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Ibn Battûta : vie et voyages

Oriane Huchon

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Publié le 12/12/2016 • modifié le 15/04/2020 • Durée de lecture : 6 minutes

Les Voyages d’Ibn Battûta sont restés connus uniquement du monde musulman jusqu’au
XIXe siècle, lorsqu’ils ont été traduits en allemand, puis en anglais et en français. Pourtant,
son récit de voyage a consacré un genre littéraire à part entière, la rihla, genre initié par son
prédécesseur et autre grand voyageur arabe Ibn Jubayr (1). « Rihla est le mot arabe
désignant le voyage et, par la suite, le récit que l’on en fait. » (2) Qui était Ibn Battûta ?
Quel a été son apport à la science et à la littérature arabes du XIVe siècle ?

Vie d’Ibn Battûta

A quelques détails près, toutes les informations dont nous disposons à propos d’Ibn Battûta
proviennent de ses écrits personnels. Dans son ouvrage co-rédigé en 1356 avec Ibn Juzzay,
il relate ses aventures et ses multiples voyages qui l’ont conduit aux quatre coins du monde
connu de 1325 à 1354. On apprend ainsi qu’Abu Abdallah Ibn Battûta est né à Tanger en
1304, sous la dynastie Marinide. Il fait des études de droit coranique et quitte Tanger dans le
but d’effectuer le pèlerinage à La Mecque, ou hajj, en 1325. Il atteint l’Arabie en un an et
demi, visitant au passage l’Afrique du Nord, l’Egypte, la Palestine et la Syrie. Son
pèlerinage effectué en 1326, il découvre la Perse et l’Irak, puis retourne à La Mecque. Il
embarque ensuite à destination de l’Afrique de l’Ouest, et navigue jusqu’à Kilwa, en
actuelle Tanzanie, après être passé à Mogadiscio, Mombasa et Zanzibar. Au retour, il visite
Oman et le Golfe persique avant de se rendre de nouveau à La Mecque.

Vers l’an 1330, il reprend la route. Il décide d’aller en Inde dans le but d’être engagé par le
sultan de Delhi. Pour ce faire, il voyage pendant trois ans. Il passe par l’Egypte, la Syrie,
Constantinople, l’Asie Mineure, la Mer Noire et l’Afghanistan. Ibn Battûta demeure huit
ans en Inde, employé par Muhammad Tughluq, le sultan de Delhi. Il se voit confier un poste
de qadi, de juge. En 1341, le souverain le commissionne pour mener à bien une expédition
vers la cour de l’empereur mongol de Chine. Le navire s’étant échoué au sud-ouest de
l’Inde, Ibn Battûta en profite pour voyager pendant deux ans aux Maldives, en Inde du Sud
et à Ceylan (actuel Sri Lanka). Aux Maldives, il exerce une fonction de qadi. En 1345, il se
rend de lui-même en Inde par mer. Il en profite pour visiter le Bengale, la Birmanie, l’Île de
Sumatra et le sud-est de la Chine jusqu’à Canton. Il affirme avoir voyagé jusqu’à Pékin par
voie terrestre, mais cette affirmation est douteuse.

En 1346-1347, Ibn Battûta retourne à La Mecque et y effectue une dernière fois le hajj. En
1349 il rentre au Maroc, puis visite Grenade. Finalement en 1353, il accomplit son dernier
voyage, qui le mène à travers le Sahara jusqu’au Mali et au Soudan. En 1355, il s’établit au
Maroc pour ne plus repartir.
C’est le sultan du Maroc qui commissionne en 1356 un jeune érudit d’origine andalouse,
Ibn Juzzay, pour transcrire toutes les aventures d’Ibn Battûta. Son récit de voyages est écrit
à la première personne et nous donne tous les renseignements qui nous sont parvenus à
propos du Marocain. On apprend ainsi qu’il a épousé et répudié un nombre important de
femmes, et en avoir pris un nombre encore plus important comme concubines. On sait aussi
qu’il a mené une vie de courtisan, subsistant avec les grâces que lui apportaient les puissants
des pays qu’il visitait. On comprend surtout l’importance de la religion dans son périple, car
Ibn Battûta était avant tout un voyageur musulman.

Un voyageur musulman

Il s’identifie comme tel, et la dimension religieuse occupe une place de premier plan dans
son ouvrage. La particularité de son voyage, c’est qu’il l’effectue au sein même de la
communauté musulmane, au sein du dâr-al-islam. Il quitte le Maroc après des études
religieuses. La formation musulmane traditionnelle implique pour l’étudiant en sciences
religieuses de voyager auprès des différents maîtres religieux du monde afin d’acquérir un
grand savoir. Le personnage du voyageur possède ainsi une certaine renommée au sein de la
communauté musulmane.

Les pays traversés, bien qu’ils soient étrangers à Ibn Battûta, lui sont tout de même
familiers par la religion. A l’exception de son étape en Chine, Ibn Battûta a toujours été en
contact avec des populations musulmanes, ou au moins des populations non-musulmanes
mais dirigées par des dynastes musulmans. C’est la grande différence avec Marco Polo. Ce
dernier s’aventure dans des contrées éloignées avec lesquelles il ne partage rien, et dans
lesquelles il est totalement étranger. Seul le contexte politique spécifique et particulier de
son époque lui ont permis d’effectuer ce long voyage. Au contraire de Marco Polo, Ibn
Battûta n’est pas étranger dans les pays qu’il traverse. Il y est reconnu pour sa connaissance
de la religion, et il voyage (presque) librement d’un pays à l’autre. Il trouve du travail
comme qadi en Inde et aux Maldives.

L’Afrique du Nord est à l’époque considérée par les penseurs musulmans comme une région
où la religion est demeurée unifiée et pure, préservée de l’apparition de sectes, au contraire
de l’Arabie et de la Perse où le chiisme et diverses sectes islamiques divisent les
musulmans. Ibn Battûta partage cette idée de supériorité du Maghreb vis-à-vis du reste du
monde musulman, et y fait référence à plusieurs reprises dans sa rihla. C’est en sa qualité de
juge musulman qu’Ibn Battûta parcourt les pays islamisés et s’attire les grâces des
puissants. L’objectif affiché du récit et des Voyages est d’apporter la « preuve que la
communauté islamique existe et qu’à travers sa pratique religieuse et sociale, à travers sa
solidarité, et malgré ses divisions apparentes, elle reste une et indivisible. » (3) Il accomplit
plusieurs fois le hajj, visite l’Egypte et la Syrie, les centres historiques de l’islam. Mais il se
rend également dans les franges les plus éloignées de l’islam : Tanzanie, Inde, Grenade,
Mali, Soudan… Il souligne ainsi l’unité de la pratique religieuse, mais relève également les
schismes qui opposent les musulmans. D’ailleurs, il ressort de l’ensemble de son récit que
les tensions sont plus fortes à l’intérieur du monde musulman qu’entre l’islam et les autres
religions (4).

Ibn Battûta a rédigé ses Voyages à destination d’un public musulman averti du contexte
politico-religieux du dâr-al-islam du XIVe siècle. Il n’a pas nécessairement explicité des
éléments qui devaient lui sembler triviaux mais qui auraient apporté beaucoup de clés de
compréhension au lecteur occidental. C’est en partie pour cette raison qu’il est demeuré
longtemps inconnu des Européens.

Historien, géographe, ethnologue

Les écrits d’Ibn Battûta ont été largement étudiés par les géographes, les ethnologues et les
historiens. Pour certaines régions du monde, notamment pour le Mali et la côte Est de
l’Afrique, ses écrits sont les seules sources dont nous disposons pour le XIVe siècle. Pour
certaines descriptions de villes, il a copié les descriptions d’Ibn Jubbayr, ce qui à l’époque
était pratique courante et reflétait plus une grande érudition qu’un plagiat (5).

Les spécialistes ont été confrontés, comme pour toute source historique de chroniqueur, à la
question de la fiabilité de son récit. On sait en effet qu’il a rédigé ses Voyages à son retour
au Maroc, après presque trente ans de pérégrinations. Il évoque les notes qu’il a prises au
cours de sa vie, mais il indique également en avoir perdu une bonne partie lors d’une
attaque de pirates dans le sud-est de l’Inde. Comment a-t-il pu se souvenir de tous les
événements, de toutes les ascendances, de tous les paysages, et fournir des écrits détaillés à
ce point ? Joseph Chelhod (6) démontre l’impossibilité d’avoir une telle mémoire, et relève
avec un soupçon de moquerie les commentaires d’Ibn Battûta quant à son extraordinaire
capacité de mémorisation et à son incroyable intelligence. On sait aussi qu’il ne s’est
probablement pas rendu dans tous les lieux qu’il décrit. Malgré tout, Ibn Battûta est
considéré comme un auteur fiable, car il s’est toujours renseigné auprès de personnes
informées, ou a recopié des descriptions érudites des lieux qu’il n’aurait pas lui-même
visité. Et surtout, il n’a jamais eu la prétention de rédiger un ouvrage scientifique.

Ibn Battûta était avant tout un voyageur, et ses observations ne sont pas scientifiques mais
plutôt personnelles. Un récit ethnographique, historique ou géographique actuel
nécessiterait beaucoup plus de précisions, mais l’exhaustivité n’était pas l’objectif de la
rihla. Malgré cela, elle apporte d’importantes connaissances sociologiques, coutumières ou
historiques aux chercheurs. Citons un exemple. Ibn Battûta nous apprend que les femmes
des Maldives, musulmanes et très pieuses, ne s’habillaient que jusqu’à la taille et ne
couvraient pas le haut de leur corps, ni leurs cheveux. En qualité de qadi et de Maghrébin,
Ibn Battûta a violemment condamné et tenté d’interdire cette pratique qui le choquait, sans
succès toutefois. Le souverain de l’île à cette époque était une femme, et le régime de droit
maternel était appliqué (7).

Ces chroniques offrent à la fois la vision du souverain et des gouvernés sur leur société, ce
qui rend le récit particulièrement intéressant pour le lecteur. Elles fourmillent de détails,
d’anecdotes, d’histoires sur le monde du premier XIVe siècle, juste avant que la peste noire
ravage les sociétés européennes, méditerranéennes et asiatiques. Elles apportent des clés de
compréhension essentielles de l’islam médiéval et font voyager le lecteur avec l’aventurier.

Notes :
(1) Pour une lecture comparée des œuvres d’Ibn Jubayr et d’Ibn Battûta :
http://www.lesclesdumoyenorient.com/Voyageurs-arabes-Une-lecture-des.html
(2) Encyclopédie Larousse en ligne.
(3) Stéphane Yerasimos ; Ibn Battûta, Voyages, (trois tomes), Traduction de l’arabe de C.
Defremery et B.R. Sanguinetti (1858), Introduction et notes de Stéphane Yerasimos, Cartes
de Catherine Barthel, Collection FM/La Découverte, Librairie François Maspero, 1982,
Paris.
(4) http://www.lesclesdumoyenorient.com/Voyageurs-arabes-Une-lecture-des.html
(5) Stéphane Yerasimos ; Ibn Battûta, Voyages, (trois tomes), Traduction de l’arabe de C.
Defremery et B.R. Sanguinetti (1858), Introduction et notes de Stéphane Yerasimos, Cartes
de Catherine Barthel, Collection FM/La Découverte, Librairie François Maspero, 1982,
Paris.
(6) Chelhod Joseph. « Ibn Battuta, ethnologue ». In : Revue de l’Occident musulman et de la
Méditerranée, n°25, 1978. pp. 5-24.
(7) Ibid.

Bibliographie :
Bencherki Benmeziane, « Histoire et voyage. L’autre dans l’historiographie arabe d’hier
et d’aujourd’hui », Le Télémaque 2012/1 (n° 41), p. 89-101. DOI 10.3917/tele.041.0089
Joseph Chelhod, « Ibn Battuta, ethnologue », in : Revue de l’Occident musulman et de la
Méditerranée, n°25, 1978. pp. 5-24 ; doi : 10.3406/remmm.1978.1801 ;
http://www.persee.fr/doc/remmm_0035-1474_1978_num_25_1_1801
Ross E. Dudd, The Adventures of Ibn Battuta, a Muslim Traveler of the 14th Century,
University of California Press, 1986, Berkeley and Los Angeles.
Ibn Battûta, Voyages, (trois tomes), Traduction de l’arabe de C. Defremery et B.R.
Sanguinetti (1858), Introduction et notes de Stéphane Yerasimos, Cartes de Catherine
Barthel, Collection FM/La Découverte, Librairie François Maspero, 1982, Paris.
Christine Mazzoli-Guintard, « Le royaume de Grenade au milieu du XIVe siècle :
quelques données sur les formes de peuplement à travers le voyage d’Ibn Battûta », in :
Actes des congrès de la Société des historiens médiévistes de l’enseignement supérieur
public, 26 ? congrès, Aubazine, 1996. Voyages et voyageurs au Moyen Age. pp. 145-164 ;
doi : 10.3406/shmes.1996.1677 http://www.persee.fr
/doc/shmes_1261-9078_1996_act_26_1_1677
James Rumford, Traveling Man, The Journey of Ibn Battuta, 1325-1354, Houghton
Mifflin Company, New York, 2001.

Oriane Huchon

Oriane Huchon est diplômée d’une double licence histoire-anglais de la Sorbonne, d’un
master de géopolitique de l’Université Paris 1 et de l’École normale supérieure. Elle étudie
actuellement l’arabe littéral et syro-libanais à l’I.N.A.L.C.O. Son stage de fin d’études dans
une mission militaire à l’étranger lui a permis de mener des travaux de recherche sur les
questions d’armement et sur les enjeux français à l’étranger.

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