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Mazzoli-Guintard Christine. Le royaume de Grenade au milieu du XIVe siècle : quelques données sur les formes de peuplement
à travers le voyage d'Ibn Battûta. In: Actes des congrès de la Société des historiens médiévistes de l'enseignement supérieur
public. 26e congrès, Aubazine, 1996. pp. 145-164.
doi : 10.3406/shmes.1996.1677
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/shmes_1261-9078_1996_act_26_1_1677
Christine MAZZOLI-GUINTARD
« Présent fait aux observateurs, traitant des curiosités offertes par les
villes et des merveilles rencontrées dans les voyages » : ainsi s'ouvre le récit
des longs chemins parcourus par Ibn Battûta 1. Cette volonté de mettre en
relief les choses étonnantes, admirables, rares ou étranges que le voyageur a
pu observer tout au long de ses étapes peut paraître importune ; mais cette
attention pour les « observateurs » 2 ne peut que ravir et inciter à la lecture.
Ibn Battûta, né à Tanger en 1304, quitte cette ville en 1325 pour se rendre
à La Mecque ; il accomplit son premier pèlerinage en 1326 après avoir visité
l'Afrique du Nord, l'Egypte et la Syrie3. De La Mecque, il se rend en Iraq et
en Perse et revient à La Mecque en 1327 où il reste trois ans. En 1330, il se
dirige vers le sud de l'Arabie et l'Afrique orientale ; il se trouve de nouveau à
La Mecque pour le pèlerinage de 1332. Il entreprend alors un voyage loin-
1 . La première édition complète date du milieu du XIXe siècle : Ibn Battûta, Voyages, éd.
et trad. C. Defrémery, B. R. Sanguinetti, 4 vol., Paris, 1853-1858. Nous avons utilisé les do
cuments suivants : Ibn Battûta, Voyages, éd. et trad. C. Defrémery etB. R. Sanguinetti avec
une préface et des notes de V. Monteil, Paris, Anthropos, 1968 ; Ibn Battûta, Voyages, trad. C.
Defrémery, B. R. Sanguinetti, introduction et notes de S. Yerasimos, Paris, Maspéro, 1982.
Origine de cette première référence : Ibn Battûta, op. cit. , 1982, t. 1, p. 65.
2. Nazarafi : examiner avec attention ; 2e forme verbale dérivée (valeur intensive). Re
marque : « villes » traduit en fait amsâr, capitales, métropoles.
3. Ibn Battûta, op. cit., 1968, 1. 1, p. vn-xxvm; Ibn Battûta, op. c'a. , 1982, 1. 1, p. 5-64.
146 Christine MAZZOLI-GUINTARD
4. Ibid., t. 3, p. 378.
5. Ibid, p. 390.
6. Il s'agit d'Ibn al-Khatib et d'Ibn Khaldun : leurs notices concernant Ibn Battûta sont re
produites par E. Lévi-Provençal, « Le voyage d'Ibn Battûta dans le royaume de Grenade
(1350) », dans Mélanges offerts à W. Marçcds, Paris, 1950, p. 205-224.
LE ROYAUME DE GRENADE AU MILIEU DU XIV* SIÈCLE 147
portent ses exagérations. Ibn Battûta annonce qu'il accorde une importance
particulière aux curiosités et aux merveilles : l'on peut caresser l'espoir, dès
lors, que son regard sur les hommes soit sincère ; pour s'en assurer, il est né
cessaire de confronter ce regard de lettré, de mystique à d'autres sources, tant
textuelles — d'autres récits de voyages, des textes de géographes — qu'ar
chéologiques. Mais il est nécessaire, aussi, de s'intéresser à la forme de son
discours, et pas seulement au fond de celui-ci.
Enfin, il n'est guère possible d'envisager le texte d'Ibn Battûta dans toute
sa richesse d'informations 7 ; il faut donc se contenter de dégager un thème
majeur, à savoir celui des formes de peuplement qu'il rencontre : elles peu
vent être analysées à travers le regard du voyageur sur les localités où il s'ar
rête, regard qui se porte sur certains éléments du paysage ; mais elles peu
vent être envisagées, aussi, à travers la terminologie employée pour évoquer
tel ou tel toponyme ; enfin, elles peuvent être mises en relation avec l'impor
tance de la localité en matière de savoir. Il est donc nécessaire de rappeler,
en premier lieu, l'itinéraire suivi, afin d'essayer de le confronter à des récits
similaires et de localiser les étapes du voyage 8.
L'itinéraire suivi
7. Voir, par exemple, les informations concernant la femme et la famille que J. Chelbod
tire de l'ensemble du récit ; J. Chelhod, « Ibn Battûta, ethnologue », Revue de l'Occident mu
sulman et de la Méditerranée, 25 (1978), p. 5-24.
8. L'identification des étapes figure dans E. Lévi-Provençal, op. cit. En ce qui concerne
Grenade, des compléments utiles se trouvent dans l'article de L. Seco de Lucena, « De topo-
nimia granadina. Sobre el viaje de Ibn Battûta al reino de Granada », Al-Andalus, 16 (1951),
p. 49-85.
9. R. Arié, L'Espagne musulmane au temps des Nasrides (1232-1492), Paris, De Boccard,
1973, p. 101-105. Voir aussi C. Torres Delgado, El antiguo reino nazari de Granada,
Grenade, Anel, 1974.
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Que dire de l'itinéraire suivi par Ibn Battûta ? En se tournant vers les
géographes arabes pour essayer d'envisager le caractère banal ou original de
la route qu'il emprunte, la déception est grande, tant ils évoquent les routes
de manière brève et laconique. Al-Idrîsî, qui décrit une réalité antérieure d'au
moins deux siècles à celle d'Ibn Battûta mais dont le texte comporte un
grand nombre d'itinéraires, relativement étoffés qui plus est, semble suggérer
l'existence d'une route entre Malaga et Grenade qui passe par Almunecar
(carte 2) : « de Grenade à Almunecar, 40 milles [...] d'Almunecar à Malaga,
80 milles [...] de Malaga à Grenade, 80 milles » H II ne paraît guère pro
bable, étant donné les distances envisagées, qu'il existe en réalité deux
routes, dont la deuxième aurait un trajet, plus court, passant par Alhama 15.
10. Alphonse XI meurt de la peste le 27 mars 1350 alors qu'il assiège Gibraltar (V.A.
Alvarez Palenzuela, « Esfuerzos reconquistadores de Castilla y expansion de Aragon », dans
La Espana de los Cinco Reinos, Historia General de Espana y America, t. 4, Madrid, RIALP,
1990, p. 724). E. Lévi-Provençal donne la date du 20 mars 1350 (p. 207), date reprise dans
Ibn Battûta, op. cit., 1982, t. 3, p. 379, n. 111.
11. Pour son voyage vers Grenade, voir le texte : Ibn Battûta, op. cit., 1968, t. 4, p. 354-
374 ; Ibn Battûta, op. cit., 1982, t. 3, p. 379-392. A ce passage essentiel (qu'analyse E. Lévi-
Provençal), il faut ajouter une anecdote concernant Vêlez et qui figure dans le t. 1, p. 85, éd.
1982 : elle est rapportée par Ibn Juzayy à propos d'Abû 1-Barakât Ibn al-Hajj al-Balafîqî.
12. Il se trouve à Grenade en 1351 selon V. Monteil (Ibn Battûta, op. cit., 1968, t. 4,
p. 482), en 1350 selon S. Yerasimos (Ibn Battûta, op. cit., 1982, t. 1, p. 85, n. 25 et t. 3,
p. 389). Ibn Juzayy dit qu'Ibn Battûta rencontre Abu 1-Barakât Ibn al-Hajj al-Balafîqî à
Grenade en précisant que « ce dernier venait d'arriver à Grenade, étant parti d'Alméria »
(1968, p. 371). Selon R. Arié, Abu 1-Barakât Ibn al-Hajj al-Balafîqî est appelé à la cour de
l'Alhambra en janvier 1347 (R. Arié, op. cit., p. 281).
13. Non identifié.
14. Al-Idrîsî, Description de l'Afrique et de l'Espagne par Edrisi, éd. et trad. R. Dozy, M.
J. de Goeje, Leyde, 1868, réimp. 1968, p. 250-251. Morten 1154, mais fait parfois référence
à une époque antérieure aux royaumes de taifas.
15. Le mille vaut environ 1,86 km (J. Vallvé Bermejo, « Notas de metrologia hispano-
arabe. El codo en la Espana musulmana», Al-Andalus, 41 (1976), p. 339-354). D'après al-
Idrîsî, Grenade-Almunecar=40 milles, soit 74,4 km ; Almunecar-Mâlaga=80 milles, soit
LE ROYAUME DE GRENADE AU MILIEU DU XIV* SIÈCLE 149
C'est en se tournant vers les voyageurs que l'on peut mieux apprécier, f
inalement, le chemin parcouru par Ibn Battûta. Ibn Juzayy s'inspire, pour cer
taines parties de la rédaction du voyage d'Ibn Battûta, du récit d'Ibn
Jubayr 19 (carte 4) : les deux textes ont souvent été rapprochés. Secrétaire du
gouverneur almohade de Grenade, Ibn Jubayr quitte cette ville le 3 février
1183 afin d'accomplir le pèlerinage à La Mecque ; il revient le 25 avril 1 185
après avoir visité l'Egypte, l'Irak, la Syrie et la Sicile. Pour aller s'embarquer
à Tarifa, il se dirige d'abord vers le nord, car il a quelque affaire à régler à
Jaén ; il laisse cette dernière le 14 février et passe successivement par
Alcaudete, Cabra, Ecija, Osuna, Jalibar 20, Arcos, un village de Medina -
Sidonia 21 avant d'atteindre Tarifa le 26 février 1183. L'itinéraire suivi par
Ibn Jubayr de Grenade à Tarifa correspond sans doute à la nécessité de ré
gler une affaire à Jaén, mais aussi au souci d'éviter les montagnes. Au retour,
Ibn Jubayr débarque à Carthagène, passe par Murcie, Lebrilla, Lorca,
Almanzora, Caniles de Baza, Guadix, avant de rejoindre, sept jours après
avoir débarqué à Carthagène, Grenade 22.
Almunecar-Mâlaga=
148,8 km, comme Mâlaga-Grenade.
81 km ; pour Mâlaga-Grenade
Aujourd'hui,parpour
Alhama,
Grenade-Almunecar=75
122 km. On peut supposer
km ;
qu'al-Idrîsî a commis une erreur en estimant la distance Almunecar-Mâlaga, qui serait plus
proche de 40 milles que de 80, d'où, par contre, un total exact pour l'ensemble du trajet.
16. Ibid.
17. Ibn Fadl Allah al-cUmarî, Masâlik el absârfî mamâlik el amsâr, L'Afrique moins
l'Egypte, éd. et trad. M. Gaudefroy-Demombynes, Paris, 1927, p. 240-242.
18. Ibid., p. 244. Pour une distance de 94 kilomètres à parcourir en pleine montagne.
19. Ibn Jubayr, Voyages, éd. et trad. M. Gaudefroy-Demombynes, Paris, 1949, t. 1, p. 33-
35.
20. Ibid. , p. 33, note 2 : Sallibar identifié comme Jalibar près de Montellano selon
Schiaparelli.
21. Ibid. : bourg appelé an-Nasma ; selon Schiaparelli, il s'agit de Casma ; selon Simonet
et Dozy, de Calsama.
22. Ibn Jubayr, op. cit. , Paris, 1953, t. 3, p. 408.
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23. cAbd al-Bâsit, éd. et trad. G. Levi délia Vida, « II regno di Granata nel 1465-66 nei ri-
cordi di un viaggiatore egiziano », Al-Andalus, 1 (1933), p. 307-334.
24. Le duc de Medina-Sidonia et le comte d'Arcos s'emparent de Gibraltar le 16/8/1462
(R. Arié, op. cit. , p. 144).
25. cAbd al-Bâsit, op. cit. , p. 320 : « il mattino seguente prendemmo la via di Granata,
dove arrivammo il giorno seguente sul far del giorno ».
26. Ibid.. Voir R. Arié, op. cit. , p. 349, sur l'élevage des animaux de selle et de trait.
27. Ibn Battûta, op. cit. , 1968, p. 364.
LE ROYAUME DE GRENADE AU MILIEU DU XIV* SIÈCLE 151
Ibn Battûta rapporte par contre avec force détails toutes les péripéties de
la mésaventure qu'il vit entre Marbella et Malaga : l'abondance de détails ré
sulte peut-être de son désir de présenter toutes les choses étranges qu'il ren
contre, mais surtout du fait qu'il a failli perdre la vie dans cette aventure. Ibn
Battûta quitte Marbella peu après une troupe de douze cavaliers avec les
quels il souhaitait voyager ; en entrant dans le district de Fuengirola, il dé
couvre dans un fossé un cheval mort et un panier de poissons renversé. Le
qâ'id de Fuengirola lui explique que des chrétiens ont débarqué au moment
où le surveillant avait quitté sa tour ; dix cavaliers ont été faits prisonniers,
un seul a pu s'échapper, un a été tué, ainsi qu'un pêcheur, qui voyageait avec
l'ensemble de la troupe 29. Pour achever de nous convaincre de l'insécurité
des routes, il suffit d'observer qu'Ibn Battûta lui aussi a quitté Marbella avec
d'autres voyageurs 30, et que le qâ'id de Fuengirola prend soin de l'accompa
gner jusqu'à Malaga. Cette anecdote est intéressante aussi en ce qui concerne
les modalités de surveillance et du littoral et de chaque district31.
être envisagé comme celui d'un homme qui voyage en fonction de préoccu
pationstrès précises.
Rien d'étonnant, dès lors, que l'élément du paysage urbain qui revienne le
plus souvent dans sa narration soit la mosquée : c'est vers ce lieu d'ense
ignement qu'Ibn Battûta dirige bien souvent d'abord ses pas ou son regard. En
arrivant à Malaga, Ibn Battûta rencontre le cadi de la ville, Abu cAbd Allah,
dans la grande-mosquée, entouré tejuqahâ' ; de Vêlez, Ibn Battûta évoque
d'abord la mosquée, dont il se contente de signaler qu'elle est jolie, tout
comme celle d'Alhama ; sur le plan de Gibraltar figurent les mosquées, seul
élément non défensif qui y soit représenté. Ibn Battûta voit plusieurs des sa
vants de Grenade : lorsqu'il précise dans quelles circonstances, il s'agit d'en
trevues qui se déroulent au domicile desdits savants. Ainsi passe-t-il deux
jours chez le faqth Abu 1-Qâsim Muhammad al-Husaynî, quelques jours
dans la zâwiya du faqîh Abu c Alî cUmar ; il rend visite au faqîh Abu 1-Hasan
cAlî b. Ahmad ibn al-Mahrûk dans sa zâwiya dite de la bride (lijam). Peut-
être est-ce aux modalités de ces rencontres qu'il faut imputer le fait qu'Ibn
Battûta ne signale ni la madrasa de Grenade 32 ni aucune de ses mosquées ?
Un tel fait ne peut manquer de surprendre ; or, les ermitages dont il vient
d'être question se trouvent dans les faubourgs de la capitale, ce qui peut con
forter notre supposition.
Dernière localité, enfin, sur laquelle Ibn Battûta s'attarde quelque peu :
Alhama. Il y signale l'existence d'une source d'eau chaude et d'un bain : la
mention, brève, ressemble davantage à une notice stéréotypée, semblable à
celles que les géographes rédigent bien souvent, qu'à une remarque personn
elle,originale, comme Ibn Battûta sait nous en livrer 34. La notice de cAbd
al-Bâsit sur Alhama, en revanche, émane d'une réflexion du voyageur : il
utilise le bain d'Alhama, dont il évoque la gratuité de l'accès, la beauté de la
construction ; il passe la nuit dans cette localité défendue, écrit-il, par un mur
fortifié.
En somme, le regard d'Ibn Battûta sur les localités qu'il traverse demeure
avant tout et exclusivement le sien, celui d'un lettré, d'un mystique, parcour
ant les terres musulmanes pour y rencontrer des savants, mais aussi celui
d'un homme pour lequel la configuration des villes de la Péninsule est famil
ière par ses similitudes avec celles de sa région natale. Ibn Battûta ne dit
rien du site de Grenade : E. Lévi-Provençal s'en étonne, d'autant plus, ajoute-
t-il, « que celui-ci présente [une ressemblance indéniable] avec celui de Fès,
qu'il connaît bien » 35. Ibn Battûta ne dit rien de l'imposante construction de
l'Alhambra : c'est sans doute, qu'à ses yeux, elle n'a rien d'une de ces
« curiosités offertes par les villes ».
Penon (L. Torres Balbâs, « Gibraltar, Have y guarda del reino de Espana », Al-Andalus, 7
(1942), p. 168-216).
34. Pourtant, la notice d'Ibn Battûta concernant ce bain est la plus ancienne. Voir R.
Manzano Martos, « El bano termal de Alhama de Granada », Al-Andalus, 23 (1958), p. 408-
417 pour lequel la sobriété décorative des vestiges rappelle les œuvres almohades.
35. E. Lévi-Provençal, op. cit. , p. 212.
36. Voir, par exemple : J. Bosch-Vilâ , « Malaga », dans Encyclopédie de l'Islam, 2e éd.,
t. VI, p. 214-217 et R. Puertas Tricas, « La alcazaba de Malaga y su distribution superficial »,
Jàbega, 55 (1987), p. 27-40.
37. Datées des xme-XIVe siècles par L. Torres Balbâs, « La acrdpolis musulmana de
Ronda », Al-Andalus, 9 (1944), p. 449-481 et B. Pavdn Maldonado, « De nuevo sobre Ronda
musulmana», Awraq,3 (1980), p. 131-174.
154 Christine MAZZOLI-GUINTARD
Ibn Battûta emploie, pour désigner les localités qu'il évoque, plusieurs
termes : un certain nombre d'entre elles reçoivent le qualificatif de madîna
(Ronda, Marbella, Vêlez, Malaga, Elvira et Grenade) ; d'autres sont quali
fiées de hisn (Fuengirola et Coîn), de rrufqil (Gibraltar et Ronda), de
bulayda (Marbella), de qâPida (Malaga et Grenade), de balad (Alhama,
Gibraltar et Malaga) ou de qarya (Banû Riyâh). On constate d'abord la
diversité de la terminologie utilisée ; on remarque ensuite la présence, autour
de certains toponymes, de deux termes : ces paires obéissent à une certaine
logique, certains termes intervenant toujours de façon isolée, d'autres de ma
nière associée.
Il ne paraît pas sans intérêt, dès lors, de s'arrêter un instant sur le vocabul
aire employé par Ibn Battûta. La méthode de recherche des co-occurrences
peut alors être simplifiée de telle sorte que l'on s'attache uniquement à repé
rerles environnements du terme retenu, sans tenir compte de l'indice de co-
fréquence, étant donné le faible nombre des co-occurrences 38.
Les résultats obtenus mettent en valeur, tout d'abord, une richesse plus ou
moins grande des co-occurrences. Pour qarya, les co-occurrences sont d'une
telle pauvreté qu'elles se réduisent à une notion, celle de shaykh (chef, an
cien). Cela ne peut que conforter l'idée, développée à propos de la région
38. Sur cette méthode, voir R. Robin, Histoire et linguistique, Paris, A. Colin, 1973 ; sur
son application ainsi simplifiée à propos de madîna, voir C. Mazzoli-Guintard, « Du concept
de madina à la ville d'al-Andalus : réflexions autour de la "Description de l'Espagne" d'al-
Idrisi, Mélanges de la Casa de Velâzquez, 27-1 (1991), p. 127-138.
LE ROYAUME DE GRENADE AU MILIEU DU XIV* SIÈCLE 155
(hawz, esp. alfoz) de Marbella à celui de Fuengirola 42. Il semble bien que,
dans le paysage, ce soit cette fameuse tour de surveillance (burj), plusieurs
fois évoquée déjà, qui marque la « frontière » entre ces deux districts : Ibn
Battûta raconte avoir quitté le district de Marbella et être entré dans celui de
Fuengirola lorsqu'il aperçut un cheval mort dans un fossé ; or, ajoute-t-il
« devant moi se trouvait la tour du surveillant ».
district et centre de district 46, l'on peut rattacher le terme employé pour
qualifier Grenade et Malaga, qâPida : avec Malaga, « l'une des qawâcid de
l'Andalus » et Grenade, « qâcida de la province d'Andalus », apparaissent
bien les deux capitales, les deux bases du royaume nasride, d'une part son
port, de l'autre la résidence de son sultan.
46. Sur les liens entre ville et province, voir H. Mones, « La division politico- administra-
tiva de la Espana musulmana », Revista del Instituto de Estudios Islâmicos en Madrid, 5
(1957), p. 79-136.
47. A propos de Vêlez, Ibn Juzayy rapporte au début de son récit des voyages d'Ibn
Battûta, une anecdote dans laquelle il est question d'une musalla (Ibn Battûta, op. cit., 1982,
t. 1, p. 84).
48. C. Mazzoli-Guintard, Villes d'al-Andalus (Espagne et Portugal à l'époque musulmae),
Rennes, Presses universitaires, 1996, p. 29-35.
158 Christine MAZZOLI-GUINTARD
graves erreurs d'appréciations dès lors que cette terminologie n'est pas mise
en relation avec d'autres sources 49. Toutefois, dans le cas précis du voyage
d'Ibn Battûta dans le royaume de Grenade, il nous semble possible de tenir
un discours bien différent : les circonstances de la rédaction du voyage, fon
damentalement, y poussent. Il ne s'agit pas d'une compilation de documents
plus anciens, comme c'est souvent le cas des textes des géographes ; il ne
s'agit pas d'un auteur qui rédige d'après le témoignage de ses contemporains,
sans avoir aucune connaissance ou des connaissances limitées des régions
qu'il décrit, comme c'est le cas, par exemple, d'al-Idrîsî. Enfin, il est facile de
distinguer les apports d'Ibn Battûta de ceux d'Ibn Juzayy, ce qui n'est pas
toujours tâche aisée dans les textes auxquels nous venons de faire allusion. Il
devient ainsi possible d'accorder un certain crédit à la terminologie qu'utilise
Ibn Juzayy pour sa rédaction.
49. Ibid..
50. C'est cette hiérarchie urbaine -reposant sur l'existence de deux grands centres- que dé
gage A. Malpica Cuello en utilisant des sources chrétiennes postérieures à la Reconquête et
les apports de l'archéologie : « Poblamiento del reino de Granada : estructuras nazaries y mo-
dificaciones castellanas », VJomades d'Estudis Histories locals, Palma, 1987.
LE ROYAUME DE GRENADE AU MILIEU DU XIV* SIÈCLE 159
« Târiq dirigea les vaisseaux qui portaient son corps d'année vers une mont
agne élevée qui appartient au continent et y fait saillie ; cet endroit, où il dé
barqua en rajab 92, a conservé jusqu'à présent le nom de Jabal Târiq. c Abd
al-Mu'min, quand il fut devenu maître du pays, fonda sur cette montagne une
ville qu'il appela Madînat al-Fath, mais ce nom ne put prévaloir sur le pre
mier, qui continua de rester en usage ».
51. Ibn al-Athîr, Annales du Maghreb et de l'Espagne, trad. E. Fagnan, Alger, 1898, p. 42.
52. Voir L. Torres Balbâs, « Ciudades yermas hispano-musulmanas », Bolettn de la Real
Academia de la Historia, 1957, p. 205-218 et une synthèse des travaux existants dans Ma C.
Jiménez Mata, La Granada islâmica, Universidad de Granada, Grenade, 1990, p. 206-207.
160 Christine MAZZOLI-GUINTARD
Enfin, Alhama apparaît comme une petite ville (balad), pourvue d'une
mosquée et de bains ; cAbd al-Bâsit reprend cette terminologie. Pour une
époque bien antérieure, le dernier quart du IXe siècle, cette localité apparaît
dans le récit d'Ibn cIdhârî à propos de la révolte d'Ibn Hafsûn sous la forme
madîna 53 : cette occurrence, isolée, semble être tombée en désuétude à
l'époque postérieure à l'émirat.
De façon générale, Ibn Battûta, sans doute aidé par Ibn Juzayy, utilise
avec un soin tout particulier la terminologie concernant les formes de peu
plement : c'est un auteur très respectueux des formes en vigueur et très bien
informé de l'état réel du peuplement.
Vêlez. Enfin, elle possède des points communs avec celle qui transparaît à
travers le voyage de cAbd al-Bâsit au milieu du XVe siècle : seules Grenade
et Malaga lui permettent de rencontrer des gens illustres, tandis que de ses
haltes à Vêlez et à Alhama, il ne rapporte aucune entrevue avec une personn
alité. Dans ses grandes lignes et pour son niveau supérieur, la hiérarchie
des centres culturels de l'Andalousie occidentale présente, depuis l'époque
almohade et jusqu'au milieu du XVe siècle, des caractères de permanence, un
peu comme si l'histoire de l'urbanisation avait atteint une phase de maturité.
En effet, nous pensons que l'histoire de l'urbanisation islamique de la Pénin
sulepeut s'organiser en trois grandes périodes 56 : après une phase de réveil
de la vie urbaine entre 711 et 936, l'urbanisation connaît un moment d'apo
gée aux Xe et XIe siècles, caractérisé par l'achèvement du réseau urbain et
par la mise en place d'une ville pleinement réalisée, avant de vivre, de la fin
du XIe siècle à la fin du XVe siècle, une époque plus complexe, de crises
mais aussi de consolidations, d'adaptations. La toute dernière phase de l'his
toire urbaine se déroule dans le cadre particulier d'une omniprésence de la
menace chrétienne ; les villes renforcent alors leur défense, attachant un soin
particulier à leur citadelle, Grenade se pare de ses derniers atours, mais l'on
se trouve bien loin de la phase des fondations urbaines : l'histoire de l'urba
nisation a bien atteint sa phase de maturité.
*
* *
Carte 1
~yj^ ^Grenade
(888) ( \
(s7^)(3481)
V
Ronda^P ) ^ ^^Véleî
Qaryat ^ j^Tuengirola
*Banû Riyâh
^Marbeîla
0 25 km
W
Carte 2
Itinéraires d'al-Idrîsî
Carte 3
Itinéraires d'aI-cUmari
Algeciras
joun
Gibraltar
Algeciras
j
Carte 4
Voyages d'Ibn Jubayr
Murcie
Lorca / \ (v.
Cartagena
1 8/4/1 18S
^Medina
/ Arcos
Frontera
de la 25/4/118S
Grenade lSeV,d»
Carte 5
Le voyage de
cAbd al-Bâsit
(1465/66)