
monarchie cliente de la France. Ces projections de puissance militaire ne
visent pas à l’acquisition de nouveaux territoires. En revanche, elles
s’accompagnent de l’imposition de mécanismes juridiques – avantages
commerciaux, emprunts assortis de garanties, extraterritorialité des
ressortissants français – qui, combinés au prestige de la culture française
parmi les élites autochtones, peuvent résulter en une forme de quasi-
colonisation.
Les exemples de l’Égypte et du Mexique permettent de saisir l’impact et
les fragilités de ces colonisations invisibles.
Après l’échec de la tentative d’occupation du pays par Bonaparte entre
1798 et 1801, le gouverneur héréditaire de l’Égypte Mehmet Ali et ses
successeurs s’engagent dans une collaboration militaire, technologique et
financière de plus en plus étroite avec la France, qui culmine avec le
creusement du canal de Suez, achevé en 1869. Cette collaboration est aussi
de plus en plus asymétrique, au point que, dans les années 1870, des juristes
britanniques dénoncent la « demi-souveraineté » de la France en Égypte.
L’écrivaine féministe Olympe Audouard a décrit avec ironie les luttes entre
différentes factions d’aventuriers français, les « dévorants » et « néo-
dévorants », alors que le ministre égyptien Nubar Pacha voyait dans les
sommes mirobolantes arrachées au Trésor égyptien par les aventuriers
français les origines de la banqueroute du pays en 1875.
Cette domination informelle prédatrice a donc fini par scier la branche sur
laquelle elle reposait. À la banqueroute font suite un contrôle financier
international puis l’occupation militaire par la Grande-Bretagne en 1882.
Pourtant, certains intérêts français survivent, voire prospèrent sous la
domination britannique : les capitaux français continuent à dominer les
investissements étrangers, les juristes égyptiens à être formés dans des écoles
françaises, et la bonne société locale à s’exprimer en français jusqu’au milieu
du XXe siècle.
L’expédition française au Mexique en 1862-1867 a été une tentative
d’établir une prépondérance similaire à la demi-souveraineté française en
Égypte. Là encore, il s’agissait de contrôler un pays qui semblait destiné à
devenir un carrefour important du commerce international, une fois construit
un nouveau canal interocéanique à travers l’isthme d’Amérique centrale –
même si le canal de Panama ne sera achevé, sous direction états-unienne,
qu’en 1914. Là encore, le gouvernement français encourage la levée
d’emprunts du nouveau régime mexicain sur le marché français, en
contrepartie d’un contrôle français sur les finances du pays. Un lien direct est
même établi entre les deux entreprises impériales, puisque le gouvernement
égyptien envoie un bataillon de ses soldats (d’origine soudanaise) aider aux
opérations de « pacification » au Mexique.
En raison des résistances mexicaines d’inspiration républicaine et de
l’hostilité des États-Unis renforcés par la fin de la guerre civile en 1865, le
projet de monarchie mexicaine sous protection française s’est terminé en
désastre, avec l’exécution de Maximilien par les républicains mexicains en
1867 et la ruine de centaines de milliers d’épargnants français.
C’est en partie l’échec ultime de ces colonisations informelles qui a
conduit la France à recourir à l’impérialisme formel, de manière plus
intensive, après 1880. Mais l’on aurait tort de négliger l’impact de ces
colonisations invisibles sur les sociétés qui les ont subies. La défaite française
de Puebla face aux républicains mexicains continue à être célébrée chaque
année par les Mexicains (le « Cinco de Mayo »), tandis que la nationalisation
du canal de Suez en 1956 a marqué pour beaucoup d’Égyptiens la véritable
fin du joug colonial.
Enfin, ces colonisations invisibles du passé impérial français aident à
prendre la mesure de leurs récentes cousines néocoloniales, elles aussi
absentes des cartes politiques contemporaines.

BIBLIOGRAPHIE

Nancy L. GREEN, « French History and the Transnational Turn », French


Historical Studies, 37 (4), 2014, p. 551-564.
Jürgen OSTERHAMMEL, « Semi-Colonialism and Informal Empire in
Twentieth-Century China. Towards a Framework of Analysis », in Wolfgang
J. Mommsen et Jürgen Osterhammel, (dir.), Imperialism and After.
Continuities and Discontinuities, Londres, Allen & Unwin, 1986, p. 290-314.
Daniel PANZAC et André RAYMOND (dir.), La France et l’Égypte à l’époque
des vice-rois, 1805-1882, Le Caire, Institut français d’archéologie orientale,
2002.
Edward SHAWCROSS, France, Mexico and Informal Empire in Latin
America, 1820-1867 : Equilibrium in the New World, Basingstoke, Palgrave-
MacMillan, 2018.
David TODD, Un empire de velours. L’impérialisme informel français au
e
XIX siècle, Paris, La Découverte, 2022.
2

BÂTIR ET DÉTRUIRE
Colonies, protectorats, mandats
Samia El Mechat

Colonie, protectorat, mandat, ces créations juridiques et linguistiques


marquent le développement de la colonisation, illustrent les étapes
successives de l’histoire de l’empire colonial français et la diversité des
statuts. Les logiques impériales propres à la puissance coloniale, les
évolutions politiques mais aussi les rapports de forces sur le plan
international ont déterminé le choix des modalités d’occupation et de contrôle
des territoires.
Chronologiquement, le cadre adopté par la France est toutefois celui des
colonies. Que recouvre la notion de colonie ? La notion de colonie implique
d’abord la permanence du lien de dépendance de la colonie envers la
métropole. Armand Dalloz, avocat à la Cour royale de Paris, dans son
Dictionnaire général et raisonné de législation de doctrine et de
jurisprudence, publié en 1835, définit la colonie comme « une contrée
séparée d’un État à la domination duquel elle appartient », introduisant ainsi
l’idée de dépendance politique. Il a fallu attendre les dernières années de la
monarchie de Juillet pour que l’aspect dépendance de la notion de colonie se
généralise, sans doute sous l’effet de l’occupation durable de l’Algérie qui
ouvre une ère nouvelle dans l’histoire de l’empire colonial français.
À la fin du XIXe siècle, la définition de la colonie renvoie aussi à l’idée de
conquête et à l’usage de la force armée. La violence est fondatrice de la
colonie, où se mêlent des logiques d’exploitation, de prestige et de
peuplement. La conquête violente apparaît seule capable de garantir
durablement l’état de domination coloniale. Arthur Girault, professeur de
droit à la faculté de Poitiers, se situe dans le même courant de pensée mais il
voit dans l’expansion coloniale une entreprise aux objectifs à la fois
économiques et culturels. Il choisit ainsi d’insister sur l’« action
civilisatrice » du colonisateur qui implique un rapport de domination au pays
et à ses habitants.
De même, Alexandre Mérignhac, professeur de droit international à la
faculté de Toulouse, dans son Précis de législation et d’économie coloniale
de 1912, précise que « coloniser, c’est s’approprier des terres exotiques,
fonder une société plus ou moins bien organisée, un état de choses plus ou
moins stable et permanent avec l’intention de conquérir de nouveaux
territoires pour le pays » et de « soumettre les populations des pays neufs au
joug d’une métropole, sous forme d’annexion ou de protectorat ». La colonie
est aussi définie comme « un établissement fondé dans un pays neuf par une
race à la civilisation avancée »…
Il ressort de cette brève présentation des définitions que d’abord la notion
de colonie participe d’un savoir élaboré tout au long du XIXe siècle et début
e
XX et qui, loin de donner une image précise et définitive de la colonie,
semble constituer le reflet des hésitations politiques qui caractérisent les
temps de l’expansion coloniale. Si l’idée de domination et de souveraineté de
type colonial s’est imposée dès le début, la forme qu’elle doit prendre
(colonie militaire, colonie civile, colonie de peuplement dans le cas algérien
par exemple) est restée l’objet de débats. Ensuite, elle implique à la fois
l’annexion d’un territoire sur lequel sont appelés à s’installer des colons
originaires de la métropole ou d’autres pays européens, et son assimilation à
un ensemble national. En ce sens, le processus de colonisation appelle la mise
en place d’une administration nouvelle, se substituant à celles déjà existantes,
et son financement par la puissance colonisatrice. On ne laisse en effet
subsister des institutions indigènes que ce qui ne constitue pas une entrave à
l’établissement de la domination française. L’exemple de la Justice en
Afrique du Nord est significatif à cet égard. La Justice française ayant
absorbé la compétence des justices indigènes, celles-ci ne se prononcent plus
que sur des questions de statut personnel intéressant aussi bien les
Musulmans que les Juifs.
Mais quelle que soit la variété des situations concrètes en colonies
placées sous la tutelle du ministère des Colonies (Algérie, Cochinchine), puis
d’Outre-mer (Cochinchine) et de l’Intérieur (Algérie), une chose est sûre :
dans les colonies, il y a eu beaucoup d’assujettissement, très peu d’action
civilisatrice tandis que l’assimilation signifie pour l’État français, non pas la
fin des inégalités, mais la subordination et/ou l’absorption des institutions et
des pouvoirs précoloniaux.
Puis la IIIe République a été bien obligée d’adapter ses objectifs au
contexte du dernier quart du XIXe siècle, marqué par des rivalités impériales.
C’est dans la tension entre les logiques impérialistes et de prestige et un
contexte politique moins favorable que s’est forgée l’idée de protectorat et
d’« États protégés ». L’heure est donc au protectorat conçu comme une
alternative à la colonie, moins coûteuse aussi bien sur le plan militaire que
d’un point de vue financier et diplomatique, tout en assurant le contrôle du
pays convoité. Cette formule juridique singulière et aux contours imprécis
séduit les gouvernements successifs de la IIIe République. Au cours des deux
dernières décennies du XIXe siècle et du début du XXe, le protectorat devient le
vecteur privilégié de la politique coloniale française (Cambodge, Tunisie,
Maroc…).
En théorie, le protectorat, qui dépend du ministère des Affaires
étrangères, semble se définir en négatif de la colonie. Il se définit d’abord par
son refus de toute assimilation de l’« État protégé » et de ses populations par
l’État protecteur. Il tend à se caractériser par le maintien d’un dualisme
institutionnel dans l’appareil gouvernemental et administratif ainsi que par la
reconnaissance d’un pluralisme juridique. Ensuite, il diffère de la colonie en
ce que les institutions, y compris la nationalité, sont maintenues au plan
formel ; la puissance protectrice assumant la gestion de la diplomatie, de la
défense, du commerce extérieur mais aussi de la justice. Le régime du
protectorat imposé par la France a ainsi établi un lien entre deux
souverainetés constituées et reconnues. La France est la puissance protectrice
de ces « États protégés » (Cambodge, Tunisie, Maroc…) qui conservent leur
propre personnalité au regard du droit international ainsi que leur
souveraineté interne. Ces éléments constitutifs des protectorats institués par la
IIIe République ne suffisent pas pour autant à dissocier de manière nette les
politiques mises en œuvre dans les protectorats de celles des colonies.
En effet, au protectorat, organisé comme un véritable État pourvu de tous
les organes nécessaires à sa vie et à son fonctionnement, manque en réalité un
des fondements essentiels de l’État, la souveraineté interne. Les conventions
ou les traités (convention de la Marsa de 1883, traité de Fès de 1912…) ont
en effet rendu caduque la possibilité pour les protectorats de continuer à
relever du droit international. La doctrine juridique contemporaine n’a pas
manqué d’ailleurs de souligner l’altération d’un modèle dépassé par la mise
en œuvre d’une politique tendant de plus en plus à l’absorption des
institutions indigènes.
Le régime du protectorat et son fonctionnement relèvent ainsi davantage
de l’administration directe et de la subordination des autorités et des sociétés
indigènes à la tutelle des résidents généraux et des administrations coloniales.
Sur ce point, le discours politique est totalement dépourvu d’ambiguïté. Le
protectorat peine à se distinguer de la colonie, à laquelle il emprunte un trait
essentiel, la négation de la souveraineté de l’« État protégé », quels que soient
les artifices employés par la puissance protectrice pour en maintenir la
fiction.
Au lendemain de la Grande Guerre, le droit international invente une
institution nouvelle, le mandat. Cette institution est un « compromis » entre
les exigences du président des États-Unis Woodrow Wilson et le partage
territorial de type impérialiste. L’article 22 du pacte de la SDN définit trois
types de mandat. Le mandat « C » s’apparente à une annexion des territoires
tandis que ceux placés sous mandat « B » se sont trouvés en pratique intégrés
à l’empire colonial français (Togo oriental et Cameroun oriental). Quant au
mandat de type « A », il s’agit en principe d’établir dans les anciennes
provinces arabes de l’empire ottoman une tutelle provisoire exercée par un
mandataire au nom de la communauté internationale. L’article 22 précise que
« certaines communautés qui appartenaient autrefois à l’empire ottoman ont
atteint un degré de développement tel que leur existence comme nation
indépendante peut être reconnue provisoirement, à condition que les conseils
et l’aide d’un mandataire guident leur administration jusqu’au moment où
elles seront capables de se conduire seules. Les souhaits de ces communautés
doivent être une considération principale dans la sélection du mandataire ».
Les « souhaits » des populations n’ont bien évidemment jamais été pris en
compte. La SDN est cependant appelée à contrôler l’évolution des mandats.
Une Commission permanente des mandats est créée, chargée de recevoir et
d’analyser les rapports annuels rédigés par les puissances mandataires et de
donner son avis sur la gestion des mandats. À la différence du protectorat et
de la colonie, le nouveau système juridique du mandat est transitoire et doit
aboutir à court terme à l’indépendance.
La théorie est encore une fois contredite par la réalité. Car la liquidation
du Royaume arabe de Damas par l’armée française en juillet 1920 lève les
derniers obstacles à la mise en place d’une administration directe en Syrie et
au Liban, bien éloignée des principes du mandat. En août-septembre 1920, le
général Gouraud, haut-commissaire de 1919 à 1923, crée par une série de
décrets cinq entités distinctes composées d’« États », de « territoires
autonomes » et de « gouvernements » indigènes impuissants. C’est le haut-
commissaire qui exerce tous les pouvoirs (politique, législatif et militaire)
tandis que le secrétariat général, confié à Robert de Caix de 1920 à 1924,
assure la direction de tous les services civils créés par l’administration
mandataire. Services qui prennent en main ou plutôt confisquent les destinées
des États sous mandat. L’État mandataire investit donc tous les champs,
politique, économique et social. Et les pouvoirs locaux, fragiles et dotés de
compétences dérisoires, ne peuvent prétendre au statut d’État, ni
concurrencer l’autorité mandataire. C’est là le cœur même de la stratégie
coloniale française.
Dans les mandats comme dans les colonies ou les protectorats, la
confiscation de tous les pouvoirs, l’incapacité de la France à envisager les
indépendances de manière évolutive ont exacerbé les tensions et les
antagonismes. Dès lors, les affrontements entre la puissance coloniale et les
différents mouvements nationalistes soutenus par les peuples ont rythmé
l’histoire de leurs rapports. La conquête des indépendances et des
souverainetés des colonies, des protectorats et des mandats n’a pas été un
processus pacifique.

BIBLIOGRAPHIE

Samia EL MECHAT, « Sur les Principes de colonisation d’Arthur Girault


(1895) », Revue historique, no 657, 2011, p. 119-144.
Arthur GIRAULT, Principes de colonisation et de législation coloniale, Paris,
Librairie du Recueil général des lois et des arrêts L. Larose, 1895.
Louis ROLLAND et Pierre LAMPUÉ, Précis de législation coloniale, Paris,
Dalloz, 1931.
Patrick SEALE, La Lutte pour l’indépendance arabe. Riad el-Solh et la
naissance du Moyen-Orient moderne, Paris, Fayard, 2010.
Association/assimilation : un faux débat ?
Véronique Dimier

Selon une opinion fort répandue, la IIIe République aurait appliqué dans
ses territoires coloniaux une politique assimilatrice. Reprenant les idées
développées par les philosophes des Lumières, défendant le concept d’un
homme universel, égal en potentiel et en droit, les républicains auraient ainsi
voulu remodeler les cultures dites « primitives » selon les lignes inspirées par
la culture, le développement économique et politique de la France, arrivée
selon eux à un stade supérieur de « civilisation ». Ce « modèle » colonial
français est en général opposé à celui de la principale nation coloniale rivale,
la Grande-Bretagne, laquelle de par sa culture politique pragmatique et
conservatrice aurait appliqué dans ses colonies une politique beaucoup plus
respectueuse des cultures et des chefs locaux, l’Indirect Rule. Construites à
partir de postulats liés au déterminisme culturel, ces comparaisons
homogénéisantes tendent à négliger les débats qui, au sein même des
partisans de la République, ont, dès le début du XXe siècle, opposé les tenants
de l’assimilation à ceux de l’« association », comme le montre Raymond
Betts. S’éloignant de l’idée même de mission civilisatrice, des
administrateurs influents comme Hubert Lyautey (résident général du Maroc
de 1912 à 1916) et Joseph Gallieni (gouverneur général de Madagascar de
1896 à 1905) proposent en effet la mise en place d’une politique indigène
respectant lois et coutumes locales et passant par l’utilisation des chefs
traditionnels comme moyen de gouvernement. Adoptée officiellement lors du
Congrès colonial français de 1907, cette nouvelle orientation de la politique
coloniale française, nommée « association », resta matière à débat au niveau
local, parmi les administrateurs coloniaux et les gouverneurs. Le débat
continua également dans le cadre des conflits qui opposèrent missionnaires et
administrateurs coloniaux : les premiers étaient dans bien des cas plus enclins
à défendre l’idée d’une mission civilisatrice, se confondant à leurs yeux avec
leur mission d’évangélisation, que les seconds, souvent obligés de chercher
des accommodements avec les élites locales (chefs traditionnels de
confession musulmane, par exemple, dans le cas du Sénégal). Ces
accommodements devinrent d’autant plus nécessaires dans les années 1930, à
une époque où la « mise en valeur », c’est-à-dire l’exploitation des territoires
coloniaux, s’intensifia et où l’aide de ces chefs devint primordiale pour
recruter la main-d’œuvre forcée.
C’est une même évolution assortie de débats similaires que décrit Karuna
Mantena à propos de l’Inde britannique de la seconde moitié du XIXe siècle.
Faisant suite à la révolte des Cipayes en 1857, ces débats marquèrent la fin
d’une période libérale, où il s’agissait de préparer l’Inde et son élite à une
émancipation politique selon un schéma similaire à celui de la Grande-
Bretagne (démocratie libérale), et l’avènement d’une politique beaucoup plus
conservatrice fondée sur l’idée qu’il valait mieux conserver et utiliser élites et
coutumes traditionnelles pour gouverner tout en les faisant évoluer. Cette
doctrine ultérieurement nommée Indirect Rule fut popularisée dans les années
1920 par lord Lugard, gouverneur du Nigeria (1914-1919), et étendue à
l’Afrique. Elle devint la norme de la Commission permanente des mandats,
créée en 1919 dans le cadre de la Société des nations (SDN) pour superviser
les anciens territoires allemands confiés notamment à la Grande-Bretagne et
la France. Le système de l’Indirect Rule était alors considéré par les
représentants britanniques à la Commission, notamment Lugard, comme le
meilleur moyen d’atteindre le but énoncé par la SDN : un gouvernement pour
le bien-être des « indigènes ». Il était même considéré comme un substitut
possible à un gouvernement démocratique. De même que l’assimilation dans
le discours colonial français de la fin du XIXe siècle, il servit en fait aux
démocraties européennes à légitimer un système d’exploitation économique
et de privation des droits politiques et sociaux, objet permanent de
contestation. C’est d’ailleurs au nom de cette même assimilation que les
premiers leaders nationalistes revendiquèrent l’acquisition de droits
similaires, politiques puis sociaux, à ceux des citoyens français. C’est
également l’incapacité de la métropole à répondre à cette demande
d’assimilation qui précipita l’indépendance. De ce point de vue, s’il est
erroné d’opposer l’assimilation à la française et l’Indirect Rule à l’anglaise,
l’on ne saurait considérer le débat association /assimilation comme un faux
débat.

BIBLIOGRAPHIE

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L’État colonial : un pouvoir vertical
et centralisé
Samia El Mechat

La colonisation française représente une rupture fondamentale dans


l’histoire des institutions politiques et administratives des territoires
colonisés. Avec elle s’implantent de l’extérieur et de manière durable un
nouveau personnel politico-administratif ainsi que de nouvelles pratiques de
pouvoir.
En effet, dès les premières années de l’occupation, la question de la
souveraineté française et de la légitimité de l’administration coloniale étant
centrale, la métropole a greffé une technocratie autoritaire sur les institutions
précoloniales. Il va en résulter une vigoureuse intervention de l’appareil
d’État colonial dans le fonctionnement interne des sociétés dominées, et une
généralisation des structures d’administration directe.
En dépit de quelques valses-hésitations et de variations de régimes (civil
ou militaire), notamment dans les colonies, la tendance dominante est bien
celle d’une prolifération de l’État colonial par la bureaucratisation et d’une
administration dirigiste et centralisatrice. L’avènement d’un nouveau
personnel colonial républicain à la fin des années 1880 a confirmé cette
évolution.
Le gouvernement des possessions coloniales, indépendamment de leurs
statuts, repose bien évidemment sur les fonctionnaires coloniaux, formés à
l’École coloniale fondée en 1889, devenue en 1934 École nationale de la
France d’outre-mer. Au sommet de l’édifice, les gouverneurs généraux dans
les colonies (Algérie, Cochinchine, AOF…), les résidents généraux dans les
protectorats (Tunisie, Maroc, Cambodge, Annam, Tonkin, Laos…) et les
hauts-commissaires dans les mandats (Syrie, Liban, Togo, Cameroun…) ne
sont pas seulement les chefs de tous les services administratifs, mais ils
concentrent aussi l’ensemble des pouvoirs politique, législatif et militaire. Ils
ont ainsi exercé par délégation un véritable pouvoir proconsulaire.
Directement ou indirectement, le gouverneur général, le résident général et le
haut-commissaire exercent une action prépondérante et disposent d’un
pouvoir d’initiative et de décision bien difficile à ignorer de la part des
souverains ou des gouvernements locaux, lorsqu’ils existent (protectorats et
mandats). Les monarchies « protégées » (Tunisie, Maroc, Indochine
française…) sont dépossédées de tous leurs pouvoirs au profit des autorités
coloniales. Le décret présidentiel du 10 novembre 1884 illustre cette réalité.
Il délègue au résident général en Tunisie le droit de promulguer et de mettre à
exécution « tous les décrets rendus par le bey » et achève de dépouiller celui-
ci de ses pouvoirs exécutif et législatif. Seul le résident peut donner force
exécutoire aux lois. La domination française s’est ainsi superposée aux
pouvoirs indigènes sous le triple aspect du législateur, de l’administrateur et
du juge.
À l’évidence, l’impulsion politique et administrative, les flux de l’autorité
émanent des gouvernements généraux, des résidences générales ou des hauts-
commissariats. Le gouverneur général centralise sous son autorité le pouvoir
exécutif, les trois préfets étant responsables devant lui (Algérie). De même,
dans les protectorats et mandats, le représentant du gouvernement français
commence par supprimer les ministères des Affaires étrangères et de la
Guerre, décision hautement symbolique puisque ces deux ministères exercent
des fonctions tutélaires. C’est désormais lui qui exercera ces compétences,
concurremment avec le commandant des troupes d’occupation. En outre, la
présidence du Conseil des ministres appartient de droit au résident ou au
haut-commissaire. Ainsi tout pouvoir de délibération autonome disparaît.
Derrière les gouverneurs, les résidents généraux et les hauts-
commissaires, les structures à même de relayer le pouvoir colonial sont les
directions, dont les directeurs remplissent la fonction de ministres
(protectorats et mandats), le secrétariat général, les corps des préfets (Algérie)
et des contrôleurs civils (protectorats d’Afrique du Nord), des commandants
de cercles, cheville ouvrière de la politique coloniale en Afrique de l’Ouest,
ou des chefs de district et des inspecteurs des Affaires indigènes, instruments
du contrôle des populations indigènes dans l’Indochine française ou Union
indochinoise.
Le « gouvernement » de la résidence générale prend en effet une forme
plus achevée avec l’institution de directions autonomes. Elles sont organisées
comme de véritables secrétariats d’État et confiées à des directeurs français
(Travaux publics, Finances, Instruction publique, Postes, Agriculture,
Santé…). Ces directeurs sont les véritables détenteurs du pouvoir de décision.
L’exemple – et il n’est pas le seul – du protectorat au Maroc illustre
parfaitement l’évolution vers le « tout État colonial ». Le résident général
Lyautey, tout en s’inspirant du « modèle » tunisien, s’est montré plus habile
dans l’exercice du pouvoir sans partage au Maroc. Certes, il a défini le
protectorat comme un système de contrôle et non d’administration directe et
affiché sa volonté de restaurer le makhzen, mais les grandes directions qu’il a
créées ont bien renforcé l’État néochérifien aux dépens de celui-ci, avec
lequel il ne se confond pas.
Quant aux mandats français au Levant, à l’instar des protectorats, on peut
distinguer trois grands pôles : la puissante direction des Finances qui prépare
le budget du haut-commissariat et contrôle ceux des États, le Bureau
diplomatique et les directions de la Justice, de l’Instruction publique, de
l’Hygiène. Le haut-commissariat a ainsi investi tous les secteurs. Au début
des années 1920, le pouvoir d’État, c’est le pouvoir mandataire.
Cependant, l’institution qui a joué un rôle essentiel dans la domination et
le contrôle des possessions coloniales, c’est bien le secrétariat général. Censé
assurer l’articulation entre l’appareil d’État colonial et les ministères ou ce
qu’il reste de l’administration indigène, le secrétaire général centralise toutes
les affaires concernant les divers services publics. Mais il ne s’agit pas
seulement de gestion, un seuil se trouve franchi quand le secrétaire général
reçoit également le « pouvoir de visa », dont il est bien difficile de dire de
quelle source de souveraineté il découle. Cette confusion entre le « contrôle
de gestion » acte administratif et le « contrôle français » acte politique et les
incertitudes qu’elle engendre détermine pour une part ce pouvoir. Aucun
texte ne peut être signé ni appliqué, aucune décision ne peut être prise par les
autorités indigènes sans le visa préalable du secrétaire général. Bref, la
gestion du secrétaire général (Bernard Roy en Tunisie, Robert de Caix en
Syrie-Liban…), investissant tous les secteurs, a été en permanence
paralysante pour l’administration indigène.
Les contrôleurs civils, les commandants de cercle, les chefs de district et
les inspecteurs des Affaires indigènes aggravent ce schéma de sujétion. Ce
sont eux qui supervisent les autorités indigènes au niveau local. Celles-ci,
comme les souverains et les ministres, doivent se contenter du rôle de
figurants. Pourtant, le pouvoir colonial, pour renforcer sa capacité
d’administrer, d’encadrer et de surveiller les populations, a su s’accommoder
du réseau des pouvoirs internes (caïdat, khalifas, organisations
communautaires locales…) des sociétés colonisées, pourvu que les objectifs
de colonisation et de domination soient préservés. Il gouverne alors en
instrumentalisant et manipulant des systèmes étatiques précoloniaux,
convertis en appareils subalternes de contrôle des populations colonisées.
Ceux-ci constituent l’appareil solide qui fonde la domination du régime
colonial. Étrange modèle de l’État colonial, par essence dualiste, notamment
dans les protectorats et mandats.
En guise de conclusion, il est remarquable de constater que l’État colonial
dans l’empire français tel qu’il s’organise a pour noyau dur un puissant
appareil administratif et politique, fortement centralisé. Le schéma est
vertical, aussi simplifié que possible : unité de direction au sommet,
concentration du pouvoir administratif au niveau du secrétariat général et des
agents d’exécution que sont les préfets, les contrôleurs civils, les
commandants de cercle ou les inspecteurs des Affaires indigènes. L’unité de
commandement est ainsi fondée et la hiérarchie de la structure assurée.
Cette présentation à grands traits du personnel colonial et des pouvoirs
qui lui sont attribués permet aussi de mesurer la force des moyens et des
techniques juridiques mis en œuvre par la France. Les choix politiques et
juridiques ainsi que l’entreprise de centralisation dans tous les domaines
restent la pierre angulaire du pouvoir colonial. Cette emprise de la métropole
a fait toutefois surgir une situation conflictuelle, d’autant que la France s’est
montrée incapable de répondre aux revendications d’autonomie et
d’indépendance. Mais, derrière les ruptures et les accessions aux
indépendances, se profilent des continuités. L’édifice politico-administratif
mis en place dans l’empire colonial français a préfiguré l’avenir institutionnel
des nouveaux États. Aujourd’hui encore, bien des héritages sont perceptibles.

BIBLIOGRAPHIE

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Esquisse d’une histoire comparée, Rennes, Presses universitaires de Rennes,
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Maroc : l’idéal de l’État de droit
Nabil Mouline

Dès la première moitié du XIXe siècle, le pouvoir central marocain (le


makhzen) donne de grands signes de faiblesse. La nature patrimoniale de ce
système de domination, les luttes incessantes entre les prétendants, la
défaillance des élites, la multiplication des révoltes, la succession de
calamités naturelles, le marasme économique et l’enchaînement des défaites
militaires plongent le pays dans une crise profonde. Cet enlisement permet
aux puissances européennes de s’immiscer progressivement dans les affaires
de l’empire chérifien (nom utilisé par les Européens pour désigner alors le
Maroc).
Pour faire face à cette menace, les sultans introduisent quelques réformes
militaires, administratives et économiques. Ces entreprises timides et tardives
se révèlent insuffisantes pour arrêter le processus de décomposition du
système et mettre en échec l’intervention européenne.
Si le sort du Maroc semble scellé au début du XXe siècle, une minorité
d’oulémas, de lettrés et d’hommes politiques, très influencée par les courants
d’idées moyen-orientaux, est persuadée que l’intégrité territoriale et
l’indépendance de leur pays peuvent être préservées grâce à une réforme
légale rationnelle des structures étatiques.
À l’instar de plusieurs personnalités plus ou moins proches du makhzen,
Abdallah ben Sa‘id (m. 1923) adresse au sultan Abd al-Aziz (r. 1894-1908)
un plan de réformes en 1901. Par son style et son lexique, ce texte relève
davantage de la tradition musulmane du bon conseil (al-nasiha) que des
nouvelles pratiques constitutionnelles d’origine européenne. Ibn Sa‘id
propose certes une mise à niveau du makhzen (la création d’écoles,
l’établissement de municipalités, la réorganisation des provinces, la
restructuration de l’armée et de la justice, le recrutement d’un personnel
qualifié et intègre, la mise en valeur du domaine agricole). Mais il profite de
chaque occasion pour rappeler que cette cure de rajeunissement doit
absolument respecter les prérogatives théocratiques du souverain et les
valeurs locales.
Malgré leur caractère modeste, pour ne pas dire banal, les conseils de ce
serviteur dévoué des Alaouites sont accueillis sans enthousiasme par le sultan
et son entourage. Le Maroc continue à s’empêtrer dans la crise à la faveur de
la mauvaise gouvernance, la dépression économique, la multiplication des
foyers de révolte et l’intervention incessante des puissances européennes,
particulièrement la France. Ce processus aboutit à une véritable mise sous
tutelle internationale au lendemain de la conférence d’Algésiras en 1906.
Pour sauvegarder l’indépendance du pays, deux projets de réformes voient le
jour la même année.
Très influencé par l’expérience Meiji au Japon et la révolution
constitutionnelle en Iran, Abd al-Karim Murad (m. 1928) affirme que le seul
moyen d’échapper à l’emprise européenne est de rompre avec l’autoritarisme
et le patrimonialisme. Pour ce faire, il préconise la création d’un parlement
aux prérogatives étendues, la codification du droit et la refonte des
institutions locales (l’armée, l’administration, l’enseignement, la justice, etc.).
En somme, Murad désire l’instauration d’un régime constitutionnel fondé sur
la justice (al-‘adala).
Le mémorandum d’Ali Zniber (m. 1914) s’inscrit dans la même veine.
Afin d’éviter le sort de l’Algérie, de la Tunisie, voire de l’Andalousie, ce
lettré appelle à une rupture avec le despotisme, principal mal dont souffre le
pays, notamment à travers l’élection d’une sorte d’assemblée constituante.
Cette instance aura pour principale mission de redéfinir le contrat social
principalement à travers la rédaction d’une Constitution, la codification de la
loi et la modernisation des structures étatiques. Pour renforcer le lien
national, Zniber souhaite, entre autres, faire de l’arabe une langue officielle,
imposer un costume unifié pour l’ensemble des fonctionnaires, officialiser
l’usage du drapeau rouge. Autrement dit, il veut offrir à l’empire chérifien
l’apparence d’un État-nation moderne.
Quelle que soit leur qualité, ces deux projets demeurent lettre morte. Le
Maroc entre alors dans sa dernière phase de décomposition, particulièrement
après l’occupation française des régions de Casablanca et d’Oujda en 1907.
Pour stopper l’hémorragie, Abd al-Hafid s’autoproclame sultan (1908-1912).
Une partie de l’élite urbaine pense toujours que la mise en place d’un « État
de droit » est la solution idéale pour préserver l’indépendance du pays et
réaliser les réformes susceptibles de transformer la nature de son régime.
Des oulémas de Fès, menés par Muhammad bin Abd al-Kabir al-Kattani
(m. 1909), tentent un véritable coup de force en cherchant à réduire les
prérogatives du nouveau monarque tout en imposant le principe de
souveraineté populaire à travers un acte d’allégeance conditionnelle (bay‘a
mashruta). Quelques mois plus tard, les rédacteurs du journal Lisan al-
Maghrib (La Voix du Maroc) soumettent au sultan un projet de Constitution
libérale en bonne et due forme inspiré directement de la loi fondamentale
ottomane de 1876 et indirectement de plusieurs textes européens. L’absence
de soutien populaire, le manque de moyens financiers et humains,
l’obstruction du souverain et des classes dirigeantes et la pression française
mettent toutefois en échec ces thérapies de la dernière chance. L’empire
devient officiellement un protectorat en 1912.
Par-delà leur aspect purement conjoncturel – sauver le pays –, les
revendications constitutionnelles du début du XXe siècle révèlent un
changement inédit du rapport au pouvoir au Maroc comme dans plusieurs
contrées non européennes à l’époque. De nouveaux concepts, symboles et
images qui tournent autour des idées d’État, de nation, de souveraineté et de
droit s’imposent peu à peu pour devenir les outils privilégiés mobilisés par
les différentes composantes du Mouvement national pour secouer le joug
franco-espagnol et remettre en cause les prétentions théocratiques de la
monarchie.

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2011), Casablanca, Tel quel Médias / Centre Jacques Berque, 2017.
Peupler, c’est dépeupler, ou le pouvoir
de la minorité sur la majorité
James McDougall

Les colonisations sont avant tout – avant leurs dimensions politiques,


linguistiques, culturelles, psychologiques – des processus de déplacement de
populations. En Méditerranée, dès l’Antiquité, le nom de colonie (latin
colonia) désignait une agglomération urbaine et marchande avec son
hinterland d’exploitation agricole, fondée par une population venue d’ailleurs
et qui, tout en s’implantant outre-mer, demeurait liée à son pays d’origine.
Telle est l’histoire antique de Marseille aussi bien que d’Alger ou de Tunis.
Pour les militaires, les hommes politiques et les acteurs commerciaux qui
prônent dès le milieu du XIXe siècle une relance de l’entreprise coloniale de la
France, c’est surtout l’exemple antique qui tient lieu de modèle, ancré dans
un récit historique de « progrès » et de « rayonnement civilisationnel », la
colonie ayant vocation à enrichir et à assimiler ses alentours. À cet imaginaire
colonial pourtant s’ajoutent d’autres réalités. L’implantation d’une population
implique, non pas forcément l’anéantissement, mais l’assujettissement d’une
autre population déjà présente, son expropriation, son exploitation comme
main-d’œuvre corvéable, son refoulement et son exclusion de la cité à bâtir.
Peupler implique aussi, fatalement, dépeupler.
Dans le cas français, comme en Angleterre et plus tard en Italie,
l’idéologie d’un destin impérial prolongeant celui de la Rome antique était
puissante. En Algérie et en Tunisie, provinces romaines dans l’Antiquité, elle
a débouché au début du XXe siècle sur la conception d’une « Afrique latine »
refondée par l’implantation permanente d’une population européenne, définie
comme « blanche » par opposition aux populations musulmanes, arabes et
berbères, et dotée d’une citoyenneté française qui devait durablement exclure
ces dernières, comme « indigènes ». Une telle lecture de l’histoire
civilisationnelle et raciale servait aux partisans de l’ordre colonial d’outil
pour justifier la domination de la population majoritaire par une minorité
démographique. C’est aussi une manière de souder dans un seul bloc
d’intérêts et d’identité une population hétérogène, et d’en faire un
« peuplement colonial ». La France n’étant pas un pays de forte émigration
(contrairement à l’Irlande, la Grande-Bretagne, l’Allemagne ou l’Italie), les
Européens des colonies françaises au Maghreb sont d’origine espagnole,
baléare, maltaise, corse, italienne, grecque… autant sinon plus que française.
Même en Algérie, terre juridiquement « française » depuis 1848, les Français
ne représentent que la moitié des Européens avant 1889, quand la loi accorde
la nationalité française à tout enfant né en Algérie de parents étrangers.
Largement scolarisés et admis à la citoyenneté dès les années 1880, les
Européens du Maghreb sous domination française s’identifient désormais en
communauté par un processus de socialisation que l’on appelle à l’époque
« la fusion des races ». Brièvement tentés par une politique autonomiste vis-
à-vis du gouvernement métropolitain au tournant du siècle, après la Première
Guerre mondiale les Européens en Algérie se voient de plus en plus comme
des « Français d’Algérie », avant de devenir, à la fin de la période coloniale,
les « pieds-noirs ». La colonisation, dans ce cas, n’était pas seulement un
déplacement de population, mais une manière de « faire peuple ».
Ce processus échappe souvent aux intentions des seuls gouvernements
métropolitains. En Algérie, dès les années 1830, il est souvent question des
difficultés qu’il y a à gouverner les « mauvais colons », ceux qui renoncent à
l’agriculture parcellaire et qui se concentrent dans les villes côtières – avec
leurs bars et cabarets, leurs journaux d’opinion et leur vie politique
turbulente – où la population européenne sera majoritaire jusqu’aux années
1930. À l’ouest de l’Algérie, la population espagnole, avec sa propre presse
et même, à Oran, sa corrida, et, à l’est, la population italienne ne deviennent
que lentement françaises, souvent contre la rancœur des « Français de race »
qui affichent leur hostilité à ces « néo-Français » infériorisés. L’attribution,
en 1870, de la citoyenneté française aux communautés juives en territoire
civil algérien, et la possibilité de l’acquérir pour les Juifs tunisiens ou
marocains, suscitera une hostilité bien plus violente, dans l’antisémitisme
prononcé de la politique locale, surtout pendant les années 1890. En Tunisie,
où bien avant le protectorat français une forte population européenne était
établie, la « colonie » italienne sera longtemps plus importante que la
population de nationalité française : pour 24 000 Français en 1901, on
comptait ainsi 71 600 Italiens. Il faudra attendre les années 1930 pour que les
Français en Tunisie dépassent en nombre les Italiens ; en 1936, ils
représenteront à peine plus de la moitié de la population européenne (213 000
au total, dont 108 000 Français).
Dans tous les cas et, bien sûr, contrairement aux États-Unis ou à
l’Australie, le peuplement colonial reste largement minoritaire. La Nouvelle-
Calédonie, où en 1936 il y avait un peu plus de 17 000 Européens et presque
29 000 Mélanésiens, fait figure d’exception dans la proportion européenne de
sa population totale (qui est de 62 000 à l’époque). Il n’y aura jamais en
Algérie plus d’un Européen pour neuf à dix Algériens. Pourtant, dans ces
pays de « colonisation de peuplement », la minorité deviendra prépondérante.
Si en Algérie l’accaparement d’une forme de self-government, surtout à
l’échelle municipale, par les Européens reste exceptionnel, même en Tunisie
et au Maroc, où le protectorat devait, a priori, limiter l’afflux et le poids
politique des colons, la présence européenne devient importante et influente.
Ses intérêts dominent dans le Grand Conseil établi en Tunisie en 1922 (avec
44 délégués pour environ 100 000 Européens contre 18 pour 2,1 millions de
Tunisiens dans une « section indigène » à part) comme dans les municipalités
et la gestion économique au Maroc. Ailleurs dans l’empire français,
l’immigration européenne est beaucoup moins intense. L’Indochine, en 1930,
compte quelque 25 000 Européens, soit 0,1 % de la population totale,
l’Afrique équatoriale française 4 600 Européens. Dans ces pays où le
peuplement colonial est resté non seulement minoritaire mais très faible, il est
toutefois souvent difficile pour l’État, administrateur local ou gouverneur
général, de gérer les revendications et les conflits produits au sein d’une
société plurielle et fortement hiérarchisée. Les commerçants français en
Afrique de l’Ouest (16 000 Européens, soit 0,1 % de la population, en 1930)
clament ainsi leur ressentiment envers leurs concurrents syriens et libanais
(un millier d’émigrants en 1909, presque 6 000 dans toute l’AOF en 1936),
venus eux, dès les années 1920, de pays sous mandat français, donc de
l’intérieur même de l’empire.
Faire place à un peuplement colonial, c’est aussi, inévitablement,
dépeupler. Les pamphlétaires les plus virulents du XIXe siècle parlent
ouvertement d’« extermination », tandis que d’autres plus pragmatiques
suggèrent de soumettre et contenir les « populations guerrières », constituant
aussi et surtout une main-d’œuvre bon marché, à côté desquelles les colons
doivent s’établir. Un certain libéralisme peut justifier, comme le fait
Tocqueville dans les années 1840, la nécessité de la « guerre totale » en pays
colonial. D’autres, saint-simoniens au milieu du XIXe siècle, francs-maçons,
socialistes et communistes plus tard, ont cru pouvoir réussir l’union
fraternelle d’une utopie à venir malgré les différences communautaires et la
hiérarchie raciale. En général, dans l’empire français, la colonisation n’a pas
entraîné la destruction planifiée et quasi totale de populations qui s’est
produite ailleurs, en Tasmanie et en Australie, au Cap, en Namibie, en
Californie par exemple. L’immigration de peuplement, on l’a vu, reste trop
faible pour se substituer aux populations sur place et n’entreprend pas de les
exterminer pour s’emparer de leurs ressources. Elle dépend d’elles, au
contraire, pour faire fonctionner l’économie : les vignobles, les fermes, les
entreprises et les chemins de fer auront besoin de paysans expropriés et de
travailleurs forcés. Pourtant, par les guerres de conquête et la répression des
soulèvements, par les déstructurations parfois massives des circuits
d’échange, des moyens de production et du stockage alimentaire, par les
séquestres, les dépossessions foncières et l’appauvrissement généralisé, la
criminalisation des usages traditionnels des forêts et l’interdiction d’accès
coutumiers aux terrains de parcours ou de cours d’eau – des mesures
fragilisant des sociétés déjà meurtries et traumatisées –, et enfin avec les
épidémies, notamment de typhus et de choléra, et la famine, dont les effets
étaient ainsi démultipliés, l’expérience de la colonisation a été catastrophique.
En Algérie, malgré la difficulté des calculs démographiques, on peut
raisonnablement parler de la perte d’un tiers de la population. Dans d’autres
cas, les violences sans bornes qui ont marqué les débuts de la colonisation ont
laissé de profondes traces, par exemple la guerre livrée contre la résistance du
roi Béhanzin au nord du Dahomey en 1892, ou encore le parcours notoire de
la mission Voulet-Chanoine au Sahel en 1898-1899, parsemé d’atrocités qui
ont fait scandale à l’époque même où elles ont été commises.
Si donc il n’était pas question de dépeuplement par extermination, mais
plutôt par refoulement, cantonnement, et du fait de mesures répressives
d’exception et prétendument « d’urgence » mais qui devaient perdurer
pendant des décennies, la violence n’en a pas été moindre. Et aux moments
où l’ordre colonial a été menacé par l’insurrection, la répression – notamment
en Nouvelle-Calédonie en 1878 et en 1917, en Algérie en 1871 ou en 1945 –
a été spectaculaire, exemplaire, délibérément disproportionnée. La différence,
en situation coloniale, entre la population privilégiée et le peuple subjugué
n’est nulle part plus évidente que dans la différence dans le dénombrement
des morts aux moments de violences. Dès la fin du XIXe siècle, on dispose de
chiffres précis pour les civils européens ou soldats français tués ou blessés
lors des mouvements insurrectionnels, et d’aucune donnée fiable pour
quantifier les pertes en vies humaines, pourtant chaque fois
incontestablement beaucoup plus élevées, du côté « indigène ». Pour la
période de la révolte de 1871 en Algérie par exemple, on sait qu’il y eut
2 686 morts parmi les Européens, dont la moitié succombèrent aux maladies.
Les pertes du côté algérien restent littéralement inchiffrables. Le fait que
certaines vies comptent, et se décomptent, et d’autres beaucoup moins voire
pas du tout, résume ce que fut le fait colonial, pour les différentes populations
qui s’y faisaient face.

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Ranavalona III : reine exilée
Solofo Randrianja

La dernière reine de Madagascar, Ranavalona III, a rarement été libre de


ses mouvements. Le contrôle sur son corps s’est exercé de son vivant comme
après sa mort. Quand elle accède au trône de Madagascar le 13 juillet 1883,
sa situation est délicate. Le rôle de la jeune reine n’est plus en grande partie
que cérémoniel, toutes les décisions politiques importantes étaient le fait de
son époux, le Premier ministre Rainilaiarivony.
Pour corser la situation, son arrivée au trône correspond à l’exacerbation
des velléités expansionnistes européennes. Lors de son intronisation, la jeune
reine affirma dans son discours : « Si quelqu’un veut prendre un morceau de
cette terre, ne serait-ce que de l’épaisseur d’un cheveu, je me mettrai en
avant, comme un homme pour défendre la patrie. »
Encadrée par un protectorat imposé à la suite d’une première guerre
contre la France en 1883-1885, la reine Ranavalona III devait être
l’instrument d’une domination coloniale indirecte. Mais plusieurs révoltes qui
prétendaient recevoir des instructions de la cour ainsi que les pressions d’un
lobby pro-conquête poussent le général Gallieni à une « pacification
militaire » qui aboutit à l’abolition de la royauté et des ordres en 1896, et à
l’exil de la reine. La loi d’annexion du 6 août 1896 transforme alors le
royaume de Madagascar en colonie française.
La première étape de l’exil de la reine est La Réunion. Mais, après un
bref séjour dans l’île, Ranavalona III et sa maison étant jugées trop proches
de Madagascar, en pleine rébellion, La Réunion est délaissée au profit
d’Alger. Avec un personnel de dix personnes, elle s’embarque pour Marseille
où elle arrive le 24 février 1899. Durant la traversée, les instructions étaient
de ne « laisser Ranavalo communiquer aux diverses escales ni avec des
Malgaches ni avec des personnalités de nationalité étrangère ». Pourtant c’est
un personnage bien amoindri que Gallieni a envoyé en exil. Son ordonnance
Alfred Durand la décrit de façon peu reluisante : elle n’arrêtait pas de boire
du rhum « à même la bouteille » dans son palanquin entre Tananarive et
Tamatave, « elle chiquait du tabac de façon disgracieuse ».
À Alger, elle vit chichement. Ce n’est qu’à partir de 1911 que sa pension
annuelle versée par l’État français, qui a confisqué tous ses biens, est
sensiblement augmentée. Elle est autorisée à se rendre à Paris une fois l’an.
Coqueluche d’une société française en mal d’exotisme, elle a séjourné à
Saint-Honoré-les-Bains et à Arcachon, suivie par les journalistes de la presse
people d’alors. Son image oscille entre celle d’une reine d’opérette d’un
pseudo-État facilement défait et celle d’une résistante vaincue.
Le démantèlement d’une société secrète d’étudiants nationalistes aux
alentours de la Première Guerre mondiale ne modifie pas sa situation. Elle
meurt le 23 mai 1917 à l’âge de 55 ans et est enterrée dans le cimetière Saint-
Eugène d’Alger le 25 mai 1917. Sa mort passe pratiquement inaperçue à
Madagascar en dehors de quelques cercles familiaux.
La dernière manipulation dont elle ait été l’objet se déroule en 1938. Si
son exhumation du cimetière Saint-Eugène est qualifiée de cérémonie intime
par La Dépêche algérienne du 25 septembre 1938, la translation de ses
cendres à Tananarive, orchestrée par les autorités coloniales, est l’occasion de
glorifier la générosité des gouvernants.
Pour le gouverneur général Léon Cayla : « S’il est une coutume que la
Grande Île considère comme sacrée, c’est bien celle du retour des morts à la
terre des ancêtres. La France […] donne ainsi aux Malgaches un nouveau
témoignage de sa sollicitude maternelle. Pouvait-elle ne pas répondre à
l’appel de la tradition locale, […] fidèle à son idéal de compréhension
humaine et de fraternité ? »
Côté malgache, l’affluence est considérable. Même l’organe du Parti
communiste de Madagascar, alors très mal en point, n’hésite pas écrire que
« le transfert et la réinhumation solennelle des restes mortels de
Ranavalona III fut un des grands événements marquants de l’histoire de
Madagascar depuis l’occupation française ».
La macabre manipulation était devenue une démonstration de force
contre les mouvements anticolonialistes alors en pleine expansion. Le dernier
rite de passage se transformait en fête politique en l’honneur de la
République.

BIBLIOGRAPHIE

Archives nationales d’outre-mer (ANOM), Fonds Alfred Durand, 61APC.


FrédéricGARAN, « L’exil de Ranavalona III ou la construction de l’image
d’une reine d’opérette », colloque international « Exil, genre et famille au
e
XIX siècle », 5-7 septembre 2019, Reims.
Édouard RALAIMIHAOTRA, Histoire de Madagascar, Tananarive, Société
malgache d’édition, 1976.
L’archipel du bagne
Jean-Lucien Sanchez

Pour bâtir une partie de son empire colonial, la France a eu recours à la


colonisation pénitentiaire qui consistait à développer un territoire en utilisant
des condamnés. L’objectif était de pourvoir certaines colonies en main-
d’œuvre, notamment à la suite de l’abolition de l’esclavage en 1848, afin d’y
réaliser les infrastructures nécessaires à l’installation de futurs colons libres.
Ce modèle a affecté une grande partie de l’empire colonial français en
particulier à partir du XIXe siècle, même si la France l’a employé dès le
e
XVI siècle. Il a été alimenté selon les époques par des insurgés, des
condamnés aux travaux forcés ou des délinquants récidivistes issus de la
métropole et des colonies.
La loi du 8 juin 1850 instaure la déportation simple ou en enceinte
fortifiée et désigne les îles Marquises comme lieu de destination. Puis c’est la
Nouvelle-Calédonie qui reçoit à partir de 1872 les déportés, notamment le
cheikh el-Mokrani accompagné de 100 insurgés kabyles, suivis de près par
4 150 insurgés de la Commune. La Guyane en reçoit également à partir de
1895, notamment le capitaine Alfred Dreyfus de 1895 à 1899.
La loi du 30 mai 1854 sur l’exécution de la peine des travaux forcés, dite
loi sur la transportation, déplace les lieux d’exécution de cette peine (c’est-à-
dire les bagnes portuaires de Brest, Toulon et Rochefort) en Guyane. Tout
d’abord orientée à l’est, la colonisation pénitentiaire gagne rapidement l’ouest
de ce territoire avec la création en 1857 de la ville de Saint-Laurent-du-
Maroni. Mais les forçats y sont confrontés à un taux de mortalité très élevé dû
à l’insalubrité de leurs camps et aux maladies qui les frappent durement.
Beaucoup s’évadent pour éviter les épidémies de fièvre jaune et de
paludisme. Les mises en concession agricole ainsi que les mariages donnent
de maigres résultats. Entre 1852 et 1866, sur 17 017 transportés envoyés en
Guyane (dont 212 femmes), 6 806 décèdent (soit 40 % de l’effectif total) et
809 s’évadent (soit plus de 4 %). La colonie de peuplement projetée inspirée
du modèle australien est un échec et les forçats européens sont réorientés à
partir de 1864 vers la Nouvelle-Calédonie. Seuls les transportés coloniaux
continuent d’être envoyés en Guyane afin de ne pas totalement la
désorganiser économiquement. Puis la loi du 27 mai 1885 sur la relégation
des récidivistes entraîne à son tour l’envoi de délinquants multirécidivistes,
coupables essentiellement de délits de vol, dans les bagnes coloniaux de
Guyane et de Nouvelle-Calédonie. En tout, plus de 70 000 transportés et
relégués ont été envoyés en Guyane de 1852 à 1938 et plus de 25 000 en
Nouvelle-Calédonie de 1864 à 1931. Beaucoup parmi eux sont issus de
l’empire, principalement de l’Algérie. La Nouvelle-Calédonie accueille ainsi
3 681 forçats originaires d’Algérie (soit plus de 14 %). Quant à la Guyane,
elle accueille, de 1852 à 1881, 2 081 forçats d’origine africaine, asiatique ou
polynésienne (soit 9 %) auxquels il faut ajouter 687 réclusionnaires coloniaux
issus de Martinique, Guadeloupe et Guyane (soit 3 %). S’ils permettaient de
débarrasser la métropole d’une partie de sa criminalité, les bagnes coloniaux
permettaient aussi d’en débarrasser une partie de ses colonies au moyen de
transferts de population importants au sein de l’empire. En Indochine, la
main-d’œuvre des forçats, qui représente plus de 70 000 individus de 1913 à
1941, a également servi à la réalisation de travaux publics, notamment dans
la colonie pénitentiaire de l’île de Poulo Condore créée en 1862 au large de
Saïgon.
Si l’Algérie n’a pas été désignée comme terre d’accueil des forçats, c’est
parce que l’on craignait que sa proximité de la métropole ne favorise les
évasions. Ce qui n’a toutefois pas empêché que ce territoire accueille, de
1830 à 1962, 600 000 à 800 000 soldats indisciplinés de l’armée française. Le
« bagne de Biribi », qui s’étendait également à la Tunisie et au Maroc, était
constitué de l’agrégation de plusieurs structures disciplinaires : compagnies
de discipline des corps des fusiliers et des pionniers, sections disciplinaires de
la marine et sections d’exclus de l’armée. À cet ensemble s’ajoutaient des
prisons et pénitenciers militaires ainsi que des ateliers de travaux publics
accueillant des soldats condamnés par des conseils de guerre. À l’issue de
leur peine, la plupart intégraient le corps des bataillons d’infanterie légère
d’Afrique et ceux considérés comme indisciplinés, les compagnies
disciplinaires coloniales. L’enjeu était ici encore de permettre à la colonie de
disposer d’une main-d’œuvre destinée à favoriser son développement
économique.

BIBLIOGRAPHIE

Louis-José BARBANÇON, L’Archipel des forçats. Histoire du bagne de


Nouvelle-Calédonie, 1863-1931, Lille, Presses universitaires du Septentrion,
2003.
Dominique KALIFA, Biribi. Les bagnes coloniaux de l’armée française,
Paris, Perrin, 2009.
Jean-Lucien SANCHEZ, À perpétuité. Relégués au bagne de Guyane, Paris,
Vendémiaire, 2013.
Touristes conquérants
Habib Kazdaghli et Colette Zytnicki

Au début du XXe siècle, au moment même où le tourisme se développe en


Europe, les puissances impériales cherchent à le développer dans les
colonies. Les érudits rassemblés dans les sociétés savantes locales, tout
comme les guides touristiques, entre autres, contribuent à sélectionner les
sites destinés aux voyageurs. Ces sites sont soit archéologiques et historiques,
soit naturels. Les deux font l’objet de politiques, par exemple avec la loi
patrimoniale marocaine de 1912 visant à sauvegarder et, éventuellement,
restaurer les monuments historiques, ou la création de parcs nationaux dans
les savanes et forêts africaines. La culture des peuples dominés devient aussi
un atout touristique, comme l’urbanisme des villes du Maghreb, le patrimoine
religieux (Angkor Vat), l’artisanat (l’art « dogon » en Afrique) ou des
activités artistiques. Le tourisme sexuel (comme à Biskra, en Algérie) joue
aussi un rôle important.
Le tourisme a tout d’abord été, comme dans les métropoles, le résultat
d’initiatives privées (hôteliers, sociétés de randonneurs, comme le Touring
Club présent au Maghreb ou dans le Congo belge), d’amateurs d’histoire
locale, regroupés dans des syndicats d’initiative par exemple.
L’administration coloniale commence à s’y intéresser dès avant 1914 et
surtout après la Première Guerre mondiale en créant des structures destinées à
faire connaître les lieux touristiques et à développer l’activité. Le tourisme
devient un instrument de propagande, célébrant « l’œuvre coloniale ». Il est
aussi envisagé comme une ressource économique, s’ajoutant à l’exploitation
des ressources naturelles des territoires colonisés. À ces divers titres, le
tourisme pratiqué dans les colonies devient l’un des outils de la domination
coloniale.
Le développement du tourisme dans les colonies est lié à la création des
compagnies de transport maritime, telle la Compagnie générale. Les
compagnies mettent au point des circuits intercontinentaux entre les grandes
métropoles européennes et les colonies. Certaines, comme la Transat, créent
même un réseau hôtelier à travers une filiale, « La société des voyages et
hôtels nord-africains », qui compte une vingtaine d’hôtels au Maghreb,
depuis l’établissement de luxe jusqu’au simple relais sur la piste saharienne.
Jusque dans les années 1950, le tourisme reste une activité réservée à une
élite disposant de suffisamment de temps et de moyens pour s’y consacrer :
les « hiverneurs », ces riches voyageurs peuplant les hôtels d’Alger ou de
Tunis durant la saison froide ; les administrateurs et les colons allant se
reposer dans les stations d’altitude durant la saison chaude, comme à Dalat en
Indochine. La volonté de diversifier le public dans l’entre-deux-guerres se
heurte dès la fin des années 1930 à la crise qui prive le tourisme d’une grande
partie de sa clientèle. Plus que dans les métropoles, le tourisme colonial est
resté une activité élitiste. Les flux de touristes ne dépassent pas, par exemple,
quelques dizaines de milliers de voyageurs par an en Algérie et en Tunisie
(d’après l’Office du tourisme tunisien, jusqu’à l’indépendance du pays en
1956, le nombre variera entre 50 000 et 60 000 visiteurs, français pour
l’écrasante majorité, suivis des Italiens et des Britanniques).
Ce tourisme s’adresse évidemment à une clientèle extérieure à la colonie,
mais pas uniquement. Les parcs nationaux créés depuis 1921 en Algérie, tout
comme les stations de sports d’hiver ou les stations d’altitude, sont destinés à
la récréation, mais aussi à la « régénération » des colons. Le tourisme
reproduit à sa manière les structures sociales coloniales. La participation des
colonisés se réduit le plus souvent à des fonctions subalternes. Les colonisés
sont recrutés comme guides touristiques ou domestiques (ils sont plus
rarement propriétaires) des hôtels tandis qu’une très mince élite se mêle aux
touristes dans les hôtels et sur les plages.
Même si les guerres d’indépendance ont, un temps, fait passer le tourisme
colonial au second plan, quelques États (Maroc, Indonésie et Tunisie)
prolongeront certaines formes héritées de la période coloniale et parfois
même de l’imaginaire des peuples et de leurs cultures forgé à cette période.

BIBLIOGRAPHIE

Éric JENNINGS, À la cure, les coloniaux ! Thermalisme, climatisme et


colonisation française, 1830-1962 (2006), Rennes, Presses universitaires de
Rennes, 2011.
Colette ZYTNICKI, Algérie terre de tourisme. Histoire d’un loisir colonial,
Paris, Vendémiaire, 2016.
— et Habib KAZDAGHLI, Le Tourisme dans l’empire français. Politiques,
pratiques et imaginaires (XIXe-XXe siècles), Paris, Société française d’histoire
des outre-mers, 2009.
Éducation et santé : propagande et
réalités
Marie-Albane de Suremain et Claire Fredj

Dans le discours colonial, éduquer et soigner constituent deux fleurons de


la « mission civilisatrice » : quoi de plus pertinent en effet qu’une telle œuvre
pour justifier l’entreprise coloniale ? Cependant, la répétition de ces formules
a un caractère incantatoire et il y a loin des annonces aux réalisations : plutôt
que d’être essentiellement au service des sociétés, éducation et soins sont
aussi des leviers pour l’instauration et la perpétuation d’une forme de
domination coloniale.
Auréolée de l’héritage des Lumières, la France « institutrice des
peuples » ignore, au mieux, les réseaux d’éducation déjà en place et, au pire,
les détruit, telles les écoles vietnamiennes en Cochinchine, remplacées par
des écoles franco-annamites, ou les médersas en Algérie, ce qui conduit à un
plus grand analphabétisme des populations algériennes musulmanes dans la
seconde moitié du XIXe siècle. L’image de la table rase est encore plus
puissante en Afrique subsaharienne ou à Madagascar. Quand les réseaux
d’éducation locaux ne sont pas ignorés, ils sont pris en main par les autorités
coloniales, qui craignent la concurrence d’une élite lettrée, comme en Annam
ou au Tonkin.
Les investissements éducatifs restent extrêmement limités et l’école, qui
n’est pas obligatoire comme en métropole, est essentiellement à la charge des
missionnaires en Afrique subsaharienne et à Madagascar, ce qui représente
une économie pour le budget de la colonie. Bien que l’Algérie soit organisée
en départements français, la gratuité et l’obligation scolaires ne concernent
pas les « indigènes ». Ceux-ci sont très peu nombreux dans les écoles des
communes mixtes fréquentées par des Européens et c’est un enseignement
plus pratique et très limité qui est mis en place dans les communes indigènes.
Il ne concerne qu’un petit nombre d’élèves : en 1889-1890, sur un peu plus
de 500 000 enfants en âge scolaire, environ 11 000 fréquentent une école.
Il n’est pas non plus question de faire de l’école un outil d’assimilation à
la culture française. À l’exception des écoles destinées principalement à des
enfants d’Européens ou à de rares colonisés bénéficiant du statut de citoyen,
la formule « nos ancêtres les Gaulois » n’a pas été inculquée en Asie ou en
Afrique. L’objectif est plutôt de dispenser une éducation minimale très
pratique, qui forme la main-d’œuvre, essentiellement agricole, dont la
colonisation a besoin, complétée par quelques employés. Ainsi en AOF en
1903, le réseau scolaire est organisé en écoles de village pour les
« indigènes ». Les bases du français et du calcul y sont enseignées et une
formation pratique y est dispensée, agricole pour les garçons, ménagère pour
les filles. À un échelon supérieur, des écoles régionales préparent un nombre
réduit d’élèves au certificat d’études primaires élémentaires. Les
écoles urbaines, accueillant surtout des enfants d’Européens, suivent, elles,
les programmes métropolitains et vont jusqu’au certificat d’études. Une école
normale est fondée en 1903 à Saint-Louis du Sénégal, transférée à Gorée en
1913, et devient l’école William-Ponty en 1915. Elle s’adresse surtout aux
enfants des élites « indigènes », pour former des instituteurs, des interprètes
et quelques employés d’administration. Les anciens de Ponty joueront un rôle
essentiel dans la vie politique et scientifique de l’Afrique francophone. Il faut
cependant attendre 1938 pour la création d’une école normale de filles à
Rufisque, destinée à former des « évoluées » qui pourront œuvrer à la
« mission civilisatrice » et être de bonnes compagnes pour les élites
africaines.
L’adaptation de l’enseignement aux réalités coloniales est un leitmotiv
particulièrement repris par Georges Hardy, le directeur de l’Instruction
publique en AOF (1912-1919), puis directeur de l’École coloniale (1926-
1933). Cette différenciation scolaire contribue à maintenir l’inégalité
fondamentale de la situation coloniale. Le livre de lecture courante Moussa et
Gigla de Louis Sonolet, édité à de nombreuses reprises à partir de 1916, est
une réplique en AOF du Tour de la France par deux enfants de G. Bruno,
pour que les élèves connaissent et aiment leurs « petites patries ». La France
est présentée comme la plus grande patrie, garante de la paix et porteuse de la
civilisation mettant un terme aux tribulations de l’histoire précoloniale locale.
Ce refus de développer des structures d’enseignement ambitieuses dans
les colonies manifeste la crainte exprimée de manière récurrente, aussi bien
en Afrique qu’en Asie, de constituer un groupe de colonisés éduqués, ne
trouvant pas à s’employer à la hauteur de leurs qualifications et ainsi
déclassés. La finalité de l’œuvre scolaire coloniale n’est donc pas d’apporter
les « lumières » émancipatrices de la connaissance aux colonisés. Une telle
approche est perçue comme dangereuse aussi bien par les autorités coloniales
que par les sociétés coloniales dans leur majorité. Elle serait en effet
susceptible de remettre en question la situation coloniale et ses structures
inégalitaires. Il est encore moins question de faire des colonisés des citoyens,
à l’instar d’une école républicaine métropolitaine. En Algérie, de nombreux
colons souhaitent que le produit des impôts, largement prélevé sur les
Algériens musulmans, serve d’abord à financer les écoles pour les enfants des
Européens, même si certains recteurs souhaiteraient une éducation de
meilleure qualité.
Afin de justifier une telle réticence sans en expliciter les motifs
politiques, c’est l’éducabilité même des « indigènes » qui est mise en doute,
préjugé raciste qui assure la perpétuation de la domination coloniale et
repousse à un avenir toujours plus lointain l’émancipation de populations
considérées comme arriérées ou encore dans l’enfance. Pourtant, les jeunes
élites « indigènes », telles que les Algériens musulmans, les « Jeunes
Tunisiens », les élites annamites ou les « évolués » africains, expriment de
plus en plus la volonté de bénéficier d’une éducation de qualité, sur fond de
développement des mouvements nationalistes, après la Première Guerre
mondiale notamment. Leur aspiration aux mêmes droits politiques que les
citoyens s’enracine dans le désir d’avoir accès à la même école. Elles ne sont
que peu satisfaites avant la Seconde Guerre mondiale, d’autant que les
budgets dédiés à l’éducation sont réduits en raison de la crise économique.
Bien que les politiques éducatives et de santé soient présentées comme
des fleurons de la « mission civilisatrice », elles restent largement sous-
dotées. La faiblesse des moyens affectés à l’instruction scolaire dans la
majeure partie de l’empire colonial français explique en partie la manière
dont s’organisent les soins dans la plupart des colonies africaines et
asiatiques. Médecins et administrateurs coloniaux présentent, tout au long des
décennies, la médecine « occidentale », « scientifique », opposée aux
« médecines traditionnelles », comme un agent de progrès et d’amélioration
du bien-être des individus et des sociétés, vecteur d’une acceptation plus
large de la loi coloniale. Cependant, les soins sont d’abord destinés aux
troupes et aux colons, décimés par des maladies diverses qui amènent à
douter de la possibilité d’une acclimatation des Européens aux tropiques. Ces
maladies n’empêchent pas les conquêtes coloniales, d’autant plus qu’entre les
années 1830 et le début du XXe siècle, la mortalité des Européens dans les
colonies d’Asie et d’Afrique chute considérablement. Cette baisse est d’abord
due à des mesures comme le déplacement des troupes sur les hautes terres, la
surveillance de l’eau, le drainage des marais, mais aussi à l’usage de la
quinine contre le paludisme et à la diffusion de la vaccination contre la
variole.
Avec l’émergence de la médecine pastorienne dans les années 1880, les
grandes puissances européennes espèrent pouvoir s’attaquer aux vagues
endémo-épidémiques qui touchent leurs colonies. La « médecine tropicale »
se développe notamment dans les instituts Pasteur qui essaiment dans
l’empire à partir de 1890. Ces établissements, lieux d’étude,
d’expérimentation et de fabrication de vaccins, inspirent les politiques
sanitaires de différentes colonies, proposant des programmes de lutte contre
les différents vecteurs de maladies, le moustique pour le paludisme ou la
fièvre jaune, la mouche tsé-tsé pour la trypanosomiase (maladie du
sommeil), etc.
Les populations rurales, souvent disséminées sur de vastes territoires
difficilement accessibles, demeurent longtemps en dehors de l’orbite
médicale française, ce que les administrations coloniales tentent d’améliorer
avec la mise en place de l’Assistance médicale indigène (AMI), organisée à
Madagascar à partir de 1895 et qui sert de modèle à d’autres colonies. Si la
rhétorique d’une France généreuse apportant les lumières de la médecine aux
indigènes demeure, ce projet a un but pratique : préserver un nombre
suffisant de travailleurs en bonne santé pour mettre en valeur les territoires
colonisés. Cela passe par l’organisation d’un service médical centré sur les
soins aux « indigènes » ainsi que par des programmes de lutte contre les
épidémies et d’encadrement des mères par la médicalisation de la naissance
afin de lutter contre la mortalité infantile. L’accent est avant tout mis sur la
prévention. Il s’agit d’organiser le territoire autour de lieux de soins de taille
modeste, comme les dispensaires ou les « infirmeries indigènes », et de faire
en sorte que des médecins quadrillent les campagnes dans leurs tournées.
La connaissance toujours plus étendue que les médecins ont des maladies
oriente la prévention. Certaines sont combattues en priorité : le paludisme en
Algérie ou en Indochine, la fièvre jaune sur la côte sénégalaise, la peste à
Madagascar, la maladie du sommeil en AEF… Tous les programmes de lutte
n’ont pas les mêmes caractéristiques, plusieurs usent de la coercition pour
que les populations indigènes en appliquent les mesures. À partir de la fin des
années 1940, à côté de la coercition, les autorités coloniales recherchent aussi
la fabrique du consentement dans une période porteuse d’un effort inédit
d’éducation sanitaire vis-à-vis de populations que le colonisateur doit
désormais considérer de plus en plus comme des individus citoyens dont il
faut obtenir l’assentiment.
Les relations entre médecin colonial et patient colonisé sont difficiles à
connaître. Au XIXe siècle, la vaccination antivariolique se heurte à de
nombreux obstacles, mais il est parfois difficile de faire la part, dans la
résistance des indigènes, entre l’opposition à l’occupant et les déconvenues
nées des malfaçons du vaccin. Cela ne signifie pas que toutes les propositions
de soins soient refusées : en général, les médicaments ingérés sont mal perçus
alors que les traitements externes et les soins chirurgicaux sont plus
facilement acceptés.
La médecine « occidentale », cependant, s’inscrit dans des contextes
médicaux très variés et les médecins européens ne forment qu’un élément de
l’offre médicale. Il est en effet impossible d’empêcher les populations
d’utiliser leur propre système de santé. Surtout, les moyens manquent pour
multiplier les médecins métropolitains ou formés à l’occidentale : militaires
et civils, hommes surtout mais aussi femmes, laïcs ou missionnaires, des
soignants arrivent de métropole, trop peu nombreux cependant. Il faut donc
former sur place des praticiens indigènes dont le rôle est surtout de vacciner
et de vulgariser des notions d’hygiène élémentaires. Dans différents
territoires (Algérie, Madagascar, Indochine, AOF), quelques écoles forment
des praticiens indigènes, auxiliaires autochtones surtout destinés à exercer en
zone rurale. Les lieux de formation sont rares, aussi parce que la scolarisation
demeure limitée, pour les hommes et, plus encore, les femmes. Les autorités
coloniales cherchent donc à former, dans quelques établissements, des sages-
femmes et des infirmières indigènes.
Le manque de soignants et de moyens caractérise la médecine dans les
colonies, du moins en ce qui concerne le traitement des populations
indigènes. Malgré la densification des structures médicales et hospitalières
dans l’entre-deux-guerres, celles-ci demeurent très en deçà des besoins. Les
grands programmes de lutte contribuent cependant à réduire la présence de
certaines endémo-épidémies dont l’extension est également due à l’économie
coloniale (irrigation, défrichements, etc.). Comme en Europe, dans des
formes évidemment différentes du fait de la « situation coloniale » et de
l’indigénat, la médecine promeut le contrôle social, encore faut-il noter que le
pouvoir colonial n’a pas toujours les moyens des politiques qu’il affiche et
que le patient, dans les colonies, n’est pas un sujet passif.
Les pratiques éducatives et celles liées aux soins se sont développées à la
croisée d’engagements individuels, parfois passionnés, et de stratégies
coloniales, souvent plus cyniques. Elles ont été l’occasion d’interactions
complexes entre colonisateurs et colonisés, dans une situation demeurée
inégale.

BIBLIOGRAPHIE

Collectif, « L’enseignement dans l’empire colonial français », Histoire de


l’éducation, no 128, 2010/4.
Céline LABRUNE-BADIANE et Étienne SMITH, Les Hussards noirs de la
colonie. Instituteurs africains et « petites patries » en AOF (1913-1960),
Paris, Karthala, 2018.
Guillaume LACHENAL, Le Médecin qui voulut être roi. Sur les traces d’une
utopie coloniale, Paris, Éditions du Seuil, 2017.
Laurence MONNAIS-ROUSSELOT, Médecine et colonisation. L’aventure
indochinoise, 1860-1939, Paris, CNRS éditions, 1999.
Carole REYNAUD-PALIGOT, L’École aux colonies. Entre mission civilisatrice
et racialisation, 1816 1940, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2020.
Aoua Keïta : sage-femme et militante
Pascale Barthélémy

Sage-femme diplômée de l’École de médecine de l’Afrique occidentale


française (AOF) en 1931, Aoua Keïta fait partie des premières générations de
jeunes filles scolarisées dans les écoles coloniales. Produit de la « mission
civilisatrice », formée pour devenir un agent subalterne de la médicalisation
de la maternité, elle raconte dans ses mémoires – publiés en 1975 chez
Présence africaine – une vie exceptionnelle et passionnante, celle d’une
« figure de l’entre-deux » au temps de la colonisation. Comme sage-femme,
elle recourt aux techniques médicales dites « modernes » qu’elle a apprises à
Dakar, mais aussi aux méthodes plus familières des femmes qu’elle prend en
charge, adopte le mode de vie des « évolués » tout en combattant
l’administration française, accepte d’être assignée à des rôles « féminins »
mais bouscule les normes de genre en revendiquant de nouveaux droits pour
les femmes.
Née en 1912 à Bamako, Aoua Keïta est envoyée à l’école par son père,
originaire de Guinée, ancien tirailleur reconverti comme agent d’hygiène de
l’administration coloniale. En 1923, elle intègre l’unique classe de filles du
Foyer des métisses qui vient d’ouvrir à Bamako, la capitale du Soudan
français (actuel Mali). Ce foyer géré par l’administration accueille des
enfants issus des relations entre les colons blancs et les femmes maliennes,
mais aussi des élèves noires, orientées vers les métiers de sage-femme ou
d’infirmière-visiteuse, seules professions alors accessibles aux filles en AOF.
Après avoir obtenu son certificat d’études primaires en 1928, Aoua Keïta
réussit le concours de la section « sages-femmes » de l’École de médecine
qui a ouvert en 1918 à Dakar. Cette « grande école » recrute une vingtaine
d’élèves par an dans tous les territoires de la fédération : 633 jeunes filles
obtiennent leur diplôme entre 1921 et la fermeture de l’établissement en
1957. La volonté de former des sages-femmes africaines répond à plusieurs
objectifs d’ordre démographique, économique et politique. Les autorités
coloniales veulent leur confier la responsabilité de la surveillance des
grossesses, de l’accouchement et des soins aux nouveau-nés afin de réduire
les taux de mortalité maternelle et infantile. En trois ans, en internat, ces
jeunes filles âgées de 15 à 20 ans sont formées pour devenir les premières
auxiliaires de santé africaines, chargées de diffuser de nouveaux principes en
matière d’hygiène, d’accouchement et de prise en charge des nouveau-nés.
Après l’obtention de son diplôme, Aoua Keïta est affectée au nord du
Mali, dans la ville de Gao, loin de sa famille et de la capitale. Elle a 19 ans,
n’est pas mariée et devient, selon ses propres mots, « la seule jeune fille
émancipée » de la ville. Certains de ses compatriotes l’appellent
« toubabesse », pour stigmatiser son éducation et son mode de vie
« occidental » (mobilier de style européen, repas pris dans de la vaisselle
occidentale, linge brodé). Vêtue de son uniforme de sage-femme, elle
appartient au monde des « évolués », qui rassemble des employés, des
enseignantes ou enseignants et du personnel de santé formés dans les écoles
françaises. Mais, du fait de son métier, elle tisse avec les femmes des
relations de confiance. Au quotidien, écrit-elle, « il fallait dépister les femmes
enceintes qui, rechignant à toute méthode occidentale, se cachaient » ou
« faisaient tout pour ne pas se montrer ». Elle raconte qu’elle organise son
emploi du temps de manière à faire alterner consultations et visites à
domicile. Elle va voir les femmes dans les premières heures de la matinée
puis travaille au dispensaire où elle assure les consultations prénatales et
gynécologiques, ainsi que l’examen des nourrissons. Ses succès lors des
accouchements difficiles forgent sa réputation et la rendent très populaire.
À la fin des années 1930, aux côtés de son mari médecin, qu’elle a épousé en
1935 et dont elle n’a pas d’enfant, elle mêle activité professionnelle,
engagement syndical et politique. Dans les différentes villes du Soudan
français où elle est affectée, à Kayes (1946), Niono (1946-1949), Kokry
(1949), Markala (1950), puis à nouveau Gao, elle diffuse auprès des femmes
les mots d’ordre du Rassemblement démocratique africain (RDA), principal
parti d’opposition à l’administration coloniale après la Seconde Guerre
mondiale. Forte des succès électoraux de son parti, elle fonde avec d’autres
en 1956 le Comité des femmes travailleuses puis l’Union des femmes du
Soudan. Elle représente aussi son pays dans les réunions de la Fédération
syndicale mondiale (FSM) et de la Fédération démocratique internationale
des femmes (FDIF). Élue députée en 1959, elle est aujourd’hui une référence
en matière de lutte pour l’indépendance et un modèle pour les associations
féminines et féministes africaines. C’est entre Brazzaville et la petite ville
française de Montmorillon qu’elle rédigea ses mémoires, récit exceptionnel
qui mêle l’histoire de son enfance au Mali, de son métier et de son
engagement politique.

BIBLIOGRAPHIE

Pascale BARTHÉLÉMY, Africaines et diplômées à l’époque coloniale (1918-


1957), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010.
— et Ophélie RILLON, « Aoua Keïta (1912-1980) », in Jean-Numa Ducange,
Razmig Keucheyan et Stéphanie Roza (dir.), Histoire globale des
socialismes. XIXe-XXIe siècle, Paris, PUF, 2021, p. 905-913.
Aoua KEÏTA, Femme d’Afrique. La vie d’Aoua Keïta racontée par elle-
même, Paris, Présence africaine, 1975.
Comment maintenir l’ordre
Martin Thomas

Il n’y a jamais eu dans l’empire colonial français une force de police


unique, mais plusieurs. Au début du XXe siècle, dans les anciennes
dépendances des Antilles, ainsi que dans les grandes villes d’Afrique du Nord
et d’Indochine française, où dominaient les colons, la police en uniforme et
les bureaux de la Sûreté ressemblaient à leurs homologues métropolitains.
Les transferts de personnel entre ces divers corps étaient fréquents. Les
routines de travail au sein des unités de police urbaine étaient, dans
l’ensemble, comparables. Mais, une fois qu’on pénétrait plus profond dans
l’arrière-pays colonial, les policiers étaient de moins en moins nombreux.
D’autres personnes exécutaient à leur place le travail de police et de sécurité.
C’est dans ces territoires que le maintien de l’ordre était le plus ouvertement
colonial. Son but premier n’était pas de protéger les individus, et encore
moins de défendre les colonisés, mais de préserver l’ordre social. Gendarmes
ruraux, troupes de garnison et agents des services de renseignement, mais
aussi surveillants des plantations, des exploitations agricoles et des travaux
publics, et enfin gardiens des terres et des biens – des gardes champêtres et
gardes forestiers aux régisseurs de domaines et vigiles des mines –, tous
œuvraient à la préservation des hiérarchies raciales de l’empire et au maintien
des rythmes de l’activité économique coloniale.
Dans les colonies d’Afrique subsaharienne conquises par l’empire
français entre les années 1850 et 1890, et dans les territoires sous mandat de
la Syrie, du Liban et du Cameroun acquis au lendemain de la Première
Guerre mondiale, l’organisation policière s’appuyait sur des pratiques
préexistantes de gestion communautaire. Notables religieux, anciens du
village et traditions juridiques locales étaient mis au service des forces de
police coloniales et des règles qu’elles appliquaient. Ici comme ailleurs, au
sommet de la hiérarchie policière se trouvaient des « étrangers » : des
hommes européens, pour la plupart d’âge moyen, et généralement incapables
de parler les langues locales. Quant aux forces de police coloniales qu’ils
dirigeaient, elles avaient un caractère nettement autochtone. Non seulement
elles dépendaient des élites locales en matière d’information, de traduction et
de soutien administratif, mais elles étaient également composées en grande
partie de recrues non françaises, généralement d’anciens militaires issus des
unités de l’armée coloniale. Les effectifs de la police étaient – et sont
toujours – difficiles à calculer. D’une part, en terrain colonial, il n’y a jamais
eu de distinction claire entre police civile et contrôle militaire. D’autre part, le
travail de police allait d’enquêtes formelles sur des crimes au « maintien de la
paix » dans les villes, les villages, les exploitations agricoles et les usines,
ainsi qu’entre les diverses communautés locales. La seule statistique sur
laquelle s’accordaient les responsables de police était que les effectifs
s’avéraient toujours insuffisants.
Comme l’indiquent ces observations préliminaires, l’étude du maintien de
l’ordre par une police coloniale n’est pas une tâche aisée. De quel « ordre »
s’agissait-il et au service de quelles entités ? D’un ordre colonial, d’un ordre
local ou d’une série d’ordres multiples variant dans l’espace et dans le temps,
et aussi en fonction du contexte culturel et juridique ? Qu’impliquait au juste
son maintien : la poursuite des délits, la punition des déviances sociales, la
prévention de menaces organisées contre le colonialisme lui-même ? Qui
statuait sur ces processus et comment ? Et si l’on parle de « police », de qui et
de quoi s’agissait-il au juste ? Il n’y a jamais eu, insistons-y, une seule force
de police coloniale française. Si les corps de police coloniaux étaient très
majoritairement masculins, ils étaient en revanche ethniquement mixtes et
culturellement hybrides. Les rangs de la police étaient peuplés d’anciens
militaires, souvent issus de minorités ethniques ou de groupes sociaux
particuliers, ce qui signifiait entre autres que les policiers coloniaux étaient
généralement plus âgés que les conscrits de l’armée. Dans certaines localités,
le personnel de police demeurait invisible la plupart du temps ; dans d’autres,
sa présence était ostentatoire, constante et oppressive. Elle coexistait avec les
diverses économies morales des sociétés coloniales, au sein desquelles
prévalaient des codes régissant l’honneur familial, les normes de genre, les
responsabilités des adultes et les obligations filiales, les coutumes
matrimoniales, les règles de succession et la plupart des interactions
publiques, le tout échappant généralement au regard des autorités étatiques.
Aucune de ces normes culturelles n’était facile à comprendre pour les
services de police, qui ne pouvaient guère les remettre en cause, pas plus que
les faire respecter. Contraints par la pénurie de moyens, d’effectifs et
d’informations, les administrateurs coloniaux appuyaient leur gouvernance
sur une multitude de dispositifs institutionnels et juridiques précoloniaux.
Dans nombre de sociétés coloniales, l’indistinction relative entre autorité
religieuse, légitimité politique et structures juridiques compliquait les choses.
Il était d’autant plus difficile d’imposer l’autorité coloniale – ou l’autorité
policière – dans des contextes où le pouvoir politique, les interactions
culturelles et l’identité sociale étaient liés à l’appartenance à des
communautés ethno-religieuses distinctes.
La frontière entre police et « forces de sécurité » était également floue.
Troupes de marine, garnisons de la Coloniale et de l’armée d’Afrique,
régiments de la Légion étrangère, gendarmerie et garde républicaine mobile,
sans parler des forces paramilitaires recrutées localement et des groupes
d’« autodéfense » villageoise, tous effectuaient un travail de « police ». Les
militaires réprimaient l’opposition organisée, mais accomplissaient également
des tâches quotidiennes de maintien de l’ordre allant des patrouillages
communautaires à la collecte d’impôts. Certaines régions, comme les
territoires sahariens et le Tchad, sont restées sous administration militaire de
manière permanente. Dans d’autres, les situations d’état de siège pouvaient
durer des années, comme dans certaines zones de l’Algérie et dans une
grande partie du protectorat marocain au cours des années 1910 et 1920. Plus
généralement, les jugements sévères et expéditifs et les punitions arbitraires
impliqués par le régime de l’indigénat en vigueur dans toute l’Afrique
subsaharienne et en Indochine à partir des années 1880 ne faisaient que
renforcer le caractère répressif de la police locale et la probabilité de
corruption et d’abus.
Comme le suggèrent ces observations, la conceptualisation du travail de
police en contexte colonial nous oblige à dissocier les caractéristiques
constitutives du colonialisme – pluralisme juridique, exigences économiques,
hiérarchies sociales et régimes de discrimination – de toute idée de « maintien
de l’ordre » en tant que forme de protection de la collectivité. Commençons
par examiner ce que nous pourrions considérer comme un type
d’impérialisme « classique ».
Au début de la grande vague de colonisation européenne, les agents
paramilitaires de la police coloniale participaient aux opérations militaires
chaque fois que le besoin s’en faisait sentir. À partir du début des années
1900, c’est souvent l’inverse qui s’est produit, des soldats complétant les
effectifs de la police coloniale pour étouffer la dissidence en Algérie et au
Viêt Nam, par exemple. Il n’est pas exagéré de parler pour cette période
d’une transition de l’occupation militaire impériale à un système de police
impérial militarisé. Ces nouveaux « gardiens de l’empire » consacraient
désormais l’essentiel de leur énergie à réprimer les désordres internes et à
imposer, puis protéger, des frontières au tracé plutôt flou. Parallèlement se
développaient des services de police spécialisés qui s’appuyaient souvent sur
les logiques disciplinaires assurées par des formes organisationnelles et des
pratiques culturelles préexistantes sous l’égide des hiérarchies villageoises et
des autorités religieuses. Les premiers services de police coloniaux étaient à
la fois militarisés et très ancrés dans le local. Cette hybridation passait par
l’introduction dans les principaux centres urbains et comptoirs commerciaux
de l’empire colonial de corps de police français hiérarchisés : d’abord des
postes de gendarmerie, puis des bureaux de la Sûreté civile, enfin des unités
de police urbaine. Le type de « lois » ou d’interdictions qu’ils étaient censés
faire respecter n’étaient pas moins significatifs que la composition de leurs
effectifs.
À l’importance politique des déclarations d’état de siège et à
l’omniprésence quotidienne du régime de l’indigénat évoquées plus haut, il
faut ajouter les précédents métropolitains. Les forces de police de la
IIIe République géraient déjà des dossiers civils et pénaux secrets sur la
population de la métropole. Ce profilage criminel visait de manière
disproportionnée les immigrés, les travailleurs sans emploi stable et les
vagabonds. Cette pratique se fondait sur l’hypothèse que ces populations
« sans racines » étaient un vivier de comportements antisociaux et nuisibles à
la sécurité de l’État. L’aspect le plus important de cette collecte
d’informations était aussi le plus prosaïque : le développement du système
Bertillon d’élaboration et de gestion des fichiers d’identité judiciaire, qui
permettait à l’État de conserver des dossiers détaillés sur les citoyens. Dans le
contexte colonial, l’identité raciale venait s’ajouter à la classe sociale et à la
précarité économique en tant qu’indicateur de propensions politiques
« dangereuses ».
Le travail des forces de police reflétait non seulement ces variables
culturelles et l’ordre politique dans lequel elles se déployaient, mais aussi
l’organisation économique en vigueur dans les colonies. Leurs opérations et
leur structuration interne étaient régies par cette combinaison de facteurs
culturels, politiques et économiques : d’une part, les attentes des différentes
communautés en matière de contrôle social et les besoins de l’État colonial en
matière de lutte contre les menaces internes, d’autre part, les exigences des
producteurs, des exportateurs et des autres grands acteurs économiques en
quête de productivité et de profit.
En tant qu’appareil institutionnel conçu pour minimiser les interférences
extérieures et maximiser le contrôle interne, la police coloniale ne servait
guère les intérêts de la population. La promotion des intérêts économiques
des entreprises, des banques et des investisseurs étrangers opérant sur leur
territoire était au cœur du travail des administrations coloniales, même si ces
tâches étaient exécutées avec un degré variable d’enthousiasme et
d’efficacité.
Nous savons qu’au début du XXe siècle, les agents des polices coloniales
européennes étaient, tout comme les autres branches de l’administration,
impliqués dans une série de circuits et de réseaux impériaux alimentés par la
circulation du personnel entre les diverses colonies. Les fonctionnaires ainsi
transférés d’une juridiction à l’autre diffusaient les idées dominantes sur la
manière de policer les communautés subjuguées. Ces « réseaux de
coercition » reliant entre eux les fonctionnaires de police itinérants
favorisaient l’apprentissage institutionnel des différentes forces locales dans
la mesure où ils permettaient aux hypothèses de travail, aux procédures et aux
préjugés de circuler d’un territoire à l’autre. Ce qui nous amène à un autre
courant d’interprétation du maintien de l’ordre colonial : la lutte pour
contenir l’opposition politique organisée au contrôle impérial. Selon cette
interprétation, police et violence politique fonctionnent en symbiose. Elles se
nourrissent mutuellement à mesure que la résistance à l’incursion coloniale se
perpétue ou bien, dans les années postérieures à 1945, que l’élan de la
décolonisation s’intensifie. Le travail de la police colonial a toujours eu un
caractère politique et bien souvent violent, car ses principales cibles étaient
les groupes d’opposition menaçant la suprématie coloniale. Par conséquent,
l’étude des dissidences populaires et des stratégies de répression adoptées
pour les contenir est un élément essentiel des grands récits sur l’histoire
impériale, de la conquête à la décolonisation et à la formation de l’État
postcolonial.
L’économie politique offre pour sa part une perspective un peu différente
sur la police coloniale et les priorités gouvernementales que révèle son
activité. Entre les années 1910 et 1940, les forces de sécurité coloniales
n’avaient pas pour mission prioritaire de défendre l’État contre un risque
imminent de révolution. Il s’agissait plutôt de contrôler les conflits socio-
économiques internes, mouvements de grève des ouvriers de l’industrie ou
arrêts de travail spontanés des travailleurs agricoles des plantations. Il y avait
donc une relation intime entre maintien de l’ordre colonial et maintien de
l’ordre au travail.
Si l’on observe bien dans les colonies au début du XXe siècle une
transition vers le travail salarié, celle-ci ne s’est pas accompagnée d’une
diversification industrielle. La plupart des services de police ne voyaient
guère d’un bon œil la perspective d’une industrialisation de l’économie
coloniale, synonyme de leur point de vue de vastes mouvements de
population, de bidonvilles tentaculaires, de jeunesse incontrôlable et de
masses de travailleurs prolétarisés et indociles arrachés à leurs milieux ruraux
conservateurs. En Afrique subsaharienne et en Asie du Sud-Est, les
administrations coloniales locales ont souvent maintenu des systèmes de
corvée régis par des codes juridiques discriminatoires. Les grands projets mis
en chantier au lendemain de la Première Guerre mondiale, comme le projet
d’irrigation des cultures de coton de l’Office du Niger en Afrique occidentale
française dans les années 1920, ou la construction d’un réseau routier artériel
au Viêt Nam à partir des années 1930, nécessitaient l’intervention des forces
de police pour discipliner les travailleurs et recruter de force la main-d’œuvre
manquante. Cette forme de police économique s’inscrivait aussi dans une
logique de régulation plus globale. Les migrations économiques internes et
les déplacements massifs de travailleurs à l’intérieur des territoires coloniaux
ou entre eux étaient de plus en plus soumis à diverses formes de restrictions :
quotas, contrôles des passeports, permis de circulation et autres instruments
législatifs. Toutes les administrations coloniales affectaient des agents de
police au maintien de l’ordre dans les plantations, les industries de
transformation, les manufactures, les mines et autres lieux de travail contrôlés
par les Européens. Leur présence – ou la menace d’une telle présence –
contribuait à imposer la mesure du temps standardisé et la durée officielle de
la journée et de la semaine de travail, qui étaient au cœur de la gestion
disciplinaire de la main-d’œuvre par les colonisateurs. Autrement dit, le
comportement coercitif des États coloniaux ainsi que les pratiques culturelles
des officiers de police européens – qui disposaient de ressources limitées et
étaient disséminés sur de vastes étendues géographiques – reflétaient le
caractère spécifique de l’économie politique du colonialisme. Les priorités
politiques et les pratiques de sécurité de l’administration coloniale étaient
donc largement liées à l’organisation économique de ses territoires.
Traduit de l’anglais par Marc Saint-Upéry

BIBLIOGRAPHIE

Lauren BENTON, Law and Colonial Cultures : Legal Regimes in World


History, 1400-1900, Cambridge, Cambridge University Press, 2001.
Frederick COOPER et Ann Laura STOLER (dir.), Tensions of Empire :
Colonial Cultures in a Bourgeois World, Berkeley, University of California
Press, 1997.
Gareth CURLESS et Martin THOMAS (dir.), The Oxford Handbook of Late
Colonial Insurgencies and Counter-Insurgencies, Oxford, Oxford University
Press, 2022.
Benjamin N. LAWRENCE, Emily Lynn OSBORN et Richard L. ROBERTS
(dir.), Intermediaries, Interpreters, and Clerks : African Employees in the
Making of Colonial Africa, Madison, University of Wisconsin Press, 2006.
Martin THOMAS, Violence and Colonial Order : Police, Workers, and
Protest in the European Colonial Empires, 1918-1940, Cambridge,
Cambridge University Press, 2012.
Les tirailleurs « sénégalais » dans
la guerre du Kongo-Wara
Patrick Dramé

En 1927 éclate une insurrection en Haute-Sangha et au Bas-Oubangui en


Afrique équatoriale française (AEF). C’est le début de ce qu’on a appelé la
« guerre du Kongo-Wara », l’une des plus importantes résistances africaines
à la domination coloniale en AEF, du fait de sa durée (trois années), de son
ampleur (elle touche trois colonies : l’Oubangui-Chari, le Moyen-Congo et le
Cameroun) et de ses objectifs (le renversement de l’ordre colonial). Elle est
imputable à la situation coloniale de l’entre-deux-guerres, marquée par
l’alourdissement des requêtes inhérentes à la constitution du budget local et à
la « mise en valeur » économique. Elle est déclenchée par le discours
messianique de Karinou, un sorcier-guérisseur de la communauté Baya qui
prône le départ du colonisateur et le retour à l’ordre ancien.
En face, la répression est principalement conduite par des soldats
africains. Devant la remise en cause de l’ordre colonial, le gouverneur
général Antonetti, en collaboration avec le commandant supérieur des troupes
de l’AEF Thiry, décide de mener une action militaire visant à réduire
l’insurrection. Entre l’automne 1928 et février 1930, les forces coloniales
mobilisées sont formées de plusieurs centaines de gardes régionaux, de
miliciens, mais aussi et surtout de tirailleurs indigènes, sous les
commandements d’une poignée d’officiers européens. Depuis 1857, la
création des formations de tirailleurs sénégalais par décret impérial du
21 juillet 1857 s’est inscrite dans la volonté de la France de procéder à la
conquête de l’Ouest africain. Au fur et à mesure de la prise de possession, le
recrutement « sénégalais » va s’étendre pour concerner la quasi-totalité des
populations de l’Afrique occidentale française (AOF). Les formations de
tirailleurs ainsi constituées vont jouer un rôle majeur dans la conquête
coloniale et le maintien de l’ordre dans l’empire colonial français. Elles
participent également massivement aux deux guerres mondiales sur les fronts
européens et orientaux.
Cet enrôlement pour le service militaire repose sur une logique
coercitive : ce sont des réquisitions d’hommes par appel. Elles sont souvent à
l’origine de la résistance des communautés africaines, même si dans certaines
situations elles peuvent susciter le consentement. En fait, le recrutement des
tirailleurs indigènes est fonction des représentations anthropologiques des
populations en lien avec leurs supposées aptitudes à la vie militaire, telles que
la robustesse, la qualité de la musculature, l’intelligence, l’esprit de discipline
et la bonne volonté, pour ne pas dire la docilité.
Dans ce qui deviendra l’AEF, ce sont des troupes recrutées en AOF,
Sénégalais et Soudanais, qui ont assuré les premiers pas de la conquête. À
partir de 1903 commencera le recrutement d’hommes sur place. Au
lendemain de la Grande Guerre, la conscription devient désormais une
« obligation annuelle et universelle ». Les formations de tirailleurs indigènes
de l’AEF sont instruites par des recrues provenant de différentes
communautés locales, notamment de Baya, N’Zakara, Yakoma, Banda et
Mandja de l’Oubangui-Chari ; de Sara du Tchad ; de Bakota, Pahouins et
Boulomba provenant du Gabon, ou encore de Bakongo et Baguiri issus du
Moyen-Congo. Ce sont ces soldats indigènes en provenance principalement
des 2e et 9e compagnies du régiment de tirailleurs sénégalais du Tchad
stationnées dans la Lobaye et à Bangui qui sont alors engagés pour rétablir
l’ordre colonial troublé par les mouvements de révolte qui prennent forme
dans la circonscription de la Haute-Sangha à partir de l’été 1927.
Quelles ont été les expériences de ces soldats ? Les rapports militaires
font état de manière laconique de tirailleurs blessés par sagaie ou par flèche,
et parfois tués par arme à feu. Cet euphémisme qui consiste certainement à
minorer le nombre de morts et de blessés parmi les troupes coloniales ne
s’applique guère lorsqu’il s’agit d’évoquer les insurgés. Dans ce dernier cas,
on évoque plusieurs centaines de tués lors des différentes escarmouches.
Comment les insurgés percevaient-ils les tirailleurs ? Les archives coloniales
ne nous le disent pas, mais ils inspiraient certainement le respect et la crainte
en ce sens qu’ils constituaient le symbole de l’appareil répressif colonial. Ils
devenaient aussi des adversaires à affronter et des cibles à atteindre, et les
insurgés Baya, Yanghéré ou Baguiri n’ont pas hésité à attaquer les colonnes
de tirailleurs qui pénétraient sur leur territoire.
La guerre de pacification visant au rétablissement de l’ordre atteint son
apogée entre décembre 1928 et le début de 1930. L’extension de
l’insurrection dans le Bas-Oubangui et dans la Likouala-aux-Herbes, ainsi
que parmi les populations Pana et Karré de l’Oubangui-Chari, se solde par
une violente répression armée qui débouchera sur la mort de plusieurs
centaines de guerriers et la « reprise en main » progressive de l’espace
rebelle.

BIBLIOGRAPHIE

Patrick DRAMÉ, « “Nous ne voulons pas de Blancs dans le pays” :


l’insurrection des populations de la Haute-Sangha et la pacification de
l’espace rebelle (1928-1931) », Historical Reflections/Réflexions historiques,
46 (2), 2020, p. 62-88.
Raphaël NZABAKOMADA-YAKOMA, L’Afrique centrale insurgée. La guerre
du Kongo-Wara, 1928-1931, Paris, L’Harmattan, 1986.
Thomas O’TOOLE, « The 1928-1931 Gbaya Insurrection in Ubangui-Shari :
Messianic Movement or Village Self-Defense ? », Canadian Journal of
African Studies/Revue canadienne des études africaines, 18 (2), 1984, p. 329-
344.
La Grande Révolte syrienne
Nadine Méouchy

La chute de l’empire ottoman en 1918 ouvre la voie au démantèlement


des provinces syriennes par la France et la Grande-Bretagne. Le 25 avril
1920, le Conseil suprême interallié attribue un mandat à la France sur la
Syrie, dont sera détaché le Grand Liban. Le 24 juillet 1920, la bataille de
Maysaloun ouvre la route de la Syrie à la puissance mandataire. La France y
instaure une politique de division communautaire qui ne réussira pas
totalement.
Dès la fin de 1918, les guérillas anti-françaises se généralisent, inscrites
dans les formes de l’organisation sociale et adaptées à la supériorité militaire
française. La première phase du mandat français (1920-1926) est donc
militaire, caractérisée par le déploiement des colonnes de pacification. En
1925 se lève la Grande Révolte syrienne sous la direction du chef druze
Sultan Pacha al-Atrache : partie d’une périphérie méridionale, le Jabal Druze,
l’insurrection gagne Damas, remonte l’Ouest syrien jusqu’à Hama, passe par
l’Hermon et le Wadi al-Taym devenu libanais, portée par des hommes de
tous milieux, urbains comme ruraux. C’est la plus longue, la plus importante
et la plus destructrice des révoltes du Moyen-Orient au XXe siècle, estime
l’historien Michael Provence. Déclenchée par un différend entre les Druzes et
les autorités mandataires, la révolte est surtout portée par le refus des Syriens
de se voir dépouillés de leur droit à l’autodétermination et par leur volonté de
défendre leurs valeurs culturelles, notamment l’honneur.
Les premières victoires des Druzes sur deux colonnes françaises, le
21 juillet 1925 à Salkhad et le 3 août à Mazraa, auréolent de prestige ce qui
n’était à l’origine qu’un soulèvement local. Dès lors, la révolte s’étend en
coordination avec les nationalistes de Damas, avec la participation d’officiers
et de tribus alliées, et appuyée par certains chefs bédouins de Transjordanie.
Le haut-commissaire, le général Sarrail, rassemble des troupes dans toute la
Syrie et le Liban, envoyées avec la Légion étrangère pour mater le
soulèvement et libérer les petites garnisons françaises de Salkhad et Soueïda,
qui sont assiégées. La France arme les villages chrétiens du Sud syrien dès
août 1925 et recrute des partisans parmi les minorités confessionnelles,
aggravant les tensions intercommunautaires.
Les combats entre forces françaises et insurgés sont très violents. La
répression s’abat à grand renfort d’hommes, de chars d’assaut et d’avions ;
elle frappe les villages considérés comme insoumis, contraints de payer un
impôt ou livrés au pillage et incendiés. Partout, cependant, la répression
réactive le mouvement insurrectionnel en précipitant des hommes dans le
combat.
Confronté à la pénétration d’insurgés dans la capitale, le général Sarrail
fait bombarder Damas du 18 au 20 octobre. L’importance des dégâts
matériels et des pertes humaines suscite l’indignation internationale. Les
défections se succèdent dans la police et la gendarmerie syriennes de la ville.
Mais décembre 1925 inaugure le temps des reculs pour les insurgés, avec une
contre-offensive française généralisée. Le légionnaire américain Bennett J.
Doty, de la 29e compagnie de marche du 1er régiment étranger, témoigne au
cours d’une mission dans la Ghouta (oasis de Damas) au début de 1926 : « En
chemin un village est pillé et brûlé. Les sauvages tcherkesses qui nous
couvrent échappent à tout contrôle ; nous entendons de loin les cris des
femmes ; ce n’est pas beau. » Et dans un autre village : « Chaque minute c’est
une vingtaine d’obus qui tombent sur le village. Des nuages de fumée et de
poussière s’élèvent ; les murs croulent ; les maisons s’effondrent. Nous
pouvons voir les flots des habitants gagner […] les hauteurs voisines […]. En
un quart d’heure, plus de deux cents obus ont atteint le village et l’ont
anéanti. »
Quelque 25 000 soldats des troupes coloniales, aguerris dans les combats
du Rif, débarquent à Tripoli en février 1926 pour achever la pacification. Les
campagnes paient le tribut le plus élevé en hommes, en récoltes, en bétail et
en biens. Dans le Sud syrien, entre le 7 et le 9 mai 1926 par exemple,
200 maisons sont détruites.
Suite à la vive réprobation internationale suscitée notamment par le
bombardement de Damas, Paris inaugure en 1926 une nouvelle phase, celle
de la « politique d’entente », avec la nomination d’un haut-commissaire civil
chargé d’organiser l’élection d’une assemblée constituante. Les Syriens,
auxquels la France avait d’abord imposé d’exister comme une nation qu’ils
ne formaient pas encore, dans un cadre étatique importé et des frontières
arbitraires, se sont finalement révoltés contre la tutelle mandataire pour
obtenir le droit de se constituer en une nation unifiée et de diriger cet État au
nom des valeurs républicaines issues de la Révolution française.

BIBLIOGRAPHIE

Bennett J. DOTY, The Legion of the Damned : The Adventures of Bennett J.


Doty in the French Foreign Legion as Told by Himself, New York, Jonathan
Cape, 1928 ; trad. fr. Marcel Prévost, La Légion des damnés, Paris, Stock,
1929.
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of Consciousness in the Syrian Countryside, 1918-1926 », in Thomas Philipp
et Christoph Schumann (dir.), From the Syrian Land to the States of Syria
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Nationalism, Austin, University of Texas Press, 2005.
Le travail forcé est né de l’abolition
Issiaka Mandé

Le travail forcé aux colonies naît de l’abolition de l’esclavage. En 1848,


l’abolition met fin à un système économique dans lequel certains individus
étaient considérés comme des « biens meubles », puis comme des
« personnes non libres ». Les conditions d’indemnisation soulèvent des
questions éthiques, dans la mesure où les anciens maîtres reçoivent des
compensations financières de l’État français, pour la perte de leurs « biens »,
alors que les esclaves reçoivent en tout et pour tout leur liberté et la
citoyenneté. Mais très tôt apparaît un autre problème, la survie des économies
coloniales, dépendant d’une main-d’œuvre anciennement servile qu’il faut
désormais rémunérer pour perpétuer voire intensifier l’exploitation et
exporter les ressources naturelles.
C’est ainsi qu’à la fin du XIXe siècle, à la suite de l’abolition de
l’esclavage, deux nouvelles formes de mobilisation de la main-d’œuvre
s’imposent : l’engagisme et les villages de liberté. La course à l’engagement
de travailleurs théoriquement libres est lancée dans le cadre de l’engagisme –
ou indenture – afin de répondre au fort besoin de main-d’œuvre dans les
anciennes colonies françaises. L’administration française soutient les
producteurs (Compagnie aurifère et agricole L’Approuague, maison Régis
Aîné…) dans cette action en recrutant dans les pays d’Asie, en Afrique
continentale et à Madagascar les ouvriers dont ont besoin les économies de
La Réunion, la Martinique, la Guadeloupe et la Guyane. Le colonisé, esclave
ou libre dans son pays d’origine, accepte, pour une durée comprise entre cinq
et dix ans, les conditions de vie et de rémunération proposées dans l’espoir
d’une vie meilleure, mais sans avoir une idée précise de la réalité des sociétés
et des économies des colonies. C’est d’ailleurs sur cette base que de
nombreux Asiatiques ont été envoyés un peu partout dans les colonies
françaises, notamment en Guadeloupe et à La Réunion. Malgré les
conventions franco-britanniques de 1860-1861 précisant les contrats de
travail des Indiens, divers stratagèmes ont empêché nombre de travailleurs de
mettre fin à leur contrat, sans cesse et indûment renouvelé. Très peu d’entre
eux ont pu retourner en Inde. Toutefois, cette nouvelle forme de travail
contraint et de négation des droits des populations sous domination coloniale
a engendré de nombreux conflits entre puissances coloniales rivales et la
mobilisation des opinions publiques européennes.
Parallèlement, et dans la même logique, des « villages de liberté » ont fait
leur apparition en Afrique, à l’initiative de l’administration coloniale et dans
le respect prétendu de la France des mesures anti-esclavagistes instituées à la
conférence de Bruxelles de 1890. Cette expérience s’inscrivait dans la
logique des villes et territoires (Freetown, Liberia et Libreville) ayant
accueilli les esclaves libérés des navires négriers dans l’océan Atlantique du
e e
XVIII au milieu du XIX siècle. L’idée initiale était ici d’assurer une certaine
autonomie aux esclaves libérés à la suite de l’abolition, en les employant dans
des exploitations agricoles, tout en favorisant leur apprentissage, en hommes
libres, de valeurs occidentales au sein de leurs villages. De fait, les conquêtes
coloniales ont effectivement permis l’émancipation de populations
anciennement serviles dans les sociétés précoloniales. Rassemblées dans
75 villages, dont la majorité se trouvent dans l’actuel Mali et que Denise
Bouche situe entre 1887 et 1910, elles sont à côté ou guère éloignées des
centres administratifs. Les habitants de ces villages constituaient une main-
d’œuvre indispensable au portage des denrées en vue du ravitaillement des
troupes engagées dans les conquêtes coloniales. Ils ont aussi été les bâtisseurs
des premières infrastructures coloniales – bâtiments, ponts, routes –, mais
aussi les pourvoyeurs des travailleurs des chantiers et d’exploitations pour
lesquels l’administration avait de plus en plus de mal à mobiliser les
travailleurs indigènes ou libres.
Dans les quelques villages dirigés par la Société anti-esclavagiste de
France, la situation n’était pas meilleure. Bien qu’administrés par des
missionnaires, le sort des résidents de ces villages implantés autour des
installations des religieux (comme les quartiers Saints autour de la cathédrale
de Ouagadougou) n’était pas enviable, car ils jouissaient de peu de liberté,
bien qu’ils contribuent à renforcer les établissements missionnaires ainsi qu’à
capter les ressources provenant de philanthropes européens abolitionnistes et
des fonds anti-esclavagistes de la seconde moitié du XIXe siècle.
L’engagisme et les villages de liberté se combinent à un autre outil pour
favoriser l’économie de marché et approvisionner les colonies en main-
d’œuvre à moindre coût : l’indigénat. Ce statut conféré par un corpus
juridique en constante évolution définit notamment un régime pénal
discriminatoire, où les pénalités se transforment souvent en journées de
travail obligatoire, véritables corvées infligées par les administrateurs.
Ainsi le système des prestations, présenté comme un impôt en nature dès
les conquêtes coloniales, est imposé à tous les hommes valides, de 18 à
60 ans, notamment pour les travaux publics, la construction et l’entretien des
infrastructures administratives. Pour l’exécution de leur labeur, les villageois
peuvent bénéficier de l’appui de prisonniers de droit commun. Tout
« indigène » peut, en outre, en vertu de son statut, être recruté par les
entreprises privées et les chantiers publics de l’empire colonial français. Les
méthodes brutales des corvées et les abus du régime de l’indigénat ont incité
les populations à des stratégies d’évitement, allant jusqu’à la fuite.
Toutes ces mesures étaient justifiées par l’invocation de l’« apostolat du
travail », un concept encore flou, impliquant d’inculquer des règles
collectives d’hygiène aux populations locales et le goût du travail aux
recrues. La réalité était que la faible mécanisation des colonies françaises
nécessitait des recrutements massifs de travailleurs par région.
Une autre expérience dans les années 1920-1930 a consisté à créer, par
exemple en AOF, des villages de colonisation dont les employés devenaient
des métayers, après une période de travail salarié. Ces villages qui devaient
être des centres attractifs, des noyaux de cristallisation pour les populations
immigrantes ou transplantées, étaient justifiés par l’administration comme
une exploitation rationnelle des ressources humaines, transplantant par
exemple des populations de régions moins favorisées du Sahel dans d’autres
régions plus généreuses de la vallée du Niger, de la Côte d’Ivoire ou du
Sénégal. Mais cette approche pèche par aveuglement dans la mesure où
l’interaction entre populations et ressources naturelles mise en avant ignore
l’impact des politiques coloniales sur leur fragile équilibre.
La Première Guerre mondiale accélère la diffusion des formes de travail
forcé en imposant aux colonies un « effort de guerre » sans commune mesure
avec leurs capacités réelles. Cela se fait en dépit des protestations de
nombreux administrateurs, dont le gouverneur de l’AOF Joost Van
Vollenhoven, qui faisaient face au recrutement militaire et aux révoltes des
populations, notamment celles de la boucle du fleuve de la Volta Noire en
1915-1916.
Le travail forcé fait l’objet de polémiques et de lois internationales visant
à le limiter, mais l’administration trouve des moyens de les contourner. Ainsi
la Convention relative à l’esclavage de la Société des nations, en 1926, qui
interdit le travail forcé au bénéfice des entreprises privées. La parade du
gouvernement général de l’AOF consiste, ici, à déclarer « d’intérêt public »
les travaux exécutés par des « militaires », comme à Madagascar avec le
Service de la main-d’œuvre des travaux d’intérêt général (Smotig). Les
dépenses d’entretien des unités de travailleurs (solde, nourriture, habillement,
campement, soins médicaux, coût du personnel d’encadrement, etc.) sont
prises en charge par le budget. En contrepartie, les entreprises privées ou le
service des Travaux publics pour les travaux exécutés en régie s’acquittent
d’indemnités forfaitaires pour chaque journée de travail.
L’adoption, le 28 juin 1930, d’une Convention sur le travail forcé par la
conférence générale de l’Organisation internationale du travail ne change pas
fondamentalement la situation quant à l’exploitation de la main-d’œuvre. En
définissant le travail forcé comme « tout travail ou service exigé d’un
individu sous la menace d’une peine quelconque et pour lequel ledit individu
ne s’est pas offert de plein gré », elle autorise de fait d’autres formes de
travail forcé. En réaction, le 21 août 1930, la France promulgue une
réglementation du travail public et obligatoire aux colonies refusant, par là
même, d’adopter la convention internationale.
Le travail forcé est finalement supprimé par la loi du 11 avril 1946,
rapportée par le député Félix Houphouët-Boigny. Le texte impose la liberté
du travail et interdit de manière définitive et complète « toute contrainte
directe ou indirecte aux fins d’embauche ou de maintien sur les lieux de
travail d’un individu non consentant ».

BIBLIOGRAPHIE

Denise BOUCHE, Les Villages de liberté en Afrique noire française, 1887-


1910, Paris-La Haye, Mouton & Cie, 1968.
Babacar FALL, Le Travail forcé en Afrique occidentale française (1900-
1945), Paris, Karthala, 1993.
Céline FLORY, De l’esclavage à la liberté forcée. Histoire des travailleurs
africains engagés dans la Caraïbe française au XIXe siècle, Paris, Karthala,
2015.
Peter GAIDA, Le Travail forcé dans les colonies françaises, 1900-1946.
L’« empire de la contrainte », Paris, Les Indes savantes, 2021.
Romain TIQUET, Travail forcé et mobilisation de la main-d’œuvre au
Sénégal. Années 1920-1960, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2019.
Des engagés indiens à La Réunion
Paokholal Haokip

L’engagisme, ou indentured labour, était un système conçu pour pallier


l’abolition de l’esclavage, même s’il a souvent été considéré comme un
euphémisme désignant une nouvelle forme d’esclavage. La différence
fondamentale entre l’esclavage et l’engagisme était la suivante : l’esclave
était la propriété d’un maître et n’avait aucun contrôle sur son corps.
L’ouvrier qui signait un contrat d’engagement, ou d’indenture, était censé
être protégé par un certain nombre de règles. Comme les immigrants indiens
orthographiaient souvent le mot anglais agreement comme ils le
prononçaient, « girimit », ils ont fini par être appelés « Girmityas » dans
plusieurs colonies.
À La Réunion, l’engagisme a été mis en place dès le début du
e
XVIII siècle, mais il a fallu attendre 1826 pour que l’immigration indienne
liée à ce régime y soit perceptible. En effet, c’est à cette date que la France
publie un décret autorisant l’immigration de travailleurs indiens sous contrat,
qui stipule une durée de trois à cinq ans et un salaire mensuel de 7 roupies. Le
16 mars 1828, à la demande de colons, le gouverneur de Pondichéry autorise
ainsi le départ de La Turquoise, une goélette transportant quinze travailleurs
originaires de Yanam, une ville du district de Pondichéry.
Toujours à La Réunion, l’abolition de l’esclavage – dite « proclamation
du 20 décembre 1848 » ou « proclamation Sarda-Garriga » – déclenche une
deuxième vague d’immigration en provenance d’Inde en 1848. De 1848 à
1860, 46 129 personnes originaires de Pondichéry et 1 300 originaires de
Yanam ont été enregistrées.
On note une troisième vague d’immigration après la signature du traité de
commerce franco-britannique de 1860. Le nouveau contrat s’inspire des
termes de la réglementation du travail mise en œuvre en Martinique le
10 septembre 1855. Pour les travailleurs indiens, il garantit le logement, les
soins médicaux, des vêtements deux fois par an, quatre jours de congé
annuels pour Pongal (la fête des moissons, célébrée dans le sud de l’Inde) et
trois mois de salaire versés à l’avance, déduits quand le signataire obtiendra
un emploi. À l’issue du contrat, le planteur s’engage à payer le voyage de
retour des travailleurs. Le traité de 1860 permet un premier recrutement de
6 000 Indiens destinés à La Réunion.
De façon générale, les conditions stipulées par le contrat ont été peu
respectées par les autorités de l’île. De nombreux engagés devenaient des
vagabonds privés de ressources tandis que d’autres rentraient chez eux avec
des haillons qui couvraient à peine leur corps. Quel que soit le nombre de
négociations qui ont eu lieu avec l’Inde britannique, celle-ci n’a jamais cédé,
et le recrutement des travailleurs indiens sous contrat a été abandonné en
1913.
Le recrutement d’engagés chinois, pour sa part, a commencé dès 1843.
Le premier contingent, composé de 69 immigrants chinois de Singapour, a
débarqué à l’île de La Réunion en juillet 1844. Les autorités réunionnaises
ont alors décrété qu’elles avaient besoin d’au moins 1 000 Chinois. En 1901,
l’Erica transporte 808 engagés originaires de Fuzhou et 175 originaires
d’Annam, mais c’est le dernier contingent de Chinois arrivant à La Réunion.
Pour les Africains, le recrutement d’engagés privilégie les « Cafres »,
autrement dit les esclaves de la côte est de l’Afrique (en particulier de
Madagascar et du Mozambique), rassemblés dans leur village par les
commerçants arabes, puis livrés aux commerçants français dans une ville
portuaire. C’est donc un système de recrutement plus dégradant que celui du
sous-continent indien. De 1848 à 1859, on estime que près de
34 000 personnes ont été recrutées sur la côte est de l’Afrique. L’abolition de
l’esclavage dans les colonies portugaises en 1869, la fermeture du marché
aux esclaves de Zanzibar en 1873 puis l’échec de la relance de la convention
franco-britannique de 1860 ont inévitablement conduit à de nouvelles formes
de recrutement. Seuls 3 000 Cafres auraient été engagés entre 1888 et 1900
sur la côte est de l’Afrique lusophone.
En tout, de 1826 à 1933, environ 200 000 engagés ont gagné La Réunion.
Pour illustrer l’importance de ce recrutement qui remplaça l’esclavage, je
citerai une déclaration du consul Annesley qualifiant ces ouvriers d’épine
dorsale de l’économie de La Réunion. « Sans l’aide que nous apporte le
travail acharné des immigrants indiens, cette île serait en ruine en quelques
années », déclare-t-il le 2 mai 1882. Le fait est que les conditions imposées à
ces engagés étaient d’une dureté matérielle et morale extrême, qu’il s’agisse
de Cafres , d’Indiens ou de Chinois. Les administrateurs ont été largement
responsables de cet état de fait puisqu’ils ont longtemps permis qu’il se
perpétue sans jamais essayer d’y remédier. C’est ce qui explique que des
historiens comme Hugh Tinker qualifient le système d’esclavage. À La
Réunion, le débarquement de 294 travailleurs sous contrat originaires de
Rodrigues le 7 août 1933 marquera la fin définitive de l’engagement de ce
type de main-d’œuvre.
Traduit de l’anglais par Cécile Dutheil de la Rochère

BIBLIOGRAPHIE

Hubert GERBEAU, « Engagees and Coolies on Reunion Island, Slavery’s


Masks and Freedom’s Constraints », in Pieter Cornelis Emmer (dir.),
Colonialism and Migration : Indentured Labour Before and After Slavery,
Dordrecht, Martinus Nijhoff, 1986.
Michèle MARIMOUTOU-OBERLÉ, Marliepou. L’engagisme indien à La
Réunion, Saint-Denis, Éditions Art, 2013.
Hugh TINKER, A New System of Slavery : Export of Indian Labour Overseas,
1830-1920, Londres-New York, Institute of Race Relations / Oxford
University Press, 1974.
Y a-t-il eu une économie impériale ?
Madeline Woker

Dans les années 1930, nombreux ont été les personnages officiels et
économistes coloniaux qui, à force de conférences et de comités, se sont pris
à imaginer une harmonieuse concordance des économies métropolitaine et
coloniale. En réalité, le mythe d’une « économie impériale » intégrée au
service de la métropole a servi d’outil de propagande mais peiné à devenir
une réalité tangible face aux résistances locales, aux pressions de l’économie
mondiale, à la grande méfiance d’une partie des industriels métropolitains,
mais aussi en raison de la logique fondamentalement inégalitaire qui présidait
à la gestion des relations économiques entre la métropole et les territoires
coloniaux. L’économie impériale n’a jamais été qu’un espace fortement
hiérarchisé où s’affrontaient une multitude d’acteurs : producteurs,
travailleurs, consommateurs, entreprises, groupes de pression, autorités
coloniales et diverses administrations de l’État métropolitain.
L’espace économique impérial se caractérise tout d’abord par d’énormes
disparités de richesse. Alors qu’en 1925 le PIB par habitant de la France
s’élève à 8 776 francs (en francs de 1937), il n’est que de 1 811 francs en
Afrique du Nord, 623 en Indochine, 782 à Madagascar et 446 en Afrique de
l’Ouest et Afrique centrale. Les économies coloniales demeurent
essentiellement rurales avec un taux d’urbanisation largement inférieur à
celui de la France, même en Afrique du Nord, où il n’atteint que 16,4 % en
1925, contre 48,8 % en France à la même époque. Les inégalités sont
également prononcées entre les colonies elles-mêmes, qui présentent par
ailleurs des niveaux de diversification et de développement économiques très
variés. Alors que débute, vers la fin de l’entre-deux-guerres, une timide
industrialisation dans le nord du Vietnam colonial, l’économie de l’Afrique
de l’Ouest demeure essentiellement agraire et orientée vers l’exportation de
matières premières peu transformées.
L’immense domaine colonial de près de 10 millions de km2 occupé par la
France à la fin des années 1890 devait servir, selon le vocabulaire de
l’époque, à la fois de « débouché » pour ses produits manufacturés et de
« réservoir » de matières premières pour ses industries. L’empire colonial du
début du XXe siècle a été en effet un partenaire commercial essentiel de la
métropole : situé juste derrière l’Allemagne et le Royaume-Uni en 1911,
l’empire s’est hissé à la deuxième place en 1924 avant d’atteindre la première
en 1928. Les importations et les exportations en provenance ou à destination
des colonies ont crû à mesure que les échanges avec le reste du monde se
dégradaient, une tendance qui s’est confirmée dans l’entre-deux-guerres.
La seconde révolution industrielle en Europe entre les années 1870 et la
Première Guerre mondiale favorise l’exploitation massive et systématique de
la biosphère à l’échelle mondiale, créant ainsi des économies coloniales
fortement extraverties. Au sein de l’espace impérial français, l’Algérie
produit principalement du vin et des agrumes, suscitant la défiance des
viticulteurs du Midi qui craignent cette concurrence. En Tunisie et au Maroc,
les minerais de phosphate constituent la majeure partie des exportations,
suivis de près par la production céréalière. La fédération indochinoise, un
espace politique et budgétaire recouvrant le Vietnam, le Cambodge et le Laos
actuels, exporte quant à elle principalement du riz mais aussi du caoutchouc
et, plus tard, de la houille. Malgré la concurrence du sucre de betterave
métropolitain, les colonies des Antilles et de l’océan Indien continuent de
produire et d’exporter du sucre et du rhum. Durant cette période, la Nouvelle-
Calédonie se met à produire un métal stratégique, le nickel. En Afrique de
l’Ouest, le Sénégal s’impose comme le principal producteur et exportateur
d’arachides.
L’intégration commerciale forcée entre Hexagone et territoires coloniaux
s’est largement faite aux dépens de ces derniers, notamment après le tournant
protectionniste des années 1890, où d’aucuns ont alors vu un retour au
« pacte colonial ». En effet, la loi Méline du 11 janvier 1892, légèrement
remaniée en 1928, met fin au régime d’autonomie douanière en vigueur
pendant la période libérale des années 1860. Ce système divise les territoires
coloniaux en deux catégories. Dans le premier groupe des colonies dites
« assimilées » se trouvent l’Algérie, les Antilles, la Guyane, La Réunion,
Mayotte, l’Indochine, la Nouvelle-Calédonie, le Gabon et Madagascar, tenus
d’exonérer de taxes les marchandises métropolitaines. Il s’agit en théorie
d’un arrangement réciproque, mais les colonies ne bénéficient pas toujours
d’un accès privilégié à la métropole puisque celle-ci laisse pénétrer sans
contraintes douanières toutes les matières premières nécessaires à son
industrie sans distinction d’origine. Jusqu’au début des années 1930, par
exemple, les arachides du Sénégal entrant en France sont logées à la même
enseigne que les arachides étrangères. De plus, les marchandises étrangères
arrivant dans les colonies sont très souvent frappées des mêmes taxes que si
elles entraient sur le territoire hexagonal, ce qui limite les échanges
régionaux.
Les territoires dits « non assimilés » bénéficient, eux, d’un régime moins
contraignant, soit parce qu’ils sont déjà fortement intégrés dans leurs espaces
économiques régionaux, comme les comptoirs indiens ou les colonies
d’Océanie, soit parce que leur régime douanier est régi par des conventions
internationales comme pour la Côte d’Ivoire, le Dahomey ou encore le bassin
du Congo où le système dit de la « porte ouverte » garantit en principe
l’égalité de traitement à tous les partenaires commerciaux. Ce système est
également en vigueur au Maroc et en Tunisie ainsi que dans les territoires
sous mandat. Mais ce régime ne profite pas forcément aux producteurs
locaux, notamment en Afrique de l’Ouest, où les maisons commerciales
achètent les denrées à très bas prix, s’appropriant ainsi tout le surplus.
En dépit d’un régime douanier impérial qui lui était très favorable, la
France n’a jamais été le partenaire commercial exclusif de l’empire.
L’Indochine commerce par exemple abondamment avec Hong Kong et la
Chine, où elle exporte la majeure partie de sa production de riz. De plus,
malgré les efforts des publicitaires, les consommateurs français ne sont pas
toujours prêts à « consommer colonial ». Le protectionnisme français a
néanmoins des conséquences nettement défavorables sur le pouvoir d’achat
des populations coloniales ainsi que sur les finances publiques locales. En
outre, il crée parfois des conflits diplomatiques, par exemple entre la France
et le Japon à la veille de la Première Guerre mondiale, le Japon souhaitant
pouvoir exporter ses produits en Indochine au tarif minimal et non au tarif
métropolitain.
Les relations commerciales dans l’empire ont été grandement facilitées
par l’imposition du franc dans la plupart des territoires coloniaux français, à
l’exception de l’Indochine d’une part, et de la Syrie et du Liban d’autre part,
où avaient cours la piastre indochinoise et la livre syrienne, toutes deux
arrimées au franc. Mais cette intégration monétaire impériale a été très
difficile à mettre en place, notamment parce que d’autres monnaies
demeuraient en circulation et que les populations locales avaient peu
confiance en la monnaie coloniale, trop associée dans les esprits au
prélèvement fiscal.
L’imposition du franc finit néanmoins par devenir particulièrement
opportune au début des années 1920 alors que les élites coloniales tentent
sans succès de convaincre les autorités métropolitaines de la nécessité d’un
investissement public accru dans les colonies. La dépréciation du franc à
l’issue de la guerre a rendu plus onéreux l’achat de matières premières à
l’étranger et les colonies deviennent alors une destination évidente pour les
capitaux privés français. Une véritable « fièvre » impériale gagne les esprits
tandis que des centaines de nouvelles entreprises sont créées en Indochine, en
Afrique du Nord et en Afrique de l’Ouest. Mais ce boom impérial perpétue
une division du travail asymétrique basée sur l’exploitation de la main-
d’œuvre locale. Marquées par un fort dualisme, les économies coloniales sont
caractérisées par de fortes inégalités économiques qui sous-tendent les
inégalités raciales et politiques.
L’économie impériale fonctionne principalement au profit d’acteurs
économiques privés, souvent européens, dont les liens avec les états
coloniaux sont toujours très étroits. Certains capitalistes locaux parviennent
tout de même à garder une certaine mainmise sur les structures économiques
locales et à s’enrichir, comme les commerçants chinois implantés en
Indochine depuis bien avant la colonisation, l’armateur vietnamien Bach Thai
Buoi ou encore la famille Boualem en Algérie, à l’origine de l’entreprise de
boissons Hamoud Boualem.
Jusqu’aux années 1930, l’État métropolitain a joué un rôle assez limité
dans le fonctionnement de l’économie impériale, notamment en raison du
principe de l’autonomie financière des colonies décidé en 1900, qui,
consacrant l’idée que l’empire ne doit pas coûter à la métropole, a établi une
division nette entre budget métropolitain et budgets locaux. En vertu de ce
principe, les colonies sont aussi autorisées à émettre des emprunts sur le
marché métropolitain, gagés sur les impôts payés par les populations locales.
Dans cet empire low cost, les intérêts économiques des Européens sont
systématiquement favorisés, notamment grâce à des relais dans les
assemblées locales ou au soutien de syndicats patronaux tels que l’Union
coloniale. Au début des années 1930, l’économie impériale reste donc un
espace mal intégré et décentralisé mais la crise et la fermeture des marchés
mondiaux vient bouleverser cet état de fait.

BIBLIOGRAPHIE

Denis COGNEAU, et al., « Fiscal Capacity and Dualism in Colonial States :


The French Empire 1830-1962”, The Journal of Economic History, 81 (2),
2021, p. 441-480; en ligne:
<http://piketty.pse.ens.fr/files/Cogneauetal2018.pdf>.
Jacques MARSEILLE, Empire colonial et capitalisme français. Histoire d’un
divorce, Paris, Albin Michel, 1984.
Miho MATSUNUMA, « La Grande Guerre et la politique indochinoise à
l’égard du Japon », Outre-Mers, no 390-391, 2016/1, p. 87-104.
Jean-Baptiste SÉKA, « La crise de confiance en la monnaie française en Côte
d’Ivoire », Monde(s), 16, 2019/2, p. 203-222.
Owen WHITE, The Blood of the Colony : Wine and the Rise and Fall of
French Algeria, Cambridge (MA)-Londres, Harvard University Press, 2021.
Le caoutchouc rouge
Michitake Aso

C’est grâce à ses propriétés que le caoutchouc est devenu un élément


indispensable au fonctionnement de l’empire. Constitué d’hydrogène et de
carbone – atomes entrant dans la composition de toute matière organique –,
c’est sa structure spécifique associée au soufre et à d’autres éléments qui fait
ses caractéristiques uniques. Parfois liquide, parfois solide, il s’étire, absorbe
la chaleur et les chocs, redirige le mouvement et est étanche à l’air comme à
l’eau.
Le latex, une sève blanche laiteuse produite par de nombreux arbustes,
arbres et vignes, est utilisé dans le monde entier depuis des siècles. Une fois
collecté, le latex durci peut se mouler en divers objets. Les Européens
apprennent à le connaître en partie grâce aux voyages d’explorateurs français
comme le savant Charles Marie de La Condamine et l’ingénieur François
Fresneau en Amérique du Sud.
Jusqu’au XIXe siècle, le caoutchouc est principalement utilisé pour
gommer les marques de crayon. Mais la vulcanisation, perfectionnée dans les
années 1840, a transformé le caoutchouc en plastique de son époque, et en a
fait un élément vital de la deuxième révolution industrielle. La vulcanisation,
ou l’ajout de soufre à haute température, a permis de garder les
caractéristiques du caoutchouc à un plus large éventail de températures et a,
ainsi, dramatiquement développé l’appétit des économies européennes pour
ce matériau.
Jusqu’au début du XXe siècle, la majeure partie du latex dit sauvage
provient d’Amérique du Sud. Néanmoins, l’empire colonial français produit
également du caoutchouc, qui est collecté de diverses manières de l’Afrique
subsaharienne jusqu’en Asie du Sud-Est. En 1904, par exemple, près de
3 900 tonnes sont exportées de l’Afrique occidentale française (Sénégal,
Guinée française, Côte d’Ivoire et Dahomey) ; 1 249 tonnes du Congo
français ; 177 tonnes d’Indochine française (Tonkin, Laos et Annam) ; et
17,1 tonnes de Nouvelle-Calédonie.
Les systèmes de récolte du latex sauvage dans l’empire français
s’appuient sur la violence. On connaît la dénonciation qu’a faite Edmund
Morel des exactions liées à l’extraction du « caoutchouc rouge » dans le
Congo du roi Léopold. Mais Pierre Savorgnan de Brazza dans sa mission de
1905 a révélé que la production dans le Congo français était tout aussi
brutale. Le latex sauvage va peu à peu être remplacé par l’hévéa, un arbre
amazonien qui devient la plus grande source de latex au monde. Ses
promoteurs le présentent comme une solution moderne et un remède aux
scandales liés au latex sauvage. La production sur les plantations n’en reste
pas moins au centre de controverses humanitaires.
À partir des années 1920, Michelin possède certaines des plus grosses
plantations d’hévéas de l’empire français, mais c’est d’abord en tant que
consommatrice que l’entreprise de Clermont-Ferrand s’est intéressée à
l’hévéa. D’abord spécialisée dans les pneus de vélo, elle est devenue le plus
grand fabricant français de pneus automobiles. À la fin du XIXe siècle, on
compte déjà quelques centaines d’automobiles en France, ce qui classe le
pays parmi les premiers du monde en la matière. Michelin s’est développé
grâce à cette demande croissante d’automobiles et donc de pneus qu’elle a
elle-même contribué à générer en s’appuyant sur la culture consumériste
bourgeoise. L’entreprise n’a pas seulement publié ses fameux guides de
voyage, mais aussi conçu des panneaux de signalisation pour encourager les
hommes français (et, plus rarement, les femmes) à prendre la route. La
flambée des prix du latex dans les années 1920 a incité Michelin à s’assurer
une source de caoutchouc fiable et bon marché. Ainsi, l’entreprise devient
productrice en établissant ses propres plantations en Indochine française. En
fait, le premier guide Michelin régional, consacré à la Bretagne, paraît en
1926, peu de temps après que la première plantation d’hévéas de la société
s’est établie en Indochine.
Comme le montre l’exemple de Michelin, le caoutchouc est né au
croisement de la science, du commerce et de la politique. Les conditions de
travail souvent brutales caractéristiques de l’industrie en France et dans ses
colonies ont été exclues des récits héroïques de la compagnie. Mais la
violence spectaculaire dans les plantations est bien documentée. En tant
qu’ancien ouvrier et infirmier vietnamien d’une plantation Michelin, Trân Tu
Binh raconte dans ses mémoires comment chaque jour des travailleurs
croulaient sous les coups, subissaient des viols, dépérissaient de malnutrition
ou de maladie. Jusqu’à ce qu’ils finissent, conclut-il métaphoriquement,
comme engrais pour les hévéas. De manière plus latente et moins
spectaculaire, l’industrie du caoutchouc a participé à l’élaboration
d’inégalités de race, de classe et de genre. En réponse à ces bouleversements,
des travailleurs comme Bình se sont engagés dans des mouvements ouvriers
qui ont contribué indirectement à réformer les conditions de travail et ont
accéléré la fin de l’empire colonial.
La production du caoutchouc eut un impact sur les populations
colonisées, mais aussi sur l’environnement. À l’ère de la collecte de latex
sauvage, les vignes et les arbres pouvaient être surexploités, parfois presque
jusqu’à l’extinction. Avec la création des plantations, des animaux tels que
les tigres ont été chassés de leur habitat naturel et finalement éliminés en
Indochine française. Créant un déséquilibre, cette diminution de certaines
espèces a favorisé le développement d’autres, notamment le moustique et le
paludisme qu’il transmet. Ces maladies ont frappé un grand nombre de
travailleurs « indigènes » dans les colonies françaises.
De 1922 à 1928, les Britanniques ont mis en œuvre un plan de limitation
de la production de caoutchouc dans leur empire, dit plan Stevenson.
Ironiquement, la hausse des prix qui en a résulté a entraîné une forte
croissance de la production des plantations en Indochine française. Lorsque
Octave Homberg, financier et membre de l’Association nationale
d’expansion économique, affirme en 1929 que la France est financée par ses
colonies et leur production de matières premières, il pense en grande partie au
caoutchouc. Comme le dit Stephen Harp, « le caoutchouc a rendu les empires
possibles, et les empires ont assuré un approvisionnement accru en
caoutchouc ». En d’autres termes, le caoutchouc a contribué à construire le
deuxième empire colonial français et l’économie de la France elle-même.

BIBLIOGRAPHIE

Stephen L. HARP, A World History of Rubber : Empire, Industry, and the


Everyday, Malden (MA), Wiley-Blackwell, 2016.
Henri JUMELLE, Les Ressources agricoles et forestières des colonies
françaises, Marseille, Barlatier, 1907.
Éric PANTHOU et TRAN TU BINH, Les Plantations Michelin au Viêt Nam,
Vertaizon, La Galipote, 2013.
Angoulême, l’empire en province
Emma Rothschild

Même la ville d’Angoulême, condamnée à « la plus funeste immobilité »


selon Balzac, était située au carrefour de l’ancien et du nouvel empire. En
1830 habitait au cœur de la vieille ville une veuve née en 1744 à
Chandernagor, au Bengale, qui avait épousé un ingénieur des digues, lequel
faisait commerce d’esclaves, et qui était rentrée en France en 1772 avec cinq
« domestiques noirs ». Autre exemple, Louis Félix, orfèvre à Angoulême et
commissaire de l’administration révolutionnaire. Né en 1765 à Saint-Marc, à
Saint-Domingue, il avait été affranchi à la naissance par le propriétaire de sa
mère et était mort en 1851 en étant identifié comme « rentier ».
Ces « vieillards assis sur les deux siècles », toujours suivant Balzac, se
retrouvaient à Angoulême par hasard, suivant leur réseau familial et leur
réseau de protecteurs, qui eux-mêmes étaient à l’image des accidents de
l’empire. Il n’empêche, Angoulême, une petite ville de province, éloignée de
la mer, est aussi un exemple des nombreuses voies par lesquelles le monde
colonial français a pénétré à l’intérieur des terres tout au long du XIXe siècle.
Comme tous les chefs-lieux de province, Angoulême était un carrefour
d’échanges permanents entre la campagne et la ville. L’ingénieur dont la
femme était née à Chandernagor avait acquis la charge de « maître des eaux
et forêts ». Louis Félix était connu, en 1796, parce qu’il avait fait peur aux
paysans des villages voisins. La campagne autour d’Angoulême était aussi un
lieu de négoce avec différentes parties du monde, qu’il s’agisse d’eau-de-vie
ou de bétail.
L’industrie la plus importante était celle de l’approvisionnement militaire
et naval. Non loin du centre se trouvait la fonderie nationale de Ruelle, mais
la ville abritait aussi la poudrerie où Balzac séjourna dans les années 1830, et
on y a vu naître une éphémère école navale. La colonisation, entreprise
militaire, impliquait des besoins matériels qui s’étendaient au cœur des villes
et des villages.
Le service militaire était une autre source d’influence coloniale. Dans les
années 1850, quand l’état civil de la commune commença à publier la liste
des personnes mortes loin de chez elles, c’est une vraie diaspora mondiale qui
apparut. Elle comprenait un soldat de l’« infanterie légère d’Afrique » mort
de dysenterie à l’hôpital maritime de Shanghaï ; un ferblantier mort à Oran ;
un fusilier mort de la fièvre jaune à Veracruz, au Mexique ; un marin mort à
Calcutta. Les colonies étaient l’occasion de deuils et de disparitions pour les
vastes familles de Charente qui vivaient dans l’attente de nouvelles et
espéraient hériter.
La richesse de la région dépendait des canons de Ruelle et de la « poudre
qui se fabrique au bas de notre cité, » comme le formula l’évêque
d’Angoulême en 1867, le jour de l’inauguration de la ligne de chemin de fer
rejoignant Cognac. Même l’architecte diocésain d’Angoulême, le jeune Paul
Abadie, futur constructeur de l’hôtel de ville néo-médiéval de la ville, puis du
Sacré-Cœur de Montmartre, avait des liens avec les colonies. En 1846 il avait
épousé une jeune fille de 16 ans, née esclave en Guadeloupe et émancipée en
1834. C’est même l’ancien gestionnaire de la plantation de Sainte-Rose, en
Guadeloupe, qui avait signé l’acte de mariage.
Les remparts de la ville abritaient aussi une pension tenue par cinq sœurs
célibataires, qui était le centre d’un réseau mondial d’influence familiale.
Leur neveu, né sur place en 1795, devint fonctionnaire des douanes à
Rochefort. Son fils aîné, le cardinal Charles Martial Allemand-Lavigerie, fut
nommé archevêque d’Alger où il se fit remarquer pour ses discours sur les
interventions humanitaires et son opposition à la traite d’esclaves
transsaharienne. Un autre de ses fils servit dans l’armée au Mexique et en
Afrique, et se retira dans un village de papetiers près d’Angoulême. Leur
sœur, Louise, vivait dans ce village avec un domestique algérien et rendait
souvent visite au cardinal, à Alger et dans l’oasis de Biskra. Enfin, Léon, le
plus jeune de la fratrie, s’engagea dans la marine et fut envoyé comme
pharmacien dans le protectorat de Tahiti. En 1863, il était procureur impérial
lors du procès retentissant d’un capitaine de navire péruvien accusé de trafic
illégal d’esclaves entre la Polynésie et les mines de guano des îles Chincha.
Louise Lavigerie est morte en 1906, et les dernières traces de la famille
ont disparu d’Angoulême. La pension située sur les remparts a été vendue.
Mais la ville vivait toujours de l’approvisionnement militaire et colonial. La
poudrerie s’est concentrée sur les explosifs et le gaz moutarde. En 1917, elle
employait 3 000 « travailleurs indochinois », 2 500 femmes et
750 « Malgaches » sur 14 250 ouvriers en tout, alors que la ville ne comptait
qu’environ 40 000 habitants, auxquels s’ajoutaient 6 000 employés de la
fonderie de Ruelle.
Dans les années 1930, comme dans les années 1830, la ville semblait
toiser les sites militaro-industriels et, au-delà, le monde entier. Le
recensement de 1936 comprenait un contrôleur naval de la fonderie qui
habitait rue Paul-Abadie, non loin du centre de la vieille ville ; sa fiche
précisait qu’il était né à Constantinople, sa femme, à Saïgon, et leur fille, à
Lima. Aujourd’hui, la fonderie est toujours là mais elle a été transformée en
centre de construction de missiles sol-air. La poudrerie où Balzac avait
séjourné a été fermée en 2004 ; un long processus de dépollution est
actuellement en cours.
Traduit de l’anglais par Cécile Dutheil de la Rochère

BIBLIOGRAPHIE

Honoré de BALZAC, Illusions perdues, 1837.


Pierre DUBOURG-NOVES (dir.), Histoire d’Angoulême et de ses alentours,
Privat, Toulouse, 1989.
Emma ROTHSCHILD, An Infinite History : The Story of a Family in France
over Three Centuries, Princeton, Princeton University Press, 2021 (en cours
de traduction aux Éditions du Seuil).
Culture impériale : la réinvention
de l’exception française
Emmanuelle Sibeud

En 1931, l’Exposition coloniale internationale de Vincennes célèbre la


« plus grande France » et un siècle de conquêtes coloniales. Depuis les
années 1870, des expositions universelles ou locales, la presse, l’école, la
littérature, les arts du spectacle, les réseaux scientifiques, religieux et
philanthropiques font circuler des images et des récits de la colonisation dans
la société française et, de façon plus aléatoire, dans les territoires colonisés.
Disposant d’un budget exceptionnel pour égaler voire surpasser les fastes de
l’exposition impériale britannique de Wembley en 1925, l’Exposition
coloniale de Vincennes doit forger définitivement la conscience impériale
française. Elle attire plus de 8 millions de visiteurs, sans imposer la culture
impériale monolithique dont rêvent ses organisateurs qui réclament très vite
des moyens supplémentaires.
En 1931 pourtant, les pratiques culturelles et les représentations du
monde, de soi et des autres des populations de l’empire colonial français ont
déjà été substantiellement modifiées par un siècle d’expériences coloniales.
Et cette évolution est adossée à des mutations plus amples encore. Les cadres
de la vie quotidienne et les imaginaires sont transformés au même moment
par la cristallisation des identités nationales et par l’essor, transnational, des
industries de la culture de masse. Les États déploient des politiques
culturelles pour affirmer leur autorité et une science nouvelle,
l’anthropologie, se consacre à l’étude monographique ou comparative des
cultures. Sur le plan théorique, la culture devient un concept aux multiples
définitions et usages. En pratique, elle résulte encore et toujours d’un
ensemble hétéroclite et diffus d’échanges et de tractations entre des groupes
en position inégale qui cherchent tous à faire valoir leur identité distinctive.
C’est de cette trame complexe qu’il faut partir pour analyser les paradoxes de
la trajectoire séculaire, de la conquête d’Alger en 1830 à l’Exposition
coloniale internationale de Vincennes en 1931, qui associe reconnaissance de
la pluralité des cultures au sein de l’empire colonial français et réinvention de
l’exception culturelle à la française.
La longue conquête de l’Algérie impose d’emblée la construction d’un
récit imagé pour faire accepter la mobilisation en continu de 100 000 soldats
métropolitains dans les années 1840. Embarqués dans les fourgons de
l’armée, les artistes peignent des scènes de bataille destinées au nouveau
musée de l’histoire de France à Versailles. Ils produisent aussi des gravures
largement diffusées et se mettent au service des élites algériennes ralliées,
dans lesquelles ils voient de parfaits sujets pour leurs tableaux orientalistes.
Le majestueux portrait du Bey de Constantine commandé par celui-ci à
Théodore Chassériau fait ainsi sensation au salon de 1846. Alger amorce
alors sa mue en capitale coloniale dotée d’un théâtre, d’un Opéra, d’une
université, puis d’un musée des Beaux-Arts. Au tournant du XXe siècle, le
« vieil Alger » de la Casbah, ostensiblement protégé, devient l’emblème du
dualisme culturel officiel qui exclut les populations colonisées de la
modernité à la française et les enferme dans des traditions supposées
immobiles.
Les conquêtes inspirent d’innombrables commentaires et mises en scène.
La chanson occupe une place de choix dans cette production polymorphe.
Elle permet aux populations colonisées de préserver et de faire circuler la
mémoire des combats perdus et l’espoir que la colonisation prendra fin. En
métropole, les épisodes les plus saillants sont célébrés et tournés en dérision
par les cabarets, les théâtres ou le cinéma. À partir des années 1860, la
diversité culturelle des sociétés humaines devient un spectacle qui fascine
lors des expositions locales ou universelles et au Jardin d’acclimatation de
Paris. La création d’un musée d’ethnographie au Trocadéro à l’issue de
l’Exposition universelle de 1878 et l’ajout de vitrines dans nombre de musées
plus modestes donnent un vernis scientifique à cette nouvelle grammaire de
la différence raciale et culturelle.
Certains artistes se jouent de ces stéréotypes. C’est le cas du clown
Chocolat au début du XXe siècle, puis de Joséphine Baker, révélée en 1925 par
la Revue nègre, qui se transforme en princesse exotique venue du Sahara ou
des Caraïbes et qui, dans un ironique contre-emploi, chante « Ma
Tonkinoise », ritournelle aussi machiste que raciste. La publicité choisit
plutôt de ranimer l’imagerie esclavagiste pour promouvoir des figures de
« nègre », « battu, mais content », comme celui qui vante le chocolat Félix
Potin en 1922. Le succès au long cours de la publicité Banania lancée en
1915, qui montre un soldat ouest-africain dégustant entre deux combats cette
boisson destinée aux enfants, témoigne de la banalisation de cette imagerie
raciste. Les effets de toutes ces mises en scène sont cependant délicats à
mesurer. Pendant la Première Guerre mondiale, ni les publicités ni les leçons
apprises à l’école primaire n’empêchent les soldats métropolitains de jeter
leur ration quand elle est accompagnée de riz, denrée coloniale qu’ils
connaissent peu et apprécient encore moins.
Il ne s’agit pas seulement de représenter la colonisation à distance. Les
initiatives culturelles des pouvoirs coloniaux construisent les hiérarchies
nécessaires à l’exercice de la domination. Lorsque l’expansion coloniale bute
sur des identités collectives fortement structurées, la science est appelée à la
rescousse. Créée en 1901, l’Académie malgache à Tananarive patronne ainsi
des travaux qui redéfinissent la société malgache du point de vue de la
métropole en soulignant son altérité. Cette surenchère savante vient aussi
conforter la mainmise coloniale sur les monuments de la monarchie Hova
pour lutter contre l’insurrection massive qui a suivi la guerre de conquête. Au
fil d’interventions comparables dans tout l’empire, l’européocentrisme
devient une évidence scientifique qui justifie dans l’entre-deux-guerres
l’invention de nouvelles sciences impériales ad hoc comme l’africanisme.
Ce scientisme est cependant une façade à la Potemkine. En métropole,
l’école et la presse sont au service d’une politique culturelle efficace qui
uniformise les pratiques et les imaginaires, accorde les unes avec les autres
les cultures bourgeoise, ouvrière, citadine et rurale et fait même une place à
certaines revendications régionalistes. Dans les territoires colonisés, la
confrontation reste la règle et, face à des populations colonisées qui n’ont pas
renoncé à leur autonomie, les initiatives coloniales manquent singulièrement
de cohérence. Réduite à la portion congrue et sans cesse remise à plus tard,
l’assimilation en est le meilleur exemple. L’apprentissage de la langue
française et la scolarisation sont réservés à de minuscules fractions des élites
locales et deviennent le privilège des « fils de chef » et autres auxiliaires
utiles. Ceux et celles qui en bénéficient peuvent d’autant plus facilement
devenir des passeurs interculturels et déborder le rôle subalterne qui leur est
assigné. C’est le cas notamment des instituteurs et des institutrices indigènes
formés à partir des années 1880. Chargés de diffuser les pratiques culturelles
françaises, par exemple sur le plan vestimentaire, ils s’appuient sur leur
connaissance des cultures en présence pour devenir les porte-parole des
populations locales auprès des pouvoirs coloniaux, initier des formes
nouvelles de sociabilité et forcer l’ouverture de l’espace public colonial en
créant des associations et en publiant livres et revues.
Les missionnaires chrétiens jouent eux aussi les passeurs entre métropole
et colonie, entre les colonisés et les métropolitains. Ils font des tournées de
conférences en métropole pour collecter les fonds nécessaires à leurs
implantations coloniales et ils rapportent dans les colonies des preuves
tangibles des bénéfices de la culture occidentale, de la machine à coudre au
ballon de football en passant par l’imprimerie. Archevêque d’Alger, le
cardinal Lavigerie réunit ainsi au début des années 1870 les fonds nécessaires
à l’éducation catholique des enfants algériens devenus orphelins après
l’insurrection et la famine de 1871 et se lance dans un projet d’assimilation
contesté de tous côtés et qui embarrasse les autorités françaises, en Algérie
comme en France. Dix ans plus tard, en 1881, il fait planter une vigne à
Carthage (Tunisie), symbole d’un projet de rechristianisation peu compatible
avec les termes du traité de protectorat tout juste signé, mais emblème d’un
certain art de vivre à la française.
L’afflux de soldats et de travailleurs colonisés en métropole pendant la
Première Guerre mondiale fait apparaître plus crûment le contraste entre le
consensus culturel métropolitain et la juxtaposition conflictuelle des cultures
au sein de l’empire colonial. L’intensification de la propagande coloniale en
direction des seuls métropolitains est une façon d’isoler à nouveau ceux-ci
pour retrouver une maîtrise bien illusoire. Au même moment, la ségrégation
se généralise à l’encontre des colonisés, dans des camps et hôpitaux séparés
pour ceux qui sont en métropole et en disqualifiant les passeurs interculturels
les plus visibles comme l’émir Khaled, petit-fils d’Abdelkader et officier de
l’armée française, venu présenter les doléances des Algériens à la Conférence
de la paix en 1919. Le refus d’accorder la citoyenneté aux anciens
combattants coloniaux s’inscrit dans la même logique de subalternisation des
colonisés au nom de la distance déclarée infranchissable entre leurs cultures
et la culture française.
En 1931 à Vincennes, les imposantes reproductions du temple d’Angkor
Vat (Cambodge) et d’un palais en terre de Djenné (Mali) incarnent cette
altérité que la colonisation voudrait intangible et exaltent par contraste la
supposée capacité française à faire entrer ces monuments dans le patrimoine
commun de l’humanité. Adossée à cette opposition manichéenne entre
particularisme des colonisés et universalisme des colonisateurs,
l’impérialisation des pratiques et des représentations contribue ainsi à la
réinvention d’une culture française surplombante et inaccessible aux sujets
coloniaux. Cette hiérarchie est cependant déjà contestée avec vigueur par
ceux qui partent vers d’autres horizons, comme Nguyên Ai Quôc, le futur Hô
Chi Minh, qui a intégré les réseaux communistes internationaux, ou ceux qui
lancent de nouvelles passerelles, comme Aimé Césaire et Léopold Sédar
Senghor, autour du concept de négritude qu’ils élaborent ensemble à partir de
1935.

BIBLIOGRAPHIE

Romain BERTRAND, Hélène BLAIS et Emmanuelle SIBEUD (dir.), Cultures


d’empires. Circulations, échanges et affrontements culturels en situation
coloniale, Paris, Karthala, 2015.
Pierre SINGARAVÉLOU (dir.), L’Empire des géographes. Géographie,
exploration et colonisation, XIXe-XXe siècles, Paris, Belin, 2008.
Cécile VAN DEN AVENNE, De la bouche même des indigènes. Échanges
linguistiques en Afrique coloniale, Paris, Vendémiaire, 2017.
Des sciences coloniales pour former
les élites
Pierre Singaravélou

Les jeunes sciences humaines se situent au cœur du projet colonial de la


e
III République, la colonisation étant d’emblée conçue comme une œuvre
intellectuelle. À partir des années 1880, des universitaires et experts français
ainsi que des savants « indigènes » ont développé de nouvelles disciplines
dans les universités et les grandes écoles : les « sciences coloniales ». Des
cours d’« histoire coloniale » et de « géographie coloniale » sont dispensés
dans les facultés des lettres tandis que la majeure partie des facultés de droit
enseignent à partir de 1891 les « législation et économie coloniales ». De
même, le prestigieux Collège de France inaugure plusieurs chaires consacrées
à l’étude des colonies françaises. Inaugurée à Paris en 1889, l’École coloniale
a pour mission de former les hauts fonctionnaires coloniaux et, à partir de
1905, les magistrats des colonies. Ce prototype de l’École nationale
d’administration devient le haut lieu des « sciences coloniales », promouvant
notamment l’étude de la « psychologie indigène » dans l’entre-deux-guerres.
Des filières de formation spécifique, les « sections coloniales », sont ouvertes
à l’École libre des sciences politiques (1887) puis dans la majeure partie des
écoles supérieures de commerce. Au sein de l’École des hautes études
commerciales, cette section ouverte en 1905 devient rapidement l’une des
plus populaires parmi les élèves.
Les gouvernements coloniaux et le ministère des Colonies financent la
création de ces enseignements afin de sensibiliser l’opinion publique à
l’œuvre coloniale et de former les élites administratives spécialisées, tandis
que les milieux économiques – au premier rang desquels les chambres de
commerce, l’Union coloniale (groupe de pression du patronat) et les grandes
entreprises – promeuvent un enseignement pratique qui doit répondre aux
besoins économiques formulés par les élites régionales. Selon une division
régionale du travail impérial, Lyon se spécialise dans les études indochinoises
et plus largement asiatiques, Bordeaux se concentre sur l’Afrique occidentale
et le Maroc, Le Havre se focalise sur l’Amérique, Aix-Marseille sur l’Afrique
orientale, l’Algérie, le Proche-Orient et Madagascar. Au total, l’enseignement
des « sciences coloniales », qui s’est surtout insinué dans les marges du
champ universitaire, connaît une expansion continue jusqu’à la Première
Guerre mondiale avant de rencontrer, à partir des années 1920, des problèmes
de financement et une chute des effectifs d’étudiants.
Les universitaires, intellectuels et experts spécialistes de la colonisation
s’insèrent en outre dans des réseaux d’instituts de recherche et de sociétés
savantes, de musées et d’expositions, de revues (Quinzaine coloniale, Revue
indigène, Outre-mers) et de maisons d’édition généralistes ou spécialisées
(Larose, Challamel). À partir de la fin du XIXe siècle, chaque grande région de
l’empire se dote en effet d’un institut de recherche in situ qui subsiste
aujourd’hui : l’École française d’Extrême-Orient (1900) à Hanoï, l’Institut
des hautes études marocaines à Rabat (1920), l’Institut français d’études
arabes de Damas (1922) et l’Institut français d’Afrique noire à Dakar (1936).
Les colonies françaises comptent en outre, au début des années 1930, une
trentaine de sociétés savantes qui accueillent surtout les notables et les érudits
de l’armée et de l’administration coloniales. Au sommet de ce vaste réseau
savant se trouve l’Académie des sciences coloniales, fondée en 1922, qui
réunit les principaux représentants des élites universitaires, militaires et
administratives mais accueille moins de 5 % d’« indigènes », cantonnés dans
le corps des membres associés et correspondants.
Alors que les savoirs coloniaux étaient auparavant l’apanage de praticiens
officiant dans les colonies (officiers, administrateurs, missionnaires), les
spécialistes de la colonisation se professionnalisent à partir du début du
e
XX siècle. En dépit du caractère raciste et stéréotypé de nombreux travaux,
les « sciences coloniales » ont contribué, aux côtés de l’orientalisme, à élargir
l’horizon des sciences humaines en France, focalisées jusque-là sur la
« civilisation européenne ». Ainsi, le terrain outre-mer induit parfois un
décentrement épistémologique qui conduit les savants à élaborer de nouvelles
méthodes et catégories d’analyse. Dès la fin du XIXe siècle, Joseph Chailley-
Bert encourage la pluridisciplinarité à travers la « colonisation comparée »,
nouvelle discipline qui confronte les différentes expériences impériales
françaises et étrangères, présentes et passées, et établit un répertoire de
« bonnes » pratiques à suivre et d’échecs à éviter. Dans l’entre-deux-guerres,
Georges Hardy promeut le développement de l’histoire orale pour étudier le
passé des sociétés africaines.
Certains concepts coloniaux, comme celui de l’« âme noire » ou de la
« plus grande Inde », ainsi que les fouilles archéologiques à Angkor Vat, ont
pu être mobilisés par les élites autochtones et participer à la construction de
nouvelles identités nationales en Asie comme en Afrique. Ces disciplines
éphémères sont finalement balayées après guerre par le mouvement des
décolonisations et en partie remplacées par les études centrées sur ce qu’on
appellera dès lors les « aires culturelles ».

BIBLIOGRAPHIE

Sophie DULUCQ et Colette ZYTNICKI (dir.), Décoloniser l’histoire ? De


« l’histoire coloniale » aux histoires nationales en Afrique et en Amérique
latine (XIXe-XXe siècles), Paris, Société française d’histoire d’outre-mer, 2003.
Emmanuelle SIBEUD, Une science impériale pour l’Afrique ? La
construction des savoirs africanistes en France, 1878-1930, Paris, Éditions
de l’EHESS, 2002.
Pierre SINGARAVÉLOU, Professer l’Empire. Les « sciences coloniales » en
France sous la IIIe République, Paris, Publications de la Sorbonne, 2011.
L’escalier de la gare Saint-Charles
ou Marseille « porte de l’Orient »
Aurélia Dusserre

« Il est temps de décoloniser !!! » À l’été 2021, une inscription sur le


socle d’une des statues des escaliers de la gare Saint-Charles attire l’œil des
passants, d’ordinaire pressés d’attraper leur train, ou simplement soucieux de
rejoindre sains et saufs l’autre côté de la rue. La statue représente les
Colonies d’Asie : telle une princesse khmère, une femme est adossée à une
banquette, la poitrine dénudée, le bas du corps recouvert par une jupe. Parée
de bijoux, elle porte une coiffe travaillée, sa main posée sur la tête d’un lion
qui rappelle la statuaire khmère. Elle est accompagnée de deux enfants, dont
une fille qui tient un panier de fruits. En face, de façon quasi symétrique, une
autre femme représente les Colonies d’Afrique : coiffée de tresses, elle est à
moitié allongée sur une banquette dont le bord est un crâne de buffle. Nue,
puissamment musclée, elle dissimule à peine sa poitrine généreuse. Elle est
également accompagnée d’enfants présentant des fruits, un masque et une
défense d’éléphant, ainsi que d’une guenon avec son petit. Ces ensembles en
pierre de Louis Botinelly (1883-1962) constituent le groupe statuaire
inférieur des escaliers.
D’ordinaire, c’est d’en haut que le voyageur appréhende le monument.
Les escaliers offrent en effet une vue imprenable : à peine débarqués du train,
les passagers découvrent un vaste panorama avant de plonger vers la ville en
contrebas. Construits en 1926, les escaliers monumentaux répondent en effet
à un besoin pratique, celui de rejoindre le centre-ville depuis le plateau de la
gare, ainsi qu’à une volonté d’embellissement. Mise en service en 1848, la
gare Saint-Charles est difficilement accessible aux piétons, et le bâtiment
n’offre pas de caractère architectural particulier. En 1911, la ville organise
donc un concours afin de répondre à cette double nécessité, remporté par
deux architectes locaux, Eugène Sénès et Léon Arnal. La réalisation est
cependant retardée, et la première pierre n’est posée qu’en 1923.
Entre-temps, le contexte a changé, et les représentations aussi. Si
Marseille continue à se (re)présenter comme une ville portuaire, marquée par
son passé grec et son formidable développement commercial, elle s’ouvre
davantage à l’empire : en organisant l’Exposition coloniale de 1922,
Marseille « porte de l’Orient » entend s’affirmer comme une ville impériale.
Depuis longtemps, les élites de la ville sont acquises à la colonisation : dès
1840, les trois quarts des importations françaises vers l’Algérie transitaient
par Marseille, dont le port est agrandi ; en Égypte, la Chambre de commerce
a soutenu le percement du canal de Suez ; en Tunisie, les banques locales ont
été les premières à investir, tandis que négociants, armateurs et industriels
intensifiaient leur présence en Afrique de l’Ouest. En 1906, la ville organise
une première exposition, dont l’ancien député Jules Charles-Roux pense
qu’elle va « intéress[er] le public d’une manière pratique », qui attire plus
d’un million de visiteurs. En 1922, ce sont plus de 3 millions de curieux qui
déambulent au parc Chanot parmi les pavillons des colonies et les jardins
exotiques, dans la mise en scène d’un empire pacifié et d’une métropole
idéalisée. Cette exposition coloniale de 1922 a joué un grand rôle dans
l’image de la ville et de sa perception par les habitants, et dans la diffusion de
représentations impériales auprès d’un public élargi.
Si les escaliers de la gare Saint-Charles n’ont pu être construits à temps
pour l’Exposition, comme le souhaitaient les représentants de la Chambre de
commerce, ils en portent incontestablement la marque. La centaine de
marches est rythmée par des petits paliers, avec divers groupes sculptés, et un
grand palier intermédiaire où se dressent les pylônes d’Auguste Carli
représentant deux allégories féminines : Marseille, porte de l’Orient et
Marseille, colonie grecque. Au bas de l’édifice, les groupes féminins de
Botinelly – l’Asie, à l’est, et l’Afrique, à l’ouest – sont de purs archétypes
correspondant aux stéréotypes raciaux en vigueur. Elles sont accompagnées
d’objets censés évoquer leur continent d’origine, qui renvoient également à la
hiérarchisation supposée des diverses populations de l’empire. L’Asie est
entourée d’objets de la culture prestigieuse de la civilisation khmère et son
vase est décoré par une frise de danseuses cambodgiennes, qui se sont
produites en 1922 dans la reconstitution du temple d’Angkor. Le registre
utilisé pour les Colonies d’Afrique est davantage de l’ordre de l’animalité,
tandis que le vase décoré de motifs géométriques évoque un simple objet
utilitaire. Le traitement des poses et des corps diffère également, la
représentation de l’Asie suggérant une plus grande pudeur et un certain
mystère, conformément à un autre lieu commun des représentations
impériales. On note cependant la même lascivité de ces odalisques
colonisées, la même érotisation de figures féminines offertes aux regards
métropolitains, et réduites par ailleurs à une confuse imagerie exotique qui
puise au vaste magasin des expositions et des imaginaires coloniaux.

BIBLIOGRAPHIE

Georges AILLAUD, Isabelle AILLAUD et Bernard BARBIER (dir.), Désirs


d’ailleurs. Les expositions coloniales de Marseille 1906 et 1922, Marseille,
Éditions Alors hors du temps, 2006.
Catherine MARAND-FOUQUET, « Le genre des colonies. Sur les escaliers de
la gare Saint-Charles à Marseille », Clio. Histoire, femmes et sociétés, no 12,
2000/2, p. 188-191.
Gérard MONNIER, « Deux chantiers de sculpture monumentale à Marseille
en 1925 : l’escalier de la gare Saint-Charles, le Palais de l’automobile »,
Marseille, no 136, 1984, p. 22-31.
Fécondités de la négritude
Romuald Fonkoua

Apparu pour la première fois en 1935 dans les colonnes du journal


L’Étudiant noir sous la plume d’Aimé Césaire, le mot « négritude » va
connaître une fortune inégalée dans l’histoire des idées, des littératures et des
sciences politiques et sociales noires de l’entre-deux-guerres à nos jours.
À travers une série d’articles intitulés « Nègreries », le futur poète du
Cahier d’un retour au pays natal soutient que la négritude est l’œuvre d’une
jeunesse qui refuse l’assimilation et prend conscience de son identité raciale.
Elle est portée par une double tension. L’une restaure l’authenticité du nègre.
Les jeunes nègres doivent « [travailler] à prendre possession [d’eux]-mêmes,
en dominant de haut l’officielle culture blanche, “gréement spirituel” de
l’impérialisme conquérant ». Plus précisément, il faut s’atteler
« courageusement à la besogne culturelle, sans craindre de tomber dans un
idéalisme bourgeois ».
L’autre tension ouvre la voie à la « révolution de soi » : « rompre la
mécanique identification des races » afin d’être des « nègres
révolutionnaires » et non des « révolutionnaires accidentellement noirs ».
Sommé d’« agir », c’est-à-dire de « créer », donc de « pétrir et faire lever sa
naturelle substance », le nègre doit au préalable se libérer de ce « mal étrange
[qui] nous ronge, en effet, aux Antilles : une peur de soi-même ».
Ce constat de Césaire à propos des Antilles est valable pour tous les
colonisés ou tous les dominés noirs du monde. La quête d’un soi authentique
engage la reconnaissance de l’« être du nègre au monde » qui procède de
l’élaboration d’un nouveau discours caractérisé par la « Réflexion » comme
l’avait bien perçu Jean-Paul Sartre dans Orphée noir.
La négritude est une pensée de soi qui se construit historiquement dans le
sillage des discours de savoir européens sur l’Afrique, le Noir, l’Autre, le
colonisé, et sur le terrain de la crise de valeurs que connaît l’Europe
occidentale après la boucherie de la Première Guerre mondiale et la fin du
mythe de la supériorité de l’homme blanc. Elle emprunte les termes de sa
légitimité à une « bibliothèque coloniale » renouvelée où les récits des
voyageurs, les travaux des missionnaires, des anthropologues et des
ethnologues européens qui se consacrent à la « mentalité primitive »
redonnent leurs lettres de noblesse aux civilisations africaines. Elle bénéficie
de ce que Philippe de Zara a appelé « l’éveil du monde noir » et Paulette
Nardal « l’éveil à la conscience de race » – en référence aux discours du
« New Negro » outre-Atlantique. Elle bénéficie encore de l’engouement pour
le modèle nègre dont s’empare l’avant-garde, de Matisse à Picasso. Elle va
être soutenue par les travaux des chercheurs africains qui s’appuient sur les
développements de l’anthropologie culturaliste pour défendre l’idée de
l’« unité culturelle » de l’Afrique, en faisant d’une « pensée africaine »
fondée sur les traditions orales le gage de sa cohérence philosophique et de
l’homogénéité de sa vision du monde (Weltanschauung). La revue Présence
africaine et la maison d’édition du même nom (créées à Paris par le
Sénégalais Alioune Diop) deviennent après guerre le centre de gravité de ce
mouvement, et les festivals des arts nègres (1966, 1977) ses moments
marquants.
Positivement féconde sur le terrain du contre-discours, de la défense des
arts, des cultures et des lettres nègres, la négritude le fut moins sur le terrain
de la politique. En effet, plusieurs critiques des pères fondateurs leur
reprochent, au cours des années 1970, l’écart entre leur discours et leur action
publique.
Cette critique, d’inspiration marxiste, conduit leurs auteurs à distinguer
schématiquement deux négritudes. Celle de Césaire, révolutionnaire et
panafricaniste, qui affirmerait la liberté en acte des peuples noirs, et celle de
Senghor, identitaire, qui désignerait « l’ensemble des valeurs de civilisation »
entendue négativement, selon eux, comme un retour à l’obscurantisme de la
revendication identitaire, de l’affirmation d’une authenticité culturelle et du
retour aux sources d’une Afrique mythique.
La négritude ne peut être sauvée de cette dérive « négriste » que par les
qualités qui l’ont fait naître : la manifestation d’une autre mondialité ;
l’exercice d’un contre-discours aux discours dominants ; la revendication
d’une approche plus large de l’universel ; et une attention plus grande à
l’humain, à tous les humains. En Haïti, « où la négritude pour la première fois
se mit debout et dit qu’elle croyait en son humanité », selon la belle formule
de Césaire, le mot « nègre » signifie « homme », sans distinction de race, de
couleur ou de religion.

BIBLIOGRAPHIE

Stanislas Spero ADOTEVI, Négritude et négrologues, Paris, UGE, coll.


« 10/18 », 1972.
Aimé CÉSAIRE, « Nègreries. Jeunesse noire et assimilation », L’Étudiant
martiniquais. Journal de l’Association des étudiants martiniquais en France,
no 1, mars 1935.
Valentin-Yves MUDIMBÉ, L’Invention de l’Afrique. Gnose, philosophie et
ordre de la connaissance, trad. fr. Laurent Vannini, Paris, Présence africaine,
2021.
3

CRÉER DES DIFFÉRENCES


Le régime de l’indigénat, un arbitraire
légal
Sylvie Thénault

Il y a plusieurs façons de raconter l’histoire de l’indigénat. La plus simple


consiste à le présenter juridiquement. De ce point de vue, l’indigénat
comprend quatre grandes mesures, dont seuls les « indigènes » sont
passibles : l’internement administratif, qui se traduit par un éloignement avec
assignation à résidence ou par une détention dans un pénitencier, comme le
fameux Poulo Condore de sinistre mémoire au Vietnam, où le régime en
vigueur valait celui des bagnes ; le séquestre des biens, qui peut être
individuel ou collectif ; les amendes collectives ; des amendes et des jours de
prison individuels. Ces amendes et emprisonnements sont les plus
massivement pratiqués. Ils résultent des « pouvoirs disciplinaires » octroyés
aux agents de l’autorité placés directement au contact des populations – il
s’agit donc parfois de ceux que l’administration coloniale nomme ses
« adjoints indigènes », assurant concrètement l’interface avec les sociétés
locales. Censées être punitives, les mesures composant l’indigénat frappent
sans preuve de culpabilité ni défense. Elles sont prononcées arbitrairement
par l’administration et non par la justice. Ainsi l’indigénat est-il hautement
significatif du traitement discriminatoire des sujets colonisés.
Cette présentation juridique découle du fait que, longtemps, le droit a
servi de source pour connaître l’indigénat. Il est facile de retrouver en
bibliothèque les écrits des juristes coloniaux, les projets de lois et débats
parlementaires publiés au Journal officiel ou encore la presse et les brochures
de l’époque. Les juristes parlent de « régime pénal de l’indigénat » –
« pénal » signifie qu’il s’agit théoriquement d’un régime de punition. Le
langage courant s’est fixé sur une autre expression : « Code de l’indigénat ».
Il n’a pourtant jamais existé, au sens propre, de gros volume rassemblant les
textes concernant l’indigénat, comme il existe un Code pénal, un Code civil,
un Code forestier, etc. Légalement, l’indigénat consiste en une série de
décrets, le premier rédigé pour la Cochinchine en 1881, puis un deuxième,
pour la Tunisie, en 1882. Le décret cochinchinois sert ensuite de modèle pour
le Tonkin puis l’Annam-Tonkin, le Cambodge, le Sénégal et, par ricochet, les
textes s’inspirant les uns des autres, la Nouvelle-Calédonie, Madagascar,
l’Afrique occidentale française (AOF) et l’Afrique équatoriale française
(AEF). L’Algérie constitue un cas à part. Constituée de départements, elle ne
peut être gouvernée par décrets. Là l’indigénat n’est légalisé qu’en partie, par
une loi datant de 1881 qui ne concerne que les pouvoirs disciplinaires.
Contrairement à une idée répandue, en raison de l’intérêt tout particulier que
suscite cette colonie au détriment des autres, l’indigénat n’a pas été étendu
dans l’empire à partir d’une Algérie servant de modèle. Juridiquement, c’est
le décret cochinchinois qui sert de matrice.
Cependant, parfois les textes diffèrent. Les quatre mesures n’y figurent
pas systématiquement. En Tunisie, par exemple, qui est un protectorat où
subsiste une administration locale, le décret de 1882 ne concerne que les
pouvoirs disciplinaires, dont bénéficie le commandement militaire français.
En Nouvelle-Calédonie, le décret comprend un volet majeur et très
spécifique : le cantonnement. Là, le gouverneur général procède à la mise en
réserve des « tribus » qu’il dote d’un territoire, d’un nom et de chefs recevant
de larges attributions. Les listes d’infractions punies par les pouvoirs
disciplinaires varient aussi. Si partout les résistances à l’impôt sont incluses,
se promener nu dans l’espace public, enfreindre certaines réglementations
économiques, pérenniser une activité confrérique peuvent être visés selon les
territoires. Dans le temps, les textes, très discutés, en vigueur pour des durées
limitées, subissent maintes réformes : prorogations mais aussi une abrogation
(dès 1903, en Cochinchine, pour des raisons qui restent énigmatiques) et des
exemptions (pour les femmes en AOF, en 1929, sous réserve de textes
transposant la décision dans chaque territoire de la Fédération, par exemple).
Globalement, toutefois, l’abolition totale de l’indigénat date de la fin de la
Seconde Guerre mondiale.
Ce régime, des contemporains l’ont eux-mêmes dénoncé comme une
monstruosité juridique. Loin d’être anticolonialistes, certains étaient des
républicains prenant au sérieux la « mission civilisatrice » de la France. En
1909, le député Albin Rozet, que ses détracteurs moquaient sous le sobriquet
d’Ali Ben Rozi, écrivait ainsi, en préalable à une proposition de loi
supprimant l’indigénat en Algérie, que la fin du « régime d’arbitraire »
servirait « la solidité de notre domination ». « Il n’y a pas de bonne
administration sans justice sérieuse » et « le renom de la France auprès de
toutes les nations islamiques » en sortirait « grandi », poursuivait-il. En tant
qu’objet juridique, l’indigénat interroge ainsi la République. Il démontre de
façon criante ses contradictions aux colonies. Pour cette raison, ce régime a
été analysé comme une exception au sein d’un droit républicain différenciant
monde colonial et métropole. En métropole également, pourtant, des
catégories de population sont stigmatisées et discriminées, qu’elles soient
écartées d’une pleine citoyenneté (comme les femmes) ou soumises à des
formes de répression administratives – tels les étrangers, les « repris de
justice » et les « vagabonds », pour le dire dans les mots du XIXe siècle, qui
sont soumis à l’internement, aux arrestations et à la détention sans passer par
la justice. La dérogation aux grands principes n’est pas réservée au monde
colonial – ce qui ne rend pas l’indigénat moins choquant. Celui-ci est
significatif d’une vision de l’humanité vouant les « indigènes » aux
stéréotypes les plus grossiers et aux violences les plus extrêmes. En 1858, le
colonel Lapasset, l’un des officiers de la conquête de l’Algérie, défend en ces
termes le principe de l’exception, discuté : « Et ces mesures exceptionnelles
seraient précisément repoussées à l’égard des Arabes, de véritables
sauvages ! Mais ils ne sont pas organisés en société ; mais de la civilisation
ils ne connaissent même pas le nom ; en fait de droit, ils ne respectent que la
force et répètent à chaque instant ce verset du Coran gravé dans les mœurs :
“La force est la manifestation de la divinité sur la terre.” »
Ainsi racontée, l’histoire de l’indigénat ne dit rien de ce qu’il était
concrètement. Il faut, pour tenter de le savoir, fouiller les archives, en quête
de ces sociétés disparues dans lesquelles l’indigénat existait. Lesdites
archives manquent et elles sont partielles car les papiers les mieux conservés
sont ceux du colonisateur. Ils ouvrent cependant la voie à une autre narration.
Passer par l’exemple est ce qu’il y a de plus parlant pour montrer la portée du
changement opéré. Le cas algérien est à cet égard le mieux documenté.
Un jour de 1900, Chikki Mohamed ben Bachir, exerçant les fonctions de
caïd adjoint dans la commune d’Oued Marsa, en Algérie, est tué d’un coup de
feu tiré depuis des broussailles. Nouvellement nommé, Chikki était détesté
par la population locale. Chargé d’élucider le crime, l’administrateur de la
commune se heurte à un silence généralisé. L’affaire inquiète d’autant plus
les autorités qu’œuvre aussi dans la région ce qu’elles appellent un
« bandit », nommé Chaïb. Bientôt cinq hommes sont suspectés d’avoir
trempé dans l’assassinat. Cependant, la justice n’arrivant pas à réunir de
preuves contre eux, ils bénéficient d’un non-lieu. Relâchés, ils sont alors
victimes d’un internement administratif – c’est l’une des mesures de
l’indigénat que peut adopter l’administration, sans preuve ni défense. À ce
titre, ils sont envoyés au pénitencier d’Aïn El Bey, près de Constantine ; et
ce, « jusqu’à nouvel ordre », car l’internement peut être décidé sans durée
déterminée. Un sixième suspect part au pénitencier de Tadmit, dans le Sud,
près de Laghouat. Aucun ne sera libéré avant 1903-1904 et l’un d’eux y
mourra.
Dans cette Algérie où, de toutes les mesures composant l’indigénat, seuls
les pouvoirs disciplinaires ont été légalisés par la loi, en 1881, cet
internement est dénué de base légale. Il résulte en réalité de pratiques
militaires d’enfermement et d’éloignement datant de la conquête que les
gouverneurs généraux ont perpétuées – des Algériens ont ainsi été internés
sur l’île Sainte-Marguerite, au large de Cannes, ou encore à Calvi, en Corse.
Soucieux de légalité, les juristes de l’époque ont cherché des justifications
dans les textes définissant les pouvoirs des gouverneurs, mais nul ne parle
précisément d’internement. « Il n’y a pas de loi autorisant l’internement. Bien
plus, il n’y a ni ordonnance ni décret, par conséquent aucun texte ayant force
légale », peut affirmer la Ligue des droits de l’homme (LDH), en 1909, dans
sa brochure La Question indigène.
L’administrateur d’Oued Marsa use par ailleurs de pratiques
officiellement interdites et illégales. Ainsi, au tout début de l’affaire, il décide
de « consigner près du bordj tous les parents » de Chaïb. Ses supérieurs
hiérarchiques l’y autorisent, sans chercher à connaître le nombre ou l’identité
de ces « parents », pas plus que la durée ou la forme concrète de cette
« consigne ». Puis, après des plaintes le visant, l’administrateur admet qu’il a,
« à plusieurs reprises et pendant un mois », consigné au bordj « quelques
indigènes » qui lui « avaient été signalés comme faisant obstacle » à la
capture du bandit. Il les a employés contre les sauterelles, « car ces corvées
devaient à mon avis leur revenir mieux qu’à tout autre », écrit-il encore dans
ce dossier aujourd’hui consultable aux Archives de la wilaya (département)
de Constantine. La fin de l’histoire n’y figure pas, si ce n’est que Chaïb finit
par être arrêté et que l’assassinat lui est imputé.
Historiquement, la leçon est double. D’une part, le droit ne crée pas les
pratiques, mais c’est l’inverse : celles-ci naissent dans les circonstances des
conquêtes militaires, sont pérennisées lors de l’installation d’administrations
civiles puis, éventuellement, légalisées par la suite ; a posteriori, donc.
D’autre part, l’indigénat fonctionne sur le terrain en articulation avec d’autres
mesures. Dans le cas d’Oued Marsa, les autorités soucieuses d’efficacité
répressive recourent à l’internement pour pallier les non-lieux prononcés par
la justice et usent de pratiques officiellement interdites.
Ainsi, aux colonies, affirme Taylor Sherman, les pratiques punitives
forment un « réseau coercitif » associant des mesures de toute nature. Du
point de vue de celles et ceux qui les subissent, du reste, peu importe qu’elles
soient légales ou non. Qu’est-ce alors que l’indigénat ? s’interroge le
spécialiste de l’Afrique Gregory Mann. Non pas un régime pénal exorbitant
du droit commun, mais une façon arbitraire de sanctionner et de gouverner,
réservée aux « indigènes ».

BIBLIOGRAPHIE

Le général Lapasset par un ancien officier de l’armée du Rhin, Paris,


Bloud et Barral, s. d., 2 vol.
Gregory MANN, « What was the Indigénat ? The “Empire of Law” in French
West Africa », Journal of African History, 50 (3), 2009, p. 331-353.
Taylor C. SHERMAN, « Tensions of Colonial Punishment : Perspectives on
Recent Developments in the Study of Coercive Networks in Asia, Africa and
the Caribbean », History Compass, 7 (3), 2009, p. 659-677.
Sylvie THÉNAULT, Violence ordinaire dans l’Algérie coloniale. Camps,
internements, assignations à résidence, Paris, Odile Jacob, 2012.
—, « L’indigénat dans l’empire français. Algérie/Cochinchine, une double
matrice », Monde(s), no 12, novembre 2017, p. 21-40.
Un féminisme ambigu
Rebecca Rogers

La colonisation est souvent perçue comme une affaire d’hommes partis


conquérir de nouveaux territoires. Installant la présence française par la force,
hommes politiques et militaires donnent un visage très viril à la construction
de la « plus grande France » entre les années de la conquête algérienne et les
années 1930. Pourtant, les Françaises participent à l’empire aux côtés des
hommes : comme infirmières, cantinières ou vivandières accompagnant les
troupes coloniales, comme institutrices ou religieuses, au nom de la mission
civilisatrice, ou encore comme épouses d’administrateurs coloniaux ou
épouses de colons en quête d’une nouvelle vie. Cette présence féminine,
particulièrement visible en Algérie, colonie de peuplement, a marqué les
situations coloniales, même si elle est mal connue. Elle a également nourri un
féminisme impérial qui s’est affirmé au grand jour lors des États généraux du
féminisme à l’Exposition coloniale de mai 1931.
La conquête de l’Algérie est marquée aussi bien par une violence
militaire que par un discours civilisateur auquel participe un petit nombre de
femmes qui réclament une place dans la société coloniale. Émilie Vialar,
supérieure générale de la congrégation de Saint-Joseph de l’Apparition, en
fait partie lorsqu’elle arrive avec ses sœurs en 1835 pour soigner des malades
dans l’hôpital civil. Bien vite, la congrégation multiplie les initiatives en
ouvrant des écoles pour les filles de colons, un orphelinat et un refuge pour
prostituées. Ces diverses activités permettent aux femmes, religieuses comme
laïques, de trouver des emplois dans la nouvelle colonie, non sans heurts avec
les autorités locales. Émilie Vialar, en particulier, trop indépendante par
rapport à l’autorité ecclésiale, provoque la colère de Mgr Dupuch sur place.
En 1842, sa congrégation est poussée hors d’Algérie, mais elle essaime
ensuite dans tout le bassin méditerranéen ainsi que dans l’empire ottoman.
Autre femme qui se fait remarquer dans les premières décennies de la
colonisation : l’institutrice Eugénie Allix, née Berlau. Arrivée à Alger en
1832, en ayant laissé son mari et sa fille en France, elle est éprise de valeurs
égalitaires. En ouvrant la première école pour filles musulmanes, à Alger en
1845, elle revendique une place pour les femmes dans la « fusion
civilisatrice » que les autorités soutiennent dans les années 1840. Entre 1845
et 1861, plus d’un millier de jeunes filles apprennent les rudiments scolaires
et les travaux de broderie dans son établissement qui devient le modèle des
écoles franco-arabes créées par décret le 14 juillet 1850. Son initiative
dérange cependant les hommes notables arabes, et cette velléité d’enseigner
le français aux musulmanes est sacrifiée. La transformation des rapports entre
hommes et femmes au sein de la société algérienne devra attendre, explique
Adolphe Michel : « C’est pure illusion de croire que nous préparons la
réforme de la société en apprenant aux jeunes musulmanes des villes à lire, à
écrire, à calculer d’après nos méthodes. En les élevant ainsi à l’européenne
nous les rendons impropres à la vie arabe. » Au lieu de leçons de français, les
autorités financent des bourses d’apprentissage de la broderie pour les jeunes
filles et laissent dépérir les écoles. Lorsque la suffragiste Hubertine Auclert
séjourne en Algérie dans les années 1890, elle juge sévèrement les effets de
cette décision, estimant que la fermeture des écoles de filles a été décidée
« pour complaire à quelques despotes musulmans vexés de voir l’instruction
battre en brèche leur tyrannie envers la femme et leur rancune contre la
France ». Ces tentatives d’instruction se heurtent aux réticences masculines,
aussi bien des colons que des autochtones. Si la critique qu’en fait Hubertine
Auclert au nom d’un féminisme impérial est relativement isolée à l’époque,
elle se développe à la Belle Époque.
Les femmes françaises se projettent dans l’entreprise coloniale, comme
en témoigne la création de la Société pour l’émigration des femmes
françaises à Paris en 1897. Sans expérience de la vie aux colonies, c’est la
féministe Marie Joséphine Pégard qui est à l’origine de cette société, inspirée
par les résultats remarquables de sociétés identiques en Grande-Bretagne.
Devant le 2e Congrès international des œuvres et institutions féminines de
1900, elle retrace l’historique, le but et les résultats de cette jeune société qui
encourage l’émigration coloniale des femmes pour donner « un emploi
honorable et suffisamment rémunérateur aux femmes non mariées ». Pour
Marie Joséphine Pégard, « il n’y a pas de colonisation possible sans le
concours de la femme ». L’Union coloniale soutient l’initiative dans un
objectif moralisateur : elle souhaite envoyer des femmes pour fonder des
familles françaises et éviter les unions mixtes. Les célibataires, cependant, ne
se précipitent pas comme leurs consœurs britanniques : en trois ans,
seulement soixante émigrantes s’installent en Indochine, à Madagascar, en
Tunisie, au Sénégal, en Algérie et en Nouvelle-Calédonie. Malgré le relatif
échec de la Société, qui disparaît avant la Première Guerre mondiale, les
appels féminins et féministes à l’émigration coloniale se multiplient dans ces
années où la question de la « dépopulation » française inspire des discours
populationnistes de la part de figures comme Joseph Chailley-Bert ou le
comte d’Haussonville. En 1900, Grâce Corneau, pseudonyme de
Mme Joleaud-Barral, publie La Femme aux colonies, qui promeut aussi
l’émigration féminine en Indochine, et relaie ses incitations dans la revue
féministe de Marguerite Durand, La Fronde. Un esprit similaire irrigue les
écrits de l’écrivaine coloniale Clotilde Chivas-Baron, auteur de La Femme
française aux colonies en 1927. Cet ouvrage propose une première histoire de
l’œuvre civilisatrice des femmes.
Si les premières incitations à l’émigration féminine prennent parfois une
tonalité féministe, c’est rarement pour défendre les femmes autochtones. Il
s’agit d’encourager les Françaises à valoriser leurs études ou leurs
compétences manuelles pour trouver de meilleurs emplois. Le souci
d’améliorer le statut des femmes arabes, africaines ou asiatiques puise surtout
dans l’héritage civilisateur qui prend des tournures plus laïques au XXe siècle
avec les activités de l’Alliance israélite universelle (AIU) ou la Mission
laïque. Un regard critique sur les rapports sociaux de sexe dans les colonies
se développe dans l’entre-deux-guerres sous l’effet d’un mouvement
féministe pour qui l’horizon impérial est dorénavant incontournable. La revue
La Française, devenue l’organe du Conseil national des femmes françaises
après 1918, ouvre en 1927 une colonne « La femme dans les colonies » qui
aborde la condition légale, économique et morale des femmes et des enfants
dans le but de l’améliorer. En Algérie, une antenne de l’Union féminine
civique et sociale, plutôt mobilisée par le souci d’améliorer le statut des
femmes colons, s’intéresse progressivement à l’émancipation de « la »
femme musulmane, en créant à Constantine en 1934 une Maison musulmane
et en promouvant l’enseignement ménager. Lucienne Jean-Darrouy,
rédactrice en chef du journal féministe Femmes de demain, annonce dès le
premier numéro, en 1935, une volonté de rapprocher la Française de la
Musulmane. Elle est à l’origine d’une Union féminine franco-musulmane en
1937 qui témoigne d’une forme exceptionnelle de sororité en situation
coloniale. Des initiatives féministes naissent également chez les femmes
autochtones. À Hué en Indochine, l’éducatrice Dam Phuong fonde une
Association éducative professionnelle pour les femmes (Nu công hoc hôi) qui
est aussi un lieu de rencontre où les femmes débattent de leurs droits. Comme
souvent, les premières actions visent l’amélioration de la formation des
femmes autochtones, leur permettant de prendre une place nouvelle dans la
société.
Un féminisme de type maternaliste est affiché lors des États généraux du
féminisme de 1931 organisés en même temps que l’Exposition coloniale
internationale à Paris. En voulant mettre en avant « l’œuvre prodigieuse et
féconde » des femmes dans les colonies, les différentes intervenantes
insistent sur des mesures dans le secteur médical et éducatif qui prolongent
les activités dévolues aux femmes de par leur rôle maternel. La missionnaire
sœur Marie-Andrée du Sacré-Cœur décrit un cours d’économie domestique
au Soudan et en Haute-Volta où elle voit une entreprise de moralisation
susceptible de transformer plus généralement la société. Rachel Dogimont,
membre de la Mission évangélique protestante, fait état de la création
d’écoles et d’orphelinats de filles ; l’éducation en internat forme les
orphelines, écrit-elle, pour leur vie de femme, mais leur apprend aussi leurs
droits ; « les préparant ainsi, nous avons conscience de faire du bon
féminisme », précise-t-elle. Sans critique ouverte de la colonisation, ces
actrices du terrain préconisent néanmoins, dans l’objectif d’améliorer le statut
de leurs « sœurs » indigènes, des initiatives qui sont concrétisées après
guerre. Malgré tout, les années 1930 sont aussi celles d’une prise de
conscience plus nuancée de la situation des femmes dans les régions
colonisées. Que ce soit par les enquêtes ethnographiques de terrain, comme
celles de Germaine Tillion en Algérie, ou par le témoignage de l’orientaliste
Suzanne Karpelès en Indochine, certaines Françaises par leurs engagements
avec l’empire ont contribué à faire émerger une autre vision des femmes
colonisées que celle de femmes esclaves ou de femmes-objets.

BIBLIOGRAPHIE

Jennifer A. BOITTIN, « Feminist Mediations of the Exotic : French Algeria,


Morocco and Tunisia, 1921-39 », Gender and History, 22 (1), 2010, p. 131-
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coloniale, 30-31 mai 1931 », Revue d’histoire moderne et contemporaine,
36 (2), 1989, p. 266-286.
Marie-Paule HA, French Women and the Empire. The Case of Indochina,
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Claudine ROBERT-GUIARD, « Être féministe en contexte colonial dans
l’Algérie des années 1930. Les militantes de l’Union française pour le
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Nineteenth-Century Algeria, Stanford, Stanford University Press, 2013.
Anne-Marie Javouhey : « femme
supérieure »
Pascale Cornuel

Anne-Marie Javouhey est un cas singulier dans l’histoire coloniale.


Devenue religieuse, cette paysanne à l’orthographe approximative fut en son
temps la seule supérieure générale à séjourner en Afrique puis en Amérique ;
la seule aussi à accomplir une œuvre qui dépasse le cadre des activités d’une
congrégation de sœurs enseignantes et hospitalières. Tout cela à la
stupéfaction admirative ou exaspérée de ses interlocuteurs ministériels,
ecclésiastiques ou coloniaux.
Anne-Marie Javouhey naît en 1779 en Bourgogne, dans une famille
paysanne aisée, aimante et très chrétienne. En 1807, elle fonde à Chalon-sur-
Saône une petite société sous le patronage de saint Joseph et sous la tutelle de
l’évêque d’Autun. Six mois plus tard, de son propre chef, elle se rend à Paris.
Elle ira ainsi toujours plus loin pour, selon ses mots, « alumer le feu divin
[sic] ». Installée à Cluny en 1812, sa fondation prend le nom de Saint-Joseph
de Cluny.
En 1815, à Paris, elle adopte un nouveau système pédagogique, le
monitoring system, d’origine anglaise, où l’enseignement est relayé par les
meilleurs élèves de la classe, formés à cet effet. Cette méthode, dite mutuelle
et destinée aux classes populaires, provoque la fureur de ses coreligionnaires,
mais attire l’attention d’hommes de pouvoir. En septembre 1816, le ministre
de la Marine et des Colonies lui propose de pourvoir Bourbon (La Réunion)
en sœurs enseignantes et hospitalières. Les autres colonies suivront.
Mais Anne-Marie est sûre que sa mission est d’évangéliser les Africains.
En 1822, elle est autorisée à se rendre au Sénégal. Trois mois, pas plus. Passé
mars et avril à Saint-Louis, elle fonde en mai une seconde communauté à
Gorée. Mais, alors qu’elle est attendue en France, elle se rend, à nouveau de
son propre chef, à Dagana, dans l’arrière-pays de Saint-Louis, puis à
Bathurst, Gambie, et Freetown, Sierra Leone.
Partout, elle voit des « signes » de sa mission à accomplir. À Dagana, ce
sont les paysans si pieux qui lui ont proposé de « faire Salam » avec eux. Elle
imagine un village chrétien qui aura un jour ses prêtres, africains comme eux.
À Freetown, elle découvre une colonie sans esclaves où des rescapés de la
traite sont libérés puis affectés à des établissements et évangélisés par des
pasteurs anglicans avec le soutien du gouverneur. Elle rêve d’un tel dispositif
au service de l’Église catholique. Elle pense aussi à une école agricole
comme il s’en crée en Europe, et à un petit séminaire pour former les futurs
prêtres africains, qu’elle fondera en France en 1825. Les trois premiers
prêtres africains originaires de colonies françaises en seront issus.
À son retour en France en 1824, elle impressionne à la direction des
Colonies au point de transformer en atout son état de femme et de religieuse.
Il lui est proposé, non pas de retourner en Afrique, mais de fonder un
établissement colonial dans le nord-ouest de la Guyane, sur les bords de la
Mana. C’est durant ce séjour entre 1828 et 1833 qu’elle obtient d’installer des
esclaves lépreux sur un site proche qui ne fermera qu’en 1976.
En août 1833, alors que l’abolition de l’esclavage est votée dans les
colonies britanniques, la France exclut d’en faire autant. Mais le
gouvernement agrée l’idée d’un « essai » de préparation d’Africains à la
« liberté », essai confié à « Madame Javouhey », cette « femme supérieure ».
Les sujets choisis pour l’essai sont des victimes de la traite clandestine,
hommes et femmes libérés et dans la foulée engagés pour sept ans aux termes
d’une loi votée le 4 mars 1831.
Presque tous sont malades, blessés ; ils sont soignés et les femmes
accouchent à l’hôpital dans les meilleures conditions de l’époque. Ils sont
aussi brisés moralement ; Anne-Marie leur fait bâtir sans aide le village de
Mana. C’est sa méthode pour qu’ils se prouvent à eux-mêmes qu’ils sont des
êtres capables et dignes « fils du Père commun », source de leur force.
Presque tous les enfants sont scolarisés, et les filles aussi bien que les
garçons. Les sœurs, quoique cheffes, partagent les mêmes conditions de vie
qu’eux.
Un gouverneur rapporte que « les noirs de Mana sont infiniment plus
heureux que ceux des ateliers ». Mais, tant au ministère que parmi les
abolitionnistes, il était attendu non pas des paysans cultivant pour eux-mêmes
avant tout, mais des ouvriers agricoles salariés dans une plantation
productrice de denrées coloniales. Alors, sur décision du ministre de la
Marine et des Colonies, le 1er janvier 1847, l’administration reprend la
direction de Mana.
Le 10 août 1848, jour de la promulgation du décret d’abolition de
l’esclavage en Guyane, un toast est rendu à Mana : « Vive ma chère mère !
C’est elle qui nous a donné la liberté. » Victor Schœlcher, devenu sous-
secrétaire d’État, très critique à l’égard des sœurs aux Antilles, consent à
épargner la congrégation quand il apprend l’action de sa supérieure générale
à Mana. Elle-même dit des « malheureux noirs » enfin émancipés : « c’est
Dieu qui leur donne la liberté ».
Anne-Marie Javouhey déconcerta ses sœurs, divisa longtemps sa
hiérarchie, payant au prix fort sa détermination de « servante de Dieu », sa
seule identité revendiquée.

BIBLIOGRAPHIE

Pascale CORNUEL, La Sainte Entreprise. Vie et voyages d’Anne-Marie


Javouhey (1779-1851), Paris, Alma éditeur, 2020 et le site web
<https://annemariejavouhey.com>.
—, « Foi en Dieu, confiance en l’homme. L’esprit missionaire selon mère
Javouhey », in Jean Pirotte, Jean-François Zorn et Luc Courtois (dir.), Quel
Dieu ? Quel homme ?, Paris, Karthala, 2017, p. 151-163.
Geneviève LECUIR-NEMO, Femmes et vocation missionnaire. Permanence
des congrégations féminines au Sénégal de 1819 à 1960 : adaptation ou
mutations ? Impact et insertion, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du
Septentrion, 1997.
Sexualités, entre fascination et répulsion
Christelle Taraud

Loin de constituer un élément anecdotique ou périphérique des politiques


coloniales mises en œuvre, la sexualité en est, au contraire, un aspect
essentiel. Considérée d’abord comme symbolique d’un « état de
civilisation », la sexualité des « indigènes » est, en effet, présentée en général
comme « primitive », « violente » et « dangereuse ». Quant aux femmes
« indigènes », qui constituent l’élément essentiel de la mixité sexuelle aux
colonies et donc de la sexualité coloniale, elles sont, le plus souvent,
considérées comme une « sous-humanité », simultanément objectivée et
érotisée, ce qui conduit à une tension paradoxale entre la volonté de les
mettre à distance et de les garder sous contrôle (répulsion) et le désir de les
côtoyer intimement (fascination). C’est cette tension, fondamentale pour
comprendre ce qui a constitué l’un des aspects fondamentaux de la vie aux
colonies, qui explique pourquoi de nombreux Européens ont ou rêvent
d’avoir des relations sexuelles avec des femmes colonisées ; relations qui
s’exercent cependant rarement en dehors d’une complexe interaction entre
sexualité, domination et pouvoir.
Car les Mauresques, Moukères, Négresses, Moussos ou Congaïs
n’irriguent pas seulement les imaginaires d’une sexualité fantasmatique au
travers d’un vaste corpus littéraire et iconographique, elles font aussi partie
intégrante d’une sexualité du quotidien que de nombreux hommes blancs
expérimentent aux colonies, y compris dans le cadre du tourisme sexuel
naissant. Selon ces hommes, tout concourt à faire des espaces colonisés des
lieux de « récréation sexuelle » : le climat qui attiserait les appétits sexuels ;
les mœurs aberrantes (harem et polygamie, sodomie avec des hommes et des
femmes, pédophilie…) ; les pathologies sociales (prostitution, drogues
diverses, allant de l’opium au kif…). Entre effet de suggestion et effet de
contamination, l’espace colonial devient, de fait, le lieu de tous les possibles
sexuels. C’est pourquoi s’y développe très tôt, à partir de la fin du XIXe siècle
et plus encore dans l’entre-deux-guerres, un tourisme homosexuel bien connu
du fait de la célébrité de certains de ces touristes sexuels, tels Oscar Wilde,
André Gide ou encore Jean Genet. Le tourisme homosexuel reste cependant
minoritaire car l’essentiel du tourisme sexuel colonial est articulé autour du
classique couple homme blanc-femme « indigène », selon une triple logique
de domination de « race », de classe et de genre. Ce que traduit très bien
Ernest Feydeau, écrivain algérois, qui souligne en 1862 : « Les Français
arrivent à Alger affamés de Mauresques », matérialisant le fait que ceux-ci
perçoivent bien les colonies comme de véritables « édens sexuels ».
Cette « faim » dévorante, constitutive de la notion même de colonie, se
nourrit du nombre réduit d’Européennes, qui restent, jusque dans l’entre-
deux-guerres, peu représentées dans la majorité des empires. De ce fait, les
femmes « autres » sont donc un élément structurel de l’équilibre sexuel de
sociétés coloniales qui sont encore essentiellement masculines. Ce n’est
qu’au début du XXe siècle que l’arrivée croissante de femmes européennes
modifie cet équilibre interne en remettant en question la « légitimité » des
couples/familles mixtes qui s’y étaient préalablement constitués, comme en
Sénégambie où les Signares ont joué un rôle majeur jusqu’à la fin du
e
XIX siècle. À partir de ce moment, un certain nombre de femmes
« indigènes » qui assuraient jusque-là le rôle « officiel » d’épouses se voient
reléguées, au mieux au rang de concubines, au pire à celui de prostituées, par
les épouses blanches, qui entendent ainsi simultanément rappeler leur statut
légal (en tant que femmes officiellement mariées au regard des lois de leurs
pays respectifs) et supérieur (comme actrices-victimes d’un ordre sexuel et
colonial qu’elles incarnent et subissent tout à la fois). Ces nouvelles
dispositions, au-delà du fait qu’elles marginalisent et stigmatisent des
pratiques mixtes et des interrelations sexuelles et/ou conjugales jusque-là
plutôt bien intégrées socialement, ne vont pas sans poser de nombreux
problèmes, notamment en ce qui concerne l’épineuse question de la filiation
comme le montre la question des enfants métis dans presque tous les empires.
À titre d’exemple, on voit bien la complexité des relations qui unissent, à
Madagascar, les vazaha (les étrangers) et les femmes malgaches qui leur sont
liées (vadimbazaha comme ramatoa). Après que la France s’est emparée de
la Grande Île, en 1896, cette question occupe une place essentielle dans un
contexte où la sexualité interraciale et les enfants métis questionnent avec
force la société coloniale et ses principes fondateurs, à commencer par les
color lines, qui sont aussi des sexual lines. Ainsi les relations sexuelles,
domestiques et/ou conjugales entre hommes colonisateurs et femmes
colonisées, qui étaient, là comme ailleurs, aussi banales que multiples, n’en
témoignent pas moins des ambivalences, des contradictions et des errements
de la France outre-mer.
S’ajoute à la « question métisse » – qui fait d’ailleurs l’objet de nombreux
débats dans les instances politiques de plusieurs métropoles coloniales de
Londres à Rome et de Paris à Berlin – le fait que les femmes « indigènes »
engagées dans des relations sexuelles et/ou conjugales mixtes sont
considérées de plus en plus systématiquement, dès la fin du XIXe siècle,
comme offertes, partagées et donc « dégradées », et sont donc, dès lors,
souvent stigmatisées à la fois par les colonisateurs et par les colonisés, en
particulier dans les villes. Dans les zones rurales, éloignées de la centralité
coloniale, les choses restent plus compliquées, le statut de « ménagère » –
c’est-à-dire d’« épouse à la mode du pays », qui cumule fonctions sexuelles,
reproductrices et domestiques – perdurant, tout en se dégradant toutefois
nettement aussi bien en Afrique subsaharienne qu’en Indochine. Ailleurs, la
mixité sexuelle tend à être reléguée, de plus en plus souvent, à la marginalité
prostitutionnelle comme ce fut le cas, de manière exemplaire, dans l’Algérie
française où est mis en place, dès 1830 (c’est-à-dire dès la conquête de la
ville d’Alger), un système de réglementation de la prostitution, similaire à
celui de la métropole.
Dans tous les cas, cependant, les femmes « indigènes » pauvres, qui
constituent l’essentiel des « ménagères » et plus encore des prostituées de la
période coloniale, paient un lourd tribut à la reconfiguration coloniale, en
matière de sexualité et de conjugalité, mise en place à partir du début du
e
XX siècle. Car, dans un monde où la domination masculine est omniprésente,

y compris dans la lutte pour le pouvoir entre patriarcats concurrents (issus des
mondes coloniaux et colonisés), une sorte d’accord tacite s’opère contre elles,
entre hommes et des deux côtés de la frontière coloniale, visant à définir
celles qui pourront être « sacrifiées » à la mixité sexuelle vénale (le mariage
mixte étant désormais condamné par tous) dans le but de préserver la majorité
des autres. Des bordels militaires de campagne (BMC) aux quartiers réservés,
des maisons de tolérance aux établissements d’abattage, ces femmes
deviennent alors les symboles du lien jugé structurel entre sexualité mixte,
donc vénale, et stigmate prostitutionnel. L’objectif revendiqué, ce faisant, est
bien entendu de jeter l’opprobre sur de telles relations en les assimilant à
l’univers du commerce sexuel ou à celui, connexe, de la sexualité illégitime.
De l’autre côté de la frontière coloniale, si des relations existent entre
hommes colonisés et femmes blanches, elles n’en sont pas moins frappées du
« sceau de l’infamie » comme le montre parfaitement, parmi bien d’autres
exemples possibles, le livre de Marguerite Duras L’Amant, dont l’action se
passe dans l’Indochine française de l’entre-deux-guerres. Car, hiérarchie
raciale oblige, toute femme blanche ayant des relations sexuelles et/ou
conjugales avec un « indigène » est de facto suspectée d’être de « mœurs
légères », simultanément « perverse », « retardée » et « folle ». La
condamnation sans appel des unions entre une femme blanche et un homme
« indigène », y compris dans le cadre de la prostitution – l’administration
coloniale ayant tenté d’y mettre en place, sans grand succès, une ségrégation
raciale et/ou confessionnelle du sexe –, marque donc une frontière
idéologique très nette concernant le « partage des femmes » et fonde, en droit
comme en pratique, la supériorité du mâle blanc et viril, dont l’hégémonie
s’exprime notamment dans un « droit au coït » avec toutes les femmes, y
compris, évidemment, celles des vaincus et des dominés. De ce fait,
entretenir des relations sexuelles avec des « indigènes », s’imposer jusque
dans le ventre des femmes, est évidemment un enjeu majeur de la domination
coloniale et de la puissance virile. Cela explique sans doute pourquoi les
hommes colonisés – qui ont parfaitement assimilé le message – ont tout mis
en œuvre, pratiquement, légalement et symboliquement, pour
garder/retrouver leur pouvoir sur « leurs » femmes pendant et après la
colonisation.
S’ajoutent enfin à ce qui vient d’être dit les rapports non moins
problématiques que les hommes entretiennent entre eux. Fabrique de la
virilité, la colonisation l’est certainement du fait de l’endurcissement
nécessaire d’hommes supposés « castrés » et/ou « efféminés » en Europe
même, en particulier du fait de la naissance des mouvements féministes et de
l’avancée des droits des femmes, et qu’il faut « régénérer » outre-mer. Mais il
s’agit aussi, en miroir, d’assurer la délégitimation des colonisés comme
« hommes véritables », en particulier sur le terrain de la sexualité, tout en
permettant de faire des hommes blancs les « sauveurs » des femmes
« indigènes ». Considérés soit comme des « sodomites » invétérés, soit
comme des « prédateurs sexuels » incontrôlables, les hommes colonisés sont
systématiquement stigmatisés du point de vue de leurs mœurs. Par exemple,
l’excès de sensualité des Arabes est couramment discuté par de nombreux
auteurs qui voient dans leur « licence » excessive et leurs organes génitaux
hypertrophiés l’explication des harems et de la polygamie, comme de
pratiques sexuelles perverses – zoophilie, nécrophilie et sodomie active, y
compris avec des femmes – ou violentes ; le viol est ainsi considéré comme
constitutif de la « nature » des Arabes. Joseph Maire peut donc écrire à leur
propos, dans ses Souvenirs d’Alger, en 1884 : « Le viol est une de leurs
distractions familières. Ils le pratiquent, non seulement sur leurs femmes en
retard de nubilité, […] mais encore, je pourrais presque dire, mais surtout, sur
les petits garçons. » Quant aux relations pédérastiques proprement dites, elles
sont présentées, par exemple dans le Maghreb colonisé et l’Indochine
française, comme une pratique courante des « indigènes » tout en étant
systématiquement associée à la contamination épidémiologique (la fameuse
« syphilis arabe » par exemple), morale et raciale.
Ici se fait jour, cependant, un très ancien malentendu concernant la
sexualité des hommes colonisés. Car, s’il n’était pas rare de voir dans les rues
d’Alger, de Tunis et de Casablanca, par exemple, des hommes se tenir par la
main ou par la taille, et s’embrasser sur les joues, cette attitude ne signifiait
nullement que ces espaces étaient plus « homosexuels » que d’autres dans le
monde. Fort répandue, l’homosocialité ne pouvait être confondue, même
dans sa dimension sexuelle (d’attente, de compensation ou de vénalité), avec
l’homosexualité qui, tout en étant minoritaire, existait bel et bien, comme en
attestent les sources (à l’image des quelques lettres que l’Algérien Athmann
Ben Salah envoie au Français André Gide), les témoignages et la littérature,
mais aussi toute une iconographie érotico-exotique qui met en scène de
jeunes éphèbes « arabes », indochinois, africains…
Ainsi, le schéma général véhiculé sur la sexualité des hommes
« indigènes » est qu’ils sont, de fait, « trop » ou « pas assez » virils, ce qui
permet de les délégitimer en tant qu’hommes « normaux » tout en les
renvoyant en matière de sexualité, comme dans d’autres domaines, à la
« bestialité » et la « perversité » de leurs pratiques, comme à la « sauvagerie »
et au « primitivisme » de leurs mœurs.

BIBLIOGRAPHIE
Robert ALDRICH, Colonialism and Homosexuality, Londres-New York,
Routledge, 2003.
Pascal BLANCHARD, Nicolas BANCEL, Gilles BOËTSCH, Christelle TARAUD
et Dominic THOMAS (dir.), Sexe, race & colonies. La domination des corps
du XVe siècle à nos jours, Paris, La Découverte, 2018.
Khaled EL-ROUAYHEB, L’Amour des garçons en pays arabo-islamique, XVIe-
e
XVIII siècle (2005), Paris, EPEL, 2010.
Christelle TARAUD, La Prostitution coloniale. Algérie, Tunisie, Maroc,
1830-1962, Paris, Payot, 2003.
Violaine TISSEAU, Être métis en Imerina (Madagascar) aux XIXe-XXe siècles,
Paris, Karthala, 2017.
Le mythe de la congaï
Isabelle Tracol-Huynh

Éloignée de la métropole, géographiquement et culturellement,


l’Indochine renvoie à tout un imaginaire colonial où se mêlent étroitement
exotisme et érotisme. Du fait de cet éloignement, l’installation des Européens
n’y est que rarement définitive et la population européenne majoritairement
masculine. Cette présence brève se conjugue avec l’éloignement des
instances morales traditionnelles, famille ou Église, pour créer un lieu autre,
hors du temps normal, une sorte de parenthèse où tout serait possible. Cette
parenthèse se nourrit également de l’imaginaire développé dans la littérature
coloniale, qui présente les colonies comme peuplées de femmes « indigènes »
faciles et obéissantes. Ainsi, dans la chanson rendue célèbre par Joséphine
Baker, le Tonkin, c’est-à-dire la partie nord du Vietnam actuel, devient
« l’paradis des petites femmes ». Puisque coloniser, c’est conquérir, pénétrer,
posséder, féconder, etc., la colonisation est par essence un acte masculin.
Posséder un pays implique alors d’en posséder les femmes, et celles-ci
deviennent donc des objets que tout colonisateur se doit de conquérir.
Dans ce monde imaginaire, fantasmé et fantasmagorique, une figure se
détache : celle de la congaï. En vietnamien, con gái veut simplement dire
« fille », par opposition à « garçon ». Pendant la période coloniale, ce mot
prend une autre acception et désigne, de façon péjorative bien souvent, la
concubine indigène d’un Européen. Dans la littérature, la figure de la congaï
sert à représenter à la fois l’attirance qu’éprouvent les Européens envers
l’Asie mystérieuse et éternelle, la dimension sexuelle très présente dans le
contexte particulier de la domination coloniale ainsi que le danger que ce
territoire peut représenter pour les Européens. La congaï symbolise alors tous
les mystères de l’Asie, ce que Louis Malleret appelle, dans son étude sur la
littérature indochinoise, « l’inexplicable sortilège de la femme indigène »
asiatique sur l’homme blanc.
Belles, jeunes, voire parfois très jeunes, les congaïs font donc partie du
mobilier colonial de chaque Européen en Indochine. En effet, dans de
nombreux romans, le héros nouvellement arrivé se voit proposer par un boy
indigène, par un ami ou même par son prédécesseur l’achat d’une congaï. La
dimension financière est largement présente dans les romans comme dans les
études qui ont été réalisées par les autorités coloniales ou par des journalistes
vietnamiens sur les concubines des Européens, civils ou militaires. En 1934,
le célèbre journaliste vietnamien Vũ Trọng Phụng décide de consacrer un
reportage aux Vietnamiennes qui épousent des militaires européens. L’idée
lui est venue lors d’un procès à Hanoï quand il entend une femme dire que
son métier consiste à épouser des Européens. Lorsqu’il interviewe des
concubines d’Européens, elles lui expliquent clairement qu’elles agissent
pour l’argent : « bien sûr que nous sommes avec eux pour l’argent, jamais
pour l’amour ». Un militaire français lui explique, quant à lui, qu’il considère
ses épouses comme des « locations à long terme ».
Il s’agit donc d’unions négociées, rarement avec la jeune fille concernée,
ce qui explique en partie la confusion sémantique autour du terme même de
congaï. En effet, dans le discours des colonisateurs français ce terme a évolué
d’individu de sexe féminin à épouse, d’épouse à petite épouse, c’est-à-dire
concubine, et de concubine à prostituée. Dans certains rapports officiels sur la
prostitution, le mot congaï est utilisé comme un synonyme de prostituée.
Ainsi, dans son étude sur la prostitution à Hanoï, le Dr Coppin range les
concubines des Européens sous une des catégories de la prostitution
clandestine en insistant sur la dimension vénale de leur relation avec les
Européens avec qui elles vivent ainsi que sur leur manque de fidélité. Les
romans coloniaux insistent eux aussi largement sur l’infidélité de ces
concubines, qui se donnent au plus offrant ou qui s’échangent à la fin du
séjour colonial.
Belle, jeune, accessible, la congaï serait également dangereuse pour
l’Européen, surtout s’il a le malheur d’en tomber amoureux. Dans la majorité
des romans coloniaux, les unions entre Européens et congaïs sont des échecs,
parfois mortifères. Elles mettraient même la civilisation européenne en
danger. À trop se rapprocher, le colonisateur court le risque de
« s’encongayer », c’est-à-dire se déciviliser. C’est pour cela que le
concubinage est officiellement interdit à certains administrateurs coloniaux
dès 1897, puis à tous en 1901. Mais cette interdiction n’a en rien entamé le
mythe de la congaï dans l’imaginaire colonial, et les unions entre Européens
et congaïs ont largement dépassé le cadre des romans.

BIBLIOGRAPHIE

Henri COPIN, L’Indochine dans la littérature française des années vingt à


1954. Exotisme et altérité, Paris, L’Harmattan, 1996.
Vũ Trọng PHỤNG, The Industry of Marrying Europeans (1934), trad. anglaise
Thúy Tranviet, Ithaca, Cornell University Press, 2006.
Jennifer YEE, Clichés de la femme exotique. Un regard sur la littérature
coloniale française entre 1871 et 1914, Paris, L’Harmattan, 2000.
Racialisations à géométrie variable
Emmanuelle Saada

Depuis le début des années 2000, en France, les discriminations liées à la


race sont de plus en plus fréquemment discutées dans la recherche
universitaire comme dans la sphère publique. Dans ce contexte, les liens
historiques entre colonisation, esclavage et racisme sont le plus souvent
présentés comme une évidence : la « question raciale » nous apparaît comme
l’ombre portée d’une longue histoire coloniale. Quel a été véritablement
l’impact de la colonisation française aux XIXe et XXe siècles sur le racisme ou,
plus précisément, sur les phénomènes de racialisation, définis ici comme des
processus de production de catégories raciales et d’assignation d’individus à
ces catégories ?
Notre sens commun historique associe le concept de « race » à la
« modernité ». À partir du XVIIIe siècle, les auteurs des Lumières, puisant dans
les récits de voyages et les descriptions des populations colonisées dans le
Nouveau Monde et sur les côtes africaines, ont contribué à forger un concept
« scientifique » de race. Celui-ci a été au cœur de la vision de l’humanité des
Européens au XIXe siècle, de l’histoire à l’anthropologie. Et, par un effet en
retour, le second grand mouvement d’expansion européenne dans la seconde
moitié du XIXe siècle a souvent été légitimé par la science de la race.
Cette vision ne rend qu’imparfaitement compte des processus de
racialisation dans le contexte colonial. Il est important de le noter pour
comprendre qu’il ne suffit pas de disqualifier le concept dit « scientifique »
de race pour éradiquer les effets à long terme du racisme colonial.
Tout d’abord, cette analyse s’appuie sur une chronologie erronée.
Plusieurs historiens, de Cédric Robinson à Jean-Frédéric Schaub, ont identifié
en Europe, avant la colonisation de l’Amérique, les premiers linéaments des
usages modernes de la race, à propos de populations exploitées
économiquement ou marginalisées, notamment les Juifs, ensuite exportés et
adaptés aux formations sociales américaines.
De plus, même aux XIXe et XXe siècles, période à la fois de suprématie
intellectuelle du « racisme scientifique » et d’expansion coloniale intense, les
liens entre ces deux phénomènes sont loin d’aller de soi. Les savants
métropolitains utilisent bien des données glanées par des observateurs ou
voyageurs dans des situations coloniales, mais empruntent à de nombreux
autres registres, non exclusivement coloniaux. Surtout, l’énorme corpus de
données élaboré par l’anthropologie physique n’est pas directement exporté
outre-mer comme instrument de gouvernement des populations. Bien que les
anthropologues participent à la formation de l’élite des administrateurs
coloniaux en donnant des cours à l’École coloniale par exemple, leurs thèses
ne se retrouvent pas dans les modes de gouvernement ni dans les relations
sociales. Dans l’énorme archive des pratiques coloniales, sur le terrain, les
références à la race sont très fréquentes mais à la fois plus frustes et
euphémisées.
Tout d’abord, les usages coloniaux de la notion de race sont multiples et
ne recoupent pas les usages « scientifiques », eux-mêmes équivoques. Ainsi,
en Afrique subsaharienne ou en Indochine, la notion est utilisée pour
distinguer des sous-groupes au sein des populations locales, dans un sens
proche d’« ethnie » et dans l’intention de mener une « politique des races »
exploitant les différences voire les antagonismes historiques entre les
groupes. Ces glissements ont été critiqués en vain par les savants, comme le
note Jean Bazin dans sa réflexion sur l’usage de l’ethnonyme « Bambara » en
situation coloniale. Dans les années 1910, l’ethnologue Maurice Delafosse a
eu beau proposer de « réserver le nom de race aux grandes divisions de
l’espèce humaine » et considérer comme « tout à fait impropre » de parler de
« race peule » ou de « race mandé », le terme a continué à être utilisé dans ce
sens, jusqu’à aujourd’hui. En Algérie, au début du XXe siècle, apparaît l’idée
d’une « race latine », produit de la « fusion » des populations
méditerranéennes venues de France, d’Italie et d’Espagne : la référence
historique et culturelle à Rome tire la race hors du champ proprement
anthropologique. De plus, les usages coloniaux de la notion de race sont
souvent inséparables de considérations de classe. Comme l’a montré Ann
Laura Stoler, en Indonésie, les « petits Blancs » sont bien souvent perçus
comme dégénérés ou « décivilisés » par leur promiscuité sociale et sexuelle
avec les populations indigènes.
De plus, la race n’est pas seulement associée au phénotype et le racisme
n’est pas qu’une idéologie visuelle : les distinctions raciales suivent le
contour des relations de pouvoir à l’échelle globale. Ainsi, en Indochine, les
Japonais sont-ils assimilés aux Européens au point de vue légal, alors que les
Chinois sont classés comme Asiatiques jusqu’au traité de Nankin, en 1930,
qui les assimile aux citoyens français en matière civile, fiscale ou pénale. En
Algérie, au XIXe siècle, malgré leur intense participation aux mouvements de
résistance à la présence française, les Kabyles sont perçus comme des alliés
potentiels. Un « mythe kabyle » se met en place qui combine des
considérations religieuses, sociales, politiques et phénotypiques. Les
« Kabyles » sont décrits dans une série d’oppositions aux « Arabes ».
Supposés sédentaires, adeptes d’un islam moins rigide, naturellement portés
vers des modes de gouvernement démocratique, ils ont aussi la peau blanche
et les yeux clairs : tous ces éléments fonctionnent ensemble dans une
construction mythique, qui les fait descendre directement de populations
européennes, par opposition aux Arabes, héritiers des « hordes
d’envahisseurs » irrémédiablement inassimilables et hostiles.
Les distinctions raciales ne sont donc pas des catégories intellectuelles
forgées dans le laboratoire ou le musée européen puis exportées vers les
colonies. Au contraire, elles ont été produites dans des contextes spécifiques
de domination coloniale. Et plutôt qu’une « règle de la différence » inflexible,
énoncée d’abord en métropole puis exportée aux colonies, ainsi que le
suggère Partha Chatterjee, il convient plutôt d’évoquer une « politique de la
différence », comme le montre Frederick Cooper : plutôt qu’un principe qui
aurait régi a priori l’ensemble des relations coloniales, les catégories raciales
sont en grande partie le produit de relations de pouvoir local. Le cas de
l’Algérie l’illustre bien. En 1830, au moment de la conquête, les Français
évoquent une myriade de « nations » ; cinquante ans plus tard, après une
violente guerre de conquête et une campagne d’expropriation massive, le
monde de la colonie algérienne s’est rétréci à une opposition entre
« Européens » et « indigènes », deux catégories omniprésentes de la pratique
administrative coloniale, de l’état civil au recensement. Bien avant la
formation de l’Europe institutionnelle, une condition « européenne »
conférant un certain nombre de droits et privilèges dans la vie quotidienne a
émergé en situation coloniale.
Les processus de racialisation en situation coloniale sont donc divers.
Dans le monde atlantique, ils ont été le produit de l’esclavage et non son
origine et encore moins sa cause. En Algérie, au XIXe siècle, c’est sur la
religion que se fixe le processus de racialisation. Alors que l’islam apparaît
de plus en plus comme incompatible avec les valeurs de sécularisation que
veut porter l’Europe et source d’un « fanatisme » et d’une hostilité
inextinguibles, l’indigène, surtout après le décret Crémieux attribuant
collectivement la citoyenneté française aux Juifs en 1870, est défini par une
religion à laquelle il ne peut se soustraire à volonté. Ainsi une décision du
tribunal d’Alger de 1905 dénie-t-elle à un Algérien catholique issu de parents
convertis au christianisme la possibilité d’échapper au statut d’indigène en
inventant la fiction juridique de l’« indigène musulman chrétien » qui fait de
l’appartenance à l’islam une qualité indélébile, transmise de génération en
génération.
Finalement, les processus de racialisation aux colonies ne concernent pas
seulement la production d’autres lointains, mais s’appliquent aussi à la
population française. Si les qualificatifs de couleur ne sont pas utilisés dans
les documents officiels, on peut noter l’ubiquité de la catégorie d’«
Européens », euphémisme pour « Blancs ». Par ailleurs, le droit de la
nationalité française aux colonies va construire une frontière raciale de la
nation. Ainsi, à partir de 1928, dans la plupart des territoires colonisés par la
France, les enfants métis nés de parents inconnus pourront-ils obtenir la
citoyenneté française si l’un de leurs parents est présumé de « race
française » : l’appartenance à la nation est dès lors indexée sur la race – en
l’occurrence, une race vue à la fois comme une réalité biologique et un
ensemble de propriétés sociales et de compétences culturelles qui se
manifestent dans les comportements.
Les modalités des processus de racialisation ont donc considérablement
varié dans le temps et l’espace de l’empire ; les institutions sociales qui les
ont portés également. Depuis le XVIe siècle, les représentations visuelles,
souvent privilégiées par les historiens, ont été essentielles pour l’élaboration
et la diffusion des catégories raciales. Elles ont été pourtant limitées par le
fait que la race ne se réduit pas au phénotype. Les catégories raciales ont été
produites et reproduites dans toutes les institutions qui rapprochent ou au
contraire séparent les populations. C’est vrai de la plantation, de l’école, de
l’armée ou encore de la fonction publique et des entreprises privées jusque
dans les années 1930 et parfois au-delà.
C’est le cas aussi du découpage racial de l’espace dans les villes créées
ou transformées par la colonisation moderne, comme Hanoï, Casablanca,
Tananarive, Brazzaville ou Nouméa, ou dans le cas plus extrême encore des
réserves en Nouvelle-Calédonie séparant drastiquement les populations. Par
ailleurs, le droit, en conférant des prérogatives et obligations variables d’une
population à l’autre, a été une institution de racialisation, notamment avec les
dispositions sur l’indigénat. Enfin, la gestion formelle et informelle de la
sexualité et, plus encore, de l’intimité entre « Européens » et « indigènes » a
également été une instance de production des frontières entre les races,
auxquelles était associé, au-delà de la couleur, un répertoire d’affects,
d’émotions et de désirs.

BIBLIOGRAPHIE

Jean BAZIN, « À chacun son Bambara », in Jean-Loup Amselle et Elikia


M’Bokolo, Au cœur de l’ethnie, Paris, La Découverte, 1985, p. 87-127.
Cedric ROBINSON, Black Marxism : The Making of the Black Radical
Tradition, Londres, Zed / Totowa (NJ), Biblio Distribution Center, 1983.
Emmanuelle SAADA, Les Enfants de la colonie. Les métis de l’empire
français entre sujétion et citoyenneté, Paris, La Découverte, 2007.
Ann Laura STOLER, La Chair de l’empire. Savoirs intimes et pouvoirs
raciaux en régime colonial, Paris, La Découverte, 2013.
Yerri URBAN, L’Indigène dans le droit colonial français, 1865-1955, Paris,
LGDJ, 2010.
L’invention des Montagnards
d’Indochine
Mathieu Guérin

L’Indochine française est constituée entre 1858 et les années 1900.


Toutefois, au cœur de cet ensemble, des territoires et leurs habitants
continuent d’échapper au contrôle de l’État colonial au début du XXe siècle.
De manière abusive, l’historiographie coloniale a appelé ces peuples
« Montagnards » et en a fait des alliés de la présence française. Si certains
habitent la cordillère qui traverse la péninsule, d’autres vivent sur les hauts
plateaux qui la prolongent ou en plaine, dans des espaces plus ou moins
difficiles d’accès depuis la côte, protégés par le relief, la forêt ou la
prévalence de certaines maladies comme la malaria.
Ils ne forment pas un tout et rassemblent plusieurs dizaines de groupes
ethnolinguistiques, avec leur langue, leur culture, leur religion, leurs
pratiques économiques respectives. Certains groupes austroasiatiques et
austronésiens se perçoivent et sont considérés comme autochtones de la
péninsule en raison de l’ancienneté de leur présence, d’autres, tels les
Hmong, sont issus de migrations plus récentes venues du sud de la Chine.
Aucun de ces groupes ethnolinguistiques ne forme un ensemble social ou
politique, une « tribu ». L’unité sociopolitique de base est la communauté
villageoise. Ces cités entretiennent des rapports complexes basés sur les
échanges économiques et sociaux, s’allient, se font parfois la guerre. Pour
l’anthropologue et politiste James Scott, ces populations partagent un même
rejet de l’État. Les sources historiques témoignent en effet du refus de l’impôt
ou de l’autorité, et l’absence d’écriture est une caractéristique récurrente de
leurs littératures orales.
À l’arrivée des Français, le Vietnam à l’est, le Siam à l’ouest et, au
milieu, le Cambodge se partagent la péninsule indochinoise. Les populations
qui vivent dans les hautes terres, formant une bulle qui les sépare, échappent
largement au contrôle de ces États, avec lesquels elles entretiennent pourtant
des relations politiques et commerciales. Les plus proches des implantations
vietnamiennes, cambodgiennes, siamoises ou laotiennes paient un tribut
régulier par lequel elles reconnaissent nominalement l’autorité du souverain
de l’État voisin. Pour autant, celui-ci ou ses représentants n’interviennent pas
dans les affaires internes de la communauté villageoise et n’en contrôlent pas
l’ordre social ni les productions, même si, chez les Phounoy du Laos, les Tay
de Cao Bang ou les Stieng du Cambodge, certaines familles influentes ont pu
trouver leur place comme projection de l’appareil d’État. D’autres, en général
plus éloignées, refusent toute marque de soumission. Des villages Hrê ont pu
négocier avec le Vietnam l’érection d’une frontière, alors que les pötao jarai,
le maître de l’eau, le maître du feu et le maître du vent, possesseurs d’une
puissance supranaturelle reconnue dans toute la péninsule, entendent recevoir
tribut de l’empereur du Vietnam et du roi du Cambodge, deux souverains
avec lesquels ils échangent des présents depuis le XVIIe siècle au moins. Ainsi,
c’est chez les Bahnar et les Sedang que des missionnaires catholiques
français fuyant les persécutions de l’empire vietnamien trouvent refuge en
1850.
Dès la conquête du sud de la péninsule, les Français s’intéressent à ces
groupes. Ils les considèrent collectivement comme des sauvages et reprennent
pour les désigner l’appellation « moï », du vietnamien mọi pouvant être
traduit par « barbare » dans l’acception chinoise du terme. La puissance
coloniale envoie de nombreuses missions d’exploration, dont la célèbre
mission Pavie qui rassemble une masse impressionnante de connaissances sur
ces populations entre 1879 et 1895. Malgré les renseignements collectés, la
politique coloniale française continue de les considérer comme un tout. Une
« politique moï » est définie dans les années 1920. Elle vise à les « civiliser »
en corrigeant les aspects de leurs cultures qui entrent en contradiction avec
les valeurs et les croyances des Français, tels que l’esclavage, l’essartage ou
les ordalies, tout en leur reconnaissant une identité distincte de celle des
Vietnamiens, des Cambodgiens ou des Laotiens dans une acception raciale de
ces termes. Cette politique s’inscrit dans la lignée des actions lancées par les
souverains Nguyên, notamment Minh Mạng, qui cherchait à « civiliser » les
« barbares » au début du XIXe siècle. Au nord, la « politique des races » initiée
par Pennequin et Gallieni lors de la conquête amène à différencier les
rapports avec les groupes ethniques. Tous sont rassemblés sous l’appellation
« Montagnards » au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, après que
l’État colonial a réussi à imposer sa présence sur presque tout le territoire de
l’Indochine. Pourtant, dès la fin du XIXe siècle, les ethnographes puis les
ethnologues soulignent la multiplicité des identités et des cultures de ces
populations qui résistent à l’autorité de l’État. Les termes de leur soumission
sont négociés, ce qui leur permet de conserver leurs cultures et leurs identités
au-delà de la période coloniale et jusqu’au début du XXIe siècle.

BIBLIOGRAPHIE

NGUYÊN Thi Hai, La Marche de Cao Bằng. La cour et les gardiens de


frontière, des origines aux conséquences de la réforme de Minh Mạng, Paris,
Presses de l’Inalco, 2018.
Oscar SALEMINK, The Ethnography of Vietnam’s Central Highlanders : A
Historical Contextualization, 1850-1990, Londres, Routledge Curzon, 2003.
James C. SCOTT, Zomia ou l’Art de ne pas être gouverné, Paris, Éditions du
Seuil, 2013.
Frontières internes en Nouvelle-
Calédonie
Adrian Muckle

La colonisation est-elle la domination d’un groupe par un autre ? Dans


son essai consacré à la « situation coloniale », publié en 1951, le sociologue
Georges Balandier affirmait qu’il fallait « saisir la situation coloniale dans
son ensemble et en tant que système ». Pour cela, il recommandait de
combiner les analyses historiques, politiques et économiques, puisqu’en se
concentrant exclusivement sur une seule des conditions qui créaient cette
situation on aboutissait à une déformation. Balandier rappelait ainsi les
limites d’une analyse fondée sur la notion de contact ou de choc des races,
des civilisations ou des cultures. Il soulignait plutôt le rôle des « groupes
sociaux » et leur « caractère hétérogène ». En ce qui concerne la Nouvelle-
Calédonie – un archipel du sud-ouest du Pacifique annexé en 1853 –,
l’analyse de la « situation coloniale » montre qu’il s’agissait d’une colonie
structurée suivant des logiques multiples : des hiérarchies administratives,
des idées raciales et, surtout, le besoin de main-d’œuvre. Toutes ces
dimensions seraient occultées si l’on se concentrait exclusivement sur la
domination d’une population par une minorité étrangère.
Il y a plusieurs façons d’aborder une « situation coloniale », dont celle
qui consiste à s’intéresser aux grammaires de la différence et au rôle des
frontières externes et internes dans la construction d’une société coloniale.
S’agissant de la Nouvelle-Calédonie, nous pouvons commencer par le
recensement de 1911, qui divise la population de 50 098 personnes en quatre
catégories principales : une « population libre », qui comprenait
13 138 personnes et augmentait lentement ; une « population pénale » de
5 671 personnes, diminuant depuis l’arrêt des transportations en 1897 ; une
« population indigène des tribus », qui comptait 28 075 individus et
commençait à se remettre de la violente dépopulation du XIXe siècle, soumise
au régime de l’indigénat depuis 1887 ; enfin, les « immigrants et indigènes
réglementés vivant en dehors des tribus », soit 3 214 personnes qui
dépendaient à la fois du régime de l’indigénat et de celui de l’indenture,
également appelé « engagisme » (des contrats de travail bilatéraux),
population dont le nombre augmentera rapidement plus tard. Ces quatre
catégories correspondaient aux principaux groupes juridiques et
administratifs dont l’administration coloniale avait besoin pour mener ses
entreprises : coloniser la terre ; réformer ou régénérer les bagnards ; mobiliser
la main-d’œuvre nécessaire aux infrastructures, à l’industrie et à la
colonisation.
Toute division binaire distinguant colons et colonisés doit donc être
nuancée. Car chacune de ces catégories contient elle-même des divisions
ethniques et/ou raciales qu’elle invisibilise en partie. C’est ainsi qu’en
creusant on découvre que la « population libre » de citoyens français et de
ressortissants étrangers comprenait plus de 1 000 Japonais, et que la
« population pénale » comportait une minorité d’« Arabes » et de sujets
« indigènes » nés hors de France métropolitaine. Quant aux contrats
bilatéraux, ils concernaient des travailleurs de diverses ethnies d’Asie et
d’Océanie – des « Javanais » des Indes orientales néerlandaises, des
Tonkinois d’Indochine française, des « Hindous » des établissements français
en Inde, et des « Néo-Hébridais » de l’archipel voisin, aujourd’hui appelé
Vanuatu – ainsi que de Nouvelle-Calédonie : des « Néo-Calédoniens » de la
Grande Terre et des « Loyaltiens » des îles Loyauté.
La catégorie coloniale d’« indigène » était un fourre-tout qui mélangeait
les peuples autochtones que nous appelons Kanak et les « immigrants » venus
d’ailleurs en Asie et en Océanie. Jusqu’en 1915, l’absence de définition du
terme a facilité le contrôle des travailleurs immigrés qui dépendaient du
régime de l’indigénat ou de l’engagisme. Bien qu’il ait ensuite été défini de
manière raciale pour ne s’appliquer qu’aux personnes de « race mélanésienne
ou polynésienne », la confusion a persisté en pratique.
Le recensement reflète des ambitions coloniales plutôt que la réalité
locale. Il vise à créer des catégories sociales hiérarchisées et
géographiquement ordonnées dans le cadre d’un programme de régénération
des criminels et de colonisation des terres. Cette ambition se retrouve dans les
distinctions établies entre le chef-lieu principal, Nouméa, et l’« intérieur » ou
la « brousse » ; dans la délimitation de réserves destinées aux « tribus » de
Kanak ; ou encore dans l’établissement de « centres de colonisation »
séparés, destinés aux colons libres et aux bagnards. Dans le monde colonial
idéal qu’imaginait le recensement, les Kanak auraient été logés dans des
réserves formant des îlots de main-d’œuvre assignée aux plantations de café
et aux élevages de bétail de la colonie. La population « libre », elle, en aurait
vécu largement séparée, ainsi que de la population pénale de moins en moins
nombreuse, suivant un système de ségrégation sociale et physique. Plus tard,
en 1927, des plans ont été établis, visant à créer des centres ruraux distincts
où les « résidents libres » javanais et tonkinois – travailleurs « libérés » de
leurs contrats d’engagement – auraient pu vivre suivant leurs coutumes, mais
ces projets n’ont jamais été concrétisés ; le but était pourtant révélateur et il a
donné lieu à un règlement. Cet éthos du chacun chez soi contredit donc
l’idéal d’assimilation. Le monde colonial était à bien des égards un monde
ségrégué, structuré suivant des hiérarchies administratives et raciales, et
répondant surtout à la demande de main-d’œuvre.
Les efforts déployés pour catégoriser les populations et tracer des
frontières ne rendaient pas compte des mouvements, contraints et volontaires,
qui ne cessaient de franchir les frontières tracées sur le terrain. Autant les
réglementations coloniales imposaient aux Kanak de vivre dans des réserves
et limitaient les contacts entre les groupes, autant les administrateurs
investissaient beaucoup d’énergie pour réglementer la mobilité de ceux que
l’on obligeait ou encourageait à quitter leur tribu, pour travailler aux côtés
des ouvriers immigrés sous contrat, qui faisaient partie d’un mouvement
mondial de personnes et de main-d’œuvre. Cette tension entre fixité et
mouvement se retrouve dans les réglementations visant à contrôler différentes
formes de mobilité et de sociabilité : celles qui empêchaient les Kanak de
quitter leurs districts sans permission ou sans emploi autorisé ; celles qui
empêchaient les non-Kanak de résider dans les réserves des tribus ; celles qui
limitaient la vente d’alcool aux « indigènes » ; celles qui exigeaient que les
libérés aient leurs papiers sur eux et informent les autorités de leurs
déplacements ; sans oublier les couvre-feux imposés à l’ensemble des
« indigènes » dans les localités européennes.
Dans cette petite société coloniale qui, au moment de sa formation, était
dominée par le bagne, les efforts visant à faire respecter les frontières et à
réguler la mobilité de la main-d’œuvre ont eu des conséquences bien
singulières. L’emploi de certains Kanak pour assurer la police du pénitencier,
par exemple, a contribué à leur réputation de « sauvages ». De manière plus
générale, tous les « autochtones » étaient traités comme s’ils étaient eux-
mêmes des criminels ou des bagnards. En 1936, le ministère des Colonies
rappelait ainsi qu’il était « manifestement excessif d’assimiler les Kanaks
[…] à des forçats libérés », lorsqu’il condamnait les multiples restrictions que
l’indigénat leur imposait. Les travailleurs sous contrat qui abandonnaient
leurs employeurs étaient considérés comme des « évadés » auxquels il était
interdit de fournir un abri. Des « primes d’arrestation » étaient versées à ceux
qui les capturaient ou qui capturaient les contrevenants aux couvre-feux. Les
régimes de l’indigénat et de l’engagisme accordaient aux administrateurs un
pouvoir d’exécution punitive – amendes ou assignation à de courtes périodes
de prison ou à des travaux disciplinaires – plus qu’un pouvoir judiciaire.
Comme les agents du service des affaires indigènes et du service de
l’immigration étaient des gendarmes, cela rajoutait à la « confusion » entre
ces catégories.
Ces tentatives de délimitation, d’enfermement et de contrôle qui
motivaient les recensements et les réglementations se heurtaient non
seulement à différents types de mobilité, mais aussi à des défis quotidiens à
l’autorité, trahissant des relations coloniales plus complexes que les
historiens n’ont pas encore bien décrites. Ainsi, le lieu de résidence d’un
individu pouvait être clairement indiqué lors d’un recensement, mais son ou
ses lieux de travail – port, ville, élevage de bétail, plantation de café ou mine
de nickel –, ainsi que les endroits où il se détendait – bar, cabaret, cinéma ou
théâtre –, étaient en revanche moins faciles à circonscrire. Ce serait donc une
erreur de croire que les règlements étaient rigoureusement appliqués et qu’ils
étaient toujours respectés. Les incessantes mises à jour des règles des couvre-
feux en disent long sur leur efficacité relative – de même que les sommes
importantes perçues sous forme d’amendes à la suite d’infractions. Tant que
les régimes de l’indigénat et de l’engagisme ont existé, des moyens, légaux
ou illégaux, d’échapper à leur contrôle ont aussi existé.
Les cas limites montrent comment les frontières étaient maintenues,
remises en question ou retravaillées, selon des schémas d’obéissance ou
d’évasion. En ce qui concerne les Kanak, les marges de manœuvre étaient
étroites. Pour certains – sans doute pas plus de quatre-vingts dans les années
1930 –, le statut de « résidence libre » (une éligibilité qui dépendait du temps
passé à travailler sous le régime de l’engagement et de la bonne conduite)
était un moyen d’échapper à certaines restrictions liées à l’indigénat, y
compris en obtenant le droit de vivre hors d’une tribu. Avant 1946, seuls
deux hommes Kanak ont acquis la citoyenneté française par naturalisation,
tous deux en 1939. Le premier est Josué Oundjié, dont le profil reflète une
personnalité conforme à l’idéal colonial puisque cet ancien combattant de la
guerre de 14-18, qui avait fait quinze ans de service militaire, était un
travailleur agricole modèle alphabétisé. Le second est Marius Kaloie,
naturalisé français alors qu’il était employé comme « valet de chambre », un
homme qui s’était « évadé » de l’Exposition coloniale de 1931, à Paris, où il
avait été exposé avec d’autres Kanak.
Pour quelques femmes Kanak, épouser un citoyen français ou un homme
d’une nationalité étrangère reconnue, par exemple un Japonais, était un
moyen d’échapper à la « condition indigène », mais l’histoire de ces femmes
reste à écrire. Quant aux nombreux métis nés de ces rares mariages, il leur
était également possible d’y échapper, à condition d’être « reconnu » par un
parent de nationalité française ou étrangère, ou (à partir de 1933) de pouvoir
certifier qu’un de leurs parents était présumé français ou de nationalité
étrangère, et de montrer qu’il ou elle appartenait à la civilisation française. À
la fin des années 1920, cependant, des craintes ont été formulées que certains
de ces actes de « reconnaissance » ne soient des faux, ce qui sous-entend
qu’il existait des voies de sortie plus secrètes. Certaines femmes Kanak se
retrouvaient exploitées par des hommes qui s’efforçaient de les marier ou de
les reconnaître, car certains Kanak cherchaient activement à échapper à la
surveillance de leurs chefs. Quelle que soit la raison, tous ceux qui sont
devenus citoyens ont dû abandonner leur « statut personnel » de Kanak, ce
qui ne permet pas de savoir s’ils se considéraient autrement.
Ni le démantèlement officiel des régimes de l’indigénat et des contrats
d’engagisme en 1945-1946 ni l’extension de la citoyenneté à tous les sujets
français n’ont mis fin à la « situation coloniale ». En revanche, ces
transformations ont supprimé et déplacé plusieurs frontières internes à la
colonie et ouvert la voie à des relations négociées sous de nouvelles
conditions.
Traduit de l’anglais par Cécile Dutheil de la Rochère

BIBLIOGRAPHIE
Georges BALANDIER, « La situation coloniale : approche théorique »,
Cahiers internationaux de sociologie, no 11, 1951, p. 44-79 ; rééd. Id., no 110,
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Isabelle MERLE, Expériences coloniales. La Nouvelle-Calédonie (1853-
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— et Adrian MUCKLE, L’Indigénat : Genèses dans l’empire français.
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Adrian MUCKLE et Benoît TRÉPIED, « Les transformations de la “question
métisse” en Nouvelle-Calédonie (1853-2009) », Anthropologie et sociétés,
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kanak, no 87, 2015, p. 66-95.
Des villes divisées
Caroline Herbelin

Moustache dégarnie et sourcils froncés, Lý Toét promène sa silhouette


courbée dans la grande ville. Affublé de sa longue tunique noire rapiécée, de
son turban et de son parapluie, ce chef de village est perplexe devant les
étranges scènes qui s’offrent à lui. Qu’est-ce donc que cette stèle ? se
demande-t-il en voyant une fontaine à eau. Pour quel personnage important
prépare-t-on cette gigantesque tombe ? s’interroge-t-il, alors que des ouvriers
creusent une tranchée au milieu de la rue. Pourquoi donc recouvrir cette route
avec de l’opium ? s’étonne celui qui n’a jamais vu de goudron. Ces situations
cocasses mettant en scène le vieux campagnard sont dépeintes dans des
caricatures publiées en quốc ngữ (vietnamien romanisé) dans le journal
Phong Hóa (« Mœurs ») puis Ngày Nay (« Aujourd’hui »). Parues dans le
Vietnam colonial des années 1930, elles sont destinées à faire rire les élites
vietnamiennes qui sont, elles, familières de cette nouvelle culture urbaine. Si
Lý Toét est un personnage fictif, ses mésaventures comiques causées par la
naïveté et l’ignorance sont symptomatiques de l’ambivalence des
transformations que l’urbanisation entraîne dans les sociétés coloniales. La
ville est l’épicentre d’une modernité à la fois exaltante, prometteuse mais
aussi anxiogène. Par exemple, le bus, le tram et surtout la voiture réduisent
les distances dans la ville, mais sont aussi responsables de très nombreux
accidents mortels, surtout parmi les colonisés.
Certes, ces transformations convergent par bien des aspects avec la forte
urbanisation que connaît l’Europe à partir de la seconde moitié du XIXe siècle.
Cependant, sans pouvoir définir un modèle unique, le contexte de domination
dessine des caractéristiques communes aux villes coloniales françaises. Les
Français n’apportent pas la ville dans les colonies. Ils bouleversent plutôt les
hiérarchies d’un développement urbain naissant, en cours ou déjà avancé
selon les cas. La logique d’exploitation coloniale structure le territoire autour
des routes et voies de chemin de fer reliant les zones de production des
matières premières aux principales villes du territoire. Les villes sont les têtes
de pont des réseaux de commerce impériaux. Les ports occupent ainsi une
place prépondérante dans ce système et connaissent souvent un essor
spectaculaire. Bône, petit port de l’Est algérien, devient le troisième port de la
colonie française. La spécialisation des villes secondaires est plus marquée
que dans la métropole : Saint-Laurent du Maroni, en Guyane, s’organise
autour du bagne ; La Marsa, en Tunisie, développe principalement des
fonctions balnéaires. Les stations climatiques comme Hell-Bourg, à La
Réunion, ou les villes minières comme Khouribga, au Maroc, fondée dans les
années 1920 après la découverte d’un gisement de phosphate, sont presque
toujours créées par le colonisateur.
Les villes coloniales connaissent une croissance beaucoup plus rapide que
dans la métropole. La population de Conakry passe, au début du XXe siècle en
moins de dix ans de 300 à 10 000 habitants. Celle de Casablanca passe de
20 000 habitants en 1900 à 257 000 en 1936. Si l’accroissement naturel est un
facteur, les mouvements migratoires vers la ville sont encore plus
significatifs, à l’intérieur du pays mais aussi au-delà de ses frontières.
L’aspect cosmopolite des villes est renforcé voire engendré par la
colonisation : présence syrienne et libanaise à Dakar, Espagnols et Italiens
dans les villes d’Afrique du Nord ou encore karayuki san, prostituées
japonaises, en Indochine.
Centre névralgique du dispositif colonial, la ville attire les populations.
Elle les contrôle et les divise également. Avant la conquête, l’espace urbain
est souvent déjà organisé selon l’ethnicité et la confession, comme les
mellahs, créés au XVe siècle au Maroc pour les Juifs. La colonisation renforce
et accentue cette logique de séparation des populations en quartiers indigènes
et quartiers européens. Contrairement à certains exemples britanniques où un
« cordon sanitaire » maintient une distance entre les populations séparées, le
quartier français est généralement adjacent aux quartiers indigènes et c’est
souvent la topographie qui est utilisée pour marquer la séparation (plateau
européen à Abidjan ou à Saïgon). La Nouvelle-Calédonie est quant à elle un
cas extrême, où les Kanak sont entièrement cantonnés dans des réserves loin
de la vie urbaine
Villes coloniales, villes duales ? C’est un peu plus complexe. La ville
coloniale a fondamentalement besoin des colonisés : non en tant que citadins,
mais comme travailleurs et contribuables. Les autorités veulent en même
temps contrôler strictement ces populations, leurs mouvements voire leur
mode de vie. Dans le cas français, cette volonté de séparation des populations
indigènes et européennes se heurte au fait qu’il n’est en théorie pas possible
de discriminer l’espace directement selon la race. Après la conquête, les
autorités coloniales réalisent progressivement des aménagements qui
modifient profondément le paysage ancien : percée de grandes avenues,
élargissement des limites administratives de la ville, destruction de remparts,
alignements. Les nombreuses expropriations qui en résultent sont réalisées
selon un système d’indemnisation obscur, à des niveaux parfois dérisoires.
Dans un premier temps, les prix des terrains et l’impôt foncier sont des
outils dissuasifs redoutables pour répartir efficacement les populations. Ce
n’est qu’à la fin du XIXe siècle que la séparation entre quartiers indigènes et
quartiers européens, jusqu’alors division d’usage, commence à prendre une
forme légale grâce à la promulgation de lois hygiénistes. Comme en
métropole, sous couvert d’humanisme ces lois repoussent les plus pauvres
dans des quartiers insalubres. Dans toutes les colonies, la surpopulation et le
manque d’infrastructures créent des conditions de vie dramatiques dans ces
quartiers où la mortalité est nettement plus élevée qu’ailleurs. Même pour les
classes moyennes, les projets de logements sociaux resteront indigents et la
crise du logement systémique pendant toute la période coloniale. Dans
l’entre-deux-guerres, le développement d’une classe d’élites colonisées aux
mœurs européanisées pose de nouveaux défis aux législateurs. Ces élites sont
tolérées dans les quartiers européens, mais l’idée s’impose que, pour y
habiter, il faut se plier à un certain mode de vie. Les règlements municipaux,
organisés par zones, sont à cette époque renforcés dans ce sens, suscitant
parfois le mécontentement des Européens modestes vivant dans les quartiers
indigènes. Des réglementations spécifiques s’appliquent dans les quartiers
européens visant à contrôler les circulations (à Saint-Louis du Sénégal, les
indigènes n’ont pas le droit d’accéder à certaines rues pendant l’heure de la
sieste), le bruit (interdiction de jouer du tam-tam dans certains quartiers en
AOF) ou encore l’odeur (la collecte des excréments humains pour la
fertilisation est un point de contentieux récurrent dans les villes coloniales).
Au-delà des règlements et des plans, la discrimination dans l’espace est aussi
et peut-être avant tout une expérience vécue que les archives peinent à
retranscrire, comme en témoigne l’histoire de deux frères métis vivant à
Saïgon : celui qui a la peau plus foncée se voit systématiquement refuser
l’accès au cercle sportif de la ville et l’autre non.
Il faut dire que, dans tous les centres urbains, le prestige colonial
s’affirme par la présence d’imposants bâtiments publics, tel, par exemple, le
palais du gouverneur de Côte d’Ivoire à Bingerville. Leurs façades blanches
néoclassiques sont devenues emblématiques d’une architecture coloniale
arrogante destinée à impressionner les colonisés. À cet égard, la cathédrale de
Dakar montre très bien comment l’architecture peut servir de support aux
messages politiques des colonisateurs. Destiné à être un monument à la fois
catholique et national, ce projet au long cours évolue en fonction du contexte
politique. Au moment de sa conception, en 1910, il s’agit de construire un
édifice en mémoire des Français morts sur le continent africain. Le projet est
entre-temps remanié pour que la cathédrale, consacrée en 1936, soit aussi
dédiée aux Africains morts pour la France pendant la Première Guerre
mondiale.
Cependant, rapporté à l’échelle du territoire urbain, ces bâtiments restent
des îlots dans la ville, où l’initiative privée est majoritaire. La part des
grandes compagnies immobilières, comme le Crédit foncier colonial à La
Réunion, est essentielle dans la construction des villes coloniales. Ayant leurs
propres ingénieurs et architectes, elles sont en charge de quartiers entiers. Ces
compagnies ont bien souvent une dimension trans-impériale, comme le cas
du Crédit foncier de l’Extrême-Orient belge, qui est présent non seulement en
Asie mais aussi, à travers une filiale, en Afrique du Nord.
La ville se fait aussi en grande partie par le bas, grâce à ses habitants.
Même la construction de la ville de Fès au Maroc résulte largement
d’initiatives individuelles de propriétaires européens et locaux. Dans tous les
quartiers indigènes de l’empire s’opèrent des détournements, des résistances
et des négociations avec le pouvoir colonial. Les interactions avec le
colonisateur donnent aussi lieu à des formes d’habitat syncrétiques. Que ce
soit en haut de l’échelle sociale dans les demeures des aristocrates malgaches,
ou chez les plus modestes, comme dans ces maisons « lumières » conçues en
bambou et inspirées de l’architecture moderniste pour les plus pauvres à
Hanoï. Ces innovations architecturales sont portées par des colonisés
(professionnels du bâtiment ou non). Ils s’approprient des modèles européens
aménagés pour s’adapter aux pratiques de l’espace vernaculaire. Ces
métissages sont significatifs mais souvent discrets, contrairement aux styles
syncrétiques officiels encouragés par l’État colonial, qui devaient avant tout
évoquer une esthétique « indigène ». L’incorporation de traits culturels
exogènes dans l’architecture est une pratique souvent ancienne. Ainsi
l’apport d’éléments européens se surimpose aux influences chinoises en
Indochine ou ottomanes en Afrique du Nord.
Il faut donc se méfier de la rhétorique coloniale triomphaliste qui
accompagne l’aménagement urbain. Si le maréchal Lyautey présente
l’urbanisme comme le fer de lance de la colonisation et de la civilisation au
Congrès de l’urbanisme et des colonies qui se tient à Vincennes en 1931, il
s’agit plus d’une injonction que d’un constat. L’expérience coloniale a bel et
bien bouleversé les paysages urbains mais le manque d’engagement de l’État
colonial et sa vision à court terme ont placé les nouveaux gouvernements
indépendants face à d’immenses défis.

BIBLIOGRAPHIE

Hélène BLAIS, Florence DEPREST et Pierre SINGARAVÉLOU, Territoires


impériaux. Une histoire spatiale du fait colonial, Paris, Publications de la
Sorbonne, 2011.
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(Histoire de l’Europe urbaine, t. 5), Paris, Éditions Points , 2012.
Charlotte JELIDI (dir.), Villes maghrébines en situations coloniales, Paris,
Karthala, 2014.
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Native Aspirations and Foreign Plans, Chichester, Wiley-Academy, 2003.
Marc PABOIS et Bernard TOULIER (dir.), Architecture coloniale et
patrimoine : expériences européennes. Actes de la table ronde, Paris, Institut
national du patrimoine, 2006.
Aller au cinéma à Tunis
Morgan Corriou

Vers la fin de l’année 1896, les jeunes élèves du collège Sadiki et du


lycée Carnot ont le privilège d’assister à une expérience des plus étonnantes :
la projection de vues animées. Le cinématographe vient alors tout juste de
débarquer à Tunis. De curiosité scientifique présentée en grande pompe aux
enfants des notables tunisiens et européens, le cinéma devient rapidement un
spectacle itinérant, exhibé dans les théâtres et dans les foires, notamment
pour les festivités religieuses. Il s’implante peu à peu comme numéro
permanent sur les scènes de music-hall de la ville nouvelle et a pour insigne
singularité d’être la seule attraction commune au « spectacle français » et au
« concert arabe », et donc de faire le lien entre les différents publics. C’est
pourtant à un procès en incompétence que se livre la puissance coloniale
décrivant les spectateurs colonisés comme un public mineur, incapable de
déchiffrer l’image, voire hostile au cinéma même. Contredisant ces discours,
les spectateurs tunisiens se pressent aux projections. Le cinéma s’inscrit
d’emblée dans les activités du ramadan et des films continuent à être projetés
dans les baraques foraines de la place Halfaouine bien après le mouvement de
sédentarisation des salles. Dans la ville nouvelle elle-même, des exploitants
de cinéma organisent des séances spéciales durant les fêtes musulmanes et
juives.
De fait, l’Afrique du Nord est reconnue d’emblée comme un marché
lucratif par une industrie cinématographique en voie d’institutionnalisation. À
partir de 1908, le cinéma développe ses propres salles fixes. Celles-ci restent
toutefois peu visibles dans le paysage urbain, car elles privilégient impasses
et ruelles et sont encore rares sur les grands axes de la cité. L’expansion du
parc cinématographique tunisois dans les années 1920 est davantage le fait
des modestes salles poussant dans la médina et ses faubourgs que des
cinémas érigés dans la ville coloniale. Ce développement n’est pas sans
agacer les administrateurs français, qui ont mis en place divers périmètres de
protection afin de préserver le « caractère de la ville arabe ». Les affiches
tapageuses, les couleurs criardes et les grilles articulées fermant les halls des
cinémas tranchent dans le décor de chaux blanche et de portes cloutées
fantasmé par les colons. La fièvre cinématographique saisissant la vieille ville
de Tunis durant l’entre-deux-guerres démontre que le cinéma n’est pas
considéré comme une technologie européenne à s’approprier, ainsi que tend à
le faire croire le discours colonial, mais comme un marqueur universel de la
modernité urbaine. On retrouve une dynamique similaire dans la Casbah
d’Alger, où Omar Carlier a montré comment les nouvelles pratiques
culturelles autour du sport, du théâtre et de la musique se développent durant
l’entre-deux-guerres.
La fréquentation des salles n’en reste pas moins fortement marquée par
les mille et une frontières encadrant les pratiques culturelles et les
circulations dans le Tunis colonial, et les palaces du centre-ville restent
implicitement fermés à un grand nombre de Tunisiens. En 1912, Ahmad
Tawfiq al-Madani, convaincu de l’utilité du cinéma par son cousin, décrit sa
première séance comme un véritable rite de passage. Il observe avec
étonnement l’assistance, parmi laquelle les deux jeunes gens sont les seuls
Musulmans. S’indignant à haute voix d’une vue italienne sur la guerre en
Tripolitaine qui lui paraît grossièrement truquée, le voici contraint de quitter
la projection sous un déluge de coups. Moins chers, les cinémas de la médina
et de ses faubourgs s’ouvrent à un plus large public. Maltais, Siciliens,
Tunisiens juifs et musulmans jouent des coudes devant les guichets de
l’Odéon ou de l’Impérial. Si ces salles s’affirment comme des espaces
mixtes, on est pourtant très loin de la grande démocratie du clair-obscur. À la
hiérarchie des cinémas dans la ville, fait écho la hiérarchie des places au sein
de ces mêmes salles, où les spectateurs se répartissent par communautés.
L’image animée connaît un indéniable succès, mais reste souvent
accompagnée d’autres attractions, en particulier dans les salles populaires
(marionnettes, chants, prestidigitation…). À l’Éden (avenue de Londres),
exploité par un des rares propriétaires de salle musulman, ‘Ali Ben Kamla,
c’est au son du malouf que sont projetés les films. À la fin de la séance, une
danseuse vient sur scène et la soirée se transforme en concert. Cette
particularité n’est pas sans conséquence dans le lent reflux des cinémas de la
médina à partir des années 1930, à un moment où le parlant tend à
uniformiser le spectacle. Les exploitants précaires de la vieille ville éprouvent
des difficultés à équiper leurs minuscules installations avec cette technologie
coûteuse. La tendance générale est désormais à la conquête des grandes
artères : dans la ville nouvelle, comme dans les marges de la médina, le
cinéma et ses spectateurs sortent des rues sombres et acquièrent une plus
grande visibilité dans le paysage urbain. Cette évolution nourrit la panique
morale qui, dans les années 1930, saisit les autorités coloniales, croyant
découvrir un public musulman qui avait toujours été là.

BIBLIOGRAPHIE

Habib BELAÏD, « Aperçu sur le cinéma en Tunisie à l’époque coloniale »,


Rawafid, no 4, 1998, p. 85-106.
Omar CARLIER, « Le cinéma en Algérie à l’entre-deux-guerres : de la percée
en ville européenne à l’émergence d’un public “indigène” », in Morgan
Corriou (dir.), Publics et spectacle cinématographique en situation coloniale
(Cahiers du CERES, hors-série, no 5), Tunis, IRMC-CERES, 2012, p. 33-64.
François CHEVALDONNÉ, « Fonctionnement d’une institution idéologique
coloniale : la diffusion du cinéma dans les zones rurales d’Algérie avant la
Deuxième Guerre mondiale », Revue algérienne des sciences juridiques,
économiques et politiques, no 2-3, 1975, p. 529-548.
Grandir à Tananarive
Faranirina Rajaonah

En 1896, les Français s’installent à Tananarive qui compte alors


45 000 habitants. Trois décennies plus tard, 70 000 personnes y vivent, parmi
elles, des Vazaha (« Blancs »), surtout des Français et des Réunionnais,
constituant 6 % de la population, ainsi que des petites communautés
d’Asiatiques, principalement des Chinois et quelques Indiens. Les Vazaha
sont des citoyens (ou assimilés), les Malgaches (presque tous originaires de
l’Imerina, où se trouve la capitale), des indigènes, sauf une poignée de
naturalisés (à partir de 1909). Les Asiatiques, étrangers au pays et sur le plan
juridique, font partie de congrégations très surveillées. Ces différences entre
les statuts, donc entre les institutions, restreignent les contacts entre les
jeunes, dans une ville où pourtant la ségrégation n’existe pas, où des
étrangers et des Malgaches peuvent grandir dans les mêmes quartiers et jouer
ensemble.
Ainsi, dans cette cité aux 55 églises (dont 46 protestantes), où la paroisse
signe l’appartenance sociale, avec un respect strict du dimanche, les jeunes
Malgaches vont au culte et au catéchisme, sans croiser les enfants de Vazaha.
Quasiment tous catholiques, ceux-ci assistent dans quelques paroisses
précises à des services pour les Européens. De même, sauf de rares enfants de
notables ou de personnes naturalisées, qui sont admis dans les écoles
européennes au cursus métropolitain, les Malgaches suivent un enseignement
indigène, qui valorise le français sans exclure leur langue. Pour
contrebalancer l’influence des missions britanniques et françaises,
l’administration crée des écoles primaires mixtes, deux écoles ménagères, un
établissement pour la formation de fonctionnaires, réservé aux jeunes gens, et
une école de médecine, ouverte aux filles à partir de 1932. Au-delà du
primaire, presque tous les élèves sont dans des internats, dirigés par des
Vazaha, et quelques Malgaches vivent chez des missionnaires. Une façon de
corriger les « défauts » de l’éducation familiale (de la négligence en matière
d’hygiène à la croyance aux ancêtres) et de les préserver de la « modernité »
(cigarettes, alcool, bals et cinéma). Ce souci de discipliner la jeunesse se
retrouve également dans les festivités.
L’administration institue une fête des enfants malgaches, qui est une
occasion de les mobiliser avec leurs parents. Défilés et concours de chars
fleuris suscitent l’émulation entre écoles et quartiers. Les 14 Juillet, les élèves
participent à la revue avec les tirailleurs et les sociétés sportives au Champ-
de-Mars de Mahamasina, où les souverains se présentaient au peuple
autrefois. Pour le folklore, les jeunes colonisés défilent en maniant lance et
bouclier, à la manière des soldats du royaume de l’Imerina. Après la revue,
les enfants vazaha vont goûter à la Résidence. De leur côté, comme lors du
bain royal (Fandroana), la fête du renouveau, remplacé par le 14 Juillet, les
élèves malgaches prennent part à une grande dînette à Mahamasina, avant de
rejoindre la famille élargie pour un repas cérémoniel. Ainsi, des aspects de la
culture malgache se transmettent entre les générations, le jour de la prise de la
Bastille.
Mais une partie des jeunes Malgaches sont justement sensibles aux
contradictions entre discours républicain et pratiques coloniales. Certains
d’entre eux rejoignent ainsi une société secrète créée en 1913 par des
étudiants de médecine et démantelée en 1915. C’est pourquoi
l’administration soutient les initiatives des missions pour encadrer les jeunes.
En 1922, le révérend Fuller Radley lance les mouvements de jeunesse avec
des scouts malgaches de confession anglicane. En 1923, le jésuite du Mas de
Peysac recrute des Vazaha de sa paroisse et du lycée Gallieni pour
l’Association des scouts de France ; quelques années plus tard, des élèves des
Lassalliens forment une troupe malgache. Vazaha et Malgaches sont séparés
jusque dans le scoutisme, censé entretenir la fraternité. Pourtant, dans ce
monde régi par le cloisonnement, un éclaireur a jeté quelques passerelles, tout
en défendant la colonisation.
Jean Beigbeder, commissaire national des éclaireurs unionistes de France,
fondateur en 1924 du scoutisme protestant, constitue une troupe avec des
Vazaha ainsi que des métis et des Malgaches citoyens français. Mais il doit
surtout sa réputation à la création la même année d’une institution qui dépend
de l’Union chrétienne des jeunes gens de France : le Foyer chrétien des
jeunes gens. Admis à 16 ans, ceux-ci s’y instruisent sur le monde et
Madagascar grâce à une bibliothèque, des causeries et une revue, bilingue
(français-malgache) les premières années. Aux distractions en salle (dames,
échecs ou fanorona, jeu de stratégie malgache) s’ajoutent les sports d’équipe,
dont le volley-ball, introduit à Madagascar par le Foyer. Cette institution
devient un espace de liberté où les jeunes gens critiquent à demi-mot le
gouvernement colonial. De son côté, Odette Meyer, épouse de Beigbeder,
prend l’initiative, en 1926, d’une Union chrétienne des jeunes filles pour
former des épouses chrétiennes modèles. Le couple Beigbeder reçoit
quelques jeunes Malgaches pour le thé ou pour la musique classique : une
exception lorsque le clivage entre Français et Malgaches est la règle. En tout
cas, Rabegy (« Rabégui »), pour les Malgaches, a marqué des Tananariviens
sur plusieurs générations.

BIBLIOGRAPHIE

Hélène d’ALMEIDA-TOPOR, Catherine COQUERY-VIDROVITCH, Odile


GOERG et Odette GUITART (dir.), Les Jeunes en Afrique, t. 2, La Politique et
la Ville, Paris, L’Harmattan, 1992.
Évelyne COMBEAU-MARI, Le Sport colonial à Madagascar, Paris, Société
française d’histoire d’outre-mer, 2009.
Claire-Lise LOMBARD et Faranirina RAJAONAH (éd.), Lettres de
Tananarive. Jean Beigbeder à son père, 1924-1927, Paris, Maisonneuve et
Larose nouvelles éditions, Hémisphères éditions, 2019.
Maîtriser la nature
Hélène Blais

Une mer intérieure au Sahara, dans une dépression désertique au sud de


l’Algérie et de la Tunisie : le projet de submersion soumis au gouvernement
français par l’officier d’état-major Élie Roudaire en 1883 est censé faciliter
les circulations et le commerce dans la zone, modifier le climat, rendre le
territoire fertile et même servir de frontière en bloquant les incursions des
tribus sahariennes dans les territoires coloniaux. Ce programme est
représentatif des mirages coloniaux de transformation de la nature, appuyés
sur une vision techniciste du monde. La volonté de remodeler
l’environnement dans les colonies est en effet intimement liée au contrôle du
territoire et à la domination des populations colonisées. Créer un empire,
c’est aussi gouverner la nature, s’en assurer les produits et en tirer le meilleur
profit.
La maîtrise de la nature est d’abord un outil au service de l’économie
coloniale. Plantations esclavagistes à l’époque moderne, cultures
d’exportation, extraction minière : les modes d’exploitation de la nature en
situation coloniale ont été multiples et ne datent pas du XIXe siècle, même s’ils
s’amplifient alors. Les historiennes et historiens ont montré que la prospérité
occidentale reposait notamment sur l’externalisation des coûts écologiques
(déforestation, mines, etc.) dans les colonies, ce qui a eu des conséquences à
très long terme. De fait, toutes les actions entreprises sur la nature en
situation coloniale (défrichements, assèchement, grands travaux d’irrigation)
ont eu de lourds effets sociaux. Les populations colonisées, les esclaves puis
les travailleurs migrants, dans le cadre de l’engagisme, ont été massivement
mobilisés, en général sous la contrainte, pour participer à la « maîtrise » de la
nature tropicale et à son exploitation. Au XIXe siècle, les plantations d’hévéas
en Indochine, la culture de la canne à sucre aux Antilles, l’exploitation
forestière en Afrique centrale ou l’extraction des ressources minières en
Nouvelle-Calédonie ont été dévoreuses de main-d’œuvre, consommatrices de
travail forcé et parfois associées aux plus graves excès du système colonial.
Cette volonté de maîtrise de la nature passe par la transformation des
écosystèmes. L’acclimatation des espèces naturelles devient ainsi au
e
XIX siècle un enjeu politique de plus en plus affirmé. Il s’agit de développer
des cultures conformes aux intérêts de la métropole et rentables pour les
colons, et les introductions « réussies », à l’origine de monocultures
supprimant les cultures vivrières, ont un impact environnemental et social
majeur. Les introductions de thé chinois dans plusieurs régions du sous-
continent indien puis en Indochine, de cacao américain en Côte d’Ivoire ou
de canne à sucre aux Antilles ont modifié durablement les méthodes
culturales, l’usage des sols et les paysages. Elles sont à l’origine de
transformations des paysages et des environnements encore visibles
aujourd’hui.
Ces modifications ont été rendues possibles grâce à la contribution de
naturalistes, botanistes ou géologues, chargés par les administrations
métropolitaines et coloniales de dresser des inventaires, de mettre en ordre les
plantes venues d’ailleurs dans des flores et des herbiers, de collecter des
spécimens destinés aux muséums d’histoire naturelle. Mais la connaissance
de la nature coloniale repose en grande partie sur les savoirs des populations
locales. Guides, interprètes, savants et médecins, collecteurs et dessinateurs
furent largement mobilisés, même si les récits de découvertes naturelles ont
effacé leur nom et leur présence. Au cœur de cette mobilisation savante, les
jardins botaniques, qui se multiplient dans les métropoles comme dans les
colonies à partir de la fin du XVIIIe siècle, visent à expérimenter de nouvelles
cultures pour les colonies mais aussi à glorifier la mise en valeur de la nature
exotique. Dans les serres du Jardin des Plantes à Paris sont acclimatées des
espèces exotiques comme l’ananas. En 1899, avec la création du jardin
colonial de Nogent-sur-Marne, les essais de plantation de vanille, banane,
caoutchouc se multiplient dans l’idée d’améliorer la rentabilité des cultures
coloniales. Ces jardins métropolitains, à l’instar des majestueux jardins
botaniques royaux de Kew, au sud de Londres, donnent à voir la nature des
colonies sous contrôle, sous serre ou en pleine terre. En écho, les pelouses
des jardins tropicaux de l’île de La Réunion ou de Saïgon rappellent la
capacité des colonisateurs européens à transplanter leur environnement outre-
mer. Les eucalyptus envoyés par le jardin botanique de Melbourne au jardin
d’essai du Hamma, à Alger, peuplent rapidement les nouvelles avenues des
villages de colonisation. À la fin du XIXe siècle, les « stations d’essai »,
consacrées à la reproduction intensive de quelques espèces jugées utiles, se
multiplient dans les colonies, au service des intérêts agricoles des métropoles,
et dans une perspective de rationalisation des usages de la nature. Le jardin
d’essai de Tunis, créé en 1892, est d’abord une pépinière, à laquelle est
rattachée une école coloniale d’agriculture. Celui de Camayenne, en Guinée,
doit répondre à partir de 1898 à l’augmentation de la consommation de fruits
tropicaux en métropole et au développement de la culture du caoutchouc à
partir du choix des espèces les plus rentables.
Entre le projet et sa réalisation, il peut cependant y avoir des failles. La
« maîtrise » de la nature relève de la mythologie coloniale et doit aussi être
analysée comme telle. Elle renvoie à un discours propagé par les États
colonisateurs affirmant ainsi leur toute-puissance, dans une rhétorique
prométhéenne qui a largement contribué à asseoir leur pouvoir, dans l’empire
français comme dans les autres empires coloniaux. Il est pourtant des lieux et
des moments où cette maîtrise a été largement contestée, disputée, et parfois
réappropriée.
Ainsi, l’histoire de ces tentatives d’introduction est aussi une histoire de
projets illusoires, de tentatives de culture inadaptées, d’introductions ratées.
À La Réunion, l’ajonc d’Europe, dont des graines ont été envoyées par le
Muséum de Paris dans les années 1820, est apprécié comme plante de
fourrage et utile pour ériger des clôtures. Il est planté dans diverses plaines de
l’île, au point que sa croissance devient incontrôlée. Au tournant du siècle, il
envahit tous les espaces de friche. La jacinthe d’eau, elle, prolifère et
encombre les cours d’eau de Cochinchine et du Cambodge, après une
introduction accidentelle via le jardin botanique de Saïgon. Les lapins
introduits en Nouvelle-Zélande et en Australie deviennent rapidement une
plaie, grignotant les herbages destinés aux élevages des colons.
L’introduction de plantes et d’animaux invasifs caractérise aussi une action
coloniale sur la nature parfois non maîtrisée.
Si les transformations écologiques induites par l’imposition de certaines
cultures ou d’une faune particulière par les Européens ont eu des effets
désastreux, certains petits exploitants ont su cependant tirer parti de ces
nouvelles cultures et ont joué un rôle clé dans cette histoire, comme le montre
Corey Ross à propos des plantations de cacao en Afrique de l’Ouest ou
d’hévéas à Sumatra et Bornéo. Autour des plantations d’arachide au Sénégal,
les confréries musulmanes trouvent des formes d’accommodement avec les
autorités coloniales. L’agency des acteurs locaux doit être prise en compte
pour une histoire à parts égales du rapport à la nature en situation coloniale,
afin de ne pas reproduire le discours d’un pouvoir hégémonique des
colonisateurs sur la nature.
Il faut aussi regarder en deçà et au-delà du moment colonial, pour
replacer dans son contexte la tentation de maîtrise de la nature. Dans une
étude environnementale sur le temps long de la vallée de la Luapula (zone
frontalière entre la Zambie et la République démocratique du Congo), David
M. Gordon montre bien que l’idée d’une formalisation des droits de propriété
sur les ressources naturelles associée aux colonisateurs doit être nuancée.
Dans les lacs de cette région, plusieurs sociétés en concurrence ont largement
modifié les écologies politiques locales et, après les indépendances, les
nouveaux États du Zaïre et du Congo ont, à leur tour, modifié les règles
d’usage des ressources. Le caractère « colonial » de la maîtrise de la nature
s’en trouve questionné.
L’idéal de maîtrise de la nature est un trait de gouvernement qui, s’il n’est
pas propre à la colonisation, trouve pourtant une déclinaison particulière sur
le terrain colonial, notamment parce que l’altérité de l’environnement, qu’il
soit tropical, désertique ou insulaire, produit une immense littérature savante,
à l’origine d’une réinvention de la nature, permettant toute sorte d’actions et
de projections. Très fréquemment qualifiée de « sauvage » ou de « vierge »,
cette nature est généralement présentée par les explorateurs, les savants et les
administrateurs comme offerte aux colonisateurs, au mépris de tous ses
usages précoloniaux. La mise en accusation des pratiques culturales locales,
comme la présupposée incapacité des populations à tirer le meilleur parti de
cette nature, sont autant d’éléments spécifiques du gouvernement colonial de
la nature. Les récits déclinistes, accusant les populations colonisées d’être
responsables de l’usure des sols, de la désertification ou du surpâturage, ont
été légion, et ont favorisé la création de réserves, autour desquelles les
puissances impériales métropolitaines s’accordent en 1900.
En effet, dans cette rhétorique, les pouvoirs coloniaux ont ceci de
particulier qu’ils articulent le contrôle de la nature, son exploitation, et une
mission de conservation qui légitime à leurs yeux toutes les emprises et
pratiques intrusives et destructives. Avec les travaux de Richard Grove sur
l’« impérialisme vert », ancré dans l’histoire des plantations coloniales du
e
XVIII siècle, ont été mises en exergue des politiques de protection de la nature
nées sur les terrains coloniaux, en réaction aux dégradations
environnementales liées à l’exploitation des terres, et notamment à la
recherche de bois. Au XIXe siècle, la notion de mise en valeur des ressources
guide de plus en plus les politiques de la nature, définies autour du
conservationnisme. Toute l’histoire des empires coloniaux est marquée par
une tension entre préservation et exploitation : il faut préserver le bois pour
pouvoir continuer à construire des voies ferrées en Inde, ou maintenir des
espaces de pâturage en Australie pour assurer aux colons les revenus de
l’élevage du mouton.
La maîtrise de la nature passe alors par une série de mesures de protection
qui visent avant tout à préserver les ressources nécessaires à l’économie
coloniale. Réserves forestières, réserves de chasse, parcs nationaux
constituent les marques les plus visibles d’une politique de « conservation »,
menée parallèlement à l’exploitation de la nature. À la fin du XIXe siècle, les
Britanniques définissent les premières zones « protégées » en Afrique. Ces
enclaves sont interdites aux usages locaux, et notamment à la chasse dite
« traditionnelle », alors que les Européens continuent à la pratiquer, comme
loisir ou par intérêt commercial (notamment pour l’ivoire). Dans les années
1930, elles deviennent des parcs naturels, célébrant une nature vierge n’ayant
jamais existé, et soi-disant protégée grâce aux politiques coloniales. Dans
l’empire français, les premiers parcs sont créés à Madagascar et en Algérie
dans les années 1920.
Les résistances à cette mise sous cloche de la nature ont été nombreuses.
Qualifiées d’actes de « braconnage » ou d’incivilités, elles emplissent les
archives coloniales. La figure honnie du garde forestier devient, partout dans
les colonies, un marqueur de l’emprise coloniale sur la nature et de sa
violence envers les populations colonisées. Dans de nombreuses colonies et
dans tous les empires, l’opposition à l’administration des forêts est marquée
par des révoltes majeures. Les personnages de « bandits d’honneur », tel
Messaoud Ben Zelmat tenant le maquis dans les Aurès en 1917, nourrissent
l’histoire des résistances à la colonisation.
La nature a assurément été un enjeu de pouvoir à l’époque des
colonisations européennes. Sa maîtrise, proclamée ou réelle, a été un outil de
gouvernement, un objet d’attention savante, un levier d’action et de
coercition. Soumettre les hommes et leur environnement forme un tout. En
situation coloniale, il a fallu faire avec la résistance de la nature elle-même à
sa mise en ordre, et avec celle des populations exclues de certains usages et
dépossédées de leur ressource. Si la maîtrise a été constamment contestée, les
transformations imposées n’en demeurent pas moins enracinées sur la longue
durée.

BIBLIOGRAPHIE

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coloniaux (fin XVIIIe siècle-années 1930), Ceyzérieu, Champvallon, 2023.
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Corey ROSS, Ecology and Power in the Age of Empire : Europe and the
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Chasser le tigre en Indochine
Lancelot Arzel

En 1923, dans L’Écho annamite, le journaliste Nguyên Phan Long,


cofondateur du Parti constitutionnaliste d’Indochine, se montre très critique
vis-à-vis de la visite du député Pierre Valude dans la colonie. En cause ? Ce
dernier se révèle bien plus intéressé par ses expéditions de chasse sur les
hauts plateaux indochinois – il tue deux tigres à Dalat – que par le sort des
populations locales. « Parlera-t-il de ses trophées plutôt que des Vietnamiens
lors de son retour à la Chambre des députés ? » s’interroge amèrement
Nguyên Phan Long, qui conteste indirectement la domination coloniale en
place depuis quarante ans.
À l’instar des territoires africains, l’Indochine française, constituée depuis
1887 de la Cochinchine, de l’Annam, du Tonkin, du Cambodge puis du Laos,
est perçue très tôt par les Européens comme un terrain de chasse favorable
aux sportsmen du monde entier – nobles, riches bourgeois, hommes
d’affaires, explorateurs et scientifiques. Une figure animale, emblématique
des fantasmes européens projetés sur la nature asiatique, intéresse en
particulier ces amateurs de grandes chasse : le tigre d’Indochine (Panthera
tigris corbetti). À côté des éléphants, des buffles sauvages, des gaurs, des
grands cerfs ou des rhinocéros, le « seigneur de la forêt », appelé localement
Ong Cop, fait l’objet de nombreuses traques dès l’arrivée des premiers
militaires en Cochinchine dans les années 1850. Face à la menace qu’il
constitue pour les populations locales et les colons, chasser le tigre devient un
impératif de la « mission civilisatrice » : il s’agit de domestiquer la faune
« sauvage » de la péninsule. Si les archives des territoires indochinois
attestent d’une espèce bien moins meurtrière qu’ailleurs en Asie, de
nombreux témoignages et romans de fiction caricaturent le tigre, assoiffé de
sang, fou de rage, voire « mangeur d’hommes » : l’insistance sur sa
dangerosité légitime les terribles hécatombes de la période coloniale.
Cette légende noire forgée autour de l’Ong Cop attire d’abord des
chasseurs aguerris, venus de l’étranger et déjà rompus à la chasse au gros
gibier pratiquée en Afrique. Dès les années 1890-1900, le prince Henri
d’Orléans, le duc de Montpensier ou la duchesse d’Aoste viennent goûter aux
plaisirs de la chasse au tigre, notamment sur les hauts plateaux de l’intérieur.
Pour les quelque 20 000 Français installés dans les villes littorales, la chasse
sportive constitue aussi une pratique récréative, comme pour les militaires en
charge du maintien de l’ordre et de l’exploration des forêts de l’intérieur.
L’entre-deux-guerres est l’âge d’or de ces chasses sportives : inspecteurs des
forêts et guides professionnels tels que Fernand Millet, l’Italien Honoré
Oddéra ou encore A. Plas organisent des circuits touristiques pour les colons
et touristes de passage – aristocrates, hommes d’affaires et officiels attirés par
la renommée de ces chasses au tigre. Le Sud-Annam, en particulier la
nouvelle station de montagne Dalat, située sur le plateau de Lang-Bian,
devient le cœur cynégétique de la péninsule indochinoise, volontiers comparé
à l’Est africain pour sa nature « sauvage ».
La chasse à dos d’éléphant, trop incertaine, y est peu pratiquée, à la
différence des Indes britanniques. On chasse le tigre à l’affût, de jour et de
nuit, à l’aide d’auxiliaires et de pisteurs locaux qui accompagnent
l’expédition et préparent le terrain. Cette chasse au tir déçoit toutefois les
amateurs de sensations fortes et de prouesses physiques : elle se pratique en
silence depuis un mirador posé dans un arbre ou à même le sol, caché par des
feuillages, avec d’étroites meurtrières permettant de tirer sur le tigre attiré par
un appât solidement attaché et préalablement tué (éléphant, bœuf, buffle). De
nuit, on privilégie la chasse à la lanterne : placé sur la tête ou à même le
mirador, un projecteur, alimenté par de l’acétylène ou une batterie électrique,
permet de surprendre l’animal et de lui tirer dessus soudainement. Élément
clé des identités masculines coloniales en Indochine, la chasse est aussi
pratiquée par des femmes de colons et des voyageuses, à l’image de la
naturaliste britannique Gabrielle Vassal tuant un énorme tigre aux alentours
de Dalat. À l’issue de ces chasses, les peaux de tigre sont des trophées prisés
pour décorer villas et chalets, quand elles ne sont pas mises en scène dans les
muséums métropolitains. Plus occasionnellement, des tigres vivants sont
capturés afin de peupler les jardins zoologiques d’Asie et d’Europe ou
comme animaux domestiques des familles de colons – c’est le cas de trois
jeunes tigreaux élevés par la femme du capitaine Guynet en 1899 lors de la
construction du chemin menant à Dalat, rapidement décédés des suites de
maladie.
Dès la fin du XIXe siècle, ces chasses sont volontiers encouragées par les
autorités coloniales qui instaurent un régime de primes de destruction contre
les tigres jugés « nuisibles » aux cultures et cultivateurs. Mais les massacres à
répétition – plusieurs centaines par an –, l’urbanisation et le développement
de l’agriculture commerciale font prendre conscience aux chasseurs, ces
« bouchers pénitents », d’une possible raréfaction de l’Ong Cop. Dans
l’entre-deux-guerres, les premières mesures de conservation sont mises en
place, faisant de la chasse au tigre le pré carré des Européens, même si les
derniers souverains de la péninsule conservent cette pratique comme autant
de marques de souveraineté à l’image de l’empereur Bao Dai et du prince
laotien Phetsarath. Les autorités accusent surtout les populations
indochinoises d’user de techniques cynégétiques dévastatrices, piégeages ou
grandes battues, pour mieux légitimer ces formes de « colonialisme vert »
que sont les permis, les réserves et les parcs nationaux mis en place en
Indochine. Des voix discordantes parmi les populations locales s’expriment
pourtant contre ces pratiques cynégétiques européennes, certaines craignant
de possibles représailles du « tigre-génie » face aux multiples massacres
perpétrés, quand d’autres se moquent de cette passion excessive pour la
chasse au tigre, à l’image du député Pierre Valude, volontiers comparé à
Tartarin de Tarascon, le héros éponyme du roman d’Alphonse Daudet.
Jusqu’aux indépendances des pays indochinois en 1954, la chasse au tigre, en
particulier sur les hauts plateaux et en forêt, reste pourtant un élément central
dans la mise en place et le fonctionnement de l’ordre colonial français.

BIBLIOGRAPHIE

Mathieu GUÉRIN, « Européens et prédateurs exotiques en Indochine, le cas


du tigre », in Jean-Marc Moriceau et Philippe Madeline (dir.), Repenser le
sauvage grâce au retour du loup. Les sciences humaines interpellées, Caen,
Pôle rural/MRSH, 2010, p. 211-224.
Éric JENNINGS, La Ville de l’éternel printemps. Comment Dalat a permis
l’Indochine française (2011), Paris, Payot, 2013.
John MACKENZIE, The Empire of Nature : Hunting, Conservation and
British Imperialism, Manchester-New York, Manchester University Press,
1988.
4

CONTESTER
Les corps en résistance
Cécile Feza Bushidi et Mirelle Flore Chamba Nana

Il y a bien des manières de résister à l’ordre colonial. Certaines formes de


résistance sont violentes : par exemple, celle de Béhanzin, le dernier roi du
Dahomey – au sud du Bénin actuel –, dont l’armée composée de presque un
tiers de femmes livra une lutte agressive contre les troupes françaises en
mars 1890, lors de la bataille de Cotonou. D’autres expressions de résistance
sont plus silencieuses ou discrètes. Dans les domaines esclavagistes de la
Caraïbe, les esclaves sabotent le travail des plantations, entravant ainsi le
fonctionnement de l’économie coloniale. Mais il ne faut pas se fier à cette
distinction entre résistances violentes et résistances plus silencieuses, car elle
est trompeuse. En effet, du suicide à l’infanticide, certains actes peuvent être
violents sans pour autant atteindre physiquement les colons. Par ailleurs, la
lutte contre les Blancs peut être non violente et nettement proactive.
Comme le souligne le politiste James Scott, les résistances se manifestent
aussi à travers des rituels d’agression et des symboliques culturelles
dissimulées. L’habillement et le geste, symboles visibles de l’affirmation de
la valeur sociale du dominé, constituent des modes d’affront publics. Ainsi, la
danse a joué bien souvent un rôle clé de résistance par le corps, véritable lieu
de subversion de la domination. Selon une interprétation des corps qui
dansent de la théoricienne de la danse Susan Foster, les messages politiques
sont à trouver au sein de la danse elle-même, dans les codes et les
conventions chorégraphiques à travers lesquels les corps s’organisent et font
référence au monde.
Considérons par exemple le cas du vaudou. À l’origine de la révolution
haïtienne (août 1791-janvier 1804) figure en effet une cérémonie religieuse
de vaudou tenue à Bois-Caïman. Pendant ce rituel sacré, danses et rythmes
syncopés de tambours, de battements de mains et de chants rendent hommage
aux lwas, des esprits dont les noms et pouvoirs dérivent de divinités
d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale, assimilées à des saints
catholiques. Grâce aux travaux de la danseuse et chorégraphe Katherine
Dunham, on sait qu’il est possible que, déjà vers la fin du XVIIIe siècle, les
corps ondulant debout, aux genoux fléchis ou épousant le sol, aient rendu
honneur à la déité de la mer Agwe et à l’esprit serpent de la fertilité Danbala.
Le lwa guerrier Ogun, quant à lui, était invoqué avec des poses lourdes et
agressives, plombées vers le sol, les jambes fléchies en l’air exécutant tour à
tour des mouvements tranchants, les bras coupant l’air avec des armes en
métal. C’est en projetant la puissance d’Ogun et l’hypnotisme de Danbala
que ces corps sonores et exaltés se sont promis la fin de l’assujettissement, la
fin des Blancs, la liberté et, pour certains, un retour en Afrique. On notera ici
que les danses guerrières ont nourri la capacité des hommes à se battre
physiquement. On pense aussi à la calinda qui, avec ses combats simulés
entre hommes munis de bâtons rituels, ses corps en position inversée donnant
des coups de jambe et maîtrisant l’art d’éviter les attaques d’adversaires, est
une source d’angoisse pour les colons de Saint-Domingue. Certains de ces
modes corporels de construction d’identités masculines de guerriers sont
ancrés dans les vocabulaires de mouvements militaires que l’on observe dans
toute l’Afrique subsaharienne précoloniale et coloniale, du royaume du
Kongo aux sociétés militaires des communautés Agĩkũyũ et Oromos établies
en Afrique de l’Est.
On trouve aussi ces sociétés militaires en Afrique centrale. En effet, entre
1916 et 1939, l’histoire orale suggère que, dans le Cameroun français, les
danses guerrières majong, lali et ku’ngang ont constitué des bases spirituelles
de mobilisation contre la répression française. À la fois cinétiques et
cérébrales, elles projetaient une dimension spirituelle qui allait au-delà des
esthétiques des corps en mouvement. Par exemple, dans le village
Bemendjou, la résistance à la présence française s’opérait par le déploiement
soudain de danses guerrières envahissant la place du marché et exécutées par
une société secrète. Dans les chefferies de l’ouest du Cameroun, les
trépignements, les déhanchements, les balancements et les tournoiements des
corps lourds dansant le ku’ngang et faisant sonner les grelots invoquaient les
esprits, invités à s’incarner dans des corps dansants. Avec l’aide des sacs
fétiches, mu’po, lekaf et chiamgne, les danseurs communiquaient avec le
monde surnaturel. C’est grâce à cette force spirituelle que les danseurs de
ku’ngang promouvaient la pousse des bananiers, se muaient symboliquement
en buffles ou en panthères pour intimider l’adversaire avant de redevenir
hommes. Quant au chef de guerre du ku’ngang, il était accompagné d’un
panier rempli d’abeilles qu’il utilisait comme arme de guerre. Pendant la
bataille, les sociétaires du ku’ngang battaient rapidement le sol avec des
jambes lourdes pour détourner les intentions des ennemis.
Les danses guerrières permettent aussi de lire l’importance de la relation
espace-temps dans l’incarnation chorégraphique de la résistance. Entre 1918
et 1923, dans les régions septentrionales du Cameroun, les Français ont dû
affronter la résistance des populations locales à l’implantation du système
éducatif français. La danse guma, basée sur une tactique spatiale de guerre,
incarnait ces confrontations. Il s’agissait d’une danse mixte exécutée par des
guerriers Guidar vêtus de peaux de bête, coiffés de couronnes assorties de
plumes d’autruche, des grelots attachés aux chevilles, et couverts d’un
maquillage les faisant ressembler à des gorilles. Quant aux jeunes filles
vierges, placées au centre de cette performance, elles étaient parées de cauris,
un pagne noué autour de la poitrine et les reins cerclés de bijoux. Lors des
affrontements avec les colons, une tactique consistait à positionner les jeunes
filles comme boucliers, devant les guerriers. Ceux-ci, armés de sagaies, se
tenaient en retrait derrière elles et le batteur joueur d’un long tambour se
plaçait hors de la zone de combat. Dès que l’ennemi était signalé, le batteur
émettait un son au tambour, sur quoi les jeunes filles se livraient à une danse
de séduction, laissant tomber leurs pagnes pour découvrir leurs seins nus
qu’elles agitaient à un rythme cadencé et roulant des hanches, de façon à
charmer et hypnotiser les Européens. Déstabilisés, ces derniers étaient
assaillis par les guerriers Guidar qui les criblaient de coups de sagaie.
Pendant ce temps, la population s’enfuyait vers les montagnes. Ainsi, ce
recours à la danse se produisant lors du contact entre défenseurs et attaquants,
entre dominants et dominés, on peut imaginer comment les corps esthétisés
symboliquement ont résisté et contesté la présence coloniale en se renforçant,
en rusant, en refusant de se conformer et en puisant dans des rituels
d’agression et des symboliques autochtones déstabilisant les colons. La danse
devient politique et résistance à travers une expérience esthétique et
sensorielle et le regard que le Blanc porte sur des corps non blancs esthétisés
et résolus à rester visibles.
On voit aussi comment ce qui de prime abord peut sembler une imitation
des pratiques dansées des colons – un mode d’interaction sociale appelé
mimèsis – peut aussi être lu comme une subversion du pouvoir colonial, par
l’appropriation et/ou la copie perturbatrice des codes esthétiques des Blancs.
La mimèsis permet de comprendre comment les danseurs se sont positionnés
dans des contextes d’inégalités et de préjudices de race et de classe sociale.
Considérons les quadrilles européens aux Antilles qui, dès le début du
e
XIX siècle, ont été dansés par toutes les catégories socio-économiques et
raciales de Martinique et de Guadeloupe. Au spectacle de ces corps noirs aux
bustes droits, aux bassins et bras se mouvant en mesure, pivotant en carrés
parfaits, les colons ont vu une réelle menace symbolique, un affront à leurs
prérogatives culturelles. Comme le suggère la musicologue Dominique
Cyrille, les quadrilles sont devenus politiques parce que leurs codes et
conventions chorégraphiques aristocratiques ont été adoptés par des non-
Blancs. Les bals de non-Blancs étalant parfois des étoffes de satin blanc, des
soies, des brocarts et des bijoux en or dérangeaient parce qu’ils faisaient
référence au climat socio-économique de domination interraciale qui avait
façonné l’espace public et intime de la Caraïbe.
Pour les danseurs, la maîtrise de danses « européennes » s’est aussi
révélée politique par la possibilité qu’elle offrait de concevoir de nouveaux
espaces d’existences identitaires. Loin de vouloir imiter les Blancs, les
danseurs ont créé des styles illustrant leur indépendance culturelle et leur
volonté de se différencier. On sait que les quadrilles ont symboliquement
permis aux esclaves domestiques, aux Noirs libres et aux métis de se
distinguer des esclaves de plantations. On sait aussi que les danseurs ont
réinventé les quadrilles « à l’européenne » en y incluant des girations subtiles
des hanches, des jeux de jambes improvisés exprimant les mélodies, les
rythmes et polyrythmies des banjos, flûtes à bec, violons et accordéons. Ainsi
sont nées la réjane et la haute taille, des variantes créoles de quadrilles.
Enfin, la danse devient subversive parce qu’elle va au-delà de la dérision
du colonial pour s’insérer dans une esthétique scénographique qui réarticule
les structures politiques du colonial. L’anthropologue Julien Bonhomme a
noté que, dans les années 1940, la « danse de Gaulle » – apparue au Moyen-
Congo à la frontière du Gabon et de la République du Congo actuels –
transforme la caricature du général de Gaulle pour en faire un culte des
ancêtres autochtones. On peut aussi voir la « danse de Gaulle » comme une
capture imaginaire du pouvoir par les danseurs/acteurs. En effet, cette
performance met en scène un général de Gaulle accompagné d’un maréchal
Pétain et d’un Félix Éboué en uniforme militaire, flanqués de gendarmes et
de magistrats. Chaque équipe de danseurs de couples de rumba a ses
président, vice-président, secrétaire général, commissaire et garde du corps.
Ce mode d’organisation sociale n’est pas sans rappeler celle des groupes de
danseurs de Kalela, Beni ngoma et Mwranda dances en Afrique australe et
Afrique de l’Est qui, dès les années 1920, s’organisèrent en micro-
gouvernements coloniaux composés de rois, gouverneurs, administrateurs de
province, administrateurs de district et policiers. Loin de valoriser les forces
coloniales dominantes, on peut voir dans toutes ces sociétés rituelles
l’expression d’un désir de décolonisation.

BIBLIOGRAPHIE

Julien BONHOMME, « Masque Chirac et danse de Gaulle. Images rituelles du


Blanc au Gabon », Gradhiva, no 11, 2010, p. 80-99, en ligne :
<https://shs.hal.science/halshs-00801615/document>.
Dominique CYRILLE, « The Politics of Quadrille Performance in Nineteenth-
Century Martinique », Dance Research Journal, 38 (1-2), 2006, p. 43-60.
Susan FOSTER, « The Signifying Body : Reaction and Resistance in
Postmodern Dance », Theatre Journal, 37 (1), 1985, p. 44-64.
Odile GOERG (dir.), Fêtes urbaines en Afrique. Espaces, identités et
pouvoirs, Paris, Karthala, 1999.
Jean Paul NOTUÉ et Louis PERROIS, Contribution à l’étude des sociétés
secrètes chez les Bamiléké (Ouest-Cameroun), Yaoundé, ISH et ORSTOM,
1984, en ligne : <https://horizon.documentation.ird.fr/exl-
doc/pleins_textes/divers11-10/19320.pdf>.
La République du Rif et l’épopée
d’Abdelkrim
Mimoun Aziza

En 1921, au cœur des montagnes du Rif au nord du Maroc, un surprenant


stratège, Abdelkrim el-Khattabi entame une extraordinaire épopée. À la tête
d’une troupe de paysans pauvres, il défait une importante armée espagnole et
construit un État moderne et révolutionnaire pour son temps et ses moyens.
Cette résistance acharnée de 300 000 habitants contre la France et l’Espagne
a longtemps empêché toute pénétration coloniale dans le Rif, région
montagneuse qui s’étend sur toute la façade méditerranéenne du pays sur plus
de 300 kilomètres de longueur. Il s’agit en effet d’un des rares conflits de
grande ampleur de l’entre-deux-guerres.
La France et l’Espagne se sont officiellement partagé le territoire
marocain en 1912, mais l’Espagne n’occupe pas immédiatement tout le
territoire qui lui est dévolu. Quand ses troupes tentent de remonter de la ville
de Melilla, sur la côte, elles sont défaites à la bataille d’Anoual, le 21 juillet
1921, dans la région du Temsamane à environ 70 kilomètres de Melilla,
désignée sous le nom de « désastre d’Anoual » par l’historiographie
espagnole.
Dans la foulée, Abdelkrim procède à la création d’une organisation
étatique. Ainsi entre le 18 janvier et le 1er février 1923, en pleine guerre du
Rif, il proclame ce que les Rifains ont appelé dawlat al-jumhuriya rifiyya,
« l’État républicain rifain », ou al-jabha rifiyya, « le front rifain ». C’est
d’ailleurs la même année que Mustapha Kemal proclame la République
turque.
Abdelkrim veut doter le Rif d’une structure étatique au diapason de la
définition occidentale de l’État en créant une organisation moderne, dont lui-
même est le président. « Nous avons appelé notre pays république pour
exprimer le fait que nous étions un État composé de tribus indépendantes
fédérées : il fallait un gouvernement décidé, une autorité forte et une
organisation nationale vigoureuse », a-t-il précisé plus tard. En plus d’un
gouvernement en action, la république est dotée d’une assemblée nationale
composée des imgharen (notables) représentants de la communauté. Le
gouvernement est constitué de sept ministères : une délégation générale de
l’émir, les Finances, la Justice, l’Éducation, les Affaires étrangères,
l’Intérieur et la Guerre. La république, qui s’étend sur les terres de dix-huit
tribus, compte environ 300 000 habitants.
L’idéal d’Abdelkrim est conforme à celui des réformateurs de l’époque :
une large ouverture sur l’Occident, le progrès, la modernité, la science, la
technologie et le développement en partenariat. À la différence des autres
réformateurs de son époque, Abdelkrim sait mettre ses idées en pratique : ce
n’est pas un idéologue, mais un chef d’État.
En créant un « gouvernement rifain » (hukumat al-rif) ou « gouvernement
du Rif » (al-hukuma al-rifiyya), ses dirigeants insistent sur la gestion de leur
pays, indépendamment de toute force étrangère. Mohamed Azerqan, ministre
des Affaires étrangères, dans une lettre adressée en juillet 1923 au secrétaire
général du haut-commissaire espagnol à Tétouan, Diego Saavedra, emploie à
maintes reprises cette expression. Il dit par exemple : « Le gouvernement
rifain fondé sur des bases modernes et des lois civiles se considère
indépendant politiquement et économiquement. »
Selon certains auteurs, cette construction étatique, de toute évidence
embryonnaire, se voulait à la fois conforme aux traditions communautaires et
le tremplin d’une modernité politique. Bien qu’elle n’ait pas duré assez
longtemps pour faire ses preuves, elle a servi d’exemple à tous ceux qui ont
rêvé de s’émanciper du joug colonial au cours du XXe siècle.
Les plus grand succès de la République du Rif, en effet, se trouvent bien
loin du Maroc. Anoual devient très vite un important symbole de la lutte
anticoloniale. Si elle a pesé lourd sur l’histoire espagnole, en entraînant, deux
ans plus tard, la chute du système constitutionnel et la mise en place de la
dictature de Primo de Rivera, elle a surtout eu un retentissement mondial :
jusqu’à Moscou, Ankara, le Brésil, les fins fonds de l’Asie du Sud-Est et de
l’Asie centrale. Hô Chi Minh, vingt-six ans plus tard, s’est inspiré des
enseignements de la bataille d’Anoual pour Diên Biên Phu, un enseignement
qu’ont également revendiqué Mao Zedong, Tito et bien d’autres. Bien sûr
Abdelkrim n’a pas inventé la guérilla, forme de résistance naturelle du plus
faible contre le plus fort. Mais il l’a codifiée, systématisée, et en a fait un art
de la guerre.
La guerre du Rif, ou guerre de libération selon les Rifains, attire
notamment l’attention des communistes à travers le monde, qui y voient un
symbole de la lutte contre l’impérialisme et donc contre le système capitaliste
en Europe. Cela provoque en 1924 une jonction inattendue entre la résistance
anticoloniale et la gauche française. Alors qu’Abdelkrim parvient à tenir tête
aux Espagnols, le gouvernement français s’inquiète des conséquences que la
révolte aura sur sa portion du Maroc et rentre à son tour en guerre. Le Parti
communiste français s’engage, dès septembre 1924, dans une vive campagne
contre cette guerre qui culminera avec une grève massive en octobre 1925. Si
elle n’a pas empêché l’armée française de prendre part à la guerre dans le Rif,
elle a marqué le début d’une importante série de contacts entre les luttes des
ouvriers européens et les luttes contre le colonialisme en Afrique et en Asie.

BIBLIOGRAPHIE
Zakya DAOUD, Abdelkrim Khattabi. Une épopée d’or et de sang, Paris,
Séguier, 1999.
Mohamed SELLAM AMEZIANE, Abdelkrim al-Khattabi wa harb al-Rif
(« Abdelkrim al-Khattabi et la guerre du Rif »), Le Caire, Madani, 1971.
Mohamed TAHTAH, Entre pragmatisme, réformisme et modernisme. Le rôle
politico-religieux des Khattabi dans le Rif (Maroc) jusqu’à 1926, Leyde,
Peeters Publishers, 1999.
Fuir du Mali vers La Mecque
Madina Thiam

Lors d’un recensement en 2001, l’État malien estimait à environ 100 000
le nombre de ses ressortissants installés en France, contre 200 000 au Soudan
et en Égypte. Ces chiffres peuvent surprendre, les migrations sud-nord
dominant les imaginaires collectifs au détriment des mouvements migratoires
sahariens d’ouest en est, vers la mer Rouge. Historiquement, ces derniers ont
pourtant occupé une place importante dans la lutte contre la conquête
coloniale en Afrique de l’Ouest.
En février 1907, le gouverneur d’Afrique occidentale française (AOF)
s’alarme : « Des milliers de Peuls du Moyen-Niger émigreraient du territoire
français pour se diriger vers la vallée du Nil. » Nombre de ces migrants
préfèrent partir plutôt que de se soumettre à l’occupation française. Ils
quittent le Soudan français (Mali actuel) par la route pour s’installer au
Soudan anglo-égyptien, en Égypte, et au-delà, dans le Hedjaz, à La Mecque
et Médine. Les origines de ce phénomène migratoire, largement antérieures à
l’invasion coloniale, sont ancrées dans la tradition du pèlerinage vers les
lieux saints de l’islam : depuis le XIIIe siècle, les musulmans d’Afrique de
l’Ouest empruntent la « route du Soudan » depuis Shinqit (Mauritanie),
Tombouctou ou Djenné (Mali), et traversent le Niger, le Nigeria du Nord, le
Tchad et le Darfour actuels, jusqu’aux ports de la mer Rouge : Sawakin
(Soudan) et Massawa (Érythrée). De là, ils embarquent pour le Hedjaz.
À l’aube du XXe siècle, le flot de pèlerins empruntant la route du Soudan
s’accroît, nourri par des groupes de réfugiés fuyant l’invasion française.
Nombre d’entre eux sont guidés par la notion islamique de hijrah, selon
laquelle tout musulman pris au piège dans un environnement hostile à sa foi
doit partir. Au Soudan français, des familles entières quittent la boucle et le
delta du Niger (notamment les régions de Gao, Mopti ou Segou) et migrent
vers l’est. Elles s’installent tout au long de la route du Soudan. Ainsi, les
chefs de deux États ouest-africains défaits par les Européens, Amadou Tall de
Ségou et Muhammadu Attahiru de Sokoto, choisissent d’émigrer plutôt que
de se soumettre. À leur sujet, une note des autorités coloniales à Fort-Lamy
(N’Djamena), datée de 1906, précise : « Les Toucouleurs d’Amadou, derniers
restes de ces irréconciliables qui n’ont jamais voulu se soumettre à notre
domination, les partisans de l’ancien sultan de Sokoto, et les mécontents de la
Nigéria du Nord s’éloignent vers l’est sans espoir de retour… Il appartiendra
aux autorités anglo-égyptiennes de surveiller ces nouveaux arrivants s’ils se
fixent sur le Nil blanc. »
Or, en ce début de XXe siècle, les autorités anglo-égyptiennes du Soudan
sont à l’affût. Quelques années plus tôt, en 1881, une rébellion a éclaté sous
la direction de Muhammad Ahmad, un chef religieux et mahdi
autoproclamé : le rédempteur dont certaines traditions islamiques annoncent
la venue peu avant la fin des temps. Muhammad Ahmad défait les troupes
ottomanes et égyptiennes, et débute un siège de Khartoum, au cours duquel
ses troupes tuent l’ancien gouverneur général du Soudan, le Britannique
Charles Gordon. Victorieux, il établit un nouvel État indépendant, la
Mahdiyya soudanaise, qui attirera parmi ses rangs de nombreux Africains de
l’Ouest fuyant l’invasion européenne. De fait, l’un des proches compagnons
du mahdi, Muhammad al-Dadari, était un Peul de Sokoto. Ces « Fallata » ou
« Occidentaux » – ainsi que l’on appelle couramment les communautés
originaires d’Afrique de l’Ouest au Soudan –, y resteront établis après la
chute de la Mahdiyya en 1898.
Au-delà du Soudan, d’autres réfugiés et migrants musulmans du Sahel
occidental traversent la mer Rouge et s’installent à La Mecque. Parmi eux,
Alfa Hashim Tall, un proche d’Amadou Tall, qui l’accompagne dans son
exode de Ségou à Kano (Nigeria), et poursuit la route jusqu’au Soudan, puis
le Hedjaz. Il s’installe définitivement à Médine, où il enseignera à la mosquée
du Prophète et décédera en 1931. Un autre émigré, Abdullah Ag Mahmoud,
avait quitté la région de Gao avec sa famille à l’âge de 5 ans lors de
l’invasion française. Installé à Médine, où il devient plus tard imam à la
mosquée du Prophète, il séjournera ensuite en Inde et au Yémen, avant de
traverser à nouveau le Sahara pour s’installer au Soudan français vers 1938.
Comme l’attestent des documents d’archives, les autorités françaises
surveilleront de près les mouvements et la correspondance des deux hommes,
ainsi que les velléités mahdistes à travers le Sahel.
Loin d’une opposition simpliste entre résistance et collaboration, les
migrations de la route du Soudan nous invitent à repenser les formes de la
contestation coloniale. Plutôt que de se soumettre à la violence et au
changement de mode de vie imposés par la colonisation, certains ont choisi
de s’y soustraire en s’appuyant sur des traditions migratoires anciennes,
mêlant motivations politiques et religieuses.

BIBLIOGRAPHIE

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Medina : Jawāb al-Ifrῑqῑ, the Response of the African, Leyde-Boston, Brill,
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Khartoum University Press, 1972.
Gregory MANN, From Empires to NGOs in the West African Sahel : The
Road to Nongovernmentality, New York, Cambridge University Press, 2014.
Paris : capitale de l’anti-impérialisme
Michael Goebel

Au lendemain de la Première Guerre mondiale, l’empire français s’est


étendu une dernière fois alors même que la remise en cause de sa légitimité
augmentait en nombre et en force. Comme Paris était la capitale de cet
empire, la ville est devenue l’épicentre d’une résistance s’exprimant dans une
myriade de périodiques et de pamphlets que les sujets coloniaux publiaient
sur place, souvent avant de les envoyer clandestinement dans les colonies. Le
Paria, une des plus connues de ces publications, s’intéressait à différentes
situations coloniales en les comparant pour en tirer des leçons. Le jeune Hô
Chi Minh, qui se faisait alors appeler Nguyên Ai Quôc, y a signé de
nombreux articles dans lesquels il tentait de réfléchir à l’Indochine en la
comparant, par exemple, à l’Égypte dont la souveraineté faisait l’objet de
débats en 1922.
Certes, cette résistance répondait à des logiques nationales différentes
propres à chaque pays. Dans les années 1920, on trouvait au Vietnam et en
Tunisie des mouvements nationaux en plein essor, qui réclamaient
l’indépendance totale vis-à-vis de la France, alors qu’en Algérie ou en
Afrique occidentale française les critiques s’en prenaient davantage à
différentes formes de discrimination légale, dont l’indigénat, honni, sans
forcément défendre l’idée d’une souveraineté nationale. Précisément, la
variété et la richesse de ces revendications anticoloniales confortaient la
position de Paris comme plate-forme d’échanges. Depuis Paris,
l’impérialisme et le colonialisme s’apparentaient de plus en plus à un système
mondial, quels que soient leurs expressions locales et leurs aspects les plus
répréhensibles, et il fallait donc les aborder et les combattre avec un même
langage.
À son tour, la mise au point de ce vocabulaire commun a bénéficié aux
migrations qui allaient des colonies vers la métropole, autrement dit, vers les
villes françaises. Contrairement à ses voisins européens, la France était un
pays d’immigration très important depuis le début du XXe siècle. L’État
français avait mobilisé 750 000 soldats et travailleurs de son empire pendant
la Première Guerre mondiale, si bien que les flux migratoires vers
l’Hexagone comprenaient de plus en plus de personnes, surtout des jeunes
hommes, issus de l’empire. Le groupe le plus fourni était celui des
musulmans algériens, majoritairement composé de travailleurs non qualifiés,
dont le nombre avait atteint un pic d’environ 70 000 individus dans la région
parisienne en 1930, avant que la crise économique et des politiques
migratoires plus répressives et restrictives ne fassent diminuer ce nombre. La
capitale française attirait aussi d’importants courants du Maroc, de la Tunisie,
de l’Afrique de l’Ouest, de Madagascar, du Vietnam et des Antilles, autant de
migrants qui charriaient avec eux des histoires et des expériences du
colonialisme extrêmement diverses.
Une fois que ces migrants étaient à Paris, leur statut juridique, leurs
revendications spécifiques et leur situation socio-économique alimentaient
une dynamique de comparaison intercoloniale. Le meilleur exemple de ce
type d’échange est l’Union intercoloniale, l’association anticoloniale qui
publiait Le Paria. Financée et soutenue par le Parti communiste français,
l’Union intercoloniale avait été fondée en 1921 à Paris par un groupe de
militants vietnamiens fédérés autour du jeune Hô Chi Minh et par des avocats
antillais qui représentaient les anciens combattants malgaches. C’était donc
une plate-forme d’échanges entre des colonisés d’origines très différentes.
Mais comme elle était plus ou moins soumise à l’approche unique du
Komintern, elle contribuait à diffuser la revendication spécifique de
l’indépendance nationale, même si certains membres continuaient à
privilégier d’autres objectifs. Par ailleurs, la communication entre colonies
favorisée par l’Union intercoloniale rassemblait la direction politique des
organisations, et elle avait donc tendance à se concentrer à Paris, où la plupart
de ces organisations avaient leur siège.
Il est vrai que les unes du Paria et des publications comparables
privilégiaient les revendications politiques d’ordre général, mais cette presse
se faisait aussi l’écho des préoccupations plus concrètes des migrants.
L’Union intercoloniale rassemblait de nombreuses associations qui
répondaient aux besoins quotidiens des colonisés en métropole, de la santé à
la vie professionnelle en passant par l’interaction avec la bureaucratie
française, la vie culturelle de chaque communauté et l’assistance juridique.
Une fois arrivés en métropole, les migrants étaient confrontés à toute une
série de problèmes – exploitation et travail sous-payé, retraites d’anciens
combattants misérables au point d’être discriminatoires, prénoms musulmans
refusés par l’état civil français, nombreuses questions soulevées par les
mariages entre métropolitains et colonisés – directement imputables à
l’édifice juridique de l’empire, un patchwork de droits et de devoirs au sein
duquel tous n’étaient pas égaux devant la loi. Ces différences étaient
particulièrement palpables pour les migrants arrivant en métropole. Outre une
plus grande proximité avec le pouvoir et avec la gauche française, c’est aussi
cette dynamique qui a contribué à faire de Paris une des plaques tournantes
de l’anticolonialisme.
Plus que les autres villes françaises, la capitale avait aussi l’avantage
d’être au centre d’une vie culturelle cosmopolite et d’envergure mondiale.
Paris comprenait d’importantes populations afro-américaines et latino-
américaines, dont de nombreux étudiants qui faisaient le lien entre les
anticolonialistes parisiens de l’empire français et la Renaissance de Harlem
ou l’anti-impérialisme latino-américain. La capitale abritait aussi une
communauté d’étudiants chinois modeste mais politiquement active, qui
comptait de futurs dirigeants communistes, tels que Zhou Enlai ou Deng
Xiaoping. Leurs revendications et leurs objectifs n’étaient pas les mêmes que
ceux de leurs pairs, mais ces différences sont devenues politiquement
productives. Le rôle exceptionnel de Paris, métropole anti-impériale, a beau
avoir diminué au fil des années 1930 après le retour au pays de nombreux
migrants, il n’a connu qu’une pause temporaire avec l’invasion nazie en
1940.
Traduit de l’anglais par Cécile Duteil de la Rochère

BIBLIOGRAPHIE

Jennifer Anne BOITTIN, Colonial Metropolis : The Urban Grounds of Anti-


Imperialism and Feminism in Interwar Paris, Lincoln, University of
Nebraska Press, 2010.
Michael GOEBEL, Paris, capitale du tiers monde. Comment est née la
révolution anticoloniale (1919-1939), Paris, La Découverte, 2017.
Claude LIAUZU, Aux origines des tiers-mondismes : colonisés et
anticolonialistes en France, 1919-1939, Paris, L’Harmattan, 1982.
Religions, politique coloniale
et contestation
Claire Thi Liên Tran

Lorsque les puissances européennes s’engagent aux XIXe et XXe siècles


dans l’aventure impériale de conquête de territoires lointains, l’espace du
religieux constitue un enjeu majeur à la fois de contrôle et de remise en
question. Côté colonisateurs, le religieux comme lieu d’organisation de la vie
sociale et de production de normes est un espace à contrôler impérativement,
au vu des risques posés par les circulations (locales, régionales et
transnationales) liées aux réseaux d’éducation et aux pèlerinages. Côté
colonisés, le religieux comme lieu de pratique communautaire et de
transmission de croyances les rattache au monde d’avant, cœur de leurs
identités face à l’impérialisme culturel et à la modernité imposée des
colonisateurs. Le religieux se trouve donc au cœur de la résistance et de la
contestation anticoloniales. À la forme traditionnelle de résistance aux
autorités précoloniales puis coloniales via les religions populaires, sociétés
secrètes, mouvements millénaristes, menés par des « hommes saints » ou des
prophètes, s’ajoute la forme dite « moderne » des mouvements politiques.
En dépit de la diversité des espaces coloniaux, on peut dégager trois types
de rapport impérial au religieux : la protection d’une minorité religieuse
comme prétexte à la conquête et justification de la colonisation, le principe
« diviser pour régner » comme instrument de maintien du système colonial et
enfin la création d’une religion « nationale » visant à maintenir le religieux
des colonisés aux frontières de l’empire et à limiter les mobilités et les
réseaux hors de l’espace impérial.
Contrairement aux colonisations précédentes, les puissances coloniales
du XIXe siècle ne cherchent pas systématiquement à convertir les populations
mais à contrôler les religions dominantes et à rallier les minorités religieuses.
Ainsi la France du Second Empire use-t-elle du prétexte de protéger les
missionnaires français et la minorité catholique persécutés par le pouvoir
confucéen pour conquérir le Dai Viêt dans l’espoir d’étendre sa politique
impériale vers la Chine. La République laïque qui succède à l’empire poursuit
la stratégie « du sabre et du goupillon » (Georges Clemenceau), en menant
une diplomatie du protectorat religieux, se revendiquant ainsi comme
l’unique représentante des missions chrétiennes en Chine. Au Moyen-Orient
aussi, la République se positionne comme défenseuse des chrétiens,
notamment des maronites catholiques, auxquels elle taillera un mandat sur
mesure au Liban en 1920.
Cette politique est liée au principe partagé par les puissances coloniales
de « diviser pour régner », dans lequel le facteur religieux occupe une place
clé. L’établissement d’un statut spécifique favorable à certaines minorités
religieuses contribue à diviser bien plus qu’elles ne l’étaient auparavant des
communautés qui cohabitent et partagent une langue et une culture
communes. Ainsi le décret Crémieux de 1870 instauré par les Français
accorde-t-il la citoyenneté française aux « Israélites indigènes » d’Algérie,
alors que la naturalisation (impliquant l’abandon de la loi coranique) n’est
que rarement attribuée aux musulmans, qui restent soumis au régime de
l’indigénat.
En combinant les critères géographiques, historiques, linguistiques,
raciologiques et religieux, la classification ethnique des populations
colonisées que réalise l’ethnologie coloniale a pour objectif d’identifier les
groupes les plus susceptibles de collaborer avec l’administration coloniale.
Ces classifications rigides, relevant plus d’une « invention de la tradition » et
d’une « essentialisation » d’une « identité ethnique », ont conduit à diviser,
de manière souvent artificielle, des groupes ethno-linguistiques d’un même
ensemble culturel. Ainsi, au Sénégal, l’administration coloniale valorise-t-elle
les « Peul purs », nomades païens, tandis qu’elle déprécie les Tukulëër,
perçus comme des musulmans « fanatiques ». Il y a les « faibles » (les Wolof,
les Sereer, les Balante), à protéger contre les « forts » (Maures, Tukulëër).
Enfin, la création par le pouvoir colonial français d’une religion
« nationale », sur le modèle du concordat avec le catholicisme français, a
notamment pour objectif de couper les réseaux et les mobilités religieuses des
colonisés, hors de l’espace impérial. Ainsi entreprend-il de construire un
« bouddhisme cambodgien » via la création d’un institut bouddhique,
favorisant l’école Mahanikay, jugée plus khmère, aux dépens de l’école
Thammayut Nikaya, soutenue par la famille royale mais considérée comme
trop liée au bouddhisme du Siam voisin. En Afrique, la politique française
favorise certaines confréries musulmanes soufies comme la Tijaniyya tandis
que d’autres comme la Sanusiyya sont perçues comme dangereuses parce que
leurs réseaux de pèlerinage et d’éducation échappent aux puissances
européennes. En effet, le pouvoir colonial voit un enjeu politique dans le
pèlerinage à La Mecque, celui-ci étant susceptible d’exalter la fraternité
islamique et d’attiser le sentiment anti-français. C’est ainsi qu’au Cameroun
l’administration coloniale s’empare de l’organisation des pèlerinages, établit
des quotas de pèlerins par région, sélectionne les candidats favorables à la
France et en limite le nombre dans les régions hostiles. Enfin, le droit
musulman se retrouve aussi codifié, avec pour conséquence de rigidifier des
systèmes juridiques autrefois sujets à interprétation.
En réponse à cette instrumentalisation du religieux par les puissances
colonisatrices, les populations colonisées ont fait de l’espace religieux un lieu
de résilience des identités locales et de résistance de trois manières : par le
retour à une tradition religieuse « plus authentique » échappant à la modernité
coloniale, par l’émergence de mouvements millénaristes mêlant mysticisme
et nationalisme, et par des mouvements nationalistes modernes considérant la
religion comme un élément important de l’identité nationale.
En réaction à la politique coloniale de contrôle des religions, des
mouvements visant à préserver les traditions religieuses se renforcent, contre
les centres urbains occidentalisés d’où la modernité est censée se diffuser.
Ainsi, au Cambodge et au Laos, éclatent régulièrement des révoltes menées
par des moines bouddhistes qui rejettent le contrôle colonial du clergé et de
l’éducation bouddhistes. Ces mouvements peuvent aussi viser à réformer la
religion pour mieux la préserver de l’impérialisme européen. Dans le monde
musulman émerge au XIXe siècle l’Islah, ou réformisme, dont l’influence se
propage progressivement entre le Maroc et l’Indonésie. En Algérie, les
oulémas réformistes forment une association en 1931 pour promouvoir un
islam plus pur contre l’influence de la France mais aussi contre ce qu’ils
considèrent comme des superstitions locales et des versions corrompues de la
tradition.
L’émergence de nouveaux mouvements religieux, qualifiés de « sectes »
par les pouvoirs coloniaux et ayant à leur tête des personnes charismatiques,
peut être considérée comme une forme de contestation de la domination
coloniale. Les mouvements religieux en Afrique centrale et en Afrique de
l’Ouest, comme le kimbanguisme et le matswanisme au Congo, sont de
véritables foyers de résistance contre les pouvoirs coloniaux belges et
français. Au Cameroun, l’opposition des leaders religieux à la politique
française de limitation du pouvoir traditionnel est incarnée par le sultan
bamoun Njoya, perçu comme subversif et envoyé en exil en 1931 à Yaoundé,
où il meurt peu après, ou par le mahdisme, mouvement mystique et
eschatologique visant à rétablir l’ordre, la justice et la paix, qui offre une
résistance farouche à la domination et l’exploitation coloniales. De même,
l’activisme des « sectes religieuses » Cao Daï et Hoa Hao en Cochinchine
constitue une réponse au contrôle politique et religieux du pouvoir colonial
français. Dernier exemple, le mouvement des Boxers (« société secrète » des
Poings de la justice et de la concorde), en Chine à la fin du XIXe siècle,
témoigne de l’opposition de populations au pouvoir impérial mandchou et à
ses concessions face aux puissances occidentales, qui aboutit au siège des
légations étrangères à Pékin en 1900.
Enfin, le religieux tient une place significative au sein de partis politiques
créés par les nouvelles élites indigènes. Le rôle moteur de la religion face à la
domination coloniale française est manifeste chez les oulémas algériens qui
participent au congrès musulman de 1936, avec les communistes et les
nationalistes. Au Cameroun, les nouvelles élites dirigées par Ahmadou
Ahidjo, fondateur du mouvement des Jeunes musulmans, parviennent à
contrer la politique coloniale de division entre musulmans, en ralliant les
élites traditionnelles de l’Association amicale des musulmans du Diamaré au
sein du nouveau parti politique, l’Union camerounaise, en 1958. Ahidjo
deviendra le premier président du Cameroun indépendant en 1960. En Asie,
tandis que prêtres et évêques chinois (depuis 1924) s’engagent dans la guerre
contre le colonisateur japonais aux côtés du gouvernement nationaliste du
Guomindang, les prêtres et évêques vietnamiens (depuis 1933) soutiennent le
mouvement d’indépendance en 1945. En effet, les quatre premiers évêques
vietnamiens écrivent une lettre commune soutenant la déclaration
d’indépendance du Vietnam le 2 septembre 1945 et de nombreux prêtres et
séminaristes participent à l’événement, peu après la défaite des occupants
japonais et avant le retour des Français, renversés par les premiers en
mars 1945.
Sous des formes très diverses, le religieux s’est donc trouvé au cœur de la
domination coloniale et de sa remise en cause. Il a aussi été un élément
important dans la construction des nouveaux États indépendants, certains
pays garantissant le pluralisme religieux (comme le Cameroun ou le
Vietnam), d’autres revendiquant une identité religieuse dominante
(bouddhisme Theravada au Cambodge et Laos, islam en Algérie ou en
Mauritanie).
BIBLIOGRAPHIE

Thierno Mouktar BAH et Gilbert Lamblin TAGUEM FAH, « Les élites


musulmanes et la politique au Cameroun sous administration française :
1945-1960 », in Hermenegildo Adala et Jean Boutrais (dir.), Peuples et
cultures de l’Adamaoua (Cameroun), Paris, ORSTOM, Ngaoundéré-
Anthropos, 1993, p. 103-133.
Joël GLASMAN, « Le Sénégal imaginé. Évolution d’une classification
ethnique de 1816 aux années 1920 », Afrique & histoire, 2 (1), 2004, p. 111-
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Oissila SAAIDIA, « Islam et ordre colonial dans les empires britanniques et
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religieuses, no 25, 2013/1, p. 75-105.
Nicolas TARLING, « Religion and Anti-Colonial Movements », in The
Cambridge History of Southeast Asia, vol. 2, The Nineteenth and Twentieth
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Claire Thi Liên TRAN, « Religions et pouvoir colonial dans les pays de
l’Indochine », in Dominique Borne et Benoît Falaize, Religions et
colonisation, XVIe-XXe siècle – Afrique, Asie, Océanie, Amériques, Paris,
Éditions de l’Atelier, 2009, p. 185-201.
Les combats d’André Matswa
Didier Gondola

Né au Congo en 1899, Matswa entre dans l’histoire comme une ombre


furtive. Catéchiste sans vocation, puis préposé aux Douanes de Brazzaville,
c’est un passage à Dakar, capitale de l’Afrique occidentale française (AOF),
qui lui fait découvrir avec horreur le fossé béant avec l’Afrique équatoriale
française (AEF), qualifiée à l’époque de Cendrillon de l’empire français en
Afrique. À quoi Matswa attribue-t-il cette différence ? À la citoyenneté
française. En effet, depuis la « loi Diagne » de 1916, elle est conférée à
certains « natifs des communes de plein exercice du Sénégal ». Et pourquoi à
eux seuls ? s’insurge Matswa. Pourquoi la « dette du sang », qui doit octroyer
la citoyenneté aux « indigènes » qui ont servi sous le drapeau tricolore, ne
s’appliquerait-elle qu’aux seuls habitants de l’AOF ?
Matswa revendique son extension à tous, prônant ainsi une sorte d’édit de
Caracalla : « Depuis la part que nous avons prise à la défense de la Patrie et à
l’expansion de la France aux colonies, on ne peut plus douter de notre
loyalisme », écrit-il au ministre des Colonies André Maginot. « Quoique nous
soyons de couleur, le gouvernement nous doit la même protection qu’aux
autres Français et il nous semble que nous sommes en droit d’attendre de lui
de ne pas être entravés dans nos efforts pour nous élever au niveau des autres
citoyens. » Pour lui, seul le cadre de cette « plus grande France » et de cette
citoyenneté impériale peut favoriser l’égalité dans le brassage des peuples,
l’humanisme et la liberté. Enfin, et c’est là où son optimisme sans borne se
révèle pleinement, de le normaliser, de l’inscrire dans la tradition
républicaine et de le sortir enfin de l’ornière du tribalisme où l’administration
coloniale l’a injustement confiné.
Armé de cette conviction, Matswa veut améliorer le sort des populations
de l’Afrique équatoriale, un territoire dont la « mise en valeur » échoit à une
quarantaine de compagnies concessionnaires. Il veut arrêter coûte que coûte
les abus qu’occasionnent le régime de l’indigénat, l’impôt de capitation et
l’hécatombe à laquelle donnent lieu les travaux de construction du chemin de
fer Congo-Océan. Quant aux compagnies concessionnaires (Matswa
s’acharne particulièrement sur celles des frères Tréchot), elles détiennent des
concessions allant jusqu’à 140 000 km2 de superficie. Dans toute l’étendue de
ce vaste archipel déséquilibré, elles mettent les villages en coupe réglée et
bâtissent sur les cadavres des « Nègres » leur royaume, que dénoncera René
Maran dans la préface sulfureuse de Batouala. Nous voulons être libres,
égaux et français, martèlera Matswa dans ses nombreuses doléances aux
autorités françaises.
Bille en tête, il s’engage comme tirailleur sénégalais dans la « boucherie
du Rif ». Matswa, qui n’est pas à une contradiction près, défend la
République contre les patriotes rifains galvanisés par Abdelkrim. Démobilisé
en 1925, il rejoint Marseille, puis Paris, où il côtoie le milieu progressiste de
la rive droite et les militants anticoloniaux de la capitale. Lui, qui possède un
don d’ubiquité singulier, joue sa partition dans tous les théâtres de
l’indiscipline, des cafés de la Ville Lumière aux Quatre Communes côtières
du Sénégal, aux villages frondeurs du Moyen-Congo et aux camps de
détention du Sahel tchadien.
En fondant l’Amicale des originaires de l’Afrique équatoriale française à
Paris, en 1926, Matswa profite du vide laissé par la nature éphémère des
organisations noires en France (telles que la Ligue universelle pour la défense
de la race noire de René Maran et du Béninois Kojo Tovalou Houénou). Des
sections sont établies à Brazzaville, Pointe-Noire, Kinshasa, Bangui et
Libreville. Des délégués sont envoyés de Paris en AEF où ils recueillent des
sommes faramineuses auprès d’un public chauffé à blanc. Commence alors
une lutte acharnée qui le met aux prises avec l’administration coloniale, alors
que Matswa plaide assurément pour le triomphe de la « plus grande France ».
Le général de Gaulle s’inspirera d’ailleurs de l’ébauche de son programme en
posant les premiers jalons de la Communauté franco-africaine en 1944 à
Brazzaville, où, ce n’est pas un hasard, il établira la capitale de la France
libre. En réalité Matswa a deux vies. À son parcours militant audacieux – il
s’évade à maintes reprises des geôles coloniales et s’engage une seconde fois
dans l’armée coloniale, en 1939 – s’ajoute un destin posthume qui occupe
une place disproportionnée dans l’imaginaire collectif des Congolais. C’est
une vie créée de toutes pièces, une existence messianique qui succède à la
torture et à une mort sans sépulture survenue le 13 janvier 1942. Faute donc
de livrer son corps à ses fidèles afin que les rites funéraires propres aux
Bakongo soient accomplis, l’administration coloniale contribue à fonder la
légende parousique de Matswa-Jésus auquel un groupe de sectateurs voue un
culte singulier. Matswa, vivant, reviendra pour libérer le Congo et l’Afrique
du joug de l’homme blanc.

BIBLIOGRAPHIE

Didier GONDOLA, Matswa vivant. Anticolonialisme et citoyenneté en


Afrique-Équatoriale française, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2021.
Dominique M’FOUILOU, Les Corbeaux, Le Mée-sur-Seine, Éditions
Akpagnon, 1980.
MartialSINDA, Le Messianisme congolais et ses incidences politiques, Paris,
Payot, 1972.
Des musulmans d’Algérie pour la laïcité
Raberh Achi

Le 3 juillet 1924, le journal L’Humanité publie la lettre que le petit-fils de


l’émir Abdelkader, Khaled el-Hassani Ben el-Hachemi, a adressée au
président du Conseil Édouard Herriot. Premier jalon du mouvement national,
elle l’exhorte à la réalisation de dix réformes en faveur des musulmans
d’Algérie. La septième revendication enjoint, et c’est une première, au
gouvernement français d’appliquer intégralement à l’islam la loi du
9 décembre 1905 sur la « séparation des Églises et de l’État ».
Composée de trois départements depuis 1848, l’Algérie est alors le seul
territoire à majorité musulmane de l’empire à se voir appliquer cette loi. Le
décret d’application du 27 septembre 1907 reproduit certes les principes au
cœur de la loi de 1905 (liberté de conscience, libre exercice du culte et
neutralité de l’État), mais il autorise dans le même temps une exception. Le
gouverneur général de l’Algérie peut ainsi octroyer des indemnités à des
ministres du culte triés sur le volet. Prévues pour une période de transition de
dix ans, elles seront pourtant prorogées à plusieurs reprises jusqu’en 1962.
Elles se justifient essentiellement par le contrôle étatique de l’islam,
savamment construit depuis la conquête du territoire en 1830. L’État reste
propriétaire des mosquées et des fondations pieuses (habous) qui les
financent, alors que les associations cultuelles musulmanes qui voient le jour
jouissent des lieux. Néanmoins, seuls des imams sélectionnés y célèbrent le
culte. L’administration coloniale met alors en place une surveillance
permanente afin de s’assurer de leur loyalisme.
Face à cette situation, l’association des oulémas d’Algérie créée en 1931
sous la houlette d’Abd el-Hamid Ben Badis s’attaque à ce qu’elle considère
comme une « dépossession religieuse ». Et, pour mieux s’en démarquer, ce
groupement se revendique du réformisme (Islah) qui s’est développé dans le
monde musulman. Il devient alors la principale cible de l’État colonial, qui le
prive de tribunes dans les « mosquées officielles ». Afin d’éviter toute
intrusion, plusieurs décisions préfectorales y réservent même à partir de 1933
le droit de prêche aux seuls imams rémunérés par l’administration. Pour
contourner cet « islam officiel », l’association s’engouffre dans la possibilité
offerte par la loi du 2 janvier 1907 de célébrer le culte dans des associations
régies par la loi de 1901. Des mosquées alternatives proposant un
enseignement de l’arabe sont ainsi créées aux quatre coins de l’Algérie.
L’association des oulémas tente de faire exister un culte musulman
indépendant de l’État tout en contribuant à en faire une revendication à
chaque rassemblement du mouvement national. Ainsi, en 1936, elle formule
une triple exigence cultuelle à destination du gouvernement de Léon Blum :
la rétrocession des mosquées aux musulmans, le versement par l’État d’une
indemnité en compensation de l’aliénation des fondations pieuses et, enfin,
une gestion des lieux de culte par des associations indépendantes conformes à
la loi de 1905.
Si les gouvernements successifs ignorent ces requêtes, des figures
politiques s’alignent en revanche sur cette plate-forme revendicative. En
1943, Ferhat Abbas intègre la demande de l’application de la loi de 1905 à
l’islam dans son Manifeste du peuple algérien, tout en reconnaissant l’apport
des oulémas à la cause nationale. Le contexte réformateur de l’après-guerre
déplace le traitement de l’indépendance du culte musulman dans des arènes
politiques. L’Assemblée algérienne créée en 1947 s’en saisit et les députés de
l’Union démocratique du Manifeste algérien (UDMA), le parti politique créé
en 1946 par Ferhat Abbas, y sont les plus fervents défenseurs de la séparation
de l’islam et de l’État. En 1950, l’association des oulémas durcit ses positions
en diffusant son Mémoire sur la séparation du culte et de l’État. Sa jeune
garde, rassemblée entre 1952 et 1954 autour du journal Le Jeune Musulman,
dénonce de son côté le contrôle de l’islam par les autorités coloniales à
travers un credo : « L’islam authentique appartient à Dieu, l’islam algérien à
César. » Le déclenchement de la guerre d’indépendance en 1954 relègue ce
combat au second plan, même si des projets d’autonomisation de l’islam sans
lendemain sont l’objet de débats jusqu’à ce que l’indépendance devienne
inéluctable.
En réclamant l’effectivité de la loi de séparation, ces représentants du
mouvement national pointaient la contradiction entre la République laïque et
la nature autoritaire de son administration du culte musulman. Ils
alimentaient ainsi une cause anticoloniale en investissant la dimension
juridique de la laïcité, sans adhérer nécessairement à son soubassement
idéologique. Pour preuve, l’association des oulémas œuvre en 1962 pour que
l’islam soit la religion officielle du nouvel État. Au fond, la situation
coloniale révèle d’une certaine façon ce qu’est, en droit, la laïcité : avant tout
un régime de libertés.

BIBLIOGRAPHIE

Raberh ACHI, « L’Algérie coloniale ou la confrontation inaugurale de la


laïcité avec l’islam », in Abderrahmane Bouchène, Jean-Pierre Peyroulou,
Ouanassa Siari Tengour et Sylvie Thénault (dir.), Histoire de l’Algérie à la
période coloniale (1830-1962), Paris, La Découverte, coll. « Poche/Essais »,
2014, p. 206-212.
—, « “L’islam authentique appartient à Dieu, l’islam algérien à César.” La
mobilisation de l’association des oulémas d’Algérie pour la séparation du
culte musulman et de l’État (1931-1956) », Genèses. Sciences sociales et
histoire, dossier « La parole est aux “indigènes” », no 69, 2007, p. 49-69.
Charlotte COURREYE, L’Algérie des oulémas. Une histoire de l’Algérie
contemporaine (1931-1991), Paris, Éditions de la Sorbonne, 2020.
La Grande Guerre : se battre pour
la France ou pour la dignité ?
Jacques Frémeaux

Les Français de métropole ont, depuis la Révolution, et selon un


processus allant de l’établissement de la conscription au service obligatoire,
puis universel, été graduellement accoutumés à payer ce qu’il est convenu
d’appeler « l’impôt du sang ». Ce devoir est présenté, notamment par les
régimes républicains, comme la contrepartie du droit de citoyenneté. Outre-
mer, il n’en va pas du tout de même. L’obligation militaire totale ne pèse en
effet que sur les Français d’Algérie et de Tunisie. Les créoles des vieilles
colonies, pourtant citoyens français, sont rarement appelés sous les drapeaux.
Si des unités européennes sont envoyées pour tenir garnison dans l’empire
colonial, les contingents recrutés sur place se composent d’engagés
volontaires, dépourvus de droits politiques comme l’ensemble des « sujets
indigènes ».
La question s’est posée avant 1914 de savoir si l’appoint des contingents
d’outre-mer ne pourrait pas être décisif sur le théâtre européen, mais l’état-
major a fait valoir que, dans un conflit qu’il s’imagine de très courte durée,
les troupes des colonies, à l’exception de celles du Maghreb, arriveraient trop
tard pour participer à la grande bataille décisive aux frontières franco-
allemandes. Les propositions d’un brillant officier, le futur général Charles
Mangin, en faveur d’une « Force noire » (titre de son livre publié en 1910)
composée de tirailleurs d’Afrique occidentale française (AOF) qui, par sa
capacité de choc, emporterait la décision soulèvent chez les spécialistes un
scepticisme presque universel. Enfin, et ce n’est pas le moindre argument, le
statut de sujets dans lequel la majorité des responsables de la IIIe République
sont d’avis de maintenir les habitants des colonies ne paraît pas compatible
avec le fait de leur imposer un devoir militaire qui devrait logiquement
s’accompagner de l’octroi de la citoyenneté. Si le principe de la conscription
est appliqué à l’Algérie et à l’AOF en 1912, il n’a abouti à lever que quelques
milliers d’hommes, pour en limiter les conséquences politiques.
Ainsi s’explique qu’en 1914 les troupes stationnées dans l’empire ne
représentent que 200 000 hommes (à comparer aux 800 000 soldats de
l’armée active de métropole), dont 140 000 pour l’armée d’Afrique (Afrique
du Nord) et 60 000 pour les troupes coloniales (autres colonies), dont environ
la moitié de soldats « indigènes ». Lorsque la guerre éclate, cinq divisions
d’Afrique du Nord sont transportées en France pour venir renforcer les
quelque 90 divisions mobilisées sur place. La prolongation du conflit, qui
accuse la limitation des ressources démographiques nationales, amène à
envisager un recours plus important aux hommes d’outre-mer. En
septembre 1915, le Maghreb a déjà fourni 136 000 hommes, dont
70 000 Algériens, et l’AOF 60 000. En 1916, l’administration lève
50 000 hommes en AOF, et étend le recrutement à l’Indochine, où sont
enrôlés près de 70 000 hommes, et à Madagascar où ils sont quelques
milliers. En Algérie, la conscription est généralisée, le service étant rendu
obligatoire par deux décrets de septembre 1916. Aux 5 000 incorporés de la
classe 1916 s’ajoutent 25 000 appelés par anticipation de la classe 1917, et
12 000 volontaires, soit 43 000 hommes. La mobilisation générale s’applique
aux Antilles et à La Réunion. En Nouvelle-Calédonie, le recrutement,
d’abord limité aux citoyens français, d’origine européenne ou tahitiens,
s’applique ensuite aux Mélanésiens ou Kanak.
Mais les conditions dans lesquelles les autorités coloniales opèrent ces
levées, à une échelle jusque-là inédite, sans préparation, et avec une très
grande brutalité, provoquent rapidement des révoltes. La région de l’Ouest-
Volta, en AOF, notamment, se soulève en novembre 1915, dans une zone de
60 000 km² peuplée de 500 000 habitants. Le mouvement n’est vaincu qu’au
mois de juillet 1916. L’Algérie est également touchée : en août 1916, une
partie des populations du massif de l’Aurès (communes mixtes de Batna et
d’Aïn Touta) entrent en insurrection et proclament même une éphémère
république (boublik). La répression ne dure pas moins de cinq mois, jusqu’en
décembre 1916. Ces révoltes ont pu susciter d’autant plus d’inquiétude au
sein des autorités coloniales qu’elles ont coïncidé avec un ensemble
d’insurrections au Sahara (confins libyens, Hoggar, Soudan, Niger). Les
mouvements qui se produisent dans d’autres territoires coloniaux (Dahomey,
Madagascar, Nouvelle-Calédonie, Indochine), plus limités, souvent sous
forme de complots, constituent des menaces moins graves, bien que les
administrations les aient toujours prises au sérieux.
Si, malgré tout, la domination française n’est pas remise en question, la
nécessité d’assurer l’ordre aux colonies impose de mettre fin aux
recrutements, au profit d’une mobilisation économique qui exige le maintien
de travailleurs indispensables à la production. L’année 1917 marque donc une
pause, sauf à Madagascar, où sont levés 32 000 hommes. Dès la fin 1917,
cependant, le gouvernement français, soucieux de compenser la pénurie de
soldats de métropole après les graves échecs de 1917 et de préparer les
offensives de 1918 avec une armée capable de tenir une place significative
aux côtés des Britanniques et des Américains, impose de fournir de nouveaux
contingents. On incorpore donc 152 000 hommes supplémentaires
(55 000 Algériens, 10 000 Marocains et 63 000 originaires d’AOF, plus
14 000 recrues d’AEF, 4 000 Malgaches et 6 000 Indochinois). Les
recrutements sont menés de manière beaucoup plus humaine et prudente, à
l’issue de véritables campagnes de propagande qui, au total, portent leurs
fruits.
Au sein des contingents coloniaux présents sur le front, la revendication
ne s’exprime pas par la révolte. Les unités coloniales n’ont pas été touchées
par le grand mouvement des mutineries de 1917 (à l’exception d’un bataillon
de tirailleurs sénégalais, le 61e). La discipline est totale, et parfois même les
contingents coloniaux sont employés de préférence pour maintenir l’ordre
aux étapes, dans les gares de permissionnaires, voire en ville, face aux
manifestations ouvrières. Il faut dire que le traitement par l’armée est
efficace. Un véritable esprit de corps règne au sein des régiments, nourri par
l’attribution sans restriction de citations et de décorations. La discipline,
plutôt rude, est généralement considérée comme équitable. L’emploi des
unités dites « indigènes » (tirailleurs nord-africains, tirailleurs sénégalais) fait
l’objet d’une réflexion particulière, surtout après le désastre par lequel s’est
traduit l’engagement massif des troupes noires comme troupes de choc lors
de l’offensive du Chemin des Dames en avril 1917. Ces troupes sont
désormais envoyées à l’assaut non plus en masse, mais aux côtés de
contingents européens. Au total, les pertes des troupes « indigènes »,
effroyablement élevées, comme toujours dans cette guerre, ne dépassent pas
les taux d’ensemble de l’armée française (environ 20 % des combattants
engagés).
D’autres éléments contribuent à faire accepter la condition militaire et
l’éloignement. Les musulmans, majoritaires au sein des mobilisés de
l’empire, bénéficient d’un traitement particulier, notamment en matière de
nourriture, et peuvent, dans la mesure du possible, pratiquer leur culte. À ces
égards s’ajoutent, surtout à partir de 1918, des incitations financières non
négligeables : prime d’engagement ; solde alignée sur celle des soldats
métropolitains ; secours aux familles des appelés blessés ou décédés. Le
contact avec la France est plutôt favorable, en dépit de la surveillance qui
s’exerce en direction des soldats « indigènes », que les cadres s’efforcent de
maintenir à l’écart des civils français, notamment par l’envoi, en dehors des
opérations de printemps et d’été, dans des camps spéciaux d’« hivernage »
dans le Midi. Il faut aussi faire la part d’un certain attrait de la découverte de
la France, qui permet d’échapper au poids des structures familiales comme
aux lourdes contraintes du système colonial, voire de nouer des relations
personnelles, amicales ou amoureuses.
Une autre revendication s’exprime par la demande d’égalité politique au
pays même. Les promesses françaises, très vagues au début, deviennent
beaucoup plus précises en 1918, grâce à l’intervention personnelle du
président du Conseil Georges Clemenceau, représenté en AOF par le député
sénégalais Blaise Diagne, et en Algérie par le gouverneur Charles Jonnart. Un
certain nombre de mesures s’adressent aux anciens combattants, qui
échappent aux dispositions policières de l’indigénat et accèdent à un certain
nombre d’emplois réservés, tandis que les mutilés et invalides peuvent
prétendre aux mêmes pensions que les Français de métropole, ainsi que les
familles des morts et disparus. En revanche, il n’est pas question d’accession
à la citoyenneté pleine et entière pour les ressortissants des colonies, à
l’exception des habitants des « Quatre Communes » du Sénégal, qui
obtiennent la reconnaissance du statut de citoyens, formellement attribuée
lors de la révolution de 1848 mais demeurée jusque-là sans application
pratique. En Algérie, la volonté réformiste se traduit par la suppression des
impôts dits « arabes », ainsi qu’un élargissement du droit de vote des
musulmans aux élections locales.
Lorsque la guerre s’achève, les dirigeants français peuvent être satisfaits
de leur empire. Mais, tandis que la majorité d’entre eux voient dans le
loyalisme de ses populations une justification du système colonial, bien des
ressortissants des colonies estiment au contraire avoir conquis des droits qui
le remettent en cause.

BIBLIOGRAPHIE

Jeanne-Marie AMAT-ROZE et Christian BENOÎT (dir.), L’Empire colonial


français dans la Grande Guerre. Un siècle d’histoire et de mémoire, Paris,
DACRES éditions, 2021.
Fondation pour la mémoire de la guerre d’Algérie, des combats de
Tunisie et du Maroc, L’AFN dans la Première Guerre mondiale, actes de la
journée d’études, 15 octobre 2014, Paris, Riveneuve éditions, 2015.
Jacques FRÉMEAUX, Les Colonies dans la Grande Guerre. Combats et
épreuves des peuples d’outre-mer, Paris, 14-18 éditions, 2006.
Gilbert MEYNIER, L’Algérie révélée, la guerre de 1914-1918 et le dernier
quart du XXe siècle (1981), Paris, Bouchène, 2015.
Marc MICHEL, Les Africains et la Grande Guerre. L’appel à l’Afrique 1914-
1918, Paris, Karthala, 2003.
Outre-mers. Revue d’histoire, no 390-391, 2016, « Les Empires dans la
Grande Guerre ».
Soldats et travailleurs indochinois dans
la Grande Guerre
Claire Thi Liên Tran

Plus de 93 000 soldats et travailleurs volontaires indochinois,


principalement vietnamiens et dans une moindre mesure du Cambodge
(1 150), prennent part à l’effort de guerre, engagés sous le statut militaire au
sein de dix-neuf bataillons de tirailleurs. La plupart proviennent des régions
les plus pauvres du Tonkin et de l’Annam, durement touchées par la famine
et le choléra.
Parmi eux, quelque 44 000 tirailleurs indochinois sont envoyés sur le
front de Verdun, dans les Vosges (nord-est de la France) et sur le front de
l’Est dans les Balkans, formant quatre unités combattantes et quinze unités
logistiques. Dans ces unités non combattantes, ils servent comme chauffeurs
transportant les troupes vers le front, cantonniers réparant les routes mais
aussi médecins et infirmiers. À la fin de la guerre, certains sont affectés aux
zones dévastées pour nettoyer le champ de bataille, désamorcer les bombes
non explosées et enterrer les morts. Ils accomplissent cette tâche pénible et
dangereuse dans les pires conditions matérielles et dans le froid, mêlés
souvent aux prisonniers de guerre.
En outre, du fait de la pénurie de main-d’œuvre, environ
49 000 travailleurs indochinois sont affectés aux usines d’armement et
fabriques de poudre à canon, comme l’arsenal de Tarbes ou la poudrière de
Bergerac. Logés dans des camps de fortune, surveillés par des gendarmes, ils
sont contraints de travailler sur les chaînes de montage à un rythme effréné,
souvent de nuit, ainsi que de manipuler des matières dangereuses comme des
explosifs et des gaz. On les retrouve également comme mécaniciens qualifiés
dans l’industrie aéronautique à Pau. Ainsi, la Première Guerre mondiale a
contribué à l’émergence d’un prolétariat vietnamien d’ouvriers qualifiés et à
sa découverte des revendications syndicales des ouvriers français.
La Grande Guerre a été une période unique au cours de laquelle un
nombre important d’Indochinois colonisés, issus de milieux sociaux divers,
ont eu l’opportunité de se rendre dans le pays de leurs colonisateurs et pour
certains dans d’autres pays européens. Malgré le contrôle étroit exercé par la
Sûreté française (le service de sécurité et de police colonial est créé pendant
la guerre), cette mobilité exceptionnelle offre à ces hommes, pendant
quelques années, un accès à la société française et aux débats sociaux et
politiques qui la traversent. En outre, certains ouvriers vietnamiens acquièrent
des compétences techniques et professionnelles et quelques-uns profitent de
l’occasion pour suivre des études supérieures en France, encore inaccessibles
en Indochine.
C’est le cas du Dr Nguyên Xuan Mai, qui sera l’un des premiers
auxiliaires vietnamiens diplômés de l’école de médecine de Hanoï : il
s’engage dans la guerre dans le but d’obtenir son doctorat en France. Le
ministre des Colonies Albert Sarraut rejette sa demande de formation, arguant
en 1910 dans un télégramme : « Diplôme docteur université ne présente
aucun intérêt pour colonie et peut créer difficultés. » Mais le Dr Mai
parviendra à ses fins suite à ses longs séjours en hôpital après qu’il a été gazé
lors de la bataille du Chemin des Dames. C’est à Montpellier, son dernier lieu
de convalescence, qu’il soutient sa thèse le 18 mars 1921, où il décrit
l’expérience de « la guerre qu’aucun livre n’a pu dépeindre exactement et qui
nous laisse des souvenirs qui sont gravés là pour toujours ». Ses espoirs
d’obtenir les mêmes droits que ses collègues français en Indochine seront
déçus et il mourra des suites de ses blessures en 1929.
Quant aux tirailleurs indochinois, d’abord plutôt bien accueillis, ils se
heurtent à partir de 1917 à une franche hostilité : on les accuse de se
substituer aux ouvriers contraints d’aller se battre sur le front et d’être des
briseurs de grève. Malgré tout, ils font l’expérience de relations sociales plus
égalitaires en France qu’en Indochine, où la hiérarchie raciale détermine
strictement les rapports entre colonisateurs et colonisés, y compris pour ceux
d’entre eux, bien rares, qui ont acquis la nationalité française. Les archives de
la censure postale laissent entrevoir des amitiés entre Vietnamiens et leurs
camarades français sur le front, ainsi que des relations amoureuses avec des
femmes françaises, chose inconcevable dans la société coloniale en
Indochine. Le retour au pays après guerre n’est pas facile et les sacrifices
consentis ne sont pas récompensés.
Pendant et après la Première Guerre mondiale, les sentiments
nationalistes et les aspirations à devenir « maîtres de leur propre destin » se
renforcent, alors que les leaders des deux nouvelles grandes puissances,
Lénine et le président Wilson, défendent des principes d’autodétermination.
Les promesses d’une nouvelle politique d’association des Indochinois en
récompense de leur importante contribution de guerre sont loin d’être tenues
par le gouverneur général Albert Sarraut : en dehors de quelques réformes
libérales au lendemain de la guerre, la domination coloniale se renforce et
l’exploitation économique des richesses du pays et de sa main-d’œuvre ne
cesse de croître. Presse politique et activisme anticolonial ne cesseront alors
de se développer malgré la surveillance étroite et la répression impitoyable
par la Sûreté française des mouvements nationalistes, que ce soit en
Indochine ou dans leurs réseaux en France et dans les pays voisins, en
Thaïlande et en Chine du Sud.

BIBLIOGRAPHIE
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50 000 recrues dans les usines françaises, Paris, Vendémiaire, 2014.
Claire Thi Liên TRAN, « Indochina », in Ute Daniel, Peter Gatrell, Oliver
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1914-1918-online. International Encyclopedia of the First World War,
Berlin, Freie Universität Berlin, 2022.
Kimloan VU-HILL, Coolies into Rebels. Impact of World War I on French
Indochina, Paris, Les Indes savantes, 2011.
Ceux qui ont refusé la colonisation
Jean-Numa Ducange

« On nous a reproché, Messieurs, un manque de patriotisme. […]


Messieurs, je crois que les grands peuples en même temps qu’ils sont jaloux
de leur indépendance et de leur dignité doivent être respectueux de
l’indépendance et de la dignité des autres. » Ces mots, sortis de leur contexte,
pourraient être attribués à un anticolonialiste ardent de la seconde moitié du
e
XX siècle. Ce discours, prononcé à la Chambre des députés le 22 décembre
1885, est pourtant celui d’un représentant du libéralisme, Frédéric Passy.
Le refus de coloniser s’est retrouvé dans tous les camps politiques, et ce,
à l’apogée même de la colonisation. Il est bien difficile d’identifier un camp
procolonial ou anticolonial homogène ; et ce refus n’a été ni vraiment de
gauche ni de droite.
Certes, il existe bien des lignes de fracture et des conceptions
antagonistes au niveau philosophique. Le droit naturel et l’égalité des
hommes ne peuvent théoriquement pas justifier la colonisation. Le refus
« élémentaire » de celle-ci se fait ainsi avant tout au nom des droits de
l’homme et de l’égalité. Au XVIIIe siècle, certains courants des Lumières
avaient développé une critique radicale du principe de colonisation. Diderot,
parmi d’autres, multiplie les protestations. Mais, à côté de ces motifs
« humanistes », certains économistes favorables au libre-échange doutent eux
aussi de ce système qu’ils jugent archaïque et coûteux ; le ministre Turgot
affirme ainsi dans un Mémoire d’avril 1776 adressé à Louis XVI que le
système colonial n’a guère d’avenir.
Si la Révolution française suscite un bouleversement global, y compris
dans le monde colonial, au cours des premières décennies du XIXe siècle on a
du mal à trouver des « socialistes utopiques » attachés à dénoncer les
expéditions militaires en Afrique. Si Saint-Simon ne voit guère d’intérêt à
développer l’empire colonial français, il meurt trop tôt (1825) pour que ses
développements puissent être pris comme point de référence. Charles Fourier
de son côté applaudit à la prise d’Alger en 1830, même s’il devient plus
critique par la suite. Et certains utopistes verront les terres coloniales comme
le lieu idéal pour leurs réalisations futures. Un « socialisme colonial » est né,
qui n’est pour l’heure guère contesté, et bien moins critique que certains
penseurs des Lumières.
Quant à ceux qui, dans le sillage de Jean-Baptiste Say, défendent avec
ardeur le libre-échange, ils s’opposent de toutes leurs forces à ce qui leur
semble être une aberration politique et économique. Un de leurs représentants
éminents à partir des années 1850 est la figure de Gustave de Molinari. Ce
dernier ne voit dans l’empire colonial qu’une dangereuse déclinaison d’un
protectionnisme qu’il abhorre : « De toutes les entreprises de l’État, la
colonisation est celle qui coûte le plus cher et qui rapporte le moins. »
Nombre de libéraux ne voient en effet dans les colonies qu’un gouffre
financier, n’ouvrant guère de débouchés commerciaux. Pour eux,
l’internationalisation des échanges est un idéal de développement que la
colonisation vient contredire. Rien d’homogène cependant : la notoriété d’un
Paul Leroy-Beaulieu, économiste libéral de premier plan rallié à la politique
coloniale, est là pour nous le rappeler. Et de plus en plus d’économistes
libéraux se convertissent au colonialisme dès les années 1860-1870.
Au sein même du camp républicain des lignes de fracture existent. Tandis
que, dans les années 1880, les républicains opportunistes comme Jules Ferry
mènent ardemment la colonisation de l’Indochine, ses opposants
« radicaux », comme Clemenceau et Pelletan, s’insurgent contre les
conquêtes menées au nom des « races supérieures ». Tous se réclament de
l’idéal universaliste et républicain. Mais si Clemenceau condamne avec
emphase des expéditions dénuées de sens, ne voyons pas là uniquement une
défense humanitaire et morale ; il s’agit aussi pour lui (et plus encore pour les
autres radicaux) de défendre les intérêts des Français de métropole. Pourquoi
« aventurer au moins 500 millions quand nous avons notre outillage industriel
à compléter, quand nous manquons d’écoles, de chemins vicinaux ! » affirme
Clemenceau en juillet 1885, répondant à Ferry.
Ces arguments sont d’ailleurs repris par une partie du camp conservateur,
notamment la frange la plus radicale de la droite nationaliste. Pour ces
derniers, coloniser, c’est rendre service à Bismarck et à l’Allemagne et ne pas
se préoccuper de l’essentiel, la revanche qui s’impose depuis la défaite de
1870. Maurras affirme ainsi que les « expéditions coloniales doivent être
comprises comme des dérivatifs allemands ». Les nostalgiques de la
monarchie se lancent dans des diatribes d’autant plus ferventes que c’est la
République qui mène ces expéditions. Les célèbres mots de Paul Déroulède
dans son discours du Trocadéro de juillet 1884 résument bien un esprit,
partagé par une large part de la population française : « Avant d’aller planter
le drapeau français là où il n’est jamais allé, il fallait le replanter d’abord là
où il flottait jadis. » Strasbourg donc plutôt que l’Indochine, même si des
différences se font jour, Maurras portant un intérêt de plus en plus vif à
l’empire colonial.
Par ailleurs, « à la gauche du Christ » existe un univers anticolonial. Des
intellectuels et militants catholiques et protestants se mobilisent. Paul Viollet,
catholique libéral hostile au colonialisme, anime notamment un « Comité de
protection et de défense des indigènes » qui mène une activité intense de
1895 à 1905. Mais un certain pragmatisme s’impose : avec le ralliement à la
République au début des années 1880, beaucoup mettent en veilleuse leur
critique de l’expansion coloniale.
Les lignes de clivage bougent aussi du côté des radicaux. À mesure qu’ils
se rapprochent du pouvoir, ils deviennent pour la plupart des défenseurs de
facto de l’empire. Gaston Doumergue, opposé à la conquête de Madagascar,
devient ministre des Colonies en juin 1902. Clemenceau accède à la
présidence du Conseil en 1906 ; c’en est alors fini des envolées lyriques des
années 1880. Parallèlement, les socialistes, sous la pression de quelques
figures comme Édouard Vaillant et Jean Jaurès, deviennent des critiques de
plus en plus affirmés de l’expansion française. Jaurès effectue en quelque
sorte le parcours inverse de celui de Clemenceau. Le futur dirigeant du Parti
socialiste fut tout d’abord un chaud partisan des conquêtes dans les
années 1880 et un ardent admirateur de Ferry. Mais, à partir de 1900, il
devient à la Chambre une des grandes voix qui s’élèvent contre la politique
coloniale, notamment à propos de la question marocaine. Au nom d’une
certaine conception de la République, il ferraille contre ceux qui en trahissent
la promesse originelle. À sa gauche, quelques syndicalistes et anarchistes
vont plus loin que lui, mais sans avoir son poids dans un Parti socialiste qui
consolide de plus en plus ses positions.
Ces socialistes emploient souvent les mêmes arguments que les libéraux
pour s’opposer aux colonies. Le lien entre le capitalisme et l’empire colonial
est rarement établi. Aucun d’entre eux ou presque ne souhaite l’indépendance
des populations conquises, mais avant tout un infléchissement radical du
traitement des colonisés. Quelques exceptions néanmoins sont à souligner, à
commencer par Paul Louis qui publie un livre sur le « colonialisme » en
1905. Il donne à ce terme de « colonialisme » son sens contemporain (soit
une stigmatisation de l’empire colonial venue de la gauche) et propose une
analyse du lien entre le développement du système économique et l’empire
colonial. Il se rapproche des conceptions marxistes allemande et russe en
évoquant un concept voué à un grand avenir, l’« impérialisme ». Celui-ci
signifie qu’il existerait un lien étroit entre le développement d’une nouvelle
phase du capitalisme et l’expansion coloniale : la bourgeoisie devant trouver
impérativement de nouveaux débouchés commerciaux, elle doit étendre son
influence sur la totalité du globe. En termes politiques cela signifie que,
désormais, pour critiquer le capitalisme, il devient nécessaire de s’attaquer au
système colonial. Malgré cela, toute une sensibilité socialiste s’attache à
défendre l’œuvre coloniale. Un projet de loi – le « Maroc socialiste » – dans
lequel la France continuerait d’exercer sa tutelle (et où sont évoqués des
« indigènes paresseux ») est élaboré par le groupe socialiste à la Chambre en
1912. Jaurès et Vaillant parviennent à enterrer le projet, mais la bataille fait
rage au sein du mouvement ouvrier : un socialiste peut-il défendre la
colonisation ? En 1914, socialisme n’est pas synonyme d’anticolonialisme.
Les paramètres changent au lendemain de la Première Guerre mondiale.
Au nom d’un internationalisme radical, les bolcheviks appellent tous les
nouveaux partis communistes solidaires de leur révolution en Russie à mener
une ardente propagande anticoloniale et indépendantiste. Au congrès de
Tours de décembre 1920 qui voit la majorité des délégués socialistes fonder
la Section française de l’Internationale communiste (rebaptisée deux ans plus
tard Parti communiste français), un certain Hô Chi Minh est présent. Et lors
de la guerre du Rif qui se déclenche peu après, un jeune député communiste
s’illustre particulièrement dans son combat contre le colonialisme français,
Maurice Thorez, futur secrétaire général du PCF. Parallèlement des
intellectuels proches de cette mouvance autour de la revue Clarté mènent une
lutte idéologique sans détour contre l’« impérialisme français ».
Ils restent néanmoins isolés dans leur action. Hors des communistes,
seules l’extrême gauche de la SFIO et quelques minorités trotskistes mènent
un combat similaire. Des intellectuels d’autres horizons, notamment des
catholiques autour de la revue Esprit, émettent également des critiques du
système. Néanmoins, le fait colonial s’est largement imposé. Même les
diatribes de l’extrême droite s’évaporent ; l’Action française stigmatise
désormais les traîtres voulant brader l’empire. Et les républicains radicaux
sont devenus pour la plupart d’ardents défenseurs de l’ordre impérial ;
l’« humanisme colonial » d’un Albert Sarraut n’a qu’une lointaine parenté
avec les principes que Clemenceau opposait à Ferry quarante ans plus tôt. Le
succès de l’Exposition coloniale de 1931 – et l’aspect très minoritaire des
contestations dont elle fait l’objet – montre que la critique de l’entreprise
impériale semble désormais circonscrite à des sensibilités politiques et
intellectuelles marginales. Le mouvement communiste lui-même infléchit ses
positions en 1935-1936 à l’heure de son soutien au gouvernement de Front
populaire ; l’alliance avec les radicaux et les socialistes rend alors impossible
un programme trop critique sur cette question.

BIBLIOGRAPHIE

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Paris, PUF, 1973.
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en France et en Grande-Bretagne au vingtième siècle, Villeneuve-d’Ascq,
Presses universitaires du Septentrion, 2012, p. 169-193.
Jean-Numa DUCANGE, « Vers l’anticolonialisme », in Jean Jaurès, Le
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Reinhart KÖSSLER, « Socialism and Colonialism », in Marcel van der
Linden (dir.), Cambridge History of Socialism, Cambridge, Cambridge
University Press, 2022, t. II.
Claude LIAUZU, Histoire de l’anticolonialisme en France. Du XVIe siècle à
nos jours, Paris, Armand Colin, 2007.
Dénoncer le Congo-Océan
J. P. Daughton

En octobre 1925, à la lisière du village de Boda, dans la région du Bas-


Oubangui, en Afrique équatoriale française, la voiture qui transporte André
Gide passe en trombe devant un chef local, un certain Semba. Un événement
banal, mais qui a très vite donné lieu à des révélations d’une inhumanité
inouïe. Gide, futur prix Nobel de littérature en 1947, est déjà une sommité
littéraire en France. Mais, pour Semba, c’est l’apparition d’une voiture qui est
surprenante, à tel point qu’il la suit et finit par arriver au camp où loge Gide.
Prenant celui-ci pour le gouverneur général, il se met à lui parler des abus de
l’administration coloniale : des hommes, des femmes et des enfants fusillés,
brûlés ou tués à la hache, d’autres qui sont battus ou torturés. L’écrivain
découvre que le responsable de ces atrocités est un petit fonctionnaire
français de faible niveau et à peine formé. Qui plus est, ce jeune homme a des
responsabilités disproportionnées, dont le recrutement de centaines de
« bénévoles » pour la nouvelle priorité de la colonie : la construction du
chemin de fer Congo-Océan.
La découverte de Gide, relatée dans son Voyage au Congo, que le Congo-
Océan était un « effroyable consommateur de vies humaines » a été la
première mais certainement pas la dernière condamnation de cette entreprise.
Construit entre 1921 et 1934, le chemin de fer Congo-Océan relie
Brazzaville, la capitale de la colonie construite au bord du Pool Malebo, le
point navigable le plus bas du fleuve Congo, à Pointe-Noire, un port en eau
profonde sur la rive atlantique. Son parcours ne fait que 512 kilomètres, mais
il traverse des terrains difficiles, notamment la région montagneuse du
Mayombe. Comme ils ont peu recours aux machines, les responsables
coloniaux s’en remettent le plus souvent aux mains des Africains pour
défricher les forêts, terrasser les collines et percer des tunnels dans les
montagnes. Pour trouver les plus de 100 000 hommes et femmes nécessaires
pour construire ce chemin de fer, l’administration balaie toute la colonie
jusqu’aux déserts du Tchad, à plus de mille kilomètres au nord. Le
recrutement, les longues marches et la vie de chantier qui ont présidé au
Congo-Océan ont fait l’objet de rapports officiels, d’articles de journaux et de
discours parlementaires détaillés – et souvent très critiques – dans les années
qui ont suivi la rencontre inattendue de Gide et Semba.
Les détails que comprennent ces documents révèlent des brutalités
quotidiennes et des privations permanentes. La majorité des ouvriers ont été
capturés ou contraints de s’engager. En 1926, René Maran, première
personne de couleur à remporter le prix Goncourt avec Batouala (1921),
publie ainsi le compte rendu d’hommes et de femmes privés de nourriture,
d’eau, de vêtements ou de logement pendant des semaines. Deux ans plus
tard, Albert Londres, un des journalistes les plus célèbres de l’époque,
explique que des villages entiers ont été soumis à des enlèvements, des viols
et des meurtres dont le but était de les forcer à livrer de jeunes hommes au
travail. Une fois recrutés, ces derniers ont souvent dû voyager pendant des
semaines à pied et sur des barges surpeuplées. Les rapports médicaux
officiels font état d’ouvriers mourant en cours de route ou arrivant sur le
chantier avec la peau sur les os et incapables de travailler. Pour ceux qui y
parviennent, la situation ne s’améliore guère. Ils vivent dans des conditions
nocives et subissent les abus quotidiens des surveillants. La nourriture est
maigre et souvent avariée ; les logements sont surpeuplés, mal ventilés,
insalubres. Les maladies, dont la dysenterie, le béribéri et une maladie
inconnue qui, selon les épidémiologistes, pourrait être le sida, déciment des
milliers de personnes chaque année. À tel point qu’en Afrique équatoriale
française et en France les critiques finissent par comprendre que le fait de
travailler sur le Congo-Océan équivaut à une condamnation à mort. Il existe
d’ailleurs une chanson disant que le chantier a déposé autant de cadavres que
de traverses sur le chemin de fer.
Dénoncé par des écrivains célèbres dans la presse et par des politiciens
indignés à l’Assemblée nationale, le Congo-Océan a frôlé le scandale
plusieurs fois au cours de ses années de construction. Mais ni l’indignation
publique ni la condamnation politique générale n’ont fait dévier le projet. Au
contraire, il révèle l’extraordinaire pouvoir de la rhétorique de la civilisation
et du progrès. Ses défenseurs, menés par l’infatigable Raphaël Antonetti qui
supervise le projet pendant dix ans en tant que gouverneur général, insistent
pour dire que le Congo-Océan est essentiel à la survie de l’Afrique
équatoriale. Seul le transport de ressources aussi précieuses que le
caoutchouc, le bois et d’autres produits agricoles de l’intérieur de l’Afrique
vers les marchés européens permettra à la « Cendrillon » de l’empire de
réaliser son potentiel économique, affirment-ils. Qui plus est, Antonetti
récuse toute accusation de brutalité et d’inhumanité. Au contraire, il affirme
que chaque facette de la vie des ouvriers est soigneusement et dûment
réglementée. Peu après la Grande Guerre, dans les années où la crise
économique mondiale menaçait, les hommes politiques parisiens ont préféré
s’en tenir à ces arguments vantant l’efficacité des règlements. Une fois
achevée, l’entreprise s’est avérée l’une des plus meurtrières de l’histoire
puisque, à en croire des estimations prudentes, elle a coûté entre 16 000 et
23 000 vies africaines. Quant au Congo-Océan, il n’a jamais tenu sa
promesse de transformation de la région.
Traduit de l’anglais par Cécile Dutheil de la Rochère

BIBLIOGRAPHIE

Catherine COQUERY-VIDROVITCH, Le Congo au temps des grandes


compagnies concessionnaires, 1898-1930, Paris-La Haye, Mouton, 1972.
J. P. DAUGHTON, In the Forest of No Joy : The Congo-Océan Railroad and
the Tragedy of French Colonialism, New York, W. W. Norton & Co, 2021.
Gilles SAUTTER, « Notes sur la construction du chemin de fer Congo-Océan
(1921-1934) », Cahiers d’études africaines, 7 (26), 1967, p. 219-299.
Violence : la preuve par l’image
Daniel Foliard

C’est en avril 1891 que la photographie fait une irruption remarquée dans
le débat français autour de l’expansion coloniale. De terribles images d’un
massacre commis à Bakel (Sénégal) sont parvenues au journal L’Illustration
qui en publie des gravures, commentées dans un article au vitriol. Le
scandale agite jusqu’à l’Assemblée nationale française. En cette fin de
e
XIX siècle, les critiques émergent à la faveur de révélations ponctuelles de ce
qu’une partie de la presse métropolitaine appelle des « abus coloniaux ». Cet
éclat visuel ne suffit pas à réorienter les débats sur les projets expansionnistes
de la France, d’autant plus qu’ils sont surtout focalisés sur le coût de
l’occupation militaire. La photographie n’est pas encore une arme
suffisamment efficace. La couverture visuelle de l’expansion impériale est en
effet encadrée par les autorités coloniales : si des images de violence
circulent, ce sont d’abord celles qui dénoncent des pratiques africaines jugées
rétrogrades, opposées à celles qui célèbrent la présence coloniale. Avec le
massacre de Bakel, la photographie fait, presque par accident, son entrée dans
des débats visuels encore dominés par le dessin satirique.
C’est en vertu de deux tournants que la preuve par l’image devient un
élément du paysage médiatique au début du XXe siècle : d’abord, de nouvelles
techniques d’impression permettent à la photographie d’essaimer dans les
pages des journaux ; ensuite, des scandales en images éclatent de façon
récurrente. Dès 1904, des missionnaires fixent sur pellicule les horreurs
commises sur les populations de l’État indépendant du Congo belge pour
mieux les révéler au monde, forçant la France à enquêter à son tour dans ses
colonies d’Afrique centrale. En 1912, La Bataille syndicaliste publie des
photographies d’atrocités pour dénoncer les campagnes menées par la France
au Maroc, trace d’une évolution de la position d’une partie des gauches
françaises sur la question coloniale. La visibilité des violences émerge
souvent dans le cadre de la compétition avec d’autres empires, jugés plus
brutaux, plutôt que dans celui d’une remise en question profonde des
colonisations. Un rapport illustré sur le génocide des Herero et des Nama
publié en 1918 vient par exemple utilement justifier la confiscation des
colonies allemandes. L’intégration du Cameroun et du Togo à l’empire
français et celle du Sud-Ouest africain à l’empire britannique sont ainsi
légitimées par ces preuves photographiques de violence coloniale.
Le débat s’intensifie dans l’entre-deux-guerres. L’opposition du Parti
communiste à la guerre du Rif mobilise la photographie. En février 1925,
L’Humanité publie le portrait d’un officier français, posant derrière deux têtes
coupées. Indicateur des évolutions de l’anticolonialisme, la dénonciation par
l’image réaliste devient plus régulière. En 1936, le Crapouillot, encore un
peu libertaire, outrepasse la censure et publie un dossier sur les expéditions
coloniales à grand renfort de clichés violents. La capture photographique des
« crimes coloniaux » finit par poser des problèmes insurmontables aux
autorités après 1945. René Vautier, qui photographie la répression des
mobilisations ivoiriennes de 1949, voit ses négatifs détruits par la justice. Son
film anticolonialiste Afrique 50, en partie sauvegardé, est toutefois projeté
dans le bloc soviétique à des militants africains à l’orée de la décolonisation.
Ces images circulent et trouvent des publics multiples. Malgré des
trajectoires encore trop peu documentées, l’information sur les violences
coloniales circule bien au-delà des sociétés européennes et américaines. Dans
l’Algérie de 1938, le magazine Al Shihab publie trois portraits de dirigeants
musulmans tués par des puissances européennes différentes, première étape
d’une plus large dénonciation anticoloniale au-delà de l’empire français. Les
représentations filmées ou photographiées des affrontements de la société
coloniale trouvent ainsi un écho inattendu voire déstabilisant pour les
autorités européennes, qui constatent la réception de ces images par de
nouveaux publics potentiellement plus réceptifs à l’image qu’à l’écrit. Un
piètre long métrage de fiction comme Le Tigre de Malaisie se transforme
ainsi en œuvre contestataire le temps d’une projection à Bouaké, en Côte
d’Ivoire, au milieu des années 1950. L’une des scènes montrant le massacre
de soldats européens par des populations révoltées déclenche des réactions
enthousiastes chez les spectateurs africains.
Les trajectoires incontrôlables des images qui témoignent des aspects les
plus violents de la colonisation ne s’arrêtent pas avec les indépendances.
Reprises, réappropriées, détournées au fil des décennies, elles restent des
traces essentielles et contestées du passé colonial en un présent où les débats
nourris par des images n’ont jamais été aussi récurrents.

BIBLIOGRAPHIE

Daniel FOLIARD, Combattre, punir, photographier. Empires coloniaux,


1890-1914, Paris, La Découverte, 2020.
Christopher PINNEY, The Coming of Photography in India, New Delhi,
Oxford University Press, 2008.
Pierre SCHILL, Réveiller l’archive d’une guerre coloniale. Photographies et
écrits de Gaston Chérau, correspondant de guerre lors du conflit italo-turc
pour la Libye (1911-1912), Grane, Créaphis éditions, 2018.
IV

AUX ORIGINES DE L’EMPIRE


(ANNÉES 1500-1815)
Pushpamala N., The Arrival of Vasco da Gama, Bangalore, 2014 (d’après une peinture à l’huile de José
Veloso Salgado).
Impression giclée sur toile, 1524 x 2286 cm. Photographie : Clay Kelton, © Pushpamala N.
Introduction
Mélanie Lamotte

Lorsqu’on parle de la colonisation française, on pense souvent à


l’Algérie, au Maroc, à la Tunisie, ou peut-être à l’Indochine. Et pour cause,
leur colonisation a laissé une empreinte forte sur le monde d’aujourd’hui et
sur la société française. Mais l’empreinte coloniale française est loin de se
limiter à ces espaces qui furent colonisés à partir du XIXe siècle : savez-vous
que, sur les drapeaux du Québec, de La Nouvelle-Orléans et de l’Acadiane
(sud de la Louisiane) figure encore aujourd’hui la fleur de lys, symbole des
rois de France ? Et pourquoi des îles à l’autre bout du monde, comme la
Guadeloupe ou La Réunion, font-elles partie du territoire français ? La
Guadeloupe, La Réunion, la Louisiane et une partie du Canada ont été
colonisées par les Français à partir du XVIIe siècle. Certains de ces territoires,
comme la Guadeloupe et La Réunion, resteront des colonies de manière
continue jusqu’au XXe siècle. D’autres, comme la Louisiane et le Canada,
échappent aux mains des Français aux XVIIIe et XIXe siècles. Tous gardent
aujourd’hui les traces de cette histoire.
À quelle période les expansions coloniales européennes commencent-
elles ? Les Espagnols, les Portugais et les Hollandais lancent leurs entreprises
coloniales avant les Français : les Portugais se rendent sur la côte ouest de
l’Afrique dès la première moitié du XVe siècle, et les Espagnols établissent
des colonies dans les Amériques dès la fin de ce siècle. En quelques
décennies, les populations amérindiennes sont décimées par les guerres de
conquête, le travail forcé et les maladies importées d’Europe, d’Afrique et
d’Asie, contre lesquelles ils ne sont pas immunisés, telles que la fièvre jaune
et la malaria. À partir de 1498, le navigateur portugais Vasco de Gama
parvient à atteindre les Indes orientales par voie maritime, en contournant le
cap de Bonne-Espérance. Il ouvre ainsi la voie aux marchands portugais et
hollandais, qui s’empressent d’établir des comptoirs commerciaux en Inde.
Pendant ce temps-là, la France reste plutôt tournée vers la Méditerranée et la
mer Baltique. Quelques aventuriers français se rendent en Terre-Neuve pour
y pêcher la morue. Aux Antilles, des pirates français attaquent les navires
espagnols chargés d’or et d’argent en provenance des Amériques et
s’installent sur l’île d’Hispaniola. En 1555, des huguenots français fuyant
l’intolérance religieuse établissent une colonie éphémère au Brésil, qui
tombera aux mains des Portugais en 1560.
C’est seulement au XVIIe siècle que les Français parviennent à établir des
colonies de manière plus durable. Ils revendiquent le Canada (ou Nouvelle-
France) en 1604, et le bassin du Mississippi (qu’ils nomment « Louisiane »,
en l’honneur du roi Louis XIV) en 1682. Par ailleurs, ils s’installent en
Guyane à partir de 1624, aux Antilles en 1625, ainsi qu’à Anôsy, dans le sud-
est de Madagascar, en 1642, à l’île Bourbon (île de La Réunion) en 1664 et à
l’île de France (île Maurice) en 1715. Enfin, ils fondent des comptoirs
commerciaux en Inde, dont un premier à Surate en 1668. Ils établissent
d’autres comptoirs en Sénégambie (Saint-Louis et Gorée, à partir de 1659),
qui ont pour but principal la traite négrière – l’achat et le transport
d’Africains réduits en esclavage. La présence et l’influence françaises dans le
monde ne se limitent pas seulement à ces colonies : les Français établissent
également des réseaux de commerce avec l’empire ottoman, le Moyen-
Orient, l’Asie de l’Est et l’Asie du Sud-Est.
Comment se déroule le processus de colonisation ? Face à des pouvoirs
autochtones bien établis, les Français sont souvent forcés de nouer des
alliances diplomatiques et commerciales afin de développer et de préserver
leurs colonies et comptoirs commerciaux. Par exemple, à partir du
e
XVII siècle, en Amérique du Nord, les Français commencent à former un
empire colonial en construisant un vaste réseau d’alliances avec différentes
nations amérindiennes, depuis la vallée du Saint-Laurent jusqu’au golfe du
Mexique, notamment grâce au commerce de la fourrure de castor. Lorsque
les peuples autochtones sont en position de faiblesse, les Français ont parfois
recours à la violence plutôt qu’à la diplomatie. Ainsi, en Guadeloupe, en
Martinique et à Saint-Christophe, dans les années 1660, à l’issue de la guerre
franco-caraïbe, les Français forcent les peuples autochtones déjà très affaiblis
par les maladies à quitter leurs terres pour s’installer en Dominique et à Saint-
Vincent.
Bien qu’elle attire généralement moins l’attention des historiens que le
e e e e
XIX et le XX siècle, la période allant du XV au XVIII siècle est une période
clé de l’Histoire, de par l’impact qu’elle a sur les populations autochtones des
colonies et sur les Européens. Les guerres de conquête, les épidémies et la
traite négrière qui se développent à partir du XVe siècle changent à jamais la
destinée de nombreux peuples amérindiens et africains. Par ailleurs, certaines
des pratiques coloniales qui se développent au XIXe et au XXe siècle trouvent
leurs origines aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles : par exemple, la « mission
civilisatrice » promue depuis la fin du XIXe siècle en Afrique et en Asie est
précédée d’une politique de « civilisation » menée en Nouvelle-France et à
Madagascar au XVIIe siècle.
Si la colonisation française à cette époque antérieure reçoit généralement
moins d’attention de la part des historiens, c’est en partie à cause du manque
de sources historiques. En effet, avant le XIXe siècle, la vaste majorité des
gens, en France comme dans les colonies, sont illettrés. La plupart des
sources à la disposition des historiens ont donc été écrites par une petite
minorité d’hommes politiques ou de lettres français dont les idées et les
témoignages ne donnent qu’une image incomplète de la société de l’époque.
Les esclaves des colonies françaises ne nous ont pas laissé de récits
autobiographiques. Mais en recoupant plusieurs types de sources, telles que
les interrogatoires des tribunaux des colonies, les registres paroissiaux, les
registres de notaires et les documents archéologiques, les historiens
commencent peu à peu à reconstituer la vie quotidienne des colons ordinaires
et des colonisés, ainsi que des esclaves.

Les ambitions impériales

Quelles ambitions animent la monarchie française dans son projet


d’expansion coloniale ? Tout d’abord il y a le prestige, bien sûr, ainsi que les
ambitions économiques et géopolitiques. À partir du XVIIe siècle, la Couronne
française est jalouse du succès économique de ses voisins européens. Les
Espagnols découvrent de grandes quantités d’or et d’argent au Mexique, en
Bolivie et dans les Caraïbes. Par ailleurs, du sucre, en provenance des
colonies espagnoles, du Brésil et des Indes orientales, commence à arriver en
France. Les Français sont ainsi tentés de cultiver eux-mêmes la canne à sucre,
une plante qui pousse dans les régions tropicales et dont est extrait le sucre,
un produit auquel ils prennent goût et dont le commerce est alors très lucratif.
En 1664, le contrôleur général des finances et futur secrétaire d’État à la
Marine Jean-Baptiste Colbert crée la Compagnie des Indes orientales, une
compagnie de commerce ayant le monopole des échanges commerciaux sur
les territoires qui s’étendent depuis le cap de Bonne-Espérance jusqu’en Asie.
Colbert est convaincu que le commerce avec les Indes orientales est le plus
lucratif au monde et pense que les Hollandais y font déjà fortune. En effet, si
la monarchie française poursuit l’expansion coloniale, c’est aussi pour tenir
tête aux Hollandais, puis aux Espagnols. En Europe, la France est en conflit
militaire majeur avec l’Espagne dès 1595. Plus tard, Louis XIV soutient
l’expansion française dans l’océan Indien pour faire barrage aux Provinces-
Unies (Pays-Bas), contre lesquelles il organise plusieurs campagnes militaires
en Europe entre les années 1660 et 1690.
Dès le XVIIe siècle, l’expansion française est également motivée par des
ambitions religieuses et culturelles. En effet, administrateurs et missionnaires
religieux souhaitent convertir tous les peuples des colonies à la foi catholique
et « civiliser » (ou « franciser ») les populations autochtones de la Nouvelle-
France (la première colonie française fondée dans l’Atlantique) et de la
région d’Anôsy à Madagascar (où se situe Fort-Dauphin, la première colonie
française fondée dans l’océan Indien, qui ne survivra que de 1642 à 1674).
Les autorités souhaitent alors habiller les autochtones à la française, leur
apprendre les arts et artisanats français, leur faire adopter les règles de la
bienséance et les lois françaises, etc. C’est en effet à cette époque
qu’apparaissent les prémices de la « mission civilisatrice » qui se développera
surtout à partir de la fin du XIXe siècle – bien que cette expression n’existe pas
encore à la période moderne. À partir de 1627, la France commence
également à naturaliser les peuples colonisés convertis ou leurs descendants
en Amérique du Nord, aux Antilles et en Afrique de l’Ouest : en pratique,
être un Français régnicole signifie entre autres être dispensé du droit
d’aubaine (le droit que possède la couronne de confisquer l’héritage des
étrangers). Puis, à partir de 1633 et jusqu’à la fin du XVIIe siècle, les
administrateurs français encouragent les colons à trouver des épouses parmi
les femmes autochtones en Nouvelle-France, en Louisiane, à Madagascar, à
l’île Bourbon et en Inde. Les historiens de la Nouvelle-France appellent ce
projet d’intégration des autochtones à la société française la « politique
d’assimilation ». Au XVIIe siècle, cette politique repose sur la conversion au
catholicisme, la « civilisation », la naturalisation et les mariages mixtes. Les
administrateurs français l’abandonnent toutefois dès le début du XVIIIe siècle,
puisque la plupart des Amérindiens de la Nouvelle-France, attachés à leurs
propres cultures, refusent d’adopter les mœurs françaises.
On comprend donc les ambitions économiques, géopolitiques, religieuses
et culturelles qui animent la monarchie et l’administration françaises dans
leur projet d’expansion coloniale ; mais encore faut-il trouver des volontaires
pour partir fonder et peupler ces colonies ! Qu’est-ce qui motive ces
individus à quitter la métropole et à rejoindre des terres lointaines ? Les
Français qui se rendent dans les colonies à l’époque moderne ont des
intentions très diverses. Pour les missionnaires religieux qui partent convertir
les Amérindiens et les Malgaches, l’enjeu n’est autre que le salut des âmes.
Pour les marchands de fourrure qui arpentent la Nouvelle-France (qu’on
appelle les « voyageurs » et « coureurs de bois »), il s’agit plus simplement
de gagner sa vie. Il en est de même pour les engagés français (humbles
travailleurs non rémunérés sous contrat de trois ans) qui se rendent aux
Antilles dès les années 1620 pour y cultiver le tabac ou y travailler en tant
que domestiques ou artisans, et des soldats français et agents de la
Compagnie des Indes orientales qui se rendent à Madagascar puis dans les
comptoirs français en Inde. D’autres, qui s’installent aux Antilles et à l’île
Bourbon surtout à partir du début du XVIIIe siècle rêvent de faire fortune en
achetant des plantations de canne à sucre et de café. Les hauts fonctionnaires
d’État, eux aussi, sont en quête de richesses, ainsi que de pouvoir. Les
engagés français meurent en grand nombre de la malaria, de la fièvre jaune,
de la malnutrition, de la fatigue et des mauvais traitements que leur font subir
leurs maîtres. Ainsi, ces derniers décident d’utiliser une autre stratégie pour la
culture des terres : ils imitent les Portugais, les Espagnols et les Hollandais,
qui, depuis le XVe et le XVIe siècle, font travailler des Africains esclavisés dans
leurs colonies. Ces hommes, femmes et enfants semblent mieux résister aux
maladies tropicales qui déciment les Européens aux Antilles.
C’est de force que les Européens les envoient dans les Amériques, surtout
pour y cultiver des plantations de canne à sucre, de café, de cacao ou de
tabac, et pour y travailler dans des mines d’or et d’argent. Le commerce
d’esclaves africains est un phénomène qui précède l’arrivée des Européens en
Afrique de l’Ouest, mais c’est bien pour satisfaire la forte demande des
nations européennes qu’il gagne une ampleur sans précédent. L’esclavage
n’est pas une invention propre au XVIe siècle : il se trouve dès l’Antiquité au
cœur de nombreuses cultures en Europe, mais aussi en Asie, au Moyen-
Orient, en Afrique et en Amérique. Un commerce transsaharien d’esclaves
africains vers la Méditerranée existe dès le IIe siècle. L’esclavage est
également pratiqué en Sénégambie et en Guinée au XVe siècle. Au départ, la
plupart des Africains envoyés vers les colonies sont des condamnés ayant été
réduits en esclavage par les autorités locales pour cause de dette, d’hérésie
religieuse ou d’adultère, par exemple. Puis, de plus en plus, ce sont des
prisonniers de guerre. Il y a en effet de nombreuses guerres en Afrique à cette
période, dans le cadre desquelles les chefs africains cherchent uniquement à
se procurer des esclaves pour les vendre aux Européens.
Les Européens n’inventent donc pas l’esclavage, mais ils inventent la
traite négrière atlantique, qui reste à ce jour la migration transocéanique la
plus meurtrière de l’histoire de l’humanité. Au total, les nations européennes
déportent vers les Amériques plus de 12 millions d’hommes, de femmes et
d’enfants africains réduits en esclavage. Près de 2 millions d’entre eux
meurent durant la terrible traversée de l’Atlantique. Pendant des semaines ou
des mois selon leur destination, les esclaves sont entassés dans la cale d’un
bateau, souffrant de malnutrition, de déshydratation, du mal de mer, de
conditions d’hygiène déplorables, du manque de ventilation et de la chaleur.
La nourriture et l’eau à bord sont souvent contaminées, et nombreux sont
ceux qui meurent de dysenterie ou d’autres maladies. La France à elle seule
déporte vers ses colonies atlantiques entre 1,3 à 1,4 million d’Africains
réduits en esclavage. Elle est la troisième puissance importatrice d’Africains,
derrière les Anglais (2,53 millions d’esclaves) et les Portugais (1,79 million).
Il est important de noter que la traite d’individus esclavisés ne se limite pas à
l’océan Atlantique. Entre les années 1660 et 1848, les Européens déportent
également plusieurs centaines de milliers d’individus réduits en esclavage
originaires de Madagascar, du Mozambique, de la côte swahilie, d’Inde et
d’Indonésie vers d’autres territoires de l’océan Indien et au-delà. La traite
française dans l’océan Indien est surtout destinée à l’île Bourbon et à l’île de
France. Le roi Louis XIII autorise et encourage même la traite négrière dès
1642. En théorie, l’esclavage doit se restreindre aux colonies, puisque le
principe du sol libre, qui découle d’une maxime légale qui remonterait à
l’époque médiévale et selon laquelle « nul n’est esclave en France », interdit
l’esclavage sur le sol français métropolitain – il permet d’ailleurs à certains
des quelques milliers d’esclaves qui habitent dans le royaume de France au
e e
XVII et au XVIII siècle d’obtenir leur liberté.

Aux racines de l’empire

Comment l’empire colonial français se forme-t-il ? C’est grâce aux


efforts des esclaves et des peuples autochtones, et aussi en s’adaptant aux
cultures locales, que les colons arrivent à en poser les bases à partir du
e
XVII siècle. Les peuples colonisés aident les Français, parfois volontairement,
parfois contre leur gré, et la plupart du temps sans avoir conscience du rôle
qu’ils jouent dans le projet impérial.
Dans les premières décennies de la colonisation, les Français vivent dans
des conditions très précaires. En Amérique du Nord, ils manquent
cruellement de produits de première nécessité parce que les arrivées de
navires sont rares, les récoltes sont maigres et peu de colons savent cultiver la
terre. En Amérique du Nord, à Madagascar et en Inde, les Français sont aussi
à la merci des attaques d’autochtones ou d’autres nations européennes, leurs
ressources militaires étant très limitées. En Louisiane, par exemple, on
dénombre seulement 180 soldats français dans l’ensemble des colonies en
1704. Le nombre de Français est d’ailleurs dérisoire dans les premières
décennies de la colonisation. Ainsi, toujours en 1704, 27 familles françaises
seulement résident en Louisiane aux côtés des 180 soldats. À titre de
comparaison, l’historien Thomas Ingersoll estime qu’environ
150 000 Amérindiens vivent en Louisiane à la même époque. De plus, surtout
dans les premières décennies de la colonisation, les taux de natalité chez les
Français sont extrêmement bas car très peu de femmes européennes font le
long voyage vers les colonies. Les maladies tropicales et les désertions
réduisent encore davantage le nombre de Français dans les colonies et
comptoirs des Amériques, de Sénégambie, de Madagascar et des Indes
orientales. Les peuples autochtones de ces régions sont bien souvent en
position de force face aux Français, au niveau démographique, économique et
militaire. La photographie prise par l’artiste indienne Pushpamala N. en 2014
montre bien cette asymétrie dans les rapports de forces entre autochtones et
Européens : inspirée d’une peinture orientaliste produite en 1898 par le
peintre portugais José Veloso Salgado, elle représente la rencontre entre
Vasco de Gama (dont le rôle est ici symboliquement interprété par
Pushpamala) et le Zamorin (« souverain ») de Calicut en 1498. On raconte
que le souverain indien refusa d’accorder des privilèges de commerce au
Portugais, car il n’était pas satisfait de la qualité des présents que celui-ci lui
avait faits.
Alors, comment la France arrive-t-elle à fonder un empire dans de telles
conditions ? En Inde, comme en Amérique du Nord, en Sénégambie ou à
Madagascar, les Français s’adaptent aux cultures locales pour forger des
alliances commerciales et diplomatiques avec les autochtones. Par exemple,
dans ces régions, les administrateurs français respectent la tradition locale qui
consiste à offrir des présents aux chefs politiques et commerciaux – une
pratique également répandue en Europe. En Nouvelle-France et en
Sénégambie, ils organisent aussi des cérémonies officielles inspirées des
traditions autochtones. Ainsi, à partir de la fin du XVIIe siècle, les
administrateurs français de Sénégambie organisent des cérémonies sur le
modèle sénégambien des folgars, fêtes dansantes accompagnant des
événements religieux ou autres et qui servent d’opportunités pour trouver de
nouveaux partenaires diplomatiques et commerciaux.
C’est aussi parfois grâce à l’aide des peuples autochtones que les Français
parviennent à survivre et à protéger et exploiter leurs territoires ultramarins.
Par exemple, puisqu’ils manquent de tout durant les premières décennies de
la colonisation en Louisiane, les Chitimachas, Houmas, Chaouachas et autres
peuples de la vallée du Mississippi leur donnent du maïs, de la viande et des
vêtements et les accueillent dans leurs villages en période de famine. Les
alliés amérindiens offrent leur aide aux Français en partie parce qu’ils
espèrent poursuivre leurs échanges commerciaux avec eux. En Amérique du
Nord, comme dans l’océan Indien, les Français comptent aussi sur leurs alliés
autochtones pour les aider à défendre leurs colonies et établissements
commerciaux. Au XVIIIe siècle, la nation amérindienne chacta est la nation
alliée la plus puissante de Louisiane, comprenant jusqu’à 2 500 guerriers qui
protègent les Français des attaques des Britanniques et de leurs alliés
amérindiens de la Caroline. Pour le commerce, les Français utilisent aussi des
intermédiaires locaux. Par exemple, dans les comptoirs commerciaux de
l’Inde, les intermédiaires tamouls se servent de leurs réseaux et leurs
compétences linguistiques pour acheter des textiles (surtout des étoffes
peintes ou imprimées appelées « indiennes ») aux tisserands locaux, pour le
compte des compagnies de commerce françaises ou de marchands
indépendants. Un autre intermédiaire, appelé « chef des malabars », est
chargé d’établir de nouveaux accords commerciaux avec les tisserands,
artisans et marchands asiatiques. Nayiniyappa Pillai, un Hindou originaire de
Madras, est l’un des plus célèbres chefs des malabars de Pondichéry au début
du XVIIIe siècle.
Pour bâtir leur empire, les Français commencent aussi à s’appuyer sur le
travail des esclaves. Jusqu’au début du XVIIIe siècle, les colonies françaises
des Antilles forment ce que l’historien états-unien Ira Berlin appelle des
« societies with slaves » (« sociétés avec esclaves ») : ce sont des sociétés où
les esclaves travaillent aux côtés d’autres types de main-d’œuvre souvent
précaires (ici, en particulier, les engagés français), et au sein desquelles les
esclaves contribuent assez peu à l’économie coloniale. C’est seulement à
partir du début du XVIIIe siècle que se forment des « slave societies »
(« sociétés esclavagistes ») : dans ces sociétés très hiérarchisées et dominées
par une élite blanche, dont l’économie repose sur la production d’une
monoculture vouée à l’exportation, les esclaves sont largement majoritaires
au sein de la main-d’œuvre. Grâce aux sources d’archives, nous savons
qu’environ 69 % de la population de Martinique est esclave en 1688, 60 % en
Guadeloupe en 1699, et seulement 37 % (5 000) à Saint-Domingue en 1697.
À l’époque, les esclaves des Antilles françaises cultivent de faibles quantités
de tabac, de sucre, de coton et d’indigo (colorant bleu).
Enfin, au XVIIe siècle, les mariages mixtes catholiques sont un autre
facteur important dans le développement de l’empire français, puisqu’ils
permettent à la France de peupler ses colonies en dépit du manque de femmes
parmi les colons français. Ces mariages mixtes sont particulièrement courants
sur l’île Bourbon. Grâce aux sources d’archives, nous savons qu’en 1670
environ 70 % des couples libres mariés sur l’île sont des couples mixtes, avec
un mari européen et une femme malgache ou asiatique. Au sein de cette
population mixte originaire à la fois d’Europe, d’Inde et de Madagascar
figurent les ancêtres de nombreux Réunionnais d’aujourd’hui.

La consolidation de l’empire

C’est ainsi que les fondations de l’empire colonial français ont été posées
à partir du XVIIe siècle. À quel moment l’empire colonial français se
consolide-t-il ? Certains historiens estiment que l’on ne peut pas parler de
véritable « empire colonial » à l’époque moderne, à cause du manque de
communications entre le royaume et ses territoires ultramarins (Banks, 2002 ;
Pritchard, 2004). Il est vrai que la précarité des moyens de navigation, la
distance, les guerres et autres aléas sont des obstacles majeurs à la circulation
des navires. Par exemple, entre 1713 et 1763, le voyage jusqu’à La Nouvelle-
Orléans prend vingt et une semaines, et il faut naviguer entre quatre et cinq
mois pour atteindre l’île Bourbon.
Cependant, un empire colonial français prend bel et bien forme au début
du XVIIIe siècle. Les colonies deviennent une priorité sous le règne du roi
Louis XIV (1651-1715) car Colbert y voit un moyen de renflouer les caisses
de l’État après de longues années de guerre. Ainsi, la France acquiert à cette
époque des centaines de navires, qui transportent des marchandises, des
correspondances officielles et privées, du personnel maritime ainsi que des
passagers (militaires, administrateurs, missionnaires, colons, engagés, et
esclaves). À partir du début du XVIIIe siècle, les territoires de l’empire colonial
français sont de plus en plus reliés les uns aux autres. D’après la base de
données « Mémoire des hommes : Compagnie des Indes », plus de
751 navires circulent à travers l’empire entre 1713 et 1792, effectuant plus de
2 000 voyages. Parmi ces voyages, plus de 85 % passent par le royaume de
France, et près de 40 % passent à la fois par des territoires français de
l’Atlantique et de l’océan Indien, fait remarquable qui souligne le degré
important d’intégration de l’empire dès cette époque.
Il est clair qu’une conscience et une vision globale de l’empire se sont
déjà formées dans les sphères administratives de la France métropolitaine
durant la Régence du duc d’Orléans (1715-1723). Les administrateurs tentent
alors de centraliser dans les bureaux des archives et des colonies du ministère
de la Marine tous les documents produits depuis les années 1660 touchant
aux colonies françaises. L’inventaire de tous les textes légaux est achevé en
1722, donnant aux administrateurs français une vue d’ensemble sur les
colonies.
Cette perspective globale ainsi que la circulation des navires transportant
les correspondances administratives, les rapports officiels et les documents
juridiques entre les colonies permettent aux administrateurs français
d’élaborer une législation coloniale unifiée qui contribue à la formation de
l’empire. Dans la seconde moitié du XVIIe siècle, le régime absolutiste de
Louis XIV accordait déjà beaucoup d’importance à la collecte
d’informations, et aspirait à rendre les lois plus uniformes dans le royaume
comme dans les colonies. Bien que les particularismes légaux restent très
forts à l’échelle locale, ils coexistent avec un ensemble de lois standardisées,
qui s’appliquent à plusieurs territoires français à la fois. Par exemple, le Code
noir des Antilles de 1685 (une ordonnance royale légiférant sur l’esclavage)
applique des lois uniformes à l’ensemble des colonies françaises de la
Caraïbe. La monarchie s’en sert comme modèle pour formuler un Code noir
pour l’île Bourbon et l’île de France en 1723, et un autre pour la Louisiane en
1724. Ces deux nouveaux Codes noirs sont identiques, et contiennent
plusieurs modifications par rapport au Code noir des Antilles. Par ailleurs, à
partir de la fin du XVIIe siècle, les administrateurs français appliquent une
politique raciale ségrégationniste et discriminatoire assez uniforme à travers
tout l’empire. Ils interdisent par exemple les mariages entre les Blancs et les
Noirs à l’île Bourbon (1673 et 1723), en Louisiane (1724) et à Saint-
Domingue (1731). C’est surtout le développement du préjugé de race et
l’expansion de l’esclavage qui poussent les administrateurs français à
appliquer cette politique raciale dans les territoires de l’empire.
L’esclavage connaît en effet une expansion fulgurante à partir des
années 1720, dans le bassin atlantique tout comme dans les colonies
françaises de l’océan Indien. Les colons développent une économie de
plantation esclavagiste à l’île Bourbon (centrée autour du café), ainsi qu’en
Louisiane (tabac, indigo et riz). En 1758, environ 80 % de la population de
l’île Bourbon est esclave, comme, en 1746, 70 % de la population des
colonies de la Louisiane. Pour ce qui est des colonies dites « sucrières », les
esclaves représentent 90 % de la population à Saint-Domingue en 1754, et
82 % de la population en Martinique en 1755 et en Guadeloupe en 1753.
Environ deux tiers des Africains transportés vers les Amériques sont forcés
de travailler sur des plantations de canne à sucre dans des conditions
abominables. On peut désormais qualifier l’île Bourbon et les Antilles de
« slave societies ». La période la plus frénétique de l’histoire de la traite
négrière atlantique se situe entre les années 1760 et 1820. Entre 70 000 et
90 000 esclaves sont alors déportés de force chaque année.
Ruptures, continuités et reconfigurations

Cette période à la jonction de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe est


une phase de grands bouleversements en raison des conflits qui se déroulent
en Europe et dans les colonies. Il est d’usage, parmi les historiens de l’empire
français, de la considérer comme une période de scission entre l’empire de la
période dite « moderne » (XVIIe-XIXe siècles) et celui de la période dite
« contemporaine » (XIXe-XXe siècles). Quelles sont donc les principales
ruptures et continuités entre l’empire de la période moderne et celui de la
période contemporaine ?
D’abord, il y a les ruptures et continuités territoriales. Suivant les termes
du traité de Paris (1763) qui met fin à la guerre de Sept Ans, la France cède la
Nouvelle-France et la rive est du Mississippi aux Britanniques, et la rive
ouest aux Espagnols. Les Espagnols rétrocèdent la Louisiane à la France en
1800, suivant les termes du traité de San Ildefonso. Napoléon Bonaparte
compte alors transformer la Louisiane en zone tampon pour protéger les
colonies françaises des Antilles contre les attaques des États-Unis et de la
Grande-Bretagne. Mais ces plans n’aboutiront jamais puisque, en 1804, la
France perd Saint-Domingue, sa colonie de plantations antillaise la plus
rentable, à la suite de la révolution haïtienne – une révolte d’esclaves qui
aboutit à l’indépendance et à la formation de la République d’Haïti. Napoléon
Bonaparte accepte donc de vendre la Louisiane au président des États-Unis
Thomas Jefferson, sa nouvelle stratégie étant de renforcer le pouvoir des
États-Unis pour faire face à l’empire britannique, qui est à l’époque une
grande puissance coloniale, et l’ennemi majeur de la France. Cet événement
marque la fin de la colonisation française en Amérique du Nord. Après la
défaite de Napoléon à Trafalgar en 1805, la marine royale britannique
s’empare des dernières colonies françaises des Amériques, telles la
Martinique et la Guyane (1809), ainsi que la Guadeloupe (1810). Dans
l’océan Indien, la France perd l’île Bourbon et l’île de France (1810), de telle
sorte qu’en 1812 elle est dépossédée de la quasi-totalité de son empire
colonial. Cette rupture ne durera toutefois pas longtemps puisque la Grande-
Bretagne restituera à la France plusieurs de ses colonies – notamment, la
Guadeloupe, la Martinique, la Guyane et l’île Bourbon – à l’issue des guerres
napoléoniennes, en 1815. Napoléon Bonaparte s’engage ensuite dans une
nouvelle période de reconquête coloniale. Il n’y a cependant pas de rupture
nette avec la période moderne puisque la France préserve une bonne partie de
ses anciennes colonies.
Ensuite, il y a les continuités et les ruptures politiques. Penchons-nous par
exemple sur les points communs et les différences entre la politique
d’assimilation du XVIIe siècle et la mission civilisatrice qui se développe
surtout à partir de la fin du XIXe siècle. Tout d’abord, les idées qui poussent
les Français à poursuivre une mission civilisatrice sont les mêmes que celles
qui les poussent à formuler une politique d’assimilation plusieurs siècles plus
tôt : ils pensent que les peuples des colonies sont primitifs et incapables de se
gouverner eux-mêmes, et que la France doit les aider à devenir civilisés. Le
sens attribué au mot « civilisation » à l’époque moderne n’est pas
complètement différent de celui qu’on lui donne à la période contemporaine.
Il n’y a pas de culture « française » cohérente en France au XVIIe siècle, parce
que le pays est très fragmenté. Mais, pour l’élite française politique et
intellectuelle d’alors, être « civilisé » signifie déjà pratiquer l’agriculture,
l’élevage et l’artisanat à l’européenne, et s’habiller à la mode européenne.
Même si l’expression « mise en valeur du territoire » n’existe pas encore à la
période moderne, l’idée qu’il faudrait dissiper la soi-disant « fainéantise » des
populations autochtones en les poussant au travail et à la culture de la terre
est déjà bien présente. On n’envisage pas encore, sous l’Ancien Régime, de
promouvoir l’idéal républicain de liberté, ainsi que la santé et les
technologies. Par contre, la notion de « maîtrise » est déjà présente, que ce
soit au niveau du comportement social, du contrôle de la raison sur l’instinct,
ou du triomphe de la connaissance sur l’ignorance. François Charpentier, un
homme de lettres du XVIIe siècle, affirme alors que la Compagnie des Indes
orientales envisage d’éduquer les peuples de Madagascar « [e]n leur
apprenant à cultiver leur Terre qui est si feconde, & à jouir des commoditez
que la Nature leur offre & dont leur Ignorance les prive ». À la période
moderne comme à la période contemporaine, le processus de « civilisation »
des autochtones passe aussi par l’éducation. L’État envisage dans les deux
cas de donner aux autochtones une éducation pratique plutôt rudimentaire. En
Nouvelle-France et à Madagascar au XVIIe siècle, comme plus tard en Algérie,
on compte ainsi apprendre aux autochtones les techniques agricoles et
artisanales françaises. L’instruction des jeunes filles, qui inclut
l’apprentissage de la couture et du filage à la française, est au centre de la
politique de civilisation pendant les deux périodes. Tout au long de la période
coloniale, on encourage aussi certains peuples autochtones à s’habiller à la
française. Ainsi, les missionnaires de la Nouvelle-France font porter aux
enfants autochtones des vêtements français dans leurs missions au
e
XVII siècle. Il est aussi important de noter qu’au cours de ces deux périodes le
nombre d’écoles créées pour mener la politique de civilisation est dérisoire.
Durant la période contemporaine, l’État investit peu dans les écoles et autres
infrastructures, telles que les hôpitaux.
Les continuités entre l’empire de la période moderne et l’empire de la
période contemporaine ne se limitent pas à la politique et à la géographie.
D’un point de vue légal, le régime de l’indigénat n’est pas le premier
ensemble de mesures discriminatoires envers les autochtones ou les
personnes de couleur. L’administration française en installe en effet tout un
arsenal à travers ses colonies à partir du XVIIe siècle, qui s’appliquent aux
autochtones et aux « Noirs » des colonies (qu’ils soient esclaves ou libres).
Par exemple, à partir de 1678, une série de lois stipulent que les « Noirs »
libres des Antilles, de l’île Bourbon, de l’île de France et de Louisiane
peuvent être réduits en esclavage s’ils commettent certaines infractions. Cette
sanction ne s’applique pas aux colons blancs. Et à partir des années 1720, une
autre série de lois interdisent aux autochtones et aux « Noirs » d’hériter des
Blancs en Inde, à l’île Bourbon, à l’île de France, en Louisiane, aux Antilles
et en Guyane.
Il y a également certaines continuités au niveau de l’économie. Par
exemple, des systèmes de main-d’œuvre employés par les colons jusqu’au
début du XXe siècle sont identiques à ceux utilisés pendant la période
moderne. Il faut d’abord attendre le décret du 27 avril 1848 pour que le
gouvernement français abolisse l’esclavage des Africains et de leurs
descendants. L’engagisme asiatique qui succède à l’abolition de l’esclavage
aux Antilles et à l’île de La Réunion n’est pas nouveau non plus. Dès la fin
du XVIIe siècle, en effet, les colons de l’île Bourbon emploient des engagés
indiens que l’on appelle alors « malabars », « lascars » et « coolies ».
Enfin, certaines pratiques persistent également dans le domaine militaire.
Avant les tirailleurs « indigènes » des XIXe et XXe siècles, il y a les soldats
tamouls et les cipayes (fantassins) des Indes orientales. Le gouverneur
français de Pondichéry François Martin utilise les services de centaines de
soldats tamouls dès 1673. Ailleurs, on utilise des miliciens noirs pour
réprimer les insubordinations de leurs semblables, comme lors de
l’insurrection du Kongo-Wara dans les années 1920. Ainsi, les autorités
françaises de l’île Bourbon ont recours aux services d’une milice noire pour
chasser les marrons (esclaves en fuite) à partir des années 1740.

Transformations

Dès la période moderne, l’impérialisme français transforme en


profondeur les sociétés du royaume et des colonies. Les pratiques culturelles,
sociales et économiques des sociétés extra-européennes changent, des
Amériques aux Indes orientales. Les autochtones de la vallée du Saint-
Laurent prennent goût aux armes à feu et aux outils européens (surtout les
haches et les couteaux). Certaines communautés autochtones s’enrichissent
considérablement grâce au commerce avec les Européens. En Inde, au début
du XVIIIe siècle, les intermédiaires commerciaux empochent une commission
de 2 % à 4 % sur toutes les ventes d’indiennes et de produits européens qu’ils
facilitent. Ces commissions permettent à certains de mener un train de vie
luxueux : tel est le cas du chef des malabars Nayiniyappa Pillai, qui
collectionne les pierres précieuses et parade dans les rues de Pondichéry à
dos d’éléphant.
L’expansion des commerces d’esclaves transforme elle aussi les sociétés
autochtones. Certains en tirent profit. Dès le milieu du XVIIe siècle,
d’ambitieux marchands et chefs africains construisent de grandes dynasties
grâce aux revenus de la traite négrière atlantique. Se forment plusieurs États
africains, dont les économies reposent principalement sur la traite négrière,
tels que l’empire ashanti et le royaume du Dahomey. Dans l’océan Indien, le
commerce d’esclaves malgaches vers les îles Bourbon et de France est une
source considérable de revenus pour le roi de Madagascar. En même temps,
le commerce d’esclaves a un impact dévastateur sur le continent africain.
L’Afrique de l’Ouest se vide peu à peu de sa population, à tel point que les
marchands d’esclaves locaux sont forcés de se tourner vers les enfants dès la
seconde moitié du XVIIIe siècle. Ainsi, les enfants représentent-ils plus de
40 % des esclaves transportés de force vers les Amériques par les Européens
à cette époque.
Pendant ce temps, les produits exotiques, dont les denrées cultivées par
les esclaves d’origine africaine, transforment les habitudes des Français.
Surtout à partir du XVIIe siècle, la noblesse et les riches marchands français
prennent goût à l’exotisme – ils raffolent de la porcelaine chinoise, des tapis
persans et d’animaux exotiques comme les perroquets ou les singes. Des
denrées comme le sucre, le café, le chocolat et les épices orientales sont
d’abord très convoitées dans les milieux aristocratiques, puis leur
consommation se démocratise au cours du XVIIIe siècle. La consommation de
boissons exotiques, telles que le café, le chocolat et le thé augmente
considérablement en Europe. Elle stimule à son tour la consommation de
sucre, qui passe de 10 000 tonnes en 1670 à 280 000 tonnes en 1789. À la fin
du XVIIIe siècle, le sucre est considéré en France comme un produit de
première nécessité. Les fruits et légumes du Nouveau Monde, tels que les
pommes de terre, les courges et les haricots, transforment également les
habitudes culinaires des Français. C’est aussi à l’époque moderne que les
Français découvrent le tabac, plante indigène des Amériques qui se fume
dans une pipe ou en cigare, ou qui se mâche. Comme la canne à sucre, le café
et le cacao, au XVIIIe siècle, le tabac des Amériques est en grande partie
produit grâce à une main-d’œuvre esclave.
Ainsi, pour satisfaire des désirs non élémentaires, les Européens laissent
l’esclavage des Noirs se répandre dans les Amériques. Avant la seconde
moitié du XVIIIe siècle, rares sont les intellectuels et politiciens français qui le
condamnent. Comment expliquer cette passivité ? Selon l’historienne
Elizabeth Heath, c’est pendant la période moderne que les Européens
développent une habitude qui deviendra une seconde nature dans les sociétés
capitalistes contemporaines : l’abstraction de la production. Ainsi, plus la
consommation de denrées exotiques se répand en France, moins on voit de
références à la main-d’œuvre esclave qui les produit dans les romans et les
histoires naturelles (sortes de guides scientifiques dont le but est de
disséminer des connaissances sur le monde). Ces histoires naturelles
attribuent de plus en plus la production des denrées exotiques à un travailleur
abstrait ou à une machine. Dans la célèbre Encyclopédie (1751-1772) de
Diderot, l’article sur le sucre parle de la canne, de sa culture, des étapes de sa
transformation, ainsi que des machines, outils et ingrédients nécessaires à sa
préparation, mais ne mentionne nullement la main-d’œuvre esclave. On peut
supposer que cet effacement rend plus « acceptable » la consommation de ces
denrées aux yeux des consommateurs européens.
Puisqu’on consomme les denrées exotiques en société, la vie sociale des
Français change, elle aussi. Ainsi, on se met à fumer du tabac dans divers
espaces sociaux, comme la taverne et le salon. L’intérieur des maisons est
réorganisé pour permettre aux convives de boire du café, du chocolat et du
thé ensemble, dans des coupes en porcelaine. Les premiers cafés (maisons de
café) sont fondés à Paris et à Marseille au XVIIe siècle. Ce sont des espaces de
consommation et de convivialité où se rencontrent des auteurs, des
marchands et des aristocrates pour des discussions intellectuelles et
politiques.
L’expansion coloniale amène aussi des transformations dans le domaine
des sciences. Avec l’aide des colonisés, les marchands, voyageurs,
scientifiques et administrateurs coloniaux français collectionnent les
informations, les objets exotiques, les animaux, insectes et plantes. À partir
du XVIe siècle, ces informations sont compilées dans des livres d’histoire
naturelle et des récits de voyages. Les plantes, les insectes et les animaux sont
exposés dans des jardins. Établi à Aix-en-Provence, le collectionneur
Nicolas-Claude Fabri de Peiresc entretient des jardins foisonnant de plantes,
d’animaux et d’insectes en provenance des Amériques, d’Asie et de
Méditerranée. Les curieux se bousculent pour voir les « choses rares,
nouvelles [et] singulières » exposées dans les cabinets de curiosités,
précurseurs des musées. Les naturalistes, fascinés par les écologies
ultramarines, commencent à classifier les plantes et les espèces d’animaux.
Bientôt, ce sont les êtres humains que l’on commence aussi à classifier. Dès
la fin du XVIIe siècle, le voyageur et physicien François Bernier est le premier
Français à catégoriser les êtres humains en différentes races. Pendant ce
temps-là, les anatomistes dissèquent des cadavres d’hommes et de femmes
d’origine africaine, pour tenter de comprendre le fonctionnement du « corps
noir ». Au XVIIe siècle, l’anatomiste parisien Jean Riolan est le premier en
France à chercher la source de la pigmentation noire des Africains. Après
avoir examiné la peau du cadavre d’un homme noir, il finit par attribuer la
couleur de peau des Africains à l’impact du soleil. Surtout, à partir du début
du XIXe siècle, des hommes et femmes venus des Amériques et d’Afrique sont
exhibés à travers la France. C’est le cas de Saartjie Baartman, plus connue
sous le nom de « Vénus hottentote », une femme sud-africaine que l’on force
à travailler comme bête de foire dans des cabarets à Londres puis à Paris, et
qui finit disséquée dans le laboratoire du célèbre anatomiste français Georges
Cuvier.
Enfin, c’est toute l’économie française qui se transforme sous le coup de
l’expansion coloniale à l’époque moderne. L’historien trinidadien Eric
Williams avance en 1994 l’argument selon lequel les colonies britanniques
jouent un rôle majeur dans la révolution industrielle du XIXe siècle, qui
dynamise considérablement l’économie de la Grande-Bretagne. Cette
question du rôle moteur de la colonisation sur les révolutions industrielles
européennes fait encore débat en France à ce jour. Par contre, certains faits
restent indéniables. À l’époque moderne, le commerce des colonies permet
aux ports atlantiques, surtout Nantes et Bordeaux, de prospérer. Ces ports
atlantiques se transforment en centres d’investissements financiers. De
nombreuses manufactures sont créées pour transformer les matières
premières en provenance des colonies en produits manufacturés, telles que les
raffineries de sucre, les ateliers pour travailler la soie asiatique, ou l’industrie
du feutrage, transformant les fourrures de la Nouvelle-France en vêtements et
en chapeaux. Des manufactures de textile sont construites dans la seconde
moitié du XVIIIe siècle, dont l’objectif est de produire des imitations des
indiennes des Indes orientales. Les élites prospèrent également dans les
domaines de l’assurance, de la banque et de la redistribution. Les marchands
s’enrichissent en réexportant les produits en provenance des colonies vers le
reste de l’Europe. En 1789, le commerce avec les colonies atlantiques
représente déjà les deux tiers du commerce français, si l’on prend en compte
les réexportations de denrées coloniales.
De nombreux Français voient leur qualité de vie s’améliorer ou
s’enrichissent grâce à la traite négrière et au commerce colonial. Beaucoup de
petits emplois se créent dans les ports de la côte atlantique, les régions qui les
entourent, aussi bien qu’en mer. Les plus humbles sont marins, officiers des
douanes, dockers, transporteurs, constructeurs, réparateurs de navires,
tonneliers. Des milliers d’autres travaillent comme ouvriers dans les
manufactures. Ceux qui investissent dans le commerce colonial et la traite
négrière sont issus de l’aristocratie mais aussi des classes moyennes. À
Nantes, 14 % des investisseurs dans le commerce atlantique seulement sont
issus de la noblesse française, et 18 % sont des artisans, des médecins et des
capitaines. C’est avec l’argent d’Antoine Crozat, un financier français qui fait
fortune dans la traite négrière, qu’un somptueux hôtel particulier est construit
en 1720 au 55 rue du Faubourg-Saint-Honoré à Paris. Cet hôtel particulier
prendra plus tard le nom de palais de l’Élysée, et deviendra la résidence
officielle du président de la République. Plusieurs dynasties marchandes
tirent un énorme profit du commerce colonial et de la traite. Ceux qui font
fortune à Saint-Domingue vivent dans l’opulence. À Nantes, c’est le cas de la
famille Deurbroucq, qui dans la première moitié du XVIIe siècle s’engage dans
le commerce du sucre, café et coton sur cette île, et investit dans la traite
négrière. Ils portent du velours, ont des valets noirs (un symbole de prestige
et de richesse en France à cette époque) et mangent dans des assiettes en
porcelaine de Chine. En 1764, ils se font construire un imposant hôtel
particulier de style néoclassique, qui trône encore aujourd’hui sur le quai de
l’île Gloriette à Nantes. En somme, comme l’observe le politicien français
François Barbé de Marbois en 1766, les colonies offrent à la France « une
immense richesse, un confort matériel, et un moyen de subsistance pour des
millions d’hommes, la plupart ignorant la véritable source de leurs
privilèges ».

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1

LES PRÉMICES DE L’EMPIRE


Désirs d’empire
Yann Lignereux

On a longtemps négligé les dimensions impériales de la royauté


capétienne des XVe-XVIIe siècles, considérant comme des illusions vaines et
insensées les entreprises menées par les souverains pour donner à leur
royaume d’autres frontières que celles sagement dessinées par l’Hexagone
familier aujourd’hui à tous et à toutes.
Dans cette chronologie, on a appris à saluer la victoire de Castillon, le
17 juillet 1453, remportée par les Français sur les Anglais et qui précipite la
fin de la guerre de Cent Ans en ne laissant plus à ces derniers que la seule
possession de Calais. On a appris à admirer la realpolitik et le machiavélisme
d’un Louis XI, réunissant à partir des années 1470 la Bourgogne, la Picardie,
le Roussillon et la Provence au domaine des Capétiens et préparant la fin de
l’indépendance bretonne scellée en 1532. On a appris aussi à considérer, dans
cette même séquence chronologique, les guerres d’Italie (1494-1559) comme
une sottise commencée par un roi fantasque à l’esprit embrumé par les
romans de chevalerie, le jeune Charles VIII, soldant, pour des chimères
italiennes et orientales, les solides gains territoriaux de son père, et sacrifiant,
lui comme ses successeurs, pour une royauté imaginaire à Naples ou le rêve
d’un duché à Milan, le patient effort d’unité nationale de ses glorieux
prédécesseurs.
On a donc appris qu’il n’y avait dans la politique royale qu’une sorte de
rationalité étatique et territoriale, autrement dit une raison vertueuse du
politique seulement perturbée par des passions contrariantes et des désirs
ridicules dont le caractère déraisonnable et fautif est avoué, par exemple, par
Louis XIV qui, avant de mourir, confesse ainsi qu’il a « trop aimé la guerre »
pour mettre en garde son arrière-petit-fils et l’inviter à ne pas écouter les
passions qui contrarieraient l’exécution de la vocation française, celle de
l’État-nation. Louis XIV lui-même, avec la conquête de Lille (1667) et de
Strasbourg (1681) par exemple, ne s’est-il pas attaché à réaliser ce dessein en
prenant sa part, avec ces nouveaux points, dans la réalisation de l’Hexagone ?
Mais, durant le règne de ce même roi, avec le développement de la Nouvelle-
France (la Louisiane), celui des Antilles, l’acquisition d’une partie
d’Hispaniola (Saint-Domingue, aujourd’hui Haïti), le soutien apporté à la
colonisation de Madagascar – pour ne citer ici que quelques exemples d’une
projection ultramarine du royaume hors du vieux continent –, de quel projet
politique s’agit-il vraiment ?
L’impérialisme est-il alors la seule réponse à cette question ou faut-il
penser une impérialité française à cette période qui serait également autre
chose qu’un appétit de conquêtes et, dès lors, réfléchir à un « désir
d’empire » qui serait plus qu’un fantasme de monarchie universelle ou la
passion déraisonnable de dominer ? Penser en effet un désir d’empire permet
de revoir l’histoire coloniale française en articulant différentes conceptions
impériales et en évoquant une pluralité d’acteurs car la matière du désir est
une étoffe propre aux rêves de chacun, qu’il soit roi, ministre, explorateur,
marin, marchand, soldat, colon, engagé, coureur de bois, missionnaire, etc.
Lorsque donc Charles VIII franchit les Alpes en septembre 1494, il ne
s’agit pas de faire la guerre en Italie ou pour l’Italie – ce que suggère
faussement le nom que l’on donne alors à ce demi-siècle de conflits, « les
guerres d’Italie » –, mais bien d’une aventure, une entreprise comme la
nomment les contemporains, qui a pour horizon la victoire contre les
Ottomans – maîtres, depuis 1453, de Constantinople, l’ancienne capitale de
l’empire romain d’Orient et la splendeur des empereurs byzantins – et
surtout, après leur défaite, la reconquête de Jérusalem et la « délivrance » de
la Terre sainte. Les drapeaux que le roi fait porter au-devant de son armée, les
horoscopes et les pronostics tirés des étoiles, les prophéties retrouvées et les
songes fiévreux de visionnaires inspirés sont frappés d’un même sceau : si
c’est bien pour conquérir un empire que s’est engagé le roi français, son désir
d’empire est à comprendre d’abord comme un désir de dessaisissement et
comme une volonté de renoncement. L’empire auquel prétend le jeune roi
est, en effet, celui « des Derniers Temps » des récits chrétiens de
l’Apocalypse et des millénaristes qui doivent voir l’empereur, victorieux de
toutes les puissances du monde, renoncer à sa couronne pour la remettre au
Christ et, dans la grâce de la Parousie, achever le temps des hommes pour le
grand jugement de leur âme. L’empire auquel le roi prétend et dont la
jouissance doit immédiatement être suivie de son renoncement est celui des
imaginaires eschatologiques d’un christianisme saisi alors dans une vaste
crise interrogeant la validité du salut promise par l’Église de Rome. Ce désir
d’empire est donc d’abord une réponse religieuse, tout comme celui que
commencent à construire, de l’autre côté du monde, les rois catholiques de la
péninsule Ibérique puisque l’accord signé avec le navigateur Christophe
Colomb, en avril 1492, n’a d’autres fins que de rassembler l’or et l’argent des
« Indes », c’est-à-dire la Chine et le Japon, pour financer la reconquête de
Jérusalem.
L’arrivée aux Antilles puis sur le continent américain des premiers
Européens change cependant irrémédiablement la nature de ces désirs
d’empire. Si, avec Louis XII en 1498, puis François Ier en 1515, ceux-ci
avaient déjà connu une inflexion les éloignant d’une perspective seulement
spirituelle et transformant leur raisons mystiques en enjeux patrimoniaux et
géopolitiques – il s’agit bien pour la France, à partir de l’élection impériale de
Charles Quint en 1519, de combattre la menace d’un encerclement
habsbourgeois et cela avec une urgence nouvelle après la défaite française de
Pavie en 1525 –, le monde qui, dans la décennie 1520, semble s’écrire en
espagnol oblige le roi français à changer l’ordre de ses désirs et, à
l’éblouissement de la croisade impériale orientale, à substituer la construction
à l’ouest, aussi laborieuse et chaotique soit-elle, d’un empire aux Amériques.
Il faut alors pour cela contester aux Espagnols et aux Portugais les droits
que le pape leur a accordés en 1493, et confirmés l’année suivante par le
traité de Tordesillas, partageant l’Atlantique en deux zones d’influence de
part et d’autre d’un méridien fixé à 370 lieues à l’ouest des îles du Cap-Vert,
afin d’intéresser à l’entreprise coloniale que commence timidement les
marins et les marchands, les armateurs et les financiers, le petit peuple des
artisans et celui des aventuriers engagés dans une traversée de l’océan.
François Ier demande ainsi, en 1541, à l’ambassadeur espagnol qu’on lui
montre ce qu’il nomme le « testament d’Adam » qui l’aurait ainsi exclu du
partage du monde. Ce geste d’éclat est cependant précédé d’un premier
soutien accordé au financement de l’expédition de Giovanni da Verrazzano
qui, pour le compte des intérêts français, a procédé à la reconnaissance d’une
partie des côtes nord-américaines en 1524. Il est vrai qu’il y avait alors une
relative urgence pour la France à entrer dans la compétition coloniale. La
nouvelle du premier tour du monde accompli en 1521 par l’expédition dirigée
par Magellan, celle de la conquête de l’empire aztèque par les conquistadors
en 1519-1521 – et leur appétit de richesse tourné désormais vers l’empire
inca – comme la reconnaissance progressive des Philippines par les
navigateurs espagnols et portugais dans les décennies 1520-1530 semblaient
dessiner un monde ibérique dans lequel s’immiscent déjà les appétits
commerciaux des Anglais et des Flamands.
Si le nom de « Nova Gallia » est tracé sur la carte de l’Amérique du Nord
dressée au retour de l’expédition de Verrazzano de 1524, il ne s’agit encore
que d’une fiction d’écriture. Longtemps, les désirs d’empire des rois de
France ne vivent ainsi qu’à travers les expéditions des marins des ports
atlantiques du royaume qui, de la Normandie aux côtes basques, traversent
l’océan et, au hasard de leurs campagnes de pêche, découvrent des
« nouveaux mondes » dont le secret des routes est enseveli dans les récits
officiels des grandes expéditions françaises taisant cet empire à bas bruit que
les pêcheurs dessinent par leur navigation. Car il n’y a d’empire, dit-on, que
celui qui se construit sous la bannière aux fleurs de lys, quand bien même les
expéditions royales tournent court et échouent : au Canada en 1534-1542, au
Brésil avec la « France antarctique » en 1555-1569 puis avec la « France
équinoxiale » en 1612-1615, en Floride en 1562-1565. Dans l’océan Indien,
les prétentions françaises commencent à s’affirmer aussi sur Madagascar et
sur l’île Bourbon (aujourd’hui La Réunion) au milieu du XVIIe siècle. Sur la
carte du monde se multiplient les fondations glorieuses, « Fort Dauphin »,
« Henriville », « Charlesfort », « France-Roy », etc., mais la médiocrité des
moyens et les échecs semblent au départ ne faire de ce désir d’empire rien de
plus qu’un songe. C’est cependant à Québec, au Canada, que se construisent,
en 1608, les prémices de la Nouvelle-France. Des mots autochtones donc
pour dire des fondations françaises. Car les populations des Amériques ont
aussi leurs rêves et leurs désirs comme celui d’intégrer à leurs propres
empires ces petites poignées de Français perdus dans l’immensité de leur
continent.

BIBLIOGRAPHIE

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(1630-1810), Paris, Armand Colin, 2015.
Laurent GERBIER, Les Raisons de l’Empire. Les usages de l’idée impériale
depuis Charles Quint, Paris, Vrin, 2016.
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Gilles HAVARD et Cécile VIDAL, Histoire de l’Amérique française, nouvelle
éd. revue, Paris, Flammarion, coll. « Champs histoire », 2019.
Didier LE FUR, Charles VIII, Paris, Perrin, 2006.
Les expériences coloniales au Brésil
Andrea Daher

Le premier projet français d’implantation coloniale au Brésil, la France


antarctique, mené entre 1555 et 1560 par le chevalier de Malte Nicolas
Durand de Villegagnon, est suscité par l’amiral de Coligny, dont le dessein
est de conquérir une région que les Portugais n’occupaient pas encore et d’y
rassembler catholiques et protestants sous le signe de la concorde religieuse.
Installés sur un îlot de la baie de Guanabara à Rio de Janeiro, les
expéditionnaires des deux camps ne tarderont pas à s’opposer, reproduisant
en miniature les guerres de religion qui déchireront la France quelques années
plus tard. Les conflits s’aggravent après l’arrivée en 1557 des partisans de la
foi réformée, envoyés par Calvin à la demande de Villegagnon. Impuissants
face à la défense du dogme catholique par le chevalier de Malte et à la
tyrannie qu’il exerce sur eux en les privant de vivres, les calvinistes finissent
par quitter l’île et chercher refuge sur la terre ferme chez les Tupinambas,
habitants des régions côtières. En 1559, Villegagnon retourne en France pour
chercher en vain des renforts pour la colonie, dont les Portugais s’emparent
définitivement en mars 1560. Vingt ans plus tard, le huguenot Jean de Léry
publiera sa « véritable histoire » de la colonie antarctique, qui est aussi celle
de sa vie parmi les Tupinambas pendant presque un an. L’Histoire d’un
voyage faict en la terre du Brésil de Léry, qui connaîtra un succès éditorial
remarquable, vient ainsi contrer « les mensonges et les erreurs » contenus,
selon lui, dans le récit du moine catholique André Thevet, Singularitez de la
France antarctique, publié en 1557, renfermant ainsi irrémédiablement
l’histoire de cette première expérience coloniale dans la polémique religieuse.
La reprise des projets d’implantation française au Brésil devra attendre un
demi-siècle, et la deuxième colonie sera catholique. En 1612, la France
équinoxiale est fondée par les Sieurs de La Ravardière et de Rasilly,
« Lieutenants du Roi de France en l’Isle de Maragnan », secondés par des
missionnaires de l’ordre des Capucins. Cette deuxième expérience coloniale
vient élargir le corpus de récits français sur le Brésil : en 1614, paraît
l’Histoire de la mission des Pères capucins en l’isle de Maragnan et terres
circonvoisines, récit du voyage de son auteur, le Père Claude d’Abbeville, à
Maranhão, au nord du Brésil, de son retour en France, accompagné de six
ambassadeurs tupinambas, et des cérémonies spectaculaires qui ont lieu à
Paris avec leur participation, tels leur baptême solennel et leur réception au
Louvre par le roi Louis XIII et la reine régente. Un an plus tard, le Père Yves
d’Évreux publie la Suitte de l’histoire des choses plus mémorables advenues
en Maragnan es années 1613 & 1614, mais les exemplaires de ce livre sont
détruits dans les ateliers d’imprimerie selon la même politique qui conduit la
monarchie française à abandonner la colonie brésilienne au nom de la double
alliance franco-espagnole promise par les mariages d’Anne d’Autriche et
Louis XIII, et d’Élisabeth de Bourbon et du futur Philippe IV. En
novembre 1615, les Français seront définitivement chassés du Brésil par les
forces portugaises.
Représentant les rapports franco-tupis sous le signe de la bonne entente
depuis au moins la seconde moitié du XVIe siècle, ces récits viennent
corroborer la discussion en France sur la possible formation d’un empire
colonial au Brésil. Les relations d’alliance avec les tribus de la côte,
inhérentes à la pratique du troc, garantissent aux Français un commerce de
bois de brésil d’ampleur, qui aurait été impraticable sans la coopération
systématique des Tupinambas. Sous les contraintes de ce modèle
économique, une véritable tradition de rapports culturels s’établit entre les
Tupinambas et les truchements français qui s’intègrent dans les tribus alliées,
dont ils partagent les mœurs, devenant aptes à servir par la suite d’interprètes
aux marchands venus de France. Ce phénomène de pénétration des Français
dans le tissu social local est le fondement même des projets de colonisation
français appliqués au Brésil. Dans ces conditions, en dépit de l’échec de la
France antarctique, sapée de l’intérieur par la dispute religieuse, et de la
France équinoxiale, reléguée à un épisode de lutte contre l’hérésie dans le
Nouveau Monde, les récits issus de ces deux expériences coloniales
françaises sont à la base d’une « ethno-graphie », avant même l’émergence
du savoir ethnographique trois siècles plus tard.
L’attitude tolérante et cordiale envers les Tupinambas imputée a
posteriori à Jean de Léry, malgré son pessimisme dogmatique quant aux
possibilités de leur conversion, est sans doute marquée par l’héritage culturel
des relations amicales franco-tupis. Si Léry invente ainsi le Sauvage, comme
l’affirme Frank Lestringant, sa reprise un demi-siècle plus tard par les
Capucins cherche, d’une certaine manière, à combler cette perte par la cause
missionnaire et coloniale et à projeter l’image d’un Tupinamba docile et
convertible dans un avenir idéalement construit d’une nouvelle France de
l’Amérique qui ne parviendra jamais à exister.

BIBLIOGRAPHIE

Andrea DAHER, Les Singularités de la France équinoxiale. Histoire de la


mission des pères capucins au Brésil (1612-1615), Paris, Honoré Champion,
2002 ; rééd., Paris, Classiques Garnier, 2022.
Frank LESTRINGANT, Le Huguenot et le Sauvage. L’Amérique et la
controverse coloniale en France, au temps des guerres de religion, Paris,
Aux Amateurs de Livres, 1990 ; 3e éd., Genève, Droz, 2004.
—, Jean de Léry ou l’invention du Sauvage. Essai sur l’Histoire d’un voyage
faict en la terre du Brésil, Paris, Honoré Champion, 1999 ; 3e éd., Paris,
Classiques Garnier, 2016.
Droit de conquête
Alice Bairoch

Après quelques tentatives d’établissement dans ce qu’elle appelle le


Nouveau Monde au XVIe siècle, et notamment au Brésil, la monarchie
française entreprend de créer un empire dès les années 1600. Elle s’installe
tout d’abord au Canada, en Acadie, avant de s’intéresser, quelques années
plus tard, dès 1625, aux Antilles, puis aux îles de l’océan Indien, à savoir
Madagascar, l’île Bourbon (La Réunion) et l’île de France (île Maurice). Elle
s’intéresse aussi à la Guyane, puis à la Louisiane. En outre, elle établit
quelques comptoirs, notamment au Sénégal et en Inde. Pour bâtir ces
colonies, il est alors nécessaire d’obtenir un soutien économique, religieux
mais surtout juridique de cette colonisation.
La religion est un élément indissociable de la colonisation française au
e
XVII siècle. Le roi de France s’appuie sur un objectif religieux, la volonté de
permettre l’expansion de la foi chrétienne dans le monde. Pour ce faire, la
conversion des peuples qui ne connaissent pas encore la foi catholique est
nécessaire. C’est la raison pour laquelle la volonté de conversion des
populations locales se retrouve au centre des premiers documents juridiques
utilisés pour justifier la colonisation.
En effet, le droit permet à la France de revendiquer un empire auprès de
différents acteurs et ce, de différentes manières. Le langage juridique n’est
pas le même lorsque la France s’adresse à des royaumes concurrents tels que
l’Angleterre ou l’Espagne, eux aussi intéressés par la possession de nouvelles
terres, que lorsqu’elle s’adresse aux peuples qui vivent sur les terres où elle
désire s’installer. Le droit français relatif à la création de l’empire est divisé
en deux volets. Le premier, intitulé « doctrine de la découverte », s’adresse
essentiellement aux autres royaumes d’Europe. Le second volet, qui prend en
compte les peuples locaux, mais reste développé par les Européens, pour les
Européens, se nomme « droit de conquête ».
Au XVIe siècle, lors des premières expériences européennes de
colonisation en Amérique, se développe la doctrine de la découverte, issue du
droit romain, qui consiste à affirmer qu’une terre qui n’a pas encore été
découverte par une autre nation chrétienne peut être revendiquée par celui qui
la découvre. Si la terre n’est pas habitée, les juristes européens utilisent le
terme latin de terra nullius, qui permet au découvreur de s’en emparer. Si elle
est occupée par des peuples locaux, la manière d’acquérir la terre dépend de
l’empire dont il est question. La France utilise elle aussi, en Amérique, le
droit de découverte, face aux autre États européens.
La mise en pratique du droit de découverte par les Français se fait à
travers l’émission de lettres patentes par le roi de France. Il s’agit de
documents juridiques, adressés à un explorateur, lui permettant de s’emparer
d’une terre non encore découverte par un autre royaume européen. Le
premier document permettant à la France de créer un empire au Canada est la
commission accordée à La Rocque de Roberval en 1541 par François Ier :
« Comme pour le desir dentendre et avoir congnoissance de plusieurs
pays partie desquels on dit inhabitez et autres possedez par gens sauvages et
estranges vivans sans cognoissance de dieu […] En considération desquelles
choses avons advisé et délibéré de renvoyer esdits pays de Canada et
Ochelaga et autres circonjacens […] affin den iceulx converser avec lesdits
peuples estranges si faire se peulx et habiter esdites terres et pays y construire
et ediffier villes et forts temples et eglises […]. »
Même s’il mentionne les habitants du Nouveau Monde, notamment par
l’exigence des conversions qui est un élément central de la politique française
en matière de colonisation, ce document s’adresse aux autres royaumes
d’Europe. Il leur signifie que la France a découvert ces terres en premier,
qu’aucun autre royaume n’y était installé avant elle et qu’elle est donc en
droit d’y construire son empire. Durant tout le XVIIe siècle, le roi de France
construira son empire grâce à des documents semblables remis à d’autres
explorateurs et colons qui désirent s’installer en Amérique, puis dans l’océan
Indien.
Abordons maintenant le droit de conquête. Au début du XVIIe siècle,
lorsque les explorateurs se rendent dans le Nouveau Monde, principalement
dans ce qui s’appellera par la suite le Canada, et que les colons sont envoyés
bâtir de nouvelles villes, leur nombre est très restreint. Ils se retrouvent face à
d’immenses territoires qu’ils connaissent à peine, et doivent s’efforcer de
survivre dans cet environnement. Ils ne sont pas en mesure de s’opposer aux
peuples locaux, et encore moins de conquérir leurs terres. Au contraire, ils
ont besoin d’eux pour les aider à connaître le territoire et pour subvenir à
leurs besoins. Ils effectuent donc des alliances multiples avec de nombreuses
nations autochtones.
Néanmoins, le droit de conquête impose aux Français de prouver aux
autres États européens leur prise de possession sur les terres autochtones.
Plusieurs moyens permettent de prouver cette possession. L’un d’entre eux
est la culture de la terre, ce que la France n’est pas en mesure de réaliser sur
l’étendue immense de territoires revendiqués et, pour la plupart, non
seulement inexploités mais également inexplorés par des Français. D’autres
moyens, moins coûteux et plus aisés, existent toutefois. Il s’agit d’apposer la
marque du roi de France sur les nouvelles terres. Les explorateurs affichent
ainsi parfois une plaque de cuivre sur un arbre, construisent une croix en bois
ou plantent les armes du roi sur le sol. Les lieux choisis sont des endroits
symboliques, de préférence des lieux de passage ou visibles de loin. Les
peuples locaux sont souvent présents, en tant que témoins, lors de ces prises
de possession. Ils entendent les représentants du roi affirmer que les terres
appartiennent désormais à leur souverain. Cependant, dans les faits, ces
cérémonies sont vues par les peuples locaux comme des cérémonies
d’alliance, impliquant des droits et des obligations pour les deux parties. Les
faits leur donnent raison puisque la colonisation de l’empire français au
Canada se produit essentiellement grâce aux alliances entre peuples locaux et
Français.
À titre d’exemple, lors du premier traité de paix effectué par Samuel de
Champlain et François Gravé du Pont, représentants du roi de France en
Acadie, avec les Algonquins, les Montagnais et les Etchemins, au tout début
du XVIIe siècle, que les Français utilisent à l’égard de l’Angleterre comme
preuve de leur prise de possession des terres, les trois peuples acceptent de
s’allier avec le roi de France car celui-ci les aidera à vaincre leurs ennemis.
Ce traité est vu par les peuples locaux comme une alliance militaire et
commerciale. Les Français doivent les aider dans leurs guerres contre
d’autres nations locales et les favoriser lors d’échanges commerciaux. En
contrepartie, les trois nations présentes lors du traité acceptent d’aider les
Français à explorer l’Amérique du Nord. Elles sont également d’accord pour
que des Français viennent s’installer à proximité afin de pouvoir commercer.
Si, pour les Français, il s’agit de revendiquer un territoire et d’en convertir la
population, pour les habitants locaux, il s’agit davantage d’accord
commercial et de stratégie militaire.
Ainsi, les droits de découverte et de conquête, utilisés par la France pour
revendiquer son empire, n’ont, dans la réalité des colonies, qu’un impact
limité sur les peuples locaux. La réalité de l’alliance avec eux implique une
réciprocité et une adaptation qui ne figurent pas dans la doctrine juridique de
l’époque.

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région des Grands Lacs, 1650-1815, trad. fr. Frédéric Cotton, Toulouse,
Anacharsis, 2009.
Comment les Français ont pris pied
en Amérique du Nord
Allan Greer

Depuis l’époque de Christophe Colomb, des vaisseaux français traversent


l’Atlantique en grand nombre. Poursuivant des activités de pêche et de
commerce, ils touchent aux côtes de l’Amérique sans guère pénétrer dans
l’intérieur du continent pendant tout le XVIe siècle. Ce n’est que tardivement,
et par étapes, qu’un État français en formation attachera un projet de
colonisation à cette présence initialement maritime et privée.
Alors que quelques navires français se dirigent vers le Brésil et les
Caraïbes, d’autres pêchent la morue dans les eaux de « Terre-neuve » (côte
atlantique du Canada et du nord des États-Unis). Internationale, cette pêche
saisonnière qui se pratique du début du XVIe siècle jusqu’au XXe, est dominée
par les Normands, les Bretons, les Basques et les Saintongeois. Vers la fin du
e
XVI siècle, 500 morutiers et 12 000 hommes font voile chaque printemps sur

une mer Atlantique nord parsemée d’icebergs. Ils établissent des campements
sur le littoral nord-américain avant de revenir à l’automne, les cales remplies
de poisson salé. Les pêcheurs font parfois un peu de troc avec les peuples de
la région : hameçons, haches et chaloupes usagées contre des peaux et des
fourrures. Vers 1580, la mode du chapeau de feutre fait grimper la demande
de laine de castor, matière brute du chapelier, et quelques vaisseaux
s’équipent pour le commerce des fourrures. Cette traite renforce la présence
saisonnière française dans la région.
Au XVIe siècle, l’État français s’investit peu dans cette liaison
transatlantique. Cependant, pour faire concurrence à l’Espagne, François Ier
parraine deux explorateurs : Giovanni da Verrazzano, qui longe toute la côte
des futurs États-Unis en 1524, et Jacques Cartier, un capitaine originaire de
Saint-Malo, qui remonte le Saint-Laurent jusqu’au site de Montréal en 1535.
Ce n’est qu’au début du siècle suivant, après la fin des guerres de religion et
une fois que la traite des fourrures a jeté les bases économiques d’une entente
franco-autochtone, que les Français établissent des colonies durables.
Henri IV se sert de ce commerce des fourrures pour mettre en œuvre un
programme de colonisation à moindre coût : il octroie une série de
monopoles commerciaux à des entrepreneurs qui s’engagent en retour à
amener des colons. Ainsi furent fondées les petites colonies de l’Acadie, sur
l’Atlantique, en 1605, et du Canada (le Québec actuel), sur les rives du Saint-
Laurent, en 1608. Pour assurer la persistance de cette dernière colonie,
Samuel de Champlain tisse des alliances avec les Premières Nations,
notamment les Montagnais, les Algonquins et les Hurons.
Au début, l’Acadie et le Canada n’abritent qu’une poignée de Français,
alors que les autochtones sont beaucoup plus nombreux et puissants.
Pourquoi ces derniers tolèrent-ils cette présence étrangère sur leurs
territoires ? Premièrement, ils apprécient les produits européens, tels que les
chaudrons de cuivre, les couteaux et les haches de fer, et les étoffes qu’on
leur fournit en échange de leurs pelleteries. Deuxièmement, ils espérent l’aide
militaire française dans les guerres qui les opposent à la puissante fédération
des Iroquois (Haudenosaunee) qui occupe l’actuel État de New York. Les
Français abritent leurs alliés dans leurs forts et interviennent activement dans
leurs batailles à plusieurs reprises. Ainsi, ils resserrent les liens avec quelques
nations autochtones tout en s’attirant l’animosité d’autres ; aussi, leur
comportement a pour effet d’aggraver les conflits.
Pour concurrencer les Anglais et les Hollandais, installés plus au sud, le
cardinal Richelieu fonde une corporation baptisée Compagnie de la Nouvelle-
France (1627-1663), qui mobilise des investissements privés pour assurer la
colonisation. C’est sous l’égide de la Compagnie qu’une petite société de
seigneurs et d’« habitants » (colons-paysans) s’installe sur les rives du Saint-
Laurent. Les missionnaires, surtout jésuites, y jouent un rôle de premier plan.
En 1642 un groupe de pieux laïcs fonde Montréal, visant à réaliser l’utopie
d’une colonie catholique, peuplée de Français et d’autochtones convertis.
Cependant, son emplacement à proximité du pays des Iroquois constitue aux
yeux de ceux-ci une provocation et ne fait que relancer la longue guerre
intermittente qui les oppose. Finalement, les campagnes d’évangélisation
menées par les jésuites et les « montréalistes » portent peu de fruits. En
l’absence de moyens de coercition, peu d’autochtones acceptent de se faire
baptiser.
Vers l’est, la petite colonie de l’Acadie prend forme. Puisqu’une poignée
de colons seulement y cultivent des marais côtiers, ils ne dérangent pas trop
leurs voisins Mi’kmaq avec lesquels ils entretiennent de bonnes relations.
Négligée par la France, l’Acadie n’accueille qu’une administration coloniale
et une église très rudimentaires. Les colons y sont exposés en temps de guerre
aux attaques des colonies anglaises ; l’Acadie sera prise plusieurs fois, avant
de passer définitivement au pouvoir des Anglais en 1710.
Louis XIV et Jean-Baptiste Colbert dissolvent la Compagnie de la
Nouvelle-France en 1663, avant de rattacher les colonies au domaine du roi.
Ils lancent un programme visant à renforcer le Canada par l’envoi de troupes,
de colons et de fonds. La paix avec les Iroquois (1667) procure une certaine
sécurité à la colonie et permet aux jeunes gens et ex-soldats de s’aventurer à
l’ouest pour troquer des fourrures avec des chasseurs autochtones plus
éloignés. Des missionnaires les suivent et l’État colonial – d’abord opposé à
cette dispersion – établira, vers la fin du siècle, de petites garnisons aux
points névralgiques. La Nouvelle-France de Louis XIV prendra ainsi la forme
d’un vaste empire en expansion vers l’intérieur du continent, joint à une
petite colonie sur le Saint-Laurent, dotée des institutions et des structures
sociales de l’ancienne France, ainsi que de quelques autres enclaves de
peuplement français, telles que l’Acadie, Détroit et le Pays des Illinois. En
dehors de ces colonies, cet empire n’est pas une zone de souveraineté réelle,
mais plutôt un réseau de liens commerciaux, diplomatiques, militaires et
religieux qui relie, de façon très fragile, des nations autochtones
indépendantes aux Français.
En 1699, des aventuriers canadiens fondent une nouvelle colonie, la
Louisiane, sur le golfe du Mexique, près de l’embouchure du Mississippi. La
France en prendra bientôt le contrôle et la colonie se transformera, à partir
des années 1720, en zone de plantations esclavagistes, reliée aux Caraïbes
autant qu’à l’Amérique du Nord. Comme la Nouvelle-France, la Louisiane
profite d’un vaste arrière-pays d’où elle reçoit des fourrures et des produits
agricoles venant des contrées traversées par le Mississippi et ses affluents.

BIBLIOGRAPHIE

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the French Atlantic, 1598-1663, Montreal, McGill-Queen’s University Press,
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Laurier TURGEON, Une histoire de la Nouvelle-France : Français et
Amérindiens au XVIe siècle, Paris, Belin, 2019.
Aventuriers et aventurières de la foi
Dominique Deslandres

Les missions françaises du XVIIe siècle sont indissociables de la première


mondialisation qui les voit naître et se développer tous azimuts : elles
s’implantent en Méditerranée (au Levant et à Constantinople), en Amérique
(de la Nouvelle-France qui comprend l’Acadie, le Canada et la Louisiane
jusqu’à la France équinoxiale dont naîtra la Guyane, en passant par les
Antilles) comme en Afrique et en Asie. Plusieurs traits distinguent ces
missions de celles des autres pays colonisateurs.
Soulignons d’abord le rôle, crucial, des femmes, à la fois actrices et
public cible du mouvement de conversion qui vise autant à reconstruire la
France dévastée par quarante ans de guerres civiles et religieuses qu’à
construire outre-mer des Frances nouvelles. Se déploie alors un véritable
féminisme religieux dont le principe premier est d’affirmer l’égalité des sexes
devant le salut. Temps, énergie et argent, l’apport des Françaises de tout état
et condition, mais inscrites dans de puissants réseaux, est considérable dans
l’organisation, le financement et la tenue des missions intérieures et
extérieures du pays. Pour la première fois dans l’histoire, des femmes se font
missionnaires sur le terrain. Ainsi les bienfaitrices, souvent des veuves,
proviennent de tous les échelons de la hiérarchie sociale : depuis Anne
d’Autriche, qui favorise les religieuses parties au Nouveau Monde, jusqu’à
Mme de La Peltrie, fondatrice séculière des Ursulines de Québec, en passant
par la duchesse d’Aiguillon, nièce du cardinal de Richelieu, qui finance
autant les projets des Hospitalières que les missions au Levant et en Orient et
les œuvres de la Compagnie du Saint-Sacrement. En Nouvelle-France, disent
les Jésuites, ces femmes animées du « zèle de la gloire de Dieu et l’affection
au salut de ces peuples » font « plus pour la conversion des Sauvages que
toutes nos courses et nos paroles » : les Hospitalières font « en sorte que tous
les malades pendant qu’ils seront à l’Hostel-Dieu, servent et honorent Dieu,
tous ceux qui y mourront, s’en aillent au Ciel, & que ceux qui en sortiront
apres y avoir receu la santé du corps, remportent encore la santé de l’âme » ;
les Ursulines à Québec comme à Tours, et les sœurs de la Congrégation de
Notre-Dame, à Montréal comme en Champagne, prodiguent aux filles et aux
femmes un enseignement religieux (catéchisme, prières, chants en latin et en
vernaculaire, examen de conscience, etc.) en même temps qu’une initiation à
la lecture, à l’écriture, au calcul, ainsi qu’à la « science des ouvrages » et
« mille petites adresses » propres aux Françaises. Il est alors espéré que ces
femmes ainsi éduquées se muent à leur tour en agents de conversion dans leur
foyer, dans leur village. Ainsi, partout, en France comme dans ses colonies,
religieuses et dévotes établissent les bases d’un assistanat social et religieux,
fondé sur l’éducation, la santé et la charité, qui doit, tout à la fois, ramener les
chrétiens égarés, ramener les convertis au bercail respectif de l’Église et de
l’État absolutiste, et faire de tous et toutes les relais de transmission de la foi
et de la nation françaises.
Les missions du XVIIe siècle sont en effet intrinsèquement liées à
l’idéologie française de la souveraineté qui passe alors moins par la conquête
des terres que par l’assujettissement des peuples qui les habitent. L’objectif
premier du roi français, maître du pays le plus peuplé donc souverain le plus
puissant d’Europe, est de régner sur le plus grand nombre de sujets possibles.
Ainsi s’expliquent, d’une part, la clause des premières chartes coloniales, qui
fait de chaque baptisé un « naturel français » et, d’autre part, l’intention en
Nouvelle-France, de ne faire qu’un seul peuple des Français et des
autochtones en encourageant les mariages mixtes et la sédentarisation. Ces
principes inclusifs, qui visent à gagner de loyaux sujets au roi de France, se
greffent tout naturellement sur l’universalisme de l’Église romaine qui, pour
sa part, veut gagner toutes les âmes. C’est donc en se légitimant
mutuellement que les missionnaires et les autorités civiles œuvrent à cette
unification terrestre et céleste, autant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la
France.
Ce qui distingue aussi les missions françaises, c’est que, au-delà des
nécessaires adaptations que dicte la réalité du terrain, les agents de
conversion poursuivent partout les mêmes objectifs, utilisent les mêmes
méthodes, escomptent les mêmes résultats et ce, quels que soient les
caractères intrinsèquement différents des peuples à convertir. Un même état
d’esprit leur fait considérer les vices qu’ils stigmatisent chez leurs
contemporains comme les fruits de l’ignorance religieuse, et leur mission,
comme une guerre contre les forces du mal. Aussi pour « bien édifier et
doucement captiver » les êtres qu’ils veulent extirper des mains du démon,
les missionnaires agitent tantôt la peur de l’enfer, tantôt les joies du paradis.
Par exemple, à l’instar d’un Julien Maunoir en Bretagne qui « connoissoit
très-bien le cœur, et il en savoit le chemin. Tout ce qu’il disoit, alloit là ; et il
sembloit qu’il remuât les passions comme il vouloit. Aussi le plus grand de
ses talens étoit de toucher », François Le Mercier convainc une malade
autochtone : « Luy aiant parlé du paradis et luy aiant fait entendre que sans le
baptesme, il n’estoit pas possible d’y aller jamais et que ceux qui mouroient
sans estre baptisez alloient aux enfers, elle me dit nettement que, pour elle,
elle ne prétendoit point aller ailleurs que là où estoient ses parens défunts.
Néantmoins, elle changea bientost d’advis quand elle ouit parler de l’estat
misérable des damnez et qu’ils ne recevoient aucune consolation les uns des
autres ». Mais il faut aussi séduire les peuples visés. Tout doit servir
l’évangélisation : autant la cohésion sécurisante de la doctrine que ses
discours émouvants et souvent théâtraux ; autant la curiosité que suscitent les
missionnaires par l’usage de l’écriture, de la technologie, des images et des
chants didactiques, par leur geste, leur parole « simple et familière »
exprimée dans la langue vernaculaire ; même l’assistance matérielle est mise
à profit : pensons à l’aide financière que reçoivent les protestants de France
lors de leur conversion ou au « festin de pois ou de sagamité de bled d’Inde
avec des pruneaux » que font régulièrement les Ursulines de Québec aux
autochtones, « après quoi ils étoient quasi tout le jour à notre grille pour
recevoir quelque instruction, ou apprendre quelque prière ». Les
missionnaires ont tendance à infantiliser les peuples qu’ils désirent convertir
et réduire, reducere, reconduire dans le droit chemin. Convaincus que Dieu
damne l’ignorance religieuse et ceux qui la laissent vivre, ces idéalistes de la
foi ne peuvent imaginer une meilleure façon que la leur de vivre, de mourir et
de gagner son ciel. De fait, leur radicale intransigeance les pousse à créer
dans l’urgence et partout une « Jérusalem bénite de Dieu, composée de
citoyens destinés pour le Ciel ».
C’est cette ferveur religieuse qui permet en Amérique l’établissement
extraordinairement rapide de tout un dispositif éducatif et charitable destiné
d’abord aux autochtones, puis aux colons – depuis le collège des Jésuites en
1635, un an avant Harvard, la réduction de Sillery en 1637, le couvent des
Ursulines et l’Hôtel-Dieu de Québec en 1639, la ville missionnaire de
Montréal en 1642 jusqu’au couvent des Ursulines en 1727 à La Nouvelle-
Orléans. Merveilleusement documentée par les fameuses Relations des
Jésuites et par les écrits de Marie de l’Incarnation (fondatrice des Ursulines
de la Nouvelle-France), la vocation évangélique de ces aventurières et
aventuriers de la foi les mène à se faire linguistes, ethnographes, historiens,
géographes. On notera que les Jésuites ont la mainmise sur les missions de la
Nouvelle-France de 1632 à 1657, date à laquelle ils sont rejoints par les
Sulpiciens, puis les prêtres du séminaire des Missions étrangères et les
Récollets. C’est à tous ces missionnaires, lancés à la recherche de toujours
plus d’âmes à convertir et de missions à établir, que les Français doivent la
connaissance des peuples de la vallée du Saint-Laurent, de la région des
Grands Lacs, du pays des Illinois (le haut Mississippi) et, par-delà, de tout le
territoire qui va du golfe du Mexique aux océans Pacifique et Arctique.
Soulignons qu’en hommes de leur temps, aucun ne s’élève contre l’esclavage
autochtone et afro-descendant qu’ils pratiquent eux-mêmes et se contentent
de christianiser.
La Jérusalem dont rêvent les missionnaires sera tout autre, à cause des
résistances des autochtones mais aussi de celles des colons eux-mêmes. En
Amérique, ce sont les premiers qui dictent les termes des alliances en
imposant aux Français d’apprendre leurs langues, leurs façons d’être et
d’échanger. Ce que, par pragmatisme et souvent de bon gré, la majorité des
colons font au point d’être accusés de s’ensauvager. L’arme d’empire qu’est
l’assimilation par les mariages mixtes joue contre le projet missionnaire. La
majorité des hommes et des femmes des Premières Nations refusent de se
soumettre à la hiérarchie patriarcale franco-catholique que sous-tend la
conversion, en imposant le mariage monogame, l’autorité masculine, la
fidélité et l’obéissance féminines, l’impossibilité du divorce. Ces exigences
perturbent grandement les relations sociales, économiques, politiques et
genrées des autochtones qui accusent les missionnaires de vouloir « renverser
le pays ». Quant aux colons, dont une partie a des racines protestantes, se
plier aux mœurs autochtones l’emporte souvent sur l’obéissance aux
prescriptions. Les missionnaires critiquent leur amour de l’indépendance, leur
oisiveté, la « folle tendresse » qu’ils ont pour leurs enfants, « imitant en cela
les Sauvages, ce qui les empêche de les corriger et de leur former l’humeur ».
Sous de telles observations se cachent de grandes peurs face aux désordres
sociaux et souvent un dégoût de la gueuserie que les autorités civiles et
religieuses retrouvent des deux côtés de l’Atlantique, en comparant les
sauvages et les colons ensauvagés aux gueux de France : même pauvreté,
même liberté de mœurs, même désobéissance aux règles, donc, même
urgence de les « sauver ».

BIBLIOGRAPHIE
Denys DELÂGE, Le Pays renversé. Amérindiens et Européens en Amérique
du Nord-Est, 1600-1664. Montréal, Boréal Express, 1985.
Dominique DESLANDRES, Croire et faire croire. Les missions françaises au
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XVII siècle. Paris, Fayard, 2003.
—, « L’intimité française avec la “sauvagerie” à Montréal aux 17e-
18e siècles », Dix-huitième Siècle, no 52, 2020/1, p. 101-118.
Gilles HAVARD, Empire et métissages. Indiens et Français dans le Pays d’en
Haut, 1660-1715, Sillery, Septentrion / Paris, Presses de l’université de Paris-
Sorbonne, 2003.
Jean-François LOZIER, Flesh Reborn. The Saint Lawrence Valley Mission
Settlements through the Seventeenth Century, Montréal-Londres, McGill-
Queen’s University Press, 2018.
Marie de l’Incarnation : une fondatrice
Mary Dunn

Marie de l’Incarnation, fondatrice de l’ordre des Ursulines en Nouvelle-


France, est née Marie Guyart à Tours à la toute fin du XVIe siècle, le
28 octobre 1599. Quatrième des huit enfants de Florent Guyart et Jeanne
Michelet, Marie se sent très tôt attirée par la liturgie catholique et les
sacrements. Elle est encline à converser avec Dieu, la Vierge Marie et Jésus-
Christ. Son attirance pour le Christ restera un thème central de son expérience
religieuse ; elle rêve de Jésus à l’âge de 7 ans, connaît ce qu’elle appelle sa
« conversion » en 1620 et célèbre ses épousailles mystiques avec l’ordre
monastique du Verbe incarné en 1627, avant de poursuivre en Amérique du
Nord sa vocation d’Ursuline, guidée par l’imitation du Christ.
Contre son gré, mais obéissant à ses parents, Marie épouse en 1617 le
maître ouvrier soyeux Claude Martin. Son fils, également prénommé Claude,
naît deux ans plus tard, le 2 avril 1619, mais la félicité domestique de Marie –
si tant est qu’elle ait existé – est de courte durée. Six mois plus tard, son mari
meurt, laissant seule la jeune veuve de 19 ans face à la tâche d’élever son fils
et d’affronter les dettes et les procès qui ont conduit la petite fabrique de
Claude au bord de la faillite.
Peu après le décès de son mari, Marie a une vision dramatique du Christ
crucifié qu’elle mentionnera par la suite comme le moment clé où elle décide
de consacrer sa vie pleinement et délibérément au christianisme. Au cours des
dix années suivantes, le penchant de la jeune femme pour la vie religieuse ne
fait que s’accentuer jusqu’au jour où, en 1631, elle entre au monastère des
Ursulines de Tours, laissant le jeune Claude aux soins de sa sœur et de son
beau-frère. Il semble que l’enfant ait mal vécu l’absence de sa mère, et que
celle-ci aussi en ait souffert. Ces premières années de Marie au couvent sont
ponctuées par des périodes de doute et d’anxiété, en particulier en ce qui
concerne la séparation d’avec son fils, qui revient comme un thème persistant
à la fois dans ses autobiographies spirituelles et dans ses lettres à Claude.
En 1633, cependant, elle reçoit une autre vision qui va changer sa vie
pour toujours et inspirer sa vocation en Amérique du Nord. Cette fois, c’est la
Vierge Marie qui lui fait contempler une contrée « autant pitoyable
qu’effroyable » que son directeur spirituel identifiera plus tard comme le
Canada. Avec l’appui du père jésuite Joseph Poncet et le soutien financier
d’une riche veuve laïque, Madeleine de La Peltrie, Marie s’embarque à
Dieppe le 4 mai 1639 avec trois autres ursulines et quelques voyageurs.
Après une traversée de près de trois mois, ils arrivent au Canada vers la fin
du mois de juillet.
Au cours des trente-trois années qui suivent, Marie fondera une école
destinée à l’éducation des jeunes filles amérindiennes, traduira plusieurs
catéchismes dans les langues indigènes et exercera pendant dix-huit ans la
fonction de supérieure du premier couvent d’Ursulines du Nouveau Monde.
Gérant les affaires de sa communauté de femmes, elle saura aussi bien
négocier avec les évêques que passer des contrats avec des hommes
d’affaires. Pendant cette même période, elle entretiendra également une
correspondance abondante et intime avec l’enfant qu’elle avait quitté tant
d’années auparavant pour se consacrer à la vie religieuse. En fin de compte,
c’est à ce fils abandonné que nous devons la préservation des œuvres écrites
de Marie, y compris ses deux autobiographies spirituelles, les Relations de
1633 et de 1654, ainsi qu’une vaste collection de lettres (toutefois
incomplète).
Les deux Relations de Marie, ainsi que sa correspondance, nous offrent
un portrait intime de l’itinéraire spirituel de l’une des mystiques les plus
éminentes du XVIIe siècle. Qu’on la catégorise comme représentante de la
Réforme catholique ou comme héritière de l’école française de spiritualité,
Marie se détache néanmoins par sa singularité, car la réalité de la vie en
Nouvelle-France a favorisé chez elle une spiritualité marquée par la synergie
de l’action et de la contemplation. Ce faisant, elle a conféré une signification
nouvelle à la pratique de l’« anéantissement », à savoir une vie d’abnégation,
de souffrance et de pauvreté en esprit vécue comme moyen de participer à
l’expérience du Christ. À bien des égards, l’ascension mystique de Marie
imite celle de nombre de ses homologues chrétiens ; elle passe par une
succession d’états qui rapprochent progressivement celle ou celui qui les
traverse de l’union avec Dieu, atteignant son apogée dans le mariage spirituel
et trouvant son accomplissement définitif dans la transfiguration du mystique
en image de la divinité. Mais pour Marie, qui est en cela une figure
exceptionnelle, l’expérience mystique ne s’est pas épuisée dans le mariage
spirituel, mais a continué à s’exprimer dans une grande quantité d’activités
mondaines liées à ses responsabilités de fondatrice puis de supérieure des
Ursulines en Nouvelle-France. Dans le contexte difficile du Nouveau Monde,
action et contemplation se sont avérées non seulement compatibles mais
complémentaires et mutuellement enrichissantes. Marie de l’Incarnation a
ainsi insufflé un sens nouveau au vécu d’une mystique unie et transformée
dans la personne du Christ.
Traduit de l’anglais par Marc Saint-Upéry

BIBLIOGRAPHIE

Mary DUNN, The Cruelest of All Mothers : Marie de l’Incarnation,


Motherhood, and the Christian Tradition, New York, Fordham University
Press, 2016.
— (dir.), From Mother to Son : Selected Letters from Marie de l’Incarnation
to Claude Martin, Oxford University Press, Oxford, Oxford University Press,
2014.
Anya MALI, Mystic in the New World : Marie de l’Incarnation (1599-1672),
Brill, Leyde, 1996.
Français et Amérindiens : entre alliances
et violences
Arnaud Balvay

Encore aujourd’hui, certaines personnes sont persuadées des bienfaits


apportés par la colonisation française à travers le monde. La Nouvelle-France
apparaît alors à leurs yeux comme l’exemple même d’une colonisation
réussie et ils reprennent à leur compte la célèbre maxime de l’historien
américain Francis Parkman : « La civilisation espagnole a écrasé l’Indien ; la
civilisation anglaise l’a méprisé et négligé ; la civilisation française l’a étreint
et chéri. » Pourtant, l’histoire de l’Amérique française est ponctuée par une
multitude de heurts et de conflits entre Français et Amérindiens.
Définie comme une « expansion sans peuplement » par l’historien
Cornelius Jaenen, la colonisation française de l’Amérique du Nord s’est faite
à partir de la vallée du Saint-Laurent. Les débuts de la colonie canadienne au
e
XVII siècle sont difficiles. Les colons doivent faire face aux attaques

perpétrées par les nations iroquoises et ce n’est que grâce à l’arrivée, en 1665,
du régiment de Carignan-Salières, qu’une première paix est conclue deux ans
plus tard. L’essor vers l’ouest puis le sud peut alors débuter. En 1671,
l’officier Simon-François Daumont de Saint-Lusson prend symboliquement
possession du Pays d’en Haut au nom de Louis XIV. Des forts commencent à
être érigés dans la région des Grands Lacs. En 1682, Cavelier de La Salle
parvient à l’estuaire du Mississippi et procède à la prise de possession de
toute la vallée du fleuve et fonde ainsi la Louisiane.
La couronne se rend alors compte de l’importance de ses possessions
américaines. La Louisiane apparaît comme un lien entre les possessions
espagnoles du Texas et le Pays d’en Haut et comme une zone tampon entre le
Mexique et les colonies britanniques. Le Pays d’en Haut et la Louisiane
forment ainsi aux yeux des autorités métropolitaines une région
géostratégique, qui peut servir de barrière contre l’expansion tant territoriale
que commerciale des Anglais. La France décide alors de bâtir une ligne de
forts sur les axes stratégiques que sont les voies navigables sans toutefois se
donner les moyens de l’occuper convenablement et durablement en y
implantant des colonies de peuplement.
À partir du début des années 1680, les Iroquois attaquent à nouveau le
Canada afin de protéger leurs territoires de chasse. Malgré l’envoi de soldats
des troupes de marine, la colonie demeure directement menacée. Plusieurs
expéditions sont mises sur pied par les Français. Menée par le gouverneur de
La Barre, l’expédition de 1684 est un désastre, tout comme celle menée trois
ans plus tard par son successeur, le marquis de Denonville. En 1687,
organisées selon un schéma européen et ayant adopté une tactique
conventionnelle inadaptée au milieu canadien, les troupes ne parviennent pas
à contraindre l’ennemi, qui s’enfuit et ne laisse que des villages vides à
détruire. Ce n’est que grâce au secours des alliés amérindiens que les
détachements de soldats français évitent une humiliante défaite, notamment
lorsque les Tsonnontouans, l’une des cinq nations iroquoises, leur tendent
une embuscade en 1687. L’année suivante, les Iroquois assiègent le fort
Frontenac et, en 1689, 1 500 Iroquois parviennent à attaquer et à détruire la
bourgade de Lachine, située à proximité de Montréal. Il faut attendre 1701
pour qu’une paix soit finalement conclue à Montréal.
Une décennie plus tard se déroule un nouveau conflit politique puis
économique, cette fois-ci avec les Renards, peuple originairement établi à
l’est du Michigan, dans la vallée du Saint-Laurent. En 1712, les Renards
attaquent les Outaouais, alliés des Français résidant à proximité du fort
Pontchartrain de Detroit, avant d’être harcelés par plusieurs nations
également alliées des Français. C’est le début d’une longue guerre, qui
perturbe fortement les alliances franco-amérindiennes. Le gouverneur du
Canada décide alors d’envoyer des troupes dans les forts de l’Ouest,
notamment Michilimackinac, les Illinois et Ouiatanon. En réalité, il souhaite
avant tout relancer la traite des fourrures, qui avait été interdite en 1696. Les
autorités ne sont donc pas pressées de mettre un terme au conflit avec les
Renards, qui justifie l’envoi de soldats (et de marchandises) dans cette région.
En 1716, une expédition est finalement menée contre les Renards et ceux-ci
finissent par se rendre. Une paix relative est maintenue pendant douze ans, ce
qui n’empêche pas de fréquentes altercations. En 1728, les Français décident
d’attaquer à nouveau les Renards, qui seraient utilisés par les Britanniques
pour les déloger. Deux ans plus tard, le « fort des Renards » est pris, mais le
gouverneur du Canada, Charles de la Boische, marquis de Beauharnois,
souhaite continuer la guerre jusqu’à l’extermination. En 1738, ce dernier finit
par accorder un pardon général aux Renards après avoir échoué à les vaincre
militairement, ce qui a pour effet de mettre fin à la guerre avec une nation qui
n’existe pratiquement plus, la plupart de ses membres ayant été réduits en
esclavage et vendus à des colons français.
Au sein de la société des forts, formée par les Amérindiens et les soldats
français et colons qui y résident, les interactions sont quotidiennes et cela ne
va pas sans provoquer des tensions. À plusieurs reprises, des brouilles
naissent entre soldats et Amérindiens au sujet des destructions occasionnées
par les animaux domestiques des uns sur les cultures des autres. Des querelles
peuvent également survenir lorsque les autochtones s’endettent auprès de
soldats et ne peuvent pas les rembourser. Plus grave, il arrive que les
Amérindiens se plaignent auprès des autorités françaises du fait que des
officiers leur enlèvent leurs femmes et aillent même parfois jusqu’à
commettre des viols. Cela se règle généralement par une augmentation du
nombre de présents offerts aux Amérindiens et les soldats sont rarement
inquiétés. Cependant, cette attitude des autorités françaises est directement
responsable de la détérioration des relations avec les Chactas, peuple du sud
de l’Amérique du Nord qui est le plus important allié des Français. Elle serait
également à l’origine du massacre des Français par les Natchez au nord de La
Nouvelle-Orléans.
Les maltraitances que les Français font subir aux nations amérindiennes
ainsi que la compétition avec les Anglais sont responsables de plusieurs
conflits. En 1729, les Natchez attaquent le fort français situé sur leurs terres
et en massacrent tous les occupants. Cette attaque a de lourdes conséquences
pour la colonie de la Louisiane et inaugure une période de tensions, qui va
durer une vingtaine d’années, notamment contre les Chicachas, alliés des
Anglais et ennemis des Français. En effet, quelques Natchez, dont la nation a
été détruite, se sont réfugiés chez les Chicachas et, immédiatement, les
Français décident de punir ces derniers pour avoir accueilli les « rebelles » et
chargent leurs alliés chactas « de frapper […] sur les Chicachas ». En 1734,
cette politique de harcèlement par les alliés amérindiens ne suffit plus. Il est
décidé d’anéantir les Chicachas car ceux-ci ne cessent d’essayer d’attirer les
Chactas dans leur camp, ce qui, si cela se réalisait, provoquerait la ruine de la
Louisiane. En 1736, le gouverneur Bienville parvient enfin à lancer une
première offensive, mais celle-ci est un échec. Les troupes venues d’Illinois
sont défaites et Bienville, ne parvenant pas à s’emparer d’une position
chicacha fortifiée, est contraint de se replier sur Mobile. Une seconde
expédition a lieu. En août 1739, 1 200 soldats venus du fort de Chartres, de
La Nouvelle-Orléans et du Canada rallient 2 400 alliés amérindiens au fort de
l’Assomption, sur des falaises surplombant le Mississippi, aujourd’hui dans
le Tennessee, puis se mettent en route vers le territoire chicacha. Six mois
plus tard, après quelques escarmouches, la troupe, considérablement réduite
par la maladie, et les Chicachas, constamment harcelés par les Chactas,
décident de faire la paix.
En 1752, il est écrit dans un mémoire du roi que les Chicachas « ont êté
[…] considerablement affoiblis ; et l’on seroit peut-être parvenu à les detruire
entierement sans des mouvemens qui sont survenus chez les Chactas, nation
alliée des François qui avoit pris une grande part dans cette guerre ». En effet,
une partie de la population chacta a fini par se révolter contre les Français au
milieu des années 1740. Les causes de cette révolte sont multiples :
diminution conjoncturelle du nombre de présents et du prestige des Français
(après les deux expéditions ratées contre les Chicachas), développement des
échanges avec les Britanniques, etc. Cependant, d’après le chef
Tatoulimataha, ce sont les violences sexuelles commises par les soldats
français qui auraient précipité la révolte. Pour les Français, le principal
facteur d’inquiétude est néanmoins l’alliance conclue par le chef chacta
Soulier Rouge et son frère Mingo avec l’Anglais James Adair. Considérant
que cela représente un danger pour la colonie louisianaise, le gouverneur
Vaudreuil décide de monter les autres factions chactas contre celle de Soulier
Rouge. La situation s’envenime lorsqu’un officier et deux traiteurs français
sont tués par des partisans de ce dernier dans une embuscade. Le
20 novembre 1746, Vaudreuil écrit qu’il a « demandé justice sur cet
attentat ». Au mois de juillet 1747, les Chactas demeurés fidèles au Français
finissent par livrer la tête de Soulier Rouge, à la plus grande satisfaction du
gouverneur. À Paris, on considère que cela mettra fin à la division, qui
régnait au sein des Chactas et la paix est conclue avec la faction rebelle.
Nul ne peut nier qu’à l’intérieur du continent, au sein de la société des
forts, les relations entre Français et autochtones étaient généralement bonnes.
Il existait une véritable solidarité, des liens solides avaient été créés et les
échanges étaient quotidiens. Il ne faut pas oublier néanmoins que de
nombreux conflits ont eu lieu entre Français et Amérindiens. Il existe
plusieurs raisons à ces conflits : territoriales (avec les Iroquois), économiques
et politiques (la guerre des Renards), maltraitances répétées (Natchez et
Chactas), compétition avec les Britanniques (Chicachas et Chactas). Quant
aux conséquences, elles sont bien souvent dramatiques, notamment pour les
Natchez et les Renards, qui ont été écrasés (pour reprendre Parkman), soit
quasi anéantis ou réduits en esclavage.
Si la société des forts a pu devenir une réalité, c’est en grande partie parce
que les Français n’étaient pas assez nombreux et qu’ils étaient dépendants des
nations amérindiennes auprès desquelles ils vivaient tant pour se nourrir que
pour combattre. C’est donc, pour reprendre les mots de Cornelius Jaenen,
parce qu’il n’y a pas eu de réel peuplement et c’est cette « expansion sans
peuplement », caractéristique de la colonisation française en Amérique du
Nord, qui a contribué le plus fortement à consolider l’alliance des nations
amérindiennes avec les Français. Ce n’est peut-être pas un hasard si les deux
conflits les plus graves mentionnés ci-dessus se produisent là où la
colonisation est la plus forte : Natchez et Detroit.

BIBLIOGRAPHIE

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Colonial North America, Oxford-New York, Oxford University Press, 1981.
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de l’université de Laval, 2006.
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Louisiana Society and Culture, Lafayette, Center for Louisiana Studies, 2000,
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Cornelius JAENEN, « Colonisation compacte et colonisation extensive aux
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Zitomersky (dir.), Colonies, territoires, sociétés. L’enjeu français, Paris-
Montréal, L’Harmattan, 1996.
Le massacre des Natchez
Arnaud Balvay

En 1729, la colonie des Natchez, située au nord de La Nouvelle-Orléans,


et qui regroupe un fort, quelques habitations alentour et deux importantes
concessions appartenant à de riches propriétaires, est porteuse de nombreux
espoirs. Les terres qu’elle occupe sont réputées pour être des plus fertiles et
l’on espère en faire une colonie florissante. Pourtant, le 28 novembre de cette
même année, au matin, tous ces rêves sont anéantis. Les Amérindiens vivant
à proximité, les Natchez, mènent une terrible attaque contre leurs voisins
français et tuent pratiquement tout le monde, hormis les enfants, les femmes
et les esclaves. Pour comprendre ce qu’il s’est passé, il faut revenir aux
origines des relations entre Français et Natchez.
La première rencontre a lieu en mars 1682 lorsqu’une expédition menée
par l’explorateur et marchand de fourrure français René-Robert Cavelier de
La Salle descend le Mississippi pour découvrir l’embouchure du fleuve. Les
Natchez constituent alors la nation autochtone la plus puissante de la région.
Ils vivent dans plusieurs villages répartis sur une zone couvrant environ
60 km² le long du Mississippi, à proximité de la ville actuelle de Natchez,
dans l’État du même nom. Les premiers contacts sont excellents. Français et
Natchez fument le calumet de la paix et cela suffit au découvreur pour
déclarer que ceux-là sont dorénavant des alliés. L’alliance semble pourtant
bien fragile puisque, quelques jours plus tard, alors que les Français
remontent le fleuve, les Natchez se montrent extrêmement hostiles envers eux
si bien qu’ils sont contraints de passer leur chemin. Quelques années plus
tard, entre 1699 et 1702, l’explorateur, militaire et administrateur français
Pierre Le Moyne d’Iberville visite à son tour les Natchez et est bien reçu lui
aussi. Il comprend néanmoins que ceux-là espèrent qu’il leur donnera des
fusils et les aidera contre les Chicachas, qui disposent depuis peu d’armes
fournies par les traiteurs anglais de la Caroline. Lors de ces premières
interactions, les Français louent les qualités de ces Amérindiens qu’ils jugent
« moins barbares » que les autres. Il s’ensuit une véritable fascination
française pour les Natchez et, notamment, leur organisation sociale.
Cependant, au début du XVIIIe siècle, les Français, trop occupés à tenter de
survivre à Mobile, négligent d’entretenir l’amitié des Natchez. Des traiteurs
anglais en profitent pour tenter de convaincre ceux-ci de se joindre à eux.
Lorsque les Français installent finalement un magasin de traite en 1713 parmi
les Natchez, ils se rendent compte qu’il y existe dorénavant deux clans : l’un,
pro-Anglais, et l’autre pro-Français. De ce dualisme vont découler de
nombreuses tensions, tant au sein de la nation natchez qu’entre les
autochtones et les Français.
En 1716, un premier conflit éclate. Il est provoqué par l’attaque de
voyageurs français et le pillage de leur magasin à la suite d’une négligence du
gouverneur de la Louisiane, Antoine de Lamothe-Cadillac, qui était passé
chez les Natchez sans prendre le temps de fumer le calumet de la paix pour
entretenir l’alliance. L’ancien gouverneur Jean-Baptiste Le Moyne de
Bienville est alors envoyé pour les punir et parvient par traîtrise à obtenir que
des chefs pro-Anglais soient exécutés. La paix est alors restaurée et les
Français décident de construire un fort, le fort Rosalie, pour faciliter les
relations avec les Natchez.
Lorsque le financier John Law crée la Compagnie des Indes en 1717, la
véritable colonisation de la vallée du Mississippi commence et plusieurs
concessions sont établies chez les Natchez. Les colons s’installent en nombre
dans la région, principalement à la périphérie des villages autochtones. Ils
sont généralement bien accueillis et acquièrent facilement des terres que les
Natchez ont abandonnées après les avoir cultivées et qu’ils cèdent contre
paiement. Les colons se lancent alors dans une agriculture intensive, dirigée
directement par la Compagnie des Indes, qui demande que soient cultivés en
priorité du tabac et de l’indigo. Deux concessions importantes, celle de
Sainte-Catherine et celle de Terre Blanche, sont créées. La première est
fondée par le commissaire ordonnateur de la Louisiane, le sieur Marc-
Antoine Hubert. La seconde appartient au secrétaire d’État à la Guerre
Claude Le Blanc. Au final, l’extension de la colonisation voulue par la
Compagnie est directement responsable de l’issue dramatique que vont
prendre les relations entre les Français et les autochtones.
Une fois encore, les relations entre Français et Natchez sont tout d’abord
excellentes. Lorsque Hubert s’installe à Sainte-Catherine, les autochtones
viennent le voir et fument le calumet de la paix avec lui. Lorsqu’un moulin
est construit, les Natchez viennent y moudre leurs grains et certains d’entre
eux se font même embaucher par les colons comme chasseurs ou apportent
du bois de chauffage, des volailles ou de l’huile en échange de produits
manufacturés. Cependant, l’augmentation du nombre de colons provoque de
nouvelles tensions et les problèmes surgissent notamment avec les habitants
des villages pro-Anglais. Dès 1722, le directeur de la concession de Sainte-
Catherine se plaint du fait qu’on lui ait volé du bétail et tué quelques
chevaux. L’année suivante, une querelle entre un sergent français et un
Natchez, qui s’était endetté auprès de lui, dégénère. La garde du fort est
appelée en renfort et tue l’Amérindien, qui habitait le village pro-Anglais de
la Pomme. Ses concitoyens utilisent ce prétexte pour harceler la concession
de Sainte-Catherine.
Bienville est à nouveau envoyé pour essayer de rétablir le calme. Son but
n’est pas d’attaquer la nation natchez dans sa totalité, mais uniquement les
villages rebelles, qu’il souhaite détruire. De fait, il se rend directement au
village de la Pomme, fait raser les habitations désertées et capture quelques
hommes et femmes qu’il fait esclaves. Cependant, après avoir effectué cette
expédition punitive, Bienville se rend compte que les coupables ne sont pas
ceux qu’il croyait. En effet, il apprend que le prétendu harcèlement de la
concession Sainte-Catherine de 1722 était en réalité le fait de Français
travaillant sur la concession, qui avaient tué le bétail pour se nourrir et qui
avaient ensuite fait en sorte qu’on croie que les Natchez étaient à l’origine de
ces déprédations. Cela le pousse à conclure rapidement la paix avec ceux-ci.
Dans le traité de paix, il est précisé que le commandant de fort Rosalie fera à
l’avenir tout son possible pour rendre bonne justice aux Natchez en cas
d’altercation avec les colons.
Les années suivantes se déroulent dans une relative sérénité, mais le
28 novembre 1729 au matin, les Natchez, tant les pro-Français que les pro-
Anglais, se rendent par petits groupes dans toutes les habitations françaises
ainsi qu’au fort. À un signal donné, ils tuent pratiquement tout le monde, sauf
les enfants, les femmes et les esclaves. Ils pillent ensuite les maisons puis
s’en retournent chez eux. La nouvelle de la destruction du poste des Natchez
parvient à La Nouvelle-Orléans le 2 décembre. Elle provoque aussitôt une
peur panique chez les habitants, qui craignent que toute la colonie ne soit la
cible des nations amérindiennes. La rumeur d’un complot général prend
rapidement forme et on organise comme on peut une maigre défense.
Simultanément, une autre peur surgit, non moins terrifiante pour les colons,
celle de voir les esclaves africains et les Amérindiens s’unir pour les
exterminer.
Une première expédition est conduite contre les Natchez en janvier 1730.
Tandis qu’une armée française part pour les réduire, des guerriers chactas
menés par un officier français du nom de Le Sueur les attaquent directement
et parviennent à libérer les femmes et les enfants retenus prisonniers. Arrivés
sur place, les soldats français constatent que les Natchez se sont réfugiés dans
leurs villages fortifiés. Le siège débute, mais les autochtones parviennent à
s’enfuir à la faveur de la nuit. Lors de la seconde expédition, qui a lieu un an
plus tard et qui est dirigée par le gouverneur de la colonie Étienne de Périer
en personne, les Français parviennent à bombarder les forts natchez dont ils
forcent les occupants à se rendre. Le grand chef ainsi que la plupart des
familles sont envoyés à La Nouvelle-Orléans d’où ils sont embarqués pour
être vendus comme esclaves à Saint-Domingue. Néanmoins, quelques
centaines de captifs parviennent à s’évader. Les escarmouches et plusieurs
tentatives de restauration de la paix vont encore avoir lieu jusqu’en 1736. À
cette date, les Natchez se sont réfugiés chez les Chicachas, ce qui engendre
un nouveau conflit avec ces derniers. Ils partiront ensuite encore un peu plus
loin pour aller vivre au sein des Creeks et des Cherokees. La nation natchez
en tant qu’entité politique indépendante n’existe alors plus.

BIBLIOGRAPHIE

Arnaud BALVAY, La Révolte des Natchez, Paris, Éditions du Félin, 2008.


Jim BARNETT, The Natchez Indians : A History to 1735, Jackson, University
Press of Mississippi, 2007.
Daniel H. USNER, Jr., American Indians in the Lower Mississippi Valley :
Social and Economic Histories, Lincoln, University of Nebraska Press, 1998.
La guerre : la forge de l’empire
David Chaunu

« Le principal objet de la guerre présente est celui du commerce des Indes


et des richesses qu’elles produisent », écrit Louis XIV à propos de la guerre
de Succession d’Espagne (1701-1713), dont l’une des causes est la crainte en
Grande-Bretagne de voir les Français dominer sans partage le commerce de
l’Amérique espagnole, à la suite de l’arrivée d’un Bourbon sur le trône
d’Espagne (1700). Ce mot du Roi-Soleil rend compte de la globalisation des
conflits au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles, période à partir de laquelle les
colonies, théâtres secondaires des guerres entre les puissances européennes,
passent au centre du jeu géopolitique européen.
L’omniprésence de la guerre a largement contribué à la militarisation des
sociétés ultramarines de l’empire français. En Nouvelle-France, aux Antilles,
en Guyane, mais aussi à l’île Bourbon et à l’île de France, la milice, dans
laquelle servent tous les hommes adultes et libres pour la défense de la
colonie, est une des institutions les plus structurantes des sociétés coloniales.
Liée à la colonie, la milice est un des instruments de la police des habitants et
des esclaves, un moyen de défense contre l’ennemi extérieur, mais aussi l’une
des façons pour les colons de résister aux demandes fiscales de l’État central,
en revendiquant leur capacité à se défendre eux-mêmes. Saint-Domingue, qui
a longtemps été une colonie militaire assurant sa propre défense par
l’intermédiaire d’une flotte importante de flibustiers, négocie sa participation
aux guerres de Louis XIV dans la mer Caraïbe contre une exemption d’impôt
direct jusqu’au début du XVIIIe siècle. À partir du dernier quart du XVIIe siècle,
nombre de familles des élites ultramarines aspirent à faire carrière au service
du roi dans les troupes de marine, au sein desquelles les grades d’officiers,
distribués par le roi ou ses gouverneurs aux fils de l’élite coloniale, donnent
accès à des revenus assez conséquents. Les carrières de ces officiers sont
soumises à la supervision des bureaux du ministère de la Marine, qui
distribuent charges et pensions. L’attractivité du service dans les compagnies
des troupes de marine a fortement varié d’une colonie à une autre auprès des
élites ultramarines. En Nouvelle-France, les élites, se détournant des grades
d’officiers dans la milice, ont très largement sollicité ces commissions pour
servir comme officiers dans les forts de l’intérieur du continent, qui
permettent de s’enrichir par le commerce avec les Amérindiens ou de
s’illustrer dans des missions diplomatiques pour le roi auprès des nations
alliées ou dans des expéditions contre les Britanniques à la tête de « partis de
Sauvages ». Ces commissions sont moins recherchées dans les Antilles, où
les soldes sont beaucoup moins attractives pour l’élite des grands planteurs,
qui est moins dépendante de la Couronne que l’élite canadienne. Une
participation aux campagnes militaires du roi offre l’opportunité de s’illustrer
et de faire fortune : dans certains cas exceptionnels, la guerre sert aux
coloniaux de puissant moteur d’élévation sociale. Arrivé à la Martinique
comme simple engagé, Jean Roy fait fortune grâce à la course sur les
Espagnols et devient le plus important planteur sucrier de l’île : capitaine de
milice du quartier du Prêcheur et membre du conseil supérieur de l’île, il
possède à sa mort en 1707 une raffinerie, huit habitations sucrières et
800 esclaves.
Dans ces sociétés d’Ancien Régime, l’impôt est perçu comme un rachat
du service militaire dû au roi. Au Canada, l’absence d’imposition directe
caractérise toute la période du régime français jusqu’à la cession de la colonie
à la Grande-Bretagne à l’issue de la guerre de Sept Ans (1756-1763). Cette
absence d’imposition permet aux administrateurs coloniaux d’imposer aux
Canadiens nombre de corvées militaires. Aux Antilles, l’introduction de
l’impôt de la capitation (à Saint-Christophe, la Martinique et la Guadeloupe
dans les années 1630 ; à Saint-Domingue en 1713) suscite d’importantes
résistances au sein de ces sociétés, voire des révoltes, comme à Saint-
Domingue en 1723. Au cours de la période moderne, le débat sur la
contribution des sociétés esclavagistes antillaises à leur propre défense est au
cœur des tensions entre la Couronne et ces îles, qui ont cherché à se préserver
des conséquences (démographiques, matérielles, fiscales) des guerres
impériales. Les concordats entre les Français et les Anglais qui se partagent
l’île de Saint-Christophe, signés en 1627 et régulièrement renouvelés jusqu’à
la cession de la partie française de l’île par le traité d’Utrecht (1713),
comprennent une clause de neutralité en cas de guerre entre les deux
couronnes. Le recours au commerce étranger et à des pavillons neutres
permet aux planteurs antillais de remédier aux assauts de la Navy sur le
commerce français et de contourner l’Exclusif colonial (c’est-à-dire
l’ensemble des lois interdisant aux colonies françaises depuis le ministère de
Jean-Baptiste Colbert de commercer avec des ports autres que ceux de la
métropole) lors des guerres franco-britanniques au XVIIIe siècle. Ce genre
d’expédients a largement contribué, en métropole, à la réputation de
déloyauté des élites ultramarines de la Caraïbe française. Aux yeux du
pouvoir royal, cette réputation s’est vue confirmée lors de la guerre de Sept
Ans, au cours de laquelle les pertes de la Guadeloupe (1759) et de la
Martinique (1762), rétrocédées par la Grande-Bretagne à la signature du traité
de Paris (1763), ont été imputées au manque de patriotisme et de combativité
des milices locales.
Dans les sociétés ultramarines du monde atlantique et de l’océan Indien,
Amérindiens, Africains et Asiatiques ont représenté les plus importants
contingents des guerres de la monarchie française, mais ces troupes extra-
européennes, servant aux côtés de soldats européens, ont eu des statuts très
divers. Aux Amériques comme en Inde, les relations diplomatiques
entretenues avec des peuples autochtones permettent au roi, aux diverses
compagnies qui ont reçu la gestion de territoires d’outre-mer ou aux colonies
de mobiliser ces alliances contre les ennemis en temps de guerre ou
d’intervenir dans les conflits autochtones en vertu d’un devoir de protection
que le roi de France doit à ses alliés. L’union ambiguë de ces peuples à la
Couronne, dans une rhétorique française les assimilant à la fois à des alliés et
à des sujets, contribue fortement à l’instabilité des frontières impériales entre
les territoires revendiqués nominalement par la France (mais contrôlés, dans
les faits, par des nations alliées indépendantes) et ceux revendiqués par les
autres empires. Dans le sous-continent indien, les alliances entre la
Compagnie française des Indes, représentée par le gouverneur Joseph
François Dupleix, et les princes indiens sont essentielles à sa politique
d’expansion territoriale pendant la guerre de Succession d’Autriche (1744-
1748) et au début des années 1750. La Compagnie des Indes a également
recours à des régiments soldés de mercenaires indiens, représentant
6 000 soldats (les cipayes) au début de la guerre de Succession d’Autriche.
Dans les sociétés esclavagistes, dès le début du XVIIe siècle, les autorités
coloniales ont ponctuellement enrôlé des esclaves africains dans la milice.
Selon le dominicain Jean-Baptiste Du Tertre, le gouverneur et fondateur de la
colonie de Saint-Christophe, Pierre Belain d’Esnambuc, a recours à cet
expédient dès 1635, armant des esclaves et les envoyant fondre sur la partie
anglaise de l’île, tels « des démons avec leurs serpes luisantes et leurs
flambeaux allumés ». Servant sous le commandement d’officiers européens
dans des troupes séparées des autres miliciens, ils sont régulièrement
employés aux travaux de fortifications ou, en temps de guerre, à la défense de
la colonie. À partir de la fin du XVIIe siècle, l’augmentation du nombre de
« libres de couleur » dans les sociétés caribéennes précède la création des
premières compagnies de milice intégrant des hommes noirs libres.
Loin d’avoir représenté des forces secondaires dans les guerres du roi de
France, les colonisés ou les nations alliées jouent un rôle essentiel dans la
puissance militaire de la monarchie outre-mer, malgré les dénigrements dont
ils font régulièrement l’objet. Les armées en campagne, constituées de
troupes de marine, de miliciens blancs ou d’hommes de couleur, sont un
théâtre où l’ordre des troupes, les armes et les uniformes expriment les
hiérarchies statutaires et raciales définies par le colonisateur pour maintenir
l’empire. Dans les sociétés esclavagistes, l’accès aux armes à feu est
systématiquement interdit aux esclaves, porteurs de demi-piques et soumis
aux corvées militaires les plus dégradantes. Le prestige attribué au service
dans la milice, associé à l’appartenance à la communauté et à une identité
créole commune, explique les résistances au XVIIIe siècle des colons blancs
(en particulier en Martinique) à l’intégration des libres de couleur dans le
corps des officiers. À la même période, en métropole, officiers et
administrateurs du ministère de la Marine déplorent la mauvaise qualité des
soldats colonisés, la difficulté à contrôler les nations alliées à la guerre, et
condamnent les dérèglements du noble art européen de la guerre dans les
territoires ultramarins, associés à la « sauvagerie ». En Nouvelle-France, la
difficulté à contrôler le système d’alliance entre Français et nations alliées,
coûteux en cadeaux diplomatiques et contraignant le roi de France à s’ingérer
dans la géopolitique autochtone (guerres des Renards, 1712-1738), a
contribué au choix de la monarchie de céder ses territoires nord-américains
lors du traité de Paris de 1763. Une même logique a animé l’abandon par les
directeurs de la Compagnie française des Indes d’une politique territoriale
ambitieuse en Inde : après le rappel de Dupleix (1754) et le traité de Paris, la
Compagnie ne conserve que des comptoirs pour le commerce, se gardant de
s’impliquer dans les rivalités entre princes indiens au cours de la seconde
moitié du XVIIIe siècle.
La guerre est la forge de l’empire, certes, mais les périodes de guerre n’en
ont pas moins offert des opportunités à nombre de colonisés, qui conservent
une capacité d’action malgré la domination coloniale. Tout au long de
l’époque moderne, le marronnage et les révoltes d’esclaves sont plus
importants dans les périodes de guerre, qui fragilisent la domination du
colonisateur. Le service du roi à la guerre offre aussi des possibilités
d’élévation sociale pour des hommes de couleur, s’illustrant au combat dans
des compagnies de milice ou dans des régiments noirs (le corps des
Chasseurs volontaires de l’Amérique créé à Saint-Domingue en 1762 ; celui
des Laptots de Gorée au Sénégal en juillet 1765) ou des régiments mixtes en
métropole. Dans les sociétés esclavagistes, les discours de certains
administrateurs coloniaux sur le patriotisme des libres de couleur dans la
seconde moitié du XVIIIe siècle ont inspiré des tentatives de réforme des
milices pour s’attacher leur service et faire davantage reposer la défense des
colonies sur ce groupe : à Saint-Domingue après la guerre de Sept Ans, le
rétablissement des milices de la colonie le 15 janvier 1765, après leur
suppression temporaire, multiplie par six le nombre de compagnies de libres
de couleur, mais leur ferme l’accès aux prestigieux grades d’officiers,
désormais réservés aux seuls Blancs, dans un contexte de racialisation
croissante des rapports sociaux. Ce déclassement a contribué à la politisation
des élites de couleur à Saint-Domingue : propriétaires de plantations ou
enrichies grâce au commerce, ces élites fondent leur demande de
reconnaissance sociale et politique sur leur participation aux guerres pour la
défense de la plus riche colonie de l’empire. Au cours des guerres franco-
britanniques de la seconde moitié du XVIIIe siècle (guerre de Sept Ans ; guerre
d’Indépendance américaine, 1777-1783), l’enrôlement massif des libres de
couleur et des esclaves africains dans les armées a, par ailleurs, façonné la
culture militaire de ces groupes subalternes : cette expérience combattante est
un des facteurs essentiels du déclenchement de la révolution haïtienne (1791),
qui constitue la seule révolte d’esclaves dans l’histoire des Amériques à avoir
réussi à renverser l’ordre esclavagiste.

BIBLIOGRAPHIE

Baptiste BONNEFOY, Au-delà de la couleur. Miliciens noirs et mulâtres de la


Caraïbe (XVIIe-XVIIIe siècles), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2022.
Trevor BURNARD et John GARRIGUS, The Plantation Machine : Atlantic
Capitalism in French Saint-Domingue and British Jamaica, Philadelphie,
University of Pennsylvania Press, 2016.
Louise DECHÊNE, Le Peuple, l’État et la Guerre au Canada sous le régime
français, Montréal, Boréal, 2008.
Boris LESUEUR, Les Troupes coloniales sous l’Ancien Régime. « Fidelitate
per Mare et Terras », Paris, SPM, 2014.
François-Joseph RUGGIU, « India and the Reshaping of the French Colonial
Policy (1759-1789) », Itinerario, 35 (2), 2011, p. 25-43.
Le désastre de Kourou
Serge Mam Lam Fouck

L’expédition de Kourou (1763-1765) est montée au XVIIIe siècle par le


royaume de France pour peupler la Guyane, l’une des colonies françaises
d’Amérique. Sur une très courte période, l’expédition de Kourou a dirigé vers
la colonie de la Guyane française quelque 12 000 hommes et femmes recrutés
en Europe. Leur acheminement, de leurs régions d’origine aux lieux d’accueil
de la colonie, s’effectua dans des conditions souvent désastreuses. Il
s’ensuivit une hécatombe humaine qui a eu des répercussions à long terme
sur les politiques de peuplement de cette colonie sud-américaine de la France.
Le ministre de la Marine, le duc Étienne François de Choiseul,
programme en 1762 une opération de peuplement colonial de grande
ampleur. Il envisage d’expédier dans la colonie de la Guyane française
15 000 Européens, alors que, hormis les populations désignées aujourd’hui
sous le terme d’autochtones, la colonie ne compte en 1763 que
7 635 habitants. Selon le ministère, un tel peuplement présente un double
intérêt : sur le plan militaire, la nouvelle colonie assurera la défense des terres
françaises d’Amérique à l’aide de troupes recrutées en Amérique même ; sur
le plan économique, elle leur fournira les vivres arrivant jusque-là de France.
La nouvelle colonie de Guyane, composée essentiellement d’Européens, doit
prendre le pas sur l’ancienne, peuplée principalement d’esclaves (1763 :
6 996 « nègres », 575 Blancs, 64 affranchis). Elle compensera ainsi les pertes
du Canada et de la Louisiane consécutives à la signature du traité de Paris de
1763, qui a mis fin à la guerre de Sept Ans.
Le projet retenu par le ministère prévoit de la créer entre les fleuves
Kourou et Maroni, avec un chef-lieu situé sur les rives de la Counamama. En
réalité, les colons qui débarqueront sur les côtes guyanaises n’investiront que
la basse vallée du Kourou et celle du Sinnamary.
La campagne de recrutement attire un grand nombre de personnes de
toutes conditions désireuses de faire un placement rémunérateur ou de fuir la
misère qui frappe leur région d’origine. Elles se pressent sur les routes en
direction de Rochefort, du Havre et de Marseille où doivent avoir lieu les
embarquements. Le ministère de la Marine recherche les bras dont il a besoin
dans les terres pauvres de l’Allemagne, de crainte de dépeupler le royaume de
France. Les candidats à la fondation de la nouvelle colonie n’y manquent pas.
On compte également des Autrichiens, des Suisses, des Tchèques, des
Italiens et des Anglais. La diffusion des informations relatives à l’expédition
cible donc l’Europe du Nord et l’Europe centrale, le gros des contingents de
colons provenant de Rhénanie-Palatinat. Des Français, des Acadiens, des
Espagnols et des Portugais complètent le flux des candidats colons pour la
Guyane.
Le premier convoi conduit par l’intendant Jean-Baptiste Thibault de
Chanvalon arrive à Cayenne le 20 décembre 1763. Les autres suivent à une
cadence accélérée, incompatible avec les capacités d’accueil de la colonie.
Les équipements sommaires de la basse vallée du Kourou sont vite débordés.
La Guyane doit faire face à l’afflux de près de 9 000 personnes en un peu
plus d’une année, de décembre 1763 à février 1765.
Les moyens d’intervention au XVIIIe siècle ne sont pas en mesure d’éviter
l’effroyable hécatombe humaine qui survient. Les départs se font dans des
conditions déplorables. Les hommes, les femmes et les enfants affrontent en
effet la traversée de l’Atlantique après avoir connu l’entassement, la
malnutrition et les intempéries lors de leur acheminement vers les ports
d’embarquement. L’accueil et l’alimentation ne s’améliorent pas pour ceux
qui parviennent à Cayenne et à Kourou, ni pour ceux qui sont entassés aux
îles du Diable, situées au large de Kourou. En quelques mois, la Guyane se
transforme en mouroir : le paludisme, la fièvre jaune, la typhoïde, le typhus,
la dysenterie y font des ravages. Les données chiffrées sont certes imprécises
mais, face à un tel désastre, un ordre de grandeur suffit. L’historien Jacques
Michel estime qu’au total, en comptant les soldats et les naissances survenues
durant le voyage, 12 000 personnes ont été envoyées en Guyane ; 7 000 ont
péri au 1er octobre 1765, 2 000 à 3 000 ont été rapatriées, et à peine 1 800 ont
choisi d’y demeurer.
Des flux de peuplement planifiés ou spontanés ont contribué à l’essor, par
exemple, d’une vaste colonie comme le Canada, ainsi qu’à celui de colonies
de moindre superficie comme le Surinam ou Trinité-et-Tobago. Les
opérations de peuplement ont ainsi été essentielles au dynamisme des
colonies européennes d’Amérique. En témoignent a contrario les effets à
long terme de l’échec de l’expédition de Kourou sur le peuplement de la
Guyane. L’hécatombe qu’elle a connue a forgé dans l’imaginaire colonial la
représentation de la Guyane comme un « mauvais pays ». Durant plus de
deux siècles après l’expédition de Kourou, elle est demeurée une colonie
pauvre, faute de pouvoir attirer des bras en nombre suffisant pour exploiter
son vaste territoire de 84 000 km2. Le peuplement si longtemps recherché ne
surviendra qu’au cours de la seconde moitié du XXe siècle, lorsque seront
déployées des activités spatiales implantées… à Kourou ! De puissantes
vagues migratoires vers la Guyane en modifieront alors durablement les
données démographiques, économiques et culturelles.

BIBLIOGRAPHIE

Marion F. GODFROY, « Passengers to the West. De Coblenz à Kourou :


recrutements et stratégies d’une migration transcontinentale et transatlantique
en 1763 », Annales de démographie historique, no 124, 2012/2, p. 89-104.
Jacques MICHEL, La Guyane sous l’Ancien Régime. Le désastre de Kourou
et ses scandaleuses suites judiciaires, Paris, L’Harmattan, 1989.
Pierre THIBAUDAULT, Échec de la Démesure en Guyane. Autour de
l’expédition de Kourou, ou Une tentative européenne de réforme des
conceptions coloniales sous Choiseul, Saint-Maixent-l’École, 1995.
2

GOUVERNER L’EMPIRE
Les stratégies impériales
Joy Varkey

Par le passé, l’historiographie de l’impérialisme français durant l’Ancien


Régime insistait sur la nature supposément « évasive » de l’empire. Des
interprétations, assénées comme des vérités, dépeignaient un impérialisme
« incohérent », « sans consistance », « réticent » et « inefficace ». Depuis,
plusieurs publications sur l’empire français ont montré de façon convaincante
que la politique impériale du pays était bien plus cohérente et conséquente
que ce que les historiennes et historiens pensaient jusqu’alors. Selon Laurie
M. Wood, par exemple, « au cours du long XVIIIe siècle, des années 1680 aux
années 1780, l’Ancien Régime français a été unifié sous un régime juridique
[…] commun allant de ses frontières métropolitaines à ses comptoirs dans
l’Atlantique et l’océan Indien ».
Au XVIIe siècle, les élites françaises ébauchent un projet d’évangélisation,
de francisation et d’assimilation des peuples amérindiens en Nouvelle-
France. Dans l’optique de créer une France nouvelle en Amérique du Nord,
les autorités françaises encouragent les mariages entre Français et
autochtones américaines, une tactique qui représente, selon Saliha
Belmessous, « un instrument de l’empire ». Les mariages mixtes sont
financés et promus par le gouvernement colonial dans le but de peupler la
colonie, de développer le commerce et l’agriculture et de nouer et maintenir
des alliances politiques et militaires. Face au rejet des autochtones
d’Amérique de ce projet de francisation et de conversion religieuse, les
colons développent des préjugés raciaux à leur encontre au cours du
e
XVIII siècle. Toutefois, les politiques d’assimilation culturelle se poursuivent,
sous une forme ou sous une autre, tout au long de l’histoire impériale
française.
Au début de l’époque moderne, la France applique une politique
d’évangélisation dans l’ensemble de ses colonies. L’Inde, par exemple,
compte trois missions catholiques, tenues respectivement par les Capucins,
les Jésuites et les Missions étrangères de Paris. Aux premiers stades de la
colonisation, les autorités françaises de Pondichéry encouragent les
conversions. Les fonctionnaires comme les missionnaires se conforment à
une politique d’intolérance religieuse envers les autochtones, imposant des
restrictions au culte hindouiste et interdisant ses célébrations. Cette
intolérance nuit aux perspectives commerciales de Pondichéry car les
marchands, les artisans et la main-d’œuvre hindous commencent à quitter la
ville. En conséquence, en 1733, le conseil supérieur de Pondichéry publie un
arrêté instituant une politique de tolérance religieuse et culturelle afin
d’assurer la viabilité du commerce et la réussite du comptoir. Si les Français
de Pondichéry doivent pratiquer cette politique de tolérance et d’adaptation,
c’est parce que les hindous détiennent un pouvoir considérable dans le
comptoir. Ananda Ranga Pillai, dubash (interprète) en chef de Pondichéry et
hindou, explique au sujet de cette population : « Ils sont les marchands de la
Compagnie ; ils travaillent à […] la plage, à la chaudrie [tribunal autochtone],
au fort ainsi que dans les ateliers textiles, métallurgiques, silos à riz et à blé.
Ils fournissent même le ravitaillement des casernes du fort. » Il pose
également la question suivante à un jésuite français nommé Gaston-Laurent
Cœurdoux : « Puisque [les] Hindous détiennent tous les emplois haut placés,
comment pouvez-vous supposer que je saurais les convertir ? » Ainsi, les
missionnaires sont forcés de s’adapter aux cultures locales : en effet, bien que
certains Indiens et Indiennes se convertissent au christianisme, même les
personnes baptisées les plus ferventes continuent de pratiquer les traditions
de leur caste. Il est intéressant de noter que, si les missionnaires considèrent
le christianisme comme supérieur, les Indiens de haute caste, en particulier
les brahmanes, y voient une religion dégradante, car les évangélisateurs se
mêlent aux « intouchables » – des individus situés hors du système hindouiste
des varna (castes) et dont la présence est censée souiller les gens autour
d’eux.
En Amérique du Nord, « l’empire du milieu » est présenté comme l’un
des autres piliers de l’impérialisme français. En dépit des tensions et des
conflits qui le traversent, il fonctionne comme un espace médian politique,
culturel et linguistique d’ajustements et d’adaptations. Au XVIIe siècle, la
traite des fourrures et l’agriculture constituent une double entreprise
économique pour le développement des jeunes colonies de Nouvelle-France.
Le Pays d’en Haut devient un lieu d’accommodements entre Français et
autochtones d’Amérique, dont un bon nombre se comportent en alliés et non
en sujets des Français. Certains parmi ces derniers vivent avec des
autochtones et beaucoup parlent leur langue, participent à leurs célébrations
et, de fait, imitent leurs coutumes et modes de vie et finissent par les adopter.
L’accommodement n’a jamais été officiellement inclus dans la stratégie
impériale de la Couronne en Nouvelle-France, mais il a bénéficié à l’empire
français à de nombreuses reprises. Par exemple, comme l’a découvert Brett
Rushforth, les Français se sont insérés dans les systèmes traditionnels
amérindiens de traite d’esclaves du Pays d’en Haut afin d’établir des « liens
d’alliance » avec les autochtones. Il est de coutume, au sein des nations
amérindiennes, de capturer des individus de groupes rivaux et de les offrir en
cadeau à ses alliés lors de cérémonies diplomatiques. Les Français se servent
de cette stratégie de don ancrée dans la traite d’esclave indigène pour nouer et
maintenir de nouvelles alliances avec plusieurs nations amérindiennes du
Pays d’en Haut. La traite procure aux Français des captives et captifs réduits
en esclavage qui travaillent comme domestiques dans les maisons des colons
et comme fermières et fermiers dans les champs. Rushforth affirme que
« l’esclavage révèle une face sombre de l’accommodement culturel dans le
Pays d’en Haut, montrant que sa réussite était souvent fondée sur une volonté
commune de violence ».
En Amérique du Nord comme en Inde, les Français s’appuient sur des
alliances militaires avec les autochtones pour défendre et étendre leur
influence. Les colons de Nouvelle-France emploient des Amérindiens,
comme les Mi’kmaq de Nouvelle-Écosse, pour défendre leurs villages contre
les assauts anglais. L’efficacité de cette stratégie est reconnue par le
gouverneur de Nouvelle-Écosse, Richard Philipps : « Je suis navré de voir
que les Français ont si bien tiré profit de notre négligence envers ce pays que
leur gouvernement prévaut chez les habitants et chez les autochtones […].
Les Indiens sont entièrement acquis à la cause française. » Ainsi, les
Mi’kmaq et Abénaquis défendent farouchement l’empire français lors de la
guerre de Succession d’Espagne (1701-1714). En Inde, l’affaiblissement de
l’empire moghol, l’indépendance des pouvoirs locaux à Hyderabad, dans la
Carnatique, à Maïssour et au Bengale ainsi que l’essor marathe créent un
contexte d’incertitude politique. Le gouverneur de Pondichéry Joseph-
François Dupleix propose une politique impériale consistant à intervenir dans
les problématiques politiques locales, à nouer des alliances diplomatiques et
militaires avec les pouvoirs locaux et à recruter des troupes de soldats indiens
(les cipayes) dans les communautés hindoues et musulmanes du sous-
continent. Le recrutement de cipayes a constitué une tactique essentielle de
l’impérialisme français en Inde. Par exemple, mille d’entre eux prennent part
à la prise de Madras par les Français en 1746.
En Sénégambie, comme en Inde, la stratégie des compagnies
commerciales consiste à exploiter les ressources locales, ainsi que les
relations personnelles des marchands, fonctionnaires, courtiers et autres
intermédiaires. Tous les représentants et représentantes de ces professions
jouent un rôle crucial dans la traite négrière. Par exemple, au milieu du
e
XVIII siècle, les signares sont de riches commerçantes, courtières et
interprètes africaines et eurafricaines qui aident les Français à se procurer des
denrées d’exportation ainsi que des captifs et captives. En Inde, c’est une
stratégie de « partenariat » – pour reprendre le concept de Holden Furber –
entre les marchands indiens et français qui devient la modalité habituelle du
commerce intra-asiatique. En effet, les compagnies commerciales françaises
en Inde ne disposent pas des connaissances et des contacts nécessaires à leur
activité et se heurtent à la concurrence féroce des Hollandais et des Anglais,
ainsi qu’à celle des communautés marchandes locales, telles que les
Gujaratis, les Chettis, les Pillai, les Mudaliar, les Komati, les Reddis, les
Balijas, les musulmans, les juifs et les Arméniens. Marchands, courtiers et
dubash tels que Andanda Ranga Pillai, Nayiniyappa Pillai et Kanakaraya
Mudaliyar représentent des collaborateurs incontournables dans les
entreprises de la Compagnie française des Indes orientales et leurs réseaux
personnels sont essentiels au renforcement de la présence impériale et
commerciale des Français en Inde. Ces intermédiaires de la plus haute
importance, appelés « chefs des malabars », négocient avec les producteurs,
et marchands locaux pour obtenir des marchandises à charger sur les navires
français, octroyer des crédits à la Compagnie et aux négociants français et
organiser des rencontres entre les administrateurs français et les monarques
locaux.
Les stratégies de l’empire français montrent une certaine unité. Des
tactiques développées dans les colonies et dans le royaume de France, comme
l’assimilation, les alliances militaires et l’association avec de multiples
intermédiaires indiens constituent les fondements stratégiques qui coulent
l’empire français dans un ensemble mondial cohérent sous l’Ancien Régime.
Traduit de l’anglais par Charlotte Matoussowsky

BIBLIOGRAPHIE

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Haut, 1600-1715, Sillery, Septentrion / Paris, Presses de l’université de Paris-
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Laurie M. WOOD, Archipelago of Justice : Law in France’s Early Modern
Empire, New Haven-Londres, Yale University Press, 2020.
L’empire du milieu
Gilles Havard

À l’automne 1739, en Louisiane, les Français partent en campagne contre


les Chicachas, qui vivent dans le nord-est de l’État actuel du Mississippi. Se
rejoignent à cette fin, au fort de l’Assomption (aujourd’hui Memphis, au
Tennessee), des contingents d’horizons divers : 1 200 militaires français, dont
200 en provenance du Canada, 1 200 Amérindiens venus des environs de La
Nouvelle-Orléans, du haut du Mississippi (Illinois, Missouris…), des Grands
Lacs (Poutéouatamis, Iroquois…) et de la vallée du Saint-Laurent (Iroquois,
Népissingues, Hurons, Abénaquis), sans compter 1 100 Chactas, voisins et
ennemis des Chicachas, sur le point de rallier la coalition. Ce rassemblement,
fruit d’une grande coordination, offre une certaine épaisseur à la formation
impériale française d’Amérique du Nord, dont le style est celui d’une vaste
confédération appuyée sur les réseaux d’alliance amérindienne, du golfe du
Saint-Laurent au golfe du Mexique.
Ces réseaux sont au fondement de la Nouvelle-France. Née au début du
e
XVII siècle, l’alliance franco-amérindienne s’est progressivement élargie, à la
mesure de plusieurs dizaines de « nations ». Depuis les années 1660, les
autorités coloniales se plaisent à imaginer ces alliances comme inégales,
invoquant à cet effet la notion de protection : le gouverneur protège les
autochtones, lesquels lui assurent en retour loyauté et assistance militaire.
Dans les faits, cette diplomatie repose sur une série d’adaptations, puisque les
Français sont conduits à parler les langues – multiples – des Amérindiens, à
se plier à leurs cérémonies et à respecter leurs objectifs de guerre. On peut
qualifier en ce sens la Nouvelle-France d’« empire du milieu », soit une
formation impériale soumise au règne des ajustements, des formes
intermédiaires et du métissage.
À Montréal, à Mobile, au fort de Chartres (Illinois) et à Détroit se
tiennent régulièrement des conférences où l’on renouvelle l’amitié et l’on
conclut la paix. Des artefacts, considérés par les Amérindiens comme des
entités sociales, peuvent servir alors de médiums de communication : le
calumet, bâton cérémoniel dont la vocation est de nouer des liens de parenté,
et les colliers de wampum, à base de perles de coquillage, qui servent de
véhicule à la parole. Dans le cadre de cérémonies mêlant traite des pelleteries
et échange de présents, le gouverneur, appelé « père », pourvoit aux
« besoins » de ses « enfants » amérindiens. « Sans l’atrait de ces présens,
explique en 1758 le gouverneur de la Louisiane Louis Billouart de Kerlerec,
il est incontestable que dans ces dernières années, nous eussions perdu la
nation chakta […]. Je dis donc que le seul moyen de conserver nos
possessions dans cette Amérique septentrionalle et l’amitié et l’attachement
des sauvages est de leur donner les marchandises nécessaires a leurs usages. »
Au XVIIIe siècle, en Louisiane, la somme allouée aux cadeaux (couvertures,
capots, fusils, balles, poudre…) correspond à 5 % ou 10 % du budget annuel,
une dépense importante, mais plus faible au demeurant que s’il fallait
entretenir sur place des troupes supplémentaires.
Tout en puisant dans la tradition féodale, la libéralité française souscrit à
l’éthique du don des Amérindiens. « C’est un grand vice parmi eux, pour un
chef, que d’être avare, souligne un officier. Il faut affecter un air de
générosité, autrement ils vous méprisent. » Les chefs qui, de par leur loyauté
et leur influence, reçoivent les cadeaux les redistribuent ensuite aux membres
de leur groupe, asseyant ainsi leur propre autorité et assumant un statut
d’intermédiaires entre les sociétés. Les médailles à l’effigie du roi, les
hausse-cols, les pavillons et les commissions constituent les présents les plus
prestigieux. En 1710, le gouverneur du Canada Philippe de Rigaud de
Vaudreuil, qui reçoit une quarantaine de « médailles d’argent ou de vermeil
pour faire des presens aux sauvages », remarque que les chefs « conservent
ces marques d’honneur avec la dernière estime ». Ces derniers ne conçoivent
toutefois pas les médailles comme des symboles d’allégeance, mais plutôt
comme des objets sacrés, détenteurs d’une puissance spirituelle.
À l’été 1757, un autre rassemblement militaire cosmopolite a lieu près de
Montréal, dont l’objectif est la prise du fort William Henry (dans la province
de New York). « Il nous arrive tous les jours des canotées de Sauvages, écrit
Louis-Antoine de Bougainville le 25 juin. Le nombre de ceux qui sont venus
des pays d’en haut [Outaouais, Sakis, Winnebagos, Poutéouatamis, Renards,
Ojibwés, Iowas, etc.] passe maintenant à celui de mille », auxquels s’ajoutent
plus de 800 autochtones de la vallée du Saint-Laurent. Le 10 juillet, à
Kahnawake, on chante le Te Deum en langue iroquoise et le futur navigateur
des mers du Sud est adopté par le clan iroquois de la Tortue. Il dit regretter la
dépendance des Français envers les Amérindiens, mais reconnaît
l’importance cruciale de cette alliance, qui a retardé la chute de la Nouvelle-
France.

BIBLIOGRAPHIE

Gilles HAVARD, Empire et métissages. Indiens et Français dans le Pays d’en


Haut, 1660-1715, Sillery, Septentrion / Paris, Presses de l’université de Paris-
Sorbonne, 2003.
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2023.
Cornelius JAENEN, Les Relations franco-amérindiennes en Nouvelle-France
et en Acadie, Ottawa, Affaires indiennes et du Nord-Canada, 1985.
L’empire au nom de l’assimilation
Saliha Belmessous

La politique d’assimilation est une stratégie de gouvernance que les États


européens ont utilisée pour contrôler et administrer les populations
autochtones. Elle est la transposition sur le plan politique du principe
d’assimilation, invoqué pour légitimer l’expansion coloniale et justifier la
dépossession des populations non chrétiennes. Dès 1455, puis encore en
1493, la papauté déclare, premièrement, que les terres non chrétiennes
relèvent de sa compétence spirituelle et temporelle, conformément à la
théorie de la juridiction pontificale universelle ; deuxièmement, qu’elle cède
ses droits souverains sur ces terres aux monarques ibériques à la condition
qu’ils évangélisent leurs habitants païens et étendent ainsi le royaume de
Dieu. Ce devoir missionnaire s’inscrit donc dans une vision à la fois
universaliste et inégalitaire de l’humanité, et il garantit au prince conscient de
ses responsabilités à l’égard de la communauté chrétienne une récompense, à
savoir la souveraineté sur les territoires conquis pour le royaume de Dieu. La
Couronne française rejette tout d’abord les droits revendiqués par la papauté,
mais elle reprendra à son compte l’idée selon laquelle le prosélytisme
religieux s’accompagne de droits souverains sur les terres païennes
lorsqu’elle s’embarque à son tour dans la constitution d’un empire outre-mer.
L’assimilation est donc un discours de domination qui promeut la
soumission politique mais aussi culturelle des populations colonisées, ou que
les Européens projettent de coloniser. En Nouvelle-France, les colonisateurs
français du début du XVIIe siècle en charge de transformer ce discours en un
programme politique insistent particulièrement sur la conversion des
populations américaines au christianisme et sur leur soumission à l’autorité
française : en 1618, le fondateur de Québec Samuel de Champlain déclare
ainsi au roi qu’on enseignera aux autochtones « la connaissance de Dieu
[ainsi que] la gloire et les triomphes de Sa Majesté ». Être français, c’est
avant tout être chrétien et régnicole (c’est-à-dire citoyen français). Ces deux
qualités légitiment aux yeux des autorités françaises la confiscation des terres
américaines, en même temps qu’elles valident les prétentions de la Couronne
contre ses rivales européennes.
Convertir les Amérindiens au christianisme ne signifie pas seulement les
catéchiser et leur enseigner des rituels religieux. Le christianisme nourrit
alors les sociétés européennes et imprègne les pratiques sociales et
culturelles. Religieux et officiels encouragent alors l’adoption, par les
Amérindiens, des mœurs et des pratiques françaises, qu’on a du reste du mal
à définir tant la diversité culturelle est grande dans le royaume (les autorités
encouragent, par exemple, l’apprentissage du français alors qu’il n’est parlé
que par 1 % de la population du royaume où plus de 600 patois sont en
usage). L’utilisation de différents vocables pour caractériser l’assimilation
(civilité, francisation) témoigne de cette difficulté. Au cours de l’époque
moderne, l’uniformisation recherchée inclura progressivement les croyances
et les pratiques religieuses, mais aussi l’habillement, la discipline corporelle,
les dispositions juridiques et politiques, les idées et les usages économiques.
L’assimilation des Amérindiens est d’autant plus nécessaire pour les
autorités que la politique de peuplement de l’Amérique française dans son
ensemble repose sur le métissage d’un petit groupe de colons avec des
femmes autochtones. Les Français adoptent cette stratégie au début du
e
XVII siècle lorsqu’ils se lancent dans la colonisation de l’île de Maranhão
dans le nord du Brésil, puis en Nouvelle-France tout au long du XVIIe siècle,
et enfin aux premiers temps de la colonisation du pays des Illinois et de la
Floride au XVIIIe siècle.
Au XVIIe siècle, la politique d’assimilation vise à la constitution de
sociétés coloniales métissées mais culturellement françaises. En Nouvelle-
France, les autorités encouragent les unions mixtes, mais aussi les migrations
autochtones dans la vallée du Saint-Laurent afin que les autochtones puissent
observer les habitudes des Français et, suivant leur bon exemple, imiter leur
mode de vie. Ces implantations ont également un avantage stratégique : le
gouvernement colonial considère alors que les guerriers autochtones
participeront à la défense militaire des établissements français. Les autorités
veillent également à limiter le nombre d’autochtones accueillis au sein des
établissements coloniaux afin de préserver la domination démographique des
colons sur leurs voisins autochtones.
Le développement économique colonial nécessite en outre d’adapter les
objectifs de l’assimilation. Puisque la Nouvelle-France tire ses richesses des
activités de chasse et du commerce des pelleteries des Amérindiens, les
intendants constatent qu’il ne faut pas changer leurs habitudes. Leur
sédentarisation et leur conversion à l’agriculture sont donc remises à plus
tard. Quant aux jeunes filles autochtones, les intendants les encouragent à
apprendre le filage et la couture afin de travailler dans des industries qu’ils
espèrent établir en Nouvelle-France.
Cette politique d’assimilation repose également sur l’éducation des
enfants autochtones aux mœurs et aux coutumes françaises. Pour former des
générations futures francisées, des écoles sont ouvertes à leur intention. Leur
nombre, infiniment dérisoire, restera une constante de la politique française
d’assimilation jusqu’au XXe siècle, et questionne l’engagement des autorités
en faveur du projet assimilationniste. L’instruction des filles autochtones est,
à l’époque moderne, l’aspect le plus important de cette politique éducative.
Le gouvernement colonial encourage les congrégations religieuses à les
christianiser et à les instruire aux travaux et arts domestiques afin que,
mariées à des colons, elles fondent des familles chrétiennes. Il s’agit alors
non seulement d’encourager le développement démographique des colonies,
mais aussi d’empêcher les mariages entre colons et autochtones païennes.
Les succès extrêmement limités de l’entreprise missionnaire dans les
Amériques conduisent les autorités religieuses et civiles à débattre de la
nécessité, ou non, de changer les coutumes des peuples américains. Alors que
les missionnaires jésuites décident, à partir de 1640, d’ajuster leur
enseignement aux coutumes autochtones, plutôt que l’inverse, le
gouvernement colonial insiste sur la nécessité d’intégrer les convertis à la
société coloniale. La tension grandissante entre religieux et officiels révèle
ainsi leur position contrastée sur l’assimilation : alors que, pour les Jésuites
notamment, elle représente un obstacle à la christianisation des Amérindiens,
elle est, pour les autorités civiles, le moyen de les assujettir à la souveraineté
royale. Dès 1627, les convertis des Amériques s’étaient vu notifier qu’ils
étaient considérés comme des citoyens français, dotés des droits associés
(droit de résider dans le royaume, d’acquérir des biens, de léguer, d’hériter et
d’accepter des dons et legs) mais également soumis à des devoirs spécifiques
tels que l’interdiction de divorcer pour les femmes, et la soumission aux lois
et à la justice françaises pour tous. L’imposition de l’autorité royale reste
cependant un vœu pieux jusqu’au XVIIIe siècle : les autorités ne parviennent
pas à empêcher les autochtones convertis de commercer avec les
Britanniques, pas plus qu’à leur imposer leur système judiciaire.
L’échec répété des autorités coloniales à transformer les autochtones en
sujets obéissants et conformes à leurs desseins les laisse perplexes. Même si
des peuples autochtones comme les Hurons et les Wabanakis se convertissent
au christianisme, ils ne changent ni leurs mœurs ni leurs coutumes. Les
autorités françaises ne s’expliquent pas ce refus des autochtones d’entrer dans
la famille française et d’exploiter l’opportunité qui leur est offerte de
s’émanciper de leur « sauvagerie », ainsi qu’on décrit alors leur condition
anthropologique, afin de réaliser leur potentiel humain.
La confusion des autorités est d’autant plus grande que les colons
adoptent un grand nombre de pratiques amérindiennes pour s’adapter à leur
nouvel environnement, ce qu’elles finissent par considérer comme une forme
d’« ensauvagement ». Le refus de la très grande majorité des enfants métis
d’intégrer la société coloniale accroît le pessimisme des autorités coloniales.
Pour expliquer l’échec général de leur politique d’assimilation (les
Amérindiens refusent de renoncer à leurs normes et leurs usages car ils ne se
considèrent pas inférieurs aux Français), les officiels invoquent finalement la
nature des autochtones, nature qu’ils jugent viciée et qui, de leur point de
vue, les rendrait incapables de se perfectionner. En mettant l’accent sur la
nature plutôt que sur la culture des autochtones, et en justifiant ainsi l’échec
de leur assimilation par leur nature supposée inférieure, les Français
effectuent un basculement idéologique. L’utilisation du préjugé racial pour
expliquer les choix et attitudes des autochtones indique que les autorités ont
racialisé ces derniers. Il est en cela intéressant de noter qu’un siècle plus tôt
les Espagnols de la Nouvelle-Espagne avaient connu une évolution
idéologique similaire : leur incapacité de christianiser et d’assimiler les
Andins avait suscité un profond pessimisme dans les esprits coloniaux, et le
refus des autochtones d’abandonner leurs pratiques religieuses avait été
imputé à leur nature corrompue.
L’échec de l’assimilation ne conduit pas seulement à la racialisation des
autochtones : il entraîne également un durcissement des attitudes et des
politiques envers les colons. À la fin du XVIIe siècle, par exemple, les autorités
adoptent une loi qui prévoit le recours à la pendaison, visant à ramener dans
les colonies les hommes engagés dans le commerce des fourrures et partis
vivre, parfois pendant plusieurs années, au milieu des nations amérindiennes
de la Nouvelle-France. Dès 1715, le gouverneur de la Nouvelle-France veut
aussi proscrire les mariages mixtes, nombreux dans l’Ouest. Vingt ans plus
tard, le ministre les interdit tout à fait, les considérant déshonorants pour les
Français et périlleux pour la colonie. Les autorités cherchent ainsi à limiter
les interpénétrations sociales et culturelles entre colons et autochtones et
rejettent tout ce qui ressemble à une transgression de leurs normes. L’échec
de la politique d’assimilation au XVIIIe siècle ne remet curieusement pas en
cause le bien-fondé de ce projet qui reste au cœur de l’entreprise impériale au
cours des siècles suivants. Deux raisons, au moins, expliquent sa prégnance
dans les empires européens : d’une part, sa fonction de légitimation de
l’expansion impériale, conçue en termes de responsabilité politique, qui
justifie la confiscation des souverainetés non européennes (sous ce chapitre,
on retrouve la fameuse « mission civilisatrice » de Jules Ferry au XIXe siècle) ;
d’autre part, la confiance inébranlable des Européens dans la supériorité de
leur culture, la seule capable d’émanciper tous les peuples (Denis Diderot et
Benjamin Constant, pour ne citer qu’eux, ont rejeté cet argument en insistant
sur le caractère relatif de toutes les cultures, y compris européennes). Les
administrateurs coloniaux européens expliquent alors l’échec de
l’assimilation des colonisés par l’incapacité morale de ces derniers à saisir
cette opportunité de progresser. Pour toutes ces raisons, le principe
d’assimilation continuera de nourrir l’action coloniale française jusqu’au
e
XX siècle.

BIBLIOGRAPHIE

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and Race in Colonial Louisiana, Philadelphie, University of Pennsylvania
Press, 2012.
Naissance d’une administration coloniale
Marie Houllemare

La conquête et l’affirmation d’une souveraineté sur des territoires


ultramarins s’accompagnent de la mise en place d’une administration, c’est-à-
dire d’un ensemble de ressources humaines, matérielles, financières et
informationnelles au service de l’exercice habituel du pouvoir. Les formes et
pratiques administratives mises en œuvre sont autant de révélateurs de la
manière dont le pouvoir politique appréhende la colonisation. Par contraste
avec la forte personnalisation du pouvoir monarchique en France, affirmée
par des cérémonies publiques telles que le sacre, ou par la présence royale sur
le champ de bataille, l’expansion ultramarine se fait toujours loin de la
personne du roi : c’est dire l’importance des délégations d’autorité pour
incarner au loin l’autorité monarchique, alors que les communications écrites
sont lentes et souvent interrompues par les conflits militaires ou les difficultés
de navigation hivernales. Cette autorité est exercée par des agents, peu
nombreux, toujours masculins, à l’exception de la courte régence de Marie
Bonnard du Parquet, veuve du gouverneur de Martinique, en 1658. Les
historiens ont souligné l’adaptation aux circonstances et la forte diversité des
modalités d’affirmation de la souveraineté française outre-mer, évoquant
ainsi l’existence d’une collection de colonies plus que d’un premier empire
colonial. Pour autant, la période est marquée par un effort d’harmonisation et
de systématisation des procédures, qui intègrent, à partir de la fin du
e
XVII siècle, les différentes colonies (Canada, Louisiane, Martinique,
Guadeloupe, Saint-Domingue, Guyane, mais aussi comptoirs africains tels
que Gorée et Saint-Louis du Sénégal, île de France, île Bourbon aux
Mascareignes et établissements français de l’Inde) à un horizon juridique et
politique commun, marqué par une différence croissante avec le territoire
métropolitain.
L’investissement de plus en plus direct de la monarchie dans les colonies
invite à distinguer trois moments d’unification administrative à l’échelle
impériale, dans une chronologie qui reste très diverse selon les espaces
conquis. Les premières expéditions sont organisées sous l’égide d’un
capitaine, comme Giovanni Verrazzano (1524) ou Jacques Cartier (1534),
dont les lettres de commission, si elles existent, n’ont pas été conservées. La
mise en œuvre de la colonisation est, dans un second temps, déléguée à des
compagnies de commerce. La Compagnie de Nouvelle-France reçoit en
avril 1627 « toute propriété, justice et seigneurie » sur un espace en devenir,
cette « Nouvelle-France » qui, à partir du Saint-Laurent, s’étend virtuellement
sur des territoires encore flous, de la Floride jusqu’à Terre-Neuve. Cette
délégation d’autorité et de souveraineté, dont les contours exacts sont définis
par des lettres patentes, fait de ce mode d’exploitation indirecte une forme de
gouvernement corporatif, doté de véritables pouvoirs législatifs et judiciaires.
En échange d’une prise de risque importante et de la mobilisation collective
d’un capital élevé, les actionnaires obtiennent des droits commerciaux et la
concession de terres à mettre en valeur, ce qui s’accompagne aussi de
responsabilités en matière de peuplement et de gestion de la population. La
nomination d’officiers civils, comme la surveillance des colons à faire venir
d’Europe, incombe donc à des acteurs privés. S’appuyant sur le patronage des
principaux ministres d’État, Richelieu ou Mazarin, l’autorité monarchique
s’exerce indirectement sur ces compagnies fondées grâce à la mobilisation de
réseaux de clientèle de proches du roi. La délégation totale de
l’administration coloniale aux compagnies de commerce n’est pas envisagée.
En parallèle, il existe aussi des représentants personnels du roi, tel Roberval,
nommé lieutenant général en 1541. La désignation de Richelieu par le roi, en
octobre 1626, comme grand maître, chef et surintendant général de la
navigation et du commerce de France constitue cependant le premier
véritable effort pour rassembler sous une autorité centrale la diversité des
expériences ultramarines.
Ce n’est qu’à partir des années 1660 que l’organisation administrative des
colonies se renforce, tant auprès du pouvoir royal que dans les colonies.
Établi en 1669, le secrétaire d’État de la Marine est en charge des colonies.
Sous son autorité, les territoires ultramarins entrent dans une relation de type
impérial avec la métropole, fondée sur trois principes majeurs :
gouvernement diarchique, défense du monopole commercial et adaptation du
droit. Imitant l’exercice du pouvoir dans les provinces périphériques du
royaume, une véritable dyarchie est systématisée dans les colonies, avec
l’autorité conjointe des deux « administrateurs » représentant l’autorité royale
dans les colonies : le gouverneur et l’intendant. Le gouverneur, souvent un
ancien capitaine de la marine royale, exerce des fonctions militaires et
diplomatiques. Avec le règne personnel de Louis XIV sont nommés des
intendants, d’abord en Nouvelle-France (1663) puis dans les Antilles (1679).
L’intendant, grâce à son expertise judiciaire, affirmée au XVIIIe siècle, reçoit
des attributions civiles de plus en plus larges, qui touchent à la justice, au
maintien de l’ordre et au contrôle des finances. Dans les plus grandes
colonies, il a sous ses ordres une quarantaine de commis, écrivains de la
marine et commissaires, en charge de la gestion logistique et financière, du
développement des infrastructures, faisant toute leur carrière dans
l’organisation ministérielle des ports de France et des villes principales des
colonies. La collaboration du gouverneur et de l’intendant, cruciale, se
transforme souvent en méfiance et surveillance réciproque, voire en conflits
ouverts, abondamment commentés dans les correspondances ministérielles.
La mise en œuvre d’un arsenal juridique et répressif spécifique aux
colonies s’appuie sur l’administration judiciaire, avec des conseils souverains
(puis supérieurs). Ces tribunaux d’appel établis dans les principales villes,
comme à Québec dès 1663, procèdent à l’enregistrement des lois royales
pour les rendre applicables, mais ne peuvent pas présenter de remontrances,
ce qui leur donne un rôle politique bien moindre que celui des parlements.
L’établissement des amirautés en 1717, qui dote les colonies d’un réseau de
tribunaux de commerce et de bureaux de contrôle de la vie maritime,
participe de l’unification des pratiques administratives. Cette période de
royalisation de l’administration coloniale est marquée par l’adaptation des
procédures judiciaires métropolitaines aux situations locales, avec des débats
nombreux, par exemple sur la valeur des témoignages d’esclaves.
L’adaptation aux réalités locales et la nécessaire collaboration des élites
incite, tout autant que la distance géographique, à relativiser le paradigme
absolutiste, plus encore qu’en France. Les conseils supérieurs, à l’ambition
politique souvent réduite, sont dotés de juges nommés par le secrétaire d’État
de la Marine, qui peut aussi les révoquer, bien plus facilement que les
magistrats de France qui détiennent des offices vénaux. Appartenant aux
élites économiques locales, les magistrats coloniaux dialoguent avec la
monarchie, par le biais des administrateurs, qui les surveillent.
L’exercice de la justice montre que l’administration coloniale fait une
place très inégale à la population autochtone ou esclave, en adaptant, pour le
contentieux civil, ses décisions aux équilibres démographiques et
économiques. Ainsi, dans les établissements français de l’Inde, les
populations autochtones conservent des tribunaux de droit local, comme la
Chaudrie, pour gérer leurs conflits. En revanche, la justice pénale, souvent
sommaire, constitue un véritable outil d’unification des colonies, appuyé sur
le modèle procédural fixé par l’ordonnance criminelle de 1670. Aux Antilles
comme aux Mascareignes (île Bourbon et île de France), la répression cible
surtout les esclaves, tout particulièrement pour marronnage et
empoisonnement, en s’appuyant sur un droit esclavagiste dont l’édit de 1685
sur la police des esclaves, surnommé Code noir à partir de l’édition imprimée
de 1719, constitue la matrice. En Amérique du Nord, à l’inverse, la justice,
plus conciliatrice que répressive, poursuit surtout les individus d’ascendance
européenne, en épargnant le plus souvent les Amérindiens, qui bénéficient
d’une forme d’immunité diplomatique, afin de préserver les alliances. Cela
n’empêche pas la réduction en esclavage d’Amérindiens, qui passent parfois
devant les institutions judiciaires. Ainsi, les archives judiciaires gardent les
traces des confrontations des autochtones avec l’administration locale, qui
sont beaucoup moins documentées dans l’archive réunie par l’administration
centrale des colonies en métropole.
La mise en place de l’administration royale dans les colonies s’appuie en
effet sur le développement d’une véritable bureaucratie impériale au plus près
du pouvoir royal. Si plusieurs ministères sont impliqués dans l’expansion
ultramarine, c’est auprès du secrétaire d’État de la Marine que se constitue, à
partir de 1669, une véritable administration centrale pour les colonies. Elle
s’appuie sur le développement de l’administration du contrôle des ports et
arsenaux royaux, dont les commissaires, les écrivains et les intendants de
marine, voient leurs carrières organisées par l’ordonnance de la marine de
1689. À partir de 1710, le contrôle des activités monarchiques coloniales,
auparavant dispersé entre plusieurs services, est dévolu à un bureau des
colonies, chargé de la correspondance avec les agents de la monarchie dans
les colonies. Dès lors, les commis de ce bureau deviennent des experts de la
gestion de l’information reçue des colonies, mais aussi des intermédiaires
précieux pour les particuliers souhaitant obtenir des postes ou des faveurs du
monarque. Sous la Régence, le Conseil de marine systématise
l’enregistrement de la correspondance reçue et envoyée, formant ainsi un
dépôt d’archives précieux, qui constitue un rouage mésestimé de la
« machine coloniale », ensemble d’institutions liées à la monarchie,
productrices de savoirs scientifiques et techniques sur les territoires
ultramarins et l’exploitation de leurs ressources naturelles. Le bureau des
colonies se charge, à partir des années 1750 de gérer les carrières des agents
coloniaux, puis participe, à partir de la guerre de Sept Ans, à une réflexion
plus générale sur le coût des dépenses coloniales de la monarchie. Le
principal commis, puis l’intendant des colonies qui dirige ce service à partir
de 1781, est à la tête du plus gros service de la Marine, rouage administratif
important dans la préparation des tentatives de réforme législative et
commerciale des colonies. L’ouverture du Dépôt des papiers publics des
colonies, en juin 1776, témoigne d’un élargissement des connaissances
compilées par l’administration coloniale aux populations coloniales, tant
démographiques que médicales ou juridiques. Pour autant, ces archives, tout
particulièrement judiciaires, s’intéressent surtout aux populations
européennes, alors que les procédures concernant les populations autochtones
et esclaves sont souvent conservées uniquement sur place. La création d’un
bureau du contentieux des colonies, en 1776, est tout aussi révélatrice du rôle
croissant que joue la Marine comme recours ultime, pour les particuliers
libres vivant dans les colonies contre les administrations monarchiques
locales. La Révolution ne constitue pas une forte rupture pour
l’administration des colonies, dont les acteurs et les services principaux
restent en place jusqu’au début du XIXe siècle.

BIBLIOGRAPHIE

Sylviane LLINARES et Jörg ULBERT (dir.), La Liasse et la Plume. Les


bureaux du secrétariat d’État à la Marine sous l’Ancien Régime (1669-
1792), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017.
James E. MCCLELLAN III et François REGOURD, The Colonial Machine :
French Science and Overseas Expansion in the Old Regime, Turnhout,
Brepols, 2012.
Éric ROULET, La Compagnie des îles de l’Amérique. Une entreprise
coloniale au XVIIe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017.
Jean TARRADE, « L’administration coloniale en France à la fin de l’Ancien
Régime. Projets de réforme », Revue historique, t. 229, 1963, p. 103-122.
Laurie WOOD, Archipelago of Justice : Law in France’s Early Modern
Empire, New Haven-Londres, Yale University Press, 2020.
Colbert, le commerce et la brutalité
Jacob Soll

Grand ministre de Louis XIV, chef de sa politique coloniale et de


l’expansion française en Amérique du Nord, Jean-Baptiste Colbert est issu
d’une famille de financiers et de marchands rémois dont les talents, la
prudence et le manque de scrupules sont récompensés par une ascension
fulgurante. En 1661, il devient le plus important ministre du gouvernement de
Louis XIV, menant une politique de prise de pouvoir et de centralisation
administrative. Disons-le clairement : Colbert est à la fois un visionnaire et
un homme cruel. Dans presque tous les domaines, il fait preuve d’un mélange
de créativité et de brutalité. Ceux qui écrivent des pamphlets contre le roi se
retrouvent aux galères de Marseille. Ses politiques coloniales font écho à la
dureté de sa politique générale en France. Il ne faut pas oublier que, dans le
régime féodal, la liberté est un privilège qui n’est pas accordé à tout le
monde. Dans les colonies, elle l’est encore bien moins à cause de l’esclavage
et du sort de plusieurs populations autochtones. Lorsque les Iroquois
« coupent les gorges » des colons envahisseurs du Canada, Colbert donne
l’ordre de les massacrer et entame une politique de torture et de coercition,
tout en encourageant l’assimilation et l’évangélisation des peuples conquis,
qu’il compte accomplir avec l’aide des Jésuites et des Franciscains.
Aux yeux de Colbert, l’esclavage est un commerce comme un autre.
C’est seulement en 1682 que Colbert propose au beau-frère de sa femme,
l’intendant Michel Bégon (1638-1710), de formuler un projet d’ordonnances
sur l’esclavage, soit un an avant sa mort. Ce projet ne s’achèvera pas de son
vivant. L’esclavage n’est pas une priorité pour cet homme qui aime tout
gérer. Le Code des colonies (connu au XVIIIe siècle sous le nom de Code noir)
ne sortira que deux ans après sa mort en 1685, produit tardif de sa machine
administrative.
Le programme colonial de Colbert se caractérise par un désir de répondre
à la nécessité économique et d’émuler les empires déjà existants. Colbert
réorganise les compagnies de commerce et encourage la colonisation du
Canada. Il fonde la Compagnie des Indes occidentales en 1664, puis la
Compagnie du Sénégal en 1673, pour l’expansion de la colonisation des
Amériques et le commerce des esclaves. Efficace dans sa gestion des affaires
du royaume, Colbert semble pourtant dépassé et médiocre dans son travail
sur l’outre-mer. En ce qui concerne les colonies, il se préoccupe surtout du
retard économique et industriel de la France et de ses faiblesses face à ses
voisins hollandais et anglais. En 1664, le ministre de Louis XIV estime que
« la France n’a pas présentement 200 vaisseaux raisonnables dans ses ports ;
les Hollandais en avoient, en 1658, 16 000 ». La Hollande domine le
commerce colonial et gère la majorité du marché de l’esclavage, avec
l’Angleterre. La réponse de Colbert est de contrer cette concurrence dans tous
les domaines. Il fonde sa stratégie commerciale et coloniale sur la « liberté
totale » de commerce des sujets français dans leurs colonies, le but étant
d’atteindre un niveau de développement comparable à celui des puissances
hollandaise et anglaise. Même si l’immense fleuve Mississippi s’appelle « le
Colbert », le ministre s’intéresse assez peu au Nouveau Monde qu’il ne
connaît que par l’intermédiaire de la correspondance avec ses agents. Vues
depuis ses archives administratives, les colonies occupent chez lui une place
plutôt marginale par rapport à l’administration et aux affaires de l’Ancien
Monde : l’Europe, le Levant, et l’Asie orientale. Colbert écrit presque autant
de lettres sur le canal de Languedoc ou l’administration des archives que sur
les colonies, et beaucoup moins que sur la culture, qui constitue son grand
intérêt politique et commercial. Il fait preuve de peu de curiosité pour le
Nouveau Monde et ses populations, sauf lorsqu’il souhaite le rendre
conforme à ses besoins, ce qui explique beaucoup les faiblesses, les échecs et
l’inhumanité de l’administration coloniale au XVIIe siècle.

BIBLIOGRAPHIE

Daniel DESSERT et Jean-Louis JOURNET, « Le lobby Colbert : un royaume


ou une affaire de famille ? », Annales, 30 (6), 1975, p. 1303-1336.
Philippe MINARD, « Économie de marché et État en France : mythes et
légendes du colbertisme », L’Économie politique, no 37, 2008/1, p. 77-94.
Jacob SOLL, The Information Master : Jean-Baptiste Colbert’s Secret State
Information System, Ann Arbor (MI), The University of Michigan Press,
2009.
Dupleix et les puissants de l’Inde
Gregory Mole

En 1752, Chanda Sahib, nawab (gouverneur) d’Arcate et suzerain d’une


vaste région du sud-est de l’Inde, est capturé et décapité par le roi de Tanjore,
un petit État frontalier. Cet acte de violence ne constitue pas un incident
isolé ; il s’agit plutôt de la conclusion d’une lutte intestine pour la succession
au trône d’Arcate, une longue série d’intrigues faisant fi des voies
hiérarchiques européennes et autochtones. Au centre de ces machinations se
trouve Joseph-François Dupleix, gouverneur de la Compagnie des Indes, la
compagnie à privilège qui supervise le commerce dans l’océan Indien de
1742 à 1754. Estimant que le négoce n’a pas suffi à engendrer des profits
réguliers pour la Compagnie, Dupleix échafaude, à la fin des années 1740, un
plan audacieux pour étendre l’influence française en Inde : il envoie des
soldats de la Compagnie se battre dans les conflits successoraux des
dirigeants d’Arcate et de l’État voisin d’Hyderabad. Cette décision aura de
lourdes conséquences. Grâce à l’aide de Dupleix, les prétendants au trône
soutenus par les Français – Chanda Sahib et Muzaffar Jung, petit-fils de feu
le nizam d’Hyderabad – enchaînent les succès militaires et la Compagnie
reçoit en retour terres et titres. En 1750, la France contrôle une grande part du
sud-est de l’Inde.
Cependant, cette victoire est de courte durée. Les manœuvres de Dupleix
ne tardent pas à attirer l’attention de la Compagnie britannique des Indes
orientales (East India Company), en rivalité avec les Français sur le sous-
continent, qui soutient ses propres prétendants. La compagnie française
essuie alors des revers. La mainmise de Chanda Sahib sur Arcate se délite
rapidement jusqu’à ce que ses ennemis, appuyés par l’armée britannique, le
forcent à se réfugier à Tanjore, alliée des Anglais. Quant à Muzaffar Jung, il
est mort au combat un an plus tôt. Bien que son oncle et successeur sur le
trône d’Hyderabad, Salabat Jung, soutienne les prétentions de Dupleix et
autorise l’établissement d’un protectorat français dans la région, les
répercussions chaotiques des guerres du gouverneur sont inacceptables aux
yeux de ses supérieurs à Paris. Lui reprochant d’abandonner sa mission
commerciale, les administrateurs métropolitains rappellent Dupleix en 1754.
La même année, son successeur négocie la paix.
Les chercheurs et chercheuses voient souvent dans les aventures
militaires de Dupleix un moment de transformation dans l’histoire de
l’impérialisme européen et les prémices d’une stratégie d’expansion par
procuration qui aboutira à la colonisation de l’Inde. Pour le dire simplement,
ce système consiste à servir les intérêts européens en agissant au travers de
personnalités indiennes dont l’indépendance n’est qu’un leurre, de
« magnifiques marionnettes », pour reprendre l’expression de l’historien
britannique du XIXe siècle Thomas Macaulay. Ces interprétations font de
l’Inde un simple théâtre d’opérations pour les ambitions de l’Europe du
e
XVIII siècle, où des figures telles que Chanda Sahib ne représentent guère
plus que des outils pour la réalisation des objectifs administratifs
occidentaux. Même après le rappel de Dupleix, on intègre facilement à ce
récit triomphaliste les interventions françaises à Arcate et Hyderabad. Elles
auraient fourni le modèle d’expansion que les Britanniques auraient
perfectionné en asseyant leur hégémonie en Inde.
Pourtant, l’« affaire Dupleix » se prête à une autre lecture, qui pose la
question de qui était la « magnifique marionnette » et qui le marionnettiste.
Pour remercier Dupleix de son soutien, Muzaffar Jung offre de nombreux
présents à la Compagnie, dont un mahi-o-maratib, un étendard en forme de
poisson doré constituant l’un des symboles de la souveraineté suprême en
Inde méridionale. Si de tels symboles semblent donner du pouvoir aux
Français en les revêtant d’insignes autochtones, ils incorporent aussi la
Compagnie au sein des systèmes d’autorité indiens. Et, dès l’instant où
Dupleix promet son soutien, le sort de la France en Inde se trouve lié au
destin du candidat de son choix. L’octroi de terres et de titres ne fait que
formaliser cette hiérarchie officieuse, enfermant les Français dans le rôle de
vassaux de leurs prétendants.
D’ailleurs, loin d’inaugurer un audacieux programme colonial, les
Français sont colonisés par les élites indiennes à de nombreuses reprises au
cours du XVIIIe siècle. L’empire moghol, autrefois la force politique
dominante dans le sous-continent, commence à décliner à partir de 1707
après qu’une série d’empereurs au règne bref et inefficace se sont succédé,
mettant à mal sa légitimité. À mesure que l’autorité impériale se désintègre,
les vassaux situés à la périphérie de la puissance moghole, tel le nawab
d’Arcate, font sécession, régnant sur des États successeurs de plus en plus
autonomes. La Compagnie des Indes joue un rôle majeur dans cette
réorganisation politique. Les régimes successeurs contraignent régulièrement
les Français à payer pour des terres et des privilèges commerciaux que
l’empereur leur a déjà accordés et ainsi à remplir leurs coffres et à évincer
l’autorité de l’État moghol. Ils les entraînent aussi dans des alliances
imprévisibles et souvent unilatérales, en ignorant les administrateurs de
métropole et en engageant la Compagnie à servir les intérêts de personnages
tels que Chanda Sahib. Bien que Dupleix ait brièvement réussi à étendre
l’influence française en Inde dans les années 1750, il n’est pas réellement
parvenu à imposer sa volonté dans les affaires indiennes. Au contraire, il
cède, de bien des façons, à une tendance plus ancienne des compagnies
européennes, consistant à se faire l’intermédiaire d’intérêts autochtones et à
n’en tirer que rarement un bénéfice durable.
Traduit de l’anglais par Charlotte Matoussowsky

BIBLIOGRAPHIE
Philippe HAUDRÈRE, La Compagnie française des Indes au XVIIIe siècle,
2e éd., Paris, Les Indes savantes, 2005, t. II.
Lord MACAULAY, Essais historiques et biographiques, trad. Guillaume
Guizot, Paris, Michel Lévy Frères Éditeurs, 1873, vol. 1.
Gregory MOLE, « L’Économie politique de Joseph Dupleix : mercantilisme,
autorité et deuxième guerre carnatique, 1751-1754 », Outre-mers. Revue
d’histoire coloniale et impériale, no 388-389, 2015/2, p. 79-96.
La législation coloniale
Julie Marquet

Il n’existe pas, à proprement parler, de législation coloniale à la période


moderne, au sens d’un appareil législatif qui fixerait de manière homogène
les cadres du gouvernement des colonies. Il n’existe pas non plus de
législation spécifiquement coloniale, qui serait complètement distincte de
celle de la métropole : les lois dans les colonies sont en partie les mêmes
qu’en métropole. Il existe, en revanche, une multiplicité de textes juridiques
qui s’appliquent à différentes colonies, de différentes manières selon le
contexte, et qui ont différentes origines : le pouvoir royal (ordonnances,
déclarations, édits, arrêts, lettres patentes), le pouvoir local (ordonnances,
arrêtés ou règlements), ou encore les compagnies de commerce qui
administrent une partie des colonies (règlements). L’ensemble de ces textes
normatifs constitue ce que l’on peut appeler la législation coloniale. Celle-ci
fonde l’organisation constitutionnelle, administrative et judiciaire de chaque
colonie, en définissant son rapport à la Couronne ou aux compagnies de
commerce qui l’exploitent et en organisant le gouvernement local autour d’un
gouverneur, d’un intendant et d’un conseil supérieur (ou conseil souverain).
Elle établit de plus le statut des personnes et des biens, ainsi que les modalités
de la régulation des relations sociales et économiques, sur le fondement de la
Coutume de Paris, qui est le recueil des lois civiles s’appliquant à Paris et
dans une partie du royaume de France, du XVIe siècle à la promulgation du
Code civil en 1804.
La législation coloniale est une des sources du droit dans les colonies,
mais elle n’est pas la seule, pour plusieurs raisons. D’abord, le délai des
échanges avec la métropole nécessaires à l’enregistrement des textes est
long : à la période moderne, un courrier met environ trois mois à parvenir à
Paris depuis les Antilles et sept depuis les Mascareignes. La promulgation
d’une loi peut prendre des années (voire des décennies).
Ensuite, parce que le droit coutumier est omniprésent : dans les comptoirs
de l’Inde, par exemple, les Français promettent de respecter les us et
coutumes des Indiens en matière de mariage, d’héritage ou de caste. Cela
signifie que les coutumes indiennes, qui ne sont pas écrites mais définies
comme l’« usage » ou la « tradition », et désignées par le terme de
« Mamoul », sont appliquées par les administrateurs ou dans les tribunaux.
Les Français, n’ayant aucune connaissance des coutumes indiennes,
renvoient le plus souvent l’examen des conflits à des institutions ou des
arbitres indiens. Le tribunal de police de Pondichéry homologue ainsi les
décisions des castes en matière de mariage, d’adultère et de séparation,
comme le 24 juillet 1788, lorsqu’il enregistre la décision suivante dans une
affaire opposant un homme nommé Sinnadou à un autre homme appelé
Vellayen « qui lui avoit enlevé sa femme après l’avoir séduite » : « il a été
ordonné par la parenté et par les chefs [de caste] de donner dix pagodes à
l’étoile [monnaie locale] au propriétaire de cette femme » ainsi que de jeter
sur les deux amants « de la bouse de vache délayée dans de l’eau », « après
quoi ils seront fustigés dans les quatre villages et de là chassés hors des
limites [de la ville] ». Ce type de peine coutumière est régulièrement
prononcé mais n’est jamais mentionné dans les règlements de police, même
si ceux-ci intègrent ponctuellement des formes de régulation sociale
indiennes. Par exemple les articles 29 à 32 du règlement de police promulgué
à Pondichéry en 1778 organisent la vente des esclaves, en incluant la vente
des enfants par leurs parents, ce qui était une pratique existant en Inde lors
des périodes de crise ainsi que dans certaines castes, comme celle des
tisserands, qui pouvaient dédier leurs fillettes à un temple auxquelles elles
étaient attachées en tant que bayadères, ou danseuses sacrées.
Dans toutes les colonies, les manières de faire locales ont influencé le
contenu de la législation mais aussi et surtout son application. Les autorités
ou les habitants de chaque colonie ignorent, détournent ou accommodent la
législation existante. Depuis les années 2000, les historiens et historiennes
s’intéressent tout particulièrement à ces processus d’accommodement, c’est-
à-dire à la manière dont la législation intègre les manières de faire locales, à
rebours de l’idée ancienne que le droit est imposé d’en haut par le pouvoir
royal : ils montrent que le droit est aussi et surtout un objet façonné par sa
circulation entre les différentes colonies, par l’expérience et la culture
juridique des acteurs de l’implantation coloniale, ainsi que par la capacité de
ces acteurs à faire valoir leurs intérêts. Les historiens et historiennes
s’accordent sur le fait que la législation est un outil d’intégration des colonies
à l’empire. En effet, le premier empire colonial français n’est pas un
ensemble homogène et cohérent. Il existe surtout à travers la circulation des
hommes et des femmes, des idées et des papiers, notamment des rapports,
correspondances et documents juridiques relatifs à l’administration des
colonies. Or, comme le montre l’historienne Mélanie Lamotte, cette
circulation a des effets : les lois et textes réglementaires des différentes
colonies de l’Atlantique et de l’océan Indien se citent ou se recopient les uns
les autres, parce que les personnes qui les produisent ont l’expérience de la
réglementation d’autres colonies. Mélanie Lamotte prend l’exemple des lois
sur le mariage : des dispositions adoptées dans les Mascareignes entre 1674
et 1723 sont directement reprises en Louisiane en 1724, dont un règlement, à
son tour, est cité dans un décret de 1726 destiné aux Caraïbes et à la Guyane
et interdisant la transmission de biens aux esclaves ou aux libres de couleur –
selon les termes employés par les contemporains et repris par les historiens
et historiennes. À partir de la création du ministère de la Marine en 1669, et
surtout du bureau des colonies en son sein en 1710, l’administration s’occupe
de réunir ces textes et les utilise pour élaborer une législation coloniale de
plus en plus standardisée. L’exemple le plus célèbre de cette production
centrale de lois est celui de l’édit royal de mars 1685 connu sous le nom de
« Code noir ». Cet édit organise l’administration des Antilles françaises, en
compilant les règlements particuliers des différentes colonies. Un des
objectifs affichés dans le préambule de l’édit est de « faire connaître » aux
habitants des colonies « l’étendue de [la] puissance [du roi] ». En ce sens, il
s’inscrit dans le mouvement d’uniformisation de la réglementation à l’œuvre
dans le royaume de France à la fin du XVIIe siècle, qui a pour objectif de
renforcer le pouvoir royal. Dans un contexte de développement de
l’absolutisme, la volonté de créer un cadre légal commun aux différentes
colonies vise ainsi à affirmer l’autorité de l’État. Cette volonté est réaffirmée
à partir des années 1760 : les colonies conservées par la France après la
guerre de Sept Ans (1756-1763) passent sous le contrôle direct de la
Couronne, qui leur applique de manière plus systématique les lois et
ordonnances du royaume : les historiens et historiennes du droit parlent
d’« assimilation juridique » pour désigner le processus de rapprochement
avec les lois de la métropole. L’application de la législation reste bien sûr très
partielle et dépend toujours des contextes locaux : par exemple la législation
interdisant le mariage entre Européens et femmes d’ascendance non
européenne n’est pas respectée dans les comptoirs français de l’Inde ou à l’île
Bourbon, où les marchands et les colons avaient tout intérêt à préserver leur
accès aux ressources économiques et familiales de ces femmes. Néanmoins,
le principe de l’assimilation des colonies est posé. Il sera réaffirmé au
moment de la Révolution française : l’article 6 de la Constitution de l’an III
(1795) établit que « les colonies françaises sont parties intégrantes de la
République et sont soumises à la même loi constitutionnelle ».
L’intégration des colonies à l’empire colonial français passe aussi par les
lois régulant le domaine économique. Tout au long de la période moderne, les
colonies sont en effet considérées comme des possessions territoriales au
service des intérêts de la métropole, suivant la doctrine politique et
économique alors dominante, le mercantilisme. Cette doctrine établit que
l’État tire sa puissance de l’excédent de sa balance commerciale : le contrôle
des ressources coloniales est donc considéré comme nécessaire à la puissance
de celui-ci, en particulier pour permettre l’approvisionnement en produits qui
n’existent pas sur le sol métropolitain. Le mercantilisme fait de l’État
l’incarnation de l’intérêt national, qui doit être défendu contre les autres
nations mais aussi contre les intérêts privés. Dans cette optique, il peut et doit
mettre en place des monopoles commerciaux : c’est ce qu’il fait dans les
colonies. La législation coloniale établit ainsi un « régime de l’Exclusif », qui
est un régime juridique organisant les échanges entre la métropole et les
colonies au seul bénéfice de la métropole. De la sorte, les denrées produites
dans les colonies ne peuvent être vendues qu’en métropole et les colonies ne
peuvent acheter que des produits venant de métropole ou transportés sur des
navires français. Pour mettre en place ce régime, l’État, sous Richelieu (1585-
1642) puis sous Colbert (1619-1683), crée des compagnies de commerce qui
obtiennent des monopoles. La Compagnie des Indes occidentales, créée en
1664, reçoit ainsi plusieurs monopoles de commerce, dont ceux du sucre et
du tabac avec l’Amérique. Le principe du monopole est toutefois battu en
brèche. Dans toutes les colonies, les colons contournent la réglementation,
quand ils ne s’y opposent pas frontalement. Par exemple, aux Antilles, les
planteurs mènent une contrebande active pour s’approvisionner en denrées
alimentaires et en matériaux de construction en Jamaïque et sur les côtes
américaines, et pour vendre leur sucre aux marchands hollandais ou anglais.
La critique croissante des économistes libéraux concourt à l’assouplissement
de la législation à partir des années 1760 puis à la suppression du monopole
des compagnies, sans que le régime de l’Exclusif ne disparaisse pour autant :
il est réaffirmé sous la Révolution française par le décret du
25 septembre 1793.
Un des monopoles octroyés à la Compagnie des Indes occidentales en
1664 est celui de la traite des esclaves. L’économie des colonies de plantation
repose en effet sur l’exploitation d’une main-d’œuvre servile et sur la mise en
place d’une réglementation permettant de définir son statut administratif et,
surtout, de la contrôler. Le maintien de l’ordre est une obsession de la
législation des colonies. Dans cette optique, le Code noir règle les rapports
entre « maîtres » et « esclaves » et fixe les peines qui peuvent leur être
infligées. Cette législation, destinée d’abord aux Antilles puis étendue aux
Mascareignes et à la Louisiane dans les années 1720, peut être considérée
comme un des fondements de l’organisation de la domination sur les esclaves
et les personnes colonisées. En effet, cette législation entre en contradiction
avec la législation française, qui énonce de longue date que « le sol de la
France affranchit ». Elle crée donc, de manière très claire, une spécificité
coloniale : elle établit qu’il est possible, dans les colonies, de définir
légalement des personnes comme inférieures et d’exercer sur elles une
violence à la fois quotidienne et extrême. Cette législation fournit également
un support légal à la racialisation des rapports sociaux (c’est-à-dire à
l’application de la race comme principe d’organisation des statuts et des
rapports entre les hommes), parce qu’elle est progressivement complétée par
des dispositions législatives qui établissent des droits différents pour les
Blancs et les non-Blancs. Le processus de racialisation se développe dans le
contexte de l’essor des économies de plantation, à partir de la seconde moitié
du XVIIe siècle aux Antilles et des années 1720 dans le reste de l’empire
français. Les cultures de plantation comme le sucre ou le tabac prospèrent et
demandent davantage de main-d’œuvre, ce qui entraîne une augmentation du
nombre de personnes noires réduites en esclavage dans les colonies, face
auxquelles les colons, en infériorité numérique, ressentent le besoin de fixer
des frontières raciales. Pour maintenir leur domination, ils obtiennent des
autorités locales des dispositions législatives qui viennent s’ajouter à l’édit de
1685. Ces dispositions visent à garantir le caractère infranchissable de la
barrière raciale entre Blancs et non-Blancs, en établissant pour les esclaves ou
les libres de couleur des incapacités dans l’accès à certains postes ou en
matière de mariage ou d’héritage, c’est-à-dire dans les domaines impliquant
la transmission d’un capital familial. Par exemple à l’île Bourbon (île de La
Réunion), les règlements se multiplient entre les années 1730 et 1750 pour
interdire les mariages entre Blancs et esclaves ou personnes d’ascendance
non européenne. En outre, dans toutes les colonies, les femmes métisses,
c’est-à-dire ayant une ascendance non européenne et dont les désignations
varient selon les espaces, sont ciblées par des règlements leur interdisant
d’hériter de leurs maris français ou de gérer les propriétés dont elles auraient
pu hériter. Pour éviter que le capital économique ne leur soit transmis (et
passe alors aux mains de familles métisses), les administrateurs les décrivent
comme des êtres incapables ou inconstants. C’est ce qui arrive à Françoise,
une femme amérindienne de Louisiane, qui doit en théorie hériter du domaine
de son mari Charles Egron à sa mort en 1745 : pour l’empêcher d’accéder à
cet héritage, les administrateurs mettent en avant son statut de « femme
amérindienne », la présentent comme « imbécile » et nomment finalement un
tuteur pour gérer son domaine à sa place. La question de l’égalité des droits
entre les personnes d’ascendance non européenne et les Blancs, lorsqu’elle
est posée au moment de la Révolution française, trouve des réponses inégales
selon les rapports de forces locaux : le 15 mai 1791, l’Assemblée constituante
établit que les libres de couleur nés de parents libres disposeront de la pleine
citoyenneté ; cette disposition est immédiatement appliquée à l’île de France,
tandis que les puissants colons des Antilles et de l’île Bourbon obtiennent sa
suppression, et que les Français des comptoirs de l’Inde excluent de toute
forme de participation des Indiens et des métis (appelés topas), pourtant tous
nés de parents libres. Finalement, la révolte des esclaves de Saint-Domingue
entraîne la reconnaissance dans la loi, le 4 avril 1792, de l’égalité des droits
de tous les hommes libres de couleur. De même, la question de l’abolition de
l’esclavage, elle aussi âprement débattue, est décidée par l’Assemblée
nationale le 4 février 1794, alors que les esclaves de Saint-Domingue,
hommes et femmes, se sont émancipés dès le mois d’août 1793.
Il existe donc, à la période moderne, des droits des colonies, qui sont
toujours spécifiques mais qui se font écho ou se reprennent les uns les autres
et qui organisent en théorie la domination des colonies par la métropole ainsi
que la domination des esclaves et des colonisés par les colons blancs : on
peut en ce sens parler d’une législation des colonies, souvent détournée ou
ignorée par les colons comme par les colonisés.

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a Transoceanic Perspective », à paraître.
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Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2014.
3

LES ÉCONOMIES COLONIALES


Économie : le rêve perdu
de l’autosuffisance
Pernille Røge

L’empire colonial de l’Ancien Régime français repose sur un désir


d’autarcie économique. Ainsi, en 1615, l’économiste politique Antoine de
Montchrestien explique à Louis XIII que l’expansion outre-mer octroiera à la
France l’accès à toutes les marchandises qui dépend alors de son commerce
avec l’étranger et permettra à la monarchie de devenir un État puissant, riche
et autonome sur le plan économique. Cette ambition, partagée par la plupart
des hommes d’État du pays jusqu’à la Révolution française, ne se
concrétisera cependant jamais. L’empire colonial français qui s’est constitué
aux XVIIe et XVIIIe siècles a garanti l’approvisionnement en toutes sortes de
produits convoités et contribué à stimuler des secteurs de l’économie
intérieure, mais n’a jamais rendu la France autosuffisante. Tout au long de
l’Ancien Régime, le commerce colonial français est entretenu et organisé par
des myriades d’économies, certaines ancrées en métropole, d’autres dans les
colonies et d’autres encore bien au-delà des frontières officielles de l’empire.
Lorsque Montchrestien formule cet argument en faveur de l’expansion
coloniale, les villes maritimes de Saint-Malo, Bordeaux, Rouen et
La Rochelle envoient depuis des décennies des flottes de pêche à Terre-
Neuve. Ils se sont également déjà lancés dans la lucrative traite des fourrures
avec les populations autochtones de l’Amérique du Nord continentale.
Autrement dit, la Couronne arrive bien tard dans la colonisation française. Ce
n’est qu’au XVIIe siècle que l’État entreprend une expansion coloniale directe.
Il adopte alors la même démarche que ses principaux rivaux, les Hollandais et
les Anglais, en confiant la tâche à des compagnies à privilège. Déléguer des
responsabilités à des compagnies semi-autonomes, dont les investisseurs et
actionnaires – beaucoup appartenant à l’appareil d’État – sont prêts à
supporter les coûts économiques et administratifs de l’expansion en échange
d’un monopole commercial, constitue un outil central de l’empire. Il n’en est
pas pour autant populaire et nombreuses sont les villes maritimes françaises à
se sentir exclues de ces marchés. Les critiques du monopole commercial
d’alors avancent que les compagnies bénéficiant d’un privilège exclusif
s’enrichissent au détriment de la population française dans son ensemble.
Cette critique se fait entendre à des intensités variables tout au long de
l’Ancien Régime.
La réalité est cependant bien plus complexe. Les compagnies ont évincé
certaines villes marchandes, mais ont contribué au développement d’autres.
Cela est d’abord dû à la vulnérabilité des compagnies à privilège. Des
organisations telles que la Compagnie des Indes orientales ou la Compagnie
des Indes occidentales ont toutes les peines du monde à se maintenir à flot du
fait du coût élevé que représentent la création et le maintien d’infrastructures
impériales dans des régions reculées. Cela ouvre des possibilités pour les
marchands privés. Ceux-ci ont le droit, moyennant l’achat d’une licence, de
commercer dans des territoires administrés par une compagnie en lui
reversant une part de leurs profits. En outre, les compagnies à privilège ne
conservent pas toujours leur charge. Si les comptoirs coloniaux d’Afrique de
l’Ouest et de l’océan Indien restent sous le contrôle des compagnies jusqu’à
la fin de la guerre de Sept Ans (1756-1763), des colonies telles que les
Antilles françaises passent sous l’autorité directe de la Couronne au
e
XVII siècle, encore que cela ne soit pas systématique, par exemple en
Louisiane et en Guyane. L’État a progressivement ouvert ces marchés aux
marchands des principaux ports atlantiques français. Des lettres patentes de
1717 et 1727 confirment que seuls ces derniers ont le droit de commercer
avec ces colonies dans le cadre d’un système appelé l’Exclusif.
Le couplage du monopole national à ceux des compagnies à privilège
s’avère une stratégie efficace pour développer l’économie intérieure. Cette
approche, souvent appelée « mercantilisme », permet à des villes portuaires
telles que Nantes, Bordeaux, Marseille et La Rochelle de prospérer au
e
XVIII siècle par leur participation à la traite transatlantique des esclaves et au
commerce direct avec les colonies. Nantes arme plus de 1 300 navires
négriers rien qu’au XVIIIe siècle, tandis que le premier port de commerce
direct avec les Caraïbes est Bordeaux. Cette dernière ville réceptionne la
majorité du sucre et du café provenant de ces îles et l’exporte sur les marchés
européens. Ces ports et leurs arrière-pays comptent donc parmi les principaux
bénéficiaires de l’expansion coloniale, mais ils ne sont pas les seuls. Les
économies étrangères profitent elles aussi de ce commerce. L’exemple le plus
évident au sein de l’Europe est le recours de la France aux munitions navales
de la Baltique pour bâtir et entretenir les flottes royales et marchandes. Cet
échange est le seul d’Europe où la balance commerciale française est
déficitaire.
Dans les possessions françaises, la dépendance de l’entreprise coloniale
aux économies locales est plus prononcée encore. Où que la France installe
ses comptoirs et ses colonies, les administrateurs se mettent à exploiter les
réseaux commerciaux locaux et régionaux afin d’asseoir la présence
française. Dans les territoires continentaux en Inde, en Afrique et dans les
Amériques, ces liens aux économies locales se nouaient par le truchement
d’intermédiaires. En Inde, les courtiers tamouls jouent un rôle vital pour les
affaires de la Compagnie des Indes, leur assurant l’accès aux marchandises et
aux marchés indiens convoités. Sur le littoral d’Afrique de l’Ouest,
l’administration française dépend tout autant des courtières et courtiers
locaux. Au XVIIIe siècle, les signares de Saint-Louis et de Gorée – des
femmes d’ascendance à la fois africaine et européenne – occupent des
positions de pouvoir à l’intersection des réseaux commerciaux locaux et
français sur le continent. Lorsque la Couronne prend le relais de la
Compagnie des Indes, en 1763, après une période d’occupation anglaise, le
représentant de l’administration royale sur place expose longuement, dans ses
lettres à Versailles, sa dépendance envers ces femmes pour les vivres, les
logements et la main-d’œuvre nécessaires au rétablissement de la présence
française. Il en va de même sur le continent nord-américain. Les autorités
françaises du Canada et de Louisiane admettent également leur dépendance
vis-à-vis des réseaux d’approvisionnement autochtones, ainsi que du
commerce illicite avec des marchandes et marchands de puissances
coloniales concurrentes.
Les colonies insulaires ne sont pas plus indépendantes des économies
locales et régionales pour leur survie. Dans les Caraïbes, la monoculture des
îles françaises oblige les populations libres et esclaves à s’approvisionner à
l’extérieur. L’Exclusif prévoyait que la marine marchande métropolitaine
fournirait le nécessaire aux colonies. Pourtant, celles-ci manquent souvent de
nourriture, de matériaux de construction et de main-d’œuvre pour assurer et
augmenter la production de biens d’exportation. Cela n’est pas seulement dû
à l’irrégularité des approvisionnements transportés par les navires marchands
français. Les Caraïbes sont une région sujette aux catastrophes naturelles
telles que les ouragans ; elles sont aussi une zone de guerre entre puissances
européennes. C’est pourquoi une économie souterraine importante, quoique
impossible à chiffrer, sous-tend le système des plantations caribéennes. Les
planteurs et marchands passent maîtres dans l’art du franchissement des
frontières maritimes, troquant leurs cultures contre des biens de première
nécessité auprès des marchands étrangers. Les gouverneurs et les intendants
envoyés pour administrer ces lieux expriment fréquemment leur frustration
de devoir empêcher les populations locales de se livrer à la contrebande, tout
en comprenant parfaitement qu’il s’agit d’un mal nécessaire empêchant
l’effondrement du système.
L’économie souterraine assurant la survie des plantations se double, face
à l’oppression coloniale, d’une économie informelle formée de libres de
couleur, de « petits Blancs » et d’esclaves. Les propriétaires des plantations
ont l’obligation de vêtir et nourrir la main-d’œuvre esclave, mais beaucoup
négligent leurs devoirs. La malnutrition est une constante parmi les esclaves.
Pour ne pas mourir de faim, certaines et certains cultivent de petits jardins
potagers, parfois en cachette. D’autres s’efforcent d’attraper des poissons
dans les rivières ou de chasser. Ces aliments permettent aux esclaves et à
leurs familles de survivre, mais parfois une esclave ou un fugitif parvient à
troquer une partie de sa production ou à la vendre sur un marché local. Nous
ne disposons que de rares éléments sur l’économie des esclaves du fait du
manque d’archives à ce sujet. Cependant, historiennes et historiens travaillent
avec acharnement à comprendre les vastes réseaux d’échanges informels qui
faisaient vivre les hommes, femmes et enfants asservis dans les colonies
grâce à des sources telles que des témoignages rédigés dans les tribunaux à la
suite de révoltes d’esclaves.
La vie dans les colonies et les comptoirs français à travers le monde
repose tout autant sur des réseaux d’approvisionnement locaux et régionaux
que sur les relations commerciales avec la métropole. L’empire colonial
français de l’Ancien Régime est donc alimenté et entretenu par une multitude
d’économies coloniales superposées, parfois interconnectées et parfois
antagonistes. L’expansion française outre-mer a, comme l’avait prédit
Montchrestien, stimulé une série de secteurs économiques, mais en même
temps elle a créé des dépendances économiques à travers la planète, soit
l’exact opposé de l’autarcie.
Traduit de l’anglais par Charlotte Matoussowsky

BIBLIOGRAPHIE
Olivier GRENOUILLEAU, Fortunes de mer, sirènes coloniales. Économie
maritime, colonies et développement : la France, vers 1660-1914, Paris,
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universitaires de Rennes, 2006.
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the Informal Exchange Economy of a Caribbean Sugar Island », The William
and Mary Quarterly, 76 (1), 2019, p. 75-110.
Les compagnies de commerce,
monopoles et privilèges
Elizabeth Cross

À la période moderne, les États occidentaux sont incapables de soutenir


les coûts de la colonisation, en termes monétaires comme en termes de capital
humain. Pour cette raison, ils utilisent des compagnies de commerce afin
d’externaliser et de privatiser ces coûts. Composées d’investisseurs et
d’actionnaires, celles-ci reçoivent une charte du roi (ou d’une autorité
législative) qui leur confère un droit exclusif de commerce, ou monopole. Ce
monopole, octroyé pour une période donnée ou à perpétuité, est soit un droit
exclusif sur tout le trafic entre la métropole et un lieu précis, soit un privilège
pour l’importation d’un produit spécifique, tel que la peau de castor. Agissant
à l’étranger au nom de leurs États respectifs et comme agents de la
colonisation, les compagnies abandonnent une partie de leurs profits à l’État
sous forme de prêts ou de subventions. Il s’agit d’une entente pratique entre
ce dernier et les élites financières et commerciales, qui aide à financer les
dettes publiques en permettant aux marchands et aux investisseurs de profiter
du commerce colonial et de la spéculation sur les actions de la compagnie.
Ce modèle pose de sérieux problèmes, car ces compagnies – gérées
comme des entreprises commerciales – ont besoin de supporter à titre privé
les vastes frais de protection et de souveraineté inhérents aux projets de
colonisation. Ainsi, la grande majorité de ces compagnies font faillite en
raison de leur incapacité à dégager des bénéfices pour leurs actionnaires.
Alors que plusieurs historiens présentent les compagnies de commerce (telles
que la Compagnie des Indes orientales britannique, ou East India Company –
EIC) comme les prédécesseurs des grandes multinationales modernes, la
majorité des premières compagnies françaises de commerce, comme les
compagnies des îles d’Amérique et de la Nouvelle-France fondées par
Richelieu et la première Compagnie française des Indes (ou Compagnie des
Indes orientales) établie par Jean-Baptiste Colbert en 1664, ont été
éphémères. Dotée d’un monopole sur le trafic entre la France et l’océan
Indien, la Compagnie de Colbert fonde plusieurs comptoirs en Inde, comme
Pondichéry et Chandernagor. Elle ne réussira pas à attirer suffisamment de
capitaux marchands, peut-être à cause de la méfiance des marchands des
grands ports atlantiques à l’égard d’un projet dirigé principalement par des
ministres et animé par les investissements de la cour. Elle sera incapable de
survivre aux interruptions répétées de son commerce, engendrées par les
guerres de Louis XIV.
Une deuxième Compagnie des Indes est constituée sous les auspices du
contrôleur général John Law en 1718. Ce dernier envisage un nouveau
« système » financier pour ressusciter le crédit public de la France endettée
par la guerre, en établissant une Banque royale étroitement liée à la
Compagnie des Indes. Le « système » s’achève sur un krach boursier en
1720. Les années suivantes voient cependant l’efflorescence du commerce de
la Compagnie : les concessions octroyées par Law lui donnent le contrôle du
commerce des établissements français en Louisiane, à Saint-Domingue, au
Sénégal, au Canada, aux Mascareignes, en Chine et en Inde. Les directeurs et
actionnaires métropolitains nomment des agents pour diriger leur commerce à
l’étranger, qui emploient des intermédiaires locaux pour effectuer leurs achats
et leurs ventes, tels que Ananda Ranga Pillai à Pondichéry ou les dames
sénégalaises appelées « signares ». Dans l’océan Indien, la Compagnie fait le
commerce des indiennes (toiles peintes en coton et en soie), de la porcelaine,
du thé, des épices, et du café en provenance de l’île Bourbon ou de Moka au
Yémen. Dans le monde atlantique, elle participe activement à la traite
négrière et à la traite de la gomme arabique venant d’Afrique, ainsi qu’au
commerce du sucre et d’autres denrées exotiques. Des difficultés financières
la forcent progressivement à abandonner son domaine colonial atlantique, ou
au moins son ouverture au libre commerce – particulièrement dans le cas
vivement contesté de la traite négrière, ouverte aux particuliers dès 1725.
En Inde, même au XVIIIe siècle, on assiste à une compétition entre les
deux grandes compagnies, française et britannique, qui reflète les
dynamiques du conflit global entre les deux puissances. Avec le déclin de
l’empire moghol, des agents ambitieux – en particulier Joseph-François
Dupleix et son contemporain anglais, Robert Clive – poursuivent de grandes
conquêtes territoriales au nom de leurs compagnies. Mais la défaite de la
France lors de la guerre de Sept Ans (1756-1763) mène à la perte de presque
tous les territoires français en Inde et à l’interruption prolongée du commerce,
laissant ainsi la Compagnie au bord de la faillite. Incapable de la secourir, la
monarchie endettée suspend son monopole en 1769. Après la victoire
française lors de la guerre d’Indépendance américaine, Louis XVI autorise la
formation d’une troisième Compagnie des Indes en 1785 afin de rétablir les
droits français de commerce dans une Inde de plus en plus dominée par les
Britanniques. Cette dernière compagnie française sera éphémère, puisqu’elle
fut liquidée durant la Révolution.

BIBLIOGRAPHIE

René ESTIENNE (dir.), Les Compagnies des Indes, Paris, Gallimard, 2013.
Philippe HAUDRÈRE, La Compagnie française des Indes au XVIIIe siècle
(1719-1795), Paris, Les Indes Savantes, 2005, 2 vol.
Marie MÉNARD-JACOB, La première Compagnie des Indes, 1664-1704.
Apprentissages, échecs et héritage, Rennes, Presses universitaires de Rennes,
2016.
Intermédiaires locaux en Inde
Danna Agmon

Nous connaissons depuis longtemps l’importance des courtiers dans le


négoce en Inde – et, plus largement, dans l’océan Indien – au XVIIIe siècle. Par
leurs relations familiales, religieuses et linguistiques, ces personnes se
trouvent en plein cœur de réseaux d’échanges commerciaux couvrant
l’ensemble du globe. Lorsque la Compagnie française des Indes orientales
entreprend son projet colonial en Inde à la fin du XVIIe siècle, d’abord à
Surate, puis à Pondichéry sur la côte de Coromandel, les marchandes et
marchands comme les administrateurs français dépendent du travail et des
contacts de ces intermédiaires. Ce sont les relations des agents commerciaux
avec les marchandes et marchandes, tisserandes et tisserands et autres corps
de métier qui permettent aux Français de remplir leurs soutes de tissus
réalisés à Pondichéry et aux alentours, notamment les indiennes (toiles
peintes).
Le plus illustre de ces intermédiaires est sans doute Ananda Ranga Pillai,
qui assure le rôle de courtier en chef à la Compagnie des Indes de 1746 à sa
mort, en 1761. À ce titre, il veille à la production des textiles et à leur remise
entre les mains françaises, gère les relations entre les administrateurs
coloniaux et les marchandes et marchands, tisserandes et tisserands, et
accompagne les échanges diplomatiques avec les monarques de la région. Le
journal de bord détaillé qu’il a tenu nous offre un récit d’une richesse
extraordinaire sur les activités des agents commerciaux dans le cadre du
projet colonial français. Le livre s’ouvre en 1736 sur l’ambitieuse vision
qu’en a Ananda Ranga Pillai : « J’entreprends de relater ce que j’entends de
mes propres oreilles, ce que je vois de mes propres yeux, les arrivées et les
départs des navires et tout ce qui se passe de merveilleux et de nouveau. » Et
c’est ce qu’il fait pendant près de trente ans, avec un luxe de détails
révélateurs.
Le journal d’Ananda Ranga Pillai expose la grande fragilité de la
présence française en Inde du Sud au travers de rapports de terrain qui
évoquent les âpres rivalités entre agents français comme les épineuses
négociations diplomatiques, où ils ont souvent bien peu de pouvoir. Vus
depuis la luxueuse demeure d’Ananda Ranga Pillai, non loin du marché de
Pondichéry, les bureaux portuaires de la Compagnie des Indes semblent
situés aux marges de la vie politique et économique de la ville plutôt qu’en
son centre.
À Pondichéry, les liens familiaux constituent, pour les intermédiaires
locaux comme pour les agents de la Compagnie des Indes, un vecteur
essentiel d’influence. Pour les marchands français, cela signifie s’efforcer
d’établir des dynasties qui gagnent en pouvoir en mobilisant les relations
avec leurs proches dans les affaires à Saint-Malo, Nantes, Lorient et Paris,
tout en occupant des postes administratifs dans les conseils supérieurs des
colonies, transmettant leur siège à la génération suivante. Une dynamique
semblable se joue parmi les agents commerciaux indiens de Pondichéry. Le
poste de courtier en chef pour la Compagnie des Indes reste entre les mains
de deux familles tamoules pendant près d’un siècle. L’une de ces familles est
chrétienne et ses liens avec la France remontent à 1674, lorsque Tanappa
Mudali, désigné par les sources françaises sous le nom d’André, arrive à
Pondichéry à l’invitation du premier gouverneur français de la ville, François
Martin. L’autre famille est hindoue et se lie originellement à la Compagnie
des Indes par le truchement d’un marchand de Madras nommé Nayiniyappa,
qui devient courtier en chef. C’est à cette seconde lignée qu’appartient
Ananda Ranga Pillai, neveu de Nayiniyappa.
Les courtiers sont, pour la Compagnie, les agents les plus importants pour
ses affaires et se trouvent donc au centre des activités politiques et
administratives de la colonie. Par exemple, lorsque Nayiniyappa est inculpé
de tyrannie et de sédition en 1716, l’affaire est portée jusqu’au château de
Versailles, où le roi ordonne que sa condamnation soit annulée.
Cependant, les agents commerciaux ne sont pas les seuls intermédiaires à
être inextricablement liés au projet colonial français. Les missionnaires
jésuites de Pondichéry, envoyés en Inde en tant qu’émissaires de la Couronne
de France, emploient des catéchistes, des catholiques tamouls servant
d’intermédiaires religieux. Ces catéchistes sont des convertis autochtones,
intégrés dans les structures religieuses locales au point que les Jésuites étaient
incapables de convertir les populations sans leur soutien. Cela a conduit à des
conflits récurrents entre les missionnaires et leurs catéchistes, car les premiers
sont confrontés aux limites de leur autorité et de la réussite de leur mission.
Ils sont contraints de céder aux locaux un pouvoir spirituel, en particulier
quand ils s’éloignent de Pondichéry pour explorer leur terre de mission. Par
ailleurs, les traducteurs et interprètes représentent d’autres acteurs centraux
des colonies françaises : en effet, le portugais reste la langue véhiculaire
jusque dans la seconde moitié du XVIIIe siècle et les cadres judiciaires et
administratifs sont gérés par des intermédiaires locaux qui traduisent le
tamoul, le telugu, le bengali, le persan et d’autres langues selon les lieux en
portugais pour les francophones.
La dépendance des Français envers les intermédiaires locaux – que ce soit
en matière de commerce, de religion ou de langue – perdure tout au long du
e
XVIII siècle et résulte de deux facteurs complémentaires. Premièrement,
puisqu’ils ne disposent pas de la réputation financière, de l’aisance
linguistique ou des relations familiales qui leur ouvriraient des réseaux
préexistants, les négociants français ont peu de moyens d’accéder aux flux de
marchandises et de se positionner avantageusement sur les marchés locaux. Il
est plus profitable pour eux de trouver comment s’insérer dans le statu quo
commercial par le truchement d’intermédiaires que d’essayer de créer leurs
propres marchés et réseaux. Deuxièmement, la grande instabilité politique
tout au long du XVIIIe siècle, où Pondichéry passe successivement aux mains
de la France, des Pays-Bas et de la Grande-Bretagne dans une région souvent
en guerre, implique que les administrateurs coloniaux ne cessent de changer.
Les incessantes difficultés financières de la Compagnie des Indes et ses
multiples réorganisations n’ont fait qu’exacerber cette instabilité politique et
militaire. Par conséquent, le recours à des intermédiaires locaux est devenu
un élément clé de la gouvernance coloniale française.
Traduit de l’anglais par Charlotte Matoussowsky

BIBLIOGRAPHIE

Danna AGMON, A Colonial Affair : Commerce, Conversion and Scandal in


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New Delhi, Asian Educational Services, 1985, 12 vol. ; trad. fr. [extraits], Les
Grandes Pages du « Journal » d’Ananda Ranga Pillai, présentées par Pierre
Bourdat, Paris, L’Harmattan, 2003.
Les élites créoles, seigneurs et planteurs
François-Joseph Ruggiu

Le 19 novembre 1779, Michel Chartier, marquis de Lotbinière, écrit dans


le journal intime qui ne le quitte jamais : « Rêvé cette nuit et comme si
j’eusse été au siège de Québec. » Le songe de ce militaire, descendant d’une
famille noble arrivée au Canada dès les années 1650, passé en France au
moment de la Cession de 1763, témoigne de l’attachement qu’il éprouve
toujours envers sa terre natale, plus de vingt ans après la défaite qui a marqué
la fin de l’Amérique du Nord française. Comme les planteurs des Caraïbes ou
des Mascareignes, ce seigneur de la vallée du Saint-Laurent est un bon
représentant de ces élites « créoles » des colonies françaises, qui ont joué un
rôle central dans les dynamiques impériales de l’époque moderne. Ce terme
d’origine espagnole désigne les hommes et les femmes nés dans les colonies
par opposition à ceux venus librement ou de force d’Afrique ou d’Europe.
Employé par les contemporains dans une partie des colonies, surtout dans les
Caraïbes, il est communément utilisé par les historiens des différents empires.
En comparaison avec les empires britannique ou espagnol, les
populations d’origine européenne sont restées peu nombreuses dans les
colonies françaises : 75 000 personnes en Nouvelle-France au moment de la
guerre de Sept Ans, aux alentours de 30 000 à Saint-Domingue ou de 8 200 à
l’île Bourbon à la veille de la Révolution. En leur sein, les élites créoles
forment un groupe social restreint, fort de quelques dizaines à quelques
centaines de familles selon les colonies. Ils voisinent avec les administrateurs
ou les militaires venus de métropole et qui souhaitent y retourner, s’ils ne
meurent pas sur place. En Louisiane, à Saint-Domingue, dans les Petites
Antilles, en Guyane et dans les Mascareignes, ces élites comprennent
essentiellement les planteurs de canne à sucre mais aussi ceux de café,
d’indigo, de cacao ou de tabac, et une partie des négociants urbains. En
Nouvelle-France, le groupe est composé des propriétaires des vastes
seigneuries de la vallée du Saint-Laurent, nobles ou bourgeois, ainsi que de la
majorité des marchands de Québec et de Montréal. La quasi-totalité de ces
élites créoles sont d’origine européenne mais il y a des exceptions. À
Bourbon, une partie non négligeable des planteurs du XVIIIe siècle est issue
d’unions mixtes avec des Malgaches et des Luso-Asiatiques qui se sont
produites au tout début de la colonisation de l’île. En Amérique du Nord ou
dans les Caraïbes, il est possible à certains individus d’intégrer le groupe bien
qu’ils soient issus d’un mariage avec une autochtone amérindienne, comme
Bernard-Anselme de Saint-Castin, noble de l’Acadie du début du XVIIIe siècle,
dont la mère était une Abénaquis. À la fin du XVIIIe siècle, certaines familles
de planteurs libres de couleur, comme les Ogé ou les Raimond, à Saint-
Domingue, ont pu acquérir une réelle influence sociale et même politique.
Ces élites fondent leur prééminence sur la propriété foncière qui s’est
concentrée dans un nombre de mains de plus en plus restreint, en particulier
lorsque les économies îliennes ont basculé vers la culture de la canne à sucre,
à la fin du XVIIe siècle, ou du café, au cours du XVIIIe siècle. Au sein de la
population libre, elles dominent un monde composé de « petits Blancs »,
paysans en Nouvelle-France, ou artisans et subalternes des plantations dans
l’espace des Caraïbes. Elles exploitent par la violence un grand nombre
d’esclaves d’origine autochtone ou africaine. Les familles sont généralement
enracinées dans une seule colonie, mais certaines essaiment dans plusieurs
territoires. C’est le cas, par exemple, des comtes de Vaudreuil, dont des
membres sont gouverneurs de la Nouvelle-France et de Louisiane, ou de la
puissante famille des Dubuc, dont les nombreuses branches acquièrent des
plantations en Martinique, en Guadeloupe et à Saint-Domingue. Alors qu’en
Nouvelle-France le niveau de vie des élites est toujours demeuré modeste, les
fortunes peuvent être considérables dans les Caraïbes et, dans une moindre
mesure, dans l’océan Indien, même si elles sont fragilisées par les guerres et
les aléas climatiques. Elles circulent souvent par l’intermédiaire des filles et
des veuves de planteurs ou de colons que les nouveaux arrivants cherchent
souvent à épouser pour mieux s’intégrer à la société locale.
Les hommes servent dans la marine, en particulier dans ses troupes
franches en Nouvelle-France, ou dans l’armée régulière. Ils sont appelés à
exercer des fonctions judiciaires, par exemple au conseil supérieur de leur
colonie, ou bien à entrer dans l’administration, bien que, dans la seconde
moitié du XVIIIe siècle, le pouvoir royal cherche à professionnaliser ces corps
en y appelant des métropolitains. Ils exercent des fonctions d’encadrement
local au sein des milices que leurs tâches de police et de surveillance des
esclaves rendent bien plus importantes qu’en métropole. Le pouvoir de ces
hommes est donc considérable sur les territoires qu’ils administrent et les
personnes qui dépendent d’eux. Les hommes sont le plus souvent éduqués en
métropole et, en Amérique du Nord. Les filles peuvent être envoyées chez les
Ursulines de Québec ou de La Nouvelle-Orléans. Les familles des élites
créoles, enfin, entrent pleinement dans le système des honneurs de l’Ancien
Régime en demandant, par exemple, à être anoblies ou à recevoir des
distinctions honorifiques, comme la croix de Saint-Louis, que la monarchie
leur décerne de plus en plus libéralement.
La relation de ces élites aux autorités locales et à la Couronne a souvent
été problématique. En Nouvelle-France, les élites seigneuriales, incapables de
tirer des revenus suffisants de leurs propriétés, sont placées sous la
dépendance des autorités qui leur accordent des charges civiles et militaires
ou des pensions. Dans les Caraïbes, la situation est bien différente car les
intérêts économiques des planteurs les a conduits à avoir d’intenses relations,
d’abord avec les Hollandais puis avec les Britanniques, en particulier avec les
négociants des Treize colonies. Ces derniers approvisionnent les îles
françaises en denrées et leur apportent les esclaves dont elles manquent, en
échange de leur sucre et de leur mélasse. Les planteurs contreviennent donc
couramment aux lois commerciales édictées par la Couronne et acceptent mal
les tentatives des autorités locales pour les faire respecter. Les questions
fiscales, l’organisation des milices ou encore le traitement des esclaves, en
particulier dans les années 1780, suscitent également des conflits entre la
Couronne et les élites créoles qui savent mobiliser le soutien des « petits
Blancs ».
Elles se révèlent promptes à la révolte, par exemple en 1717, à la
Martinique, lors de l’épisode du Gaoulé, qui voit l’expulsion de l’île des
représentants de la Couronne, ou encore en 1722-1723, puis en 1768-1769, à
Saint-Domingue. Le pouvoir royal doit donc composer avec elles, en
particulier en leur concédant, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, la mise
en place de strictes barrières raciales envers les libres de couleur. La
progression démographique de ce groupe, aussi bien dans les Caraïbes que
dans les Mascareignes, et son insertion dans l’économie de plantation,
inquiétent alors les élites créoles et les « petits Blancs », qui cherchent à le
maintenir dans une position sociale subalterne par le biais d’une législation
de plus en plus discriminatoire. Dans les années 1770 et 1780, la volonté
d’être une partie intégrante de la nation française en formation contrebalance
l’existence d’un « autonomisme » colon au sein des élites créoles. Pendant la
Révolution, la discorde qui les oppose à la métropole, l’exacerbation des
tensions sociales et raciales et la reprise de la guerre contre la Grande-
Bretagne, en 1793, s’additionnent pour rendre les colonies presque
impossibles à gouverner.

BIBLIOGRAPHIE

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Capitalism in French Saint-Domingue and British Jamaica, Philadelphie,
University of Pennsylvania Press, 2016.
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Rennes, 2008.
Cécile VIDAL, Caribbean New Orleans : Empire, Race, and the Making of a
Slave Society, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2019.
Marchandises exotiques et mercantilisme
Liza Oliver

Le Dictionnaire universel de commerce de Jacques Savary des Brûlons,


l’inspecteur général des manufactures du roi, paraît en 1723 et connaît
plusieurs rééditions au cours du XVIIIe siècle. Chaque réédition est plus longue
que la précédente afin de contenir la liste croissante des marchandises
connues du public de l’époque, du fait de l’expansion impériale de la France.
L’édition de 1741 liste ainsi des milliers de produits issus de l’ensemble du
monde moderne. Il s’agit d’un véritable guide sur la conduite du commerce,
conçu pour enseigner au lectorat non seulement le lexique nécessaire pour se
lancer dans les affaires, mais aussi les ressources disponibles à la vente dans
le monde. Par exemple, à l’entrée « Acajou », Savary explique que cette
essence pousse dans les Antilles et dans certaines régions d’Amérique du
Sud, notamment au Brésil. À l’entrée « Toile des Indes orientales », il nous
expose la diversité des cotonnades provenant des ports indiens de Surate, du
Bengale et de Pondichéry.
Cependant, la panoplie de marchandises exotiques aux descriptions arides
qui noircissent les pages du Dictionnaire universel de commerce masque le
caractère exploiteur des réseaux qui les acheminent en France, ainsi que les
principes souvent appelés « mercantilistes » de l’économie française qui
régissent de manière stricte leur arrivée sur le territoire. Par exemple, les
tisserandes et tisserands indiens de la côte de Coromandel négocient des
contrats pour leur labeur, mais la Compagnie française des Indes utilise les
produits de ce travail rémunéré pour créer du travail forcé à l’autre bout de la
planète. En effet, les tissus indiens sont intégrés dans la traite transatlantique
négrière, où ils constituent l’une des principales monnaies d’échange des
Européens pour acquérir des Africaines et Africains réduits en esclavage dans
l’ouest du continent. Ce bref exemple révèle combien les Indes orientales et
occidentales, bien que distincts géographiquement et sans liens conceptuels
dans l’imaginaire français, sont indissociables au point de vue économique
pour la Compagnie française des Indes, en raison des réseaux commerciaux
mondiaux interconnectés de la période moderne.
Le mercantilisme, l’équivalent économique de l’absolutisme, apparaît en
France sous les Bourbons et contribue à la consolidation du pouvoir de l’État
par la régulation stricte du commerce. Les motivations économiques des
investisseuses et investisseurs français cherchant à tirer profit du commerce
outre-mer sont en tension constante avec l’objectif mercantiliste de la
monarchie, qui est de constituer des réserves monétaires en augmentant la
production intérieure et en exportant des biens domestiques. C’est pourquoi,
à la fin du XVIIe siècle, Louis XIV impose de nombreuses restrictions
économiques à la compagnie commerciale qu’il a pourtant créée. La plus
notable d’entre elles est l’interdiction de l’importation d’indiennes pour
protéger les industries de la laine et de la soie françaises de la concurrence.
Jean-Baptiste Colbert, le ministre des Finances de Louis XIV, fonde les
premières versions des compagnies commerciales mondiales en 1664.
Connues sous le nom de Compagnie française des Indes orientales et de
Compagnie des Indes occidentales, ces organisations sont issues de la
consolidation de compagnies plus anciennes et ont pour but de concurrencer
les intérêts britanniques et hollandais dans les océans Indien et Atlantique.
Au début du XVIIIe siècle, la France détient déjà la plupart des colonies et
comptoirs qui seront les siens à l’époque moderne, parmi lesquels, dans les
Indes occidentales, la Nouvelle-France, la Louisiane, Saint-Domingue, la
Martinique, la Guadeloupe et la Guyane française, ainsi que les
Mascareignes, Pondichéry et Chandernagor dans l’océan Indien. Cependant,
le commerce international n’enrichit pas autant ces entreprises qu’elles
auraient pu l’espérer. Elles sont au contraire accablées par le mercantilisme
strict imposé par la monarchie. Après des années de manque de financements
et de mauvaise gestion, suivies de leur faillite finale, les compagnies sont
réorganisées en 1719 sous l’égide unique de la Compagnie française des
Indes (CFI).
Le mercantilisme a façonné de manière significative la compréhension
qu’a le public français moderne de l’impérialisme et de la colonisation.
Comme le montre Madeleine Dobie, bien que la France soit, au XVIIIe siècle
aux Indes occidentales, le premier producteur de cultures produites par des
esclaves, telles que l’indigo et le sucre, la culture française ne reconnaît pas
explicitement ses colonies ou ses comptoirs, pas plus qu’elle ne les glorifie.
Ce fait est d’autant plus surprenant que l’« altérité » est à la mode à différents
moments de la période moderne en France. On pense notamment à
l’engouement pour la « mode siamoise » chez les femmes à la suite de la
réception de l’émissaire du royaume d’Ayutthaya à Versailles, en 1686, ou
encore à la vogue des turqueries – des modes « orientales » stéréotypées qui
se répandent en France après la victoire de l’Autriche sur l’empire ottoman.
C’est aux principes mercantilistes qu’il faut attribuer cet effacement culturel
des possessions ultramarines de la France au sein de la métropole, qui
coexiste avec ces deux exemples de visibilité culturelle. En effet, le
mercantilisme considérait que les colonies et comptoirs existaient pour servir
la France, mais sans pour autant représenter un élément constitutif de
l’identité française. L’impérialisme et la colonisation étaient plutôt rendus
visibles par les marchandises étrangères qui circulaient, ouvertement ou
discrètement, sur les marchés, dans les vêtements et dans les maisons de
France : sièges en acajou, sucre dans les pâtisseries, service à thé en
porcelaine, ou encore robe en indienne passée en contrebande.
Les colonies sont aussi décelables dans les jardins français. Outre les
biens de consommation et les êtres humains réduits en esclavage, les
minéraux et les plantes circulent eux aussi par-delà les océans. La
bioprospection – la recherche de végétaux et de minéraux à des fins
médicinales et commerciales – représente à l’époque moderne un grand
potentiel en matière de retombées économiques. C’est pourquoi les botanistes
du Jardin du Roi à Paris (aujourd’hui Jardin des Plantes) mandent des
hommes des compagnies pour chercher des spécimens prometteurs partout
dans le monde. Par exemple, un mémoire du botaniste royal Antoine de
Jussieu adressé aux directeurs de la CFI dans les années 1720 demande aux
membres de la Compagnie d’envoyer au Jardin du Roi des croquis ou des
spécimens de plantes de leurs avant-postes dans l’océan Indien. Ces projets
remplissent le jardin royal de plantes intéressantes au point de vue
commercial ou médicinal et améliorent les capacités de transplantation des
plantes d’une colonie à une autre.
Si l’on en croit l’afflux de lettres que reçoit Jussieu concernant des
arrivages de plantes sur les navires de la CFI, il semble que ce mémoire ait
lancé un programme officieux de bioprospection outre-mer. Ces courriers
révèlent plusieurs facettes de la recherche de végétaux, notamment que les
« gens les plus intelligens de la colonie » sont souvent, sans surprise, les
autochtones ou les populations d’un pays réduites en esclavage. En effet, ils
connaissent les usages et vertus des plantes endémiques grâce à leurs
pratiques sociales et leurs traditions, contrairement aux Européens. La
sagesse indigène et esclavagée circule en même temps que les végétaux
jusqu’aux plus hauts lieux de savoir français. Le premier inventaire du jardin
en 1641 ne comporte que 77 folios environ de plantes identifiées, à comparer
avec l’inventaire de près de 500 folios enregistré en 1733, presque un siècle
plus tard.
Pendant ce temps, la menace de la compétition des cotonnades indiennes,
qui continuent de saturer le marché français, attise la concurrence et
l’innovation. Cela conduit, au milieu du XVIIIe siècle, à l’apparition de
manufactures industrielles de coton, comme celle d’Oberkampf à Jouy-en-
Josas, qui cherche à imiter les tissus indiens. La porcelaine représente elle
aussi une source de fascination et d’inquiétude. Depuis qu’elle est arrivée en
masse de Canton au XVIIe siècle, elle est admirée pour sa virtuosité technique
et sa durabilité, qui contrastent avec sa translucidité et son apparente
délicatesse. Après des décennies à tenter, sans succès, de reproduire ce
matériau, dont le procédé de fabrication est un secret jalousement gardé par
les autorités chinoises, l’espionnage du jésuite français François-Xavier
d’Entrecolles au début du XVIIIe siècle finit par dévoiler les mystères de la
fabrication de la porcelaine dure aux publics français et européen, conduisant
à une production européenne qui rivalise avec les importations chinoises. La
découverte et l’exploitation de ressources abondantes dans le monde ont
défini l’époque moderne et la mondialisation naissante, engendrée par les
colonies et les comptoirs français. La promesse de l’abondance et la menace
de la concurrence et des pertes qui l’accompagnent ont constitué les
antécédents à la fois du colonialisme du XIXe siècle et de la révolution
industrielle.
Traduit de l’anglais par Charlotte Matoussowsky

BIBLIOGRAPHIE

Madeleine DOBIE, Trading Places : Colonization and Slavery in Eighteenth-


Century French Culture, Ithaca-Londres, Cornell University Press, 2010.
Antoine DE JUSSIEU, « Mémoire pour Messieurs de la Compagnie des
Indes », lettre sans date (milieu des années 1720), Paris, Bibliothèque du
Muséum national d’histoire naturelle, Ms. 284 (2).
Liza OLIVER, Art, Trade, and Imperialism in Early Modern French India,
Amsterdam, Amsterdam University Press, 2019.
Jacques SAVARY DES BRÛLONS, Dictionnaire universel de commerce :
contenant tout ce qui concerne le commerce qui se fait dans les quatre
parties du monde, Paris, Veuve Estienne, 1741, tome premier et tome
troisième.
Londa SCHIEBINGER et Claudia SWAN (dir.), Colonial Botany : Science,
Commerce, and Politics in the Early Modern World, Philadelphie, University
of Pennsylvania Press, 2005.
L’engouement pour les indiennes
Krystel Gualdé

La fascination des Européens pour le coton indien emprunta les routes de


la soie qui reliaient les marchés européens aux marchés asiatiques depuis
l’Antiquité. À la toute fin du XIIIe siècle, le marchand vénitien Marco Polo
vantait, dans son ouvrage Le Devisement du monde ou Livre des merveilles,
rédigé à l’issue de son séjour à la cour mongole de Kubilaï Khan, les
productions textiles de la côte de Coromandel, située au sud-est de l’Inde.
Aux côtés des soies les plus somptueuses, tissées en damas flamboyants, en
mousselines et en satins, les toiles de coton telles que les organdis et les gazes
rivalisaient de légèreté. Que dire des indiennes de coton, imprimées et peintes
dans le sous-continent, dont les motifs composaient de véritables tableaux
exotiques, à l’image des grands palempores où figurait l’arbre de vie et où
pouvaient apparaître paons, tortues et éléphants ? Après la fermeture des
routes terrestres liée à la chute de Constantinople aux mains des Ottomans, en
1453, la route maritime initiée par le Portugais Vasco de Gama, en 1498, mit
ces incroyables richesses à la portée des navires européens. La création de la
Compagnie française pour le commerce des Indes orientales, en 1664, leur
ouvrit les portes du royaume de France, où elles furent accueillies avec un
engouement sans précédent.
Mais le danger de les voir envahir le marché national était réel,
l’importation de centaines de milliers de pièces risquant de déséquilibrer la
balance commerciale. Aussi, le 26 octobre 1686, dans une démarche
protectionniste assumée, un arrêt du Conseil d’État du roi interdit de
commercer et de contrefaire ce type de toiles, s’attaquant à la fois aux
importations et aux productions nationales. En 1692, leur port et leur usage
sont prohibés. Ces mesures tentent de protéger les soieries lyonnaises et les
manufactures de laine des importations indiennes et de la concurrence des
marchés européens, où se répandent des toiles importées et imprimées à des
prix particulièrement attractifs. Cependant, elles ne sont jamais appliquées.
Les amendes, les menaces, les perquisitions n’ont à aucun moment raison
d’une mode incontrôlable. Les pièces de contrebande, arrivées sous un
marquage fallacieux, comme celles réalisées en France par des ateliers privés
et des manufactures bénéficiant du statut particulier de leur ville, notamment
à Mulhouse et à Marseille, se multiplient. Malgré la prohibition, la cour elle-
même n’échappe pas à cet engouement, certains aristocrates finançant, plus
ou moins ouvertement, de véritables ateliers pour leur usage personnel.
Qu’en est-il réellement de l’attrait pour ces « indiennes » venues
d’horizons aussi lointains que fantasmés ? Voyageant dans des cales remplies
d’épices et de poivre, nul doute qu’elles véhiculent, au-delà de leurs motifs et
de leurs couleurs, d’envoûtantes senteurs. C’est ce qu’on imagine, lorsqu’on
découvre le détail des cargaisons des navires de retour des Indes qui gagnent
les ports de la façade atlantique. Le maire de Nantes, Gérard Mellier, obtient
le privilège de regrouper dans cette ville, entre 1720 et 1730, l’intégralité de
leurs ventes, le port de Lorient étant encore inachevé. Ainsi, le
18 octobre 1721, un arrêt du conseil d’État du roi décrit les richesses
rapportées à bord du Solide, de l’Amphitrite et de la Vierge de Grâce, dont les
ventes prochaines sont annoncées à grand renfort de publicités. En pleine
épidémie de peste dans la région de Marseille, Nantes devient l’une des
principales portes d’entrée des précieux textiles. Mais les mesures imposées à
leur commerce demeurant sans appel, chaque pièce doit être marquée et
n’être vendue qu’à certaines conditions, le plus souvent destinée à
l’exportation. Ainsi, si certaines gagnent bien les marchés nationaux et
européens, pour composer des vêtements ou pour l’ameublement, dans les
ports de la façade atlantique, les Indiennes, Chasselas, Néganépeaux,
Bajutapeaux, Nicanas et Tapsels, qui désignent diverses toiles de coton (à
carreaux, à rayures ou peintes) dans les comptes de vente des armateurs,
rejoignent, dans l’entrepont des navires de traite, les Guinées bleues, elles
aussi indiennes, soutenant le commerce des êtres humains et l’esclavage
colonial.
Les élites d’Afrique occidentale impliquées dans la vente des captifs se
parent de ces tissus et les conservent pour leur valeur monétaire, assumant un
goût sans équivalent pour les grandes indiennes multicolores, généralement
destinées aux monarques locaux dans le cadre du paiement des coutumes, à
l’ouverture des négociations.
En France, les cotonnades qui envahissent le marché national malgré la
prohibition comprennent deux catégories : les toiles peintes venues des Indes,
destinées aux bourses les mieux garnies, et les toiles imprimées, en Inde et en
France, plus grossières mais, de fait, plus abordables. Pour autant, dans les
deux cas, s’expriment une sensibilité esthétique majeure et un engouement
indéfectible pour les fleurs. Imaginaires ou stylisées, en boutons esseulés ou
en rinceaux inextricables, elles semblent parfaitement inidentifiables sur
l’ensemble des toiles et c’est sans doute la raison de leur succès. En effet, la
fascination des plantes indiennes relève alors autant du goût que de la
pharmacopée et de l’industrie. Les qualités tinctoriales de certaines d’entre
elles suscitent, à l’image des pièces de porcelaine chinoises, un espionnage de
la part des Européens, qui veulent pénétrer le secret de couleurs inaltérables.
La fin de la prohibition en France, prononcée en 1759, marque l’essor des
manufactures d’indiennes sur l’ensemble du territoire, généralement créées à
l’initiative de manufacturiers protestants. Ces dernières, soutenant toujours, à
Nantes notamment, la traite atlantique, participèrent activement à la première
révolution industrielle, s’entourant de filatures de coton, bientôt mécanisées,
la matière première étant directement issue, pour partie, des colonies
françaises du continent américain et du travail des esclaves dès les
années 1790. Si certaines indiennes françaises adoptent alors des motifs et
des sujets en relation avec un vocabulaire plus national, d’autres conservent
une dimension plus fantaisiste, assumant le goût pour des références venues
d’un « ailleurs » parfois difficilement discernables.
Mais l’exotisme ne s’en tient pas à ces textiles. Les objets chinois en
laque, les tapis persans, les épices orientales, les animaux exotiques côtoient
dans les intérieurs aristocratiques et bourgeois le sucre, le café, le chocolat et
l’acajou, essentiellement issus, en France, depuis la seconde moitié du
e
XVII siècle, de l’exploitation des personnes vivant en esclavage outre-mer.

Les bols à punch, les saupoudreuses, les cafetières, les théières et les sucriers
témoignent d’une inclination sans faille pour la consommation de ces
produits dans des porcelaines commandées en Chine, copiées à l’envi en
chinoiseries dont les motifs décoratifs se déploient sur les murs des intérieurs
et sur les mobiliers des plus riches. Le goût des terres lointaines atteint alors
en métropole son paroxysme.
L’adaptation des manufactures indiennes aux commandes colossales des
Européens à l’époque moderne, tout comme celle des ateliers chinois à leurs
pratiques gustatives, ne cesse de nous surprendre. Pour cette dernière,
l’inventivité des modèles, qui mêlent les lignes orientales et occidentales dans
des récipients qui imitent le métal bien qu’ils soient en porcelaine, comme
celle des motifs décoratifs qui réinterprètent une iconographie européenne,
sans toujours bien la comprendre, signalent, dès cette époque, l’intention des
Chinois de conquérir le marché occidental. Elles affirment également les
nécessités imposées par les règles d’un marché devenu mondial,
intrinsèquement lié au système colonial. La naissance d’une relation
d’interdépendance à l’échelle de quatre continents est bien à l’œuvre ici, à
l’aube du capitalisme.

BIBLIOGRAPHIE
Helen BIERI THOMSON, Bernard JACQUÉ, Jacqueline JACQUÉ et Xavier
PETITCOL (dir.), Indiennes. Un tissu révolutionne le monde ! Lausanne, La
Bibliothèque des Arts, 2018.
Colette ESTABLET, Répertoire des tissus indiens importés en France entre
1687 et 1769, Aix-en-Provence, Institut de recherches et d’études sur le
monde arabe et musulman (IREMAM), 2017, en ligne :
<https://books.openedition.org/iremam/3841?lang=fr>.
Jean-Louis MARGOLIN et Claude MARKOVITS, Les Indes et l’Europe.
Histoires connectées, XVe-XXIe siècle, Paris, Gallimard, 2015.
À quel prix le sucre est-il devenu l’opium
du peuple ?
Elizabeth Abbott

C’est au XIe siècle que les croisés introduisent la canne à sucre en Europe,
le plus doux des aliments, qui donnera plus tard naissance à l’un des systèmes
de travail les plus cruels jamais inventés : l’esclavage africain. Cependant, à
l’origine, le sucre n’est rien d’autre qu’une délicieuse marchandise, estimée
comme cadeau de prix ou comme pot-de-vin. Les plus riches l’exhibent de
manière ostentatoire sous forme de vaisselle comestible ou d’imposantes
sculptures.
Deux reines Médicis – Catherine, femme d’Henri II, et Marie, épouse
d’Henri IV – font advenir un nouvel âge du sucre avec les doux mets de leurs
chefs italiens, qui deviennent de rigueur à la fin des repas. La prolifération
des livres de cuisine en France – 230 entre 1541 et 1798 – enseigne aux
classes moyennes émergentes les secrets de la réalisation de desserts sucrés.
Cependant, la véritable révolution dans la consommation du sucre – et
dans les vies des millions d’Africaines et d’Africains forcés à sa production –
survient lorsque les Européennes et Européens découvrent que cet aliment
peut transformer trois âcres substances étrangères – le café, le thé et le
chocolat – en breuvages divins. À la fin du XVIIe siècle prolifèrent des cafés
servant les trois boissons, attirant par leur atmosphère et leur coût modique
une clientèle variée, allant de négociants à des penseurs éclairés, au rang
desquels Voltaire, Diderot, Rousseau et Condorcet. Cette clientèle, à mesure
qu’elle avale des litres de café, thé et chocolat sucrés – ou, comme Voltaire
au Café Procope, un doux mélange de café et chocolat –, acquiert une
habitude riche en sucre.
Il en va de même pour celles et ceux qui boivent leur café, leur thé ou
leur chocolat chez eux, qu’il s’agisse d’aristocrates dégustant du sucre raffiné
dans de la porcelaine de Sèvres ou de prolétaires savourant du sucre terré
dans de solides chopes. Dans le Paris du XVIIIe siècle, la consommation
annuelle atteint 30 à 50 livres par personne. Comme les livres de recettes ont
fait évoluer la culture culinaire, les cafés et le rituel du thé font découvrir le
sucre à de plus en plus de gens et le rendent si séduisant, voire addictif, qu’il
devient bientôt l’opium du peuple.
En conséquence, la production de grandes quantités de sucre à des prix
abordables devient un moteur essentiel de l’activité économique française.
Puisque la canne ne pousse pas en France, le pays dépend de ses colonies
sucrières pour satisfaire la demande. En 1791, le duc de la Rochefoucauld-
Liancourt estime que la subsistance de 713 333 familles françaises – jusqu’à
3 millions et demi de personnes – dépend du commerce avec les Indes
occidentales.
Il aurait également dû mentionner les millions d’Africaines et d’Africains
enlevés et leur descendance, qui constituent la cheville ouvrière de la
production sucrière. Emmenés de force dans les colonies, ces femmes et
hommes noirs réduits en esclavage et leur descendance cultivent, récoltent et
raffinent le sucre de canne dans des plantations ou dans des villages où ils
vivent en vase clos. Pour maximiser les rendements, les exploitants des
plantations inventent ce qui constitue sans doute la première occurrence du
travail à la chaîne, où des bandes sont affectées à des tâches spécifiques et
supervisées par des contremaîtres ou négriers armés de fouets.
D’autres esclaves travaillent à la production de sucre en tant que
chauffeurs de chaudière, tonneliers, mécaniciens, charrons, charpentiers,
forgerons, maçons, cabrouétiers, chargeurs, muletiers et gardiens. Aucune
concession n’est faite pour les esclaves agricoles enceintes, et même les
enfants, les personnes âgées et les infirmes se voient attribuer des corvées et
un contremaître. Sous le soleil brûlant de juillet ou d’août, les bandes
préparent le sol en pratiquant des brûlis, risquant les accidents de machette,
l’inhalation de fumée et les morsures de serpents et de rats affolés, les
omniprésents ennemis de la canne. Puis vient le redouté creusage des trous de
canne, un procédé fastidieux et éreintant consistant à creuser des trous à des
endroits précis, à former autour une crête avec la terre extraite, à planter les
fanes de canne avec du fumier et enfin à les combler. Dans les Antilles
françaises, chaque esclave doit terminer vingt-huit trous par heure sous peine
de fouet. Lorsque la canne est mûre, les bandes la récoltent à l’aide de
machettes, de sabres ou de couteaux, travaillant sans répit, car la canne une
fois coupée se met à sécher et sa teneur en sucre diminue si elle n’est pas
broyée dans les deux jours. Là encore, le matériel nécessaire au broyage est
dangereux. Parmi les esclaves qui manœuvrent les énormes rolles extrayant
la sève sucrée des cannes, beaucoup sont des femmes travaillant de dix-huit à
vingt heures par jour, notoirement surmenées et épuisées ; souvent, elles
s’endorment ou titubent à leur poste et se font happer et écraser par les rolles.
Certaines en meurent, mais d’autres en réchappent grâce à l’amputation
rapide du membre blessé, généralement un bras, une main ou un doigt.
Comme l’explique un esclave amputé dans Candide de Voltaire, « Quand
nous travaillons aux sucreries, et que la meule nous attrape le doigt, on nous
coupe la main ; quand nous voulons nous enfuir, on nous coupe la
jambe […]. C’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe. »
En 1804, la révolution haïtienne contre le colonialisme français abolit
l’esclavage en Haïti et, du même coup, annihile pratiquement sa production
de sucre, alors estimée à environ 200 millions de livres annuelles. Cependant,
les papilles françaises exigent toujours de la douceur et la France doit donc se
reporter sur la Martinique, la Guadeloupe et l’île Bourbon pour le sucre de
canne et, plus tard, sur la betterave sucrière européenne. Le sucre, quel que
puisse être son terrible coût, était toujours l’opium du peuple.
Traduit de l’anglais par Charlotte Matoussowsky

BIBLIOGRAPHIE

Elizabeth ABBOTT, Le Sucre. Une histoire douce-amère (2008), Montréal,


Fides, 2009.
Sidney MINTZ, Sucre blanc, misère noire. Le goût et le pouvoir (1986), Paris,
Nathan Université, 1991.
Robert Louis STEIN, The French Sugar Business in the Eighteenth Century,
Bâton Rouge-Londres, Louisiana State University Press, 1988.
4

L’ESCLAVAGE
Atlantique : la France a déporté
1,3 million d’Africains
Bernard Michon

Si les termes de traite et d’esclavage sont souvent accolés, ils renvoient


pourtant à deux réalités distinctes : la traite désigne un commerce, dans le cas
présent d’êtres humains, tandis que l’esclavage qualifie un type de relation
sociale qui a existé dans de nombreuses régions du monde à toutes les
époques. Plusieurs courants de commerce des Africains peuvent être
identifiées : les traites internes au continent africain, les traites orientales vers
le monde arabo-musulman, et les traites occidentales impulsées par les
Européens. Ces dernières ont pour objectif principal de fournir de la main-
d’œuvre servile à leurs colonies de plantations et demeurent, à ce jour, les
mieux connues.
Les spécialistes s’accordent pour estimer l’ampleur de la déportation,
opérée par les traites occidentales, à 12 à 13 millions d’hommes, de femmes
et d’enfants, dont environ 15 % trouvent la mort au cours du voyage à
destination des colonies européennes. Les traites occidentales se caractérisent
également par leur grande intensité. L’approche strictement séculaire ne
permet pas complètement d’en témoigner : si 60 % des captifs sont déportés
au cours du XVIIIe siècle, la période allant du début des années 1760 (au sortir
de la guerre de Sept Ans, 1756-1763) jusqu’à la fin des années 1820 apparaît
comme la plus frénétique pour cette activité. En dehors des périodes de
guerre qui ralentissent fortement l’« infâme trafic », ce sont alors entre
70 000 et 90 000 captifs qui sont acheminés de force chaque année vers les
colonies. Les principales zones fréquentées par les Européens en Afrique de
l’Ouest pour y prendre des esclaves se situent le long du golfe de Guinée,
notamment la Côte des Esclaves et son comptoir de Ouidah, la baie du Biafra
et, au sud de l’équateur, la « côte d’Angole », du cap Lopez à Benguela, cette
portion du littoral correspondant aux actuels États du Gabon, du Congo-
Brazzaville et de l’Angola.
La France, en tant que puissance maritime et coloniale, a pris une part
active à ce commerce d’êtres humains entre le XVIe et le XIXe siècle, en
organisant plus de 4 400 expéditions de traite qui ont conduit à la déportation
de 1,3 à 1,4 million d’Africains, principalement à travers l’océan Atlantique
vers ses colonies américaines des Grandes Antilles (Saint-Domingue, actuelle
Haïti), des Petites Antilles (Saint-Christophe, actuelle Saint Kitts ;
Martinique ; Guadeloupe ; Sainte-Lucie), de la Guyane, de la Louisiane et,
dans une moindre mesure, à destination de celles de l’océan Indien (îles
Bourbon et de France, actuelles îles de La Réunion et Maurice).
La participation de la France à la traite peut se diviser en quatre périodes,
correspondant aux évolutions de la législation encadrant ce trafic : d’abord
pratiquée de manière interlope en direction des colonies ibériques, la traite
française devient ensuite une activité légale, encadrée et encouragée par
l’État, atteignant son apogée au XVIIIe siècle, avant d’être interrompue en
1793, puis interdite dans les premières années du siècle suivant.
Les premières opérations de traite réalisées par des Français interviennent
au XVIe siècle, dans un contexte où des navires venus principalement de
Normandie, d’Aunis et de Saintonge fréquentent les côtes du nord-ouest de
l’Afrique pour y négocier notamment de l’or et de l’ivoire. Dès le milieu du
siècle, de plus en plus de Français franchissent également l’Atlantique pour
pratiquer la course/piraterie et la contrebande aux Amériques. Malgré le
caractère parcellaire des sources disponibles, des archives témoignent
d’activités de prédation à l’encontre de navires espagnols et portugais. C’est
le cas par exemple de celles menées par le Normand Jean Bontemps qui se
rend régulièrement dans les années 1560 en Guinée, au Cap-Vert et en
Amérique : il s’empare de vaisseaux chargés de captifs pour les revendre
ensuite.
L’essor des plantations de tabac, puis surtout de canne à sucre aux
Antilles dès la seconde moitié du XVIIe siècle, nécessite une main-d’œuvre de
plus en plus nombreuse. Ainsi, les captifs déportés d’Afrique se substituent-
ils progressivement aux engagés venus de France. Dès 1626, une autorisation
est accordée par le cardinal de Richelieu pour introduire quarante esclaves
africains à Saint-Christophe, quelques mois seulement après la prise de
possession de cette île du nord des Petites Antilles. En 1642, le roi Louis XIII
autorise les Français à pratiquer la traite, à condition que les captifs soient
convertis au christianisme. Sous le règne de Louis XIV, la monarchie
encourage ce trafic, le ministre Jean-Baptiste Colbert considérant qu’« il n’est
rien qui contribue davantage à l’augmentation des colonies et à la culture des
terres que le laborieux travail des nègres ». Plusieurs compagnies de
commerce sont successivement dotées du privilège exclusif de pratiquer cette
activité et de fournir des captifs aux colons : l’une d’elles est la Compagnie
des Indes occidentales, fondée en 1664 puis, avant même sa mise en
liquidation, celle du Sénégal, créée en 1673. Celle-ci partage son monopole
avec la Compagnie de Guinée à partir de 1684. De 1702 à 1713, cette
dernière est chargée de l’Asiento, c’est-à-dire de l’alimentation des colonies
espagnoles en esclaves : l’obtention de ce traité s’explique par le
rapprochement des deux États à la suite de l’accession d’un petit-fils de
Louis XIV au trône d’Espagne en 1701.
Une réorganisation législative de la traite française intervient dans les
premières années du XVIIIe siècle. Si le privilège de ce commerce échoit
finalement, après des péripéties, à la Compagnie des Indes, qui se réserve les
secteurs du Sénégal et de l’océan Indien, les lettres patentes de 1716
établissent la liberté de commerce sur les côtes africaines, depuis la rivière de
Sierra Leone jusqu’au cap de Bonne-Espérance pour quelques ports peu
nombreux d’abord (Bordeaux, La Rochelle, Nantes, Rouen, Saint-Malo),
puis, à partir de 1741, pour tous les ports autorisés à faire le commerce
colonial, moyennant le versement à la Compagnie d’un droit sur chaque
captif introduit dans les colonies. Cette ouverture de la traite aux intérêts
privés concerne plus tardivement l’océan Indien, après la suspension du
privilège de la Compagnie en 1769. La monarchie accorde aussi des primes
aux négociants-armateurs pour encourager la traite et favoriser
l’approvisionnement des colonies en main-d’œuvre servile. L’engrenage
conduit le trafic à son summum durant la décennie qui s’étend de la fin de la
guerre d’Indépendance américaine (1775-1783) jusqu’au début des guerres
révolutionnaires (1793).
Malgré le rétablissement de l’esclavage par Napoléon Bonaparte en 1802
dans les colonies françaises, où l’abolition de 1793-1794 avait été appliquée,
l’audience des mouvements abolitionnistes est de plus en plus forte à
l’échelle internationale. Ils prônent généralement une abolition graduelle :
d’abord de la traite puis de l’esclavage. Plusieurs États interdisent ainsi le
commerce des esclaves, en particulier les États-Unis et la Grande-Bretagne
en 1807. Cette dernière milite pour l’extension de cette décision et réussit à
l’imposer aux autres puissances à l’occasion du congrès de Vienne
(déclaration de février 1815). La France, vaincue à l’issue des guerres
napoléoniennes, est contrainte de s’exécuter mais souhaite retarder
l’échéance : pas moins de trois textes de loi, adoptés entre 1817 et 1831, sont
nécessaires pour y parvenir. Pour autant, l’interdiction ne met pas fin
complètement à la traite, pratiquée de manière illégale par les Français
jusqu’en 1848.
Parmi les différents trafics maritimes, la traite apparaît comme
particulièrement risquée et aléatoire, nécessitant une importante mobilisation
de capitaux. Il s’agit bien d’un « commerce riche » (Olivier Grenouilleau),
mais les chiffres généralement produits ne doivent pas masquer la grande
diversité des expéditions de traite. Certaines impliquent ainsi de petites
embarcations, montées par des équipages réduits, et nécessitant donc des
investissements limités. Les navires partent chargés de multiples
marchandises de traite, souvent appelées « pacotille », destinées à être
échangées (troquées) contre des captifs le long des côtes occidentales de
l’Afrique. Ce terme familier de « pacotille » a longtemps suscité des erreurs
d’interprétation : il serait inexact de considérer que les esclaves sont acquis
contre des produits de valeur nulle. L’historiographie récente a en effet
permis de revaloriser la place des intermédiaires africains dans les
négociations des captifs. Les Européens ne s’aventurent guère à l’intérieur du
continent africain avant la seconde moitié du XIXe siècle, au moment de la
colonisation, et sont dépendants des autorités locales (rois, courtiers,
marchands) pour obtenir des esclaves. Celles-ci peuvent imposer leurs
conditions et faire jouer la concurrence entre les différentes puissances
européennes.
Il convient enfin d’insister sur les conditions effroyables de la traversée
de l’océan Atlantique. Si la durée du middle passage (passage du milieu)
dépend évidemment des conditions météorologiques, elle est également
fonction de la base africaine de départ. Depuis le Sénégal, avec l’alizé du
nord-est, une durée de trois à quatre semaines n’est pas exceptionnelle pour
rallier les Antilles. Depuis la côte d’Angola, il faut compter quarante à
soixante jours. Venant de l’hémisphère Sud, le navire de traite doit d’abord
trouver les alizés du sud-est avant d’être porté par ceux de l’hémisphère
Nord. Le piège, souvent fatal, c’est le calme plat de la zone intertropicale.
Outre la durée de la traversée, il faut aussi tenir compte du fait que certains
captifs ont pu séjourner longtemps à bord du navire avant son départ des
côtes africaines, surtout si celui-ci pratique la traite « volante », consistant à
multiplier les escales le long du littoral. Au-delà de l’exiguïté de la cale dans
laquelle ils sont entassés, nus et enferrés, le navire de traite est une véritable
prison flottante pour les captifs embarqués de force en Afrique. Ils subissent
une discipline de fer, imposée par des équipages qui vivent dans la crainte
des révoltes. Les documents mobilisables permettent de saisir les cas de
violences « extraordinaires », et encore de manière souvent édulcorée – les
rédacteurs de ces écrits cherchant bien souvent à minimiser leur propre
faute –, quant aux violences quotidiennes, elles sont plus difficiles à
appréhender, de même que les souffrances morales subies par les captifs.
Celles qui sont faites aux femmes – on pense évidemment aux agressions
sexuelles et aux viols – apparaissent parfois au détour des archives. C’est le
cas dans le rapport du capitaine de la Marie Françoise, effectué à son retour à
Nantes en 1777 : il dénonce les agissements de son second, Philippe Liot, en
particulier les « maltraittemens à l’égard de l’esquipage et des noirs […]. [I]l
poussa meme la brutalité jusqu’à violer une petite negritte de 8 à 10 ans à qui
il fermoit la bouche pour l’empescher de crier ce qu’il recidiva pendant trois
nuits differentes et la mit dans un etat mourant. » Même si le rapport insiste
davantage sur les conséquences financières de ce comportement, de tels actes
ne sont pas jugés conformes avec ceux d’un membre d’équipage d’un navire
de traite. En tout état de cause, les traumatismes subis par les captifs ne
peuvent évidemment pas se résumer à la comptabilisation de la mortalité
durant la traversée, même s’il est indispensable de l’évoquer.

BIBLIOGRAPHIE

Mickaël AUGERON, « La traite des Noirs et le Sud-Ouest français. Des


origines à l’abolition », in Caroline Le Mao (dir.), Bordeaux, La Rochelle,
Rochefort, Bayonne. Mémoire noire. Histoire de l’esclavage, Bordeaux,
Mollat, 2020, p. 17-54.
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Premiers repérages heuristiques et essai de mesure quantitative », in Éric
Wauters (dir.), Les Ports normands : un modèle ?, Mont-Saint-Aignan,
Presses universitaires de Rouen et du Havre, 1999, p. 79-96.
Bernard MICHON (dir.), Les Ports et la Traite négrière (Nantes) et Les Ports
et la Traite négrière (France), Cahiers des Anneaux de la Mémoire, nos 10
et 11, 2007.
Olivier PÉTRÉ-GRENOUILLEAU, Les Traites négrières. Essai d’histoire
globale, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 2004.
Éric SAUGERA, « Guerres et traites françaises aux côtes d’Afrique. De la
Révolution à Napoléon », Outre-mers. Revue d’histoire, t. 108, no 408-409,
décembre 2020, p. 21-468, et t. 109, no 412-413, décembre 2021, p. 3-607.

Lieux de départs des expéditions de traite française

Nombre Pourcentage total des


Ports
d’expéditions expéditions

Ports métropolitains 4 077 91,9


dont :

Nantes 1 789 40,3

Le Havre 520 11,7

Bordeaux 480 10,8

La Rochelle 477 10,8

Saint-Malo 253 5,7

Lorient 160 3,6

Honfleur 142 3,2

Marseille 141 3,2

Dunkerque 46 1,0

Rochefort 20 0,5
Bayonne 18 0,4

Vannes 12 0,3

Brest 10 0,2

Autres ports 9 0,2

Ports coloniaux 163 3,7


dont :

Sénégal 19 0,4

Antilles françaises 48 1,1

Mascareignes 96 2,2

Ports étrangers 24 0,5

Ports non identifiés


ou expéditions non 173 3,9
attribuées

Totaux 4 437 100


L’inégale prospérité des ports français
Sébastien Martin

« Il est peu de villes dont la situation, par rapport au commerce, soit si


avantageuse que celle de Nantes. La mer lui ouvre une communication avec
toutes les nations de la terre, et la Loire lui procure toutes les facilités pour
faire passer les marchandises dans l’intérieur du royaume », explique
l’ingénieur Ogée en 1779. En écho, le voyageur anglais Arthur Young
s’enthousiasme lorsqu’il découvre quelques années plus tard Bordeaux, un
autre grand port du littoral atlantique français : « Quoi que j’aie pu entendre
dire et lire sur le commerce, la richesse et la magnificence de cette cité, ils
dépassèrent grandement mon attente. » Ces deux témoignages, consignés
alors que Nantes et Bordeaux sont au faîte de leur prospérité, permettent
d’apprécier comment le système portuaire français s’est saisi des opportunités
de l’économie atlantique, spécialement après le « tournant antillais »
intervenu un siècle plus tôt, au XVIIe siècle, lorsque s’opère l’avènement de
l’économie de plantation dans l’arc caribéen, d’abord celle du tabac, puis
celle de la canne à sucre, cette agriculture étant portée par l’instauration d’un
système esclavagiste et de la traite négrière.
Combien la France compte-t-elle alors de ports ? À vrai dire, toute
recension doit tenir compte du fait que bon nombre de sites sont assimilés à
des espaces qui n’ont de port que le nom en raison de leur caractère
sommaire, voire temporaire. La géographie portuaire est donc loin d’être
figée. Les gravures Perspectives des ports de France, composées par Nicolas
Ozanne – un peintre français du siècle des Lumières qui s’est intéressé aux
ports – à partir de 1776, permettent néanmoins de proposer un aperçu.
L’artiste a retenu soixante-dix ports pouvant être regardés comme tels, avec
de grands ports – Bordeaux, Nantes, Le Havre, Lorient… – aux fonctions de
commandement, des ports secondaires – Dieppe, La Rochelle, Bayonne… –
et de petits ports, comme Port-Louis, Le Croisic ou Royan.
Dans l’ensemble, ce sont évidemment les grands organismes qui tirent le
mieux leur épingle de ce système portuaire, Nantes et Bordeaux occupant le
sommet de la hiérarchie au XVIIIe siècle. Le second, grâce à un arrière-pays
riche et opulent qui lui donne la possibilité de polariser les trafics
transocéaniques et le cabotage intermédiaire, est d’ailleurs la capitale
incontestée de l’Atlantique français. Le port doit sa prospérité à sa position
d’interface dans la chaîne de redistribution des produits des Amériques vers
les marchés européens. Cette plaque-tournante voit son trafic de
marchandises passer de 140 000 à 225 000 tonnes entre 1720-1724 et 1782-
1787, tandis que la valeur des échanges passe de 13 à 250 millions de livres
sur la même période.
Plus largement, entre la fin du règne de Louis XIV (1715) et la
Révolution (1789), tandis que le commerce extérieur français quintuple, le
commerce colonial décuple. Tous les ports n’en profitent pas de la même
manière. Que l’on songe à La Rochelle, reléguée au rang de port régional
après la perte de la Nouvelle-France suite à la guerre de Sept Ans en 1763, ou
aux ports du Languedoc et de Provence tournés vers les échanges
intraméditerranéens, encore qu’il soit aujourd’hui prouvé que Marseille a
aussi armé des navires pour « l’Océan ». Ce dynamisme repose sur quelques
produits clés, parmi lesquels domine le sucre. Viennent ensuite le café, le
cacao, l’indigo et le coton. Leur réexportation vers l’Europe tout entière est
un phénomène économique majeur. Ainsi la France reçoit-elle plus de
100 000 tonnes de sucre en 1788, et en réexporte 67 000, pour une valeur de
plus de 40 millions de livres. En sens inverse, les ports français trouvent sur
l’autre rive de l’Atlantique des débouchés intéressants pour les marchandises
et les denrées de leurs arrière-pays – vins, farines, tissus, bois, produits
manufacturés… –, sans compter que le commerce des naval stores –
goudron, chanvre, bois – indispensables à la construction navale reste une
belle source de profit. Dans cette prospérité, une place incontestable revient à
la traite négrière. Le sujet fait régulièrement polémique. Or les données
scientifiques sont aujourd’hui bien établies : avec 450 000 Africains déportés
d’Afrique vers les colonies d’Amérique au cours de 1 446 expéditions,
Nantes est le premier port négrier du royaume. Signe de son implication, la
ville compte 700 « personnes de couleur » lors du recensement de 1777. On
en dénombre au total 5 000 en France.
À petite échelle, chaque port est un monde en soi, dense, complexe,
grouillant telle une fourmilière, avec à l’arrière-plan un enchevêtrement
d’embarcations surmonté de sa caractéristique « forêt de mâts ». Avec la
ville, ils forment un binôme dont l’évolution est simultanée ; à la croissance
économique du premier répond l’essor démographique de la seconde. Le
quasi-doublement de la population bordelaise en est l’illustration la plus
éloquente : Bordeaux compte 45 000 habitants en 1700, 83 000 en 1780. À
côté de la foule des métiers – alimentation, bâtiment, habillement… – qui
prédominent classiquement dans toutes les villes, les gens de mer et métiers
du port se développent. Encore confidentielle au XVIIe siècle, la figure du
négociant s’affirme au siècle suivant grâce à sa maîtrise des mécanismes du
commerce maritime. Nantes compte 34 négociants en 1707, 237 en 1729 et
328 en 1783. Bien souvent, l’activité se pratique en famille. Chaque ville a
ses dynasties. Les Montaudouin, Bouteiller, Mosneron-Dupin ou Droin à
Nantes. Les Gradis, Nairac, Bonnaffé à Bordeaux. De nouveaux immeubles
et hôtels particuliers marquent l’uniformité sociale des quartiers investis par
cette élite négociante. Comme la plupart des villes du royaume, les villes
portuaires s’emparent de l’urbanisme des Lumières et de l’architecture pour
célébrer leur réussite. Maître chez lui, le négoce nantais fait par exemple de
l’île Feydeau et du quai de la Fosse des quartiers à la mesure de son opulence
économique. En corollaire, l’un des grands acquis du siècle est la
modernisation de l’espace portuaire et l’établissement progressif de quais
empierrés en remplacement des ancestrales berges boueuses. Dans ce cadre, il
n’est guère étonnant de constater que les contacts étroits avec les « ailleurs »
contribuent à effacer ici l’appréhension de la nouveauté. La consommation
des produits exotiques et les modes venues d’outre-mer – une
« américanisation » – s’imposent plus précocement dans les villes portuaires
qu’ailleurs. Les idées nouvelles y trouvent aussi un lieu d’acclimatation
propice. La franc-maçonnerie en offre un exemple particulièrement
intéressant puisque, parmi les toutes premières loges qui allument leurs feux
en France, plusieurs le font sur le littoral de l’Atlantique.

BIBLIOGRAPHIE

Alain CABANTOUS, André LESPAGNOL et Françoise PÉRON (dir.), Les


Français, la Terre et la Mer, XIIIe-XXe siècle, Paris, Fayard, 2005.
Jean-René COULIOU et Gérard LE BOUËDEC, Les Ports du Ponant.
L’Atlantique de Brest à Bayonne, Plomelin, Éditions Palantines, 2004.
Caroline LE MAO, Les Villes portuaires maritimes dans la France moderne,
e e
XVI -XVIII siècle, Paris, Armand Colin, 2015.
Océan Indien : une traite mondiale
Richard B. Allen

C’est à partir du début du XVIe siècle que se développe une traite


mondiale d’hommes, de femmes et d’enfants africains, malgaches et
asiatiques réduits en esclavage. Celle-ci concerne non seulement l’Atlantique,
bordé par les Amériques, l’Europe et l’Afrique de l’Ouest, mais aussi les
États, les peuples et les cultures des océans Indien et Pacifique. Ce que nous
savons de la traite française des esclaves dans l’océan Indien entre le milieu
du XVIIe et le milieu du XIXe siècle nous fournit des preuves convaincantes de
la mondialité et de l’ampleur de ce trafic panrégional de main-d’œuvre
servile et confirme que les mondes atlantique, pacifique et de l’océan Indien
se sont imbriqués jusqu’à contribuer à créer l’univers mondialisé dans lequel
nous vivons.
Les marchands britanniques, danois, hollandais, français, portugais et
globalement européens ont joué un rôle crucial dans le développement de ce
trafic panrégional d’esclaves. La recherche archivistique révèle que les
négriers français ne se sont pas cantonnés à transporter 1 328 000 esclaves
d’Afrique centrale et de l’Ouest aux Amériques. Ils ont aussi emmené dans le
bassin de l’océan Indien et au-delà des centaines de milliers d’hommes, de
femmes et d’enfants réduits en esclavage depuis Madagascar, le
Mozambique, la côte swahilie, l’Inde et l’archipel indonésien entre les
années 1660 et l’abolition de l’esclavage dans l’empire français en 1848. Les
navires français ont ainsi exporté, selon les estimations, 52 950 esclaves
d’Afrique de l’Est (Mozambique et côte swahilie), principalement vers les
colonies caribéennes françaises de la Guadeloupe, de la Martinique et de
Saint-Domingue entre 1770 et 1800. Cependant, le principal objectif de la
traite française dans l’océan Indien était de fournir aux Mascareignes – à
savoir l’île Bourbon (La Réunion), colonisée par la Compagnie des Indes en
1674, et l’île de France (Maurice), occupée par des colons de l’île Bourbon
depuis 1721 – la main-d’œuvre servile nécessaire à la construction et à
l’entretien d’infrastructures, telles que des ports et des routes, ainsi qu’à la
production de manioc, de riz, de blé et d’autres cultures vivrières pour la
consommation locale. À partir des années 1720, les esclaves travaillent aussi
dans les plantations de café, puis de sucre de l’île Bourbon jusqu’à l’abolition
de l’esclavage sur l’île en 1848. Ils fournissent également la force de travail
nécessaire à la production de girofle, de coton et d’indigo sur l’île de France à
la fin du XVIIIe siècle, ainsi que la main-d’œuvre dont a besoin l’industrie
sucrière locale qui se développe rapidement dans les années 1810.
Le caractère limité et souvent problématique de la documentation dont
nous disposons rend difficile d’établir avec certitude le volume de la traite
des Mascareignes. Néanmoins, des estimations basées sur des données de
recensement et des informations sur les taux de mortalité chez les esclaves
laissent à penser qu’entre 1670 et 1769 les négriers exportent au moins
52 200 à 56 500 esclaves dans l’archipel depuis l’Afrique de l’Ouest,
Madagascar, le Mozambique, la côte swahilie, l’Inde et l’Asie du Sud-Est. La
traite s’intensifie de façon spectaculaire à la suite d’un décret de 1769, qui
met fin au monopole commercial de la Compagnie française des Indes et
ouvre les îles au commerce pour l’ensemble des Français ; il est suivi en 1787
de l’extension du libre échange à tous les étrangers. Entre 1770 et 1810, on
estime que 160 500 à 186 800 esclaves d’Afrique et d’Asie sont envoyés de
force à l’île de France et l’île Bourbon, dont seulement 131 200 à 151 700
(environ 81 %) ont atteint l’archipel en vie.
Les taux de mortalité, qui atteignent en moyenne 12 % sur les trajets
depuis Madagascar, 21 % depuis la côte est-africaine et 20 à 25 % depuis
l’Inde entre la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècle, traduisent les horreurs
endurées par les esclaves durant le « passage du milieu » vers les îles. Le
voyage de Madagascar à Maurice et à La Réunion durait en moyenne
23 jours, tandis que celui depuis l’Inde prenait en moyenne 40 jours et ceux
depuis le Mozambique et la côte swahilie, 55 jours. Le mauvais temps et les
naufrages, l’état médiocre de certains navires, la destruction des vivres et de
l’eau potable pendant les voyages, la mauvaise condition physique des
hommes, femmes et enfants embarqués sur les vaisseaux et les cas de
dysenterie, de scorbut et de variole contribuaient à la décimation de ces
cargaisons humaines.
La conquête des Mascareignes par les Britanniques en 1810 pendant les
guerres napoléoniennes et l’application de la loi de 1807 interdisant le
commerce d’esclaves aux Britanniques et aux sujets de la Couronne
conduisent au développement d’une traite illégale notoire dans les îles à partir
de 1811. Ce trafic clandestin se poursuit après que Maurice a été cédée
définitivement à la Grande-Bretagne en 1814 par le traité de Paris et que l’île
Bourbon, rétrocédée à la France par ce même traité, voit la traite négrière
abolie en 1818. On estime que les négriers exportent 123 400 à
146 000 esclaves d’Afrique de l’Est, de Madagascar et d’Asie du Sud-Est aux
Mascareignes après 1810. Parmi ces femmes et ces hommes déportés, 52 550
auraient atteint l’ancienne île de France en vie entre 1811 et 1826, année de la
fin de la traite à Maurice, tandis qu’environ 55 000 esclaves débarquent à La
Réunion entre 1811 et le début des années 1830.
Il existe de multiples preuves de l’importance historique de la traite
négrière française dans l’océan Indien. Par exemple, on notera que l’île de
France et ses dépendances des Seychelles servent d’escale où trouver des
« rafraîchissements » pour les navires transportant des esclaves d’Afrique de
l’Est aux Caraïbes, ou encore que beaucoup de marchands de France
métropolitaine qui participent à la traite des Mascareignes sont également
impliqués dans la traite négrière transatlantique. Par ailleurs, la traite des
Mascareignes a des répercussions économiques importantes. La capitation sur
les exportations d’esclaves représente une importante source de revenus pour
les dirigeants locaux, comme le roi mérina – qui gouverne alors une grande
partie de Madagascar – et le sultan d’Oman – qui contrôle Zanzibar et la côte
est-africaine adjacente. Le fait que probablement au moins 35 % du prix
d’achat de l’esclave doivent être payés en monnaie injecte de grandes
quantités de piastres d’argent dans l’économie régionale ; ces sommes
contribuent à la capacité des banquiers gujaratis à escompter les lettres de
change, dont dépend l’activité commerciale de la région. Les données dont
nous disposons permettent d’évaluer l’impact de la traite sur l’économie de
l’océan Indien occidental entre 1770 et 1810 à au moins 4 962 000 dollars
actuels, voire jusqu’à 8 228 000. Ce commerce illégal vers les îles a pu
injecter à son tour entre 4 932 000 et 7 078 000 dollars dans l’économie
régionale entre 1811 et le début des années 1830. Si l’on additionne le
nombre d’esclaves débarquant aux Mascareignes et les exportations
françaises depuis l’Afrique centrale et de l’Ouest, on découvre que les îles
consommaient un quart de l’ensemble des exportations d’esclaves entre 1770
et 1810 et environ 40 % de celles-ci entre 1811 et 1848. Enfin, l’exportation
d’environ 24 000 esclaves indiennes et indiens dans les îles a posé les bases
pour la migration de 3,7 millions de travailleuses et travailleurs engagés
venus d’Afrique, de Chine, d’Inde, de Mélanésie et d’autres pays non
européens à travers le monde des plantations aux XIXe et XXe siècles.
Traduit de l’anglais par Charlotte Matoussowsky

BIBLIOGRAPHIE

Richard B. ALLEN, « The Mascarene-Slave Trade in the Indian Ocean during


the Eighteenth and Nineteenth Centuries », in Gwyn Campbell (dir.), The
Structure of Slavery in Indian Ocean Africa and Asia, Londres, Frank Cass,
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Africa : The Second Slavery and Beyond, Albany (NY), State University
Press of New York, 2021, p. 273-295.
L’esclavage au quotidien
Dominique Rogers

La mise en valeur des colonies du premier empire colonial français s’est


accompagnée de l’asservissement d’un large éventail de populations
européennes, amérindiennes, africaines, malgaches et asiatiques. Les
premières, avec un statut d’alloués ou d’engagés, ne connaissent qu’un
asservissement temporaire, ordinairement de trente-six mois pour les engagés
de la Caraïbe et de la Guyane françaises, mais avec des conditions
d’exploitation particulièrement rudes, dénoncées notamment, en son temps,
par Alexandre-Olivier Oexmelin à Saint-Domingue. Quelques-uns néanmoins
parviennent à connaître au XVIIe siècle une forte mobilité sociale dont les
riches planteurs Jean Roy et Pierre Dubuc sont des exemples fameux pour la
Martinique.
L’esclavage des seconds est souvent considéré comme plus doux et ultra
minoritaire, mais il est, comme pour les autres, une privation de liberté
individuelle et souvent héréditaire, même si les fuites vers les terres
amérindiennes sont relativement aisées (David Gilles). Si, à l’échelle de
l’empire, les esclaves amérindiens sont effectivement minoritaires (au
maximum 200 personnes en Louisiane pendant tout le régime français, selon
Cécile Vidal ; 1 à 2 % de la population servile de la Martinique et de la
Guadeloupe à la fin du XVIIe siècle, selon Benoît Roux), ponctuellement la
situation a pu être différente. Ainsi, dans la province du Québec, étudiée par
Marcel Trudel, ils forment les deux tiers de la population servile jusqu’à
l’occupation britannique en 1763. Cette situation singulière peut surprendre
au regard du discours longtemps dominant sur les relations privilégiées entre
les Français et les populations amérindiennes. En fait, en Nouvelle-France,
seules les populations amérindiennes alliées sont concernées, les autres
peuvent faire l’objet de traite et être vendus jusqu’aux Antilles tels les
Natchez. La faible fréquentation des réseaux de traite européens, plus
intéressés par les marchandises tropicales que par les fourrures ou la morue
salée du Canada et l’existence de pratiques esclavagistes à des fins
diplomatiques ou économiques dans le monde amérindien, en particulier dans
le Pays d’en Haut, expliquent aussi la situation québécoise. Le
développement de traites internes en lien avec les guerres amérindiennes et la
demande des Européens ont également favorisé l’acquisition, par ailleurs bien
moins onéreuse, d’esclaves amérindiens. Ceux-ci, dans la province du
Québec, viennent pour les deux tiers de la vallée du Mississippi et sont
ordinairement appelés Panis, du nom d’une ethnie des hautes vallées des
rivières Missouri et Kansas. Les trois quarts d’entre eux vivent dans les villes
de la province de Québec et non à la campagne et sont la propriété
d’individus appartenant à tous les milieux sociaux ainsi qu’à quelques
communautés religieuses. Si, au XVIIIe siècle, certains sont pisteurs, rameurs
ou chasseurs, comme on l’observe en Guyane ou aux Antilles françaises au
e
XVII siècle, la plupart n’ont pas d’activité spécifique, autre que domestique, à

la différence des Africains. Brett Rushforth signale tout de même quelques


employés de commerce, artisans semi-qualifiés et dockers à Montréal et à
Québec. Dans la société à esclaves du Québec, leur statut ne relève d’aucun
code spécifique. Ils peuvent être témoins lors des cérémonies religieuses et
agir en justice contre leurs maîtres au civil comme au criminel. Les
châtiments qui leur sont infligés sont les mêmes que pour les autres sujets du
roi, voire parfois plus légers, selon Marcel Trudel.
L’esclavage des populations d’Asie du Sud-Est et notamment d’Inde du
Sud (côte des Malabars, régions de Chandernagor et de Surate) concerne
spécifiquement les Mascareignes, mais il est encore peu étudié.
Les Africains et leurs descendants afro-créoles sont le groupe qui a été le
plus largement réduit en esclavage dans l’empire colonial français. En 1788,
selon les recensements officiels, ils sont près de 700 000, dont près de 60 %
dans la partie française de Saint-Domingue. En 1848, ils sont 250 000 à être
libérés. Peu nombreux au début du XVIIe siècle du fait de leur coût, les
Africains et les afro-créoles forment ordinairement 80 à 90 % de la
population des colonies françaises tropicales ou équatoriales après le passage
au sucre au XVIIIe siècle. Au XIXe siècle, leur part diminue (avec seulement
60 % de la population en Martinique en 1848) du fait des diverses réformes
des années 1830 et 1840 qui facilitent les affranchissements ou la ratification
du statut des esclaves dont le processus d’affranchissement n’avait pas été
finalisé (les libres de fait). Ces hommes et ces femmes viennent pour
l’essentiel d’Afrique de l’Ouest, d’Afrique centrale, puis d’Afrique de l’Est,
mais avec des variations dans le temps et dans l’espace.
Selon Robert Fogel et Stanley Engerman, 60 à 70 % des esclaves
déportés aux Amériques ont travaillé dans une « habitation-sucrerie ».
Spécificité du monde français, même dans les « îles à sucre » de la Caraïbe,
les esclaves participent à la production d’autres denrées destinées à
l’exportation : le tabac, surtout au XVIIe siècle, le café, l’indigo, le coton et le
cacao. Dans les Mascareignes, où le passage au sucre n’intervient qu’au
e
XIX siècle, les esclaves produisent d’abord du café et diverses épices (clous
de girofle, muscade, cannelle et poivre), outre une très forte activité vivrière.
En Guyane, la situation est similaire, avec toutefois un passage au sucre
beaucoup plus précoce et des productions originales de roucou dès le
e
XVII siècle, ainsi que de clous de girofle et de muscade à partir de la fin du
e
XVIII siècle. Enfin, dans les campagnes, certains esclaves sont également
scieurs de long, éleveurs de chevaux et de bovins, ou travaillent dans des
tanneries, des briquetteries ou des fours à chaux, outre les activités artisanales
ou de services nécessaires aux habitants.
Les esclaves africains ou afro-créoles travaillent aussi dans les villes,
essentiellement comme domestiques, souvent de sexe féminin, mais aussi
comme journaliers non qualifiés, auxquels il convient d’ajouter une forte
proportion d’« esclaves à talent » (apprentis ou ouvriers confirmés, voire chef
de chantier de construction, avant son affranchissement, pour l’Africain
Jasmin Thomazeau à Saint-Domingue), enfin pêcheurs, marins ou voiliers
comme le père de Camille Mortenol, premier polytechnicien guadeloupéen.
Leurs « talents » sont reconnus dans tous les métiers, des plus simples aux
plus complexes, de maçon ou blanchisseuse à violoniste ou orfèvre en
passant par calfat, menuisier, couturière, pâtissier, cordonnier, etc. Dans les
Petites Antilles, les métiers qui nécessitent un apprentissage sont le plus
souvent confiés aux métis, alors qu’à Saint-Domingue les Africains ou les
afro-créoles sont aussi fréquents dans ces activités. En ville, la monétarisation
du travail servile entraîne l’apparition, dès le XVIIe siècle, d’esclaves loués à
la journée, à la semaine ou au mois, voire d’esclaves, telles les blanchisseuses
de la Roxelane de Saint-Pierre, qui travaillent à leur guise contre le paiement
mensuel d’une somme fixe. Les plus chanceux ont ainsi pu accumuler un
pécule et obtenir leur affranchissement ou devenir des libres de fait, appelés
« patronnés » au XIXe siècle. D’une manière générale, les villes ont été partout
des espaces d’opportunités et d’autonomisation accrue pour les esclaves, tant
dans les domaines économiques et sociaux que culturels.
Trois textes fondamentaux, communément appelés Codes noirs, en
vigueur jusqu’en 1848, mais rarement appliqués, règlent le statut juridique
des esclaves des principaux territoires, outre les dispositifs réglementaires
propres à chaque colonie.
Au quotidien, toutefois, la personnalité du maître et de ses contremaîtres,
le statut et les fonctions des esclaves (commandeurs, esclaves à talent,
domestiques ou cultivateurs), mais aussi leur âge et leur sexe, influencent
davantage la condition servile. La violence physique ou psychologique, sous
toutes ses formes, en est une caractéristique majeure. Plus que tout autre,
toutefois, la production de canne, puis de sucre a été l’activité la plus
dévoreuse d’hommes, du fait d’une quantité importante de travail toute
l’année et d’une période de récolte, la roulaison, impliquant de travailler nuit
et jour et entraînant de nombreux accidents avec des esclaves happés par les
rolles des moulins à eau, à bêtes ou à vent. L’alimentation insuffisante en
quantité et en qualité nutritive par rapport à la quantité de travail à fournir
entraîne une fécondité faible et une mortalité élevée, telles que jamais les
plantations sucreries n’ont pu être autosuffisantes et qu’elles ont dû
constamment recourir à la traite dans les Antilles françaises.
Malgré la coercition extrême de leur statut, les esclaves sont parvenus à
maintenir des éléments de leur identité spécifique, en particulier lorsqu’ils et
elles étaient très nombreux, ou à créer des identités créoles syncrétiques.
Cette résilience s’exprime dans une diversité de domaines (langue,
gastronomie, musique, danse, spiritualité, architecture, littérature) au sein
desquels on pourrait évoquer pêle-mêle : le vaudou, religion syncrétique
pratiquée en Haïti ; le bèlè, le maloya et le séga tambour de Rodrigues,
danses et musiques d’origine africaine pratiquées respectivement à la
Martinique, à La Réunion et à l’île Maurice ; enfin divers plats comme le
calalou des Petites Antilles et de la Guyane ainsi que le gombo de Louisiane.
Elle s’apprécie également dans l’agriculture, et particulièrement dans l’art des
jardins. Les voix d’esclaves en témoignent également au travers d’un
matériau judiciaire particulièrement précieux pour découvrir le regard des
esclaves sur eux-mêmes et leur environnement. D’autres résistent par
l’automutilation, la paresse feinte, les incendies ; mais aussi la révolte ou le
marronnage, créant notamment en Guyane, dans le Bahoruco de Saint-
Domingue ou les Hauts de La Réunion des communautés afro-créoles
nouvelles.
Toutefois, le fait que, peu à peu, la majorité des esclaves ne soient plus
que des Africains ou des afro-créoles entraîne progressivement la
racialisation des sociétés esclavagistes du monde français, au travers de
discours et de dispositifs réglementaires qui tendent à l’essentialisation du
statut des esclaves, à leur infériorisation voire leur brutalisation, tout en
limitant également l’assimilation des libres de couleur, malgré des réussites
économiques individuelles parfois éclatantes dès le XVIIIe siècle. Même dans
les territoires qui n’ont pas appliqué l’abolition de l’esclavage promulguée
par la Convention nationale en 1794 (La Réunion et la Martinique), la
Révolution française ouvre toutefois des perspectives nouvelles dont peuvent
profiter, dans un premier temps, les nouveaux libres entrés dans l’armée et la
Marine ou installés en ville. En Guyane et en Guadeloupe, au moment du
rétablissement de l’esclavage en 1802, ils ne redeviennent pas esclaves, à la
différence de ceux qui sont restés dans les campagnes. Au cours du
e
XIX siècle, la situation des esclaves s’améliore légèrement sous l’effet des
réformes des années 1830 et 1840, même si, dans un premier temps, les
rapports avec les maîtres se tendent. Depuis l’indépendance d’Haïti, ces
derniers vivent dans la hantise d’une révolte ou de voir leur bétail ou leurs
personnes empoisonnés, des craintes qui se concrétisent effectivement à
plusieurs reprises (révoltes du Carbet en 1822, de Saint-Pierre en 1831), et
notamment, bien entendu, en 1848. En Martinique comme en Guadeloupe,
mais à la différence de La Réunion, les esclaves se révoltent alors pour la
mise en œuvre immédiate de l’abolition, avant la fin de la récolte de canne,
contrairement à ce qui a été prévu par le gouvernement.

BIBLIOGRAPHIE

Jacques DE CAUNA, Au temps des isles à sucre. Histoire d’une plantation de


Saint-Domingue au XVIIIe siècle, Paris, Karthala-ACCT, 1987.
Hubert GERBEAU, « L’esclavage et son ombre : l’île de Bourbon aux XIXe et
e
XX siècles », thèse de doctorat d’État, université d’Aix-Marseille, 2005.
Gilles HAVARD et Cécile VIDAL, Histoire de l’Amérique française, nouvelle
éd. revue, Paris, Flammarion, coll. « Champs histoire », 2019.
Jean-Pierre SAINTON (dir.), Histoire et civilisation de la Caraïbe, t. 1, Le
temps des genèses, des origines à 1685 ; t. 2. Le temps des matrices :
économie et cadres sociaux du long XVIIIe siècle, Paris, Karthala, 2012-2015.
Marcel TRUDEL, Deux siècles d’esclavage au Québec, suivi du Dictionnaire
des esclaves et de leurs propriétaires au Canada français (sur CD-ROM),
Montréal, Hurtubise HMH, 2004.
Le durcissement des Codes noirs
Sue Peabody

Aujourd’hui, on affirme que le Code noir est à l’origine des inégalités


systémiques entre les anciennes colonies françaises et la métropole. En effet,
l’ordonnance royale autorise l’esclavage colonial, alors même que le principe
du sol libre affranchit en théorie tout esclave mettant le pied sur le territoire
métropolitain. Cette divergence juridique peut être considérée comme une
rupture fondamentale, dont les répercussions se font sentir aujourd’hui encore
pour les descendantes et descendants des personnes asservies et de leurs
propriétaires.
L’expression « Code noir » possède deux sens principaux, l’un général et
l’autre particulier. Dans son sens général, le terme fait référence à l’ensemble
de la législation régissant l’esclavage et la race dans l’empire français du
début de l’époque moderne, en particulier dans les colonies tropicales des
Antilles, de Guyane, des Mascareignes et de Louisiane, où se trouve la
majorité de la population esclave. Ce corpus comprend les décrets royaux, les
arrêtés des administrateurs coloniaux et les arrêts émis par le conseil
supérieur de chaque colonie. Ces lois évoluent avec la colonisation des
Antilles et des îles de l’océan Indien à partir de 1635 jusqu’à l’abolition de
l’esclavage en 1848. Dans son sens particulier, l’expression « Code noir »
désigne les trois édits royaux qui réglementent de façon exhaustive
l’esclavage colonial, celui de 1685 pour les Antilles, celui de 1723 pour les
Mascareignes et celui de 1724 pour la Louisiane.
Le terme « Code noir » n’apparaît qu’au début du XVIIIe siècle. Le titre
originel du texte antillais de 1685 était « Edit du roy, servant de reglement
pour le gouvernement & l’administration de justice & la police des isles
françoises de l’Amerique, & pour la discipline & le commerce des nègres
& esclaves dans ledit pays ». Celui-ci gouvernait non seulement les esclaves
et les affranchis, mais aussi les colons français – par exemple, en exilant la
population juive des colonies et en interdisant les célébrations publiques aux
rites autres que catholiques.
L’édit de 1685 découle du souhait du ministre Jean-Baptiste Colbert
d’imposer une réglementation cohérente dans l’ensemble des Antilles. Rédigé
en plusieurs années par des administrateurs coloniaux conformément aux
consignes que leur adresse le ministre en 1680, ce texte se fonde sur la
jurisprudence de ces administrateurs et des conseils souverains de la
Martinique, de la Guadeloupe et de Saint-Christophe. Les « conseillers » sont
choisis parmi les riches notables français locaux, le plus souvent des officiers
sans formation juridique à qui on a concédé de vastes plantations exploitées
par des esclaves, et présidés par un intendant nommé par le roi. Puisque le
droit métropolitain ne reconnaît pas l’esclavage, ces hommes sont libres
d’inventer une législation en se fondant sur les coutumes et les règlements
qu’ils observent dans les colonies portugaises, espagnoles, hollandaises et
britanniques de l’Atlantique et qui sont parfois dérivés des lois de la Rome
antique. En outre, à peine l’encre a-t-elle séché que ces mêmes conseillers,
aux côtés des administrateurs coloniaux, se mettent à introduire des
modifications locales. Cela aboutit au développement d’une tradition
juridique propre à chaque colonie, certaines parallèles et d’autres divergentes,
en fonction de leurs contextes particuliers.
Entre l’édit de 1685 pour les Antilles et les édits de 1723 et 1724 pour les
Mascareignes et la Louisiane, la politique coloniale française sur le métissage
et l’affranchissement connaît des mutations importantes. Alors que le premier
Code noir encourage les maîtres blancs à épouser leurs concubines esclaves
et confère « aux affranchis les mêmes droits, privilèges et immunités dont
jouissent les personnes nées libres » (art. 59, 1685), les versions du
e
XVIII siècle punissent les mariages mixtes de lourdes amendes et interdisent
aux personnes noires (libres ou esclaves) d’hériter des personnes blanches
(art. 51, 1723). En pratique, les unions interraciales sont rares aux Antilles ;
en revanche, dans les Mascareignes, l’élasticité de l’étiquette « blanc »
autorise de nombreux mariages entre personnes d’ascendance européenne
d’une part et d’origine africaine ou asiatique d’autre part, produisant une
population libre métissée, du moins jusqu’aux vagues de colons français qui
arrivent à la fin du XVIIIe siècle.
De manière générale, au cours de ce siècle, les lois coloniales françaises
tendent vers une plus forte ségrégation raciale, d’abord dans les colonies puis
en métropole. Notamment après la guerre de Sept Ans (1756-1763), les arrêts
coloniaux et royaux barrent l’accès à certains métiers aux personnes de
couleur, forcent celles-ci à effectuer un service de milice, leur refusent
l’usage de patronymes français et interdisent aux femmes de couleur de
s’habiller « à la manière des Blanches ». En 1777, le ministre de la Marine
Antoine de Sartine décide d’interdire l’entrée de tous les « Noirs, mulâtres, et
autres gens de couleur » sur le territoire métropolitain ; l’année suivante, le
roi prohibe les mariages mixtes au sein du royaume.
Bien que la législation révolutionnaire ait supprimé l’esclavage et de
nombreuses formes juridiques de suprématie blanche entre 1791 et 1794, la
Constitution de l’an VIII du Directoire prévoit l’assujettissement des colonies
à des « lois spéciales ». En conséquence, après la restauration de l’esclavage
par Napoléon en 1802, une série d’ordonnances coloniales exhument – et
parfois surpassent – les mesures les plus racistes de l’Ancien Régime. Par
exemple, alors que le Code civil de 1804 étend le droit d’héritage aux enfants
illégitimes en métropole, aux Mascareignes, l’arrêt du 3 pluviôse de l’an XII
(24 janvier 1804) du général Decaen restreint ces droits aux seuls enfants
blancs : « Les enfants naturels, nés du commerce d’un Blanc avec une femme
de couleur libre ou affranchie, même reconnus par leur père, sont déclarés
incapables de faire aucun acte conservatoire ou d’hériter dans sa
succession. » La monarchie de Juillet facilite des milliers d’affranchissements
dans les colonies françaises en supprimant la taxe correspondante et restaure
l’égalité des droits pour les libres de couleur, mais ne va pas jusqu’à abolir
l’esclavage. La révolution de 1848 abolit définitivement l’esclavage colonial.
Toutefois, la réorganisation des anciennes colonies suspend le suffrage
universel pour les « nouveaux citoyens » au motif qu’ils doivent d’abord
« s’assimiler » à la nation. Ce n’est qu’en 1946 que les citoyennes et citoyens
des anciennes colonies esclavagistes obtiennent les pleins droits politiques
grâce à la départementalisation instituée par la Constitution de la
IVe République.

BIBLIOGRAPHIE

Pierre H. BOULLE et Sue PEABODY, Le Droit des Noirs en France au temps


de l’esclavage, Paris, L’Harmattan, coll. « Autrement mêmes », 2014.
Jean-François NIORT, Le Code noir. Idées reçues sur un texte symbolique,
Paris, Le Cavalier bleu, coll. « Idées reçues », 2015.
Vernon Valentine PALMER, « Essai sur les origines et les auteurs du Code
noir », Revue internationale de droit comparé, 50 (1), 1998, p. 111-140.
Entendre la voix des esclaves
Dominique Rogers

Longtemps, l’histoire des esclaves des colonies françaises du premier


empire colonial ne s’est écrite qu’à partir de sources émanant des colons, de
l’administration ou des voyageurs européens, alors que l’on disposait pour les
mondes anglophones de nombreuses autobiographies ou de témoignages
d’anciens affranchis ou émancipés (comme Gustavus Wasa, dit Olaudah
Equiano, Mary Prince, les princes de Calabar ou les récits d’esclaves du
Federal Writers’ Project). Depuis une petite dizaine d’années, des recherches
menées à partir des archives judiciaires et administratives ont offert des textes
émanant directement des esclaves amérindiens, africains ou afro-créoles de
Nouvelle-France, des Antilles et de la Guyane françaises, voire de La
Réunion. Au travers des plaintes, des demandes de grâce ou de
rapprochements familiaux, voire plus largement des interrogatoires, émanant
des victimes, des témoins ou des présumés coupables, la connaissance de la
vie quotidienne et intime des esclaves a été grandement enrichie. Ces textes
permettent en effet de documenter des moments de vie où le maître n’est pas
là : la nuit, le jour entre deux tâches du quotidien, dans les moments de travail
pour soi ou dans les loisirs et, bien sûr, en marronnage. Ils font apparaître la
vie de couple, mais aussi les liens familiaux, en dépit des séparations
imposées par les maîtres. Ils révèlent les sociabilités parfois ouvertes aux
petits Blancs et les violences internes aux communautés serviles. Ils
documentent la diversité des pratiques culturelles des esclaves en matière de
spiritualité, d’alimentation, de médication ou d’habillement, avec un luxe de
détails que la documentation juridique ou les livres de comptes ne fournissent
pas. Ces textes illustrent également la coercition extrême de la condition
servile dans toute son horreur, les violences, les humiliations, malgré la
complexité des relations avec le maître et sa famille mais aussi avec les autres
acteurs des sociétés esclavagistes. Ils révèlent les stratégies développées par
les esclaves pour survivre et parfois gagner face à la toute-puissance du
maître, ainsi que la complexité des systèmes judiciaires. En chemin, ces
textes donnent à voir, non les « biens meubles » auxquels on réduit trop
souvent les esclaves, mais des hommes et des femmes pleinement conscients
de leur humanité, de leurs valeurs, et exerçant leur agentivité, en dépit de
conséquences trop souvent dramatiques. À cet égard, ces textes constituent de
précieux outils pédagogiques pour la construction identitaire des populations
ultramarines et, plus largement, européennes.
Les conditions contraintes des interrogatoires ou le contexte judiciaire
invalident-ils les résultats ? Se plaindre d’un maître est toujours extrêmement
difficile, faire entendre sa voix peut avoir des conséquences fâcheuses même
pour de simples témoins, et les greffiers ne rendent compte que de ce qu’ils
comprennent, or ils ne sont pas toujours créolisants, même dans les territoires
où les esclaves ne sont pas francophones. À cet égard, nombre de chercheurs
utilisent ces sources judiciaires non pour ce qu’elles nous révèlent de la
délinquance servile, mais pour toutes les informations en creux que l’on peut
en dégager sur la vie quotidienne des esclaves, notamment leur culture
matérielle, mais aussi leur univers mental. La matière est d’ailleurs
particulièrement riche car, à la différence des autobiographies du monde
anglophone, elle n’émane pas d’esclaves ayant eu un parcours exceptionnel
d’affranchi ou d’émancipé et ayant souvent une cause spécifique à défendre,
mais d’hommes et de femmes ordinaires, tentant juste de survivre.
Dès le XVIIe siècle, l’article 26 de l’édit de mars 1685 autorise à déposer
des mémoires auprès du procureur du roi pour dénoncer les manquements des
maîtres, et les quelques exemples retrouvés suggèrent que cela a pu être
possible. Enfin, dès le XVIIIe siècle, le Code noir de Louisiane autorise les
témoignages d’esclaves, à défaut de témoins européens ou euro-créoles. Plus
largement, les chercheurs qui analysent les discours des esclaves dans
l’enceinte judiciaire mettent curieusement en valeur la liberté de ton des uns
et des autres, qu’ils soient amérindiens, créoles ou africains. Au-delà des
réponses attendues par le magistrat, ces hommes et ces femmes affirment leur
volonté de faire entendre leur voix, leur vérité, leur vision du monde. Les
plus audacieux n’hésitent pas à exprimer leur conception de leur condition
servile, de leur place dans la société et de celle des autres acteurs. Les
comparaisons qu’ils font avec les situations africaines ou les autres systèmes
esclavagistes ne sont que l’un des aspects de la richesse de ces sources.

BIBLIOGRAPHIE

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Paroles d’esclaves, Paris, Fayard, 2015.
Dominique ROGERS (dir.), Voix d’esclaves. Antilles, Guyane et Louisiane
françaises, XVIIIe-XIXe siècle, Paris, Karthala, coll. « Esclavages », 2015.
Sophie WHITE et Trevor BURNARD, Hearing Enslaved Voices : African and
Indian Slave Testimony, 1700-1848, New York, Routledge, 2020.
L’enlèvement des esclaves à Paris
Miranda Spieler

« Je joins ici, Monsieur, un ordre du roy pour faire arrêter et conduire


dans les prisons du For L’Évêque le nommé Lucas, mulâtre esclave. » Ainsi
commence une lettre que le duc de Choiseul, ministre de la Marine, adresse
en février 1766 au lieutenant général de police à Paris. Le 1er mars, après une
rixe violente, l’inspecteur Muron, son équipe de sbires et quelques soldats de
la garde de Paris arrachent le domestique Ambroise Lucas du seuil de la porte
de son maître, rue de Seine. Lucas travaille dans l’hôtel de Caron de
Beaumarchais, futur auteur des Noces de Figaro (1784). Le dramaturge,
encore inconnu, se bat à coups de poing contre les ravisseurs de son laquais.
Malgré cette résistance inattendue, l’inspecteur Muron, spécialisé dans les
disparitions sensibles, arrive à déposer Lucas à l’abbaye de Saint Germain.
Pendant les quatre mois suivants, Lucas y reste prisonnier, sans être accusé
d’aucun crime. En juillet, des émissaires de la police parisienne
l’accompagnent, en diligence publique, à la prison du Havre. Ici, il doit
attendre sa déportation pour être revendu dans les colonies « au profit du
roi ».
Les esclaves, anciens esclaves et autres personnes de couleur qui vivent
en France au XVIIIe siècle représentent un pourcentage infime des habitants du
pays – environ 5 000 ou 10 000 personnes dans toute la France. L’écrasante
majorité habitent à Paris. Grâce aux efforts de l’historien Pierre Boulle, nous
savons que la plupart des gens de couleur qui résident dans la capitale – et
donc la plupart de ceux qui se trouvent en France – logent dans six quartiers
parisiens. À quelques exceptions près, ce sont des hommes, et souvent des
garçons préadolescents. Ils travaillent comme domestiques dans les hôtels de
la haute noblesse, chez les banquiers, les armateurs, ou dans des familles qui
possèdent des plantations de canne à sucre (avec des chevauchements
importants entre ces catégories). Certains de ces domestiques font office
d’ornements exotiques et superflus – pages, ouvre-porte, bouffons – dans les
hôtels des grands ; d’autres sont des serviteurs qualifiés, comme les coiffeurs
et les cuisiniers. La plupart sont nés sur le continent africain, en Inde, à
Madagascar, aux Mascareignes. Et il leur arrive souvent de disparaître.
Les expériences de ces domestiques donnent une vision de la France
impériale au XVIIIe siècle à laquelle nous n’aurions pas accès autrement – ni
en consultant des séries volumineuses d’archives sur la traite, ni en fouillant
des archives judiciaires d’outre-mer, des documents notariés ou des archives
fiscales de planteurs. En reconstituant les parcours de ces serviteurs et ceux
de leurs maîtres – vers, à travers, et hors du pays –, on découvre combien
l’esclavage au XVIIIe siècle modifie les institutions de la France
métropolitaine, agit sur l’esprit des classes dirigeantes et transforme l’élite
sociale.
Les spécialistes de l’Ancien Régime qui s’intéressent à l’esclavage en
France métropolitaine, ou aux intérêts qui y sont liés, élaborent un récit qui se
déroule essentiellement en province, dans des villes portuaires. Ce qui laisse
supposer que, s’il se fait sentir sur le sol du royaume, l’esclavage n’y existe
que dans les villes de Nantes, de Bordeaux, du Havre, de la Rochelle et de
Saint-Malo. Au même titre, le Paris de l’Ancien Régime devient l’anti-
Nantes, une ville libérale de refuge, une oasis de liberté. Cette vision de Paris,
quoique erronée, semble portée par plusieurs sources d’archives. Selon une
maxime dite « fondamentale » et « d’acclamation unanime » par des manuels
juridiques du XVIIIe siècle, nul n’est esclave en France : il s’agit du principe
du sol libre. Ainsi, en 1716 et 1738, le Parlement de Paris, la plus haute cour
d’appel de la France de l’Ancien Régime, refuse d’enregistrer les lois qui
énoncent les formalités permettant aux esclaves de séjourner en France et qui
limitent ces séjours à trois ans. De surcroît, pendant la seconde moitié du
e
XVIII siècle, la cour d’amirauté de Paris devient un forum où les avocats

d’esclaves (ou prétendus esclaves) poursuivent les maîtres pour libérer leurs
clients.
Hormis les archives de l’amirauté, les documents relatifs aux esclaves à
Paris sont rares, dispersés, lacunaires. Toutefois, les documents de police de
cette époque révèlent une vérité toute différente : Paris est un lieu
particulièrement dangereux pour les esclaves, à cause de la liberté que la ville
semble leur promettre et qu’elle peut violemment leur refuser.
Revenons-en à Lucas : son propriétaire présumé est André Olivier de
Chaillou, officier à la Martinique. En 1748, lors de son mariage, les biens de
Chaillou sont estimés à « un nègre trompettiste et dix costumes à
épaulettes ». En 1766, lorsqu’il demande l’arrestation de Lucas, Chaillou est
criblé de dettes : il a dilapidé la fortune martiniquaise de sa femme et, en
demandant la capture de Lucas, a pour objectif de le vendre. Selon la police,
tandis que Lucas languissait dans sa cellule, « Chaillou a vendu ce mulâtre à
Monsieur le Chevalier de Saint Victor, qui l’a acheté pour son frère ». Quatre
ans plus tard, de retour de Saint-Domingue, le baron de Saint-Victor
accordera la liberté à « Ambroise Lucas dit Deschamps » par contrat devant
Ledoux et confrères, notaires à Paris.
En 1766, l’année de son enlèvement, Lucas pensait être libre. Avant son
arrestation, il s’est pourvu en justice devant la cour d’amirauté de Paris, au
motif que « tous les esclaves arrivant en France sont libres ». Lucas obtient
un décret provisoire de liberté le 27 janvier 1766. Puis, deux semaines plus
tard, sur la requête de Chaillou, arrive la lettre du ministre Choiseul
ordonnant son arrestation et sa déportation extrajudiciaire. Incapable de payer
les frais d’arrestation, Chaillou néglige (ou refuse) d’embarquer son esclave
sur-le-champ, comme le lui demande le ministre de la Marine. C’est en raison
de ce défi que Choiseul menace de revendre Lucas aux îles au profit du roi.
Pour arrêter Lucas et d’autres domestiques comme lui, l’instrument usité
est un ordre du roi, mieux connu sous le nom de lettre de cachet. Afin de
capturer un esclave fugitif ou indiscipliné, les maîtres s’adressent à la police
parisienne pour obtenir des lettres de cachet. Ainsi, en 1761, Jean-Charles-
Philibert Trudaine de Montigny, intendant des finances, demande à la police
d’emprisonner Télémaque, âgé de 15 ans, car « depuis quelque temps on s’est
aperçu d’un dérangement tel dans cet enfant que les suites en seroient à
craindre ; M de Montigny espère qu’une correction rigoureuse pourroit le
ramener à son devoir ». Les lettres de cachet venues directement de
Versailles, cosignées par le ministre de la Marine, signifient en fait autre
chose. Ce sont des instruments destinés à casser les jugements de liberté. Les
maîtres sollicitent ces ordres pour empêcher leurs esclaves de les poursuivre
en justice ou bien pour enlever les domestiques qu’ils considèrent comme
leur appartenant après que la cour d’amirauté les a déclarés libres.
Dans un texte de 1777, le ministre de la Marine, Antoine de Sartine,
rappelle le système d’enlèvement qui s’appliquait à Paris sous Louis XV –
pendant qu’il était lui-même lieutenant général de police à Paris : « Le feu
Roi a toujours prévenu ces jugements [de liberté] ou en a empêché l’effet en
faisant expédier par le sécretaire d’état aiant le département de la Marine des
ordres pour arrêter et reconduire aux colonies les nègres qui se sont évadés, et
ont réclamé la liberté. » Pour Sartine et la Couronne, ces ordres servaient à
renforcer la loi, et non à la subvertir. Après tout, c’est du roi et de Versailles
qu’émanait le Code noir, la loi esclavagiste des colonies. Pour le roi et ses
ministres, ce qui relevait de la propriété dans les colonies devait aussi en
relever en France. Du point de vue de la Cour, les esclaves à Paris, quoique
affranchis par arrêt de justice, restaient des biens coloniaux.

BIBLIOGRAPHIE
Pierre H. BOULLE, Race et esclavage dans la France de l’Ancien Régime,
Paris, Perrin, 2007.
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Genève, Droz, 2011.
Miranda SPIELER, « The Vanishing Slaves of Paris : The Lettre de Cachet
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The Scaffolding of Sovereignty : Global and Aesthetic Perspectives on the
History of a Concept, New York, Columbia University Press, 2017, p. 230-
245.
Les jardins : espaces de contestation
Catherine Benoît

Lorsqu’on pense aux paysages des plantations et aux habitations


américaines de la Caraïbe, on se représente plutôt des champs de monoculture
de canne ou des rizières au-delà des maisons et jardins d’agrément des
esclavagistes. On imagine plus rarement les jardins de case ou les jardins
vivriers que les esclaves cultivent pour leur propre compte, espaces qui
constituent la première forme d’appropriation et de construction d’un
territoire pour les populations transplantées d’Afrique. Or les textes des XVIIe,
e e
XVIII et XIX siècles, qu’il s’agisse de récits de voyages et de missionnaires,
d’Histoires naturelles ou de traités médicaux, de littérature ou d’essais en
faveur du maintien de l’esclavage, fourmillent de descriptions de ces jardins.
De même, l’iconographie des paysages de plantations montre
systématiquement des quartiers d’esclaves aux jardins arborés.
L’attribution d’un lopin de terre aux esclaves des plantations américaines
trouve son origine dans les plantations africaines. Dès les années 1520, les
jardins vivriers sont attestés dans les plantations portugaises de São Tomé,
une île au large de l’Afrique centrale où des Africains amenés du continent
ont été réduits en esclavage pour produire la nourriture de ceux qui ont été
capturés et sont envoyés vers les plantations américaines sur les navires
négriers. Le système économique et social de la plantation basé sur la traite
transatlantique se développe dans les années 1540, suite à l’introduction de la
canne à sucre au Brésil par le Portugal.
L’octroi de parcelles de terre aux populations esclaves apparaît d’abord
sur les plantations brésiliennes puis dans les îles des Antilles françaises et à
e
La Barbade au début du XVII siècle avant de se propager à l’ensemble de la
Caraïbe et dans une moindre mesure aux États-Unis. Dans le cas des Antilles
françaises, l’apport amérindien dans les techniques culturales et culinaires ou
le nom donné aux plantes n’est pas négligeable comme en témoignent les
Relations des missionnaires des XVIIe et XVIIIe siècles. Les jardins se
développent dans les Antilles françaises malgré l’opposition du pouvoir
métropolitain qui arguait de l’Exclusif pour obliger les planteurs à
s’approvisionner en nourriture auprès des navires marchands venus de France
et anticipait l’impact émancipateur de la mise en valeur de jardins.
Les jardins se distinguent des champs en ce qu’ils relèvent d’un
écosystème généralisé, caractérisé par une variété d’espèces représentées par
quelques spécimens, à la différence des champs qui relèvent d’un écosystème
spécialisé constitué d’une espèce unique représentée par de nombreux
spécimens. À ce titre, les jardins d’esclaves participent des processus de
créolisation de l’environnement et, à terme, d’un développement durable de
l’environnement caribéen avec les jardins de case et vivriers aujourd’hui
érigés en « patrimoine » naturel et culturel. Surtout, l’émergence et le
développement des jardins dans les quartiers d’esclaves traduit bien le
rapport singulier que les populations afro-descendantes ont développé vis-à-
vis de leur nouvel environnement américain, à l’écart de la relation aux
champs de la plantation. Le jardin est une mise en horticulture d’un
environnement tropical voué à l’appauvrissement des sols par l’agriculture. Il
réalise aussi une mise en culture de soi et des relations aux autres, vivants et
morts, par l’agencement et la localisation de plantes aux pouvoirs spirituels
ainsi que par les rituels religieux qui très tôt y sont accomplis.
Les jardins créés et façonnés par les esclaves sont de véritables lieux de
contestation de l’ordre agricole, économique et politique dominant.
L’émergence de ces jardins est fondée sur l’asservissement de ces
populations qui, par leurs savoirs et pratiques horticoles spécifiques,
parviennent à survivre et à développer un rapport au monde original. Les
jardins de case ne sont pas des lieux anodins, même s’ils figurent comme
décors pittoresques dans l’iconographie coloniale. Récits contemporains et
fouilles archéologiques ont montré comment des pratiques religieuses,
funéraires, sociales, culinaires et artistiques, telles que la danse et la musique,
y ont pris place. Ils ont constitué des espaces privés où ni le propriétaire de la
plantation ni le commandeur n’osaient se rendre. Espace d’autonomie, les
jardins d’esclaves ont été, de manière inattendue, des lieux d’appropriation
du continent américain par les populations afro-descendantes et ce, dès le
début de la période esclavagiste.

BIBLIOGRAPHIE

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Identity in the Caribbean and the US », in Michel Conan et Jeffrey Quilter
(dir.), Gardens and Cultural Change : A Pan-American Perspective,
Washington, D.C., Dumbarton Oaks Research Library and
Collection / Cambridge (MA), Harvard University Press, 2007, p. 29-46.
Michel CONAN, Essai de poétique des jardins, Florence, Léo S. Olschki,
2004.
Lucien DEGRAS, Le Jardin créole. Repères culturels, scientifiques et
techniques (2005), nouvelle éd. revue et actualisée, Pointe-à-Pitre, Éditions
Jasor/Archipel des sciences, 2016.
Le marronnage ou l’esprit de la révolte
Jean-Pierre Le Glaunec

Ils s’appellent Francis Fabulé (Martinique), Pierre la Puce, Joli Cœur, San
Malo ou Francisque (Louisiane), Narcisse, Pétronille, Thomas et Pauline (La
Réunion), Gervaise ou Cléophon (Guadeloupe), sans oublier Joe, Bett
(Québec), Jean-Mouyaga et Thiamba (Saint-Domingue). Ces hommes et
femmes afro-descendants, habitants de l’empire esclavagiste français du
monde atlantique et de l’océan Indien, ont en commun d’être « libres ». Ils et
elles ne sont pas libres en vertu d’un acte officiel de manumission, d’une
libération de fait ou d’un rachat personnel. Ils ont en commun d’exercer leur
« liberté » par la fuite. On les appelle « marrons » et « marronnes »,
probablement de l’espagnol cimarrón, adjectif utilisé pour nommer les
animaux d’élevage retournés à l’état sauvage. Aux yeux des autorités et de
leurs maîtres, ils posent un problème récurrent de police et ne sont
évidemment pas libres. Ils vivent, de fait, dans les marges de l’esclavage. À
ce titre, ils travaillent illégalement dans les rues et sur les quais de La
Nouvelle-Orléans ou de Port-Louis (île de France). Ils se cachent à la faveur
de l’anonymat des marchés dominicaux de Saint-Domingue, à Cap-Français,
aux Cayes ou à Port-au-Prince. Ils se rencontrent la nuit dans des bals illicites
où ils préparent leur prochain coup ou planifient leur retour auprès de leur
maître et de leurs amis et familles. Ils se font passer pour libres et racontent
des histoires fausses mais vraisemblables lorsqu’ils sont arrêtés et contrôlés,
et parviennent ainsi à échapper à la prison et aux lourdes peines prévues dans
le Code noir ou les règlements de police locaux sans cesse adaptés et
renforcés pour mettre fin au « marronnage ». Ils fraternisent avec d’autres
esclaves ou trahissent en fonction des contextes et des impératifs de survie.
Ils circulent, attentifs aux regards inquisiteurs portés sur eux, sur leur corps et
leurs vêtements. Certains s’installent durablement, ou du moins l’espèrent-ils,
dans les montagnes de Guadeloupe, les marécages de Louisiane ou les forêts
de Guyane. Comme l’a montré l’historienne Sylviane Diouf, ils façonnent
des « paysages marrons ». Ces derniers s’appellent la Plaine des Cafres à La
Réunion, le Morne Brabant ou le site des Trois Cavernes à Maurice, le camp
des Mondongs ou Kellers en Guadeloupe, le site de la Terre Gaillarde en
Louisiane.
La plupart des esclaves « libres » car « marrons » n’échappent pas,
durablement, à la violence, à la terreur et à l’exploitation propre à l’esclavage
racial. Ils reviennent souvent volontairement car fonder des sociétés libres,
parallèles et autarciques est une mission quasi impossible dans les Amériques
et l’océan Indien tant les terres non cultivées de sucre, de café, de riz ou de
coton sont de plus en plus rares avec le temps. » Les campements durables de
« marrons » dans des régions reculées et difficilement accessibles sont rares à
l’extérieur du Brésil, de la Colombie, de la Jamaïque du début du XVIIIe siècle
ou du Surinam et de la Guyane. La plupart des fugitifs des sociétés
esclavagistes de l’empire français prennent donc la direction des villes ou
restent à proximité des plantations où beaucoup sont capturés par les
gendarmeries crées au XVIIIe siècle pour les pourchasser. Les « paysages
marrons » sont alors remplacés par ceux de la répression et du contrôle. Ces
derniers incluent les geôles où l’on punit les fugitifs et fugitives, les places
publiques où sont humiliés (et plus rarement exécutés) les esclaves absents de
longue date, les hôpitaux où on les envoie après les avoir mutilés ou marqués
au fer rouge d’une fleur de lys pour avoir osé s’autolibérer. Leur recherche de
la liberté ne prend pas fin pour autant. Des fugitifs et fugitives de retour en
esclavage accumulent alors du capital, fondent des familles ou se créent des
cercles de sociabilité ; ils cultivent leurs jardins et espèrent acheter, peut-être,
un jour, leur liberté. Cette pratique, interdite en théorie, est partout tolérée et
le nombre d’affranchis dans les sociétés esclavagistes françaises augmente,
en partie en raison de ces rachats, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle et
surtout dans les quinze années qui précèdent la deuxième abolition de
l’esclavage. D’autres esclaves, pour qui le rachat n’est pas une option,
récidivent. Seuls ou en groupes. Dans la répétition, ils fondent des cultures de
résistance quotidienne qui servent de traits d’union aux esclaves nés libres en
Afrique et transportés de force vers les Amériques ou l’océan Indien et à ceux
nés en esclavage dans ces mêmes régions. En raison de leur détermination,
les sociétés esclavagistes de l’empire français, de La Réunion à la Nouvelle-
France en passant par la Louisiane, les Antilles et la Guyane, sont des
sociétés en situation de guerre larvée jusqu’à 1848. La guerre oppose des
maîtres en théorie tout-puissants et les personnes esclaves dont l’arme
suprême de liberté est leur corps, et le contrôle de celui-ci. « Les colonies à
esclaves ont été […] des sociétés hautement conflictuelles », rappelle
l’historien Marcel Dorigny : « les esclaves n’ont jamais accepté leur sort et
ont multiplié les formes de rejet ». Parmi celles-ci se trouve le
« marronnage », une « notion » « inhérente à la société esclavagiste » pour
Lucien Abénon, spécialiste de la Guadeloupe, qui fait écho aux propos de
l’abolitionniste Victor Schœlcher : « Aucune colonie n’a échappé au fléau du
marronnage. » « Le marron, selon Prosper Ève, figure historienne de La
Réunion, est un ennemi qui prive le maître de sa force de travail, de sa valeur
financière. En choisissant de rompre le ban […] il défie l’autorité du maître,
il ébranle l’ordre établi. »
Le « marronnage » est une préoccupation récurrente et transversale aux
diverses régions de l’empire français, comme en témoigne la multiplicité des
lois, ordonnances, règlements, projets et autres rapports rédigés sur le sujet
aux XVIIIe et XIXe siècles. Les lois coloniales distinguent habituellement les
« petits » des « grands » « marrons » en fonction de la durée de leur absence
(moins d’un mois ou plus). La distinction, encore dominante aujourd’hui
dans l’historiographie, fait partie d’un discours colonial cherchant à invalider
la philosophie politique, la praxis, des hommes et femmes africains ou afro-
descendants qui s’extraient, en s’échappant, pour une courte ou longue
période, du système esclavagiste. Elle minimise les résistances quotidiennes,
les fuites temporaires et la façon dont les esclaves parvenaient, par petits
éclats répétés, à se libérer de la peur et de la contrainte. La distinction entre
« petit » et « grand » « marronnage » est renforcée à partir des années 1950
par un discours mythologique faisant des « marrons » les héros par
excellence de la lutte anticoloniale dans les Antilles françaises et l’océan
Indien. Édouard Glissant va jusqu’à dire que « le Nègre marron est le seul
vrai héros populaire des Antilles ». Le discours du mythe est renforcé dans
les années 1990 par l’installation de nombreux monuments à la gloire du
« marronnage » dans les anciennes colonies esclavagistes. La thématique
occupe au même moment une place de choix dans la littérature et les arts. En
témoigne, par exemple, la peinture haïtienne, qui fait la part belle à ces
« héros populaires » que sont par exemple Makandal ou Boukman, deux
figures de la révolution haïtienne. En Haïti, toujours, l’esclave « marron » est
au cœur des systèmes de légitimité de la dictature de Duvalier, qui n’hésite
pas à exploiter l’histoire de l’esclavage et de ses résistances pour mieux
écraser les oppositions populaires.
Dans une approche renouvelée (et décoloniale) des résistances à
l’esclavage dans l’empire français, la distinction entre « petit » et « grand »
« marronnage » mériterait d’être abolie. Le « marronnage », peu importe sa
durée ou sa visée, désigne un ensemble de stratégies et de tactiques de
résistance et d’autolibération qu’il est important de replacer dans une
panoplie d’actes politiques visant à installer une tension continue au cœur
même de la violence inhérente à l’esclavage. Les résistances à l’esclavage
dans l’empire français, marronnage y compris, ont souvent été perçues à
travers le prisme déformant de typologies hiérarchisant les esclaves en
fonction de leur soi-disant « action » ou « passivité ». Elles gagneraient à être
vues pour ce qu’elles sont : des actes de création et de résistance à la mort
dans des sociétés pensées comme des prisons.
Dans cette approche, il conviendrait enfin d’insister sur les continuités
entre marronnage et stratégies d’autolibération en contexte postesclavagiste.
La continuité est évidente, par exemple, en Haïti, où le marronnage se
transforme en « vagabondage » aux yeux des autorités militaires haïtiennes,
qui peinent à contrôler la masse des anciens esclaves qui refusent de se plier
aux nouveaux règlements de culture. On parle également de « vagabondage »
dans l’empire français après 1848, lorsque les anciens esclaves ou les
nouveaux « engagés » recrutés pour combler le manque de main-d’œuvre en
raison de l’abolition refusent de se plier à l’ordre des contrôles et des
exigences concernant les mouvements des personnes afro-descendantes ou
travaillant sous la contrainte. Le « marronnage » comme praxis de la liberté
est toujours au cœur des stratégies politiques et philosophiques des nouveaux
libres.

BIBLIOGRAPHIE

Rachel DANON, Les Voix du marronnage dans la littérature française du


e
XVIII siècle, Paris, Classiques Garnier, 2015.

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Marcel DORIGNY, Les Abolitions de l’esclavage, Paris, PUF, coll. « Que sais-
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Prosper ÈVE, Les Esclaves de Bourbon. La mer et la montagne, Paris,
Karthala / Saint-Denis, Université de La Réunion, 2003.
Aline HELG, Plus jamais esclaves ! De l’insoumission à la révolte, le grand
récit d’une émancipation (1492-1838), Paris, La Découverte, 2016.
Musique et danse aux Antilles :
une résistance non violente
Dominique Cyrille

Les Africains déportés dans les colonies françaises des Antilles ont
opposé une résistance constante à l’esclavage qu’ils ont subi. Les formes
violentes, ouvertes ou non, de cette résistance (marronnage, suicide,
empoisonnement, incendie) sont bien documentées. Plus difficiles à saisir, les
formes larvées qui pour les sociologues sont celles que les opprimés
emploient le plus souvent. La résistance se manifeste, disent-ils, au travers
d’actes qui causent des retards, des blocages et enrayent le bon déroulement
du projet ciblé. Dans les colonies françaises des Antilles, la musique et la
danse des Noirs ont été des moyens de résistance ouverte ou non, selon les
périodes et les circonstances.
Ces pratiques de musique et de danse sont évoquées dans des chroniques
et des journaux élaborés par des Européens pour relater leur expérience dans
les colonies. Ainsi les pères Dutertre en 1640 et Labat en 1722, Moreau de
Saint-Méry en 1802, les voyageurs Granier de Cassagnac en 1842 ou encore
Victor Meignan en 1878 consacrent-ils plusieurs pages de leurs écrits
respectifs à l’évocation des divertissements caractéristiques de chaque groupe
humain vivant dans les colonies. Leurs descriptions sont incomplètes, mais
grâce à elles, on apprend par exemple qu’au XVIIe siècle les Africains se
regroupaient par affinités ethniques pour danser, les Arada du golfe de
Guinée sur deux lignes face à face, et les Kongo en cercle. Ces auteurs
répètent volontiers que les Africains des colonies chantent en style
responsorial et que leurs ensembles instrumentaux font la part belle aux
percussions. Le but réel de ces écrits est de souligner la « distance naturelle »
qui, aux yeux des colons, sépare les Blancs des Noirs. Pour eux comme pour
Moreau de Saint-Méry, les danses européennes ont été créées par les Grâces
et ne peuvent être reproduites que par ces mêmes Grâces. Ayant posé leur
danse et leur musique comme modèles de perfection, il leur est ensuite facile
de déclarer bestiale la danse des Africains et de nier tout intérêt à leur
musique. Dans leurs écrits, la danse des Noirs est interminable et faite de
gestes saccadés et impudiques.
Pourtant, tout au long de la période esclavagiste, les Africains ont dansé
et joué leur propre musique sous le regard souvent curieux des colons et de
leurs hôtes de passage. Dans les colonies françaises où les Noirs sont
supposés n’être que des machines animées, c’est en dansant que ceux-ci
réaffirment leur humanité et reprennent, momentanément il est vrai,
possession de leur corps. L’acte de danser implique que l’on use de son libre
arbitre pour choisir les pas et les postures que l’on exécute. Par la danse, les
Africains opposent une résistance non violente mais ferme et constante à la
déshumanisation engendrée par l’esclavage.
Certains esclaves contraints d’apprendre des versions simplifiées de
danses européennes les ont fait fusionner avec celles qu’ils ont ramenées
d’Afrique. Les Français des colonies aspirant à la noblesse tiennent à offrir à
leurs enfants des cours de musique et de danse qui leur permettront de briller
dans les salons parisiens. Adoptant les mœurs de la noblesse française, ils ont
donc recours aux leçons privées de maîtres de musique et de danse venus tout
exprès de France. Ainsi la plupart des danses à la mode dans les bals
parisiens élégants le deviennent aussi sur les habitations des colonies.
Au tournant du XIXe siècle, la contredanse française, danse européenne
exécutée par quatre couples disposés en carré, et le quadrille, qui consiste en
une suite de contredanses, arrivent dans les colonies où, plus qu’un simple
divertissement, on veut en faire un symbole de raffinement et de statut social
élevé. Par goût autant que par désir de suivre la mode, les Noirs libres et de
nombreux esclaves domestiques déjà familiers des danses européennes – car
ce sont eux les musiciens dans les bals des planteurs – s’emparent de ces
danses. Ils démontrent ainsi qu’ils maîtrisent les codes de la bonne société et
qu’ils ont la capacité de reproduire la danse inventée par « les Grâces ». Pour
les Noirs libres comme pour les esclaves, la performance du quadrille et des
contredanses dans le contexte de la colonie esclavagiste équivaut à affirmer
leur égalité avec les Européens. Pour les Européens des colonies, cela
représente un affront. En exécutant ces danses – à la perfection, précise
Moreau de Saint-Méry –, les Noirs remettent en question le principe de
hiérarchie socio-raciale sur lequel repose l’ordre colonial. Au début du
e
XXI siècle le quadrille a perdu depuis longtemps sa fonction de symbole
social, mais il demeure très apprécié en Martinique et en Guadeloupe.
Toutefois, ce sont les danses au tambour ka et au tambour bèlè qui ont la
préférence de la majorité, car c’est en les pratiquant que leurs ancêtres
africains ont affirmé leur statut d’êtres humains et qu’ils ont trouvé la force
de continuer à résister.

BIBLIOGRAPHIE

Dominique CYRILLE, « The Politics of Quadrille Performance in Nineteenth-


Century Martinique », Dance Research Journal, 38 (1-2), 2014, p. 43-60.
—, « Musique, danse et résistance en Guadeloupe et en Martinique »,
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Jocelyn A. HOLLANDER, et Rachel L. EINWOHNER, « Conceptualizing
Resistance », Sociological Forum, no 19, 2004, p. 533-554.
Guyane : des esclaves en fuite
Jean Moomou

Comme toutes les colonies de l’Amérique des plantations, la Guyane


française n’échappe pas au phénomène de désertion, favorisé par la proximité
de la forêt amazonienne. Le marronnage au sein de la Guyane présente
néanmoins une double originalité. Premièrement, si les marrons de ce
territoire se réfugient bien à l’intérieur des terres, ils s’installent aussi dans
d’autres colonies, en particulier en terre portugaise (Brésil). Deuxièmement,
la Guyane est aussi une terre d’expérience de liberté pour les marrons des
colonies voisines (Brésil et Guyane hollandaise).
Dès 1696, le gouverneur de la Guyane, Pierre-Eléonore de La Ville de
Férolles (1681-1700), fait état du marronnage incessant des esclaves. Le
phénomène de désertion ne cesse de s’amplifier au cours du XVIIIe siècle. On
le mentionne à l’est de Cayenne, en amont de la rivière d’Oyac (Roura), dans
les premières décennies du XVIIIe siècle. On signalera également la présence
de marrons dans les montagnes de Kaw, en 1731, et la montagne Plomb,
entre 1742 et 1767. Les marrons de la région de la montagne Plomb, en
amont de la rivière de Tonnégrande, au sud-ouest de Cayenne, ont formé une
communauté autonome. Conduit au départ par le chef marron Augustin, le
groupe grossit par l’apport d’esclaves enlevés d’anciennes habitations, avant
de se scinder en deux groupes en 1748, placés respectivement sous le
commandement d’Augustin et du marron André.
La même année, le gouverneur Rémy Guillouet d’Orvilliers (1706-1713)
décide de les éliminer en envoyant un détachement de troupes et de milices
de libres de couleur ainsi que d’autochtones provenant de l’Oyapock. Dans le
combat acharné qui s’ensuit, un marron âgé de 15 ans, Louis, est capturé et
emmené à Cayenne le 26 octobre 1748. En échange d’une promesse de grâce,
celui-ci livre au lieutenant criminel de Cayenne, M. Le Tenneur, des
informations détaillées sur le fonctionnement de la communauté marronne de
la montagne Plomb : organisation communautaire et pratiques culturelles
(avec notamment des fêtes liturgiques calquées sur le modèle catholique),
activités agricoles (avec la production d’ignames, de bananes, de patates et de
manioc) et piscicoles (patagayes, yayas, brobro, coulans…), mais aussi
chasse et élevage. Ces communautés autonomes s’adonnent à des activités
artisanales (confection d’arcs et de flèches, filature de coton pour les
hamacs…) qui témoignent de l’acquisition de pratiques autochtones. Cette
mise en œuvre de stratégies de survie en milieu forestier démontre leur
capacité d’adaptation et d’inventivité : production de sel à partir des cendres
de palmier (Maracoupy), élaboration de boissons à base de patates, ignames,
bananes, baccovis et diverses graines, outre le vicou et le cachiry.
À la veille de 1789, on compte une centaine de fugitifs. Le nombre de ces
derniers augmente jusqu’à atteindre 2 % de la population servile dans les
années 1820 et 1830. L’amplification du phénomène de désertion s’explique
par les conditions de vie difficiles des esclaves dans les habitations et les
mauvais traitements (châtiments corporels, mutilations) dont ils sont
victimes, mais surtout en raison des troubles révolutionnaires : suppression de
l’esclavage en 1794, puis rétablissement en décembre 1802. Les esclavisés
libérés de 1794 refusent de renouer avec la condition servile lorsque
Napoléon Bonaparte, alors Premier Consul, rétablit l’esclavage. Selon
l’historien brésilien Ciro Flamarion Cardoso, 2 000 à 3 000 esclaves
s’enfoncent dans les terres. Des bandes armées pillent les habitations à Roura,
Montsinery, Tonnégrande et sur la Comté.
L’administrateur colonial Victor Hugues crée cette même année 1802 un
corps de chasseurs spécialisé dans la traque aux marrons, composé de
200 Noirs auxquels on promet la liberté après huit années de service. De
nouveaux esclaves sont introduits dans les habitations et les bandes de
marrons sont peu à peu réduites. Pourtant, malgré les expéditions orchestrées
par Hugues pour endiguer la désertion des habitations, le marronnage persiste
jusqu’à l’abolition de l’esclavage de 1848. Il est difficile, en effet, d’enrayer
le phénomène, dans la mesure où la vie des marrons fugitifs est moins rude
que celle qu’ils connaissent en tant qu’esclaves, avant d’emprunter le chemin
du marronnage. En Guyane française, celui-ci s’effectue en direction de
l’intérieur de la forêt, en amont des fleuves, le plus souvent non loin du
monde habité, même s’il arrive que le village s’en éloigne. Toutefois, les
marrons originaires de ce territoire s’établissent aussi en terre brésilienne,
dans la région comprise entre l’Oyapock et l’Ariguari (région Amapâ, au
Brésil), à la frontière entre les deux colonies. Cet espace se situe en marge du
monde colonial franco-brésilien, loin de la juridiction des deux puissances
coloniales.Il accueille des marrons « inter-impériaux ».
Notons de plus que la colonie de la Guyane française est aussi une terre
où les marrons des colonies voisines (Brésil et Surinam) font l’expérience de
la liberté. Le Brésil, où l’esclavage n’est aboli qu’en 1888 (c’est le pays où il
dure le plus longtemps), est frappé, comme la Guyane, le Surinam, le
Guyana, par le refus de la servitude. Parmi les marges qui ont servi de lieu de
refuge aux esclavisés marrons se trouve le Contesté franco-brésilien, territoire
réputé comme zone sans administration officielle. En 1848, au moment de
l’abolition de l’esclavage, la Guyane se trouve prise entre deux territoires en
ayant maintenu l’usage (Brésil et Surinam). Les migrations de fugitifs en
provenance du Brésil s’accélèrent alors. Très vite, les « clandestins » quittent
les ports pour gagner les habitations où ils sont accueillis et cachés. En 1851,
l’administration recense 27 arrivées. En mai de la même année, des
propriétaires de Macapá s’arment pour aller rechercher les 150 à 200 esclaves
s’étant enfuis d’Amapá à Cayenne. Dès 1851, dans le but de limiter les
conséquences des fuites, le gouverneur du Pará promulgue une loi d’amnistie
pour les déserteurs et les esclaves fugitifs, à condition qu’ils restent sur place,
ce qui permet la création d’une zone tampon dans le territoire du Contesté.
D’après une étude d’Andrée Loncan, des esclaves fugitifs du Brésil ont fui en
Guyane jusqu’à l’abolition brésilienne de 1888.
Le territoire de la Guyane est également un espace sur lequel élisent
domicile des marrons de la Guyane hollandaise (Surinam). Des fuites
massives et des révoltes d’esclaves amènent la formation de groupes de
fugitifs près de la frontière du Maroni. Organisés, indépendants mais
pourchassés par les Hollandais, certains, les Boni en particulier, pénètrent en
Guyane française et s’installent sur la rive française du fleuve, entre
août 1776 et janvier 1777. Soulignons que, bien plus tôt, en 1767, François
Simon de Mentelle (ingénieur géographe), évoque dans sa relation d’un
voyage à l’intérieur de la Guyane française l’existence de « nègres fugitifs »
de la colonie hollandaise du Surinam dans la crique « Sibarigni »
(Sparouine).
Pour conclure, en dehors de l’expérience éphémère des marrons de la
montagne Plomb (1742-1767), aucun des mouvements de marronnage de la
Guyane française n’a pu donner naissance, en marge des plantations
coloniales, à des sociétés marronnes pérennes, comparables à celles de la
Guyane hollandaise, des Macombos et des Quilombos du Brésil, ou des
Maroons de la Jamaïque (1738-1795). Toutefois, le phénomène a été
important sur le sol guyanais. La redécouverte que les Guyanais ont faite de
ces marrons passés sous silence au temps de l’assimilation a débouché sur
leur héroïsation actuelle.

BIBLIOGRAPHIE

Flávio Dos Santos GOMES, « Les Quilombos – lieux de marronnage – aux


frontières entre la Guyane française et l’Amérique portugaise (Amazonie,
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l’esclavage en Amazonie dans les fonds de la Guyane française », Pagara,
no 2, Cayenne, 1994.
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des Boni entre intégration et exclusion (août 1776 à juillet 1841) », Cahiers
des Anneaux de la Mémoire, no 7, Nantes, 2004, p. 107-123.
Antilles : libres de couleur, libres sous
contrainte
Jessica Pierre-Louis

Aux Antilles, la France met en place une économie de plantation fondée


sur l’esclavage des Africains et de leurs descendants créoles nés dans les îles
dès le XVIIe siècle. Pour justifier ce modèle et pérenniser l’ordre établi, les
sociétés de ces territoires se sont structurées autour du préjugé de couleur,
donnant lieu à l’élaboration d’une catégorie juridique et sociale intermédiaire
entre Blancs (libres) et esclaves (noirs) : celle des libres de couleur. Ce
concept, employé par les historiens pour étudier une réalité complexe,
regroupe celles et ceux, noirs ou métissés, affranchis ou libres de naissance,
qui jouissent de la liberté, mais qui sont stigmatisés et discriminés en raison
de leur origine.
Les membres de ce groupe composite connaissent des situations très
variables. Peu de choses relient un tonnelier tout juste affranchi pour de
« bons et loyaux services » rendus toute une vie et une propriétaire
d’habitations et d’esclaves issue d’une famille libre depuis plusieurs
générations après qu’un père blanc a affranchi concubine et progéniture
esclaves. Toutefois, la majorité des personnes libres de couleur sont
métissées du fait des relations illégitimes entretenues par des hommes blancs
avec des femmes noires. Les personnes libres de couleur vivent le plus
souvent dans les bourgs ou à la ville ; on y trouve des couturières,
blanchisseuses, marchandes, ou des charpentiers, maçons, tailleurs ou
ouvriers louant leur force de travail. Certaines ont pu être propriétaires de
maisons ou posséder à la campagne des habitations le plus souvent plantées
en café ou en vivres. Plus que dans les îles des Petites Antilles, Saint-
Domingue a vu émerger une élite de propriétaires dont Julien Raimond est
l’un des plus connus.
L’administration coloniale soumet l’affranchissement à autorisation
administrative à partir de 1713 et l’assortit d’une taxe, engendrant l’existence
d’individus à la liberté précaire, libres de fait et libres de savane, dont la
liberté octroyée par le maître n’était pas officiellement légalisée par
l’administration. Pour autant, tout en restant numériquement minoritaire par
rapport à celle des Blancs jusque dans les années 1820, la proportion des
personnes libres de couleur ne cesse de croître au fil du temps, tant par les
affranchissements que par l’accroissement naturel du groupe.
Sur le plan juridique, la catégorie des libres de couleur émerge dans le
premier quart du XVIIIe siècle et perdure jusqu’en 1830, à l’exception de
Saint-Domingue, qui prend son indépendance en 1804. À la Martinique, le
règlement initial limitant la pleine jouissance de la liberté est édicté en 1724,
avec une loi somptuaire restreignant les possibilités vestimentaires, puis s’y
adjoint l’interdiction de recevoir des donations de la part des Blancs en 1726,
l’interdiction d’exercer la chirurgie ou l’apothicariat en 1764, comme d’être
employé par un greffier, un notaire, un procureur ou un huissier en 1765,
l’interdiction de porter le nom de famille d’une personne blanche en 1773,
l’interdiction de prendre la qualité de sieur ou dame en 1781, l’assignation à
certaines places au théâtre en 1796…
Selon les colonies, les mesures discriminantes et le vocabulaire
stigmatisant varient ; mais la ligne de conduite, définie par l’administration
coloniale et que l’on peut lire dans les mémoires du roi servant d’instructions
au gouverneur général et à l’intendant en 1777, est partout la même : « Les
gens de couleur sont libres ou esclaves. Les libres sont des affranchis ou des
descendants d’affranchis. À quelque distance qu’ils soient de leur origine, ils
conservent toujours la tache de leur esclavage […] ; on ne saurait mettre trop
de distance entre les deux espèces ; on ne saurait imprimer aux nègres trop de
respect pour ceux auxquels ils sont asservis. Cette distinction, rigoureusement
observée même après la liberté, est le principal lien de la subordination de
l’esclave, par l’opinion qui en résulte, que sa couleur est vouée à la servitude
et que rien ne peut la rendre égale à son maître. L’administration doit être
attentive à maintenir sévèrement cette distance et ce respect. »
Le préjugé de couleur était un système raciste, un racisme fonctionnel et
d’exploitation, qui se distingue du racisme biologique du XIXe siècle ou d’un
racisme réactionnel et d’extermination, tel l’antisémitisme. Il s’exprimait
dans les sphères sociale, politique et juridique, discriminant ceux et celles qui
ne pouvaient se prévaloir d’une ascendance totalement blanche. Pour
échapper à ce préjugé, les personnes libres de couleur ont eu recours à
différentes approches, dont, dans un premier temps, des stratégies
individuelles ou familiales pour améliorer leur sort à l’échelle personnelle.
Puis dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, l’émergence d’une élite de
couleur éduquée et fortunée, particulièrement visible à Saint-Domingue, a
ouvert la voie à une lutte politique faite de mémoires, de constitution de
sociétés et de pétitions pour affirmer le droit à l’égalité, à la participation
politique et aux droits civils. Si ces combats ont participé à l’abrogation
juridique du préjugé dans les années 1830, celui-ci s’est toutefois maintenu
sur le plan social et a laissé des marques durables dans les sociétés des
Antilles.

BIBLIOGRAPHIE

Jessica PIERRE-LOUIS, « Les libres de couleur face au préjugé : franchir la


barrière à la Martinique aux XVIIe-XVIIIe siècles », thèse de doctorat, université
des Antilles et de la Guyane, 2015.
Frédéric RÉGENT, Esclavage, métissage, liberté. La Révolution française en
Guadeloupe, 1789-1802, Paris, Grasset, 2004.
Dominique ROGERS, « Les libres de couleur dans les capitales de Saint-
Domingue : fortune, mentalités et intégration à la fin de l’Ancien Régime
(1776-1789) », thèse de doctorat, Bordeaux, université Bordeaux III, 1999.
Cultures d’un monde esclavagiste
Christopher L. Miller

Lorsque l’économie atlantique a adopté le commerce triangulaire comme


mode principal de fonctionnement, il était question de « culture » dans
différentes acceptions. En effet, en français, le mot « culture » recouvre deux
domaines qui restent séparés dans d’autres langues : d’un côté, « action de
cultiver la terre » et, de l’autre, « ensemble des aspects intellectuels propres à
une civilisation, une nation » (Le Robert, 2021). La tension entre ces deux
sens hante le monde esclavagiste et finira par entraîner sa perte. Comment
une culture éclairée peut-elle tolérer des cultures fondées sur la violence ?
C’est là « le problème de l’esclavage en Occident », comme l’affirme
l’historien américain David Brion Davis. Cet essai, en étudiant brièvement
quelques exemples, se penche sur un paradoxe de l’Atlantique français
moderne : la tolérance et l’aveuglement envers l’agriculture esclavagiste au
sein d’une culture intellectuelle qui commence à prôner la notion de droits de
la personne, parmi lesquels la liberté.
La culture au sens agricole est la raison d’être de la traite des esclaves. La
conquête et la colonisation du Nouveau Monde ont créé un déficit de main-
d’œuvre pour les puissances européennes, aussi ces dernières décident-elles
de le combler avec des Africaines et des Africains réduits en esclavage. La
violence démesurée de cette entreprise – allant des guerres en Afrique, qui
fournissent des prisonnières et prisonniers à asservir, jusqu’à la torture sur les
poteaux de flagellation des plantations américaines – n’en a pas réduit
l’échelle. La traite française a, à elle seule, envoyé plus d’un million
d’Africaines et d’Africains dans les îles des Caraïbes.
Tout cela dans le but impérieux de produire des denrées coloniales :
sucre, tabac, coton, indigo, café. Il faut noter qu’aucune de ces marchandises
n’est « nécessaire » à la vie en Europe : chacune représente un luxe, une
envie qui semble se muer en besoin à mesure de la croissance du marché.
C’est pour cela que des millions d’Africaines et d’Africains sont morts ou ont
été réduits en esclavage. Comme le note un esclave mutilé dans Candide de
Voltaire : « C’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe. » Comme
par hasard, ce personnage se trouve à Surinam et non dans une colonie
française.
La circulation du coton dans le triangle atlantique montre la
sophistication de ce système. Les cotonnades deviennent la principale
marchandise échangée contre des esclaves : d’abord importées d’Inde, puis
manufacturées en Europe, les « indiennes » servent à acheter des captives et
captifs africains réduits en esclavage, qui partent ensuite dans les colonies
produire du coton brut, lequel est envoyé en Europe pour fabriquer de
nouveaux tissus. C’est une machine à mouvement perpétuel. La Guadeloupe,
la Martinique et Saint-Domingue – trois territoires relativement petits, dont la
superficie combinée équivaut presque exactement à celle de la Normandie –
produisent une valeur disproportionnée du fait du travail forcé et de la
perpétuation de la traite des esclaves.
L’exemple des indiennes nous conduit à l’intersection du mot « culture »,
où le travail agricole déshumanisé permet la production d’objets esthétiques
raffinés, fines fleurs de la « civilisation ». La culture française (au sens
général) réagit de façon très variée à l’esclavage, les réponses allant de la
froide indifférence au sentiment abolitionniste. Le propre de l’esclavage
français réside dans le fait qu’il est loin des yeux – puisqu’il prend place à
distance de la métropole – et donc loin du cœur et des préoccupations de la
population. Lorsque le très populaire romancier Eugène Sue envisage en
1830 une visite à la colonie esclavagiste qu’est alors la Guadeloupe, il résume
le paradoxe de l’esclavage français : « Je m’arme de résolution, je vais voir
des esclaves dans un pays libre, dans une province de France. » L’esclavage
reste incohérent d’un point de vue intellectuel, jusqu’à son abolition finale ; il
est alors oublié et représente ainsi une extraordinaire aporie au cœur de la
culture française.
On observe comme un blocage entre le premier et le second sens du mot
« culture » : la culture savante est aveugle aux cultures agricoles
esclavagistes. Elizabeth Heath parle de « double conscience » : « Les
individus apprennent à voir, mais non à percevoir les signes et les fruits de
l’esclavage qui les entourent. » Cependant, ce terme pourrait être à la fois
trop spéculatif (nous ignorons ce que les gens percevaient) et trop charitable :
on pourrait tout aussi bien parler de fausse conscience.
Les négriers de Nantes, responsables de la souffrance et de la mort de
milliers d’êtres humains, se voient comme des hommes cultivés. Ils possèdent
des livres, ils en ont même lu quelques-uns. L’un de ces armateurs, Joseph
Mosneron, écrit en 1767 un récit de sa vie où il évoque son éducation par la
lecture des grandes œuvres de son temps : « Je fis en sorte de puiser dans des
lectures choisies de nos bons auteurs français quelques parcelles du génie de
notre langue. » Rien, cependant, ne vient perturber sa bonne conscience de
négrier. Après tout, même Montesquieu, connu pour avoir délégitimé
l’esclavage dans L’Esprit des lois (1748), fait une gigantesque exception : il
affirme que la « servitude naturelle » se justifie dans les climats chauds où,
autrement, personne ne travaillerait. Autrement dit, toutes les colonies
esclavagistes de l’époque sont concernées. Montesquieu rend licite
l’esclavage dans les nations du Sud tout en le rendant impensable dans le
Nord : « double conscience », ou double standard. En lisant Julie de
Rousseau, que « perçoit » Mosneron dans le passage suivant, le seul où
l’esclavage soit condamné (ou simplement jugé repoussant) ?
« J’ai vu ces vastes et malheureuses contrées qui ne semblent destinées
qu’à couvrir la terre de troupeaux d’esclaves. À leur vil aspect j’ai détourné
les yeux de dédain, d’horreur, et de pitié ; et, voyant la quatrième partie de
mes semblables changée en bêtes pour le service des autres, j’ai gémi d’être
homme » (Julie, ou La Nouvelle Héloïse, partie 4, lettre 3).
Il s’agit de ce que les historiens américains appellent aujourd’hui un
moment de « fragilité blanche » (white fragility) : lorsque l’homme blanc ou
la femme blanche ne parviennent pas à aborder le sujet des injustices raciales
subies par les non-Blancs sans être mal à l’aise ou sur la défensive. Le
spectacle de l’esclavage est plus que n’en peut supporter le philosophe (ou
son représentant, Saint-Preux) ; il doit donc détourner le regard. Mosneron
n’en dit rien. Sa vie d’armateur se poursuit.
Un bref exemple littéraire peut illustrer ce point. Ourika (1826), un court
roman de l’écrivaine française Claire de Duras, connaît un succès fracassant à
sa sortie. Il s’agit d’une sorte de contre-récit de la traite des esclaves,
racontant l’histoire, basée sur des faits réels, d’une fillette sénégalaise sauvée
d’un navire négrier et élevée par une famille aristocratique à Paris. Le texte
peut être lu comme une thèse contre le racisme. Ourika est forcée de
reconnaître que la barrière de la couleur limitera drastiquement ses
possibilités dans la vie (sa couleur est « un mal incurable »). D’un autre côté,
l’image de l’esclavage est « blanchie » alors même que le problème de la race
est dévoilé d’une manière étonnamment dramatique et moderne. Par exemple,
lorsque Ourika comprend les limites que la barrière de la couleur lui
imposera, elle imagine un instant le destin qu’elle aurait pu avoir : une vie de
mère esclave, mais heureuse, sur une île coloniale. Comment expliquer ce
blanchiment ? En fait, c’est l’esclavage qui a fait la fortune de l’autrice. En
effet, la mère de Claire de Duras était planteuse et les profits de la vente de sa
propriété en Martinique (et de sa main-d’œuvre asservie) a très bien pu
financer l’acquisition du château de Claire, Ussé, dans la vallée de la Loire.
Nous ignorons ce que Claire de Duras savait sur l’esclavage ; ce qu’elle nous
laisse est un objet porteur d’une conscience raciale ambiguë, loin d’être
abolitionniste, et enraciné dans l’institution de l’esclavage et de ses
« cultures ».
Traduit de l’anglais par Charlotte Matoussowsky

BIBLIOGRAPHIE

David Brion DAVIS, The Problem of Slavery in Western Culture, Ithaca


(NY), Cornell University Press, 1966.
Claire DE DURAS, Ourika, Paris, Ladvocat, 1826.
Elizabeth HEATH, « Sugarcoated Slavery : Colonial Commodities and the
Education of the Senses in Early Modern France », Critical Historical
Studies, 5 (2), 2018, p. 169-207.
Christopher L. MILLER, Le Triangle atlantique français. Littérature et
culture de la traite négrière, trad. fr. Thomas Van Ruymbeke, Bécherel, Les
Perséides, 2011.
Joseph MOSNERON, Moi, Joseph Mosneron, armateur négrier nantais (1748-
1833). Portrait culturel d’une bourgeoisie négociante au siècle des Lumières,
éd. par Olivier Pétré-Grenouilleau, Rennes, Apogée, 1995.
De l’ambiguïté des Lumières
David Harvey

La place de l’esclavage dans l’historiographie des Lumières – le


mouvement culturel et intellectuel dominant du XVIIIe siècle, qui remet en
cause les sources traditionnelles de l’autorité en matière religieuse, politique
et philosophique au profit de la liberté de pensée, de l’exercice de la raison et
de l’observation directe de la nature – a subi plusieurs changements de
paradigme. Au début du XXe siècle, l’esclavage est presque entièrement
absent des traités sur les Lumières, tels que La Philosophie des Lumières
(1932) d’Ernst Cassirer ou La Pensée européenne au XVIIIe siècle (1946) de
Paul Hazard, qui se concentrent sur les œuvres canoniques de grands
penseurs et dont l’horizon géographique se limite au continent européen. À la
même époque, des ouvrages plus spécialisés, tels qu’Anti-Slavery Opinion in
France (1937) d’Edward Seeber, mettent en avant des dénonciations
philosophiques de l’esclavage comme contraire à la liberté naturelle de
l’humanité, mais leur retentissement se limite à un corpus académique
consacré à la culture savante européenne.
Cette absence s’explique en partie par le silence des sources. Madeleine
Dobie, autrice de Trading Places : Colonization and Slavery in Eighteenth-
Century French Culture (2010), affirme qu’avant 1770 les philosophes
français « écrivent peu au sujet des colonies ou du système de travail forcé
qui les font vivre » et qu’ils abordent la question « avant tout en termes
métaphoriques ». Certains auteurs du milieu du siècle dénoncent avec
virulence l’esclavage, comme Claude-Adrien Helvétius, qui déclare dans De
l’esprit (1758) qu’« il n’arrive point de barrique de sucre en Europe qui ne
soit teinte de sang humain ». Toutefois, d’autres figures des débuts des
Lumières s’attaquent au sujet de façon plus indirecte ou ambivalente. Ainsi,
les écrits de Voltaire juxtaposent des condamnations de l’esclavage et des
assertions péremptoires sur l’infériorité noire, tandis que les critiques de
l’esclavage de Montesquieu sont souvent ironiques ou ambiguës. Leurs
successeurs des années 1770 et 1780 critiquent plus vigoureusement la
servitude : l’invocation d’un « Spartacus noir » dans l’utopie de Louis-
Sébastien Mercier L’An 2440, que Denis Diderot reprend et intègre dans
l’Histoire des deux Indes de l’abbé Raynal, en est un exemple célèbre. On
citera comme autres voix anti-esclavagistes de l’époque l’économiste
politique Pierre-Samuel Dupont, le poète et officier Jean-François de Saint-
Lambert et le mathématicien et philosophe Nicolas de Caritat, marquis de
Condorcet, dont nous parlerons plus longuement ci-après. Néanmoins, le
relatif silence des Lumières sur l’esclavage comparé à ses plus abondantes
condamnations du despotisme politique ou du fanatisme a conduit même les
plus récentes études consacrées à la culture littéraire et philosophique,
comme Les Lumières radicales (2001) de Jonathan Israel, à ne guère prêter
attention au sujet.
Dans le troisième quart du siècle dernier, la convergence de différents
facteurs – la prise en compte par l’Europe de l’héritage de l’esclavage, du
colonialisme et du racisme, ainsi que de nouveaux angles de recherche
influencés par le marxisme, le structuralisme et le postcolonialisme, qui
remettent en cause les historiographies traditionnelles reposant sur les
« grands hommes » – rapproche les domaines jusqu’alors séparés de
l’esclavage et des Lumières. Les auteurs et autrices s’inscrivant dans le
paradigme libéral, comme Peter Gay et son ouvrage The Enlightenment : The
Science of Freedom (1969), affirment que les écrivaines et écrivains des
Lumières « ont contribué à changer la pensée des hommes sur le sujet » et
que leurs interventions « ont fait grossir le ruisseau du sentiment anti-
esclavagiste en un courant de pensée respectable, qui deviendrait […] le
torrent de l’abolitionnisme ». Gay reconnaît cependant que les discours
« louables et souvent vagues » des philosophes contre l’esclavage « sont loin
d’aboutir à une croisade », surtout comparés à leurs plus véhémentes
dénonciations d’autres maux, comme la persécution religieuse. Dans The
Problem of Slavery in Western Culture (1966), David Brion Davis constate
d’ailleurs que « les Lumières diffusaient des idées qui pouvaient servir aux
défenseurs de l’esclavage comme aux abolitionnistes ». Il cite ainsi
l’inviolabilité du droit de propriété et la variabilité des lois et des mœurs en
fonction des impératifs du climat.
Si les chercheuses et chercheurs libéraux défendent généralement le bilan
des Lumières en matière d’esclavage, celles et ceux qui s’inscrivent dans une
perspective marxiste ou postcoloniale formulent une critique cinglante de la
timidité de ces philosophes et de leurs compromissions dans les pensées
colonialistes et eurocentrées. Le travail magistral de Michèle Duchet
Anthropologie et histoire au siècle des lumières (1971) en particulier a à
jamais modifié les termes du débat. Elle déclare : « Tous les textes sur
lesquels on s’est fondé pour parler de l’anticolonialisme et l’anti-
esclavagisme des philosophes doivent être en fait considérés comme
l’expression d’une politique néocolonialiste, qui sert les intérêts de la
bourgeoisie métropolitaine ». Elle ajoute que la critique de l’esclavage et du
colonialisme par les Lumières ne cherchait qu’à résoudre des problèmes
spécifiques plutôt qu’à renverser un système fondamentalement oppressif,
laissant intactes les hiérarchies de races, de classes et de statuts créées par le
colonialisme et le capitalisme émergent.
Si le paradigme structuralo-marxiste particulier dans lequel s’inscrit
Duchet s’est marginalisé, sa vision hostile de la supposée complicité des
Lumières avec l’esclavage et le colonialisme est reprise par des autrices et
auteurs ultérieurs, notamment Louis Sala-Molins dans Les Misères des
Lumières (1992). Écrivant que « l’épreuve cruciale des Lumières, c’est la
traite des Noirs et leur esclavage », Sala-Molins juxtapose, « par honnêteté
intellectuelle », les écrits anti-esclavagistes de Condorcet avec le Code noir
de 1685 afin de comprendre le véritable héritage des Lumières. Les
Réflexions sur l’esclavage des nègres (1781) de Condorcet, sans doute le plus
célèbre et le plus influent des textes anti-esclavagistes des Lumières
françaises, condamnent catégoriquement l’esclavage et réfutent avec emphase
toutes les justifications conventionnelles qu’on en donne ; elles prônent
toutefois un lent processus d’abolition progressive, pouvant durer jusqu’à
soixante-dix ans, pour permettre une transition en douceur vers une main-
d’œuvre libre dans les colonies. Sala-Molins raille le plan de Condorcet pour
l’émancipation, qu’il voit comme « une “voie royale” de l’esclavage à
l’affranchissement. Lente. Sûre dans son tracé, protégée sur toute sa
longueur », et remarque que le philosophe subordonne son humanitarisme à
la préservation des intérêts économiques et stratégiques de la France.
Alors que la recherche sur les Lumières s’est traditionnellement limitée à
l’Europe de l’Ouest, l’émergence du « monde atlantique » comme champ
d’investigation a conduit des historiennes et historiens contemporains tels que
Malick Ghachem, Laurent Dubois et John Garrigus à analyser l’émergence de
« Lumières coloniales » défendant l’esclavage et les inégalités raciales. Se
fondant sur une lecture sélective de Montesquieu, plus précisément sur sa
thèse que les lois et les mœurs varient selon les climats et d’autres facteurs
locaux, des auteurs du XVIIIe siècle tels que Malouet, Petit, Moreau de Saint-
Méry et Hilliard d’Auberteuil rejettent les prétentions universelles des
philosophes parisiens, dont la plupart n’avaient pas d’expérience directe des
colonies, au profit de « savoirs locaux » éclairés par leur expérience dans les
plantations tropicales. S’ils sont peu connus aujourd’hui, ces théoriciens pro-
esclavagistes ont davantage influé sur la politique coloniale française que des
sommités telles que Voltaire ou Rousseau.
Les critiques ont remis en cause non seulement la nature de la réponse
des Lumières à l’esclavage, mais aussi sa portée. Dans Capitalisme et
esclavage (1944), un ouvrage qui a suscité de nombreux débats universitaires
ces dernières décennies, Eric Williams avance que c’est l’évolution de la
structure du capitalisme mondial plutôt qu’une transformation dans le monde
des idées qui a provoqué le déclin de l’esclavage. Par la suite, des chercheurs
et chercheuses, comme les auteurs et autrices de Who Abolished Slavery ?
(2010), coordonné par Seymour Drescher, ont débattu des incidences
respectives des idéologies abolitionnistes, des mutations des structures
économiques et des révoltes d’esclaves (en particulier la révolution haïtienne)
sur la disparition de l’esclavage. L’un des contributeurs à l’ouvrage de
Drescher, David Geggus, déclare : « Personne ne peut prétendre que
l’idéalisme révolutionnaire métropolitain ou l’anti-esclavagisme de salon des
Amis des Noirs auraient pu mettre fin à l’esclavage colonial si des centaines
d’esclaves du nord de Saint-Domingue n’avaient pas pris les choses en
main. » Dans « An Enslaved Enlightenment ? » (2006), Laurent Dubois
rejette l’idée naguère partagée que les textes anti-esclavagistes des
philosophes européens ont formé la conscience politique des futurs
révolutionnaires haïtiens et haïtiennes. Avec le nouveau millénaire, on
semble observer un retour de balancier vers une vision plus positive des
Lumières. Dans Lumières et esclavage (2008), Jean Ehrard offre « un
plaidoyer en défense » des philosophes, affirmant que beaucoup de critiques
de nos contemporaines et contemporains n’ont pas su apprécier la subtilité de
la nuance et de l’ironie qui caractérisent le discours au XVIIIe siècle. Par
exemple, il commente un article incendiaire du quotidien Le Monde qui
prenait au premier degré le fameux passage de L’Esprit des lois où
Montesquieu, prétendant lister les arguments en faveur de l’esclavage, écrit :
« On ne peut pas se mettre dans l’esprit que Dieu ait mis une âme dans un
corps tout noir. » Cette phrase, qui semble d’un racisme outrancier sortie de
son contexte, fait partie d’un passage ironique clairement conçu pour être lu
au second degré ; le passage se conclut ainsi : « Il est impossible que nous
supposions que ces gens-là soient des hommes, parce que, si nous les
supposions des hommes, on commencerait à croire que nous ne sommes pas
nous-mêmes chrétiens. » Rejetant à la fois le « procès en sorcellerie » et une
« idéalisation conventionnelle », Ehrard en appelle à un « retour aux textes »
pour apprécier et contextualiser les complexités et les contradictions des
points de vue des Lumières sur l’esclavage.
Traduit de l’anglais par Charlotte Matoussowsky

BIBLIOGRAPHIE

Pierre H. BOULLE, Race et esclavage dans la France de l’Ancien Régime,


Paris, Perrin, 2007.
Michèle DUCHET, Anthropologie et histoire au siècle des lumières. Buffon,
Voltaire, Rousseau, Helvétius, Diderot, Paris, François Maspero, 1971.
Jean EHRARD, Lumières et esclavage. L’esclavage colonial et l’opinion
publique en France au XVIIIe siècle, Bruxelles, André Versaille, 2008.
Peter GAY, The Enlightenment : An Interpretation, New York, Knopf, 1966-
1969, 2 vol.
Louis SALA-MOLINS, Les Misères des Lumières. Sous la raison, l’outrage,
Paris, Robert Laffont, 1992.
5

ALTÉRITÉS
Les marginaux blancs, une autre face
de la colonisation
Vincent Cousseau

L’imaginaire de l’empire colonial français à la période moderne s’est


largement construit autour de la figure du colon opulent ou de l’armateur
prospère, tenant pour quantité négligeable la foule des petits Blancs, des sans-
grade, vrais marginaux des colonies. Venus d’un royaume de France
caractérisé par une faible mobilité sociale et la rudesse des conditions de vie
matérielle, nombre de sujets du roi sont pourtant poussés à prendre le large.
Ces « fuyards de la société d’Ancien Régime » sont d’abord des hommes
jeunes issus des villes de la façade atlantique et de leurs arrière-pays, à
l’exclusion ou presque des provinces intérieures.
Dans les ports atlantiques, les armements réguliers offrent des
opportunités d’embarquement à un petit peuple qui peine « à finir l’an »,
ainsi qu’à une petite bourgeoisie en quête de nouveaux horizons. À leur
départ de France, la plupart sont engagés, filles orphelines ou pauvres,
aventuriers plus ou moins solitaires, ou encore marins et soldats. Les Antilles
et la Louisiane sont leurs points d’arrivée privilégiés, mais bien d’autres
s’installent dans l’océan Indien, en Guyane et en Nouvelle-France. Ils se font,
au gré des circonstances, colons et petits marchands, ou bien pirates ou
corsaires, ou encore vagabonds ou même prostituées. Pour les gens du peuple
lancés dans l’aventure coloniale, les rêves de fortune et l’ambition courante
de s’établir comme colons ont d’ordinaire été des mirages. Ces individus sont
rarement parvenus à s’extirper de leur condition initiale et ont troqué une
marginalité européenne contre une marginalité coloniale. Seuls les plus
endurants et polyvalents, tel le jeune huissier et artisan lyonnais Jean-Marie
Bonjour qui parcourt la Caraïbe en Révolution en échappant par miracle à la
mort violente, parviennent à tirer leur épingle du jeu. À l’inverse des colons
aisés si prolixes, ceux qui ont survécu aux traversées, aux maladies et aux
privations, n’ont laissé que peu de traces dans les archives.
Quant aux personnes issues de catégories plus aisées, elles émigrent peu
et dans des conditions plus favorables à leur insertion et à leur réussite
individuelle dans les colonies. Du fait de la surmasculinité, les femmes
trouvent facilement à se marier, ce qui leur assigne par là même une position
moins désavantageuse dans le dispositif colonial. Toutefois, un accident de la
vie ou la fragmentation de la cellule familiale peuvent les faire basculer d’une
situation confortable à la précarité. Ainsi, Marie-Élisabeth Georgeon quitte
son bourg de Saintonge en 1771 pour s’installer à Saint-Domingue avec son
mari, capitaine de navire. Elle mène la vie sans encombre et morne d’une
femme d’habitant caféier. Mais, lorsque son mari retourne en France en 1788
afin d’y marier leurs trois filles, elle se retrouve isolée. Bientôt veuve dans
une colonie en pleine ébullition, elle se réfugie en 1796 à New York, où elle
connaît la misère et la douleur d’un double exil.
Jusqu’à l’établissement de colonies en Amérique, la flibuste représente
sous ses diverses formes la principale activité lucrative, outre la pêche
hauturière et le commerce des pelleteries. Au prix d’expéditions à haut
risque, dont l’Anonyme de Carpentras et Oexmelin ont donné des récits
saisissants, les flibustiers tentent fortune en s’attaquant de façon systématique
aux navires et aux établissements ibériques, dont les métropoles sont alors en
conflit avec la France. Leurs expéditions se déploient principalement dans la
Caraïbe pendant la première moitié du XVIIe siècle, notamment autour de l’île
de Saint-Domingue, désertée par une Couronne espagnole reportée sur la
terre ferme. Avec la stabilisation des colonies françaises, ces hommes de
main sont, en quelque sorte, récupérés par la Couronne pour servir de forces
supplétives en temps de guerre comme corsaires – voir les pillages restés
légendaires de Carthagène des Indes en 1697, durant la guerre de la Ligue
d’Augsbourg, et de Rio de Janeiro en 1711, durant la guerre de Succession
d’Espagne. Trop violents, incontrôlables, ces hommes finissent par ne plus
avoir leur place dans le dispositif colonial de la monarchie française, fondé
sur le développement agraire et commercial. Les flibustiers et boucaniers, qui
vivaient jusqu’alors de la chasse au bétail sauvage à Saint-Domingue, quittent
leur marginalité et se convertissent en petits planteurs, essentiellement de
tabac. En s’enracinant ils deviennent la colonne vertébrale de la colonisation
des îles des mers chaudes. Les plus chanceux et déterminés parviennent à se
hisser au statut de colon, en se concentrant sur des productions à haute valeur
ajoutée : l’indigo, le coton et surtout, dès la seconde moitié du XVIIe siècle, la
canne à sucre, tel le très fortuné Jean Roy, pourtant arrivé en Martinique
comme simple engagé. Au milieu du XVIIIe siècle, cette trajectoire
ascensionnelle, loin d’être niée par les planteurs établis, nourrit leur fierté et
une lancinante revendication autonomiste.
Pour les nouveaux arrivants de métropole, l’insertion dans des sociétés
coloniales insulaires devient toujours plus difficile avec la raréfaction des
terres à concéder, d’abord dans les Petites Antilles, puis à l’île Bourbon et à
Saint-Domingue. Désormais, les nouveaux marginaux sont ces petits Blancs
métropolitains en surnombre qui cherchent à s’employer auprès des grands
propriétaires. Ils proposent leurs services dans le secteur administratif –
comme économes par exemple, chargés des comptes et de superviser le
travail des esclaves –, artisanal ou le transport en cabotage, mais doivent
souvent se résigner aux activités subalternes de chasseurs, de saliniers ou
d’hommes de main.
L’apport migratoire métropolitain pose dès le début du XVIIIe siècle la
question de l’insertion de ces nouveaux venus. L’accès au foncier devenant
difficile, la clé de la réussite réside souvent en un mariage avec une créole, de
préférence blanche et propriétaire. Certains de ces immigrants se marient de
bon gré à des femmes de couleur libres de condition modeste. Ce choix est de
plus en plus jugé inconvenant dans les sociétés esclavagistes, alors que
s’organise, au cours du XVIIIe siècle, la discrimination de couleur. Les familles
qui résultent de ces unions, formées souvent dans un cadre concubinaire et
donc « illégitimes », ont pour résultat d’ajouter à cette marginalité blanche
une marginalité de couleur créole à la génération suivante.
De façon révélatrice, dans les colonies antillaises, ces nouveaux venus
sans moyens sont qualifiés avec condescendance d’« Européens » par les
planteurs créoles, et soumis, à ce titre, comme les affranchis de couleur, au
paiement d’une capitation (un impôt par tête) spécifique. Les pouvoirs
coloniaux en place voient en eux des esprits forts, peu portés sur le respect
des normes civiles et religieuses. Lorsqu’ils servent sur les plantations des
Antilles, leurs employeurs colons les accusent volontiers de leur nuire en les
volant et en donnant « les mains auxdits negres qu’ils devroient contenir » et
d’avoir avec les « negresses […] toujours quelque commerce infâme et
scandaleux ». En ville ou dans les bourgs, des métropolitains désœuvrés
seraient impliqués dans le recel et la rapine, tout en s’adonnant aux jeux
d’argent et à la boisson en compagnie des « esclaves domestiques, avec
lesquels on les voit souvent jouer et boire dans les cabarets écartés », indique
l’intendant des îles du Vent des Antilles en 1729. Les soldats déserteurs ou en
fin d’engagement, les marins et hommes à tout faire sans emploi constituent
ainsi aux yeux des autorités une plèbe suspecte, dont la frange la plus
déshéritée forme même à Saint-Domingue un genre de pègre. Ces marginaux
inspirent du mépris non seulement aux propriétaires, mais aussi aux libres de
couleur en ascension qui les qualifient à l’occasion de « Nègres blancs ».
Cette population mouvante et bigarrée, bien que difficile à contrôler, peut
malgré tout se révéler ponctuellement utile aux grands planteurs pour faire
pression sur les autorités ou les compagnies, comme en 1717 lors du Gaoulé
de Martinique ou à l’occasion de divers troubles à Saint-Domingue.
De son côté, la Nouvelle-France s’est construite dès le début du
e
XVII siècle sur la base d’un encadrement étroit des immigrants, arrivés

majoritairement au début du règne de Louis XIV, sous l’autorité de


compagnies et des missionnaires. Si la société agraire formée en Acadie et
dans la vallée du Saint-Laurent intègre de façon volontariste les immigrants,
l’extension de la traite des fourrures offre une alternative séduisante. Les
« coureurs de bois », commerçants itinérants vivant au contact des
Amérindiens, font parfois souche dans leur nouvel environnement en
épousant des autochtones. Avec l’instauration des permis de traite en 1681,
l’engagement pour le « Pays d’en Haut », territoire riche en fourrures autour
des Grands Lacs, permet de se constituer un petit capital. Après quelques
années d’expéditions pelletières, une partie des trappeurs et voyageurs de
commerce salariés finissent par s’établir comme agriculteurs dans la vallée du
Saint-Laurent.
Plus au sud, la Louisiane offre un visage très différent, accueillant de
nombreux marginaux dès le début du XVIIIe siècle. Sous la Régence, une
ambitieuse et fiévreuse tentative de colonisation amène des compagnies à
peupler la nouvelle colonie à marche forcée, quitte à faire appel à des
éléments jugés indésirables en France. Sont envoyés outre-Atlantique des
vagabonds, repris de justice et faux-sauniers, filles « de mauvaise vie » et fils
de bonne famille au comportement déshonorant, et jusqu’à des protestants
allemands volontaires. L’immensité du territoire et l’encadrement
institutionnel et religieux ténu font pour longtemps de la Louisiane française
un monde où les marginaux de différents horizons, parfois même établis
comme truchements à demeure chez les Amérindiens, se retrouvent en
situation majoritaire.
Après la guerre de Sept Ans (1756-1763), la reprise vigoureuse des
échanges commerciaux s’accompagne d’une émigration soutenue vers les
Antilles et l’île Bourbon, facilitée par des liaisons maritimes plus fréquentes.
Jeunes artisans, officiers de santé ou petits marchands sont de plus en plus
nombreux à tenter leur chance outre-mer. L’un d’eux, Séris, laisse ainsi sa
femme et ses deux petites filles en 1772 à Royan pour se mettre au service de
planteurs du quartier de Saint-Marc à Saint-Domingue. Ce chirurgien
nécessiteux projette d’amasser en quelques années un pécule suffisant pour
revenir en France avec le contentement d’avoir assuré l’aisance aux siens. Ses
longues lettres à son épouse nous révèlent un milieu de compatriotes
charentais cherchant vainement à s’employer et devant se contenter de
situations matérielles à la limite de la survie. L’infortuné Mr Hutinet,
présenté en 1773 comme un « drôle de manant » incapable de s’insérer, doit
se contenter de coucher « dans la même chambre que les nègres » et partage
leur pitance faite de « patates et mojettes noires ». Un autre praticien, Jean
Decout, lui aussi débarqué chirurgien en 1775 et devenu « médecin » à la
faveur du contexte colonial propice aux usurpations de titres, fait état dans
son ouvrage de 1797 de ces Blancs errants qui, frappés par les fièvres peu
après leur arrivée, sont trouvés morts dans des fossés sans avoir reçu le
moindre secours. Un autre type social récurrent est mentionné de-ci de-là tout
au long du XVIIIe siècle : celui de la femme désargentée, veuve ou abandonnée
par son mari, contrainte de vivre de menus services et d’une charité,
désintéressée dans le meilleur des cas. Ces innombrables échecs constituent
la face cachée d’une colonisation présentée hâtivement par ses zélateurs et
par ses contempteurs comme une bonne affaire pour la France.
Dès les débuts de la Révolution, le rôle déstabilisateur des petits Blancs et
marginaux se fait sentir avec fracas. Les grands planteurs les accusent d’être
à la manœuvre pour inciter les esclaves à s’émanciper (ce qui est
effectivement le cas pour le « curé des nègres » de Fort-Saint-Pierre en 1789),
voire à se révolter ouvertement, comme dans la plaine du Nord de Saint-
Domingue en août 1791. Certains, prétendent les autorités et des planteurs
horrifiés, se seraient grimés en noir pour se mêler aux révoltés. D’abord
opposés aux grands planteurs et aux libres de couleur qui réclament l’égalité
civile, les petits Blancs et marginaux deviennent en 1792 l’une des
principales forces qui permettent à la république de s’imposer dans les îles de
la Caraïbe. Une douzaine d’années plus tard, lors de l’expédition Leclerc
(1802-1803) envoyée à Saint-Domingue par Bonaparte pour rétablir l’autorité
coloniale de la France, de nombreux déserteurs iront jusqu’à se battre aux
côtés des insurgés noirs et de couleur, tel le caporal Morand.
Tout au long de leur histoire, les colonies ou anciennes colonies ont servi
de lieu de refuge pour fuir un passé encombrant, comme on en trouve des
exemples dans les Voyages de Samuel Champlain au début du XVIIe siècle.
Deux siècles plus tard, les colonies restent une destination de déportation,
envisagée en 1794 pour les prêtres réfractaires, qui refusent la Constitution
civile du clergé, et mise en application pour quelques opposants politiques.
Ainsi le révolutionnaire Billaud-Varenne, déporté en 1795 en Guyane, vit sur
une plantation du travail d’esclaves, avant de trouver refuge auprès du
président de la République d’Haïti, Alexandre Pétion, en 1816, où il professe,
toute honte bue, quelques leçons d’anticolonialisme radical.
Les Blancs les plus modestes, tolérés dans les premiers temps de la
colonisation, ont fait l’objet d’une méfiance croissante de la part des autorités
et des planteurs, voire de répression. Ainsi, au Canada en 1742, le gouverneur
de Québec fait arrêter les mendiants de la ville, dans le sillage de l’intendant
des îles du Vent qui vient d’expulser, de crainte qu’ils n’accomplissent des
méfaits, ces individus animés par « un esprit de nonchalance, de fainéantise
et de libertinage [qui n’ont] d’autre métier que de gueuser et mendier ». Dans
les colonies esclavagistes, la présence de marginaux blancs constitue une
entrave au respect d’une hiérarchie sociale corrélée à la couleur de peau.
Ainsi, le criminel blanc doit-il être caché et c’est pourquoi les autorités
locales demandent à la monarchie de renoncer à son projet d’envoyer des
galériens aux îles, car ils donneraient une image du Blanc en décalage avec
celle que les colons veulent imposer. Si le criminel doit être dissimulé, le
misérable peut être toléré, bien que tout autant perturbateur malgré lui. En
témoigne le père Labat, s’amusant de la satisfaction espiègle que procure à
une esclave noire l’irruption sur son habitation du Fonds Saint-Jacques de
matelots mendiants. À l’évidence, la misère n’a pas de couleur par essence,
constat ô combien pernicieux pour un ordre colonial reposant sur
l’articulation entre couleur et position socioéconomique. Malgré tout, ceux
des marginaux blancs qui ont pu faire souche dans les colonies sont bien
souvent à l’origine des métissages avec des femmes de couleur affranchies ou
des Amérindiennes. De la sorte, malgré leur rôle minoré jusqu’à nos jours, ils
ont contribué significativement à la formation des sociétés coloniales.

BIBLIOGRAPHIE

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J. M. Bonjour, M. É. Descourtilz, J. Decout, textes édités par Vincent
Cousseau et Michel C. Kiener, Bécherel, Les Perséides, 2016.
L’invention de la race, un monstre
idéologique
Jean-Frédéric Schaub

Les colonisateurs procèdent à des conquêtes de territoires et à l’éviction


de leurs autorités locales, ils se livrent au pillage des ressources économiques
et formulent des justifications de ces processus. La domination politique et
l’exploitation matérielle sont donc accompagnées de représentations visant à
les légitimer. Parmi leurs arguments, la différenciation raciale des
populations joue un grand rôle, à travers la distinction entre conquérants ou
descendants de conquérants, et conquis ou descendants de conquis. La
plupart des processus de colonisation engendrent ainsi la racialisation des
populations tombées sous l’administration d’une puissance étrangère. La
réciproque n’est pas vraie : certaines pratiques de racialisation ne relèvent pas
d’entreprises coloniales. Tel est le cas de phénomènes internes aux sociétés
européennes, comme la relégation de « races maudites » (cagots du Béarn,
vaqueiros de Galice), des juifs ou des Romanis, qu’on ne peut annexer à
l’histoire des colonisations. En Europe, la première phase de la racialisation
des Africains prend forme dans les pays ibériques anciennement islamisés où
les esclaves venus par la traite transsaharienne étaient vendus d’abord au
Maghreb puis de là en péninsule Ibérique. Leur situation subalterne, esclaves
ou affranchis, a rapproché le statut social servile et le chromatisme
subsaharien, avant que le premier vaisseau portugais entreprenne la
navigation le long des côtes africaines ou que les Espagnols aient conquis le
bassin caraïbe.
Des processus de racialisation sont attestés dans le contexte de
colonisations intra-européennes. En effet, des conquêtes conduites par des
sociétés de l’Europe chrétienne au détriment d’autres sociétés européennes
ont précédé celles de l’Afrique, de l’Amérique et de l’Asie. Depuis le
e
XIII siècle, l’installation de colons anglo-normands en Irlande a engendré des
normes raciales, comme l’interdiction des relations sexuelles et des unions
matrimoniales entre Anglais et Irlandais, inscrite dans les statuts de Kilkenny
en 1366. Ce type d’interdit a également été édicté dans des villes comme
Riga où les puissantes familles germaniques voulaient éviter que leurs
enfants se lient à des Slaves ou à des Baltes. Ainsi, dans le cadre européen,
des populations chrétiennes ont subi des situations coloniales et se sont vu
imposer des normes raciales. Les interdits matrimoniaux de ce genre se sont
plus tard appliqués aux relations entre colons blancs et Africains déportés
dans les îles à sucre du royaume de France.
Avec l’expansion maritime inaugurée au XVe siècle par les navigateurs
portugais et espagnols, accompagnés de Flamands, de Normands ou de
Génois, la relation entre colonisation et processus de racialisation change
d’échelle. Elle se noue autour de deux fonctions transformatrices. D’une part,
le recours au travail forcé, à l’esclavage et à la traite transatlantique a
commandé la définition raciale des populations soumises à l’ordre colonial.
D’autre part, la sexualité, la conjugalité et la parentalité, qui ont déterminé le
statut des personnes nées de la rencontre, souvent brutale mais pas
uniquement, entre colons européens et femmes autochtones. D’autre part, sur
le deuxième point, se pose la question de la place accordée aux enfants métis
dans la société coloniale. Les situations sont diverses selon les territoires et
les normes imposées par les colonisateurs en fonction de leur pays d’origine.
Entre le milieu du XVIe siècle et le milieu du XVIIe, des sujets du roi de France
ont été les acteurs d’un large éventail de programmes de colonisation outre-
mer. L’installation dans la baie de Guanabara (aujourd’hui baie de Rio) en
1555, la création d’un fort sur la côte atlantique de la Floride en 1562, une
première mise en valeur de la vallée du fleuve Saint-Laurent à la fin du règne
d’Henri IV (1608) et la mission des Capucins au Maragnan sous la régence
de Marie de Médicis (1611) ont constitué d’authentiques expériences de
colonisation, même si elles n’ont pas été toutes durables. Les processus
sociaux enclenchés par ces entreprises n’ont guère différé de ce qu’avaient
été les rapports de race établis par les Ibériques depuis la fin du XVe siècle.
Les premiers colons français ont non seulement découvert que presque
aucune terre n’est vierge d’occupants, mais encore qu’aucune colonisation ne
peut se faire sans relations avec les habitants des terres conquises. Comme les
entreprises ibériques, celles des Français sont conduites par des équipées
composées pour l’essentiel d’hommes. C’est en partie pourquoi la venue au
monde d’enfants métis intervient dans l’année qui suit leur débarquement. Au
début, l’autorité royale autorise et même encourage les mariages mixtes afin
de mieux arrimer les populations amérindiennes à la société coloniale. Mais,
en Nouvelle-France comme plus tôt en Nouvelle-Espagne et au Pérou, la
célébration du sacrement catholique du mariage entre un époux français et
une épouse amérindienne demeure exceptionnelle pendant toute la durée du
e
XVII siècle. Ce résultat traduit la désillusion qui s’est emparée des colons et
des missionnaires au sujet des facultés des Amérindiens à adopter les
manières et les articles de foi qui pourraient en faire des sujets du roi de
France. La hantise de la dégénérescence est renforcée par l’effroi que suscite
l’« ensauvagement » de certains individus qui choisissent de se fondre en
pays amérindien, adoptant les mœurs des familles dans lesquelles ils
s’insèrent. L’envoi en Nouvelle-France de centaines de jeunes filles à marier
sous le règne de Louis XIV dit assez la répugnance des autorités à laisser le
colon fonder une famille légitime avec des femmes locales. Les dynamiques
de racialisation au détriment des Amérindiens et des métis ont ainsi été aussi
puissantes qu’elles avaient pu l’être au siècle précédent dans les Indes de
Castille.
Lorsque, à partir du XVIIe siècle, des colonies anglaises, néerlandaises et
françaises s’établissent dans la Caraïbe et aux Amériques, le recours à la
main-d’œuvre déportée d’Afrique prend le pas sur le système des engagés
d’Europe. Même si ces colonisateurs emportent avec eux des conceptions
venues de leurs sociétés d’origine, leurs entreprises subissent l’influence du
modèle de la plantation et de la mine esclavagistes que les Ibériques avaient
établi depuis les débuts de la conquête. Dans deux de ses dimensions, la
réduction des Africains en esclavage heurte une éthique chrétienne dont les
colons européens ne peuvent s’affranchir. D’une part, les victimes de la traite
ne sont pas des personnes vaincues lors de guerres conduites par les
Européens, mais des marchandises que ceux-ci échangent avec des réseaux
africains, sans chercher à connaître l’origine et les causes de leur réduction en
esclavage. D’autre part, une fois en Amérique, l’enfant à naître de la femme
esclave est réputé appartenir au maître de l’esclave enceinte. Or, puisque ce
futur être humain ne peut être considéré comme réduit en esclavage, cet
accident de la vie, c’est donc qu’il est esclave par essence. Pour que ces
situations soient compatibles avec la lettre et l’esprit des Évangiles, il faut
ainsi considérer que les Noirs ne participent pas d’une commune humanité
avec les Européens.
Il s’ensuit que le système esclavagiste a construit un monstre idéologique
qui exclut certains Africains de cette humanité à laquelle se référaient le
Christ et ses apôtres, par un appel à la nature. Tout est bon pour alimenter
cette vision du monde. D’abord, la reprise de l’épisode de la Genèse qui voue
à la servitude perpétuelle les descendants de Cham, ce fils de Noé dont on
affirmait depuis le Moyen Âge qu’il était noir, ce qui ne figure nullement
dans le texte de la Bible. Ensuite, la comparaison de l’anatomie des grands
singes avec celle des humains, permettant de rapprocher les Noirs des
primates et de les éloigner des Européens. Le facteur qui a alimenté de la
façon la plus certaine la déshumanisation des Noirs est l’état de délabrement
physique et moral dans lequel ils arrivaient après avoir subi une traversée
dans des conditions comparables au traitement de déportés dans les camps
des régimes totalitaires du XXe siècle. L’exclusion des Noirs d’une commune
humanité ne constitue pas en premier lieu une doctrine sans laquelle la traite
aurait été impossible et impensable : il s’agit d’abord d’un traitement qui
dégrade les hommes et les femmes qui le subissent, au point que leur
appartenance au genre humain finit par être mise en doute. L’infériorité
raciale des Noirs devient ainsi une évidence aux yeux des Français au cours
du développement d’un colonialisme qui dépend d’un système esclavagiste.
Même si la plantation esclavagiste est présente dès la fin des années 1620
à Saint-Christophe, et si des entrepôts français sur l’embouchure du fleuve
Sénégal servent à la traite dans les années 1640, le tournant racial est pris, du
moins symboliquement, avec l’adoption de l’édit de mars 1685, plus tard
connu sous le nom de Code noir, et avec la publication quelques mois plus tôt
dans le Journal des Savants de l’essai du médecin François Bernier sur la
division de l’humanité en races distinctes. L’évolution des Codes noirs,
depuis celui de 1685 pour les Antilles jusqu’à celui de 1724 pour la
Louisiane, trahit une racialisation croissante de la relation entre colons blancs
et population africaine déportée aux Amériques, ainsi que dans les îles
françaises de l’océan Indien (île Bourbon et île de France). Alors que le
premier réglemente les relations entre maîtres de plantation et esclaves, on
voit de proche en proche comment la question se meut en règlement des
relations entre Blancs et Noirs, qu’ils soient esclaves ou affranchis, arrivés
d’Afrique ou « mulâtres ». Ainsi les descendants d’Africains déportés sont
assignés à une double infériorité, de par le stigmate servile et la couleur de la
peau. À la veille du temps des Lumières et du cycle des révolutions
atlantiques, les deux premiers siècles de la colonisation européenne d’outre-
mer ont ainsi donné naissance à des sociétés fondées sur la traduction raciale
de la segmentation sociale.

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Jean-Frédéric SCHAUB et Silvia SEBASTIANI, Race et histoire dans les
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Cécile VIDAL, Caribbean New Orleans : Empire, Race, and the Making of a
Slave Society, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2019.
Incertaines catégories raciales
Nathan Marvin

À première vue, les catégories raciales au sein desquelles les populations


coloniales ont été réparties présentent des similitudes remarquables à travers
l’empire français. Elles sont particulièrement saillantes dans les registres
paroissiaux, les documents notariaux et les recensements coloniaux ; les
rubriques les plus courantes y sont « Blancs », « gens libres (de couleur) » et
« esclaves noirs (ou nègres) ». Au fil du temps, ces catégories ont été de plus
en plus standardisées, ce qui peut donner l’impression que leurs significations
étaient stables et leur origine « naturelle ». En réalité, les populations classées
sous ces étiquettes diffèrent grandement d’une région à l’autre. Les catégories
elles-mêmes se sont révélées remarquablement élastiques et suffisamment
souples pour s’adapter à l’immense diversité de l’empire français et préserver
ainsi les hiérarchies sociales dans des contextes démographiques très
différents. Comme dans d’autres empires européens, le dénombrement et la
classification des populations ne sont pas un processus anodin. Ils constituent
pour les fonctionnaires coloniaux un outil indispensable au maintien du
contrôle social et politique, à la mise en œuvre d’une stricte division du
travail et par conséquent à la maximisation de la rentabilité de l’empire.
Au cours du XVIIIe siècle, les tableaux de recensement se sont imposés
comme le principal instrument pour répondre à ces impératifs. Transmis tous
les ans à Versailles par chacune des grandes colonies esclavagistes, les
recensements suivent tous un modèle similaire qui permet aux
administrateurs impériaux de comparer en un coup d’œil les données
concernant les variations annuelles de la population et de la production.
Malgré la mention d’une troisième catégorie dans la plupart de ces
documents, la principale distinction pertinente y est celle qui sépare les
esclaves des personnes s’en déclarant propriétaires. Dans la mesure où ils
sont toutefois obligés de respecter la tripartion de la population, les
administrateurs coloniaux ont trouvé dans la notion de « libres de couleur »
une sorte d’interface commode pour catégoriser les populations qu’ils ne
souhaitent pas identifier comme appartenant à l’un des deux versants de la
dichotomie Blancs/Noirs. C’est le cas par exemple des esclaves affranchis,
des enfants libres issus d’unions mixtes et, dans certains recensements
antillais de la fin du XVIIIe siècle, des « sauvages » (Amérindiens). Par
ailleurs, la question de savoir qui doit être qualifié comme blanc ou comme
« de couleur » parmi les personnes nées libres est lourde d’ambiguïtés et
provoque parfois des tensions dans les colonies esclavagistes françaises, où
l’identité d’appartenance est traditionnellement définie tout autant par
l’ascendance présumée que par la culture, la richesse ou la réputation. Aux
Antilles, à partir du milieu du XVIIIe siècle, certains « créoles libres » (terme
désignant les individus nés dans les colonies) ayant longtemps bénéficié du
statut de « blancs » dans les documents juridiques ont été reclassés en tant
que « gens de couleur ». Dans le cas de l’île Bourbon (La Réunion), où il
était de notoriété publique que la majorité de la population blanche, y
compris l’élite locale, avait des ancêtres malgaches et asiatiques, les autorités
coloniales ont préféré ne pas suivre ce modèle. De même que, dans certaines
régions, la catégorie « esclaves noirs » a fini par devenir un terme générique
pour désigner tous les esclaves, quelle que soit leur origine (incluant par
exemple les Asiatiques réduits en esclavage dans les îles de l’océan Indien),
les fonctionnaires coloniaux voient parfois un avantage stratégique à forger
une catégorie « blanche » relativement ample ou flexible. Une des
conséquences fondamentales de cet ensemble de pratiques mises en œuvre
dans les colonies de plantation de l’Atlantique et de l’océan Indien est la
consolidation progressive d’un système dans lequel la blanchité devient
synonyme de liberté et de statut privilégié tandis que le statut de « noir » ou
de « nègre » est associé à l’esclavage – en particulier à partir de la phase
d’essor exponentiel de la traite et de l’économie de plantation au XVIIIe siècle.
Si le clivage Blancs/Noirs est devenu la norme dans les colonies de
plantation françaises de l’Atlantique et de l’océan Indien de l’empire, ce sont
parfois des catégorisations fort différentes qui ont prévalu dans les régions où
les sujets français étaient très minoritaires et entourés de vastes populations
autochtones (Amérique du Nord, Sénégal, Madagascar, Asie du Sud). Dans
ce contexte, les hommes français nouent des relations sexuelles et conjugales
avec des femmes non européennes ou d’ascendance mixte ayant un certain
capital social. Cela peut passer tant par des mariages catholiques officiels
avec ces femmes que par des unions répondant à la coutume locale, et il
s’agit en partie pour ces hommes de bénéficier de leurs savoirs locaux, de
leurs réseaux de parenté et de commerce et, bien souvent, de leur patrimoine
substantiel en esclaves ou en biens immobiliers. Cela a été assez largement le
cas dans certaines îles des Antilles (en particulier Saint-Domingue) au cours
des premières décennies de la colonisation, ainsi qu’en Amérique du Nord, en
Inde, à Madagascar (au XVIIe siècle) et, en particulier, au Sénégal. Les
descendants de ces unions qui ont continué à vivre dans les territoires sous
juridiction française n’ont généralement pas été classés dans une catégorie ad
hoc (comme celle de « libres de couleur ») mais ont reçu l’appellation
racialement neutre d’« habitants » et été répertoriés parmi les résidents
« européens », dont ils partageaient le statut juridique. Dans toutes ces
régions, cette pratique durable a résisté aux tentatives ultérieures de la limiter
ou de la corriger.

BIBLIOGRAPHIE

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2018, p. 93-114.
Frédéric RÉGENT, La France et ses esclaves. De la colonisation aux
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société domingoise complexe (1760-1791) », Journal de la Société des
Américanistes, 95 (2), 2009, p. 235-260.
Genre, « race » et sexualité
Arlette Gautier

Le médecin et philosophe François Bernier est le premier auteur français


à utiliser en 1684 le terme « race » au sens moderne, et non au sens de
« lignée », noble ou pas. Il classe en effet l’humanité en cinq espèces :
européenne, africaine, américaine et asiatique et lapone, en fonction de leur
origine géographique et de leurs caractéristiques physiques. Il écrit en tant
que potentiel acheteur d’esclaves femmes pour sa satisfaction sexuelle dans
les marchés de l’Orient à l’Inde, où l’esclavage était multiethnique et portait
principalement sur les femmes.
Genre, « race » et sexualité sont donc intimement liées. Genre et « race »
sont des concepts qui peuvent être utilisés même lorsque le mot ne l’est pas
encore car ils visent à dévoiler une vision du monde. Ces deux termes
évoquent une différenciation et une hiérarchisation à partir de caractéristiques
physiques apparentes. La première distinction est quasi universelle, bien que
susceptible d’acceptions fort différentes. Ainsi l’épouse européenne doit
obéir à son conjoint, ce qui n’est pas le cas des Iroquoises selon Roland Viau.
La racialisation n’existe que dans certaines sociétés, la question étant de
savoir quand et où elle se produit dans le contexte européen. Avec les décrets
dits de la pureté du sang ayant pour but d’extirper d’Espagne les héritages
musulmans et juifs dès 1449 ? Avec le développement de la traite atlantique
et d’un esclavage touchant surtout les captifs africains ? Avec l’invention du
racisme dit scientifique ? Les liens proposés entre ces concepts peuvent être
de superposition, de substitution ou d’intersection, en fonction des définitions
et des sources utilisées.
Les premiers livres sur l’Afrique utilisent le terme de « noir », et celui de
« nègre » ne se déploie qu’à partir de 1450 avec un sens qui n’est pas
seulement descriptif mais négatif. Le premier recensement aux Antilles
françaises en 1664 ne l’emploie pas car il décrit des catégories sociales : les
maîtres de case, leurs épouses et les esclaves. D’ailleurs l’édit de mars 1685
(ou Code noir) qui institutionnalise l’esclavage, n’utilise pas le critère de
couleur mais un modèle ternaire libre/libre de couleur/esclave. En revanche,
dans les recensements des Antilles, dont les termes varient selon les îles,
signe de leur écriture locale, la hiérarchisation devient raciale dès 1671 en
distinguant les êtres humains, non selon une occupation ou un statut
juridique, mais par rapport à une origine géographique associée à des
caractéristiques héritées. Les seuls « hommes » sont ceux qui sont déjà
parfois définis comme blancs, alors que les esclaves sont devenus des
« nègres » et les Caraïbes, peuple autochtone local, des « sauvages ». En
1697, les mulâtres, esclaves ou libres, sont définitivement séparés des
« hommes » et des « femmes » (blancs et blanches) et passent tout aussi
définitivement devant les « nègres » ; signe de la primauté des Blancs. La
classification raciale est alors ternaire avec une hiérarchisation en fonction de
la proximité avec les Blancs. Cette racialisation genrée a pour objectif
d’empêcher l’union politique des esclaves entre eux, des engagés et des
esclaves contre les maîtres, des Blancs et des libres de couleur.
Contrairement à l’idée défendue par l’anthropologue africaniste Claude
Meillassoux et reprise par l’historienne Aurélia Michel, selon laquelle les
esclaves n’auraient pas de genre, les archives ou les textes de l’époque ne
cessent de différencier et de hiérarchiser femmes et hommes esclaves. Les
marchands d’esclaves séparent les captifs des captives aussi bien dans leurs
statistiques que sur leurs bateaux. Les recensements antillais notent dès
1671 : « nègres et négresses, mulâtres et mulâtresses » : ils les différencient
donc, mais les hiérarchisent aussi, « négresses » et « mulâtresses »
apparaissant toujours après « nègres » et « mulâtres », les catégorisant
comme le deuxième sexe.
Dans les écrits de voyageurs, l’altérisation mobilise toujours la sexualité,
qu’il s’agisse de femmes, d’Africains, d’autochtones, de juifs ou de
musulmans : les femmes seraient adultères, les hommes sodomites ou
travestis, ce qui permet de justifier la conquête pour sauver leurs âmes.
Partout, les hommes conquis seraient efféminés, seuls les hommes blancs
seraient de vrais hommes, aptes à conquérir la planète.
Néanmoins, derrière la généralité de ces représentations, les contextes
varient fortement. Les Églises chrétiennes considèrent depuis le concile de
Trente en 1545-1563 qu’alliance, filiation et sexualité sont leur apanage. Les
archives de l’Inquisition et les écrits de missionnaires manifestent leur
volonté de christianiser les esclaves en leur imposant la monogamie à vie,
l’obéissance au mari et une sexualité hétérosexuelle et reproductrice, loin de
la fluidité vécue par certaines ethnies amérindiennes et, plus rarement,
africaines. Dans les colonies catholiques, les relations illégitimes et parfois
« sodomites » sont condamnées (notamment au Brésil), même si les punitions
restent rares. La « ligne de couleur » n’est pas encore rigide au XVIIe siècle.
Des lois condamnent les relations sexuelles entre chrétiens et païens
(Antigua, 1644), Anglais et Africains, puis entre « races » (Virginie, 1691).
Dès 1674, l’administration coloniale française commence à interdire les
mariages entre Blancs et Noirs, tout d’abord à l’île Bourbon (La Réunion),
colonie esclavagiste de l’océan Indien, puis à travers l’empire. De plus, le
principe romain partus sequitur ventrum, selon lequel l’enfant suit le statut de
sa mère et non du père, trouve à s’appliquer : l’enfant d’une esclave le sera
aussi et celui d’une libre sera libre (même si le père est esclave), et se répand
dans toute l’Amérique au XVIIe siècle. Il ne remplace pas le genre par la race
mais le racialise.
Dans toutes les colonies, les femmes blanches sont étroitement
surveillées, stigmatisées et punies lorsqu’elles ont des relations avec des
hommes noirs, ce qui limite aussi bien les relations amoureuses ou sexuelles
que les abus qu’elles pourraient leur infliger. Des lois spécifiques vont punir
ces relations à la fin du XVIIe siècle, que ce soit en Virginie ou à Surinam.
Alors que, selon la tradition chrétienne, les femmes étaient jugées
pécheresses et tentatrices, et cela encore plus pour celles appartenant aux
catégories populaires, on impose désormais aux Blanches d’être « pures » et
le stigmate de la lubricité ne pèse plus que sur les afro-descendantes. Les
différences culturelles deviennent insurmontables et fondées en « nature ».
Les conseils des colonies retirent au prêtre le droit d’enregistrer le nom
du père d’un enfant mulâtre, empêchant toute dénonciation. Un discours
faisant de l’esclave femme la tentatrice des hommes blancs, pour l’attrait du
gain ou de la liberté, se répand à travers toute la Caraïbe et l’Amérique au
e
XVIII siècle, ce qui permet d’effacer la question de son consentement. Ce
fantasme perdurera dans les colonisations ultérieures. Il peut aussi servir à
justifier les viols comme moyen de soumission des communautés mais aussi
des travailleuses récalcitrantes. Bien qu’il affirme que les femmes et les
hommes noirs sont dotés par nature d’une sexualité effrénée, il se focalise
surtout sur les mulâtresses, ce qui est en partie un moyen de lutter contre les
revendications politiques et sociales des « gens libres de couleur » en les
stigmatisant.
Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle se développe l’idée d’un paisible
concubinage avec les « ménagères » (gouvernantes de couleur), comme l’ont
montré Henrice Altink et Arlette Gautier pour les Antilles anglaises et
françaises. Barbara Bush voit dans ces relations une stratégie pour améliorer
les situations personnelles et aider les proches. Cependant, ces femmes n’ont
guère d’autre choix, notamment lorsqu’elles sont esclaves. Ann Laura Stoler
et Anne McClintock insistent sur l’importance de ces relations intimes pour
la colonisation et du rôle de la domesticité dans la reproduction coloniale. Le
déséquilibre démographique entre esclaves ou colonisés et colonisateurs rend
toutefois rares de tels arrangements à l’échelle des populations colonisées. Le
journal du gérant jamaïcain Thomas Thistlewood montre comment sa
ménagère, esclave du propriétaire, devait satisfaire les besoins de celui-ci et
comment le gérant imposait des relations sexuelles à toutes les esclaves
femmes qu’il dirigeait. Le « paisible » concubinage n’empêche pas
l’exploitation sexuelle, cachée par les archives officielles.
Dans les recensements français produits entre 1764 et 1780, l’ordre de
description est toujours racial : « Blancs, gens de couleur, esclaves ». C’est
l’époque où les administrations esclavagistes introduisent une politique
« d’humanité et d’intérêt », où des récits d’anciens esclaves des colonies
britanniques sont publiés et où des campagnes abolitionnistes se développent.
Des théories scientifiques raciales se développent et réinscrivent les
esclavisés dans l’humanité, mais comme une espèce subordonnée, ce qui sert
à légitimer la conquête coloniale. Cette racialisation serait permise, selon Elsa
Dorlin, par les traités des maladies des nègres, qui considèrent les Noirs
comme souffrants par nature, à l’égal des femmes, mais ceux-ci ne sont
publiés qu’à partir de 1752, bien après l’avènement de la racialisation
administrative.
Un ordre racial se met donc en place aux colonies dès le XVIIe siècle,
avant l’élaboration du racisme dit scientifique ou des catégorisations
médicales : il est leur terreau même si le langage devient celui de la science.
Il est lié à la construction des femmes esclavisées et colonisées comme objets
de désir et d’appropriation sexuelle mais aussi comme reproductrices. La
racialisation ne se substitue pas au genre mais interagit avec lui, notamment
par la sexualité, exacerbant et justifiant la domination masculine blanche.
Toutefois, que ce soit dans les camps marrons de Colombie au XVIe siècle,
dans les montagnes bleues de la Jamaïque ou sur les plantations, les
esclavisés défendent leurs façons d’aimer, refusant la démonisation du plaisir
et les violences ainsi que les catégorisations binaires.

BIBLIOGRAPHIE
Pascal BLANCHARD, Nicolas BANCEL, Gilles BOËTSCH, Christelle TARAUD
et Dominic THOMAS (dir.), Sexe, race & colonies. La domination des corps
du XVe siècle à nos jours, Paris, La Découverte, 2018.
Arlette GAUTIER, « Possessions et érotisation violentes des femmes
esclaves », in Gilles Boëtsch, et al. (dir.), Sexualités, identités & corps
colonisés (XVe siècle-XXIe siècle), Paris, CNRS Éditions, 2019, p. 319-331.
—, « Invention de la race et transformation du genre d’après les recensements
antillais, 1664-1806 », Esclavage et post-esclavage, à paraître en 2023.
—, « Gender, Enslavement, and Trafficking », in Debra Blumenthal (dir.), A
Cultural History of Slavery and Trafficking, Londres, Oxford, New Delhi,
Sydney, Bloomsbury, vol. 3, 1450 CE - 1750 CE, chap. 6.
Aurélia MICHEL, Un monde en nègre et blanc. Enquête historique sur
l’ordre racial, Paris, Éditions Points, 2020.
Sue PEABODY, « Slavery, Freedom, and the Law in the Atlantic World, 1420-
1807 », in David Eltis et Stanley L. Engerman (dir.), The Cambridge World
History of Slavery, vol. 3, « 1420-1804 », Cambridge-New York, Cambridge
University Press, 2011, p. 594-630.
Racisme et métissage à l’île Bourbon
Myriam Paris

À La Réunion, le métissage est souvent perçu comme un signe d’entente


interraciale liant sur cette île de l’océan Indien une population aux origines
multiples, malgaches, africaines, asiatiques et européennes. Cette
représentation idéalisée du métissage tend à éluder l’histoire coloniale et la
politique raciale qui ont constitué le métissage en un phénomène aussi
fascinant que menaçant. Au XVIIIe siècle, à Bourbon – ainsi que l’île est
nommée jusqu’en 1848 –, le métissage suscite l’admiration des observateurs
européens, comme en témoignent notamment les multiples figures de
« mulâtresses » lascives qui peuplent les récits de voyage, tels ceux recueillis
par Albert Lougnon dans Sous le signe de la tortue (1958). Derrière cette
fascination se trame cependant l’érotisation de l’une des réalités brutales de la
colonisation, celle du viol de femmes noires par des hommes blancs. Cette
attraction va en outre de pair avec la crainte de voir se brouiller les frontières
raciales coextensives de l’économie esclavagiste instituée dans l’île à la fin
du XVIIe siècle.
Si le métissage marque l’histoire réunionnaise, cela tient aux conditions
de peuplement de l’île. Celle-ci est inhabitée lorsque la Compagnie française
des Indes orientales organise la colonisation de peuplement en 1663. Les
colons sont initialement chargés de cultiver les denrées nécessaires au
ravitaillement des navires sur la route des Indes, puis assignés à la production
d’une denrée spéculative, le café. La Compagnie leur concède à cet effet des
parcelles agricoles ainsi que des hommes, des femmes, des enfants déportés
et détenus en esclavage, objets d’une traite esclavagiste d’abord opérée
depuis Madagascar, puis étendue à la côte est de l’Afrique et à l’Inde. Pour
sédentariser ces hommes et assurer la reproduction du groupe des colons, une
politique de peuplement féminin est envisagée, mais elle échoue : entre 1663
et 1715, sept Françaises seulement sont recensées dans l’île. C’est là un trait
qui singularise l’histoire de Bourbon par rapport à celle des Amériques
françaises où des centaines de Françaises, dénommées « filles du roi »,
sélectionnées dans les hôpitaux généraux, ont été convoyées au XVIIe siècle
pour y être mariées aux colons. À Bourbon, faute d’immigrantes françaises,
les premiers colons épousent généralement des femmes malgaches
initialement destinées à l’esclavage, ainsi que des femmes luso-indiennes
transportées depuis l’Inde comme femmes à marier, et dont la présence en
Inde remonte à la période d’occupation portugaise au XVe siècle. La plupart
sont de très jeunes filles ayant à peine atteint l’âge de la puberté. Elles
donnent naissance aux colons dits « créoles », c’est-à-dire nés dans la
colonie, désignés par les mots « mulâtres » et « mulâtresses » par les
administrateurs.
Bien qu’encouragé dans un premier temps, ce métissage est regardé par
les autorités coloniales comme un problème lorsque ces colons créoles
atteignent l’âge d’assumer des responsabilités économiques et politiques.
L’inclusion des métis dans la classe des propriétaires d’esclaves compromet
le fonctionnement racialisé du rapport d’exploitation esclavagiste. La
principale réponse politique consiste à prohiber le métissage : l’ordonnance
de 1674 du vice-roi des Indes françaises Jacob de La Haye interdit aux colons
de se marier avec des femmes noires et aux femmes blanches de se marier
avec des hommes noirs. Cette intervention politique et sociale a vocation à
reproduire la ligne de couleur distinguant maîtres et esclaves. Comme l’a
souligné Jean-Luc Bonniol, sans régulation coloniale de la sexualité des
colons, « les populations de départ [auraient laissé] place à une seule
population hétérogène, au sein de laquelle [aurait progressé] la fusion, au
hasard des rencontres reproductrices individuelles ». La prohibition du
métissage permet de pérenniser et de naturaliser les antagonismes sociaux par
l’inscription durable du statut – propriétaire ou esclave – dans les corps via la
couleur et la reproduction séparée des groupes. Pour autant, dès la fin du
e
XVII siècle, les colons créoles, majoritairement issus du métissage, perturbent
cet ordre binaire et suscitent à ce titre les hantises raciales des autorités
coloniales. Si les figures masculines métisses sont massivement redoutées,
leurs homologues féminines suscitent des récits plus ambivalents, comme en
témoignent leurs représentations érotisées dans les récits coloniaux. Cela tient
au rôle qui leur est assigné dans l’économie de plantation : assurer la
reproduction du groupe des colons. Cette sexualité reproductive est l’objet
d’un fantasme racial que le voyageur Guy Le Gentil de La Barbinais, qui
séjourne dans l’île en 1717, explicite ainsi dans son Nouveau voyage autour
du monde (1727) : « Les femmes mulâtres, par les alliances qu’elles
contractent avec les Français qui quittent leurs vaisseaux pour s’établir dans
cette île, ont des enfants moins basanés. Le sang se purifie et leur teint
devient blanc peu à peu. » En arborant des générations graduellement
« purifiées » par des Français, c’est la puissance sexuelle des colons qui est
ici vantée, son pouvoir de reproduire et de blanchir. Les « mulâtresses » sont
assignées à être les génitrices qui, à travers leur descendance, effacent leur
origine maternelle malgache ou indienne. Le métissage désigne donc ici le
procès par lequel les premières épouses et mères noires sont répudiées et
effacées. Il renvoie à une politique sexuelle censée réparer la faute originelle
que symbolise l’union des premiers colons avec des femmes noires.
Sous la représentation idéalisée du métissage se trame ainsi un double
rapport de pouvoir : d’abord un rapport de genre se traduisant par
l’appropriation sexuelle des femmes par les hommes au sein du groupe des
colons ; ensuite un rapport de race qui instruit le processus coloriste par
lequel les teintes de peau les plus foncées sont placées au plus bas de
l’échelle des valeurs.
BIBLIOGRAPHIE

Jean-Luc BONNIOL, La Couleur comme maléfice. Une illustration créole de


la généalogie des Blancs et des Noirs, Paris, Albin Michel, 1992.
Anne MCCLINTOCK, Imperial Leather : Race, Gender, and Sexuality in the
Colonial Contest, New York, Routledge, 1995.
Ann Laura STOLER, La Chair de l’empire. Savoirs intimes et pouvoirs
raciaux en régime colonial (2002), Paris, la Découverte, 2013.
Devenir créole à l’île Bourbon
Valérie Magdelaine-Andrianjafitrimo

Habitée depuis 1663, officiellement depuis 1665, l’île Bourbon, qui


deviendra La Réunion en 1848, est d’abord une île déserte où s’implantent
des Français, des Malgaches et des Luso-Asiatiques conduisant très vite à la
naissance des premiers « créoles », si l’on entend par là ceux qui sont nés
dans les îles, sans distinction chromatique. La population de Bourbon est
fondée par le métissage franco-malgache et euro-asiatique, même si elle n’en
vit pas pour autant en harmonie. Dès 1672 ont été débarqués dans l’île quinze
prisonniers « noirs » venus d’Inde, très certainement des esclaves, mettant
ainsi fin à l’article 12 des Statuts, ordonnances et règlements de la
Compagnie des Indes orientales, en date de 1664, interdisant la traite. Si une
grande part de la population libre est constituée de travailleurs de Madagascar
et de l’Inde, d’engagés de l’Inde spécialisés dans certains artisanats, et de
descendants créoles métis libres issus des nombreux mariages mixtes entre
les Français et les femmes malgaches et luso-indiennes sur l’île, des milliers
de Malgaches, d’Africains et d’Asiatiques, en revanche, y sont asservis.
Dans une première phase de l’implantation, que Robert Chaudenson
nomme « société d’habitation », se côtoient Français, Malgaches, métis et
femmes luso-indiennes christianisées, envoyées en 1678 dans l’île par la
Compagnie des Indes orientales depuis les comptoirs de Pondichéry, Daman
et Surate. Celles-ci devaient servir d’épouses aux Français et pallier le grand
déficit de femmes, en particulier blanches que connaissait l’île, malgré
l’arrivée de certaines d’entre elles à partir de 1667.
Se forme ainsi une population peu nombreuse, miséreuse, dans laquelle
des ajustements conjoints sont indispensables à la survie, en particulier pour
tout ce qui a trait à l’agriculture et à la nourriture. Les savoirs se complètent,
s’adaptent aux réalités insulaires, et se disent dans une langue qui est une
forme approximative de la langue-cible française. Le français est alors très
peu normé, y compris en France. Il l’est encore moins dans l’île, peuplée de
personnes généralement défavorisées et provenant de régions différentes, de
Bretagne surtout. Comme le suggère Pier Larson, une forme de « langue de
contact » malgache y a sans doute durablement survécu parmi les populations
serviles. Dans les années 1725-1730 s’instaure le modèle de la « société de
plantation » : la population servile requise pour la culture du café y devient
plus nombreuse. Elle est issue de Madagascar ou converge d’Afrique de l’Est
par le Mozambique. La piste d’une traite ouest-africaine a vite été
abandonnée en raison de la longueur, du coût du trajet et de la perte en vies
humaines. Plus rarement, mais de manière continue, des esclaves sont
également venus d’Inde. Tous ces nouveaux arrivants côtoient les esclaves
nés sur place, qui sont leurs principaux intercesseurs avec des maîtres qui, de
leur côté, ont pour beaucoup maintenu des liens lointains mais permanents
avec la France. C’est alors que la langue créole s’autonomise et, avec elle, un
système qui constitue la créolisation.
C’est en 1884, dans le Bulletin de la société d’anthropologie de Paris,
qu’apparaît sous la plume de Louis Armand de Quatrefages l’une des
premières occurrences du terme « créolisation » pour désigner les
mécanismes d’adaptation des Blancs et des Noirs transplantés dans des îles
de la Caraïbe qui leur étaient inconnues. L’usage de ce terme est tout aussi
pertinent pour les îles créoles du sud-ouest de l’océan Indien : la créolisation
est à la source même de la formation anthropologique de Bourbon et demeure
l’expérience quotidienne de La Réunion.
La créolisation ne désigne pas un produit fini, un modèle fixe de société
qui serait le fruit de cette diversité originelle. Elle forme un mécanisme
continu d’adaptabilité, ce que Pier Larson appelle une « agilité » permanente,
qui permet de rendre le monde habitable. C’est bien d’habitabilité qu’il est en
effet question : dans un espace clos, brutalement inégalitaire, sont contraints
d’apprendre à vivre ensemble des individus arrachés souvent très jeunes à des
univers linguistiques et culturels différents. La créolisation constitue une
réponse créative à ce nouveau monde. Elle se caractérise par l’imitation, la
récupération et le bricolage, pour s’adapter comme pour transmettre ou
réinventer des mémoires de l’ailleurs à partir d’un ici imposé.
On peut citer l’exemple du genre musical du maloya, d’abord identifié au
« séga créole », dont le mot semble avoir été en usage à Bourbon dès le début
du XVIIIe siècle. Il se joue au moyen d’instruments créés à partir de restes,
d’objets comme de souvenirs : tonneaux transformés en tambours, triangles
européens, idiophones ou arcs musicaux d’inspiration malgache ou africaine
fabriqués à partir de végétaux insulaires. Par la rythmique, la structure du
chant en répons et la danse, il restaure une communication avec une
ancestralité recomposée, en particulier lorsqu’il se pratique dans le cadre de
« servis », ou cérémonies religieuses. Il s’exprime en un créole chargé de
« traces-mémoires » malgaches qui ont progressivement pris le pas sur la
mémoire mozambicaine (« makwalé ») et qui se manifestent par le nom des
divinités invoquées, par le contenu des chants, restitué de plus en plus par
imitation phonétique. Ce genre musical est d’abord perçu comme un fort
marqueur communautaire « noir », ou « kaf » (cafre) – afro-malgache –,
avant d’endosser à la période contemporaine une dimension identitaire
commune à l’ensemble de la population réunionnaise.
Ainsi se pose l’un des paradoxes de la créolisation qui vise à la
constitution d’un en-commun refondé, autant qu’à l’idéal de retrouver, ne
serait-ce que symboliquement, des traces d’un « avant ». Cela s’exprime tout
particulièrement dans les cultes religieux malgaches ou dans le recours à la
sorcellerie, pratiqués souvent de manière cumulative et syncrétique. Une
grande majorité de la population a été christianisée, ce qui n’empêche pas en
parallèle le culte aux ancêtres rendu sous la forme de cérémonies, de transes,
de rituels sacrificiels, de dons de nourriture et d’alcool aux morts.
Lorsque, suite à l’abolition de l’esclavage en 1848, les Indiens, appelés
« Malbars », sont arrivés en nombre à l’île de La Réunion en tant qu’engagés
pour les besoins de la culture de la canne à sucre, une nouvelle mutation des
pratiques « créoles » s’est opérée, non sans tensions. Après une phase de
défiance, liée là encore à la peur qu’inspirent d’abord les « autres » et que
renforcent des cérémonies spectaculaires comme la marche sur le feu,
l’hindouisme populaire du sud de l’Inde contribua à alimenter les autres
cultes, l’imaginaire, la littérature orale et la musique insulaires. Ainsi a-t-il
accru la croyance en la sorcellerie qui est fortement liée, en réalité, à la
mémoire vive de la violence de l’histoire et du travail servile. À l’inverse, les
rituels propitiatoires sont tout aussi partagés : on pourrait citer le culte de
saint Expédit, qui a pris toute sa force dans les premières années du
e
XX siècle. Ce saint romain de l’Église catholique, dont les autels ponctuent le
bord des routes, est peint aux couleurs rouges des cultes hindous aussi bien
que malgaches, il reçoit offrandes et verres de rhum et protège tous ceux qui
le prient. L’hindouisme s’est à son tour créolisé, d’autant que la grande
majorité des hindous sont aussi catholiques. De manière générale, la
littérature, en particulier orale, est l’expression de tous les syncrétismes,
comme on peut le voir avec l’omniprésente légende de Grand-mère Kalle ou
Granmèrkal, sorcière qui tient autant de Madagascar, de l’Inde que de la
France.
Avec l’arrivée, dans la seconde moitié du XIXe siècle et jusqu’au XXIe, de
populations chinoises et indo-musulmanes, puis de nouvelles vagues
migratoires françaises, malgaches ou comoriennes parmi d’autres, l’île
accentue toujours plus ces mécanismes adaptatifs et transformationnels, dont
l’art culinaire ou les interdits et tabous alimentaires offrent le meilleur lieu
d’observation. Le mode de préparation qui privilégie une nourriture très cuite,
l’omniprésence des épices et du piment sont donnés comme de source
essentiellement indienne. L’association riz-légumineuses est considérée
autant comme « africaine » qu’indienne, alors que l’association riz-brèdes est
caractéristique de Madagascar. Dans tous les cas, la nourriture constitue
l’exemple même du mécanisme de la créolisation : la question des
« origines » et des « substrats » y est inextricable. Elle joue le rôle d’un
dispositif intégratif en se faisant le lieu même d’un très fort sentiment
d’appartenance insulaire et de patrimoine commun, tout en permettant à
chacun de retrouver, voire de réinventer, des filiations identitaires.
Ainsi la créolisation se caractérise-t-elle par l’expérience quotidienne
d’une vie à plusieurs niveaux, en référence à des spatialités, des temporalités,
des spiritualités à la fois différenciées et reliées. Elle constitue de la sorte,
comme l’affirme Christine Chivallon dans la revue L’Homme, une « forme de
dissidence », l’« invention de manières de composer » face à toute forme de
pouvoir unitaire. Dans l’histoire douloureuse et dramatique des îles créoles,
la créolisation se fait l’expression du pouvoir de l’humanité de toujours
s’obstiner à remodeler son univers et réinventer sa vie.

BIBLIOGRAPHIE

Robert CHAUDENSON, Des îles, des hommes, des langues. Essai sur la
créolisation linguistique et culturelle, Paris, L’Harmattan, 1992.
Pier M. LARSON, Ocean of Letters : Language and Creolization in an Indian
Ocean Diaspora, Cambridge-New York, Cambridge University Press, 2009.
Un miracle créole ?, dossier spécial dirigé par Jean-Luc Bonniol, L’Homme,
no 207-208, 2013.
Sénégal : le pouvoir des « signares »
Aissata Kane Lo

Créée en 1658, Saint-Louis est le premier comptoir français fondé en


Afrique de l’Ouest. En raison de son statut commercial, il est le théâtre d’un
cosmopolitisme précoce et favorable à l’émergence d’une transculturalité.
Au lendemain de l’implantation française à Saint-Louis, les hommes
français employés par les compagnies de commerce ont recours aux savoir-
faire domestiques des femmes sénégalaises et aux remèdes locaux, qui sont
depuis longtemps une prérogative féminine en Afrique, pour endiguer les
infections tropicales qui les affectent. Ainsi les conditions sont-elles remplies
pour faciliter les liaisons entre les hommes européens et ces femmes
africaines. Dotées d’un bel esprit d’entreprise et aidées par la familiarité
qu’elles gagnent avec les milieux des compagnies de commerce, celles-ci
aiguiseront leur sens des affaires. Par le biais de mariages savamment
négociés, elles finissent par s’attacher les grâces d’hommes ayant souvent
une bonne surface financière, s’assurant par la même occasion un statut social
valorisant.
Ainsi naissent les « signares » : le mot désigne les compagnes des
Européens installés pour une durée plus ou moins longue sur la côte
occidentale d’Afrique, d’abord concubines avant d’être épousées à la mode
du pays ; il sera donné ensuite aux filles métisses issues de ces unions.
Au-delà de l’apparence physique, ces femmes ont réussi à marquer leur
présence par un investissement actif dans l’économie de traite des XVIIIe et
e
XIX siècles. Ayant très tôt compris leur propre valeur marchande, elles ont su
la mettre en avant dans leur relation avec les Européens expatriés à Saint-
Louis. La signare Coumba Poul en est la parfaite illustration. Elle contracte
une union avec le gouverneur anglais O’Hara après une première union avec
un dénommé Jean Blondin. À la faveur de ces unions, elle amasse une
fortune estimée à 53 629 livres en monnaie de colonie et passe maîtresse dans
le commerce de captifs. Le recensement de 1779 indique qu’elle en possède
vingt-deux au côté d’autres signares comme Marianne Fleury et Isabelle
Baudet.
Différentes stratégies sont utilisées à cet effet. Le mariage à la mode du
pays semble représenter une démarche consciente et coïncide avec la
naissance de la bourgeoisie métisse. Il consiste en une célébration solennelle
des mariages pour les légaliser aux yeux des populations saint-louisiennes,
même s’ils n’ont pas de valeur juridique légale aux yeux des Français. Cette
pratique, contrairement au concubinage des premiers temps, est acceptée par
les institutions sociales wolofs pour la bonne et simple raison que le
cérémonial du mariage coutumier est respecté : le futur époux demande
officiellement la main de la femme à son père et, pour cette raison, leur union
est appelée sey ci yoonu yalla, « mariage dans la voie de Dieu ». Ce mode de
concubinage institutionalisé s’est maintenu jusqu’à l’application du Code
civil napoléonien dans la colonie du Sénégal en 1830.
Bien que n’étant pas admise par les institutions catholiques, cette forme
d’union matrimoniale finit par revêtir le caractère d’un mariage légitime et
l’Église accepte désormais de baptiser les enfants nés de ces unions, comme
on le constate dans les archives paroissiales de Sor (Saint-Louis du Sénégal).
Les archives notariées du Sénégal regorgent d’exemples de déclarations de
communauté de biens, une exigence des signares de la deuxième génération.
La disparition du mariage à la mode du pays correspond à l’entrée en
vigueur du Code civil dans la colonie du Sénégal, le 5 novembre 1830. Le
Code réduit drastiquement l’indépendance des femmes en encourageant le
retour au foyer et limite leur droit à la propriété. Aussi certaines femmes
choisissent-elles de s’expatrier au comptoir anglais de Fort James (en actuelle
Gambie, petit territoire britannique enclavé dans le Sénégal), tandis que
d’autres mettent leur expertise au service de Dieu en intégrant les
associations religieuses et les écoles françaises ayant pour vocation d’en faire
des épouses dévouées et dévotes. La société saint-louisienne devient plus
dévote, les mariages et les baptêmes se pratiquent désormais à l’église. Ce
déclin est également provoqué par le fait que plusieurs signares épousent des
Blancs issus de milieux sociaux défavorisés, peut-être parfois seulement
intéressés par leurs biens.
Quelques années après l’application du Code civil, on enregistrera
plusieurs déclarations d’enfants naturels par leurs géniteurs. Ces derniers
cherchent à leur accorder les mêmes droits que ceux qui sont octroyés à des
enfants légitimes. Ils cherchent également à faire reconnaître les unions
contractées selon les usages du pays. Tous ces événements sonnent la fin de
l’ère des signares et leur enrôlement dans un système éducatif qui en fait des
femmes d’intérieur.

BIBLIOGRAPHIE

David BOILAT, Esquisses sénégalaises. Physionomie du pays, peuplades,


commerce, religions, passé et avenir, récits et légendes, Paris, P. Bertrand,
1853, 2 vol. ; rééd., Paris, Karthala, 1984.
Aissata KANE-LO, De la Signare à la Diriyanké sénégalaise. Trajectoires
féminines et visions partagées, Dakar, L’Harmattan-Sénégal, 2014.
Jessica Marie JOHNSON, Wicked Flesh : Black Women, Intimacy, and
Freedom in the Atlantic World, Philadelphie, University of Pennsylvania
Press, 2020.
Des femmes blanches sur les plantations
Jennifer L. Palmer

Lorsque le mari de Marie-Magdelaine Regnaud de Beaumont émigre à


Saint-Domingue, il la laisse à La Rochelle en charge des affaires familiales et
du commerce des esclaves tandis qu’il se charge de leur plantation d’indigo.
De nombreuses Françaises possèdent alors des plantations conjointement à
leurs époux ou à leurs frères, les assistent dans leur négoce et les remplacent
lorsqu’elles deviennent veuves. Pourtant, la traite transatlantique et le
capitalisme de plantation sont tous deux considérés comme une affaire
d’hommes. Dans l’imagerie populaire, des hommes blancs arment les
vaisseaux transatlantiques, remplissent leurs cales et engrangent les profits du
commerce de longue distance ; ils dirigent les plantations, y pratiquent
l’esclavage et font fortune dans les cultures d’exportation. Pour leurs
contemporains comme pour les historiennes et historiens, les femmes
blanches se font remarquer seulement par leur absence dans ces entreprises,
ou bien comme symboles passifs des déprédations du colonialisme.
Pourtant, cette vision efface le rôle actif des femmes dans l’invention de
l’économie de plantation et de la hiérarchie raciale. Il ne fait nul doute
qu’elles étaient confrontées à des difficultés et des dangers en raison de leur
genre : les séparations causées par la traite transatlantique et le colonialisme
renforçaient en effet le risque de destitution, d’abandon et de veuvage. Après
le départ du mari de Mme Regnaud pour les Antilles, les époux passent le
plus clair des trois décennies suivantes (de 1743 à 1775, à la mort de
monsieur) séparés. Pendant tout ce temps, elle dispose d’une procuration,
mais ne possède pas pour autant l’aura patriarcale qui lui permettrait de fixer
les clauses d’un contrat, d’engager des procès, de poursuivre ses débiteurs ou
d’empêcher son mari de dilapider sa dot et de léguer les biens qu’il lui reste à
ses enfants illégitimes à Saint-Domingue. Bien que cette Mme Regnaud soit
relativement privilégiée, les problèmes culturels qu’elle rencontre rendent
difficile l’appréhension de son rôle dans l’invention du colonialisme.
En France et dans les Caraïbes, le rôle des femmes blanches dans le
façonnage des régimes et des hiérarchies coloniales est masqué à la fois par
leur marginalisation dans l’histoire et par les sources et méthodologies
utilisées par les historiennes et historiens. Ces derniers se fondent, par
exemple, sur les archives notariales ; or des femmes telles que Marie Roume
de Saint-Laurent, qui possédait une plantation à la Grenade in absentia de son
frère et de sa mère, ne signaient pas de contrats. Le rôle actif que joue cette
dame dans son exploitation apparaît plutôt dans ses lettres. Ces lacunes ne
veulent pas pour autant dire que les femmes ne participent pas à la création
des hiérarchies colonialistes ; elles signifient seulement que les universitaires
doivent en trouver les preuves ailleurs.
Pour les femmes blanches, la participation au colonialisme de plantation
ne revient pas simplement à prendre la place de leurs maris. Les préjugés en
matière de rôles de genre et les restrictions à l’autonomie juridique des
femmes les empêchent de s’impliquer dans les transactions coloniales et d’en
profiter de la même manière que les hommes. Elles doivent inventer de
nouvelles façons d’agir et de protéger leurs intérêts propres, opérant en
marge, voire en dehors du statu quo. Par exemple, Mme Regnaud désigne un
mandataire masculin pour soutirer à un associé colonial sa part des profits
d’une expédition commerciale. Ces tactiques permettaient à des femmes de
tirer profit du colonialisme tout en se conformant aux normes et aux attentes
liées à leur genre.
Dans les Caraïbes, l’intersection de la race et du genre confère aux
Blanches une grande visibilité. Si toutes les femmes de l’empire français sont
définies par leur sexe, c’est la démographie minoritaire des créoles blanches
qui explique leur représentation en tant qu’objets sexualisés : les hommes
blancs étaient environ deux fois plus nombreux qu’elles tout au long du
e
XVIII siècle dans la Caraïbe française. Dès les premières années de la
colonisation, la politique étatique les dépeint uniquement comme les
compagnes des hommes, qui accomplissent le « véritable » travail de colon.
La Couronne envoie des « engagées » – orphelines, prostituées et
délinquantes – aux Caraïbes en tant qu’épouses potentielles et encourage plus
tard l’émigration de Françaises blanches en leur offrant des exonérations
fiscales. À la fin du XVIIIe siècle, des critiques très en vue des créoles blanches
viennent préciser le stéréotype, faisant d’elles l’incarnation des pires attributs
de la féminité : indolentes, oisives et paresseuses, obnubilées par leur goût du
plaisir physique, à la beauté, la pudeur et la vitalité minées par le climat.
Pourtant, ces discours dissimulent les contributions et rôles économiques
variés des femmes blanches dans la création du colonialisme de plantation.
Les Blanches, haut placées ou non, possédaient des terres, faisaient des
affaires et détenaient des personnes réduites en esclavage. À Saint-
Domingue, Agnès Desgas loue une plantation où des esclaves cultivent le
coton et le manioc, tandis que Marieanne Lecocq afferme ses terres à
quelqu’un d’autre. Comme les femmes de couleur libres, les Blanches
réussissent particulièrement en ville. La veuve Prou prête de l’argent à des
hommes d’affaires locaux. Marie-Françoise Desmarets loue un appartement
et un bureau pour ses affaires. La demoiselle Françoise Charbert Beaulieu
ouvre sa pratique de couturière et Suzanne Coulon, copropriétaire de trois
bateaux de pêche, vend du poisson. Marie-Anne Hyver tient un hôtel et une
pension. Les femmes blanches sont des contributrices actives et dynamiques
du colonialisme et leurs actions renforcent la hiérarchie raciale.

BIBLIOGRAPHIE
Yvonne FABELLA, « Redeeming the “Character of the Créoles” : Whiteness,
Gender and Creolization in Pre-Revolutionary Saint-Domingue », Journal of
Historical Sociology, 23 (1), 2010, p. 40-72.
Arlette GAUTIER, Les Sœurs de Solitude. Femmes et esclavage aux Antilles
du XVIIe au XIXe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010.
Jennifer L. PALMER, Intimate Bonds : Family and Slavery in the French
Atlantic, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2016.
Les « ménagères » de Saint-Domingue
et de Louisiane
Nathalie Dessens

Adélaïde Philibert, femme de couleur libre née à Saint-Domingue, quitte


la colonie française à la fin de la révolution haïtienne et trouve refuge à Cuba
en 1803, puis à La Nouvelle-Orléans en 1809, avec son compagnon blanc,
Henri de Sainte-Gême, avec qui elle n’est pas mariée. Ils ont trois enfants,
reconnus par leur père, lequel regagne la France en 1818, laissant derrière lui
sa famille de couleur après avoir assuré son avenir financier. Adélaïde est
l’une de ces femmes d’origine africaine, nommées « ménagères » à Saint-
Domingue au XVIIIe siècle puis en Louisiane au XIXe.
Lors de la colonisation française de Saint-Domingue, nombre d’hommes
ayant traversé seuls l’Atlantique font appel à des femmes de couleur (libres
ou esclaves) pour tenir leur ménage. Souvent des relations plus intimes
s’établissent entre ces hommes et ces femmes. Longtemps on a présenté les
« ménagères » comme servant seulement à assouvir les besoins sexuels des
planteurs. Plus récemment, leur statut a été révisé, les historiens montrant, en
s’appuyant sur de nombreuses archives et en notant les salaires élevés que
certaines percevaient, qu’elles s’en sont parfois tenues à assurer la gestion de
la maisonnée sans que leur position s’accompagne nécessairement de
rapports intimes avec leurs employeurs (lesquels n’étaient pas toujours
blancs). Les relations qu’elles entretiennent avec des hommes blancs, plus
complexes qu’on ne l’a longtemps pensé, peuvent même s’assimiler à un
statut d’associée et de partenaire commerciale. Si des relations intimes
s’établissent, elles s’apparentent souvent à des unions libres, qui s’inscrivent
dans la durée et donnent naissance à un ou plusieurs enfants, ainsi que le
montre l’exemple d’Adélaïde.
Comme elle, lorsque la révolution haïtienne éclate et que des colons de
Saint-Domingue trouvent refuge à La Nouvelle-Orléans, devenue états-
unienne en 1803, des femmes de couleur suivent leurs compagnons dans
l’exil et la catégorie des « ménagères », qui existait déjà en Louisiane,
quoique sous d’autres noms, s’établit dans la société de la ville. Le mariage
interracial étant alors proscrit, les unions libres entre femmes de couleur et
hommes blancs, créoles de Louisiane et réfugiés de Saint-Domingue, ont
laissé de nombreuses traces dans les archives louisianaises.
Plus encore qu’à Saint-Domingue, ces relations interraciales ont marqué
les esprits des visiteurs, donnant naissance à l’appellation de « placées » pour
désigner ces femmes de couleur qui vivent avec des hommes blancs ;
présentées comme des quarteronnes (possédant un quart de sang noir), elles
se transforment, au terme d’une pratique considérée comme de la quasi-
prostitution, en femmes entretenues. Le « plaçage » donne même lieu, dans
les récits de voyageurs, à des narrations détaillées de « bals de quarteronnes »
où les mères, accompagnant leurs filles afin de leur trouver un protecteur,
auraient même été jusqu’à signer un contrat avec celui-ci sitôt sorties de la
salle de bal.
Ce que les historiens ont récemment établi, c’est que ces « plaçages » ne
concernaient pas nécessairement des quarteronnes, loin s’en faut, et qu’il
s’est souvent agi d’unions stables, dont sont issus de nombreux enfants sur
des périodes parfois longues. Ils ont aussi montré que nombre de « placées »
étaient financièrement indépendantes et participaient aux frais du ménage et
que, quand ces unions prenaient fin, elles épousaient souvent des hommes de
couleur, ce qui contredit l’idée qu’elles cherchaient la sécurité financière et à
se faire entretenir. À Saint-Domingue comme à La Nouvelle-Orléans, il
arrive aussi fréquemment que ces hommes, dont il n’est pas exceptionnel
qu’ils aient reconnu les enfants issus de ces unions, lèguent leurs biens à leurs
compagnes et leurs enfants.
Que ces « ménagères » de La Nouvelle-Orléans aient souvent entretenu
des relations intimes avec le maître de maison ne fait aucun doute. Mais les
études récentes prouvent que c’est l’imaginaire des voyageurs, marqués par
les stéréotypes sexuels qu’ils attachent aux femmes de couleur, qui a
systématisé une certaine représentation de leur rôle. Les historiens ont pu
prouver que ces voyageurs, généralement britanniques ou venus du nord des
États-Unis, qui associaient les relations interraciales, de notoriété publique en
Louisiane, aux pratiques sulfureuses de ces créoles catholiques si différents,
n’ont pas assisté eux-mêmes aux scènes qu’ils décrivent et se sont contentés
de reproduire des récits antérieurs, créant ainsi un faisceau de preuves
pourtant inexistantes. Mais ce qu’il y a de plus fascinant encore, c’est que,
pendant près de deux siècles, les historiens aient accepté et reproduit ce récit
orienté, ne s’interrogeant pas sur le fait que ces pratiques, décrites en détail
par les voyageurs, n’aient laissé aucune trace archivistique, que ce soit dans
les témoignages des Néo-Orléanais ou dans les contrats que ces « placées »
(ou leurs mères) étaient censées avoir signés avec leurs protecteurs.

BIBLIOGRAPHIE

Emily CLARK, The Strange History of the American Quadroon : Free


Women of Color in the Revolutionary Atlantic World, Chapel Hill, University
of North Carolina Press, 2013.
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Domingue, New York, Palgrave Macmillan, 2006.
Arlette GAUTIER, Les Sœurs de Solitude. Femmes et esclavage aux Antilles
du XVIIe au XIXe, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010.
6

L’EXPLOSION DE L’EMPIRE
La guerre de Sept Ans, un conflit
planétaire
Edmond Dziembowski

La guerre de Sept Ans (1756-1763) est un conflit planétaire. Opposant les


forces britanniques et françaises, la guerre fait rage sur les mers et les océans.
Le sous-continent indien voit s’opposer les forces des deux compagnies
rivales. À partir de 1758, les Antilles et l’Afrique sont elles aussi touchées. À
l’extrême fin du conflit, avec l’entrée de l’Espagne dans les hostilités aux
côtés de la France, la guerre se porte jusqu’aux lointaines Philippines. La
guerre est aussi européenne : en Allemagne, la Prusse et son alliée
britannique sont aux prises avec une coalition composée de l’Autriche, de la
France, de la Russie, de la Suède et de plusieurs princes du Saint-Empire.
Dans cette première guerre mondiale avant l’heure, le théâtre d’opérations le
plus déterminant reste néanmoins l’Amérique du Nord. C’est du choc de la
poussée impériale française et britannique dans cette partie du monde qu’a
jailli l’étincelle propageant l’incendie à la planète. Ce choc qui marque la fin
d’un monde.
Au printemps 1756, quand la guerre est officiellement déclarée, Français
et Britanniques s’affrontent dans le Nouveau Monde depuis déjà près de deux
ans. Cette espèce de guerre dans la guerre porte le nom de « guerre de la
Conquête » au Canada francophone et de « French and Indian War » aux
États-Unis.
De la fin du XVIIe siècle jusqu’à la veille de la guerre de Sept Ans, chaque
conflit européen important s’est accompagné de combats au Nouveau Monde.
Signe de la prééminence du versant européen de ces affrontements, ces
guerres portent outre-Atlantique le nom du souverain alors sur le trône : King
William’s War (guerre de la Ligue d’Augsbourg), Queen Anne’s War (guerre
de Succession d’Espagne), King George’s War (guerre de Succession
d’Autriche). La guerre de Sept Ans rompt avec cette tradition. Si le souverain
régnant est écarté, c’est que, contrairement aux conflits précédents, la French
and Indian War ne peut plus être regardée comme un appendice de la guerre
européenne. Fait inédit dans l’Histoire et signe de l’importance acquise au
milieu du XVIIIe siècle par le commerce lointain et les colonies, c’est le
Nouveau Monde qui entraîne avec lui, par le jeu des alliances, l’Ancien
Monde dans la spirale guerrière.
L’appellation French and Indian War désigne clairement l’ennemi
bicéphale qu’ont à affronter les Britanniques. Pour compenser une infériorité
numérique écrasante (90 000 habitants de la Nouvelle-France contre
1,5 million d’Anglo-Américains), les Français s’appuient sur les nations
amérindiennes appartenant à la nébuleuse huronne. Courageux, excellents
connaisseurs du terrain et fins tireurs, les autochtones sont capables de
provoquer d’importants dégâts chez l’ennemi.
Cette politique est conduite avec détermination par le gouverneur général
de la Nouvelle-France, le marquis Pierre de Rigaud de Vaudreuil, un homme
du cru qui connaît bien la faiblesse démographique de sa colonie. Sa guerre
est la guerre du faible contre le fort. C’est la « petite guerre », faite
d’opérations commandos menées avec une violence inouïe par les Canadiens
et les Amérindiens contre les colons des provinces de New York et de
Pennsylvanie. Cette petite guerre se double d’une guerre plus conventionnelle
opposant les troupes régulières des deux puissances.
Le pays de l’Ohio a été le déclencheur. Les Français veulent contrôler la
vallée de cet affluent du Mississippi, vitale pour les relations entre le Canada
et la Louisiane. Cette même vallée est l’objet de la convoitise des colons de
Virginie. Le 28 mai 1754, un détachement sous les ordres du capitaine
canadien Joseph Coulon de Villiers, sieur de Jumonville, y rencontre une
troupe de miliciens virginiens commandée par un jeune officier qui n’est
autre que George Washington, le futur premier président des États-Unis
d’Amérique. La French and Indian War vient d’éclater.
Et, contre toute attente, les Français font mieux que résister. Le
9 juillet 1755, à la bataille de la Monongahela, les troupes du général
britannique Edward Braddock sont mises en pièces par les Amérindiens qui
combattent aux côtés des Français. Le 14 août 1756, le Français Louis-
Joseph, marquis de Montcalm, s’empare d’Oswego, point stratégique
important sur le lac Ontario. Le 9 août 1757, les Français prennent le fort
William Henry et menacent la colonie de New York. Les succès ne se
limitent pas au Nouveau Monde. Le 28 juin 1756, les troupes de Louis
François Armand de Vignerot du Plessis, maréchal de Richelieu, conquièrent
Minorque, île méditerranéenne sous contrôle britannique depuis le début du
siècle. En Angleterre, ces revers en cascade et leur corollaire, le
mécontentement populaire, propulsent au pouvoir le politicien William Pitt,
interprète éloquent d’un peuple d’Amérique « trop longtemps insulté, trop
longtemps négligé, trop longtemps oublié ». Le 27 juin 1757, Pitt entre au
ministère en charge de la guerre coloniale. En l’espace d’un an, il aura rebattu
les cartes.
Il est vrai que les circonstances ont favorisé sa tâche. « L’Amérique a été
conquise en Allemagne », a reconnu Pitt au Parlement. Tandis qu’il maintient
l’engagement britannique en Allemagne à un niveau minimum, Louis XV, lié
aux traités d’alliance conclus en 1756 et 1757 avec la maison d’Autriche, y
envoie chaque année plus de 100 000 hommes. En intervenant massivement
en Allemagne, la France a oublié l’Amérique. Elle s’est fourvoyée dans un
bourbier qui lui sera fatal.
Le tournant de la guerre en Amérique se produit en 1758. D’importants
renforts britanniques sont envoyés au Nouveau Monde. Le 26 juillet,
Louisbourg, forteresse sur l’île Royale qui garde l’entrée du Saint-Laurent,
est conquise par les Britanniques. Le 27 août, le fort Frontenac sur le lac
Ontario subit le même sort. Tandis que l’étau britannique se resserre sur le
Canada, les nations amérindiennes alliées aux Français se mettent à douter de
la puissance du roi de France. Travaillées par les émissaires de l’Angleterre,
elles commencent à se désengager du conflit.
L’année 1759 a été qualifiée outre-Manche d’annus mirabilis. Tout sourit
en effet aux armes britanniques. En deux batailles navales, celle de Lagos au
large du Portugal (19 août) et celle des Cardinaux près de Quiberon
(20 novembre), la Royal Navy s’assure le contrôle de l’océan Atlantique. La
marine de guerre française est pour ainsi dire anéantie. Coupé de la
métropole, le Canada est perdu. Le 13 septembre 1759, la bataille des Plaines
d’Abraham livre la ville de Québec aux Britanniques. Leur progression est
alors spectaculaire. Le 8 septembre 1760, Montréal a capitulé. Au même
moment, les revers se multiplient en Inde. Le 23 juin 1757, à la bataille de
Plassey, les Britanniques s’assurent le contrôle du Bengale. Le
17 janvier 1761, après un siège de plusieurs mois, Pondichéry se rend aux
Anglais.
Le conflit planétaire prend fin le 10 février 1763 avec le traité de Paris.
Louis XV cède la totalité du Canada au roi de Grande-Bretagne George III. Il
offre aussi la Louisiane à l’Espagne, alliée de la France, en compensation de
la perte de la Floride, passée sous domination britannique. À l’exception des
îles de Saint-Pierre-et-Miquelon, vitales pour la pêche à la morue, la
Nouvelle-France est rayée de la carte. En Afrique, la région du fleuve
Sénégal passe sous souveraineté britannique. Louis XV conserve toutefois
l’île de Gorée, base de la traite négrière vers les Antilles. En Inde, enfin, les
conquêtes réalisées avant la guerre par le gouverneur général Dupleix sont
réduites à néant, la France ne conservant que cinq comptoirs : Yanaon,
Pondichéry et Karikal sur la côte de Coromandel, Mahé sur la côte de
Malabar et Chandernagor au Bengale.
La fin d’un monde ? Le ministre de Louis XV, le duc de Choiseul, n’y
croit pas. Au fond, la France a conservé l’essentiel, les lucratives îles à sucre
des Antilles. En cédant le Canada aux Britanniques, Choiseul se targue de
leur avoir joué « un bon tour ». Si elle était restée française, estime-t-il, la
province aurait maintenu les treize colonies anglaises « dans une dépendance
dont elles ne manqueront pas de s’affranchir ». Ce n’est pas faux : la guerre
de Sept Ans peut en effet être vue comme le creuset de la révolution et de
l’indépendance de l’Amérique anglaise.
Le monde a toutefois vacillé. Donnons la parole à Chateaubriand, qui, un
demi-siècle après les faits, livre son point de vue : « […] je me demandais
comment le gouvernement de mon pays avait pu laisser périr ces colonies qui
seraient aujourd’hui pour nous une source inépuisable de prospérité. »
Extraites des Mémoires d’outre-tombe, ces lignes semblent répondre aux
sarcasmes de Voltaire sur les « arpents de neige » de la Nouvelle-France tout
juste bons à abriter des ours et des castors. Tout indique qu’en 1763 les
Français n’ont guère eu conscience de l’ampleur du bouleversement qui
s’était produit loin de chez eux. Au début du XIXe siècle, c’est un autre regard
que porte Chateaubriand sur la perte de la Nouvelle-France, et, plus
largement, sur l’effacement d’une large partie de l’empire français des
planisphères : « […] à peine entendons-nous parler dans quelques bourgades
de la Louisiane et du Canada, sous une domination étrangère, la langue de
Racine, de Colbert et de Louis XIV ; elle n’y reste que comme un témoin des
revers de notre fortune et des fautes de notre politique ».
Ce ne sont pas simplement des territoires que Louis XV a cédés au roi de
Grande-Bretagne. C’est le rayonnement planétaire d’une langue et d’une
culture qui s’est trouvé contrarié. Un monde est en train de s’effacer. L’heure
de la domination anglophone a sonné.

BIBLIOGRAPHIE
Fred ANDERSON, Crucible of War : The Seven Years’ War and the Fate of
Empire in British North America, 1754-1766, Londres, Faber and Faber,
2000.
Daniel BAUGH, The Global Seven Years War, 1754-1763 : Britain and
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Jonathan DULL, La Guerre de Sept Ans. Histoire navale, politique et
diplomatique (2005), trad. fr. Thomas Van Ruymbeke, Bécherel, les
Perséides, 2009.
Edmond DZIEMBOWSKI, La Guerre de Sept Ans, 1756-1763, Paris, Perrin,
2015.
Bertrand FONCK et Laurent VEYSSIÈRE (dir.), La Guerre de Sept Ans en
Nouvelle-France, Québec, Septentrion / Paris, Presses de l’université de
Paris-Sorbonne, 2012.
Les contradictions de la Révolution
française
Manuel Covo

Dans quelle mesure la Révolution française a-t-elle marqué une rupture


dans l’histoire coloniale ? Cette question appelle des réponses nuancées selon
que l’on se place du point de vue du droit, de l’économie, des sociétés
coloniales ou des expériences vécues. Elle invite également à interroger la
linéarité d’un récit révolutionnaire marqué par sa large étendue géographique,
de multiples revirements, des promesses non tenues et des impasses.
L’année 1789 expose à ce titre une pléthore de contradictions. Les
questions coloniales ne sont pas complètement absentes des cahiers de
doléances de métropole mais n’y occupent qu’un espace marginal. À
Versailles, les colons blancs parviennent à se faire représenter à l’Assemblée
nationale. Cette reconnaissance, loin d’être émancipatrice, a contribué à la
préservation des discriminations racistes à l’encontre des libres de couleur, et
à la consolidation de l’institution esclavagiste. Si une poignée de députés
envisagent de proclamer la liberté générale lors de la nuit du 4 août, ces
velléités n’ont pas eu de suite. La Déclaration des droits de l’homme et du
citoyen a même eu pour effet d’inciter les colons à former un lobby – le club
Massiac. Malgré des dissensions internes, ce puissant groupe de pression
contrecarre efficacement le programme des Amis des Noirs, société
philanthropique qui aspire à l’abolition graduelle de l’esclavage. Ainsi
l’Assemblée constituante confirme-t-elle son adhésion au régime
plantocratique. C’est d’ailleurs en 1790 que la traite des esclaves française
atteint son pic : les navires financés par des négociants de Nantes, de
Bordeaux, de Marseille, du Havre et de plusieurs autres ports, débarquent
cette année-là plus de 54 000 captifs africains dans les Amériques.
Cependant, le sens de la Révolution française n’est pas déterminé par les
seules élites de métropole. D’emblée, les insurrections qui se produisent dans
les colonies antillaises, en Guyane, à Saint-Louis du Sénégal, dans les
Mascareignes et les comptoirs indiens contribuent à redéfinir les notions de
liberté, d’égalité, de fraternité et de propriété. Les esclaves et les populations
autochtones n’ont pas attendu la diffusion de l’Histoire des deux Indes ni de
lire la Déclaration des droits de l’homme pour résister à l’ordre colonial. Afin
de se ménager des espaces de liberté, les personnes réduites en esclavage
recourent à une multitude de stratagèmes, qui vont de la grève et la fuite
temporaire – appelé « petit marronnage », jusqu’à l’empoisonnement des
propriétaires et la révolte armée. En ce sens, l’affaissement de l’État colonial
provoqué par la Révolution incite les colonisés à amplifier leurs
revendications et à étendre leurs modes d’action. Les 30-31 août 1789, dans
la ville de Saint-Pierre en Martinique, plusieurs centaines d’esclaves
s’organisent pour réclamer l’abolition qu’ils pensent – à tort – décrétée en
métropole. Le soulèvement avorte, mais il est suivi de nombreuses révoltes
d’échelle variable et aux ambitions contrastées. Le contenu idéologique et
religieux de ces mouvements résiste à toute simplification : qu’ils soient
inspirés par les expériences monarchiques des royaumes africains, le
millénarisme chrétien, le vaudou (la religion d’origine dahoméenne pratiquée
de façon illicite par nombre d’esclaves antillais), le jihad ou la rhétorique des
droits de l’homme, ils sont d’une grande diversité et le plus souvent
syncrétiques.
Toutefois, ce sont d’abord les colons blancs et les libres de couleur qui se
révoltent massivement. Tous veulent participer à la « régénération de
l’empire » et emploient les mots d’ordre révolutionnaires pour redéfinir des
rapports de forces locaux. Dans les Antilles, les planteurs blancs attaquent le
« despotisme ministériel » et défendent le principe d’une autonomie locale,
voire la création d’un système fédéral faisant coexister une pluralité de
Constitutions au sein d’un même empire. Une autre pomme de discorde
concerne l’Exclusif colonial, la possibilité de commercer légalement avec
l’étranger. Bien que la contrebande soit largement pratiquée, les colons
s’insurgent pour ouvrir leurs marchés aux navires américains.
Nombre de libres de couleur adoptent le répertoire politique de la
Révolution française. Ils rédigent des cahiers de doléances et arborent des
cocardes tricolores. Ils exigent l’annulation des mesures discriminatoires qui
se sont multipliées à leur encontre. L’enjeu est la définition même de la
citoyenneté française. Des pétitionnaires de Saint-Louis du Sénégal assènent :
« Nègres ou mulâtres nous sommes tous français car c’est le sang des
Français qui coule dans nos veines ou dans celles de nos neveux. » Vingt-
cinq habitants de Pondichéry adressent une lettre à l’assemblée coloniale pour
faire reconnaître les droits des « topas », une communauté indienne métisse,
dont les membres ne sont pas reconnus comme citoyens actifs en raison de
leur couleur de peau. À Versailles puis à Paris, le porte-parole le plus influent
des libres de couleur est Julien Raimond, un riche propriétaire d’esclaves de
la partie sud de Saint-Domingue, qui a publié plusieurs pamphlets pour
dénoncer des injustices. Associé à la Société des citoyens américains de
couleur et avec le soutien de l’abbé Grégoire, il tâche d’influer sur la
politique de l’Assemblée constituante. Il s’agit de faire reconnaître le statut
de citoyens actifs aux libres de couleur contribuant à la chose publique par
l’impôt. Face aux tergiversations des députés, nombre de libres décident de
prendre les armes pour combattre le « préjugé de couleur ». Il ne s’agit plus
pour eux de stratégies individuelles ni de passer pour « blancs » : ils
réclament l’égalité des libres de « toutes les couleurs ».
Les hommes et les femmes de couleur sont plus nombreux et plus
fortunés à Saint-Domingue et en Martinique. Sur l’île de France, dans l’océan
Indien, les colons blancs finissent par leur concéder des droits que
l’Assemblée nationale n’a pas formellement établis. Dans les Antilles, le
harcèlement, les agressions verbales et les lynchages s’intensifient car les
tenants de la suprématie blanche se sentent menacés par la dynamique
révolutionnaire. Lors de la procession de la Fête-Dieu, le 3 juin 1790, des
gens de couleur sont pendus en Martinique. Des libres de couleur prennent
les armes et s’allient à des planteurs réputés « aristocrates » pour combattre
les « patriotes » des villes. La situation dégénère en quasi-guerre civile. D’île
en île, les nouvelles circulent, notamment par le truchement des marins noirs.
Dans tous les cas, le répertoire politique puise dans le vocabulaire venu de
métropole ou des États-Unis, mais le sens des mots employés est
profondément transformé par les contextes locaux.
Les riches métis Vincent Ogé et Jean-Baptiste Chavannes lancent une
révolte pour obtenir l’admission des libres de couleur dans l’assemblée
coloniale, exclusivement blanche, de Saint-Domingue. En octobre 1790, ce
soulèvement, mal organisé et trop peu suivi, est rapidement maté. Début
janvier 1791, les autorités espagnoles livrent Ogé et ses alliés, qui s’étaient
réfugiés à Santo Domingo, à la vindicte des colons blancs de Cap-Français.
Les insurgés sont torturés et suppliciés sur la roue le 25 février. Ces
événements qui scandalisent l’opinion publique de métropole donnent lieu
aux grands débats de mai 1791. L’Assemblée nationale accorde les droits de
citoyens actifs à une minorité de libres de couleur nés de père et de mère
libres, avant de faire marche arrière en septembre 1791 par peur des
résistances des colons blancs. Le 4 avril 1792, l’Assemblée législative finit
par accorder la citoyenneté active à tous les libres de couleur pour deux
raisons. La première tient à l’influence croissante des Amis des Noirs dont les
leaders, futurs girondins, dominent l’aile gauche de l’hémicycle. La seconde
est le soulèvement massif des esclaves de la plaine du Nord de Saint-
Domingue en août 1791. L’Assemblée nationale estime que l’alliance entre
planteurs de toutes les couleurs est le seul moyen d’éviter la destruction
complète du système colonial.
Mais le tournant anti-esclavagiste de la Révolution française date surtout
de l’insurrection des esclaves aux Antilles. De fait, la révolution de Saint-
Domingue bouleverse l’empire colonial dans son ensemble : ses
répercussions se font sentir sur toutes les rives de l’Atlantique, et jusqu’à
l’océan Indien. Portée par les députés domingois Jean-Baptiste Belley, Jean-
Baptiste Mills et Louis-Pierre Dufay, l’abolition de l’esclavage est validée et
étendue par la Convention nationale le 16 pluviôse de l’an II (4 février 1794),
lors d’une séance qui théorise le crime de lèse-humanité.
Cette décision est également une conséquence de la guerre mondiale qui
oppose la France à la Grande-Bretagne. Le modèle du citoyen-soldat qui
s’impose dans les Antilles permet à la République de mobiliser de nouvelles
armées. À l’instigation des commissaires civils délégués par la Convention
nationale, Victor Hugues et Georges Nicolas Jeannet-Oudin, la Guadeloupe
et la Guyane repoussent leurs assaillants, adoptent le décret d’abolition et
mènent une vaste guerre de course. Les insurrections, avec le soutien des
troupes guadeloupéennes, font tache d’huile dans les Petites Antilles. Sur les
îles de Sainte-Lucie, de Grenade et de Saint-Vincent, des libres de couleur,
des Caribes et de « nouveaux libres » entrent ainsi en guerre contre l’ennemi
britannique.
L’unité de l’empire colonial est toutefois soumise à rude épreuve, au
point d’en être presque fictive. Avec la complicité d’élites locales opposées à
la Révolution, les Britanniques envahissent les comptoirs indiens, Tobago,
une partie de Saint-Domingue et la Martinique où l’esclavage est maintenu
par les occupants. Les colons de l’île de France et de La Réunion refusent de
mettre en œuvre le décret d’abolition et renvoient les commissaires diligentés
par la République à cette intention. À Gorée, où la traite des esclaves a
officiellement cessé, elle se poursuit illégalement. Même dans les colonies où
le décret est officialisé, les autorités coloniales s’efforcent, avec plus ou
moins de succès, de restreindre la liberté des nouveaux libres, en les fixant
sur les plantations, voire en leur imposant la surveillance de l’armée. Les
nouveaux citoyens des Antilles résistent souvent et négocient les termes de
leur collaboration avec la République. Dans tous les cas, les dynamiques
locales et régionales l’emportent sur les directives émanant de la métropole.
La Constitution de l’an III sous le régime du Directoire déclare les
colonies parties intégrantes de la République. Les Conseils inventent aussi la
notion de « département d’outre-mer », qui les distingue juridiquement des
départements de métropole. Les distinctions de couleur s’effacent
temporairement des pratiques administratives et notariales de la République ;
mais de nouvelles catégorisations – telles que celles d’« Africain » – ont
remplacé les désignations raciales antérieures. En contrecoup des événements
domingois, se développe également le discours que la « race des vrais
Français », autrement dit les Blancs, est menacée d’extinction dans les
colonies.
L’adhésion à l’abolitionnisme ne signifie pas que les élites du nouveau
régime s’engagent sur la voie de l’anticolonialisme. Les victoires en Europe
et la formation des républiques-sœurs – des États-satellites de la « grande
nation » en Italie, en Suisse et aux Pays-Bas – stimulent les ambitions
expansionnistes d’une couche gouvernante résolue à « civiliser » les peuples
et à les libérer de l’obscurantisme. L’Afrique a capturé l’imagination des
théoriciens de la « colonisation nouvelle ». À ce titre l’expédition d’Égypte,
menée d’abord par Bonaparte qui y prépare son retour triomphal, répond à
des objectifs géopolitiques, économiques et scientifiques. Marquée par les
massacres de Jaffa, elle n’en est pas moins d’une grande brutalité. En dépit de
son échec, elle constitue un jalon important dans l’implantation coloniale de
la France en Afrique du Nord.
Le régime consulaire démantèle tous les acquis révolutionnaires.
L’Exclusif colonial, rétabli dans son principe dès 1798, guide les démarches
diplomatiques destinées à obtenir la rétrocession de la Louisiane. En 1799, la
Constitution de l’an VIII rétablit le principe de spécialité juridique, autrement
dit l’exception coloniale. En 1802, l’esclavage est maintenu dans les colonies
restituées par la Grande-Bretagne, puis rétabli, au prix d’un déchaînement de
violence extrême, en Guyane, puis en Guadeloupe, où les troupes de
Napoléon font face aux forces réunies par l’abolitionniste Louis Delgrès et le
républicain Joseph Ignace. Seule Haïti, en arrachant l’indépendance, échappe
à cette issue, mais au terme d’une guerre implacable. Sous l’Empire, les
mesures discriminatoires à l’endroit des libres de couleur deviendront même
plus rigoureuses que sous l’Ancien Régime.
L’héritage de la décennie 1789-1799 se révèle donc d’une grande
ambiguïté. La séquence peut se lire comme une suite d’expérimentations
désordonnées et de conflits incertains. Les révolutionnaires, de part et d’autre
de l’Atlantique, ont contribué à faire émerger un républicanisme
abolitionniste radical. Ces années de guerre ont également provoqué le déclin
relatif des grands ports atlantiques. Mais si les thuriféraires de la
« colonisation nouvelle » ont ouvert la voie à de nouvelles trajectoires
impériales, les colonies françaises – exception faite de Saint-Domingue
devenue Haïti – peuvent aussi apparaître comme les forteresses de l’Ancien
Régime.

BIBLIOGRAPHIE

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Découverte, 1989.
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Jean-François NIORT, Frédéric RÉGENT et Pierre SERNA (dir.), Les
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Rennes, 2014.
La révolution haïtienne : l’universalisme
de la République au défi
Malick W. Ghachem

La révolution haïtienne côtoie les grands drames de la Révolution


française dans le temps et dans l’espace, et interroge les maximes sacrées de
liberté, d’égalité et de fraternité qui sont jusqu’à aujourd’hui la devise
officielle de la République française. Une nation née sous ces auspices aura
naturellement tendance à privilégier le moment de l’abolition dans sa
mémoire de l’esclavage et, de fait, la France a généralement retenu
l’émancipation des esclaves comme l’expression d’une volonté humanitaire
de réaliser les idéaux les plus profonds de sa révolution. Mais la révolution
haïtienne met en lumière la superficialité de ce récit modernisateur, et
l’expérience d’Haïti ne trouve pas de place dans le cadre étroitement national
et républicain de l’histoire française. La question de savoir si une société
esclavagiste peut être considérée comme faisant partie intégrante de la nation
française remonte au XVIIIe siècle, où elle a constitué l’un des grands
dilemmes de l’ère révolutionnaire. Qui appartient de plein droit à la nouvelle
entité politique révolutionnaire, et qui en est exclu ? On peut interpréter la
révolution haïtienne comme un effort prolongé pour répondre à cette
question. De par leur recours simultané au droit et à la violence, les
événements haïtiens soulèvent des interrogations complexes sur
l’universalisme supposé de la République.
Les premières tentatives de réponse à ces interrogations concernent la
question de la propriété. Lorsque le tiers état fait sécession pour former
l’Assemblée nationale, en juin 1789, les planteurs de Saint-Domingue
argumentent avec succès que l’importance économique de l’île lui donne
droit à une représentation. Mirabeau dénonce alors de façon mémorable
l’hypocrisie qui consiste à compter les esclaves comme des personnes à des
fins de représentation tout en les traitant dans les faits et juridiquement
comme des biens mobiliers de la métropole.
Cette contradiction devient bientôt intenable sous l’effet de l’action des
personnes libres de couleur de Saint-Domingue, au nombre desquelles on
compte la plupart des gros planteurs de café de la colonie et qui peuplent les
rangs des « maréchaussées » traditionnellement chargées de la répression des
esclaves marrons. Comment tracer la problématique ligne de démarcation
entre race et servitude, égalité et propriété, sans risquer d’en brouiller les
contours ? Telle est la question centrale de l’époque. Avec la Déclaration des
droits de l’homme et du citoyen, l’Assemblée nationale a promulgué en 1789
un ensemble de droits constitutionnels incluant tout à la fois la liberté et la
propriété. Il n’y a pas de moyen évident ou logique de résoudre cette
quadrature du cercle dans le cadre constitutionnel du nouveau régime.
Les libres de couleur ont une perception particulièrement subtile des
opportunités et des risques de la Révolution. En prenant comme texte de
référence non pas la Déclaration des droits de l’homme mais le Code noir –
qui accorde aux esclaves affranchis les mêmes droits qu’aux sujets français
de souche –, ils s’assurent que la dynamique d’émancipation dont ils
bénéficient n’ira pas jusqu’à l’abolition. Les partisans de la domination
blanche ne peuvent défendre le maintien de la discrimination sur la base de la
couleur de peau qu’au risque de perdre leurs principaux alliés en cas de
soulèvement des esclaves. Ils choisissent pourtant l’exclusivisme racial en
réprimant impitoyablement, à la fin de l’année 1790, dans le nord de l’île, un
soulèvement des libres de couleur menés par le négociant mulâtre Vincent
Ogé. L’Assemblée nationale réagit en mai 1791 en octroyant aux libres de
couleur leurs droits civiques, mais annule cette mesure quelques mois plus
tard.
Pendant l’été 1791, les esclaves qui contemplaient ce violent drame racial
depuis les plaines du nord de l’île prennent conscience que la situation est
mûre pour le changement. Une cérémonie vaudou tenue à la mi-août 1791
dans la forêt de Bois-Caïman, près de Cap-Français, fournit l’occasion de
cristalliser le caractère politique et non seulement économique de leurs
aspirations communes. (Le vaudou, ou vodoun, est une religion syncrétique
d’origine principalement ouest-africaine et qui reflète l’expérience des
esclaves en Haïti. Ses pratiquants font appel aux différents lwas, ou esprits,
en leur demandant d’intercéder en leur faveur.) La diversité des origines
ethniques, des langues, des traditions religieuses et des vécus de la servitude
fait que les insurgés n’ont pas grand-chose en commun, si ce n’est d’être nés
pour la plupart en Afrique plutôt qu’aux Antilles. La révolte qu’ils
déclenchent dans la nuit du 20 au 21 août 1791, sous la direction de deux
esclaves nommés Jean-François et Biassou, sera l’événement majeur
présidant à la transformation de Saint-Domingue en Haïti.
Pour ces esclaves « bossales » (nés en Afrique), la question essentielle
n’est pas de savoir si Saint-Domingue fait partie de la France, mais si son
territoire est une extension de la réalité ouest-africaine. Des études récentes
suggèrent que les tactiques militaires et l’organisation de la révolte se sont
inspirées des cultures africaines (en particulier congolaises) de résistance et
de guerre tribale. La pratique du vaudou et l’usage du kreyòl (langue créole)
ont bientôt marqué l’insurrection de leur empreinte unificatrice, et fini sans
doute par revêtir eux-mêmes des formes plus largement acceptées à la chaleur
de la révolte.
L’abolition de la monarchie et l’instauration de la république au cours des
derniers mois de l’année 1792 modifient à la fois l’équilibre interne du
pouvoir entre les factions rivales à Saint-Domingue et les relations de la
France avec ses voisins européens. Les législatures révolutionnaires
françaises déléguent une série de commissions civiles pour négocier la fin des
soulèvements dans la colonie antillaise. La plus importante d’entre elles est
dirigée par Léger-Félicité Sonthonax et Étienne Polverel. À leur arrivée en
1792, ces deux commissaires aux convictions réformatrices découvrent que
les troubles dévastateurs qui affectaient une grande partie de la plaine du
Nord s’étendent désormais aussi à l’ouest et au sud. À l’approche de l’hiver
1792-1793, ils réagissent en s’assurant de la loyauté des libres de couleur tout
en s’efforçant de marginaliser et d’expulser les Blancs récalcitrants, qu’ils
soient royalistes ou patriotes.
La situation militaire influe profondément sur l’adhésion des
commissaires civils révolutionnaires envoyés dans l’île, Léger-Félicité de
Sonthonax et Étienne Polverel, au principe de l’égalité raciale. L’exécution
de la famille royale au début de l’année 1793 a entraîné la guerre en Europe
et une double invasion britannique et espagnole de Saint-Domingue. Lorsque
les Britanniques offrent leur protection aux planteurs blancs de l’ouest prêts à
renoncer à leur allégeance à la France et que les Espagnols négocient une
alliance avec Jean-François et Biassou, les deux commissaires décident de
prendre des contre-mesures. L’incendie de Cap-Français en juin 1793 à la
suite d’une rébellion blanche menée par le gouverneur de Saint-Domingue
François-Thomas Galbaud emporte la décision. Les événements déclenchent
une promesse d’émancipation pour tous les insurgés noirs hier asservis qui
accepteront de se porter à la défense de la République. La Convention
nationale fait de même en adoptant la « première abolition » le 4 février
1794.
Mais les changements provoqués par cette abolition sont moins profonds
que l’on a tendance à le croire. Les proclamations d’émancipation exhortent
les esclaves libérés à retourner travailler sur leurs anciennes plantations en
échange d’une forme de salaire. Toussaint Louverture, un ancien esclave qui
deviendra bientôt le plus important leader de la révolution, voit dans ces
demi-mesures l’occasion de prendre l’initiative. Dans une déclaration
coïncidant avec la proclamation de Sonthonax, le 29 août 1793, il dépeint ses
rivaux (blancs et noirs) comme des « séducteurs » intéressés. « L’égalité ne
peut exister sans la liberté, et pour l’existence de la liberté, il faut de
l’union », affirme-t-il. Au cours des années qui suivront, les révolutionnaires
haïtiens verront le plus souvent cette aspiration à l’unité leur échapper, sauf
pendant la guerre d’indépendance de 1802-1803.
Cette dernière a été la conséquence fortement contingente des
événements de la fin des années 1790, et en particulier des nombreux efforts
pour maintenir Saint-Domingue sous le contrôle de la France. En avril 1794,
Louverture entame un rapprochement avec le nouveau gouverneur (blanc) de
Saint-Domingue, Étienne Laveaux. Après que Louverture a réprimé une
tentative de coup d’État du général libre de couleur Jean-Louis Villatte en
1796, Laveaux le nomme lieutenant gouverneur. Sonthonax le promeut pour
sa part commandant en chef de l’armée française à Saint-Domingue en 1797,
mais Louverture se retourne contre lui et le fait déporter sous prétexte qu’il
aurait conspiré pour rendre la colonie indépendante de la France.
La stratégie de Louverture pendant cette période répond à deux
développements majeurs dans la métropole. Le premier est le virage à droite
de la politique française, qui se traduit par une hostilité envers l’émancipation
et finit par déboucher sur le coup d’État bonapartiste du 18 brumaire. La
seconde est une contre-tendance visant à placer les colonies sous la protection
de la Constitution française, finalement concrétisée par la loi de janvier 1798
incorporant formellement Saint-Domingue au territoire français – décision
bientôt annulée par Napoléon.
Louverture entreprend de neutraliser simultanément les deux dernières
forces locales menaçant son leadership. Il commence par vaincre le général
André Rigaud, chef des libres de couleur de la province du Sud et
représentant de la classe des planteurs, opposé à l’émancipation des esclaves
et à l’autorité de Louverture. Puis, en octobre 1800, Louverture promulgue un
« règlement de culture » draconien visant à relancer l’économie de plantation.
Alors qu’il a autrefois insisté sur le fait que la liberté présuppose l’unité, il
affirme désormais qu’elle « ne peut subsister sans le travail » . La perspective
d’une législation du travail postraciale susceptible d’obtenir un large
consensus à Saint-Domingue semble plus éloignée que jamais.
Napoléon laisse à Louverture très peu de temps pour corriger le tir et
reconstruire les relations internes à l’île. La Constitution de 1801 promulguée
par le leader noir déclare que Saint-Domingue fait « partie de l’empire
français », non sans préciser dans la même phrase qu’elle est « soumise à des
lois particulières ». De peur que cette formule ne soit mal interprétée par
Napoléon, Louverture proclame aussi l’abolition permanente de la servitude,
garantit la protection de la loi à toutes les personnes affranchies sans
distinction et se déclare gouverneur général à vie avec pour seule obligation
de consulter la métropole pour « tout ce qui est relatif aux intérêts de la
colonie ».
La situation militaire radicalise une fois de plus le cours des événements.
Au début de l’année 1801, la paix d’Amiens avec la Grande-Bretagne permet
à Napoléon de mobiliser une flotte importante dans le but de restaurer
l’autorité française à Saint-Domingue. Ajoutons à cela l’adoption en 1802
d’une loi rétablissant l’esclavage dans l’empire français (bientôt appliquée en
Guadeloupe), qui supprime désormais toute possibilité pour Saint-Domingue
de continuer à exister à la fois sous un régime de liberté et dans le cadre
français. Lorsque Alexandre Pétion, le nouveau leader des libres de couleur,
se rallie à la résistance antifrançaise, Saint-Domingue connaît un bref
moment d’unité qui débouche sur son indépendance formelle le 1er janvier
1804.
Dans son discours du jour de l’indépendance, Jean-Jacques Dessalines, le
successeur de Louverture à la tête de la révolution haïtienne, pose la question
suivante : « Qu’avons-nous de commun avec ce peuple bourreau ? » Ceux qui
nient ou oublient la place d’Haïti dans l’histoire républicaine (et
monarchique) de la France se posent peut-être cette même question
aujourd’hui, même si ces deux histoires sont bien inséparables. Pour
construire une mémoire véritablement républicaine de l’esclavage, et pas
uniquement de l’abolition, la France devra reconnaître sa dette envers la
révolution haïtienne et le peuple d’Haïti.

BIBLIOGRAPHIE

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haïtienne, Rennes, Les Perséides, 2005.
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Michel-Rolph TROUILLOT, Silencing the Past : Power and the Production of
History (1995), Boston, Beacon Press, 2015.
L’ascension de Toussaint Louverture
Pierre Buteau

C’est à Bréda, au Haut-du-Cap, à Saint-Domingue, une habitation de


taille moyenne, que naît Toussaint Louverture, le 20 mai 1743 ou peut-être
1746. Dès sa naissance, cet enfant presque mort-né devient la propriété d’un
certain Bayon de Libertat, gérant de l’habitation Bréda. Il est coutumier pour
un maître, absent ou présent, de confier sa plantation à un procureur ou à un
gérant. Pendant toute son enfance, durant une bonne partie de son
adolescence, Toussaint traîne son corps chétif, objet de toutes sortes
d’opprobres jusqu’à ce triste sobriquet de « Fatras-bâtons ». Un corps pas
bon, inapte aux durs travaux des champs ; un presque rien, tout juste bon à
jeter. Un corps inutile, non nécessaire aux besoins d’un monde aussi terrifiant
que celui de l’esclavage. Dans sa confrontation avec ce monde hostile, se
tisse un destin où se dessinent très tôt certains traits appelés à s’étoffer tout au
long d’un parcours assez particulier.
De la naissance jusqu’au moment où l’insurrection éclate, à force
d’exercices, Toussaint apprend à s’endurcir. Il devient un maître en équitation
et peu à peu finit par s’imposer comme le « Centaure de la savane ». Habile
cavalier, il rappelait ce personnage de la mythologie, le centaure, au torse et à
la tête d’homme et au corps de cheval. Il devient aussi guérisseur, en familier
des plantes. Il dresse les chevaux, les soigne et finit par se faire remarquer par
son maître, Bayon de Libertat, dont il devient le cocher. Il jouit bien vite
d’une position un peu plus enviable que celle de la plupart des autres
esclaves. Esclave domestique puis homme de confiance de son maître, ce qui
l’éloigne pratiquement de l’espace des rapports de production, celui des
plantations et des ateliers. Il partage l’environnement immédiat de Bayon de
Libertat, son quotidien ; s’imprègne graduellement des manières
aristocratiques de ce maître et de son monde.
À chaque pas de cette vie, essentiellement orientée vers un travail
conscient d’ascension sociale, comme son parcours et ses déclarations le
confirment, se tricote un destin qui le conduira au fort de Joux et enfin au
Panthéon. En 1776, année décisive dans cette trajectoire initiale, se produit un
événement d’une grande importance dans sa vie. Un acte d’affranchissement
est publié en faveur de Toussaint Bréda. C’était une coutume établie à Saint-
Domingue qui autorisait un maître à affranchir son esclave par générosité ou
en récompense des services rendus. Désormais homme libre, son statut social
s’épaissit. Il appartient à ce groupe spécial dans l’univers colonial, celui des
affranchis noirs. Quelques années plus tard, on le trouve à la tête d’une petite
habitation à Ennery sur laquelle travaillent une vingtaine de ses « frères »,
qu’on pouvait considérer comme des esclaves. Toussaint, au regard des
structures établies, peut objectivement être perçu comme un colon.
En 1793, il s’impose comme le seul leader du mouvement révolutionnaire
à Saint-Domingue peu après la mort de Dutty Boukman, le principal chef du
soulèvement des esclaves, lui-même ancien esclave aux îles de la Jamaïque et
de Saint-Domingue. Toussaint commande une armée de 4 000 hommes et
déclare lutter pour la liberté générale, contrairement aux autres chefs de
bande. Il confirme cette position en affirmant publiquement vouloir
combattre selon ses propres plans pour la liberté générale. Cette proclamation
est faite le 29 août 1793 le jour même de l’affranchissement général, publié
par le commissaire français, Léger-Félicité Sonthonax. S’ouvre alors, pour lui
et pour le camp de la révolution, le temps des grandes manœuvres.
Il rejoint la puissance espagnole, qui exerce sa domination dans la partie
de l’Est qui est l’une de ses colonies. L’Espagne lui donne de fermes
garanties de son intention d’abolir l’esclavage et d’assurer la formation
militaire de ses troupes déjà aguerries. L’alliance permet à cette puissance
coloniale d’occuper une bonne partie du territoire français. Cependant, le
18 mai 1794, le leader noir est obligé de rompre avec les Espagnols, qui ne
luttaient pas véritablement pour l’abolition de l’esclavage. Profondément
déçu et en danger, il se rallie à la France républicaine, ayant officiellement
aboli l’esclavage, le 16 février.
Dès lors, l’aigle prend son envol. Le camp français, galvanisé par ce
renfort inattendu contraint tour à tour les troupes d’invasion espagnoles et
anglaises à se retirer de Saint-Domingue. En 1798, l’année même du retrait
des troupes anglaises, Louverture, graduellement, marque des distances avec
ses alliés du secteur républicain. Il est toujours un général français, mais aussi
le puissant leader d’un mouvement révolutionnaire. Lutte-t-il vraiment pour
l’indépendance de la colonie ? Rien n’est moins sûr ! Il semble plutôt se
battre pour asseoir son autorité sur la colonie. Sans ses troupes, la France ne
peut pas conserver Saint-Domingue.
Il entreprend un lent et subtil travail de déstabilisation des autorités
coloniales en déportant tour à tour le général français Étienne Laveaux,
Sonthonax et le gouverneur de Saint-Domingue, Gabriel-Marie-Théodore-
Joseph, comte d’Hédouville. Puis il neutralise le dernier représentant de la
métropole, un agent nommé Philippe Roume. Il peut alors se débarrasser des
anciens affranchis mulâtres, ceux du Sud, placés sous l’autorité du général
André Rigaud qu’il considère comme un rival et un obstacle à son projet de
contrôler la colonie. Devenu un chef tout-puissant, placé à la tête de la
première force militaire et politique de Saint-Domingue, celle des anciens
esclaves, il entreprend en janvier 1801 l’occupation de la partie de l’Est,
cédée à la France depuis le traité de Bâle de juillet 1795. Cette occupation
doit renforcer son pouvoir et prévenir toute attaque extérieure, y compris de
la France.
Toussaint Louverture, libre de toute contrainte, parvient ainsi à contrôler
l’île entière. Il procède alors à la réorganisation de la colonie. Il reconstitue
les habitations coloniales, fait appel à certains anciens colons pour encadrer
les cultivateurs, soumis à un régime sévère. Saint-Domingue depuis 1791,
l’année du soulèvement général des esclaves, connaît enfin la paix, et une
Constitution est publiée le 8 juillet 1801. La prospérité revient et les chiffres
d’exportation des denrées sont en progression tout en se rapprochant des
performances économiques d’avant 1789. Mais les conditions de travail ne
correspondent pas aux attentes des cultivateurs, qui ne peuvent pas accéder à
la propriété du sol comme ils l’ont toujours souhaité. Ces conditions
rappellent l’époque de l’esclavage. C’est le « caporalisme agraire », une
militarisation extrême de l’organisation du travail sur les grandes plantations.
Profondément déçus, les cultivateurs se livrent de plus en plus au marronnage
comme au temps de l’époque coloniale.
C’est dans une telle atmosphère que l’expédition envoyée par Bonaparte
pour rétablir l’esclavage, arrive à Saint-Domingue, le 29 janvier 1802. Après
plus d’une année de luttes acharnées, Toussaint, pour des raisons politiques
restées encore incompréhensibles, signe sa reddition le 6 mai 1802. Quelques
mois plus tard il est déporté et interné au fort de Joux, une prison située dans
les montagnes glaciales du Jura. Les Français l’ont arrêté à cause de la grande
influence qu’il continue d’exercer sur les anciens esclaves qui ont, pour
certains, repris le combat pour la liberté et l’indépendance.
Le 7 avril 1803, vers 11 heures du matin, le gardien découvre le corps
inerte du Précurseur, la tête appuyée sur sa table de travail. Sa mémoire est
désormais entretenue au Panthéon français et au musée du Panthéon national
haïtien.

BIBLIOGRAPHIE

Pierre BUTEAU (dir.), Révolution haïtienne et universalité des droits de


l’homme. Apports, parcours historique, perspectives, Actes du colloque
international, tenu à Port-au-Prince du 21 au 23 août 2009, Port-au-Prince,
Éditions de l’université d’État d’Haïti, 2020.
Jacques DE CAUNA, Toussaint Louverture, le grand précurseur, Bordeaux,
Éditions Sud-Ouest, 2012.
Philippe R. GIRARD, Ces esclaves qui ont vaincu Napoléon. Toussaint
Louverture et la guerre d’indépendance haïtienne, 1801-1804, Bécherel, Les
Perséides, 2013.
L’empire continental napoléonien :
un empire colonial ?
Aurélien Lignereux

« Une hideuse ressemblance » : c’est ainsi qu’en 1836 Jacques de


Norvins, biographe de Napoléon après en avoir dirigé la police à Rome,
compare à l’Afrique les forêts lacustres du Latium, où errent des « pâtres
presque nus, noircis par le soleil », au milieu des buffles et des reptiles : « On
est réellement en Afrique ; on voit les kraals des Hottentots. » Vingt-cinq ans
plus tôt, Camille de Tournon, le préfet de la Rome napoléonienne, se justifiait
en termes similaires de ne pas venir à bout d’un brigandage fruit de la fatalité
géographique : « Les habitants de ces pays sont presque barbares, le plus
grand nombre n’y possède rien, habite au milieu des bois dans des cabanes de
roseaux […]. De temps immémorial ces hommes se sont livrés à la vie
errante dans les montagnes et au brigandage. » Des colonnes mobiles et des
commissions militaires avaient été déployées pour l’extirper mais, au fond,
Napoléon s’en remettait à ses ingénieurs-hydrographes pour assainir et
sécuriser les marais Pontins. Mépris d’une population autochtone jugée
sauvage en même temps que soumise à une nature hostile, volonté d’y
apporter l’ordre et la civilisation, la salubrité et le développement… n’est-ce
pas plutôt entre les conquêtes de Napoléon et les colonies passées, présentes
ou futures de la France que joue la ressemblance ?
« Hideuse ressemblance », jugeront d’aucuns. La polémique du printemps
2021 sur le rétablissement de l’esclavage en 1802 l’a rappelé avec éclat :
l’empire de Napoléon est un miroir des préoccupations contemporaines. Porté
par la demande sociale, l’intérêt actuel pour l’ordre colonial imposé en
Guadeloupe ou en Guyane contraste avec la longue cécité des études
napoléoniennes à l’égard des possessions ultramarines dont l’histoire a été
expédiée sur le mode de la chronique d’une disparition annoncée, tant la
rupture de la paix d’Amiens avec l’Angleterre et l’échec de la reprise en main
de Saint-Domingue (1803) semblaient les condamner. Privilégiant le Grand
Empire qui s’édifiait sur le continent plutôt que cet empire lointain et en peau
de chagrin, l’historiographie napoléonienne, embarrassée par la question de
l’esclavage, a négligé les outre-mers, au risque de tronquer les perspectives
car comment envisager la mainmise sur la péninsule Ibérique (1808) sans se
tourner vers l’Amérique, comment comprendre la vassalisation puis
l’annexion de la Hollande sans prendre en compte Le Cap ou Java ?
Désormais réinséré dans l’histoire longue de la France coloniale, l’empire
ultramarin de Napoléon promet, à terme, de nourrir le renouvellement de
l’histoire napoléonienne par ses colonies.
Fait remarquable : avant même que commencent à être étudiées de près
les colonies sous le régime des « lois spéciales » prévues par la Constitution
du 13 décembre 1799, la nature coloniale de la domination napoléonienne
venait d’être interrogée frontalement sur le sol même de l’Europe. Au début
des années 2000, Michael Broers a identifié dans l’Italie napoléonienne un
« impérialisme culturel », s’exprimant sans ambages dans les conversations et
les correspondances des fonctionnaires expatriés, soucieux de maintenir la
distance envers des populations locales dont les particularismes heurtaient
leur sens de la norme. Ces attitudes segmentent les sociétés coloniales
ultramarines dès le XVIIe siècle. Les certitudes des agents français vont au-
delà de l’ethnocentrisme et annoncent l’orientalisme puisque la
disqualification atteint jusqu’aux élites, dont les faiblesses voire les vices sont
tenus pour responsables de la déchéance de l’Italie. En transposant à l’Europe
napoléonienne des concepts forgés pour d’autres contextes, cet historien
britannique tire les conséquences d’un renouvellement amorcé par son
compatriote, Stuart Woolf. Ce dernier a mis en évidence l’une des
contradictions de l’État impérial : tout en prétendant régir les peuples qu’il
incorporait par des codes donnés pour universels, il butait sur l’expérience
d’une altérité jugée irréductible, à l’instar des Provinces illyriennes, d’où
l’interrogation croissante sur la francité, la civilisation et l’assimilation au
sein d’un empire devenu multiethnique.
Il est vrai qu’au même moment tout un pan de l’historiographie en venait
à analyser la construction de l’État-nation au cœur de la vieille France comme
un processus de colonisation intérieure. La force d’inertie d’habitants attachés
à leurs traditions se retrouve au sein de ses terroirs que les premiers préfets
inventorient alors. Si l’administration napoléonienne est animée par une
rationalité mésopolitique, soit cet ensemble de connaissances et de techniques
qui visent à transformer les populations par l’aménagement de leur milieu de
vie, et qui, comme telle, semble annoncer l’ambition géographique des
colonisateurs de la fin du XIXe siècle, les projets d’aménagement caressés ici
ou là (bruyères de la Campine, massif enclavé du Hunsrück, lande de
Lunebourg…) ne sont pas propres aux départements nouvellement créés dans
l’Europe napoléonienne. William M. Nelson fait d’ailleurs remarquer que les
techniques d’intervention biopolitique de l’État napoléonien, tels que le
cadastre ou la statistique descriptive, ont été expérimentées en contexte
colonial avant la Révolution.
À l’heure où la IIIe République devenait un empire, quelques historiens
n’ont pas craint d’interroger la nature des conquêtes. En 1906, Louis Madelin
introduisait de la sorte sa Rome de Napoléon : « La colonisation de l’Europe
par Napoléon – qu’on me permette cette expression qui, pour Rome, se
trouvera spécialement justifiée – la francisation, si l’on aime mieux, de
l’Europe […] », ce qui pour lui revenait à critiquer le centralisme
uniformisateur, au mépris des mœurs et des réalités locales.
Sans bien mesurer le legs colonial antérieur tant l’historiographie
napoléonienne s’est construite comme la matrice de l’époque contemporaine,
quitte à négliger l’amont, ces chercheurs successifs ont donc été tentés de
voir en l’empire napoléonien une préfiguration de la colonisation ultérieure,
au gré des outils alors privilégiés : l’histoire culturelle pour le tournant des
e e e
XX -XXI siècles, l’histoire politique et institutionnelle pour le début du XX ,
mais aussi l’histoire économique et sociale par la suite, à l’instar de la lecture
marxiste qu’en fait Evguéni Tarle. Une relation de type colonial aurait été
engagée entre une France productrice d’objets manufacturés et une Italie
réduite à ses matières premières. Le traité de commerce du 20 juin 1808
permet aux fabricants français de mieux écouler leurs biens dans le royaume
d’Italie tout en leur procurant le chanvre, le cuir ou la laine à moindre prix.
Une filière impériale de la soie se met en place, reléguant le Piémont à
l’élevage des vers à soie et réservant cette matière brute à la Fabrique de
Lyon, aux dépens de l’industrie lombarde. Libelliste passé au service de
Napoléon, Jean-Gabriel-Maurice Rocques de Montgaillard ne justifie-t-il pas
en 1806 le droit pour la France de se constituer des « colonies
continentales » ? Certains rêvent même d’y acclimater la culture du coton
pour compenser le Blocus.
Il n’empêche : l’assimilation complète sur le plan légal ainsi que
l’isonomie, ou égalité de droits, qui fait des Européens réunis des Français de
plein droit, admis à tous les emplois et représentés au Corps législatif,
interdisent de pousser outre mesure l’analogie avec des colonies ultérieures
assujetties et distinctes de la métropole non seulement par la discontinuité
géographique mais surtout par l’hétéronomie. C’est tellement vrai que la
chute de Napoléon s’accompagne d’une réaction identitaire : à la Chambre
des députés, le 29 septembre 1814, l’écrivain Clausel de Coussergues critique
ainsi l’expansion napoléonienne pour avoir bradé la qualité de Français : « La
France était une partie de cet empire, mais elle n’en était pas la métropole :
les habitants de Hambourg et de Rome y jouissaient des mêmes droits
politiques que ceux de Paris ou de Lyon. »
De plus, les travaux récents sur la démarcation par la couleur de peau au
cœur du fait colonial ont creusé un fossé avec l’empire napoléonien. Par
exemple, on mesure toute la différence entre les ethnotypes à propos des
qualités guerrières de tel ou tel peuple réuni (les Wallons, les Piémontais), et
la mobilisation postérieure des sciences coloniales pour identifier en Afrique
ou en Asie des Martial races, donnant alors lieu à des filières privilégiées de
recrutement. Rien de tout cela sous Napoléon : la conscription s’applique
partout sans déroger à l’égalité de tous devant la loi. La pression
conscriptionnelle est certes inégale dans les faits, mais cela ne résulte pas
d’un choix fondé sur les aptitudes supposées des populations ou sur leur
antipathie pour le métier des armes, mais de considérations politiques et de
l’état de santé des habitants.
S’il importe de réinscrire l’Empire napoléonien dans l’histoire des
empires, c’est en respectant ses hésitations : même le régime inédit
d’occupation, la force des certitudes universalistes et la violence des
répressions ne sauraient faire de l’expédition d’Égypte (1798-1801) une
entreprise coloniale telle que les généralisera le XIXe siècle, faute de lien
possible et structurant avec la métropole. La domination napoléonienne se
situe dans un entre-deux ainsi que le signalent les biographies de ses agents, à
cheval sur deux ères/aires, qu’ils aient eu un pied dans l’ancien monde
colonial avant de gérer l’Europe impériale (Moreau de Saint-Méry, ancien
membre du conseil supérieur de Saint-Domingue, part administrer les États
de Parme ; l’officier du génie Sylvain de Golbéry a fait connaître l’Afrique
occidentale avant de faire découvrir le département de la Roër), ou qu’ils
aient été liés au projet caribéen de Napoléon, tel Norvins qui, avant Rome,
avait suivi Leclerc à Saint-Domingue, comme secrétaire général du
gouvernement. En Algérie, le commandement fut confié à des vétérans de
l’Empire – certains, comme le général Pierre François Xavier Boyer, ayant
même été initiés à la guerre extra-européenne en Égypte et à Saint-
Domingue. Des civils aussi ont servi l’Europe napoléonienne puis œuvré à la
colonisation, à l’instar de Beaumont-Brivazac, d’abord commissaire général à
Barcelone puis à Gênes, avant de retrouver ce poste dans le port de Bône.
Cependant, ces acteurs sont muets sur ce rebond impérial tant la colonisation
qui s’établit alors repose précisément sur la séparation absolue entre le
continent de départ et la terre à coloniser.

BIBLIOGRAPHIE

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Imperialism in a European Context ?, New York, Palgrave Macmillan, 2005.
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Stuart WOOLF, « French Civilization and Ethnicity in the Napoleonic
Empire », Past & Present, no 124, 1989, p. 96-120.
L’échec cuisant des ambitions coloniales
de Bonaparte
Alexander Mikaberidze

Traditionnellement considérées comme un conflit européen, les guerres


napoléoniennes ont eu en réalité des conséquences majeures en dehors du
Vieux Continent, entraînant la perte par la France d’une grande partie de son
empire colonial. Au cours du siècle qui précède 1789, la France apparaît
comme la « Grande Nation » dont les ambitions dépassent les limites de
l’Europe et s’étendent à travers les continents et les océans. Rien que sur le
sol des Amériques, elle possède quatorze colonies, depuis la Nouvelle-
France, dans l’actuel Canada, jusqu’à la Guyane, en Amérique du Sud, en
passant par la Louisiane, sur les rives du golfe du Mexique. La prospérité
commerciale du royaume s’appuie sur divers comptoirs et exploitations
commerciales en Afrique de l’Ouest et en Inde, où la présence française
compte cinq enclaves fondamentales (Pondichéry, Karikal et Yanaon sur la
côte de Coromandel, Mahé sur la côte de Malabar et Chandernagor au
Bengale), ainsi que les territoires insulaires de l’île Bourbon, de l’île de
France et des Seychelles, tous notables pour leur importance stratégique.
L’ampleur et le rythme des activités coloniales françaises ne font que
croître au XVIIIe siècle, la France instaurant des relations avec des peuples
d’Amérique du Nord, des royaumes indiens et la dynastie des Nguyên au Viêt
Nam. Mais la poursuite d’une gamme d’aspirations aussi diverses et
dispersées à travers le monde n’est pas sans risques majeurs. Au milieu du
e
XVIII siècle, la France subit une défaite dévastatrice lors de la guerre de Sept
Ans et est chassée de son domaine colonial en Amérique du Nord et en Inde ;
cette défaite contribue à exacerber une crise financière prolongée qui entraîne
le déclin international de la monarchie française. Bien que disposant de la
deuxième marine d’Europe, celle-ci n’est plus en mesure de financer des
opérations navales dignes d’une puissance coloniale de premier plan. Le
déclenchement de la Révolution française en 1789 ne fait que compliquer la
situation en ajoutant à une série de profondes crises internes une succession
de conflits armés contre des coalitions européennes. Entre-temps, une révolte
d’esclaves éclate à Saint-Domingue (Haïti) et l’agitation se propage à
d’autres colonies des Antilles. Les révolutionnaires français finissent par
voter tardivement l’abolition de l’esclavage en 1794, mais leurs politiques
anti-esclavagistes et anticoloniales sont de courte durée. Avec la prise du
pouvoir par Napoléon Bonaparte en novembre 1799, la France renoue avec
des objectifs plus traditionnels.
Après avoir consolidé son pouvoir, Bonaparte cherche à relancer la
puissance coloniale de la France. Cette politique de conquêtes coloniales
présente plusieurs avantages aux yeux du nouveau régime, notamment celui
de pouvoir façonner l’opinion publique en faisant miroiter des victoires
militaires susceptibles de redorer le blason de la nation. En 1802-1803, le
Premier Consul reçoit une série de rapports détaillés sur la situation dans les
différentes colonies, ainsi que de nombreux mémorandums sur les projets
coloniaux que la France peut ambitionner, tels que l’annexion de certaines
régions de l’empire colonial espagnol. Le rétablissement des comptoirs
français en Inde, convenu avec la Grande-Bretagne en vertu de la paix
d’Amiens (1802), donne à Bonaparte l’occasion de réaffirmer les intérêts
coloniaux de la France dans le sous-continent. En juin 1802, le général
Charles Mathieu Isidore Decaen, un officier impétueux et bien connu pour
son hostilité envers la Grande-Bretagne, est nommé capitaine général des
Indes et chargé de mener une expédition visant à restaurer l’autorité française
à Pondichéry. Ses instructions lui conseillaient de se comporter « avec
douceur, dissimulation, et simplicité » afin d’amadouer les princes locaux et
de renforcer la présence française en Inde. Decaen arrive à Pondichéry en
juillet 1803, mais à peine a-t-il le temps d’entreprendre quoi que ce soit que
la nouvelle de la rupture du traité d’Amiens se répand ; il échappe à la marine
britannique et s’enfuit à l’île Maurice, qu’il transforme en principale station
navale et militaire française de l’océan Indien, une position qui en fait un
redoutable obstacle pour le commerce britannique pendant les huit années
suivantes.
En 1800-1803, les projets d’empire colonial de Bonaparte commencent
également à prendre forme dans l’hémisphère occidental. Le traité de San
Ildefonso (octobre 1800) oblige l’Espagne à rétrocéder à la France la
Louisiane, perdue lors de la guerre de Sept Ans. Le Premier Consul espère
réunir les possessions françaises des Antilles et de la Louisiane en une entité
coloniale cohérente au niveau commercial, social et politique. Cette vision de
la renaissance de l’empire français dans les Amériques dépend toutefois de la
récupération de Saint-Domingue. Bonaparte s’empresse donc d’organiser une
expédition pour mater la révolte des esclaves menée par Toussaint
Louverture. En 1801, la paix avec l’Angleterre lui permet de faire traverser
l’Atlantique à des troupes commandées par le général Charles Victor
Emmanuel Leclerc et de lancer l’invasion de l’île rebelle. En comptant les
renforts ultérieurs, la France engage les deux tiers de sa marine et plusieurs
dizaines de milliers d’hommes dans la reconquête de Saint-Domingue, ce qui
met en lumière l’importance cruciale que Bonaparte attache à cette campagne
en vue de la restauration de l’empire colonial français.
La reconquête de Saint-Domingue coïncide avec la ratification de la paix
d’Amiens (mars 1802), qui marque la fin des guerres révolutionnaires et
restitue à la France toutes ses colonies perdues. Il s’agit notamment des îles
de la Martinique, de Sainte-Lucie, de Tobago et de La Réunion, où
l’esclavage n’a jamais été aboli dans les faits puisqu’elles étaient aux mains
des Britanniques. Afin de clarifier le statut juridique des populations noires
de ces colonies et d’autres possessions françaises, le gouvernement
napoléonien approuve en mai 1802 une nouvelle loi qui précise que
l’esclavage (avec la traite des esclaves) reste légal dans les îles capturées par
les Britanniques pendant la guerre, tandis que le statu quo prévaut dans les
colonies où il a été aboli précédemment. Cette loi autorise également le
Premier Consul à reconsidérer le statut de ces dernières. Bonaparte ne tarde
pas à agir en conséquence. En juillet 1802, il donne secrètement l’ordre à ses
fonctionnaires coloniaux de rétablir dès que possible l’esclavage en
Guadeloupe, en Guyane et à Saint-Domingue. Cette tâche fut relativement
facile à accomplir dans des colonies de petite taille telles que la Guadeloupe
et la Guyane, mais elle fait face à des obstacles bien plus importants à Saint-
Domingue, un territoire beaucoup plus vaste où les Français se heurtent à une
résistance plus puissante et mieux organisée. En outre, la rupture de la paix
d’Amiens en mai entraîne la reprise des hostilités avec la Grande-Bretagne,
dont la marine bloque l’acheminement des renforts et des convois de
ravitaillement indispensables aux forces françaises assiégées. Après deux ans
de combats sanglants et malgré la capture de Toussaint Louverture, les
Français sont mis en déroute. Plus de 50 000 soldats, marins et civils français,
et un nombre bien plus important de soldats et de civils noirs, périssent dans
cette tentative de rétablir la domination coloniale française à Saint-
Domingue. Il s’agit de l’une des pires défaites subies par une armée française
pendant l’époque révolutionnaire, et ce désastre a eu de profondes
conséquences tant pour l’île que pour la métropole.
L’échec de l’expédition de Saint-Domingue prive la France de sa colonie
la plus lucrative et d’une plate-forme commerciale clé dans les Caraïbes.
Mais ce qui est sans doute le plus important, c’est qu’elle perd ainsi la
position stratégique à partir de laquelle elle aurait été à même de poursuivre
sa vision d’un grand empire colonial des Amériques. Face à l’imminence
d’une guerre contre la Grande-Bretagne, le gouvernement français n’est plus
en capacité de protéger la Louisiane nouvellement reconquise, pas plus que
ses possessions antillaises. Par ailleurs, la perspective d’une renaissance
coloniale française suscite de vives inquiétudes non seulement dans les
milieux politiques et financiers britanniques, mais aussi aux États-Unis. Le
gouvernement de Thomas Jefferson craint en effet qu’une politique impériale
française agressive dans les Amériques ne finisse par faire obstacle aux
projets d’expansion territoriale de la jeune république américaine. À travers
un mélange de pressions et d’ouvertures diplomatiques, les Américains
finissent par convaincre Bonaparte de l’opportunité de reconsidérer ses
ambitions coloniales en Amérique du Nord. Au début de l’année 1803, le
Premier Consul accepte de vendre aux États-Unis la totalité du territoire de la
Louisiane, transaction qui se conclut par un transfert officiel le
20 décembre 1803.
L’achat de la Louisiane marque un tournant pour la France en tant
qu’empire colonial. L’échec de l’expédition à Saint-Domingue et le
déclenchement de la guerre en Europe contraint le gouvernement français à
abandonner un vaste territoire de 2 140 000 km2 en plein cœur du continent
nord-américain et à renoncer ainsi à ses ambitions de longue date d’établir un
empire dans l’hémisphère occidental. Les revers de la marine napoléonienne
(en particulier, la défaite de Trafalgar en octobre 1805) accélèrent la
contraction du domaine colonial de la France, puisque la Royal Navy
britannique en profite pour s’emparer des dernières possessions françaises
dans l’Atlantique. La chute de Gorée en 1804, de la Martinique et de la
Guyane en 1809, puis de la Guadeloupe en 1810, marque la fin temporaire de
la présence coloniale française dans cette région du monde. En outre,
l’invasion de l’Espagne par Napoléon en 1808 provoque des bouleversements
massifs dans tout l’empire colonial espagnol et réduit à néant les efforts de la
France pour reconstruire un empire colonial « fantôme » en convainquant les
administrateurs coloniaux espagnols de soutenir une monarchie
napoléonienne en Espagne.
Le destin des aspirations coloniales françaises en Orient est tout aussi peu
prometteur. L’occupation française de l’Égypte, qui a commencé avec
l’invasion de Bonaparte en 1798, se termine en débâcle avec la contre-
invasion britannique en 1801. Cinq ans plus tard, en 1806, la prise du cap de
Bonne-Espérance par ces mêmes Britanniques élimine toute perspective de
voir l’Afrique du Sud devenir une colonie française (espoir initialement
nourri en raison du contrôle de la République batave par le régime
bonapartiste) et marque la première étape de la neutralisation de la menace
française dans l’océan Indien. Napoléon est bien conscient de l’importance
qu’il y a à défendre ce qu’il reste des possessions françaises – principalement
les deux grandes îles de l’archipel des Mascareignes, La Réunion et
Maurice –, mais il a le plus grand mal à les approvisionner en troupes et en
munitions du fait de la poursuite des hostilités en Europe et des déboires
constants de la puissance navale française.
La Grande-Bretagne profite de l’impuissance de la France pour s’attaquer
aux derniers territoires français d’Orient. En juillet 1810, l’île de La Réunion
tombe. Un mois plus tard, les Britanniques tentent une première fois de
s’emparer de l’île Maurice, mais lors de la bataille de Grand Port (22-
23 août), la Royal Navy subit l’une de ses pires défaites au cours des guerres
napoléoniennes. Cependant, le choc de cette débâcle ne fait que stimuler la
volonté d’agir des autorités navales britanniques, qui acheminent une forte
quantité de ressources supplémentaires vers l’océan Indien et, en
novembre 1810, lancent l’une des plus grandes opérations amphibies jamais
tentées dans cette région du monde. Quelque soixante-dix navires de guerre
et de transport de troupes, avec plus de 6 500 hommes à bord, franchissent les
3 000 milles qui les séparent de l’île Maurice, laquelle se rend après une
brève résistance. La chute des Mascareignes confirme la domination
britannique sur les étendues océaniques situées à l’est du cap de Bonne-
Espérance et permet à Londres de jeter son dévolu sur les Indes orientales
néerlandaises, dernière zone où subsiste quelque influence coloniale
française. En août 1811, un corps expéditionnaire britannique débarque sur
l’île de Java, défait les forces franco-hollandaises et occupe l’île, marquant la
fin de la guerre (et de la présence coloniale française) dans les « mers
orientales ».
Ainsi, chaque nouveau gain territorial obtenu par la France en Europe
depuis 1799 est suivi d’une perte bien plus importante outre-océan. En 1812,
bien qu’apparemment maître du Vieux Continent, Napoléon n’a plus aucune
possession coloniale au-delà des mers. Il a de fait perdu une guerre mondiale,
ne gagnant que l’espoir de vaincre dans un simple conflit régional en Europe.
Espoir qui s’est lui aussi finalement révélé vain.
La chute de l’Empire napoléonien ne signifie par pour autant la fin de
l’empire colonial français. Le traité de Paris de 1815 restitue à la France la
quasi-totalité des colonies perdues, notamment la Guadeloupe, la Martinique,
la Guyane française et l’île Bourbon (La Réunion). En revanche, Sainte-
Lucie, Tobago, les Seychelles et l’île Maurice passent sous le contrôle de la
Couronne britannique. Les gouvernements français qui succédent à Napoléon
n’en tirent pas pour autant la conclusion que les entreprises coloniales
doivent être abandonnées, mais estiment plutôt que l’ambition impériale est
fondamentale pour la renaissance de la France en tant que grande puissance,
la préservation de sa stabilité intérieure et la promotion de son
développement économique. L’ère postnapoléonienne voit donc la France se
lancer dans une nouvelle phase d’expansion impériale, tant par le biais de
conquêtes coloniales directes (comme celle de l’Algérie en 1830) que par la
promotion d’un « empire de velours », selon la formule de David Todd, fondé
sur la prépondérance économique et culturelle et contribuant au final à la
résurgence du colonialisme français à l’échelle mondiale à la fin du
e
XIX siècle.

BIBLIOGRAPHIE
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David TODD, Un empire de velours. L’impérialisme informel français au
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XIX siècle, Paris, La Découverte, 2022.
Comment l’achat de la Louisiane
a transformé les États-Unis
Peter J. Kastor

L’expression de « vente de la Louisiane » ou « Louisiana Purchase »


désigne à la fois un traité entre la France et les États-Unis et la cession de
territoires stipulée par ledit traité. Par cet accord, la France renonce à toutes
ses revendications territoriales sur le continent nord-américain ; par
extension, les États-Unis revendiquent des territoires à l’ouest du Mississippi.
Il s’agit d’un moment crucial de l’histoire des luttes impériales, de la
colonisation et décolonisation ainsi que de la maîtrise territoriale de
l’Amérique du Nord. Son nom seul nous en dit long. La « vente de la
Louisiane » fait référence à la décision française de se défaire de ce territoire,
qui s’inscrit dans les conflits impériaux européens. « The Louisiana
Purchase » – littéralement, « l’achat de la Louisiane », en anglais – désigne la
décision des États-Unis d’acheter ces terres, une acquisition qui serait bientôt
considérée par les Américaines et Américains comme un moment phare de
leur histoire, à la fois anticolonial et impérial. La vente de la Louisiane n’était
qu’un simple expédient pour la France, mais son achat, le Louisiana
Purchase, a transformé les États-Unis. Il a mis l’expansion géographique au
centre de l’expérience américaine et a réagencé les revendications
territoriales en Amérique du Nord. Il a créé de nouvelles possibilités pour les
colons blancs tout en contribuant à l’essor de l’esclavage et à la spoliation des
populations autochtones américaines. Au bout du compte, il a redéfini ce que
signifie « être américain ».
Le calendrier et les termes du traité résultent de la convergence des
préoccupations américaines et françaises. Depuis longtemps, les dirigeants
fédéraux craignent que le contrôle du fleuve Mississippi par l’Europe ne
devienne une menace contre la sécurité des États-Unis. Le gouvernement du
président Thomas Jefferson cherche à racheter La Nouvelle-Orléans et la côte
du Golfe, une acquisition modeste qui vise à renforcer la sécurité américaine
à l’est du Mississippi plutôt qu’à l’étendre à l’ouest. La France et l’Espagne
rejettent toutes deux les prières du président des États-Unis. Au bout du
compte, ce n’est pas la diplomatie états-unienne qui précipite la vente de la
Louisiane, mais la révolution dans les Caraïbes. En 1803, même Napoléon
Bonaparte se rend à l’idée que l’armée française ne peut écraser la rébellion à
Saint-Domingue. La Louisiane, colonie coûteuse et difficile à gouverner,
faisait jusqu’alors partie d’un système plus large visant à protéger la lucrative
colonie de Saint-Domingue. Cette dernière perdue, la France n’a plus guère
besoin de la Louisiane ; or, elle trouve dans les États-Unis un acheteur
empressé. Le gouvernement français propose de vendre l’ensemble du
territoire pour 11,5 millions de dollars, plus l’annulation d’une dette de
3,5 millions de dollars envers les États-Unis. Les diplomates américains ne
voient pas d’autre issue et imaginent même des bénéfices potentiels.
Cependant, le Louisiana Purchase est finalement loin de constituer la
panacée qu’espérait le gouvernement de Jefferson du point de vue de la
sécurité américaine. Le territoire acquis ne possède pas de frontières
clairement définies et un nouveau conflit éclate immédiatement entre les
États-Unis et l’Espagne pour déterminer où s’arrête la Louisiane américaine
et où commence l’Amérique espagnole. Outre ces dissensions internationales,
cette acquisition crée des difficultés intérieures inouïes. Les États-Unis ont
formellement rejeté le régime colonial tel qu’il est pratiqué par les empires
européens, lui préférant un système d’intégration territoriale où des colonies
occidentales rejoignent l’Union en tant qu’États sur un pied d’égalité.
Cependant, de nombreux dirigeants fédéraux craignent que la population de
Louisiane ne se révèle incapable de former un gouvernement républicain, ce
qui est un prérequis pour former un État. Ils redoutent que les régimes
impériaux français et espagnol et les pratiques raciales locales aient,
ensemble, irrémédiablement corrompu les habitants.
La population louisianaise blanche, dont une grande partie considère, à
tort ou à raison, qu’elle a été négligée par les empires de France et d’Espagne,
réplique en déclarant sa hâte de rejoindre ce nouveau monde postcolonial.
Elle a toutefois su conditionner sa loyauté à une politique fédérale lui
promettant à la fois l’intégration politique sous la forme d’un accès rapide au
statut d’État, une intégration économique dans les réseaux commerciaux
nationaux et atlantiques et l’intégration raciale par des institutions propres à
préserver la suprématie blanche. Les responsables politiques ont parfois
interprété, à tort, cette situation comme un conflit ethnique insurmontable,
tandis que d’autres y ont reconnu le soutien pragmatique de la population
louisianaise au rattachement aux États-Unis.
Les Louisianaises et Louisianais réduits en esclavage résistent à la
suprématie blanche états-unienne comme ils l’ont fait sous la domination
française et espagnole. Ils se servent des pratiques juridiques coloniales pour
obtenir leur liberté et tirent profit des conflits frontaliers persistant entre les
États-Unis et l’Espagne pour s’enfuir dans les régions limitrophes. En 1871,
la plus grande révolte d’esclaves de l’histoire des États-Unis éclate aux
frontières de la Louisiane : son écrasement nécessite une coalition de soldats
anglo-américains et de miliciens louisianais.
Dans les années qui suivent le Purchase, l’autorité fédérale est de facto
confinée à la rive ouest du Mississippi, comme c’était le cas naguère pour les
Français et les Espagnols. Les nations autochtones gouvernent la grande
majorité des territoires que les États-Unis revendiquent en vertu du traité, et
ce, pour plusieurs décennies encore.
La nouvelle vague d’immigration blanche convoite les terres
amérindiennes et le gouvernement fédéral soutient ce désir avec ferveur. Ses
politiques provoquent guerres et bouleversements, tandis que les colons
répandent des maladies contagieuses qui déciment les peuples autochtones
américains. Le déclin du pouvoir et de la taille de la population autochtone
coïncide avec une transformation démographique plus large. Des migrantes et
migrants d’États de l’Est (populations blanches arrivées par choix ou
populations afro-américaines asservies emmenées de force) franchissent le
Mississippi, où ils sont rejoints par des immigrantes et immigrants venus de
l’ensemble du monde atlantique.
Gouverner les terres acquises par le Louisiana Purchase représente le
défi le plus difficile et le plus coûteux qu’aient connu les États-Unis en
matière de politique intérieure avant que la guerre de Sécession (1861-1865)
déchire la nation. Il faut près de deux décennies pour régler le conflit
frontalier avec l’Europe et presque soixante-dix ans de négociations, de
coercition diplomatique et économique et de guerre pour atteindre l’objectif
d’anéantissement de la souveraineté autochtone. Lorsque les États-Unis fêtent
leur centenaire en 1876, les villages autochtones des terres de Louisiane, qui
faisaient l’essentiel de leur commerce avec les Français, ont laissé la place à
un amalgame de colons blancs, d’immigrantes et immigrants européens,
d’Afro-Américaines et Afro-Américains émancipés à la suite de la guerre de
Sécession et de petites poches amérindiennes vivant sous l’autorité du
gouvernement fédéral.
Au cours du XIXe siècle, ces événements – la négociation des frontières
avec les Européens, les alliances politiques nouées avec les colons blancs, le
maintien de la suprématie blanche et la croissance de la population blanche –
ont formé – entièrement ou en partie – les conditions de la création de quinze
États à partir du vaste territoire acquis par le Louisiana Purchase. Ce
processus de formation d’un nouvel État, porteur d’une promesse
d’autodétermination et d’égalité juridictionnelle au sein de l’union fédérale,
se retrouvera au cœur de la croyance américaine d’avoir remplacé
l’impérialisme par la démocratie en Amérique du Nord.
Traduit de l’anglais par Charlotte Matoussowsky

BIBLIOGRAPHIE

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Borderland to Border State, Bloomington, Indiana University Press, 2006.
Kathleen DUVAL, The Native Ground : Indians and Colonists in the Heart of
the Continent, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2006.
Peter J. KASTOR, The Nation’s Crucible : The Louisiana Purchase and the
Creation of America, New Haven, Yale University Press, 2004.
L’héritage controversé de Napoléon
Marlene L. Daut

Pour de nombreux musées et institutions, 2021 est déclarée l’« année


Napoléon ». Il s’agit alors de commémorer Napoléon Bonaparte, décédé sur
l’île de Sainte-Hélène, le 5 mai 1821. Des dizaines d’événements sont
organisés en son honneur. Le plus important a lieu au printemps, lorsque la
Réunion des musées nationaux ouvre son exposition « Napoléon » à Paris. Ce
choix de rendre hommage à Napoléon peut surprendre, étant donné son
héritage controversé.
En 1794, à la suite de la révolution qui transforme la France en
république – et après une révolte d’esclaves qui met fin à l’esclavage sur l’île
française de Saint-Domingue (maintenant appelée Haïti) –, la France abolit
l’esclavage sur tout son territoire. Mais en 1802, après son accession au
pouvoir, Napoléon rétablit l’esclavage, faisant de la France le seul pays à
revenir sur son abolition. Cette décision aura des répercussions durables après
l’abdication de Napoléon en 1815, puisque la France n’abolira définitivement
l’esclavage qu’en 1848.
Il faut préciser que cette décision n’est pas le fruit des seuls caprices d’un
tyran. Les législateurs du pays et l’armée française, avec l’appui des anciens
colons, soutiennent les actions de Napoléon, ce qui montre l’incohérence du
républicanisme français d’alors. En mars 1802, le traité d’Amiens rétrocède
la Martinique à la France, ainsi que d’autres territoires où l’esclavage n’avait
jamais été aboli. Le gouvernement français doit alors faire face à un choix :
intégrer ces territoires dans la République en tant que colonies esclavagistes,
ou bien y abolir également l’esclavage.
Napoléon tranche la question au mois de mai de cette même année : un
décret autorise le maintien de l’esclavage dans ces territoires. Le Corps
législatif de la République transforme le décret en loi par un vote de 211 voix
pour et 63 contre, ouvrant la voie au retour de l’esclavage sur l’ensemble du
territoire français. Les Noirs de l’île de Guadeloupe se révoltent face à cette
politique : aux côtés de l’abolitionniste de couleur Louis Delgrès, de l’officier
républicain Joseph Ignace et de l’ancienne esclave rebelle mulâtresse
Solitude, ils luttent contre les troupes françaises que Napoléon envoie pour
les réduire à nouveau en esclavage. En vain, et l’esclavage est rétabli en
Guadeloupe au mois de juillet 1802.
Les choses se passent différemment mais tout aussi violemment à Saint-
Domingue. Avec le soutien de 80 000 soldats français, deux généraux sont
envoyés sur l’île par Napoléon, afin d’« anéantir le gouvernement des Noirs »
(selon les mots du futur empereur). Sur place, l’armée française a pour ordre
de « détruire tous les Nègres des montagnes, hommes et femmes, ne garder
que les enfants au-dessous de douze ans, détruire la moitié de ceux de la
plaine et ne laisser dans la colonie pas un seul homme de couleur qui ait porté
l’épaulette ». Les soldats français commencent par asphyxier les
révolutionnaires, en les enfermant dans des cales de bateaux où ils font brûler
du soufre. Puis ils utilisent des chiens pour les massacrer. Les colons français
tentent alors de rassurer l’opinion publique en affirmant ouvertement
qu’après cette « extermination » l’île pourra simplement être repeuplée grâce
à l’arrivée de nouveaux Africains enlevés de force du continent.
L’atrocité de cette solution ne fait qu’encourager les soldats noirs à se
battre pour « l’indépendance ou la mort ». Après avoir vaincu l’armée de
Napoléon et déclaré son indépendance, Haïti devient le premier État moderne
à abolir définitivement l’esclavage.
On affirme souvent que la France a été la première puissance européenne
à abolir l’esclavage, en omettant toutefois de préciser qu’il a été rétabli huit
ans plus tard par Napoléon, sous prétexte que, tôt ou tard, le « sceptre du
Nouveau Monde » tomberait entre les mains des Noirs.
N’oublions pas non plus que Napoléon a mis fin à la République en
s’autoproclamant empereur en 1804. Et pourtant, dans l’espace médiatique et
politique français, Napoléon est bien souvent érigé en héros, un héros peu
aimable, certes, ayant piétiné toute l’Europe à la bataille d’Austerlitz, c’est
vrai, mais ayant aussi créé la Banque de France, le Code civil et un système
éducatif toujours en vigueur. « Connaître Napoléon, c’est comprendre le
monde dans lequel nous vivons », déclarait la page officielle de l’exposition
de la Réunion des musées nationaux. C’est un « personnage fascinant qui a
façonné la France d’aujourd’hui ».
Le fait que cette tentative de génocide reste en grande partie occultée
signale combien la République française refuse d’accepter l’intégralité de son
histoire.
La lutte de la France pour le rétablissement de l’esclavage montre que le
racisme et le colonialisme ont bien coexisté avec la Déclaration universelle
des droits de l’homme. Voici ce que Napoléon déclarait au Conseil d’État en
1799 : « Je suis pour les Blancs, parce que je suis blanc, je n’ai pas d’autre
raison, et celle-là est la bonne. Comment a-t-on pu accorder la liberté à des
Africains, à des hommes qui n’avaient aucune civilisation […] ? » Cette
sombre histoire n’a pourtant pas empêché le président Macron d’affirmer lors
de la cérémonie du bicentenaire que « [la] vie [de Napoléon] enfin est une
épiphanie de la liberté ».

BIBLIOGRAPHIE

Jean CASIMIR, Une lecture décoloniale de l’occupation américaine (1697-


1915), Port-au-Prince, L’Imprimeur, S.A., 2018.
Mémoires du général Toussaint Louverture, édition critique par Daniel
Desormeaux, Paris, Classiques Garnier, 2011.
Claude RIBBE, Le Crime de Napoléon, Paris, Privé, 2005.

*
Ce texte est une version modifiée de l’article paru en anglais dans la section
« Opinion » du New York Times, le 18 mars 2021.
Mulâtresse Solitude, héroïne
de la résistance
SJ Zhang

Il est impossible d’écrire une biographie conventionnelle – qui


comporterait une date de naissance, une date de mort et des détails sur sa vie
entre les deux – de la femme connue sous le nom de mulâtresse Solitude. Elle
travaille comme esclave dans une plantation en Guadeloupe à la fin du
e
XVIII siècle avant de rejoindre une communauté marronne pendant la période
révolutionnaire (de 1790 à 1802 environ). Solitude est capturée en 1802 aux
côtés de nombreuses personnes menées par le libre de couleur et
abolitionniste Louis Delgrès, ainsi que par l’officier républicain français
Joseph Ignace. Ensemble, ils avaient pris les armes pour résister aux armées
françaises envoyées sur l’île par Napoléon Bonaparte pour rétablir
l’esclavage, aboli une première fois en 1794 par Victor Hugues. Solitude est
enceinte au moment de sa capture. Elle est mentionnée pour la première fois
par écrit en 1858 dans un compte rendu de l’historien créole Auguste Lacour
(Histoire de la Guadeloupe) et est depuis célébrée en Guadeloupe comme
une héroïne nationale. Certains voient en elle une ancêtre spirituelle.
La trace écrite de 1858 de la vie de Solitude a été imprimée plus de
cinquante ans après les faits. Un tel délai suggère que son histoire a perduré
dans les récits oraux et la mémoire collective. Cependant, Lacour écrit du
point de vue d’un puissant planteur de la Guadeloupe, ayant mené de
nombreux entretiens dont on suppose qu’ils constituent les sources des
témoignages de son livre sur le conflit. Solitude est décrite en des termes
déshumanisants comme « mauvais génie », haineuse et menaçante, et le texte
ne comporte pas de description visuelle ou physique de sa personne, hormis
le terme « mulâtresse » – c’est-à-dire métisse –, issu de l’arithmétique raciale.
Les partis pris du récit de Lacour ne font pas qu’aplanir les motivations et les
détails de la rébellion de Solitude, ils insistent aussi sur son caractère criminel
et mettent en doute sa capacité à être mère.
Le texte s’attarde sur la grossesse de Solitude, exprimant de l’horreur à
l’idée de sa maternité : « […] et cette malheureuse allait devenir mère ! »
Pour comprendre la consternation coloniale face aux choix de Solitude, il faut
savoir que cette dernière était à la fois typique de son temps et exceptionnelle.
Il est très rare de connaître le nom des femmes esclaves et marronnes de la
Guadeloupe et des détails sur leur vie, aussi infimes soient-ils, mais Solitude,
par sa décision de rejoindre la lutte, ressemblait à beaucoup d’entre elles.
Selon Bernard Moitt, les femmes ont largement participé au combat pour la
libération ; par ailleurs, « à la Guadeloupe les femmes esclaves servaient
aussi de messagères, transportaient des munitions, des vivres et du matériel,
s’occupaient des malades, couvraient les hommes sous le feu de l’ennemi et
chantaient des paroles révolutionnaires ». Lacour raconte que, pendant le
conflit, hommes comme femmes s’exclamaient : « Viva la mort ! » quand ils
frôlaient le trépas. Plus généralement, les femmes en rébellion ont une longue
histoire en Guadeloupe ; selon Arlette Gautier, un marron sur trois était une
femme.
Nous en savons très peu sur le destin de Solitude du fait du manque de
documents historiques. Selon Lacour, elle est capturée et emprisonnée au
neuvième mois de sa grossesse et son châtiment est reporté jusqu’à son
accouchement. Le sort de Solitude n’est pas rapporté précisément. Elle est
torturée après la naissance de son enfant, mais il n’est pas certain qu’elle en
soit morte. Sa condamnation à la peine capitale semble avoir été commuée en
torture. En notant ce changement, l’archive reste ambiguë. Le fait qu’elle ait
donné naissance à son enfant et qu’elle ait été torturée, sans nécessairement
en mourir, laisse ouverte la possibilité que Solitude ait connu l’émancipation
définitive en Guadeloupe.
Dans les siècles qui suivent, la figure de Solitude emprunte un chemin
sinueux, partant de cette unique archive pour apparaître dans des romans qui
développent son histoire personnelle, ainsi que dans des représentations
visuelles. Les marronnes telles que Solitude ne sont connues que par bribes,
par des histoires aux fins elliptiques ; pourtant, ce sont ces zones d’ombre qui
permettent à sa vie d’être continuellement répétée, débattue et représentée.
Du portrait littéraire d’André Schwarz-Bart dans La Mulâtresse Solitude en
1972 à la statue de mai 2022, où Solitude tient une copie de la déclaration du
10 mai 1802 de Louis Delgrès, installée dans un parc qui porte son nom dans
le XVIIe arrondissement de Paris, en passant par la statue de Jacky Poulier de
1998 sur le boulevard des Héros, aux Abymes, en Guadeloupe, le mythe de
Solitude continue de captiver l’imagination de celles et ceux qui sont investis
dans l’histoire de l’anti-esclavagisme et de la résistance anticoloniale dans
l’Atlantique. Nous en savons assez sur cette femme pour la décrire sans
hésiter, ainsi que le fait l’inscription sous sa statue aux Abymes, comme une
« héroïne de la résistance à l’oppression et figure emblématique du
marronnage en Guadeloupe ».
Traduit de l’anglais par Charlotte Matoussowsky

BIBLIOGRAPHIE

Arlette GAUTIER, Les Sœurs de Solitude. La condition féminine dans


l’esclavage aux Antilles du XVIIe au XIXe siècle. Paris, Éditions caribéennes,
1985.
Auguste LACOUR, Histoire de la Guadeloupe, Basse-Terre, Société d’histoire
de la Guadeloupe, 1979.
Bernard MOITT, « Slave Resistance in Guadeloupe and Martinique, 1791-
1848 », in David Barry Gaspar et Darlene Clark Hine (dir.), More Than
Chattel : Black Women and Slavery in the Americas, Bloomington, Indiana
University Press, 1996.
V

LES MONDES D’AVANT


LES SOCIÉTÉS À LA VEILLE
DE LA COLONISATION
Nja Mahdaoui, Calligrammes sur Papier Parchemin, circa 1982.
Encre de Chine et or sur papier parchemin, 100 x 70 cm. © Nja Mahdaoui / photo : Kamel Agrebi.
Introduction
Pierre Singaravélou

Un modeste bambou consigne l’histoire d’une des premières rencontres


entre des Kanak et des Français. Collecté par l’officier Paul Tirat en 1875,
l’objet a mystérieusement disparu à la fin du XIXe siècle. Seul subsiste le récit
de ce militaire qui, confronté aux indéchiffrables figures géométriques
soigneusement gravées sur cette tige, sollicita les connaissances de son
détenteur : un chef de Kunié (île des Pins), au sud-est de la Grande Terre de
Nouvelle-Calédonie, qui lui livra alors quelques-uns des secrets de cette
langue stylisée. Apparemment dénués de sens, ces signes abstraits donnent à
voir un événement dramatique ; des lignes en zigzag décrivent l’affolement
des habitants face à l’intrusion européenne tandis que deux ensembles de
losanges, séparés par des mousquets dont le canon est dirigé vers le premier
groupe, représentent la confrontation violente entre Kanak et Européens. Il
s’agirait de la description du débarquement en 1788 de l’explorateur Jean-
François de Lapérouse sur l’île des Pins, au cours de son expédition autour du
monde, qui se solda par la mort de trois autochtones. Ce bambou gravé (kârè
a tâ, en langue ajië) témoigne d’une forme singulière de représentation du
monde qui aurait disparu, avec la présence européenne puis la colonisation,
au profit de formes figuratives. Demeure toutefois un doute sur l’existence de
ces bambous au XVIIIe siècle, car les quelque deux cents œuvres aujourd’hui
conservées dans le monde entier, notamment en France et en Suisse, datent
de la période coloniale (1850-1917), après quoi leur réalisation est
interrompue sans doute à la suite de la répression d’une révolte des Kanak
contre le pouvoir colonial. Ces bambous gravés qui, remplis d’herbes
médicinales, servaient également selon le missionnaire et ethnologue Maurice
Leenhardt de bâtons de marche, illustrent la richesse des sources autochtones
et la fragilité de nos interprétations. Ce simple artefact végétal nous donne
accès à un monde de pratiques, de significations et d’histoires qui précèdent
la colonisation de la Nouvelle-Calédonie en 1853 et témoignent des
premières interactions avec les Européens. Il nous rappelle que, dans de
nombreuses régions du monde, la majeure partie des sources et des archives
vernaculaires ont disparu ou ont été transformées par les colonisateurs, qui
les ont sélectionnées, déplacées, catégorisées, conservées et interprétées.
Dans ces conditions, il convient de ne pas fétichiser quelques rares fragments
mais de s’attacher à décrypter les mutations coloniales et postcoloniales du
sens, des usages et de la matérialité de ces sources vernaculaires orales,
dessinées, écrites, archéologiques, indispensables à la connaissance des
sociétés autochtones dans la longue durée.
Ces sources, aussi précieuses soient-elles, ne figurent presque jamais dans
les livres d’histoire de la colonisation qui, de manière tautologique, débutent
immanquablement par le récit des conquêtes coloniales, en adoptant le point
de vue des colonisateurs.
Comme si l’expansion européenne marquait de manière radicale et
soudaine le début d’une nouvelle ère, alors que l’appropriation des territoires
« ultramarins » est presque toujours précédée d’une zone grise d’interactions
complexes qui a pu durer plusieurs siècles. La plupart du temps, la
domination occidentale s’impose lentement, progressivement et difficilement
aux sociétés africaines, américaines, asiatiques et océaniennes.
Comme si l’intelligence des temps et des mondes qui précèdent
l’expansion européenne n’était pas indispensable à la compréhension du fait
colonial, bien que les anciens modes vernaculaires de régulation sociale –
institutions éducatives, pratiques judiciaires, croyances religieuses,
communautés lignagères, groupements de métiers, etc. –, que les Européens
ne perçoivent ou ne comprennent pas, se maintiennent souvent, de manière
plus ou moins clandestine, pendant la période coloniale.
Comme si, enfin, la colonisation n’avait pas elle-même irrémédiablement
affecté notre manière d’appréhender et de raconter l’histoire de ces sociétés
sur la longue durée en conservant ou en détruisant leurs traces philologiques
et archéologiques tout en établissant de manière durable le principal cadre
d’intellection du passé de ces régions africaines, américaines, asiatiques et
océaniennes.
Ici réside sans doute la principale force des empires coloniaux européens
depuis le XVIIe siècle : ils possèdent une extraordinaire capacité à produire des
récits dont l’Europe est le sujet souverain, et à les imposer dans la longue
durée, aux dépens des autres histoires. Comment se départir de ce récit
linéaire et trop bien huilé produit par les Européens sur leur propre capacité
de domination ? En commençant par étudier les mondes d’avant la
domination européenne, en tentant de retrouver leurs dynamiques propres, de
restituer leurs pratiques sociales et leurs représentations, sans gommer leurs
tensions et leurs fragilités. Voilà sans doute la manière la plus documentée de
dénaturaliser les catégories occidentales de l’entendement historique. Car
cette plongée dans la longue durée ne fait pas seulement surgir de nouveaux
acteurs et de nouvelles dynamiques, elle nous invite aussi à reconsidérer la
manière dont la France et l’Europe ont écrit leur propre histoire.

De quoi le « précolonial » est-il le nom ?

Parmi les victoires posthumes des colonisateurs occidentaux figure la


tripartition du temps universel, consacrant l’intrusion européenne comme
principal tournant historique. En instaurant une frontière étanche entre un
avant, l’ère « précoloniale », et un après, la période « postcoloniale », la
colonisation s’érige en expérience nécessaire aux sociétés non européennes
pour entrer dans l’Histoire, et dans un processus de « civilisation », dont elles
auraient été écartées jusque-là. Catégorie à la fois chronologique et
civilisationnelle, le substantif « précolonial », en renvoyant à un référent
unique et postérieur, trahit la dimension éminemment téléologique de la
manière dont nous découpons encore aujourd’hui le temps historique : la
période antérieure à la colonisation posséderait pour seul devenir possible la
domination occidentale. Cette périodisation s’avère de facto régressive
puisque seule la borne chronologique en aval (la conquête européenne) est
identifiable, tandis que le début de l’ère précoloniale se perd invariablement
dans la nuit des temps. La date de la fin de la période dite précoloniale
semble fonction du lieu considéré.
Damas en 1920, Fès en 1912, Tombouctou en 1894, Hué et Bamako en
1883, Tunis en 1881, Phnom Penh en 1863, Tianjin en 1861, Tahiti en 1842,
Alger en 1830, Pondichéry en 1673, Saint-Louis du Sénégal en 1659, la
Guadeloupe en 1635, etc. Ces dates, retenues par l’historiographie officielle
depuis les débuts de la IIIe République, marquent moins une appropriation
territoriale décisive que le début d’un processus militaire et politique
incertain. Car, si l’on abandonne le point de vue des métropoles et examine
ces événements au ras du sol ultramarin, il apparaît moins aisé de préciser qui
prend alors possession de quoi. Le 28 juin 1635, ce ne sont que les
navigateurs Jean Duplessis et Charles de l’Olive, accompagnés d’une poignée
de moines dominicains et de quelques centaines de travailleurs engagés, qui
débarquent à la pointe Allègre en Guadeloupe. Alger capitule le
5 juillet 1830, mais rien n’est joué car la situation demeure incertaine pendant
les dix années suivantes avant le lancement de la « guerre totale » par
Bugeaud. Enfin, si la France établit officiellement le 29 mai 1861 une
concession – une location du point de vue du gouvernement Qing, une
microcolonie dans l’esprit des Européens –, il faut attendre plusieurs
décennies pour que des Français s’installent de manière significative à
Tianjin dans le nord-est de la Chine. A contrario, pour une occupation qui se
révèle pérenne, il faut se remémorer les bombardements sans lendemain, les
projets inaboutis, les tentatives infructueuses et les échecs oubliés des
colonies éphémères, telle la « France antarctique » fondée par des colons
français sur une île de la baie de Guanabara (Rio de Janeiro) en 1555 avant de
disparaître en 1560 sous les coups de boutoir portugais. Sans oublier les
expériences tuées dans l’œuf comme la prise de possession au nom du roi
Louis XV de l’Australie occidentale par le Breton Louis Aleno de Saint-
Aloüarn, qui débarque le 28 mars 1772 sur l’île Dirk Hartog. Le marin meurt
sur le chemin du retour, dans l’île de France (Maurice), en emportant avec lui
la bonne nouvelle. Ce n’est qu’en 1998 qu’on découvre deux écus enterrés
ainsi qu’un parchemin notifiant la souveraineté française.
En revanche, il s’avère impossible – et surtout vain – de délimiter la
frontière en amont de cette époque « précoloniale », qui se définit souvent
dans le discours savant par son « atemporalité ». Ainsi, lorsqu’il s’agit du
continent africain, l’étude de la préhistoire côtoie l’analyse de l’« Antiquité »
et du « Moyen Âge », par-delà les opinions politiques : l’anticolonialiste
sénégalais Cheick Anta Diop soutient sa thèse de doctorat d’État en Sorbonne
sur L’Afrique noire précoloniale en 1960 ; deux ans plus tard est inaugurée la
chaire d’« histoire de l’Afrique précoloniale des origines à 1600 » confiée à
l’ancien administrateur colonial Raymond Mauny. Cette notion ainsi que sa
déclinaison archéologique – la « protohistoire », qui étudie les sociétés sans
écriture – induisent une essentialisation de l’ensemble des sociétés
autochtones dont l’infinie diversité et la profondeur historique sont ainsi
écrasées.
Cette idée de « précolonialité » résulte du processus colonial de
déshistoricisation des sociétés autochtones, définies comme archaïques et
immobiles par les savants occidentaux. Si nombre de voyageurs européens de
l’époque moderne s’intéressent à l’histoire des populations rencontrées,
l’historiographie coloniale qui s’institutionnalise à partir de la fin du
e
XIX siècle s’applique quant à elle à écrire l’histoire de peuples « sans
histoire », une histoire diffusionniste des populations colonisées qui auraient
accédé au progrès historique et à la connaissance scientifique grâce à l’œuvre
bienfaitrice des colonisateurs français. Concernant le Maghreb, Émile-Félix
Gautier, professeur à l’université d’Alger, stigmatise en 1931 les « douze
siècles obscurs », indéchiffrables par les historiens, qui séparent la chute de
l’empire romain de la colonisation française : « les Orientaux sont d’une
nullité historique inconcevable ». Au même moment, l’ethnologue Robert
Montagne affirme dans La Vie sociale et la Vie politique des Berbères : « On
n’aperçoit ici, le plus souvent, qu’un inextricable lacis de ravins desséchés,
une poussière d’événements sans valeur qui rebutent l’esprit et semblent
rebelles à toute classification logique. » Éludant l’existence d’un substrat
proto-indochinois, les savants français considèrent, jusqu’à la Seconde
Guerre mondiale, l’Indochine comme une dégénérescence des civilisations
indienne et chinoise. L’Inde elle-même, selon l’indianiste Sylvain Lévi, ne
posséderait pas d’histoire propre et ne pourrait être appréhendée qu’à travers
les « témoignages du dehors sur ce pays qui s’ignorait », c’est-à-dire les
textes grecs, latins, chinois et arabes. Selon le schéma diffusionniste de la
propagande républicaine, la colonisation française fait entrer dans l’Histoire
ces peuples qui en étaient privés ou demeuraient figés à un stade de
l’évolution historique dépassé par les Européens (état de nature, Moyen
Âge, etc.).

Manières d’habiter le temps

Au sein du champ intellectuel français, il existe toutefois quelques


exceptions, tel Georges Hardy (1884-1972), le principal promoteur des
« sciences coloniales » dans l’entre-deux-guerres. Celui-ci remet en question
la conception européocentrique de l’histoire qui prévaut alors en France dans
sa Vue générale de l’histoire de l’Afrique publiée en 1932, revendiquant une
histoire de longue durée du continent africain. Proposant d’inverser les
perspectives, il entend « rendre à l’histoire de l’Afrique son individualité et la
parcourir dans son ensemble sans lui imposer les décisions de notre histoire
d’Europe ; c’est d’Afrique et non d’Europe que nous regarderons couler les
événements ». Selon Georges Hardy, on ne peut mesurer la grandeur de
l’histoire d’un peuple à l’aune de ses réalisations monumentales. Certaines
populations colonisées ne disposaient pas de carrières de pierres, de
gisements de marbre et « il est vraiment étrange que l’échelle des valeurs
historiques soit subordonnée à la solidité des matériaux de construction »
(1921). Non seulement les colonisés possèdent leur propre histoire, mais cette
discipline jouit d’une position centrale dans leur organisation sociale,
notamment en Afrique subsaharienne. Les prêtres, les griots et les femmes,
véritables « historiologues de métier », comme il les dénomme, sont les
dépositaires de cette histoire. Par un renversement de perspective, Georges
Hardy propose aux Français de s’inspirer de l’historiographie autochtone :
« L’histoire n’est pas une invention de civilisés ; on peut même se demander
si les peuples dans leur enfance ne la prennent pas plus au sérieux que nous
ne faisons ; du moins ne songent-ils pas à s’en passer, ils s’en délectent, ils en
remettent le soin à des corporations de spécialistes, ils ne la livrent pas
comme nous à des hommes de bonne volonté » (1917).
Comme le pressent Georges Hardy dès les années 1920, les savoirs
transmis par les savants, lettrés et informateurs autochtones s’avèrent
aujourd’hui indispensables à la compréhension de l’histoire des sociétés
autochtones. Lesquelles ont conçu leur propre manière de raconter le passé,
adoptant des matériaux très divers et de multiples formes qui varient en
fonction des périodes et des groupes sociaux considérés, ainsi que du rôle de
l’État et de la religion. Dans l’Inde méridionale entre le XVIe et le XVIIIe siècle,
les karanam, poètes et littérateurs tamouls itinérants, écrivent en prose
l’histoire du pays tamoul avant la colonisation européenne. Ils donnent à
entendre aux aristocrates et aux populations locales des chroniques
historiques rigoureuses, qui coexistent avec les épopées mythiques et les
contes religieux. La forme rimée n’interdit pas alors une visée de scientificité,
une ironie et une liberté de ton ignorées bien souvent par les historiographes
européens de la même époque. L’histoire peut revêtir un tour plus officiel,
par exemple au Viêt Nam où, à la manière des dynasties chinoises, la famille
royale des Nguyên fait raconter ses exploits par le « bureau
d’historiographie ». Au sein de cette institution fondée en 1821 par
l’empereur Minh Mang, le responsable Nguyên Van Nhon et ses adjoints
rédigent en à peine trois ans, en chinois classique, le Đại Nam thực lục, des
Annales, comprenant plus de 30 000 tablettes de bois gravé. Insatisfait de
cette première version, l’empereur aurait réécrit lui-même une partie du texte,
conservé dans son palais de Hué. Remontant, avec un grand souci de
précision, au début de la montée en puissance des seigneurs Nguyên dans la
seconde moitié du XVIe siècle, et se focalisant sur l’histoire de la dynastie à
partir de 1778, le Đại Nam thực lục est actualisé pendant un siècle jusqu’au
règne de Khai Dinh au début de l’entre-deux-guerres. Avec la circulation
d’une partie des élites autochtones, l’influence des missionnaires religieux, et
les échanges commerciaux, cette écriture de l’histoire peut prendre une forme
hybride. Ainsi, en 1894-1895, quelques années avant l’arrivée des Européens
au royaume Bamoun, à l’ouest du Cameroun, une nouvelle écriture est
inventée par le sultan Njoya et ses conseillers, influencés par les marchands
Haoussa, qui compilent le livre d’Histoire et coutumes des Bamum.
L’historiographie vernaculaire peut également être occidentalisée avant
même la colonisation européenne : à Madagascar, Raombana, après avoir
séjourné sept ans en Angleterre dans les années 1820, devient secrétaire royal
en charge des relations internationales et rédige en langue anglaise, en
s’inspirant des traditions orales autochtones et d’auteurs étrangers, une
histoire critique de Madagascar. Dans l’Amérique du Nord de la fin du
e e
XVIII et du XIX siècle, ce sont les peaux de bisons et de cervidés qui relatent
une autre histoire. Pouvant être utilisés comme tapis ou manteau de guerrier,
ces waniyetu iyawapi (ou waniyetu WóWapi), « comptes d’hiver »
amérindiens des Grandes Plaines, enregistrent sous forme de pictogrammes,
de premières neiges en premières neiges, les événements mémorables ou
inhabituels, comme une bataille, la disparition d’un chef, une épidémie de
variole et surtout les phénomènes naturels : la crue d’un fleuve, un épisode de
sécheresse, une pluie de météorites et, bien entendu, les mouvements des
bisons dont la prospérité et même la souveraineté des Lakotas dépendaient
directement. Sur ces peaux peintes se lit le rôle primordial joué par
l’environnement et les animaux – oubliés jusqu’à la fin du XXe siècle par les
historiographies occidentales.
Ces multiples récits traduisent des rapports au temps – au passé, au
présent et au futur – parfois très différents. Des historicités qui préexistent à
l’intrusion européenne et, la plupart du temps, subsistent pendant la période
coloniale en dépit de la tentative d’imposer avec le calendrier grégorien la
temporalité occidentale. Les historiennes et les historiens doivent retrouver la
singularité de ces manières d’habiter le temps tout en évitant le piège
ethnographique consistant à reconstruire de manière artificielle le « temps des
autres », en exagérant la distance entre « eux » et « nous ». Hors d’Europe,
des computations du temps aussi diverses que complexes – calendriers luni-
solaires des Chinois et des hindous, calendriers lunaires des musulmans ou
des Amérindiens, calendrier solaire persan, etc. – rivalisent avec la
chronologie biblique qui fait remonter la Création à environ 4 000 ans avant
notre ère.

D’autres géographies

De même, chacune de ces sociétés possède une conception spécifique de


l’espace et sa propre géographie du monde, irréductible aux cartes d’état-
major et aux planisphères occidentaux, aux frontières structurantes et aux
aplats rassurants. L’Europe a en effet construit sa domination en
cartographiant le reste du monde et en oblitérant les autres pratiques
cartographiques, aussi diverses que créatives, qui révèlent d’autres
perspectives ainsi que des connaissances insoupçonnées des savants
européens à la même époque. Si l’on prête attention aux représentations
cartographiques arabes, hindoues ou chinoises, le centre du monde se trouve
non pas à Jérusalem ou en Europe de l’Ouest mais à La Mecque, dans
l’Himalaya ou encore au cœur de l’Empire du Milieu. Jusqu’au début du
e
XX siècle, dans les îles Marshall au milieu de l’océan Pacifique, les
navigateurs mobilisent leurs connaissances des courants, des vents et des
étoiles pour confectionner deux types de cartes avec des bâtonnets de bois de
cocotier : le Mattang représente de manière abstraite la réfraction, la réflexion
et la diffraction des vagues afin de localiser les îles hors de portée du regard
tandis que le Meddo localise les différentes îles avec des coquillages tout en
indiquant les routes maritimes grâce aux tiges et aux nœuds. Dans le Sahara,
les Touareg tracent sur le sable des diagrammes éphémères figurant
précisément les formes de relief (dunes, plateaux, etc.) et les routes des
caravanes à travers le désert. Les Amérindiens ont élaboré leur propre
paradigme cartographique comme en témoigne, au début du XVIIIe siècle, une
carte de l’actuelle Caroline du Sud conservée à la Bibliothèque du Congrès :
plutôt que se livrer à une description précise de la topographie, les Catawba
préfèrent dessiner sur une peau de daim de façon très stylisée le réseau spatial
des populations indiennes. Au Groenland, jusqu’à la fin du XIXe siècle, les
Inuits de l’île d’Ammassalik gravent dans le bois des cartes indiquant les
distances en journées de kayak et la localisation des fjords et des zones de
pêche au saumon. La lecture tactile de ces objets répond aux conditions
exceptionnelles du monde arctique où la nuit dure quatre mois. En Asie, les
cartes transmettent à un vaste public des informations complexes,
cosmologiques et topographiques. Alors que la cartographie européenne
réduit l’espace représenté à la réalité visible, certains cartographes asiatiques
associent étroitement les territoires profanes aux espaces sacrés en n’hésitant
pas à figurer des phénomènes immatériels et spirituels.
Ces représentations géographiques donnent à voir le rôle des voyageurs,
des moines, des pèlerins, des marchands et des savants arabes, africains,
asiatiques et océaniens dans le décloisonnement du monde, négligé par
l’historiographie occidentale, qui s’est longtemps focalisée sur le soi-disant
exceptionnalisme des « Grandes Découvertes » par les marins européens à
partir du XVe siècle. Ainsi, des navigateurs arabes, persans, javanais, gujaratis
et chinois précèdent de plusieurs siècle Vasco de Gama et les Européens dans
l’océan Indien et sur la côte orientale africaine. À partir de la fin du premier
millénaire de notre ère, des Polynésiens, grâce à leurs grandes pirogues à
balancier ou à double coque, ont exploré méthodiquement les milliers d’îles
de l’océan Pacifique dispersées sur plus d’un tiers de la superficie du globe
terrestre avant de débarquer sur les côtes sud-ouest du continent américain
bien avant Colomb et de découvrir au XIIIe siècle l’« île du grand nuage
blanc », la Nouvelle-Zélande. Un peu plus au nord, vers 1100 avant notre ère,
les îles de l’actuelle Nouvelle-Calédonie sont explorées, puis peuplées, par
des Lapita, accompagnés de leurs célèbres poteries aux décors géométriques.
Les populations dites austronésiennes ont été rejointes par des Polynésiens
notamment aux XVIIe et XVIIIe siècles de notre ère, avant l’intrusion
européenne. Quant aux Antilles, des Amérindiens d’Amérique du Sud
explorent et colonisent Trinidad vers 5800, puis les îles des Petites Antilles
entre 3000 et 1000 avant notre ère, en exploitant partout les lambis – source
de nourriture et outils précieux – dont les amas de coquilles permettent
aujourd’hui de retracer les dynamiques de peuplement dans la région. Aux
quatre coins du monde, la colonisation européenne s’inscrit ainsi toujours
dans une histoire longue des migrations qu’elle s’applique à oblitérer.

Mondialisations et occidentalismes

Ces voyages au long cours ont contribué à des processus successifs de


mondialisation économique et culturelle dont l’Europe n’a pas été le moteur.
Dès le XIIIe siècle, l’expansion mongole transforme profondément le continent
eurasiatique en sécurisant la « route de la soie » qui autorise pendant trois
cents ans une spectaculaire intensification de la circulation des biens
(pantalon), des techniques (poudre à canon, boussole), des idées, ainsi que
des maladies, de la Corée à l’est de l’Europe. Aux XVe et XVIe siècles, le
centre économique du Vieux Monde se situe non pas en Europe mais à la
croisée des routes maritimes des « épices », dans l’océan Indien, véritable
plaque tournante depuis le Xe siècle entre l’Afrique, l’Asie et une Europe
encore périphérique. Des millions de petits coquillages pêchés dans la mer
des Maldives, les cauris, constituent alors l’une des principales monnaies
d’échange utilisées d’abord par les marchands arabes puis par les compagnies
européennes pour acheter des captifs africains. Ces réseaux subsistent en se
reconfigurant pendant la période coloniale. De nombreuses régions du monde
entretiennent des relations diplomatiques et commerciales bien avant
l’instauration d’un rapport de domination coloniale ou impériale : le sultan
Soliman le Magnifique et François Ier signent des « Capitulations » qui
assurent la protection des négociants français au Levant au XVIe siècle, le
royaume d’Assinie (actuelle Côte d’Ivoire) s’allie au roi de France tandis que
le royaume d’Ayutthaya (actuelle Thaïlande) envoie plusieurs ambassades à
la cour de Louis XIV au XVIIe siècle, avant que le royaume de Mysore (Inde
du Sud) devienne un allié de la France au milieu du XVIIIe siècle. En Asie
comme en Afrique, les Français et les Européens apparaissent longtemps
comme des acteurs mineurs et secondaires, souvent instrumentalisés afin de
vaincre une puissance voisine rivale. Ces diverses interactions révèlent une
mondialisation multipolaire qui précède la franco-mondialisation et
l’anglobalisation impériales du XIXe siècle.
La multiplication de ces rencontres induit de nouvelles représentations de
l’altérité où l’Europe incarne une contrée exotique aux yeux des populations
asiatiques, africaines, arabes, océaniennes ou amérindiennes. Cette inversion
du regard inspire dès 1937 l’anthropologue allemand Julius Lips qui y
consacre son ouvrage intitulé The Savage Hits Back, or the White Man
Through Native Eyes (« La riposte du sauvage, ou l’homme blanc vu par les
indigènes »). Il convient de poursuivre son enquête en remontant en amont de
la période coloniale, au moment où des explorateurs, des commerçants, des
missionnaires, des soldats occidentaux apparaissent dans des récits
autochtones et deviennent parfois un des motifs des traditions artistiques
locales qui les incorporent de manières très différentes. Ainsi, en Guyane
française, la tradition orale du peuple amérindien Kali’na conserve
aujourd’hui encore le souvenir de la première rencontre avec les Européens,
en l’occurrence des Espagnols près de l’Orénoque au XVIe siècle :
« Ce soir-là, tous les animaux de la forêt paraissaient inquiets. Les
habitants du village étaient tristes, ils passèrent une mauvaise nuit. On aurait
dit qu’ils se doutaient que quelque chose de terrible allait arriver… Le matin,
les hommes se rassemblèrent sur la plage, comme ils le faisaient à
l’accoutumée, et ils commencèrent à discuter. Soudain, ils virent quelque
chose sur la mer, très loin. De grandes choses blanches, qui venaient vers
eux, semblant se cacher derrière les vagues. Quand les choses se
rapprochèrent, ils virent qu’elles ressemblaient à de gros poissons aux yeux
carrés. Ils n’avaient jamais rien vu de pareil sur la terre ! L’un d’eux s’écria :
“Ce sont les esprits de la mer, des Palanakere.” Les Kali’na se sont enfuis, ils
sont allés chercher du renfort dans les autres villages, puis ils revinrent avec
leurs armes. Ils commencèrent à tirer des flèches sur les Palanakere, mais
ceux-ci avaient des bâtons qui faisaient un grand bruit, et le bruit tuait les
Kali’na. Plus tard, les Kali’na ont compris que, dans ces bâtons, il y avait de
la poudre et des plombs. »
Ainsi les Kali’na confèrent de prime abord un caractère surnaturel aux
Européens venus du large, leur donnant le nom de Palanakere qui qualifie
toujours les Blancs de nos jours.
En Afrique subsaharienne, les représentations des Européens ne se
limitent pas aux sculptures en bois de l’art « colon » qui, à partir de la fin du
e
XIX siècle, donnent à voir les Occidentaux ou des dignitaires africains
s’appropriant certains attributs des colonisateurs (haut-de-forme, costume-
cravate, fusil, etc.). Bien avant l’expansion coloniale, dès le XVIe siècle, au
royaume du Bénin, des salières en ivoire figurent des Portugais, et des
plaques rectangulaires représentent avec un luxe de détails des personnages à
la barbe en pointe, coiffés de casques, vêtus de vestes à boutons et large col,
avec des baudriers et des fourreaux d’épée.
Au Maghreb et au Machrek, les figures des Roums, Francs, Kuffâr
(« impies »), et Croisés travaillent les imaginaires depuis le Moyen Âge
jusqu’à la colonisation française. Oscillant entre fascination et hostilité, la
littérature arabe, d’Al-Jabartî qui croque sur le vif l’invasion française de
l’Égypte par les troupes de Bonaparte à la fin du XVIIIe siècle jusqu’au voyage
en France de l’ambassadeur marocain Muhammed As-Saffar en 1845-1846,
propose tout un répertoire de représentations et d’attitudes à observer face
aux Français.
En Asie orientale, avant l’expansion coloniale du XIXe siècle, les élites
locales n’ont guère de considération pour les étrangers venus d’Occident,
dénommés « Barbares » ou « bêtes sauvages », qui prennent position dans
quelques comptoirs à partir du milieu du XVIe siècle. Pour les Chinois,
« Barbare » signifie sauvage, rude, grossier, sans rites, sans morale. Les
Occidentaux, considérés comme belliqueux et orgueilleux, sont crédités
d’une odeur et d’une pilosité très fortes. Xu Jiyu, dans sa Géographie du
globe (1848), livre une description physique précise : « Les Occidentaux sont
en général grands et blancs, ont un nez haut, des yeux enfoncés dont les
prunelles sont bleues – il y a aussi quelquefois des prunelles noires –, la barbe
couvre à peu près tout le visage… Les vieux comme les jeunes laissent
pousser leurs cheveux à 5 ou 6 centimètres de longueur… La barbe et les
cheveux sont généralement rougeâtres comme le feu. » En 1844, au
lendemain de la première guerre de l’opium, un placard rédigé par les
représentants des paysans de la province de Canton conseille aux Européens
de prendre un miroir : « Regardez-vous, quelle différence y a-t-il entre vous
et les animaux sauvages ? […] Vous, avides de profit, vous venez ici dans
notre pays, vous n’avez ni science ni conscience. Vous êtes avides devant les
profits comme les bêtes devant la nourriture. Vous ne connaissez aucune
doctrine. Vous n’êtes que des animaux parlants. Vous ne connaissez rien de
la piété filiale, de la fidélité, de l’intégrité et de la justice. Que savez-vous sur
les Rites, l’honnêteté et la honte ?… »
Ces formes d’« occidentalismes », qui n’existent pas partout et tout le
temps – loin de là –, invitent à interroger la soi-disant indifférence à
l’« Autre » et à l’« Ailleurs » prêtée aux populations autochtones pour
singulariser la curiosité européenne. Ces quelques œuvres représentent au
contraire la grande diversité des relations nouées avec les Européens, la
perpétuelle reconfiguration de la frontière entre « eux » et « nous » avant
l’imposition d’une domination coloniale.

Universalismes ?

Ces représentations des Occidentaux peuvent s’insérer dans une vision


globale du monde, un « universalisme », habituellement considéré comme
l’apanage de l’Occident. L’idée d’empire universel inspire déjà les Mongols
de Gengis Khan à la fin du XIIe siècle. Associant violence des conquêtes,
subtile pratique diplomatique et politique de tolérance religieuse, l’empire
mongol met en œuvre un « universalisme pragmatique » combinant des
pratiques étrangères à leur mode de vie nomade. Leurs héritiers moghols
fondent également leur expansion impériale aux XVIe et XVIIe siècles vers l’est
et le sud du sous-continent indien sur une forme d’universalisme. En dépit
d’acquisitions territoriales relativement modestes, le souverain a vocation à
exercer son pouvoir sur l’ensemble du macrocosme. Pour ce faire, les
Moghols intègrent au sein des élites impériales des soldats et des lettrés
provenant d’Iran comme d’Asie centrale. L’instauration du principe de sulh-i
kull (« conciliation universelle ») encourage les traductions en persan de
textes sanskrits, arabes et latins et permet de régir cette société
multiconfessionnelle. En contrepartie de la soumission au souverain, une
tolérance prévaut dans le cadre d’une pax mogholica en Asie du Sud.
Concomitamment, en Asie orientale, les souverains Qing promeuvent une
autre forme d’universalisme, mobilisant la théorie du mandat céleste,
autorisant l’empereur à dominer le Tianxia, le « monde sous le ciel », qui ne
connaît pas de limites géographiques. Car, conformément au canon
confucéen, la Chine s’identifie à la totalité du monde, centre à partir duquel la
civilisation se diffuse.
Cette ambition universelle se donne à voir dans des réalisations
architecturales telles que le Yuanmingyuan, dénommé « palais d’été » par les
Occidentaux, édifié au nord-ouest de Pékin au début du XVIIIe siècle par
l’empereur Kangxi comme une réplique de la Chine en miniature avant d’être
transformé en microcosme mondial par Qianlong. Doté d’un vaste parc
zoologique et d’un jardin botanique qui accueillent la faune et la flore dignes
d’être connues, cet ensemble palatial peut être compris comme une
hétérotopie qui permet au souverain d’habiter son empire et de le contrôler
symboliquement. Qianlong entend ainsi représenter l’Europe dans ses jardins
impériaux. Au nord-est, il fait édifier entre 1747 et 1759 douze palais conçus
dans des styles européens par des missionnaires français et italiens (Giuseppe
Castiglione, Michel Benoist, Jean-Denis Attiret) qui se sont inspirés
notamment des châteaux de Versailles et de Schönbrunn (Autriche). Attiret
en décrit la beauté dans une lettre du 1er novembre 1743 : « Fasciné par les
jardins de Versailles, l’empereur Qianlong, qui est en relation avec
Louis XIV, confie à deux pères jésuites, Giuseppe Castiglione et Michel
Benoist, la construction de pavillons inspirés des constructions occidentales
et de jardins avec fontaines et jeux d’eau. Pendant que la cour de France est
fascinée par les “chinoiseries”, l’empereur de Chine exprime ses goûts
exotiques pour l’Occident. » Ces bâtiments symbolisant l’Europe offrent un
extraordinaire exemple d’occidentalisme. Le Yuanmingyuan est l’expression
architecturale et paysagère de l’encyclopédisme des empereurs Qing
symbolisé par le Siku Quanshu, « collection complète des quatre
bibliothèques ». Commandée en 1772 par Qianlong, la réalisation de ses
79 582 volumes, nécessite dix ans de travail, mobilisant 360 lettrés, et
3 800 copistes.
À l’époque moderne, un collectionnisme multiforme – artistique,
littéraire, géographique – semble caractériser les grands empires continentaux
eurasiatiques auxquels les puissances européennes s’attaquent à partir du
e e
XVIII siècle. Ainsi, l’empereur moghol Jahāngīr, au début du XVII siècle,
entend rassembler des mirabilia provenant du monde entier. Afin d’illustrer
sa domination macrocosmique, il commande des portraits des souverains
français et espagnols ainsi que du pape qui décorent les murs de ses palais
d’Agra et d’Ajmer, et une œuvre intitulée Jahāngīr préférant un shaikh soufi
aux rois de ce monde (1625) figurant le roi d’Angleterre Jacques Ier,
accompagné du sultan ottoman, au pied de l’empereur moghol, « conquérant
du monde ».
Certaines expériences impériales expansionnistes, notamment en Asie,
invitent aujourd’hui les chercheurs à interroger l’exceptionnalisme colonial
occidental qui définit depuis plus de deux siècles la colonisation comme l’une
des principales expressions de la « modernité » et de la « civilisation ». Les
historiennes et les historiens, quelle que soit leur origine, identifiaient en effet
traditionnellement le colonialisme à l’expansion de l’Europe à partir du
e
XV siècle, puis à celle du Japon et des États-Unis à partir de la fin du
e
XIX siècle, excluant par là même de leur cadre d’analyse toutes les autres
formes d’expansionnisme continental. Pourtant, un nombre croissant de
travaux tendent à démontrer le caractère colonial de certaines expériences
politiques, telle la politique assimilationniste du royaume du Viêt Nam au
Cambodge dans la première moitié du XIXe siècle, précédant de quelques
décennies la « mission civilisatrice » de la IIIe République dans la péninsule
indochinoise. De même, juste avant d’être la proie des impérialismes
étrangers depuis le milieu du XIXe siècle, la Chine des Qing, a mené dès le
mitan du XVIIe siècle une politique d’expansion en Asie centrale, au Tibet, au
Xinjiang, en Mongolie et à Taïwan, instaurant dans ces régions de véritables
administrations coloniales. Dans les nouveaux territoires conquis,
l’administration impériale élabore des productions ethnographiques afin
d’étudier les minorités ethniques, comme en témoignent au XVIIIe siècle les
albums Miao (Miaoman tu ou Bai Miao tu) qui décrivent précisément la
géographie, la culture et les pratiques sociales de chaque population pour
mieux les contrôler tout en instruisant les élites de l’empire. L’étude de ces
diverses pratiques coloniales non occidentales permettra d’élargir
radicalement le cadre classique de la comparaison entre les colonisations
européennes.

Défaire le « roman impérial »

Le décentrement auquel nous invite cette dernière partie comporte


cependant les risques épistémologiques qui guettent toute tentative de
réécriture de l’histoire mondiale. D’abord, par une ultime ruse de l’épistémè
occidentale, cette opération revient parfois à appliquer subrepticement aux
autres sociétés le découpage du temps (périodisation quadripartite) et les
grandes catégories de l’entendement historique (« Renaissance »,
« Lumières », « révolution industrielle », etc.) produites exclusivement en
Europe au cours des trois derniers siècles. Ce réductionnisme grossier
n’éclaire pas davantage qu’un relativisme forcené la complexité des sociétés
du passé. Face à cet « impérialisme épistémologique », des intellectuels
africains et asiatiques ont tôt essayé de s’émanciper du paradigme
européocentrique occidental en lui substituant l’afrocentrisme de certains
disciples de Cheikh Anta Diop, ou bien l’indianocentrisme, le sinocentrisme
et le néo-ottomanisme préconisés par les historiographies nationalistes
indienne, chinoise et turque : un puissant geste politique qui, en retombant
dans le piège de l’ethnocentrisme, n’accroît nullement notre compréhension
du passé. De même, la transformation des « vaincus » en « vainqueurs » de
l’histoire reconduit imperceptiblement la vision manichéenne et binaire de
l’historiographie coloniale européenne. La fétichisation des sources
vernaculaires, qui pourrait succéder à la consultation exclusive de l’archive
coloniale, induirait un récit également hémiplégique. Reproduite en ouverture
de cette dernière partie, l’œuvre méticuleuse de l’artiste Nja Mahdaoui,
véritable « explorateur des signes », rappelle à travers l’abstraction la
nécessité impérieuse de s’abstraire de toute lecture littérale. Dès 1961, dans
Les Damnés de la terre, Frantz Fanon mettait en garde contre la nouvelle
tentation culturaliste d’inventer des traditions nationales totalement
« ossifiées » dans les pays nouvellement décolonisés. Et les nouveaux
régimes ultranationalistes ne se sont pas privés de réécrire leur propre récit
national en instrumentalisant des épisodes historiques anciens supposés
glorieux et annonciateurs des ambitions actuelles. Dans le sous-continent
indien, le gouvernement hindouiste du BJP tente de réactiver aujourd’hui une
version agressive de l’idée de « Greater India », tandis que l’école
historiciste chinoise récuse l’histoire universaliste occidentale afin de
promouvoir un récit exclusivement centré sur la nation chinoise – porteuse de
puissance et de prospérité – depuis sa fondation mythique par Huangdi,
l’Empereur Jaune, il y a « 5 000 ans ». Le gouvernement a pu convoquer des
forgeries cartographiques pour justifier ses ambitions territoriales en mer de
Chine ou reprendre à son compte les théories les plus farfelues sur la
découverte de l’Australie par Zheng He au début du XVe siècle, à l’instar du
Premier ministre Hu Jintao en 2008. On retrouve des légendes similaires chez
certains griots d’Afrique de l’Ouest qui, tout au long du XXe siècle, glorifient
la figure du mandingue Aboubakri II, l’« empereur explorateur »
prédécesseur du Mansa Moussa, prétendant qu’il aurait navigué au début du
e
XIV siècle jusqu’aux confins de l’océan et se serait installé en Amérique bien
avant Christophe Colomb. Les contributeurs de cette partie ont ainsi tâché de
montrer comment cette période dite précoloniale constituait aujourd’hui une
inépuisable source de légitimation pour les élites nationales de l’ère
postcoloniale.
Il n’en reste pas moins que, pour défataliser le récit historique dominant –
un véritable roman impérial – qui présente la colonisation occidentale
comme le passage obligé des sociétés non occidentales pour accéder à la
« modernité », cette plongée dans les temps plus anciens se révèle
indispensable. Ressurgissent alors les dynamiques interrompues, les visions
du monde et les historicités vernaculaires oblitérées par l’expansion
européenne. Le fait colonial se révèle alors aussi dans sa finitude, tel un
moment dans l’histoire longue des sociétés africaines, arabes, asiatiques,
antillaises, océaniennes et européennes, telle une expérience singulière qui, si
elle influe toujours sur le présent, n’épuise pas – loin de là – l’histoire de ces
différents pays. Seul ce changement radical de perspective, par la prise en
compte de la longue durée, permet en outre de questionner
l’exceptionnalisme européen et de dénaturaliser les concepts de
« mondialisation », « colonisation », « universalisme » ou « orientalisme »,
qui ont envahi le discours savant. Ainsi, la comparaison avec des formes non
occidentales de colonisation permet en retour d’identifier les spécificités de la
colonisation européenne qui se distingue par son ambition planétaire, sa
dimension coopérative et sa capacité inégalée à se mettre en scène et à
produire de puissants récits sur elle-même, en escamotant les expériences
impériales non européennes.

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1

MONDIALISATIONS
Combien de mondialisations ?
Romain Bertrand

Combien y eut-il de « mondialisations » ? Une seule, moderne et


européenne, comme le veut l’histoire dite universelle jusque dans les années
1970 ? Deux, si l’on tient compte de son précédent antique, c’est-à-dire du
périple des armées d’Alexandre le Grand jusqu’aux rives du Gange, puis des
échanges entre la Méditerranée romaine et l’océan Indien ? Trois, pour peu
que l’on fasse droit dans le récit à la transformation de l’océan Indien en
plaque tournante des échanges entre l’Afrique, la péninsule Arabique, le
sous-continent indien et l’Asie orientale à compter du XIIe siècle ? Quatre, dès
lors que l’on se souvient que la dilatation de l’empire mongol, au XIIIe siècle,
a permis de réunir sous une même bannière l’Europe centrale, une partie des
territoires de l’actuelle Turquie, l’Asie centrale, la Perse et la Chine ?
On objectera qu’à l’exception de la première, ces « mondialisations »
n’ont été que partielles, et correspondent mieux à ce que les géographes
nomment modestement des « régionalisations » ou des « sous-systèmes du
système-monde ». Le risque est grand, alors, de ne les considérer que comme
les prémices de notre présent « global », ainsi que le préambule d’un seul et
unique processus au long cours, parachevé par les Grandes Découvertes
européennes. Ce serait cependant oublier deux choses. D’une part, que la
projection ultramarine puis coloniale des monarchies européennes, du XVe au
e
XVII siècle, ne peut être portée au crédit de l’Europe qu’à la condition de
concevoir celle-ci, non sous les traits d’une statue d’albâtre, issue d’une
élusive matrice « grecque » et « judéo-chrétienne », mais telle une matrone
métisse, héritière de millénaires d’échanges avec l’Orient puis avec les
sociétés musulmanes. D’autre part, que la « globalisation » contemporaine
n’est en aucun cas réductible à l’occidentalisation du monde puisque, sous le
vernis de l’uniformité des produits et des mots d’ordre de la world culture, se
perpétuent mille rapports distincts au pouvoir, au savoir et au territoire –
mille façons de se penser humain et de « faire société ».
Certes, les conquêtes ibériques des XVe et XVIe siècles modifient de fond
en comble la carte des connexions entre sociétés distantes. En certains cas,
elles les multiplient. C’est ce qui advient, tout d’abord, avec l’implantation
des Portugais au Brésil et des Espagnols aux Antilles, au Mexique et au
Pérou entre 1492 et 1532. C’est ce qui se produit, ensuite, avec la découverte
en 1565 du « trajet retour » (tornaviaje) des Philippines vers le Mexique :
voici que, pour la première fois dans l’histoire connue de l’humanité, les
« quatre parties du monde » se trouvent directement reliées les unes aux
autres. Dans la plupart des cas, toutefois, les entreprises exploratoires
européennes ne créent pas de liaisons parfaitement inédites : elles
reconfigurent les connexions préexistantes. Il en va même souvent de l’intérêt
des marchands et des conquérants européens de préserver les réseaux de
négoce locaux, et de s’y insérer plutôt que de les détruire. En Afrique aussi
bien qu’en Asie, les Portugais, retranchés dans des enclaves côtières
fortifiées, n’ont ni le projet ni les moyens de jeter à bas les grandes
puissances commerciales et politiques qui contrôlent les routes des arrière-
pays. Mieux vaut faire affaire avec le royaume de Kongo, utile fournisseur
d’esclaves, ou avec les Moghols, redoutables adversaires militaires, que
d’essayer de les renverser et d’avoir à assumer les coûts d’une invasion et
d’une occupation.
Mais c’est encore voir les choses depuis Londres ou Lisbonne. Or les
premiers contacts ne revêtent pas la même importance pour les Européens et
pour leurs interlocuteurs d’outre-Atlantique. Ce qui relève pour les
Britanniques ou les Hollandais d’un tournant dans l’histoire mondiale, à
savoir leur arrivée à Agra (en Inde) ou à Java (en Indonésie), n’éveille pas
même l’intérêt des chroniqueurs du cru. De 1615 à 1619, Sir Thomas Roe
séjourne à la cour moghole pour y promouvoir les intérêts de l’East India
Company, qui souhaite ouvrir un comptoir à Surat. À son retour à Londres, il
s’empresse de publier des mémoires dans lesquels il attribue une importance
majeure à sa mission. En revanche, l’empereur Jahangir dans son
autobiographie – le Tūzuk-i-Jahangīrī – ne fait aucun cas de Roe, et ce alors
même qu’il prend un soin méticuleux à documenter les relations qu’il
entretient avec son homologue persan, Shăh Abbās Ier.
Les récits européens privilégient ainsi la mise en scène du contact avec
les humanités distantes sous la forme théâtrale d’une rencontre en vis-à-vis et
à huis clos. Par suite du statut exorbitant de moteur premier de l’histoire
universelle que l’Europe s’accorde, elle ne conçoit les actions des sociétés
lointaines que comme des réactions mécaniques aux faits et gestes de ses
émissaires. Or, comme le notait déjà en 1940 l’historien néerlandais Jacobus
van Leur, « il est incorrect de postuler une rupture lorsqu’on décrit le cours
de l’histoire asiatique à compter de l’arrivée, par petits groupes, des premiers
marins, marchands et corsaires européens, et d’adopter dès lors le point de
vue étriqué de la petite forteresse claquemurée, de la maison de commerce
renfermée sur elle-même et du vaisseau en armes à l’ancre dans la rade ; il ne
s’agit pas là d’histoire, mais bien de catéchisme national ».
Loin d’être des game changers, les Européens font souvent – et
longtemps – office de partenaires d’appoint pour des acteurs « indigènes »
continuant à mener, avec leur concours plus ou moins conscient, leurs
propres guerres. Bien qu’ils prennent pied dès la seconde moitié du
e
XVII siècle à Saint-Louis et sur l’île de Gorée, les Français doivent ainsi faire
face, durant deux siècles, à de prodigieuses oppositions, qui limitent
drastiquement leur capacité de progression en direction de l’hinterland
sénégambien. En Nouvelle-Calédonie, dans la région de Koné, au nord-ouest
de la Grande Terre, le scénario est identique : ce n’est qu’en s’adjoignant le
soutien de puissantes familles des clans Nadü-Görötû que les Français
parviennent à mettre un terme, en 1869, à la résistance du chef Goodu, lequel
menait depuis 1860, aux dépens des Baraotâ et des Ûrûwë, une politique
d’expansion guerrière. L’alliance avec les Nadü-Görötû se paie au prix fort,
avec l’affermissement de l’emprise de ces derniers sur les territoires ravagés
par Goodu, de sorte qu’il est plus exact de parler, dans ce cas comme dans
bien d’autres, d’instrumentalisation réciproque que de victoire française.
Contrairement aux apparences, ce n’est pas aller trop vite en besogne que
de mentionner, à quelques lignes d’écart, les premières présences
européennes – intermittentes et interstitielles – en Afrique, en Asie et en
Océanie, et les guerres coloniales du XIXe siècle. Non que les unes mènent
inéluctablement aux autres – bien au contraire : l’histoire de l’« expansion
européenne » est remplie d’explorations sans lendemain et de conquêtes
avortées. Mais plutôt parce que l’impératif pratique de l’alliance avec les
élites indigènes, en prouvant la résilience de ces dernières, dévoile la
persistance de pratiques et d’entendements échappant pour partie à la
domination coloniale. Or ces domaines d’action vernaculaires trouvent leurs
origines et puisent leurs principes dans des bassins d’historicité anciens,
recoupant fréquemment des aires de « mondialisation » extra-européennes.
En dépit de sa violence à nulle autre pareille, le moment colonial est un
moment parmi d’autres dans les trajectoires historiques de longue durée des
sociétés d’Afrique, d’Asie et d’Océanie. L’ampleur de la dévastation que
l’Espagne, le Portugal, la France, l’Angleterre ou les Pays-Bas apportent à
ces sociétés ne change rien au fait que leur historicité n’est en aucune
manière réductible à leurs interactions contraintes avec l’Europe. Si l’Algérie
endure 130 années d’occupation coloniale, elle connaît d’abord trois siècles
de régence ottomane et plus d’un millénaire de rapport à l’islam : comment
imaginer que son histoire puisse se limiter au récit de sa rencontre
malheureuse avec la France ? Comment, surtout, ne pas voir que la plupart
des ressources culturelles mobilisées à compter des années 1920 par les
mouvements anticoloniaux algériens ont autant, sinon plus à voir avec ce
passé profond qu’avec un simple usage à front renversé du référentiel
impérial ?
L’idée que les nationalismes africains et asiatiques doivent leurs
argumentaires et leur modus operandi à la culture du colonisateur a
longtemps fait florès. Elle comporte un fond de vérité, puisque la plupart des
grands dirigeants anticoloniaux – Sukarno, Gandhi, Ferhat Abbas, Jomo
Kenyatta, etc. – sont passés par les écoles, et parfois ont fait leurs classes
dans les institutions créées par le colonisateur. C’est d’ailleurs cette
socialisation qui leur permet de discuter pied à pied avec le pouvoir colonial,
dans sa langue et selon ses catégories. Mais l’idée d’un « nationalisme
dérivatif », avancée par Partha Chatterjee, ne suffit pas à expliciter la totalité
de leur pensée et de leur comportement politiques. Dès lors qu’il s’adresse à
des auditoires indigènes et non plus à ses juges hollandais, Sukarno fait usage
des codes de la mystique javanaise, se comparant à Arjuna (héros apollinien
de l’épopée hindoue du Mahabharata) et appelant chacun à agir comme un
ksatria (un membre de la caste guerrière et aristocratique). Bien qu’il ait
fréquenté le Parti communiste britannique, c’est dans les termes de
l’imaginaire moral du monde kikuyu que Jomo Kenyatta conçoit et mène ses
combats. Et dans les maquis de l’Union des populations du Cameroun, alors
qu’il est traqué sans relâche par les détachements français, Ruben um Nyobé
n’obéit pas qu’aux règles diurnes de la tactique militaire occidentale mais
aussi à celles, nocturnes et propres au monde lignager bassa, du rêve
prophétique. Là où les Européens, obnubilés encore et toujours par leur
propre importance, ne voient que le rejet épidermique de leur présence, se
dessinent des enjeux et s’esquissent des espérances qui excèdent le réduit
étriqué du rapport au « monde blanc ». Les révoltes messianiques des Hmong
du Laos et du Vietnam, dans les années 1880-1920, ne se limitent pas à une
récusation de la domination française : elles visent aussi à refonder un ordre
social idéal, à retrouver une adéquation du vécu avec les « préceptes
célestes » constitutifs de versions pirates du confucianisme chinois.
Cette double historicité – coloniale et vernaculaire – des nationalismes
extra-européens démontre, de pair avec la géographie plurielle de leurs
soutiens, qu’il est difficile, pour ne pas dire impossible, de tramer un récit
compréhensif du moment colonial en le bornant aux cartes et aux
chronologies du rapport à l’Europe. Raison pour laquelle il importe de
toujours se demander de combien de mondes – donc de « mondialisations » –
il est en réalité question dans nos récits.

BIBLIOGRAPHIE

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Le pays de Koohnê (Nouvelle-Calédonie), Paris, Karthala, 2005.
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dynamique religieuse comme instrument politique, Paris, CNRS éditions,
2005.
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Achille MBEMBE, La Naissance du maquis dans le Sud-Cameroun (1920-
1960). Histoire des usages de la raison en colonie, Paris, Karthala, 1996.
La découverte comme dépossession
Guillaume Calafat

« Amerigo découvre l’Amérique, lui donne son nom et la réveille à


jamais » (Americen Americus retexit, & semel vocavit inde semper excitam).
Cette phrase titre l’une des gravures les plus célèbres de l’époque moderne,
composée à la fin des années 1580, œuvre du peintre et graveur flamand Jan
Van der Straet (1523-1605). On y voit l’explorateur florentin au service du
Portugal Amerigo Vespucci debout, cuirassé, tenant de sa main droite une
bannière surmontée d’une croix et, dans la gauche, un astrolabe. Face à lui,
une femme indienne, couchée sur un hamac, quasiment nue et coiffée d’un
chapeau de plumes, personnifie une Amérique que le navigateur est venu
réveiller. Dans l’avant-propos de L’Écriture de l’histoire, Michel de Certeau
évoque cette scène inaugurale : « Après un moment de stupeur sur ce seuil
marqué d’une colonnade d’arbres, le conquérant va écrire le corps de l’autre
et y tracer sa propre histoire. Il va en faire le corps historié – le blason – de
ses travaux et de ses fantasmes. » À l’arrière-plan, les caravelles symbolisent
le succès des expéditions ibériques du tournant des XVe et XVIe siècles et la
découverte de ce que Vespucci a décrit, dans une célèbre lettre très vite
diffusée sous forme imprimée et traduite dans plusieurs langues, comme un
« nouveau monde », un Mundus novus jusque-là inconnu des cosmographies
européennes.
Par « découverte », il faut à la fois entendre l’action d’explorer l’inconnu,
l’épreuve du voyage et de la navigation au long cours, dont Vespucci rend
compte dans ses lettres ; mais aussi la prise de conscience, la
conceptualisation savante et sensible de l’existence d’une nouvelle terre et, en
l’occurrence, d’une quatrième partie du monde – ce qui, par contraste, avait
échappé à Christophe Colomb, convaincu d’avoir atteint l’Asie. Aussi, pour
être pleinement reconnue comme telle, la découverte passe-t-elle par un acte
d’écriture, une « écriture conquérante », comme la nomme Certeau, qui
utilise « le Nouveau Monde comme une page blanche (sauvage) où écrire le
vouloir occidental » ; une écriture qui vient accompagner les rituels et
cérémonies de prise de possession, faites de croix et de stèles plantées sur les
caps et les estuaires, de proclamations au nom des souverains, de sols remués,
d’étendards déployés et d’actes notariés. L’écriture européocentrique de la
découverte – car écrite par et pour les Européens – fonctionne en effet
comme une opération de revendication juridique et politique, qui vise à
fonder des titres de possession. Elle peut puiser, pour cela, aux principes du
droit romain selon lequel l’inventio, la découverte, donnerait des droits sur les
choses qui n’appartiennent à personne.
Dès la première moitié du XVIe siècle cependant, les théoriciens du droit
des gens et du droit naturel, à commencer par Francisco de Vitoria (m. 1546),
contestent les droits conférés par simple découverte (iure inventionis) : la
fiction juridique de vastes terres vacantes et appropriables, de res nullius, se
heurte de toute évidence à la présence des populations indigènes. De la même
façon, une simple marque, un repère qui témoignerait du passage d’un
explorateur sur une terre ne peut fonder un acte de propriété. La découverte
n’est dès lors plus pensée comme un titre suffisant pour revendiquer une
souveraineté sur les territoires ultramarins, mais elle ne disparaît pas tout à
fait des argumentaires des juristes européens. Pour des auteurs influents tels
Emer de Vattel (1714-1767), au XVIIIe siècle, la découverte est surtout
considérée comme un déclencheur, une étape préalable qui ouvre des droits –
potentiellement révocables s’ils ne sont pas activés dans un temps
raisonnable – à l’appropriation, éprouvée par l’occupation effective et
permanente des terres, autrement dit par leur exploitation et leur mise en
valeur. Il ne s’agit donc pas de nier la présence des indigènes, mais plutôt de
remettre en question la légitimité de leurs manières d’habiter et d’occuper
efficacement ces territoires.
En somme, la notion de découverte, que l’on rattache volontiers aux
savoirs de la Renaissance et à la curiosité humaniste, est bien moins
inoffensive qu’il n’y paraît, tant elle renvoie fondamentalement à une triple
opération de dépossession des « découvreurs » sur les « découverts » : une
dépossession d’histoires, de droits et de terres. Il est par conséquent
schématique d’opposer un premier âge irénique de l’exploration et du voyage
– bien souvent synthétisé par l’expression « Grandes Découvertes » – à une
période successive et violente de conquêtes et de guerres. C’est sans doute
parce que le titre de la découverte ne disparaît d’ailleurs jamais tout à fait de
l’horizon juridique, politique et diplomatique des rivalités impériales et
coloniales européennes qu’on le voit ressurgir lors de controverses érudites
(plus ou moins fantaisistes) sur l’antériorité – et, partant, la primauté – de la
découverte de terres lointaines. Formulée dès le XVIe siècle, la question « Qui
a vraiment découvert l’Amérique ? » est à la fois un enjeu de fierté et de
grandeur nationales, à travers l’héroïsation de tels ou tels explorateurs ou
groupe d’explorateurs oubliés, mais aussi une manière de prétendre participer
à l’occupation et à la colonisation du monde.

BIBLIOGRAPHIE

Romain BERTRAND (dir.), L’Exploration du monde. Une autre histoire des


Grandes Découvertes, Paris, Éditions du Seuil, 2019.
Michel DE CERTEAU, L’Écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975.
Andrew FITZMAURICE, Sovereignty, Property and Empire, 1500-2000,
Cambridge, Cambridge University Press, 2014.
Les Océaniens, premiers navigateurs
au long cours de l’histoire
Christophe Sand

« Un jour, Tagaloa-i-Lagi descend du ciel pour poser son filet dans


l’océan. Il attrape quelque chose de lourd, alors il tire, il tire encore et ramène
des profondeurs une île et des îlots. Tagaloa remarque que sa pêche est belle,
il en est content et laisse son filet autour pour qu’elle ne soit pas emportée par
les courants. Le filet de Tagaloa serait le récif barrière qui entoure ‘Uvea. »
Ainsi les Polynésiens racontent-ils la naissance de l’île ‘Uvea (Wallis)
dans le Pacifique central, une parmi les milliers d’îles qui ponctuent le Grand
Océan, un monde marin s’étendant sur plus d’un tiers de la superficie du
globe terrestre. Explorateurs des marges du monde, les Océaniens ont au
cours du temps découvert d’ouest en est chaque bout de terre émergée de ce
continent liquide, allant de l’île massive au piton rocheux inaccessible, des
falaises de karst surélevées à l’atoll au ras des flots. Ils ont navigué contre les
vents dominants, ont exploré les régions tropicales, subtropicales, tempérées,
mais aussi le monde glacé, en s’aventurant loin au sud à la rencontre des
icebergs. Ils sont allés tellement loin qu’ils ont fini par accoster sur le
continent américain, des siècles avant Christophe Colomb.
S’il fallait caractériser en un mot ce qui fait la spécificité de l’histoire
ancienne des Océaniens, il faudrait retenir l’impératif de navigation. Leur
aventure débute par l’invention de la navigation en haute mer sur de grands
radeaux, il y a environ 50 000 ans, sur les bords de l’ancien sous-continent
sud-est asiatique de Sunda. Pour tenter de rejoindre les terres identifiables à
l’horizon, à l’est, dans le détroit de la Wallacea, il faut traverser l’eau. La
récompense est la découverte de Sahul (Australie, Nouvelle-Guinée et
Tasmanie), un sous-continent sans hommes mais peuplé d’animaux étranges,
dont des kangourous géants et des diprotodons pesant deux tonnes, ainsi que
d’une végétation inconnue. D’autres îles émergent à l’est, que les premiers
Océaniens, arrivés aux marges de Sahul, réussissent à rejoindre, faisant sans
le savoir leur entrée dans le Pacifique il y a 40 000 ans. Les chasseurs-
cueilleurs qui débutent l’exploration de ces îles du nord de la Mélanésie
notent immédiatement combien l’environnement naturel y est appauvri, en
particulier en espèces animales. Quand ils arrivent aux dernières grandes îles
de l’archipel des Salomon, ils s’arrêtent, car les îles plus à l’est sont trop
petites pour leur type d’économie. Cette frontière de l’Océanie proche allait
être la limite de l’expansion humaine pour les 30 000 ans suivants.
Les recherches archéologiques ont montré combien l’adaptation aux
milieux insulaires appauvris du nord de la Mélanésie a engendré au cours du
Pléistocène une multitude d’innovations, allant de la mise en place de réseaux
d’échanges d’obsidienne et de coquillages sur des centaines de kilomètres
entre les îles, jusqu’à l’introduction d’animaux à partir de Sahul et la
consommation de tubercules sauvages nouveaux, dont le taro. L’apparition de
pilons et de mortiers sculptés en pierre ainsi que de lames très ouvragées en
obsidienne au cours de l’Holocène moyen est venue confirmer l’émergence
progressive de sociétés développant très tôt une économie horticole basée sur
les tubercules et les arbres à noix en Océanie proche.
À partir d’environ 1350 av. J.-C., les traditions culturelles papoues du
nord de la Mélanésie sont bouleversées par l’arrivée – comme dans l’ouest de
la Micronésie – d’un nouveau groupe de navigateurs, originaire d’Asie du
Sud-Est insulaire et parlant des langues de racine austronésienne. Se
déplaçant sur des pirogues à balancier, un moyen de navigation
révolutionnaire probablement inventé deux millénaires plus tôt dans le détroit
de Taïwan, ces groupes apportent la poterie dans le Pacifique, et certains
transportent des cochons, des poules, des rats ou des plantes domestiquées en
Asie. Les fouilles archéologiques à travers l’archipel de Bismarck ont mis au
jour les vestiges de hameaux côtiers construits en partie sur pilotis, associés à
un type de poterie très particulier, comportant des plats, des coupes et des
pots fortement carénés, tous densément décorés de motifs géométriques ou
anthropomorphes pointillés. Cette tradition céramique pointillée, appelée
Lapita en référence à un site de la Nouvelle-Calédonie, nomme un ensemble
culturel régional dont les porteurs explorent à partir d’environ 1200 av. J.-
C. les archipels inconnus du sud de la Mélanésie. Après une traversée
maritime de 1 000 kilomètres, ils s’aventurent jusqu’à Fidji, avant de
découvrir les îles Tonga et Samoa dans le Pacifique central.
Ce tout premier peuplement humain de l’Océanie lointaine impose aux
groupes de découvreurs des contraintes sociales nouvelles, obligeant en
particulier à maintenir des relations entre des communautés peu nombreuses
et isolées afin de garantir la reproduction des générations. Il faut également
anthropiser ces îles tropicales couvertes de forêts et où vivent toutes sortes
d’animaux endémiques. Si, lors de la première découverte, les Lapita peuvent
se nourrir des ressources naturelles présentes, en particulier les oiseaux et les
tortues, les installations pérennes s’accompagnent de l’introduction de plantes
comme le taro, l’igname, le bananier et la canne à sucre. L’obligation de
défricher la forêt pour réaliser des plantations inaugure un cycle
multiséculaire de modification de l’environnement naturel par l’action du feu,
engendrant la disparition d’une partie de la faune endémique et de grandes
étendues de forêts. Le lessivage des sols mis à nu par ces défrichements
provoque partout un processus d’érosion des collines et d’alluvionnement
dans les zones basses, transformant les paysages insulaires.
L’ensemble culturel Lapita se dilue à partir d’environ 800 av. J.-C., par
un phénomène naturel d’enracinement de chaque groupe de premier
peuplement à son espace insulaire. À travers les archipels de l’arc
mélanésien, ces processus s’accompagnent d’une diversification des
caractéristiques génétiques, culturelles et linguistiques des populations, due
aux déplacements de groupes porteurs de gènes et de traditions issues du
vieux fond papou. Les populations de premier peuplement isolées à l’est de
l’aire Lapita sont moins impactées par ces mouvements de populations et font
évoluer leurs traditions culturelles de façon plus linéaire, permettant
l’émergence progressive de caractéristiques culturelles, linguistiques et
génétiques définies comme protopolynésiennes. Dans le Pacifique nord-
ouest, les descendants des premiers découvreurs austronésiens progressent
vers l’est au cours du premier millénaire av. J.-C., finissant par s’installer sur
les quelques atolls qui commencent à émerger au-delà des îles hautes.
Puis les différences culturelles se renforcent au cours du premier
millénaire apr. J.-C. à travers l’ensemble de la région, entraînées par une
augmentation naturelle de la population, un impact anthropique de plus en
plus important sur l’environnement naturel et des tensions politiques entre
groupes claniques. En Nouvelle-Calédonie, les réseaux d’échanges entre les
îles diminuent fortement durant cette période, qui voit l’édification de grands
ensembles mégalithiques fortifiés, signe de conflits entre chefferies et d’une
population nombreuse. Si durant ce millénaire la tradition de la céramique se
pérennise à travers la Mélanésie, celle-ci disparaît en Polynésie occidentale,
matérialisant la division entre ces deux régions culturelles.
À la fin du premier millénaire apr. J.-C., des groupes de tradition
polynésienne ayant développé la forme de la pirogue double organisent des
explorations vers l’est à la recherche de nouvelles îles, alors que d’autres vont
tenter de s’implanter dans l’arc mélanésien. Après des traversées de plus de
1 000 km, les premiers découvrent les îles de la Polynésie centrale (îles Cook,
îles de la Société, îles Marquises), y recréant en quelques générations les
environnements culturels que leurs ancêtres avaient mis des siècles à
développer en Polynésie occidentale, tout en faisant émerger une tradition de
monuments sacrés en l’honneur des ancêtres déifiés, le marae.
Porteurs de ces traditions nouvelles et en cours de création, des
explorateurs polynésiens poursuivent les découvertes vers le sud-est,
localisant les îles Australes et Gambier. Poussant toujours plus loin en
traversant des milliers de kilomètres d’océan, leurs descendants finissent par
accoster sur l’île la plus isolée du monde, Rapanui (l’île de Pâques), certains
atteignant les côtes de l’Amérique du Sud. Partis des îles Marquises vers le
nord, d’autres groupes franchissent l’équateur pour s’enfoncer dans
l’immensité du Pacifique nord, avant de découvrir une énorme île volcanique,
prolongée par un grand archipel. Celle-ci ressemble tellement à l’île
mythique de leurs origines (Hawaiki/Savai’i à Samoa), qu’ils lui donnent son
nom, Hawai’i.
La fin du peuplement du Pacifique est réalisée par l’exploration des
régions tempérées. Vers 1250 apr. J.-C., des pirogues polynésiennes
découvrent, très loin au sud-ouest, un archipel si grand qu’il pourrait contenir
toutes les autres îles du Grand Océan : Aotearoa, l’« île du grand nuage
blanc », la Nouvelle-Zélande. Cette terre est peuplée d’oiseaux coureurs hauts
de plus de 2,50 mètres et d’une richesse végétale extraordinaire, mais les
plantes tropicales y poussent mal à cause du froid. Une nouvelle fois, les
Océaniens s’adaptent, remplaçant leurs ignames et taros par la patate douce,
plus résistante. Mais même elle ne peut pousser dans l’île du Sud, obligeant
les familles qui s’y installent à développer une économie de chasseurs-
cueilleurs, échangeant le jade qu’ils transforment en haches et parures contre
des plantes comestibles que produisent leurs alliés agriculteurs du Nord. En
quelques générations, ces descendants de Polynésiens tropicaux développent
ainsi des traditions culturelles nouvelles et deviennent des Maoris, des
Océaniens des régions froides. Leur exemple illustre l’extraordinaire capacité
d’adaptation et de résilience qu’ont développée au cours des millénaires les
habitants du Grand Océan afin de pouvoir vivre dans n’importe quel
environnement insulaire, tant que pouvaient être maintenus des liens à longue
distance avec des clans alliés grâce aux routes maritimes traditionnelles. La
navigation, toujours.

BIBLIOGRAPHIE

Atholl ANDERSON, « Te Ao Tawhito : The Old World », in Atholl Anderson,


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L’océan Indien, cœur
de la mondialisation
Philippe Beaujard

Depuis le début de l’ère chrétienne, l’océan Indien est au centre d’un


espace afro-eurasien progressivement intégré et hiérarchisé. En 1400,
l’Europe n’est encore qu’une « périphérie » de cet espace et n’a que bien peu
à offrir contre les épices, les porcelaines et les soieries de l’Orient.
Une croissance économique est sensible à partir de la fin du XIVe siècle,
impulsée par l’unification de la Chine sous l’empereur ming Hongwu, le
dynamisme agressif de l’Occident, l’essor de l’empire ottoman et de grands
États indiens (sultanats du Gujarat, du Bengale, des Bahmanides, empire de
Vijayanâgara), de même que celui de cités-États asiatiques (Malacca, Pasai,
Calicut, Hormuz…) situées à la jonction de deux mers ou dans l’interstice des
empires.
Dans tout l’océan Indien, les réseaux d’échanges s’étendent et se
densifient. Les États développent une plus grande efficacité dans la
mobilisation des hommes et des ressources, appuyée sur l’expansion des
armes à feu. Géographie et réseaux d’échanges dessinent deux grandes aires
maritimes, l’océan Indien oriental et l’océan Indien occidental, divisé par la
rivalité entre le golfe Persique et la mer Rouge. L’interconnexion de grands
ports souvent cosmopolites constitue l’ossature du système. Le Portugais
Tomé Pires note, au début du XVIe siècle, qu’en un seul jour on peut
rencontrer à Malacca des locuteurs de « quatre-vingt-quatre langues
différentes ».
Les marchands de l’océan Indien ne transportent pas seulement des
« produits de luxe ». Les biens les plus divers fondent les échanges. La
balance commerciale de l’Asie occidentale et de l’Afrique est déficitaire par
rapport à l’Inde – celle de l’Asie orientale est, elle, bénéficiaire grâce
notamment aux porcelaines et soieries qu’elle exporte. Faisant écho aux
lointaines doléances de Pline (Ier siècle apr. J.-C.), le Persan Wassaf écrit au
e
XIV siècle que « l’Inde exporte herbes et broutilles pour recevoir de l’or en
échange ». L’Inde vend pourtant bien d’autres choses. Selon le Portugais
Duarte Barbosa, en 1516, les marchands de Calicut emportent « poivre,
gingembre, cannelle, cardamome, myrobolan, fruits de tamarin, pierres
précieuses, perles, musc, ambre gris, rhubarbe, bois d’aloès, de grandes
quantités de cotonnades, des porcelaines. Ils revenaient avec cuivre, mercure,
vermillon, corail, safran, velours de couleurs, eau de rose, couteaux,
vêtements colorés, or et argent ».
Les métaux précieux que reçoit l’Inde sont, pour une part, réexportés vers
l’Asie orientale, mais aussi vers le golfe Persique et l’Arabie. Ces régions
fournissent les chevaux dont les armées indiennes sont grandes
consommatrices, chevaux négociés également contre du riz, du sucre, du fer
et des épices.
Si le XVe siècle marque un déclin relatif du monde musulman occidental,
affaibli par les ravages des armées du chef turco-mongol Tamerlan (1336-
1405) et la désorganisation des systèmes d’irrigation, l’Égypte mamelouke
demeure une puissance majeure grâce à son contrôle du commerce des épices
qui passe par la mer Rouge, le golfe Persique retrouvant aussi une importance
marquée par l’émergence de la cité-État d’Hormuz. Durant ce siècle, la
population du monde musulman passe de 86 à 114 millions. Elle progresse en
Inde, en Asie du Sud-Est, dans les Balkans et en Afrique.
L’essentiel de la circulation marchande se fait par les routes maritimes,
même si les « routes de la soie » retrouvent au XVe siècle une certaine activité
sous les Timurides installés en Asie centrale et en Iran oriental. Dans toute
l’Asie du Sud, les réseaux musulmans s’étendent, et l’historien Denys
Lombard a pu qualifier l’océan Indien au XVe siècle de « mer islamisée ».
L’islam, toutefois, se déploie en des formes diverses, souvent en compétition.
En Inde, la désintégration du sultanat de Delhi a donné naissance à des
sultanats marchands tournés vers la mer, ainsi au Bengale et au Gujarat.
Tomé Pires a bien décrit la centralité de cette région : « Cambay a deux bras ;
le droit se dirige vers Aden, et l’autre vers Malacca, les deux places les plus
importantes vers où faire voile. […] Les Gujaratis ont des facteurs partout,
sur la côte ouest de l’Inde, au Bengale, à Pegu, au Siam, à Pedir, à Pase, à
Kedah. […] Chaque année ils envoient des navires dans toutes ces places »
[Cortesão, 1944, t. I, p. 42, 45].
Le Gujarat entretient également des liens avec l’Afrique de l’Est, où
l’exportation de tissus et de perles lui permet de capter une grande partie de
l’or du Zimbabwe.
Les empires agraires militarisés du Deccan (sultanat musulman
bahmanide) et du sud de l’Inde (empire hindouiste de Vijayanâgara) sont
eux-mêmes impliqués dans les échanges, par l’intermédiaire de communautés
musulmanes, mais aussi par leurs marchands hindous et jains. Juifs, chrétiens
nestoriens et Arméniens sont également présents dans les réseaux marchands.
L’activité est particulièrement vive dans l’océan Indien oriental, où les
réseaux convergent vers les ports de Pasai, à Sumatra, et surtout Malacca, en
Malaisie. Le commerce est stimulé par l’essor des échanges avec la Chine.
L’empereur Yongle envoie six grandes expéditions vers l’océan Indien,
menées par l’amiral musulman Zheng He (de 1405 à 1422). Elles impliquent
des dizaines de très grandes jonques – « navires-trésor » – transportant plus
de 20 000 hommes. Ces expéditions n’ont pas pour but la conquête ou le
contrôle économique direct, mais l’inclusion d’autres pouvoirs dans un
système tributaire. Décrite par Ma Huan, interprète dans les expéditions de
Zheng He, comme « le plus grand port de l’océan occidental », Calicut est
une destination privilégiée. Plusieurs expéditions atteignent Hormuz, Aden,
et même Mogadiscio et Malindi, sur la côte est-africaine. Les expéditions de
Zheng He expliquent en partie l’abondance de la porcelaine chinoise dans
l’océan Indien à partir de cette époque. Parallèlement, des navires chinois
privés se rendent en Asie du Sud-Est et dans l’océan Indien.
En 1433, cependant, la Chine se retire – officiellement, du moins – des
routes maritimes, pour diverses raisons : coût excessif des grandes
expéditions, menace mongole aux frontières… Un commerce se poursuit
avec la Chine, mi-clandestin, mi-officiel. La cité-État de Malacca, dirigée par
un sultan, devient la plaque tournante du commerce entre la mer de Chine et
l’océan Indien, et le premier port de cet océan. La ville est remarquable par
un code de lois qui offre aux marchands des garanties sans équivalent en Asie
du Sud-Est. C’est par elle que transitent les épices des Moluques. « Celui qui
est le maître [de Malacca], écrit Pires, a les mains sur la gorge de Venise. »
Comme le notait déjà Marco Polo, les épices de l’Asie sont toutefois d’abord
consommées en Asie, en Arabie et en Égypte : 60 à 70 % du girofle arrivant à
Malacca vers 1500 sont acheminés vers le Gujarat et seulement 5 % partent
vers l’Europe. L’essentiel de l’activité économique se situe dans l’espace
afro-asiatique dont l’océan indien est le cœur.
Le repli chinois à partir de 1433 amplifie l’essor des ports de la côte nord
de l’île indonésienne de Java, où d’importantes communautés chinoises –
souvent musulmanes, et métissées – sont implantées. Ces ports
s’affranchissent peu à peu de la suzeraineté de l’État javanais de Mojopahit.
Les années 1420-1430 voient une restructuration des réseaux de l’océan
Indien occidental. Les exactions des sultans du Yémen vis-à-vis des
marchands kârimis de la mer Rouge provoquent leur fuite vers Djeddah
(Arabie), où les navires indiens se rendent à partir de 1424, en évitant Aden.
Puis, à partir de 1429, les Mamelouks du Caire s’arrogent un monopole sur le
commerce des épices. Les Kârimis disparaissent finalement en tant que
marchands indépendants, ce qui a sans doute favorisé l’ascension des
Gujaratis. L’importance des musulmans sur les routes des échanges demeure
essentielle. Mais partout la tolérance en matière religieuse est de règle. Au
cosmopolitisme des ports répond le caractère transnational des réseaux.
Mahmud Gawan et sa famille en offrent un bon exemple : savant et marchand
de chevaux originaire d’Iran, il est ministre dans le sultanat bahmanide. Son
frère, Ahmad, est fixé en Égypte ; l’un de ses fils commerce avec l’Inde,
tandis que deux autres sont installés à La Mecque. Une remarque de
l’historien Shelomo Dov Goitein à propos de l’Égypte du XIIe-XIIIe siècle est
pertinente pour d’autres lieux et d’autres époques : la coupure « se fait moins
entre les religions et les nationalités qu’entre les soldatesques dirigeantes et
les commerçants entrepreneurs » [1954, p. 197]. Cette « coupure » est
toutefois atténuée dans les cités-États.
Un refroidissement climatique global affecte certaines régions vers le
milieu du XVe siècle ; en Afrique de l’Est, l’État du Grand Zimbabwe entre en
déclin – également pour des raisons internes –, ce qui provoque un
affaiblissement de la ville côtière de Kilwa, dont tirent parti des cités plus au
nord comme Mombasa et Malindi.
L’Europe, surtout, se transforme. Les marchands y exercent une influence
croissante sur les États émergents. Marqué par l’essor de marchés de biens et
de facteurs interconnectés, un système capitaliste se développe alors, stimulé
par la rivalité entre Génois et Vénitiens, Portugais et Espagnols, lancés à la
recherche de l’or et des épices. Les cités-États italiennes et flamandes,
caractérisées par une symbiose des élites politiques et des entrepreneurs
privés, jouent un rôle crucial dans l’essor de l’Europe, qui s’approprie des
inventions venues des mondes musulman, indien et chinois, en les
prolongeant. Le développement de l’imprimerie de même que celui des armes
à feu – inventions chinoises, à l’origine – revêtent ainsi une importance
essentielle dans la construction d’États européens en compétition. La lettre de
change permet l’essor d’un capitalisme financier, et la première Bourse
apparaît à Bruges en 1409. Les développements de l’Europe signifient
l’émergence d’une identité singulière, marquée par l’alliance du capital
marchand et de la puissance des armes. Des pratiques capitalistes progressent
également en Afrique et en Asie, mais ce « protocapitalisme » n’est pas en
position d’influencer les grands États, comme c’est le cas en Europe.
La volonté de contourner la mainmise de Venise sur les routes
commerciales avec l’Égypte et l’océan Indien débouche sur l’arrivée du
Génois Christophe Colomb et des Espagnols en Amérique en 1492, et sur
l’irruption de la flotte portugaise de Vasco de Gama dans l’océan Indien en
1498. Entre 1510 et 1515, les Portugais prennent les places clés de Goa, de
Malacca et d’Hormuz, mais ils échouent à Aden. En Afrique de l’Est, Sofala
est occupée en 1503 et Kilwa en 1505. Goa devient le cœur de la
thalassocratie portugaise, en principe sous le contrôle de Lisbonne. Les
Portugais s’engagent alors dans un commerce triangulaire : les étoffes
indiennes du Gujarat et du Coromandel leur permettent de se procurer l’ivoire
et l’or de Sofala au Mozambique, avec lesquels ils achètent des épices en
Inde et en Asie du Sud-Est (un peu plus tard viendront l’or et l’argent des
Amériques). Créée dès 1403, la Casa de India achète, vend et transporte les
épices et d’autres denrées. Les Portugais pratiquent en outre une sorte de
piraterie à grande échelle, en obligeant les navires à acquitter des droits de
passage.
Aucune puissance n’avait cherché auparavant à contrôler par la force
l’ensemble des réseaux de l’océan Indien. Les marchands de l’océan Indien
réagissent en déplaçant leurs activités. En Asie du Sud-Est, la prise de
Malacca entraîne l’essor de Johor (Malaisie), Brunei (Kalimantan), Banten
(Java Ouest) et surtout Aceh (nord de Sumatra). Sur les côtes de l’Inde et à
l’entrée du golfe Persique, également, les traitants se déplacent, de Diu à
Surat, de Pulicat à Masulipatnam, d’Hormuz à Bandar Abbas. Certains
marchands, comme Mamalli de Cannanore, tentent d’organiser une résistance
armée, parfois avec le soutien de l’État ottoman. D’autres choisissent de
collaborer avec les Portugais, ainsi les musulmans indiens Maraikkayar, qui
maintenaient aussi, cependant, des liens avec les marchands ayant quitté
Calicut.
L’impact économique et culturel de la présence portugaise, toutefois, ne
doit pas être surévalué. Trop peu nombreux, les Portugais n’avaient pas les
moyens de la politique maritime qu’ils prétendaient mener ; ils s’intégreront
finalement en grande partie aux réseaux déjà existants, un partage du
commerce s’instaurant par ailleurs avec d’autres puissances – comme les
empires safavide (fondé en 1499) et moghol (1526), les sultanats indiens de
Bijapur (ca. 1500) et Golconde (1538) – et avec les réseaux marchands en
place. Dans le même temps, les liens avec la métropole se font de plus en
plus ténus.
La fin du XVe et le XVIe siècle, pourtant, représentent bien un moment de
rupture. Construisant entre Afrique de l’Ouest et Amériques un nouveau
système dont ils constituent le « cœur », les Européens vont utiliser avec
profit l’or et l’argent du Nouveau Monde pour pénétrer plus avant les
marchés asiatiques. Après les Portugais vont venir les compagnies
britannique, néerlandaise puis française des « Indes orientales ». L’expansion
de l’Europe atlantique, cependant, n’est pas encore le triomphe de cet
Occident : jusqu’au début du XIXe siècle, les économies de l’Asie domineront
largement celles de l’Europe.

BIBLIOGRAPHIE

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La Caraïbe insulaire, un vaste réseau
d’échanges
Corinne L. Hofman

À la veille de l’intrusion européenne, la Caraïbe insulaire était déjà bien


colonisée par des sociétés amérindiennes diverses, parlant des langues
arawak, dont les prédécesseurs étaient arrivés dans l’archipel vers 6000 av.
J.-C. de différentes régions côtières d’Amérique du Sud et possiblement aussi
d’Amérique centrale. Les premiers territoires à être colonisés furent les plus
proches du continent, Trinidad (5800 av. J.-C.) au sud et Cuba au nord (3500
av. J.-C.). Les îles au large du Venezuela ont d’abord été colonisées entre
5000 et 2500 av. J.-C., et certaines des îles des Petites et des Grandes Antilles
entre 3000 et 1000 av. J.-C. La Jamaïque et les îles Lucayes constituent
encore un vide archéologique car aucun site de cette période n’a encore été
trouvé. La plupart des îles du Vent des Petites Antilles offrent également peu
de preuves archéologiques solides, mais les récentes recherches paléo-
environnementales indiquent l’occurrence de feux anthropiques datant de
cette période. Des campements saisonniers et des sites d’habitation plus
permanents localisés dans divers biotopes (mangroves, grottes et montagnes)
ont entraîné des transformations des paysages insulaires au début de l’histoire
de l’occupation de l’archipel caribéen. Les grands amas coquilliers identifiés
lors de recherches archéologiques sont le produit d’une exploitation de
lambis (Aliger gigas) sur de nombreuses îles et îlots calcaires. Dans les
périodes ultérieures, la pêche au lambi est devenue un mode d’existence
prédominant tandis que les coquillages ont été transformés en outils et
transportés sur des centaines de kilomètres. Le silex, un autre matériel
important, est également emporté sur de longues distances à partir de
quelques sources dans les Petites et les Grandes Antilles.
L’approvisionnement en ressources pendant les premiers moments
d’occupation suggère des cycles annuels de mobilité au cours desquels
certaines communautés vont d’île en île sur une base saisonnière. Les outils
comprennent des pierres, des coquillages, du corail et des outils osseux
multifonctionnels.
Il faut concevoir l’introduction de l’agriculture dans la Caraïbe insulaire
comme un processus graduel commençant au cours de ce qu’on appelle l’âge
archaïque. Des plantes domestiques comme le manioc, le haricot, le maïs, la
patate douce et l’arrow-root, accompagnées d’autres comme l’igname
sauvage, le palmier, le roseau à flèche, la renéalmie et le haricot sauvage,
suggèrent que les sols ont déjà été cultivés vers 6000 av J.-C. à l’île de
Trinidad, par exemple. Le maïs et le zamia se sont révélés avoir été beaucoup
plus importants dans les Caraïbes précoloniales qu’on ne le pensait
auparavant, dominant même le manioc dans de nombreux cas. La diversité de
l’action humaine reflétée dans les archives archéologiques est le résultat de la
dispersion des peuples et des fusions complexes entre eux. Entre le
cinquième et le premier millénaire av. J.-C., une diaspora du continent sud-
américain a établi de grands villages semi-permanents sur les îles qui se
trouvent entre Trinidad et Porto Rico. Le tracé de la route maritime vers Porto
Rico n’est pas encore bien clair, mais en l’espace de quelques siècles
l’ensemble des Petites Antilles est devenu un paysage dynamique avec des
peuples se déplaçant entre les îles et les côtes continentales. La grande variété
environnementale, la répartition diversifiée des ressources naturelles,
l’orientation des communautés amérindiennes et les complexités de
l’interaction sociale – pacifique ou guerrière – ont formé la base d’une
dynamique, hautement interconnectée, du monde insulaire. Des relations
sociales durables avec des communautés amérindiennes continentales ainsi
qu’entre les communautés insulaires – des différentes îles, aux complexités
sociopolitiques variées (allant des groupes locaux aux sociétés plus
hiérarchisées) – proches et plus éloignées se sont à la fois consolidées et
transformées dans le temps. Les Bahamas ainsi que les îles des Grandes
Antilles à l’ouest de Porto Rico (Hispaniola, Jamaïque et Cuba) étaient de
plus en plus peuplées entre 600 et 800 apr. J.-C. Certaines se sont
développées vers l’an 1000 dans ce que les colonisateurs espagnols ont
interprété comme des chefferies, une organisation dirigée par des caciques.
D’après les chroniqueurs, cinq chefferies ou cacicazgos auraient existé à
Hispaniola à l’époque du contact. Cette vision européenne des choses est
aujourd’hui très contestée et la recherche archéologique suggère un paysage
sociopolitique plus complexe, divers et dynamique. Dans le nord-ouest de la
République dominicaine, les villages de l’époque se composaient de maisons
rondes (entre 4 et 9 mètres de diamètre) avec deux rangées de poteaux et
entourées de terrassements et de buttes multifonctionnelles de parfois deux
mètres de hauteur, reflétant les activités domestiques et rituelles de chaque
ménage. Certains sites incluent des petits monticules circulaires, pour la
plantation de plantes-racines comme le manioc et la patate douce. Les
premières sources coloniales européennes mentionnent des parcelles de
terrain avec des centaines de monticules de ce type, de canaux d’irrigation et
de terrasses. Des rassemblements intercommunautaires étaient organisés dans
ce qui a été identifié comme des centres cérémoniels avec de grandes places
ou terrains, où se jouaient d’après les chroniqueurs des jeux de balle, comme
on en trouve à Porto Rico et Hispaniola. Sur la base d’une interprétation
erronée de divers éléments historiques ou anthropologiques et d’informations
archéologiques, les peuples des Antilles sont connus sous les noms de Taino,
Macorige, Lucayo, Ciboney, Guanahatabey, Caribe, Igneri ou Eñeri. Ces
appellations sont aujourd’hui fortement contestées car elles occultent la
diversité des peuples précoloniaux. Les modèles de distribution à travers les
îles des objets en céramique, de pierre, à base de coquillages, de corail ou
d’os, ainsi que des plantes, suggèrent l’intégration des communautés
insulaires précoloniales dans un réseau millénaire de sphères d’interaction
locales, régionales et panrégionales. Ces réseaux, incorporant des lieux
d’implantation et des ressources variés, étaient importants pour assurer la
sécurité en période de crise environnementale, défis climatiques ou sociaux.
Les répertoires céramiques reflètent également un haut degré d’hétérogénéité
entre environ 400-200 av. J.-C. et le contact avec les Européens. Cette
hétérogénéité révèle une interaction sociale, des mariages croisés et l’échange
de biens et d’idées. Les matériaux et objets finis échangés comprennent des
perles ornementales, des pendentifs de pierres semi-précieuses, de la pierre
verte (schiste bleu, jadéite), des lames de hache, des outils de polissage, du
matériel lithique brut. Les analyses géochimiques de certains matériaux
lithiques montrent le transport sur de longues distances tout au long de la
période « précoloniale ». Le guanín, un alliage de cuivre, d’or et d’argent,
s’échangeait à travers des réseaux s’étendant de la Colombie et d’autres
parties du nord de l’Amérique du Sud jusqu’aux îles. En jouant un rôle
central dans l’interaction sociale et le pouvoir de négociation, l’or et le
guanín ont probablement été une expression de la complexité sociale
croissante. Les données isotopiques des assemblages funéraires des Grandes
et Petites Antilles indiquent que la proportion d’immigrants était substantielle
sur plusieurs générations et que le degré d’apparentement est très proche,
même sur une aire étendue. La migration sur de longues distances depuis le
nord de l’Amérique du Sud est évidente chez certains individus, indiquant
que les liens avec les lieux d’origine ont été conservés au cours des siècles.
Sur quelques sites, les immigrants se sont également révélés plus susceptibles
que les habitants locaux d’être enterrés avec des objets funéraires spéciaux,
importés ou uniques, qui dans certains cas ont été trouvés exclusivement chez
des femmes.
Vers l’an 1000 apr. J.-C., une mosaïque de sociétés insulaires
culturellement diverses s’était développée. Les interactions étaient flexibles,
robustes et inclusives et les Européens arrivant à la fin du XVe siècle ont
rencontré des réseaux imbriqués s’étendant à travers la région. Étant le nexus
des premières rencontres entre deux mondes, la Caraïbe a été l’espace initial
de dynamiques amérindiennes-européennes-africaines conduisant à un
processus de créolisation. La colonisation européenne de l’archipel caribéen
est un processus long de plusieurs centaines d’années, avec quelques îles des
Petites Antilles qui résistent au contrôle des Anglais, Français et Hollandais
jusqu’au XIXe siècle. Entre le XVIe et le XVIIIe siècle, la Caraïbe amérindienne
devient largement invisible dans l’histoire mondiale, et l’accent est mis sur
les Aztèques, et les empires maya et inca. L’oubli de la région des Caraïbes
comme premier port d’entrée dans les Amériques peut être considéré dans
une large mesure comme une conséquence directe de la domination
européenne et de sa quête de l’or et autres richesses, ainsi que de la
décimation de ses populations amérindiennes par suite des maladies
importées du continent européen, de l’esclavage et de leur exclusion
sociopolitique. Marginalisés ethniquement et politiquement, les peuples
amérindiens n’ont plus été autorisés à être « autochtones » ou ont eux-mêmes
souhaité ne plus être perçus comme tels par les colonisateurs. Au fil du
temps, ils sont venus se fondre dans la créolisation, perdant progressivement
leurs identités amérindiennes et leur présence dans les textes historiques et
d’administration coloniale. Les Kalinagos habitent encore certaines de ces
îles dans le sud des Petites Antilles, comme la Dominique, Saint-Vincent et
Trinidad, et sont probablement les descendants d’un regroupement de peuples
qui a eu lieu à la suite des attaques espagnoles dans la région des Antilles et
de la terre ferme au cours du XVIe siècle. Aujourd’hui, dans les Antilles, le
passé amérindien est omniprésent dans la culture créolisée et les pratiques de
connaissances traditionnelles (culturelles et religieuses), même s’il est trop
rarement mis en avant.

BIBLIOGRAPHIE
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Antillas », Carribean Studies, 34 (2), p. 99-139.
Échanges et alliances dans les Petites
Antilles
Corinne L. Hofman

Avant l’intrusion européenne, les Petites Antilles sont connues comme un


espace de va-et-vient parcouru par des peuples amérindiens de différentes
régions des Caraïbes insulaires et de la zone côtière de l’Amérique du Sud
continentale. La mobilité continue, le développement de réseaux d’échange
de biens et d’idées ainsi que les alliances interinsulaires en constante
évolution ont créé des communautés variées à travers ces petites îles, se
manifestant par une culture matérielle diversifiée et unie. La production
céramique, par exemple, témoigne de cette dynamique interculturelle. Ainsi,
celle de la série dite Cayoide dans la classification locale, que l’on retrouve
dans les îles du Vent, de la Grenade à la Guadeloupe, entre la fin du XIVe et le
début du XVIe siècle, est clairement un produit d’interaction culturelle entre
des communautés locales et celles des Grandes Antilles, d’une part, et du
continent sud-américain, d’autre part. Cette dynamique s’est produite lorsque
les îles du Vent étaient habitées par les Kalinagos/Kalipuna – dénommés
Caraïbes insulaires par les chroniqueurs français du début du XVIIe siècle –
qui avaient des liens directs, hostiles ou amicaux, avec les communautés
amérindiennes des Grandes Antilles et d’Amérique du Sud. Les styles
Meillacoide et Chicoide de la culture des Grandes Antilles désignée au
e
XIX siècle comme « Taino » sont présents dans les formes et les décorations
incisées et modelées des vases. Les formes dites « vases en fleur » sont
caractéristiques du style Koriabo des Guyanes, un style ancestral des Kali’na
ou Galibi contemporains de cette région. Ces vases à intérieur engobé blanc
avec des peintures rouge, noire ou jaune sont typiques du Koriabo et
apparaissent jusqu’au nord du Brésil. C’est également le cas des grandes
jarres à ouicou ou cashiri, la bière de manioc (Manihot esculenta), parfois
décorées avec des modelés anthropo/zoomorphes identiques à ceux de la terre
ferme. Des études technologiques et archéométriques ont démontré que la
majorité de cette céramique est de production locale, ce qui laisse à penser
que les producteurs de ces vases ont migré vers les îles avec le savoir-faire de
leur lieu d’origine. La petite quantité de vases façonnés avec des argiles non
locales provient des îles avoisinantes comme la Grenade ou Sainte-Lucie,
indiquant un mouvement inter-insulaire ou intercommunautaire de matières
premières ou produits finis. La céramique Cayo est accompagnée d’objets
divers en os qui prouvent des interactions avec des communautés lointaines
de la terre ferme. Des dents perforées de tapir (Tapirus terrestris) et de pécari
(Tayassu pecari/Pecari tajacu) proviennent de différentes régions des terres
basses d’Amérique du Sud, comme le bouclier des Guyanes, les llanos du
centre-nord du Venezuela ou encore les Andes colombiennes, comme le
montrent les résultats d’analyse d’isotopes de strontium et oxygène. Ces
dents ont probablement servi pour des colliers, des pectoraux, des ceintures,
des brassards ou des porte-bébés. De même des flûtes en os de cerf
proviennent du sud de l’île de Trinidad ou encore du continent sud-américain.
Ces diverses origines géographiques basées sur des analyses des isotopes (en
ce qui concerne les dents) fournissent des preuves indépendantes des
interactions entre les communautés Kalinago des îles du Vent et diverses
communautés du nord de l’Amérique du Sud. À l’aide de modelage et d’une
approche de la voie de moindre coût, de possibles itinéraires de canoë ont été
proposés sur des corridors de déplacements possibles entre la zone autour des
Guyanes – la zone source potentielle pour le mouvement de personnes et de
biens – et les Petites Antilles. Le temps moyen de ces voyages se situait entre
trois jours et demi et six jours un quart, en fonction de l’itinéraire choisi pour
ou à partir de telle île ainsi que de la saison. Il était plus facile de pagayer des
Guyanes en direction des Petites Antilles qu’en sens inverse. Cela a peut-être
eu un impact sur la diffusion des divers produits et matériaux amérindiens
comme européens du sud vers le nord. Cependant, il est clair qu’il n’y avait
pas qu’un seul corridor de mouvement défini entre les îles et le continent. La
circulation de marchandises commerciales européennes comme la céramique
ou des perles portugaises, espagnoles, italiennes, hollandaises et, plus tard,
françaises et anglaises a sans doute aussi suivi ces mêmes corridors
maritimes, car les Espagnols occupaient la bordure nord du continent et les
îles adjacentes depuis le début du XVIe siècle et les chroniqueurs signalent un
commerce régulier entre Amérindiens et Européens le long de la côte. Les
communautés qui n’étaient pas directement placées sous le contrôle des
colonisateurs ont apparemment eu la capacité de renégocier les nouvelles
réalités coloniales ainsi qu’un afflux de peuples, de biens et d’idées. Ils ont
participé au système transatlantique complexe émergeant de la combinaison
de nouvelles stratégies coloniales et commerciales avec des réseaux
d’échanges et d’alliances amérindiens préexistants.

BIBLIOGRAPHIE

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Équilibres et interdépendances
en Méditerranée
Guillaume Calafat

Dans le quotidien Le Temps du 18 juin 1928, deux colonnes en première


page, titrées « Au service de la France », célèbrent la Semaine coloniale qui
vient de s’achever partout dans le pays. La tribune, sans doute écrite par le
polygraphe Gaston Deschamps, fait l’éloge des « bons serviteurs de l’État »
qui ont œuvré à l’entreprise coloniale. Le texte ne se contente pas d’évoquer
les figures célèbres de la IIIe République, mais remonte jusqu’au XVIIe siècle :
« La prochaine célébration du centenaire de la capitulation du dey Husseyn
dans la kasbah d’Alger fera voir comment la question tunisienne était liée,
depuis longtemps à la question algérienne. C’est au temps de Colbert que nos
compagnies de débarquement occupèrent pour la première fois Djidjelli. »
L’article poursuit en évoquant ces « soixante-dix consuls de France » sous
l’Ancien Régime, « héros oubliés disparus sans récompense et sans laurier »,
dont le travail diplomatique aurait préparé la colonisation du Maghreb. Les
archives consulaires venaient ainsi attester d’un lien étroit et ancien,
volontiers présenté comme organique, entre la France et l’Afrique du Nord.
La prise d’Alger (1830) et le traité du Bardo (1881), en d’autres termes,
parachèveraient une longue histoire de la présence française au Maghreb.
Faut-il cependant, comme le postule la tribune du Temps, tracer un fil continu
entre les époques de Colbert et de Jules Ferry, et considérer dès lors la
période moderne comme un long prélude à l’impérialisme européen du
e
XIX siècle ?
Le risque est constant de projeter sur l’histoire de la Méditerranée
l’illusion rétrospective d’une domination jouée d’avance. Ce prisme
téléologique de l’issue coloniale a ainsi longtemps pesé – et sans doute pèse-
t-il encore – sur l’historiographie de l’empire ottoman et, plus largement, sur
celle des sociétés islamiques, alimentant le modèle d’un déclin irréversible,
dont il s’agirait de guetter les signes avant-coureurs au moyen d’indicateurs
économiques, technologiques ou culturels. Les défaites militaires de l’empire
ottoman et, plus largement, le rétrécissement de ses frontières au XVIIIe siècle
ont longtemps été interprétés comme le signe d’une incapacité turque à
réformer efficacement ses institutions, son armée, sa fiscalité ; en d’autres
termes, l’empire ottoman ne serait pas monté dans le train – occidental – de la
« modernité », de la « civilisation » et du « progrès », et la tâche pour
l’histoire et les sciences sociales serait de comprendre ce qui, au juste, aurait
« déraillé ». C’est ainsi qu’au début des années 2000 Bernard Lewis faisait
mine de se demander ce qui avait « mal tourné » (What Went Wrong ?, 2002).
Cette perspective historique tenace se nichait déjà au cœur de l’entreprise
coloniale, qui usait volontiers de la rhétorique du « retard » pour étayer l’idée
que les pays colonisés étaient en quelque sorte « colonisables » ; mais elle a
pu ressurgir également sous les dehors apparemment plus nuancés des
théories du développement qui recherchaient dans les facteurs socio-
économiques, institutionnels ou juridiques les causes des « longues
divergences » entre l’Europe occidentale et la Méditerranée musulmane.
Quels que soient ses lieux d’énonciation, la question du déclin a eu pour effet
puissant et durable de postuler l’existence de frontières culturelles scindant
deux blocs distincts – la Chrétienté et l’Islam, l’Occident et l’Orient, le Nord
et le Sud. Cet angle alimentait aussi bien le refrain binaire et belliqueux de
l’incommensurabilité, de la guerre sainte ou du choc des civilisations que, de
façon symétrique, le discours lénifiant du « dialogue » des cultures, du
« creuset » (associé à certains ports cosmopolites, tels Livourne, Alexandrie
ou Izmir) ou du rôle joué par certains « médiateurs » considérés comme
exceptionnels.
Si la Méditerranée de l’époque moderne a été le théâtre de conflits
endémiques – notamment entre les Habsbourg et les Ottomans, cette hostilité
ne se mua pas en frontière étanche, mais généra bien au contraire d’intenses
circulations de personnes, de biens, d’informations et de savoirs. Ces
mouvements pouvaient être violents et contraints, à l’instar des expulsions de
juifs et de musulmans, chassés d’Espagne à partir de la fin du XVe siècle et
dont la plupart trouvèrent refuge en Afrique du Nord et en Méditerranée
orientale. Parallèlement, certains États italiens, tels la Toscane ou le royaume
de Naples, accueillirent, dès les premières décennies du XVIe siècle, des Grecs
exilés opposés à la domination ottomane. Les raids des corsaires musulmans
et chrétiens, qui connurent leur âge d’or au XVIIe siècle, firent par ailleurs de
l’expérience de la captivité un phénomène massif et partagé qui toucha,
estime-t-on, plus de 2,5 millions d’individus aux XVIIe et XVIIIe siècles. Loin
de ne concerner que les Européens victimes des corsaires nord-africains, il
touchait également les sujets ottomans (musulmans comme chrétiens)
capturés par les flottes maltaises, toscanes ou majorquines. Le commerce des
captifs qui en découlait nécessitait des opérations de rançon et de rachat
complexes, menées par une pluralité d’acteurs spécialisés, agents
diplomatiques, ordres religieux et marchands, qui traversaient la
Méditerranée de part en part avec des sauf-conduits et des passeports pour
négocier l’échange de prisonniers, mais aussi pour tisser des relations
économiques. Un principe de réciprocité – qui avait pour corollaire la menace
de représailles parfois brutales – régissait ainsi les relations
transméditerranéennes afin de suspendre le conflit.
Certaines puissances européennes (Venise, la France, l’Angleterre et les
Provinces-Unies) avaient tôt obtenu des traités de paix et de commerce avec
l’empire ottoman et certaines de ses provinces. Marchands et marins,
organisés en « nations », y étaient ainsi protégés par le sultan et jouaient un
rôle important dans le commerce des « échelles du Levant », ce chapelet de
ports sous domination turque qui s’étendait d’Alger à Istanbul. Il serait
trompeur d’y voir, à la manière de la tribune du Temps, une projection
unilatérale de l’Europe occidentale, de ses négociants et de ses consuls. En
effet, les marchands « ottomans », turcs, arabes, arméniens, juifs, grecs
avaient développé des connexions commerciales étendues, vers les Balkans,
la mer Noire et l’océan Indien, qui échappaient à l’intervention des opérateurs
européens. Les villes côtières d’Afrique du Nord étaient quant à elles reliées
aux routes commerciales transsahariennes. Par ailleurs, certains négociants
musulmans commerçaient directement en Europe, même si leur présence a
rarement donné lieu, à l’exception notable du Fondaco dei Turchi de Venise,
institué en 1621, à la reconnaissance officielle d’un corps ou d’une
représentation diplomatique. Outre l’apparition de consuls ottomans dans
certains ports européens du XVIIIe siècle et le développement d’une marine
marchande grecque dynamique, des litiges ou des actes notariés témoignent
d’une présence des marchands musulmans en Europe bien plus fréquente que
ce que l’on a longtemps cru. Les XVIIe et XVIIIe siècles ont ainsi été des siècles
de recomposition économique, qui invitent à se déprendre d’une échelle
limitée à la seule Méditerranée. L’afflux des piastres mexicaines, les soies
persanes, le café yéménite, le coton contribuèrent à transformer les circuits
économiques de la région, intégrés aux grandes routes du commerce. Pour
chaque produit qui transitait par la Méditerranée, de la cochenille aux coraux,
des associations marchandes composites et complémentaires se mettaient en
place qui transcendaient les frontières politiques et religieuses et qui viennent
compliquer le récit schématique du déclin ou de la marginalisation.
Il ne s’agit évidemment pas de nier les asymétries dans la région. Par
exemple, les migrations forcées liées à la guerre de course et au commerce
des captifs entraînèrent des conversions religieuses qui ne se jouaient pas
exactement selon les mêmes modalités tout autour de la Méditerranée : dans
les sociétés d’Europe occidentale, où la naissance déterminait les hiérarchies
et les rangs, la mobilité sociale et politique des convertis était limitée – ou,
tout du moins, rendue peu visible. À l’inverse, certains parcours de
néomusulmans pouvaient donner lieu à des trajectoires ascensionnelles
spectaculaires, jusqu’au plus haut sommet politique de certaines provinces de
l’empire ottoman. On aurait tôt fait d’y voir le signe d’une dépendance
« turque » aux apports technologiques européens. Il semble plus juste de
penser les conditions de possibilité de ces itinéraires comme une forme
pragmatique et ostensible d’absorption des compétences et des savoirs
étrangers – une curiosité en acte, pour ainsi dire, quand l’intérêt pour les
transfuges venus des mondes d’islam était, au même moment en Europe,
réservé aux cercles érudits et toujours tenu à distance socialement.
Une autre forme de déséquilibre tient aux opérations militaires. Comme
la tribune du Temps l’évoque, les Français ont débarqué à Jijel en 1664 pour
y édifier un comptoir fortifié en Afrique du Nord, sur le modèle des présides
espagnols, tels Melilla ou Oran, établis au tournant des XVe et XVIe siècles.
L’épisode, à l’instar de l’expédition d’Alger de Charles Quint en 1541, a été
un désastre et s’est soldé par une retraite peu glorieuse. Néanmoins, il
rappelle que l’Afrique du Nord est devenue, à partir de la seconde moitié du
e
XVII siècle, le terrain d’agressions territoriales répétées de la part des
puissances européennes : la France, la Grande-Bretagne, mais aussi le
Danemark ou l’Espagne à la fin du XVIIIe siècle, les États-Unis au début du
e
XIX siècle ont bombardé Alger, Tripoli ou encore Larache et Salé au Maroc.
L’enjeu de ces violences était d’obtenir, par les bombes et les canons, la
libération de captifs et la signature de traités avantageux. Il s’agissait de
démonstrations de force qui visaient à intimider non seulement les puissances
du Maghreb, mais aussi à envoyer un avertissement aux rivaux européens
dans la région – la flotte française n’a d’ailleurs pas hésité à bombarder
Gênes en 1684, comme elle l’avait fait à Alger l’année précédente.
Il a sans doute fallu la conjonction d’une pluralité de facteurs pour
changer plus profondément les rapports de forces en Méditerranée, fondés
jusqu’à la fin du XVIIIe siècle au moins, et ce malgré l’adversité et les
asymétries ponctuelles, sur des relations relativement paritaires. Les
transformations industrielles de l’Europe, les rivalités nationales et
impériales, l’impact de la Révolution française se sont conjugués avec une
série d’ébranlements géopolitiques et militaires amorcés par la victoire russe
face aux Turcs, entérinée en 1774 par le traité de Küçük Kaynarca, la
campagne d’Égypte de 1798, les bombardements anglo-néerlandais de 1816
contre Alger, puis le déclenchement de la guerre d’indépendance grecque.
Désormais, des projets annexionnistes, explicitement dirigés contre l’Afrique
du Nord, trouvaient des partisans au sein des élites politiques européennes,
conservatrices comme libérales. Ces mêmes projets puisaient de surcroît dans
les œuvres des voyageurs et des savants occidentaux qui, au tournant des
e e
XVIII et XIX siècles, au moyen de l’archéologie, de la géographie et de
l’histoire, inventaient scientifiquement la Méditerranée pour la transformer en
terrain privilégié de l’expansion coloniale. Tout au long du XIXe siècle, ces
inflexions ont peu à peu fait oublier la trame continue et équilibrée des
interactions passées, ce maillage fin des interdépendances qui avait
caractérisé la Méditerranée à l’époque moderne.

BIBLIOGRAPHIE

Guillaume CALAFAT, Une mer jalousée. Contribution à l’histoire de la


souveraineté (Méditerranée, XVIIe siècle), Paris, Éditions du Seuil, 2019.
Jocelyne DAKHLIA, « Extensions méditerranéennes. Europe et Islam au
contact durant les siècles modernes (XVIe-XVIIIe siècles) », in Emmanuel
Désveaux et Michel de Fornel (dir.), Faire des sciences sociales.
Généraliser, Paris, Éditions de l’EHESS, 2012, p. 263-292.
—, Wolfgang KAISER et Bernard VINCENT (dir.), Les Musulmans dans
l’histoire de l’Europe, vol. 1, Une intégration invisible ; vol. 2, Passages et
contacts en Méditerranée, Paris, Albin Michel, 2011-2013.
M’hamed OUALDI, Un esclave entre deux empires. Une histoire
transimpériale du Maghreb (2020), Paris, Éditions du Seuil, 2023.
Francesca TRIVELLATO, Corail contre diamants. Réseaux marchands,
diaspora sépharade et commerce lointain. De la Méditerranée à l’océan
Indien au XVIIIe siècle, Paris, Éditions du Seuil, 2016.
Les ports marocains entre guerre
de course et commerce
Leila Maziane

Le Maroc est un pays aux deux façades maritimes, méditerranéenne et


atlantique. À la pointe la plus au nord du continent africain, il est aussi un
aboutissement d’un réseau terrestre de pistes et de routes qui, au-delà du
Sahara, plonge au cœur du continent, mettant en liaison terres et mers. Le
détroit de Gibraltar, véritable porte de la Méditerranée, anciennes colonnes
d’Hercule qu’Ulysse n’a pas osé traverser, est à « un jet de pierre » du
continent d’en face. Cette situation géographique dont l’histoire a tiré profit
est pour beaucoup dans le rapport à la mer du Maroc.
Avec l’arrivée de l’Islam après le VIIIe siècle, la vitalité sur mer des
maghrébins est remarquable. Ibn Khaldun en parle en ces termes : « Les
Almohades organisèrent leur flotte à la perfection et sur une grande échelle »
pour ajouter un peu plus loin que « leur flotte avait atteint, en quantité et en
qualité, un degré insurpassé auparavant ou depuis ». À partir du début du
e
XIII siècle, la Reconquista dans la péninsule Ibérique va remettre en cause le
système économique et les liens politiques et militaires entre les ports du
Maghreb et de l’Andalus qui, pendant quatre siècles, assuraient l’unité du
domaine maritime almohade. L’expansion chrétienne précipite ainsi
l’effondrement des initiatives commerciales maghrébines en mettant un frein
à la grande politique navale et militaire, qui se trouve réduite à la
« piraterie ». Ce déclin est parachevé par la défaite musulmane devant les
armées castillanes en 1340 à Rio Salado.
Face à l’hégémonie européenne, la guerre de course s’avère être la seule
réponse à la portée d’entités politiques affaiblies. Les ports de Tétouan,
Badis, Larache et Salé se convertissent en ports de guerre corsaire. Course et
commerce ne sont pas forcément antinomiques. Car la course vit des
échanges commerciaux et en crée d’autres à travers l’« économie de la
rançon » liée au rachat des captifs. Ainsi à Salé comme dans les autres ports
marocains, la recrudescence des opérations corsaires va de pair avec la
dynamique du secteur commercial.
La guerre de course requiert des infrastructures, des équipements : ports
et arsenaux, des artisans pour réparer voire construire des bateaux ; des
marins pour naviguer et croiser le fer, des capitaux et des marchés pour les
prises… L’économie corsaire suit les conjonctures de la région et surtout la
rentabilité. C’est ainsi que Salé, Tétouan, Larache, la Mamora, Fedala et Safi
connaissent deux périodes d’activité corsaire importantes : au XVIIe siècle, et
une course tardive vers l’extrême fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe.
Le basculement vers une économie plus tournée vers les échanges
commence à se faire sentir à la fin du XVe siècle. Il est perceptible à Fedala et
à Dar al-Bayda (Casablanca) à partir de 1790. Cette renaissance résulte de
l’accroissement du trafic maritime et de l’exportation des céréales. En 1789,
50 navires chargés de 250 quintaux de blé chacun auraient quitté le port de
Casablanca à destination de l’Europe et surtout de l’Espagne. Ce trafic
procure au sultan de nouvelles rentrées fiscales dont le Bayt al-mal – le
Trésor – avait cruellement besoin. Enfin, par la déclaration du
20 octobre 1789, le sultan Sidi Mohamed Ben Abdallah accorde à l’Espagne,
plus précisément à la Compañía de los Cinco Gremios Mayores de Madrid, le
monopole du commerce de Casablanca en échange des services financiers et
militaires rendus par la compagnie espagnole au sultan marocain. Celui-ci
consent même à l’ouverture du premier consulat européen dans la ville.
La création et l’aménagement d’un port moderne comme Essaouira vers
1760 vont renforcer la course et le commerce, puisqu’il obtient le monopole
du commerce avec l’Europe. Rapidement, la ville est dotée d’une série
d’institutions pour réguler l’activité commerciale : tribunal de commerce,
atelier de frappe monétaire, fondouks. Le sultan autorise les marchands
européens et leurs consuls à s’y établir. Elle est ainsi promue au statut de
premier port du Maroc atlantique et première place portuaire vers la fin du
e
XVIII siècle.
Au début du XIXe siècle, bien avant les congrès de Vienne (1815) et
d’Aix-la-Chapelle (1818), les pays du Maghreb, et le Maroc en particulier,
renoncent progressivement à la guerre de course au profit des activités
pacifiques. En somme, la configuration portuaire de l’époque moderne révèle
une maritimisation progressive de l’économie maghrébine, perceptible depuis
le XVIe siècle à la suite du détournement d’une grande partie du commerce
saharien, bien avant l’ancrage portugais sur les côtes africaines.

BIBLIOGRAPHIE

Sadok BOUBAKER, « Les ports du Maghreb à l’époque moderne », in


Christian Buchet et Gérard Le Bouëdec (dir.), The Sea in History, vol. 3, The
Early Modern World / La Mer dans l’Histoire, vol. 3, La Période moderne,
Londres, Boydell & Brewer, 2017, p. 199-210.
Leila MAZIANE, Salé et ses corsaires (1666-1727). Un port de course
marocain au XVIIe siècle, Caen, Presses universitaires de Caen, 2007.
Christophe PICARD, La Mer des Califes. Une histoire de la Méditerranée
musulmane (VIIe-XIIe siècle), Paris, Éditions du Seuil, coll. « L’Univers
historique », 2015.
Les routes du Sahara : une histoire
de circulations
Ismail Warscheid

Depuis l’Antiquité, le Sahara agit comme lieu de jonction entre les


différentes parties de la moitié nord de l’Afrique. Le perpétuel mouvement de
personnes et de biens, tant matériels qu’immatériels, circulant dans le désert
constitue la trame de dynamiques d’intégration économique, sociale et
culturelle dont les enjeux ont longtemps été sous-estimés. De nos jours
encore, le Sahara est communément associé à un espace frontière, vide et
creux, qui tient à distance deux Afriques : l’une tournée vers la Méditerranée
et, depuis le VIIIe/IXe siècle, ancrée dans l’univers arabo-musulman, l’autre
repliée sur elle-même et vivant au rythme de traditions ancestrales « sans
histoire ». Dans les dernières décennies, une ample littérature de travaux
d’historiens, d’anthropologues et d’archéologues a cependant réfuté cette
vision des choses. L’exploration de l’univers culturel du Sahara a rappelé
avec force que circulation et échange sont des leitmotivs de l’histoire du
continent africain. Mais elle a aussi su mettre en exergue le fait que cette
histoire connectée de l’Afrique implique des rapports de forces inégaux, des
tentatives de domination et des faits de violence, à commencer par le triste
destin de celles et ceux qui sont forcés de traverser le grand désert comme
esclaves.
L’étude des formes de mobilité au Sahara ne saurait être réduite à la seule
question du négoce transsaharien et des routes caravanières. En vérité, celles-
ci sont constitutives de l’ensemble des dynamiques sociales en milieu
saharien. Elles s’articulent sur des échelles variables qui, bien entendu, ne
cessent de s’imbriquer. Pour donner un exemple : d’un point de vue global,
l’arabisation de l’Ouest saharien apparaît comme le résultat des migrations
pluriséculaires de groupes nomades arabophones venant de l’est, les célèbres
Banū Hilāl. Comprendre les effets de ce vaste mouvement migratoire entre le
e e
XII et le XVII siècle sur les formes d’organisation sociale au Sahara n’est

toutefois possible qu’à condition de se pencher aussi sur des phénomènes


plus locaux, tels que l’étroite symbiose entre économies oasiennes et
pastorales. Il en est de même du rôle de la civilisation arabo-islamique. Si
l’incorporation de l’espace saharien dans les terres de l’Islam au cours du
Moyen Âge initie un profond processus d’acculturation dont les fameux
manuscrits de Tombouctou sont de nos jours les témoins les plus remarqués,
cette appropriation religieuse et culturelle implique une pluralité de niveaux
et de domaines qui s’étendent de la gestion des rapports de voisinage dans
une oasis à la coordination de vastes réseaux caravaniers transrégionaux.
Étudier cette « connectivité » inhérente à l’espace saharien suppose de
s’investir ainsi dans un jeu d’échelle, pour paraphraser Jacques Revel, auquel
ce texte se veut une courte introduction.
Notre connaissance de l’histoire des circulations au sein du grand désert
reflète étroitement la disponibilité des sources et leur nature. Pour l’Antiquité
comme pour le Moyen Âge, celles-ci relèvent avant tout du regard de l’autre,
à savoir de celui de géographes gréco-romains puis arabo-musulmans. Seules
l’archéologie et l’épigraphie permettent d’apporter des perspectives
« internes » aussi rares que précieuses. Sources littéraires et matérielles
convergent cependant pour attester des réseaux d’échanges remontant
jusqu’au VIIIe siècle av. J.-C. L’incorporation de l’Afrique du Nord dans le
monde naissant de l’Islam agit ensuite comme un véritable catalyseur de la
mobilité au désert. Jusqu’au Xe siècle, le Maghreb et l’Espagne musulmane
sont essentiellement reliés à l’Égypte et au Moyen-Orient par les routes
caravanières du Sahara septentrional. De même, le commerce avec l’Afrique
subsaharienne apparaît tôt, dès le VIIIe siècle, dans les sources musulmanes.
L’or constitue l’enjeu majeur, mais il est rejoint rapidement par d’autres
produits tels que le cuir et le cuivre ainsi que par la traite d’esclaves. La
logistique de ce commerce est, d’une part, assurée par des groupes nomades
de chameliers berbérophones, les Sanhāja. D’autre part, elle s’appuie sur un
réseau transsaharien de cités commerçantes comme Sijilmāssa et Nuh Lamta
dans le Sud marocain, Zawīla en Libye, Awdaghost, Ghana, Gao et Kanem
situées le long de la bande sahélienne.
Les sources et vestiges médiévaux laissent donc surtout entrevoir l’essor
du négoce caravanier à grande distance. Celui-ci s’agrège à des dynamiques
politiques et religieuses plus vastes. Au sud, il entame le long processus de
l’islamisation du Sahel à partir de communautés de marchands originaires du
Maghreb et du Moyen-Orient et l’apparition de premières entités étatiques
musulmanes autochtones. Sur le versant nord, l’empire des Almoravides
(1040-1147) trouve ses origines dans un mouvement de réforme religieuse
unifiant les nomades Sanhāja de l’Ouest saharien. La conquête almoravide du
Maroc et de l’Espagne musulmane est précisément rendue possible par une
mainmise sur les caravanes transsahariennes. Cette imbrication entre
commerce caravanier, diffusion de l’islam et construction de pouvoirs
politiques devient un thème constant dans l’histoire sahélo-saharienne. Entre
le XIIIe et le XVIe siècle, les empires du Mali et des Songhaï attirent de
nombreux marchands et lettrés musulmans en provenance du nord, unis par
leur volonté de profiter des opportunités que fournit l’intégration croissante
du Sahel dans le Dār al-Islām, une intégration qui est tant religieuse
qu’économique. C’est aussi dans ce contexte d’une intensification des
relations transsahariennes qu’il convient de situer l’essor de la célèbre ville
de Tombouctou. Fondée comme modeste dépôt de marchandises par des
nomades touaregs au XIIe siècle, Tombouctou connaît son apogée aux XVe et
e
XVI siècles. La ville devient alors une plaque tournante pour des échanges à
la fois culturels et commerciaux entre l’empire songhaï et la Méditerranée
musulmane, au point de susciter la convoitise du sultan marocain Ahmad al-
Mansūr (r. 1578-1603) dont les troupes s’emparent de la ville en 1591.
L’entrée du grand désert dans les temps modernes rend possible un
changement de perspective fondamental. À partir du XVe-XVIe siècle, nous
disposons de plus en plus de témoignages écrits par des Sahariens eux-
mêmes. Ceux-ci s’inspirent de traditions lettrées musulmanes. Des régions
oasiennes comme le Touat dans le Sud algérien, Chinguetti, Tichitt et Oualata
en Mauritanie ou encore Tombouctou, dont les célèbres bibliothèques
deviennent le symbole par excellence de l’islam ouest-africain, s’érigent en
foyers d’érudition majeurs. Aux XVIIIe et XIXe siècles, le phénomène se
prolonge même vers le monde nomade où certains groupes, tels que les Kunta
du Sahara central, se distinguent par leur goût du savoir. Le résultat est la
constitution d’un héritage littéraire qui fait de la zone sahélo-saharienne l’une
des rares parties de l’Afrique non méditerranéenne pour laquelle il est
possible de concevoir une histoire à partir de voix endogènes avant le
e
XIX siècle. Les innombrables recueils de jurisprudence (nawāzil), chroniques,
récits de voyage et dictionnaires biographiques permettent alors de retracer la
formation d’un espace culturel commun où la large diffusion d’un islam
scripturaire et savant fournit une sorte de grammaire aux échanges sociaux.
L’historienne américaine Ghislaine Lydon a ainsi pu montrer comment,
par exemple, une culture juridique partagée garantit une relative stabilité dans
les interactions économiques et supplée, jusqu’à un certain point, à la
protection de pouvoirs étatiques. À la différence de la période médiévale, de
telles interactions peuvent désormais être envisagées également en dehors du
grand négoce transsaharien. Les sources locales laissent entrevoir la densité
de relations sociales qui concourent à l’intégration socioculturelle des
différentes régions du Sahara. Certes, le commerce caravanier reste central,
mais il s’insère dans tout un faisceau d’échanges de diverses natures :
alliances matrimoniales, transactions foncières, mouvements migratoires,
voyages d’études d’apprentis savants pour « quérir la science » et acheter des
livres, ce qui explique, par ailleurs, la genèse de riches bibliothèques que l’on
retrouve en milieu oasien comme en milieu nomade. Jusqu’à nos jours,
l’espace saharien résonne de ces dynamiques d’une vie sociale ancrée dans la
mobilité que les travaux de Judith Scheele et d’autres anthropologues ont
pertinemment mise en exergue.
En somme, entre le XVIe et le XIXe siècle émerge au Sahara une culture
islamique vernaculaire fondée sur la pratique généralisée de l’écrit comme
outil de communication sociale et d’expression intellectuelle. Pour l’instant,
la recherche s’est principalement penchée sur le cas de la Mauritanie, dont les
traditions savantes rayonnent en effet sur toute l’Afrique de l’Ouest, ce dont
témoigne, entre autres, la présence de textes d’auteurs mauritaniens dans
quasiment toutes les bibliothèques de manuscrits du Sahel. Les études
récentes sur le Touat ou Ghadamès en Libye ne laissent toutefois aucun doute
quant au fait que le phénomène touche l’ensemble de l’espace sahélo-
saharien. L’appropriation créative de la civilisation arabo-islamique apparaît
ainsi comme le fondement culturel des multiples routes qui traversent le
grand désert et, surtout, tiennent ensemble la vie de ses habitants.

BIBLIOGRAPHIE

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précolonial. Des sociétés en archipel, dossier paru dans la Revue des mondes
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Ismail WARSCHEID, Droit musulman et société au Sahara prémoderne. La
justice islamique dans les oasis du Grand Touat (Algérie) aux XVIIe-
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XIX siècles, Leyde-Boston, Brill, 2017.
Les oasis sahariennes, fruit du travail
servile
Salah Trabelsi

Dans sa volumineuse histoire générale du Maroc publiée au Caire en


1894, l’historien al-Nâsirî prend soin de glisser un court plaidoyer contre la
traite négrière : « Cette abomination abjecte, explique-t-il, qu’est la mise en
esclavage des Noirs, est un fléau étendu à l’ensemble des pays du Maghreb.
Tous les ans, ils sont conduits en grand nombre […] pour être vendus […]
dans nos villes et nos campagnes à la manière des bêtes de somme. Plus
révoltant encore, est le fait que les gens ferment les yeux sur cette ignominie,
perpétrée au grand jour depuis des suites de générations. »
Ce passage est intéressant à plus d’un titre car l’auteur descend d’une
famille maraboutique, connue pour sa parenté avec la confrérie al-Nāsiriyya
et son implication dans le commerce des esclaves, un trafic qui a représenté
une part importante des activités transsahariennes. Il a été lui-même chef de
l’administration fiscale et des douanes. Son témoignage avisé est étayé par
des récits de voyageurs, des registres notariaux et judiciaires, des lettres de
chancelleries qui mettent en exergue la persistance d’une réalité souvent
passée sous silence.
Ces documents parlent de transferts annuels, entre 1839 et 1870, fluctuant
selon les conjonctures entre 10 000 et 20 000 esclaves. Le taux de mortalité
est très élevé parmi les captifs (30 à 60 %), succombant à la soif et à
l’épuisement lors des traversées qui s’étirent sur 2 000 à 3 000 km. Après le
déclin de certains réseaux septentrionaux, c’est la Libye qui sert de carrefour
central, reliant le cœur de l’Afrique à la Méditerranée. Le trafic est
particulièrement lucratif pour que des commanditaires berbères, arabes, turcs,
arméniens, coptes ou juifs y prennent part ; les profits s’élèvent parfois
jusqu’à 600 %, comme c’est le cas en 1895. Les axes caravaniers sont
doublés d’une circulation maritime, offrant des liaisons régulières avec la mer
Rouge, la mer Égée, la Turquie, Malte ou l’Italie. Hormis les convois
exceptionnels, les caravanes rassemblent en moyenne 200 à 400 dromadaires.
Le voyage dure entre douze et dix-huit mois, parcourant des espaces reliant
Tombouctou, Gao, Ghadamès, Tafilalet, Touat, Mzab, Gabès et Tunis ; ou le
Kanem et le Bornou à Mourzouk et Tripoli ; ou encore le Waddaï et le
Darfour à la Cyrénaïque, Siwa, Alexandrie et Le Caire.
Une chose est certaine : jusqu’à une date assez récente, les esclaves ont
été les artisans de la transformation des paysages sahariens. Par leur travail
habile et méticuleux, ils ont su changer ces territoires hostiles et improductifs
en oasis complantées de palmiers, d’arbres fruitiers et de riches vergers.
Outre le caractère imposant de l’habitat, ce qui saute aux yeux, c’est l’infini
alignement des galeries d’eau souterraine qui jalonnent ces vastes déserts.
Bâtis par paliers, renouvelés et déplacés au fur et à mesure des contraintes
naturelles, ces ingénieux ouvrages ont ainsi façonné les régimes hydro-
agricoles et les formes d’organisation sociale. Vers le milieu du XIXe siècle,
un dénombrement des foggaras encore en fonctionnement, dans le Touat,
faisait ressortir l’importance de ces travaux. Un des éléments importants à
souligner est que ce système a structuré jusqu’à nos jours les fondements et
les hiérarchies des sociétés oasiennes.
En effet, les premiers témoignages arabes sur les espaces oasiens
remontent au Moyen Âge. Ils soulignent l’ampleur de l’esclavage et des
réseaux de foggaras, pivot de l’économie oasienne. Or, pour creuser une
foggara d’une longueur de quatre kilomètres et d’une profondeur de douze
mètres, il faut environ 48 000 journées de travail. Cela nécessite le travail de
quarante ouvriers pour quatre années successives, à raison de dix heures de
travail par jour. À quoi s’ajoutent les travaux de curage et d’entretien.
Pour établir une assiette de répartition fiscale, l’administration coloniale
française procède, en 1906, à un dénombrement des habitants des trois
principaux districts du Sud algérien. Ce recensement nous éclaire sur la
répartition socio-ethnique de la région. Sur 17 492 individus (9 206 hommes
et 8 286 femmes), le nombre d’esclaves et d’affranchis est de 8 085, répartis
ainsi : 1 611 esclaves (1 142 hommes et 469 femmes) et 6 474 Ḥarraṭīnes
(3 144 hommes et 3 330 femmes). Ces chiffres montrent que, pour la
population servile, le ratio masculin est de 58,22 %. Ce n’est que pour les
affranchis que le nombre de femmes est légèrement plus important :
+ 2,90 %. Dans ces oasis, les esclaves et les affranchis étaient donc à peine
moins nombreux que les libres.

BIBLIOGRAPHIE

Ahmad B. KHĀLID AL-NÂSIRÎ, Kitāb al-Istiḳṣā’ fī akhbār duwal al-Maghrib


al-Aḳṣā, ʿU. R. Kaḥḥālaṭ, Rabat, 1957.
Nadir MAROUF, Lecture de l’espace oasien, Paris, Sindbad, 1980.
Abderrahmane MOUSSAOUI, Les Oasis au fil de l’eau. De la foggara au
Pivot, Igé, L’Étrave, 2019.
Le golfe de Guinée : une constellation
de pouvoirs courtiers
Vincent Hiribarren et Jean-Pierre Bat

Du XVIe au XIXe siècle, de nouveaux pouvoirs côtiers se sont constitués le


long du golfe de Guinée dans une position d’intermédiaires entre des sociétés
africaines et des commerçants européens et américains. Pendant trois siècles,
la plupart des pouvoirs politiques africains qui se sont constitués sur la côte
occidentale du continent ont développé des modes de fonctionnement
similaires. Il ne peut pas s’agir d’une coïncidence. Ainsi c’est leur position
d’intermédiaires dans le commerce, en particulier celui de millions d’êtres
humains réduits en esclavage, qui a été à l’origine de leur essor. Le paradoxe
est que ces royaumes du golfe de Guinée n’ont pas tant développé de
relations entre eux, mais qu’ils se sont quasiment tous affirmés comme des
pouvoirs courtiers : ils ont prospéré en se positionnant comme intermédiaires
entre la globalisation atlantique et les mutations politiques continentales à
l’heure de la traite esclavagiste dans l’océan Atlantique. Cette période a
façonné un univers mental commun aux sociétés du golfe de Guinée.
L’histoire de cette « zone frontière », à la croisée entre l’Atlantique (et les
représentations qui entourent le « Passage du milieu ») et le continent
africain, dépasse les clivages géographiques qui séparent l’Afrique de l’Ouest
de l’Afrique centrale. En effet, ceux-ci relèvent d’une cartographie
anachronique, accréditée par la colonisation du XXe siècle.
Une constellation de pouvoirs côtiers est ainsi née sur le golfe de Guinée
entre les XVIe et XIXe siècles. Le terme de constellation paraît le plus approprié
pour désigner un espace qui n’a jamais été politiquement uni, mais dont
l’économie et la culture se sont interconnectées au fil de trois siècles. Une
constellation est aussi une vue de l’esprit qui diffère selon chaque culture
dont la description a oscillé entre une approche macro (l’Afrique) ou au
contraire micro (la monographie de chaque royaume côtier). Pour reprendre
la métaphore de la constellation, c’est comme si nous connaissions les étoiles
individuellement, mais que nous ne pouvions pas les identifier dans leur
constellation. Une synchronie politique s’effectue pourtant durant cette
période, qui mérite d’être réhistoricisée car le golfe de Guinée est plus qu’une
simple partie de l’océan Atlantique ou un simple débouché des hinterlands
continentaux. Il est certes fondamental de comprendre les horreurs du
commerce transatlantique des esclaves, mais il est aussi nécessaire d’analyser
la mise en connexion telle qu’elle s’est opérée dans le golfe de Guinée
pendant quatre siècles.
Ainsi les bouleversements liés à la traite transatlantique, d’une part, et les
recompositions locales de pouvoirs, d’autre part, ont mené à une véritable
expérience géopolitique unique qui s’est jouée par-delà les stéréotypes sur les
« royaumes esclavagistes » véhiculés par la propagande coloniale qui a
revisité de manière biaisée cette histoire africaine pour asseoir sa domination
politique. Le golfe de Guinée du XVIe au XIXe siècle est certes caractérisé par
une relation asymétrique avec l’Europe, mais ne préfigure pas le monde
colonial du début du XXe siècle. Il connaît au cours de ces quatre siècles une
expérience politique et culturelle aussi violente qu’originale, dont la
trajectoire est interrompue brutalement par les conquêtes et les occupations
coloniales de la fin du XIXe siècle.
L’étude des pouvoirs d’Afrique centrale donne à voir les mensonges de la
traduction des sources et les spécificités des pouvoirs d’Afrique centrale (le
Kongo au premier chef) à l’épreuve de la première globalisation atlantique,
dès le début de la traite esclavagiste.
Après les premiers contacts avec les Portugais à la fin du XVe siècle, le
Manikongo (souverain du Kongo) Nzinga Kuwu se convertit au catholicisme
en 1491 sous le nom chrétien de João Ier ; il est imité par plusieurs membres
de sa famille et des dignitaires Kongo – dont Nzinga Mbemba, gouverneur de
Nsundi, qui prend le nom d’Afonso. Cette conversion doit moins à une
révélation qu’à une logique de realpolitik : le Manikongo espère utiliser
l’alliance portugaise contre les nobles Kongo insurgés. Nzinga Kuwu, une
fois vainqueur, révise sa position face aux missionnaires qu’il finit par tous
expulser de sa capitale, Mbanza Kongo. Mais lorsque vient une crise de
succession, en 1506, deux camps se forment : d’un côté les dignitaires
partisans de la religion traditionnelle Kongo réunis derrière Mpanza Nzinga,
et le parti « chrétien » réuni derrière Nzinga Mbemba, alias Afonso Ier
(ca. 1457-1543). Victorieux, celui-ci refonde son autorité monarchique sur la
chrétienté : alliance avec la Couronne portugaise, développement des
missions, formation des cadres Kongo par les missionnaires, développement
d’une fiscalité et d’une administration. Il obtient même de Rome que son
« fils » Dom Henrique, envoyé à Lisbonne et Rome, soit nommé archevêque
du Kongo (s’affranchissant de la tutelle épiscopale de Funchal, à Madère).
Pour Afonso Ier, la christianisation est avant tout un moyen de renforcer la
centralité de Mbanza Kongo, capitale royale, sur les confédérations
seigneuriales.
Mais tout ce scénario est doublé d’une autre économie : l’émergence du
marché esclavagiste atlantique. Lorsque le Kongo prend conscience que le
Portugal assoit son hégémonie politico-économique sur cette traite humaine à
ses dépens, une nouvelle situation géopolitique se dessine dès la seconde
partie du XVIe siècle. Les conflits avec les Portugais se multiplient et le glas
sonne finalement pour le Kongo en 1665, à la bataille d’Ambuila, où son
armée est défaite par les Portugais et leurs alliés.
Parallèlement, à partir de 1575, les Portugais adossent leur commerce au
nouveau port de Luanda, à presque 800 kilomètres au sud de l’embouchure
du fleuve Congo – tout en poursuivant leurs intrigues en direction du Kongo.
La géopolitique de leur comptoir s’articule essentiellement avec les intrigues
en direction du royaume du Ndongo, au sud du Kongo et à l’est de Luanda.
Ici encore, la question de la conversion au christianisme est au cœur des
enjeux d’alliances politiques. La reine Njinga (1583-1663), alternant les
conversions chrétiennes et les alliances guerrières avec les mercenaires
Imbangala, s’efforce de résister aux manœuvres des Portugais tout au long du
e
XVII siècle.

Toutefois, un mouvement syncrétique émerge au début du XVIIIe siècle


avec Kimpa Vita (1684-1706) et la secte des Antoniens. Elle s’appuie à la
fois sur une relecture Kongo du christianime et sur une aspiration de restaurer
l’empire Kongo. Après avoir exhumé les regalia de Mbanza Kongo, Kimpa
Vita est toutefois exécutée en 1706 pour hérésie sur ordre du roi Kongo Don
Pedro IV après avoir été dénoncée par les missionnaires capucins. Mais son
expérience donne naissance à un puissant mythe politico-religieux qui va
dominer la zone Kongo pour plusieurs siècles, annonçant les syncrétismes
congolais contemporains. Les exemples de Kimpa Vita et Njinga donnent à
voir les résistances et adaptations des actrices et acteurs d’Afrique centrale
contre les stratégies portugaises : il en ressort une culture politico-religieuse
syncrétique qui échappe – pour de nombreuses années – à l’interprétation
occidentale des pouvoirs temporels et spirituels malgré l’imposition d’un
ordre colonial global à travers la traite atlantique.
La haute époque de la traite coloniale (XVIIe-XVIIIe siècle) constitue la
période de transformation des pouvoirs côtiers en pouvoirs courtiers sur la
côte ouest-africaine avec l’affirmation de plusieurs royautés.
La Côte d’Or (Ghana actuel) est la toute première région d’Afrique de
l’Ouest apparue dans la constellation du golfe de Guinée à la faveur des
premiers voyages portugais de la fin du XVe siècle. Comme son nom européen
l’indique, la région était d’abord connue pour son or. Au carrefour des routes
transsahariennes préexistantes et de nouvelles routes atlantiques, les sociétés
Akan d’Afrique de l’Ouest se sont ainsi particulièrement enrichies au
e
XVI siècle (par exemple le royaume de Denkyira). La nature de cette relation

entre l’Afrique de l’Ouest et l’Europe de l’Ouest change au cours du


e
XVII siècle avec un autre commerce : celui des êtres humains. La Côte d’Or
se transforme alors. La demande européenne d’esclaves cause une
augmentation du nombre de guerres et la montée en puissance du grand
royaume d’Ashanti. Sur les côtes se dresse ainsi un chapelet de forts, comme
ceux d’Elmina ou de Cape Coast, ou d’ouvrages défensifs plus modestes,
comme celui d’Axim.
Plus à l’ouest, le port de Ouidah (actuel Bénin) devient dans la décennie
1720 l’un des foyers les plus emblématiques de la traite transatlantique… et
l’objet de conflits tant africains qu’européens. La concurrence esclavagiste y
est telle qu’ont été construits un fort portugais (devenu au XXe siècle le musée
d’histoire), un fort anglais, un fort français, un fort hollandais et un fort
danois. Le royaume d’Abomey (1600-1894), pour sa part, garantit sa
croissance ainsi que sa puissance et son hégémonie régionale dans la
première moitié du XVIIIe siècle en étendant son autorité sur le port de Ouidah
et en reprenant à son bénéfice tous les réseaux commerçants sous-régionaux
en direction de la côte.
Calabar (situé aujourd’hui au sud-est du Nigeria) a été l’un des ports les
plus importants de la traite transatlantique des esclaves. Selon la base de
données slavevoyages.org, plus de 270 000 Africains et Africaines y ont été
embarqués dans des navires à destination des Amériques entre le XVIe et le
e
XIX siècle. Cette ville et l’État du même nom ont tiré leur puissance du
commerce des esclaves pour la plupart issus des régions Igbo et de leur
position d’intermédiaires avec les commerçants européens. L’un des
dirigeants de la ville, Antera Duke, a laissé à la postérité un carnet dans
lequel il détaille en pidgin anglais le commerce d’êtres humains de la fin du
e
XVIII siècle. De tels documents sont rares mais, grâce aux mots d’Antera
Duke, il est maintenant possible d’entrevoir ces sociétés d’intermédiaires
ainsi que leur univers mental dans la constellation du golfe de Guinée.
Enfin, certaines sociétés côtières ont conservé la mémoire des relations
nouées au fil des siècles. Le traité de 1843 passé entre le royaume d’Assinie
(actuelle Côte d’Ivoire) et la monarchie de Juillet française, qui voit la
création du comptoir fortifié de Grand-Bassam (futur embryon colonial de la
France au XIXe siècle), n’est pas le fruit du hasard : à la fin du XVIIe siècle, le
royaume d’Assinie avait noué des alliances avec la Couronne française et le
prince Aniaba s’était rendu à Versailles et en France de 1688 à 1701.

BIBLIOGRAPHIE

Toby GREEN, A Fistful of Shells : West Africa from the Rise of the Slave
Trade to the Age of Revolution, Chicago, The University of Chicago Press,
2019.
Linda Marinda HEYWOOD, Njinga. Histoire d’une reine guerrière (1582-
1663), Paris, La Découverte, 2018.
John Kwadwo OSEI-TUTU, Forts, Castles and Society in West Africa : Gold
Coast and Dahomey, 1450-1960, Leyde, Brill, 2018.
Randy J. SPARKS, Là où les nègres sont maîtres. Un port africain au temps
de la traite, Paris, Alma éditeur, 2017.
John THORNTON, A History of West Central Africa to 1850, Cambridge-New
York, Cambridge University Press, 2020.
Le royaume du Dahomey et la vente
des esclaves
José Rivair Macedo

Progressivement incorporé aux domaines coloniaux français pendant la


seconde moitié du XIXe siècle, le royaume du Dahomey a joué un rôle
important dans l’histoire des relations internationales, tant dans leur
dimension nord-atlantique – avec des transactions impliquant des intérêts
portugais, britanniques, français et néerlandais – que dans leur dimension
sud-atlantique, à travers les liens entre le Portugal et sa colonie américaine,
l’actuelle République du Brésil. De 1724 avec la conquête d’Allada, grâce à
laquelle les peuples Adjá-Fon prennent progressivement le contrôle local du
trafic de captifs sur une partie du littoral du golfe du Bénin – connue sous le
nom de Costa da Mina en portugais –, jusqu’à l’époque de l’émancipation
politique du Brésil au début des années 1820, le commerce transatlantique
dépend des alliances et de la coopération entre les élites dahoméennes, luso-
brésiliennes et portugaises.
Du côté africain de l’Atlantique, entre 1730 et 1760, les Dahoméens
contrôlent la fourniture et la circulation des esclaves avec l’aide de
fonctionnaires, d’agents de commerce et de trafiquants installés dans des
comptoirs commerciaux européens tels que le fort de São João Batista de
Ajudá – aujourd’hui connu sous le nom de Ouidah. Cet établissement, fondé
en 1721 au nom de la Couronne portugaise, est financé et géré par des
trafiquants luso-brésiliens de Salvador, le siège de la province de Bahia de
Todos-os-Santos.
La première ambassade officielle du royaume de Dahomey date de 1750.
Elle est envoyée par le Dada (roi) Tegbessu à Salvador de Bahia, résidence
du vice-roi de l’État du Brésil, Dom Luis Peregrino de Ataide, comte
d’Atouguia. Outre l’ambassadeur Churumá Nadir, cette délégation comprend
deux nobles dahoméens (alcatis), un interprète parlant portugais, des
serviteurs et quatre jeunes filles captives, offertes aux autorités portugaises.
Leur traversée a eu lieu sur un navire appartenant au marchand bahianais
Manuel Luiz da Costa, transportant aussi deux coffres en bois ferré remplis
de « tissus de la côte » et d’autres présents, ainsi qu’une lettre scellée.
L’objectif de cette mission est de réactiver les contacts commerciaux après
les rébellions des populations Houéda contre la domination dahoméenne, qui
ont perturbé la stabilité du fort de Ouidah.
Mais l’influence dahoméenne commence à être contestée par d’autres
autorités locales qui lui font concurrence et qui ont elles aussi recours à la
diplomatie pour nouer des relations avec les gouvernants portugais ou luso-
brésiliens. Ainsi, en 1755, Salvador reçoit une délégation portant une lettre de
Dè Houyi, souverain du royaume d’Ardra, également connu sous le nom de
Hogbonu. Ce dernier y invite le gouverneur de Bahia à créer une forteresse
sur le modèle de Ouidah à Porto Novo. Un demi-siècle plus tard, en 1804, le
roi Ayikpé demande l’intervention directe du prince régent Dom João dans
les affaires de Porto Novo.
En 1810, une ambassade de Porto Novo débarque à Salvador pour traiter
des questions relatives à la gestion de la traite transatlantique. Leur
destination est Rio de Janeiro, qui est à l’époque le siège de la monarchie
portugaise, mais les émissaires et la lettre qu’ils transportent sont retenus à
Bahia. Le manque d’intérêt de la Couronne lusitanienne pour les contacts
diplomatiques directs se manifeste alors également envers les émissaires du
Dahomey. Les ambassades et les missives envoyées par les rois Agonglo
(1795), Adandozan (1805) et Ghezo (1820) ne réussissent pas à susciter le
même intérêt que les missions diplomatiques précédentes, et sont même
traitées avec un certain mélange d’ironie et de mépris. Sous la pression de
l’Angleterre, les autorités portugaises refusent d’assumer publiquement leur
participation à la traite internationale des esclaves, malgré la persistance de
celle-ci pendant toute la première moitié du XIXe siècle.
Ces initiatives diplomatiques africaines montrent à quel point les
souverains des royaumes du golfe du Bénin sont conscients de l’importance
des ressources provenant de la traite pour accroître leur influence économique
et leur prestige politique et militaire. Outre des objets de luxe tels que la
porcelaine, la soie et la verrerie, ou des produits de consommation comme le
tabac, les pipes et l’eau de vie, ils entendent se procurer de la poudre à canon
et des armes à feu.
Les entreprises de ces États mercantiles gouvernées par des cours dotées
d’un certain degré d’organisation bureaucratique et de centralisation
administrative reflètent les profondes transformations introduites sur le
littoral ouest-africain par les effets économiques cumulés de la traite
transatlantique. Elles illustrent ainsi le fait que les élites africaines ont joué un
rôle d’intermédiaires actifs dans le cadre des interconnexions globales du
système-monde occidental, même si c’était dans des conditions d’inégalité
par rapport aux centres de pouvoir métropolitains.
Traduit du portugais par Marc Saint-Upéry

BIBLIOGRAPHIE

Ana Lucia ARAÚJO, « Dahomey, Portugal and Bahia : King Adandozan and
the Atlantic Slave Trade », Slavery & Abolition, 33 (1), 2012, p. 1-19.
Mariza DE CARVALHO SOARES, « Trocando galanterias : a diplomacia do
comércio de escravos, Brasil-Daomé, 1810-1812 », Afro-Ásia, no 49, 2014,
p. 229-271.
Luiz Nicolau PARÉS, « Cartas do Daomé », Áfro-Ásia, Salvador, no 47, 2013,
p. 295-395.
D’une rive à l’autre du golfe d’Aden :
espaces connectés
Amélie Chekroun

Sur les deux rives du golfe d’Aden, le XVIe siècle marque une rupture
forte, par l’intensification des relations internationales, avec notamment
l’expansion rapide des Ottomans et l’arrivée des Européens en mer Rouge.
Ces nouveaux acteurs modifient la région en profondeur et entraînent, d’une
part, une instabilité qui perdure jusqu’à la fin du XVIIe siècle et, d’autre part,
un bouleversement du régime documentaire disponible pour écrire l’histoire
régionale, avec le début d’une multiplication des documents écrits aussi bien
endogènes qu’exogènes.
À l’ouest, en 1531, l’imam Ahmad ben Ibrâhîm al-Ghâzî fédère au sein
d’une vaste armée des contingents venus des différents territoires islamisés
de l’est de la Corne de l’Afrique, majoritairement sous l’autorité du sultanat
du Barr Sa‘d ad-Dîn (qui correspondent aux actuels Somaliland, Djibouti et
la région éthiopienne de l’Harargue). Selon le Futūḥ al-Ḥabasha, la
chronique officielle des guerres de l’imam Aḥmad rédigée à Harar, la capitale
du Barr Sa‘d ad-Dîn, par un auteur originaire du Yémen, quelques troupes
venues du sud de la péninsule Arabique ainsi que du reste du monde
islamique (Égypte, Maghreb, Inde) via le port de Zayla‘ se joignent à eux. En
quelques années, cette armée fait la conquête de plus des deux tiers du
royaume chrétien d’Éthiopie, qui occupe le haut plateau à l’ouest de la vallée
du Rift. Le roi chrétien et son armée, aidés par des soldats portugais,
réussissent cependant à reprendre l’avantage en 1543, à tuer l’imam Aḥmad,
à mettre en déroute l’armée musulmane et à faire la reconquête d’une partie
de ses anciennes provinces. Les bouleversements liés à cette guerre entraînent
une profonde réorganisation politique et religieuse de la région. De l’autre
côté du golfe d’Aden, de 1454 à 1517, la partie méridionale du Yémen est
dirigée depuis Zabîd par la dynastie des Ṭâhirides, lesquels seront supplantés
en 1517 par Sulayman Raîs, sur ordre du dernier sultan mamelouk du Caire.
Après la prise de l’Égypte par les Ottomans, Sulayman se soumet au sultan
ottoman, plaçant de fait Zabîd sous autorité ottomane en 1539. Les forces
ottomanes occupent le port d’Aden et la plaine côtière à peu près à la même
période. Stratégiquement, pour les Ottomans, contrôler les principaux ports et
les côtes yéménites permet d’interdire l’entrée de la mer Rouge aux
Portugais. En effet, le contrôle de la mer Rouge, essentiel pour le commerce
entre la Méditerranée et l’océan Indien, fait alors l’objet d’une lutte entre les
Ottomans et les Portugais, qui viennent bouleverser les équilibres de cet
espace.
Les recompositions géographiques, les changements dynastiques et les
guerres de cette première moitié du XVIe siècle sont un tournant majeur pour
l’ensemble de la région. Cependant, les contacts et les échanges entre les
deux rives du golfe d’Aden se poursuivent. Depuis l’Antiquité, les échanges
économiques, religieux et diplomatiques lient les deux espaces. Les sources,
et notamment les dictionnaires biographiques yéménites, tels que le Ṭabaqāt
ṣulaḥā’ al-Yaman de al-Burayhī (m. 1499), mentionnent de nombreux
individus (marchands, oulémas, pèlerins, esclaves, etc.), qui circulent entre le
Yémen et la Corne de l’Afrique : selon les courants, la traversée ne prend que
quelques jours ; les communautés de culture et de religion, qui remontent à
l’Antiquité, facilitent ces échanges ; et les intérêts économiques mutuels les
encouragent. Au cours de la guerre menée par l’imam Aḥmad, ces échanges
sont particulièrement dynamiques. La capture de très nombreux prisonniers
de guerre, vendus en esclavage, via le port de Zayla‘, à Aden et à Zabîd,
entraîne une augmentation considérable du nombre d’esclaves éthiopiens au
sein du monde islamique, jusque dans le Gujarat, en Inde. Certains de ces
prisonniers prestigieux sont envoyés en cadeau diplomatique au souverain du
Yémen. C’est ainsi le cas de Minas, fils du roi chrétien d’Éthiopie : capturé
enfant par l’imam Aḥmad, envoyé captif auprès de Mustafa al-Nashshar
(gouverneur ottoman du Yémen de 1539 à 1549), avant d’être racheté par sa
mère, ramené en Éthiopie après la fin de la guerre et devenir roi à son tour de
1559 à 1563. Outre les esclaves, les sources mentionnent également l’envoi
par Mustafa al-Nashshar de troupes yéménites équipées d’armes à feu en
soutien à l’armée de l’imam, pour faire face à l’armée chrétienne aidée par les
Portugais dans les années 1540. Après la guerre, les sources yéménites et
égyptiennes mentionnent la venue de proches de l’imam à Zabîd et au Caire
pour se réfugier à la suite de la débâcle musulmane et de la reconquête
chrétienne. Le Yémen apparaît alors comme un havre privilégié par les
musulmans de la Corne. L’exemple le plus prestigieux est peut-être celui du
fils même de l’imam, Aḥmad ben Aḥmad, dont la vie depuis l’Éthiopie, en
passant par Zabîd, Constantinople puis Le Caire, où il meurt en 1559, a été
rapportée par l’Égyptien al-Jaziri, dans son histoire du pèlerinage à
la Mecque rédigée au milieu du XVIe siècle.
Au cours de la seconde moitié du XVIe siècle, alors que le royaume
chrétien se recentre au nord du lac Tana, les territoires islamisés de l’est de la
Corne de l’Afrique se réorganisent. Le sultanat du Barr Sa‘d ad-Dîn d’où
était parti l’imam ne survit pas longtemps à la défaite de 1543. Ses anciens
territoires se fragmentent. Sa capitale, Harar, devient une cité-État
économiquement puissante, car stratégiquement placée sur les routes de
commerce et jouant un rôle central dans la définition et la diffusion de l’islam
local. Une partie de l’élite de l’ancien sultanat fonde une nouvelle entité
politique dans l’oasis de l’Awsa, région de lacs au milieu de basses terres
arides, aujourd’hui à la frontière entre l’Éthiopie et Djibouti. L’ouest et le sud
sont occupés par une nouvelle population venue du sud, les Oromo, qui
profite des bouleversements qui suivent la guerre pour s’installer sur la moitié
sud de l’actuelle Éthiopie ; les territoires somalis, qui avaient un temps
accepté l’autorité des sultans de Harar, reprennent leur autonomie ; quant aux
territoires afars, qui n’apparaissent pas dans les sources antérieures au
e
XVI siècle, ils commencent à être mentionnés par quelques voyageurs
étrangers. Un sultan afar islamisé régnant sur le port de Baylûl et son arrière-
pays, au nord de l’actuelle Djibouti, est ainsi mentionné à plusieurs reprises
dans les sources du XVIIe siècle. Par exemple, un diplomate yéménite, Hasan
ben Ahmad al-Haymi, en route vers la cour du roi chrétien dans les
années 1640, quitte le port de Mocha, en Arabie, et accoste deux jours plus
tard à Baylûl, où il note que la région est sous l’autorité du sultan Shihaym
ben Kamil al-Dankali (« l’Afar »). Plus au nord, la province ottomane
d’Éthiopie (Habesh Eyalet), centrée sur le port de Massawa, dans l’actuelle
Érythrée, puis à Jeddah, de l’autre côté de la mer Rouge, est fondée en 1554
par Özdemir Pasha, ancien gouverneur ottoman du Yémen. Pendant quelques
années à la fin du XVIe siècle, le Habesh Eyalet aurait imposé son autorité tout
le long de la côte africaine de la mer Rouge, jusqu’au golfe d’Aden.
Au Yémen, les imams zaïdites (forme locale du chiisme) fondent l’État
qasimite, aussi appelé imamat zaïdite du Yémen, en 1597. Ils combattent la
présence des Ottomans, qu’ils réussissent à chasser : dès 1635 la domination
ottomane de la région est terminée. L’État qasimite est stable jusqu’à la
reconquête ottomane de la fin du XIXe siècle. L’autorité des imams s’étend
alors jusqu’à Aden et l’Hadramaout. Ils entretiennent des relations
diplomatiques et économiques aussi bien avec le royaume chrétien
d’Éthiopie, comme l’atteste le voyage en Éthiopie du diplomate yéménite
Ḥasan ben Aḥmad al-Ḥaymī au XVIIe siècle, qu’avec les territoires musulmans
de l’Est, comme l’atteste leur relation avec le port de Zayla‘, qui leur sert
parfois de prison pour leurs opposants politiques.
Le port de Zayla‘ sur la rive africaine du Golfe est l’objet des convoitises
des pouvoirs des deux rives. Il passe régulièrement sous la tutelle de Harar
et/ou de l’Awsa ; les sources ottomanes laissent entendre qu’au cours de la
seconde moitié du XVIe siècle il dépend quelques années de l’Habesh Eyalet ;
au XVIIe siècle, il est occupé à plusieurs reprises par des Yéménites. Au
moment du retrait ottoman du Yémen en 1635, l’émir yéménite al-Ḥasan ben
al-Qâsim s’installe à Zayla‘, jusqu’à sa mort en 1638. Zayla‘ repasse alors
sous l’autorité des populations musulmanes de l’est de la Corne de l’Afrique.
En 1684, le saint soufi Ali ben Husain al-Rajbi, qui se rebelle contre l’imam
yéménite al-Mu’ayyad al-Saghir, parvient à mettre la main sur plusieurs
régions du sud-ouest du Yémen et sur Zayla‘. Il les gouverne ensuite en toute
autonomie pendant quelques mois. À partir de 1695, les Yéménites sont
présents de manière durable à Zayla‘. Ibrâhim Pacha, un des officiers
ottomans restés au Yémen après le retrait des forces impériales en 1635,
conquiert Zayla‘ pour l’imam al-Nasir du Yémen. Il est nommé émir de
Zayla‘ et y fait construire une citadelle, un palais pour le gouvernement et
une mosquée. Il dispose d’une garnison et de quatre canons. Comme le
précisent les chroniques yéménites, cette conquête de Zayla‘ favorise le
commerce yéménite en mer Rouge et dans le golfe d’Aden : non seulement
les Yéménites peuvent ainsi accéder plus directement au marché des esclaves,
mais le fait de contrôler les deux rives leur permet surtout de lutter contre la
piraterie. Même lorsque Zayla‘ échappe au contrôle direct des Yéménites,
leur présence est cependant attestée. Ainsi, lors de son (probable) passage à
Zayla‘ en 1673, le célèbre voyageur ottoman Evliya Çelebi note qu’y résident
« un envoyé indien, ainsi qu’un envoyé de l’imam du Yémen », mais aussi
des Européens, dont un Portugais, et des représentants des autorités
musulmanes de l’arrière-pays (Harar, Awsa). Loin d’être deux espaces
séparés et isolés, les deux rives du golfe d’Aden sont au contraire en contact
permanent, ne serait-ce que par l’importance du commerce entre Zayla‘ et
Aden, et ouvertes sur le reste du monde.

BIBLIOGRAPHIE
Amélie CHEKROUN et Bertrand HIRSCH, « The Muslim-Christian Wars and
the Oromo Expansion : Transformations at the End of the Middle Ages
(c. 1500-c. 1560) », in Samantha Kelly (dir.), A Companion to Medieval
Ethiopia and Eritrea, Leyde-Boston, Brill, 2020, p. 454-476.
Marie-Laure DERAT, « L’Éthiopie chrétienne et islamique (VIIe-XVIe
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l’Acacus au Zimbabwe. 20 000 avant notre ère-XVIIe siècle, Paris, Belin,
2018, p. 254-285.
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historiographique et nouveaux jalons historiques », Un œil sur la Corne,
Carnet de recherches du Centre français des études éthiopiennes, en ligne :
<https://cfee.hypotheses.org/7549>.
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qasimite au Yémen (1006/1597-1127/1715) », thèse de doctorat, Aix-
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Michel TUCHSCHERER, « Chronologie du Yémen (1506-1635) », Chroniques
yéménites, no 8, 2000, en ligne : <https://journals.openedition.org/cy/11>.
Ambassadeurs et pionniers éthiopiens
en Europe
Olivia Adankpo

Au début de l’été 1404, trois Éthiopiens sont accueillis et hébergés par le


cardinal d’Aquilée, Antonio Caetani, dans sa somptueuse résidence familiale
située sur l’île Tibérine, en plein cœur de Rome. Ces hommes originaires du
royaume chrétien d’Éthiopie ont effectué un long et périlleux voyage jusqu’à
la capitale pontificale. Accompagnés de leurs deux interprètes européens, ils
profitent de leur séjour romain pour visiter les lieux saints à la recherche
fervente de reliques. Leur présence suscite l’étonnement des humanistes
italiens, comme le relate Candido de Bona. Dans une lettre à un ami datant du
mois d’août 1404, ce clerc frioulan décrit de façon détaillée ces tres Ethiopes
nigri de India – trois Éthiopiens noirs d’Inde – aux visages couverts de
scarifications et portant ostensiblement leurs croix. Identifiés comme de
« bons chrétiens », ces hommes, très vraisemblablement des moines ou des
prêtres, sont interrogés sur leurs pratiques religieuses et leurs croyances. Mais
c’est surtout leur pays d’origine qui provoque l’agitation dans le milieu des
humanistes romains : Candido de Bona en est persuadé, ces trois hommes
sont des envoyés du fameux Prêtre Jean. Amusés par cette méprise, les trois
Éthiopiens précisent les motifs de leur voyage destiné à acquérir des reliques
pour le souverain Dawit.
Loin d’être un événement isolé, la présence de cette délégation
éthiopienne s’inscrit dans un contexte plus large. Du point de vue occidental,
les relations entre l’Europe et l’Éthiopie sont marquées, à la fin du Moyen
Âge, par la volonté d’établir des contacts avec le royaume du Prêtre Jean.
Figure légendaire, celui-ci, identifié au roi éthiopien, devient alors l’allié
idéal contre le sultanat mamelouk. Arrivés au pouvoir en 1270, les souverains
de la dynastie dite salomonienne, puisqu’ils prétendent être les héritiers de
Salomon et de la reine de Saba, poursuivent la consolidation de leur royaume,
s’affirment face aux Mamelouks et entendent se rapprocher des puissances
européennes.
Mus par la quête de reliques, de mobiliers liturgiques et d’artistes en
provenance d’Europe, les rois éthiopiens dépêchent alors des légats auprès
des cours vénitienne, pontificale ou aragonaise tout au long du XVe siècle. Le
roi Dāwit envoie trois ambassades entre 1402 et 1404 auprès de la
République de Venise, puis du Saint-Siège, chargées d’obtenir entre autres un
fragment de la Vraie Croix comme le souligne une homélie guèze. À la fin de
l’année 1427, une délégation du souverain Yeshâq fait parvenir au roi
Alphonse V d’Aragon une lettre proposant une alliance matrimoniale et
demandant l’envoi d’artisans spécialisés. En 1450, le roi Zara Yacob mandate
trois ambassadeurs à la cour du pape Nicolas V puis à celle d’Alphonse V
d’Aragon qui est alors située à Naples : il s’agit de Pietro Rombulo, un
Sicilien, de Mika’el, un ecclésiastique éthiopien, et d’un marchand musulman
éthiopien dont le nom entier ne nous est pas parvenu. De manière
concomitante, une série de documents compilés par les autorités pontificales
et des documents d’archives éthiopiens mentionnent le séjour d’Éthiopiens en
Italie, dans la péninsule Ibérique ou, plus rarement, dans l’espace alpin, dont
on souligne la dévotion à l’égard des apôtres.
Lors du concile de Florence de 1441, les desseins des Éthiopiens et de la
papauté se croisent : deux délégations représentant les coptes d’Alexandrie et
les Éthiopiens de Jérusalem sont reçues et entament des discussions avec le
pape Eugène IV, qui cherche à réintégrer les Églises orientales dans l’Église
catholique romaine. À l’issue de plusieurs mois de négociations, le
4 février 1442, le souverain pontife promulgue la bulle Cantate Domino. Il y
loue l’union entre l’Église romaine et l’Église copte, mais condamne un
certain nombre de pratiques spécifiques à l’Église éthiopienne comme
l’observance du sabbat, la circoncision et le maintien d’interdits alimentaires.
Les Éthiopiens, envoyés par le supérieur du monastère de Jérusalem,
Nicodème, qui a reçu le soutien du nēguś Zara Yacob, évoquent leurs
croyances en insistant nettement sur le sabbat. Le texte de la bulle en
réprouvant ces doctrines semblait alors soutenir le patriarcat d’Alexandrie. Le
concile de Florence voit éclater au grand jour les différends opposant le
patriarcat copte et l’Église éthiopienne. Mais cette déconvenue apparente
pour les Éthiopiens n’entraîne pas leur stigmatisation, au contraire elle
accentue l’intérêt pour cette puissance chrétienne africaine.
Eugène IV multiplie alors les missives au Prêtre Jean. Néanmoins, les
tentatives d’alliance restent vaines. Les efforts de rapprochement sont réitérés
par le roi Eskender lors de l’ambassade éthiopienne de 1481 destinée au pape
Sixte IV et conduite par Giambattista Brocchi da Imola. Les autorités
pontificales, exerçant leur tradition d’hospitalité à l’égard des pèlerins
étrangers, favorisent le séjour des Éthiopiens dans la Ville en leur fournissant
des sauf-conduits et en subvenant à leurs besoins matériels. La stabilisation
d’une communauté éthiopienne à Santo Stefano dei Mori au cœur de la cité
pontificale à la toute fin du XVe siècle constitue une étape essentielle de
l’histoire des échanges entre l’Éthiopie et l’Europe. Résidence des pèlerins
éthiopiens vivant à Rome, l’hospice de Santo Stefano dei Mori devient au
cours du XVIe siècle le lieu où se croisent des moines érudits éthiopiens, à
l’image de Tasfâ Seyon, Yohannes de Chypre et Yohannes de Qantorarê, et
des humanistes européens, tels Johannes Potken et Mariano Vittori,
participant ainsi à l’élaboration et à la transmission de savoirs sur l’Éthiopie
dans l’Europe de la Renaissance.

BIBLIOGRAPHIE
Samantha KELLY, « Medieval Ethiopian Diasporas », in Samantha Kelly
(dir.), A Companion to Medieval Ethiopia and Eritrea, Leyde-Boston, Brill,
2020, p. 425-453.
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politici, negoziatori religiosi o pellegrini ? », Mélanges de l’École française
de Rome – Moyen Âge, 125 (1), 2013, en ligne :
<https://journals.openedition.org/mefrm/1036>.
Le mythe du Prêtre Jean
Bertrand Hirsch

Dans la seconde moitié du XIIe siècle se cristallise un mythe chrétien,


celui de l’existence d’un très puissant roi et prêtre, maître des trois Indes,
souverain d’un pays empli de merveilles orientales (faune, flore, peuples
fabuleux) et désireux d’apporter son aide aux croisés, en mauvaise posture
face à l’avancée de l’islam. Ce récit trouve sa forme canonique dans une
lettre, que le Prêtre Jean lui-même est censé avoir rédigée et adressée à
l’empereur byzantin Manuel Comnène (r. 1143-1180), où il détaille les
richesses et les forces guerrières de son royaume et son désir d’une alliance
avec les puissances chrétiennes. Cette lettre, probablement inventée et
rédigée vers 1165-1170 dans les cercles proches de l’empereur Frédéric II
Barberousse, connaît un succès extraordinaire au vu du nombre de manuscrits
qui en transmettent le texte latin (234) et des nombreuses traductions en
langues vernaculaires (18, dont l’hébreu).
Souvent qualifié de légende, il s’agit plutôt d’un véritable mythe : un
mythe d’origine, qui renvoie à l’idée d’une évangélisation de l’ensemble du
monde par les apôtres – il y a donc des sociétés chrétiennes, au-delà du
monde islamique, qui peuvent surgir à tout moment. Le mythe vient aussi
résoudre une contradiction née au sein du monde chrétien : l’impossibilité
pour un souverain d’être à la fois rex et sacerdos. Le récit, enfin, est nourri
par l’imaginaire eschatologique et apocalyptique.
Au cours du XIIIe siècle, la recherche de cette figure, en particulier par les
ordres mendiants, se fait en Asie, dont les routes sont accessibles aux
missionnaires et aux marchands en raison de la pax mongolica. Aucun des
souverains asiatiques alors rencontrés ne correspondant aux attentes, un
déplacement s’opère au début du XIVe siècle et assigne, pour plusieurs siècles,
les rois du royaume chrétien d’Éthiopie à cette fonction : les souverains
d’Éthiopie, tour à tour, portent ce titre de Prêtre Jean dans l’imaginaire et les
écrits européens. Le premier document à en porter la trace est un traité rédigé
par un prêtre et cartographe de Gênes, Giovanni da Carignano (mort vers
1330), un traité perdu mais dont la teneur est transmise par un dominicain
italien, Galvaneus de la Flamma, dans un passage intitulé Ystoria Ethyopie de
sa chronique universelle, rédigée avant sa mort (ca. 1345). Dans ce texte
inspiré à l’évidence par la lettre du Prêtre Jean, le roi d’Éthiopie est dit
« chrétien et le plus puissant souverain de la terre » et, à ses côtés, existe un
« patriarche, appelé Preytzan, qui accepte le pape de Rome comme son
souverain », même s’il « gouverne environ 1 100 évêques de plus que le pape
de Rome ». Le roi éthiopien aurait, d’après ce texte, envoyé une lettre au roi
d’Espagne en 1300 (une pseudo-actualisation historique de la mythique
lettre) dans laquelle il affirmait avoir éradiqué les musulmans de son empire
et lui proposait son concours, « par terre ou par mer » contre les musulmans.
Pourquoi ce transfert vers l’Afrique ? Depuis la fin du XIIe siècle, les
Latins ont une vague connaissance de la présence de royaumes chrétiens au
sud de l’Égypte, en Nubie et en Éthiopie via des pèlerins ou des moines de
ces régions rencontrés à Jérusalem. En ce début de XIVe siècle, les
propagandistes d’une nouvelle croisade insistent sur le rôle éminent de
l’Égypte, un verrou à faire sauter pour reprendre la Terre sainte. Les régions
situées au sud de l’Égypte acquièrent alors une importance stratégique. Par
ailleurs, des échos des combats victorieux du royaume chrétien d’Éthiopie
contre les sultanats islamiques voisins (celui du Šäwa puis de l’Ifat, en
particulier sous le roi Amda Seyon, qui règne de 1314 à 1344) ont pu
parvenir jusque dans les régions méditerranéennes. Une carte marine réalisée
à Majorque par Angelino Dulcert en 1339 témoigne de ce changement : là est
situé désormais le royaume du Prêtre Jean, et le roi d’Éthiopie, comme celui
mentionné dans le traité de Giovanni da Carignano, porte le nom d’« esclave
de la Croix » renvoyant à un nom de règne (Gäbrä Mäsqäl), dans lequel on
peut reconnaître le roi Amda Seyon. Dans la géographie confuse du temps,
l’Éthiopie pouvait facilement être assimilée à une troisième Inde.
Dès lors, les milieux érudits d’Occident en sont convaincus : en Éthiopie
se situe le royaume du Prêtre Jean. Au XVe siècle, ambassades et pèlerins
éthiopiens viennent chercher des reliques et des artisans à Venise, à Florence
ou dans le royaume d’Aragon. Ils viennent aussi visiter les lieux saints et sont
reçus avec honneur et curiosité, en particulier par la papauté. Leur couleur
noire n’est pas un problème. Plusieurs représentations iconographiques
inaugurent d’ailleurs leur entrée dans la peinture, on remarque les croix
d’argent brandies par les moines pèlerins, leurs scarifications et tatouages
(que l’on assimile à un « baptême par le feu »), leur façon de célébrer la
messe. Par leur intermédiaire et les informations recueillies sur les itinéraires
et le réseau hydrographique en Éthiopie, des cartographes imaginent une
Éthiopie immense, couvrant une grande partie d’un continent encore très mal
connu, comme c’est le cas sur la mappemonde du moine camaldule Fra
Mauro, achevée avant 1460. Les puissances méditerranéennes cherchent une
alliance avec ce Prêtre Jean éthiopien, souverain d’une terre immense, en
particulier devant la menace ottomane, mais tout cela relève du malentendu :
les rois d’Éthiopie ont leur propre politique vis-à-vis du monde islamique
environnant, en particulier avec l’Égypte des sultans mamelouks, où réside à
Alexandrie le patriarche dont l’Église d’Éthiopie dépend hiérarchiquement, et
ils n’ont aucun désir de participer à une nouvelle croisade. Si quelques
voyageurs européens ont atteint l’Éthiopie depuis la fin du XIVe siècle, si des
ambassades éthiopiennes sont arrivées en Europe au long du XVe siècle,
aucune ambassade européenne n’a pu s’entretenir avec le Prêtre Jean
éthiopien.
Cette quête d’un contact direct est reprise par la Couronne portugaise,
d’abord lors de l’exploration des côtes ouest-africaines au cours du XVe siècle,
avec des émissaires envoyés vers l’intérieur du continent, sans résultat
évidemment, puis sous Jean II (1481-1495) par une mission via la mer Rouge
et l’océan Indien, dont l’un des membres arrive en Éthiopie mais ne peut en
repartir. Il faut attendre l’année 1508, lorsque des émissaires parviennent
enfin à la cour du souverain d’Éthiopie, pour que s’amorce un échange
d’ambassades entre les deux pays. C’est en 1520 que la première ambassade
portugaise arrive sur les côtes africaines de la mer Rouge et qu’après un long
voyage l’ambassadeur Rodrigo da Lima peut rencontrer le jeune roi Lebna
Dengel. Publié à Lisbonne en 1540, le témoignage qu’en a laissé Francisco
Alvares, chapelain de cette mission, est assez extraordinaire. Alvares est un
bon témoin, c’est-à-dire qu’il n’a pas la tête farcie de références antiques et
qu’il découvre un pays finalement assez proche du sien : il décrit avec
minutie et réalisme le roi éthiopien mais la scène qu’il brosse est également
compatible avec l’imagerie occidentale du Prêtre Jean. Son récit, largement
diffusé en Europe au XVIe siècle et qui est devenu la référence érudite sur
cette région, ne porte-t-il pas pour titre : Véridiques informations sur les
terres du Prêtre Jean des Indes ? Certains érudits éthiopiens, qui ont bien
compris l’enjeu que représente cette assimilation, abondent en ce sens : le
terme même de Jean ne dériverait-il pas d’un titre donné au souverain, celui
de Jan (« majesté » en langue amharique) ?
Cette rencontre ne débouche sur aucune alliance militaire. Au contraire,
le vice-roi portugais des Indes envoie en 1541 une expédition militaire pour
aider les souverains éthiopiens menacés par le jihad de Ahmad ben Ibrahim,
l’imam qui s’est lancé avec ses guerriers à la conquête du royaume chrétien
depuis les régions orientales islamiques de l’Éthiopie. Mais la culture lettrée
en Europe continue à croire à l’existence du royaume du Prêtre Jean africain.
Les cartes de l’Afrique au XVIe siècle font toujours de l’Éthiopie un espace
chrétien s’étendant sur une grande partie du continent.
Le coup fatal est porté par les Jésuites. Intégrée depuis Ignace de Loyola
dans les terres à missionner, l’Éthiopie connaît une première mission jésuite,
limitée, à partir de 1555. À l’extrême fin du XVIe siècle et dans le premier
tiers du XVIIe siècle, une mission renforcée, après certains succès, telle la
conversion du roi éthiopien Susenyos, est chassée en 1632, fermant
l’Éthiopie pendant plusieurs décennies aux voyageurs étrangers. Les Jésuites,
par des mesures de latitude prises à l’astrolabe, réduisent le territoire à des
dimensions plus raisonnables. Surtout, ils décrivent un pays de chrétiens
schismatiques et « judaïsants » qui n’a rien à voir avec le mythique pays du
Prêtre Jean. Il n’est plus question d’une alliance militaire avec un souverain
chrétien très puissant, annonçant la fin des temps, mais plutôt de faire entrer
ce royaume « hérétique » dans le giron de Rome et de la vraie foi. Exit donc
le mythe d’un Prêtre Jean africain. Mais les mythes ne meurent pas aussi
facilement, ils se transforment. Et l’on peut se demander si le retentissement
dans les communautés afro-américaines et afro-caribéennes (avec l’essor du
rastafarisme) de la victoire historique des troupes éthiopiennes contre
l’envahisseur colonial italien à Adwa (1896), de la résistance à l’occupation
italienne entre 1936 et 1941 puis de la persistance en Afrique d’un royaume
chrétien n’a pas produit comme des formes d’écho du mythe médiéval.

BIBLIOGRAPHIE

Alessandro BAUSI et Paolo CHIESA, « The Ystoria Ethyopie in the Cronica


Universalis of Galvaneus de la Flamma (d. c. 1345) » Aethiopica, no 22,
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Verena KREBS, Medieval Ethiopian Kingship, Craft, and Diplomacy with
Latin Europe, Cham (CH), Palgrave Macmillan, 2021.
2

EMPIRES
Les empires euro-asiatiques,
ou l’empreinte des steppes
Alessandro Stanziani

Lorsque les Européens parlent de « globalisation » au XVIIe siècle ou bien


considèrent l’expansion européenne à cette époque comme le prélude de sa
suprématie mondiale à venir, ils commettent une double faute : ils exagèrent
l’importance de l’Europe et de l’Angleterre d’alors et accordent crédit à une
histoire déterminée d’avance. En réalité, encore au début du XVIIIe siècle,
personne n’aurait misé sur la suprématie mondiale de l’Europe et, même un
siècle plus tard, cette issue n’était pas acquise.
Il est dès lors important de comprendre les modalités de construction et
de croissance des empires non européens avant l’expansion de l’Europe.
Même si des entités telles que l’empire chinois ont été présentes dès les
époques anciennes, simultanément à l’empire romain, c’est à partir du
e
XIII siècle – c’est-à-dire à la même époque que celle pour laquelle les

historiens de l’Europe, de Sombart et Braudel à nos jours, parlent pour elle de


« croissance » économique et expansion politique – que des entités majeures
se constituent en dehors de ce continent avec une puissance le plus souvent
bien supérieure à celle de ses entités.
En Asie centrale d’abord, de vastes plaines que certaines puissances tant
européennes qu’asiatiques n’hésiteront pas, bien plus tard, à partir du
e
XVII siècle, à qualifier de « nomades » dans le simple but d’en justifier
l’occupation sont à l’origine du plus vaste empire de l’histoire, celui de
Gengis Khan. Au début du XIIIe siècle, ce dernier, en partant des steppes
d’Asie centrale, déferle sur l’Europe et sur l’Asie jusqu’en Chine. Au cours
de sa chevauchée, Gengis Khan se convertit à l’islam et, avec lui, une partie
de ses élites. Une armée et une bureaucratie efficaces soutiennent cet empire
prétendument « nomade » mais qui développe pleinement l’agriculture.
L’empire mongol atteint son apogée au XIIIe siècle, puis se fragmente en
quatre grandes unités, couvrant la Russie méridionale, la Perse, la Mongolie
et la Chine. Ainsi, les Yuan contrôlent la Chine soixante-treize ans, avant
d’être renversés par les Ming en 1368. Ces derniers, qui s’installent au cœur
du territoire chinois, au centre et au sud, parviennent tant bien que mal à
contrôler leurs territoires pendant environ trois cents ans, jusqu’aux
rébellions du milieu du XVIIe siècle, accompagnées de raids conduits par les
Mandchous, qui s’emparent du pouvoir en 1644. Cependant, les Mandchous
eux-mêmes ne contrôlent que certaines régions. La dernière dynastie
d’origine mandchoue, les Qing, prend Beijing mais a longtemps du mal à
contrôler le sud et le centre du pays. Ce n’est qu’après avoir mené la
répression des révoltes de 1673-1681 qu’ils parviennent à s’emparer de la
Chine méridionale. Autrement dit, la Chine, dans ses configurations multiples
au fil du temps, est un mélange, avec des hiérarchies changeantes, de
Mongols et de Hans. Jusqu’à nos jours, la majorité Han a tendance à effacer
ou, en tout cas, à minimiser l’empreinte mongole, et qualifie, à tort, les
populations d’Asie centrale de barbares nomades.
La dissolution de la Horde d’or (héritière de Gengis Khan) à partir de
1350 donne non seulement naissance à des sociétés des steppes hautement
instables et relativement nomades comme les Nogays (une confédération de
tribus turques et mongoles vivant au Daghestan et dans le nord du Caucase),
mais aussi à des cités-États comme les khanats de Crimée, de Kazan et
d’Astrakhan. De surcroît, dans les steppes, les Kazakhs turcs, les Bachkirs et
les Tatars constituent des forces conséquentes quoique souvent en
compétition les unes avec les autres. Parmi les descendants de Gengis Khan,
Timour (ou Tamerlan) est le dernier grand chef mongol. Avec des soutiens de
poids et attiré par les métaux des « Hindous infidèles », Tamerlan s’élance
d’abord vers Samarkand, puis vers Kaboul et jusqu’à Delhi. Son passage
laisse des traces, non seulement dans l’organisation des institutions, mais
aussi dans ses relations avec les populations turques, afghanes et tadjikes
établies en Inde dès le Xe siècle. Ainsi, les Tughluqs de Delhi subissent la
conquête temporaire de Tamerlan en 1398, mais, après son départ, reviennent
au pouvoir. Après la mort de Mahmud Tughluq, l’empire de Delhi tombe
entre les mains des Sayyids (1414-1451), se réclamant directement du
prophète Mahomet. L’empire afghan de Delhi dure de 1451 à 1526 ; pendant
cette époque, il conquiert Jaunpur en 1478 et, de là, occupe le Rajasthan. Les
Afghans aussi cherchent à contrôler leur territoire en accordant du pouvoir et
de l’autonomie aux élites locales et aux clans guerriers. Babur, originaire de
la vallée de Ferghana, en Ouzbékistan, établi ensuite en Afghanistan,
s’empare de Delhi en 1526 ; cependant, au lieu d’introniser ses
commanditaires et alliés afghans locaux, il les disperse et contraint les
survivants à se réfugier au Bengale. C’est le début de l’ère moghole. Entre le
début du XVIe siècle et le milieu du XVIIIe siècle, Babur et ses descendants
s’imposent progressivement sur la quasi-totalité du sous-continent indien. Cet
immense empire se réclame de l’islam, mais cherche à concilier sunnites et
chiites, tout en accordant la priorité à ses liens avec la Perse.
Là, les Safavides commencent leur expansion pendant la seconde moitié
du XVe siècle et la poursuivent pendant deux siècles, notamment sous
Süleyman Ier (1520-1566). Leur empire s’étend de l’Azerbaïdjan à
l’Afghanistan occidental, au sud jusqu’à la mer d’Arabie et au golfe Persique.
En même temps, plus à l’ouest, un troisième empire islamique voit le jour ;
les Ottomans entament au XIVe siècle, au dépens de Byzance, leur expansion,
qu’ils poursuivent jusqu’au XVIIIe siècle. Au fil du temps, l’empire s’empare
des territoires byzantins, des Balkans et d’une partie de l’Asie centrale.
Dernière arrivée, la plus improbable parmi les grandes puissances qui
émergent entre le XIIe et le XVIIIe siècle : la Moscovie. Il s’agissait initialement
d’un minuscule duché puis d’une principauté, localisée originellement dans le
nord de l’actuelle Russie et progressant au fil des siècles vers le centre, le sud
et l’est, entouré de puissances bien plus importantes, les Safavides de Perse,
l’empire ottoman, les grands khanats mongols, le royaume de Pologne-
Lituanie, sans oublier la Suède. De même que les Chinois cherchent de
manière systématique à mettre en évidence l’empreinte des Hans et à
minimiser celle des Mongols, les Russes se proposent (et parfois se voient
réellement) comme la troisième Rome, après l’empire romain et Byzance.
C’est pour eux le moyen de mettre l’accent sur leurs origines européennes,
sans dédaigner, comme Byzance et Rome avant eux, leur prétendu rôle de
pont avec l’Asie.
Vers la fin du XVIIe siècle, Moscou se présente donc comme un pouvoir
désormais incontournable : elle contrôle les Nogays et tient à distance la
Pologne-Lituanie, le khanat de Crimée et l’empire ottoman. Au cours de ce
siècle, elle a consolidé son pouvoir dans les steppes et enlevé aussi des
territoires importants à la Pologne-Lituanie et, tandis que le khanat de Crimée
et l’empire ottoman ne cessaient de s’affaiblir, elle s’est renforcée aussi bien
sur le plan territorial que d’un point de vue économique.
Il n’est pas question d’évaluer les performances de la Russie, de la Chine
et de l’Inde à l’époque moderne au regard du modèle européen constitué en
idéal avec, au cœur, la ville, la bourgeoisie, la propriété privée, la
technologie, la révolution industrielle et militaire. Non seulement parce que
d’autres modalités de développement existent, mais aussi parce que, dans sa
forme pure, même pour l’Europe, ce schéma n’est pas valable. Les exemples
des empires euro-asiatiques montrent que des croissances économiques et des
consolidations territoriales significatives sont possibles sans s’appuyer
forcément sur ces éléments. En même temps, il faut éviter de passer d’un
eurocentrisme à un autre, en l’occurrence d’une histoire centrée sur l’Europe
occidentale, à un récit mettant l’Inde, la Chine ou la Russie à l’origine des
principales dynamiques historiques en s’appuyant sur des « spécificités »
présumées immuables et qui permettraient d’identifier l’« âme » de telle et
telle civilisation (l’État bureaucratique chinois, le despotisme russe, le
cosmopolitisme moghol, les castes, etc.). Ces constructions ont été le résultat
de conjonctures historiques particulières dans lesquelles les relations entre
plusieurs pouvoirs se sont superposées, à l’intérieur de chaque empire, à
celles qui existaient entre paysans, élites administratives et militaires et
propriétaires fonciers. Ainsi, dans les trois cas, l’empreinte des steppes est
claire et persistante, sur le plan militaire, administratif et géopolitique.
L’expansion de ces trois empires serait impensable sans les dynamiques
engendrées en Asie centrale à la suite de Gengis Khan et surtout après la
tentative de Tamerlan de bâtir un empire eurasiatique. C’est à partir des
steppes que ces trois empires se forment ; c’est sur les chevaux et la cavalerie
que s’appuie l’essentiel de leur force militaire. Finalement, l’expansion des
trois empires indien, russe et chinois se fonde sur des politiques d’intégration
des élites conquises au sein de l’administration étatique, fiscale et militaire.
Même si les tensions entre ethnies et religions sont importantes, elles sont
loin d’être décisives entre le XVe et le début du XIXe siècle. La multiplicité des
autorités et des juridictions est la règle ; la force de ces empires provient de
leur ouverture à leurs diverses composantes institutionnelles, ethniques et
religieuses. En lieu et place du despotisme asiatique, nous trouvons des
empires bien plus ouverts que ceux que bâtissent les Européens à la même
époque.
Vue d’Asie, le succès de l’Occident, indéniable, est donc à relativiser
dans l’espace comme dans le temps. La Russie n’a jamais été terre de
conquête de l’Occident ; au contraire, depuis le XVIIe siècle, elle a toujours eu
sa place dans la cour des Grands. La Chine, elle, connaît un repli au
e
XIX siècle ; cependant, nous savons désormais que les conséquences en sont
moins importantes qu’on ne l’affirmait autrefois. La pénétration occidentale
s’est résumée à quelques régions côtières et à l’opium. L’Inde, enfin, a certes
été conquise par les Anglais, mais lentement, avec difficulté, sans être jamais
complètement assujettie sur le plan économique, des régions entières gardant
leurs propres réseaux économiques et commerciaux.

BIBLIOGRAPHIE

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jours, Paris, Payot, 2011.
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Alessandro STANZIANI, Bâtisseurs d’empires. Russie, Chine et Inde à la
croisée des mondes, XVe-XIXe siècle, Paris, Raisons d’agir, 2012.
L’Asie du Sud à l’heure moghole
Corinne Lefèvre

Descendants des conquérants Gengis Khan (m. 1227) et Tamerlan


(m. 1405), les Moghols étaient des musulmans turco-mongols. Initialement
établis en Asie centrale, ils en ont été chassés au début du XVIe siècle par les
Ouzbeks. C’est de Kaboul, où ils se sont d’abord réfugiés, qu’ils se lancent à
la conquête de l’Inde en 1526. Au terme de son expansion aux XVIe-
e
XVIII siècles, le petit royaume d’Inde du Nord créé par Babur (r. 1526-1530)
s’est transformé en un vaste empire. Vers 1700, il couvre un territoire de plus
de 3 millions de km2 s’étendant de l’Afghanistan jusqu’au sud du Deccan (le
grand plateau du centre de l’Inde) et comprenant l’actuel Bangladesh. Fort
d’environ 150 millions d’habitants, majoritairement hindous, il surpasse alors
de loin, par sa taille et par ses ressources, ses deux grands rivaux ottoman et
safavide, le premier établi à Istanbul, le second en Iran.
Plusieurs facteurs permettent d’expliquer ce succès. Au niveau militaire,
il est généralement attribué à l’usage combiné d’une cavalerie légère mobile,
de l’artillerie et de la tactique défensive dite du « fort de chariots » consistant
à abriter l’infanterie derrière des chariots reliés les uns aux autres et
surmontés de pièces d’artillerie. Au niveau économique, la prospérité
impériale repose en premier lieu sur la domination de la plaine indo-
gangétique, riche en terres fertiles et à l’abondante main-d’œuvre agricole,
mais aussi d’une florissante industrie textile. Dans le dernier quart du
e
XVI siècle, l’annexion du Gujarat et du Bengale ouvre aux Moghols de larges
fenêtres sur l’océan Indien. L’empire est dès lors connecté aux grandes routes
terrestres et maritimes du commerce international reliant l’Europe à l’Asie,
qu’il alimente d’ailleurs abondamment en épices, cotonnades et pierres
précieuses. Ces richesses sont exploitées par le biais d’un appareil
administratif dont la centralisation opérée depuis la cour (gyrovague jusqu’au
début du XVIIIe siècle) va croissant au cours du XVIIe siècle sans toutefois
jamais complètement priver les acteurs locaux de marges de manœuvre.
Tandis que les zamindars (chefs locaux) subordonnés jouissent dès l’origine
d’une relative autonomie, les émirs postés en province n’ont de cesse de
contourner ou de détourner à leur profit les règles de gestion du royaume, au
premier rang desquelles figurent le transfert régulier des agents de l’État et la
division des pouvoirs entre les principaux représentants du monarque dans la
province.
De même que celle de nombre de monarchies eurasiatiques, la trajectoire
de l’empire moghol est profondément marquée par plusieurs des dynamiques
politiques et intellectuelles généralement associées à la première modernité.
La plus évidente est sans aucun doute son expansionnisme continu tout au
long des XVIe et XVIIe siècles, en particulier en direction de l’est et du sud.
Toutefois, bien que la dynastie ait abondamment alimenté l’idée d’empire
universel qui animait les réalisations de ses ancêtres Gengis Khan et
Tamerlan, les visées territoriales des souverains successifs apparaissent
rétrospectivement relativement modérées. Pour autant qu’on sache, ils n’ont
jamais envisagé d’expéditions outre-mer vers le Sri Lanka ou l’Asie du Sud-
Est, et les campagnes qu’ils ont lancées en direction de l’Iran et de l’Asie
centrale ont été en réalité bien plus sporadiques et modestes que ne le
clamaient les chroniques officielles. Si les expressions territoriales des
ambitions universalistes des Moghols semblent donc avoir été teintées d’un
certain pragmatisme, tel n’est pas le cas dans le domaine idéologique. Faisant
écho au double processus d’indianisation et de « cosmopolitisation » des
élites mis en œuvre dès le deuxième tiers du XVIe siècle, l’empire en vient à se
penser comme un microcosme représentant le macrocosme sur lequel
l’autorité du padshah (roi) a vocation à s’exercer. Afin d’élargir les assises
humaines de sa domination et de répondre à l’hétérogénéité croissante des
populations soumises, la dynastie choisit en effet d’incorporer parmi ses
dignitaires toute une série d’acteurs locaux (qu’il s’agisse de musulmans ou
d’hindous, de guerriers, de lettrés ou de scribes) ainsi que d’innombrables
« gens de plume et d’épée » venus d’Iran et d’Asie centrale.
À partir du règne d’Akbar (1556-1605), cette vaste cooptation politique
s’accompagne par ailleurs d’une audacieuse intégration idéologique. Comme
en témoigne le terme de sulh-i kull (« conciliation universelle ») utilisé dans
les sources pour le décrire, cet universalisme est sous-tendu par une forme de
contrat entre gouvernant et gouvernés. La pax mogholica requiert en effet la
soumission à la suprématie temporelle et spirituelle du padshah, lequel, dans
les décennies qui précèdent et suivent l’an mil de l’hégire (1591-1592),
revendique en outre le statut messianique de rénovateur (mujaddid) de
l’islam. En contrepartie, l’intégration dans l’empire qui suit la subordination
ne procède pas d’une brutale acculturation ou d’une volonté d’uniformisation
et laisse au contraire chacun libre de ses croyances. Au niveau politique, ce
libéralisme se traduit par la sécularisation de la formation des administrateurs
– notamment via l’adoption du persan, moins directement associé à l’islam
que l’arabe, ce qui permet aux non-musulmans de participer en nombre
croissant au gouvernement. Au niveau juridico-religieux, il en résulte une
gestion non sectaire des affaires du royaume, avec, notamment, un soutien
financier accordé à des figures et institutions religieuses non musulmanes.
Enfin, à l’échelle plus restreinte de la cour, la sulh-i kull se manifeste par une
exploration des modèles royaux et des traditions spirituelles dans tous les
azimuts alors accessibles aux Moghols : la traduction en persan d’une série
de textes en sanskrit, latin et arabe en constitue le témoignage le plus
pérenne.
Cette culture politique inclusive a survécu au déclin progressif de
l’autorité centrale des empereurs au cours du XVIIIe siècle et à l’émergence
concomitante de puissances régionales autonomes. Vues depuis la capitale de
Delhi, les années 1700 ont été indéniablement un âge noir, marqué par des
luttes de factions à la cour et une série d’invasions destructrices menées par
les nouveaux hommes forts d’Iran (Nadir Shah, r. 1738-1747) et
d’Afghanistan (Ahmad Shah Abdali, r. 1747-1772). L’adoption d’une
perspective régionale montre cependant que ce siècle de transition est loin de
prendre partout les traits sombres d’une crise. Plusieurs représentants
provinciaux de l’empereur profitent en effet de l’affaiblissement de l’autorité
centrale pour soumettre les différents chefs locaux ayant jusque-là résisté à
l’emprise moghole et créer des États successeurs autonomes : c’est
notamment le cas en Awadh (dans l’actuel Uttar Pradesh), au Bengale, à
Hyderabad (Deccan oriental) ou encore à Arcot (en pays tamoul). Ailleurs,
des groupes de paysans-guerriers – construits, d’une part, autour d’une
identité ethnique, religieuse et régionale commune et unis, d’autre part, dans
la lutte contre les Moghols – font sécession : les Marathes du Deccan, les
Sikhs du Panjab et les Jats de Bharatpur (Rajasthan oriental) en sont les
exemples les mieux connus. Ce processus de centralisation régionale
s’accompagne en outre d’une fluidité croissante entre le champ du politique
et le champ du commercial : en témoignent notamment le développement des
pratiques d’affermage de l’impôt dans les États successeurs ainsi que le rôle
crucial qu’y jouent les marchands-banquiers hindous et jaïns en soutenant
financièrement l’émancipation des nouveaux potentats et en mettant leurs
réseaux transrégionaux à leur service. Suivant certains historiens comme
Christopher Bayly, c’est d’ailleurs cette commercialisation du pouvoir de
l’État qui aurait permis la pénétration et les conquêtes de l’East India
Company (EIC) – la Compagnie anglaise des Indes orientales –, par le biais
de son alliance avec les marchands indiens. Quoi qu’il en soit, c’est un
facteur bien différent qui déclenche l’ascension de l’EIC sur l’échiquier
politique indien dans les années 1740-1760.
À cette date, la présence occidentale dans l’empire est loin d’être une
nouveauté. Les premiers contacts ont été établis dès le XVIe siècle par le
truchement des Portugais et d’autres Européens (en particulier les
missionnaires jésuites) établis à Goa. Mais c’est au cours des années 1600
que les échanges avec l’Occident chrétien et la présence européenne en terre
moghole se développent de façon considérable tout en se diversifiant. Cette
période voit en effet non seulement l’implantation successive des compagnies
de commerce anglaise, néerlandaise, danoise et française dans le royaume ou
à ses marges mais aussi la pénétration de nouveaux ordres missionnaires.
L’empire attire par ailleurs un nombre croissant de marchands indépendants,
d’artisans et d’artistes, d’ambassadeurs, de soldats et d’érudits de multiples
« nationalités », parmi lesquels on peut citer les Français Jean-Baptiste
Tavernier, François Bernier ou encore François de La Boullaye Le Gouz. Si,
pour la majorité de ces acteurs européens, l’Inde moghole constitue avant
tout un partenaire commercial dont il s’agit d’obtenir avantages et privilèges
en alternant négociations et démonstrations de force sur mer, l’empire devient
aussi rapidement un formidable objet d’étude et une source de nouveaux
savoirs orientalistes. Les perceptions occidentales du « Grand Moghol » se
transforment néanmoins radicalement entre le XVIIe et le XVIIIe siècle : de
farouche despote oriental, il se transforme en un géant en ruine qu’il devient
chaque jour plus tentant de dépecer.
Les premiers Occidentaux à prendre pleinement conscience des
opportunités ainsi offertes sont les Français qui, au XVIIIe siècle, réussissent à
établir un dynamique réseau de factoreries sur la côte de Coromandel
(Pondichéry) et au Bengale (Chandernagor). La Compagnie des Indes
orientales fondée par Colbert en 1664 est de fait la première à se doter de
troupes disciplinées – formées en partie de soldats indiens, les fameux
cipayes – qu’elle engage avec profit dans les luttes qui opposent alors les
Marathes et l’État successeur d’Arcot en Inde du Sud, s’imposant ainsi
comme un acteur de poids dans la vie politique régionale. L’EIC assimile
rapidement la leçon et constitue à Madras une force sur le même modèle, ce
qui lui permet d’intervenir avec un égal succès au Bengale. La militarisation
des compagnies de commerce française et anglaise s’accélère encore sous
l’effet de la guerre de Sept Ans (1756-1763), qui se solde par la défaite de la
France. Sortie renforcée de sa victoire sur son plus solide concurrent
européen en Inde, l’EIC est dès lors en mesure d’accroître la pression sur le
Bengale. À la suite de la bataille de Buxar, elle contraint en 1765 l’empereur
moghol à lui céder le diwani du Bengale, c’est-à-dire l’administration des
finances de la province, y compris le droit d’y prélever l’impôt. Ce faisant,
elle s’impose comme une nouvelle puissance territoriale, dont
l’expansionnisme atteindra au XIXe siècle une dimension véritablement
panindienne. Jusqu’à son abolition en 1858, l’empire moghol reste
néanmoins un cadre politique et une source de légitimité incontournables
pour l’ensemble des formations politiques nées de sa fragmentation.

BIBLIOGRAPHIE

Muzaffar ALAM et Sanjay SUBRAHMANYAM (dir.), The Mughal State (1526-


1750), Delhi-New York, Oxford University Press, 1998.
Richard M. EATON, India in the Persianate Age, 1000-1765, Oakland,
University of California Press, 2019.
Corinne LEFÈVRE, Pouvoir impérial et élites dans l’Inde moghole de
Jahāngīr (1605-1627), Paris, Les Indes savantes, 2018.
Jean-Louis MARGOLIN et Claude MARKOVITS, Les Indes et l’Europe.
Histoires connectées, XVe-XXIe siècle, Paris, Gallimard, 2015.
John F. RICHARDS, The Mughal Empire, Cambridge, Cambridge University
Press, 1993.
Regards antiquaires sur la grandeur
de l’Inde
Stéphane Van Damme

En 1771, William Jones, alors jeune étudiant anglais d’Oxford, fait


paraître à Londres un opuscule imprimé en français où il accuse d’imposture
un savant français, Anquetil-Duperron, à peine revenu des Indes orientales et
qui venait de déposer une série de manuscrits rares à la Bibliothèque du roi,
connus sous le nom de Zend-Avesta. Ce jeune étudiant qui venait de faire
paraître sa Dissertation sur la littérature orientale et sa Grammar of the
Persian Language, était alors un écrivain mondain en mal de réputation,
fréquentant le cercle littéraire du Dr Samuel Johnson et désireux d’établir sa
réputation de polémiste et de savant. Plus fondamentalement, la querelle met
en scène deux formes d’orientalisme, ce corps de savoirs qui se fonde sur une
curiosité intellectuelle pour un Orient défini très largement, du monde
musulman, arabe et ottoman à la Chine et au Japon. Si William Jones défend
une science de cabinet principalement philologique, Anquetil-Duperron, lui,
prône une pratique du voyage de terrain. Si William Jones est favorable à
l’apprentissage des langues, Anquetil-Duperron entend s’appuyer avant tout
sur l’expertise des savants locaux. Pour diminuer les mérites de la découverte
de ces manuscrits, on accusera même le Zend-Avesta d’être une pure
invention, et l’orientaliste un imposteur.
Pourquoi une telle hostilité ? D’abord parce que le savant français raille à
la fin de son récit de voyage son accueil en Angleterre et le peu d’érudition
des orientalistes d’Oxford. Ensuite parce qu’à la suite de la guerre de Sept
Ans la tension reste forte entre Britanniques et Français en Inde. La présence
britannique et française en Inde a suscité plusieurs scandales liés aux activités
des compagnies de commerce. À Paris comme à Londres plus tard, les Indes
ne laissent pas indifférentes. Voltaire et Edmund Burke défendent ou
dénoncent la gestion des colonies dans des procès retentissants comme ceux
de Lally-Tollandal et de Warren Hastings. Le comte de Lally, héros de la
bataille de Fontenoy en 1745, avait été envoyé en pleine guerre de Sept Ans
comme lieutenant général pour organiser la défense des établissements
français de l’Inde. L’épisode est célèbre parce que Voltaire prend dès 1764 la
défense de Lally dans son Précis du siècle de Louis XV (1768) puis dans ses
Fragments sur l’Inde (1774). Il travaille avec son fils Lally-Tollendal à sa
réhabilitation, qui interviendra en 1781. L’affaire met la question des
responsabilités de la défaite au cœur du débat, mais surtout, comme l’écrit
Voltaire, elle pointe une contradiction entre deux explications de la défaite :
la déroute militaire ou la mauvaise gestion de la Compagnie des Indes.
Voltaire débusque ainsi la tension entre valeur militaire et intérêt
économique. En faisant le procès de la défaite militaire, on évite de jeter le
trouble dans les affaires de la compagnie de commerce. Ces scandales
pointent la généralisation de la corruption et alimentent les préjugés sur les
alliances passées avec des potentats locaux. À partir de 1778, Anquetil-
Duperron se lance dans la diffusion des connaissances sur l’Inde à travers
toute une série d’ouvrages dont le célèbre traité La Législation orientale
publié en mars 1779, dans lequel il défend la « dignité de l’Inde par rapport à
l’Europe ». Cette cristallisation de la querelle sur des questions de langue et
de traduction signale dans le camp adverse l’importance de maintenir à
distance l’Asie, y compris en la renvoyant à une antiquité lointaine et
dépassée.
C’est donc sur le terrain des sciences antiquaires que cette tension va
s’exprimer avec le plus d’acuité. Le regard antiquaire n’est pas un simple
regard disciplinaire (comme on parle aujourd’hui d’archéologie), il inclut
aussi bien des recherches philologiques sur les manuscrits religieux que des
travaux naturalistes qui portent sur l’astronomie ancienne des Indiens ou
l’histoire naturelle. Il apparaît comme une manière de rendre compte des
sciences sur un mode qui valorise un passé lointain et prestigieux, une
archive de la nature, une « antiquité » indienne plutôt que d’observer les
sciences indiennes telles qu’elles se font au XVIIIe siècle. L’idée d’un parallèle
entre Inde antique et Antiquité païenne illustré en particulier par la sexualité
des statuaires hindoues – qui n’est pas sans rappeler l’érotisme de l’art pré-
chrétien – permet un déplacement de la curiosité antiquaire des splendeurs de
l’Italie romaine aux mystères de l’Asie. Il est conforté aussi par
l’affaiblissement des positions jésuites avec la suppression de l’Ordre en
1763, lequel avait défendu un orientalisme catholique et célébrait les traces
d’un christianisme oriental ancien. Anquetil-Duperron, janséniste, formé au
séminaire d’Auxerre puis en Hollande, arrive en 1754 en Inde, désireux de
rassembler les traces des monuments religieux du Zend-Avesta et des Vedas.
Fasciné par la religiosité et une forme de primitivisme, il évoluera vers des
positions plus sceptiques à l’égard des croyances religieuses dans le contexte
révolutionnaire, éclatantes dans sa traduction latine des Upanishads (1801),
dont l’original persan a été composé au XVIIe siècle. Loin d’être irénique, sa
pratique antiquaire est volontairement polémique à l’égard des Britanniques.
Dans le fil des recherches du comte de Caylus, qui a recueilli les antiquités
grecques, romaines, étrusques et gauloises en 1756, Anquetil-Duperron
défend une approche comparée des monuments et reproduit dans son récit de
voyage des descriptions de sites archéologiques de l’Inde du Sud qui se
caractérisent par leur démesure. En choisissant une vision monumentale, le
savant français revalorise l’art indien, comparé aux pyramides égyptiennes.
Par des plans, des cartes, des relevés, il compare le style des sculptures du
site d’Elloura avec celles, médiévales, de Notre-Dame de Paris. Si, après la
Révolution française, le grand tour asiatique a été de plus en plus associé à
des considérations esthétiques, sensible à une découverte de soi, le tourisme
orientaliste du temps d’Anquetil-Duperron place au centre de son attention
les questions politiques et morales. Ce détour par les traces archéologiques du
passé n’est donc pas neutre mais vise à réévaluer la grandeur spirituelle de
l’Inde.

BIBLIOGRAPHIE

Noah HERINGMAN, Sciences of Antiquity : Romantic Antiquarianism, Natural


History, and Knowledge Work, Oxford, Oxford University Press, 2013.
Partha MITTER, Much Maligned Monsters : A History of European
Reactions to Indian Art (1977), New Delhi, Oxford University Press, 2013.
Sanjay SUBRAHMANYAM, L’Inde sous les yeux de l’Europe, Paris, Alma
éditeur, 2018.
Les conquêtes des Qing
Damien Chaussende

En 1644 l’empire chinois des Ming, fondé presque trois siècles plus tôt
sur les reliques de l’État mongol des Yuan, est conquis par un peuple venu
des steppes du Nord-Ouest asiatique : les Mandchous. Bien qu’inférieurs sur
le plan numérique par rapport aux Chinois Han (200 000 Mandchous pour
120 millions de Han vers 1630-1644), les Mandchous donneront son
extension maximale à l’empire chinois – devenu de fait sino-mandchou –,
dessinant, à quelques territoires près, les contours de l’actuelle République
populaire de Chine. En un siècle, entre 1644 et le milieu du XVIIIe siècle,
l’empire voit en effet son territoire doubler, par le fait des conquêtes
militaires et des alliances.
En s’asseyant sur le trône du Fils du Ciel chinois, les souverains
mandchous reprennent à leur compte les éléments qui fondent sa légitimité,
en l’occurrence la théorie du mandat céleste, qui veut que le Ciel donne à une
famille un mandat l’autorisant à régner sur le « monde sous le Ciel »
(Tianxia). Les limites de ce « monde » ne sont pas définies de manière
précise, si bien que celui-ci est théoriquement extensible ad libitum. En cela,
la théorie du Tianxia se rapproche d’une sorte d’universalisme, mais les
souverains chinois n’ont pas cherché à conquérir ou coloniser des territoires
outre-mer : ils se sont limités aux voisins immédiats. L’extension de l’empire
s’est produite par à-coups et par voie terrestre. Les souverains mandchous ont
poursuivi cette politique en direction de l’Asie centrale, tout en se
construisant un réseau d’alliances avec les chefs mongols.
En 1759, l’empire Qing, sans doute le plus vaste au monde à cette époque
après l’empire russe, s’étend sur 13 millions de km2, environ quatre de plus
que l’actuelle République populaire de Chine (9 736 000 km²). Il se compose,
à son apogée, de cinq ensembles culturels et politiques incorporés à l’empire
à des époques et dans des circonstances différentes.
Le noyau des Qing est la Chine dite des dix-huit provinces, cœur de la
civilisation chinoise proprement dite. Appelée également la Chine propre, il
s’agit de l’ancien territoire des Ming que les Mandchous ont conquis en 1644.
Ensemble le plus vaste de l’empire, il représente environ la moitié de sa
superficie. Il a été gagné au prix de violents faits d’armes. La chute des Ming
à laquelle se sont ajoutées diverses mesures vexatoires (comme le port
obligatoire de la natte) ont représenté une grande humiliation pour les
Chinois dont l’hostilité au pouvoir mandchou n’a commencé à diminuer
qu’au bout de plusieurs dizaines d’années, sans totalement disparaître.
La Mandchourie est la région d’origine des souverains Qing. Elle
correspond au nord-est de la Chine actuelle et couvre les provinces du
Liaoning, du Jilin et du Heilongjiang. La proximité de la région avec la
Corée, la Russie au nord (dont les frontières avec les Qing sont fixées par le
traité de Nertchinsk en 1689) et les territoires mongols à l’ouest en fait un
lieu stratégique. Dès 1668, les Mandchous interdisent aux Chinois venus
d’autres parties de l’empire de s’y installer, afin de garder vierge leur
territoire d’origine, quoique cette interdiction n’ait nullement empêché
l’immigration.
La Mongolie comprend, sous les Qing, le territoire couvert par l’actuelle
République de Mongolie et par celui de la Mongolie intérieure, une province
de la République populaire de Chine, ce qui représente un vaste territoire
d’environ 2 700 000 km². La culture mongole exerce une grande influence
sur les Mandchous, qui lui ont notamment emprunté leur écriture (elle-même
héritée des Ouïghours). La soumission des différentes tribus mongoles aux
Mandchous se déroule progressivement : ce sont d’abord les Mongols
orientaux (Chahar, Khalkha) puis, au terme de plusieurs campagnes
militaires, les Mongols occidentaux, comme les Oïrats. Les Qing intègrent les
Mongols dans le système militaire des bannières et maintiennent, du moins
en apparence, leur organisation en chefferies (khanats). Pourtant, dans les
faits, une bureaucratisation à la chinoise et de nombreux mariages mixtes
entre Mandchous et Mongols affaiblissent ces derniers sur le plan politique et
les placent sous la domination des Qing. Le soutien que les Mandchous
apportent au bouddhisme tibétain constitue par ailleurs un autre lien
important avec les Mongols.
Le Turkestan oriental (Xinjiang, littéralement les « nouveaux
territoires ») est la dernière région conquise par les Qing, et c’est sans doute
là que la dimension impérialiste de l’empire Qing est la plus évidente, après
la conquête des Ming de 1644. Durant la seconde moitié du XVIIe siècle et
dans la première moitié du XVIIIe, cette zone de steppes, peuplée
essentiellement de musulmans turcophones (les Ouïghours), est, dans sa
partie nord, contrôlée par des populations mongoles fédérées sous l’égide de
khans dzoungares tels que Batur Hongtaiji (m. 1653), Galdan (m. 1697),
Tsewang Rabtan (m. 1727) puis Galdan Tseren (m. 1745). Le khanat
s’affaiblit en raison de dissensions internes et les Qing conquièrent la région
en 1757-1759. Qianlong lance en effet une grande campagne qui se solde par
l’extermination d’un demi-million de Dzoungares (soit la quasi-totalité de ce
peuple). Fort de ce succès, le monarque annexe également la partie sud du
Turkestan, correspondant au bassin du fleuve Tarim. En 1768, la région est
formellement intégrée à l’empire Qing et reçoit le nom de Xinjiang. S’ensuit
une politique destinée à peupler cette région relativement vide : le pouvoir
impérial encourage les paysans à s’y établir en les défrayant et en leur
accordant des facilités fiscales. Les résultats ne sont pas à la mesure des
attentes, et le Turkestan demeure, jusqu’à l’époque contemporaine, une zone
marquée par de nombreux conflits ethniques et des insurrections. Située aux
confins de l’empire – 3 000 kilomètres la séparent de Pékin –, cette région
servira très souvent sous l’empire et même après, de lieu d’exil et de
bannissement, tant pour les ministres et les fonctionnaires tombés en disgrâce
que pour les prisonniers de droit commun. Le contrôle de la région par les
Mandchous s’exerce par l’intermédiaire de chefs et de nobles locaux
musulmans – les beg (un mot ouïghour qui signifie « noble »), reconnus et
titrés par les Qing – et au moyen de colonies militaires.
Enfin, le Tibet constitue un cas particulier qui se rapproche d’une sorte de
protectorat. Les souverains Qing comprennent que l’élément clé du contrôle
des Mongols est le Tibet et surtout l’élite tibétaine religieuse, dont
l’ascendant sur les chefs mongols est déterminant en raison de leur foi
bouddhique. En 1720, les rivalités entre les Mongols qoshots et les Mongols
dzoungares débouchent sur un débat à propos de la légitimité du dalaï-lama,
chef de l’ordre bouddhique Gélugpa qui règne alors sur le Tibet. L’invasion
de Lhasa par les Dzoungares (1750-1751) déclenche une contre-offensive des
Qing, qui établissent une garnison dans la capitale tibétaine, inaugurant une
nouvelle ère dans les relations sino-tibétaines. Certaines régions de l’Est
tibétain sont alors rattachées à des provinces chinoises (principalement le
Sichuan et le Gansu). Dans le même temps, les Qing s’allient aux Mongols
khalkhas contre les Dzoungares. Le contrôle temporel du Tibet par les Qing
variera au cours du temps : les Mandchous tantôt s’immisceront dans les
affaires tibétaines (par le biais des ambans, représentants impériaux), tantôt
laisseront les dalaï-lamas ou les dirigeants laïcs ou monastiques gérer eux-
mêmes les affaires intérieures et extérieures.
Les souverains mandchous reprennent à leur compte l’appareil
administratif des Ming avec, entre autres caractéristiques, un recrutement des
fonctionnaires par concours et un système en six ministères. Cela leur permet
de contrôler un vaste territoire peuplé de 200 millions d’habitants avec
seulement 20 000 fonctionnaires. Cependant, les Mandchous sont en Chine
en terrain hostile, surtout durant les décennies qui suivent immédiatement la
conquête de 1644. Afin de s’assurer un meilleur contrôle du pays, les
monarques mandchous doublent les hauts postes de l’administration (un
Chinois et un Mandchou par poste) en donnant la prééminence aux
fonctionnaires mandchous.
L’une des innovations les plus importantes des Qing en matière de
gouvernance est le Grand Conseil (junjichu), créé en 1729 par l’empereur
Yongzheng. À l’origine conseil militaire officieux, il gagnera en importance
au cours du XVIIIe siècle jusqu’à l’emporter sur le Grand Secrétariat, autre
organe important de la cour. Installé à l’intérieur même de la Cité interdite, il
se compose de quelques membres – une demi-douzaine en général – choisis
par l’empereur parmi les plus hauts ministres et fonctionnaires, le plus
souvent mandchous. Outre son rôle de conseil, le Grand Conseil est chargé de
réceptionner, pour le compte du souverain, les mémoires secrets que peuvent
lui envoyer directement certains fonctionnaires triés sur le volet – ministres,
gouverneurs et grands généraux, guère plus d’une centaine de personnes pour
tout l’empire – qui sont ses yeux et ses oreilles à travers l’empire.
Les Mandchous innovent également dans le domaine militaire par rapport
à l’héritage des Ming. Ils incorporent au système chinois une institution
spécifique, les bannières, celle-là même qui leur a permis de conquérir la
Chine en 1644. Cette organisation militaire, créée à l’origine en 1615, est
appelée système des « huit bannières », en raison du nom des couleurs
utilisées par chacun des corps d’armée : jaune, blanc, rouge et bleu,
auxquelles seront ajoutées plus tard quatre bannières supplémentaires, aux
mêmes couleurs mais dotées de bordures (on oppose ainsi les bannières unies
et celles à bordures). Ce système représente davantage qu’une organisation
militaire, car les Mandchous, notamment lors de la conquête, ne distinguaient
pas armée et État : les bannières sont une organisation autant militaire que
socio-économique, lointaine cousine des structures claniques de certaines
populations nomades ou semi-nomades. En 1635, les tribus mongoles et les
ralliés chinois sont à leur tour organisés en huit bannières, ce qui porte le
nombre de bannières à vingt-quatre.
Conquis par la force, structuré par une administration efficace, le Tianxia
sino-mandchou des Qing se sclérose à la fin du XVIIIe siècle et ne peut résister
aux appétits commerciaux des nations européennes. Impérialiste par sa nature
même et colonialiste dans sa gestion de certains territoires (tel le Xinjiang),
l’empire des Qing est lui-même, au XIXe siècle, la proie de l’impérialisme et
du colonialisme d’autres puissances comme le Royaume-Uni ou la France.

BIBLIOGRAPHIE

Damien CHAUSSENDE, La Chine au XVIIIe siècle. L’apogée de l’empire sino-


mandchou des Qing, Paris, Les Belles Lettres, 2013.
ÉTIEMBLE, L’Europe chinoise, t. II, De la sinophilie à la sinophobie, Paris,
Gallimard, 1989.
Peter PERDUE, China Marches West : The Qing Conquest of Central
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Alain PEYREFITTE, L’Empire immobile ou le choc des mondes. Récit
historique, Paris, Fayard, 1989.
Sakakida Evelyn RAWSKI, The Last Emperors : A Social History of Qing
Imperial Institutions, Berkeley-Los Angeles-Londres, University of
California Press, 1998.
Tibet : un protectorat à géométrie
variable (1728-1911)
Alice Travers

En 1642, grâce à l’appui militaire des Mongols qoshots, le cinquième


dalaï-lama unifie et place sous son autorité la majeure partie des territoires
tibétains. Il crée à Lhasa un gouvernement appelé le Ganden Phodrang, basé
sur l’alliance du religieux et du politique (chösi zungdrel), composé de
fonctionnaires pour moitié religieux et pour moitié laïcs. Pendant ses trois
siècles d’existence, jusqu’à sa fin en 1959 après la fuite en exil du
quatorzième dalaï-lama, le sommet hiérarchique de ce gouvernement est
quasi continûment hiérocratique, c’est-à-dire placé sous l’autorité suprême
d’un chef religieux (qu’il s’agisse du dalaï-lama ou d’un autre maître
religieux de l’école gelugpa pendant les périodes de régence) – à l’exception
d’une brève expérience de monarchie laïque pendant laquelle l’autorité du
dalaï-lama n’est que nominale, au début du XVIIIe siècle.
La nature des relations que ce gouvernement tibétain entretient avec
l’empire Qing évolue avec le temps pour aboutir à l’intégration (outre le
Xinjiang et la Mongolie) des régions de l’est tibétain (Amdo et Kham
oriental) à l’empire mandchou et au passage du reste du Ganden Phodrang
sous le contrôle des Qing, du début du XVIIIe siècle jusqu’à la chute de
l’empire en 1911. Cette évolution s’explique par différents facteurs,
notamment la crainte des Qing, à la fin du XVIIe siècle, que les dalaï-lamas ne
deviennent une source indépendante et rivale de légitimité politique auprès
des Mongols en Asie centrale, mais aussi par l’intérêt sincère des empereurs
Qing pour le bouddhisme tibétain et l’avantage que constitue pour les dalaï-
lamas le fait de disposer d’une protection militaire et d’une source de
légitimité supérieure. L’affirmation de l’autorité Qing sur le Tibet du Ganden
Phodrang se fait progressivement au cours du XVIIIe siècle, à la faveur
d’interventions militaires et de réorganisations successives du gouvernement
tibétain par les Qing qui, dans l’ensemble, confirment les dalaï-lamas dans
leur pouvoir tout en assurant un contrôle impérial. À cette fin, ils nomment en
1728 des représentants impériaux (ambans) à Lhasa, installent une garnison
militaire sino-mandchoue au Tibet et imposent la confirmation par
l’empereur des nominations aux plus hauts postes de l’administration
tibétaine, ou des hiérarques bouddhistes les plus prestigieux à partir de 1793.
La relation entre le Tibet du Ganden Phodrang et l’empire Qing pendant
ces deux siècles a été qualifiée a posteriori, car c’est bien le concept le plus
proche, de « protectorat » Qing. Le terme souligne le maintien du
gouvernement tibétain et le fait que son territoire n’est pas administré
directement comme une province de l’empire. La relation se distingue d’une
colonisation puisqu’elle laisse au pays une large autonomie sur le plan interne
et que ce contrôle ne vise pas à l’exploitation des ressources locales.
Cependant, la complexité de cette relation, qui comporte des dimensions à la
fois politiques et religieuses, ne peut être adéquatement saisie par l’usage de
concepts géopolitiques modernes.
À cela s’ajoute que les sources historiques tibétaines d’un côté et sino-
mandchoues de l’autre révèlent la coexistence d’une vision différente de la
relation de part et d’autre. Les sources Qing montrent que le Tibet était
considéré comme faisant partie du territoire des Qing et placé sous leur
autorité politique. Quant aux sources tibétaines, elles traduisent en termes
principalement religieux la relation entre le Ganden Phodrang et les Qing
pendant la totalité du règne de cette dynastie : elles la présentent comme un
lien purement personnel, basé sur le modèle tibétain (le chöyön) du lien qui
existe entre un maître spirituel (ici, le dalaï-lama) et un protecteur laïc
(l’empereur mandchou). Le bénéfice spirituel de la relation est par ailleurs
mutuel puisque l’empereur mandchou est reconnu et révéré par les Tibétains
comme une émanation du Boddhisattva Manjusri, bienfaiteur et protecteur de
l’État et du bouddhisme tibétains en général, et de l’école gelugpa (celle des
dalaï-lamas et panchen-lamas) en particulier.
De plus, même dans chaque langue, les différents types de sources
historiques ne rendent pas non plus compte de cette relation de façon
homogène. Si les sources diplomatiques tibétaines montrent la
reconnaissance de l’autorité politique Qing par le gouvernement tibétain
jusqu’en 1911, d’autres sources historiographiques tibétaines (par exemple
certaines hagiographies de maîtres bouddhistes) témoignent d’une volonté
d’ignorer largement les conséquences politiques des interventions
mandchoues du XVIIIe siècle au Tibet.
De leur côté, les sources sino-mandchoues montrent que, si les empereurs
mandchous embrassent pleinement l’idéologie bouddhique, ils tiennent la
nature religieuse de leurs relations avec le Tibet partiellement cachée de leurs
sujets chinois, afin de ne pas contrevenir aux normes confucéennes et de ne
pas risquer d’entamer leur légitimité. Ils entretiennent ainsi un double
discours, par exemple en exigeant des fonctionnaires Qing qu’ils respectent
l’étiquette bouddhique en pratiquant le rituel du kowtow (prosternation)
devant les hiérarques religieux tibétains, mais en interdisant que cela soit
consigné par écrit dans les mémoires officiels ; ou encore, en se faisant
construire, à l’instar de l’empereur Qianlong, un tombeau dont l’extérieur,
fidèle à la tradition confucéenne, ne laisse en rien présager du programme
ornemental intérieur, entièrement composé de sculptures bouddhiques et
d’écritures en tibétain et lantsa.
Enfin, l’effectivité du contrôle politique exercé par les Qing sur le
gouvernement tibétain pendant ces deux siècles de « protectorat » est très
inégale. Son apogée se situe à la fin du XVIIIe siècle, avec le « Règlement en
29 articles » du gouvernement tibétain de 1793 qui visait, entre autres, à jeter
les bases d’une autonomie militaire tibétaine. Suit à partir du XIXe siècle et
jusqu’en 1911 une période de désengagement militaire de la part des Qing
qui, menacés sur d’autres fronts, ne sont plus capables de projeter leurs
troupes au Tibet et d’en assurer la protection. Le Ganden Phodrang doit alors
assurer seul sa défense contre des agressions extérieures multiples ainsi que
le maintien de l’ordre sur son territoire. Tout en continuant à revendiquer le
contrôle des relations extérieures du Tibet, les Qing ne sont finalement plus
en mesure de faire appliquer au Tibet les traités commerciaux signés au nom
du gouvernement tibétain et au bénéfice de l’empire voisin du Raj,
provoquant en représailles une expédition militaire britannique à Lhasa en
1903-1904. Dans ce contexte, et à la suite de l’effondrement de l’empire
mandchou en 1911, qui entraîne la disparition, en la personne de l’empereur,
du partenaire des dalaï-lamas dans la relation personnelle de chöyön, le
treizième dalaï-lama revendique en 1913 l’indépendance du Tibet.

BIBLIOGRAPHIE

Timothy BROOK, Michael VAN WALT VAN PRAAG et Miek BOLTJES (éd.),
Sacred Mandates : Asian International Relations since Chinggis Khan,
Chicago-Londres, The University of Chicago Press, 2018.
Fabienne JAGOU, « Histoire des relations sino-tibétaines », Outre-Terre,
no 21, 2009/1, p. 145-158.
Luciano PETECH, China and Tibet in the Early 18th Century : History of the
Establishment of Chinese Protectorate in Tibet, Leyde, Brill, 1950.
Peter SCHWIEGER, Conflict in a Buddhist Society : Tibet under the Dalai
Lamas, Honolulu, University of Hawaii Press, 2021.
Françoise WANG-TOUTAIN, avec la participation de Francesca DE
DOMENICO, Le Décor de la tombe de Qianlong (r. 1735-1796). Un empereur
mandchou et le bouddhisme tibétain, 2 vols., Paris, Imprimerie Launay, IET-
Collège de France, 2017.
Le Cambodge annexé par le Viêt Nam
Marie Aberdam

Depuis 1627, l’empire du Dai Viêt est scindé en deux entités


territoriales : au nord, les « seigneurs » Trịnh gouvernent au nom de
l’empereur Lê, tandis qu’au sud les « seigneurs » Nguyên fondent leur propre
royaume et conquièrent progressivement le delta du Mékong. En 1802-1804,
Nguyên Anh devient l’empereur du Viêt Nam réunifié sous le nom de règne
de Gia Long. Les annales impériales vietnamiennes racontent que le jeune roi
du Cambodge Ang Chan (r. 1796-1834) aurait dès lors envoyé une
ambassade porter un tribut à Hué pour rendre hommage au nouveau
souverain. Pour les élites vietnamiennes, le Cambodge devient un pays
tributaire, dans la tradition sino-vietnamienne, le royaume khmer
reconnaissant la primauté du Viêt Nam, lui-même tributaire de la Chine.
D’après les chroniques royales du Cambodge, des échanges de cadeaux ont
bien lieu entre Oudong, la capitale khmère, et Hué, en novembre 1805. Mais
le royaume khmer se trouve alors aussi sous la tutelle du Siam, royaume
duquel Gia Long a d’ailleurs reçu assistance dans sa course au trône. Ang
Chan part ainsi pour Bangkok en décembre 1805 pour y être couronné des
mains du roi Rama Ier. Les ambitions régionales du Viêt Nam viennent donc
bientôt concurrencer l’emprise de Bangkok sur le Cambodge : Hué envoie
dès avant 1815 ses armées occuper une partie du royaume khmer, et ce
jusqu’en 1848.
Annexion, protectorat, colonisation, les termes varient pour qualifier cette
période et décrire les ambitions des Nguyên sur le Cambodge. Les deux États
se trouvent sur la ligne de front opposant les deux grandes traditions
culturelles ayant influencé le Sud-Est asiatique : indianisation contre
sinisation. Au XIXe siècle, leurs élites évoquent ainsi la différenciation de
leurs systèmes sociopolitiques, de leurs religions et de leurs coutumes. Les
sources vietnamiennes décrivent comme des processus civilisateurs la
« marche vers le sud » (nam tiến) des peuples viêt depuis l’Annam vers le
delta du Mékong, et la « marche vers l’ouest » (tây tiến) des Nguyên pour
conquérir les hauts plateaux de ce qui est aujourd’hui le Viêt Nam central et
envahir le Cambodge au XIXe siècle. Les paysans viêt auraient occupé et mis
en valeur les terres décrites comme « vides » du delta et les administrateurs
apporté les lumières de la culture sino-vietnamienne à des peuples encore
« sauvages » (moï). Les Cambodgiens perpétuent quant à eux le souvenir des
tragédies qui ont scandé ces processus : la perte de souveraineté du roi du
Cambodge sur le delta du Mékong, les guerres, le travail et l’acculturation
forcés. Durant le protectorat français sur le Cambodge (1863-1953), des
sources cambodgiennes comparent d’ailleurs la colonisation française à la
tentative d’annexion et la vietnamisation du Cambodge opérées par les
Nguyên, en particulier parce que les Français encouragent la migration des
populations vietnamiennes, jugées plus productives et dociles, vers le
Cambodge et dans toute l’Indochine française. Dans les années 1940, les
récits rappelant les souffrances de la population khmère au cours des guerres
du XIXe siècle alimentent les discours nationalistes, notamment dans les pages
du premier journal en langue khmère, Nagara Vatta. Ces récits sont encore
employés durant la « troisième guerre d’Indochine », qui voit la République
socialiste du Viêt Nam envahir le Kampuchéa démocratique puis occuper le
Cambodge de 1979 à 1989. Le Livre noir des faits et preuves des actes
d’agression et d’annexion du Viêt Nam contre le Kampuchéa publié en
septembre 1978 par le régime des Khmers rouges débute par une chronologie
voulant démontrer à la communauté internationale les visées
« annexionnistes » du Viêt Nam sur le Cambodge depuis le XVIIe siècle.
Pour mémoire, le Cambodge s’est trouvé progressivement sous la
domination effective du royaume thaï d’Ayutthaya à partir du XVe siècle, à la
chute du royaume d’Angkor. Les rois cambodgiens se replient alors sur la
région du Mékong, mais font face aux ambitions des Nguyên dès la seconde
moitié du XVIIe siècle à leur frontière orientale. Ceux-ci offrent d’administrer,
d’abord au nom du roi du Cambodge puis à sa place, les douanes des ports du
delta. La région connaît alors un essor commercial, animé par l’afflux des
populations chinoises, notamment les légitimistes Ming, réfugiés en Asie du
Sud-Est après la fondation de la dynastie mandchoue des Qing en 1644. Les
Nguyên mettent en œuvre une colonisation militaire puis foncière qui
encourage les migrations des paysans de la région centrale, étroite et
densément peuplée. Les Nguyên gagnent du terrain alors que la couronne
khmère, fragilisée par des guerres de succession incessantes, n’a pas les
moyens de leur opposer une quelconque résistance. Hué accueille ainsi
périodiquement des princes cambodgiens contraints à l’exil par les luttes de
factions Oudong. Le Cambodge sert qui plus est bientôt de champ de bataille
entre Bangkok et Hué. En 1767, c’est au cours d’une guerre au Cambodge
que se nouent les alliances politiques et militaires qui conduisent à la
fondation du royaume du Siam sur les ruines d’Ayutthaya. Ayant reconstitué
l’empire du Dai Viêt en 1802 et fondé l’empire du Viêt Nam en 1804, Gia
Long et son successeur, Minh Mạng (r. 1820-1841), concurrencent la tutelle
de Bangkok sur le Cambodge car ils projettent de contrôler non plus
seulement le delta mais aussi le cours du Mékong.
Le conflit vietnamo-siamois s’étend par ailleurs au Laos actuel, les
Nguyên voulant contrebalancer la tutelle de Bangkok sur les royaumes de
Luang Prabang, Vientiane et Champassak. Ceux-ci se rebellent en 1827 avec
le soutien de Hué. Les armées siamoises venues rétablir l’ordre ravagent le
pays et déportent massivement les populations de la rive est du Mékong. De
1815 à 1848, l’occupation militaire du Cambodge par les armées
vietnamiennes est également marquée par la répression des élites, notamment
les élites religieuses qui prennent la tête de plusieurs révoltes dans les
années 1820. En 1833, les armées de Bangkok envahissent le Cambodge et
pénètrent jusque dans le delta. Si la famille royale cambodgienne est
emmenée sous bonne garde au Viêt Nam, les armées de Rama III déportent
les populations khmères vers le Siam après avoir notamment incendié Phnom
Penh.
L’enjeu du conflit vietnamo-siamois est militaire, politique mais
également économique, comme l’illustre l’histoire du port de Peam/Hà Tiên,
dans l’ancienne province cambodgienne de Banteai Meas, future Châu Dôc
vietnamienne. La famille sino-vietnamienne Mạc, qui le dirige depuis les
années 1680, refuse à partir de 1714 de payer tribut à Oudong, mais fait dès
lors face à la convoitise des réseaux commerçants sino-thaïs qui prospèrent
dans le golfe du Siam. Après avoir attaqué le port en 1717, les rois thaïs s’en
servent de base de débarquement pour leurs soldats, leurs diplomates et leurs
marchands en route vers Oudong. Les Mạc sollicitent tout au long du
e
XVIII siècle les Nguyên pour limiter l’emprise de Bangkok. Si ceux-ci sont
d’abord peu enclins à réagir, le contrôle du port devient d’autant plus
stratégique pour le Viêt Nam que Gia Long tente d’attirer sur ses côtes le
négoce international, mis à mal depuis les années 1750 par la partition du Dai
Viêt. C’est dans cette région que se concentrent ainsi les efforts
d’aménagement agricole et portuaire des Nguyên dans les années 1815-1848,
au travers de grands travaux de percement de canaux reliant le fleuve à la mer
qui mobilisent des dizaines de milliers de travailleurs khmers et marquent
durablement les mémoires cambodgiennes.
À partir de 1834 et la mort du roi Ang Chan, la famille royale khmère est
plus que jamais tiraillée entre ses deux tutelles : les frères de Ang Chan sont à
Bangkok, mais ses filles et les regalia du royaume se trouvent à Oudong.
Bangkok est par ailleurs occupée à régler de nombreux conflits avec les États
malais, encouragés par les Britanniques à remettre en question leur tutelle
siamoise. Hué fait introniser la fille cadette de Ang Chan, Ang Mei
(ca. 1815-1874), unique reine en titre de l’histoire du Cambodge, qui semble
avoir néanmoins bénéficié de la soumission d’une partie de la population.
Bangkok ne reconnaît pas cette reine, mais ne couronne pas non plus d’autre
prétendant. Dès 1835, l’empereur Minh Mạng met en œuvre une véritable
vietnamisation du Cambodge renommé Trân Tay Thanh, « province de
l’Ouest maîtrisé ». Les mandarins militaires procèdent au redécoupage des
provinces, transforment les modes de perception, obligent la population à
porter des vêtements vietnamiens. Les dignitaires cambodgiens reçoivent les
costumes et les sceaux en usage dans la bureaucratie sino-vietnamienne.
Rétifs aux réformes, les Cambodgiens pratiquent une résistance passive aux
évolutions qui met les Vietnamiens au désespoir de pouvoir jamais
« civiliser » le pays khmer. Il semblerait que le culte à l’empereur ait été
imposé à la cour cambodgienne sous le règne de Ang Chan, mais après 1835,
Hué aurait qui plus est professé un abandon du bouddhisme theravada au
profit du culte mahayana. Les chroniques khmères racontent que les
militaires viêt font même abattre statues, monuments funéraires et arbres
sacrés dans les monastères, ce qui aurait conduit à des révoltes. Les plus
célèbres sont menées à l’instigation de dignitaires provinciaux, en 1836-1837,
avant qu’un soulèvement général embrase le sud et l’est du pays en
septembre 1840.
La cour de Hué fait alors emprisonner au Viêt Nam la reine Ang Mei et la
famille royale. Car le prince Ang Duong (1796-1860), frère du défunt Ang
Chan, reçoit bientôt le soutien politique et militaire du Siam qui envahit le
Cambodge en 1841. Les combats, intermittents mais d’une grande violence,
durent jusqu’en 1846 et la fixation du front au sud de Oudong. Mesurant
l’épuisement des troupes khméro-siamoises et de la population, Ang Duong
accepte finalement de reconnaître l’assujettissement du Cambodge à la fois
par le Siam et par le Viêt Nam. Le royaume khmer reconnaît de porter un
tribut triennal à Hué, en échange de la restitution des insignes royaux et de la
libération de la famille royale. L’armée vietnamienne se retire et Ang Duong
monte sur le trône en avril 1848. Restaurateur de la paix, il laisse l’image
d’un souverain prudent face à ses deux voisins. Néanmoins, attentif aux
sollicitations des missionnaires français – qui avaient, rappelons-le, soutenu
le futur Gia Long dans sa course au trône –, Ang Duong cherche dès 1853 à
limiter l’ingérence du Siam et du Viêt Nam en proposant une alliance à la
France, alliance que signe en 1863 son successeur Norodom Ier (r. 1860-
1904).

BIBLIOGRAPHIE

David CHANDLER, « Cambodia before the French, Politics in a Tributary


Kingdom, 1794-1848 », PhD in History, Ann Arbor, University of Michigan,
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19th Centuries) », in Nguyên Thê Anh et Alain Forest (dir.), Guerre et paix en
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asiatiques », 1998, p. 245-258.
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Eighteenth Centuries, Ithaca, Southeast Asia Program Publications-Cornell
University Press, 1998.
La bureaucratie impériale au Viêt
Nam, une modernité alternative ?
Emmanuel Poisson

Soucieux de discréditer l’administration mandarinale pour mieux asseoir


leur légitimité à l’aube du XXe siècle, la majorité des lettrés modernistes et
missionnaires jettent un même opprobre sur les mandarins, tour à tour
qualifiés de caste « privilégiée », « autoritaire » voire « tyrannique », et
« corrompue ». Dans l’opinion courante, partant d’une simple analogie
terminologique, la tentation est forte de ne voir dans l’administration
vietnamienne qu’un simple calque de la bureaucratie chinoise. Est-il alors
possible d’échapper à ces stéréotypes ? Si, au milieu du XVe siècle et au début
du XIXe, l’État centralisé semble l’emporter au Viêt Nam, sur la longue durée
ses dirigeants peinent à neutraliser les pouvoirs autonomes qui émergent à sa
périphérie. Armature de l’État, la bureaucratie – synonyme de mandarinat,
organisation dont les agents sont recrutés par concours et dans laquelle
l’information circule par le canal de documents écrits – est l’enjeu essentiel
de ce conflit entre centre et périphérie. Pour le pouvoir impérial, il est dès lors
essentiel d’exercer un contrôle élaboré et étroit de ses fonctionnaires.
Au sein de l’administration, les fonctionnaires impériaux ou mandarins
(quan) – qui occupent des postes de responsabilité et exercent des tâches
d’organisation générale et de contrôle – doivent être distingués des auxiliaires
(lại), dotés de connaissances techniques et chargés des travaux d’exécution.
Numériquement majoritaires, ces scribes, loin d’être le simple appendice du
mandarinat, forment, par leur connaissance des dossiers et du terrain, la
mémoire bureaucratique.
Circonscrites au début du XVIIIe siècle, les véritables ventes de postes ont
été exceptionnelles dans l’histoire de cette bureaucratie. Les lettrés-
fonctionnaires sont majoritairement recrutés par des concours. Construits sur
le modèle chinois (Ming et Qing), ces derniers comportent deux échelons –
régionaux et métropolitains. Les épreuves des premiers sont au nombre de
cinq : explication des classiques confucéens, composition fondée sur un
questionnaire, rédaction d’un poème, composition d’un poème en prose,
rédaction d’actes officiels (proclamations impériales, ordonnances, mémoires
adressés à l’empereur). Quant au concours du doctorat, il s’agit d’une longue
dissertation dont le sujet est choisi par le souverain. Mais la bureaucratie est
aussi accessible par la voie de la recommandation aux employés et à de
simples soldats nommés mandarins pour faits d’armes, et ce à partir du milieu
du XVe siècle. Afin de prévenir le développement de clientèles et la
provincialisation du recrutement, le garant est tenu pour responsable de son
candidat. Loin d’être déconnectée du réel, la formation des futurs
fonctionnaires place les problèmes de l’État en son cœur. Le traitement des
sujets de dissertation – une pensée, une parole ou un acte d’un ancien, une
question d’actualité – implique en effet que le candidat ait la maîtrise du sens
critique et fasse preuve d’une réflexion personnelle. L’étude des classiques
confucéens a pour complément l’initiation à la pratique administrative. La
réussite au concours n’est pas une condition suffisante pour entrer dans la
carrière. Dès 1488, le lauréat doit effectuer un stage de trois années dont la
réussite détermine sa titularisation. Par la suite, le jeune fonctionnaire se doit
de lire des manuels spécialisés comportant des indications très précises sur la
fiscalité, les poids et mesures, l’hydraulique. Cette formation pratique est au
fondement de la polyvalence du mandarin. Une fois titularisé, en vertu de la
règle de l’extériorité, un fonctionnaire ne peut exercer dans sa circonscription
d’origine ou dans le même bureau qu’un de ses proches, ni acheter des biens
dans sa circonscription, ou siéger comme examinateur dans un concours où
l’un de ses parents serait candidat.
Perfectionnement des procédures d’évaluation et suivi des carrières
fondent la qualité du recrutement. Organisme permanent de contrôle du
gouvernement et de l’administration, le censorat est une particularité
importante du système administratif. Dotés de pouvoirs très étendus et
totalement indépendants, les censeurs ont tout à la fois le droit et le devoir
d’adresser des remontrances à tout détenteur d’un pouvoir de décision, y
compris l’empereur, et de mettre en accusation les fonctionnaires de tout
grade pour leur gestion. Par ailleurs, les fonctionnaires font l’objet d’une
évaluation régulière, selon des règles systématisées au milieu du XVe siècle :
envoi triennal d’un rapport d’expertise des mandarins par leurs supérieurs ;
critères d’appréciation de la personnalité du mandarin et de son travail
(impartialité, intégrité, capacité à saisir les aspirations des administrés,
efficacité dans le recrutement des soldats, fiscalité, stabilité des populations).
Au XIXe siècle, l’évaluation devient quantitative : nombre de soldats recrutés,
montant du produit de l’impôt et rapidité de résolution des affaires judiciaires
sont établis. La périodicité de l’évaluation – cinq ans en moyenne – masque
de fortes disparités. Trois grandes tendances se dégagent : intervalle long
(1162-1471), moyen (1471-1501, 1685-1754, à partir de 1826), court (1501-
1685). Ce dernier correspond à une phase de fragilité du pouvoir central. En
revanche, la triennalité, instrument idéal de régulation bureaucratique, est
significative d’une politique de centralisation (Lê Thánh Tông, Minh Mạng)
et d’un resserrement du contrôle du gouvernement sur l’appareil d’État de
1685 à 1754. Un intervalle d’appréciation trop court pénalise les individus les
plus talentueux qui ne peuvent donner la mesure de leurs capacités, alors
qu’un délai trop long favorise les plus médiocres. Les états de service,
standardisés, constituent à partir du XVe siècle un autre outil de gestion du
personnel. Afin de prévenir les falsifications, le document doit être très
précis, comporter le patronyme, le nom personnel, l’âge, et mentionner les
années de titularisation, l’émargement à un salaire, les mutations et les
sanctions éventuelles. Les omissions et lacunes délibérées exposent le
rédacteur des états de service à des peines sévères à partir de 1764.
Tels sont quelques-uns des traits « modernes » de l’administration
vietnamienne. Au Tonkin, à l’aube des années 1890, une certaine
militarisation, la part excessive des relations interpersonnelles au sein de
l’administration, le primat de la loyauté dans le recrutement des tri huyện
(sous-préfets) débouchent sur une contestation animée par des lauréats des
concours et des mandarins retraités. Aussi les autorités coloniales – comme
Jean-Marie de Lanessan, gouverneur général de l’Indochine française (1891-
1894), lecteur assidu de la correspondance des jésuites en Chine et fervent
admirateur du système « méritocratique » – se réapproprient-elles les règles
impériales : recrutement par concours, stage, avancement lent, évaluation
périodique, extériorité.

BIBLIOGRAPHIE

ĐẶNG HUY TRỨ, Tứ thụ yêu quy 辭受要規 (« Ce que l’on doit refuser et ce
que l’on peut accepter »), 1868, trad. en vietnamien, Hanoi, Association des
historiens du Viêt Nam, 1992.
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bureaucratie à l’épreuve (1820-1918), Paris, Maisonneuve et Larose, 2004.
Alexander WOODSIDE, Lost Modernities : China, Vietnam, Korea, and the
Hazards of World History, Cambridge (MA)-Londres, Harvard University
Press, 2006.
Un colonialisme à l’ottomane ?
M’hamed Oualdi

« Moi, je suis fasciné de voir la capacité qu’a la Turquie à faire


totalement oublier le rôle qu’elle a joué en Algérie et la domination qu’elle a
exercée. Et d’expliquer qu’on est les seuls colonisateurs, c’est génial. Les
Algériens y croient. » Lorsque le président Macron prononce cette phrase, le
30 septembre 2021, il anticipe de peu les déclarations incendiaires de son
homologue turc, Recep Tayyip Erdogan, qui accusera le président français de
mener une campagne contre l’islam et n’a de cesse de rappeler le passé
colonial violent de la France en Algérie et dans le monde musulman.
Emmanuel Macron entend renvoyer le dirigeant turc au passé expansionniste
et impérialiste de son pays à l’époque moderne.
Mais l’invocation d’une colonisation turque de l’Algérie n’est pas
circonstancielle. Elle est récurrente sous la plume des historiens français
favorables à la colonisation de l’Algérie, depuis la prise d’Alger en 1830
jusqu’aux temps les plus récents. Comme si la France ne faisait que succéder
à un autre occupant étranger défini comme « turc » dans la domination de
sociétés nord-africaines pensées comme apathiques. Comme si, surtout, la
France avait eu pour projet de libérer tous ces peuples « orientaux » d’un
grand « despote turc » !
Pourtant, l’empire ottoman a-t-il jamais été une puissance coloniale ? Si,
comme l’anthropologue Partha Chatterjee, l’on entend par pouvoir colonial
un pouvoir qui vise à distinguer de manière constante et violente les
colonisateurs des sujets colonisés, un pouvoir qui a pour postulat une
prétendue infériorité des populations colonisées, un pouvoir qui domine par
les armes, le droit et le capital, alors non, dans sa plus grande expansion,
l’empire ottoman n’a pas été un empire colonial, ou du moins pas dans la
majeure partie du Maghreb, depuis qu’il s’y est implanté au XVIe siècle
jusqu’à ce qu’il cède et reflue sous la pression des impérialismes européens
au XIXe siècle.
Lorsqu’ils s’installent au centre du Maghreb, à Alger, au début des
années 1520, les Ottomans ne viennent pas en envahisseurs. En vertu de la
solidarité islamique, ils ont répondu à l’appel de notables d’Alger et d’un
corsaire, Khayr al-Din Barberousse, alors menacés par l’autre grande
puissance méditerranéenne, l’empire chrétien des Habsbourg d’Espagne. Par
la suite, il est vrai que la domination ottomane n’est pas acceptée par tous les
habitants à l’intérieur du pays et dans l’ensemble du Maghreb. Installés à
Alger, les hommes du sultan étendent par la force leur emprise à une grande
partie des côtes nord-africaines : d’abord en 1554, vers l’est, en direction
d’une Égypte déjà occupée par les Ottomans, sur les côtes de la Tripolitaine,
d’où ils repoussent les chevaliers chrétiens de Saint-Jean de Jérusalem
obligés de se réfugier sur l’île de Malte ; puis ils conquièrent avec grande
difficulté, entre la Tripolitaine et la province d’Alger, une dernière
composante ottomane au Maghreb, l’Ifriqiya, nom que porte alors la Tunisie.
Les troupes ottomanes y délogent les sultans hafsides, un pouvoir musulman
établi à Tunis dès le XIIIe siècle mais passé sous tutelle espagnole à partir de
1535. En revanche, à l’ouest d’Alger, les Ottomans ne parviendront jamais à
faire tomber le sultanat du Maroc.
Le pouvoir ottoman a donc été, sans nul doute, expansionniste au
Maghreb. Les sultans ont accru leur territoire et leur puissance en se battant
non seulement contre des occupants chrétiens mais aussi contre des forces
locales musulmanes. Les soldats janissaires et gouverneurs turcophones
formés dans le cœur de l’empire, en Anatolie, ont occupé des immeubles et
des terres dans et autour des principales villes de ces régions. Ils ont réprimé,
parfois dans le sang, les rébellions contre leur autorité pendant près de trois
siècles. Ces soldats, le plus souvent turcophones en terre de langue arabe ou
berbère, se sont regroupés dans des casernes. Ils se sont aussi distingués en
suivant une école d’interprétation du droit musulman, le hanafisme, tout à fait
minoritaire par rapport au droit malékite, très répandu en Afrique du Nord
jusqu’en Égypte.
Mais ces hommes n’ont pas cherché à établir de ségrégation ni de
partition juridique avec les sujets provinciaux. Les soldats ottomans
s’appuient sur les savoirs des hommes de foi (les oulémas) et sur les pouvoirs
des notables citadins et ruraux. Ils fraient avec les populations locales, ont
avec des femmes du cru des enfants dénommés kulughlis (« fils de
serviteurs », sous-entendu « de serviteurs des sultans »). Et ces kulughlis
occupent des fonctions administratives et militaires, chose inimaginable pour
les rares enfants métis de colons avec des femmes colonisées sous
l’occupation française au Maghreb. De surcroît, les élites provinciales
ottomanes et les sujets locaux se retrouvent et agissent de concert au sein
d’œuvres de bienfaisance islamiques telles que les awqāf al-haramayn,
fondations de charité pour les deux lieux saints de La Mecque et Médine.
Mieux encore, les élites ottomanes et leur pouvoir administratif et
militaire s’enracinent dans les deux provinces de Tunis et de Tripoli, à partir
du XVIIe siècle et surtout du XVIIIe. Des chefs militaires issus des casernes de
janissaires obtiennent d’Istanbul des charges de gouverneur qu’ils
transmettent ensuite à leurs descendants, fondant des dynasties locales dont
l’une, celle des Husaynides, établie à Tunis en 1705, se perpétuera, y compris
sous le contrôle français, jusqu’au lendemain de la décolonisation, en 1957.
Qui plus est, les hommes en charge de ces provinces jouissent d’une
réelle autonomie vis-à-vis d’Istanbul. Tout en battant monnaie pour le compte
du sultan et en faisant prononcer son nom lors du prêche de la grande prière
du vendredi, les pachas-deys d’Alger et les pachas-beys de Tunis et de
Tripoli négocient à leur guise des traités diplomatiques et commerciaux avec
des puissances européennes (dont la France) sans toujours en référer à
Istanbul. Ils s’engagent dans des guerres de voisinage que les émissaires du
sultan ont du mal à clore. Les trêves entre les gouverneurs ottomans du
Maghreb ou, plus à l’ouest, entre les gouverneurs d’Alger et les sultans du
Maroc ont permis d’établir les premières frontières étatiques dans la région.
Ces guerres intestines ont entériné la division politique du Maghreb en quatre
ensembles étatiques jusqu’à aujourd’hui.
Autre signe notable d’une forte autonomie qui va à rebours d’un mode
d’administration coloniale : s’ils doivent contribuer aux guerres du sultan en
dépêchant des marins et des soldats ou en envoyant en présent des esclaves
subsahariens, les gouverneurs ne sont pourtant pas tenus de verser un tribut
annuel au sultan. Ils disposent à leur guise des impôts en nature et en espèces
qu’ils collectent et négocient auprès de leurs sujets provinciaux. Chose
encore plus inimaginable dans un ordre colonial : ces gouverneurs en voie
d’enracinement doivent demander l’autorisation officielle d’Istanbul pour
recruter en Anatolie des janissaires qu’ils installent dans les casernes et forts
du Maghreb jusqu’aux années 1820. Et, de leur côté, les sujets provinciaux
ont tout loisir d’adresser des pétitions au sultan d’Istanbul s’ils souhaitent se
plaindre de l’arbitraire ou de la corruption d’un gouverneur local et demander
son renvoi.
Ce n’est que de manière tardive, surtout à partir des années 1880, que
l’administration ottomane a recours aux mêmes outils administratifs et
culturels que les colonialismes européens, lorsque cet empire islamique
devient lui-même l’objet de la convoitise des nations d’Europe. Pour contrer
leurs offensives, la Sublime Porte ne cesse de réformer l’armée, la fiscalité, la
justice. L’historien Selim Deringil perçoit au terme de cette politique un
« borrowed colonialism », ou « colonialisme emprunté » : afin d’assurer leur
survie et de ne pas être eux-mêmes colonisés par l’Europe, les hommes du
sultan auraient adopté, selon Deringil et Ussama Makdissi, une attitude
coloniale de plus grande « distance morale » avec les populations
autochtones, jusqu’à percevoir ces sujets et notamment les populations
bédouines comme des « sauvages » à civiliser.
Un historien de la politique ottomane au Yémen, Thomas Kuehn, voit
d’ailleurs, dans ce qu’il qualifie d’« ottomanisme colonial », une forme
hybride. D’un côté, sur le versant colonial, les Ottomans s’inspireraient des
formes d’administration indirecte peut-être modelées sur les politiques
britanniques d’indirect rule au Soudan, dans la région d’Aden et dans les
Indes. Ils distingueraient en outre les sujets ottomans non plus en fonction de
leurs croyances religieuses ou de leur mode de vie sédentaire ou nomade,
mais selon une hiérarchie de civilisations. Sur un autre versant,
l’administration du sultan prendrait encore et toujours en compte les
multiples coutumes et différences locales.
D’ailleurs, même l’attitude méprisante des administrateurs du sultan
envers les populations bédouines qualifiées de « sauvages » est-elle si
nouvelle et si coloniale que cela ? Ces clichés ne se nourrissent-ils pas d’une
vieille littérature et notamment de la lecture renouvelée d’Ibn Khaldun,
penseur et juriste qui, pour comprendre les successions de dynasties dans le
Maghreb du XIVe siècle, leur montée en puissance et leur déclin, avait opposé
un mode de vie nomade – éloigné de la civilisation mais doté d’une soif de
pouvoir – au monde des villes civilisé jusqu’à l’engourdissement et la perte
de sens politique ?
Peut-être plus qu’un « colonialisme emprunté » ou un « ottomanisme
colonial », ce qui se joue dans le Maghreb ottoman colonisé par les Français,
en Algérie à partir de 1830, en Tunisie à partir de 1881, mais aussi dans
l’ancienne province de Tripoli conquise par les Italiens en 1912, c’est le
chevauchement puis la succession de l’empire ottoman et des empires
coloniaux européens, en somme la concomitance des occupations coloniales
et de la possibilité pour des sujets colonisés nord-africains de continuer à
s’identifier à un pouvoir islamique ottoman, d’y voir un lointain recours.
Jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale, et l’effondrement final de
l’empire, le monde ottoman n’est ni un souvenir ni un vestige du passé. Des
hommes et des femmes qui refusent d’être réduits au statut de sujets
colonisés fuient la domination coloniale en Algérie, en Tunisie et en Libye
pour s’installer au cœur de l’empire, à Istanbul et au Proche-Orient. Selon
l’historienne Salma Hargal, 27 000 Algériens sont ainsi présents en Syrie-
Palestine à la veille de la Grande Guerre, soit une minorité non négligeable.
Avec la révolution des Jeunes-Turcs de 1908, qui aboutit au
rétablissement de la Constitution, Istanbul devient plus encore un lieu
d’utopie et de réinvention pour les réfugiés maghrébins qui effectuent de
grandes processions spectaculaires dans les rues de la ville. Un des hommes
qui a trouvé refuge à Istanbul en 1906, Salih al-Sharif al-Tunisi, savant
musulman formé à la Grande Mosquée de la Zaytūna à Tunis, issu d’une
famille originaire d’Algérie, contribue alors à créer une association fraternelle
d’entraide et de soutien moral entre Algériens et Tunisiens. En 1916, à
Berlin, il est parmi les premiers à lancer un appel à l’indépendance de la
Tunisie et de l’Algérie. Appel pionnier quasiment oublié aujourd’hui car, à
force de francocentrisme voire d’eurocentrisme, à force de se focaliser sur les
seules sources en langue européenne, les histoires coloniales de la France et
de l’Europe n’ont pu percevoir ces transformations majeures impulsées dans
la capitale et les territoires d’un empire islamique finissant.

BIBLIOGRAPHIE

Noureddine AMARA, « Les nationalités d’Amîna Hanım. Une pétition


d’hérédité à la France (1896-1830) », Revue des mondes musulmans et de la
Méditerranée, no 137, 2015, p. 49-72.
Selim DERINGIL, « They Live in a State of Nomadism and Savagery : The
Late Ottoman Empire and the Post-Colonial Debate », Comparative Studies
in Society and History, 45 (2), 2003, p. 311-342.
Salma HARGAL, « Émigrer en contexte colonial. La vague de départ des
fellahs du Constantinois en 1910 », Revue des mondes musulmans et de la
Méditerranée, no 147, 2020, en ligne :
<https://journals.openedition.org/remmm/14471>.
Thomas KUEHN, Empire, Islam and Politics of Difference : Ottoman Rule in
Yemen, 1848-1919, Leyde-Boston, Brill, 2011.
M’hamed OUALDI, Un esclave entre deux empires. Une histoire
transimpériale du Maghreb (2020), Paris, Éditions du Seuil, 2023.
Alger, ville ottomane
Nora Lafi

Alger – Djazaïr al-mahrûsa, « la bien gardée », dans les chroniques


locales, ou Cezayir-i garp, « Alger d’Occident », dans les documents
administratifs impériaux – est, jusqu’à l’occupation française de 1830, une
des principales villes de la rive méridionale de la Méditerranée ottomane.
Marquée au Moyen Âge par l’arrivée de nombreux réfugiés musulmans et
juifs de la péninsule Ibérique chassés par les politiques d’épuration
confessionnelle menées par les monarchies chrétiennes, elle s’est, dès le
début du XVIe siècle, face aux attaques des armées de Charles Quint,
rapprochée de l’empire ottoman, qu’elle intègre de manière stable en 1541.
La ville est construite sur une forte pente en bord de mer. Elle est encore
dotée au XVIIIe siècle de ses enceintes médiévales, renforcées à l’époque
ottomane. Une citadelle, dite Casbah, elle aussi renforcée par les Ottomans,
la jouxte du côté supérieur. Sa population peut être estimée à environ
100 000 habitants au XVIIIe siècle.
Dans la ville basse de nombreuses fonctions institutionnelles et
économiques sont concentrées. C’est également là que résident, dans de
grandes casernes telles que celles de Bab Azoun ou de Bab el-Djezira, les
janissaires, membres de la caste ottomane des administrateurs et militaires,
souvent d’origine albanaise, caucasienne ou géorgienne, ainsi que le milieu
composite des corsaires sardes, corses, grecs de diverses origines ou
européens du Nord. Dans la ville basse résident aussi de nombreux chrétiens,
captifs de l’économie de course, en général pleinement intégrés à la société et
à l’économie locales. Le quartier compte de nombreuses églises. La
population urbaine présente ainsi une grande variété, fondée aussi sur la
diversité confessionnelle, avec une importante proportion d’habitants juifs
autochtones. Ces derniers habitent majoritairement dans le quartier médiéval
de la hara (« quartier »), agrandi à l’époque ottomane pour passer d’environ
150 maisons en 1520 à environ 5 000 deux siècles plus tard. Mais ce quartier
ne constitue pas un espace séparé, et de nombreux juifs habitent, selon leur
statut social, dans d’autres lieux de la ville. Le dey réside dans le palais Dâr
al-Sultan, ou Jenina. C’est là aussi que se réunit le diwan, l’assemblée qui élit
le dey de la Régence et qui décide par délibération des affaires économiques
et politiques. Au XVIIIe siècle, l’abbé Poiret a comparé ce système à celui en
vigueur dans la République de Venise. L’appartenance à l’empire ottoman est
signifiée par la titulature des charges publiques, la nomenclature de
l’administration, le cadre fiscal et le système de gouvernance et de justice.
L’un des principaux offices de ce gouvernement d’Ancien Régime est
organisé autour de la salle d’audience, destinée à réceptionner et traiter les
pétitions, vecteur principal de la gestion des affaires publiques. Dans le même
complexe siègent la trésorerie (dâr al-mâl) et la monnaie (dâr as-siqqa).
L’époque ottomane a été marquée par la construction de grands palais dont
Dâr Aziza et Dâr Yahya. La ville compte de nombreuses mosquées et
synagogues. Son aspect est, au milieu du XVIIIe siècle, celui d’une ville
éminemment ottomane. Les fonctions municipales d’Ancien Régime sont
assurées par une assemblée de notables, propriétaires, chefs des corporations,
chefs des communautés confessionnelles et marchands, présidée par le cheikh
al-Bilâd, ou chef de la ville, qui administre les biens communs civiques et
coordonne le monde des corporations. Cette administration municipale,
reflétant, sur une base d’Ancien Régime, la diversité locale, régule le bâti et
les usages des espaces publics. À l’échelle des quartiers, les familles de
notables, mais aussi les corporations et les institutions confessionnelles, ont
un rôle de régulation urbaine et sociale et servent de relais à l’administration
municipale, dont elles sont des composantes. La plupart des services urbains
(adduction d’eau, fours communs et biens communs en général) sont assurés
dans le cadre de waqfs/habous civiques municipaux, c’est-à-dire de
fondations pieuses auxquelles ont été légués des biens (terrains et boutiques
généralement) dont les revenus financent des œuvres sociales ou des services
publics. Ils sont les miroirs à la fois d’une logique d’évergétisme et d’une
gestion urbaine intégrée. De nombreux espaces de sociabilité existent : cafés,
tavernes, hammams, bibliothèques, sièges de congrégations confessionnelles.
Une sociabilité féminine spécifique s’est développée sur les terrasses des
maisons et bâtiments, reliées entre elles par des cheminements aménagés.
Au XVIIIe siècle, cependant, l’équilibre urbain algérois est fragilisé. Le
tremblement de terre du 3 février 1716 a été un des plus dévastateurs de
l’histoire de la ville. De nombreuses autres secousses ont marqué l’ensemble
du siècle. Alger est donc à cette époque une ville en reconstruction, dans
laquelle la solution des arcs de soutènement a été généralisée et perfectionnée
dans le cadre d’un grand programme d’urbanisme ottoman réinterprétant le
rapport à la ville médiévale. Cette politique a été l’occasion de redéfinir le
pacte d’ottomanité entre autorités impériales et élites locales, autour de la
négociation de la reconstruction de grands complexes, la solution du waqf
servant de structure juridique et de financement.
C’est surtout cependant la remise en question de l’économie de course
qui fragilise Alger au XVIIIe siècle. Sous la pression diplomatique et militaire
des puissances européennes et des États-Unis, l’empire ottoman est contraint
d’imposer à Alger une sévère limitation de ses activités dans ce domaine.
C’est dans ce contexte, mais aussi celui de l’action prédatrice des marchands
européens s’emparant des réseaux commerciaux juifs de l’empire ottoman,
qu’a lieu la violente occupation militaire française de 1830.

BIBLIOGRAPHIE
André RAYMOND, « Le centre d’Alger en 1830 ». Revue de l’Occident
musulman et de la Méditerranée, no 31, 1981/1, p. 73-84.
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al-’uthmaniyya), Ankara, Başbakallk Devlet Arsivleri Genel Mürdürlügü,
2010.
Tal SHUVAL, La Ville d’Alger vers la fin du XVIIIe siècle. Population et cadre
urbain, Paris, CNRS éditions, 1998.
Le royaume du Kongo, une farouche
indépendance
Cécile Fromont

Le Kongo est un royaume d’Afrique centrale dont la fondation remonte


au moins au XIIIe siècle. Il s’étend au sud du fleuve Congo, dans l’ouest de ce
qui est aujourd’hui la République démocratique du Congo et le nord de
l’Angola. Sa situation géographique, aux confins de régions aux écologies et
industries diverses, lui a permis de s’affirmer comme une puissance
commerciale et politique majeure parmi les grands royaumes de l’Afrique
centrale. Sa prospérité économique et sa robuste organisation sociale et
politique lui ont donné les moyens de s’étendre d’abord par alliance et
affiliation avec des communautés voisines, puis par des guerres de conquête
qui ont porté ses frontières, bien que toujours disputées, des rives du Congo
au nord à l’île de Luanda au sud, et d’est en ouest de l’Atlantique à la rivière
Kwango. Acteur des réseaux commerciaux, religieux et diplomatiques du
monde atlantique depuis sa rencontre avec le Portugal à la fin du XVe siècle, le
Kongo reste souverain tout au long de la période moderne. Il ne voit sa
farouche indépendance lui échapper qu’au début du XXe siècle au terme d’un
long processus d’intégration dans l’empire colonial portugais.
L’accession au trône d’Afonso Mvemba a Nzinga en 1506 marque un
tournant majeur dans l’histoire du royaume, qui infléchit profondément sa
trajectoire politique, religieuse, et culturelle, tant à l’intérieur de ses terres
que sur la scène internationale. Bien que longtemps considéré comme le
successeur apparent de son père João Nzinga a Nkuwu, ce n’est qu’à l’issue
d’un violent conflit qu’Afonso devient « par la grâce de Dieu notre Seigneur
Roi de Manicongo et de ses terres et Domaines » (lettre d’Afonso Ier du
Kongo aux Seigneurs du Royaume, Bibliothèque nationale du Portugal, CA –
Ms. 297, f° 149v-150v). Si João lui a donné l’espoir d’une succession sans
heurts, Afonso sait aussi que le choix du nouveau roi parmi les candidats
éligibles n’appartient pas au monarque mais à un conseil de grands du
royaume. Il a même de bonnes raisons de s’attendre à une ferme opposition.
Son demi-frère Mpanzu a Nzinga (ou Mpanzu a Kitemu), qui peut lui aussi
prétendre au titre, a déjà du vivant de leur père lancé plusieurs attaques contre
sa réputation.
La dispute, dont on ne connaît les ressorts que par le biais de récits écrits
a posteriori par Afonso, n’est pas une simple intrigue de palais, mais la
manifestation d’un schisme entre opposants et partisans de la conversion du
royaume au catholicisme et, plus généralement, de son ouverture aux
innovations matérielles, spirituelles et culturelles que sa participation au
monde atlantique apporte sur ses rivages. En effet, trois décennies plus tôt, en
1483, des aventuriers et prêtres portugais à la recherche de nouveaux alliés
pour la Chrétienté et de nouvelles routes vers l’Asie sont arrivés sur les côtes
du royaume. Une relation cordiale, aussi étroite que les longues distances le
permettent, s’est alors établie entre les deux royaumes par le biais
d’intermédiaires linguistiques et culturels africains et européens circulant
entre les deux continents, certains de leur plein gré, d’autres de force. Au fil
des allers-retours, des échanges de luxueux cadeaux diplomatiques, d’outils
et de savoirs, la société Kongo commence à changer. Le catholicisme en
particulier trouve un écho positif parmi son aristocratie. Les grands du
royaume se baptisent en 1491, y compris le roi Nzinga a Nkuwu, qui prend
alors le nom de João. Avec le blanc-seing du monarque et sous la supervision
des nobles du pays, le royaume adopte la nouvelle religion et développe un
système éducatif promouvant l’écriture dans les affaires publiques et privées,
et la dissémination des enseignements de l’Église.
C’est dans cet environnement qu’Afonso acquiert une grande renommée
pour son attachement au christianisme et sa connaissance des préceptes de
l’Église. Son enthousiasme pour la nouvelle religion, expliquera-t-il plus tard
dans ses écrits, se heurte au conservatisme d’une faction païenne de
l’aristocratie qui, réunie sous la bannière de son frère, s’oppose à sa montée
sur le trône à la mort de son père en 1506. Mais son zèle et sa piété sont
finalement récompensés sur le champ de bataille quand une armée
miraculeuse menée par saint Jacques et apparue sous une croix céleste
resplendissante défait l’armée de son frère et lui offre la victoire ainsi que le
trône du Kongo. Cette histoire miraculeuse de son arrivée à la tête du
royaume s’inscrit dans une double lignée : celle de la légende de l’empereur
romain Constantin et celle des mythes de création des royaumes de l’Afrique
centrale. Promue à l’intérieur du royaume et auprès des puissances
européennes par des lettres qu’Afonso fait largement circuler, elle devient le
récit fondateur du Kongo chrétien et la source de la légitimité de son
aristocratie au cours des siècles suivants. En réalité, il est peu probable que le
conflit entre les deux frères ait été une guerre de religion plus qu’une
compétition pour le trône entre prétendants également qualifiés, réglée sur le
champ de bataille.
Dans l’ère chrétienne inaugurée par la grande victoire d’Afonso en 1506
et qui durera jusqu’au crépuscule du royaume au début du XXe siècle, les
dirigeants du Kongo, à la fois guerriers africains et nobles chrétiens, exercent
leur autorité sur un pays profondément marqué par la culture visuelle,
matérielle et spirituelle catholique, et par sa participation aux réseaux
commerciaux et diplomatiques du monde atlantique. Églises et croix
monumentales marquent le paysage du pays en souvenir de la victoire
d’Afonso. Crucifix et manteaux de l’ordre catholique des chevaliers du Christ
servent d’insignes à ses grands personnages. Un système d’éducation
religieuse et laïque y forme des lettrés, dont certains continuent leurs études
au Portugal ou à Rome. Le royaume, résolument indépendant mais tourné
vers l’extérieur, voit aussi ses horizons et son influence s’étendre le long des
réseaux commerciaux, diplomatiques et religieux du monde atlantique,
y compris ceux tracés par la traite esclavagiste. Le Kongo de la période
moderne a ainsi été allié et ennemi d’États européens tels que la Hollande et
le Portugal, membre de la Chrétienté, consommateur avisé de produits venus
des quatre coins du monde, bastion d’indépendance et de souveraineté
africaine, et puissance politique et culturelle régionale et interrégionale.
La projection du royaume dans l’Atlantique par le trafic esclavagiste a
des effets déstabilisants qui aggravent plutôt qu’ils ne créent les troubles
auxquels il fait face au XVIIe et au XVIIIe siècle en raison de longues guerres
civiles, des invasions étrangères et de la pression expansionniste du Portugal
depuis sa conquista de l’Angola à la frontière sud du pays. La participation
du royaume à la traite a aussi pour conséquence de projeter outre-Atlantique
de nombreuses idées et pratiques imprégnées de son histoire politique et
spirituelle. Près de la moitié des captifs déportés vers les Amériques
embarquent depuis l’Afrique centrale. Si les habitants du Kongo ne
représentent qu’une petite minorité parmi eux, des millions d’hommes et de
femmes capturés de pays voisins ou ayant transité par le royaume emportent
avec eux un degré de familiarité avec ses traditions politiques, religieuses,
visuelles et matérielles. De l’autre côté du Passage du milieu, Kongo comme
idiome, comme souvenir et comme concept sert de cri de ralliement et de
point d’ancrage qui permet aux esclaves, libres et rebelles africains de
construire leur indépendance face aux Européens et de transformer les rites et
symboles religieux et politiques de l’Europe en outils de pouvoir et
spiritualité qui leur sont propres. Le Kongo, comme pays, comme idée et
comme inspiration, joue ainsi un rôle central dans la construction de
l’Atlantique noir. C’est en se référant à lui que, depuis le XVIIe siècle, des
confraternités catholiques noires, de Lisbonne à Salvador da Bahia, ont élu
chaque année leur roi et leur reine du Kongo, comme l’ont fait aussi leurs
compatriotes d’Albany dans le nord-est des États-Unis jusqu’au XIXe siècle.
La première nation noire indépendante, Haïti, compte parmi les figures les
plus saillantes de sa libération du joug colonial plusieurs personnes se
réclamant d’un attachement biographique ou symbolique au Kongo, telles
que Macaya, meneur d’un soulèvement à Cap-Français en 1793, ou la
révolutionnaire Romaine-la-Prophétesse. Autrement dit, au sein de
confraternités catholiques, à la tête de troupes armées, ou dans un quotidien
où la survie elle-même est une forme de résistance, hommes et femmes noires
des Amériques, libres ou esclaves, choisissent de vivre dans un monde placé
sous le patronage social, politique et spirituel du Kongo, d’où ils puisent
autonomie, pouvoir, et la force d’endurer le joug de l’esclavage, de se
révolter contre son emprise et de précipiter l’arrivée de l’âge des révolutions
dans le monde atlantique.
Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, la France n’a eu que peu de contacts avec le
Kongo en dehors de ceux qu’entretenaient les colons avec les populations
noires des Amériques et des relations commerciales tissées sur les côtes de
l’Afrique centrale pour le commerce esclavagiste. Les traces de ces relations
se trouvent dans les archives des compagnies et des vaisseaux de traite, dans
les écrits des missionnaires actifs au sein des possessions françaises
d’Amérique aux XVIIe et XVIIIe siècles, ou dans l’appareil administratif des
colonies, notamment les guides et mémoires des planteurs et les suites
judiciaires données aux révoltes et aux insurrections. Dans les dernières
décennies du XVIIIe siècle, la présence française dans l’Afrique centrale (mais
pas au Kongo à proprement parler) prend de nouveaux contours avec la
mission de prêtres français au nord du fleuve Congo entre 1766 et 1776
documentée par l’abbé Proyart. Un siècle plus tard, en 1865, Rome confie
aux missionnaires français de la Congrégation du Saint-Esprit la préfecture
apostolique du Congo. À l’aube de l’ère coloniale, la France concentre ses
ambitions impériales au nord de la rivière, dans ce qui deviendra l’Afrique
équatoriale française puis la République du Congo. Le royaume historique,
quant à lui, cède peu à peu à la pression du Portugal dont il intègre la colonie
de l’Angola en 1912.

BIBLIOGRAPHIE

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Lisbonne, Agência Geral do Ultramar Divisão de Publicações e Biblioteca,
1952.
Cécile FROMONT, L’Art de la conversion. Culture visuelle chrétienne dans le
royaume du Kongo, Dijon, Presses du Réel, 2018.
Kabolo Iko KABWITA, Le Royaume Kongo et la Mission catholique, 1750-
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2004.
Abbé PROYART, Histoire de Loango, Kakongo, et autres royaumes
d’Afrique ; rédigée d’après les Mémoires des préfets apostoliques de la
Mission françoise ; enrichie d’une carte utile aux navigateurs : dédiée à
Monsieur, Paris, 1776.
John K. THORNTON, A History of West Central Africa to 1850, Cambridge-
New York, Cambridge University Press, 2020.
Beatriz Kimpa Vita, prophétesse
et femme politique
John Thornton

Dona Beatriz Kimpa Vita est une prophétesse chrétienne du XVIIIe siècle
dans le royaume du Kongo. Elle voit le jour vers 1684 sur les terres de
Kibangu, au beau milieu d’une guerre civile opposant deux factions de la
famille royale, les Kimpanzu et les Kinlaza. En 1678, ces deux groupes
rivaux abandonnent la capitale São Salvador et se retranchent dans différentes
régions du royaume.
Beatriz appartient à la noblesse du royaume du Kongo, converti
progressivement au christianisme à partir de 1491. Enfant, les expériences
spirituelles qu’elle aurait vécues la conduise vraisemblablement à rejoindre la
société secrète kimpasi, laquelle entendait s’attaquer aux problèmes sociaux à
travers des rituels mettant en scène la mort et la renaissance de ses adeptes.
Elle connaît deux mariages malheureux, qui prennent fin parce que ses dons
spirituels la rendraient très rétive à la domination masculine.
En août 1704, atteinte d’une longue maladie, elle reçoit la visitation de
saint Antoine, qui se serait introduit dans son esprit alors qu’elle se trouvait à
l’agonie. Après cette expérience, bien qu’elle ait conservé sa personnalité et
son apparence, elle est persuadée d’avoir pris l’identité du saint qui l’a
possédée.
En tant qu’incarnation de saint Antoine, Beatriz Kimpa Vita entreprend
de réunifier le royaume du Kongo en tentant de mettre un terme aux guerres
civiles qui l’affligent. Au même moment, le roi Pedro IV essaie de pacifier le
pays en réoccupant en 1702 la capitale abandonnée. Plusieurs prophètes, dont
une femme nommée Apollonia Mafuta, appellent alors à accélérer cette
reconquête. Beatriz rejoint ce mouvement et en prend la direction.
Le Kongo compte alors peu de prêtres, les plus en vue étant une demi-
douzaine de missionnaires capucins italiens. Ces derniers sont membres d’un
ordre mendiant et généralement très respectés, mais leur présence offense la
fierté de certains Kongo : de nombreux nobles leur prêtent, à tort ou à raison,
des préjugés racistes. Peut-être est-ce ce qui conduit Beatriz à affirmer que
les Capucins nient l’existence de saints noirs. Depuis 1622, une nouvelle
croyance se diffuse donc, selon laquelle saint Jacques, le saint patron du
Kongo, était noir.
Beatriz se fait l’écho de ce message auprès de Pedro IV qui, lui, se
montre réticent. Elle tente alors de persuader son rival João II, qui rejette lui
aussi sa prédication. Finalement, elle se rend directement dans la capitale
abandonnée et s’installe dans les ruines de la cathédrale de São Salvador. Des
milliers de personnes, émues par son message – amplement diffusé par une
troupe de missionnaires, les « Petits Antoine », des adeptes de Béatrice eux-
mêmes possédés par des saints –, prennent la route pour relayer sa prophétie.
La prédication de Beatriz met en avant la nécessité de reconstruire le
royaume, de mettre sur le trône un monarque unique et d’apporter des
changements radicaux à la théologie chrétienne. Outre l’autorité que lui
confère son identification à saint Antoine, Beatriz prétend monter
régulièrement au ciel pour y discuter avec Dieu des problèmes du Kongo.
Elle affirme que Jésus et Marie étaient tous deux originaires du Kongo et que
le Christ est né à São Salvador, avant d’être baptisé à Nsundi (province du
nord du royaume).
Elle entreprend également de modifier le texte des prières de la liturgie
catholique. Elle remplace la très importante antienne Salve Regina (« Salut, ô
Reine ») par le Salve Antonio. Elle affirme que Dieu reconnaît les intentions
des gens plutôt que leurs œuvres, et que saint Antoine, véritable divinité,
occupe une place prééminente, juste après Dieu.
Forte de ses nombreux adeptes, et grâce à la réoccupation de São
Salvador, Beatriz devient un acteur politique de premier plan. Pedro
Constantino da Silva, l’un des généraux de Pedro IV, déplace ses troupes à
São Salvador et se proclame protecteur de Beatriz, qui lui confère le statut de
prétendant au trône.
Cependant, en 1705, elle tombe enceinte d’un de ses adeptes et,
consciente des torts que cela peut porter à sa réputation, accouche dans le
plus grand secret au printemps 1706. Les soldats de la reine Ana Afonso de
Leão, qui contrôle une des factions en conflit, la capturent dans son refuge et
la livrent à Pedro IV. Les Capucins ne voulant surtout pas assumer la
responsabilité de sa mort, Pedro IV la fait juger et exécuter en tant que
sorcière le 6 juillet 1706.
Dès le lendemain de sa mort, des adeptes recherchent des reliques sur le
lieu de son exécution. Puis une femme qui affirme être sa mère prend le
contrôle du mouvement syncrétiste antonianiste, encore actif en 1709, lorsque
les troupes de Pedro IV prennent d’assaut la capitale. On ignore combien de
temps le culte inspiré par Beatriz a survécu, la documentation sur le Kongo se
faisant rare après 1715. Cependant, un certain nombre d’Églises
indépendantes de langue kikongo, s’appuyant sur des traditions orales, ont
continué à proclamer que Beatriz était leur mère fondatrice.
Traduit de l’anglais par Marc Saint-Upéry

BIBLIOGRAPHIE

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p. 463-508.
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sous Pedro IV et la “Saint-Antoine” congolaise (1694-1718) », Bulletin de
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John THORNTON, The Kongolese Saint Anthony : Dona Beatriz Kimpa Vita
and the Antonian Movement, 1684-1706, Cambridge-New York, Cambridge
University Press, 1998.
L’émergence de l’État-ethnie wolof
Markhoufi Ousmane Traoré

En 1488, un roi wolof en intérim, le Bumi Jeleen N’Diaye, du royaume


du Djolof, situé en Sénégambie, dirige une ambassade au Portugal à la cour
royale de João II. À la même période, en Afrique centrale, les missions
diplomatiques se multiplient, notamment entre le Kongo, le Portugal,
l’Espagne, Rome et même le Brésil. C’est le cas du roi Kongolais Alvare II
qui envoie en 1604 son ambassadeur Nsaka Na Vunda au Vatican pour
rencontrer le pape Paul V. La mission diplomatique avait pour but de
dénoncer à Rome les pratiques esclavagistes portugaises au Kongo et de
réclamer des échanges commerciaux équitables et l’accès au savoir européen.
Toutefois, le voyage du souverain wolof à Lisbonne se distingue en ce que le
Bumi Jeleen est le premier roi africain à se déplacer personnellement en
Europe. Cette mission diplomatique nous renseigne sur les premiers contacts
politiques et économiques entre l’Afrique de l’Ouest et l’Europe. Elle nous
éclaire également sur l’inscription des royaumes d’Afrique de l’Ouest dans le
nouveau système économique émergent de l’Atlantique, dominé par les
puissances maritimes européennes au détriment du Sahara et des empires
arabo-berbères d’Afrique du Nord et de la Méditerranée. Ainsi, le voyage du
Bumi Jeleen avec une délégation de vingt-quatre aristocrates wolofs à la cour
royale de João II révèle trois grands changements politiques et économiques
en cours dans les royaumes et empires africains du XVe siècle. Premièrement,
ce voyage coïncide avec la désintégration des grands empires pluriethniques
soudano-sahéliens de l’intérieur, qui contrôlaient les routes du commerce
transsaharien : les empires du Ghana (VIIIe-XIe siècle), du Mali (XIIIe-
e
XVII siècle) et du Songhaï (XIIe-XVIe siècle). Deuxièmement, la désintégration
politique provoquée par l’intrusion de puissances maritimes européennes sur
la façade atlantique ouest-africaine favorise les provinces côtières au
détriment des royaumes et des empires de l’intérieur. Ces provinces côtières
s’érigent en nouveaux États centrés autour d’un seul groupe ethnique : c’est
l’émergence de l’État-ethnie. Troisièmement, en imposant leur pouvoir sur la
façade atlantique, les dirigeants de l’État-ethnie ont conscience que leur
survie politique dépend de leur intégration à l’économie atlantique, dont le
centre se situe désormais en Europe de l’Ouest. Ces échanges commerciaux
dépendent grandement du développement de nouvelles relations
diplomatiques, à l’image de cette mission du roi wolof au Portugal.
Le voyage du Bumi Jeleen à la cour portugaise et son entretien avec
João II, au cours duquel celui-ci lui demande de se convertir au christianisme,
pourrait être interprété comme le prélude ou le présage de la conquête
européenne qui adviendra quatre siècles plus tard. Cette mission révèle
surtout une profonde mutation qui s’opère en Afrique de l’Ouest à la fin du
e
XV siècle. La côte occidentale d’Afrique, désormais contrôlée par des États
monoethniques comme celui du Bumi Jeleen, se tourne maintenant vers
l’océan Atlantique. A contrario, l’Afrique de l’intérieur demeure focalisée sur
le Sahara, symbole d’une idéologie impériale et pluriethnique en voie de
désintégration. C’est dans ce contexte historique que la célèbre expression de
l’historien portugais Vitorino Magalhães Godinho, « la victoire de la
caravelle sur la caravane », prend tout son sens. En effet, du point de vue
africain, la caravelle et la navigation atlantique sont perçues comme de
précieux outils politiques et économiques par les provinces côtières qui
s’émancipent du centre. Ces régions littorales peuvent ainsi rompre leur
isolement par rapport au commerce transsaharien qui, jusqu’ici, ne servait
que les intérêts économiques et politiques des empires soudano-sahéliens de
l’intérieur. Ainsi, la caravelle et l’ouverture sur l’océan Atlantique ne
symbolisent pas tant une victoire des Européens sur les Arabo-berbères
qu’une victoire des provinces ethniques de la côte sur les cités marchandes et
musulmanes de l’hinterland. En l’occurrence, celle du royaume du Djolof et
de sa province côtière du Waalo d’où est originaire le roi wolof du Bumi
Jeleen.
Celui-ci fait montre de pragmatisme, en voyant dans les caravelles
portugaises qui commercent sur les côtes de son royaume un nouveau moyen
de développement économique, notamment grâce aux chevaux et aux
marchandises qu’elles importent en Afrique de l’Ouest. Il comprend que la
présence portugaise au Waalo résulte de l’émergence d’une nouvelle
économie atlantique. Le Bumi Jeleen décide d’administrer le Djolof à travers
un maillage territorial lui permettant d’organiser le commerce maritime et
fluvial (Sénégal). Il établit de nouvelles relations diplomatiques entre le
Djolof et le Portugal qui, loin d’être équitables, permettent malgré tout au
souverain wolof d’asseoir son pouvoir politique au niveau local. Les
nombreux cadeaux offerts aux négociants portugais confortent la réputation
des Wolofs à Lisbonne, notamment parmi les aristocrates de la cour. Et
lorsque, après trois années de relations économiques loyales avec le Portugal,
des troubles politiques locaux menacent la stabilité politique de son royaume,
le Bumi Jeleen obtient en 1488 le soutien militaire du Portugal afin d’affermir
son autorité.
Le Bumi Jeleen se présente alors comme un partenaire de João II,
s’engageant à faire de son royaume une tête de pont de l’expansionnisme
portugais en Afrique de l’Ouest. Cette alliance ainsi que la conversion au
christianisme structurent dès lors la stratégie politique des États-ethnies
émergents, entraînant la naissance de communautés métisses portugaises : les
tangomaos que les Français désigneront plus tard comme Luso-Africains ou
signares.

BIBLIOGRAPHIE
Boubacar BARRY, Le Royaume du Waalo : Le Sénégal avant la conquête
(1972), nouvelle éd. revue et augmentée, Paris, Karthala, 1985.
Jean BOULÈGUE, Le Grand Jolof, XIIIe-XVIe siècle, Paris, Éditions Façades-
Karthala, 1987.
Makhroufi Ousmane TRAORÉ, « Marge de manœuvre, négociations et
pouvoir de décision : les souverains de la Sénégambie dans le système des
relations internationales transatlantiques et dans l’évolution du capitalisme
moderne du XVe au XVIIIe siècle », thèse d’histoire moderne sous la direction
de Lucien Bély, université Paris 4, 2009.
Un empire maritime en Océanie
Christophe Sand

Les sociétés du Pacifique sont depuis longtemps utilisées par les


archéologues, les historiens et les sociologues comme des exemples au sein
desquels puiser des éléments comparatifs qui aident à reconstruire la diversité
des systèmes politiques s’étant développés dans le passé. Les structures des
sociétés mélanésiennes semi-égalitaires à « grands hommes » ou des
« chefferies » polynésiennes anciennes sont appliquées à des études de cas
néolithiques ou protohistoriques à travers la planète, souvent sans que
l’importance des spécificités historiques et environnementales locales ayant
permis le développement de ces organisations océaniennes soit prise en
considération. Ce texte présente, dans l’aire géographique du Pacifique, un
cas unique d’émergence d’une structure politique définissable comme
« proto-État », s’accompagnant de la formation d’un véritable « empire
maritime ». Celui-ci a vu le jour dans l’archipel de Tonga, en Océanie
centrale, au cours des siècles ayant précédé les premiers contacts avec les
Européens. Les modalités de création de l’empire maritime tongien, son
fonctionnement multiséculaire ainsi que le processus d’effondrement des
réseaux politiques soutenant le contrôle du pouvoir centralisateur à l’arrivée
des Européens peuvent être étudiés grâce aux très nombreuses données de
traditions orales régionales et aux résultats des fouilles archéologiques.
Les nombreux chantiers archéologiques conduits dans le berceau
polynésien ont permis d’identifier une tradition insulaire ancienne de contacts
et d’échanges, remontant au premier peuplement Lapita il y a un peu moins
de 3 000 ans. La présence d’éclats de verre volcanique, d’herminettes en
basalte et de fragments de céramique dans des sites archéologiques parfois
éloignés de plusieurs centaines de kilomètres de la source géologique
originelle de ces objets, de même que le maintien de correspondances fortes
entre les différentes langues du triangle formé par les archipels de Fidji,
Samoa et Tonga témoignent de relations renouvelées avec régularité au cours
du temps. Les entités politiques se sont progressivement construites en
chefferies antagonistes dans chaque île, en s’appuyant sur ces réseaux
d’alliances à longue distance. Des données archéologiques viennent en
support de quelques traditions orales, qui ont mémorisé l’importance
régionale majeure de l’archipel de Samoa durant la première moitié du
deuxième millénaire apr. J.-C., région d’origine de nombreuses pirogues qui
parcouraient alors le Pacifique Sud, de l’arc mélanésien à la Polynésie
centrale.
Durant ce demi-millénaire, la grande île de Tongatapu, située au sud de la
Polynésie occidentale, fait l’expérience d’une transformation radicale de son
organisation politique et des structures d’occupation de l’espace. Vers 1200
apr. J.-C., une chefferie réussit à unifier l’ensemble de l’île sous son autorité
et impose une symbolique de pouvoir basée sur la nature divine du porteur de
titre, qui prend le nom de Tu’i Tonga. La fondation d’une capitale à Lapaha,
le long du lagon intérieur de l’île, est marquée par des travaux monumentaux,
impliquant le contrôle centralisé d’une population nombreuse d’ouvriers.
Olotele, l’espace foncier central symbolisant le pouvoir, est entouré d’une
série de fossés de plus de 3 kilomètres de long, 7 à 10 mètres de large et
2 à 4 mètres de profondeur, creusés dans la dalle de corail fossile, ce qui
représente l’extraction d’un volume total de plus de 28 000 tonnes de déblais.
Le quadrilatère permet de délimiter une grande cour où se tiennent les
cérémonies coutumières et cultuelles pour le Tu’i Tonga. La plus importante
de ces cérémonies est celle qui célèbre « les premiers fruits » (‘inasi), au
cours de laquelle les familles de l’île viennent remettre leurs premières
productions horticoles au Tu’i Tonga, les présentant religieusement aux dieux
pour demander des récoltes abondantes, matérialisant ainsi son caractère
divin. Dès cette période, une partie du bord de mer marécageux est également
remblayée, permettant aux pirogues de haute mer d’accoster facilement à
Lapaha et favorisant les échanges avec les îles entourant Tongatapu.
L’édification du remblai est mise à profit vers 1300 apr. J.-C. par le Tu’i
Tonga Uluakimata pour édifier une sépulture mégalithique à trois gradins,
mesurant 41,5 mètres sur 28, dont l’entourage extérieur est composé de blocs
équarris de corail fossile dont certains monolithes pèsent plus de 30 tonnes.
Ceux-ci ont été posés directement sur le sol humide de la mangrove avant son
remblai. Les études archéologiques ont évalué le volume de remblais déposés
face à l’ancien bord de mer de Lapaha à un total de plus de 100 000 mètres
cubes de sédiments, illustrant un travail collectif monumental.
Un certain nombre de données mythiques viennent en complément des
analyses archéologiques pour indiquer l’existence, dès le premier siècle du
développement de Lapaha, de relations fortes avec les archipels alentour. Les
traditions orales ont surtout retenu un épisode brutal de modification de la
dynamique politique à travers la région autour de 1450 apr. J.-C., associé à la
saga du vingt-quatrième Tu’i Tonga, nommé Kau’ulufonua. Celui-ci est
considéré comme le grand initiateur de l’intégration d’îles éloignées dans un
ensemble maritime étendu, ayant pour centre politique l’île de Tongatapu.
Les traditions régionales s’accordent toutes pour expliquer la campagne
militaire menée par Kau’ulufonua comme une expédition de représailles
contre les assassins de son père, le Tu’i Tonga Takalaua. Les pirogues de
Tongatapu ont dans un premier temps envahi facilement l’archipel de
Ha’apai, composé de petites îles basses. L’armée tongienne a trouvé plus de
résistance à Vava’u, grande île haute. La victoire finale permet, après avoir
pris le contrôle des petites îles de Niuatoputapu et de Niuafoou, d’engager
une confrontation avec la population de ‘Uvea (Wallis), au nord de la
Polynésie occidentale. Les guerriers de cette île ont finalement remis les
assassins de son père à Kau’ulufonua, qui aurait ordonné que leurs dents
soient brisées avant de les forcer à mâcher des racines de kava sec, base de la
boisson rituelle polynésienne. Le Tu’i Tonga, face à la foule réunie, aurait bu
ce kava ensanglanté, recevant le surnom de Fekai, « le cruel ». Comme pour
toutes les autres îles conquises, avant de quitter ‘Uvea, Kau’ulufonua laissa
sur place un représentant de sa famille élargie comme vice-roi.
La défaite du Tu’i Tonga sur l’île de Futuna lors de son voyage de retour
entraîne, d’après les traditions orales, une révolution de palais à son arrivée à
Tongatapu. Afin de garantir un équilibre politique entre les factions et le
maintien des symboliques religieuses, une répartition bicéphale du pouvoir
est alors mise en place. Bien qu’il soit toujours considéré comme le
personnage le plus sacré car descendant directement des dieux, le Tu’i Tonga
perd à partir de cette période la responsabilité des affaires terrestres, dont la
charge échoit à une nouvelle lignée, les Tu’i Ha’atakalaua, dont le premier
porteur du titre est le frère cadet de Kau’ulufonua. Sitôt installé, celui-ci
procède à la pérennisation du contrôle des îles récemment conquises par son
aîné, en y envoyant des nobles qui lui sont dévoués. Cette structuration
administrative du lien entre la cour de Tongatapu et les îles passées sous son
contrôle, éloignées pour certaines de plus de 1 000 kilomètres, correspond à
la mise en place d’un empire maritime régional polynésien centralisé unique
dans l’histoire du Pacifique. À son apogée, celui-ci s’étend à l’ouest jusqu’à
certaines îles de l’archipel de Fidji, englobe l’ensemble de l’archipel tongien
ainsi que ‘Uvea et une partie de Samoa, et se prolonge vers l’est jusqu’à l’île
de Niué.
Afin de garantir la mainmise tongienne sur ces colonies, des membres de
familles nobles de Tongatapu y ont donc été envoyés, accompagnés de clans
guerriers qui veillent à l’installation foncière de ces nouvelles élites sur les
îles conquises. Les vice-rois ont pour charge de collecter les taxes, d’imposer
les règles d’organisation tongiennes ainsi que la terminologie hiérarchique
qui s’y rattache et de faire parvenir à Tongatapu les tributs des populations
locales. La fête du ‘inasi prend ainsi à partir du milieu du deuxième
millénaire apr. J.-C. un véritable caractère panrégional, la cérémonie attirant à
Lapaha des émissaires de l’ensemble de l’empire maritime. Les liens entre les
familles nobles tongiennes et celles qui sont originaires des colonies sont
continuellement renforcés par l’envoi de jeunes femmes de haut lignage à la
cour de Tongatapu, où elles sont mariées dans le cadre de stratégies
d’alliances savamment échafaudées. La famille royale n’échappe pas à ces
intrigues matrimoniales, la Tamaha, sœur du Tu’i Tonga, se voyant ainsi
obligée de s’unir à un noble étranger originaire des îles Fidji, afin d’éviter
tout conflit de légitimité à la génération suivante. La proximité culturelle
incite les nobles de Tongatapu à rechercher nombre de leurs épouses
majeures aux îles Samoa. À son apogée, Lapaha devient le cœur des
échanges à longue distance dans cette partie du Pacifique, où affluent les
productions spécialisées des archipels alentour, telles les céramiques de Fidji,
ou les nattes fines de Samoa qui composent le trésor royal des Tu’i Tonga, ou
encore les très grandes huîtres perlières du lagon de ‘Uvea, dont les coquilles
sont utilisées comme parures par les élites.
Dès le milieu du XVe siècle, les principales familles nobles qui contrôlent
ces échanges voient leur pouvoir augmenter grâce à l’empire maritime, leur
permettant de se faire construire à Lapaha des tombeaux monumentaux
majestueux appelés Langi, délimités par des dalles taillées atteignant pour
certaines près de 10 mètres de longueur. Certains de ces tumuli, renfermant
des chambres funéraires, mesurent jusqu’à 60 mètres de longueur et peuvent
atteindre 3,5 mètres de hauteur. Cette tradition de sépulture à caveau sous
tertre, ainsi que le sport noble de la chasse aux pigeons sauvages au sommet
de bombements artificiels, a été introduite à travers l’ensemble des îles sous
domination tongienne, marquant les paysages archéologiques de l’empreinte
coloniale de l’empire maritime.
À partir de la fin du XVIIe siècle, alors que l’archipel tongien vient d’avoir
un premier contact avec l’équipage hollandais d’Abel Tasman, l’organisation
bicéphale de l’État archaïque tongien commence à fléchir sous la pression de
nouveaux acteurs politiques en quête de pouvoir. Originaire de l’île de
Vava’u, le lignage des Tu’i Kanokupolu prend au cours du siècle suivant
l’ascendant politique sur ses rivaux et réussit, grâce à des mariages
stratégiques ainsi qu’à la suite de conflits, à supplanter le lignage des Tu’i
Ha’atakalaua. Les tensions qui se manifestent à Tongatapu permettent aux
colonies lointaines de regagner progressivement leur autonomie, tout en
conservant des liens avec l’ancien occupant à travers les échanges
matrimoniaux. Cook, Lapérouse et le chevalier d’Entrecasteaux seront les
derniers Européens à observer le système hiérarchique traditionnel tongien en
fonctionnement. En effet, un demi-siècle de guerres internes entre les grands
lignages, alors que s’implantent les missions chrétiennes à partir de l’extrême
fin du XVIIIe siècle, mettent un terme à la primauté des Tu’i Tonga et
produisent l’avènement de la royauté tongienne moderne, sous le titre de
Tupou.

BIBLIOGRAPHIE

Geoffrey CLARK, David BURLEY et Tim MURRAY, « Monumentality and the


Development of the Tongan Maritime Chiefdom », Antiquity, 82 (318), 2008,
p. 994-1008.
—, Christian REEPMEYER et Nivaleti MELEKIOLA, « The Rapid Emergence
of the Archaic Tongan State : The Royal Tomb of Paepaeotelea », Antiquity,
90 (352), 2016, p. 1038-1053.
Phyllis HERDA, Jennifer TERRELL et Niel GUNSON (dir.), Tongan Culture
and History, Canberra, Australian National University Press, 1996.
Philip PARTON, Geoffrey CLARK, Christian REEPMEYER et David BURLEY,
« The Field of War : LiDAR Identification of Earthwork Defences on
Tongatapu Island, Kingdom of Tonga », Journal of Pacific Archaeology,
9 (1), 2018, p. 11-24.
Christophe SAND, « Prehistoric Maritime Empires in the Pacific : Ga’asialili
(‘Elili) and the Establishment of a Tongan Colony on ‘Uvea (Wallis, Western
Polynesia) », in Anne Di Piazza, Erik Pearthree et Christophe Sand (dir.), At
the Heart of Ancient Societies. French Contributions to Pacific Archaeology,
Nouméa, Les Cahiers de l’archéologie en Nouvelle-Calédonie, no 18, 2008,
p. 73-105.
La France précolombienne
Patrick Boucheron et Romain Bertrand

La découverte de l’Amérique ? Elle a eu lieu en France en 1832. C’est du


moins cette année-là que Louis Estancelin, député de la Somme et fidèle
partisan de Louis-Philippe, rappelle, dans ses Recherches sur les voyages et
découvertes des navigateurs normands, ce fait troublant : en 1488, parti en
quête des côtes de la Guinée, le capitaine dieppois Jean Cousin a été dérouté
par les vents d’ouest dans l’Atlantique Sud et a atteint l’embouchure d’un
grand fleuve qui ne pouvait être que le Maragnon, autrement dit l’Amazone.
Cousin avait à ses côtés « un étranger nommé Pinçon » : de toute évidence
l’un des trois frères Pinzón – Martin, Vicente et Francisco – qui
accompagneraient Christophe Colomb lors de son premier voyage de 1492.
Or c’est de ce Pinçon, formé à la rude école normande, que Colomb « a reçu
des notions positives sur les terres dont il n’avait jusqu’alors que pressenti
l’existence ». Entendez que, si le Génois nourrissait certes quelques idées
brumeuses sur ce qu’il s’en allait chercher, il lui a fallu le secours de la
mémoire dudit Pinçon pour trouver la route des Antilles. Ainsi les Français –
ou plutôt : les Normands – ont-ils découvert la quatrième partie du monde
quatre ans avant les Espagnols.
Le capitaine Jean Cousin – dont aucune archive ne prouve l’existence –
ne s’arrête pas en si bon chemin. Passé son escale sur les côtes du Brésil, il
remet à la voile pour la Guinée, et, cabotant toujours plus au sud le long du
sous-continent africain, franchit, cette même année 1488, quelques mois
avant ou après Bartolomeu Dias, le cap de Bonne-Espérance. Après avoir
damé le pion aux Espagnols aux Amériques, Cousin fait ainsi jeu égal avec
les Portugais en Asie. La clinquante démonstration d’Estancelin repose sur
une tradition aussi tenace que ténue ; dissipée par les historiens dès les années
1940, la légende de Jean Cousin n’en est pas moins aussi instructive que
divertissante. Elle nous ramène à cette considération première : c’est au
e
XIX siècle que la France découvre qu’elle a découvert le monde, et cette

revendication d’une antécédence nationale en matière de Grandes


Découvertes s’inscrit en contrepoint d’une insertion balbutiante dans le grand
jeu impérial. Faut-il pour autant continuer à souscrire au terrible diagnostic,
dressé par Fernand Braudel en 1949, d’une « double faillite “coloniale” » de
la France aux XVe et XVIe siècles ? « Au XVe et au XVIe siècle, la France a
échoué par deux fois, sur les sept mers du monde. Une première fois lors de
la vaste aventure des Grandes Découvertes […]. Échec encore au XVIe siècle
quand la France – entendez les diverses forces qui l’animent – renonce au
grand combat pour les routes, les îles, les côtes et les profits de l’Atlantique,
de l’Afrique et de l’Amérique. »
Insuccès ne signifie pas inertie. Entre 1450 et 1550 se multiplient, de
Dieppe au Conquet, et peut-être jusqu’au Pays basque, les entreprises de
« découverte », lesquelles ont presque toujours un caractère privé et une
finalité commerciale. En 1483, Louis XI dépêche George Bissipat au Cap-
Vert : corsaire de renom qui a mené la vie dure aux Flamands dans la
Manche, le capitaine doit s’y procurer « des remèdes pour la lèpre », dont le
roi est atteint. En 1504, le négociant honfleurais Binot Paulmier de
Gonneville mène L’Espoir sur la côte de Santa Catarina, au sud du Brésil :
ayant pris langue avec un groupe d’Indiens Carijo, il ramène en Normandie
l’un des fils de leur chef, Essomericq, qu’il marie à l’une de ses proches
parentes et à qui il lègue sa fortune. En 1524, Giovanni da Verrazzano
explore, à bord de La Dauphine, armée à Dieppe, une portion de la côte nord-
américaine incluant la baie de New York. En 1529 prend place le premier
voyage français en Asie : l’expédition des frères Jean et Raoul Parmentier,
financée par le riche bourgeois dieppois Jean Ango, dont la famille a fait
fortune en décimant les bancs de harengs et les flottes espagnoles. Via
Madagascar et les Maldives, les deux nefs – Le Sacre et La Pensée – gagnent
la côte occidentale de Sumatra et font relâche dans les rades des sultanats
malais de Tiku et d’Indrapura, qui de longue date accueillent les marchands
arabes, indiens et chinois en quête de camphre et de poudre d’or. Victimes de
mauvaises fièvres et de sérieux malentendus avec les autorités des lieux, les
frères Parmentier meurent avant que les vaisseaux, chargés de quelques
centaines de kilos de mauvais poivre, regagnent Dieppe, en juin 1530.
Bien qu’elles se soient soldées par de retentissants échecs commerciaux
et, pour cette raison, n’aient eu aucun lendemain, les navigations de
Verrazzano et des frères Parmentier ont formé, tout du long de l’ère
coloniale, les pierres de touche d’un récit patriotique prenant l’exact
contrepied du constat glacial de Braudel : puisqu’elle avait d’elle-même
trouvé, dès les années 1520, la voie des Amériques et de l’océan Indien, la
France n’avait à rougir d’aucune « double faillite ». Simplement, et c’est ici
la bourgeoisie libérale du XIXe siècle qui parle, la Couronne n’avait pas
emboîté le pas aux armateurs et aux financiers visionnaires. Ayant hérité d’un
royaume terriblement affaibli sur la façade atlantique par la guerre de Cent
Ans, et tiraillé bientôt par la discorde religieuse, Charles VIII, Louis XII et
François Ier avaient absurdement « tourné le dos à la mer ». Cette antienne se
soutenait d’une entreprise de francisation forcenée d’entreprises qui avaient
en réalité un caractère profondément plurinational – une opération dont
l’obstination à transformer Verrazzano en un élusif « Jean de Verrassane »
porte témoignage. Les premières navigations françaises au long cours dans
l’Atlantique doivent pourtant beaucoup à des talents et à des capitaux
étrangers. George Bissipat, l’envoyé de Louis XI au Cap-Vert en 1483, était
ainsi surnommé « le Grec » : issu de la dynastie des Paléologues, il s’était
réfugié en France après la chute de Constantinople. Quant aux voyages de
Verrazzano, ils n’ont pas été financés par les seuls deniers de Jean Ango,
mais aussi et surtout grâce aux avances de la famille « Rousselay » : les
Rucellai, une fratrie de puissants banquiers florentins. Si les frères Parmentier
sont parvenus à traverser en droiture l’océan Indien, la chose est certainement
moins due à leur génie inné de la navigation hauturière qu’aux conseils avisés
d’Antonio, un Portugais qu’ils avaient embauché pour leur servir d’interprète
en Asie. Et si François Ier met en 1534 la main au voyage du Malouin Jacques
Cartier en direction du golfe du Saint-Laurent, c’est après avoir, en vain,
essayé de débaucher le pilote génois Leone Pancaldo, l’un des survivants de
l’expédition Magellan-El Cano – laquelle s’était d’ailleurs adjoint les services
de nombreux Français, dont Richard d’Évreux, Étienne Villon du Croisic,
Simon de La Rochelle et Petit-Jean d’Angers. Impossible, à ce compte, de
porter au crédit exclusif d’un royaume et d’un seul des Découvertes qui
furent le résultat – souvent contingent – d’une myriade de navigations
accomplies par des équipages polyglottes. Le compartimentage national des
Grandes Découvertes est bien, avant tout, une affaire du XIXe siècle.
Demeure toutefois une question : même en mettant à distance la
déploration braudélienne sur la France qui rate le tournant colonial au
tournant des XVe et XVIe siècles – après tout, ce fut aussi le cas de l’Italie, à
ceci près que, de Marco Polo à Giovanni Botero, c’est en italien que s’écrit la
prose du monde –, comment expliquer ce rendez-vous manqué des XVe et
e
XVI siècles ? Risquons une hypothèse, en nous plaçant à l’endroit même

d’une bifurcation possible, le lieu de départ d’une autre histoire de France.


Nous sommes à Bourges, dans la Grant’ Maison du riche marchand et
argentier du roi de France, Jacques Cœur. Tout, dans la luxuriance du décor
exotique, les galées et les trésors accumulés, peut annoncer de grandes
espérances et de vastes conquêtes. Ses affaires ne s’étendent-elles pas, depuis
Aigues-Mortes, vers les échelles du Levant longeant la côte de la
Méditerranée orientale depuis l’Égypte jusqu’à l’Anatolie ? On connaît la
suite de l’histoire : la disgrâce du roi et le procès politique en 1451, la ruine
de la libre entreprise face au centralisme d’État. Pourtant, c’est dans l’île
génoise de Chios que Jacques Cœur finit ses jours en 1456, après avoir tenté
d’organiser une croisade pour reprendre Constantinople. Car telle est la
direction véritable de l’histoire mondiale de la France au XVe siècle : si elle se
détourne alors de la conquête coloniale, ce n’est pas pour se replier
frileusement sur le pré carré de la formation territoriale d’un État-nation en
devenir, comme le pensait l’histoire patriotique du XIXe siècle ; c’est au
contraire parce qu’elle est animée d’une ambition impériale qui, de
Charles VIII à François Ier, la fait rêver de Naples et de Jérusalem. Et quitte à
user d’un chrononyme qui a au moins le mérite d’afficher avec suffisamment
de franchise son artifice, on pourrait appeler France précolombienne cette
monarchie qui se refuse à être coloniale parce qu’elle aspire à être impériale –
mais d’une impérialité enivrée des vapeurs mystiques d’un ailleurs rêvé.
Mais alors, quand la France découvrit-elle vraiment les Amériques ? La
réponse n’est pas à chercher seulement dans les traités des érudits en
chambre. Les mille et un contacts noués à bas bruit par les équipages
normands avec les Indiens Tupinamba laissent des marques singulières dans
l’art et l’artisanat de la France de l’Ouest : dès les années 1530, le motif des
« masques à plumes » fleurit sur les pilastres des églises cauchoises. Le
1er octobre 1550, à l’occasion de la « joyeuse entrée » d’Henri II dans la ville,
les édiles rouennais organisent une étonnante « fête indienne ». En bord de
Seine, une immense prairie est aménagée à la façon d’une forêt tropicale :
« parmi les branches des arbres voletaient et gazouillaient à leur mode grand
nombre de perroquets […] ; amont les arbres grimpaient plusieurs guenons,
marmottes et sagouins que les navires des bourgeois avoient naguères
apportés de la terre du Brésil ». Plusieurs villages Tupi de « maisons
couvertes de roseaux » émaillent les abords de la jungle d’opérette, où
baguenaudent 300 Indiens : 50 sont de vrais « sauvages fraîchement
apportés » du Brésil, le reste des acteurs – pour l’essentiel des matelots et des
« truchements » ayant eux-mêmes pris part au négoce du bois brésil. Le clou
du spectacle est une bataille entre les Tupi et leurs ennemis Tabajaras, alliés
aux Portugais : armés de casse-têtes (ibirapema) et de grands arcs (orapat),
les premiers mettent en déroute les seconds dans une grande débauche de cris
et de gesticulations. Dans ce Nouveau Monde en carton-pâte se trouvent
égrenés tous les poncifs de l’exotisme du XVIe siècle. C’est peut-être ce jour-
là, lors du grand simulacre de la « fête indienne » de Rouen, que la France a
appris à méconnaître les Amériques.

BIBLIOGRAPHIE

Yves BOTTINEAU-FUCHS, Sur la trace des Indiens. Normands et cannibales


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68-1, p. 45-54.
3

NARRATIONS
L’extraordinaire diversité des rapports
au temps
Sylvia Chiffoleau

Visitant la demeure qui abrite l’institut fondé par les savants de


l’expédition d’Égypte menée par Bonaparte de 1798 à 1802, le lettré égyptien
al-Jabarti s’étonne de la forme d’un cadran solaire construit par l’astronome
en chef de l’Expédition : « Il n’est pas comme les nôtres qui indiquent le
temps du ‘asr [midi], les degrés horaires jusqu’au coucher du soleil, l’arc de
crépuscule et de l’aurore, la direction de la qibla, les divisions en degrés, etc.,
en vue de déterminer l’heure des prières. Comme les Français ne sont pas
concernés par ces indications, ils ne s’en préoccupent pas. » Le cadran
solaire, connu sur les deux rives de la Méditerranée, ne reflète pas de part et
d’autre les mêmes notions du temps ni les mêmes façons de le compter ; dans
un cas, il donne l’heure au fil du jour qui s’écoule ; dans l’autre, il indique
des moments particuliers, qualitatifs, liés en l’occurrence au temps religieux
de la prière musulmane.
Le temps est insaisissable, sa perception et ses représentations souvent
invisibles. C’est bien parce qu’il peut comparer deux objets matériels qu’al-
Jabarti prend acte de la diversité des conceptions et des computations du
temps. La plupart des observateurs occidentaux, avant comme durant la
colonisation, ont été moins clairvoyants et, faute de comprendre, ont souvent
jugé que les peuples autres, notamment ceux qui étaient dépourvus d’écriture,
n’avaient pas le sens du temps. C’est pourtant aussi à l’acmé de l’époque
coloniale qu’est mise au jour la diversité des conceptions du temps et des
formes de sa computation. Voyageurs et missionnaires, du moins ceux qui se
sont donné la peine d’apprendre les langues locales, ont déjà apporté
quelques lumières sur cette question, mais c’est surtout le travail des
anthropologues, à partir du début du XXe siècle, qui permet de pénétrer dans
l’univers complexe du temps. Beaucoup de ce que l’on sait de la diversité des
conceptions du temps vient d’un savoir produit en période coloniale. Or cette
somme de connaissances, enrichie depuis par de nombreux travaux
d’anthropologie, d’histoire et d’archéologie, vient précisément contredire les
stéréotypes coloniaux d’une absence de conscience et de maîtrise du temps
chez les peuples colonisés.
Lorsque la France pénètre au Canada, au XVIIe siècle, l’Europe vit entre le
calendrier julien et le nouveau calendrier grégorien. Montres et horloges,
encore imprécises, sont peu utilisées et chacun vit à l’heure locale indiquée
par le soleil. En outre, la planète n’est créditée que d’une courte existence
puisque la Création aurait eu lieu, selon de récents calculs, en 4004 avant
l’ère commune. La question du temps n’est donc pas centrale dans la
rencontre entre Français et Amérindiens, sinon pour les jésuites. Le baron de
Lahontan, qui connaît la langue algonquine, relève toutefois les compétences
temporelles des peuples de cette culture. S’ils ne connaissent pas les notions
de semaine et d’heure, ils divisent l’année en douze mois lunaires, avec
l’ajout d’un mois surnuméraire toutes les trente lunes afin d’arrimer ce
calendrier aux saisons. La vie comme la spiritualité des populations
autochtones d’Amérique du Nord sont en effet fortement liées à la nature.
L’année commence avec les premières neiges, chaque mois porte le nom
d’une manifestation remarquable de la nature qui se produit à ce moment, et à
chaque mois est dévolue une activité particulière, chasse, pêche ou récolte.
Ces populations se préoccupent également de consigner leur histoire, grâce à
des pétroglyphes ou sur des « comptes d’hiver », des pictogrammes dessinés
en spirale ou en ligne, par ordre chronologique, sur des peaux de bison.
Chaque dessin représente un événement majeur d’une année donnée, y
compris les épidémies dévastatrices apportées par les Européens, et sert de
support mnémotechnique pour le récit qui l’accompagne. Récits et légendes
de création, très divers dans des sociétés tribales segmentées, ont également
été recueillis par les missionnaires. Ils témoignent d’une mémoire et de
traditions orales qui peuvent remonter jusqu’au XVe siècle et ont enregistré
notamment les lieux d’origine des tribus et les mouvements de migration.
Mais l’histoire mythique et les conceptions du temps sont empreintes d’une
forme de sacré inacceptable pour les jésuites, qui les considèrent comme des
« fables impertinentes » ; ils les transcrivent d’ailleurs en mobilisant un
vocabulaire chrétien qui les dénature. Les efforts de conversion des
« sauvages », peu fructueux au départ, visent à les faire renoncer à leurs
croyances pour qu’ils s’inscrivent dans la ligne du temps de la Bible et dans
un rythme nouveau, marqué par le respect du dimanche, avant que la
colonisation parachève l’imposition d’un nouvel ordre temporel.
Dispersés en une grande diversité de peuples, les habitants des îles de
l’océan Pacifique partagent toutefois un fond civilisationnel commun. Après
le passage des « découvreurs », pêcheurs et aventuriers, ce sont les
missionnaires qui, les premiers, s’installent dans ces territoires. Là encore, ils
consignent en les imprégnant de culture biblique les légendes de création du
monde et les récits historiques dont la mémoire orale a préservé le souvenir
jusqu’au milieu du second millénaire. Généalogies fondant le pouvoir des
chefferies, exploits des ancêtres, migrations, explorations et échanges entre
îles lointaines forment la trame de ces récits, souvent restitués par le chant.
Les Polynésiens vénèrent le soleil et valorisent le jour, alors que la nuit
renvoie à un monde initial obscur. Ils ont un calendrier lunaire, divisé en
deux saisons déterminées par l’apparition puis l’effacement des Pléiades,
dans lequel s’inscrit un cycle de rituels et de fêtes. Les noms de mois reflètent
les rythmes écologiques et agraires de l’horticulture. L’action missionnaire
s’attache à éradiquer ces croyances et conceptions du temps pour imposer un
temps régi par la Bible et les découpages temporels en usage en Europe,
notamment le dimanche dont l’adoption est facilitée par le précédent des
jours sacrés durant lesquels étaient célébrés les tapu (« interdits »). Le
prosélytisme missionnaire est particulièrement sévère : non seulement les
rites et l’expression des croyances autochtones sont interdits, mais
l’évocation même du passé est proscrite, ce qui contribue à briser les
pouvoirs traditionnels en disqualifiant les ancêtres. Dans ces sociétés,
également décimées par les épidémies, la colonisation est venue parachever
ces processus d’effondrement des croyances et de perte de mémoire du passé,
que les Polynésiens s’attachent aujourd’hui à reconstruire dans une
perspective postcoloniale.
Dans le dernier tiers du XIXe siècle, quand s’accélère la course aux
colonies, la Bible n’est plus la seule boussole du temps. La révolution
industrielle a imposé en Europe un nouvel ordre temporel orienté vers le
progrès, dans un contexte général de sécularisation. L’un des projets
« civilisateurs » de la colonisation vise précisément à imposer partout la
nouvelle valeur du temps, opposée à l’indolence dont sont souvent taxés les
peuples colonisés, nonobstant leurs multiples talents temporels.
Dans les sociétés ouest-africaines structurées en royaumes, le temps
historique est généralement rythmé par le règne des rois, dont les
événements, réels ou légendaires, sont conservés par la mémoire des griots. Il
existe par ailleurs une grande diversité de délimitations du temps, qui
s’appuient sur des repères écologiques ou agraires (les saisons, sèche ou
pluvieuse), astronomiques (le mois est lunaire) ou pratiques (la « semaine »
est souvent le laps de temps séparant deux marchés ; la journée est découpée
selon les diverses activités réalisées), le tout exprimé dans une grande
richesse de vocabulaire. Certaines sociétés africaines possèdent même des
garde-temps. Dans les régions islamisées, le calendrier de l’hégire est parfois
revisité par les traditions autochtones, comme à Madagascar où les mois
lunaires musulmans portent les noms des constellations du zodiaque. Les
subtilités de ces conceptions et computations du temps échappent largement
aux colonisateurs, qui jugent particulièrement difficile d’imposer à l’Afrique
une pédagogie du temps, volontiers confiée aux missionnaires.
La colonisation française rencontre aussi d’anciennes civilisations
scripturaires. C’est le cas en Indochine, où se sont croisées les traditions sino-
confucéenne et indienne bouddhique. Les Lao et les Khmers, qui empruntent
à cette dernière, ont un calendrier luni-solaire inscrit dans l’ère bouddhique
commençant en 544 avant l’ère commune. Les Viêt ont quant à eux hérité du
calendrier luni-solaire chinois, réformé par la mission jésuite au XVIIe siècle.
Les années y sont réparties en cycles de soixante ans, combinant eux-mêmes
la répétition de deux cycles plus petits, celui des « troncs célestes » (bois, feu,
terre métal et eau) et celui des « branches terrestres » constituées de la
succession de douze animaux (rat, buffle, tigre…). L’établissement annuel du
calendrier officiel du Dai Viêt est une affaire importante, tant pour le pouvoir
que pour l’organisation des travaux et fêtes agraires, ou pour la détermination
des jours fastes et néfastes, inscrits dans des éphémérides. Il est confié à une
institution spéciale, l’Observatoire du Ciel, qui croise astronomie et
astrologie, et ce calendrier est largement diffusé grâce à l’imprimerie. En
milieu urbain et à la cour, le jour est divisé en douze heures, correspondant à
deux heures européennes, qui portent dans l’ordre le nom des douze animaux
du cycle chinois.
Pour répondre aux nécessités des rituels, la civilisation musulmane a
acquis d’importantes compétences temporelles. L’astronomie arabe
médiévale a développé une branche spécifique, la science de la mesure du
temps (‘ilm al-miqât), grâce à laquelle elle a conçu des tables astronomiques
servant à déterminer l’heure des cinq prières canoniques. Les savants
musulmans ont également amélioré les instruments de mesure du temps,
astrolabe, cadran solaire et clepsydre. L’heure ne se lit toutefois pas comme
en Europe ; le décompte commence non à minuit, mais après le coucher du
soleil. Au XIXe siècle, l’heure alla franca vient concurrencer cette heure dite
alla turca, qui subsiste en certains endroits jusqu’à la fin de l’empire
ottoman. Par ailleurs, en adoptant un calendrier purement lunaire, l’islam
vient ajouter une nouvelle strate à une généalogie calendérique déjà très
riche. Les confessions religieuses antérieures à l’islam conservent en effet
leurs calendriers, juif, julien, arménien, zoroastrien… qui déterminent les
fêtes et les rythmes sociaux propres à chacune d’elles. Les pouvoirs
musulmans empruntent d’ailleurs la trame stable des calendriers solaires pour
gérer l’administration et la fiscalité, et c’est aussi le calendrier solaire julien
qui rythme la vie agraire, notamment au Maghreb. Dès le Moyen Âge les
savants musulmans se sont spécialisés dans l’art délicat de la concordance
des calendriers, ce que les Européens tentent de poursuivre afin de mettre en
correspondance les dates des calendriers des peuples colonisés avec le
calendrier grégorien, avant que celui-ci s’impose de façon hégémonique.
C’est au moment colonial, concomitant du vaste mouvement de
synchronisation du monde, que l’extraordinaire diversité des rapports au
temps et des formes de sa computation a été tout à la fois révélée et réduite,
jusqu’à avoir été rendue presque invisible aujourd’hui.

BIBLIOGRAPHIE

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Peter NABOKOV, A Forest of Time. American Indian Ways of History,
Cambridge, Cambridge University Press, 2002.
Savoirs autochtones et cartographies
vernaculaires
Fabrice Argounès

« Quoique les sauvages n’ayent aucune connoissance de la géographie,


non plus que des autres sciences, ils font les cartes du monde les plus
correctes des païs qu’ils connoissent, auxquels il ne manque que les latitudes
et les longitudes des lieux. Ils y marquent le vrai nord, selon l’étoile polaire,
les ports, les havres, les rivières, les anses et les côtes des lacs, les chemins,
les montagnes, les bois, les marais, les prairies […]. Ils font ces cartes
chorographiques particuliers sur des écorces de bouleau, & toutes les fois que
les anciens tiennent des conseils de guerre et de chasse, ils ne manquent pas
de les consulter. »
Cette description des usages de la cartographie amérindienne est issue du
récit de voyage du Français Louis Armand de Lom d’Arce, baron de
Lahontan, le long du Mississippi, dans la décennie 1680. Dans un autre tome
de ses mémoires, cet auteur recopie une carte reçue en cadeau par un chef
local, dont l’original était dessiné sur des peaux de cerfs, qui ne correspond
pas aux standards de la cartographie européenne de l’époque mais qui décrit
avec précision le réseau hydrographique à l’ouest de la région des Grands
Lacs. Ces deux exemples rejoignent une longue liste de récits de voyages qui
rappellent l’importance des guides « autochtones » et de leurs savoirs
spatiaux pour l’exploration européenne du continent américain. Là comme
ailleurs dans le monde, certains de ces savoirs apparaissent sur les cartes
européennes au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, souvent sous couvert
d’anonymat (« sauvages »…), tandis que d’autres sciences géographiques
sont oubliées ou ignorées.
En effet, dans cette fabrique européenne du monde mise en œuvre à partir
de cette période, la cartographie du Vieux Continent s’épanouit sous la forme
d’une science exacte, au service de l’impérialisme européen et aux dépens
d’autres traditions cartographiques vernaculaires. L’expansion coloniale, en
particulier pour le XIXe siècle, est d’ailleurs qualifiée par l’intellectuel
palestinien Edward Saïd d’« acte de violence géographique, par lequel la
quasi-totalité de l’espace mondial est explorée, cartographiée, et finalement
annexée ». La géographie et la cartographie, sciences coloniales par
excellence, sont pourtant loin d’être un monopole occidental. De multiples
traditions cartographiques, préscientifiques ou scientifiques, existent dans les
différentes cultures amérindiennes, asiatiques, arabes, africaines ou
océaniennes, avec un rapport à la terre, à l’environnement ou au monde
différent de celui des Européens. Il ne s’agit pas ici de présupposer la
cohérence d’un corpus cartographique à l’échelle du monde, qui forme au
contraire un ensemble extraordinairement hétérogène, au sein duquel on peut
saisir d’innombrables circulations et échanges de savoirs et de techniques qui,
du XVIe au XXe siècle ont été marqués par la mondialisation des savoirs et
l’hybridation des cartographies, en particulier avec les techniques
européennes. Ainsi la cartographie est-asiatique est-elle la mieux représentée
hors du monde occidental avec de nombreux documents cartographiques, en
particulier depuis le XVIe siècle, qui sont arrivés jusqu’à nous. Contrairement
aux cartographies occidentales centrées sur la Méditerranée puis le monde
atlantique, ces œuvres révèlent d’autres centres, réels ou mythiques, dans
l’Empire du Milieu ou au cœur de l’Himalaya, qui ordonnent les images du
monde jusqu’au XIXe siècle et parfois au-delà. Elles révèlent dans certains cas
l’imbrication des imaginaires entre cosmographie hindoue, bouddhiste, bön
ou jaïn et cartographie de l’Asie de l’Est. Néanmoins, là où l’Occident met en
scène sa supposée supériorité, d’autres pays et d’autres traditions ont incarné
une forme de « modernité » à divers moments de l’Histoire. Durant l’époque
médiévale, aucune puissance des mondes européens ou arabes ne peut
rivaliser avec la précision cartographique des administrations Tang ou Liao,
qui décrivent l’empire chinois et une partie du Tianxia (天下 – le « monde
sous le Ciel »). Au début du XVIIe siècle encore, les cartes du traité Wu Bei
Zhi (武備志) issues des voyages dans l’océan Indien de l’amiral Zheng He,
deux siècles auparavant, comportent des instructions précises pour la
navigation hauturière et des relevés bathymétriques pour toute la région, bien
avant qu’on en trouve l’équivalent sur des cartes européennes. Ces formes de
sciences cartographiques en essor apparaissent aussi dans les cartographies
arabe, persane ou indienne au cours de la période médiévale et au début de la
période moderne.
Dans d’autres régions du monde, en Amérique, en Océanie ou en
Afrique, les documents originaux sont plus rares. Tracées sur le sable, la terre
ou la neige, dessinées sur des peaux ou des écorces, fabriquées avec du bois
flotté ou des coquillages, ces représentations n’ont souvent survécu que par
les copies produites par des Européens. Mais de nombreux récits rappellent la
richesse et la diversité de ces savoirs. Au XVIe siècle, au moment où la
cartographie scientifique européenne est encore balbutiante, les sociétés
mexicaines possèdent des représentations précises de leur territoire. Le jésuite
Francisco Javier Calijero, dans son Historia Antigua de Mexico, évoque la
précision des ouvrages de géographie dans les bibliothèques du Huey tlatoani
(roi/empereur) aztèque Motecuhzoma Xocoyotzin (Moctezuma II) : « [Des]
peintures étaient topographiques ou chorographiques. Elles servaient non
seulement à représenter l’étendue et les limites des territoires, mais aussi à
situer les lieux, à marquer le tracé des côtes et le cours des rivières. »
D’autres textes évoquent le grand étonnement des Espagnols devant la
précision des cartes de certaines régions ne faisant même pas partie de
l’empire aztèque. Dans le Pacifique, entre 1769 et 1770, Tupai’a, ari’i maro
‘ura (noble), arioi (prêtre) et explorateur, guide le navigateur britannique
James Cook grâce à une singulière maîtrise de la géographie du Grand
Océan. Originaire de Ra’iātea, en Polynésie française actuelle, il possède une
connaissance exceptionnelle du monde insulaire polynésien, probablement de
Samoa à Rapa Nui et des îles de la Société à Hawaï, c’est-à-dire sur un
espace maritime équivalent à la superficie de l’ensemble du continent
européen. Sa carte dessinée pour les Anglais apparaît comme une ambitieuse
tentative de métissage entre des systèmes d’orientation, de navigation et de
représentation radicalement différents, qui laisse entrevoir une autre manière
de penser l’espace.
Pourtant, en dépit d’un usage stratégique des savoirs géographiques et
cartographiques « autochtones » par les explorateurs, militaires,
missionnaires ou encore administrateurs européens, de nombreux documents
cartographiques ont été plutôt considérés comme des trophées coloniaux, des
trésors, des curiosités, des objets d’art à distance de leurs usages locaux. Si,
lors de l’expédition au Tonkin, les militaires français s’appuient sur des cartes
autochtones pour s’assurer le contrôle des villes et réunir des informations sur
les richesses minières, l’ambitieuse collection cartographique vernaculaire
des provinces cambodgiennes, pourtant commandée par l’administration
coloniale, est finalement déposée à l’École française d’Extrême-Orient et
semble ne pas avoir été utilisée. De nombreuses autres cartes rejoignent très
tôt des cabinets de curiosités ou des collections encyclopédiques.
L’esthétique de ces cartes et les différences iconographiques, sémiologiques
ou chromatiques ont longtemps dérouté le public européen habitué aux
nouveaux canons de la cartographie scientifique en essor au XIXe siècle, et
l’ont conforté dans sa lecture exotique de ces outils. Elles ne sont quasiment
jamais intégrées dans l’histoire dominante de la cartographie (à l’exception
notable des cartes japonaises) en dépit de leur singularité et de leur
inventivité.
Encore au début du XXe siècle des formes de négociation ou de résistance
à la colonisation européenne passent par les cartes, appuyant les
revendications des dirigeants, en Afrique par exemple. Celles dressées par le
sultan Ibrahim Mbouombouo Njoya, le dix-septième Mfon ou roi des
Bamoum (1887 à 1933) dans son royaume à l’ouest du Cameroun, portent un
projet politique anticolonial. Confronté aux prédations européennes dès le
début de son règne et face à l’administration coloniale allemande puis
française, Njoya cherche à matérialiser la souveraineté bamum par une
écriture nouvelle mais aussi par une cartographie propre. Son grand projet
commencé en 1912 est le lewa ngu ou « Livre du pays », une carte du
royaume. Cette cartographie est en partie inspirée de la cartographie coloniale
allemande, mais les relevés reposent sur des observations autochtones
originales, symboles d’un métissage fructueux. Pourtant cet ambitieux projet
est contré par l’administration coloniale française qui cantonne le roi Njoya à
un rôle de chef traditionnel. Dès la décennie 1920, ces cartes perdent leur
statut d’outils politiques et géographiques et deviennent des curiosités
exotiques et ethnographiques, reléguées au rang d’objets esthétisés, prisés des
Européens, la plupart des reproductions occultant la modernité
cartographique au profit d’une supposée primitivité africaine.
Du XVIe au XXe siècle, face aux impérialismes européens, mais aussi
chinois, japonais ou ottomans, les cartographies vernaculaires nous rappellent
que les espaces et territoires ne sont jamais des territoires vides et neutres,
construits, représentés et explorés par d’autres, suivant une téléologie à la
gloire des conquérants et des colons. Elles sont des sources essentielles au
cœur d’une histoire globale des représentations et des fabrications de
l’espace.

BIBLIOGRAPHIE

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Pierre SINGARAVÉLOU et Fabrice ARGOUNÈS, Le Monde vu d’Asie, Éditions
du Seuil-Mnaag, 2018.
David WOODWARD et G. Malcolm LEWIS, The History of Cartography,
vol. 2, livre 3, Cartography in the traditional African, American, Arctic,
Australian, and Pacific Societies, Chicago, The University of Chicago Press,
1998.
D’autres histoires du monde
Anne Viguier

L’histoire n’est pas une invention occidentale. Pourtant, les récits du


passé venus d’ailleurs sont encore mal connus en France. Longs poèmes
épiques chantés d’Afrique ou d’Inde, danses de la Conquête des régions
andines, histoire universelle arabe, histoire officielle chinoise : selon les
époques et les cultures, l’histoire se dit et s’écrit dans les genres populaires
du moment. La variété de ces productions dépend aussi des conceptions du
temps, du rôle attribué aux ancêtres, de la place du religieux, de la puissance
des États.
La plus grande abondance en récits historiques se trouve certainement en
Asie orientale. Sima Qian (vers 145-90 av. J.-C.), l’Hérodote chinois, en est
la première figure célèbre. Chaque dynastie chinoise doit faire écrire
l’histoire officielle de celle qui l’a précédée par des mandarins qui portent sur
les empereurs un jugement moral et politique. Les traditions d’écriture
chinoises sont imitées au Japon, en Corée, mais aussi au Vietnam où se met
en place, dès le XIVe siècle, un « bureau de l’histoire » qui produit les Annales
du Dai-Viêt remontant à 207 av. J.-C.
Dans le monde indien voisin, on ne trouve pas d’histoires dynastiques
anciennes, à l’exception du Rājataraṅgiṇī, un poème épique cachemiri rédigé
en sanskrit daté du XIIe siècle. La conception cyclique du temps divisé en
grandes ères rythmant la vie de l’univers et des dieux a pu limiter
l’importance donnée à l’histoire humaine. Pourtant, à l’intérieur de cette
matrice, le temps linéaire des marchands, des rois ou des paysans-guerriers
protecteurs de bétail intéresse aussi les Indiens. Des groupes spécialisés
racontent l’histoire locale dans des ballades. En Inde du Sud, les historiens
karanam, qui sont à l’origine des comptables de village, font œuvre de
scribes. Entre le XVIe et le XVIIIe siècle, ils envisagent l’histoire du point de
vue de leur localité, produisant des récits en prose tamoule ou télougoue
pleins de saveur et d’ironie, qui inscrivent les événements dans des chaînes
causales rigoureuses.
L’Asie du Sud-Est, longtemps imprégnée de modèles étatiques et de
religions en provenance d’Inde, n’a pas non plus développé de pratiques
officielles anciennes d’écriture de l’histoire. Cependant, au Cambodge, des
chroniques royales, ou rājabaṅsāvatār, traduites par les Français ont été
trouvées au Palais royal au XIXe siècle. On ignore si ce genre littéraire était
déjà présent à l’époque d’Angkor, mais on sait qu’il existait alors des
généalogies. Et si la chronique de Chiang Mai (Thaïlande), qui relate
l’histoire du royaume de Lanna depuis le XIIIe siècle, ne date que de 1827, elle
réutilise des textes bien antérieurs.
En Asie, l’histoire s’écrit aussi par le truchement des hommes de religion
qui ont grand intérêt à perpétuer la mémoire de leurs hommes saints,
fondateurs, prophètes ou ascètes, et à louer les rois protecteurs. Au Sri Lanka,
entre le VIe et le XVIIIe siècle, les moines bouddhistes ont privilégié le genre de
la chronique édifiante. Leur Grande Chronique (Mahāvaṃsa) rattache
l’origine de la monarchie bouddhiste de l’île au nirvana du Bouddha et
souligne la continuité dynastique pour lutter contre le sentiment d’insécurité
d’une doctrine ayant disparu de l’Inde voisine. La Vaṃsamālinī composée à
Chiang Mai entre le XVe et le XVIe siècle en est largement inspirée.
Dans le monde arabo-musulman, dès le VIIe siècle, émerge une approche
de l’histoire qui aura une extraordinaire destinée. Au VIIIe siècle, les ḥadīṯ-s
(paroles ou action du prophète Muḥammad), mais aussi des récits concernant
la naissance de l’islam, l’histoire de son prophète ainsi que la geste des
conquêtes, d’abord transmis oralement, sont portés à l’écrit. À partir du
e
IX siècle, différents genres historiographiques se singularisent ainsi peu à
peu : biographie prophétique, collections biographiques, histoire des
conquêtes, chronique historique et histoire universelle. Une attention toute
particulière aux chaînes de transmission (isnād) est caractéristique de cette
littérature qui va très loin dans la réflexion sur le rôle et le sens de l’histoire
avec le grand intellectuel et historien maghrébin Ibn Khaldun (m. 1406) et
son ambitieuse histoire universelle (Le Livre des exemples). Si les auteurs ne
sont pas des professionnels de l’histoire, ils sont souvent proches des
pouvoirs, en particulier à l’époque mamelouke (XIIIe -début XVIe siècle). Mais
c’est seulement dans l’empire ottoman, à partir de 1453, que des chroniques
deviennent l’expression d’une historiographie officielle, rédigée à la demande
du sultan.
L’historiographie arabe puis persane diffuse ses modèles dans un large
périmètre, de l’Afrique à l’Asie du Sud-Est en passant par l’Inde. En Inde du
Nord, avec les conquêtes musulmanes turques puis mogholes, une riche
tradition indo-persane abonde en littérature de cour, chroniques et même
autobiographies d’empereurs. L’océan Indien occidental devient un grand
bassin d’historicité dans lequel voyagent les idées persanes et arabes sur le
rôle du souverain ou l’interprétation des événements. À l’est, la rencontre
avec les Européens y est aussi narrée, comme dans la Sejarah Melayu
(« Histoire des Malais ») de 1612.
En Afrique centrale et de l’Ouest, les plus anciennes chroniques en arabe
datent du XVIe siècle, au Bornu. Au siècle suivant, deux grandes chroniques
sont rédigées dans la région du Niger qui relatent principalement l’histoire de
l’empire songhaï (milieu du XVe-fin du XVIe siècle). La région du sud de la
Mauritanie et de la vallée du fleuve Sénégal possède également une tradition
de chroniques. À cela s’ajoute le genre des dictionnaires biographiques, mais
aussi des chroniques locales anonymes et des listes de rois, le plus souvent en
arabe, parfois dans des langues vernaculaires comme l’haoussa (chroniques
d’Agadès ou chroniques de Kano). En Afrique soudanaise occidentale, il
existe également des chroniques anonymes locales dans les régions du Futa
Djallon et de Futa Toro. Enfin, les manuscrits africains en langue arabe sont
particulièrement nombreux au sud du Sahara et dans le Sahel ouest-africain :
la ville de Tombouctou en est un conservatoire célèbre. La plupart traitent de
questions juridiques ou religieuses, mais un petit nombre abordent l’histoire
du monde musulman en Afrique.
Cependant, en Afrique subsaharienne, cette diffusion de pratiques
historiographiques venues du monde arabe n’exclut pas les modes de
transmission propres qui passent surtout par une littérature orale dont on n’a
pu, malheureusement, conserver tout le corpus. Des épopées peules racontées
par des griots ont été recueillies dans les années 1930 par un administrateur
français. Mais ce sont les historiens africains qui ont exploité les sources
orales de manière de plus en plus systématique à partir des années 1960. Et si
des enquêtes de terrain ont permis de reconstituer, au Sanvi (sud-est de la
Côte d’Ivoire), l’histoire d’un royaume akan entre 1701 et 1901, c’est parce
que, pour les populations africaines, connaître son histoire est une nécessité
qui évite d’être « un arbre sans racines ».
Ainsi, dans bien des lieux, et bien avant les « Grandes Découvertes »
européennes, des hybridations, tant des modes d’écriture que des manières de
concevoir le passé et de juger les actions humaines ont produit des récits
témoignant des multiples circulations qui sillonnaient le monde et de la
rencontre entre les civilisations. Gardons-nous donc d’enfermer chaque
culture dans ses pratiques : les traditions d’écriture voyagent avec les peuples
conquérants, les missionnaires religieux, ou par diffusion de proche en
proche. Ces dialogues se poursuivent à l’époque coloniale, même si c’est de
manière de plus en plus asymétrique : souvent, les Européens commandent
des textes, comme « L’histoire de Samory » (Labarin Samory), écrite en
haoussa par Mallam Abu en 1914, un document majeur pour l’historiographie
de l’empire de Samory Touré (Guinée, Mali, Côte d’Ivoire et Burkina Faso
actuels). Mais ces récits vernaculaires gardent leur propre logique, comme les
chroniques de Pate qui s’apparentent à un assemblage de sources orales
composées de traditions narratives, elles-mêmes combinées avec des
morceaux de généalogies des sultans nabahani et d’autres récits oraux variés.
Mises à l’écrit dans le contexte d’une lutte d’influence entre Allemands et
Britanniques, elles relatent l’histoire de la cité-État de Pate (littoral de l’actuel
Kenya) entre 1203 et 1895. En Inde, la collecte de manuscrits en diverses
langues vernaculaires par le colonel Mackenzie entre 1783 et 1821 s’appuie
sur le travail d’informateurs et de lettrés sud-indiens, notamment les frères
Kavali, qui sont les véritables maîtres d’œuvre de sa collection. Mais, après la
mort de Mackenzie, une grande partie du matériau recueilli est jugé peu digne
de confiance pour écrire l’histoire de la région.
Car, si les premiers orientalistes européens se montrent avides de culture,
et si les missionnaires chrétiens, en particulier jésuites, s’intéressent à la
littérature orale et écrite des pays qu’ils découvrent, c’est plutôt pour
souligner une sorte d’irréductible différence, un exotisme qu’ils admirent, ou
condamnent, et qui s’exprime le mieux dans les mythes, les écrits religieux et
philosophiques, les coutumes les plus étranges. Le plus souvent, les
Européens se montrent incapables d’accéder à ce riche matériau, car il aurait
fallu en posséder la langue, ainsi que les clés d’interprétation. Quand la
découverte se mue en conquête territoriale, à des fins de contrôle, de vastes
entreprises de collectes d’information sur les modes de gouvernement et les
sociétés locales voient le jour. Le savoir accompagne le pouvoir. Mais les
récits récoltés ne sont que bien rarement considérés pour eux-mêmes, dans
leur richesse discursive, leurs traditions d’écriture. On y glane des
informations ensuite réutilisées sur des dates, des batailles, des guerres, des
frontières. Tout le reste est rejeté comme un fatras de mythes, d’affabulations,
d’erreurs en tout genre. Il faut faire le tri, apporter la lumière de la raison, la
rigueur d’une histoire « scientifique » qui commence à poindre en Europe et
veut s’affranchir des fantaisies de l’imagination, des croyances et des mythes.
On raconte que l’Afrique est sans histoire et que son passé est vide comme
les cartes qui se colorient à mesure que la conquête coloniale progresse. On
croit que l’Inde ne s’intéresse pas à l’histoire, entièrement occupée de choses
spirituelles. Et quand les luttes anticoloniales combattent les empires
européens d’Afrique et d’Asie, les révoltés passent bien souvent par le
truchement de ce regard européen sur le passé pour reconstituer leur histoire
propre, reproduisant parfois son discours critique et perpétuant un temps
l’ignorance d’un héritage parfois perdu en route : manuscrits négligés, perte
d’influence des griots, règne tout-puissant des livres imprimés à la mode
européenne. Depuis, la vision de l’histoire s’est élargie et il faut retenir
qu’elle s’écrit de multiples manières, témoin de l’incroyable diversité des
discours humains sur le monde.

BIBLIOGRAPHIE

IBN KHALDUN, Discours sur l’Histoire universelle. Al-Muqaddima, traduit de


l’arabe, présenté et annoté par Vincent Monteil, Paris, Sindbad, 1997.
Joseph KI-ZERBO (dir.), Histoire générale de l’Afrique, vol. 1, Méthodologie
et préhistoire africaine, Paris, Unesco, 1980, en ligne :
<https://unesdoc.unesco.org/ark:/48223/pf0000184341>.
Nathalie KOUAMÉ, Éric MEYER et Anne VIGUIER (dir.), Encyclopédie des
historiographies. Afriques, Amériques, Asies, vol. 1, Sources et genres
historiques, tomes 1 & 2, Paris, Presses de l’Inalco, 2020-2021, en ligne :
<https://books.openedition.org/pressesinalco/21819>.
LIU Zhiji, Traité de l’historien parfait. Chapitres intérieurs, éd. et trad. fr.
Damien Chaussende, Paris, Les Belles Lettres, 2014.
Velcheru NARAYANA RAO, David SHULMAN et Sanjay SUBRAHMANYAM,
Textures du temps. Écrire l’histoire en Inde, trad. fr. Marie Fourcade, Paris,
Éditions du Seuil, 2004.
La chronique du Tārīkh al-fattāsh, « livre
fantôme du Soudan »
Mauro Nobili

L’histoire de la chronique connue sous le nom de Tārīkh al-fattāsh est


assez singulière. L’ouvrage attire l’attention de l’Occident lorsque, en 1894,
le journaliste français Félix Dubois en entend parler à l’occasion de sa visite à
Tombouctou. Malgré tous ses efforts, Dubois n’arrive pas à mettre la main
sur un exemplaire de ce livre, raison pour laquelle il le qualifie de « livre
fantôme du Soudan ». Moins de vingt ans plus tard, les administrateurs
coloniaux réussissent là où le journaliste a échoué et produisent des
manuscrits qu’on suppose être des copies de la chronique, qu’ils remettent à
deux éminents chercheurs français de l’époque : Octave V. Houdas et
Maurice Delafosse. Les deux hommes publient en 1913 la Chronique du
chercheur, une édition et une traduction en français de ce qu’ils considèrent
comme une version fiable du Tārīkh al-fattāsh. Cette version devient aussitôt
un ouvrage indispensable pour tous les spécialistes de l’histoire africaine. Il
est réimprimé à plusieurs reprises et inclus dans la Série africaine de la
Collection Unesco d’œuvres représentatives. Le texte original arabe sert de
base à trois éditions commentées plus récentes en arabe, tandis que la
traduction française est reprise comme texte de référence pour la seule
version existante en anglais.
Selon Houdas et Delafosse, le Tārīkh al-fattāsh est un ouvrage du
e
XVI siècle écrit par un érudit de la boucle du Niger appelé Mahmud Ka‘ti
ayant consigné l’histoire du moyen Niger jusqu’à la fin des années 1590,
avec une insistance particulière sur l’empire songhaï (1464-1591). La
chronique de Mahmud Ka‘ti aurait été mise au jour par un de ses petits-fils,
connu sous le nom d’Ibn al-Mukhtar, qui en aurait compilé la version finale
dans la seconde moitié du XVIIe siècle en intégrant les notes rédigées par
d’autres membres de la famille Ka‘ti. Finalement, les pages initiales de la
chronique auraient été légèrement modifiées au début du XIXe siècle par
l’introduction d’une prophétie annonçant l’avènement d’Aḥmad Lobbo, le
souverain du califat de Hamdallāhi, une théocratie islamique qui domina la
scène politique du moyen Niger entre 1818 et 1862, dates de sa fondation et
de son effondrement.
La version de la chronique reconstituée par Houdas et Delafosse attire
l’attention critique de nombreux chercheurs, dont le spécialiste des
manuscrits ouest-africains John O. Hunwick et l’historien de l’Afrique de
l’Ouest Medina Ly, lesquels y repèrent une série d’incohérences –
notamment des anachronismes, des contradictions et des passages clairement
problématiques, dont ceux qui suggèrent une longévité insolite de Mahmud
Ka‘ti, qui aurait vécu plus de cent cinquante ans. Reste que Nehemia
Levtzion est le seul à remettre explicitement en question la fiabilité de la
chronique dans son ensemble, suggérant qu’une partie substantielle du texte a
en fait été rédigée ex novo au XIXe siècle et que les fragments de rédaction
antérieure étaient de la main du susmentionné Ibn al-Mukhtar et dataient des
années 1600. Ces dernières années, bien que certains chercheurs continuent
d’utiliser le Tārīkh al-fattāsh comme une chronique authentique composée à
la jonction des XVIe et XVIIe siècles, une reconstruction plus sophistiquée de
l’histoire de cet ouvrage a été avancée par l’auteur de cette contribution.
Selon cette nouvelle théorie, le Tārīkh al-fattāsh est une chronique
entièrement composée au XIXe siècle par un érudit peul nommé Nuh bin al-
Tahir et appartenant à l’élite du califat de Hamdallāhi. Il s’agit alors pour cet
auteur de renforcer la légitimité du souverain fondateur du califat, Aḥmad
Lobbo, afin de répondre aux multiples remises en cause de son autorité.
Certaines de ces attaques proviennent des anciennes élites militaires de la
région, qui ont été détrônées par la révolution menée par Aḥmad Lobbo et ses
partisans. D’autres ont leur source au sein de l’ancien establishment
musulman, dont les membres acceptent la domination politique des
Hamdallāhi mais contestent les prétentions d’Aḥmad Lobbo à l’autorité
spirituelle et se considèrent toujours comme les seuls dépositaires de cette
autorité. Enfin, d’autres remises en cause viennent de l’extérieur et visent à
saper l’autorité politique et religieuse d’Aḥmad Lobbo en s’appuyant sur
toute une gamme de motifs d’ordre théologique, politique ou racial. C’est en
réponse à toutes ces attaques que Nuh bin al-Tahir compose son Tārīkh al-
fattāsh. Toutefois, il ne le fait pas en partant de zéro, mais en modifiant
substantiellement le texte plus ancien rédigé par Ibn al-Mukhtar.
Nuh bin al-Tahir introduit donc Aḥmad Lobbo dans la chronique d’Ibn
al-Mukhtar et le rattache à une lignée fictive de souverains légitimes ouest-
africains relevant entièrement, comme l’a démontré Paulo Fernando de
Moraes Farias, de l’imagination d’Ibn al-Mukhtar lui-même et de celle de
l’auteur de l’autre grande histoire de l’Afrique occidentale datant du
e
XVII siècle, le Tārīkh al-Sūdān. Nuh bin al-Tahir confère aussi à Aḥmad
Lobbo une série d’autres marques de solide légitimité islamique, notamment
le fait d’être le dernier des douze califes prophétisés par Muḥammad dans un
célèbre ḥadīth. Outre cette consolidation de la légitimité de son protecteur,
Nuh bin al-Tahir en profite aussi pour légitimer, à travers l’invention de
précédents historiques fictifs, les efforts de l’élite des Hamdallāhi pour
exercer son contrôle sur plusieurs catégories de producteurs agricoles et
d’artisans. Cet aspect du Tārīkh al-fattāsh s’inscrit dans un projet plus large
de restructuration sociale du moyen Niger au cours de cette période,
impliquant la régulation des routes de transhumance, des déplacements
massifs de population et la fondation de nouvelles villes et de nouveaux
villages.
L’ultime interpolation de Nuh bin al-Tahir concerne la paternité même de
la chronique. Afin de brouiller les pistes et de protéger sa contrefaçon, il
dissimule son identité en attribuant la chronique à Maḥmūd Ka‘ti, grand-père
d’Ibn al-Mukhtar et éminent érudit de l’empire songhaï. Cette manœuvre de
Nuh bin al-Tahir consistant à se cacher derrière la figure de Mahmud Ka‘ti a
eu un tel succès que, pendant environ un siècle et demi, le nom du faussaire a
complètement disparu de l’histoire du Tārīkh al-fattāsh.
Traduit de l’anglais par Marc Saint-Upéry

BIBLIOGRAPHIE

Octave V. HOUDAS et Maurice DELAFOSSE (éd. et trad.), Tarikh el-Fettach,


ou Chronique du chercheur pour servir à l’histoire des villes, des armées et
des principaux personnages du Tekrour, par Mahmoûd Kâti ben el-Hâdj el-
Motaouakkel Kâti et l’un de ses petits-fils, Paris, Ernest Leroux éditeur, 1913.
Nehemia LEVTZION, « A Seventeenth-Century Chronicle by Ibn al-Mukhtār :
A Critical Study of Ta’rīkh al-Fattāsh », Bulletin of School of Oriental and
African Studies, 34 (3), 1971, p. 571-593.
Mauro NOBILI, Sultan, Caliph, and the Renewer of the Faith : Aḥmad
Lobbo, the Tārīkh al-fattāsh and the Making of an Islamic State in West
Africa, Cambridge, Cambridge University Press, 2020.
Les Paillettes d’or : les voyages d’un
ouvrage
Youssef Ben Ismail

Un sac de soie rouge, avec glands et fils d’or. C’est ainsi que le
er
1 septembre 1831 l’inspecteur de l’académie de Dijon Gabriel Peignot décrit
sa dernière acquisition à un ami. Le sac lui vient d’Alger, dérobé par un
officier de l’armée française dans un palais de la Kasbah. En dénouant les fils
d’or, Peignot découvre plusieurs lettres et quelques manuscrits écrits en arabe
et en turc ottoman. Que contiennent ces documents ? Ce n’est pas chez
Peignot que nous trouverons la réponse. Il le concède lui-même : « je n’en
sais rien, je crois qu’il faut être disciple d’Allah pour y entendre quelque
chose ».
Dans la décennie qui suit le débarquement français à Alger, Peignot, bien
qu’il ne lise ni l’arabe ni l’ottoman, collectionne les manuscrits algériens
pillés par l’armée coloniale. Il se fournit chez les bouquinistes mais aussi,
grâce à des contacts, parmi les officiers français. Durant cette période, de
nombreux manuscrits algériens sont volés par des soldats désireux de
rapporter avec eux en France un souvenir de la conquête. Dès lors qu’ils
traversent la Méditerranée, ces manuscrits perdent leur dimension textuelle et
deviennent des artefacts du colonialisme. Ils cessent d’être des documents (au
sens propre : faire voir, instruire) ; ils se transforment en souvenirs d’un
« Orient » conquis, mystérieux, muet. Quelles histoires de l’Algérie leur
lecture aurait-elle contribué à raconter ? Quels silences leur pillage produit-
il ? Qu’est-ce que cela nous apprend de la colonisation ?
Le hasard a voulu que l’un des manuscrits de la collection de Gabriel
Peignot se retrouve à la Bibliothèque nationale de France (Supplément
Turc 1349). Une note figurant au dernier folio nous renseigne sur sa
trajectoire. Cette fois-ci, c’est à Constantine qu’un capitaine français, César
Marülaz, récupère le manuscrit. Il l’a « pris » dans le palais du gouverneur
Ahmed Bey à l’assaut de la ville, le 13 octobre 1837, pour l’offrir à son
cousin, Gabriel Peignot, à Dijon. À l’insu de son auteur, le vol de Marülaz est
salvateur pour ce manuscrit : une source contemporaine nous apprend que
l’armée, en plus des pillages, a brûlé de nombreux livres trouvés à
Constantine en 1837. On ne connaît pas l’ampleur de ces actes, mais on se
doute que seule une minorité d’ouvrages ont survécu à la conquête.
Quant au manuscrit volé dans le palais d’Ahmed Bey, il contient une
épître destinée aux étudiants arabes qui souhaitent apprendre l’ottoman. Son
auteur, Salih Ibn Muhammad, vit au Caire au début du XVIIe siècle. L’Égypte
est alors une province de l’empire ottoman. Salih enseigne dans une école de
la ville et a la charge des étudiants anatoliens de la prestigieuse université al-
Azhar. Un jour, Mansur, un haut dignitaire de la province, lui confie son fils,
Ahmed, afin qu’il lui enseigne le turc ottoman, compétence d’autant plus
précieuse que, comme l’écrit Salih, « les gouvernants de notre époque sont
les Ottomans et leur langue est le turc ». Tous les matins, Salih retrouve
Ahmed pour la leçon. À la fin du cursus, le maître rédige une version abrégée
du cours et lui donne pour titre Les Paillettes d’or, compositions d’Ahmed
pour l’apprentissage de la langue turque. Le texte est composé d’une
introduction, d’un lexique bilingue arabe-ottoman et d’un poème écrit dans
les deux langues en alternant vers arabe et traduction ottomane. Deux siècles
plus tard, c’est une copie des Paillettes d’or que Marülaz retrouve chez
Ahmed Bey à Constantine.
La présence des Paillettes d’or dans la bibliothèque d’Ahmed Bey met en
lumière tout un pan de l’histoire des élites algéro-ottomanes du début du
e
XIX siècle. Comme Mansur, Ahmed Bey est un haut dignitaire d’une
province arabe de l’empire. Né à Constantine, il est kulughli, descendant d’un
janissaire anatolien venu faire carrière en Algérie. Comme la majorité des
élites algériennes de son époque, c’est en partie de cette ascendance impériale
qu’il tire sa légitimité politique. Mais, en ce début de XIXe siècle, le lien avec
Istanbul se distend. Lorsqu’il est nommé en 1826, Ahmed Bey est le premier
gouverneur de Constantine à être né en Algérie plutôt qu’en Anatolie ou dans
les archipels de la mer Égée. L’Algérie est alors une province ottomane, mais
une province autonome dont l’ottomanité est contestée par la France, qui
souhaite l’isoler de la Sublime Porte.
Cette ambivalence, cette tension, on les devine dans la présence d’une
copie des Paillettes d’or chez le gouverneur de Constantine. On peut y voir la
volonté d’un dignitaire algérien de cultiver par la langue son appartenance
ottomane à un moment où celle-ci semble remise en cause. Ou peut-être que
le manuscrit des Paillettes d’or lui a été offert par un courtisan qui a vu dans
son titre une sorte d’hommage à Ahmed Bey : les compositions d’Ahmed. Au
début du XIXe siècle, l’épître gagne en popularité dans les provinces arabes de
l’empire. De nombreuses copies manuscrites sont réalisées et une version
imprimée voit le jour au Caire en 1838. C’est à ce monde arabo-ottoman
qu’appartient Ahmed Bey à la veille de la colonisation. Un monde politique
d’abord, mais aussi un monde social et culturel, avec ses best-sellers et ses
communautés de lecteurs.
À lui seul, le manuscrit constantinois des Paillettes d’or révèle peu de
chose. Il permet d’esquisser des pistes, d’entrevoir des histoires que d’autres
manuscrits auraient sans doute complétées et nuancées. La disparition de ces
documents confisqués, brûlés ou perdus crée de nombreux points d’ombre
qui pèsent sur l’historiographie algérienne. En arrachant ces archives à leur
contexte, c’est en partie de la capacité à se raconter soi-même que la
colonisation a privé l’Algérie contemporaine.

BIBLIOGRAPHIE
Isabelle GRANGAUD, La Ville imprenable. Une histoire sociale de
Constantine au XVIIIe siècle, Paris, Éditions de l’EHESS, 2002.
James MCDOUGALL, A History of Algeria, Cambridge, Cambridge
University Press, 2017.
Abdeljelil TEMIMI, Le Beylik de Constantine et Hāḏj ‘Aḥmed Bey, 1830–
1837, Tunis, Publications de la Revue d’histoire maghrébine, 1978.
Oralités : transmettre le passé
de l’Afrique
Dominique Juhé-Beaulaton

Lorsque surviennent les indépendances des pays africains, leur histoire


avant l’arrivée des Européens reste à écrire. En raison du manque de
documentation écrite, peu d’historiens osent alors s’aventurer sur ce terrain.
Pour les historiens, seules les sources écrites, récits de voyages et documents
d’archives, permettent de révéler leur histoire. Les sociétés qui ne connaissent
pas l’écrit sont même réputées ne pas en avoir. En 1961, un anthropologue
belge, Jan Vansina, s’appuyant sur ses recherches en Afrique centrale
démontre qu’il est possible de faire l’histoire des sociétés africaines à partir
de leurs traditions orales, considérées comme des sources au même titre que
les écrits. Il l’a démontré notamment dans son histoire du royaume du
Rwanda en recueillant des centaines de récits auprès des Hutu et des Tutsi
révélant leurs différences sociales et politiques et permettant ainsi de remettre
en question l’histoire transmise par les premiers missionnaires et les
historiens de la cour. Son ouvrage méthodologique sur la tradition orale est
devenu une référence pour les historiens de l’Afrique. S’ouvre alors une
période faste de travaux universitaires basés sur le recueil de traditions.
Mais qu’entend-on par sources orales ? Les traditions orales proprement
dites comprennent des listes généalogiques et dynastiques des hommes de
pouvoir, des récits de migrations et de fondations de villages ou de royaumes
relevant parfois du mythe. La transmission de ces traditions de génération en
génération a été confiée à des spécialistes occupant des places particulières au
sein de ces sociétés dont les plus connus sont les griots de l’empire médiéval
du Mali. Cette fonction, véritable institution politique, se retrouve dans
d’autres régions d’Afrique, comme au royaume du Dahomey (situé au
Bénin), où le Kpanligan était un dignitaire chargé de réciter en chantant la
liste des rois lors des cérémonies en l’honneur des ancêtres. Plus les sociétés
ont eu des pouvoirs centralisés puissants, inscrits dans un territoire aux
frontières reconnues, plus ces traditions sont riches et permettent de remonter
dans le temps. Les traditions recueillies dans les sociétés sans État sont
fragmentées entre les lignages, transmises par les maîtres de la terre, les
dignitaires religieux et les anciens et anciennes de lignages. Elles se révèlent
à travers l’organisation sociale par l’analyse des stratégies matrimoniales et
des pratiques religieuses (adoption de nouvelles divinités, partage de la
viande lors des sacrifices, paroles et chants rituels…).
À côté de ces traditions figurent d’autres informations recueillies
oralement et renseignant le passé des sociétés. Les sources non écrites sont en
effet d’une grande diversité, liées au vécu social, souvent associées au fait
religieux. Se distinguent les noms de lieux, de famille, de divinités
protectrices… Les différents répertoires de chants, reflets de leur époque,
représentent une catégorie d’une grande richesse : chants de louanges, de
chasse, de travaux champêtres, de boisson… Les chants remontant à la
période coloniale évoquent le travail forcé et les relations entre colons et
colonisés. Le recueil de biographies permet également de retracer la vie
quotidienne sous domination coloniale du point de vue des colonisés,
longtemps restés invisibles. À titre d’exemple, les récits de vie des sages-
femmes ont beaucoup apporté à l’histoire des femmes et de la maternité. Ces
sources viennent combler les lacunes en histoire contemporaine dans des
domaines où les sources écrites font tout aussi défaut qu’en histoire ancienne.
Les sources orales ne sont pas figées dans le temps, comme peut l’être un
texte écrit. Des différences peuvent apparaître entre les multiples versions
recueillies auprès des personnes interrogées. En effet, les enjeux de pouvoir
peuvent mener à des manipulations des généalogies, des altérations, voire des
inventions. Elles doivent donc être soumises à une analyse critique que seul
permet le croisement des données recueillies. Le recours à d’autres
disciplines que l’histoire (linguistique, anthropologie, archéologie…) apporte
aussi des éclairages complémentaires nécessaires à la compréhension des
phénomènes sociaux et à la reconstitution de l’histoire. Enfin, certains lieux
comme les sites sacrés représentent des lieux d’exercice de la mémoire et
sont de véritables conservatoires du passé des hommes. Les sources orales
imposent aux historiens de s’interroger sur le lien entre mémoire et histoire.
Cela dit, ces sources sont en péril. En effet, aujourd’hui, les historiens
sont de plus en plus souvent confrontés à la disparition inéluctable des
détenteurs de savoirs oraux. En 1960, Amadou Hampâté Bâ (ca. 1901-1991),
historien malien ardent défenseur de la sauvegarde des traditions orales,
prédisait déjà : « En Afrique, quand un vieillard meurt, c’est une bibliothèque
qui brûle. » Le développement de la scolarisation, l’exode rural, l’influence
grandissante des religions monothéistes ont pour effet des pertes de savoirs
lors de leur transmission aux nouvelles générations. Les « gardiens de la
tradition », héritiers d’une fonction plusieurs fois séculaire, ne peuvent
souvent plus répondre aux questions posées. La situation n’est guère plus
favorable pour les périodes plus récentes, car les témoins directs de l’époque
coloniale et des années qui ont suivi les indépendances disparaissent
progressivement. Cependant, ces sources représentent toujours des
témoignages importants, reflets de l’évolution même de la société.

BIBLIOGRAPHIE

Nicoué L. GAYIBOR, Mustapha GOMGNIMBOU et Dominique JUHÉ-


BEAULATON (dir.), L’Écriture de l’histoire en Afrique. L’oralité toujours en
questions, Paris, Karthala, 2013.
Claude-Hélène PERROT (dir.), Sources orales de l’histoire de l’Afrique,
Paris, CNRS éditions, 1989.
Jan VANSINA, De la tradition orale. Essai de méthode historique, Tervuren
(Belgique), Musée royal de l’Afrique centrale, 1961.
La force des griots
Jan Jansen

Tout juste rétabli d’une année de maladie, au lendemain d’une


exploration du haut Niger au cours de laquelle il avait presque tout perdu,
sauf son couvre-chef avec ses notes écrites, Mungo Park écrit : « [Le
21 avril 1797], nous fûmes en vue de Kinytakooro, ville considérable […].
Comme c’était la première ville que nous trouvions hors des frontières du
Manding, on observa plus d’étiquette qu’à l’ordinaire. […] En entrant dans la
ville, nous nous rendîmes au bentang [maison commune], où le peuple se
réunit autour de nous pour écouter notre dentegi (histoire) : elle fut racontée
publiquement par deux chanteurs [Jilli keas, ou griots]. Ils rapportèrent toutes
les petites circonstances qui avaient rapport à la caravane, commençant par
les événements arrivés le même jour, et remontant ainsi la série des faits
jusqu’à Kamalia [le lieu de départ]. »
Cette description ethnographique rare, voire unique, d’un groupe de
griots (jeli/jali ; le suffixe kè indique le masculin) de l’Afrique de l’Ouest
délivre des informations cruciales sur la façon dont ces personnages étaient
considérés avant l’occupation française au XIXe siècle. Dans la langue
populaire actuelle, « [ka] dantègè » est souvent rendu par l’expression « se
rendre compte ». Du point de vue étymologique, dan.tègè signifie « limiter-
couper », et les dictionnaires le traduisent par « dire le motif »,
« (s’)introduire », « (se) présenter », « faire une déclaration ». En le
traduisant par « histoire », Mungo Park voulait certainement dire « un récit de
circonstance » raconté dans le seul but de convaincre ses auditeurs. Il est
cependant notable qu’il ait choisi le terme « dentegi » pour décrire cette
performance et qu’il la présente comme une « histoire ». Ce faisant, il évitait
les qualificatifs habituels utilisés pour les performances des griots, tels que
« flatterie » ou « louange » – le « dentegi » étant une affaire autrement
sérieuse.
Le champ d’expertise des griots se situe en effet au carrefour de la
diplomatie, de la médiation, de la fiction historique et du divertissement.
Comme ils sont issus d’une catégorie sociale endogame de type caste, ces
baladins populaires se trouvent dès la petite enfance dans une situation
d’apprentissage permanent de leur art. Les griots talentueux développent
leurs compétences en voyageant de manière saisonnière. Chaque nouvelle
localité qu’ils visitent les met au défi de comprendre rapidement la
composition de leur public en termes de relations de parenté et d’ascendance
clanique, ainsi que les relations hiérarchiques entre les lignées locales et entre
les villages de la région. Le type d’« histoire » que les griots produisent pour
leur public peut donc être considéré comme une forme de « patrimoine
situationnel » ; il est situationnel parce qu’il n’est pertinent que pour tel ou tel
moment spécifique, et il s’agit d’un patrimoine parce qu’il fait sens avant tout
pour un public qui y est impliqué par référence aux liens historiques entre ses
ancêtres. Les compétences pacificatrices des griots sont bien entendu utiles
en tout temps et en tout lieu, mais elles sont d’une importance particulière
dans l’Afrique occidentale d’avant le milieu du XIXe siècle, dont le paysage
politique est un patchwork de sociétés toutes plus ou moins militarisées mais
souvent organisées de façon assez différente.
À partir de l’époque de l’administration coloniale française, les
informations sur les ancêtres claniques, dont les noms et les faits et gestes
constituent le cadre habituel de la performance orale complexe et richement
stratifiée du griot, sont complétées par des récits arabes médiévaux. Dans le
cadre de la géographie coloniale française de l’époque, l’histoire de la région
est soumise à un modèle linéaire dans lequel se détache un grandiose
« empire » connu sous le nom de « Mali », lequel aurait été fondé au
e
XIII siècle par des ancêtres claniques célébrés dans les performances des
griots.
Lorsque les colonies françaises d’Afrique de l’Ouest accèdent à
l’indépendance, vers 1960, il n’est guère difficile d’articuler cette histoire
linéaire d’un empire médiéval grandiose – qui était pourtant le produit de
l’imagination coloniale française – à l’histoire des nouvelles nations. L’une
de ces anciennes colonies adopte même le nom de « Mali », qui renvoie à cet
empire supposé. Au cours des années 1960 et 1970, dans le sillage de ce
processus de construction nationale, un petit nombre de griots, hommes et
femmes, acquièrent un véritable statut de superstars en tant que voix
censément authentiques du passé. Ces griots sont analphabètes et leurs
compétences continuent de s’exercer dans le cadre traditionnel de la
production d’un « patrimoine situationnel ». Reste qu’ils sont aussi reconnus
par la plupart des citoyens des nouvelles entités politiques, y compris par
l’élite éduquée, comme les gardiens des « secrets » de l’histoire ancienne de
la nation. D’où le flou qui règne actuellement à ce niveau, puisque les griots
exercent toujours en milieu rural et urbain en tant que diplomates, marieurs,
artistes et musiciens, mais qu’ils sont en même temps souvent consultés
comme informateurs et garants généalogiques d’une histoire linéaire des
différentes familles, villages ou régions, etc.
La reconnaissance du statut des griots en tant que pourvoyeurs de sources
validant ces histoires linéaires a été fortement stimulée par le succès de la
saga familiale d’Alex Haley, Racines (en anglais Roots : The Saga of an
American Family), en 1976, rapidement suivie par une adaptation télévisée.
Haley prétendait avoir puisé les informations concernant l’histoire de son
ancêtre Kunta Kinte auprès d’un griot. C’est ainsi que la figure du griot a fait
son apparition sur la scène de la diaspora africaine. L’impact de Racines a
incité de nombreux Afro-Américains à visiter l’Afrique, et en particulier la
Gambie, pays qui a institutionnalisé ces visites en organisant tous les deux
ans le Roots International Festival (anciennement, Homecoming). La
dynamique de cette recherche permanente des origines est illustrée par
l’émergence au XXe siècle de la figure d’Aboubakari II, censé être un
souverain africain qui aurait navigué « jusqu’aux extrémités de la mer
océane » – une idée reposant sur une traduction incorrecte des écrits de
l’historien médiéval damascène al-‘Umari. Aboubakari II aurait ainsi été à
l’origine d’une diaspora africaine antérieure à Christophe Colomb et à la
traite transatlantique. Ce type de quête historiographique est sans doute lié à
la volonté de produire des épistémologies savantes de sensibilité décoloniale,
mais il est mis en œuvre par des personnes convaincues que les griots sont à
même de révéler des aspects de l’histoire dissimulés aux étrangers pendant
des siècles. Les griots considèrent qu’un de leurs devoirs professionnels est
d’encourager ces personnes à se consacrer à la quête d’un patrimoine
identitaire, du fait qu’eux-mêmes ont toujours exercé avec talent le métier
d’historiens de circonstance, fonction essentielle pour stabiliser les relations
entre les gens et faciliter la compréhension mutuelle.
Traduit de l’anglais par Marc Saint-Upéry

BIBLIOGRAPHIE

Hadrien COLLET, Le Sultanat du Mali. Histoire régressive d’un empire


médiéval, XXIe-XIVe siècle, Paris, CNRS éditions, 2022.
Paulo F. DE MORAES FARIAS, « Modern Transformations of Written
Materials in “Traditional” Oral Wisdom (Mali, West Africa) », in Gaetano
Ciarcia et Éric Jolly (dir.), Métamorphoses de l’oralité entre écrit et image,
Paris, Karthala, 2015, p. 95-110.
Jan JANSEN, « The Next Generation : Young Griots’ Quest for Authority »,
in Toby Green et Benedetta Rossi (dir.), Landscapes, Sources and
Intellectual Projects of the West African Past. Essays in Honour of Paulo
Fernando de Moraes Farias, Leyde-Boston, Brill, 2018, p. 296-311.
Mungo PARK, Voyage dans l’intérieur de l’Afrique, Paris, La Découverte,
2009, p. 278-279.
La Ligue haudenosaunee, ou l’art du récit
Jon Parmenter

La Ligue haudenosaunee, ou Confédération iroquoise, rassemble à


l’origine cinq nations (Mohawks, Oneidas, Onondagas, Cayugasm, Senecas)
auxquelles se joignent les Tuscaroras en 1722. Cette alliance est fondée au
départ pour assurer la prévention et la pacification négociée des vendettas,
avant de se transformer en un système stable de défense mutuelle et de
succession politique ordonnée. L’ethnonyme « Haudenosaunee », qu’on peut
traduire par « le peuple aux longues maisons », symbolise l’unité des cinq
nations sur leurs terres ancestrales, qui s’étendaient de la vallée de la rivière
Mohawk à celle de la rivière Genesee, dans ce qui est aujourd’hui le nord de
l’État de New York. Malgré l’existence de nombreuses études sur l’histoire
de la Ligue Haudenosaunee, d’importants débats concernant son ancienneté
ainsi que sa structure et sa fonction persistent aujourd’hui.
Les anthropologues et les historiens d’origine européenne considèrent en
général que la Ligue haudenosaunee s’est formée à la suite du contact avec
les Européens. En revanche, les gardiens du savoir haudenosaunee n’ont
cessé d’affirmer l’ancienneté des origines « précolombiennes » de la Ligue, et
ce depuis que les missionnaires jésuites les ont interrogés à ce sujet au
e
XVII siècle. Au lieu de débattre de ces points de vue divergents, mieux vaut
nous intéresser aux rituels de la Ligue, centrés sur la cérémonie du deuil et de
la succession des chefs décédés. Ces rites politiques structurent la société à
travers la récitation publique de sa tradition fondatrice et l’inscription de
messages sur des colliers ou des ceintures de perles et de coquillages
(wampum). Au sein des nations de la Ligue, les performances et les objets
assurent la transmission continue de principes fondamentaux, adaptés aux
besoins du moment.
On compte actuellement plus de quarante enregistrements de versions
différentes de la tradition orale concernant la fondation de la Ligue,
également connue sous le nom d’« Épopée des artisans de la paix ». Alors
que les chercheurs non haudenosaunee, obéissant à des formes
d’épistémologie empiristes, se sont souvent efforcés d’identifier une version
unique et « faisant autorité » de l’histoire de la formation de la Ligue, les
Haudenosaunee ont tendance à considérer la diversité des archives orales
comme la preuve de l’inévitable imperfection et incomplétude des relations
humaines. Aujourd’hui, les gardiens du savoir haudenosaunee ont l’habitude
d’introduire tous leurs récits en confessant leur propre infériorité par rapport
aux générations antérieures, mieux informées. On peut donc considérer que le
locuteur haudenosaunee, plutôt que de simplement « narrer » une histoire,
« fait de son mieux » pour lui donner un sens dans un contexte contemporain.
Dans ce type de narration, les caractéristiques de la Ligue en viennent à
incarner un idéal : elle peut être considérée comme une aspiration, un éternel
work in progress, plutôt qu’une réalisation passée.
Un thème persistant de la tradition concernant la formation de la Ligue
haudenosaunee est celui du pouvoir transformateur des mouvements
corporels accomplis lors de la cérémonie de condoléances. Ces mouvements
permettent aux Haudenosaunee d’appréhender les différents éléments du récit
fondateur de la Ligue, et de les mettre en œuvre. L’« Épopée des artisans de
la paix » établit des normes inspiratrices et régulatrices visant à favoriser un
comportement positif et constructif de la part des Haudenosaunee.
Dans cette épopée, une importance majeure est accordée aux protocoles
visant à transformer l’hostilité et la suspicion entre les groupes en
communication pacifique et libre circulation. Les deux principaux héros du
récit fondateur, le « Pacificateur » (généralement associé à la nation
ancestrale huronne ou wendat) et Hiawatha (son premier disciple
haudenosaunee, généralement identifié comme mhawk), sont des voyageurs
qui transmettent leur message de paix, de puissance et de droiture aux cinq
nations constitutives de la Ligue. Le « Pacificateur » est un être venu
d’ailleurs qui visite à bord d’un canoë les terres ancestrales des Mohawks et
leur délivre son message. Hiawatha, après avoir reçu celui-ci, imite cette
pratique de nomadisme pacifique en faisant halte à une certaine distance des
villages de chaque nation, et en allumant un feu pour annoncer son arrivée,
coupant court ainsi au risque d’être pris pour un agresseur. Hiawatha affronte
sur son chemin diverses épreuves que lui impose Tadodaho, un sorcier
onondaga difforme et malveillant. Le récit culmine avec la description des
efforts conjoints du « Pacificateur » et de Hiawatha pour redresser l’esprit et
le corps tordus du redoutable Tadodaho et neutraliser les terribles serpents de
sa chevelure. Ce faisant, l’ennemi jadis intraitable est lui-même incorporé au
sein de l’alliance, fondée sur un ensemble de règles connu sous le nom de
Grande Loi de la Paix. Dans un contexte de vendettas et de violences
endémiques, la construction de relations pacifiques entre individus et groupes
de parenté n’est pas une tâche aisée ; elle exige des efforts collectifs
permanents pour guérir les vieilles blessures et prévenir de nouveaux conflits.
En contact direct avec les Européens depuis le début du XVIIe siècle, les
nations historiques haudenosaunee se distribuent en communautés
villageoises pratiquant la chasse et l’agriculture. Ces communautés de
familles matrilinéaires étendues et multigénérationnelles habitent de longues
maisons recouvertes d’écorce. Elles sont régies par une éthique égalitaire qui
repose, d’un côté, sur un système économique de production et de
consommation communautaires, de l’autre, sur un système politique fondé
sur la coalition et le consensus. Au sein de la Ligue haudenosaunee, l’autorité
politique n’est pas tant une ressource finie susceptible d’être accumulée ou
exploitée par des individus que le résultat d’alliances durables entre des
groupes.
Dans toutes leurs activités sociales, cérémonielles et politiques, les
Haudenosaunee s’appliquent à éliminer l’affliction et la colère afin de
retrouver la lucidité nécessaire pour aborder les questions fondamentales. Au
cours du XVIIe siècle, ils s’efforcent d’étendre cette pratique réparatrice à leurs
relations avec les Néerlandais, les Français et les Anglais. Le territoire de la
Ligue s’étend alors entre trois principales voies d’eau communiquant avec
l’intérieur du continent, les fleuves Mohawk, Saint-Laurent et Ohio. Outre
cette position stratégique, leur approche cosmopolite des relations
internationales (commerce, guerre et diplomatie) permet aux Haudenosaunee
d’exercer une influence substantielle sur le cours de l’histoire régionale, et ce
jusqu’à la guerre d’indépendance des États-Unis.
À partir de 1660, les protocoles des conseils de la Ligue constituent une
sorte de lingua franca pour l’élaboration des traités entre autochtones et
Européens dans cette région de l’Amérique du Nord. Les marchands
européens souhaitent promouvoir le commerce avec les Haudenosaunee et
c’est donc parmi eux que les autorités coloniales recrutent des guerriers
susceptibles de leur servir d’alliés dans les conflits entre puissances
européennes. Les missionnaires et les voyageurs s’emploient à décrire leur
culture et, dès 1730, les Haudenosaunee font l’objet d’études proto-
ethnographiques et historiques. Mise en œuvre à partir de 1701, la politique
de neutralité diplomatique à l’égard des voisins coloniaux anglais et français
sert utilement les intérêts des Haudenosaunee, jusqu’à la défaite décisive de
la France en 1760. Mais, avec le déclenchement de la guerre d’indépendance
des États-Unis, leur alliance exclusive avec la Couronne britannique se révèle
précaire. En 1777, les Haudenosaunee suspendent l’activité de la Ligue pour
la durée du conflit en couvrant le feu symbolique du conseil alors hébergé par
la nation Onondaga.
Une fois la guerre achevée, le tracé de la frontière entre l’Amérique du
Nord britannique et les États-Unis sépare les communautés haudenosaunee.
Dès 1784, celles-ci s’adaptent en établissant deux conseils distincts de la
Ligue, l’un dans la réserve de Grand River (en Ontario), et l’autre à Buffalo
Creek (dans l’État de New York), afin de se prémunir contre les abus de
chacun des deux gouvernements coloniaux.
Au cours du XIXe siècle, les Haudenosaunee habitent dans des réserves et
ne conservent qu’une petite partie de leurs terres ancestrales. Puis, au
tournant des XIXe et XXe siècles, les gouvernements des États-Unis et du
Canada s’efforcent d’assimiler les autochtones en remplaçant les formes
traditionnelles de gouvernance de la Ligue par des conseils élus représentant
exclusivement les réserves. Les Haudenosaunee s’opposent à ce processus
d’incorporation au sein des États-nations et en 1900, à Grand River, le
conseil de la Ligue publie la traduction anglaise de l’« Épopée des artisans de
la paix », qui codifie les règles de descendance du système matrilinéaire.
Enfin, sous l’impulsion d’une génération d’activistes et d’intellectuels, le
renouveau de la culture haudenosaunee permet dans les années 1960 de faire
connaître, dans le monde entier, le message des « Artisans de la paix ». Mais,
à l’heure actuelle, les Haudenosaunee sont toujours en quête d’un consensus
sur la meilleure façon d’adapter la Grande Loi de la Paix aux besoins de leurs
diverses communautés. La Ligue est encore et toujours un work in progress.
Traduit de l’anglais par Marc Saint-Upéry

BIBLIOGRAPHIE

Jennifer BIRCH et John P. HART, « Social Networks and Northern Iroquoian


Confederacy Dynamics », American Antiquity, 83 (1), 2018, p. 13-33.
Jon PARMENTER, The Edge of the Woods : Iroquoia, 1534-1701, East
Lansing, Michigan State University Press, 2010.
Kayanasenh Paul WILLIAMS, Kayanarenkó : wa : The Great Law of Peace,
Winnipeg, University of Manitoba Press, 2018.
Afrique médiévale : ce que révèle
l’archéologie
Amélie Chekroun

Dans les régions où la culture de l’écrit et/ou la conservation des archives


n’étaient que peu ou pas développées avant l’époque moderne et l’intrusion
coloniale, la rareté des documents écrits oblige l’historien à avoir recours à
l’ensemble des traces des sociétés étudiées. Il doit donc non seulement
étudier les textes, cœur de son travail, mais aussi la codicologie,
l’archéologie, l’épigraphie, la numismatique, les sources orales, voire la
linguistique, la génétique et l’ethnographie comparée. L’écriture de l’histoire
ne peut se faire sans prendre en considération l’ensemble des témoignages
matériels du passé, et particulièrement les apports de l’archéologie. Sur le
continent africain, la plupart des régions n’ont conservé aucun texte
manuscrit produit localement avant, au plus tôt, le XVIe siècle. À l’époque
médiévale, leurs contacts avec le monde islamique ont laissé des traces dans
la documentation en arabe, notamment en Égypte et dans la péninsule
Arabique. Mais les sources endogènes sont essentiellement archéologiques :
étude du bâti, culture matérielle, épigraphie, archéologie du paysage, etc.
Le cas du sultanat du Mali des XIIIe-XVe siècles illustre depuis plusieurs
années combien la recherche gagne à passer par l’archéologie. L’histoire du
sultanat a longtemps été dépendante des sources postérieures, telles que les
fameuses chroniques de Tombouctou qui n’ont été mises par écrit qu’à partir
de l’époque moderne. La documentation manuscrite contemporaine du Mali
médiéval est exclusivement exogène, principalement produite en arabe
au Caire. Le recours à l’archéologie permet ainsi d’apporter un point de vue
endogène sur cette société, et de ne plus être prisonnier des réécritures et
réinterprétations ultérieures de son histoire, ou de la vision lointaine de la
documentation mamelouke. La question de l’identification de la capitale du
Mali médiéval fait ainsi l’objet de nombreux débats depuis le XIXe siècle ; les
descriptions qu’en donne la documentation arabe sont très parcellaires et ne
permettent pas de localiser le site archéologique. Les historiens et
archéologues ont émis de nombreuses hypothèses à ce sujet, sans que la
question soit aujourd’hui tranchée. L’une des descriptions les plus détaillées
de cette ville est celle donnée par Ibn Battuta au milieu du XIVe siècle ; mais il
n’indique pas l’itinéraire exact pour s’y rendre. En suivant ses informations,
la ville pourrait se trouver dans trois pays contemporains : le Sénégal, le Mali
actuel ou la Guinée-Conakry. Pourtant, si la capitale du Mali est citée dans
les textes, mais pas identifiée sur le terrain, les cas de lieux attestés par
l’archéologie et absents des sources écrites sont bien plus nombreux.
Prenons un autre exemple, celui de la Corne de l’Afrique. Dans cette
région, la culture de l’écrit remonte à l’Antiquité : un royaume chrétien fondé
au IVe siècle produit des textes en guèze (langue sémitique éthiopienne) tout
au long de l’époque médiévale, et les communautés musulmanes voisines
maîtrisent la langue arabe. De plus, les élites locales chrétiennes et
musulmanes sont en contact régulier avec le monde islamique (Yémen et
Égypte principalement), et ces contacts ont laissé de nombreuses traces dans
la documentation en arabe. Cette production manuscrite locale et étrangère se
révèle riche d’informations, cependant les données archéologiques apportent
des éléments que la documentation écrite laisse totalement dans l’ombre.
Ainsi, c’est grâce à ces données que l’on connaît mieux, aujourd’hui,
l’histoire des populations musulmanes des XIIe-XIIIe siècles du nord de
l’Éthiopie actuelle. Les sources écrites ne disent rien de leur existence, mais
en s’appuyant sur l’étude de plusieurs cimetières répartis sur un espace d’une
centaine de kilomètres de long, et conservant des stèles funéraires
épigraphiées en arabe qui portent des dates précises couvrant près de trois
siècles, les historiennes et historiens ont pu montrer l’importance et la
longévité de ces sociétés musulmanes du Nord éthiopien.
Le plus souvent, les différents registres documentaires ne permettent pas
de combler les lacunes et de produire un grand récit cohérent du passé des
sociétés étudiées, comme les historiens ont longtemps, et vainement, cherché
à le faire. Lorsque cela est possible, ceux-ci doivent tenter de faire dialoguer
des sources hétérogènes, sans toutefois privilégier un type de source plutôt
qu’un autre. Le danger est de considérer par exemple un texte écrit comme
plus légitime qu’une source de nature différente, qui ne viendrait que le
compléter. De même, il faut prendre garde à ne pas survaloriser les textes,
arabes ou européens, produits par des auteurs n’ayant jamais mis les pieds ou
de manière très rapide dans la zone étudiée, au détriment des données
archéologiques ou des archives locales : c’est cet écueil que tente aujourd’hui
d’éviter l’historien de l’Afrique médiévale. Très souvent, une catégorie de
sources bouleverse ce qu’une autre laisse entendre : les données
archéologiques entrent ainsi régulièrement en contradiction avec les archives
et les sources manuscrites, comme c’est le cas pour la question de la capitale
du Mali. Ainsi, nos connaissances historiques progressent, mais il semble
aujourd’hui impossible d’établir un tableau cohérent de l’Afrique dite
« prémoderne ».

BIBLIOGRAPHIE

Hadrien COLLET, Le Sultanat du Mali. Histoire régressive d’un empire


médiéval, XXIe-XIVe siècle, Paris, CNRS éditions, 2022.
François-Xavier FAUVELLE-AYMAR, Le Rhinocéros d’or. Histoires du
Moyen Âge africain, Paris, Alma éditeur, 2013.
Julien LOISEAU et Simon DORSO (dir.), Muslim Cemeteries from Medieval
Təgrāy, Addis-Abeba, CFEE, à paraître.
L’ambition d’une histoire africaine
du continent : projets et controverses
Mamadou Diouf

En 1964, l’Unesco lance le projet d’une Histoire générale de l’Afrique


pour présenter la contribution du continent à l’histoire de l’humanité. Il a
fallu une quarantaine d’années pour rédiger et faire paraître les huit premiers
volumes, le premier volume en 1980 et le huitième en 1998.
Un inventaire est nécessaire pour retrouver les précédents de l’entreprise
et identifier les thèmes, les méthodes, la géographie et l’anthropologie qui
continuent de hanter les territoires de l’histoire africaine. De nombreux
ouvrages qui interrogent les propositions historiques et les unités d’analyse
(empires, colonies, communautés ethniques, linguistiques, religieuses) ont
circulé dès la fin de la Première Guerre mondiale, dans les diasporas
africaines, aux États-Unis, dans les Caraïbes, les métropoles coloniales et les
villes atlantiques (Saint-Louis, Lagos, Cape Coast, Luanda) qui avaient lancé
le mouvement. Parallèlement, un processus d’institutionnalisation des études
africaines est amorcé. Elles entrent à l’université, où des centres d’études
africaines sont créés dès les années 1960 aux États-Unis, ainsi que des
programmes et des chaires dans les pays européens, le Royaume-Uni et la
France, en particulier. Les institutions tracent les contours d’une histoire
impériale qui, avec l’anthropologie, valide l’agenda de la « mission
civilisatrice ». Des historiens africains comme Kenneth Onwuka Dike et
J. F. Ade Ajayi (Nigeria), Bethwell Allan Ogot (Kenya), Cheikh Anta Diop et
Abdoulaye Ly (Sénégal) obtiennent des doctorats, respectivement, en 1950 et
1958, 1957, 1954 et 1955, dans les universités britanniques et françaises.
Hors des épistémologies de l’histoire impériale, ils se fixent une triple
ambition : produire une œuvre respectueuse des règles de l’histoire, inclure
les aires culturelles africaines dans les institutions universitaires, ranimer les
traditions du passé pour préparer l’avenir. Ils retiennent les objectifs
suivants : afficher le patrimoine et établir les fondements historiques de
l’unité culturelle de l’Afrique, et dresser une bibliothèque africaine, sans
enfreindre les règles qui gouvernent la production d’un « ouvrage savant ».
Les historiens qui participent au projet de l’Histoire générale de l’Afrique
lancé par l’Unesco, à la demande des États africains indépendants,
proviennent du territoire couvert par l’organisation internationale. Le groupe
le plus fortement représenté est celui des historiens britanniques, français,
belges et allemands. Sont aussi présents des historiens soviétiques,
tchécoslovaques et polonais. On note aussi la présence d’un historien de
Singapour et d’un autre d’Irak. Sauf les pays lusophones encore sous
domination coloniale, peu représentés, et l’Afrique du Sud, les historiens
africains, avec une forte présence des historiens francophones (Sénégal et
Mali en particulier), proviennent de presque tous les pays du continent, de
l’Afrique de l’Est (Kenya, Ouganda, Soudan, Éthiopie), de l’Afrique centrale
(Congo Brazzaville), de l’Afrique australe couverte par les historiens du
Botswana et du Royaume-Uni, de l’Afrique du Nord (Égypte, Tunisie et
Maroc) et de Madagascar.
L’ambition académique du projet, pris entre l’histoire impériale et les
balbutiements de l’histoire nationale, est probablement la raison pour laquelle
la règle de la scientificité a prévalu. Cette règle légitime l’exclusion des
historiens afro-américains soupçonnés de parti pris racial et politique. Aux
yeux des historiens de la diaspora africaine de l’Amérique du Nord, la
prédiction de W. E. B. Du Bois se réalise : l’histoire de l’Afrique ne peut être
qu’une entreprise exclusivement noire ; l’entrée à l’université des études
africaines se traduira par une exclusion des Noirs. Pourtant, l’accession des
anciennes colonies à la souveraineté internationale soustrait l’Afrique aux
effets de la prédiction.
Les historiens recrutés par le Comité scientifique international pour la
rédaction d’une Histoire générale de l’Afrique revendiquent dans cette
aventure un respect scrupuleux des règles de la science historique. Ils
dressent l’inventaire des déficits qui ont sanctionné l’exclusion de l’Afrique
de l’histoire universelle. Ils adoptent le modèle historiographique de la
philosophie des Lumières qu’ils suspectent d’avoir autorisé une
épistémologie excluant les non-Européens du domaine de l’histoire. Ils
composent un commentaire proprement africain sur le passé en sollicitant les
connaissances scientifiques disponibles. L’Histoire générale de l’Afrique est
ainsi conçue comme l’œuvre d’auteurs africains. Formés dans les universités
britanniques et françaises principalement, mais aussi de certains pays de
l’Est, ils exercent leur métier en Afrique, d’abord à l’université de Dakar, à
l’Institut français d’Afrique noire (Sénégal), ou à l’université de Makéréré, à
Kampala (Ouganda), puis dans les universités nationales créées à
l’indépendance des colonies. Se fixant la mission de rendre compte de leur
« propre civilisation », avec leurs homologues occidentaux, ils découvrent les
histoires locales qui n’ont laissé aucune trace dans l’histoire coloniale. Les
traditions orales offrent des archives alternatives et des interprétations du
passé servies par un imaginaire historique propre. En traçant les frontières qui
les distinguent des sociétés occidentales, il ne s’agit de rien de moins que de
retrouver le passé de sociétés qui en ont été délestées et qui se sont vues
contraintes d’absorber « les leçons de la mission civilisatrice ». Les historiens
contournent les interrogations relatives à l’intensité et à la durée de la
domination coloniale pour insister sur la persistance et la continuité des
cultures africaines. Le temps des colonies est ramené à sa qualité d’épisode
de l’histoire.
L’Histoire générale de l’Afrique est le couronnement d’une entreprise
unique dans les registres de l’histoire et de la politique africaines. Elle est
précédée et accompagnée par les Congrès des écrivains et artistes noirs
(Paris, 1956 ; Rome, 1959), le Festival mondial des arts nègres (Dakar,
1966), le Festival culturel panafricain (Alger, 1969), et le FESTAC, Festival
des arts et de la culture noire (Lagos, 1977). Autant d’initiatives qui
inaugurent le découplage de « la civilisation » de la culture occidentale et la
refondation des récits de l’universel, de l’humain et de la modernité. Les
structures, les approches et le calendrier du projet sont retenus à la réunion de
Paris en 1971, où l’hostilité ou l’incrédulité étaient quasiment générales. La
suspicion et la perplexité ne s’atténuent qu’en 1980, avec la publication du
premier volume.
La production de l’Histoire générale de l’Afrique n’est pas exempte de
controverses, ni de lacunes ou d’outils d’analyse relativement aux méthodes
(de l’archéologie, de la linguistique historique et des traditions orales) et aux
thématiques. Les questions les plus controversées sont « le peuplement de
l’Égypte et le déchiffrement de l’écriture méroétiques », « la traite négrière
du XVe au XIXe siècle », la conquête coloniale, les résistances africaines, la
décolonisation, les divergences sur l’origine asiatique ou africaine des villes
d’Afrique de l’Est.
Le conflit, à la réunion de Paris de 1971, porte sur le contenu du
volume 2, Afrique ancienne. Il oppose notamment Cheikh Anta Diop,
historien sénégalais, auteur du chapitre 1, « Origine des anciens Égyptiens »,
et Gamal Mokhtar, égyptologue égyptien et directeur du volume. Leur
querelle porte sur le peuplement de l’Égypte et la « race » des habitants de la
vallée du Nil. Ils sont noirs pour le premier alors que, pour le second,
considérant l’hypothèse d’une « “race” pure, unique », « l’histoire même du
peuplement de la vallée du Nil s’inscrit en faux contre une telle possibilité »
(« Introduction générale », p. 28). La confrontation contribue à établir la règle
du « principe d’hétérogénéité » qui écarte « l’imposition de l’uniformité
d’interprétation au sein d’un volume ». La reconnaissance d’une polyphonie
interprétative témoigne de la diversité des origines culturelles et idéologiques
des membres de la Commission scientifique internationale. En cas de
divergence majeure, il sera possible d’ajouter une note éditoriale. À la
querelle Diop / Mokhtar s’ajoute la bataille entre égyptologues africains et
occidentaux s’ouvrant avec la soutenance de la thèse de Diop publiée en 1954
sous le titre de Nations nègres et culture et se poursuivant lors de la
conférence du Caire de 1974. Mokhtar conclut le chapitre de Diop avec une
note ainsi libellée : « La position qui est présentée dans ce chapitre n’a pas
été acceptée par tous les experts qui se sont intéressés au problème (cf. ci-
dessus, Introduction). » Diop, en revanche, affirme avec force que les racines
de l’unité culturelle et linguistique de l’Afrique s’enfoncent dans son passé
égyptien. Il souligne « l’antériorité des civilisations nègres », confirme les
origines égyptiennes du « miracle grec » et met ainsi en lumière les
fondements des sciences, des arts et des religions, renvoyant l’Égypte à sa
géographie africaine.
Les controverses sur la traite des esclaves ont plutôt porté sur la traite
atlantique que sur les traites arabes et le commerce domestique. Sont mis à
l’épreuve des épistémologies et concepts pour signaler les contrastes et établir
une typologie des différents modes d’asservissement. Les débats les plus vifs
portent sur la période coloniale, notamment les effets traumatiques de la
colonisation, et la faiblesse de ses apports. Les interrogations scrutent la
« structure colonisatrice » définie par « trois principes et actions politiques
complémentaires, la conquête de l’espace physique, la réforme de l’esprit
autochtone et l’intégration des économies africaines dans celles de la
métropole ».
Puis, à propos de la vision stéréotypée de l’Afrique : de petites gens et de
petits villages, sans institutions, qui domine jusqu’à la fin de la Seconde
Guerre mondiale, est tirée la conclusion : « […] pas d’histoire africaine à
enseigner ou très peu : il n’y a que l’histoire des Européens en Afrique. Le
reste est l’obscurité […]. » La lecture africaine, contre-attaque déterminée
contre les histoires impériales, présente le discours colonial comme une
mythologie. Avec l’émergence des mouvements nationalistes (1950), la quête
d’archives propres à l’histoire de l’Afrique, hors des archives coloniales et
des récits des explorateurs et autres missionnaires (1960), jusqu’aux années
1980 où les batailles autour de la démographie et des conséquences
économiques, sociales et politiques de la traite atlantique et de la colonisation
font rage, les historiens se mobilisent pour invalider les interprétations de la
bibliothèque coloniale, en convoquant une autre plateforme documentaire
comme les traditions orales et les récits de vie des Africains écrits en arabe ou
en ajami (transcriptions des langues africaines usant de caractères arabes), les
chants et les danses des communautés africaines. Ade Ajayi souligne que
l’étude de la période coloniale ne peut se réduire à « l’histoire de la
colonisation ou à l’histoire des réactions africaines à la colonisation
européenne ». Les historiens africains reconnaissent l’importance de l’impact
colonial ; par contre, certaines de leurs interprétations sur l’intensité de la
continuité ou de la rupture engendrées par l’intrusion coloniale (bref épisode,
peu décisif ou traumatique) sont divergentes. À la suite des intellectuels, les
leaders politiques comme Léopold Sédar Senghor et Julius Nyerere assurent,
à la fin de la Seconde Guerre mondiale, que la colonisation a séparé l’Afrique
de son passé. En conséquence, la construction des États-nations nécessite de
« revenir aux racines culturelles négro-africaines » et de rétablir une
éducation qui prépare les jeunes à vivre et servir leur société.
L’une des conséquences les plus significatives et très rarement
mentionnée du sacre de l’Histoire générale de l’Afrique a été l’exclusion des
intellectuels noirs de la diaspora du projet. Ceux-là mêmes qui ont été les
principaux animateurs de la production d’une histoire africaine au service
d’une cause intellectuelle et politique, dès la fin du XVIIIe siècle.
L’Histoire générale de l’Afrique est le couronnement de la traque d’un
héritage intellectuel pour établir des humanités noires. Celles-ci nourrissent la
bibliothèque noire/africaine ; elles mobilisent de nouvelles connaissances
contre la bibliothèque coloniale. On les perçoit comme la source et la
ressource indispensables à la reconstitution des valeurs morales de l’Afrique
et à son retrait de la saga des Grandes Découvertes. Le recouvrement d’une
identité culturelle et d’une conscience historique propres devient la condition
sine qua non de l’indépendance politique, de la justice sociale et du
développement économique. La prééminence de la culture se retrouve dans la
formule incantatoire de l’ancien président sénégalais, Léopold Sédar
Senghor : « La culture est au début et à la fin de tout développement. »

BIBLIOGRAPHIE

J. F. Ade AJAYI, « Colonialism : An Episode in African History », in Lewis


H. Gann et Peter Duignan (dir.), Colonialism in Africa, 1870-1960, vol. 1,
The History and Politics of Colonialism, 1870-1914, Cambridge-Londres,
Cambridge University Press, 1969, p. 497-509.
Cheikh Anta DIOP, L’Afrique noire précoloniale. Étude comparée des
systèmes politiques et sociaux de l’Europe et de l’Afrique noire de l’Antiquité
à la formation des États modernes, Paris, Présence africaine, 1960.
Histoire générale de l’Afrique, Paris, Unesco, 1980-1998, 8 vol., en ligne :
<https://fr.unesco.org/general-history-africa#collection>
Terence O. RANGER (dir.), Emerging Themes in African History, Londres,
Heinemann / Nairobi, East Africa Publishing House, 1968.
Jan VANSINA, De la tradition orale. Essai de méthode historique, Tervuren,
Musée royal de l’Afrique centrale, 1961.
L’Afrique a été « moderne »
Luc Ngowet

L’Afrique n’a pas attendu l’Europe pour être « moderne ». Plusieurs


aspects de la « modernité » dite occidentale ont été connus des Africains et
Africaines bien avant la colonisation européenne : développement, quête de
nouveauté, esprit critique, esprit de réforme, rationalité. Ainsi, l’empire
sahélien des Songhaï tout comme le royaume du Dahomey ou l’Éthiopie,
pays africain n’ayant jamais été colonisé (avec le Liberia, dans une certaine
mesure), ont développé de puissants appareils politiques, administratifs et
militaires ainsi que des économies fiscalisées rentables. Que le continent a été
moderne, c’est ce que prouve aussi l’existence, dès le XVe siècle, en Afrique
de l’Ouest et Afrique centrale, de systèmes économiques complexes
fortement monétarisés étudiés par Toby Green dans A Fistful of shells : West
Africa from the Rise of the Slave Trade to the Age of Revolution (2019).
Comment ne pas évoquer enfin l’héritage intellectuel, artistique et spirituel
d’Abomey, d’Ife ou de Tombouctou, et l’influence culturelle de l’Afrique sur
la musique et l’art modernes ? Tout cela, tout comme la multitude d’œuvres
théoriques et littéraires africaines, témoigne bien d’une expérience et d’une
conscience historiques de la modernité en Afrique avant sa rencontre avec
l’Europe – une « rencontre sans rendez-vous », disait Senghor.
Non seulement l’Afrique n’a guère attendu l’Europe pour penser et tracer
les chemins de sa modernité, mais son rôle a été aussi capital dans
l’avènement même de la modernité occidentale. Elle a constitué « la colonne
vertébrale de la machine de la modernité », comme l’assure Howard French.
Si une telle thèse sur l’Afrique comme moteur du capitalisme n’est pas
nouvelle – elle s’inscrit dans la tradition d’historicisation du continent –, elle
a le mérite d’offrir une perspective non eurocentriste de la modernité. De
sorte que si « modernité » ne signifie pas occidentalisation, alors on peut faire
droit sans sourciller à l’idée d’une « modernité africaine » qui, sans être
assimilable à une « modernité alternative » – expression ambiguë puisqu’elle
fait encore de l’Europe le référent –, ne saurait pour autant nier le rôle crucial
de cette dernière. Reste à préciser ce qui en fait la spécificité sans céder ni à
l’ethnocentrisme ni à l’essentialisme.
Que signifie donc « modernité » en contexte africain ? On ne saurait
réduire la notion à un événement ou à un processus – islamisation,
conférence de Berlin de 1884-1885, colonisation, luttes anticoloniales,
décolonisation, démocratisation, fin de l’apartheid – quelle qu’en soit
l’importance pour l’histoire et la mémoire collective africaines. Pas plus
qu’on ne pourrait la réduire à la modernisation, à la colonisation, ou encore à
l’ère postcoloniale – notre présent. Certes, tous ces moments, tous ces
phénomènes sont constitutifs, ou mieux, partie intégrante de la « modernité »
africaine, mais ils ne sauraient s’y confondre. Celle-ci, considérée en sa
totalité, est le produit d’une longue généalogie de l’expérience africaine du
monde que caractérisent à la fois l’héritage ambivalent de la relation de
l’Afrique avec l’Europe et le monde arabo-musulman et la tentative toujours
recommencée de le digérer : dominations, violences politiques et
symboliques, certes, mais aussi, indéniablement, progrès, bénéfices socio-
économiques et intellectuels.
Depuis le XVIe siècle, siècle inaugural de la « modernité » en Afrique du
fait notamment de l’apparition de pratiques discursives écrites, critiques et
conscientes d’elles-mêmes, qui tentent d’analyser les transformations
profondes des sociétés et des structures politiques du continent, les œuvres
africaines de pensée n’ont cessé de s’interroger sur ce que signifie être
africain et vivre ensemble. En définitive, penser la modernité africaine revient
à réfléchir sur la trajectoire politique de l’Afrique dans l’histoire, par-delà sa
rencontre avec l’Europe et le monde arabo-musulman.

BIBLIOGRAPHIE

W. E. B. DU BOIS, The World and Africa : An Inquiry into the Part which
Africa Has Played in History, New York, The Viking Press, 1947.
Howard W. FRENCH, Born in Blackness : Africa, Africans, and the Making
of the Modern World, 1471 to the Second World War, New York, Liveright
Publishing Corporation, 2021.
Luc NGOWET, Penser la modernité en Afrique. Une introduction à la
philosophie politique africaine, à paraître.
La Charte du Mandé, l’usage politique
du passé
Éric Jolly

L’Épopée de Sundjata raconte la naissance de l’empire du Mali au


e
XIII siècle à l’issue des combats de Sundjata Keita pour fédérer sous son
autorité l’ensemble des royaumes du Mandé et des environs. À son apogée au
e
XIV siècle, cet empire mandingue s’étendait de Gao à l’Atlantique en incluant
les régions correspondant actuellement au Mali, au Sénégal, au nord-est de la
Guinée et à l’ouest de la Mauritanie. En raison de son caractère unificateur,
de son ancienneté et de sa grandeur, cet État ouest-africain est devenu depuis
la fin des années 1950 une référence nationale importante pour plusieurs pays
africains nouvellement indépendants. Pour ne mentionner ici que les
exemples les plus frappants, le Soudan français et le Sénégal choisissent de
s’émanciper de la tutelle coloniale en 1959 en créant ensemble la Fédération
du Mali, en référence à l’empire du même nom. Et après l’éclatement de cette
fédération, sa composante soudanaise reprend à son compte cette filiation
prestigieuse en fondant l’année suivante la République du Mali.
Quant à l’Épopée de Sundjata, l’un des épisodes de sa version la plus
connue est adapté par les élites maliennes et guinéennes pour leur servir de
modèle politique et construire une identité nationale ou panafricaine. Le point
de départ de ce processus est la publication en 1960 du livre Soundjata ou
l’épopée mandingue, écrit par l’historien guinéen Djibril Tamsir Niane à
partir du récit oral d’un griot lui aussi guinéen. L’un des chapitres décrit une
cérémonie d’allégeance et de partage du pouvoir qui se tient dans la clairière
de Kurukan Fuga (au sud de l’actuel Mali) et qui rassemble, autour d’un
Sundjata victorieux, les représentants des « peuples du Manden ».
Présenté au moment des indépendances comme le témoignage historique
d’un pacte politique fondateur, source de paix et d’unité, ce récit est ensuite
l’objet de multiples transformations pour devenir, à partir de la fin des années
1990, un texte constitutionnel médiéval qui, sous son nouveau nom de Charte
de Kurukan Fuga, ou Charte du Mandé, énumère les règles et les lois qui
auraient été établies en 1236 par Sundjata pour régir la société et protéger le
droit des individus.
Ce processus de transformation d’un récit épique en code juridique
remonte à l’ouvrage de Souleymane Kanté sur « L’histoire du Manden à
l’époque de Sunjata » publié en avril 1997, dix ans après la mort de son
auteur. Le livre de cet érudit guinéen vise à sauver et à promouvoir le savoir
et la mémoire du mandé dans une perspective panafricaniste : rédigé en n’ko
(écriture africaine inventée en 1949 par Kanté), il reconstitue 150 lois d’une
Charte de Kurukan Fuga présentée comme l’ancêtre de toutes les
constitutions.
Un an après la parution de ce livre, un « atelier de concertation » se tient
à Kankan, ville guinéenne où s’était installé Kanté. Organisée à l’initiative de
la Radio rurale de Guinée, cette manifestation réunit griots, animateurs de
radio, juristes et universitaires de cinq pays africains (Guinée, Mali, Sénégal,
Burkina Faso et Niger). Ce collège de « traditionalistes » et de
« communicateurs » enregistre les versions de la Charte fournies par une
trentaine de griots de la ville, puis il confie à Siriman Kouyaté – juge guinéen
appartenant à une famille de griots associée à Sundjata – le soin de
sélectionner et d’adapter les déclarations des griots pour reconstituer par écrit
et en français, sous forme d’articles numérotés, les 44 lois de Sundjata
évoquées dans l’ouvrage de Niane. En prenant modèle sur les textes
juridiques actuels, ce magistrat établit ainsi un document consensuel légitimé
à la fois par la performance collective des griots, par l’ascendance de son
rédacteur et par la collaboration d’universitaires.
Sous l’appellation Charte de Kurukan Fuga, ce court texte en français est
rapidement mis en ligne sur Internet, mais il est remanié en 2004 à Bamako
lors d’une conférence internationale organisée par le ministère malien de la
Culture afin de s’accorder sur la meilleure version à diffuser et à promouvoir.
Le texte bilingue (malinké-français) issu de cette nouvelle concertation est
édité en 2008. Et dès l’année suivante, l’Unesco inscrit la « Charte du
Mandé » sur la liste représentative du Patrimoine immatériel de l’humanité, à
la demande du Mali, mais en se référant à deux textes différents,
curieusement confondus : les 44 lois de la Charte établie à Kurukan Fuga
(selon la version entérinée à Kankan et à Bamako), et les sept chapitres du
« serment du chasseur » énoncé lors de l’intronisation de Sundjata (texte
recueilli en 1965 par l’ethnologue malien Youssouf Tata Cissé et rebaptisé
« Charte du Mandé » dans l’ouvrage qu’il publie en 2003). Cette
reconnaissance internationale légitime un peu plus un patrimoine panafricain
prestigieux, antérieur aux constitutions occidentales, mais elle dévoile
simultanément l’existence de textes concurrentiels portés par des pays ou des
groupes aux intérêts et aux points de vue divergents.
Cela n’a rien d’étonnant puisque chaque version de la Charte (et de la
geste de Sundjata) témoigne avant tout des conceptions politiques ou des
revendications identitaires de celui qui l’énonce au moment où il l’énonce.
Depuis 1959, ces différentes versions portent d’ailleurs des objectifs parfois
contradictoires : célébrer l’unité africaine et la fin de l’impérialisme européen
ou accaparer l’héritage de Sundjata au détriment des pays voisins, légitimer le
régime socialiste de Sékou Touré ou, inversement, le critiquer, chanter la
grandeur de l’État malien ou justifier son processus de décentralisation,
vanter la coexistence de différentes religions ou affirmer au contraire la
prééminence de l’islam. La controverse encore actuelle sur l’authenticité
historique de cette Charte ou sur la primauté de tel texte sur tel autre est donc
vaine : il n’y a pas de version plus vraie ou plus fausse qu’une autre, mais des
points de vue différents sur le passé et sur le présent, ainsi qu’une pluralité de
modalités de diffusion incluant désormais la radio et l’écrit. Du reste, la
Charte de Kurukan Fuga n’a plus rien d’un récit oral et, malgré l’importance
mondiale donnée à ce texte censé se transmettre oralement, aucun
enregistrement n’en a été diffusé.

BIBLIOGRAPHIE

CELHTO, La Charte de Kurukan Fuga. Aux sources d’une pensée politique en


Afrique, Conakry, Société africaine d’édition et de communication / Paris,
L’Harmattan, 2008.
La Charte du Mandé et autres traditions du Mali, trad. fr. Youssouf Tata
Cissé et Jean-Louis Sagot-Duvauroux, Paris, Albin Michel, 2003.
Éric JOLLY, « L’épopée en contexte. Variantes et usages politiques de deux
récits épiques (Mali/Guinée) », Annales HSS, 65 (4), 2010, p. 885-912.
La civilisation des « autres »
Amartya Sen

Il y a deux façons assez différentes de penser l’histoire de la


« civilisation » au niveau mondial. La première consiste à élaborer une
narration inclusive, en accordant une attention particulière aux
interdépendances entre les manifestations de la « civilisation » dans
différentes parties du monde. Cette « approche inclusive » peut être opposée
à ce que l’on pourrait appeler une « approche fragmentaire », qui sépare
nettement les croyances et les pratiques des différentes régions du monde, en
ne se penchant qu’après coup sur les interdépendances existant entre elles
(voire en les négligeant).
Dans le premier cas, on aboutit à ce que l’on pourrait appeler la
compréhension d’une « civilisation mondiale ». Cette approche s’oppose à la
conception « séparatiste », qui perçoit les diverses civilisations comme
appartenant à différentes régions, différents pays, différents groupes
linguistiques et différentes traditions historiques. Ce type de compréhension
cloisonnée est assez fréquent dans la manière dont l’histoire est typiquement
présentée dans ce qu’on appelle l’« histoire des civilisations ».
Cet ouvrage traite principalement des expériences coloniales et de leurs
conséquences. Le colonialisme est susceptible d’engendrer de nouvelles
idées, de nouvelles initiatives, de nouvelles bifurcations – tant dans les
métropoles impériales que dans les sociétés coloniales. Dans de nombreuses
contributions, on constatera que les auteurs se sont penchés sur les influences
réciproques dans les deux sens. C’est tout à fait pertinent, mais lorsqu’on
étudie un phénomène aussi puissant que le colonialisme, on risque souvent
d’avoir tendance à trop se concentrer sur son influence d’ensemble en
ignorant les développements autochtones susceptibles de se produire
parallèlement à cette dynamique globale.
C’est particulièrement vrai lorsque la notion de « civilisation » est
abordée dans une perspective fragmentée. Le risque existe, par exemple, de
ne percevoir une relation impériale que sous l’angle de ce que les autorités
coloniales ont « donné » aux pays subjugués. Il est ainsi beaucoup plus facile
de penser aux bénéfices reçus par l’Inde, avec les chemins de fer, la presse ou
les médicaments britanniques, plutôt que d’analyser la réaction britannique
aux productions textiles, aux formes esthétiques, à la littérature, aux
mathématiques ou à la musique indiennes. James Mill et Lord Macaulay
étaient peut-être convaincus qu’une seule étagère d’une bibliothèque
britannique ou européenne valait plus que tout le savoir de l’Inde ou de
l’Asie, mais un auteur sérieux écrivant sur la « civilisation » mondiale devra
certainement adopter une vision plus complète.
Il en va de même pour l’histoire de la démocratie. On évoque
fréquemment le rôle limité des autorités coloniales dans l’introduction de la
démocratie dans les colonies, mais ce rappel va hélas souvent de pair avec un
oubli de l’histoire substantielle des pratiques démocratiques dans l’Iran et la
Bactriane antiques, dans l’Inde des Maurya (en particulier sous Ashoka au
e
III siècle av. J.-C.) et dans les formes de gouvernance consultative mises en

œuvre au Japon au VIe siècle (soit six cents ans avant la Magna Carta) sous le
règne du prince Shotoku.
Récemment, l’approche fragmentée de la notion de « civilisation » a eu
son heure de gloire, notamment sous la forme menaçante du « choc des
civilisations ». Prenons l’exemple de ce que l’on appelle souvent la « science
occidentale ». Malgré cette épithète restrictive, ce que l’on identifie en fait
comme le contenu de la « science occidentale » repose clairement sur un
patrimoine mondial. Il existe une chaîne de relations intellectuelles qui
rattache les mathématiques et la science occidentales à un ensemble
d’histoires indéniablement non occidentales, comme les innovations
chinoises, indiennes, arabes et iraniennes en matière de mathématiques et de
science. Aujourd’hui encore, lorsqu’une mathématicienne contemporaine du
CNRS ou du MIT invoque un « algorithme » pour résoudre un problème de
calcul complexe, elle contribue à célébrer la contribution d’un mathématicien
arabe du IXe siècle, al-Khwarizmi, dont le nom est à l’origine du terme
« algorithme » (le terme « algèbre » venant pour sa part d’un ouvrage de ce
même savant intitulé Al Jabr wa-al-Muqabilah).
Non seulement l’épanouissement de la science et de la technologie
mondiales n’est pas un phénomène exclusivement occidental, mais certains
progrès planétaires majeurs reposent sur des interactions internationales qui
se sont souvent développées loin de l’Europe. Il suffit de prendre l’exemple
de l’imprimerie. Les Chinois ont énormément contribué à son émergence aux
e e
VIII et IX siècles, alors même que les Coréens et les Japonais travaillaient
eux aussi dans ce sens (avec un succès considérable). Mais l’usage de cette
nouvelle technique ne s’est pas limité à la Chine, à la Corée ou au Japon. Le
premier livre imprimé de l’histoire mondiale a été la traduction d’un traité
indien de philosophie bouddhiste, le Vajracchedika-prajnaparamita Sutra
(parfois appelé « Sutra du Diamant »). Traduit en chinois à partir du sanskrit
au début du Ve siècle, ce manuscrit a accédé à la forme imprimée quatre
siècles plus tard, en 868 de notre ère.
Si les interactions coloniales participent à l’évolution de la « civilisation »
mondiale, il est important de reconnaître que, longtemps auparavant, les
différents peuples ont développé entre eux des relations qui ont contribué à
l’épanouissement de la « civilisation » à l’échelle planétaire. C’est notre
interdépendance qui fait de nous le type de créatures que nous sommes. Il ne
faut pas y voir un objet de honte, mais un motif de fierté.
Traduit de l’anglais par Marc Saint-Upéry

BIBLIOGRAPHIE
Amartya SEN, La Démocratie des autres. Pourquoi la liberté n’est pas une
invention de l’Occident, Paris, Payot & Rivages, 2005.
CARTES
INDEX DES NOMS

Abadie, Paul
Abbas, Ferhat
Abbeville, Claude d’
Abd al-Hafid
Abdallah ben Sa’id
Abd el-Kader (ibn Muhieddine)
Abdelkrim el-Khattabi
Abderrahmane ben Hicham
al-Abid, Nazik
Aboubakri II
Abu, Mallam
Adair, James
Adandozan
Afonso Ier (Nzinga Mbemba)
Agonglo
Ahidjo, Ahmadou
Ahmad al-Mansûr
Ahmad ben Ibrâhîm al-Ghâzî
Ahmad Shah Abdali
Ahmed Bey
Aiguillon, Marie-Madeleine d’
Ailleret, Charles
Aït Ahmed, Hocine
Akbar, Jalâluddin Muhammad
Akossou, Julien
Aleno de Saint-Aloüarn, Louis
Alexandra de Kent (Alexandra Helen Elizabeth Olga Christabel)
Alexandre le Grand
Alleg, Henri
Allemand-Lavigerie, Charles Martial
Allix, Eugénie
Alpha 5.20 (Ousmane Badara Diallo)
Alpha, Jenny
Amda Seyon
Amini, Mohamed
Amini, Mokhtar
Amrouche, Jean
Ana Afonso de Leão
Ang Chan
Ang Duong
Ang Mei
Ango, Jean
Anne d’Autriche
Anquetil-Duperron, Abraham Hyacinthe
Antelme, Robert
Antonetti, Raphaël Valentin Marius
Arafat, Yasser
Aragon, Louis
Archimède, Gerty
Argenlieu, Georges Thierry d’
Ataide, Luis Peregrino de
al-Atrache, Sultan Pacha
Attahiru, Muhammadu
Attiret, Jean-Denis
Au, Chhieng
Auclert, Hubertine
Audin, Maurice
Audouard, Olympe
Aussaresses, Paul

Bâ, Addi
Bâ, Amadou Hampaté
Ba, Maw
Babur (Zahir ud-din Muhammad)
Bach Thai Buoi
Bagu, Sergio
Bakary, Djibo
Baker, Joséphine (Freda Josephine McDonald)
Baldwin, James
Balewa, Alhaji Tafawa
Balladur, Édouard
Balzac, Honoré de
Bao Dai (Nguyên Phuc Vinh Thuy)
Barbosa, Duarte
Baroncelli, Jacques de
Baroin, François
Bastide, Roger
Bastien-Thiry, Jean
Batur Hongtaiji
Bazin, Jean (auteur)
Bazin, Jean (anthropologue)
Beauharnois, Charles de la Boische de
Beaumanoir, Anne
Beaumarchais, Pierre-Augustin Caron de
Beauvoir, Simone de
Bedia, Ramzi
Bégon, Michel
Béhanzin
Beigbeder, Jean
Belain d’Esnambuc, Pierre
Belley, Jean-Baptiste
Belloc, Hilaire
Ben Abdallah, Sidi Mohamed
Benanteur, Abdallah
Ben Bachir, Chikki Mohamed
Ben Bella, Ahmed
Bencheneb, Saad-Eddine
Benoist, Michel
Ben Salah, Athmann
Ben Zelmat, Messaoud
Bergson, Henri
Berlin, Ira
Bernier, François
Bernigaud-Talbo, Jean-Philippe
Bertillon, Alphonse
Beton, Jean-Claude
Beton, Léon
Bienville, Jean-Baptiste Le Moyne de
Billaud-Varenne, Jacques-Nicolas
Billie Brelok
Billouart de Kerlerec, Louis
Binger, Louis-Gustave
Bino, Jacques
Birara, Aminadabu
Bismarck, Otto von
Bissipat, George
Bissol, Léopold
Black M (Alpha Diallo)
Bloncourt, Max
Blondin, Jean
Blum, Léon
Blyden, Edward Wilmot
Boganda, Barthélémy
Bokassa, Jean-Bedel
Bolloré, Vincent
Bolotte, Pierre
Bongo, Omar
Bonnard Duparquet, Marie
Bontemps, Jean
Booba (Élie Yaffa)
Bose, Subhas Chandra
Botero, Giovanni
Botinelly, Louis
Boudiaf, Mohamed
Bougainville, Louis-Antoine de
Bouhired, Djamila
Boukman, Dutty
Boulaga, Fabien Eboussi
Boulifa, Amar
Boum, Hemley
Bou Maza (Mohammed ben Ouadah)
Boumediène, Houari (Mohamed Boukherouba)
Boumendjel, Ahmed
Boupacha, Djamila
Bourdet, Claude
Bourguiba, Habib
Bourmont, Louis Auguste Victor de Ghaisne de
Boutros, Alexis
Boyer, Jean-Pierre
Boyer, Pierre François Xavier
Braddock, Edward
Brandt, Willy
Breton, André
Brocchi da Imola, Giambattista
Bruckner, Pascal
Bruno, G. (Augustine Fouillée, née Tuillerie)
Bugeaud, Thomas Robert
Buisson, Patrick
Burke, Edmund

Cabral, Amilcar
Caillois, Roger
Caix, Robert de
Calas, Nicolas
Calijero, Francisco Javier
Callwell, Charles
Calvin, Jean
Camus, Albert
Canrobert, François Marcellin Certain de
Capécia, Mayotte
Carignano, Giovanni da
Cartier, Jacques
Cartier, Raymond
Casey (Cathy Palenne)
Cassin, René
Castiglione, Giuseppe
Castro, Fidel
Catineau-Laroche, Pierre-Marie-Sébastien
Catroux, Georges
Cavaignac, Eugène
Cavelier de La Salle, René-Robert
Cayla, Léon
Caylus, Charles de
Çelebi, Evliya
Céline, Louis-Ferdinand (Louis-Ferdinand Destouches)
Césaire, Aimé
Césaire, Suzanne
Cesbron, Gilbert
Chailley-Bert, Joseph
Challe, Maurice
Champlain, Samuel de
Chanoine, Julien
Char, René
Charby, Jacques
Charles Quint (Charles de Habsbourg)
Charles VIII
Charles X (Charles-Philippe de France)
Charles-Roux, Jules
Charpentier, François
Chartier de Lotbinière, Michel
Chassériau, Théodore
Chateaubriand, François-René
Chaudenson, Robert
Chavannes, Jean-Baptiste
Chebbi, Abou el Kacem
Chesneaux, Jean
Cherrière, Paul
Chevalier, Michel
Chhean, Vam
Chirac, Jacques
Chivas-Baron, Clotilde
Chocolat (Rafaël Padilla)
Choiseul, Étienne François de
Christie, Agatha
Churchill, Winston
Cissako, Abderahmane
Cissé, Jeanne-Martin
Cissé, Souleymane
Cissé, Youssouf Tata
Cleaver, Leroy Eldridge
Clemenceau, Georges
Clive, Robert
Cocteau, Jean
Cœur, Jacques
Cœurdoux, Gaston-Laurent
Colbert, Jean-Baptiste
Coligny, Gaspard de
Colomb, Christophe
Colston, Edward
Compaoré, Blaise
Comte, Auguste
Condé, Maryse
Condorcet, Nicolas de
Confucius
Constant, Benjamin
Constantin Ier
Cook, James
Coppet, Jules Marcel de
Corneau, Grâce (Mme Joleaud-Barral)
Costa, Manuel Luiz da
Costantini, André
Cot, Jean-Pierre
Coubertin, Pierre de
Courbet, Amédée-Anatole-Prosper
Cousturier, Lucie
Crevel, René
Crozat, Antoine
Curiel, Henri
Cuvier, Georges

Dacko, David
Dalloz, Armand
Dam, Phuong
Damas, Léon-Gontran
Dambury, Gerty
Darlan, François
Das, Taraknath
Daudet, Alphonse
Daumont de Saint-Lusson, Simon François
Davezies, Robert
Davis, David Brion
Dawit
Debbouze, Jamel
Debray, Régis
Debré, Michel
Déby, Idriss
Decaen, Charles-Mathieu-Isidore
Decoux, Jean
Deferre, Gaston
Delafosse, Maurice
Delauney, Maurice
Delavignette, Robert
Deleuze, Gilles
Delgrès, Louis
Domengeaux, James
Demy, Jacques
Denard, Bob
Deng, Xiaoping
Denonville, Jacques-René de Brisay de
Déroulède, Paul
Derrida, Jacques
Deschamps, Gaston
Deschamps, Hubert
Desnos, Robert
Dessalines, Jean-Jacques
Devi, Ananda
Dia, Mamadou
Diab, Mohamed
Diagne, Blaise
Diallo, Diaty
Dias, Bartolomeu
Dib, Mohammed
Diderot, Denis
Diefenbacher, Michel
Dien, Raymonde
Diendéré, Gilbert
Dike, Kenneth Onwuka
Diop, Alioune
Diop, Cheikh Anta
Diop, David
Diop, Mademba
Diop, Majhemout
Diop, Sira
Diori, Hamani
Diouf, Abdou
Djebar, Assia
Djender, Mahieddine
el-Djilali, Abderrahmane
Dom João (Jean VI de Portugal)
Domenach, Jean-Marie
Dore-Audibert, Andrée
Doudart de Lagrée, Ernest
Douglass, Frederick
Doumergue, Gaston
Douste-Blazy, Philippe
Drevet, Camille
Dreyfus, Alfred
Drumont, Édouard
Du Bois, William Edward Burghardt
Du Tertre, Jean-Baptiste
Dubois, Félix
Duchêne, Gabrielle
Duchet, Michèle
Dufay, Louis-Pierre
Duke, Antera
Dulcert, Angelino
Dunham, Katherine
Dupleix, Joseph François
Duplessis, Jean
Dupont, Pierre-Samuel
Dupuch, Antoine-Adolphe
Durand, Alfred
Durand, Marguerite
Duras, Claire de
Duras, Marguerite
Durkheim, Émile
Dy Phon, Pauline

Éboué, Félix
Ékoué (Ékoué Labitey)
Ela, Jean-Marc
El Cano, Juan Sebastian
Elgey, Georgette
Élisabeth II
Élisabeth de Bourbon
Ellington, Duke
Éluard, Paul
Entrecasteaux, Antoine Reymond Joseph de Bruni d’
Entrecolles, François-Xavier d’
Equiano, Olaudah (Gustavus Wasa)
Erdogan, Recep Tayyip
Eskender
Eugène IV
Eyadéma, Gnassingbé (Étienne Eyadéma Gnassingbé)
Ezanno, Yves

Fabe
Fabri de Peiresc, Nicolas-Claude
Fabulé, Francis
Faidherbe, Louis Léon César
Fanon, Frantz
Fary (Fary Lopes)
Faye, Safi
Félix, Louis
Feraoun, Mouloud
Ferlov, Sonia
Ferry, Jules
Feydeau, Ernest
Feyder, Jacques
Firk, Michèle
Flamma, Galvaneus de la
Fleuriau, Aimé-Benjamin
Fleury, Marianne
Floyd, George
Foccart, Jacques
Fochivé, Jean
Fontaine, William
Forêts, Louis-René des
Foucault, Michel
Fourier, Charles
Franck, Pierre
François Ier
Frédéric II Barberousse
Fresneau, François
Frobenius, Leo

Galbaud du Fort, François Thomas


Galdan
Galdan Tseren
Gall, James
Gallieni, Joseph
Galula, David
Gama, Vasco de
Gandhi, Mohandas Karamchand
Garvey, Marcus
Gaulle, Charles de
Gautier, Émile-Félix
Gauz (Armand Patrick Gbaka-Brédé)
Gawan, Mahmud
Gbagbo, Laurent
Genet, Jean
Gengis Khan
George III
Georgeon, Marie Élisabeth
Ghezo
Gia Long (Nguyên Anh)
Giacometti, Alberto
Gide, André
Girard, Rosan
Giraud, Henri
Girault, Arthur
Giscard d’Estaing, Valéry
Glissant, Édouard
Goebbels, Joseph
Goitein, Shelomo Dov
Golbéry, Sylvain de
Gordon, Charles
Goubert, Édouard
Goude, Jean-Paul
Gouraud, Henri
Gourou, Pierre
Grand Kallé, Le (Joseph Athanase Kabasele Tshamala)
Granier de Cassagnac, Bernard-Adolphe
Gratiant, Georges
Gravé du Pont, François
Gréki, Anna
Grosz, Pierre
Gsell, Stéphane
Guérin, Daniel
Guevara, Ernesto
Guèye, Lamine
Guillaume II (Friedrich Wilhelm Viktor Albrecht)
Guillouet d’Orvilliers, Rémy
Guizot, François

Habré, Hissène
el-Haddad (Muhand Amezyan Aheddad)
Hadj Ali, Abdelkader
el-Hafnaoui, Mohammed
Hailé Sélassié Ier
Haley, Alex
Halimi, Gisèle
Hall, Stuart
Hamé (Mohamed Bourokba)
Hamon, Hervé
Hardy, Georges
el-Harrachi, Dahmane (Abderrahmane Amrani)
al-Hasan ben al-Qasim
Hassan II
Hastings, Warren
Haussonville, Paul-Gabriel d’
al-Haymi, Hasan ben Ahmad
Hazard, Paul
Hédouville, Gabriel de
Helvétius, Claude-Adrien
Henri Ier (Henri Christophe)
Henri II
Henri IV
Henrique, Dom
Hergé (Georges Remi)
Herriot, Édouard
Hikmet, Nâzim
Hilliard d’Auberteuil, Michel René
Hiro, Henri
Hitler, Adolf
Hô Chi Minh (Nguyên Sinh Cung, aussi Nguyên Ai Quôc)
Holcomb, Bobby
Holiday, Billie
Hollande, François
Homberg, Octave
Hondo, Med
Hongwu
Houdas, Octave Victor
Houénou, Kojo Tovalou
Houphouët-Boigny, Félix
Hu, Jintao
Huangdi
Hughes, Langston
Hugues, Victor
Husaynides (dynastie)
Hussein Dey (Hussein ibn Hussein)
Husserl, Edmund
Huvelin, Paul

Ibn al-Mukhtar
Ibn Badis, Abdelhamid
Ibn Battuta
Ibn Khaldun
Ibn Muhammad, Salih
Idia
Ieng, Sary
Ighilahriz, Louisette
Ignace, Joseph
Ilboudo, Yamba Elysée
Ingersoll, Thomas
Isha (Isha Judd)
Issiakhem, M’Hamed

al-Jabarti, Abd al-Rahman


Jacubowicz (famille)
Jahângîr
James, Cyril Lionel Robert
Janvier, Louis-Joseph
Jaurès, Jean
Javouhey, Anne-Marie
al-Jaziri
Jean II
Jean-Darrouy, Lucienne
Jeannet-Oudin, Georges Nicolas
Jeanson, Francis
Jefferson, Thomas
Jeleen N’Diaye
Jésus
João Ier (Nzinga a Nkuwu)
João II (Jean II)
Johannot, Tony
Johnson, Samuel
Jones, William
Jonnart, Charles
Jospin, Lionel
Jouan, Henri
Journiac, René
Julien, Charles-André
Jumonville, Joseph Coulon de Villiers de
Jung, Muzaffar
Jung, Salabat
Juppé, Alain
Jurquet, Jacques

Ka‘ti (famille)
Ka‘ti, Mahmud
Kaddache, Mahfoud
Kadhafi, Mouammar
Kafando, Hyacinthe
Kangxi
Kanté, Souleymane
Karinou (Barka Ngainoumbey)
Karpelès, Suzanne
Kateb Yacine (Yacine Kateb)
al-Kattani, Muhammad ben Abd al-Kabir
Kau’ulufonua
Kayishema, Clément
Keïta Aoua
Keita, Sundjata
Kemal Atatürk (Mustafa Kemal)
Keng, Vannsak
Kenyatta, Jomo
Kérékou, Mathieu
Kery James (Alix Mathurin)
Keynes, John Maynard
Khadda, Mohammed
Khai Dinh
Khaled (Khaled el-Hassani Ben el-Hachemi Ibn Hadj Abd el-Kader)
Khayr al-Din (Barberousse)
al-Khwarizmi, Muhammad ibn Musa
Kimpa Vita, Beatriz
Kimpanzu (famille)
Kinlaza (famille)
Klein, William
Kouchner, Bernard
Kourouma, Ahmadou
Kouyaté, Siriman
Kouyaté, Tiemoko Garan
Kracauer, Siegfried
Krivine, Alain
Kubilaï Khan
Kusch, Rodolfo

La Barbinais, Guy Le Gentil de


La Barre, Joseph-Antoine Le Febvre de
Labat, Jean-Baptiste
La Boullaye, François le Gouz de
Lacheraf, Mostefa
La Condamine, Charles Marie de
Lacoste, Robert
Lacour, Auguste
Lafleur, Jacques
La Haye, Jacob de
Lahontan (Louis Armand de Lom d’Arce, baron de)
Lally-Tollendal, Thomas Arthur
Lam, Wilfredo
Lamothe-Cadillac, Antoine de (né Antoine Laumet)
Lanessan, Jean-Marie de
Lang, Jack
Langlois, Henri
Lapasset, Ferdinand-Auguste
La Peltrie, Marie-Madeleine de
Lapérouse, Jean-François de
La Ravardière, Daniel de La Touche de
Lardet, Pierre-François
Larminat, Edgard de
Laroche, Carlo
La Rochefoucauld, François Alexandre Frédéric de
La Rochelle, Simon de
La Rocque de Roberval, Jean-François de
La Salle, Bertrand de la
Lattier, Christian
Lattre de Tassigny, Jean de
Laurel, José Paciano
Laurendeau, André
Laussat, Pierre-Clément de
Laval, Pierre
Laveau, Marie
Laveaux, Étienne
Lavigerie, Louise
La Ville de Férolles, Pierre-Éléonore de
Lavisse, Ernest
Law, John
Laye, Camara
Le Blanc, Claude
Le Mercier, François
Le Moyne d’Iberville, Pierre
Le Sueur, Pierre-Charles
Lê, Van Dê
Lê, Thánh Tông
Leblond, Ary
Lebna Dengel (Dawit II)
Leclerc de Hauteclocque, Philippe
Leclerc, Charles Victor Emmanuel
Lecornu, Sébastien
Lee Kuan Yew
Leenhardt, Maurice
Lehoaha, Philippe
Leiris, Michel
Lénine (Vladimir Ilitch Oulianov)
Leonetti, Jean
Léopold II
Léro, Étienne
Lero, Jane
Leroy-Beaulieu, Paul
Léry, Jean de
Lesseps, Ferdinand de
Letourneau, Jocelyn
Lévinas, Emmanuel
Lévi-Strauss, Claude
Levtzion Nehemia
Lévy-Bruhl, Lucien
Lima, Rodrigo da
Lino (Gaëlino M’Bani)
Lips, Julius
Litim, Ahmed
Lobbo, A?mad
Locke, Alain
L’Olive, Charles de
Louis XI
Louis XII
Louis XIII
Louis XIV
Louis XV
Louis XVI
Louis XVIII (Louis Stanislas Xavier de France)
Louis, Paul
Louis-Philippe
Louverture, Toussaint
Loyola, Ignace de
Lucas, Ambroise
Lugard, Frederick John Dealtry
Lumumba, Patrice
Ly, Abdoulaye
Ly, Medina
Lyautey, Hubert

Ma, Huan
Maarouf (Ahn Ma)
Macaulay, Thomas Babington
Macaya
Mackenzie, Colin
Macron, Emmanuel
el-Madani, Ahmed Tewfik
Madelin, Louis
Mafuta, Apollonia
Magalhães Godinho, Vitorino
Magellan, Fernand de
Mahathir, Mohamad
Mahé, Firmin
Mahomet (Muhammad)
Maire, Joseph
Makandal, François
Makharam, Ababacar Samb
Malek, Redha
Malleret, Louis
Malouet, Pierre-Victor
Malraux, André
Mamalli de Cannanore
Mancoba, Ernest
Mandela, Nelson
Mandouze, André
Mangin, Charles
Mannoni, Octave
Mansa Moussa
Mansur
Manuel Ier Comnène
Mao, Zedong
Maran, René
Marcellin, Raymond
Marie de l’Incarnation (Marie Guyart)
Martin, François
Marx, Karl
Mascolo, Dionys
Maspero, François
Matisse, Henri
Matsuoka, Yôsuke
Matswa, André-Grenard
Maugée, Aristide
Maunoir, Julien
Mauny, Raymond
Mauro, Fra
Maurras, Charles
Mauss, Marcel
Maximilien Ier
Mazarin, Jules
M’Ba, Léon
Mbaye d’Erneville, Annette
Mbeki, Thabo
Mbend, Alexandre
Mbougar Sarr, Mohamed
M’Bow, Amadou-Mahtar
McKay, Claude
Médicis, Catherine de
Médicis, Marie de
Médine (Médine Zaouiche)
Mehmet Ali
Meignan, Victor
Mellier, Gérard
Memmi, Albert
Ménil, René
Mentelle, François Simon de
Mercier, Gustave
Mercier, Louis-Sébastien
Merdaci, Abdelmadjid
Mérignhac, Alexandre
Merleau-Ponty, Maurice
Messali Hadj (Ahmed Messali)
Messmer, Pierre
Métraux, Alfred
Meyer, Odette
Mezquita, Agustín Trigo
Michel, Adolphe
Michel, Andrée
Mika’el
el-Mili, Mohammed Moubarak
Mill, James
Millet, Fernand
Millet, Michel
Mills, Jean-Baptiste
Minh M?ng (Nguyên Phuc Dam)
Mirabeau (Honoré Gabriel Riqueti de Mirabeau)
Mitterrand, François
Mitterrand, Jean-Christophe
Mobutu Sese Seko (né Joseph-Désiré Mobutu)
el-Mogdad, Bou (El Hadj Bou El Mogdad Seck)
Mohammed V (Sidi Mohammed ben Youssef)
Mokhtar, Gamal
Mokhtefi, Elaine
Mokhtefi, Mokhtar
el-Mokrani, Mohammed el-Hadj
Molinari, Gustave de
Monénembo, Tierno
Mongkut (Rama IV)
Monnerville, Gaston
Monnet, Jean
Montagne, Robert
Montalat, Jean
Montalembert, Charles de
Montaudouin (famille)
Montchrestien, Antoine de
Monteil, Charles
Montesquieu, Charles de Secondat, baron de La Brède et de
Montgaillard, Jean-Gabriel-Maurice Rocques
Montigny, Jean-Charles-Philibert Trudaine de
Montpensier (duc de)
Moran, Denise (Marthe Savineau, née Jenty)
Moreau de Saint-Méry, Médéric Louis Élie
Morel, Edmund Dene (Georges Edmond Pierre Achille Morel Deville)
Morsette, Alfred Junior
Mortenol, Camille
Moskowa, Léon de la (Napoléon Joseph Ney)
Mosneron, Joseph
Mosneron-Dupin (famille)
Moumié, Félix
Mounier, Emmanuel
Moutet, Marius
Mpanza Nzinga
Mqhayi, Samuel Edward Krune
al-Mu’ayyad al-Saghir
Mudali, Tanappa
Mudaliyar, Kanakaraya
Mugabe, Robert
Muhammad Ahmad
Mulâtresse Solitude
Murad, Abd al-Karim
Mussolini, Benito

Naaba Koom II
Nadir Shah
Nadir, Churumá
Nairac (famille)
Naisseline, Nidoïsh
Nambiar, Arathil Candeth Narayanan
Napoléon Ier (Napoléon Bonaparte)
Napoléon III (Louis-Napoléon Bonaparte)
Nardal, Andrée
Nardal, Jeanne (Jane)
Nardal, Paulette
al-Nashshar, Mustafa
al-Nasir
al-Nâsirî, Ahmad ibn Khalid
Nasser, Gamal Abdel
Ndiaye, Alfa
Ndiaye, Iba
Nehru, Jawaharlal
Nelson, William M.
Nestor, Jacques
Ngo Kam, Ruth
Nguesso, Sassou
Ngûgî, wa Thiong’o
Nguyên, Anh, voir Gia Long
Nguyên, Phan Long
Nguyên, Thuong Hiên
Nguyên, Van Nhon
Nguyên, Xuan Mai
Niane, Djibril Tamsir
Nicolas V
Nizan, Paul
Njawé, Pius
Njinga
Njoya, Ibrahim Mouombouo
Nkrumah, Kwame
Norodom Ier (Ang Voddey)
Norodom Sihanouk
Norvins, Jacques Marquet de Montbreton de
N’Soumer, Fadhma
Nubar Pacha
Nuh bin al-Tahir
Nyerere, Julius
Nzinga Mbemba, voir Afonso Ier

Obasanjo, Olusegun
Oddéra, Honoré
Oexmelin, Alexandre-Olivier
Ogé (famille)
Ogé, Vincent
Ogée, Jean-Baptiste
Ogot, Bethwell Allan
O’Hara
Okakura, Tenshin (ou Kakuzo)
Omankoy, Sharone
Orléans, Henri Philippe Marie d’
Orléans, Philippe d’
Ouattara, Alassane
Ouedraogo, Jean-Baptiste
Ould Daddah, Mouktar
Oundjié, Josué
Ouologuem, Yambo
Ozanne, Nicolas

Pacha, Ibrâhim
Padmore, George
Palcy, Euzhan
Pancaldo, Leone
Paoli, Jacques
Papon, Maurice
Park, Mungo
Parkman, Francis
Parmentier (frères)
Parmentier, Raoul
Pasha, Özdemir
Pasquier, Étienne-Denis
Passy, Frédéric
Paulhan, Jean
Paulin, Joachim
Paulmier de Gonneville, Binot
Péan, Pierre
Péchoux, Laurent
Pedro IV
Pégard, Marie Joséphine
Peignot, Gabriel
Péju, Marcel
Pélissier, Aimable
Pelletan, Camille
Pelletier, Gérard
Peltier, Leonard
Penne, Guy
Pennequin, Théophile Daniel Noël
Perier, Étienne de
Pétain, Philippe
Pétion, Alexandre
Peyrouton, Marcel
Pflimlin, Pierre
Pham, Tuyên
Phan Bôi Châu
Phetsarath, Rattanavongsa
Philibert, Adélaïde
Philippe IV
Philippe, Édouard
Picasso, Pablo
Pienkny, Jeanette
Pierre-Elien, Daniel
Pigeon, Ginette
Pillai, Ananda Ranga
Pillai, Nayiniyappa
Pinault, François
Pinzón, Francisco
Pinzón, Martin
Pinzón, Vicente
Pires, Tomé
Pitois, Christian
Pitt, William
Pivert, Marceau
Platon, Charles
Pléven, René
Pline l’Ancien
Poha, Jean-Marc
Poiret, Jean-Louis Marie
Poitier, Sidney
Pol Pot (Saloth Sar)
Polo, Marco
Polverel, Étienne
Pomaré IV
Pompidou, Georges
Poncet, Joseph
Pontecorvo, Gillo
Ponton, Georges-Louis
Porchez, Jean-Jacques
Portal d’Albarèdes, Pierre-Barthélemy
Potken, Johannes
Poul, Coumba
Poulier, Jacky
Pradt, Dominique Frédéric Dufour de
Price-Mars, Jean
Primo de Rivera, Miguel
Prince, Mary
Proyart, Liévin-Bonaventure

Qianlong
Quijano, Anibal

Rabemananjara, Jacques
Racine, Jean
Radaoroson, Michel
Raffet, Auguste
Raimond, Julien
Rainilaiarivony
Rajaonarison, Helihanta
al-Rajbi Ali ben Husain
Rakotondrabe, Samuel
Rakotovao
Rama Ier
Rama III
Ramadier, Paul
Ranaivo, Jules
Ranavalona III
Raseta, Joseph
Rasilly, François de
Ravelonahina, Edmond
Ravoahangy, Joseph
Rawlings, Jerry
Raynal, Guillaume-Thomas
Razafindrabe, Victorien
Razane, Mohamed
Reagan, Ronald
Regnaud de Beaumont, Marie-Magdelaine
Reynaud, Paul
Reza Chah Pahlavi
Richelieu, Armand Jean du Plessis de
Richelieu, Louis François Armand de Vignerot du Plessis
Ricœur, Paul
Rigaud, André
Riolan, Jean
Robert, Georges
Robeson, Eslanda
Robeson, Paul
Rocard, Michel
Rocé (José Youcef Lamine Kaminsky)
Rodinson, Maxime
Roe, Thomas
Roger, Jacques-François
Romaine-la-Prophètesse
Rombulo, Pietro
Rommel, Erwin
Roosevelt, Franklin Delano
Rotman, Patrick
Rouan, Joseph
Roudaire, Élie
Roume de Saint-Laurent, Marie
Rousseau, Jean-Jacques
Roy, Bernard
Roy, Claude
Roy, Jean
Rozet, Albin
Rucellai (famille)

Saavedra, Diego
Sacré-Cœur, Marie-Andrée du
Sahib, Chanda
Sahli, Mohammed-Chérif
Saïd, Edward
Saint-Arnaud, Armand Jacques Achille Leroy de
Saint-Castin, Bernard-Anselme de
Sainte-Gême, Henri de
Saint-Lambert, Jean-François de
Saint-Simon, Claude-Henri de Rouvroy de
Sajoue, Léo
Salan, Raoul
el-Salhi, Miloud
Sanderval, Olivier de
Sankara, Thomas
Sarkozy, Nicolas
Sarr, Mamadou
Sarrail, Maurice
Sarraut, Albert
Sartine, Antoine de
Sartre, Jean-Paul
Saurat, Denis
Sauvy, Alfred
Savary, Jacques
Saveros, Pou
Savorgnan de Brazza, Pierre
Say, Jean-Baptiste
Schirach, Baldur von
Schmaltz, Julien
Schmitt, Carl
Schœlcher, Victor
Schumpeter, Joseph
Schwarz-Bart, André
Sebbar, Leïla
Sembène, Ousmane
Seme, Pixley ka Isaka
Sénès, Eugène
Senghor, Biram
Senghor, Lamine
Senghor, Léopold Sédar
Shihaym ben Kamil al-Dankali
Si Votha
Sima, Qian
Simonin, Albert
Siné (Maurice Sinet)
Sisowath, Youtévong
Sixte IV
Smith, Ian
Socé, Ousmane
Sofiane (Sofiane Zermani)
Soglo, Christophe
Soilihi, Thani Mohamed
Sombart, Werner
Sonolet, Louis
Sonthonax, Léger-Félicité
Sony Labou Tansi (Marcel Ntsoni)
Soul G
Soulier Rouge
Soustelle, Jacques
Sportisse, Alice
Stéfany, Samuel
Sue, Eugène
Sukarno, Ahmed
Sulayman Raîs
Süleyman Ier (Soliman le Magnifique)
Sun, Yat-sen
Suong, Sikoeun
Surduts, Maya
Susenyos
Sy, Omar
Sylvain Roux, Jean-Baptiste

Ta, Thu Thâu


Tadjo, Véronique
Tagbo, Claudia
Tagore, Rabindranath
Taha, Rachid
Takalaua
Tall, Alfa Hashim
Tall, Amadou
Talleyrand-Périgord, Charles-Maurice de
Tamerlan (Timour)
Tamzali, Abdennour
Tasfâ Seyon
Tatoulimataha
Taubira, Christiane
Tavernier, Jean-Baptiste
Taylor, Charles
Tchicaya, Jean-Félix
Tegbessu
Temaru, Oscar
Thâm, Hoâng Hoa
Thant (Maha Thray Sithu U Thant)
Thatcher, Margaret
Thésée, Lucie
Thevet, André
Thiam, Awa
Thiounn, Mumm
Thistlewood, Thomas
Thomazeau, Jasmin
Thonn, Ouck
Thorez, Maurice
Tillion, Germaine
Tito, Josip Broz
Tjibaou, Jean-Marie
Tocqueville, Alexis de
Toffa
Tombalbaye, François
Tosquelles, François
Touré, Samory
Touré, Sékou
Tournon, Camille de
Tournoux, Jean Raymond
Trân, Tu Binh (Pham Van Phu)
Trân, Van Thach
Traoré, Aminata
Traoré, Moussa
Tréchot (frères)
Trudeau, Pierre Elliott
Trung, Nhi
Trung, Trâc
Truong, Jeanne
Truth, Sojourner
Tsewang Rabtan
Tsiranana, Philibert
Tubman, Harriet
Tughluq, Mahmud
al-Tunisi, Salih al-Sharif
Tupai’a
Turgot, Anne Robert Jacques

Uluakimata
al-‘Umari, Shihab al-Din
Um Nyobé, Ruben
Unik, Pierre

Vaillant, Édouard
Valude, Pierre
Van der Straet, Jan
Van Leur, Jacobus
Van Vollenhoven, Joost
Vassal, Gabrielle
Vattel, Emer de
Vaudreuil, Philippe de Rigaud de
Vaudreuil, Pierre de Rigaud de
Vautier, René
Veloso Salgado, José Maria
Vercors (Jean Bruller)
Vergès, Jacques
Vergès, Raymond
Vermeersch, Jeannette
Verrazzano, Giovanni da
Vespucci, Amerigo
Vialar, Émilie
Vialle, Jane
Vidal-Naquet, Pierre
Vieyra, Paulin Soumanou
Villatte, Jean-Louis
Villegagnon, Nicolas Durand de
Villepin, Dominique de
Villon du Croisic, Étienne
Viollet, Paul
Viollette, Maurice
Viollis, Andrée
Vitoria, Francisco
Vittori, Mariano
Voltaire (François-Marie Arouet)
Vo, Nguyên Giap, 71,72
Voulet, Paul Gustave Lucien
Vu, Trong Phung

Waberi, Abdourahman
Wade, Abdoulaye
Wassaf (Abdallah ibn Fadlallah Sharaf al-Din Shirazi)
Weil, Simone
Weygand, Maxime
Wilde, Oscar
Wilson, Thomas Woodrow

Xu, Jiyu

Yaacob, Ibrahim
Yem Mback, Pierre
Yeshâq
Yohannes de Chypre
Yohannes de Qantorarê
Yongle
Yongzheng
Youlou, Fulbert
Young, Arthur
Youssoupha (Youssoupha Mabiki)
Yukanthor, Aréno

Zara Yacob
Zara, Philippe de
Zheng, He
Zhou, Enlai
Zin al-Din, Nazira
Zniber, Ali
Zobel, Joseph
Zumbi
LES AUTRICES ET LES AUTEURS

Elizabeth Abbott est historienne et chercheuse associée au Trinity College


de l’université de Toronto. Elle a publié de nombreux ouvrages dont Une
histoire des maîtresses (Fides, 2004), Le Sucre. Une histoire douce-amère
(Fides, 2009) et Haiti : A Shattered Nation (Overlook Duckworth, 2011).
Marie Aberdam est enseignante d’histoire à l’Inalco, chercheuse associée au
centre Asie du Sud-Est, docteure en histoire contemporaine de l’université
Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Ses travaux portent sur l’histoire des royautés
bouddhiques de la péninsule indochinoise du XVIIIe au XXe siècle.
Raberh Achi, professeur agrégé de sciences sociales, achève une thèse de
science politique sur la mise en œuvre et les contestations de la laïcité en
Algérie à la période coloniale (centre Maurice Halbwachs/École normale
supérieure). Il a récemment publié « La France, l’islam et la loi de 1905.
Genèse coloniale d’un poncif : l’incompatibilité » (Contemporary French
and Francophone Studies, 27 [2], 2023).
Olivia Adankpo-Labadie est maîtresse de conférences en histoire médiévale
à l’université Grenoble Alpes. Ses recherches portent sur l’histoire de
l’Éthiopie médiévale (XIIIe-XVIe siècle) et sur les contacts entre l’Afrique de
l’Est et les mondes méditerranéens au Moyen Âge et à l’époque moderne.
Khedidja Adel est professeure en anthropologie (université Constantine 2) et
chercheuse associée au CRASC (Centre de recherche en anthropologie
sociale et culturelle). Elle a publié « La prison des femmes de Tifelfel :
enfermement et corps en souffrance » (L’Année du Maghreb, no 20, 2019).
Alya Aglan est professeure d’histoire contemporaine à l’université Paris 1
Panthéon-Sorbonne et directrice de l’Institut Pierre Renouvin. Elle a
notamment publié La France à l’envers. La guerre de Vichy, 1940-1945
(Gallimard, 2020) ; Le Rire ou la Vie. Anthologie de l’humour résistant,
1940-1945 (Gallimard, 2023).
Danna Agmon est historienne, professeure agrégée d’histoire à Virginia
Tech (États-Unis), spécialiste de l’empire français et du colonialisme en Inde
ainsi que de l’océan Indien. Elle a publié A Colonial Affair. Commerce,
Conversion and Scandal in French India (Cornell University Press, 2017).
Richard B. Allen est professeur émérite d’histoire et directeur de la
collection « Indian Ocean Studies » (Ohio University Press). Il est l’auteur de
plusieurs articles et essais sur l’esclavage, l’abolition, l’engagisme à l’île
Maurice, l’océan Indien et l’Asie, dont Slavery and Bonded Labor in Asia,
1250-1900 (Brill, 2022).
Ana Lucia Araujo est historienne et professeure titulaire à Howard
University (WashingtonD.C., États-Unis). Elle a publié ou dirigé plus de
treize ouvrages portant sur l’histoire et la mémoire de l’esclavage, ainsi que
sur les demandes de réparations pour l’esclavage. Elle s’intéresse aussi à la
culture matérielle et à la culture visuelle de l’esclavage.
Fabrice Argounès est professeur assistant à l’ESPE de Rouen-Normandie et
commissaire d’exposition. Spécialiste d’histoire et d’épistémologie des
savoirs cartographiques et géographiques, ses recherches portent sur les
enjeux politiques, stratégiques, migratoires et environnementaux de l’espace
asiatique et du Pacifique.
Lancelot Arzel est professeur agrégé, docteur et chercheur associé au Centre
d’histoire de Sciences Po. Après une thèse et diverses publications sur les
violences armées et les pratiques de chasse au Congo colonial à la fin du
e
XIX siècle, il mène des recherches en histoire globale et sociale des guerres
coloniales, en s’intéressant plus particulièrement aux expériences
combattantes, photographiques et intimes des soldats européens et africains
aux XIXe et XXe siècles.

Michitake Aso est professeur associé d’histoire de l’environnement mondial


à l’université Albany-SUNY (États-Unis). Il a publié le livre primé Rubber
and the Making of Vietnam (UNC Press, 2018) et a également écrit de
nombreux articles et chapitres de livres sur l’agriculture vietnamienne et
française, la médecine et la santé aux XIXe et XXe siècles.
Arthur Asseraf est professeur associé en histoire de la France et du monde
francophone à l’université de Cambridge (Royaume-Uni) et chercheur au
Swedish Collegium for Advanced Studies (Suède). Ses recherches portent sur
l’histoire de la colonisation au Maghreb et en Méditerranée. Il est l’auteur de
Electric News in Colonial Algeria (Oxford University Press, 2019) et de Le
Désinformateur. Sur les traces de Messaoud Djebari (Fayard, 2022).
Mimoun Aziza est professeur d’histoire contemporaine à l’université
Moulay Ismaïl (Maroc). Il est spécialiste des relations hispano-marocaines. Il
est l’auteur de deux ouvrages traitant de la colonisation espagnole au Maroc
et d’une riche bibliographie portant sur les flux migratoires au Maghreb.
Marise Bachand est professeure d’histoire des États-Unis à l’université du
Québec à Trois-Rivières (Canada) depuis 2011. Récipiendaire du prix
A. Elizabeth Taylor du meilleur article de la Southern Association for
Women Historians, elle a publié des travaux sur l’américanisation de la
Louisiane aux États-Unis, au Canada et en France.
Alice Bairoch est docteure en droit de l’université de Genève. Ses travaux de
recherche traitent entre autres de l’histoire des relations entre peuples
autochtones et français. Elle a publié Les Fondements juridiques et politiques
de l’empire français (1600-1750) (Éditions juridiques libres, 2021).
Arnaud Balvay est docteur en histoire et spécialiste de l’Amérique du Nord
et des Amérindiens. Il a publié plusieurs ouvrages et articles spécialisés parmi
lesquels John Ford et les Indiens (avec Nicolas Cabos, Seguier, 2015), Cinq
Amérindiens à la cour de Louis XV en 1725 (Les Indes savantes, 2013),
« Tattooing and Its Role in French-Native American Relations in the
Eighteenth Century » (French Colonial History, no 9, 2008).
Eddy Banaré est enseignant-chercheur en littérature comparée à l’université
de la Nouvelle-Calédonie (Nouméa). Membre de l’équipe de recherche
TROCA (Trajectoires d’Océanie), il a publié Les Récits du nickel en
Nouvelle-Calédonie (1853-1960) (Honoré Champion, 2012), Sous le ciel de
l’exil. Autobiographie poétique de Marius Julien, forçat de Nouvelle-
Calédonie avec Gwenaël Murphy et Louis Lagarde (Presses universitaires de
la Nouvelle-Calédonie, 2020) ainsi que plusieurs articles sur les expressions
littéraires de Nouvelle-Calédonie.
Nicolas Bancel est historien, professeur à l’université de Lausanne (Unil,
Suisse), directeur de l’ISSUL (Unil), chercheur au Centre d’histoire
internationale et d’études politiques de la mondialisation (Unil) et codirecteur
du Groupe de recherche Achac. Il est spécialiste d’histoire coloniale, des
questions postcoloniales et de l’histoire du corps. Il a récemment publié Le
Postcolonialisme (PUF, 2021) et Décolonisations ? Élite, jeunesse et
pouvoirs en Afrique occidentale français (1945-1960) (Éditions de la
Sorbonne, 2022).
Pascale Barthélémy est historienne, maîtresse de conférences habilitée à
diriger des recherches à l’ENS de Lyon et membre du LARHRA. Elle est
l’autrice, entre autres, de Africaines et diplômées à l’époque coloniale (1918-
1957) (PUR, 2010) et Sororité et colonialisme. Françaises et Africaines au
temps de la guerre froide (1944-1962) (Éditions de la Sorbonne, 2022).
Jean-Pierre Bat, historien et archiviste paléographe, est chercheur associé à
l’École nationale des chartes et au CNRS ainsi que chargé de mission au Quai
d’Orsay. Il a récemment codirigé l’ouvrage Histoire du renseignement en
situation coloniale (PUR, 2021).
Jean-François Bayart est professeur à l’IHEID de Genève, où il est titulaire
de la chaire Yves Oltramare. Il est spécialiste de sociologie historique et
comparée du politique. Il a récemment codirigé L’État de distorsion en
Afrique de l’Ouest. Des empires à la nation (Karthala, 2019) et publié
L’Énergie de l’État. Pour une sociologie historique et comparée du politique
(La Découverte, 2022).
Philippe Beaujard est ingénieur agronome, anthropologue et historien,
directeur de recherche émérite au CNRS, membre de l’Institut des mondes
africains (IMAF). Il est l’auteur d’un ouvrage d’histoire globale intitulé Les
Mondes de l’océan Indien (Armand Colin, 2012). Il a publié par ailleurs huit
ouvrages sur Madagascar et de nombreux articles concernant la Grande Île et
l’Afrique de l’Est.
Saliha Belmessous est professeure d’histoire à Oxford University (Royaume-
Uni) et à l’University of New South Gales (Sydney), où elle enseigne
l’histoire globale des empires européens. Ses recherches portent sur l’histoire
du droit et de la politique des empires. Elle est notamment l’autrice
d’Assimilation and Empire : Uniformity in French and British Colonies,
1541-1954 (Oxford University Press, 2013).
Hajer Ben Boubaker est chercheuse indépendante et documentariste sonore
à France Culture. Ses travaux portent sur l’histoire des musiques arabes et
l’histoire culturelle de l’immigration maghrébine.
Youssef Ben Ismail est historien et chercheur associé à la Society of Fellows
in the Humanities de Columbia University (États-Unis). Ses recherches
portent sur l’histoire du droit impérial et des idées politiques dans l’empire
ottoman et la Méditerranée du XVIIIe au XXe siècle.
Catherine Benoît est professeure d’anthropologie au Connecticut College
(États-Unis). Après avoir proposé une anthropologie de l’espace et de la
nature dans les sociétés américaines issues de l’esclavage, ses axes de
recherche les plus récents portent sur le renforcement des frontières dans les
espaces ultramarins français.
Elara Bertho est chargée de recherche au CNRS, à Bordeaux, au sein du
laboratoire « Les Afriques dans le monde ». Agrégée de lettres modernes, elle
a écrit Sorcières, tyrans, héros. Mémoires postcoloniales de résistants
africains (Honoré Champion, 2019) et coédité l’ouvrage « Essai d’histoire
locale » by Djiguiba Camara (Drill, 2020).
Romain Bertrand est directeur de recherche au CERI (Sciences Po-CNRS).
Il est notamment l’auteur de L’Histoire à parts égales (Seuil, 2011 et « Points
histoire », 2014), Qui a fait le tour de quoi ? L’affaire Magellan (Verdier,
2020) et Le Détail du monde. L’art perdu de la description de la nature
(Seuil, 2019 et « Points histoire », 2022). Il a dirigé l’ouvrage L’Exploration
du monde. Une autre histoire des Grandes Découvertes (Seuil, 2019).
Fatima Besnaci-Lancou est docteure en histoire, spécialiste de la guerre
d’Algérie et ses suites. Elle préside le conseil scientifique du centre Mémorial
du camp de Saint-Maurice l’Ardoise. Elle a notamment publié Réfugiés et
détenus de la guerre d’Algérie (Atelier, 2022) et Harkis au camp de
Rivesaltes (Loubatières 2019).
Magali Bessone est professeure de philosophie politique à l’université
Paris 1 Panthéon Sorbonne, membre de l’ISJPS et du CIRESC. Elle est
également membre du conseil scientifique de la Fondation pour la mémoire
de l’esclavage. Elle a notamment publié Sans distinction de race ? (Vrin,
2013) et Faire justice de l’irréparable (Vrin, 2019).
Benoît Beucher est maître de conférences en histoire de l’Afrique
contemporaine à l’université Paris Cité. Chercheur au CESSMA et à l’IMAF,
il est spécialiste des rapports entre politiques de la tradition et construction de
l’État au cœur de la Boucle du Niger (actuel Burkina). Ses recherches
actuelles se proposent de réaliser une histoire indiciaire des situations de
contact entre Africains et militaires français en contexte (post)colonial. Il est
notamment l’auteur de Manger le pouvoir au Burkina Faso. La noblesse
mossi à l’épreuve de l’Histoire (Karthala, 2017).
Hélène Blais est professeure d’histoire contemporaine à l’École normale
supérieure et membre de l’Institut d’histoire moderne et contemporaine.
Spécialiste de l’histoire des savoirs et de l’histoire des colonisations, son
dernier ouvrage est intitulé L’Empire de la nature. Une histoire des jardins
botaniques coloniaux (fin XVIIIe-années 1930) (Champ Vallon, 2023).
Guillaume Blanc est maître de conférences en histoire contemporaine à
l’université Rennes 2 et membre junior de l’Institut universitaire de France.
Formé à la chaire du Canada en histoire environnementale, il travaille
aujourd’hui sur le gouvernement global de la nature et des hommes dans
l’Éthiopie et l’Afrique contemporaines. Il est notamment l’auteur de
Décolonisations. Histoires situées d’Afrique et d’Asie (Seuil, 2022).
Laure Blévis est maîtresse de conférences en sociologie à l’université Paris
Nanterre, membre de l’Institut des sciences sociales du politique (CNRS) et
fellow à l’Institut Convergences Migrations.
Françoise Blum est ingénieure de recherche au CNRS et affiliée au Centre
d’histoire sociale des mondes contemporains. Elle a notamment codirigé
Socialismes en Afrique (Éditions de la MSH, 2021) et Les Partis
communistes occidentaux et l’Afrique (Hémisphères, 2022).
Vincent Bollenot est maître de conférences en histoire contemporaine à
l’université de Caen et chercheur au laboratoire HisTéMé. Sa thèse porte sur
le renseignement politique qui ciblait les colonisés en France métropolitaine
dans la première moitié du XXe siècle. Il est coanimateur du Groupe de
recherche sur les ordres coloniaux.
Giulia Bonacci est historienne, chargée de recherche à l’IRD auprès de
l’URMIS, université Côte d’Azur. Elle étudie l’histoire intellectuelle et
culturelle des diasporas africaines depuis le XIXe siècle et s’intéresse en
particulier à l’histoire sociale du panafricanisme.
Patrick Boucheron, professeur au Collège de France, a notamment publié
aux éditions du Seuil Conjurer la peur (2013), La Trace et l’Aura (2019) et
dirigé l’Histoire mondiale de la France (2017).
Fanny Brée, archiviste, a été chargée de mission scientifique et documentaire
sur les rapatriés d’Indochine au sein du RAHMI de 2014 à 2015.
Cécile Feza Bushidi étudie la danse dans l’histoire de l’Afrique de l’Est, du
Centre-Est et du Centre, en particulier avant les années 1970. Son travail
explore l’interrelation entre les pratiques corporelles, les cultures politiques,
les idéologies, les sociétés et les économies politiques.
Pierre Buteau, ancien ministre de l’Éducation en Haïti, est professeur,
historien, membre de la société haïtienne d’histoire, de géographie et
d’archéologie. Il est l’auteur de nombreux travaux sur l’histoire d’Haïti et a
dirigé l’ouvrage Refonder Haïti ? (Mémoire d’encrier, 2010).
Guillaume Calafat est maître de conférences à l’université Paris 1 Panthéon
Sorbonne et membre junior de l’Institut universitaire de France. Il a
notamment publié Une mer jalousée. Contribution à l’histoire de la
souveraineté (Méditerranée, XVIIe siècle) (Seuil, 2019).

Vincent Capdepuy est docteur en géographie. Il est l’auteur de plusieurs


ouvrages sur la géohistoire du monde, comme 50 histoires de la
mondialisation : de Néandertal à Wikipédia (Alma éditeur, 2018),
Chroniques du bord du monde : histoire d’un désert entre Syrie, Irak et
Arabie (Payot, 2021) ou Le Monde ou rien : histoire d’un concept
géographique (Presses universitaires de Lyon, 2023).
Audrey Célestine est docteure en science politique de l’IEP de Paris et
maîtresse de conférences à l’université de Lille. Ses recherches portent sur la
sociologie historique de l’État en France et aux États-Unis à partir de leurs
territoires caribéens et sur les divers enjeux soulevés par Black Lives Matter
aux États-Unis.
Mirelle Flore Chamba Nana enseigne à l’Institut des beaux-arts à Foumban
(Cameroun). Ses recherches et publications portent entre autres sur l’histoire
et l’esthétique de la danse, l’éducation et l’enseignement de la danse, la danse
et les nouvelles technologies.
Fabienne Chamelot est docteure en histoire et s’intéresse particulièrement à
l’utilisation des archives en contexte colonial en tant qu’instruments de
gouvernement. Elle est chargée de cours à l’UVSQ-université Paris-Saclay.
Patrick Chamoiseau, romancier, essayiste, a construit une œuvre couronnée
de prix (le Goncourt pour Texaco, Gallimard, 1992) et traduite dans le monde
entier. Son esthétique explore la créolisation et les politiques relationnelles du
monde contemporain.
Manuel Charpy est chargé de recherche au CNRS et directeur du laboratoire
CNRS-INHA InVisu. Il a travaillé ces dernières années sur l’histoire du
vêtement, incluant l’histoire du vêtement en situation coloniale et en
particulier dans la région du Congo.
David Chaunu est agrégé d’histoire et doctorant à la faculté des lettres de
Sorbonne Université. Ses recherches portent sur les liens entre la guerre, la
traite des esclaves et la souveraineté maritime de la France dans l’Atlantique
aux XVIe et XVIIe siècles.
Damien Chaussende, historien de la Chine, est chercheur au CNRS et
membre du Centre de recherche sur les civilisations de l’Asie orientale. Il est
actuellement directeur du projet éditorial Histoire générale de la Chine aux
Belles Lettres (10 vol., à partir de 2017).
Amélie Chekroun est chargée de recherche au CNRS, rattachée à l’Iremam
(Aix-en-Provence). Elle travaille sur les sociétés islamiques de la Corne de
l’Afrique à l’époque médiévale. Elle a notamment publié La Conquête de
l’Éthiopie. Un jihad au XVIe siècle (CNRS éditions, 2023).

Sylvia Chiffoleau est directrice de recherche au CNRS rattachée au


Laboratoire de recherche historique Rhône-Alpes (LARHRA) de Lyon. Elle
consacre ses travaux à l’histoire sociale du Moyen-Orient contemporain au
prisme de la santé et des rapports au temps.
Christine Chivallon est anthropologue et directrice de recherche au CNRS.
Ses recherches portent sur les questions du pouvoir des représentations en
lien avec la matérialité à partir des sociétés (post)esclavagistes de la Caraïbe.
Elle s’intéresse également à la succession des paradigmes en sciences
sociales. Elle est l’autrice de L’Esclavage. Du souvenir à la mémoire
(Karthala, 2012) et de L’Humain-l’inhumain : l’impensé des nouveaux
matérialismes (Atlantiques déchaînés, 2022)
Denis Cogneau est professeur à l’École d’économie de Paris, directeur de
recherche à l’IRD, et directeur d’études à l’EHESS. Il a publié de nombreux
travaux sur les économies africaines et sur les politiques menées en Afrique
depuis les années 1980, dont Un empire bon marché. Histoire et économie
politique de la colonisation française, XIXe-XXIe siècle (Seuil, 2023).
Alice L. Conklin est professeure d’histoire à l’Ohio State University (États-
Unis). Spécialiste de la France moderne et de son empire, elle a publié de
nombreux travaux sur l’Afrique coloniale. Plus récemment, elle est l’autrice
de Exposer l’humanité. Race, ethnologie et empire en France, 1850-1950
(Éditions scientifiques du MNHN, 2015). Elle travaille actuellement à
l’Unesco sur une histoire transnationale de l’antiracisme dans les années
1950.
Frederick Cooper est professeur émérite à New York University (États-
Unis). Il a beaucoup écrit sur l’Afrique, les empires et la décolonisation. Son
ouvrage Citizenship, Inequality and Difference (Princeton University Press,
2018) est en cours de traduction au Seuil.
Pascale Cornuel est historienne, agrégée de l’université et docteure ès
lettres. Elle a publié La Sainte Entreprise. Vie et voyages d’Anne-Marie
Javouhey (1779-1851) (Alma éditeur, 2020), livre complété par un site web :
<https://annemariejavouhey.com>.
Morgan Corriou est archiviste paléographe, maîtresse de conférences en
sciences de l’information et de la communication à l’université Paris 8 et
membre du Centre d’études sur les médias, les technologies et
l’internationalisation (CEMTI). Ses travaux portent sur l’histoire économique
et sociale du cinéma au Maghreb pendant la période coloniale.
Saskia Cousin est professeure de sociologie à l’Université Paris Nanterre,
anthropologue au Laboratoire de sociologie, philosophie et anthropologie
politique (Sophiapol), membre de l’Institut Convergence Migrations. Ses
travaux portent sur les économies et les imaginaires de l’altérité : restitution
et retours des biens culturels spoliés, tourisme, exils.
Vincent Cousseau, agrégé d’histoire et maître de conférences à l’université
de Limoges, étudie les sociétés du monde atlantique du XVIIe au XIXe siècle, en
particulier les populations et la famille, les correspondances coloniales et la
révolution aux Antilles. Il a notamment publié Prendre nom aux Antilles.
Individu et appartenances (XVIIe-XIXe siècle) (CTHS, 2012).
Manuel Covo est maître de conférences à l’université de Californie, Santa-
Barbara (États-Unis). Ses recherches portent sur l’empire colonial français,
Saint-Domingue/Haïti et les États-Unis à l’ère des révolutions atlantiques. Il
est l’auteur de The Entrepôt of Atlantic Revolutions. Saint-Domingue,
Commercial Sovereignty and the French-American Alliance (Oxford
University Press, 2022).
Elizabeth Cross est maîtresse de conférence à Georgetown University
(Washington D.C., États-Unis). Elle est l’autrice de Company Politics :
Commerce, Scandal, and French Visions of Indian Empire in the
Revolutionary Era (Oxford University Press, 2023).
Anny-Dominique Curtius est professeure d’études francophones à
l’université d’Iowa (États-Unis). Sa recherche interdisciplinaire porte sur
l’écocritique, la muséologie post/dé/coloniale, le cinéma, les arts visuels et
l’art performance dans la Caraïbe, l’océan Indien et en Afrique
subsaharienne. Elle est notamment l’autrice de Suzanne Césaire. Archéologie
littéraire et artistique d’une mémoire empêchée (Karthala, 2020)
Dominique Cyrille, ethnomusicologue d’origine martiniquaise, s’est
spécialisée dans l’étude des traditions de musique et de danse de l’aire
géoculturelle caribéenne.
Andrea Daher, professeure émérite de l’Institut d’histoire de l’université
fédérale de Rio de Janeiro (Brésil), est l’autrice des Singularités de la France
équinoxiale (Honoré Champion, 2002) et de L’Oralité perdue (Garnier,
2016).
J. P. Daughton est professeur d’histoire à Stanford University (États-Unis).
Il est l’auteur de In the Forest of No Joy : The Congo-Océan Railroad and
the Tragedy of French Colonialism (Norton, 2021 ; en cours de traduction au
Seuil).
Marlène L. Daut est professeure à Yale University (États-Unis). Elle
enseigne l’histoire et la littérature anglophones, francophones (Antilles) et
afro-américaines. Elle est l’autrice de Baron de Vastey and the Origins of
Black Atlantic Humanism (Palgrave Macmillan, 2017).
Muriam Haleh Davis est maîtresse de conférences à l’université de
Californie (Santa Cruz, États-Unis). Elle est l’autrice de l’ouvrage Markets of
Civilization : Islam and Racial Capitalism in Algeria (Duke University Press,
2022).
Laurence De Cock est professeure agrégée et chargée de cours à l’université
Paris Cité. Docteure en sciences de l’éducation, elle a consacré sa thèse à
l’enseignement du fait colonial en France depuis les années 1980. Parmi ses
ouvrages, on peut citer Dans la classe de l’homme blanc (PUL, 2018) et sa
dernière publication, Une journée fasciste, Élise et Célestin Freinet,
pédagogues et militants (Agone, 2023).
Nelcya Delanoë est ethno-historienne, chercheuse, traductrice, écrivaine et
professeure émérite des universités. Autrice d’une quinzaine d’ouvrages
(PUF, Seuil, Albin Michel…), elle a récemment publié Casablanca-Hanoï.
Une porte dérobée sur des histoires postcoloniales (L’Harmattan, 2021).
Éric Deroo est auteur, réalisateur, ancien chercheur associé au CNRS. Il a
consacré de nombreux films, ouvrages et expositions à l’histoire coloniale et
militaire française, en particulier aux tirailleurs et à leurs représentations.
Dominique Deslandres est professeure titulaire à l’université de Montréal
(Canada). Ses travaux, à la croisée de l’histoire socioreligieuse, de l’histoire
des pouvoirs et celle de l’expression coloniale, portent sur l’espace français
d’Ancien Régime (France et colonies, XVIe-XVIIIe siècles). Elle dirige deux
partenariats appuyés sur les humanités numériques : « Donner le goût de
l’archive » qui promeut la transcription automatique des écritures, le partage
des collections d’archives, la recherche dans les données massives et la
science participative et « La fabrique de l’histoire montréalaise » qui souligne
autant les rapports de pouvoir à l’œuvre parmi les peuples autochtones et
allochtones qui ont fait Montréal que le passé esclavagiste de l’Amérique
française.
Nathalie Dessens est professeure d’histoire américaine au département
Études du monde anglophone de l’université Toulouse-Jean Jaurès et membre
de l’unité de recherche CAS. Ses recherches portent sur les sociétés de
plantations des Amériques et, plus particulièrement, sur la Louisiane au
e
XIX siècle.

Didier Destouches est docteur en droit, maître de conférences d’histoire du


droit et des institutions à l’université des Antilles (pôle Guadeloupe). Il est
chercheur au Centre de recherche en économie et droit du développement
insulaire et spécialiste d’histoire constitutionnelle et des idées politiques dans
les outremers. Il est l’auteur notamment de Du statut colonial au statut
départemental. L’administration révolutionnaire en Guadeloupe (PUAM,
2007) et L’Administration territoriale en Guadeloupe depuis le XVIIIe siècle
(L’Harmattan, 2012).
Souleymane Bachir Diagne est professeur de philosophie et d’études
francophones à Columbia University (New York) où il dirige également
l’Institut d’études africaines. Ses ouvrages les plus récents sont Le Fagot de
ma mémoire (Philippe Rey, 2021) et De langue à langue. L’hospitalité de la
traduction (Albin Michel, 2022).
Ousmane Aly Diallo est chercheur à Amnesty International, où il travaille
sur le Sahel (Niger, Mali, Burkina Faso) et le Sénégal. Détenteur d’un PhD
en science politique de l’École de hautes études Balsillie (université Wilfrid
Laurier), il travaille sur l’histoire politique et intellectuelle du monde
sahélien, et sur les questions de gouvernance/droits humains en Afrique de
l’Ouest.
Véronique Dimier est professeure à l’université libre de Bruxelles. Elle a
publié Le Gouvernement des colonies. Regards croisés franco-britanniques
(PUB, 2004) et The Invention of a European Development Bureaucracy :
Recycling Empire (Palgrave, 2014).
Mamadou Diouf est historien, directeur et enseignant chercheur à l’Institut
d’études africaines de Columbia University (New York). Ses recherches
portent sur l’histoire urbaine, politique et sociale de l’Afrique coloniale et
postcoloniale.
Jean-Pierre Dozon, anthropologue, est directeur de recherche émérite à
l’IRD et directeur d’études à l’EHESS. Auteur d’une douzaine d’ouvrages, il
a travaillé principalement en Afrique de l’Ouest sur des questions de
développement et de santé publique, sur les problèmes ethniques, sur les
prophétismes et les entremêlements du politique et du religieux, ainsi que sur
les relations franco-africaines.
Patrick Dramé est professeur titulaire au département d’histoire à
l’université de Sherbrooke (Canada), spécialiste de l’Afrique. Ses recherches
portent entre autres sur le colonialisme français en Afrique occidentale
française, la décolonisation et l’impact de la guerre froide dans le tiers-
monde.
Laurent Dubois est professeur d’histoire à l’université de Virginie (États-
Unis), où il est le directeur académique du Karsh Institute of Democracy. Il
est l’auteur de plusieurs ouvrages dont Les Esclaves de la République
(Calmann-Lévy, 1998) et Les Vengeurs du Nouveau Monde (Les Perséides,
2006 ; rééd. 2022). Il travaille actuellement sur une histoire de l’Atlantique
français.
Jean-Numa Ducange est professeur d’histoire contemporaine (université de
Rouen Normandie GRHIS-IRIHS) et membre junior de l’Institut universitaire
de France. Il a publié de nombreux ouvrages et articles en plusieurs langues
sur l’histoire des socialismes.
Mary Dunn est professeure à l’université de Saint Louis (États-Unis), où elle
travaille sur le catholicisme moderne en Nouvelle-France et au Canada
francophone. Elle est l’autrice de nombreux ouvrages dont Where Paralytics
Walk and the Blind See : Stories of Sickness and Disability at the Juncture of
Worlds (Princeton, 2022).
Aurélia Dusserre est maîtresse de conférences en histoire contemporaine à
l’université d’Aix-Marseille et membre de l’IREMAM (UMR 7310). Ses
recherches portent sur le Maghreb à la période coloniale, en particulier sur la
question des représentations savantes et la photographie, ainsi que sur la
guerre du Rif.
Edmond Dziembowski est professeur émérite d’histoire moderne à
l’université de Bourgogne Franche-Comté, membre du centre Lucien-Febvre.
Il a notamment publié La Guerre de Sept Ans, 1756-1763 (Perrin-Ministère
de la Défense, 2015). Son dernier ouvrage, La Main cachée. Une autre
histoire de la Révolution française (Perrin, 2023), porte sur le complotisme
pendant l’épisode révolutionnaire.
Samia El Mechat, historienne, professeure des universités honoraire, a
consacré ses travaux aux problématiques coloniales et postcoloniales. Elle a
assuré la direction de l’ouvrage Coloniser, pacifier, administrer, publié en
2014 aux éditions du CNRS.
Bouda Etemad a été professeur d’histoire aux universités de Genève et
Lausanne. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur la colonisation, parmi
lesquels L’Héritage ambigu de la colonisation (Armand Colin, 2012) et
Empires illusoires (Vendémiaire, 2019).
Malcom Ferdinand est ingénieur en environnement de l’University College
(Londres), docteur en philosophie politique de l’université Paris Cité et
chercheur au CNRS (IRISSO / université Paris-Dauphine).
Daniel Foliard est professeur à l’université Paris Cité et membre du
Laboratoire de recherche sur les cultures anglophones. Ses travaux portent
sur les empires coloniaux et l’histoire de la photographie. Il a publié
Combattre, punir, photographier (La Découverte, 2020).
Romuald Fonkoua est professeur de littérature francophone à la faculté des
lettres de Sorbonne Université et directeur du Centre international de
littérature francophone. Il est l’auteur et coauteur de plusieurs ouvrages,
parmi lesquels Aimé Césaire. 1913-2008 (Perrin, 2010).
Claire Fredj est maîtresse de conférences en histoire contemporaine
habilitée à diriger des recherches à l’université Paris Nanterre. Elle travaille
sur l’histoire de la colonisation et l’histoire de la santé en Afrique,
notamment en Algérie aux XIXe et XXe siècles.
Jacques Frémeaux est professeur émérite d’histoire à la Sorbonne et
membre de l’Académie des sciences d’outre-mer. Il a écrit une vingtaine
d’ouvrages sur l’histoire coloniale, dont Les Empires coloniaux. Une histoire-
monde (CNRS éditions, 2012 ; rééd. 2023).
Yves Frenette est professeur d’histoire et titulaire de la chaire de recherche
sur les migrations, les circulations et les communautés francophones à
l’université de Saint-Boniface (Winnipeg, Manitoba). Spécialiste des
francophonies nord-américaines, il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur le
sujet.
Cécile Fromont est professeure d’histoire de l’art à Yale University (États-
Unis), spécialiste de la culture visuelle, matérielle et religieuse de l’Afrique et
de l’Amérique latine. Elle est l’autrice de plusieurs ouvrages dont L’Art de la
conversion. Culture visuelle chrétienne dans le royaume du Kongo (Les
Presses du réel, 2018).
Patrick Garcia, historien, professeur à CY Cergy Paris Université, se
consacre à l’étude des usages publics du passé et à l’historiographie. Il a
notamment codirigé avec Christian Delacroix, François Dosse et Nicolas
Offenstadt Historiographies. Concepts et débats (« Folio », 2010).
Daouda Gary-Tounkara est chercheur au CNRS au sein de l’Institut des
mondes africains. Il s’intéresse aux migrations au sein de l’ancienne Afrique
occidentale française et/ou de l’Afrique de l’Ouest postcoloniale, à leurs
effets politiques et symboliques, en particulier en Côte d’Ivoire et au Mali. Il
est l’auteur de Migrants soudanais/maliens et conscience ivoirienne. Les
étrangers en Côte d’Ivoire (1903-1980) (L’Harmattan, 2008).
Arlette Gautier a été maîtresse de conférences en démographie à l’université
Paris Nanterre, chargée de recherche à l’IRD et professeure de sociologie à
l’université de Bretagne occidentale. Elle a travaillé dans une perspective de
genre sur l’esclavage aux Antilles françaises (Les Sœurs de Solitude. Femmes
et esclavage aux Antilles du XVIIe au XIXe siècle, Presses universitaires de
Rennes, 2010) ainsi que les politiques reproductives et les droits des femmes
au Mexique et dans le monde.
Maëlle Gélin est agrégée d’histoire et doctorante au Centre d’histoire de
Sciences Po. Ses recherches portent sur la négritude et ses circulations
transnationales au XXe siècle.
Malick W. Ghachem est professeur d’histoire au MIT et l’auteur de
L’Ancien Régime et la Révolution haïtienne (Karthala/CIRESC, 2022). Il
travaille actuellement sur les missionnaires jésuites en Haïti aux XVIIIe et
e
XX siècles et la question de la souveraineté monétaire haïtienne. Son nouveau
livre, La Compagnie et la Colonie. Haïti après le système de Law, paraîtra en
2024.
Michael Goebel, historien, enseigne l’histoire globale et de l’Amérique
latine à l’université libre de Berlin. Il a notamment publié Paris, capitale du
tiers monde (La Découverte, 2017).
Didier Gondola est professeur d’histoire à Johns Hopkins University (États-
Unis). Il est l’auteur de Tropical Cowboys (Indiana University Press, 2016),
Matswa vivant (Éditions de la Sorbonne, 2021), ainsi que d’un nombre
considérable de travaux sur les cultures populaires et les diasporas africaines.
Allan Greer, professeur émérite à l’université McGill (Montréal), est
spécialiste de l’histoire du Canada et des Amériques à l’époque moderne. Il
est l’auteur, entre autres, de Property and Dispossession. Natives, Empires
and Land in Early Modern North America (Cambridge University Press,
2018).
Krystel Gualdé est directrice scientifique du musée d’histoire de Nantes et
du Mémorial de l’abolition de l’esclavage. Spécialiste de la traite atlantique et
de l’esclavage colonial, elle a été commissaire de l’exposition « L’abîme.
Nantes dans la traite atlantique et l’esclavage colonial, 1707-1830 » (16 oct.
2021-19 juin 2022) et dirige actuellement la biennale « Expression(s)
décoloniale(s) ».
Mathieu Guérin est maître de conférences en histoire de l’Asie du Sud-Est à
l’Inalco. Ses travaux portent sur l’histoire sociale, économique et
environnementale de la péninsule indochinoise et de la Malaisie aux XIXe et
e
XX siècles. Il est l’auteur de À l’ombre du palmier à sucre. Les campagnes
cambodgiennes sous protectorat français à travers l’’exemple de Kampong
Thom (École française d’Extrême-Orient, 2023).
Myriam Hachimi Alaoui est maîtresse de conférences à l’université Le
Havre-Normandie, sociologue, fellow à l’Institut Convergences Migrations et
membre du laboratoire IDEES. Elle a notamment publié Les Chemins de
l’exil. Les Algériens exilés en France et au Canada depuis les années 1990
(L’Harmattan, 2007).
Karim Hammou est chargé de recherche au CNRS, membre du CRESPPA-
CSU. Ses recherches portent sur les rapports de pouvoir dans les industries
culturelles et les logiques de catégorisation des mondes musicaux. Il est
notamment l’auteur d’Une histoire du rap en France (La Découverte, 2012)
et a codirigé 40 ans de musiques hip-hop en France (Presses de Science Po,
2022).
Paokholal Haokip est actuellement membre du département d’histoire de
l’université de Pondichéry (Inde). Il s’intéresse à l’étude de la diaspora, à
l’Afrique, à l’histoire coloniale du nord-ouest de la Birmanie, du nord-est de
l’Inde et des collines de Chittagong.
David Allen Harvey est professeur d’histoire au New College of Florida
(États-Unis). Spécialiste de l’histoire culturelle française, il est l’auteur de
The French Enlightenment and Its Others. The Mandarin, the Savage, and
the Invention of the Human Sciences (Palgrave Macmillan, 2012).
Gilles Havard, directeur de recherche au CNRS, est spécialiste de l’histoire
des relations entre Indiens et Européens en Amérique du Nord. Il a
notamment publié Histoire des coureurs de bois (Les Indes Savantes, 2016,
Grand prix des Rendez-vous de l’histoire de Blois), L’Amérique fantôme
(Flammarion, 2019, Prix Martine Aublet) et Les Natchez (à paraître en 2023).
Gabrielle Hecht est professeure d’histoire et d’anthropologie à l’université
de Stanford (États-Unis). Elle est l’auteure de Uranium africain. Une histoire
globale (Seuil, 2016) et Residual Governance. How South Africa Foretells
Planetary Futures (Duke, 2023).
Samia Henni est historienne des environnements construits, détruits et
imaginés. Elle est l’autrice de l’ouvrage primé Architecture de la contre-
révolution. L’armée française dans le nord de l’Algérie (Éditions B42, 2019).
Elle a édité War Zones (gta Verlag, 2018) et Deserts Are Not Empty
(Columbia Books on Architecture and the City, 2022).
Caroline Herbelin est maîtresse de conférences en histoire à l’université de
Toulouse Jean-Jaurès. Ses recherches portent sur les cultures matérielles et
les échanges culturels en Asie du Sud-Est. Elle est l’autrice de l’ouvrage
Architectures du Vietnam colonial. Repenser le métissage (INHA/CTHS,
2016).
Vincent Hiribarren est maître de conférences en histoire contemporaine à
King’s College (Londres). Il a effectué des recherches sur l’histoire du Borno
et du Nigeria. Il a aussi travaillé sur différents projets d’humanités
numériques et l’histoire de la mer.
Bertrand Hirsch est professeur des universités. Son enseignement porte sur
l’histoire de l’Éthiopie et l’histoire de l’Afrique. Ses recherches concernent
l’histoire de la Corne de l’Afrique et du Sahel à l’époque médiévale.
Thomas Hirsch est historien des sciences humaines et éditeur. Il a
notamment publié Le Temps des sociétés. D’Émile Durkheim à Marc Bloch
(Éditions de l’EHESS, 2016) et édité La Psychologie collective de Maurice
Halbwachs (Flammarion, 2015).
Corinne L. Hofman est professeure d’archéologie caribéenne à l’université
de Leyde (Pays-Bas) et chercheuse a l’Institut royale néerlandaises pour les
études sur l’Asie du Sud-Est et la Caraïbe (KITLV). Elle s’intéresse à
l’archéologie et au patrimoine amérindiens, à la mobilité et aux échanges, à
l’impact de l’invasion colonial et aux dynamiques transculturelles.
Marie Houllemare, spécialiste de l’histoire de l’État impérial, de la justice et
des archives de la colonisation française, est professeure ordinaire en histoire
moderne à l’université de Genève. Elle mène aussi des enquêtes collectives
sur l’histoire globale de la violence.
Jim House est historien de l’Algérie, de la France et du Maroc au XXe siècle.
Il est l’auteur (avec Neil Mac Master) de Paris 1961. Les Algériens, la
terreur d’État et la mémoire (Gallimard, 2021) et enseigne à l’université de
Leeds (Royaume-Uni).
Job Ikama est docteur en philosophie de l’université Paris 1 Panthéon-
Sorbonne et de l’université de Brazzaville. Spécialiste des philosophies des
e e
XVII et XIX siècles, il est l’auteur de l’article « Quand la philosophie de
Spinoza rencontre l’anthropologie coloniale », publié dans la revue Cahiers
Congolais de Métaphysique (no 4, 2018). Il a été, en 2019, rédacteur et
directeur du dossier sur les deux Congo de la revue Something We Africans
Got.
Ivan Jablonka est historien et écrivain. Il a publié aux Éditions du Seuil
notamment Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus (2012, prix du
Sénat du livre d’histoire et prix Augustin-Thierry des Rendez-vous de Blois),
En camping-car (2018, prix essai France Télévisions). Son ouvrage Laëtitia
ou la fin des hommes, paru dans « La librairie du XXIe siècle », a été couronné
par le prix Médicis en 2016.
Jan Jansen est maître de conférences à l’université de Leyde (Pays-Bas).
Son thème de recherche est la tradition orale du monde mandingue, en
particulier l’épopée de Soundiata.
Éric Jennings est professeur d’histoire à l’université de Toronto (Canada).
Spécialiste reconnu de l’histoire coloniale française, il est l’auteur notamment
de Vichy sous les Tropiques (Grasset, 2004) et La France libre fut africaine
(Perrin, 2014). Il prépare actuellement une histoire mondiale de la vanille.
Éric Jolly, anthropologue, est directeur de recherche au CNRS et membre de
l’IMAF. Ses recherches portent entre autres sur l’histoire de l’ethnologie, la
circulation des écrits et l’approche politique de la littérature orale africaine. Il
a codirigé l’ouvrage Métamorphoses de l’oralité entre écrit et image
(Karthala, 2015).
Vincent Joly est professeur émérite de l’université Rennes 2. Ses recherches
portent sur les colonisations et décolonisations de l’Afrique. Il a notamment
publié Guerres d’Afrique. 130 ans de guerres coloniales. L’expérience
française (PUR, 2009) et Une histoire contemporaine du Mali. Des guerres
saintes à l’indépendance (c. 1800-1960) (Perrin, à paraître en 2024).
Donna Jones est professeure agrégée d’anglais à l’université de Californie
(Berkeley, États-Unis). Elle a enseigné à Stanford et à Princeton. Ses
recherches portent sur la diaspora africaine, la théorie critique, la littérature
américaine. Elle a notamment publié The Racial Discourses of Life
Philosophy. Négritude, Vitalism, and Modernity (Columbia University Press,
2010).
Annette K. Joseph-Gabriel est professeure au département de romanistique
à Duke University (États-Unis). Ses recherches portent sur la race, le genre et
la citoyenneté aux Antilles françaises, en Afrique et en France. Elle est
l’autrice de Imaginer la libération. Des femmes noires face à l’empire
(Éditions Ro-Bo-Krik, 2023).
Pierre Journoud, professeur d’histoire contemporaine et responsable du
D.U. Tremplin pour le Vietnam à l’université Paul-Valéry Montpellier 3, est
l’auteur de nombreuses publications sur les relations franco-vietnamiennes,
les conflits et processus de paix en Asie-Pacifique, pendant et depuis la
guerre froide.
Dominique Juhé-Beaulaton est historienne au centre Alexandre-Koyré. Elle
travaille sur l’histoire de l’environnement à partir des collections de musées.
Elle a codirigé Le Spécimen et le Collecteur. Savoirs naturalistes, pouvoirs et
altérités (XVIIIe-XXe siècles) (MNHN, 2018).
Christoph Kalter est professeur d’histoire à l’université d’Adger
(Kristiansand, Norvège). Il est l’auteur de The Discovery of the Third World.
Decolonization and the Rise of the New Left in France, c.1950-1976
(Cambridge University Press, 2016), Postcolonial People : The Return from
Africa and the Remaking of Portugal (Cambridge University Press, 2022).
Aissata Kane Lo est enseignante-chercheuse au département des métiers du
patrimoine de l’UFR des Civilisations, religions, arts et communication de
l’université Gaston Berger de Saint-Louis (Sénégal). Elle travaille
actuellement autour de problématiques sur la culture immatérielle du Sénégal.
Peter J. Kastor est professeur d’histoire à Washington University à Saint
Louis. Auteur et éditeur d’ouvrages portant sur le début de l’histoire des
États-Unis, il est en charge d’une entreprise majeure d’archivage numérique
qui reconstitue la main-d’œuvre fédérale au cours des premières décennies
après la ratification de la Constitution américaine.
Habib Kazdaghli est historien, spécialiste d’histoire contemporaine. Ses
recherches portent sur l’histoire contemporaine de la Tunisie et du Maghreb,
l’histoire des minorités et des communautés de Tunisie et l’histoire du
tourisme au cours de la période coloniale.
Mohammed Kenbib est directeur de l’Institut royal de recherche sur
l’histoire – Académie du Royaume du Maroc. Il est aussi docteur d’État de
l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Auteur et coauteur d’ouvrages, il
écrit sur l’histoire contemporaine.
Nadia Yala Kisukidi est romancière et maîtresse de conférences en
philosophie à l’université Paris 8, spécialiste de philosophie française
contemporaine et de philosophie africana. Fellow (2022-2023) au Columbia
Institute for Indeas and Imagination, elle a publié Bergson ou l’humanité
créatrice (CNRS, 2013), Dialogue transatlantique avec la philosophe
brésilienne Djamila Ribeiro (Anacaona, 2021) et un roman, La Dissociation
(Seuil, 2022).
Nora Lafi, chercheuse au Liebniz, est docteure, habilitée à diriger des
recherches et enseignante à la Freie Universität de Berlin. Elle a publié et
dirigé de nombreux ouvrages et articles sur les villes de l’empire ottoman.
Yvan Lamonde est philosophe et historien de formation, spécialiste de
l’histoire des idées au Québec et professeur à l’université McGill (Montréal).
On trouvera la liste de ses publications sur son site :
<https://yvanlamondesiteperso.wordpress.com>.
Mélanie Lamotte est maîtresse de conférences en histoire moderne à
l’université du Texas (Austin), Radcliffe fellow (2021-2022) à l’université
Harvard et chercheuse associée au CHEP de Sciences Po Paris. Elle travaille
sur la colonisation française en Amérique du Nord, aux Antilles et sur l’île de
La Réunion. Elle est notamment l’autrice de The Making of the French
Empire : Sex, Race and Labor in the French Atlantic and Indian oceans
(1608-1756) (à paraître chez Harvard University Press en 2024).
Silyane Larcher est chargée de recherche au CNRS en sciences politiques
(IRIS-EHESS) et professeure associée en études de genre et des sexualités à
Northwestern University (États-Unis). Au croisement de la sociologie
historique et de la théorie politique, ses recherches portent sur l’articulation
entre race, genre et universalisme dans le contexte atlantique français
(Antilles, France, Afrique). Elle est notamment l’autrice de L’Autre citoyen.
L’idéal républicain et les Antilles après l’esclavage (Armand Colin, 2014 ;
réédition chez Points, 2022) et Afroféministes. Luttes féministes noires pour
l’émancipation dans une France postcoloniale (à paraître au Seuil en 2024).
Corinne Lefèvre, chargée de recherche au CNRS, est historienne, spécialiste
de l’Inde musulmane. Elle revisite plus spécifiquement l’histoire politique et
culturelle de l’empire moghol (1526-1857) en la replaçant dans le cadre plus
large de l’Asie musulmane précoloniale. Elle a notamment publié Pouvoir
impérial et élites dans l’Inde moghole de Jahāngīr (1605-1627) (Les Indes
savantes, 2018).
Jean-Pierre Le Glaunec est professeur au département d’histoire de
l’université de Sherbrooke (Canada). Il a notamment publié Une arme
blanche. La mort de George Floyd et les usages de l’histoire dans le discours
néoconservateur (Lux, 2020) et Esclaves mais résistants. Dans le monde des
annonces pour esclaves en fuite. Louisiane, Jamaïque et Caroline du Sud
(1801-1815) (Karthala, 2021).
Sandrine Lemaire, codirectrice du groupe de recherche Achac, est agrégée
d’histoire, enseignante en classes préparatoires aux grandes écoles à Reims,
spécialiste de l’histoire et de la propagande coloniales. Elle a récemment
codirigé l’ouvrage Histoire globale de la France coloniale (Philippe Rey,
2022) et Colonisations et propagande. Le pouvoir de l’image (Le Cherche
Midi, 2022).
Élise Lemercier est maîtresse de conférences à l’université de Rouen
Normandie, où elle est également chargée de mission égalité/diversité,
sociologue et membre du laboratoire DySoLa. Elle a codirigé
Institutionnalisation, désinstitutionnalisation de l’intervention sociale
(Octarès éditions, 2012).
Mary Lewis est professeure d’histoire à Harvard University (États-Unis).
Elle a notamment publié Les Frontières de la République. Immigration et
limites de l’universalisme en France (1918-1940) (Agone, 2010). Ses
recherches actuelles portent sur la réorganisation des engagements de la
France à l’outre-mer après la vente de la Louisiane et la perte de Saint-
Domingue et Haïti.
Aurélien Lignereux est professeur d’histoire contemporaine à Sciences Po
Grenoble-UGA, spécialiste de la période napoléonienne. Ses travaux l’ont
conduit à étudier le phénomène des rébellions et les systèmes policiers en
Europe.
Yann Lignereux est professeur d’histoire moderne à Nantes Université,
membre du Centre de recherches en histoire internationale et atlantique
(CRHIA) et chercheur associé au Centre d’études nord-américaines (CENA).
Ses travaux portent sur le régime politique du Canada au XVIIe siècle et sur
l’impérialité de la monarchie française aux XVIe et XVIIe siècles.
José Rivair Macedo enseigne l’histoire des sociétés africaines à l’université
fédérale du Rio Grande do Sul (Brésil). Il est chercheur au Conseil national
pour le développement scientifique et technologique, et membre
correspondant de l’Académie portugaise d’histoire.
Valérie Magdelaine-Andrianjafitrimo est maîtresse de conférences en
littératures francophones à l’université de La Réunion. Francophoniste, elle
est spécialisée dans les littératures de l’océan Indien et les problématiques
postcoloniales de dominations et de résistances.
Serge Mam Lam Fouck est professeur émérite à l’université de Guyane. Il a
publié ou participé à de nombreux travaux (articles, ouvrages, direction
d’ouvrages) portant sur l’histoire politique, économique et culturelle de la
Guyane française des débuts de la colonisation à nos jours.
Issiaka Mandé est professeur au département de science politique de
l’UQAM. L’essentiel de ses travaux porte sur l’histoire socio-économique de
l’Afrique occidentale avec un accent particulier sur la circulation migratoire
dans cette région.
Elizabeth Jacqueline Marcus est professeure en études françaises et
francophones à l’université de Newcastle (Royaume-Uni). Spécialiste des
mondes francophones des XIXe et XXe siècles, elle s’intéresse à l’histoire et
aux théories coloniales et postcoloniales. Elle achève la rédaction de son
premier ouvrage, Lebanon and the Afterlives of Empire.
Julie Marquet est maîtresse de conférences à l’université du Littoral Côte
d’Opale. Elle travaille sur le droit, la justice et les catégorisations de
population dans les établissements français de l’Inde à la période coloniale,
ainsi que sur les mémoires de la colonisation.
Sébastien Martin est maître de conférences en histoire moderne à
l’université du Littoral Côte d’Opale et membre du laboratoire HLLI-
UR 4030. Ses recherches portent actuellement sur les modalités de la
territorialisation de la souveraineté sur le littoral à l’époque moderne, et sur la
question de l’urbanité dans les villes portuaires du monde atlantique.
Nathan Marvin, docteur en histoire à Johns Hopkins University (États-
Unis), est professeur adjoint à l’université de l’Arkansas (Little Rock). Ses
recherches explorent la manière dont les catégories raciales ont été établies
dans le monde colonial français, en particulier dans les îles de l’océan Indien,
La Réunion et l’île Maurice.
Leila Maziane est professeure d’histoire moderne à l’université Hassan II de
Casablanca. Elle est autrice et coautrice de nombreux ouvrages parmi
lesquels Salé et ses corsaires (1666-1727). Un port de course marocain au
e
XVII siècle (PUC, 2008) et L’Oriental et la Méditerranée. Au-delà des
frontières (La Croisée des chemins, 2020).
Achille Mbembe, professeur d’histoire et de sciences politiques ainsi que
chercheur au Wits Institute for Social and Economic Research à l’université
du Witwatersrand (Afrique du Sud), est directeur de la Fondation de
l’innovation pour la démocratie. Il est notamment l’auteur aux éditions La
Découverte de Critique de la raison nègre (2013) et de Brutalisme (2020).
James McDougall est professeur d’histoire moderne et contemporaine à
Oxford University (Royaume-Uni). Ses recherches portent sur l’histoire et la
politique contemporaine du Maghreb et l’histoire de la France et de l’empire
français en Afrique depuis le XVIIIe siècle. Il a notamment publié A History of
Algeria (Cambridge University Press, 2017) et prépare Worlds of Islam, une
histoire globale de l’Islam des origines à nos jours.
Christine Mengin, maîtresse de conférences à l’université Paris 1 Panthéon-
Sorbonne, s’intéresse à l’architecture du XXe siècle et à sa patrimonialisation.
Elle a notamment codirigé un volume pluridisciplinaire sur Porto-Novo
(2013) et un ouvrage franco-chinois sur l’histoire architecturale et urbaine de
Tianjin (2023).
Nadine Méouchy, docteure en histoire de l’université Paris 4, a occupé
diverses fonctions à l’Institut français du Proche-Orient. Elle a notamment
publié plusieurs articles sur les révoltes anticoloniales et les mobilisations
politiques en Syrie et au Liban.
Bernard Michon est maître de conférences en histoire moderne à Nantes
Université, membre du Centre de recherches en histoire internationale et
atlantique et du conseil scientifique de la Fondation pour la mémoire de
l’esclavage.
Walter D. Mignolo est directeur de recherches du Centre d’études mondiales
de sciences humaines à Duke University (États-Unis). Il est l’auteur de The
Politics of Decolonial Investigations (Duke University Press, 2021) et On
Decoloniality. Concepts, Analytics, Praxes, coécrit avec Catherine Walsh
(Duke University Press, 2018).
Alexander Mikaberidze est professeur d’histoire à la Louisiana State
University (Shreveport, États-Unis). Ancien directeur de la Cambridge
History of the Napoleonic Wars, il est considéré comme l’un des meilleurs
spécialistes des études napoléoniennes. Il a écrit de nombreux livres, dont Les
Guerres napoléoniennes. Une histoire globale (Flammarion, 2020).
Christopher L. Miller est professeur émérite d’études afro-américaines et
françaises à l’université de Yale. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont Le
Triangle atlantique français. Littérature et culture de la traite négrière (Les
Perséides, 2011) et Impostors : Literary Hoaxes and Cultural Authenticity
(The University of Chicago Press, 2018).
Yves Mintoogue est historien, affilié à l’IMAF. Ses recherches portent sur
les discours, les pratiques et les procédures de la lutte anticoloniale au
Cameroun qu’il étudie comme des sites de production d’une « modernité
alternative », du fait de leur nature hybride.
Amar Mohand-Amer, historien, chercheur à la division « Socio-
anthropologie de l’histoire et de la mémoire (HistMém) » au CRASC (Oran)
et directeur adjoint du comité de rédaction de la revue Insaniyat. Il est
l’auteur de nombreuses publications scientifiques et travaille entre autres sur
les processus de transition (1962), les trajectoires individuelles et de groupes,
la violence en temps de guerre et les récits historiques alternatifs.
Gregory Mole est professeur adjoint d’histoire moderne à Longwood
University (États-Unis). Ses recherches portent sur la deuxième compagnie
des Indes et l’histoire emmêlée de la France et de l’Inde au XVIIIe siècle.
Jean Moomou est docteur en histoire et civilisations (EHESS), habilité à
diriger des recherches à l’université de Toulouse Jean-Jaurès, et professeur
des universités en histoire. Il exerce au sein de l’INSPE (université de
Guyane), est membre du groupe de recherche MINEA et chercheur associé au
GRENAL (université Perpignan Via Domitia) et à l’IMAF.
Lydie Esther Moudileno est titulaire de la chaire d’études françaises Marion
Frances Chevalier à l’université de Californie du Sud (États-Unis). Elle est
spécialiste des littératures de l’Afrique et de la diaspora africaine en France et
aux Antilles. Ses publications récentes, dont Mythologies postcoloniales
(Champion, 2018) et Postcolonial Realms of Memory: Sites and Symbols in
Modern France (Liverpool University Press, 2020), analysent les traces de
l’empire colonial dans la France contemporaine.
Nabil Mouline, docteur en histoire et en sciences politiques, est chargé de
recherche au CNRS. Il est l’auteur de nombreux articles et ouvrages dont Le
Califat. Histoire politique de l’islam (Flammarion, 2016) et Histoire du
salafisme (Flammarion, 2023), Le Califat imaginaire d’Ahmad al-Mansur.
Pouvoir et diplomatie au Maroc au XVIe siècle (PUF, 2009), Drapeaux du
Maroc : une histoire symbolique (Sochepress, 2023).
Adrian Muckle est membre du History Programme à la Victoria University
of Wellington (Nouvelle-Zélande). Il est historien de la colonisation,
spécialiste de l’histoire du Pacifique et plus particulièrement de la Nouvelle-
Calédonie. Il est coauteur de L’Indigénat. Genèses dans l’empire français.
Pratiques en Nouvelle-Calédonie (CNRS éditions, 2019).
Maureen Murphy est historienne de l’art, professeure à l’université Paris
Nanterre. Ses recherches portent sur la mondialisation de la scène artistique
envisagée depuis l’Afrique, la géopolitique de l’art, l’histoire coloniale et
postcoloniale. Elle est notamment l’autrice de L’Art de la décolonisation.
Paris-Dakar (1950-1970) (Les Presses du Réel, 2023).
Selim Nadi est docteur en histoire de Sciences Po Paris et certifié
d’allemand. Il a notamment préfacé l’ouvrage de C. L. R. James Histoire des
révoltes panafricaines (Amsterdam, 2018) et cotraduit et préfacé le livre de
Cedric Robinson Marxisme noir (Entremonde, 2023).
Jessica Namakkal est professeure d’études et d’histoire comparées à Duke
University (États-Unis). Elle est l’autrice de Unsettling Utopia. The Making
and Unmaking of French India (Columbia University Press, 2021). Elle est
membre du collectif éditorial « Radical History Review » et du comité
consultatif de la French Colonial History.
Didier Nativel, professeur d’histoire de l’Afrique et de l’océan Indien à
l’université Paris Cité, est directeur adjoint du laboratoire CESSMA. Il mène
depuis une quinzaine d’années une recherche comparée sur des villes et des
sociétés urbaines de Madagascar et du Mozambique.
Luc Ngowet, docteur en philosophie, est conseiller politique principal à
l’ONU, en poste à Nairobi. Il anime depuis 2022 un séminaire en science
politique sur « Conflits, guerres et opinions publiques » à l’université Paris 1
Panthéon-Sorbonne. Il a publié Petites misères et grand silence. Culture et
élites au Gabon (Éditions Raponda Walker, 2001).
Mauro Nobili est historien de l’Afrique de l’Ouest précoloniale et du début
de la colonisation. Ses recherches portent sur l’histoire politique et
intellectuelle des sociétés musulmanes de cette région et il a publié
récemment Sultan, Caliph, and the Renewer of the Faith: Aḥmad Lobbo, the
Tārīkh al-fattāsh and the Making of an Islamic State in West Africa
(Cambridge, 2020).
Kako Nubukpo est économiste, professeur à la faculté des sciences
économiques et de gestion de l’université de Lomé (Togo). Il a publié de
nombreux ouvrages dont Une solution pour l’Afrique. Du néoprotectionnisme
aux biens communs (Odile Jacob, 2022).
Marian Nur Goni est maîtresse de conférences à l’université Paris 8. Ses
recherches portent sur l’histoire de collections d’objets et de photographies
d’Afrique de l’Est, soulevant ainsi des questions de transmission de
mémoires, d’écriture de l’histoire et de processus de patrimonialisation. Elle
est cofondatrice de la revue Trouble dans les collections.
Pierre Odin est maître de conférences en science politique à l’université des
Antilles, membre du Centre de recherche en économie et en droit du
développement insulaire. Ses travaux abordent la sociohistoire des
mouvements anticolonialistes, la sociologie politique du syndicalisme et les
rapports sociaux de domination en contexte postcolonial. Il est notamment
l’auteur de Pwofitasyon. Luttes syndicales et anticolonialisme en Guadeloupe
et en Martinique (La Découverte, 2019).
Liza Oliver est professeure au Wellesley College (États-Unis). Son
enseignement ainsi que son champ de recherche portent sur le colonialisme
français et britannique en Asie du Sud et les Indes occidentales. Elle est
également l’autrice de Art, Trade, and Imperialism in Early Modern French
India (Amsterdam University Press, 2019).
M’hamed Oualdi est professeur d’histoire du Maghreb moderne et
contemporain à Sciences Po Paris. Il dirige un projet soutenu par le Conseil
européen de la recherche (ERC) sur les fins d’esclavages au Maghreb du
milieu du XVIIIe siècle aux années 1930. Il a publié Un esclave entre deux
empires. Une histoire transimpériale du Maghreb (Seuil, 2023).
Jennifer L. Palmer est professeure agrégée d’histoire, affiliée de faculté à
l’institut d’études sur les femmes et à l’institut des études sur l’Amérique
latine et les Antilles à l’université de Georgie (États-Unis). Elle est l’autrice
d’ouvrages portant notamment sur les représentations du genre et de la race.
Élise Palomares est socio-anthropologue, professeure à l’université de
Rouen, membre du laboratoire Dysolab et affiliée à l’Institut Convergences
Migrations. Ses travaux portent sur les migrations et les urbanités
minoritaires. Elle a notamment coordonné le dossier « Questions
raciales/Questions urbaines » de la revue Terrains & Travaux (ENS Paris
Saclay, 2021).
Myriam Paris est sociologue, chargée de recherche au CNRS, affiliée au
CURAPP-ESS / université de Picardie Jules-Verne. Ses recherches croisent
études de genre, études postcoloniales, et sociologie historique de l’État
outre-mer. Elle a notamment publié Nous qui versons la vie goutte à goutte.
Féminismes, économie reproductive et pouvoir colonial à La Réunion
(Dalloz, 2020).
Jon Parmenter enseigne l’histoire ancienne et indigène de l’Amérique du
Nord à Cornell University (États-Unis). Il est l’auteur de The Edge of the
Woods. Iroquoia, 1534-1701 (Michigan State University Press, 2010) et de
plusieurs articles sur les rencontres entre indigènes et colons aux nord-est des
États-Unis.
Sylvain Pattieu (université Paris 8) travaille sur les dynamiques de
racialisation en France. Il a publié Panthères et pirates. Des Afro-Américains
entre lutte des classes et « Black Power » (La Découverte, 2022) et codirigé,
avec Tyler Stovall et Emmanuelle Sibeud, The Black Populations of France.
Histories from Metropole to Colonies (Nebraska Press University, 2022).
Céline Pauthier est maîtresse de conférences à Nantes Université. Elle a
codirigé Socialismes en Afrique (Éditions de la MSH, 2021) et Du héros à la
communauté. Le cheminement des identités en Afrique (XIXe-XXIe siècles)
(PUM, 2020).
Sue Peabody détient la chaire Meyer en arts libéraux et histoire à
Washington State University (États-Unis). Elle a publié Le Droit des Noirs en
France au temps de l’esclavage (L’Harmattan, 2014) et Les Enfants de
Madeleine. Famille, liberté, secrets et mensonges dans les colonies
françaises de l’océan Indien (Karthala, 2019).
Olivier Penot-Lacassagne, maître de conférences HDR à la Sorbonne
Nouvelle, travaille sur l’écocritique, les avant-gardes, et les contre-cultures. Il
a publié plusieurs livres, parmi lesquels (In)actualité du surréalisme (1940-
2020) (Les Presses du réel, 2022), et coécrit Engagements et déchirements.
Les intellectuels et la guerre d’Algérie (Gallimard / IMEC éditeur, 2012).
Terrence Peterson est maître de conférences d’histoire à l’université
internationale de Floride (FIU, États-Unis). Ses recherches portent sur
l’histoire sociale de la pensée stratégique et la pratique militaire, notamment
pendant la guerre d’indépendance algérienne.
Jean-Pierre Peyroulou est professeur agrégé et docteur en histoire. Il a écrit
Histoire de l’Algérie depuis 1988 (La Découverte, 2020), coécrit Grand atlas
des empires coloniaux. XIXe-XXe siècles (Autrement, 2015) et codirigé Histoire
de l’Algérie à la période coloniale 1830-1962 (La Découverte, 2014).
Jessica Pierre-Louis est titulaire d’un doctorat en histoire et actuellement
chercheuse indépendante. Elle a soutenu en 2015 une thèse intitulée « Les
libres de couleur face au préjugé : franchir la barrière à la Martinique aux
e e
XVII -XVIII siècles ».

Florent Piton, docteur en histoire de l’Afrique de l’université Paris Cité et


enseignant-chercheur contractuel à l’université d’Angers, travaille sur
l’histoire sociale du Rwanda au XXe siècle. Il est l’auteur de Le Génocide des
Tutsi du Rwanda (La Découverte, 2018) et a coédité Emmanuel Ntezimana
(1947-1995). Être historien et citoyen engagé au Rwanda (PUM, 2021).
Emmanuel Poisson, professeur des universités à l’université Paris Cité,
membre de l’IFRAE, ancien membre de l’École française d’Extrême-Orient,
est historien de la bureaucratie impériale et des savoirs lettrés au Viêt Nam
(XVe-XIXe siècles).
Marie-Laure Poulot est maîtresse de conférences en géographie à
l’université Paul-Valéry Montpellier 3 et membre de l’UMR 5281 ART-Dev.
Ses recherches actuelles portent sur les processus de patrimonialisation
urbaine, la production d’espaces urbains, les récits culturels et leurs liens
avec les imaginaires géographiques.
Tramor Quemeneur, docteur en histoire, est secrétaire général de la
commission mixte franco-algérienne d’historiens. Il est membre du conseil
d’orientation du musée national d’Histoire de l’immigration et a fait partie de
la commission Mémoires et vérité mise en place à la suite du rapport Stora.
Malika Rahal, chargée de recherche au CNRS, directrice de l’Institut
d’histoire du temps présent, est spécialiste de l’histoire contemporaine de
l’Algérie. Elle est l’autrice de nombreux ouvrages, dont Algérie 1962. Une
histoire populaire (La Découverte, 2022).
Faranirina Rajaonah, agrégée et docteure d’État en histoire, a enseigné au
lycée Jules Ferry-Faravohitra (Antananarivo), puis à l’université
d’Antananarivo et enfin à l’université Paris Cité. Ses recherches et
publications portent essentiellement sur les sociétés et cultures à
Antananarivo pendant le moment colonial.
Karine Chartier Ramondy est docteure en histoire contemporaine,
chercheuse affiliée à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et au laboratoire
de recherche UMR SIRICE. Ses recherches portent sur l’histoire de l’Afrique
au XXe siècle, le panafricanisme et les relations internationales entre l’Europe
et l’Afrique.
Solofo Randrianja est professeur d’histoire à l’université de Toamasina. Il
travaille essentiellement sur l’histoire politique contemporaine de
Madagascar. Ses recherches portent également sur les identités, les cultures
politiques alternatives et l’autochtonie.
Hassan Remaoun est professeur retraité à l’université d’Oran 2 et directeur
de recherche associé au Centre de recherche en anthropologie sociale et
culturelle. Il a notamment dirigé le Dictionnaire du passé de l’Algérie. De la
préhistoire à 1962 (Éditions CRASC, 2015) et codirigé Les mots au
Maghreb. Dictionnaire de l’espace public (Éditions CRASC, 2019).
Matthieu Renault est professeur des universités à l’université Toulouse
Jean-Jaurès, membre de l’équipe de recherche sur les rationalités
philosophiques et les savoirs. Ses recherches portent sur les rapports de la
philosophie aux mondes extra-européens, l’histoire (post)impériale des
savoirs et leurs réappropriations minoritaires (classe-genre-race).
Ophélie Rillon est chargée de recherche au CNRS et membre de l’Institut
des mondes africains. Ses travaux portent sur l’histoire du militantisme au
Mali et au Burkina Faso appréhendée sous l’angle du genre, des trajectoires
biographiques et de l’intime. Elle a notamment publié Le Genre de la lutte.
Une autre histoire du Mali contemporain (ENS Éditions, 2022).
François Robinet est maître de conférences en histoire contemporaine et
chercheur au Centre d’histoire culturelle des sociétés contemporaines (Paris-
Saclay, UVSQ). Ses recherches sont consacrées à l’étude du génocide des
Tutsi du Rwanda et aux débats publics qui concernent les relations franco-
africaines sous la Ve République.
Pernille Røge est historienne des empires européens du début de l’ère
moderne, et s’intéresse particulièrement aux empires coloniaux français et
danois. Elle est professeure agrégée au département d’histoire de l’université
de Pittsburgh (États-Unis), et l’autrice de Economists and the Reinvention of
Empire. France in Africa and the Americans, ca. 1750-1802 (Cambridge
University Press, 2019).
Dominique Rogers est maîtresse de conférences en histoire moderne à
l’université des Antilles. Spécialiste des Antilles à l’époque moderne et
particulièrement de la partie française de Saint-Domingue, elle a dirigé de
nombreux ouvrages sur les libres de couleur, les voix des esclaves et les
villes des Antilles et de la Guyane moderne et contemporaine.
Rebecca Rogers est professeure en histoire de l’éducation à Université Paris
Cité, membre du laboratoire de recherche Cerlis (Centre de recherche sur les
liens sociaux) et codirectrice de la revue Clio. Femmes, Genre, Histoire. Elle
a publié A Frenchwoman’s Imperial Story : Madame Luce in Nineteenth-
century Algeria (Stanford University Press, 2013).
Emma Rothschild est professeure d’histoire à Harvard University (États-
Unis), où elle dirige également le Centre d’histoire et d’économie. Autrice de
nombreux ouvrages, elle a notamment publié An Infinite History : The Story
of a Family in France over Three Centuries (Princeton University Press,
2021, en cours de traduction au Seuil).
François-Joseph Ruggiu, professeur d’histoire à la faculté des lettres de
Sorbonne Université et chercheur à la Maison française d’Oxford (2022-
2024), est spécialiste des sociétés européennes et coloniales de l’Europe
moderne. Il a publié plusieurs articles sur les noblesses et les élites des
colonies françaises et anglaises des XVIIe et XVIIIe siècles.
Emmanuelle Saada, historienne et sociologue, dirige le département de
français de l’université Columbia. Ses recherches portent sur l’étude de la
formation des identités sociales et des catégories qui y sont associées dans le
second empire colonial français, en particulier à travers le droit. Elle a publié
Les Enfants de la colonie. Les métis de l’empire français entre sujétion et
citoyenneté (La Découverte, 2007).
Jean-Pierre Sainton est professeur d’histoire contemporaine à l’université
des Antilles. Son champ spécifique de recherches porte sur l’histoire sociale,
culturelle et politique comparée de la Caraïbe, particulièrement des Antilles
françaises. Il a récemment publié Rosan Girard. Chronique d’une vie
politique en Guadeloupe (Atlantiques déchaînés, 2021).
Noaki Sakai a enseigné à l’université de Chicago puis à Cornell University
(États-Unis), où il est professeur émérite d’arts et de sciences en études
asiatiques. Il a notamment écrit sur l’histoire intellectuelle, le racisme, le
nationalisme et l’histoire de la textualité. Il a récemment publié The End of
Pax Americana. The Loss of Empire and Hikikomori Nationalism (Duke
University Press, 2022).
Jean-Lucien Sanchez est chargé d’études en histoire à la direction de
l’administration pénitentiaire du ministère de la Justice. Spécialiste d’histoire
pénitentiaire et membre du comité de rédaction de la revue Criminocorpus, il
est l’auteur de À perpétuité. Relégués au bagne de Guyane (Vendémiaire,
2013).
Christophe Sand a travaillé sur l’archéologie du sud de la Mélanésie, de la
Polynésie occidentale et de la Micronésie occidentale, étudiant des sites de
premier peuplement, les dynamiques culturelles des sociétés traditionnelles et
l’impact de l’expansion occidentale à travers le Pacifique. Il a abondamment
écrit sur ces sujets, avec la volonté de partager ses connaissances avec les
populations insulaires.
Jean-Frédéric Schaub, historien, enseigne à l’EHESS. Ses recherches
portent sur les processus de changement intervenus dans les structures
politiques impériales de l’Europe occidentale à l’époque moderne. Il a publié
Race et histoire dans les sociétés occidentales (Albin Michel, 2021).
Nicolas Schaub, docteur en histoire de l’art contemporain, est auteur de
l’ouvrage Représenter l’Algérie. Images et conquête au XIXe siècle (CTHS-
INHA, 2015). Il a contribué aux expositions « Algérie (1830-1962) » (musée
de l’Armée, 2012), « Les Désastres de la guerre. 1800-2014 » (Louvre-Lens,
2014) et « Made in Algeria. Généalogie d’un territoire » (MUCEM, 2016).
Yann Scioldo-Zürcher Levi est historien, chargé de recherche au CNRS,
membre du Centre de recherches historiques (EHESS de Paris) et fellow de
l’Institut Convergences Migrations. Il étudie les politiques publiques
organisées à l’attention des migrants nationaux – ceux qui ont la nationalité
du pays dans lequel ils migrent – sur les terrains français et israéliens dans la
seconde moitié du XXe siècle.

Ryme Seferdjeli est professeure agrégée au département d’histoire de


l’université d’Ottawa (Canada). Ses recherches portent sur les femmes et le
genre en Algérie pendant la période coloniale, et sur les femmes et le sport en
Algérie pendant la période coloniale et postcoloniale.
Amartya Sen, économiste et philosophe, est spécialiste des problématiques
de la pauvreté et du développement. Il a reçu le prix Nobel d’économie 1998
pour sa « contribution à l’économie du bien-être ». Il enseigne actuellement
l’économie et la philosophie à Harvard University (États-Unis).
Jennifer Sessions, professeure agrégée d’histoire à l’université de Virginie
(États-Unis), est spécialiste de la France moderne et de ses empires
coloniaux. Ses recherches portent notamment sur la colonisation de l’Algérie
et son héritage dans la France contemporaine. Elle est l’autrice de By Sword
and Plow. France and the Conquest of Algeria (Cornell University Press,
2011).
T. Denean Sharpley-Whiting est professeure distinguée des études de la
diaspora française et afro-américaine et vice-rectrice des arts et des
bibliothèques à Vanderbilt University (États-Unis).
Todd Shepard, professeur d’histoire à Johns Hopkins University (États-
Unis), est spécialiste de la France contemporaine et de son empire colonial.
Ses recherches portent sur la manière dont l’impérialisme et les
développements transnationaux ont façonné la France de la fin du XXe siècle.
Il a notamment publié 1962. Comment l’indépendance algérienne a
transformé la France (Payot, 2008).
Emmanuelle Sibeud (université Paris 8 et IDHES) est spécialiste d’histoire
intellectuelle de la colonisation en Afrique au XXe siècle. Elle a récemment
copublié The Black Populations of France. Histories from Metropole to
Colonies (Nebraska University Press, 2021).
Nedjib Sidi Moussa est docteur en science politique, enseignant et auteur de
plusieurs ouvrages dont Histoire algérienne de la France (PUF, 2022) et
Algérie. Une autre histoire de l’indépendance (PUF, 2019).
Catherine Simon, journaliste et écrivaine, a été la dernière correspondante
du quotidien Le Monde, en poste en Algérie au début des années 1990. Elle a
publié plusieurs livres liés à l’Algérie, notamment des romans policiers, en
particulier Un baiser sans moustache (Gallimard, « Série Noire », 1998) et un
essai, Algérie, les années pieds rouges. Des rêves de l’indépendance au
désenchantement, 1962-1969 (La Découverte, 2009).
Pierre Singaravélou est professeur d’histoire contemporaine au King’s
College de Londres et à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Il a
notamment publié au Seuil Pour une histoire des possibles (2016, avec
Quentin Deluermoz), Tianjin Cosmopolis (2017), Le Monde vu d’Asie (2018,
avec Fabrice Argounès), Décolonisations (2020, avec Karim Miské et Marc
Ball) et, aux éditions Fayard, a codirigé avec Sylvain Venayre L’Histoire du
monde au XIXe siècle (2017) et Le Magasin du monde (2020).
Jean-François Sirinelli est professeur honoraire d’histoire contemporaine à
Sciences Po Paris. Il est spécialiste d’histoire politique et culturelle de la
France contemporaine. Son dernier ouvrage publié est Ce monde que nous
avons perdu (Paris, Tallandier, 2021, édition augmentée, coll. « Texto »,
2022).
Jacob Soll est professeur d’université, professeur de philosophie et d’histoire
à l’université de Caroline du Sud. Il est l’auteur du livre primé The Reckoning
and The Information Master (Basic Books, 2014) et a récemment publié Free
Market (Basic Books, 2022).
Miranda Spieler est professeure d’histoire à l’Université américaine de
Paris. Elle est spécialiste de la France des outre-mers et des statuts coloniaux.
Ses recherches portent sur les esclaves et affranchis en France au XVIIIe siècle.
Alessandro Stanziani est directeur de recherche au CNRS et directeur
d’études à l’EHESS où il enseigne l’histoire globale. Il est l’auteur de
plusieurs articles et ouvrages parmi lesquels Capital terre. Une histoire
longue du monde d’après (XIIe-XXIe siècles) (Payot, 2021) et Les
Métamorphoses du travail contraint (Éditions de Sciences Po, 2018).
Benjamin Stora est professeur à l’université Paris 13 et à l’Inalco, ancien
président du musée national de l’Histoire de l’immigration. Il est l’historien
de référence sur la question de la guerre d’Algérie, auteur de nombreux
ouvrages parmi lesquels La Guerre d’Algérie expliquée à tous (Seuil, 2016).
Marie-Albane de Suremain est maîtresse de conférences en histoire
contemporaine à l’INSPE de Créteil-UPEC. Ses recherches portent sur la
construction des savoirs sur l’Afrique en situation coloniale et postcoloniale,
et la didactique des traites, des esclavages et des colonisations comme
questions sensibles. Elle a notamment co-écrit (Ré)appropriation des savoirs
: acteurs, territoires, processus et enjeux (Presses de l’INALCO, 2021) et
Enseigner les traites, les esclavages, leurs abolitions et leurs héritages
(Karthala, 2021).
Isabelle Surun est agrégée d’histoire est maîtresse de conférences.
Professeure à l’université de Lille 3 et l’université Paris 1 Panthéon-
Sorbonne, elle enseigne l’histoire de l’Afrique. Elle travaille également sur
l’histoire comparée des colonisations et l’histoire des savoirs. Elle est
rédactrice en chef de la revue Outre-Mers.
Christelle Taraud enseigne à NYU Paris et est membre associée du Centre
d’histoire du XIXe siècle (Paris 1 / Paris 4). Elle travaille en particulier sur les
femmes, le genre et la sexualité en contexte colonial maghrébin. Elle a
notamment écrit « Amour interdit ». Prostitution, marginalité et
colonialisme. Maghreb, 1830-1962 (Petite Bibliothèque Payot, 2012) et a
codirigé Sexe, Race & Colonies. La domination des corps du XVe siècle à nos
jours (La Découverte, 2018).
Melissa Thackway est enseignante en cinémas d’Afrique à Sciences Po et à
l’Inalco et chercheuse indépendante. Elle est l’autrice du livre Africa Shoots
Back : Alternative Representations in Sub-Saharan Francophone African
Film (James Currey, 2003), et coautrice de Reel Resistance : The Cinema of
Jean-Marie Teno (James Currey, 2020).
Sylvie Thénault, historienne, est directrice de recherche au CNRS,
spécialiste de la colonisation et de la guerre d’indépendance algérienne. Les
questions de droit, de violence et de racisme sont au cœur de ses travaux et
notamment de son dernier livre, Les Ratonnades d’Alger, 1956. Une histoire
de racisme colonial (Seuil, 2022).
Madina Thiam est historienne, spécialiste de l’Afrique de l’Ouest et de la
région du Sahel aux XIXe et XXe siècles. Elle est actuellement maîtresse de
conférences à la New York University (États-Unis).
Martin Thomas est professeur d’histoire impériale à l’université d’Exeter
(Royaume-Uni), où il est également directeur du Centre pour l’histoire des
conflits et de la violence.Son nouveau livre, The Ends of Empires and a
World Remade : A Global History of Decolonization, sera publié par
Princeton University Press en 2024.
John Thornton est professeur d’études et d’histoire afro-américaines à
l’université de Boston (États-Unis). Il est spécialiste de l’Afrique et de
l’histoire de l’Atlantique. Auteur de nombreux ouvrages, il a notamment
publié A Cultural History of the Atlantic World, 1350-1820 (Cambridge
University Press, 2012) et The Kongolese Saint Anthony. Dona Beatriz
Kimpa Vita and the Antonian Movement, 1684-1706 (Cambridge University
Press, 1998).
David Todd est professeur des universités au Centre d’histoire de Sciences
Po et chercheur associé au Centre for History and Economics de l’université
de Cambridge. Il est l’auteur de L’Identité économique de la France. Libre-
échange et protectionnisme, 1814-1851 (Grasset, 2021) et Un empire de
velours. L’impérialisme informel français au XIXe siècle (La Découverte,
2022).
Sezin Topçu, historienne, sociologue des techniques et des mouvements
sociaux, est chargée de recherche au CNRS et membre du CEMS. Ses
recherches s’intéressent aux critiques et controverses suscitées par les
innovations techniques et médicales. Elle est autrice, entre autres, de La
France nucléaire. L’art de gouverner une technologie contestée (Seuil,
2013).
Salah Trabelsi est professeur d’histoire des pays arabes à l’université
Lumière Lyon 2 et membre du conseil scientifique de la Fondation pour la
mémoire de l’esclavage. Il a récemment coécrit Rivages de traites et
frontières d’esclavage. Mondes ibériques, maghrébins et ouest-africains
(CIHAM-Éditions, 2023).
Isabelle Tracol-Huynh est titulaire d’un doctorat d’histoire de l’ENS de
Lyon. Sa thèse s’intitule « Entre ordre colonial et santé publique, la
prostitution au Tonkin de 1885 à 1954 » et porte sur la gestion de la
prostitution par les autorités coloniales dans le nord du Vietnam. Agrégée
d’histoire, elle enseigne actuellement dans le secondaire.
Claire Thi Liên Tran est maîtresse de conférences (histoire de l’Asie du
Sud-Est) à l’université Paris Cité et chercheuse au Centre d’études en
sciences sociales sur les mondes africains, américains et asiatiques
(CESSMA). Ses travaux portent sur le christianisme au Vietnam et les
circulations religieuses. Elle travaille aussi sur les Asiatiques pendant la
Première Guerre mondiale (à paraître Master of their own Destiny. The
Asians in World War One (NUS Press, Singapore)..
Makhroufi Ousmane Traoré est un historien chercheur et enseignant
associé au département d’histoire de Pomona College et au département
intercollégial des études africana du consortium des Claremont Colleges, en
Californie du Sud. Il a publié The Ethnic-State of Gajaaga : Slavery,
Resistance, and Identity in Early Modern West Africa (Cambridge University
Press, 2023).
Alice Travers est chercheuse en histoire du Tibet au Centre national de la
recherche scientifique (UMR 8155, CRCAO). Elle travaille principalement
sur l’histoire sociale du Tibet aux XIXe et XXe siècles, ainsi que sur l’histoire
de l’administration et de l’armée du gouvernement des Dalaï-lamas, le
Ganden Phodrang, du XVIIe au XXe siècle.
Benoît Trépied est chargé de recherche au CNRS. Ses recherches portent sur
les relations ethno-raciales et la politique locale en Nouvelle-Calédonie
coloniale, les enjeux contemporains de la décolonisation dans le Pacifique et
l’outre-mer français et la construction des savoirs en contexte colonial et
postcolonial.
Marie Treps, linguiste et sémiologue, chercheuse au CNRS, est notamment
l’autrice du Dico des mots-caresses (Seuil, 1997), Les Mots voyageurs. Petite
histoire du français venu d’ailleurs (Seuil, 2003), Les Mots migrateurs. Les
tribulations du français en Europe (Seuil, 2009) et Oh là là les Français ! Du
rire au meilleur, comment le monde parle de nous (La Librairie Vuibert,
2015).
Frédéric Turpin est historien, professeur à l’université Savoie Mont Blanc,
chercheur au Centre de recherches juridiques Antoine Favre et chaire
Senghor de la francophonie. Il est notamment l’auteur de Pierre Messmer. Le
dernier gaulliste (Perrin, 2020), La France et la francophonie politique.
Histoire d’un ralliement difficile (Les Indes savantes, 2018), Jacques
Foccart. Dans l’ombre du pouvoir (CNRS éditions, 2015, rééd. 2021) et De
Gaulle, Pompidou et l’Afrique : décoloniser et coopérer, 1958-1974 (Les
Indes savantes, 2010).
Stéphane Valognes est maître de conférences en géographie à l’université de
Caen Normandie, membre de l’UMR 6590 Espaces et sociétés du CNRS
(Rennes, Nantes, Angers, Le Mans, Caen), docteur de l’EHESS et membre
du GIS Patrimoines militaires : architectures, aménagements techniques et
sociétés. Ses travaux portent notamment sur les processus de reconversion
des espaces industriels et portuaires et les mémoires collectives.
Stéphane Van Damme, professeur d’histoire moderne à l’École normale
supérieure-PSL, est historien des sciences. Il vient de publier Les Voyageurs
du doute. L’invention d’un altermondialisme libertin (1620-1820) (Fayard,
2023).
Joy Varkey, directeur adjoint de l’Institut de recherche en sciences humaines
et sociales, Nirmalagiri en Inde, est l’auteur de The French Seaboard Empire
and Louisbourg, 1713-1758 (IRISH, 2002) et Winds of Spices : Essays on
Portuguese Establishments in Medieval India with Special Reference to
Cannanore (Institute for Research in Social Sciences and Humanities, 2006).
Anne Viguier est agrégée d’histoire, spécialiste de l’Inde. Elle est maîtresse
de conférences à l’Institut national des langues et civilisations orientales
(Inalco), chercheuse au Centre d’études en sciences sociales des mondes
américains, africains et asiatiques (CESSMA). Elle a notamment publié
Brève histoire de l’Inde. Du pays des mille dieux à la puissance mondiale
(Flammarion, 2023) et codirigée avec Nathalie Kouamé et Eric P. Meyer
l’Encyclopédie des historiographies, Afriques, Amériques, Asie (Presses de
l’Inalco, 2020-2021).
Ismail Warscheid est historien et islamologue au CNRS, membre de
l’Institut de recherche et d’histoire des textes. Ses travaux portent sur l’Islam
au Maghreb et en Afrique de l’Ouest. Il a notamment publié Droit musulman
et société au Sahara prémoderne. La justice islamique dans les oasis du
Grand Touat (Algérie) aux XVIIe-XIXe siècles (Brill, 2017).
Madeline Woker est historienne du capitalisme et de la fiscalité. Elle a
enseigné à Brown, Cambridge, et est actuellement maîtresse de conférences à
l’université de Sheffield (Royaume-Uni). Elle prépare un ouvrage sur la
question de l’impôt en situation coloniale.
SJ Zhang est professeure d’anglais à l’université de Chicago (États-Unis).
Son projet actuel, Going Maroon and Other Forms of Family, étudie la
manière dont les forces carcérales et reproductives ont pesé sur les décisions
de quatre femmes devenues marrons en Amérique du Nord et dans les
Caraïbes entre 1781 et 1820.
Colette Zytnicki est professeure émérite d’histoire contemporaine à
l’université de Toulouse Jean-Jaurès. Ses recherches portent sur l’histoire des
Juifs de France et d’Afrique du Nord, la construction des savoirs nord-
africains pendant la colonisation et l’histoire du tourisme en situation
coloniale. Elle a récemment publié La Conquête. Comment les Français ont
pris possession de l’Algérie (Tallandier, 2022).
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