Vous êtes sur la page 1sur 21

Madame Christine Mazzoli-

Guintard

Le royaume de Grenade au milieu du XIVe siècle : quelques


données sur les formes de peuplement à travers le voyage d'Ibn
Battûta
In: Actes des congrès de la Société des historiens médiévistes de l'enseignement supérieur public. 26e congrès,
Aubazine, 1996. pp. 145-164.

Citer ce document / Cite this document :

Mazzoli-Guintard Christine. Le royaume de Grenade au milieu du XIVe siècle : quelques données sur les formes de peuplement
à travers le voyage d'Ibn Battûta. In: Actes des congrès de la Société des historiens médiévistes de l'enseignement supérieur
public. 26e congrès, Aubazine, 1996. pp. 145-164.

doi : 10.3406/shmes.1996.1677

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/shmes_1261-9078_1996_act_26_1_1677
Christine MAZZOLI-GUINTARD

LE ROYAUME DE GRENADE AU MILIEU


DU XIVe SIÈCLE:

quelques données sur les formes de peuplement à travers


le voyage d'Ibn Battûta

« Présent fait aux observateurs, traitant des curiosités offertes par les
villes et des merveilles rencontrées dans les voyages » : ainsi s'ouvre le récit
des longs chemins parcourus par Ibn Battûta 1. Cette volonté de mettre en
relief les choses étonnantes, admirables, rares ou étranges que le voyageur a
pu observer tout au long de ses étapes peut paraître importune ; mais cette
attention pour les « observateurs » 2 ne peut que ravir et inciter à la lecture.

Ibn Battûta, né à Tanger en 1304, quitte cette ville en 1325 pour se rendre
à La Mecque ; il accomplit son premier pèlerinage en 1326 après avoir visité
l'Afrique du Nord, l'Egypte et la Syrie3. De La Mecque, il se rend en Iraq et
en Perse et revient à La Mecque en 1327 où il reste trois ans. En 1330, il se
dirige vers le sud de l'Arabie et l'Afrique orientale ; il se trouve de nouveau à
La Mecque pour le pèlerinage de 1332. Il entreprend alors un voyage loin-

1 . La première édition complète date du milieu du XIXe siècle : Ibn Battûta, Voyages, éd.
et trad. C. Defrémery, B. R. Sanguinetti, 4 vol., Paris, 1853-1858. Nous avons utilisé les do
cuments suivants : Ibn Battûta, Voyages, éd. et trad. C. Defrémery etB. R. Sanguinetti avec
une préface et des notes de V. Monteil, Paris, Anthropos, 1968 ; Ibn Battûta, Voyages, trad. C.
Defrémery, B. R. Sanguinetti, introduction et notes de S. Yerasimos, Paris, Maspéro, 1982.
Origine de cette première référence : Ibn Battûta, op. cit. , 1982, t. 1, p. 65.
2. Nazarafi : examiner avec attention ; 2e forme verbale dérivée (valeur intensive). Re
marque : « villes » traduit en fait amsâr, capitales, métropoles.
3. Ibn Battûta, op. cit., 1968, 1. 1, p. vn-xxvm; Ibn Battûta, op. c'a. , 1982, 1. 1, p. 5-64.
146 Christine MAZZOLI-GUINTARD

tain qui le mène vers l'Asie Mineure, la Russie du sud, la Transoxiane ; il at


teint l'Inde sans doute vers 1335. En 1343-1344, il séjourne aux îles Mal
dives où il exerce les fonctions de cadi ; il visite ensuite Ceylan, Malabar, la
Malaisie, l'Indonésie et peut-être la Chine. En 1347, Ibn Battûta est revenu
en Orient ; il effectue de nouveau le pèlerinage de La Mecque en 1348 avant
de repartir vers sa région natale. Il est à Fès à la fin de l'année 1349, traverse
le détroit de Gibraltar pour aller jusqu'à Grenade avant de partir vers le Sou
dan en février 1352 après un voyage à travers le Maroc. Il revient de ce
dernier voyage en décembre 1353. Accomplir le pèlerinage à La Mecque ne
constitue donc pas le seul but du voyage ; Ibn Battûta prend le chemin de
l'Orient, mais aussi plus tard celui de Grenade, pour y rencontrer leurs célè
bres docteurs : il énumère alors les hommes pieux qu'il ne manque pas de
rencontrer là où il fait halte. Le passage du détroit, enfin, est motivé par le
désir de « prendre part à la guerre sainte et aux combats contre les infidè
les » 4.

Il faut s'arrêter un instant sur les conditions de rédaction du voyage : c'est


de retour à Fès qu'Ibn Battûta dicte, en 1355, son voyage à un certain Ibn
Juzayy. Il n'a pas à chercher bien loin dans sa mémoire pour y retrouver les
« curiosités offertes par les villes et des merveilles rencontrées dans » le
royaume de Grenade. De plus, cet Ibn Juzayy (1321-1356), secrétaire du sul
tan mérinide Abu cInân (1348-1358), est un grenadin, capable d'apprécier à
leur juste valeur les souvenirs d'Ibn Battûta : « si je ne craignais pas d'être
accusé de partialité pour ma patrie, écrit-il, je pourrais, puisque j'en trouve
l'occasion, m'étendre beaucoup dans la description de Grenade » 5. Les
conditions de rédaction du voyage d'Ibn Battûta sont donc particulièrement
favorables à l'évocation du séjour dans le royaume de Grenade.

Comme Ibn Battûta a réellement parcouru une partie du royaume de


Grenade et que son voyage est rédigé par un homme qui connaît — du moins
en partie — ce qu'il décrit, on est en droit d'attendre de son récit un certain
nombre de données quant à notre connaissance des hommes qu'il rencontre
et de leur cadre de vie. Mais des contemporains d'Ibn Battûta n'hésitent pas à
le qualifier de menteur 6 : débattre le degré de tromperie d'Ibn Battûta pour le
gratifier du titre d'imposteur ou de témoin digne de foi n'a finalement guère
de sens ; ce qui, par contre, mérite davantage considération, c'est s'interroger
sur la manière dont il modifie la réalité — a-t-il tendance à embellir ce qu'il
voit ou à noircir certains tableaux ? — ainsi que les éléments sur lesquels

4. Ibid., t. 3, p. 378.
5. Ibid, p. 390.
6. Il s'agit d'Ibn al-Khatib et d'Ibn Khaldun : leurs notices concernant Ibn Battûta sont re
produites par E. Lévi-Provençal, « Le voyage d'Ibn Battûta dans le royaume de Grenade
(1350) », dans Mélanges offerts à W. Marçcds, Paris, 1950, p. 205-224.
LE ROYAUME DE GRENADE AU MILIEU DU XIV* SIÈCLE 147

portent ses exagérations. Ibn Battûta annonce qu'il accorde une importance
particulière aux curiosités et aux merveilles : l'on peut caresser l'espoir, dès
lors, que son regard sur les hommes soit sincère ; pour s'en assurer, il est né
cessaire de confronter ce regard de lettré, de mystique à d'autres sources, tant
textuelles — d'autres récits de voyages, des textes de géographes — qu'ar
chéologiques. Mais il est nécessaire, aussi, de s'intéresser à la forme de son
discours, et pas seulement au fond de celui-ci.

Enfin, il n'est guère possible d'envisager le texte d'Ibn Battûta dans toute
sa richesse d'informations 7 ; il faut donc se contenter de dégager un thème
majeur, à savoir celui des formes de peuplement qu'il rencontre : elles peu
vent être analysées à travers le regard du voyageur sur les localités où il s'ar
rête, regard qui se porte sur certains éléments du paysage ; mais elles peu
vent être envisagées, aussi, à travers la terminologie employée pour évoquer
tel ou tel toponyme ; enfin, elles peuvent être mises en relation avec l'impor
tance de la localité en matière de savoir. Il est donc nécessaire de rappeler,
en premier lieu, l'itinéraire suivi, afin d'essayer de le confronter à des récits
similaires et de localiser les étapes du voyage 8.

L'itinéraire suivi

Le royaume de Grenade visité en partie par Ibn Battûta correspond à celui


du nasride Yûsuf I (1333-1354), l'un des princes les plus brillants de cette
dynastie 9. C'est sous son règne que sont édifiées la monumentale Porte de la
Justice de l'Alhambra, une partie du palais royal — dont la célèbre tour de
Comares — et la madrasa. Yûsuf I conclut la paix en 1334 avec le roi de
Castille et le sultan mérinide tandis que celle conclue avec le roi d'Aragon
est prolongée pour cinq ans en 1336. Trêves toutes provisoires cependant : le
30 octobre 1340, les chrétiens remportent la bataille de Tarifa ; le 27 mars
1344, Alphonse XI s'empare d'Algeciras ; en 1349, il vient assiéger Gibralt
ar. La peste le contraint à lever le siège.

7. Voir, par exemple, les informations concernant la femme et la famille que J. Chelbod
tire de l'ensemble du récit ; J. Chelhod, « Ibn Battûta, ethnologue », Revue de l'Occident mu
sulman et de la Méditerranée, 25 (1978), p. 5-24.
8. L'identification des étapes figure dans E. Lévi-Provençal, op. cit. En ce qui concerne
Grenade, des compléments utiles se trouvent dans l'article de L. Seco de Lucena, « De topo-
nimia granadina. Sobre el viaje de Ibn Battûta al reino de Granada », Al-Andalus, 16 (1951),
p. 49-85.
9. R. Arié, L'Espagne musulmane au temps des Nasrides (1232-1492), Paris, De Boccard,
1973, p. 101-105. Voir aussi C. Torres Delgado, El antiguo reino nazari de Granada,
Grenade, Anel, 1974.
148 Christine MAZZOLI-GUINTARD

Ibn Battûta traverse le détroit à partir de Ceuta et visite d'abord Gibraltar


peu après la mort d'Alphonse XI, le 27 mars 1350 10 (carte 1) ; c'est d'ailleurs
la seule indication précise qu'il nous fournit sur l'époque de son séjour dans
le royaume de Grenade n. De Gibraltar, il se rend à Ronda où il demeure
cinq jours avant de partir pour Marbella ; après une halte forcée et brève à
Fuengirola, il passe par Malaga, Vélez-Mâlaga, Alhama avant d'atteindre
Grenade 12. Le chemin du retour diffère quelque peu : Ibn Battûta revient par
Alhama, Vélez-Mâlaga, Malaga, puis se dirige vers Corn pour rejoindre
Ronda. Il visite le bourg des Banû Riyâh 13 avant de retrouver à Gibraltar le
navire qui l'a amené ; le voyage est terminé bien avant février 1352, date à
laquelle il part pour le Soudan, après un voyage à travers le Maroc.

Que dire de l'itinéraire suivi par Ibn Battûta ? En se tournant vers les
géographes arabes pour essayer d'envisager le caractère banal ou original de
la route qu'il emprunte, la déception est grande, tant ils évoquent les routes
de manière brève et laconique. Al-Idrîsî, qui décrit une réalité antérieure d'au
moins deux siècles à celle d'Ibn Battûta mais dont le texte comporte un
grand nombre d'itinéraires, relativement étoffés qui plus est, semble suggérer
l'existence d'une route entre Malaga et Grenade qui passe par Almunecar
(carte 2) : « de Grenade à Almunecar, 40 milles [...] d'Almunecar à Malaga,
80 milles [...] de Malaga à Grenade, 80 milles » H II ne paraît guère pro
bable, étant donné les distances envisagées, qu'il existe en réalité deux
routes, dont la deuxième aurait un trajet, plus court, passant par Alhama 15.

10. Alphonse XI meurt de la peste le 27 mars 1350 alors qu'il assiège Gibraltar (V.A.
Alvarez Palenzuela, « Esfuerzos reconquistadores de Castilla y expansion de Aragon », dans
La Espana de los Cinco Reinos, Historia General de Espana y America, t. 4, Madrid, RIALP,
1990, p. 724). E. Lévi-Provençal donne la date du 20 mars 1350 (p. 207), date reprise dans
Ibn Battûta, op. cit., 1982, t. 3, p. 379, n. 111.
11. Pour son voyage vers Grenade, voir le texte : Ibn Battûta, op. cit., 1968, t. 4, p. 354-
374 ; Ibn Battûta, op. cit., 1982, t. 3, p. 379-392. A ce passage essentiel (qu'analyse E. Lévi-
Provençal), il faut ajouter une anecdote concernant Vêlez et qui figure dans le t. 1, p. 85, éd.
1982 : elle est rapportée par Ibn Juzayy à propos d'Abû 1-Barakât Ibn al-Hajj al-Balafîqî.
12. Il se trouve à Grenade en 1351 selon V. Monteil (Ibn Battûta, op. cit., 1968, t. 4,
p. 482), en 1350 selon S. Yerasimos (Ibn Battûta, op. cit., 1982, t. 1, p. 85, n. 25 et t. 3,
p. 389). Ibn Juzayy dit qu'Ibn Battûta rencontre Abu 1-Barakât Ibn al-Hajj al-Balafîqî à
Grenade en précisant que « ce dernier venait d'arriver à Grenade, étant parti d'Alméria »
(1968, p. 371). Selon R. Arié, Abu 1-Barakât Ibn al-Hajj al-Balafîqî est appelé à la cour de
l'Alhambra en janvier 1347 (R. Arié, op. cit., p. 281).
13. Non identifié.
14. Al-Idrîsî, Description de l'Afrique et de l'Espagne par Edrisi, éd. et trad. R. Dozy, M.
J. de Goeje, Leyde, 1868, réimp. 1968, p. 250-251. Morten 1154, mais fait parfois référence
à une époque antérieure aux royaumes de taifas.
15. Le mille vaut environ 1,86 km (J. Vallvé Bermejo, « Notas de metrologia hispano-
arabe. El codo en la Espana musulmana», Al-Andalus, 41 (1976), p. 339-354). D'après al-
Idrîsî, Grenade-Almunecar=40 milles, soit 74,4 km ; Almunecar-Mâlaga=80 milles, soit
LE ROYAUME DE GRENADE AU MILIEU DU XIV* SIÈCLE 149

Al-Idrîsî évoque aussi Marbella, à 40 milles de Malaga, sur le chemin


d'Algeciras 16. Al-cUmarî décrit le royaume d'Andalousie en 1337 ; il évoque
une route qui, depuis Almerfa, longe le littoral : elle passe par Almufiecar,
Vêlez, Malaga, Marbella, Estepona et Gibraltar 17 (carte 3). Il fournit la dis
tance qui sépare Ronda d'Algeciras : trois journées 18. Ibn Battûta ne choisit
donc pas la route la plus courte pour aller de Gibraltar à Marbella, route dont
al-cUmarî atteste l'existence : peut-être car l'insécurité règne sur le littoral,
mais plutôt parce que son voyage est motivé par la recherche de savants et
qu'il veut rencontrer ceux de Ronda.

C'est en se tournant vers les voyageurs que l'on peut mieux apprécier, f
inalement, le chemin parcouru par Ibn Battûta. Ibn Juzayy s'inspire, pour cer
taines parties de la rédaction du voyage d'Ibn Battûta, du récit d'Ibn
Jubayr 19 (carte 4) : les deux textes ont souvent été rapprochés. Secrétaire du
gouverneur almohade de Grenade, Ibn Jubayr quitte cette ville le 3 février
1183 afin d'accomplir le pèlerinage à La Mecque ; il revient le 25 avril 1 185
après avoir visité l'Egypte, l'Irak, la Syrie et la Sicile. Pour aller s'embarquer
à Tarifa, il se dirige d'abord vers le nord, car il a quelque affaire à régler à
Jaén ; il laisse cette dernière le 14 février et passe successivement par
Alcaudete, Cabra, Ecija, Osuna, Jalibar 20, Arcos, un village de Medina -
Sidonia 21 avant d'atteindre Tarifa le 26 février 1183. L'itinéraire suivi par
Ibn Jubayr de Grenade à Tarifa correspond sans doute à la nécessité de ré
gler une affaire à Jaén, mais aussi au souci d'éviter les montagnes. Au retour,
Ibn Jubayr débarque à Carthagène, passe par Murcie, Lebrilla, Lorca,
Almanzora, Caniles de Baza, Guadix, avant de rejoindre, sept jours après
avoir débarqué à Carthagène, Grenade 22.

Almunecar-Mâlaga=
148,8 km, comme Mâlaga-Grenade.
81 km ; pour Mâlaga-Grenade
Aujourd'hui,parpour
Alhama,
Grenade-Almunecar=75
122 km. On peut supposer
km ;
qu'al-Idrîsî a commis une erreur en estimant la distance Almunecar-Mâlaga, qui serait plus
proche de 40 milles que de 80, d'où, par contre, un total exact pour l'ensemble du trajet.
16. Ibid.
17. Ibn Fadl Allah al-cUmarî, Masâlik el absârfî mamâlik el amsâr, L'Afrique moins
l'Egypte, éd. et trad. M. Gaudefroy-Demombynes, Paris, 1927, p. 240-242.
18. Ibid., p. 244. Pour une distance de 94 kilomètres à parcourir en pleine montagne.
19. Ibn Jubayr, Voyages, éd. et trad. M. Gaudefroy-Demombynes, Paris, 1949, t. 1, p. 33-
35.
20. Ibid. , p. 33, note 2 : Sallibar identifié comme Jalibar près de Montellano selon
Schiaparelli.
21. Ibid. : bourg appelé an-Nasma ; selon Schiaparelli, il s'agit de Casma ; selon Simonet
et Dozy, de Calsama.
22. Ibn Jubayr, op. cit. , Paris, 1953, t. 3, p. 408.
150 Christine MAZZOLI-GUINTARD

Un siècle après Ibn Battûta, entre décembre 1465 et février 1466, un


voyageur égytien, cAbd al-Bâsit, parcourt à son tour le domaine des Nas-
rides 23 (carte 5). Comme Ibn Battûta, cAbd al-Bâsit s'intéresse avant tout à
ce qui est étrange, extraordinaire ; comme Ibn Battûta, il voyage pour per
fectionner ses connaissances, sa science préférée étant la médecine. Il quitte
Alexandrie en juillet 1462 et revient dans son pays d'origine en mai 1467
après avoir parcouru l'Afrique du Nord et le royaume de Grenade. cAbd al-
Bâsit s'embarque pour traverser la Méditerranée le 5 décembre 1465 ; il ar
rive à Malaga le 13 décembre et y demeure jusqu'au 29 décembre. Ce jour-
là, il quitte cette ville pour celle de Grenade, passant par Vêlez et Alhama ; il
lui faut une journée pour gagner Grenade depuis Alhama. Il reste à Grenade
jusqu'en février 1466, revient à Malaga d'où il s'embarque le 17 février pour
Oran. L'itinéraire suivi par cAbd al-Bâsit présente de grandes similitudes
avec celui parcouru par Ibn Battûta un siècle auparavant ; la différence fon
damentale tient au port d'entrée dans la Péninsule : elle reflète simplement
l'avancée des chrétiens dans le royaume de Grenade24.

En rapprochant le trajet d'Ibn Battûta de celui de cAbd al-Bâsit, qu'un


siècle sépare pourtant, on constate une permanence de l'itinéraire et de ses
étapes ; les deux hommes voyagent à la recherche de savants, et leur trajet
révèle l'existence des grands centres du savoir, centres qui restent les mêmes
entre 1350-1352 et 1465-1466.

Nous sommes inégalement renseignés sur les conditions matérielles du


voyage. Sur la durée des étapes, Ibn Battûta n'est guère bavard ; cAbd al-
Bâsit précise simplement le temps qu'il faut pour aller d' Alhama à Grenade,
à savoir une bonne journée, pour une distance d'une cinquantaine de kilo
mètres 25. cAbd al-Bâsit rapporte voyager à dos de mulet 26. Ibn Battûta
mentionne l'existence d'une autre bête de somme : dans un épisode de son
voyage, il met en scène des personnes voyageant à cheval ; elles parcourent
une petite distance, la cinquantaine de kilomètres qui séparent Marbella de
Malaga 27. Le mulet est en effet, par excellence, l'animal de bât, bien supé-

23. cAbd al-Bâsit, éd. et trad. G. Levi délia Vida, « II regno di Granata nel 1465-66 nei ri-
cordi di un viaggiatore egiziano », Al-Andalus, 1 (1933), p. 307-334.
24. Le duc de Medina-Sidonia et le comte d'Arcos s'emparent de Gibraltar le 16/8/1462
(R. Arié, op. cit. , p. 144).
25. cAbd al-Bâsit, op. cit. , p. 320 : « il mattino seguente prendemmo la via di Granata,
dove arrivammo il giorno seguente sul far del giorno ».
26. Ibid.. Voir R. Arié, op. cit. , p. 349, sur l'élevage des animaux de selle et de trait.
27. Ibn Battûta, op. cit. , 1968, p. 364.
LE ROYAUME DE GRENADE AU MILIEU DU XIV* SIÈCLE 151

rieur au cheval pour le transport à travers des montagnes escarpées ; un mul


etpeut porter, par rapport à un cheval un poids d'un tiers plus fort 28.

Ibn Battûta rapporte par contre avec force détails toutes les péripéties de
la mésaventure qu'il vit entre Marbella et Malaga : l'abondance de détails ré
sulte peut-être de son désir de présenter toutes les choses étranges qu'il ren
contre, mais surtout du fait qu'il a failli perdre la vie dans cette aventure. Ibn
Battûta quitte Marbella peu après une troupe de douze cavaliers avec les
quels il souhaitait voyager ; en entrant dans le district de Fuengirola, il dé
couvre dans un fossé un cheval mort et un panier de poissons renversé. Le
qâ'id de Fuengirola lui explique que des chrétiens ont débarqué au moment
où le surveillant avait quitté sa tour ; dix cavaliers ont été faits prisonniers,
un seul a pu s'échapper, un a été tué, ainsi qu'un pêcheur, qui voyageait avec
l'ensemble de la troupe 29. Pour achever de nous convaincre de l'insécurité
des routes, il suffit d'observer qu'Ibn Battûta lui aussi a quitté Marbella avec
d'autres voyageurs 30, et que le qâ'id de Fuengirola prend soin de l'accompa
gner jusqu'à Malaga. Cette anecdote est intéressante aussi en ce qui concerne
les modalités de surveillance et du littoral et de chaque district31.

Le regard d'Ibn Battûta sur ses lieux d'étape

Ibn Battûta ne voyage finalement que dans la partie occidentale du


royaume de Grenade ; l'itinéraire suivi — il ne s'aventure pas au-delà de
Grenade —, le temps passé dans la capitale nasride — il reste quelques jours
chez l'un, quelques jours chez l'autre — donnent finalement le sentiment que
le but réel de son séjour dans la Péninsule se trouve dans la visite de
Grenade et non pas tant dans la guerre sainte comme il le prétend lui-même.
Au total, Ibn Battûta fait halte de façon plus ou moins prolongée dans dix lo
calités ; parti à la recherche de savants ou en quête d'un public susceptible de
l'écouter, notre voyageur évoque certains traits de la localité où il s'arrête. Il
faut d'ailleurs prendre soin de distinguer, dans le texte, le récit d'Ibn Battûta
des digressions rajoutées par Ibn Juzayy. Mais le discours d'Ibn Battûta doit

28. L.-F. Grognier, Cours de multiplication et de perfectionnement des principaux an


imaux domestiques, 3ème éd., Paris, 1841, p. 78-79 : il précise que les mulets « se fatiguent
moins en montant, retiennent mieux à la descente, tournent plus aisément ; ils font de plus
longues traites, sans repos et sans nourriture ». Référence que nous devons à M. B. Denis,
professeur de zootechnie à l'Ecole Nationale Vétérinaire de Nantes : qu'il soit ici remercié de
son obligeance.
29. Ibn Battûta, op. cit. , 1968, p. 364-365. Sur ces tours, voir R. Arié, op. cit. , p. 274.
30. Ibn Battûta, op. cit., 1968, p. 364 : «j'avais devancé mes camarades, mais je rebrouss
ai chemin et retournai vers eux ».
31. Ibid : hawz.
152 Christine MAZZOLI-GUINTARD

être envisagé comme celui d'un homme qui voyage en fonction de préoccu
pationstrès précises.

Rien d'étonnant, dès lors, que l'élément du paysage urbain qui revienne le
plus souvent dans sa narration soit la mosquée : c'est vers ce lieu d'ense
ignement qu'Ibn Battûta dirige bien souvent d'abord ses pas ou son regard. En
arrivant à Malaga, Ibn Battûta rencontre le cadi de la ville, Abu cAbd Allah,
dans la grande-mosquée, entouré tejuqahâ' ; de Vêlez, Ibn Battûta évoque
d'abord la mosquée, dont il se contente de signaler qu'elle est jolie, tout
comme celle d'Alhama ; sur le plan de Gibraltar figurent les mosquées, seul
élément non défensif qui y soit représenté. Ibn Battûta voit plusieurs des sa
vants de Grenade : lorsqu'il précise dans quelles circonstances, il s'agit d'en
trevues qui se déroulent au domicile desdits savants. Ainsi passe-t-il deux
jours chez le faqth Abu 1-Qâsim Muhammad al-Husaynî, quelques jours
dans la zâwiya du faqîh Abu c Alî cUmar ; il rend visite au faqîh Abu 1-Hasan
cAlî b. Ahmad ibn al-Mahrûk dans sa zâwiya dite de la bride (lijam). Peut-
être est-ce aux modalités de ces rencontres qu'il faut imputer le fait qu'Ibn
Battûta ne signale ni la madrasa de Grenade 32 ni aucune de ses mosquées ?
Un tel fait ne peut manquer de surprendre ; or, les ermitages dont il vient
d'être question se trouvent dans les faubourgs de la capitale, ce qui peut con
forter notre supposition.

En dehors des données religieuses du paysage urbain, Ibn Battûta — et


surtout d'ailleurs Ibn Juzayy —, décrit longuement les fortifications de Gi
braltar ; ce sont les seuls ouvrages de défense sur lesquels il s'attarde dans
son récit. Il n'est guère difficile de comprendre pourquoi : le sultan mérinide
Abu 1-Hasan reprend Gibraltar aux chrétiens en 1333 et y entreprend d'im
portants travaux de fortification, travaux poursuivis par son fils Abu cInân.
Ibn Juzayy consacre un long développement à l'œuvre de son sultan et Ibn
Battûta se doit de visiter ces travaux, d'autant plus que lorsqu'il débarque, lui
qui prétend prendre part aux combats contre les Infidèles, Gibraltar vient de
subir dix mois de siège de la part d'Alphonse XI. Le voyageur et son scribe
réservent ainsi un traitement de faveur à Gibraltar, signalant une grande tour
bâtie en haut du château (hisn) pour remplacer une tour (burj) endommagée
pendant le siège dirigé par le fils d'Abû 1-Hasan, mentionnant aussi la cons
truction de l'arsenal et de la muraille qui entoure le monticule rouge 33.

32. Madrasa située en face de la grande-mosquée de la madîna dont la construction


s'achève en 1349 : L. Seco de Lucena Paredes,« El hayib Ridwan, la madraza de Granada y
las murallas del Albayzin », Al-Andalus, 21 (1956), p. 285-297. Voir aussi D. Cabanelas
Rodriguez, « La madraza arabe de Granada y su suerte en época cristiana », Cuadernos de la
Alhambra, 24 (1988), p. 29-54.
33. Gibraltar est aux mains des chrétiens de 1309 à 1333 ; la grande tour ou Calahorra est
le dernier bastion de la forteresse ; l'enceinte d'Abû cInân complète la muraille du côté du
LE ROYAUME DE GRENADE AU MILIEU DU XIV* SIÈCLE 153

Dernière localité, enfin, sur laquelle Ibn Battûta s'attarde quelque peu :
Alhama. Il y signale l'existence d'une source d'eau chaude et d'un bain : la
mention, brève, ressemble davantage à une notice stéréotypée, semblable à
celles que les géographes rédigent bien souvent, qu'à une remarque personn
elle,originale, comme Ibn Battûta sait nous en livrer 34. La notice de cAbd
al-Bâsit sur Alhama, en revanche, émane d'une réflexion du voyageur : il
utilise le bain d'Alhama, dont il évoque la gratuité de l'accès, la beauté de la
construction ; il passe la nuit dans cette localité défendue, écrit-il, par un mur
fortifié.

En somme, le regard d'Ibn Battûta sur les localités qu'il traverse demeure
avant tout et exclusivement le sien, celui d'un lettré, d'un mystique, parcour
ant les terres musulmanes pour y rencontrer des savants, mais aussi celui
d'un homme pour lequel la configuration des villes de la Péninsule est famil
ière par ses similitudes avec celles de sa région natale. Ibn Battûta ne dit
rien du site de Grenade : E. Lévi-Provençal s'en étonne, d'autant plus, ajoute-
t-il, « que celui-ci présente [une ressemblance indéniable] avec celui de Fès,
qu'il connaît bien » 35. Ibn Battûta ne dit rien de l'imposante construction de
l'Alhambra : c'est sans doute, qu'à ses yeux, elle n'a rien d'une de ces
« curiosités offertes par les villes ».

Ibn Battûta ne s'attarde en effet jamais, en dehors du cas exceptionnel,


déjà évoqué, de Gibraltar, sur les éléments fortifiés des villes. Il se précipite
là où il sait pouvoir trouver des savants, vers la mosquée en général, et il ne
manifeste aucun intérêt pour les données de topographie urbaine qu'il fr
équente ordinairement. Il ne signale ainsi ni l'Alhambra, ni la citadelle de
Malaga 36, ni les fortifications de Ronda 37 : on aurait tort de s'en étonner.

Mais on aurait tort, également, de penser que l'intérêt du récit d'Ibn


Battûta se limite au regard d'un voyageur sur la contrée qu'il traverse ; il
nous semble au contraire que le récit en lui-même, en tant que discours,
c'est-à-dire en tant qu'énoncé linguistique observable, recèle un certain

Penon (L. Torres Balbâs, « Gibraltar, Have y guarda del reino de Espana », Al-Andalus, 7
(1942), p. 168-216).
34. Pourtant, la notice d'Ibn Battûta concernant ce bain est la plus ancienne. Voir R.
Manzano Martos, « El bano termal de Alhama de Granada », Al-Andalus, 23 (1958), p. 408-
417 pour lequel la sobriété décorative des vestiges rappelle les œuvres almohades.
35. E. Lévi-Provençal, op. cit. , p. 212.
36. Voir, par exemple : J. Bosch-Vilâ , « Malaga », dans Encyclopédie de l'Islam, 2e éd.,
t. VI, p. 214-217 et R. Puertas Tricas, « La alcazaba de Malaga y su distribution superficial »,
Jàbega, 55 (1987), p. 27-40.
37. Datées des xme-XIVe siècles par L. Torres Balbâs, « La acrdpolis musulmana de
Ronda », Al-Andalus, 9 (1944), p. 449-481 et B. Pavdn Maldonado, « De nuevo sobre Ronda
musulmana», Awraq,3 (1980), p. 131-174.
154 Christine MAZZOLI-GUINTARD

nombre d'informations sur les formes de peuplement, à condition de consi


dérer les unités qui constituent cet énoncé comme des données reflétant cer
tains aspects de la société.

Quelques données sur les formes de peuplement du royaume de


Grenade

Ibn Battûta emploie, pour désigner les localités qu'il évoque, plusieurs
termes : un certain nombre d'entre elles reçoivent le qualificatif de madîna
(Ronda, Marbella, Vêlez, Malaga, Elvira et Grenade) ; d'autres sont quali
fiées de hisn (Fuengirola et Coîn), de rrufqil (Gibraltar et Ronda), de
bulayda (Marbella), de qâPida (Malaga et Grenade), de balad (Alhama,
Gibraltar et Malaga) ou de qarya (Banû Riyâh). On constate d'abord la
diversité de la terminologie utilisée ; on remarque ensuite la présence, autour
de certains toponymes, de deux termes : ces paires obéissent à une certaine
logique, certains termes intervenant toujours de façon isolée, d'autres de ma
nière associée.

Parmi les termes employés, quelques-uns revêtent une connotation défen


sivenette : c'est le cas de rrufqil, toujours associé à Islam, Gibraltar et
Ronda étant les forteresses de l'Islam ; c'est le cas aussi de thaghr, la fron
tière, terme employé à propos de Gibraltar, notion qui intervient aussi pour
qualifier Fuengirola, le château des défenseurs de la frontière, mais sous la
forme hisn al-râbita. Ibn Battûta n'accorde guère d'importance, dans son ré
cit, aux fortifications des villes qu'il visite : mais le contenu de son discours
reflète assez bien, finalement, l'état de défense d'une partie du royaume de
Grenade.

Il ne paraît pas sans intérêt, dès lors, de s'arrêter un instant sur le vocabul
aire employé par Ibn Battûta. La méthode de recherche des co-occurrences
peut alors être simplifiée de telle sorte que l'on s'attache uniquement à repé
rerles environnements du terme retenu, sans tenir compte de l'indice de co-
fréquence, étant donné le faible nombre des co-occurrences 38.

Les résultats obtenus mettent en valeur, tout d'abord, une richesse plus ou
moins grande des co-occurrences. Pour qarya, les co-occurrences sont d'une
telle pauvreté qu'elles se réduisent à une notion, celle de shaykh (chef, an
cien). Cela ne peut que conforter l'idée, développée à propos de la région

38. Sur cette méthode, voir R. Robin, Histoire et linguistique, Paris, A. Colin, 1973 ; sur
son application ainsi simplifiée à propos de madîna, voir C. Mazzoli-Guintard, « Du concept
de madina à la ville d'al-Andalus : réflexions autour de la "Description de l'Espagne" d'al-
Idrisi, Mélanges de la Casa de Velâzquez, 27-1 (1991), p. 127-138.
LE ROYAUME DE GRENADE AU MILIEU DU XIV* SIÈCLE 155

valencienne, que qarya fait référence à une localité secondaire 39 ; on notera


aussi qu'Ibn Battûta ne s'attarde guère dans cette localité : il ne dit pas y
avoir rencontré de savants ; enfin, ce toponyme n'est pas identifié. Tout
concorde pour faire de qaryat Banû Riyâh un village sans doute modeste
dont nous apercevons, en filigrane, quelques aspects de son organisation in
terne. En effet, Ibn Battûta prend soin de nous signaler, pour la plupart des
localités où il fait halte, le nom du ou des responsables de l'administration
centrale qui s'y trouvent et qu'il rencontre. A qaryat Banû Riyâh, il n'est
question ni de cadi, ni de qâ'id, mais simplement d'un shaykh dont on peut
remarquer que, d'une part, son nom se confond avec celui de la localité dont
il est le chef 40 et que, d'autre part, il semble être la seule personnalité habili
tée à recevoir ce grand voyageur qu'est Ibn Battûta — ce qui conforte l'idée
d'une absence de cadi dans ce hameau — : le shaykh est le seul à
« contrôler » le voyageur, tandis qu'ailleurs, son séjour passe par les mains
des autorités locales, politico-administratives ou juridico-religieuses ; cette
donnée, certes isolée, rejoint le schéma d'une organisation sans autorité su
perposée des communautés rurales, bien étudiées, de la région valen
cienne 41.

Les co-occurrences de hisn, plus riches que celles du terme précédent,


peuvent être rassemblées autour de deux notions principales, celles de forti
fication et de district. Hisn va de pair avec un espace fortifié, qu'il s'agisse
d'un élément d'un ensemble plus vaste, comme c'est le cas à Gibraltar où le
hisn constitue l'une des données de la défense urbaine, la citadelle, ou bien
qu'il s'agisse d'un élément fortifié isolé, mais de quelque importance, suscept
ible d'accueillir un voyageur pour la nuit et où se trouvent à demeure un
qâ'id et sans doute une troupe chargée de défendre la frontière, voire d'assu
rer la sécurité des voyageurs, situation rencontrée à Fuengirola. Dans ce
dernier cas, par ailleurs, le hisn est en relation avec une tour de surveillance
dont le gardien lui signale d'éventuels dangers. Mais du hisn dépend aussi un
district dont les contours sont des plus flous dans l'esprit d'Ibn Battûta et
dont on ne peut que retenir l'existence : de Cofn Ibn Battûta se borne à signal
er que ce hisn est « abondant en eaux, en arbres et en fruits » ; lorsqu'il va
de Marbella à Fuengirola, Ibn Battûta a conscience de passer du district

39. P. Guichard, Les musulmans de Valence et la Reconquête (XIe-XIIIe siècles). Institut


français de Damas, 1990, 1. 1, p. 197-199.
40. Ibn Battûta, op. cit. , 1968, p. 374 : Abu 1-Hasan c AH b. Sulaymân ar-Riyâhi, shaykh de
qaryat Banû Riyâh, donne à manger à tous les voyageurs ; il reçoit Ibn Battûta de façon très
hospitalière. Sur le problème de la base clanique de la société rurale, voir P. Guichard, op.
cit., 1. 1, p. 227.
41. Ibid., p. 223-226.
156 Christine MAZZOLI-GUINTARD

(hawz, esp. alfoz) de Marbella à celui de Fuengirola 42. Il semble bien que,
dans le paysage, ce soit cette fameuse tour de surveillance (burj), plusieurs
fois évoquée déjà, qui marque la « frontière » entre ces deux districts : Ibn
Battûta raconte avoir quitté le district de Marbella et être entré dans celui de
Fuengirola lorsqu'il aperçut un cheval mort dans un fossé ; or, ajoute-t-il
« devant moi se trouvait la tour du surveillant ».

Des termes faisant référence aux formes de peuplement, c'est celui de


madîna qui retient le plus notre attention non seulement parce qu'Ibn Battûta
l'applique à un nombre important de localités, mais aussi car ses co-occur-
rences sont les plus riches et enfin parce que c'est vers lui que nos recherches
se sont principalement tournées et que, par conséquent, nous en devinons un
peu les contours. On retrouve la notion de district qui transparaît à travers les
productions agricoles : à Marbella les denrées alimentaires abondent ; de
même à Malaga, où l'on trouve de nombreux fruits, raisins, grenades, figues
et amandes ; de même aussi à Vêlez, célèbre pour ses fruits ; dans l'espace
de quarante milles qui entoure Grenade se trouvent des jardins, des vergers,
des prairies et des vignobles. Dans les mudun qu'il visite, Ibn Battûta ren
contre un certain nombre de personnages qui, à un titre ou à un autre, font
partie des cadres dirigeants de la localité : le qâ'id, d'un côté, le cadi de
l'autre. Les fonctions du gouverneur sont d'ordre administratif et militaire :
R. Arié cite une fatwâ du XVe siècle où il est question d'impositions locales
établies par le qâ'id 43 ; mais en même temps, lors d'opérations militaires, on
voit nettement apparaître ce personnage, comme c'est le cas à propos de
Fuengirola. Quant aux cadis, Ibn Battûta rencontre le juge de la commun
auté,qui siège à Grenade et qui délègue ses pouvoirs à des juges locaux,
personnages dont Ibn Battûta fait aussi, quand l'occasion s'en présente,
connaissance 44. Ainsi, le juge de Gibraltar lui offre-t-il l'hospitalité et lui
fait-il faire le tour de la montagne ; à Ronda, Ibn Battûta ne peut manquer de
rencontrer le juge de la ville : c'est en effet son cousin, le fils de son oncle
paternel. Ibn Battûta trouve le juge de Malaga dans la grande-mosquée, oc
cupé à rassembler de l'argent pour le rachat des captifs 45. A cette madîna-

42. Soit un territoire d'étendue modeste puisqu'une vingtaine de kilomètres seulement sé


parent les deux localités.
43. R. Arié, op. cit., p. 219.
44. Sur les cadis, voir R. Arié, op. cit. , p. 278-287. Elle mentionne la présence de juges
locaux dans les métropoles de province et dans les villes frontalières importantes, à savoir
Malaga, Almeria, Ronda, Baza, Bentomiz, Guadix, Rayya, Vélez-Mâlaga.
45. R. Arié précise que la prédication incombe au cadi, le juge de la communauté en étant
chargé dans la mosquée de l'Alhambra ou dans la grande-mosquée de Grenade : Ibn Battûta
rencontre en effet, à Malaga, le cadi-prédicateur ; mais il mentionne, dans le cas de Gibraltar,
mais aussi de Ronda, l'existence de deux personnages différents, le cadi d'un côté, le prédica
teur de l'autre.
LE ROYAUME DE GRENADE AU MILIEU DU XIV' SIÈCLE 157

district et centre de district 46, l'on peut rattacher le terme employé pour
qualifier Grenade et Malaga, qâPida : avec Malaga, « l'une des qawâcid de
l'Andalus » et Grenade, « qâcida de la province d'Andalus », apparaissent
bien les deux capitales, les deux bases du royaume nasride, d'une part son
port, de l'autre la résidence de son sultan.

Parmi les co-occurrences de madîna, quelques-unes renvoient à certains


éléments de l'urbanisme, la mosquée en premier lieu, et dans un cas seule
ment, les marchés 47. Nous retrouvons là madîna comme l'équivalent de
ville, sens qui prévaut largement dans l'historiographie récente concernant ce
terme, alors qu'il ne nous semble pas le plus important, surtout par rapport à
l'idée de district. Dans le cadre plus large, et chronologiquement et spatiale
ment,d'une étude s'attachant autant aux géographes qu'aux chroniqueurs
arabes ayant évoqué la Péninsule, nous avions montré que, parmi les traits
essentiels de l'objet madîna, se trouve celui d'une ville-espace fortifié48 :
dans le récit d'Ibn Battûta, ce signifié n'apparaît pas à travers les recherches
de co-occurrences. Nous avons évoqué plus haut l'attitude d'Ibn Battûta vis-
à-vis des fortifications urbaines du royaume nasride qu'il ne peut pas ne pas
avoir vues ; ce résultat négatif d'une recherche purement linguistique est in
téres ant d'un point de vue méthodologique mais aussi en tant que donnée :
il nous conforte dans l'idée que cette méthode constitue une bonne première
approche, mais qu'elle ne prétend fournir que des tendances, tendances qui
doivent être soutenues par d'autres sources. Par ailleurs, un résultat négatif
d'une recherche de co-occurrences précises alors que l'on sait par ailleurs
que le terme auquel on s'intéresse se caractérise par une omniprésence de
telle ou telle structure, ici les fortifications urbaines, un tel résultat constitue
en soi une donnée qu'il faut s'attacher à comprendre. Nous avons vu, dans le
cas d'Ibn Battûta, ce qui est susceptible d'expliquer ce résultat.

Que peut-on attendre, en fin de compte, de la terminologie employée par


Ibn Battûta ? La question revient fréquemment sous la plume des médiév
istes qui s'intéressent à ces problèmes de vocabulaire ; la plupart du temps,
leur réponse est fortement teintée de scepticisme et, pour notre part, à propos
de madîna, nous avons essayé de montrer qu'une utilisation systématique de
la terminologie employée dans les textes arabes ne peut que conduire à de

46. Sur les liens entre ville et province, voir H. Mones, « La division politico- administra-
tiva de la Espana musulmana », Revista del Instituto de Estudios Islâmicos en Madrid, 5
(1957), p. 79-136.
47. A propos de Vêlez, Ibn Juzayy rapporte au début de son récit des voyages d'Ibn
Battûta, une anecdote dans laquelle il est question d'une musalla (Ibn Battûta, op. cit., 1982,
t. 1, p. 84).
48. C. Mazzoli-Guintard, Villes d'al-Andalus (Espagne et Portugal à l'époque musulmae),
Rennes, Presses universitaires, 1996, p. 29-35.
158 Christine MAZZOLI-GUINTARD

graves erreurs d'appréciations dès lors que cette terminologie n'est pas mise
en relation avec d'autres sources 49. Toutefois, dans le cas précis du voyage
d'Ibn Battûta dans le royaume de Grenade, il nous semble possible de tenir
un discours bien différent : les circonstances de la rédaction du voyage, fon
damentalement, y poussent. Il ne s'agit pas d'une compilation de documents
plus anciens, comme c'est souvent le cas des textes des géographes ; il ne
s'agit pas d'un auteur qui rédige d'après le témoignage de ses contemporains,
sans avoir aucune connaissance ou des connaissances limitées des régions
qu'il décrit, comme c'est le cas, par exemple, d'al-Idrîsî. Enfin, il est facile de
distinguer les apports d'Ibn Battûta de ceux d'Ibn Juzayy, ce qui n'est pas
toujours tâche aisée dans les textes auxquels nous venons de faire allusion. Il
devient ainsi possible d'accorder un certain crédit à la terminologie qu'utilise
Ibn Juzayy pour sa rédaction.

En effet, cette terminologie met en évidence l'existence de différentes


formes de peuplement entre lesquelles une hiérarchie assez nette se dessine.
Parmi les localités dites madîna, deux cas de figure doivent être distingués :
d'une part, la situation de Grenade et de Malaga, qualifiées aussi de qâfida,
de l'autre, celle de Ronda, Marbella, Vêlez. Dans le premier cas, nous avons
affaire aux deux principales villes du royaume 50 : Grenade, au cœur d'une
riche région agricole, résidence du sultan et du juge de la communauté, se
trouve à la première place de cette hiérarchie urbaine ; l'importance des titres
qu'Ibn Juzayy lui assigne — « capitale de l'Andalus et nouvelle mariée
d'entre ses villes » — conforte la place tenue par Grenade, forte, à l'époque
nasride, et pour son seul espace intra-muros, de quelques 180 hectares.
Malaga mérite de recevoir aussi ces qualificatifs de madîna et de qâfida : la
richesse agricole de son arrière-pays dont une partie des productions sont
exportées, la renommée de sa céramique jusque dans des régions lointaines,
autrement dit le rôle fondamental de son port pour le royaume, tout cela lui
vaut bien d'être, sous la plume d'Ibn Juzayy, « l'une des capitales de l'Anda-
lus et l'une de ses plus belles cités », de quelques 40 hectares intra-muros,
soit de tenir la seconde place dans la hiérarchie urbaine derrière Grenade.
Ronda, Marbella et Vêlez forment des noyaux d'importance moyenne : la
présence d'un juge et d'un qâ'id à Ronda hisse sans doute cette ville, dont
l'enceinte enferme une douzaine d'hectares, au rang de métropole régionale,
tandis que Vêlez et Marbella n'ont pas atteint ce rang de chef-lieu administ
ratif et ne rayonnent que par leur rôle de marché. Ibn Battûta ajoute, à pro
pos de Marbella, qu'elle est une bulayda, diminutif de balad, autre terme du

49. Ibid..
50. C'est cette hiérarchie urbaine -reposant sur l'existence de deux grands centres- que dé
gage A. Malpica Cuello en utilisant des sources chrétiennes postérieures à la Reconquête et
les apports de l'archéologie : « Poblamiento del reino de Granada : estructuras nazaries y mo-
dificaciones castellanas », VJomades d'Estudis Histories locals, Palma, 1987.
LE ROYAUME DE GRENADE AU MILIEU DU XIV* SIÈCLE 159

registre urbain utilisé pour Malaga. On peine quelque peu à distinguer


madîna de hisn : dans le texte, la seule différence notable entre ces deux n
iveaux de peuplement se trouve dans le nombre des co-occurrences, celles de
hisn présentant une plus grande pauvreté que celles de madîna. Enfin, la
qarya constitue, dans le texte d'Ibn Battûta, le dernier niveau de la hiérarchie
du peuplement.

On peut ainsi lire, à travers la terminologie employée par Ibn Juzayy,


l'état de l'urbanisation, en 1350, d'une petite partie du royaume de Grenade,
celle qui correspond aux routes suivies par Ibn Battûta.

Mais dans ce long développement, nous avons oublié Gibraltar : Gibraltar


dont Ibn Juzayy décrit longuement le système de fortifications, Gibraltar
dont Ibn Juzayy encore évoque le gouverneur, le juge et le prédicateur,
Gibraltar dont Ibn Juzayy toujours rapporte l'existence d'un plan exécuté à la
demande du sultan Abu cInân et sur lequel figurent non seulement les él
éments fortifiés, mais encore l'arsenal, les mosquées, les greniers pour les cé
réales, mais Gibraltar que jamais Ibn Juzayy ne s'aventure à qualifier de
madîna. Elle figure cependant parmi les bilâd de l'Andalus. Pourquoi alors
Ibn Juzayy lui refuse-t-il le titre dont il gratifie des localités qui paraissent
moins bien dotées ? Ibn al-Athîr nous donne la réponse ; écoutons-le 51 :

« Târiq dirigea les vaisseaux qui portaient son corps d'année vers une mont
agne élevée qui appartient au continent et y fait saillie ; cet endroit, où il dé
barqua en rajab 92, a conservé jusqu'à présent le nom de Jabal Târiq. c Abd
al-Mu'min, quand il fut devenu maître du pays, fonda sur cette montagne une
ville qu'il appela Madînat al-Fath, mais ce nom ne put prévaloir sur le pre
mier, qui continua de rester en usage ».

Il faut également justifier une autre anomalie du discours d'Ibn Juzayy : il


se sert d'Elvira pour localiser un ermitage que visite Ibn Battûta, présentant
cette localité comme une madîna. Or, en 1010 Elvira subit une mise à sac
dont elle ne se remet pas, ses habitants partant s'installer à Grenade : au XIe
siècle, Ibn Hayyân visite ses ruines 52. Elvira ne conserve plus aucun trait
urbain en 1350 : Ibn Juzayy aurait-il été mal informé ? En aucun cas : l'ermi
tagedit râbitat al-cUqâb se trouve, écrit-il, << tout près de madînat Elvira qui
est maintenant déserte et ruinée ».

51. Ibn al-Athîr, Annales du Maghreb et de l'Espagne, trad. E. Fagnan, Alger, 1898, p. 42.
52. Voir L. Torres Balbâs, « Ciudades yermas hispano-musulmanas », Bolettn de la Real
Academia de la Historia, 1957, p. 205-218 et une synthèse des travaux existants dans Ma C.
Jiménez Mata, La Granada islâmica, Universidad de Granada, Grenade, 1990, p. 206-207.
160 Christine MAZZOLI-GUINTARD

Enfin, Alhama apparaît comme une petite ville (balad), pourvue d'une
mosquée et de bains ; cAbd al-Bâsit reprend cette terminologie. Pour une
époque bien antérieure, le dernier quart du IXe siècle, cette localité apparaît
dans le récit d'Ibn cIdhârî à propos de la révolte d'Ibn Hafsûn sous la forme
madîna 53 : cette occurrence, isolée, semble être tombée en désuétude à
l'époque postérieure à l'émirat.

De façon générale, Ibn Battûta, sans doute aidé par Ibn Juzayy, utilise
avec un soin tout particulier la terminologie concernant les formes de peu
plement : c'est un auteur très respectueux des formes en vigueur et très bien
informé de l'état réel du peuplement.

Ce tableau de la hiérarchie des formes de peuplement, dégagé à partir du


vocabulaire utilisé par l'auteur, trouve confirmation dans un autre indice du
degré d'urbanisation atteint par une localité, la présence des savants. L'asso
ciation d'idées entre ville et culture, qui figure chez les auteurs arabes, re
prise et développée par de nombreux travaux dont certains sont en cours 54
montre bien que la ville constitue l'espace où la culture se transmet : dès
lors, on peut établir une relation entre le nombre d'ulémas et l'importance de
la ville. A cet égard, les indications fournies par Ibn Battûta, quoique mod
estes, attestent bien l'existence de centres culturels plus ou moins influents :
Grenade, où Ibn Battûta rencontre plusieurs savants, peut-être la dizaine de
personnes dont il donne les noms, figure à la première place. A Malaga
aussi, Ibn Battûta rencontre plusieurs savants, mais son récit ne permet pas
de préciser davantage ce pluriel ; il donne trois noms de savants pour Ronda,
deux pour Gibraltar, aucun pour Marbella, Fuengirola, Vêlez, Alhama, Cofn
et qaryat Banû Riyâh 55. Cette hiérarchie des centres culturels d'une partie du
royaume nasride se rapproche de celle des formes de peuplement que nous
avons essayé de mettre en valeur à partir de la terminologie utilisée et elle la
conforte ; de plus, cette hiérarchie des centres culturels rejoint celle qui se
dégage de la thèse de J. Zanôn pour l'époque almohade : on y compte, par
exemple, 169 savants à Grenade, 98 à Malaga, 9 à Ronda, 1 à Marbella, 1 à

53. Ibn cIdhârî, Histoire de l'Afrique et de l'Espagne intitulée cd-Bayano'l-Mogrib, trad. E.


Fagnan, Alger, 1904, t. 2, p. 109.
54. Voir D. Urvoy, Le monde des ulémas andalous du XIe au XIIe siècle : étude sociolo
gique,Genève, Droz, 1978 ; Ma L. Avila, La sociedad hispanomusulmana al final del cali-
fato (aproximaciôn a un estudio demogrâfico) , Madrid, CSIC, 1985 ; M. Marin, « Nômina de
sabios de al-Andalus (711-961) », dans Estudios onomâstico-biogrâficos de al-Andalus, 1. 1,
éd. par M. Marin, Madrid, CSIC, 1988, p. 23-182 ; J. Zanôn Bayon, La vida intelectual en al-
Andalus durante la época almohade : estudio de la Takmila de Ibn al-Abbar, tesis doctoral,
Madrid, 1991 (inédit).
55. Est considéré comme savant le lettré qui remplit ou non des fonctions religieuses dans
la localité. Sur cette hiérarchie des centres culturels, voir C. Mazzoli-Guintard, op. cit. , p. 89-
92.
LE ROYAUME DE GRENADE AU MILIEU DU XIV* SIÈCLE 161

Vêlez. Enfin, elle possède des points communs avec celle qui transparaît à
travers le voyage de cAbd al-Bâsit au milieu du XVe siècle : seules Grenade
et Malaga lui permettent de rencontrer des gens illustres, tandis que de ses
haltes à Vêlez et à Alhama, il ne rapporte aucune entrevue avec une personn
alité. Dans ses grandes lignes et pour son niveau supérieur, la hiérarchie
des centres culturels de l'Andalousie occidentale présente, depuis l'époque
almohade et jusqu'au milieu du XVe siècle, des caractères de permanence, un
peu comme si l'histoire de l'urbanisation avait atteint une phase de maturité.
En effet, nous pensons que l'histoire de l'urbanisation islamique de la Pénin
sulepeut s'organiser en trois grandes périodes 56 : après une phase de réveil
de la vie urbaine entre 711 et 936, l'urbanisation connaît un moment d'apo
gée aux Xe et XIe siècles, caractérisé par l'achèvement du réseau urbain et
par la mise en place d'une ville pleinement réalisée, avant de vivre, de la fin
du XIe siècle à la fin du XVe siècle, une époque plus complexe, de crises
mais aussi de consolidations, d'adaptations. La toute dernière phase de l'his
toire urbaine se déroule dans le cadre particulier d'une omniprésence de la
menace chrétienne ; les villes renforcent alors leur défense, attachant un soin
particulier à leur citadelle, Grenade se pare de ses derniers atours, mais l'on
se trouve bien loin de la phase des fondations urbaines : l'histoire de l'urba
nisation a bien atteint sa phase de maturité.

*
* *

Le récit du voyage d'Ibn Battûta dans le royaume de Grenade au milieu


du XIVe siècle contient une très grande richesse d'informations. Certes, le
personnage porte sur la société à la rencontre de laquelle il part un regard
fragmentaire : son trajet ne lui permet d'évoquer qu'une partie du royaume
nasride ; son but ne lui fait prêter attention qu'aux savants. Ce mystique
passe sans les voir à côté des imposantes citadelles urbaines de Grenade et
de Malaga ; il ne nous dit rien d'une région qui vient de connaître la peste 57.
Mais son récit, par la forme du discours, reflète assez bien la diversité et la
hiérarchie des formes de peuplement. On y repère immédiatement Grenade,
madîna, qâcida, capitale politique et culturelle du royaume, placée au coeur
d'une riche région agricole ; puis vient Malaga, madîna, qcFida, ville por
tuaire, métropole économique et culturelle ; Ronda et Gibraltar, toutes deux
consacrées madîna finalement, toutes deux centres culturels modestes, toutes
deux abritant un cadi, constituent des localités au rayonnement plus modeste
que les précédentes, dont la sphère d'action est plus régionale que celle de
Malaga qui exporte au loin. Enfin, s'intercalent avant la modeste qarya des

56. Ibid., p. 157-199.


57. Sur la peste dans le royaume nasride. voir R. Arié, op. cit. , p. 397.
162 Christine MAZZOLI-GUINTARD

localités dites madîna, bulayda, balad, hisn, dépourvues de cadi, où Ibn


Battûta ne rencontre aucun savant, mais qui constituent de petits centres de
district dont la vocation paraît, selon les cas, plus militaire qu'économique.
Cette hiérarchie des centres de peuplement de la partie occidentale du
royaume nasride, établie à partir du voyage d'Ibn Battûta, constitue en
somme une ébauche qui demande à être précisée ; mais elle nous semble
former un schéma cohérent, quoique sommaire, ce qui nous semble fonda
mental. En effet, les évocations, par les géographes arabes, des localités sont
souvent taxées d'être des descriptions, plates, stéréotypées, des clichés ; et
elles apparaissent effectivement ainsi quand on les considère comme des in
dividualités que l'on sépare de leur contexte. Il nous a cependant toujours
paru possible d'aller au-delà d'une conception réductrice de ces évocations :
en effet, l'étude de ces descriptions revêt un tout autre intérêt dès lors qu'on
les envisage comme faisant partie d'un tout, plus ou moins homogène d'ail
leurs, et dans lequel il faut s'efforcer de distinguer ce qui est original de ce
qui est compilé : ces descriptions, par la terminologie mise en oeuvre —
terminologie qu'il faut envisager dans ses co-occurrences — s'insèrent dans
un schéma de pensée cohérent et structuré qu'il faut s'attacher à percer. Or, le
récit du voyage d'Ibn Battûta dans le royaume de Grenade se prête bien, par
ses modalités de rédaction, à ce type d'étude : il nous permet ainsi une pre
mière approche, satisfaisante somme toute, de la hiérarchie des formes de
peuplement d'une partie du royaume nasride.
LE ROYAUME DE GRENADE AU MILIEU DU XIV* SIÈCLE 163

Carte 1

Le voyage d'Ibn Battûta (1350)

~yj^ ^Grenade

(888) ( \
(s7^)(3481)
V

Ronda^P ) ^ ^^Véleî

^uif V*" /^ïalaga

Qaryat ^ j^Tuengirola
*Banû Riyâh
^Marbeîla

0 25 km
W

f/ift mars -début avril 1350) Itinéraire suivi :


* Gibraltar
Ceuta
• _ _ à l'aller
• ••♦ au retour
( ) : altitude
164 Christine MAZZOLI-GUINTARD

Carte 2
Itinéraires d'al-Idrîsî

Carte 3
Itinéraires d'aI-cUmari

Algeciras

joun

Gibraltar
Algeciras
j

Carte 4
Voyages d'Ibn Jubayr

Murcie

Lorca / \ (v.
Cartagena
1 8/4/1 18S

^Medina
/ Arcos
Frontera
de la 25/4/118S
Grenade lSeV,d»

Carte 5
Le voyage de
cAbd al-Bâsit
(1465/66)

Vous aimerez peut-être aussi