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ISBN : 978-2-200-63811-5
Introduction à une histoire
planétaire
L’Islam est une histoire immense : ni plus ni moins que quatorze siècles ou
presque et, pour les huit premiers d’entre eux, jusqu’aux grandes découvertes,
autant dire le tiers du monde connu.
Nous pardonnera-t-on de l’enfermer en si peu de pages ? Mieux que
quiconque, l’auteur a mesuré ce qu’un pareil projet avait de présomptueux,
même d’irréalisable. Pouvait-on refuser au lecteur la trame même de cette
histoire, avec ses noms, ses faits, ses dates ? On est tenté, bien sûr, de dire
non, mais le livre, riche de plus de vie, eût alors risqué de s’y perdre.
Le parti retenu est peut-être le pire, et le seul néanmoins. Sans descendre
dans le détail d’une histoire événementielle extraordinairement fourmillante
et même instable, on en a retenu ce qui pouvait, à défaut de résoudre les
innombrables problèmes qu’elle pose, étayer une réflexion sur son
« destin » : celui de l’Islam, mais tout autant, à travers lui, le « destin du
monde », que l’Islam suit, assume, parfois commande.
Prenons le cas, exemplaire, des Iraniens : ceux-là sont détenteurs d’une solide tradition
historique et nationale, qui fait de la Perse le centre des terres habitées, et de son passé un des
moments essentiels de l’aventure humaine. Pour certains d’entre eux, l’Islam ne sera guère
qu’une phase de cette histoire, mondiale et nationale à la fois. D’autres, plus engagés peut-être
dans la religion nouvelle, en feront l’aboutissement parfait, le point d’orgue. Mais tous ou
presque, à un degré quelconque, refuseront l’accaparement du message islamique par la seule
ethnie arabe, tous ou presque revendiqueront, de toute l’autorité que leur confère une tradition
multiséculaire, les droits d’un Islam pluriracial et même plurilingue : ce sera le conflit entre les
Arabes et les autres, ceux qu’on appelle les « Ajam ». Il est facile d’imaginer les partis pris,
voilés ou non, d’une littérature née dans une pareille atmosphère de controverses, parfois de
combats.
Écoles et partis
Pour d’immenses portions de cette histoire, toute notre connaissance passe
par des textes écrits en arabe : on ne nous en voudra pas de parler d’eux un
peu plus longuement. Beaucoup sans doute, et non des moindres, sont dignes
de la plus grande estime, même si le climat évoqué plus haut nous incite à les
lire avec un minimum d’esprit critique : prudence d’autant plus nécessaire
que langue arabe ne veut pas dire, tant s’en faut, écrivain arabe, que bien
souvent au contraire l’idiome né du Coran, transformé par la suite en
instrument de communication et de culture, a servi à ceux-là mêmes qui en
contestaient le monopole.
Mais laissons ces considérations. Il en est d’autres, qui du reste les
recoupent, touchant cette fois aux croyances des multiples écoles de l’Islam.
Ici, le politique et le religieux interfèrent sans fin et, sans fin, imprègnent les
œuvres. Littérature, donc, de partis pris ou d’apologétique, nous dirions
engagée si le terme, pour le contexte qui nous occupe, ne manquait de
nuances, s’il n’évoquait des options par trop tranchées, incompatibles avec
celles de nos auteurs, diversifiées, elles, jusqu’à l’infini, parfois simples
tendances, choix hésitants ou à peine esquissés, convergeant ou divergeant
sur d’infimes points de détail, et riches en définitive de tous les dosages
qu’un croyant peut opérer à partir d’une poussière d’écoles.
N’allons tout de même pas trop loin. Au-delà de ces nuances multiples, on
retombe vite sur un clivage essentiel : celui qui distingue le sunnisme,
gardien de la tradition du Prophète, et le chî’isme, lequel précise cette
tradition par le personnage et la descendance d’Alî, compagnon, cousin et
gendre de Muhammad (Mahomet). On peut trouver, certes, à l’articulation
des deux groupes, des modérés soucieux de rapprochements, voire de
synthèses. Dans l’ensemble toutefois, les nuances évoquées se situent plutôt,
il faut y insister, à l’intérieur de chacun des deux camps, de part et d’autre de
cette grande coupure en deux blocs, si vivace dans l’histoire comme dans la
conscience de l’Islam.
Il n’est pas un genre de la littérature arabe où cette coupure, précisément,
apparaisse mieux que dans l’histoire, illustrant à merveille les difficultés qui
en résultent pour une appréciation objective des phénomènes de l’Islam. En
leur majorité, les historiens arabes sont sympathisants chî’ites et, à ce titre,
défavorables à ceux que le chî’isme définit comme usurpateurs des droits de
la descendance d’Alî : les califes umayyades de Damas. Ainsi, un siècle
entier, le premier de l’histoire de l’Islam, celui de sa jeunesse triomphante, ne
nous est connu, au niveau de ses chefs, qu’à travers une tradition
généralement réservée ou hostile.
Habitudes culturelles
D’autres limites à une connaissance en profondeur du monde de l’Islam
tiennent aux conditions du milieu culturel dans lequel les témoignages écrits
ont pris naissance. Par bien des côtés, la littérature arabe est, comme d’autres,
une littérature de classe : entendez une classe cultivée et aisée, qui suscite les
œuvres, les écrit et s’y reflète, seule ou presque. En tout cas, elle s’intéresse
peu au quotidien et fait sa joie de récits exemplaires, d’événements
exceptionnels, de grandes questions juridiques, religieuses ou grammaticales,
de débats poétiques. Mais sur les masses paysannes, les confréries de métiers,
les techniques, les échanges, et tant et tant de ces rubriques à ras de terre qui
sont l’essentiel de l’histoire, notre faim reste inassouvie.
En outre, comme l’Orient, Irak en tête, est alors tenu pour le berceau et le
modèle de la culture, il s’ensuit que le pays de l’ouest, le Maghrib, est trop
souvent le parent pauvre des textes, une sorte de marge de l’Islam, « la
manche du vêtement », comme dit un auteur. Bien sûr, on parle de lui, parce
que, tout de même, c’est encore l’Islam et qu’on ne peut pas le passer sous
silence, mais par rapport à l’énorme masse des données orientales, on ne fait
guère, à ce malheureux Maghrib, qu’un sort.
Ce ne sont là que quelques-unes des préventions nourries par la tradition littéraire, mais on
pourrait rappeler encore, par exemple, que, soucieuse de faits marquants et curieuse de
« curiosités », cette tradition se préoccupe finalement moins de ce qui unit les pays que de ce
qui les distingue, moins d’échanges et de produits de base que de plantes, de denrées ou
d’articles spécifiques de telle ou telle région a l’exclusion de telle autre. Ainsi le tableau risque-
t-il d’être faussé à tout moment par une optique qui désavantage la production quotidienne au
profit de quelques célébrités dont elle fait ses chevaux de bataille. D’où une série de replis
successifs : c’est ainsi que le fer et les autres métaux utilitaires sont moins connus que l’or ou
les pierres précieuses ; que les plantes vivrières et traditionnelles le cèdent aux plantes nouvelles
ou rares, industrielles ou médicinales ; mais qu’à son tour l’agriculture, souvent méprisée,
s’efface en bloc derrière l’artisanat, et l’artisanat de base, enfin, devant l’artisanat de luxe, celui
des étoffes notamment.
Encore un exemple, le dernier : la tradition arabe vit sur la distinction entre l’impôt noble, le
foncier, dont historiens et géographes nous entretiennent au fil des pages, et l’impôt vil, celui
qui frappe les multiples opérations de commerce, la taxe indirecte et impopulaire, sur laquelle
on jette volontiers un voile pudique ou dont, à l’inverse, on exagère les montants et les méfaits.
C’est un fait, par exemple, que l’histoire de l’Islam a trop souvent été celle des sectes
religieuses ou des dynasties, et qu’elle a trop longtemps pris son parti des lacunes de la
documentation, en négligeant de poser, à défaut de les résoudre, quelques-uns des plus grands
problèmes économiques et sociaux que l’Islam ait connus. Semblablement, on peut se demander
si, jusqu’au XXe siècle, l’histoire de l’Afrique du Nord et même de l’Espagne a suscité autant
de vocations que le méritait la place réelle, objective, de ces deux ensembles dans le devenir de
l’Islam. Certainement pas, du moins si on compare les résultats à la somme des données
accumulées sur l’histoire de l’Orient, qui se taillait, elle, chez les savants européens,
véritablement la part du lion.
Autre comparaison, autre étrangeté : il est difficile de nier que le chî’isme, qui n’est qu’un volet
de l’Islam, ait bénéficié en priorité des effets de la recherche en Occident, tandis que l’Islam
aujourd’hui majoritaire, celui du sunnisme, a dû finalement attendre une époque très récente
pour qu’on lui assigne globalement sa vraie place – immense, on s’en doute – sur la courbe du
mouvement.
Paliers de l’Islam
Islam ou Islams ? La question s’est posée tout au long de l’histoire et se pose
encore. C’est un fait que le terme unique d’Islam recouvre en réalité des
écoles, des pays, des moments fort différents parfois les uns des autres. Mais,
justement, il les recouvre, depuis toujours : indice, au-delà des divergences,
d’une profonde unité qu’il faudra bien s’essayer à découvrir.
Tout cela, dira-t-on, est la règle idéale, et il est bien vrai que la nécessité de vivre ou le désir de
bien vivre l’emportent parfois, ici comme ailleurs, sur le devoir de vivre bien, en conformité
avec la norme. Exemples célèbres : la pratique bancaire ou la figuration humaine et animale,
que la stricte tradition est portée à considérer avec réserves, n’ont pas été, loin de là, négligées
en pays d’Islam, à commencer par les Musulmans eux-mêmes, lesquels rivalisèrent, en ces
domaines, avec les Juifs ou les Chrétiens. Il n’importe : l’impact de la religion sur une société
qu’elle inspire ou façonne est sans doute ici plus profond, plus décisif qu’en bien des
communautés humaines,
L’Islam et sa civilisation
On voit combien cerner l’Islam est difficile. Il peut être évidemment
commode d’isoler un message religieux, celui-là même qui fut prêché par
Muhammad et que nous lisons dans le Coran, et de le confronter, de
l’opposer même, à l’Islam en tant que construction temporelle, tel qu’il est
devenu au fil de l’histoire, par son inscription dans des sociétés forcément
évolutives ou dans des sociétés nouvelles chaque fois gagnées à sa cause et
chaque fois distinctes, spatialement ou culturellement. Mais une pareille
coupure est factice, puisqu’aux yeux des croyants, il ne saurait précisément y
avoir un domaine du temporel et un autre du spirituel, qu’en un mot l’Islam
est insécable.
Laissons donc là nos catégories trop abstraites et prenons l’Islam comme le
prennent les Musulmans eux-mêmes : comme un tout. Alors, nous entendrons
sous ce terme non seulement le credo qui fut à l’origine du mouvement, mais
l’ensemble des pays ou des peuples dont la civilisation, au cours des siècles,
se trouva modelée, directement ou indirectement, par l’avènement de ce
credo. Directement : par les conversions religieuses qu’il impose ou suscite,
par les attitudes politiques qu’il dicte, par les formes architecturales qu’il
inspire. Indirectement : par les conséquences qu’entraîne la constitution d’un
grand empire, placé à une articulation essentielle des chemins de la terre,
ouvert aux échanges du commerce et de l’esprit, et prenant par conséquent sa
part du destin du monde.
L’Islam et sa civilisation, comme le suggère l’intitulé de ce livre, c’est un
peu tout cela à la fois : non pas seulement ce que le monde musulman pense
ou fait au nom de l’Islam, mais aussi la façon dont il vit, en raison des
conditions nouvelles où l’Islam le place.
Qu’il soit ainsi cause directe ou conjoncture, l’Islam est finalement à saisir
sous les multiples aspects de la civilisation, matérielle autant que spirituelle,
de tous ceux qui se réclament ou se sont réclamés de lui. Et, si nous craignons
qu’il ne s’égare dans le tableau de sa propre immensité, qu’il n’y perde sa
coloration particulière, fions-nous, sur ce point encore, à lui-même. Divers,
ondoyant et même déchiré, il lui suffit, plus qu’à toute autre civilisation peut-
être, pour récupérer d’un coup son unité, de se penser en bloc par rapport à
autrui. Ces chî’ites et ces sunnites, par exemple, dont on a dit plus haut
l’irréductible distinction en son sein, se connaissent sans doute pour tels.
Mais au-delà de ces divergences, tous se savent, d’abord, Musulmans, unis
sur un certain nombre de croyances et de principes, et, à ce titre,
collectivement et indissociablement différents de tout ce qui n’est pas l’Islam.
Ce qu’il est, précisément, entre autres choses, c’est cette affinité profonde,
ce sentiment aussi tenace que diffus d’une unité si solidement ancrée dans les
souvenirs, les sociétés et les paysages, qu’elle survit à tout : à l’usure des
civilisations, aux convulsions politiques et même – comme aujourd’hui où les
impératifs du progrès matériel disputent à la religion l’honneur de conduire
les sociétés – à cet Islam qui fonda la sienne et en fut le premier ciment.
Changement, ici encore, avec l’époque moderne, celle des nationalismes, des frontières jalouses
et, en un sens, des repliements sur soi. Mais les grands souvenirs de l’histoire islamique
continuent de hanter les pensées de ses fils : à preuve le thème de l’unité arabe et, pour l’Islam
en son ensemble, la valeur émotionnelle et cohésive, toujours considérable, de ce
rassemblement universel des croyants qu’est le Pèlerinage.
Pour de vastes portions de son territoire, l’Islam se présente bien comme un phénomène de pays
plats, ou du moins sans obstacles majeurs : tout un contexte, précisément, depuis l’Irak jusqu’à
la Tunisie, de pays steppiques ou arides, avec leurs prolongements ou leurs îles d’oasis, de
plaines, de bassins fluviaux largement évasés. Et sans doute apparaît-il, cet Islam, moins à
l’aise, moins cohérent, moins sûr de lui, dans les pays escarpés, refuges de vieilles ethnies
jalouses de leurs traditions et de leurs langages : Arménie ou Liban, par exemple. Ne poussons
tout de même pas trop loin le schéma. Il serait, à tout prendre, valable surtout pour les
premiers siècles de l’Islam et contredit aujourd’hui par des pays comme l’Afrique du Nord,
l’Afghanistan ou le Cachemire, à l’Islam indéniablement vivace sous des visages différents.
De nos jours encore, qui pourrait nier que le désert pèse lourd, en tant que facteur de sous-
développement, dans l’économie des pays d’Islam ? Sans doute évoquera-t-on le pétrole. Mais
l’appareil de sa richesse n’est pas plus intrinsèquement lié au désert que ne l’était, au Moyen
Âge, sa fonction commerciale. Comme jadis, pour les besoins du trafic de piste, l’aménagement
de relais, de citernes et d’oasis, aujourd’hui les richesses que l’or noir trame après lui, les villes
qu’il tire du sol, les recherches hydrauliques que suscitent ces nouvelles installations humaines
sont conquêtes sur le désert, caractères surimposés, cadeaux que ne méritait pas sa nature
hostile : en tout cas, des points dans cette immensité de solitude et de misère, des taches qui,
jusqu’à présent, ne remettent pas fondamentalement en cause le poids de ce désert, précisément,
comme immensité.
Toutes, à des titres divers, relais caravaniers, têtes de pont, entrepôts ou ports, seront liées au
commerce, remarquablement placées, incitatrices, à leur tour, de production, de consommation
et d’échanges, supports de la monnaie, de la politique, des lettres et des arts. N’eût-il créé que
Le Caire et Bagdad, que ces deux noms suffiraient à la gloire de l’Islam. Et que dire de Fès, de
Kairouan, de Baçra (Bassorah), nées à son ombre avec tant d’autres, que dire, aussi, de toutes
celles qu’il reprit en charge pour en faire des capitales : Cordoue, Tunis, Damas, Bukhârâ,
Samarqand, Delhi ?
Ainsi se dessinent les dominantes du paysage et de la carte de l’Islam.
Dans le paysage, deux mondes, le nomade et le sédentaire, en situation
d’équilibre plus ou moins stable, la ville, îlot et foyer du regroupement
sédentaire, opposant sa masse, ses institutions, sa culture à la mobilité du
désert. Sur la carte, d’immenses blancs, que contournent ou traversent les
grandes veines des échanges, piquetées d’une infinité de points qui sont les
relais des villes, et convergeant vers les gros centres, vers les taches vertes et
vitales des pays de vieille culture sédentaire, larges bandes vivrières du
Croissant Fertile, oasis du Khurâsân ou de Sogdiane, vallées des montagnes,
du Nil ou de l’Indus, plaines côtières d’Afrique du Nord.
Le « berceau de l’Islam » :
diversités et unité
L’espace géographique
Les trois Arabies
L’Arabie est une île. Ce sont les Arabes eux-mêmes qui le disent. Qu’elle soit
circonscrite par la mer, le désert, le fleuve ou la montagne, et sur tous ses
côtés à la fois ou seulement sur quelques-uns, la jazîra se définit comme une
terre coupée des autres. Le vocabulaire local, appliqué à la péninsule
Arabique, montre que ses habitants se savent possesseurs d’un subcontinent
qui leur appartient en propre. Leur île est à eux, cette Jazîrat al-Arab, coupée
de l’Asie et de l’Afrique par la mer, des vieux pays de la Mésopotamie et de
la Méditerranée orientale par le désert hostile.
Unité donc, d’une terre conçue, sentie comme un refuge. Cependant il n’y
a pas, géographiquement parlant, une Arabie, mais trois. À l’ouest, tout au
long de la mer Rouge, se dresse le Hijâz, « barrière » montagneuse de roches
primaires, métamorphiques ou volcaniques, relevées parfois jusqu’à
2 600 mètres. Au-delà de cet abrupt, le relief, dont croît la complexité, accuse
davantage encore l’altitude : plus de 3 000 mètres. C’est notre seconde
division, l’Arabie Heureuse, le pays du Sud ou, comme disent les Arabes,
regardant l’est, de la droite : le Yémen. L’à-pic sur le golfe d’Aden se
poursuit vers le nord-est, où l’océan Indien vient mourir au pied de crêtes et
de plateaux de 1 000 à 2 000 mètres, dans les vastes régions du Hadramawt et
de Zufar, et à plus de 3 000 mètres dans l’Omân et le Hajar.
Entre les branches perpendiculaires de ces Arabies montagneuses, prend
place la troisième Arabie, celle du « plateau » : le Najd. La nature y porte au
paroxysme les accumulations invraisemblables de dépôts sédimentaires ou
sablonneux ; c’est une sorte de table géante basculant peu à peu vers la Syrie,
l’Irak et le golfe Persique. Vers l’est, dominant le paysage, les
500 000 kilomètres carrés du pays « rouge » et « vide » (Dahnâ’, Rab ’ al-
Khâlî) : toute une France sous les sables. À l’ouest, des terres rocailleuses,
coupées de buttes ou de crêtes, puis, plus au nord, encore le désert : à mi-
chemin du golfe d’Aqaba et du Kuwayt, les 70 000 kilomètres carrés du
Grand Nafûd. Partout, ainsi, des pays revêches, des zones arides, désertiques,
à peine piquetées de quelques points d’eau avec leurs cadres d’oasis. Mais
souvent, dans l’épaisseur fabuleuse – plusieurs kilomètres aux approches du
golfe Persique – de ces sédiments ingrats, et comme à proportion de leur
démentielle austérité, dorment quelques-unes des plus fantastiques réserves
mondiales de l’or noir : cadeau bénéfique et dangereux, nous le verrons.
Les climats
Les reliefs, mais aussi les climats, fractionnent l’énorme Arabie. Si l’on s’en
tient à la mappemonde, la péninsule, que le Cancer coupe en son milieu, juste
entre La Mekke et Médine, appartient à la zone tropicale. Mais l’altitude et
plus encore le désert réintroduisent des variations décisives. Au sud, plus
humide, nébuleux, parfois neigeux sur ses plus hautes cimes, s’opposent le
Hijâz, où les moiteurs se confinent à la côte, et surtout l’intérieur, de faciès
steppique ou désertique, avec ses tempêtes violentes et folles, chargées de
sable, si différentes des vents régulièrement poussés par la mer Rouge ou des
moussons de l’océan Indien.
Prenons-y garde toutefois : une unité fondamentale demeure sous ces
fortes différences. Ces deux caractéristiques des climats arides que sont la
rareté des précipitations et l’écart des températures marquent toujours, à
quelque degré, la péninsule en son ensemble. Si, géographiquement, l’Arabie
est une île, climatiquement elle appartient bel et bien au désert. Sécheresse,
d’abord et partout : dans la majorité des cas, la moyenne des précipitations
annuelles reste inférieure à 150 millimètres et, partout, la pluie est
bénédiction : rompant avec des mois, parfois avec des années sans eau, une
averse torrentielle tire brutalement du sol tout un parterre de fleurs sauvages.
Puis se réinstalle la chaleur, forte dans la journée, écrasante l’été. Plus qu’elle
toutefois, ce sont les écarts de température, entre la nuit et le jour, entre les
saisons aussi, qui composent au pays son originalité la plus forte : ainsi la
communauté s’établit dans le contraste. Si les températures ne peuvent
finalement être qualifiées d’excessives, ce ne peut être, au moins pour toute la
partie intérieure, que par le jeu d’une moyenne aléatoire, comprise entre des
extrêmes sévères, aussi fugitive, au total, que le printemps et l’automne, dont
la douceur ne connaît ici que quelques jours.
Fugitive aussi, l’eau. Sur une surface aussi grande que quatre fois la
France, un seul fleuve, long à peine de 100 kilomètres, véritablement
pérenne : encore est-ce au sud-est, dans la zone ouverte aux moussons.
Ailleurs, où le bassin fluvial fermé est la règle, les rivières sont aussi
éphémères que les fleurs. Les vallées (wâdî, pluriel awdiya), rarement
gonflées par la poussée des eaux torrentielles, les laissent stagner en mares,
quand elles ne se perdent pas dans les sables ou les alluvions déjà
accumulées : une débauche suivie d’un gâchis. Le véritable salut de l’Arabie,
ce sont les puits (bi’r, pluriel âbâr), tantôt profonds de plusieurs dizaines de
mètres, tantôt réduits, sur le tracé des vallées ou dans les cônes de déjections
notamment, à de simples excavations de deux à trois mètres, toujours
réenvahies par les sables, toujours retrouvées par les Bédouins inlassables,
jusqu’en plein cœur du Rab’ al-Khâlî. Dans les zones les plus favorables, les
puits permettent, par l’irrigation, une installation des cultures et de la vie
sédentaire des oasis, avec leur plus belle parure : le palmier. Ailleurs, simples
points d’eau comme les mares, ils participent, avec les orages, au maintien
des formes élémentaires de l’existence au désert : buissons de tamaris et
d’épineux, truffes ou graminées sauvages, toute une flore variée que hantent,
à l’écart des hommes et des animaux domestiqués qui la traversent, et loin
au-dessus des autres habitants du désert, ces trois seigneurs de la poésie arabe
que sont le lion (disparu de nos jours, comme l’autruche), la gazelle et le
vautour.
La femme, en revanche, qu’elle soit sœur, mère ou épouse, n’a d’autre importance que celle que
lui confèrent sa place et son autorité morale au sein du groupe, sa fécondité aussi : en dehors de
quoi, et notamment pour ce qui concerne les décisions du groupe, sa vie culturelle, son histoire,
elle reste un personnage de seconde zone. Ce qui compte, fondamentalement, c’est la lignée, et
la lignée des mâles : c’est à elle, et à elle seule, que sont rapportés la gloire, la race et même le
nom du Bédouin.
L’intervention de la femme, en tant que moyen d’assurer une descendance ou de se procurer des
alliances en dehors du groupe, doit apporter à ces principes miles le moins de perturbation
possible, la féminité étant considérée, de ce point de vue, comme un mal nécessaire ou un
obstacle à lever. Tantôt, on en limite les effets en se mariant, de façon préférentielle, avec la
fille de l’oncle paternel, donc sans que l’épouse vienne briser le cercle de la famille agnatique.
D’autres fois, on tourne à son avantage la présence des femmes dans la lignée : en
s’enorgueillissant d’une double ascendance noble, par le père et par la mère, on n’entend pas
tellement rendre à celle-ci ce qui lui est dû, que retrouver, au-delà de ce maillon de la parenté,
soit à partir du grand-père maternel, une nouvelle lignée d’hommes, selon le principe bien
compris que deux ascendances par les mâles valent mieux qu’une.
Enfin, c’est peut-être une mentalité de même ordre qui explique la présence, dans le vocabulaire
arabe, d’un terme spécial pour désigner l’oncle maternel : moins que par des survivances d’un
hypothétique matriarcat, dont on se demande comment elles pourraient se perpétuer, sans le
moindre support, dans une société si furieusement partrilinéaire, sans doute faut-il expliquer le
fait par le souci que l’on a de se donner une référence mâle an seul point de la chaîne des
ascendances où, par le jeu des nécessités biologiques, l’intervention de l’élément féminin ne
peut être évitée. Ici encore, donc, exigence d’une masculinité que l’on retrouvera du reste tout
aussi bien si, renversant les points de vue, on se place du côté du groupe non plus d’accueil,
mais d’origine de la mère : car, pour les mâles qui le constituent, le frère de la femme ainsi
donnée à un autre groupe rappellera, au sein même de ce groupe, qu’à travers elle c’est une
lignée de mâles qui s’allie à une autre lignée de mâles.
L’unité culturelle
Constantes de l’histoire : le commerce
Ce rôle commercial, l’Arabie Heureuse le tint, avec des fortunes diverses,
tout au long de l’histoire préislamique (carte 2 p. 30), qui ne nous est
réellement connue – et encore ! – qu’à partir du premier millénaire avant
notre ère, mais dont nous savons qu’elle fut précédée de deux événements
majeurs : la domestication du dromadaire, déjà signalée, et l’invention, peut-
être à l’aurore du IIe millénaire, de l’écriture alphabétique.
Après quoi, le Ier millénaire ouvre la période de ce qu’on appelle les
royaumes d’Arabie du Sud, tous engagés dans des luttes d’autant plus
confuses que leur chronologie, incertaine, est périodiquement remise en
question : royaumes de Ma’în, de Qatabân, de Hadramawt et surtout de Saba,
ce dernier auréolé de la légende de sa reine et qui sut, par un imposant
système de barrages, transformer la région de Ma’rib en un paradis d’ombre
continue dont l’étendue, au dire des Arabes, défiait un cavalier pendant plus
d’un mois de marche. Ces royaumes assurent déjà les échanges commerciaux
entre une foule de peuples : occupants successifs du Proche-Orient, Assyriens
et Perses, Égyptiens et Grecs, par rapport auxquels les Arabes sont, au fil des
époques, en état de sujétion ou de vassalité, de rébellion ou d’alliance, mais
aussi marchands venus de l’Inde et Éthiopiens de ce royaume d’Axoum
fondé, sur le sol africain, par les propres fils de l’Arabie du Sud.
Ce premier âge d’or du commerce arabique s’achève, vers le IIe siècle
avant J.-C, sur les progrès de la navigation en mer Rouge, qui dérobe aux
caravaniers une partie importante du trafic traditionnel, et sur les désordres
qui secouent une fois de plus l’Arabie du Sud. Ils enfantent, dans la région de
Saba, l’essor d’une nouvelle dynastie, qui, au IVe siècle de notre ère, sera
devenue maîtresse de l’ensemble de ces régions. Mais non sans peine : il lui
aura fallu lutter, lutter sans cesse, contre les royaumes voisins, puis contre
une puissante confédération animée par le Hadramawt, et enfin contre les
premières incursions armées des Axoumites.
L’époque ainsi comprise entre le IIe siècle avant J.-C. et le IVe siècle de
notre ère est, pour l’essentiel, celle de la présence romaine en Orient. Si le
commerce international conserve ses droits en Arabie, du moins n’est-ce
plus, semble-t-il, avec la belle continuité d’autrefois : d’importants
événements sont en train de donner un nouveau visage au monde arabique.
Les grands empires à l’articulation desquels la péninsule se trouve placée
tentent de s’assurer un contrôle effectif sur ce carrefour : d’où la campagne,
au reste sans lendemain, des légions d’Aelius Gallus jusqu’au Yémen, en 24
avant J.-C, les entreprises sassanides au Nord et en Omân, sans oublier, on l’a
vu, les raids éthiopiens, choc en retour des émigrations sud-arabes vers
l’Afrique de la mer Rouge.
Conséquences décisives pour l’histoire de la péninsule : le souci que Rome
manifeste, à défaut de conquête, de garder le limes arabe, tout comme les
rivalités qui l’opposent à Ctésiphon confèrent aux débouchés des routes
caravanières vers le nord une importance économique et politique de plus en
plus grande. Les destinées de la péninsule basculent vers les cités-États ou
métropoles de Pétra, de Boçrâ et même de Palmyre, nouvelles charnières du
commerce et nouveaux foyers de culture où les influences arabes entrent en
contact avec les traditions étrangères, araméenne et hellénistique surtout.
Dès lors, les relations que l’Arabie entretient avec les peuples du Nord
deviennent partie intégrante de son histoire, modelée non plus seulement aux
événements de la péninsule elle-même, mais aussi aux impulsions venues de
ses confins septentrionaux. On a coutume, pour expliquer le déclin du
commerce traditionnel aux IVe et Ve siècles, de mettre sur le même plan la
décadence romaine et les incertitudes politiques de l’Arabie du Sud, et il est
bien vrai que les premiers craquements des digues de Ma’rib sont les signes,
plus encore que les causes, d’une décomposition intérieure qui, jointe peut-
être à de nouvelles conditions climatiques, a provoqué un recul de la vie
sédentaire. Mais on n’explique pas pourquoi, toutes choses empirant, aux VIe
et VIIe siècles, dans la même Arabie du Sud, on assiste alors à une nouvelle
expansion commerciale, dont la prospérité mekkoise est le symbole.
Car c’est un fait que cette prospérité coïncide avec la disparition définitive
des pouvoirs autochtones en Arabie du Sud, l’occupation du Yémen par les
troupes éthiopiennes, puis persanes, la rupture, enfin, des grands barrages. On
dira, sans doute, que la prospérité commerciale se situe précisément alors
hors de la zone des désordres, à cette Mekke qui n’a guère connu, si l’on en
croit la légende, qu’un raid des Axoumites : et encore resta-t-il malchanceux.
Mais si on lie ainsi l’essor de La Mekke uniquement à l’anarchie qui règne
plus au sud, on n’explique pas pourquoi cet essor ne prend véritablement
place qu’à dater de la fin du VIe siècle, alors que le processus de la confusion
yéménite est engagé, on l’a vu, à une époque largement antérieure. C’est
qu’entre-temps, relayant Rome défaillante sur le marché des échanges, est
apparue Byzance : non pas l’Empire, mais Constantinople elle-même, la ville
de Justinien (527-565), capitale du monde et énorme importatrice de ces
produits de luxe qui transitent par l’Arabie.
Le maintien d’une prospérité mekkoise continue, une fois lancée, atteste
que le commerce pris en charge par les Quraych est passé au travers des
crises qui secouèrent le Proche-Orient à la mort de Justinien et notamment de
la conquête, au début du VIIe siècle, de la Syrie et de l’Égypte par les
Sassanides. On a ainsi la preuve que les marchands du Hijâz ont su s’adapter
aux nouvelles conditions d’un contexte international qui est celui de la
rivalité acharnée entre Byzance et Ctésiphon.
Religions et religiosité
Il faut déjà parler du Prophète de l’Islam. Car le succès historique de la
prédication muhammadienne, sur les raisons duquel on s’interrogera par la
suite, suppose qu’ait été d’abord levé un préalable : celui de l’intelligibilité
même de la prédication. Avant de savoir pourquoi elle a été suivie, force est
de savoir comment elle a été comprise. En exaltant le Dieu unique, en
annonçant le Jugement, en rappelant le souvenir des prophètes, Muhammad,
au sens propre, ne prêchait pas dans le désert. C’est aux villes qu’il
s’adressait, à la sienne d’abord, mais aussi, d’une façon indirecte, à toutes
celles qui déléguaient à La Mekke, pour les foires et les pèlerinages, leurs
marchands et leurs représentants.
Or la situation n’était pas la même au désert, à peine effleuré par les
influences chrétiennes et pas du tout, semble-t-il, par les influences juives, et
dans les cités qui abritaient, elles, des communautés importantes, notamment
au Yémen et au Hijâz. De ces deux pays, le premier avait vu, au VIe siècle, le
judaïsme et le christianisme installés tour à tour comme religions officielles ;
le second accueillait régulièrement, avec les caravanes venues des confins
syro-mésopotamiens, peuplés de couvents et de sanctuaires, les récits ou les
thèmes chrétiens, et la légende devait prêter plus tard au jeune Muhammad
une rencontre avec un moine chrétien de Boçrâ.
Peut-être tout cela restait-il, en effet, récits plus que prétexte à méditation
religieuse, il n’empêche : lorsque le Prophète reprendra quelques-uns de ces
sujets pour illustrer les dogmes de sa prédication, les esprits, à défaut des
cœurs, ne seront pas tout à fait en friche.
Et d’ailleurs, même si elle ne remet pas fondamentalement en cause le
paganisme arabe, peut-être cette présence du monothéisme judéo-chrétien
contribue-t-elle à renforcer localement les manifestations d’une religion plus
épurée. L’usage commun est alors un peu partout, dans les villes du moins,
de privilégier un nombre restreint de grandes divinités : la base en est la
triade Vénus-Lune-Soleil, dont les éléments, isolés ou associés, apparaissent
ici et là sous des dénominations diverses. Le Hijâz, à La Mekke précisément,
va plus loin encore et superpose à sa version de la triade fondamentale (Uzza-
Manât-Allât) une divinité suprême, le Dieu (Allâh) par définition, dont le
temple de la Ka’ba est dit la résidence : bayt Allâh.
Que ces tendances soient le résultat d’une évolution récente ou les
survivances d’anciens cultes rendus, ici comme en d’autres points du
domaine sémitique, à des dieux suprêmes peu à peu tombés en désuétude au
profit de divinités plus nombreuses, spécialisées, concrètes et proches du
croyant, il reste qu’à la veille de l’apparition de l’Islam ces tendances existent
dans les villes de la péninsule et qu’elles s’y nourrissent sans doute au contact
des deux grandes religions monothéistes du temps. Nouveaux ou relancés, les
élans vers un dieu suprême et créateur ne se traduisent certes, dans le
paganisme arabe, qu’en une religiosité assez vague. Mais cette religiosité
existe et La Mekke connaît de saints personnages qui pratiquent l’ascèse et la
prière en rappelant la tradition abrahamique de la croyance en un seul Dieu :
préfiguration de l’Islam, qui viendra décidément à son heure.
L’épopée muhammadienne
Un chef de peuple
La nouvelle communauté
Droits et devoirs, croyance et prescriptions sociales fondent la communauté
(umma) des croyants, leur lieu de rassemblement, au spirituel comme au
temporel. Il y a ainsi : un temps musulman, que rythment, au calendrier de
l’Hégire, les fêtes dans l’année et les prières chaque jour ; une terre
musulmane, le dâr al-Islâm, théoriquement appelé à se grossir peu à peu, par
la victoire des armes, aux dépens du voisin étranger, du « territoire de
guerre » (dâr al-harb) ; un costume musulman, que symbolisent la tête
couverte, le vêtement ample, sans oublier les silhouettes voilées des femmes ;
des coutumes musulmanes enfin : prohibitions alimentaires, rites du mariage,
attitudes de l’oraison, et ces cimetières que l’orthodoxie veut aussi dépouillés
que la foi. Tout cela innervé, bien entendu, par cette foi elle-même, raison
dernière de tant d’habitudes et fondement suprême, fondement unique plutôt,
de la communauté, au-delà des groupements tribaux, ethniques, sociaux et
linguistiques. « Les croyants sont frères », proclame le Coran, et la tradition
se plaira à rappeler que la première annonce publique de la prière fut faite, en
la personne de Bilâl, par un esclave noir d’Abyssinie.
De Médine à Damas
Le premier des quatre califes que la tradition désigne sous le nom de
râchidûn (bien dirigés, inspirés) fut Abû Bakr, père d’A’icha, l’épouse
préférée du Prophète. La grande voix d’Umar, tonnant au-dessus du tumulte,
avait fait imposer par la communauté ce compagnon des premiers jours, qui
s’était vu confier, par Muhammad déclinant, l’honneur de diriger la prière.
Sous ce califat (10/632 – 12/634), l’Islam assure sa mainmise sur l’Arabie,
notamment dans la région centrale, et multiplie les incursions aux confins de
la Syrie et de l’Irak.
Et puis, les bases une fois assurées, c’est le déferlement : en dix ans, Umar,
expressément désigné par Abû Bakr comme son successeur, porte l’Islam
jusqu’au cœur des civilisations antiques. Après la chute de Damas, en 14/635,
se déroule le chapelet des victoires où les Arabes, partout inférieurs en
nombre, bousculent les anciens pouvoirs : le Yarmûk, en 15/636, sonne le
glas de la Syrie byzantine ; Qâdisiyya, en 14 ou 16, livre l’Irak sassanide ;
Nehâvend, en 18-19 ou 21, l’Iran ; Heliopolis, en 19, l’Égypte et la
Cyrénaïque. À leur tour, les pays conquis deviennent relais dans la conquête,
préparée de proche en proche par des coups de main : l’Arménie, la
Tripolitaine, la Carmanie, ainsi razziées, ouvrent les routes de l’Asie
Mineure, de l’Afrique du Nord, de l’Inde.
Lorsque meurt Umar, en 23/644, sous le poignard d’un esclave chrétien,
l’expansion est lancée. Uthmân, troisième calife, désigné par un conseil de
six sages qu’Umar investit avant d’expirer, n’a qu’à laisser la bride à ses
cavaliers. Mais la course, désormais, se joue aussi sur l’eau, à partir des ports
de la Méditerranée orientale, d’Alexandrie notamment : les pavillons de
l’Islam offrent une nouvelle carrière aux traditions, aux chantiers et aux
marins d’Égypte ou de Syrie-Palestine ; plus encore : une nouvelle vocation
aux Arabes eux-mêmes. Des hommes nés au désert vont se révéler des
marins, des chefs de flotte : nomades mués en navigateurs avec autant
d’aisance, semble-t-il, qu’en montrera, quelques siècles plus tard, le peuple
turc, autre nomade converti à la mer, plus précisément : à cette mer.
Mais déjà les nuages s’accumulent : la brusque expansion de l’État
musulman, qui laisse une large place à l’improvisation administrative et
surtout financière, la mauvaise gestion des ressources de l’État, pris entre les
charges croissantes des opérations militaires et l’irrégularité de recettes
assurées encore, pour l’essentiel, par l’or et les trésors razziés, un népotisme
certain, pas mal de faiblesse et d’indécision, enfin les intrigues d’ambitieux
nés, tout se conjugue pour compliquer la tâche du calife. L’idée d’une
légitimité califale en faveur de la famille proche du Prophète, incarnée dans
Alî, fait des progrès continus. Des complots se nouent. Assiégé dans sa
maison de Médine, Uthmân est assassiné à coups de sabre en 35/656.
Tournant décisif, prélude aux grands clivages. Dans la confusion qui suit,
et où se meurt l’unité politique et religieuse de l’Islam, trois forces se
trouvent en présence : Alî, investi du califat après de laborieuses
négociations, se heurte à des prétendants évincés, que soutient l’intrigante
A’icha, dévorée d’ambition tout autant que de haine contre Alî. De ceux-là, le
nouveau calife se défera à la bataille dite du Chameau (36/656), dans le Bas-
Irak. Mais il lui faudra ensuite se retourner contre le gouverneur de Syrie,
Mu’âwiya, chef du clan des Umayyades et parent du calife assassiné.
Carte 3. Les grandes expéditions après la mort
du Prophète.
À Çiffîn, en 37/657, la fortune des armes semble se déclarer pour le calife,
mais il hésite et accepte la trêve que son adversaire lui propose. Mu’âwiya
peut ainsi conserver la Syrie et même étendre son pouvoir sur l’Égypte, les
principes de la légitimité califale étant définitivement bafoués : contre Alî,
qui en fait trop bon marché, aussi bien que contre l’usurpateur, se dressent les
premiers schismatiques déclarés, les khârijites, ceux qui « sortent » du cadre
imposé par la rencontre de Çiffîn. Leur rancune sera tenace : l’un des leurs,
en 40/661, assassine Alî.
Mu’âwiya, appuyé sur une armée aguerrie et sur des provinces bien
administrées et riches, s’empare alors, sans opposition sérieuse, du califat : la
légitimité cède le pas à l’efficience, le consensus omnium à l’ordre dynastique
et les inquiétudes spirituelles aux nécessités du siècle. Signe des temps : le
nouveau maître, laissant les villes saintes d’Arabie à leur rôle religieux, reste
sur place, à Damas : dans son fief, mais un fief taillé désormais à la mesure
du monde.
La terre en effet, qui représente une des formes les plus sûres du butin, a peu à peu échappé, par
voie réglementaire, à la masse des conquérants. Elle est allée d’abord, sous la forme de
dotations, aux parents et protégés des califes : népotisme, dit la tradition, surtout à propos
d’Uthmân, mais bien plus, sans doute, souci de constituer, autour de la personne califale,
symbole de l’État naissant, une sorte d’ensemble domanial. Quant au reste des terres, la pratique
bédouine traditionnelle du partage intégral entre vainqueurs dut vite céder la place à une
disposition de droit public, stipulant que ces biens étaient conquis au nom de l’Islam tout entier,
lequel les laissait néanmoins à leurs occupants traditionnels, moyennant une taxe versée au
trésor commun.
Ainsi le califat entendait-il démontrer que la répartition du profit de conquête n’était pas
l’affaire des initiatives privées ou tribales, mais de l’assemblée des croyants, dont l’État gérait
les intérêts. L’armature de l’administration fiscale, byzantine ou sassanide, restant pour
l’essentiel en place, on s’occupa surtout, avec les rentrées d’impôts, de créer un budget de
l’armée, l’institution de la solde venant confirmer le caractère public de la rémunération des
combattants.
L’armée en particulier, déjà institutionnalisée par Umar, évolue : peu dans son armement, qui
reste rudimentaire, les machines de siège mises à part, beaucoup plus dans sa composition : si la
fiction est maintenue, sur les registres, d’un corps exclusivement arabe et classé par tribus, si
même, à en juger sur l’ensemble de l’empire, les Arabes constituent encore la grande majorité
des effectifs, c’est malgré tout une caractéristique des réserves de l’arrière beaucoup plus que du
théâtre des opérations.
Ici, les envahisseurs des débuts sont de plus en plus aidés par leurs clients (mawâlî), Musulmans
non arabes, ou par des frontaliers non musulmans, qu’attirent les exemptions d’impôts tout
autant que les profits de guerre. Iraniens, Arméniens, Berbères, – ces derniers majoritaires, on
l’a dit, dans les troupes qui envahissent l’Espagne, – se substituent au volontariat, de plus en
plus réticent, des gens des tribus : déjà, ainsi, se profilent les personnages de l’étranger et du
soldat mercenaire, qui vont relayer, remplacer, bientôt évincer les Arabes installés, avec leurs
familles et leurs contribules, dans les villes-camps d’Égypte et d’Irak ou les circonscriptions
militaires (jund, pl. ajnâd) de Syrie-Palestine, conquérants repus ou fatigués, nomades gagnés
peu à peu à la vie urbaine.
Splendeurs syriennes
Les plus beaux joyaux du Moyen Âge musulman, ce sont ses villes. Requise
à la fois par un idéal de vie communautaire où la mosquée, la chaire jouent
des rôles essentiels, par la nécessité de tenir les pays conquis, par le souci de
gloire enfin, la fondation des cités est un des faits majeurs de cette histoire.
De préférence, l’Islam les place alors, on l’a dit, sur les lisières désertiques,
loin de la mer encore insoumise, même si la nouvelle Tunis montre, en ce
domaine, la voie des expansions prochaines. Dominant le lot, cinq villes :
nées parfois à l’époque immédiatement antérieure, elles trouvent néanmoins,
sous le califat umayyade, leur essor et leur gloire : Kairouan (50/670), al-
Fustât, le futur Caire (22/643), Baçra et Kûfa, les cités du moyen et du bas
Euphrate (17/638), et enfin Wâsit, « l’intermédiaire », fondée, pour les
surveiller, à mi-chemin de ses sœurs irakiennes. Toutes portent les mêmes
traits : villes-camps destinées au stationnement des troupes, les tribus s’y
groupant par quartiers, villes arabes, au moins dans les débuts, isolées et
défendues, comme en milieu hostile, villes, enfin, bâties la plupart du temps
en marge et en remplacement de cités plus anciennes, dont elles reprennent
les fonctions avant d’être relayées à leur tour, sur place ou plus loin, par des
villes nouvelles.
Les établissements d’Irak, nés des besoins de la conquête puis de la
pacification, seront les plus prompts à décliner, sauf Baçra, que sauvera le
grand commerce du golfe Persique. Al-Fustât, qui succède à la Babylone
égyptienne, s’oubliera elle-même au profit du Caire fâtimide, al-Qâhira.
Kairouan, enfin, la vigie du désert, se verra cernée, contestée : autour d’elle,
et notamment du côté de cette mer vers laquelle bascule peu à peu le destin
de la Tunisie, un ensemble de résidences princières – pas moins de cinq entre
800 et 950 – sortiront du sol, deviendront villes, parfois reliées au noyau
initial, mais lui retirant, en tout cas, son rôle de capitale, ses habitants, ses
industries.
Constante du Moyen Âge arabe : la cité y est toujours en coquetterie avec
son site. Seule ou presque, Damas, la capitale, la vieille ville rajeunie et
agrandie, échappe à ces insatisfactions. Car Dieu sait qu’elle n’a pas à se
plaindre de ses nouveaux maîtres ! Ici, dès le premier siècle de l’Islam,
s’affirme avec éclat une de ses vocations essentielles : le syncrétisme de ses
arts. Il éclate dans la réponse donnée par les architectes et les décorateurs aux
besoins de la communauté nouvelle. Le siècle des Umayyades est placé sous
le signe de la mosquée : Kairouan, al-Fustât, Jérusalem, Médine, Baçra et
Kûfa auront les leurs, mais surtout Damas (fig. 80 p. 393), où le sixième
calife de la dynastie, al-Walîd, édifiera le modèle du genre. Ici, on peut
mesurer le chemin parcouru en moins d’un siècle, depuis le type primitif,
simple temenos tracé à même le sol, parfois délimité par des claies de
roseaux, au mieux abrité sous des palmes. Certes, dans ces premiers grands
succès de son art que constituent les mosquées umayyades, l’Islam apporte
moins qu’il n’emprunte : à Byzance surtout, mais aussi à la Perse, notamment
pour la Coupole du Rocher (la « Mosquée d’Omar ») à Jérusalem, où il
« emploie la mosaïque, apanage de Byzance, dans l’esprit des stucs
sassanides ». Même lorsqu’il ne garde, comme à Damas, que la carcasse du
sanctuaire précédent (en l’occurrence le mur d’enceinte), ce qu’il bâtit à neuf
vient des artisanats locaux ou étrangers, de leurs techniques, de leurs
traditions : placages de marbre, mosaïques, coupoles (fig. 10), arcades, nefs
ne font, avec l’Islam, qu’entamer une nouvelle carrière ; la disposition de
l’ensemble du monument lui-même, l’usage qui en est fait le vendredi, par la
prière en commun et le prône (khutba) du calife, montrent assez qu’on n’a
pas entièrement rompu avec certaines traditions orientales qui font du temple
et de son cérémonial le prolongement des audiences palatines.
Difficultés et discordances
Les incertitudes de l’État
Si grand, si fort même que soit l’empire umayyade, les crises perpétuelles qui
le secouent montrent assez que les Arabes, en quittant la péninsule, ont
transporté au dehors leurs habitudes tribales d’instabilité politique. Certains
califes, parmi les plus grands, Mu’âwiya et Abd al-Malik en tête, essayèrent
bien d’élever les intérêts dynastiques en principe de gouvernement, par
l’exclusion des collatéraux au profit des descendants directs. En vain ; la
majorité musulmane resta incapable de dissocier État et état de fait, de voir en
une dynastie autre chose qu’un succès de groupe, comme tel contestable à
merci : la tradition le fit bien voir à al-Hajjâj, qu’elle exécra parce qu’il
représentait, au niveau provincial, l’autorité d’un pouvoir unique,
contempteur des antagonismes locaux, certainement en avance sur son siècle.
Du reste, cette éternelle contestation tribale n’opère pas qu’en dehors du
clan umayyade. En son sein aussi, les mêmes clivages s’opèrent : d’abord
entre les descendants de Mu’âwiya (Sufyânides) et ceux d’al-Hakam (califes
marwânides), mais aussi, chez ces derniers mêmes, entre fils, oncles, frères
ou cousins (schéma ci-dessous). Nul doute que l’instabilité originelle des
tribus, muées de plus en plus en clientèles politiques, se soit ainsi exaspérée à
proportion du pouvoir conquis. C’est elle, elle surtout qui, travestie en
oppositions religieuses, explique par exemple l’affrontement de l’Irak chî’ite
et de la Syrie « orthodoxe », les mouvements antiumayyades d’Arabie et
d’Égypte, mais aussi les rivalités intraprovinciales : en Irak, celle de Baçra et
de’Kûfa, qu’illustrera à foison la littérature classique, et, en Syrie, le vieux
conflit des Arabes du Nord et du Sud, qu’on appelle maintenant Qaysites et
Yéménites ; entre eux, les califes pratiqueront une politique de bascule, les
plus résolus ou les plus avisés – Mu’âwiya, Abd al-Malik, le pieux Umar II
ibn Abd al-Azîz – réussissant, par la force, la ruse ou le désintéressement, à
concilier parfois l’inconciliable, avant qu’à ces jeux le pouvoir dégénère et
sombre : quatre califes dans les sept dernières années de la dynastie.
Pour ces paysans, le système n’était sans doute ni meilleur ni pire qu’un autre : il installait, une
fois de plus, l’Islam dans la tradition de Byzance. Mais il avait, par rapport au régime des terres
de kharâj, l’inconvénient majeur de mettre le paysan plus directement en contact avec certaines
disparités sociales. Si l’on admet en effet – puisqu’on n’enregistre pas de fuite des paysans vers
la condition du métayage – que les redevances dues au titre de la muzâra’a étaient sensiblement
de même ordre que celles du kharâj, au moins le cultivateur d’une terre de kharâj avait-il
l’avantage de travailler à son propre compte.
Mais il ne s’agissait pas uniquement de l’éternelle liberté paysanne ; si kharâj et muzâra’a
partageaient en effet une infériorité de même ordre par rapport au système de la dîme,
infiniment plus favorable, cette disparité n’était pas, et de loin, ressentie de façon égale dans les
deux cas. Au plan de la justice sociale, on ne pouvait comparer le cultivateur d’une terre de
kharâj, qui s’acquittait de ses charges auprès du fisc, et le tenancier qui versait, sous forme de
métayage, un revenu sensiblement équivalent, mais cette fois entre les mains du titulaire du
domaine : injustice criante, on le voit, dès lors que ce titulaire, ne payant lui-même au fisc que la
dîme, réalisait ainsi un bénéfice substantiel sur le travail du paysan. Le système de la muzâra’a,
inspiré, à l’évidence, par le souci de créer une aristocratie foncière, doublait donc l’exploitation
des sols par une indéniable exploitation des hommes ; dans une condition paysanne qui, pensée
en termes de charges, de revenus, d’énergie ou de techniques, était alors sans doute un peu
partout la même, un tel régime venait substituer à cette égalité de fait une inégalité de droit en
faisant coïncider, ici encore, clivages sociaux et clivages ethniques.
Au moins ces disparités étaient-elles institutionnelles ; mais elles se
supportaient d’autant moins qu’elles rompaient parfois avec toute légalité,
même apparente, pour ne trouver de principe que dans l’arbitraire. Déjà,
pendant et après la conquête, bien des terres concédées sous forme d’iqtâ’
furent assimilées, par les bénéficiaires, à une propriété pure et simple. Mais,
pire encore, dans des régions lointaines ou d’accès difficile ou mal acquises à
l’autorité des gouverneurs, les conquérants, et parfois aussi les aristocraties
locales, avaient pu, en dehors de toute situation justifiant, en droit, la
concession d’un fonds, s’approprier des terres appartenant aux indigènes ou,
à défaut, faire entrer les petits exploitants en difficulté dans un système de
protection qui transformait leur propriété en simple métayage, voire en un
demi-servage, au moins économique : source, ici encore, de tensions, et de
moins-value pour le fisc.
De tout cela, et bien qu’on en connaisse assez mal les détails pour
l’époque, on conclura aux incertitudes du droit foncier et à la précarité,
théorique ou pratique selon les cas, de l’occupation du sol en pays d’Islam.
La situation de la terre est ainsi grosse de crises multiples ; crises foncières,
sans doute, mais aussi crises financières, dues aux variations dans le débit du
revenu de l’impôt fondé sur le sol, crises sociales, et enfin, comme l’État est
le principal utilisateur de ces ressources fiscales, crises des institutions.
L’armée, d’abord, cette pièce essentielle du secteur public, est menacée par la
fixation des Arabes sur les terres concédées, par le tarissement des
possibilités de dotations en sols, par l’égoïsme des propriétaires qui
détournent, à leurs fins personnelles, des sommes juridiquement destinées,
par le canal du fisc, aux opérations de guerre de la communauté. Dans une
armée qui vit de plus en plus de la solde, les Arabes, comme on l’a dit plus
haut, se voient relayés par des personnages appelés à jouer bientôt les rôles
essentiels : le converti, l’étranger, le mercenaire.
Combiné aux résistances extérieures, cet essoufflement d’un élan guerrier
que soutenaient la foi et le profit des conquêtes explique que l’expansion, dès
la fin du califat umayyade, marque le pas, notamment en cette Asie Mineure
qui fait, face à Byzance, figure de test privilégié. Là se situe l’incertaine, la
mobile région des Thughûr, « places-frontières » d’un territoire promis à être
sans cesse perdu, reconquis, contesté : vieilles villes de Mélitène, Samosate,
Mopsueste, Adana ou Tarse, que couvre, en arrière, la zone des cités
« protectrices » (al-Awâçim) de Bambyce, Cyrrhus, Antioche.
L’administration civile connaît, elle, des difficultés d’un autre ordre. Les
exécutants, à l’échelon des bureaux, étaient, on l’a dit, indigènes, tributaires
par conséquent des traditions léguées par les Byzantins et les Sassanides, et
notamment, pour ce qui a trait à la langue, du grec, de l’iranien ou du copte.
La conquête n’apporta guère, sauf aux niveaux les plus élevés de la
hiérarchie, de changements immédiats à cet état de choses. Abd al-Malik fut,
semble-t-il, le premier à œuvrer, comme il l’avait fait pour la monnaie, dans
le sens de l’arabisation. Avec quels résultats ? Autant qu’on puisse en juger,
cette politique dut porter ses fruits dans les pays de grosse implantation
arabe : Égypte, Irak, Syrie surtout, beaucoup moins en Iran et dans les
régions lointaines : ce n’est, par exemple, qu’à l’extrême fin du califat
umayyade qu’on put introduire l’arabe dans les bureaux du Khurâsân.
Un fait est certain : la mise au point d’une machine administrative
linguistiquement unifiée et par conséquent efficace supposait que l’arabe se
fût d’abord suffisamment étendu pour que l’usager de l’administration réussît
à comprendre ses ordres et, aussi, pour qu’on pût recruter, parmi les convertis
ou les sujets protégés, le personnel indispensable en langue arabe.
L’avènement d’un idiome commun et d’une administration cohérente, qui
apparaissent ainsi étroitement liés, sera l’une des plus belles réussites du
califat abbasside, mais, sur ce point encore, c’est au califat de Damas que
revient l’honneur d’avoir promu la politique de l’avenir.
Là-dessus, maladies et épidémies, chroniques elles aussi, mais avec quelques pointes : on
connaît la peste des années 740, venue de Chine. Les textes arabes, eux, insistent sur « la peste
d’Emmaüs », bubonique sans doute, qui éclate en 18/639 – année de sécheresse intense – et
fauche, paraît-il, 25 000 personnes : phénomène antérieur, sans doute, au califat de Damas, mais
il semble bien qu’une sorte d’arrière-plan épidémique se soit maintenu pendant toute la période
umayyade, ce que parait confirmer l’interprétation des silences autant que des données de la
tradition annalistique arabe.
Et d’abord, quant aux populations touchées : si les textes ne mentionnent, à côté du chiffre
global des victimes, que les grands noms de l’histoire de l’Islam disparus à cette occasion, ce
n’est pas, on s’en doute, que le fléau n’ait frappé que les Musulmans. Bien au contraire, le
phénomène, à en juger par le nom donné à la peste de l’an 18, apparaît ici spécifique des
milieux indigènes, et non pas des conquérants, du reste encore confinés dans leurs camps, en
l’espèce celui d’al-Jâbiya surtout, au sud de Damas. Peste originellement indigène, donc, et plus
spécialement syro-palestinienne : quoique mentionnés, l’Égypte et l’Irak apparaissent beaucoup
plus rarement dans les textes.
Ces deux flambées sont sans doute les plus spectaculaires de l’histoire du chî’isme naissant,
mais non les seules, tout comme il y a d’autres formes, moins violentes, du même mouvement.
Le premier fils d’Alî, Hasan, par exemple, tente un moment de se faire reconnaître calife par
Mu’âwiya, puis capitule en 40/661 devant l’inévitable et s’en revient finir ses jours à Médine.
Au reste, déjà, c’est bien de chi’îsmes, au pluriel, qu’il faudrait parler : autant de descendants
d’Alî, autant de sectes ou presque. Certains s’en tiennent à la postérité de Hasan et de Husayn,
mais sans pouvoir s’accorder sur un système unique de préférences, d’exclusives, de
successions, non plus que sur les modes de désignation, par l’imâm de son successeur : nous
retrouverons ces partis, définitivement constitués, à l’époque abbasside. D’autres, comme les
Icaysânites, élargissent leur choix à un fils d’Alî, mais non de Fàtima, Muhammad, dit « file de
la Hanafite ». D’autres enfin favorisent Abd Allâh ibn Mu’âwiya (il n’a rien à voir avec le calife
de même nom), descendant d’un frère d’Alî : mouvement éphémère, celui-là, brisé par la mort
de son héros et la défaite de ses fidèles, en 129/747.
Figures de califes
Si l’on se conforme à la tradition, on retiendra, en première ligne, les noms
d’al-Mançûr (136/754-158/775), le véritable fondateur du califat et
notamment de sa capitale, de Hârûn ar-Rachîd (170/786-193/809), le
souverain noctambule des Mille et une Nuits, travesti par l’imagerie en une
sorte de Charlemagne à l’orientale, d’al-Mâ’mûn enfin (198/813-218/833), le
protecteur éclairé des savants et des artistes : trois longs règnes, trois périodes
de stabilité où s’incarnent les vertus militaires, administratives et
intellectuelles du nouvel empire.
Mais il est d’autres figures, moins complètes peut-être, et dont les mérites
pourtant éclatent d’autant plus, aux yeux de l’historien, qu’ils trouent la
longue nuit de la décadence politique où s’enfonce, moins d’un siècle après
sa fondation, le pouvoir abbasside : al-Mutawakkil d’abord (232/847-
247/861), intraitable défenseur du sunnisme ; al-Mu’tamid (256/870-
279/892), dont le frère, ál-Muwaffaq, véritable régent, rétablit un peu partout
la discipline et rappelle aux dynasties locales, à défaut de les réduire, la
préséance califienne ; al-Mu’tadid enfin, qui, de 279/892 à 289/902, poursuit,
à force de sang, l’œuvre d’al-Muwaffaq son père.
Et combien d’autres encore, dont l’histoire eût été complice, s’ils avaient
réussi ! Certes, la longue théorie des califes a ses despotes instables, ses
faibles, ses jouisseurs, ses incapables, marionnettes, girouettes ou enfants-
rois. Mais, même aux heures les plus sombres, on évoque par exemple
l’énergie et l’habileté politique d’al-Qâhir (320/932-322/934), la grande
culture d’ar-Râdî (322/934-329/940), l’entêtement de princes comme al-
Qâdir (381/991-422/1031) ou al-Qâ’im (422/1031-467/1075), attentifs à
rappeler, au moment même où on les en dépouille, les prérogatives de leur
pouvoir.
Sang-mêlé, fils d’étrangères ou même d’esclaves, portés à la vie par le
hasard des passions princières et au pouvoir par le jeu des intrigues, grandis
au milieu des luttes d’influences, sans doute ces califes étaient-ils tout
naturellement préparés, dès leur enfance, à leur métier de chef d’une
communauté reposant désormais sur des brassages ethniques, des dosages
politiques ou spirituels variés jusqu’à l’infini : métier qui exigeait, on le voit,
de subtils talents d’« arrangeur », mais, tout autant, du courage et une solide
éducation ; métier qui requérait, en d’autres termes, qu’on fût en même temps
« nourri dans le sérail » et préparé au métier de prince.
Princes, ils l’étaient : dans leur vie, qu’ils menaient fastueuse, au grand
dam de leurs trésoriers ; dans la mort, qu’ils infligeaient avec démesure et
savaient subir quand elle venait, souvent atroce ; dans les jeux de l’esprit : un
descendant d’al-Mutawakkil, Ibn al-Mu’tazz, « le calife d’un jour », est un
des plus grands poètes et critiques de la littérature arabe, et, sans relâche, les
souverains suscitent, animent, protègent les cercles de lettrés ; dans le
pouvoir enfin : car si tous ne surent pas ici se comporter en princes, tous
surent du moins qu’ils l’étaient, tous, aussi longtemps et aussi loin qu’ils le
purent, s’évertuèrent à maintenir, dans ses formes théoriques et
imprescriptibles, cette autorité dont ils se voyaient privés dans la réalité des
faits ; le souverain abbasside resta légalement chef unique, au temporel
comme au spirituel, de la communauté, héritier de cette fonction califienne
(khilâfa) de successeur du Prophète, que rappelait, d’un bout à l’autre des
terres sur lesquelles il régnait, directement ou par la personne interposée de
ses vassaux, l’invocation de son nom au prône (khutba) de chaque prière
publique.
Si, au total, le califat est entré très tôt dans la voie de la décadence
politique, on ne saurait invoquer, ou du moins se borner à invoquer, une
déficience de ses représentants. Ceux-ci, décidément, se trouvaient placés
devant une tâche impossible, objet de trop de conflits. Ce ne sont pas les
titulaires qui ont failli à l’institution, mais bien l’institution qui s’est dérobée
sous ses titulaires.
Pour les duodécimains ou imâmites, qui donneront sa coloration spécifique au chî’isme persan,
la lignée alide s’arrête au douzième imâm, Muhammad, disparu en 260/874. D’accord avec les
duodécimains jusqu’au sixième imâm, Ja’far, les ismaéliens se séparent d’eux à propos de sa
descendance. À Mûsâ, septième imâm de la série duodécimaine, ils préfèrent un autre fils de
Ja’far, Ismâ’îl, à la mort duquel (145/762) ils refusent de croire. La lignée des Alides visibles
s’arrête donc pour eux à ce septième imâm, qui leur donne leur nom d’ismaéliens ou de
septimâmiens (sab’iyya, de sab’a : sept).
Le chî’isme apparaît donc, face au sunnisme, comme une religion de la Passion et du mystère :
pour sauver la foi menacée, le croyant est autorisé, tenu même à la cacher sous les apparences
extérieures du credo officiel de la région où il se trouve : c’est la taqiyya. Avec le chî’isme,
l’Islam descend aussi dans les profondeurs des sociétés secrètes et des expériences initiatiques.
L’ismaélisme, surtout, développa une doctrine ésotérique fondée sur le sens intime (bâtin) du
Coran : nous la connaissons par un ensemble de textes émanant d’une société secrète appelée
« Frères de la Sincérité » (Ikhwân aç-Çafâ’). Pétri de gnose, considérant l’imâm comme
directement inspiré de Dieu, le chî’isme ismaélien en est arrivé à voir dans les textes sacres – le
Coran sans doute, mais aussi ceux des autres religions – de simples moyens d’atteindre, sous
l’allégorie, à une vérité indéfiniment créée, dont le Mahdî sera l’incarnation suprême.
Avec eux s’ouvre, pour l’Ifrîqiya arabe, l’ancienne Afrique romaine, un siècle de rayonnement.
Rien n’échappe à l’activité des Aghlabides : ils gagnent à l’agriculture, par l’irrigation, de
nouvelles terres, tirent du sol d’innombrables palais, forteresses et mosquées, édifiant celles de
Sfax et de Sousse, réaménageant de fond en comble celles de Kairouan et de Tunis, la célèbre
Zaytûna. L’Islam tunisien redonne vie, par son art, ses techniques, ses vocations, à de vieux
héritages où Rome et la Chrétienté côtoient la Syrie, la Mésopotamie et l’Égypte. Il fait plus :
comme Carthage, il aspire à passer la mer. Sa vocation méditerranéenne s’affirme par les ribât-s
qu’il construit tout au long de la côte (fig. 24 et 87), camps fortifiés où des volontaires,
combinant les exercices militaires et religieux, s’entraînent à la guerre sainte (jihâd), avant de
s’embarquer sur les flottes préparées à l’arsenal de Tunis : guerre défensive contre les raids
navals des Byzantins, mais plus encore offensive, contre les rivages païens de la Méditerranée
occidentale.
Désormais, la région des marches (Thughûr), coincée entre un califat assoupi ou velléitaire et
une Byzance en plein redressement, oscille entre l’un et l’autre, se désagrège ou tire parti de ces
rivalités, témoin l’Arménie qui y gagne momentanément son indépendance, avant d’être
rattachée à Byzance dans la première moitié du Ve/XIe siècle. L’incertitude de la situation
favorise naturellement les ambitieux : au IVe/Xe siècle, les deux branches d’une dynastie arabe,
les Hamdânides, gouvernent Mossoul et Alep : ici, ils soutiennent presque seuls le poids de la
guerre. Leur plus grand représentant, Sayf ad-Dawla, prince guerrier et mécène, bâtit des palais,
embellit ses villes, se crée une cour où il appelle le poète Mutanabbî et le philosophe Fârâbi.
Peine perdue : à sa mort, en 356/967, tout s’effondre sous les entreprises des Byzantins et des
Fâtimides.
Le domaine iranien, entendu au sens large, n’a pas manqué lui non plus de craquer. Dès les
débuts du IIIe/IXe siècle s’installe au Khurâsân une dynastie de gouverneurs héréditaires, les
Tâhirides, bientôt maîtres de l’ensemble des marges orientales de l’Islam, réserve faite du pays
de l’Indus. Succès précaire : vers la fin du même siècle, le pouvoir passe aux Çaffàrides, famille
d’artisans devenus brigands, tandis que, plus à l’est, dans l’Inde, s’affirment les principautés de
Multân et d’al-Mançura, que va toucher l’hérésie qarmate.
Le IVe/Xe siècle voit une nouvelle distribution et, dans une certaine mesure,
une simplification des pouvoirs en cet Orient de l’Islam. Des nobles iraniens,
les Sâmânides, entreprennent, à partir de leur plate-forme de Transoxiane,
l’élimination des Çaffârides. C’est chose faite à l’aube du siècle. Au nouvel
État, qui recouvre l’ensemble des confins orientaux jusqu’aux marges
indiennes où les Çaffârides ont été maintenus dans la condition de vassaux,
s’opposent les Bûyides venus du Daylem : les membres de cette dynastie se
partagent, eux, le plateau Iranien, le Fârs (Perside), le Khûzistân (Susiane) et
l’Irak. La rivalité entre Sâmânides et Bûyides domine l’histoire de l’Orient
musulman au IVe/Xe siècle, mais c’est le prétorianisme turc qui tirera les
marrons du feu. En 389/999, un gouverneur des Sâmânides, Mahmûd,
renverse ses maîtres et fonde à Ghazna, aux débouchés afghans des routes de
l’Inde, une nouvelle capitale d’où prend son nom la nouvelle dynastie, celle
des Ghaznévides, qui vont dévaler vers l’Indus et le Gange. Signe du temps :
Mahmûd proclame officiellement le sunnisme et se pose en loyal sujet du
califat, mais un sujet aux allures singulièrement protectrices.
Les luttes religieuses entre l’orthodoxie, tolérante ou tiède, des Sâmânides,
le chî’isme duodécimain des Bûyides et le sunnisme militant des Turcs,
recoupent d’autres conflits : comme à l’ouest, il s’agit de tenir les débouchés
de grandes routes : celle des fleuves russes, qui permet, en contournant
Byzance par le nord, d’acheminer aux steppes de la Caspienne et de la mer
d’Aral les produits de l’Europe centrale et orientale ; plus encore, peut-être, la
vieille piste caravanière de la soie, par où affluent, au niveau du Khurâsân, les
produits de la Chine : route doublée, certes, par la grande voie maritime de
l’Extrême-Orient au golfe Persique, mais route plus traditionnelle, plus sûre,
comparée aux péripéties de la mer.
Prestiges de Bagdad
Au-dessus du lot, bien entendu, la Ville du Salut (Madînat as-Salâm),
nouvelle capitale mésopotamienne, initialement sur la rive occidentale du
Tigre. À ce carrefour traditionnel, là où le fleuve, comme pour faciliter tout à
la fois les communications et un approvisionnement illimité en eau potable,
vient couler au plus près de l’Euphrate, permettant le quadrillage de la région
par un lacis de canaux, à l’écart des marais qui, en aval, entretiennent
humidité et moustiques, la succession de Babylone, de Séleucie et de
Ctésiphon échoit à une ville dont l’inévitable brique crue constitue le
matériau essentiel et dont le plan rond reprend d’antiques précédents
orientaux, connus en Mésopotamie même et aussi en Syrie, si l’on en croit
Sauvaget : ville de surveillance et de gestion, presque de méfiance résolue,
qui soustrait, par réticences successives, la capitale à la populace et le calife à
la capitale.
Fig. 13. Bagdad. Fragment de « l’anneau urbain ».
Un fossé de 20 m environ de large entoure la cité, et toute une série de glacis et de murs la
répartissent en autant de zones concentriques qui peuvent à volonté être coupées les unes des
autres par un système de portes (fig. 13). Au centre, l’ensemble palatin : résidence du calife, de
sa maison et des autorités policières, grande mosquée, bureaux (fig. 14 p. 108). Le tout est bien
protégé : au-delà de cette enceinte intérieure ne résident en effet que des officiels, des gardes ou
des partisans assurés du régime, au reste distribués par ethnies, elles aussi isolables à volonté.
Les marchés, cloisonnés en corporations, sont installés loin du centre, le long des deux rues
longues de 2,5 kilomètres environ, qui, parties des quatre portes correspondantes, divisent la
ville en quatre quartiers égaux. Encore ce menu peuple du commerce ne réside-t-il pas dans la
cité, mais au dehors, tout comme le gros des troupes ; et très vite, al-Mançûr, le calife fondateur,
expulsera complètement les marchés pour les installer dans le faubourg méridional d’al-Karkh.
Immense, tentaculaire, la ville éclate, pousse ses palais et ses métiers sur la rive orientale où se
fera désormais l’histoire de Bagdad : entre 151/768 et 320/932, et pour ne retenir que les plus
célèbres, on ne dénombre pas moins d’une dizaine de constructions princières, telle cette
résidence d’al-Muqtadir (295/908-320/932), avec son jardin artificiel peuplé d’automates,
d’arbres de métaux précieux, et son bassin de mercure portant quatre vaisseaux dorés : luxe
inouï, folies « paradisiaques », plaquées sur l’effroyable misère des quartiers pauvre, sur la
poussière, les fumées et la sueur des faubourgs. Le calife al-Mu’tadid, qu’elles incommodent,
va, pour les fuir, de palais en palais : il en construira trois en dix ans.
L’Orient au pouvoir ?
L’avènement des Abbassides ne signifie pas, on s’en doute, l’éclipse totale de
l’Arabie, de ses représentants, de son legs. Sans parler du langage officiel de
la communauté, l’arabe, qui va connaître ici un de ses plus glorieux
moments, c’est une dynastie d’ascendance arabe qui règne à Bagdad et ce
sont des options originellement prises dans une communauté arabe que
sunnisme et chî’isme continuent de proposer aux adeptes de l’Islam. La
nouveauté réside dans le fait qu’on conteste désormais aux Arabes la
possession exclusive et de l’Islam et de l’appareil de l’État : d’où, par
exemple, l’apparition en force des clients (mawâlî), surtout persans, aux
postes officiels, et la résurgence de souvenirs orientaux jusqu’au sommet de
la hiérarchie administrative.
Gardons-nous toutefois des assimilations excessives : le calife, s’il est un autocrate comme ses
prédécesseurs orientaux, diffère d’eux en ceci : son pouvoir ne s’appuie ni sur une divinisation
de la personne du souverain, ni sur la hiérarchie de corps organisés comme le sont, par tradition,
un clergé ou une noblesse. C’est que le calife reste le symbole d’une religion égalitaire qui
ignore – ou du moins se refuse à sanctionner – ce genre de distributions sociales et abhorre toute
atteinte portée à la transcendance de Dieu. Il en résulte que le calife ne peut justifier son
pouvoir, son prestige ou son luxe que par sa condition de premier servant d’une Loi (charî’a)
commune à tous les croyants.
D’où s’ensuivent, aussi, les caractéristiques de l’autorité dans l’Islam médiéval. La Loi, étant
supérieure à tous, et d’abord au calife, reste soumise au contrôle des docteurs (ulamâ’),
symboles de l’accord unanime (ijmâ’) de la communauté : communauté musulmane, et non plus
réservée aux seuls Arabes, d’une part, communauté seule apte, d’autre part, à interpréter la Loi
en considération de l’intérêt général et, autant que possible, par référence analogique aux
modèles de l’Islam originel. Peu importe que, dans la pratique, ces fuqahâ’, spécialistes de
l’application d’une Loi théologique aux données du droit public ou privé, aient dû entériner les
emprunts faits par l’État musulman à des Antiquités étrangères. Il reste que l’autorité souveraine
ne peut reposer sur le seul arbitraire d’un chef gratifié de lumières spéciales.
Conclusions de même ordre pour ce qui touche à l’exercice du pouvoir, qui s’opère par
délégation : du calife à l’administration centrale ou aux provinces. Ici encore, la différence
essentielle de l’État islamique avec ses prédécesseurs réside dans le caractère du souverain, qui
n’est que le dépositaire suprême de l’autorité, mais non pas sa source (sauf, bien entendu, dans
l’État idéal des chî’ites). Même si, comme on va le voir, de vieux héritages étrangers trouvent
place dans l’appareil de l’État, il reste qu’ils sont réinterprétés dans un climat nouveau,
islamique, qui tient, en dernière analyse, à la définition du calife ou « émir des croyants »,
simple successeur du Prophète et gardien, après lui, de sa communauté.
La raison de ces désaffections ? Le caprice du prince, les intrigues, les querelles financières ou
religieuses, souvent aussi la position trop élevée de ce personnage qui, tel un Fouquet à
l’orientale, accumule les trésors et les clientèles, où tel calife voit une insulte à son propre
prestige et à l’État Toutes ces raisons expliquent les conflits et les disgrâces, parfois suivies
d’exécutions capitales : ici, oui, l’on peut prendre comme exemple de choix ces Barmécides,
originaires de Balkh (Bactres) où leurs ancêtres étaient traditionnellement gardiens d’un
sanctuaire bouddhique, et qui firent du vizirat une véritable entreprise familiale, si bien que
l’ombrageux Hârûn ar-Rachîd, de plus en plus décidé à gouverner par lui-même, jaloux de la
fortune de ces serviteurs et inquiet de leurs sympathies alides, se débarrassa d’eux en 187/803.
Il y a bien, au total, quelque chose de paradoxal dans ce vizirat, qui est une institution de base
du califat, mais une institution mouvante, recouvrant des réalités si variables que la théorie n’en
pourra s’élaborer qu’a posteriori, vers le Ve/XIe siècle. Par bien des côtés, le vizirat apparaît
décidément comme une fonction née dans l’empirisme et dont le titre ou la définition
n’entreront que peu à peu dans les habitudes de l’État.
Aussi bien doit-on rompre avec la thèse d’un simple décalque d’une institution sassanide : car,
s’il en était ainsi, comment supposer qu’une tradition si bien ancrée dans les pratiques de l’État
iranien ait mis tant de temps à s’élaborer dans l’État successeur ? En réalité, si le vizirat
emprunte bien certains de ses traits à des modèles antérieurs, iraniens, mais aussi hellénistiques,
byzantins et même hindous à en croire les théoriciens, il a, tout autant, des résonances arabes, ne
serait-ce que par le terme de wazîr, qu’on peut rapporter à des antécédents coraniques.
À cette armée, de plus en plus exigeante au fur et à mesure qu’elle accentue son emprise sur le
pouvoir central, il faut des solides substantielles. De crise en crise, le taux des fidélités monte, le
Trésor s’essouffle, et le califat avec Pour calmer l’appétit mercenaire, on doit songer à des
valeurs plus sûres. Mais la pratiqué de la dotation en terre (iqtâ’) trouve ses limites dans celles
du domaine public, qui se rétrécit comme peau de chagrin. Ailleurs, toutes les terres sont prises,
et les exactions, la dépossession des propriétaires ne peuvent tout de même être officialisées ou
systématisées sans péril. Au-delà des frontières, enfin, l’horizon est bouché par la stagnation des
conquêtes.
Il fallut donc trouver autre chose : on le trouva, et le mot d’ïqtâ’ y gagna un sens nouveau. Les
soldats se firent en effet concéder par cette procédure non plus des terres, mais l’impôt foncier
des domaines particuliers, d’où le processus, facilement imaginable, du dessaisissement et de
l’appauvrissement de l’État, de l’exploitation des propriétaires par une classe soucieuse avant
tout de rentrées d’argent immédiates, au prix de la ruine des sols, prélude aux endettements et à
la dépossession de la paysannerie traditionnelle : tous phénomènes dont on a vu le schéma se
dessiner déjà à l’époque umayyade, mais que le IVe/Xe siècle accélère, surtout en Orient, en
attendant, avec l’arrivée des Turcs seljûqides, l’âge d’or du « système d’occupation militaire ».
Hommes et bêtes
Qui circule par ces passages ? D’abord les hommes, bien sûr : commerçants
alourdis de ces monnaies musulmanes qu’on retrouvera jusqu’à Mayence ou
aux bords de la Baltique, prisonniers que Byzance et l’Islam échangent aux
ports méditerranéens, étudiants et lettrés qui vont « chercher la science » (ici,
mouvement d’ouest en est surtout, l’Irak étant supposé fournir les modèles du
savoir), pèlerins d’Arabie, mais aussi pèlerins chî’ites aux lieux saints d’Irak
et d’Iran, esclaves enfin : remédiant au manque d’hommes chronique dont il
souffre pour faire face à des responsabilités qui s’exercent à l’échelle du
monde, l’Islam d’alors (entre 30 et 50 millions d’hommes ?) puise à ces trois
réservoirs que sont l’Asie centrale, l’Afrique et l’Europe slave. Les travaux
de force de l’agriculture ou des mines, les services domestiques, l’armée
enfin pompent ainsi des masses énormes : à eux seuls, les Tûlûnides
disposeront d’une troupe de 24 000 esclaves turcs et 42 000 Africains, les
Umayyades de Cordoue de 10 000 Slaves ; et quand les Zanj, esclaves noirs
du Bas-Irak, se révolteront, quinze années durant, il faudra mobiliser toute
l’armée califienne pour les réduire (270/883).
Après les hommes, les animaux : sans parler du dromadaire ni du chameau à deux bosses d’Asie
centrale, qui progressent, l’un jusqu’à l’extrême ouest, l’autre vers les steppes nord-
caucasiennes et l’Iran, on note que l’époque abbasside voit s’amorcer ou s’intensifier les
migrations de quelques espèces essentielles.
D’abord et surtout, le cheval : race d’Asie centrale, qui atteint la Chine du Nord et l’Europe
orientale ; race iranienne, exportée vers l’Inde ; race barbe de Numidie, qui donnera le « genet »
d’Espagne ; race syrienne enfin, née, dès l’époque romaine, de croisements entre barbes et
iraniens, et qui s’est étendue de plus en plus vers les pâturages du Najd, donnant le cheval
« arabe », exporté vers les pays de la Méditerranée et l’Inde. Hors des régions de pâture
naturelle, la progression du cheval entraîne celle de la luzerne : depuis la Perse, elle gagne la
Mésopotamie, l’Égypte et l’Andalousie.
Le mouton, lui, passe en Espagne, où il acclimate la race maghrébine, qui donnera plus tard les
fameux mérinos, et ses techniques d’élevage et d’association de bergers qui seront à l’origine de
la grande institution pastorale de la Mesta.
Un peu en marge, enfin, le buffle suit les premiers déplacements des populations tziganes (Zott)
déportées de l’Inde, au Bas-Irak d’abord, puis, après leurs révoltes (surtout sous al-Ma’mûn :
198/813-218/833), en Syrie du Nord, aux marécages de l’Oronte.
Carte 9. L’Islam et le monde à l’époque abbasside.
Quelques techniques
Resterait à traiter de la migration des techniques artisanales, pour lesquelles
on s’en tiendra à quelques produits-tests. Le coton est un nouveau venu : au
VIe siècle, il est au Turkestan ; au vue, il pénètre en Haute-Mésopotamie, où il
détrône le lin, puis, véritablement, explose, gagne la Cilicie, la Syrie du Nord,
l’oasis de Damas et la dépression jordanienne, évite l’Égypte (ici, il n’arrive
pas encore à évincer le lin), mais passe aux franges méridionales de Tunisie
et du Maroc, en Espagne et en Sicile ; Chypre et la Crète, quoique touchées,
n’en développeront véritablement la culture que plus tard, à l’époque des
Croisades.
Autre fleuron de l’industrie textile : la soie. Chinoise d’origine, la
sériciculture s’étend en Arménie et aux bords de la Caspienne, mais elle
souffre de la coupure entre les domaines économiques de Byzance et de
Ctésiphon. La conquête musulmane la libère ; elle passe à toutes les régions
propices de la Méditerranée : Syrie méridionale, Chypre, Sud tunisien,
surtout Sicile et Espagne. Conséquence : si des soieries continuent à être
reçues de Chine, l’importation de la soie grège diminue, et c’est le monde
musulman qui devient, malgré ses énormes besoins, le principal fournisseur
de matière première à Byzance.
Essor du coton, essor de la soie : ils entraînent la multiplication des
techniques (métiers et points) et un bouleversement dans l’utilisation des
produits tinctoriaux. L’indigo, passé en Mésopotamie, Syrie, Libye, Sud
tunisien et marocain, détrône la guède ou pastel. Le kermès d’Arménie ou
d’Espagne et cet indien qu’on nomme « bois de brésil » priment désormais la
garance et la pourpre. Le safran, lui, est partout.
Dernier test : le papier. Avant les Abbassides, c’est la confrontation entre
le papyrus d’Égypte et le parchemin ; le papier chinois, de chanvre ou de lin,
n’est connu alors que par quelques importations de l’époque sassanide. Mais
ensuite, une fois l’Islam présent aux débouchés du Turkestan, les emprunts
vont très vite et une fabrique de papier, pour les usages officiels de
l’administration, est fondée à Bagdad aux approches de l’an 800. À partir de
là, le nouveau produit gagne la Syrie, la Sicile et l’Andalousie, détrône
même, au Ve/XIe siècle, le papyrus dans son fief égyptien. Puis, ce seront les
exportations vers Byzance et Rome, précédant l’installation, au XIVe siècle, de
fabriques en Italie et dans la France du Sud-Ouest.
S’il fallait dessiner une répartition, ce serait plutôt au mépris des confessions et selon un clivage
d’ordre social, entre le petit boutiquier du souk, méprisé, et, de l’autre côté, le grand négociant
du commerce de course, armateur, spéculateur ou le représentant d’une spécialité noble, comme
celle des étoffes (fig. 17). D’autres indices de classement pourraient être cherchés dans
l’évolution historique : à défaut de monopoles inexistants, au moins esquisserait-on une espèce
de courbe des prépondérances.
C’est à l’est, dans le golfe Persique et l’océan Indien, que la situation est la plus stable,
nettement à l’avantage des Persans, surtout au IVe/Xe siècle. À l’ouest, au contraire, le domaine
méditerranéen est celui des fluctuations, de l’oscillation des communautés entre le grand négoce
et la boutique. Avant la conquête musulmane, ce sont les chrétiens d’Orient, les « Syri », qui
règnent sur un commerce orienté d’est en ouest. L’avènement de l’Islam et l’époque abbasside
surtout leur substituent, comme maîtres du nouveau négoce mondial, d’ouest en est cette fois,
les Juifs, partout présents et dont la tolérance musulmane libère les qualités d’entreprise. Rejetés
au petit commerce, les Chrétiens se maintiennent néanmoins sur les routes d’Égypte, de Syrie,
de Mésopotamie et d’Asie centrale ; jacobites et surtout nestoriens, ces derniers présents
jusqu’en Chine, s’appuient sur des chaînes de monastères aux fonctions multiples : hôtellerie,
dépôt de fonds et (en Arménie et en Haute-Égypte) castration, instruction des esclaves.
Les années 1000 amorcent le grand tournant du siècle suivant : persécutés en Europe, les Juifs
sont contestés en Orient, et notamment dans l’Égypte fâtimide, où leur nombre et leur position,
souvent des plus hautes et des plus officielles, suscitent les jalousies. Ils cèdent ainsi, sur les
deux fronts de la Méditerranée et du Levant, à des nouveaux venus, jadis en un sens leurs
élèves : les banquiers et marchands italiens d’un côté et, de l’autre, les fils de la diaspora
arménienne, particulièrement actifs dans l’Empire byzantin, en Syrie du Nord et dans l’Égypte
fâtimide du Ve/XIe siècle, où ils assurent, comme on le voit, les relais.
Fig. 17. Titre de propriété d’une boutique.
Planchette de bols, Égypte, IXeásiècle.
Ces communautés, et bien d’autres, ont leurs langages, dont les échanges
commerciaux, cela va sans dire, profitent : idiomes traditionnels, d’abord,
comme le persan, le berbère, l’araméen des communautés juives
d’Andalousie, le syriaque des missionnaires nestoriens en Asie centrale et en
Chine, sans parler, pour l’Espagne, de l’évolution du latin vers une langue
romane, mère des parlers ibériques. Dominant le tout, bien entendu, l’arabe,
sous ses formes dialectales ou classique, langue de communauté, d’un bout à
l’autre de l’empire et même au dehors, par le jeu des colonies musulmanes de
l’océan Indien, de Chine – Canton surtout –, de la Russie du Sud et même de
Byzance.
Naissent enfin de nouveaux langages composites, qu’on pourrait presque
dire à vocation d’échanges, tous élaborés par symbiose de l’arabe avec les
idiomes des populations voisines de l’empire : swahili des côtes africaines de
l’océan Indien, azer des comptoirs soudanais, soghdien des confins turcs,
lingua franca de la Méditerranée. Langages qui ne sont marginaux que sur la
carte : dans ces creusets s’élaborent et se transforment une foule de termes –
et pas tous commerciaux – qui, de là, rayonnent.
Mots arabes ou persans, et même latins ou grecs, remodelés dans une
prononciation orientale, de tous notre français aura sa part, directement ou
par les relais italiens et ibériques : alezan, artichaut, abricot, safran, cramoisi,
coton, alcool, élixir, goudron, calfater, tarif, zénith, zéro, chiffre, algèbre,
échecs, et combien d’autres !
Routes et produits
La carte dira mieux que nous le détail des productions et de leurs itinéraires.
On ne retiendra ici que les faits essentiels, ceux qui permettent d’esquisser
une physionomie générale de la vie économique de l’Islam à l’époque
abbasside (cartes 11-14 pp. 130-135).
Caravanes et bateaux
La fondation de Bagdad et de Sâmarrâ n’a pas créé le commerce maritime
vers l’Extrême-Orient, mais c’est elle qui lui a donné l’impulsion décisive.
Alors, les marchands musulmans poussent jusqu’en Corée et installent, à
Canton et sur la côte occidentale de l’Inde notamment, des colonies actives,
tandis que, dans l’autre sens, les lourdes jonques chinoises viennent jusqu’à
Sîrâf, le grand entrepôt du golfe Persique. Vers la fin du IIIe/IXe siècle,
tournant décisif : la révolte de Houang-Tchao, assortie des massacres de
commerçants musulmans, entraîne sur ces mers une sorte de repli ou, du
moins de réserve. La péninsule malaise marque désormais le point extrême de
la navigation musulmane vers l’est et le centre nouveau des échanges. C’est
le moment où les connaissances relatives aux mers orientales, si neuves et
originales vers le milieu du IIIe/IXe siècle, deviennent floues, stéréotypées,
contradictoires. C’est aussi l’époque où la géographie arabe, qui accordait
jusque-là aux mers une grande part de son intérêt pour les horizons étrangers,
vire, avec les plus grands de ses représentants, Ibn Hawqal et Muqaddasî, à
une spécialité de la piste et du piéton, cependant que l’installation des
Fâtimides au Caire reporte, on l’a dit, une fraction importante du commerce
mondial à l’axe Méditerranée-mer Rouge.
Fig. 18. Le petit navire de l’océan Indien. Noter
les voiles carrées et le double gouvernall-rame.
Sur les mers d’Orient règne le bateau de petit tonnage (fig. 18),
composition en bois de teck et fibre de cocotier. Celle-ci donne les filins qui
permettent d’assembler bord à bord, sans les clouer, les planches de la coque
et aussi de manœuvrer la rame arrière servant de gouvernail. « Donnez-moi
un cocotier, et je vous fais un navire », s’écrie un auteur de ce temps : le bois
de l’arbre pour la carcasse, les mâts et les vergues, les feuilles pour le tissu
des voiles, les fibres pour les câbles, les noix comme cargaison, et voilà le
bateau paré. Petit navire, et bien précaire : le colmatage, à la graisse de
baleine, des jointures et des trous par où passent les cordes d’assemblage,
laisse pénétrer l’eau jusqu’à un niveau qualifié d’« habituel ». Flottant là-
dessus, une voile triangulaire, qui gagne du reste la Méditerranée, où elle
prend sa qualification usurpée de « latine » pour équiper l’autre navire du
temps : non plus « cousu », comme disent les textes, mais chevillé et cloué.
Partout, naviguer égale cabotage, par exemple en mer Rouge, sur les côtes
orientales d’Afrique et depuis le fond du golfe Persique jusqu’à la pointe Sud
de l’Inde. Mais le cheminement en droiture, servi par le régime des
moussons, appuyé aux premiers portulans et aux observations astrales –
notamment celle des « Nuages de Magellan », indicateurs du Sud – se
pratique des côtes de l’Arabie à l’Inde, depuis Ceylan jusqu’aux approches de
la Malaisie, et, enfin, de l’Annam (Tchampa) aux parages de Canton. En
Méditerranée, la possession, au moins côtière dans quelques cas, des îles
[Baléares, Sardaigne, Sicile, Malte, Crète (de 210/825 à 350/961), et, avec
des fortunes diverses, Chypre] permet aussi les longues courses, mais avec
plus de sécurité à l’ouest, loin de Byzance. Partout, des ports, des balises et
des phares, souvent simples estacades avec feux, comme au fond du golfe
Persique, et, partout aussi, les pirates : indiens à l’est, surtout dans l’île
repaire de Socotra, à la corne de l’Afrique, chrétiens en Méditerranée.
Sur terre, le commerce est propriété presque exclusive de la piste. Piste de
portage et non de roulage : à la route romaine et au chariot succèdent la voie
caravanière et la bête de bât, surtout le chameau (fig. 19). La caravane est un
monde en marche : elle peut compter de 5000 à 6000 chameaux, et sa charge
utile vaut alors celle d’un très gros voilier ; mais la plupart sont infiniment
plus modestes. Toutes profitent des caravansérails ou khâns (fig. 20), – vastes
cours carrées, encloses et fortifiées, avec chambres communes à l’étage –,
parfois aussi des installations officielles de la poste : relais de même type, en
moyenne tous les 40 km, et citernes. Les rivières se passent soit à gué, soit,
en l’absence de ponts de pierre ou de bateaux, sur de grosses outres gonflées.
Le « chemin qui marche », si étroitement imbriqué au paysage commercial de
l’Occident, n’est ici qu’un obstacle, au mieux un appoint de la piste reine,
quand le contexte géographique le permet : Espagne du Guadalquivir, Égypte
du Nil ou Mésopotamie des fleuves et des canaux. N’oublions pas, pour
compléter le tableau, ceux qui rôdent autour de la richesse en marche :
Bédouins pillards, tribus indisciplinées ou montagnards indociles, paysans
affamés, dissidents et hors-la-loi de profession.
La nouvelle société
Stagnation paysanne
Tout au bas du système social, mal connue et méprisée des textes, végète la
paysannerie : esclaves, journaliers ou petits propriétaires, tout un monde
asymptote à la ruine, coincé entre le fisc, la pression urbaine et les exactions
des grands possédants, marchands puis soldats. À ces fléaux, on échappe par
la mort, la fuite, le brigandage ou la révolte : les mouvements, déjà cités, des
Zott et des Zanj ou le grand soulèvement de Bâbek, dans la première moitié
du IIIe/IXe siècle, n’en sont que les illustrations les plus notables. Ce monde
paysan, qui, sauf aux environs immédiats des grandes villes, consomme et se
vêt sur place, dans une autarcie de plus en plus marginale au fur et à mesure
que s’accroît la pression des propriétaires soldats, est tributaire de
l’approvisionnement en eau (fig. 21-22), raison dernière de vie ou de révolte
et hantise des préfets. Des techniques immémoriales de culture irriguée ont
passé à l’Occident, bien avant l’Islam, qui n’a fait, on l’a vu, que les relancer
par les relais d’Espagne ou de Sicile. Toutefois, sur un point au moins,
l’Orient – surtout arabe – conservera une originalité foncière à son paysage
rural, incomplet sans la silhouette du nomade. Caravanier ou éleveur, il
impose sa présence et même sa mobilité aux marges de l’agriculture
sédentaire, qui vont et viennent comme lui.
Villes congestionnées, villes indociles, mais villes travailleuses : les métiers, sur lesquels repose
une bonne part du commerce musulman, se pratiquent aux ateliers d’État ou privés. L’ensemble
est organisé en corporations dont le détail est mal connu, et notamment l’importance et les
modes du contrôle officiel. Quelques faits certains toutefois : en vivant sur une répartition des
diverses activités artisanales selon les rues ou les quartiers, les corporations accentuent le
cloisonnement de la ville et les séparatismes, permettent le travail en profondeur des émissaires
de tous bords : l’ismaélisme, qui, entre autres originalités, exalte le travail manuel, profitera
largement de cet état de choses. Du. moins l’organisation des métiers permet-elle la surveillance
des monopoles et des prix. Sans doute ceux-ci sont-ils variables, pour une denrée donnée, d’une
ville à l’autre, mais, dans l’ensemble, le monde musulman parait connaître une certaine stabilité
jusqu’au IIIe/IXesiècle, date à laquelle l’essor des affaires et l’intense circulation monétaire ont
dû entraîner une hausse sensible, suivie d’une nouvelle période étale.
Quelques repères : à Bagdad, dans les bonnes années, le salaire minimum d’un manœuvre est de
trois dinars par mois ou d’un dirham par jour, soit la valeur de deux kilogrammes de pain
quotidien, l’ouvrier qualifié gagnant jusqu’à quatre fois plus. Autre éventail, qui préfigure un
peu nos zones de salaires, donné par le géographe Ibn Hawqal, vers la fin du IVe/Xe siècle, pour
les fonctionnaires sâmânides du Khurâsân : le traitement de base du préfet, du juge ou du
directeur de la poste est ici de trois cents dirhams par trimestre, mais il peut, selon les zones,
baisser à deux cents ou s’élever, au contraire, à trois mille.
Société et Empire
Nouvelle société ? Ce titre, employé plus haut, appelle une mise au point.
Nouvelle, oui, sans doute, pour l’Islam, ce fils de l’Arabie qui change,
maintenant de visage, passant du désert à la ville, de la bédouinité aux
installations sédentaires des grandes métropoles, de la culture close de la
Péninsule aux confrontations avec les héritages étrangers. Mais le vieil
Orient, sur lequel règne ce nouvel Islam, ne fait, lui, en changeant de maître,
que perpétuer ou retrouver d’anciennes habitudes. Sous l’étendard musulman
comme aux époques romaine ou hellénistique, la vie d’une société est
synonyme de circulation, d’échanges et de civilisation urbaine, le tout plus ou
moins artificiellement plaqué sur des campagnes en stagnation : habitudes
relancées, activées même, à la faveur de cette suprême incarnation des grands
Empires à l’antique, qui jettent ainsi, avec l’Islam, en quelque sorte leur
dernier éclat.
Car ce nouveau venu ou, si l’on préfère, ce dernier en date, est
fondamentalement frappé des mêmes tares que ses prédécesseurs. Et d’abord,
même si la société marchande de la grande époque abbasside périclite,
comme on l’a dit, sous l’effet de facteurs plus proprement politiques et
financiers qu’économiques au sens strict, avant même le choc décisif de
l’invasion turco-mongole, il reste que le monde musulman est un géant sans
assise stable.
Grand, trop grand : seul, l’Empire mongol lui ravira la palme de
l’immensité. En attendant, de l’Indus à l’Espagne et de l’Asie centrale aux
confins de la Nubie, l’Islam du Xe siècle couvre tout de même un territoire
égal à quelque chose comme douze fois la France. Encore ne s’agit-il pas, on
l’a vu, de territoires d’un seul tenant : sans parler des diversités
géographiques ou ethniques, l’Empire musulman, politiquement ou
économiquement, est un corps à plusieurs têtes : Cordoue, Kairouan,
Le Caire, La Mekke, Damas, Bagdad, Bukhârâ, pour ne citer que celles-là.
Grand, trop grand, mais aussi humain, trop humain. Sans doute ce géant
avait-il, par rapport à ses devanciers, une autre âme. La cohésion qui lui vint,
à ses débuts, de l’Islam, ne put néanmoins résister aux nécessités ou aux
faiblesses éternelles des sociétés des hommes. La religion et ses impératifs
ont dû, ici comme ailleurs, composer avec le besoin de vivre, et de vivre avec
le plus de liberté, le plus de richesse possible. Or, pour cela, la société
musulmane ne disposait pas de moyens de gestion foncièrement nouveaux,
révolutionnaires, de moyens adaptés, en tout cas, à cette grande tâche qu’eût
été la conciliation d’un ordre politique commun avec les diversités locales.
Autre difficulté, non moins grave : l’Empire marque le pas. Son expansion
stoppée, il demande à ses garnisons de frontières, à ses ribât-s (fig. 24
p. 140), de protéger sa richesse acquise beaucoup plus que de l’accroître par
de nouveaux territoires. Sans doute dira-ton que, si l’immensité est un mal, la
prolonger par de nouvelles conquêtes n’aurait fait qu’augmenter la difficulté,
par une sorte de fuite en avant. Il n’importe : l’arrêt du grand élan témoigne
bien d’une crise, d’un essoufflement, l’Empire s’installant, pour tout dire,
dans la satisfaction et la crainte des nantis.
Plus grave encore peut-être, à long terme : sa richesse lui vient surtout du
transit et de la spéculation. Cette énorme société ne crée pas à proportion de
ses besoins : son agriculture, rivée à la routine, reste par ailleurs tributaire
d’une eau souvent parcimonieuse, cependant qu’un peu partout la
consommation et l’échange occupent une part excessive eu égard à la
production. Et cette production, à son tour, est trop peu. diversifiée, trop axée
par exemple sur certaines denrées de luxe, trop pauvre, surtout, en plus d’un
secteur essentiel : le bois, pour les charpentes, la menuiserie ou les chantiers
de la marine, mais aussi certains métaux utilitaires, à commencer par le fer,
sont trop rares en face des besoins : d’où l’intervention éventuelle de l’État en
ces circuits primordiaux.
Chez lui ou dans ses rapports avec l’étranger, l’Islam vit finalement, il faut
y insister, d’échanges : sa grandeur et sa faiblesse tiennent en ce mot. Que la
politique ou le sort des armes déplacent les axes de ces échanges, que
montent au firmament du commerce mondial de nouvelles puissances comme
celle de l’Occident, et l’édifice vacille.
La nostalgie du passé
L’Histoire en décadence
L’Islam classique est dominé par la pensée du paradis perdu, la conviction
intime que sa propre perfection se situe aux origines et que toute démarche ne
se justifie qu’autant qu’elle se rapproche du modèle primitif. D’où le succès,
en droit et en histoire, de la méthode dite de l’isnâd, chaîne de garants qui
permet de remonter, par le jeu de la tradition orale, donc vécue au plus près,
jusqu’au personnage de référence, au garant suprême de la vérité :
contemporain du Prophète et, bien entendu, chaque fois que possible, le
Prophète lui-même.
L’histoire arabe est née, à Médine surtout, de ce souci pieux de recueillir
en l’état, comme un dépôt sacré et intangible, les souvenirs des premiers
âges. Peu à peu, pourtant, l’aventure même de l’Islam et ses contacts avec
l’étranger amènent à élargir les cadres originels. Alors s’élabore l’histoire
annalistique du califat, que complète un large regard sur le passé des nations
étrangères, rassemblé autour des grandes figures des patriarches bibliques,
d’Alexandre, de Zénobie ou de Chosroès. Tel est l’esprit de la grande histoire
universelle en langue arabe, d’inspiration chî’ite, celle de Tabarî et de
Mas’ûdî (morts en 310/923 et 345/956) ; mais ni l’objectivité, ni l’éclectisme,
ni l’ampleur de vues de ses auteurs ne l’empêchent de considérer l’Islam
comme l’événement essentiel, l’avènement d’une humanité enfin majeure.
Ainsi se perpétue, mais par des voies tout à fait originales et pures de toute
influence étrangère, une tradition antique et providentialiste de l’histoire :
celle, par exemple, d’un Polybe vis-à-vis du fait romain.
Communauté et communautés
L’histoire et la réflexion moralisante qu’elle entraîne, par exemple chez un
Ibn Miskawayh (mort en 421/1030) ne sont, en un sens, que les formes
littéraires de ce regret d’un passé parfait à jamais révolu. Mais il en est
d’autres : plus la communauté éclate et plus l’idéal de groupe se cherche des
compensations dans des cadres mieux appropriés : autant dire, plus restreints.
Le IVe/Xe siècle est décidément, sur ce point encore, un tournant de la société
musulmane. C’est lui qui voit non seulement fleurir l’ismaélisme initiatique,
s’intensifier les résurgences nationales, en Iran surtout, mais aussi se dessiner
les débuts d’une évolution du mysticisme, dont les adeptes vêtus de laine
(çûf, d’où leur nom de Çûfîs), jusque-là adonnés aux pratiques individuelles
de l’ascétisme, commencent à se regrouper en petites assemblées, autour d’un
maître ; le géographe Muqaddasî, passant vers le sud-ouest de Damas, décrit
un de ces premiers modèles : habits de bure et nourriture de glands.
C’est, enfin, dans le même temps que se haussent au niveau d’une véritable
institution les groupements, encore très mal connus, de fityân (littéralement :
de jeunes gens), associations d’entraide et de vie communautaire, régies par
un code d’honneur dont le nom (futuwwa : la qualité des fityân) et l’esprit
chevaleresque, généreux et altruiste se veulent pris au patrimoine arabe, mais
dont le domaine, en réalité, correspond d’abord aux anciens territoires
sassanides. Organisées selon un système de réunions régulières, avec rituel et
costume ad hoc, ces associations se multiplient en milieu essentiellement
populaire, offrant un cadre rêvé aux aspirations d’une certaine plèbe urbaine,
celle des « gueux » (ayyârûn), adeptes d’une morale expéditive fondée sur le
détroussement du riche. Hors de toute attache confessionnelle, corporative ou
tribale, les fityân tissent, de ville à ville, les réseaux d’une solidarité d’un
nouveau genre et leurs chefs, parfois véritables maîtres des cités et notables
de fait, traitent d’égal à égal avec l’autorité officielle. Plus tard, la politique
de l’État ou la philosophie des confréries mystiques s’attacheront, avec des
fortunes diverses, à exploiter le mouvement à leur profit. Pour l’heure, il
n’est, au plan global de la société musulmane, qu’un recours parmi d’autres à
des réflexes fondamentaux de cohésion. Dans cet ensemble trop vaste de
l’Islam, auquel l’histoire a donné, avec les dimensions, les faiblesses de tout
empire, tout se passe comme si la chevalerie des fityân, mais aussi le
sentiment national, l’association corporative ou tel groupement religieux
sécrétaient, sans sortir du cadre de la communauté unique, autant de
communautés plus immédiatement sensibles et efficaces.
La fébrilité de savoir
La nouvelle circulation des idées
Papyrus égyptien, papier chinois ou parchemin alimentent un actif marché du
livre. Témoin précieux entre tous, le Catalogue (Fihrist) d’Ibn an-Nadîm, un
libraire de la fin du IVe/Xe siècle, nous donne les titres des ouvrages alors en
circulation à Bagdad. Mine inépuisable, et combien triste pour nous, qui de
ces livres jadis vivants ne connaissons plus, trop souvent, que les noms !
Saurons-nous mieux, un jour, le volume des « tirages » ou des ventes ? Sans
doute le matériau était-il cher, le livre, donc, précieux et rare, sauf pour des
œuvres très connues, au moins du public cultivé : poésies, œuvres de
vulgarisation, fables, sans parler, bien entendu, des exemplaires du Coran. Et
puis, il y a les bibliothèques (fig. 25 p. 144), qui interviennent sur ce marché ;
le géographe Muqaddasî, une fois encore infatigable observateur, nous décrit
celle de Chîrâz : personnel spécialisé, classement des ouvrages par rayons,
registres et contrôles, rien n’y manque de l’univers rigoureux de la
bibliothèque publique. Rigoureux et compassé : la porte de la culture est
décidément étroite, l’accès des lieux réservé aux « notables ».
Le bon peuple se rattrape ailleurs : aux contes, poésies ou apologues récités
en plein vent, à la halte ou sur la place, le soir surtout. À un cran au-dessous
de l’entretien des dits « notables », la littérature populaire pratique, elle aussi,
le samar, la palabre poursuivie quand la ville dort, et qui fait de cette
civilisation musulmane, par bien des côtés, une civilisation de la nuit.
Familiers rassemblés autour du calife, lettrés avec un poète ou un causeur,
érudits, étudiants ou écoliers, pauvres hères buvant les récits d’un conteur, la
littérature arabe est une littérature de cénacle, et quelques-unes au moins de
ses plus grandes œuvres gardent le souvenir des circonstances où elle est
née : tels le Livre des Chansons, d’Abû l-Faraj al-Içfahânî, critique littéraire
en forme d’entretiens et de souvenirs, ou les célèbres « séances » (Maqâmât)
de Hamadhânî, un des maîtres de la prose rythmée et assonancée.
Et Les Mille et une Nuits ? Ah ! certes, elles restent bien, en profondeur, le plus bel exemple
d’une expression populaire, mais elles ne l’accaparent pas. Il faut y ajouter la geste arabe du
Roman d’Antar, les récita de la guerre aux frontières, les légendes de la mer et, enfin, toute une
littérature de colportage, almanachs en tête, dont nous avons conservé un spécimen avec le
Calendrier de Cordoue. Ensemble, donc, prodigieusement vivant, ici comme en d’autres
sociétés. Et quel malheur que la tradition littéraire du temps, n’y reconnaissant pas un de ses
fils, se soit si peu préoccupée de lui donner la sanction immédiate de récriture, laquelle ne
devait, au mieux, venir que bien plus tard !
Vocations de la prose
La prose arabe s’élabore surtout à partir de modèles persans et chez les
fonctionnaires : Ibn al-Muqaffa’, l’adaptateur de Kalîla et Dimna, dont on a
parlé plus haut, mais aussi Abd al-Hamîd, celui-ci pour la fin de l’époque
umayyade, Sahl ibn Hârûn, et tant d’autres ! Ce départ pris, elle trouve, au
IIe/IXe siècle, deux de ses plus grands maîtres en Jâhiz et Ibn Qutayba : avec
eux se réalise l’équilibre parfait entre une langue souple, élégante et claire, et
une pensée que l’expression tend tout entière, même au travers de ses
recherches, à servir. Très vite toutefois, la prose s’écarte de cette vocation.
D’un côté, elle reste, en dehors de toute préoccupation de style,
essentiellement didactique, simple moyen d’exposition d’un sujet spécialisé.
L’immense majorité de la production arabe est ainsi une littérature d’exégèse,
d’apologétique, de philologie, de droit, d’histoire ou de science.
À l’opposé, quand la prose ambitionne de se cultiver pour elle-même, elle
tombe dans les pièges de l’art pour l’art que lui tendent les modèles écrasants
de la poésie : assonances, rythmes et redites contaminent ainsi peu à peu
l’expression littéraire, comme dans les fameuses Séances (Maqâmât), déjà
citées, de Hamadhânî, surnommé en son temps (fin du IVe/Xe siècle) « la
Merveille ». Plus tard, beaucoup plus tard, le modernisme, entre autres
révolutions, devra retrouver le chemin de la prose vivante.
Il faut trier dans ces trésors : pour les mathématiques, qu’illustrent entre autres Khuwârizmî,
Battânî (Albatenius) et Bûzjânî (Abu l’-Wafà’), ce sont l’algèbre, la transmission de la
numération dite arabe, l’invention du sinus et de la tangente, les travaux sur l’inclinaison de
l’écliptique, la mesure d’un degré de la circonférence terrestre ; en chimie, avec Jâbir (Geber) et
ses émules, l’emploi de la distillation et la définition de plusieurs corps, dont l’alcool et l’acide
sulfurique ; en optique, les recherches d’Ibn al-Haytham (Albazen) ; en médecine, les travaux
de Râzî sur la variole ou d’autres maladies, l’institution du bîmârîtân (hôpital), d’origine surtout
iranienne, répandu ensuite dans les villes d’Orient avant de gagner, à l’occasion des Croisades,
l’Europe, la généralisation enfin, jusqu’aux médecins de Molière, d’une pharmacopée et d’une
doctrine dont le Canon d’Avicenne constitue la pièce essentielle ; en géographie, d’après les
œuvres de Marin de Tyr et de Ptolémée, dont les données sont remises à jour, l’élaboration,
dans le cadre du Bayt al-hikma, d’un nouvel atlas de la terre, précédant l’éclosion d’une science
originale, d’abord liée, comme chez Ibn Khurdâdhbeh, à des préoccupations administratives de
connaissance de l’empire, puis élaborant sa doctrine et ses méthodes, avec Ya’qûbî, Balkhî,
Içtakhrî, et surtout, dans la deuxième moitié du IVe/Xe siècle, Ibn Hawqal et Muqaddasî.
Traditions orientales, aussi, pour le matériau : la brique règne, envahit même un moment, avec
l’Égypte des Tûlûnides, le domaine méditerranéen classique de la pierre de taille. C’est que,
vernissée, stuquée, émaillée ou même brute, elle se prête aux jeux de la couleur. Et puis, elle
s’assemble, se cisèle si bien ! L’Iran en bâtira ses arcs quadrilobés et ses coupoles : coupole sur
nervures, qui gagnera l’Espagne elle-même, puis le Maghrib, vers le VIe/XIe siècle ; coupole sur
trompes, réplique orientale de la coupole byzantine sur pendentifs et prétexte à sculpture :
l’éclatement de ces trompes en une multitude d’alvéoles de plus en plus fouillées donnera aux
mosquées de Perse leur féerie de stalactites. L’Iran, enfin, est présent dans le mausolée, noyau
de la future mosquée funéraire, et dans le minaret rond, d’un seul jet, pendant, bientôt classique,
du minaret « méditerranéen », carré et à étages.
Ces dominantes, bien sûr, n’épuisent pas tout. D’un pays à l’autre, des
variations infinies peuvent naître des dosages qu’on opère entre les traditions
les plus diverses. Contesterons-nous, pourtant, qu’il y ait un art musulman ?
À mesure que passent les siècles, l’Islam apprend à se nourrir de lui-même.
Sa décoration (fig. 29 p. 149), surtout, lui appartient de plus en plus : stucs,
faïences (fig. 30), marbre ou bois de teck, elle repose essentiellement sur le
motif géométrique, pur ou obtenu à partir de thèmes stylisés pris à
l’épigraphie ou au bestiaire. En art, l’Islam est synonyme de l’arabesque,
répétée à l’infini, jamais close. Allergie, comme nous l’avons dit plus haut, à
une figuration suspecte d’idolâtrie ? C’est l’explication traditionnelle, mais
elle appelle des nuances.
Réussites provinciales
Rayonnement, enfin, par les villes : ici, peu de créations notables, à part Murcie et les deux
porta cités. Mais l’Islam réanime les centres anciens : Tolède, Séville, Cordoue surtout,
qu’entourent les palais, noyaux de villes nouvelles, dont la Madînat az-Zahrâ’ d’Abd ar-
Rahmân III. Appuyé à une administration de modèle abbasside et à une monnaie forte – Abd ar-
Rahmân III renoue avec la frappa de l’or, interrompue ici depuis 106/724 –, le califat de
Cordoue fait décidément grande figure : il en impose au Caire et à Bagdad et traite d’égal à égal,
au niveau des ambassadeurs, avec Constantinople. Il est, enfin, un des pays les plus peuples
d’Occident : 3,5 millions d’habitants vers l’an 800 après J.-C, près du double deux siècles plus
tard, selon les estimations de J.-C. Russell.
Conflits des clans arabes, renforcés aux surenchères de la clientèle locale, nationalisme de
certains autres convertis, turbulence religieuse des Chrétiens ; le gouvernement central passe
son temps à mater ses villes, Tolède surtout, et Cordoue elle-même : l’écrasement de la révolte
de 202/818 jette au dehors des centaines d’exilés, qui s’en vont fonder tout un quartier de Fès, la
toute neuve, tandis que d’autres arrachent à Constantinople la Crète, qui deviendra, autour de la
ville nouvelle de Candie, un prolongement économique et culturel de l’Espagne, jusqu’à la
reconquête byzantine de 350/961. Autre soulèvement, beaucoup plus grave, car il prend,
quarante années durant ou presque, des allures de véritable guerre nationale : celui d’Umar ibn
Hafçûn, qui tient le Sud à partir de sa forteresse de Bobastro et ne sera réduit qu’en 306/918.
Et puis, il y a les pressions extérieures : celle des Fâtimides, dont les alliés siciliens pillent
Almeria en 343/954 ; celles des Normands qui, en 229-230/844, ravagent le littoral de Lisbonne
à Trafalgar et prennent Séville, puis reviennent, à deux reprises, s’emparer d’Algésiras et des
côtes portugaises ; pression, enfin, des royaumes chrétiens du Nord : malgré des raids
spectaculaires, dont la prise de Saint-Jacques-de-Compostelle en 387/997, la frontière de l’Islam
ne dépasse pas, vers le nord, le Douro et, plus à l’est, les régions de Huesca, Lerida et
Tarragone.
Mort d’un empire : le pouvoir prétorien, appuyé à de nouveaux contingents
berbères, prend son essor à la fin du IVe/Xe siècle. À la mort du prestigieux
« maire du palais » que fut al-Mançûr (Almanzor), le royaume se prépare à
éclater en partis (tâ’ifa, pl. tawâ’if), andalous, esclavons ou berbères, noyaux
d’autant de principautés.
Islam espagnol
Orient et Occident, Islam et Espagne se fondent pour donner à la civilisation
andalouse ses traits spécifiques à l’intérieur de l’ensemble musulman. Le
cœur de la péninsule, c’est incontestablement la vallée du Guadalquivir (carte
15 pp. 158-159), qui donne alors son nom (al-Andalus) à toute l’Espagne et
par où transitent les productions les plus originales du pays : olives, raisins
secs et vins (pour lesquels l’Islam s’accommode ici des traditions locales),
surtout légumes et fruits des vallées ou du Levante, relais essentiels pour les
migrations des plantes vivrières de l’Orient vers l’Europe : tradition horticole
qu’illustre déjà, bien avant la grande période des XIe et XIIe siècles, toute une
littérature d’almanachs et de traités agronomiques. Canne à sucre, palmiers
(fig. 32) d’Elche, lin et coton complètent le paysage. Au chapitre des
industries, citons la soie et les minerais : cuivre, plomb, fer, mercure, argent
surtout, d’où la longue tradition monétaire de monométallisme blanc.
Comme le reste de l’Islam, l’Espagne est terre de commerce et d’échanges : elle exporte un peu
partout ses huiles, ses tissus et ses armes, importe le blé d’Afrique du Nord et, de l’Europe, les
esclaves ; leur trafic fait la prospérité des marchands juifs, depuis Verdun, grande place de vente
et de castration, jusqu’à Arles et à la Narbonnaise, d’où l’on gagne soit la péninsule, soit, par
mer, Tunis ou les ports du Levant.
Fig. 32. La Cueillette des dattes en Espagne, xiiie
siècle ( ?).
Plus encore, échanges, symbioses des cultures. Malgré les conflits où elle a
vécu, l’Espagne, comme toute terre où cohabitent des groupes variés, a
trouvé dans cette diversité un équilibre. Les succès des princes umayyades
s’explique, entre autres raisons, par leur souci de se poser en arbitres, leur
refus de traiter les insurrections, alors même qu’ils les matent brutalement,
autrement que comme des péripéties politiques, en se gardant bien de mettre
en cause des principes ethniques ou confessionnels. Ainsi les Juifs purent-ils
voir l’un des leurs ministre, les Chrétiens se réunir en conciles, assurer la
permanence des parlers ibériques et poursuivre le dialogue avec leurs
coreligionnaires, au-delà de la frontière du Nord.
L’Islam andalou peut bien, de son côté, se ranger derrière une seule école,
celle de Mâlik, il n’ose pas pour autant – et les souverains y veillent – aller
jusqu’à l’intolérance ni même réduire au silence les critiques que lui adresse,
comme d’ailleurs aux Juifs, aux Chrétiens ou à d’autres docteurs de l’Islam,
le grand lettré, juriste et théologien qu’est Ibn Hazm. Encore moins le
mâlikisme parvient-il à empêcher la réflexion des philosophes et des savants,
officiellement encouragée : nourris aux livres de la splendide bibliothèque de
Cordoue, un néo-platonicien comme Ibn Masarra, un médecin comme
Zahrâwî préparent, pour les temps futurs, la transmission à l’Occident
chrétien de la pensée gréco-arabe.
Mêmes confluences dans les lettres : la tradition arabe, sans parler du
mâlikisme, pur produit médinois, est représentée par le philologue al-Qâlî.
Celui-ci, à vrai dire, vient d’Irak, d’un Irak qui, de plus en plus, impose ses
modes : à l’administration, on l’a vu, mais aussi à la musique, avec le
chanteur bagdadien Ziryâb, et à l’encyclopédisme littéraire d’un Ibn
Abd Rabbih, qui ne propose guère, à ses contemporains, que des
connaissances à l’orientale.
Et l’Espagne ? dira-t-on. Elle survit dans les poèmes, qui vantent, avec Ibn
Chuhayd, Ibn Zaydûn et bien d’autres, ses enchantements citadins, ses fleurs,
ses femmes : tradition d’un amour courtois auquel Ibn Hazm, décidément
universel, donne, dans son Collier de la Colombe, une manière de code. Mais
c’est surtout dans une poésie originale que l’Espagne d’alors, sur les mêmes
thèmes, s’est le mieux exprimée : le muwachchah, fondé sur la disposition
strophique et qui tolère, côte à côte avec l’arabe littéraire, le recours à la
langue romane sous la forme d’un « envoi », est une fleur à part dans la
littérature arabe : fleur mêlée, fleur d’Espagne, qui trouvera bientôt, dans les
troubadours, ses jardiniers d’au-delà des monts.
L’autre jardin, celui du palais, nous est mal connu pour cette époque, mais était-il si différent,
dans son dialogue de verdure et d’eau, de ceux dont, plus tard, l’Alhambra de Grenade devait
conserver l’image jusqu’à nous ? Sans doute la Madînat az-Zahrâ’ avait-elle, déjà, à travers la
tradition gréco-romaine ou par les relais abbassides, recueilli les modèles du jardin de l’Orient
iranien. Mais les héritages affluent aussi hors de ce paradis clos : en tous ses arts, l’Espagne
brode fastueuse ment sur des thèmes importés de la Mésopotamie et de la Perse, de Byzance et
de l’Égypte fâtimide : ivoires, cuirs, tissu et céramiques portent aux principautés chrétiennes du
Nord le défi de la civilisation.
L’Égypte fâtimide
Contrairement à l’Espagne, l’Égypte fâtimide n’est pas confrontée
militairement à l’Occident, du moins pas chez elle. Les courses maritimes de
ses lointains vassaux tunisiens ou siciliens, et les opérations menées contre
Byzance aux marges septentrionales de la Syrie sont beaucoup moins
importantes, à long terme, que la pénétration pacifique de l’Égypte par les
marchands de l’Occident.
De toutes les raisons données à ces échecs, la plus valable sans doute tient aux capacités de
résistance de l’Islam majoritaire, celui des sunnites, en Syrie notamment, mais aussi en Égypte
même. L’épisode chî’ite, jugé sur l’ensemble de l’histoire du pays, reste bien un accident sans
lendemain, plaqué sur un fond de sunnisme ineffaçable.
Le nouveau califat ne fit rien, du reste, pour prévenir les déceptions, y compris celles de ses
partisans. À l’épreuve des faits, on constatait que sous sa forme fâtimide, l’ismaélisme
prétendument révolutionnaire, loin de changer quoi que ce fût aux constantes de l’histoire et de
l’économie égyptiennes, en exaspérait au contraire les traits, accusait la distance entre le
prolétariat de la terre ou des villes et le faste d’un État centralisé à outrance, inflexible dans sa
fiscalité, plus insolent dans son luxe que no l’avait jamais été le califat de Bagdad : un peuple
régulièrement soumis à la disette voyait passer devant lui ces châteaux et autres montagnes de
confiserie que, par milliers, se faisaient offrir des fonctionnaires richement dotés, dont la garde-
robe était renouvelée de fond en comble deux fois l’an.
Et puis, il y avait les exactions prétoriennes, les excès de califes a demi divinisés : al-Hakim,
disparu mystérieusement une nuit de 411/1021, persécuteur des Chrétiens et destructeur du
Saint-Sépulcre, devait, par son déséquilibre même, où certains virent la marque du sacré,
devenir le personnage central d’une mythologie que nous retrouverons un peu plus loin : celle
des Druzes.
Carrefours égyptiens
Et pourtant, malgré leurs outrances et leurs faiblesses, les califes du Caire
auront affirmé, avec plus d’éclat encore que leurs prédécesseurs en ce pays,
son éminente vocation aux rencontres. Et d’abord, à celles d’une tolérance
presque jamais démentie : construction d’églises, protection des monastères,
vizirs et hauts fonctionnaires juifs ou chrétiens, autant de preuves d’une
politique officielle en ce domaine. On dira que le mécontentement populaire
en constitue le désaveu. Mais prenons garde que la protestation pouvait être
aussi bien sociale et viser moins le principe que les excès d’une politique qui,
alors même qu’elle tenait la bride haute au sunnisme, rangeait si évidemment
les minoritaires dans le camp des nantis.
Autres protégés : les savants (Ibn al-Haytham, l’astronome Ibn Yûnus), que le mécénat fâtimide
attire à ses bibliothèques. La littérature, quant à elle, se distingue par plusieurs traits originaux :
attention au passé préislamique de l’Égypte, débuts de la topographie historique (khitat),
puissante tradition populaire du conte, enfin, qui contribuera de façon notable au recueil des
Mille et une Nuits. En art, le secret de l’Égypte est dans l’harmonie des styles : elle concilie,
comme à l’Azhar primitif, les traditions locales (fig. 33) – coptes et tûlûnides surtout – avec
celles du Maghrib, toutes au reste creusets et relais d’autres influences, romaines, byzantines ou
orientales. L’art composite qui en résulte reviendra essaimer à l’ouest, en Afrique du Nord, en
Sicile et même, on l’a vu, en Espagne.
Socialement, économiquement et même, sur certains points, culturellement, les pays sâmânides
ne se distinguent en rien du reste de l’Islam. Là encore, nous retrouvons les aristocraties : celle
de la terre, il est vrai, est nationale, incarnée dans une foule de hobereaux, les dihqân-s, mais,
comme ailleurs, marchands et prétoriens, turcs surtout, dominent l’architecture sociale.
Pour l’essentiel, la richesse repose, bien entendu, sur le commerce : admirablement placés pour
recevoir les produits de l’Asie centrale et, en partie, ceux de la Russie, les Sâmânides, grands
transitaires de matières précieuses, de fourrures et surtout d’esclaves, édifièrent un État
prestigieux, rayonnant, par ses monnaies au moins, jusqu’à Mayence. Ici comme ailleurs, des
villes immenses et splendides : Nîsâbûr, Merv, Bactres (Balkh), surtout Samarqand et Bukhârâ
(fig. 34), villes-oasis qui offrent, à l’étape, les enchantements de leurs eaux et de leurs jardins ;
avec Ibn Hawqal, la géographie se fait lyrisme pour évoquer les allées, les belvédères et les
kiosques, le vent qui joue sur les bassins et donne vie à tout un bestiaire taillé dans la masse des
cyprès. Comme ailleurs, enfin, lettrés et savants de langue arabe trouvent ici toutes
les protections désirables : citons, un peu au hasard, le grand prosateur Hamadhânî, les
géographes Jayhânî et Balkî ou le jeune Avicenne.
L’HÉGÉMONIE TURCO-
MONGOLE
ET LES NOUVEAUX
VISAGES DE L’ISLAM
(XIe siècle-fin du XVIIIe siècle)
CHAPITRE 1
Survivances bagdadiennes
et convulsions jusqu’au milieu
du XIIIe siècle
L’arrivée des Turcs sur les territoires musulmans est bien antérieure, on l’a
vu, au XIe siècle. Mais, avec l’irruption des Seljûqides, la présence de l’Asie
centrale change de signe et d’intensité : désormais, le Turc conquérant se
substitue, et en masse, au Turc mercenaire ou esclave.
Ainsi s’ouvre une nouvelle époque de l’Islam, dont le destin a voulu qu’il
soit chaque fois repris en charge, relancé par la jeunesse et l’exubérance
nomades. Après la vague arabe du vue siècle, voici donc la cavalerie des
steppes ou, pour reprendre le mot sous lequel la désigne l’épopée iranienne :
Touran. Éternelle histoire de l’Histoire : les peuples sédentarisés, civilisés
glissent à l’apathie et aux querelles, appellent à l’aide un voisin qui n’attend
que ce signal. Ici non plus, le Barbare ne viendra pas seulement de lui-même.
Mais la porte une fois ouverte, d’autres suivront, Turcs après Turcs, en
attendant leurs frères sauvages : les Mongols.
Époque de déclin ? Certes, l’invasion nomade ouvre la voie à un long
cortège de villes rasées, de champs gagnés à la steppe, de populations
entières massacrées. Pourtant, sur ces ruines, des civilisations çà et là
refleurissent, à l’échelle d’un pays ou d’un empire. Plus encore, pour cet
Islam qui nous intéresse avant tout, l’époque turco-mongole renoue, en un
sens, avec la grande tradition expansionniste du Ier siècle de l’Hégire. Même
si les desseins politiques y masquent souvent l’élan pur de la foi, c’est l’Islam
qui finalement triomphe : ses nouveaux fidèles d’Orient le portent, d’un côté,
jusqu’aux abords de Vienne et, de l’autre, par le gigantesque pont de l’Asie
ou sur les mers, jusqu’à la Chine et aux îles de la Sonde, tandis qu’à
l’extrême ouest d’autres nomades, les Berbères, compensent la perte de la
Sicile, puis de l’Espagne par l’Islamisation du Soudan. Islam étendu, Islam
enrichi : à son ombre, de nouvelles écoles naissent, des nations se cherchent,
prennent ou reprennent vie : Turquie, Afghânistân, Maroc, Iran.
Aux nouveaux acteurs de l’histoire musulmane, qui ont nom Turcs,
Mongols, Berbères, il faut maintenant ajouter l’Occident. Croisades,
Constantinople, Empire ottoman, tous ces mots appartiennent à une destinée
commune qui s’édifie, une fois de plus, par les armes et les échanges, sur les
eaux et autour de la Méditerranée. Dans ce concert (ou ce tumulte) de la
grande histoire, une absence : celle des Arabes, la plupart du temps réduits au
rôle de témoins. Encore sauront-ils, par cette qualité même, ménager
l’avenir : leur langue, leur culture, enfermées dans une orgueilleuse
défensive, traversent impunément les siècles et préparent les renouveaux
d’après 1800.
L’épopée seljûqide
L’ascension des Seljûqides a quelque chose de fabuleux. Leur histoire commence, comme celle
de leurs frères turcs ou mongols, dans le monde instable de la steppe. Là vivent, depuis la Chine
du Nord jusqu’aux fleuves russes, une poussière de groupes nomades, tantôt rassemblés pour
des raids meurtriers contre les populations sédentaires des marges, dont ils prennent parfois la
place, ne serait-ce que pour un temps, tantôt déchirés par les rivalités tribales ou les nécessités
de la pâture. Les rapports de puissance de groupe à groupe, tout comme la résistance plus ou
moins forte des civilisations stables, notamment de la Chine et de l’Islam, commandent ainsi les
déplacements sans fin, les ruptures d’équilibre, le recul de la steppe ou son avance sur les zones
cultivées, les relations, enfin, avec le voisin sédentaire : par rapport à l’Islam, le Turc du
Khuwârizm ou du Sir-Darya, de razzié qu’il était, se fit converti et offrit ses services, à la fois
pour la défense de l’Islam contre les nomades restés infidèles (fig. 35), mais tout aussi bien, à
l’intérieur même de l’Islam, en faveur de telle ou telle faction. Ainsi les Sâmânides
accueillirent-ils, par bandes entières, ceux qui allaient les supplanter : Qarakhânides installés,
dès la fin du Xe siècle, de la Transoxiane à la Kachgarie, et ces mercenaires ghaznévides dont
on a déjà vu la fortune.
Califes et sultans
En l’affaire, le grand perdant, semble-t-il, c’est le califat. Par l’élimination
des Bûyides, il triomphe bien, lui et cette réaction anti-chî’ite dont il porte les
espoirs, mais il trouve, dans le Turc, une tutelle infiniment plus puissante.
Jusqu’en 485/1092, l’histoire du Moyen-Orient est dominée par les grandes
figures de Tughrilbeg, Alp Arslan et Malik Châh et du vizir Nizâm al-Mulk.
Un mot désigne le nouveau maître, celui de sultan : ni plus ni moins que
l’« autorité ». Ainsi s’installe, côte à côte avec le pouvoir spirituel du calife,
le pouvoir de fait.
Ce n’est là, pourtant, qu’une demi-vérité ; Car le califat, appuyé à une
puissante littérature doctrinale, où s’illustre notamment le vizir Ibn Hubayra,
et aux mouvements d’une rue toujours travaillée par la prédication hanbalite,
ne se résignera jamais à une pareille répartition des charges. Profitant, vers la
fin du XIIe siècle, du déclin seljûqide, un souverain comme an-Nâçir réussira à
briser le joug des sultans, à restructurer le califat en faisant de la franc-
maçonnerie des fityân une véritable institution à l’échelle de l’État, bref à
promouvoir l’idée d’un Islam à la fois riche de toutes ses écoles et pourtant
uni derrière le symbole califien. Sous les formes du pouvoir seljûqide, le
commandeur des Croyants reste, aux yeux de la majorité des Musulmans, le
chef en qui la communauté se reconnaît : pour en avoir raison, il ne faudra
pas moins que le déferlement mongol.
L’armée au pouvoir
Un personnage domine la société seljûqide : le soldat (fig. 36). On a vu son
essor se dessiner bien auparavant, mais la victoire turque le consacre
définitivement. L’exemple vient de haut : au sommet de cette nouvelle
hiérarchie militaire, avec les emblèmes officiels de l’arc et des flèches, autant
et plus qu’un chef d’État, c’est un chef de guerre qu’on trouve. Sagement, et
comme en un aveu de leur incompétence ou, à tout le moins, de leurs goûts,
Tughrilbeg, Alp Arslan et Malik Châh laissent aux civils l’administration, se
contentant de les bien choisir : Nizâm al-Mulk, un Khurâsânien, pourra ainsi
maintenir dans l’Empire bien des traits de la grande tradition administrative
iranienne, décidément indéracinable à travers la succession des maîtres de
l’Islam. Semblablement, une fois passé le choc de la conquête, peu de choses
seront changées au visage de l’Orient : mis à part le flot turkmène en
Adherbayjân, les populations restent en place et, partout où l’ordre règne, le
commerce garde ses droits, se contentant, à l’occasion, de déplacer ses lignes
de force : ainsi la voie maritime du golfe Persique par le grand emporium de
Sîrâf décline- t-elle au profit des routes terrestres du Kirmân.
La guerre contre les Byzantins, les difficultés suscitées à l’Islam non sunnite, l’action menée
contre la nouvelle secte des Assassins, la philosophie d’un Ghazâlî, l’essor du çûfisme qui
s’organise en puissantes confédérations ne sont que les côtés les plus spectaculaires du
rayonnement de l’« orthodoxie ». Plus importants, plus profonds apparaissent la fidélité
d’immenses contingents du petit peuple au sunnisme, le rôle des théoriciens et des juges, ces
derniers représentant, sous l’autorité du Grand Cadi toujours nommé par le calife, une des armes
essentielles du souverain dans sa résistance aux sultans. N’ayons garde, surtout, d’oublier le
mécénat, public ou privé. Alors se généralise, avec la bénédiction ou la participation des
autorités, la pratique du waqf, bien de mainmorte utilisé à une fondation religieuse ou d’utilité
publique.
Émiettement et survivances
Turc, militaire et sunnite : tel est donc le visage de l’État seljûqide, brossé
sans doute à trop grands traits, assez néanmoins, on l’espère, pour en
suggérer l’incontestable grandeur. Encore ne s’agit-il là que de réussite
militaire et politique. On verra plus loin, dans le cadre d’ensemble de la
période turco-mongole, le bilan culturel de l’époque seljûqide. Contentons-
nous ici de l’essentiel : en respectant les traditions arabes et persanes et en
intégrant, à la civilisation composite née de leur rencontre, de nouvelles
formes d’expression, turques cette fois, ou de nouvelles vocations
architecturales, les Seljûqides n’ont pas fait que donner un partenaire de plus
à la civilisation de l’Islam : sur tant de points, ils l’ont si bien relancée et
même rénovée (fig. 37 et 38) qu’on peut parler, avec eux, véritablement
d’une nouvelle civilisation musulmane.
Non que les successeurs de Sulaymân, ces grands sultans que sont Kilij Arslan, Kayqâwus et
Alâ’ ad-Dîn Kayqubâd, rompent totalement avec la tradition guerrière turcomane, celle-là même
qu’incarnait, au plus haut degré, Dânichmend. Mais elle va désormais de pair avec un dessein
politique, qui est l’organisation d’un État. Vers l’est, les Seljûqides du Rûm imposent leur
suzeraineté à d’autres princes turcomans et notamment aux Artuqides de la haute vallée du
Tigre (Diyârbekr) ; vers l’ouest, ils contiennent hors de chez eux aussi bien la marche de la
seconde Croisade que les entreprises de l’empereur byzantin Manuel Comnène, écrasé à la
bataille de Myriocéphale, en Phrygie (572/1176). Un temps, ils accusent le choc de la troisième
Croisade, quand Frédéric Barberousse s’empare de leur nouvelle capitale, Konya (Iconium),
mais se relèvent, s’assurent, au nord et au sud, les débouchés indispensables sur la mer.
Par ces poumons, par l’État voisin de Petite Arménie aussi, passe le
commerce avec la Russie, Constantinople, l’Italie et l’Égypte. Mais surtout,
le sultanat du Rûm profite de l’afflux des émigrés iraniens, chassés de leurs
pays par l’invasion incessante, et qui apportent avec eux leurs habitudes
administratives et culturelles. L’État de Konya, nouveau protecteur de la
tradition de la Perse, bien géré, bien défendu, actif et riche, accumule
décidément les succès.
Le moindre n’est certes pas l’évolution d’un peuple turbulent et presque
exclusivement voué à la guerre en un État policé, que ses mœurs et les
héritages qu’il recueille isolent du reste du monde turcoman. Or, celui-ci est
loin d’avoir achevé son histoire mouvante. Continuellement, le réservoir de
l’Asie nomade pousse vers l’ouest de nouvelles hordes, de plus en plus rudes,
de moins en moins préparées à s’intégrer dans les cadres anatoliens : sans
attendre la grande ruée mongole, on pouvait penser que l’État turc d’Asie
Mineure était en quelque sorte venu avant terme. Du moins avait-il eu le
mérite, précédant son heureux successeur ottoman, de faire, sur la carte du
monde, sa place à un pays qui s’appellerait la Turquie.
C’est à l’ouest de leur pays que les Ghûrides, finalement, trouveront leur perte. Pour la
possession du Khuràsân, ils s’épuisent contre les Seljûqides, puis contre leurs successeurs
khuwârizmiens, qui finissent, à la veille de l’invasion mongole, par mettre la main sur
l’ensemble du domaine ghûride, l’Inde exceptée. Entre temps, et au milieu des luttes
continuelles que se livraient chez eux leurs sujets afghans et leurs mercenaires turcs, les
Ghûrides avaient pu favoriser une assez intense production littéraire en langue persane et semer,
dans les paysages somptueux de leurs montagnes, des constructions originales : tel, sur le site de
leur première capitale, Fîrûzkûh, fondée dans la première moitié du XIIe siècle, ce minaret de
Djâm qu’un des leurs posa orgueilleusement, comme une t tour de gloire au centre de ses États.
La bataille d’Erzinjân (628/1230), où ses entreprises occidentales sont repoussées par le sultan
du Rûm, ne sauve pas le monde seljûqide, dont le système politique se dégrade de jour en jour,
entraînant avec lui ce sunnisme qui en était un des piliers majeurs. Dans le désarroi des années
1200, l’« orthodoxie », elle aussi, accuse le coup. Tout comme leur mobilité s’accommode mal
d’un État policé, les nouvelles hordes qui envahissent l’Islam n’ont que peu de propension à un
sunnisme qui, en droit et en fait, se définit comme la défense d’un État de ce type. Les vieilles
croyances chamanistes ou nestoriennes de l’Asie centrale et le chî’isme, toujours plus ou moins
messianique, de l’Iran, parcourent, jusqu’à l’Anatolie, le monde musulman à la veille de
l’irruption mongole. À une réserve près : celle de la Syrie et de l’Égypte, bastions de la
résistance de l’Islam aux Croisades, et de la résistance du sunnisme à l’intérieur de ce même
Islam.
Zengides et Ayyûbides
Contre les Francs, maîtres d’Antioche et d’Edesse, se dresse une famille
d’atabeg-s, les Zengides de Mossoul, descendants d’esclaves turcs au service
des Seljûqides. Sous Zengî, le fondateur de la dynastie, puis sous son fils et
successeur Nûr ad-Dîn (mort en 569/1174), ils enlèvent aux Croisés le comté
d’Edesse, ravagent la principauté d’Antioche, luttent contre le royaume de
Jérusalem et assurent leur pouvoir sur un territoire allant de Mossoul à
Damas et à l’Égypte.
Mais, en ce dernier pays, ils sont relayés par leurs vassaux kurdes, les
Ayyûbides, illustrés par Çalâh ad-Dîn (Saladin). Ceux-ci arrivent en Égypte
vers le milieu du VIe/XIIe siècle, appelés à l’aide par les factions d’un califat
fâtimide à l’agonie, que n’avait pu sauver le beau sursaut du vizir arménien
Badr al-Jamâlî (mort en 487/1094), fortificateur du Caire (fig. 39),
pacificateur et réorganisateur du pays, rempart de l’Égypte contre les
Seljûqides.
Saladin finit par donner le coup de grâce au régime fâtimide, en
proclamant l’obédience du pays au calife de Bagdad (567/1171) : ainsi
réofficialisait-il un sunnisme auquel l’Égypte, sous le vernis chî’ite de ses
maîtres déchus, n’avait jamais cessé, dans le fond, d’appartenir. Pour le reste,
Saladin, quoique sincèrement respectueux de l’institution du califat, agissait à
sa guise. Vainqueur des Zengides qu’il chassait de Syrie, héros de la lutte
contre les Francs, auxquels il reprenait Jérusalem en 583/1187, il mourait à
Damas en 589/1193, au milieu de la vénération populaire. Il avait reconstitué
l’unité politique de l’ensemble syro-égyptien, fait des deux pays, et pour
toujours, des citadelles du sunnisme.
L’ensemble syro-égyptien
L’État fondé par Saladin combine des traditions seljûqides, zengides et, pour
l’Égypte, fâtimides. Les pays qui le composent trouvent, selon C. Cahen, leur
définition commune dans « une fédération familiale semi-féodale », fondée,
par échelons successifs depuis le souverain, sur une large délégation de
pouvoirs et d’apanages. Au civil, le système ayyûbide, une fois passée
l’époque du dispendieux Saladin, se caractérise par une grande rigueur
financière, un contrôle strict des revenus, y compris les apanages, une
monnaie stabilisée et abondante. La grande affaire, toutefois, c’est l’armée,
dont les bases sont assurées par la traditionnelle distribution des dotations en
terre (iqtâ’), au revenu fixé par l’administration et en échange desquelles le
bénéficiaire est tenu d’entretenir une quantité déterminée d’hommes :
système peut-être plus étatisé qu’il ne l’était, au moins dans le monde turc,
avant les Ayyûbides, et qui peut du reste connaître ici ou là des variations
locales, système, en tout cas, qui confirme l’omniprésence de l’appareil
militaire et inscrit pleinement le régime ayyûbide et son prédécesseur zengide
dans la tradition politique des temps turcs.
La terre et la mer
Économiquement, non plus, rien ne semble changé aux traditions de la Syrie
et de l’Égypte, la première connue surtout pour la variété de ses productions
agricoles et de son artisanat damascène ou alépin : cuivre, soie, verre et cuir,
la seconde plus uniforme en son paysage de palmiers, de céréales, de canne à
sucre, de légumineuses et de lin, le tout rivé au Nil et au Delta, parfois
assujetti, comme pour la canne, à l’État : habitudes égyptiennes de secteurs
économiques contrôlés, à quoi répondent, pour l’industrie, l’intervention du
gouvernement dans la production textile et son monopole en certains secteurs
essentiels, ceux du bois et du fer notamment.
Ce qui est nouveau, en un sens, c’est la relance de cette économie syro-
égyptienne, servie par la politique de coexistence que les successeurs de
Saladin, al-Malik al-Adil et al-Malik al-Kâmil (589/1193-635/1238),
observent envers les Francs. Malgré les ruptures de trêve et autres incidents,
les communications restent assurées, par la Palestine, entre les deux pièces
principales du domaine ayyûbide. Surtout, les relations avec le grand
commerce méditerranéen connaissent désormais un développement
considérable. Le monde musulman entre alors en contacts suivis avec
l’Europe entière, par les relais de Catalogne ou de Provence, beaucoup plus
de Pise, de Venise et de Gênes, dont les marchands sont à la pointe du
mouvement, présenta aux ports des Francs comme Acre, ou dans ceux que
tient l’Islam : Alexandrie, Damiette, Lattaquié, présents aussi dans les villes
de l’intérieur : Damas, Alep, Le Caire.
Ceux-là sont véritablement les maîtres du trafic maritime, malgré les
efforts de Saladin pour se doter d’une flotte digne de ce nom. En mer Rouge,
au contraire, le commerce est affaire de marchands musulmans ou indiens.
Saladin, dont on a vu la politique yéménite, le fit bien voir aux Croisés, en
mettant fin aux entreprises de Renaud de Châtillon sur les rivages de cette
mer. De l’époque date l’essor du port africain d’Aydhâb, relié par des routes
caravanières aux places nilotiques d’Assouan et de Qûç. Ainsi se confirme,
de l’Égypte des Fâtimides à celle des Ayyûbides et, plus tard, des Mamlûks,
l’importance stratégique d’une route qui restera vitale jusqu’au XVIe siècle.
Triomphe du sunnisme
Santé économique, rayonnement politique et militaire, générosité des princes,
tout cela explique la brillante floraison intellectuelle qui se fait jour dans les
États zengides et ayyûbides, avec un avantage sensible en faveur de la Syrie.
Détente, aussi, vis-à-vis des Ismaélites de Syrie, jusque-là en coquetterie avec les Francs et qui
semblent bien, pour prix de cette accalmie, s’être abstenus de paraître à leurs côtés lors de la
troisième Croisade. Tolérance, enfin, envers les Juifs, et plus que cela envers les Chrétiens :
générosité et intelligence, si l’on songe que, pour l’Islam du temps des Croisades, le
christianisme a, d’abord, le visage agressif de l’intrus.
Même dans ce champ clos que fut alors la Syrie, il ne semble pas que les Ayyûbides aient fait
preuve de trop de rigueur : un de leurs premiers soins après la reconquête de Jérusalem fut
d’inviter les Juifs à y revenir. Quant aux Chrétiens, tolérés (même les étrangers) tant qu’ils ne se
mêlaient pas d’évangéliser les musulmans, les Ayyûbides prirent en compte, dans leur attitude à
leur égard, l’appui ou les sympathies qu’ils pouvaient porter à l’ennemi croisé. Les cas extrêmes
furent ceux des Maronites libanais, englobés dans les territoires francs et ralliés à l’autorité de
Rome, et surtout de la Petite Arménie. Pour tous ceux-là, la reconquête musulmane, achevée
sous les Mamlûks, sera lourde de conséquences : graves pour les Maronites, chassés en grand
nombre du littoral vers la montagne, catastrophiques pour les Arméniens, alliés de l’Occident
chrétien puis des Mongols, et dont le royaume de Cilicie sera décimé au XIVe siècle.
Pour les autres, et notamment pour les chrétiens de rite grec, que les
Croisés tour à tour malmenaient ou compromettaient pour s’assurer des
complicités à l’intérieur des pays musulmans, les Ayyûbides ne se départirent
pas d’une générosité que les Francs pouvaient prendre en exemple, eux qui
avaient célébré leur conquête de Jérusalem par un bain de sang et qui
traitaient les musulmans de leurs territoires ni plus ni moins que comme des
citoyens de seconde zone, quand ce n’était pas en ennemis déclarés.
Si l’on considère maintenant l’attitude de l’Islam vis-à-vis de lui-même,
c’est-à-dire du devoir de guerre sainte (jihâd) que lui imposait la présence
franque, il faut bien constater qu’il ne s’est trouvé ni massivement uni dans la
riposte, ni même parfaitement unanime dans l’hostilité. Le poids de la guerre
retomba presque entièrement sur l’Égypte et surtout sur la Syrie. Le poids,
mais aussi le prestige, car, bénéficiant de l’essor du commerce avec
l’Occident des marchands, essor poursuivi, on l’a vu, à travers les aléas des
opérations militaires, les Ayyûbides ne profitaient pas moins de la gloire que
leur valait toute bataille remportée sur l’Occident des soldats.
Ces succès ne pouvaient pas ne pas rejaillir sur le sunnisme, tant il paraissait indissociable d’une
politique si conforme à la grandeur temporelle comme à l’esprit de l’Islam. Ainsi le vaste
regroupement syro-égyptien autour de l’« orthodoxie » traduisait-il, dans le fond, le bonheur du
retour, enfin réalisé, à un Islam glorieux, uni et pur, en d’autres termes : à l’Islam des origines.
On s’explique dès lors qu’à l’impact militaire des Croisades n’ait répondu aucun remous majeur
dans la religion musulmane et que, loin de susciter en celle-ci des formes nouvelles, la présence
franque l’ait enfermée dans l’exaltation de formes déjà connues, celles-là mêmes que l’Islam, à
travers le sunnisme et la guerre, liait indéfectiblement à ses premiers et plus grands succès.
L’Espagne divisée
On a parlé plus haut de la désagrégation de l’Espagne musulmane après la
mort du « maire du Palais » al-Mançûr (392/1002). N’entrons pas dans le
dédale des luttes incessantes que se livrent alors les chefs de factions, ces
reyes de taifas (mulûk attawâ’if), dont le nom est, pour le pays, synonyme de
principautés multiples, fluctuantes, anarchiques. Retenons plutôt le profit
qu’en tire leur ennemi : en 478/1085, le roi de Castille Alphonse VI fait son
entrée à Tolède, que l’Islam ne recouvrera plus.
Face à une Chrétienté entreprenante (fig. 41), l’Espagne ne peut plus
attendre son salut que du dehors, de ce Maghrib proche auquel elle avait tant
de fois imposé sa loi ou son influence et à la force duquel sa survie à elle est
désormais directement liée.
Derrière les aventures héroïques qui la composent, la geste des Banû Hilâl ne peut dérober ses
réalités. Avec elle, la carte politique de l’Afrique du Nord est bouleversée, les royaumes
berbères sédentaires ou semi-sédentaires rejetés dans quelques villes ou à la côte : tels les
Zîrides vers Mahdiyya, où ils se découvriront, contre les Normands de Sicile, une vocation de
marins et de pirates, tels les Hammâdides, qui descendent de leur capitale-citadelle (la Qal’a, au
nord-est de Msîla) vers Bougie. Modifications, aussi, de la carte ethnique et linguistique, de plus
en plus marquées quand on va d’ouest en est : après les Arabes de la première conquête, fixés
dans les villes, voici donc les Arabes nomades, installés dans les plaines intérieures et les
confins sahariens, entre lesquels, de l’été à l’hiver, ils transhument, faisant payer ici et là leur
protection et répandant largement l’usage de l’arabe.
Le pire est que l’invasion vient confirmer la dislocation de l’appareil
économique, déjà fort éprouvé par les crises et l’anarchie des derniers temps
zîrides. Qu’un Ibn Khaldûn tienne, avec excès, les Banû Hilâl pour
responsables de la catastrophe ou qu’on minimise, comme aujourd’hui, leur
rôle, le spectacle demeure, en ce XIe siècle, d’un Maghrib oriental ruiné dans
son vieux système d’irrigation et privé de campagnes qui font retour à la
steppe chamelière.
Leur mâlikisme strict, en tout cas hautement affirmé, leur dicte aussi la route du Nord, de ce
Maghrib qu’ils veulent purger de ses hérésies. Mort au combat, Ibn Yâsin est bientôt remplacé
par Yûsuf ibn Tâtchfîn, sous lequel s’ébauche la nouvelle capitale de Marrakech (vers
433/1061). De là, les Almoravides étendent leur domination jusqu’à l’actuelle Algérie médiane,
où leur pouvoir bute sur celui des Hammâdides de Bougie, eux-mêmes en conflit avec les
Zîrides de Mahdiyya, les Banû Khuràsân, nouveaux maîtres berbères de Tunis, et de multiples
principautés citadines nées dans l’anarchie de l’invasion hilâlienne. En 479/1086, enfin, les
Almoravides, appelés au secours par les princes espagnols, passent le détroit, bousculent
l’armée d’Alphonse VI à Zallâqa et refont pour leur propre compte l’unité politique de
l’Espagne musulmane, dont la frontière va du Tage à l’Èbre, réserve faite du saillant chrétien de
Tolède. Les premiers contacte avec la civilisation andalouse furent rudes, et l’Espagne
musulmane quelque peu malmenée par ses sauveurs.
Mais elle les conquit à son tour, et très vite : sa douceur fit s’émousser
d’un coup le puritanisme des chefs almoravides. Raffinés et licencieux, à
Marrakech comme à Cordoue, ils deviennent la cible des rigoureux docteurs
mâlikites, tout-puissants dans la masse du peuple. Coupés de leurs sujets, les
Almoravides s’épuisent par ailleurs aux querelles dynastiques que fomentent,
en ce milieu berbère si attaché à la parenté par les femmes, les intrigantes
princesses-mères. Moins d’un demi-siècle après la mort d’Ibn Tâchfîn
(500/1106), le régime qu’il a fondé est en pleine débâcle.
Les succès d’Ibn Tûmart à ses débuts s’expliquent d’autant mieux qu’il recourt volontiers, pour
sa prédication ou ses écrits théoriques, au berbère. Vers 515/1121, il se déclare lui-même le
Mahdî, annonce la guerre sainte et organise son État : dans l’esprit du retour aux sources, et
selon ces principes essentiels de la Loi que sont l’unanimité communautaire (ijmâ’) et
l’imitation du Prophète, la hiérarchie comprend, au sommet, le Mahdî, assisté du conseil des
Dix, qui gère avec lui les affaires de l’État et lui fournit ses remplaçants à l’armée ou à la
direction de la prière ; à la base, l’assemblée des Croyants, c’est-à-dire le peuple almohade, et
son émanation : le conseil des Cinquante, qui réunit les membres du conseil des Dix et les
quarante représentants des tribus.
Cet ensemble survivra tel quel trois quarts de siècle environ à la mort d’Abd al-Mu’min
(558/1163). Dès 1236, la construction se lézarde. Aussi bien était-elle depuis longtemps sapée,
et ne tenait-elle que par l’énergie de ses princes. De 580/1184 à 633/1237, une famille berbère,
les Banû Ghâniya, se pose en championne des droits almoravides. À partir de leur tremplin des
Baléares, repaire de leurs courses aux navires chrétiens, ils s’en vont débarquer à Bougie. Alliés
aux Arabes nomades et aux Turcs venus de l’Égypte de Saladin, ils dévastent l’Afrique du Nord
de la Tripolitaine au Sud marocain, en de multiples épisodes qui apparaissent comme une
résurgence de la catastrophe hilâlienne : de nombreuses villes du Maghrib central, jusque-là
épargnées, disparaissent de la carte.
La guerre épuise les Almohades, dont la cour est divisée en deux camps :
les tenants de la pure tradition d’Ibn Tûmart, et ceux qui s’accommodent de
la transformation du mouvement en une monarchie héréditaire au profit des
descendants d’Abd al-Mu’min.
Et puis, les Chrétiens d’Espagne sont plus décidés que jamais (carte 16) :
un temps refoulés à la bataille d’Alarcos, Castillans, Léonais, gens d’Aragon
et de Navarre écrasent les Musulmans à Las Navas de Tolosa en 609/1212 ;
en 633/1236, Cordoue, si longtemps symbole de l’Islam espagnol, est perdue
à jamais pour lui.
Le sunnisme indéracinable
Et d’abord, à l’ouest comme à l’est triomphe le sunnisme, avec cette
différence qu’ici ce sont les Berbères, et non les Turcs ou les Kurdes, qui le
défendent, et le mâlikisme qui profite à plein de cet essor. Comme à l’est, ce
sunnisme s’appuie sur le puritanisme militant des docteurs : sans parler de
leur rôle officiel sous les Almoravides, ils ne cesseront, même après, d’être
les gardiens vigilants de la doctrine. Du reste, en 627/1230, la dynastie
almohade elle-même rompait avec le credo d’Ibn Tûmart : preuve que le
califat de Marrakech, pas plus que son défunt rival du Caire, n’avait pu
extirper un sunnisme traditionaliste auquel la masse musulmane restait
profondément attachée.
Comme à l’est également, ce renouveau de l’« orthodoxie » va de pair avec celui du çûfisme,
d’autant plus répandu ici qu’il connaît, parallèlement aux confréries, des formes plus populaires,
plus concrètes, plus fréquentes du reste qu’en Orient. Le même mot de murâbit, dont notre
« almoravide » donne pour ainsi dire la coloration historique et politique, désigne aussi, sous
son autre traduction de « marabout », tous ceux dont la conscience populaire a fait les saints de
l’Islam d’Occident : conquérants, fondateurs d’ordres ou de dynasties, grands ancêtres et chefs
de tribus, mais aussi vieilles divinités travesties, ermites, illuminés et thaumaturges, dont les
tombeaux blancs parsèment le paysage maghrébin.
L’ordre de l’État
Plus encore que les Almoravides, leurs successeurs almohades ont eu le
temps de doter leur État d’une administration centralisée, le makhzen, où l’on
retrouve côte à côte les traditions administratives des fonctionnaires andalous,
héritées, à travers les Almoravides, des Umayyades d’Espagne, et certaines
innovations destinées à ménager les spécificités berbères. La plus
spectaculaire des initiatives du makhzen fut l’arpentage de l’Afrique du Nord
tout entière pour l’établissement de l’impôt.
Botanique et pharmacopée, étroitement liées, sont illustrées par un autre Ghâfiqî, peut-être le
fils du précédent, et par Ibn al-Baytâr, formé en Espagne et qui s’en va herboriser ensuite
jusqu’en Asie Mineure, confrontant les données des prédécesseurs, grecs et arabes, à une
expérience concrète si vaste qu’elle lui vaudra, à son passage dans l’Égypte ayyûbide, le titre
officiel de « prince des herboristes ».
Explosion, enfin, de la littérature agronomique ou, pour mieux dire, des
« encyclopédies d’économie rurale », au croisement des traditions de
l’Antiquité méditerranéenne et de l’Orient. Princes et savants tirent du sol une
multitude de jardins et, de leurs lectures ou de leur expérience, une multitude
de livres : témoins ceux d’Ibn al-Awwâm et, surtout, d’Ibn Baççâl, le plus
concret, le plus original peut-être.
Tous, autant qu’ils soient, s’intéressent essentiellement à l’agrément et aux recherches, étudient
les espèces nouvelles comme le riz, la canne à sucre et le palmier, les plantes textiles ou
tinctoriales, sans parler du cortège des plantes potagères en marche vers l’Occident. Alors naît
le modèle du « jardin botanique royal », en avance de cinq siècles sur l’Europe chrétienne du
Sud : dès le Ve/XIe siècle, Tolède et Séville auront les leurs.
On connaît le vieux débat : l’art de nos troubadours a-t-il emprunté à cette poésie ? Le problème
est complexe et interfère avec celui d’autres influences, moins nettes ou de moindre ampleur :
de la poésie romane locale sur « la lyrique hispano-arabe », ou de certains modèles islamiques
sur les chansons de gestes. Dans l’ensemble, on ne peut plus guère contester sérieusement
aujourd’hui que la poétique de l’Espagne musulmane – et, à un degré moindre, de la Sicile – ait
inspiré au monde roman sinon l’usage même de la rime, du moins quelques exemples de
structures et d’agencements strophiques. La question est plus délicate pour les interférences de
thèmes, notamment ceux de l’amour, et pour le nom même de troubadour, où une étude récente
voudrait voir le dérivé d’une racine verbale arabe référant à l’acte indissociable de la récitation :
l’accompagnement musical. Quoi qu’il en soit, ces influences sont antérieures à l’époque même
des troubadours, qui ne font là que recueillir un héritage, et elles restent formelles, étrangères
aux racines profondes et originales de cette poésie.
La plus grande prudence est de mise pour les débuts de cette histoire de l’Islam noir, connus
seulement, dans la plupart des cas, par des textes arabes rédigés sous la dictée d’informateurs, et
non sur place. Une autre difficulté tient aux contours imprécis des royaumes africains, qui ne
sont guère désignés que par des « dénominations ambulantes ».
L’argument, toutefois, n’est pas décisif : un simple engagement comme celui d’Ayn Jâlût, dont
les Mamlûks sortent à leur avantage, suffit à détruire le mythe de l’invincibilité mongole. Une
des raisons essentielles de celle-ci réside dans ce qui en est précisément le scandale : la mort
multipliée, la mort raffinée, la mort démente que trament après eux ces conquérants mystérieux
venus de plus loin que les Turcs. Elle peut, à elle seule, expliquer les désarrois de l’adversaire
comme les complicités de certaines populations, qui espèrent ainsi échapper à la furie
sanguinaire de l’envahisseur.
Qu’un Tamerlan puisse en effet, un siècle et demi après la première invasion mongole, se
prévaloir de l’Islam, en dit long sur les extraordinaires capacités de cette religion : capacité, non
seulement, à se refaire après les coupes sombres des massacres, mais, plus encore peut être, à
résister à l’indifférentisme des Mongols en matière religieuse, voire à la franche hostilité de
certains d’entre eux. Mais cet Islam inextinguible, c’est celui du monde de l’Iran, d’un monde
qui, militairement et culturellement, aura supporté à peu près seul le poids de la ruée, puis de la
fixation et de l’assimilation mongoles. Coupé des Arabes à peu près saufs, eux, de l’invasion,
cet Islam-là se nourrira désormais de lui-même, si vivace et indépendant, en fin de compte, qu’il
absorbera même, à long terme, le choc du sunnisme de Tamerlan pour développer les formes
originales d’un chî’isme national.
Carte 17. L’espace mongol vers 1250.
La mise en place de ces trois regroupements territoriaux n’empêche ni les conflits entre eux,
surtout entre le khânat de Perse et la Horde d’Or, ni, à l’intérieur de leurs frontières, la
résurrection, à l’ombre du pouvoir central, de petites dynasties locales, mongoles ou non. En un
sens, les massacres de Tamerlan simplifient, à la fin du XIVe siècle, une carte politique qui
tournait à la dispersion. Sous l’autorité tîmûride, à partir de la capitale de Samarqand, un vaste
État se constitue, qui recouvre les anciens khânats de Perse et, pour une bonne part, de
Djaghataï. Mais, au-delà de ses frontières, les raids tîmûrides touchent Moscou, Damas, l’Asie
Mineure et l’Inde.
Jusqu’à Tamerlan, l’histoire de l’Anatolie est, pour l’essentiel, celle de l’expansion des deux
maisons, les Qaramânides poussant vers Konya et les Ottomans conquérant, à partir de leur
bastion initial de la Phrygie du Nord, les rivages de la mer de Marmara, avec Nicée, Nicomédie
et Brousse, devenue capitale.
Tout en poussant vers l’Europe, ils poursuivent l’unification de l’Anatolie, se rendent maîtres
des Qaramânides. L’irruption de Tamerlan, vainqueur à Ankara (804/1402), relance le
particularisme turcoman, suscite une renaissance qaramânide, bref semble compromettre
définitivement l’effort ottoman. On verra plus loin, en revenant sur les débuts de cette nouvelle
puissance, que celle-ci, en réalité, ne fut qu’un temps stoppée.
Naissance de la Turquie
Pour l’instant, tenons-nous en à un fait majeur : dans la longue et difficile
gestation de l’époque mongole, relayant la première Turquie, celle des
Seljûqides, une nouvelle Turquie, véritablement la Turquie des Turcs, est en
train de naître. Dans cette Anatolie où, toujours, la patrie turque viendra se
retremper aux sources de son histoire, prend corps déjà, sinon un État unifié,
du moins une tradition nationale.
Côte à côte avec le persan et, aussi, avec l’arabe, langue de la religion et de certains rapports
diplomatiques, le turc est employé pour l’administration interne des principautés, celle des
Qaramânides notamment, mais il touche également aux récits lyriques : c’est alors, autour des
derniers Seljûqides, qu’est rédigée la geste de Dânichmend. Le XIVe siècle le verra accéder à la
grande poésie, celle d’Ahmedî (mort en 815/1413).
Ce qui frappe, pourtant, dans ce mouvement littéraire des XIIIe et surtout XIVe siècles, c’est le
contact étroit qu’il entretient avec le peuple. Par sa langue, d’abord, qui est puisée directement à
ses sources vives et non, comme c’est le cas pour l’arabe, idiome savant ou archaïque, modèle
de lettrés et de cénacles.
Contact étroit, aussi, par les thèmes : le conte, la littérature d’hagiographie et de parénèse, la
poésie, fondée sur des mètres simples, sont autant de formes de cet accord profond. Il n’est pas
jusqu’à la mystique qui ne contribue à asseoir les assises d’un peuple. Côte à côte avec les
Mevlevîs s’ébauche alors, entre tant d’autres, la secte des Bektachîs, beaucoup plus ouverts sur
les manifestations syncrétistes d’une religiosité populaire qui n’a rompu ni avec le chi’isme ni
même avec certains souvenirs chrétiens.
Ces mouvements entretiennent un puissant courant poétique, plus ou moins proche, en ses
accents ou en ses mètres, d’une expression populaire, mais toujours compris, reçu et goûté en
tous les milieux. Dans la tradition d’Ahmed Yesewî, le çûfî du Turkestan (XIIe siècle) et l’un
des fondateurs de la poésie populaire en langue turque, s’illustre notamment Yûnus Emre
(XIIIe-XIVe siècles), cependant que la secte des Hurûfîs trouve son chantre en Nesîmî (mort en
820/1417-1418), de triple culture persane, arabe et turque, et dont les poèmes, colportés un peu
partout, connaîtront un extraordinaire succès.
Traditions locales ou importées d’Occident ? La controverse n’est pas close, et sans doute y a-t-
il un peu de tout cela. L’habitude de pressurer la paysannerie et l’artisanat, la préférence
donnée, sur l’administration directe des pays conquis, à une suzeraineté ménageant le contrôle
de l’impôt et de l’effort militaire sont finalement des traits communs au système irano-turc
comme à celui de l’Inde avant l’époque du sultanat. Il est vrai, toutefois, que certaines méthodes
de gestion, tout comme la pratique de l’iqtâ’, sous sa double forme de la dotation en terre ou de
l’octroi d’une régie d’impôts, trahissent bien une influence venue de l’ouest.
L’Islam mongol
Peut-on parler d’Islam mongol ? Dans les débuts, à peine, car le credo
musulman n’est, pour les nouveaux maîtres, qu’une religion parmi d’autres.
À la longue, pourtant, non seulement l’Islam résiste sur ses propres territoires
traditionnels, mais, profitant de la poussée nomade, s’en gagnera d’autres,
quitte, pour prix de cette victoire finale, à évoluer, en certains lieux ou sur
certains points. Au reste l’Islam, en tant que religion, n’est-il pas seul en
cause. La civilisation à laquelle il sert de support et donne son nom est, elle
aussi, modifiée, parfois vivifiée par les drames de l’épopée mongole.
L’Islam en danger ?
Le péril couru, pourtant, fut immense : non seulement les conquérants – c’est
le moins qu’on en puisse dire – ne nourrissaient au départ aucune inclination
particulière pour l’Islam, mais, pour ne parler que d’eux, les massacres, qui
supprimaient tant et tant de fidèles de l’Islam, auraient pu suffire, en telle ou
telle région, à le laisser exsangue et promis à l’extinction. Ce qui le sauva fut
finalement, le choc passé, l’attitude du conquérant en matière religieuse : eût-
il apporté, avec la terreur de ses armes, un credo auquel il eût tenu, que le
destin de l’Islam, à l’orient, eût peut-être changé.
Or, contrairement à ce qui se passait en Chine, où les Mongols se trouvaient en présence de trois
religions essentielles, la situation, plus à l’ouest, était fort simple. À défaut de réduire l’Islam, il
fallait évidemment s’en accommoder d’autant mieux qu’aucune autre croyance n’était en
mesure de lui disputer le titre do religion de masse, qu’on devait par conséquent, si l’on voulait
pouvoir gouverner, en passer par lui ou du moins le ménager : c’était, en un sens, l’Islam ou
rien.
On dira que le processus de l’Islamisation des Mongols, entamé dès la fin du XIIIe siècle, fut, en
l’occurrence, facilité au contact et à l’exemple de leur prédécesseurs et cousins turcomans ;
Bans doute, mais ce n’est là, semble-t-il, qu’explication seconde, qui touche aux moyens du
mécanisme de l’Islamisation, non à ses raisons dernières, je veux dire le poids même de l’Islam
et son effet sur le réalisme politique des conquérants.
Sunnisme et chî’isme
Convertis à l’Islam, les Mongols n’optèrent jamais franchement pour l’une ou
l’autre de ses tendances. Plus exactement, après la conversion du sixième
successeur de Hûlâgû, Ghâzân (694/1295-703/1304), chacun des îlkhâns
suivit la voie qui lui semblait bonne pour la réalisation de ses desseins
politiques, à l’intérieur ou au dehors, et tout particulièrement, sur ce dernier
point, dans le contexte précis des relations avec les Mamlûks sunnites
d’Égypte. Aux rares, très rares moments où ils veulent détendre la situation
avec Le Caire, les îlkhâns se proclament eux-mêmes sunnites, mettent le
chî’isme en veilleuse. Ils se gardent bien, toutefois, de l’entraver
moindrement, sachant trop bien que, la dominante des rapports entre les
Mamlûks et eux étant à l’hostilité, c’est bien dans le chî’isme que, face
au Caire, ils peuvent trouver leur définition. Ainsi le protègent-ils,
manifestant pour lui une préférence d’ensemble, et l’érigeant parfois en credo
officiel.
Mais quel chî’isme ? Ici, ce sont surtout des considérations intérieures qui jouent. Les Mongols
ne pouvaient oublier de sitôt certaines formes de l’ismaélisme extrêmement périlleuses pour la
sécurité de l’État : quitte à préciser plus loin leurs options religieuses, il faut dire un mot ici de
la secte des « Assassins ».
Il est plus que douteux que le terme de Hachîchîn (fumeurs de hachich), sous lequel on désigne
ces Ismaéliens extrémistes, de leur vrai nom Nizârites, soit à prendre au pied de la lettre, comme
autre chose qu’une simple injure n’impliquant pas forcément la réalité de pratiques
hallucinatoires par l’usage du chanvre indien. Ce qui est sûr, en tout cas, c’est la puissance de la
secte, installée en 483/1090, par son fondateur Hasan aç-Çabbâh, dans son repaire d’Alamût, au
cœur de l’Elbourz, d’où elle va défier les Seljûqides et tisser un peu partout, de la Syrie à la
Perse, les fils du complot et de la terreur. Au tableau de chasse de tueurs exaltés, on compte
deux califes abbassides et le grand Nizâm al-Mulk. Ce n’est pas finalement un relent de drogue,
mais bien l’odeur du sang répandu que tramera, très tôt, notre mot d’« assassin ».
Mêmes causes et mêmes effets sur les hauts plateaux de l’Asie centrale. Toutefois, l’Islam qui
arrive par la façade terrestre de la Chine appartient surtout – sans qu’on puisse évidemment nier
toute participation des marchands à son expansion – aux Iraniens fonctionnaires que les Khâns,
Qubilaï surtout, ont appelés à l’administration du pays. Ne sous-estimons pas cette influence :
elle fut assez forte pour que certains milieux musulmans locaux fassent usage d’un idiome
notablement mâtiné de persan.
Enfin, il y eut les vertus militantes ou militaires de certains notables de l’empire, gouverneurs de
provinces, dont l’influence fut décisive en certaines contrées : Yunnan, Chensi et Kansou
notamment.
L’Islam décapité
On a vu combien, malgré ses faiblesses, le califat restait source d’unité,
assurance de l’Islam sur son devenir. Maintenant, il n’y a plus de calife. Les
Mamlûks pourront bien saluer de ce titre, lorsqu’ils les installeront au Caire,
les fantoches abbassides rescapés des massacres de Bagdad, l’Islam ne croira
plus à leur autorité.
Qui pourra jamais savoir les répercussions de cet état de fait dans le tréfonds des consciences
musulmanes, d’un bout à l’autre de ce qui, jadis, avait été précisément l’Islam ? Sans doute le
choc fut-il terrible, le ressort de la communauté momentanément brisé. Si puissants en effet que
dussent demeurer, dans les esprits des théoriciens et des réformateurs, le thème et le rive d’un
califat restauré, la masse des croyants savait bien, elle, qu’elle vivait désormais sans calife, en
d’autres termes : au hasard.
De cette nostalgie, les Mongols évidemment n’avaient cure. Résolument fixés sur des objectifs
séculiers et accordant, quand ils en choisissaient une, leur religion à ces fins, ils essayèrent, au
mieux, de présenter leurs succès comme l’expression de la volonté divine. Telle fut, par
exemple, l’attitude de Ghâzân, qui se fit appeler souverain « au pouvoir du ciel ». Mais la
titulature ne pouvait donner le change à l’Islam ni lui faire oublier que ce pouvoir-ci,
contrairement à celui du calife, ne tenait eu réalité son principe que de lui-même.
Au reste ces préoccupations étaient-elles, encore une fois, secondaires aux yeux des Mongols.
En eût-il été autrement qu’elles auraient toujours heurté la doctrine et le cœur d’un Islam qui ne
pouvait s’accommoder ai facilement de la chute de son califat, de la barbarie des envahisseurs,
de leur compromission avec les religions étrangères. Regrouper spirituellement une
communauté resta finalement, à ces Mongols qui en avaient détruit l’âme, aussi impossible que,
sans doute, indifférent.
Économie et société
Un Islam menacé, mais finalement triomphant ; des modes administratives
nouvelles, mais qui n’empêchent pas, à terme, la résurgence des anciennes :
chaque fois, la brèche ouverte par l’assaut mongol se colmate et le monde
précédent remonte à la surface, digère le conquérant. Mais les hommes eux-
mêmes ?
Et les Arabes ? On parlera d’eux un peu plus loin, dans le cadre général de
l’époque turco-mongole. Pour l’heure, un seul fait suffira : de la prise de
Bagdad par Hûlâgû à la mort de Tamerlan, tout ce qui s’écrit ou presque, en
langue arabe, voit le jour à l’ouest de la Mésopotamie. En terre mongole,
hormis les usages religieux et quelques ouvrages de droit ou de théologie,
c’est le silence quasi absolu. Disparu, le Khuwârizm, ce foyer d’arabisme en
plein pays turc ! Saignées à blanc, des villes comme Hamadhân ou Ispahan,
dont la littérature arabe avait tiré quelques-uns de ses plus grands auteurs.
Table rase, donc, pour de nouvelles expressions, turques et persanes : l’arabe,
quant à lui, perd à jamais le monopole de la civilisation qu’il avait lancée.
Reste l’Asie Mineure, où les Mamlûks verront peu à peu monter, face à eux, la puissance
ottomane : choc de deux grands Empires, d’issue encore incertaine. Vingt-cinq ans avant que le
sort (et l’artillerie) tranchent en faveur des Ottomans, l’équilibre des deux Puissances est
sanctionné par la paix de 896/1491, conclue entre Qâ’itbey et Bâyazîd II.
Et d’abord, on l’a dit, tenir la Syrie. Que les Mongols, au-delà, restent sages, et l’on ne
demandera pas mieux que de vivre en paix entre voisins : Qalâwûn et an-Nâçir, notamment, s’y
emploieront. Ensuite, pression très nette sur les pays de la mer Rouge : expéditions au Yémen,
protection des Lieux Saints, que symbolise chaque année l’envoi, à La Mekke, d’une sorte de
litière d’apparat, le mahmal, campagnes dons les paya du haut Nil, où la tutelle mamlûke va
entraîner, à partir du XIVe siècle surtout, une poussée sensible de l’immigration égyptienne,
accélérer l’Islamisation de la Nubie et de l’Érythrée et isoler de plus en plus la redoute du
christianisme copte d’Éthiopie.
Regards, enfin, sur la Méditerranée : relations plus ou moins suivies avec la Tunisie et divers
États de l’Occident chrétien, mais aussi tentatives pour tourner l’obstacle de la Perse îlkhânide
et accéder directement, par la voie maritime, aux régions du Caucase et d’Asie centrale : d’où
les accords avec Byzance, les colonies génoises de la mer Noire et la Horde d’Or, que sa rivalité
avec les Ilkhâns rend fort précieuse.
À la vérité, celle-ci s’affirme surtout sur les mers orientales, loin de cette Méditerranée où la
Chrétienté fait la loi, et s’exerce moins par le contrôle des mers elles-mêmes que par celui des
pays qui les bordent. L’activité des Mamlûks sur les terres est, en un sens, l’envers de leur
pauvreté en bois et en fer, de l’écrasante supériorité maritime de l’Occident, de l’absence, aussi,
d’une politique navale cohérente, tous obstacles majeurs à une action véritable et continue des
armes mamlûkes sur les mers. Sans doute serait-il faux d’imaginer, en mer Rouge surtout, un
régime mamlûk sans marine officielle, mais force est bien de constater que, sur les eaux, le
personnage essentiel reste, et de très loin, le marchand. Comme on peut s’y attendre, le système
culturel fait écho à cette situation, un peu comme si cette société, régie par une caste guerrière
qui traite le « rameur » avec condescendance, distribuait finalement les rôles selon sa hiérarchie
des valeurs ; le soldat sur les terres, le marin à la mer.
Le régime mamlûk
Avec les Mamlûks, l’Égypte et la Syrie changent de maîtres, mais guère de
régime. La règle est toujours à l’exploitation des masses par une aristocratie
militaire, dont la dureté en cette matière n’a souvent rien à envier à celle des
voisins mongols de Mésopotamie et de Perse. Pour le reste, le régime
s’inscrit, en Égypte, dans le contexte des traditions gouvernementales du
pays : réservation à l’État de certains monopoles, interventions sur le marché
des prix et contrôle sévère du régime des iqtâ’.
Cette poigne de fer assure à l’Empire, en ses beaux jours, une cohésion
incontestable, qui touche même l’armée. La machine tourne : jusqu’à
l’époque de Tamerlan, un remarquable service de poste, par chevaux, pigeons
et signaux optiques, sera l’une des gloires du régime. À toute une nuée de
fonctionnaires, rigoureusement hiérarchisés, on donne, avec le sens du
pouvoir, son code : l’Égypte voit éclore une abondante et ambitieuse
littérature encyclopédique à l’usage du parfait commis. Nuwayrî, Ibn Fadl
Allah al-Umarî et Qalqachandî, entre autres, s’y illustreront.
Un sunnisme résolu
Les sultans du Caire eurent l’idée d’accueillir en leur capitale les rescapés
abbassides des massacres de Bagdad. Sans doute ceux-ci, officiellement
salués comme califes, ne furent-ils que des fantoches, dont les occupations
restaient essentiellement mondaines et l’autorité reconnue seulement de
princes lointains comme ceux de l’Inde. Il n’empêche que, renouant avec la
tradition seljûqide, les Mamlûks, tout en conservant par devers eux la réalité
du pouvoir, faisaient de leur autorité la seule représentante légale de la
communauté musulmane.
Le sunnisme en tout cas, malgré certains nuages, vécut brillamment dans son ombre. Il faut dire
que les Mamlûks s’employèrent résolument à l’encourager et à le défendre. En vrais héritiers,
ici encore, des traditions antérieures, seljûqides et ayyûbides, ils continuent d’assurer, à
l’Égypte et à la Syrie, ce caractère de citadelles du sunnisme que nous leur connaissons encore
aujourd’hui. Certes, ils ne prennent pas de mesure d’ensemble contre les foyers chî’ites, syriens
et libanais notamment. Mais ils les anéantissent en tant que force politique et centres de
prosélytisme, et se montrent à l’occasion intolérants envers les minorités chrétiennes.
Pour le reste, l’époque mamlûke voit l’incontestable vigueur des quatre écoles sunnites (fig. 90
p. 399), que domine le grand Ibn Taymiyya (mort en 728/1328), théoricien, missionnaire et
homme d’action, fondateur d’un hanbalisme rénové par l’exigence du retour inconditionnel à la
tradition du Prophète, qui, concilie les normes de la foi et de la raison : idée-force qui aura ses
prolongements jusque dans le réformisme de l’époque moderne.
La civilisation mamlûke
Si grande est la vigueur des continuités qu’assument et parfois renouvellent
l’Égypte et la Syrie de cette époque, qu’il faut bien parler d’une civilisation
mamlûke ou du moins d’une phase mamlûke de la civilisation de l’Islam.
Les lettres, dira-t-on, sont en général placées sous le signe de la compilation ; sans doute, mais
le caractère monumental de ces œuvres et l’esprit d’information intelligente dont elles font
souvent la preuve leur assurent comme une sorte d’originalité, même dans la production
d’ensemble de la littérature arabe, qui pourtant s’y connaît en constructions de cette espèce.
On a cité plus haut les fonctionnaires encyclopédistes. Parlons encore, eu les répartissent parfois
un peu artificiellement – car leur appétit, immense, chevauche volontiers cette sorte de
frontières –, d’Abû l-Fidâ’ pour la géographie ; pour la lexicographie, d’Ibn Marieur, auteur
d’un imposant dictionnaire aujourd’hui encore tenu pour fondamental ; pour l’histoire, des
« vies » avec Ibn Khallikân et Dhahabî, de l’histoire universelle avec Ibn Kathîr, de l’histoire
locale, celle de l’Égypte en l’occurrence, avec Maqrîzî, et enfin, à l’extrême fin de la période
mamlûke, de Suyûtî (mort en 911/1505), celui-ci ferré à glace de omni re scibili et auteur, selon
des recensements sérieux, de 561 écrits.
L’Afrique orientale
C’est l’époque où l’Éthiopie, promise à devenir un autre royaume du Prêtre
Jean dans les imaginations européennes, subit la pression musulmane qui
s’exerce à partir des pays de la mer vers ces hautes terres où la chrétienté
d’Afrique orientale trouve sa redoute : longue histoire de luttes et de
vassalités où s’illustre surtout, du côté de l’Islam, le royaume d’Ifât.
Au-delà, sur les rivages de l’océan Indien, commence la région des villes-
comptoirs, prospères du commerce de l’or, des esclaves, de l’ivoire et des
épices. Par sa richesse, Kilwa s’assure une espèce d’hégémonie, qui s’étend
sur Sofâla et Mélinde, mais laisse en dehors d’elle Zanzibar, tandis que
monte, à partir de la fin du XIVe siècle, l’étoile de Mombasa.
Cette civilisation musulmane des comptoirs semble présenter deux visages : vers l’océan,
syncrétisme marqué, ouvert aux influences chinoises et surtout indiennes. C’est l’Islam que
nous connaissons, celui des villes, avec une économie fondée sur la monnaie, des bâtiments
assez imposants pour susciter plus tard, comme la mosquée de Kilwa, l’admiration des
Portugais, une vie intellectuelle active, à Mogadiscio surtout, des échanges, enfin, dont
l’intensité est confirmée par l’essor du swâhilî, le « langage des côtes », mélange d’arabe, de
persan et de bantou.
Dans ces villes, l’Islam et les formes temporelles de sa civilisation sont l’affaire de la minorité
marchande, arabe, persane ou hindoue. L’élément noir, plus ou moins tenu en lisière,
reconquiert au contraire toute son importance sur l’autre versant, celui de l’intérieur. Même si
on peut poser, avec toute la prudence qu’exige une histoire très mal connue, le problème des
influences de la civilisation des comptoirs sur certaines formes des sociétés bantoues (celles,
notamment, du royaume du Monomotapa, aussi mystérieux que célèbre), il reste qu’au fur et à
mesure qu’on progresse dans les terres, prédominent les civilisations traditionnelles, l’animisme
et l’économie de troc. Au total, dans cette Afrique orientale, l’Islam, imposé par la voie du
commerce, demeure un phénomène, au reste puissant, des rivages.
Ce schéma presque idéal recouvre une histoire politique et militaire extrêmement agitée. Les
Naçrides pratiquent un nécessaire et dangereux jeu de bascule entre les Chrétiens et les
Mérinides, ces derniers tenants, avec ou sans l’accord des Naçrides, de la tradition de guerre
sainte (jihâd) contre les Infidèles d’au-delà des détroits. Peine perdue : l’État de Grenade,
déchiré par les luttes des clans, dont celui des Abencérages, se rétrécit régulièrement, et déjà se
profile, pour plus tard, le dernier acte de cette pièce : Grenade prise en 897/1492, à l’époque des
rois « catholiques », Ferdinand et Isabelle, le rideau tombera sur l’histoire politique de
l’Espagne musulmane.
Face à cet Islam ibérique en voie de disparition, deux nations prennent forme, aux deux
extrémités de l’Afrique du Nord, de part et d’autre de la région mouvante et incertaine du
centre, de cet État Abd al-wâdide contesté pu l’est et par l’ouest. À la Tunisie, plus arabisée,
largement ouverte, par la mer, aux échanges directs avec le monde chrétien, s’oppose, en un
sens, le Maroc à dominante berbère, que l’écran du royaume de Grenade dérobe davantage à ce
genre de contacts.
Du reste ce phénomène fut-il plus lent à se dessiner vers l’ouest, dans la mesure où l’Islam put
s’en protéger par le maintien de sa tête de pont espagnole. Il est symptomatique, de ce point de
vue, que l’expansionnisme chrétien se marque ici, à l’époque qui nous occupe, non pas tant sur
les rivages méditerranéens du Maroc et de l’Algérie occidentale, qui font face au royaume de
Grenade, que du côté découvert par les progrès de la Reconquista, c’est-à-dire dans l’océan
Atlantique : le raid castillan contre Salé en 658/1260, là chute de Cadix en 660/1262, la défaite
navale marocaine du détroit de Gibraltar en 690/1291 et l’établissement de relations maritimes
régulières entre l’Europe méditerranéenne et les pays de l’Atlan-r tique et de la mer du Nord,
tous ces faits s’inscrivent décidément dans un même contexte.
Échanges et brassages
Guerrières ou non, d’intenses circulations de marchandises, d’hommes et
d’idées animent l’Occident de l’Islam. Au centre de la toile, les Tunisiens et,
surtout, les Musulmans d’Espagne, ceux de Grenade et les autres,
qu’englobent les territoires gagnés par la Reconquista, tous agents de
transmission, vers la Chrétienté, des produits venus du Maghrib et du Sahara,
mais, plus encore, des techniques de culture et d’élevage (du mouton
notamment), des sciences et des arts de l’Islam : influence qui survivra
longtemps à la disparition de l’Espagne musulmane comme réalité politique.
Dans l’autre sens, il y a l’exode, en un sens traditionnel mais renforcé alors
par les événements, de tous ceux que les incertitudes, internes ou extérieures,
de l’Islam espagnol jettent hors de leur patrie, vers le Maghrib et l’Orient,
lointain prélude à l’expulsion des « Morisques » sous Philippe III en 1609.
Dès le XIIIe siècle s’amorce une véritable diaspora : l’Espagne exporte ses
cerveaux ou plutôt s’en vide, tels Ibn Arabî et Ibn al-Baytâr qui s’en vont
illustrer, comme on l’a vu, l’Égypte des Ayyûbides, et tant d’autres après
eux, à l’époque mamlûke, qui poussent jusqu’en Orient ou s’arrêtent en
chemin, chez les Hafçides par exemple : c’est à Tunis que naîtra, d’une de ces
familles émigrées, le très grand historien Ibn Khaldûn.
Partout, ainsi, dans l’Espagne chrétienne comme sur les territoires
musulmans, les nécessités du commerce ou les aléas de la politique opèrent
des brassages continus. D’où naîtra cette civilisation plus spécialement
désignée, parmi toutes celles qui unirent le Maghrib et l’Espagne à l’ombre
de l’Islam, sous l’appellation d’hispano-mauresque, l’une des plus riches
d’une longue histoire et qui survivra même à la disparition de ses supports
politiques : sans doute se figera-t-elle vite au Maghrib, qui se contentera de la
répéter sans fin, jusqu’à nos jours, mais en Espagne, et plus précisément dans
cette Séville reconquise dont les rois de Castille, au XIVe siècle, font leur
résidence de prédilection, les artistes musulmans (ceux de l’Alcazar et les
autres) sont décidément en pleine possession de leurs moyens.
Même si un Ibn Khaldûn eût suffi à la gloire de celle civilisation, c’est bien
par l’art, finalement, qu’elle a jeté son éclat le plus vif. À Tlemcen, à Chella,
à Fès, dans les mosquées, les tombeaux et ces madrasa-s dont, un peu
partout, le sunnisme, et surtout le sunnisme mâlikite, suscite l’éclosion, on
retrouve, sous les variantes locales, le même et large usage de la marqueterie
de bois et de faïence, la profusion du décor géométrique, le dialogue entre
l’ampleur des espaces externes et le secret des pièces et des cours.
C’est pourtant au royaume de Grenade, phare de cet art hispano-mauresque, qu’il faut aller
chercher ses expressions les plus achevées : à Malaga par exemple, mais surtout, bien sûr, à
Grenade même, au Generalife et à l’Alhambra. Cet art fait du jardin l’élément premier de la
composition architecturale, celui autour duquel viennent s’ordonner les bâtiments.
Plus encore, art de la variété, presque à tout prix et cependant d’un goût très sûr. Art des
contrastes systématiques dont il joue à l’infini : entre les masses des toitures ou des murs et les
percées des arcades, des fenêtres, des colonnades ; entre les surfaces lisses et les reliefs
exubérants, aux plafonds notamment ; entre les pans monochromes des murs ou de la végétation
et la luxuriance de la céramique ou du décor peint ; entre l’ombre et la lumière, entre le soleil et
l’eau, entre le jardin clos et le paysage de Grenade, toujours saisissable depuis les salles hautes,
les miradors ou les arcades des murs ajourés.
Art fébrile, art gracile, art fragile : quand, dans l’enceinte même de
l’Alhambra, Charles Quint fera bâtir son propre palais, monumental et de
pierre, on mesurera mieux l’incroyable légèreté de l’Alhambra musulmane
aux constructions de brique et le miracle de sa conservation.
Précieux comme la civilisation raffinée et décadente qu’il incarne, tel
apparaît cet art hispano-mauresque. S’il rayonne, au-delà des frontières
naçrides, vers l’Espagne « catholique », c’est malgré lui. Enfermé, à l’image
des murailles de ses villes, dans une position défensive vis-à-vis d’une
Chrétienté dont il ne reçoit plus rien ou presque, il vit sur le souvenir d’un
héritage auquel il donne, à Grenade et même au Maghrib, ses formes
dernières.
La jeunesse, l’élan sont ailleurs : dans cette Espagne victorieuse et surtout, de l’autre côté de la
mer, dans les masses. Ici, en Afrique du Nord, l’Islam réagira, et en profondeur, à l’impact
chrétien. Ancré dans les consciences populaires, appuyé sur l’institution de la zâwiya (tout à la
fois couvent, mausolée, collège et hôtellerie), il résistera tout au long du XVe siècle avant de
s’inscrire, au Maroc tout au moins, dans les nouvelles formes politiques que sécrétera cet état de
choses. Une fois encore, on ne saurait s’y tromper : quand l’Islam, sous le choc, se cherche et
veut se définir à ses sources vives, c’est à lui-même, en tant que religion, qu’il revient.
La fortune – et leur talent – leur donnent les rives de la mer de Marmara, autour de Brousse, leur
capitale. Mais leur coup de génie fut de saisir les avantages de cette situation : à quelques
encablures, l’Europe, c’est-à-dire un nouveau terrain d’action offert aux ghâzî-s. Pour en
conquérir les villes, les Ottomans surent faire feu de tout bois : rivalités entre clans de ce qui
restait de Byzance ou entre Byzance et ses voisina, alliances et ruptures d’alliances, et même
tremblements de terre, tout leur fut bon pour surgir et assujettir. Ponctuée parles grandes
batailles de Kossovo (1389) et de Nicopolis (1396), la mainmise sur ta Serbie, la Bosnie, la
Bulgarie et une partie de la Grèce est chose faite dès la fin du XIVe siècle. En 1362, Andrinople
conquise est devenue Édirne, nouveau pilier de l’Islam au-delà des détroits.
Autre habileté : si les Turcs s’emparent de l’Europe, les Européens enrôlés (ou fournis par une
Byzance aux abois) aident à soumettre l’Asie Mineure. Décidément matois et jouant sur les
deux tableaux, les Ottomans conquièrent les deux continents l’un par l’autre. Guerres, alliances
et mariages leur assurent, en cette même fin du XIVe siècle, la quasi-totalité de l’Anatolie.
Cette nouveauté, à vrai dire, touche peu le but poursuivi, qui reste la mainmise sur les deux
continents. Dès le départ de Tamerlan, on conteste sa politique de « balkanisation » de
l’Anatolie et de résurrection des principautés turkmènes traditionnelles. Vingt-cinq ans après
Ankara, la moitié occidentale de l’Asie Mineure est redevenue ottomane. En Europe, la croisade
emmenée par les Hongrois est stoppée près de Varna (1444) : les Turcs consolident leurs
possessions existantes, les complètent par celle du Péloponnèse, interviennent en Albanie et
sous les murs de Belgrade.
Au nord de la Méditerranée, ruée vers l’Europe des plaines, du blé et des chevaux. 1453 : chute
de Constantinople, promue nouvelle capitale de l’Empire, sous son nouveau nom d’Istanbul.
1467 : fin de la résistance albanaise, avec la mort de son héros, Skander-beg (Georges
Castriota). 1475 : protectorat sur le khânat des Tatars de Crimée. 1521 : prise de Belgrade.
1526 : bataille de Mohacs et occupation, pour un siècle et demi, de la Hongrie. 1529 : siège de
Vienne. N’oublions pas de compléter cette revue des succès ottomans par les interventions
diplomatiques qui les permirent ou les consolidèrent : au premier rang, l’alliance avec François
Ier contre Charles Quint.
L’État et le pouvoir
Ordre à la base, ordre au sommet. Jusqu’à la mort de Soliman le Magnifique,
la construction mise sur pied par les Ottomans fait ses preuves et tient,
superbement.
Byzance ou l’Islam ?
Défions-nous d’abord d’une attitude qui consiste à mettre au compte de
l’héritage byzantin tout ce qui fit la fortune de l’administration ottomane.
Comme le dit justement C. Cahen à propos du point particulier du cadastre,
« pourquoi les Ottomans n’auraient-ils pas utilisé cadastre byzantin ou
cadastre slave ? Mais pourquoi aussi auraient-ils été incapables d’en établir
un là où il n’y en avait pas ? ». En réalité, s’ils cherchèrent à perturber le
moins possible les institutions de base, celles qui se situaient au niveau du
terroir et du droit privé des diverses communautés confessionnelles,
l’élaboration d’un pouvoir central cumula les emprunts aux passés musulman
et byzantin, le premier demeurant d’ailleurs largement majoritaire et
recouvrant lui-même, à côté d’héritages proprement musulmans, certains
souvenirs, plus rares, de la coutume turque.
On a dit plus haut le rang des cadis de l’armée. Eux et leurs pareils, hommes des mosquées et
des madrasas, continuent à se définir comme relevant d’une Loi en tout état de cause supérieure
au prince. À partir de Soliman se confirme un mouvement qui tend à placer, à la tête de tous les
juristes, théologiens et juges de l’Empire, le Grand Mufti d’Istanbul, le Chaykh al-Islâm,
incarnation de la conscience religieuse communautaire et second personnage de la hiérarchie
administrative après le Grand Vizir.
État féodal ?
Ainsi put s’épanouir un droit ottoman, dont le syncrétisme n’empêcha pas, au
bout du compte, une puissante originalité. Certes, ici encore, l’impôt – car il
s’agit avant tout de lui – continua des traditions immémoriales : distinction
entre la dîme musulmane et la capitation due par les sujets protégés ;
hésitations entre la régie directe et le système des intermédiaires – en
l’occurrence les tîmâriotes –, pratique maintenue, pour les États vassaux,
d’un tribut versé au Trésor ; existence enfin, parallèlement à l’impôt direct,
d’innombrables taxes et douanes, le tout soigneusement enregistré et tenu à
jour par les officiers de Finance (defterdâr), à l’échelon des provinces ou
d’Istanbul.
Ce qui est nouveau, c’est le statut du sol : si l’immense majorité des terres
a pu être, dans la réalité des faits, acquise à l’État, régulièrement ou par voie
de conquête, ce fut en vertu d’une conception après tout complémentaire à
celle qui régissait les rapports du sultan et des sujets : de la même façon que
ceux-ci étaient ses esclaves, les terres étaient sa propriété et l’impôt une
« redevance privée ». Hommes et sols, l’État tout entier devenait, il faut le
redire, la chose du prince.
La pratique du tîmâr, qui aurait pu, dans le principe, favoriser l’établissement de certains
privilèges ou indépendances de fait, ne changeait rien à l’état de choses indiqué : non
héréditaire, ses dimensions étaient calculées au plus juste et ne permettaient à son titulaire que
l’entretien, au mieux, d’une poignée d’hommes, sous le contrôle, toujours très strict, de
gouverneurs relevant directement de l’État : rien, on le voit, qui justifie l’épithète de féodal
parfois appliquée au régime ottoman.
Les bureaux
La Porte, c’est, sous l’autorité du Grand Vizir, une nuée de scribes,
d’officiers et de dignitaires, une minutie d’emplois, de grades, de titulatures
et d’emblèmes : parmi les plus en vue, la queue de cheval, version nouvelle
de vieux usages asiatiques (fig. 52) ; quant au croissant, déjà connu de
l’Islam, mais dont la signification religieuse ne s’est dégagée que fort
lentement, il ne deviendra véritablement emblème officiel de l’Empire qu’au
début du XIXe siècle.
Au sommet de la hiérarchie, quelques grands commis, maîtres de la
Chancellerie, des Finances, de l’Intérieur ; quelques militaires aussi : le grand
amiral et le chef (agha) des Janissaires ; des hommes de la Loi enfin : les
deux cadis de l’armée et celui d’Istanbul. Tous ceux-là composent, avec le
Grand Vizir, le conseil du prince, le Divan, qui se réunit quatre fois la
semaine, au Palais.
Fig. 52. Emblème turc en argent doré, avec queue
de cheval, XVIIe siècle.
En province, le grand personnage est le beylerbey, gouverneur d’une vaste circonscription
dénommée eyâlet à partir des années 1600. À la Roumélie (c’est-à-dire le pays balkanique
orthodoxe) et à l’Anatolie, les deux plus anciennes, s’en ajoutèrent d’autres, au demeurant
variables : c’est ainsi que la Bosnie, plus fortement islamisée, fut détachée de la Roumélie en
988/1580 et que l’« Arabie », initialement regroupée, éclata ensuite en trois eyâlet-s : Alep,
Damas et Le Caire. Chacune de ces divisions est à son tour répartie en sand-jaq-s, qui sont les
véritables unités administratives de base : 87 dans un acte officiel daté de 926/1520.
Le monde du sultan, c’est le palais, le sérail (serây) ; il y vit entouré de ses pages (itchoghlan), à
deux pas du harem où logent, sous l’autorité de la redoutable Sultane-mère (la Validè-sultân), sa
famille et ses serviteurs. Monde innombrable et inaccessible, soustrait aux regards des foules,
dans les appartements et les jardins dérobés par de hauts murs, et ne s’ouvrant que pour des
cérémonies dont l’étiquette rigoureuse et le faste inouï laissent les étrangers pantois. Monde de
grandeur, d’orgueil et de luxe, que complète, au dehors, l’œuvre du grand architecte Sinân, ces
merveilleuses mosquées qu’il dresse, comme nous le verrons bientôt, un peu partout dans le ciel
ottoman.
Vers la décadence
Les historiens n’ont pas fini de se demander pourquoi une construction aussi
imposante, une expansion d’un tel allant ont décru jusqu’à faire de l’Empire
ottoman le trop célèbre « homme malade ». Gardons-nous toutefois de
précipiter le mouvement : au XVIIe siècle encore, la Porte se payait le luxe de
bastonner les ambassadeurs d’Occident et de mettre une fois de plus le siège
devant Vienne ; et que dire de la vie intellectuelle, dont le déclin ne sera
guère sensible avant la fin du XVIIIe siècle ?
Surtout, est-ce la faute des Ottomans ? Plus nos recherches progressent, se
dégageant peu à peu des vues d’une histoire trop partiale, et plus elles tendent
à replacer l’essoufflement turc au centre d’un jeu de forces qui, pour la
plupart, lui échappent et sont de l’ordre du monde en général, non du seul
Empire ottoman. Bien sûr, on peut, pour la commodité de l’exposé, parler de
causes politiques, économiques et culturelles du déclin. Mais tout cela se tient
et tient à son tour, globalement, aux changements décisifs de l’histoire
mondiale qui interviennent à partir du XIVe siècle. L’Empire ottoman n’est pas
mort que de sa belle mort : en l’étouffant, l’Europe l’y a aidé.
L’autoritarisme turc des beaux jours a pu lui aussi produire à la longue des effets corrosifs sur la
paix intérieure. Pour prendre un exemple connu, le rassemblement de toute la millet orthodoxe
sous la juridiction du patriarche de Constantinople et la place éminente que les Grecs, avec la
bénédiction de la Porte, surent se tailler dans ladite communauté aux dépens des Slaves
suscitèrent des oppositions solides, qui expliquent mieux la coloration antihellénique de certains
nationalismes dans les Balkans du XIXe siècle.
Ainsi se réveillent, par les armes ou les protestations de la culture, les vieux particularismes, que
favorise le déclin de l’autorité et que fouettent la crise foncière ou les antagonismes
confessionnels : citons les catholiques des montagnes albanaises, les Druzes du Liban, les
Arméniens travaillés par la propagande romaine, laquelle trouve aussi un terrain de choix dans
les masses serbes ou bulgares, par réaction contre le clergé grec autant que contre le maître turc.
Et les ennemis déclarés, ceux du dehors ? L’armée tient encore, c’est vrai,
devant ses rivales d’Europe, mais de plus en plus mal, et le même XVIIe siècle
accumule patiemment en sa défaveur les progrès d’une artillerie que les
Ottomans, jadis si brillants en ce domaine, sont maintenant incapables de
suivre. Et comme leur armement, leur tactique s’ankylose, offrant le courage
inutile des troupes aux coupes sombres des concentrations de feu adverses.
Pour la première fois, en 1699, à la paix de Carlovitz, l’Empire cède des
territoires, notamment la plus grande partie de la Hongrie. un siècle plus tard,
sous les coups de la Russie, il est contenu, par le traité de Kütchük-Kaynardji
(1774), aux rivages méridionaux de la mer Noire.
Simples épisodes de l’histoire militaire, avec ses retournements classiques
et ses grands noms : Jean Sobieski, le Prince Eugène, Pierre le Grand ? En
réalité, ce qu’il faut voir derrière eux, c’est un fait à l’échelle mondiale, à
savoir la fin de ce que F. Braudel appelle « le grand destin des nomades ». En
Europe précisément, la Russie, dès les dernières années du XVIIe siècle,
symbolise éminemment, de toute sa masse, ce « lent renversement du
sablier » par lequel les « civilisations », toujours gagnantes à plus ou moins
long terme, entreprennent de bouter hors de chez elles les « cultures »
nomades, si résistantes soient-elles : témoins ces Tatars de Crimée, dont on
n’aura raison que par la poudre à canon et, plus encore, par les Cosaques, qui
les battent avec leurs propres armes de la mobilité et de la surprise.
On ne peut, bien sûr, réduire l’Empire ottoman à une « culture », c’est-à-
dire à « une civilisation qui n’a pas encore atteint sa maturité, son optimum,
ni assuré sa croissance ». Mais ce n’est pas un hasard de l’histoire si
finalement la civilisation ottomane a résisté là où elle était véritablement chez
elle, là où les Turcs ont eu le temps de dépouiller totalement le vieil homme
du nomade conquérant, de s’installer et de s’exprimer massivement en tant
que peuple : pour tout dire, dans la Turquie d’aujourd’hui, Anatolie et
Thrace. Hors de là, il semble bien que leur système administratif ou militaire,
tout comme l’esprit ghâzî qui l’anima si bien, aient reposé, d’une façon ou
d’une autre, sur la victoire à perpétuité, sur la plasticité de la frontière.
Si donc on juge les Turcs sur l’ensemble de leur histoire, on dira que,
différents de tant d’autres nomades en ce qu’ils ont su, eux, discipliner la
mobilité qui est à la base de ce type de société, ils connaissent pourtant, au
bout du compte, la commune destinée de l’échec nomade partout où ce
mouvement même leur est refusé, partout où l’espace se ferme devant eux. Et
pas seulement l’espace des militaires, mais tout autant, ainsi qu’on va le voir,
l’espace des marchands.
Mais ne précipitons pas les choses, ici non plus. La circumnavigation de l’Afrique par les
Portugais n’a pas eu des effets immédiats ni catastrophiques : la mer Rouge et le golfe Persique
continuèrent à acheminer un volume important de marchandises jusqu’à l’isthme de Suez, à la
Mésopotamie et aux ports de Syrie. Ce n’est qu’ensuite, en ce XVIIe siècle encore une fois
décisif, et avec le déclin des Portugais au profit des Hollandais, des Anglais et des Français, que
les routes de la mer libre arracheront une part de plus en plus grande du trafic oriental aux
régions tenues par les Ottomans.
Aucun doute : ceux-ci, à défaut de puissance, eurent, sur les événements, toute la lucidité
voulue : témoins leur ténacité navale, la perspicacité de leurs historiens et géographes, le
protectorat sur les Lieux Saints et la mainmise sur le Yémen, les luttes contre les Portugais
autour du grand emporium indien de Diu, et enfin le projet d’un canal entre Don et Volga, pièce
essentielle d’un système qui eût permis, grâce à l’État vassal des Tatars de Crimée, d’avoir
accès à l’Asie par les terres, puisqu’on ne pouvait supprimer l’obstacle portugais sur les mers.
Les « traités inégaux » que celles-ci consacrent ou renouvellent, surtout à partir de la deuxième
moitié du XIVe siècle, ne se traduisent pas seulement par l’intervention étrangère dans les
affaires intérieures de l’État, directement ou à travers la personne des chrétiens protégés. Ce
nouveau facteur d’éclatement politique se double, par les questions de pavillon notamment,
d’une mainmise sur le commerce, extérieur et même intérieur, de l’Empire. Au XVIIIe siècle, le
renversement des échanges dans le sens Occident-Orient est un fait accompli. Contré sur les
terres, asphyxié sur les mers, noyauté par les réseaux que tissaient les ambassadeurs, consuls et
marchands de l’Occident, aidés de leurs complices et protégés locaux, le monde ottoman n’en
pouvait mais.
Jusqu’à la fin du règne de Soliman, toute la politique monétaire des sultans revenait à pallier
l’éventuelle raréfaction de l’argent, grâce, notamment, à l’encouragement des opérations de
troc, au resserrement du contrôle sur les mines, à l’importation de métal, monnayé ou en barres.
Rien là, donc, qui ne soit classique, routinier.
La Méditerranée entre l’Amérique et l’Orient
La tempête arrive d’Amérique. Habitué à parer à la cherté de l’argent, non
l’inverse, l’Empire ottoman est pris au dépourvu quand survient la crise
provoquée, à partir de 1550, par l’accroissement de la production en métal
blanc des mines du Nouveau Monde. Venue d’Espagne, elle le frappe, par les
relais de Gênes et de Raguse, vers 1584. L’or devient rare, l’argent croule :
évaluée, sous Selîm Ier, au soixantième du sultanin, l’aspre est tombée, vers la
fin du XIVe siècle, à 1/120e. Traduisons qu’elle est devenue une monnaie
considérablement allégée de son argent, peu à peu remplacé par le cuivre.
L’Islam est alors entré dans cette troisième phase de l’histoire monétaire
du monde, qui vient après celles de l’or soudanais et du premier afflux des
métaux d’Amérique, et que F. Braudel appelle la phase de « l’inflation de
billon », de « la fausse monnaie, officiellement autorisée ou non », faisant
tout d’abord une « apparition timide à la fin du XIVe siècle, puis submergeant
tout avec les premières décennies du XVIIe ».
L’Empire ottoman, qui participe alors à « l’intoxication générale de la
mer » par cette basse monnaie, en est réduit à « piéger » les pièces d’Europe.
C’est le moment où Istanbul achète les écus d’or espagnol, et les réaux
d’argent « par caisses entières », où les monnaies d’Occident font prime sur
les marchés algérois, cairotes, syriens et turcs : monnaies d’or, mais aussi, au
XVIIIe siècle, monnaies d’argent, que revalorise désormais l’expansion, grâce
au Brésil, de la production du métal jaune.
C’est la preuve que l’Empire, quant à lui, s’est installé définitivement dans une désespérante
pénurie de monnaie forte, qu’aggravent les exigences de plus en plus grandes des cadres et de la
troupe, et le poids croissant des importations : l’État ottoman n’est pas demandeur qu’auprès de
l’Occident ; comme lui, il l’est aussi vis-à-vis de la Perse et des Indes. Ainsi sa balance, déjà
déficitaire, au XVIIIe siècle, du côté de l’ouest, fléchit-elle aussi sur son autre versant : les
« devises » qu’il peut retirer de son commerce méditerranéen sont refondues en lingots qui
prennent le chemin de l’est.
Pour le monde ottoman, en tout cas, un fait est certain : le phénomène coïncide bien avec la
grande crise monétaire de l’extrême fin du XIVe siècle, le désir de richesse terrienne entraînant
un véritable bouleversement de l’appareil foncier. La désagrégation du système des tîmâr-s,
qu’on voit maintenant confiés à des courtisans, même à des femmes, se traduit par la création de
véritables fiefs, assez solides pour que leurs tenants viennent vivre dans leurs hôtels des villes :
indice que la paysannerie est bien tenue en mains. Autre symptôme : sous le nom de tchiftlik, «
portion de terre » allouée à titre privé et garantie par le sultan, mais jadis plus ou moins reliée au
système du timâr, s’ébauche au XVIIe siècle, et se confirme au XVIIIe, une véritable propriété
privée, notamment sur des terres vierges, au bénéfice des dignitaires, des soldats et des vizirs.
Partout, donc, à partir des aimées 1600, accaparement des terres, avec son complément : la
« Grande Migration » paysanne, celle des bouches et des bras inutiles.
Artisanat et commerce
Comment s’étonner, aussi, que les secteurs les plus florissants de l’industrie
et du commerce de l’Empire soient, au XVIIIe siècle, ceux-là mêmes que
l’Occident, parce qu’il a besoin de leurs produits, approvisionne en monnaie
forte : soie, coton et laine, matières tinctoriales et cuirs, ou encore les cendres
d’Acre, pour les verreries de Venise ? Et est-ce un hasard si, de plus en plus,
les potentats du commerce ottoman sont les représentants des communautés
en relation avec les pays de l’Occident pourvoyeurs d’argent et d’or : Grecs,
Arméniens, sans oublier les Juifs, qui ne sont protégés par aucune puissance
en particulier, mais sont connus de toutes ?
Mais ne peut-on aussi évoquer, si l’on songe à d’autres effets possibles de la crise, cette Afrique
du Nord mal soumise, dont les garnisons, de Tripoli à Alger, sont bien loin du sultan ? Voila un
pays que sa politique de « course », de plus en plus indépendante de la Porte, et sa politique tout
court mettent en contact étroit, par les armes et le trafic, plus avec la Chrétienté qu’avec
Istanbul, un pays qui, à ce jeu, se fait son bas de laine à lui et draine, par le système du rachat
des captifs surtout, la bonne monnaie étrangère, espagnole ou autre.
On dira avec raison que le système économique de la piraterie, d’un genre particulier, mais
lucratif, n’est pas une conséquence de la crise ottomane, un moyen mis sur pied pour échapper à
ses effets : car il est vrai que le premier grand essor de la « course » date au moins de 1560-
1570. Il n’empêche que, la richesse étant évidemment moteur d’indépendance, la crise
ottomane, à la fin du siècle, ne put qu’accentuer la coupure entre la Porte et ses lointaines et
prospères villes de l’Ouest.
Les faits sont là : la débâcle monétaire des années 1600 coïncide avec la
seconde expansion de la « course » (fig. 53), celle qui, à partir de 1601,
débouche loin, très loin dans l’Atlantique. Quand le monde se referme devant
les Ottomans, il s’ouvre devant Alger, ville internationale. Faut-il s’étonner
que la diversité des destins ait aidé Alger, la grande Alger du XVIIe siècle, à
« tourner le dos à la Turquie », et que l’Afrique du Nord, une fois de plus, ait
cessé de dépendre politiquement de l’Orient ?
Le sunnisme turc
Au déclin ottoman, la tradition historique donne encore, comme ultime cause,
la montée d’un sunnisme de plus en plus rigide, dont le conservatisme aurait
fait obstacle au développement de l’esprit d’entreprise et de discussion. C’est
un fait que l’officialisation, en doctrine d’État, de l’école hanafite favorise
une prédominance du formalisme juridique, un resserrement de la libre
recherche, théologique ou autre, une sorte de réaction d’auto-défense devant
les innovations.
Exemple célèbre : celui de l’imprimerie. Que, par le relais du monde turco-mongol d’Asie
centrale et de Russie, elle soit venue de la Chine, qui la connaît dès le IXe siècle, ou que
l’Europe l’ait réinventée, c’est bien de l’Europe, en tout cas, que l’Empire ottoman la reçoit, par
les Juifs réfugiés ou les colporteurs qui, partis de Venise, sillonnent les Balkans. Pourtant, il
s’agit là d’un phénomène qui, comme tant d’autres, ne touche guère que les marges de la société
turque, celles qui, précisément, sont en relations suivies avec l’Occident : ce sont, par exemple,
des chrétiens qui impriment dans la Syrie des XVIIe et XVIIIe siècles ou encore, à Istanbul, des
Juifs, des Arméniens, des Grecs. Les Ottomans, quant à eux, voient d’un mauvais œil cette
innovation du diable.
Les Ottomans ou l’Islam ? À la vérité, cette tradition de défiance est tenace : rappelons le sort
de l’éphémère papier-monnaie des Îlkâns de Perse et évoquons, d’un mot, la désespérante et
énigmatique solitude d’une poignée de documents imprimés, pour l’Égypte d’avant 1350.
Aberrations, on le voit, au milieu d’une coutume hostile. Le monde ottoman, sunnite résolu,
restera insensible aux premières impressions du Coran qui voient le jour en Europe dès la fin du
XVe siècle, et il se refusera formellement, par la voix de ses docteurs, à confier à des procédés
mécaniques un texte que toute sa théologie lui représente comme la reproduction d’un archétype
écrit. Les préventions débordent du reste largement au-delà, vers les ouvrages théologiques et
juridiques, historiques même : l’imprimerie turque, fondée en 1729 par un ancien esclave
hongrois, Ibrahîm Muteferriqa, reste pour longtemps une aventure limitée, dangereuse,
incertaine : après un premier silence de six ans, le travail cesse définitivement en 1742.
La Perse séfévide
L’histoire de la nouvelle Perse, ce n’est, au moins en ses débuts, qu’un
chapitre de plus ajouté à l’aventure du monde turc. Mais peut-on parler de
nouvelle Perse ? Ce qui s’affirme en réalité, c’est la permanence d’un
sentiment national immuable, qui aura décidément subjugué tous les maîtres
donnés par l’histoire à ce carrefour du monde oriental. Tout au plus entend-
on, par Perse nouvelle, que le pays se fixe alors définitivement dans l’espace
et sous les traits majeurs que nous lui connaissons encore aujourd’hui.
Au centre, région mouvante de l’Iran et de l’Irak, disputée entre les Tîmûrides, les inévitables
dynasties locales et la confédération turcomane du Mouton Noir (Kara-Koyunlu), issue de
l’Adherbayjân, qui semble sortir victorieuse de la confrontation. Pas pour longtemps : elle
trouve ses maîtres dans ses frères ennemis du Mouton Blanc (Ak-Koyunlu), basés, eux, autour
de la haute vallée du Tigre. De cette histoire embrouillée et mal connue, un fait émerge : les
luttes des deux dynasties turcomanes rivales ont joué un rôle décisif dans la clarification de la
carte politique vers les années 1500.
Contenus vers le sud, par la Syrie mamlûke, et subissant, sur leur flanc occidental, la pression
ottomane, les partisans du Mouton Blanc, rejetés vers l’est, finirent par supplanter le Mouton
Noir à Tabriz, dont ils firent leur capitale. Leur prince, Uzun Hasan, « le Long » (mort en
883/1478), grand capitaine, grand bâtisseur, allié de Venise, fait un moment figure, face aux
Ottomans, d’arbitre des intérêts mondiaux en cette région : il règne depuis l’Arménie jusqu’au
golfe Persique. Est-ce sous sa dynastie que la nouvelle Perse va s’ébaucher ?
L’État séfévide
Bien des traits de la politique séfévide nous rappelleraient le monde ottoman,
ne serait-ce que l’assassinat de certains héritiers mâles du trône ou la
constitution, autour du souverain, d’une garde personnelle de plus en plus
composée de prisonniers géorgiens, circassiens et arméniens, dont la
conversion n’abolit pas le statut d’esclaves : 18 000, selon Tavernier.
Ne systématisons pourtant pas la comparaison, ou alors nuançons-la. Car
nous sommes en Perse, autrement dit en un pays où le chî’isme est, de
tradition, autant qu’un credo religieux, une manière de ressentir, de définir
une originalité nationale dans le cadre de l’Islam. L’astuce des Séfévides,
Turcomans d’origine, fut de jouer ce jeu-là, d’apparaître, face aux Ottomans
sunnites, comme les mainteneurs d’une tradition chî’ite et persane.
C’est donc dans ce double climat d’étatisme à la mode turque et de conformisme iranien qu’on
replacera les grandes tendances du régime séfévide : imposition, souvent par la contrainte, de
l’imâmisme duodé-cimain comme dogme officiel ; passage de la « monarchie monacale » des
débuts, celle des mystiques ou Çûfîs (que rappelle notre « Grand Sofi »), à une autocratie de
style oriental classique, surtout à partir d’Abbâs Ier ; souci, enfin, d’effacer les particularismes
tribaux, ethniques ou provinciaux au profit d’une administration centralisée, tendant à faire de
l’État, de ses habitants et de ses richesses, la chose du prince.
L’entreprise ne fut pas sans grandeur : plus qu’aux lettres, estompées par la bigoterie d’un
chî’isme officiel et militant, songeons aux fastes d’Ispahan (fig. 92 p. 400) et à l’essor de la
miniature : c’est ici, dans l’Iran séfévide, que Bihzâd vient achever sa carrière et sa vie, entouré
d’une foule d’élèves qui poursuivront à profusion son œuvre, au moins pendant tout le règne
d’Abbâs Ier, et feront essaimer un peu partout son école, jusque dans l’Asie centrale et l’Inde.
La Perse fait alors figure de puissance internationale, avec laquelle la chrétienté caresse le rêve
d’une alliance contre la Porte. Les experts, les marchands, les voyageurs d’Occident visitent le
pays, et les missionnaires s’y installent. Par le nouveau port de Bender Abbâs, sur le golfe
Persique, un actif commerce relie la Perse à l’Europe, et les caisses du Châh s’enrichissent, par
la personne interposée des Arméniens, du trafic de la soie.
Il faut faire, bien sûr, un sort aux causes de désagrégation interne : dégénérescence des princes,
pauvres émanations d’un harem qui contrôle de plus en plus, par les eunuques et la princesse-
mère, l’appareil politique ; conflits entre l’esprit « çûfi » de la première heure et la conception
du nouveau royaume autocratique, entre les différents corps de l’armée, entre l’administration
d’État proprement dite et celle du domaine privé du souverain, en expansion constante.
Les pires menaces, cependant, viennent, comme pour l’Empire ottoman, du dehors, de ces
rivaux ou ennemis que suscite à la Perse son exceptionnelle situation stratégique. Ne parlons
pas de la pression des marchands d’Occident, au sud, sur ces mers dont ils sont maîtres, et ne
regardons que les terres.
À peine parée, tant bien que mal, la poussée ottomane, surgissent les
Afghans. Ceux-là ont constitué, tout au long de l’histoire séfévide, le champ
clos des ambitions persanes et hindoues, qui se sont partagé le pays. Le déclin
séfévide les jette vers l’ouest : la Perse leur appartient pendant huit ans.
Aussitôt, Turcs et Russes sont là, s’emparent, en 1724, des provinces du
Nord-Ouest, sous l’œil inquiet et vigilant de la France et de l’Angleterre : qui
ne se croirait, déjà, au XIXe siècle ?
Heureusement, pour la Perse, un général séfévide, Nâdir, rétablit la
situation sur tous les fronts, y compris celui de l’Afghanistan, qu’il arrache
cette fois tout entier aux Mongols de l’Inde, poussant même jusqu’à Delhi
(1739). Entre-temps, il s’était fait proclamer roi.
Peu importe que sa dynastie soit éphémère : les États du monde iranien,
eux, ne le sont plus. À l’orient, l’Afghânistân s’est libéré de la tutelle persane
dès la mort de Nâdir. Mais la traditionnelle impatience de ses tribus ne
regardera plus vers l’ouest : la coupure est consacrée entre les deux
ensembles iraniens désormais stabilisés l’un par rapport à l’autre, celui de
l’est, l’afghan, demeurant plus ouvert sur le monde turc et sur l’Inde. C’est
l’Inde, en tout cas, qui l’attire, une fois de plus, après la mort de Nâdir. Et
pourtant, c’est bien comme un dernier acte des invasions nomades que voit se
jouer le XVIIIe siècle. Ensuite, le sablier, ici aussi, se renversera :
l’Afghânistân subira à son tour les pressions de la Russie asiatique et de
l’Inde anglaise, entre lesquelles il jouera le rôle de tampon. Mais, ainsi
ramené, comprimé dans son domaine « naturel », il y gagnera de se forger en
nation : une nation sans laquelle l’État, fût-il tampon, n’eût peut-être pas
tenu.
Plus affirmée encore : la nation persane. Si Nâdir est mort assassiné en
1747, c’est là, pour une large part, le résultat des réactions hostiles
provoquées par sa politique de rapprochement diplomatique et doctrinal avec
le sunnisme de la Porte. Preuve, donc, que chî’isme et iranisme étaient
désormais ressentis d’instinct comme synonymes et irréductibles au reste de
l’Islam regroupé sous la houlette ottomane. À moyen terme, déjà, la politique
des Séfévides pouvait être jugée à ses fruits : leur plus belle réussite, c’était
décidément la Perse.
Sans doute assiste-t-on parfois, de la part de cet Islam hindou, à un besoin de se structurer, de
définir et de maintenir une place à part, originale, à la doctrine et à la culture musulmanes :
tendance vivace, qui s’épanouira à partir du XIXe siècle et que symbolise, de nos jours,
l’Université Uthmâniyya de Hyderabad. Dans l’ensemble, pourtant, les Musulmans de l’Inde,
sunnites pour une large majorité, s’installeront aux confins de l’Islam et de l’hindouisme, soit
que les confréries, ici comme dans le monde turc, ménagent des aspirations populaires bien
antérieures à l’apparition du credo coranique, soit que le culte des saints, largement développé,
fournisse un support commun à la vénération des fidèles des deux cultes.
Non pas tellement le trafic intérieur que celui qui s’opère avec l’étranger. Comme le fisc et
l’administration, toujours fondés sur les mêmes principes d’exploitation des masses, surtout
paysannes, le système commercial fonctionne pour entretenir, au sommet de la pyramide, le
Grand Mogol, sa cour et son armée : fantassins, artillerie lourde et légère, cavalerie, éléphants
enfin, de plus en plus réservés au transport et à l’apparat.
Tout ce monde est nombreux (200 000 hommes sur pied de guerre, au XIVe siècle, pour la seule
cavalerie) et coûte cher. Pour subvenir à ses énormes besoins en métaux précieux, l’Empire
mongol exporte essentiellement ses textiles : soies, cotonnades, sacs et toiles de jute (à partir du
XVIIe siècle). La pièce centrale du système, c’est le Gudjarât, si énorme producteur qu’il doit
importer une bonne partie de la soie qu’il travaille. Sa fortune, pourtant, c’est dans le coton qu’il
la trouve ; du Gudjarât, cette industrie essaime vers les pays du Gange : au XVIIIe siècle, ses
productions, « indiennes » et « mousselines » (du nom de Mossoul, le grand marché du Tigre,
« où il s’en fait, dit Littré, un grand commerce »), envahiront le marché européen. Aucun
doute : l’Inde, par ses exportations, est un centre actif dans les circuits du grand commerce
mondial, d’autant qu’elle ouvre aussi, par les marchands et marins du Gudjarât ou du Bengale,
sur ces relais du commerce chinois que sont la péninsule malaise et le monde indonésien.
En contrepartie, le Grand Mogol reçoit de l’or chinois, de l’argent, puis de
l’or japonais et, surtout, les monnaies de l’Europe, par le canal des
Compagnies occidentales ou les intermédiaires ottoman et iranien. Il y a bien,
au profit de l’Inde, comme le dit F. Braudel, « capture monétaire » à l’échelle
mondiale.
Mais trop d’argent nuit, surtout si c’est « la monnaie de tout le monde ». Le jeu, compliqué
encore par la thésaurisation princière – songeons au thème des trésors de Golconde – et par
l’existence d’immenses secteurs voués à la monnaie de cuivre ou aux coquillages (les fameux
cauris), ne peut décidément être soumis à une règle unique pour l’ensemble de l’Inde. Dans
cette immensité, loin de Delhi, d’innombrables autorités locales multiplient la frappe ou les
initiatives monétaires ; l’étranger lui-même, en la personne du Portugais par exemple, apporte sa
contribution au chaos.
Réservoir sans fond des « devises » étrangères, riche d’anarchie autant que d’abondance
monétaires, l’Inde était évidemment exposée aux sautes du grand vent du commerce mondial.
Comme l’Europe, comme la Turquie, elle fléchira au XVIIe siècle, et quand l’Angleterre de la
révolution industrielle décidera de tisser elle-même en grand, cette concurrence ruinera d’un
coup l’expansionnisme de l’industrie cotonnière hindoue du XVIIIe siècle.
Ne boudons pas non plus les gloires de la culture mongole. L’Islam, qui vient d’étendre ici, à la
veille de la conquête de Bâbur, les marges de son patrimoine avec Kabîr, mystique légendaire
du XVe siècle, personnage mitoyen revendiqué aussi par l’hindouisme, cet Islam ajoute
maintenant à l’éventail de ses lettres au moins deux langues essentielles ; côte à côte avec
l’arabe, pour les sciences religieuses, et la poésie persane qui fleurit à la cour de Delhi, voici le
bengali et, arrivant à maturité avec le grand poète Mir, émanation des milieux derviches (1713-
1810), l’urdu, langue des confluences : indiennes, iraniennes, arabes.
Même flou, si l’on peut dire, en art. La Perse s’y taille une place de choix, mais sans éliminer
tout à fait les influences ottomanes ou même européennes ni empêcher, surtout, les adaptations
locales. La brique des mosquées iraniennes – avec ses revêtements – s’efface, & l’extérieur,
devant la pierre pure qui est décor en soi, comme le marbre blanc du célèbre Tàj Mahall d’Agra,
où l’Inde s’adonne, comme la lointaine Espagne, mais en plus colossal, au concert des surfaces
planes, des verdures et de l’eau rêvé par tous les architectes du monde.
Franchissons le seuil de ces merveilles : baignant dans le jeu des ombres et des jours, nous
retrouverons le décor floral des faïences de la Perse, mais rehaussé de pierres précieuses, à
profusion. Et si nous revenons au dehors, si nous concédons à l’Iran le plan de certaines
mosquées, la monumentale porte centrale, l’alignement des grandes salles voûtées, est-ce la
Perse encore, pour s’en tenir à ces seuls détails, que ces ascensions de kiosques et de coupoles
sur colonnes ? En réalité, un peu de tout vient se fondre là, notamment les souvenirs de l’Asie
centrale et de l’architecture jaïna ou bouddhique : souvenirs si envahissants, monuments si
composites, que certains musulmans pointilleux, à commencer, dit-on, par Awrangzeb,
marqueront à l’occasion leurs réticences.
Trait essentiel de cet Islam indonésien d’alors : il est, pour les princes qui s’en réclament, moins
un phénomène religieux qu’une définition politique : face au Madjapahit, mais aussi face à
l’étranger, portugais puis hollandais. Après les premiers temps de l’Islamisation, ceux du
commerce, ce sont les luttes pour le pouvoir qui ont joué le rôle capital. Au XVIIe siècle,
notamment, le conflit avec les Hollandais se traduira par une poussée musulmane décisive.
Au reste, s’agit-il bien d’Islam ? Un spécialiste contemporain, C.-C. Berg, estime qu’on ne
saurait, pour l’Indonésie, parler de conversion, avec ce que le mot sous-entend de
bouleversements. Le pays, simplement, aurait digéré l’Islam, tout comme il absorba, au cours
des siècles, des éléments du bouddhisme, de l’hindouisme et de la civilisation d’Occident.
Carrefour de routes, disions-nous plus haut : le détroit de Malacca ouvre sur l’Inde et le Moyen-
Orient, celui de la Sonde vers la route hauturière du Cap. Faut-il s’étonner que l’Inde, la Chine,
l’Islam, l’Occident se soient tant intéressés à ces mers ? En tout cas, l’impérialisme européen est
ici extrêmement précoce ; après les Portugais, maîtres de Malacca en 1511, viennent les
Hollandais, qui les en délogent en 1641, après s’être installés à Java (fondation de Batavia en
1619). Maîtres des deux détroits, les nouveaux venus édifient, sur le monde indonésien, une
impressionnante construction coloniale, malgré la concurrence anglaise sur Malacca, qu’ils
perdront de 1795 à 1818, puis, définitivement, à partir de 1824. L’Espagne, pour sa part,
viendra marquer ici, comme à l’autre bout de l’Islam, le point extrême de l’avance musulmane.
Vers la fin du XIVe siècle, elle mènera aux Philippines une nouvelle Reconquista qui contiendra
l’Islam à Mindanao et à l’archipel des Soulou.
L’irruption portugaise, qui, sur les traces de Vasco de Gama, s’assure le contrôle des rivages
africains à partir des années 1500, bouleverse-t-elle cette situation ? Bien sûr, l’immense filet
jeté par le Portugal sur l’ensemble de l’océan exige, pour être tenu, une rude poigne. Les cités
récalcitrantes au tribut en feront l’amère expérience : Mombasa notamment sera ruinée à
plusieurs reprises. Et pourtant, les mailles du filet sont trop grandes, le blocus portugais forcé,
même en ses plus beaux jours, par les corsaires hollandais et français, mais aussi turcs ou
arabes ; preuve, donc, que cette Afrique musulmane n’est pas tout à fait coupée,
commercialement ni culturellement, du reste de l’Islam. Tout cela, d’ailleurs, n’aura qu’un
temps : au XVIIe siècle, quand la domination portugaise s’effondre, au moins au nord du
Mozambique, prend corps, au profit du sultan arabe de l’Oman, une puissante « thalassocratie »
dont Zanzibar sera la pièce essentielle. Finalement, l’intermède portugais n’aura pas interrompu
la tradition marchande de cet Islam africain des rivages, ni rejeté celui-ci vers un hinterland
qu’il n’a jamais cherché (ou réussi ?) à dominer réellement.
Le point final étant mis, avec cette dernière réserve, à l’intermède chérifien, force est bien de
reconnaître que les guerres – celle-là ou les autres – jouent un rôle, et non des moindres, dans
l’histoire de l’Islam africain. Les autres, c’est-à-dire, par exemple, celle que livre à ses voisins le
Kanem-Bornou, de nouveau en expansion à partir du XIVe siècle, grâce aux mousquets turcs et
à l’Islam, qui fournit une armature cohérente à son État, à son droit, à ses cadres. Mais pourquoi
ne pas évoquer aussi, tout à fait à l’est, dans les pays du haut Nil, l’essor, à partir du
XIVe siècle, du royaume fung de Sennàr, la disparition des derniers vestiges des principautés
chrétiennes de Nubie, les assauts menés, sur son flanc occidental, contre l’Éthiopie ?
De ces conflits, de ces mouvements émergent, si l’on fait le point dans les années 1800, les
blocs de résistance : de l’Islam ou à l’Islam. Mettons-les grossièrement en place : pour l’Islam,
les pays des Toucouleurs et des Peuls, autrement dit des Fouta : Fouta-Tôro au Sénégal, Fouta-
Djalon en Guinée ; puis le Soudan nigérien, les pays du lac Tchad et de la Nigéria du Nord ; à
l’est, enfin, les tribus arabes et les Fung du Soudan nilotique. Contre l’Islam ou en dehors de
lui : les Wolofs du Sénégal, qui ne s’islamiseront en masse qu’à la fin du XIXe siècle, le bloc
bambara autour de Segou et de Nioro, dans l’angle formé par le haut Sénégal et le haut Niger,
les Mossis de la haute région voltaïque.
L’époque qui va de 1050 à 1800 ne peut être, pour l’Islam, qu’une étape
décisive : comment imaginer l’inverse, sur tant d’années, sur tant d’espace ?
Ce qu’on a dit dans les pages qui précèdent a permis déjà d’esquisser
quelques-uns des nouveaux visages de l’Islam ; aussi bien pourra-t-on
maintenant se contenter de rassembler, de préciser aussi, ces portraits
dispersés.
Et d’abord, un premier constat, élémentaire, banal : cet Islam a bougé, il
s’est étendu, il a pris, à peu de chose près, la place qu’il occupe d’aujourd’hui
sur la terre des hommes.
Que lisons-nous sur la carte ? L’aie d’extension de l’Islam, c’est bien, toujours, l’immense zone
tropicale ou subtropicale des déserta d’Afrique et d’Asie. Sur les bordures du Nord, nous
mettrons en place le Maghrib, l’Égypte, les pays du Croissant Fertile, le plateau iranien ; au sud,
l’Afrique soudanaise et l’Arabie méridionale. Vers l’est, l’implantation de l’Islam escorte, de la
même façon, les deux branches steppiques ou désertiques de l’Asie centrale et des pays de
l’Indus.
En dehors de cette direction générale ouest-est, l’Islam, si l’on excepte le piquetage des
comptoirs d’Afrique orientale, ne pousse guère que deux excroissances notables : vers le nord-
ouest, en direction de l’Anatolie et de l’Europe continentale ou tempérée chaude ; vers le sud-
est et l’Indonésie équatoriale.
L’histoire n’a donc laissé à l’Islam, dans l’ensemble, que des terres
difficiles, souvent ingrates et même désolées. Quant aux mers, sa fortune, son
destin y sont, déjà, ceux de nos jours. Seules lui appartiennent, en définitive,
deux mers intérieures : golfe Persique et mer Rouge. Mais de ces trois
étendues essentielles que sont la Méditerranée, la mer Noire et aussi la
Caspienne, il ne contrôle vraiment que les rivages du Sud. Et pour ce qui est
des océans, Atlantique ou Indien, il y est débordé, c’est le moins qu’on en
puisse dire, par le trafic international.
L’Islam a donc été refoulé, contenu à cette région des « isthmes » qu’il
nous est arrivé, après Maurice Lombard, d’évoquer. Mais au moins s’y est-il
tenu, comme s’il avait senti qu’à long terme son destin se jouait là. Typique,
à cet égard, est son comportement en Méditerranée : pensons à ses aventures
espagnole, sicilienne, Crétoise, à un moindre degré chypriote. Qu’il n’ait pas
pu ou voulu vraiment assujettir les rivages septentrionaux de la mer, il reste
que, battu ailleurs, il s’est accroché au sud, en deçà de cette frontière
perméable que traversent, en des sens opposés, ses propres raids maritimes et
les Croisades ou autres incursions chrétiennes sur ses territoires. Frontière,
donc, perméable, peut-être, mais frontière finalement inchangée : ici, l’Islam
est, se sent chez lui, comme en témoignent un peu partout, sous des formes
diverses, la vigueur et la résistance du sunnisme, ce grand rassembleur de
forces vives.
Bien sûr, il y a les péripéties : le gain d’au moins 300 000 Morisques chassés d’Espagne ; les
émigrés persans, afghans et turcs dans l’Inde ; les Indiens, les Arabes, les Persans encore dans
les comptoirs d’Afrique orientale ; les Turcs militaires et administrateurs un peu partout dans les
villes de l’Empire ottoman. Rien là d’essentiel, toutefois, au niveau mondial : seules
compteraient, en définitive, la poussée arabe vers l’Afrique du Nord et les pays nubiens, les
migrations des Peuls et, surtout, l’implantation turque dans l’Adherbayjân, l’Anatolie, la Thrace
et, avec plus de vicissitudes, la Dobroudja. Ces derniers élans une fois retombés, on peut lire les
constantes, définitivement assises, de l’Islam, c’est-à-dire ses grands blocs c arabe, berbère,
noir, turc, iranien, indien et malais.
Plus important peut-être que le volume des migrations : celui des conversions. Ici, même si
l’Islam n’en est parfois qu’à ses prémices, c’est par pays et même par pans entiers de continents
qu’il nous faut mesurer sa progression : évoquons l’Anatolie, l’Albanie et la Bosnie, l’Afrique
Noire, l’Inde et l’Indonésie, l’Asie centrale.
Et la maison ? La mode turque, qui joue volontiers sur le mélange de la brique et de la pierre,
brode sur le classique aménagement de l’habitation autour de l’espace intérieur : elle le
recompose en déplaçant le centre du logis, la cour devenant, avec son couloir d’accès et sa pièce
de réception, une sorte de prologue architectural à la maison elle-même : disposition nouvelle
qu’on peut suivre à la trace des vainqueurs, vers la Syrie, l’Égypte et Alger.
Ne retenons que les grands, les très grands fléaux. D’est en ouest circule la peste, depuis ses
repaires de la Chine et de l’Inde ; l’Islam la reçoit, la relance régulièrement vers l’Europe, telle
la fameuse peste noire du XIVe siècle, qui s’en alla décimer au moins un cinquième – J. Le Goff
dit un tiers – de la Chrétienté, mais ne fut pas la seule : douze épidémies dans la seule Égypte
mamlûke, par exemple, entre 1416 et 1513. D’ouest en est, voici la malaria, africaine et
américaine, qui frappe l’Indonésie au XVIIIe siècle, et la syphilis de l’Amérique de Colomb,
installée en Europe vers 1500 et qui a bouclé, en 1506, le long itinéraire vers la Chine.
Évoquerons-nous le choléra, né, dit-on, au Moyen-Orient et qui en rayonnera vers l’Inde où il
deviendra endémique, avant d’atteindre l’Europe de 1832 ? Et la tuberculose indienne au
XVIIIe siècle ? Et la filariose, la bilharziose, les leishmanioses ? Arrêtons là et songeons
seulement que la maladie, alors, n’est pas l’accident dans le décor quotidien, mais ce quotidien
lui-même, au même titre que la disette, à laquelle l’écrivain Maqrîzî consacre un traité spécial.
On connaît, pour l’Europe, les grandes phases de cette histoire. Les XIe-XIIIe siècles marquent,
en un sens, la fin de la période de « l’homme rare », les débuts puis l’essor de l’expansion : les
progrès, les pressions de la démographie entraînent alors l’accélération des défrichements, la
poussée urbaine, la hausse des prix. Dès la fin du XIIIe siècle, pourtant, les ciseaux s’ouvrent :
une récession de longue durée s’installe sur le Vieux Monde, les prix s’essoufflent, les
défrichements sont stoppés, les campagnes se dépeuplent, la courbe démographique fléchit :
c’est sur le front biologique moins solide d’une humanité mal nourrie que la grande peste noire
vient exercer ses ravages, transformer le fléchissement de la courbe en chute vertigineuse.
Revenons à l’Europe. Avec les saignées du XIVe siècle et le reflux des années 1350-1450, les
ciseaux se referment, l’écart se comble entre les ressources et une population raréfiée. Bientôt,
ce sera la remontée : vive pour l’époque 1450-1650, maussade et même compromise pour 1650-
1750, confirmée cependant avec le XVIIIe siècle finissant.
Quelques repères : le XIVe siècle ottoman voit une poussée démographique très vive, de l’ordre
de 40 % selon les estimations d’Ö.-L. Barkan. Le mouvement, au reste amorcé auparavant,
touche les campagnes aussi bien que les villes, les sujets protégés aussi bien que les Musulmans
(tableaux A et B ci-contre, à propos d’une province essentiellement paysanne, l’Anatolie, et de
l’Albanie chrétienne). Il n’empêche, toutefois, que ce sont les villes qui détiennent, en ce
XIVe siècle, les chiffres-records : Ankara : 95,04 % d’augmentation ; Sofia : 101,28 ; Brousse :
102,36 ; Skoplje : 113,06 ; Konya : 150,62 ; Sivas : 202,98 ; Sarajevo : 316,99 (tableau C).
Et pourtant, dès l’époque de Soliman (1520-1566), l’attention du
gouvernement est attirée sur les dangers de la dépopulation des campagnes.
Les documents invoquent les abus de la fiscalité, et sans doute avaient-ils
raison. Mais n’est-ce pas tout autant, comme pour la France du XIVe siècle, le
signe, déjà, de cette surpopulation qui sera l’une des difficultés du XVIIe siècle
ottoman, celui de la crise agraire, de l’exploitation accrue de la glèbe par la
nouvelle aristocratie des tenants de tckiftlik-s et, comme on l’a dit, de la
Grande Migration, vers la ville qui ne résout plus rien, d’une paysannerie en
surnombre ?
Le chiffre de 3 millions, retenu pour l’Islam noir, se situe, en gros, entre 1/6 et 1/12 du total de
l’Afrique non arabe et semble représenter une approximation convenable : il reste, en tout cas,
bien avant ce XIXe siècle si décisif pour les progrès de l’Islamisation, normalement très éloigné
de la proportion actuelle d’un quart.
Pour l’Inde de 1797, si nous retenons le chiffre, avancé par une estimation française du temps,
de 155 millions et si, pour tenir compte des progrès de l’Islamisation, nous tablons maintenant
sur la proportion de un sur cinq, nous arriverons à 30 millions environ. Pour le continent
africain, suivons, après d’autres, le chiffre total et certainement excessif de 100 millions et
défalquons-en la population de l’Égypte de Volney, soit 2 300 000 âmes, et celle d’Afrique du
Nord : selon le modèle européen (100 millions en 1600, 211 en 1800, 266 en 1850), celle-ci
aurait dû passer de 3,5 millions en 1600 à 7 en 1800 et à 9 en 1850 ; or, ce dernier chiffre n’est
atteint qu’aux estimations (du reste fort hésistantes, surtout pour le Maroc) des années 1880 :
indice, donc, d’une progression sensiblement inférieure à celle de l’Europe. Évaluons, dans ces
conditions et sous toutes réserves, la population de l’Afrique du Nord des années
1800 h 6,5 millions. Restent donc, pour l’Afrique non arabe, environ 91 millions d’hommes, sur
lesquels nous retiendrons 12 millions de Musulmans (soit une proportion d’un peu plus de un
sur huit).
Passons au bloc indonésien : si nous nous réglons sur les proportions d’aujourd’hui, où
l’Indonésie représente un septième de la population chinoise et un peu moins de un sixième de
l’ensemble Inde-Pakistan, nous donnerons à l’Indonésie des années 1800 25 millions
d’habitants d’après le modèle hindou de 1797 (mais il est peu sûr, en raison des misères du
subcontinent), près de 45 millions selon le modèle chinois (300 millions en 1790). Tenons
compte du caractère tout compte fait assez récent des progrès de l’Islamisation, à laquelle
d’immenses zones échappent encore, et avançons le chiffre de 15 millions : 20 (mais sans
critère sûr) avec l’Islam chinois.
Reste le bloc Empire ottoman-Afrique du Nord-Arabie-pays d’Iran et d’Asie centrale.
L’application du taux de croissance européen aux 46 millions des années 1600 donnerait, pour
1800, le chiffre de 96 millions. Aucun doute : celui-ci est extraordinairement optimiste. Tous les
témoignages du temps concordent : les pays en question sont en plein marasme démographique,
sauf, on l’a vu, l’Afrique du Nord, qui semble avoir mieux résisté.
Partout aussi, la disette et, bien sûr, la peste, qui frappe « tous les dix à douze ans » comme à
Alep et emporte, toujours selon Eton, de un dixième à un quart de la population, quand ce n’est
pas davantage : elle est en 1736 au Caire, en 1757, l’année des sauterelles, dans l’Anatolie du
Sud-Est, en 1773 à Bagdad.
C’est là qu’Eton se trompe ; car, un siècle après, justement, la situation n’est pas si mauvaise
pour les pays de la longue nuit démographique des années 1600-1800 : respectivement 12 et
2,7 millions dans l’Anatolie et la Syrie des tableaux de V. Cuinet, à l’extrême fin du
XIXe siècle, et, au même moment, 7 à 8 millions pour l’Égypte des Baedeker : indices, donc,
d’une reprise vive, très vive même si l’on admet, compte tenu de la situation démographique
vers 1800, que ladite reprise n’a dû, n’a pu se produire que lorsque le XIXe siècle était déjà
largement entamé : à Bagdad, par exemple, une première reprise se dessine au début du siècle,
mais elle est brisée net par les épidémies et l’inondation de 1831, et ce n’est qu’après 1850 que
s’installera une croissance véritable.
La terre, immuable
De ces Musulmans de l’an 1800, l’énorme majorité appartient à la terre et aux
techniques immémoriales des « peuples de la houe », mais aussi du puits à
roue et de l’araire.
Les bateaux de l’Islam, nous les connaissons déjà, tout comme, sur les terres, les longues files
de chameaux (fig. 56 p. 271) et les caravansérails à l’étape du soir, tout à la fois écuries et
auberges. Vieilles connaissances, aussi, que les produits de ce trafic : l’Égypte, par exemple, est
toujours à court de bois, qu’elle demande surtout à l’Asie Mineure, l’Afrique Noire à court de
sel saharien et l’Afrique orientale de tissus des Indes, toutes deux payant en or et en esclaves. Et
pourtant, les temps ont changé : le poids d’une ville comme Istanbul, les besoins et les goûts de
la nouvelle Europe commandent maintenant quelques-uns des postes ? clés du commerce,
intérieur ou extérieur, de l’Islam.
D’abord, nourrir les villes : tandis que Venise, pour ne parler que d’elle, charge le riz ou le blé
d’Égypte, Istanbul réclame à grands cris la viande des pays danubiens et balkaniques, et ce blé
que, d’autres fois, elle laisse partir pour l’Italie : trafic, donc, souvent désordonné, illogique
même, parce que pressant ; payant en tout cas.
Autre poste essentiel : les stimulants, sans oublier ceux du goût et de l’odorat : « dopants »,
épices et aromates, dont l’Islam est demandeur autant que fournisseur. Faits notables de ce
commerce : la fortune du thé et du café, et le déclin du poivre, au moins en Occident, à partir du
XVIIe siècle.
Enfin et surtout, les textiles, bruts ou travaillés. La laine, produite par l’Iran, l’Arménie, l’Inde
du Nord et le Maghrib, est demandée un peu partout dans l’Islam, l’Inde et l’Europe. La soie,
que l’Europe méridionale produit en grand, n’y suffit pourtant pas : elle arrive de Perse, de
Syrie, de l’Inde et de Turquie, où travaillent les ateliers de Smyrne, Chios et Brousse. Mais c’est
le coton qui occupe les plus gros volumes : Venise, le grand entrepôt redistributeur, le charge en
Syrie du Nord, soit en balles, soit filé ou même tissé, sous la forme des grosses toiles bleues
d’Alep. Autre point vital de la carte cotonnière : non pas l’Égypte, qui ne deviendra productrice
en grand qu’avec la deuxième moitié du XIXe siècle, sous la pression anglaise, mais les
« indiennes », exportées vers l’Afrique orientale et surtout l’Europe, qui en est folle.
Fig. 56. Chargement d’un chameau de caravane,
Perse, milieu du XVIIe sicle.
Si donc on juge le commerce de l’Islam sur l’ensemble de la période 1050-
1800 et par référence aux splendeurs abbassides, on parlera, évidemment, au
moins de vicissitudes, le phénomène majeur étant incontestablement, à la
suite des grandes découvertes, mais surtout à partir des années 1620,
l’effacement de la Méditerranée et des mers intérieures de l’Islam devant
l’Océan, ses navires, ses ports. Déclin général ? En tout cas, il ne supprima
jamais totalement, il faut y insister, les vieux itinéraires : tournés, boudés, ils
restaient, sans parler du commerce international lui-même, trop nécessaires à
la vie de ces grands ensembles territoriaux que l’Islam, malgré ses malheurs,
inlassablement voulut mettre en place : États seljûqides, ayyûbides, mongols,
mamlûks, et surtout cet Empire ottoman dont la masse, à elle seule, sut
maintenir, ranimer ou redistribuer quelques-uns des grands courants
traditionnels : axe mer Rouge ou Nil, vers Le Caire, Alexandrie et Rosette,
port de chargement du café acheminé depuis le Yémen ; mais aussi axe
Égypte-Istanbul, par mer ou par terre, avec les grands relais d’Antalya
(Adalia), Smyrne, Brousse et surtout Alep, la plaque tournante des
communications de l’Empire, à l’articulation des domaines turc et arabe, au
débouché, également, de la grande voie caravanière qui mène, par Mossoul
ou Bagdad, à la Perse.
Les villes et leurs métiers
Parler de commerce, c’est évidemment parler de ces villes qui, bien ou mal
selon les époques, continuent d’assumer leur rôle administratif, de tenir leur
rang dans les circuits de production, de consommation et de transit. Toutes ou
presque ont souffert, parfois terriblement, des guerres, des invasions, des
vicissitudes politiques ou économiques, et beaucoup d’entre elles, parmi les
petites, ont disparu dans la tourmente ou sont mortes d’une longue agonie.
Mais, à leur place, d’autres sont nées, l’Islam sécrétant inlassablement,
comme par le passé, une civilisation urbaine qui porte sa marque.
Partout, un même paysage de venelles, de souks, de maisons aveugles sur la rue et basses,
encore qu’en période d’expansion, quand la place manque, elles soient forcées de pousser en
hauteur : tel géographe arabe parle de celles du Caire, « hautes comme des phares ». Dominant
le tout, les minarets de la grande mosquée et ce bâtiment que l’époque turque généralise : la
citadelle, dont Alep offre un remarquable spécimen. Siège et symbole du pouvoir, cette masse
développe autour d’elle, comme au Caire sous les Ayyûbides, les quartiers résidentiels, qui
reprendront leurs distances en cas de troubles, aux XVIIe et XVIIIe siècles par exemple.
Le vrai centre nerveux de la cité, son centre stable, c’est la mosquée ; à partir d’elle, la ville
s’étend en ondes successives où l’on peut suivre la hiérarchie décroissante des corporations :
parfumeurs, tisserands et orfèvres, artisans du fer et du cuir. La cité vient ainsi mourir à ses
portes, avec les paysans des environs, vendeurs des produits de leur sol, et les chameliers des
caravanes.
Ce n’est pas là, toutefois, la seule distribution de la ville : une autre la recoupe, par quartiers
(hâra) cette fois. Ils isolent les races, les religions, les corporations même. Chacun d’eux est
jaloux et peureux, derrière ses portes qu’on ferme chaque soir, et vit comme une ville dans la
ville, avec ses oratoires ou sa mosquée, ses fontaines et ses bains, ses caravansérails et son
marché.
L’organisation des métiers repose sur la corporation (çinf), avec les grades
classiques de maître, artisan et apprenti, sous l’autorité morale du chef de la
corporation, qui répartit entre les membres du groupe l’impôt fixé
globalement par les autorités, tranche les litiges, veille au respect du code
d’honneur de la profession et des prix imposés.
Ces corporations, dont l’histoire attend encore le dépouillement
d’innombrables archives turques, se sont « sécularisées » avec le temps, mais
bon nombre d’entre elles, et notamment celle des tanneurs, ont conservé, à
l’époque ottomane, une certaine religiosité associée à l’esprit et aux souvenirs
de l’ancienne franc-maçonnerie des fityân ou, comme on disait en Anatolie,
des akhî-s. Venue de l’Iran et disparue en tant que telle, semble t-il, vers le
XVe siècle, quand l’Empire ottoman n’eut plus besoin de ses services, cette
institution de la futuwwa, qui court tout au long de l’histoire du Moyen Âge
musulman, se sera finalement survécu dans ces corps auxquels elle donna ou
contribua à donner une âme : les confréries mystiques des derviches et des
çûfîs, les corporations, l’armée des Janissaires, et l’État lui-même, si l’on
veut bien se rappeler l’Abbasside an-Nâçir.
Tout cela, et d’abord de s’étaler avec une telle puissance, Istanbul le doit à
sa situation de siège du pouvoir, et quel pouvoir ! À cheval sur trois
continents, mosaïque de races, de religions et de langues, l’Empire ottoman
se reflète dans sa capitale : 58 % de Musulmans et 42 % de minoritaires,
Grecs, Arméniens, Juifs, Égyptiens, Albanais, Tziganes et Moldo-Valaques.
N’oublions pas les étrangers, Vénitiens de Galata, « la ville infidèle », en
déclin prononcé au profit des « nouveaux venus », Français, Anglais,
Hollandais, dont les ambassades s’installent à Péra.
Cette énorme ville, cet univers en réduction appartiennent à leur temps, au
même temps que Saint-Petersbourg, Londres, Naples ou Paris : dans le luxe
inouï de ses grands et la misère de ses masses, l’ordure de ses venelles et la
somptuosité de ses palais, dans ses embrasements aussi (22 incendies
enregistrés pour le seul XVIIe siècle), Istanbul ne s’éloigne guère du modèle de
la ville d’« Ancien Régime », encombrée, démesurée, croulant sous ses
habitants et assurant avec peine son ravitaillement, son hygiène et même sa
sécurité.
Mais ce passé qui la marque, de ses évolutions comme de ses
insuffisances, lui assure aussi toutes ses splendeurs : passé immuable du site,
dialogue des collines et de la mer présente au milieu d’elles, somptuosités du
Bosphore et de la Corne d’Or, et, piqués là-dessus, la silhouette, presque
éternelle elle aussi, de Sainte-Sophie, et les minarets des mosquées de Sinân.
Aucun doute : en donnant à Byzance des dimensions et des formes nouvelles,
les Ottomans restèrent fidèles à ce secret commandement de la nature qui, la
première, n’a pas voulu mesurer ses prestiges à l’une des plus grandes escales
du monde, à l’un de ses meilleurs et de ses plus beaux ports.
Clarification, enfin, qui joue en faveur d’un sunnisme largement majoritaire. Ses bastions, ce
sont une Afrique du Nord résolument màlikite, une Turquie hanafite, une Syrie et une Égypte
plus nuancées dans le choix de leurs écoles, mais où le sunnisme, incarné par la vigueur du
mouvement hanbalite, reste en tout cas incontesté. Sunnisme aussi aux Indes et en Afrique
Noire, sous l’influence du mâlikisme maghrébin, mais non exempt, tant s’en faut, de contacta
avec les religions antérieures, le point extrême des syncrétismes locaux étant atteint, semble-t-il,
avec l’Indonésie.
À ce bloc immense, que peut opposer le khàrijisme ? À peine quelques îlots ou groupuscules, au
Mzab, dans l’île de Djerba, en Omân et à Zanzibar. Quant au chî’isme sous ses diverses formes,
il reste, pour l’essentiel, confiné à ses citadelles de Perse et, à un moindre degré, de l’Irak et du
Yémen zaydite. Hors de là, il ne se compte qu’en minorités, parfois infimes dans la masse
musulmane.
Une place à part doit être faite aux Kurdes, et notamment aux Yezîdîs de Perse, du pays de
Mossoul et de Syrie, nés d’une hérésie pro-umayyade et devenus, à partir du XIIe siècle, une
communauté puissante mais partagée, selon les régions, entre le respect du dogme sunnite et
une « sorte de religion nationale » où plus rien ou presque ne vient rappeler l’Islam.
Du coté du chî’isme, aussi, l’Islam a ses enfants perdus : les Hurûfîs d’Iran, avec leurs
interprétations symboliques des lettres et des nombres, les Ahl-i-Haqq, duodécimains de la
Perse occidentale, mais des duodécimains égarés, et ces mystérieux Noçayrîs de Syrie, qui, par
un renversement de la doctrine qarmate, placent le miroir silencieux de la divinité, Alî, au-
dessus de sa parole vivante, Muhammad. L’extrémisme de ces hérésies – et de tant d’autres –,
leurs innovations, leurs syncrétismes abattent les barrières traditionnelles entre les grandes
classifications du chî’isme, mais également entre l’Islam et les autres religions : christianisme,
manichéisme, zoroastrisme ou gnose, pour ne parler que de celles-là.
Carte 21. Istanbul au xviie siècle.
Reviendrons-nous plus près de l’Islam avec les Druzes ? Sur des terrains
plus connus, en tout cas. Adorateurs du calife fâtimide al-Hâkim, disparu une
nuit de chawwâl 411/février 1021, les Druzes forment une communauté
soudée et puissante, avec son organisation sociale, son credo et sa morale
propres. Installés dans la Syrie méridionale, ils participeront de façon intense,
avec leurs ennemis ou alliés, les chrétiens maronites, à l’éveil de la nation
libanaise pendant l’époque ottomane.
Autres surgeons ismaélièns : ceux qui naissent de la mort d’un autre calife
fâtimide, al-Mustançir (487/1094) : les partisans de son successeur et plus
jeune fils, al-Musta’lî, survécurent dans les Bohorâs de l’Inde, mais ce sont
leurs rivaux, tenants du fils aîné, Nizâr, qui restèrent les plus célèbres : ils
édifièrent d’abord, jusqu’à l’époque mongole qui vit sa disparition, l’État des
« Assassins », avec leur grand maître d’Alamût et son représentant syrien, le
« Vieux de la Montagne » de nos historiens des Croisades ; vinrent ensuite
les Khôdjas de l’Inde et quelques autres communautés, hindoues et africaines
surtout, groupées sous l’autorité spirituelle de leur imâm, l’Aga Khân.
Au reste, entre elle et le chî’isme duodécimain, le climat était à l’émulation. Il fallait de grandes
voix pour répondre à Nâçir ad-Dîn at-Tûsî (mort en 672/1274), aussi brillant savant que
théologien, et à son disciple Hillî, ces deux fers de lance de l’essor duodécimain sous les
Mongols. Le sunnisme, sous sa forme hanbalite, répliqua, avant même l’arrivée des Mongols,
par Ibn al-Jawzî (597/1200) et surtout, on l’a vu, par Ibn Taymiyya (728/1328).
Rien ne serait plus faux, par conséquent, que d’imaginer que le triomphe sunnite dans la
majorité des pays d’Islam s’accompagna d’une stagnation intellectuelle. En plein XVIIIe siècle
encore, au centre même de l’Arabie, dans le Najd, Ibn Abd al-Wahhâb fondait l’école appelée,
de son nom, wahhabisme : ce mouvement, « à la fois religieux et politique, arabe et
musulman », se proposait de restaurer la pureté première de l’Islam et, face au chî’isme iranien
comme à la décadence du pouvoir sunnite des Ottomans, de créer un État sunnite qui se fût
étendu non seulement au Najd, mais a l’ensemble des pays arabes. Ainsi naissait, avec un prince
arabe gagné à la doctrine, Muhammad Ibn Sa’ûd, la fortune de la dynastie qui règne aujourd’hui
sur la majeure partie de la péninsule.
Les formes en furent diverses, le plus souvent masculines et régulières, encore que l’Islam ait
connu les couvents de femmes, les tiers ordres et les ordres mendiants, tels les Madârîs hindous
et, surtout, les Qalendars, venus de Perse et connus aux Indes, en Syrie et en Turquie. Dans ce
pullulement né de créations et de schismes, nous avons déjà retenu au passage les Mevlevis, les
Bektacbîs et la dynastie monacale des Séfévides à leurs débuts. Ajoutons encore, selon leurs
lieux de naissance, les Ahmadîs d’Égypte, les Qâdirîs d’Irak, les Châdhilîs du Maghrib, les
Tchichtîs et les Chattâris pour le monde indien et javanais, les Ni’matallâhîs, chi’ites persans, et
les Naqchbendîs, dont la propagande et l’essor furent liés à la croisade sunnite de Tamerlan.
Autant de groupes (rien que pour les principaux d’entre eux, L. Massignon
dépassait le chiffre de 200), autant de doctrines ou de rituels distincts.
Schématisons : pour l’essentiel, le çûfisme se présente comme la religion
vécue par le sentiment, comme la « science des cœurs » qui permet l’infusion
de la grâce, par la répétition, notamment, du nom même de Dieu (Allâh) dans
diverses formules rituelles. Mais il y a loin de simples exercices de piété aux
formes d’hypnose qu’ils peuvent prendre dans le recours à la musique et à la
danse, loin aussi du credo musulman « orthodoxe », qui fut celui des premiers
ascètes, aux développements philosophiques et dogmatiques que le
mysticisme connut ensuite, sous des influences étrangères, surtout
hellénistiques et chrétiennes. D’où naquirent souvent une indifférence aux
frontières religieuses, Jésus devenant, par exemple, le « sceau des saints »
comme Muhammad était celui des prophètes, une indifférence, aussi, aux
pratiques canoniques de l’Islam, répudiées au profit de la tarîqa, de la
« voie » menant à l’absorption en Dieu, à l’union mystique.
Le chî’isme, dans son écrasante majorité, prit ses distances avec un mouvement qui amenait le
croyant, par la communication directe avec Dieu, à se passer du recours aux imâms de la
communauté. Les sunnites, qu’il s’agit des gouvernants et des philosophes, préférèrent
s’accommoder du çûfisme, au moins sous ses formes modérées. Car il avait l’avantage,
directement ou, depuis le XIe siècle, à travers l’esprit et les formes des associations de la
futuwwa, de fournir un cadre à certains groupes de la société et même de l’État : qu’on se
souvienne des Janissaires ou des corporations aux débuts de l’époque ottomane. On comprend,
dans ces conditions, que l’État ait pensé, selon les cas, à contrôler, à canaliser ou à exploiter ces
mouvements : ce que firent, d’une manière ou d’une autre et d’un bout à l’autre de l’Islam, les
maîtres successifs de l’Inde, les Ayyûbides et les Mamlûks, les Séfévides, les Ottomans et les
Chorfâ du Maroc.
La philosophie, elle aussi, dit son mot, et d’abord celle des mystiques eux-mêmes, lesquels
exposent, en les poussant jusqu’à leurs conclusions extrêmes, les données de l’expérience
intérieure. On a laissé entendre, à propos de l’époque ayyûbide, les remous provoqués par
l’œuvre de Suhrawardi, du poète Ibn al-Fârid, d’Ibn Arabî. Contre ces excès, sinon contre un
çûfisme pris comme « effort de dépouillement intérieur et de purification morale », réagit la
théologie dogmatique (kalâm), emmenée par son plus brillant représentant, Fakhr ad-Dîn ar-
Râzî, mort en 606/1209.
Il n’est pas si sûr, pourtant (encore qu’on connaisse mal, très mal, l’influence réelle de son
œuvre), que Ghazâlî ait réussi. Quoi qu’il en soit, force est de constater qu’après lui, l’héritage
néoplatonicien ne se maintient avec quelque vigueur – et encore ! – que chez certains mystiques
ou chl’ites : encore s’agit-il là de traditions antérieures, qui restent réfractaires à l’enseignement
de Ghazâlî et fidèles à ce qu’il y a de moins rationnel dans la pensée avicénienne. Du côté du
sunnisme, et notamment de la théologie dogmatique (kalâm), la falsafa piétine dans la redite,
réserve faite d’un Fakhr ad-Din ar-Râzî, infiniment plus original. Mais surtout, elle ne réussit
pas à entamer vraiment les réticences de l’Islam traditionaliste, fût-il le plus éclairé : comme
Ghazâlî, Fakhr ad-Dîn fera des réserves sur Avicenne et les « philosophes » en général, mais en
ajoutant au lot Ghazâlî lui-même.
La médecine, quant à elle, maintient un peu partout une vigoureuse tradition clinique, grâce à
l’institution du bîmâristân : on a déjà évoqué le célèbre hôpital de Damas, sous Nûr ad-Din.
C’est pourtant par la spéculation pure, à partir de Galien, que, bien avant Michel Servet,
l’Égyptien Ibn an-Nafîs (XIIIe siècle) fit l’immense découverte de la circulation pulmonaire
Immense, mais sans suite aucune. Au reste la partie essentielle se jouait-
elle à l’ouest, dans l’Espagne almoravide et almohade, dominée, en cette
discipline, par la famille des Ibn Zuhr (Avenzoar). Comme pour la
philosophie, vient un temps où la médecine trouve son terrain d’élection dans
l’Occident musulman, avant de passer, toujours avec elle, dans la Chrétienté
toute proche. C’est qu’elles vont le plus souvent ensemble, chez Avempace,
Ibn Tufayl et Averroès, chez le Juif exilé Maïmonide aussi, tous mainteneurs
de la grande tradition avicénienne que rappelle, à l’autre bout de l’Islam, un
Fakhr ad-Dîn ar-Râzî.
À l’ombre de ces grandes sciences, enfin, leurs sœurs mineures, mineures pour nous seuls,
évidemment : agronomie et botanique espagnoles, on l’a dit, mais aussi hippologie et hippiatrie,
très en honneur sous les Naçrides et les Mamlûks, mécanique et hydraulique avec Khâzinî (un
astronome encore), alchimie, astrologie, minéralogie, chiromancie et physiognomonie, toutes
illustrées par Fakhr ad-Dîn ar-Râzî.
Au reste, l’intérêt manifesté pour un savoir établi, que ce fût par la Loi ou
par l’usage, n’appartint pas en propre au sunnisme ottoman, ni au sunnisme
tout court. Dans le cas plus précis des sciences religieuses, par exemple,
comment s’étonner que le goût s’en maintînt tout aussi vif chez l’adversaire
chî’ite, seconde partie à la controverse multiséculaire où se débattait l’Islam ?
Piétinement, décadence ? C’est par trop juger selon nos critères et oublier que
des civilisations, avec leurs langues et leurs cultures, continuent là de
s’exprimer et de vivre : la Perse séfévide, par exemple, tout entière tendue
dans son effort religieux et national, ne connut guère, on l’a dit, de grandes
œuvres littéraires, mais l’immense éclosion de la littérature doctrinale que
suscita l’apologétique chî’ite, le souci d’en mettre les leçons à la portée du
plus grand nombre jouèrent un rôle décisif dans l’avènement d’une prose plus
souple, moins gourmée, où peut se reconnaître le persan moderne.
Ne jugeons pas plus sévèrement les encyclopédies, manuels, dictionnaires
ou anthologies, qui furent souvent des œuvres de qualité et auxquelles
l’orientalisme, aujourd’hui et pour longtemps encore, s’alimente. On a donné
plus haut quelques échantillons pour l’époque mamlûke, mais on peut puiser
presque à foison dans des réserves de ce genre : voici, pour l’Inde du
XVIIIe siècle, l’œuvre de Bahr al-Ulûm, l’« Océan des sciences », infatigable
commentateur de la science traditionnelle, surtout religieuse il est vrai. Mais
poussons plus avant vers le profane : ces dictionnaires du Khuwârizmien
Zamakhcharî, de Yâqût, un esclave byzantin converti, ou de Çafadî, dont la
famille était turque, ce sont, rassemblées en arabe par tous les fils de l’Islam,
les pièces essentielles du savoir philologique, géographique ou biographique,
mais on peut penser aussi, pour la philologie, aux manuels didactiques, avec
l’Égyptien Ibn Hichâm, le Berbère Ibn Âjurrûm et surtout l’Espagnol Ibn
Mâlik : la grammaire en mille vers ; pour la géographie, à l’encyclopédie
cosmographique de Qazwînî ; pour l’histoire, à la compilation universelle –
et magistrale – d’Ibn al-Athîr.
Encore ne parlons-nous la que des œuvres rédigées en arabe, y compris la grande encyclopédie
de Hâjjî Khalifa et, pour une large part, la production de Bahr al-Ulûm. Mais l’anthologie est
connue aussi en persan, avec Awfî, tout comme le dictionnaire avec le poète Asadî et la
compilation géographique et cosmographique avec un autre Qazwîni (Hamd Allah al-
Mustawfl), fonctionnaire des Îlkhâns. Du côté de la Turquie, enfin, on ne saurait oublier qu’en
plus de son œuvre principale, Hâjjî Khalifa, jouant sur le triple clavier arabe, persan et turc, a
rédigé une vingtaine d’œuvres : dictionnaire biographique, compilations, anthologies et
commentaires divers. Au reste n’est-il pas le premier : au XIVe siècle, Ahmed Tach-köprüzâde
avait rédigé, en arabe, une encyclopédie que son fils Mehmed traduisit en turc.
Contes et poésie
La surveillance exercée par la religion ne s’étend pas à tous les domaines de
l’esprit : la littérature populaire, notamment, lui échappe plus facilement.
C’est peut-être alors, ne l’oublions pas, dans la Syrie et l’Égypte des XIVe-
XVe siècles, que sont consignées définitivement les Mille et une Nuits. Mais
leurs personnages, et tant d’autres dont on a dit les noms à propos de
l’époque mamlûke, ne sont que le volet arabe d’un immense polyptyque des
nations. De l’Afrique du Nord au Proche-Orient, à la Turquie seljûqide ou
ottomane, à la Perse séfévide et à l’Inde du Bengale, une littérature foisonne,
qui accumule les récits édifiants de la vie du Prophète et de ses Compagnons,
des saints et des fondateurs de dynasties et, pour la Turquie, le théâtre
d’ombres de Karagöz.
Souvent, l’héritage collectif, à travers l’épopée ou la mystique par
exemple, débouche sur la poésie. La première est portée, dans l’Iran
seljûqide, par la puissante tradition de Firdôsî, que continue Asadî ; mais elle
incline, avec Gurgânî, vers la poésie courtoise et Nizâmî, dans la seconde
moitié du XIIe siècle, la mène aux raffinements d’un art de cour plus près en
somme de la lyrique amoureuse que de l’épopée traditionnelle. La poésie
mystique, précédée par les pièces didactiques de Sanâ’î, contemporain des
derniers Ghaznévides, brille surtout au XIIIe siècle, avec Attâr, Jalâl ad-Dîn ar-
Rûmî et Sa’dî, chez qui elle se mêle aux accents, d’ailleurs inimitables, d’un
moralisme plus traditionnel. Cette tradition, fort vivace, de poésie
romanesque ou mystique subsistera avec éclat dans le sultanat de Delhi, avec
Amîr-i Khusraw, continuateur de Nizâmî, et chez Djâmî, un habitué de la
cour tîmûride de Herât.
Tous ces noms illustrent la grande poésie dite du mathnawî, du vers qui est à lui-même un tout,
pour le sens, la syntaxe et même le rythme, puisqu’ici, ce sont les hémistiches de chaque vers
qui riment l’un avec l’autre, et non le vers avec le vers suivant. Pourtant, le mathnawî n’épuise
pas la poésie persane, ni même le génie de chaque auteur pris en particulier. Une autre tradition
reste fidèle aux modèles arabes : poème à rime unique (qaçîda) ou genre « érotico-élégiaque »
de la chanson d’amour (ghazal). La première trouve dans l’ismaélien Nâçir-i Khusraw les
accents personnels d’une intense méditation religieuse. Mais Nâçir est un personnage à part ;
qaçîda et ghazal puisent volontiers (la première avec le panégyrique notamment) à une tradition
plus officielle : celle-ci, lancée dès l’époque sâmânide avec Rûdaki, se poursuit, sous les
Ghaznévides d’Afghânistân et de l’Inde, avec Unçurî, Manûtchehrî et Farrukhî, puis avec
Mas’ûd-i Sa’d Sahmân, le poète de la prison. À cheval sur lés derniers temps bûyides et les
débuts « eljûqides » vient Qatrân, que suivant Aaraqi, Amir-i Mu’izzî et surtout Anvorî, « le
maître de la qaçîda persane » ; Watwât (Rachîd ad-Din) chante les princes du Khuwârizm,
tandis qu’à Bakou vit Khâtqânî, dont la gloire le dispute traditionnellement à celle d’Anvarî.
C’est enfin, à l’époque mongole, le célèbre Hâfiz, le maître du ghazal et du panégyrique, dont
l’œuvre, difficile et d’une extraordinaire modernité, tout à la fois réaliste et symboliste, n’a pas
fini d’alimenter les controverses.
Aux XIVe et XVIIe siècles, sans être inconnue de la Perse séfévide, la poésie iranienne émigre,
pour sa meilleure part, aux Indes, d’où elle reviendra rayonner une fois de plus sur l’Asie
centrale. Un nom domine cette période, qui voit la rupture de l’harmonie formelle de la poésie
classique, la recherche systématique de l’abstrait, de l’allégorie ou du symbole difficiles :
Çât’ib, mort en 1080/1677, dont l’œuvre sera connue au moins autant hors de la Perse que chez
lui, à Ispahan où il revint mourir.
La rihla naît en Espagne, chez ceux qui consignent les souvenirs recueillis à l’occasion du
voyage de pèlerinage. Les Espagnols Abu Hâmid al-Gharnâtî (XIe-XIIe siècles) et surtout Ibn
Jubayr (XIIe-XIIIe siècles) sont ainsi les grands pionniers d’un genre qui connaîtra une grande
fortune avec le Tunisien Tîjâni (début du XIVe siècle), puis, au XIVe siècle, avec un Hispano-
Marocain, tombé au pouvoir de l’Occident chrétien, qui le baptisa mais le laissa revenir mourir
en terre musulmane, à Tunis : Léon l’Africain, du nom du continent qui vit s’écouler sa jeunesse
et lui inspira une célèbre Description, connue sous une version italienne.
Malgré tout, la rihla glisse, très tôt, à la consignation des gloires de la science et de la religion
musulmanes dans les pays visités, qu’ils soient orientaux ou non : c’est dans cet esprit
qu’écrivent les Marocains Abdarî (fin du XIIIe siècle), Ayyâchî (XVIIe) et Zayyânî (seconde
moitié du XVIIIe), tout comme le Palestinien Abd al-Ghâni an-Nâbulusî (XVIIe-XVIIIe).
Pourtant, d’une façon ou d’une autre, cet essor de la relation de voyage sanctionne la faillite de
la géographie traditionnelle, malgré les réussites de l’Espagnol Bakrî (seconde moitié du
XIe siècle) ou d’Idrîsî, à la cour des rois normands de Sicile. Enfermée dans la compilation,
sous la forme du dictionnaire ou de la cosmographie, ou négligée au profit d’une description
plus réaliste de la terre, la géographie est en outre oubliée au profit de sa grande rivale,
l’histoire, qui se taille véritablement une part immense dans la prose musulmane des XIe-
XVIIIe siècles.
Biographies, annales, historiographies, chroniques universelles ou locales, de toutes ces formes,
arabes ou iraniennes, de l’histoire, nous avons égrené les noms, quelques-uns du moins, au
hasard des époques ayyûbide, mongole, mamlûke et tîmûride. Contentons-nous ici d’ajouter,
pour l’Espagne, Lisân ad-Dîn ibn al-Khatîb, le grand historien des Naçrides de Grenade, relayé
par Maqqarî ; pour le Maroc, Zayyânî, déjà cité à propos de la rihla ; pour l’Islam de l’Inde,
Juzjâni (XIIIe siècle) et Âçâfî al-Ûlûghkhânî (XIVe-XVIIe) ; enfin, pour l’Islam noir, Sa’dî de
Tombouctou (XVIIe). N’ayons garde toutefois d’oublier la fortune de l’histoire en langue
turque : turc djaghataï, avec les mémoires de Bâbur ; turc osmanli, avec Tursun Beg,
l’historiographe de Mehmed II, Kemâl Pacha Zâde, mort en 1535, par ailleurs poète, philologue
et encyclopédiste, dont le style emprunte au lyrisme épique pour illustrer l’histoire ottomane
jusqu’à la conquête de la Hongrie. Dans la seconde moitié du XIVe siècle se signale Âlî, un
passionné de la vérité et de la justice, puis, au siècle suivant, Hâjjî Khalîfa, Hezârfenn, qui fut
en rapport avec certains savants occidentaux et recourut à des sources étrangères (grecques et
latines), et enfin l’Alépin Na’îma, soucieux d’une histoire objective, approfondie et écrite sans
apprêt.
C’est ailleurs, pourtant, qu’il faut aller chercher celui que la tradition place
justement parmi les plus grands historiens du monde. Né en 732/1332 à
Tunis, d’une famille émigrée d’Espagne, Ibn Khaldûn a participé de façon
active à l’histoire politique de l’Afrique du Nord et de l’Espagne, et il a
connu Tamerlan. Autant dire qu’il ne fut pas un isolé dans son siècle : comme
d’autres, il appartenait à l’Islam mâlikite, et il mourut Grand Cadi au Caire.
Semblablement, le dessein général de son œuvre s’inscrit dans une tradition
bien connue, celle de l’histoire universelle.
Plus encore que par la qualité documentaire des chapitres relatifs à
l’histoire du Maghrib et des Berbères en particulier, c’est à la fameuse
Muqaddima, aux prolégomènes de l’ouvrage, rédigés dans « une concision
impériale », qu’Ibn Khaldûn doit le plus clair de sa gloire. Là non plus, y
compris dans la littérature arabe, il n’est pas le premier à méditer sur le
phénomène de la société des hommes et de son évolution. Mais il a eu le
génie de systématiser cette réflexion, de dégager un ensemble de lois
régissant, selon lui, l’essor et la mort des empires. Cette réflexion hautaine et
pessimiste, inspirée par la destinée d’un Islam jugé sur pièces, à savoir dans
le cadre de cette Afrique du Nord où s’opposent deux forces principales de
son histoire, la citadine et la nomade, cet effort grandiose pour tirer de tels
exemples les lois générales du devenir humain valent à Ibn Khaldûn l’intérêt
de toutes les écoles, marxistes compris, et les qualificatifs, tous mérités, de
sociologue, économiste, philosophe de l’histoire, maître de la psychologie
des peuples. Incontestablement, c’est par là, par le génie même de cette
réflexion, qu’il est solitaire. Il le restera en tout cas dans son siècle : c’est par
la Turquie, puis par l’Europe qu’il fut révélé, rendu à la civilisation qui
l’avait donné au monde.
Autour de la mosquée
Huit siècles ou presque d’art musulman, et sur quel espace ! Un livre entier y
suffirait à peine, si grand est le sujet, si mal connus encore, trop souvent, les
monuments eux-mêmes, la destination de telle ou telle de leurs parties, les
chemins suivis par les techniques et les thèmes. Une fois de plus, il faudra,
sur tant de profusion, se contenter de quelques aperçus, bien rapides, bien
partiels.
Elle se modèle puissamment, d’autre part, sur les impératifs politico-religieux du temps.
J. Sauvaget a montré par exemple, pour l’époque seljûqide, que la construction systématique,
dans des mosquées préexistantes, de salles à coupole marquant l’emplacement du mihrâb
revenait à délimiter dans le bâtiment « une sorte de compartiment isolé » à l’usage du
représentant de l’autorité, lequel se trouvait ainsi, de par cette place noble et soustraite à la
foule, tout à la fois exalté et protégé.
Ces initiatives, quand elles existent, viennent souvent effacer ou au moins
brouiller le plan des vieilles mosquées de style « arabe », avec leur grande
salle de prière à colonnade, couverte en charpente. De plus en plus au reste
prédomine, sur de larges territoires de l’Orient musulman, le type de la
mosquée iranienne à cour centrale et à minaret rond avec balcon, dont la
fortune est liée, elle aussi, à la période seljûqide. Car l’édifice s’adapte
merveilleusement à la politique sunnite des nouveaux maîtres de l’Islam, en
l’espèce à l’enseignement de la madrasa : sur la cour commune ouvrent
quatre grandes salles voûtées (îwân-s) et, de plain-pied avec elle ou à l’étage,
les cellules des étudiants : disposition que l’Égypte, ayyûbide puis mamlûke,
trouvera extrêmement commode, affectant chaque îwân à l’une des quatre
écoles du sunnisme. À cette tradition, nous devrons l’un des plus jolis
monuments du Caire, la mosquée – madrasa – tombeau du sultan Hasan
(XIVe siècle) (fig. 90 p. 399).
Un dernier type d’édifice, enfin, est celui de la mosquée tout entière rassemblée sous coupole,
comme en connut l’Iran des temps tîmûrides, avec la célèbre mosquée bleue de Tabrîz par
exemple. Au reste n’est-ce la qu’une manière entre cent de traiter ce motif architectural : on
peut aussi l’associer à la nef comme à Veramîn, dans la Perse mongole du XIVe siècle, ou dans
l’Anatolie turque des XIIe-XIIIe siècles, le combiner, comme à Ayasolûk près d’Éphèse
(seconde moitié du XIVe siècle), avec le toit à pignon, à la syrienne, sans parler, bien entendu,
de son emploi traditionnel, au-dessus du mihrâb ou du tombeau du fondateur, du saint, dans les
différents types de bâtiments.
Le principe des mosquées de Brousse, c’est que l’édifice ne doit pas être un monde reclus,
artificiellement coupé de l’espace de la cour ou, au moins, de l’eau de ses fontaines. À ciel
ouvert ou sous coupole, le bassin marque ainsi le centre de l’édifice : soit celui de la grande
salle hypostyle, soit, dans la mosquée cruciforme, celui du carré médian, de niveau légèrement
inférieur aux espaces développés sur chacun de ses côtés : où l’on voit clairement que ce carré
est l’évolution dernière de la cour de la madrasa à îwân-s anatolienne, une cour qui se serait
fondue dans la mosquée.
Arts mineurs ?
Une fois de plus, on n’emploiera cette expression que faute de mieux. Car ces
arts « mineurs », d’abord, débutent à la mosquée et au palais, impérial ou
princier, avec le travail de la pierre ou de la brique : muqarnas (que nous
traduisons, mal, par « stalactites ») des mosquées de Perse, qui se répandent
jusqu’à l’Espagne, mais aussi art du plâtre ou du stuc, de la décoration par la
brique pure ou par l’alternance de la pierre et de la brique, sans parler de la
pierre précieuse par elle-même : marbres et gemmes des monuments hindous.
À la décoration d’apparat se rattache également l’usage de la céramique : ar-
Rayy (Ragae) fut célèbre jusqu’au XIIIe siècle par ses tons lustrés métalliques,
d’un or verdâtre, mais aussi, toujours en Perse, Kàchân, par ses fonds bleus et
ses motifs végétaux, Iznik (Nicée), entre Istanbul et Brousse, par son rouge
de cinabre, l’exubérance et le réalisme de son décor de cyprès, de vignes et de
fleurs, l’Espagne enfin par cette marqueterie de terre émaillée que l’espagnol
nommera azulejo. Nobles aussi le travail du bois, pour les portes
monumentales, et celui du verre : l’Égypte mamlûke possède de superbes
spécimens de lampes de mosquée, en verre émaillé, tandis que le vitrail à
armatures de plâtre, à décoration épigraphique, géométrique ou florale, fleurit
à l’époque ottomane.
Tous ces arts ne servent pas qu’à l’apparat, mais aussi à la vie quotidienne (fig. 58) : ou plutôt,
ils transportent l’apparat au cœur même de celle-ci. Comment pourraient-ils, ici encore,
s’appeler mineurs, alors qu’ils témoignent d’un sens raffiné de la vie, au demeurant l’apanage
ou presque des hautes classes ? La pierre, le bois, la céramique et le verre font partie du décor
de ces gens-là, côte à côte avec les cuirs, ceux de Syrie ou ceux d’Espagne, les ivoires, les
métaux aussi, dont les célèbres cuivres de Mossoul et de Damas.
Malgré tout, les échanges, ceux du commerce et les autres, vont leur chemin. À côté d’eux,
l’implantation guerrière de l’Occident des Croisades aura, on l’a dit, peu d’effets, sauf en
matière d’architecture militaire ; encore ignore t on, sur bien des points, qui a donné et qui reçu.
Autre résultat, tout aussi isolé : le moulin à vent, originaire des hauts plateaux d’Iran et du
Tibet, relancé par l’Islam jusqu’à l’Espagne et l’Europe, revient eu Syrie avec les conquérants
chrétiens. Isolés, enfin, les cas de savants, connaisseurs et traducteurs de l’arabe, en pays
croisé : Adélard, déjà cité, et Étienne de Pico, dit aussi d’Antioche.
Un nouvel acte se joue à partir du XVe siècle. Cas célèbres : celui des
artistes d’Occident à la cour d’Istanbul, le peintre Gentile Bellini en tête, puis
les imitations turques de l’art européen du XVIIIe siècle ou encore le long
cheminement de la peinture italienne et de la gravure allemande jusqu’à
l’Inde du Grand Mogol. Dans l’autre sens, l’Islam, ottoman ou maghrébin,
fournit des sujets : la peinture évoque l’aventure intellectuelle de la rencontre
avec l’Orient (les Trois Philosophes de Giorgione), plus souvent l’aventure
guerrière : batailles de « Maures » de la peinture espagnole, exportées
jusqu’aux Amériques, mais aussi luttes contre les Turcs, dont les thèmes
(Lépante en premier), exaltés par la liturgie catholique, envahissent un peu
partout, dans un contexte mariai, les fresques et les ex-voto des églises de
l’Allemagne baroque, modèlent en forme de vaisseau la chaise d’Irsee en
Souabe, cisèlent l’ostensoir de l’église de la Victoire à Ingolstadt. Le décor
architectural n’est pas en reste : à Saint-Laurent de Turin, à Saint-François de
Cali en Colombie ou au camarin des églises espagnoles, on peut, avec
F. Charpentrat, évoquer les souvenirs musulmans de la coupole sur nervures,
les « silhouettes » de minarets almohades, avec leurs céramiques multicolores
et leurs arcs polybés, les « mihrâb-s flamboyants de Cordoue ». Plus
généralement enfin, on connaît le goût européen de la « turquerie » :
spectacles, costumes, armes mettent l’Orient à la mode, tout comme ces
pseudo-minarets et ces mosquées de Pologne, où se mêlent la Chine et
l’Islam, tous deux de fantaisie.
Malgré tout, fantaisistes ou sérieux, ce ne sont là, une fois de plus, qu’emprunts susceptibles
d’application immédiate, qui ne modifient pas le visage de la société d’accueil, ni ne vont très
avant dans la connaissance de la société prise pour modèle. Cette tendance, au reste, s’accuse
encore davantage dans le sens Europe-Turquie : les folies ottomanes pour le baroque ou les
tulipes ne sont que les formes esthétiques d’une volonté d’imitation par laquelle la Porte,
courant après l’Europe du progrès, veut bien se mettre à son niveau de richesse et de technique,
mais sans modifier radicalement les assises de la société musulmane.
IMPÉRIALISME
ET « RENAISSANCE »
ARABE (XIXe-XXe siècle)
CHAPITRE 1
L’impérialisme triomphant
Durant les huit premières décennies du XIXe siècle, l’Islam entame la longue
série de ses reculs devant les ambitions des grandes puissances européennes,
dont les interminables conflits d’intérêts en cette région du monde composent
ce qu’il est convenu d’appeler la Question d’Orient. Deux États dominent
cette histoire difficile : la Turquie des réformes (tanzîmât) et l’Égypte d’avant
l’occupation anglaise. Mais l’Islam, comme phénomène global, déborde ces
incarnations particulières, si privilégiées soient-elles : ses nouvelles
tendances, modernistes notamment, intéressent sa survie collective tout autant
que la vie de telle ou telle des ses nations.
De congrès en congrès, la monotone Question
d’Orient
Un temps estompée par la lutte contre la France de la Révolution et de
l’Empire, la rivalité de l’Angleterre, de l’Autriche et de la Russie reprend
bientôt sa vigueur. Pour tous, Istanbul représente l’obstacle : à l’accès des
Détroits pour Saint-Pétersbourg, à la poussée vers le Danube et les Balkans
pour Vienne, au contrôle total de la route des Indes pour Londres. La France
enfin, napoléonienne ou non, n’entend pas abandonner ces bases
traditionnelles de sa politique extérieure que sont l’Égypte, clé du commerce
avec l’océan Indien, les relations avec la Porte et l’intérêt porté aux
populations chrétiennes d’Orient.
Cette histoire, au vrai celle de l’Europe, quels résultats entraîne-t-elle pour la carte du pouvoir
musulman ? Depuis les traités de Svitchov et de Iassy (1791-1792), les frontières turques en
Europe sont fixées aux pays suivants : Monténégro, Serbie, Valachie, Moldavie et Bessarabie,
cette dernière cédée à la Russie en 1812. En 1821 éclate l’insurrection grecque, que terminera,
après le désastre maritime de Navarin (1827), la conférence de Londres (février 1830), où est
proclamée l’indépendance hellénique.
Le congrès de Paris (1856), en mettant fin à la guerre de Crimée, arrache à la Porte, pourtant
alliée de l’Angleterre et de la France contre la Russie vaincue, la Moldavie et la Valachie, qui
s’uniront bientôt en un État nouveau, la Roumanie. Le congrès de Berlin (1878), où triomphe le
nouvel équilibre de l’Europe bismarckienne, a des conséquences non moins graves. Il entérine
ou prévoit les abandons suivants : à la Russie le district arménien de Kars, à l’Autriche la
Bosnie-Herzégovine, à la Grèce la Thessalie, à la Roumanie la Dobroudja, à l’Angleterre
Chypre ; le Monténégro et la Serbie sont proclamés indépendants.
La soumission de l’Inde ne se fit pas sans difficultés : à l’intérieur, il fallut venir à bout, en
jouant des rivalités entre peuples et confessions, de la terrible révolte des soldats indigènes, les
Cipayes, et remplacer le régime de la Company par celui de l’India Office et du Vice-Roi,
représentant de la Couronne à Calcutta. À l’extérieur, la nécessité de protéger les accès de l’Inde
amena les Anglais à occuper Aden (1839), puis la Birmanie, à pousser en direction du Tibet, à
affirmer une présence active sur le littoral du golfe Persique et de l’Arabie du Sud. Il fallut,
surtout, après le percement du canal de Suez, mettre la main sur l’Égypte (1082), sans parler de
Chypre, cédée par la Turquie quatre ans plus tôt.
Après l’alliance de Finkenstein (mai 1807), qui unissait l’Iran à la France contre la Russie et
l’Angleterre, les temps nouveaux inaugurés, au moins en rêve, par la paix de Tilsit permettent à
Napoléon et au Tsar de caresser en commun l’espoir d’une conquête des Indes. Napoléon
disparu, la pression russe sur l’Iran fit en tout cas reculer la frontière à l’Araxe (traité de
Turkmantchaï, 1828). C’en fut assez pour que Londres prit ombrage d’une Perse trop sensible
aux influences venues du nord : quand la dynastie Qâdjàr, celle-là même qui s’était installée sur
le trône après la mort de Nadir Châh, manifesta des velléités de conquête de l’Afghânistân
occidental, une courte guerre, conclue par le traité de Paris (1857), remit les choses en ordre.
Car l’Afghânistân, lui aussi, était surveillé par l’Angleterre. Au delà, en
effet, s’affirmait un impérialisme russe décidé : vers les années 1880, les
Tsars étaient, à peu de choses près, définitivement maîtres des régions qui
constituent aujourd’hui les républiques musulmanes d’URSS Contre la
turbulence afghane, contre les visées russes, Londres réagit :
l’expansionnisme traditionnel de ces hautes terres vers les Indes, qui, sous la
dynastie Sadôzay, s’était manifesté encore à plusieurs reprises entre 1748 et
1767, se vit ensuite résolument stoppé par les Anglais : ils intervinrent, à
Kâbul même, en 1839, 1842 et 1878. L’Afghânistân devait jouer dès lors,
entre les ambitions anglaises et russes, mais avec un avantage en faveur des
premières, un rôle d’État-tampon confirmé plus tard, le 31 août 1907, par une
convention conclue entre les deux puissances européennes.
Provinces turbulentes
Les frontières imposées à l’Europe ottomane par la lettre des traités ne
marquent pas, tant s’en faut, la limite des empiétements de l’étranger. Sans
parler du problème des Détroits, que règle la convention de 1841, signée à
Londres, renouvelée au congrès de Paris, l’Occident intervient, à l’intérieur
même de l’Empire, par le canal des grandes entreprises commerciales,
chemins de fer notamment : Anglais, Allemands, Français et Belges mènent
le jeu, protégés par des traités pour le moins « inégaux », dont ceux de 1838,
qui établissent les taxes sur les mouvements de marchandises à 5 % ad
valorem dans le sens Europe-Turquie, mais à 12 % dans le sens inverse. Un
résultat, entre autres : en plus d’une région, la production de soieries chute,
sur un demi-siècle ou moins, dans une proportion de 90 %.
La protection des minorités permet d’autres ingérences : à la Russie, qui veille sur les
orthodoxes, s’oppose la France, attachée à son rôle particulier dans les Lieux Saints et que le
congrès de Berlin confirme officiellement dans une fonction de sauvegarde des populations
chrétiennes d’Orient. L’Autriche, quant à elle, n’est pas en reste : par la vertu des traités, elle
asseoit son influence sur les catholiques des Balkans, au grand dépit de la Russie.
Le résultat de ces interventions, c’est le développement des « nations », théoriquement vassales
de la Porte, mais bénéficiant, sous l’ombrageuse attention des Puissances, d’une indépendance
plus ou moins accusée. La Bulgarie du congrès de Berlin, par exemple, poursuit, sous son
prince chrétien, sa propre politique entre Moscou et Istanbul, et le sultan devra lui reconnaître,
en 1885, l’annexion de la Roumélie orientale. Auparavant, en 1864, dans la foulée de
l’intervention française, un règlement organique avait proclamé le Liban province autonome,
avec un gouverneur chrétien assisté d’un Conseil administratif élu, représentant des diverses
communautés. En 1868, c’était le tour de la Crète, qui recevait un statut spécial : administration
mixte et reconnaissance du grec comme langue officielle cote à côte avec le turc. L’article 23 du
traité de Berlin, enfin, prescrivait à la Porte de s’inspirer de modalités semblables pour le
gouvernement de la Macédoine.
Horreurs de la Bulgarie livrée aux irréguliers turcs et, dans l’autre camp,
celui de l’Islam, exil lamentable des Tcherkesses ou des Tatars chassés, de
guerre en guerre, par la poussée russe, roumaine, bulgare enfin : le
douloureux enfantement des nationalismes balkaniques atteste, en tout cas, la
résistance des ethnies, solidement appuyées à leurs langues et à leurs
confessions, ces millets que l’Empire ottoman avait laissé vivre pour peu
qu’elles ne troublassent pas l’ordre établi, et notamment celui de l’impôt. Au
reste, cette survivance des particularismes locaux s’observe aussi dans
l’Islam. Servie par les intrigues de l’aristocratie, parfois étrangère au pays, et,
le cas échéant, avec l’appui ou la complicité de l’Occident, elle éclate par
exemple en Albanie où il fallut réduire par les armes, en 1822, Alî, lé fameux
« pacha de Janina », qui reçut Byron, tint le rang d’un monarque et joua un
rôle essentiel dans l’Islamisation de ses sujets. Même turbulence en pays
arabes : l’exemple privilégié de l’Égypte ne doit pas faire oublier, à tout le
moins, les diverses régions de la Syrie, en état de révolte endémique, ni le
cœur de la vieille Arabie, où le wahhâbisme indéracinable anime l’histoire
troublée de la dynastie sa’ûdienne du Najd.
Le despotisme éclairé
N’imaginons pas des Ottomans passifs au milieu de leur maison en péril. Ils
firent front, d’abord, par les armes : elles eussent à coup sûr, sans le poids
énorme des grandes puissances européennes, expéditivement réglé le sort de
l’héroïsme désespéré des nations balkaniques. Ailleurs, en tout cas, elles
eurent plus de succès, notamment en Arabie orientale et sur les routes de la
mer Rouge. En 1813, l’Égypte de Muhammad Alî, agissant pour le compte de
la Porte, arracha les lieux saints de l’Islam au wahhâbisme sa’ûdien et les
réintégra dans la suzeraineté d’Istanbul. Le percement du canal de Suez
engagea les Turcs à aller plus loin : à partir de 1870, leurs armées
consolidèrent l’autorité ottomane sur le Yémen.
Malgré tout, ce fut la réforme intérieure de l’Empire qui prit le plus de soin
aux sultans : Selîm III (1789-1807), Mahmûd II (1808-1839), Abdul-Majîd
(1839-1861), Abdul-Azîz (1861-1876), secondés par de hauts fonctionnaires
souvent hors de pair, grands vizirs comme Alî Pacha ou gouverneurs de
provinces comme Midhat Pacha.
La réforme de l’Empire, intense à partir du règne d’Abdul-Majîd, à
l’époque plus spécialement dite des Tanztmât (règlements), a quelque chose
de systématique, de grandiose, parfois de sauvage, qui force l’admiration. La
réorganisation touche à tout. L’armée d’abord : pour briser le conservatisme
des Janissaires, on les massacre en 1826, après quoi arrivent en force des
instructeurs européens, qui mettent sur pied, grâce à la nouvelle loi sur le
recrutement (1843), une armée moderne, la plus forte après celle de la
Prusse : 300 000 hommes d’active (durée du service : cinq ans), 150 000 de
réserve (sept ans, avec « périodes » d’un mois).
Vent nouveau sur la justice et le droit, avec la promulgation de nouveaux
codes, la création de tribunaux de commerce, la proclamation du principe
selon lequel l’individu ne peut être jugé qu’en vertu et avec les garanties de la
loi, la diminution, enfin, du rôle des tribunaux religieux, dessaisis des affaires
de droit criminel et, partiellement, de certaines attributions au civil.
Réforme de l’enseignement : principe de la scolarité obligatoire à six ans et
de la rétribution des maîtres par l’État, création d’une université à Istanbul, de
collèges dans les principales villes. En 1868 s’ouvre la pépinière des futurs
fonctionnaires de l’Empire, le lycée de Galata Serây, de tradition, de direction
et, pour l’essentiel, de langue françaises.
Autres secteurs des Tanztmât : la réorganisation du système des millets, au
moins pour les communautés arménienne (1860-1863) et israélite (1864), et
surtout la réformé de l’administration, du sommet à la base : institution d’un
Conseil d’État et d’une Cour suprême, l’un et l’autre mixtes (Chrétiens et
Musulmans), de départements ministériels à l’européenne, sous l’autorité du
grand vizir toujours révocable à merci par le sultan, enfin d’une nouvelle
circonscription administrative (1864), le vilâyet (arabe wilâya), qui se
substitue à l’ancien eyâlet et dépend plus étroitement d’Istanbul, au moins
pour ses finances : car la ferme de l’impôt est abolie depuis 1838, celui-ci
versé directement à l’État.
Il faut parler d’esprit nouveau, jusque dans les mœurs : dès Mahmûd II, le
costume européen et le fez commencent à se substituer aux vêtements
traditionnels. Les sultans et leurs vizirs parlent des langues étrangères, on
restaure Sainte-Sophie, on édifie un théâtre, on édite un annuaire impérial.
Couronnant l’édifice des réformes, la charte dite de Gül-Khânè (1839) accuse
la rupture avec la Loi musulmane traditionnelle : tous les sujets ottomans, à
quelque ethnie ou religion qu’ils appartiennent, sont égaux en droit et soumis
au même impôt : il n’y a plus, à prendre le texte à la lettre, de sujets protégés
(dhimmî-s), ou, du moins, ce terme ne désigne plus que la simple
appartenance à une confession non musulmane officiellement reconnue.
L’Égypte nouvelle
L’Égypte qui se découvre en 1798 à Bonaparte n’est guère différente de celle
que le Moyen Âge nous a appris à connaître. Sous l’autorité plus ou moins
assurée des pachas nommés par la Porte, le pays reste la proie d’une caste
militaire où les Mamlûks continuent de jouer un rôle essentiel. L’irruption de
l’Occident dans la torpeur de l’Égypte ottomane fait l’effet d’un coup de
tonnerre, dont les échos ne sont pas près de se calmer, sur le Nil et loin au-
delà. L’Islam absorbera finalement le choc, mais sans pouvoir esquiver le
problème, que l’Occident lui pose à visage découvert, de son retard, au moins
technique, sur un monde qui est allé plus vite que lui.
Cette efficacité, qui sera une des hantises du réformisme musulman, on pouvait la mesurer non
seulement au succès des armes, mais dans les œuvres de la paix. Ici ou là s’illustre Conté,
ingénieur à tout faire : aérostats, bronzage des canons de fusil, pompes à incendie, sabres,
trompettes, poudres, uniformes, instruments d’optique, de topographie ou de chirurgie, cartons,
bougies, presses à imprimer, appareils pour la frappe des monnaies, moulins à vent et même
télégraphe entre Le Caire et Alexandrie, toutes productions sorties des dix « ateliers
industriels » soumis à l’autorité et à l’impulsion de Conté.
Autour de Suez
Contrée en Méditerranée, l’Égypte poursuit sa pénétration au Soudan, peu à
peu envahi par les trafiquants d’ivoire ou d’esclaves, les missions catholiques
et les explorateurs : si le problème des sources du Nil a été, dans les années
1860, résolu par le sud, il reste encore, au nord, beaucoup à faire. Ce sera
l’œuvre des gouverneurs nommés par Le Caire, souvent d’origine européenne
comme Samuel Baker, Gordon et surtout Schnitzer (Emîn Pacha). Déployant
une activité dévorante, eux et leurs collaborateurs, Européens et Égyptiens,
traquent autant qu’ils le peuvent les chasseurs d’esclaves, explorent et
soumettent un énorme pays, lui taillent les frontières que nous lui
connaissons encore aujourd’hui, les débordent même vers les Lacs et le
bassin de l’Oubangui. Ils inspectent, gouvernent, dressent des cartes,
constituent des collections d’histoire naturelle. Avec eux, les successeurs de
Muhammad Alî engagent l’Égypte dans une aventure africaine aux
dimensions jusque-là inconnues. Et, plus à l’est, à partir des ports de la mer
Rouge, les Égyptiens, qui se montrent jusqu’ en Somalie, partent, à trois
reprises, à l’assaut du plateau éthiopien. Si l’aventure se solda finalement par
des désastres militaires, la pression de l’Égypte, au nord, sur les confins de
l’Érythrée, eut des conséquences décisives pour l’Islamisation de nombreuses
tribus du Tigré, entre 1840 et 1880.
En Égypte même, c’était l’heure de Suez. Des cartons des Saint-
Simoniens, Enfantin, Michel Chevalier, Talabot, de la ténacité obstinée de
Lesseps sort enfin, inaugurée en 1869 (fig. 68), la nouvelle voie qui va
changer une fois de plus la carte des navigations, refaire de l’Égypte la
grande escale vers les Indes et de la Méditerranée une des mers les plus
courues du Vieux Monde. Mais ne quittons pas l’isthme sans nous rappeler
que le canal est aussi l’œuvre de l’Égypte : elle y a engagé sa responsabilité,
contre l’inquiétude d’Istanbul et les fureurs de l’Angleterre, elle y a consacré,
elle aussi, beaucoup d’argent, et ce sont, surtout pour les cinq premières
années, les bras de ses ouvriers qui l’ont creusé.
Elle a poursuivi entre-temps, sous ses souverains auxquels la Porte, en
1867, confirme officiellement leur qualité de khédive (khadîw) ou vice-roi, sa
modernisation, malgré la confusion des dernières années du règne de
Muhammad Alî, atteint de troubles mentaux, la mort d’Ibrâhîm, un an avant
son père, en 1848, et l’intermède antieuropéen d’Abbâs (1848-1854). Sous
Muhammad Sa’îd (1854-1863) et surtout sous Ismâ’îl (1863-1879), l’Égypte
connaît un développement considérable des chemins de fer, de l’irrigation,
des adductions d’eau, des travaux d’urbanisme et d’éclairage, des
communications (en 1874, le pays est admis à l’Union Postale), des
organisations de crédit enfin : Bank of Egypt (1856), Anglo-Egyptian Bank
(1864), Banque Ottomane (1867), Crédit Lyonnais (1875).
Dans les campagnes, où 1 250 000 acres de terres nouvelles sont mises en
valeur sous Ismâ’îl, les faits notables sont l’expansion de la production
sucrière, qui alimente quatorze usines nouvelles, et surtout le « boom » de la
culture du coton, lancé par la crise de la guerre de Sécession qui prive le
marché européen de son fournisseur habituel d’outre-Atlantique : 596 000
quintaux exportés en 1861, 2 507 000 en 1865, soit, en valeur, 90 % des
exportations totales : la richesse et les dangers de la production égyptienne se
lisent déjà dans ces chiffres et ces proportions.
Ce grand mouvement ne va pas sans une transformation des mœurs et des
esprits. Le gouvernement a voulu donner l’exemple en supprimant
officiellement le monopole sur les terres et le commerce, en permettant la
liberté de culture, de vente et de transport. En 1866, Ismâ’îl, s’est donné,
comme Bonaparte, une assemblée consultative de notables. En 1875, après de
laborieuses négociations avec les puissances européennes, il a institué, pour
mettre fin aux privilèges consulaires nés des Capitulations, des tribunaux
mixtes appelés à juger des affaires entre étrangers résidant en Égypte ou entre
Égyptiens et étrangers. Enfin, Ismâ’îl a donné une réelle impulsion à
l’instruction de ses sujets, élevant à 4 000 le chiffre des écoles primaires,
fondant des instituts supérieurs spécialisés, une bibliothèque, un observatoire
et un musée au Caire, protégeant les travaux de l’égyptologie emmenée par
Mariette, encourageant enfin, par l’imprimerie et la presse, une gigantesque
renaissance littéraire sur laquelle nous aurons l’occasion de revenir.
Arabisme et réformisme
Musulmane ou arabe ? En fait, le grand départ de la Nahda est donné par des
chrétiens et dans le contexte spécifique de l’ensemble syro-libanais. Ces
intellectuels constatent d’abord l’échec du confessionnalisme à promouvoir,
face à l’Europe, une patrie unie. D’où le souci de regrouper les diverses
appartenances religieuses dans un sentiment commun qui les dépasse, voire,
pour certains autres, proches de l’idéal maçonnique que les Loges viennent
de révéler à l’Orient, le souhait d’un État véritablement laïque.
Mais comment définir cette nation à naître ? Évidemment par son passé,
par ses traditions : d’où le recours à l’arabisme, conçu comme le patrimoine
indivis des musulmans et des chrétiens, et à l’exaltation de son langage.
Faire, en arabe, œuvre de poète ou de prosateur, réveiller la grande tradition
littéraire assoupie, tout en enseignant ses vieilles gloires, tel est le premier
article de ce nouveau programme patriotique syro-libanais, qui se cherche ici
des précurseurs aussi lointains que Germânûs Farhât, archevêque maronite
d’Alep (1670-1732).
On devine l’accueil que peut faire à ces thèmes un Islam qui, lui aussi,
travaille à sa rénovation par un retour à l’esprit de son patrimoine classique,
dont l’arabe est évidemment une des pièces maîtresses. Les Musulmans (Alî
Pacha Mubârak en Égypte, la famille des Âlûsî en Irak) participent donc à
cette renaissance littéraire, à cet effort de redécouverte et de divulgation du
passé arabe : leur contribution ira s’accentuant après 1880. Mais l’Islam reste
l’Islam, à savoir une religion à vocation universelle : le monde arabe, même
s’il y joue un rôle de premier plan, n’épuise pas, comme on le redira plus en
détail au chapitre suivant, les ambitions du « panislamisme révolutionnaire »
de Jamâl ad-Dîn al-Afghânî.
Arabisme et réformisme suivent ainsi, jusqu’aux années 1880, des routes
tantôt confondues et tantôt divergentes. Ils ont en commun de naître dans les
mêmes centres : Syrie-Liban, Égypte, sans oublier, dès cette époque mais
plus encore vers la fin du siècle, Londres et surtout Paris. En commun aussi
le souci de l’œuvre de rénovation culturelle, en un arabe vivifié par le contact
avec le monde moderne mais fidèle aux normes essentielles de sa
morphologie et de sa syntaxe. En commun encore, quoiqu’avec plus de
nuances, l’attitude vis-à-vis de l’Occident : désir de s’inspirer de ses progrès
techniques et politiques, de libéraliser à son exemple les structures
administratives du Proche-Orient, mais crainte de laisser contaminer les
idéaux de l’Islam par une Europe trop hâtivement jugée comme synonyme de
matérialisme et d’affairisme purs. En commun enfin l’absence de toute idée
de rupture totale avec la Porte : Jamâl ad-Dîn al-Afghânî continue à en faire
le siège du califat, et les partisans les plus résolus de l’idée arabe, tout en
critiquant âprement l’absolutisme des sultans et l’hégémonie turque,
n’envisagent pas la sécession : autonomie peut-être, indépendance non, du
moins pas encore, et pas encore d’idéal panarabe, mais seulement, exprimés
en arabe, des patriotismes, syro-libanais ou égyptien : hésitations, positions
moyennes que résume Bustânî en écrivant : « L’Empire est notre patrie
(watan), mais notre pays (bilâd), c’est la Syrie. »
Reste toutefois, sous l’identité ou la ressemblance des aspirations, un
dilemme : la communauté (umma) peut-elle être en même temps cette nation
(arabe) qui déjà se cherche, et ce traditionnel regroupement des croyants
(Musulmans), Arabes ou non, dont Afghânî rêve le retour ? Si le
christianisme oriental pouvait s’accommoder de la première, qu’il avait si
puissamment contribué à lancer, n’était-il pas forcé de rester réservé sur la
seconde ? On le croirait d’autant plus volontiers que les Capitulations, puis
les interventions militaires de l’étranger, parfois le zèle intempestif des
missions religieuses, en liant économiquement et culturellement certaines
communautés chrétiennes à l’Occident, les ont vouées de temps à autre aux
réactions des masses musulmanes, comme ce fut le cas à Alexandrie en 1882
et auparavant, en 1860, à Damas, où plus d’un chrétien dut la vie sauve à
l’exilé magnanime que fut Abd al-Qâdir.
Le rôle éminent des intellectuels syro-libanais dans la renaissance des
lettres arabes tendait précisément à prévenir ce genre de ruptures, à réinstaller
la chrétienté d’Orient dans ce qui était défini comme sa vraie place, à savoir
cet Orient lui-même : attitude d’autant plus compréhensible, au moins pour le
Liban, que l’Islam ne se posait pas ici en termes de majorité, qu’il était
seulement, dans un contexte multiconfessionnel, une religion parmi toutes
celles qui composaient la patrie commune à regrouper sous la même bannière
arabe. Mais on devine que les données du problème changeaient
considérablement avec un pays à énorme majorité musulmane comme
l’Égypte. Même si le patriotisme y recevait un appoint non négligeable des
minoritaires, il ne pouvait pas ne pas devenir, à plus ou moins brève
échéance, avant tout le fait des Musulmans, et l’on comprend à la fois et
qu’ils tiennent ici de plus en plus de place dans l’essor des nouvelles lettres
arabes, et que cet essor aille de pair avec un renouveau de la méditation sur
l’Islam, celle d’Afghan ! et de ses disciples. Pour ce réformisme musulman,
comme le souligne justement H. Laoust, il n’existe aucune incompatibilité
entre la communauté des croyants et la patrie des citoyens, celle-ci trouvant
naturellement sa place dans le cadre plus vaste de celle-là.
Concluons, en ces années 1880, par une sorte de prospective. Dans les
principes, ainsi que le prouve le microcosme libanais, renouveau arabe et
renouveau islamique ne sont pas forcément ni uniformément superposables.
Ils ne le deviennent, comme on pouvait s’y attendre, qu’en milieu musulman,
pour autant que celui-ci ne sera pas touché à son tour, comme aujourd’hui,
par le laïcisme. Mais restons-en à 1880. Peut-on parler alors de divergences
latentes entre arabisme et Islam ? En fait, si crise il y a, elle risque fort d’être
dépassée par la dynamique d’une histoire qui donne, elle, un poids de plus en
plus croissant à l’élément musulman ; d’une histoire qui, en développant un
peu partout le renouveau culturel arabe, en rapprochant ainsi les Arabes dans
un idéal commun, fait du Proche-Orient (c’est-à-dire d’une zone à large
majorité musulmane) un tout qui vit globalement, demande à être jugé
globalement et dont, par conséquent, le christianisme libanais ne peut
prétendre dissocier son sort aussi longtemps qu’il persiste à se définir par sa
qualité d’arabe.
Ainsi, il y a gros à parier, en ces années 1880, que plus s’accentuera la
pression de l’autoritarisme turc et de l’impérialisme européen, et plus elle
soudera contre elle ces forces d’opposition, arabisme et islamisme, qu’une
analyse trop théorique risquerait de dissocier. La fin du XIXe siècle et le début
du XXe vont maintenant nous permettre de mesurer le chemin parcouru.
CHAPITRE 2
L’ennemi occidental
Pendant les années 1880-1920, l’Europe entreprenante va pousser sur les
deux fronts déjà ouverts : les Balkans et l’outre-mer.
Incendies balkaniques
Vivant sur l’acquis des Tanzîmât, mais un acquis bloqué, figé par
l’autoritarisme d’Abdul-Hamîd II, la Turquie, secouée de remous internes, se
rétrécit à proportion des appétits insatiables et antagonistes des Etats
européens. Dans ces Balkans que travaillent à la fois les propagandes
nationales, exacerbées par le panislamisme turc, entretenues par les agitateurs
à la solde des Puissances, et une vieille tradition d’helléno-phobie qui
remonte à ces temps où la Porte confia au patriarcat de Constantinople le rôle
majeur qu’on a vu, dans ces Balkans, donc, tout est prétexte à incendie : en
1897, c’est la révolte Cretoise qui déclenche la guerre gréco-turque, vite
achevée par l’intervention des Puissances : la Crète sera autonome, sous le
gouvernement du prince Georges de Grèce. Les Macédoniens ne sont pas en
reste : ils entretiennent une agitation telle que l’accord de Mürsteg, en 1903,
leur concède une gendarmerie européenne. En 1909, la Porte reconnaît à la
Bulgarie, déjà maîtresse de la Roumélie orientale depuis 1885,
l’indépendance pure et simple.
En 1912, c’est le prélude à la Grande Guerre : unis – une fois n’est pas
coutume – contre la Turquie, les États balkaniques obtiennent, aux
préliminaires de Londres (30 mai 1913), presque tous les territoires
européens de l’Empire ottoman, Àndrinople comprise. Mais le partage des
dépouilles rend les vainqueurs à leurs vieilles querelles : la guerre entre la
Bulgarie et ses alliés de la veille se termine par la paix du 10 août 1913. La
Turquie récupère Andrinople, mais non ses anciennes possessions : la
Macédoine est partagée entre la Bulgarie, la Grèce et la Serbie, le sandjaq de
Novibazar entre la Serbie et le Monténégro. La Crète est devenue grecque
ainsi que les îles de la mer Égée, sauf Rhodes et le Dodécanèse, italiens
depuis 1912. Quant à l’Albanie, elle est proclamée autonome, sous un prince
allemand bientôt en fuite. Mais déjà, la Grande Guerre a éclaté.
Celle-ci ne modifiera pas notablement les frontières de la nouvelle Turquie, si du moins, comme
il est normal, on néglige le traité de Sèvres (10 août 1920) pour considérer que la guerre ne
s’achève ici véritablement qu’au traité de Lausanne, le 24 juillet 1923. Entre ces deux dates, la
Turquie a opéré, sur le plan extérieur, un redressement spectaculaire : elle a fait échec à
l’installation de la Grèce sur les rives orientales de la mer Égée, réglé avec Athènes, par des
transferts réciproques, le problème des populations, obtenu la fin des Capitulations, fait
reconnaître son rôle éminent dans les Détroits et consolidé ses frontières en évitant la création
d’un Kurdistan autonome et d’une Arménie indépendante. Seules modifications ultérieures : en
1926, la Turquie cédera à l’Irak la région de Mossoul et. en 1939, recevra de la France,
puissance mandataire en Syrie, le sandjaq d’Alexandrette.
On connaît les péripéties des armes : l’engagement aux côtés des puissances de l’Europe
centrale, les batailles du Caucase, du canal de Suez, des Dardanelles et d’Irak, la révolte arabe
de 1916. Mais la Grande Guerre, c’est aussi, c’est d’abord, comme on le verra plus loin, une
Turquie en pleine mutation, dont l’histoire, courant en filigrane derrière les batailles ou les
traités, oppose les forces conservatrices incarnées par le sultan aux énergies nouvelles, que va
rassembler, à partir de 1919, le père de la Turquie moderne : Mustafa Kemal. Le dernier acte en
tout cas, celui qui prend place entre les traités de Sèvres et de Lausanne, se joue bien sur deux
fronts. 1922, l’année faste de la guerre d’Indépendance, voit à la fois la déchéance du sultan
(1er novembre) et la débâcle de la Grèce, deux fois battue déjà, en 1921, sur le champ de bataille
mascotte d’Inönü, et finalement refoulée à la mer après un dangereux retour offensif. C’est une
Turquie doublement libérée qui s’installe dans le monde avec le traité de Lausanne.
L’impérialisme insatiable
L’impérialisme, entre-temps, a fait sa proie des lambeaux du grand corps
ottoman : en 1911-1912, l’Italie a mis la main sur les côtes de Tripolitaine et
de Cyrénaïque et aussi, on l’a dit, sur Rhodes et le Dodécanèse. Après la
guerre, la Syrie est passée sous le mandat de la France, l’Irak et la Palestine
sous celui de l’Angleterre.
À ces nations jugulées, il faut ajouter le Maroc, troublé et endetté, enjeu des intérêts français,
allemands, espagnols et anglais, finalement partagé, avec le désistement allemand de 1911,
entre la France et l’Espagne. Depuis les années 1880-1900, le Sahara, les pays du Soudan
nigérien et du Tchad sont sous contrôle français ou anglais. En Afrique orientale, l’Allemagne
et l’Angleterre mènent le jeu, celle-ci recueillant les dépouilles de celle-là au traité de
Versailles. L’Italie vient loin derrière : l’Érythrée en 1882, la Somalie sept ans plus tard ne sont
guère que des résidus de la curée impérialiste, et elles ne compenseront jamais le désastre
d’Adoun devant les Éthiopiens (1er mars 1896).
On mesure, à ce qui se passe dans un pays théoriquement indépendant, ce que pourra être
l’emprise des impératifs économiques européens dans un pays soumis directement à l’autorité
coloniale. Deux exemples suffiront : pour l’Algérie, si le blé reste la « plante de la
colonisation » jusqu’en 1881, les agrumes et surtout la vigne, presque entièrement aux mains
des colons, prennent ensuite le relais : la crise du phylloxéra passée, la progression du vignoble
s’accélérera encore, dans l’euphorie qui suivra, au tournant du siècle, l’institution de
l’autonomie financière. Dans ce pays musulman pour son énorme majorité, la vigne, qui
occupait 23 000 hectares en 1880, passera à 123 000 en 1896, atteindra finalement les
250 000 hectares en 1930. Quant à l’Égypte, bénédiction des industriels de Manchester, la
production du coton s’y emballe aux dépens des cultures vivrières : 400 000 hectares cultivés à
la fin du siècle, le double ou presque en 1929.
Le monde afro-asiatique
À dessein, nous employons l’une des expressions privilégiées du Tiers-
Monde d’aujourd’hui : c’est qu’au XIXe siècle déjà les deux continents mènent
un même combat.
Le domaine arabe
Lutte de l’Islam sur son aire arabe, d’abord. Au Maroc, difficilement pacifié
et toujours sujet aux poussées de fièvre, Abd el-Krîm (fig. 70) commence, en
1925, à quitter ses refuges du Rif. En Libye, le mouvement sanûsite anime la
résistance contre l’envahisseur italien. En Irak, le 30 juin 1920 voit une
insurrection générale contre l’Angleterre : 8 450 morts ou blessés chez les
révoltés. En Syrie, l’entrée des troupes françaises à Damas, le 25 juillet de la
même année, déclenche la rébellion du Djebel Druze. En Arabie enfin, le
protégé des Anglais, Husayn, qui porte les titres de chérîf de La Mekke, puis
de roi, succombe définitivement, en 1924, devant l’Islam puritain des
Wahhâbites : avec Abd al-Azîz, la dynastie sa’ûdienne tient son premier « roi
du Najd et du Hijâz ».
Fig. 70. Abd el-Krîm.
Islam ou arabisme ? Une fois encore, et non la dernière, il faut reposer la
question : si l’on peut en effet, pour les mouvements wahhâbite et sanûsite,
ramener l’insurrection à des motifs essentiellement religieux, ailleurs l’Islam
paraît prêter son ombre à des aspirations nouvelles, qui prendront peu à peu
leurs dimensions propres : tel est le cas, déjà, en Irak, en Syrie et même au
Maroc. Le phénomène s’accuse-t-il davantage lorsque la lutte, se faisant plus
doctrinale, laisse le rôle majeur aux associations politiques et à leurs leaders
formés à l’occidentale ? Les mouvements qui se dessinent alors sont
symptomatiques, en tout cas, de l’émergence de nouvelles classes sociales :
cadres de l’industrie et de la banque, fonctionnaires, surtout intellectuels ou
membres des professions libérales, qui forment l’armature du Destour, né en
Tunisie le 4 juin 1920, des Jeunes Algériens, aux lendemains de la Grande
Guerre, des Jeunes Marocains qui se rassemblent autour d’Ahmed Balafrej
dans les années 1925, enfin du Wafd égyptien, créé en 1918.
Malgré tout, il n’est pas question encore, comme phénomène de masse, de
nationalisme pur, sinon peut-être pour la Syrie et l’Irak. D’une part en effet,
le modèle occidental agit quelquefois si puissamment, par l’intermédiaire de
la colonisation, que certains intellectuels, comme en Algérie, font passer le
libéralisme politique, fût-ce dans le cadre de la loi de l’occupant, avant
l’exigence nationale. D’autre part, on ne peut parler, pour le Wafd pas plus
que pour les autres rassemblements, de partis au sens moderne du mot, ni
surtout de partis entièrement libérés de toute atmosphère religieuse. Tous ont
grandi plus ou moins à l’ombre du réformisme musulman de Jamâl ad-Dîn al-
Afghânî et pour eux l’identité nationale cherchée dans la lutte contre
l’occupant est évidemment indissociable de cette religion qui en est l’un des
piliers. Le mouvement des intellectuels en mal de progrès et d’indépendance
reste lui-même inséparable de la résistance des milieux religieux : c’est d’une
communauté musulmane, la leur, que les Jeunes Algériens se veulent et se
disent les porte-drapeaux. Terminons, en anticipant sur la dernière période de
cette histoire, par un exemple de choix : quand le protectorat français, en
1930, proclame le fameux « dahir berbère », qui soustrait une bonne part de
la population marocaine à la juridiction des cadis, dans l’espoir de l’arracher
ainsi à l’emprise de l’Islam, l’occupant soude contre lui les amis d’Ahmed
Balafrej et le réformisme religieux d’Allâl al-Fâsî.
Ce n’est pas un chapitre, mais plusieurs (et combien ?) qu’il faudrait écrire
sur l’histoire la plus présente de l’Islam. Sans doute pourrait-on objecter, au
simple vu du découpage chronologique, qu’il ne s’agit ici que de quelques
décennies, justiciables, à ce titre, de quelques pages, pour nous qui venons de
parcourir tant de siècles. Mais l’argument serait spécieux : pour l’Islam
comme pour le monde entier, le rythme de l’histoire s’est emballé, et ces
décennies-là risquent, plus tard, quand nos yeux se seront refermés, de peser,
à elles seules, leur poids de siècles. La période qui s’ouvre avec les années
vingt d’avant le second millénaire n’est pas un appendice de l’histoire de
l’Islam : elle en est, plus encore que toutes celles qui précédent, la chair et la
vie. Et de quel rythme, cette vie !
Pourquoi dès lors, ces quelques pages à peine ? L’éditeur, bien sûr,
invoque les limites dues à la collection ; et puis, dirait-il, il y aurait là, en
réalité, un autre livre, un livre entier, à écrire. C’est vrai, mais ce n’est pas
tout. D’abord, le lecteur, mieux au fait de cette histoire récente, peut ici
prendre plus facilement le relais des spécialistes. Car cette histoire est la
sienne ; aucune civilisation, aujourd’hui, ne saurait vivre ni être connue par
elle seule : le monde entier tourne avec. Et surtout, dans cette histoire qui
n’est encore qu’aventure à vivre, incertaine donc, le spécialiste est-il si sûr de
lui ? Après tout, les moyens d’information qui sont les nôtres, qui sont à tous,
permettent à chacun de se faire, par soi-même, sa propre idée du destin du
monde. De quel droit lui en imposer un autre ? À lui de juger, maintenant
qu’il est pourvu du dossier de l’histoire vécue par l’Islam jusqu’à ces années
qui nous paraissent d’hier. À nous, simplement, de mettre en place quelques
perspectives, de cerner quelques faits majeurs d’où l’avenir, demain, pourrait
bien naître.
L’Islam et le monde
Tel nous l’avons connu tout au long de l’histoire, tel nous le retrouvons, cet
Islam, défini à cette antithèse d’une situation géographique médiocre ou
difficile, conjuguée à une situation stratégique exceptionnelle. Encore faut-il,
en ce XXe siècle (carte 22), corriger quelque peu le tableau : à partir de la
longue et traditionnelle zone subdésertique, l’Islam a continué d’essaimer, sur
terre et au-delà des mers, des océans même, et si son cœur reste à la « région
des isthmes », ceux-ci, sur l’échiquier mondial, se sont chargés d’un sens
nouveau : passage obligé de certains grands courants de la vie du monde, ils
s’affirment de plus en plus comme l’un des plus fantastiques repaires de l’or
noir. À la fin du siècle s’y ajoute une diaspora de plus en plus importante à
l’intérieur du monde industrialisé occidental. Diaspora musulmane
revendiquée en Amérique et en Europe1 (ces chiffres sont probablement
surévalués car il est souvent difficile de savoir ce que représente d’être
musulman dans une société où la pression sociale ne s’exerce plus en faveur
d’un respect strict de la pratique de la religion).
Jeunesse et surpopulation ?
Reste un autre problème, entièrement aux mains des Musulmans eux-mêmes :
celui de leur nombre. Même s’il peut exister des particularités culturelles en
ce domaine, ils suivent le grand mouvement de l’humanité, dit de la transition
démographique.
Rien ne sera fait, c’était devenu une banalité de le dire, tant que la pression
démographique ne sera pas allégée à un point tel qu’il permette l’élévation du
niveau de vie. Mais les résistances sont fortes. Il n’y a pas que celles du désir
conscient, l’orgueil affirmé d’une nombreuse descendance, le pari de la
tradition musulmane sur la vie, ou, à l’inverse, dans les coins les plus reculés
du monde de l’Islam, la méconnaissance des données les plus élémentaires
sur les mécanismes de la fécondité. Il y a eu au moment des indépendances et
de la construction nationale, une exaltation du nombre. La conférence de
Bucarest, en 1974, entendit, à la grande surprise d’un Occident qui n’eût pas
dû être surpris, quelques-uns des pays les plus résolument engagés dans les
voies de la novation soutenir que la première richesse d’un peuple était son
nombre. Qu’avait dit de si différent notre XVIIIe siècle, par la voix d’un
Mirabeau ou d’un Rousseau, par exemple ? Et si l’Occident parle aujourd’hui
autrement, est-on si sûr qu’il ne le fasse pas parce que, face au Tiers-monde
ou, comme on le dit parfois, au tiers du monde, la démographie bascule
contre lui, lui l’ancien maître aujourd’hui dépossédé, mais à qui tout serait
bon, hommes ou techniques, pour ne pas être, justement, dépossédé tout à
fait ?
Que disent les chiffres ? Jusqu’aux années 1965, en effet, on peut parler de
démographie emballée, par le double jeu du maintien d’un taux de natalité,
extrêmement élevé et de la réduction des morts en bas âge, elle-même liée
aux progrès de l’hygiène. Au total, conjonction de « la mortalité de l’Europe,
en 1880, avec une natalité qui n’a dû être atteinte qu’aux meilleures périodes
du Moyen Âge » ; et situation d’autant plus tendue qu’elle ne voit pas devant
elle, comme jadis l’Europe, l’exutoire de la colonie ni, à quelques exceptions
près, et fort limitées, celui de l’émigration. En bien des points, l’année 1947
apparaît, au moins pour l’Égypte, comme le grand tournant, le départ d’une
grande explosion de la vie humaine, grâce à la réduction de la mortalité par
les antibiotiques. Dès lors, les années qui suivent voient le revenu par tête
accentuer son fléchissement dans les campagnes, et s’il se maintient, sans
plus, dans les villes comme au plan de la population prise en son ensemble,
c’est au prix de distorsions, d’inégales répartitions de la richesse produite :
entre la ville et la campagne, précisément, mais aussi, en chacun de ces deux
secteurs, entre les privilégiés et les autres, tous ceux qui rôdent autour ou en
deçà de la limite du sous-emploi. Déjà, quand éclate la révolution de 1952, il
s’agit véritablement de lutte pour la vie, en d’autres termes d’assurer à un
plus grand nombre d’hommes, par une distribution plus juste, le niveau de vie
moyen existant, de maintenir un peuple entier, un peuple accru, « hors des
impitoyables zones de la faim ».
Dès les années 1970, on parle d’une certaine réduction de l’explosion
démographique, Des chiffres avancés à Bucarest, retenons par exemple que le
taux brut de natalité, pour l’Afrique du Nord, passe de 46 ‰ en 1950-1965 à
45 ‰ en 1965-1970 ; pour l’Asie du Sud-Est, de 46 ‰ en 1950-1960 à 45 ‰
en 1960-1965 et à 44 ‰ en 1965-1970 ; mêmes taux, même évolution pour
l’Asie du Sud-Ouest, l’Afrique occidentale maintenant, elle, rigoureusement
inchangé un taux de 48 ‰. Les chiffres, on le voit, restent extrêmement
élevés, surtout si on les compare à ceux de l’Europe : 19,7 ‰. en 1950-1955,
19,2 ‰ en 1955-1960, 18,6 ‰ en 1960-1965 et 17,6 ‰ en 1965-1970. Un
des pays où la politique de planning familial a été le plus expliquée, la
Tunisie, offre les chiffres suivants : 46,2 ‰ en 1960-1961, 40,9 ‰ en 1965-
1969, 36,2 ‰ en 1970 et 34,8 ‰ en 1971.
Dans ces conditions, ce qui frappe dans l’étude démographique des
grandes zones dont relève l’Islam, c’est l’incroyable jeunesse de la
population, En 1970, la répartition des âges (ainsi classés : de 0 à 4 ans ; de 5
à 14 ans ; de 15 à 24 ans ; de 25 à 41 ans ; de 45 à 64 ans ; 65 ans et plus)
donnait les pourcentages suivants par rapport à la population totale : pour
l’Asie du Sud-Ouest, 17 % ; 26,1 % ; 18,5 % ; 23,1 % ; 11,6 % ; 3,7 % ; pour
l’Asie du Sud-Est, 17 % ; 26,3 % ; 18,1 % ; 24 % ; 11,5 % ; 3 % ; pour
l’Afrique du Nord, 17,6 % ; 26,18 % ; 18,8 % ; 22,7 % ; 11 % ; 3,1 % ; pour
l’Afrique occidentale : 18,2 % ; 26,5 % ; 19,6 % ; 23,8 % ; 10,4 % ; 2,5 %.
Les familles sont souvent encore pléthoriques, avec des taux
d’accroissement de plus de 2,5 % par an. Quelques repères : de 12 millions
d’habitants en 1925, la Turquie passe au double trente ans plus tard, à
40 millions en 1973 et à 48 millions en 1985 ; l’Égypte, de 13 millions en
1920 à près de 27 millions en 1961, à 30 millions en 1965, à 36 millions en
1973 et à 50 millions en 1986 ; l’Iran, de 15 millions en 1954 à 34 millions
en 1973 et à 42 millions en 1986 ; l’ensemble Pakistan-Bangladesh, de
75 800 000 en 1961 à 113 millions en 1965, à 140 millions en 1978 et
188,5 millions en 1985. Et partout les villes s’enflent : l’Afrique qui comptait
deux villes de plus d’un million d’habitants en 1950 en a huit vingt ans après,
l’Asie passant, elle, de vingt et un à soixante-trois. Un exemple de choix pour
l’Islam : Le Caire, 570 000 habitants en 1900, croît de un à six entre cette
date et 1960, passe à 4 millions en 1966 ; aujourd’hui, où on estime sa
population à plus de 10 millions d’âmes, le grand Caire regroupe (cartes 23-
24 pp. 356-357), avec Alexandrie, le quart environ de tout le peuple
d’Égypte, lequel dépasse les cinquante millions.
S’instruire
De ce monde en pleine mutation, la jeunesse, on l’a dit, porte le grand espoir.
Encore faut-il que, parvenue à l’âge adulte, elle n’accroisse pas, de son poids
énorme, les charges d’aujourd’hui, mais qu’elle soit au contraire une des
forces vives du progrès. Pour cela, former, instruire. Et d’abord, accroître le
taux de scolarisation. Partout, l’éducation est une priorité nationale. Quelques
exemples, entre mille : l’enseignement « originel », par lequel l’Algérie
entend développer plus systématiquement l’étude de sa culture proprement
musulmane, a 900 élèves en 1963, 4 735 en 1966, 7 529 en 1968, 12 655 en
1971, 24 432 en 1974. Plus généralement, pendant les années 1968-1974,
l’Algérie passe de 1 551 000 écoliers à 2 622 000 ; de 166 000 lycéens à
455 000 ; pour le supérieur (1962-1973), de 2 908 étudiants à 20 048,
auxquels il faut ajouter environ 13 000 boursiers (1 739 en 1964).
Former, c’est d’abord préparer les cadres de demain, alléger peu à peu la
dépendance vis-à-vis de l’aide étrangère, en songeant surtout aux disciplines
techniques. Le tableau ci-contre donne, par universités et par filières, avec la
proportion d’étudiantes, les chiffres de l’Algérie pour 1970-1971. Volonté
marquée, on le voit, d’un effort important vers les sciences, et proportion non
négligeable, jusqu’en celles-ci, des filles, à Alger même du moins, la capitale
d’où vient l’impulsion. Le même effort se lit dans le nombre des stagiaires de
formation technique ; relevons ces quelques chiffres pour 1972 : 102 en
hydraulique, 53,3 aux travaux publics, 595 dans les postes et
télécommunications, 983 aux finances et au plan, 1 939 à l’intérieur, 2 593 à
la santé, 3 610 à l’industrie, 4 552 au commerce, 4 964 à l’agriculture et
7 699 au travail et aux affaires sociales.
Former, enfin, c’est ouvrir sur le monde, Sur les pays musulmans d’abord,
l’arabisation est partout à l’ordre du jour, plus eu moins avancée selon les
disciplines et l’ancienneté ou le caractère récent de l’indépendance. Il s’agit,
ici encore, d’instruire, mais, tout autant, de superposer aux dialectes, qui
étaient les seules langues nationales vivantes des masses aux temps de la
colonisation, l’arabe classique, modernisé, enrichi et assoupli, la langue de la
communication interarabe, la langue mondiale, aussi, reconnue comme telle
dans les instances internationales. Mais l’arabisation, comme, partout ailleurs,
le développement de l’enseignement des langues nationales, va de pair avec
une ouverture encore plus large sur le monde ; c’est un des phénomènes
majeurs de cette seconde moitié du XXe siècle que de voir les pays
anciennement colonisés développer, parallèlement à leur idiome national,
celui du colonisateur de jadis, utile si l’on veut communiquer avec le monde,
et, d’abord, entre les diverses aires culturelles de l’Islam. Jamais comme
depuis l’indépendance, le français, par exemple, n’a été enseigné avec cette
ampleur à la jeunesse du Maghreb. Niveau souvent encore insatisfaisant,
diront les éternels insatisfaits. Peut-être, mais il a fallu faire vite, et tout
l’effort actuel de scolarisation tend précisément à faire bénéficier un jour
l’enseignement, partout, de maîtres confirmés.
Concluons, sans donner aux statistiques ni aux faits une valeur absolue,
indépendante de la volonté et des espoirs des hommes. Sous peine d’insulter
à l’honneur des pays musulmans et à la simple vérité, on ne peut passer sous
silence l’effort fait pour transformer le système d’éducation hérité de
l’époque coloniale en un enseignement de masse et pour privilégier, dans ce
nouveau cadre, les disciplines fondamentales de demain. Des insuffisances
demeurent encore, ici ou là, quant à la qualité et, surtout, aux rapports
respectifs de la novation et de la tradition, mais c’est que les habitudes
culturelles ne se bousculent pas en un jour : sommes-nous, en France, si
satisfaits de nos chiffres ? Et puis, la formation intensive de techniciens ne
peut se faire dans l’absolu, soumise qu’elle est, pour chaque phase de
développement donnée, d’une part aux possibilités d’emploi offertes par
l’économie nationale et, d’autre part, au niveau et au volume atteints par
l’enseignement, lui-même parfois encore mobilisé, accaparé par la tâche
énorme, primordiale et immédiate, de l’alphabétisation. Tout cela fait bien
des difficultés : on ne peut nier que les pays musulmans les abordent avec
résolution.
L’Islamisme
L’Islamisme, ou utilisation de l’Islam à des fins politiques, n’est pas un fait
récent. Les sultans ottomans y ont eu recours depuis la fin du XVIIIe siècle
pour résister aux offensives de l’Europe impérialiste. Les réformistes
musulmans puis les Frères musulmans, à partir des années 1930, en ont
retrouvé les accents. Mais dans le monde arabe, qui était son principal foyer
avec le Pakistan, l’arabisme et le socialisme, en conjuguant la répression
policière et l’attraction des idées nouvelles, avaient réussi à le faire
disparaître dans la clandestinité. Ces deux courants, ayant réalisé une partie
de leurs programmes tout en étant devenus l’idéologie justificatrice de
pouvoirs autoritaires, ont perdu leurs vertus révolutionnaires. Logiquement,
l’Islamisme restait comme seule doctrine de contestation.
Mais il faut introduire bien des distinctions entre les différentes formes
d’islamisme. La prédication saoudienne, particulièrement active dans
l’ensemble du monde, n’est autre que la reprise, avec les moyens donnés par
les revenus du pétrole, de l’expansion du wahhâbisme longtemps confiné
dans la péninsule arabique. Œuvre de théologiens formés dans les Villes
saintes, elle n’a rien en soi de révolutionnaire : elle cherche plutôt à retrouver
le temps où la loi islamique était celle de l’État et où les religieux étaient les
conseillers du prince.
Tout autre est l’Islamisme des grands centres urbains de l’Islam sunnite.
Ses théoriciens, comme l’Égyptien Sayyid Qotb ou le Pakistanais Mawdudi.
sont des autodidactes en religion qui condamnent la servilité des religieux
envers les pouvoirs en place. Leur doctrine est radicale, appelant à l’utopie
d’une société où la loi de Dieu régnerait exclusivement et où toute forme de
politique serait bannie. Leurs disciples mélangent ces idées utopiques avec
l’Islamisation des concepts marxistes de prolétariat et de révolution dans un
cocktail idéologique dont il est parfois difficile de discerner la cohérence et la
continuité avec l’Islam classique. Présent dans l’ensemble de l’Islam sunnite,
ce courant n’a pas réussi, jusqu’ici, à se saisir du pouvoir bien qu’il ail
imposé à la société un certain retour aux nonnes de l’Islam et ait créé une
grande impression sur les médias occidentaux. Des pays comme la Syrie
n’hésiteront pas à pratiquer une sanglante répression qui fera des milliers de
victimes. L’Algérie lui emboîtera le pas avec bien moins de succès. Pendant
un temps, l’Occident soutiendra généreusement les « combattants de la
liberté » musulmans en Afghanistan. Mais le jihad contre l’Union soviétique
deviendra dans les années 1990 un combat armé et sanglant contre la
domination occidentale dans l’ensemble du monde musulman. Ces réseaux
étendront leur action à l’intérieur du monde occidental et le XXIe siècle
commence par une guerre contre un terrorisme qui, ne disposant plus d’un
sanctuaire en Afghanistan, s’inscrit à l’intérieur des dispositifs de la
mondialisation.
Le chî’isme révolutionnaire est un phénomène bien distinct. Il est d’abord
le produit d’une évolution théologique bien différente. À travers les siècles,
les grands ulamà’ chi’ites, les mujtahid se sont progressivement dotés des
qualités jusque-là réservées à l’imâm caché : pouvoir d’interprétation, modèle
à suivre pour les croyants. Il ne leur manque que l’infaillibilité. Ainsi le
religieux (faqîh) est devenu une sorte de délégué de l’Islam caché, en quelque
sorte un « vice-imâm » (nâïb al-imâm). En Iran, depuis le début du XXe siècle,
ils réclament un pouvoir de vérification de l’Islamité des lois. Mais la
monarchie des Pahlavi a refusé cette prétention et a vigoureusement battu en
brèche l’autorité des religieux.
En Irak, les religieux chî’ites ont été soumis à la dangereuse concurrence
des communistes. Ils ont réagi en élaborant tout un vaste corpus doctrinal
économique et social rejetant aussi bien le capitalisme que le communisme.
La rencontre dans les aimées soixante, dans la Ville sainte de Najaf, de
l’ayatollah (mujtahid) irakien Baqr al-Sadr et de l’ayatollah iranien
Khomeyni en exil en raison de son opposition au shah va conduire à la
définition d’une nouvelle théorie politique, la wilâyat al-faqih qui pose la
supériorité absolue de la loi islamique sur toutes les œuvres humaines, mais
dont l’application ne peut être assurée que par les seules personnes
compétentes, les religieux. L’État islamique à construire est alors défini
comme une sorte de théocratie constitutionnelle : d’une part, le vice-imâm
(rapidement appelé tout simplement imâm), nommé par un conseil d’experts
religieux, qui est le chef de la communauté islamique tout entière et qui
donne les grandes orientations de la politique de l’État ; d’autre part, un
pouvoir étatique avec une assemblée élue aux pouvoirs étendus et un
président de la République qui appliquent concrètement les orientations
données par l’imâm. Il pourra y avoir plusieurs républiques islamiques mais
il n’y aura qu’un seul imâm.
Outre ces définitions doctrinales, le groupe de Najaf réussit à organiser des
réseaux clandestins de religieux et de laïcs encadrant la masse des
« déshérités » iraniens. Ils savent utiliser avec habileté le contenu émotionnel
de la religion chi’ite et à faire revivre dans les événements contemporains
toute la martyrologie de leur religion. Profitant d’une crise de confiance dans
le système impérial, les révolutionnaires chi’ites réussiront magistralement à
canaliser les mouvements de masse et à s’emparer du pouvoir en 1979.
La révolution islamique a la vocation de s’étendre à l’ensemble du monde
musulman. Mais les autres tendances de l’Islamisme, en particulier le
wahhâbisme, n’acceptent pas cette prétention qui va à l’encontre d’éléments
essentiels du sunnisme, comme la croyance en l’unicité absolue de Dieu,
remise en cause par la dévotion aux imâms. La terrible guerre entre l’Irak et
l’Iran arrêtera l’expansion du mouvement qui n’aura d’écho que dans le
Liban en guerre. Dans les années 1990, la République islamique perd son
caractère révolutionnaire et accepte une certaine forme de pluralisme. Le
conflit entre « conservateurs » et « réformistes » s’accompagne d’un nouvel
effort de réflexion théologique qui pourra considérablement influer sur
l’Islam du XXIe siècle.
L’Islamisme ne doit pas cacher la permanence d’autres formes de l’Islam.
Le courant moderniste est toujours présent et inspire la conduite de bien des
équipes gouvernementales. Les confréries sont une réalité permanente de la
culture populaire dans beaucoup de pays, même si elles n’attirent pas
l’attention des médias occidentaux prompts à s’inquiéter de la « menace
intégriste ».
Islam et communisme
Pendant longtemps, le communisme a dissimulé la permanence de la culture
islamique, dans les pays qu’il dominait. Eu Chine, l’Islam a fait une large
place aux coutumes locales, depuis la mosquée-pagode (fig. 75 page
suivante) jusqu’à la consommation de la viande de porc et au culte des
ancêtres. La révolution culturelle lui a porté des coups très durs. Mais la
période « libérale » qui a suivi a montré la survie de la religion. On évalue
difficilement le chiffre des fidèles. En 1997, il y aurait neuf millions de
musulmans de langue chinoise et dix-huit millions de musulmans de langues
turque et iranienne. Dans ce second cas, la revendication religieuse se
confond largement avec la revendication nationale des peuples non-chinois
soumis à l’autorité de Pékin. En Europe, l’Islam a réapparu sur la scène
publique avec l’effondrement des régimes communistes balkaniques
(Albanie, Yougoslavie, Bulgarie). La renaissance religieuse est réelle mais le
fait musulman peut aussi prendre le caractère de définition nationale, surtout
dans un contexte de guerres civiles (Bosnie. Kosovo. Macédoine).
L’Union Soviétique, à l’instar des Empires coloniaux européens, avait été
un grand pays musulman, avec ses Musulmans du Caucase, d’Asie centrale,
de l’Oural méridional et de la moyenne Volga, sans parler des communautés
plus réduites. Au début du régime soviétique, on a même vu un islam
révolutionnaire avec un Sultan Galiev, qui. dans les années 1917-1928, rêva
de rassembler les Musulmans soviétiques en un même État et, conjuguant
l’Islam et le marxisme, de proposer ce modèle à l’Asie des révolutions
futures. Les conflits de l’époque stalinienne, les purges et les déportations
(celle, notamment des Tatars de Crimée, accusés de collaboration avec
l’envahisseur allemand), la laïcisation et la propagande antireligieuse, puis
l’accroissement de l’influence et de la population russe jusque dans les
Républiques d’Asie centrale, enfin dans les progrès réalisés dans l’éducation
ainsi que dans le domaine social et technique, tout cela a joué contre l’édifice
musulman traditionnel qui. pour survivre, a dû accepter de devenir un rouage
du système soviétique. Tout se passait à l’intérieur du monde russe puisque
les rapports avec le reste de la communauté des croyants étaient
drastiquement limités. L’identité proprement musulmane était devenue un fait
de vie privée tout en restant suffisamment forte pour interdire un véritable
mélange des populations, en particulier par les mariages mixtes.
L’Islam et l’Afrique
Enfin, et trop vite encore, l’Afrique au sud du Sahara : sans doute environ
150 millions de Musulmans, dont 40 % ou presque dans le seul Nigeria,
véritable bastion de l’Islam noir et le reste réparti à lieu près également entre
l’Ouest et l’Est du continent. Majoritaire ou seul pratiqué au Sénégal, au
Mali, en Guinée (fig, 79), au Niger et en Somalie, l’Islam se situe, comme en
Gambie, en Nigeria ou au Tchad, aux alentours de la moitié de la population
totale. Ailleurs enfin, il est minoritaire, à des degrés divers : il représente, par
exemple, le quart ou le tiers de l’Éthiopie, le sixième environ de la Tanzanie
(mais Zanzihar est entièrement musulmane). Le Soudan est à part : le quart
environ de ses habitants reste attaché, dans le Sud, aux langages locaux, à
l’animisme ou au christianisme, le tout étant allé parfois jusqu’à la révolte
ouverte contre le Nord musulman, linguistiquement et culturellement
imprégné des influences venues depuis le nord de la vallée du Nil ou les
rivages opposés de la mer Rouge : le Soudan, pays d’une « africanité sans
négritude » (J. Berque), est membre de la Ligue des États Arabes.
Il est difficile, prématuré, un tout cas, de prédire l’avenir de cet Islam
africain, tant ses colorations varient : selon les pays et les classes, il conserve
le système traditionnel des confréries (Tijânites, Qâdirites), ou le conteste
vivement, ou bien encore l’ouvre aux impératifs modernes : exemple célèbre
que celui des Mourides du Sénégal, qui contrôlent en ce pays la moitié de la
production des arachides.
Communications de masse
Ce souci, les pays d’Islam le partagent, une fois de plus, avec le Tiers-monde.
Mais l’ampleur et la continuité des vues, le prestige, aussi, de la grande
histoire musulmane font qu’ici, en matière culturelle, l’Islam – et, à
l’intérieur de l’Islam, les Arabes – apparaît véritablement comme le modèle
de ce grand effort qui a nom développement.
On connaît les moyens de la reculturation : l’enseignement, la presse, le
livre et les techniques audiovisuelles, cinéma et télévision en tête. Ce qu’on
sait moins en Occident, c’est le volume, parfois gigantesque, de cet effort.
Dans les premières décennies du second XXe siècle, 1 375 journaux paraissent
au Pakistan, et une centaine de publications, quotidiennes ou périodiques,
dans le seul Liban ; le cinéma égyptien est pour le nombre des films, l’un des
premiers du monde (le dixième exactement pour la production, mais le
quatrième pour l’exportation), et l’on ne compte plus le nombre de livres mis
en circulation chaque année, et à prix modique, dans une ville comme
Le Caire : à lui seul l’Office égyptien d’édition et de publication, chargé de
faire paraître des ouvrages classiques de vulgarisation ainsi que les trésors du
patrimoine arabe, patronnait, pour l’année académique 1965-1966, 285 titres
représentant 2 606 100 livres imprimés.
La littérature contemporaine
La poésie, pour sa part, hésite, prise qu’elle est entre la dévotion aux modèles
éprouvés, fût-ce à travers les thèmes nouveaux du romantisme, l’essai du
réalisme social et les courants symbolistes ou surréalistes qui rompent les
dernières amarres : d’Aqqâd à Bechâra al-Khûni, Eliâs Abû Chabakâ, Châbi
le Tunisien, mort à vingt-cinq ans, Umar Abû Rîcha, Badr Châker as-Sayyâb,
Bayyâtî, Nâzik al-Malâ’ika, Sa’îd Aql et Alî Sa’îd (Adonis), la poésie
égyptienne, irakienne, syro-libanaise ou d’Afrique du Nord pour ne parler
que de celle-là, montre assez, à travers ses recherches parfois grandioses, ses
insatisfactions. Mais une voix nouvelle s’élève, celle de la Palestine, avec
Mahmûd Darwîch et toute une pléiade de poètes, voix du sol perdu et aimé,
voix révolutionnaire et fraternelle qui nous rappelle que nous sommes ici sur
une des terres essentielles de l’aventure et du désir insatiable de l’humanité.
Et pourtant, le travail sur la poésie le cède, au moins en quantité, à
l’immense entreprise où se brassent la prose et les genres qu’elle amène de
jour en jour à maturité : la critique, avec les Égyptiens Ahmad Amîn et Taha
Husayn, la scène avec Tawfîq al-Hakim, un Égyptien encore, régulièrement
ouvert à toutes les recherches, y compris celles que lui inspire le théâtre
occidental d’aujourd’hui : Ionesco, Beckett, Adamov ; enfin et surtout, le
roman et la nouvelle, qui sont en passe de s’imposer un peu partout comme
l’expression privilégiée, souvent réaliste, du monde arabe de nos jours. Il
semble bien, ici, que ce soient l’Irak et l’Égypte qui dominent le lot ; le
premier, d’une âpreté sans concessions, avec un Ahd al-Malik an-Nûrî, un
Dhû an-Nûn Ayyûb ou un Fu’âd ai-Takarlî, la seconde avec Taha Husayn,
Charqawî, l’auteur du grand roman de la paysannerie du Nil : al-Ard (La
Terre), Yahyâ Haqqî, enfin Nagib Mahfûz, le plus complet, le plus varié, le
plus fécond de tous.
Tableau rapide et injuste : où classer la jeune Libanaise Layla Baalbakkî,
dont le Anâ ahyâ (Je vis) claqua, en 1958, comme le coup de fouet d’une
jeunesse déchirée, revendicatrice et généreuse ? Le drame symboliste du
Tunisien Mes’adî ? Les nouvelles du Syrien Abd as-Salâm al-Ujaylî ? Le
Soudan, le Maroc ou la jeune Algérie ? Et comment passer sous silence
l’énorme production d’essais de tous ordres, et la carrière nouvelle offerte,
par le discours politique, proclamé ou écrit, à l’art oratoire, à cette balâgha,
l’art de bien dire, de charmer et de convaincre où l’arabe classique reconnaît
une de ses vocations essentielles ? Par là est assuré, dans le contexte d’une
communauté (umma) nouvelle, celle de la nation, l’indispensable lien avec le
passé.
Impérialisme et « renaissance » arabe
Pour le reste, en revanche, la prose arabe, engagée fort avant dans son
modernisme à elle, cherche l’efficience dans d’autres critères. Roman,
théâtre, essai ou critique ont, dans l’ensemble, rompu avec la vaine joute de la
recherche musicale en soi, que la prose arabe d’après l’an mil s’était escrimée
à soutenir contre la poésie. Adulte désormais, et aussi soucieuse de message
que de forme, telle apparaît la prose arabe d’aujourd’hui : c’est elle, elle
autant que la poésie, qui porte la responsabilité de l’expression des Arabes et
de leur réflexion sur leur destin.
Injuste aussi avons-nous été pour les autres Musulmans de par le monde :
pour la poésie et la prose turques : la première avec Ahmed Hachim (mort en
1933) et, plus près de nous, Orhan Veli, Yahya Kemal Beyatli et Nazim
Hikmet : la seconde centrée sur le genre romanesque, qu’introduisent
définitivement Omar Seyfettin (mort en 1930) et Husayn Rahmi (mort en
1944), puis Yakub Kadri et surtout Mahmud Kemal. Injuste enfin pour l’Inde
musulmane et, plus encore, pour la Perse, partagée entre son classicisme et un
modernisme inspiré des exemples russe, anglais et surtout français, entre
l’esthétisme et l’engagement dans les luttes nationales et sociales : relayant
les vieux centres provinciaux, Téhéran, capitale depuis les Qâdjâr, donne le
ton. Comment trier, ici encore ? Pour le vers, on citera Lahûtî, réfugié en
URSS. Parvîn E’tesâmî, la plus grande poétesse iranienne moderne, Mîrzâ
Taqî Khân Bahâr, Rachîd Yâsemî et Nîmâ Yûchîg ; pour la prose,
Muhammed Alî Jamâlzâdè et surtout Câdeq Hedâyàt, pétri tout à la fois de
son pays, de Kafka et de Paris (où il mourut tragiquement en 1951), tour à
tour réaliste et imaginatif, obsessionnel, macabre, comme dans son œuvre la
plus célèbre, Bûfe kûr (La Chouette aveugle).
L’Islam et le progrès
On touche ainsi à la seconde des deux questions que nous posions plus haut :
l’accord de l’Islam avec le monde moderne. Car une chose est de vouloir le
progrès, et une autre les modes de ce vouloir. Or, qu’on le veuille ou non,
justement, ce progrès a, souvent encore, le visage des techniques de
l’Occident : d’où, une fois de plus, l’éternel débat des rapports de l’Islam et
de ces techniques. Certes, comme le remarque F. Braudel, le machinisme
n’est pas à lui seul une civilisation, et il n’a pas détruit, pour les remplacer de
fond en comble, toutes les vieilles structures de l’Occident sur lesquelles il
s’est exercé. Mais l’Europe, avant la révolution industrielle, avait déjà
assimilé d’autres chocs, supporté le conflit entre la foi et « la poussée
scientifique, rationaliste et laïque ». L’Islam, lui, doit, à peu de choses près,
subir tout cela et d’un coup : on conçoit que, parfois, il hésite, et ce d’autant
plus qu’il s’agit du marxisme, qui ajoute à la technique un matérialisme
auquel répugne l’essence de la spiritualité musulmane.
Il ne s’agit, pour l’Islam, ni de renoncer au bonheur, ni de perdre son âme.
La voie moyenne et originale qu’il a tenté de prendre pouvait tenir en deux
refus : ni capitalisme ni marxisme, ni Occident ni bloc de l’Est, cette voie
moyenne était sans doute difficile, à pratiquer comme à définir. Un exemple :
le développement exige non seulement la libération de la femme, mais sa
participation active à l’effort commun. Tous ceux qui savent, en Islam, qu’un
pays moderne ne peut se passer de l’énergie constructive de toute une partie
de sa population ne se contentent pas de réclamer, quand ce n’est déjà fait, la
suppression des derniers vestiges de la polygamie ou du port du voile. Ils
veulent, allant jusqu’au bout, émanciper totalement la femme, l’instruire et
lui donner un destin propre. Mais la femme, c’est aussi, en Islam comme
ailleurs, la gardienne suprême de la tradition, qu’elle a jalousement préservée
aux temps de l’occupation étrangère : « veilleuse de la nuit coloniale », pour
reprendre la belle expression de J. Berque. D’où, ici encore, les hésitations,
les positions moyennes, et ce leitmotiv : émancipation, oui, mais avec les
outrances de l’Occident, non.
À ces Musulmanes et Musulmans, l’Occident peut se contenter de formuler
le vœu pieux qu’ils puissent trouver, aplanir et consolider leur chemin. Mais
l’intérêt et le devoir commandent à ce même Occident d’aider à la tâche.
L’intérêt de demain, c’est celui du monde tout entier, dans la prospérité et la
justice. Le devoir d’aujourd’hui, c’est la coopération, sans frontières ni
arrière-pensées, fondée sur un désir, un désir vrai, de connaître l’autre, un
désir qui ne s’arrête pas aux portes d’un intérêt qui a pour nom « fourniture
d’énergie », un désir qui naisse du sentiment profond que la paix ne peut
naître que du respect, enfin assumé, des différences.
L’Islam, dans son histoire comme dans les thèmes de sa renaissance
culturelle, s’est voulu un pont entre des humanités diverses. Aujourd’hui
encore, où il veut être simplement et pleinement lui-même, qui ne voit qu’une
fois réconcilié avec son destin et avec celui du monde, il pourrait aider à son
tour à reprendre, dans tous les sens, la tradition des vieux échanges et des
dialogues qui n’auraient jamais dû être interrompus ?
Plans de monuments
Maurice Lombard avait voulu, si l’on en juge au nombre des plans dressés
par lui ou selon ses directives, que son ouvrage ne le cédât en rien, pour
l’histoire de l’art, aux livres spécialisés. Les exigences de la collection nous
ont fait, arbitrairement, réduire ces plans à treize, mais du moins avons-nous
tenu à mettre l’accent sur certaines époques véritablement majeures de
l’architecture de l’Islam.
D’abord et surtout, sur le califat umayyade, où la tradition syro-byzantine
trouve, grâce à l’Islam, de nouvelles vocations. Si la grande mosquée de
Damas (fig. 80 p. 393), recouvrant l’emplacement d’un sanctuaire chrétien,
fait appel à des techniques éprouvées comme la mosaïque, le toit à pignon, la
coupole et les trois nefs parallèles, le changement d’orientation du bâtiment
(symbolisé par le mihrâb donnant la direction de La Mekke), la reconversion
des tours d’angle en minarets pour l’appel à la prière, la construction d’un
troisième minaret enfin, dit de la Fiancée, marquent l’édifice du sceau de la
religion nouvelle.
Innovations aussi dans les constructions civiles, et notamment dans les
palais de la steppe syrienne, qui, tout en rappelant, par leur schéma carré, les
castra romains, brodent sur le thème, par exemple en le dédoublant comme à
Qaçr at-Tûba (fig. 81 p. 393), et, surtout, bouleversent l’ordonnance
intérieure, comme à l’énigmatique, monumental et inachevé Mchattâ (fig. 82
p. 394), où un système triparti laisse lire, au centre et du sud au nord, les
bâtiments d’entrée, la cour d’honneur et d’autres constructions enserrant une
salle du trône à triple abside.
Mêmes nouveautés en matière de bains (fig. 83 p. 394 et 84 p. 395) :
certes, on retrouve ici la succession habituelle de la salle de repos
(apodyterium : A sur le plan), de la chambre tiède (tepidarium : T) et de la
chambre chaude (caldarium : C) avec chambre de chauffe (F) adjacente,
mais, d’une part, le frigidarium – tel que le connaissait l’Antiquité, avec ses
piscines, portiques et gymnases, entre l’apodyterium et le tepidarium – a
disparu, et, d’autre part, l’ apodyterium s’est transformé en une sorte de
« salle de réception pour personnage officiel » : si bien que ce type de
pavillon-bain apparaît décidément comme une originalité de l’époque
umayyade. L’évolution ultérieure (fig. 85 p. 395) conduira, notamment par
l’importance donnée au caldarium et à ses annexes, à l’élaboration d’un type
monumental, appartenant tout entier, cette fois, à la civilisation de l’Islam.
Survivance politique umayyade, l’Espagne a combiné, dans sa mosquée de
Cordoue (fig. 86 p. 396), les influences de la Syrie, de l’Irak et de l’Égypte,
sans parler de certaines réminiscences locales. Le grand édifice de l’Occident
musulman a été sans relâche agrandi et embelli : le bâtiment primitif, celui
d’Abd ar-Rahmân Ier et de Hichâm Ier, vers la fin du IIe/VIIIe siècle (1 sur le
plan), a été plus que triplé par les aménagements successifs d’Abd ar-
Rahmân II (2), d’al-Hakam II (3), puis, aux approches de l’an mil, du « maire
du palais » al-Mançûr (4).
Autres prolongements de l’architecture umayyade en Occident : le plan
carré et la salle de prière longitudinale se combinent au couvent fortifié
(ribât) de Sousse (fig. 24 p. 140 et 87 p. 396) : ici se marient heureusement
les nécessités de la défense (tours d’enceinte, tour d’entrée fortifiée et tour-
vigie), celles de la prière (oratoire du premier étage) et celles du logement des
combattants de la foi (cellules donnant sur la cour).
L’Irak des califes abbassides est par excellence un lieu de rencontres : la
Perse, notamment, y apparaît en force. On a retenu ici un aspect de cet art : le
gigantisme, par lequel les souverains mésopotamiens exaltent l’immensité de
leur pouvoir : avec ses vingt-cinq nefs, la grande mosquée de la capitale
Sâmarrâ (fig. 88 p. 397), édifiée au IIIe/IXe siècle, pouvait, dit-on, accueillir
cent mille croyants pour la prière.
La tradition persane bénéficiera à plein de l’essor turc, et notamment de
celui des Seljûqides. Refondue, amalgamée à d’autres souvenirs, elle donnera
des monuments remarquables : le mausolée du sultan Sanjar à Merv, édifié en
552/1157 (fig. 89 p. 398), est un des plus originaux, avec sa coupole à
tambour double, abritant une galerie à jour surmontée de niches aveugles.
Une des expressions de base de la tradition persane est la mosquée à cour
centrale bordée de quatre grandes salles ou îwân-s ; importé par les Mamlûks
dans l’Égypte du VIIe/XIIIe siècle, ce type permettait, dans le cadre de la
mosquée-collège (madrasa), d’abriter à parts égales les quatre écoles de
l’Islam sunnite. Ainsi en est-il à la mosquée du sultan Hasan au Caire
(VIIIe/XIVe siècle ; fig. 90 p. 399), où le principe cruciforme, parfaitement
reconnaissable, est développé par certains ensembles architecturaux et
prolongé, vers le sud-est, par le tombeau du sultan fondateur.
Le monument ottoman par excellence, c’est la grande mosquée avec
coupole centrale flanquée de coupoles secondaires ou de demi-coupoles,
hauts minarets à balcons, coiffés en éteignoir, et cour à galerie : l’architecte
Sinân, au XIVe siècle, porte le tout à sa perfection, notamment à la mosquée
Sulaymâniyye d’Istanbul (fig. 91 p. 399), une des plus grandioses avec sa
coupole centrale de vingt-six mètres de diamètre.
Rivaux des Ottomans, les Séfévides de Perse firent d’Ispahan, leur
capitale, un véritable musée architectural. La mosquée impériale (Masjid-i
Châh) (fig. 92 p. 400), dont la construction fut entreprise sous Abbâs Ier, à
l’extrême fin du XIVe siècle, est somptueusement décorée d’une mosaïque de
faïence ; elle rompt, pour retrouver la direction (qibla) de La Mekke vers le
sud, l’alignement avec la place royale (Maydân-i Châh) : distorsion que
masque habilement l’imposant portail d’entrée. En outre, les quatre îwân-s,
autour de la cour centrale, se développent en forme de bâtiments autonomes,
avec emploi de la coupole.
Schémas
La famille du Prophète
La famille umayyade et les incertitudes du principe du dynastique
Le chî’isme : principales tendances
Les schémas sont de l’auteur.
Tableaux
Nombre de feux dans la province d’Anatolie au XVIe siècle
L’Albanie ottomane, évolution de la population
Population de quelques villes de l’Empire ottoman au XVIe siècle
Population de l’Égypte depuis 1882
Terres cultivées en Égypte de 1813 à 1960
Population de l’Islam (1970 et 1985)
L’Islam dans le monde en 1999
Pays exportant plus d’un million de barils/jour de pétrole en 2001
Le pétrole de l’Islam dans le monde en 1974
Les étudiants algériens 1970-1971
Table des matières
Couverture
Page de titre
Page de Copyright
Introduction à une histoire planétaire
Insuffisances et partis pris de la tradition historique
Ambitions des ethnies
Écoles et partis
Habitudes culturelles
Faiblesses de l'orientalisme traditionnel
Paliers de l'Islam
Islam communautaire et Islam des nations
Credo, loi et vie quotidienne
L'Islam et sa civilisation
Constantes d'une civilisation
Classicisme et modernisme
Histoire : dimensions et mobilité
Espace : terres et mers
Espace : le poids des déserts
Espace : des villes-relais
Culture : encore la religion
Pulsations : les quatre temps de l'Islam
LIVRE 1 - LE SIÈCLE DES ARABES
CHAPITRE I - Le « berceau de l'Islam » : diversités et unité
L'espace géographique
Les trois Arabies
Les climats
Les facteurs d'isolement : mers et déserts
L'espace économique et social
La « civilisation du désert » : le chameau, l'herbe, la razzia
Chefferies sans unité
Au-delà des tribus : sanctuaires et marchés
L'unité culturelle
Constantes de l'histoire : le commerce
Constantes de l'histoire : les migrations
Religions et religiosité
Arabe et poésie : des langages communs
CHAPITRE 2 - L'épopée muhammadienne
Un caravanier devenu prophète
La Révélation, l'Hégire et le pèlerinage de l'Adieu
Les conditions sociales et culturelles de la prédication
Histoire à fleur de terre ou histoire inspirée ?
Un chef religieux
Muhammad, sceau des prophètes : continuité et rupture
de la Révélation
Un Dieu restauré dans sa pureté
Le Coran et son langage
Les cinq piliers de la croyance
Une religion quotidienne
Un chef de peuple
La nouvelle communauté
Déjà Islam et arabisme
Destins de la communauté après Muhammad
CHAPITRE 3 - Les califes « inspirés » et les débuts des grandes
chevauchées
Les luttes pour la dévolution du califat
De Médine à Damas
Les grands clivages de la communauté musulmane : sunnites,
chî'ites, khârijites
L'unité islamique au-delà des divergences
La fixation du Coran et la Vulgate uthmânienne
Les succès de la guerre de conquête et la fin de l'Antiquité
coloniale
L'ébauche d'un État
Les premiers syncrétismes culturels
Un destin exemplaire : Umar
CHAPITRE 4 - Le califat umayyade de Damas
Les prémices de l'âge d'or musulman
La succession d'Alexandre et de Rome
Les rouages de l'État
Splendeurs syriennes
Difficultés et discordances
Les incertitudes de l'État
Les crises de l'appareil foncier et administratif
Le poids des villes
Les dissensions de la communauté
LIVRE 2 - L'ÈRE DES RENCONTRES : TRADITION ARABE
ET HÉRITAGES ÉTRANGERS
CHAPITRE 1 - Grandeur et fictions du califat abbasside de Bagdad
Figures de califes
Interférences du religieux, du politique et du social
Sunnites et Chî'ites, califat et imâmat
Décadence politique et résistance spirituelle du califat
Les oppositions ethniques et provinciales
L'heure de l'Iran
Notables, préfets, dynastes
À l'ouest : Méditerranée musulmane et or soudanais
Permanences égyptiennes et enjeux syriens
L'Orient : le contrôle des vieilles routes de l'Asie
Le pouvoir prétorien et la mise en tutelle du califat
CHAPITRE 2 - L'État islamique à l'heure orientale
Une frénésie de villes et de palais
Prestiges de Bagdad
Des villes partout
L'Orient au pouvoir ?
Le calife, héritier partiel des despotes orientaux
Le vizir : Barmécides et épigones
Les fonctionnaires : techniciens efficaces et modèles culturels
Le tournant du IVe/Xe siècle : vers le règne des militaires
CHAPITRE 3 - Sous le signe du commerce
Espace de transit, époque de transition
Hommes et bêtes
Plantes des jardins et plantes des champs
Quelques techniques
Islam, Orient, Occident
Les moyens du commerce
Un équipement urbain
Communautés, langages, traditions
Des pratiques intensives plus que nouvelles
Routes et produits
Caravanes et bateaux
La nouvelle société
Stagnation paysanne
Encore les villes
Omniprésence et prestige du marchand
Société et Empire
CHAPITRE 4 - Une société fébrile et inquiète
La nostalgie du passé
L'Histoire en décadence
Communauté et communautés
La fébrilité de savoir
La nouvelle circulation des idées
Disciplines arabes et découvertes étrangères
Le débat sur le social
La culture, passeport social
Vocations de la prose
Pensers nouveaux et formes arabes
Nouveautés, progrès, syncrétismes
Spéculations autour de l'Islam
Sciences exactes et pratiques
Fins utilitaires et réponses esthétiques
CHAPITRE 5 - Réussites provinciales
L'Espagne et la survie umayyade
Cordoue, rivale de Bagdad et du Caire
Peuples divers et turbulents
Islam espagnol
L'Égypte fâtimide
Triomphe et limites du chî'isme
Carrefours égyptiens
Les Sâmânides et la renaissance de l'Iran
Prologue à l'expansion touranienne : les Ghaznévides
LIVRE 3 - L'HÉGÉMONIE TURCO-MONGOLE
ET LES NOUVEAUX VISAGES DE L'ISLAM
CHAPITRE 1 - Survivances bagdadiennes et convulsions jusqu'au
milieu du XIIIe siècle
Les Turcs seljûqides, protecteurs du califat
L'épopée seljûqide
Califes et sultans
L'armée au pouvoir
L'« orthodoxie » triomphante
Émiettement et survivances
Le sultanat seljûqide du Rûm
L'Islam bousculé au nord-est
L'Afghânistân ghûride et l'Inde
Iran, Khurâsân, Khuwârizm
L'Islam défendu au centre
Zengides et Ayyûbides
L'ensemble syro-égyptien
La terre et la mer
Triomphe du sunnisme
Les Croisades vues du côté de l'Islam
À l'ouest : un Islam expansif, mais à demi déçu
Progrès chrétien, anarchie musulmane
La riposte de l'Islam : les Almoravides
Un empire musulman d'Occident : les Almohades
Bilan de l'Islam almoravide et almohade
Les prémices d'un Islam noir
CHAPITRE 2 - Mamlûks et mongols du milieu du XIIIe siècle
à l'aube du XVe siècle
Bagdad disparaît de l'histoire
Temps de l'invasion mongole
Les pays d'Islam face au choc mongol
Les nouveaux ensembles territoriaux
L'Islam mongol
L'Islam en danger ?
L'État et son chef
Économie et société
Arts et lettres : souvenirs arabes, essor irano-turc
L'Égypte des Mamlûks, ou l'ère des esclaves couronnés
Des guerriers impénitents
Batailles, diplomatie, commerce
Le régime mamlûk
Un sunnisme résolu
La civilisation mamlûke
Effets et prolongements du commerce dans l'océan Indien
L'Occident : Afrique et Méditerranée
Une Espagne presque perdue, une Afrique du Nord à naître
Une histoire commune
Échanges et brassages
L'Afrique Noire : un nouvel Islam, sur sa lancée
CHAPITRE 3 - Les temps ottomans
Cadres et moyens du nouvel expansionnisme sunnite
Phases de l'essor ottoman
Heurs et malheurs d'une marine
De l'armée des ghâzîs à l'armée des Janissaires
L'ordre règne en pays conquis
L'État et le pouvoir
Trois questions essentielles
Les bureaux
Le sultan et son monde
Vers la décadence
Essoufflement de la machine administrative
L'Empire face à ses peuples et à ses ennemis
Mers encombrées, isthmes à demi inutiles
Une monnaie frappée de plein fouet
Le sunnisme turc
Rayonnements islamiques en dehors du monde ottoman
La Perse séfévide
Coup d'œil sur l'Asie centrale
L'Inde du Grand Mogol
L'Islam dans l'océan Indien et la mer Rouge
Le Maroc et l'Afrique Noire
CHAPITRE 4 - Bilan d'une époque : décadence ou nouveaux
prolongements ?
Quand l'Islam avait douze siècles
L'Islam et ses hommes
Au niveau de la vie quotidienne
La terre, immuable
Routes de l'Islam et routes du monde
Les villes et leurs métiers
L'Islam et ses écoles
Le califat et la carte religieuse de l'Islam
De nouveaux dieux dans le ciel de l'Islam
Chî'isme duodécimain et vigueur du sunnisme militant
Derviches, saints et philosophes
Sciences, lettres, arts
Traditions, recherches, encyclopédisme
Contes et poésie
Voyages et histoire : Ibn Battûta et Ibn Khaldûn
Autour de la mosquée
Arts mineurs ?
Orient et Occident
Moyens du transfert : la guerre et la paix
Connaissance, oui ; compréhension, non, au moins pour
longtemps
LIVRE 4 - IMPÉRIALISME ET « RENAISSANCE » ARABE
(XIXe-XXe siècle)
CHAPITRE 1 - Revers et sursauts de l'Islam méditerranéen jusqu'aux
années 1880
L'impérialisme triomphant
De congrès en congrès, la monotone Question d'Orient
L'Islam entre l'Europe et l'Inde
L'Islam aux premiers postes d'une Afrique investie
La Turquie entre les réformes et la tradition
Provinces turbulentes
Le despotisme éclairé
Vers un nationalisme turc
Bilan des « Tanzîmât »
L'Égypte nouvelle
Bonaparte sur le Nil
De Muhammad Alî à l'Égypte saint-simonienne
La Dette, les Anglais et l'avènement du nationalisme
L'Islam et les Arabes
L'Iran et l'Inde musulmane
Le Proche-Orient et la renaissance culturelle arabe
CHAPITRE 2 - La montée des nationalismes des années 1880
aux lendemains de la Grande Guerre
L'ennemi occidental
Incendies balkaniques
L'impérialisme insatiable
Les débuts du sionisme
Les résistances musulmanes
Le monde afro-asiatique
Les nouvelles formulations de l'Islam
Émergence des nationalismes
La nation turque préférée au califat
Les Arabes : nations et nation
CHAPITRE 3 - L'Islam du XXe siècle depuis les lendemains
de la grande guerre
L'Islam et le monde
L'Islam sur la carte
Des pays et des hommes
Jeunesse et surpopulation ?
La lutte pour l'indépendance économique
Le pétrole, perspectives et réalités
S'instruire
Apogée et déclin du socialisme
L'Islam chez lui : des monarchies au communisme
L'Islam avec d'autres
Des traits communs
Mutations culturelles
Islam, culture et devenir
Les moyens d'une reculturation
Les modes de l'expression
Impérialisme et « renaissance » arabe
Conclusion
Plans de monuments
Lexique
Table des cartes
Table des schémas et tableaux