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Cet ouvrage a été publié dans la collection « Destins du Monde »,

dirigée par Fernand Braudel.


La cartographie est due à Serge Bonin.

Illustration de couverture : © British Library Board. All Rights Reserved


/ Bridgeman Images

Mise en page : Belle Page

©Armand Colin Éditeur, Paris, 1977


©Armand Colin/HER, Paris, 1990
© Armand Colin/VUEF, Paris, 2003 pour la septième édition
© Armand Colin, 2023 pour la nouvelle présentation
Armand Colin est une marque de Dunod Éditeur

11, rue Paul Bert, 92240 Malakoff


www.dunod.com

ISBN : 978-2-200-63811-5
Introduction à une histoire
planétaire

L’Islam est une histoire immense : ni plus ni moins que quatorze siècles ou
presque et, pour les huit premiers d’entre eux, jusqu’aux grandes découvertes,
autant dire le tiers du monde connu.
Nous pardonnera-t-on de l’enfermer en si peu de pages ? Mieux que
quiconque, l’auteur a mesuré ce qu’un pareil projet avait de présomptueux,
même d’irréalisable. Pouvait-on refuser au lecteur la trame même de cette
histoire, avec ses noms, ses faits, ses dates ? On est tenté, bien sûr, de dire
non, mais le livre, riche de plus de vie, eût alors risqué de s’y perdre.
Le parti retenu est peut-être le pire, et le seul néanmoins. Sans descendre
dans le détail d’une histoire événementielle extraordinairement fourmillante
et même instable, on en a retenu ce qui pouvait, à défaut de résoudre les
innombrables problèmes qu’elle pose, étayer une réflexion sur son
« destin » : celui de l’Islam, mais tout autant, à travers lui, le « destin du
monde », que l’Islam suit, assume, parfois commande.

Insuffisances et partis pris


de la tradition historique
Malgré quelques beaux succès, malgré les promesses de son archéologie et de
son épigraphie, l’histoire de l’Islam reste encore mal connue. Par la faute,
d’abord, de l’histoire elle-même : révoltes sociales, irruptions barbares et
zèles religieux se sont ici relayés ou conjugués pour ruiner des villes entières,
disperser leurs archives, incendier les bibliothèques. Il fallait bien, dira
l’historien, travailler avec ce qui restait. Certes, mais on voit le danger :
réduire l’histoire à ce qui en est connu, ou même, sans aller jusque-là,
prendre le mieux connu pour le plus important. Un exemple : pour sonder, en
ses toutes premières ébauches, ce phénomène majeur et de portée universelle
qu’est l’Islamisation du continent noir, nous ne disposons que de rares textes,
même pas : la valeur, au plus, de quelques paragraphes.

Ambitions des ethnies


Au reste, les hasards de l’histoire ne sont pas seuls en cause : chaque ethnie
de l’Islam se trouvait naturellement portée, on s’en doute, à considérer celui-
ci de son point de vue à elle. D’où le danger des tableaux fragmentaires,
laissant en dehors telles ou telles parcelles de l’ensemble Islam, les plus
larges, les plus ambitieux risquant, en tout état de cause, d’être faussés,
gauchis par la perspective initiale de l’écrivain.

Prenons le cas, exemplaire, des Iraniens : ceux-là sont détenteurs d’une solide tradition
historique et nationale, qui fait de la Perse le centre des terres habitées, et de son passé un des
moments essentiels de l’aventure humaine. Pour certains d’entre eux, l’Islam ne sera guère
qu’une phase de cette histoire, mondiale et nationale à la fois. D’autres, plus engagés peut-être
dans la religion nouvelle, en feront l’aboutissement parfait, le point d’orgue. Mais tous ou
presque, à un degré quelconque, refuseront l’accaparement du message islamique par la seule
ethnie arabe, tous ou presque revendiqueront, de toute l’autorité que leur confère une tradition
multiséculaire, les droits d’un Islam pluriracial et même plurilingue : ce sera le conflit entre les
Arabes et les autres, ceux qu’on appelle les « Ajam ». Il est facile d’imaginer les partis pris,
voilés ou non, d’une littérature née dans une pareille atmosphère de controverses, parfois de
combats.

Écoles et partis
Pour d’immenses portions de cette histoire, toute notre connaissance passe
par des textes écrits en arabe : on ne nous en voudra pas de parler d’eux un
peu plus longuement. Beaucoup sans doute, et non des moindres, sont dignes
de la plus grande estime, même si le climat évoqué plus haut nous incite à les
lire avec un minimum d’esprit critique : prudence d’autant plus nécessaire
que langue arabe ne veut pas dire, tant s’en faut, écrivain arabe, que bien
souvent au contraire l’idiome né du Coran, transformé par la suite en
instrument de communication et de culture, a servi à ceux-là mêmes qui en
contestaient le monopole.
Mais laissons ces considérations. Il en est d’autres, qui du reste les
recoupent, touchant cette fois aux croyances des multiples écoles de l’Islam.
Ici, le politique et le religieux interfèrent sans fin et, sans fin, imprègnent les
œuvres. Littérature, donc, de partis pris ou d’apologétique, nous dirions
engagée si le terme, pour le contexte qui nous occupe, ne manquait de
nuances, s’il n’évoquait des options par trop tranchées, incompatibles avec
celles de nos auteurs, diversifiées, elles, jusqu’à l’infini, parfois simples
tendances, choix hésitants ou à peine esquissés, convergeant ou divergeant
sur d’infimes points de détail, et riches en définitive de tous les dosages
qu’un croyant peut opérer à partir d’une poussière d’écoles.
N’allons tout de même pas trop loin. Au-delà de ces nuances multiples, on
retombe vite sur un clivage essentiel : celui qui distingue le sunnisme,
gardien de la tradition du Prophète, et le chî’isme, lequel précise cette
tradition par le personnage et la descendance d’Alî, compagnon, cousin et
gendre de Muhammad (Mahomet). On peut trouver, certes, à l’articulation
des deux groupes, des modérés soucieux de rapprochements, voire de
synthèses. Dans l’ensemble toutefois, les nuances évoquées se situent plutôt,
il faut y insister, à l’intérieur de chacun des deux camps, de part et d’autre de
cette grande coupure en deux blocs, si vivace dans l’histoire comme dans la
conscience de l’Islam.
Il n’est pas un genre de la littérature arabe où cette coupure, précisément,
apparaisse mieux que dans l’histoire, illustrant à merveille les difficultés qui
en résultent pour une appréciation objective des phénomènes de l’Islam. En
leur majorité, les historiens arabes sont sympathisants chî’ites et, à ce titre,
défavorables à ceux que le chî’isme définit comme usurpateurs des droits de
la descendance d’Alî : les califes umayyades de Damas. Ainsi, un siècle
entier, le premier de l’histoire de l’Islam, celui de sa jeunesse triomphante, ne
nous est connu, au niveau de ses chefs, qu’à travers une tradition
généralement réservée ou hostile.

Habitudes culturelles
D’autres limites à une connaissance en profondeur du monde de l’Islam
tiennent aux conditions du milieu culturel dans lequel les témoignages écrits
ont pris naissance. Par bien des côtés, la littérature arabe est, comme d’autres,
une littérature de classe : entendez une classe cultivée et aisée, qui suscite les
œuvres, les écrit et s’y reflète, seule ou presque. En tout cas, elle s’intéresse
peu au quotidien et fait sa joie de récits exemplaires, d’événements
exceptionnels, de grandes questions juridiques, religieuses ou grammaticales,
de débats poétiques. Mais sur les masses paysannes, les confréries de métiers,
les techniques, les échanges, et tant et tant de ces rubriques à ras de terre qui
sont l’essentiel de l’histoire, notre faim reste inassouvie.
En outre, comme l’Orient, Irak en tête, est alors tenu pour le berceau et le
modèle de la culture, il s’ensuit que le pays de l’ouest, le Maghrib, est trop
souvent le parent pauvre des textes, une sorte de marge de l’Islam, « la
manche du vêtement », comme dit un auteur. Bien sûr, on parle de lui, parce
que, tout de même, c’est encore l’Islam et qu’on ne peut pas le passer sous
silence, mais par rapport à l’énorme masse des données orientales, on ne fait
guère, à ce malheureux Maghrib, qu’un sort.

Ce ne sont là que quelques-unes des préventions nourries par la tradition littéraire, mais on
pourrait rappeler encore, par exemple, que, soucieuse de faits marquants et curieuse de
« curiosités », cette tradition se préoccupe finalement moins de ce qui unit les pays que de ce
qui les distingue, moins d’échanges et de produits de base que de plantes, de denrées ou
d’articles spécifiques de telle ou telle région a l’exclusion de telle autre. Ainsi le tableau risque-
t-il d’être faussé à tout moment par une optique qui désavantage la production quotidienne au
profit de quelques célébrités dont elle fait ses chevaux de bataille. D’où une série de replis
successifs : c’est ainsi que le fer et les autres métaux utilitaires sont moins connus que l’or ou
les pierres précieuses ; que les plantes vivrières et traditionnelles le cèdent aux plantes nouvelles
ou rares, industrielles ou médicinales ; mais qu’à son tour l’agriculture, souvent méprisée,
s’efface en bloc derrière l’artisanat, et l’artisanat de base, enfin, devant l’artisanat de luxe, celui
des étoffes notamment.
Encore un exemple, le dernier : la tradition arabe vit sur la distinction entre l’impôt noble, le
foncier, dont historiens et géographes nous entretiennent au fil des pages, et l’impôt vil, celui
qui frappe les multiples opérations de commerce, la taxe indirecte et impopulaire, sur laquelle
on jette volontiers un voile pudique ou dont, à l’inverse, on exagère les montants et les méfaits.

Soit, dira-t-on, mais au moins connaissons-nous bien, pour reprendre cet


exemple, la situation de l’impôt foncier. En vérité, il en est ainsi seulement
lorsque nous connaissons l’information d’un auteur pour sérieuse, puisée
directement aux archives de son temps. Mais pour un cas aussi privilégié,
combien d’autres où joue à plein la règle des emprunts successifs, faisant
réapparaître, d’un écrivain à l’autre, des chiffres ou des données inchangés en
dépit des fluctuations de l’histoire ! Autant ce procédé, appliqué à de
nombreux thèmes, est pain bénit pour le sociologue, qui peut étudier à travers
eux les lignes de force des mentalités et des cultures, autant il désespère
l’historien, désireux d’atteindre, au-delà des représentations de la réalité, cette
réalité elle-même.

Faiblesses de l’orientalisme traditionnel


Sans doute ce tableau des insuffisances est-il poussé au noir et trop
systématique, dans son désir de les illustrer par des cas exemplaires, donc
plus ou moins marginaux. Il reste qu’on peut s’expliquer ainsi certaines
tendances de l’orientalisme, trop enclin à se laisser mener là où le conduisait,
à travers ses préférences ou ses faiblesses, la tradition venue de l’est.

C’est un fait, par exemple, que l’histoire de l’Islam a trop souvent été celle des sectes
religieuses ou des dynasties, et qu’elle a trop longtemps pris son parti des lacunes de la
documentation, en négligeant de poser, à défaut de les résoudre, quelques-uns des plus grands
problèmes économiques et sociaux que l’Islam ait connus. Semblablement, on peut se demander
si, jusqu’au XXe siècle, l’histoire de l’Afrique du Nord et même de l’Espagne a suscité autant
de vocations que le méritait la place réelle, objective, de ces deux ensembles dans le devenir de
l’Islam. Certainement pas, du moins si on compare les résultats à la somme des données
accumulées sur l’histoire de l’Orient, qui se taillait, elle, chez les savants européens,
véritablement la part du lion.
Autre comparaison, autre étrangeté : il est difficile de nier que le chî’isme, qui n’est qu’un volet
de l’Islam, ait bénéficié en priorité des effets de la recherche en Occident, tandis que l’Islam
aujourd’hui majoritaire, celui du sunnisme, a dû finalement attendre une époque très récente
pour qu’on lui assigne globalement sa vraie place – immense, on s’en doute – sur la courbe du
mouvement.

Arrêtons là ces exemples. Que l’histoire de l’Islam en général ou celle,


plus particulière, des pays et des institutions, administratives, juridiques,
fiscales ou autres, aient été longtemps soumises à des points de vue trop
fragmentaires ou exclusifs, non, rien de tout cela n’autorise à tenir pour
négligeable l’œuvre des pionniers, dont les mérites furent en leur temps
remarquables, ni à nier que se fasse jour désormais un souci de plus en plus
marqué d’aller à une histoire renouvelée, une histoire en profondeur, une
histoire totale. Autre signe des temps : l’orientalisme n’est plus le monopole
de l’Occident. D’année en année, l’Islam délègue un nombre de plus en plus
grand de ses fils pour découvrir son passé qui, ainsi exploré de l’intérieur, ne
peut manquer d’en être enrichi.
Sans doute les résultats obtenus laissent-ils subsister d’immenses zones
d’ombre, devant lesquelles toute réflexion sur l’histoire de l’Islam ne peut,
selon les cas, que se nuancer ou se cuirasser résolument de prudence. Mais
quoi ! Si la nuit nous dérobe encore des pans entiers de la citadelle, elle ne
réussit plus à en obscurcir totalement les contours.

Paliers de l’Islam
Islam ou Islams ? La question s’est posée tout au long de l’histoire et se pose
encore. C’est un fait que le terme unique d’Islam recouvre en réalité des
écoles, des pays, des moments fort différents parfois les uns des autres. Mais,
justement, il les recouvre, depuis toujours : indice, au-delà des divergences,
d’une profonde unité qu’il faudra bien s’essayer à découvrir.

Islam communautaire et Islam des nations


L’Islam est, d’abord, multiple dans l’espace : pour ne prendre que ceux-là, il
y a un Islam du désert, un Islam des villages, un Islam des cités. Multiple
aussi dans le temps : Islam des origines, Islam classique, Islam réformiste du
XIXe siècle. Multiple enfin par ses écoles : Islam khârijite, Islam chî’ite, Islam
sunnite, chacun avec ses sous-ensembles. N’oublions pas, ici comme pour
toute autre religion, les distinctions à établir selon les ethnies, les catégories
socio-professionnelles, les niveaux de culture, les rapports avec des religions
préexistantes.
Tout cela compose, à l’ombre inchangée des minarets, des nations
différentes ou, à défaut, des aires homogènes et bien individualisées. Citons
l’Afrique du Nord montagneuse, refuge de l’indocilité berbère et du
khârijisme ; l’Inde multiple, où l’Islam dialogue avec la religion
traditionnelle ; l’Égypte, dont la conquête arabe et l’Islam, chî’ite ou sunnite,
n’ont pas compromis, tant s’en faut, la vocation de transitaire du grand
commerce mondial ; la Turquie, vigoureusement soudée par sa langue et son
sunnisme hanafite ; l’Afrique Noire, à l’Islam original, souvent mâtiné
d’animisme ; enfin, la Perse chî’ite, cette inlassable séductrice de ses
conquérants, cet inépuisable réservoir d’artistes et de fonctionnaires.

Credo, loi et vie quotidienne


À l’intérieur de chacun des groupes ainsi constitués tout au long de l’histoire
de l’Islam et sous sa bannière, l’Islam lui-même n’est pas isolable à tel ou tel
palier déterminé. En bonne doctrine, il imprègne tout : message religieux, il
est aussi principe d’organisation de l’État, armature des rapports du pouvoir
avec les croyants, ou des croyants entre eux, code d’honneur des transactions
commerciales, source d’inspiration ou d’interdits en art. Enfin, chaque
croyant étant seul responsable et sans intermédiaire devant Dieu, cette
situation lui dicte les règles de la vie de tous les jours, à travers les prières,
césures imposées au temps quotidien, mais aussi par les attitudes à prendre
devant la nourriture et la toilette ou encore par les gestes de l’amour.

Tout cela, dira-t-on, est la règle idéale, et il est bien vrai que la nécessité de vivre ou le désir de
bien vivre l’emportent parfois, ici comme ailleurs, sur le devoir de vivre bien, en conformité
avec la norme. Exemples célèbres : la pratique bancaire ou la figuration humaine et animale,
que la stricte tradition est portée à considérer avec réserves, n’ont pas été, loin de là, négligées
en pays d’Islam, à commencer par les Musulmans eux-mêmes, lesquels rivalisèrent, en ces
domaines, avec les Juifs ou les Chrétiens. Il n’importe : l’impact de la religion sur une société
qu’elle inspire ou façonne est sans doute ici plus profond, plus décisif qu’en bien des
communautés humaines,

L’Islam et sa civilisation
On voit combien cerner l’Islam est difficile. Il peut être évidemment
commode d’isoler un message religieux, celui-là même qui fut prêché par
Muhammad et que nous lisons dans le Coran, et de le confronter, de
l’opposer même, à l’Islam en tant que construction temporelle, tel qu’il est
devenu au fil de l’histoire, par son inscription dans des sociétés forcément
évolutives ou dans des sociétés nouvelles chaque fois gagnées à sa cause et
chaque fois distinctes, spatialement ou culturellement. Mais une pareille
coupure est factice, puisqu’aux yeux des croyants, il ne saurait précisément y
avoir un domaine du temporel et un autre du spirituel, qu’en un mot l’Islam
est insécable.
Laissons donc là nos catégories trop abstraites et prenons l’Islam comme le
prennent les Musulmans eux-mêmes : comme un tout. Alors, nous entendrons
sous ce terme non seulement le credo qui fut à l’origine du mouvement, mais
l’ensemble des pays ou des peuples dont la civilisation, au cours des siècles,
se trouva modelée, directement ou indirectement, par l’avènement de ce
credo. Directement : par les conversions religieuses qu’il impose ou suscite,
par les attitudes politiques qu’il dicte, par les formes architecturales qu’il
inspire. Indirectement : par les conséquences qu’entraîne la constitution d’un
grand empire, placé à une articulation essentielle des chemins de la terre,
ouvert aux échanges du commerce et de l’esprit, et prenant par conséquent sa
part du destin du monde.
L’Islam et sa civilisation, comme le suggère l’intitulé de ce livre, c’est un
peu tout cela à la fois : non pas seulement ce que le monde musulman pense
ou fait au nom de l’Islam, mais aussi la façon dont il vit, en raison des
conditions nouvelles où l’Islam le place.
Qu’il soit ainsi cause directe ou conjoncture, l’Islam est finalement à saisir
sous les multiples aspects de la civilisation, matérielle autant que spirituelle,
de tous ceux qui se réclament ou se sont réclamés de lui. Et, si nous craignons
qu’il ne s’égare dans le tableau de sa propre immensité, qu’il n’y perde sa
coloration particulière, fions-nous, sur ce point encore, à lui-même. Divers,
ondoyant et même déchiré, il lui suffit, plus qu’à toute autre civilisation peut-
être, pour récupérer d’un coup son unité, de se penser en bloc par rapport à
autrui. Ces chî’ites et ces sunnites, par exemple, dont on a dit plus haut
l’irréductible distinction en son sein, se connaissent sans doute pour tels.
Mais au-delà de ces divergences, tous se savent, d’abord, Musulmans, unis
sur un certain nombre de croyances et de principes, et, à ce titre,
collectivement et indissociablement différents de tout ce qui n’est pas l’Islam.
Ce qu’il est, précisément, entre autres choses, c’est cette affinité profonde,
ce sentiment aussi tenace que diffus d’une unité si solidement ancrée dans les
souvenirs, les sociétés et les paysages, qu’elle survit à tout : à l’usure des
civilisations, aux convulsions politiques et même – comme aujourd’hui où les
impératifs du progrès matériel disputent à la religion l’honneur de conduire
les sociétés – à cet Islam qui fonda la sienne et en fut le premier ciment.

Constantes d’une civilisation


Il est temps d’esquisser les grandes lignes de cette civilisation. Au reste se
détachent-elles assez nettement : histoire, espace et culture nous parlent ici
avec suffisamment de clarté.
Classicisme et modernisme
Mais d’abord, convenons que l’Islam participe, avec d’autres, d’un type de
civilisation qu’on pourrait qualifier de classique. Entendons par là que son
brillant, son luxe sont plaqués sur un fond de massés en stagnation et souvent
misérables, aliment naturel des épidémies, des disettes et des cataclysmes.
Au-dessous de l’élite des armes, du rang ou de l’argent, tous les jours,
besogneux et incertains, que Dieu fait dans la vie des hommes composent une
fresque que nous connaissons malheureusement très peu, une histoire ignorée
de l’histoire des écrivains, sauf lorsqu’elle y entre, à grands fracas de morts et
de révoltes.
Ainsi la violence est-elle, ici comme ailleurs, le contrepoint obligé de la
gloire : barbarie des humbles soulevés, campagnes, souks ou faubourgs en
mal de messianisme et de justice sociale et, le sang appelant le sang, horreurs
de la répression. Mais aussi barbarie du dehors, celle, précisément, du
Barbare, toujours à l’affût de la civilisation : né, en tant qu’Empire, d’une
irruption nomade – celle des Bédouins – sur le Croissant Fertile, l’Islam
stabilisé, l’Islam classique deviendra à son tour, sous les Turcs et les
Mongols, la proie de l’Asie centrale.
Ici comme ailleurs, l’époque moderne apportera des changements décisifs :
au contact de l’Occident, mais avec un retard marqué par rapport à lui, dû aux
circonstances historiques de l’époque coloniale, la civilisation de l’Islam
contemporain, qui coïncide avec la mise en place des nations que nous
connaissons, se voudra progrès : progrès matériel, et aussi progrès du plus
grand nombre.

Histoire : dimensions et mobilité


Nous disions, en commençant, que cette histoire était immense. Prenons le
Moyen Âge, et comparons : alors que tant d’États de l’Europe ne s’ébauchent
que lentement, province après province, parfois canton après canton, ici
s’étalent à nos yeux, taillés à grandes chevauchées, en quelques décennies,
des Empires à l’échelle de l’univers : tel, d’abord, celui des Arabes
umayyades, qui va de l’Indus à l’Atlantique. Telle, ensuite, cette mouvance
mongole, qui ne recouvre au reste qu’une partie de l’Islam, et dont le
quadrilatère s’étire selon deux diagonales courant des abords de la Baltique à
l’Asie du Sud-Est, et de la Corée à l’Euphrate. Et que dire, plus près de nous,
de l’imposante construction ottomane ?

Changement, ici encore, avec l’époque moderne, celle des nationalismes, des frontières jalouses
et, en un sens, des repliements sur soi. Mais les grands souvenirs de l’histoire islamique
continuent de hanter les pensées de ses fils : à preuve le thème de l’unité arabe et, pour l’Islam
en son ensemble, la valeur émotionnelle et cohésive, toujours considérable, de ce
rassemblement universel des croyants qu’est le Pèlerinage.

Immensité aux frontières, mobilité au dedans. Faut-il invoquer, avec


certains, une fragilité des organisations humaines en climats subarides, ces
climats où, pour l’essentiel, l’Islam s’est installé ? En tout cas, son histoire
est pour ainsi dire en perpétuelle scintillation. L’archéologue en découvre
aujourd’hui encore les traces, dans ces villes dont le passé, contrairement aux
nôtres, se lit non pas à la verticale, par strates superposées, mais à
l’horizontale, selon les établissements successifs où, dans le périmètre d’un
même site, chacune d’elles s’est déplacée à plusieurs reprises, comme en
quête et tout à la fois insatisfaite d’elle-même.

Espace : terres et mers


Un géographe arabe du Moyen Âge prit un jour le parti d’équilibrer sa
description des terres d’Islam autour de deux déserts : d’Arabie et de Syrie,
pour le groupe des provinces dites arabes, de Perse pour les autres. Ce
faisant, et malgré ses insuffisances (le Sahara et la steppe d’Asie centrale,
marginaux, n’entrent pas dans cette présentation d’ensemble), le tableau
soulignait bien une des articulations essentielles de l’espace musulman.
Désert-obstacle, désert-refuge, mais aussi désert-transition : tout au long de
la zone tropicale et tempérée chaude où il s’étire, l’Islam, peu favorisé sous le
rapport des climats, trop souvent et trop fortement contrastés, tient tout de
même, avec ses solitudes de pierre ou de sable et avec les pays qui les
bordent, une position exceptionnelle au croisement des routes du grand
commerce mondial, une région vitale de voies de passage et d’isthmes.
De part et d’autre de ceux-ci, évidemment, les mers. L’Islam, avec des
fortunes diverses, s’essaiera à leur possession. Plus heureux sur celles
d’Orient, jusqu’à l’époque des Portugais, et plus heureux, pendant le Haut
Moyen Âge, à l’occident qu’à l’orient de la Méditerranée, il verra finalement
celle-ci lui échapper au profit de la Chrétienté : le sursaut ottoman ne sera que
feu de paille.
De cette mer vitale, que l’avènement d’un Empire musulman avait rendue
à sa vocation de rencontres et d’échanges, l’Islam tiendra toujours, certes, les
rivages méridionaux. Mais il y sera rivé. Du coup, il suffira que l’Inde et
l’Europe communiquent directement par les mers du Sud pour que l’Islam,
ainsi tourné, soit plus ou moins frappé d’asphyxie, en attendant, bien sûr, que
le canal de Suez réanime précisément le chemin des isthmes. En ces
péripéties multiples, selon qu’il ouvre aux autres la Méditerranée ou que les
autres la lui ferment, l’Islam n’a jamais pu dissocier totalement son destin de
cette mer où, plus d’une fois, il l’a joué.

Espace : le poids des déserts


Les déserts ne sont pas seulement, avec ces mers qu’ils relayent et prolongent
jusque dans les imaginations des hommes, des espaces privilégiés de
transition. Il s’agit là d’une vocation en quelque sorte surimposée, qu’ils
tiennent de leur situation sur la carte : vocation importante sans doute, mais
qui n’est pas indispensable à leur définition. Car le désert, c’est, d’abord, le
milieu naturel et humain que le mot désigne.

Pour de vastes portions de son territoire, l’Islam se présente bien comme un phénomène de pays
plats, ou du moins sans obstacles majeurs : tout un contexte, précisément, depuis l’Irak jusqu’à
la Tunisie, de pays steppiques ou arides, avec leurs prolongements ou leurs îles d’oasis, de
plaines, de bassins fluviaux largement évasés. Et sans doute apparaît-il, cet Islam, moins à
l’aise, moins cohérent, moins sûr de lui, dans les pays escarpés, refuges de vieilles ethnies
jalouses de leurs traditions et de leurs langages : Arménie ou Liban, par exemple. Ne poussons
tout de même pas trop loin le schéma. Il serait, à tout prendre, valable surtout pour les
premiers siècles de l’Islam et contredit aujourd’hui par des pays comme l’Afrique du Nord,
l’Afghanistan ou le Cachemire, à l’Islam indéniablement vivace sous des visages différents.

Tout autre est la constante du paysage agraire auquel le désert impose sa


marque, avec la présence éternelle du nomade, rôdant aux lisières des
champs, uni aux sédentaires par les relations du besoin, de la protection, de
l’échange ou du conflit. Même en dehors des grandes périodes de poussée
nomade, les contours de la campagne cultivée n’ont pas cette netteté, ce
dessin qu’on leur connaît ailleurs ; ici, le champ et la steppe sont en situation
perpétuelle, l’un par rapport à l’autre, de flux et de reflux.
Ces fluctuations, précisément, ont toujours traduit, dans le passé, la
recherche d’une situation d’équilibre aussi incertaine, en définitive, que
l’était la condition même des deux partenaires. Quand elle n’aurait pas été
vouée aux bouderies du climat, aux cataclysmes, aux déprédations guerrières
et au fisc, la paysannerie sédentaire n’aurait pu faire, sur ses marges au
moins, qu’elle ne subît les conséquences de la précarité de la vie au désert
tout proche.

De nos jours encore, qui pourrait nier que le désert pèse lourd, en tant que facteur de sous-
développement, dans l’économie des pays d’Islam ? Sans doute évoquera-t-on le pétrole. Mais
l’appareil de sa richesse n’est pas plus intrinsèquement lié au désert que ne l’était, au Moyen
Âge, sa fonction commerciale. Comme jadis, pour les besoins du trafic de piste, l’aménagement
de relais, de citernes et d’oasis, aujourd’hui les richesses que l’or noir trame après lui, les villes
qu’il tire du sol, les recherches hydrauliques que suscitent ces nouvelles installations humaines
sont conquêtes sur le désert, caractères surimposés, cadeaux que ne méritait pas sa nature
hostile : en tout cas, des points dans cette immensité de solitude et de misère, des taches qui,
jusqu’à présent, ne remettent pas fondamentalement en cause le poids de ce désert, précisément,
comme immensité.

Espace : des villes-relais


Espace du transit, de la course et de la rêverie, en un mot : de la mobilité, le
désert est lieu où l’on passe, mais où l’on ne vit pas, ou peu. Le commerce y
trace ses routes et la culture, parfois, s’en inspire, mais c’est ailleurs que tout
se décide, s’entrepose ou s’écrit.
Ailleurs, c’est-à-dire dans les villes. Née dans un des rares milieux urbains
que connaisse l’Arabie, conçue dans le cadre de la cité, c’est dans la cité que
la civilisation musulmane trouvera son expression essentielle. Héritier de
vieilles traditions orientales et méditerranéennes, l’Islam relancera, réanimera
de nombreux sites et créera, dans une sorte de fringale, une foule de villes
qu’il signera de son nom à lui.

Toutes, à des titres divers, relais caravaniers, têtes de pont, entrepôts ou ports, seront liées au
commerce, remarquablement placées, incitatrices, à leur tour, de production, de consommation
et d’échanges, supports de la monnaie, de la politique, des lettres et des arts. N’eût-il créé que
Le Caire et Bagdad, que ces deux noms suffiraient à la gloire de l’Islam. Et que dire de Fès, de
Kairouan, de Baçra (Bassorah), nées à son ombre avec tant d’autres, que dire, aussi, de toutes
celles qu’il reprit en charge pour en faire des capitales : Cordoue, Tunis, Damas, Bukhârâ,
Samarqand, Delhi ?
Ainsi se dessinent les dominantes du paysage et de la carte de l’Islam.
Dans le paysage, deux mondes, le nomade et le sédentaire, en situation
d’équilibre plus ou moins stable, la ville, îlot et foyer du regroupement
sédentaire, opposant sa masse, ses institutions, sa culture à la mobilité du
désert. Sur la carte, d’immenses blancs, que contournent ou traversent les
grandes veines des échanges, piquetées d’une infinité de points qui sont les
relais des villes, et convergeant vers les gros centres, vers les taches vertes et
vitales des pays de vieille culture sédentaire, larges bandes vivrières du
Croissant Fertile, oasis du Khurâsân ou de Sogdiane, vallées des montagnes,
du Nil ou de l’Indus, plaines côtières d’Afrique du Nord.

Culture : encore la religion


Même en peu de mots, on ne saurait se dispenser de rappeler enfin, au
nombre des constantes de la civilisation musulmane, cette religion de l’Islam
qui lui a donné son impulsion première et qui en reste un des éléments de
base, lui assurant des assises inchangées, au moins jusqu’à l’époque moderne.
Certes, pas plus qu’une autre, cette civilisation ne se passe de supports
matériels et, pas plus qu’une autre, elle ne peut manquer d’être influencée par
eux, jusqu’en ses structures les plus spécifiques, jusqu’en sa religion même.
Mais si l’on admet la possibilité de pareilles incidences, encore faut-il
souligner qu’elles paraissent moins décisives, moins profondes en Islam
qu’en d’autres sociétés, que la culture, au sens où on l’entend aujourd’hui,
offre ici, ramassée, regroupée autour de ce donjon qu’est la religion,
d’extraordinaires capacités de résistance et même de riposte aux incitations
venues du dessous et du dehors, entendez : des infrastructures d’une part, des
cultures étrangères de l’autre. Sous des régimes sociaux et des cieux
différents, l’Islam offre toujours une étonnante capacité à transporter à travers
les espaces et les siècles quelques principes immuables à quoi il se définit et
se reconnaît.

Pulsations : les quatre temps de l’Islam


Le moment est venu d’annoncer les grandes divisions de l’Islam, et donc de
ce livre. Faisons-le, pour les besoins de la clarté, schématiquement et sans
trop de nuances, quitte à corriger plus tard, au fil des pages, ce que le tableau
présenté ici a d’abrupt.
Des origines, vers les années 610, jusqu’au milieu du VIIIe siècle, c’est une
époque d’expansion, pendant laquelle l’Islam est la chose des Arabes. Au
niveau de l’histoire mondiale, c’est l’Orient qui mène le jeu.
Ensuite, jusque vers 1050, l’Islam est spatialement stabilisé.
Culturellement au contraire, il est en pleine ébullition, au contact de traditions
étrangères. De très loin, c’est la Perse qui domine la période. Elle arrache aux
Arabes la gestion du domaine musulman, leur conteste le monopole de la
défense et illustration du credo, de la culture et du langage de l’Islam.
L’Orient est encore maître des destinées du monde, mais déjà, au moins sur
les mers, s’ébauche le réveil européen.
Du milieu du XIe siècle aux années 1800, soit pendant près de huit siècles,
l’Islam devient l’affaire des gens d’Asie centrale, Mongols et surtout Turcs.
Nouvelle époque de mobilité musulmane, avec l’expansion des Ottomans en
Europe, les progrès de l’Islam en Afrique, en Asie centrale, dans l’Inde et le
monde malais. Époque, aussi, de la confrontation avec un Occident de plus en
plus entreprenant, maître des mers, et qui finit par stopper l’expansion
ottomane.
Enfin, aux XIXe et XXe siècles, mieux connus, sans doute, du lecteur,
nouvelle période de fermentation intérieure. Culturelle, d’abord, par le grand
débat qui s’instaure entre l’Islam et le modernisme auquel il se trouve
confronté. Politique ensuite, par l’avènement des indépendances, De
nouveau, ce sont les Arabes qui apparaissent comme les champions,
privilégiés sinon exclusifs, du monde musulman.
Durant la majeure partie de cette dernière époque, c’est de l’Occident que
vient l’impulsion de l’histoire : par la conquête impérialiste, d’abord, mais,
tout autant, par les incidences directes de celle-ci sur le réveil culturel et
politique de l’Islam et sa réaction, justement, à cette conquête. D’où
l’amorce, avec cette réaction, de changements décisifs : la situation de force
qui prévaut, au moins pendant tout le XIXe siècle, en faveur de l’Europe, est
de plus en plus contestée, par la suite, surtout à partir de la seconde guerre
mondiale, qui voit la libération, contre l’Occident, du monde de l’Islam jadis
colonisé. Mais déjà tous deux, Occident et Islam, sont pris à leur tour dans un
débat qui les dépasse, celui, peut-être, de notre XXe siècle finissant : entre les
nations riches, d’un côté, et les nations pauvres du Tiers Monde, de l’autre.
Cet Islam dont on va maintenant dire un peu plus en détail l’aventure doit
être, c’est l’évidence, vu, décrit, compris de l’intérieur, et non pas comme une
pièce plus ou moins rapportée de notre horizon d’Occidentaux. À ce propos
et dans cet esprit, quelques précisions : l’histoire de l’Islam a ses débuts, son
ère à elle (l’Hégire, exil du Prophète à Médine), ses dates, donc, qu’on ne
saurait lui enlever. On les a, au moins pour le Moyen Âge, conservées côte à
côte avec celles qui leur correspondent dans notre calendrier. Semblablement,
l’Islam a ses noms, dont il n’est pas permis de déformer le visage au-delà du
tolérable, même si on s’est décidé, comme c’est le cas, à reculer les limites de
ce tolérable aussi loin que l’exige l’audience de la présente collection. Le
système de transcription, évidemment imparfait, pour des raisons inverses, au
regard des spécialistes et du grand public, s’est essayé du moins à conserver
aux noms de l’histoire de l’Islam leur physionomie de base.
On tentera aussi, comme on l’a déjà laissé entrevoir, de saisir cette histoire
globalement, et l’Islam comme un ensemble : un ensemble qui n’est
finalement réductible à aucune de ses nations, à aucune de ses époques, si
privilégiées soient-elles, mais un ensemble engagé à son tour dans un plus
grand mouvement, celui du monde où il s’inscrit.
Mais avant d’entamer, par l’Arabie où elle naquit, cette histoire, l’auteur de
ce livre ne peut pas ne pas évoquer celui qui devait la raconter et l’eût
incontestablement mieux fait. Maurice Lombard avait sur l’Islam trop de
vues immenses et fécondes pour qu’on ne tremble pas à accepter d’écrire, à
sa place mais sans le remplacer, ce livre qui devait être le sien. Qu’au moins
cet « Islam », dont l’illustration et, parfois, la documentation lui doivent tant
et qui n’eût pas connu, sous sa plume, tant d’imperfections, rappelle
fidèlement, avant que de s’ouvrir, sa mémoire.
LIVRE 1

LE SIÈCLE DES ARABES


(de Mahomet au milieu du VIIIe siècle)
CHAPITRE I

Le « berceau de l’Islam » :
diversités et unité

L’Arabie saoudite du VIIesiècle, où va naître l’Islam, est une terre revêche,


isolée, presque entièrement vouée au désert. L’obstination de ses habitants a
réussi malgré tout à en faire la scène, la pièce essentielle d’un système de
relations économiques internationales, intercontinentales à vrai dire : source
vive de développements sociaux et culturels dont profitera la religion
nouvelle que va prêcher Muhammad1.

L’espace géographique
Les trois Arabies
L’Arabie est une île. Ce sont les Arabes eux-mêmes qui le disent. Qu’elle soit
circonscrite par la mer, le désert, le fleuve ou la montagne, et sur tous ses
côtés à la fois ou seulement sur quelques-uns, la jazîra se définit comme une
terre coupée des autres. Le vocabulaire local, appliqué à la péninsule
Arabique, montre que ses habitants se savent possesseurs d’un subcontinent
qui leur appartient en propre. Leur île est à eux, cette Jazîrat al-Arab, coupée
de l’Asie et de l’Afrique par la mer, des vieux pays de la Mésopotamie et de
la Méditerranée orientale par le désert hostile.
Unité donc, d’une terre conçue, sentie comme un refuge. Cependant il n’y
a pas, géographiquement parlant, une Arabie, mais trois. À l’ouest, tout au
long de la mer Rouge, se dresse le Hijâz, « barrière » montagneuse de roches
primaires, métamorphiques ou volcaniques, relevées parfois jusqu’à
2 600 mètres. Au-delà de cet abrupt, le relief, dont croît la complexité, accuse
davantage encore l’altitude : plus de 3 000 mètres. C’est notre seconde
division, l’Arabie Heureuse, le pays du Sud ou, comme disent les Arabes,
regardant l’est, de la droite : le Yémen. L’à-pic sur le golfe d’Aden se
poursuit vers le nord-est, où l’océan Indien vient mourir au pied de crêtes et
de plateaux de 1 000 à 2 000 mètres, dans les vastes régions du Hadramawt et
de Zufar, et à plus de 3 000 mètres dans l’Omân et le Hajar.
Entre les branches perpendiculaires de ces Arabies montagneuses, prend
place la troisième Arabie, celle du « plateau » : le Najd. La nature y porte au
paroxysme les accumulations invraisemblables de dépôts sédimentaires ou
sablonneux ; c’est une sorte de table géante basculant peu à peu vers la Syrie,
l’Irak et le golfe Persique. Vers l’est, dominant le paysage, les
500 000 kilomètres carrés du pays « rouge » et « vide » (Dahnâ’, Rab ’ al-
Khâlî) : toute une France sous les sables. À l’ouest, des terres rocailleuses,
coupées de buttes ou de crêtes, puis, plus au nord, encore le désert : à mi-
chemin du golfe d’Aqaba et du Kuwayt, les 70 000 kilomètres carrés du
Grand Nafûd. Partout, ainsi, des pays revêches, des zones arides, désertiques,
à peine piquetées de quelques points d’eau avec leurs cadres d’oasis. Mais
souvent, dans l’épaisseur fabuleuse – plusieurs kilomètres aux approches du
golfe Persique – de ces sédiments ingrats, et comme à proportion de leur
démentielle austérité, dorment quelques-unes des plus fantastiques réserves
mondiales de l’or noir : cadeau bénéfique et dangereux, nous le verrons.

Les climats
Les reliefs, mais aussi les climats, fractionnent l’énorme Arabie. Si l’on s’en
tient à la mappemonde, la péninsule, que le Cancer coupe en son milieu, juste
entre La Mekke et Médine, appartient à la zone tropicale. Mais l’altitude et
plus encore le désert réintroduisent des variations décisives. Au sud, plus
humide, nébuleux, parfois neigeux sur ses plus hautes cimes, s’opposent le
Hijâz, où les moiteurs se confinent à la côte, et surtout l’intérieur, de faciès
steppique ou désertique, avec ses tempêtes violentes et folles, chargées de
sable, si différentes des vents régulièrement poussés par la mer Rouge ou des
moussons de l’océan Indien.
Prenons-y garde toutefois : une unité fondamentale demeure sous ces
fortes différences. Ces deux caractéristiques des climats arides que sont la
rareté des précipitations et l’écart des températures marquent toujours, à
quelque degré, la péninsule en son ensemble. Si, géographiquement, l’Arabie
est une île, climatiquement elle appartient bel et bien au désert. Sécheresse,
d’abord et partout : dans la majorité des cas, la moyenne des précipitations
annuelles reste inférieure à 150 millimètres et, partout, la pluie est
bénédiction : rompant avec des mois, parfois avec des années sans eau, une
averse torrentielle tire brutalement du sol tout un parterre de fleurs sauvages.
Puis se réinstalle la chaleur, forte dans la journée, écrasante l’été. Plus qu’elle
toutefois, ce sont les écarts de température, entre la nuit et le jour, entre les
saisons aussi, qui composent au pays son originalité la plus forte : ainsi la
communauté s’établit dans le contraste. Si les températures ne peuvent
finalement être qualifiées d’excessives, ce ne peut être, au moins pour toute la
partie intérieure, que par le jeu d’une moyenne aléatoire, comprise entre des
extrêmes sévères, aussi fugitive, au total, que le printemps et l’automne, dont
la douceur ne connaît ici que quelques jours.
Fugitive aussi, l’eau. Sur une surface aussi grande que quatre fois la
France, un seul fleuve, long à peine de 100 kilomètres, véritablement
pérenne : encore est-ce au sud-est, dans la zone ouverte aux moussons.
Ailleurs, où le bassin fluvial fermé est la règle, les rivières sont aussi
éphémères que les fleurs. Les vallées (wâdî, pluriel awdiya), rarement
gonflées par la poussée des eaux torrentielles, les laissent stagner en mares,
quand elles ne se perdent pas dans les sables ou les alluvions déjà
accumulées : une débauche suivie d’un gâchis. Le véritable salut de l’Arabie,
ce sont les puits (bi’r, pluriel âbâr), tantôt profonds de plusieurs dizaines de
mètres, tantôt réduits, sur le tracé des vallées ou dans les cônes de déjections
notamment, à de simples excavations de deux à trois mètres, toujours
réenvahies par les sables, toujours retrouvées par les Bédouins inlassables,
jusqu’en plein cœur du Rab’ al-Khâlî. Dans les zones les plus favorables, les
puits permettent, par l’irrigation, une installation des cultures et de la vie
sédentaire des oasis, avec leur plus belle parure : le palmier. Ailleurs, simples
points d’eau comme les mares, ils participent, avec les orages, au maintien
des formes élémentaires de l’existence au désert : buissons de tamaris et
d’épineux, truffes ou graminées sauvages, toute une flore variée que hantent,
à l’écart des hommes et des animaux domestiqués qui la traversent, et loin
au-dessus des autres habitants du désert, ces trois seigneurs de la poésie arabe
que sont le lion (disparu de nos jours, comme l’autruche), la gazelle et le
vautour.

Les facteurs d’isolement : mers et déserts


Le désert fait plus qu’imprimer sa marque à l’Arabie. Il la coupe, on l’a dit,
de la Mésopotamie et des pays de la Méditerranée orientale, la fermant du
seul côté où la mer ne s’interpose pas entre elle et l’étranger. Aller du Sinaï
aux bouches de l’Euphrate et du Tigre n’offre au voyageur de choix qu’entre
les sables du Nafûd et un long cabotage où la mer chauffée à blanc lui oppose
une suite de courants, de hauts-fonds et d’îles inhospitalières, bancs de sable,
chicots de lave ou de sel, sans rien lui proposer, en guise d’abris et Aden mis
à part, que des anses trop rares, mal protégées du large, inaccessibles de
l’intérieur ou peu profondes, quand elles ne cumulent pas tous ces
inconvénients. Du reste, tout comme le désert est fait de traîtrises, ouragans,
soif, sables mouvants, semblablement la mer a ses tempêtes, ses « biles »,
comme le dit un géographe arabe, et particulièrement cette mer Orientale qui
englobe la mer Rouge, l’océan Indien et le golfe Persique et dont les
itinéraires sont jalonnés de noms qui sonnent comme autant de cimetières de
bateaux.

L’espace économique et social


La « civilisation du désert » : le chameau,
l’herbe, la razzia
La majeure partie de la péninsule Arabique, le Sud sédentaire mis à part, se
confond, on l’a vu, avec le désert, celui des espaces où courent les nomades,
qu’on appelle ici Bédouins (de bâdiya : la steppe) ou, sous leur nom
ethnique, Arabes (A’râb), cette dernière désignation s’étant élargie peu à peu
à tous les habitants, nomades ou non, des plateaux intérieurs, puis à
l’ensemble des populations de la péninsule.
Les raisons, sinon les réalités, de la vie au désert sont moins conformes à
l’image que s’en fait le romantisme, qu’il s’agisse de celui de la poésie arabe
ou du nôtre : l’installation des tentes, les courses collectives à dos de
chameau, dans l’oscillation des palanquins où s’abritent les femmes, les
campements perpétuellement abandonnés, où l’aède voit le meilleur symbole
de la séparation des amants, toute cette atmosphère n’a guère pour principe,
au-delà des transfigurations de l’art, que la perpétuelle compagnie de la faim.
Car ce monde-là vit de peu, et la sobriété lui est vertu cardinale : le Bédouin
ne connaît qu’une alimentation à base de crudités, de laitages, et la viande,
sous la forme du mouton, du chameau ou du gibier, reste l’exception qu’on
réserve aux grands jours de fête ou aux hôtes de passage.
Partout, survivre reste lié au mouvement et donc au moyen de ce
mouvement : fondamentalement, le chameau, plus précisément le dromadaire
à une bosse (fig. 1 p. 21). La bête aux noms multiples, qui disent le nombre
de ses usages, est la providence du nomade : capable de couvrir des distances
de 300 kilomètres en un seul jour et de porter des charges allant jusqu’à 300
et même 400 kilogrammes, le dromadaire arabe et surtout sa femelle (nâqa),
exaltée sans relâche par la littérature, est synonyme de vie : elle donne au
Bédouin le lait, la viande, la peau et la laine (wabar) dont on fait des
vêtements, la bouse dont on se sert comme de combustible et enfin, dans les
cas extrêmes, avec son urine, la boisson du dernier recours.
Tard venu dans l’histoire de la domestication, un millénaire environ après
le chameau à deux bosses de l’Asie centrale, le dromadaire n’apparaît guère
en Arabie, comme monture ou bête de bât, que vers une époque comprise
entre les XVIe et XIIIe siècles ayant notre ère. Mais son extraordinaire
adaptation au milieu des zones arides ou désertiques lui a vite donné un rang
éminent au sein de la faune domestique déjà en place : ovins et caprins pour
l’alimentation et le vêtement, ânes et onagres pour le transport. C’est enfin le
dromadaire qui a permis l’utilisation du cheval hors des régions
montagneuses : car, en zone aride, l’animal noble, celui de la guerre et de la
gloire, celui qu’on ne mange jamais, est tributaire de l’eau et du grain qu’on
transporte pour lui. C’est un voyageur de luxe.
Et tous, à leur tour, solidairement, hommes, chameaux et autres bêtes,
restent tributaires de « l’herbe qui fuit ». La recherche du pacage est la grande
affaire : au mieux elle entraîne des déplacements réguliers, selon les saisons,
les points d’eau, pérennes ou non, et les pâturages qu’ils déterminent : chaque
groupe dispose d’une aire que lui fixe la coutume et à l’intérieur de laquelle il
est en constant mouvement. Une vie à ce point liée aux bénédictions du ciel
et à la mobilité suppose un équipement qu’on dirait « de campagne » : le
bagage domestique du Bédouin se réduit à un outillage rudimentaire où le
seau et l’outre sont des pièces essentielles, à la tente de poil de chèvre, ombre
l’été, abri l’hiver, et à un habillement inchangé – manteau et voile de tête –
conçu pour une utilisation permanente, indépendante des circonstances et
même des saisons.

Fig. 1. Chameau et cavalier.


Stèle himyarite (Arabie du Sud).
Tel quel, le nomade subsiste, mais la nature lui conteste parfois jusqu’à ce
droit élémentaire : si une variation du rythme saisonnier ou une aggravation
de la sécheresse rompt le fragile équilibre entre le pasteur, le territoire où il se
meut et les ressources qu’il en tire, la nécessité de survivre le jette alors sur le
territoire du voisin. C’est la razzia (ghazwa), le coup de main limité, mené à
dos de chameau, le cheval étant réservé pour la course finale ; sanctionné par
la capture de bétail et de chameaux, et le plus souvent sans mort d’homme, le
raid peut dégénérer, dans les cas les plus graves, en conflit ouvert, avec
effusion de sang et rapt d’enfants et de femmes, vendus ensuite comme
esclaves ou échangés contre rançon. Il faut en convenir : derrière la jactance
des poètes ou l’honneur, hautement avancé, du groupe, razzia et guerre ne
sont souvent que les formes marginales d’une économie tout entière fondée
sur la précarité.
Dans ce système, le sédentaire installé aux oasis ou sur les marges du
désert se définit comme un fournisseur, mi-contraint mi-consentant, de
produits de première nécessité : grains, dattes, armes et vêtements avant tout.
En échange de quoi le Bédouin lui assure sa protection contre les incursions
des autres nomades et, tout autant, contre les désagréments que lui vaudrait
une attitude récalcitrante. Le même contrat règle le passage des caravanes
marchandes, que le Bédouin guide et escorte sur toute la traversée de son
territoire. Pur et simple ou assorti d’un troc par lequel le nomade livre bétail,
chameaux ou chevaux, l’échange d’un service (en l’occurrence la protection)
contre certains produits de base est justiciable, en dernière analyse, des
mêmes raisons que les raids sur le territoire voisin : toutes tiennent à
l’impossibilité, même avec les moyens et les caractères appropriés, de vivre,
au désert, en autarcie complète.
Ce système socio-économique requiert, comme un prolongement
indispensable, l’existence de deux personnages, le sédentaire et le caravanier,
que la situation géographique du nomade, autant que le système de valeurs
auquel il se réfère, définissent pourtant, au départ, comme marginaux :
inconcevable sans eux, la mobilité de la vie au désert postule le corollaire de
la fixité des installations agricoles ou urbaines. Plus que d’un isolement, tout
relatif, du Bédouin, mieux vaut parler d’un équilibre subtil dans le domaine
des échanges, le nomade tenant la bride au cultivateur et au marchand, assez
ferme pour obtenir d’eux ce qu’il désire, assez souple pour ne pas les
éliminer de circuits économiques sans lesquels lui-même ne survivrait pas.
Le système de valeurs concourt, certes, au maintien de cet équilibre, le
sédentaire trouvant, au fond, une de, ses meilleures défenses dans sa
compétence terrienne, objet d’horreur pour le Bédouin. Mais la raison
dernière de la solidité de l’édifice doit être cherchée, globalement, dans le
faisceau des relations qui constituent ledit système, en liant entre elles, au
nom des nécessités, ses différentes pièces.
Le jeu qui s’établit est assez complexe pour que les ruptures d’équilibre ne
soient pas rares, soit entre nomades, soit entre nomades et agriculteurs, soit
entre nomades et marchands : alors, sans parler des luttes armées, on peut
assister à ces bouleversements que sont la sédentarisation de Bédouins ou le
retour de terres cultivées au désert. La même complexité fait concevoir que,
sous peine de compromettre le système dans l’anarchie des initiatives
individuelles, on ne saurait assurer l’équilibre souhaité que par la mise en
place de groupements assez vastes : requise, en tout état de cause, par les
difficultés de la vie au désert, l’association des hommes est nécessaire
également au plan des relations que les sociétés extérieures à ce désert
entretiennent avec lui.
La base de l’organisation arabe est ainsi, rurale ou citadine, la tribu.

Chefferies sans unité


Notre vocabulaire se prête mal à rendre la richesse des termes sous lesquels
les Arabes désignent les associations des hommes : tribu, sous-tribu, clan ne
sont, au mieux, que des approximations qui restent loin en deçà d’un état de
choses extrêmement complexe, dont les modalités sont diversifiées à l’infini.
Deux choses sont sûres : au plan culturel, le groupe de base – disons, avec les
réserves signalées : la tribu – est celui qui rassemble tous les individus se
réclamant d’un ancêtre commun, la taille de ce groupe étant, par définition,
variable, qu’on l’envisage statiquement, par relation avec celle d’autres
groupes, ou dans sa propre histoire, qui peut l’amener à s’absorber dans des
groupes plus importants ou à éclater en groupes moindres. Au plan social, et
quelque dimension qu’elle revête, la tribu a pour cellule de base la famille
élargie qui réunit, sous l’autorité d’un même individu, l’ensemble de ses
descendants mâles et de leurs familles. Fondé sur le double principe de la
patrilinéarité et de la primogéniture, le groupe familial fonctionne aussi
comme une entité économique, qui possède ses tentes, ses troupeaux, confiés
à la garde des jeunes enfants, et aussi, faudrait-il ajouter, ses femmes, celles
qu’il reçoit ou celles qu’il donne pour constituer, avec d’autres familles, des
relations d’alliance dictées par la tradition, les besoins économiques et les
calculs politiques.
Dans ce système, qui privilégie l’ascendance mâle, le père est, pour chaque
individu et aussi haut qu’on puisse remonter dans l’échelle des générations
existantes, le personnage fondamental de référence. Mais il n’incarne pas seul
l’autorité familiale : la coutume assure à son frère, l’oncle paternel, une place
éminente dans la hiérarchie, particulièrement dans le cas où, plus âgé que le
père, il a par conséquent, en vertu de la règle de primogéniture, le pas sur lui
au sein de la famille élargie.

La femme, en revanche, qu’elle soit sœur, mère ou épouse, n’a d’autre importance que celle que
lui confèrent sa place et son autorité morale au sein du groupe, sa fécondité aussi : en dehors de
quoi, et notamment pour ce qui concerne les décisions du groupe, sa vie culturelle, son histoire,
elle reste un personnage de seconde zone. Ce qui compte, fondamentalement, c’est la lignée, et
la lignée des mâles : c’est à elle, et à elle seule, que sont rapportés la gloire, la race et même le
nom du Bédouin.
L’intervention de la femme, en tant que moyen d’assurer une descendance ou de se procurer des
alliances en dehors du groupe, doit apporter à ces principes miles le moins de perturbation
possible, la féminité étant considérée, de ce point de vue, comme un mal nécessaire ou un
obstacle à lever. Tantôt, on en limite les effets en se mariant, de façon préférentielle, avec la
fille de l’oncle paternel, donc sans que l’épouse vienne briser le cercle de la famille agnatique.
D’autres fois, on tourne à son avantage la présence des femmes dans la lignée : en
s’enorgueillissant d’une double ascendance noble, par le père et par la mère, on n’entend pas
tellement rendre à celle-ci ce qui lui est dû, que retrouver, au-delà de ce maillon de la parenté,
soit à partir du grand-père maternel, une nouvelle lignée d’hommes, selon le principe bien
compris que deux ascendances par les mâles valent mieux qu’une.
Enfin, c’est peut-être une mentalité de même ordre qui explique la présence, dans le vocabulaire
arabe, d’un terme spécial pour désigner l’oncle maternel : moins que par des survivances d’un
hypothétique matriarcat, dont on se demande comment elles pourraient se perpétuer, sans le
moindre support, dans une société si furieusement partrilinéaire, sans doute faut-il expliquer le
fait par le souci que l’on a de se donner une référence mâle an seul point de la chaîne des
ascendances où, par le jeu des nécessités biologiques, l’intervention de l’élément féminin ne
peut être évitée. Ici encore, donc, exigence d’une masculinité que l’on retrouvera du reste tout
aussi bien si, renversant les points de vue, on se place du côté du groupe non plus d’accueil,
mais d’origine de la mère : car, pour les mâles qui le constituent, le frère de la femme ainsi
donnée à un autre groupe rappellera, au sein même de ce groupe, qu’à travers elle c’est une
lignée de mâles qui s’allie à une autre lignée de mâles.

C’est l’association de familles de ce type, sous le souvenir invoqué de


l’ancêtre commun, et, parfois, avec une appellation « totémique », qui crée la
tribu. Placée sous l’autorité, essentiellement morale, d’un sayyid désigné par
une sorte de consensus omnium où les chefs des grandes familles jouent
évidemment un rôle prépondérant, la tribu n’accepte l’autorité de ce
« vénérable » (chaykh) et celle du conseil qui l’entoure, qu’autant que tous se
conforment à ces deux codes fondamentaux que sont la coutume et la valeur.
La coutume (sunna) dicte, d’abord, moins d’imposer que de suggérer les
décisions à prendre, l’autorité et le prestige faisant le reste : déplacements,
guerres, alliances ou festivités s’orchestrent ainsi, d’un commun accord,
autour des grandes voix de la tribu, et le chef est écho tout autant que mentor
de son peuple. Sa tâche devient difficile pour peu que la situation exige de
nuancer ou même d’aller contre le sentiment commun, ou encore lorsque
celui-ci se partage : en matière de droit pénal, par exemple, le sayyid devra
opter entre l’application rigoureuse du talion et le paiement du prix du sang
(diya), pratique qui peut bien, en s’étendant, limiter peu à peu les vendettas,
mais n’en est pas moins considérée souvent comme le pis-aller d’une règle
impérieuse de l’honneur.
C’est dire qu’en des circonstances délicates, le sayyid, démuni de moyens
matériels pour l’exercice de son autorité, doit, pour l’asseoir, proposer à son
groupe une image parfaite des valeurs où il se reconnaît. « Seuls réussissent,
écrit R. Blachère, une certaine démagogie, une générosité pleine d’ostentation
et aussi l’ascendant personnel, la prestance, le courage et l’énergie, la gravité
et la pondération, la sagesse et la clairvoyance, enfin une forme de
longanimité, le hilm, bizarre composé de grandeur d’âme et de subtile
rouerie. »
Un groupe où l’organisation politique est à ce point réduite trouve sa
cohésion moins dans les institutions que dans les sensibilités, et l’orgueil de
clan (açabiyya) en est le meilleur ciment. C’est par lui, dans le sentiment
d’une aventure commune et dans le souvenir des gloires partagées, que le
groupe prend conscience de son originalité. C’est lui encore, assorti de
nécessités socio-économiques, qui soude au clan ses satellites : alliés, voisins,
clients, selon un statut où la protection va de pair avec une subordination plus
ou moins voilée. Il n’est pas, enfin, jusqu’aux esclaves qui, une fois
affranchis et devenus clients, ne soient invités à perpétuer l’honneur et le nom
du groupe de leur ancien maître.
À lui seul, pourtant, le sentiment d’appartenance au clan ne pourrait suffire
à rendre raison de sa cohésion. De fait, la açabiyya n’est que l’expression
culturelle, en forme d’idéal de clan, d’une nécessité autrement plus forte, à
savoir celle en vertu de quoi tout individu identifie, sans solution de rechange
aucune, sa survie à son maintien dans le groupe. Dans un système où vivre et
vivre en communauté sont à ce point synonymes, la tribu tire moins sa force
de la cohésion de ses membres, que les membres ne tirent leur cohésion de
l’existence de la tribu. Hors du groupe en effet, point de salut : sans lui, qui
détient collectivement les terres de pacage, comment nourrir les troupeaux ?
Comment, à soi seul, échanger ses produits, marier ses filles ? Et comment,
coupé des autres, avoir accès aux puits ou aux lieux sacrés qui donnent les
faveurs des dieux ? Le solitaire, ici, c’est le brigand, l’exclu ; mais un tel
personnage, si évidemment en conflit avec le système tribal, reste rare, de
même que restent passagères, à l’autre bout de la chaîne, non plus en deçà
mais au-delà de la communauté de base, ces grandes confédérations de tribus
où se diluerait, à la longue, le sentiment du groupe et qui ne durent, en effet,
qu’autant que vit, à la tête d’une des tribus ainsi confédérées, un sayyid assez
sage pour s’imposer, en dehors de sa communauté propre, ici encore moins
comme chef que comme arbitre.
C’est donc le système de la tribu, né des conditions locales, qui seul permet
au Bédouin de trouver les moyens et le cadre d’une existence : en évitant la
dispersion des hommes soit en dehors de tout groupe, soit dans le désert de
groupes trop vastes, la tribu leur fournit une sorte de cadre moyen, dans
lequel ils devront concilier les manifestations de leur personnalité avec les
exigences de la vie collective. Ce qu’on appelle l’individualisme bédouin, fait
d’orgueil, d’honneur ombrageux et d’indiscipline correspond exactement à un
jeu semblable d’attitudes par lesquelles le groupe affirme à son tour son
autorité par rapport aux autres groupes. L’homme et son clan se
reconnaissent ainsi l’un dans l’autre, ce qui explique la solidité de leurs liens
réciproques. Mais on conçoit aussi qu’avec un tel système, qui fixe au niveau
du clan et du clan seul le sentiment communautaire, l’Arabie apparaisse
comme une mosaïque de peuples juxtaposés. De toutes les unités, c’est
toujours l’unité politique qui lui a le plus manqué.

Au-delà des tribus : sanctuaires et marchés


La religion de l’Arabie ancienne est aussi éparpillée que son peuple. À base
d’animisme, elle soumet la vie des hommes à une foule de puissances, les
djinns, qui les escortent, les tentent, inspirent leurs actes et leurs pensées.
Parfois, le djinn reçoit une résidence : pierre, eau, arbre, animal, lieu-dit ou
manifestation météorologique. Chaque tribu est ainsi dotée, en propre, de
lieux ou de moments sacrés qui lui sont l’occasion de sacrifices, d’ablutions,
de rites de divination et de magie. Parfois, pourtant, un sentiment plus
exigeant se fait jour : la tribu se donne alors, au-dessus des djinns dont la
fonction reste spécialisée, de véritables dieux, sortes de puissances nominales
qui prennent d’autant plus de relief que monte l’étoile du groupe. Le modeste
sanctuaire des origines peut devenir ainsi un point de rassemblement
intertribal : le destin de La Mekke a sans doute commencé avec la fortune de
son temple, lorsque les cultes primitifs, rendus à l’eau de la source Zemzem
et à plusieurs pierres – dont la fameuse pierre noire – sont peu à peu devenus
les supports matériels d’une religion à vocation plus large, intéressant
quelques-unes des grandes divinités stellaires de l’Arabie.
Toutefois, si l’avènement de pareils dieux au faîte de l’innombrable
panthéon arabe – avènement sur lequel on reviendra plus loin – n’était lié
qu’au poids politique de certaines tribus, on s’expliquerait mal, compte tenu
de ce qui a été dit sur l’instabilité des confédérations, l’existence de grands
sanctuaires. En fait, ce sont les nécessités économiques qui expliquent, sinon
le choix des lieux de culte primitifs, du moins le développement de certains
d’entre eux en forme de villes.
Socialement, la ville n’est qu’une tribu fixée : une agglomération comme
La Mekke s’identifie au groupe des Quraych et ses différents quartiers, ses
ravins notamment, aux clans qui le composent. Il arrive même que la ville
accuse certains traits observés au désert : la fixité des installations
domestiques, par exemple, accroît l’isolement de la femme, beaucoup moins
libre que ne l’est la Bédouine : une situation comme celle de Khadîja, riche
veuve devenue la première épouse du Prophète, est exceptionnelle, peut-être
liée, précisément, au veuvage ; en outre, si la ville est gouvernée, en tant que
tribu, par un conseil, il ne semble pas que la règle soit ici de reconnaître le
mérite exceptionnel d’un chef parmi d’autres : au propre, le gouvernement de
la cité s’apparente à une oligarchie. Et pourtant, si la tribu reste l’armature
sociale et la référence culturelle de base, la ville ne peut, en Arabie comme
ailleurs, qu’apporter ses caractéristiques propres : en l’occurrence, une
certaine individualisation de la propriété (fig. 2), immobilière notamment, et,
au plan collectif, une définition nouvelle, territoriale cette fois, de la
communauté. Surtout, la ville impose un mode d’activité propre, inconnue du
désert : non plus l’échange limité, mais le commerce.
Pendant de longs siècles, une réelle prospérité a animé, le long des routes
caravanières, les villes de la péninsule : celles de l’Arabie Heureuse, sans
doute, mais aussi les oasis du désert, Khaybar, Taymâ’, Najrân et tant
d’autres, sans parler des foires, dont le souvenir s’est conservé dans la
tradition littéraire arabe et qui, plus encore que les villes peut-être, ont permis
les échanges de produits et d’idées entre Bédouins et sédentaires.
De toutes les régions, pourtant, c’est le Hijâz que sa situation destinait
éminemment au commerce : c’est là, au carrefour privilégié des caravanes,
que se développent Tâ’if, Yathrib (Médine), et surtout La Mekke, dont
l’activité et l’ingéniosité des Quraych vont faire l’une des plus riches cités de
la péninsule. Le génie de la ville fut de saisir que sa « situation » valait mieux
que les inconvénients de son « site », que son sol aride, pressé par le désert,
était cependant vital pour les relations commerciales de quatre groupes de
pays donnés pour les plus fabuleusement vers le nord-ouest, les pays de la
Méditerranée byzantine ; puis, plus à l’est, au débouché de la piste centrale
du désert, Ctésiphon et la Mésopotamie sassanide ; enfin, bien plus près, les
civilisations sédentaires du Yémen ouvert, par l’océan Indien, sur l’Inde et la
Chine.
Fig. 2. Lampe de bronze en provenance de Chabwa
(Arabie du Sud).
Sans marine, La Mekke a su mettre au point, avec les Bédouins d’abord,
puis avec les États plus lointains ou leurs représentants locaux, un système
admirablement organisé d’accueil et de transit des marchandises (carte 1) :
l’or, l’ivoire et les esclaves d’Afrique, les épices et étoffes d’Extrême-Orient,
venus par l’Arabie Heureuse qui y ajoute au passage ses aromates et ses
encens, les tissus, armes, céréales et huiles du Bassin méditerranéen, défilent
sans arrêt dans les entrepôts de l’aristocratie mékkoise, doublant parfois les
capitaux investis dans la réception, le transport et le convoiement des
marchandises, suscitant une forte circulation monétaire sur la base du denier
d’or byzantin et de la drachme d’argent sassanide, créant, enfin, le nouveau
type social du millionnaire de l’époque, marchand sans doute, mais aussi bien
spéculateur et usurier.
On mesure, au modèle mekkois, la mise en jeu d’une évolution décisive
pour l’avenir de l’Arabie : par ces carrefours, religieux et commerciaux, que
sont les villes, s’opèrent des regroupements et des échanges qui atténuent le
cloisonnement tribal, davantage même : qui replacent l’ensemble arabique
dans les circuits de l’économie internationale, faisant de ce bastion naturel de
la solitude une pièce essentielle de la stratégie mercantile du temps. Mais de
quel temps ? Si La Mekke illustre bien cette vérité, que l’histoire mondiale de
l’Arabie passe par ses villes, cette vérité est malgré tout antérieure à la
fortune de La Mekke elle-même, laquelle ne semble avoir pris véritablement
son essor qu’au VIe siècle de notre ère, et le rôle éminent qui est celui du
Hijâz à la veille de l’Islam vient, simplement, de ce qu’il a su prendre, à
l’instant opportun, le relais d’un mouvement interrompu ou du moins
compromis.

Carte 1. Les principaux postes du commerce


de l’Arabie préislamique.

L’unité culturelle
Constantes de l’histoire : le commerce
Ce rôle commercial, l’Arabie Heureuse le tint, avec des fortunes diverses,
tout au long de l’histoire préislamique (carte 2 p. 30), qui ne nous est
réellement connue – et encore ! – qu’à partir du premier millénaire avant
notre ère, mais dont nous savons qu’elle fut précédée de deux événements
majeurs : la domestication du dromadaire, déjà signalée, et l’invention, peut-
être à l’aurore du IIe millénaire, de l’écriture alphabétique.
Après quoi, le Ier millénaire ouvre la période de ce qu’on appelle les
royaumes d’Arabie du Sud, tous engagés dans des luttes d’autant plus
confuses que leur chronologie, incertaine, est périodiquement remise en
question : royaumes de Ma’în, de Qatabân, de Hadramawt et surtout de Saba,
ce dernier auréolé de la légende de sa reine et qui sut, par un imposant
système de barrages, transformer la région de Ma’rib en un paradis d’ombre
continue dont l’étendue, au dire des Arabes, défiait un cavalier pendant plus
d’un mois de marche. Ces royaumes assurent déjà les échanges commerciaux
entre une foule de peuples : occupants successifs du Proche-Orient, Assyriens
et Perses, Égyptiens et Grecs, par rapport auxquels les Arabes sont, au fil des
époques, en état de sujétion ou de vassalité, de rébellion ou d’alliance, mais
aussi marchands venus de l’Inde et Éthiopiens de ce royaume d’Axoum
fondé, sur le sol africain, par les propres fils de l’Arabie du Sud.
Ce premier âge d’or du commerce arabique s’achève, vers le IIe siècle
avant J.-C, sur les progrès de la navigation en mer Rouge, qui dérobe aux
caravaniers une partie importante du trafic traditionnel, et sur les désordres
qui secouent une fois de plus l’Arabie du Sud. Ils enfantent, dans la région de
Saba, l’essor d’une nouvelle dynastie, qui, au IVe siècle de notre ère, sera
devenue maîtresse de l’ensemble de ces régions. Mais non sans peine : il lui
aura fallu lutter, lutter sans cesse, contre les royaumes voisins, puis contre
une puissante confédération animée par le Hadramawt, et enfin contre les
premières incursions armées des Axoumites.
L’époque ainsi comprise entre le IIe siècle avant J.-C. et le IVe siècle de
notre ère est, pour l’essentiel, celle de la présence romaine en Orient. Si le
commerce international conserve ses droits en Arabie, du moins n’est-ce
plus, semble-t-il, avec la belle continuité d’autrefois : d’importants
événements sont en train de donner un nouveau visage au monde arabique.
Les grands empires à l’articulation desquels la péninsule se trouve placée
tentent de s’assurer un contrôle effectif sur ce carrefour : d’où la campagne,
au reste sans lendemain, des légions d’Aelius Gallus jusqu’au Yémen, en 24
avant J.-C, les entreprises sassanides au Nord et en Omân, sans oublier, on l’a
vu, les raids éthiopiens, choc en retour des émigrations sud-arabes vers
l’Afrique de la mer Rouge.
Conséquences décisives pour l’histoire de la péninsule : le souci que Rome
manifeste, à défaut de conquête, de garder le limes arabe, tout comme les
rivalités qui l’opposent à Ctésiphon confèrent aux débouchés des routes
caravanières vers le nord une importance économique et politique de plus en
plus grande. Les destinées de la péninsule basculent vers les cités-États ou
métropoles de Pétra, de Boçrâ et même de Palmyre, nouvelles charnières du
commerce et nouveaux foyers de culture où les influences arabes entrent en
contact avec les traditions étrangères, araméenne et hellénistique surtout.
Dès lors, les relations que l’Arabie entretient avec les peuples du Nord
deviennent partie intégrante de son histoire, modelée non plus seulement aux
événements de la péninsule elle-même, mais aussi aux impulsions venues de
ses confins septentrionaux. On a coutume, pour expliquer le déclin du
commerce traditionnel aux IVe et Ve siècles, de mettre sur le même plan la
décadence romaine et les incertitudes politiques de l’Arabie du Sud, et il est
bien vrai que les premiers craquements des digues de Ma’rib sont les signes,
plus encore que les causes, d’une décomposition intérieure qui, jointe peut-
être à de nouvelles conditions climatiques, a provoqué un recul de la vie
sédentaire. Mais on n’explique pas pourquoi, toutes choses empirant, aux VIe
et VIIe siècles, dans la même Arabie du Sud, on assiste alors à une nouvelle
expansion commerciale, dont la prospérité mekkoise est le symbole.
Car c’est un fait que cette prospérité coïncide avec la disparition définitive
des pouvoirs autochtones en Arabie du Sud, l’occupation du Yémen par les
troupes éthiopiennes, puis persanes, la rupture, enfin, des grands barrages. On
dira, sans doute, que la prospérité commerciale se situe précisément alors
hors de la zone des désordres, à cette Mekke qui n’a guère connu, si l’on en
croit la légende, qu’un raid des Axoumites : et encore resta-t-il malchanceux.
Mais si on lie ainsi l’essor de La Mekke uniquement à l’anarchie qui règne
plus au sud, on n’explique pas pourquoi cet essor ne prend véritablement
place qu’à dater de la fin du VIe siècle, alors que le processus de la confusion
yéménite est engagé, on l’a vu, à une époque largement antérieure. C’est
qu’entre-temps, relayant Rome défaillante sur le marché des échanges, est
apparue Byzance : non pas l’Empire, mais Constantinople elle-même, la ville
de Justinien (527-565), capitale du monde et énorme importatrice de ces
produits de luxe qui transitent par l’Arabie.
Le maintien d’une prospérité mekkoise continue, une fois lancée, atteste
que le commerce pris en charge par les Quraych est passé au travers des
crises qui secouèrent le Proche-Orient à la mort de Justinien et notamment de
la conquête, au début du VIIe siècle, de la Syrie et de l’Égypte par les
Sassanides. On a ainsi la preuve que les marchands du Hijâz ont su s’adapter
aux nouvelles conditions d’un contexte international qui est celui de la
rivalité acharnée entre Byzance et Ctésiphon.

Carte 2. L’Arabie préislamique et les routes


du commerce mondial.
Au sud, le Yémen vient de basculer dans l’orbe sassanide et son destin
change de sens, pour un temps du moins. L’Éthiopie, qui l’a perdu, comme
on a dit, au profit de la Perse, son ennemie, s’en détache et reporte plus au
nord les voies d’écoulement de ses produits, notamment vers Byzance, son
alliée. Les Sassanides ayant, par ailleurs, détourné à leur profit, vers le golfe
Persique, une part du trafic maritime avec l’Inde, le Yémen, qui ajoutait
traditionnellement à ses fonctions de producteur d’aromates celles d’un
transitaire des produits d’Extrême-Orient, voit diminuer, sinon disparaître, la
part de ce transit dans le volume de ses opérations commerciales. Même
approvisionnée encore à un certain courant venu des Indes, c’est,
fondamentalement, comme exportatrice de ses propres produits que l’Arabie
du Sud se comporte désormais, vis-à-vis d’un Hijâz devenu la nouvelle
plaque tournante du commerce.
Au nord aussi, les choses ont changé : ici encore, la rivalité des Byzantins
et des Persans anime l’histoire de principautés arabes chrétiennes, États-
tampons situés en bordure du désert : du côté de la Mésopotamie, les
Lakhmides, qui remontent au moins au IVe siècle, mais dont l’apogée se situe
au VIe, comme aussi celui de leurs voisins et ennemis, les Ghassanides,
installés, depuis 500 environ, entre l’Euphrate moyen et le sud de la
Damascène. Ces deux royaumes, alliés respectifs, et parfois turbulents, de
Ctésiphon et de Constantinople, s’affrontent en des luttes perpétuelles. Entre
eux, le royaume de Kinda, fort mal connu, pratique une politique de bascule ;
il succombera au VIe siècle sous les coups des Lakhmides, non sans avoir
donné l’exemple de la plus durable confédération de tribus arabes jamais
réunie, avant l’Islam, autour d’un chef unique.
Dans cet imbroglio d’intérêts, où les ambitions locales ne coïncident pas
toujours avec celles des deux grands protecteurs respectifs, il faut, pour
assurer la stabilité des échanges commerciaux, une organisation capable de
négocier, à tous les niveaux, les sauf-conduits, les conventions fixant les
passages de caravanes, leurs dates au moins approximatives, les places où
doivent se faire les échanges : le triomphe de La Mekke, ce fut la mise en
place d’une telle organisation, et d’avoir su fournir à trois grands empires,
malgré les rivalités qui les opposaient, les moyens de continuer leur
commerce.

Constantes de l’histoire : les migrations


Les Arabes constituent un rameau méridional du groupe des Sémites, dont
l’habitat original nous demeure inconnu. Les généalogies qu’ils se donnent,
en tout cas, font réapparaître, ici encore, une distinction fondamentale entre
Arabie du Sud et reste de la péninsule. Dans la pratique, on désigne sous le
synonyme de Yéménites les descendants de Qahtân, l’ancêtre des Arabes du
Sud, ceux du Nord étant assimilés à la postérité d’Adnân. Une hostilité
violente oppose ces deux groupes, qui font assaut d’ingéniosité pour rattacher
leurs ancêtres éponymes à l’histoire biblique et plus particulièrement à la
descendance de Sem, dont Ismaël apparaît ici comme la clé de voûte.
Profondément ressenti dans la conscience populaire, exposé par les lettrés,
inspirant l’orgueil des poètes, ce clivage est une des données fondamentales
du monde culturel et politique de la péninsule, et il inspirera plus d’une page
de l’histoire des Arabes, avant Muhammad, mais longtemps aussi après lui,
quand les querelles entre Yéménites et gens du Nord resurgiront,
transplantées telles quelles avec les conquérants, à des centaines de lieues du
pays qui les avait vues naître. Du reste, en Arabie même, la distinction
semble avoir toujours connu, à l’époque historique du moins, plus de force
dans les esprits que de réalité sur le terrain : indifférente à leurs origines
présumées, la carte montre les deux groupes répandus à volonté dans la
péninsule, fils de Qahtân au Nord, fils d’Adnân au Sud.
La tradition arabe, qui confronte ainsi la situation territoriale d’un groupe
au souvenir d’un habitat perdu, renvoie à un contexte de migrations dont
l’histoire, pour sa part, atteste la réalité ; non qu’on puisse se prononcer sur le
détail des informations livrées par les Arabes et être sûr, à tout coup, du
volume des masses humaines engagées ou des modalités de ces
déplacements : infiltrations ou attaques en force, effets limités ou réactions en
chaîne. Mais du moins peut-on confirmer et même préciser, dans certains cas,
la réalité du double mouvement nord-sud et sud-nord lisible dans la tradition :
une première migration intervient, en effet, sans doute au début de notre ère,
depuis le centre de la péninsule vers le Yémen, tandis qu’au VIe siècle un
déplacement inverse jette hors des régions méridionales, affaiblies, envahies
et en partie ruinées, des groupes qui, dans leur exil, semblent en avoir chassé
d’autres, l’onde de choc venant mourir très loin, sans doute aux bords des
mondes sédentaires d’Irak et de Syrie : tout juste un siècle, on le voit, avant le
déferlement de l’Islam, cette forme suprême de la mobilité bédouine.
En attendant, ces mouvements lui préparent les voies. Sous les formes
intensives de la migration ou sous celles, coutumières, des caravanes, des
pèlerinages ou des foires, le mouvement, l’une des constances de l’espace et
de l’histoire nomades, contribue à jeter dans la péninsule les ferments d’une
évolution religieuse en même temps que d’une unité.

Religions et religiosité
Il faut déjà parler du Prophète de l’Islam. Car le succès historique de la
prédication muhammadienne, sur les raisons duquel on s’interrogera par la
suite, suppose qu’ait été d’abord levé un préalable : celui de l’intelligibilité
même de la prédication. Avant de savoir pourquoi elle a été suivie, force est
de savoir comment elle a été comprise. En exaltant le Dieu unique, en
annonçant le Jugement, en rappelant le souvenir des prophètes, Muhammad,
au sens propre, ne prêchait pas dans le désert. C’est aux villes qu’il
s’adressait, à la sienne d’abord, mais aussi, d’une façon indirecte, à toutes
celles qui déléguaient à La Mekke, pour les foires et les pèlerinages, leurs
marchands et leurs représentants.
Or la situation n’était pas la même au désert, à peine effleuré par les
influences chrétiennes et pas du tout, semble-t-il, par les influences juives, et
dans les cités qui abritaient, elles, des communautés importantes, notamment
au Yémen et au Hijâz. De ces deux pays, le premier avait vu, au VIe siècle, le
judaïsme et le christianisme installés tour à tour comme religions officielles ;
le second accueillait régulièrement, avec les caravanes venues des confins
syro-mésopotamiens, peuplés de couvents et de sanctuaires, les récits ou les
thèmes chrétiens, et la légende devait prêter plus tard au jeune Muhammad
une rencontre avec un moine chrétien de Boçrâ.
Peut-être tout cela restait-il, en effet, récits plus que prétexte à méditation
religieuse, il n’empêche : lorsque le Prophète reprendra quelques-uns de ces
sujets pour illustrer les dogmes de sa prédication, les esprits, à défaut des
cœurs, ne seront pas tout à fait en friche.
Et d’ailleurs, même si elle ne remet pas fondamentalement en cause le
paganisme arabe, peut-être cette présence du monothéisme judéo-chrétien
contribue-t-elle à renforcer localement les manifestations d’une religion plus
épurée. L’usage commun est alors un peu partout, dans les villes du moins,
de privilégier un nombre restreint de grandes divinités : la base en est la
triade Vénus-Lune-Soleil, dont les éléments, isolés ou associés, apparaissent
ici et là sous des dénominations diverses. Le Hijâz, à La Mekke précisément,
va plus loin encore et superpose à sa version de la triade fondamentale (Uzza-
Manât-Allât) une divinité suprême, le Dieu (Allâh) par définition, dont le
temple de la Ka’ba est dit la résidence : bayt Allâh.
Que ces tendances soient le résultat d’une évolution récente ou les
survivances d’anciens cultes rendus, ici comme en d’autres points du
domaine sémitique, à des dieux suprêmes peu à peu tombés en désuétude au
profit de divinités plus nombreuses, spécialisées, concrètes et proches du
croyant, il reste qu’à la veille de l’apparition de l’Islam ces tendances existent
dans les villes de la péninsule et qu’elles s’y nourrissent sans doute au contact
des deux grandes religions monothéistes du temps. Nouveaux ou relancés, les
élans vers un dieu suprême et créateur ne se traduisent certes, dans le
paganisme arabe, qu’en une religiosité assez vague. Mais cette religiosité
existe et La Mekke connaît de saints personnages qui pratiquent l’ascèse et la
prière en rappelant la tradition abrahamique de la croyance en un seul Dieu :
préfiguration de l’Islam, qui viendra décidément à son heure.

Arabe et poésie : des langages communs


L’intelligibilité du message coranique, destiné d’abord aux Arabes, suppose
également, sur l’ensemble de la péninsule, un minimum d’unité du langage.
Or, les migrations et les échanges ont eu, ici encore, des effets décisifs, soit
au plan des cloisonnements tribaux, linguistiquement exprimés en forme de
dialectes, soit, plus largement, en remettant en cause la barrière qui sépare, à
l’intérieur du groupe linguistique du sémitique méridional, l’arabe
proprement dit du sud-arabique. Quelques faits majeurs résument cette
évolution : l’alphabet sud-arabique, jadis exporté vers le nord où il avait
connu diverses adaptations, cède, à partir du VIe siècle de notre ère, devant ce
qui deviendra l’écriture arabe, sous ses deux formes, monumentale et cursive,
dérivées de la graphie araméenne en un long processus où les Nabatéens de
Pétra semblent avoir joué, en leur temps, un rôle décisif.
Parallèlement, la compréhension, sinon l’usage régulier, de l’arabe parlé
dans les régions centrales de la péninsule, notamment au Hijâz, s’étend à la
faveur des échanges, et ce jusqu’au cœur du Yémen lui-même : à la veille de
l’Islam, le sud-arabique, langue écrite, langue des actes officiels, est
concurrencé sur son propre sol par l’arabe, que l’on parle de plus en plus
peut-être, notamment chez les commerçants, que l’on comprend, à coup sûr,
de mieux en mieux : assez, en tout cas, pour que les députations
qu’échangeront Muhammad et les gens du Sud puissent, à ce qu’il semble,
l’utiliser dans leurs entrevues.
Les progrès de l’arabe s’affirment selon les mêmes modes, mais plus
intensément encore, au nord, où l’araméen a depuis longtemps reculé devant
lui, se confinant aux usages officiels et lui abandonnant l’énorme domaine de
la langue parlée. Mais, plus décisifs peut-être, progrès de l’arabe, au centre et
au nord, comme véhicule d’une culture commune : la péninsule a vu se
développer, en un mouvement né sans doute à ses régions médianes et qui
s’est superposé peu à peu aux barrières dialectales, ce que R. Blachère
appelle une koinè poétique. En place au moins dès le VIe siècle après J.-C. et
avant de devenir, par le Coran, la source de l’arabe classique, cette koinè,
plus vivante qu’une langue officielle, mais plus noble qu’un dialecte, pétrit
les Arabes selon les mêmes thèmes et le même idéal, qui restent ceux du
désert.
Grandes actions, honneur, virtus (muruwwa), orgueil et hospitalité, grands
sentiments d’amour ou de colère, tous ces cris du poète importent moins, au
fond, que l’accueil universel qu’on leur fait à sa voix : comme la langue qui
l’exprime, l’idéal bédouin ignore les frontières entre la ville et le désert. Si la
cité, économiquement et socialement, échappe au monde strict du
nomadisme, culturellement elle y adhère, et notamment à son système de
valeurs, peut-être fruste et parfois contradictoire, mais toujours absolument
imperméable à la notion du profit en soi. À cette contradiction entre un idéal
hautement proclamé et les réalités de la pratique commerciale ou usuraire, qui
sont le pain quotidien de La Mekke, l’Islam, encore lui, trouvera son compte.
Telle est l’Arabie : à la veille de l’Islam, diront ceux qui voient en son
avènement la marque exclusive du génie de Muhammad ; dans l’attente de
l’Islam, rectifieront ceux pour qui l’aventure de Muhammad était comme
inscrite dans les faits. La vérité est sans doute à mi-chemin : sans
Muhammad, les aspirations d’une certaine société arabe ne fussent pas
devenues l’Islam ; sans une certaine société arabe, Muhammad eût peut-être
prêché l’Islam, mais n’en fût pas devenu le Prophète.
Ce contexte de l’Islam naissant tient dans l’existence de villes, cadres
futurs de la prédication, dans l’activité d’une aristocratie marchande, source
de profits et par conséquent de tensions, mais aussi d’influences étrangères
qui préparent les esprits à de nouveaux thèmes religieux, enfin dans
l’isolement et le déclin de l’Arabie du Sud, qui favorisent pour le reste de la
péninsule l’avènement de mentalités communes. C’est parce qu’il était
Muhammad, mais aussi, comme on va le voir, fils de ce contexte, que le
Prophète de l’Islam a pu mettre en accord un destin personnel, une terre et un
message. L’Islam ne fera, pour deux au moins d’entre elles, que confirmer,
avec quelle ampleur ! les vocations antérieures de l’Arabie : l’attrait de ses
hommes, au mépris des difficultés de la nature et du climat, pour ces vieux
pays de la Méditerranée et de la Mésopotamie d’où seront venues en
définitive tant de choses et, d’autre part, les réalités d’une unité lisible dans la
géographie certes, mais, plus encore, culturelle et ressentie d’instinct à travers
un même langage.
1. Les mots arabes ont été transcrits de façon à dérouter le moins possible le lecteur. Dans toute la mesure du possible, on
a conservé l’orthographe française courante : Bagdad, Irak. Le nom du Prophète de l’Islam est toutefois transcrit, à une
exception près, Muhammad, la graphie Mahomet étant par trop infidèle : de même pour La Mekke.
Pour les autres mots, le système adopté est le suivant : dh = th anglais doux (that) ; th = th anglais dur (thank) ; kh = ch
allemand (ach) ; s = s dur (ss français) ; gh = son voisin dur « parisien » grasseyé ; q = son k, mais prononcé avec l’arrière-
gorge ; h = expiration sonore ou sourde ; ’ = explosions glottales propres à l’arabe, non transcrites a l’initiale ; î, â, û
= voyelles longues (la graphie u transcrit le son français ou).
On n’a pas prévu de signe spécial pour les consonnes emphatiques (sauf pour le s emphatique, transcrit ç).
La traduction des versets du Coran s’inspire de celle de Régis BLACHÈRE.
CHAPITRE 2

L’épopée muhammadienne

En vingt ans, servi à la fois par les circonstances et par un génie


exceptionnel, un Mekkois nommé Muhammad va se hausser au rang de
prophète d’une religion nouvelle, et surtout fonder une organisation
temporelle dont l’élan bouleversera la face entière du Vieux Monde.

Un caravanier devenu prophète


La Révélation, l’Hégire et le pèlerinage
de l’Adieu
L’enfant choisi pour la nouvelle Révélation est né à La Mekke, sans doute
vers 570, dans le clan quraychite des Banû Hâchim (schéma p. 36). Il passe,
en nourrice, les cinq premières années de sa vie au désert. Comme Jésus, la
tradition le fait pauvre : à la mort de sa mère, il n’hérite que d’une esclave, de
quelques moutons et de cinq chameaux ; il est recueilli par son grand-père,
puis par son oncle paternel, Abû Tâlib, dont le fils, Alî, sera un de ses
premiers disciples. Il n’est âgé que de sept ans alors, mais il a reçu les
marques de la prédestination : la clarté divine s’est posée sur son père au
moment même de la conception de l’enfant et, comme Marie, sa mère a
échappé à certains stigmates de la maternité. Lui-même arrive au monde dans
une lumière surnaturelle qui affole les étoiles et incendie les palmeraies.
Satan s’inquiète mais, au désert, deux anges ouvrent la poitrine de
Muhammad, en retirent le signe du diable et le marquent aux épaules de celui
de la prophétie. Protégé par Dieu des périls de la jeunesse, il est gardien de
moutons puis, à vingt-neuf ans, caravanier au service d’une riche veuve,
Khadîja, de dix ans au moins son aînée, qui l’épouse : union heureuse dont
survivra une fille, la très aimée Fâtima, plus tard mariée à Alî.
C’est alors que Muhammad ressent les premières atteintes de la révélation :
méditations, retraites, marches autour de La Mekke, visions, appels, puis un
silence d’au moins deux ans, « la nuit », avec ses tentations de la folie et du
suicide. Enfin, sur le mont Hîra, vers les années 612, dans une autre nuit,
« bénie » celle-là, c’est, du 26 au 27 du mois de Ramadân, l’éblouissement
suprême, l’apparition qui lui ordonne, malgré ses protestations d’humilité :
« Prêche, au nom de ton Seigneur ! » Les révélations se multiplient,
violentes, et Muhammad redoute ces irruptions qui l’épuisent, il s’interroge,
se voile à l’approche du Dieu : « Ô toi qui t’enveloppes de ton manteau !
Debout ! Avertis ! Ton Seigneur, magnifie-le ! Tes vêtements, purifie-les ! »
Peu à peu pourtant, il se rassure sur l’origine des ordres qu’il reçoit et
commence à s’en ouvrir à un petit nombre d’intimes : Khadîja d’abord, le
premier confident, le plus ferme soutien, et les quatre futurs califes : Alî,
Uthmân, surtout Umar et Abû Bakr. Umar, longtemps farouchement hostile,
ne se convertira qu’en 616, mais alors son énergie et son autorité morale
seront pour le jeune Islam des atouts décisifs. Décisif aussi l’appui d’Abû
Bakr, un des premiers gagnés : la communauté des débuts vivra pour une
bonne part sur sa fortune, et son exemple de grand marchand converti sera
d’autant plus précieux que la prédication de Muhammad, né et resté humble
malgré l’ascension sociale qu’il doit à Khadîja, ne touchera guère, d’abord,
en dehors du cercle des intimes, que les petites gens, artisans, ouvriers,
esclaves, chrétiens ou judaïsés, bref tous ceux qui vivent en marge de
l’oligarchie mekkoise, méprisés et exploités.
La famille du Prophète.
Le courroux de l’aristocratie quraychite a sans doute ainsi, pour raison
première, la composition de la communauté musulmane à ses débuts : ou des
gueux ou des traîtres. Car, pour le reste, la prédication de Muhammad,
purement religieuse, ne remet pas en cause les fondements de la cité. Un
thème la domine : celui du châtiment que doivent valoir aux Arabes, selon
l’exemple des peuples disparus sous la colère céleste, leurs habitudes
idolâtres, impies à l’égard d’un Dieu unique et généreux. Mais il n’est pas
question de changer l’édifice social, ni même ses pratiques cultuelles : si
Muhammad prie souvent seul ou avec ses fidèles, il se mêle aussi à ses
compatriotes païens dans leurs coutumes de dévotion à la Ka’ba, à la pierre
noire et à la source de Zemzem. Il élargit ainsi, à l’occasion, le cercle de sa
prédication, tout en montrant déjà que l’on peut ne rien toucher à un rituel en
place pourvu qu’on consente seulement, dans une intention nouvelle, à le
rapporter à Dieu seul.
L’hostilité des Quraych ne désarmant pas, la petite communauté va
connaître l’exil : vers 615, un premier groupe de fidèles se réfugie en
Abyssinie, cependant que Muhammad cherche des appuis en Arabie même.
Débouté à Tâ’if, il se tourne vers Médine (Yathrib), où vivent côte à côte une
puissante communauté juive et deux tribus arabes d’origine yéménite.
L’accord conclu, Muhammad et ses partisans quittent La Mekke : c’est l’exil
(hijra), l’Hégire, qui sera prise, environ dix-sept ans après, comme le début
de l’ère islamique.
Tournant décisif, en effet : de simple prédicateur, Muhammad devient le
chef d’une association nouvelle où vont se distendre les vieux liens de la
tribu. Par le contrat d’allégeance, émigrés mekkois et alliés de Médine, s’ils
ne rompent pas tous les liens avec leurs groupes d’origine, leur en
superposent au moins un autre, celui d’une croyance commune représentée
par un chef unique et incontesté. Ce chef lui-même évolue : il a maintenant
l’assurance que lui donne un passé déjà prestigieux, avec ce voyage nocturne
notamment, pendant les dernières années de La Mekke, où il a été ravi en
extase au-dessus de Jérusalem et jusqu’au septième ciel. Khadîja morte en
620, il s’est engagé dans la voie de la polygamie, consolidant, par ses
mariages, les liens existants et en créant d’autres ; sa situation conjugale
devient affaire d’État et même de Coran. À sa voix et à son exemple, la
communauté s’organise, des coutumes s’instaurent, qui deviendront, plus
tard, sources du droit et du rituel.
Et déjà, l’Islam forge, dans les luttes, ses victoires décisives. Déçu par
l’entêtement des Juifs, Muhammad, avant de se défaire d’eux par l’expulsion
ou le glaive, change l’orientation (qibla) de la prière : Jérusalem est
abandonnée pour La Mekke. Double symbole : l’Islam n’entend décidément
pas se réduire à un quelconque héritage judéo-chrétien, ni oublier qu’il doit
un jour revenir au sanctuaire d’où il est parti : affirmation qui inquiète
d’autant plus les Mekkois que l’Islam passe aux actes. La rancune, un
atavisme bédouin renouvelé à l’idée de la guerre sainte contre l’idolâtre, le
désir d’accroître les ressources de la communauté médinoise et d’en souder,
par l’épreuve des armes, les deux fractions, autochtone et immigrée,
expliquent la politique de razzias menées contre les caravanes quraychites.
La jeune communauté a son Valmy : Badr, en l’an 2/624, et ses revers :
Ohod. Le tournant est le siège de Médine, que les Mekkois doivent
abandonner. De longues tractations débouchent sur une trêve, dont
Muhammad profite pour assujettir, au nord, l’oasis juive de Khaybar, passer
traité avec des tribus et des groupes chrétiens et envoyer vers la mer Morte
une armée qui sera défaite par les Byzantins. En 8/630 enfin, profitant d’une
situation favorable, les troupes médinoises s’emparent de La Mekke sans
coup férir : le Prophète entre dans la Ka’ba, détruit les idoles et reçoit
l’allégeance de la cité, convaincue, à défaut de foi, qu’elle assure ainsi la paix
de ses caravanes.
Dès lors, la grande histoire de l’Islam est en marche. Elle passe
évidemment par l’unité de l’Arabie : au pouvoir de Muhammad, installé à
Médine, se rangent Tâ’if, puis des tribus de plus en plus nombreuses, du Najd
jusqu’aux marges du Yémen. Mais aussi, réaffirmation des visées vers le
nord : même vaincue par la chaleur, l’armée, qui sous les ordres du Prophète
s’en revient des parages du golfe d’Aqaba où elle était parvenue sans combat,
a montré les voies de l’expansion future.
Et c’est l’année 10/632 : Muhammad, dont les forces déclinent, accomplit
le Pèlerinage, en fixant par ses gestes le rituel pour l’avenir, et demande, dans
diverses harangues plus tard regroupées sous le titre de prône de l’Adieu, aux
croyants assemblés quitus de sa mission. Revenu à Médine, il implore le
pardon de ses frères, attend la fin avec sérénité et la reçoit dans les bras
d’A’icha, son épouse de dix-huit ans ; fidèle à tant d’humilité, l’histoire n’a
pas retenu le jour exact de cette mort.

Les conditions sociales et culturelles


de la prédication
Le débat est depuis longtemps ouvert, pour Muhammad comme pour tout
homme exceptionnel, des parts respectives de la personne et de l’histoire. La
tradition musulmane exalte évidemment la prédestination du Prophète, en un
portrait d’ailleurs touchant, plus vrai et moins systématiquement idéalisé
qu’on ne croirait : comme Dieu Le lui fait dire par le Coran, il n’est qu’un
homme, objet de faiblesses, de doutes ou d’inquiétudes, et ses vertus
cardinales en apparaissent d’autant mieux.
Il reste, aux yeux de l’historien, que la moins contestable de ces vertus fut
le succès. Si inspiré, si grand soit-il, Muhammad intervient à une époque où
la société de l’Arabie traditionnelle se transforme, notamment en ses villes où
se développe une classe d’artisans et d’esclaves exploités par l’oligarchie
marchande, sensibles à la contradiction qui oppose le système officiel des
valeurs et la réalité de distances sociales accrues par l’extension du
phénomène monétaire. Ces tensions toutefois n’expliquent pas à elles seules
que le succès de Muhammad ait débordé largement les villes et leurs
campagnes pour gagner peu à peu le désert : car, même plus réticents, moins
fondamentalement imprégnés par la foi nouvelle, ce sont les Bédouins qui
vont assurer les premiers grands triomphes de l’Islam.
Ici interviennent, mais amplifiées, les constantes, les « structures »
économiques de la vie au désert. En un sens, le système caravanier établi à
l’initiative des marchands citadins avait fixé, en reconnaissant l’usage de la
taxe de protection, ce besoin séculaire de l’incursion qui est l’une des
caractéristiques bédouines. Mais l’usage de la razzia subsistait, notamment de
groupe à groupe : à cet usage, l’Islam va donner la dimension nouvelle de
l’expansion, vocation éternelle du nomade vers les terres riches : les oasis
juives de l’intérieur, d’abord, puis le Croissant Fertile, puis encore l’Orient et
la Méditerranée.
Des deux vocations traditionnelles de la vieille Arabie, la sédentaire du
Sud et la bédouine du Centre et du Nord, c’est donc la seconde, servie par le
déclin yéménite, qui va servir de moteur à l’expansion. Culturellement, le
succès de l’Islam s’explique ans doute par une réponse à des inquiétudes
religieuses latentes, mais aussi par son accord profond, même s’il la
remodèle, avec une tradition qui lui préexiste. Tradition « nationale »,
d’abord : contrairement au judaïsme et au christianisme, religions étrangères
et restées isolées, l’Islam, lui, est fils de l’Arabie, et il parle sa langue ; avec
lui, l’unité ne tente plus de s’imposer du dehors, elle est consentie d’instinct.
Tradition littéraire, ensuite : le Coran emprunte son expression non à un
quelconque dialecte parlé, mais à un langage poétique, intertribal de surcroît ;
par là, il ne fait pas que rechercher le plus grand dénominateur commun dans
l’ordre de la compréhension possible, il se présente, davantage encore,
comme un ennoblissement : celui que confère, à quiconque en récite le texte,
non pas même l’usage d’un idiome bénéficiant de tout le prestige traditionnel
de la poésie, mais la sublimation de cet idiome en une forme exemplaire
parce que divine ; avant d’être le germe de futurs principes littéraires,
l’inimitabilité (i’jâz) coranique est celui de l’unité, conçue comme la
possession d’une valeur indivise à tout le groupe et inaccessible à tous les
autres.

Histoire à fleur de terre ou histoire inspirée ?


Plus qu’une révolution, l’Islam apporte ainsi un équilibre aux contradictions
dont souffre la société arabe du VIIe siècle. Il reprend de nouvelles
aspirations : religieuses, égalitaires, unitaires ou, plus simplement, au mieux-
être ; mais il ne rompt pas pour autant avec quelques-unes des vieilles
habitudes de la péninsule, en particulier avec la razzia : devenue la conquête,
elle permettra, elle aussi, en un sens, de surmonter les tensions sociales, en
offrant indistinctement à tous, aux pauvres comme aux autres, pourvu qu’ils
paient de leur personne, la chance de devenir, dans les pays conquis, les
nouveaux seigneurs d’une féodalité nouvelle. Ici aussi on se battra « pour se
faire honneur, pour faire son chemin et sa fortune ». À toutes ces tendances,
ataviques ou récentes, plus ou moins nettement ressenties, l’Islam donnera
une expression. Certes, on n’expliquera pas ainsi l’irruption de ces mystères
qui ont nom foi, prophétie, apostolat, et tant d’autres attitudes où la démarche
inconsciente se dérobe toujours aux regards. Mais au moins comprendra-t-on,
en dehors d’une optique trop sereinement providentialiste, pourquoi ces
mystères ont réussi.
Sans doute ces vues sont-elles exactes : l’histoire de l’Islam ne s’inscrit pas
au ciel, hors de la société des hommes. Phénomène global, l’Islam demande,
commence à être étudié non seulement en ses formes religieuses, mais, tout
autant, dans le contexte de son économie, de sa vie collective ou quotidienne,
de sa culture profane. Il reste toutefois que c’est lui et lui seul, en tant que
phénomène religieux, qui donne sa marque originale à la civilisation qu’on
désigne sous son nom. Plus que toutes, son histoire est faite d’événements
auxquels on chercherait en vain une autre origine qu’une préoccupation
religieuse ou philosophico-religieuse. Et refuserait-on ce point de vue qu’on
devra tout au moins convenir que les phénomènes de l’histoire connaissent
ici, jusqu’à l’époque moderne, une étonnante et constante aptitude à prendre
une forme, une expression ou une justification inspirées exclusivement du fait
religieux.
Pour ces raisons, la connaissance de l’Islam est préalable à toute étude de
son histoire.
Un chef religieux
Muhammad, sceau des prophètes : continuité
et rupture de la Révélation
L’Islam, en premier lieu, c’est une histoire de la Révélation. Entamée avant
lui, c’est en lui néanmoins qu’elle trouve sa forme suprême : la plus claire, la
plus complète, achevée, par conséquent dernière. Muhammad, le dernier
venu, est « le sceau des prophètes », dont il clôt pour toujours la série. Avant
lui, Abraham, Moïse et Jésus dominent le cours de la Révélation. Le dernier,
surtout, est particulièrement honoré : dépositaire de l’esprit de lumière et de
sainteté, nouvel Adam né d’une vierge consacrée au Seigneur, il a échappé au
supplice que lui préparaient les Juifs ; en lui substituant un autre homme sur
la croix, Dieu l’a élevé jusqu’à lui. Le Coran ouvre ainsi la voie aux
initiatives des exégètes, qui développeront le thème dans le sens du
messianisme : Jésus reviendra sur Terre à la fin des temps pour tuer
l’Antéchrist (ad-Dajjâl) et inaugurer un règne de justice.
Mais, si grands soient-ils, les prophètes restent des hommes, de simples
envoyés de Dieu réduits, comme Muhammad, à un rôle d’annonciateur
(nadhîr) des vérités essentielles et des châtiments réservés à ceux qui les
ignorent. Et parce qu’ils ne sont qu’hommes parmi les hommes, ils se
heurtent à l’incrédule hostilité de leurs semblables, dont l’attitude précipite le
châtiment un instant suspendu à la voix du prophète. Les prédications sont
donc, chaque fois, les heures de la dernière chance, et l’histoire de la Parole
est indissolublement liée à celle du Châtiment ; Noé et le déluge, Loth et la
pluie de pierres, Hûd, le prophète de l’Arabie du Sud, et la tempête : autant de
signes que Muhammad invoquera dès les débuts de sa mission.
Si la Révélation est close sur ce dernier avertissement, on voit que l’Islam,
en bonne logique, ramènera toujours, en cas de doute, la vérité aux principes
une fois pour toutes affirmés par son prophète : pratiqué ou prétexté, le retour
aux sources sera ainsi une démarche fondamentale de l’orthodoxie
musulmane. Inversement, la pensée schismatique qu’on appelle ici chî’ite
refusera, sinon d’admettre le silence définitif de Dieu lui-même, du moins de
s’en tenir au sens apparent (zâhir) du texte sacré et elle fera, de
l’interprétation allégorique ou symbolique de son sens caché (bâtin), le
prolongement normal de la Révélation coranique ; on en verra par la suite les
conséquences pour l’histoire politique de l’Islam.

Un Dieu restauré dans sa pureté


Face à la jâhiliyya (ignorance, paganisme, mais aussi « barbarie ») des
anciens Arabes ou des peuples étrangers, la religion nouvelle se définit
Comme un acte de soumission (islâm) à Allâh, maître du monde et de la vie.
Dieu rétributeur, d’abord : au jour du Jugement, et même dès la tombe, les
âmes des méchants connaîtront, sans intercession possible, le prix de leurs
péchés, au seul vu des comptes qui en sont gardés. Mais Allâh est
compatissant, accessible à la pitié pour peu que l’homme se repente : grâce
essentielle que rappelle la formule de l’invocation (basmala), à chaque
instant de la vie du croyant : « Au nom d’Allâh, le Bienfaiteur, le
Miséricordieux ! »
À ces deux noms fondamentaux, le Coran et la tradition en ajoutent quatre-
vingt-dix-sept autres : au total cent, avec celui même d’Allâh, pour désigner,
sous des variantes multiples, l’éternité, la toute-puissance et l’omniscience,
mais, par-dessus tout encore, l’unité de Dieu, dogme central de la foi
musulmane et pierre d’achoppement avec le christianisme : « Dieu n’a pas été
engendré, pas plus qu’il n’a engendré », et Jésus porte témoignage contre son
peuple coupable de l’avoir divinisé.
Chrétiens et Juifs, pourtant, sont détenteurs de l’Écriture, « gens du Livre »
(ahl al-Kitâb), et Muhammad a espéré, en un temps, leur conversion à un
message qui se présentait comme le prolongement du leur. Mais l’entêtement
doctrinal des Chrétiens, la résistance politique des Juifs, les dangers que leurs
critiques représentaient pour certains hésitants de la communauté musulmane
ont entraîné un changement de point de vue, transcrit dans les faits, on l’a vu,
par la substitution de La Mekke à Jérusalem comme pôle de la prière.
Désormais, Chrétiens et Juifs sont les faussaires de l’Écriture, qu’ils ont
adultérée, jusque dans la lettre des textes, afin de diluer, dans leurs
égarements, le sens, pourtant clair, du message de l’unité et de l’universalité
divines. Gaspilleurs de leurs chances, restés à mi-chemin de la vraie foi, ils
seront tolérés, protégés même, mais toujours un peu comme des croyants de
seconde zone : situation que sanctionne, on le verra plus loin, leur statut
social.
L’Islam est donc, après les malfaçons du judaïsme et du christianisme,
l’avènement enfin réussi d’un monothéisme sans compromission. Ce sera une
constante, peut-être même la définition fondamentale de l’orthodoxie
musulmane, que la hantise du polythéisme, du ckirk, littéralement « l’acte
d’associer », sous-entendez : d’autres réalités à la substance divine. Hantise
qui fera, des attributs de Dieu, un redoutable problème posé à la conscience
des croyants. Au propre, Allâh est l’inconnaissable, l’indéfinissable dont on
ne peut dire : il est ceci ou cela, mais : il est, tout simplement. Entre un Dieu
ainsi enfermé dans une transcendance jalouse et un homme défini comme son
esclave (abd), il ne peut y avoir aucun intermédiaire possible, et le temple
devient, selon l’heureuse formule de Gaudefroy-Demombynes, « la maison
vide du Dieu partout présent ». Pour le Musulman, écrasé sous le poids du
mystère (ghayb) auquel il doit se livrer sans espérer rien en connaître, la foi
(imân) est décidément la vertu cardinale.
Certes, un effort aussi intense ne pourra pas toujours se soutenir : un
cortège de saints, en Islam comme ailleurs, essaiera de combler tant d’espace
vide ; mais ce sont là interprétations locales, piétés populaires, dans tous les
cas, en bonne orthodoxie, déformations. La foi n’est d’ailleurs pas la seule à
trouver ainsi ses limites ; la raison peine, pour son compte, à satisfaire aux
nécessités conjuguées de la transcendance et de la toute-puissance divines :
l’orthodoxie musulmane se démènera inlassablement, afin de respecter l’une
et l’autre, dans l’inextricable débat de la liberté ou du déterminisme des
actions humaines.

Le Coran et son langage


L’ensemble de la Révélation, que Dieu a fait descendre (tanzîl) sur son
Prophète par l’intermédiaire de l’archange Gabriel, se trouve consigné dans le
Coran (Qur’ân) : lecture, récitation. Reproduction d’un archétype céleste, le
texte sacré se décompose en cent-quatorze sourates (sûra, pluriel suwar),
elles-mêmes réparties en versets (âyât, littéralement : signes, miracles).
Versets et sourates sont, au reste, de longueur inégale. En gros, le Coran suit
un ordre contraire à la chronologie de la Révélation : les sourates les plus
amples, celles où Muhammad, devenu chef de la communauté musulmane,
légifère autant qu’il prédit, sont situées en tête du livre. À une exception
près : le texte s’ouvre sur une sourate courte en sept versets, dite liminaire
(fâtiha), qui est un peu le « Notre Père » des Musulmans, et dont la tradition
recommande une récitation aussi fréquente que possible. Quant aux sourates
courtes, elles se trouvent groupées vers la fin du livre : c’est là, dans le secret
des rythmes et des sons, qu’il faut chercher les modèles de la somptuosité
coranique, si chargée d’échos, si magique que Dieu devra intervenir pour
défendre son prophète, accusé d’être un devin ou un poète possédé.

Quand le ciel s’entrouvrira,


Quand les planètes se disperseront,
Quand les mers seront projetées hors de leurs rivages,
Quand les sépulcres seront bouleversés,
Toute âme saura ce qu’elle aura amassé pour ou contre elle.

Le succès de la prédication était peut-être inscrit dans des pages aussi


exemplaires ; mais il ne devait pas, à lui seul, résumer le fait coranique. Car,
au-delà du phénomène religieux, toute la vie culturelle du Moyen Âge
d’expression arabe se trouve impliquée dans l’apparition de ce texte essentiel.
Le Coran, en effet, ne consacre pas seulement une religion, mais une langue,
l’arabe, et ceci sous trois formes.
Comme véhicule de la Révélation, l’arabe devient manifestation divine,
intouchable donc : on comprend les longues réticences de l’Islam à admettre
les traductions du Coran en langues « barbares », tout comme son souci de
fixer à jamais l’écriture, le vocabulaire et les structures morphologiques ou
syntactiques de l’arabe. Conservateur par tempérament, autant et plus que les
autres langues sémitiques, et protégé de surcroît par d’aussi formidables
interdits, l’arabe classique traversera les siècles, au moins jusqu’au nôtre,
sans concessions ni inquiétudes majeures.
Mais ce langage n’est pas que l’expression d’une foi, il est aussi l’âme
d’un peuple : en affranchissant les Arabes de la servitude qui avait lié
jusqu’alors la Révélation à une langue étrangère, juive surtout, en leur
rendant, pour l’accès à cette Révélation, l’usage de leur langue propre, Dieu
fait plus que les réconcilier avec la vérité, il les fait se trouver eux-mêmes : le
Coran devient un événement national autant que religieux.
Un peu plus ou autrement, du reste, que Muhammad ne l’avait prévu : car,
si les Arabes, dans l’histoire, ont effectivement saisi et exploité ce langage,
sanctionné par la Révélation, comme un des plus sûrs fondements de leur
originalité, c’est au prix d’un gauchissement de la pensée coranique. Certes,
la prédication s’appuyait bien sur une ethnie dont elle empruntait la langue et
à qui elle permettait ainsi de prendre sa propre mesure, mais ce n’était ni en
vertu d’un privilège spécial et gratuit de Dieu, ni pour toujours. La
Révélation n’avait pas choisi les Arabes ni leur langage en tant que tels, mais
parce que ce langage avait été, par Dieu, jugé le plus apte à exprimer le
message de son unité. D’où il s’ensuivait que, langue la plus claire possible,
l’arabe recevait une vocation universelle, tout comme le message même qu’il
était chargé de transcrire ; d’où il s’ensuivait aussi que l’ethnie originelle était
conviée, à travers son langage, à s’étendre aux dimensions de l’univers, à se
fondre dans l’humanité entière et croyante, dont elle aurait eu l’honneur
d’être le premier noyau. S’il est donc bien, au départ, un idiome national,
réservé à un groupe déterminé, l’arabe se voit tout de même, tant en raison de
ses qualités intrinsèques que de sa destinée universelle, consacré par le Coran
comme la forme parfaite des langages humains. « Illumination sublime et
sage, exempte de tortuosité », trésor commun au-delà, des ethnies : tel le fera
en effet, au moins pour un temps, la civilisation internationale du Moyen Âge
musulman.
Autre conséquence du fait coranique, mais sur un point particulier cette
fois : celui des lettres arabes. Le langage qui se trouve ainsi consacré comme
expression d’une croyance, d’un peuple et d’une civilisation n’était pas, on
l’a vu, un dialecte, du Hijâz ou d’ailleurs, mais une koinè poétique, en
d’autres termes une langue de prestige. Le Coran instaure ou confirme ainsi,
de tout son poids de modèle, entre langage parlé et langage écrit, dialectes et
langue savante, littérature populaire et littérature enregistrée, une coupure
décisive qui ira en s’aggravant avec les siècles, jusqu’à la crise moderne.
Le fait coranique aboutit donc à sanctionner l’existence, pour une société,
de plusieurs niveaux de communication. Mais il intervient également au
niveau, qui est le sien, de la langue de prestige, comme phénomène purement
littéraire : prose sans doute, mais rythmée et assonancée, souvent rimée
même, le style du Coran fait donc appel à des procédés qui restent,
fondamentalement, ceux de la poésie. À l’apprendre et à le réciter par cœur,
les mémoires s’imprègnent si bien de ce langage que la prose arabe, tout au
long de son histoire, en sera plus ou moins marquée. En un monde qui voit
dans la poésie le mode privilégié de l’expression profane, la prose n’aura de
choix qu’entre deux statuts : ou rester prose, c’est-à-dire simple moyen
technique d’exposition ou de commentaire d’un sujet extra-littéraire, ou, si
elle ambitionne de se cultiver pour elle-même, endosser certains vêtements de
la poésie. Ainsi n’a-t-elle, en définitive, aucune vocation propre. Après les
tentatives de création d’une prose littéraire et véritablement indépendante, qui
furent, en leur temps, sans lendemain, il faudra, ici encore, attendre l’époque
moderne pour assister à un nouvel et douloureux enfantement.

Les cinq piliers de la croyance


L’Islam, tel qu’il se dégage du Coran ou tel que l’en dégagera la tradition,
repose sur cinq « piliers » (arkân). La profession de foi (chahâda :
témoignage) est, par excellence, l’acte de conversion à l’Islam. « Il n’y a de
Dieu qu’Allâh et Muhammad est l’envoyé d’Allâh » : la formule, récitée dans
les circonstances les plus graves de la vie, trouve une forme suprême dans le
témoignage du martyre.
La prière (çalât), précédée des ablutions rituelles, est dite à cinq moments
de la journée : aube, midi, après-midi, coucher du soleil, soir. Prier en
commun est toujours recommandé et prescrit le vendredi : on s’assemble
alors à la mosquée (masjid), face au mihrâb, niche décorée indiquant la
direction (qibla) de La Mekke. L’imâm, qui se place devant l’assemblée des
fidèles, n’est que le guide de la prière collective, et non prêtre à quelque
degré que ce soit. Pièce essentielle de la réunion du vendredi : le sermon
(khutba), prononcé en chaire (minbar).
Le jeûne (çawm) est explicitement défini par le Coran comme une
continuation de la loi juive et chrétienne. Néanmoins, pour le distinguer de
ces antécédents, Muhammad finira par lui assigner une date spécifique :
Ramadân, mois de la Révélation, on l’a vu, mais peut-être aussi mois sacré
chez les anciens Arabes. Au passage, détail de calendrier : lorsque le
Prophète abandonnera, en 10/632, afin de se couper des coutumes de l’Arabie
païenne, la pratique du mois intercalaire utilisé, tous les deux ou trois ans,
pour combler la différence entre le comput solaire et les douze mois de vingt-
neuf ou trente jours, Ramadân, « le feu du ciel », se déplacera régulièrement à
travers les diverses périodes de l’année. L’immobilité saisonnière du jeûne
s’ajoute ainsi aux inconvénients d’une coutume qui, en ralentissant les
activités diurnes, perturbe l’existence quotidienne et même, aujourd’hui,
l’économie des nations. Malgré tout, l’usage résiste, car l’Islam y trouve une
de ses plus hautes expressions spirituelles et, plus encore peut-être,
communautaires : cohésion que souligne, à la fin du jeûne, une des
manifestations les plus honorées de l’Islam : le îd aç-çaghîr ou « petite fête ».
Plus honorée, du reste, que la grande (îd al-kabîr), qui sanctionne l’autre
rassemblement, physique celui-là, des croyants : le pèlerinage (hajj) aux lieux
saints de La Mekke, recommandé à tout Musulman dès qu’il en a la force et
les moyens.
Sur des lieux et avec des rites hérités de l’Arabie païenne, mais reconvertis
à l’adoration du Dieu unique, le hajj rassemble, du 7 au 13 du mois de Dhû l-
hijja, le dernier de l’année musulmane, des pèlerins venus du monde entier
(fig. 3). Au centre de leurs dévotions, la Ka’ba, de plan rectangulaire, parée
d’un voile de brocart que l’on renouvelle tous les ans ; encastrée dans un de
ses angles, la pierre noire ; à côté, dans l’enceinte, la source de Zemzem et la
pierre d’Abraham, sur laquelle le patriarche monta pour réparer le faîte du
temple. L’ensemble du territoire de La Mekke est tabou (haram) et les
pèlerins, pour y accéder, revêtent, à certaines stations déterminées de leur
route, le costume de sacralisation (ihrâm) : deux pièces d’étoffe ne
comportant aucune couture. Vêtement uniforme, participation collective aux
rites, identité des interdits, sexuels ou autres : ici véritablement se forge, au-
delà des nations et des langues, le sentiment d’une communauté.

Fig. 3. Gourde de pèlerin.


L’aumône (çadaqa, zakât) peut être interprétée comme une reconversion,
dans un sens spiritualiste, des vertus traditionnelles de générosité et
d’hospitalité pratiquées par l’Arabie païenne. Pour l’Islam comme pour
d’autres religions, le malheureux a une créance sur le riche, lequel, pour s’en
libérer, doit « purifier » son bien en le reversant en partie sur les indigents, les
esclaves, les orphelins et les voyageurs. Ce devoir de charité comporte une
part laissée à l’initiative volontaire et secrète de l’individu et une autre
institutionnalisée, sous la forme d’une contribution du croyant aux dépenses
de la collectivité : face aux ressources extérieures – prises de guerre,
confiscations, impôt de capitation payé par les Juifs et les Chrétiens –
l’aumône légale représente l’effort de la communauté sur elle-même.
Tels sont les piliers ou emblèmes (cha’â’ir) de l’Islam. Les auteurs y
ajoutent parfois le jihâd, littéralement l’« effort » pour le règne de Dieu :
effort personnel de dignité ou d’ascèse, mais, plus souvent, participation à
l’œuvre communautaire par excellence, à la lutte armée pour l’expansion ou
la défense de l’Islam.

Une religion quotidienne


Les préceptes du Coran et l’exemple (sunna) du Prophète, perpétué par la
tradition (hadîth), ont fait de l’Islam une croyance active, intégrée à la vie de
l’individu et de la communauté, liant étroitement le religieux au quotidien, au
social et au politique. Ainsi l’Islam a-t-il connu et posé, au moins autant que
les autres confessions, le problème de la foi et des œuvres. Il aura, certes, lui
aussi, ses quiétistes, ses laxistes et ses pharisiens, mais, en règle générale, il
décrétera que seules la foi (îmân) et l’intention (niyya) peuvent vivifier les
œuvres, au demeurant indispensables : association du matériel et du spirituel
qu’on retrouve transposée dans l’autre monde, les plaisirs quotidiens et
sensuels s’accompagnant, pour les élus, de ces béatitudes qui ont nom paix,
bénédiction et, peut-être, contemplation de la face de Dieu.
L’éthique musulmane combine dans le même esprit, pour l’individu et la
collectivité, un ensemble de pratiques où se retrouve, dans l’unité d’une foi
qui doit inspirer toutes les attitudes, un double souci d’ascèse spirituelle et
d’efforts vers le bonheur de tous. De la première relèvent les interdits,
alimentaires surtout, avec la viande du porc ou des bêtes non saignées, avec
les boissons fermentées aussi, dont le Coran condamne au moins l’abus,
sinon l’usage. Quant au souci du bien du plus grand nombre, il apparaît dans
une morale à la fois optimiste et communautaire, l’idée générale étant que
Dieu veut, ici-bas, le bonheur matériel de son peuple, mais que celui-ci
implique le maintien des bonheurs individuels en deçà de l’égoïsme et de
l’excès : principes, par conséquent, de justice, sinon d’égalité sociale.
Deux exemples en démontreront la portée pour le temps où ils furent
proclamés. Le Coran s’est préoccupé de la situation des femmes : il tolère,
certes, quatre épouses, mais recommande la monogamie à qui craint « de
n’être pas équitable » ; il prescrit une pudeur assez stricte d’où naîtra l’usage
régulier du voile, mais protège les épouses contre les abus ou les
conséquences de la répudiation ; il bouleverse même, en faveur des femmes,
les règles jusque-là suivies par le droit successoral, plus encore peut-être : en
la faisant participer de plein droit à toutes les obligations de la foi – même au
pèlerinage, dès qu’elle peut s’y faire accompagner d’un parent – le Coran
consacre définitivement, fût-ce avec un brin de condescendance, la dignité de
la femme et son droit au bonheur.
En matière économique, le Coran, né dans une ville marchande, ne
condamne pas, loin de là, le commerce, la location, la propriété ou le salariat,
mais seulement le mauvais usage de l’activité économique, sous la forme du
ribâ : à l’origine, sans doute doublement de la dette non remboursée au
moment de l’échéance, puis prêt à intérêt, usure ou, plus généralement, gain
exorbitant.
Dans les deux cas cités, certes, la tradition musulmane a connu des
aboutissements assez éloignés des principes coraniques : si, pour les femmes,
elle semble avoir surenchéri sur les sévérités au détriment des libertés et des
droits, en matière économique, au contraire, elle s’est montrée étonnamment
souple et apte à tourner les prescriptions originelles au profit des impératifs
économiques bien compris. Mais, quelque sens que prenne l’évolution, la
vérité de l’Islam – en l’occurrence, de justice sociale et de modération
économique – est à chercher dans ses origines : leçon que n’oubliera pas,
lorsque son temps viendra, le mouvement réformiste et moderniste.

Un chef de peuple
La nouvelle communauté
Droits et devoirs, croyance et prescriptions sociales fondent la communauté
(umma) des croyants, leur lieu de rassemblement, au spirituel comme au
temporel. Il y a ainsi : un temps musulman, que rythment, au calendrier de
l’Hégire, les fêtes dans l’année et les prières chaque jour ; une terre
musulmane, le dâr al-Islâm, théoriquement appelé à se grossir peu à peu, par
la victoire des armes, aux dépens du voisin étranger, du « territoire de
guerre » (dâr al-harb) ; un costume musulman, que symbolisent la tête
couverte, le vêtement ample, sans oublier les silhouettes voilées des femmes ;
des coutumes musulmanes enfin : prohibitions alimentaires, rites du mariage,
attitudes de l’oraison, et ces cimetières que l’orthodoxie veut aussi dépouillés
que la foi. Tout cela innervé, bien entendu, par cette foi elle-même, raison
dernière de tant d’habitudes et fondement suprême, fondement unique plutôt,
de la communauté, au-delà des groupements tribaux, ethniques, sociaux et
linguistiques. « Les croyants sont frères », proclame le Coran, et la tradition
se plaira à rappeler que la première annonce publique de la prière fut faite, en
la personne de Bilâl, par un esclave noir d’Abyssinie.

Déjà Islam et arabisme


Ce sont là, une fois de plus, des principes. Plus tard en effet, l’Islam
assimilera son triomphe à celui des Arabes, porteurs privilégiés du message
divin, et vainqueurs de surcroît ; toute l’histoire des rapports avec les peuples
soumis va se résumer à l’acceptation ou à la contestation de la suprématie,
ainsi posée, de droit ou de fait. Schématiquement, ces peuples accepteront la
première et récuseront l’autre. Jouant le jeu de l’unité religieuse et
linguistique, donnant même aux lettres arabes quelques-uns de leurs plus
grands pionniers, ils refuseront toujours d’accepter, sous le couvert de cette
allégeance, la prédominance des Arabes en tant que groupe ethnique. Souvent
appuyés eux-mêmes à de solides traditions provinciales ou nationales et forts
de leur fidélité à la vocation universaliste et multiraciale de l’Islam, ils
opposeront à la tradition profane des Arabes, sous le nom de chu’ûbiyya, une
manière de patriotisme ou de nationalisme avant la lettre.
En face, ceux qui se veulent originaires de la péninsule en affichent
d’autant plus la pure tradition, l’arabicité ou urûba. Mais une pareille éthique
n’est pas sans poser à son tour, pour les Arabes eux-mêmes, de sérieux
problèmes sur le plan d’un Islam strictement interprété. Car les vertus qu’elle
vante, par exemple dans une poésie restée fondamentalement profane, même
après l’apparition de l’Islam, sont les vertus païennes de l’Arabie
traditionnelle. L’Islam, avec plus ou moins de succès, en a condamné
certaines, notamment toutes celles qui se rapportent à l’honneur du clan. Il en
a remodelé, sublimé d’autres, comme la générosité. Mais malgré la suspicion
où le Coran, et, après lui, la tradition orthodoxe tenaient l’Arabie d’avant
l’Islam, les Arabes ne pouvaient pas, face à des nations au passé et aux
traditions bien affirmés, ne pas faire eux aussi la preuve d’une civilisation.
Les vertus, les faits d’armes ou de traditions de la péninsule païenne lui
survivent donc, jalousement consignés par les auteurs et enregistrés dans les
mémoires, comme le patrimoine où les Arabes se reconnaissent. Le
paganisme (jâhiliyya) devient ainsi leur Antiquité à eux, dépositaire des
vertus de la race, mais de vertus qui attendraient, un peu comme un corps
sans âme, leur transfiguration définitive avec l’Islam.
Si donc, pour les étrangers, Islam et arabisme sont en un sens
inconciliables, les Arabes en revanche ont tendance à considérer la religion
comme la forme la plus haute de leur spécificité : interprétation qui, certes,
prend ses libertés avec l’idéal d’un Islam universel et communautaire, mais
qui n’en fut pas moins, historiquement, une des constantes de la conscience
arabe et, pour l’empire temporel de l’Islam, la source de bien des difficultés.

Destins de la communauté après Muhammad


Ni le Coran ni Muhammad n’avaient réglé institutionnellement le problème
de la communauté. Les dispositions prises pour organiser l’État de Médine
étaient des décisions au jour le jour, émanant du Prophète et conçues pour
une communauté placée sous sa seule direction. On n’avait pas statué sur les
différents pouvoirs de l’État ni sur leur délégation : lorsque la nécessité
l’imposa, le Prophète se fit remplacer, dans une de ses fonctions, notamment
au prône ou à la direction de la prière, par un de ses compagnons : il
s’agissait là d’actes spontanés, nés de l’occasion. Ceux-ci devinrent, après la
mort du Prophète, une source de la jurisprudence, par application et extension
analogique du modèle muhammadien – ou supposé tel – aux conditions
nouvelles, mais il reste que tout le mérite de cette construction revint aux
docteurs musulmans. D’ailleurs, la plupart des situations que connut l’État
islamique, lorsqu’il passa des dimensions d’une ville à celles d’un empire,
furent aussi des situations imprévues.
De tous ces problèmes, le plus grave était celui de la succession même du
Prophète : pour le trancher, la communauté des croyants subit ces clivages
que nous lui connaissons aujourd’hui encore. Muhammad, là non plus,
n’avait rien prévu, et l’histoire reste muette sur les raisons de cette carence. Il
est peu probable que le Prophète ait été pris de court, le thème de l’adieu, lors
du dernier pèlerinage, disant assez clairement le contraire. Considérait-il que
l’essentiel, avec la parole de Dieu, était donné et que, le germe semé, le reste
trouverait toujours sa place ? A-t-il surestimé les forces de cohésion de sa
communauté ? Ou, à l’inverse, conscient des antagonismes déjà en train de
naître ou de renaître, a-t-il renoncé, comme épuisé par avance, à concilier
l’inconciliable ?
Sa mort, en tout cas, laissa la communauté désemparée, sans doctrine
devant deux problèmes redoutables.

Fig. 4. Exaltation alide : Alî et l’épée légendaire


Dhû l-Faqâr.
Il s’agissait de savoir, tout d’abord, si les bases de l’Islam avaient été
fixées une fois pour toutes ou si, au contraire, l’esprit de Muhammad
survivait à Muhammad. L’orthodoxie musulmane, en développant la collecte
de la tradition (hadîth), a voulu précisément consigner, de façon définitive,
l’ensemble des attitudes du Prophète en des circonstances déterminées,
référence pour les cas ainsi déjà traités et modèle pour les cas nouveaux.
À l’opposé, les chî’ites considéreront que l’étincelle divine se survit dans
« les gens de la Famille », c’est-à-dire dans Alî (fig. 4), cousin et surtout
gendre du Prophète, et dans ses descendants.
Du coup, le problème de la succession temporelle de Muhammad se trouva
étroitement imbriqué au précédent. Pour les uns, le calife (khalîfa) ne devait
être qu’un « remplaçant » du Prophète, chargé de perpétuer et d’appliquer sa
pensée, connue une fois pour toutes : en bonne orthodoxie, le calife sera le
plus digne. Pour les autres, au contraire, l’autorité, le droit, la justice et tous
les signes du pouvoir ne pouvaient être coupés de leur source vive, sans cesse
renouvelée à travers les descendants d’Alî, qui devenaient ainsi les guides
(imâms) de la communauté : substitution, par conséquent, du principe
dynastique au principe électif.
Telles sont, trop rapidement présentées, les deux options qui s’offrent à
l’Islam au moment où, son Prophète mort, il s’apprête à conquérir le monde.
Les attitudes qu’il prendra, dans le cadre de ces choix fondamentaux, seront
variées, nuancées à l’infini, et l’on assistera à un extraordinaire éparpillement
de la communauté originelle. Miracle, pourtant, de l’Islam : en tant que
construction globale, tel qu’il se pense et se définit par rapport à autrui, il fera
plus que survivre à ses dissensions internes : il imposera, au-delà d’elles, une
marque unique à la civilisation qui sera baptisée de son nom.
CHAPITRE 3

Les califes « inspirés »


et les débuts des grandes
chevauchées

En trente ans à peine, la communauté musulmane, crevant les cadres de


l’Arabie originelle, se confronte à des destins nouveaux. Le plus grand est
sans doute celui de la conquête, qui pose alors les premiers jalons d’un
empire oriental et méditerranéen (carte 3 pp. 52-53). À cette aventure, à cet
Islam en expansion dans des pays de très vieilles civilisations, il faut des
chefs : la communauté n’en aura pas moins de quatre, dont trois mourront
assassinés : violences, dissensions, guerres fratricides, au milieu desquelles,
pourtant, le jeune Islam, irrésistible et, comme emporté par son élan, fixe peu
à peu ses contours spirituels et, d’emblée, les bases de sa puissance
temporelle.

Les luttes pour la dévolution du califat


Dès cette époque, l’imbrication du religieux et du politique est un des faits
majeurs de l’Islam. La plupart des grands courants de pensée qui le
composent prennent leur source là, dans les conflits nés autour de la
succession du Prophète.
D’ores et déjà aussi se précise, avec l’amorce d’un prodigieux
foisonnement d’écoles diversifiées jusqu’à la nuance, cette autre constante de
l’Islam : l’absence de toute orthodoxie, définie comme pouvoir
d’interprétation, officiel et majoritaire, de la Loi. Avant d’être sunnites,
chî’ites ou khârijites, les Musulmans sont des Musulmans, qui se retrouvent
tous, au-delà des divergences de doctrine, dans les mêmes obligations
fondamentales, déjà définies, de leur foi.

De Médine à Damas
Le premier des quatre califes que la tradition désigne sous le nom de
râchidûn (bien dirigés, inspirés) fut Abû Bakr, père d’A’icha, l’épouse
préférée du Prophète. La grande voix d’Umar, tonnant au-dessus du tumulte,
avait fait imposer par la communauté ce compagnon des premiers jours, qui
s’était vu confier, par Muhammad déclinant, l’honneur de diriger la prière.
Sous ce califat (10/632 – 12/634), l’Islam assure sa mainmise sur l’Arabie,
notamment dans la région centrale, et multiplie les incursions aux confins de
la Syrie et de l’Irak.
Et puis, les bases une fois assurées, c’est le déferlement : en dix ans, Umar,
expressément désigné par Abû Bakr comme son successeur, porte l’Islam
jusqu’au cœur des civilisations antiques. Après la chute de Damas, en 14/635,
se déroule le chapelet des victoires où les Arabes, partout inférieurs en
nombre, bousculent les anciens pouvoirs : le Yarmûk, en 15/636, sonne le
glas de la Syrie byzantine ; Qâdisiyya, en 14 ou 16, livre l’Irak sassanide ;
Nehâvend, en 18-19 ou 21, l’Iran ; Heliopolis, en 19, l’Égypte et la
Cyrénaïque. À leur tour, les pays conquis deviennent relais dans la conquête,
préparée de proche en proche par des coups de main : l’Arménie, la
Tripolitaine, la Carmanie, ainsi razziées, ouvrent les routes de l’Asie
Mineure, de l’Afrique du Nord, de l’Inde.
Lorsque meurt Umar, en 23/644, sous le poignard d’un esclave chrétien,
l’expansion est lancée. Uthmân, troisième calife, désigné par un conseil de
six sages qu’Umar investit avant d’expirer, n’a qu’à laisser la bride à ses
cavaliers. Mais la course, désormais, se joue aussi sur l’eau, à partir des ports
de la Méditerranée orientale, d’Alexandrie notamment : les pavillons de
l’Islam offrent une nouvelle carrière aux traditions, aux chantiers et aux
marins d’Égypte ou de Syrie-Palestine ; plus encore : une nouvelle vocation
aux Arabes eux-mêmes. Des hommes nés au désert vont se révéler des
marins, des chefs de flotte : nomades mués en navigateurs avec autant
d’aisance, semble-t-il, qu’en montrera, quelques siècles plus tard, le peuple
turc, autre nomade converti à la mer, plus précisément : à cette mer.
Mais déjà les nuages s’accumulent : la brusque expansion de l’État
musulman, qui laisse une large place à l’improvisation administrative et
surtout financière, la mauvaise gestion des ressources de l’État, pris entre les
charges croissantes des opérations militaires et l’irrégularité de recettes
assurées encore, pour l’essentiel, par l’or et les trésors razziés, un népotisme
certain, pas mal de faiblesse et d’indécision, enfin les intrigues d’ambitieux
nés, tout se conjugue pour compliquer la tâche du calife. L’idée d’une
légitimité califale en faveur de la famille proche du Prophète, incarnée dans
Alî, fait des progrès continus. Des complots se nouent. Assiégé dans sa
maison de Médine, Uthmân est assassiné à coups de sabre en 35/656.
Tournant décisif, prélude aux grands clivages. Dans la confusion qui suit,
et où se meurt l’unité politique et religieuse de l’Islam, trois forces se
trouvent en présence : Alî, investi du califat après de laborieuses
négociations, se heurte à des prétendants évincés, que soutient l’intrigante
A’icha, dévorée d’ambition tout autant que de haine contre Alî. De ceux-là, le
nouveau calife se défera à la bataille dite du Chameau (36/656), dans le Bas-
Irak. Mais il lui faudra ensuite se retourner contre le gouverneur de Syrie,
Mu’âwiya, chef du clan des Umayyades et parent du calife assassiné.
Carte 3. Les grandes expéditions après la mort
du Prophète.
À Çiffîn, en 37/657, la fortune des armes semble se déclarer pour le calife,
mais il hésite et accepte la trêve que son adversaire lui propose. Mu’âwiya
peut ainsi conserver la Syrie et même étendre son pouvoir sur l’Égypte, les
principes de la légitimité califale étant définitivement bafoués : contre Alî,
qui en fait trop bon marché, aussi bien que contre l’usurpateur, se dressent les
premiers schismatiques déclarés, les khârijites, ceux qui « sortent » du cadre
imposé par la rencontre de Çiffîn. Leur rancune sera tenace : l’un des leurs,
en 40/661, assassine Alî.
Mu’âwiya, appuyé sur une armée aguerrie et sur des provinces bien
administrées et riches, s’empare alors, sans opposition sérieuse, du califat : la
légitimité cède le pas à l’efficience, le consensus omnium à l’ordre dynastique
et les inquiétudes spirituelles aux nécessités du siècle. Signe des temps : le
nouveau maître, laissant les villes saintes d’Arabie à leur rôle religieux, reste
sur place, à Damas : dans son fief, mais un fief taillé désormais à la mesure
du monde.

Les grands clivages de la communauté


musulmane : sunnites, chî’ites, khârijites
Il faut y insister, c’est dans les luttes autour du califat que prennent forme les
grandes options de l’Islam. À travers leur pullulement, les sectes musulmanes
ne font guère en effet que répondre chaque fois, avec des nuances diversifiées
jusqu’à l’infini, à la même question fondamentale qui est le destin de la
Révélation après Muhammad. D’un côté, on pose un acte divin, accompli une
fois pour toutes, et un modèle humain une fois pour toutes donné avec la vie
du Prophète. D’où il s’ensuit qu’il n’y a de conduite qu’inspirée par la foi, à
l’image de celle de l’Islam naissant. Le chef de la communauté est, on l’a dit,
simple successeur (calife) de Muhammad, chargé de veiller à l’application de
la Loi et des règles qui en découlent pour la vie personnelle et
communautaire. Défini comme le plus digne parce que le meilleur croyant, le
calife est choisi en dehors de toute préoccupation sociale ou raciale, « fût-il
un esclave noir ». Investi par un acquiescement unanime (ijmâ’), qu’il reçoit
sous la forme d’un contrat d’allégeance (mubâya’a), il est, primus inter
pares, éminemment soumis aux obligations des principes qu’il incarne et
déposé en conséquence si sa conduite, privée ou publique, vient à y faillir.
Cette « ligne dure » caractérise les khârijites, qui sont un peu les puritains
de l’Islam, violents et doctrinaires, courageux et exigeants jusqu’à la mort. Ils
contesteront sans relâche, après Çiffîn, les pouvoirs établis, sauf en de très
rares circonstances, et parcourront une histoire chargée d’héroïsme et de
sang. Les excès de la doctrine et les répressions qu’elle eut à subir – dès
38/658, à Nahrawân, où Alî les écrase – expliquent pour aujourd’hui son petit
nombre de fidèles : quelques milliers, surtout en Afrique, au Mzab et dans
l’île de Djerba notamment.
En face, chez les plus extrémistes des chî’ites, on se représente le chef
(imâm) de la communauté comme un guide, désigné et inspiré par un décret
d’origine divine expressément rendu en faveur de la descendance d’Alî.
L’obéissance à la Loi se confond ici avec la fidélité à un homme, source et
non plus seulement exécutant de cette Loi, imprégné de la grâce de l’Esprit,
voire hypostase de la nature divine. À ce point de la doctrine, on n’imagine
pas que la mort ait prise sur une personne qui procède si évidemment de
l’être : la thèse de l’imâm caché, l’attente de son retour, l’espérance d’un
Messie, le Mahdî, sont autant de développements logiques du chî’isme. Il va
sans dire que, pour celui-ci, au moins sous ses formes extrêmes, aucun
successeur de Muhammad n’est légitime en dehors d’Alî et de sa
descendance : celle qu’il eut, bien sûr, de Fâtima, la fille du Prophète, mais
aussi en dehors d’elle. Qu’Alî prenne ainsi le pas sur le fondateur de l’Islam,
c’est ce qu’on affirma un jour insolemment, aux marges mêmes du chî’isme,
en invoquant l’erreur de l’ange qui, chargé de transmettre à Alî la Révélation
coranique, se trompa tout simplement de destinataire.
Entre ces deux positions extrêmes se situe, selon un échelonnement qui
préserve toutes les transitions possibles, la masse musulmane : chî’ites
modérés, d’abord, mais surtout sunnites, « orthodoxes » de l’Islam, soucieux
d’unité communautaire, respectueux de l’ordre établi, et dont les prises de
position, théologiques ou politiques, traduisent une instinctive défiance vis-à-
vis des excès commis par les extrémistes de tous bords : défini de façon plus
positive, le sunnisme revendique la conciliation entre le Coran, l’imitation du
Prophète – cette sunna qui a donné son nom à la doctrine – et le
consentement de la communauté. Conciliation qui, transcrite en termes
politiques, conduira le sunnisme, comme le souligne H. Laoust, à un
« réalisme politique » tout autant éloigné du « légitimisme alide » que du
« particularisme insurrectionnel » du khârijisme et qui finira par assurer la
prépondérance de cette voie moyenne de l’Islam.

L’unité islamique au-delà


des divergences
La fixation du Coran et la Vulgate uthmânienne
Quels qu’ils soient, sunnites, khârijites ou chî’ites, et quelque interprétation
qu’ils donnent à la lettre du Coran, tous les Musulmans se retrouvent autour
du texte sacré. Le souci se fit jour très tôt de consigner enfin, à l’abri des
outrages du temps et de la défaillance des mémoires, l’ensemble des versets
que la mort de Muhammad laissait éparpillés ça et là, notés sur des matériaux
divers : fragments de cuir, bribes de poterie, omoplates de chameau ou
nervures de palmes. Ce fut au calife Uthmân que revint l’honneur de mettre
un peu d’ordre dans toutes les recensions effectuées. Malgré les ambitions
des clans et l’amour-propre des scribes évincés, la leçon choisie par Uthmân
s’imposa peu à peu et comme par nécessité.
Incohérente, sans doute, de par son mode de classement résolument
opposé, on l’a vu, à la chronologie de la Révélation. Incertaine aussi : la
méthode choisie se fonde, en cas de doute, sur une défiance systématique à
l’égard du texte écrit et sur un recours au témoignage oral, recueilli de la
bouche même de celui qui entendit réciter par le Prophète le verset
incriminé : porte ouverte à l’arbitraire, aux ambitions ou aux initiatives
littéraires fâcheuses. Mais il n’importe : telle quelle, la recension d’Uthmân
devait bien correspondre au souvenir que la communauté gardait de son
Prophète et de son enseignement.
On s’explique que, consciente de cette fidélité d’ensemble et poussée par
l’urgence, la masse musulmane ait accepté la leçon qui, à travers les
contestations, devait devenir peu à peu la Vulgate coranique : longue histoire
qui fait passer ce texte de base par une série de corrections et de
perfectionnements d’où sortiront de nouvelles disciplines et une nouvelle
écriture (fig. 5-9). La lexicographie et la grammaire, nées du souci de fixer le
sens, les mots et le langage coraniques, vont ainsi de pair avec la calligraphie
et la science de la lecture, dont l’élaboration s’impose peu à peu à travers les
solutions données aux problèmes fondamentaux du déchiffrement : invention
des points diacritiques pour la différenciation de certaines consonnes, sans
doute réalisée, partiellement au moins, dès la deuxième moitié du VIIe siècle,
et notation des voyelles, plus lente à venir, approuvée par la majorité
musulmane dès le milieu du IIIe/IXe siècle, mais soulevant encore certaines
contestations autour de l’an 1000. La Vulgate, en ce sens, ne sera
définitivement fixée qu’avec l’imprimerie : après de longues réticences, le
Coran édité au Caire en 1342/1923 tend à devenir de nos jours l’unique
modèle de l’Islam.

Les succès de la guerre de conquête


et la fin de l’Antiquité coloniale
Les premiers succès de l’épopée musulmane, dont on a esquissé plus haut les
grandes étapes, s’expliquent sans doute, d’abord, comme des réussites
tactiques : car l’effet de surprise a dû être énorme, venant du côté où on ne
l’attendait pas, du moins avec cet allant, cette fougue débraillée et
triomphante du conquérant nomade, qui bouscule les armées classiques de
l’époque, organisées, hiérarchisées, habituées aux confrontations régulières
avec un adversaire de traditions Toutefois, et pour rester sur le plan de la
tactique, Byzantins et Sassanides n’ont pas cédé en une fois, à une seule
poussée, et la surprise ne peut tout expliquer. La façon dont s’est posée, puis
relancée l’onde de choc témoigne, à l’évidence, d’un réel génie militaire
fondé sur la préparation du raid.
À partir des points conquis, on s’implante progressivement aux alentours,
en tache d’huile, tout en menant, loin au dehors, de longues incursions
éphémères, mais répétées, préludes à l’invasion définitive : ainsi fut d’abord
razziée, avant que conquise, la Tunisie à partir des bases de Tripolitaine, ainsi
le lointain Khurâsân, à partir de la Susiane assujettie.
Fig. 5. Écriture monumentale, dite coufique simple.
Le Caire, mosquée d’Ibn Tûlûn, fin du IXe siècle.

Fig. 6. Écriture monumentale, dite coufique fleuri.


Le Caire, mosquée du calife al-Hâkim, début
du XIe siècle.

Fig. 7. Écriture décorative sur faïence. Balcon


du palais de l’Alhambra, Grenade, XIVe siècle.

Fig. 8. Aux frontières de la lettre et du motif.


Alcazar de Séville, XIVe siècle.
Fig. 9. Aux frontières de la lettre et du motif. Tapis
de Turquie, XIIIe siècle.
Pareille ténacité, avec ce qu’elle implique d’insécurité pour les routes
traditionnelles, aboutit à disséquer les anciens empires en isolant les villes, en
accréditant la peur d’un adversaire omniprésent et invincible. Militairement,
le génie des grands capitaines arabes fut ainsi de canaliser l’expansivité
bédouine et sans doute n’est-il pas besoin d’invoquer, pour rendre compté de
celle-ci, un problématique et brutal changement de climat qui aurait poussé
les nomades toujours plus loin hors de l’Arabie. Le succès sans relâche
entretenu, l’appât du butin et, bien évidemment, au moins pour certains,
l’enthousiasme religieux suffiraient à expliquer l’étonnant impact de l’Islam
sur des civilisations vieilles de plusieurs siècles, appuyées sur des cultures
solides et des villes puissantes.
Mais on ne comprendrait pas, si l’on s’en tenait à ces seules raisons,
comment les Arabes ont réussi à se maintenir, une fois assurée la conquête.
En profondeur, le succès de l’Islam vient sans doute de ce qu’il s’est trouvé
répondre largement à certains vœux des populations. Pour celles de l’Empire
byzantin, héritier d’un millénaire de tradition coloniale gréco-romaine, il a pu
s’agir d’une véritable libération, notamment dans les campagnes, exploitées
par l’aristocratie urbaine, vivant en marge des syncrétismes ethniques et
culturels des villes devenues, aux yeux des masses, comme autant de
symboles d’une présence étrangère artificiellement plaquée sur le pays.
Toujours vivaces, les vieilles traditions nationales se sont trouvées renforcées
par les résistances religieuses : les diverses réponses données par les
hérésiarques et les Églises d’Orient au problème de la nature du Christ
tendaient toutes à souligner, dans le Fils ou dans le Père, à l’encontre des
dogmes officiellement proclamés à Constantinople, l’unicité de l’être divin,
et les subtilités de l’orthodoxie chrétienne pouvaient passer, au jugement de
la masse des populations de l’Empire, pour autant de relents du paganisme
occidental. L’Islam, qui donnera une réponse simple aux interrogations
fondamentales sur Dieu et la foi, ne sera pas ressenti, tant s’en faut, comme
une religion étrangère, mais bien comme l’héritier et le défenseur d’une
certaine conception orientale de la divinité.
À ces populations brimées, écrasées sous des impôts d’autant plus lourds
que leurs pays venaient de faire les frais de la guerre entre Byzance et
Ctésiphon, les Arabes n’apparurent certainement ni comme des étrangers ni
comme des barbares. Connus depuis longtemps comme caravaniers, sur les
marchés et les foires, mais, plus encore, comme pasteurs installés aux marges
des déserts, d’où ils s’étaient peu à peu, bien avant l’Islam et notamment en
Syrie, infiltrés loin à l’intérieur des campagnes, ces Arabes entretenaient avec
les populations locales tout un réseau traditionnel de relations. Ces contacts,
qui mettent en présence, hors des villes, non plus des commerçants et des
caravaniers, mais des masses misérables, sont sans nul doute justiciables des
mêmes analyses que J. Le Goff opère par ailleurs à propos des affinités qui se
firent jour entre Barbares et populations de l’Empire romain : en Orient aussi,
les rencontres furent favorisées, de peuple à peuple, par les tensions sociales
entre les masses et l’aristocratie, par les aspirations égalitaires, par un certain
sentiment, face à la richesse accaparée, d’une parenté dans la misère : toutes
tendances qui trouveront, dans la proclamation coranique de la justice
communautaire, une sorte de credo.
Les mêmes conflits sociaux ont joué du côté de l’Irak et de la Perse. Ici,
dans cet État sassanide si puissamment accordé à l’histoire locale, ce n’était
pas une tradition nationale qui était en cause. Si Ctésiphon est tombée aussi
vite sous les coups des Arabes, malgré ses chevaux, ses éléphants et son or,
c’est, semble-t-il, parce que la société sassanide connaissait une crise
profonde. L’expansion commerciale, fondée sur les immenses réserves
monétaires amassées aux dépens de l’Occident et de Byzance et sur le
contrôle des routes de l’Extrême-Orient et de l’Afrique de l’océan Indien,
avait entraîné l’essor des villes, le déclin de la noblesse terrienne et une
prolétarisation des masses urbaines dont témoigna assez, au VIe siècle,
l’ampleur du mazdékisme communisant. L’État sassanide, par ailleurs en
proie aux crises dynastiques, essoufflé par des siècles de lutte avec Rome et
Byzance, s’est ainsi rendu tout désarticulé aux entreprises des nomades.
L’ébauche d’un État
Ainsi facilité par les faiblesses de l’adversaire, l’élan bédouin va durer
pendant près d’un siècle, nourri par les combattants nouveaux qui viennent
grossir, depuis la péninsule, une armée restée fondamentalement arabe.
Guerre et recrutement s’entretiennent ainsi d’eux-mêmes, fixant déjà,
économiquement, une des nécessités futures de l’empire umayyade : la
victoire, mais de plus en plus lointaine, extensive faudrait-il dire, au fur et à
mesure des progrès de l’administration.

La terre en effet, qui représente une des formes les plus sûres du butin, a peu à peu échappé, par
voie réglementaire, à la masse des conquérants. Elle est allée d’abord, sous la forme de
dotations, aux parents et protégés des califes : népotisme, dit la tradition, surtout à propos
d’Uthmân, mais bien plus, sans doute, souci de constituer, autour de la personne califale,
symbole de l’État naissant, une sorte d’ensemble domanial. Quant au reste des terres, la pratique
bédouine traditionnelle du partage intégral entre vainqueurs dut vite céder la place à une
disposition de droit public, stipulant que ces biens étaient conquis au nom de l’Islam tout entier,
lequel les laissait néanmoins à leurs occupants traditionnels, moyennant une taxe versée au
trésor commun.
Ainsi le califat entendait-il démontrer que la répartition du profit de conquête n’était pas
l’affaire des initiatives privées ou tribales, mais de l’assemblée des croyants, dont l’État gérait
les intérêts. L’armature de l’administration fiscale, byzantine ou sassanide, restant pour
l’essentiel en place, on s’occupa surtout, avec les rentrées d’impôts, de créer un budget de
l’armée, l’institution de la solde venant confirmer le caractère public de la rémunération des
combattants.

La mise en place d’une administration centrale, même si elle est encore à


peine ébauchée, traduit donc, face à la traditionnelle anarchie bédouine, face
aussi aux nouvelles ambitions des gouverneurs de province dans leurs fiefs,
un sens certain de l’unité et des prérogatives de l’État. Dans cette évolution,
qui s’accélérera sous les souverains umayyades et abbassides, la personne du
calife est naturellement appelée à prendre une place de choix. Même si le
comportement public du chef de la communauté participe encore de la
simplicité des premiers âges de l’Islam, le principe qu’il incarne est en train
de changer peu à peu de sens. Aux yeux des populations conquises, le
successeur du Prophète tend à devenir l’héritier de la monarchie classique à
l’orientale. Les luttes pour le pouvoir, qui marquent l’histoire de l’Islam après
Muhammad, s’inscrivent sans doute dans le prolongement des vieux
antagonismes de tribus. Mais, différence essentielle, ce pouvoir a changé de
signe en quittant l’Arabie : il ne se réduit plus à une sorte de suprématie de
gloire dans le cadre étroit des relations de groupe à groupe, mais se veut taillé
à la mesure d’un empire, universel et absolu. Sa conquête, donc, les échos
qu’elle trouve dans les populations du vieil Orient et l’instauration du
principe dynastique qui s’ébauche en même temps qu’elle, entre les deux
clans rivaux des Alides et des Uthmânides emmenés par Mu’âwiya,
traduisent l’effort fait par l’Islam pour s’accorder au cadre qui va désormais
être le sien.

Les premiers syncrétismes culturels


La grande mutation qui s’amorce ainsi ne touche pas seulement à l’ordre
géopolitique. La génération arrivée à l’âge d’homme au début des conquêtes
se trouve confrontée, on l’a dit, à de vieux pays, nantis de cultures assez
puissantes pour survivre au choc et même, celui-ci passé, pour contester les
valeurs, au moins profanes, des nouveaux maîtres. Les Arabes, par réaction,
exalteront de jour en jour davantage leur patrimoine à eux, mais la bédouinité
devait d’autant moins supplanter les traditions rivales que les fils de celles-ci,
en nombre toujours croissant, passaient à la religion nouvelle dont la
péninsule perdait ainsi l’exclusivité. L’Islam ne réussira donc ni à extirper
totalement les traditions antérieures, au moins les plus vivaces, ni à éviter les
syncrétismes, qui le marqueront de plus en plus.
Mais, fait essentiel, il parviendra à les exprimer en sa langue originelle,
partout servie, auprès des masses ou de l’élite, par la formidable caution du
sacré avec lequel elle se confond, par l’administration, qui la substituera peu
à peu aux anciens instruments un temps conservés à cet usage, grec et pehlevi
notamment, par ses qualités propres enfin. Contrairement à ce qui put se
produire ailleurs, par exemple en Occident, dans des contextes opposant,
comme celui-ci, un envahisseur à de vieilles populations sédentaires, ici le
courant d’acculturation passe, sur des secteurs aussi vitaux que la religion ou
la langue, du moins au plus civilisé, et non en sens inverse. C’est par l’arabe
et dans le cadre de l’Islam que s’opérera l’accès et des Arabes aux
civilisations étrangères et de ces civilisations à leur propre survie.
Ainsi sont d’ores et déjà posés les principes des futures symbioses qui
verront le jour dans les centres d’Égypte, de Syrie, de Mésopotamie, d’Iran
ou d’Espagne.
Un destin exemplaire : Umar
La première histoire musulmane est dominée par une extraordinaire
silhouette, celle du second calife, qui en symbolise les grands faits
précédemment définis. En un sens, tout passe par Umar : l’élan des
conquêtes, les dotations foncières, la naissance de villes nouvelles, la mise en
place d’une administration, d’une armée organisée et d’une magistrature, la
réglementation du pèlerinage, le choix de l’Hégire comme origine du
nouveau calendrier, le statut des populations non musulmanes, l’affirmation
d’une autorité centrale, l’usage, parallèlement à celui de calife, du titre de
« commandeur des croyants » (amîr al-mu’minîn), indice des nouvelles
orientations du pouvoir, et tant d’autres initiatives par lesquelles l’Islam
entame son évolution vers une société régie par l’ordre et la hiérarchie.
L’étonnant n’est pas qu’Umar ait contribué de très près à ces avènements, qui
sans doute se fussent faits sans lui, sinon avec cette rapidité, mais qu’un
modeste bourgeois de La Mekke, que sa position sociale tenait éloigné des
activités et des prestiges de la grande aristocratie marchande, se soit élevé en
quelques années, avec une autorité unanimement admise, au rôle de chef
d’empire.
Sans doute la tradition musulmane voit-elle juste lorsqu’elle place sous la
lumière de la foi les grandes qualités qu’elle prête à Umar. Car c’est bien
l’Islam, dans toute sa fraîcheur impulsive, qui donne son sens à cette vie.
D’abord hostile, puis converti à la magie d’une récitation coranique entendue
par hasard, Umar se signala dès lors, comme Abû Bakr, mais avec infiniment
plus d’éclat, par un incomparable dévouement à l’Islam et à son Prophète. Il
est peut-être vraiment le seul dont l’accession au califat, servie par tant de
mérites, se soit imposée avec une telle évidence à la communauté : il sera
donc le grand homme de la tradition sunnite et khârijite, tandis qu’à l’inverse
le chî’isme ne lui pardonnera pas, dans le fond, d’avoir été assez grand pour
compromettre la légitimité d’Alî par ses seules qualités personnelles.
Plus sereine, l’histoire, qui a absous Umar de la destruction de la
bibliothèque d’Alexandrie et porté à son crédit ce modèle d’humanité et de
tolérance que fut la prise de Jérusalem, voit en lui le successeur irréprochable
de Muhammad et le dépositaire, dans un Islam qui les transfigure, des vertus
traditionnelles de l’Arabie. Par lui s’assure éminemment la transition entre
l’époque des croyants et celle des politiques, qu’inaugure, en 40/661, le
califat umayyade de Damas.
CHAPITRE 4

Le califat umayyade de Damas

Une tradition tenace situe l’apogée temporel de l’Islam au règne des


premiers califes de Bagdad, qui s’ouvre en l’an 749 de notre ère. Mais, même
s’il les connaît moins bien, l’historien porte autant d’intérêt aux cent années
qui précèdent : la puissance militaire, économique et culturelle de l’Islam est
déjà en germe sous le califat de Damas. En d’assez nombreux domaines, les
Umayyades sèment et les Abbassides récoltent.

Les prémices de l’âge d’or musulman


La succession d’Alexandre et de Rome
Et d’abord, les Umayyades édifient l’un des pouvoirs les plus
impressionnants que l’humanité n’ait jamais connus. Avec eux, l’Islam
s’inscrit, en plein Moyen Âge, comme le prolongement des grands empires à
l’antique. Territorialement, il recouvre – Grèce et Asie Mineure mises à part
– les pays où s’installèrent les États successeurs d’Alexandre, mais aussi une
bonne partie de la moitié méridionale des conquêtes romaines (carte 4 pp. 64-
65). Le fait a des conséquences incalculables : pour la première fois, ces deux
ensembles, des bouches de l’Indus à l’Espagne, sont réunis sous une même
autorité, fondus en un même domaine économique, promis à une même
culture.
Les conquêtes vont comme la foudre : au moment où Mu’âwiya devient
chef unique de l’Islam, en 40/661, les raids des armées arabes, sinon
l’occupation fixe, ont touché déjà les vieilles terres de l’histoire de
l’Antiquité : Gédrosie, Arachosie et Bactriane à l’est ; Caucase et Arménie au
nord, Nubie au sud, et enfin, à l’occident, l’Afrique romaine, l’actuelle
Tunisie. Jusqu’aux années 700, l’Islam, pour l’essentiel, affermit ses
conquêtes, revenant s’installer là où il n’avait fait que razzier, traçant des
camps, fondant des villes : si l’on excepte les expéditions menées, sur terre et
sur mer, contre Constantinople, on ne le voit guère, alors, progresser
territorialement qu’en Afrique du Nord, où il pousse vers le Maroc.
Au début du VIIIe siècle, nouvel élan : à l’est, l’Indus et l’Amu-Darya
(Oxus) sont franchis, et fondées les provinces musulmanes du Sind et du Mâ
warâ’ n-Nahr, « l’Au-delà du fleuve », entendez : la Transoxiane. À l’ouest,
un corps de 6 000 hommes, Berbères pour la plupart, profite des dissensions
de l’Espagne wisigothique et, sous la conduite de Târiq, passe le détroit, qui
prend le nom du conquérant : Jabal Târiq, dont nous avons fait Gibraltar.
L’armée du roi Rodéric est écrasée en 92/711, sur le rio Barbate. Aux
envahisseurs, dont les rangs se grossissent de nouveaux contingents emmenés
par l’ombrageux chef de Târiq, Mûsâ ibn Nuçayr, la péninsule tout entière
s’ouvre.
Nouvel élan encore à partir des tremplins de Transoxiane et d’Espagne,
cette fois, il est vrai, avec des fortunes diverses. Par sa victoire sur les
Chinois, aux bords de la rivière Talas (133/751), l’Islam affirme son pouvoir
sur les vieilles routes des steppes de l’Asie centrale, tandis qu’à l’autre bout
de l’empire, c’est, en 114/732, Poitiers : les musulmans se replient sur la
Septimanie, s’y accrochent un temps avec la bénédiction des Provençaux,
mais devront, en 142/759, abandonner définitivement Narbonne, que leur
enlève Pépin le Bref.
Les voilà donc installés, ces conquérants, de l’Atlantique à l’Inde et de la
mer d’Aral au Sahara (carte 6 pp. 82-83). Une fois de plus l’historien
s’interroge : en si peu de temps, un siècle environ, pourquoi, comment a été
possible un pareil empire, plus vaste que celui d’Alexandre, au moins égal à
celui de Rome, et qui pousse plus loin qu’eux, en tout cas, vers l’Asie
centrale et l’Afrique Noire ? Le succès a tenu sans doute pour beaucoup, on
l’a dit, à l’état de crise qui règne au sein des vieux pays investis. Il faut y
ajouter une sorte de constance bédouine, en l’occurrence activée, sublimée
par l’Islam, qui lance, les nomades vers les marges fertiles du désert, arabique
d’abord, puis libyque et saharien. L’élan s’arrête finalement là où
commencent les difficultés des climats rudes des montagnes : Pamir,
Caucase, Arménie, Berbérie ; là, aussi, où l’on se heurte à d’autres nomades,
dont le mode de vie et le bétail sont mieux adaptés aux conditions locales :
ainsi dans l’Asie centrale des Turco-Mongols ; ailleurs, enfin, là où l’on
trouve en face de soi une puissance aussi neuve et ambitieuse : c’est le cas de
l’Occident pris dans l’essor carolingien.
Déjà, au milieu du siècle umayyade, les Arabes fléchissent et se voient
relayés, dans leur élan conquérant, par ces Berbères auxquels revient, de
façon éminente, la gloire des succès espagnols, en attendant
qu’interviennent ; les Turcs et, après eux, leurs frères mongols. Ainsi, au fur
et à mesure que les premiers conquérants se fixent et s’urbanisent, d’autres
populations, surgies des déserts ou des montagnes pauvres, reprennent
l’Islam en charge, le relancent hors des frontières où il s’enlise, le
compromettent parfois, avant de se laisser gagner à leur tour à la stabilité et
au syncrétisme des villes.
Pour l’heure, la parole est aux Arabes. Leur conquête se différencie,
lorsqu’on la compare par exemple aux horreurs mongoles, à cet autre gage de
succès qu’est le traitement réservé aux pays soumis. La conversion n’est
imposée, dans le principe, qu’aux populations non détentrices d’une écriture
révélée ; dans la pratique, l’Islam dut considérer comme gens du Livre (ahl
al-Kitâb) non seulement les Juifs et les Chrétiens, mais aussi les Zoroastriens,
les Bouddhistes et bien d’autres. À cette tolérance, les conquérants avaient
leurs raisons : leur infériorité numérique, qui leur conseillait de s’assurer ainsi
leur tranquillité, et aussi des arrière-pensées fiscales, car c’est au prix d’un
impôt spécial, la jizya, que le sujet protégé (dhimmî) conservait l’exercice de
sa religion et le privilège de relever, pour la justice, des chefs de sa
communauté : évêques ou rabbins.
Carte 4. l’Islam jusqu’au milieu du xe siècle.
Aussi bien l’occupation n’a-t-elle guère apporté, au moins dans ses débuts,
de changement notable à la vie des sédentaires. Au pire, les campagnes ne
faisaient que changer de maîtres ; quant aux métiers et autres institutions
urbaines, les formes sous lesquelles on les découvre à l’époque abbasside
attestent assez qu’ils ont traversé sans crise notable la phase de la conquête,
l’État musulman étant venu naturellement se substituer à ses prédécesseurs
byzantin ou sassanide.
Plus important, plus nouveau s’affirme le phénomène de fixation des
groupes arabes émigrés de la péninsule, au cours de très longues marches que
guident le hasard des conquêtes, les facilités d’installation, les rivalités qui les
séparent les uns des autres. Ils transportent, avec leurs habitudes, les vieux
antagonismes d’Arabes du Nord et du Sud, fils d’Adnân et de Qahtân,
jusqu’aux cieux lointains du Khurâsân ou de l’Espagne. Renforcées des
nouveaux antagonismes nés de la succession du Prophète, les querelles
resurgissent, interminables, faisant de chaque province, dès l’instant que se
relâche l’autorité centrale, un nid d’intrigues et de conflits. L’instabilité
politique, déjà donnée pour l’une des constantes de l’Arabie, est portée, elle
aussi, aux dimensions de l’empire.
Mais en même temps, et comme par compensation, ces mêmes Arabes lui
donnent une unité plus profonde : au-delà des heurts qui opposent les pays
aux pays, les villes aux villes, les quartiers aux quartiers, une même langue
peu à peu s’étend. Comme la conquête, l’arabe s’identifie, foncièrement, avec
les marges subdésertiques : Croissant Fertile, Égypte, Tripolitaine et Tunisie,
butant sur les régions montagneuses ou bordières ; là résisteront, longtemps,
parfois toujours, des idiomes vivaces, bien accrochés au terrain comme à la
tradition : dialectes iraniens ou berbères, beaucoup moins le copte, dans la
plate Égypte. Mais, même en dehors des aires privilégiées, autant de
groupuscules, autant de noyaux à partir desquels se diffuse, selon les cas, une
sorte d’arabe moyen, mâtiné fortement de traits dialectaux ou étrangers,
admirable instrument, par exemple, des échanges commerciaux, ou, sous une
forme plus épurée et plus savante, cet arabe classique qui donnera, à la
culture abbasside, son gage le moins contestable d’unité. Signe des temps :
les vieilles langues coloniales, grec en Méditerranée orientale, latin en
Afrique du Nord, ne se maintiendront pas.
Si l’avènement d’une expression arabe est le trait le plus neuf de cet
empire, le négoce en revanche, servi, comme on vient de le dire, par cette
jeune lingua franca, est le plus beau des héritages que l’Islam ait su recueillir.
Recueillir et valoriser : car il lui offre un terrain plus vaste, en abolissant la
frontière, politique et économique, qui séparait avant lui les mondes byzantin
et sassanide et en ouvrant au trafic international une partie de l’Occident
barbare. Et voici la caution de l’éthique religieuse : l’Islam, allant au-delà du
privilège de fait que l’Arabie païenne assurait au grand marchand, lui accorde
maintenant ses bénédictions officielles et lui promet, s’il est juste, une place
éminente au Paradis.
Voici, enfin, avec la monnaie, l’instrument indispensable des échanges : le
cinquième calife umayyade, Abd al-Malik (65/685-86/705), met fin au règne
de l’étranger, en conjuguant heureusement, ici encore, la tradition et la
novation. Denier d’or byzantin et derem (drachme) d’argent sassanide, de
type ancien ou légèrement modifié après la conquête, s’effacent devant leurs
successeurs respectifs, le dinar et le dirham : les noms perpétuent d’anciens
souvenirs, mais les types et les graphies sont arabes, les étalons nouveaux :
2,97 grammes pour le dirham, 4,25 grammes pour le dinar, l’argent étant, par
rapport à l’or, dans un rapport théorique de un à dix, Monnaies fortes : on
avance, pour le dinar de cette époque un titre de 96 à 98 %. Plus encore,
pourrait-on dire, monnaies réalistes : sans bousculer les habitudes antérieures,
elles leur donnent un sens nouveau : dinar et dirham musulmans consacrent,
en les fondant en un bimétallisme d’Empire, la fin de deux monométallismes
rivaux.
Comme les monnaies, les produits et les routes s’adaptèrent aux conditions
issues de la conquête, plus qu’ils ne se transformèrent radicalement. Encore
qu’on les connaisse mal pour cette époque, on peut supposer que les vieux
centres de production artisanale ou agricole persévérèrent dans leurs
traditions : tissus, papyrus et blé d’Égypte ; armes, céréales et huiles de
Syrie ; étoffes de luxe et perles de Susiane et de Perside (Fârs). Rarement
sans doute les itinéraires d’écoulement furent-ils compromis par la conquête,
comme, peut-être, pour les huiles de la Syrie du Nord, trop proche des
théâtres d’opérations militaires d’Asie Mineure, ou pour le blé d’Égypte,
détourné de Constantinople au profit, notamment, des villes du Hijâz. La
plupart du temps, les pistes s’infléchirent pour subvenir aux besoins des cités
que l’Islam, ici encore aux lisières subdésertiques, tira du sol ou développa :
Kairouan, al-Fustât, le futur Caire, Baçra et Kûfa en Irak, surtout Damas, la
capitale.
Continuités sur les terres, plus encore continuités sur les mers, mais, ici,
avec des nuances et des variations lorsqu’on passe de l’océan Indien à la
Méditerranée. À l’est, le commerce reste encore, pour l’essentiel, une affaire
de piétons : le golfe Persique ne peut soutenir la comparaison avec l’antique
voie caravanière de l’Asie centrale, dont les conquérants viennent de
s’assurer le contrôle, et Sindbâd le marin ne naîtra que plus tard, après la
fondation des énormes métropoles de l’Irak abbasside : Bagdad et Sâmarrâ.
À l’ouest, incontestablement, la mer a plus d’importance : une fois de plus la
Méditerranée s’impose à qui la touche. Les Arabes trouvent ici, pour un
temps au moins, les réserves forestières du Liban et du Taurus, les arsenaux
syriens et égyptiens, les traditions navales de vieux peuples riverains. Des
vocations de marins naissent chez les Arabes eux-mêmes, tel ce Busr ibn Abî
Artât, né à La Mekke environ dix ans avant l’Hégire, conquérant, avec
d’autres, de la Syrie et de l’Égypte, gouverneur à poigne du Hijâz et du Bas-
Irak, converti en amiral des flottes lancées jusque sous les murs de
Constantinople.
Pourtant, ces raids spectaculaires et répétés restent chaque fois sans
lendemain, et précaire l’occupation des îles : sans parler de la Crète, même
Chypre, la toute proche, n’échappera jamais tout à fait au contrôle byzantin.
La surprise passée, Constantinople, seule ou, plus tard, avec Venise dans son
ombre, maintiendra sa présence en Méditerranée orientale. Avec elle, les
ports syriens ou égyptiens, Alexandrie en tête, seront ainsi engagés dans des
alternatives de rapine et d’échanges, ne fût-ce que de prisonniers. À plus long
terme, la marine musulmane, qui s’aguerrit à ces confrontations, y acquiert un
capital d’expérience qui la paiera largement, plus à l’ouest, des efforts
consentis.
S’il était écrit que la Méditerranée orientale ne devait jamais être un lac
musulman, du moins l’Islam sut-il faire glisser vers l’Occident, pour y
connaître des succès plus durables, les techniques apprises aux ports du
Levant : l’installation à Tunis, vers 75/694, de familles coptes qui y prennent
en charge le nouvel arsenal, annonce la conquête de Malte et bientôt de la
Sicile, perle future de l’Islam méditerranéen.

Les rouages de l’État


Tel quel, l’empire édifié par la conquête sanctionne une hégémonie arabe. Au
sommet de la pyramide, le calife, successeur du Prophète et maître unique. La
simplicité des premiers âges de l’Islam s’effaçant peu à peu, Damas voit
naître une cour somptueuse, où percent déjà, sous les raffinements de
l’étiquette et du cérémonial aulique, bien des traits d’une monarchie à
l’orientale. D’un bout à l’autre de l’empire, le pouvoir, par délégations
successives, descend jusqu’aux bourgades ; le ressort essentiel de cette
transmission, c’est le gouverneur de province, représentant d’une grande
famille d’Arabie, investi directement par Damas, d’où il tient, sous réserve de
satisfaire à cette confiance, une autorité quasi discrétionnaire. L’histoire a
conservé ce type de serviteur sévère sous les traits d’al-Hajjâj, le célèbre
gouverneur de l’Irak. Fondateur de villes et grand capitaine, législateur
infatigable, non moins impitoyable briseur de révoltes, il arrive presque seul,
sans crier gare, en 75/694, à la mosquée de Kûfa alors en pleine agitation, se
découvre et lance : « Je vois ici des têtes mûres dont le temps est venu de
faire la cueillette ! Je vois déjà le sang couler sur les turbans et sur les barbes.
Gens de l’Irak, Dieu m’est témoin que je ne suis pas de ceux qui se laissent
palper comme on palpe des figues ! Le Prince des Croyants, Abd al-Malik, a
vidé son carquois devant lui : il a éprouvé ses flèches, sans en trouver qui fût
plus amère et plus dure que moi ! »
Tant d’obstination, de loyauté, de brutalité aussi, porte les fruits attendus :
l’empire tient, malgré les rivalités de clans, de sectes, de provinces. Du reste,
ici encore, l’administration des conquérants, se gardant de bouleverser
radicalement les usages établis, est venue se superposer à celle des
prédécesseurs, dont elle a, au moins dans les débuts, gardé la langue – persan,
grec, copte, – et parfois aussi les bureaux (dîwân-s) : au centre de ceux-ci, la
chancellerie, l’armée et l’impôt, qu’on retrouve à l’échelon de la province.

L’armée en particulier, déjà institutionnalisée par Umar, évolue : peu dans son armement, qui
reste rudimentaire, les machines de siège mises à part, beaucoup plus dans sa composition : si la
fiction est maintenue, sur les registres, d’un corps exclusivement arabe et classé par tribus, si
même, à en juger sur l’ensemble de l’empire, les Arabes constituent encore la grande majorité
des effectifs, c’est malgré tout une caractéristique des réserves de l’arrière beaucoup plus que du
théâtre des opérations.
Ici, les envahisseurs des débuts sont de plus en plus aidés par leurs clients (mawâlî), Musulmans
non arabes, ou par des frontaliers non musulmans, qu’attirent les exemptions d’impôts tout
autant que les profits de guerre. Iraniens, Arméniens, Berbères, – ces derniers majoritaires, on
l’a dit, dans les troupes qui envahissent l’Espagne, – se substituent au volontariat, de plus en
plus réticent, des gens des tribus : déjà, ainsi, se profilent les personnages de l’étranger et du
soldat mercenaire, qui vont relayer, remplacer, bientôt évincer les Arabes installés, avec leurs
familles et leurs contribules, dans les villes-camps d’Égypte et d’Irak ou les circonscriptions
militaires (jund, pl. ajnâd) de Syrie-Palestine, conquérants repus ou fatigués, nomades gagnés
peu à peu à la vie urbaine.

Pour ce qui est de la fiscalité, la théorie islamique distingue, comme la


nôtre, entre la contribution et l’impôt. Le Musulman n’est, en saine doctrine,
tenu qu’à la première, sous la forme de l’aumône (zakât, çadaqa), qui est, on
l’a dit, un des cinq points de son credo et que l’usage fixe au dixième (uchr :
dîme) des revenus, fonciers ou autres. Le non-Musulman protégé (dhimmî)
paie, lui, à la fois l’impôt foncier (kharâj) et la capitation (jizya), contrepartie
de la liberté qui lui est laissée en matière religieuse.
Théoriquement, on le voit, il est une catégorie de biens qui échappe au
fisc : les revenus non fonciers de tous ceux qui n’appartiennent pas à l’Islam.
L’État musulman, qui ne pouvait négliger ce manque à gagner, fut donc forcé
d’en prendre à son aise avec une doctrine qui, privilégiant ici encore le
négoce, déclarait sans ambages sa répugnance pour ce genre d’impositions :
taxes diverses sur le capital marchand, droits de location, de protection ou
d’usage, et, enfin, octrois, péages et douanes, d’autant plus scandaleux, aux
yeux des puritains, qu’ils frappaient les marchandises indépendamment de la
religion de leurs propriétaires et que, perçus non seulement aux frontières de
l’empire, mais aussi à l’intérieur, de province à province, de ville à ville, ils
traduisaient bien, dans les faits, la substitution, à l’intérêt global d’une
communauté conçue comme indivise, des égoïsmes propres à telle ou telle
fraction de ladite communauté.
Parti de haut, l’État musulman a dû ainsi, une fois de plus, composer avec
les réalités et notamment avec les traditions que lui léguaient les systèmes
fiscaux de ses prédécesseurs : l’impôt foncier, la dîme, la capitation n’étaient
pas, tant s’en faut, des surprises pour les anciens sujets de Byzance ou de
Ctésiphon. De la même façon, les opérations de recouvrement continuèrent à
se partager, au hasard des situations locales, entre les méthodes de ferme et
de régie directe. Sans doute peut-on noter, par rapport aux empires antérieurs,
un développement des taxes sur les opérations marchandes et, de façon
générale, une complication de la fiscalité. Mais ce n’était là rien de nouveau
sous le soleil d’Orient : tout au plus une accentuation de la tendance qui
faisait déjà trouver à l’Antiquité, dans des pays comme l’Égypte, « le paradis
du fisc ».
Un fait est certain : le commerce asiatique et méditerranéen, ce vieux
routier de la douane et du péage, ne devait pas souffrir, bien au contraire,
d’une situation qui compensait largement le désagrément de taxes multiples
par la création d’un empire immense, admirablement placé à la croisée des
grands itinéraires mondiaux. Les vraies difficultés de l’impôt, redoutables
celles-là, naîtront, comme on le verra un peu plus loin, de la terre, dont la
possession, avec les droits et les charges qui s’y attachent, pose de façon
aiguë les problèmes conjugués des ressources de l’État, des soutiens
logistiques de son armée et des fondements de la nouvelle communauté
islamique.

Splendeurs syriennes
Les plus beaux joyaux du Moyen Âge musulman, ce sont ses villes. Requise
à la fois par un idéal de vie communautaire où la mosquée, la chaire jouent
des rôles essentiels, par la nécessité de tenir les pays conquis, par le souci de
gloire enfin, la fondation des cités est un des faits majeurs de cette histoire.
De préférence, l’Islam les place alors, on l’a dit, sur les lisières désertiques,
loin de la mer encore insoumise, même si la nouvelle Tunis montre, en ce
domaine, la voie des expansions prochaines. Dominant le lot, cinq villes :
nées parfois à l’époque immédiatement antérieure, elles trouvent néanmoins,
sous le califat umayyade, leur essor et leur gloire : Kairouan (50/670), al-
Fustât, le futur Caire (22/643), Baçra et Kûfa, les cités du moyen et du bas
Euphrate (17/638), et enfin Wâsit, « l’intermédiaire », fondée, pour les
surveiller, à mi-chemin de ses sœurs irakiennes. Toutes portent les mêmes
traits : villes-camps destinées au stationnement des troupes, les tribus s’y
groupant par quartiers, villes arabes, au moins dans les débuts, isolées et
défendues, comme en milieu hostile, villes, enfin, bâties la plupart du temps
en marge et en remplacement de cités plus anciennes, dont elles reprennent
les fonctions avant d’être relayées à leur tour, sur place ou plus loin, par des
villes nouvelles.
Les établissements d’Irak, nés des besoins de la conquête puis de la
pacification, seront les plus prompts à décliner, sauf Baçra, que sauvera le
grand commerce du golfe Persique. Al-Fustât, qui succède à la Babylone
égyptienne, s’oubliera elle-même au profit du Caire fâtimide, al-Qâhira.
Kairouan, enfin, la vigie du désert, se verra cernée, contestée : autour d’elle,
et notamment du côté de cette mer vers laquelle bascule peu à peu le destin
de la Tunisie, un ensemble de résidences princières – pas moins de cinq entre
800 et 950 – sortiront du sol, deviendront villes, parfois reliées au noyau
initial, mais lui retirant, en tout cas, son rôle de capitale, ses habitants, ses
industries.
Constante du Moyen Âge arabe : la cité y est toujours en coquetterie avec
son site. Seule ou presque, Damas, la capitale, la vieille ville rajeunie et
agrandie, échappe à ces insatisfactions. Car Dieu sait qu’elle n’a pas à se
plaindre de ses nouveaux maîtres ! Ici, dès le premier siècle de l’Islam,
s’affirme avec éclat une de ses vocations essentielles : le syncrétisme de ses
arts. Il éclate dans la réponse donnée par les architectes et les décorateurs aux
besoins de la communauté nouvelle. Le siècle des Umayyades est placé sous
le signe de la mosquée : Kairouan, al-Fustât, Jérusalem, Médine, Baçra et
Kûfa auront les leurs, mais surtout Damas (fig. 80 p. 393), où le sixième
calife de la dynastie, al-Walîd, édifiera le modèle du genre. Ici, on peut
mesurer le chemin parcouru en moins d’un siècle, depuis le type primitif,
simple temenos tracé à même le sol, parfois délimité par des claies de
roseaux, au mieux abrité sous des palmes. Certes, dans ces premiers grands
succès de son art que constituent les mosquées umayyades, l’Islam apporte
moins qu’il n’emprunte : à Byzance surtout, mais aussi à la Perse, notamment
pour la Coupole du Rocher (la « Mosquée d’Omar ») à Jérusalem, où il
« emploie la mosaïque, apanage de Byzance, dans l’esprit des stucs
sassanides ». Même lorsqu’il ne garde, comme à Damas, que la carcasse du
sanctuaire précédent (en l’occurrence le mur d’enceinte), ce qu’il bâtit à neuf
vient des artisanats locaux ou étrangers, de leurs techniques, de leurs
traditions : placages de marbre, mosaïques, coupoles (fig. 10), arcades, nefs
ne font, avec l’Islam, qu’entamer une nouvelle carrière ; la disposition de
l’ensemble du monument lui-même, l’usage qui en est fait le vendredi, par la
prière en commun et le prône (khutba) du calife, montrent assez qu’on n’a
pas entièrement rompu avec certaines traditions orientales qui font du temple
et de son cérémonial le prolongement des audiences palatines.

Fig. 10. Techniques de l’architecture sous


les Umayyades. Coupole du Rocher, Jérusalem.
Et pourtant, on ne saurait s’y tromper : c’est bien d’un oratoire musulman
qu’il s’agit, et pas d’un autre. La niche (mikrâb), qui donne la direction de
La Mekke et par conséquent l’orientation nouvelle de l’édifice, est là pour le
rappeler, et là aussi les fontaines de la cour, pour les ablutions rituelles. La
décoration, florale ou épigraphique, géométrique ou architecturale, se ressent
déjà de l’allergie de l’Islam aux thèmes de la figuration animée, porteurs de
germes d’idolâtrie. Les minarets enfin, avec les muezzins qui les hantent, sont
peut-être le signe le plus immédiat à quoi se reconnaît tout paysage
musulman (fig. 11 p. 72) : qu’on oppose, très schématiquement, le minaret
carré, avec salles, fenêtres et étages, de l’Islam syrien et méditerranéen, à son
frère d’Orient, rond ou polygonal, aveugle et d’un seul jet, et qu’on voie en
eux, au hasard des pays, d’antiques survivances de tours de guet ou d’églises,
de phares ou de simples motifs ornementaux, dont la destination primitive ne
s’oubliera que peu à peu, parfois même jamais, il reste que l’Islam les marque
tous de sa griffe unique, en leur surimposant une vocation nouvelle qui
efface, ou du moins estompe, les usages antérieurs. Cette vocation s’exprime
dans l’appel à la prière (adhân), cette voix d’abord lancée du haut des
terrasses et qui, gagnant peu à peu les minarets, en fait le triple symbole de
l’espace, du temps et du culte musulmans.
De cette vie officielle de l’Islam, la mosquée n’est pas seule à porter
témoignage : le palais, lui aussi, fleurit à l’époque umayyade. Infatigables
bâtisseurs, les califes, surtout al-Walîd I, Hichâm et al-Walîd II, enserrent la
Damascène dans une ceinture de châteaux : plusieurs dizaines dénombrées
jusqu’ici, et presque toujours du côté du désert, Transjordanie ou Palmyrène.
Résidences princières, ces monuments s’inscrivent en fait dans un ensemble
beaucoup plus vaste, véritablement innombrable celui-là, de domaines
fonciers (carte 5 p. 74), installés sur d’anciennes exploitations romaines ou
byzantines ou aux emplacements des vieux forts gardiens du limes arabique,
ces castella dont la toponymie, sous le terme d’al-Qastal, garde un peu
partout le souvenir. Fidèles à la politique d’Uthmân, leur lointain parent et
prédécesseur, les califes umayyades entendent, par l’appropriation, à leur
usage personnel, de certaines terres, ou par leur concession, sous une forme
d’emphytéose, aux tribus arabes émigrées, fixer les nomades tout en
constituant, sur les lisières subdésertiques gagnées à l’irrigation, une sorte
d’ensemble domanial organisé autour d’une multitude d’installations bâties et
stables.
Fig. 11. Quelques spécimens de minarets :
A) Damas, VIIe-XIIe siècle ; B) Kairouan, VIIIe-
IXe siècle ; C) Sâmarrâ, ixe siècle ; D) Le Caire,
ixe siècle ; E) Marrakech, xiie siècle ; F) Le Caire,
xve siècle.
Continuités sur les sols, continuités dans l’art. Plus qu’à la mosquée, où la
religion nouvelle impose ses exigences à l’architecture et ses réticences à la
décoration, l’art musulman trouve ici des successions toutes faites qu’il peut
assumer sans entraves. Sculptures, fresques ou mosaïques, les trop rares
vestiges des constructions civiles umayyades attestent la liberté et la richesse
de la figuration animalière ou humaine. On dira, certes, que ces murs abritent
les rêveries propres aux nouveaux maîtres, et notamment cette poésie des
solitudes où l’on a vu longtemps la seule raison de leur édification. Il n’en
reste pas moins que les édifices de la steppe (fig. 82 p. 394) sont,
économiquement et culturellement, syriens avant que d’être musulmans : si
continus dans leur histoire, si bien inscrits dans une tradition (fig. 81-84 p.
393-395) qu’on hésite parfois encore à les attribuer, en bloc ou en partie, à
l’Islam. Le plus ambitieux, peut-être le plus composite de tous, Mchattâ
(fig. 82), aujourd’hui perdu à quarante kilomètres à l’est de la mer Morte, est
aussi la plus persistante des énigmes.
À ce syncrétisme d’ensemble, il faut apporter une réserve d’importance,
qui concerne le domaine particulier des lettres. Certes, ici encore, le siècle
umayyade, par le rôle qu’il donne à la vie urbaine, par l’importance
croissante qu’y prennent les convertis, fils de vieilles cultures, assure, pour
l’avenir, un rôle essentiel de transition, et il est bien vrai que les premières
manifestations de ce qui sera la culture abbasside prennent place, en réalité,
dans les deux ou trois dernières décennies du califat de Damas. Néanmoins,
en matière de littérature, les rencontres sont moins spontanées, les
maturations plus lentes ; la raison en est simple et tient au fait que l’arabe et
les valeurs qu’il véhicule bénéficient à plein de l’élan de la conquête, qui les
porte avec elle. Si les nouveaux venus ont beaucoup à apprendre en matière
d’architecture, par exemple, l’arabe et ses expressions, religieuses ou
profanes, s’imposent, s’installent à l’ombre de l’Islam et de ses victoires.
À un signe, on peut reconnaître que le temps des rencontres, donc des
confrontations et des controverses, n’est pas encore venu : tout comme l’État
nouveau laisse aux sujets protégés l’usage de leurs terres, la culture venue de
la péninsule leur tolère celui de leur foi et de leurs traditions. Les « nations »
vivent ainsi côte à côte, sans interférence ; fait révélateur : c’est avec
Byzance, non avec l’Islam, que les diverses chrétientés d’Orient, illustrées
par le grand nom de saint Jean Damascène, sont en relation ou en conflit.
Carte 5. La Syrie umayyade.
Le siècle umayyade, c’est, fondamentalement, le règne de cette expression
éminente du génie arabe qu’est la poésie : poésie archaïque ou archaïsante,
d’abord, qui s’inscrit dans la lignée des grands chantres de l’époque
préislamique comme Imru l-Qays ou Antara, lequel deviendra, au fil des
siècles, le héros chevaleresque du célèbre « roman d’Antar » ; ce courant
poétique reprend, en les transportant aux centres urbains et en les colorant de
nouvelles nuances politiques, les vieux thèmes de jactance et d’animosité
tribales, sans oublier ceux de la déploration et de l’amour : les ténors, ici, sont
Dhû r-Rumma, Jarîr, al-Farazdaq et al-Akhtal, ce dernier membre d’une tribu
chrétienne et resté fidèle à sa foi. À côte d’eux, Umar ibn Abî Rabî’a illustre
une poésie plus nouvelle, synonyme de vie mondaine et d’aventures galantes,
née dans les villes du Hijâz à l’occasion des grands rassemblements du
Pèlerinage : poésie du plaisir, sans doute, mais où la femme, généralement de
haut rang, n’est pas réduite, comme, plus tard, dans la « poésie d’hommes »
de l’époque abbasside, à ce rôle d’objet qu’incarneront l’esclave ou la
courtisane de profession. Ici, la femme est libre de ses actes, elle donne la
réplique, se refuse parfois, se mérite en tout cas : preuve qu’en ce
premier siècle de l’Islam, et particulièrement en ces villes saintes d’Arabie où
les pratiques culturelles viennent renforcer les mouvements traditionnels du
commerce et des échanges, la femme, rouage essentiel de la société, échappe
encore aux interdits formidables que feront bientôt peser sur elle la
codification du droit et des usages revendiqués par la doctrine.

Difficultés et discordances
Les incertitudes de l’État
Si grand, si fort même que soit l’empire umayyade, les crises perpétuelles qui
le secouent montrent assez que les Arabes, en quittant la péninsule, ont
transporté au dehors leurs habitudes tribales d’instabilité politique. Certains
califes, parmi les plus grands, Mu’âwiya et Abd al-Malik en tête, essayèrent
bien d’élever les intérêts dynastiques en principe de gouvernement, par
l’exclusion des collatéraux au profit des descendants directs. En vain ; la
majorité musulmane resta incapable de dissocier État et état de fait, de voir en
une dynastie autre chose qu’un succès de groupe, comme tel contestable à
merci : la tradition le fit bien voir à al-Hajjâj, qu’elle exécra parce qu’il
représentait, au niveau provincial, l’autorité d’un pouvoir unique,
contempteur des antagonismes locaux, certainement en avance sur son siècle.
Du reste, cette éternelle contestation tribale n’opère pas qu’en dehors du
clan umayyade. En son sein aussi, les mêmes clivages s’opèrent : d’abord
entre les descendants de Mu’âwiya (Sufyânides) et ceux d’al-Hakam (califes
marwânides), mais aussi, chez ces derniers mêmes, entre fils, oncles, frères
ou cousins (schéma ci-dessous). Nul doute que l’instabilité originelle des
tribus, muées de plus en plus en clientèles politiques, se soit ainsi exaspérée à
proportion du pouvoir conquis. C’est elle, elle surtout qui, travestie en
oppositions religieuses, explique par exemple l’affrontement de l’Irak chî’ite
et de la Syrie « orthodoxe », les mouvements antiumayyades d’Arabie et
d’Égypte, mais aussi les rivalités intraprovinciales : en Irak, celle de Baçra et
de’Kûfa, qu’illustrera à foison la littérature classique, et, en Syrie, le vieux
conflit des Arabes du Nord et du Sud, qu’on appelle maintenant Qaysites et
Yéménites ; entre eux, les califes pratiqueront une politique de bascule, les
plus résolus ou les plus avisés – Mu’âwiya, Abd al-Malik, le pieux Umar II
ibn Abd al-Azîz – réussissant, par la force, la ruse ou le désintéressement, à
concilier parfois l’inconciliable, avant qu’à ces jeux le pouvoir dégénère et
sombre : quatre califes dans les sept dernières années de la dynastie.

Les crises de l’appareil foncier et administratif


On a défini plus haut, en termes très schématiques, la théorie islamique de
l’impôt. Elle buta vite sur les réalités. La conversion des habitants des pays
soumis parut bientôt, à l’État musulman, plus dangereuse que leur maintien
dans leur foi ancienne, En passant à l’Islam en effet, ces populations
s’affranchissaient de leur qualité de tributaires (dhimmî) : à cette opération, le
fisc perdait et le montant de la capitation (jizya) sur les personnes et, sur les
terres, le manque gagner représenté par la différence entre l’impôt foncier
(kharâj) et la dîme aumônière, seule contribution exigible de Musulmans.
Si l’État, en bonne théorie, ne pouvait refuser, dans de pareils cas,
l’extinction de la jizya, il eut moins de scrupules à décréter que le classement
en terres de kharâj et terres de dîme était acquis une fois pour toutes,
indépendamment de la confession de leurs occupants. On sanctionnait ainsi,
dans les faits, l’existence de deux catégories de Musulmans, les Arabes et les
autres, la masse des convertis agrégés aux diverses tribus sous la forme de
clients (mawâlî) ; clivages ethniques et injustice fiscale se recoupaient trop,
on s’en doute, pour ne pas susciter, au nom de l’Islam égalitaire, des
protestations et des révoltes où les mouvements antiumayyades devaient
trouver un ferment décisif.
Mêmes disparités sur les terres appartenant à des Arabes. Si l’on excepte
les propriétés d’origine, situées dans la péninsule, il ne peut, théoriquement,
s’agir en l’espèce que de domaine public. Pour l’Islam en effet, tout territoire
que la guerre, par la mort de ses occupants ou leur fuite, laisse vacant, tombe
dans le trésor commun et indivis (fay’) de la communauté, laquelle en
abandonne l’usufruit, sous la forme de concessions (igtâ’) d’ensembles
fonciers (day’a), à charge pour les bénéficiaires d’acquitter la dîme. Ceux-ci,
le plus souvent, résident dans les villes et font exploiter la terre par des
tenanciers, que lie un contrat de métayage (muzâra’a).

Pour ces paysans, le système n’était sans doute ni meilleur ni pire qu’un autre : il installait, une
fois de plus, l’Islam dans la tradition de Byzance. Mais il avait, par rapport au régime des terres
de kharâj, l’inconvénient majeur de mettre le paysan plus directement en contact avec certaines
disparités sociales. Si l’on admet en effet – puisqu’on n’enregistre pas de fuite des paysans vers
la condition du métayage – que les redevances dues au titre de la muzâra’a étaient sensiblement
de même ordre que celles du kharâj, au moins le cultivateur d’une terre de kharâj avait-il
l’avantage de travailler à son propre compte.
Mais il ne s’agissait pas uniquement de l’éternelle liberté paysanne ; si kharâj et muzâra’a
partageaient en effet une infériorité de même ordre par rapport au système de la dîme,
infiniment plus favorable, cette disparité n’était pas, et de loin, ressentie de façon égale dans les
deux cas. Au plan de la justice sociale, on ne pouvait comparer le cultivateur d’une terre de
kharâj, qui s’acquittait de ses charges auprès du fisc, et le tenancier qui versait, sous forme de
métayage, un revenu sensiblement équivalent, mais cette fois entre les mains du titulaire du
domaine : injustice criante, on le voit, dès lors que ce titulaire, ne payant lui-même au fisc que la
dîme, réalisait ainsi un bénéfice substantiel sur le travail du paysan. Le système de la muzâra’a,
inspiré, à l’évidence, par le souci de créer une aristocratie foncière, doublait donc l’exploitation
des sols par une indéniable exploitation des hommes ; dans une condition paysanne qui, pensée
en termes de charges, de revenus, d’énergie ou de techniques, était alors sans doute un peu
partout la même, un tel régime venait substituer à cette égalité de fait une inégalité de droit en
faisant coïncider, ici encore, clivages sociaux et clivages ethniques.
Au moins ces disparités étaient-elles institutionnelles ; mais elles se
supportaient d’autant moins qu’elles rompaient parfois avec toute légalité,
même apparente, pour ne trouver de principe que dans l’arbitraire. Déjà,
pendant et après la conquête, bien des terres concédées sous forme d’iqtâ’
furent assimilées, par les bénéficiaires, à une propriété pure et simple. Mais,
pire encore, dans des régions lointaines ou d’accès difficile ou mal acquises à
l’autorité des gouverneurs, les conquérants, et parfois aussi les aristocraties
locales, avaient pu, en dehors de toute situation justifiant, en droit, la
concession d’un fonds, s’approprier des terres appartenant aux indigènes ou,
à défaut, faire entrer les petits exploitants en difficulté dans un système de
protection qui transformait leur propriété en simple métayage, voire en un
demi-servage, au moins économique : source, ici encore, de tensions, et de
moins-value pour le fisc.
De tout cela, et bien qu’on en connaisse assez mal les détails pour
l’époque, on conclura aux incertitudes du droit foncier et à la précarité,
théorique ou pratique selon les cas, de l’occupation du sol en pays d’Islam.
La situation de la terre est ainsi grosse de crises multiples ; crises foncières,
sans doute, mais aussi crises financières, dues aux variations dans le débit du
revenu de l’impôt fondé sur le sol, crises sociales, et enfin, comme l’État est
le principal utilisateur de ces ressources fiscales, crises des institutions.
L’armée, d’abord, cette pièce essentielle du secteur public, est menacée par la
fixation des Arabes sur les terres concédées, par le tarissement des
possibilités de dotations en sols, par l’égoïsme des propriétaires qui
détournent, à leurs fins personnelles, des sommes juridiquement destinées,
par le canal du fisc, aux opérations de guerre de la communauté. Dans une
armée qui vit de plus en plus de la solde, les Arabes, comme on l’a dit plus
haut, se voient relayés par des personnages appelés à jouer bientôt les rôles
essentiels : le converti, l’étranger, le mercenaire.
Combiné aux résistances extérieures, cet essoufflement d’un élan guerrier
que soutenaient la foi et le profit des conquêtes explique que l’expansion, dès
la fin du califat umayyade, marque le pas, notamment en cette Asie Mineure
qui fait, face à Byzance, figure de test privilégié. Là se situe l’incertaine, la
mobile région des Thughûr, « places-frontières » d’un territoire promis à être
sans cesse perdu, reconquis, contesté : vieilles villes de Mélitène, Samosate,
Mopsueste, Adana ou Tarse, que couvre, en arrière, la zone des cités
« protectrices » (al-Awâçim) de Bambyce, Cyrrhus, Antioche.
L’administration civile connaît, elle, des difficultés d’un autre ordre. Les
exécutants, à l’échelon des bureaux, étaient, on l’a dit, indigènes, tributaires
par conséquent des traditions léguées par les Byzantins et les Sassanides, et
notamment, pour ce qui a trait à la langue, du grec, de l’iranien ou du copte.
La conquête n’apporta guère, sauf aux niveaux les plus élevés de la
hiérarchie, de changements immédiats à cet état de choses. Abd al-Malik fut,
semble-t-il, le premier à œuvrer, comme il l’avait fait pour la monnaie, dans
le sens de l’arabisation. Avec quels résultats ? Autant qu’on puisse en juger,
cette politique dut porter ses fruits dans les pays de grosse implantation
arabe : Égypte, Irak, Syrie surtout, beaucoup moins en Iran et dans les
régions lointaines : ce n’est, par exemple, qu’à l’extrême fin du califat
umayyade qu’on put introduire l’arabe dans les bureaux du Khurâsân.
Un fait est certain : la mise au point d’une machine administrative
linguistiquement unifiée et par conséquent efficace supposait que l’arabe se
fût d’abord suffisamment étendu pour que l’usager de l’administration réussît
à comprendre ses ordres et, aussi, pour qu’on pût recruter, parmi les convertis
ou les sujets protégés, le personnel indispensable en langue arabe.
L’avènement d’un idiome commun et d’une administration cohérente, qui
apparaissent ainsi étroitement liés, sera l’une des plus belles réussites du
califat abbasside, mais, sur ce point encore, c’est au califat de Damas que
revient l’honneur d’avoir promu la politique de l’avenir.

Le poids des villes


À cette langue d’empire, les califes umayyades, ces grands rassembleurs du
patrimoine arabe, préparent, malgré leurs difficultés, des lendemains
glorieux : systématiquement encouragée par eux la collecte de l’héritage
péninsulaire livre une masse de documents d’où sortiront peu à peu les
grandes disciplines de la pensée arabe : exégèse et lecture coraniques,
tradition (hadîth), histoire, jurisprudence, lexicographie, grammaire, sans
oublier les recueils de poésie archaïque. La prose, pour l’instant, n’est qu’un
moyen, la fidèle servante de l’enregistrement oral, et elle n’a d’autre ambition
que d’apporter à celui-ci la garantie de l’écriture. La recherche stylistique, en
ce domaine, ne se fera jour que dans les toutes dernières décennies du califat,
lorsque apparaîtra, dans l’histoire de la culture musulmane, ce personnage
essentiel qu’est le kâtib : homme des bureaux, non-Arabe, converti ou sujet
protégé, le « scribe » (nous dirions plus exactement, en langage administratif
moderne : le rédacteur) saura accorder une remarquable connaissance du
langage de la communauté nouvelle à ses propres traditions littéraires. De
cette rencontre, que l’époque umayyade ébauche et que le califat abbasside,
après elle, intensifie, sortira la grande prose arabe, admirable et universel
moyen d’expression, où se concilient le souci de la recherche et celui
d’adapter la langue aux besoins nouveaux.
Tout engouée qu’elle soit de bédouinité et de nomadisme, la culture des
Arabes, à l’époque umayyade, n’en est pas moins une culture urbaine. Ces
traditions, ces proverbes, qu’on va recueillir au désert, c’est dans des villes
qu’on les dit, qu’on les répète et qu’on les note ; il n’est pas, on l’a vu,
jusqu’à la poésie elle-même, la plus arabe des expressions arabes, qui ne
bascule, dans la recherche de ses thèmes, vers les centres urbains. De même,
le mode de vie des vainqueurs accuse la rupture qui s’opère dans le concept
d’arabicité. Si celle-ci reste la règle dominante, c’est comme source d’une
culture soucieuse de défendre son originalité face aux traditions étrangères
des pays d’accueil, mais sauvegarder le patrimoine du désert n’implique pas
qu’on vive à la bédouine. Dès cette époque, l’existence et les goûts du monde
des villes font considérer le nomade un peu comme un lourdaud, tout juste
bon à un rôle d’informateur : précieuse survivance d’une culture, peut-être,
mais exemple à ne pas suivre.
Gardons-nous toutefois de schématiser, dans un sens ou dans l’autre.
L’Arabe de l’époque umayyade reste finalement à mi-chemin de cette
approche de la cité : entre le désert, vanté mais dépassé, et la ville,
prestigieuse mais crainte. Hichâm dans son château de Ruçâfa, Sulaymân
dans la petite ville d’ar-Ramla, en Palestine, Abd al-Azîz ibn Marwân dans sa
résidence suburbaine de Hulwân, à deux pas mais en dehors d’al Fustât,
autant de traits d’une défiance latente, qui pousse les califes hors de leur
capitale, les gouverneurs hors de leur préfecture. Déjà, en effet, les villes sont
la meilleure et la pire des choses : des creusets où s’élabore, à travers les
brassages ethniques, la future communauté islamique, mais, tout aussi bien,
des marmites toujours prêtes à ébullition : incendies et révoltes jalonnent
l’histoire des cités, Damas en tête.
Comment lire ces mouvements ? L’histoire arabe traditionnelle y voit des
soubresauts politico-religieux, mais il serait bien improbable que ceux-ci ne
se nourrissent pas aux mêmes causes qui, ici comme ailleurs, alimentent la
misère et le désespoir humains. De fait, les lacunes de la documentation ne
nous empêchent pas de considérer ces concentrations-urbaines, parfois
démesurées pour l’époque, comme abritant une part notable de population
inactive : miséreux et chenapans, mais, plus encore, grands personnages de
l’État ou gros propriétaires fonciers résidant à la ville, entourés d’une
poussière de parents, familiers, clients et domestiques. Nourrir de tels
ensembles pose d’autant plus de problèmes que les campagnes, dès qu’elles
fléchissent sous le fisc, déversent sur les cités proches des régiments de
paysans perdus : exil assez grave pour qu’un calife, Umar II, ou un
gouverneur, al-Hajjâj, s’en inquiètent et l’interdisent. En vain. Ce qu’entame
le fisc, les calamités l’achèvent : désolant les campagnes, une sécheresse
chronique augmente le poids des villes, où stockage et spéculation aggravent
la menace, quasi permanente, de disette. Cas tristement privilégié ; celui des
grandes cités du Hijâz, Médine, La Mekke, Tâ’if, qui ont peine à soutenir
l’augmentation de population, permanente ou de passage, que leur valent les
succès et les lieux saints de l’Islam. Dès le second successeur du Prophète,
Umar, les campagnes environnantes ne peuvent tenir le rythme imposé : il
faut pratiquement institutionnaliser l’approvisionnement en blé d’Égypte et
trouver à la hâte de nouvelles ressources en eau.

Là-dessus, maladies et épidémies, chroniques elles aussi, mais avec quelques pointes : on
connaît la peste des années 740, venue de Chine. Les textes arabes, eux, insistent sur « la peste
d’Emmaüs », bubonique sans doute, qui éclate en 18/639 – année de sécheresse intense – et
fauche, paraît-il, 25 000 personnes : phénomène antérieur, sans doute, au califat de Damas, mais
il semble bien qu’une sorte d’arrière-plan épidémique se soit maintenu pendant toute la période
umayyade, ce que parait confirmer l’interprétation des silences autant que des données de la
tradition annalistique arabe.
Et d’abord, quant aux populations touchées : si les textes ne mentionnent, à côté du chiffre
global des victimes, que les grands noms de l’histoire de l’Islam disparus à cette occasion, ce
n’est pas, on s’en doute, que le fléau n’ait frappé que les Musulmans. Bien au contraire, le
phénomène, à en juger par le nom donné à la peste de l’an 18, apparaît ici spécifique des
milieux indigènes, et non pas des conquérants, du reste encore confinés dans leurs camps, en
l’espèce celui d’al-Jâbiya surtout, au sud de Damas. Peste originellement indigène, donc, et plus
spécialement syro-palestinienne : quoique mentionnés, l’Égypte et l’Irak apparaissent beaucoup
plus rarement dans les textes.

Arrière-plan épidémique, disions-nous un peu plus haut : ici encore, les


silences des historiens sont assez éloquents. Ce n’est pas le phénomène de
l’an 18, en soi, qui nous est présenté comme une étrangeté, mais son
caractère intensif, qui pousse certaines tribus à se retirer sur les franges
subdésertiques, en lance d’autres à la conquête de l’Égypte et fait s’interroger
la communauté musulmane sur les raisons du courroux céleste. En tout cela,
c’est l’excès du mal, non sa nature, qui est ressenti gravement ; pour le reste,
il s’ajoute à une situation endémique quasi naturelle, et il ne ralentit pas,
notamment, l’élan de la conquête. Il a dû, certes, opérer des coupes sombres,
surtout dans les populations entassées et sous-alimentées des villes, mais il ne
s’est pas traduit par une saignée comparable à celle de la grande peste noire
du XIVe siècle.
Il est vrai que cette dernière, qui précipite, plus qu’elle ne cause, un déclin
démographique né de l’écart croissant entre le volume des subsistances et le
nombre des bouches à nourrir, s’exerce néanmoins sur des stocks de
population infiniment supérieurs aux 23 millions d’habitants que J.-
C. Russell avance pour l’ensemble de l’Islam (Espagne non comprise) aux
VIIe-VIIIe siècles. Peut-être, en dernière analyse, l’échec relatif des épidémies –
comme aussi des disettes – à l’époque umayyade tient-il à ce manque
d’hommes si caractéristique du Haut Moyen Âge et qui vient, à défaut des
résistances biologiques, opposer une barrière à l’appétit du mal.
Période de « l’homme rare », donc : cela est vrai sans doute sur le plan
global et se trouve confirmé par l’appel, de plus en plus large, à l’esclavage.
Mieux vaudrait dire, pourtant, période de l’homme mal réparti, du
déséquilibre villes-campagnes : à preuve la littérature, toute pleine de ces
deux personnages de base, gens des villes, que sont le fonctionnaire (kâtib) et
le marchand (tâjir), mais vide de paysans, sauf quand ceux-ci, par la révolte,
entrent dans l’histoire. À preuve, aussi, l’invasion de certaines terres par la
main-d’œuvre servile. Plus les villes croissent en effet, plus leur pression
s’aggrave sur les contrées avoisinantes qui se vident d’hommes à leur profit
et plus elles dépendent, pour survivre, de la santé de ces campagnes qu’elles
contribuent à étioler. Ces insuffisances, latentes sur les terroirs traditionnels,
s’exaspèrent évidemment dès qu’il s’agit de trouver des bras pour la culture
extensive. Cas célèbre : celui du Bas-Irak, où il faut, en quelques décennies à
peine, nourrir au moins trois villes de plus, et quelles villes ! Pour Baçra,
Kûfa et Wâsit, on reprend la politique sassanide de drainage de la Batîha, ce
réseau de marais où viennent dormir le Tigre et l’Euphrate. Difficultés sans
nombre avec les paysans, expansionnisme des concessionnaires,
autoritarisme des gouverneurs, notamment d’al-Hajjâj : il faut très vite faire
appel à des populations déportées de la vallée inférieure de l’Indus, les Zott
(Djât, Tziganes), qui arrivent avec leurs buffles. Plus bas encore, sur le Chatt
al-Arab, ce sont les esclaves noirs, les Zanj, frères de misère d’une
paysannerie à demi servile, tous entassés par chantiers, que l’on emploie à
décroûter les sols salins. La terre aussi, on le voit, a ses mercenaires.
Carte 6. Les grands ensembles territoriaux
du monde musulman à l’époque abbasside (d’après
le géographe Muqaddasî, Xe siècle).

Les dissensions de la communauté


Mécontents, intrigants, déshérités : si le califat umayyade lègue l’empire à
son successeur abbasside, il lui abandonne dans ce lot, avant d’y succomber
lui-même, un formidable passif de revendications.
Aspirations vers la justice et le mieux-être, d’abord : on n’y reviendra pas,
sinon pour signaler la coloration religieuse qu’elles prennent naturellement,
en se réclamant de l’Islam des origines, contre les Umayyades coupables de
l’avoir défiguré. Sans parler de la situation des sujets protégés, en butte de-ci
de-là aux tracasseries d’un souverain zélé comme Yazîd II, qui impose aux
chrétiens le port d’un costume spécial et limite les manifestations extérieures
de leur culte, ce sont surtout les khârijites impénitents et les turbulences
chî’ites qui secouent le califat umayyade. Les premiers sont en révolte
ouverte, au fil des ans, à Baçra, dans la Batîha, au Fârs et au Kirmân. En 65-
72/684-692, ils tiennent l’Omân, le Hadramawt, le Yémen et les côtes du
Hijâz ; nouvelle révolte en 130/7477 avec prise de La Mekke. Ailleurs, en
7б/696, ils descendent de la Haute-Mésopotamie, sèment la terreur en Irak,
tiennent un temps al-Hajjâj lui-même en échec ; battus, ils récidiveront
suivant le même chemin, en 127/745. Finalement soumis un peu partout, un
peu partout ils laissent un martyrologe et des groupuscules vivaces : Çufrites,
Azraqites, surtout Ibâdites, appelés à jouer, comme nous le verrons, un rôle
non négligeable dans l’histoire de l’Afrique du Nord.
C’est aux chî’ites, toutefois, que revient la palme : celle des révoltes, mais
aussi celle du martyre. Avec lui, le thème de la Passion gagne définitivement
sa place dans l’Islam. Le plus grand des martyrs, le chàhîd par excellence,
c’est Husayn, le second fils d’Alî : sur la foi des gens de Kûfa, il tente de
s’emparer du califat ; en 61/680, sous le califat de Yazîd I, la bête noire des
chî’ites, il est défait à Karbalâ’ ; c’est là même qu’on enterre son corps
décapité, à deux pas de Najaf où repose son père : avec ces deux sanctuaires,
la région devient un des hauts lieux du chî’isme. Martyr encore Zayd, un
descendant du même Husayn, tué lui aussi à Kûfa, en 122/740, poursuivi
jusqu’au-delà de la mort : de son sang, de son nom, de l’odyssée de son
cadavre – exhumé, dépecé, tronc exposé sur place, tête envoyée à Damas,
puis à La Mekke et Médine –, du martyre enfin de son fils Yahyâ, tué en
125/743, naît le zaydisme.

Ces deux flambées sont sans doute les plus spectaculaires de l’histoire du chî’isme naissant,
mais non les seules, tout comme il y a d’autres formes, moins violentes, du même mouvement.
Le premier fils d’Alî, Hasan, par exemple, tente un moment de se faire reconnaître calife par
Mu’âwiya, puis capitule en 40/661 devant l’inévitable et s’en revient finir ses jours à Médine.
Au reste, déjà, c’est bien de chi’îsmes, au pluriel, qu’il faudrait parler : autant de descendants
d’Alî, autant de sectes ou presque. Certains s’en tiennent à la postérité de Hasan et de Husayn,
mais sans pouvoir s’accorder sur un système unique de préférences, d’exclusives, de
successions, non plus que sur les modes de désignation, par l’imâm de son successeur : nous
retrouverons ces partis, définitivement constitués, à l’époque abbasside. D’autres, comme les
Icaysânites, élargissent leur choix à un fils d’Alî, mais non de Fàtima, Muhammad, dit « file de
la Hanafite ». D’autres enfin favorisent Abd Allâh ibn Mu’âwiya (il n’a rien à voir avec le calife
de même nom), descendant d’un frère d’Alî : mouvement éphémère, celui-là, brisé par la mort
de son héros et la défaite de ses fidèles, en 129/747.

Multiplicité, on le voit, des troubles religieux. Multiplicité, aussi, des


mouvements claniques et provinciaux. Un seul exemple, mais de taille : en
60/680, Abd Allâh, fils de Zubayr, compagnon et cousin du Prophète, neveu
de Khadîja, refuse de reconnaître Yazîd I. Il soulève l’Arabie, prend le titre
de calife, gagne des sympathies jusqu’en Irak et en Égypte, avant de
succomber en 73/693 : La Mekke est prise après un siège de six mois. Entre-
temps, au cours d’un premier siège, en 64/683, la Ka’ba avait brûlé, la pierre
noire éclaté en trois morceaux.
Rien n’illustre mieux ces divisions de la communauté musulmane que le
pèlerinage de 68/688, où l’on peut voir ensemble un chef khârijite, un
représentant du calife Abd al-Malik, l’anticalife Abd Allâh et le fils de la
Hanafite, soit toutes les grandes options politico-religieuses du temps. Encore
n’est-ce pas tout : Damas doit compter avec les particularismes ethniques.
Désordres à l’ouest : l’Afrique du Nord, à la voix de chefs locaux, surtout de
la légendaire Kâhina, la « Devineresse » des Aurès, résiste jusqu’en 74/693.
Accalmie ensuite, les Berbères étant occupés à conquérir l’Espagne ; mais, à
partir des années 122/740, se manifeste, plus puissamment encore, cette
conjonction des aspirations nationales et de la turbulence religieuse –
khârijite ou chî’ite – qui sera, pour des siècles, l’un des traits majeurs de
l’histoire maghrébine. Désordres à l’Orient : un peu partout, les convertis
(mawâlî) iraniens, qui acceptent de jouer le jeu de l’Islam, de parler l’arabe,
s’estiment mal payés de retour, méprisés par une Syrie décidément trop
lointaine, privés des responsabilités auxquelles leur religion et leur
compétence leur donnent droit.
Ainsi naît, à partir du tremplin iranien, la sécession abbasside, qui va
emporter le califat de Damas. Elle n’est certes pas, on vient de le voir, le
premier mouvement dirigé contre lui, ni même le premier de son style, je
veux dire : hétéroclite. Auparavant, et pour ne parler que de celui-là, un
agitateur, Mukhtâr, avait réuni sous son nom, en 64-67/684-687, des chefs
arabes, des mawâlî iraniens, des chî’ites et même des esclaves.
Les nouveaux prétendants firent mieux : et d’abord, ils surent donner, à ce
qui n’était, au départ, qu’un règlement de comptes entre clans, les armes de la
légitimité. Puisque, officiellement et toujours, il s’agissait de la succession du
Prophète, les Abbassides opposèrent, aux titres des Umayyades, leur propre
parenté avec Muhammad, dont leur ancêtre, Abbâs, était l’oncle. Mais en
même temps, affectant de pousser jusqu’au scrupule le principe de la
légitimité, ils laissèrent croire aux Alides qu’ils ne travaillaient que pour le
juste rétablissement de leurs droits : ils drainaient ainsi vers le mouvement,
avec les chî’ites, kaysânites et autres, un immense capital d’énergies toujours
prêtes à la révolte. Les déshérités, qui n’avaient rien à perdre, suivirent,
espérant un retour aux principes de justice de l’Islam originel, retour voulu
aussi, mais pour de tout autres raisons, par les milieux ultraconservateurs,
choqués des formes profanes de l’État umayyade. Enfin, couronnant et
encadrant le tout, les Iraniens, avides de supprimer les disparités ethniques,
ou du moins de les renverser à leur profit.
Fait significatif : c’est en terre iranienne, au Khurâsân, que la révolte prend
définitivement corps, grâce à un agitateur chî’ite de talent, Abû Muslim.
Déployant le drapeau noir du mouvement, il s’empare de Marw (Merv) en
130/747-748, lance ses généraux à l’assaut de l’empire umayyade. Il ne
faudra que deux ans pour que le dernier représentant de la dynastie syrienne,
Marwân II, tombe sous les coups de ses poursuivants, qui l’avaient traqué
jusqu’en Haute-Égypte. Installé sur le trône en 132/749, le premier calife
abbasside inaugure son règne en faisant assassiner d’un seul coup quatre-
vingts princes umayyades : un seul réchappera, qui s’en ira fonder l’émirat de
Cordoue.
Nous voici au seuil d’une nouvelle histoire : celle de Bagdad. Damas
oubliée, ce sont d’autres mœurs qui triomphent, et pour longtemps, avec le
glissement à l’est. À ne considérer que l’Islam, l’époque qui s’ouvre est celle
où, après avoir régné sans partage, la tradition arabe va se voir contestée :
occasion de mort ou d’enrichissement, selon l’état et l’esprit dans lesquels
elle aborde la confrontation. N’eût-il servi qu’à cela, le califat de Damas
apparaît décisif : c’est pendant son siècle à lui que la péninsule a pu
rassembler et structurer son héritage, désormais mûr pour des lendemains
d’où il va sortir moins pur peut-être, mais plus riche et plus puissant :
universel, pour tout dire, et non plus limité à un petit canton de notre globe.
Et c’est bien, en effet, d’histoire mondiale qu’il s’agit désormais : sans
doute fallait-il qu’après les gestations indispensables, le centre de l’empire se
déplaçat vers l’est, au carrefour des routes du grand commerce mondial, pour
que naquît cette civilisation des rencontres qu’est l’Islam classique et
composite des VIIIe-XIe siècless. Position exceptionnellele que la sienne : d’un
côté, l’Extrême-Orient, le pays du commerce, du bouddhisme et des grands
empires, de l’autre une Europe en efance, mais qui ne demande qu’à vivre :
deux mondes clos à leur façon, sans doute, chacun empêtré dans ses luttes.
Pourtant, entre eux, il y a l’Islam, avec ses soldats, ses négociants et ses
savants, un Islam vivant lui-même de cette situation intermédiaire, mais, tout
autant, distributeur, à son tour, de la vie : celle qu’il maintient à l’est, celle
suil injecte puissamment à l’ouest où l’Europe, grâce à lui, retrouve peu à peu
le chemin des grands échanges.
Il n’y a aucun doute : la terre, dans les pages qui vont suivre, tourne à
l’heure de Bagdad.
LIVRE 2

L’ÈRE DES RENCONTRES :


TRADITION ARABE
ET HÉRITAGES
ÉTRANGERS
(VIIIe-XIe siècle)
CHAPITRE 1

Grandeur et fictions du califat


abbasside de Bagdad

Jusqu’au milieu du Ve/XIe siècle, le califat de Bagdad, faisant fructifier


l’héritage umayyade et enrichi d’un sang neuf qui lui vient surtout de la
Perse, voit s’épanouir une civilisation et une culture données, aujourd’hui
encore, comme la forme suprême des succès de l’Islam.
Pourtant, une fois passées les premières décennies de cet empire, les
mêmes crises, déjà connues, viennent trouer la brillante façade des villes, des
routes commerciales et des échanges de l’esprit. Crises politiques,
financières, mais aussi crises sociales, ethniques et religieuses : le
IVe/Xe siècle, avec la proclamation de deux califats rivaux au Caire et à
Cordoue, sonne décidément le glas de l’unité musulmane, cependant que
l’installation progressive de pouvoirs prétoriens en Irak même annonce la
mise en tutelle du califat par de nouveaux venus, bientôt maîtres des
destinées de l’Islam : les Turcs.

Figures de califes
Si l’on se conforme à la tradition, on retiendra, en première ligne, les noms
d’al-Mançûr (136/754-158/775), le véritable fondateur du califat et
notamment de sa capitale, de Hârûn ar-Rachîd (170/786-193/809), le
souverain noctambule des Mille et une Nuits, travesti par l’imagerie en une
sorte de Charlemagne à l’orientale, d’al-Mâ’mûn enfin (198/813-218/833), le
protecteur éclairé des savants et des artistes : trois longs règnes, trois périodes
de stabilité où s’incarnent les vertus militaires, administratives et
intellectuelles du nouvel empire.
Mais il est d’autres figures, moins complètes peut-être, et dont les mérites
pourtant éclatent d’autant plus, aux yeux de l’historien, qu’ils trouent la
longue nuit de la décadence politique où s’enfonce, moins d’un siècle après
sa fondation, le pouvoir abbasside : al-Mutawakkil d’abord (232/847-
247/861), intraitable défenseur du sunnisme ; al-Mu’tamid (256/870-
279/892), dont le frère, ál-Muwaffaq, véritable régent, rétablit un peu partout
la discipline et rappelle aux dynasties locales, à défaut de les réduire, la
préséance califienne ; al-Mu’tadid enfin, qui, de 279/892 à 289/902, poursuit,
à force de sang, l’œuvre d’al-Muwaffaq son père.
Et combien d’autres encore, dont l’histoire eût été complice, s’ils avaient
réussi ! Certes, la longue théorie des califes a ses despotes instables, ses
faibles, ses jouisseurs, ses incapables, marionnettes, girouettes ou enfants-
rois. Mais, même aux heures les plus sombres, on évoque par exemple
l’énergie et l’habileté politique d’al-Qâhir (320/932-322/934), la grande
culture d’ar-Râdî (322/934-329/940), l’entêtement de princes comme al-
Qâdir (381/991-422/1031) ou al-Qâ’im (422/1031-467/1075), attentifs à
rappeler, au moment même où on les en dépouille, les prérogatives de leur
pouvoir.
Sang-mêlé, fils d’étrangères ou même d’esclaves, portés à la vie par le
hasard des passions princières et au pouvoir par le jeu des intrigues, grandis
au milieu des luttes d’influences, sans doute ces califes étaient-ils tout
naturellement préparés, dès leur enfance, à leur métier de chef d’une
communauté reposant désormais sur des brassages ethniques, des dosages
politiques ou spirituels variés jusqu’à l’infini : métier qui exigeait, on le voit,
de subtils talents d’« arrangeur », mais, tout autant, du courage et une solide
éducation ; métier qui requérait, en d’autres termes, qu’on fût en même temps
« nourri dans le sérail » et préparé au métier de prince.
Princes, ils l’étaient : dans leur vie, qu’ils menaient fastueuse, au grand
dam de leurs trésoriers ; dans la mort, qu’ils infligeaient avec démesure et
savaient subir quand elle venait, souvent atroce ; dans les jeux de l’esprit : un
descendant d’al-Mutawakkil, Ibn al-Mu’tazz, « le calife d’un jour », est un
des plus grands poètes et critiques de la littérature arabe, et, sans relâche, les
souverains suscitent, animent, protègent les cercles de lettrés ; dans le
pouvoir enfin : car si tous ne surent pas ici se comporter en princes, tous
surent du moins qu’ils l’étaient, tous, aussi longtemps et aussi loin qu’ils le
purent, s’évertuèrent à maintenir, dans ses formes théoriques et
imprescriptibles, cette autorité dont ils se voyaient privés dans la réalité des
faits ; le souverain abbasside resta légalement chef unique, au temporel
comme au spirituel, de la communauté, héritier de cette fonction califienne
(khilâfa) de successeur du Prophète, que rappelait, d’un bout à l’autre des
terres sur lesquelles il régnait, directement ou par la personne interposée de
ses vassaux, l’invocation de son nom au prône (khutba) de chaque prière
publique.
Si, au total, le califat est entré très tôt dans la voie de la décadence
politique, on ne saurait invoquer, ou du moins se borner à invoquer, une
déficience de ses représentants. Ceux-ci, décidément, se trouvaient placés
devant une tâche impossible, objet de trop de conflits. Ce ne sont pas les
titulaires qui ont failli à l’institution, mais bien l’institution qui s’est dérobée
sous ses titulaires.

Interférences du religieux, du politique


et du social
Sunnites et Chî’ites, califat et imâmat
Au premier rang des forces qui minent le califat, il faut situer une fois de plus
l’éternelle controverse sur la succession du Prophète et la direction de la
communauté. Les khârijites ne constituant plus désormais que des noyaux
vivants sans doute, mais isolés, le conflit oppose essentiellement sunnites et
chi’ites.
Le sunnisme, qui entame avec le califat abbasside la période de son
organisation définitive, se caractérise, fondamentalement, par un souci de
réalisme politique. Ce qui lui importe avant tout, c’est que la communauté
existe, fonctionne et soit dirigée. Sans renier le califat umayyade, dont les
souvenirs, en Syrie surtout, restent vivaces et qui tend même, sous les traits
de Mu’âwiya son fondateur, à devenir aux yeux de certains sunnites le
modèle inégalé de l’État communautaire, les « orthodoxes » se sont ralliés,
pour des impératifs d’unité, aux souverains abbassides. Peu à peu se sont
organisées les quatre écoles (madhâhib), corps de doctrine qui se partagent
encore aujourd’hui l’Islam sunnite et couvrent à la fois le rituel et ce que nous
appellerions le droit, public ou privé : ce sont, dans l’ordre de leur apparition,
et désignés du nom de leur fondateur, le mâlikisme (de Mâlik ibn Anas, mort
en 179/795), le hanafisme (d’Abû Hanîfa, mort en 150/767), le châfi’isme
(d’ach-Châfi’î, mort en 204/820) et le hanbalisme (d’Ibn Hanbal, mort en
241/855), le plus traditionaliste des quatre. Toutes ces écoles sont également
reconnues comme « orthodoxes », et leurs chefs baptisés, par l’Islam sunnite,
du même titre d’imâm.
Au sunnisme s’oppose le chî’isme, qui regroupe les partisans de la famille
d’Alî, mais en restreignant désormais celle-ci à la stricte descendance d’Alî et
de Fâtima, la fille du Prophète. Pour l’essentiel, le chî’isme oppose, à la
réalité historique du pouvoir califien assuré par les Umayyades et les
Abbassides, un ordre idéal de succession du Prophète, celui de la légitimité
dynastique des imâms alides, investis de décret divin ou en vertu d’une
désignation explicite, par l’imâm vivant, de son successeur. La croyance et la
fidélité à l’imâm, détenteur de lumières secrètes reçues de Muhammad par
Alî et transmises par celui-ci à ses descendants, sont, pour les chî’ites, un
principe de foi qui s’ajoute aux cinq piliers traditionnels de la religion
musulmane. Mais le chî’isme, d’accord sur ces grands principes, se divise sur
l’établissement de la liste des imâms : sans entrer dans le dédale des
ramifications de la pensée alide, on en indiquera seulement les trois tendances
principales (schéma p. 93).
Les zaydites, qui s’étaient déjà illustrés, on l’a vu, sous les Umayyades, ne
se différencient guère du sunnisme que sur le problème de la personne de
l’imâm : à la mort de leur héros éponyme, ils déclarèrent close avec lui la
liste des imâms héréditaires et revinrent au principe de la désignation du chef
de la communauté par le libre choix de celle-ci. Concession à l’Islam sunnite,
sans doute, mais qui resta, elle, purement théorique. En fait, le zaydisme se
définit comme réservant l’imâmat à tout descendant d’Alî et de Fâtima qui
s’en montre digne à la fois intellectuellement, par sa connaissance de la
tradition chî’ite, moralement par ses qualités personnelles, et politiquement
en s’emparant du pouvoir par les armes.
Sa marque propre, le chî’isme la tient de deux autres groupes, de beaucoup
les plus importants : duodécimains et ismaéliens. À ceux-là, l’imâm se
présente comme un personnage souffrant, un témoin douloureux de la foi :
vision pessimiste d’une Passion qui puise aux souvenirs du martyrologe alide
et débouche sur une fuite hors des misères des hommes et du temps : à un
point de la lignée de l’imâmat, un de ses titulaires a disparu, soustrait au
monde. C’est « l’imâm caché », dont le retour est attendu pour la fin des
temps, où il viendra inaugurer le règne de Dieu sur la Terre : au justicier,
personnage central de l’apocalypse musulmane, que le sunnisme connaît
aussi, mais de façon, semble-t-il, beaucoup plus diffuse, le chî’isme prête
ainsi un visage, celui de ses imâms, et un nom qui lui appartient en propre,
celui d’Inspiré de Dieu, de Mahdî.

Pour les duodécimains ou imâmites, qui donneront sa coloration spécifique au chî’isme persan,
la lignée alide s’arrête au douzième imâm, Muhammad, disparu en 260/874. D’accord avec les
duodécimains jusqu’au sixième imâm, Ja’far, les ismaéliens se séparent d’eux à propos de sa
descendance. À Mûsâ, septième imâm de la série duodécimaine, ils préfèrent un autre fils de
Ja’far, Ismâ’îl, à la mort duquel (145/762) ils refusent de croire. La lignée des Alides visibles
s’arrête donc pour eux à ce septième imâm, qui leur donne leur nom d’ismaéliens ou de
septimâmiens (sab’iyya, de sab’a : sept).
Le chî’isme apparaît donc, face au sunnisme, comme une religion de la Passion et du mystère :
pour sauver la foi menacée, le croyant est autorisé, tenu même à la cacher sous les apparences
extérieures du credo officiel de la région où il se trouve : c’est la taqiyya. Avec le chî’isme,
l’Islam descend aussi dans les profondeurs des sociétés secrètes et des expériences initiatiques.
L’ismaélisme, surtout, développa une doctrine ésotérique fondée sur le sens intime (bâtin) du
Coran : nous la connaissons par un ensemble de textes émanant d’une société secrète appelée
« Frères de la Sincérité » (Ikhwân aç-Çafâ’). Pétri de gnose, considérant l’imâm comme
directement inspiré de Dieu, le chî’isme ismaélien en est arrivé à voir dans les textes sacres – le
Coran sans doute, mais aussi ceux des autres religions – de simples moyens d’atteindre, sous
l’allégorie, à une vérité indéfiniment créée, dont le Mahdî sera l’incarnation suprême.

Nous voilà décidément bien loin du sunnisme : presque aux marges de


l’Islam. Tandis que l’« orthodoxie » musulmane tient, on l’a vu, la Révélation
pour close, l’ismaélisme intègre Muhammad dans une suite de prophètes dont
il n’est qu’un chaînon parmi d’autres, avant ce Mahdî qui sera le dernier, le
parfait par excellence. Autre divergence : face à ce chî’isme extrémiste, qui
se fonde sur la fidélité absolue à une personne, l’Islam sunnite apparaît bien
comme une doctrine essentiellement communautaire, soucieuse d’échapper à
l’emprise d’un individu, si exceptionnel soit-il. Pour ces « orthodoxes », seul
compte l’accord unanime (ijmâ’) des croyants, qui le trouvent soit dans un
recours aux données claires et explicites du Coran, soit – au cas de silence du
texte sacré – dans l’interprétation concordante des sages (ulamâ’), raisonnant
par analogie (qiyâs) à partir du modèle coranique ou, à défaut, par simple
estimation de l’intérêt de la communauté.
Le chî’isme : principales tendances.
Carte 7. Agitations religieuses dans le monde
musulman (VIIIe-Xe siècle).
Mais cet effort (ijtihâd) d’interprétation ou d’élaboration de la Loi, qui
confère à celui qui s’y livre l’éminente qualité de mujtahid, n’est pas laissé à
n’importe qui. Le sunnisme a poussé si loin le souci d’un accord unanime, et
si loin les réserves vis-à-vis du raisonnement personnel (ra’y), qu’il a, dès le
IIIe/IXe siècle, déclaré « closes les portes de l’ijtihâd », En d’autres termes, et
tout en reconnaissant la qualité de mujtahid aux fondateurs des quatre écoles
(madhâhib) déjà citées, la croyance sunnite revenait à considérer comme
épuisés l’ensemble des cas nouveaux posés à la communauté depuis la mort
du Prophète, et à faire de l’imitation fidèle (taqlîd) des anciens et des
docteurs la base même de la foi.
Attitude peut-être négative sur le plan de la recherche et du savoir : on aura
l’occasion d’y revenir plus loin. Mais attitude cohérente, souffrant au reste
exceptions et nuances, et qui devait valoir au sunnisme son triomphe dans la
majorité des terres d’Islam. Au chî’isme turbulent, divisé, où l’ijtihâd des
savants, parlant au nom de l’imâm caché, engendrait autant de fanatismes, le
sunnisme opposait un système peut-être aussi riche de diversités, mais dont
tous les membres se retrouvaient dans une même rigueur communautaire.
Si chî’isme et sunnisme veulent se définir, en dernière analyse, comme
l’Islam véritable, l’Islam fidèle à ses origines, il faut bien reconnaître à la
pensée sunnite, de façon éminente sinon exclusive, le souci de conserver à la
religion un de ses fondements les moins contestables : cette communauté des
croyants, rassemblée derrière son calife et seule dépositaire de la vie et de
l’esprit de l’Islam.

Décadence politique et résistance spirituelle


du califat
Le triomphe du sunnisme, qui s’affirmera à partir du Ve/XIe siècle, se forge
dans les luttes, doctrinales et politiques, soutenues dès les premières
décennies du califat abbasside. Pour qui regarde la carte, tout, dans ce califat,
est dissidence (carte 7). Il n’est guère en effet de mouvement religieux qui,
servi par les intérêts de clan, les oppositions ethniques ou les tensions
sociales, ne parvienne alors à s’inscrire dans les faits, sous la forme d’un
pouvoir politique.
Ne retenons, ici encore, que l’essentiel ; les khârijites auront leurs
royaumes, avec les Rustemides (ibâdites) de Tiaret (160/776-296/908) et les
Midrârides çufrites de Sijilmâsa, dans le Tafilelt marocain (de 155/771 au
IVe/Xe siècle), tous appuyés sur l’irrédentisme berbère. Les zaydites
triomphent au Tabaristân, dans les montagnes au sud de la mer Caspienne, et
s’y maintiendront jusqu’à l’aube du XIIe siècle ; ils sont plus solides encore au
Yémen, où ils installent, vers l’an 900, un pouvoir qui devait, au milieu d’une
histoire extraordinairement agitée, subsister jusqu’en 1962 ; enfin, au Maroc,
le plus ancien émirat de type zaydite, celui des Idrissides, du reste fidèles au
credo sunnite, est fondé par un descendant de Hasan, fils d’Alî : échappé
d’Arabie, Idrîs, vers 172/789, jette, dans la région de Volubilis, les bases d’un
royaume bientôt doté, avec Fès, d’une nouvelle capitale. Les thèses
duodécimaines, pour leur part, trouveront au IVe/Xe siècle leurs meilleurs
défenseurs dans les Hamdânides, princes de Mossoul et d’Alep, et les
Bûyides, maîtres de l’Irak et du plateau iranien, et par ailleurs protecteurs
attitrés du califat.
De tous, pourtant, c’est le mouvement ismaélien qui obtient les plus grands
succès. Pour l’essentiel, et si l’on excepte l’insurrection syrienne de
Zikrawayh (289/902-294/907), deux sectes se partagent alors les faveurs des
adeptes de la doctrine. La plus secrète est celle des Qarmates ; fondée sur un
rituel initiatique de compagnonnage et sur « le terrorisme révolutionnaire »,
elle reste scrupuleusement fidèle à la théorie de l’imâm caché, Muhammad,
fils d’Ismâ’îl, qui est le Mahdî dont elle attend le retour. Installée en
profondeur dans les milieux populaires, dont elle exploite les aspirations
sociales, elle se développe d’abord en Irak, puis fonde au Bahrayn, sur les
rivages arabes du golfe Persique, un État communautaire dont les membres
lancent, dans la première moitié du IVe/Xe siècle, une série d’attaques
spectaculaires sur l’Irak, la Haute-Mésopotamie et l’Arabie, à laquelle ils
arrachent la Pierre Noire, qu’ils ne restitueront qu’en 340/951.
Fig. 12. Al-Mahdiyya « la ville du Mahdî », fondée
en 300/912 par les Fâtimides, au sud-est
de Kairouan. Plaque de marbre représentant
un roi écoutant une musicienne.
L’autre secte, celle des Fâtimides, refuse à Muhammad, le fils d’Ismâ’îl, la
qualité de Mahdî. Après lui, elle suppose toute une série d’imâms cachés,
d’où sortira, à son heure, le Mahdî véritable. En attendant, les Fâtimides,
soucieux de tisser autour de la personne secrète de l’imâm un halo d’ombre
propice à sa sécurité, distinguent entre l’imâm « permanent », c’est-à-dire
l’authentique descendant d’Alî et de Fâtima, et l’imâm « dépositaire », investi
par le précédent, dont il est à la fois le « voile », la représentation et la parole
dans le siècle. Jouant sur ces subtilités, la propagande ismaélienne soulève les
Berbères de Kabylie en faveur d’un certain Ubayd Allâh, qui prend les titres
de calife et de Mahdî ; la quasi-totalité du Maghrib (fig. 12), la Tripolitaine
et, à partir de 358/969, l’Égypte tombent au pouvoir des Fâtimides.
Mal connus, les rapports, politiques ou doctrinaux, des Qarmates et des
Fâtimides, leurs influences réciproques, plus souvent leurs rivalités, en tout
cas leurs succès incontestables, ont valu au IVe/Xe siècle, de la part de Louis
Massignon, l’appellation célèbre de « siècle ismaélien de l’Islam ». Cela est
vrai sans doute, mais tant d’agitations et de querelles ne doivent pas faire
oublier la réalité du sunnisme et de son institution suprême : le califat
abbasside. Même contesté religieusement et même, comme on va le voir,
politiquement diminué, celui-ci reste une énorme force de cohésion
spirituelle, si symbolique de l’Islam en son ensemble qu’il ne faudra rien de
moins, pour en venir à bout, que l’invasion étrangère et la prise de Bagdad
par les Mongols en 656/1258.
Car le sunnisme, ce sunnisme dont l’étude systématique fut trop longtemps
négligée par l’orientalisme européen, ne cesse alors de rendre coup pour
coup. Au système des propagandistes (du’ât, singulier dâ’î) chî’ites,
ismaéliens surtout, il oppose ses propres troupes de prédicateurs (wu’’âz,
singulier wâ’iz) et de conteurs (quççâç, singulier qâçç) d’histoires édifiantes.
Au premier rang, les meilleurs combattants du sunnisme, les hanbalites, eux
aussi incrustés dans le petit peuple des villes, notamment à Bagdad, l’enjeu
suprême de la lutte, sont assez puissants pour faire avorter, par l’émeute,
toute tentative d’infraction à la légalité communautaire.
Et peu à peu, ils entraînent ce califat qu’ils soutiennent sans défaillance.
D’abord en coquetterie avec le chî’isme auquel ils devaient, pour une bonne
part, leur avènement, les souverains de Bagdad, décidés à se servir de lui plus
qu’à le satisfaire, prirent d’autant mieux leurs distances que la déception
chî’ite revêtait les formes d’une opposition ésotérique et fanatisée et que
s’affirmait, par réaction, la résistance de l’orthodoxie. Le coup d’arrêt aux
prétentions chî’ites avait, certes, déjà été donné par al-Mutawakkil (232/847-
247/861) ; mais, après lui et pendant un siècle environ, le califat hésite encore
et tergiverse. C’est à partir des années 950 que les choses, véritablement, se
précisent : tout se passe alors comme si la dégénérescence du pouvoir
politique califien entraînait, en profondeur, une protestation plus vive, animée
par les hanbalites infatigables. En 409/1019, puis en 433/1042 et 444/1052,
les califes al-Qâdir et al-Qâ’im font proclamer officiellement un credo
d’inspiration hanbalite.
Ainsi, la décadence temporelle du califat, qu’on va maintenant examiner
d’un peu plus près, ne doit pas faire illusion sur ses capacités de résistance en
tant que symbole : incarnation suprême de la communauté, le calife reste, aux
yeux de la majorité musulmane, et au-delà des sécessions, le Commandeur
des Croyants (amîr al-mu’minîn), l’arbitre par excellence. C’est par son
maintien, même symbolique, que s’exprime, au plus profond de la conscience
islamique, le refus du fait accompli et la poursuite du grand rêve de l’unité.

Les oppositions ethniques et provinciales


L’heure de l’Iran
Les tempêtes religieuses ne sont pas les seules à venir battre le califat. Les
vieilles nations, subjuguées par la conquête, mais vivaces, protégées par le
terrain, accrochées à leurs langues, subsistent un peu partout. Seuls les
Coptes disparaissent, au moins comme groupe linguistique : dès le
IVe/Xe siècle, il semble bien que leur idiome se limite à l’emploi liturgique et
savant. Tout autre est la résistance des Berbères, des Kurdes ou des
Arméniens : ici, les langues tiennent, au niveau de l’usage courant, et la
prééminence éventuelle de l’arabe comme instrument de la pensée et des
échanges, surtout dans les villes, parvient si peu à extirper les habitudes
linguistiques qu’elles traverseront les siècles sans broncher.
Les Turcs, déjà présents, occupent une position à part. On ne les trouve
encore que comme esclaves ou mercenaires, et il est exclu de parler, pour
l’époque, de nation. Mais du moins commencent-ils à peser, de par leur
fonction prétorienne, sur les destinées du califat : c’est, entre autres raisons,
pour éviter les heurts entre sa garde turque et la population de Bagdad qu’al-
Mu’taçim, en 221/836, s’isole à une centaine de km au nord-nord-ouest, dans
la nouvelle capitale de Sâmarrâ (fig. 88 p. 397).
Pour l’essentiel, toutefois, l’heure est à l’Iran. Déplacé vers l’est, de Damas
à Bagdad, le califat s’est installé en cette Mésopotamie des rencontres où il
apporte le patrimoine arabe et trouve, avec les vieilles légendes locales,
l’héritage de la Grèce ressuscitée des manuscrits et surtout celui de la Perse,
pur ou mâtiné d’indianisme. Toutes ces influences jouent, on le verra, leur
rôle dans l’élaboration de la nouvelle culture syncrétiste de l’Islam. Mais
c’est finalement la tradition persane qui se taille ici la part du lion, réserve
faite, bien entendu, du legs arabe. Car la Perse n’anime pas que les
confrontations culturelles. Elle est présente dans les esprits, que hantent les
souvenirs du passé iranien et de sa religion : zoroastrisme, culte du feu, sans
parler des foyers mal éteints du manichéisme et du mazdékisme. Elle vit sur
les lèvres de milliers d’individus, qui continuent de parler sa langue, si
présente, si vivace qu’entre elle et l’arabe s’établit tout un courant régulier
d’échanges de mots et de concepts. Elle inspire enfin, comme on le verra,
certaines attitudes nouvelles de l’État et de l’administration.
Là réside la différence essentielle entre l’Iran et les autres cultures non
arabes : loin de se confiner à un terroir, synonyme de survie, mais aussi de
repliement sur soi, l’Iran descend de son plateau vers les plaines et leurs
villes, enjeu premier de la conquête, places fortes de la religion et de la
langue triomphantes. Refusant l’isolement, il accepte la confrontation, va
chercher l’Islam jusqu’en ses plus sûrs repaires : de la rencontre entre deux
patrimoines jusqu’alors locaux, le persan et l’arabe, se prépare à naître une
civilisation à l’échelle de l’univers.

Notables, préfets, dynastes


L’Islam, on le voit, n’a pas étouffé les particularismes : même dans les
régions les plus arabisées comme la Syrie ou l’Égypte, l’unité linguistique a
seulement recouvert, sans les étouffer, les vieilles originalités locales, le
vieux souci de différenciation des « pays » les uns par rapport aux autres :
chaque province est le support d’un ou de plusieurs pouvoirs familiaux, nés
ou venus s’implanter là, et avec lesquels l’autorité supérieure, celle du
gouverneur ou du souverain, doit compter : Mîkâlides de Nîsâbûr, Barîdides
de Baçra, Madharâ’ides d’Égypte, et tant d’autres ! Certes, comme on le
verra plus loin, un modus vivendi existe, dans la plupart des cas, entre l’État,
que représentent ici la garnison, l’administration de la poste et les agents du
fisc, et, d’autre part, les notables locaux auxquels est laissé l’ensemble de ce
que nous appellerions les responsabilités municipales. Mais l’ambition de ces
notables excède parfois les limites de leur ville, tels ces Barîdides de Baçra
(IVe/Xe siècle), assez puissants et riches pour acheter la ferme des impôts de
Susiane, entretenir une armée, accéder au vizirat et chasser même, un temps,
le calife de Bagdad. Parfois aussi, c’est toute une région qui, autour du
berceau d’une dynastie locale, s’élève à une autonomie de fait : le cas le plus
remarquable est celui de l’Adherbayjân et du Daylem, régions montagneuses
au sud-ouest de la Caspienne, que le cloisonnement du relief contribue
puissamment à répartir en une mosaïque de principautés.
Quelque forme que prennent ces mouvements, un fait est certain : il n’est
pas de ville, de région, de pays qui ne puisse offrir, à un moment ou à un
autre, un terrain de choix aux menées des ambitieux de tout poil, qu’ils soient
d’ici ou d’ailleurs, représentants de l’autorité califienne ou chefs locaux, tous
habiles à jouer des rivalités de clan, de religion ou de race pour se tailler un
fief et faire naître ou renaître, sous la suzeraineté nominale de Bagdad ou en
rupture ouverte avec elle, autant de particularismes.
À l’ouest : Méditerranée musulmane
et or soudanais
Rien d’aussi instable que la carte politique de l’Empire musulman sous les
Abbassides (carte 8 pp. 100-101). Et pour commencer, à l’ouest, l’Espagne
échappe, dès les origines, au pouvoir du nouveau califat. En 138/756, un
rescapé umayyade fonde, à Cordoue, un émirat qui va briller, au moins
jusqu’à l’an mil, d’un incomparable éclat : son souverain prendra même, à
partir de 315/928, le titre suprême de calife. De l’autre côté du détroit, les
émissaires khârijites, servis par la turbulence berbère, font et défont les
dynasties : on a cité plus haut les Rustemides de Tiaret, les Midrârides de
Sijilmâsa. Les Idrissides de Fès sont à part, comme dynastie alide, mais restée
fidèle au sunnisme. Ajoutons-leur, au IIIe/IXe siècle, les Banû Ifren de
Tlemcen, qui hésitent entre le khârijisme et l’« orthodoxie », et, surtout, dans
l’actuelle Tunisie, les Aghlabides, gouverneurs devenus héréditaires en
184/800, vassaux de Bagdad.

Avec eux s’ouvre, pour l’Ifrîqiya arabe, l’ancienne Afrique romaine, un siècle de rayonnement.
Rien n’échappe à l’activité des Aghlabides : ils gagnent à l’agriculture, par l’irrigation, de
nouvelles terres, tirent du sol d’innombrables palais, forteresses et mosquées, édifiant celles de
Sfax et de Sousse, réaménageant de fond en comble celles de Kairouan et de Tunis, la célèbre
Zaytûna. L’Islam tunisien redonne vie, par son art, ses techniques, ses vocations, à de vieux
héritages où Rome et la Chrétienté côtoient la Syrie, la Mésopotamie et l’Égypte. Il fait plus :
comme Carthage, il aspire à passer la mer. Sa vocation méditerranéenne s’affirme par les ribât-s
qu’il construit tout au long de la côte (fig. 24 et 87), camps fortifiés où des volontaires,
combinant les exercices militaires et religieux, s’entraînent à la guerre sainte (jihâd), avant de
s’embarquer sur les flottes préparées à l’arsenal de Tunis : guerre défensive contre les raids
navals des Byzantins, mais plus encore offensive, contre les rivages païens de la Méditerranée
occidentale.

Ici, contrairement à ce qui se passe pour le Bassin oriental, la suprématie


musulmane, pour un temps au moins et réserve faite des incursions
normandes, sera totale : la Sicile envahie en 212/827, Malte prise en 255/869,
les vaisseaux de l’Islam se donnent libre carrière. Bari tombe en 226/840, la
campagne napolitaine et romaine est dévastée, la Sardaigne et la Corse
touchées, Nice, Marseille et Arles pillées, Venise elle-même menacée, Gênes
enlevée un peu plus tard, en 323/934. Le nid d’aigle provençal de La Garde-
Freinet devient, à partir de 281/894 et pour presque un siècle, la plate-forme
de raids poussés jusqu’en Suisse : triomphe, déjà, d’une tradition
« barbaresque » de courses et de rapines que complètent, plus à l’ouest, les
entreprises navales des souverains de Cordoue, au pouvoir desquels tombent
les Baléares ; mais aussi, triomphe des relais commerciaux et des échanges
culturels, que symbolise, comme un phare avancé, la Sicile.

Carte 8. L’État et les États à l’époque abbasside


(750/1050 après J.- C).
Le IVe/Xe siècle est, pour l’Occident musulman, l’époque de la confrontation entre les deux
califats rivaux de Cordoue et du Caire, intervenant directement ou avec l’appui des Berbères :
Zénètes d’Oranie et du Maroc pour les Umayyades, Zîrides de Kairouan – successeurs des
Aghlabides évincés – pour les Fâtimides. La lutte se cristallise surtout dans la moitié occidentale
de l’Afrique du Nord, où les Idrissides feront les frais des opérations de guerre. Celles-ci ne font
pas que refléter les prétentions à l’hégémonie des idéologies sunnite et chî’ite, sans parler du
khârijisme, toujours exploité, ici ou là, par des tribus dissidentes et qui inspire, notamment, la
grande révolte d’Abû Yazîd, « l’homme à l’âne », partie des Aurès (332/943-336/947).

Le conflit masque, en profondeur, l’enjeu essentiel qui reste la mainmise


sur les débouchés septentrionaux des routes sahariennes par où affluent l’or et
les esclaves du Soudan. Il n’est pas jusqu’aux souverains de Bagdad qui ne
viennent ici dire leur mot, par la personne interposée soit de certains Berbères
– par exemple ces Hammâdides du Maghrib central qui, dans la première
moitié du Ve/XIe siècle, semblent avoir pratiqué, entre l’Irak et l’Égypte, une
politique classique de bascule –, soit des marchands, tels ces négociants de
Baçra, de Kûfa et de Bagdad, dont le géographe Ibn Hawqal signale la
présence, vers 340/951, à Sijilmâsa.
Restons-en à cette ville : fondée par les Midrârides, Berbères khârijites
dont le chef se pare un moment du titre califien en revenant au sunnisme, elle
est enlevée par Jawhar, le grand général fâtimide, en 347/958, revient ensuite
aux Midrârides, bientôt supplantés par d’autres Berbères, les Banû Khazrûn,
qui la gouvernent pour le compte des Umayyades de Cordoue avant de se
déclarer eux-mêmes indépendants : Sijilmâsa, exemple commode, offre bien
comme un panoramique des intérêts berbères et étrangers qui se partagent
alors l’Occident musulman.

Permanences égyptiennes et enjeux syriens


L’Égypte entame, dès la fin du IIIe/IXe siècle, l’histoire de son indépendance
vis-à-vis du califat de Bagdad. Ibn Tûlûn, descendant d’un esclave turc et pur
produit de la garde prétorienne de Sâmarrâ, nommé en Égypte, s’y assure peu
à peu le pouvoir fiscal et militaire, puis le pouvoir tout court. Nominalement
vassal du calife abbasside, il entretient une solide armée d’esclaves turcs et
noirs, avec laquelle il s’empare de la Syrie. La dynastie qu’il fonde, dite des
Tûlûnides, durera peu. Vers 323/935, elle est relayée par les Ikhchîdides,
descendants de notables du lointain Ferghâna. Aidés par un ministre et
général de talent, l’eunuque abyssin Kâfûr, véritable maître du pays, les
Ikhchîdides luttent, avec des fortunes diverses, contre les Hamdânides, qui
tiennent la Syrie du Nord. Mais, en 358/969, l’Égypte tombe aux mains de
nouveaux venus, de l’Ouest cette fois : les Fâtimides, emmenés par Jawhar.
Le califat chî’ite du Caire a les dents longues : il pousse vers l’Arabie, envoie
ses émissaires jusqu’aux Indes, se fera même reconnaître un temps par
quelques villes irakiennes.
Pures satisfactions de prestige ! Le pouvoir politique des Fâtimides reste,
pour l’essentiel, limité à l’Égypte, et ils ne s’implanteront véritablement
jamais dans la toute proche Syrie, que travaillent les incursions des Qarmates
du Bahrayn ou des Turcs accourus de Bagdad, tandis qu’au nord apparaît un
ennemi beaucoup plus redoutable, Byzance : dès la deuxième moitié du
IVe/Xe siècle, elle s’assure la possession de la basse vallée de l’Oronte, avec
Antioche, et dispute aux Fâtimides la suzeraineté, au reste toute nominale,
d’une Alep qui sombre dans l’anarchie.
À histoire troublée, commentaire fort simple : par ces luttes dont il est le
théâtre, le Proche-Orient se confirme bien comme un lieu de rencontres :
celles des armes, mais aussi celles du commerce et de l’esprit. Ouvertes aux
poussées de l’Orient et de l’Occident, qui viennent converger là, l’Égypte et
la Syrie sont, sous l’Islam comme avant lui, des relais indispensables de
l’histoire et de l’espace humains. Des deux, pourtant, c’est l’Égypte qui
réussit le mieux à préserver sa personnalité : appuyée à un pays original et
riche, celle-ci s’accommode, sans disparaître, de tous les emprunts :
Méditerranée, Afrique et mer Rouge, Islam d’est et d’ouest viennent se
fondre au creuset égyptien.

L’Orient : le contrôle des vieilles routes de l’Asie


Poursuivons vers l’est : dans les régions du Tigre et de l’Euphrate supérieurs,
le califat abbasside n’a pu maintenir indéfiniment l’héritage territorial des
Umayyades : avec les campagnes de Hârûn ar-Rachîd prend fin la première
époque des grandes initiatives de l’Islam contre Byzance.

Désormais, la région des marches (Thughûr), coincée entre un califat assoupi ou velléitaire et
une Byzance en plein redressement, oscille entre l’un et l’autre, se désagrège ou tire parti de ces
rivalités, témoin l’Arménie qui y gagne momentanément son indépendance, avant d’être
rattachée à Byzance dans la première moitié du Ve/XIe siècle. L’incertitude de la situation
favorise naturellement les ambitieux : au IVe/Xe siècle, les deux branches d’une dynastie arabe,
les Hamdânides, gouvernent Mossoul et Alep : ici, ils soutiennent presque seuls le poids de la
guerre. Leur plus grand représentant, Sayf ad-Dawla, prince guerrier et mécène, bâtit des palais,
embellit ses villes, se crée une cour où il appelle le poète Mutanabbî et le philosophe Fârâbi.
Peine perdue : à sa mort, en 356/967, tout s’effondre sous les entreprises des Byzantins et des
Fâtimides.
Le domaine iranien, entendu au sens large, n’a pas manqué lui non plus de craquer. Dès les
débuts du IIIe/IXe siècle s’installe au Khurâsân une dynastie de gouverneurs héréditaires, les
Tâhirides, bientôt maîtres de l’ensemble des marges orientales de l’Islam, réserve faite du pays
de l’Indus. Succès précaire : vers la fin du même siècle, le pouvoir passe aux Çaffàrides, famille
d’artisans devenus brigands, tandis que, plus à l’est, dans l’Inde, s’affirment les principautés de
Multân et d’al-Mançura, que va toucher l’hérésie qarmate.

Le IVe/Xe siècle voit une nouvelle distribution et, dans une certaine mesure,
une simplification des pouvoirs en cet Orient de l’Islam. Des nobles iraniens,
les Sâmânides, entreprennent, à partir de leur plate-forme de Transoxiane,
l’élimination des Çaffârides. C’est chose faite à l’aube du siècle. Au nouvel
État, qui recouvre l’ensemble des confins orientaux jusqu’aux marges
indiennes où les Çaffârides ont été maintenus dans la condition de vassaux,
s’opposent les Bûyides venus du Daylem : les membres de cette dynastie se
partagent, eux, le plateau Iranien, le Fârs (Perside), le Khûzistân (Susiane) et
l’Irak. La rivalité entre Sâmânides et Bûyides domine l’histoire de l’Orient
musulman au IVe/Xe siècle, mais c’est le prétorianisme turc qui tirera les
marrons du feu. En 389/999, un gouverneur des Sâmânides, Mahmûd,
renverse ses maîtres et fonde à Ghazna, aux débouchés afghans des routes de
l’Inde, une nouvelle capitale d’où prend son nom la nouvelle dynastie, celle
des Ghaznévides, qui vont dévaler vers l’Indus et le Gange. Signe du temps :
Mahmûd proclame officiellement le sunnisme et se pose en loyal sujet du
califat, mais un sujet aux allures singulièrement protectrices.
Les luttes religieuses entre l’orthodoxie, tolérante ou tiède, des Sâmânides,
le chî’isme duodécimain des Bûyides et le sunnisme militant des Turcs,
recoupent d’autres conflits : comme à l’ouest, il s’agit de tenir les débouchés
de grandes routes : celle des fleuves russes, qui permet, en contournant
Byzance par le nord, d’acheminer aux steppes de la Caspienne et de la mer
d’Aral les produits de l’Europe centrale et orientale ; plus encore, peut-être, la
vieille piste caravanière de la soie, par où affluent, au niveau du Khurâsân, les
produits de la Chine : route doublée, certes, par la grande voie maritime de
l’Extrême-Orient au golfe Persique, mais route plus traditionnelle, plus sûre,
comparée aux péripéties de la mer.

Le pouvoir prétorien et la mise en tutelle


du califat
Contesté sur ses marges, puis largement en deçà, ramené aux régions
centrales de l’empire, le califat abbasside finit, en Irak même, par se voir
dépouillé de tout pouvoir réel au profit des prétoriens. Le processus est
classique : les Sâmânides de Bukhârâ, les Umayyades de Cordoue, les
Fâtimides du Caire y succomberont les uns après les autres. À Bagdad,
l’affaire est engagée dès la constitution de gardes d’esclaves, de ces ghilmân
(sg. ghulâm) européens, africains et surtout turcs, qui, à partir d’al-Mu’taçim
notamment, apparaissent de plus en plus souvent, de plus en plus haut dans
l’appareil du pouvoir.
L’idée, certes, était bonne, de constituer une armée de métier directement
attachée à la personne du calife, qu’elle libérait de toute sujétion envers les
contingents « nationaux » : arabes, mais surtout khurâsâniens, ceux-là mêmes
qui, dans le temps, avaient assuré le succès des Abbassides. Les
conséquences, pourtant, étaient prévisibles : essaimage de ces ambitieux vers
les provinces où ils allaient, comme Ibn Tûlûn, accentuer les facteurs de
division de l’empire ; avidité toujours plus grande de la soldatesque,
synonyme de crise des finances publiques et, nous le verrons, de
bouleversement des structures foncières ; enfin, mainmise sur l’appareil de
l’État et, pour commencer, sur le calife. Assassinats et dépositions de
souverains scandent, ici comme en d’autres empires, la mort d’une autorité :
« Chaque jour, crie aux Turcs un protestataire, vous tuez un calife et vous en
proclamez un autre ! »
Tournant décisif de cette histoire troublée et meurtrière : en 324/936 se
concrétise définitivement la fonction de maire du palais – on dit ici « grand
émir » (amîr al-umarâ’) –, le maître incontesté de l’appareil de l’État. Belle
affaire pour nos prétoriens, qui s’emparent à qui mieux mieux du titre. Mais il
est convoité aussi des ambitieux du dehors : après les Hamdânides de
Mossoul, il échoit, en 334/945, aux Bûyides, qui systématisent une titulature
rappelant leur rôle officiel de protecteurs : témoin le nom d’Adud ad-Dawla,
« le bras de l’État », sous lequel est désigné leur plus grand prince (366/977-
372/983).
L’autorité sunnite protégée par un chî’ite duodécimain ! Le califat semble
finir dans le paradoxe. En réalité, si les Bûyides assument la réalité du
pouvoir, s’ils encouragent vivement les études chî’ites, ils se gardent bien de
prononcer la déchéance du califat et la condamnation du sunnisme. Ils
semblent viser plutôt à une sorte de « condominium » de deux pouvoirs, à
une coexistence officielle des deux tendances fondamentales de l’Islam.
Sincérité ou calcul ? Peu importe, mais le paradoxe signalé n’est pas qu’à
l’avantage du Bûyide. En résistant à cette dernière épreuve, le califat, servi
par l’essor doctrinal et militant du sunnisme, démontre qu’il ne faut pas
confondre décrépitude politique et rayonnement spirituel. L’institution
temporelle se dérobe, soit, mais le symbole demeure. L’Islam
communautaire, incarné, coûte que coûte et vaille que vaille, dans le califat,
se maintient au-delà des divergences ; on verra plus loin que, de la même
façon, le monde musulman se définit, sur le plan économique, comme un
gigantesque marché de production et d’écoulement des produits, qui
transcende allégrement les frontières provinciales.
CHAPITRE 2

L’État islamique à l’heure


orientale

Bagdad, c’est sans doute l’installation du califat au cœur d’antiques


traditions, qui vont donner à l’État islamique des aspects encore inconnus de
lui. Mais c’est, d’abord, une cité, énorme, qu’imitent et relaient d’autres
villes, innombrables, par où passe l’influx du pouvoir, par où circule, aussi, la
tradition urbaine de l’Orient. En sorte qu’il n’est pas aberrant d’entamer un
chapitre consacré à la rencontre de l’État islamique et de l’Orient par un
panorama de ces villes qui sont, de l’un et de l’autre, le support essentiel et la
marque la plus immédiatement perceptible.

Une frénésie de villes et de palais


L’avènement de l’État abbasside, puis sa dispersion en principautés
provinciales suscitent une débauche de constructions, parfois aussi éphémères
que les souverains qui les voulurent : « Le seul malheur du palais, dit un
écrivain arabe, c’est que le roi meurt et que son œuvre s’en va à la ruine ».
Durables ou non, en tout cas, villes et résidences, à l’image de Bagdad,
poussent un peu partout.

Prestiges de Bagdad
Au-dessus du lot, bien entendu, la Ville du Salut (Madînat as-Salâm),
nouvelle capitale mésopotamienne, initialement sur la rive occidentale du
Tigre. À ce carrefour traditionnel, là où le fleuve, comme pour faciliter tout à
la fois les communications et un approvisionnement illimité en eau potable,
vient couler au plus près de l’Euphrate, permettant le quadrillage de la région
par un lacis de canaux, à l’écart des marais qui, en aval, entretiennent
humidité et moustiques, la succession de Babylone, de Séleucie et de
Ctésiphon échoit à une ville dont l’inévitable brique crue constitue le
matériau essentiel et dont le plan rond reprend d’antiques précédents
orientaux, connus en Mésopotamie même et aussi en Syrie, si l’on en croit
Sauvaget : ville de surveillance et de gestion, presque de méfiance résolue,
qui soustrait, par réticences successives, la capitale à la populace et le calife à
la capitale.
Fig. 13. Bagdad. Fragment de « l’anneau urbain ».
Un fossé de 20 m environ de large entoure la cité, et toute une série de glacis et de murs la
répartissent en autant de zones concentriques qui peuvent à volonté être coupées les unes des
autres par un système de portes (fig. 13). Au centre, l’ensemble palatin : résidence du calife, de
sa maison et des autorités policières, grande mosquée, bureaux (fig. 14 p. 108). Le tout est bien
protégé : au-delà de cette enceinte intérieure ne résident en effet que des officiels, des gardes ou
des partisans assurés du régime, au reste distribués par ethnies, elles aussi isolables à volonté.
Les marchés, cloisonnés en corporations, sont installés loin du centre, le long des deux rues
longues de 2,5 kilomètres environ, qui, parties des quatre portes correspondantes, divisent la
ville en quatre quartiers égaux. Encore ce menu peuple du commerce ne réside-t-il pas dans la
cité, mais au dehors, tout comme le gros des troupes ; et très vite, al-Mançûr, le calife fondateur,
expulsera complètement les marchés pour les installer dans le faubourg méridional d’al-Karkh.
Immense, tentaculaire, la ville éclate, pousse ses palais et ses métiers sur la rive orientale où se
fera désormais l’histoire de Bagdad : entre 151/768 et 320/932, et pour ne retenir que les plus
célèbres, on ne dénombre pas moins d’une dizaine de constructions princières, telle cette
résidence d’al-Muqtadir (295/908-320/932), avec son jardin artificiel peuplé d’automates,
d’arbres de métaux précieux, et son bassin de mercure portant quatre vaisseaux dorés : luxe
inouï, folies « paradisiaques », plaquées sur l’effroyable misère des quartiers pauvre, sur la
poussière, les fumées et la sueur des faubourgs. Le calife al-Mu’tadid, qu’elles incommodent,
va, pour les fuir, de palais en palais : il en construira trois en dix ans.

Des villes partout


Singulière mobilité des villes en Islam ! Elles surgissent, s’enflent,
bourgeonnent et éclatent : témoin Bagdad, mais aussi, on l’a dit, Kairouan et
Le Caire, où les premiers gouverneurs abbassides, puis Ibn Tûlûn et les
Fâtimides, créent, à côté de la Fustât des conquérants, chaque fois une ville
nouvelle : al-Askar, al-Qatâ’i’, al-Qâhira ; témoins encore Cordoue, capitale
des Umayyades d’Espagne, cernée de palais qui suscitent, autour d’eux,
autant d’éclosions urbaines, ou Palerme, proliférant par quartiers autour
d’une vieille ville. D’autres fois, on assiste à l’osmose de deux
agglomérations juxtaposées, cité ancienne et camp des conquérants : telles
sont, au nord-est, Merv, Balkh (Bactres), Bukhârâ et Samarqand, mais
l’Afrique du Nord a aussi, avec Fès, sa ville double.
Fig. 14. Bagdad. Plan général de la ville ronde d’al-
Mançûr.
Enfin, dans d’autres cas, la ville meurt ou s’étiole au profit d’une autre. Duo célèbre que celui
de Bagdad et de Sâmarrâ. Celle-ci, capitale éphémère d’un demi-siècle, éclipse Bagdad, qu’elle
vide de ses califes, de ses princes et, bien entendu, d’une partie de ses commerçants : époque de
faste (fig. 15) qu’illustrent la grande mosquée avec son minaret à hélice, avatar islamique des
anciennes ziggurats, l’immense camp, l’hippodrome et, bien entendu, des palais, des palais à
profusion : al-Mutawakkil, à lui tout seul, en édifie ou réaménage vingt-quatre. Ici aussi, la ville
explose, franchit le Tigre, vers l’ouest cette fois.
Et puis, lorsque al-Mu’tamid, en 279/892, abandonne Sâmârrâ pour revenir à Bagdad, la
désolation s’installe carcasse vide, une espèce de Pompéi sous le ciel d’Orient : au
IVe/Xe siècle, le géographe Muhallabî y marche dans la rue centrale sans rencontrer, des heures
durant, âme qui vive, au milieu de maisons « qui semblent n’être mortes que d’hier ».
Fig. 15. Plan de l’hippodrome de Sâmarrâ.
La liste serait trop longue, de ces poussées urbaines, durables ou non. Ne
gardons que quelques traits dominants (carte 4 pp. 64-65). À l’Orient, l’Islam
poursuit, intensifie ou relance la tradition citadine des Sassanides et de
Byzance. À l’ouest, qu’il fonde ex nihilo ou à partir de chétifs groupements
préexistants, on peut dire qu’il crée véritablement, en réintroduisant la vie, le
rythme et l’essor urbains dans des zones assoupies depuis le déclin de Rome
et les invasions : exemple Fès, qui injecte « une civilisation urbaine de type
oriental dans une société rurale berbère ».
Car c’est bien d’orient que souffle ce vent de frénésie urbaine, semant les
villes toujours plus loin vers l’ouest : Kairouan, Tiaret, Fès, Cordoue, l’une
après l’autre, modèlent un nouveau visage aux rives occidentales de la
Méditerranée, même si, sous ce masque, percent d’antiques habitudes,
connues ici comme sur tout le pourtour de la mer gréco-romaine : maison à
patio, thermes, fontaines.
Villes des grands fleuves mésopotamiens, villes-oasis des routes
caravanières de l’Asie centrale, villes manufacturières de Susiane ou du Delta
égyptien, villes portuaires de Méditerranée ou du golfe Persique, villes-relais
aux débouchés septentrionaux des pistes sahariennes, toutes, on le verra,
tirent vie du commerce et, plus généralement, de l’intense circulation des
hommes, des marchandises et des idées qui anime le monde musulman
d’alors. Cités souvent énormes pour l’époque : on avance les chiffres de
300 000 habitants pour Cordoue, 500 000 pour Samarqand et Le Cabre, au
moins un million et demi pour Bagdad.
D’où une extrême sensibilité aux catastrophes : épidémies, disettes (cinq à
Bagdad entre 307/919 et 337/948), inondations, incendies, émeutes trouvent
ici un champ d’action inépuisable. Il faut sans trêve réparer les ponts, quais,
marchés, mosquées, canaux, des faubourgs entiers parfois. De tous les
éléments qui concourent à l’instabilité de la ville orientale sur son site, le
moindre n’est certes pas l’impact du malheur sur la démesure.

L’Orient au pouvoir ?
L’avènement des Abbassides ne signifie pas, on s’en doute, l’éclipse totale de
l’Arabie, de ses représentants, de son legs. Sans parler du langage officiel de
la communauté, l’arabe, qui va connaître ici un de ses plus glorieux
moments, c’est une dynastie d’ascendance arabe qui règne à Bagdad et ce
sont des options originellement prises dans une communauté arabe que
sunnisme et chî’isme continuent de proposer aux adeptes de l’Islam. La
nouveauté réside dans le fait qu’on conteste désormais aux Arabes la
possession exclusive et de l’Islam et de l’appareil de l’État : d’où, par
exemple, l’apparition en force des clients (mawâlî), surtout persans, aux
postes officiels, et la résurgence de souvenirs orientaux jusqu’au sommet de
la hiérarchie administrative.

Le calife, héritier partiel des despotes orientaux


Les Umayyades s’étaient déjà engagés, on l’a vu, sur la voie d’un cérémonial
aulique. Mais les raffinements de la cour abbasside, où triomphent certaines
traditions de l’époque sassanide (fig. 16 p. 110) – et de combien d’autres
époques au-delà ? –, laissent loin derrière elles ces premiers essais. Coup é de
son peuple, invisible sinon les jours de cortège, le calife se réserve, d’abord, à
ses intimes : parents, familiers, hauts personnages de l’État. Lorsqu’il donne
une audience officielle, il ne se montre qu’en grand apparat, sur son trône, au
milieu des dignitaires : vizir, chambellan, préfet de police de Bagdad, chefs
des troupes et de la poste, grand cadi, exilarque juif, catholicos nestorien, ce
ne sont là que quelques-uns des plus beaux ornements d’une cour
somptueuse, traditionnelle armée de princes, du sang, courtisans, officiers du
palais, gardes, serviteurs, artistes et bouffons, tout ce monde régi par une
étiquette rigoureuse, d’inspiration iranienne, fixant les préséances, les
appellations, les uniformes et le cérémonial. Signe des temps : on baise le sol
devant le souverain, usage qui devait paraître aussi scandaleux aux puritains
de l’Islam que l’était, pour les grognards macédoniens, la conversion
d’Alexandre aux mœurs de l’Asie.

Fig. 16. Empereur sassanide sur son trône.


Autres atteintes à l’arabicité et à la réserve idéales des premiers âges : les
vêtements ou coiffures d’apparat, les distinctions honorifiques comme les
couronnes, les titulatures officielles, les raffinements culinaires, l’usage
envahissant des tissus précieux et notamment de la soie, jadis objet de la
répugnance marquée du Prophète et, toujours, des scrupules de la Loi.
L’Islam, sous ses plus hautes émanations temporelles, se pare ainsi d’Orient
et, de luxe, se rapproche de ces vieilles traditions de l’Asie dont la Perse
sassanide, pour ne parler que d’elle, lui fournit l’image la plus immédiate.

Gardons-nous toutefois des assimilations excessives : le calife, s’il est un autocrate comme ses
prédécesseurs orientaux, diffère d’eux en ceci : son pouvoir ne s’appuie ni sur une divinisation
de la personne du souverain, ni sur la hiérarchie de corps organisés comme le sont, par tradition,
un clergé ou une noblesse. C’est que le calife reste le symbole d’une religion égalitaire qui
ignore – ou du moins se refuse à sanctionner – ce genre de distributions sociales et abhorre toute
atteinte portée à la transcendance de Dieu. Il en résulte que le calife ne peut justifier son
pouvoir, son prestige ou son luxe que par sa condition de premier servant d’une Loi (charî’a)
commune à tous les croyants.
D’où s’ensuivent, aussi, les caractéristiques de l’autorité dans l’Islam médiéval. La Loi, étant
supérieure à tous, et d’abord au calife, reste soumise au contrôle des docteurs (ulamâ’),
symboles de l’accord unanime (ijmâ’) de la communauté : communauté musulmane, et non plus
réservée aux seuls Arabes, d’une part, communauté seule apte, d’autre part, à interpréter la Loi
en considération de l’intérêt général et, autant que possible, par référence analogique aux
modèles de l’Islam originel. Peu importe que, dans la pratique, ces fuqahâ’, spécialistes de
l’application d’une Loi théologique aux données du droit public ou privé, aient dû entériner les
emprunts faits par l’État musulman à des Antiquités étrangères. Il reste que l’autorité souveraine
ne peut reposer sur le seul arbitraire d’un chef gratifié de lumières spéciales.
Conclusions de même ordre pour ce qui touche à l’exercice du pouvoir, qui s’opère par
délégation : du calife à l’administration centrale ou aux provinces. Ici encore, la différence
essentielle de l’État islamique avec ses prédécesseurs réside dans le caractère du souverain, qui
n’est que le dépositaire suprême de l’autorité, mais non pas sa source (sauf, bien entendu, dans
l’État idéal des chî’ites). Même si, comme on va le voir, de vieux héritages étrangers trouvent
place dans l’appareil de l’État, il reste qu’ils sont réinterprétés dans un climat nouveau,
islamique, qui tient, en dernière analyse, à la définition du calife ou « émir des croyants »,
simple successeur du Prophète et gardien, après lui, de sa communauté.

Le vizir : Barmécides et épigones


Le vizir, pour les lecteurs des Mille et une Nuits, c’est Ja’far le Barmécide,
inséparable compagnon du calife Hârûn ar-Rachîd. Image de légende, qui
pèche par excès et défaut : le viziral n’a pas toujours eu ce relief, mais il en a
parfois eu davantage, et beaucoup plus, en tout cas, que sous l’illustre famille
des Barmécides. En réalité, l’institution est essentiellement évolutive, et l’on
peut en résumer l’histoire en disant qu’elle a oscillé entre deux pôles : une
simple fonction de grand commis, chargé de la direction administrative des
bureaux, et une véritable suppléance du calife, cumulant tous les pouvoirs,
même militaires, et dirigeant la politique de l’État.
La grande époque du vizirat se situe dans les trois premières décennies du
e e
IV /X siècle, pendant lesquelles s’illustrent des personnages de premier plan
comme Ibn al-Furât ou Alî ibn Isâ. Toujours, pourtant, la charge reste
marquée par l’ambiguïté fondamentale de sa définition : fonction de
suppléance ou de simple exécution ? politique ou administrative ? Et puis,
elle change si souvent de mains ! Un seul exemple : onze titulaires,
représentant quatorze vizirats, soit un par an, sous le seul al-Muqtadir
(296/908-320/932).

La raison de ces désaffections ? Le caprice du prince, les intrigues, les querelles financières ou
religieuses, souvent aussi la position trop élevée de ce personnage qui, tel un Fouquet à
l’orientale, accumule les trésors et les clientèles, où tel calife voit une insulte à son propre
prestige et à l’État Toutes ces raisons expliquent les conflits et les disgrâces, parfois suivies
d’exécutions capitales : ici, oui, l’on peut prendre comme exemple de choix ces Barmécides,
originaires de Balkh (Bactres) où leurs ancêtres étaient traditionnellement gardiens d’un
sanctuaire bouddhique, et qui firent du vizirat une véritable entreprise familiale, si bien que
l’ombrageux Hârûn ar-Rachîd, de plus en plus décidé à gouverner par lui-même, jaloux de la
fortune de ces serviteurs et inquiet de leurs sympathies alides, se débarrassa d’eux en 187/803.
Il y a bien, au total, quelque chose de paradoxal dans ce vizirat, qui est une institution de base
du califat, mais une institution mouvante, recouvrant des réalités si variables que la théorie n’en
pourra s’élaborer qu’a posteriori, vers le Ve/XIe siècle. Par bien des côtés, le vizirat apparaît
décidément comme une fonction née dans l’empirisme et dont le titre ou la définition
n’entreront que peu à peu dans les habitudes de l’État.
Aussi bien doit-on rompre avec la thèse d’un simple décalque d’une institution sassanide : car,
s’il en était ainsi, comment supposer qu’une tradition si bien ancrée dans les pratiques de l’État
iranien ait mis tant de temps à s’élaborer dans l’État successeur ? En réalité, si le vizirat
emprunte bien certains de ses traits à des modèles antérieurs, iraniens, mais aussi hellénistiques,
byzantins et même hindous à en croire les théoriciens, il a, tout autant, des résonances arabes, ne
serait-ce que par le terme de wazîr, qu’on peut rapporter à des antécédents coraniques.

Institution composite, donc, qui emprunte à plusieurs traditions et ne se


précise que peu à peu. Son seul trait constant, peut-être, et qui explique lui
aussi le caractère longtemps fluctuant de la fonction tout comme le ballet de
ses titulaires, ressortit bien à une précarité essentielle : même lorsque le
vizirat devient une charge d’État, au plein sens du terme, et son représentant
un véritable substitut du calife, l’institution reste toujours liée, peu ou prou, à
la notion de « service personnel » du souverain, dont l’accord est toujours
indispensable et au seul nom duquel agit le vizir. Ce caractère personnel de la
relation existant entre les deux pouvoirs, califien et viziral, explique la part
prépondérante qu’y jouent les conflits de caractères, et que la fonction de
vizir soit révocable à volonté.
Est-ce à dire que l’institution reste tout à fait en l’air ? Ce serait exagéré.
Le vizir est aussi l’émanation suprême des bureaux, lesquels assurent la
permanence de l’État, derrière les ministres dont les charges, les pouvoirs et,
parfois, les têtes volent.

Les fonctionnaires : techniciens efficaces


et modèles culturels
Tout comme nos ministères, les grandes directions administratives (dîwân, pl.
dawâwîn) du califat abbasside ont varié en nombre et en taille selon les
époques. Les plus importantes, les plus solides, sont celles de l’Impôt foncier
(kharâj), du Trésor, de l’Armée et de la Chancellerie. Un peu en marge
devrait se situer la Justice : en bonne doctrine, le juge (qâdî) est, comme le
souverain, gardien de la Loi (charî’a), qui leur est supérieure à l’un et à
l’autre. Le cadi apparaît donc, aux divers échelons du pouvoir, central ou
provincial, comme l’assesseur et le conseiller de l’autorité en matière
judiciaire. Mais le souci de centraliser, en ce domaine comme en d’autres,
l’appareil administratif fit décider, dès les débuts du califat abbasside et peut-
être, ici encore, sous des influences iraniennes, la création, à Bagdad, d’une
charge de grand-cadi, dont le titulaire nommait et révoquait, sous l’autorité
du calife ou même du vizir, l’ensemble des juges, qui échappaient ainsi aux
pouvoirs locaux pour dépendre du pouvoir souverain. Celui-ci, du reste, s’il y
avait litige, abus de pouvoir, échec ou déni de justice, conservait le droit de
trancher ces cas d’exception au tribunal dit des « abus » (mazâlim), sorte de
justice retenue, exercée par le calife ou son substitut le vizir, et peut-être, elle
aussi, d’inspiration sassanide.
Quant à l’administration des provinces, elle était, autant qu’on en puisse
juger, dédoublée, le commandement des troupes revenant à un gouverneur
(amîr), le pouvoir civil, et notamment les ressources financières, à un préfet
(âmil), chacun d’eux relevant directement de Bagdad.
« Centralisée, bureaucratique et paperassière », cette administration, tout
entière dans les mains du vizirat, – au moins pendant les grands moments de
l’institution – tentera d’assurer, vaille que vaille, la cohésion de l’empire. Elle
y sera aidée par un remarquable service, hérité de Byzance et de l’Iran : la
poste (barîd). D’un bout à l’autre des terres d’Islam, selon un système
régulier d’environ un millier de relais, s’acheminent les ordres officiels et
aussi les renseignements sur l’attitude des gouverneurs, préfets et
fonctionnaires, l’état des provinces ou la situation aux frontières. Mais, au
sommet de la hiérarchie, le chef suprême de la Poste est lui-même doublé par
celui de l’Information (khabar), plus spécialement chargé de surveiller
l’administration centrale, vizir compris.
De bas en haut de l’échelle, et jusqu’au vizir qui s’est souvent formé à leur
école, ce sont les bureaux qui assurent la marche de cette énorme machine.
Le kâtib, c’est, au propre, le rédacteur, celui qui doit transcrire, en arabe
correct et si possible élégant, voire fleuri, toute décision officielle. À cette
formation de grammairien et de styliste, il doit joindre une solide culture
juridique et dés notions d’arpentage, nécessaires pour l’établissement de
l’assiette de l’impôt. Aucune spécialisation complémentaire ne peut se faire
que cette triple formation de base n’ait d’abord été acquise.

La plupart de ces fonctionnaires sont d’origine iranienne, quelques-uns chrétiens nestoriens, et


les goûts, les traditions qu’ils apportent avec eux poseront à la conscience musulmane plus d’un
redoutable problème. On leur contestera parfois la prétention à être autre chose que des
techniciens efficaces, placés là pour obéir et exécuter au mieux, et rien que pour cela : telle est,
par exemple, l’attitude du grand écrivain Jâhiz, qui redoute, pour l’Islam, même éclairé, dont il
se veut le défenseur, les modes iraniennes et les relents d’infidélité que ces Persans introduisent
dans l’appareil du pouvoir.
Pour d’autres théoriciens, au contraire, ces auxiliaires de l’État seront les meilleurs modèles
d’une culture nouvelle, soit qu’on insiste, avec un Ibn Qutayba, sur l’expression arabe de ladite
culture et qu’on intègre l’Iran (mais non la Grèce) à une vision d’ensemble de l’histoire dont
l’Arabie et son message deviennent la clé de voûte, soit qu’on étende, avec Qudâma, les
connaissances du kâtib à des dimensions encyclopédiques, qui débordent largement les cadres
du métier tout comme ceux que les rigoristes de l’Islam tracent à la culture profane.

Au-delà des théories du parfait secrétaire, un fait demeure : toute la


politique des fonctionnaires officiels fut d’exprimer en arabe la diversité d’un
Islam égalitaire. Même s’ils sont restés fidèles à un certain « nationalisme »
culturel (chu’ûbiyya) hérité de traditions non islamiques et non arabes, ils ont
pourtant loyalement joué le jeu du califat, du droit musulman, dont ils ont
appliqué scrupuleusement les nouvelles règles, et de la langue arabe, à qui ils
ont donné, à partir de traductions de textes persans, ses premiers modèles de
prose littéraire : c’est à un kâtib d’origine iranienne, Ibn al-Muqaffa’, que
l’on doit le livre de Kalîla et Dimna, traduction arabe d’une version persane
des fables indiennes de Bidpaï : ce voyage est à lui seul tout un symbole.

Le tournant du IVe/Xe siècle : vers le règne


des militaires
La grande époque du vizirat s’achève, en 324/936, sur la création de la charge
de grand émir (amîr al-umarâ’), chef suprême de l’État pour le compte
officiel du calife. Titre militaire, signe des temps : dans un empire où Bagdad
ne règne plus directement – et encore ! – que sur l’Irak, la fonction civile
s’efface devant le pouvoir prétorien : on a vu le parti qu’en tireront, en
334/945, les Bûyides.
Le mouvement, certes, est plus ancien : à l’époque de Sâmarrâ,
notamment, le vizir, déjà, n’était qu’un fantôme, la soldatesque turque faisant
et défaisant califes et ministres. Mais le IVe/Xe siècle institutionnalise la
tendance, sous les formes que connaîtra définitivement le siècle suivant :
effacement politique des grands marchands et des fonctionnaires, essor d’une
aristocratie d’officiers appuyés sur la terre, et enfin – rançon des changements
intervenus dans l’armée – crise des campagnes et du Trésor.
De l’armée de la foi à l’armée de métier : ainsi pourrait se définir le
schéma d’une évolution qui rend les Bédouins au désert et leur substitue
d’abord les Khurâsâniens, piliers de la victoire abbasside sur les Umayyades,
puis, dès le IIIe/IXe siècle, les mercenaires turcs, berbères, slaves, noirs,
daylémites et kurdes. Cette évolution s’explique du reste, en dehors même
des motifs politiques déjà évoqués, par certaines nécessités techniques,
notamment par le rôle de plus en plus grand de la cavalerie lourde,
incompatible avec les moyens et l’équipement de fortune des premiers
volontaires.

À cette armée, de plus en plus exigeante au fur et à mesure qu’elle accentue son emprise sur le
pouvoir central, il faut des solides substantielles. De crise en crise, le taux des fidélités monte, le
Trésor s’essouffle, et le califat avec Pour calmer l’appétit mercenaire, on doit songer à des
valeurs plus sûres. Mais la pratiqué de la dotation en terre (iqtâ’) trouve ses limites dans celles
du domaine public, qui se rétrécit comme peau de chagrin. Ailleurs, toutes les terres sont prises,
et les exactions, la dépossession des propriétaires ne peuvent tout de même être officialisées ou
systématisées sans péril. Au-delà des frontières, enfin, l’horizon est bouché par la stagnation des
conquêtes.
Il fallut donc trouver autre chose : on le trouva, et le mot d’ïqtâ’ y gagna un sens nouveau. Les
soldats se firent en effet concéder par cette procédure non plus des terres, mais l’impôt foncier
des domaines particuliers, d’où le processus, facilement imaginable, du dessaisissement et de
l’appauvrissement de l’État, de l’exploitation des propriétaires par une classe soucieuse avant
tout de rentrées d’argent immédiates, au prix de la ruine des sols, prélude aux endettements et à
la dépossession de la paysannerie traditionnelle : tous phénomènes dont on a vu le schéma se
dessiner déjà à l’époque umayyade, mais que le IVe/Xe siècle accélère, surtout en Orient, en
attendant, avec l’arrivée des Turcs seljûqides, l’âge d’or du « système d’occupation militaire ».

Triomphe, au total, de « l’aristocratie de l’épée » sur « l’aristocratie de


l’argent ». La crise où s’enfonce le califat abbasside s’identifie, en un sens,
avec la débâcle politique d’une caste marchande au profit d’une caste
militaire accapareuse du sol. On entrevoit mal, aujourd’hui encore, les raisons
dernières de cette mutation. Car enfin, la montée de la féodalité, loin de
s’expliquer ici, comme en Occident, par les conditions propres à une
économie définie essentiellement comme rurale et régressive, s’opère
insolemment, à chaud pourrait-on dire, au beau milieu d’une économie
marchande, expansive, qui ne s’essoufflera véritablement que plus tard, vers
le Ve/XIe siècle, et peut-être, du reste, sous l’effet de la généralisation du
« système d’occupation militaire ».
Force est donc, pour l’époque qui nous occupe, de constater, à défaut de
l’expliquer, ce paradoxe d’une classe négociante financièrement prospère et
politiquement diminuée. Mais du moins pouvons-nous préciser, sur ce point,
la nature de la crise qui mine le califat : les difficultés de l’État proviennent,
ici, beaucoup moins du système économique en général que de l’impasse
perpétuelle de la Trésorerie : l’écart va toujours croissant entre les revenus
des provinces, que les limites des terres disponibles et des techniques
cantonnent dans des volumes sensiblement identiques, et les charges, de plus
en plus lourdes, de plus en plus militaires, du califat. Ce monde musulman
irrigué d’or, de marchandises et d’hommes, ce monde qui avait, comme on va
le voir, les moyens de vivre, et largement, il n’est peut-être pas si sûr qu’il ait
eu les moyens de son armée.
CHAPITRE 3

Sous le signe du commerce

Divisions politiques, survivance des particularismes locaux, longues


traditions fiscales des pays de Méditerranée et d’Orient : autant de sources de
taxes, douanes, octrois, péages. Mais qu’importe ! Tout cela se franchit. Ce
que ne peuvent l’administration et la politique, le commerce le réussit : il
crée, à son usage, un ensemble unique, un des plus grands que l’humanité ait
connus, et il en crève les limites. La conquête tombée, le marchand relaie le
soldat et pousse même beaucoup plus loin.

Espace de transit, époque de transition


Malgré quelques beaux résultats, l’histoire du commerce en Orient pendant le
Haut Moyen Âge est encore mal connue. D’immenses zones d’ombre y
subsistent, sur le volume moyen des transactions, par exemple, ou encore sur
les mouvements des prix, les interférences de la production et des échanges.
Documents trop rares ? Données suspectes, reprises, sans contrôle ni mise à
jour, d’auteur à auteur ? Négligence de la grande tradition littéraire arabe
pour ces sujets, entraînant, trop souvent, celle des orientalistes ? Un peu de
tout cela sans doute ; en tout cas, de quoi rester prudent.
Il semble bien, au moins, que le monde musulman des IIIe/IXe et
IVe/Xe siècles relaie et relance, ici encore, les grands empires de l’Antiquité.
Les produits de la terre, du sous-sol et de l’artisanat sont toujours les mêmes,
et le commerce continue de réserver une place importante aux produits de
luxe réclamés par l’aristocratie urbaine. Et pourtant, ce monde, en accusant
certains traits de l’ancien, en annonce d’autres : par l’intensification des
échanges et le rôle de poste-clé réservé au commerce, par la constitution d’un
espace économique où viennent fusionner les territoires des vieux empires
d’Orient et d’Occident, enfin par la mobilité accrue des marchandises sans
doute, mais aussi des hommes, des plantes et des espèces animales, le monde
musulman assure, au spatial comme au temporel, un rôle éminent de
transition.
Les terres d’Islam s’identifient alors avec ce que Maurice Lombard
appelait « la région des isthmes » : entre Atlantique et Méditerranée,
Méditerranée et mer Rouge, Méditerranée et golfe Persique, mer Noire et
Caspienne, région à vocation éminente de transit, appuyée sur des îlots
urbains reliés les uns aux autres selon des itinéraires immémoriaux. Par ces
isthmes qu’il détient ou contrôle, ce monde musulman, qui pousse plus loin
que ses prédécesseurs de l’Antiquité classique, vers le Sahara et les routes du
Soudan, vers les basses vallées des fleuves russes, vers l’Asie des steppes, ce
monde, donc, met en communication les deux grands domaines économiques
de l’Extrême-Orient et de la Méditerranée (carte 9 pp. 118-119).
Dans cette région vitale des passages, il n’en laisse échapper qu’un :
Byzance, qui lui dispute notamment la Méditerranée orientale et les accès
directs à l’Europe des grandes plaines et des forêts, mais qui ne peut faire
qu’elle ne soit engagée avec lui dans une même histoire de guerre et de
négoce, de controverses religieuses et d’élaboration de valeurs culturelles
souvent identiques.

Hommes et bêtes
Qui circule par ces passages ? D’abord les hommes, bien sûr : commerçants
alourdis de ces monnaies musulmanes qu’on retrouvera jusqu’à Mayence ou
aux bords de la Baltique, prisonniers que Byzance et l’Islam échangent aux
ports méditerranéens, étudiants et lettrés qui vont « chercher la science » (ici,
mouvement d’ouest en est surtout, l’Irak étant supposé fournir les modèles du
savoir), pèlerins d’Arabie, mais aussi pèlerins chî’ites aux lieux saints d’Irak
et d’Iran, esclaves enfin : remédiant au manque d’hommes chronique dont il
souffre pour faire face à des responsabilités qui s’exercent à l’échelle du
monde, l’Islam d’alors (entre 30 et 50 millions d’hommes ?) puise à ces trois
réservoirs que sont l’Asie centrale, l’Afrique et l’Europe slave. Les travaux
de force de l’agriculture ou des mines, les services domestiques, l’armée
enfin pompent ainsi des masses énormes : à eux seuls, les Tûlûnides
disposeront d’une troupe de 24 000 esclaves turcs et 42 000 Africains, les
Umayyades de Cordoue de 10 000 Slaves ; et quand les Zanj, esclaves noirs
du Bas-Irak, se révolteront, quinze années durant, il faudra mobiliser toute
l’armée califienne pour les réduire (270/883).

Après les hommes, les animaux : sans parler du dromadaire ni du chameau à deux bosses d’Asie
centrale, qui progressent, l’un jusqu’à l’extrême ouest, l’autre vers les steppes nord-
caucasiennes et l’Iran, on note que l’époque abbasside voit s’amorcer ou s’intensifier les
migrations de quelques espèces essentielles.
D’abord et surtout, le cheval : race d’Asie centrale, qui atteint la Chine du Nord et l’Europe
orientale ; race iranienne, exportée vers l’Inde ; race barbe de Numidie, qui donnera le « genet »
d’Espagne ; race syrienne enfin, née, dès l’époque romaine, de croisements entre barbes et
iraniens, et qui s’est étendue de plus en plus vers les pâturages du Najd, donnant le cheval
« arabe », exporté vers les pays de la Méditerranée et l’Inde. Hors des régions de pâture
naturelle, la progression du cheval entraîne celle de la luzerne : depuis la Perse, elle gagne la
Mésopotamie, l’Égypte et l’Andalousie.
Le mouton, lui, passe en Espagne, où il acclimate la race maghrébine, qui donnera plus tard les
fameux mérinos, et ses techniques d’élevage et d’association de bergers qui seront à l’origine de
la grande institution pastorale de la Mesta.
Un peu en marge, enfin, le buffle suit les premiers déplacements des populations tziganes (Zott)
déportées de l’Inde, au Bas-Irak d’abord, puis, après leurs révoltes (surtout sous al-Ma’mûn :
198/813-218/833), en Syrie du Nord, aux marécages de l’Oronte.
Carte 9. L’Islam et le monde à l’époque abbasside.

Plantes des jardins et plantes des champs


Cette migration des hommes et des animaux touche, on le voit, les pays
extérieurs à l’Islam et notamment l’Occident. De celui-ci, pourtant, elle
n’affectera pas tellement le visage : comme l’écrit E. Le Roy Ladurie, aux
bords septentrionaux de la Méditerranée, « tout ce qui marche à deux jambes
ou à quatre pattes arrive pour l’essentiel du nord et de la montagne ».
Avec les plantes, au contraire, on retrouve partout « les routes
traditionnelles en provenance du sud et d’orient ». « Dans les vergers
magiques du Roman de la Rose » comme au jardin potager classique du Midi
méditerranéen, les plantes « viennent en droite ligne du pays des Sarrasins »,
relayé par les huertas d’Espagne et de Sicile, où s’acclimate déjà, à l’époque
qui nous occupe, cette flore conquérante qui, plus tard, connaîtra son exode
triomphal vers le nord.

Retenons-en, au passage, quelques spécimens : les abricotiers, les pruniers de Damas et de


Jérusalem, l’artichaut, « cette fleur de chardon améliorée par les Arabes », les laitues, le chou-
fleur, le persil, la betterave, le fenouil, le céleri, le melon, « ce voyageur infatigable », les
courges et citrouilles, l’aubergine et, pour l’agrément du tout, les fleurs : rose blanche de
Damas, bouquets des Indes, et tant d’autres. Partout, donc, se manifestent, « prépondérantes,
permanentes, inextricablement mêlées, les influences génétiques du monde gréco-arabe et des
péninsules latines » : influences souvent antérieures à l’expansion de l’Islam, bien sûr, mais que
celle-ci rénove, relance, renforce, témoins l’oliveraie ou le vignoble d’Espagne, vivifiés par les
apports maghrébiens et levantins.

Et puis, il y a les espèces de base, et d’abord, le blé : blé levantin en Italie


du Sud, blé dur du Maghrib, que les Berbères acclimatent en Espagne. Le riz,
venu de l’Inde, se fixe par îlots, sur les sols bas, chauds, marécageux ou
irrigables : dépression jordanienne, oasis d’Égypte, Sud marocain et vallée du
Guadalquivir. Le sorgho, lui, remonte de l’Afrique, vers la Haute-Égypte, les
oasis de Libye et du Maghrib. Le palmier-dattier s’étend vers la Cilicie,
l’Espagne et le Sahara occidental. La canne à sucre, enfin, que les Sassanides
avaient introduite de l’Inde en Susiane au VIe siècle, pousse vers l’Égypte, la
Syrie, le Maroc et l’Espagne du Sud, la Sicile. Ici, la conquête musulmane ne
fait guère, malgré quelques nouveautés, que renforcer dans leurs habitudes
les populations méditerranéennes et orientales, mangeuses de froment et
d’orge, ces bases de l’assolement biennal d’alors, et utilisatrices de ces trois
inventions de la Mésopotamie antique que sont la houe, l’araire et la roue à
eau. Au total, donc, luxuriance et rénovation du jardin, traditionalisme du
champ.

Quelques techniques
Resterait à traiter de la migration des techniques artisanales, pour lesquelles
on s’en tiendra à quelques produits-tests. Le coton est un nouveau venu : au
VIe siècle, il est au Turkestan ; au vue, il pénètre en Haute-Mésopotamie, où il
détrône le lin, puis, véritablement, explose, gagne la Cilicie, la Syrie du Nord,
l’oasis de Damas et la dépression jordanienne, évite l’Égypte (ici, il n’arrive
pas encore à évincer le lin), mais passe aux franges méridionales de Tunisie
et du Maroc, en Espagne et en Sicile ; Chypre et la Crète, quoique touchées,
n’en développeront véritablement la culture que plus tard, à l’époque des
Croisades.
Autre fleuron de l’industrie textile : la soie. Chinoise d’origine, la
sériciculture s’étend en Arménie et aux bords de la Caspienne, mais elle
souffre de la coupure entre les domaines économiques de Byzance et de
Ctésiphon. La conquête musulmane la libère ; elle passe à toutes les régions
propices de la Méditerranée : Syrie méridionale, Chypre, Sud tunisien,
surtout Sicile et Espagne. Conséquence : si des soieries continuent à être
reçues de Chine, l’importation de la soie grège diminue, et c’est le monde
musulman qui devient, malgré ses énormes besoins, le principal fournisseur
de matière première à Byzance.
Essor du coton, essor de la soie : ils entraînent la multiplication des
techniques (métiers et points) et un bouleversement dans l’utilisation des
produits tinctoriaux. L’indigo, passé en Mésopotamie, Syrie, Libye, Sud
tunisien et marocain, détrône la guède ou pastel. Le kermès d’Arménie ou
d’Espagne et cet indien qu’on nomme « bois de brésil » priment désormais la
garance et la pourpre. Le safran, lui, est partout.
Dernier test : le papier. Avant les Abbassides, c’est la confrontation entre
le papyrus d’Égypte et le parchemin ; le papier chinois, de chanvre ou de lin,
n’est connu alors que par quelques importations de l’époque sassanide. Mais
ensuite, une fois l’Islam présent aux débouchés du Turkestan, les emprunts
vont très vite et une fabrique de papier, pour les usages officiels de
l’administration, est fondée à Bagdad aux approches de l’an 800. À partir de
là, le nouveau produit gagne la Syrie, la Sicile et l’Andalousie, détrône
même, au Ve/XIe siècle, le papyrus dans son fief égyptien. Puis, ce seront les
exportations vers Byzance et Rome, précédant l’installation, au XIVe siècle, de
fabriques en Italie et dans la France du Sud-Ouest.

Islam, Orient, Occident


Il est temps, dira le lecteur pressé, d’en venir enfin au commerce abbasside
lui-même, dont on ne nous a jusqu’ici parlé que de loin. Peut-être, mais ces
glissements, ces migrations ne sont pas que l’indice ou la conséquence,
comme on voudra, des productions et des échanges à une époque donnée. Ils
reprennent celle-ci dans un espace et une histoire plus vastes : ceux de
l’humanité globale, et ils nous invitent, en la circonstance, à poser après
d’autres, et trop brièvement, une question essentielle : en intervenant dans
cette région vitale de communications entre l’Occident et l’Orient, l’Islam a-
t-il coupé les circuits traditionnels des échanges, vouant l’Occident au déclin,
ou bien est-ce l’inverse qui s’est produit ?
On connaît dans le premier camp, la thèse célèbre de Pirenne, contre
laquelle va l’analyse d’ensemble de Maurice Lombard. Sans doute, au total, y
a-t-il beaucoup moins à redire à celle-ci qu’à celle-là. La reprise
démographique et économique de l’Europe de l’an mil ne peut certes pas
s’expliquer uniquement par l’injection de l’or d’Orient dans un Occident
engourdi et barbare ; le schéma est trop simple, il porte trop à surestimer le
volume de ces échanges et doit, de toute façon, être soumis au correctif
byzantin, sur lequel on reviendra plus loin.
Tout de même, le transfert, jusqu’à l’Occident, de cette mobilité, de cette
frénésie marchandes de l’Islam abbasside, le rayonnement de la Sicile, les
contacts de l’Espagne, mais aussi de l’Orient tout entier, avec les marchands
juifs européens sont bien les signes des lendemains mercantiles de
l’Occident. Déjà, dans la deuxième moitié du IVe/Xe siècle, lorsque
l’installation des Fâtimides au Caire ramène aux carrefours de la
Méditerranée et de la mer Rouge une part importante du commerce de
l’Orient, on lit, dans les géographies arabes du temps, les noms de Naples,
Gaète, Amalfi et Venise, dont l’heure est presque venue.

Les moyens du commerce


Un équipement urbain
Tout le commerce de l’époque abbasside repose, on l’a dit, sur le réseau serré
des villes de l’Islam (carte 10), neuves ou réanimées, qui mettent à la
disposition des marchands leurs équipements portuaires ou caravaniers. Ports
de la Méditerranée, d’abord : Almeria, une des rares créations urbaines de
l’Islam espagnol, dans le sud de la péninsule, Palerme, Tunis, Alexandrie,
Tyr, Acre et Tripoli de Syrie. Ports de la mer Rouge : al-Qukum, l’ancienne
Klysma, au débouché de l’ancien canal du Nil, al-Jâr et Judda (Djedda), ports
de Médine et de La Mekke, Ade n surtout, le grand relais vers l’Inde. Ports
du golfe Persique et de l’océan Indien, enfin : Baçra, sur le Chatt al-Arab que
remontent les vaisseaux, Sîrâf, le grand entrepôt persan, Çuhâr et plus tard
Mascate, à la pointe de l’Arabie, et Daybul, près des bouches de l’Indus.
Quant aux relais caravaniers, ils pullulent, et l’on n’en peut, ici encore,
décidément retenir que les plus grands : Nul Lamta, sur les rivages
atlantiques du Sud marocain, et Sijilmàsa, au Tafilelt, toutes deux débouchés
des pistes sahariennes, comme, plus loin vers l’est, les oasis du Sud algérien
et du Fezzân, et Kairouan ; puis La Mekke et Médine, Damas, Homs et Alep ;
enfin, les relais de la vieille route d’Asie centrale : Harnadhân (Ecbatane), ar-
Rayy, près du site de l’actuelle Téhéran, et les villes du Nord-Est : Herât,
Nîsâbûr, Balkh (Bactres) et, tout au bout, les grandes oasis de Sogdiane et des
marges du Turkestan : Bukhârâ, Samarqand, ach-Châch, l’ancêtre de
Tachkent, et Ghujanda (Khodjend).

Et quand on aurait retenu les villes de la batellerie : Séville et le Guadalquivir, Mossoul et le


Tigre, al-Anbâr et l’Euphrate, al-Mançûra et l’Indus, il faudrait encore songer à сеs métropoles,
сеs amçâr, (sg-тiçr) des géographes arabes, qui parfois associent l’une des fonctions énoncées
à leur rôle propre de production et de consommation. Le géographe Muqaddasî, un peu avant
l’an mil, donne ainsi dix-sept phares à l’Islam : Cordoue, Kairouan, Le Caire, Damas, Mossoul,
Bagdad, La Mekke, Zabîd, en Arabie du Sud, al-Munçûra, as-Sîrajàn, dans l’ancienne Carmanie
(Kirmân), Chîrâz et al-Ahwâz, les énormes entrepôts de Perside et de Susiane, Harnadhân,
Ardabîl, en Adherbayjân, Chahrastân, au coin sud-est de la Caspienne, Nîsâbûr et Samarqand.
Carte 10. Villes et Itinéraires d’une province :
la Syrie-Palestine, vue par le géographe arabe
Muqaddasî (Xe siècle).

Communautés, langages, traditions


Ces villes abritent des communautés solides, appuyées à une tradition
confessionnelle ou ethnique dont le commerce, souvent, profite. Chacune
d’elles en effet met au service de ses membres, parfois d’un bout à l’autre du
monde musulman, tout un réseau de correspondants et de répondants. On
connaît, pour s’en tenir à ceux-là, la célébrité des « Syri » chrétiens, des
Arméniens et des Juifs. Mais il faut se garder tout de même d’imaginer un
cloisonnement outrancier, qui réserverait à l’une ou à l’autre de ces
communautés le monopole exclusif de certaines routes ou spécialités, ainsi
qu’on l’avait longtemps cru, en un autre domaine, celui de la banque, pour les
Juifs. Et du reste, ce commerce est loin d’appartenir aux seuls minoritaires.
L’Islam tient plus qu’honorablement sa partie dans ce concert : nous parlons
ici, non seulement de minoritaires – ces khârijites qui surent si bien intervenir
sur les pistes caravanières d’Afrique du Nord – mais des Musulmans en
général, sunnites ou chî’ites, Arabes ou Persans, tous familiarisés, dès avant
l’Islam, avec le négoce, tous encouragés officiellement par leur religion,
même sous ses formes les plus « orthodoxes ».

S’il fallait dessiner une répartition, ce serait plutôt au mépris des confessions et selon un clivage
d’ordre social, entre le petit boutiquier du souk, méprisé, et, de l’autre côté, le grand négociant
du commerce de course, armateur, spéculateur ou le représentant d’une spécialité noble, comme
celle des étoffes (fig. 17). D’autres indices de classement pourraient être cherchés dans
l’évolution historique : à défaut de monopoles inexistants, au moins esquisserait-on une espèce
de courbe des prépondérances.
C’est à l’est, dans le golfe Persique et l’océan Indien, que la situation est la plus stable,
nettement à l’avantage des Persans, surtout au IVe/Xe siècle. À l’ouest, au contraire, le domaine
méditerranéen est celui des fluctuations, de l’oscillation des communautés entre le grand négoce
et la boutique. Avant la conquête musulmane, ce sont les chrétiens d’Orient, les « Syri », qui
règnent sur un commerce orienté d’est en ouest. L’avènement de l’Islam et l’époque abbasside
surtout leur substituent, comme maîtres du nouveau négoce mondial, d’ouest en est cette fois,
les Juifs, partout présents et dont la tolérance musulmane libère les qualités d’entreprise. Rejetés
au petit commerce, les Chrétiens se maintiennent néanmoins sur les routes d’Égypte, de Syrie,
de Mésopotamie et d’Asie centrale ; jacobites et surtout nestoriens, ces derniers présents
jusqu’en Chine, s’appuient sur des chaînes de monastères aux fonctions multiples : hôtellerie,
dépôt de fonds et (en Arménie et en Haute-Égypte) castration, instruction des esclaves.
Les années 1000 amorcent le grand tournant du siècle suivant : persécutés en Europe, les Juifs
sont contestés en Orient, et notamment dans l’Égypte fâtimide, où leur nombre et leur position,
souvent des plus hautes et des plus officielles, suscitent les jalousies. Ils cèdent ainsi, sur les
deux fronts de la Méditerranée et du Levant, à des nouveaux venus, jadis en un sens leurs
élèves : les banquiers et marchands italiens d’un côté et, de l’autre, les fils de la diaspora
arménienne, particulièrement actifs dans l’Empire byzantin, en Syrie du Nord et dans l’Égypte
fâtimide du Ve/XIe siècle, où ils assurent, comme on le voit, les relais.
Fig. 17. Titre de propriété d’une boutique.
Planchette de bols, Égypte, IXeásiècle.
Ces communautés, et bien d’autres, ont leurs langages, dont les échanges
commerciaux, cela va sans dire, profitent : idiomes traditionnels, d’abord,
comme le persan, le berbère, l’araméen des communautés juives
d’Andalousie, le syriaque des missionnaires nestoriens en Asie centrale et en
Chine, sans parler, pour l’Espagne, de l’évolution du latin vers une langue
romane, mère des parlers ibériques. Dominant le tout, bien entendu, l’arabe,
sous ses formes dialectales ou classique, langue de communauté, d’un bout à
l’autre de l’empire et même au dehors, par le jeu des colonies musulmanes de
l’océan Indien, de Chine – Canton surtout –, de la Russie du Sud et même de
Byzance.
Naissent enfin de nouveaux langages composites, qu’on pourrait presque
dire à vocation d’échanges, tous élaborés par symbiose de l’arabe avec les
idiomes des populations voisines de l’empire : swahili des côtes africaines de
l’océan Indien, azer des comptoirs soudanais, soghdien des confins turcs,
lingua franca de la Méditerranée. Langages qui ne sont marginaux que sur la
carte : dans ces creusets s’élaborent et se transforment une foule de termes –
et pas tous commerciaux – qui, de là, rayonnent.
Mots arabes ou persans, et même latins ou grecs, remodelés dans une
prononciation orientale, de tous notre français aura sa part, directement ou
par les relais italiens et ibériques : alezan, artichaut, abricot, safran, cramoisi,
coton, alcool, élixir, goudron, calfater, tarif, zénith, zéro, chiffre, algèbre,
échecs, et combien d’autres !

Des pratiques intensives plus que nouvelles


Successeur, sur tant de points, de l’Antiquité classique, l’Empire musulman
lui emprunte aussi la plupart de ses pratiques commerciales : groupements de
marchands ou sociétés en commandite, spéculation, prêt à intérêt – pour
lequel certains artifices comptables permettent de tourner l’interdit religieux
–, systèmes d’écritures évitant le transport de numéraire, comme lettre de
change, paiement différé (chakk) ou procédés de clearing ; il n’y a là, dans
l’ensemble, rien de révolutionnaire par rapport au monde antique. Ce qui
l’est, c’est la fébrilité des transactions et, parfois, le volume des échanges
engagés, tels qu’on peut les lire dans les récits maritimes du temps,
préfiguration des Voyages de Sindbâd le Marin, ou chez un géographe
comme Ibn Hawqal, qui déclare avoir vu, en faveur d’un négociant de
Sijilmâsa, une reconnaissance de dette de 42 000 dinars-or.
Rien de bien changé non plus dans les taxes et douanes, qui frappent
indistinctement, on l’a dit, les marchands musulmans et les autres (encore que
les premiers, en règle générale, paient deux fois moins), et non seulement aux
frontières de l’Islam, mais au dedans, de ville à ville. Chacune a ainsi son
entrepôt (funduq), transitaire obligé, moyennant perception d’un droit, entre
le grand négociant « grossiste » et le détaillant du souk : intervention, donc,
d’un appareil officiel dans les circuits des échanges, que symbolise plus haut
encore, celle-là même de l’État, souvent mal vue de l’opinion (en matière
commerciale, la tendance générale de l’Islam est au « laissez-faire »), mais
pratiquée lorsque nécessité fait loi : constitution de stocks revendus à bas prix
lors des disettes, participation au marché manufacturier, notamment, sous la
forme des ateliers officiels de tissage (tirâz), monopoles enfin, surtout en
usage dans l’Égypte des Fâtimides, pour le bois, le fer, l’alun et la poix.
Tous ces échanges reposent sur les deux monnaies désormais
traditionnelles de l’Islam : dirham d’argent et dinar d’or. Le premier s’utilise
aux échelons locaux : il est même prépondérant en Espagne, pour un temps
au moins, et en Iran, où survivent ainsi les vieilles habitudes du
monométallisme d’argent des Sassanides. Mais tout ce qui est transaction à
long terme et à longue distance tourne autour de la monnaie d’or : dinar
musulman, et aussi solidus byzantin, son rival et son complément à la fois
pour certains marchés étrangers. Ainsi s’établit, sur la base du métal jaune,
une sorte de circuit triangulaire, au demeurant sans doute modeste à nos
échelles contemporaines : l’Occident, le plus exsangue des trois partenaires,
reçoit de l’Islam, en échange des produits vendus, un or dont une partie
repasse, pour divers achats, à Byzance, elle-même déficitaire dans son
commerce avec le monde musulman.
À ce jeu, c’est malgré tout, au bout du compte, l’Islam qui s’appauvrit le
plus en or : car le volume de ses ventes à Constantinople, même s’il comble
le déficit de sa balance commerciale avec l’Occident, ne parvient pas à
compenser l’hémorragie d’or enregistrée sur d’autres façades des échanges :
fleuves russes, Asie turque ou Inde. L’Islam est donc condamné, pour
survivre, à un approvisionnement régulier en or frais. D’où l’importance des
routes qui l’assurent, entre toutes celles du commerce d’alors.

Routes et produits
La carte dira mieux que nous le détail des productions et de leurs itinéraires.
On ne retiendra ici que les faits essentiels, ceux qui permettent d’esquisser
une physionomie générale de la vie économique de l’Islam à l’époque
abbasside (cartes 11-14 pp. 130-135).

Caravanes et bateaux
La fondation de Bagdad et de Sâmarrâ n’a pas créé le commerce maritime
vers l’Extrême-Orient, mais c’est elle qui lui a donné l’impulsion décisive.
Alors, les marchands musulmans poussent jusqu’en Corée et installent, à
Canton et sur la côte occidentale de l’Inde notamment, des colonies actives,
tandis que, dans l’autre sens, les lourdes jonques chinoises viennent jusqu’à
Sîrâf, le grand entrepôt du golfe Persique. Vers la fin du IIIe/IXe siècle,
tournant décisif : la révolte de Houang-Tchao, assortie des massacres de
commerçants musulmans, entraîne sur ces mers une sorte de repli ou, du
moins de réserve. La péninsule malaise marque désormais le point extrême de
la navigation musulmane vers l’est et le centre nouveau des échanges. C’est
le moment où les connaissances relatives aux mers orientales, si neuves et
originales vers le milieu du IIIe/IXe siècle, deviennent floues, stéréotypées,
contradictoires. C’est aussi l’époque où la géographie arabe, qui accordait
jusque-là aux mers une grande part de son intérêt pour les horizons étrangers,
vire, avec les plus grands de ses représentants, Ibn Hawqal et Muqaddasî, à
une spécialité de la piste et du piéton, cependant que l’installation des
Fâtimides au Caire reporte, on l’a dit, une fraction importante du commerce
mondial à l’axe Méditerranée-mer Rouge.
Fig. 18. Le petit navire de l’océan Indien. Noter
les voiles carrées et le double gouvernall-rame.
Sur les mers d’Orient règne le bateau de petit tonnage (fig. 18),
composition en bois de teck et fibre de cocotier. Celle-ci donne les filins qui
permettent d’assembler bord à bord, sans les clouer, les planches de la coque
et aussi de manœuvrer la rame arrière servant de gouvernail. « Donnez-moi
un cocotier, et je vous fais un navire », s’écrie un auteur de ce temps : le bois
de l’arbre pour la carcasse, les mâts et les vergues, les feuilles pour le tissu
des voiles, les fibres pour les câbles, les noix comme cargaison, et voilà le
bateau paré. Petit navire, et bien précaire : le colmatage, à la graisse de
baleine, des jointures et des trous par où passent les cordes d’assemblage,
laisse pénétrer l’eau jusqu’à un niveau qualifié d’« habituel ». Flottant là-
dessus, une voile triangulaire, qui gagne du reste la Méditerranée, où elle
prend sa qualification usurpée de « latine » pour équiper l’autre navire du
temps : non plus « cousu », comme disent les textes, mais chevillé et cloué.
Partout, naviguer égale cabotage, par exemple en mer Rouge, sur les côtes
orientales d’Afrique et depuis le fond du golfe Persique jusqu’à la pointe Sud
de l’Inde. Mais le cheminement en droiture, servi par le régime des
moussons, appuyé aux premiers portulans et aux observations astrales –
notamment celle des « Nuages de Magellan », indicateurs du Sud – se
pratique des côtes de l’Arabie à l’Inde, depuis Ceylan jusqu’aux approches de
la Malaisie, et, enfin, de l’Annam (Tchampa) aux parages de Canton. En
Méditerranée, la possession, au moins côtière dans quelques cas, des îles
[Baléares, Sardaigne, Sicile, Malte, Crète (de 210/825 à 350/961), et, avec
des fortunes diverses, Chypre] permet aussi les longues courses, mais avec
plus de sécurité à l’ouest, loin de Byzance. Partout, des ports, des balises et
des phares, souvent simples estacades avec feux, comme au fond du golfe
Persique, et, partout aussi, les pirates : indiens à l’est, surtout dans l’île
repaire de Socotra, à la corne de l’Afrique, chrétiens en Méditerranée.
Sur terre, le commerce est propriété presque exclusive de la piste. Piste de
portage et non de roulage : à la route romaine et au chariot succèdent la voie
caravanière et la bête de bât, surtout le chameau (fig. 19). La caravane est un
monde en marche : elle peut compter de 5000 à 6000 chameaux, et sa charge
utile vaut alors celle d’un très gros voilier ; mais la plupart sont infiniment
plus modestes. Toutes profitent des caravansérails ou khâns (fig. 20), – vastes
cours carrées, encloses et fortifiées, avec chambres communes à l’étage –,
parfois aussi des installations officielles de la poste : relais de même type, en
moyenne tous les 40 km, et citernes. Les rivières se passent soit à gué, soit,
en l’absence de ponts de pierre ou de bateaux, sur de grosses outres gonflées.
Le « chemin qui marche », si étroitement imbriqué au paysage commercial de
l’Occident, n’est ici qu’un obstacle, au mieux un appoint de la piste reine,
quand le contexte géographique le permet : Espagne du Guadalquivir, Égypte
du Nil ou Mésopotamie des fleuves et des canaux. N’oublions pas, pour
compléter le tableau, ceux qui rôdent autour de la richesse en marche :
Bédouins pillards, tribus indisciplinées ou montagnards indociles, paysans
affamés, dissidents et hors-la-loi de profession.

Fig. 19. Caravanier de l’Asie centrale.


Au centre de la toile, Bagdad, Sâmarrâ, Le Caire, Cordoue et les autres grandes villes de
l’Islam, produisant, consommant et échangeant, soit entre elles, soit avec l’étranger. Dans
l’impossibilité de décrire, et parfois de connaître, les détails de ce système, on distinguera
schématiquement, d’après Maurice Lombard, quatre « façades » du commerce. Au nord-est, la
route traditionnelle de l’Iran mène, au-delà, vers la Chine on l’Inde septentrionale. Par là
passent les esclaves, armes, fourrures et feutres du Turkestan, les soieries, papiers et porcelaines
de Chine, le musc du Tibet, les esclaves et cachemires de l’Inde, tandis qu’en sens inverse
l’Islam est avant tout exportateur de monnaie.

Façade sud-est, vers les rivages asiatiques ou africains de l’océan Indien.


Ici, le monde musulman, qui livre de menus objets fabriqués, s’approvisionne
en produits de luxe : aromates, drogues et épices, ambre, ivoire, écaille,
perles, pierres précieuses ; en bois, précieux ou non ; en métal, brut ou
travaillé : étain de Malaisie et armes des Indes ; enfin et surtout, en or et en
esclaves, vendus aux comptoirs africains : Mogadiscio, Barawa, Lamou,
Mélinde, Mombasa, Zanzibar, Kilwa, Sofâla, à partir desquels les lignes de
force de l’Islamisation remontent vers l’intérieur, en suivant les pistes de
portage ou de convoiement des esclaves.
La façade sud-ouest est dominée, au long des axes transsahariens, par
l’exportation de sel, dattes et pacotille vers le grand relais d’Àwdaghost,
plaque tournante des échanges avec un Ghâna distributeur, à foison,
d’esclaves et d’or. Cet or, du reste, par un processus préfigurant assez bien
celui de l’Espagne vis-à-vis de l’Europe des XVIe et XVIIe siècles, transite, sans
s’y arrêter ou presque, par le Maghrib, pour repartir vers les grands centres
urbains d’Occident et d’Orient, leurs énormes marchés et leurs ateliers de
frappe.
Façade nord-ouest, enfin, elle-même à trois visages. Vers Constantinople
circulent les tissus (soieries surtout) et les objets fabriqués, sans parler des
produits précieux importés par l’Islam et revendus à l’Empire byzantin, qui
livre en échange quelques marchandises de haut luxe, dont les brocarts, et
surtout de l’or monnayé. La Russie du Sud achemine aux steppes de la
Caspienne, par les relais des colonies musulmanes de la basse Volga ou des
Bulgares islamisés du confluent Volga-Kama, les esclaves (Çaqâliba : Slaves)
de l’Europe orientale ou centrale et les produits de la forêt : bois, miel,
fourrures, le tout payé en monnaie. Échanges de même ordre avec l’Extrême-
Occident, dont le commerce, souvent aux mains des marchands juifs, suit
trois itinéraires principaux : vers l’Europe centrale et la Russie du Sud, vers
l’Italie par les cols des Alpes, vers l’Espagne par le sillon mosan et
rhodanien.
Fig. 20. Un caravansérail (khân).

Carte 11. Les plantes vivrières à l’époque


abbasside.
Carte 12. Les espèces animales à l’époque
abbasside.
Carte 13. Les plantes textiles et les bois à l’époque
abbasside.
Carte 14. Principaux courants de l’artisanat
et du commerce des esclaves à l’époque abbasside.

La nouvelle société
Stagnation paysanne
Tout au bas du système social, mal connue et méprisée des textes, végète la
paysannerie : esclaves, journaliers ou petits propriétaires, tout un monde
asymptote à la ruine, coincé entre le fisc, la pression urbaine et les exactions
des grands possédants, marchands puis soldats. À ces fléaux, on échappe par
la mort, la fuite, le brigandage ou la révolte : les mouvements, déjà cités, des
Zott et des Zanj ou le grand soulèvement de Bâbek, dans la première moitié
du IIIe/IXe siècle, n’en sont que les illustrations les plus notables. Ce monde
paysan, qui, sauf aux environs immédiats des grandes villes, consomme et se
vêt sur place, dans une autarcie de plus en plus marginale au fur et à mesure
que s’accroît la pression des propriétaires soldats, est tributaire de
l’approvisionnement en eau (fig. 21-22), raison dernière de vie ou de révolte
et hantise des préfets. Des techniques immémoriales de culture irriguée ont
passé à l’Occident, bien avant l’Islam, qui n’a fait, on l’a vu, que les relancer
par les relais d’Espagne ou de Sicile. Toutefois, sur un point au moins,
l’Orient – surtout arabe – conservera une originalité foncière à son paysage
rural, incomplet sans la silhouette du nomade. Caravanier ou éleveur, il
impose sa présence et même sa mobilité aux marges de l’agriculture
sédentaire, qui vont et viennent comme lui.

Fig. 21. L’irrigation : roues à jante creuse animée


par deux buffles.

Encore les villes


Grand créateur ou réanimateur de villes, l’Islam, lorsqu’il les trouvait toutes
prêtes, leur a surimposé sa marque propre, par ses monuments à lui, les
mosquées, mais aussi par un urbanisme plus spontané, qui estompe
graduellement le vieux plan régulier, quadrillé, des cités antiques. En gros, la
ville s’ordonne maintenant autour de la mosquée-cathédrale (jâmi’), installée
sur l’ancien carrefour des deux axes principaux ; ruelles étroites, avec
maisons aveugles, respirant sur leurs cours intérieures, et venelles
marchandes des souks : on connaît le visage classique de la ville musulmane.
Mais une part notable de sa vie se situe aux faubourgs et aux portes, point
d’arrivée des caravanes, zone des grands marchés et des cimetières.

Fig. 22. L’irrigation par noria.


Ces villes, l’Islam les a parées, comme ses prédécesseurs antiques, de tous
les prestiges de l’eau : la fontaine et le bain (hammâm) innervent la cité.
Mais ils n’en effacent pas les tares : surpeuplement, misère et brigandage.
Pour assurer l’ordre, deux personnages officiels : le juge (cadi) et le
muhtasib, contrôleur des marchés et des mœurs, mais aussi, un peu partout,
sans doute sur d’anciens modèles des temps byzantins et sassanides, des
organisations locales, tenant le milieu entre la milice municipale,
l’association sportive et le groupement patriotique « de clocher » : soutiens
de l’ordre, mais, tout aussi bien, âme de la résistance provinciale au pouvoir
central.

Villes congestionnées, villes indociles, mais villes travailleuses : les métiers, sur lesquels repose
une bonne part du commerce musulman, se pratiquent aux ateliers d’État ou privés. L’ensemble
est organisé en corporations dont le détail est mal connu, et notamment l’importance et les
modes du contrôle officiel. Quelques faits certains toutefois : en vivant sur une répartition des
diverses activités artisanales selon les rues ou les quartiers, les corporations accentuent le
cloisonnement de la ville et les séparatismes, permettent le travail en profondeur des émissaires
de tous bords : l’ismaélisme, qui, entre autres originalités, exalte le travail manuel, profitera
largement de cet état de choses. Du. moins l’organisation des métiers permet-elle la surveillance
des monopoles et des prix. Sans doute ceux-ci sont-ils variables, pour une denrée donnée, d’une
ville à l’autre, mais, dans l’ensemble, le monde musulman parait connaître une certaine stabilité
jusqu’au IIIe/IXesiècle, date à laquelle l’essor des affaires et l’intense circulation monétaire ont
dû entraîner une hausse sensible, suivie d’une nouvelle période étale.
Quelques repères : à Bagdad, dans les bonnes années, le salaire minimum d’un manœuvre est de
trois dinars par mois ou d’un dirham par jour, soit la valeur de deux kilogrammes de pain
quotidien, l’ouvrier qualifié gagnant jusqu’à quatre fois plus. Autre éventail, qui préfigure un
peu nos zones de salaires, donné par le géographe Ibn Hawqal, vers la fin du IVe/Xe siècle, pour
les fonctionnaires sâmânides du Khurâsân : le traitement de base du préfet, du juge ou du
directeur de la poste est ici de trois cents dirhams par trimestre, mais il peut, selon les zones,
baisser à deux cents ou s’élever, au contraire, à trois mille.

Omniprésence et prestige du marchand


Que sa puissance politique soit au zénith ou qu’elle décline au contraire,
préparant la fortune du soldat, le grand marchand reste, pendant toute la
période abbasside, le pivot de cette société urbaine. Socialement, il est tout à
fait distinct du petit peuple des souks : boutiquiers revendeurs ou artisans
distributeurs de leurs propres produits, vivant sur des techniques
immémoriales, souvent antérieures à l’Islam et appelées, le cas échéant, à lui
survivre (fig. 23 p. 138) : tout un monde de menues, parfois de lilliputiennes
échoppes, jamais gagné tout à fait au pouvoir en place, sensible à la faim, à
l’épidémie et à l’émeute, et qu’une hiérarchie tacitement admise ordonne
selon les spécialités, en les éloignant de la mosquée centrale à proportion de
leur saleté ou de leur humilité présumée : parfumeurs, libraires ou orfèvres
sont au plus près, forgerons, corroyeurs ou tanneurs le plus loin possible en
allant vers les marges de la cité.
Le grand marchand, notamment celui qui achète et revend les étoffes de
luxe, n’est pas au sommet de la pyramide boutiquière. Il est en dehors.
Résumons le personnage en quelques traits : négociant du commerce lointain,
vers l’Extrême-Orient, l’Afrique orientale ou l’Asie des steppes, il est riche,
superbement installé et servi ; il prête à l’État, reçoit parfois la ferme des
impôts ; sa gloire le fait participer à l’entretien d’édifices publics, aider les
lettrés et les artistes, comme un prince ; souvent instruit, raffiné même, peut-
être s’essaie-t-il, mais alors de façon timide, il est vrai, au système de
numération indien, fondé sur neuf signes et le zéro : système qui connaîtra de
toute façon un tel succès chez les savants qu’il y gagnera son appellation
d’arabe. Socialement nanti, religieusement justifié et littérairement exalté, le
grand marchand, le tâjir, compose avec le fonctionnaire (kâtib) le duo
politique de base de la société abbasside dans sa phase prémilitaire. La
médaille, bien sûr, a son revers, avec le type, complémentaire au précédent,
du nouveau riche : le grand prosateur Hamadhânî, vers l’an mil, dotera la
littérature arabe de son Trimalcion.

Fig. 23. Menuisier, bas-relief espagnol, XIIe siècle.

Société et Empire
Nouvelle société ? Ce titre, employé plus haut, appelle une mise au point.
Nouvelle, oui, sans doute, pour l’Islam, ce fils de l’Arabie qui change,
maintenant de visage, passant du désert à la ville, de la bédouinité aux
installations sédentaires des grandes métropoles, de la culture close de la
Péninsule aux confrontations avec les héritages étrangers. Mais le vieil
Orient, sur lequel règne ce nouvel Islam, ne fait, lui, en changeant de maître,
que perpétuer ou retrouver d’anciennes habitudes. Sous l’étendard musulman
comme aux époques romaine ou hellénistique, la vie d’une société est
synonyme de circulation, d’échanges et de civilisation urbaine, le tout plus ou
moins artificiellement plaqué sur des campagnes en stagnation : habitudes
relancées, activées même, à la faveur de cette suprême incarnation des grands
Empires à l’antique, qui jettent ainsi, avec l’Islam, en quelque sorte leur
dernier éclat.
Car ce nouveau venu ou, si l’on préfère, ce dernier en date, est
fondamentalement frappé des mêmes tares que ses prédécesseurs. Et d’abord,
même si la société marchande de la grande époque abbasside périclite,
comme on l’a dit, sous l’effet de facteurs plus proprement politiques et
financiers qu’économiques au sens strict, avant même le choc décisif de
l’invasion turco-mongole, il reste que le monde musulman est un géant sans
assise stable.
Grand, trop grand : seul, l’Empire mongol lui ravira la palme de
l’immensité. En attendant, de l’Indus à l’Espagne et de l’Asie centrale aux
confins de la Nubie, l’Islam du Xe siècle couvre tout de même un territoire
égal à quelque chose comme douze fois la France. Encore ne s’agit-il pas, on
l’a vu, de territoires d’un seul tenant : sans parler des diversités
géographiques ou ethniques, l’Empire musulman, politiquement ou
économiquement, est un corps à plusieurs têtes : Cordoue, Kairouan,
Le Caire, La Mekke, Damas, Bagdad, Bukhârâ, pour ne citer que celles-là.
Grand, trop grand, mais aussi humain, trop humain. Sans doute ce géant
avait-il, par rapport à ses devanciers, une autre âme. La cohésion qui lui vint,
à ses débuts, de l’Islam, ne put néanmoins résister aux nécessités ou aux
faiblesses éternelles des sociétés des hommes. La religion et ses impératifs
ont dû, ici comme ailleurs, composer avec le besoin de vivre, et de vivre avec
le plus de liberté, le plus de richesse possible. Or, pour cela, la société
musulmane ne disposait pas de moyens de gestion foncièrement nouveaux,
révolutionnaires, de moyens adaptés, en tout cas, à cette grande tâche qu’eût
été la conciliation d’un ordre politique commun avec les diversités locales.
Autre difficulté, non moins grave : l’Empire marque le pas. Son expansion
stoppée, il demande à ses garnisons de frontières, à ses ribât-s (fig. 24
p. 140), de protéger sa richesse acquise beaucoup plus que de l’accroître par
de nouveaux territoires. Sans doute dira-ton que, si l’immensité est un mal, la
prolonger par de nouvelles conquêtes n’aurait fait qu’augmenter la difficulté,
par une sorte de fuite en avant. Il n’importe : l’arrêt du grand élan témoigne
bien d’une crise, d’un essoufflement, l’Empire s’installant, pour tout dire,
dans la satisfaction et la crainte des nantis.
Plus grave encore peut-être, à long terme : sa richesse lui vient surtout du
transit et de la spéculation. Cette énorme société ne crée pas à proportion de
ses besoins : son agriculture, rivée à la routine, reste par ailleurs tributaire
d’une eau souvent parcimonieuse, cependant qu’un peu partout la
consommation et l’échange occupent une part excessive eu égard à la
production. Et cette production, à son tour, est trop peu. diversifiée, trop axée
par exemple sur certaines denrées de luxe, trop pauvre, surtout, en plus d’un
secteur essentiel : le bois, pour les charpentes, la menuiserie ou les chantiers
de la marine, mais aussi certains métaux utilitaires, à commencer par le fer,
sont trop rares en face des besoins : d’où l’intervention éventuelle de l’État en
ces circuits primordiaux.
Chez lui ou dans ses rapports avec l’étranger, l’Islam vit finalement, il faut
y insister, d’échanges : sa grandeur et sa faiblesse tiennent en ce mot. Que la
politique ou le sort des armes déplacent les axes de ces échanges, que
montent au firmament du commerce mondial de nouvelles puissances comme
celle de l’Occident, et l’édifice vacille.

Fig. 24. Couvent fortifié (ribât) de Sousse,


IIIe/IXe siècle.
Non sans jeter, comme ses prédécesseurs et longtemps au-de là de son
déclin matériel, en cet autre domaine des échanges qu’est la culture, des
lueurs si vivaces qu’elles ne sont pas même éteintes de nos jours.
CHAPITRE 4

Une société fébrile et inquiète

Élaborations, controverses, nostalgies : la pensée musulmane de l’époque


abbasside pourrait se résumer à ces trois mots. Mais il n’est pas question, ici
non plus, de monde clos ; dans cette pensée, l’étranger, cet éternel partenaire
de l’Islam, intervient, il l’influence, il la heurte, il se prépare aussi, avec notre
Occident surtout, à la recueillir.

La nostalgie du passé
L’Histoire en décadence
L’Islam classique est dominé par la pensée du paradis perdu, la conviction
intime que sa propre perfection se situe aux origines et que toute démarche ne
se justifie qu’autant qu’elle se rapproche du modèle primitif. D’où le succès,
en droit et en histoire, de la méthode dite de l’isnâd, chaîne de garants qui
permet de remonter, par le jeu de la tradition orale, donc vécue au plus près,
jusqu’au personnage de référence, au garant suprême de la vérité :
contemporain du Prophète et, bien entendu, chaque fois que possible, le
Prophète lui-même.
L’histoire arabe est née, à Médine surtout, de ce souci pieux de recueillir
en l’état, comme un dépôt sacré et intangible, les souvenirs des premiers
âges. Peu à peu, pourtant, l’aventure même de l’Islam et ses contacts avec
l’étranger amènent à élargir les cadres originels. Alors s’élabore l’histoire
annalistique du califat, que complète un large regard sur le passé des nations
étrangères, rassemblé autour des grandes figures des patriarches bibliques,
d’Alexandre, de Zénobie ou de Chosroès. Tel est l’esprit de la grande histoire
universelle en langue arabe, d’inspiration chî’ite, celle de Tabarî et de
Mas’ûdî (morts en 310/923 et 345/956) ; mais ni l’objectivité, ni l’éclectisme,
ni l’ampleur de vues de ses auteurs ne l’empêchent de considérer l’Islam
comme l’événement essentiel, l’avènement d’une humanité enfin majeure.
Ainsi se perpétue, mais par des voies tout à fait originales et pures de toute
influence étrangère, une tradition antique et providentialiste de l’histoire :
celle, par exemple, d’un Polybe vis-à-vis du fait romain.

Communauté et communautés
L’histoire et la réflexion moralisante qu’elle entraîne, par exemple chez un
Ibn Miskawayh (mort en 421/1030) ne sont, en un sens, que les formes
littéraires de ce regret d’un passé parfait à jamais révolu. Mais il en est
d’autres : plus la communauté éclate et plus l’idéal de groupe se cherche des
compensations dans des cadres mieux appropriés : autant dire, plus restreints.
Le IVe/Xe siècle est décidément, sur ce point encore, un tournant de la société
musulmane. C’est lui qui voit non seulement fleurir l’ismaélisme initiatique,
s’intensifier les résurgences nationales, en Iran surtout, mais aussi se dessiner
les débuts d’une évolution du mysticisme, dont les adeptes vêtus de laine
(çûf, d’où leur nom de Çûfîs), jusque-là adonnés aux pratiques individuelles
de l’ascétisme, commencent à se regrouper en petites assemblées, autour d’un
maître ; le géographe Muqaddasî, passant vers le sud-ouest de Damas, décrit
un de ces premiers modèles : habits de bure et nourriture de glands.
C’est, enfin, dans le même temps que se haussent au niveau d’une véritable
institution les groupements, encore très mal connus, de fityân (littéralement :
de jeunes gens), associations d’entraide et de vie communautaire, régies par
un code d’honneur dont le nom (futuwwa : la qualité des fityân) et l’esprit
chevaleresque, généreux et altruiste se veulent pris au patrimoine arabe, mais
dont le domaine, en réalité, correspond d’abord aux anciens territoires
sassanides. Organisées selon un système de réunions régulières, avec rituel et
costume ad hoc, ces associations se multiplient en milieu essentiellement
populaire, offrant un cadre rêvé aux aspirations d’une certaine plèbe urbaine,
celle des « gueux » (ayyârûn), adeptes d’une morale expéditive fondée sur le
détroussement du riche. Hors de toute attache confessionnelle, corporative ou
tribale, les fityân tissent, de ville à ville, les réseaux d’une solidarité d’un
nouveau genre et leurs chefs, parfois véritables maîtres des cités et notables
de fait, traitent d’égal à égal avec l’autorité officielle. Plus tard, la politique
de l’État ou la philosophie des confréries mystiques s’attacheront, avec des
fortunes diverses, à exploiter le mouvement à leur profit. Pour l’heure, il
n’est, au plan global de la société musulmane, qu’un recours parmi d’autres à
des réflexes fondamentaux de cohésion. Dans cet ensemble trop vaste de
l’Islam, auquel l’histoire a donné, avec les dimensions, les faiblesses de tout
empire, tout se passe comme si la chevalerie des fityân, mais aussi le
sentiment national, l’association corporative ou tel groupement religieux
sécrétaient, sans sortir du cadre de la communauté unique, autant de
communautés plus immédiatement sensibles et efficaces.

La fébrilité de savoir
La nouvelle circulation des idées
Papyrus égyptien, papier chinois ou parchemin alimentent un actif marché du
livre. Témoin précieux entre tous, le Catalogue (Fihrist) d’Ibn an-Nadîm, un
libraire de la fin du IVe/Xe siècle, nous donne les titres des ouvrages alors en
circulation à Bagdad. Mine inépuisable, et combien triste pour nous, qui de
ces livres jadis vivants ne connaissons plus, trop souvent, que les noms !
Saurons-nous mieux, un jour, le volume des « tirages » ou des ventes ? Sans
doute le matériau était-il cher, le livre, donc, précieux et rare, sauf pour des
œuvres très connues, au moins du public cultivé : poésies, œuvres de
vulgarisation, fables, sans parler, bien entendu, des exemplaires du Coran. Et
puis, il y a les bibliothèques (fig. 25 p. 144), qui interviennent sur ce marché ;
le géographe Muqaddasî, une fois encore infatigable observateur, nous décrit
celle de Chîrâz : personnel spécialisé, classement des ouvrages par rayons,
registres et contrôles, rien n’y manque de l’univers rigoureux de la
bibliothèque publique. Rigoureux et compassé : la porte de la culture est
décidément étroite, l’accès des lieux réservé aux « notables ».
Le bon peuple se rattrape ailleurs : aux contes, poésies ou apologues récités
en plein vent, à la halte ou sur la place, le soir surtout. À un cran au-dessous
de l’entretien des dits « notables », la littérature populaire pratique, elle aussi,
le samar, la palabre poursuivie quand la ville dort, et qui fait de cette
civilisation musulmane, par bien des côtés, une civilisation de la nuit.
Familiers rassemblés autour du calife, lettrés avec un poète ou un causeur,
érudits, étudiants ou écoliers, pauvres hères buvant les récits d’un conteur, la
littérature arabe est une littérature de cénacle, et quelques-unes au moins de
ses plus grandes œuvres gardent le souvenir des circonstances où elle est
née : tels le Livre des Chansons, d’Abû l-Faraj al-Içfahânî, critique littéraire
en forme d’entretiens et de souvenirs, ou les célèbres « séances » (Maqâmât)
de Hamadhânî, un des maîtres de la prose rythmée et assonancée.

Et Les Mille et une Nuits ? Ah ! certes, elles restent bien, en profondeur, le plus bel exemple
d’une expression populaire, mais elles ne l’accaparent pas. Il faut y ajouter la geste arabe du
Roman d’Antar, les récita de la guerre aux frontières, les légendes de la mer et, enfin, toute une
littérature de colportage, almanachs en tête, dont nous avons conservé un spécimen avec le
Calendrier de Cordoue. Ensemble, donc, prodigieusement vivant, ici comme en d’autres
sociétés. Et quel malheur que la tradition littéraire du temps, n’y reconnaissant pas un de ses
fils, se soit si peu préoccupée de lui donner la sanction immédiate de récriture, laquelle ne
devait, au mieux, venir que bien plus tard !

Fig. 25. Une bibliothèque publique.

Disciplines arabes et découvertes étrangères


Bagdad, c’est, on l’a dit, le point de ralliement de vieilles cultures : l’Inde des
mathématiciens, astronomes et médecins, l’Iran et l’éthique des rois, la Grèce
enfin, avec Pythagore, Hippocrate, Platon, Galien, Ptolémée, Plotin,
Porphyre, Proclus et bien d’autres, tous finalement rangés sous la bannière du
maître incontesté, Aristote. Dans ces rencontres, quelques absents de
marques : les œuvres grecques non didactiques, la littérature latine, l’histoire
savante, mais aussi Strabon pour la géographie et même, en un sens, Platon,
le plus souvent connu de façon indirecte, à travers ses successeurs. On notera
du reste que la tradition néo-platonicienne vivait en Orient avant même
l’apparition des Arabes.
L’Iran sassanide avait eu, à Jundî-Châpûr, en Mésopotamie, une école
célèbre, de médecine notamment, qui reposait en priorité sur l’œuvre des
chrétiens nestoriens de langue syriaque, grands transmetteurs des livres grecs.
L’Islam abbasside, ici encore, reprend et fait fructifier un héritage : une
nouvelle école de traducteurs, emmenée par Hunayn ibn Ishâq et Thâbit ibn
Qurra, reprend, du grec en syriaque puis en arabe, une part imposante de
l’héritage hellénistique, et le grand calife al-Ma’mûn, encourageant et
regroupant ces efforts, fonde à Bagdad, dans la première moitié du
IIIe/IXesiècle, l’Institut du temps, le Bayt al-hikma, qui s’illustrera notamment
aux travaux des astronomes.

Fig. 26. Fresques de Sâmarrâ, fragments : têtes


de femmes, dont une de naïade (au centre).
En face, le patrimoine arabe, qui profite parfois des nouvelles méthodes
d’investigation et de discussion venues du dehors, repose sur la défense et
illustration de la foi.
À partir du Coran, de ses lectures dûment codifiées, de l’exégèse
(l’historien Tabarî est aussi un des maîtres de cette discipline), de la tradition
(hadîth), recueillie notamment par Bukhârî et Muslim, s’élabore la théologie
(kalâm) ; avec les Mu’tazilites, auxquels appartient le grand écrivain Jâhiz,
elle est d’abord rationaliste : si elle utilise, pour la défense de l’Islam, les
procédés mêmes et l’acquis de la Grèce, elle entend néanmoins raisonner sur
les dogmes et concilier la foi et les exigences de l’esprit de recherche. Les
inquiétudes, on s’en doute, naissent vite, le sunnisme strict réagit : dans la
première moitié du IVe/Xe siècle, Ach’arî et Mâturîdî réalisent la conciliation,
« officialisée » par la suite, entre le rationalisme des Mu’tazilites et le
formalisme des conservateurs.

Fig. 27. Sâmarrâ, tesson avec dessin au trait ; tête


de lion.
Le mysticisme, lui aussi, commence en marge de l’« orthodoxie », livré qu’il est encore, pour
l’essentiel et malgré les balbutiements de ses premiers cénacles, aux initiatives individuelles,
que l’appareil de l’État contrôle mal : il faudra, en 309/922, tuer sur le gibet un de ses plus purs
représentants, al-Hallâj, qui allait, comme Jésus, jusqu’à s’écrier : « Je suis la Vérité ! » C’est
plus tard seulement que l’Islam, en leur donnant une doctrine et une organisation de confréries
régulières, pourra ramener en deçà de ses frontières des mouvements influencés par des
pratiques étrangères et notamment, peut-être, par l’anachorétisme hindou ou chrétien surtout, tel
que Muqaddasî, toujours lui, l’observe au Liban.
Fig. 28. Fresque de Sâmarrâ, fragment : danseuse.
Plus question de réserves ou de réticences, en revanche, dès qu’on touche à
l’étude et à l’exaltation du langage. Même sous ses formes profanes, même
sous la plume d’étrangers par la race, l’arabe reste le verbe jadis choisi pour
être le véhicule du sacré, le miroir où se contemple l’Islam unanime, celui qui
est au-delà des écoles et des nations. Fébrilement, des philologues comme
Khalîl, qui mène de front lexicographie et métrique, enregistrent les mots et
les rythmes de la langue, cependant que Sibawayh et Kisâ’î, représentants des
deux écoles rivales de Baçra et Kûfa, codifient la grammaire.
N’oublions pas la poésie, qui couronne le tout. Même lorsqu’elle s’ouvre,
en Irak surtout, à des thèmes et à des mètres nouveaux, elle reste l’expression
la plus haute du langage, celle où l’arabe, d’instinct, va chercher ses
modèles : Bachchâr ibn Burd, Ibn al-Mu’tazz, Abu l-Atâhiya et surtout Abu
Nuwâs, le grand chantre de l’alcool et des amours illicites. Mais la
participation du vers à l’entreprise d’illustration de l’arabe se fait parfois de
façon plus délibérée : tout un courant classique ou néo-classique, puisant à
l’érudition des philologues, maintient la devise de fidélité à la vieille Arabie :
à ses thèmes, adaptés ou non aux circonstances, à ses rythmes, à son
vocabulaire, d’autant plus prisé qu’il est parfois en passe de disparaître. Ici
dominent les noms d’Abû Tammâm, de Buhturî, d’Ibn Mu’tazz, dont le talent
revêt ainsi deux visages, de Mutanabbî surtout, et enfin, un peu en marge, du
pessimiste et agressif Abû l-Alâ’ al-Ma’arrî.

Le débat sur le social


La culture, passeport social
Rationalistes et conservateurs, partisans de la pureté arabe ou de l’ouverture
sur l’étranger, tous sont d’accord sur un point : la nécessité de la culture
(adab). Qu’on entende par ce mot un code de maintien, une éthique au sens
large ou, plus généralement encore, le savoir, l’honnête homme du siècle,
l’adîb, peut prétendre, même s’il est né de rien, à s’élever, par la noblesse de
l’esprit, au rang des aristocraties traditionnelles du sang ou du rang. Malgré
tout, cette aspiration à l’élite comporte quelques traits plus réalistes : elle
pose en principe qu’à ventre affamé cerveau en friche et que, réciproquement,
la culture, dès qu’on la possède, sert avant tout à l’efficacité, à la recherche
combinée de la puissance sociale et de l’argent : idéal, si l’on veut, mais idéal
pragmatique et accessible, qui marque ce savoir d’une incontestable touche
bourgeoise. Ici comme en bien d’autres sociétés, l’admiration sincère pour la
science en soi et ses représentants désintéressés va de pair avec des impératifs
plus immédiats.
Ainsi s’explique également que l’entreprise poétique et littéraire enferme
l’originalité dans les cadres de l’imitation (intihâl) et que le génie se juge
moins à courir hors des sentiers battus qu’à jouer, mieux que d’autres, le jeu
de règles et de thèmes à quoi les initiés se reconnaissent.

Vocations de la prose
La prose arabe s’élabore surtout à partir de modèles persans et chez les
fonctionnaires : Ibn al-Muqaffa’, l’adaptateur de Kalîla et Dimna, dont on a
parlé plus haut, mais aussi Abd al-Hamîd, celui-ci pour la fin de l’époque
umayyade, Sahl ibn Hârûn, et tant d’autres ! Ce départ pris, elle trouve, au
IIe/IXe siècle, deux de ses plus grands maîtres en Jâhiz et Ibn Qutayba : avec
eux se réalise l’équilibre parfait entre une langue souple, élégante et claire, et
une pensée que l’expression tend tout entière, même au travers de ses
recherches, à servir. Très vite toutefois, la prose s’écarte de cette vocation.
D’un côté, elle reste, en dehors de toute préoccupation de style,
essentiellement didactique, simple moyen d’exposition d’un sujet spécialisé.
L’immense majorité de la production arabe est ainsi une littérature d’exégèse,
d’apologétique, de philologie, de droit, d’histoire ou de science.
À l’opposé, quand la prose ambitionne de se cultiver pour elle-même, elle
tombe dans les pièges de l’art pour l’art que lui tendent les modèles écrasants
de la poésie : assonances, rythmes et redites contaminent ainsi peu à peu
l’expression littéraire, comme dans les fameuses Séances (Maqâmât), déjà
citées, de Hamadhânî, surnommé en son temps (fin du IVe/Xe siècle) « la
Merveille ». Plus tard, beaucoup plus tard, le modernisme, entre autres
révolutions, devra retrouver le chemin de la prose vivante.

Pensers nouveaux et formes arabes


En un sens, tout le débat sur le savoir se résume, pour l’Islam classique, à ces
termes : culture ouverte ou culture close ? La persistance de vieilles traditions
nationales, même chez les Musulmans sincèrement partisans, à l’échelon
communautaire, de l’arabe, le rôle de la Grèce ou de l’Iran entraînent autant
de controverses. Pour les uns, Jâhiz en tête, l’Islam et le patrimoine arabe
trouvent leur défense dans la répudiation d’un Iran partout présent, donc
dangereux ; mais une fois assurée cette défense, la Grèce peut offrir, à une
civilisation ainsi affermie, le modèle d’une interrogation fondamentale sur le
monde. À ceux-là s’oppose, incarné en un Ibn Qutayba, un savoir que l’on
pourrait qualifier de militant. L’Iran étant intégré aux structures de la société
musulmane, et son passé fondu dans une histoire universelle dont l’Islam est
la clé de voûte, on répudie la Grèce et ses « philosophes » comme dangereux
pour la foi.
En même temps que s’élabore, dans la pensée théologico-juridique, ce
qu’on a appelé plus haut, après la tradition musulmane, « la fermeture des
portes de l’interprétation personnelle (ijtihâd) », des croyants sincères
délimitent, à l’usage des lettrés, les normes et les thèmes d’un encylopédisme
qui est un peu, au savoir profane, ce que l’interprétation, désormais close, de
la Révélation, est à la connaissance religieuse. La culture (adab) devient ainsi
synonyme de compilations, d’anthologies, de redites, et ses données passent
inlassablement d’un écrivain à l’autre : citons, comme les plus importants,
Tanûkhî, Tha’âlibî et, avec plus d’originalité dans la méditation, Abû Hayyân
at-Tawhîdî.

Nouveautés, progrès, syncrétismes


Spéculations autour de l’Islam
La philosophie des Musulmans est, d’abord, une philosophie musulmane.
Lapalissade ? Peut-être, mais, au départ, rien n’était moins sûr. Pour
appartenir à une société structurée par l’Islam, on pouvait, ici comme ailleurs,
prétendre réserver leurs domaines respectifs à la raison et à la foi, voire
donner la préférence à la première comme le fit Râzî (Razès), mort vers
313/925, pourfendeur des religions révélées et de leurs prophètes, défenseur
de l’antique sagesse placée sous l’invocation de Socrate et de Platon.
L’ampleur des réactions soulevées, dans toutes les familles spirituelles de
l’Islam, par une attitude de cet ordre, prouve bien, pourtant, à quel point elle
était marginale. Et de fait, la philosophie dut chercher ailleurs, en instituant
l’Islam une de ses prémisses.
Kindî, le plus ancien et le plus admiré – il porte, dans la tradition, le titre
de « philosophe des Arabes » – avait, le premier, montré les voies d’une
philosophie musulmane, en conciliant la théologie mu’tazilite et certaines
théories prises à la « Théologie d’Aristote » ou au plotinisme. Après lui,
Fârâbî (mort en 339/950) tentera de regrouper, en une doctrine cohérente, la
République et les Lois de Platon, l’ensemble de la philosophie aristotélicienne
et les thèses mu’tazilites ou imâmites. Mais il appartenait à Avicenne (Ibn
Sînâ), mort en 428/1037, lui aussi influencé par le mû’tazilisme et le
chî’isme, d’élaborer, à partir de Fârâbî et de ses propres lectures, le plus
grand système philosophique du temps, où le rayonnement d’Aristote n’a
d’égale que la supériorité, absolument hors de question, de la religion
musulmane.
Fig. 29. Décors de la grande mosquée de Kairouan.
Précaution ou sincérité, l’Islamisme de cette philosophie ne réussit pas à
abuser l’Islam. Même soucieuse, comme lui, de soustraire à la discussion
l’essence, sinon les modes, de l’absolu, elle avait trop de difficultés à
concilier à la fois les dogmes d’une Révélation, le rationalisme d’Aristote et
les préoccupations cosmogoniques ou morales du néo-platonisme. Guettée
par la contradiction ou le scandale, sur des problèmes aussi aigus que l’unité
de la création, la survie du corps et de l’âme ou les modalités de l’action
divine, elle resta, aux yeux de l’énorme majorité des croyants, surtout
sunnites, étrange et dangereuse, et ses adeptes, les « philosophes » (falâsifa,
sg. faylasûf) suspects d’hérésie, parfois confondus, comme chez Ibn Qutayba,
dans une même haine avec les zanâdiqa (sg. zindîq) : « manichéens », mais,
au sens large : tous les esprits suspectés d’innovations redoutables pour la foi.
Servitudes et grandeur de cette réflexion : fille de l’Islam, qui lui donne
certains de ses présupposés et aussi le climat de ses controverses, elle lui
échappe en tant que maillon de la pensée philosophique universelle, entre
cette Grèce dont elle hérite et que l’Islam la force à repenser, et l’Occident
dont, un peu plus tard, elle va réanimer la méditation.

Sciences exactes et pratiques


Aucun des penseurs de l’époque, musulmans ou autres, ne sépare la
philosophie de l’activité scientifique. À lui seul, l’éclat de celle-ci vaut bien
au califat abbasside le titre, depuis longtemps en honneur, de Renaissance.
Qui dit science dit alors souci conjugué de la recherche abstraite et de
l’application pratique, approfondissement du savoir et sa transmission en
formes didactiques, enfin respect du patrimoine étranger – iranien,
mésopotamien, grec surtout – mais, plus encore, de son message, qui porte,
lorsqu’il le faut, à remettre en question les conclusions des vieux maîtres.

Il faut trier dans ces trésors : pour les mathématiques, qu’illustrent entre autres Khuwârizmî,
Battânî (Albatenius) et Bûzjânî (Abu l’-Wafà’), ce sont l’algèbre, la transmission de la
numération dite arabe, l’invention du sinus et de la tangente, les travaux sur l’inclinaison de
l’écliptique, la mesure d’un degré de la circonférence terrestre ; en chimie, avec Jâbir (Geber) et
ses émules, l’emploi de la distillation et la définition de plusieurs corps, dont l’alcool et l’acide
sulfurique ; en optique, les recherches d’Ibn al-Haytham (Albazen) ; en médecine, les travaux
de Râzî sur la variole ou d’autres maladies, l’institution du bîmârîtân (hôpital), d’origine surtout
iranienne, répandu ensuite dans les villes d’Orient avant de gagner, à l’occasion des Croisades,
l’Europe, la généralisation enfin, jusqu’aux médecins de Molière, d’une pharmacopée et d’une
doctrine dont le Canon d’Avicenne constitue la pièce essentielle ; en géographie, d’après les
œuvres de Marin de Tyr et de Ptolémée, dont les données sont remises à jour, l’élaboration,
dans le cadre du Bayt al-hikma, d’un nouvel atlas de la terre, précédant l’éclosion d’une science
originale, d’abord liée, comme chez Ibn Khurdâdhbeh, à des préoccupations administratives de
connaissance de l’empire, puis élaborant sa doctrine et ses méthodes, avec Ya’qûbî, Balkhî,
Içtakhrî, et surtout, dans la deuxième moitié du IVe/Xe siècle, Ibn Hawqal et Muqaddasî.

Encore faudrait-il citer les botanistes, agronomes ou minéralogistes, et les


adeptes de ces disciplines qui ne sont mineures ou fantaisistes que pour nous :
agronomie, fauconnerie, astrologie, alchimie, oniromancie, physiognomonie.
Et comment ne pas parler de l’Arabie, présente dans l’ensemble du
mouvement scientifique : par sa langue, par sa religion, qui n’est pas plus
séparable de la recherche du savant que de l’interrogation du philosophe,
lesquels du reste, comme on l’a dit, ne font qu’un, par son patrimoine enfin,
dont l’apport, surtout empirique, est loin d’être négligeable, en astronomie,
en botanique et en géographie notamment ?
Terminons sur un modèle : celui de Bîrûnî (notre Aliboron, hélas !), qui fut
tout ou presque, y compris Musulman sincère et grand écrivain – en arabe ou
en persan – avec un égal bonheur : pour tout dire, d’une taille universelle, et
symbole de cette pléiade de savants dont nous savons, à deux signes, qu’ils
sont nos maîtres à nous aussi : nous partageons désormais avec eux les mots
qu’ils utilisèrent, tels algèbre ou alcool, et nous avons donné, à ceux qui les
trouvèrent, des noms latins.
Fins utilitaires et réponses esthétiques
Le palais et la mosquée continuent de dominer le paysage architectural de
l’Islam. Mais une certaine tradition syrienne, maintenant, s’estompe : plus
vivante, et pour cause, au pays des Umayyades émigrés, l’Espagne, elle fait
place peu à peu, dès qu’on va vers l’est, aux influences persanes et
mésopotamiennes. L’antique ziggurat, devenue minaret hélicoïdal à la
mosquée de Sâmarrâ, glisse, avec certains motifs de décoration, jusqu’à la
mosquée d’Ibn Tûlûn au Caire, et les carreaux iraniens à reflets métalliques
ornent les nouveaux aménagements de la mosquée de Kairouan. Aux palais
de Sâmarrâ (fig. 26-28 pp. 145-146), au château d’Ukhaydir, égaré dans le
désert et du reste aussi énigmatique que l’était Mchattâ pour l’époque
umayyade, triomphe l’esprit de l’Iran. Un complexe de cours d’honneur et de
salles voûtées, somptueuses, enfouit le monarque loin des regards, en
l’exaltant systématiquement dans le colossal : avec la grande mosquée de
Sâmarrâ et ses 38 000 mètres carrés de surface, l’Islam tient son Beauvais,
mais un Beauvais terminé.

Traditions orientales, aussi, pour le matériau : la brique règne, envahit même un moment, avec
l’Égypte des Tûlûnides, le domaine méditerranéen classique de la pierre de taille. C’est que,
vernissée, stuquée, émaillée ou même brute, elle se prête aux jeux de la couleur. Et puis, elle
s’assemble, se cisèle si bien ! L’Iran en bâtira ses arcs quadrilobés et ses coupoles : coupole sur
nervures, qui gagnera l’Espagne elle-même, puis le Maghrib, vers le VIe/XIe siècle ; coupole sur
trompes, réplique orientale de la coupole byzantine sur pendentifs et prétexte à sculpture :
l’éclatement de ces trompes en une multitude d’alvéoles de plus en plus fouillées donnera aux
mosquées de Perse leur féerie de stalactites. L’Iran, enfin, est présent dans le mausolée, noyau
de la future mosquée funéraire, et dans le minaret rond, d’un seul jet, pendant, bientôt classique,
du minaret « méditerranéen », carré et à étages.

Ces dominantes, bien sûr, n’épuisent pas tout. D’un pays à l’autre, des
variations infinies peuvent naître des dosages qu’on opère entre les traditions
les plus diverses. Contesterons-nous, pourtant, qu’il y ait un art musulman ?
À mesure que passent les siècles, l’Islam apprend à se nourrir de lui-même.
Sa décoration (fig. 29 p. 149), surtout, lui appartient de plus en plus : stucs,
faïences (fig. 30), marbre ou bois de teck, elle repose essentiellement sur le
motif géométrique, pur ou obtenu à partir de thèmes stylisés pris à
l’épigraphie ou au bestiaire. En art, l’Islam est synonyme de l’arabesque,
répétée à l’infini, jamais close. Allergie, comme nous l’avons dit plus haut, à
une figuration suspecte d’idolâtrie ? C’est l’explication traditionnelle, mais
elle appelle des nuances.

Fig. 30. À gauche : plat de céramique lustrée, Perse,


IXe-Xe siècles. À droite : plat de faïence émaillée,
Samarqand, ixe siècle.
Il faudrait distinguer, une fois de plus, entre architecture civile et
religieuse, entre Occident et Orient : témoin, plus tard, les scènes de la
miniature persane. Pas plus qu’ils n’ont réussi à interdire lé prêt à intérêt, les
docteurs de la Loi n’auraient pu sans doute forcer les artistes à une
représentation abstraite s’ils n’avaient été servis par une tendance générale du
goût : préférences profondes, secrètes, dont nous connaîtrons toujours mal les
origines, mais qui transcrivent peut-être, dans les fuites de l’arabesque, cette
sensibilité native de l’Islam – ou d’un certain Orient ? – à la caducité, à
l’inachèvement d’un monde qui ne tient vie, à chaque instant, que de
l’attention active et sans défaillance que lui porte son Créateur.
Fig. 31. Orchestre venant des « pays d’Occident
» (Iran), Chine des T’ang, viiie siècle.
Quoi qu’il en soit, ce décor embellit aussi les objets courants : marqueterie, ivoire, orfèvrerie et
argenterie font partie, au moins chez les riches, du décor quotidien. Faisons une place à part aux
armes damasquinées, sans oublier qu’en cette matière Cordoue rivalise avec la Syrie ; aux
textiles : en l’espèce, sinon aux tapis, que nous connaissons mal pour cette époque, du moins
aux tissus de Damiette, de Susiane et d’Espagne, souvent brochés d’or, d’argent ou de soie ; au
travail du cuir, attesté jusque dans notre vocabulaire ; maroquinerie, cordouan et cordonnier ; à
la poterie enfin : pratiquée surtout à Sâmarrâ, elle distribue jusqu’à l’Égypte et à l’Espagne ses
productions et ses styles : blanc avec décoration bleue, lustré avec reflets métalliques, ou
polychrome, inspiré alors, selon G. Marçais, des grès chinois de l’époque T’ang.
Signalons au passage une étrangeté : l’ornementation cloisonnée de l’art des steppes a gagné
Byzance, mais non l’Islam. Et terminons sur la musique (fig. 31), où viennent converger
l’ancienne tradition arabe des chanteuses, les innovations persanes, qui porteront notamment de
huit à dix-huit le nombre des « modes », et les recherches théoriques où s’illustrent tous les
grands mathématiciens-philosophes du temps. Cette musique est fondée sur le chant,
l’instrument ne servant qu’à l’accompagner ; elle est homophonique, ignore l’harmonie, au sens
technique du terme, et son obstination mélodique, que scandent les battements de mains ou la
percussion, se corrige, chez les professionnels, aux fioritures vocales, dites notes d’agrément.
À la base de l’accompagnement, le luth, le plus souvent encore à quatre cordes, et qui est pour
l’Islam, dans la théorie comme dans la pratique musicales, ce qu’était la lyre à l’Antiquité.

Des héritages, mais d’incontestables originalités ; des variations, mais une


unité essentielle. On peut, à volonté, conclure sur ce qui éloigne ou rapproche
l’Islam du monde où il est venu se faire une place. Qu’on nous pardonne, à
nous gens du XXe siècle, d’aller dans le second sens. L’Islam, bien sur, garde
toujours par devers lui quelque chose d’irréductible. Mais il a vécu, sur ses
deux versants d’Orient et d’Occident, là où l’accueil, la rencontre étaient de
tradition : d’un côté aux fleuves de Babylone et aux plateaux d’Iran, de
l’autre aux bords de la Méditerranée. Qui plus est, il a repris, en l’élargissant,
la tradition d’Alexandre et de Rome et aplani les deux « versants » en un
domaine unique, symbiose au deuxième degré. Poussant plus loin encore, il
n’a pas clos les portes de son domaine : ses marchands, ses techniques et ses
idées ont passé au dehors et reçu tout autant en échange, y compris sous la
forme des controverses.
Déjà, en ce Haut Moyen Âge, l’Occident, encore incarné en Byzance, et
l’Orient participent, par-delà les guerres, d’un même inonde : ce monarque
représentant sur terre l’ordre théocratique, ce philosophe qui veut cultiver la
pensée grecque à l’ombre de Dieu, cet honnête homme uniformément bardé
d’un savoir profane codifié en autant de maximes, de légendes et de
merveilles, sont-ils seulement ceux de l’Islam ou, tout aussi bien, ceux de
Byzance et, bientôt, de l’Occident médiéval ?
CHAPITRE 5

Réussites provinciales

Unité et diversités, civilisation de l’Islam et civilisations musulmanes : plus


ou moins loin de Bagdad, à Cordoue, au Caire ou à Samarqand, s’élaborent
d’une place à part. Marginales sur la carte, au moins pour deux d’entre elles,
elles sont aussi, par certains côtés, en avance sur leur époque : déjà en effet,
on peut lire à travers leur histoire le réveil de l’Occident et l’invasion
touranienne.

L’Espagne et la survie umayyade


Cordoue, rivale de Bagdad et du Caire
Rescapé du massacre de sa dynastie, l’Umayyade Abd ar-Rahmân fonde, en
138/756, l’émirat de Cordoue. À la tête du nouvel État, de très grands
princes, et qui règnent longtemps, indice d’une stabilité dynastique ailleurs
inconnue : jusqu’à 356/976, neuf souverains seulement, avec une manière de
record : celui du grand Abd ar-Rahmân III (300/912-350/961), qui prend le
titre califien. Rayonnement sur terre : la guerre sainte (jihâd) contre les
royaumes chrétiens du Nord est une des devises de la monarchie.
Rayonnement sur les mers, avec l’occupation des Baléares, la création de
ports – Almeria en Méditerranée, Alcacer do Sal à l’ouest – et l’équipée de
huit jeunes gens de Lisbonne qui, au IVe/Xe siècle, poussent jusqu’aux parages
de Madère et des Canaries. La grande affaire, toutefois, c’est l’Afrique du
Nord et ses routes de l’or, disputées aux Fâtimides et à leurs vassaux : d’où
les raids contre les ports, la prise de Ceuta et de Tanger, la fondation d’Oran,
vers 290/903, par des émissaires umayyades.

Rayonnement, enfin, par les villes : ici, peu de créations notables, à part Murcie et les deux
porta cités. Mais l’Islam réanime les centres anciens : Tolède, Séville, Cordoue surtout,
qu’entourent les palais, noyaux de villes nouvelles, dont la Madînat az-Zahrâ’ d’Abd ar-
Rahmân III. Appuyé à une administration de modèle abbasside et à une monnaie forte – Abd ar-
Rahmân III renoue avec la frappa de l’or, interrompue ici depuis 106/724 –, le califat de
Cordoue fait décidément grande figure : il en impose au Caire et à Bagdad et traite d’égal à égal,
au niveau des ambassadeurs, avec Constantinople. Il est, enfin, un des pays les plus peuples
d’Occident : 3,5 millions d’habitants vers l’an 800 après J.-C, près du double deux siècles plus
tard, selon les estimations de J.-C. Russell.

Peuples divers et turbulents


Le rayonnement umayyade accuse d’autant plus de relief qu’il s’opère sur un
fond de dissensions et de révoltes. Car il y a plusieurs Espagnes : celle des
Espagnols, d’abord, convertis (Muwallad-s) ou non : Chrétiens, dits
Mozarabes, et Juifs, présents dans toutes les villes. Les apports extérieurs
sont surtout berbères, à un moindre degré arabes, sans parler de la main-
d’œuvre servile : Noirs et Slaves. Ces différences ethniques s’accusent, ici
comme ailleurs, aux disparités sociales : au sommet de la pyramide,
l’aristocratie, celle des Arabes propriétaires fonciers, des Muwallad-s
dignitaires ou des grands marchands juifs. À l’autre bout, le petit peuple des
villes, mozarabe notamment, et des campagnes : ici, hors des plaines laissées
aux Arabes, c’est le Berbère des montagnes ou de la Meseta qui domine.

Conflits des clans arabes, renforcés aux surenchères de la clientèle locale, nationalisme de
certains autres convertis, turbulence religieuse des Chrétiens ; le gouvernement central passe
son temps à mater ses villes, Tolède surtout, et Cordoue elle-même : l’écrasement de la révolte
de 202/818 jette au dehors des centaines d’exilés, qui s’en vont fonder tout un quartier de Fès, la
toute neuve, tandis que d’autres arrachent à Constantinople la Crète, qui deviendra, autour de la
ville nouvelle de Candie, un prolongement économique et culturel de l’Espagne, jusqu’à la
reconquête byzantine de 350/961. Autre soulèvement, beaucoup plus grave, car il prend,
quarante années durant ou presque, des allures de véritable guerre nationale : celui d’Umar ibn
Hafçûn, qui tient le Sud à partir de sa forteresse de Bobastro et ne sera réduit qu’en 306/918.
Et puis, il y a les pressions extérieures : celle des Fâtimides, dont les alliés siciliens pillent
Almeria en 343/954 ; celles des Normands qui, en 229-230/844, ravagent le littoral de Lisbonne
à Trafalgar et prennent Séville, puis reviennent, à deux reprises, s’emparer d’Algésiras et des
côtes portugaises ; pression, enfin, des royaumes chrétiens du Nord : malgré des raids
spectaculaires, dont la prise de Saint-Jacques-de-Compostelle en 387/997, la frontière de l’Islam
ne dépasse pas, vers le nord, le Douro et, plus à l’est, les régions de Huesca, Lerida et
Tarragone.
Mort d’un empire : le pouvoir prétorien, appuyé à de nouveaux contingents
berbères, prend son essor à la fin du IVe/Xe siècle. À la mort du prestigieux
« maire du palais » que fut al-Mançûr (Almanzor), le royaume se prépare à
éclater en partis (tâ’ifa, pl. tawâ’if), andalous, esclavons ou berbères, noyaux
d’autant de principautés.

Islam espagnol
Orient et Occident, Islam et Espagne se fondent pour donner à la civilisation
andalouse ses traits spécifiques à l’intérieur de l’ensemble musulman. Le
cœur de la péninsule, c’est incontestablement la vallée du Guadalquivir (carte
15 pp. 158-159), qui donne alors son nom (al-Andalus) à toute l’Espagne et
par où transitent les productions les plus originales du pays : olives, raisins
secs et vins (pour lesquels l’Islam s’accommode ici des traditions locales),
surtout légumes et fruits des vallées ou du Levante, relais essentiels pour les
migrations des plantes vivrières de l’Orient vers l’Europe : tradition horticole
qu’illustre déjà, bien avant la grande période des XIe et XIIe siècles, toute une
littérature d’almanachs et de traités agronomiques. Canne à sucre, palmiers
(fig. 32) d’Elche, lin et coton complètent le paysage. Au chapitre des
industries, citons la soie et les minerais : cuivre, plomb, fer, mercure, argent
surtout, d’où la longue tradition monétaire de monométallisme blanc.

Comme le reste de l’Islam, l’Espagne est terre de commerce et d’échanges : elle exporte un peu
partout ses huiles, ses tissus et ses armes, importe le blé d’Afrique du Nord et, de l’Europe, les
esclaves ; leur trafic fait la prospérité des marchands juifs, depuis Verdun, grande place de vente
et de castration, jusqu’à Arles et à la Narbonnaise, d’où l’on gagne soit la péninsule, soit, par
mer, Tunis ou les ports du Levant.
Fig. 32. La Cueillette des dattes en Espagne, xiiie
siècle ( ?).
Plus encore, échanges, symbioses des cultures. Malgré les conflits où elle a
vécu, l’Espagne, comme toute terre où cohabitent des groupes variés, a
trouvé dans cette diversité un équilibre. Les succès des princes umayyades
s’explique, entre autres raisons, par leur souci de se poser en arbitres, leur
refus de traiter les insurrections, alors même qu’ils les matent brutalement,
autrement que comme des péripéties politiques, en se gardant bien de mettre
en cause des principes ethniques ou confessionnels. Ainsi les Juifs purent-ils
voir l’un des leurs ministre, les Chrétiens se réunir en conciles, assurer la
permanence des parlers ibériques et poursuivre le dialogue avec leurs
coreligionnaires, au-delà de la frontière du Nord.
L’Islam andalou peut bien, de son côté, se ranger derrière une seule école,
celle de Mâlik, il n’ose pas pour autant – et les souverains y veillent – aller
jusqu’à l’intolérance ni même réduire au silence les critiques que lui adresse,
comme d’ailleurs aux Juifs, aux Chrétiens ou à d’autres docteurs de l’Islam,
le grand lettré, juriste et théologien qu’est Ibn Hazm. Encore moins le
mâlikisme parvient-il à empêcher la réflexion des philosophes et des savants,
officiellement encouragée : nourris aux livres de la splendide bibliothèque de
Cordoue, un néo-platonicien comme Ibn Masarra, un médecin comme
Zahrâwî préparent, pour les temps futurs, la transmission à l’Occident
chrétien de la pensée gréco-arabe.
Mêmes confluences dans les lettres : la tradition arabe, sans parler du
mâlikisme, pur produit médinois, est représentée par le philologue al-Qâlî.
Celui-ci, à vrai dire, vient d’Irak, d’un Irak qui, de plus en plus, impose ses
modes : à l’administration, on l’a vu, mais aussi à la musique, avec le
chanteur bagdadien Ziryâb, et à l’encyclopédisme littéraire d’un Ibn
Abd Rabbih, qui ne propose guère, à ses contemporains, que des
connaissances à l’orientale.
Et l’Espagne ? dira-t-on. Elle survit dans les poèmes, qui vantent, avec Ibn
Chuhayd, Ibn Zaydûn et bien d’autres, ses enchantements citadins, ses fleurs,
ses femmes : tradition d’un amour courtois auquel Ibn Hazm, décidément
universel, donne, dans son Collier de la Colombe, une manière de code. Mais
c’est surtout dans une poésie originale que l’Espagne d’alors, sur les mêmes
thèmes, s’est le mieux exprimée : le muwachchah, fondé sur la disposition
strophique et qui tolère, côte à côte avec l’arabe littéraire, le recours à la
langue romane sous la forme d’un « envoi », est une fleur à part dans la
littérature arabe : fleur mêlée, fleur d’Espagne, qui trouvera bientôt, dans les
troubadours, ses jardiniers d’au-delà des monts.

L’autre jardin, celui du palais, nous est mal connu pour cette époque, mais était-il si différent,
dans son dialogue de verdure et d’eau, de ceux dont, plus tard, l’Alhambra de Grenade devait
conserver l’image jusqu’à nous ? Sans doute la Madînat az-Zahrâ’ avait-elle, déjà, à travers la
tradition gréco-romaine ou par les relais abbassides, recueilli les modèles du jardin de l’Orient
iranien. Mais les héritages affluent aussi hors de ce paradis clos : en tous ses arts, l’Espagne
brode fastueuse ment sur des thèmes importés de la Mésopotamie et de la Perse, de Byzance et
de l’Égypte fâtimide : ivoires, cuirs, tissu et céramiques portent aux principautés chrétiennes du
Nord le défi de la civilisation.

Symbole du royaume, de sa gloire et de sa culture : la grande mosquée de


Cordoue (fig. 86 p. 396), à laquelle œuvrèrent sans relâche, depuis le
fondateur de la dynastie, tous les souverains umayyades. Dix-neuf nefs et une
forêt de piliers font de l’édifice un des plus grandioses de l’Islam. Un creuset
de toutes les traditions aussi : la Syrie fournit les toits à pignons, la nef
centrale plus large que ses voisines, le minaret carré, Byzance les mosaïques
et, par l’intermédiaire de la Tunisie, les voûtes des lanternes, l’Iran ses arcs
lobés, Rome ses colonnes arrachées aux vieux monuments et certaines
alternances de pierre et de brique, le tout marqué d’une puissante originalité :
moins que l’аrc outre passé, fréquent sans doute dans l’Espagne
wisigothique, mais connu aussi en Orient, c’est le système des arcs
superposés deux à deux qui frappe ici le visiteur.
Décalque des jeux d’arcades des aqueducs romains ? Peut-être, mais
l’application d’un tel modèle, du reste suggéré d’assez loin, à l’espace clos
d’une mosquée, qu’il exploite, multiplie et allège à l’infini, est bien une
trouvaille, un apanage qu’aucun monument de l’Islam ne devait disputer à
Cordoue.

Carte 15. L’Espagne du xe siècle, vue par deux


géographes arabes (Râzî et Ibn Hawqal).

L’Égypte fâtimide
Contrairement à l’Espagne, l’Égypte fâtimide n’est pas confrontée
militairement à l’Occident, du moins pas chez elle. Les courses maritimes de
ses lointains vassaux tunisiens ou siciliens, et les opérations menées contre
Byzance aux marges septentrionales de la Syrie sont beaucoup moins
importantes, à long terme, que la pénétration pacifique de l’Égypte par les
marchands de l’Occident.

Triomphe et limites du chî’isme


Venus du Maghrib oriental, les Fâtimides ismaéliens proclament au Caire, on
l’a dit, un nouveau califat salué, un peu partout dans l’Islam, des cris d’espoir
chî’ites. Pourtant, le contraste est flagrant entre les succès de la propagande
ismaélienne en ce IVe/Xe siècle et le peu d’efficacité de la politique fâtimide
dès qu’elle tente, sur le terrain, de passer aux actes. Malgré les missionnaires
(du’ât), présents jusqu’aux Indes, malgré la mosquée nouvelle d’al-Azhar,
centre très actif de rayonnement, les Fâtimides n’enregistrent guère, sur le
plan politique, d’autres succès que le contrôle des lieux saints d’Arabie et la
vassalité, parfois bien réticente, de la Tunisie et de la Sicile. Mais, vers l’est,
les ennuis commencent avec la Syrie, théoriquement conquise, jamais
soumise.

De toutes les raisons données à ces échecs, la plus valable sans doute tient aux capacités de
résistance de l’Islam majoritaire, celui des sunnites, en Syrie notamment, mais aussi en Égypte
même. L’épisode chî’ite, jugé sur l’ensemble de l’histoire du pays, reste bien un accident sans
lendemain, plaqué sur un fond de sunnisme ineffaçable.
Le nouveau califat ne fit rien, du reste, pour prévenir les déceptions, y compris celles de ses
partisans. À l’épreuve des faits, on constatait que sous sa forme fâtimide, l’ismaélisme
prétendument révolutionnaire, loin de changer quoi que ce fût aux constantes de l’histoire et de
l’économie égyptiennes, en exaspérait au contraire les traits, accusait la distance entre le
prolétariat de la terre ou des villes et le faste d’un État centralisé à outrance, inflexible dans sa
fiscalité, plus insolent dans son luxe que no l’avait jamais été le califat de Bagdad : un peuple
régulièrement soumis à la disette voyait passer devant lui ces châteaux et autres montagnes de
confiserie que, par milliers, se faisaient offrir des fonctionnaires richement dotés, dont la garde-
robe était renouvelée de fond en comble deux fois l’an.
Et puis, il y avait les exactions prétoriennes, les excès de califes a demi divinisés : al-Hakim,
disparu mystérieusement une nuit de 411/1021, persécuteur des Chrétiens et destructeur du
Saint-Sépulcre, devait, par son déséquilibre même, où certains virent la marque du sacré,
devenir le personnage central d’une mythologie que nous retrouverons un peu plus loin : celle
des Druzes.

Carrefours égyptiens
Et pourtant, malgré leurs outrances et leurs faiblesses, les califes du Caire
auront affirmé, avec plus d’éclat encore que leurs prédécesseurs en ce pays,
son éminente vocation aux rencontres. Et d’abord, à celles d’une tolérance
presque jamais démentie : construction d’églises, protection des monastères,
vizirs et hauts fonctionnaires juifs ou chrétiens, autant de preuves d’une
politique officielle en ce domaine. On dira que le mécontentement populaire
en constitue le désaveu. Mais prenons garde que la protestation pouvait être
aussi bien sociale et viser moins le principe que les excès d’une politique qui,
alors même qu’elle tenait la bride haute au sunnisme, rangeait si évidemment
les minoritaires dans le camp des nantis.

Autres protégés : les savants (Ibn al-Haytham, l’astronome Ibn Yûnus), que le mécénat fâtimide
attire à ses bibliothèques. La littérature, quant à elle, se distingue par plusieurs traits originaux :
attention au passé préislamique de l’Égypte, débuts de la topographie historique (khitat),
puissante tradition populaire du conte, enfin, qui contribuera de façon notable au recueil des
Mille et une Nuits. En art, le secret de l’Égypte est dans l’harmonie des styles : elle concilie,
comme à l’Azhar primitif, les traditions locales (fig. 33) – coptes et tûlûnides surtout – avec
celles du Maghrib, toutes au reste creusets et relais d’autres influences, romaines, byzantines ou
orientales. L’art composite qui en résulte reviendra essaimer à l’ouest, en Afrique du Nord, en
Sicile et même, on l’a vu, en Espagne.

Fig. 33. Égypte, bois sculpté.


Tout cela, bien entendu, suppose, à la base, les échanges matériels.
L’Égypte, isthme parmi les isthmes, prend désormais la relève, au moins
partielle, d’une Bagdad essoufflée. En un sens, leur insuccès politique vers
l’est a servi les Fâtimides, en leur imposant de faire basculer vers eux, c’est-
à-dire vers la mer Rouge, une part au moins du trafic assuré par l’axe golfe
Persique-Irak-Constantinople. Tournant essentiel, dans l’histoire du
commerce mondial, que ce retour de l’Égypte à la route des Indes, symbolisé
par la protection des lieux saints d’Arabie et matérialisé par la remise en
honneur des vieilles voies caravanières reliant les ports de la mer Rouge aux
entrepôts du Nil.
À l’autre bout du fleuve, sur la Méditerranée, l’Occident s’empresse de
saisir la chance offerte. Les Vénitiens, qui achètent en Égypte les tissus du
Delta, l’alun et, naturellement, les produits en transit de l’Extrême-Orient,
sont trop heureux, sans parler du trafic des esclaves, de tourner le contrôle
byzantin pour fournir à l’État fâtimide, qui s’en réserve chez lui le monopole,
ces produits stratégiques nommés poix, fer, bois surtout. Venise, du reste,
n’est pas seule à ces affaires : sur la place du Caire, où les Arméniens
prennent peu à peu la relève des Juifs, Gaète, Naples, Amalfi surtout ont leurs
représentants. Et déjà, plus au nord, s’éveillent les ports du domaine lombard,
Gênes et Pise, aguerris aux incursions musulmanes venues du large et qui
trouvent, à se défendre puis à riposter, le goût des choses de la mer. L’Italie,
certes, n’épuise pas, et de loin, le commerce de l’Égypte fâtimide, mais elle
est bien le signe des lendemains : complété, le cas échéant, par la possession
de la Syrie, le contrôle de ces routes orientales, auxquelles l’Europe
s’intéresse tant, va rester un des atouts maîtres de la réussite égyptienne ;
cela, du moins, jusqu’aux temps des Portugais et des Ottomans.

Les Sâmânides et la renaissance


de l’Iran
Installés sur les marges nord-orientales du monde musulman, les Sâmânides,
très lointains vassaux du califat de Bagdad, régnèrent, directement ou par
leurs vassaux à eux, sur un empire s’étendant des approches de l’Inde à la
Caspienne. S’ils ne poussèrent pas jusqu’au cœur de la vieille Perse, tenu par
différents membres de la famille bûyide, du moins surent-ils, en Iraniens
qu’ils étaient, faire du Khurâsân le refuge de vieilles traditions nationales que
la conquête arabe avait toujours été impuissante à extirper.

Socialement, économiquement et même, sur certains points, culturellement, les pays sâmânides
ne se distinguent en rien du reste de l’Islam. Là encore, nous retrouvons les aristocraties : celle
de la terre, il est vrai, est nationale, incarnée dans une foule de hobereaux, les dihqân-s, mais,
comme ailleurs, marchands et prétoriens, turcs surtout, dominent l’architecture sociale.
Pour l’essentiel, la richesse repose, bien entendu, sur le commerce : admirablement placés pour
recevoir les produits de l’Asie centrale et, en partie, ceux de la Russie, les Sâmânides, grands
transitaires de matières précieuses, de fourrures et surtout d’esclaves, édifièrent un État
prestigieux, rayonnant, par ses monnaies au moins, jusqu’à Mayence. Ici comme ailleurs, des
villes immenses et splendides : Nîsâbûr, Merv, Bactres (Balkh), surtout Samarqand et Bukhârâ
(fig. 34), villes-oasis qui offrent, à l’étape, les enchantements de leurs eaux et de leurs jardins ;
avec Ibn Hawqal, la géographie se fait lyrisme pour évoquer les allées, les belvédères et les
kiosques, le vent qui joue sur les bassins et donne vie à tout un bestiaire taillé dans la masse des
cyprès. Comme ailleurs, enfin, lettrés et savants de langue arabe trouvent ici toutes
les protections désirables : citons, un peu au hasard, le grand prosateur Hamadhânî, les
géographes Jayhânî et Balkî ou le jeune Avicenne.

Mais c’est surtout la renaissance de la littérature persane qui marque de son


sceau l’époque sâmânide. La coutume, certes, ne s’était jamais perdue, et
particulièrement celle des traductions, de l’arabe en iranien ou en sens
inverse. Mais la Perse réclame maintenant, sans prétendre évincer l’arabe,
une plus large place. Un nom domine cette renaissance : celui de Firdôsî, le
créateur de l’épopée nationale avec son Livre des Rois (Châhnâmè), achevé
en 400/1010, qui exalte, en 60 000 vers somptueux et romanesques, le passé
préislamique de l’Iran. Mais voici déjà les signes d’un autre temps : c’est à un
Turc, le conquérant Mahmûd de Ghazna, que Firdôsî voulut offrir son œuvre,
et c’est dans la lutte entre Iran et Touran (le monde nomade de l’Asie
centrale) que le Châhnâmè trouve un de ses thèmes majeurs.

Fig. 34. Mausolée du Sâmânide Ismâ’îl.

Prologue à l’expansion touranienne :


les Ghaznévides
La fin du IVe/Xe siècle voit éclore, dans le milieu des prétoriens turcs à la
solde des Sâmânides, la dynastie dite des Ghaznévides, du nom de leur
capitale, Ghazna. D’abord vassaux du gouvernement de Bukhârâ, ils évincent
définitivement leurs anciens maîtres en 389/999. La dynastie est tout entière
dominée par la puissante stature de Mahmûd (389/999-421/1030), avec
lequel le règne des Turcs a définitivement sonné.
Et d’abord, pour l’histoire, Mahmûd reste, avec Gengis Khan et Tamerlan
qu’il annonce, un des plus grands capitaines de l’Asie nomade. À ses
guerriers aussi infatigables que lui, il ouvre les portes de l’Inde : dix-sept
campagnes en un quart de siècle, semées d’horreurs et de pillages, qui
obligent le conquérant chargé d’or et encombré de milliers d’esclaves à
revenir régulièrement reprendre souffle dans ses repaires afghans. L’Inde
n’est plus, comme avant, avec les seuls pays du bas Indus, une province
parmi d’autres, et bien lointaine, de l’Islam. Elle est déjà, virtuellement, tout
un nouveau continent musulman. Le Pendjab soumis, et le bassin du Gange
sillonné jusqu’aux environs de Bénarès, Mahmûd a donné leur cadre aux
grandes invasions futures.
À un conquérant si occupé, pouvait-on parler de culture ? Mahmûd
néanmoins s’y intéressa, autant, bien sûr, que la guerre le lui permettait.
Protecteur des lettres arabes et iraniennes, lui-même de culture persane, il
permit au grand Bîrûnî, qui le suivit en Inde, d’écrire sur ce pays un ouvrage
remarquable, aux architectes d’élaborer, par des rencontres nouvelles entre
les traditions abbassides et khurâsâniennes, des modèles promis, nous le
verrons, au plus grand succès. Mais c’est par ses options politico-religieuses,
surtout, que Mahmûd ouvre une ère nouvelle : sincérité ou calcul, son
sunnisme s’affirme partout comme militant et champion du calife de Bagdad.
Champion ou protecteur ? Sans l’écran des Bûyides, nul doute que
Mahmûd, qui poussait aussi vers l’ouest, eût aimé l’aller dire d’un peu plus
près au calife. Mais il avait montré à ses frères turcs les principes d’une
politique : le sunnisme, et ses voies : non plus l’intrigue des cercles étroits de
prétoriens, mais l’expansion en force, par groupes entiers. Sur les ruines de
l’empire de Mahmûd, les Seljûqides s’élancent à la conquête de Bagdad.
LIVRE 3

L’HÉGÉMONIE TURCO-
MONGOLE
ET LES NOUVEAUX
VISAGES DE L’ISLAM
(XIe siècle-fin du XVIIIe siècle)
CHAPITRE 1

Survivances bagdadiennes
et convulsions jusqu’au milieu
du XIIIe siècle

L’arrivée des Turcs sur les territoires musulmans est bien antérieure, on l’a
vu, au XIe siècle. Mais, avec l’irruption des Seljûqides, la présence de l’Asie
centrale change de signe et d’intensité : désormais, le Turc conquérant se
substitue, et en masse, au Turc mercenaire ou esclave.
Ainsi s’ouvre une nouvelle époque de l’Islam, dont le destin a voulu qu’il
soit chaque fois repris en charge, relancé par la jeunesse et l’exubérance
nomades. Après la vague arabe du vue siècle, voici donc la cavalerie des
steppes ou, pour reprendre le mot sous lequel la désigne l’épopée iranienne :
Touran. Éternelle histoire de l’Histoire : les peuples sédentarisés, civilisés
glissent à l’apathie et aux querelles, appellent à l’aide un voisin qui n’attend
que ce signal. Ici non plus, le Barbare ne viendra pas seulement de lui-même.
Mais la porte une fois ouverte, d’autres suivront, Turcs après Turcs, en
attendant leurs frères sauvages : les Mongols.
Époque de déclin ? Certes, l’invasion nomade ouvre la voie à un long
cortège de villes rasées, de champs gagnés à la steppe, de populations
entières massacrées. Pourtant, sur ces ruines, des civilisations çà et là
refleurissent, à l’échelle d’un pays ou d’un empire. Plus encore, pour cet
Islam qui nous intéresse avant tout, l’époque turco-mongole renoue, en un
sens, avec la grande tradition expansionniste du Ier siècle de l’Hégire. Même
si les desseins politiques y masquent souvent l’élan pur de la foi, c’est l’Islam
qui finalement triomphe : ses nouveaux fidèles d’Orient le portent, d’un côté,
jusqu’aux abords de Vienne et, de l’autre, par le gigantesque pont de l’Asie
ou sur les mers, jusqu’à la Chine et aux îles de la Sonde, tandis qu’à
l’extrême ouest d’autres nomades, les Berbères, compensent la perte de la
Sicile, puis de l’Espagne par l’Islamisation du Soudan. Islam étendu, Islam
enrichi : à son ombre, de nouvelles écoles naissent, des nations se cherchent,
prennent ou reprennent vie : Turquie, Afghânistân, Maroc, Iran.
Aux nouveaux acteurs de l’histoire musulmane, qui ont nom Turcs,
Mongols, Berbères, il faut maintenant ajouter l’Occident. Croisades,
Constantinople, Empire ottoman, tous ces mots appartiennent à une destinée
commune qui s’édifie, une fois de plus, par les armes et les échanges, sur les
eaux et autour de la Méditerranée. Dans ce concert (ou ce tumulte) de la
grande histoire, une absence : celle des Arabes, la plupart du temps réduits au
rôle de témoins. Encore sauront-ils, par cette qualité même, ménager
l’avenir : leur langue, leur culture, enfermées dans une orgueilleuse
défensive, traversent impunément les siècles et préparent les renouveaux
d’après 1800.

Les Turcs seljûqides, protecteurs


du califat
Bagdad, vers 1050 : l’autorité du calife, par la personne interposée du
protecteur bûyide, ne s’exerce guère que dans le périmètre immédiat de la
capitale. Mais le thème du califat, du pouvoir légal et unitaire de l’Islam,
n’est pas mort : juristes et théoriciens ne cessent de le défendre en droit,
cependant que les Hanbalites le proclament au niveau de la rue. Las de la
tutelle bûyide et porté par le mouvement, le calife al-Qâ’im appelle à l’aide le
chef seljûqide Tughrilbeg. Entré à Bagdad en 447/1055, celui-ci établit son
autorité sur l’Iran, l’Irak et la Syrie. Un nouvel Empire était né.

L’épopée seljûqide
L’ascension des Seljûqides a quelque chose de fabuleux. Leur histoire commence, comme celle
de leurs frères turcs ou mongols, dans le monde instable de la steppe. Là vivent, depuis la Chine
du Nord jusqu’aux fleuves russes, une poussière de groupes nomades, tantôt rassemblés pour
des raids meurtriers contre les populations sédentaires des marges, dont ils prennent parfois la
place, ne serait-ce que pour un temps, tantôt déchirés par les rivalités tribales ou les nécessités
de la pâture. Les rapports de puissance de groupe à groupe, tout comme la résistance plus ou
moins forte des civilisations stables, notamment de la Chine et de l’Islam, commandent ainsi les
déplacements sans fin, les ruptures d’équilibre, le recul de la steppe ou son avance sur les zones
cultivées, les relations, enfin, avec le voisin sédentaire : par rapport à l’Islam, le Turc du
Khuwârizm ou du Sir-Darya, de razzié qu’il était, se fit converti et offrit ses services, à la fois
pour la défense de l’Islam contre les nomades restés infidèles (fig. 35), mais tout aussi bien, à
l’intérieur même de l’Islam, en faveur de telle ou telle faction. Ainsi les Sâmânides
accueillirent-ils, par bandes entières, ceux qui allaient les supplanter : Qarakhânides installés,
dès la fin du Xe siècle, de la Transoxiane à la Kachgarie, et ces mercenaires ghaznévides dont
on a déjà vu la fortune.

Fig. 35. Asie centrale, fin du XIe siècle :


un caravansérail-ribât (couvent fortifié).
Entre Sâmânides et Qarakhânides, puis, quand les premiers eurent disparu,
entre Qarakhânides et Ghaznévides, les Seljûqides, un rameau du groupe turc
des Oghuz (Ghuzz), surent assez bien jouer pour se rendre, aux uns et aux
autres, tour à tour redoutés ou indispensables. La fin du Xe siècle les trouve
installés, nouveaux convertis, sur le cours inférieur du Sir Darya. De là, ils
glissent à la Transoxiane. Le grand Mahmûd de Ghazna leur fait passer
l’Oxus, sans doute pour les soustraire à l’influence qarakhânide et les mieux
surveiller. Calcul déjoué : à peine arrivés dans le Khurâsân, ils s’en vont
courir le plateau iranien et l’Adherbayjân, finissent par rejeter vers l’est les
Ghaznévides défaits à la bataille de Dandânaqân (431/1040). Définitivement
maîtres du Khurâsân, ils poussent vers l’Arménie, l’Asie Mineure, l’Irak.
Quand Tughrilbeg entre à Bagdad en 447/1055, il peut à bon droit considérer
qu’en cinquante ans son peuple – auquel on donnera de plus en plus le nom
de Turcomans (Turkmènes) –, de simple horde turque, est devenu un des
maîtres du monde : triomphe que viendront compléter bientôt la conquête de
la Syrie, arrachée aux Fâtimides, l’imposition de la suzeraineté aux
Qarakhânides et la victoire de Manzikert (463/1071) où, pour la première fois
de son histoire, Byzance verra son empereur réduit à la captivité.

Califes et sultans
En l’affaire, le grand perdant, semble-t-il, c’est le califat. Par l’élimination
des Bûyides, il triomphe bien, lui et cette réaction anti-chî’ite dont il porte les
espoirs, mais il trouve, dans le Turc, une tutelle infiniment plus puissante.
Jusqu’en 485/1092, l’histoire du Moyen-Orient est dominée par les grandes
figures de Tughrilbeg, Alp Arslan et Malik Châh et du vizir Nizâm al-Mulk.
Un mot désigne le nouveau maître, celui de sultan : ni plus ni moins que
l’« autorité ». Ainsi s’installe, côte à côte avec le pouvoir spirituel du calife,
le pouvoir de fait.
Ce n’est là, pourtant, qu’une demi-vérité ; Car le califat, appuyé à une
puissante littérature doctrinale, où s’illustre notamment le vizir Ibn Hubayra,
et aux mouvements d’une rue toujours travaillée par la prédication hanbalite,
ne se résignera jamais à une pareille répartition des charges. Profitant, vers la
fin du XIIe siècle, du déclin seljûqide, un souverain comme an-Nâçir réussira à
briser le joug des sultans, à restructurer le califat en faisant de la franc-
maçonnerie des fityân une véritable institution à l’échelle de l’État, bref à
promouvoir l’idée d’un Islam à la fois riche de toutes ses écoles et pourtant
uni derrière le symbole califien. Sous les formes du pouvoir seljûqide, le
commandeur des Croyants reste, aux yeux de la majorité des Musulmans, le
chef en qui la communauté se reconnaît : pour en avoir raison, il ne faudra
pas moins que le déferlement mongol.

L’armée au pouvoir
Un personnage domine la société seljûqide : le soldat (fig. 36). On a vu son
essor se dessiner bien auparavant, mais la victoire turque le consacre
définitivement. L’exemple vient de haut : au sommet de cette nouvelle
hiérarchie militaire, avec les emblèmes officiels de l’arc et des flèches, autant
et plus qu’un chef d’État, c’est un chef de guerre qu’on trouve. Sagement, et
comme en un aveu de leur incompétence ou, à tout le moins, de leurs goûts,
Tughrilbeg, Alp Arslan et Malik Châh laissent aux civils l’administration, se
contentant de les bien choisir : Nizâm al-Mulk, un Khurâsânien, pourra ainsi
maintenir dans l’Empire bien des traits de la grande tradition administrative
iranienne, décidément indéracinable à travers la succession des maîtres de
l’Islam. Semblablement, une fois passé le choc de la conquête, peu de choses
seront changées au visage de l’Orient : mis à part le flot turkmène en
Adherbayjân, les populations restent en place et, partout où l’ordre règne, le
commerce garde ses droits, se contentant, à l’occasion, de déplacer ses lignes
de force : ainsi la voie maritime du golfe Persique par le grand emporium de
Sîrâf décline- t-elle au profit des routes terrestres du Kirmân.

Fig. 36. Distractions guerrières : la chasse


au guépard, bassin à décor gravé, Perse, Xe-
XIIe siècle.
Mais revenons à cette armée, qui donne à l’appareil d’État seljûqide ses
huit vraiment marquants. Plus que la cavalerie, qui n’en constitue qu’une
partie, c’est une tactique qui la définit, explique ses victoires, la terreur et la
surprise provoquées : tactique de harcèlement, qui cherche la désorganisation
des lignes adverses non dans le choc, mais dans la pluie de flèches alternant
avec la rupture du combat, la fuite simulée. Ces guerriers intrépides, qui ne
supportent l’autorité d’un chef qu’autant que celui-ci les regroupe pour une
opération de pillage bien déterminée, le sultan seljûqide les lance aux
frontières, surtout vers Byzance, reprenant, ici encore, une tradition bien
établie de l’Islam. Chez lui, l’État seljûqide pratique une politique de
cadeaux : la dotation en terre (iqtâ’) s’élève au rang d’une institution, mais
d’une institution savamment dosée et contrôlée, qui donne au pouvoir une
armature infiniment moins lâche que celle que connut notre féodalité.

L’« orthodoxie » triomphante


Autre bénéficiaire de la victoire seljûqide : l’« orthodoxie » ou, pour parler
plus justement : le sunnisme, qui parachève ainsi le grand mouvement de
restauration entamé au siècle précédent. Certes, l’Islam des conquérants se
préoccupe assez peu de théorie, beaucoup plus de politique et de conquête ;
encore n’a-t-il pas extirpé toutes les vieilles habitudes de pensée, et
notamment celles du chamanisme ancestral. Peu lui importe, au fond : il
compense ses imperfections par son allant, son souci des formes aussi. Et
déjà se dessine une dominante de l’Islam turc : si la victoire seljûqide profite
au sunnisme tout entier, et notamment aux hanbalites et aux châfi’ites, les
Turcs, pour leur compte, restent sur ce point les héritiers de l’action jadis
menée par les missionnaires venus des États sâmânides : c’est au hanafisme
que leurs chefs, en attendant les Ottomans, réservent leurs préférences.

La guerre contre les Byzantins, les difficultés suscitées à l’Islam non sunnite, l’action menée
contre la nouvelle secte des Assassins, la philosophie d’un Ghazâlî, l’essor du çûfisme qui
s’organise en puissantes confédérations ne sont que les côtés les plus spectaculaires du
rayonnement de l’« orthodoxie ». Plus importants, plus profonds apparaissent la fidélité
d’immenses contingents du petit peuple au sunnisme, le rôle des théoriciens et des juges, ces
derniers représentant, sous l’autorité du Grand Cadi toujours nommé par le calife, une des armes
essentielles du souverain dans sa résistance aux sultans. N’ayons garde, surtout, d’oublier le
mécénat, public ou privé. Alors se généralise, avec la bénédiction ou la participation des
autorités, la pratique du waqf, bien de mainmorte utilisé à une fondation religieuse ou d’utilité
publique.

Toutes les constructions qui fleurissent alors au pays seljûqide, ponts,


caravansérails ou couvents, si nombreux soient-ils, s’effacent devant la
mosquée, et particulièrement la mosquée-école, le « collège » (madrasa).
Avec ses maîtres appointés et ses élèves boursiers, qu’elle héberge, la
madrasa n’est pas, en elle-même, une innovation : les Ghaznévides la
connaissaient, et même, au témoignage du géographe Muqaddasî, les derniers
Sâmânides. L’attitude seljûqide revient, ici encore, à ériger l’idée en
système : l’immense réseau des madâris fonctionne désormais à la dimension
d’un État, dont il forme, dans un esprit de sunnisme très strict, les
fonctionnaires, les juges et les théologiens. Au centre de la toile, à Bagdad, la
Nizâmiyya de Nizâm al-Mulk, ouverte en 459/1067, donne ainsi une réplique
officielle à l’Azhar de l’Égypte fâtimide.

Émiettement et survivances
Turc, militaire et sunnite : tel est donc le visage de l’État seljûqide, brossé
sans doute à trop grands traits, assez néanmoins, on l’espère, pour en
suggérer l’incontestable grandeur. Encore ne s’agit-il là que de réussite
militaire et politique. On verra plus loin, dans le cadre d’ensemble de la
période turco-mongole, le bilan culturel de l’époque seljûqide. Contentons-
nous ici de l’essentiel : en respectant les traditions arabes et persanes et en
intégrant, à la civilisation composite née de leur rencontre, de nouvelles
formes d’expression, turques cette fois, ou de nouvelles vocations
architecturales, les Seljûqides n’ont pas fait que donner un partenaire de plus
à la civilisation de l’Islam : sur tant de points, ils l’ont si bien relancée et
même rénovée (fig. 37 et 38) qu’on peut parler, avec eux, véritablement
d’une nouvelle civilisation musulmane.

Fig. 37. Heurtoir de bronze à deux dragons, Irak


septentrional ou Perse, XIIe ou XIIIe siècle.
Le monde inauguré par les Seljûqides se prépare ainsi à survivre à la ruine de leur Empire. De
quoi meurt donc celui-ci ? De sa trop grande extension, d’abord, qui permet aux particularismes
de renaître : retenons, un peu arbitrairement, la Géorgie chrétienne avec David II, qui chasse les
Seljûqides de Tiffis en 515/1121, les Chabânkâra, apparentés aux Kurdes, les Arabes
Mazyadites autour de leur capitale al-Hilla, fondée en 495/1102 près des ruines de Babylone.
Mais il faut parler aussi, puisque ce dernier exemple montre que le pouvoir du sultan est
contesté dès les portes de Bagdad, des faiblesses de la hiérarchie seljûqide : car, à la turbulence
des tribus, à la fronde des gouverneurs, s’ajoute, après la mort de Malik Châh surtout
(485/1092), l’agitation des atabeg, ces tuteurs que la coutume turque impose aux fils mineurs
des sultans et qui intriguent sans fin, pour leur pupille ou leur propre compte.

Fig. 38. Coupole de mosquée, Gulpâyagân, Iran,


XIIe siècle : esquisse de la décoration de briques.
Tous ces facteurs d’émiettement, sans parler des remous provoqués par les
Croisades, se sont renforcés sans doute à un fait plus général : la mobilité
turque, la jeunesse d’une expansion encore mal fixée. Plus que dans l’Irak
décadent, qui sombre dans l’anarchie et la misère des inondations, plus que
dans le Kirmân, où de nouvelles vagues de Ghuzz viennent relayer la
première poussée seljûqide que la mer même n’avait pas arrêtée (ils s’étaient
rendus maîtres, en face, de l’Omân), c’est, d’abord, en Asie Mineure qu’il
faut saisir les modes de la progression turque.

Le sultanat seljûqide du Rûm


La bataille de Manzikert leur ayant ouvert les portes de l’Anatolie byzantine,
les Turcomans, et notamment ceux de l’Adherbayjân, viennent s’y donner
libre carrière, toujours plus loin vers les marges, vers cette guerre qui seule
peut fixer leur ardeur : une ardeur singulièrement aidée, en la circonstance,
par les complicités trouvées chez les intrigants en mal de pouvoir ou chez
certaines populations chrétiennes toujours en lutte avec Constantinople. Ainsi
naît le premier État seljûqide d’Asie Mineure : sous l’autorité de Sulaymân
ibn Qutulmich (mort en 479/1086), dans sa capitale de Nicée (Iznik), il
contrôle, par la vertu des traités ou de fait, la majeure partie du plateau
anatolien. Aux successeurs de Sulaymân s’oppose, vers le nord-est, autour de
Sébaste (Sivas), une autre dynastie turcomane, fondée par Dânichmend (mort
en 497/1104), personnage à demi légendaire, bientôt héros d’une geste, figure
parfaite du nouveau combattant de la foi (ghâzî).
L’arrivée des Croisés, vainqueurs à Dorylée (490/1097) et à Antioche
(491/1098), refoule le monde turc dans la partie centrale de l’Anatolie, l’isole
de la Syrie que lui masquent l’écran des principautés franques d’Antioche et
d’Edesse et la Cilicie, où une partie du peuple arménien, chassée par la
conquête seljûqide, est venue fonder, au XIIe siècle, le royaume dit de Petite
Arménie.
Contenu dans ses frontières, le monde turc d’Anatolie se fixe. Alors prend
corps définitivement ce qu’on a appelé, du nom par lequel l’Islam désignait
ces pays lorsqu’ils appartenaient à Byzance, le « sultanat seljûqide du Rûm »,
agrandi de la chute de son rival de Sébaste, qu’il finit d’absorber en
573/1178. Ce qui triomphe avec le nouvel État, c’est la tendance à la
stabilisation, à l’organisation territoriale.

Non que les successeurs de Sulaymân, ces grands sultans que sont Kilij Arslan, Kayqâwus et
Alâ’ ad-Dîn Kayqubâd, rompent totalement avec la tradition guerrière turcomane, celle-là même
qu’incarnait, au plus haut degré, Dânichmend. Mais elle va désormais de pair avec un dessein
politique, qui est l’organisation d’un État. Vers l’est, les Seljûqides du Rûm imposent leur
suzeraineté à d’autres princes turcomans et notamment aux Artuqides de la haute vallée du
Tigre (Diyârbekr) ; vers l’ouest, ils contiennent hors de chez eux aussi bien la marche de la
seconde Croisade que les entreprises de l’empereur byzantin Manuel Comnène, écrasé à la
bataille de Myriocéphale, en Phrygie (572/1176). Un temps, ils accusent le choc de la troisième
Croisade, quand Frédéric Barberousse s’empare de leur nouvelle capitale, Konya (Iconium),
mais se relèvent, s’assurent, au nord et au sud, les débouchés indispensables sur la mer.

Par ces poumons, par l’État voisin de Petite Arménie aussi, passe le
commerce avec la Russie, Constantinople, l’Italie et l’Égypte. Mais surtout,
le sultanat du Rûm profite de l’afflux des émigrés iraniens, chassés de leurs
pays par l’invasion incessante, et qui apportent avec eux leurs habitudes
administratives et culturelles. L’État de Konya, nouveau protecteur de la
tradition de la Perse, bien géré, bien défendu, actif et riche, accumule
décidément les succès.
Le moindre n’est certes pas l’évolution d’un peuple turbulent et presque
exclusivement voué à la guerre en un État policé, que ses mœurs et les
héritages qu’il recueille isolent du reste du monde turcoman. Or, celui-ci est
loin d’avoir achevé son histoire mouvante. Continuellement, le réservoir de
l’Asie nomade pousse vers l’ouest de nouvelles hordes, de plus en plus rudes,
de moins en moins préparées à s’intégrer dans les cadres anatoliens : sans
attendre la grande ruée mongole, on pouvait penser que l’État turc d’Asie
Mineure était en quelque sorte venu avant terme. Du moins avait-il eu le
mérite, précédant son heureux successeur ottoman, de faire, sur la carte du
monde, sa place à un pays qui s’appellerait la Turquie.

L’Islam bousculé au nord-est


Par contraste avec l’Asie antérieure des Seljûqides, dont le système politique
se fonde sur l’association de l’hégémonie turque et du sunnisme, le tableau
qui s’offre à mesure qu’on avance vers l’Iran et l’Asie centrale devient
beaucoup moins tranché : ici, l’un ou l’autre des termes de l’association
indiquée disparaît ou s’estompe. Schématiquement, le sunnisme prévaut en
Afghânistân, mais ce sont des Iraniens qui y gouvernent, tandis qu’ailleurs les
Turcs font la loi, mais sans trop se soucier du sunnisme, quand ce n’est pas de
l’Islam.

L’Afghânistân ghûride et l’Inde


Dans la région montagneuse du Ghûr, au centre de l’État actuel
d’Afghânistân, les Turcs restent avant tout des mercenaires. Ils servent là une
dynastie iranienne qui, d’abord vassale des Ghaznévides, les chasse
définitivement en 569/1173. Sur plus d’un point, les Ghûrides ne font que
recueillir l’héritage de leurs prédécesseurs. Comme eux sunnites et bâtisseurs
de madrasa-s, et comme eux en rapport de courtoisie officielle avec le calife
de Bagdad, ils poussent, eux aussi, vers le sud et l’ouest.
Ils apparaissent aux Indes, en la personne de Mu’izz ad-Dîn, à partir de
571/1175, expulsent le dernier Ghaznévide de Lahore en 582/1186 et
installent un peu partout leurs gouverneurs turcs, bientôt souverains de fait,
préfigurateurs du futur sultanat de Delhi. C’est sous l’un d’eux, Qutb ad-Dîn
Aybak, mort en 607/1210, que le pays acquiert, avec la mosquée de Delhi et
son remarquable minaret du Qutb Mînâr, dont on achève alors le premier
étage, quelques-uns de ses plus anciens monuments musulmans. Malgré le
poids des modèles étrangers, afghans notamment, l’Inde, déjà, ne parle pas
que par la voix de matériaux pris à ses temples. Certain emploi de la coupole
sur piliers, certains thèmes floraux de décoration signent la première
contribution locale à de nouveaux types de l’architecture de l’Islam.

C’est à l’ouest de leur pays que les Ghûrides, finalement, trouveront leur perte. Pour la
possession du Khuràsân, ils s’épuisent contre les Seljûqides, puis contre leurs successeurs
khuwârizmiens, qui finissent, à la veille de l’invasion mongole, par mettre la main sur
l’ensemble du domaine ghûride, l’Inde exceptée. Entre temps, et au milieu des luttes
continuelles que se livraient chez eux leurs sujets afghans et leurs mercenaires turcs, les
Ghûrides avaient pu favoriser une assez intense production littéraire en langue persane et semer,
dans les paysages somptueux de leurs montagnes, des constructions originales : tel, sur le site de
leur première capitale, Fîrûzkûh, fondée dans la première moitié du XIIe siècle, ce minaret de
Djâm qu’un des leurs posa orgueilleusement, comme une t tour de gloire au centre de ses États.

Iran, Khurâsân, Khuwârizm


L’histoire de l’Iran seljûqide est dominée par la figure de Sanjar, un des fils
de Malik Châh. Héros lui aussi, mais cette fois contre ses frères de Touran,
qui battent ses frontières du Nord et desquels il essaie de sauver, à son tour, la
Perse et sa tradition. En vain : il ne pourra empêcher l’établissement de deux
nouvelles Puissances. D’abord, celle des Qara-Khitây, des Mongols, déjà.
Venus de l’est, ceux-là sont depuis longtemps frottés d’influences chinoises,
mais aussi, pour beaucoup, les héritiers du christianisme nestorien qui s’est
propagé en Asie centrale dès la fin de l’époque sassanide : si peu islamisés,
en tout cas, que l’Occident identifiera leurs succès à ceux du légendaire
Prêtre Jean, le restaurateur de la Chrétienté face à l’Islam. Profitant de la
faiblesse seljûqide, ils soumettent les territoires des Qarakhânides et poussent
jusqu’à la Transoxiane.
Autres candidats au glissement vers le sud-ouest, sur les traces seljûqides :
les Turcs du Khuwârizm. À la fin du XIIe siècle et au début du XIIIe, ils
écrasent les successeurs de Sanjar, se répandent, imposent leur domination à
un immense territoire allant du Caucase au golfe Persique et des portes de
l’Irak à l’Afghânistân et au Sir-Darya : franchissant ce dernier fleuve, ils
repoussent vers le nord-est les Qara-Khitây, dont ils prennent la capitale,
Otrâr.
Ces déplacements en suscitent d’autres, devant eux, derrière eux, sans fin.
Les Iraniens, qui gagnent, on l’a vu, l’Anatolie, sont à part, car assimilables.
Tous les autres répugnent à la fixation, comme les nouvelles bandes
turcomanes qui apparaissent en Afghânistân, au Kirmân et, encore, en
Anatolie ; comme, aussi, ces Khuwârizmiens dont l’Empire n’est que de
nom, vaste champ de courses où ils circulent au milieu des ravages. Au reste
sont-ils eux-mêmes, déjà, les victimes de la grande poussée mongole, contre
laquelle s’épuise, en une épopée sauvage qui le fait courir de l’Indus à
Ispahan, leur dernier souverain (Châh), Jalâl ad-Dîn Mangubertî.

La bataille d’Erzinjân (628/1230), où ses entreprises occidentales sont repoussées par le sultan
du Rûm, ne sauve pas le monde seljûqide, dont le système politique se dégrade de jour en jour,
entraînant avec lui ce sunnisme qui en était un des piliers majeurs. Dans le désarroi des années
1200, l’« orthodoxie », elle aussi, accuse le coup. Tout comme leur mobilité s’accommode mal
d’un État policé, les nouvelles hordes qui envahissent l’Islam n’ont que peu de propension à un
sunnisme qui, en droit et en fait, se définit comme la défense d’un État de ce type. Les vieilles
croyances chamanistes ou nestoriennes de l’Asie centrale et le chî’isme, toujours plus ou moins
messianique, de l’Iran, parcourent, jusqu’à l’Anatolie, le monde musulman à la veille de
l’irruption mongole. À une réserve près : celle de la Syrie et de l’Égypte, bastions de la
résistance de l’Islam aux Croisades, et de la résistance du sunnisme à l’intérieur de ce même
Islam.

L’Islam défendu au centre


Comparée à l’histoire confuse du reste de l’Orient musulman, celle de la
Syrie et de l’Égypte offre le schéma assez simple de deux pays tributaires
d’une même fidélité au sunnisme et d’un même combat contre l’ennemi
d’Occident, détenteurs d’une position-clé sur les routes du grand commerce
mondial : communauté de destin que confirme leur réunion sous l’autorité
d’un prince unique, l’un des plus grands qu’ait connus l’Islam : Saladin.

Zengides et Ayyûbides
Contre les Francs, maîtres d’Antioche et d’Edesse, se dresse une famille
d’atabeg-s, les Zengides de Mossoul, descendants d’esclaves turcs au service
des Seljûqides. Sous Zengî, le fondateur de la dynastie, puis sous son fils et
successeur Nûr ad-Dîn (mort en 569/1174), ils enlèvent aux Croisés le comté
d’Edesse, ravagent la principauté d’Antioche, luttent contre le royaume de
Jérusalem et assurent leur pouvoir sur un territoire allant de Mossoul à
Damas et à l’Égypte.
Mais, en ce dernier pays, ils sont relayés par leurs vassaux kurdes, les
Ayyûbides, illustrés par Çalâh ad-Dîn (Saladin). Ceux-ci arrivent en Égypte
vers le milieu du VIe/XIIe siècle, appelés à l’aide par les factions d’un califat
fâtimide à l’agonie, que n’avait pu sauver le beau sursaut du vizir arménien
Badr al-Jamâlî (mort en 487/1094), fortificateur du Caire (fig. 39),
pacificateur et réorganisateur du pays, rempart de l’Égypte contre les
Seljûqides.
Saladin finit par donner le coup de grâce au régime fâtimide, en
proclamant l’obédience du pays au calife de Bagdad (567/1171) : ainsi
réofficialisait-il un sunnisme auquel l’Égypte, sous le vernis chî’ite de ses
maîtres déchus, n’avait jamais cessé, dans le fond, d’appartenir. Pour le reste,
Saladin, quoique sincèrement respectueux de l’institution du califat, agissait à
sa guise. Vainqueur des Zengides qu’il chassait de Syrie, héros de la lutte
contre les Francs, auxquels il reprenait Jérusalem en 583/1187, il mourait à
Damas en 589/1193, au milieu de la vénération populaire. Il avait reconstitué
l’unité politique de l’ensemble syro-égyptien, fait des deux pays, et pour
toujours, des citadelles du sunnisme.

Fig. 39. Fortifications du Caire, porte des Victoires


(Bâb al-Futûh), dernier quart du xie siècle.
Il avait, aussi, étendu leurs influences loin au-delà de leurs frontières, dans le souci de faire
triompher l’« orthodoxie », de s’assurer, en cas de désastre, des pays-refuges, plus encore : de
tenir ces routes du commerce traditionnellement vitales pour toute puissance installée au
Proche-Orient. Peut-être l’arrivée de troupes ayyûbides en Tripolitaine, aux confins d’une
Tunisie riche de contacts avec la Sicile normande et les ports italiens (Pise et Gênes), est-elle un
indice de visées méditerranéennes. Plus décisive toutefois est la poussée vers la mer Rouge. Au-
delà du Hijâz, qui poursuit tant bien que mal, sous ses chérifs (charîf, pl. achrâf ou churafâ’ :
descendants du Prophète, en l’occurrence de Hasan, le fils d’Alî et de Fâtima), une politique
d’équilibre entre les Puissants du monde d’alors, c’est au Yémen, d’abord, que pense Saladin, et
notamment à son port d’Aden, pris en 569/1174. Dans cette mosaïque de dynasties, de races et
de sectes, l’installation des princes ayyûbides, puis de leurs mercenaires successeurs, les
Rasûlides, fait figure de renaissance : les palmeraies et les champs s’étendent, et les madrasa-s
sortent du sol.

L’ensemble syro-égyptien
L’État fondé par Saladin combine des traditions seljûqides, zengides et, pour
l’Égypte, fâtimides. Les pays qui le composent trouvent, selon C. Cahen, leur
définition commune dans « une fédération familiale semi-féodale », fondée,
par échelons successifs depuis le souverain, sur une large délégation de
pouvoirs et d’apanages. Au civil, le système ayyûbide, une fois passée
l’époque du dispendieux Saladin, se caractérise par une grande rigueur
financière, un contrôle strict des revenus, y compris les apanages, une
monnaie stabilisée et abondante. La grande affaire, toutefois, c’est l’armée,
dont les bases sont assurées par la traditionnelle distribution des dotations en
terre (iqtâ’), au revenu fixé par l’administration et en échange desquelles le
bénéficiaire est tenu d’entretenir une quantité déterminée d’hommes :
système peut-être plus étatisé qu’il ne l’était, au moins dans le monde turc,
avant les Ayyûbides, et qui peut du reste connaître ici ou là des variations
locales, système, en tout cas, qui confirme l’omniprésence de l’appareil
militaire et inscrit pleinement le régime ayyûbide et son prédécesseur zengide
dans la tradition politique des temps turcs.

La terre et la mer
Économiquement, non plus, rien ne semble changé aux traditions de la Syrie
et de l’Égypte, la première connue surtout pour la variété de ses productions
agricoles et de son artisanat damascène ou alépin : cuivre, soie, verre et cuir,
la seconde plus uniforme en son paysage de palmiers, de céréales, de canne à
sucre, de légumineuses et de lin, le tout rivé au Nil et au Delta, parfois
assujetti, comme pour la canne, à l’État : habitudes égyptiennes de secteurs
économiques contrôlés, à quoi répondent, pour l’industrie, l’intervention du
gouvernement dans la production textile et son monopole en certains secteurs
essentiels, ceux du bois et du fer notamment.
Ce qui est nouveau, en un sens, c’est la relance de cette économie syro-
égyptienne, servie par la politique de coexistence que les successeurs de
Saladin, al-Malik al-Adil et al-Malik al-Kâmil (589/1193-635/1238),
observent envers les Francs. Malgré les ruptures de trêve et autres incidents,
les communications restent assurées, par la Palestine, entre les deux pièces
principales du domaine ayyûbide. Surtout, les relations avec le grand
commerce méditerranéen connaissent désormais un développement
considérable. Le monde musulman entre alors en contacts suivis avec
l’Europe entière, par les relais de Catalogne ou de Provence, beaucoup plus
de Pise, de Venise et de Gênes, dont les marchands sont à la pointe du
mouvement, présenta aux ports des Francs comme Acre, ou dans ceux que
tient l’Islam : Alexandrie, Damiette, Lattaquié, présents aussi dans les villes
de l’intérieur : Damas, Alep, Le Caire.
Ceux-là sont véritablement les maîtres du trafic maritime, malgré les
efforts de Saladin pour se doter d’une flotte digne de ce nom. En mer Rouge,
au contraire, le commerce est affaire de marchands musulmans ou indiens.
Saladin, dont on a vu la politique yéménite, le fit bien voir aux Croisés, en
mettant fin aux entreprises de Renaud de Châtillon sur les rivages de cette
mer. De l’époque date l’essor du port africain d’Aydhâb, relié par des routes
caravanières aux places nilotiques d’Assouan et de Qûç. Ainsi se confirme,
de l’Égypte des Fâtimides à celle des Ayyûbides et, plus tard, des Mamlûks,
l’importance stratégique d’une route qui restera vitale jusqu’au XVIe siècle.

Triomphe du sunnisme
Santé économique, rayonnement politique et militaire, générosité des princes,
tout cela explique la brillante floraison intellectuelle qui se fait jour dans les
États zengides et ayyûbides, avec un avantage sensible en faveur de la Syrie.

En un siècle marqué de grands événements, on ne s’étonnera pas que l’histoire domine la


production littéraire. D’entre tous les genres qui la constituent, faisons une place de choix à la
biographie, traditionnelle avec les « vies » de médecins dues à Ibn Abî Uçaybi’a, plus épique (et
ampoulée) avec le récit des conquêtes de Saladin par Imâd ad-Dîn al-Içfahâni, résolument
originale, enfin, avec l’autobiographie d’Usâma ibn Munqidh, le type même de ces princes
musulmans engagés, avec les Francs, dans les alternatives de l’affrontement guerrier et de
l’estime chevaleresque.
Autre volet de cette littératures les œuvres juridiques ou religieuses, nées dans l’atmosphère de
l’offensive sunnite et des développements, réactions ou réserves qu’elle déclenche, notamment
du côté de la théosophie moniste : celle d’un Suhrawardî fondamentalement illuministe ou d’un
Ibn Arabî, dont le système glisse au panthéisme, celle, aussi, d’Ibn al-Fârid, certainement le plus
grand poète mystique en langue arabe.

Au reste ne s’agit-il là que de formes extrêmes, suspectes par conséquent,


du çûfisme. L’énorme majorité du mouvement se concilie avec
l’« orthodoxie » officielle, qui le comble de faveurs. Ici encore, les couvents
poussent un peu partout, côte à côte avec les mosquées, les madrasa-a, les
hôpitaux. Sunnisme militant, donc, bien dans la tradition des prédécesseurs
seljûqides : comme Nizâm al-Mulk, Saladin supprime les taxes (mukûs),
définies comme contraires à la loi. Sunnisme précautionneux aussi : en
associant plus étroitement les juristes aux décisions de l’État, en imposant à
l’ensemble des mouvements çûfîs un supérieur unique installé auprès du
pouvoir, les Ayyûbides s’assurent le contrôle de « corps » dont l’audience,
dans les masses, reste considérable.
Sunnisme fort, au total : il l’est assez, justement, pour être aussi large et
tolérant que possible. Faisant taire leurs préférences personnelles, Zengides et
Ayyûbides ont innové en associant les quatre écoles de l’Islam sunnite soit
dans les cours de justice, soit dans les madrasa-a. La tolérance va jusqu’à
certains héritages de l’Antiquité païenne, jusqu’à cette médecine qui perpétue
la grande tradition abbasside et s’appuie, comme elle, sur les hôpitaux
(bimâristân-s) : témoin celui de Damas, que les textes font revivre sous nos
yeux, avec son organisation administrative, son fichier des malades, son
quartier des fous et l’emploi du temps de ses médecins, tiraillés entre la visite
quotidienne à l’hôpital, l’enseignement et, au dehors, la clientèle privée.

Détente, aussi, vis-à-vis des Ismaélites de Syrie, jusque-là en coquetterie avec les Francs et qui
semblent bien, pour prix de cette accalmie, s’être abstenus de paraître à leurs côtés lors de la
troisième Croisade. Tolérance, enfin, envers les Juifs, et plus que cela envers les Chrétiens :
générosité et intelligence, si l’on songe que, pour l’Islam du temps des Croisades, le
christianisme a, d’abord, le visage agressif de l’intrus.

Les Croisades vues du côté de l’Islam


C’est un fait que l’Islam ayyûbide n’a pas généralisé à l’ensemble des
Chrétiens la suspicion où il pouvait légitimement tenir leur religion à la suite
des Croisades. En Égypte, par exemple, les Coptes, du reste extrêmement
attachés au passé et aux traditions de leur pays, connurent une véritable
renaissance intellectuelle, face aux Arméniens, qui déclinaient non pour des
raisons de discrimination religieuse, mais parce que trop liés, socialement et
politiquement, au régime fâtimide défunt.

Même dans ce champ clos que fut alors la Syrie, il ne semble pas que les Ayyûbides aient fait
preuve de trop de rigueur : un de leurs premiers soins après la reconquête de Jérusalem fut
d’inviter les Juifs à y revenir. Quant aux Chrétiens, tolérés (même les étrangers) tant qu’ils ne se
mêlaient pas d’évangéliser les musulmans, les Ayyûbides prirent en compte, dans leur attitude à
leur égard, l’appui ou les sympathies qu’ils pouvaient porter à l’ennemi croisé. Les cas extrêmes
furent ceux des Maronites libanais, englobés dans les territoires francs et ralliés à l’autorité de
Rome, et surtout de la Petite Arménie. Pour tous ceux-là, la reconquête musulmane, achevée
sous les Mamlûks, sera lourde de conséquences : graves pour les Maronites, chassés en grand
nombre du littoral vers la montagne, catastrophiques pour les Arméniens, alliés de l’Occident
chrétien puis des Mongols, et dont le royaume de Cilicie sera décimé au XIVe siècle.

Pour les autres, et notamment pour les chrétiens de rite grec, que les
Croisés tour à tour malmenaient ou compromettaient pour s’assurer des
complicités à l’intérieur des pays musulmans, les Ayyûbides ne se départirent
pas d’une générosité que les Francs pouvaient prendre en exemple, eux qui
avaient célébré leur conquête de Jérusalem par un bain de sang et qui
traitaient les musulmans de leurs territoires ni plus ni moins que comme des
citoyens de seconde zone, quand ce n’était pas en ennemis déclarés.
Si l’on considère maintenant l’attitude de l’Islam vis-à-vis de lui-même,
c’est-à-dire du devoir de guerre sainte (jihâd) que lui imposait la présence
franque, il faut bien constater qu’il ne s’est trouvé ni massivement uni dans la
riposte, ni même parfaitement unanime dans l’hostilité. Le poids de la guerre
retomba presque entièrement sur l’Égypte et surtout sur la Syrie. Le poids,
mais aussi le prestige, car, bénéficiant de l’essor du commerce avec
l’Occident des marchands, essor poursuivi, on l’a vu, à travers les aléas des
opérations militaires, les Ayyûbides ne profitaient pas moins de la gloire que
leur valait toute bataille remportée sur l’Occident des soldats.

Ces succès ne pouvaient pas ne pas rejaillir sur le sunnisme, tant il paraissait indissociable d’une
politique si conforme à la grandeur temporelle comme à l’esprit de l’Islam. Ainsi le vaste
regroupement syro-égyptien autour de l’« orthodoxie » traduisait-il, dans le fond, le bonheur du
retour, enfin réalisé, à un Islam glorieux, uni et pur, en d’autres termes : à l’Islam des origines.
On s’explique dès lors qu’à l’impact militaire des Croisades n’ait répondu aucun remous majeur
dans la religion musulmane et que, loin de susciter en celle-ci des formes nouvelles, la présence
franque l’ait enfermée dans l’exaltation de formes déjà connues, celles-là mêmes que l’Islam, à
travers le sunnisme et la guerre, liait indéfectiblement à ses premiers et plus grands succès.

Reste à dire un mot des échanges Orient-Occident à l’époque des


Croisades, sujet éternellement débattu, parfois mal connu : rien qu’au niveau
des techniques de guerre, l’obscurité règne, et la question des influences
réciproques en matière de constructions militaires attend encore sa réponse, si
elle doit l’avoir un jour. Et au-delà ? On a parlé plus haut du commerce, mais
reste à savoir si celui-ci a pu entraîner, comme il semblerait logique, d’autres
relations, moins matérielles.
Or, il faut bien constater qu’au plan global des institutions et des cultures,
aucun des deux mondes en présence ne semble s’être réellement modifié au
contact de l’autre. La notion même de croisade était d’autant moins
perceptible aux Musulmans que, dans l’ensemble, ni la situation des
Chrétiens sur leurs territoires, ni celle des pèlerins en Terre Sainte ne
pouvaient à leurs yeux justifier l’intervention occidentale, laquelle prenait dès
lors le visage d’un ennemi traditionnel, comme l’était, depuis longtemps,
Byzance. Du coté franc, et pour ne parler que de l’aspect religieux de la
Croisade, celle-ci pouvait bien, tout comme la reconquête chrétienne de
l’Espagne et de la Sicile, être l’aboutissement d’un long processus de
revanche entamé dès les premiers temps de l’expansion islamique, mais
précisément l’exemple de la Sicile et de l’Espagne montre bien, comme on le
verra, qu’il n’était pas exclu, dans le principe, que les nouveaux occupants
s’ouvrissent à certains aspects de la civilisation musulmane. Force est de
constater, en tous les cas, que les Francs du Levant y ont toujours vécu
transplantés, enserrés dans leurs habitudes, coupés ou presque du milieu
local, et que les grands courants de civilisation entre Orient et Occident
passeront, pour l’essentiel, par l’ouest du Bassin méditerranéen. Les
Croisades ne sont donc, comme le souligne C. Cahen, ni une forme
essentielle des échanges entre les deux Méditerranées latine et arabe, ni une
quelconque et lointaine « préface » à l’influence politique et culturelle de
l’Occident au Levant pendant les temps modernes.

À l’ouest : un Islam expansif, mais


à demi déçu
À l’est les Turcs, à l’ouest les Berbères : pivot, pour un temps au moins, de
l’unité politique de l’Islam en ces régions, ils l’exportent au sud, vers
l’Afrique Noire, mais contiennent plus difficilement la poussée chrétienne.

Progrès chrétien, anarchie musulmane

La Sicile : perdue ou gagnée ?


L’offensive chrétienne commence ici sensiblement plus tôt qu’à l’est.
Relayant Byzance, qui avait déjà chassé les Musulmans d’Italie du Sud et de
Crète et entreprenait de reprendre les côtes orientales de Sicile, voici
qu’apparaissent les Normands, définitivement maîtres de l’île vers 478/1085,
et de Malte cinq ans plus tard. Les franges extrêmes de l’Europe méridionale
échappent à l’histoire de l’Islam, et aussi à son commerce : concurrençant
Venise, mais aussi les ports d’Italie du Sud, qui avaient réussi, comme on
l’a vu à propos de l’Égypte fâtimide, à s’accommoder de la présence
musulmane en Sicile, de nouveaux venus se donnent carrière sur la mer
libérée, s’appuient, dans leur route vers l’Orient des Croisades, sur cette
escale sûre et riche, sentinelle contre les pirates, qu’elle va même débusquer
dans leurs repaires tunisiens.
Derrière les Normands et les raids qu’ils poussent jusqu’à Alexandrie
(550/1155), l’heure a sonné des marchands de Pise et de Gênes, à un moindre
degré de Provence, de Languedoc et de Catalogne, exposés aux corsaires des
Baléares musulmanes.
Fig. 40. Joueurs de flûte auprès d’une fontaine.
Peinture sur bois, Palerme, XIIe siècle.
Pourtant, au moment même où elle échappe au pouvoir de l’Islam, la Sicile s’épanouit à sa
culture, que favorisent la paix normande et la largeur de vues des souverains. Si elle devait
jouer, dans la transmission de la science musulmane à l’Occident, un moins grand rôle que
l’Espagne, la grande île se prévaut de bien des syncrétismes originaux : témoins ces rois qui
lisent et écrivent l’arabe, certains usages parallèles, au moins an niveau officiel, des calendriers
musulman et chrétien ou encore la participation d’artistes musulmans aux travaux du plafond de
la chapelle palatine de Païenne (fig. 40), grâce auxquels réapparaît, mêlée aux thèmes byzantins,
la tradition de Sâmarrâ, arrivée jusqu’ici directement ou par les relais d’Égypte et de Tunisie.
N’oublions pas, enfin, la géographie et l’atlas d’Idrîsi, dits « du roi Roger », écrits en arabe,
mais les premiers, dans la science musulmane, à être aussi largement ouverts sur l’Europe.

L’Espagne divisée
On a parlé plus haut de la désagrégation de l’Espagne musulmane après la
mort du « maire du Palais » al-Mançûr (392/1002). N’entrons pas dans le
dédale des luttes incessantes que se livrent alors les chefs de factions, ces
reyes de taifas (mulûk attawâ’if), dont le nom est, pour le pays, synonyme de
principautés multiples, fluctuantes, anarchiques. Retenons plutôt le profit
qu’en tire leur ennemi : en 478/1085, le roi de Castille Alphonse VI fait son
entrée à Tolède, que l’Islam ne recouvrera plus.
Face à une Chrétienté entreprenante (fig. 41), l’Espagne ne peut plus
attendre son salut que du dehors, de ce Maghrib proche auquel elle avait tant
de fois imposé sa loi ou son influence et à la force duquel sa survie à elle est
désormais directement liée.

Fig.41. La chrétienté en lutte contre le « Maure


», Espagne, XIIe siècle.

L’Afrique du Nord ravagée


Vers 1050, leurs vassaux zîrides de Tunisie devenant par trop entreprenants –
ne venaient-ils pas de répudier le chî’isme ? –, les Fâtimides d’Égypte
décident de les mater. Ils lancent vers l’ouest une tribu arabe turbulente
installée en Haute-Égypte, les Banû Hilâl, qui déferlent sur le Maghrib,
premier acte d’une invasion qui va se poursuivre, ces bandes, ici comme
ailleurs, en appelant d’autres, notamment celles des Sulaym. Glissant vers
l’ouest, par les marges septentrionales du Sahara surtout, les Arabes nomades
gagneront jusqu’au Sud marocain.

Derrière les aventures héroïques qui la composent, la geste des Banû Hilâl ne peut dérober ses
réalités. Avec elle, la carte politique de l’Afrique du Nord est bouleversée, les royaumes
berbères sédentaires ou semi-sédentaires rejetés dans quelques villes ou à la côte : tels les
Zîrides vers Mahdiyya, où ils se découvriront, contre les Normands de Sicile, une vocation de
marins et de pirates, tels les Hammâdides, qui descendent de leur capitale-citadelle (la Qal’a, au
nord-est de Msîla) vers Bougie. Modifications, aussi, de la carte ethnique et linguistique, de plus
en plus marquées quand on va d’ouest en est : après les Arabes de la première conquête, fixés
dans les villes, voici donc les Arabes nomades, installés dans les plaines intérieures et les
confins sahariens, entre lesquels, de l’été à l’hiver, ils transhument, faisant payer ici et là leur
protection et répandant largement l’usage de l’arabe.
Le pire est que l’invasion vient confirmer la dislocation de l’appareil
économique, déjà fort éprouvé par les crises et l’anarchie des derniers temps
zîrides. Qu’un Ibn Khaldûn tienne, avec excès, les Banû Hilâl pour
responsables de la catastrophe ou qu’on minimise, comme aujourd’hui, leur
rôle, le spectacle demeure, en ce XIe siècle, d’un Maghrib oriental ruiné dans
son vieux système d’irrigation et privé de campagnes qui font retour à la
steppe chamelière.

La riposte de l’Islam : les Almoravides


Dans l’Espagne déchirée, dans l’Afrique du Nord submergée par les
nomades, d’autres nomades, Berbères ceux-là, vont apparaître et refaire
l’unité de l’Islam. Leur expansion diffère de celle des Turcs ou des Banû
Hilâl par la place décisive qu’y tiennent les préoccupations religieuses : c’est,
en un sens, avant celles de la Chrétienté, la croisade de l’Islam.
Son salut part du Sahara occidental, de la région Sénégal-Niger, où des
groupes de guerriers berbères, sous le commandement d’Ibn Yâsîn,
s’entraînent à la guerre sainte dans leurs couvents fortifiés : ils seront « les
gens des ribât-s », les murâbitûn, (Almoravides). Ils s’essayent d’abord
contre le monde berbère environnant, qu’ils soumettent et intègrent à leurs
troupes, et contre les Noirs : ils vaincront le royaume du Ghâna vers 1076.

Leur mâlikisme strict, en tout cas hautement affirmé, leur dicte aussi la route du Nord, de ce
Maghrib qu’ils veulent purger de ses hérésies. Mort au combat, Ibn Yâsin est bientôt remplacé
par Yûsuf ibn Tâtchfîn, sous lequel s’ébauche la nouvelle capitale de Marrakech (vers
433/1061). De là, les Almoravides étendent leur domination jusqu’à l’actuelle Algérie médiane,
où leur pouvoir bute sur celui des Hammâdides de Bougie, eux-mêmes en conflit avec les
Zîrides de Mahdiyya, les Banû Khuràsân, nouveaux maîtres berbères de Tunis, et de multiples
principautés citadines nées dans l’anarchie de l’invasion hilâlienne. En 479/1086, enfin, les
Almoravides, appelés au secours par les princes espagnols, passent le détroit, bousculent
l’armée d’Alphonse VI à Zallâqa et refont pour leur propre compte l’unité politique de
l’Espagne musulmane, dont la frontière va du Tage à l’Èbre, réserve faite du saillant chrétien de
Tolède. Les premiers contacte avec la civilisation andalouse furent rudes, et l’Espagne
musulmane quelque peu malmenée par ses sauveurs.

Mais elle les conquit à son tour, et très vite : sa douceur fit s’émousser
d’un coup le puritanisme des chefs almoravides. Raffinés et licencieux, à
Marrakech comme à Cordoue, ils deviennent la cible des rigoureux docteurs
mâlikites, tout-puissants dans la masse du peuple. Coupés de leurs sujets, les
Almoravides s’épuisent par ailleurs aux querelles dynastiques que fomentent,
en ce milieu berbère si attaché à la parenté par les femmes, les intrigantes
princesses-mères. Moins d’un demi-siècle après la mort d’Ibn Tâchfîn
(500/1106), le régime qu’il a fondé est en pleine débâcle.

Un empire musulman d’Occident :


les Almohades
Déjà, parmi les Berbères sédentarisés de la montagne marocaine, avait surgi
un nouvel apôtre de l’Islam : Ibn Tûmart. De retour d’Orient, où il était allé,
comme tant d’autres, « chercher la science », il enflammait ses auditeurs avec
une doctrine qui puisait un peu à toutes les familles spirituelles de l’Islam.
Prêchant, pour l’essentiel, le retour aux sources en matière de dogme et
l’unité absolue de Dieu (c’est du nom d’al-muwahhid : celui qui confesse une
telle unité, que vient notre « almohade »), Ibn Tûmart en arrivait à répudier
l’autorité des écoles déjà fondées et à préconiser, pour défendre un credo
fondamentalement inspiré des diverses tendances du sunnisme, le recours au
personnage fondamentalement chî’ite, lui, du Mahdî, seul interprète de la Loi
et de la tradition. Dans son ampleur, son ardeur novatrice, la doctrine se
dressait contre l’ensemble de l’Islam constitué, à commencer par le
mâlikisme.

Les succès d’Ibn Tûmart à ses débuts s’expliquent d’autant mieux qu’il recourt volontiers, pour
sa prédication ou ses écrits théoriques, au berbère. Vers 515/1121, il se déclare lui-même le
Mahdî, annonce la guerre sainte et organise son État : dans l’esprit du retour aux sources, et
selon ces principes essentiels de la Loi que sont l’unanimité communautaire (ijmâ’) et
l’imitation du Prophète, la hiérarchie comprend, au sommet, le Mahdî, assisté du conseil des
Dix, qui gère avec lui les affaires de l’État et lui fournit ses remplaçants à l’armée ou à la
direction de la prière ; à la base, l’assemblée des Croyants, c’est-à-dire le peuple almohade, et
son émanation : le conseil des Cinquante, qui réunit les membres du conseil des Dix et les
quarante représentants des tribus.

À la mort d’Ibn Tûmart (524/1130), Abd al-Mu’min, son disciple préféré,


descend peu à peu de la montagne, vers le sud et le nord à la fois. En
541/1147, il est à Marrakech. Quatre ans plus tard, il a détruit à l’est le
royaume hammâdide de Bougie ; en 555/1160 enfin, il est maître de l’Afrique
du Nord jusqu’au rivage des Syrtes. Dès 539/1145, il avait fait entreprendre
les opérations qui devaient ranger sous son autorité l’Espagne almoravide. Un
nouvel empire musulman, d’Occident celui-là, était né, que sanctionnait pour
son maître, face à ses rivaux de Bagdad et du Caire, le titre de calife.

Cet ensemble survivra tel quel trois quarts de siècle environ à la mort d’Abd al-Mu’min
(558/1163). Dès 1236, la construction se lézarde. Aussi bien était-elle depuis longtemps sapée,
et ne tenait-elle que par l’énergie de ses princes. De 580/1184 à 633/1237, une famille berbère,
les Banû Ghâniya, se pose en championne des droits almoravides. À partir de leur tremplin des
Baléares, repaire de leurs courses aux navires chrétiens, ils s’en vont débarquer à Bougie. Alliés
aux Arabes nomades et aux Turcs venus de l’Égypte de Saladin, ils dévastent l’Afrique du Nord
de la Tripolitaine au Sud marocain, en de multiples épisodes qui apparaissent comme une
résurgence de la catastrophe hilâlienne : de nombreuses villes du Maghrib central, jusque-là
épargnées, disparaissent de la carte.

La guerre épuise les Almohades, dont la cour est divisée en deux camps :
les tenants de la pure tradition d’Ibn Tûmart, et ceux qui s’accommodent de
la transformation du mouvement en une monarchie héréditaire au profit des
descendants d’Abd al-Mu’min.
Et puis, les Chrétiens d’Espagne sont plus décidés que jamais (carte 16) :
un temps refoulés à la bataille d’Alarcos, Castillans, Léonais, gens d’Aragon
et de Navarre écrasent les Musulmans à Las Navas de Tolosa en 609/1212 ;
en 633/1236, Cordoue, si longtemps symbole de l’Islam espagnol, est perdue
à jamais pour lui.

Bilan de l’Islam almoravide et almohade


Politiquement, et si l’on excepte les Turcs de Saladin en Tripolitaine ou la
reconnaissance du calife de Bagdad par les Almoravides, le trait dominant de
l’Islam occidental à cette époque est qu’il vit de sa vie propre, en dehors de
toute attache avec le reste du monde musulman. Cette originalité n’empêche
pas toutefois, entre Orient et Occident, la permanence dé profondes affinités
sur le plan culturel.

Le sunnisme indéracinable
Et d’abord, à l’ouest comme à l’est triomphe le sunnisme, avec cette
différence qu’ici ce sont les Berbères, et non les Turcs ou les Kurdes, qui le
défendent, et le mâlikisme qui profite à plein de cet essor. Comme à l’est, ce
sunnisme s’appuie sur le puritanisme militant des docteurs : sans parler de
leur rôle officiel sous les Almoravides, ils ne cesseront, même après, d’être
les gardiens vigilants de la doctrine. Du reste, en 627/1230, la dynastie
almohade elle-même rompait avec le credo d’Ibn Tûmart : preuve que le
califat de Marrakech, pas plus que son défunt rival du Caire, n’avait pu
extirper un sunnisme traditionaliste auquel la masse musulmane restait
profondément attachée.

Comme à l’est également, ce renouveau de l’« orthodoxie » va de pair avec celui du çûfisme,
d’autant plus répandu ici qu’il connaît, parallèlement aux confréries, des formes plus populaires,
plus concrètes, plus fréquentes du reste qu’en Orient. Le même mot de murâbit, dont notre
« almoravide » donne pour ainsi dire la coloration historique et politique, désigne aussi, sous
son autre traduction de « marabout », tous ceux dont la conscience populaire a fait les saints de
l’Islam d’Occident : conquérants, fondateurs d’ordres ou de dynasties, grands ancêtres et chefs
de tribus, mais aussi vieilles divinités travesties, ermites, illuminés et thaumaturges, dont les
tombeaux blancs parsèment le paysage maghrébin.

Plus encore qu’à l’est, enfin, ce sunnisme refuse la compromission avec ce


qu’il tient pour hérésie ou impiété : sous sa poussée, le chî’isme est éliminé
du Maroc et du Maghrib central, les khârijites contraints aux exils et aux
regroupements défensifs : c’est alors que s’organise définitivement leur
foyer-refuge du Mzab, poste-clé du commerce transsaharien. Le même élan
combatif anime, on l’a vu, le sunnisme dans sa défense extérieure de l’Islam,
et de même que l’ardeur guerrière des Turcomans d’Asie Mineure a joué un
rôle décisif sur le déclenchement de la première Croisade, de même
l’expansionnisme almoravide, sensiblement à la même époque, n’a fait
qu’endurcir, par contrecoup, les royaumes chrétiens dans leur résolution. Les
interférences sont finalement identiques dans les deux cas, entre un sunnisme
qui se présente comme un sursaut de l’Islam et le sursaut chrétien qu’il
déclenche ou confirme à son tour. La seule différence, pour la Chrétienté,
c’est qu’ici, au moins pour l’Espagne, la Croisade, sous son nom de
Reconquista, réussira.

L’ordre de l’État
Plus encore que les Almoravides, leurs successeurs almohades ont eu le
temps de doter leur État d’une administration centralisée, le makhzen, où l’on
retrouve côte à côte les traditions administratives des fonctionnaires andalous,
héritées, à travers les Almoravides, des Umayyades d’Espagne, et certaines
innovations destinées à ménager les spécificités berbères. La plus
spectaculaire des initiatives du makhzen fut l’arpentage de l’Afrique du Nord
tout entière pour l’établissement de l’impôt.

Carte 16. La Reconquista.


L’ordre almoravide et almohade eut aussi d’heureuses conséquences pour le commerce. Si, sur
mer, celui-ci échappait de plus en plus, comme on l’a vu, à l’Islam, du moins l’unification de
l’ensemble du Maghrib et de l’Espagne eut-elle pour effet de faciliter le trafic entre le Soudan et
la péninsule, musulmane ou non. À son tour, cette relance économique de l’Islam de l’Ouest eut
ses effets sur le paysage urbain, la pratique des fondations pieuses (on dit ici les habus) dotant
celui-ci de quelques-uns de ses plus somptueux monuments. La mosquée de Tlemcen, la
Kutubiyya de Marrakech, la Tour Hasan de Rabat ou la Giralda de Séville attestent l’éclosion
d’un style et d’un décor nouveaux, à jamais caractéristiques de l’Occident musulman, où se
lisent, harmonieusement mêlés, la puissance conquérante et les raffinements de l’esprit.

L’Espagne, relais culturel : la philosophie


Si, politiquement, l’Espagne change de maîtres, sa tradition culturelle en
revanche se poursuit sans solution de continuité, conquérant ses conquérants
successifs et gagnant le Maghrib proche. L’Espagne apparaît bien désormais
comme l’héritière privilégiée du grand mouvement de pensée né auparavant
en Orient et qui vient se développer ici, s’y relancer en des formes originales,
plus encore : entamer, parallèlement à son aventure sicilienne, son grand
processus de transfert à un Occident désormais mûr pour le recevoir.
Cette hardiesse de la réflexion musulmane espagnole, qui suscite parfois la
colère des docteurs et les autodafés de livres, est illustrée par Ibn Tufayl,
auteur d’un très grand roman où s’exaltent la solitude du philosophe et la
liberté de sa méditation. Pour l’avenir de la pensée occidentale, toutefois,
c’est bien l’aristotélisme qui va jouer la partie décisive, emmené par Ibn
Bâjja (Avempace) et, surtout, par le juif Maîmonide (mort en 601/1204 en
Orient, mais ayant passé ses trente premières années en Espagne et au
Maghrib) et par Ibn Ruchd, notre Averroès (mort en 595/1198). Ce dernier
est sans doute, avant tout, un penseur musulman, préoccupé d’accorder sa
réflexion avec l’Islam et, plus précisément, avec sa Loi sous la forme
mâlikite. Mais l’Occident devait surtout retenir, de cet effort, la possibilité de
fonder en réalité, sans compromettre la foi, la philosophie comme une
discipline de plein exercice.

L’Espagne, relais culturel : les sciences


Même épanouissement de la science, qui, non contente d’assumer son rôle
traditionnel de relais de l’Orient, développe des formes originales. Aux
frontières de la littérature, la géographie espagnole inaugure, avec Ibn Jubayr,
le genre du journal de voyage (rihla), promis à une grande fortune. En
médecine, à côté de Ghâfiqî, une manière de précurseur de la pathologie
oculaire moderne, citons surtout Ibn Zuhr (mort en 557/1162) : celui-ci ne
fait, certes, qu’émerger d’une dynastie de savants, mais avec quelle ampleur !
Recueillant l’héritage des prédécesseurs, Galien surtout, il le complète par la
systématisation de l’observation clinique, découvre l’abcès du péricarde,
parle trachéotomie, alimentation artificielle. Grâce aux traductions
hébraïques, puis latines, de ses œuvres, il sera, aux côtés d’Avicenne, un des
maîtres de la médecine d’Occident : Avenzoar.

Botanique et pharmacopée, étroitement liées, sont illustrées par un autre Ghâfiqî, peut-être le
fils du précédent, et par Ibn al-Baytâr, formé en Espagne et qui s’en va herboriser ensuite
jusqu’en Asie Mineure, confrontant les données des prédécesseurs, grecs et arabes, à une
expérience concrète si vaste qu’elle lui vaudra, à son passage dans l’Égypte ayyûbide, le titre
officiel de « prince des herboristes ».
Explosion, enfin, de la littérature agronomique ou, pour mieux dire, des
« encyclopédies d’économie rurale », au croisement des traditions de
l’Antiquité méditerranéenne et de l’Orient. Princes et savants tirent du sol une
multitude de jardins et, de leurs lectures ou de leur expérience, une multitude
de livres : témoins ceux d’Ibn al-Awwâm et, surtout, d’Ibn Baççâl, le plus
concret, le plus original peut-être.

Tous, autant qu’ils soient, s’intéressent essentiellement à l’agrément et aux recherches, étudient
les espèces nouvelles comme le riz, la canne à sucre et le palmier, les plantes textiles ou
tinctoriales, sans parler du cortège des plantes potagères en marche vers l’Occident. Alors naît
le modèle du « jardin botanique royal », en avance de cinq siècles sur l’Europe chrétienne du
Sud : dès le Ve/XIe siècle, Tolède et Séville auront les leurs.

On le voit, le jardin est affaire d’aristocrates : ceux du rang ou de l’esprit.


Et il est bien vrai que cette littérature, quoique très attachée, et pour cause, à
la pratique, marque parfois hautainement ses distances avec la paysannerie.
Malgré tout, lorsque viendra le temps des traductions (et ce presque
immédiatement, dès le Moyen Âge), ce n’est pas tellement dans la langue
savante, le latin, que ces œuvres, pour une fois, passeront, mais dans la
langue vivante : le castillan.

Espagne et Occident : la poésie


Peut-on parler aussi de « relais » espagnol pour la poésie ? À peine, tant
l’apport de la péninsule dépasse ici la simple transmission et même
l’amplification d’un donné reçu d’Orient. On a vu déjà combien le genre du
muwachchah était, en ses formes et même en sa langue, marginal par rapport
à la tradition de la poésie arabe classique. Il brille encore à l’époque
almoravide, mais est éclipsé, avec Ibn Quzmân et une foule d’autres poètes,
par une nouvelle forme de poésie, le zajal, résolument ouverte sur le dialectal
et le roman.

On connaît le vieux débat : l’art de nos troubadours a-t-il emprunté à cette poésie ? Le problème
est complexe et interfère avec celui d’autres influences, moins nettes ou de moindre ampleur :
de la poésie romane locale sur « la lyrique hispano-arabe », ou de certains modèles islamiques
sur les chansons de gestes. Dans l’ensemble, on ne peut plus guère contester sérieusement
aujourd’hui que la poétique de l’Espagne musulmane – et, à un degré moindre, de la Sicile – ait
inspiré au monde roman sinon l’usage même de la rime, du moins quelques exemples de
structures et d’agencements strophiques. La question est plus délicate pour les interférences de
thèmes, notamment ceux de l’amour, et pour le nom même de troubadour, où une étude récente
voudrait voir le dérivé d’une racine verbale arabe référant à l’acte indissociable de la récitation :
l’accompagnement musical. Quoi qu’il en soit, ces influences sont antérieures à l’époque même
des troubadours, qui ne font là que recueillir un héritage, et elles restent formelles, étrangères
aux racines profondes et originales de cette poésie.

Les prémices d’un Islam noir


Les efforts de l’Islam d’Occident vers le nord ne sauraient faire oublier que
les Almoravides ont instauré, vers l’Afrique Noire aussi, une tradition
d’expansionnisme musulman. De cette expansion, la guerre n’est après tout
que la forme aléatoire et intermittente ; on l’opposera à sa forme pacifique et
permanente, au demeurant largement antérieure aux Almoravides : le
commerce.

La plus grande prudence est de mise pour les débuts de cette histoire de l’Islam noir, connus
seulement, dans la plupart des cas, par des textes arabes rédigés sous la dictée d’informateurs, et
non sur place. Une autre difficulté tient aux contours imprécis des royaumes africains, qui ne
sont guère désignés que par des « dénominations ambulantes ».

Sous ces réserves, on peut discerner plusieurs degrés de l’Islamisation


commençante. Au Ghâna, pourtant directement battu par le choc almoravide,
le peuple aussi bien que le roi seraient alors restés païens, l’Islam ne touchant
guère que les interprètes et certains fonctionnaires : coupure que semble
traduire, au niveau de la capitale, l’isolement de la ville royale par rapport à
la cité musulmane, avec ses « douze » mosquées.
L’Islam progresse évidemment davantage lorsqu’il touche les chefs, encore
que, chez les Takrûr (nos Toucouleurs) du Sénégal par exemple, le
phénomène de l’Islamisation ne paraisse pas, au XIe siècle, déborder sur la
masse. Même situation, semble-t-il, au Mali. Au royaume songhay, l’Islam a
pu pénétrer davantage dans le peuple, sous l’action des commerçants établis à
Gao (Kaw-Kaw) : au moins nous est-il attesté ici, d’heureuse et indubitable
façon, par des stèles des XIIe et XIIIe siècles, et Gao présentée comme une ville
double dont une moitié, noire et musulmane, est régie par un roi converti.
Plus à l’est, enfin, au Kanem-Bornou, dans les régions du lac Tchad,
quelques traits semblent indiquer une islamisation plus poussée, peut-être
favorisée par les relations commerciales avec la Tunisie et les pays du Nil,
dont l’Égypte : témoin cette ambassade envoyée, selon Ibn Khaldûn, vers le
milieu du XIIIe siècle à Tunis, où elle amène un animal à surprise : la girafe.
Témoin encore l’historien Maqrîzî, selon lequel les gens du Kanem-Bornou
étaient devenus, au XIIIe siècle, mâlikites fervents. Témoin, enfin, ce chef qui,
au XIIe siècle, accomplit deux Pèlerinages, en laissant chaque fois 300
esclaves au Caire.
Données éparses, on le voit, et trop fragmentaires, mais qui autorisent au
moins deux conclusions : assez discrètes pour nous laisser supposer que
l’Islam, quoique lancé, ne connaît pas encore la remarquable vigueur des
siècles suivants, elles sont cependant, sur un point précis, assez cohérentes :
on voit bien, à travers elles, que déjà l’Islamisation facilite l’essor d’une
classe dirigeante, asseoit le prestige du roi, fixe les contours de l’État et de
son organisation administrative, développe les villes et, à travers elles, les
échanges : rien qu’à ces derniers signes on reconnaîtrait que la civilisation de
l’Islam, en changeant de cieux, reste fidèle à ses vocations.
CHAPITRE 2

Mamlûks et mongols du milieu


du XIIIe siècle à l’aube
du XVe siècle

L’avènement de l’immense empire mongol, à cheval sur l’Europe orientale


et la Chine, n’appartient pas en propre à l’histoire musulmane : il a même
failli la compromettre. Et si finalement l’Islam, parfois sous de nouveaux
visages, se remet de cette formidable convulsion de l’histoire universelle, il
ne s’en retrouve pas moins à jamais frustré de son grand rêve d’unité, scindé
en deux camps presque étrangers l’un à l’autre de part et d’autre d’une
Mésopotamie dévastée, et tous deux étrangers à leur tour par rapport à un
Occident lointain et politiquement isolé.
Force est bien, dans cette immense histoire, d’élaguer, de réduire le champ
de la vision aux seuls pays et aux seuls événements qui intéressent le devenir
de l’Islam. On ne peut, toutefois, le faire sans mettre en place, très
schématiquement, les nouvelles données spatiales de cette histoire.

Bagdad disparaît de l’histoire


On a vu combien, malgré sa décrépitude, la vieille capitale mésopotamienne
restait l’un des pôles de la conscience musulmane. Or, maintenant, sinon sur
la carte, du moins au niveau des impulsions de l’histoire, c’en est fait de
Bagdad.
Temps de l’invasion mongole
La nouvelle invasion procède en plusieurs vagues, qui viennent chaque fois
battre un peu plus avant les territoires de l’Islam. La première, c’est Gengis-
Khan (mort en 1227), le rassembleur du peuple mongol qu’il porte, dans le
feu et le sang, à la Chine du Nord, au Caucase et à la Volga. Après lui,
Ogodaï, c’est-à-dire la Corée conquise, l’Europe orientale épouvantée jusqu’à
la Pologne, la Hongrie et l’Adriatique, l’Iran arraché, vers 628/1231, au
dernier des chefs khuwârizmiens, Jalâl ad-Dîn Mangubertî.
Troisième poussée : Qubilaï. Cette fois, c’est la Chine entière, les visées
sur le Japon et l’Asie du Sud-Est, Bagdad enfin, que le frère de Qubilaï,
Hûlâgû, ravage en 656/1258 (fig. 42 pp. 194-195) ; le calife et les siens
massacrés, une semaine de meurtres et de pillages : il n’y a plus de capitale
de l’Islam, bientôt plus d’Islam peut-être. Car les Mongols continuent ; ils
prennent Damas en 658/1260. Heureusement, les Mamlûks, accourus
d’Égypte, les boutent hors du pays.
Dernier sursaut enfin, le plus grand dans l’horreur, s’il est possible. Il a
nom Tamerlan (Tîmûr-Leng) : de la Russie centrale à l’Inde du Nord et, de
nouveau, à la Syrie, vers les années 1380-1400, on suit le conquérant à la
trace, à ces pyramides de crânes dont il jalonne ses courses triomphales.

Les pays d’Islam face au choc mongol


Qu’un barbare à ce point sanguinaire vienne si insolemment à bout de
l’Islam, c’est-à-dire de la civilisation, voilà qui aura toujours les apparences
du scandale. Comment, pourquoi ce monstrueux succès ? Certes, il faut
invoquer l’extraordinaire capacité militaire des chefs, l’endurance incroyable
de leurs troupes, peut-être, aussi, l’application de certaines tactiques nomades
de mobilité et de ruse au combat, par lesquelles les Turcs avaient déjà
triomphé et qui semblent surprendre les adversaires des Mongols avec autant
d’efficacité qu’eux-mêmes, jadis, en avaient surpris d’autres.

L’argument, toutefois, n’est pas décisif : un simple engagement comme celui d’Ayn Jâlût, dont
les Mamlûks sortent à leur avantage, suffit à détruire le mythe de l’invincibilité mongole. Une
des raisons essentielles de celle-ci réside dans ce qui en est précisément le scandale : la mort
multipliée, la mort raffinée, la mort démente que trament après eux ces conquérants mystérieux
venus de plus loin que les Turcs. Elle peut, à elle seule, expliquer les désarrois de l’adversaire
comme les complicités de certaines populations, qui espèrent ainsi échapper à la furie
sanguinaire de l’envahisseur.

Mais ce sont là explications « événementielles », tout comme ce massacre


de commerçants d’Asie centrale par les Khuwârizrniens, qui déclencha en
1219 le premier raid de Gengis-Khan en direction des pays d’Islam. Plus loin,
plus profondément, il faut revenir à l’état de l’Asie après les poussées
turques, génératrices d’autant de vides à combler, et ce surtout après la
dernière en date, celle des Khuwârizrniens, qui, loin de créer, comme celle
des Seljûqides, un ou plusieurs États dignes de ce nom, n’avait guère fait,
dans tout l’Orient de l’Islam, qu’installer l’instabilité.

Fig. 42. Prise de Bagdad par les Mongols, d’après


une miniature persane du début du XIVe siècle.
Les Mongols, fort bien renseignes, le savaient sans doute, et ce des Gengis-Khan, dont les
ambitions guerrières n’étaient pas exemptes, loin de la, de préoccupations commerciales : dès
les débuts, la route de la soie a été l’une des « grandes pensées du règne ». Mais si l’axe de la
poussée mongole, à l’est et à l’ouest, a commencé ainsi par se confondre plus ou moins avec
cette route, il reste qu’ensuite la conquête s’est entretenue d’elle-même, d’autant plus oublieuse
de ses premiers desseins, insatiable et éparpillée aux quatre coins du monde, que son élan ne
connaissait aucune entrave et qu’elle promettait peu à peu, à l’esprit de ses chefs, un Empire
universel : le plus grand, en tout cas, que l’humanité ait connu (carte 17).

À ce stade, ce qu’on doit se demander plutôt, tout en restant dans le cadre


de l’Islam, c’est pourquoi un tel assaut n’a pas tout submergé. Tous les élans,
bien sûr, s’apaisent, celui-là comme les autres, lorsque l’expansion nomade,
loin de ses bases, loin de l’autorité centrale, atteint son point de rupture, cet
éparpillement et cet essoufflement qui sont les premiers symptômes de la
tendance à la sédentarisation. Mais, ici, il y faudra, de Gengis-Khan à
Tamerlan, deux siècles, rien de moins.
Les premières vagues de l’expansion mongole sur les territoires de l’Islam
n’ont pas décanté d’un coup, tant s’en faut, l’anarchisme traditionnel du
nomade. Indéracinable, celui-ci a si bien compromis l’installation de
nouveaux États qu’il a relancé l’invasion sous sa forme dernière : c’est pour
remettre de l’ordre, à grands coups de meurtres, que Tamerlan surgira de sa
Transoxiane.
À cette réserve près, toutefois, qu’entre-temps quelque chose avait changé :
ce que mène le nouveau conquérant, mi-turc mi-mongol, c’est une croisade
véritable, au nom de l’Islam le plus rigoureusement « orthodoxe » : Islam
d’une sauvagerie toute mongole, Islam vainqueur en fin de compte, mais à
quel prix ! Sur des monceaux de cadavres, les campagnes de Tamerlan ne
font guère, quoi qu’il en ait, qu’accentuer la coupure entre deux mondes de
l’Islam.

Qu’un Tamerlan puisse en effet, un siècle et demi après la première invasion mongole, se
prévaloir de l’Islam, en dit long sur les extraordinaires capacités de cette religion : capacité, non
seulement, à se refaire après les coupes sombres des massacres, mais, plus encore peut être, à
résister à l’indifférentisme des Mongols en matière religieuse, voire à la franche hostilité de
certains d’entre eux. Mais cet Islam inextinguible, c’est celui du monde de l’Iran, d’un monde
qui, militairement et culturellement, aura supporté à peu près seul le poids de la ruée, puis de la
fixation et de l’assimilation mongoles. Coupé des Arabes à peu près saufs, eux, de l’invasion,
cet Islam-là se nourrira désormais de lui-même, si vivace et indépendant, en fin de compte, qu’il
absorbera même, à long terme, le choc du sunnisme de Tamerlan pour développer les formes
originales d’un chî’isme national.
Carte 17. L’espace mongol vers 1250.

Les nouveaux ensembles territoriaux


Sous la suzeraineté de l’Empereur (le Khân suprême) installé à Pékin, les
territoires mongols sont confiés à ses représentants princiers, les khâns ou
îlkhâns, l’Inde et l’Asie Mineure se situant plus ou moins en marge du
système.

Les États mongols


L’Islam mongol, c’est d’abord l’îlkhânat de Perse, fondé, par Hûlâgû et
gouverné depuis l’Adherbayjân : de Tabrîz, puis de la ville nouvelle de
Sultâniyya, à 300 kilomètres au sud-est. Au faîte de leur splendeur, les
îlkhâns contrôlent un territoire qui va des approches de l’Indus à I’Amu-
Darya, à l’Euphrate et à la Géorgie, et que prolonge un protectorat sur l’Asie
Mineure et le royaume cilicien de Petite Arménie.
Vers l’Asie centrale s’étend le khânat de Djaghataï, depuis l’Afghânistân
jusqu’à l’Altaï, où se situe l’extrémité orientale du troisième khânat, celui de
Qiptchaq, dit de la Horde d’Or. La capitale en est Saraï, sur la basse Volga :
encore une ville nouvelle ou plutôt deux, successives, sous le même nom,
siège, en tout cas, d’un pouvoir qui couvre, en sa partie ouest, une immense
part de ce que nous appelons aujourd’hui la Russie.

La mise en place de ces trois regroupements territoriaux n’empêche ni les conflits entre eux,
surtout entre le khânat de Perse et la Horde d’Or, ni, à l’intérieur de leurs frontières, la
résurrection, à l’ombre du pouvoir central, de petites dynasties locales, mongoles ou non. En un
sens, les massacres de Tamerlan simplifient, à la fin du XIVe siècle, une carte politique qui
tournait à la dispersion. Sous l’autorité tîmûride, à partir de la capitale de Samarqand, un vaste
État se constitue, qui recouvre les anciens khânats de Perse et, pour une bonne part, de
Djaghataï. Mais, au-delà de ses frontières, les raids tîmûrides touchent Moscou, Damas, l’Asie
Mineure et l’Inde.

L’Asie Mineure à l’époque mongole


C’est en Asie Mineure, précisément, que se préparent les temps post-
mongols. Sur l’État seljûqide du Rûm, peu à peu désemparé par l’irruption
des bandes turcomanes, les ilkhâns de Perse n’eurent aucune peine à asseoir
leur protectorat. L’Anatolie s’en trouva, pour un temps, intégrée aux courants
commerciaux du nouvel Empire, reliée, notamment, à cette Perse dont les
traditions étaient déjà venues refleurir, on l’a vu, dans le sultanat seljûqide.
De tous les monuments qui illustrent alors la grandeur de Konya, le plus
vénéré est le tombeau d’un Iranien, Jalâl ad-Dîn ar-Rûmî (mort en 672/1273).
À cheval sur les deux époques, seljûqide et mongole, il fit entendre ici les
meilleurs accents de la poésie mystique en langue persane et ébaucha l’ordre
des Mevlevîs – nos « derviches tourneurs » –, certainement une des formes
les plus célèbres que l’Iran ait jamais données à l’expression religieuse
collective.
La « paix mongole », pourtant, fut précaire. Les suzerains étaient trop
avides des ressources du pays, la turbulence des Turcomans trop grande : les
querelles internes, les intrigues avec les Mamlûks d’Égypte suscitent la colère
des îlkhâns, qui imposent au pays leur propre administration financière, avant
d’en faire, à l’aube du XIVe siècle, une simple province de leurs territoires.
Trop tard pour eux, toutefois : ils ne pourront plus, et notamment sur les
marges, venir à bout de l’indocilité anatolienne, d’autant plus vigoureuse
qu’elle se nourrit, face au déclin des îlkhâns, de nouvelles bandes turkmènes
chassées par les Mongols ou amenées par eux.
L’Anatolie voit ainsi éclore une poussière de principautés : le grand
voyageur Ibn Battûta en traverse quelques-unes, vers 733/1332-1333.
L’historien, lui, en retient surtout deux : les Qaramânides, installés, depuis la
fin du XIIIe siècle, dans le Nord-Ouest du Taurus, et les Ottomans, avec
lesquels commence la Turquie moderne.

Jusqu’à Tamerlan, l’histoire de l’Anatolie est, pour l’essentiel, celle de l’expansion des deux
maisons, les Qaramânides poussant vers Konya et les Ottomans conquérant, à partir de leur
bastion initial de la Phrygie du Nord, les rivages de la mer de Marmara, avec Nicée, Nicomédie
et Brousse, devenue capitale.
Tout en poussant vers l’Europe, ils poursuivent l’unification de l’Anatolie, se rendent maîtres
des Qaramânides. L’irruption de Tamerlan, vainqueur à Ankara (804/1402), relance le
particularisme turcoman, suscite une renaissance qaramânide, bref semble compromettre
définitivement l’effort ottoman. On verra plus loin, en revenant sur les débuts de cette nouvelle
puissance, que celle-ci, en réalité, ne fut qu’un temps stoppée.

Naissance de la Turquie
Pour l’instant, tenons-nous en à un fait majeur : dans la longue et difficile
gestation de l’époque mongole, relayant la première Turquie, celle des
Seljûqides, une nouvelle Turquie, véritablement la Turquie des Turcs, est en
train de naître. Dans cette Anatolie où, toujours, la patrie turque viendra se
retremper aux sources de son histoire, prend corps déjà, sinon un État unifié,
du moins une tradition nationale.

Côte à côte avec le persan et, aussi, avec l’arabe, langue de la religion et de certains rapports
diplomatiques, le turc est employé pour l’administration interne des principautés, celle des
Qaramânides notamment, mais il touche également aux récits lyriques : c’est alors, autour des
derniers Seljûqides, qu’est rédigée la geste de Dânichmend. Le XIVe siècle le verra accéder à la
grande poésie, celle d’Ahmedî (mort en 815/1413).
Ce qui frappe, pourtant, dans ce mouvement littéraire des XIIIe et surtout XIVe siècles, c’est le
contact étroit qu’il entretient avec le peuple. Par sa langue, d’abord, qui est puisée directement à
ses sources vives et non, comme c’est le cas pour l’arabe, idiome savant ou archaïque, modèle
de lettrés et de cénacles.
Contact étroit, aussi, par les thèmes : le conte, la littérature d’hagiographie et de parénèse, la
poésie, fondée sur des mètres simples, sont autant de formes de cet accord profond. Il n’est pas
jusqu’à la mystique qui ne contribue à asseoir les assises d’un peuple. Côte à côte avec les
Mevlevîs s’ébauche alors, entre tant d’autres, la secte des Bektachîs, beaucoup plus ouverts sur
les manifestations syncrétistes d’une religiosité populaire qui n’a rompu ni avec le chi’isme ni
même avec certains souvenirs chrétiens.
Ces mouvements entretiennent un puissant courant poétique, plus ou moins proche, en ses
accents ou en ses mètres, d’une expression populaire, mais toujours compris, reçu et goûté en
tous les milieux. Dans la tradition d’Ahmed Yesewî, le çûfî du Turkestan (XIIe siècle) et l’un
des fondateurs de la poésie populaire en langue turque, s’illustre notamment Yûnus Emre
(XIIIe-XIVe siècles), cependant que la secte des Hurûfîs trouve son chantre en Nesîmî (mort en
820/1417-1418), de triple culture persane, arabe et turque, et dont les poèmes, colportés un peu
partout, connaîtront un extraordinaire succès.

Dira-t-on que cette littérature s’exprime en des dialectes différents ? Sans


doute, mais il n’apparaît pas que ces variations, au reste secondaires et
souvent plus phonologiques ou lexicales que morphologiques, aient
compromis, dès cette époque, les possibilités de communication du peuple
turc. Au reste bon nombre de ces différences disparaissaient-elles dans la
langue écrite, où l’intervention de la graphie arabe, éminemment impropre à
rendre les riches nuances du vocalisme turc, se traduisait par un effet de
nivellement. Mais déjà, l’ensemble du domaine turc d’Anatolie, suivant la
fortune politique des Ottomans, marchait vers des rassemblements moins
factices. À défaut d’unification totale, la langue turque devait trouver, dans
ses modes ottomanes, son canon de l’art de bien parler et de bien écrire. Est-
ce un hasard si, à cette littérature qu’on appelle osmanli – autre adjectif pour
désigner les Ottomans –, l’histoire cherche une origine dans ce XIIIe siècle qui
voit s’amorcer les modestes débuts de leur maison ?

L’Inde et l’expansion de l’Islam


Aux mains des Afghans ou des Turcs qui la défendent, longtemps avec
succès, de l’invasion mongole, l’Inde paraît vivre en marge de l’Islam.
Gardons-nous, toutefois, d’une vue simpliste : l’Inde est, à elle seule, un
monde musulman aussi complexe, et presque aussi vaste, que son voisin du
Nord-Ouest.

Conquête intérieure et poussée mongole


Malgré l’instabilité du pouvoir, central ou provincial, l’Islam poursuit victorieusement son
expansion, matant les princes hindous, contenant la pression des Mongols aux frontières. Du
sultanat de Delhi, d’où vient l’impulsion essentielle de la conquête, retenons quelques-uns
seulement des plus grands chefs : Chams ad-Dîn Iletmich (mort en 633/1236), Alâ’ ad-Dîn
Khaljî (715/1315) et Muhammad ibn Tughluq (752/1351). Avec leurs dynasties, l’Islam étend
ou consolide son pouvoir direct sur les paya au nord des monts Vindhya, sur la vallée du Gange
et le Bengale, pousse ses raids jusqu’aux extrémités méridionales de la péninsule, imposant son
protectorat à la majeure partie du Deccan. Vers 734/1333, le voyageur Ibn Battûta, qui est
décidément partout, atteste le rayonnement véritablement impérial du sultanat de Delhi.
Pouvoir immense, pouvoir trop vaste, que viennent déchirer les guerres intérieures et les
résistances des princes hindous. Ici encore, c’est dans un monde tournant à l’anarchie que surgit
Tamerlan : venu par les passes traditionnelles du Nord-Ouest, il pille Delhi en 801/1398, puis
s’en retourne, chargé de butin, laissant le pays à ses capitaines et à une anarchie multipliée.

Inde et Islam face à face


L’installation d’un pouvoir musulman sur de larges pans du continent indien,
c’est, d’abord, celle, d’une classe dirigeante : lointains (et rares) descendants
des conquérants arabes, surtout Turcs, Afghans et nouveaux convertis
hindous, qui se haussent parfois aux premiers rangs de l’administration.

Sous le choc de l’Islam, la masse de la population, écrasée de misère, pressurée, massacrée à


l’occasion, se réfugiera vers les valeurs nationales de l’Inde, vers cet hindouisme qui achève, à
l’aube même du sultanat de Delhi, sa mise en place sur l’ensemble du pays. Religion syncrétiste
et totale, refuge de tout un peuple, ambitieuse et de plus en plus sclérosée, mais
extraordinairement résistante et même conquérante : elle digère même le bouddhisme ou elle
l’expulse, le traque jusque dans son sanctuaire du Bengale. Par là, aussi, elle crée des drames,
des vides dont l’Islam profitera. Au Bengale, précisément, pourtant éloigné du foyer traditionnel
de l’Inde musulmane (vallée de l’Indus, Pendjab), les persécutions contre le bouddhisme, et
notamment les dernières, celles du XIIe siècle, auront eu peut-être un effet décisif sur
l’implantation de l’Islam. D’ores et déjà se profile ainsi, dans ses deux noyaux du Nord-Ouest et
du Nord-Est, ce qui deviendra, au XXe siècle, l’État bicéphale du Pakistan.
Au-delà des confrontations, les échanges, aussi, se dessinent. Certes, ici encore, c’est le
sunnisme qui rassemble, face à l’ennemi du dehors, le Mongol en l’espèce, les résistances
musulmanes. Mais cette cohésion de l’Islam hindou – mis à part d’infimes minorités chî’ites –
ne l’empêchera pas de s’ouvrir aux influences locales qui lui donneront, à l’intérieur de la
famille islamique, d’indéniables accents d’originalité. Tout cela, il est vrai, ne se précisera
vraiment que plus tard, tout comme, en retour, et malgré la résistance indienne, certaines
influences de l’Islam sur les coutumes du pays. C’est bien, pourtant, l’époque du sultanat de
Delhi qui ébauche les cadres du dialogue de l’Inde et de l’Islam.

Méthodes d’Occident et traditions locales


Les rapports des sultans avec les pays qu’ils gouvernent sont d’ordre
économique et politique beaucoup plus que religieux : presque des rapports
de maître à esclave. D’un côté, le faste inouï de Delhi et des capitales de
province, de l’autre la masse, dont on a déjà dit la condition. Administrer,
cela reste, pour les potentats musulmans, tirer d’abord le maximum de
ressources des classes productives de la population.

Traditions locales ou importées d’Occident ? La controverse n’est pas close, et sans doute y a-t-
il un peu de tout cela. L’habitude de pressurer la paysannerie et l’artisanat, la préférence
donnée, sur l’administration directe des pays conquis, à une suzeraineté ménageant le contrôle
de l’impôt et de l’effort militaire sont finalement des traits communs au système irano-turc
comme à celui de l’Inde avant l’époque du sultanat. Il est vrai, toutefois, que certaines méthodes
de gestion, tout comme la pratique de l’iqtâ’, sous sa double forme de la dotation en terre ou de
l’octroi d’une régie d’impôts, trahissent bien une influence venue de l’ouest.

Voisinages aussi en ce qui concerne les populations : sans parler de


l’aristocratie guerrière turco-afghane, c’est évidemment de l’ouest que
viennent les Iraniens chassés par l’invasion mongole, mais ce mouvement, à
supposer même qu’il ait été puissant et continu, compromet d’autant moins
les assises du peuplement hindou qu’il ne semble pas toucher des masses
véritables, mais de simples catégories socio-professionnelles. Il pourra,
certes, renforcer certaines habitudes culturelles : c’est l’époque où fleurit, en
langue persane, la poésie lyrique ou historique d’Amîr-i Khusraw (mort en
725/1325). Mais l’influence iranienne ne touchera pas tous les domaines :
l’architecture notamment, où elle reste superficielle, est aux mains des
artisans de Delhi, avec lesquels le style de la capitale, tout en se remodelant
aux traditions des provinces, essaime jusqu’au Deccan.

L’Islam mongol
Peut-on parler d’Islam mongol ? Dans les débuts, à peine, car le credo
musulman n’est, pour les nouveaux maîtres, qu’une religion parmi d’autres.
À la longue, pourtant, non seulement l’Islam résiste sur ses propres territoires
traditionnels, mais, profitant de la poussée nomade, s’en gagnera d’autres,
quitte, pour prix de cette victoire finale, à évoluer, en certains lieux ou sur
certains points. Au reste l’Islam, en tant que religion, n’est-il pas seul en
cause. La civilisation à laquelle il sert de support et donne son nom est, elle
aussi, modifiée, parfois vivifiée par les drames de l’épopée mongole.

L’Islam en danger ?
Le péril couru, pourtant, fut immense : non seulement les conquérants – c’est
le moins qu’on en puisse dire – ne nourrissaient au départ aucune inclination
particulière pour l’Islam, mais, pour ne parler que d’eux, les massacres, qui
supprimaient tant et tant de fidèles de l’Islam, auraient pu suffire, en telle ou
telle région, à le laisser exsangue et promis à l’extinction. Ce qui le sauva fut
finalement, le choc passé, l’attitude du conquérant en matière religieuse : eût-
il apporté, avec la terreur de ses armes, un credo auquel il eût tenu, que le
destin de l’Islam, à l’orient, eût peut-être changé.

Résistance dans les vieux pays


Heureusement pour lui, l’Islam profitera des dispositions mongoles en
matière religieuse. Tolérance ? Indifférence ? Plutôt, sans doute, souci
essentiel d’efficacité politique, qui fait préférer le thème impérial aux fins
religieuses et dicte finalement l’attitude envers les croyances, selon les
résultats, les périls ou la neutralité que l’on attend d’elles.

Or, contrairement à ce qui se passait en Chine, où les Mongols se trouvaient en présence de trois
religions essentielles, la situation, plus à l’ouest, était fort simple. À défaut de réduire l’Islam, il
fallait évidemment s’en accommoder d’autant mieux qu’aucune autre croyance n’était en
mesure de lui disputer le titre do religion de masse, qu’on devait par conséquent, si l’on voulait
pouvoir gouverner, en passer par lui ou du moins le ménager : c’était, en un sens, l’Islam ou
rien.
On dira que le processus de l’Islamisation des Mongols, entamé dès la fin du XIIIe siècle, fut, en
l’occurrence, facilité au contact et à l’exemple de leur prédécesseurs et cousins turcomans ;
Bans doute, mais ce n’est là, semble-t-il, qu’explication seconde, qui touche aux moyens du
mécanisme de l’Islamisation, non à ses raisons dernières, je veux dire le poids même de l’Islam
et son effet sur le réalisme politique des conquérants.

L’éclat du nestorianisme dans le domaine mongol, de Perse ou de Chine,


les missions franciscaines qui le traversent, les rêveries diplomatiques et les
ambassades échangées entre l’Occident et le « royaume du Prêtre Jean » ne
doivent pas faire illusion : ce sont là phénomènes de surface, essais politiques
sans racines profondes. Tout comme les Mongols seront passés sur la Chine
sans en extirper les vieilles religions nationales, mieux même : en les
renforçant finalement, de même l’Islam aura fait son profit de la conquête,
par les nouveaux visages qu’il se donne et par les territoires qu’il se gagne.

Sunnisme et chî’isme
Convertis à l’Islam, les Mongols n’optèrent jamais franchement pour l’une ou
l’autre de ses tendances. Plus exactement, après la conversion du sixième
successeur de Hûlâgû, Ghâzân (694/1295-703/1304), chacun des îlkhâns
suivit la voie qui lui semblait bonne pour la réalisation de ses desseins
politiques, à l’intérieur ou au dehors, et tout particulièrement, sur ce dernier
point, dans le contexte précis des relations avec les Mamlûks sunnites
d’Égypte. Aux rares, très rares moments où ils veulent détendre la situation
avec Le Caire, les îlkhâns se proclament eux-mêmes sunnites, mettent le
chî’isme en veilleuse. Ils se gardent bien, toutefois, de l’entraver
moindrement, sachant trop bien que, la dominante des rapports entre les
Mamlûks et eux étant à l’hostilité, c’est bien dans le chî’isme que, face
au Caire, ils peuvent trouver leur définition. Ainsi le protègent-ils,
manifestant pour lui une préférence d’ensemble, et l’érigeant parfois en credo
officiel.

Mais quel chî’isme ? Ici, ce sont surtout des considérations intérieures qui jouent. Les Mongols
ne pouvaient oublier de sitôt certaines formes de l’ismaélisme extrêmement périlleuses pour la
sécurité de l’État : quitte à préciser plus loin leurs options religieuses, il faut dire un mot ici de
la secte des « Assassins ».
Il est plus que douteux que le terme de Hachîchîn (fumeurs de hachich), sous lequel on désigne
ces Ismaéliens extrémistes, de leur vrai nom Nizârites, soit à prendre au pied de la lettre, comme
autre chose qu’une simple injure n’impliquant pas forcément la réalité de pratiques
hallucinatoires par l’usage du chanvre indien. Ce qui est sûr, en tout cas, c’est la puissance de la
secte, installée en 483/1090, par son fondateur Hasan aç-Çabbâh, dans son repaire d’Alamût, au
cœur de l’Elbourz, d’où elle va défier les Seljûqides et tisser un peu partout, de la Syrie à la
Perse, les fils du complot et de la terreur. Au tableau de chasse de tueurs exaltés, on compte
deux califes abbassides et le grand Nizâm al-Mulk. Ce n’est pas finalement un relent de drogue,
mais bien l’odeur du sang répandu que tramera, très tôt, notre mot d’« assassin ».

Alamût prise par les Mongols en 654/1256, et la puissance ismaélienne


brisée, ce fut donc l’imamisme duodécimain qui profita de la politique des
îlkhâns de Perse. Son officialisation par Khudâbanda (703/1304-716/1316),
même si elle devait rester, sur le plan politique, un fait isolé de l’histoire des
Mongols, était néanmoins indicatrice de tendances profondes, de l’accord
donné par les îlkhâns à l’expansion, doctrinale et populaire, du chî’isme
imâmien : on le vit bien, du reste, avec l’appui qu’ils prêtèrent à Nâçir ad-Dîn
at-Tûsî, le grand savant qui fut aussi le théoricien des duodécimains. Si donc
Tamerlan, qui se voulait sunnite, put apparemment passer par là sans rien
compromettre (puisque, à peine un siècle après lui, ces Séfévides dont
l’époque mongole voit les débuts devaient tabler sur ce même credo
duodécimain pour en faire la religion officielle de la Perse qu’ils venaient de
rassembler), c’est bien parce que, sous les îlkhâns, le chî’isme d’Iran et d’Irak
« avait pris un nouveau départ ».
Ce faisant, il accentuait la coupure entre ce monde-là et l’Islam de l’autre
côté de la Mésopotamie. Ébauchée dès avant l’épisode mongol, confirmée
par lui, officialisée plus tard par les Séfévides, la poussée chî’ite assurait à
l’Iran une place à part, tandis qu’elle retombait peu à peu vers l’ouest, pour
laisser finalement lé terrain, en Égypte, à un sunnisme triomphant et quasi
absolu.

Dans les pas des Mongols : de la Russie


à la Chine
Pas plus qu’elle ne compromet l’Islam chez lui, l’invasion mongole n’entrave
les voies, déjà tracées depuis l’époque, au moins, des Sâmânides, de
l’expansion musulmane vers l’Asie intérieure. Ici encore, les Mongols, dans
leur souci d’efficacité politique, tablèrent sur l’Islam pour assurer leur
mainmise sur des populations qui ne le connaissaient pas ou n’y adhéraient
pas : ce fut, notamment, le cas en Russie. Un fait est certain : c’est alors que
se dessinent, de la Caspienne à l’Altaï, les contours de la future Russie
musulmane d’Asie.
Situation différente pour la Chine : ici l’Islam n’est pas la religion du
peuple conquérant, mais, côte à côte avec le bouddhisme, le christianisme ou
les croyances propres au pays, une communauté parmi toutes celles que les
Khâns tolèrent en les dotant d’un statut. Cet Islam chinois est d’abord
l’affaire des marchands groupés en guildes, gros prêteurs à intérêt, régnant
surtout dans les ports de la côte ou des grands fleuves, dont le trafic est alors
activé à proportion des énormes besoins d’un Empire immense, unifié et
stabilisé, générateur du grand commerce lointain.

Mêmes causes et mêmes effets sur les hauts plateaux de l’Asie centrale. Toutefois, l’Islam qui
arrive par la façade terrestre de la Chine appartient surtout – sans qu’on puisse évidemment nier
toute participation des marchands à son expansion – aux Iraniens fonctionnaires que les Khâns,
Qubilaï surtout, ont appelés à l’administration du pays. Ne sous-estimons pas cette influence :
elle fut assez forte pour que certains milieux musulmans locaux fassent usage d’un idiome
notablement mâtiné de persan.
Enfin, il y eut les vertus militantes ou militaires de certains notables de l’empire, gouverneurs de
provinces, dont l’influence fut décisive en certaines contrées : Yunnan, Chensi et Kansou
notamment.

Ces efforts resteront finalement dérisoires au regard de l’immense Chine,


mais, dans cet océan, ce dérisoire sera quand même de quelques millions
d’individus.

L’État et son chef


Usages d’une société musulmane ou usages de l’Asie centrale ? Au-delà de
certaines formes extérieures du pouvoir, l’administration mongole, en réalité,
participe des deux tendances, avec un avantage, peut-être, en faveur de la
première. Le grand bouleversement, non plus seulement, de forme ni même
de gestion, mais dans la théorie même du pouvoir, c’est la ruine du califat.

L’Islam décapité
On a vu combien, malgré ses faiblesses, le califat restait source d’unité,
assurance de l’Islam sur son devenir. Maintenant, il n’y a plus de calife. Les
Mamlûks pourront bien saluer de ce titre, lorsqu’ils les installeront au Caire,
les fantoches abbassides rescapés des massacres de Bagdad, l’Islam ne croira
plus à leur autorité.

Qui pourra jamais savoir les répercussions de cet état de fait dans le tréfonds des consciences
musulmanes, d’un bout à l’autre de ce qui, jadis, avait été précisément l’Islam ? Sans doute le
choc fut-il terrible, le ressort de la communauté momentanément brisé. Si puissants en effet que
dussent demeurer, dans les esprits des théoriciens et des réformateurs, le thème et le rive d’un
califat restauré, la masse des croyants savait bien, elle, qu’elle vivait désormais sans calife, en
d’autres termes : au hasard.
De cette nostalgie, les Mongols évidemment n’avaient cure. Résolument fixés sur des objectifs
séculiers et accordant, quand ils en choisissaient une, leur religion à ces fins, ils essayèrent, au
mieux, de présenter leurs succès comme l’expression de la volonté divine. Telle fut, par
exemple, l’attitude de Ghâzân, qui se fit appeler souverain « au pouvoir du ciel ». Mais la
titulature ne pouvait donner le change à l’Islam ni lui faire oublier que ce pouvoir-ci,
contrairement à celui du calife, ne tenait eu réalité son principe que de lui-même.
Au reste ces préoccupations étaient-elles, encore une fois, secondaires aux yeux des Mongols.
En eût-il été autrement qu’elles auraient toujours heurté la doctrine et le cœur d’un Islam qui ne
pouvait s’accommoder ai facilement de la chute de son califat, de la barbarie des envahisseurs,
de leur compromission avec les religions étrangères. Regrouper spirituellement une
communauté resta finalement, à ces Mongols qui en avaient détruit l’âme, aussi impossible que,
sans doute, indifférent.

L’administration : des héritages,


des nouveautés
De la horde nomade à l’Empire de Pékin, la conception mongole de l’État a
évidemment beaucoup évolué, tout en gardant parfois les traits et les termes
du vieux régime de clans. Les pays soumis devinrent ainsi le creuset de
plusieurs traditions qui ne se laissent pas toujours distinguer très clairement.
L’Islam, pour son compte, reçut sa part d’Asie centrale et de Chine, qu’il
ajouta aux héritages iraniens ou irano-turcs.

Fig. 43. L’assemblée des princes (quriltaï)


et Gengis-Khan, d’après une miniature persane
du XIVe siècle.
Quelques exemples seulement : mongole, l’habitude de considérer le territoire comme le
patrimoine théoriquement collectif et indivis du clan-État ; mongole, l’élection du chef par
l’assemblée des princes (fig. 43) ; mongols, certains attributs ou signes extérieurs du pouvoir,
les mieux connus parce que les plus nouveaux et frappant d’autant plus les imaginations,
notamment la plaque de métal, insigne de l’autorité officielle. Chinoises, en revanche, certaines
pratiques fiscales et une malheureuse tentative d’instauration du papier-monnaie.
Dans d’autres cas, les initiatives sont moins nettes. Le fameux service mongol de poste et
d’espionnage est peut-être perfectionné, mais l’institution elle-même est immémoriale en Iran.
Le sceau des documents y est connu aussi depuis la tughra des Seljûqides, sorte d’« emblème
graphique » dont l’usage se perpétuera sous les Ottomans. Enfin, le système initial d’entretien
de l’armée par une solde en argent ou en nature, assurée sur les ressources domaniales, fut peu à
peu remplacé par la concession directe des terres aux soldats, en d’autres termes : par la pratique
de l’iqtâ’.

Économie et société
Un Islam menacé, mais finalement triomphant ; des modes administratives
nouvelles, mais qui n’empêchent pas, à terme, la résurgence des anciennes :
chaque fois, la brèche ouverte par l’assaut mongol se colmate et le monde
précédent remonte à la surface, digère le conquérant. Mais les hommes eux-
mêmes ?

Au bout du compte, les Turcs


L’invasion s’est traduite par de larges blancs sur la carte : villes ruinées,
irrigations détruites, cultures retournées à la steppe, comme au Khuwârizm.
Disparus également, avec leurs élites, des groupes entiers : dans les
massacres d’abord, puis sous l’effet d’un système d’exploitation forcenée des
peuples.
On s’étonne, on admire que ceux-ci aient résisté. De toute façon, quand ils
s’estompèrent, se fondirent, ce ne fut pas dans une masse mongole. Les
nouveaux envahisseurs en effet ne purent jamais, comme l’avaient fait les
Turcs au moins en Anatolie et en Adherbayjân, modifier sensiblement le
peuplement d’un pays. En définitive, ce sont ces mêmes Turcs, grossis de
nouvelles bandes chassées ou emmenées par les Mongols, qui profiteront,
dans les régions citées et également en Russie du Sud, des invasions de
Gengis-Khan, de Hûlâgû et de Tamerlan. Ethniquement, donc, sous
l’immense convulsion mongole, c’est bien l’époque des Turcs qui se
poursuit : si continue, si sûre d’elle que le terme même de Tatars, autre nom
des Mongols, ne désignera bientôt plus, comme en Crimée, que des
populations entièrement islamisées et turquifiées.

Les limites d’une paix


Stabilisé, en contact, par-dessus une partie de l’Islam, avec l’Europe,
l’Empire mongol est synonyme de grand commerce. R. Lopez en a esquissé,
dans un autre volume de cette collection : Naissance de l’Europe, les trois
routes principales : par la Crimée, la Russie du Sud et le Turkestan ; par
Trébizonde, Tabrîz, le Khurâsân et, de nouveau, le Turkestan ; par Ayâs, le
port du royaume cilicien de Petite Arménie, vassal des Mongols, puis l’Irak,
le golfe Persique (où le grand port est maintenant Hormuz) et l’océan Indien.
L’Islam renoue alors avec la tradition de l’époque abbasside, qui en fait la
plaque tournante des échanges mondiaux. Et, sans parler de l’Égypte des
Mamlùks, dont nous verrons bientôt le rôle, n’oublions pas, au temps de sa
splendeur, le sultanat de Delhi.
Échanges (fig. 44), luttes d’influences, connaissance réciproque : le
Vénitien Marco Polo en Chine, le Marocain Ibn Battûta dans la Horde d’Or et
aux Indes, les envoyés des cours mongoles reçus par le pape et les rois de
France ou d’Angleterre, autant d’exemples de la réalité des courants qui
animent l’ancien monde d’alors, sous la « paix mongole ».

Fig. 44. Influence du style chinois dit « bleu et blanc


» ; plaques de faïence, Damas, début du XVe siècle.
Gardons-nous toutefois d’exagérer la portée de celle-ci : l’intensité de ces
échanges nous demeure inconnue ou, au mieux, connue à travers les
exagérations manifestes de conteurs éblouis et hâbleurs ; les routes, dans cet
ensemble mongol travaillé de guerres intestines, n’étaient pas toujours si
sûres ; la Chine enfin, reconquise sur l’occupant par la dynastie nationale des
Ming, en 1368, se repliait sur elle-même, se dérobait au commerce avec
l’Occident. De l’époque de Marco Polo (il est en Chine de 1275 à 1291) au
milieu du XIVe siècle, la grande « paix mongole » n’avait pas, on le voit, duré
un siècle.
Arts et lettres : souvenirs arabes, essor irano-turc
Pas plus qu’elle ne réussit à imposer sa marque au peuplement des régions
conquises, l’invasion mongole ne compromet leurs langues ni leurs cultures.
Souvent au contraire, elle les relance, travaillant, ici encore, pour d’autres :
Persans et Turcs.
On a évoqué plus haut l’influence iranienne au cœur de la Chine mongole :
trop rapidement sans doute, mais assez pour qu’on mesure, à ce modèle, ce
qu’elle pouvait être plus près de ses sources vives. Glanons quelques noms,
ceux des maîtres : pour l’histoire, Juwaynî, Waççâf et surtout le juif converti
Rachîd ad-Dîn, le vizir de l’îlkhân Ghâzân ; pour la poésie, le virtuose,
l’énigmatique Hâfiz (mort vers 792/1390) ; plus célèbre encore, peut-être,
Sa’dî, mort centenaire ou presque en 691/1292, mais dont l’œuvre ne sera
vraiment rassemblée et exaltée qu’environ cinquante ans après. Pour ces deux
ténors de la grande poésie persane, la gloire n’est pas confinée à l’Iran : elle
rayonne tout autant, peut-être même plus, au moins à cette époque, dans les
domaines indien et turc.

Fig. 45. Entrée de la grande mosquée de Yezd, Iran,


XIVe siècle.
Permanences iraniennes, également, dans l’art : de la mosquée de Yezd (fig. 45) aux futurs
monuments de la Samarquand des Tîmûrides, la Perse brode sur sa tradition de la mosquée avec
salles voutées (îwan-s) ouvrant sur la cour, ses faïences bleues, son exubérante décoration
d’alvéoles et de stalactites. Mais la tradition iranienne, c’est aussi l’éternelle disponibilité au
renouvellement et aux rencontres, témoin, sous les successeurs de Tamerlan, la coupole bulbée
(lisse ou à nervures) : trouvaille persane ou adaptation d’idées et de thèmes étrangers ? Voici, en
tout cas, qui est plus connu, plus sensible aussi à nos cœurs : hors de la mosquée, paysages,
groupes humains et bestiaire animent l’extraordinaire essor de la miniature, merveilleuse
rencontre des traditions persanes et chinoises : leur dessin, leur composition, leurs couleurs en
font, dès cette époque, en attendant Bihzâd, le maître des XVe-XVIe siècles, une pièce
essentielle de notre patrimoine universel.
Permanences iraniennes, préludes turcs : on a vu ceux-ci se dessiner en Asie Mineure, plus ou
moins loin du protectorat des îlkhâns. Mais même à l’ombre mongole, dans les États de
Djaghataï et de la Horde d’Or, ce sont encore les lettres turques qui profitent de l’ordre
nouveau, passant alors au stade de l’enregistrement écrit et préparant, pour la gloire des
successeurs de Tamerlan, l’essor de la littérature dite djaghataï, qui sera le pendant oriental de
sa cousine osmanli de l’Ouest.

Et les Arabes ? On parlera d’eux un peu plus loin, dans le cadre général de
l’époque turco-mongole. Pour l’heure, un seul fait suffira : de la prise de
Bagdad par Hûlâgû à la mort de Tamerlan, tout ce qui s’écrit ou presque, en
langue arabe, voit le jour à l’ouest de la Mésopotamie. En terre mongole,
hormis les usages religieux et quelques ouvrages de droit ou de théologie,
c’est le silence quasi absolu. Disparu, le Khuwârizm, ce foyer d’arabisme en
plein pays turc ! Saignées à blanc, des villes comme Hamadhân ou Ispahan,
dont la littérature arabe avait tiré quelques-uns de ses plus grands auteurs.
Table rase, donc, pour de nouvelles expressions, turques et persanes : l’arabe,
quant à lui, perd à jamais le monopole de la civilisation qu’il avait lancée.

L’Égypte des Mamlûks, ou l’ère


des esclaves couronnés
L’invasion mongole n’a finalement poussé que de façon incertaine au-delà de
la Mésopotamie. Elle s’y heurte en effet aux Mamlûks d’Égypte, fondateurs
d’un État puissant et riche, défenseurs de l’Islam et peut-être aussi sauveurs,
contre elle-même, de l’Europe.

Des guerriers impénitents


Encore une victoire de l’Asie. Les Ayyûbides, quoique kurdes, n’avaient pu
empêcher, sur la fin de leur règne, une turquification de plus en plus
prononcée de l’aristocratie dirigeante. Le mouvement devait s’accélérer, dans
la première moitié du XIIIe siècle, avec le recrutement systématique d’esclaves
de l’Asie centrale. Ces rescapés des horreurs mongoles, guerriers aussi
turbulents que remarquables, manifestèrent très tôt une inquiétante
propension à sortir de leurs casernes. Dès le milieu du siècle, ils étaient
maîtres de l’État égyptien.

Un peu artificiellement, on distingue, du nom de leurs cantonnements d’origine, deux


dynasties : les Bahrites, pris aux steppes de Qiptchaq, et les Burjites circassiens. Tous auront de
très grands chefs, esclaves affranchis, puis couronnés : Baybars (658/1260-676/1277), héros de
roman, Qalâwûn (678/1279-689/1290), an-Nâçir I (698/1299-741/1341), Barqûq (784/1382-
801/1399), Qâ’itbey (873/1468-902/1495).
Ces dernières dates nous font sortir, on le voit, des limites chronologiques de ce chapitre : elles
nous portent, très exactement, à l’avant-veille de l’arrivée des Ottomans en Égypte. Qu’on nous
pardonne : l’unité de l’époque mamlûke – trois siècles ou presque – est trop forte, au-delà des
sultans qui passent, pour s’accommoder de telles coupures.

Première constante : la guerre perpétuelle, la guerre inlassable. Quand ils


ne la provoquent pas, les Mamlûks la soutiennent avec entrain : trente-huit
campagnes pour le seul Baybars. Ne retenons que les ennemis de haut rang.
Les Croisés, d’abord : capture de saint Louis en 647/1249, prise et
destruction systématique des points d’appui francs, notamment sur les côtes,
chute d’Antioche en 666/1268, de Tripoli en 688/1289, et enfin, en 690/1291,
celle de Saint-Jean d’Acre, qui sonne le glas de l’occupation franque,
désormais claquemurée dans ses îles : Chypre et Rhodes.
Après les Croisés, ou plutôt avec eux, leurs alliés d’occasion, les Mongols :
défaits à Ay n Jâlût en 658/1260, ils reviendront à plusieurs reprises ravager
la Syrie, ainsi promue, sous l’autorité du Caire, au rôle de bastion : un bastion
labouré par les raids, souvent anarchique derrière la brillante façade
monumentale des villes, mais enfin un bastion tout de même, dont les
défenses s’accroissent, au nord, de la ruine de la Petite Arménie, vassale des
îlkhâns.
C’est en Syrie, en tout cas, que se cristallise alors, autour d’Ibn Taymiyya,
et en réaction ouverte contre les envahisseurs, l’Islam sunnite, en Syrie peut-
être que notre Europe, rêveuse d’alliances mongoles, a été sauvée malgré et
contre elle. Mais ne refaisons pas l’histoire et n’exagérons pas le rôle des
Mamlûks, qui ne supportaient pas seuls le poids de la ruée asiatique :
constatons simplement qu’ils lui interdirent, à supposer qu’elle y visât,
l’accès à la Méditerranée.

Reste l’Asie Mineure, où les Mamlûks verront peu à peu monter, face à eux, la puissance
ottomane : choc de deux grands Empires, d’issue encore incertaine. Vingt-cinq ans avant que le
sort (et l’artillerie) tranchent en faveur des Ottomans, l’équilibre des deux Puissances est
sanctionné par la paix de 896/1491, conclue entre Qâ’itbey et Bâyazîd II.

Batailles, diplomatie, commerce


La guerre, pourtant, n’épuise pas tout le programme des Mamlûks, même des
plus remuants. Elle se double, en fait, d’une assez intense diplomatie, et
toutes deux à leur tour, si on les juge globalement, dans la longue durée de la
dynastie, recoupent nettement les grandes visées de l’expansion commerciale
de l’Égypte mamlûke.

Et d’abord, on l’a dit, tenir la Syrie. Que les Mongols, au-delà, restent sages, et l’on ne
demandera pas mieux que de vivre en paix entre voisins : Qalâwûn et an-Nâçir, notamment, s’y
emploieront. Ensuite, pression très nette sur les pays de la mer Rouge : expéditions au Yémen,
protection des Lieux Saints, que symbolise chaque année l’envoi, à La Mekke, d’une sorte de
litière d’apparat, le mahmal, campagnes dons les paya du haut Nil, où la tutelle mamlûke va
entraîner, à partir du XIVe siècle surtout, une poussée sensible de l’immigration égyptienne,
accélérer l’Islamisation de la Nubie et de l’Érythrée et isoler de plus en plus la redoute du
christianisme copte d’Éthiopie.
Regards, enfin, sur la Méditerranée : relations plus ou moins suivies avec la Tunisie et divers
États de l’Occident chrétien, mais aussi tentatives pour tourner l’obstacle de la Perse îlkhânide
et accéder directement, par la voie maritime, aux régions du Caucase et d’Asie centrale : d’où
les accords avec Byzance, les colonies génoises de la mer Noire et la Horde d’Or, que sa rivalité
avec les Ilkhâns rend fort précieuse.

N’en doutons pas : il y a de la continuité et même du brillant dans cette


politique, qui développe sans doute, au Yémen et en Nubie surtout, les
ébauches plus ou moins poussées des Fâtimides et des Ayyûbides, mais qui
va plus loin qu’elles, engage plus résolument l’Égypte dans sa vocation
maritime et transitaire.

À la vérité, celle-ci s’affirme surtout sur les mers orientales, loin de cette Méditerranée où la
Chrétienté fait la loi, et s’exerce moins par le contrôle des mers elles-mêmes que par celui des
pays qui les bordent. L’activité des Mamlûks sur les terres est, en un sens, l’envers de leur
pauvreté en bois et en fer, de l’écrasante supériorité maritime de l’Occident, de l’absence, aussi,
d’une politique navale cohérente, tous obstacles majeurs à une action véritable et continue des
armes mamlûkes sur les mers. Sans doute serait-il faux d’imaginer, en mer Rouge surtout, un
régime mamlûk sans marine officielle, mais force est bien de constater que, sur les eaux, le
personnage essentiel reste, et de très loin, le marchand. Comme on peut s’y attendre, le système
culturel fait écho à cette situation, un peu comme si cette société, régie par une caste guerrière
qui traite le « rameur » avec condescendance, distribuait finalement les rôles selon sa hiérarchie
des valeurs ; le soldat sur les terres, le marin à la mer.

Quoi qu’il en soit, et pour longtemps, activité commerciale intense, afflux


de marchandises aux souks et caravansérails (khân-s) du Caire, de Damas et
d’Alep, cette dernière profitant de la ruine de la Cilicie arménienne, qu’elle
vient relayer à point nommé, notamment pour le trafic de la soie (fig. 46).
Essor ou relance, enfin, des ports : sur les côtes africaines de la mer Rouge,
Aydhâb décline au profit de Sawâkin, à mi-chemin entre le golfe de Suez et
Aden : toujours le « Drang nach Süden » mamlûk. En Méditerranée, hormis
les trois bases égyptiennes : Alexandrie, Damiette, Rosette, c’est surtout
Beyrouth, adossé à d’importantes ressources forestières et minières, qui
profite de la ruine générale des ports consécutive aux destructions opérées par
les Mamlûks dans leur lutte contre, les Croisés.
On connaît l’épilogue : sur ces deux versants de leur activité commerciale,
où ils avaient tenu les Mongols en échec – rivages de la Méditerranée et
routes maritimes de l’océan Indien –, les Mamlûks trouveront finalement
leurs maîtres : Ottomans d’un côté, Portugais de l’autre, dans un contexte
d’ailleurs bouleversé par l’établissement d’une route maritime ininterrompue
entre l’Europe et l’Orient lointain. On peut, certes, pour expliquer le déclin
mamlûk, invoquer le poids de la guerre, l’arriéré des dévastations mongoles
et tîmûrides, sans oublier la coupure avec le Maghrib, relais traditionnel de
l’or, où intervient de plus en plus, là aussi, l’Occident affairiste. Et pourtant,
qui pourrait nier que la fin de l’Égypte mamlûke prend place, en dernière
analyse, dans le contexte mondial des grandes découvertes et l’avènement
d’une nouvelle phase de l’histoire universelle ?

Le régime mamlûk
Avec les Mamlûks, l’Égypte et la Syrie changent de maîtres, mais guère de
régime. La règle est toujours à l’exploitation des masses par une aristocratie
militaire, dont la dureté en cette matière n’a souvent rien à envier à celle des
voisins mongols de Mésopotamie et de Perse. Pour le reste, le régime
s’inscrit, en Égypte, dans le contexte des traditions gouvernementales du
pays : réservation à l’État de certains monopoles, interventions sur le marché
des prix et contrôle sévère du régime des iqtâ’.
Cette poigne de fer assure à l’Empire, en ses beaux jours, une cohésion
incontestable, qui touche même l’armée. La machine tourne : jusqu’à
l’époque de Tamerlan, un remarquable service de poste, par chevaux, pigeons
et signaux optiques, sera l’une des gloires du régime. À toute une nuée de
fonctionnaires, rigoureusement hiérarchisés, on donne, avec le sens du
pouvoir, son code : l’Égypte voit éclore une abondante et ambitieuse
littérature encyclopédique à l’usage du parfait commis. Nuwayrî, Ibn Fadl
Allah al-Umarî et Qalqachandî, entre autres, s’y illustreront.

Fig. 46. Réminiscences orientales, soierie brochée


d’or, Italie, seconde moitié du xive siècle.
Au sommet de la hiérarchie, le sultan, émanation plus ou moins chanceuse du corps des
Mamlûks, parfois porté au pouvoir en raison de ses mérites ou de son âge, souvent par le simple
caprice de ses pairs, jamais sans leur assentiment. Étrange caste que cette oligarchie militaire !
Au moins dans les débuts, elle se renouvelle régulièrement, par un système, officiellement
organisé, d’achat d’esclaves dans les steppes d’Asie et le Caucase. À ces étrangers, entraînés et
instruits dans les casernes du Caire, puis répartis dans les corps d’armée ou les services, tout est
possible, y compris le pouvoir suprême. Car le mot de dynastie employé plus haut ne doit pas
faire illusion : le principe de descendance n’est, dans un système de cet ordre, qu’accessoire et
seul compte en définitive l’agrément de la caste.
Au reste ces mots mêmes de caste, d’oligarchie sont-ils, eux aussi, terriblement inadéquats.
Certes, il y a, de la part de ces militaires, pas mal de mépris pour le « pékin » qu’on utilise ou
qu’on exploite résolument. Mais ce mépris n’est pas fondé, et pour cause, sur un quelconque
principe nobiliaire ; ce qui compte, pour ces esclaves parfois promis à d’exceptionnelles
destinées, c’est la gloire, l’engagement personnel, que viennent couronner la richesse, le
pouvoir et, pour les mieux doués ou les plus fortunés, le trône.
Étonnante aventure, en tout cas, dont l’allant, le brillant rejaillissent finalement, sinon sur la
masse égyptienne, cette grande muette de la vie quotidienne, du moins sur l’Égypte, qui
déborde de richesse en ses entrepôts et de rayonnement sur la scène internationale. Il faut y
insister ; le régime mamlûk, au bout du compte, n’est pas mort de sa belle mort.

Un sunnisme résolu
Les sultans du Caire eurent l’idée d’accueillir en leur capitale les rescapés
abbassides des massacres de Bagdad. Sans doute ceux-ci, officiellement
salués comme califes, ne furent-ils que des fantoches, dont les occupations
restaient essentiellement mondaines et l’autorité reconnue seulement de
princes lointains comme ceux de l’Inde. Il n’empêche que, renouant avec la
tradition seljûqide, les Mamlûks, tout en conservant par devers eux la réalité
du pouvoir, faisaient de leur autorité la seule représentante légale de la
communauté musulmane.

Le sunnisme en tout cas, malgré certains nuages, vécut brillamment dans son ombre. Il faut dire
que les Mamlûks s’employèrent résolument à l’encourager et à le défendre. En vrais héritiers,
ici encore, des traditions antérieures, seljûqides et ayyûbides, ils continuent d’assurer, à
l’Égypte et à la Syrie, ce caractère de citadelles du sunnisme que nous leur connaissons encore
aujourd’hui. Certes, ils ne prennent pas de mesure d’ensemble contre les foyers chî’ites, syriens
et libanais notamment. Mais ils les anéantissent en tant que force politique et centres de
prosélytisme, et se montrent à l’occasion intolérants envers les minorités chrétiennes.
Pour le reste, l’époque mamlûke voit l’incontestable vigueur des quatre écoles sunnites (fig. 90
p. 399), que domine le grand Ibn Taymiyya (mort en 728/1328), théoricien, missionnaire et
homme d’action, fondateur d’un hanbalisme rénové par l’exigence du retour inconditionnel à la
tradition du Prophète, qui, concilie les normes de la foi et de la raison : idée-force qui aura ses
prolongements jusque dans le réformisme de l’époque moderne.

Prolongements et rayonnement, enfin, du mysticisme, réparti entre un


grand nombre de confréries, chacune dotée de sa règle (tarîqa). Considéré
d’un œil soupçonneux et parfois condamné par la stricte orthodoxie sunnite,
le çûfisme s’ancra profondément, au contraire, dans la sensibilité des masses
et bénéficia souvent, par la voie des fondations (waqf-s), de la protection
déclarée et agissante du pouvoir. Aussi l’époque mamlûke a-t-elle pu être
qualifiée d’« âge d’or » du çûfisme : face au faqîh, le théoricien de la Loi,
prend corps définitivement, dans la conscience populaire, le personnage du
faqîr, du « pauvre » ayant renoncé au monde pour pénétrer directement les
mystères et les richesses de la communication avec le sacré.

La civilisation mamlûke
Si grande est la vigueur des continuités qu’assument et parfois renouvellent
l’Égypte et la Syrie de cette époque, qu’il faut bien parler d’une civilisation
mamlûke ou du moins d’une phase mamlûke de la civilisation de l’Islam.

Les lettres, dira-t-on, sont en général placées sous le signe de la compilation ; sans doute, mais
le caractère monumental de ces œuvres et l’esprit d’information intelligente dont elles font
souvent la preuve leur assurent comme une sorte d’originalité, même dans la production
d’ensemble de la littérature arabe, qui pourtant s’y connaît en constructions de cette espèce.
On a cité plus haut les fonctionnaires encyclopédistes. Parlons encore, eu les répartissent parfois
un peu artificiellement – car leur appétit, immense, chevauche volontiers cette sorte de
frontières –, d’Abû l-Fidâ’ pour la géographie ; pour la lexicographie, d’Ibn Marieur, auteur
d’un imposant dictionnaire aujourd’hui encore tenu pour fondamental ; pour l’histoire, des
« vies » avec Ibn Khallikân et Dhahabî, de l’histoire universelle avec Ibn Kathîr, de l’histoire
locale, celle de l’Égypte en l’occurrence, avec Maqrîzî, et enfin, à l’extrême fin de la période
mamlûke, de Suyûtî (mort en 911/1505), celui-ci ferré à glace de omni re scibili et auteur, selon
des recensements sérieux, de 561 écrits.

Mais le trait le plus marquant sans doute de l’époque mamlûke, c’est


qu’elle juxtapose littérature savante et littérature vivante. Ainsi pour
l’histoire, où Ibn Iyâs, qui verra l’arrivée des Ottomans, développe avec
vigueur un récit situé aux frontières de la chronique et du journal. Plus
encore, enregistrement, en Égypte et en Syrie, d’une puissante littérature
populaire. Certes, dans cette toile de Pénélope à laquelle chaque nation,
chaque époque ajoutent, il est bien difficile de saisir l’origine et le
cheminement de thèmes et de personnages finalement aussi multiples
qu’Antar, Goba « le simple », le calife al-Hâkim et bien d’autres. Mais du
moins avons-nous, dans le cas particulier de l’Égypte, des repères assez sûrs
pour être fixés sur son rôle dans la naissance ou la consignation d’œuvres
comme les Romans de Baybars ou de Sayf ibn Dhî Yazan, sans parler
d’importantes fractions des Mille et une Nuits.
N’oublions pas non plus qu’en attendant sa fortune turque, le théâtre
d’ombres a connu ici, dans l’Égypte mamlûke, ses heures de gloire et un de
ses maîtres : Ibn Dâniyâl.
Et qui pourrait enfin négliger l’entrain, l’exubérance avec lesquels
l’époque mamlûke a modelé le paysage architectural de ses villes, Alep,
Damas et Le Caire surtout ? Toute la gamme dès édifices d’utilité publique
atteste la floraison d’un art qui joue évidemment sur des thèmes et des
structures connus, mais qui les traite dans un esprit incontestablement
nouveau, synonyme de recherche, souvent de grâce, de maniérisme parfois.
Dans les objets de la vie courante comme aux balcons des maisons ou aux
minarets des célèbres mosquées funéraires des sultans, qui marient
heureusement tous les volumes que la géométrie peut offrir à la fantaisie de
l’artiste, le style mamlûk, lorsqu’on le compare notamment à celui des
Tîmûrides, trouve peut-être, en fin de compte, son originalité foncière moins
dans l’obsession du décor même et de son luxe que dans le jeu et le plaisir
des lignes, qui font de cet art l’une des expressions les plus raffinées d’un
baroque musulman (fig. 11 p. 72).

Effets et prolongements du commerce dans


l’océan Indien
On a dit plus haut la pression égyptienne sur les pays de la Nubie et de la mer
Rouge. Mais les marchands la prolongent bien au-delà, renforçant l’Islam
dans ses colonies traditionnelles d’outre-mer et préparant, en Asie du Sud-Est
notamment, le terrain à de futures et spectaculaires expansions. Au reste les
Arabes ne sont-ils qu’un élément de cette poussée. L’Inde, pour ne parler que
d’elle, joue un rôle essentiel aux îles de la Sonde.

L’Afrique orientale
C’est l’époque où l’Éthiopie, promise à devenir un autre royaume du Prêtre
Jean dans les imaginations européennes, subit la pression musulmane qui
s’exerce à partir des pays de la mer vers ces hautes terres où la chrétienté
d’Afrique orientale trouve sa redoute : longue histoire de luttes et de
vassalités où s’illustre surtout, du côté de l’Islam, le royaume d’Ifât.
Au-delà, sur les rivages de l’océan Indien, commence la région des villes-
comptoirs, prospères du commerce de l’or, des esclaves, de l’ivoire et des
épices. Par sa richesse, Kilwa s’assure une espèce d’hégémonie, qui s’étend
sur Sofâla et Mélinde, mais laisse en dehors d’elle Zanzibar, tandis que
monte, à partir de la fin du XIVe siècle, l’étoile de Mombasa.

Cette civilisation musulmane des comptoirs semble présenter deux visages : vers l’océan,
syncrétisme marqué, ouvert aux influences chinoises et surtout indiennes. C’est l’Islam que
nous connaissons, celui des villes, avec une économie fondée sur la monnaie, des bâtiments
assez imposants pour susciter plus tard, comme la mosquée de Kilwa, l’admiration des
Portugais, une vie intellectuelle active, à Mogadiscio surtout, des échanges, enfin, dont
l’intensité est confirmée par l’essor du swâhilî, le « langage des côtes », mélange d’arabe, de
persan et de bantou.
Dans ces villes, l’Islam et les formes temporelles de sa civilisation sont l’affaire de la minorité
marchande, arabe, persane ou hindoue. L’élément noir, plus ou moins tenu en lisière,
reconquiert au contraire toute son importance sur l’autre versant, celui de l’intérieur. Même si
on peut poser, avec toute la prudence qu’exige une histoire très mal connue, le problème des
influences de la civilisation des comptoirs sur certaines formes des sociétés bantoues (celles,
notamment, du royaume du Monomotapa, aussi mystérieux que célèbre), il reste qu’au fur et à
mesure qu’on progresse dans les terres, prédominent les civilisations traditionnelles, l’animisme
et l’économie de troc. Au total, dans cette Afrique orientale, l’Islam, imposé par la voie du
commerce, demeure un phénomène, au reste puissant, des rivages.

Vers un Islam malais et indonésien


On se doute bien que l’arrivée de l’Islam dans l’Asie du Sud-Est est aussi
ancienne que celle des commerçants musulmans. Pourtant, il ne s’agissait
encore, sans doute, que d’infimes points dispersés sur la carte, l’ensemble de
l’archipel restant le fief des influences indiennes traditionnelles, superposées
à de vieilles cultures locales toujours vivaces.
Pour l’Islam, tout change avec le rythme soutenu des échanges à l’époque
mamlûke et les nouvelles pulsations de l’émigration indienne, sensibles
surtout à partir du XIVe siècle, toutes influences dont témoigne, sur les tombes
de l’époque, la présence de l’arabe à côté d’idiomes indiens et malais. De là
naissent, sur la façade orientale de Sumatra et les côtes malaises, des colonies
puissantes, ébauches des premiers États musulmans, tel ce sultanat d’Atjèh,
au nord de la grande île, avec son port de Samudra (plus tard Pasai), actif
foyer musulman et poste de contrôle des débouchés septentrionaux des
détroits.
L’Occident : Afrique et Méditerranée
Politiquement isolé, en butte à une pression chrétienne accrue, l’Occident
musulman n’est plus guère, en Espagne, qu’une tête de pont, et l’Islam, ici
comme plus à l’est, se voit cloue aux rivages méridionaux de la
Méditerranée. Et pourtant, adossé à une Afrique où son message gagne de
plus en plus d’adeptes, cet Islam fera la preuve, par la vigueur de son
commerce, le rayonnement de ses arts et la profondeur de ses racines
spirituelles, que ces territoires où on le contraint désormais sont pour toujours
les siens et qu’on ne saurait les lui contester.

Une Espagne presque perdue, une Afrique


du Nord à naître
Ne considérons, en ces XIIIe-XIVe siècles, que les grands contours de la carte
politique. Sur les ruines de l’Empire almohade se sont constitués quatre États.
À l’est, celui des Hafçides, avec Tunis pour capitale ; au centre, le royaume
berbère des Abd al-Wâdides, autour de Tlemcen ; à l’ouest, les Mérinides de
Fès, autres Berbères ; de l’autre côté de la mer, enfin, la principauté naçride
de Grenade, dernier bastion de l’Espagne musulmane.

Ce schéma presque idéal recouvre une histoire politique et militaire extrêmement agitée. Les
Naçrides pratiquent un nécessaire et dangereux jeu de bascule entre les Chrétiens et les
Mérinides, ces derniers tenants, avec ou sans l’accord des Naçrides, de la tradition de guerre
sainte (jihâd) contre les Infidèles d’au-delà des détroits. Peine perdue : l’État de Grenade,
déchiré par les luttes des clans, dont celui des Abencérages, se rétrécit régulièrement, et déjà se
profile, pour plus tard, le dernier acte de cette pièce : Grenade prise en 897/1492, à l’époque des
rois « catholiques », Ferdinand et Isabelle, le rideau tombera sur l’histoire politique de
l’Espagne musulmane.
Face à cet Islam ibérique en voie de disparition, deux nations prennent forme, aux deux
extrémités de l’Afrique du Nord, de part et d’autre de la région mouvante et incertaine du
centre, de cet État Abd al-wâdide contesté pu l’est et par l’ouest. À la Tunisie, plus arabisée,
largement ouverte, par la mer, aux échanges directs avec le monde chrétien, s’oppose, en un
sens, le Maroc à dominante berbère, que l’écran du royaume de Grenade dérobe davantage à ce
genre de contacts.

Une histoire commune


Les péripéties des luttes politiques entre les quatre États de l’Occident
musulman ne sont, par bien des côtés, que la rançon d’une même position
fructueuse à un carrefour essentiel – et traditionnel – des voies de commerce.
Entre le monde chrétien, maître des initiatives sur mer, et l’Afrique Noire
pourvoyeuse de l’or, toutes les puissances du temps visent, directement ou
par le relais des vassalités, les débouchés septentrionaux du Sahara, Sijilmâsa
et Biskra par exemple, ou les ports de la Méditerranée : témoins Ceuta,
disputée entre Nacrides et Mérinides ; Oran, entre Mérinides et Abd al-
Wâdides ; Bougie, entre Abd al-Wâdides et Hafçides.
Déjà aussi, tous ces États se préparent à accuser une phase plus aiguë de la
poussée chrétienne. La croisade de saint Louis en 668/1270 ou l’occupation
de l’île de Djerba par les Siciliens en 683/1284 ne sont que les formes et les
dates les plus spectaculaires d’une pression européenne que les raids contre
les villes des côtes ou les clauses des traités de commerce installent
désormais, d’année en année, dans l’histoire de l’Afrique du Nord.

Du reste ce phénomène fut-il plus lent à se dessiner vers l’ouest, dans la mesure où l’Islam put
s’en protéger par le maintien de sa tête de pont espagnole. Il est symptomatique, de ce point de
vue, que l’expansionnisme chrétien se marque ici, à l’époque qui nous occupe, non pas tant sur
les rivages méditerranéens du Maroc et de l’Algérie occidentale, qui font face au royaume de
Grenade, que du côté découvert par les progrès de la Reconquista, c’est-à-dire dans l’océan
Atlantique : le raid castillan contre Salé en 658/1260, là chute de Cadix en 660/1262, la défaite
navale marocaine du détroit de Gibraltar en 690/1291 et l’établissement de relations maritimes
régulières entre l’Europe méditerranéenne et les pays de l’Atlan-r tique et de la mer du Nord,
tous ces faits s’inscrivent décidément dans un même contexte.

Il n’importe : ici comme sur les côtes méditerranéennes du Maroc et de


l’Ouest algérien, les progrès décisifs, portugais en l’occurrence, et la grande
aventure du contournement de l’Afrique ne prendront place qu’au XVe siècle,
coïncidant avec la phase finale de la Reconquista. Pour l’heure, s’agissant de
cet Extrême-Occident de l’Islam, la pression chrétienne y est plus sporadique,
hors de proportion, en tout cas, avec sa voisine des rivages de l’Algérie
orientale et de la Tunisie qui la reçoivent, venant du large, de plein fouet.
Quant aux Génois, qui explorent, aux XIIIe et XIVe siècles, les parages africains
de l’océan, à la recherche de « l’Eldorado mystérieux du Sénégal », ils restent
commerçants et pacifiques.
Partout, néanmoins, la vocation maritime de l’Islam a changé, et avec elle
la distribution des rôles sur ce théâtre qui s’appelle Méditerranée. De maîtres
de la mer comme ils l’étaient jadis, et plus précisément de cette Méditerranée
occidentale, maîtres enviés, contestés par la piraterie d’une Chrétienté
renaissante, les Musulmans dépossédés sont devenus à leur tour corsaires :
bientôt, comme on dira, les « barbaresques ».

Échanges et brassages
Guerrières ou non, d’intenses circulations de marchandises, d’hommes et
d’idées animent l’Occident de l’Islam. Au centre de la toile, les Tunisiens et,
surtout, les Musulmans d’Espagne, ceux de Grenade et les autres,
qu’englobent les territoires gagnés par la Reconquista, tous agents de
transmission, vers la Chrétienté, des produits venus du Maghrib et du Sahara,
mais, plus encore, des techniques de culture et d’élevage (du mouton
notamment), des sciences et des arts de l’Islam : influence qui survivra
longtemps à la disparition de l’Espagne musulmane comme réalité politique.
Dans l’autre sens, il y a l’exode, en un sens traditionnel mais renforcé alors
par les événements, de tous ceux que les incertitudes, internes ou extérieures,
de l’Islam espagnol jettent hors de leur patrie, vers le Maghrib et l’Orient,
lointain prélude à l’expulsion des « Morisques » sous Philippe III en 1609.
Dès le XIIIe siècle s’amorce une véritable diaspora : l’Espagne exporte ses
cerveaux ou plutôt s’en vide, tels Ibn Arabî et Ibn al-Baytâr qui s’en vont
illustrer, comme on l’a vu, l’Égypte des Ayyûbides, et tant d’autres après
eux, à l’époque mamlûke, qui poussent jusqu’en Orient ou s’arrêtent en
chemin, chez les Hafçides par exemple : c’est à Tunis que naîtra, d’une de ces
familles émigrées, le très grand historien Ibn Khaldûn.
Partout, ainsi, dans l’Espagne chrétienne comme sur les territoires
musulmans, les nécessités du commerce ou les aléas de la politique opèrent
des brassages continus. D’où naîtra cette civilisation plus spécialement
désignée, parmi toutes celles qui unirent le Maghrib et l’Espagne à l’ombre
de l’Islam, sous l’appellation d’hispano-mauresque, l’une des plus riches
d’une longue histoire et qui survivra même à la disparition de ses supports
politiques : sans doute se figera-t-elle vite au Maghrib, qui se contentera de la
répéter sans fin, jusqu’à nos jours, mais en Espagne, et plus précisément dans
cette Séville reconquise dont les rois de Castille, au XIVe siècle, font leur
résidence de prédilection, les artistes musulmans (ceux de l’Alcazar et les
autres) sont décidément en pleine possession de leurs moyens.
Même si un Ibn Khaldûn eût suffi à la gloire de celle civilisation, c’est bien
par l’art, finalement, qu’elle a jeté son éclat le plus vif. À Tlemcen, à Chella,
à Fès, dans les mosquées, les tombeaux et ces madrasa-s dont, un peu
partout, le sunnisme, et surtout le sunnisme mâlikite, suscite l’éclosion, on
retrouve, sous les variantes locales, le même et large usage de la marqueterie
de bois et de faïence, la profusion du décor géométrique, le dialogue entre
l’ampleur des espaces externes et le secret des pièces et des cours.

C’est pourtant au royaume de Grenade, phare de cet art hispano-mauresque, qu’il faut aller
chercher ses expressions les plus achevées : à Malaga par exemple, mais surtout, bien sûr, à
Grenade même, au Generalife et à l’Alhambra. Cet art fait du jardin l’élément premier de la
composition architecturale, celui autour duquel viennent s’ordonner les bâtiments.
Plus encore, art de la variété, presque à tout prix et cependant d’un goût très sûr. Art des
contrastes systématiques dont il joue à l’infini : entre les masses des toitures ou des murs et les
percées des arcades, des fenêtres, des colonnades ; entre les surfaces lisses et les reliefs
exubérants, aux plafonds notamment ; entre les pans monochromes des murs ou de la végétation
et la luxuriance de la céramique ou du décor peint ; entre l’ombre et la lumière, entre le soleil et
l’eau, entre le jardin clos et le paysage de Grenade, toujours saisissable depuis les salles hautes,
les miradors ou les arcades des murs ajourés.

Art fébrile, art gracile, art fragile : quand, dans l’enceinte même de
l’Alhambra, Charles Quint fera bâtir son propre palais, monumental et de
pierre, on mesurera mieux l’incroyable légèreté de l’Alhambra musulmane
aux constructions de brique et le miracle de sa conservation.
Précieux comme la civilisation raffinée et décadente qu’il incarne, tel
apparaît cet art hispano-mauresque. S’il rayonne, au-delà des frontières
naçrides, vers l’Espagne « catholique », c’est malgré lui. Enfermé, à l’image
des murailles de ses villes, dans une position défensive vis-à-vis d’une
Chrétienté dont il ne reçoit plus rien ou presque, il vit sur le souvenir d’un
héritage auquel il donne, à Grenade et même au Maghrib, ses formes
dernières.

La jeunesse, l’élan sont ailleurs : dans cette Espagne victorieuse et surtout, de l’autre côté de la
mer, dans les masses. Ici, en Afrique du Nord, l’Islam réagira, et en profondeur, à l’impact
chrétien. Ancré dans les consciences populaires, appuyé sur l’institution de la zâwiya (tout à la
fois couvent, mausolée, collège et hôtellerie), il résistera tout au long du XVe siècle avant de
s’inscrire, au Maroc tout au moins, dans les nouvelles formes politiques que sécrétera cet état de
choses. Une fois encore, on ne saurait s’y tromper : quand l’Islam, sous le choc, se cherche et
veut se définir à ses sources vives, c’est à lui-même, en tant que religion, qu’il revient.

L’Afrique Noire : un nouvel Islam, sur sa lancée


Sauf le Mali, on connaît mal encore l’histoire de l’Islam africain (carte 18)
pendant les années 1250-1400 ; et néanmoins, il est visible, au peu que l’on
sait, que cet Islam progresse.

Carte 18. L’Islam soudanais jusqu’au XVe siècle.


Des missionnaires, venus du Mali vers 1349-1385, apportent l’écriture et la religion des Arabes
en pays haoussa, à Kano, un des futurs centres de l’Islam en Nigeria. Plus à l’est, le royaume de
Kanem-Bornou, épuisé par les luttes contre ses voisins, entre, à partir du deuxième quart du
XIIIe siècle et jusqu’à l’aube du XIVe, dans un relatif assoupissement, mais il entretient des
relations avec les sultans mamlûks du Caire, Tout à fait à l’ouest, enfin, le Sénégal n’apparaît
encore que superficiellement touché : plus, en tout cas, chez les Toucouleurs que chez les
Wolofs, dont la conversion en masse n’interviendra que bien après.
C’est l’histoire du Mali qui, de très loin, domine la période. Ce nom-là sera célèbre jusqu’en
Occident, où Rabelais, plus tard, lui fera un sort, mais les pays arabes le connaîtront
évidemment beaucoup mieux : les Mérinides reçoivent, avec une ambassade, le présent, qui
semble traditionnel, de la girafe ; Ibn Battûta visite le Mali en 753-754/1352-1353 ; Ibn
Khaldûn et Ibn Fadl Allah al-Umari, enfin, consignent sur lui des renseignements fort précieux.
On vient d’évoquer les missionnaires en pays haoussa. Mais l’expansion du Mali connaît
d’autres formes : depuis ses bases de haut Niger, vers Bamako, il étend son pouvoir très loin à
l’est dans le désert et, à l’ouest, jusqu’à l’Atlantique, le Ghâna lui étant soumis. En 724-
725/1324-1325, les Songhays de Gao passent sous sa suzeraineté, jusque 1337, date à laquelle
dynastie, celle des Sonni, libère le pays et prépare les voies au rayonnement songhay du
XVe siècle.
Résumons : l’Islam reste encore un phénomène de chefs, que symbolise le
célèbre pèlerinage du roi du Mali, Kankou-Mûsâ (1312-1337), mâlikite,
parlant l’arabe, et fastueux comme pas un : selon Umarî, l’or qu’il apporta
avec lui fit baisser les cours du métal plusieurs années durant sur la place
du Caire. Plus généralement, l’Islam, en tant que phénomène politique, ne
compromet pas, mais renforce les structures de la société traditionnelle et
notamment, au Mali, le prestige de ce chef de clan que reste le roi. De même,
mordant peu sur le peuple, il n’entame pas les bastions traditionnels de la
magie et de l’animisme.
Son avenir, son expansion seront finalement, au niveau de couches plus
larges, le fait du commerce, de ce commerce dont les impératifs se lisent en
filigrane derrière les luttes politiques : celles, par exemple, du Kanem-
Bornou, plaque tournante des relations avec le Nil ; celles, aussi, du royaume
songhay, maître des débouchés du désert et des mines de sel du Sahara
central.
De ce commerce dépend l’essor des villes : Djenné (fig. 47), mais surtout
Mali, Tombouctou et Gao, que viennent peupler les marchands ou les
missionnaires du Maghrib et d’Égypte, agents de diffusion des plantes
vivrières, des céréales et des espèces animales (chevaux arabes et oiseaux de
basse-cour), mais, tout autant, de formes nouvelles de culture : religion
musulmane, langue et poésie arabes, techniques architecturales enfin. La
mosquée de Gao, avec sa terrasse crénelée et son minaret pyramidal,
démarquant à l’évidence des modèles venus du Nord et notamment du Sahara
algérien, est la première d’une longue tradition qui en donnera bien d’autres à
un Islam d’Afrique désormais mûr pour de plus grandes expansions.

Fig. 47. Vieille maison à Djenné (Mali).


CHAPITRE 3

Les temps ottomans

Nous voici parvenus à une époque essentielle de l’Islam : l’apogée du


monde turc. Les Seljûqides l’ont préparé et les Mongols, en fin de compte,
ont travaillé pour lui. Désormais, l’Islam turc et sunnite trouve, et pour
six siècles, dans un nouvel Empire infiniment plus cohérent et plus stable,
son rassembleur. Du coup s’affirment des vocations nouvelles, pour l’Islam
sans doute, mais tout autant pour le peuple turc. Loin de l’Asie centrale qui le
vit naître, il franchit les détroits vers l’ouest, devient puissance maritime, et
l’une des pièces essentielles de l’échiquier européen.
C’est à travers l’Europe, justement, que l’histoire trop longtemps l’aura
jugé, le plus souvent fort mal. Mais entre le fléau de Dieu et « l’homme
malade », il y a place pour une vérité historique plus nuancée : celle que les
savants dégagent de centaines de milliers de pièces d’archives patiemment
accumulées par la Porte. Au-delà des terreurs que le jeune Empire inspira à
une Europe divisée, au-delà des rancœurs que nourrit encore, dans les
populations ou les communautés anciennement soumises, le souvenir des
convulsions de l’Empire décadent, ce que la recherche voit peu à peu sortir de
l’ombre, c’est une histoire charriant le meilleur et le pire, tantôt cramponnée à
d’incroyables archaïsmes, tantôt ouverte aux innovations, et même en avance
sur son siècle : en tout cas, l’impressionnante construction d’un État.

Cadres et moyens du nouvel


expansionnisme sunnite
Un État, disions-nous : l’ampleur de la conquête ne peut se comprendre en
effet que si l’on imagine, après elle, une administration qui l’asseoit. Le
succès de l’Empire ottoman n’est pas que celui de ses armes : il est, aussi,
celui d’une politique des nationalités.

Phases de l’essor ottoman


On a déjà évoqué l’aurore de la puissance ottomane, née d’une principauté
(beylik) d’Asie Mineure. Suivons-la maintenant, à grands pas comme le veut
sa marche prodigieuse.

L’Asie Mineure, berceau des Ottomans


Les Ottomans (ou Osmanlis), issus d’une tribu des Ghuzz, tirent leur nom
d’un de leurs premiers chefs, Othmân (Osmân), mort dans le premier quart du
XIVe siècle. Sous ses descendants, hommes de grand talent et politiques
avisés, Orkhân (mort en 1359), Murâd I (1359-1389) et Bâyazîd I (1389-
1402), l’État ottoman va connaître sa première poussée.

La fortune – et leur talent – leur donnent les rives de la mer de Marmara, autour de Brousse, leur
capitale. Mais leur coup de génie fut de saisir les avantages de cette situation : à quelques
encablures, l’Europe, c’est-à-dire un nouveau terrain d’action offert aux ghâzî-s. Pour en
conquérir les villes, les Ottomans surent faire feu de tout bois : rivalités entre clans de ce qui
restait de Byzance ou entre Byzance et ses voisina, alliances et ruptures d’alliances, et même
tremblements de terre, tout leur fut bon pour surgir et assujettir. Ponctuée parles grandes
batailles de Kossovo (1389) et de Nicopolis (1396), la mainmise sur ta Serbie, la Bosnie, la
Bulgarie et une partie de la Grèce est chose faite dès la fin du XIVe siècle. En 1362, Andrinople
conquise est devenue Édirne, nouveau pilier de l’Islam au-delà des détroits.
Autre habileté : si les Turcs s’emparent de l’Europe, les Européens enrôlés (ou fournis par une
Byzance aux abois) aident à soumettre l’Asie Mineure. Décidément matois et jouant sur les
deux tableaux, les Ottomans conquièrent les deux continents l’un par l’autre. Guerres, alliances
et mariages leur assurent, en cette même fin du XIVe siècle, la quasi-totalité de l’Anatolie.

Déjà se dessinent les raisons profondes du succès ottoman. Derrière les


avantages de la situation naturelle, la personnalité des chefs ou l’ardeur
guerrière, ce qu’il faut voir, c’est le caractère méthodique de la conquête,
l’administration mise immédiatement en place, le soin apporté à
l’organisation de l’armée ou des métiers, l’interférence des armatures
politiques, religieuses et militaires soudant l’État en un corps cohérent, le sort
réservé aux populations soumises : partout, donc, un indéniable réalisme, que
confirme la prudence des Ottomans face à Byzance, devant laquelle, pour des
raisons de pure stratégie ou de conjoncture internationale, ils préfèrent,
visiblement, attendre leur heure.
La bataille d’Ankara (804/1402), perdue devant Tamerlan, enlève à l’État
son chef, Bâyazîd I, emmené en captivité, cependant que les tribus
turcomanes d’Anatolie recouvrent leur turbulente indépendance. Mais
l’Europe turque – lassitude ou satisfaction de son sort ? – ne bougea pas, et
les Ottomans purent, la crise passée, retisser patiemment les fils de la trame.

La crise du XVe siècle et ses conséquences


Mehmed I, troisième fils de Bâyazîd, s’occupe d’abord à résoudre la crise
dynastique, dans le style expéditif que pratiquait son propre père. Par le sort
des armes ou l’assassinat, il se débarrasse de ses frères. Puis il trace, à son fils
Murâd II qui la poursuivra (1421-1451), les voies de la nouvelle politique
ottomane.

Cette nouveauté, à vrai dire, touche peu le but poursuivi, qui reste la mainmise sur les deux
continents. Dès le départ de Tamerlan, on conteste sa politique de « balkanisation » de
l’Anatolie et de résurrection des principautés turkmènes traditionnelles. Vingt-cinq ans après
Ankara, la moitié occidentale de l’Asie Mineure est redevenue ottomane. En Europe, la croisade
emmenée par les Hongrois est stoppée près de Varna (1444) : les Turcs consolident leurs
possessions existantes, les complètent par celle du Péloponnèse, interviennent en Albanie et
sous les murs de Belgrade.

Nouveaux, en revanche, les moyens et l’esprit de cette politique : les


échecs antérieurs ont été médités. Il faut, d’abord, donner des gages aux
Turcs et à « l’esprit ghâzî » : on recueille et on exalte le passé du peuple
ghuzz, et l’on érige la conquête en principe d’État. Mais il y a conquête et
conquête : de bons Musulmans ne sauraient assujettir leurs frères, en l’espèce
ceux d’Anatolie, ni les regarder, comme l’avait fait Bâyazîd, du même œil
que l’Infidèle. Menée avec beaucoup plus de doigté, la seconde soumission
de l’Anatolie sera définitive : les Ottomans la rassemblent maintenant dans
une grande aventure qui est devenue celle du peuple turc et non plus
seulement d’une de ses familles.
Par là, on prévient, du côté turc, les reproches d’européanisation, de
préférence occidentale, auxquels la politique des premiers sultans avait pu
prêter le flanc. Mais les Ottomans étaient trop fins politiques pour ne pas voir
que, sans les chrétiens d’Europe, leur État ne pouvait vivre, et qu’il fallait
donc les y associer. D’où l’institution, éternelle source de polémiques, du
devchirmè, la levée des enfants chrétiens dans les provinces. Barbarie, dont
les échos retentissent encore sur les ponts de la Drina ? Épreuve impitoyable,
certes, puisqu’elle volait des enfants pour les enrôler et les convertir de force,
dans une pure tradition d’« esprit ghâzî ». N’oublions pas, pourtant, que
l’esclavage entrait dans le climat général de l’époque, pays slaves compris, et
que ces enfants, éduqués pour servir à la cour ou dans l’armée, se hissaient à
des postes enviables, parfois exceptionnels, dont l’éclat et les avantages
rejaillissaient sur leurs familles, avec lesquelles ils pouvaient rester en
relations.
En tout cas, succès politique incontestable pour les Ottomans, et qui
confirme une tendance essentielle et générale, accentue un virage par lequel
l’État, alors, change de signe. De quelque origine qu’elle relève, la nouvelle
administration échappe de plus en plus à la vieille aristocratie anatolienne.
Pris au peuple, les fonctionnaires deviennent propriété personnelle du sultan :
au propre et sans intermédiaire, ses esclaves. Innovation, paradoxe mal
éclairci : comment une politique définie comme musulmane a-t-elle pu vivre
sur le concept systématisé de musulmans esclaves ? Les faits sont là,
témoignant une fois de plus du réalisme des Ottomans à leurs débuts. L’État
est devenu la chose du sultan, et en même temps celle de tous ses sujets,
directement liés à sa personne. Les cadres sont en place, qui vont permettre à
cet État de se muer en Empire.

L’Empire : visées européennes et Méditerranée


mal soumise
Mehmed II (1451-1481), Bâyazîd II (1481-1512), Selîm Ier (1512-1520) et
Sulaymân Ier, Soliman, le Magnifique pour les Européens, le Législateur pour
les Turcs (1520-1566) : avec eux, en un siècle, l’Empire devient la plus
grande puissance de l’Asie, le rival des plus grandes puissances chrétiennes
(carte 19 pp. 234-235).
Finalement, c’est autour de la Méditerranée que s’opère la poussée
ottomane. Rien ou presque, en tout cas, qui puisse traduire une quelconque
nostalgie de l’Asie centrale des origines. Sur ce front, après la disparition des
différentes principautés turkmènes de l’Anatolie centrale et orientale –
notamment, dans les régions comprises entre la Haute-Mésopotamie et
l’Adherbayjân, celles du Mouton Blanc et du Mouton Noir –, les Ottomans se
contentent de fixer au-delà des écrans montagneux de l’Est la nouvelle Perse
des Séfévides, écrasée à la bataille de Tchâldirân (1514). Complément à cette
politique de containment : la mainmise sur la Mésopotamie (prise de Bagdad
en 1534).

Au nord de la Méditerranée, ruée vers l’Europe des plaines, du blé et des chevaux. 1453 : chute
de Constantinople, promue nouvelle capitale de l’Empire, sous son nouveau nom d’Istanbul.
1467 : fin de la résistance albanaise, avec la mort de son héros, Skander-beg (Georges
Castriota). 1475 : protectorat sur le khânat des Tatars de Crimée. 1521 : prise de Belgrade.
1526 : bataille de Mohacs et occupation, pour un siècle et demi, de la Hongrie. 1529 : siège de
Vienne. N’oublions pas de compléter cette revue des succès ottomans par les interventions
diplomatiques qui les permirent ou les consolidèrent : au premier rang, l’alliance avec François
Ier contre Charles Quint.

En direction du sud, la victoire de Marj Dâbiq (1516), sur les Mamlûks,


ouvre les portes de la Syrie. Un an après, Selîm fait son entrée au Caire.
Pendant le demi-siècle qui suit, la poussée turque vers l’Afrique du Nord
trouve des auxiliaires remarquables dans les corsaires, tel le célèbre Khayr
ad-Dîn « Barberousse » installé sur les côtes d’Algérie. De tout le Maghrib
ainsi rentré dans une mouvance orientale, le Maroc seul est exclu.
Enfin, les îles. Lesbos arrachée aux Génois en 1462, l’Eubée aux Vénitiens
en 1470, Rhodes aux Chevaliers de Saint-Jean en 1522 : l’Égée est devenue
un lac ottoman. Difficile mais brillante, l’expansion se poursuivra surtout aux
dépens de Venise, qui perdra Chypre en 1570-1571, la Crète à partir de 1645.
Et partout, la marine turque ou barbaresque multiplie les raids : Otrante est
prise, pour un an, en 1480, Nice razziée en 1543.

Heurs et malheurs d’une marine


À cette politique, il fallait évidemment un support. Les Ottomans le voulurent
avec une ténacité infatigable : jusqu’à la fin du XIXe siècle, leur histoire
navale, en dents de scie, fait suivre chaque fois les désastres de renaissances
patientes ou spectaculaires, servies par la politique délibérée des sultans, par
les traditions de vieilles populations maritimes, enfin par des ressources
forestières non négligeables, en tout cas les plus vastes – grâce aux
possessions d’Europe – qu’un Islam maritime ait jamais connues.

Fig. 48. Fanal de galère turque.


Il y avait, malheureusement pour lui, trop de monde en Méditerranée, et qui entendait bien y
rester maître : Lépante, triomphe de la Chrétienté militante de la Renaissance (1571), ou,
beaucoup plus tard, Navarin, devant les flottes anglaises, françaises et russes (1827), ne sont que
quelques-uns des innombrables revers ottomans sur les eaux. Expliquent-ils, à eux seuls, que
l’Empire n’ait jamais pu s’assurer une hégémonie maritime, même aux temps où Khayr ad-Din,
promu amiral (kapoudan-pacha) des flottes turques, les emmenait à la victoire contre le Génois
Andrea Doria ?
Pour expliquer les déboires, sans doute évoquera-t-on, selon les époques, l’impéritie des cadres,
le manque de combativité des équipages recrutés de force, les retards mis à poursuivre, tant bien
que mal, les modernisations indispensables. Mais il est des raisons plus profondes : galères à
rames ou galions à voiles, la marine ottomane (fig. 48) fut avant tout un instrument de combat,
rarement de commerce.

Solution de facilité, ou résignation, dès les débuts, devant les trop


nombreuses flottes de Venise, de Gênes ou de Florence, pour ne parler que de
celles-là ? L’Empire, en tout cas, commerce le plus souvent par la personne
interposée de l’étranger ; même dans ce réduit vital que constituent la mer
Noire, l’Égée et les eaux égyptiennes, il n’équipe qu’une flotte marchande
tout compte fait assez modeste et pour laquelle il doit s’en remettre aux soins
de ses sujets grecs. De tous les maux dont il souffrit, le plus opiniâtre, le plus
grave à terme fut, peut-être, en Méditerranée aussi bien que dans l’océan
Indien, « l’asphyxie maritime ».

De l’armée des ghâzîs à l’armée des Janissaires


Pièce essentielle du pouvoir des Ottomans et objet de tous leurs soins,
l’armée prend son visage définitif au XIVe siècle. Elle rassemble des traditions
antérieures : le système de là solde intéresse les troupes relevant de l’autorité
centrale : Janissaires et corps spécialisés. Mais dans les provinces, les
hommes – cavaliers en l’espèce – sont fournis par les sipahis,
concessionnaires d une régie d’impôts qui combine, sous le nom de tîmâr, les
souvenirs byzantins et ceux de l’iqtâ’. Enfin, il y a les irréguliers, qui
fournissent un appoint non négligeable, au moins jusqu’au XIVe siècle.

Fig. 49. Un Janissaire, d’après Gentile Bellini.


L’institution est solidement encadrée par la religion et la morale : témoins les Janissaires,
affiliés à l’ordre derviche des Bektachis, témoin, aussi, le haut rang des deux « cadis de
l’armée », qui siègent au Conseil du prince. Ainsi tenue en main, la troupe est dans l’ensemble
vaillante et endurante. Le modèle, bien sûr, est donné par le corps d’élite des Janissaires (fig. 49
et 50), régulièrement approvisionné par le système du devchirmè : recrutés, éduqués dans
l’Islam et les mœurs turques, puis encasernés, les enfants chrétiens deviennent les meilleurs
soldats de l’Empire, attachés à la personne du sultan. Us sont un peu la Gaule de cette Grande
Armée, mais une Garde composée uniquement de fantassins ; surtout, une Garde nourrie de zèle
religieux et pétrie d’amitiés viriles : car les Janissaires ne peuvent se marier.
Armée nombreuse. Bans doute, si on en juge à quelques chiffres-repères pour ce XIVe siècle :
20 000 irréguliers, 35 000 bénéficiaires de tîmâr-s (ou, selon d’autres estimations, 60 000 dans
la seule Europe, pour 80 000 chevaux à fournir) et, sous Soliman, 20000Janissaires. En tout cas,
armée techniquement en avance sur son siècle : ses fonderies de canons (topkhânè) sont
célèbres et lui assurent alors une position exceptionnelle face aux armées d’Asie et même à
celles de la Chrétienté (fig. 51). Une organisation remarquable préside par ailleurs, pour ne
parler que de ces secteurs-là, au génie, au train des équipages et à l’intendance. C’est peut-être
la qualité de cette dernière, jointe à l’extraordinaire frugalité du soldat, qui explique et permet le
nombre élevé des effectifs : l’Europe ne connaîtra qu’au XVIIe siècle, avec Wallenstein, des
armées d’une centaine de milliers d’hommes.

« Étranges modernités », qui ont relégué dans le souvenir la première


armée turbulente des ghâzîs, dont seuls, peut-être, les sipahis des provinces
continuent la tradition. L’armée nouvelle est bien, d’abord, une
administration aux rouages bien huilés, comme toutes ses pareilles
ottomanes. En ce XIVe siècle, sa valeur tient moins, en définitive, aux
tactiques adoptées, où se poursuivent encore certains usages immémoriaux du
monde turco-mongol, qu’à la préparation minutieuse de la vie quotidienne ou
guerrière de ce grand corps. Contentons-nous d’évoquer, un peu au hasard et
sans parler de l’apparat dont témoignent ces somptueux uniformes de
Janissaires qu’on peut voir au musée de Belgrade, les raffinements de la
mobilisation et les règlements de marche ou de stationnement : de tout le
spectacle que lui offrira la machine de guerre turque, l’Occident retiendra
surtout l’impressionnant silence des campements d’une armée sobre.
Fig. 50. Uniforme de Janissaire.

L’ordre règne en pays conquis


Malgré son efficacité, l’armée n’eût pas suffi, après la conquête, à maintenir
les pays dans l’orbe du nouveau pouvoir. Leur soumission à long terme fut en
raison directe de l’attitude des vainqueurs en matière administrative.
On peut dire que celle-ci obéit finalement aux seuls impératifs de l’ordre et
de l’impôt. Que tous deux soient assurés, et les Turcs touchent le moins
possible aux structures politiques et confessionnelles préexistantes. Ainsi des
chrétiens purent-ils se faire une place dans les bureaux ottomans et d’autres
être admis au bénéfice d’un timâr, la seule obligation mise à celui-ci étant
l’allégeance à l’État, et non la religion musulmane. Enfin, l’armature
classique de la gestion provinciale ottomane admit, en Europe notamment,
des exceptions nombreuses, laissant les princes locaux, dans la condition de
vassaux et de tributaires, régir leurs États à leur guise.
Des exactions ? Il y en eut sans doute, surtout lors de la conquête, mais, le
choc passé, les populations se retrouvèrent face à un pouvoir infiniment
mieux géré que ne l’avaient été Byzance décadente ou les États latins.
Semblablement, les transferts de populations, pratiqués surtout lors des toutes
premières conquêtes en Europe, ne bouleversèrent que très rarement le
peuplement des régions soumises. Jamais, en tout cas, l’on ne vit alors de
persécutions systématiques. Tout au contraire, l’Empire, Istanbul en tête,
offrit un refuge aux Juifs de l’Europe des pogroms : suivant ceux de Bohême,
d’Autriche et de Pologne, arrivent, après 1492, les réprouvés de la très
catholique Espagne.

Fig. 51. Canonnier turc monté.


À ces immigrants, l’Empire reconnaît tacitement le statut de « nation » (millet), c’est-à-dire de
communauté organisée et protégée, placée sous la juridiction de ses autorités propres. Tous les
Juifs de l’Empire relèvent ainsi du Hâkhàm Bachi (Grand Rabbin), installé à Istanbul et
personnage officiel de l’État. Plus officielles encore, parce que reconnues explicitement comme
telles, la millet orthodoxe, régie par le patriarche grec de Constantinople, et la millet
arménienne, non moins largement dessinée : son Patriarche également autorité sur les
catholiques, les nestoriens, les jacobites et, de façon générale, sur tous les groupes chrétiens non
orthodoxes : dans la pratique, toutefois, les situations locale permirent aux communautés non
officialisées – encore ne fut-ce pas toujours le cas – de préserver leur originalité et leurs
hiérarchies confessionnelles.
Les faits sont là : l’ordre règne, favorisant un peu partout le commerce. Les Grecs progressent –
beaucoup plus que les Slaves – au sein de la communauté orthodoxe et s’assurent do solides
positions dans l’armature même de l’Empire, tout comme les Arméniens et les juifs dans les
affaires, ou les Coptes dans la vie économique et administrative de l’Égypte. Nulle part ou
presque, le devehirmè mis à part, il n’y eut islamisation par la force. Celles qui touchèrent
certaines régions d’Europe furent, comme dans toute l’histoire de l’Islam, le résultat de
processus essentiellement sociaux, se développant en tache d’huile, des villes vers les
campagnes : souci d’appartenir à la classe dirigeante ou réaction de revanche, en Bosnie par
exemple, contre les persécutions catholiques ou la lourdeur des dîmes de l’Église orthodoxe.
Aucune épée n’aurait pu déclencher un mouvement de grande échelle comme le fut
l’Islamisation de la Bosnie à partir du XIVe siècle.

Concluons : face à l’Europe des persécutés, l’Empire ottoman, en ses


beaux jours de la première moitié du XIVe siècle, apparaît bien comme un
asile de paix religieuse. Ni les « nations », ni les entités provinciales ne seront
déracinées : à preuve la vitalité qu’elles manifesteront jusqu’à nous.

L’État et le pouvoir
Ordre à la base, ordre au sommet. Jusqu’à la mort de Soliman le Magnifique,
la construction mise sur pied par les Ottomans fait ses preuves et tient,
superbement.

Trois questions essentielles

Byzance ou l’Islam ?
Défions-nous d’abord d’une attitude qui consiste à mettre au compte de
l’héritage byzantin tout ce qui fit la fortune de l’administration ottomane.
Comme le dit justement C. Cahen à propos du point particulier du cadastre,
« pourquoi les Ottomans n’auraient-ils pas utilisé cadastre byzantin ou
cadastre slave ? Mais pourquoi aussi auraient-ils été incapables d’en établir
un là où il n’y en avait pas ? ». En réalité, s’ils cherchèrent à perturber le
moins possible les institutions de base, celles qui se situaient au niveau du
terroir et du droit privé des diverses communautés confessionnelles,
l’élaboration d’un pouvoir central cumula les emprunts aux passés musulman
et byzantin, le premier demeurant d’ailleurs largement majoritaire et
recouvrant lui-même, à côté d’héritages proprement musulmans, certains
souvenirs, plus rares, de la coutume turque.

Loi religieuse ou État laïque ?


Au reste la question posée se fond-elle à son tour dans une autre : dans quelle
mesure l’État ottoman, défini comme l’imposition de l’Islam à d’anciens
territoires « infidèles » et notamment à leur vieille et glorieuse capitale
d’Orient, s’inspire-t-il de la religion qui lui sert de devise ?

On a dit plus haut le rang des cadis de l’armée. Eux et leurs pareils, hommes des mosquées et
des madrasas, continuent à se définir comme relevant d’une Loi en tout état de cause supérieure
au prince. À partir de Soliman se confirme un mouvement qui tend à placer, à la tête de tous les
juristes, théologiens et juges de l’Empire, le Grand Mufti d’Istanbul, le Chaykh al-Islâm,
incarnation de la conscience religieuse communautaire et second personnage de la hiérarchie
administrative après le Grand Vizir.

Reste, pourtant, que, si le Chaykh al-Islâm doit donner la caution de la Loi


aux actes du pouvoir, leur initiative échappe aux autorités religieuses. Pas
plus que leurs prédécesseurs en Islam, les Ottomans ne purent se passer d’une
législation temporelle et laïque. Mais ils eurent, eux, l’audace de l’affirmer.
Ce que l’avis (fatwâ) du Chaykh avalisait, c’était une loi authentifiée, certes,
comme conforme à l’esprit de la Loi religieuse, mais venue d’une autre
source qu’elle, une loi, en un mot, définie comme étant de l’État : innovation
que confirme le nom, choisi pour la désigner, de qânûn-namè, où l’on
retrouve le grec kanôn.

État féodal ?
Ainsi put s’épanouir un droit ottoman, dont le syncrétisme n’empêcha pas, au
bout du compte, une puissante originalité. Certes, ici encore, l’impôt – car il
s’agit avant tout de lui – continua des traditions immémoriales : distinction
entre la dîme musulmane et la capitation due par les sujets protégés ;
hésitations entre la régie directe et le système des intermédiaires – en
l’occurrence les tîmâriotes –, pratique maintenue, pour les États vassaux,
d’un tribut versé au Trésor ; existence enfin, parallèlement à l’impôt direct,
d’innombrables taxes et douanes, le tout soigneusement enregistré et tenu à
jour par les officiers de Finance (defterdâr), à l’échelon des provinces ou
d’Istanbul.
Ce qui est nouveau, c’est le statut du sol : si l’immense majorité des terres
a pu être, dans la réalité des faits, acquise à l’État, régulièrement ou par voie
de conquête, ce fut en vertu d’une conception après tout complémentaire à
celle qui régissait les rapports du sultan et des sujets : de la même façon que
ceux-ci étaient ses esclaves, les terres étaient sa propriété et l’impôt une
« redevance privée ». Hommes et sols, l’État tout entier devenait, il faut le
redire, la chose du prince.

La pratique du tîmâr, qui aurait pu, dans le principe, favoriser l’établissement de certains
privilèges ou indépendances de fait, ne changeait rien à l’état de choses indiqué : non
héréditaire, ses dimensions étaient calculées au plus juste et ne permettaient à son titulaire que
l’entretien, au mieux, d’une poignée d’hommes, sous le contrôle, toujours très strict, de
gouverneurs relevant directement de l’État : rien, on le voit, qui justifie l’épithète de féodal
parfois appliquée au régime ottoman.

Les bureaux
La Porte, c’est, sous l’autorité du Grand Vizir, une nuée de scribes,
d’officiers et de dignitaires, une minutie d’emplois, de grades, de titulatures
et d’emblèmes : parmi les plus en vue, la queue de cheval, version nouvelle
de vieux usages asiatiques (fig. 52) ; quant au croissant, déjà connu de
l’Islam, mais dont la signification religieuse ne s’est dégagée que fort
lentement, il ne deviendra véritablement emblème officiel de l’Empire qu’au
début du XIXe siècle.
Au sommet de la hiérarchie, quelques grands commis, maîtres de la
Chancellerie, des Finances, de l’Intérieur ; quelques militaires aussi : le grand
amiral et le chef (agha) des Janissaires ; des hommes de la Loi enfin : les
deux cadis de l’armée et celui d’Istanbul. Tous ceux-là composent, avec le
Grand Vizir, le conseil du prince, le Divan, qui se réunit quatre fois la
semaine, au Palais.
Fig. 52. Emblème turc en argent doré, avec queue
de cheval, XVIIe siècle.
En province, le grand personnage est le beylerbey, gouverneur d’une vaste circonscription
dénommée eyâlet à partir des années 1600. À la Roumélie (c’est-à-dire le pays balkanique
orthodoxe) et à l’Anatolie, les deux plus anciennes, s’en ajoutèrent d’autres, au demeurant
variables : c’est ainsi que la Bosnie, plus fortement islamisée, fut détachée de la Roumélie en
988/1580 et que l’« Arabie », initialement regroupée, éclata ensuite en trois eyâlet-s : Alep,
Damas et Le Caire. Chacune de ces divisions est à son tour répartie en sand-jaq-s, qui sont les
véritables unités administratives de base : 87 dans un acte officiel daté de 926/1520.

Le sultan et son monde


Plus haut que tout, enfin, l’âme de cet Empire, le sultan, maître unique et
absolu. Méditons sur cette transformation profonde des mœurs politiques
d’un peuple : il est loin, le temps de la turbulence turcomane et des partages
de territoires. Désormais, « périssent les princes » plutôt que les provinces.
Pour ce faire, le moyen employé par les Ottomans fut assurément expéditif :
on pratiqua l’assassinat de tous les parents mâles pouvant constituer une
menace pour le pouvoir du souverain ou de son héritier présumé. On
admirera plutôt que Mehmed II, moins hypocrite au total que les empereurs
byzantins, ait eu l’audace, par un qânûnnamè, d’ériger cette pratique en une
Loi fondamentale de l’État, avec référence à un texte coranique fortement
sollicité.

Le monde du sultan, c’est le palais, le sérail (serây) ; il y vit entouré de ses pages (itchoghlan), à
deux pas du harem où logent, sous l’autorité de la redoutable Sultane-mère (la Validè-sultân), sa
famille et ses serviteurs. Monde innombrable et inaccessible, soustrait aux regards des foules,
dans les appartements et les jardins dérobés par de hauts murs, et ne s’ouvrant que pour des
cérémonies dont l’étiquette rigoureuse et le faste inouï laissent les étrangers pantois. Monde de
grandeur, d’orgueil et de luxe, que complète, au dehors, l’œuvre du grand architecte Sinân, ces
merveilleuses mosquées qu’il dresse, comme nous le verrons bientôt, un peu partout dans le ciel
ottoman.

Consécration dernière : avant même que meure au Caire le dernier


représentant de ces Abbassides que les Mamlûks avaient recueillis comme
une relique du califat, Selîm Ier reprenait à son compte le vieux titre de
commandeur des Croyants, et les Lieux Saints le reconnaissaient pour leur
protecteur. L’Islam, ou du moins ce qui constituait alors l’essentiel de ses
forces vives, était à même de se considérer une nouvelle fois comme une
communauté dirigée, rassemblée sous un chef unique auquel, à défaut
d’ascendance alide ou de consensus communautaire régulièrement exprimé,
ses succès pouvaient tenir lieu de preuve de sa légitimité spirituelle.

Vers la décadence
Les historiens n’ont pas fini de se demander pourquoi une construction aussi
imposante, une expansion d’un tel allant ont décru jusqu’à faire de l’Empire
ottoman le trop célèbre « homme malade ». Gardons-nous toutefois de
précipiter le mouvement : au XVIIe siècle encore, la Porte se payait le luxe de
bastonner les ambassadeurs d’Occident et de mettre une fois de plus le siège
devant Vienne ; et que dire de la vie intellectuelle, dont le déclin ne sera
guère sensible avant la fin du XVIIIe siècle ?
Surtout, est-ce la faute des Ottomans ? Plus nos recherches progressent, se
dégageant peu à peu des vues d’une histoire trop partiale, et plus elles tendent
à replacer l’essoufflement turc au centre d’un jeu de forces qui, pour la
plupart, lui échappent et sont de l’ordre du monde en général, non du seul
Empire ottoman. Bien sûr, on peut, pour la commodité de l’exposé, parler de
causes politiques, économiques et culturelles du déclin. Mais tout cela se tient
et tient à son tour, globalement, aux changements décisifs de l’histoire
mondiale qui interviennent à partir du XIVe siècle. L’Empire ottoman n’est pas
mort que de sa belle mort : en l’étouffant, l’Europe l’y a aidé.

Essoufflement de la machine administrative


Les admirables archives ottomanes reflètent fidèlement, jusque dans la
qualité de leur papier, la courbe de la défaillance administrative. Mais il faut
noter que, si elle fléchit durant le XVIIe siècle, elle ne s’effondre
véritablement qu’au XVIIIe, une fois bouclée l’époque, encore fort glorieuse,
de Murâd IV (1623-1640), du vizirat des Kö-prülü (à partir de 1656), du
siège de Vienne (1683) et de la conquête de la Crète, achevée en 1668.

Et d’abord, faiblesse des sultans, désormais congénitale. On a remplacé, vers la fin du


XIVe siècle, la loi du fratricide par une pratique pire, celle des « cages », entendez des kiosques
enfouis dans un coin du Palais, où les héritiers mâles du sultan décédé traînent jusqu’à leur mort
une vie recluse et pitoyable. Leurs esclaves, quand ils en ont, sont soumises aux méthodes du
birth control du temps, et l’on s’assure contre les déficiences du système par d’expéditives
techniques d’accouchement qui privent de toute descendance ces fantômes de princes. Parfois,
pourtant, les nécessités ou les hasards de la succession, ou encore une révolution de palais,
viennent les prendre pour les traîner jusqu’à un trône auquel rien ne les a préparés.
Faut-il s’étonner que le pouvoir leur échappe ? La redoutable Sultane-mère s’en charge, et aussi
le Grand Vizir : contrairement à ce que crurent beaucoup d’Européens, la Sublime Porte, c’est la
sienne, derrière laquelle se tiennent, de plus en plus à partir du XVIIe siècle, les réunions du
Divan. L’autre, la Porte Impériale, celle du Palais, n’abrite plus que les Conseils de pur apparat.

Carte 19. L’Empire turc sous le règne de Soliman.


Autre démission : le pouvoir civil, une fois de plus, le cède aux prétoriens,
Janissaires en l’occurrence. Depuis Mehmed II, ils reçoivent une prime à
l’avènement de chaque sultan : pratique dangereuse, mais le tournant décisif
se situera, pour eux, à la fin du XIVe siècle, quand on les autorisera à se marier
et, surtout, qu’on nommera dans ce corps d’élite un peu n’importe qui et
jusqu’à des baladins. À compter de cette époque, les Janissaires seront en état
de révolte endémique, faisant et défaisant sultans et vizirs, et terrorisant les
populations.
L’Empire face à ses peuples et à ses ennemis
Si vraies que soient ces images de décadence, on ne peut pourtant pas
expliquer à travers elles seules le déclin ottoman. Au moins faudrait-il élargir
le tableau, quitter Istanbul, afin d’apprécier, à longue portée, les effets de la
décadence du pouvoir. Car il est bien vrai que le bénéficiaire du tîmâr profite
un peu partout du relâchement des contrôles pour pressurer les masses
paysannes, dont le sort s’aggrave d’autant plus qu’à la détérioration du
système foncier vient s’ajouter, comme on le verra plus loin, celle de la
monnaie. Ici encore, le tournant se situe au XVIIe siècle, époque du
dépeuplement des campagnes au bénéfice – c’est façon de parler – des villes.

L’autoritarisme turc des beaux jours a pu lui aussi produire à la longue des effets corrosifs sur la
paix intérieure. Pour prendre un exemple connu, le rassemblement de toute la millet orthodoxe
sous la juridiction du patriarche de Constantinople et la place éminente que les Grecs, avec la
bénédiction de la Porte, surent se tailler dans ladite communauté aux dépens des Slaves
suscitèrent des oppositions solides, qui expliquent mieux la coloration antihellénique de certains
nationalismes dans les Balkans du XIXe siècle.
Ainsi se réveillent, par les armes ou les protestations de la culture, les vieux particularismes, que
favorise le déclin de l’autorité et que fouettent la crise foncière ou les antagonismes
confessionnels : citons les catholiques des montagnes albanaises, les Druzes du Liban, les
Arméniens travaillés par la propagande romaine, laquelle trouve aussi un terrain de choix dans
les masses serbes ou bulgares, par réaction contre le clergé grec autant que contre le maître turc.

Et les ennemis déclarés, ceux du dehors ? L’armée tient encore, c’est vrai,
devant ses rivales d’Europe, mais de plus en plus mal, et le même XVIIe siècle
accumule patiemment en sa défaveur les progrès d’une artillerie que les
Ottomans, jadis si brillants en ce domaine, sont maintenant incapables de
suivre. Et comme leur armement, leur tactique s’ankylose, offrant le courage
inutile des troupes aux coupes sombres des concentrations de feu adverses.
Pour la première fois, en 1699, à la paix de Carlovitz, l’Empire cède des
territoires, notamment la plus grande partie de la Hongrie. un siècle plus tard,
sous les coups de la Russie, il est contenu, par le traité de Kütchük-Kaynardji
(1774), aux rivages méridionaux de la mer Noire.
Simples épisodes de l’histoire militaire, avec ses retournements classiques
et ses grands noms : Jean Sobieski, le Prince Eugène, Pierre le Grand ? En
réalité, ce qu’il faut voir derrière eux, c’est un fait à l’échelle mondiale, à
savoir la fin de ce que F. Braudel appelle « le grand destin des nomades ». En
Europe précisément, la Russie, dès les dernières années du XVIIe siècle,
symbolise éminemment, de toute sa masse, ce « lent renversement du
sablier » par lequel les « civilisations », toujours gagnantes à plus ou moins
long terme, entreprennent de bouter hors de chez elles les « cultures »
nomades, si résistantes soient-elles : témoins ces Tatars de Crimée, dont on
n’aura raison que par la poudre à canon et, plus encore, par les Cosaques, qui
les battent avec leurs propres armes de la mobilité et de la surprise.
On ne peut, bien sûr, réduire l’Empire ottoman à une « culture », c’est-à-
dire à « une civilisation qui n’a pas encore atteint sa maturité, son optimum,
ni assuré sa croissance ». Mais ce n’est pas un hasard de l’histoire si
finalement la civilisation ottomane a résisté là où elle était véritablement chez
elle, là où les Turcs ont eu le temps de dépouiller totalement le vieil homme
du nomade conquérant, de s’installer et de s’exprimer massivement en tant
que peuple : pour tout dire, dans la Turquie d’aujourd’hui, Anatolie et
Thrace. Hors de là, il semble bien que leur système administratif ou militaire,
tout comme l’esprit ghâzî qui l’anima si bien, aient reposé, d’une façon ou
d’une autre, sur la victoire à perpétuité, sur la plasticité de la frontière.
Si donc on juge les Turcs sur l’ensemble de leur histoire, on dira que,
différents de tant d’autres nomades en ce qu’ils ont su, eux, discipliner la
mobilité qui est à la base de ce type de société, ils connaissent pourtant, au
bout du compte, la commune destinée de l’échec nomade partout où ce
mouvement même leur est refusé, partout où l’espace se ferme devant eux. Et
pas seulement l’espace des militaires, mais tout autant, ainsi qu’on va le voir,
l’espace des marchands.

Mers encombrées, isthmes à demi inutiles


La poussée ottomane vers l’Europe aurait-elle été aussi forte si l’Empire avait
mieux respiré du côté de l’Orient ? C’est une autre tragédie, pour lui, que
d’arriver trop tard à cette région vitale des « isthmes », que tend à délaisser
désormais le grand commerce mondial, après l’ouverture, par Le Cap, d’une
voie maritime ininterrompue depuis l’Inde jusqu’à l’Europe.

Mais ne précipitons pas les choses, ici non plus. La circumnavigation de l’Afrique par les
Portugais n’a pas eu des effets immédiats ni catastrophiques : la mer Rouge et le golfe Persique
continuèrent à acheminer un volume important de marchandises jusqu’à l’isthme de Suez, à la
Mésopotamie et aux ports de Syrie. Ce n’est qu’ensuite, en ce XVIIe siècle encore une fois
décisif, et avec le déclin des Portugais au profit des Hollandais, des Anglais et des Français, que
les routes de la mer libre arracheront une part de plus en plus grande du trafic oriental aux
régions tenues par les Ottomans.
Aucun doute : ceux-ci, à défaut de puissance, eurent, sur les événements, toute la lucidité
voulue : témoins leur ténacité navale, la perspicacité de leurs historiens et géographes, le
protectorat sur les Lieux Saints et la mainmise sur le Yémen, les luttes contre les Portugais
autour du grand emporium indien de Diu, et enfin le projet d’un canal entre Don et Volga, pièce
essentielle d’un système qui eût permis, grâce à l’État vassal des Tatars de Crimée, d’avoir
accès à l’Asie par les terres, puisqu’on ne pouvait supprimer l’obstacle portugais sur les mers.

Le malheur voulut que la Russie, au même moment, poussât de son côté


vers le sud, en direction de la mer libre, et que l’Occident, de plus en plus
entreprenant, poussât, lui, un peu partout où il y avait à commercer. Pièce
importante de l’échiquier politique européen et maître de territoires dont,
vaille que vaille, le commerce des Indes ne pouvait se désintéresser tout à
fait, l’Empire était l’objet de trop d’entreprises, de contrôles baptisés du nom
pudique d’alliances ou de Capitulations (l’Islam dit : les Privilèges).

Les « traités inégaux » que celles-ci consacrent ou renouvellent, surtout à partir de la deuxième
moitié du XIVe siècle, ne se traduisent pas seulement par l’intervention étrangère dans les
affaires intérieures de l’État, directement ou à travers la personne des chrétiens protégés. Ce
nouveau facteur d’éclatement politique se double, par les questions de pavillon notamment,
d’une mainmise sur le commerce, extérieur et même intérieur, de l’Empire. Au XVIIIe siècle, le
renversement des échanges dans le sens Occident-Orient est un fait accompli. Contré sur les
terres, asphyxié sur les mers, noyauté par les réseaux que tissaient les ambassadeurs, consuls et
marchands de l’Occident, aidés de leurs complices et protégés locaux, le monde ottoman n’en
pouvait mais.

Une monnaie frappée de plein fouet


Exposé, trop exposé, aux entreprises militaires et marchandes de l’Europe,
l’Empire l’était naturellement aussi aux crises de la conjoncture
internationale, Il vivait, pour l’essentiel, sur une monnaie d’argent, l’aspre
(aqtche), utilisée notamment pour les comptes et l’évaluation des revenus. Ne
concluons pas pourtant à un monométallisme pur : le sequin d’or, ou sultanin,
est à peine moins prisé que le ducat de Venise, et l’Égypte reste un très
important atelier de frappe du métal jaune.

Jusqu’à la fin du règne de Soliman, toute la politique monétaire des sultans revenait à pallier
l’éventuelle raréfaction de l’argent, grâce, notamment, à l’encouragement des opérations de
troc, au resserrement du contrôle sur les mines, à l’importation de métal, monnayé ou en barres.
Rien là, donc, qui ne soit classique, routinier.
La Méditerranée entre l’Amérique et l’Orient
La tempête arrive d’Amérique. Habitué à parer à la cherté de l’argent, non
l’inverse, l’Empire ottoman est pris au dépourvu quand survient la crise
provoquée, à partir de 1550, par l’accroissement de la production en métal
blanc des mines du Nouveau Monde. Venue d’Espagne, elle le frappe, par les
relais de Gênes et de Raguse, vers 1584. L’or devient rare, l’argent croule :
évaluée, sous Selîm Ier, au soixantième du sultanin, l’aspre est tombée, vers la
fin du XIVe siècle, à 1/120e. Traduisons qu’elle est devenue une monnaie
considérablement allégée de son argent, peu à peu remplacé par le cuivre.
L’Islam est alors entré dans cette troisième phase de l’histoire monétaire
du monde, qui vient après celles de l’or soudanais et du premier afflux des
métaux d’Amérique, et que F. Braudel appelle la phase de « l’inflation de
billon », de « la fausse monnaie, officiellement autorisée ou non », faisant
tout d’abord une « apparition timide à la fin du XIVe siècle, puis submergeant
tout avec les premières décennies du XVIIe ».
L’Empire ottoman, qui participe alors à « l’intoxication générale de la
mer » par cette basse monnaie, en est réduit à « piéger » les pièces d’Europe.
C’est le moment où Istanbul achète les écus d’or espagnol, et les réaux
d’argent « par caisses entières », où les monnaies d’Occident font prime sur
les marchés algérois, cairotes, syriens et turcs : monnaies d’or, mais aussi, au
XVIIIe siècle, monnaies d’argent, que revalorise désormais l’expansion, grâce
au Brésil, de la production du métal jaune.

C’est la preuve que l’Empire, quant à lui, s’est installé définitivement dans une désespérante
pénurie de monnaie forte, qu’aggravent les exigences de plus en plus grandes des cadres et de la
troupe, et le poids croissant des importations : l’État ottoman n’est pas demandeur qu’auprès de
l’Occident ; comme lui, il l’est aussi vis-à-vis de la Perse et des Indes. Ainsi sa balance, déjà
déficitaire, au XVIIIe siècle, du côté de l’ouest, fléchit-elle aussi sur son autre versant : les
« devises » qu’il peut retirer de son commerce méditerranéen sont refondues en lingots qui
prennent le chemin de l’est.

Une fois de plus, le destin de l’Empire ottoman est inséparable d’une


histoire mondiale, de ce grand transit des métaux précieux quittant l’Europe
pour l’Orient lointain. À cette différence près, mais essentielle, que l’appel
aux produits étrangers ne repose ici ni sur une irrigation monétaire suffisante,
ni sur une économie en voie d’expansion.
La terre, avant l’argent
Comment s’étonner que, payés en une monnaie dévaluée, les soldats et les
fonctionnaires grondent ? Et, surtout, que la terre devienne une valeur plus
sûre que l’argent ? On peut, certes, se demander si, à partir des années 1600,
l’emprise croissante de l’aristocratie sur le monde paysan n’est pas, comme
dans le reste de l’Europe danubienne et slave, liée à la conquête de terres
vierges pour la culture du blé, de plus en plus nécessaire, immense, dévorante
au fur et à mesure que s’accroissent les pressions de la surpopulation.

Pour le monde ottoman, en tout cas, un fait est certain : le phénomène coïncide bien avec la
grande crise monétaire de l’extrême fin du XIVe siècle, le désir de richesse terrienne entraînant
un véritable bouleversement de l’appareil foncier. La désagrégation du système des tîmâr-s,
qu’on voit maintenant confiés à des courtisans, même à des femmes, se traduit par la création de
véritables fiefs, assez solides pour que leurs tenants viennent vivre dans leurs hôtels des villes :
indice que la paysannerie est bien tenue en mains. Autre symptôme : sous le nom de tchiftlik, «
portion de terre » allouée à titre privé et garantie par le sultan, mais jadis plus ou moins reliée au
système du timâr, s’ébauche au XVIIe siècle, et se confirme au XVIIIe, une véritable propriété
privée, notamment sur des terres vierges, au bénéfice des dignitaires, des soldats et des vizirs.
Partout, donc, à partir des aimées 1600, accaparement des terres, avec son complément : la
« Grande Migration » paysanne, celle des bouches et des bras inutiles.

Artisanat et commerce
Comment s’étonner, aussi, que les secteurs les plus florissants de l’industrie
et du commerce de l’Empire soient, au XVIIIe siècle, ceux-là mêmes que
l’Occident, parce qu’il a besoin de leurs produits, approvisionne en monnaie
forte : soie, coton et laine, matières tinctoriales et cuirs, ou encore les cendres
d’Acre, pour les verreries de Venise ? Et est-ce un hasard si, de plus en plus,
les potentats du commerce ottoman sont les représentants des communautés
en relation avec les pays de l’Occident pourvoyeurs d’argent et d’or : Grecs,
Arméniens, sans oublier les Juifs, qui ne sont protégés par aucune puissance
en particulier, mais sont connus de toutes ?

Encore les provinces ; le cas de l’Afrique


du Nord
Et comment s’étonner enfin, car tout se tient, de l’impact de la crise
monétaire sur la fidélité des provinces ? Le cas a été étudié pour les princes
roumains : ceux-là, forcés, vers 1585-1591, de vendre leur blé et leur bétail
aux prix arbitraires imposés par la Porte, prirent les armes contre elle, aux
côtés des Autrichiens.

Mais ne peut-on aussi évoquer, si l’on songe à d’autres effets possibles de la crise, cette Afrique
du Nord mal soumise, dont les garnisons, de Tripoli à Alger, sont bien loin du sultan ? Voila un
pays que sa politique de « course », de plus en plus indépendante de la Porte, et sa politique tout
court mettent en contact étroit, par les armes et le trafic, plus avec la Chrétienté qu’avec
Istanbul, un pays qui, à ce jeu, se fait son bas de laine à lui et draine, par le système du rachat
des captifs surtout, la bonne monnaie étrangère, espagnole ou autre.
On dira avec raison que le système économique de la piraterie, d’un genre particulier, mais
lucratif, n’est pas une conséquence de la crise ottomane, un moyen mis sur pied pour échapper à
ses effets : car il est vrai que le premier grand essor de la « course » date au moins de 1560-
1570. Il n’empêche que, la richesse étant évidemment moteur d’indépendance, la crise
ottomane, à la fin du siècle, ne put qu’accentuer la coupure entre la Porte et ses lointaines et
prospères villes de l’Ouest.

Les faits sont là : la débâcle monétaire des années 1600 coïncide avec la
seconde expansion de la « course » (fig. 53), celle qui, à partir de 1601,
débouche loin, très loin dans l’Atlantique. Quand le monde se referme devant
les Ottomans, il s’ouvre devant Alger, ville internationale. Faut-il s’étonner
que la diversité des destins ait aidé Alger, la grande Alger du XVIIe siècle, à
« tourner le dos à la Turquie », et que l’Afrique du Nord, une fois de plus, ait
cessé de dépendre politiquement de l’Orient ?

Fig. 53. Galère barbaresque.

Le sunnisme turc
Au déclin ottoman, la tradition historique donne encore, comme ultime cause,
la montée d’un sunnisme de plus en plus rigide, dont le conservatisme aurait
fait obstacle au développement de l’esprit d’entreprise et de discussion. C’est
un fait que l’officialisation, en doctrine d’État, de l’école hanafite favorise
une prédominance du formalisme juridique, un resserrement de la libre
recherche, théologique ou autre, une sorte de réaction d’auto-défense devant
les innovations.

Exemple célèbre : celui de l’imprimerie. Que, par le relais du monde turco-mongol d’Asie
centrale et de Russie, elle soit venue de la Chine, qui la connaît dès le IXe siècle, ou que
l’Europe l’ait réinventée, c’est bien de l’Europe, en tout cas, que l’Empire ottoman la reçoit, par
les Juifs réfugiés ou les colporteurs qui, partis de Venise, sillonnent les Balkans. Pourtant, il
s’agit là d’un phénomène qui, comme tant d’autres, ne touche guère que les marges de la société
turque, celles qui, précisément, sont en relations suivies avec l’Occident : ce sont, par exemple,
des chrétiens qui impriment dans la Syrie des XVIIe et XVIIIe siècles ou encore, à Istanbul, des
Juifs, des Arméniens, des Grecs. Les Ottomans, quant à eux, voient d’un mauvais œil cette
innovation du diable.
Les Ottomans ou l’Islam ? À la vérité, cette tradition de défiance est tenace : rappelons le sort
de l’éphémère papier-monnaie des Îlkâns de Perse et évoquons, d’un mot, la désespérante et
énigmatique solitude d’une poignée de documents imprimés, pour l’Égypte d’avant 1350.
Aberrations, on le voit, au milieu d’une coutume hostile. Le monde ottoman, sunnite résolu,
restera insensible aux premières impressions du Coran qui voient le jour en Europe dès la fin du
XVe siècle, et il se refusera formellement, par la voix de ses docteurs, à confier à des procédés
mécaniques un texte que toute sa théologie lui représente comme la reproduction d’un archétype
écrit. Les préventions débordent du reste largement au-delà, vers les ouvrages théologiques et
juridiques, historiques même : l’imprimerie turque, fondée en 1729 par un ancien esclave
hongrois, Ibrahîm Muteferriqa, reste pour longtemps une aventure limitée, dangereuse,
incertaine : après un premier silence de six ans, le travail cesse définitivement en 1742.

Faut-il parler, avec T.-F. Carter, d’une « barrière de l’Islam à


l’imprimerie » ? On dira, bien sûr, qu’elle ne fut pas éternelle et que l’Islam
s’inclina lui aussi, du reste avec une préférence marquée, au moins en ce qui
concerne le Coran, pour la lithographie. Tout de même, du XVe au XIXe siècle,
le retard pris, en un secteur aussi essentiel, aura été de quatre cents ans.
On ne peut, alors, s’empêcher de penser que l’Islam – et l’Islam sunnite –
n’a jamais été une barrière pour les Ottomans tant qu’ils ont eu, si l’on ose
dire, l’histoire en poupe. Tout au contraire, ils l’ont, cet Islam, allégrement
tourné ou aménagé à leur profit : qu’on se rappelle la loi du fratricide ou ce
devchirmè qui en prenait si à son aise avec le statut musulman des sujets
protégés.
De telles pratiques se justifiaient par référence à « l’esprit ghâzî », c’est-à-
dire à un Islam expansif, sûr de sa force. Si cet esprit décline, si l’Islam
recherche de plus en plus sa cohésion dans des attitudes négatives, regroupé
autour de ses docteurs, et tout cela au moment où la frontière se stabilise, où
l’Europe accentue sa pression, il faut bien conclure alors que ce n’est pas
l’Islam qui a ankylosé l’Empire, mais l’Empire, étouffé par l’Europe, qui a
entraîné l’Islam dans son asphyxie.
Plus qu’un phénomène religieux, l’affaire de l’imprimerie, qui n’est pas,
on s’en doute, un cas isolé, est la preuve que les Turcs ne suivent pas les
progrès de cet Occident qu’ils ont jadis ébloui. De temps à autre, bien sûr, on
assiste à des sursauts : au XIXe siècle, notamment, il y aura quelque chose de
désespéré et d’admirable chez ce grand corps en mal de rajeunissement. Les
temps seront malheureusement révolus. C’est que, entre l’époque de Soliman
et le XIXe siècle, on a changé de monde, et l’histoire de rythme. À le juger, en
tout cas, sur les XIVe-XVIIIe siècles, on peut dire que l’Empire ottoman a
subjugué la Renaissance, mais qu’il n’en est jamais sorti.

Rayonnements islamiques en dehors


du monde ottoman
L’Empire ottoman nous dérobe un peu, de sa masse imposante, le monde
musulman des XVe-XVIIIe siècles. Mais le destin, interne ou mondial, de
l’Islam ne se joue pas que là. On se doit d’évoquer, même brièvement, la
Perse du Sofi, l’Inde du Grand Mogol, le Maroc des Chorfâ : trois États ou
plutôt trois mondes, si l’on songe que leurs histoires respectives sont
indissociables de celles de l’Asie centrale, des océans Pacifique et Indien, de
l’Afrique Noire enfin.

La Perse séfévide
L’histoire de la nouvelle Perse, ce n’est, au moins en ses débuts, qu’un
chapitre de plus ajouté à l’aventure du monde turc. Mais peut-on parler de
nouvelle Perse ? Ce qui s’affirme en réalité, c’est la permanence d’un
sentiment national immuable, qui aura décidément subjugué tous les maîtres
donnés par l’histoire à ce carrefour du monde oriental. Tout au plus entend-
on, par Perse nouvelle, que le pays se fixe alors définitivement dans l’espace
et sous les traits majeurs que nous lui connaissons encore aujourd’hui.

L’aurore des « Sofis »


Pour comprendre la naissance des Séfévides, il faut se reporter à la situation
des pays iraniens au XVe siècle. À l’est, les successeurs de Tamerlan tiennent,
depuis leurs capitales, considérablement embellies, de Samarqand ou de
Herât, l’Iran oriental, l’Afghânistân, le Khurâsân et la Transoxiane. Qui dit
époque tîmûride dit contraste entre confusion politique et rayonnement de
l’esprit, princes en tête : deux fils de Châhrukh, le successeur de Tamerlan,
portent des noms illustres dans l’histoire de l’astronomie et de l’enluminure :
Ûlûgh Beg et Bâysonghor. Sous la protection éclairée des Tîmûrides, on
assiste alors à une véritable émulation turco-persane : à la Turquie le poète
Alî Chîr, à la Perse les historiens Hâfiz-i Abrû et Mîrkhwond, le poète Djâmî
el, surtout, Bihzâd (né vers 1450-1460), avec lequel la miniature atteint des
sommets.

Au centre, région mouvante de l’Iran et de l’Irak, disputée entre les Tîmûrides, les inévitables
dynasties locales et la confédération turcomane du Mouton Noir (Kara-Koyunlu), issue de
l’Adherbayjân, qui semble sortir victorieuse de la confrontation. Pas pour longtemps : elle
trouve ses maîtres dans ses frères ennemis du Mouton Blanc (Ak-Koyunlu), basés, eux, autour
de la haute vallée du Tigre. De cette histoire embrouillée et mal connue, un fait émerge : les
luttes des deux dynasties turcomanes rivales ont joué un rôle décisif dans la clarification de la
carte politique vers les années 1500.
Contenus vers le sud, par la Syrie mamlûke, et subissant, sur leur flanc occidental, la pression
ottomane, les partisans du Mouton Blanc, rejetés vers l’est, finirent par supplanter le Mouton
Noir à Tabriz, dont ils firent leur capitale. Leur prince, Uzun Hasan, « le Long » (mort en
883/1478), grand capitaine, grand bâtisseur, allié de Venise, fait un moment figure, face aux
Ottomans, d’arbitre des intérêts mondiaux en cette région : il règne depuis l’Arménie jusqu’au
golfe Persique. Est-ce sous sa dynastie que la nouvelle Perse va s’ébaucher ?

Malheureusement pour les successeurs de Hasan, la lutte entre le sunnisme


du Mouton Blanc et le chî’isme du Mouton Noir survécut à la ruine de cette
dernière dynastie. La propagande chî’ite était en effet trop ancienne en ces
régions, où elle s’appuyait sur des sectes ou ordres religieux organisés,
proches de la masse populaire qui retrouvait dans leurs doctrines les
sempiternels échos égalitaires et messianiques, mais aussi, sous le voile de
l’Islam, les souvenirs mêlés de religions diverses, christianisme avant tout.
Les Têtes Rouges (Kizil-bâch), ainsi nommés d’après le bonnet qui les
différenciait, jusqu’en pleine Anatolie, des partisans ottomans à la coiffure
blanche, trouvèrent de nombreux adeptes chez les Kurdes et les populations
turcomanes.
Ainsi naquit le royaume séfévide. Ismâ’îl, qui prétendait descendre, par
son ancêtre Çâfî ad-Dîn, l’éponyme de la dynastie (mort en 735/1334), du
septième imâm alide, Mûsâ, rassemble vers 1500 quelques milliers de
partisans fanatisés : c’est le début d’une étonnante épopée guerrière, à l’est
contre les peuples d’Asie centrale, à l’ouest contre les Ottomans, qui s’en
viendront à plusieurs reprises occuper l’Adherbayjân : on a dit plus haut l’une
de leurs victoires, Tchâldirân (1514). Sous Abbâs Ier, le Grand (995/1587-
1038/1629), la Perse est enfin stabilisée, à peu de chose près, dans ses limites
d’aujourd’hui.

L’État séfévide
Bien des traits de la politique séfévide nous rappelleraient le monde ottoman,
ne serait-ce que l’assassinat de certains héritiers mâles du trône ou la
constitution, autour du souverain, d’une garde personnelle de plus en plus
composée de prisonniers géorgiens, circassiens et arméniens, dont la
conversion n’abolit pas le statut d’esclaves : 18 000, selon Tavernier.
Ne systématisons pourtant pas la comparaison, ou alors nuançons-la. Car
nous sommes en Perse, autrement dit en un pays où le chî’isme est, de
tradition, autant qu’un credo religieux, une manière de ressentir, de définir
une originalité nationale dans le cadre de l’Islam. L’astuce des Séfévides,
Turcomans d’origine, fut de jouer ce jeu-là, d’apparaître, face aux Ottomans
sunnites, comme les mainteneurs d’une tradition chî’ite et persane.

C’est donc dans ce double climat d’étatisme à la mode turque et de conformisme iranien qu’on
replacera les grandes tendances du régime séfévide : imposition, souvent par la contrainte, de
l’imâmisme duodé-cimain comme dogme officiel ; passage de la « monarchie monacale » des
débuts, celle des mystiques ou Çûfîs (que rappelle notre « Grand Sofi »), à une autocratie de
style oriental classique, surtout à partir d’Abbâs Ier ; souci, enfin, d’effacer les particularismes
tribaux, ethniques ou provinciaux au profit d’une administration centralisée, tendant à faire de
l’État, de ses habitants et de ses richesses, la chose du prince.
L’entreprise ne fut pas sans grandeur : plus qu’aux lettres, estompées par la bigoterie d’un
chî’isme officiel et militant, songeons aux fastes d’Ispahan (fig. 92 p. 400) et à l’essor de la
miniature : c’est ici, dans l’Iran séfévide, que Bihzâd vient achever sa carrière et sa vie, entouré
d’une foule d’élèves qui poursuivront à profusion son œuvre, au moins pendant tout le règne
d’Abbâs Ier, et feront essaimer un peu partout son école, jusque dans l’Asie centrale et l’Inde.
La Perse fait alors figure de puissance internationale, avec laquelle la chrétienté caresse le rêve
d’une alliance contre la Porte. Les experts, les marchands, les voyageurs d’Occident visitent le
pays, et les missionnaires s’y installent. Par le nouveau port de Bender Abbâs, sur le golfe
Persique, un actif commerce relie la Perse à l’Europe, et les caisses du Châh s’enrichissent, par
la personne interposée des Arméniens, du trafic de la soie.

Le XVIIIe siècle : fin et bilan de la Perse


séfévide
Tout ce commerce ou presque, pourtant, passe par des mains étrangères. Une
fois les Portugais chassés du golfe Persique, les Compagnies des Indes
anglaise, française et hollandaise les remplacent. Un exemple : même pour le
café tout proche, le moka d’Arabie, on passe par l’intermédiaire hollandais.
Et voici que se profile au nord, ici encore, l’inquiétante et gigantesque
silhouette de la Russie.

Il faut faire, bien sûr, un sort aux causes de désagrégation interne : dégénérescence des princes,
pauvres émanations d’un harem qui contrôle de plus en plus, par les eunuques et la princesse-
mère, l’appareil politique ; conflits entre l’esprit « çûfi » de la première heure et la conception
du nouveau royaume autocratique, entre les différents corps de l’armée, entre l’administration
d’État proprement dite et celle du domaine privé du souverain, en expansion constante.
Les pires menaces, cependant, viennent, comme pour l’Empire ottoman, du dehors, de ces
rivaux ou ennemis que suscite à la Perse son exceptionnelle situation stratégique. Ne parlons
pas de la pression des marchands d’Occident, au sud, sur ces mers dont ils sont maîtres, et ne
regardons que les terres.

À peine parée, tant bien que mal, la poussée ottomane, surgissent les
Afghans. Ceux-là ont constitué, tout au long de l’histoire séfévide, le champ
clos des ambitions persanes et hindoues, qui se sont partagé le pays. Le déclin
séfévide les jette vers l’ouest : la Perse leur appartient pendant huit ans.
Aussitôt, Turcs et Russes sont là, s’emparent, en 1724, des provinces du
Nord-Ouest, sous l’œil inquiet et vigilant de la France et de l’Angleterre : qui
ne se croirait, déjà, au XIXe siècle ?
Heureusement, pour la Perse, un général séfévide, Nâdir, rétablit la
situation sur tous les fronts, y compris celui de l’Afghanistan, qu’il arrache
cette fois tout entier aux Mongols de l’Inde, poussant même jusqu’à Delhi
(1739). Entre-temps, il s’était fait proclamer roi.
Peu importe que sa dynastie soit éphémère : les États du monde iranien,
eux, ne le sont plus. À l’orient, l’Afghânistân s’est libéré de la tutelle persane
dès la mort de Nâdir. Mais la traditionnelle impatience de ses tribus ne
regardera plus vers l’ouest : la coupure est consacrée entre les deux
ensembles iraniens désormais stabilisés l’un par rapport à l’autre, celui de
l’est, l’afghan, demeurant plus ouvert sur le monde turc et sur l’Inde. C’est
l’Inde, en tout cas, qui l’attire, une fois de plus, après la mort de Nâdir. Et
pourtant, c’est bien comme un dernier acte des invasions nomades que voit se
jouer le XVIIIe siècle. Ensuite, le sablier, ici aussi, se renversera :
l’Afghânistân subira à son tour les pressions de la Russie asiatique et de
l’Inde anglaise, entre lesquelles il jouera le rôle de tampon. Mais, ainsi
ramené, comprimé dans son domaine « naturel », il y gagnera de se forger en
nation : une nation sans laquelle l’État, fût-il tampon, n’eût peut-être pas
tenu.
Plus affirmée encore : la nation persane. Si Nâdir est mort assassiné en
1747, c’est là, pour une large part, le résultat des réactions hostiles
provoquées par sa politique de rapprochement diplomatique et doctrinal avec
le sunnisme de la Porte. Preuve, donc, que chî’isme et iranisme étaient
désormais ressentis d’instinct comme synonymes et irréductibles au reste de
l’Islam regroupé sous la houlette ottomane. À moyen terme, déjà, la politique
des Séfévides pouvait être jugée à ses fruits : leur plus belle réussite, c’était
décidément la Perse.

Coup d’œil sur l’Asie centrale


Dès le XVe siècle, l’autorité tîmûride en Asie centrale est sapée par une
nouvelle vague turque : celle des Uzbeks. Pas plus que leurs prédécesseurs,
pourtant, ces envahisseurs nomades ne réussiront à maintenir un Empire
unique sur l’Oxus. Très vite, malgré quelques réussites éphémères comme
celle du Khânat de Khiva, dans le Khuwârizm (XIVe-XVIIe siècles), l’anarchie
tribale, le marasme économique et la décadence culturelle l’emportent.
Au reste, le destin de l’Asie centrale est en train d’échapper à ses peuples.
Décidément, la grande histoire des nomades est bien close. Déjà, quand les
Uzbeks, au début du XIVe siècle, avaient voulu, après tant d’autres, prendre le
chemin de la Perse, ils avaient buté sur l’obstacle séfévide. Mais les XVIIe et
XVIIIe siècles accentuent le danger : sur ces peuples isolés, hostiles les uns aux
autres, plus ou moins profondément islamisés, qui ont nom Turkmènes,
Uzbeks, Tadjiks, Kazaks ou Kirghiz, deux colosses ont déjà des visées : au
nord, tout au long de la Sibérie dont il est maître, l’Empire russe ; vers l’est,
la Chine de la dynastie mandchoue. Pendant que le premier pousse vers le
Pacifique, la seconde assure, le plus loin possible vers l’Asie centrale, ces
protections que sont pour elle les pays-boucliers de Mongolie et de
Turkestan : elle voudra même, un temps, soumettre les Kirghiz et les Kazaks,
en d’autres termes s’approcher dangereusement de la Caspienne.
Le XIXe siècle – et la Russie – mettront bon ordre à de telles prétentions. En
attendant, dans cet Islam d’Asie centrale, anarchique et ruiné, isolé par le
transfert, vers le nord, du trafic commercial entre la Chine et la Russie, plus
rien ou presque ne rappelle les temps glorieux de la route de la soie.

L’Inde du Grand Mogol


Sur l’Inde d’après Tamerlan, où le sultanat de Delhi n’est plus qu’une
principauté parmi toutes celles, innombrables, qui se partagent l’énorme
subcontinent, voici la dernière irruption du monde nomade des Turco-
Mongols. Venu du Ferghâna, un grand prince, Bâbur, descendant de
Tamerlan par son père et de Gengis-Khan par sa mère, surgit à Delhi en
1526. Quand il meurt, quatre ans plus tard, il laisse deux œuvres immenses :
ses admirables mémoires, écrits en turc djaghataï, et un Empire appelé à
connaître deux siècles au moins d’une prodigieuse fortune.

Limites d’un Islam


De cette grande histoire, retenons les noms d’Akbar, l’empereur-philosophe
(1556-1605), et d’Awrangzeb (1658-1707), sous lequel la domination
mongole connaîtra sa plus grande extension (carte 20) : à l’est jusqu’à
l’Assam, au sud jusqu’à Calicut et Tanjore. En d’autres termes, seules
échappent à l’ordre mongol l’extrême pointe de la péninsule et Ceylan.
Carte 20. La mouvance mongole aux Indes.
Immense construction, plaquée, comme toutes ses devancières, sur un fond indéracinable
d’hindouisme. Bien sûr, l’Islam gagne un peu partout des positions nouvelles, par la grâce des
armes, du commerce ou de l’émigration : Ceylan même est touchée, par des musulmans venus
de Bombay et de Madras. Et pourtant, si imposants soient-ils, comme dans le Gudjarât, le bassin
du Gange ou la région d’Hyderabad, ces noyaux d’islamisation restent peu de choses à l’échelle
de l’Inde.
Hors des bastions de l’Indus et du Bengale, l’Islam est, d’une façon ou d’une autre, un
phénomène de classes privilégiées : princes, soldats, fonctionnaires, commerçants. Il ne mord
pas, profondément, massivement, dans le peuple indien cramponné à sa religion, éternelle
compensation à une éternelle existence de misère.

Finalement, dans ce système puissamment structuré qu’était l’Inde, l’Islam


ne put survivre qu’en composant. Akbar, grand politique autant que
philosophe, le comprit mieux que tout autre, en élaborant un mélange
d’Islam, de brahmanisme et de mysticisme iranien, où le concept de divin
tendait à reléguer au second plan, comme formes secondaires, les divergences
de dogmes et de rites. La tentative d’Akbar resta sans grande portée, et sans
lendemain. Mais elle prouvait à quel point l’Islam, par la voix d’un de ses
représentants les plus éclairés, se sentait tenu, pour se faire entendre, de
s’insérer dans le contexte local.

Sans doute assiste-t-on parfois, de la part de cet Islam hindou, à un besoin de se structurer, de
définir et de maintenir une place à part, originale, à la doctrine et à la culture musulmanes :
tendance vivace, qui s’épanouira à partir du XIXe siècle et que symbolise, de nos jours,
l’Université Uthmâniyya de Hyderabad. Dans l’ensemble, pourtant, les Musulmans de l’Inde,
sunnites pour une large majorité, s’installeront aux confins de l’Islam et de l’hindouisme, soit
que les confréries, ici comme dans le monde turc, ménagent des aspirations populaires bien
antérieures à l’apparition du credo coranique, soit que le culte des saints, largement développé,
fournisse un support commun à la vénération des fidèles des deux cultes.

Commerce, monnaie, cultures


Ces limites de l’Islam, ce sont celles, en définitive, du pouvoir mongol.
L’immense chape jetée sur l’Inde n’est souvent qu’un manteau troué : même
aux temps de leur plus grande puissance, les souverains de Delhi ne
récupèrent pas toutes les redevances théoriquement dues. La victoire de
Bâbur, celle des « hommes à peau blanche et de la poudre à canon », sera,
plus encore, celle du commerce.

Non pas tellement le trafic intérieur que celui qui s’opère avec l’étranger. Comme le fisc et
l’administration, toujours fondés sur les mêmes principes d’exploitation des masses, surtout
paysannes, le système commercial fonctionne pour entretenir, au sommet de la pyramide, le
Grand Mogol, sa cour et son armée : fantassins, artillerie lourde et légère, cavalerie, éléphants
enfin, de plus en plus réservés au transport et à l’apparat.
Tout ce monde est nombreux (200 000 hommes sur pied de guerre, au XIVe siècle, pour la seule
cavalerie) et coûte cher. Pour subvenir à ses énormes besoins en métaux précieux, l’Empire
mongol exporte essentiellement ses textiles : soies, cotonnades, sacs et toiles de jute (à partir du
XVIIe siècle). La pièce centrale du système, c’est le Gudjarât, si énorme producteur qu’il doit
importer une bonne partie de la soie qu’il travaille. Sa fortune, pourtant, c’est dans le coton qu’il
la trouve ; du Gudjarât, cette industrie essaime vers les pays du Gange : au XVIIIe siècle, ses
productions, « indiennes » et « mousselines » (du nom de Mossoul, le grand marché du Tigre,
« où il s’en fait, dit Littré, un grand commerce »), envahiront le marché européen. Aucun
doute : l’Inde, par ses exportations, est un centre actif dans les circuits du grand commerce
mondial, d’autant qu’elle ouvre aussi, par les marchands et marins du Gudjarât ou du Bengale,
sur ces relais du commerce chinois que sont la péninsule malaise et le monde indonésien.
En contrepartie, le Grand Mogol reçoit de l’or chinois, de l’argent, puis de
l’or japonais et, surtout, les monnaies de l’Europe, par le canal des
Compagnies occidentales ou les intermédiaires ottoman et iranien. Il y a bien,
au profit de l’Inde, comme le dit F. Braudel, « capture monétaire » à l’échelle
mondiale.

Mais trop d’argent nuit, surtout si c’est « la monnaie de tout le monde ». Le jeu, compliqué
encore par la thésaurisation princière – songeons au thème des trésors de Golconde – et par
l’existence d’immenses secteurs voués à la monnaie de cuivre ou aux coquillages (les fameux
cauris), ne peut décidément être soumis à une règle unique pour l’ensemble de l’Inde. Dans
cette immensité, loin de Delhi, d’innombrables autorités locales multiplient la frappe ou les
initiatives monétaires ; l’étranger lui-même, en la personne du Portugais par exemple, apporte sa
contribution au chaos.
Réservoir sans fond des « devises » étrangères, riche d’anarchie autant que d’abondance
monétaires, l’Inde était évidemment exposée aux sautes du grand vent du commerce mondial.
Comme l’Europe, comme la Turquie, elle fléchira au XVIIe siècle, et quand l’Angleterre de la
révolution industrielle décidera de tisser elle-même en grand, cette concurrence ruinera d’un
coup l’expansionnisme de l’industrie cotonnière hindoue du XVIIIe siècle.

Du déclin de l’Inde mongole doit-on, une fois de plus, accuser l’étranger ?


Certes, pas plus que celui de la Turquie ottomane ou de la Perse séfévide, le
commerce de l’Inde avec l’Occident n’est alors en ses propres mains.
Hollandais, Français, Portugais et Anglais surtout ont tissé, autour de cette
proie gigantesque, la toile ininterrompue de leurs comptoirs, et voici que les
temps de l’occupation britannique s’ébauchent : en 1765, l’administration des
pays du Bengale est aux mains de l’East India Company.
Convenons pourtant que l’Inde mongole a aidé cet étranger, ne serait-ce
que par ses guerres perpétuelles et son incapacité à offrir un ordre stable à ses
multiples populations : les Afghans, par exemple, interrompirent pendant
quinze ans (1540-1555), à Delhi même, le règne du fils et successeur de
Bâbur, Humâyûn. Alors, faut-il accuser l’Islam ? En vérité, il n’a pas pu ici
regrouper autour de lui, comme il l’avait fait en Anatolie ou en Perse, une
nation.
Il est vrai qu’ici l’entreprise était différente, difficile, et pas seulement par
son immensité : face à l’occupant mongol, l’hindouisme, c’était – c’est
toujours – à la fois une religion, un ordre social et un héritage culturel, le tout
vieux alors d’un millénaire ou plus et ancré dans la masse indienne, tiré, si on
peut dire, à des millions d’exemplaires. Allez donc extirper cela avec
quelques dizaines ou même centaines de milliers d’hommes et, qui pis est,
par les armes ! Finalement, si l’on met à part les pays de l’Indus, occupés par
l’Islam de façon ininterrompue depuis l’aube du VIIIe siècle, et le Bengale, où
ce même Islam, on l’a dit, a pu profiter massivement du vide créé par les
persécutions antibouddhiques, finalement, donc, les meilleures chances, pour
la religion musulmane, de s’enraciner au cœur même du continent indien,
c’est dans la paix qu’elle les trouvera.
De toute façon, ne boudons pas ses résultats, infiniment plus spectaculaires
ici que dans cette autre immensité qu’est la Chine. L’Islam indien a mis
définitivement en place, à l’époque mongole, les structures qui lui permettent
d’aligner aujourd’hui, pour l’ensemble Pakistan-Hindoustan, environ
140 millions d’individus, soit le quart de la population totale dudit ensemble.

Ne boudons pas non plus les gloires de la culture mongole. L’Islam, qui vient d’étendre ici, à la
veille de la conquête de Bâbur, les marges de son patrimoine avec Kabîr, mystique légendaire
du XVe siècle, personnage mitoyen revendiqué aussi par l’hindouisme, cet Islam ajoute
maintenant à l’éventail de ses lettres au moins deux langues essentielles ; côte à côte avec
l’arabe, pour les sciences religieuses, et la poésie persane qui fleurit à la cour de Delhi, voici le
bengali et, arrivant à maturité avec le grand poète Mir, émanation des milieux derviches (1713-
1810), l’urdu, langue des confluences : indiennes, iraniennes, arabes.
Même flou, si l’on peut dire, en art. La Perse s’y taille une place de choix, mais sans éliminer
tout à fait les influences ottomanes ou même européennes ni empêcher, surtout, les adaptations
locales. La brique des mosquées iraniennes – avec ses revêtements – s’efface, & l’extérieur,
devant la pierre pure qui est décor en soi, comme le marbre blanc du célèbre Tàj Mahall d’Agra,
où l’Inde s’adonne, comme la lointaine Espagne, mais en plus colossal, au concert des surfaces
planes, des verdures et de l’eau rêvé par tous les architectes du monde.
Franchissons le seuil de ces merveilles : baignant dans le jeu des ombres et des jours, nous
retrouverons le décor floral des faïences de la Perse, mais rehaussé de pierres précieuses, à
profusion. Et si nous revenons au dehors, si nous concédons à l’Iran le plan de certaines
mosquées, la monumentale porte centrale, l’alignement des grandes salles voûtées, est-ce la
Perse encore, pour s’en tenir à ces seuls détails, que ces ascensions de kiosques et de coupoles
sur colonnes ? En réalité, un peu de tout vient se fondre là, notamment les souvenirs de l’Asie
centrale et de l’architecture jaïna ou bouddhique : souvenirs si envahissants, monuments si
composites, que certains musulmans pointilleux, à commencer, dit-on, par Awrangzeb,
marqueront à l’occasion leurs réticences.

Un mot enfin de la miniature : la grande tradition iranienne de Bihzâd et de


ses élèves, officiellement encouragée, vient s’animer ici, au pays des fresques
d’Ajanta, d’un incomparable réalisme. Ainsi naît un art de seigneurs et de
riches : art de parade, mais aussi de scènes intimes, de fleurs, de paysages
profonds comme les terres et les fleuves de l’Inde, de duos poursuivis sur les
terrasses, dans la nuit somptueuse des frondaisons immobiles. Et n’oublions
pas une impressionnante galerie de portraits : souverains, nobles, derviches.
Ils nous permettent – c’est si rare dans l’histoire de l’Islam ! – de donner à
celle-ci, pour une fois, autre chose que des noms : des visages, de vrais
visages.

L’Islam dans l’océan Indien et la mer Rouge


L’époque qui s’ouvre avec le XVe siècle est, pour l’Islam, celle d’un véritable
bond dans l’océan Indien et sur les marges du Pacifique. En ce carrefour des
carrefours, bien des peuples deviennent des relais musulmans, de nouveaux
agents d’expansion.

Un nouveau foyer : l’Indonésie


Aux marchands indiens revient l’Islamisation définitive des Maldives, la
constitution de minorités musulmanes à Ceylan et en Birmanie. Les Malais,
pour leur part, exportent leur foi aussitôt que convertis : aux Philippines (dès
la fin du XIVe siècle), dans le sud de l’Indochine (XVe siècle), au Cambodge
(vers 1550), beaucoup moins au Siam. Le grand coup, toutefois, c’est Java,
où les XVe et XIVe siècles voient les progrès de l’Islamisation, à partir des
rivages, et leurs conséquences : le déclin, puis la disparition, au profit de
royaumes musulmans, de l’Empire hindouiste du Madjapahit qui, au
XIVe siècle, dominait ces mers et ces terres depuis Singapour jusqu’à la
Nouvelle-Guinée.

Trait essentiel de cet Islam indonésien d’alors : il est, pour les princes qui s’en réclament, moins
un phénomène religieux qu’une définition politique : face au Madjapahit, mais aussi face à
l’étranger, portugais puis hollandais. Après les premiers temps de l’Islamisation, ceux du
commerce, ce sont les luttes pour le pouvoir qui ont joué le rôle capital. Au XVIIe siècle,
notamment, le conflit avec les Hollandais se traduira par une poussée musulmane décisive.
Au reste, s’agit-il bien d’Islam ? Un spécialiste contemporain, C.-C. Berg, estime qu’on ne
saurait, pour l’Indonésie, parler de conversion, avec ce que le mot sous-entend de
bouleversements. Le pays, simplement, aurait digéré l’Islam, tout comme il absorba, au cours
des siècles, des éléments du bouddhisme, de l’hindouisme et de la civilisation d’Occident.

Quoi qu’il en soit, ce nouveau fils adoptif de la famille indonésienne va se


montrer, sur sa lancée javanaise et malaise (le XVe siècle est la grande époque
du sultanat de Malacca), singulièrement entreprenant : Bali seule échappera à
ce raz de marée. Dès la fin du XVe siècle, l’Islam aborde aux Moluques,
nouveau foyer de missionnaires qui s’en iront prêcher aux îles Keï, dans les
parages de la Nouvelle-Guinée. À la fin du XIVe, il s’installe à Célèbes. le
siècle suivant le voit à Bornéo et dans la pointe sud de Sumatra, dont la
masse s’oppose encore à sa pénétration ; au nord de la même île, enfin, le
sultanat d’Atjèh, en relations d’ambassades avec les Ottomans, connaîtra, au
XVIIe siècle, ses heures de gloire, fondées sur la « course » et la traite des
esclaves.

Carrefour de routes, disions-nous plus haut : le détroit de Malacca ouvre sur l’Inde et le Moyen-
Orient, celui de la Sonde vers la route hauturière du Cap. Faut-il s’étonner que l’Inde, la Chine,
l’Islam, l’Occident se soient tant intéressés à ces mers ? En tout cas, l’impérialisme européen est
ici extrêmement précoce ; après les Portugais, maîtres de Malacca en 1511, viennent les
Hollandais, qui les en délogent en 1641, après s’être installés à Java (fondation de Batavia en
1619). Maîtres des deux détroits, les nouveaux venus édifient, sur le monde indonésien, une
impressionnante construction coloniale, malgré la concurrence anglaise sur Malacca, qu’ils
perdront de 1795 à 1818, puis, définitivement, à partir de 1824. L’Espagne, pour sa part,
viendra marquer ici, comme à l’autre bout de l’Islam, le point extrême de l’avance musulmane.
Vers la fin du XIVe siècle, elle mènera aux Philippines une nouvelle Reconquista qui contiendra
l’Islam à Mindanao et à l’archipel des Soulou.

De cette longue et confuse histoire de guerres et de soumissions, un fait au


moins se dégage : l’intervention étrangère n’a pas empêché l’Islam de
progresser régulièrement dans les îles Indonésiennes. Bien mieux, un peu
partout, il est devenu, face à l’étranger, un signe de regroupement et de
résistance. C’est au nom de la guerre sainte (jihâd) que les sultanats de
Mindanao auront finalement soutenu le choc espagnol, au nom du jihâd,
prêché par les tout-puissants docteurs (ulamâ’) de l’Islam, que l’indéracinable
sultanat d’Atjèh mènera, de 1873 à 1910, la guerre avec les Hollandais.
Même si cet Islam se situe parfois, en tant que religion, assez loin de l’Islam
traditionnel, cette variante indonésienne n’en assume pas moins, de sensible
façon, un rôle politique et national qui n’est pas sans annoncer, déjà, une
histoire plus récente.

Du côté de l’Afrique orientale


Un dernier coup d’œil sur cet « Islam de la mousson », mais vers l’ouest cette
fois. Nous y retrouverons, bien sûr, Indiens et Malais, immémoriaux
pratiquants de ces itinéraires maritimes, avec les Persans et les Arabes, sans
oublier les nouveaux venus turcs. Ici, l’Islam, évidemment multiracial, est
phénomène, il faut y insister, des îles (Zanzibar, les Comores) et des rivages :
ceux de Madagascar, ceux surtout de l’Afrique orientale des comptoirs, où la
prédominance, sinon l’hégémonie, appartient, en ces débuts du XVe siècle, à
Mombasa.

L’irruption portugaise, qui, sur les traces de Vasco de Gama, s’assure le contrôle des rivages
africains à partir des années 1500, bouleverse-t-elle cette situation ? Bien sûr, l’immense filet
jeté par le Portugal sur l’ensemble de l’océan exige, pour être tenu, une rude poigne. Les cités
récalcitrantes au tribut en feront l’amère expérience : Mombasa notamment sera ruinée à
plusieurs reprises. Et pourtant, les mailles du filet sont trop grandes, le blocus portugais forcé,
même en ses plus beaux jours, par les corsaires hollandais et français, mais aussi turcs ou
arabes ; preuve, donc, que cette Afrique musulmane n’est pas tout à fait coupée,
commercialement ni culturellement, du reste de l’Islam. Tout cela, d’ailleurs, n’aura qu’un
temps : au XVIIe siècle, quand la domination portugaise s’effondre, au moins au nord du
Mozambique, prend corps, au profit du sultan arabe de l’Oman, une puissante « thalassocratie »
dont Zanzibar sera la pièce essentielle. Finalement, l’intermède portugais n’aura pas interrompu
la tradition marchande de cet Islam africain des rivages, ni rejeté celui-ci vers un hinterland
qu’il n’a jamais cherché (ou réussi ?) à dominer réellement.

C’est beaucoup plus au nord que, décidément, l’Islam pénétrera en


profondeur à l’intérieur du continent. Ici, il y aura bien contrecoup des
pressions étrangères, en l’espèce celle des Ottomans et des Portugais, qui
s’opposent autour des débouchés de la mer Rouge. Entraînant ses Somalis et
ses Afars, un chef local, Ahmad Grañ, s’empare, à partir de 1529, de la quasi-
totalité de l’Éthiopie. Défait par les Portugais accourus au secours de la
chrétienté africaine, mort au combat en 1543, Grañ, le nomade, n’aura pas
réussi à démanteler pour toujours la citadelle copte de l’Afrique du Nord-Est.
Il l’aura, pourtant, rognée sur ses marges. Car son épopée a plusieurs
conséquences de poids : elle confirme ou accentue l’Islamisation des
bordures éthiopiennes, surtout à l’est, dans les pays dankalis et somalis ; elle
met en place, pour plus tard, la conversion d’une fraction du peuple galla,
parti lui aussi à l’assaut du plateau abyssin à la même époque que Grañ ; elle
préfigure, en un mot, les grandes récidives, pacifiques ou guerrières, de
l’Islam du XIXe siècle.

Le Maroc et l’Afrique Noire


Nous avons laissé le lointain Occident de l’Islam aux prises avec la première
poussée chrétienne. Elle se confirme avec le XVe siècle, qui voit les Portugais
s’assurer le contrôle de la côte atlantique et, sur la Méditerranée, de Ceuta.

Le nouveau royaume chérifien


Ces succès étrangers marquent la fin des souverains mérinides. En 1420, ils s’effacent devant
une dynastie collatérale, les Banû Wattâs, chefs de la guerre sainte (jihâd) : première réaction
d’un peuple fanatisé par ses « marabouts », manifestation d’un Islam militant et de masse, dont
la vivacité est sans conteste le trait majeur de l’histoire marocaine et même maghrébine aux
XVe et XIVe siècles.
Ce mouvement trouvera bientôt, dans un Maroc de plus en plus isolé du reste de l’Islam, ses
formes politiques propres. À partir du XIVe siècle, il porte au pouvoir les Chorfâ (de churafâ’,
sg. chârîf : descendant du Prophète), auxquels leur qualité, réelle ou supposée, d’héritiers d’Ail
et de Fàtima, assure la faveur des masses. Après les Sa’diens, installés à Marrakech, viennent,
vers le milieu du XVIIe siècle, les Hasards (on dit aussi Alawîs), ancêtres des souverains
actuels : ils prennent, eux, Meknès pour capitale.
Fastes et réussites du Maroc chérifien, avec al-Mançûr (1578-1610) pour les Sa’diens, Ismà’il
(1672-1727) et Muhammad III (1757-1790) pour les Hasanîs : contrôle de l’administration
financière (makkzen), organisation d’une cour somptueuse, dont l’étiquette s’inspire de celle
d’Istanbul, mise sur pied d’une armée régulière avec les déserteurs turcs, les musulmans
andalous qui arrivent en masse aux XIVe et XVIIe siècles (expulsion des Morisques par
Philippe III en 1609), et, surtout, la garde noire, propriété personnelle du prince.

L’isolement du Maroc vis-à-vis de la Chrétienté, de l’Afrique et même des


usages du monde ottoman serait-il relatif ? On peut évidemment penser aux
relations orageuses avec les Portugais et les Espagnols, dont les entreprises
ont pour revers le développement de la « course » marocaine, à partir de
quelques repaires irréductibles : Larache, Salé ou Rabat, cette dernière
devenue, aux mains des Andalous émigrés, une espèce de république
maritime pratiquement indépendante. Mais la fin du XVIIIe siècle voit en
même temps l’essoufflement de la course et l’élimination définitive des
Portugais (prise de Mazagan, leur dernier réduit, en 1769).
Semblablement, on peut évoquer les relations de Muhammad III avec les
pays Scandinaves, l’Angleterre ou la France et l’ouverture du nouveau port
de Mogador aux marchands étrangers. Mais les abus de la fiscalité locale,
plus encore les préventions du Maroc et de ses souverains à l’encontre de la
Chrétienté firent échouer ce semblant d’ouverture sur le monde. Le Maroc,
fragile « agrégat de groupements » maintenu par la seule autorité du prince –
quand elle existait –, déchiré par la turbulence berbère et le prétorianisme
noir, le Maroc resta seul, enfermé dans un Islam qui mariait « l’idéologie
alide » et le çûfisme à un mâlikisme rigoureux, pur de ce hanafisme que les
Turcs, plus à l’est, apportaient avec eux dans les villes, de Tunisie surtout :
un Islam, en tout cas, qui était bien, une fois encore, la définition essentielle
d’un peuple et même d’une nation vis-à-vis des entreprises étrangères.

La conquête du Soudan nigérien


Sa seule, sa grande expansion, le Maroc la connut alors du côté de l’Afrique
Noire. Retour du balancier almoravide, nouvelle péripétie sur la route de l’or
et des esclaves : en 1590, les troupes marocaines, ou plutôt andalouses, avec
leur artillerie légère portée à dos de chameau, prennent Tombouctou : les
pays du moyen Niger resteront, au reste de façon assez lâche, dans la
mouvance chérifienne jusqu’en 1750. C’est un nouveau triomphe de la
poudre à canon et aussi, bien évidemment, le triomphe du Maroc, où vont
affluer or et esclaves, tandis que Tombouctou empruntera aux conquérants
tout un vocabulaire et des habitudes, vestimentaires ou architecturales.
Mais est-ce un triomphe pour le grand commerce mondial, une ouverture
véritable du monde marocain ? La présence portugaise dans l’Atlantique
draine maintenant une partie au moins de l’or de l’Afrique vers les rivages,
affaiblissant d’autant les routes sahariennes, et Tombouctou, connue des
voyageurs occidentaux du XVe siècle et reliée alors à l’Europe par les étapes
de Tripolitaine ou de Tunisie, s’enfonce, après le XIVe siècle, dans le mystère :
elle deviendra, pour longtemps, la ville « où l’on n’arrive jamais ». Est-ce la
faute du Maroc ou de l’appel créé, vers les côtes, par l’intervention
portugaise ? Quoi qu’il en soit, il semble bien, ici encore, qu’on ne doive
parler d’« ouverture » qu’avec prudence. Pour le Maroc chérifien,
ombrageusement replié sur lui-même et thésaurisateur, le Soudan fut
beaucoup moins un poumon, une fenêtre sur le monde qu’une réserve – au
reste de plus en plus ruinée et exsangue – intégrée à un orbe clos.

Pulsions de l’Islam en Afrique Noire


Dans l’histoire musulmane des pays de la longue bande subsaharienne, la
conquête marocaine n’est évidemment qu’un épisode. Revenant en arrière,
nous devrons évoquer le rayonnement de l’Empire songhay, vainqueur du
Mali vers la fin du XIVe siècle. Il est gouverné d’abord par la dynastie des
Sonni, dont le grand représentant, à partir de 1464, est Alî, personnage décrié
par la tradition musulmane : entendons qu’il recherchait avant tout un modus
vivendi « entre l’Islam et la structure songhay traditionnelle ». Après 1493
survient une nouvelle dynastie, d’origine toucouleur mais ; fixée à Gao, celle
des Askia, musilmans résolus, qui font de Tombouctou un véritable foyer de
l’Islam noir. Ce sont eux, et bon nombre de leurs sujets, que la conquête
marocaine éliminera, malgré les protestations des ulamd’ marocains, outrés
de voir infliger pareil traitement à des Musulmans : preuve, donc, que
l’Islam, exprimé par la voix de ses docteurs, n’a pas vraiment reconnu pour
sien ce triomphe.

Le point final étant mis, avec cette dernière réserve, à l’intermède chérifien, force est bien de
reconnaître que les guerres – celle-là ou les autres – jouent un rôle, et non des moindres, dans
l’histoire de l’Islam africain. Les autres, c’est-à-dire, par exemple, celle que livre à ses voisins le
Kanem-Bornou, de nouveau en expansion à partir du XIVe siècle, grâce aux mousquets turcs et
à l’Islam, qui fournit une armature cohérente à son État, à son droit, à ses cadres. Mais pourquoi
ne pas évoquer aussi, tout à fait à l’est, dans les pays du haut Nil, l’essor, à partir du
XIVe siècle, du royaume fung de Sennàr, la disparition des derniers vestiges des principautés
chrétiennes de Nubie, les assauts menés, sur son flanc occidental, contre l’Éthiopie ?

Mieux vaut pourtant réintégrer ces péripéties dans le mouvement


d’ensemble de la grande zone subsaharienne, esquisser comme le trend de
l’Islamisation pour les années 1400-1800. Ici comme ailleurs, l’Islam mise
sur plusieurs tableaux : la conquête, oui, mais aussi les migrations, comme
celle des tribus arabes de la Haute-Égypte vers la Nubie : émigration déjà
ancienne, mais dont un acte important se joue au XIVe siècle, quand elle vient
buter sur les Fung, éleveurs nomades, originaires du Sud et promis à
s’islamiser à ce contact. Plus importante encore, peut-être, la grande
migration des peuples peuls, qui vont devenir l’élément essentiel du Fouta-
Djalon guinéen.
Ces mouvements jouent contre les sociétés en place : contre l’animisme
noir, mais aussi, à l’est, contre le christianisme nubien, qui disparaîtra, on l’a
dit, dans la tourmente. Partout, l’Islam fournit, à ces populations une fois
fixées, le cadre de groupements organisés et hiérarchisés, parfois appuyés sur
des installations urbaines. Comment, enfin, oublier, au nombre des supports
de l’Islam, le commerce ? Traite des esclaves, trafic de l’or et Pèlerinage
entrecroisent leurs effets, le long des deux grandes directions sud-nord
(n’oublions pas que, par le Tafilelt marocain notamment, des pèlerins
sahariens et africains rejoignent la caravane maghrébine) et ouest-est, vers la
vallée du Nil.

De ces conflits, de ces mouvements émergent, si l’on fait le point dans les années 1800, les
blocs de résistance : de l’Islam ou à l’Islam. Mettons-les grossièrement en place : pour l’Islam,
les pays des Toucouleurs et des Peuls, autrement dit des Fouta : Fouta-Tôro au Sénégal, Fouta-
Djalon en Guinée ; puis le Soudan nigérien, les pays du lac Tchad et de la Nigéria du Nord ; à
l’est, enfin, les tribus arabes et les Fung du Soudan nilotique. Contre l’Islam ou en dehors de
lui : les Wolofs du Sénégal, qui ne s’islamiseront en masse qu’à la fin du XIXe siècle, le bloc
bambara autour de Segou et de Nioro, dans l’angle formé par le haut Sénégal et le haut Niger,
les Mossis de la haute région voltaïque.

Puissant, entreprenant, l’Islam ne le sera cependant pas assez pour extirper


les vieilles croyances animistes et les langages locaux. Mais au moins est-il
arrivé, en cette aube du XIXe siècle, à une sorte de maturité. Car, en Afrique
aussi, il a définitivement revêtu, à défaut d’autres caractères, ce signe
distinctif à quoi on le reconnaîtra d’un bout à l’autre du Vieux Monde :
ressenti et exploité comme un facteur de différenciation politique, notamment
vis-à-vis de l’étranger, il animera, de quelques grands mouvements, l’histoire
de l’Afrique colonisée.
Ainsi s’achève, avec ces trop brefs regards sur l’Islam noir, notre
panorama de l’histoire musulmane depuis les lendemains de l’an mil
jusqu’aux abords du XIXe siècle. Avons-nous été trop long ?
Ces huit siècles ou presque – autant dire les deux tiers de l’histoire de
l’Islam – sont souvent regardés de haut, de loin par une certaine tradition
orientaliste, qui a tendance à juger de l’Islam à travers sa seule expression
arabe. Pour elle, il s’agit là d’une phase de transition, où l’Islam se traîne
entre le souvenir de ses gloires abbassides et l’attente de Bon renouveau au
XIXe siècle. Comme si, entre-temps, l’Islam – même l’Islam arabe – avait
cessé d’exister, de se formuler, de s’étendre ! Qu’on en juge, après tout, par
le bilan qui va suivre.
CHAPITRE 4

Bilan d’une époque : décadence


ou nouveaux prolongements ?

L’époque qui va de 1050 à 1800 ne peut être, pour l’Islam, qu’une étape
décisive : comment imaginer l’inverse, sur tant d’années, sur tant d’espace ?
Ce qu’on a dit dans les pages qui précèdent a permis déjà d’esquisser
quelques-uns des nouveaux visages de l’Islam ; aussi bien pourra-t-on
maintenant se contenter de rassembler, de préciser aussi, ces portraits
dispersés.
Et d’abord, un premier constat, élémentaire, banal : cet Islam a bougé, il
s’est étendu, il a pris, à peu de chose près, la place qu’il occupe d’aujourd’hui
sur la terre des hommes.

Quand l’Islam avait douze siècles


Si symbolique que soit, pour l’Islam, la date de son an mil (19 octobre 1591),
qui coïncide ou presque avec l’apogée ottoman, mieux vaut cependant, pour
tenir compte des nouveaux progrès réalisés dans l’Asie du Sud-Est et
l’Afrique, dresser le bilan territorial un peu plus tard, en 1200 de l’Hégire :
4 novembre 1785.

Que lisons-nous sur la carte ? L’aie d’extension de l’Islam, c’est bien, toujours, l’immense zone
tropicale ou subtropicale des déserta d’Afrique et d’Asie. Sur les bordures du Nord, nous
mettrons en place le Maghrib, l’Égypte, les pays du Croissant Fertile, le plateau iranien ; au sud,
l’Afrique soudanaise et l’Arabie méridionale. Vers l’est, l’implantation de l’Islam escorte, de la
même façon, les deux branches steppiques ou désertiques de l’Asie centrale et des pays de
l’Indus.
En dehors de cette direction générale ouest-est, l’Islam, si l’on excepte le piquetage des
comptoirs d’Afrique orientale, ne pousse guère que deux excroissances notables : vers le nord-
ouest, en direction de l’Anatolie et de l’Europe continentale ou tempérée chaude ; vers le sud-
est et l’Indonésie équatoriale.

L’histoire n’a donc laissé à l’Islam, dans l’ensemble, que des terres
difficiles, souvent ingrates et même désolées. Quant aux mers, sa fortune, son
destin y sont, déjà, ceux de nos jours. Seules lui appartiennent, en définitive,
deux mers intérieures : golfe Persique et mer Rouge. Mais de ces trois
étendues essentielles que sont la Méditerranée, la mer Noire et aussi la
Caspienne, il ne contrôle vraiment que les rivages du Sud. Et pour ce qui est
des océans, Atlantique ou Indien, il y est débordé, c’est le moins qu’on en
puisse dire, par le trafic international.
L’Islam a donc été refoulé, contenu à cette région des « isthmes » qu’il
nous est arrivé, après Maurice Lombard, d’évoquer. Mais au moins s’y est-il
tenu, comme s’il avait senti qu’à long terme son destin se jouait là. Typique,
à cet égard, est son comportement en Méditerranée : pensons à ses aventures
espagnole, sicilienne, Crétoise, à un moindre degré chypriote. Qu’il n’ait pas
pu ou voulu vraiment assujettir les rivages septentrionaux de la mer, il reste
que, battu ailleurs, il s’est accroché au sud, en deçà de cette frontière
perméable que traversent, en des sens opposés, ses propres raids maritimes et
les Croisades ou autres incursions chrétiennes sur ses territoires. Frontière,
donc, perméable, peut-être, mais frontière finalement inchangée : ici, l’Islam
est, se sent chez lui, comme en témoignent un peu partout, sous des formes
diverses, la vigueur et la résistance du sunnisme, ce grand rassembleur de
forces vives.

L’Islam et ses hommes


Au niveau de la vie quotidienne
Comment s’engager, en quelques pages, dans le détail infini des assises d’une
civilisation ? À peine pourra-t-on en ébaucher les grands traits. D’emblée,
toutefois, une évidence : l’Islam participe, comme les autres ensembles
humains, à la « civilisation matérielle » du monde tout entier, celui-là même
que F. Braudel a fait revivre dans un récent volume de cette collection :
Civilisation matérielle et capitalisme, XVe-XVIIIe siècle.

Anciens et nouveaux Musulmans


Une fois de plus, il faut faire le point vers la fin du XVIIIe siècle. Ici, aucun
inconvénient à être bref : dans l’ensemble, la carte des ethnies de l’Islam se
maintient telle quelle.

Bien sûr, il y a les péripéties : le gain d’au moins 300 000 Morisques chassés d’Espagne ; les
émigrés persans, afghans et turcs dans l’Inde ; les Indiens, les Arabes, les Persans encore dans
les comptoirs d’Afrique orientale ; les Turcs militaires et administrateurs un peu partout dans les
villes de l’Empire ottoman. Rien là d’essentiel, toutefois, au niveau mondial : seules
compteraient, en définitive, la poussée arabe vers l’Afrique du Nord et les pays nubiens, les
migrations des Peuls et, surtout, l’implantation turque dans l’Adherbayjân, l’Anatolie, la Thrace
et, avec plus de vicissitudes, la Dobroudja. Ces derniers élans une fois retombés, on peut lire les
constantes, définitivement assises, de l’Islam, c’est-à-dire ses grands blocs c arabe, berbère,
noir, turc, iranien, indien et malais.
Plus important peut-être que le volume des migrations : celui des conversions. Ici, même si
l’Islam n’en est parfois qu’à ses prémices, c’est par pays et même par pans entiers de continents
qu’il nous faut mesurer sa progression : évoquons l’Anatolie, l’Albanie et la Bosnie, l’Afrique
Noire, l’Inde et l’Indonésie, l’Asie centrale.

Des modes nouvelles ?


Les Turcs, qui furent les plus nombreux, mais surtout les plus forts de ces
nouveaux venus, ont-ils remodelé le décor de la vie quotidienne de l’Islam ?
À l’origine, lorsqu’ils émergeaient de leur Asie centrale, leur costume frappa
fortement les populations, et tel chroniqueur, narrant l’entrée de Tughrilbeg à
Nîsâbûr, note le « vêtement épais, le turban uni, les chaussures de feutre ».
Mais ensuite, le Turc joua surtout le rôle de diffuseur, jusqu’au Maroc, d’un
costume dérivé de la Perse éternelle et déjà connu ; tel fut le cas pour la
tunique (qaftân) (fig. 54), dont les collections d’Istanbul nous présentent des
spécimens somptueux, le cas, aussi, du pantalon (sirwâl), bouffant ou non,
que contribuent à répandre son large et commode usage par les militaires, sa
vogue dans les confréries et, comme pour le qaftân, ses emplois honorifiques.

Et la maison ? La mode turque, qui joue volontiers sur le mélange de la brique et de la pierre,
brode sur le classique aménagement de l’habitation autour de l’espace intérieur : elle le
recompose en déplaçant le centre du logis, la cour devenant, avec son couloir d’accès et sa pièce
de réception, une sorte de prologue architectural à la maison elle-même : disposition nouvelle
qu’on peut suivre à la trace des vainqueurs, vers la Syrie, l’Égypte et Alger.

Fig. 54. Caftans de Mehmed II (1451-1481).


Mais ce sont là jeux de princes, de riches en tout cas : dans l’Inde, par
exemple, la robe mongole de cérémonie est, comme on peut s’y attendre,
confinée aux cours princières, musulmanes ou non. Partout, dans un monde
où la paysannerie représente 80 à 95 % de la population, le costume et la
maison restent inchangés dans leur dénuement, le mobilier réduit à quelques
ustensiles, au coffre familial, aux nattes, dans la pièce unique bâtie de terre ou
de brique crue. Univers précaire, où notre cheminée, notre « couvert », notre
chaise sont inconnus ; plus encore, univers inchangé, car, pour bon nombre
de ces usages (c’est nous seuls qui les nommons carences), l’exemple vient
de haut : toute une société s’y reconnaît en effet, se cramponne par eux à une
immutabilité partout de règle et intensifiant ses effets quand elle rejaillit des
hommes sur les femmes, des riches sur les pauvres.

Un « Ancien Régime biologique »


Les mêmes constatations vaudraient également pour la cuisine, dont la
monotonie et surtout la modicité dominent, malgré les exceptions raffinées
des cours ou les gloires locales, objets de véritables patriotismes culinaires et
nostalgies des exilés : couscous maghrébin, fèves cuites d’Égypte, pilaf
persan ou turc. Partout, la viande est chose mesurée, même à Istanbul, ville
privilégiée : un « rêve de pilaf » (sous-entendez : avec sa garniture de
viande), c’est, en persan, l’équivalent de notre « château en Espagne ».
Alors, que mange-t-on ? Quand il y en a, du riz aux Indes, du blé ailleurs, sous la forme de
mauvais pain ou de bouillies ; surtout, des légumes et des laitages : fromage aigre, beurre rance
d’Afrique du Nord et de Basse-Égypte. Peu nutritive, par les insuffisances de sa composition ou
de ses quantités, et souvent fade, cette nourriture appelle le recours aux condiments ou aux
épices, qui la rehaussent, et l’usage des « stimulants », souvent en dépit d’interdits
régulièrement édictés : au premier rang, le thé, venu de Chine, et le café, qui, même s’il est né
éthiopien, s’impose comme la grande boisson de l’Islam, avec un nom magique pris à l’Arabie
méridionale : le moka ; puis l’opium, qui, de l’Inde, gagne l’Asie du Sud-Est et le monde turc ;
le tabac, arrivé d’Amérique ; le kat de l’Afrique orientale et du Yémen ; enfin, le vin, un
clandestin qui se porte bien, car il est apprécié des princes, jusqu’aux Indes, et les alcools
(surtout ceux de datte ou de riz : araq, araqî), derrière lesquels se cache la mystérieuse histoire
de la distillation et de l’alambic.

Et puis, il faut ouvrir, même brièvement, le dossier des misères : misères


de la faim, latente ou explosive, un peu partout chez elle et surtout aux Indes
(grandes famines de 1472, 1596 et 1630 notamment), misères des maladies,
endémiques ou nouvelles, sillonnant en tous sens l’Islam des carrefours, cet
infatigable dispensateur de germes.

Ne retenons que les grands, les très grands fléaux. D’est en ouest circule la peste, depuis ses
repaires de la Chine et de l’Inde ; l’Islam la reçoit, la relance régulièrement vers l’Europe, telle
la fameuse peste noire du XIVe siècle, qui s’en alla décimer au moins un cinquième – J. Le Goff
dit un tiers – de la Chrétienté, mais ne fut pas la seule : douze épidémies dans la seule Égypte
mamlûke, par exemple, entre 1416 et 1513. D’ouest en est, voici la malaria, africaine et
américaine, qui frappe l’Indonésie au XVIIIe siècle, et la syphilis de l’Amérique de Colomb,
installée en Europe vers 1500 et qui a bouclé, en 1506, le long itinéraire vers la Chine.
Évoquerons-nous le choléra, né, dit-on, au Moyen-Orient et qui en rayonnera vers l’Inde où il
deviendra endémique, avant d’atteindre l’Europe de 1832 ? Et la tuberculose indienne au
XVIIIe siècle ? Et la filariose, la bilharziose, les leishmanioses ? Arrêtons là et songeons
seulement que la maladie, alors, n’est pas l’accident dans le décor quotidien, mais ce quotidien
lui-même, au même titre que la disette, à laquelle l’écrivain Maqrîzî consacre un traité spécial.

Ainsi se caractérise, partout présent, cet « Ancien Régime biologique » que


F. Braudel définit comme une répartition égale des chances de la mort et de la
vie : « cycle infernal » que seule la révolution industrielle, vers la fin du
XVIIIe siècle, semble avoir brisé, en redonnant « à l’homme, même
surabondant, sa valeur, la possibilité de travailler et de vivre ». Encore s’agit-
il là de l’Occident ; mais, pour l’Islam, ce cycle infernal se prolongera, au
moins pour certaines régions, jusqu’en plein cœur de notre XXe siècle.

Flux et reflux de la population


Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, en tout cas, la population du monde, musulman
ou non, partage une condition commune qu’on illustre volontiers, dans un
éclairage malthusien, par la fameuse loi des ciseaux, c’est-à-dire par l’écart
plus ou moins grand entre un stock de population défini et les ressources
disponibles. La loi, du moins, est valable, en gros, jusqu’à lu révolution
industrielle, qui, par les progrès techniques qu’elle entraîne, bouleverse en
faveur des hommes les données du problème, soit à partir du XVIIIe siècle pour
l’Occident, beaucoup plus tard pour l’Islam qui prolongera, sous la forme du
sous-développement, cet « Ancien Régime » économique autant que
biologique.

On connaît, pour l’Europe, les grandes phases de cette histoire. Les XIe-XIIIe siècles marquent,
en un sens, la fin de la période de « l’homme rare », les débuts puis l’essor de l’expansion : les
progrès, les pressions de la démographie entraînent alors l’accélération des défrichements, la
poussée urbaine, la hausse des prix. Dès la fin du XIIIe siècle, pourtant, les ciseaux s’ouvrent :
une récession de longue durée s’installe sur le Vieux Monde, les prix s’essoufflent, les
défrichements sont stoppés, les campagnes se dépeuplent, la courbe démographique fléchit :
c’est sur le front biologique moins solide d’une humanité mal nourrie que la grande peste noire
vient exercer ses ravages, transformer le fléchissement de la courbe en chute vertigineuse.

Plus que l’Espagne, où le tableau se complique au jeu de l’immigration


venue des provinces reconquises par la Chrétienté, l’exemple égyptien, l’un
des rares que l’on commence à bien connaître grâce aux travaux, notamment,
d’E. Ashtor et de D.-S. Goitein, confirme, du XIIIe au XVe siècle, les tendances
que nous connaissons ; la baisse des prix du pain, du miel et du sucre, la
stagnation des loyers, l’abandon de 200 villages à l’époque mamlûke, tous
ces indices de graves difficultés économiques ou de crises ouvertes comme
au XVe siècle s’expliquent fondamentalement, selon E. Ashtor lui-même, par
la réduction de la demande, par une déflation démographique qui ira se
confirmant dans l’Égypte des XIVe-XVe siècles.
Mais si nous remontons au-delà, est-il si sûr que le modèle européen soit
encore valable ? Ici, nous retombons sur les conditions tout à fait particulières
d’une Égypte rivée à son Nil et courant après un équilibre précaire : si son
économie agricole a pour elle la richesse du terroir, elle se heurte sans cesse
au manque d’élasticité de celui-ci, qu’aggrave l’exportation traditionnelle de
certaines denrées alimentaires, blé et riz notamment, ces postes-clés du
commerce extérieur de l’Égypte, « un commerce où le riche paie toujours
comptant, le pauvre se laissant tenter ». De tout cela naissent des crises
courtes, comme celle du milieu du XIe siècle, qui voit, avec une décrue
prématurée du Nil, une flambée des prix du blé et du pain. D’où aussi, à long
terme – et sans aller, avec D.-S. Goitein, jusqu’à poser le principe d’un
fléchissement démographique continu depuis la conquête arabe jusqu’au
XIXe siècle –, une incapacité fondamentale à la hausse démographique,
puisque les ressources disponibles, au mieux, restent constantes. Ainsi
s’explique que les prix, jugés en période longue, fassent montre, ici comme
dans l’ensemble du Proche-Orient, d’une assez grande stabilité et que leur
hausse, quand elle existe, soit exempte de cet allant que peut leur connaître
l’histoire de l’Occident.

Revenons à l’Europe. Avec les saignées du XIVe siècle et le reflux des années 1350-1450, les
ciseaux se referment, l’écart se comble entre les ressources et une population raréfiée. Bientôt,
ce sera la remontée : vive pour l’époque 1450-1650, maussade et même compromise pour 1650-
1750, confirmée cependant avec le XVIIIe siècle finissant.

Ce schéma européen – reprise, essor, essoufflement – vaut-il pour l’Islam ?


Disons, en gros, qu’il est suivi, bien attesté en tout cas, par l’Anatolie et la
Turquie d’Europe des XVe-XVIIe siècles. Mais ensuite, les choses changent,
annonçant les futurs hiatus entre riches d’Occident et pauvres du Tiers-
Monde musulman. Tout comme le XVIIIe siècle creuse l’écart entre l’Empire
turc et une Europe en marche vers sa révolution industrielle, de même alors la
distance va s’accentuant sur le plan des populations : face à la montée
occidentale, la démographie de l’Islam, ainsi qu’on le verra un peu plus loin,
reste encore entièrement soumise aux lois de la faim et de la maladie ; pour
reprendre un mot des économistes d’aujourd’hui, elle ne parvient pas à
« décoller », pire même : elle stagne, voire décline, ici ou là.

Quelques repères : le XIVe siècle ottoman voit une poussée démographique très vive, de l’ordre
de 40 % selon les estimations d’Ö.-L. Barkan. Le mouvement, au reste amorcé auparavant,
touche les campagnes aussi bien que les villes, les sujets protégés aussi bien que les Musulmans
(tableaux A et B ci-contre, à propos d’une province essentiellement paysanne, l’Anatolie, et de
l’Albanie chrétienne). Il n’empêche, toutefois, que ce sont les villes qui détiennent, en ce
XIVe siècle, les chiffres-records : Ankara : 95,04 % d’augmentation ; Sofia : 101,28 ; Brousse :
102,36 ; Skoplje : 113,06 ; Konya : 150,62 ; Sivas : 202,98 ; Sarajevo : 316,99 (tableau C).
Et pourtant, dès l’époque de Soliman (1520-1566), l’attention du
gouvernement est attirée sur les dangers de la dépopulation des campagnes.
Les documents invoquent les abus de la fiscalité, et sans doute avaient-ils
raison. Mais n’est-ce pas tout autant, comme pour la France du XIVe siècle, le
signe, déjà, de cette surpopulation qui sera l’une des difficultés du XVIIe siècle
ottoman, celui de la crise agraire, de l’exploitation accrue de la glèbe par la
nouvelle aristocratie des tenants de tckiftlik-s et, comme on l’a dit, de la
Grande Migration, vers la ville qui ne résout plus rien, d’une paysannerie en
surnombre ?

Un bilan, avec prudence


Il est bien difficile de donner des chiffres, si l’on considère à la fois la
progression territoriale de l’Islam du XIe au XVIIIe siècle, la diversité des
situations locales, les différences qui peuvent exister, au moins après le
XIVe siècle, entre les pays musulmans et le schéma européen.
N’avançons donc qu’avec prudence, et tentons un premier bilan à la fin du XIVe siècle. Ö.-
L. Barkan estime alors à un chiffre de 30 à 35 millions d’hommes l’Empire turc, avec ses
possessions d’Afrique du Nord : gardons l’estimation maxima, mais en y comprenant le Maroc
et l’Arabie. À ce bloc, il faut ajouter, d’abord, l’ensemble irano-afghan : tablons sur les
proportions actuelles, qui le donnent, très grossièrement, comme égal à une fois et demie
environ la Turquie d’Asie. Toujours d’après les dépouillements d’Ö.-L. Barkan, nous
évaluerons la population de celle-ci, pour la période 1520-1535, à environ 4 700 000 âmes, à
quoi il faut appliquer, pour arriver à fin du siècle, le taux d’accroissement de 40 % déjà signalé.
Nous parviendrons ainsi à 6 600 000 hommes, soit, pour le bloc Iran-Afghânistan, à 9 900 000
et à 11 000 000 si nous voulons tenir compte des nomades d’Asie centrale.
Pour l’Inde, mal en point dès la fin du XIVe siècle, le chiffre de 100 millions est sans doute,
comme l’indique F. Braudel, un maximum. Or, l’Islam est encore loin d’atteindre là ses
proportions d’aujourd’hui : le quart ou presque de la population. On peut estimer qu’avec
15 millions de Musulmans, on se situe sans doute à un niveau maximum.
Reste l’Islam d’Afrique Noire ou orientale, pour lequel on peut avancer le chiffre, très
approximatif, de 3 millions. Retenons en effet, après F. Braudel, pour la population de l’Afrique
un chiffre dix fois supérieur à celui de l’Afrique du Nord ou de l’Égypte. La première est
estimée à 3 500 000 habitants (J.-C. Russell), la seconde à 2 500 000 (Russell) ou 4 500 000
(chiffre moyen d’Ö.-L. Barkan), ce qui nous donne les résultats suivants en millions :

Le chiffre de 3 millions, retenu pour l’Islam noir, se situe, en gros, entre 1/6 et 1/12 du total de
l’Afrique non arabe et semble représenter une approximation convenable : il reste, en tout cas,
bien avant ce XIXe siècle si décisif pour les progrès de l’Islamisation, normalement très éloigné
de la proportion actuelle d’un quart.

L’Islam de la fin du XIVe siècle compterait ainsi environ 64 millions


d’âmes, 67 ou 68, peut-être, avec les implantations malaises et les progrès
chinois. Pouvons-nous fixer deux repères, l’un en amont, l’autre en aval ? En
amont, si nous suivons les taux européens retenus par F. Braudel, nous
arriverions à un total de quelque 46 millions pour 1300-1350 (un peu plus
peut-être si l’on tient compte du royaume de Grenade), de 37 en 1450, après
les coupes sombres du XIVe siècle. En aval, le modèle européen
(accroissement de 2,1) donnerait, pour les années 1800, un total théorique de
136 millions.
Ici, d’emblée, une sérieuse réserve s’impose : le chiffre retenu traduirait le
résultat d’un accroissement démographique de style européen pour l’Islam de
1600, mais on doit, en bonne logique, y ajouter les résultats d’autres progrès :
conquêtes et conversions aux Indes, en Afrique Noire, en Indonésie. Qu’en
est-il de ces pays ?

Pour l’Inde de 1797, si nous retenons le chiffre, avancé par une estimation française du temps,
de 155 millions et si, pour tenir compte des progrès de l’Islamisation, nous tablons maintenant
sur la proportion de un sur cinq, nous arriverons à 30 millions environ. Pour le continent
africain, suivons, après d’autres, le chiffre total et certainement excessif de 100 millions et
défalquons-en la population de l’Égypte de Volney, soit 2 300 000 âmes, et celle d’Afrique du
Nord : selon le modèle européen (100 millions en 1600, 211 en 1800, 266 en 1850), celle-ci
aurait dû passer de 3,5 millions en 1600 à 7 en 1800 et à 9 en 1850 ; or, ce dernier chiffre n’est
atteint qu’aux estimations (du reste fort hésistantes, surtout pour le Maroc) des années 1880 :
indice, donc, d’une progression sensiblement inférieure à celle de l’Europe. Évaluons, dans ces
conditions et sous toutes réserves, la population de l’Afrique du Nord des années
1800 h 6,5 millions. Restent donc, pour l’Afrique non arabe, environ 91 millions d’hommes, sur
lesquels nous retiendrons 12 millions de Musulmans (soit une proportion d’un peu plus de un
sur huit).
Passons au bloc indonésien : si nous nous réglons sur les proportions d’aujourd’hui, où
l’Indonésie représente un septième de la population chinoise et un peu moins de un sixième de
l’ensemble Inde-Pakistan, nous donnerons à l’Indonésie des années 1800 25 millions
d’habitants d’après le modèle hindou de 1797 (mais il est peu sûr, en raison des misères du
subcontinent), près de 45 millions selon le modèle chinois (300 millions en 1790). Tenons
compte du caractère tout compte fait assez récent des progrès de l’Islamisation, à laquelle
d’immenses zones échappent encore, et avançons le chiffre de 15 millions : 20 (mais sans
critère sûr) avec l’Islam chinois.
Reste le bloc Empire ottoman-Afrique du Nord-Arabie-pays d’Iran et d’Asie centrale.
L’application du taux de croissance européen aux 46 millions des années 1600 donnerait, pour
1800, le chiffre de 96 millions. Aucun doute : celui-ci est extraordinairement optimiste. Tous les
témoignages du temps concordent : les pays en question sont en plein marasme démographique,
sauf, on l’a vu, l’Afrique du Nord, qui semble avoir mieux résisté.

Résisté à quoi ? À une situation agraire catastrophique, d’abord. Les


guerres, les calamités (en 1757, les sauterelles ruinent la haute vallée du
Tigre), les violences, les exactions des autorités, turques ou autres, font de la
campagne un « désert, en comparaison des régions européennes les moins
peuplées » : ainsi s’exprime un bon connaisseur de l’Empire ottoman de la fin
du XVIIIe siècle, William Eton, consul de Sa Majesté Britannique. Il note – et
il n’est pas le seul à penser de la sorte – que « c’est dans la campagne que
l’on s’aperçoit d’abord de la dépopulation. Les villes sont toujours remplies
d’habitants nouveaux qui abandonnent leurs foyers pour y venir chercher des
moyens de subsistance ; mais lorsque les villes deviennent elles-mêmes
désertes, sans que l’on puisse en attribuer la cause à la chute d’une branche
particulière de commerce, d’une manufacture, ou de toute autre cause
semblable, mais seulement par le défaut d’émigrants venus de la campagne,
on peut aisément considérer la dépopulation du pays en général comme
parvenue à son comble ». Et Eton de confirmer ses dires par la description,
un peu partout, depuis l’Irak et la Syrie jusqu’à la Turquie d’Europe, de cités
décimées à l’enceinte trop vaste, aux maisons en ruines et aux bazars
désertés. Seuls, dans cette désolation, quelques îlots : Istanbul,
artificiellement maintenue en vie (et encore !) par ses importations de blé et
de viande, Smyrne la commerçante, les régions bordières de l’Adriatique,
quelques cantons de la Bulgarie.

Partout aussi, la disette et, bien sûr, la peste, qui frappe « tous les dix à douze ans » comme à
Alep et emporte, toujours selon Eton, de un dixième à un quart de la population, quand ce n’est
pas davantage : elle est en 1736 au Caire, en 1757, l’année des sauterelles, dans l’Anatolie du
Sud-Est, en 1773 à Bagdad.

Le résultat ? Ce sont les 2 300 000 habitants, on l’a dit, de l’Égypte de


Volney. La Syrie n’est pas mieux partagée : riche de 2 700 000 âmes à
l’époque des Croisades, selon J.-C. Russell, elle avait repris souffle après la
grande peste noire : 2 millions en 1500, d’après Ö.-L. Barkan, soit, avec le
coefficient d’augmentation de 40 % pour le XIVe siècle, 2 800 000 vers 1600.
Mais le déclin, amorcé dès la fin même du siècle, est ici particulièrement
spectaculaire : le pays, qui se vide vers la montagne libanaise toute proche,
éternel refuge des minoritaires et des opprimés, ne comptera, selon les
estimations de H. Lammens, que 1500 000 âmes vers 1800. À bon droit aussi,
on peut penser que l’Irak du XIVe siècle (moins de 5 millions selon Russell),
s’il fléchit dans les mêmes proportions, ne devait pas excéder 2,5 millions à
la fin du XVIIIe, dans un marasme général qu’accroissent ici les progrès du
désert et des marais. Pour l’Anatolie et la Turquie d’Europe, enfin, la
désolation est telle que la chute des populations musulmanes « du
continent », entre le XIVe siècle et la fin du XVIIIe, est chiffrée par Eton de 5 à
1.
Sans doute exagère-t-il : peu tendre pour les Ottomans et privé par ailleurs,
comme nous, de renseignements précis, il surestime et les effets des pestes et
le volume des stocks de population en place à la fin du XIVe siècle. Tout de
même, des observations d’Eton et de ses contemporains, deux faits
émergent : après la poussée vive du XIVe siècle, le Moyen-Orient s’est installé
dans une grave et durable crise démographique. Qui pis est, les effets de cette
stagnation, de cette déflation même, ont été considérablement multipliés par
les épidémies de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, et notamment à partir
des années 1770 : c’est alors, sur la route d’Ankara à Istanbul ou Smyrne, ou
d’Istanbul à Belgrade par Édirne et Sofia, qu’Eton compte par centaines les
villages ruinés, déclarant en propres termes qu’« il est aisé de prouver qu’au
moins dans ces derniers temps la dépopulation de la Turquie a été
étonnamment rapide ». Et de conclure que « dans un siècle, si les choses
continuent à aller de la même manière, l’Empire turc sera presque réduit à
rien ».

C’est là qu’Eton se trompe ; car, un siècle après, justement, la situation n’est pas si mauvaise
pour les pays de la longue nuit démographique des années 1600-1800 : respectivement 12 et
2,7 millions dans l’Anatolie et la Syrie des tableaux de V. Cuinet, à l’extrême fin du
XIXe siècle, et, au même moment, 7 à 8 millions pour l’Égypte des Baedeker : indices, donc,
d’une reprise vive, très vive même si l’on admet, compte tenu de la situation démographique
vers 1800, que ladite reprise n’a dû, n’a pu se produire que lorsque le XIXe siècle était déjà
largement entamé : à Bagdad, par exemple, une première reprise se dessine au début du siècle,
mais elle est brisée net par les épidémies et l’inondation de 1831, et ce n’est qu’après 1850 que
s’installera une croissance véritable.

Mais restons-en à 1800, et rassemblons nos chiffres, tout en nous plaçant,


pour le bloc Turquie d’Europe-Anatolie-Arabie-pays de l’Iran et d’Asie
centrale, dans l’hypothèse optima, soit celle d’un maintien sans changement
des données de 1600.

Total pour l’Islam de la fin du XVIIIe siècle, avec l’Afrique, l’Inde et


l’Extrême-Orient : un maximum de 105 millions d’hommes, représentant le
huitième ou le neuvième de l’humanité (entre 835 et 915 millions). De ces
comptes fastidieux, aléatoires, mais nécessaires, un fait au moins, un fait
certain émerge : la progression des chiffres entre 1600 et 1800 traduit
l’extension de l’Islam sur la carte, et rien que cela. Les conversions, les gains
en territoires lui auront finalement, en deux siècles, donné moins d’hommes
que n’aurait pu le faire, sur des bases inchangées, une santé « à
l’européenne ». Dans une telle pénurie, est-il si étonnant que l’appel à la
main-d’œuvre servile se soit maintenu aussi fort ?

La terre, immuable
De ces Musulmans de l’an 1800, l’énorme majorité appartient à la terre et aux
techniques immémoriales des « peuples de la houe », mais aussi du puits à
roue et de l’araire.

Fig. 55. Chevaux ; lavis d’encre de Chine, Perse,


XVIe siècle.
Venues d’Orient, les plantes potagères continuent de gagner, par les relais d’Italie, du
Roussillon et du Comtat, le jardin de l’Europe. Ce ne sont pas les seules voyageuses : pensons
seulement au riz, qui a déjà touché Madagascar vers le Xe siècle et s’étend maintenant dans les
Balkans turcs, au café, dont la fortune commence sans doute à la fin du XVe siècle, au maïs, cet
Américain que les Portugais acclimatent au Maroc et qui réussira, ensuite, dans les Balkans.
Seul le thé, comme plante s’entend, et non comme produit de consommation, est plus réticent au
voyage : il reste, pour l’essentiel, confiné à la Chine et son succès, sinon aux Indes, du moins à
Ceylan et à Java, ne se dessinera vraiment qu’avec le XIXe siècle. Quant aux plantes
industrielles, nommons-en seulement l’élite : le coton, dans la Chypre des Lusignan ou la Crète
vénitienne, et surtout, pour le ver à soie, le mûrier blanc, originaire de Chine, qui vient envahir
le Midi français au XIVe siècle, y concurrencer son frère noir venu de Perse.
Au chapitre des animaux, le buffle suit les pérégrinations tziganes, tandis que les Turcs
amènent, sans l’y acclimater vraiment, le chameau dans les Balkans. Le mouton mérinos (peut-
être « mérinide », de ses ascendances maghrébines) est chez lui en Espagne, puis en Roussillon
grâce à Colbert, en Bourgogne enfin, où Daubenton l’importe à la fin du XVIIIe siècle. Et
comment oublier les chevaux (fig. 55), barbes ou arabes, que s’arrachent les haras des
souverains et grands seigneurs d’Europe ?

Cet Orient dispensateur reste pourtant, en lui-même, immuable, ancré, avec


l’ensemble du monde méditerranéen, dans ses routines millénaires, rivé aux
caprices de l’eau du ciel ou des rivières. Le climat, le sol, les habitudes, tout
contribue à accroître la distance entre ce monde figé et l’Europe des plaines,
celle des défrichements, des charrues puissantes et des assolements
perfectionnés.
Paysage immuable, aussi, dans ses grands espaces, son vide même :
pendant des siècles, ce second personnage de la campagne musulmane qu’est
le nomade aura passé et repassé sur elle, aggravant les effets des épidémies,
du fisc et de la faim, créant, de l’Afrique du Nord à l’Asie centrale, des
blancs plus ou moins bien comblés, parfois jamais. Indices de ce vide,
preuves d’un homme trop peu nombreux sur une terre qui pourtant le nourrit
mal : la tranquille omniprésence des bêtes sauvages, le « livre de la jungle »
ouvert un peu partout.

Routes de l’Islam et routes du monde


Les deux expressions ne sont plus tout à fait, comme autrefois,
superposables. Car l’Islam, s’il continue à occuper des positions essentielles
sur les chemins du monde, a néanmoins perdu ce monopole stratégique qui
était le sien : ses « isthmes », on l’a dit, ont été sinon tout à fait délaissés, du
moins en partie tournés. Cette grande prise à revers s’est jouée, pour
l’essentiel, sur trois fronts : au nord, celui de la Sibérie russe ; à l’est, celui de
la route maritime directe de l’Inde à l’Europe par Le Cap ; à l’ouest, celui du
trafic vers les côtes africaines, au détriment du vieux commerce saharien.
Au reste, il ne faut systématiser ni la chronologie de ces grands
changements, ni leurs effets. Ce n’est pas, par exemple, l’époque des
découvertes maritimes qui, la première, a voulu tourner le bloc musulman.
Après tout, la paix, la courte paix mongole avait déjà permis l’établissement
d’un itinéraire direct de la Russie à la Chine, hors des carrefours traditionnels
du plateau iranien. Bien sûr, tout cela n’était que prélude, avant ce XIVe siècle
si décisif : mais il ne faudrait pas croire pour autant que la grande époque des
navigateurs d’Occident eut ses effets de façon brutale, totale, immédiate. Ce
n’est qu’un siècle après, au moins, que les vieilles routes de la mer Rouge, du
golfe Persique et de la Méditerranée, les vieux croisements d’Égypte, de
Syrie, d’Irak et de Perse accusèrent vraiment le coup : encore continuèrent-ils
de jouer un rôle non négligeable, tout comme, au nord, la Bukhârâ des XVIIe-
XVIIIe siècles, en relations régulières avec la Russie et la Sibérie.

Les bateaux de l’Islam, nous les connaissons déjà, tout comme, sur les terres, les longues files
de chameaux (fig. 56 p. 271) et les caravansérails à l’étape du soir, tout à la fois écuries et
auberges. Vieilles connaissances, aussi, que les produits de ce trafic : l’Égypte, par exemple, est
toujours à court de bois, qu’elle demande surtout à l’Asie Mineure, l’Afrique Noire à court de
sel saharien et l’Afrique orientale de tissus des Indes, toutes deux payant en or et en esclaves. Et
pourtant, les temps ont changé : le poids d’une ville comme Istanbul, les besoins et les goûts de
la nouvelle Europe commandent maintenant quelques-uns des postes ? clés du commerce,
intérieur ou extérieur, de l’Islam.
D’abord, nourrir les villes : tandis que Venise, pour ne parler que d’elle, charge le riz ou le blé
d’Égypte, Istanbul réclame à grands cris la viande des pays danubiens et balkaniques, et ce blé
que, d’autres fois, elle laisse partir pour l’Italie : trafic, donc, souvent désordonné, illogique
même, parce que pressant ; payant en tout cas.
Autre poste essentiel : les stimulants, sans oublier ceux du goût et de l’odorat : « dopants »,
épices et aromates, dont l’Islam est demandeur autant que fournisseur. Faits notables de ce
commerce : la fortune du thé et du café, et le déclin du poivre, au moins en Occident, à partir du
XVIIe siècle.
Enfin et surtout, les textiles, bruts ou travaillés. La laine, produite par l’Iran, l’Arménie, l’Inde
du Nord et le Maghrib, est demandée un peu partout dans l’Islam, l’Inde et l’Europe. La soie,
que l’Europe méridionale produit en grand, n’y suffit pourtant pas : elle arrive de Perse, de
Syrie, de l’Inde et de Turquie, où travaillent les ateliers de Smyrne, Chios et Brousse. Mais c’est
le coton qui occupe les plus gros volumes : Venise, le grand entrepôt redistributeur, le charge en
Syrie du Nord, soit en balles, soit filé ou même tissé, sous la forme des grosses toiles bleues
d’Alep. Autre point vital de la carte cotonnière : non pas l’Égypte, qui ne deviendra productrice
en grand qu’avec la deuxième moitié du XIXe siècle, sous la pression anglaise, mais les
« indiennes », exportées vers l’Afrique orientale et surtout l’Europe, qui en est folle.
Fig. 56. Chargement d’un chameau de caravane,
Perse, milieu du XVIIe sicle.
Si donc on juge le commerce de l’Islam sur l’ensemble de la période 1050-
1800 et par référence aux splendeurs abbassides, on parlera, évidemment, au
moins de vicissitudes, le phénomène majeur étant incontestablement, à la
suite des grandes découvertes, mais surtout à partir des années 1620,
l’effacement de la Méditerranée et des mers intérieures de l’Islam devant
l’Océan, ses navires, ses ports. Déclin général ? En tout cas, il ne supprima
jamais totalement, il faut y insister, les vieux itinéraires : tournés, boudés, ils
restaient, sans parler du commerce international lui-même, trop nécessaires à
la vie de ces grands ensembles territoriaux que l’Islam, malgré ses malheurs,
inlassablement voulut mettre en place : États seljûqides, ayyûbides, mongols,
mamlûks, et surtout cet Empire ottoman dont la masse, à elle seule, sut
maintenir, ranimer ou redistribuer quelques-uns des grands courants
traditionnels : axe mer Rouge ou Nil, vers Le Caire, Alexandrie et Rosette,
port de chargement du café acheminé depuis le Yémen ; mais aussi axe
Égypte-Istanbul, par mer ou par terre, avec les grands relais d’Antalya
(Adalia), Smyrne, Brousse et surtout Alep, la plaque tournante des
communications de l’Empire, à l’articulation des domaines turc et arabe, au
débouché, également, de la grande voie caravanière qui mène, par Mossoul
ou Bagdad, à la Perse.
Les villes et leurs métiers
Parler de commerce, c’est évidemment parler de ces villes qui, bien ou mal
selon les époques, continuent d’assumer leur rôle administratif, de tenir leur
rang dans les circuits de production, de consommation et de transit. Toutes ou
presque ont souffert, parfois terriblement, des guerres, des invasions, des
vicissitudes politiques ou économiques, et beaucoup d’entre elles, parmi les
petites, ont disparu dans la tourmente ou sont mortes d’une longue agonie.
Mais, à leur place, d’autres sont nées, l’Islam sécrétant inlassablement,
comme par le passé, une civilisation urbaine qui porte sa marque.

Un visage à peu près inchangé


Cette cité, nous la connaissons bien : c’est une ville souvent démesurée, eu
égard aux capacités nourricières de la campagne environnante ; une ville
enclose de remparts, superbes au moins jusqu’à l’époque ottomane qui les
voit, sauf aux points chauds et aux frontières, attaqués peu à peu par le
temps ; une ville médiévale, qui a effacé ou presque le plan en damier de la
cité antique préexistante ou ne l’a pas retrouvé comme le fit l’Occident,
surtout à la Renaissance ; une ville, enfin, toujours insatisfaite sur son site, au
moins quand elle a le vent en poupe, comme la Delhi musulmane qui se
développe, entre 1200 et 1650, en sept villes successives et même plus.

Partout, un même paysage de venelles, de souks, de maisons aveugles sur la rue et basses,
encore qu’en période d’expansion, quand la place manque, elles soient forcées de pousser en
hauteur : tel géographe arabe parle de celles du Caire, « hautes comme des phares ». Dominant
le tout, les minarets de la grande mosquée et ce bâtiment que l’époque turque généralise : la
citadelle, dont Alep offre un remarquable spécimen. Siège et symbole du pouvoir, cette masse
développe autour d’elle, comme au Caire sous les Ayyûbides, les quartiers résidentiels, qui
reprendront leurs distances en cas de troubles, aux XVIIe et XVIIIe siècles par exemple.
Le vrai centre nerveux de la cité, son centre stable, c’est la mosquée ; à partir d’elle, la ville
s’étend en ondes successives où l’on peut suivre la hiérarchie décroissante des corporations :
parfumeurs, tisserands et orfèvres, artisans du fer et du cuir. La cité vient ainsi mourir à ses
portes, avec les paysans des environs, vendeurs des produits de leur sol, et les chameliers des
caravanes.
Ce n’est pas là, toutefois, la seule distribution de la ville : une autre la recoupe, par quartiers
(hâra) cette fois. Ils isolent les races, les religions, les corporations même. Chacun d’eux est
jaloux et peureux, derrière ses portes qu’on ferme chaque soir, et vit comme une ville dans la
ville, avec ses oratoires ou sa mosquée, ses fontaines et ses bains, ses caravansérails et son
marché.
L’organisation des métiers repose sur la corporation (çinf), avec les grades
classiques de maître, artisan et apprenti, sous l’autorité morale du chef de la
corporation, qui répartit entre les membres du groupe l’impôt fixé
globalement par les autorités, tranche les litiges, veille au respect du code
d’honneur de la profession et des prix imposés.
Ces corporations, dont l’histoire attend encore le dépouillement
d’innombrables archives turques, se sont « sécularisées » avec le temps, mais
bon nombre d’entre elles, et notamment celle des tanneurs, ont conservé, à
l’époque ottomane, une certaine religiosité associée à l’esprit et aux souvenirs
de l’ancienne franc-maçonnerie des fityân ou, comme on disait en Anatolie,
des akhî-s. Venue de l’Iran et disparue en tant que telle, semble t-il, vers le
XVe siècle, quand l’Empire ottoman n’eut plus besoin de ses services, cette
institution de la futuwwa, qui court tout au long de l’histoire du Moyen Âge
musulman, se sera finalement survécu dans ces corps auxquels elle donna ou
contribua à donner une âme : les confréries mystiques des derviches et des
çûfîs, les corporations, l’armée des Janissaires, et l’État lui-même, si l’on
veut bien se rappeler l’Abbasside an-Nâçir.

Istanbul, monstre et merveille


Proie chèrement vendue aux Ottomans, Constantinople, devenue Istanbul
(carte 21 p. 276), est, avec 700 000 habitants environ au XVIIe siècle, une des
trois plus grosses villes d’Europe, Londres et Paris seules pouvant lui être
comparées. « Monstre urbain », « capitale-ventre » comme Delhi ou
La Mekke à un moindre degré, elle est artificiellement nourrie à coup
d’injections de blé, de riz, de moutons, de volailles, de légumes et de laitages,
concours énorme de vivres où rivalisent, souvent contraints et forcés, les pays
du Danube et de la mer Noire, la Thrace et les Balkans, l’Anatolie et la
lointaine Égypte. Seul le poisson est vraiment une manne locale et variée,
grâce aux mouvements qui animent, entre la mer de Marmara et les eaux
moins salées de la mer Noire, ce paradis des pêcheurs qu’est le Bosphore.

« Capitale-ventre », donc capitale-marché. Au centre du système, la cité marchande du grand


bazar : deux bedesten-s (déformation de bezzâzistân, bezestân : bazar des marchands de toile),
immenses halls fermés et couverts, avec coupole, réservés surtout aux marchandises et étoffes
de luxe, 61 rues, 18 portes, 5 mosquées et 4 000 boutiques où s’échangent les produits que la
ville importe, consomme ou crée : on recense, au XVIIe siècle, 158 corporations (chiffre très
sous-estimé) travaillant pour le marché stambouliote, ottoman ou étranger. Au reste, l’activité
de la capitale comporte aussi un secteur officiel, celui des fabriques d’État et des « corporations
associées » : la fonderie de canons (Topkhânè) et l’arsenal de la flotte, les armureries et les
poudrières, et tout un peuple d’artisans liés, de façon plus ou moins directe, exclusive et
continue, au Palais : plombiers, menuisiers, peintres, tailleurs, céramistes, faïenciers et verriers :
au total, pour ce secteur officiel, 10 000 ouvriers pour 31 fabriques, contre environ 23 000
ateliers ou boutiques et 80 000 travailleurs pour le secteur privé.

Tout cela, et d’abord de s’étaler avec une telle puissance, Istanbul le doit à
sa situation de siège du pouvoir, et quel pouvoir ! À cheval sur trois
continents, mosaïque de races, de religions et de langues, l’Empire ottoman
se reflète dans sa capitale : 58 % de Musulmans et 42 % de minoritaires,
Grecs, Arméniens, Juifs, Égyptiens, Albanais, Tziganes et Moldo-Valaques.
N’oublions pas les étrangers, Vénitiens de Galata, « la ville infidèle », en
déclin prononcé au profit des « nouveaux venus », Français, Anglais,
Hollandais, dont les ambassades s’installent à Péra.
Cette énorme ville, cet univers en réduction appartiennent à leur temps, au
même temps que Saint-Petersbourg, Londres, Naples ou Paris : dans le luxe
inouï de ses grands et la misère de ses masses, l’ordure de ses venelles et la
somptuosité de ses palais, dans ses embrasements aussi (22 incendies
enregistrés pour le seul XVIIe siècle), Istanbul ne s’éloigne guère du modèle de
la ville d’« Ancien Régime », encombrée, démesurée, croulant sous ses
habitants et assurant avec peine son ravitaillement, son hygiène et même sa
sécurité.
Mais ce passé qui la marque, de ses évolutions comme de ses
insuffisances, lui assure aussi toutes ses splendeurs : passé immuable du site,
dialogue des collines et de la mer présente au milieu d’elles, somptuosités du
Bosphore et de la Corne d’Or, et, piqués là-dessus, la silhouette, presque
éternelle elle aussi, de Sainte-Sophie, et les minarets des mosquées de Sinân.
Aucun doute : en donnant à Byzance des dimensions et des formes nouvelles,
les Ottomans restèrent fidèles à ce secret commandement de la nature qui, la
première, n’a pas voulu mesurer ses prestiges à l’une des plus grandes escales
du monde, à l’un de ses meilleurs et de ses plus beaux ports.

L’Islam et ses écoles


Territorialement installé, à peu de chose près, dans ses limites d’aujourd’hui,
sur les assises matérielles que l’on vient, trop brièvement, d’évoquer, l’Islam,
pendant cette longue phase des XIe-XVIIIe siècles, a changé parfois de visage,
mais, une fois de plus, sans laisser altérer ses traits essentiels.

Le califat et la carte religieuse de l’Islam


Les constructions politiques que l’Islam connut durant les XIe-XVIIIe siècles se
sont toujours appuyées, on l’a vu, sur telle ou telle école de l’Islam selon les
cas. Les Mongols fournirent la seule exception à cet usage, et encore avons-
nous dû, s’agissant du moins des îlkhâns de Perse, la nuancer. Le résultat de
cette longue période de luttes et de gestation, ce fut une clarification de la
carte religieuse, une répartition des ensembles territoriaux suivant différents
volets du credo musulman. Clarification à laquelle l’époque ottomane,
tranchant dans le vif un problème aussi vieux que l’Islam, apporta une
contribution notable avec le transfert du califat à Istanbul.

Clarification, enfin, qui joue en faveur d’un sunnisme largement majoritaire. Ses bastions, ce
sont une Afrique du Nord résolument màlikite, une Turquie hanafite, une Syrie et une Égypte
plus nuancées dans le choix de leurs écoles, mais où le sunnisme, incarné par la vigueur du
mouvement hanbalite, reste en tout cas incontesté. Sunnisme aussi aux Indes et en Afrique
Noire, sous l’influence du mâlikisme maghrébin, mais non exempt, tant s’en faut, de contacta
avec les religions antérieures, le point extrême des syncrétismes locaux étant atteint, semble-t-il,
avec l’Indonésie.
À ce bloc immense, que peut opposer le khàrijisme ? À peine quelques îlots ou groupuscules, au
Mzab, dans l’île de Djerba, en Omân et à Zanzibar. Quant au chî’isme sous ses diverses formes,
il reste, pour l’essentiel, confiné à ses citadelles de Perse et, à un moindre degré, de l’Irak et du
Yémen zaydite. Hors de là, il ne se compte qu’en minorités, parfois infimes dans la masse
musulmane.

Le sunnisme triomphant a désormais, réserve faite de l’Inde mongole, un


chef spirituel unique depuis que les Ottomans, sans même attendre la mort
au Caire, en 1543, du dernier représentant abbasside, se sont donné ou laissé
donner des titres califiens : consécration, évidemment, non pas d’une
légitimité dynastique, mais d’une situation de fait. Cette attitude, dont on a
pu, chemin faisant, trouver comme une timide ébauche à l’époque mongole,
confirme en tout cas le réalisme politique des Ottomans. Et du reste, maîtres
d’un nouvel Empire musulman et protecteurs de ses lieux saints, ils
poussèrent l’avantage acquis jusqu’à se faire reconnaître, au traité de
Kütchük-Kaynardji signé avec la Russie (1774), l’obédience spirituelle des
Tatars de Crimée, alors même qu’ils abandonnaient sur eux toute autorité
politique. De là devait naître, au XIXe siècle, l’assimilation du sultan à une
sorte de pape de l’Islam, protecteur de la religion musulmane où qu’elle se
trouvât.
Une chose est sûre : les Ottomans ont assez ranimé l’idée du califat et
restauré son institution pour qu’il puisse occuper une place essentielle dans la
méditation de l’Islam réformiste des années 1880.

De nouveaux dieux dans le ciel de l’Islam


Un pareil titre est impie, blasphématoire pour une religion monothéiste
comme est l’Islam. Il s’applique bien, pourtant, au credo de certains groupes
plus ou moins marginaux, plus ou moins en mal d’hypostases divines, qui
naquirent ou se développèrent en ces XIe-XVIIIe siècles.

Une place à part doit être faite aux Kurdes, et notamment aux Yezîdîs de Perse, du pays de
Mossoul et de Syrie, nés d’une hérésie pro-umayyade et devenus, à partir du XIIe siècle, une
communauté puissante mais partagée, selon les régions, entre le respect du dogme sunnite et
une « sorte de religion nationale » où plus rien ou presque ne vient rappeler l’Islam.
Du coté du chî’isme, aussi, l’Islam a ses enfants perdus : les Hurûfîs d’Iran, avec leurs
interprétations symboliques des lettres et des nombres, les Ahl-i-Haqq, duodécimains de la
Perse occidentale, mais des duodécimains égarés, et ces mystérieux Noçayrîs de Syrie, qui, par
un renversement de la doctrine qarmate, placent le miroir silencieux de la divinité, Alî, au-
dessus de sa parole vivante, Muhammad. L’extrémisme de ces hérésies – et de tant d’autres –,
leurs innovations, leurs syncrétismes abattent les barrières traditionnelles entre les grandes
classifications du chî’isme, mais également entre l’Islam et les autres religions : christianisme,
manichéisme, zoroastrisme ou gnose, pour ne parler que de celles-là.
Carte 21. Istanbul au xviie siècle.
Reviendrons-nous plus près de l’Islam avec les Druzes ? Sur des terrains
plus connus, en tout cas. Adorateurs du calife fâtimide al-Hâkim, disparu une
nuit de chawwâl 411/février 1021, les Druzes forment une communauté
soudée et puissante, avec son organisation sociale, son credo et sa morale
propres. Installés dans la Syrie méridionale, ils participeront de façon intense,
avec leurs ennemis ou alliés, les chrétiens maronites, à l’éveil de la nation
libanaise pendant l’époque ottomane.
Autres surgeons ismaélièns : ceux qui naissent de la mort d’un autre calife
fâtimide, al-Mustançir (487/1094) : les partisans de son successeur et plus
jeune fils, al-Musta’lî, survécurent dans les Bohorâs de l’Inde, mais ce sont
leurs rivaux, tenants du fils aîné, Nizâr, qui restèrent les plus célèbres : ils
édifièrent d’abord, jusqu’à l’époque mongole qui vit sa disparition, l’État des
« Assassins », avec leur grand maître d’Alamût et son représentant syrien, le
« Vieux de la Montagne » de nos historiens des Croisades ; vinrent ensuite
les Khôdjas de l’Inde et quelques autres communautés, hindoues et africaines
surtout, groupées sous l’autorité spirituelle de leur imâm, l’Aga Khân.

Chî’isme duodécimain et vigueur du sunnisme


militant
Dans son immense majorité, pourtant, le chî’isme reste fidèle à la lignée des
douze imâms : à l’émiettement de l’ismaélisme, on opposera beaucoup moins
les communautés duodécimaines de l’Inde et de l’Asie centrale que celle,
beaucoup plus puissante et au reste fort rigoureuse, du Liban (Metoualis) et,
surtout, le bloc compact représenté par la Perse séfévide et l’Irak, où les
mêmes duodécimains permettent au chî’isme de l’emporter sensiblement sur
l’Islam sunnite.
Rassemblons ce chî’isme, extrême ou non : nous serons loin, très loin
d’atteindre une quelconque parité avec le sunnisme. Défendu par un nombre
impressionnant de pouvoirs et non des moindres, mais plu ? encore par seS
docteurs, l’« orthodoxie » a trouvé comme une nouvelle jeunesse en
ces siècles difficiles.

Au reste, entre elle et le chî’isme duodécimain, le climat était à l’émulation. Il fallait de grandes
voix pour répondre à Nâçir ad-Dîn at-Tûsî (mort en 672/1274), aussi brillant savant que
théologien, et à son disciple Hillî, ces deux fers de lance de l’essor duodécimain sous les
Mongols. Le sunnisme, sous sa forme hanbalite, répliqua, avant même l’arrivée des Mongols,
par Ibn al-Jawzî (597/1200) et surtout, on l’a vu, par Ibn Taymiyya (728/1328).
Rien ne serait plus faux, par conséquent, que d’imaginer que le triomphe sunnite dans la
majorité des pays d’Islam s’accompagna d’une stagnation intellectuelle. En plein XVIIIe siècle
encore, au centre même de l’Arabie, dans le Najd, Ibn Abd al-Wahhâb fondait l’école appelée,
de son nom, wahhabisme : ce mouvement, « à la fois religieux et politique, arabe et
musulman », se proposait de restaurer la pureté première de l’Islam et, face au chî’isme iranien
comme à la décadence du pouvoir sunnite des Ottomans, de créer un État sunnite qui se fût
étendu non seulement au Najd, mais a l’ensemble des pays arabes. Ainsi naissait, avec un prince
arabe gagné à la doctrine, Muhammad Ibn Sa’ûd, la fortune de la dynastie qui règne aujourd’hui
sur la majeure partie de la péninsule.

Derviches, saints et philosophes


Dans son souci de pureté première, le wahhâbisme s’en prit à ce culte des
saints qui, associé à des formes populaires de superstition et de magie, fut un
peu partout, pendant les XIe –XVIIIe siècles, l’un des phénomènes majeurs de
l’Islam, sunnite ou non. Le saint personnage (waliyy, pl. awliyâ’), le mystique
« vêtu de bure » (çûfi), le « marabout » d’Afrique du Nord vécurent d’abord
soit tout à fait seuls, soit au milieu d’un très petit nombre de disciples. Le
tournant décisif paraît se situer vers l’époque troublée des XIIe-XIIIe siècles,
qui offrit, aux consciences désemparées par les vicissitudes de l’Islam, le
refuge de congrégations (tarîqa, pl. turuq) enfin constituées, dont les
membres portent le nom de derviches (darwîch) ou de frères (ikhwân).

Les formes en furent diverses, le plus souvent masculines et régulières, encore que l’Islam ait
connu les couvents de femmes, les tiers ordres et les ordres mendiants, tels les Madârîs hindous
et, surtout, les Qalendars, venus de Perse et connus aux Indes, en Syrie et en Turquie. Dans ce
pullulement né de créations et de schismes, nous avons déjà retenu au passage les Mevlevis, les
Bektacbîs et la dynastie monacale des Séfévides à leurs débuts. Ajoutons encore, selon leurs
lieux de naissance, les Ahmadîs d’Égypte, les Qâdirîs d’Irak, les Châdhilîs du Maghrib, les
Tchichtîs et les Chattâris pour le monde indien et javanais, les Ni’matallâhîs, chi’ites persans, et
les Naqchbendîs, dont la propagande et l’essor furent liés à la croisade sunnite de Tamerlan.

Autant de groupes (rien que pour les principaux d’entre eux, L. Massignon
dépassait le chiffre de 200), autant de doctrines ou de rituels distincts.
Schématisons : pour l’essentiel, le çûfisme se présente comme la religion
vécue par le sentiment, comme la « science des cœurs » qui permet l’infusion
de la grâce, par la répétition, notamment, du nom même de Dieu (Allâh) dans
diverses formules rituelles. Mais il y a loin de simples exercices de piété aux
formes d’hypnose qu’ils peuvent prendre dans le recours à la musique et à la
danse, loin aussi du credo musulman « orthodoxe », qui fut celui des premiers
ascètes, aux développements philosophiques et dogmatiques que le
mysticisme connut ensuite, sous des influences étrangères, surtout
hellénistiques et chrétiennes. D’où naquirent souvent une indifférence aux
frontières religieuses, Jésus devenant, par exemple, le « sceau des saints »
comme Muhammad était celui des prophètes, une indifférence, aussi, aux
pratiques canoniques de l’Islam, répudiées au profit de la tarîqa, de la
« voie » menant à l’absorption en Dieu, à l’union mystique.

Le chî’isme, dans son écrasante majorité, prit ses distances avec un mouvement qui amenait le
croyant, par la communication directe avec Dieu, à se passer du recours aux imâms de la
communauté. Les sunnites, qu’il s’agit des gouvernants et des philosophes, préférèrent
s’accommoder du çûfisme, au moins sous ses formes modérées. Car il avait l’avantage,
directement ou, depuis le XIe siècle, à travers l’esprit et les formes des associations de la
futuwwa, de fournir un cadre à certains groupes de la société et même de l’État : qu’on se
souvienne des Janissaires ou des corporations aux débuts de l’époque ottomane. On comprend,
dans ces conditions, que l’État ait pensé, selon les cas, à contrôler, à canaliser ou à exploiter ces
mouvements : ce que firent, d’une manière ou d’une autre et d’un bout à l’autre de l’Islam, les
maîtres successifs de l’Inde, les Ayyûbides et les Mamlûks, les Séfévides, les Ottomans et les
Chorfâ du Maroc.
La philosophie, elle aussi, dit son mot, et d’abord celle des mystiques eux-mêmes, lesquels
exposent, en les poussant jusqu’à leurs conclusions extrêmes, les données de l’expérience
intérieure. On a laissé entendre, à propos de l’époque ayyûbide, les remous provoqués par
l’œuvre de Suhrawardi, du poète Ibn al-Fârid, d’Ibn Arabî. Contre ces excès, sinon contre un
çûfisme pris comme « effort de dépouillement intérieur et de purification morale », réagit la
théologie dogmatique (kalâm), emmenée par son plus brillant représentant, Fakhr ad-Dîn ar-
Râzî, mort en 606/1209.

C’est toutefois à un autre théologien, doublé d’un jurisconsulte (faqîh)


châfi’ite et d’un çûfî, à l’un des plus grands penseurs de l’Islam, Ghazâlî
(450/1058-505/1111), qu’il appartenait de tailler à la mystique sa place
véritable au sein de la pensée musulmane, côte à côte avec la tradition et la
pensée rationaliste. Ghazâlî, c’est d’abord, comme pour tant d’autres esprits
de ces époques troublées, le souci d’une réconciliation générale de l’Islam à
partir de ses bases les moins contestables : le Coran et la tradition du
Prophète (sunna). La foi elle-même n’échappe pas à ces prémisses. Ce n’est
qu’après s’être assuré une connaissance profonde et totale de la Révélation
que l’on pourra, et même que l’on devra, développer cette autre connaissance,
« par le cœur », qui n’est pas moins indispensable. Ainsi, l’une appuyée sur
l’autre, on saura se garder des excès (mais des excès seulement) de la
philosophie grecque (falsafa), de la théologie dogmatique et de l’ésotérisme,
et l’on vivifiera, par les valeurs spirituelles, l’exercice des « règles
formelles » de la vie sociale ou cultuelle, en d’autres termes de ce fiqh qui,
sans une foi intensément ressentie, reste coupé de sa fin dernière : la
recherche, dès ici-bas, de la vie éternelle.
Comme la plupart des philosophes de l’Islam, c’est d’abord, on le voit, cet
Islam lui-même que Ghazâlî a voulu défendre et ériger en système de pensée,
à cette réserve près qu’il a renchéri sur cette exigence : son œuvre, en tout
cas, donne bien le coup d’arrêt à la première période de la philosophie
musulmane, celle de Kindî, de Fârâbî et d’Avicenne. On dira sans doute que
c’était là le prix à payer pour arracher la réflexion spéculative de l’Islam à ses
tentations chî’itcs, pour la réintégrer à l’« orthodoxie », lui donner par
conséquent ses lettres de créance vis-à-vis du sunnisme.

Il n’est pas si sûr, pourtant (encore qu’on connaisse mal, très mal, l’influence réelle de son
œuvre), que Ghazâlî ait réussi. Quoi qu’il en soit, force est de constater qu’après lui, l’héritage
néoplatonicien ne se maintient avec quelque vigueur – et encore ! – que chez certains mystiques
ou chl’ites : encore s’agit-il là de traditions antérieures, qui restent réfractaires à l’enseignement
de Ghazâlî et fidèles à ce qu’il y a de moins rationnel dans la pensée avicénienne. Du côté du
sunnisme, et notamment de la théologie dogmatique (kalâm), la falsafa piétine dans la redite,
réserve faite d’un Fakhr ad-Din ar-Râzî, infiniment plus original. Mais surtout, elle ne réussit
pas à entamer vraiment les réticences de l’Islam traditionaliste, fût-il le plus éclairé : comme
Ghazâlî, Fakhr ad-Dîn fera des réserves sur Avicenne et les « philosophes » en général, mais en
ajoutant au lot Ghazâlî lui-même.

Si donc la pensée néoplatonicienne, au moins sous ses formes rationnelles,


a fini alors de vivre, à peu de chose près, sa grande aventure en Orient, est-ce
la faute de Ghazâlî ? D’aucuns, qui surestiment peut-être son influence,
pensent en effet qu’il a coupé les ailes à la philosophie rationnelle. Ou alors,
est-ce la faute de l’Orient, aux combats, physiques et doctrinaux, que devait y
mener l’Islam, un Islam militant, défiant et donc peu enclin à s’abandonner
même à des tentatives aussi sincères et « sages » que celles d’un Ghazâlî ? Si
tel est le cas, on ne manquera pas de mettre cette situation en parallèle avec
celle que connut l’Occident musulman, l’Occident du combat mené, au nom
de l’Islam sunnite, par l’ombrageux mâlikisme des temps almoravides et
almohades. Ici aussi, une longue tradition spéculative vient buter sur le
scandale, voire sur la destruction des livres, fussent-ils d’un penseur
sincèrement musulman, élevé lui-même dans le droit mâlikite, sensibilisé de
surcroît aux critiques de Ghazâlî contre la falsafa et soucieux, dans l’exercice
de sa philosophie comme de ses fonctions officielles de juge, de s’accorder à
la Loi de l’Islam : Averroès.
En recueillant, par l’Italie et surtout par l’Espagne, l’héritage d’Averroès et
de Ghazâlî, sans parler de leurs prédécesseurs, l’Occident chrétien prend ainsi
la relève à point nommé : avec lui, la grande philosophie musulmane échappe
à l’Islam et va s’acclimater en terre étrangère.

Sciences, lettres, arts


Troublée, ensanglantée, violente, la longue période des XIe-XVIIIe siècles n’est
pas tout à fait, ni pour tous les pays indistinctement, ce crépuscule, puis cette
nuit noire qu’une imagerie tenace nous dépeint volontiers. Évitons de lier le
sort de l’Islam exclusivement à telle ou telle de ses nations ; jugeons-le, au
contraire, globalement, dans le concours ou la succession de ses différentes
cultures. Alors, dans cet immense monde, nous conviendrons qu’il y eut
toujours, malgré un fléchissement d’ensemble, un pays, une forme d’art ou de
pensée, une grande œuvre littéraire pour contester la nuit, pour assurer la
continuité, de l’Islam dans ses meilleures traditions. Même le contrôle sévère
exercé par le sunnisme ottoman sur la vie intellectuelle ne parviendra pas à
étouffer tout à fait les productions de l’esprit ni les élans de l’art.

Traditions, recherches, encyclopédisme


Les nombreux pouvoirs politiques que l’Islam voit défiler pendant les XIe
–XVIIIe siècles sont, on s’en doute, synonymes d’autant de mécénats, et
d’abord en faveur des savants. Comme aux époques précédentes, la palme
revient aux mathématiques, essentiellement, sous la forme de l’astronomie
(fig. 57), et à la médecine.
Pour les premières, signalons les écoles de l’Égypte, mamlûke notamment,
et surtout celles d’Espagne et d’Orient. Par la voix d’Avempace, d’Ibn Tufayl
et d’Averroès, savants-philosophes, mais aussi de Zarqâlî (Arzachel), de
Tâbiribn Aflah (Geber, parfois confondu avec son homonyme, le chimiste de
l’époque abbasside), de Bitrûjî (Alpetragius) et de tant d’autres, l’Espagne
systématisa, au nom d’Aristote, la contestation des épicycles de Ptolémée.
Fig. 57. « Tables équinoxiales » éditées
à Augsbourg, en 1676.
À l’est, l’astronomie des sphères armillaires, globes terrestres, astrolabes,
tours-gnomons et observatoires s’enrichit de nouvelles fondations dues aux
Seljûqides et aux îlkhâns de Perse : c’est l’époque d’échanges fructueux entre
les astronomies musulmane et chinoise. De cet effort d’ensemble émergent
trois grandes figures : les Persans Umar Khayyâm (mort vers 520/1126), au
reste moins astronome qu’algébriste et poète, et
Nâçir ad-Dîn at-Tûsî (672/1274), qui fut aussi, on l’a dit, le défenseur du
chî’isme duodécimain ; après eux, et comme en conclusion, vient le dernier
grand astronome de l’Islam, le prince tîmûride Ûlûgh Beg (853/1449),
fondateur de l’observatoire de Samarqand, où il attira une pléiade de
confrères.

La médecine, quant à elle, maintient un peu partout une vigoureuse tradition clinique, grâce à
l’institution du bîmâristân : on a déjà évoqué le célèbre hôpital de Damas, sous Nûr ad-Din.
C’est pourtant par la spéculation pure, à partir de Galien, que, bien avant Michel Servet,
l’Égyptien Ibn an-Nafîs (XIIIe siècle) fit l’immense découverte de la circulation pulmonaire
Immense, mais sans suite aucune. Au reste la partie essentielle se jouait-
elle à l’ouest, dans l’Espagne almoravide et almohade, dominée, en cette
discipline, par la famille des Ibn Zuhr (Avenzoar). Comme pour la
philosophie, vient un temps où la médecine trouve son terrain d’élection dans
l’Occident musulman, avant de passer, toujours avec elle, dans la Chrétienté
toute proche. C’est qu’elles vont le plus souvent ensemble, chez Avempace,
Ibn Tufayl et Averroès, chez le Juif exilé Maïmonide aussi, tous mainteneurs
de la grande tradition avicénienne que rappelle, à l’autre bout de l’Islam, un
Fakhr ad-Dîn ar-Râzî.

À l’ombre de ces grandes sciences, enfin, leurs sœurs mineures, mineures pour nous seuls,
évidemment : agronomie et botanique espagnoles, on l’a dit, mais aussi hippologie et hippiatrie,
très en honneur sous les Naçrides et les Mamlûks, mécanique et hydraulique avec Khâzinî (un
astronome encore), alchimie, astrologie, minéralogie, chiromancie et physiognomonie, toutes
illustrées par Fakhr ad-Dîn ar-Râzî.

Et les Ottomans ? Chez eux aussi, ce sont la médecine, clinique ou


théorique, et les mathématiques, notamment la tradition astronomique
d’Ûlûgh Beg, qui donnent le départ au mouvement scientifique, surtout à
partir de Mehmed II. De là quelques résultats appréciables : l’ouverture des
madrasa-s à l’enseignement des disciplines profanes, la fondation, en 1579,
d’un observatoire sur la colline de Topkhânè, l’élaboration de mappemondes
et de portulans.
Encore faut-il s’entendre sur le sens du mot essor. Les savants ottomans, à
quelque discipline qu’ils touchent, se proposent de mettre à la disposition du
monde turc l’acquis de la science musulmane. Mais justement, il ne s’agit
guère, au mieux, que de découvrir un acquis, non pas, on le voit, de
découverte et de progrès véritables. Ainsi le retard s’accumule-t-il
régulièrement sur l’Europe : l’Europe de la Renaissance est d’abord ignorée,
et plus tard, au XVIIe siècle, un esprit aussi éclairé que Hâjjî Khalîfa ne fait
guère figure que de « précurseur de la Renaissance » : encore reste-t-il le plus
souvent « lié à la tradition philosophique de l’Orient, c’est-à-dire aux
enseignements péripatéticiens ». Semblablement, au début du XVIIIe siècle, la
grande médecine de Brousse ne se proposera, face à l’indéracinable tradition
de Galien et d’Avicenne, que d’introduire en Turquie l’école de Paracelse,
c’est-à-dire de l’Europe du XIVe siècle.
Chaque fois, donc, et ce même à la fin du XVIIIe siècle, retard, toujours retard. Il faut bien, ici,
mettre en cause le poids croissant, dès le XIVe siècle, du sunnisme hanafite appuyé par tout
l’appareil de l’Etat : l’observatoire de Topkhânè, condamné par le Grand Mufti, sera détruit en
une nuit après une existence éphémère, et il n’est pas rare que les têtes de savants volent.
À l’ombre d’une orthodoxie jalouse et tatillonne, ce qui fleurit, ce sont évidemment les
disciplines canoniques et les formes les moins dangereuses de la connaissance profane, en
l’espèce l’encyclopédisme, consignateur de la science du passé, dont Hâjjî Khalîfa demeure le
plus célèbre représentant.

Au reste, l’intérêt manifesté pour un savoir établi, que ce fût par la Loi ou
par l’usage, n’appartint pas en propre au sunnisme ottoman, ni au sunnisme
tout court. Dans le cas plus précis des sciences religieuses, par exemple,
comment s’étonner que le goût s’en maintînt tout aussi vif chez l’adversaire
chî’ite, seconde partie à la controverse multiséculaire où se débattait l’Islam ?
Piétinement, décadence ? C’est par trop juger selon nos critères et oublier que
des civilisations, avec leurs langues et leurs cultures, continuent là de
s’exprimer et de vivre : la Perse séfévide, par exemple, tout entière tendue
dans son effort religieux et national, ne connut guère, on l’a dit, de grandes
œuvres littéraires, mais l’immense éclosion de la littérature doctrinale que
suscita l’apologétique chî’ite, le souci d’en mettre les leçons à la portée du
plus grand nombre jouèrent un rôle décisif dans l’avènement d’une prose plus
souple, moins gourmée, où peut se reconnaître le persan moderne.
Ne jugeons pas plus sévèrement les encyclopédies, manuels, dictionnaires
ou anthologies, qui furent souvent des œuvres de qualité et auxquelles
l’orientalisme, aujourd’hui et pour longtemps encore, s’alimente. On a donné
plus haut quelques échantillons pour l’époque mamlûke, mais on peut puiser
presque à foison dans des réserves de ce genre : voici, pour l’Inde du
XVIIIe siècle, l’œuvre de Bahr al-Ulûm, l’« Océan des sciences », infatigable
commentateur de la science traditionnelle, surtout religieuse il est vrai. Mais
poussons plus avant vers le profane : ces dictionnaires du Khuwârizmien
Zamakhcharî, de Yâqût, un esclave byzantin converti, ou de Çafadî, dont la
famille était turque, ce sont, rassemblées en arabe par tous les fils de l’Islam,
les pièces essentielles du savoir philologique, géographique ou biographique,
mais on peut penser aussi, pour la philologie, aux manuels didactiques, avec
l’Égyptien Ibn Hichâm, le Berbère Ibn Âjurrûm et surtout l’Espagnol Ibn
Mâlik : la grammaire en mille vers ; pour la géographie, à l’encyclopédie
cosmographique de Qazwînî ; pour l’histoire, à la compilation universelle –
et magistrale – d’Ibn al-Athîr.
Encore ne parlons-nous la que des œuvres rédigées en arabe, y compris la grande encyclopédie
de Hâjjî Khalifa et, pour une large part, la production de Bahr al-Ulûm. Mais l’anthologie est
connue aussi en persan, avec Awfî, tout comme le dictionnaire avec le poète Asadî et la
compilation géographique et cosmographique avec un autre Qazwîni (Hamd Allah al-
Mustawfl), fonctionnaire des Îlkhâns. Du côté de la Turquie, enfin, on ne saurait oublier qu’en
plus de son œuvre principale, Hâjjî Khalifa, jouant sur le triple clavier arabe, persan et turc, a
rédigé une vingtaine d’œuvres : dictionnaire biographique, compilations, anthologies et
commentaires divers. Au reste n’est-il pas le premier : au XIVe siècle, Ahmed Tach-köprüzâde
avait rédigé, en arabe, une encyclopédie que son fils Mehmed traduisit en turc.

Contes et poésie
La surveillance exercée par la religion ne s’étend pas à tous les domaines de
l’esprit : la littérature populaire, notamment, lui échappe plus facilement.
C’est peut-être alors, ne l’oublions pas, dans la Syrie et l’Égypte des XIVe-
XVe siècles, que sont consignées définitivement les Mille et une Nuits. Mais
leurs personnages, et tant d’autres dont on a dit les noms à propos de
l’époque mamlûke, ne sont que le volet arabe d’un immense polyptyque des
nations. De l’Afrique du Nord au Proche-Orient, à la Turquie seljûqide ou
ottomane, à la Perse séfévide et à l’Inde du Bengale, une littérature foisonne,
qui accumule les récits édifiants de la vie du Prophète et de ses Compagnons,
des saints et des fondateurs de dynasties et, pour la Turquie, le théâtre
d’ombres de Karagöz.
Souvent, l’héritage collectif, à travers l’épopée ou la mystique par
exemple, débouche sur la poésie. La première est portée, dans l’Iran
seljûqide, par la puissante tradition de Firdôsî, que continue Asadî ; mais elle
incline, avec Gurgânî, vers la poésie courtoise et Nizâmî, dans la seconde
moitié du XIIe siècle, la mène aux raffinements d’un art de cour plus près en
somme de la lyrique amoureuse que de l’épopée traditionnelle. La poésie
mystique, précédée par les pièces didactiques de Sanâ’î, contemporain des
derniers Ghaznévides, brille surtout au XIIIe siècle, avec Attâr, Jalâl ad-Dîn ar-
Rûmî et Sa’dî, chez qui elle se mêle aux accents, d’ailleurs inimitables, d’un
moralisme plus traditionnel. Cette tradition, fort vivace, de poésie
romanesque ou mystique subsistera avec éclat dans le sultanat de Delhi, avec
Amîr-i Khusraw, continuateur de Nizâmî, et chez Djâmî, un habitué de la
cour tîmûride de Herât.

Tous ces noms illustrent la grande poésie dite du mathnawî, du vers qui est à lui-même un tout,
pour le sens, la syntaxe et même le rythme, puisqu’ici, ce sont les hémistiches de chaque vers
qui riment l’un avec l’autre, et non le vers avec le vers suivant. Pourtant, le mathnawî n’épuise
pas la poésie persane, ni même le génie de chaque auteur pris en particulier. Une autre tradition
reste fidèle aux modèles arabes : poème à rime unique (qaçîda) ou genre « érotico-élégiaque »
de la chanson d’amour (ghazal). La première trouve dans l’ismaélien Nâçir-i Khusraw les
accents personnels d’une intense méditation religieuse. Mais Nâçir est un personnage à part ;
qaçîda et ghazal puisent volontiers (la première avec le panégyrique notamment) à une tradition
plus officielle : celle-ci, lancée dès l’époque sâmânide avec Rûdaki, se poursuit, sous les
Ghaznévides d’Afghânistân et de l’Inde, avec Unçurî, Manûtchehrî et Farrukhî, puis avec
Mas’ûd-i Sa’d Sahmân, le poète de la prison. À cheval sur lés derniers temps bûyides et les
débuts « eljûqides » vient Qatrân, que suivant Aaraqi, Amir-i Mu’izzî et surtout Anvorî, « le
maître de la qaçîda persane » ; Watwât (Rachîd ad-Din) chante les princes du Khuwârizm,
tandis qu’à Bakou vit Khâtqânî, dont la gloire le dispute traditionnellement à celle d’Anvarî.
C’est enfin, à l’époque mongole, le célèbre Hâfiz, le maître du ghazal et du panégyrique, dont
l’œuvre, difficile et d’une extraordinaire modernité, tout à la fois réaliste et symboliste, n’a pas
fini d’alimenter les controverses.

Reste enfin le troisième fleuron de cette poésie persane, le quatrain


(rubâ’î), peut-être originaire de l’Asie centrale turque, adapté en tout cas avec
un rare bonheur par le génie iranien, qui l’illustre d’abord par la mystique
d’Abû Sa’îd ibn Abî 1-Khayr et Bâbâ Tâher (première moitié du XIe siècle),
puis et surtout par Umar Khayyâm, mort vers 520/1126, dont le large
humanisme s’accommode un peu de tous les adjectifs : réaliste, sceptique,
pessimiste ou mystique.

Aux XIVe et XVIIe siècles, sans être inconnue de la Perse séfévide, la poésie iranienne émigre,
pour sa meilleure part, aux Indes, d’où elle reviendra rayonner une fois de plus sur l’Asie
centrale. Un nom domine cette période, qui voit la rupture de l’harmonie formelle de la poésie
classique, la recherche systématique de l’abstrait, de l’allégorie ou du symbole difficiles :
Çât’ib, mort en 1080/1677, dont l’œuvre sera connue au moins autant hors de la Perse que chez
lui, à Ispahan où il revint mourir.

De l’exubérant jardin de la poésie persane, nous n’avons cité là que


quelques-unes seulement des plus belles fleurs. Pareilles richesses passent
évidemment celles de l’Islam bengali, où brillent pourtant une abondante
littérature romanesque et, pour la poésie, Nûr Qutb-i Âlam (fin du
XIVe siècle), auteur de poèmes mixtes, mi-bengalis mi-persans, puis et surtout,
à l’époque mongole, Sayyid Sultan et Âlâwal. La poésie urdu, quant à elle,
connaît ses premières grandes gloires à partir des années 1700, dans les deux
centres de Delhi et de Lucknow, qui lui donnent successivement son véritable
créateur, Valî, puis Hâtim et ses disciples, les « quatre colonnes » de la
période urdu classique, Sawdâ, Mazhar, Dard (celui-ci d’une religiosité
nettement plus marquée) et enfin, plus grand que tous sans doute, Mîr, le
poète de la mélancolie.
Restent les Turcs : du début du XIIe siècle au début du XVe, les noms, déjà
cités, de Yesewî, Yûnus Emre, Ahmedî, Nesîmî et Alî Chîr, sans parler de la
geste de Dânich-mend, doivent nous rappeler ici les premiers essors des
lettres turques en leurs deux domaines principaux d’Asie centrale et
d’Anatolie. Mais c’est évidemment la grande époque ottomane, celle qui suit
la prise de Constantinople, qui va porter la poésie turque à ses sommets :
poésie du mathnawî, de la qaçîda, du ghazal et du quatrain, tout cela dans le
goût et le style persans, d’institution quasi « canonique », et ce pour des
siècles.
Débuts de l’ère classique : avec Ahmedî, il faut citer Ahmed Dâ’î,
longtemps et injustement tenu pour un poète mineur, Cheykhî, Sulaymân
Tchelebî, l’auteur d’une célèbre hagiographie du Prophète, forme parfaite de
toute une littérature, profane ou religieuse, où le peuple turc chante son
patrimoine. La chute de Constantinople et l’essor de la civilisation ottomane
donnent son impulsion majeure à la lyrique de cour, à la fois panégyrique,
érotique et mystique, celle d’Ahmed Pacha, de Nedjâtî, de Bâqî et, pour
l’Irak, de Fuzûlî. Une note plus originale est donnée avec Revânî, le poète
bachique, superintendant des cuisines de Selîm Ier, l’Albanais Mesîhî, le
poète du plaisir, à l’ironie très personnelle, et le propre fils de Mehmed II,
Djem Sultân, prétendant malheureux au trône, exilé et mort dans l’Europe
chrétienne, et dont la poésie élégiaque s’ouvre à certains accents de
l’Occident.

Comme la machine politique ottomane, ce grand mouvement poétique va se poursuivre sur sa


lancée, sans renouvellement notable, de plus en plus sensible aux modes persanes ; mais au
moins se survit-il, et parfois superbement, pendant le XVIIe siècle, avec Atâ’î, Nef’î, le meilleur
représentant de cette poésie « néopersane », et le Bosniaque Thâbit, le plus réaliste, le plus
original de tous, passionnément intègre et redoutable par ses sarcasmes. Enfin, sous Ahmed III
et son grand vizir Ibrâhim Pacha, en ces débuts du XVIIIe siècle qui virent tant de fêtes, de
banquets et d’invitations européennes, en ces temps qu’on nomma « l’époque des tulipes »,
tellement les Ottomans en furent fous, fleurit un des plus grands artistes turcs, Nedîm, le chantre
de la joie de vivre.

À ces jardins de la poésie, qui doivent tant encore à la générosité des


souverains, il manque l’Arabie. Privée de l’hégémonie politique et surtout de
cours princières rompues à ses secrets et à ses difficultés, la poésie
d’expression arabe s’enferme dans la redite ou le souvenir. Si l’on excepte les
vers mystiques d’Ibn Fârid et d’Ibn Arabî, seul l’Occident, surtout espagnol,
développa, on l’a vu, un art original.

Voyages et histoire : Ibn Battûta et Ibn Khaldûn


La prose arabe, en tout cas, n’est pas morte. Rimée, avec Harîrî (mort en
516/1122), elle poursuit la tradition des « séances » (maqâmât) de
Hamadhânî. Prose simple, elle donne le ton, non seulement aux sciences
religieuses, mais à deux genres littéraires extrêmement riches : l’un, nouveau,
celui de la relation de voyage (rihla), l’autre, l’histoire, plus traditionnel,
mais porté maintenant à une dimension universelle, avec un des plus grands
écrivains de tous les temps : Ibn Khaldûn.

La rihla naît en Espagne, chez ceux qui consignent les souvenirs recueillis à l’occasion du
voyage de pèlerinage. Les Espagnols Abu Hâmid al-Gharnâtî (XIe-XIIe siècles) et surtout Ibn
Jubayr (XIIe-XIIIe siècles) sont ainsi les grands pionniers d’un genre qui connaîtra une grande
fortune avec le Tunisien Tîjâni (début du XIVe siècle), puis, au XIVe siècle, avec un Hispano-
Marocain, tombé au pouvoir de l’Occident chrétien, qui le baptisa mais le laissa revenir mourir
en terre musulmane, à Tunis : Léon l’Africain, du nom du continent qui vit s’écouler sa jeunesse
et lui inspira une célèbre Description, connue sous une version italienne.
Malgré tout, la rihla glisse, très tôt, à la consignation des gloires de la science et de la religion
musulmanes dans les pays visités, qu’ils soient orientaux ou non : c’est dans cet esprit
qu’écrivent les Marocains Abdarî (fin du XIIIe siècle), Ayyâchî (XVIIe) et Zayyânî (seconde
moitié du XVIIIe), tout comme le Palestinien Abd al-Ghâni an-Nâbulusî (XVIIe-XVIIIe).

Terminons sur le maître de la rihla : plus haut que le Persan Nâçir-i


Khusraw, connu déjà de nous comme poète, ou que le Turc Ewliyâ Tchelebî,
qui décrit l’Empire ottoman du XVIIe siècle, il faut placer Ibn Battûta. Celui-ci
quitte son Maroc natal en 725/1325 pour n’y revenir que vingt-quatre ans
après, au terme de voyages qui l’ont conduit jusqu’à Constantinople et à la
Horde d’Or, jusqu’au haut Nil et aux comptoirs de l’Afrique orientale,
jusqu’aux Indes et aux ports chinois. Encore n’est-il pas rassasié : à peine
rentré, il se lance dans un dernier voyage, aux pays du Soudan nigérien. Lui
s’est véritablement complu dans l’aventure et ses dangers : il y a même
installé sa vie familiale, se mariant en passant, ou professionnelle : plus d’un
an, il sera le cadi des îles Maldives. De ces périples incessants est née une
rihla souvent exceptionnelle, variée, vivante, et courant, comme son auteur,
d’un bout à l’autre du monde musulman.

Pourtant, d’une façon ou d’une autre, cet essor de la relation de voyage sanctionne la faillite de
la géographie traditionnelle, malgré les réussites de l’Espagnol Bakrî (seconde moitié du
XIe siècle) ou d’Idrîsî, à la cour des rois normands de Sicile. Enfermée dans la compilation,
sous la forme du dictionnaire ou de la cosmographie, ou négligée au profit d’une description
plus réaliste de la terre, la géographie est en outre oubliée au profit de sa grande rivale,
l’histoire, qui se taille véritablement une part immense dans la prose musulmane des XIe-
XVIIIe siècles.
Biographies, annales, historiographies, chroniques universelles ou locales, de toutes ces formes,
arabes ou iraniennes, de l’histoire, nous avons égrené les noms, quelques-uns du moins, au
hasard des époques ayyûbide, mongole, mamlûke et tîmûride. Contentons-nous ici d’ajouter,
pour l’Espagne, Lisân ad-Dîn ibn al-Khatîb, le grand historien des Naçrides de Grenade, relayé
par Maqqarî ; pour le Maroc, Zayyânî, déjà cité à propos de la rihla ; pour l’Islam de l’Inde,
Juzjâni (XIIIe siècle) et Âçâfî al-Ûlûghkhânî (XIVe-XVIIe) ; enfin, pour l’Islam noir, Sa’dî de
Tombouctou (XVIIe). N’ayons garde toutefois d’oublier la fortune de l’histoire en langue
turque : turc djaghataï, avec les mémoires de Bâbur ; turc osmanli, avec Tursun Beg,
l’historiographe de Mehmed II, Kemâl Pacha Zâde, mort en 1535, par ailleurs poète, philologue
et encyclopédiste, dont le style emprunte au lyrisme épique pour illustrer l’histoire ottomane
jusqu’à la conquête de la Hongrie. Dans la seconde moitié du XIVe siècle se signale Âlî, un
passionné de la vérité et de la justice, puis, au siècle suivant, Hâjjî Khalîfa, Hezârfenn, qui fut
en rapport avec certains savants occidentaux et recourut à des sources étrangères (grecques et
latines), et enfin l’Alépin Na’îma, soucieux d’une histoire objective, approfondie et écrite sans
apprêt.

C’est ailleurs, pourtant, qu’il faut aller chercher celui que la tradition place
justement parmi les plus grands historiens du monde. Né en 732/1332 à
Tunis, d’une famille émigrée d’Espagne, Ibn Khaldûn a participé de façon
active à l’histoire politique de l’Afrique du Nord et de l’Espagne, et il a
connu Tamerlan. Autant dire qu’il ne fut pas un isolé dans son siècle : comme
d’autres, il appartenait à l’Islam mâlikite, et il mourut Grand Cadi au Caire.
Semblablement, le dessein général de son œuvre s’inscrit dans une tradition
bien connue, celle de l’histoire universelle.
Plus encore que par la qualité documentaire des chapitres relatifs à
l’histoire du Maghrib et des Berbères en particulier, c’est à la fameuse
Muqaddima, aux prolégomènes de l’ouvrage, rédigés dans « une concision
impériale », qu’Ibn Khaldûn doit le plus clair de sa gloire. Là non plus, y
compris dans la littérature arabe, il n’est pas le premier à méditer sur le
phénomène de la société des hommes et de son évolution. Mais il a eu le
génie de systématiser cette réflexion, de dégager un ensemble de lois
régissant, selon lui, l’essor et la mort des empires. Cette réflexion hautaine et
pessimiste, inspirée par la destinée d’un Islam jugé sur pièces, à savoir dans
le cadre de cette Afrique du Nord où s’opposent deux forces principales de
son histoire, la citadine et la nomade, cet effort grandiose pour tirer de tels
exemples les lois générales du devenir humain valent à Ibn Khaldûn l’intérêt
de toutes les écoles, marxistes compris, et les qualificatifs, tous mérités, de
sociologue, économiste, philosophe de l’histoire, maître de la psychologie
des peuples. Incontestablement, c’est par là, par le génie même de cette
réflexion, qu’il est solitaire. Il le restera en tout cas dans son siècle : c’est par
la Turquie, puis par l’Europe qu’il fut révélé, rendu à la civilisation qui
l’avait donné au monde.

Autour de la mosquée
Huit siècles ou presque d’art musulman, et sur quel espace ! Un livre entier y
suffirait à peine, si grand est le sujet, si mal connus encore, trop souvent, les
monuments eux-mêmes, la destination de telle ou telle de leurs parties, les
chemins suivis par les techniques et les thèmes. Une fois de plus, il faudra,
sur tant de profusion, se contenter de quelques aperçus, bien rapides, bien
partiels.

Le culte et ses annexes


Les XIe-VIIIe siècles voient naître ou se généraliser un ensemble de formes
architecturales qui vont modeler de plus en plus le paysage, urbain ou non, de
l’Islam : le couvent (kkânqâh), la madrasa, l’hôpital (bîmâristân), l’imâret
(local pour une sorte de « soupe populaire »), le mausolée enfin (türbe dans le
monde turc, qubba chez les Arabes). Associée à un ou plusieurs de ces
édifices, et même à des bâtiments plus profanes comme le marché, le relais
de poste, le caravansérail (khân) ou l’ouvrage militaire, la mosquée, qui reste
le centre nerveux de la ville ou du quartier, y gagnera plus d’une fois une
physionomie originale.

Elle se modèle puissamment, d’autre part, sur les impératifs politico-religieux du temps.
J. Sauvaget a montré par exemple, pour l’époque seljûqide, que la construction systématique,
dans des mosquées préexistantes, de salles à coupole marquant l’emplacement du mihrâb
revenait à délimiter dans le bâtiment « une sorte de compartiment isolé » à l’usage du
représentant de l’autorité, lequel se trouvait ainsi, de par cette place noble et soustraite à la
foule, tout à la fois exalté et protégé.
Ces initiatives, quand elles existent, viennent souvent effacer ou au moins
brouiller le plan des vieilles mosquées de style « arabe », avec leur grande
salle de prière à colonnade, couverte en charpente. De plus en plus au reste
prédomine, sur de larges territoires de l’Orient musulman, le type de la
mosquée iranienne à cour centrale et à minaret rond avec balcon, dont la
fortune est liée, elle aussi, à la période seljûqide. Car l’édifice s’adapte
merveilleusement à la politique sunnite des nouveaux maîtres de l’Islam, en
l’espèce à l’enseignement de la madrasa : sur la cour commune ouvrent
quatre grandes salles voûtées (îwân-s) et, de plain-pied avec elle ou à l’étage,
les cellules des étudiants : disposition que l’Égypte, ayyûbide puis mamlûke,
trouvera extrêmement commode, affectant chaque îwân à l’une des quatre
écoles du sunnisme. À cette tradition, nous devrons l’un des plus jolis
monuments du Caire, la mosquée – madrasa – tombeau du sultan Hasan
(XIVe siècle) (fig. 90 p. 399).

Un dernier type d’édifice, enfin, est celui de la mosquée tout entière rassemblée sous coupole,
comme en connut l’Iran des temps tîmûrides, avec la célèbre mosquée bleue de Tabrîz par
exemple. Au reste n’est-ce la qu’une manière entre cent de traiter ce motif architectural : on
peut aussi l’associer à la nef comme à Veramîn, dans la Perse mongole du XIVe siècle, ou dans
l’Anatolie turque des XIIe-XIIIe siècles, le combiner, comme à Ayasolûk près d’Éphèse
(seconde moitié du XIVe siècle), avec le toit à pignon, à la syrienne, sans parler, bien entendu,
de son emploi traditionnel, au-dessus du mihrâb ou du tombeau du fondateur, du saint, dans les
différents types de bâtiments.

Sinân et la mosquée ottomane


L’Anatolie des principautés turques (XIIe-XIVe siècles) connaît les trois
variantes de la salle à colonnes, de la madrasa avec îwân-s donnant sur la
cour et de la mosquée à coupole : bâtiments parfois fortifiés, souvent sévères,
hormis quelques points privilégiés, surtout les portails, qu’encadre, comme à
l’hôpital annexe de Divrigi, une exubérante décoration de pierre, où passent
certains échos d’une ornementation prise à l’Arménie et peut-être à l’Asie des
steppes. Autre trait distinctif de cet art anatolien : les portiques qui ménagent
la transition entre l’espace ouvert de la cour et le monde plus secret des îwân-
s et des cellules.
À Brousse, à Édirne, à Istanbul, les Ottomans vont broder sur ces schémas,
mais avec une puissance telle, qu’à reprendre, à exalter, à renouveler les
traditions de l’Anatolie et de Byzance, ils vont créer un espace architectural
nouveau, celui-là même que, bien plus tard, Le Corbusier, rentrant, comme
tout le monde, ébloui du Bosphore, conseillera à tous « les bâtisseurs de
villes » de « mettre dans leurs cartables ».

Le principe des mosquées de Brousse, c’est que l’édifice ne doit pas être un monde reclus,
artificiellement coupé de l’espace de la cour ou, au moins, de l’eau de ses fontaines. À ciel
ouvert ou sous coupole, le bassin marque ainsi le centre de l’édifice : soit celui de la grande
salle hypostyle, soit, dans la mosquée cruciforme, celui du carré médian, de niveau légèrement
inférieur aux espaces développés sur chacun de ses côtés : où l’on voit clairement que ce carré
est l’évolution dernière de la cour de la madrasa à îwân-s anatolienne, une cour qui se serait
fondue dans la mosquée.

Si intéressantes que soient ces trouvailles, et tant d’autres comme les


fenêtres à décor sculpté, peut-être inspirées du XIVe siècle italien, les loges des
sultans, les porches à colonnes, elles le cèdent pourtant au brio avec lequel les
Ottomans vont développer l’art de la coupole. À Brousse déjà, ils l’avaient
systématisée, amplifiée, sur tous les types d’édifices. Mais c’est à Istanbul
qu’elle va trouver, avec Sainte-Sophie, une inspiration nouvelle et, en Sinân,
son maître.
Sinân, un produit du devchirmè, c’est, à lui seul, pendant une très longue
vie qui coïncide à peu près avec le XIVe siècle, 131 mosquées et oratoires, 62
madrasa-s ou écoles coraniques, 19 mausolées, 20 hôpitaux ou imâret-s, 21
caravansérails et entrepôts, 8 ponts, 7 aqueducs ou réservoirs, 33 bains, 33
palais : effort démesuré, où tout est à l’unisson, la longévité du maître, les
énormes ressources de l’Empire, la volonté du sultan et des riches, enfin les
ouvriers innombrables, attirés ou emmenés dans les centres turcs, où ils
arrivent, d’un peu partout, avec leurs traditions millénaires.
De ces convergences naît la grande mosquée à coupole centrale (fig. 91
p. 399), flanquée ou non de sœurs plus petites ou de demi-coupoles, de
contreforts et d’arcs-boutants : à l’extérieur, ce qui frappe, c’est la massivité,
mais aussi l’élan, l’ascension que viennent souligner les fûts des minarets à
balcons, coiffés en éteignoir ; à l’intérieur, l’espace idéal de la prière, obtenu
par la disparition des piliers peu à peu encastrés, effacés dans les murs, et le
regard libéré vers l’envol de la coupole, qui triomphe, avec 31 mètres de
large, à la mosquée Selîmiyye d’Édirne.

Vieux pays et traditions nouvelles


Encore ces splendeurs ne doivent-elles pas faire oublier la profusion
architecturale que le paysage de l’Islam, à cette longue et grande époque, doit
à tous les autres édifices gravitant ou non autour de la mosquée.

Évoquons-en seulement quelques spécimens : l’architecture militaire, qu’illustrent les


fortifications du Caire dues au vizir des derniers Fâtimides, Badr al-Jamâli (fig. 39 p. 177), et,
un peu partout, ces citadelles dont les rapports avec l’art des Croisés demeurent encore
énigmatiques ; pour le mausolée, le petit monument rond, de style arménien, dans l’Anatolie
seljûqide, le grand édifice mamlûk, avec sa coupole surhaussée, ses loggias, ses minarets jouant
sur plusieurs volumes, enfin le somptueux spécimen tîmûride à coupole bulbée ; les bains, les
fontaines où les Ottomans se surpassèrent, mais pour lesquelles les Arabes ont trouvé le si joli
mot de salsabîl, l’une des sources du Paradis coranique ; dans l’Anatolie seljûqide encore, le
monumental caravansérail à grande cour centrale ou à triple nef ou fermé, avec une rue axiale ;
les pavillons des parcs séfévides et les ponts d’Ispahan, dont le plus célèbre, celui d’Allahwardî
Khàn, aux 33 arches ; la maison de l’Égypte mamlûke, prudemment et délicatement ouverte sur
la rue à travers ses balcons grillagés, les mucharabyè-s.

Arrêtons là, et concluons : pendant huit siècles, l’art de l’Islam, comme


auparavant, est né de circulations, d’échanges, de rencontres. Au centre de
cette immense toile, l’Iran, et plus précisément le Khurâsân, dont l’influence
s’est sans cesse répandue, relancée aux quatre coins de l’Islam par des relais
ou des carrefours essentiels, où elle s’est brassée avec d’autres cultures :
Ghaznévides, Ghûrides, Seljûqides, et leurs successeurs. Et pourtant, cette
omniprésence de la Perse doit s’accommoder de deux réserves : la première
est que, en raison de la grande cassure qui isole de plus en plus le Maghrib de
l’Orient, au moins jusqu’à l’époque ottomane, les modes iraniennes
toucheront de moins en moins l’Islam de l’Ouest, qui développera cet art
original qu’on a appelé hispano-mauresque : art qui brode, du reste, sur un
acquis où l’Iran a sa part, mais qui demeure cependant massivement fidèle à
la tradition « syro-arabe » de la mosquée hypostyle et du minaret carré,
agrémenté ici ou là de fenêtres et de lacis obtenus à partir de tuiles
enfoncées ; art, en tout cas, qui restera, replié sur lui-même, la marque du
Maghrib, et qui subsistera, dans les provinces reconquises par l’Espagne
chrétienne, sous le nom d’art mudejar.
Semblablement, à l’autre bout de l’Islam, la Perse, pour n’être pas ignorée
du monde indien, s’y est néanmoins fondue, on l’a dit, en des styles
nouveaux, spécifiques de l’Inde musulmane, au reste multiformes comme
elle. Même remarque, mais avec plus de nuances, pour l’Égypte mamlûke,
dont l’originalité a sans doute été facilitée par la coupure que l’époque
mongole installe au niveau de la Mésopotamie. En tout cas, et quelles qu’en
soient, ici ou là, les causes, il faut bien convenir, comme une seconde réserve
apportée à la toute-puissance de l’Iran, que les recherches, les imitations
auxquelles elle a donné lieu ont débouché un peu partout, selon les traditions
qu’elle-même rencontrait, sur des styles originaux, qui différencient bien
chacun des mondes, chacune des civilisations de l’Islam : la Perse, c’est
entendu (fig. 92 p. 400), mais aussi le Maghrib, l’Inde, le pays syro-égyptien
animé de va-et-vient incessants, l’Égypte héritant du monde seljûqide et
zengide et la Syrie, à son tour, de l’Égypte mamlûke, et enfin le style
ottoman, étendu à l’ensemble des pays rassemblés dans la mouvance de la
Porte : témoins les mosquées à coupole de Syrie (la célèbre Sulaymâniyye de
Damas, sur les plans de Sinân lui-même), de Tunisie et d’Algérie. Au reste ce
dernier en date des styles de l’Islam demeure-t-il fidèle à la vocation
syncrétiste de son art : au contact de l’Europe du XVIIIe siècle, il s’agrémente,
comme dans les appartements de la sultane-mère de Selîm III, au palais de
Top Kapi, des grâces du baroque : viendra ensuite, avec moins de bonheur, le
style Empire.

Arts mineurs ?
Une fois de plus, on n’emploiera cette expression que faute de mieux. Car ces
arts « mineurs », d’abord, débutent à la mosquée et au palais, impérial ou
princier, avec le travail de la pierre ou de la brique : muqarnas (que nous
traduisons, mal, par « stalactites ») des mosquées de Perse, qui se répandent
jusqu’à l’Espagne, mais aussi art du plâtre ou du stuc, de la décoration par la
brique pure ou par l’alternance de la pierre et de la brique, sans parler de la
pierre précieuse par elle-même : marbres et gemmes des monuments hindous.
À la décoration d’apparat se rattache également l’usage de la céramique : ar-
Rayy (Ragae) fut célèbre jusqu’au XIIIe siècle par ses tons lustrés métalliques,
d’un or verdâtre, mais aussi, toujours en Perse, Kàchân, par ses fonds bleus et
ses motifs végétaux, Iznik (Nicée), entre Istanbul et Brousse, par son rouge
de cinabre, l’exubérance et le réalisme de son décor de cyprès, de vignes et de
fleurs, l’Espagne enfin par cette marqueterie de terre émaillée que l’espagnol
nommera azulejo. Nobles aussi le travail du bois, pour les portes
monumentales, et celui du verre : l’Égypte mamlûke possède de superbes
spécimens de lampes de mosquée, en verre émaillé, tandis que le vitrail à
armatures de plâtre, à décoration épigraphique, géométrique ou florale, fleurit
à l’époque ottomane.

Tous ces arts ne servent pas qu’à l’apparat, mais aussi à la vie quotidienne (fig. 58) : ou plutôt,
ils transportent l’apparat au cœur même de celle-ci. Comment pourraient-ils, ici encore,
s’appeler mineurs, alors qu’ils témoignent d’un sens raffiné de la vie, au demeurant l’apanage
ou presque des hautes classes ? La pierre, le bois, la céramique et le verre font partie du décor
de ces gens-là, côte à côte avec les cuirs, ceux de Syrie ou ceux d’Espagne, les ivoires, les
métaux aussi, dont les célèbres cuivres de Mossoul et de Damas.

Fig. 58. Heurtoir de cuivre, Maroc, XVIIIe siècle.


Que dire des textiles (fig. 59 à 62) ? On n’aura qu’un mot pour évoquer les
caftans de soie à fils d’or des musées d’Istanbul, pourtant superbes dans leur
somptueuse décoration florale, et l’on s’arrêtera davantage au tapis à point
noué, dont l’essor semble bien lié aux grandes migrations nomades de l’Asie
centrale : encore que ses premiers spécimens attestés en Islam ne remontent
pas au-delà du XIIIe siècle, ce sont sans doute les Seljûqides qui, le prenant au
Turkestan occidental, l’ont répandu à partir du XIe siècle.
Fig. 59. Tissu turc, soie brochée, xvie siècle.
Les centres de fabrication iront, de toute façon, en se multipliant : Anatolie
du XVe siècle, avec dessins géométriques, Égypte du XVe aussi, qui fabrique
les tapis dits « de Damas », avec motifs tirés des étoiles coptes, Perse
séfévide, où le tapis, dans sa composition et ses thèmes, est souvent un
dérivé, mais splendide à l’égal du modèle, de la miniature : tapis de Tabrîz,
du Kirmân et de Kâchân, ce dernier en soie et hallucinant de finesse : jusqu’à
un million de nœuds au mètre carré. L’époque ottomane, enfin, qui amène à
Istanbul et à Brousse les ouvriers de l’Adherbayjân conquis, voit s’ouvrir,
avec les villes turques, un nouveau marché à la production égyptienne : c’est
du Caire que viendront les meilleurs tapis « de Turquie ». Autre centre
célèbre : Uchâq, qui fabrique les tapis dits « de Smyrne ». L’Espagne, enfin,
où le tapis existe dès le XIIe siècle, développera, au XVe, un modèle très
original, tout en longueur, avec blasons.
Fig. 60. Tissu turc, soie brochée avec motifs
de tulipes et d’églantines, xvie siècle.
Des arts du livre relèvent l’enluminure et la miniature, dont on a dit l’essor dans la Perse
séfévide et l’Inde mongole ; encore faudrait-il ajouter, avec Siyah Kalem (XVe siècle), sa
variante turque, extraordinairement originale, proche des thèmes et de l’esprit de l’Asie des
steppes.
Mais comment oublier la calligraphie (fig. 63), science sacrée puisqu’elle traite le support même
de la Révélation, l’arabe ? Tout comme l’ornementation épigraphique est la parure
indispensable des mosquées, le traitement de l’écriture courante, sous diverses formes, est un art
véritable, et des plus grands. Il a d’ailleurs, depuis toujours, ses maîtres : après ceux de la belle
époque abbasside, notamment Rihânî et Ibn Muqla (IXe-Xe siècles), on cite Yâqût al-
Musta’çimî pour l’Irak du XIIIe ; pour l’Iran des XIIe-XIVe, Muhammad Râwendî et Mîr Alî de
Tabriz puis, à l’époque séfévide, Alî Ridâ-i Abbâsi ; enfin, pour la Turquie ottomane, qui a
retenu pieusement les noms d’une foule de calligraphes, les deux plus grands, Hamd Allâh
(mort en 936/1530) et Hâfiz Uthmân (1110/1698).
Fig. 61 et 62. Tissus turcs, velours, XIVe siècle.

Fig. 63. Calligraphie turque en forme de cigogne,


XVIIIe siècle.
La musique, enfin, continue de bénéficier des recherches théoriques,
qu’illustre notamment un Çafî ad-Dîn (Abd al-Mu’min ibn Fâkhir, mort en
692/1294). À la vérité, pourtant, ces spéculations, qu’elles se fassent sous des
noms arabes, persans ou turcs, puisent toujours, par l’intermédiaire des
grands mathématiciens-philosophes, à la tradition grecque transmise surtout,
au IVe-Xe siècle, par Fârâbî. La recherche, ici aussi, vire à la redite, mais elle
ne s’éteint pas pour autant, et du reste la musique, en Islam comme ailleurs, a
pour elle, fort heureusement, de n’être pas seulement pensée, mais jouée
(fig. 64).

Fig. 64. M. Musicien ; plat d’argent, Perse,


xie siècle.
La magie, la mystique, le récit épique et la chanson d’amour continuent de
donner, à tout ce qu’il est convenu d’appeler, jusqu’au Maghrib, la musique
« orientale », sa vie et son cachet : vie puissante, qui dément encore
aujourd’hui les prédictions pessimistes d’une extinction prochaine formulées,
à propos du Maghrib justement, par quelques théoriciens européens du début
du siècle ; cachet indéniable, qui regroupe Arabes, Persans et Turcs dans une
musique bien différente de celle de l’Occident, non pas tant par ses théories
que par sa réticence à la gamme tempérée, par la préférence qu’elle donne à
l’unisson et à la mélodie sur l’accompagnement harmonique, à la voix de tête
sur la voix de poitrine : ici aussi, l’Islam a su maintenir sans défaillance,
malgré les points de contact, la marque propre de sa civilisation.
Orient et Occident
L’Islam, on l’a dit, n’a pas voyagé que par ses armes. Au Moyen Âge au
moins, il a donné à la civilisation d’Occident quelques-uns de ses plus beaux
héritages. Histoire immense que celle-là, et confuse, souvent encore à peine
débrouillée ; histoire qui, par ailleurs, n’appartient plus que très peu à l’Islam,
tant celui-ci se remodèle, se déforme, s’oublie parfois au cours de ses
voyages. Dans ce livre qui est, avant tout, le récit de l’aventure de l’Islam
suivie de son côté à lui, on ne pourra indiquer que très sommairement les
voies, les thèmes et les limites de ce transfert.

Moyens du transfert : la guerre et la paix


Pour l’essentiel, les échanges entre l’Islam et l’Occident passent par le
commerce, accessoirement par les souvenirs que les missionnaires ou
pèlerins chrétiens rapportent de leurs voyages, parfois prolongés, en Orient :
tel le célèbre Adélard de Bath (XIe-XIIe siècles), qui pérégrine entre le Levant
et ces centres vitaux de transmission que sont Salerne et la Sicile. La paix, du
reste, est parfois orageuse, comme entre Venise et les Mamlûks, les relations
se tendent, l’Europe vient menacer, venger parfois, en des raids
spectaculaires, ses intérêts lésés, ses commerçants massacrés : épisodes de
gros sous, camouflés sous les prétextes de la politique ou de la religion.

Malgré tout, les échanges, ceux du commerce et les autres, vont leur chemin. À côté d’eux,
l’implantation guerrière de l’Occident des Croisades aura, on l’a dit, peu d’effets, sauf en
matière d’architecture militaire ; encore ignore t on, sur bien des points, qui a donné et qui reçu.
Autre résultat, tout aussi isolé : le moulin à vent, originaire des hauts plateaux d’Iran et du
Tibet, relancé par l’Islam jusqu’à l’Espagne et l’Europe, revient eu Syrie avec les conquérants
chrétiens. Isolés, enfin, les cas de savants, connaisseurs et traducteurs de l’arabe, en pays
croisé : Adélard, déjà cité, et Étienne de Pico, dit aussi d’Antioche.

Ne généralisons pas tout de même l’aspect négatif, ou quasi nul au moins,


de la conquête. En Sicile, avec les Normands, et surtout dans l’Espagne de la
Reconquista, elle aura pour effet de faire vivre sous une domination
chrétienne les anciennes populations musulmanes, auprès desquelles les
clercs d’Occident viendront, passionnément, chercher le savoir : la prise de
Tolède, en 1085, marquera un tournant décisif de cette histoire, en
intensifiant le mouvement de traduction des œuvres arabes, en latin et en
hébreu surtout. Ainsi naît, encouragée par des souverains comme Alphonse X
(seconde moitié du XIIIe siècle), une immense fébrilité qui va toucher surtout
la philosophie, l’astronomie, la médecine, et, si elle ne le crée pas, nourrir du
moins le grand éveil de la pensée occidentale. De ces traducteurs infatigables,
retenons au moins Constantin l’Africain, fondateur de l’école de médecine de
Salerne, mort au Mont Cassin en 1087, Gérard de Crémone, mort à Tolède en
1187, la famille juive des Ibn Tibbon, qui assure, aux XIIe et XIIIe siècles, un
relais essentiel entre l’Espagne et le Languedoc montpelliérain. Abandonnons
la science et la philosophie arabes alors que, sous la plume de trois grands
traducteurs du XIIIe siècle, elle éclôt en de nouvelles formes qui appartiennent
pleinement, elles, à l’Occident : Léonard de Pise, Arnaud de Villeneuve et
Raymond Lulle.

Connaissance, oui ; compréhension,


non, au moins pour longtemps
Ce que l’Occident, depuis le Moyen Âge, recherche à travers ces traductions,
c’est, sous le manteau arabe dont il la dépouille, grâce aux grammaires de
Guillaume Postel ou d’Erpenius, la science grecque, et non pas une
quelconque connaissance de l’Islam lui-même. On peut trouver, certes, d’un
côté ou de l’autre, des cas éminents, mais isolés, d’esprits curieux de
connaître sincèrement les gens d’en face : certains thèmes de l’eschatologie
musulmane ont cheminé jusqu’à la Divine Comédie. Mais tous, de quelque
bord qu’ils soient, sont intimement convaincus de l’excellence de la religion
à laquelle ils appartiennent.

Peut-être l’Occident et l’Orient avaient-ils plus de chances de se comprendre à des niveaux


moins élevés, ceux du commerce, des échanges de termes, de plantes ou de techniques, ceux, en
un mot, de la vie quotidienne, comme en Espagne où coexistaient des populations de
confessions diverses : on évoquera dans ce cas les influences de l’arabe sur les parlers ibériques,
notamment sur leurs formes dialectales écrites en caractères arabes, auxquelles on donne le nom
d’aljamla (d’al-ajamiyya : la langue des « Barbares »). Plus importantes encore apparaissent les
influences sur notre art roman, auquel l’Orient a décidément fourni une de ses composantes
majeures, et pas seulement par les thèmes décoratifs que l’on peut découvrir au Puy, dans les
pas d’Émile Mâle, mais, au moins pour la Catalogne et le Roussillon, par la présence effective
des artistes de l’Espagne musulmane : ces ouvriers chrétiens qui « ne savaient plus ni tailler la
pierre ni la sculpter, les Umayyades les ont aidés à réapprendre la technique du grand appareil et
de la sculpture, ainsi que la composition monumentale des chapiteaux ».
Et pourtant, là aussi, dans ces épaisseurs de la vie quotidienne, l’histoire trancha en faveur du
conflit : cette dégradation, on peut la suivre depuis le califat de Cordoue et l’esprit de tolérance
encore manifesté, dans les provinces reconquises, par les princes chrétiens de l’époque du Cid,
jusqu’aux chansons de geste, où ces souvenirs de paix, d’estime réciproque voisinent avec la
haine du « Sarrasin » et de Mahomet, puis à l’exaltation systématique de la Croisade, d’Orient
ou d’Occident, et à ce triste épilogue que fut l’expulsion des Morisques. Même un admirateur
de la monarchie absolue à l’orientale, un allié de l’Ay-yûbide al-Malik al-Kâmil, qui lui remit
Jérusalem sans combat, un fidèle de la culture arabe, qui rassembla autour de lui, dans cette
Sicile dont il était roi, des équipes de savants européens, arabes ou juifs, en relation avec
l’Orient comme avec l’Espagne des traducteurs, un passionné de fauconnerie, d’astronomie,
d’astrologie, d’optique, de mathématique et de métaphysique musulmanes, un Frédéric II pour
tout dire, se montre intraitable des qu’il s’agit d’extirper, de la possession même du sol sicilien,
toute trace physique de l’ancienne occupation arabe.

Un nouvel acte se joue à partir du XVe siècle. Cas célèbres : celui des
artistes d’Occident à la cour d’Istanbul, le peintre Gentile Bellini en tête, puis
les imitations turques de l’art européen du XVIIIe siècle ou encore le long
cheminement de la peinture italienne et de la gravure allemande jusqu’à
l’Inde du Grand Mogol. Dans l’autre sens, l’Islam, ottoman ou maghrébin,
fournit des sujets : la peinture évoque l’aventure intellectuelle de la rencontre
avec l’Orient (les Trois Philosophes de Giorgione), plus souvent l’aventure
guerrière : batailles de « Maures » de la peinture espagnole, exportées
jusqu’aux Amériques, mais aussi luttes contre les Turcs, dont les thèmes
(Lépante en premier), exaltés par la liturgie catholique, envahissent un peu
partout, dans un contexte mariai, les fresques et les ex-voto des églises de
l’Allemagne baroque, modèlent en forme de vaisseau la chaise d’Irsee en
Souabe, cisèlent l’ostensoir de l’église de la Victoire à Ingolstadt. Le décor
architectural n’est pas en reste : à Saint-Laurent de Turin, à Saint-François de
Cali en Colombie ou au camarin des églises espagnoles, on peut, avec
F. Charpentrat, évoquer les souvenirs musulmans de la coupole sur nervures,
les « silhouettes » de minarets almohades, avec leurs céramiques multicolores
et leurs arcs polybés, les « mihrâb-s flamboyants de Cordoue ». Plus
généralement enfin, on connaît le goût européen de la « turquerie » :
spectacles, costumes, armes mettent l’Orient à la mode, tout comme ces
pseudo-minarets et ces mosquées de Pologne, où se mêlent la Chine et
l’Islam, tous deux de fantaisie.

Malgré tout, fantaisistes ou sérieux, ce ne sont là, une fois de plus, qu’emprunts susceptibles
d’application immédiate, qui ne modifient pas le visage de la société d’accueil, ni ne vont très
avant dans la connaissance de la société prise pour modèle. Cette tendance, au reste, s’accuse
encore davantage dans le sens Europe-Turquie : les folies ottomanes pour le baroque ou les
tulipes ne sont que les formes esthétiques d’une volonté d’imitation par laquelle la Porte,
courant après l’Europe du progrès, veut bien se mettre à son niveau de richesse et de technique,
mais sans modifier radicalement les assises de la société musulmane.

Un vrai, un grand tournant, se dessine pourtant au XVIIIe siècle, mais il est


presque exclusivement d’initiative européenne : les récits des grands
voyageurs du XVIIe siècle, Chardin, Tavernier, débouchent maintenant sur une
sympathie plus affirmée pour les sociétés de l’Islam, sympathie que vient
aviver encore, à partir de 1704, la publication, par cet autre voyageur qu’est
Jean-Antoine Galland, des Mille et une Nuits. La philosophie des Lumières
s’en mêle ; contre « l’éthique hypocrite » de l’Europe, ses grands noms
prêtent volontiers à l’Orient la sagesse, la philosophie « naturelle ». Cet
engouement, celui de Montesquieu, de Voltaire ou de Lessing, ne crée pas,
bien sûr, les Lumières, mais au moins leur fournit-il des arguments et des
thèmes, selon des interprétations naïves ou forcées, mais qui prouvent, en
tout cas, par leurs excès mêmes, que le temps des préventions systématiques
est clos.
Plus important, au reste, est l’esprit de connaissance approfondie,
objective, à la Volney, en d’autres termes l’orientalisme sous toutes ses
formes, dont la fin du XVIIIe siècle voit le véritable démarrage. En 1758 naît
son maître, Silvestre de Sacy, et, le 10 germinal an III, est fondée, relayant
l’ancienne école d’interprètes, dite des « Jeunes de Langues », l’École des
langues orientales.
Cette annonce de temps nouveaux mise à part, il faut bien constater, en
cette longue période des XIe-XVIIIe siècles, que si le bilan des échanges fut
incontestablement positif, l’Occident et l’Islam auraient pu, néanmoins,
mieux tenir leurs promesses. Que fût-il arrivé si une compréhension plus
profonde s’était établie entre eux ? Si l’imprimerie avait connu, dans le
monde ottoman, la même fortune qu’en Europe ? Si la navigation
musulmane, riche de ses recueils d’instructions nautiques, servie par un
équipement éprouvé que vint, à la fin du XIe siècle, améliorer encore la
boussole (au reste peu utilisée), maintenue enfin par des dynasties de pilotes
dont Ibn Mâjid n’est que le plus célèbre pour avoir conduit Vasco de Gama,
oui, que fût-il arrivé si cette navigation eût brisé le cercle de ses habitudes,
regardé ailleurs que vers l’aire des moussons, franchi, au sud-ouest, les
bornes de la routine utilitaire, passé, en d’autres termes, ce Mozambique qui
marquait le point extrême du lucratif commerce de l’or et des esclaves ?
Ce sont là « occasions ratées » de l’histoire. Mais restons-en à l’histoire
elle-même, et revenons, pour conclure, au seul Islam. À la question
essentielle : y a-t-il eu décadence musulmane entre les XIe et XVIIIe siècles ? on
ne répondra qu’avec prudence. En fait, si l’on parle déclin, celui-ci ne peut
s’énoncer que par rapport aux progrès d’une Europe de plus en plus
envahissante sur la scène de l’histoire mondiale, le XIXe siècle étant appelé à
creuser encore l’écart. Mais, si on juge l’Islam en lui-même, si on le saisit
dans son devenir propre, on songera moins à une décadence qu’à un
changement de forme, par la victoire du sunnisme sur de larges pans de son
territoire, par la cassure, notamment, entre le sunnisme méditerranéen et le
chî’isme persan, par les développements nouveaux que l’Islam connaît au
contact des mondes noir, indien ou malais.
Ces grands mouvements se sont opérés, pour beaucoup, au détriment de
l’arabe ; encore faut-il noter qu’il est resté, pour tous ceux qui désiraient
approfondir le credo musulman, le langage par excellence : il a, par
conséquent, gagné de nouveaux adeptes aussi loin qu’en Afrique Noire ou
aux Indes. Ces progrès, au reste, se sont faits sains qu’il soit compromis sur
son aire traditionnelle. On dira, bien sûr, que l’essor des littératures persane,
turque ou urdu va de pair avec un essoufflement certain des lettres arabes, qui
tournent à la redite, à la répétition des gloires passées. Mais c’est là, pour
l’avenir, un capital considérable, et cette position défensive, cette
conservation jalouse du patrimoine porteront, on le verra, leurs fruits avec la
« Renaissance » de la fin du XIXe siècle.
L’Islam, dont l’arabe reste l’expression privilégiée, est finalement à
l’image de celui-ci. Il lui fallut, en tout cas, d’extraordinaires capacités de
résistance pour absorber le choc mongol, pour contenir la poussée
chrétienne ; et même, surmontant ces désagréments que lui valait sa position
traditionnelle de carrefour, il trouva assez de forces pour étendre ses
frontières et compenser, par la conquête, les déficiences de sa démographie.
Preuve, donc, qu’on ne peut juger d’une civilisation, de celle-là au moins, au
volume brut de ses ressources, en oubliant le parti qu’elle seule sait en tirer.
Pour son compte, l’Islam, à la veille des épreuves des XIXe et XXe siècles, était
mieux armé que l’Occident ne voulait, ne veut encore aujourd’hui, se le faire
accroire.
LIVRE 4

IMPÉRIALISME
ET « RENAISSANCE »
ARABE (XIXe-XXe siècle)
CHAPITRE 1

Revers et sursauts de l’Islam


méditerranéen jusqu’aux années
1880

L’époque qui s’ouvre avec le départ de Bonaparte poux l’Égypte


(mai 1798) marque un tournant décisif dans l’histoire de l’Islam : décisif
moins pour son assise territoriale que pour son âme, bouleversée par le choc
prodigieux qui va suivre. Défiés, sur leur propre sol, les Musulmans seront
amenés à se définir par rapport à un Occident qui se découvre à eux
brutalement et sans masque. C’est, pour l’Islam, le temps des désarrois, des
examens de conscience, des interrogations sur son destin.

L’impérialisme triomphant
Durant les huit premières décennies du XIXe siècle, l’Islam entame la longue
série de ses reculs devant les ambitions des grandes puissances européennes,
dont les interminables conflits d’intérêts en cette région du monde composent
ce qu’il est convenu d’appeler la Question d’Orient. Deux États dominent
cette histoire difficile : la Turquie des réformes (tanzîmât) et l’Égypte d’avant
l’occupation anglaise. Mais l’Islam, comme phénomène global, déborde ces
incarnations particulières, si privilégiées soient-elles : ses nouvelles
tendances, modernistes notamment, intéressent sa survie collective tout autant
que la vie de telle ou telle des ses nations.
De congrès en congrès, la monotone Question
d’Orient
Un temps estompée par la lutte contre la France de la Révolution et de
l’Empire, la rivalité de l’Angleterre, de l’Autriche et de la Russie reprend
bientôt sa vigueur. Pour tous, Istanbul représente l’obstacle : à l’accès des
Détroits pour Saint-Pétersbourg, à la poussée vers le Danube et les Balkans
pour Vienne, au contrôle total de la route des Indes pour Londres. La France
enfin, napoléonienne ou non, n’entend pas abandonner ces bases
traditionnelles de sa politique extérieure que sont l’Égypte, clé du commerce
avec l’océan Indien, les relations avec la Porte et l’intérêt porté aux
populations chrétiennes d’Orient.

Cette histoire, au vrai celle de l’Europe, quels résultats entraîne-t-elle pour la carte du pouvoir
musulman ? Depuis les traités de Svitchov et de Iassy (1791-1792), les frontières turques en
Europe sont fixées aux pays suivants : Monténégro, Serbie, Valachie, Moldavie et Bessarabie,
cette dernière cédée à la Russie en 1812. En 1821 éclate l’insurrection grecque, que terminera,
après le désastre maritime de Navarin (1827), la conférence de Londres (février 1830), où est
proclamée l’indépendance hellénique.
Le congrès de Paris (1856), en mettant fin à la guerre de Crimée, arrache à la Porte, pourtant
alliée de l’Angleterre et de la France contre la Russie vaincue, la Moldavie et la Valachie, qui
s’uniront bientôt en un État nouveau, la Roumanie. Le congrès de Berlin (1878), où triomphe le
nouvel équilibre de l’Europe bismarckienne, a des conséquences non moins graves. Il entérine
ou prévoit les abandons suivants : à la Russie le district arménien de Kars, à l’Autriche la
Bosnie-Herzégovine, à la Grèce la Thessalie, à la Roumanie la Dobroudja, à l’Angleterre
Chypre ; le Monténégro et la Serbie sont proclamés indépendants.

Ces restrictions, considérables, au pouvoir musulman en Europe ne sont


pas les seules : l’étranger, on le verra, est à l’œuvre même en deçà des
frontières que la lettre des traités assure à l’Empire ottoman. Déjà, celui-ci ne
tient, sur l’échiquier européen au moins, que par le jeu des puissances,
soucieuses à travers lui de se faire pièce l’une à l’autre. Et partout ailleurs, à
commencer par les provinces moins directement soumises à l’autorité de la
Porte, l’impérialisme agit plus résolument encore. Qu’il s’agisse de l’accès
aux régions vitales de l’océan Indien ou bien de l’investissement de
l’Afrique, l’Europe, trouvant l’Islam sur sa route, le soumet, le traverse ou le
contrôle.

L’Islam entre l’Europe et l’Inde


Depuis la bataille de Plassey, près de Calcutta, en 1757, la conquête des Indes
par l’Angleterre est allée aussi vite que le permettait l’immensité du pays à
saisir. Dès 1765, l’East India Company gérait les pays du Bengale et, plus au
sud, de larges paris de la côte orientale du Deccan. un siècle plus tard à peine,
directement ou derrière l’écran des protectorats, l’Angleterre contrôlait
l’ensemble du subcontinent, Ceylan comprise : un des derniers actes de cette
colossale entreprise avait été, en 1849, la conquête du Pendjab.

La soumission de l’Inde ne se fit pas sans difficultés : à l’intérieur, il fallut venir à bout, en
jouant des rivalités entre peuples et confessions, de la terrible révolte des soldats indigènes, les
Cipayes, et remplacer le régime de la Company par celui de l’India Office et du Vice-Roi,
représentant de la Couronne à Calcutta. À l’extérieur, la nécessité de protéger les accès de l’Inde
amena les Anglais à occuper Aden (1839), puis la Birmanie, à pousser en direction du Tibet, à
affirmer une présence active sur le littoral du golfe Persique et de l’Arabie du Sud. Il fallut,
surtout, après le percement du canal de Suez, mettre la main sur l’Égypte (1082), sans parler de
Chypre, cédée par la Turquie quatre ans plus tôt.

Sur ces mers vitales pour son commerce, l’Angleterre rencontrait la


Hollande, maîtresse de l’archipel indonésien, et surtout la France, que son
installation en Indochine renforçait dans son rôle de puissance traditionnelle
de l’océan Indien. Face à l’Angleterre, elle entendait rappeler que ces routes
étaient aussi les siennes, en surveiller ou même tenir certains accès : en 1860,
son intervention au Levant, pour sauver la chrétienté maronite des massacres
druzes, ne pouvait manquer de revêtir une portée beaucoup plus vaste. C’est
ainsi, en tout cas, que la vit l’Angleterre, et la France finit par se replier.
Deux ans plus tard, de l’autre côté d’Aden, Napoléon III achetait Obok,
noyau du futur établissement de Djibouti ; en 1869 enfin, l’impératrice
Eugénie inaugurait le canal de Suez.
Autre souci pour l’Angleterre : couvrir l’Inde du côté du nord-ouest, en
d’autres termes intimider l’expansionnisme russe, figer la Perse et
l’Afghânistân dans le statu quo.

Après l’alliance de Finkenstein (mai 1807), qui unissait l’Iran à la France contre la Russie et
l’Angleterre, les temps nouveaux inaugurés, au moins en rêve, par la paix de Tilsit permettent à
Napoléon et au Tsar de caresser en commun l’espoir d’une conquête des Indes. Napoléon
disparu, la pression russe sur l’Iran fit en tout cas reculer la frontière à l’Araxe (traité de
Turkmantchaï, 1828). C’en fut assez pour que Londres prit ombrage d’une Perse trop sensible
aux influences venues du nord : quand la dynastie Qâdjàr, celle-là même qui s’était installée sur
le trône après la mort de Nadir Châh, manifesta des velléités de conquête de l’Afghânistân
occidental, une courte guerre, conclue par le traité de Paris (1857), remit les choses en ordre.
Car l’Afghânistân, lui aussi, était surveillé par l’Angleterre. Au delà, en
effet, s’affirmait un impérialisme russe décidé : vers les années 1880, les
Tsars étaient, à peu de choses près, définitivement maîtres des régions qui
constituent aujourd’hui les républiques musulmanes d’URSS Contre la
turbulence afghane, contre les visées russes, Londres réagit :
l’expansionnisme traditionnel de ces hautes terres vers les Indes, qui, sous la
dynastie Sadôzay, s’était manifesté encore à plusieurs reprises entre 1748 et
1767, se vit ensuite résolument stoppé par les Anglais : ils intervinrent, à
Kâbul même, en 1839, 1842 et 1878. L’Afghânistân devait jouer dès lors,
entre les ambitions anglaises et russes, mais avec un avantage en faveur des
premières, un rôle d’État-tampon confirmé plus tard, le 31 août 1907, par une
convention conclue entre les deux puissances européennes.

Fig. 65. La bataille de Mascara, vue par l’Imagerie


d’Épinal.

L’Islam aux premiers postes d’une Afrique


investie
C’est encore l’Angleterre, puissance de l’océan Indien et de l’Atlantique, que
nous retrouvons en Afrique ; elle se montre en Somalie et à Socotra, se heurte
déjà aux Boers, occupe l’Égypte, ébauche, à l’est et à l’ouest, ses futurs
domaines coloniaux par la voie des missions (Universities’ Mission to
Central Africa, 1864) et des compagnies de commerce (Royal Niger
Company, 1878). L’Italie, de son côté, achète à un sultan local, en 1869, le
port d’Assab, sur la mer Rouge, indice de visées qui se concrétiseront plus
tard avec l’Érythrée et l’aventure éthiopienne.
Malgré tout, l’Égypte mise à part, les plus graves revers de l’Afrique lui
viennent de la France. C’est contre la France, en tout cas, que l’Islam va
s’affirmer comme une des formes principales de la résistance africaine à la
pénétration occidentale. Au Sénégal, Faidherbe devra venir à bout de deux
chefs musulmans : le Maure Muhammad al-Habîb et surtout al-Hâjj Umar,
dont les Toucouleurs faillirent compromettre la tentative française.
Et que dire de l’Algérie et de la Tunisie ? L’histoire du système colonial,
vue du côté français, ne doit pas faire oublier à quelles difficultés se
heurtèrent la conquête (fig. 65), puis la mise en place du nouveau régime :
épopée d’Abd al-Qâdir, rébellion endémique de la Kabylie, durement
réprimée, entre autres, par les maréchaux du Second Empire, mais éclatant de
nouveau en 1871, sous la direction de Mokranî, soulèvement de Bû Amâma
dans le Sud-Oranais en 1881, révolte tunisienne immédiatement après le
traité du Bardo (12 mai 1881). Tous ces épisodes traduisent, sur le mode
guerrier, un phénomène profond et durable, qui est la résistance des masses,
encadrées par le maraboutisme, aux modes divers de l’occupation :
colonisation à la Bugeaud, assimilation ou protectorat. Un seul exemple,
éclairant : au temps du « royaume arabe » de Napoléon III, on ne compta, en
cinq ans, que 200 demandes musulmanes d’admission au bénéfice de la loi
française.

La Turquie entre les réformes


et la tradition
Soumis, en Europe ou dans ses vassalités lointaines du Proche-Orient et
d’Afrique du Nord, aux pressions de l’Occident, l’Empire ottoman n’est pas
resté passif, comme l’« homme malade » des résumés scolaires. Vue
d’Istanbul, la Turquie donne une image différente : celle d’un corps qui lutte
et réagit.

Provinces turbulentes
Les frontières imposées à l’Europe ottomane par la lettre des traités ne
marquent pas, tant s’en faut, la limite des empiétements de l’étranger. Sans
parler du problème des Détroits, que règle la convention de 1841, signée à
Londres, renouvelée au congrès de Paris, l’Occident intervient, à l’intérieur
même de l’Empire, par le canal des grandes entreprises commerciales,
chemins de fer notamment : Anglais, Allemands, Français et Belges mènent
le jeu, protégés par des traités pour le moins « inégaux », dont ceux de 1838,
qui établissent les taxes sur les mouvements de marchandises à 5 % ad
valorem dans le sens Europe-Turquie, mais à 12 % dans le sens inverse. Un
résultat, entre autres : en plus d’une région, la production de soieries chute,
sur un demi-siècle ou moins, dans une proportion de 90 %.

La protection des minorités permet d’autres ingérences : à la Russie, qui veille sur les
orthodoxes, s’oppose la France, attachée à son rôle particulier dans les Lieux Saints et que le
congrès de Berlin confirme officiellement dans une fonction de sauvegarde des populations
chrétiennes d’Orient. L’Autriche, quant à elle, n’est pas en reste : par la vertu des traités, elle
asseoit son influence sur les catholiques des Balkans, au grand dépit de la Russie.
Le résultat de ces interventions, c’est le développement des « nations », théoriquement vassales
de la Porte, mais bénéficiant, sous l’ombrageuse attention des Puissances, d’une indépendance
plus ou moins accusée. La Bulgarie du congrès de Berlin, par exemple, poursuit, sous son
prince chrétien, sa propre politique entre Moscou et Istanbul, et le sultan devra lui reconnaître,
en 1885, l’annexion de la Roumélie orientale. Auparavant, en 1864, dans la foulée de
l’intervention française, un règlement organique avait proclamé le Liban province autonome,
avec un gouverneur chrétien assisté d’un Conseil administratif élu, représentant des diverses
communautés. En 1868, c’était le tour de la Crète, qui recevait un statut spécial : administration
mixte et reconnaissance du grec comme langue officielle cote à côte avec le turc. L’article 23 du
traité de Berlin, enfin, prescrivait à la Porte de s’inspirer de modalités semblables pour le
gouvernement de la Macédoine.

Horreurs de la Bulgarie livrée aux irréguliers turcs et, dans l’autre camp,
celui de l’Islam, exil lamentable des Tcherkesses ou des Tatars chassés, de
guerre en guerre, par la poussée russe, roumaine, bulgare enfin : le
douloureux enfantement des nationalismes balkaniques atteste, en tout cas, la
résistance des ethnies, solidement appuyées à leurs langues et à leurs
confessions, ces millets que l’Empire ottoman avait laissé vivre pour peu
qu’elles ne troublassent pas l’ordre établi, et notamment celui de l’impôt. Au
reste, cette survivance des particularismes locaux s’observe aussi dans
l’Islam. Servie par les intrigues de l’aristocratie, parfois étrangère au pays, et,
le cas échéant, avec l’appui ou la complicité de l’Occident, elle éclate par
exemple en Albanie où il fallut réduire par les armes, en 1822, Alî, lé fameux
« pacha de Janina », qui reçut Byron, tint le rang d’un monarque et joua un
rôle essentiel dans l’Islamisation de ses sujets. Même turbulence en pays
arabes : l’exemple privilégié de l’Égypte ne doit pas faire oublier, à tout le
moins, les diverses régions de la Syrie, en état de révolte endémique, ni le
cœur de la vieille Arabie, où le wahhâbisme indéracinable anime l’histoire
troublée de la dynastie sa’ûdienne du Najd.

Le despotisme éclairé
N’imaginons pas des Ottomans passifs au milieu de leur maison en péril. Ils
firent front, d’abord, par les armes : elles eussent à coup sûr, sans le poids
énorme des grandes puissances européennes, expéditivement réglé le sort de
l’héroïsme désespéré des nations balkaniques. Ailleurs, en tout cas, elles
eurent plus de succès, notamment en Arabie orientale et sur les routes de la
mer Rouge. En 1813, l’Égypte de Muhammad Alî, agissant pour le compte de
la Porte, arracha les lieux saints de l’Islam au wahhâbisme sa’ûdien et les
réintégra dans la suzeraineté d’Istanbul. Le percement du canal de Suez
engagea les Turcs à aller plus loin : à partir de 1870, leurs armées
consolidèrent l’autorité ottomane sur le Yémen.
Malgré tout, ce fut la réforme intérieure de l’Empire qui prit le plus de soin
aux sultans : Selîm III (1789-1807), Mahmûd II (1808-1839), Abdul-Majîd
(1839-1861), Abdul-Azîz (1861-1876), secondés par de hauts fonctionnaires
souvent hors de pair, grands vizirs comme Alî Pacha ou gouverneurs de
provinces comme Midhat Pacha.
La réforme de l’Empire, intense à partir du règne d’Abdul-Majîd, à
l’époque plus spécialement dite des Tanztmât (règlements), a quelque chose
de systématique, de grandiose, parfois de sauvage, qui force l’admiration. La
réorganisation touche à tout. L’armée d’abord : pour briser le conservatisme
des Janissaires, on les massacre en 1826, après quoi arrivent en force des
instructeurs européens, qui mettent sur pied, grâce à la nouvelle loi sur le
recrutement (1843), une armée moderne, la plus forte après celle de la
Prusse : 300 000 hommes d’active (durée du service : cinq ans), 150 000 de
réserve (sept ans, avec « périodes » d’un mois).
Vent nouveau sur la justice et le droit, avec la promulgation de nouveaux
codes, la création de tribunaux de commerce, la proclamation du principe
selon lequel l’individu ne peut être jugé qu’en vertu et avec les garanties de la
loi, la diminution, enfin, du rôle des tribunaux religieux, dessaisis des affaires
de droit criminel et, partiellement, de certaines attributions au civil.
Réforme de l’enseignement : principe de la scolarité obligatoire à six ans et
de la rétribution des maîtres par l’État, création d’une université à Istanbul, de
collèges dans les principales villes. En 1868 s’ouvre la pépinière des futurs
fonctionnaires de l’Empire, le lycée de Galata Serây, de tradition, de direction
et, pour l’essentiel, de langue françaises.
Autres secteurs des Tanztmât : la réorganisation du système des millets, au
moins pour les communautés arménienne (1860-1863) et israélite (1864), et
surtout la réformé de l’administration, du sommet à la base : institution d’un
Conseil d’État et d’une Cour suprême, l’un et l’autre mixtes (Chrétiens et
Musulmans), de départements ministériels à l’européenne, sous l’autorité du
grand vizir toujours révocable à merci par le sultan, enfin d’une nouvelle
circonscription administrative (1864), le vilâyet (arabe wilâya), qui se
substitue à l’ancien eyâlet et dépend plus étroitement d’Istanbul, au moins
pour ses finances : car la ferme de l’impôt est abolie depuis 1838, celui-ci
versé directement à l’État.
Il faut parler d’esprit nouveau, jusque dans les mœurs : dès Mahmûd II, le
costume européen et le fez commencent à se substituer aux vêtements
traditionnels. Les sultans et leurs vizirs parlent des langues étrangères, on
restaure Sainte-Sophie, on édifie un théâtre, on édite un annuaire impérial.
Couronnant l’édifice des réformes, la charte dite de Gül-Khânè (1839) accuse
la rupture avec la Loi musulmane traditionnelle : tous les sujets ottomans, à
quelque ethnie ou religion qu’ils appartiennent, sont égaux en droit et soumis
au même impôt : il n’y a plus, à prendre le texte à la lettre, de sujets protégés
(dhimmî-s), ou, du moins, ce terme ne désigne plus que la simple
appartenance à une confession non musulmane officiellement reconnue.

Vers un nationalisme turc


Ce n’est pas sans risque de crise grave que l’on pouvait ainsi injecter
l’Europe des Lumières ou des principes napoléoniens dans l’édifice vieilli de
la Turquie traditionnelle. Les réactions des milieux religieux, très vives,
freinèrent, parfois empêchèrent carrément les réformes. Et du reste la
résistance se fit jour au niveau des textes eux-mêmes : il est des tanzîmât qui
soulignent, renforcent même le caractère musulman de l’État turc, tel le
règlement foncier de 1858 ou le « code civil » de 1869, largement inspiré du
droit hanafite.
Une revue des quarante-six textes édictés entre 1839 et 1879 fait par
ailleurs apparaître une grave déficience des Tanzîmât, qui concerne la
politique financière, traitée par les seuls règlements de 1856 et 1863 sur la
Banque ottomane. Car cette façade ne saurait nous tromper : la crise
financière endémique, avec des poussées vives en 1861-1862 et 1876, finit
par livrer à l’étranger les finances d’un État en faillite. Fondée en 1881, la
Dette publique ottomane, de gestion franco-anglaise, se fait concéder, en
échange des capitaux engagés, les revenus de certains monopoles : sel, tabac,
timbres, alcools, soieries. Le système se complète par l’octroi, à ces deux
nations et à d’autres, de diverses concessions minières, portuaires ou
ferroviaires, franches de tous impôts autres que les taxes douanières sur les
produits importés. Jusqu’à la première guerre mondiale, l’affairisme de
l’Occident se maintiendra tranquillement installé dans la maison ottomane.
L’intrusion de l’Europe, dans le fonctionnement de l’État comme dans
l’économie du pays, va heurter non seulement l’Islam, mais la Turquie elle-
même. Un mouvement naît vers 1867, dans un contexte idéologique parfois
difficile à cerner, évolutif sans aucun doute : cette « Jeune Turquie » est
d’abord musulmane, convaincue, en tant que telle, que toute prospérité prend
sa source dans la justice et dans un bon gouvernement. Mais le signe des
temps est que la justice se confond désormais avec la liberté, en d’autres
termes avec la limitation du pouvoir du sultan. C’est dans ce contexte
qu’arrive au pouvoir un grand vizir libéral, homme en tous points
remarquable, gouverneur éclairé et actif de quelques-unes des plus belles
provinces de l’Empire : Midhat Pacha. Sous son impulsion, la Turquie reçoit,
en 1876, sa première Constitution, avec Parlement à deux Chambres.
La revendication fondamentale de la Jeune Turquie est donc d’ordre
politique et réformiste, beaucoup plus que national. Certes on peut noter alors
les timides débuts d’un « turquisme ». La charte de Gül-Khânè employait
déjà le terme vatan (arabe watan : patrie), mais la distinction fondamentale
restait entre la population musulmane et les communautés (millet-s) d’autres
confessions. Ce n’est qu’ensuite, parallèlement à la montée des nationalismes
non musulmans et à la transformation des millets en nations, dans la logique,
aussi, d’une situation qui pousse à retourner contre l’Europe des concepts
hérités d’elle, que le terme vatan acquiert, dans la presse turque, son sens
national, renforcé par l’expression voisine d’osmanli millet : la nation, mais
aussi la nationalité ottomane, officiellement instituée par le règlement de
1869.
Ce dernier terme, en réalité, ne laissait pas d’être ambigu, puisque appliqué
indistinctement à tous les sujets, turcs ou non, musulmans ou non, de
l’Empire. Il témoigne, au bout du compte, qu’on ne peut encore parler, au
sein de l’Islam, de nationalismes véritables, modernes. Jusqu’en 1876, ni
pour les Turcs, ni, comme on le verra plus loin, pour les Arabes, il ne s’agit
de risquer, au nom des nations, l’éclatement d’un Empire qui, fût-il réformé
au sommet, se définit toujours comme le lieu de rassemblement, sous la
direction inchangée de l’Islam, de nations et même de confessions diverses.
Certains Turcs vont d’ailleurs plus loin encore et rêvent de panislamisme, de
regroupement, au moins spirituel, des Musulmans du monde entier sous
l’égide califienne du sultan. Le thème, on l’a vu, a trouvé une consécration
diplomatique dès le traité de Kütchük-Kaynardji (1774) et il animera la
politique extérieure du nouveau sultan Abdul-Hamîd II, qui monte sur le
trône en 1876.
Cette carte de l’Islam et même du panislamisme, Abdul-Hamîd la jouera à
la fois contre les libéraux en mal de réformes et contre les nationalistes de
tous bords. En 1878, il suspend l’application de la Constitution, poursuit de
sa vindicte Midhat Pacha, exilé et finalement assassiné en 1883. La crise ainsi
ouverte par l’autoritarisme du sultan clôt, en 1879, l’époque des Tanzîmât et
ne sera pas sans influence sur le développement des nationalismes turc et
arabe, dont l’histoire entame alors une nouvelle période.

Bilan des « Tanzîmât »


Incomplètes, compromises, les Tanzîmât ne s’en soldent pas moins par un
actif. Les réformes ont introduit, dans les mœurs administratives, le thème et
la pratique de la centralisation, un certain sens de l’État, bref un acquis
indéniable sur lequel la Turquie ottomane vivra désormais jusqu’à sa fin.
Même au milieu des abus des compagnies étrangères, une infrastructure
économique a été donnée au pays. Enfin, pourquoi ne pas dire que la Turquie
a retrouvé une âme ?
Fig. 66. Style composite de l’architecture turque
au XIXe siècle : portail du palais de Dolmabahçe,
sur le Bosphore.
Ame encore incertaine, flottant entre l’Europe, l’Islam et le patrimoine turc
(fig. 66), âme en tout cas vigoureuse, éclairée par une abondante production
littéraire que dominent, pour la nouvelle prose, Chinâsî, Ahmed Wafîq Pacha,
Nâmiq Kemâl, Ziyâ Pacha et Ahmed Midhat, et pour la poésie Abdul-Haqq
Hâmid. Pétrie d’influences occidentales, françaises surtout, et sans renier les
genres nationaux comme le conte bu traditionnels comme l’histoire
(qu’illustre Ahmed Djewdet Pacha, plus conservateur), la jeune littérature
turque ouvre au public les portes de la critique, du roman, de l’essai politique,
du théâtre enfin, qui triomphe avec le célèbre Vatan, de Nâmiq Kemâl. La
renaissance intellectuelle se complète, en profondeur, par les progrès de
l’instruction, la fondation de musées et de bibliothèques, enfin et surtout par
l’imprimerie : officielle ou non, en langue turque, arabe, française, la presse
prend son essor à partir de 1831.
Ici encore, ce grand mouvement de rénovation et de liberté pâtira de
l’avènement d’Abdul-Hamîd II, sous lequel la censure atteindra « un degré
d’ineptie » effarant. Mais le pouvoir absolu est-il seul responsable ? La crise
de l’autoritarisme hamidien s’est nourrie, si elle n’en est pas née, des alarmes
extérieures, en l’espèce de la guerre russo-turque, prélude au désastreux traité
de Berlin. Sans ce contexte perpétuel de menaces, sans les intrusions,
politiques et économiques, de l’étranger sur le sol même de la Turquie et les
réactions qu’elles provoquaient, sur quoi eût débouché l’époque des
Tanzîmât ? Loin d’être un « homme malade », l’Empire ottoman, dans sa
partie turque en tout cas, ne demandait après tout qu’à vivre, comme un corps
vaille que vaille rajeuni, en mal d’une nouvelle croissance. Mais le malade, si
malade il y eut, était entre des mains étrangères, traité par des « docteurs qui
ne visaient pas spécialement à son rétablissement. »

L’Égypte nouvelle
L’Égypte qui se découvre en 1798 à Bonaparte n’est guère différente de celle
que le Moyen Âge nous a appris à connaître. Sous l’autorité plus ou moins
assurée des pachas nommés par la Porte, le pays reste la proie d’une caste
militaire où les Mamlûks continuent de jouer un rôle essentiel. L’irruption de
l’Occident dans la torpeur de l’Égypte ottomane fait l’effet d’un coup de
tonnerre, dont les échos ne sont pas près de se calmer, sur le Nil et loin au-
delà. L’Islam absorbera finalement le choc, mais sans pouvoir esquiver le
problème, que l’Occident lui pose à visage découvert, de son retard, au moins
technique, sur un monde qui est allé plus vite que lui.

Bonaparte sur le Nil


Ne refaisons pas l’histoire militaire ou administrative du bonapartisme en
Égypte ; ouvrons plutôt, tout de suite, les colonnes du bilan. Bonaparte
reparti, Kléber assassiné, Menou vaincu par les armées anglaises et turques,
que reste-t-il de l’aventure française ? Elle a, surtout, dessiné les traits de
l’Égypte future, et d’abord de son histoire extérieure, soumise pour
longtemps à la rivalité de Londres et de Paris : Bonaparte a reconnu l’isthme
de Suez, dans le dessein affirmé de rouvrir l’ancien canal venu du Nil ou
même « de couper l’isthme… pour assurer la libre et exclusive possession de
la mer Rouge à la République Française » (arrêté du Directoire, 23 germinal
an VI). Sur le plan intérieur, l’expédition a ébranlé encore, s’il se pouvait, les
assises de l’autorité de la Porte au profit des potentats militaires locaux et
démontré l’efficacité occidentale, qui prendra bientôt, avec Muhammad Alî,
valeur d’exemple.

Cette efficacité, qui sera une des hantises du réformisme musulman, on pouvait la mesurer non
seulement au succès des armes, mais dans les œuvres de la paix. Ici ou là s’illustre Conté,
ingénieur à tout faire : aérostats, bronzage des canons de fusil, pompes à incendie, sabres,
trompettes, poudres, uniformes, instruments d’optique, de topographie ou de chirurgie, cartons,
bougies, presses à imprimer, appareils pour la frappe des monnaies, moulins à vent et même
télégraphe entre Le Caire et Alexandrie, toutes productions sorties des dix « ateliers
industriels » soumis à l’autorité et à l’impulsion de Conté.

Enfin et surtout, les Français ont voulu connaître l’Égypte. Autour de


Bonaparte, les officiers se font géographes, arpenteurs, archéologues, et les
artistes, les savants abondent : Monge, Fourier, Berthollet, Desgenettes,
Geoffroy Saint-Hilaire, les deux orientalistes Venture de Paradis et Amédée
Jaubert. Beaucoup d’entre eux entreront à l’Institut d’Égypte, créé le
22 août 1798, et formeront l’ossature des équipes chargées de reconnaître,
d’enregistrer et de décrire : quatre tomes sur l’Antiquité du pays, trois sur
l’époque contemporaine, deux sur l’histoire naturelle et un atlas en douze
tomes composent la monumentale Description de l’Égypte, achevée en 1825,
qui regroupe tous les renseignements relatifs à l’histoire ou à la vie de la
vallée du Nil, et ce jusque dans les détails quotidiens, comme en fait foi la
remarquable collection des arts et métiers locaux, due à Conté.

Cet effort gigantesque profite évidemment à la science de l’Occident : pensons à Champollion


qui, en déchiffrant la fameuse « pierre de Rosette », fondera l’égyptologie. Il est certain aussi
que l’imprimerie, objet de tous les soins de Bonaparte, fut conçue avant tout pour les occupants
eux-mêmes, et en leur langue. Mais au moins s’agissait-il, de la part de la France, d’un loyal
effort de compréhension de l’Islam et de l’Égypte. La publication, dans une traduction due à
Venture de Paradis, de la légendaire lettre du conquérant arabe Amr ibn al-Âç au calife Umar,
sur les bienfaits du Nil, la déférence témoignée aux usages du pays par Bonaparte, Desaix ou
Donzelot, gouverneur de la Moyenne-Égypte, qui parle des « Arabes nos amis », tous ces
symptômes marquent bien la fin d’une époque, le souci de connaître en profondeur l’adversaire,
certains croient pouvoir dire : le partenaire futur. Le goût des choses de l’Islam franchira
désormais les frontières du pur exotisme, le départ pour l’Orient deviendra l’occasion de
dépouiller le vieil homme, de se confronter avec une civilisation différente, découverte, elle
aussi, comme source de valeurs : ainsi voyageront, avec un regard neuf, éclairé, sympathique,
sinon Chateaubriand, en tout cas Lamartine et Nerval.
L’Égypte, c’est un fait, a peu répondu aux avances françaises. L’échec de
l’expédition, ce n’est pas seulement la défaite militaire de Syrie ou la victoire
chèrement acquise de Desaix en Haute-Égypte, c’est aussi la résistance des
masses égyptiennes à l’occupant étranger et infidèle : celle des paysans du
haut Nil et du Delta ou, en octobre 1798, celle du peuple du Caire, autour du
bastion d’al-Azhar, dernier réduit de la révolte. Malgré certaines complicités,
malgré l’institution d’un Conseil de notables, premier pas vers le but,
hautement énoncé, d’une Égypte indépendante, ou à tout le moins
indépendante de la Porte, le pays n’a jamais cessé d’être un nid de difficultés
pour les généraux français qui, désabusés, donnent libre cours, Bonaparte
parti et relayé par Kléber, à leur découragement et au rêve de l’évacuation :
pour les y forcer, l’Égypte aura multiplié les rébellions et les meurtres, à
commencer par celui de Kléber lui-même.
L’influence des trente-huit mois d’occupation étrangère (juillet 1798-
septembre 1801) doit finalement se mesurer à terme. La France, comme nous
le disions un peu plus haut, aura donné à l’Égypte tout à la fois le spectacle
des techniques de l’Occident et le goût de se définir elle-même, dans la
lumière d’une histoire originale dont la redécouverte l’aide à se distinguer
non seulement de l’Occident païen représenté par la France, mais, tout aussi
bien, de la Turquie ottomane. Dans les formes traditionnelles de l’histoire
arabe, c’est bien un son nouveau que rendent les commentaires de Jabartî,
partagé entre ses préventions contre l’occupant, les mérites qu’il lui arrive de
lui reconnaître et le désenchantement qui suit le retour de l’autorité de la
Porte. De tous ces sentiments diffus, latents, Muhammad Alî fera une
politique.

De Muhammad Alî à l’Égypte saint-simonienne


L’homme qui va réinstaller l’Égypte au tout premier rang des puissances de
l’Islam et de la Méditerranée est un des chefs albanais de l’armée turque.
Illettré, mais d’une intelligence aiguë, il a su très vite manœuvrer entre ses
compatriotes, les Mamlûks et les Turcs, sans parler des Anglais qui, partis
deux ans après leur victoire sur les Français de Menou, sont revenus en 1807
occuper Alexandrie, en réplique à la nouvelle alliance entre Paris et Istanbul.
Leur évacuation obtenue, Muhammad Ali, qui s’est fait reconnaître pacha
d’Égypte par la Porte, consolide son pouvoir, décapite, en 1811, la puissance
des Mamlûks en faisant assassiner d’un seul coup environ cinq cents de leurs
chefs.

Les réformes de Muhammad Alî


Sur plus d’un point, le nouveau maître de l’Égypte reprend et prolonge
l’œuvre à peine esquissée par Bonaparte. Mais la rénovation, poursuivie avec
le concours des chrétiens et des étrangers qui deviendront beys ou ministres,
est faite maintenant de l’intérieur par un musulman qui, non égyptien de
naissance, l’est au moins d’adoption, pour les intérêts de sa gloire
personnelle. Son mérite sera de saisir l’exceptionnel avantage de la situation
stratégique de l’Égypte et de vouloir les moyens de la grande politique dont il
rêvait pour elle et pour lui. Menée parfois trop vite et trop brutalement, dans
une optique résolument utilitaire qui veut bien prendre à l’Occident quelques-
unes de ses réalisations techniques, mais en le cantonnant ombrageusement à
ce rôle sans le laisser gagner sur la religion ou la loi de l’Égypte musulmane,
rigoureusement inchangées, l’œuvre de Muhammad Alî doit se juger avec
bien des nuances. Mais elle n’en engage pas moins l’Égypte, le premier des
pays arabes, sur la voie de la modernisation.
Absolutisme et centralisation sont les deux ressorts de la politique
intérieure. L’ordre est assuré par la réorganisation de la police, la création de
nouvelles circonscriptions administratives, la mise sur pied de départements
ministériels. La machine en place, Muhammad Alî peut exploiter l’Égypte à
sa guise : systématisant d’anciens usages, il s’est déclaré ou rendu maître de
tout le sol, de tout le commerce du pays. Il est libre ainsi de diriger, de
contrôler, d’animer. La superficie des cultures s’accroît d’un cinquième, des
nouveautés se développent, le coton surtout, grâce au Français Jumel. En
même temps, le maître de l’Égypte veut la libérer d’une partie au moins de
ses achats en produits fabriqués : il implante des industries, avec le concours
de cadres et d’ouvriers européens : fabriques d’armes, distilleries, filatures
surtout. L’effort, gigantesque pour l’époque, et qui assurera à l’Égypte,
pendant toute la durée du règne, un budget en excédent, sera compromis par
le manque de spécialistes locaux, les abus du monopole souverain, la
résistance d’une paysannerie de moins en moins intéressée à l’exploitation
d’un sol dont elle n’est que l’usufruitière.
De grands travaux, pourtant, ménagent l’avenir : l’irrigation fait des
progrès notables, et Linant de Bellefonds étudie, à la pointe du Delta, les
plans d’un grand barrage dont l’exécution sera entamée en 1842 ; arsenaux,
télégraphe, voies ferrées et routes voient peu à peu le jour ; Linant et Mougel
commencent à constituer le volumineux dossier du percement de l’isthme de
Suez, et voici qu’arrive en 1833, sous la direction d’Enfantin, la première
escouade de Saint-Simoniens, appelée à donner une impulsion décisive au
grand projet. L’œuvre sanitaire et éducative, enfin, du reste aidée par les
missions religieuses françaises, est réelle : l’enseignement, animé par Clot
Bey, nourrit d’ambitieux projets, sans doute trop vastes, trop hâtifs, mais qui
installent sans retour, dans la vie administrative de l’Égypte, le principe selon
lequel l’instruction est à la base de tout progrès matériel et technique. La
fondation d’une imprimerie nationale met à la disposition du public arabe des
traductions d’auteurs européens, des livres d’histoire, toute une littérature
d’ouvrages techniques et de manuels qui marquent décidément un grand
tournant dans la vie intellectuelle d’une Égypte rénovée.
La vraie, la grande faille de l’édifice, c’est qu’une part trop importante de
l’effort et des revenus du pays sert à la satisfaction des besoins de l’armée et
de la marine, réorganisées par les Français de Sèves (Soliman Pacha) et de
Cerisy : 130 000 hommes de troupe régulière, 41 000 marins et ouvriers des
arsenaux, onze vaisseaux de haut bord, trois bateaux à vapeur et dix-huit
navires divers font une charge bien lourde pour un pays d’environ 3 millions
d’habitants, même si le déficit de ce secteur est partiellement comblé par le
travail offert aux ouvriers des arsenaux et des manufactures d’armes ou de
drap.
Mais qu’importait au nouveau maître de l’Égypte ! Avec l’aide privilégiée
d’une France jugée à la fois efficace et, à tout prendre, moins dangereuse que
l’Angleterre, car battue en 1815 et ayant fort à faire en Algérie, ce que voulait
Muhammad Alî, c’étaient les instruments d’une grande politique
internationale. Il les avait. Au-delà des insuffisances, des excès ou des
préparations hâtives, il voyait la grandeur, le prestige. « Sans doute, disait-il,
ne sommes-nous encore que des enfants ; mais nous sommes des enfants qui
grandissent, et il faut que nous allongions nos habits pour les mettre à notre
future taille. »
C’est la Turquie, surtout, qui va faire les frais de cette crise de croissance.

Succès et déboires d’une grande politique


La politique extérieure de Muhammad Alî, servi par de remarquables
généraux, ses fils Tûsûn, Ismâ’îl, Ibrâhim, reste fidèle aux vocations de
l’Égypte des Fâtimides, des Ayyûbides et des Mamlûks : poussée vers le sud,
poussée vers la Syrie.
La première s’est faite avec l’assentiment, voire avec la bénédiction de la
Porte. De 1811 à 1818, l’Égypte est intervenue en Arabie, contre les
Sa’ûdiens wahhâbites, puis revenue à plusieurs reprises, entre 1835 et 1838,
poussant même jusqu’au Yémen. Après 1820, ce fut la grande aventure vers
le haut Nil et la mer Rouge, l’occupation de l’immense Soudan, la fin du
royaume fung de Sennâr, la fondation, en 1832, d’une nouvelle capitale à
Khartoum, l’arrivée sur les confins de l’Érythrée, la surveillance des côtes
aussi loin que Massaoua. Ainsi se poursuit le rêve du contrôle de l’or et des
esclaves. Mais l’Égypte nouvelle, ici encore, s’entoure d’Européens :
l’Anglais Waddington rapportera de ses voyages une carte du Nil ; le
Français Cailliaud reconnaîtra Meroe ; enfin trois expéditions financées par
Muhammad Alî exploreront, en 1839-1841, le Nil Blanc jusqu’aux approches
de l’équateur.

Fig. 67. Ibrâhîm et ses soldats, d’après une gravure


du temps.
En Méditerranée, l’Égypte a maté, pour le compte de la Porte, la Grèce en
révolte, reçu la Crète pour prix de ses services, rêvé de soumettre, avec
l’alliance de la France de Polignac, la Tripolitaine, la Tunisie et l’Algérie. La
rupture avec la Porte sera consacrée par les visées égyptiennes sur la Syrie.
Cette histoire se joue en deux temps : à la fin de 1831, Ibrâhîm, fils de
Muhammad Alî, entre en guerre (fig. 67), réussit, à Saint-Jean-d’Acre, là où
Bonaparte avait échoué, écrase les Turcs en plusieurs rencontres, pénètre en
Asie Mineure, balaye ses derniers adversaires à Konya, en décembre 1832.
Aux préliminaires de Kûtâhiya (avril 1833), Istanbul cède à l’Égypte toute la
Syrie et le district d’Adana en Cilicie.
Mais déjà, l’Europe s’est inquiétée. La Russie a fini par signer, au traité
d’Unkiar Skelessi (juillet 1833), une alliance défensive avec le sultan,
moyennant certains avantages consentis dans les Détroits. La France et
l’Angleterre, en alerte devant ce succès du Tsar, interviennent dès que la crise
se rouvre et que les Turcs, ayant repris les armes, sont écrasés par Ibrahim en
Syrie du Nord, à Nezib (juin 1839). Muhammad Alî paiera cher les conflits
des intérêts européens et les maladresses de la diplomatie française : les suites
du traité de Londres (15 juillet 1840) sont catastrophiques, Muhammad Alî
reconnaissant la suzeraineté du sultan et ne conservant que l’Égypte et le
Soudan, la première à titre héréditaire, le second théoriquement à titre viager.
Le grand rêve a fait long feu, mais laissé des traces, sur le sol comme dans
l’âme de l’Égypte. La caste militaire, de mœurs et de langue turques, si elle
continue de contrôler l’appareil du pouvoir, a dû ouvrir, en Égypte, l’accès
des emplois civils et des grades, au moins subalternes, aux Arabes ou
composer avec eux, comme dans la Syrie d’Ibrâhîm. Certes, le nationalisme
naissant, tel que l’observe en 1834 le consul général de France, Mimaut, est
autant égyptien qu’arabe : entendez qu’il reflète l’ambiguïté d’un pays riche
de plusieurs groupes ethniques, en même temps assez original et structuré
dans ses paysages ou son histoire pour imposer à tous ceux qui sont nés là
une marque commune. Mais, à ce jeu, à cette expression collective, qui
pourrait douter que la masse arabe ne soit appelée à devenir le creuset de la
nation égyptienne ? C’est bien, en tout cas, dans des cadres arabes ou arabisés
qu’Ibrâhîm rêve tout haut, devant ses soldats, l’Égypte future.

Autour de Suez
Contrée en Méditerranée, l’Égypte poursuit sa pénétration au Soudan, peu à
peu envahi par les trafiquants d’ivoire ou d’esclaves, les missions catholiques
et les explorateurs : si le problème des sources du Nil a été, dans les années
1860, résolu par le sud, il reste encore, au nord, beaucoup à faire. Ce sera
l’œuvre des gouverneurs nommés par Le Caire, souvent d’origine européenne
comme Samuel Baker, Gordon et surtout Schnitzer (Emîn Pacha). Déployant
une activité dévorante, eux et leurs collaborateurs, Européens et Égyptiens,
traquent autant qu’ils le peuvent les chasseurs d’esclaves, explorent et
soumettent un énorme pays, lui taillent les frontières que nous lui
connaissons encore aujourd’hui, les débordent même vers les Lacs et le
bassin de l’Oubangui. Ils inspectent, gouvernent, dressent des cartes,
constituent des collections d’histoire naturelle. Avec eux, les successeurs de
Muhammad Alî engagent l’Égypte dans une aventure africaine aux
dimensions jusque-là inconnues. Et, plus à l’est, à partir des ports de la mer
Rouge, les Égyptiens, qui se montrent jusqu’ en Somalie, partent, à trois
reprises, à l’assaut du plateau éthiopien. Si l’aventure se solda finalement par
des désastres militaires, la pression de l’Égypte, au nord, sur les confins de
l’Érythrée, eut des conséquences décisives pour l’Islamisation de nombreuses
tribus du Tigré, entre 1840 et 1880.
En Égypte même, c’était l’heure de Suez. Des cartons des Saint-
Simoniens, Enfantin, Michel Chevalier, Talabot, de la ténacité obstinée de
Lesseps sort enfin, inaugurée en 1869 (fig. 68), la nouvelle voie qui va
changer une fois de plus la carte des navigations, refaire de l’Égypte la
grande escale vers les Indes et de la Méditerranée une des mers les plus
courues du Vieux Monde. Mais ne quittons pas l’isthme sans nous rappeler
que le canal est aussi l’œuvre de l’Égypte : elle y a engagé sa responsabilité,
contre l’inquiétude d’Istanbul et les fureurs de l’Angleterre, elle y a consacré,
elle aussi, beaucoup d’argent, et ce sont, surtout pour les cinq premières
années, les bras de ses ouvriers qui l’ont creusé.
Elle a poursuivi entre-temps, sous ses souverains auxquels la Porte, en
1867, confirme officiellement leur qualité de khédive (khadîw) ou vice-roi, sa
modernisation, malgré la confusion des dernières années du règne de
Muhammad Alî, atteint de troubles mentaux, la mort d’Ibrâhîm, un an avant
son père, en 1848, et l’intermède antieuropéen d’Abbâs (1848-1854). Sous
Muhammad Sa’îd (1854-1863) et surtout sous Ismâ’îl (1863-1879), l’Égypte
connaît un développement considérable des chemins de fer, de l’irrigation,
des adductions d’eau, des travaux d’urbanisme et d’éclairage, des
communications (en 1874, le pays est admis à l’Union Postale), des
organisations de crédit enfin : Bank of Egypt (1856), Anglo-Egyptian Bank
(1864), Banque Ottomane (1867), Crédit Lyonnais (1875).
Dans les campagnes, où 1 250 000 acres de terres nouvelles sont mises en
valeur sous Ismâ’îl, les faits notables sont l’expansion de la production
sucrière, qui alimente quatorze usines nouvelles, et surtout le « boom » de la
culture du coton, lancé par la crise de la guerre de Sécession qui prive le
marché européen de son fournisseur habituel d’outre-Atlantique : 596 000
quintaux exportés en 1861, 2 507 000 en 1865, soit, en valeur, 90 % des
exportations totales : la richesse et les dangers de la production égyptienne se
lisent déjà dans ces chiffres et ces proportions.
Ce grand mouvement ne va pas sans une transformation des mœurs et des
esprits. Le gouvernement a voulu donner l’exemple en supprimant
officiellement le monopole sur les terres et le commerce, en permettant la
liberté de culture, de vente et de transport. En 1866, Ismâ’îl, s’est donné,
comme Bonaparte, une assemblée consultative de notables. En 1875, après de
laborieuses négociations avec les puissances européennes, il a institué, pour
mettre fin aux privilèges consulaires nés des Capitulations, des tribunaux
mixtes appelés à juger des affaires entre étrangers résidant en Égypte ou entre
Égyptiens et étrangers. Enfin, Ismâ’îl a donné une réelle impulsion à
l’instruction de ses sujets, élevant à 4 000 le chiffre des écoles primaires,
fondant des instituts supérieurs spécialisés, une bibliothèque, un observatoire
et un musée au Caire, protégeant les travaux de l’égyptologie emmenée par
Mariette, encourageant enfin, par l’imprimerie et la presse, une gigantesque
renaissance littéraire sur laquelle nous aurons l’occasion de revenir.

Fig. 68. Le canal de Suez, à ses débuts.


Forte désormais d’une population en pleine expansion (1 million
d’habitants en plus sous le seul Ismâ’îl, 7 millions environ en 1882), active et
ambitieuse, l’Égypte entreprend de s’affirmer de nouveau aux yeux de
l’étranger : en 1864, par une révision de la concession, le khédive récupère,
contre indemnité, les 60 000 hectares précédemment alloués à la Compagnie
du Canal et lui refuse les corvées jusque-là en usage, la rejetant, pour combler
les vides créés, vers la mécanisation et l’appel à la main-d’œuvre européenne.
Plus loin encore : l’Égypte sort de chez elle. Elle intervient en Crimée,
dans la Crète révoltée de 1866 et même au Mexique avec les troupes de
Napoléon III. Elle participe à l’Exposition de Paris de 1867. Sans prendre
l’avis de la Porte, qui fulmine, Ismâ’îl voyage en Europe, reçoit, lors de
l’inauguration du Canal, les représentants de quelques-unes des plus grandes
cours de l’Occident, l’impératrice Eugénie et l’empereur d’Autriche en tête.

La Dette, les Anglais et l’avènement


du nationalisme
Est-ce un renouveau, plus assuré cette fois, de la grande politique de
Muhammad Ali ? En fait, treize ans après l’inauguration du Canal, l’Égypte
passait sous la domination anglaise. Comment, pourquoi une pareille fin ?
La faute en est-elle aux failles du système administratif, à l’autoritarisme
des khédives, dont la prodigalité aurait pourtant eu bien besoin de contrôle ?
Explication trop facile. En réalité, les estimations prouvent que le budget
ordinaire de l’Égypte était équilibré, même si l’on comprend sous ce terme
d’ordinaire les expéditions soudanaises, les voyages et missions en Europe,
les dépenses de représentation et les « largesses ». D’où il suit que, si
prodigalité ou imprudence il y eut, elles portèrent sur les dépenses
extraordinaires de l’équipement, Suez compris. En définitive. Ismâ’îl a péché
« par excès d’audace et d’ambition », parce qu’il a trop escompté une
rentabilité immédiate de ces travaux de modernisation indispensables. Son
erreur de calcul fut aggravée par l’emprise croissante, sur la vie économique
de l’Égypte, de toute une classe d’aventuriers étrangers, « brasseurs
d’affaires, écumeurs de place et exploiteurs », habiles à enlever les marchés,
à proposer des avances ou d’autres facilités financières, quitte à se rattraper
ensuite, au moindre prétexte de rupture d’un contrat savamment aménagé, par
des indemnités énormes. À ce jeu, l’emprunt et la dette courent l’un après
l’autre : en 1880, le découvert atteint 2 500 millions de francs.
Pourtant, cette institution de l’impérialisme qu’est, de Tunis à Istanbul, la
Caisse de la Dette et que Le Caire connaît en 1876 ne semble pas devoir
calmer les appétits étrangers : ceux de la France, mais, plus encore, de
l’Angleterre, qui vient de racheter, en 1875, les 176 000 actions du
gouvernement égyptien dans la Compagnie du Canal, conquérant ainsi à
point nommé la place que son hostilité au projet l’avait empêchée de prendre.
Pour elle et pour la France, l’Égypte d’après Suez, l’Égypte du coton, de la
finance et de l’accès au Soudan est devenue un formidable enjeu, qui sera
couru d’autant plus volontiers que personne en Europe ne croit désormais
sérieusement aux mythes de l’intégrité ottomane et de la dépendance de
l’Égypte par rapport à la Porte.
Dès lors, les événements iront vite, la Dette débouchant sur le
condominium franco-anglais, avec la nomination de ressortissants des deux
Puissances comme ministres khédiviens des Finances et des Travaux Publics.
La résistance d’Ismâ’îl que la Porte, cédant aux pressions européennes,
destitue en 1879 au profit de son fils Tawfîq ne changera rien au cours des
choses. La France se refusant à une expédition militaire commune, c’est
l’Angleterre seule qui, en septembre 1882, bat les Égyptiens à Tell el-Kebîr et
asseoit sa domination sur la vallée du Nil.
Entre-temps, toutefois, quelque chose a changé au plus profond de
l’Égypte. Une résistance plus décidée, plus enracinée s’est fait jour contre les
khédives accusés de trop de complaisance ou de faiblesse vis-à-vis de
l’étranger. L’Égypte, désormais, tient « un rôle par d’autres que par son
souverain », et ces autres, ce sont les gens venus de l’Égypte elle-même, en
l’espèce les officiers arabes impatients de toute ingérence étrangère,
européenne ou turque. Fils de paysans du Delta, le colonel Urâbî (fig. 69)
deviendra, en février 1882, ministre de la Guerre et désormais animera le
conflit : avec les officiers circassiens, avec le khédive qu’il menacera de
déchéance, lui et sa dynastie, et contre lequel il obtiendra la réunion d’une
Chambre des délégués, puis d’une Assemblée nationale qui fera de lui, Urâbî,
contre le souverain, le véritable maître du pouvoir ; conflit, enfin, avec
l’Angleterre, qui, pour y mater les désordres, bombarde Alexandrie : c’est
Urâbî qui lui déclarera la guerre, procédera à la mobilisation générale,
organisera, enfin, une résistance que Tell-el-Kebîr brisera.
Fig. 69. Urâbî avec ses troupes à Alexandrie,
en 1882.
Échec ? Condamné et banni, Urâbî pouvait invoquer, en ces temps de
guerres classiques et même avec la complicité du Delta, le rapport écrasant
des forces, au moins à terme, l’état d’impréparation de l’armée égyptienne,
considérablement réduite depuis les temps de Muhammad Alî (12 000
hommes seulement de troupes régulières et 50 000 hâtivement enrôlés), ses
propres erreurs de jugement enfin. Mais il avait lancé, comme jamais avant
lui, avec le mot d’ordre : « l’Égypte aux Égyptiens », le sentiment de
l’indépendance égyptienne, lequel devait confondre désormais, en une même
réprobation, la mainmise étrangère, le pouvoir local qui s’en accommodait et
la suzeraineté turque qui l’avait permise. Et il y a plus : en jouant à la fois de
l’Islam contre l’Europe et, contre la Turquie musulmane, de l’appartenance à
un groupe distinct par son passé et par sa langue, Urâbî préparait, à côté ou
plutôt au sein de la communauté (umma) traditionnelle des Croyants, une
autre umma, celle des Arabes, à laquelle les temps modernes allaient donner
le sens de nation.

L’Islam et les Arabes


On devine, aux lignes qui précèdent, qu’une bonne part des destinées du
monde musulman se joue, une fois de plus, sur les bords de la Méditerranée.
C’est bien là en effet, là d’abord, que l’Islam se voit confronté au double
problème que lui pose son irruption brutale dans le monde moderne où
l’Occident le jette : se définir globalement par rapport à l’Europe du progrès
et des techniques, et en même temps, par rapport à l’Europe des nationalités,
définir les siennes propres en même temps que la relation qui les unit à lui-
même.
Mais s’il est vrai que le Proche-Orient joue le premier rôle dans cet effort,
ces luttes, ces controverses, ce rôle n’est pas exclusif : c’est jusqu’aux Indes
que réformisme et nationalisme animent la méditation de l’Islam.

L’Iran et l’Inde musulmane


Peut-on parler de réformisme en Iran ? En réalité, les sectes du bâbisme, nées
vers 1844, ou du bahâ’isme, vingt ans plus tard, s’inscrivent dans la lignée du
çûfisme ou du messianisme chî’ite. Et pourtant, sans parler de ce regain de
l’idée messianique qui traduit bien lui aussi, à sa façon, un état de crise dans
l’Islam du XIXe siècle, les solutions sur lesquelles débouche le second au
moins des deux mouvements s’éloignent fortement des habitudes de l’Islam
traditionnel : même exprimées dans une coloration qui reste encore
musulmane, quelques idées-forces du bahâ’isme appartiennent sans aucun
doute à l’époque : rejet de la guerre sainte, égalité entre toutes les religions,
nécessité conjuguée de la science et de la foi, enfin – et ici la réponse du
bahâ’isme à son siècle est particulièrement nette – condamnation du
nationalisme et appel à la paix universelle.
L’impact du XIXe siècle est toutefois plus sensible en cette Inde soumise à
l’autorité étrangère et où la protestation a souvent trouvé l’appui de l’Islam,
comme ce fut le cas, partiellement au moins, pour la révolte des Cipayes. Au
début, les théoriciens musulmans comme Ahmad Khân Bahâdur rêvèrent
d’une commune nation indienne, qui eût rassemblé l’Islam, l’hindouisme et
le christianisme. Mais bien vite, le nationalisme hindou les força à prêcher le
regroupement communautaire de l’Islam. Le recours à sa tradition et, pour
commencer, aux strictes données du Coran et de la vie du Prophète anime
ainsi le réformisme et le nationalisme de l’Islam indien.
La rénovation de l’Inde doit passer, estime-t-on, par l’apprentissage, en
anglais, des sciences occidentales : c’est dans cet esprit que furent fondés, en
Inde, le collège d’Aligarh, sous l’impulsion d’Ahmad Khân (1875), et, à
Ceylan, une école anglaise (1872), en attendant, un peu plus tard, sous le
patronage d’un grand exilé, Urâbî, la Madrasa Zâhira (Zahira College,
1892). Mais, si rénovation il y a et si elle s’entend comme un oui à l’Occident
porteur de progrès technique, elle est, tout autant, un non au mercantilisme et
au matérialisme que ce progrès traîne après lui et que l’esprit du Coran et de
la Tradition réprouve. Tel apparaît, sous ce double aspect, et notamment chez
Ahmad Khân, le réformisme de l’Islam indien, tel il devait se perpétuer chez
Muhammad Iqbâl (mort en 1938), le père de l’idée pakistanaise, laquelle se
concrétisera définitivement, aux lendemains de la seconde guerre mondiale,
avec Muhammad Alî Jinna et Liâqat Alî Khân.
Mais le Pakistan, c’est aussi le succès d’un nationalisme original, à savoir
d’un nationalisme à base religieuse, qui fait de l’Islam la base de la
citoyenneté, face à l’hindouisme et à l’Occident tout ensemble. Cet essor du
patriotisme musulman local entraîne, malgré l’usage de l’anglais, langue
utilitaire, les progrès de l’urdu, qu’illustré le grand poète Ghâlib Mîrzâ (1797-
1869) et qui deviendra langue officielle du Pakistan, mais aussi le
développement de l’érudition en arabe, notamment à Hyderabad, où une très
vivace tradition en ce sens aboutira, en 1918, à la fondation de la rayonnante
Université Uthmâniyya.

Le Proche-Orient et la renaissance culturelle


arabe
Les tendances réformistes animent aussi, animent surtout, on le sait déjà, le
monde arabe, à commencer par cette forme de rénovation musulmane que
constitue, pour certains, le retour pur et simple à la stricte Loi de l’Islam :
idéal que prônent, en Arabie, les Wahhâbites, ou, en Cyrénaîque, les premiers
adeptes du mouvement sanûsite. En Tunisie, le réformisme prend une couleur
plus moderniste, chez Khayr ad-Dîn et Muhammad Bayram, ainsi qu’au
collège Çâdiqî, fondé en 1875, avec des règlements et des programmes
inspirés de l’enseignement européen.

Les étapes du renouveau


C’est toutefois le Proche-Orient qui va, en ce XIXe siècle, lancer véritablement
la réflexion sur un Islam rénové et sur le rôle que doivent y jouer les Arabes,
les deux thèmes ne pouvant jamais être séparés tout à fait l’un de l’autre. La
meilleure façon d’y voir clair est de commencer par distinguer, fût-ce
schématiquement, les grandes phases du mouvement.
D’abord, l’Égypte de Muhammad Ali : la presse, l’enseignement, l’envoi
en France d’élèves boursiers permettent la première germination des idées
nouvelles. Un nom : celui de Rifâ’a at-Tahtawî, animateur d’une grande
politique de traductions, journaliste et vulgarisateur de l’Occident moderne.
Vers les années 1840, ce qu’on appellera la Renaissance (an-Nahda)
trouve sa terre d’élection au Liban. On se l’explique assez bien : plus encore
que la diplomatie du prince Bechîr II, partisan de relations suivies avec la
France et la Chrétienté, c’est le passage d’Ibrahim, le fils de Muhammad Alî,
qui ouvre largement les fenêtres sur l’Occident. Les missions étrangères
accourent d’un peu partout, et leur souci de prosélytisme les pousse à
développer, surtout du côté protestant, un enseignement en arabe, à traduire
en cette langue, grâce à leurs imprimeries, non seulement la Bible (1840),
mais une foule d’ouvrages européens, enfin à multiplier les fondations et
collèges divers, dont sortiront l’université américaine et, pour les jésuites,
l’université Saint-Joseph. La réponse libanaise à ces incitations est prompte et
féconde : création d’une École supérieure nationale en 1863, développement
de la presse et, aux mains des Arabes cette fois, des traductions. Trois noms,
tous chrétiens, dominent la période : Nâçîf al-Yâzijî (1800-1871), Butrus al-
Bustânî (1819-1883), auteur d’un dictionnaire et d’une encyclopédie
remarquables, et Fâris ach-Chidyâq (1804-1887), celui-ci converti ensuite à
l’Islam.
Tournant vers les années 1876, lorsque le désenchantement et les
inquiétudes nés de l’avènement, puis de la politique réactionnaire d’Abdul-
Hamîd à Istanbul jettent les intellectuels vers l’Égypte d’Ismâ’îl, en pleine
évolution culturelle. L’essor de la grande presse égyptienne de langue arabe
date vraiment de ce temps d’animateurs, égyptiens ou syro-libanais : c’est en
1876, à Alexandrie, que naît le journal al-À hrâm. Mais le mouvement, sans
se désintéresser des problèmes strictement culturels, devient alors plus
résolument politique ou plutôt politico-religieux. Il passe plus ou moins,
désormais, sous le patronage du grand apôtre du modernisme musulman,
Jamâl ad-Dîn al-Afghânî, qui s’installe au Caire en 1879, jetant ici les bases
d’une nouvelle école de l’Islam appelée à connaître son véritable essor dans
les dernières décennies du siècle. Mais il est temps de jeter, en manière de
conclusion, un coup d’œil sur l’ensemble de ces mutations de l’âme
musulmane.

Arabisme et réformisme
Musulmane ou arabe ? En fait, le grand départ de la Nahda est donné par des
chrétiens et dans le contexte spécifique de l’ensemble syro-libanais. Ces
intellectuels constatent d’abord l’échec du confessionnalisme à promouvoir,
face à l’Europe, une patrie unie. D’où le souci de regrouper les diverses
appartenances religieuses dans un sentiment commun qui les dépasse, voire,
pour certains autres, proches de l’idéal maçonnique que les Loges viennent
de révéler à l’Orient, le souhait d’un État véritablement laïque.
Mais comment définir cette nation à naître ? Évidemment par son passé,
par ses traditions : d’où le recours à l’arabisme, conçu comme le patrimoine
indivis des musulmans et des chrétiens, et à l’exaltation de son langage.
Faire, en arabe, œuvre de poète ou de prosateur, réveiller la grande tradition
littéraire assoupie, tout en enseignant ses vieilles gloires, tel est le premier
article de ce nouveau programme patriotique syro-libanais, qui se cherche ici
des précurseurs aussi lointains que Germânûs Farhât, archevêque maronite
d’Alep (1670-1732).
On devine l’accueil que peut faire à ces thèmes un Islam qui, lui aussi,
travaille à sa rénovation par un retour à l’esprit de son patrimoine classique,
dont l’arabe est évidemment une des pièces maîtresses. Les Musulmans (Alî
Pacha Mubârak en Égypte, la famille des Âlûsî en Irak) participent donc à
cette renaissance littéraire, à cet effort de redécouverte et de divulgation du
passé arabe : leur contribution ira s’accentuant après 1880. Mais l’Islam reste
l’Islam, à savoir une religion à vocation universelle : le monde arabe, même
s’il y joue un rôle de premier plan, n’épuise pas, comme on le redira plus en
détail au chapitre suivant, les ambitions du « panislamisme révolutionnaire »
de Jamâl ad-Dîn al-Afghânî.
Arabisme et réformisme suivent ainsi, jusqu’aux années 1880, des routes
tantôt confondues et tantôt divergentes. Ils ont en commun de naître dans les
mêmes centres : Syrie-Liban, Égypte, sans oublier, dès cette époque mais
plus encore vers la fin du siècle, Londres et surtout Paris. En commun aussi
le souci de l’œuvre de rénovation culturelle, en un arabe vivifié par le contact
avec le monde moderne mais fidèle aux normes essentielles de sa
morphologie et de sa syntaxe. En commun encore, quoiqu’avec plus de
nuances, l’attitude vis-à-vis de l’Occident : désir de s’inspirer de ses progrès
techniques et politiques, de libéraliser à son exemple les structures
administratives du Proche-Orient, mais crainte de laisser contaminer les
idéaux de l’Islam par une Europe trop hâtivement jugée comme synonyme de
matérialisme et d’affairisme purs. En commun enfin l’absence de toute idée
de rupture totale avec la Porte : Jamâl ad-Dîn al-Afghânî continue à en faire
le siège du califat, et les partisans les plus résolus de l’idée arabe, tout en
critiquant âprement l’absolutisme des sultans et l’hégémonie turque,
n’envisagent pas la sécession : autonomie peut-être, indépendance non, du
moins pas encore, et pas encore d’idéal panarabe, mais seulement, exprimés
en arabe, des patriotismes, syro-libanais ou égyptien : hésitations, positions
moyennes que résume Bustânî en écrivant : « L’Empire est notre patrie
(watan), mais notre pays (bilâd), c’est la Syrie. »
Reste toutefois, sous l’identité ou la ressemblance des aspirations, un
dilemme : la communauté (umma) peut-elle être en même temps cette nation
(arabe) qui déjà se cherche, et ce traditionnel regroupement des croyants
(Musulmans), Arabes ou non, dont Afghânî rêve le retour ? Si le
christianisme oriental pouvait s’accommoder de la première, qu’il avait si
puissamment contribué à lancer, n’était-il pas forcé de rester réservé sur la
seconde ? On le croirait d’autant plus volontiers que les Capitulations, puis
les interventions militaires de l’étranger, parfois le zèle intempestif des
missions religieuses, en liant économiquement et culturellement certaines
communautés chrétiennes à l’Occident, les ont vouées de temps à autre aux
réactions des masses musulmanes, comme ce fut le cas à Alexandrie en 1882
et auparavant, en 1860, à Damas, où plus d’un chrétien dut la vie sauve à
l’exilé magnanime que fut Abd al-Qâdir.
Le rôle éminent des intellectuels syro-libanais dans la renaissance des
lettres arabes tendait précisément à prévenir ce genre de ruptures, à réinstaller
la chrétienté d’Orient dans ce qui était défini comme sa vraie place, à savoir
cet Orient lui-même : attitude d’autant plus compréhensible, au moins pour le
Liban, que l’Islam ne se posait pas ici en termes de majorité, qu’il était
seulement, dans un contexte multiconfessionnel, une religion parmi toutes
celles qui composaient la patrie commune à regrouper sous la même bannière
arabe. Mais on devine que les données du problème changeaient
considérablement avec un pays à énorme majorité musulmane comme
l’Égypte. Même si le patriotisme y recevait un appoint non négligeable des
minoritaires, il ne pouvait pas ne pas devenir, à plus ou moins brève
échéance, avant tout le fait des Musulmans, et l’on comprend à la fois et
qu’ils tiennent ici de plus en plus de place dans l’essor des nouvelles lettres
arabes, et que cet essor aille de pair avec un renouveau de la méditation sur
l’Islam, celle d’Afghan ! et de ses disciples. Pour ce réformisme musulman,
comme le souligne justement H. Laoust, il n’existe aucune incompatibilité
entre la communauté des croyants et la patrie des citoyens, celle-ci trouvant
naturellement sa place dans le cadre plus vaste de celle-là.
Concluons, en ces années 1880, par une sorte de prospective. Dans les
principes, ainsi que le prouve le microcosme libanais, renouveau arabe et
renouveau islamique ne sont pas forcément ni uniformément superposables.
Ils ne le deviennent, comme on pouvait s’y attendre, qu’en milieu musulman,
pour autant que celui-ci ne sera pas touché à son tour, comme aujourd’hui,
par le laïcisme. Mais restons-en à 1880. Peut-on parler alors de divergences
latentes entre arabisme et Islam ? En fait, si crise il y a, elle risque fort d’être
dépassée par la dynamique d’une histoire qui donne, elle, un poids de plus en
plus croissant à l’élément musulman ; d’une histoire qui, en développant un
peu partout le renouveau culturel arabe, en rapprochant ainsi les Arabes dans
un idéal commun, fait du Proche-Orient (c’est-à-dire d’une zone à large
majorité musulmane) un tout qui vit globalement, demande à être jugé
globalement et dont, par conséquent, le christianisme libanais ne peut
prétendre dissocier son sort aussi longtemps qu’il persiste à se définir par sa
qualité d’arabe.
Ainsi, il y a gros à parier, en ces années 1880, que plus s’accentuera la
pression de l’autoritarisme turc et de l’impérialisme européen, et plus elle
soudera contre elle ces forces d’opposition, arabisme et islamisme, qu’une
analyse trop théorique risquerait de dissocier. La fin du XIXe siècle et le début
du XXe vont maintenant nous permettre de mesurer le chemin parcouru.
CHAPITRE 2

La montée des nationalismes


des années 1880 aux lendemains
de la Grande Guerre

La guerre de 1914-1918 ne crée pas les mouvements nationalistes, mais, sur


des forces déjà en mouvement, pas toujours très claires à elles-mêmes, elle
agit comme un révélateur : les sacrifices consentis par les populations
musulmanes des Empires coloniaux, les promesses faites et non tenues, la
croissance des appétits occidentaux au lendemain de la guerre, enfin la
disparition du grand État ottoman, puis du califat en 1924, autant de faits
nouveaux et considérables qui vont imprimer à l’histoire des nationalismes en
Islam une accélération majeure.

L’ennemi occidental
Pendant les années 1880-1920, l’Europe entreprenante va pousser sur les
deux fronts déjà ouverts : les Balkans et l’outre-mer.

Incendies balkaniques
Vivant sur l’acquis des Tanzîmât, mais un acquis bloqué, figé par
l’autoritarisme d’Abdul-Hamîd II, la Turquie, secouée de remous internes, se
rétrécit à proportion des appétits insatiables et antagonistes des Etats
européens. Dans ces Balkans que travaillent à la fois les propagandes
nationales, exacerbées par le panislamisme turc, entretenues par les agitateurs
à la solde des Puissances, et une vieille tradition d’helléno-phobie qui
remonte à ces temps où la Porte confia au patriarcat de Constantinople le rôle
majeur qu’on a vu, dans ces Balkans, donc, tout est prétexte à incendie : en
1897, c’est la révolte Cretoise qui déclenche la guerre gréco-turque, vite
achevée par l’intervention des Puissances : la Crète sera autonome, sous le
gouvernement du prince Georges de Grèce. Les Macédoniens ne sont pas en
reste : ils entretiennent une agitation telle que l’accord de Mürsteg, en 1903,
leur concède une gendarmerie européenne. En 1909, la Porte reconnaît à la
Bulgarie, déjà maîtresse de la Roumélie orientale depuis 1885,
l’indépendance pure et simple.
En 1912, c’est le prélude à la Grande Guerre : unis – une fois n’est pas
coutume – contre la Turquie, les États balkaniques obtiennent, aux
préliminaires de Londres (30 mai 1913), presque tous les territoires
européens de l’Empire ottoman, Àndrinople comprise. Mais le partage des
dépouilles rend les vainqueurs à leurs vieilles querelles : la guerre entre la
Bulgarie et ses alliés de la veille se termine par la paix du 10 août 1913. La
Turquie récupère Andrinople, mais non ses anciennes possessions : la
Macédoine est partagée entre la Bulgarie, la Grèce et la Serbie, le sandjaq de
Novibazar entre la Serbie et le Monténégro. La Crète est devenue grecque
ainsi que les îles de la mer Égée, sauf Rhodes et le Dodécanèse, italiens
depuis 1912. Quant à l’Albanie, elle est proclamée autonome, sous un prince
allemand bientôt en fuite. Mais déjà, la Grande Guerre a éclaté.

Celle-ci ne modifiera pas notablement les frontières de la nouvelle Turquie, si du moins, comme
il est normal, on néglige le traité de Sèvres (10 août 1920) pour considérer que la guerre ne
s’achève ici véritablement qu’au traité de Lausanne, le 24 juillet 1923. Entre ces deux dates, la
Turquie a opéré, sur le plan extérieur, un redressement spectaculaire : elle a fait échec à
l’installation de la Grèce sur les rives orientales de la mer Égée, réglé avec Athènes, par des
transferts réciproques, le problème des populations, obtenu la fin des Capitulations, fait
reconnaître son rôle éminent dans les Détroits et consolidé ses frontières en évitant la création
d’un Kurdistan autonome et d’une Arménie indépendante. Seules modifications ultérieures : en
1926, la Turquie cédera à l’Irak la région de Mossoul et. en 1939, recevra de la France,
puissance mandataire en Syrie, le sandjaq d’Alexandrette.
On connaît les péripéties des armes : l’engagement aux côtés des puissances de l’Europe
centrale, les batailles du Caucase, du canal de Suez, des Dardanelles et d’Irak, la révolte arabe
de 1916. Mais la Grande Guerre, c’est aussi, c’est d’abord, comme on le verra plus loin, une
Turquie en pleine mutation, dont l’histoire, courant en filigrane derrière les batailles ou les
traités, oppose les forces conservatrices incarnées par le sultan aux énergies nouvelles, que va
rassembler, à partir de 1919, le père de la Turquie moderne : Mustafa Kemal. Le dernier acte en
tout cas, celui qui prend place entre les traités de Sèvres et de Lausanne, se joue bien sur deux
fronts. 1922, l’année faste de la guerre d’Indépendance, voit à la fois la déchéance du sultan
(1er novembre) et la débâcle de la Grèce, deux fois battue déjà, en 1921, sur le champ de bataille
mascotte d’Inönü, et finalement refoulée à la mer après un dangereux retour offensif. C’est une
Turquie doublement libérée qui s’installe dans le monde avec le traité de Lausanne.

L’impérialisme insatiable
L’impérialisme, entre-temps, a fait sa proie des lambeaux du grand corps
ottoman : en 1911-1912, l’Italie a mis la main sur les côtes de Tripolitaine et
de Cyrénaïque et aussi, on l’a dit, sur Rhodes et le Dodécanèse. Après la
guerre, la Syrie est passée sous le mandat de la France, l’Irak et la Palestine
sous celui de l’Angleterre.

À ces nations jugulées, il faut ajouter le Maroc, troublé et endetté, enjeu des intérêts français,
allemands, espagnols et anglais, finalement partagé, avec le désistement allemand de 1911,
entre la France et l’Espagne. Depuis les années 1880-1900, le Sahara, les pays du Soudan
nigérien et du Tchad sont sous contrôle français ou anglais. En Afrique orientale, l’Allemagne
et l’Angleterre mènent le jeu, celle-ci recueillant les dépouilles de celle-là au traité de
Versailles. L’Italie vient loin derrière : l’Érythrée en 1882, la Somalie sept ans plus tard ne sont
guère que des résidus de la curée impérialiste, et elles ne compenseront jamais le désastre
d’Adoun devant les Éthiopiens (1er mars 1896).

D’autres formes de pénétration sont plus insidieuses : ainsi, le 31 août


1907, Anglais et Russes règlent par traité le sort de l’Asie centrale : en
échange de la renonciation anglaise au Tibet, la Russie recule en Afghanistan,
tandis que deux zones d’influence sont prévues en Perse : russe au nord,
anglaise au sud. Ailleurs, c’est le chemin de fer, prélude à une exploitation en
règle, qui devient le symbole de l’Europe conquérante. Si la ligne du Hijâz,
qui atteint Médine en 1908, reste avant tout une réalisation de la communauté
musulmane et, secondairement, une entreprise destinée à servir les intérêts
stratégiques et économiques de la Turquie, la Bagdad Bahn, au contraire,
apparaît bien comme une des formes les plus prometteuses d’un nouveau
style expansionniste : ce dont les Allemands enlèvent la concession en 1903,
ce n’est pas seulement la construction de la voie, avec avantages douaniers à
la clé, c’est aussi le droit de fonder des marchés, d’exploiter des mines sur
une profondeur de vingt kilomètres de part et d’autre de la ligne.

On mesure, à ce qui se passe dans un pays théoriquement indépendant, ce que pourra être
l’emprise des impératifs économiques européens dans un pays soumis directement à l’autorité
coloniale. Deux exemples suffiront : pour l’Algérie, si le blé reste la « plante de la
colonisation » jusqu’en 1881, les agrumes et surtout la vigne, presque entièrement aux mains
des colons, prennent ensuite le relais : la crise du phylloxéra passée, la progression du vignoble
s’accélérera encore, dans l’euphorie qui suivra, au tournant du siècle, l’institution de
l’autonomie financière. Dans ce pays musulman pour son énorme majorité, la vigne, qui
occupait 23 000 hectares en 1880, passera à 123 000 en 1896, atteindra finalement les
250 000 hectares en 1930. Quant à l’Égypte, bénédiction des industriels de Manchester, la
production du coton s’y emballe aux dépens des cultures vivrières : 400 000 hectares cultivés à
la fin du siècle, le double ou presque en 1929.

Les débuts du sionisme


C’est bien, enfin, dans le même contexte historique d’un Occident
impérialiste et d’un Orient colonisé qu’il faut replacer les débuts du sionisme.
Ennemi par ses armes, par la pression de sa richesse, l’Occident va l’être en
plus par cette écharde qu’il fiche au sein du monde musulman. Qu’on le
veuille ou non, c’est une puissance coloniale, l’Angleterre, qui, décidant en
lieu et place des territoires qu’elle occupe, fait de la Palestine le siège d’un
futur « foyer national juif » : la déclaration Balfour du 2 novembre 1917,
ensuite approuvée par la France, l’Italie et les États-Unis, ouvre la porte à
d’innombrables difficultés dont les peuples, une fois de plus, feront les frais.
Chose grave en effet, le document se trouve donner une caution à
l’immigration juive (de 25 000 en 1880, les Juifs de Palestine seront 80 000
en 1914, 400 000 en 1939), et ce sans qu’ait été réglé le problème au fond.
Maladresse ou rouerie, ambiguïté ou duplicité ? La déclaration ne pouvait
ignorer, en tout cas, les promesses faites aux Arabes lorsqu’on cherchait, aux
grands jours de la guerre, l’appui de leur révolte contre les Turcs. Où était
l’État indépendant et uni qu’on avait fait miroiter à leurs yeux ? En cet
automne de 1917, décidément, tout était piège ou leurre : pour les Juifs qui,
autorisés à créer une entité « nationale. », ne devaient pas, si l’on prend à la
lettre le mot de « foyer », rêver d’un État ; pour les Arabes qui, ayant accepté
sans heurt, depuis la fin du siècle, des colons juifs, constataient maintenant
que ces colons étaient l’obstacle à la création de leur État à eux. Les troubles
qui éclatent en 1928 inaugurent une nouvelle histoire : hélas ! la nôtre, la plus
récente, celle qui n’est pas encore résolue.

Les résistances musulmanes


Face à ces empiétements, l’Islam, d’un bout à l’autre de son monde, animera
l’histoire de ces révoltes où l’Occident ne voulut voir longtemps que des
péripéties de son aventure coloniale. Si l’on peut parfois découvrir aussi, dans
ces mouvements, les nationalismes en train de naître ou de se confirmer, c’est
néanmoins l’Islam qui reste encore l’âme de la résistance, le mot d’ordre
commun de toutes les énergies, le grand rassembleur des forces de
contestation. Animé, exalté par ses « marabouts » et ses doctes (ulamâ’,
oulémas), il bénéficie, cet Islam, pour faire circuler en secret ses mots
d’ordre, de toute une chaîne de complicités : marchands, étudiants et surtout
conteurs (quççâç) d’histoires édifiantes, auxquels le meddâh nord-africain
peut fournir une sorte de modèle. Ainsi les années 1880-1920 voient-elles, si
on les considère à l’échelle de l’Islam tout entier, l’incessante agitation d’un
monde dominé, mais non réduit.

Le monde afro-asiatique
À dessein, nous employons l’une des expressions privilégiées du Tiers-
Monde d’aujourd’hui : c’est qu’au XIXe siècle déjà les deux continents mènent
un même combat.

Le domaine arabe
Lutte de l’Islam sur son aire arabe, d’abord. Au Maroc, difficilement pacifié
et toujours sujet aux poussées de fièvre, Abd el-Krîm (fig. 70) commence, en
1925, à quitter ses refuges du Rif. En Libye, le mouvement sanûsite anime la
résistance contre l’envahisseur italien. En Irak, le 30 juin 1920 voit une
insurrection générale contre l’Angleterre : 8 450 morts ou blessés chez les
révoltés. En Syrie, l’entrée des troupes françaises à Damas, le 25 juillet de la
même année, déclenche la rébellion du Djebel Druze. En Arabie enfin, le
protégé des Anglais, Husayn, qui porte les titres de chérîf de La Mekke, puis
de roi, succombe définitivement, en 1924, devant l’Islam puritain des
Wahhâbites : avec Abd al-Azîz, la dynastie sa’ûdienne tient son premier « roi
du Najd et du Hijâz ».
Fig. 70. Abd el-Krîm.
Islam ou arabisme ? Une fois encore, et non la dernière, il faut reposer la
question : si l’on peut en effet, pour les mouvements wahhâbite et sanûsite,
ramener l’insurrection à des motifs essentiellement religieux, ailleurs l’Islam
paraît prêter son ombre à des aspirations nouvelles, qui prendront peu à peu
leurs dimensions propres : tel est le cas, déjà, en Irak, en Syrie et même au
Maroc. Le phénomène s’accuse-t-il davantage lorsque la lutte, se faisant plus
doctrinale, laisse le rôle majeur aux associations politiques et à leurs leaders
formés à l’occidentale ? Les mouvements qui se dessinent alors sont
symptomatiques, en tout cas, de l’émergence de nouvelles classes sociales :
cadres de l’industrie et de la banque, fonctionnaires, surtout intellectuels ou
membres des professions libérales, qui forment l’armature du Destour, né en
Tunisie le 4 juin 1920, des Jeunes Algériens, aux lendemains de la Grande
Guerre, des Jeunes Marocains qui se rassemblent autour d’Ahmed Balafrej
dans les années 1925, enfin du Wafd égyptien, créé en 1918.
Malgré tout, il n’est pas question encore, comme phénomène de masse, de
nationalisme pur, sinon peut-être pour la Syrie et l’Irak. D’une part en effet,
le modèle occidental agit quelquefois si puissamment, par l’intermédiaire de
la colonisation, que certains intellectuels, comme en Algérie, font passer le
libéralisme politique, fût-ce dans le cadre de la loi de l’occupant, avant
l’exigence nationale. D’autre part, on ne peut parler, pour le Wafd pas plus
que pour les autres rassemblements, de partis au sens moderne du mot, ni
surtout de partis entièrement libérés de toute atmosphère religieuse. Tous ont
grandi plus ou moins à l’ombre du réformisme musulman de Jamâl ad-Dîn al-
Afghânî et pour eux l’identité nationale cherchée dans la lutte contre
l’occupant est évidemment indissociable de cette religion qui en est l’un des
piliers. Le mouvement des intellectuels en mal de progrès et d’indépendance
reste lui-même inséparable de la résistance des milieux religieux : c’est d’une
communauté musulmane, la leur, que les Jeunes Algériens se veulent et se
disent les porte-drapeaux. Terminons, en anticipant sur la dernière période de
cette histoire, par un exemple de choix : quand le protectorat français, en
1930, proclame le fameux « dahir berbère », qui soustrait une bonne part de
la population marocaine à la juridiction des cadis, dans l’espoir de l’arracher
ainsi à l’emprise de l’Islam, l’occupant soude contre lui les amis d’Ahmed
Balafrej et le réformisme religieux d’Allâl al-Fâsî.

Le monde de l’océan Indien


Ailleurs, en tout cas, l’Islam reste bien la pierre de touche des résistances, le
cadre et le support, quoi qu’on fasse, de la protestation nationale. En Somalie,
Muhammad Abdîlle Hassân prêche, vers 1900, le jihâd contre les Anglais. En
Indonésie, le sultanat d’Atjèh continue de résister, jusqu’en 1910, aux armes
hollandaises. Aux Indes, les premières ébauches de regroupement politique
de la communauté musulmane, face à l’Angleterre mais aussi à l’hindouisme,
débouchent finalement, en 1906, sur l’All-India Muslim League, creuset de la
future idée pakistanaise, à laquelle Muhammad Iqbâl apportera, vers les
années trente, un appui décisif. En Perse enfin, la protestation nationale
contre les empiétements de l’étranger, russe ou anglais, se mêle aux
aspirations politiques de l’intelligentsia et des milieux de l’artisanat Ou de
l’industrie, mais aussi à la propagande des hommes de religion, les mollas,
interprètes d’un chî’isme toujours en mal de justice sociale : avec l’octroi
d’une Constitution et la première réunion d’une Assemblée nationale
(Majlis), 1906 inaugure une ère de grands changements, que la Grande
Guerre, synonyme de troubles et d’interventions étrangères, conduira à leur
terme, au dedans et au dehors. Aux lendemains du conflit, l’affirmation de
l’indépendance politique, sanctionnée par l’admission du pays à la Société
des Nations et par la mise sur pied d’une armée nationale, va de pair avec la
chute de la dynastie qâdjàr, symbole d’un passé que l’on veut croire révolu :
en 1926 monte sur le trône le premier représentant de la dynastie actuelle,
Reza Châh Pahlevi, qui entreprend de moderniser les structures industrielles
de l’Iran et, signe de temps nouveaux, d’ébaucher une nation laïque.
L’Islam à l’œuvre, l’Islam révolutionnaire et unificateur des confréries,
nous le verrons mieux encore en Afrique. À de vieilles sociétés tribales en
voie de mutation, il va fournir des structures politiques originales, en même
temps qu’il animera l’histoire des conflits entre ces sociétés ou entre elles et
le colonisateur. Telle fut notamment, pour revenir à la première moitié du
XIXe siècle, l’histoire du jihâd peul d’Osman Dan Fodio (1804-1810) ou
encore de cette Dîna (de l’arabe dîn : religion), assemblée de quarante
marabouts qui constitua, autour du chef, Sekou Amadou, l’ossature de
l’Empire peul du Massina. « Société théocratique », la Dîna sera détruite en
1862 par les Toucouleurs d’al-Hâjj Umar, autre marabout, l’ennemi de
Faidherbe mais aussi des Bambaras animistes et des Peuls, dont l’Islam est
jugé « hypocrite ».
Cette nouvelle et grande entreprise de rassemblement musulman, à cheval
sur les trois fleuves du Niger, du Sénégal et de la Gambie, se survivra un
temps, après la mort d’al-Hâjj Umar en 1864, à travers son fils Ahmadou,
dont les Français ne viendront à bout qu’en 1890-1893. Les résultats de cette
aventure ne seront pas, malgré tout, à la mesure de son ampleur territoriale :
l’Islam toucouleur sera passé, sans les réduire, sur les bastions traditionnels
de l’animisme, soumis simplement, et non gagnés, à la foi nouvelle. Les
guerres d’al-Hâjj Umar ont finalement moins d’importance, pour les progrès
de l’Islamisation de l’Afrique occidentale, que la conversion en masse des
Wolofs du Sénégal à la fin du siècle. Ce qui reste, avant toute chose, de la
geste du vieux héros toucouleur, c’est la démonstration, faite une fois de plus,
de la capacité de l’Islam à édifier des sociétés nouvelles et à animer la
résistance aux entreprises de l’étranger. Les mêmes conclusions valent, avec
les nuances indispensables, pour l’empire de Rabah dans les pays du Tchad et
pour Samory, l’unificateur du pays mandingue entre le haut Niger et la forêt,
finalement vaincu et pris par les Français en 1898. L’Islam de Samory, s’il
paraît parfois ambigu, reste bien, en tout cas, lié en même temps à la lutte
contre les chefs animistes, puis contre le colonisateur et à l’organisation
d’une administration, d’un impôt et d’une armée.
Fig. 71. Troupes égyptiennes s’embarquant
au Caire pour Assouan, en 1885.À l’est enfin,
le Soudan est tout entier, depuis 1882, sous
l’autorité d’un adepte
À l’est enfin, le Soudan est tout entier, depuis 1882, sous l’autorité d’un
adepte des confréries locales, Muhammad ibn Abd Allah, qui s’est proclamé
Mahdî. Sa doctrine, égalitaire et expansionniste, puise au chî’isme, au
çûfisme et au wahhâbisme. Le mahdisme se dresse contre l’Ethiopie, qu’il ira
razzier jusqu’en sa vieille capitale de Gondar, mais surtout contre l’occupant,
anglais et égyptien (fig. 71). Abd Allâh, successeur de Muhammad, essaie
d’envahir l’Égypte, mais il est battu en 1889. Sept ans encore, et l’Angleterre
décide la reconquête du Soudan : écrasé par Kitchener à Omdurmanle
2 septembre 1898, le Mahdî Abd Allâh meurt, un an après, dans une dernière
bataille. Échec du mouvement ? En réalité, le mahdisme a bien dessiné les
contours d’un certain autonomisme de l’Islam soudanais : contre d’autres
fractions de cet Islam, plus sensibles au thème de l’union politique de toute la
vallée du Nil, le mahdisme a souligné une originalité locale, et s’il a pu rêver,
de son côté, aussi loin qu’allait le fleuve, c’était, comme on l’a vu, pour
renverser en faveur du Soudan le sens de cette unification. Les armes
anglaises de 1898 font bien triompher l’aval sur l’amont, mais elles ne
détruisent pas le souvenir du Mahdi, ni ne compromettent le renforcement de
l’influence arabe dans le Soudan des années 1880-1900 : Abd Allâh,
émanation des tribus arabes entre Nil et Tchad, a installé certaines d’entre
elles dans le Soudan central.
Les nouvelles formulations de l’Islam
Le mahdisme, comme tous les autres mouvements musulmans d’alors, doit
finalement se juger dans une perspective longue. Certes, les sursauts de
l’Islam, en ces années 1880-1920, se sont soldés par des échecs. Mais ceux-ci
ne s’expliquent pas que par l’insuffisance des supports matériels de la révolte
face à l’équipement des troupes occidentales, comme à Omdurman, « un
massacre plutôt qu’une bataille » ; on doit faire intervenir aussi, à ce point de
l’histoire, une double insuffisance : ni le panislamisme, en tant que sentiment
commun d’un même combat contre un même ennemi, ni l’idée nationale, ces
deux forces d’où les pays musulmans tireront un peu plus tard les ressources
de leur indépendance, ne sont encore véritablement arrivés à maturité.
Simplement, l’un et l’autre poursuivent, par la voie de leurs docteurs, leur
maturation.
Commençons par l’Islam, perçu comme phénomène global, sur l’ensemble
de ses terres. Il est confronté, cet Islam, à un triple problème : sa réforme, son
unité, son expansion. On a évoqué déjà, d’une part les mouvements qui se
proposent de rénover la religion par un retour aux sources, comme le
wahhâbisme d’Arabie ou le sanûsisme libyen, et, d’autre part, les sectes
bâbite et bahâ’ite, davantage en marge de l’Islam traditionnel : c’est dans un
contexte semblable qu’il faudrait situer la naissance aux Indes, en 1889, d’un
nouveau mouvement emmené par Ghulâm Ahmad, qui se proclame Mahdî
des Musulmans et Messie des Chrétiens.
L’essentiel du mouvement moderniste reste toutefois assumé par ceux qui
estiment impossible de penser la réforme de l’Islam en dehors de sa
confrontation avec les données venues de l’Europe : ainsi s’affirmera, par
exemple, le mouvement des Djedîd, c’est-à-dire des partisans d’un esprit
nouveau, dans l’Asie centrale des Tsars : ennemis des milieux religieux
conservateurs, ces Djedîd seront à leur tour dépassés par la Révolution russe.
Mais le gros des forces modernistes, c’est au Proche-Orient qu’il faut
l’aller chercher. L’Égypte donnera à Jamâl ad-Dîn al-Afghânî son grand
disciple, Muhammad Abduh, qui deviendra son second dans la fondation, à
Paris, d’une revue et d’une société musulmane internationale, toutes deux
désignées sous le même nom d’al-Urwa al-wuthqâ (le Lien indissoluble).
Aventure éphémère : après quoi, Abduh, nommé grand mufti d’Égypte,
personnage contesté mais considérable, dominera la pensée musulmane,
jusqu’à sa mort en 1905. Il aura infléchi, entre-temps, la pensée d’Afghânî
dans un sens nettement plus réformateur. Pour Abduh, la renaissance de
l’Islam, face à l’Occident, passe moins par les armes que par la réflexion sur
soi-même. L’Islam, tolérant et rationnel, porte en lui les incitations
nécessaires au bien et au progrès : loin d’être hostile aux innovations
techniques de l’Occident, il les recommande et même, en un sens, il les
devance, puisque c’est lui qui, au temps de sa vigueur rayonnante, a réanimé
la pensée de cet Occident.
Second problème : l’unité de l’Islam, autrement dit du califat. Ce thème
constituera l’armature de la pensée du Syrien Rachîd Rida, qui fonde
au Caire, en 1898, une revue appelée à prendre une importance considérable
dans la pensée de l’Islam contemporain : le Manâr (le Phare). Auparavant,
déjà, Kawâkibî, un Syrien encore, s’était livré à une âpre critique du sultan
ottoman et au rêve d’un nouveau califat, restauré dans son rôle effectif de
guide spirituel de la communauté des Croyants et appuyé sur une association
islamique internationale. Ni Kawâkibî ni Rachîd Ridâ ne cachaient qu’à leurs
yeux les pays arabes devaient jouer, dans cette renaissance, le rôle essentiel,
pas plus qu’ils ne séparaient, en sens inverse, cet « arabisme politique » de
l’Islam qui lui donnait son cadre et son âme. Leur attitude confirmait, on le
voit, ce que nous laissions entendre à la fin du chapitre précédent, à savoir
l’appui réciproque que les deux forces, religieuse et nationale, se prêtaient de
plus en plus l’une à l’autre.
Dans la méditation réformiste, le califat est indissociable de la
communauté qu’il dirige : on l’a presque dit déjà en faisant allusion aux rêves
ou tentatives d’association musulmane mondiale. L’Islam en effet n’oublie
pas qu’il a, comme toutes les religions, vocation à l’universalité, moins
certes, désormais, par la guerre sainte (jihâd) que par l’effort de réflexion, de
rayonnement et de missions. Servie par les empiétements de l’Occident, qui
la renforcent, l’idée prend, en ces années 1880-1920, des formes diverses : il
y a le panislamisme des théoriciens, plus révolutionnaire avec Jamâl ad-Dîn
al-Afghânî, plus réformateur et intellectuel avec Muhammad Abduh ; le
panislamisme de l’idéal missionnaire, qui crut trouver, vers les années 1905-
1935, sa nouvelle terre d’expansion dans le Japon, tout auréolé de sa victoire
contre la Russie ; le panislamisme, enfin et surtout, des Turcs : souci
d’Abdul-Hamîd de se présenter, face aux puissances européennes, comme le
protecteur des musulmans où qu’ils soient, suzeraineté ottomane sur les lieux
saints d’Arabie, patronage et impulsion donnés au chemin de fer du Hijâz,
nouvelle voie de la communauté des croyants vers son Pèlerinage, autant de
faits qui tendent à confirmer la vocation panislamique de la Porte. Né dans un
contexte de réaction à l’Occident et au nationalisme des minorités qu’il
protège, le panislamisme suscitera à son tour, vers la fin du siècle, une
hostilité latente envers les chrétiens et, pour peu qu’ils bougent, les
massacres : ceux de Macédoine et de Crète, en 1896, le cèdent en ampleur
devant la catastrophe qui frappe les Arméniens. Bien regroupés, placeurs en
Asie des cotonnades de Manchester, ceux-ci voient leur nationalisme naissant
se heurter à l’absolutisme hamîdien et à leurs voisins kurdes. Le sultan
réglera la question par le meurtre : trois campagnes de massacres (août 1894,
septembre 1895, août 1896) s’étendent à tout l’Empire et font 250 000
victimes.
Ces violences, pourtant, on doit se demander si elles sont imputables à la
résurgence du seul Islam. La Turquie, au tournant du siècle, réagit, en réalité,
autant et plus aux expressions nationalistes des divers christianismes qu’elle
abrite, qu’à ce christianisme perçu comme phénomène religieux global. Il
était impensable que les nationalismes européens n’eussent pas leur effet sur
cette Turquie qu’ils avaient si fortement combattue et donc si fortement
contribué, par une sorte de choc en retour, à éveiller à elle-même. De fait, les
Jeunes Turcs qui, à partir de 1895, viennent relayer la première Jeune Turquie
de 1867, beaucoup plus soucieuse d’Islam, vont inaugurer une période
décisive, et pas seulement pour la Turquie : les Arabes, eux aussi, seront
impliqués dans cette transformation.

Émergence des nationalismes


Plus elle ira, et plus la Turquie du XXe siècle commençant prendra ses
distances vis-à-vis, sinon de l’Islam, du moins de la vocation panislamique
que ses sultans entendaient lui faire assumer. C’est là, dans ce repliement
territorial de l’Islam turc, que les nationalismes, turc et arabe, vont puiser des
forces nouvelles.

La nation turque préférée au califat


L’autoritarisme d’Abdul-Hamîd (fig. 72) n’avait pas étouffé les tendances
d’où était sortie la constitution de 1876, couronnement de la politique des
Tanzîmât. Suspendu, le rêve constitutionnel et moderniste n’en continuait pas
moins de hanter les esprits de nouvelles classes sociales que la modernisation
de la Turquie avait amenées à prendre une part croissante à la vie du pays :
moins, en l’espèce, la bourgeoisie du commerce, souvent étrangère, que celle
des fonctionnaires, des officiers et des intellectuels, ces derniers formés aux
lettres françaises du XIXe siècle finissant, rassemblés autour de Khâlid Ziyâ ou
de Tewfiq Fikret et créateurs, en vers et en prose, d’un nouveau langage.

Fig. 72. Le sultan Abdul-Hamîd II.


Ulcérés de l’absolutisme hamîdien et des échecs répétés de la Porte, au
dehors comme au dedans des frontières, les Jeunes Turcs, rassemblés, dès
1890, dans une organisation secrète dite « Union et Progrès », passent à
l’action à partir des bases militaires ottomanes en Europe : la rébellion de
Niyâzî et d’Enver à Monastir et Salonique prélude à la révolution de 1908,
qui impose au sultan le retour à la constitution de 1876. Est-ce le début d’une
démocratie parlementaire, d’une libéralisation du régime pour tous les
peuples de l’Empire ?

Des Jeunes Turcs à Mustafa Kemal


Passé les premières euphories, on s’aperçut vite que le nouveau régime
n’apportait ni l’ordre ni la liberté promis. Les luttes pour le pouvoir
animèrent, en réalité, l’histoire politique des années 1908-1913. En 1909, une
tentative de restauration de l’absolutisme se conclut par l’arrivée à Istanbul
des troupes de Salonique et par la déposition d’Abdul-Hamîd : le nouveau
sultan, Mehmed V (1909-1918), devenait le premier souverain
constitutionnel ottoman, mais la pression des Jeunes Turcs ne désarmait pas.
En 1913, la Turquie passait sous le pouvoir quasi dictatorial d’un
« triumvirat » de fait : Enver, Talaat et Djemal. Les deux premiers surtout,
très sensibles aux influences germaniques, allaient engager la Turquie dans la
guerre aux côtés des puissances centrales.
Où était l’esprit de jadis, soucieux sans doute de rétablir le prestige turc
face à l’Europe, mais pétri, pour les réformes internes, de libéralisme à
l’occidentale ? Dressés contre l’autoritarisme du sultan, les Jeunes Turcs au
pouvoir reprenaient finalement la tradition à leur compte, que ce fût dans la
capitale ou dans les provinces. Mais encore faut-il faire des réserves, sinon
sur l’existence même de cette continuité, du moins sur son champ d’action et
sur les motifs qui, désormais, l’animent. Sur son champ d’action d’abord : si
les nouveaux malheurs des Arméniens en 1915 sont bien dans la sombre
tradition des années 1895-1896, force est de constater que les guerres
balkaniques, en privant l’Empire de ses possessions européennes et en le
réduisant peu à peu, pour l’essentiel, à ses populations musulmanes d’Asie,
tendent à cristalliser le conflit des nationalismes autour de deux peuples : le
turc et l’arabe. Point culminant de cet affrontement : la mort de 32 Arabes,
pendus en 1915-1916 sur l’ordre de Djemal, alors généralissime sur le front
syrien, et la révolte de 1916.
Conflit des nationalismes, disions-nous : c’est qu’en effet l’esprit et les
motifs de la lutte, eux aussi, ont changé. Du côté turc, en tout cas, ou plutôt
jeune turc, le processus est facile à suivre : il suit lui-même, à vrai dire, les
péripéties territoriales de l’Empire. Au début, certains Jeunes Turcs exaltèrent
la nation ottomane, rassemblement de peuples divers. Mais ce rêve disparut
bien vite, emporté dans la débâcle progressive du domaine européen. Les
Jeunes Turcs se rejetèrent alors soit vers le panislamisme, soit vers le
pantouranisme, l’union de tous les Turcs.
L’histoire nous apprend que l’Islam, cette indéniable communauté de
sentiment et de culture, ne réussit jamais, à partir du VIIIe siècle, à éviter les
cassures de la communauté politique. Le cas de l’Empire turc, ou du moins
de ce qu’il en restait au XXe siècle, illustre une fois de plus cette impuissance :
propre à rassembler Arabes et Turcs dans un idéal commun, le mot d’ordre
panislamique pouvait néanmoins, aux yeux des premiers, passer pour un
prétexte commode à perpétuer l’hégémonie politique des seconds : le
programme du parti jeune turc de 1911 n’avait-il pas opposé une fin de non-
recevoir à toute espèce d’autonomies nationales ? En tout cas, ces réserves
réciproques entre gens d’une même confession prouvaient bien que l’Islam
était impuissant à résorber les sentiments nationaux : Arabes et Turcs se le
firent bien voir en 1916.
Des deux buts, panislamisme et pantouranisme, qu’un manifeste jeune turc
de 1914 assignait à l’effort de guerre, le second avait-il plus de chances d’être
atteint ? L’offensive du Caucase se donna bien pour thème, avec la défaite
russe, la libération de tous les territoires turcs d’Asie. Mais on sait ce qu’il
advint de ce nouveau rêve : la Turquie se retrouva finalement réduite à
l’Anatolie ou presque, et le pantouranisme était mort depuis longtemps dans
la réalité des faits quand Enver l’obstiné tomba tué, en 1922, dans un
engagement contre les troupes russes, au pays tadjik.
Ainsi le sentiment national turc trouvait-il définitivement ses voies : non
plus dans le cadre d’un État multinational, ni dans le panislamisme ou le rêve
de Touran, mais dans la Turquie seule. L’évolution du nationalisme turc,
reflétée, dans l’ensemble, par la pensée de son grand apôtre, Ziyâ Gök Alp,
entre 1908 et 1924, relègue ainsi peu à peu dans les ombres du passé le vieux,
le grand Empire ottoman. Et de fait, quand naît la Turquie véritable, avec son
héros, Mustafa Kemal, l’Empire, avec son dernier sultan, Mehmed VI, quitte
la scène.

Les débuts de Mustafa Kemal


Mustafa Kemal, salué des noms de Gazi (victorieux) et, plus tard (1935),
d’Atatürk (père des Turcs), domine l’histoire intérieure de la Turquie entre
1919 et 1924 : une Turquie, on l’a vu, qui réussit, entre les traités de Sèvres et
de Lausanne, à récupérer ses territoires arméniens et kurdes d’Anatolie, une
Turquie, aussi, qui ébauche les deux piliers de son édifice futur : nationalisme
et laïcisme. En ces deux domaines, le génie de Mustafa Kemal fut de savoir
travailler sur le possible : l’Empire et le califat, entrés moribonds dans la
Grande Guerre, en avaient reçu le coup de grâce, mais la Turquie, la Turquie
vraie, la Turquie seule, pouvait encore être sauvée et régénérée : si ce dernier
bastion du rêve tenait bon, il n’en offrirait qu’un terrain d’autant plus solide,
plus homogène, à l’entreprise de salut.
C’est le 22 juin 1919 que Mustafa Kemal, alors âgé de trente-huit ans,
inspecteur de l’armée du Nord, entre véritablement dans l’histoire. Ce jour-là,
il lance, depuis Amasya, à quelque quatre-vingts kilomètres de la mer Noire,
une proclamation hostile à la politique d’Istanbul. Aux congrès d’Erzerum et
de Sivas succède, le 23 avril 1920, la Grande Assemblée nationale de
Turquie, réunie à Ankara, qui s’affirme comme représentante du peuple et
investit un Conseil des ministres dont Mustafa Kemal prend la présidence,
qu’il cumule avec celle de l’Assemblée. Jusqu’en 1922, les énergies
nouvelles, qui refusent le traité de Sèvres signé par le sultan, sont accaparées
par la guerre d’Indépendance, que terminent, le 11 octobre 1922, l’armistice
de Moudanya, puis, au 24 juillet 1923, le traité de Lausanne. Dès 1922 se
règle le problème du régime : le 1er novembre, Mustafa Kemal fait voter
l’abolition du sultanat ; Mehmed VI déclaré déchu, son cousin Abdul-Majîd
est appelé à prendre la charge du califat, fonction tout honorifique, mais qui
subsiste encore. Pendant l’été de 1923, des élections désignent, pour une
seconde Assemblée nationale, les candidats présentés par le « Parti du
Peuple » de Mustafa Kemal. Le 29 octobre, c’est la proclamation de la
République, la nomination de Mustafa Kemal comme président, et d’Ismet,
plus tard Inönü (du nom de sa victoire sur les Grecs), comme premier
ministre. Symbole de la Turquie nouvelle, en réalité revenue, après un
chemin dé plusieurs siècles, à son berceau anatolien : Ankara est promue
capitale.
Dernier acte le 3 mars 1924 : le califat est supprimé. H. Lammens rappelle
que Mustafa Kemal déclara à ce propos : « Le rêve séculaire, caressé par les
Musulmans, que le califat doit être un gouvernement islamique englobant
tous les Musulmans, n’a jamais pu devenir une réalité. Il est devenu au
contraire une cause de dissension, d’anarchie et de guerre entre les croyants.
Mieux compris, l’intérêt de tous a désormais tiré au clair cette vérité, que le
devoir des Musulmans consiste à posséder des gouvernements distincts. Le
véritable lien spirituel entre eux est la conviction que tous les croyants sont
frères. » (Coran, XLIX, 10)
Texte essentiel : non seulement il déblaie le terrain pour le nationalisme et
le laïcisme sur lesquels Mustafa Kemal entend édifier la Turquie nouvelle,
mais il légitime également tous les autres nationalismes de l’Islam, et au
premier rang celui des Arabes. Non sans déchirement, certes, car le califat,
c’était tout de même le symbole de l’Islam traversant les siècles, souvent
dans la grandeur et toujours dans la continuité : un Rachîd Ridâ, par ses
articles, mais aussi les Musulmans de l’Inde par leurs protestations ou encore,
au Hijâz, le roi Husayn, qui releva le titre califien entre le 5 mars 1924 et sa
déroute devant les Sa’ûdiens, le 13 octobre suivant, tous, sous des formes
diverses, crurent possible un rétablissement de la fonction prestigieuse. Peine
perdue : l’Islam, s’il subsiste évidemment comme ossature traditionnelle des
sociétés arabes, ne suffira plus néanmoins à définir les constructions
politiques que ces sociétés se préparent à élaborer.

Les Arabes : nations et nation


Le détail des influences réciproques entre les nationalismes turc et arabe,
pendant la période cruciale des mutations (XIXe siècle – début du XXe siècle),
reste encore mystérieux et n’autorise guère, en l’état actuel de nos
connaissances, que les interrogations. Deux exemples : dans quelle mesure
l’émergence des nationalismes arabes a-t-elle influé sur l’évolution des
intellectuels turcs, depuis l’« ottomanisme » jusqu’au panislamisme et, enfin,
au nationalisme pur ? En sens inverse, est-ce simple coïncidence qu’ après
avoir fourni un titre de drame au Turc Nâmiq Kemâl en 1872, le thème de la
patrie (watan, vatan) soit repris, quelques années plus tard, pour un drame
aussi, par l’Égyptien Abd Allâh an-Nadîm ?
Constatons en tout cas que les deux mouvements, turc et arabe, suivent des
croissances parallèles qui respectent au demeurant leur originalité à tous
deux. Pour les Arabes, dont il faut maintenant s’occuper, l’avènement de la
protestation nationale ne se sépare pas, on l’a dit, de la résurgence de l’Islam
voulue par les modernistes. Cela est vrai sans doute, mais à condition de
remarquer qu’un tel contexte n’est pas immuable et que, bien au contraire, la
pensée des réformateurs donne aux Arabes un poids croissant dans
l’entreprise de rénovation religieuse : le glissement est assez perceptible,
depuis le « panislamisme révolutionnaire » de Jamâl ad -Dîn al-Afghânî,
idéologie avant tout musulmane comme la vie de son apôtre, partagée entre
l’Afghanistan, la Turquie, l’Égypte, l’Inde, la Perse et l’Irak, jusqu’à
Muhammad Abduh et surtout Kawâkibî et Rachîd Rida, Arabes de souche et
qui assignent à l’élément qui les a vus naître une place de choix dans la
réforme de l’Islam et du califat.
La culture, du Proche-Orient aux Amériques
On ne dira jamais assez l’importance du mouvement culturel dans la
formation du sentiment national arabe. Désormais lancée, la Renaissance (an-
Nahda) passe les mers. Dans les années 1890-1910, l’émigration syro-
libanaise, jusque-là limitée à l’Égypte et à l’Europe de l’Ouest, commence à
gagner l’Afrique occidentale, l’Australie et surtout les Amériques, immense
champ d’action : on y dénombre, pour la période 1890-1929, 268
publications d’immigrés arabes, dont 205 journaux. La littérature connaît la
même vitalité : avec Jabrân Khalîl Jabrân, Amîn ar-Rayhânî et d’autres, de
nouvelles voix naissent, flottant entre le déracinement et le souvenir de la
patrie perdue, traduites parfois dans les formes originales du poème en prose
ou du vers libre.
Ce ne sont là, transplantées à l’étranger, que quelques formes parmi
d’autres de l’immense appétit de création et de lecture qui anime alors le
monde arabe. Fait symptomatique : en 1908, La Mekke elle-même a son
journal. Impossible d’entrer dans le dédale de cette floraison. Ne retenons
comme exemple, à ce titre injuste pour toutes les autres publications, que les
revues égyptiennes al-Manâr, déjà citée, al-Muqtataf (La Cueillette), fondée
à Beyrouth en 1877, mais émigrée au Caire, et al-Hilâl (Le Croissant, 1892).
Dans tous les pays, donc, passion de savoir : en 1907, Le Caire a sa
première Université, bientôt d’État en 1925. Damas suit en 1923, mais
précède en un domaine aussi important : en 1919, la première Académie de
langue arabe, de treize ans antérieure à celle du Caire, s’attelle à la mise à
jour de la langue dans le respect de ses structures fondamentales. Et partout,
la nouvelle génération des intellectuels de la Nahda, à cheval sur la culture
arabe et les influences étrangères, poursuit une œuvre immense d’adaptations
et de traductions : de l’Iliade à la Vie de Jésus et au roman naturaliste
français, sans oublier la littérature anglaise et même russe (avec un
« Américain », Mîkhâ’îl Nu’ayma), l’effort est peut-être désordonné dans son
élan juvénile, en tout cas sans précédent sinon aux premiers siècles de la
grande époque abbasside : « Sans les traducteurs du XIXe siècle, note
I. Kratchkovsky, la littérature arabe moderne n’aurait jamais pu être appelée à
l’existence. »
À cette ouverture sur le monde, les lettres arabes vont gagner deux genres
nouveaux : le théâtre et le roman. Le premier se limite d’abord à l’adaptation
de pièces européennes, sur des scènes populaires ou scolaires où il volera
ensuite de ses propres ailes : ainsi verra le jour le célèbre al-Watan,
d’Abd Allâh an-Nadîm. En 1912 se crée au Caire une troupe d’art
dramatique. Ces débuts, n’en doutons pas, sont difficiles : le théâtre arabe se
heurtera, notamment, dès 1917, à la concurrence précoce du cinéma égyptien,
ainsi qu’au redoutable problème de la langue (classique ou dialectal ?), qui
est finalement celui de son public même. Malgré tout, le travail
d’acclimatation se poursuit : dès avant 1924, l’expression scénique en arabe
trouve son théoricien avec Muhammad Taymûr.
Le succès du roman se dessine mieux, notamment sous ses formes
psychologiques, sociales ou historiques. L’Égypte et le Liban donnent le ton
avec Ya’qûb Çarrûf, Manfalûtî, Farah Antûn, Jirjî Zaydân. Deux succès,
pourtant, passent tous les autres : celui, d’abord, de Muwaylihî, l’auteur du
Hadîth Isâ ibn Hichâm, un conte ou, comme dit le titre, un « propos » qui, en
ressuscitant un pacha du temps de Muhammad Alî, permet de poser le
problème des conflits de générations entre l’Égypte du XIXe siècle et celle du
XXe siècle commençant : œuvre de transition, œuvre essentielle de l’histoire
de la littérature arabe moderne, le Hadîth innove par son sujet, mais renoue
avec les formes de la prose rimée en honneur au Moyen Âge. La révolution
véritable viendra en 1914, avec la Zaynab de Muhammad Husayn Haykal,
roman d’une jeune paysanne de la vallée du Nil, écrit sur un mode mi-réaliste
mi-pastoral et faisant appel, dans les dialogues, à l’arabe parlé égyptien.
Viendra bientôt, avec le frère de Muhammad Taymûr, Mahmûd, né en 1894,
le maître, salué comme tel, de la nouvelle réaliste.
Ce que cherche, à travers tant de fébrilité créatrice, le monde arabe alors en
train de naître ou de renaître, c’est, au-delà des thèmes de son renouveau, un
langage accordé au monde où il vit tout en restant fidèle à son être propre.
Dans cette aventure, le roman, la nouvelle et le théâtre, en tant qu’entreprises
littéraires où la prose peut parfois se complaire en elle même, le cèdent peut-
être à la masse énorme des textes écrits sous l’empire de nécessités plus
urgentes, où par conséquent la prose doit se mettre en travail, coûte que coûte
et très vite, pour se plier à l’expression qu’elle doit servir. De là l’importance
énorme revêtue par la presse, mais aussi par l’érudition et la critique, où
commencent à s’illustrer un Taha Husayn et un Kurd Alî, le fondateur de
l’Académie de Damas, par l’encyclopédisme vulgarisateur de Jirjî Zaydân,
enfin par les exposés doctrinaux, où nous retrouvons, avec quel poids ! les
réformistes religieux, auxquels nous ajouterons ici les orateurs politiques,
comme Sa’d Zaghlûl, et les publicistes : Mustafâ Kâmil, Salâma Mûsâ, le
fondateur du Parti socialiste égyptien (1920), et Qâsim Amîn, l’apôtre du
féminisme.
La preuve que le combat se situe bien au niveau de la prose, c’est que la
poésie, souveraine dans la tradition classique, accuse maintenant, par rapport
à sa rivale, à la fois une infériorité quant au volume brut de la production et
un retard quant à la rénovation des thèmes et des formes. C’est qu’elle paie, à
vrai dire, cette poésie, le prix de sa longue prééminence : dernier bastion,
précisément, du classicisme, moins engagée au demeurant dans les nécessités
du siècle, elle ne s’ouvrira que lentement aux influences occidentales : plus
que l’Égyptien Chawqî, le « prince des poètes », mort en 1932, son
compatriote Hâfiz Ibrâhîm, le « poète du Nil », s’intéresse au monde où il vit
et à ses problèmes sociaux. Tout cela reste, au moins sur le plan de la
novation, en deçà de l’Irakien Zahâwî, qui, en même temps qu’il engage la
poésie dans le siècle, entend la libérer des contraintes de la métrique
traditionnelle, et surtout en deçà de l’école libanaise, celle de l’émigration,
aux Amériques ou en Égypte (Khalîl Matrân). Il n’importe : la véritable
révolution, celle qui coupera véritablement les amarres avec la tradition, ne
prendra place ici que dans l’entre-deux guerres.

Les intellectuels et la nation


Ces prosateurs, ces poètes participent, de façon active, aux mutations de leur
époque. Ils ne suivent pas tous, certes, les mêmes voies : certains, en art au
moins, restent plus modérés, conservateurs même. Mais tous sont engagés
dans l’histoire politique et le payent parfois de l’exil ou de la prison. Surtout,
leur effort tend, même au travers des dissonances éventuelles, à modeler une
sensibilité commune et immédiate au patrimoine rénové des lettres arabes. En
d’autres termes, tous sont reflets et moteurs à la fois des changements qui
s’opèrent dans la mentalité collective des peuples arabes, peut-être même,
déjà, du peuple arabe.
Ce nationalisme naissant, on le saisira au mieux dans ses manifestations
extérieures, en considérant comme test de son avènement sa résistance et sa
définition non pas seulement par rapport à l’Europe mais, plus encore, à la
Turquie, État musulman et siège du califat. Dans la maturation de ce
sentiment national, on peut considérer qu’un premier tournant décisif s’opère,
en Syrie et en Irak, vers les années 1905, plus tard dans les pays non soumis à
l’autorité politique ottomane, par exemple l’Égypte, dont les vocations, riches
et multiformes, demanderont un examen particulier.

Un arabisme adulte : Syrie et Irak


Des efforts de l’intelligentsia des villes syro-libanaises étaient nées
différentes sociétés, littéraires et parfois politiques, souvent secrètes à l’image
de la franc-maçonnerie, comme celle qui, née à Beyrouth, se manifesta, vers
1880, par une campagne de placards appelant à la lutte armée contre la Porte.
D’abord limitée à de petits groupes, l’action put ambitionner bientôt des
rassemblements plus vastes : vers 1905, la « Ligue de la Patrie arabe »,
fondée à Paris par Negîb Azûrî, tout en reprenant le thème, cher à Kawâkibî,
d’un califat arabe installé au Hijâz, va plus loin lorsqu’elle affirme que les
Arabes constituent une « homogénéité nationale, historique et
ethnographique » qui entend désormais se détacher de l’Empire ottoman et
« se constituer en État indépendant ». Ces idées, reprises dans un livre du
même Azûrî, le Réveil de la nation arabe (1906), puis dans une revue fondée
par lui en 1907, L’Indépendance arabe, ne trouvent pas, certes, un écho
immédiat ni unanime : c’est l’époque où certains, tablant sur le réformisme
jeune-turc, rêvent encore de « fraternité arabo-ottomane » : le congrès arabe
de Paris (juin 1913) n’osera pas aller jusqu’à la remise en cause totale de
l’autorité de la Porte.
Si le tournant des années 1905 peut néanmoins être baptisé, comme on l’a
fait plus haut, de décisif, c’est parce qu’il donna, à certaines tendances, assez
de corps pour qu’elles fussent désormais en mesure de recevoir une
impulsion décisive de l’histoire : celle de la révolte arabe, de son
martyrologe, de ses succès, surtout de ses rancœurs. Les intrigues
britanniques, les rêveries discutables d’un Lawrence, la révolte du chérif de
La Mekke, Husayn, en 1916, sont peut-être, sont certainement, pour la prise
de conscience du monde arabe par lui-même, moins importantes que les
déceptions causées en profondeur, dans les milieux intellectuels et dans les
masses, par le revirement jeune turc que symbolisent en pays arabe les
victimes de Djemal et, du côté de l’Occident, par l’affaire sioniste ou par les
traités de paix. La même ambiguïté (pour ne pas aller au-delà de ce terme)
qui préside à la déclaration Balfour avait été auparavant un des traits
dominants de l’accord de 1916, dit accord Sykes-Picot, conclu en dehors de
tout interlocuteur arabe. S’il n’excluait pas, grâce à une formulation très
vague, l’idée d’un État rassemblant les populations du Croissant Fertile, ledit
accord, en fait, revenait à un véritable partage des dépouilles ottomanes entre
la France et l’Angleterre, au mépris des vœux des peuples et des réalités
géographiques, historiques ou socio-économiques.
Le régime des mandats, précisé par le congrès de San Remo (avril 1920),
dut ainsi, pour s’implanter, vaincre une nouvelle révolte arabe qui différait
beaucoup de celle de 1916, car elle commençait à échapper aux princes pour
passer aux peuples. Réunis à Damas, deux congrès élus avaient proclamé, en
mars 1920, l’indépendance de l’Irak avec, pour souverain, Abd Allâh, second
fils de Husayn, et, d’autre part, celle de la Syrie, du Liban et de la Palestine
sous la forme d’un État unique et souverain : mais le frère cadet d’Abd Allâh,
Fayçal, s’il est bien élu roi de cette grande Syrie, se voit très vite dépassé :
c’est malgré lui et contre lui que se fait la résistance à l’occupation française
de 1920, une résistance qui s’étend du reste, on l’a dit, à l’Irak et qui
reprendra en 1925, au Djebel Druze et à Damas même, que le général Sarrail
bombardera le 18 octobre. Les rois pourront revenir, d’ailleurs sous des
modalités différentes (Fayçal en Irak, au mois d’août 1921, Abd Allâh dans
une Transjordanie séparée de la Palestine, en 1923), cette réapparition ne fera
taire ni les appétits de l’Occident ni les rancœurs qu’il aura suscitées pour
avoir été parjure aux promesses faites : il cumulera contre lui, la Turquie
s’étant retirée de la scène, les foudres d’un Islam indéracinable et d’un
nationalisme désormais adulte.

Au Maghrib : le tournant de l’après-guerre


Dans les pays directement soumis à l’autorité de cet Occident, comme
l’Afrique du Nord, la formulation d’un nationalisme arabe est freinée par les
conditions mêmes du système colonial. L’occupant jouant ici tout à la fois le
rôle de repoussoir et d’exemple, la protestation locale consiste à retourner
contre lui ses enseignements : elle se réclame avant tout d’un réformisme
politique soucieux d’assurer aux élites locales les responsabilités
administratives accaparées par l’étranger. Toutefois, même si ces élites, sous
l’influence de l’Occident, se sentent moins liées que les masses aux
impératifs de la religion musulmane, elles ne peuvent pas refuser jusqu’au
bout l’appui de cet Islam qui fournit, face à l’occupant, un réservoir de forces
de contestation toujours disponibles.
La référence à une société musulmane, ainsi incluse dans la lutte politique
contre l’Occident, va peu à peu se cristalliser après la Grande Guerre, dans
les rancœurs que suscite le maintien d’un même état de choses en dépit des
sacrifices consentis par les populations nord-africaines pour la cause de la
France. Le mouvement de défense et d’illustration de l’Islam se dessinera
nettement à partir des années 1925, avec les débuts d’Allâl al-Fâsî au Maroc
et, en Algérie, l’action des Oulémas (ulamâ’ : docteurs, sages) qu’Abd al-
Hamîd Ibn Bâdîs regroupera, en 1931, sous la forme d’une association. Si
différent qu’il puisse être, dans sa volonté de demander ses leçons au passé
musulman, des réformistes politiques façonnés à l’occidentale, l’Islamisme
n’en jouera pas moins un rôle essentiel dans la prise de conscience des
originalités locales : on a évoqué plus haut l’union réalisée au Maroc contre
la politique berbère du Protectorat.
Ce courant religieux, dira-t-on, ne draine pas, tant s’en faut, toutes les
résistances : le réformisme politique gagne lui aussi, dans les années 1925-
1930, avec une génération nouvelle une seconde jeunesse : à côté des Jeunes
Marocains d’Ahmed Balafrej, évoquons cette date du Destour tunisien que
constitue, en 1930, la fondation du journal La Voix du Tunisien par Habib
Bourguiba, et aussi l’ébauche des futures Fédérations des Élus musulmans
d’Algérie, enfin la naissance, en 1926, de l’Étoile Nord-Africaine de Messali
Hadj, qui réclame l’indépendance de l’Algérie. Et pourtant, malgré tant de
mouvements qui se constituent sans lui ou, en tout cas, pas qu’avec lui,
l’Islam va tenir une partie décisive : par lui, avec un certain retard, le
Maghrib s’ouvre aux idées de Jamâl ad-Dîn al-Afghânî et de ses disciples, à
l’histoire du Proche-Orient et de ses luttes, à la renaissance des lettres arabes ;
par lui, Islam et arabisme, ces deux forces que nous avons vues à l’œuvre, se
préparent à trouver ici d’autres carrières. Deux tests : en 1931, la Tunisie est
représentée au Congrès arabe et musulman organisé à Jérusalem par le Grand
Mufti, al-Hâjj Amîn al-Husaynî ; en 1936, sous l’influence de l’apôtre de la
« nation arabe », Chakîb Arslan, Messali Hadj, tout eu continuant à prôner
l’indépendance algérienne, renoncera à la perspective marxiste pour intégrer
cette indépendance dans le cadre commun de la renaissance de l’Islam et de
l’arabisme. Avec ces dates, nous entrons dans la plus récente histoire de
l’Afrique du Nord, une histoire où se retrouvent, vaille que vaille, les appels
de la communauté musulmane, de la communauté arabe et, de façon plus
originale, d’une communauté maghrébine forgée dans une même définition
par rapport à un même occupant.
L’Égypte : originalités et hésitations
Avec la Grande Guerre, l’Égypte accomplit un nouveau et grand pas vers
l’avènement de sa personnalité nationale. En 1914, en réponse à l’adresse du
Khédive Abbâs II, qui demandait aux Égyptiens et aux Soudanais d’appuyer
la Turquie en se soulevant contre les occupants de leur pays, l’Angleterre
avait placé l’Égypte sous son protectorat et déchu Abbâs au profit du prince
Husayn Kâmil, qui prenait alors le titre de sultan. Mais sitôt l’armistice signé,
une « délégation » (wafd) de la nation vint demander au Caire l’indépendance
de la vallée du Nil, depuis Khartoum jusqu’à la Méditerranée. Des troubles
suivirent, Sa’d Zaghlûl, le chef du Wafd, fut exilé. Apaisement en 1922 :
l’Égypte est proclamée État indépendant et souverain ; l’année suivante, le
sultan Fu’âd Ier devient roi et le pays est doté d’une Constitution du type
parlementaire, avec ministère responsable devant deux Chambres.
Une nation égyptienne voyait ainsi le jour politiquement. Mais de quelle
façon se définissait-elle dans les esprits ? Le contexte, ici, n’était pas le même
qu’en Syrie ou en Irak. Pour l’Égypte d’avant la Grande Guerre, le rappel des
vieux liens de vassalité avec la Porte se concevait d’autant mieux que, tout en
restant symboliques, ils permettaient de prendre une certaine distance vis-à-
vis de l’occupant anglais. Ainsi se développa, à la voix de Mustafâ Kâmil,
tout un courant nationaliste liant la cause égyptienne à la survivance d’une
Turquie forte et déclarant tout net ses réserves vis-à-vis de l’arabisme tel qu’il
s’élaborait alors dans les milieux intellectuels de Syrie et d’Irak, hostiles,
comme on l’a vu, à la Porte. Au reste ne s’agissait-il pas que de la Turquie :
l’Égypte, riche d’un passé multimillénaire, flottait alors entre un
panislamisme qui lui faisait souscrire en faveur des victimes musulmanes de
l’impérialisme, depuis le Rif jusqu’à Damas, un « pharaonisme » que venait
renforcer, en 1922, la découverte du tombeau de Toutankhamon et, enfin, une
vocation africaine qui avait nom Soudan, cette éternelle pomme de discorde
entre Le Caire et Londres.
Qui dira, ici encore, le rôle de la défaite turque, de la suppression du
califat, de l’essor du sionisme et du renforcement, en Égypte et ailleurs, de
l’occupation étrangère ? Dès 1928, les avis (fatwâ-s) des autorités religieuses
se multiplient pour rappeler que la doctrine de l’Islam est confessionnelle et
non nationale : preuve, donc, que l’idée de rapprochement interarabe est dans
l’air : et de fait, le débat s’installe quotidiennement dans la presse à partir des
années 1930. L’idée d’une communauté arabe, dans laquelle les disciples de
Jamâl ad-Dîn al-Afhgânî voulaient voir l’image et l’ébauche d’une autre
communauté, celle de l’Islam universel, prend ainsi un nouveau départ au
pays qui l’a vue s’ébaucher, mais un départ plus prometteur, car, si le
regroupement musulman est encore un rêve lointain, l’unité arabe, elle,
semble à portée : faite d’un passé qui puise à la renaissance littéraire et à la
lutte commune contre l’étranger, elle se perçoit dans les cœurs et sera bientôt
réclamée comme but politique. Encore quelques années, jusque vers 1936-
1940, et ce sera une nouvelle phase de l’histoire du Proche-Orient : une fois
disparu le rêve d’un royaume arabe au Croissant fertile, l’Égypte, reprenant
comme jadis dans l’histoire de l’Islam le flambeau que lui passent Damas et
Bagdad, deviendra le centre d’un grand mouvement vers une unité arabe
conçue désormais comme une association d’États : la seconde guerre
mondiale, ce sera, au Proche-Orient, la naissance de la Ligue Arabe.

Transition : la crise de l’indépendance formelle


Ainsi sommes-nous, depuis quelques pages, à cheval sur deux époques,
décalés. Mais c’est que l’histoire, avant nous, le fut. Nous pouvons parler ici,
dans ce même chapitre, de l’admission de l’Irak et de l’Égypte à la Société
des Nations en 1932-1937 ou du traité anglo-égyptien du 26 août 1936, car
tout cela, en un sens, appartient au passé : survivance que de maintenir,
moyennant quelques satisfactions de prestige, l’Irak et l’Égypte dans un rôle
de clients à perpétuité, dans le cadre d’un système ordonné et dirigé par le
capitalisme européen ; survivance que l’usure du Wafd, devenu parti
politique, coincé entre le roi et l’Angleterre, dévalué par les tentations et les
compromissions du pouvoir. Pendant que le vieux monde, au mieux, ne fait
plus que se survivre, de nouvelles forces mûrissent, qui regardent vers une
nouvelle, vers une vraie indépendance, définie à travers trois impératifs :
briser le cercle de la sujétion économique à l’Occident par le traitement sur
place des richesses nationales, répartir plus justement entre tous les citoyens
le produit de l’effort collectif, enfin retrouver une culture originale qui
permette de superposer, aux différents États nés de la colonisation, le
sentiment efficace d’une communauté (umma) plus vaste : celle des Arabes.
Cette crise, que nous appellerons, avec un sociologue contemporain,
Anouar Abdel-Malek, « crise des indépendances formelles », n’est pas autre
chose, en profondeur, que celle de nouvelles classes sociales arrivant à l’âge
d’homme entre les deux guerres. À la bourgeoisie libérale des années 1880-
1920 se joint ou se substitue, peu à peu mais en force, le petit peuple du
commerce, de l’industrie ou de la fonction publique, sans oublier les
étudiants dont le rôle est immense, car ils véhiculent, jusqu’au fin fond des
campagnes où nombre d’entre eux sont nés, les idées et les aspirations
nouvelles : changements d’autant plus considérables qu’ils affectent des
masses humaines en constante augmentation depuis le XIXe siècle, et ce
surtout au profit des villes (fig. 73), ces amplificateurs de crises.

Fig. 73. Tableaux du petit peuple du Caire, d’après


le Baedeker.
Le cas de l’Égypte (tableau A, ci-contre), précisément, illustre assez bien
l’actif et le passif de l’époque coloniale. Il y a indubitablement progrès, de
1880 à 1914, en matière d’hydraulique agricole, le premier barrage
d’Assouan (1902) permettant de systématiser l’irrigation pérenne et d’étendre
les superficies cultivées (tableau B, p. 346). Résultat : le taux de croissance
de la production agricole s’établit à 1,6 % par an, taux rapide et qui équilibre
celui de la population rurale. Mais le danger de la surpopulation apparaît
ensuite, malgré le fléchissement démographique dû à la mobilisation de
soldats et d’auxiliaires en 1914 –1918 : chiffré à l’indice 15 en 1914, le
revenu net par habitant rural fléchira ensuite pour tomber à 13 avec la
seconde guerre mondiale, tandis que la main-d’œuvre agricole excédentaire,
nulle en 1914, passera, pendant la même période, à 15 % de la population
rurale en son ensemble.
L’économie urbaine, quant à elle, change de signe avec la Grande Guerre :
jusque-là essentiellement fondée sur l’artisanat, elle connaît ensuite, grâce à
l’effort des capitaux (fondation du groupe bancaire Miçr en 1920), un essor
incontestable. Mais, pour être plus tardifs que dans l’agriculture, les facteurs
de distorsion n’en apparaîtront pas moins, plus graves peut-être : ils tiennent
au rôle encore excessif du capital étranger, au poids et à la stagnation du
secteur administratif, à l’expansion, ici encore, de la démographie, à la
poussée inflationniste qui se dessinera avec la seconde guerre mondiale, enfin
au développement de la scolarisation qui jette dans les villes un nombre de
diplômés incompatible avec les possibilités d’absorption du marché : en
moins d’un demi-siècle, l’Égypte de 1914 voit la population active de ses
villes passer de 32 % à 22 % de leur population totale : le sous-emploi des
cités vient doubler celui des campagnes. On conçoit que, pour ces masses en
difficulté, sensibles aux effets, même lointains, de l’éducation, le refus de
l’état de choses existant réunisse de plus en plus, dans une même réprobation,
l’étranger auquel on l’impute et les privilégiés qui en profitent ou s’en
accommodent : l’époque moderne se voudra un peu partout, en Égypte et
ailleurs, synonyme de ce double affranchissement qui se fait encore sous nos
yeux.
Et l’Islam ? On se tromperait fort si on le croyait oublié dans ce débat. En
réalité, l’évolution vers la nouvelle indépendance, économique autant que
politique, l’amènera à des choix : certains voudront séparer la religion de
l’État, d’autres démontrer que l’esprit égalitaire de l’Islam n’est pas
incompatible avec des démarches socialistes ou socialisantes, d’autres enfin,
récusant lesdites démarches, aller vers le progrès par une redécouverte de la
stricte doctrine musulmane. Qu’on le pose, en tout cas, dans l’accord ou dans
la confrontation, l’Islam, par cela seul qu’il continue à s’exprimer très haut,
au moins en dehors du monde communiste, entend bien prouver qu’il fait
toujours partie, môme s’il n’est plus leur seul moteur, de ces sociétés qu’il a
forgées tout au long de l’histoire.
CHAPITRE 3

L’Islam du XXe siècle depuis


les lendemains de la grande
guerre

Ce n’est pas un chapitre, mais plusieurs (et combien ?) qu’il faudrait écrire
sur l’histoire la plus présente de l’Islam. Sans doute pourrait-on objecter, au
simple vu du découpage chronologique, qu’il ne s’agit ici que de quelques
décennies, justiciables, à ce titre, de quelques pages, pour nous qui venons de
parcourir tant de siècles. Mais l’argument serait spécieux : pour l’Islam
comme pour le monde entier, le rythme de l’histoire s’est emballé, et ces
décennies-là risquent, plus tard, quand nos yeux se seront refermés, de peser,
à elles seules, leur poids de siècles. La période qui s’ouvre avec les années
vingt d’avant le second millénaire n’est pas un appendice de l’histoire de
l’Islam : elle en est, plus encore que toutes celles qui précédent, la chair et la
vie. Et de quel rythme, cette vie !
Pourquoi dès lors, ces quelques pages à peine ? L’éditeur, bien sûr,
invoque les limites dues à la collection ; et puis, dirait-il, il y aurait là, en
réalité, un autre livre, un livre entier, à écrire. C’est vrai, mais ce n’est pas
tout. D’abord, le lecteur, mieux au fait de cette histoire récente, peut ici
prendre plus facilement le relais des spécialistes. Car cette histoire est la
sienne ; aucune civilisation, aujourd’hui, ne saurait vivre ni être connue par
elle seule : le monde entier tourne avec. Et surtout, dans cette histoire qui
n’est encore qu’aventure à vivre, incertaine donc, le spécialiste est-il si sûr de
lui ? Après tout, les moyens d’information qui sont les nôtres, qui sont à tous,
permettent à chacun de se faire, par soi-même, sa propre idée du destin du
monde. De quel droit lui en imposer un autre ? À lui de juger, maintenant
qu’il est pourvu du dossier de l’histoire vécue par l’Islam jusqu’à ces années
qui nous paraissent d’hier. À nous, simplement, de mettre en place quelques
perspectives, de cerner quelques faits majeurs d’où l’avenir, demain, pourrait
bien naître.

Carte 22. L’Islam du XXe siècle.

L’Islam et le monde
Tel nous l’avons connu tout au long de l’histoire, tel nous le retrouvons, cet
Islam, défini à cette antithèse d’une situation géographique médiocre ou
difficile, conjuguée à une situation stratégique exceptionnelle. Encore faut-il,
en ce XXe siècle (carte 22), corriger quelque peu le tableau : à partir de la
longue et traditionnelle zone subdésertique, l’Islam a continué d’essaimer, sur
terre et au-delà des mers, des océans même, et si son cœur reste à la « région
des isthmes », ceux-ci, sur l’échiquier mondial, se sont chargés d’un sens
nouveau : passage obligé de certains grands courants de la vie du monde, ils
s’affirment de plus en plus comme l’un des plus fantastiques repaires de l’or
noir. À la fin du siècle s’y ajoute une diaspora de plus en plus importante à
l’intérieur du monde industrialisé occidental. Diaspora musulmane
revendiquée en Amérique et en Europe1 (ces chiffres sont probablement
surévalués car il est souvent difficile de savoir ce que représente d’être
musulman dans une société où la pression sociale ne s’exerce plus en faveur
d’un respect strict de la pratique de la religion).

L’Islam sur la carte


La population du monde, en 1976, a dépassé les quatre milliards. Mais quelle
est, dans ce total, la place tenue par l’Islam ? En 1970, les Musulmans étaient
au nombre de 520 millions environ, représentant le septième de l’humanité.
Au milieu des années 1980, on peut évaluer à plus de 900 millions le nombre
de ceux qui suivent aujourd’hui la religion de Muhammad, soit près du
cinquième. Au début du XXIe siècle, on dépasse largement le milliard
d’individus. C’est dire sa part croissante dans l’histoire de la planète. Mais le
chiffre global cache d’autres réalités : celle des poids respectifs des diverses
aires de l’Islam les unes par rapport aux autres. Que constatons-nous à la fin
des années 1980 ? Si l’on précise le schéma présenté dans le tableau, en
isolant certains ensembles à l’intérieur des grandes zones, on constate qu’une
bonne part de l’Islam est constituée par des aires regroupant autour de
cinquante millions d’habitants : pays arabes du Proche-Orient, Égypte,
Maghreb, Iran, républiques musulmanes d’URSS, Nigeria du Nord. Au-
dessus de cette moyenne, avec plus de quatre-vingts millions d’habitants, le
Pakistan, le Bangladesh et l’Inde musulmane ; tout au sommet, enfin,
l’Indonésie avec plus de cent cinquante millions.
Fig. 74. l’Islam en URSS : enfants d’Uzbekistan
L’Islam, on le voit, est, en sa grande majorité, un phénomène asiatique.
N’attachons pas toutefois plus d’importance qu’il n’en faut à ces distributions
géographiques et étudions plutôt une répartition selon les aires culturelles,
entendues au sens le plus vaste. Alors, nous observerons, avec la prudence
qui s’impose en de pareils regroupements, que le monde indien vient en tête,
suivi, sensiblement à égalité, des Arabes et de l’Indonésie, puis des Turcs (y
compris ceux d’Union soviétique qui deviennent indépendants dans la
dernière décennie du XXe siècle), de l’Afrique noire, des Iraniens.
Ainsi apparaissent, géopolitiques ou culturelles, les grandes citadelles de
l’Islam.
Gardons-nous au reste de les juger, les unes et les autres, en valeur
absolue. Ainsi en ce qui concerne les Musulmans d’Union soviétique, par
exemple (fig. 74) : pendant longtemps on a pu douter de les entendre, dans le
concert de l’Islam, à l’égal des voix de la Vallée du Nil ou des pays d’Iran.
En sens inverse, peut-on réduire l’aire arabe aux seuls pays du Proche-Orient
et de la Méditerranée méridionale, quand on sait que leur langage, expression
privilégiée de la civilisation de l’Islam et véhicule de la foi, se parle ou se lit,
au moins dans certains milieux, d’un bout à l’autre des terres musulmanes et
gagne aujourd’hui encore, comme en Afrique, des positions nouvelles,
parfois spectaculaires ? Voilà, déjà, quelques interrogations pour le présent et
le demain immédiat.
Il en est d’autres encore, que nous inspirent, toujours, les évolutions en
cours. Sur les 520 millions de musulmans de 1970, 375 environ appartenaient
à des États où leur religion domine, parfois exclusivement. Mais les 145
autres étaient soit minoritaires en leur pays, soit dispersés à travers le monde.
Pour une proportion allant d’un tiers à un quart du total, donc, l’Islam est en
situation de coexistence. Encore faut-il voir la force des liens qui l’attachent à
l’autre Islam, celui qui continue à inspirer, officiellement ou non, des sociétés
entières, nées d’une histoire dont il a été un des moteurs essentiels. Sur la
carte, l’Islam n’est pas seulement une définition possible de groupes
étatiquement organisés : efflorescent, dispersé même, il est le lien de ces
groupes au monde.

Des pays et des hommes


La carte, ces dernières années, a changé. À l’Orient de l’Islam, d’abord. Si
l’expérience pakistanaise entend se poursuivre vers une société qui se veut à
la fois moderne et respectueuse de l’idéologie musulmane, le nom même de
Pakistan se limite maintenant à l’ouest du bloc indien, l’autre partie de
l’ancien ensemble étant devenu un État sous le nom de Bangladesh. Non sans
mal, on le sait, et non sans que cette naissance ait déployé de singuliers et
graves prolongements sur l’échiquier international. Ici et ailleurs, pour
l’Islam comme pour le Tiers-Monde en sa totalité, le problème réside dans la
conciliation ou l’opposition de trois principes : le respect de la carte héritée
des temps coloniaux, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, mais aussi
l’histoire d’avant la colonisation.
Pour l’ancien Sahara espagnol, l’Algérie et le Maroc s’affrontent, la
première s’en tenant résolument aux deux premiers principes, tandis que le
second, composant avec la Mauritanie, invoque une mouvance traditionnelle.
Autres sujets de conflits, de litiges ou de rancœurs : les frontières
méridionales, encore, de l’Algérie et du Maroc ; l’Érythrée ; la région
d’Alexandrette, passée, sous le mandat français, de la Syrie, à la Turquie ; le
Golfe, persique ou arabe où l’Iran entend exercer une surveillance sans
partage ; le Cachemire, pomme de discorde entre le Pakistan et l’Inde ; le
problème pashto, entre ce même Pakistan et l’Afghanistan ; le séparatisme
latent des Beloutch ; les Kurdes, partagés pour l’essentiel entre la Turquie,
l’Iran et l’Irak. Ailleurs, d’autres États ont pu voir le jour dans les frontières
léguées par la colonisation : c’est le cas des pourtours maritimes de l’Arabie
méridionale et orientale, du territoire des Afars et des Issas, des Comores,
encore que Mayotte continue de relever de la France.
Reste surtout, pour l’avenir, le problème fondamental que représente la
Palestine. Guerre de 1973, prises d’otages, détournements d’avions et autres
opérations spectaculaires, la violence palestinienne se voulait réponse à celle
qui lui est faite : la privation d’une terre, d’une patrie, cette même privation
qu’Israël invoqua devant la justice des hommes, La tentative de paix
américaine a abouti aux accords de Camp David, au traité de Washington.
Mais une fois l’Égypte retirée du conflit, Israël a voulu, en 1982, détruire
l’O.L.P. au Liban au prix d’une guerre sanglante pour les civils. Il n’a réussi
qu’à se perdre dans une guérilla menée par une population entraînée à se
battre par de longues années de guerres intestines. Après l’évacuation du
territoire libanais, l’Intifada rappelle alors qu’avant d’être opposition des
superpuissances ou combats des États arabes contre l’État hébreu, le conflit
est avant tout lutte de deux peuples pour la même terre. La pierre jetée par
l’adolescent palestinien rend vaine toute tentative de paix qui se contenterait
de vouloir accommoder les États entre eux sans penser au peuple palestinien
qui existe en tant qu’entité nationale. Cette fois, ce sont les Palestiniens, après
avoir proclamé leur État, qui proposent un partage. Israël saura-t-il profiter de
cette occasion historique ou voudra-t-il, au prix d’une lecture de la Bible qui
privilégierait la terre sur les commandements, s’acharner à conserver des
Territoires occupés contre la volonté de leurs habitants ? L’échec du
processus de paix et le comportement suicidaire des deux parties sont-ils en
train de déstabiliser toute la région et de faire renaître une opinion publique
arabe et musulmane, anesthésiée par les régimes autoritaires toujours en
place ?
La guerre civile du malheureux Liban a pris son origine dans le problème
palestinien et la « seconde République » libanaise se fait le héraut d’« un
droit au retour » palestinien qui signifie pour elle la liquidation de la présence
palestinienne sur son sol. Pour l’ensemble du Moyen-Orient, l’absence d’un
règlement général de paix et de système de sécurité collective maintient une
course aux armements et la constitution d’« armes de destruction massive »
(missiles longue portée, armes chimiques, biochimiques et nucléaires)
inquiétantes pour le reste du monde. Le recours à la seule force ne pourra
faire l’économie d’une solution politique prenant en compte le droit
imprescriptible d’un peuple à disposer de lui-même et donc d’un sol qui ne
soit pas composé de « cantons » plus ou moins autonomes, sortes de réserves
indigènes.

Jeunesse et surpopulation ?
Reste un autre problème, entièrement aux mains des Musulmans eux-mêmes :
celui de leur nombre. Même s’il peut exister des particularités culturelles en
ce domaine, ils suivent le grand mouvement de l’humanité, dit de la transition
démographique.
Rien ne sera fait, c’était devenu une banalité de le dire, tant que la pression
démographique ne sera pas allégée à un point tel qu’il permette l’élévation du
niveau de vie. Mais les résistances sont fortes. Il n’y a pas que celles du désir
conscient, l’orgueil affirmé d’une nombreuse descendance, le pari de la
tradition musulmane sur la vie, ou, à l’inverse, dans les coins les plus reculés
du monde de l’Islam, la méconnaissance des données les plus élémentaires
sur les mécanismes de la fécondité. Il y a eu au moment des indépendances et
de la construction nationale, une exaltation du nombre. La conférence de
Bucarest, en 1974, entendit, à la grande surprise d’un Occident qui n’eût pas
dû être surpris, quelques-uns des pays les plus résolument engagés dans les
voies de la novation soutenir que la première richesse d’un peuple était son
nombre. Qu’avait dit de si différent notre XVIIIe siècle, par la voix d’un
Mirabeau ou d’un Rousseau, par exemple ? Et si l’Occident parle aujourd’hui
autrement, est-on si sûr qu’il ne le fasse pas parce que, face au Tiers-monde
ou, comme on le dit parfois, au tiers du monde, la démographie bascule
contre lui, lui l’ancien maître aujourd’hui dépossédé, mais à qui tout serait
bon, hommes ou techniques, pour ne pas être, justement, dépossédé tout à
fait ?
Que disent les chiffres ? Jusqu’aux années 1965, en effet, on peut parler de
démographie emballée, par le double jeu du maintien d’un taux de natalité,
extrêmement élevé et de la réduction des morts en bas âge, elle-même liée
aux progrès de l’hygiène. Au total, conjonction de « la mortalité de l’Europe,
en 1880, avec une natalité qui n’a dû être atteinte qu’aux meilleures périodes
du Moyen Âge » ; et situation d’autant plus tendue qu’elle ne voit pas devant
elle, comme jadis l’Europe, l’exutoire de la colonie ni, à quelques exceptions
près, et fort limitées, celui de l’émigration. En bien des points, l’année 1947
apparaît, au moins pour l’Égypte, comme le grand tournant, le départ d’une
grande explosion de la vie humaine, grâce à la réduction de la mortalité par
les antibiotiques. Dès lors, les années qui suivent voient le revenu par tête
accentuer son fléchissement dans les campagnes, et s’il se maintient, sans
plus, dans les villes comme au plan de la population prise en son ensemble,
c’est au prix de distorsions, d’inégales répartitions de la richesse produite :
entre la ville et la campagne, précisément, mais aussi, en chacun de ces deux
secteurs, entre les privilégiés et les autres, tous ceux qui rôdent autour ou en
deçà de la limite du sous-emploi. Déjà, quand éclate la révolution de 1952, il
s’agit véritablement de lutte pour la vie, en d’autres termes d’assurer à un
plus grand nombre d’hommes, par une distribution plus juste, le niveau de vie
moyen existant, de maintenir un peuple entier, un peuple accru, « hors des
impitoyables zones de la faim ».
Dès les années 1970, on parle d’une certaine réduction de l’explosion
démographique, Des chiffres avancés à Bucarest, retenons par exemple que le
taux brut de natalité, pour l’Afrique du Nord, passe de 46 ‰ en 1950-1965 à
45 ‰ en 1965-1970 ; pour l’Asie du Sud-Est, de 46 ‰ en 1950-1960 à 45 ‰
en 1960-1965 et à 44 ‰ en 1965-1970 ; mêmes taux, même évolution pour
l’Asie du Sud-Ouest, l’Afrique occidentale maintenant, elle, rigoureusement
inchangé un taux de 48 ‰. Les chiffres, on le voit, restent extrêmement
élevés, surtout si on les compare à ceux de l’Europe : 19,7 ‰. en 1950-1955,
19,2 ‰ en 1955-1960, 18,6 ‰ en 1960-1965 et 17,6 ‰ en 1965-1970. Un
des pays où la politique de planning familial a été le plus expliquée, la
Tunisie, offre les chiffres suivants : 46,2 ‰ en 1960-1961, 40,9 ‰ en 1965-
1969, 36,2 ‰ en 1970 et 34,8 ‰ en 1971.
Dans ces conditions, ce qui frappe dans l’étude démographique des
grandes zones dont relève l’Islam, c’est l’incroyable jeunesse de la
population, En 1970, la répartition des âges (ainsi classés : de 0 à 4 ans ; de 5
à 14 ans ; de 15 à 24 ans ; de 25 à 41 ans ; de 45 à 64 ans ; 65 ans et plus)
donnait les pourcentages suivants par rapport à la population totale : pour
l’Asie du Sud-Ouest, 17 % ; 26,1 % ; 18,5 % ; 23,1 % ; 11,6 % ; 3,7 % ; pour
l’Asie du Sud-Est, 17 % ; 26,3 % ; 18,1 % ; 24 % ; 11,5 % ; 3 % ; pour
l’Afrique du Nord, 17,6 % ; 26,18 % ; 18,8 % ; 22,7 % ; 11 % ; 3,1 % ; pour
l’Afrique occidentale : 18,2 % ; 26,5 % ; 19,6 % ; 23,8 % ; 10,4 % ; 2,5 %.
Les familles sont souvent encore pléthoriques, avec des taux
d’accroissement de plus de 2,5 % par an. Quelques repères : de 12 millions
d’habitants en 1925, la Turquie passe au double trente ans plus tard, à
40 millions en 1973 et à 48 millions en 1985 ; l’Égypte, de 13 millions en
1920 à près de 27 millions en 1961, à 30 millions en 1965, à 36 millions en
1973 et à 50 millions en 1986 ; l’Iran, de 15 millions en 1954 à 34 millions
en 1973 et à 42 millions en 1986 ; l’ensemble Pakistan-Bangladesh, de
75 800 000 en 1961 à 113 millions en 1965, à 140 millions en 1978 et
188,5 millions en 1985. Et partout les villes s’enflent : l’Afrique qui comptait
deux villes de plus d’un million d’habitants en 1950 en a huit vingt ans après,
l’Asie passant, elle, de vingt et un à soixante-trois. Un exemple de choix pour
l’Islam : Le Caire, 570 000 habitants en 1900, croît de un à six entre cette
date et 1960, passe à 4 millions en 1966 ; aujourd’hui, où on estime sa
population à plus de 10 millions d’âmes, le grand Caire regroupe (cartes 23-
24 pp. 356-357), avec Alexandrie, le quart environ de tout le peuple
d’Égypte, lequel dépasse les cinquante millions.

Carte 23. Le site du Caire (1967).


Ces villes énormes ne résolvent rien, ou du moins ne résolvent pas tout :
une part importante de leur population ne représente souvent que le trop-plein
d’une campagne surchargée, dont la démographie soutenue vient aggraver les
difficultés. La ville ne fait ainsi que symboliser et exaspérer les problèmes de
tout un pays surpeuplé, eu égard aux ressources actuelles : il y avait trop de
gens sur la terre d’Égypte pour que la réforme agraire de 1952 pût porter
véritablement ses fruits, et un partage intégral et radical du sol égyptien
cultivable entre les familles paysannes ne donnerait à chacune d’elles, selon
une estimation, que 1,6 feddan. soit deux fois moins que la superficie
nécessaire pour assurer son plein emploi. Et le barrage ? Il a permis
d’installer 400 000 familles, soit deux ou trois millions de personnes, quand il
en eût fallu en toucher dix.
Carte 24. Le Caire d’hier et aujourd’hui.
La fin du siècle donne une autre image. Obéissant à des causalités
apparentes différentes d’un pays à l’autre, partout s’observe une baisse
générale de la natalité2 (voir tableau pages suivantes).
Le tableau ci-avant montre qu’il n’existe pas en soi un régime
démographique musulman mais qu’il existe des grandes zones géographiques
ayant des performances économiques et démographiques analogues alors que
les pays membres appartiennent à des traditions culturelles et religieuses
différentes.
Concluons : l’Islam, avec l’Afrique et l’Asie dont il relève, joue un rôle
croissant dans la démographie du monde. Et d’un monde en pleine jeunesse.
Les problèmes, pourtant, sont à la mesure de cette masse vivante, de ses
exigences demain. Et c’est bien dans la perspective du premier quart du
XXIe siècle qu’il faut poser les grandes perspectives du développement à tous
les niveaux. Progressivement, la proportion des moins de quinze ans va
diminuer tandis que celle des plus de soixante-quatre ans n’augmentera que
lentement. La diminution de la charge de ces classes d’âge « non
productives » permettra-t-elle de donner des métiers à cette masse d’adultes
pour l’essentiel maintenant alphabétisés ? Le XXIe siècle sera celui de la
stabilisation démographique et certains experts prédisent même un
mouvement de décroissance analogue à celui que connaît actuellement le
monde industrialisé européen. Le grand défi d’aujourd’hui est de trouver des
emplois à cette multitude de jeunes afin qu’ils puissent vivre décemment. On
comprend l’attraction qu’exerce le monde industrialisé avec ses promesses
souvent fallacieuses de mieux vivre. Une fois cette grande vague de jeunesse
passée, le temps des migrations sera peut-être terminé.

La lutte pour l’indépendance


économique
Problèmes de l’Islam, problèmes du Tiers-monde. Les pays musulmans
héritent au XXe siècle de structures économiques et sociales le plus souvent
archaïques et d’un système d’échanges assujetti à l’économie capitaliste de
l’Occident. La volonté d’émancipation s’accompagne d’un transfert du
pouvoir au profit de nouvelles classes sociales ayant bénéficié d’une
éducation moderne.
Un peu partout la réforme agraire est à l’ordre du jour soit qu’elle
emprunte au procédé de la limitation de la propriété (200 feddans, environ
84 hectares, pour l’Égypte de 1952, mais la loi fixe ensuite, en 1961, à 50
feddans le plafond de la possession immobilière), soit qu’on ait recours aux
coopératives, systématiquement mises en place comme en Algérie ou
simplement favorisées, à l’instar du troisième plan quinquennal pakistanais
(1965-1970). Partout aussi, il faut diversifier les productions, accroître les
rendements et gagner aux besoins des hommes des terres nouvelles, en luttant
contre l’érosion, le sable ou le marais, en développant l’irrigation. De
l’Indonésie au Maroc, le barrage, parfois hérité de l’époque coloniale, est
devenu une sorte de symbole des âges nouveaux. Au-dessus de tous, ceux de
Tarbela au Pakistan, de l’Euphrate en Syrie, et, surtout, la masse du colosse
d’Assouan : 110 mètres de haut, 3,6 kilomètres de crête et une retenue de
130 milliards de mètres cubes, synonymes d’environ 500 000 hectares de
cultures nouvelles, soit 30 % de plus que les superficies actuellement
disponibles, sans parler de l’énergie électrique : 10 milliards de
kilowattheures par an.
Dans certains cas, la croissance démographique avec l’extension des
surfaces bâties remet en cause les progrès de l’agriculture. Plus grave est
l’absence de ressources supplémentaires en eau, une fois les grands
programmes hydrauliques achevés, alors que les besoins de la ville et de la
campagne continuent de croître.
La recherche de l’indépendance passe par une politique volontaire
d’industrialisation fondée sur la substitution des importations. Il faut à tout
prix, dans tous les secteurs où cela se peut, travailler à l’avènement d’une
économie autonome, traitant sur place les richesses nationales, suscitant elle-
même d’autres activités, réduisant la marge de dépendance vis-à-vis de
l’étranger en matière de produits finis et capable, à son tour, de soutenir au-
dehors la compétition. Ces programmes ambitieux ont connu d’incontestables
réussites, mais au temps de la nouvelle mondialisation, les marchés intérieurs
trop réduits ne permettent pas de rivaliser sur le marché mondial avec les
anciennes et nouvelles économies industrielles. Au temps des « ajustements
structurels » impulsés par les grandes organisations économiques mondiales
(Fonds monétaire international, Banque mondiale), il faut chercher de
nouvelles voies de développement avec le recours aux privatisations et la
spécialisation de produits orientés vers le marché mondial.
Qui dit développement dit nécessité de marchés, de capitaux, de cadres.
Par le libre jeu du commerce, plus souvent par voie de traité, les jeunes
économies ont voulu s’assurer les écoulements indispensables : chez les
riches d’Occident, bien sûr, mais aussi pendant un temps dans le bloc
communiste, voire dans les pays du Tiers-monde : Arabes tous ensemble ou
Maghrébins entre eux rêvent aussi de marché commun. Rêves raisonnables
sans doute, mais la réalité est autrement plus dure, qui enferme cette lutte
pour la vie dans un cercle sans fin : on ne vend, on n’achète vraiment qu’une
fois atteint un certain niveau de vie, et cette aisance ne s’obtient elle-même
qu’avec le développement, lequel est à son tour fonction de la capacité à
investir, en d’autres termes de l’argent, et nous voilà ramenés à la nécessité
de vendre ou, en attendant, d’emprunter : rôle ingrat et dangereux que celui
du débiteur, et qui pousse à accentuer, dans l’immédiat, l’effort demandé aux
peuples, à économiser au maximum sur l’aide étrangère en prélevant sur les
ressources locales les sommes nécessaires aux investissements. Mais la
marge reste grande à combler, les disponibilités de l’épargne, si valeureuse
qu’elle soit, ne pouvant tout de suite satisfaire aux besoins de
l’investissement, qui sont, eux, véritablement énormes, primordiaux et
surtout immédiats.

Le pétrole, perspectives et réalités


Qui dit Arabe dit pétrole : telle est l’équation désormais solidement établie
dans la conscience collective d’un Occident grand consommateur, et même
gaspilleur, d’énergie. Mieux vaudrait dire : Islam et pétrole. Car, outre le
Proche-Orient, l’Algérie et la Libye, l’or noir de l’Islam, ce sont aussi le
Nigeria, l’Iran, l’Indonésie, bientôt les pays riverains de la mer Caspienne.
Les chiffres sont éloquents (tableau p. 364). Le pétrole de l’Islam équilibre
celui du reste du globe, et le Moyen-Orient, à lui tout seul, fournissait, en
1974, près de 40 % du total. Aucun doute : pour le monde musulman, le
pétrole est source d’emplois, d’investissements, de création d’autres
industries, d’amélioration de la vie des hommes : recherches de nappes
aquifères, dessalement de l’eau de mer. Construction d’écoles et d’hôpitaux,
élévation fantastique du niveau de vie et du revenu moyen annuel par
habitant, le bruit de ces réalisations ou de ces projets nous revient
périodiquement, par la voix des médias, comme un chant à la gloire du
fabuleux trésor enfoui dans le sol d’un Cipango tout proche. On a pu croire à
une inversion du vieux mouvement de la richesse mondiale : de fournisseurs
de brut et clients de produits manufacturés, certains pays, où tout était à faire,
deviendraient transformateurs, sur place, de matières premières, et même
investiraient dans les entreprises européennes. Qui nierait, d’autre part, le rôle
international de l’or noir, depuis la création, notamment, de l’Organisation
des Pays Exportateurs de Pétrole ? On le voit bien avec les menaces
d’embargo, l’idée, périodiquement avancée, de lier le maintien de
l’approvisionnement régulier de l’Occident en énergie au règlement de
l’affaire palestinienne, le poids croissant de l’Arabie saoudite sur l’échiquier
mondial, la volonté de plier l’Occident, par la révision régulière des prix du
brut, à cette loi du marché dont il s’est fait, depuis si longtemps, le défenseur.
Pourtant, le pétrole n’est pas uniquement source de facilités et de
puissance. Sans doute les pays musulmans ont-ils pris le contrôlé de leur
production, arrachée à l’emprise des compagnies internationales : l’Iran du
docteur Mossadegh, puis l’Irak, l’Algérie, la Libye et même les pays
d’Arabie ont posé le principe de l’obligation des États vis-à-vis des richesses
nationales. Le premier choc pétrolier de 1973-1974 a quadruplé le prix du
pétrole, le second l’a plus que doublé, mais le contrechoc des années 1980 a
eu des effets non moins dévastateurs. Les revenus pétroliers de l’Arabie
saoudite connaissent une chute presque aussi brutale que leur hausse
précédente : 949 millions de dollars en 1969, 2,745 milliards en 1972,
22,574 milliards en 1974, 86,5 en 1977, 101,2 en 1981 mais 20 milliards en
1986. Ces oscillations brutales entraînent des troubles sociaux qui ébranlent
les États comme l’Iran à la fin des années 1970 et l’Algérie de la fin des
années 1980.
Sauf pour les pays du Golfe aux abondantes réserves et à la relativement
faible population, le pactole n’est pas inépuisable. Un prix trop haut
encourage le développement de ressources pétrolières nouvelles en dehors de
l’OPEP, comme en Alaska ou en mer du Nord, ou leur remplacement par
d’autres formes d’énergie comme le nucléaire en France. Après une gestion
assez bien coordonnée des prix dans les années 1970, la discipline s’effondre
dans la décennie suivante, se transformant en un chacun pour soi favorisé par
la meurtrière guerre entre l’Irak et l’Iran.
Les pays les plus favorisés en pétrole cherchent un développement
industriel et commercial censé leur permettre d’exploiter des ressources
nouvelles. Mais trop souvent, ils ne font que retrouver la dépendance envers
cette source d’énergie : les pays du Golfe ont ainsi essentiellement bâti une
industrie lourde sur une pétrochimie aux débouchés incertains. Pendant un
temps, l’abondance de ressources en capitaux a fait oublier la vérité des coûts
de production, d’où trop souvent des dépenses improductives obéissant à des
logiques de clientèles et de corruption plus qu’à la recherche de la rentabilité
des investissements.
Enfin, les fameuses royalties ne profitent pas à tout le monde et tout le
monde n’est pas riche en pétrole. Les disparités contribuent à accroître, en
pays d’islam, les tensions entre les nations dotées et les peuples pauvres sous
ce rapport, les « partageux » comme on eût dit en d’autres temps. Et ceux-ci
de rêver, dans la logique de l’égalitarisme musulman, à une mise en commun
des revenus pétroliers. Mais la richesse ne fait pas qu’opposer les pays aux
pays : elle agit aussi à l’intérieur des frontières des États ou du moins de
certains d’entre eux, creusant le fossé entre le peuple et le luxe de
l’aristocratie, propriétaire des sols fabuleux et dont les revenus ne
s’investissent pas tous aux tâches productives, mais aux objets de
consommation, voire aux dépenses somptuaires. Sans doute veille-t-on
mieux, ces dernières années, à estomper ces disparités : chez soi, par la
nationalisation des moyens de production et, socialisme ou libéralisme, par
l’élévation du niveau de vie, l’accession d’un nombre croissant d’hommes
aux profits découlant de la richesse pétrolière ; entre soi, par les aides d’État à
État, l’Arabie saoudite jouant ici les premiers rôles ; au-dehors même, par le
souci manifesté de ne pas pénaliser, à travers les hausses du brut, les nations
démunies de pétrole. Il reste que le désir de la solidarité, de la stabilité
générale par le bonheur du plus grand nombre, ne s’accorde pas toujours avec
des objectifs plus particuliers, liés, ici ou là, à la nécessité d’un
développement rapide, fondé sur des ressources naturelles aujourd’hui bien
réelles, mais dont personne ne peut prédire, dans le long terme, l’avenir.
Néanmoins au début du XXIe siècle, les pays musulmans restent encore
dominants dans le groupe des pays exportateurs de pétrole :
Carte 25. Le pétrole au Moyen-Orient en 1967.

S’instruire
De ce monde en pleine mutation, la jeunesse, on l’a dit, porte le grand espoir.
Encore faut-il que, parvenue à l’âge adulte, elle n’accroisse pas, de son poids
énorme, les charges d’aujourd’hui, mais qu’elle soit au contraire une des
forces vives du progrès. Pour cela, former, instruire. Et d’abord, accroître le
taux de scolarisation. Partout, l’éducation est une priorité nationale. Quelques
exemples, entre mille : l’enseignement « originel », par lequel l’Algérie
entend développer plus systématiquement l’étude de sa culture proprement
musulmane, a 900 élèves en 1963, 4 735 en 1966, 7 529 en 1968, 12 655 en
1971, 24 432 en 1974. Plus généralement, pendant les années 1968-1974,
l’Algérie passe de 1 551 000 écoliers à 2 622 000 ; de 166 000 lycéens à
455 000 ; pour le supérieur (1962-1973), de 2 908 étudiants à 20 048,
auxquels il faut ajouter environ 13 000 boursiers (1 739 en 1964).
Former, c’est d’abord préparer les cadres de demain, alléger peu à peu la
dépendance vis-à-vis de l’aide étrangère, en songeant surtout aux disciplines
techniques. Le tableau ci-contre donne, par universités et par filières, avec la
proportion d’étudiantes, les chiffres de l’Algérie pour 1970-1971. Volonté
marquée, on le voit, d’un effort important vers les sciences, et proportion non
négligeable, jusqu’en celles-ci, des filles, à Alger même du moins, la capitale
d’où vient l’impulsion. Le même effort se lit dans le nombre des stagiaires de
formation technique ; relevons ces quelques chiffres pour 1972 : 102 en
hydraulique, 53,3 aux travaux publics, 595 dans les postes et
télécommunications, 983 aux finances et au plan, 1 939 à l’intérieur, 2 593 à
la santé, 3 610 à l’industrie, 4 552 au commerce, 4 964 à l’agriculture et
7 699 au travail et aux affaires sociales.
Former, enfin, c’est ouvrir sur le monde, Sur les pays musulmans d’abord,
l’arabisation est partout à l’ordre du jour, plus eu moins avancée selon les
disciplines et l’ancienneté ou le caractère récent de l’indépendance. Il s’agit,
ici encore, d’instruire, mais, tout autant, de superposer aux dialectes, qui
étaient les seules langues nationales vivantes des masses aux temps de la
colonisation, l’arabe classique, modernisé, enrichi et assoupli, la langue de la
communication interarabe, la langue mondiale, aussi, reconnue comme telle
dans les instances internationales. Mais l’arabisation, comme, partout ailleurs,
le développement de l’enseignement des langues nationales, va de pair avec
une ouverture encore plus large sur le monde ; c’est un des phénomènes
majeurs de cette seconde moitié du XXe siècle que de voir les pays
anciennement colonisés développer, parallèlement à leur idiome national,
celui du colonisateur de jadis, utile si l’on veut communiquer avec le monde,
et, d’abord, entre les diverses aires culturelles de l’Islam. Jamais comme
depuis l’indépendance, le français, par exemple, n’a été enseigné avec cette
ampleur à la jeunesse du Maghreb. Niveau souvent encore insatisfaisant,
diront les éternels insatisfaits. Peut-être, mais il a fallu faire vite, et tout
l’effort actuel de scolarisation tend précisément à faire bénéficier un jour
l’enseignement, partout, de maîtres confirmés.

Concluons, sans donner aux statistiques ni aux faits une valeur absolue,
indépendante de la volonté et des espoirs des hommes. Sous peine d’insulter
à l’honneur des pays musulmans et à la simple vérité, on ne peut passer sous
silence l’effort fait pour transformer le système d’éducation hérité de
l’époque coloniale en un enseignement de masse et pour privilégier, dans ce
nouveau cadre, les disciplines fondamentales de demain. Des insuffisances
demeurent encore, ici ou là, quant à la qualité et, surtout, aux rapports
respectifs de la novation et de la tradition, mais c’est que les habitudes
culturelles ne se bousculent pas en un jour : sommes-nous, en France, si
satisfaits de nos chiffres ? Et puis, la formation intensive de techniciens ne
peut se faire dans l’absolu, soumise qu’elle est, pour chaque phase de
développement donnée, d’une part aux possibilités d’emploi offertes par
l’économie nationale et, d’autre part, au niveau et au volume atteints par
l’enseignement, lui-même parfois encore mobilisé, accaparé par la tâche
énorme, primordiale et immédiate, de l’alphabétisation. Tout cela fait bien
des difficultés : on ne peut nier que les pays musulmans les abordent avec
résolution.

Apogée et déclin du socialisme


Dans la partie décisive qui s’ouvre, c’est à l’État, promoteur et contrôleur de
la planification, que revient le premier rôle : d’où la nécessité de dire un mot
de la forme que revêt le gouvernement dans le monde musulman
d’aujourd’hui. Une revue des différents pays et de leurs régimes politiques
est exclue des limites du présent livre ; mieux vaut esquisser un panorama :
des pays musulmans proprement dits, d’abord, puis de ceux où l’Islam
dialogue avec d’autres systèmes socio-culturels. Après quoi l’on conclura sur
quelques traits d’ensemble.

L’Islam chez lui : des monarchies


au communisme

L’Islam des rois


Le système monarchique n’apparaît plus, de nos jours, à bon nombre
d’observateurs, que comme un phénomène isolé. La Libye, l’Afghanistan,
l’Iran ont basculé, depuis la première parution de ce livre, dans le camp des
républiques. Et surtout, là où les monarchies se maintiennent, elles ne
peuvent plus s’en tenir étroitement aux structures traditionnelles dans
lesquelles elles ont émergé de l’histoire. Cela est vrai pour la Jordanie, pour
le Maroc, riche de ses élites intellectuelles et qui propose un système de
monarchie résolue, d’ordre intérieur soumis à une stricte surveillance, allié au
nécessaire développement de l’héritage industriel de l’époque coloniale. Cela
est vrai, même, des Émirats du Golfe et de l’Arabie saoudite, où le
capitalisme le plus résolu, le maintien de vieilles structures, tribales par
exemple, ou l’application de la Loi coranique, voisinent avec le progrès de la
richesse pétrolière. Sans doute peut-on parler ici de côtoiement plus que
d’association véritable entre l’Islam traditionnel et le nouvel esprit qui
soulève le monde. Mais l’Arabie saoudite est aussi un centre de prédication
mondiale de la religion islamique. Partout dans le monde, la construction de
mosquées est financée par l’argent du pétrole et les imams, formés dans les
Villes saintes du royaume, prêchent dans tous les continents. Face à un
islamisme prôné par des autodidactes en religion, l’Islam puritain du
Royaume saoudien rappelle la nécessité de longues études théologiques et le
roi abandonne en 1986 le titre de « majesté », pour prendre celui de
« serviteur des deux Lieux saints de l’Islam », qui renvoie délibérément à la
titulature des anciens califes. C’est que la monarchie iranienne a montré les
dangers d’une politique de modernisation des structures économiques et
sociales qui se voulait volontairement hostile aux institutions traditionnelles
de l’Islam, chî’ite pour le coup. Dans la mesure où les monarchies actuelles
se situent plus volontiers dans une tradition historique appuyée sur l’Islam,
elles font face avec plus de facilité que les républiques à la contestation
islamique.

L’Islam des socialistes


Un pas de plus, et nous entrons dans la grande association des temps
nouveaux : celle de, l’Islam et du socialisme. L’Égypte de Nasser en fut un
premier modèle, l’exemple d’un pays qui sut mener à bien l’avènement de
son indépendance politique, puis travailler à vivre de lui-même : Suez, le
Haut-Barrage, les HLM du Caire, les terres conquises sur le désert, entre la
capitale et Alexandrie, l’urbanisme le long du Nil, autant de symboles offerts
au Tiers-monde de demain. Pour arriver à ses fins, l’accent est mis de plus en
plus sur la nécessité d’un socialisme propre, ni occidental ni marxiste,
soucieux au contraire de préserver coûte que coûte une originalité arabe et
surtout de restaurer une dignité nationale et humaine à un peuple trop
longtemps dominé par l’étranger et par les classes supérieures de sa propre
société. Celte double devise du socialisme et de l’arabisme, on la trouvera,
au-delà des rapprochements et des heurts, en d’autres pays ; dans la jeune et
ambitieuse Algérie, riche de son agriculture et de son pétrole et dont le
territoire immense s’en va plonger en plein cœur de l’Afrique, à
500 kilomètres au-delà du tropique du Cancer ; en Syrie, pays d’antique
paysannerie, mais qui s’attelle, lui aussi, à la tâche d’industrialisation ; en
Irak, enfin, où bien des choses ne sont pas sans rappeler l’Égypte, qu’il
s’agisse de l’histoire politique et diplomatique des dernières décennies ou des
grands fleuves ou des efforts faits aujourd’hui pour les discipliner : le tout
sans que soit détruite une forte originalité, tenant au volume de la production
pétrolière, aux problèmes de la minorité kurde et an voisinage de la Perse,
qu’on pressent aux formes de l’art et au nombre élevé des chî’ites.
Pour rester dans les pays arabes, une place spéciale doit être réservée au
Sud-Yémen où l’option socialiste fut clairement affirmée, et à la Libye, vaste
territoire où les tribus nomades sont revenues, après le départ des Italiens,
refluer jusqu’à la mer, mais aussi construction originale, groupant ensemble
les trois provinces de Tripolitaine, de Cyrénaïque et du Fezzân, riche de
réserves pétrolières et sensible, sur ses franges de l’Ouest, aux influences
libérales de la Tunisie toute proche ; mais l’originalité de la Libye, c’est
surtout celle que lui vaut le désir passionné d’un progrès et d’une justice
sociale fondamentalement voulus comme ceux de l’Islam lui-même et à
proposer, comme tels, non seulement au monde musulman, mais au monde
tout court.
Mais ce socialisme est aussi une étape dans l’histoire du monde musulman.
Il a été l’instrument de la construction de l’État après la Libération de la
domination coloniale. Il a épuisé ses capacités de développement
économique. L’Égypte de Sadate dès les années 1970, avec la politique
d’ouverture économique, a montré la nouvelle orientation. La restauration de
la libre entreprise est la démarche nécessaire pour faire réapparaître une
société civile que les appareils policiers ont trop longtemps enserrée.
L’Égypte de Moubarak a retrouvé la liberté de parole dans le cadre d’un
multipartisme qui ne dissimule pas un pouvoir présidentiel fort. Timidement,
à la fin des années 1980, la Syrie et l’Irak se lancent à leur tour dans cette
nouvelle expérience tandis que l’Algérie, dans des circonstances plus
dramatiques, va plus loin dans le sens de l’instauration d’une authentique,
démocratie pluraliste. Les deux Yémens fusionnent au prix d’un abandon des
idées marxistes longtemps proclamées.
La disparition de l’Union soviétique met fin au soutien extérieur dont
bénéficiaient les expériences socialistes arabes. La seconde mondialisation
exerce des pressions de plus en plus fortes en faveur d’un régime économique
libéral. Mais les régimes politiques freinent la tendance. Les classes
dirigeantes sont prêtes à s’octroyer les ressources économiques du pays, mais
refusent l’émergence de nouveaux compétiteurs qui, après l’économie,
pourrait s’intéresser au politique. Trop souvent l’espérance d’une transition
démocratique se transforme en constat d’une simple succession politique
héréditaire, même en régime républicain.

L’Islam des laïques


Avec la Turquie, c’est-à-dire avec le laïcisme résolu, nous assistons à la
séparation des deux forces, jusque-là conjuguées, de l’Islam et de l’État.
Inauguré par Mustafa Kemal dans un contexte qui, par la loi ou les
ordonnances locales, allait de la suppression du voile ou des tribunaux
religieux à l’adoption de l’alphabet latin, du calendrier grégorien, de noms
patronymiques et de codes calqués sur ceux de l’Europe, le laïcisme est
devenu l’un des principes de base de la Turquie moderne. Cela posé, il
convient de noter que l’Islam, surtout dans les campagnes et dans certaines
villes comme Brousse, a continué de faire preuve d’une remarquable vitalité,
contribuant pour une large part aux succès du Parti démocrate des années
1950-1960, pendant lesquelles la religion effectua un véritable retour sur la
scène politique. La chute de l’équipe Djalal Bayar-Mendérès en 1960 et la
promulgation, un an plus tard, d’une nouvelle constitution qui reste fidèle à
l’œuvre d’Alatürk attestent, certes, la vitalité du laïcisme kémaliste. Après le
temps des troubles des années 1970, l’armée, au prix d’un coup d’État et d’un
régime autoritaire, rappellera son attachement à l’héritage kémaliste et saura,
le moment venu, rendre la place à la démocratie. Aujourd’hui, l’Islam est
plus vivant que jamais en Turquie mais, en même temps, la volonté laïque est
toujours aussi affirmée avec la demande d’entrer dans la Communauté
économique européenne en pleine égalité avec les autres États européens.
Cette laïcité plus qu’autoritaire se double d’un nationalisme exacerbé qui
refuse la reconnaissance de la diversité ethnique du pays et qui ne connaît que
la voie de la répression, au risque de se voir interdire l’intégration à l’Union
européenne.
Pour être le mieux dessiné, le modèle turc n’épuise d’ailleurs pas toutes les
formes de laïcisme et de son affrontement avec l’Islam, De la lettre des
constitutions à la pratique quotidienne du gouvernement, les États musulmans
sont tous entrés, à des degrés divers, dans une ère nouvelle où l’Islam, même
s’il s’accorde à elles, n’est plus le seul moteur des sociétés qu’il a modelées.
La revendication socialiste, dont l’idée et le nom ont été lancés par l’Europe,
en est la preuve. Mais tous les régimes, à l’exception de celui de la Turquie,
n’ont pas renoncé à invoquer l’Islam comme justification. Dans bien des
pays, le droit musulman reste ou redevient la source principale de la
législation, en particulier dans les domaines de statut personnel. L’Islamisme
de la fin des années 1970 et des années 1980 a rappelé, au nom d’une
authenticité à préserver, la nécessité de s’inscrire dans la continuité d’une
culture et d’un héritage. Cela admis, tout est question d’interprétation : ceux
qui posent que la religion est avant tout une observation rigide et automatique
de lois et de préceptes, en négligeant l’esprit des règles de la religion et la
spiritualité qu’il inspire, sont peut-être bien plus étrangers à la tradition
islamique que ceux qui prônent, au contraire, une application souple de ces
règles, adaptée aux besoins de la modernité, et de la liberté individuelle.

L’Islamisme
L’Islamisme, ou utilisation de l’Islam à des fins politiques, n’est pas un fait
récent. Les sultans ottomans y ont eu recours depuis la fin du XVIIIe siècle
pour résister aux offensives de l’Europe impérialiste. Les réformistes
musulmans puis les Frères musulmans, à partir des années 1930, en ont
retrouvé les accents. Mais dans le monde arabe, qui était son principal foyer
avec le Pakistan, l’arabisme et le socialisme, en conjuguant la répression
policière et l’attraction des idées nouvelles, avaient réussi à le faire
disparaître dans la clandestinité. Ces deux courants, ayant réalisé une partie
de leurs programmes tout en étant devenus l’idéologie justificatrice de
pouvoirs autoritaires, ont perdu leurs vertus révolutionnaires. Logiquement,
l’Islamisme restait comme seule doctrine de contestation.
Mais il faut introduire bien des distinctions entre les différentes formes
d’islamisme. La prédication saoudienne, particulièrement active dans
l’ensemble du monde, n’est autre que la reprise, avec les moyens donnés par
les revenus du pétrole, de l’expansion du wahhâbisme longtemps confiné
dans la péninsule arabique. Œuvre de théologiens formés dans les Villes
saintes, elle n’a rien en soi de révolutionnaire : elle cherche plutôt à retrouver
le temps où la loi islamique était celle de l’État et où les religieux étaient les
conseillers du prince.
Tout autre est l’Islamisme des grands centres urbains de l’Islam sunnite.
Ses théoriciens, comme l’Égyptien Sayyid Qotb ou le Pakistanais Mawdudi.
sont des autodidactes en religion qui condamnent la servilité des religieux
envers les pouvoirs en place. Leur doctrine est radicale, appelant à l’utopie
d’une société où la loi de Dieu régnerait exclusivement et où toute forme de
politique serait bannie. Leurs disciples mélangent ces idées utopiques avec
l’Islamisation des concepts marxistes de prolétariat et de révolution dans un
cocktail idéologique dont il est parfois difficile de discerner la cohérence et la
continuité avec l’Islam classique. Présent dans l’ensemble de l’Islam sunnite,
ce courant n’a pas réussi, jusqu’ici, à se saisir du pouvoir bien qu’il ail
imposé à la société un certain retour aux nonnes de l’Islam et ait créé une
grande impression sur les médias occidentaux. Des pays comme la Syrie
n’hésiteront pas à pratiquer une sanglante répression qui fera des milliers de
victimes. L’Algérie lui emboîtera le pas avec bien moins de succès. Pendant
un temps, l’Occident soutiendra généreusement les « combattants de la
liberté » musulmans en Afghanistan. Mais le jihad contre l’Union soviétique
deviendra dans les années 1990 un combat armé et sanglant contre la
domination occidentale dans l’ensemble du monde musulman. Ces réseaux
étendront leur action à l’intérieur du monde occidental et le XXIe siècle
commence par une guerre contre un terrorisme qui, ne disposant plus d’un
sanctuaire en Afghanistan, s’inscrit à l’intérieur des dispositifs de la
mondialisation.
Le chî’isme révolutionnaire est un phénomène bien distinct. Il est d’abord
le produit d’une évolution théologique bien différente. À travers les siècles,
les grands ulamà’ chi’ites, les mujtahid se sont progressivement dotés des
qualités jusque-là réservées à l’imâm caché : pouvoir d’interprétation, modèle
à suivre pour les croyants. Il ne leur manque que l’infaillibilité. Ainsi le
religieux (faqîh) est devenu une sorte de délégué de l’Islam caché, en quelque
sorte un « vice-imâm » (nâïb al-imâm). En Iran, depuis le début du XXe siècle,
ils réclament un pouvoir de vérification de l’Islamité des lois. Mais la
monarchie des Pahlavi a refusé cette prétention et a vigoureusement battu en
brèche l’autorité des religieux.
En Irak, les religieux chî’ites ont été soumis à la dangereuse concurrence
des communistes. Ils ont réagi en élaborant tout un vaste corpus doctrinal
économique et social rejetant aussi bien le capitalisme que le communisme.
La rencontre dans les aimées soixante, dans la Ville sainte de Najaf, de
l’ayatollah (mujtahid) irakien Baqr al-Sadr et de l’ayatollah iranien
Khomeyni en exil en raison de son opposition au shah va conduire à la
définition d’une nouvelle théorie politique, la wilâyat al-faqih qui pose la
supériorité absolue de la loi islamique sur toutes les œuvres humaines, mais
dont l’application ne peut être assurée que par les seules personnes
compétentes, les religieux. L’État islamique à construire est alors défini
comme une sorte de théocratie constitutionnelle : d’une part, le vice-imâm
(rapidement appelé tout simplement imâm), nommé par un conseil d’experts
religieux, qui est le chef de la communauté islamique tout entière et qui
donne les grandes orientations de la politique de l’État ; d’autre part, un
pouvoir étatique avec une assemblée élue aux pouvoirs étendus et un
président de la République qui appliquent concrètement les orientations
données par l’imâm. Il pourra y avoir plusieurs républiques islamiques mais
il n’y aura qu’un seul imâm.
Outre ces définitions doctrinales, le groupe de Najaf réussit à organiser des
réseaux clandestins de religieux et de laïcs encadrant la masse des
« déshérités » iraniens. Ils savent utiliser avec habileté le contenu émotionnel
de la religion chi’ite et à faire revivre dans les événements contemporains
toute la martyrologie de leur religion. Profitant d’une crise de confiance dans
le système impérial, les révolutionnaires chi’ites réussiront magistralement à
canaliser les mouvements de masse et à s’emparer du pouvoir en 1979.
La révolution islamique a la vocation de s’étendre à l’ensemble du monde
musulman. Mais les autres tendances de l’Islamisme, en particulier le
wahhâbisme, n’acceptent pas cette prétention qui va à l’encontre d’éléments
essentiels du sunnisme, comme la croyance en l’unicité absolue de Dieu,
remise en cause par la dévotion aux imâms. La terrible guerre entre l’Irak et
l’Iran arrêtera l’expansion du mouvement qui n’aura d’écho que dans le
Liban en guerre. Dans les années 1990, la République islamique perd son
caractère révolutionnaire et accepte une certaine forme de pluralisme. Le
conflit entre « conservateurs » et « réformistes » s’accompagne d’un nouvel
effort de réflexion théologique qui pourra considérablement influer sur
l’Islam du XXIe siècle.
L’Islamisme ne doit pas cacher la permanence d’autres formes de l’Islam.
Le courant moderniste est toujours présent et inspire la conduite de bien des
équipes gouvernementales. Les confréries sont une réalité permanente de la
culture populaire dans beaucoup de pays, même si elles n’attirent pas
l’attention des médias occidentaux prompts à s’inquiéter de la « menace
intégriste ».

Islam et communisme
Pendant longtemps, le communisme a dissimulé la permanence de la culture
islamique, dans les pays qu’il dominait. Eu Chine, l’Islam a fait une large
place aux coutumes locales, depuis la mosquée-pagode (fig. 75 page
suivante) jusqu’à la consommation de la viande de porc et au culte des
ancêtres. La révolution culturelle lui a porté des coups très durs. Mais la
période « libérale » qui a suivi a montré la survie de la religion. On évalue
difficilement le chiffre des fidèles. En 1997, il y aurait neuf millions de
musulmans de langue chinoise et dix-huit millions de musulmans de langues
turque et iranienne. Dans ce second cas, la revendication religieuse se
confond largement avec la revendication nationale des peuples non-chinois
soumis à l’autorité de Pékin. En Europe, l’Islam a réapparu sur la scène
publique avec l’effondrement des régimes communistes balkaniques
(Albanie, Yougoslavie, Bulgarie). La renaissance religieuse est réelle mais le
fait musulman peut aussi prendre le caractère de définition nationale, surtout
dans un contexte de guerres civiles (Bosnie. Kosovo. Macédoine).
L’Union Soviétique, à l’instar des Empires coloniaux européens, avait été
un grand pays musulman, avec ses Musulmans du Caucase, d’Asie centrale,
de l’Oural méridional et de la moyenne Volga, sans parler des communautés
plus réduites. Au début du régime soviétique, on a même vu un islam
révolutionnaire avec un Sultan Galiev, qui. dans les années 1917-1928, rêva
de rassembler les Musulmans soviétiques en un même État et, conjuguant
l’Islam et le marxisme, de proposer ce modèle à l’Asie des révolutions
futures. Les conflits de l’époque stalinienne, les purges et les déportations
(celle, notamment des Tatars de Crimée, accusés de collaboration avec
l’envahisseur allemand), la laïcisation et la propagande antireligieuse, puis
l’accroissement de l’influence et de la population russe jusque dans les
Républiques d’Asie centrale, enfin dans les progrès réalisés dans l’éducation
ainsi que dans le domaine social et technique, tout cela a joué contre l’édifice
musulman traditionnel qui. pour survivre, a dû accepter de devenir un rouage
du système soviétique. Tout se passait à l’intérieur du monde russe puisque
les rapports avec le reste de la communauté des croyants étaient
drastiquement limités. L’identité proprement musulmane était devenue un fait
de vie privée tout en restant suffisamment forte pour interdire un véritable
mélange des populations, en particulier par les mariages mixtes.

Fig. 75. Chine, mosquée de Han Chia Chi.


Fig. 76. Islam en Europe chrétienne : panorama
de Sarajevo.
La renaissance démographique musulmane dans un monde soviétique
plutôt en voie de dénatalité a entraîné un mouvement de reflux de la
population « européenne ». Les indépendances octroyées plutôt que
demandées ont accéléré le phénomène. Les anciennes républiques
musulmanes de l’Union ont maintenant tous les caractères de la souveraineté
et développent des nationalismes qui peuvent les opposer les unes aux autres.
Progressivement ces pays, qui ont conservé une forte empreinte soviétique
dans leurs modes de gestion économique et politique, réintègrent les grands
courants du monde musulman contemporain avec une réislamisalion
conservatrice de la société, un islam officiel bien contrôlé par les pouvoirs en
place et l’existence d’un islam radical et contestataire.

L’Islam avec d’autres


Les pays que l’on vient de passer en revue étaient, de tradition, quelques-uns
des plus sûrs repaires de l’Islam, ceux, en tout cas, où il a fallu attendre
l’époque moderne pour le voir, lui jusqu’alors incontesté, majoritaire et
dominateur, désormais confronté à des idéologies venues d’ailleurs :
laïcisme, socialisme, communisme, mais il est d’autres pays où, de tradition
aussi, l’Islam a appris à dialoguer avec des sociétés et des cultures
différentes.
Au Liban
Tel était, tel devrait être le cas, exemplaire, du Liban, partagé à peu près pour
moitié entre Musulmans et Chrétiens d’obédiences diverses, mosaïque de
groupes dont chacun, pris séparément, est minoritaire, mais qui tous, font
entendre leur voix dans la vie publique. Depuis la seconde guerre mondiale,
un parlementarisme à base confessionnelle transcrivait, dans l’exercice des
responsabilités politiques, cette situation. Une première crise, en 1958, faillit
compromettre l’unité nationale. La guerre civile qui vient de se dérouler l’a-t-
elle définitivement condamnée ? Le Liban meurtri rappelle pourtant
inlassablement sa vocation : depuis toujours pays refuge pour les hommes, il
ne peut, il ne veut se couper ni du Proche-Orient arabe en son ensemble, ni de
l’Europe à laquelle le rattachent une longue tradition de culture française et le
poids des Chrétiens d’obédience romaine, maronite, surtout. Mais
aujourd’hui, trois questions lui sont posées : pont entre l’Europe et le monde
arabe, soit, mais sans mettre en cause l’appartenance, première et de principe,
à celui-ci ; on l’a bien vu avec la Palestine, qui fut et reste au cœur du
problème libanais. Progrès, certes, mais sans doute pas à l’ancienne façon,
dans le cadre d’une économie par trop libérale, où la richesse accumulée
laisse en dehors d’elle de larges couches de la population globale, musulmane
ou chrétienne. Enfin, le confessionnalisme se voit récusé de plus en plus, au
nom du patriotisme lui-même, soucieux de préserver l’entité libanaise. À
ceux qui invoquent les affrontements confessionnels de la guerre civile,
d’autres ont beau jeu de répondre qu’il faut précisément les dépasser si l’on
veut bâtir un Liban fraternel et aussi, une fois de plus et encore elle, sur un
modèle où l’Etat et la religion seraient enfin distingués, la Palestine de
demain.

Une frontière religieuse aux Indes ?


Autre exemple de ces dialogues : le subcontinent indien, où les syncrétismes,
on l’a dit, sont de règle. Résisteront-ils à l’organisation actuelle en trois États,
issue elle-même de la partition de 1947 ? On pourrait estimer, très
schématiquement, que les Musulmans restés en Hindoustan (moins de 10 %
de la population) perpétuent la tradition des rencontres, tandis que les
Musilmans pakistanais ont voulu démontrer par leur regroupement en un État
inspiré des principes de l’Islam, leur cohérence et, en un sens, leur
irréductibilité.
Mais n’exagérons pas : la répartition – ou la partition, comme ou voudra –
est moins simpliste. En fait, tandis que bon nombre des Musulmans de
l’Hindoustan, en position de minoritaires, s’accrochent de plus en plus à cet
Islam qui les définit, l’Islam du Pakistan, en sens inverse, paraissait à un
moment, sur les traces d’Iqbâl, universaliste, synonyme de foi, de progrès, de
justice sociale et de tolérance, ouvert, à ces titres, aussi bien sur le monde
moderne que sur les religions différentes, celles de l’Occident et celles de
l’Inde. Et puis, côte à côte, avec l’urdu, la langue du Pakistan, trait d’union
avec le monde persan et arabe, il y a, au Bangladesh, la langue de Tagore, le
bengali, spécifiquement indo-aryen, lui, et qui lient à l’Inde éternelle aussi
bien par son alphabet que par tout un immense passé littéraire.
Jugeons donc cet Islam à l’échelle du subcontinent en son ensemble : c’est
plus sage et plus conforme à sa grande tradition. Et ne désespérons pas, pour
peu que les problèmes d’aujourd’hui se règlent. Cachemire en tête, des leçons
que l’Inde entière, à travers cette religion qui est la sienne autant que
d’autres, pourrait encore nous donner demain. Néanmoins, ces dernières
années la radicalisation politique des identités musulmanes et indoues est un
sujet d’inquiétude pour la communauté internationale, d’autant plus que
maintenant l’Inde et le Pakistan se sont dotés d’armements nucléaires et
balistiques.

Dans le monde malais


Fig. 77. Danseur moro des Philippines.

Fig. 78. Java : danseuse du sultan de Solo.


Au centre de celte poussière d’îles et de promontoires, la Malaisie (où
l’Islam représente 58 % de la population) et l’Indonésie (87 % de
musulmans) tandis que des minorités musulmanes sont présentes aux
Philippines (5 % de 77 millions d’habitants), en Birmanie (4 % de
47 millions d’habitants), en Thaïlande (3,5 % de 62 millions d’habitants) et
au Cambodge (2,5 % de 13 millions d’habitants) soit un total d’environ
200 millions de Musulmans. En chiffres absolus, donc, l’Islam est ici chez lui
en Indonésie et en Birmanie, autant qu’en pays arabe par exemple, et la
Malaisie le reconnaît effectivement comme religion d’État. Mais, à la vérité,
il s’agit, en Indonésie surtout, d’un Islam extrêmement hospitalier ou, pour
mieux dire, d’un Islam qui s’est installé dans la maison sans en chasser les
premiers occupants : animisme et hindouisme.
Il y a donc, ici aussi, brassage, rencontre, et cette tradition se poursuit
aujourd’hui, où l’Indonésie moderne a réenglobé l’Islam dans le fameux
contexte des cinq principes de la République : foi (mais la liberté de
conscience est proclamée), nation, démocratie, justice sociale et civilisation.
À noter, entre autres caractéristiques, le statut de la femme qui a échappé
presque partout à la polygamie comme au voile et dont l’accession massive à
l’éducation et aux responsabilités est certainement un des meilleurs gages
d’avenir de l’Islam indonésien : un Islam, au total, spécifique, puissant aussi :
ce pays musulman, l’un des mieux représentés au pèlerinage annuel à
La Mekke est incontestablement un des pivots du Tiers-monde, le berceau de
l’esprit de Bandung, et sa proximité n’est pas sans expliquer, en partie au
moins, la poussée politique de l’Islam aux Philippines. Le problème qui reste
aujourd’hui posé, au lendemain des grandes secousses anticommunistes, est
d’ordre interne : cet Islam majoritaire et national, qui a su s’intégrer si
puissamment à la vie politique du pays, demeure tiraillé lui-même, entre Java
et Sumatra, entre la tradition et le modernisme, saura-t-il donner à la
république indonésienne la cohésion dont elle a tant besoin ?

L’Islam et l’Afrique
Enfin, et trop vite encore, l’Afrique au sud du Sahara : sans doute environ
150 millions de Musulmans, dont 40 % ou presque dans le seul Nigeria,
véritable bastion de l’Islam noir et le reste réparti à lieu près également entre
l’Ouest et l’Est du continent. Majoritaire ou seul pratiqué au Sénégal, au
Mali, en Guinée (fig, 79), au Niger et en Somalie, l’Islam se situe, comme en
Gambie, en Nigeria ou au Tchad, aux alentours de la moitié de la population
totale. Ailleurs enfin, il est minoritaire, à des degrés divers : il représente, par
exemple, le quart ou le tiers de l’Éthiopie, le sixième environ de la Tanzanie
(mais Zanzihar est entièrement musulmane). Le Soudan est à part : le quart
environ de ses habitants reste attaché, dans le Sud, aux langages locaux, à
l’animisme ou au christianisme, le tout étant allé parfois jusqu’à la révolte
ouverte contre le Nord musulman, linguistiquement et culturellement
imprégné des influences venues depuis le nord de la vallée du Nil ou les
rivages opposés de la mer Rouge : le Soudan, pays d’une « africanité sans
négritude » (J. Berque), est membre de la Ligue des États Arabes.
Il est difficile, prématuré, un tout cas, de prédire l’avenir de cet Islam
africain, tant ses colorations varient : selon les pays et les classes, il conserve
le système traditionnel des confréries (Tijânites, Qâdirites), ou le conteste
vivement, ou bien encore l’ouvre aux impératifs modernes : exemple célèbre
que celui des Mourides du Sénégal, qui contrôlent en ce pays la moitié de la
production des arachides.

Fig. 79. Mosquée peule au Fouta-Djalon, en Guinée.


Semblablement, on notera que, si cet Islam est parfois le signe d’une
incontestable arabisation culturelle, il ménage les héritages immémoriaux et
les intérêts propres de l’Afrique sur l’échiquier international.
Un fait certain, toutefois, l’Islam africain, « tolérant et ouvert », qui
« laisse une place de choix à la femme, à la mère », est en pleine vitalité,
démographique et missionnaire : d’après V. Monteil, ses effectifs auraient
doublé en moins de trente ans.

Des traits communs


Concluons sur quelques considérations d’ensemble : ces traits communs, ce
sont ceux, d’abord, de l’Islam tout entier, mais aussi, en un sens plus large
encore du Tiers-monde. Partout, nous sommes en présence de sociétés où
s’affrontent une modernité parfois jugée synonyme d’occidentalisation et un
héritage culturel trop souvent qualifié d’authenticité. Que l’Islam soit un trait
d’union entre bien des pays, ne doit pas faire oublier que partout le fait
national triomphe. Le développement a été la grande entreprise de la seconde
moitié du XXe siècle. Les idéologies de mobilisation collective ont insisté sur
les idées de progrès et de justice sociale et les déceptions de la fin du siècle
ne doivent pas faire oublier les acquis do cette période : extension
considérable de l’espérance de vie, diminution drastique de l’analphabétisme
dans les jeunes générations, rôle croissant de l’État.
L’autoritarisme a été le corollaire de cette entreprise. Sauf en de rares pays,
le jeu parlementaire, souvent essayé au lendemain de l’indépendance, a cédé
un peu partout ses positions à des régimes de type présidentiel ou dictatorial :
régimes forts (sauf la réserve des contrecoups éventuels qu’ils peuvent
susciter), régimes soucieux de concentrer le pouvoir autour d’un homme,
d’une équipe ou d’un parti unique en qui le peuple puisse reconnaître ses
ambitions, ses espoirs et ses colères. Sukarno, que citait V. Monteil, l’avait
dit en 1957 : « Nous avions utilisé un système faux, ce style que nous
appelons la démocratie occidentale […], démocratie d’importation,
démocratie qui n’est pas en harmonie avec l’âme de la nation. »
Ces régimes sont maintenant contestés. Le risque est de voir s’établir, au
lieu d’un recours à la démocratie libérale que rien n’interdit, bien au
contraire, en Islam, de nouveaux pouvoirs fondés sur une radicalisation de la
culture du ressentiment nourrie par une mondialisation non maîtrisée et une
hégémonie américaine aux comportements parfois irresponsables.
Mutations culturelles
La nation au sens historique et social ou, si l’on veut, celle de toujours et
celle d’aujourd’hui, celle dont la cohésion s’appuie sur le souvenir et celle
dont la cohésion se crée, s’augmente quotidiennement à proportion de la
justice et du bonheur qu’elle sait distribuer à ses fils, celle qu’il faut
redécouvrir et celle qu’il faut édifier, voilà décidément la grande affaire de la
révolution nouvelle. À ces deux plans du passé et du présent, l’Islam continue
de jouer, mais il le fait selon des modalités diverses, liées au degré
d’ancienneté de son implantation.

Islam, culture et devenir


Chez les nations qui connaissent l’Islam de longue date, mettons depuis le
Moyen Âge, comme les Arabes, les Persans et les Turcs, nul ne lui contestera
sérieusement le privilège d’être un des signes majeurs de l’histoire ; d’une
façon ou d’une autre, la redécouverte, l’exaltation du passé ne pourront pas
ne pas être celles de l’Islam lui-même : un Taha Husayn ou un Tawfîq al-
Hakîm, pour s’en tenir à ces deux grands noms des lettres arabes
contemporaines, ont réanimé, par le récit ou le théâtre, l’aventure de l’Islam
commençant.
Les clivages commencent lorsque la religion entend dire son mot sur les
efforts de rénovation sociale. La différence sera grande ici, entre tous ceux
qui, tels les Oulémas (ulamâ) d’Afrique du Nord ou, depuis leur fondation en
1928, par Hasan al-Bannâ’, les Frères Musulmans du Proche-Orient, se
refusent à dissocier ce renouveau d’un recours à l’Islam, ceux qui, tout en
s’inspirant d’idées modernistes venues d’ailleurs que de l’Islam, tiennent à se
ménager son accord (ce serait le cas de nombreux pays arabes), et ceux,
enfin, laïcistes ou marxistes, qui reconnaissent bien le rôle éminent de l’Islam
dans l’histoire, mais lui dénient d’une façon ou d’une autre, au profit du
pouvoir politique, l’initiative en matière sociale.
Chez les nations où l’Islam est plus récent, comme celles de l’Afrique
noire, la perspective appelle plus de nuances. Le phénomène de
l’Islamisation, même tenu pour l’épanouissement de l’histoire nationale, ne
l’épuise pas ou, du moins, ne l’écrase pas, quantitativement, de sa masse ; il
la couronne peut-être, comme à l’époque de la lutte anticoloniale, mais il s’y
fond. Semblablement, et même si son apparition a modifié quelques-unes des
structures de l’Afrique traditionnelle – ou plus précisément, selon l’analyse
marxiste, fourni à point nommé, notamment dans le contexte de l’Afrique
colonisée, l’armature nouvelle requise par des systèmes socio-économiques
en pleine mutation –, il reste que les succès de l’Islam ont été aussi, dans une
large mesure, liés à sa sagesse, à sa plasticité, à son respect vis-à-vis d’autres
institutions, dans l’ordre familial ou culturel par exemple. Cette double
inscription, dans le « fondamental » et dans l’histoire, doit donner, en ces
sociétés africaines de plus en plus évolutives et en même temps de plus en
plus soucieuses de leur personnalité, la mesure des succès musulmans à
venir : ce n’est pas un hasard si la contestation porte aujourd’hui, comme
pour certaines confréries, sur les formes les plus figées et les plus repliées sur
soi de cet Islam noir.
Peut-être en dira-t-on autant d’un autre Islam, celui de l’océan Indien,
amalgamé lui aussi à l’histoire, aux structures et au devenir des sociétés
locales, depuis plus longtemps, pour l’essentiel, que le monde de l’Afrique
noire, mais postérieurement aux Arabes et aux Persans, sinon aux Turcs.

Les moyens d’une reculturation


Quoi qu’il en soit de ces différences, d’un bout à l’autre du monde
musulman, la nation telle qu’elle s’est forgée dans l’histoire, la nation qu’il
faut redécouvrir ne peut séparer son passé de celui de l’Islam qui l’a vue et
même, parfois, qui l’a fait naître. Face à un christianisme complexe, il
fournit, cet Islam, les thèmes de croyances simples et souples,
s’accommodant des vieilles structures : face à un christianisme parfois
compromis dans l’aventure coloniale de l’Occident, il s’identifie à la
revendication de liberté, de justice et d’originalité. Le retour aux sources
d’une histoire spécifique, l’exaltation des souvenirs et des langages
nationaux, en un mot, comme on dit aujourd’hui, la reculturation, sont
l’antithèse du « déracinement » de l’époque de l’impérialisme, le complément
indispensable à l’indépendance politique et économique.

Communications de masse
Ce souci, les pays d’Islam le partagent, une fois de plus, avec le Tiers-monde.
Mais l’ampleur et la continuité des vues, le prestige, aussi, de la grande
histoire musulmane font qu’ici, en matière culturelle, l’Islam – et, à
l’intérieur de l’Islam, les Arabes – apparaît véritablement comme le modèle
de ce grand effort qui a nom développement.
On connaît les moyens de la reculturation : l’enseignement, la presse, le
livre et les techniques audiovisuelles, cinéma et télévision en tête. Ce qu’on
sait moins en Occident, c’est le volume, parfois gigantesque, de cet effort.
Dans les premières décennies du second XXe siècle, 1 375 journaux paraissent
au Pakistan, et une centaine de publications, quotidiennes ou périodiques,
dans le seul Liban ; le cinéma égyptien est pour le nombre des films, l’un des
premiers du monde (le dixième exactement pour la production, mais le
quatrième pour l’exportation), et l’on ne compte plus le nombre de livres mis
en circulation chaque année, et à prix modique, dans une ville comme
Le Caire : à lui seul l’Office égyptien d’édition et de publication, chargé de
faire paraître des ouvrages classiques de vulgarisation ainsi que les trésors du
patrimoine arabe, patronnait, pour l’année académique 1965-1966, 285 titres
représentant 2 606 100 livres imprimés.

Des langages médians


De cette fringale de savoir et de lire naissent, ou plutôt renaissent, les
langages de toujours et d’aujourd’hui, supports des consciences nationales,
pris au passé, mais renouvelés, enrichis, modifiés parfois sous l’impact de la
civilisation moderne, forgés et reforgés à l’usage quotidien. Au centre de
cette immense aventure, l’arabe, moins, beaucoup moins sous les formes
dialectales qu’il a prises, ici et là, dans l’histoire, que sous son aspect
« médian », au sens où l’entend J. Berque : médian entre tous les peuples
arabes et donc prodigieux facteur d’unité, médian aussi « entre les lettres et la
vie », entendez : fidèle aux schèmes morphologiques et syntactiques de
l’arabe classique, mais selon un vocabulaire adapté au monde présent.
L’aventure, au reste, n’est pas close : sans parler des conflits qui opposent
les tenants de l’arabe médian à ceux du dialectal, revendiqué selon les cas
pour le cinéma, le théâtre ou les dialogues du roman, et aux puristes
irréductibles, il y a, aussi, les problèmes hérités du colonialisme, sous la
forme des langues étrangères qui déséquilibrent les intellectuels dans la
diglossie, voire dans la triglossie. Déséquilibrent ou enrichissent ? Les
œuvres d’un Kated Yacine, d’un Georges Schéhadé ou d’un Fouad Gabriel
Naffah n’ajoutent pas qu’au patrimoine de la langue française, dans laquelle
elles sont écrites : elles sont, quoi qu’on veuille, à porter au crédit des Arabes
et de leurs pays, souffrante Algérie ou poétique Liban.
Mais il n’en est pas moins vrai que les usagers d’une certaine
« francophonie » se heurteront toujours à ceux qui estiment que ce
« déracinement », si réussi soit-il dans l’ordre du message ou de l’art, reste
déracinement et manque à gagner pour le patrimoine national, exprimé dans
le langage qui n’appartient qu’à lui.
Clivages, enfin, à l’intérieur même du clan de l’arabe médian. L’énorme
travail accompli par les Académies (de Damas, du Caire et de Bagdad) est
parfois dépassé, contesté ou ignoré, ici comme ailleurs, par la langue en
devenir, celle de la presse notamment. En ce monde qui va si vite, comment
adopter et adapter les mots venus du dehors, et comment imposer, accorder,
dans tous les pays arabes, à un signifié unique un seul et même vocable ?
D’où le tirera-t-on ? Du calque pur et simple ? De l’emprunt an classique du
Moyen Âge ? D’un procédé morphologique comme la dérivation ?
Il n’empêche : au-delà de ces conflits et de ces hésitations, retenons la
prospective esquissée par J. Berque. L’arabe médian, installé sur ses
antécédents classiques et dans le devenir, à la fois « fidèle à son archétype
révélé », à ces « formidables structures » ou, de notre temps encore, « Dieu
peut-être loge » et conscient des mutations nécessaires, annonce, sans se
renier, une unité nouvelle : non plus seulement « métaphysique », mais
renvoyant « de plus en plus à l’apprentissage encyclopédique du monde et
aux combats de l’homme dans le siècle ».

Les modes de l’expression


On devine que cet effort est avant tout celui de la prose : et c’est bien, en
effet, le chemin d’une prose nouvelle que les Arabes, avant tous les autres
Musulmans, cherchent à se frayer aujourd’hui.

La littérature contemporaine
La poésie, pour sa part, hésite, prise qu’elle est entre la dévotion aux modèles
éprouvés, fût-ce à travers les thèmes nouveaux du romantisme, l’essai du
réalisme social et les courants symbolistes ou surréalistes qui rompent les
dernières amarres : d’Aqqâd à Bechâra al-Khûni, Eliâs Abû Chabakâ, Châbi
le Tunisien, mort à vingt-cinq ans, Umar Abû Rîcha, Badr Châker as-Sayyâb,
Bayyâtî, Nâzik al-Malâ’ika, Sa’îd Aql et Alî Sa’îd (Adonis), la poésie
égyptienne, irakienne, syro-libanaise ou d’Afrique du Nord pour ne parler
que de celle-là, montre assez, à travers ses recherches parfois grandioses, ses
insatisfactions. Mais une voix nouvelle s’élève, celle de la Palestine, avec
Mahmûd Darwîch et toute une pléiade de poètes, voix du sol perdu et aimé,
voix révolutionnaire et fraternelle qui nous rappelle que nous sommes ici sur
une des terres essentielles de l’aventure et du désir insatiable de l’humanité.
Et pourtant, le travail sur la poésie le cède, au moins en quantité, à
l’immense entreprise où se brassent la prose et les genres qu’elle amène de
jour en jour à maturité : la critique, avec les Égyptiens Ahmad Amîn et Taha
Husayn, la scène avec Tawfîq al-Hakim, un Égyptien encore, régulièrement
ouvert à toutes les recherches, y compris celles que lui inspire le théâtre
occidental d’aujourd’hui : Ionesco, Beckett, Adamov ; enfin et surtout, le
roman et la nouvelle, qui sont en passe de s’imposer un peu partout comme
l’expression privilégiée, souvent réaliste, du monde arabe de nos jours. Il
semble bien, ici, que ce soient l’Irak et l’Égypte qui dominent le lot ; le
premier, d’une âpreté sans concessions, avec un Ahd al-Malik an-Nûrî, un
Dhû an-Nûn Ayyûb ou un Fu’âd ai-Takarlî, la seconde avec Taha Husayn,
Charqawî, l’auteur du grand roman de la paysannerie du Nil : al-Ard (La
Terre), Yahyâ Haqqî, enfin Nagib Mahfûz, le plus complet, le plus varié, le
plus fécond de tous.
Tableau rapide et injuste : où classer la jeune Libanaise Layla Baalbakkî,
dont le Anâ ahyâ (Je vis) claqua, en 1958, comme le coup de fouet d’une
jeunesse déchirée, revendicatrice et généreuse ? Le drame symboliste du
Tunisien Mes’adî ? Les nouvelles du Syrien Abd as-Salâm al-Ujaylî ? Le
Soudan, le Maroc ou la jeune Algérie ? Et comment passer sous silence
l’énorme production d’essais de tous ordres, et la carrière nouvelle offerte,
par le discours politique, proclamé ou écrit, à l’art oratoire, à cette balâgha,
l’art de bien dire, de charmer et de convaincre où l’arabe classique reconnaît
une de ses vocations essentielles ? Par là est assuré, dans le contexte d’une
communauté (umma) nouvelle, celle de la nation, l’indispensable lien avec le
passé.
Impérialisme et « renaissance » arabe
Pour le reste, en revanche, la prose arabe, engagée fort avant dans son
modernisme à elle, cherche l’efficience dans d’autres critères. Roman,
théâtre, essai ou critique ont, dans l’ensemble, rompu avec la vaine joute de la
recherche musicale en soi, que la prose arabe d’après l’an mil s’était escrimée
à soutenir contre la poésie. Adulte désormais, et aussi soucieuse de message
que de forme, telle apparaît la prose arabe d’aujourd’hui : c’est elle, elle
autant que la poésie, qui porte la responsabilité de l’expression des Arabes et
de leur réflexion sur leur destin.
Injuste aussi avons-nous été pour les autres Musulmans de par le monde :
pour la poésie et la prose turques : la première avec Ahmed Hachim (mort en
1933) et, plus près de nous, Orhan Veli, Yahya Kemal Beyatli et Nazim
Hikmet : la seconde centrée sur le genre romanesque, qu’introduisent
définitivement Omar Seyfettin (mort en 1930) et Husayn Rahmi (mort en
1944), puis Yakub Kadri et surtout Mahmud Kemal. Injuste enfin pour l’Inde
musulmane et, plus encore, pour la Perse, partagée entre son classicisme et un
modernisme inspiré des exemples russe, anglais et surtout français, entre
l’esthétisme et l’engagement dans les luttes nationales et sociales : relayant
les vieux centres provinciaux, Téhéran, capitale depuis les Qâdjâr, donne le
ton. Comment trier, ici encore ? Pour le vers, on citera Lahûtî, réfugié en
URSS. Parvîn E’tesâmî, la plus grande poétesse iranienne moderne, Mîrzâ
Taqî Khân Bahâr, Rachîd Yâsemî et Nîmâ Yûchîg ; pour la prose,
Muhammed Alî Jamâlzâdè et surtout Câdeq Hedâyàt, pétri tout à la fois de
son pays, de Kafka et de Paris (où il mourut tragiquement en 1951), tour à
tour réaliste et imaginatif, obsessionnel, macabre, comme dans son œuvre la
plus célèbre, Bûfe kûr (La Chouette aveugle).

Les médias d’aujourd’hui


Au-delà du monde de ses locuteurs, l’arabe reprend son rôle de langue
religieuse. La renaissance religieuse dans les pays ex-communistes
s’accompagne d’une spectaculaire progression de l’enseignement de l’arabe.
Partout les progrès de l’instruction dans le monde musulman entraînent une
meilleure connaissance de la langue de la Révélation. De la Chine à
l’Albanie, jamais le nombre de pratiquants de l’arabe n’a été aussi élevé.
Les nouveaux médias de masse bouleversent les situations acquises.
L’internet donne une ouverture au monde à la petite minorité qui y a
actuellement accès. Les chaînes « satellitaires » ont un impact bien plus
considérable. Dans un premier temps, elles ont offert un accès total aux
télévisions occidentales, renforçant les chocs de culture en diffusant une
vision incomplète du monde occidental. Dans un second temps, les chaînes
arabes et musulmanes deviennent à leur tour accessibles et maintiennent pour
les émigrés un certain lien avec le pays d’origine tout en introduisant un
pluralisme de l’information totalement inconnu dans le monde musulman.
Dans la crise qui suit le 11 septembre 2001, la chaîne al-Jazira du Qatar a
supplanté l’américaine CNN comme source d’information.

Nouveaux débats sur l’art


Abstrait ou figuré ? On a dit, au cours de ce livre, que l’art musulman avait
balancé entre ces deux pôles, selon ses grandes aires et aussi, plus
schématiquement, selon le clivage qui séparait le sacré du profane. Cette
oscillation, on la retrouverait aujourd’hui, où elle opposerait par exemple le
respect de l’ornementation géométrique, telle qu’on peut la voir en quelques-
uns des bâtiments publics de Damas, aux souvenirs, persans, indiens ou turcs,
de la miniature.
Mais, aujourd’hui précisément, cette distinction essentielle se trouve
reprise, dépassée par d’autres débats : le premier met en lice, une fois de plus,
l’Occident découvert depuis le XIXe siècle et le « fondamentalisme » oriental ;
le second pose le problème de la fonction de l’art : libre recherche ou
contribution à l’avènement d’une originalité nationale ? Selon les options et
les dosages qu’on opère, on trace plusieurs directions possibles à l’art
musulman contemporain.
La transplantation des techniques occidentales débouchera, chez tel peintre
d’Irak, du Liban ou d’Égypte, sur le figuratisme, tandis qu’en architecture, on
notera, au milieu d’autres, la leçon, sévère et réussie, des années 1937 au
mausolée d’Atatürk à Ankara et, aujourd’hui même, les expérimentations les
plus modernes auxquelles se prête le Pakistan dans sa neuve capitale
d’Islâmâbâd. Autrement, dans l’esprit d’un art conçu comme infinie
recherche et approfondissement de son propre domaine, on suivra, à
l’occidentale, le parti du surréalisme ou de l’abstrait comme l’Irakien Jamîl
Hammûdî. Plus souvent, la leçon demandée à l’Europe sera, ainsi qu’en
matière de progrès techniques, « la restauration de soi-même par des moyens
inspirés de l’Autre » : tels la sculpture, profondément égyptienne en son
esprit, de Mukhtâr ou, à Bagdad, le traitement du béton armé dans le rappel
du grand thème de l’arc sassanide des palais de Ctésiphon ou encore, dans la
peinture du Tunisien Makkî, la couleur subtilement alliée à un graphisme en
quoi, peut-être, vient se reconnaître l’immémoriale tradition de l’Orient.
Enfin, l’appel à la spontanéité pure du terroir, en dehors de tout autre
contexte et de toute influence étrangère, surgit sous les doigts des enfants
égyptiens, dans l’atelier de tapisserie du Copte Ramsès Wiçâ Wâçef.
Résumant ces options et ces incertitudes, la musique : celle de l’Occident,
soit qu’on la goûte comme telle, soit qu’on essaie, par de nouvelles
recherches, de l’adapter aux thèmes, aux timbres et à la sensibilité de
l’Orient, comme chez le Libanais Tawfîq Sukkâr ou l’Égyptien Abû Bakr
Khayràt. À l’opposé, la musique du fond des âges, le taqsîm instrumental de
Munîr Bachîr, ou la musique des chanteurs, dominée par les noms de Sayyid
Darwîch (lancé par le théâtre populaire, comme, après lui, Abd Al-Wahhâb),
mais aussi de Farîd al-Atrach et surtout d’Umm Kulthûm, qui fut la
magicienne aux chansons de toute une nuit, collant au peuple comme pas une
voix avant elle.
Voilà pour le présent, vigoureux incontestablement. Mais l’avenir ? Sans
doute la musique orientale est-elle psalmodiée, comme un « langage
second », celui du cœur et des sens, inextinguible. Il reste que, chez les
intellectuels, tout un courant s’est déjà dessiné, qui la traite de retardataire par
rapport notamment aux lettres rénovées, qui dénie ses prétentions à une
expressivité véritable et lui oppose, en ce domaine comme en celui de la
construction et de l’élaboration artistiques, la musique symphonique ou le
jazz. Débat d’intellectuels ? On dira, bien sûr, que le rapport des forces est
encore, et peut-être pour longtemps, écrasant. Mais le problème est posé et,
s’il naît effectivement dans les milieux intellectuels, il les déborde par
l’audience que lui donne la presse : preuve que, ici aussi, comme pour le
langage originaire, des mutations sont en marche.
1. Source islamicweb.
2. Source site internet de l’INED.
Conclusion

Nous voici arrivés au terme de ce livre. L’Islam, lui, continue : on espère


avoir montré, fût-ce schématiquement et trop vite, que ses problèmes et les
efforts faits pour les résoudre sont, de façon exemplaire, ceux-là mêmes qui
agitent l’ensemble de cette humanité en mouvement que nous appelons le
Tiers-monde. Qui pourrait dire avec certitude les visages de l’Islam de
demain ? Son avenir, en tout cas, dépendra des réponses que ses pays
donneront à deux questions essentielles : l’une touche à la définition de
l’Islam en tant que force de rassemblement, l’autre à son accord avec le
monde nouveau dans lequel sont jetés ses enfants.

L’Islam et les nations


Nous avons, en ces dernières pages, beaucoup parlé de nations. C’était
avouer, en suivant l’histoire, que la définition des peuples qui constituent
l’Islam des XXe et XXIe siècles passe désormais par un contexte auquel l’Islam
appartient sans aucun doute et en force, mais qu’il ne peut plus, semble-t-il,
prétendre à lui tout seul épuiser, ni même résumer.
L’Islamisme contemporain ne peut dissimuler le fait que le cadre étatique
est devenu la réalité de référence. Ses efforts sont bien dirigés vers la
conquête et l’exercice du pouvoir. Même le chî’isme révolutionnaire pense en
termes de pluralité de républiques islamiques sous la tutelle d’un guide
unique. Dans bien des pays, le mouvement islamiste s’accompagne d’une
exigence de participation démocratique et prétend être l’incarnation d’une
société civile face à un État Léviathan. Le fait nouveau, un peu partout
accompli ou en passe de l’être, c’est bien décidément la relève du croyant par
le citoyen, même si le langage du politique emprunte, en le transformant,
celui de l’Islam. Est-ce, du coup, la fin de l’Islam non pas évidemment
comme religion, mais comme définition, raison d’être et moteur des sociétés
humaines ? La guerre entre l’Irak et l’Iran a montré que la cohésion nationale,
irakienne ou iranienne, a été plus forte que la solidarité attendue entre les
Arabes d’Iran et ceux d’Irak ou entre les chî’ites des deux pays. Mais,
inversement, la création du Pakistan a montré la force du rassemblement
islamique par rapport aux non-Musulmans. Quant aux Arabes, les premiers
fidèles de l’Islam, ils ne le renient pas, certes, mais on a vu que leur histoire
présente est, dans l’ensemble, accaparée par les problèmes de leur nation
beaucoup plus que de leur religion : « nation à deux paliers », celui des États
pris un à un et celui de la Nation arabe unique, appelée à devenir la nouvelle
communauté (umma), le substitut ou, au moins, le complément de l’autre, de
l’ancienne : celle de la foi musulmane. Mais les choses sont-elles aussi
simples ?
L’Islam, dont la stricte doctrine est supranationale, ne saurait accepter que
la situation soit renversée à son détriment et que des nations prétendent le
coiffer, lui qui devrait les coiffer toutes. Il a beau jeu de rappeler les
difficultés inhérentes à cette définition nouvelle des sociétés humaines : l’idée
d’un regroupement des Arabes, portée par la grande voix de Chakîb Arslan et
concrétisée pour la première fois par la fondation de la Ligue des États arabes
en 1945, n’a pas empêché les affrontements : Syrie et Égypte au lendemain
de l’éclatement de la République arabe unie à l’automne de 1961, Égypte et
Tunisie à propos du fonctionnement même de la Ligue, Algérie et Maroc à
propos des frontières, ou du Sahara, Égypte et Libye. Syrie et Irak…
Aujourd’hui, plus pragmatiquement on se tourne vers des rassemblements
plus régionaux, le Conseil de Coopération du Golfe, les deux Yémens, le
Grand Maghreb Uni, le Conseil de Coopération arabe…
Les nationalismes répondront à ces arguments que le cheminement
parallèle du thème national et du thème religieux ne date pas d’aujourd’hui,
ni même d’hier, dans l’histoire de l’Islam, et que celui-ci n’est parvenu qu’un
temps à rassembler tous ses fidèles sous une même direction, dans une
communauté unique. Très vite, on l’a vu, les conflits ont surgi, par exemple
entre les Arabes et les autres, Persans surtout, accrochés, par-delà la religion,
à leurs traditions spécifiques. Or, cela se passait avant même que naisse le
concept, sinon le sentiment, de nation, à une époque où l’Islam, malgré ses
divisions politiques et idéologiques, pouvait, en la personne d’un calife, se
prévaloir, à défaut de l’existence d’une autorité unique, au moins de son
symbole et de son espoir. Aujourd’hui que le califat a disparu, l’Islam
dispose-t-il de plus de chances ?
On est tenté, bien sûr – et étant entendu qu’il s’agit toujours de l’Islam
comme phénomène politique – de répondre sommairement par la négative, et
d’évoquer, dans un passé plus ou moins proche, les tensions entre la Turquie
et la Syrie à propos d’Alexandrette, l’hostilité de Djakarta à la réalisation de
la grande Malaisie : ou encore, pour le présent, les divergences de points de
vue à propos d’Israël ou du prix du pétiole, sans parler de la sanglante guerre
entre l’Irak et l’Iran.
Ainsi l’adéquation qu’on a tenté d’établir, chemin faisant, entre la situation
des pays musulmans et celle du Tiers-monde en son ensemble n’est pas
valable jusqu’au bout. Politiquement, l’engagement de l’Islam a varié selon la
conception que ses adeptes se faisaient de leur place sur une terre divisée en
deux blocs. Sans doute, pour l’essentiel, l’Islam est-il synonyme du non-
alignement, celui qu’incarnent ou incarnèrent, à côté de Tito et de Nehru,
l’Égypte de Nasser (plus justement : Abd an Nâçir) ou l’Indonésie de
Sukarno : aujourd’hui, l’Islamisme a repris le slogan de « ni Ouest ni Est ».
Mais la Turquie, l’Iran et le Pakistan, pour ne prendre que ces exemples, se
sont, à des titres divers et parfois jusqu’à l’alliance en règle, attachés à
maintenir des liens suivis et étroits avec l’Occident. Aujourd’hui que les
affrontements Est-Ouest semblent appartenir au passé, le monde pluripolaire
qui nous attend présente bien des inconnues, aussi bien pour nous que pour
les dirigeants musulmans eux-mêmes. Un pays comme l’Irak paraissait avoir
acquis une marge d’indépendance politique, économique, militaire voire
technologique qui eût pu lui permettre de s’affirmer comme une puissance,
dominant la région sans être le client de quiconque, Au contraire, l’Égypte,
prise, à cause de sa trop grande richesse en hommes malgré le pragmatisme
de ses dirigeants actuels, dans le piège de l’endettement, de la dépendance
alimentaire et financière, doit aller chercher des aides auprès des États-Unis
et de l’Europe.
L’Islam, à la vérité, n’est que ce que les Musulmans en font. Faiblesse ?
Cela n’est pas si sûr. Sa plasticité même est garante de résistance et,
finalement, de cohésion. Sans doute l’honneur d’être le premier noyau
semble-t-il encore un rêve lointain, peut-être irréalisable. Mais, des difficultés
de l’Islam à s’organiser en une structure politique commune, d’un bout à
l’autre de ses terres, doit-on nécessairement conclure à son incapacité à
rassembler sous des formes différentes, et des formes solides, ses fidèles ? En
réalité, il a, cet Islam, ses congrès, religieux bien sûr, mais aussi culturels au
sens large ou économiques et même, pour revenir à la perspective politique, il
offre toujours, en cas de dissensions entre ses nations, le recours possible à la
médiation d’un de ses membres ou au simple rappel d’une conscience
commune. Le temps et l’espace musulmans privilégiés, ceux du mois de
Ramadan et de La Mekke des pèlerins, continuent d’accomplir leur fonction,
de forger, comme Nasser l’expose dans sa Philosophie de la révolution,
l’appartenance à une même civilisation : on ne coupera pas plus la Nation
arabe des souvenirs de la communauté islamique de l’histoire, qu’on
n’empêchera la communauté islamique d’aujourd’hui de se reconnaître, au
moins comme ébauche, dans le rapprochement entre ces fils d’entre les fils
que demeurent les Arabes.
Une même civilisation, disions-nous. Mais où réside-t-elle ? Sans doute, si
on le traite selon une rigoureuse « grammaire des civilisations », l’Islam,
dans sa diversité presque infinie (passé ou présente), échappe à une analyse
unique. C’est finalement à l’Islam ressenti et vécu qu’il faut revenir si l’on
veut cerner la meilleure part, la plus résistante, de la civilisation à laquelle il
donne son nom. Communauté de sentiment et de vie qui se fonde à la fois sur
le souvenir et sur l’espoir.
Sur le souvenir : une fois dépouillées les variations où l’Islam se colore au
contact de civilisations étrangères, un substrat demeure : celui d’une
conformité des croyances, des coutumes, des gestes, des goûts, des thèmes de
la littérature et de l’art, sans parler du respect marqué à l’arabe en tant que
véhicule de la Révélation, tout cela profond, immémorial et indéracinable.
Sur l’espoir : au-delà des dissemblances politiques, ici encore, le contexte
commun est indéniable : en l’espèce, celui de l’effort vers le développement,
par où l’appartenance à l’Islam s’identifie à la revendication de dignité, de
personnalité et de justice.

L’Islam et le progrès
On touche ainsi à la seconde des deux questions que nous posions plus haut :
l’accord de l’Islam avec le monde moderne. Car une chose est de vouloir le
progrès, et une autre les modes de ce vouloir. Or, qu’on le veuille ou non,
justement, ce progrès a, souvent encore, le visage des techniques de
l’Occident : d’où, une fois de plus, l’éternel débat des rapports de l’Islam et
de ces techniques. Certes, comme le remarque F. Braudel, le machinisme
n’est pas à lui seul une civilisation, et il n’a pas détruit, pour les remplacer de
fond en comble, toutes les vieilles structures de l’Occident sur lesquelles il
s’est exercé. Mais l’Europe, avant la révolution industrielle, avait déjà
assimilé d’autres chocs, supporté le conflit entre la foi et « la poussée
scientifique, rationaliste et laïque ». L’Islam, lui, doit, à peu de choses près,
subir tout cela et d’un coup : on conçoit que, parfois, il hésite, et ce d’autant
plus qu’il s’agit du marxisme, qui ajoute à la technique un matérialisme
auquel répugne l’essence de la spiritualité musulmane.
Il ne s’agit, pour l’Islam, ni de renoncer au bonheur, ni de perdre son âme.
La voie moyenne et originale qu’il a tenté de prendre pouvait tenir en deux
refus : ni capitalisme ni marxisme, ni Occident ni bloc de l’Est, cette voie
moyenne était sans doute difficile, à pratiquer comme à définir. Un exemple :
le développement exige non seulement la libération de la femme, mais sa
participation active à l’effort commun. Tous ceux qui savent, en Islam, qu’un
pays moderne ne peut se passer de l’énergie constructive de toute une partie
de sa population ne se contentent pas de réclamer, quand ce n’est déjà fait, la
suppression des derniers vestiges de la polygamie ou du port du voile. Ils
veulent, allant jusqu’au bout, émanciper totalement la femme, l’instruire et
lui donner un destin propre. Mais la femme, c’est aussi, en Islam comme
ailleurs, la gardienne suprême de la tradition, qu’elle a jalousement préservée
aux temps de l’occupation étrangère : « veilleuse de la nuit coloniale », pour
reprendre la belle expression de J. Berque. D’où, ici encore, les hésitations,
les positions moyennes, et ce leitmotiv : émancipation, oui, mais avec les
outrances de l’Occident, non.
À ces Musulmanes et Musulmans, l’Occident peut se contenter de formuler
le vœu pieux qu’ils puissent trouver, aplanir et consolider leur chemin. Mais
l’intérêt et le devoir commandent à ce même Occident d’aider à la tâche.
L’intérêt de demain, c’est celui du monde tout entier, dans la prospérité et la
justice. Le devoir d’aujourd’hui, c’est la coopération, sans frontières ni
arrière-pensées, fondée sur un désir, un désir vrai, de connaître l’autre, un
désir qui ne s’arrête pas aux portes d’un intérêt qui a pour nom « fourniture
d’énergie », un désir qui naisse du sentiment profond que la paix ne peut
naître que du respect, enfin assumé, des différences.
L’Islam, dans son histoire comme dans les thèmes de sa renaissance
culturelle, s’est voulu un pont entre des humanités diverses. Aujourd’hui
encore, où il veut être simplement et pleinement lui-même, qui ne voit qu’une
fois réconcilié avec son destin et avec celui du monde, il pourrait aider à son
tour à reprendre, dans tous les sens, la tradition des vieux échanges et des
dialogues qui n’auraient jamais dû être interrompus ?
Plans de monuments

Maurice Lombard avait voulu, si l’on en juge au nombre des plans dressés
par lui ou selon ses directives, que son ouvrage ne le cédât en rien, pour
l’histoire de l’art, aux livres spécialisés. Les exigences de la collection nous
ont fait, arbitrairement, réduire ces plans à treize, mais du moins avons-nous
tenu à mettre l’accent sur certaines époques véritablement majeures de
l’architecture de l’Islam.
D’abord et surtout, sur le califat umayyade, où la tradition syro-byzantine
trouve, grâce à l’Islam, de nouvelles vocations. Si la grande mosquée de
Damas (fig. 80 p. 393), recouvrant l’emplacement d’un sanctuaire chrétien,
fait appel à des techniques éprouvées comme la mosaïque, le toit à pignon, la
coupole et les trois nefs parallèles, le changement d’orientation du bâtiment
(symbolisé par le mihrâb donnant la direction de La Mekke), la reconversion
des tours d’angle en minarets pour l’appel à la prière, la construction d’un
troisième minaret enfin, dit de la Fiancée, marquent l’édifice du sceau de la
religion nouvelle.
Innovations aussi dans les constructions civiles, et notamment dans les
palais de la steppe syrienne, qui, tout en rappelant, par leur schéma carré, les
castra romains, brodent sur le thème, par exemple en le dédoublant comme à
Qaçr at-Tûba (fig. 81 p. 393), et, surtout, bouleversent l’ordonnance
intérieure, comme à l’énigmatique, monumental et inachevé Mchattâ (fig. 82
p. 394), où un système triparti laisse lire, au centre et du sud au nord, les
bâtiments d’entrée, la cour d’honneur et d’autres constructions enserrant une
salle du trône à triple abside.
Mêmes nouveautés en matière de bains (fig. 83 p. 394 et 84 p. 395) :
certes, on retrouve ici la succession habituelle de la salle de repos
(apodyterium : A sur le plan), de la chambre tiède (tepidarium : T) et de la
chambre chaude (caldarium : C) avec chambre de chauffe (F) adjacente,
mais, d’une part, le frigidarium – tel que le connaissait l’Antiquité, avec ses
piscines, portiques et gymnases, entre l’apodyterium et le tepidarium – a
disparu, et, d’autre part, l’ apodyterium s’est transformé en une sorte de
« salle de réception pour personnage officiel » : si bien que ce type de
pavillon-bain apparaît décidément comme une originalité de l’époque
umayyade. L’évolution ultérieure (fig. 85 p. 395) conduira, notamment par
l’importance donnée au caldarium et à ses annexes, à l’élaboration d’un type
monumental, appartenant tout entier, cette fois, à la civilisation de l’Islam.
Survivance politique umayyade, l’Espagne a combiné, dans sa mosquée de
Cordoue (fig. 86 p. 396), les influences de la Syrie, de l’Irak et de l’Égypte,
sans parler de certaines réminiscences locales. Le grand édifice de l’Occident
musulman a été sans relâche agrandi et embelli : le bâtiment primitif, celui
d’Abd ar-Rahmân Ier et de Hichâm Ier, vers la fin du IIe/VIIIe siècle (1 sur le
plan), a été plus que triplé par les aménagements successifs d’Abd ar-
Rahmân II (2), d’al-Hakam II (3), puis, aux approches de l’an mil, du « maire
du palais » al-Mançûr (4).
Autres prolongements de l’architecture umayyade en Occident : le plan
carré et la salle de prière longitudinale se combinent au couvent fortifié
(ribât) de Sousse (fig. 24 p. 140 et 87 p. 396) : ici se marient heureusement
les nécessités de la défense (tours d’enceinte, tour d’entrée fortifiée et tour-
vigie), celles de la prière (oratoire du premier étage) et celles du logement des
combattants de la foi (cellules donnant sur la cour).
L’Irak des califes abbassides est par excellence un lieu de rencontres : la
Perse, notamment, y apparaît en force. On a retenu ici un aspect de cet art : le
gigantisme, par lequel les souverains mésopotamiens exaltent l’immensité de
leur pouvoir : avec ses vingt-cinq nefs, la grande mosquée de la capitale
Sâmarrâ (fig. 88 p. 397), édifiée au IIIe/IXe siècle, pouvait, dit-on, accueillir
cent mille croyants pour la prière.
La tradition persane bénéficiera à plein de l’essor turc, et notamment de
celui des Seljûqides. Refondue, amalgamée à d’autres souvenirs, elle donnera
des monuments remarquables : le mausolée du sultan Sanjar à Merv, édifié en
552/1157 (fig. 89 p. 398), est un des plus originaux, avec sa coupole à
tambour double, abritant une galerie à jour surmontée de niches aveugles.
Une des expressions de base de la tradition persane est la mosquée à cour
centrale bordée de quatre grandes salles ou îwân-s ; importé par les Mamlûks
dans l’Égypte du VIIe/XIIIe siècle, ce type permettait, dans le cadre de la
mosquée-collège (madrasa), d’abriter à parts égales les quatre écoles de
l’Islam sunnite. Ainsi en est-il à la mosquée du sultan Hasan au Caire
(VIIIe/XIVe siècle ; fig. 90 p. 399), où le principe cruciforme, parfaitement
reconnaissable, est développé par certains ensembles architecturaux et
prolongé, vers le sud-est, par le tombeau du sultan fondateur.
Le monument ottoman par excellence, c’est la grande mosquée avec
coupole centrale flanquée de coupoles secondaires ou de demi-coupoles,
hauts minarets à balcons, coiffés en éteignoir, et cour à galerie : l’architecte
Sinân, au XIVe siècle, porte le tout à sa perfection, notamment à la mosquée
Sulaymâniyye d’Istanbul (fig. 91 p. 399), une des plus grandioses avec sa
coupole centrale de vingt-six mètres de diamètre.
Rivaux des Ottomans, les Séfévides de Perse firent d’Ispahan, leur
capitale, un véritable musée architectural. La mosquée impériale (Masjid-i
Châh) (fig. 92 p. 400), dont la construction fut entreprise sous Abbâs Ier, à
l’extrême fin du XIVe siècle, est somptueusement décorée d’une mosaïque de
faïence ; elle rompt, pour retrouver la direction (qibla) de La Mekke vers le
sud, l’alignement avec la place royale (Maydân-i Châh) : distorsion que
masque habilement l’imposant portail d’entrée. En outre, les quatre îwân-s,
autour de la cour centrale, se développent en forme de bâtiments autonomes,
avec emploi de la coupole.

Fig. 80. Grande mosquée de Damas.


Fig. 81. Palais de Qaçr at-Tûba (Jordanie).

Fig. 82. Palais de Mchattâ (Jordanie).


Fig. 83. Bains de Quçayr Amra (Jordanie).

Fig. 84. Bains de Hammam aç-Çarakh (Jordanie).


Fig. 85. Bains d’at-Tanbalî, Le Caire, xve siècle.
E. elaeothesium (locaux réservés au savonnage ;
L. laconicum (étuve).
Fig. 86. La grande mosquée de Cordoue.
Fig. 87. Le ribât de Sousse.
Fig. 88. Le gigantisme de Sâmarrâ. Le record
des grandes mosquées de l’Islam.
Fig. 89. Mausolée du sultan Sanjar à Merv.

Fig. 90. Mosquée du sultan Hasan, Le Caire.


Fig. 91. Mosquée Sulaymânlyye, Istanbul.
Fig. 92. Plan de la mosquée dite Masjid-i Châh,
Ispahan, fin du XVIe siècle.
Lexique

Abd : esclave en général, parfois plus spécialement esclave noir (voir :


mamlûk). Le mot s’emploie, dans nombre de noms musulmans, avant
le nom de Dieu ou une des épithètes qui lui sont dévolues :
Abd Allâh, Abd ar-Rahmân, Abd al-Hamîd, Abd al-Karîm, Abd al-
Qâdir, etc.
Açabiyya : l’esprit de corps, de clan.
Adab : dans l’Islam classique, règles de la vie en société, et par suite
système de culture. Aujourd’hui, et au pluriel (âdâb), belles-lettres,
littérature.
Adhân : l’appel à la prière, lancé par le muezzin du haut du minaret.
Codifié par l’Islam sunnite en sept formules, notamment Allâh akbar
(Dieu seul est grand), achhadu an lâ ilâh illâ Ilâh (J’atteste qu’il n’y a
de divinité que Dieu) et achhadu anna Muhammad rasûl Allah
(J’atteste que Muhammad est l’envoyé de Dieu).
Agha : littéralement « frère aîné ». Titre turc donné à divers
personnages officiels, principalement des militaires. Un des aghas les
plus célèbres fut celui des Janissaires.
Agha Khân : titre donné à l’Imâm des chî’ites Ismaéliens nlzârîs,
répandus principalement aux Indes, en Afrique orientale et en Perse.
Ahl ol-Kitâb : « gens du Livre ». Nom donné, par la tradition
musulmane, aux détenteurs d’une religion révélée, Juifs et Chrétiens
principalement, mais encore Sabéens et Zoroastriens. Les Ahl al-
Kitâb conservent, moyennant paiement d’une redevance (jizya), le
droit de pratiquer leur religion.
Ajam : « Barbare », au sens classique du terme, mais ce nom de « non
Arabe » s’applique en priorité aux Persans.
Akhî : mot turc, confondu avec un paronyme arabe signifiant « mon
frère », et désignant les chefs d’organisations de la futuwwa en
Anatolie, aux XIIIe et XIVe siècles.
Alawîs : alides, se réclamant de la descendance d’Alî, gendre du
Prophète. Plus spécialement, souverains marocains, dont la dynastie
règne encore aujourd’hui.
Âlim : pluriel, ulamà’ (oulémas). Le mot désigne le détenteur de la
connaissance religieuse (ilm), opposée à la connaissance profane
(ma’rifa). Les « savants », exégètes, juristes et théologiens, sont les
gardiens de la tradition, les représentants du consensus omnium
(ijmâ’) de la communauté : Ils jouissent, à ce titre, dans l’histoire de
l’Islam classique, d’une autorité considérable.
Aljamia : collectivement, les parlers ibériques influencés par l’arabe et
dont plusieurs productions, à partir de la fin du Moyen Âge, furent
rédigées en caractères arabes.
Allah : à l’origine, l’une des divinités mekkoises (« le Dieu »), devenue,
avec la Révélation coranique, le Dieu unique et créateur.
Aman : sauf-conduit, promesse de protection.
Âmil : « préfet » : gouverneur investi de l’autorité civile et notamment
financière (voir : amir).
Amîn : littéralement : avec sûreté, confiance. Formule de conclusion et
de confirmation des prières ; elle est énoncée notamment après la
récitation de la Sourate I du Coran, le « Notre Père » des musulmans.
Amîr : gouverneur, prince. S’emploie notamment pour désigner celui
qui est investi d’une autorité militaire (voir : âmil).
Amîr al-umarâ’ : le grand émir, sorte de maire du Palais (sous le califat
abbasside).
Ançâr : les « Auxiliaires » sont les habitants de Médine qui soutinrent
Muhammad lors de l’exil (Hijra, Hégire). Traditionnellement
distingués des émigrés (Muhâjirûn) mekkols qui accompagnèrent le
Prophète à Médine.
Aqtche : le « petit blanc » ou aspre : monnaie d’argent ottomane. D’un
titre initial de 90 % et d’un diamètre de dix-huit millimètres, sa valeur
déclina considérablement par la suite.
Arab : les Arabes, opposés aux Ajam. Autre forme du mot : A’rôb,
désignant les Arabes du désert.
Arkân : les cinq « piliers » de l’Islam : profession de foi, prière,
aumône, jeûne et pèlerinage. On parle aussi d’emblèmes (cha’â’ir).
Asturlâb : l’astrolabe grec, plus spécialement l’astrolabe
planisphérique, à projection stéréo-graphique, a été l’instrument de
base de l’astronomie médiévale.
Atabeg : sous les Seljûqides et leurs successeurs, tuteur (ata : père) d’un
jeune prince du sang.
Âya : signe, miracle ; employé notamment pour désigner les versets du
Coran.
Ayyârûn : les « gueux », en réalité groupes d’hommes constitués en
associations selon les règles de la futuwwa et qui jouèrent un très
grand rôle dans la vie et l’histoire des cités de l’Islam oriental au
Moyen Âge.
Azulejo : nom espagnol donné aux carreaux de faïence servant
principalement aux revêtements muraux.
Bâb : porte, surtout de ville ou de monument. Dans l’Empire ottoman, le
Bâb-i Humâyûn ou Porte Impériale désigne l’entrée du palais du
sultan et, par extension, la cour impériale, tandis que Bâb-i Alî
(Sublime Porte) renvoie, quoi qu’en ait dit l’Europe, à la résidence du
grand vizir.
Badw : Bédouin, homme de la steppe (bâdiya) arabo-syro-ira-klenne,
traditionnellement opposée au désert (mafôza) Iranien.
Bahr aç-Çin : la « mer de Chine » désigne en réalité, par opposition à la
Méditerranée, l’ensemble des mers situées vers l’est de l’Islam, à
commencer par l’océan Indien et ses golfes : mer Rouge et golfe
Persique.
(al)- Bahr al-muhft : la « mer environnante », nom arabe de l’Océan
grec entourant la terre.
Bahr ar-Rûm : mer des Rûm (Romains), en d’autres termes de
l’Empire byzantin : nom donné, dans l’Islam classique, à la
Méditerranée.
Barîd : la poste, un des services essentiels de l’administration. Désigne
aussi une mesure de distance variable, à savoir l’intervalle séparant
deux relais de poste.
Basmala : formule de l’Invocation : bismi llâh ar-rahmân ar-rohlm,
« au nom de Dieu, le Clément, le Miséricordieux ».
Ba’th : en Islam classique, désigne soit l’envol de prophètes, soit la
Résurrection. Dans l’histoire moderne de la Syrie et de l’Irak, le terme
s’applique au Parti qui se définit par la double option de socialisme et
de nationalisme arabe.
Bâtln : voir zâhir.
Bayt : la tente ou la maison (pluriel buyût) ou le vers (pluriel abyât).
Bayt al-mâl : la « maison du Trésor » ; le fisc en général, dans l’histoire
de l’Islam classique.
Bazar : nom persan (bâzâr) du souk.
Bey ou beg (seigneur) : titre turc, d’une grande variété d’emplois.
Désigna en particulier le monarque tunisien depuis la fin du
XVIe siècle.
Beylerbey : gouverneur de grande province (Roumélie, Anatolle,
Bosnie) dans l’Empire ottoman.
Beylik : titre et fonction d’un bey, ou territoire soumis à son autorité.
À partir du XVe siècle, désigne notamment les régions balkaniques
d’administration autonome, mais reconnaissant la suzeraineté de
l’Empire ottoman. Par ailleurs pris comme synonyme de sandjaq.
Bid’a : en droit ou théologie musulmans, innovation hérétique.
Bîmâristân : nom persan de l’hôpital.
Bi’r : puits (pluriel âbâr).
Çadaqa : l’aumône (un des cinq piliers de la foi musulmane),
particulièrement sous sa forme volontaire.
Cadi : le juge (qâdi) tranche théoriquement, selon la loi musulmane, de
toutes les affaires, au civil et au pénal. En fait, sa compétence s’étend
surtout aux questions réputées en rapport plus étroit avec la religion :
par exemple droit familial ou successoral, fondations pieuses. Les
cadis d’une région ou d’une ville sont parfois placées sous l’autorité
d’un grand cadi.
Cadi-asker : les deux personnages désignés sous ce nom, juges de
l’armée, sont parmi les plus hautes notabilités de l’Empire ottoman et
siègent au Conseil du prince (dîwân).
Çâhib : compagnon, notamment du Prophète. Par la suite, dans l’Inde,
titre honorifique donné principalement aux étrangers européens.
Çahyûniyya : sionisme.
Calât : la prière (un des cinq piliers de la foi musulmane), prière
collective du vendredi ou prière Individuelle, dite cinq fois le jour :
aube, midi, après-midi, coucher du soleil, soirée.
Çaqâliba : les Slaves ; dénomination générale, dans la géographie arabe
du Moyen Âge, pour l’ensemble des peuples de l’Europe centrale et
orientale.
Çawm : le jeûne du mois de Ramadân, un des cinq piliers de la foi
musulmane.
Chadouf : appareil à bascule pour tirer l’eau d’un puits (châdûf).
Châfi’ites : une des quatre écoles (madhhab) de l’Islam sunnite,
représentée surtout dans le monde de l’océan Indien et en Égypte.
Chahâda : littéralement « témoignage », et notamment, aujourd’hui,
« diplôme ». Le sens fondamental reste l’affirmation de la foi, le
témoignage de l’unicité de Dieu et de la mission de Muhammad. La
forme extrême est celle du martyre, de la mort au combat pour
l’Islam, la forme courante (qui est un des cinq piliers de la foi
musulmane) la récitation de la formule : « Il n’est d’autre divinité que
Dieu, et Muhammad est l’envoyé de Dieu. »
Châm : traditionnellement, l’ensemble Syrle-Liban-Palestine. La ville
principale, Damas, est parfois elle aussi désignée sous ce nom.
Charî’a ou char’ : la Loi idéale, canonique, de l’Islam.
Charîf, chérif : noble de race. Particulièrement : descendant du
Prophète ; désigne en ce sens, sous son pluriel churafâ’, les
souverains alides du Maroc depuis le XVIe siècle.
Chaykh : littéralement « vieux », « vénérable ». Titre honorifique
employé dans une foule d’usages, notamment dans les confréries.
Dans l’Arabie préislamique, désigne le chef de tribu dont l’autorité
repose avant tout sur l’expérience et le prestige personnel (voir :
sayyid).
Chaykh al-Islâm : titre donné, dans l’Empire ottoman, au grand mufti
d’Istanbul, chargé de donner la caution de la Loi musulmane aux
actes du pouvoir.
Chaytân : Satan (ou Iblîs : diabolos).
Chî’ites : tous ceux qui, dans l’Islam, réservent l’Imâmat (voir : imâm)
à un descendant d’Alî et de Fâtima, la fille du Prophète. Principales
tendances : zaydites, duodécimains et Ismaéliens.
Chirk : le polythéisme, littéralement « l’action d’associer » d’autres
divinités à Dieu.
Chu’ûbiyya : Le terme désigne, dans l’Islam classique, l’ensemble des
mouvements par lesquels les nations non arabes entendirent marquer,
politiquement ou culturellement, leur spécificité vis-à-vis des Arabes.
Chuyû’iyya : communisme.
Çîn : désigne, dans le Moyen Âge musulman, l’ensemble des pays de
l’Extrême-Orient, et plus particulièrement la Chine.
Çinf : dans l’Islam classique, groupement de métiers, corporation.
Cipayes : voir spahi.
Coran : voir Qur’ân.
Croissant : voir hilâl.
Çûfî : nom donné aux mystiques, en raison de leur habit de bure (çûf).
Dahir : de l’arabe zahtr ; au Maroc, nom donné aux décisions
législatives émanant de l’autorité chérifienne.
Dâ’î : « propagandiste » ; dans l’Islam classique, missionnaire chî’ite.
Dâr aç-çulh : le « pays de la trêve » est celui qui, sans être conquis par
les armées musulmanes, obtient la paix moyennant tribut.
Dâr al-harb : le « pays de guerre » est, dans le droit classique de
l’Islam, celui qui doit être gagné au credo et à la Loi de l’Islam. Le
dâr al-harb s’oppose en ce sens au dûr al-lslâm.
Darîba : impôt en général, à l’époque moderne. Dans l’Islam classique,
toute taxe en dehors des Impôts définis comme seuls valables par la
Loi musulmane
Defterdâr : dans l’Empire ottoman, officier des finances, et
particulièrement le chef des finances de l’Empire, sous l’autorité du
grand vizir.
Derviche ou darwîch : membre d’une confrérie religieuse ; en turc et en
persan, surtout moine mendiant (arabe faqir).
Devchirmè : dans l’Empire ottoman (surtout XVe et XIVe siècles), levée
des enfants chrétiens, destinés au corps des Janissaires et aux emplois
de l’administration ou du palais.
Dey : nom turc (littéralement « oncle maternel » : dayi) employé pour
désigner le chef de la régence d’Alger (à partir de la fin du
XVIIe siècle) ou, à Tunis, certains officiers des Janissaires, puis le chef
de l’armée (fin du XIVe siècle).
Dhîkr : le « rappel », l’invocation du nom de Dieu ; dans les confréries
mystiques, pratiques de recherche collective de l’extase.
Dhimma : statut du sujet protégé ou dhimmi, adepte d’une religion
révélée (voir : anl al-Kitâb).
Dîn : la religion et ses composantes : soumission, obligations, jugement
et rétribution.
Dînâr : le « denier », monnaie d’or musulmane instituée à la fin du
VIIe siècle, sur la base de 4,25 grammes.
Dirham ou dirhem : la « drachme », monnaie d’argent musulmane ;
très variable dans ses rapports avec l’or, elle oscille, du VIIe au
IXe siècle, jusqu’à un poids maximum de 2,95 grammes.
Dîwân : recueil de poésie ou de prose, ou registre, le dîwân est aussi,
dans l’histoire de l’Islam, un grand secteur de l’administration
officielle : poste, impôt, chancellerie, etc. Le Dîwân-i Humâyûn est le
Conseil impérial ottoman : il groupe, autour du grand vizir, les plus
hauts responsables du régime.
Diya : institution préislamique, conservée et codifiée par l’Islam ;
fourniture de biens ou d’argent en réparation de l’homicide ou de
toute atteinte envers la personne, dans le cas où ces actes ont été
commis au mépris du droit ou des nécessités de la défense.
Djinn : voir à jinn.
Dustûr : en arabe moderne, Constitution.
Efendi : titre honorifique ottoman, plus spécialement employé pour les
hauts fonctionnaires civils ou religieux (voir : agha) ; par la suite, le
titre tendit à devenir un simple équivalent de Mister ou Monsieur.
Eyâlet : la plus grande circonscription administrative dans l’Empire
ottoman ; placée sous l’autorité d’un beylerbey, l’eyâlet laissa la
place, en 1864, à une nouvelle circonscription, le vilâyet.
Falsafa : la philosophie, et tout particulièrement la philosophie grecque,
distinguée de la pensée spécifiquement musulmane, qui se partagea
entre le désir de l’exclure et de se la concilier.
Faqîh : pluriel fuqahâ’ ; le spécialiste du fiqh.
Faqir : voir derviche.
Farsakh : nom d’une unité de mesure (parasange), équivalant à trois
milles arabes, soit près de six kilomètres.
Fâtiha : la sourate « liminaire » du Coran, prière fondamentale de
l’Islam (voir : amin).
Fay’ : le butin (ghanima), mais conçu comme le butin de la
communauté musulmane dans son ensemble.
Feddân : mesure de surface (Égypte), équivalant à 0,42 hectares
environ.
Fellah : le paysan (arabe fallâh).
Fiqh : jurisprudence, science du droit religieux de l’Islam. Il se divise
traditionnellement en principes (uçûl) et règles pratiques (furû’).
Firdaws : voir Janna.
Firmân : édit du sultan ottoman.
Fitr : la rupture du jeûne du mois de Ramadân, sanctionnée par la
« petite fête » (voir : id).
Futuwwa : littéralement la vertu du « jeune homme » ; désigne, au
Moyen Âge, les organisations et mouvements selon l’esprit de la
fraternité et de la chevalerie.
Ghazal : chanson d’amour, poésie érotique.
Ghâzî : combattant de la foi ; employé particulièrement à l’époque
turque.
Ghazwa : coup de main, raid, razzia.
Ghrûch : la piastre (gros, Groschen), monnaie d’argent circulant dans
l’Empire ottoman, qui frappa ses propres ghrûch à la fin du
XVIIe siècle.
Ghulâm : « jeune homme » ou « jeune garçon » ; par extension,
serviteur, esclave ou garde, dans les cours royales de l’Islam
classique.
Habous : voir waqf.
Hachémites : les descendants de Hâchim, l’arrière-grand-père du
Prophète, qui soulignaient ainsi la parenté par les mâles avec
Muhammad. Employé pour désigner les Abbassides, le terme désigna
ensuite la dynastie qui régna sur La Mekke du Xe siècle à 1924 et dont
furent issus les rois d’Irak et, aujourd’hui encore, de Jordanie.
Hadîth : la Tradition relative aux actes, paroles ou attitudes du
Prophetè. Le hadîth commence à se constituer en corpus et en science
à partir du VIIIe siècle. Les grands recueils de traditions, ceux de
Bukhârl et de Muslim avant tous, ne sont toutefois composés
qu’au siècle suivant.
Hâjib : le chambellan, un des plus grands personnages des cours
orientales. Dans l’Espagne musulmane, véritable premier ministre
pour toutes les affaires civiles, pouvant à l’occasion devenir une sorte
de maire du palais.
Hajj : le pèlerinage aux lieux saints de l’Islam, un des cinq piliers de la
foi musulmane, et le rassemblement par excellence de la communauté
des Croyants, dont les effets historiques, culturels ou socio-
économiques sur la vie de l’Islam furent et sont encore considérables.
Hâjj : le pèlerin, celui qui a accompli, une fois au moins, la visite de
La Mekke, jouit d’un réel prestige ; hâjj et hâjji sont des titres
honorifiques.
Hammâm : le bain public, une des institutions essentielles de la vie
citadine de l’Islam.
Hanafites : une des quatre écoles (madhhab) de l’Islam sunnite,
caractérisée par l’importance qu’elle donne au jugement personnel
(ra’y) du savant en matière d’interprétation de la Loi. Le hanafisme,
école dominante de l’Islam turc, fut officialisé par l’Empire ottoman.
Hanbalites : une des quatre écoles (madhhab) de l’Islam sunnite,
marquée par son souci du respect de la tradition coranique et
prophétique. Le hanbalisme s’est acquis, par son prolongement de
l’école wahhâbite, une place éminente en Arabie sa’ûdienne.
Hanîf : le tenant d’une religion monothéiste ; le Coran emploie le mot
notamment pour Abraham.
Haram : ce qui est sacré, interdit ; le mot s’emploie en particulier pour
désigner l’appartement des femmes (harem) et le territoire d’un lieu
saint : La Mekke et Médine sont ainsi appelés al-Haramayn (les deux
Haram) et le sanctuaire de Jérusalem al-Haram ach-charîf (le noble
Haram).
Hijra : l’exil du Prophète à Médine, début de l’ère musulmane
(septembre 622 de l’ère chrétienne).
Hilâl : le croissant, connu de Byzance et de la Perse sassanide, se
retrouve à maintes reprises comme emblème dans l’histoire de
l’Islam. Mais il ne deviendra emblème officiel de pays musulmans,
Turquie et Tunisie d’abord, qu’avec les débuts du XIXe siècle.
Hilm : dans la tradition arabe, ensemble de divers traits de caractère
ressortissant plus ou moins à la maîtrise de soi.
Himâya : protection. Dans l’Islam classique, pratiques ou institutions de
fait, assorties du paiement d’une redevance au protecteur. À l’époque
moderne, protectorat.
Hind : l’Inde, à l’Intérieur de laquelle la géographie arabo-musulmane
distingue la moyenne et basse vallée de l’Indus ou Sind.
Hisba : police des marchés, et par suite contrôle de la moralité publique.
Le responsable en est appelé muhtasib.
Ichtirâkiyya : socialisme.
Id : « fête », notamment al-îd al-kabîr, la grande fête ou fête du
sacrifice, pendant le Pèlerinage, au 10 du mois de Dhû I-hijja, et al-îd
aç-caghîr, la petite fête ou fête de la rupture du jeûne (du mois de
Ramadân).
Ifranj : dans la littérature arabe classique, les Français ou les Francs,
c’est-à-dire les populations de l’Europe de l’Ouest.
Ihrâm : état de consécration ; plus particulièrement, vêtement rituel
revêtu par les pèlerins de La Mekke, en deux parties, et ne comportant
pas de coutures.
I’jâz : l’« inimitabilité » coranique.
Ijmâ’ : le consensus omnium de la communauté musulmane,
représentée par ses docteurs et ses sages ; une des sources de la Loi de
l’Islam, après le Coran et la Tradition.
Ijtihâd : l’« effort » d’interprétation personnelle de la Loi musulmane,
couramment opposé à la soumission sans réserve à la tradition
(taqlîd). Le débat entre laqlid et ijtihâd anime l’histoire du fiqh
musulman, dont il est un des points chauds.
Îlkhân : nom donné par les Mongols aux souverains des grandes régions
de leur Empire, reconnaissant l’autorité du khân suprême installé à
Pékin.
Imâm : « celui qui est devant » ; ainsi désigne-t-on le croyant qui dirige
la prière communautaire, soit le chef de la communauté. Le mot a été,
en ce dernier sens, employé surtout par les sectes chî’ites, qui
réservent cette qualité à un descendant d’Alî et de son épouse Fâtima,
fille du Prophète.
Imân : la foi. Confiance en Dieu, croyance en la mission de
Muhammad. La philosophie musulmane en lie le problème, d’une part
à celui des œuvres, d’autre part à celui du péché.
Imâret : dans l’Islam turc, sorte d’asile où se distribue de la nourriture.
Injîl : l’Évangile.
Iqlîm : climat, au sens de ta géographie grecque : zone de la sphère
terrestre. Par la suite, la géographie arabe-musulmane du Moyen Âge
emploie le mot au sens de grande région du monde de l’Islam.
Iqtâ : allocation en terre (day’a) ou concession des revenus d’un
territoire ; par abus de sens, féodalisme ou féodalité.
Islâm : le mot désigne la « soumission », l’« abandon » à Dieu ; c’est le
Coran lui-même qui donne son nom à la religion nouvelle.
Isnâd : dans la tradition musulmane, chaîne de garants prouvant
l’authenticité du fait rapporté.
Isti’mâr : colonisation, colonialisme.
Istiqlâl : indépendance.
Itchoghlan : page de la cour ottomane.
Iwân ou lîwân : dans l’architecture iranienne et ses imitations, grande
salle s’ouvrent par un arc sur la cour (maison, palais, mosquée).
Jabr : en théologie, la toute-puissance de Dieu sur l’homme ; les
Jabrites s’opposent aux Qada-rites, les partisans du libre-arbitre de
l’homme. En mathématique, al-jabr wa l-muqôbala désigne l’algèbre.
Jahannam : l’Enfer, la Géhenne.
Jâhiliyya : le paganisme qui a précédé l’Islam, et particulièrement le
paganisme arabe.
Jamâ’a : la communauté musulmane, entendue surtout au sens
religieux, en tant qu’unie autour de son credo : les sunnites se
définissent comme les « gens de la tradition et de la communauté »
(ahl as-sunna wa l-jamâ’a).
Jâmi’ : mosquée-cathédrale, dans une agglomération importante, où se
fait notamment la prière collective du vendredi.
Jâmi’a : ligue ou, plus fréquemment, université.
Janissaires : corps d’infanterie d’élite de l’Empire ottoman, recruté par
le système du devchirmè ; il fut supprimé en 1826.
Janna : littéralement, jardin.
Jarîda : journal ou, plus généralement, presse.
Jihâd : littéralement, « effort » ; soit sur soi-même, en vue du
perfectionnement moral et religieux, soit collectivement, pour étendre,
notamment par les armes, le règne de l’Islam. Parfois considéré, dans
l’Islam classique, avec la profession de foi, la prière, le jeûne,
l’aumône et le pèlerinage, comme un des piliers (arkân) de la fol.
Jinn : esprit, démon (djinn), dans la théorie comme dans le folklore de
l’Islam.
Jizya : impôt de capitation frappant, dans l’Islam classique, les non
musulmans, autorisés en contrepartie à conserver leur culte.
Jum’a : le jour de « l’assemblée » : en Islam, le vendredi, où se fait la
prière publique.
Jumhûriyya : république.
Jund : troupe armée, armée. Au Moyen Âge, circonscription militaire.
Ka’ba : le « Cube » ; nom donné au temple de La Mekke, devenu par la
suite le centre de la foi musulmane, le point en direction duquel se
fait, à travers le monde, la prière des croyants.
Kâhya-bey : le « ministre de l’Intérieur » dans l’Empire ottoman.
Kalâm : la théologie dogmatique, un des aspects essentiels de la
réflexion et de la philosophie musulmanes.
Kâtib : le scribe, et plus spécialement le commis de chancellerie.
Khalîfa : le « successeur » du Prophète, chef de la communauté
musulmane ; contesté, partagé entre pouvoirs rivaux, le califat se
maintiendra néanmoins jusqu’à sa suppression par les Turcs en 1924.
Khân : en Perse, puis dans l’Orient musulman, caravansérail (en
Occident, funduq). Par ailleurs, titre turc désignant notamment, à
l’époque mongole, l’empereur de Pékin.
Khânqâh : couvent.
Kharâj : l’impôt foncier, dans l’histoire de l’Islam classique.
Khârijites : les partisans de la désignation du chef de la communauté
par l’accord des croyants, Indépendamment de toute race ou de toute
dynastie.
Khatt-i humâyûn : « écriture Impériale ». Ordonnance portant réforme
de l’Empire ottoman.
Khédive : arabe khadiwi, du persan khadiw, vice-roi ; titre donné, en
1867, par le sultan ottoman aux pachas héréditaires d’Égypte ;
disparu, au profit du titre de roi, en 1922.
Khitat : la topographie historique, une des composantes de l’histoire
arabo-musulmane.
Khutba : le prône du vendredi, d’abord prononcé par le chef de la
communauté musulmane, puis par son représentant : la mention du
souverain dans la khutba devient ainsi, dans l’histoire de l’Islam
classique, l’affirmation du pouvoir politique.
Kitâb : tout document écrit, notamment contrat, lettre, livre et aussi
l’Écriture révélée (des Juifs, Chrétiens ou, plus spécialement, des
Musulmans : le Coran).
Kitâbkhâne : bibliothèque publique, fondée par le pouvoir ou des
mécènes ; on dit aussi mak-taba et khizâna.
Kulliyya : faculté, division d’une université.
Kuttâb : école coranique.
Machriq : l’Orient ; plus particulièrement, dans la géographie arabe du
Moyen Âge, l’Orient musulman, c’est-à-dire l’Est et le Nord-Est de
l’Iran et l’Asie centrale.
Ma’dhana : voir manâra.
Madhhab : « doctrine » ; désigne plus particulièrement une des quatre
écoles de l’Islam sunnite : hanafites, mâlikites, châfl’ites et hanbalites.
Madrasa : « collège », plus particulièrement, au Moyen Âge, celui qui
est installé dans une mosquée et qui dispense un enseignement
relevant de l’Islam sunnite.
Maghrib : l’Occident, surtout de l’Islam. On le fait commencer
généralement avec la Cyrénaïque, le Maroc étant désigné par
Extrême-Occident : al-Ma-ghrlb al-aqçâ.
Mahdî : « celui qui est guidé » (par Dieu) ; nom donné, tout
spécialement dans l’Islam chî’ite, au personnage attendu à la fin des
temps, qui instaurera le règne de la justice et du pur Islam.
Mahjar : nom donné, à partir du XIXe siècle, à l’émigration syro-
libanaise, particulièrement aux Amériques.
Mahmal : palanquin d’apparat envoyé chaque année à La Mekke et
symbolisant l’autorité politique de celui qui l’envoyait : Égypte, puis
Empire ottoman.
Majûs : les Mages, nom donné aux Zoroastriens. Dans l’Islam
d’Occident, le mot désigne les Normands.
Makhzen : au Maroc, l’administration financière, le Trésor, et
finalement, à partir du XIVe siècle, le gouvernement.
Maks : impôt indirect, taxe, notamment les douanes, les droits de
marché, de port ou de courtage, etc., réprouvés par la stricte Loi
islamique, mais florissants dans la pratique.
Malak : ange. L’Islam connaît notamment Gabriel (Jibrîl), le messager
de la Révélation : Michel (Mîkâl, Mîkâ’îl), cité dans diverses
traditions (et par le Coran, à côté de Gabriel) ; Izrâ’îl et Isrâ-fîl,
associés à la mort et au Jugement.
Malik : roi. L’Islam classique tend à réserver ce titre à Dieu, mais son
emploi profane (notamment sous la forme du pluriel, mulûk) est
néanmoins largement attesté.
Mâlikites : l’une des quatre écoles (madhhab) de l’Islam sunnite,
particulièrement suivie en Afrique septentrionale et occidentale et
dans l’Espagne musulmane.
Mamlûk : « celui que l’on possède » ; esclave de race blanche, par
opposition au abd ; plus spécialement, soldat esclave ou affranchi.
Manâra : le minaret, d’où se fait l’appel à la prière (adhân), d’où son
autre nom de ma’dhana. Dans l’Occident musulman, on emploie
plutôt le terme de çawma’a.
Maqâma : la « séance », genre célèbre de la littérature arabe classique,
écrit dans une prose recherchée, souvent assonancée.
Marabout : déformation de mu-râbil, l’homme du ribât. En Afrique du
Nord, saint personnage dont le tombeau est l’objet de la vénération
populaire.
Masjid : la mosquée en général ; al-masjid al-harâm (la mosquée
sacrée) : la mosquée de La Mekke ; al-masjid al-aqçâ (la mosquée
lointaine) : la mosquée de Jérusalem.
Mathnawî : poésie persane, où les deux hémistiches de chaque vers
riment ensemble.
Mawlâ : tuteur, ou inversement esclave affranchi, client. Au pluriel
mawâlî, désigne, au Moyen Âge, les Persans convertis, soutiens du
califat abbasside et tenants fidèles de la tradition Iranienne (voir :
chu’ûbiyya)
Mawlid ou mawlûd : lieu, temps ou anniversaire d’une naissance, et
notamment de celle du Prophète, célébrée le 12 du mois de Rabî I.
Meddâh : « louangeur ». En Afrique du Nord plus particulièrement,
conteur chantant la louange de Dieu, des saints ou des grands
personnages de l’histoire de l’Islam.
Miçr : métropole ; au début de l’Islam, grande ville-camp, en Irak
surtout, relais pour les conquêtes ultérieures. Par la suite, chef-lieu
d’une grande région (iqlim) et siège d’un pouvoir autonome ou quasi
autonome, ainsi : Cordoue, Damas, Bagdad. Le nom s’applique plus
particulièrement, pour la désigner aujourd’hui encore, à l’Égypte,
évoquée globalement ou symbolisée par sa capitale.
Mihrâb : dans une mosquée, niche décorée indiquant la direction
(qibla) de La Mekke.
Mîl : le mille, mesure de distance équivalant au tiers de la parasange
(farsakh).
Milla : la religion, mais avec une connotation communautaire. Dans
l’Empire ottoman, millet désigne les communautés religieuses non
musulmanes, officiellement reconnues et dirigées par leurs
hiérarchies.
Minbar : la chaire, dans une mosquée.
Mîr : titre persan (ou mirzâ) dérivé de l’arabe amîr. Devenu simple titre
honorifique, donné notamment aux grands écrivains ou poètes.
Mollah : titre honorifique donné, en Iran, aux personnages religieux et
notamment aux docteurs de la Loi chî’ites, porte-parole et
interprétateurs de la pensée de l’imâm caché.
Mozarabes : de l’arabe musta’rib (arabisé) ; au Moyen Âge, nom donné
aux chrétiens vivant sous l’autorité de l’Islam espagnol et influencés
par la civilisation arabo-musulmane.
Mu’allaqât : nom donné par la tradition littéraire arabe à sept poèmes
préislamiques que l’on assurait avoir été « suspendus », en signe
d’honneur, au mur du temple de La Mekke.
Mubâya’a ou bay’a : serment d’allégeance prêté par les croyants au
Prophète ou à son successeur.
Mucharabyé : balcon grillagé, très répandu en Islam, notamment au
Proche-Orient.
Mudejar : art mudejar, style mudejar ; ceux que pratiquèrent les artistes
musulmans dans les territoires espagnols reconquis par les rois
catholiques.
Muezzin : arabe mu’adhdhin ; celui qui est chargé de l’appel à la prière
(adhân).
Mufti : celui qui donne un avis (fatwâ) sur un point de droit ; en
principe libre, la fatwâ a tendu peu à peu à être réglementairement
organisée. Dans l’Empire ottoman, le grand mufti d’Istanbul est le
chaykh al-lslâm.
Muhajirûn : les compagnons d’exil de Muhammad à Médine (voir :
Ançâr).
Muhandis : ingénieur.
Muqarnas : « stalactite », décor sculpté, très fouillé, mis à la mode par
les mosquées de Perse.
Muruwwa : en arabe, la vertu de l’homme mûr, la virtus, distinguée de
celle du jeune homme (voir : futuwwa).
Mu’tazilisme : nom donné à une école de l’Islam classique, fortement
marquée de tendances rationalistes.
Muwachchah : nom donné à une poésie espagnole de disposition
strophique originale et qui recourt, à côté de l’arabe, à des tournures
romanes.
Muwallad : nom donné, en Espagne, aux habitants convertis à l’Islam
après la conquête.
Muzâra’a : contrat de métayage.
Nabî : prophète en général (ou patriarche) ; entre autres Noé, Abraham,
Loth, Isaac, Jacob, Joseph, Moïse, David, Salomon, Job, Jonas et
Jésus. Plus spécialement, le Prophète par excellence, le sceau des
Prophètes : Muhammad.
Nahda : la « Renaissance » ; nom donné au mouvement de rénovation
littéraire arabe dans la seconde moitié du XIXe siècle.
Nichandji : le « garde des Sceaux » de l’Empire ottoman.
Niyya : l’« intention », base indispensable de l’acte religieux, qui doit
être énoncé ou évoqué mentalement par le croyant avant d’être
exécuté.
Noria : arabe nâ’ûra, machine à godets pour l’élévation de l’eau ; les
norias de Hamâ, sur l’Oronte, sont particulièrement célèbres.
Oulémas : voir âlim.
Pacha : le plus élevé des titres honorifiques turcs, donné notamment aux
gouverneurs de province (beylerbey) et aux ministres de l’Empire
ottoman.
Qâçç : le « conteur » d’histoires édifiantes (voir : meddâh), souvent
propagandiste politique ou religieux.
Qaçîda : le « poème » par excellence, à savoir la vieille ode monorime
arabe, avec ses thèmes et ses mètres éprouvés.
Qaftân : la tunique (caftan), à manches courtes telle que la pratiqua
notamment l’époque ottomane.
Qânûn : loi, code (du grec canôn). Dans l’Empire ottoman, le
qânûnnamè désigne un règlement fondamental d’organisation de
l’État.
Qapudan-pacha : dans l’Empire ottoman, le grand « capitaine », c’est-
à-dire l’amiral en chef.
Qawmiyya : patriotisme ou, plus souvent, nationalisme.
Qiyâma : la Résurrection.
Qiyâs : le raisonnement par analogie, en partant des cas fournis par le
Coran et la sunna : un des procédés de base du droit musulman
classique.
Qubba : coupole en général ; plus particulièrement, édifice abritant le
tombeau d’un grand personnage ou d’un saint, en pays arabe (voir :
türbe). La Qubbat aç-Çakhra est le Dôme du Rocher à Jérusalem,
improprement appelé mosquée d’Omar.
Qur’ân : le texte sacré de l’Islam (Coran), littéralement la « récitation »
faite par l’Ange à Muhammad et reprise par celui-ci.
Ra’îs : « chef ». Au Moyen Âge, le ra’îs est une notabilité locale, à
l’échelon municipal. Aujourd’hui, chef d’État, président.
Rak’a : inclination du corps, l’un des gestes rituels de la prière.
Ra’s al-mâl : le capital ; ar-ra’sumâliyya : le capitalisme.
Rasûl : envoyé, messager. Rasûl Allâh : l’Envoyé de Dieu, Muhammad.
Ra’y : le jugement personnel ; une des bases, mais controversée, du
droit musulman classique.
Reïs efendi ou reïs ul-kuttab (arabe ra’îs al-kuttâb) : le « chef des
scribes », de la chancellerie, dans l’Empire ottoman.
Ribâ : le prêt à intérêt. Canoniquement interdite, la pratique est tournée
par des subterfuges, et largement pratiquée.
Ribât : édifice fortifié, où résident, pour la défense de l’Islam, des
volontaires partageant leur temps entre les exercices de piété et les
opérations militaires.
Rihla : le journal de voyage, un des genres les plus célèbres de la
littérature géographique arabe du Moyen Âge.
Rubâ’î : quatrain, particulièrement en honneur dans la poésie persane.
Rûm : les Romains, plus précisément l’Empire romain d’Orient, c’est-à-
dire Byzance et ses territoires.
Salafiyya : au XIXe siècle, courant d’idées qui cherche, le renouveau de
l’Islam par un retour à l’esprit de ses sources, de ses Anciens (salai).
Samar : l’entretien nocturne.
Sandjaq : la circonscription administrative de base de l’Empire
ottoman, gouvernée par un sandjaq-bey, et elle-même division d’une
eyâlet.
Sayyid : le « chef » en général ; en Arable, chef de tribu, chaykh. Par
ailleurs titre honorifique employé dans divers usages : cf. sayyidî
(Monsieur), en Afrique du Nord sîdî.
Serây : le sérail, le palais, principalement celui du sultan ottoman.
Sikka : la monnaie, dans l’histoire de l’Islam classique. Dâr as-sikka :
l’hôtel de la monnaie.
Sipahi : soldat, surtout à cheval ; dans l’Empire ottoman (voir : fimâr),
détenteur d’une terre concédée par l’État ; les sipahis forment la
cavalerie (cf. français spahi) de l’armée turque. Dans l’Inde coloniale,
fantassin entraîné et habillé à l’européenne (Cipaye).
Sîra : la biographie traditionnelle du Prophète, dont la connaissance est
une des pièces essentielles de la sunna.
Sirwâl : le pantalon, d’origine persane, répandu dans l’Islam,
notamment avec l’époque turque.
Sujûd : la prosternation, un des gestes essentiels de la prière
musulmane.
Sultân : le pouvoir, l’autorité, et par suite celui ou ceux qui les
détiennent. S’emploie notamment à l’époque turque, pour désigner un
pouvoir de fait distinct de l’autorité califienne (Seljûqides,
Mamlûks) ; par la suite, l’empereur ottoman.
Sunna : la coutume, la tradition, avant tout celles du Prophète, dont le
respect définit l’Islam sunnite (voir : jamâ’a).
Sunnites : improprement appelés orthodoxes. Cet Islam majoritaire
entend en réalité se définir par la sunna et la jamâ’a (voir ces mots).
Sûq : souk, marché (bazar en Perse), couvert ou non.
Sûra : les « chapitres » du Coran, d’Inégale longueur, 114 au total,
divisés en versets (âya).
Tachbîh : l’« assimilation » de Dieu à l’homme, l’anthropomorphisme,
l’une des plus graves hérésies selon l’Islam, l’une des plus graves
accusations que se lancent les socles ou écoles rivales. Le concept
opposé, autre hérésie, est celui du ta’tîl, qui consiste à « dépouiller »
le concept de Dieu de tout contenu sensible.
Tafsîr : voir ta’wîl.
Tâ’ifa : parti, faction. Au pluriel tawâ’if, désigne les principautés qui se
constituèrent en Espagne sur les débris du califat umay-yade de
Cordoue.
Tâjir : le marchand, et plus spécialement le grand négociant.
Tajwîd : l’« orthoépie » coranique, la récitation du Livre sacré selon les
règles.
Takhalluf : sous-développement.
Tâlib : « celui qui cherche » ; étudiant en sciences de la Loi, aujourd’hui
étudiant en général.
Tanzîl : la Révélation, littéralement la « descente » du Coran sur la
terre.
Tanzîmât : les « réformes » de l’Empire ottoman au XIXe siècle.
Taqiyya : prudence, crainte (de Dieu), d’où piété. Également, chez les
chî’ites surtout, dissimulation, par l’Individu, de ses croyances en cas
de danger ou de contrainte.
Ta’rîkh : date, d’où histoire annalistique, et histoire en général.
Tarîqa : le « chemin », la « voie », notamment la règle d’une
congrégation, et par suite cette congrégation elle-même.
Tawba : le « retour » à Dieu, le repentir, un des actes essentiels de la foi
musulmane.
Tawhîd : l’« action de déclarer unique », c’est-à-dire de proclamer
l’unicité de Dieu.
Ta’wîl : exégèse, interprétation du sens du Coran, tandis que le tafsir en
est plus proprement le commentaire philologique.
Tawrât : la Thora, le Pentateuque.
Tchawgân : arabe çawlajân ; crosse de polo, et par suite ce jeu lui-
même : originaire de l’Iran, Il connut une vogue considérable, à
Byzance et dans l’Islam.
Tchiftlik : à l’époque ottomane, tenure, en terres, puis grand domaine.
Thawra : la révolution.
Thughûr : nom donné, pendant le Moyen Âge, aux places fortes de la
frontière de l’Islam face à Byzance. Elles couvraient, en deuxième
ligne, une autre série de places appelées awâçim.
Timâr : dans l’Empire ottoman, dotation en terres concédée par l’État, à
charge pour le bénéficiaire de remplir ses devoirs militaires et de
fournir soldats et cavaliers (sipahi-s) en proportion de la taille du
tîmâr.
Tirâz : broderie et, au Moyen Âge, atelier officiel de tissage.
Topkhânè : fonderie de canons, dans l’Empire ottoman.
Touran : nom donné, dans les épopées iraniennes, aux peuples nomades
d’Asie centrale. Par la suite, le peuple turc, notamment dans la
conception pantouranienne des débuts du XXe siècle.
Tughra : emblème graphique du souverain seljûqide ou ottoman,
apposé sur les monnaies, les documents officiels, les monuments, les
navires, etc.
Türbe : dans le domaine turc, mausolée, de forme et de style variables
(voir : qubba).
Uchr : la dîme, l’impôt des musulmans, prélevé pour les besoins de la
communauté et de ce fait souvent assimilé à l’aumône légale (voir :
zakâl).
Umma : la communauté des Croyants. Aujourd’hui, signifie également,
chez les Arabes, la communauté arabe en général (Interfère parfois
avec walan, patrie).
Umra : on désigne sous ce terme divers rites de « visite » (de La Mekke
et de certains lieux saints des environs), que le croyant accomplit à
titre individuel, généralement à l’occasion du pèlerinage (hajj).
Urf ou âda : la coutume, le droit coutumier, distinct de la Loi (chari’a).
Urûba : arabisme.
Validè-sultân : la sultane-mère, dans l’Empire ottoman ; titre porté par
la mère du sultan régnant, laquelle dirige le harem.
Vilâyet : de l’arabe wilâya (gouvernement, autorité) ; c’est la grande
circonscription administrative, qui remplace l’eyâlet dans l’Empire
ottoman en 1864.
Vizir : voir wazir.
Wâdi : vallée, cours d’eau (pluriel awdlya).
Walî : bienfaiteur, protecteur ou ami ; en religion, le saint, dont le culte,
non canonique, est néanmoins l’objet de la ferveur populaire.
Waqf : en Afrique du Nord, hubus (habous) ; fondation pieuse, réalisée
par l’individu au profit de la collectivité musulmane.
Wâq-Wâq : nom donné par la géographie arabo-musulmane du Moyen
Âge à un pays mystérieux aux extrémités de l’océan Indien :
Madagascar ? Japon ?
Watan : la patrie, dans le monde arabe d’aujourd’hui (voir aussi :
umma) ; wataniyya : patriotisme.
Wazir : vizir ; dans l’histoire de l’Islam classique, le chef suprême de
l’administration, ne relevant que du souverain et détenteur d’un
pouvoir immense et précaire. Aujourd’hui, le mat est couramment
employé pour désigner un ministre.
Witr : prière surérogatoire, accomplie pendant la nuit.
Yahûd : les Juifs.
Zâhir : le sens « manifeste » et littéral, notamment en matière
d’interprétation coranique, par opposition au sens « secret »,
ésotérique (bâlin). Très grossièrement, cette opposition est une des
lignes de clivage entre le sunnisme et le chî’isme, conçus sous leurs
formes les plus strictes.
Zajal : forme de poésie espagnole ouverte sur l’arabe dialectal et le
roman.
Zakât : l’aumône (un des cinq piliers de la fol musulmane), surtout sous
sa forme légale, assimilée au dixième des revenus (voir : çadaqa et
uchr).
Zanj : les populations noires de l’Afrique orientale.
Zâr : rites de dépossession magique, d’origine éthiopienne, pratiqués
dans la vallée du Nil et en Arabie.
Zâwiya : en Afrique du Nord, édifice de caractère religieux (oratoire,
couvent, école et hôtellerie à la fois), relié au souvenir d’un saint
personnage enterré là.
Zindîq : dans l’Islam classique, le « manichéen », mais aussi le libre-
penseur, l’athée et, plus généralement, tout penseur dont l’hétérodoxie
compromet les fondements de l’État.
Table des cartes

1. Les principaux postes du commerce de l’Arabie préislamique


2. L’Arabie préislamique et les routes du commerce mondial
3. Les grandes expéditions après la mort du Prophète
4. L’Islam jusqu’au milieu du Xe siècle
5. La Syrie umayyade (d’après les données de J. Sauvaget)
6. Les grands ensembles territoriaux du monde musulman à l’époque
abbasside (d’après le géographe Muqaddasî, Xe siècle)
7. Agitations religieuses dans le monde musulman (VIIIe-Xe siècles)
8. L’État et les États à l’époque abbasside (750-1050 après J.-C.)
9. L’Islam et le monde à l’époque abbasside
10. Villes et itinéraires d’une province : la Syrie-Palestine, vue par le
géographe arabe Muqaddasî (Xe siècle)
11. Les plantes vivrières à l’époque abbasside
12. Les espèces animales à l’époque abbasside
13. Les plantes textiles et le bois à l’époque abbasside
14. Principaux courants de l’artisanat et du commerce des esclaves à
l’époque Abbasside
15. L’Espagne du Xe siècle, vue par deux géographes arabes (Râzî et Ibn
Hawqal)
16. La Reconquista, d’après R.-S. LOPEZ, Naissance de l’Europe,
Paris, Armand Colin, 1962, p. 219
17. L’espace mongol vers 1250, d’après R.-S. LOPEZ, op. cit., p. 298
18. L’Islam soudanais jusqu’au XVe siècle, d’après M.-C. ENGLISH, An
Outline of Nigeria History, Londres, Longmans, 1959, p. 68, et les
indications de R. MAUNY, Tableau géographique de l’Ouest africain
au Moyen Âge, Dakar, I.F.A.N., 1961 ; repris dans V. MONTEIL,
l’Islam noir, op. cit., pp. 54 et 56-57
19. L’Empire turc sous le règne de Soliman
20. La mouvance mongole aux Indes
21. Istanbul au XVIIe siècle, d’après R. MANTRAN, Istanbul dans la
seconde moitié du XVIIe siècle, Paris, Adrien Maisonneuve, 1962,
cartes nos 4 et 13
22. L’Islam du xxe siècle
23. Le site du Caire
24. Le Caire d’hier et d’aujourd’hui
25. Le pétrole au Moyen-Orient, d’après S.-H. LONGRIGG, op. cit.,
pp. 490-497
Table des schémas et tableaux

Schémas
La famille du Prophète
La famille umayyade et les incertitudes du principe du dynastique
Le chî’isme : principales tendances
Les schémas sont de l’auteur.

Tableaux
Nombre de feux dans la province d’Anatolie au XVIe siècle
L’Albanie ottomane, évolution de la population
Population de quelques villes de l’Empire ottoman au XVIe siècle
Population de l’Égypte depuis 1882
Terres cultivées en Égypte de 1813 à 1960
Population de l’Islam (1970 et 1985)
L’Islam dans le monde en 1999
Pays exportant plus d’un million de barils/jour de pétrole en 2001
Le pétrole de l’Islam dans le monde en 1974
Les étudiants algériens 1970-1971
Table des matières

Couverture
Page de titre
Page de Copyright
Introduction à une histoire planétaire
Insuffisances et partis pris de la tradition historique
Ambitions des ethnies
Écoles et partis
Habitudes culturelles
Faiblesses de l'orientalisme traditionnel
Paliers de l'Islam
Islam communautaire et Islam des nations
Credo, loi et vie quotidienne
L'Islam et sa civilisation
Constantes d'une civilisation
Classicisme et modernisme
Histoire : dimensions et mobilité
Espace : terres et mers
Espace : le poids des déserts
Espace : des villes-relais
Culture : encore la religion
Pulsations : les quatre temps de l'Islam
LIVRE 1 - LE SIÈCLE DES ARABES
CHAPITRE I - Le « berceau de l'Islam » : diversités et unité
L'espace géographique
Les trois Arabies
Les climats
Les facteurs d'isolement : mers et déserts
L'espace économique et social
La « civilisation du désert » : le chameau, l'herbe, la razzia
Chefferies sans unité
Au-delà des tribus : sanctuaires et marchés
L'unité culturelle
Constantes de l'histoire : le commerce
Constantes de l'histoire : les migrations
Religions et religiosité
Arabe et poésie : des langages communs
CHAPITRE 2 - L'épopée muhammadienne
Un caravanier devenu prophète
La Révélation, l'Hégire et le pèlerinage de l'Adieu
Les conditions sociales et culturelles de la prédication
Histoire à fleur de terre ou histoire inspirée ?
Un chef religieux
Muhammad, sceau des prophètes : continuité et rupture
de la Révélation
Un Dieu restauré dans sa pureté
Le Coran et son langage
Les cinq piliers de la croyance
Une religion quotidienne
Un chef de peuple
La nouvelle communauté
Déjà Islam et arabisme
Destins de la communauté après Muhammad
CHAPITRE 3 - Les califes « inspirés » et les débuts des grandes
chevauchées
Les luttes pour la dévolution du califat
De Médine à Damas
Les grands clivages de la communauté musulmane : sunnites,
chî'ites, khârijites
L'unité islamique au-delà des divergences
La fixation du Coran et la Vulgate uthmânienne
Les succès de la guerre de conquête et la fin de l'Antiquité
coloniale
L'ébauche d'un État
Les premiers syncrétismes culturels
Un destin exemplaire : Umar
CHAPITRE 4 - Le califat umayyade de Damas
Les prémices de l'âge d'or musulman
La succession d'Alexandre et de Rome
Les rouages de l'État
Splendeurs syriennes
Difficultés et discordances
Les incertitudes de l'État
Les crises de l'appareil foncier et administratif
Le poids des villes
Les dissensions de la communauté
LIVRE 2 - L'ÈRE DES RENCONTRES : TRADITION ARABE
ET HÉRITAGES ÉTRANGERS
CHAPITRE 1 - Grandeur et fictions du califat abbasside de Bagdad
Figures de califes
Interférences du religieux, du politique et du social
Sunnites et Chî'ites, califat et imâmat
Décadence politique et résistance spirituelle du califat
Les oppositions ethniques et provinciales
L'heure de l'Iran
Notables, préfets, dynastes
À l'ouest : Méditerranée musulmane et or soudanais
Permanences égyptiennes et enjeux syriens
L'Orient : le contrôle des vieilles routes de l'Asie
Le pouvoir prétorien et la mise en tutelle du califat
CHAPITRE 2 - L'État islamique à l'heure orientale
Une frénésie de villes et de palais
Prestiges de Bagdad
Des villes partout
L'Orient au pouvoir ?
Le calife, héritier partiel des despotes orientaux
Le vizir : Barmécides et épigones
Les fonctionnaires : techniciens efficaces et modèles culturels
Le tournant du IVe/Xe siècle : vers le règne des militaires
CHAPITRE 3 - Sous le signe du commerce
Espace de transit, époque de transition
Hommes et bêtes
Plantes des jardins et plantes des champs
Quelques techniques
Islam, Orient, Occident
Les moyens du commerce
Un équipement urbain
Communautés, langages, traditions
Des pratiques intensives plus que nouvelles
Routes et produits
Caravanes et bateaux
La nouvelle société
Stagnation paysanne
Encore les villes
Omniprésence et prestige du marchand
Société et Empire
CHAPITRE 4 - Une société fébrile et inquiète
La nostalgie du passé
L'Histoire en décadence
Communauté et communautés
La fébrilité de savoir
La nouvelle circulation des idées
Disciplines arabes et découvertes étrangères
Le débat sur le social
La culture, passeport social
Vocations de la prose
Pensers nouveaux et formes arabes
Nouveautés, progrès, syncrétismes
Spéculations autour de l'Islam
Sciences exactes et pratiques
Fins utilitaires et réponses esthétiques
CHAPITRE 5 - Réussites provinciales
L'Espagne et la survie umayyade
Cordoue, rivale de Bagdad et du Caire
Peuples divers et turbulents
Islam espagnol
L'Égypte fâtimide
Triomphe et limites du chî'isme
Carrefours égyptiens
Les Sâmânides et la renaissance de l'Iran
Prologue à l'expansion touranienne : les Ghaznévides
LIVRE 3 - L'HÉGÉMONIE TURCO-MONGOLE
ET LES NOUVEAUX VISAGES DE L'ISLAM
CHAPITRE 1 - Survivances bagdadiennes et convulsions jusqu'au
milieu du XIIIe siècle
Les Turcs seljûqides, protecteurs du califat
L'épopée seljûqide
Califes et sultans
L'armée au pouvoir
L'« orthodoxie » triomphante
Émiettement et survivances
Le sultanat seljûqide du Rûm
L'Islam bousculé au nord-est
L'Afghânistân ghûride et l'Inde
Iran, Khurâsân, Khuwârizm
L'Islam défendu au centre
Zengides et Ayyûbides
L'ensemble syro-égyptien
La terre et la mer
Triomphe du sunnisme
Les Croisades vues du côté de l'Islam
À l'ouest : un Islam expansif, mais à demi déçu
Progrès chrétien, anarchie musulmane
La riposte de l'Islam : les Almoravides
Un empire musulman d'Occident : les Almohades
Bilan de l'Islam almoravide et almohade
Les prémices d'un Islam noir
CHAPITRE 2 - Mamlûks et mongols du milieu du XIIIe siècle
à l'aube du XVe siècle
Bagdad disparaît de l'histoire
Temps de l'invasion mongole
Les pays d'Islam face au choc mongol
Les nouveaux ensembles territoriaux
L'Islam mongol
L'Islam en danger ?
L'État et son chef
Économie et société
Arts et lettres : souvenirs arabes, essor irano-turc
L'Égypte des Mamlûks, ou l'ère des esclaves couronnés
Des guerriers impénitents
Batailles, diplomatie, commerce
Le régime mamlûk
Un sunnisme résolu
La civilisation mamlûke
Effets et prolongements du commerce dans l'océan Indien
L'Occident : Afrique et Méditerranée
Une Espagne presque perdue, une Afrique du Nord à naître
Une histoire commune
Échanges et brassages
L'Afrique Noire : un nouvel Islam, sur sa lancée
CHAPITRE 3 - Les temps ottomans
Cadres et moyens du nouvel expansionnisme sunnite
Phases de l'essor ottoman
Heurs et malheurs d'une marine
De l'armée des ghâzîs à l'armée des Janissaires
L'ordre règne en pays conquis
L'État et le pouvoir
Trois questions essentielles
Les bureaux
Le sultan et son monde
Vers la décadence
Essoufflement de la machine administrative
L'Empire face à ses peuples et à ses ennemis
Mers encombrées, isthmes à demi inutiles
Une monnaie frappée de plein fouet
Le sunnisme turc
Rayonnements islamiques en dehors du monde ottoman
La Perse séfévide
Coup d'œil sur l'Asie centrale
L'Inde du Grand Mogol
L'Islam dans l'océan Indien et la mer Rouge
Le Maroc et l'Afrique Noire
CHAPITRE 4 - Bilan d'une époque : décadence ou nouveaux
prolongements ?
Quand l'Islam avait douze siècles
L'Islam et ses hommes
Au niveau de la vie quotidienne
La terre, immuable
Routes de l'Islam et routes du monde
Les villes et leurs métiers
L'Islam et ses écoles
Le califat et la carte religieuse de l'Islam
De nouveaux dieux dans le ciel de l'Islam
Chî'isme duodécimain et vigueur du sunnisme militant
Derviches, saints et philosophes
Sciences, lettres, arts
Traditions, recherches, encyclopédisme
Contes et poésie
Voyages et histoire : Ibn Battûta et Ibn Khaldûn
Autour de la mosquée
Arts mineurs ?
Orient et Occident
Moyens du transfert : la guerre et la paix
Connaissance, oui ; compréhension, non, au moins pour
longtemps
LIVRE 4 - IMPÉRIALISME ET « RENAISSANCE » ARABE
(XIXe-XXe siècle)
CHAPITRE 1 - Revers et sursauts de l'Islam méditerranéen jusqu'aux
années 1880
L'impérialisme triomphant
De congrès en congrès, la monotone Question d'Orient
L'Islam entre l'Europe et l'Inde
L'Islam aux premiers postes d'une Afrique investie
La Turquie entre les réformes et la tradition
Provinces turbulentes
Le despotisme éclairé
Vers un nationalisme turc
Bilan des « Tanzîmât »
L'Égypte nouvelle
Bonaparte sur le Nil
De Muhammad Alî à l'Égypte saint-simonienne
La Dette, les Anglais et l'avènement du nationalisme
L'Islam et les Arabes
L'Iran et l'Inde musulmane
Le Proche-Orient et la renaissance culturelle arabe
CHAPITRE 2 - La montée des nationalismes des années 1880
aux lendemains de la Grande Guerre
L'ennemi occidental
Incendies balkaniques
L'impérialisme insatiable
Les débuts du sionisme
Les résistances musulmanes
Le monde afro-asiatique
Les nouvelles formulations de l'Islam
Émergence des nationalismes
La nation turque préférée au califat
Les Arabes : nations et nation
CHAPITRE 3 - L'Islam du XXe siècle depuis les lendemains
de la grande guerre
L'Islam et le monde
L'Islam sur la carte
Des pays et des hommes
Jeunesse et surpopulation ?
La lutte pour l'indépendance économique
Le pétrole, perspectives et réalités
S'instruire
Apogée et déclin du socialisme
L'Islam chez lui : des monarchies au communisme
L'Islam avec d'autres
Des traits communs
Mutations culturelles
Islam, culture et devenir
Les moyens d'une reculturation
Les modes de l'expression
Impérialisme et « renaissance » arabe
Conclusion
Plans de monuments
Lexique
Table des cartes
Table des schémas et tableaux

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