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Revue de l'Occident musulman et

de la Méditerranée

Le Maroc sous le règne de Sidi Mohammed ben Abdallah (1757-


1790)
Roger Le Tourneau

Citer ce document / Cite this document :

Le Tourneau Roger. Le Maroc sous le règne de Sidi Mohammed ben Abdallah (1757-1790). In: Revue de l'Occident musulman
et de la Méditerranée, n°1, 1966. pp. 113-133;

doi : https://doi.org/10.3406/remmm.1966.914

https://www.persee.fr/doc/remmm_0035-1474_1966_num_1_1_914

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LE MAROC
SOUS LE RÈGNE DE SIDI MOHAMMED B.ABDALLAH

(1757-1790)

II ne peut s'agir que d'une esquisse, en raison du cadre limité


d'un article et aussi du caractère incomplet de l'information dont nous
disposons. Il existe en effet des archives européennes et des archives
marocaines dont le dépouillement est à peine commencé. .
Tous les spécialistes connaissent la collection de documents
d'archives intitulée Sources inédites de l'histoire du Maroc qui a été
lancée voilà un demi-siècle par le colonel historien Henry de Castries.
Or, si la publication est bien avancée en ce qui concerne les archives
européennes relatives à la dynastie sa'dienne, six volumes seulement
ont paru jusqu'à présent pour la dynastie alaouite ou filalienne : ils
ne mènent les événements que jusqu'à l'extrême début du xviii* siècle
et ne contiennent encore que des documents puisés dans les
bibliothèques et archives de France *. C'est dire que, pour la période qui nous
concerne, rien encore ou presque n'a été fait. Si l'on en juge par les
documents déjà publiés dans la collection en question, la moisson
promet d'être très abondante et nos successeurs auront encore bien
du travail dans ce domaine.
On sait d'autre part qu'il existe des archives alaouites au Maroc ;
il y a peu de temps, le roi Hassan II a décidé de les ouvrir aux
chercheurs, mais un travail de classement doit précéder toute exploitation
ou toute publication systématique et il faudra attendre un certain
temps avant de pouvoir s'en servir. De ce côté-là aussi, il y a de très
larges perspectives de travail pour les érudits marocains qui vont
entreprendre cette tâche. Il convient cependant d'ajouter que les deux

1. Lt Col. H. de Castries, P. de Cenival, Ph. de Cossé-Brissac, Les sources


inédites de l'histoire du Maroc, 2* série, Dynastie filalienne, Archives et
Bibliothèques de France, Paris, t. I, 1922; t. II, 1924; t. III, 1927; t. IV, 1931; t. V,
1953; t. VI, 1960 (jusqu'au 2 mai 1718).
114 ROGER LE TOURNEAU

principaux chroniqueurs marocains pour notre époque, al-Zayyani2


et al-Nasiri 8, ont eu l'un et l'autre accès aux archives alaouites, l'un
à la fin du xviii* siècle, l'autre à la fin du xix". L'un et l'autre ont
occupé des fonctions officielles qui leur permettaient de consulter
certains documents au moins et en ont profité. Notre ignorance de
cette documentation officielle n'est donc pas totale, heureusement.
Faute des matériaux que je viens de dire, je me servirai, pour
mon esquisse, des chroniques de Zayyani et de Nasiri, l'un
contemporain et proche collaborateur de Sidi Mohammed, l'autre historien
scrupuleux, intelligent et généralement bien informé; j'utiliserai aussi
les témoignages de trois Européens, le consul Louis de Chénier, père
du poète André Chénier, qui fut consul de France au Maroc de 1767
à 1781 et a publié un livre intéressant sur ce pays et son histoire, où
l'on trouve naturellement des indications sur le Maroc qu'a connu
Chénier et sur Sidi Mohammed. Ajoutons que Chénier n'était pas un
consul très bien en Cour, parce que, fort ménager des deniers de
l'Etat, il offrait des cadeaux aussi mesurés que possible et que cette
retenue n'était nullement appréciée de Sidi Mohammed et de son
entourage4. Le second est un médecin militaire anglais, William
Lemprière, qui, un beau jour de septembre 1789, reçut du gouverneur
de Gibraltar, où il servait, l'offre d'aller soigner l'un des fils du
souverain marocain à Taroudant. Un peu surpris, comme il était naturel,
Lemprière accepta tout de même et passa plusieurs mois au Maroc,
vivant une aventure étonnante, allant jusqu'à Taroudant, puis
franchissant l'Atlas pour répondre à un ordre du Sultan qui le convoquait
à Marrakech, et admis dans le harem du souverain, pour donner des
soins, comme il avait été admis dans celui de son fils. A son retour, il
rédigea ses souvenirs sous le titre Voyages dans l'Empire du Maroc et
le royaume de Fez 5.

2. Al-Zayyani, al-Turjuman al-mu*rib an duwal al-mashriq wa al-maghrib,


extrait publ. et trad, par O. Houdas, Le Maroc de 1631 à 1812, Paris, 1886 et
al-Bustan al-zarif fi dawlat awlad Mawlay Ali al-Sharif, manuscrit inédit de
Rabat.
3. Ahmad b. Khalid al-Nasiri al-Salawi, Kitab el-Istiqsa li-akhbar duwal
al-Maghrib al-aqsa, éd. Le Caire, 4 vol. 1894. Le tome IV concerne la dynastie
alaouite et a été traduit par E. Fumet sous le titre : Chronique de la dynastie
alaouie au Maroc, in Archives Marocaines, t. IX et X, Paris, 1906 et 1907.
4. Chénier, Recherches historiques sur les Maures et l'histoire du Maroc,
3 vol. Paris, 1787.
5. W. Lemprière, A tour from Gibraltar to Tangier, Sallee, Mogadore, Santa
Cruz, Tarudant and thence over Mount Atlas to Morocco, Londres, 1791; tr. fr.
par. M. de Sainte Suzanne, sous le titre : Voyage dans l'Empire de Maroc et
le royaume de Fez pendant les années 1790 et 1791, Paris, 1801.
LE MAROC ET SIDI MOHAMMED B. ABDALLAH 115

Chénier et Lemprière ont eu des expériences bien différentes et


leurs récits se complètent. Toutefois on y trouve le même ton : ces
deux Européens du siècle des lumières considèrent le Maroc comme
un pays de sauvages qui vivent loin des bienfaits de la civilisation
et dont le contact n'est pas agréable, tant s'en faut, pour des gens
civilisés. Quelques phrases de Lemprière donneront le ton :
« Si l'on veut juger sainement le caractère des Maures, il ne faut
pas oublier qu'on ne prend aucun soin de leur éducation; que le
gouvernement est très sévère, et calculer ensuite la part que
l'influence du climat peut avoir au développement des passions vicieuses.
Il n'est pas douteux qu'un soleil brûlant qui relâche toutes les fibres,
n'affaiblisse le corps, et n'ôte à l'âme son énergie. Au désavantage de
la position topographique de ces contrées, se joint encore le peu de
correspondance que les Maures ont avec les autres nations; mais une
dernière raison, qu'on peut regarder comme la plus forte de toutes
sur leur stupide lâcheté, c'est l'effet d'une religion absurde qui n'est
fondée sur aucuns principes de charité.
« Lorsqu'on s'est pénétré de ces vérités, on ne doit pas être étonné
de trouver à Maroc les vices des peuples sauvages réunis à ceux que
produit le luxe et la paresse. Si l'on considère que la jalousie et la
fausseté sont compagnes de la faiblesse et de la superstition, on ne
sera point surpris de voir de tels hommes toujours renfermés dans
leurs maisons, et ne formant entr'eux aucunes de ces liaisons qui font
le bonheur de la vie sociale. La nature du gouvernement, et l'espèce
d'isolement dans lequel ils vivent, inspirent à chaque individu de la
méfiance de son voisin et l'empêchent de communiquer avec lui.
« H seroit injuste de penser que la peinture que je viens de faire
du caractère et des mœurs de cette nation, s'applique à tous les
Maures. Quelques mauvaises que soient les lois d'un pays, il y a
toujours un petit nombre de gens sages qui se garantissent de la
corruption générale. On voit des hommes à Maroc dont les vertus privées
feroient honneur aux peuples les plus civilisés. Il est fâcheux d'être
obligé de convenir qu'il y en a très peu qui méritent cet éloge.
Accablés sous le poids du despotisme et de la plus dure oppression, les
Maures ont perdu toute idée d'industrie et d'émulation. Leur
indolence s'étend jusques sur les sottises du gouvernement, qu'ils voient
d'un œil indifférent. Le peuple est si peu sûr de pouvoir jouir du fruit
de ses peines, qu'il ne travaille que pour avoir de quoi vivre. S'il fait
par hasard quelques efforts pour se donner un peu plus d'aisance,
il a grand soin de ne pas les laisser apercevoir, afin de ne pas
s'exposer au pillage des gouvernants ».
116 KOGBR LE TOUBNBAU

On voit combien ce bon Lemprière était peu sociologue ! Mais


peut-être après tout cela vaut-il mieux pour nous, car il se borne à
écrire ce qu'il a vu et entendu, jugeant sévèrement mais sans essayer
d'interpréter, et ce matériau brut n'est pas sans intérêt, une fois
débarrassé des considérations condescendantes ou méprisantes dont
il l'enrobe.
Le troisième est un britannique, James Grey Jackson, qui vécut
16 ans au Maroc, de 1789 à 1806, comme agent consulaire hollandais
et commerçant à Agadir, puis à Mogador. Il savait l'arabe et
recueil it beaucoup d'informations6. Quoique non exempt des préjugés que
nourrissaient ses deux prédécesseurs sur la civilisation marocaine, il
y apporta plus de curiosité et de sympathie qu'eux, mais aussi un
optimisme qui paraît avoir dépassé de loin la réalité. C'est ainsi
qu'après les périodes de famine et d'épidémie de 1777-1783, puis de
1799-1800, il n'hésite pas à donner pour la population marocaine,
d'après des statistiques officielles, dit-il, le chiffre de 14 886 600
personnes, nettement supérieur au chiffre fourni par le dernier
recensement officiel7. Il convient donc d'accepter ses renseignements avec
grande réserve, au moins quand il s'agit de chiffres.

Le Maroc se trouvait en bien triste état lorsqu'en novembre 1757


Sidi Mohammed fut porté au pouvoir après la mort de son père Moulay
Abd Allah, décédé près de Fès le 10 de ce mois.
Depuis trente ans environ, ce pays servait de théâtre à des luttes
sans grandeur entre des factions rivales qui ne parvenaient pas à
s'installer au pouvoir de façon durable.
Cela commença peu après la mort du Sultan Moulay Isma'il (4
avril 1727) qui avait régné pendant cinquante-cinq ans, imposant à
tous ses sujets, même aux Berbères de la montagne, une discipline
stricte, au point, disent les chroniqueurs, qu' « un Juif ou une femme
pouvaient aller d'Oujda à l'Oued Noun sans que personne osât leur
demander d'où ils venaient ni où ils allaient ». La paix n'avait guère été
troublée pendant ce long règne, grâce à une armée d'esclaves noirs
entièrement dévouée au Sultan qui la payait régulièrement et traitait
bien ses chefs.

6. J. Grey-Jackson, An account of the Empire of Morocco and the


districts of Sus and Tafilelt, Londres, 1809.
7. 11 626 470 habitants (dont 395 823 étrangers) en juin 1960.
LE MAROC ET SIDI MOHAMMED B. ABDALLAH 117

Cet ordre était superficiel parce qu'il était imposé de force à un


peuple qui n'aimait pas la contrainte, d'autre part parce qu'on ne
pouvait rien à la longue contre les mouvements de population qui
s'étaient dessinés dès le milieu du xvne siècle : vers cette époque-là
en effet, des montagnes du centre vers les plaines du Nord-Ouest, pour
des raisons qui nous échappent faute de renseignements suffisants,
on avait vu plusieurs tribus de la bordure saharienne refluer vers les
hautes régions montagneuses de ce que l'on a appelé plus tard l'Atlas
Central et pousser devant elles les occupants précédents qui, à leur
tour, avaient tendance à déborder sur les plaines situées au Nord-
Ouest du Moyen Atlas. Ce mouvement est-il dû à un dessèchement des
régions sahariennes ou à une brusque poussée démographique ? Nous
ne pouvons avancer là-dessus que des hypothèses invérifiables.
Toujours est-il que le fait est là : le Moyen Atlas qui n'avait guère joué de
rôle jusqu'alors dans l'histoire du Maroc, probablement parce qu'il
n'était pas très peuplé, devint une région turbulente et menaça les
plaines et les villes du Nord 8.
Moulay Isma'il avait arrêté longtemps l'élan des rudes guerriers
berbères, mais il n'avait pas su ou pas pu atteindre le mal à sa racine :
les tribus, privées d'armes et de chevaux par ce sultan avisé,
n'attendaient que le moment où le pouvoir central se relâcherait, où elles
pourraient recouvrer leurs moyens d'action et reprendre l'offensive.
Il laissait un héritier présomptif qui fut proclamé Sultan
aussitôt son père mort. Mais le souverain défunt n'avait pas qu'un fils : il
en laissait au moins cinq cents au dire du chroniqueur al-Zayyani 9.
Plusieurs d'entre eux étaient ambitieux ou poussés par des ambitieux,
de sorte qu'au bout de quelques mois, la lutte pour le pouvoir était
engagée.
Outre les prétendants, quatre groupes au moins y participèrent
plus ou moins activement : les troupes noires, les tribus militaires,
les tribus berbères du Moyen Atlas et certaines villes.
L'historien marocain du xixe siècle al-Nasiri al-Salawi explique
pourquoi les troupes noires qui, sous Moulay Isma'il avaient été un
facteur d'ordre devinrent en très peu de temps une cause de désordre.
Les frères qui se succédèrent sur le trône après la mort de leur père
dépensèrent sans compter pour se ménager des partisans dans la
capitale et parmi les tribus d'alentour. Aussi n'eurent-ils plus de quoi

8. G. S. Colin, Origine arabe des grands mouvements de populations


berbères dans le Moyen Atlas in Hespéris, XXV (1938), p. 265-268.
9. Al-Zayyani, Bustan, in E. Lévi-Provençal, Extraits des historiens arabes
du Maroc, Paris» 1923, p. 114.
118 ROGER LE TOURNEAU

payer les troupes noires stationnées dans tout le pays. Celles-ci alors
se débandèrent : certains soldats parvinrent à se recaser par leurs
propres moyens dans leur tribu d'origine, s'ils en avaient une;
d'autres formèrent avec leurs chefs des sortes de « grandes compagnies »
prêtes à se vendre au plus offrant. En tout état de cause, ils
abandonnèrent les postes militaires que Moulay Isma'il avait établis autour
du Moyen Atlas.
Il en fut à peu près de même pour les tribus militaires, avec
cependant d'importantes différences qui tenaient à leur organisation
particulière. Alors que les troupes noires constituaient ce que nous
appellerions une armée permanente, les tribus militaires, d'origine
arabe en général, peuvent être considérées comme des troupes de
réserve mobilisables à la demande du Sultan. Elles étaient installées
au voisinage de quelques grandes villes et y possédaient des terres.
Ce n'est pas l'absence de solde qui les amena à prendre part aux
troubles, puisque les revenus de ces terres constituaient en somme leur
solde. Mais, n'étant plus contrôlées par un pouvoir fort, n'étant plus
tenues en respect par des troupes noires en pleine désorganisation,
certaines tribus militaires, les Oudaya de la région de Fès
notamment, pressurèrent les citadins voisins et vendirent cher leur appui
aux candidats-sultans.
Quant aux tribus berbères, on a dit qu'elles n'attendaient qu'une
occasion pour entrer en scène : débarrassées du carcan que formaient
autour d'elles les postes militaires établis par Moulay Isma'il, elles
eurent tôt fait de se procurer à nouveau des armes et des montures,
descendirent dans la plaine et se vengèrent allègrement de la
contrainte qui leur avait été imposée pendant tant de décennies. Les Berbères
en vinrent, suivant Nasiri, jusqu'à voler les enfants des soldats noirs
aux abords de Meknès pour les vendre comme eselaves dans les tribus.
Il leur arriva même d'accueillir des Sultans chassés du trône, Moulay
Abd Allah notamment, et de les restaurer moyennant d'importantes
largesses, il va sans dire.
Enfin certains citadins eux-mêmes jouèrent leur rôle dans les
troubles, ceux de Fès en particulier. Ces bourgeois et artisans
aspiraient à la paix pour que leurs activités pussent s'exercer
normalement; il leur arriva donc à maintes reprises de prendre parti contre
un souverain au pouvoir en faveur d'un candidat considéré comme
plus capable de rétablir l'ordre. Ils subirent des sièges, des
représailles et se montrèrent d'autant plus anxieux de voir la paix revenir.
Il serait trop long de raconter ici les péripéties de ces trente
années d'anarchie. Qu'il suffise de rappeler que plusieurs sultans con-
LE MAROC ET SIDI MOHAMMED B. ABDALLAH 119

nurent deux règnes et que les chroniqueurs en comptent six pour le


seul Moulay Abd Allah de 1141 (1728) jusqu'à 1171 (1757), date de
sa mort. Cet homme avait certainement de grandes qualités, puisque,
après plusieurs échecs, il resta le candidat que l'on allait chercher ou
que l'on acceptait quand l'échec d'un autre souverain était devenu
patent. Mais, autant que nous le connaissions à travers les
chroniqueurs, il n'eut jamais assez d'autorité ni peut-être d'esprit de suite
pour s'imposer de manière définitive et faire régner l'ordre dans le
pays. Si les dernières années de son premier règne furent moins
agitées que les précédentes, ce n'est pourtant pas sous son autorité que
le Maroc put se remettre des terribles convulsions qu'il avait subies.
L'armée permanente, décimée par de constantes campagnes, plusieurs
épurations et beaucoup de désertions, ne pouvait constituer une force
décisive. Les tribus avaient pris l'habitude de suivre chacune sa
propre voie sans se préoccuper des intérêts communs. L'économie était
disloquée par l'insécurité et les pillages : les. chroniqueurs disent que
seuls les quartier du centre de Fès conservaient leur population, mais
que les autres n'étaient que ruines ou demeures à moitié vides et, à la
fin du siècle, alors que Marrakech avait connu un certain regain de
prospérité grâce à Sidi Mohammed, Jackson, pourtant optimiste, peut
écrire : « Les ruines accumulées des maisons et des jardins, à
l'intérieur de la ville, qui avaient été autrefois occupées par des
habitations, prouvent son déclin » 10. Le commerce avait beaucoup souffert :
les commerçants européens ne savaient pas toujours à qui s'adresser
s'ils avaient besoin de protection, et risquaient fort d'être dépouillés
du jour au lendemain. Jackson donne à ce propos une indication
significative : « II n'y a pas maintenant plus de deux mille familles
juives vivant ici [à Marrakech], car beaucoup ont été incitées pour
des raisons diverses, à émigrer dans les montagnes voisines, où elles
sont à l'abri de la tyrannie » n.

Sidi Mohammed prenait donc la charge d'un pays désorganisé


et profondément troublé, auquel il avait cependant essayé de
redonner quelques raisons de vivre avant même de devenir sultan.
Nos sources diffèrent sur la date de sa naissance : selon Zayyani,
il avait 10 ans en 1142 (1729). Selon Lemprière, il mourut en 1790
à l'âge de 81 ans et c'est un homme très âgé qu'il nous présente, lors-

10. Op. cit., p. 111.


11. Ibid.
X20 ROGEE LE TOURNEAU

qu'il le vit quelques mois avant sa mort; mais peut-être après tout
était-il usé par une vie fatigante. La date de naissance la plus
vraisemblable est 1709. Il reçut certainement une bonne instruction, acquit
aussi une assez grande connaissance de la politique marocaine,
puisqu'il partagea au moins en partie les vicissitudes de son père. De plus,
celui-ci lui confia de bonne heure des fonctions qui, plus de dix ans
avant qu'il n'accédât au pouvoir, étendirent considérablement son
expérience et lui permirent d'acquérir un grand sens des
responsabilités.
En 1746 en effet, Moulay Abd Allah — c'était le début de son
cinquième règne — décida de nommer son fils Mohamed comme son
représentant (khalifa) à Marrakech. A cette époque le Maroc était
divisé en trois provinces (Fès, Marrakech et Tafilelt) à la tête de
chacune desquelles était nommé un khaUfa ou vice-roi qui était toujours
l'un des proches parents du souverain. Pendant longtemps, la région
de Marrakech avait été • délaissée par les souverains alouites, parce
que la compétition pour le pouvoir se déroulait auprès du siège du
pouvoir, c'est-à-dire à Meknès et Fès. Le résultat était que la région de
Marrakech, complètement laissée à elle-même, était en proie à une
anarchie peut-être encore plus grande que les autres. Les habitants
de la ville finirent par demander à Moulay Abd Allah de leur donner
pour chef un de ses fils; son choix se fixa sur Sidi Mohammed, bien
qu'il ne fût pas l'aîné.
L'arrivée du nouveau khalifa à Marrakech fut piteuse : comme le
palais impérial de la ville, bâti par le Sa'dien Ahmed al-Mansour le
Doré, tombait en ruines, Sidi Mohammed dut commencer par y
camper, et attendant qu'une nouvelle résidence pût être bâtie. Mais cela
ne fut pas du goût de tout le monde : la ville était alors sous le
contrôle de fait d'une tribu arabe d'alentour, les Eahamna, qui
n'entendaient pas se laisser dépouiller de leur pouvoir. Ils se présentèrent
donc en force et intimèrent à Sidi Mohammed l'ordre d'arrêter les
travaux et de quitter les lieux ; il s'inclina et partit chercher refuge
à Safi.
Là il fut très bien accueilli par les Abda et les Amar, trop heu-
reux de faire pièce à leurs ennemis les Rahamna. Aussitôt il décida
d'ouvrir le port au commerce étranger, ce qui lui procura quelque
argent, puisque les droits de douane étaient faciles à percevoir sur
les commerçants européens. Il put alors recruter des troupes et
acquérir quelque puissance dans la région de Safi. Ce que voyant, les
Eahamna vinrent à composition. Ils envoyèrent au khaUfa une
délégation pour lui expliquer que seuls des éléments douteux de leur grou-
LE MAROC ET SIDI MOHAMMED B. ABDALLAH 121

pement avaient agi contre lui à Marrakech, offrir leurs excuses et


présenter les coupables au châtiment qu'ils méritaient, et enfin pour
supplier le khalifa de venir s'installer à Marrakech où il n'aurait
qu'à se louer d'eux, ce qui fut fait.
Ainsi, en l'espace de quelques mois, Sidi Mohammed avait rétabli
une situation gravement compromise. Il n'avait pas employé la force
à cet effet, car il n'aimait guère s'en servir, mais avait usé des deux
atouts dont il disposait : la rivalité des tribus et l'argent qu'il avait
su se procurer. Il s'était probablement aussi servi d'un troisième
atout, encore que les chroniqueurs ne le disent pas : la diplomatie
secrète. On peut supposer que le ralliement des Abda, et bien plus
encore celui des Rahamna ne se produisit pas tout à fait
spontanément, mais fut le fruit de contacts discrets pris par le khalifa. Cette
technique politique sera l'un des principaux moyens de gouvernement
de Sidi Mohammed lorsqu'il deviendra sultan.
Revenu à Marrakech, il put procéder aux aménagements qu'il
avait voulu entreprendre tout d'abord, c'est-à-dire la mise en état et
la fortification d'un palais où il pourrait vivre, puis il fit exécuter dans
la ville en ruine de nombreux travaux d'édilité qui demandèrent
plusieurs années. Malgré cela, au témoignage de Jackson, la ville avait
encore piteux aspect au début du xixe siècle.
Il recruta aussi une armée plus importante qu'à Safi : quelques
4 000 hommes répartis entre soldats noirs et guerriers des tribus
Abda, Ahmar et Rahamma. Cela lui permit de faire régner l'ordre d'abord
autour de Marrakech, puis sur un territoire de plus en plus vaste et
même, en 1757, peu avant la mort de son père, il menait une expédition
le long de la côte jusqu'à Tanger.
Enfin il sut résister à la tentation d'un pouvoir prématuré : à
deux reprises, en 1748 et 1750, les troupes noires de Meknès voulurent
déposer son père une fois de plus et faisaient déjà dire la prière au
nom de Sidi Mohammed, mais chaque fois il refusa énergiquement
avec ces mots : « Je ne suis que l'un des serviteurs de mon père » 12.
Etait-ce par véritable attachement à son père, ou par goût de l'ordre,
ou pour ne pas inaugurer son règne par un acte illégal et immoral
qui aurait pu servir de précédent ? Nous n'en savons pas assez sur
son caractère pour émettre même une hypothèse. Un tel exemple de
réserve est rare parmi les princes alaouites de l'époque et dut
beaucoup surprendre l'opinion publique.
Même après avoir amélioré la situation à Marrakech et dans le
Sud du Maroc, Sidi Mohammed dut comprendre la difficulté de sa

12. Al-Zatyani, Le Maroc de 1631 à 1812, p. 65 (texte arabe).


122 ROGER LE TOURNEAU

tâche lorsqu'il apprit la mort de son père. La première question qui


se posait à lui était de savoir s'il serait reconnu sans opposition par
les différents groupes de pression du Maroc.
Il fut aussitôt accepté comme souverain par les habitants de
Marrakech et les tribus de la région, puis reçut, dans les jours qui
suivirent, des délégations venant d'un peu partout; il distribua des
cadeaux de manière généreuse et ne vit pas se manifester d'opposant
déclaré malgré le nombre de ses oncles paternels qui vivaient encore.
Mais il lui fallait sans tarder se montrer un peu partout et agir en
maître. Aussi entreprit-il une grande tournée dans le Nord du pays.
Meknès et Fès l'accueillirent favorablement et il séjourna quelque
temps dans cette dernière ville pour régler la succession de son père.
Comme précédemment, il y fit preuve de piété et de sollicitude à
l'égard des membres de sa famille, comme à l'égard des anciens
serviteurs de son père : il ne cherchait pas à s'imposer brutalement.
Il eut une excellente surprise, lorsqu'il fit l'inventaire des biens
dont il héritait. Malgré sa vie aventureuse, Moulay Abd Allah avait
amassé une somme d'argent très importante dont Nasiri fournit le
détail : 1 000 sacs de 2 000 pièces d'or, 100 lingots du poids de 4 000
douros chacun, 225 000 douros monnayés et 20 000 pièces de petite
monnaie. Moulay 'Abd Allah ne se séparait jamais de ce trésor :
lorsqu'il partait en expédition, il le faisait charger sur des escadrons de
mulets et de chevaux placés sous bonne garde et le faisait déposer
chaque soir dans sa tente par des hommes de confiance. On ne sera
pas surpris alors que Sidi Mohammed ait montré toute sa vie tant de
goût pour l'argent : son père avait probablement été aussi avare que
lui et lui avait donné de très bonnes leçons.
Naturellement les habitants de Fès lui demandèrent d'abolir les
taxes non coraniques qu'avait instituées son prédécesseur : c'étaient
des droits sur les marchés qui gênaient les commerçants et les
artisans de la ville. Le sultan ne dit pas non, mais demanda aux docteurs
de la Loi une consultation juridique sur les taxes non coraniques. Les
doctes personnages rédigèrent une assez longue réponse dont Nasiri
nous donne le texte et d'où ressortait qu'en cas de nécessité les taxes
extraordinaires devaient être considérées comme licites. Fort de ce
document, le sultan maintint les taxes.
Puis il se mit en route pour la montagne des Ghomara, entre
Fès et Tétouan où un marabout assez renommé allait déclarant que
le nouveau sultan ne régnerait pas longtemps : le marabout fut mis
à mort et le sultan régna encore trente-deux ans.
De là il inspecta les ports du Nord (Eio Martil près de Tétouan,
Larache et Rabat-Salé), où il fit construire des vaisseaux de guerre
LE MAROC ET SIDI MOHAMMED B. ABDALLAH 123

ou des fortifications contre des attaques venant de la mer. Il passa


même devant Ceuta, tenue par les Espagnols, mais jugea que les
défenses étaient trop fortes pour qu'on pût espérer la prendre et se
borna à faire tirer des salves d'artillerie auxquelles répondirent les
canons espagnols. Ainsi dès le début de son règne, il manifestait son
intention de préserver son royaume contre les attaques venues de la
mer et laissait entendre, par sa démonstration devant Ceuta, qu'il
chercherait à reconquérir les ports qui étaient encore occupés par des
Chrétiens, Mazagan par les Portugais, Ceuta et Melilla par les
Espagnols. Il revint à Marrakech en septembre 1758 après 9 mois
d'absence et, dans l'intervalle de ses fréquents déplacements, conserva cette
ville comme capitale.

J'ai insisté sur les débuts de ce règne pour montrer combien Sidi
Mohammed avait la tâche malaisée, quoique la population aspirât à
la paix. Il fallait sans cesse être en éveil sans cesse être présent là où
se manifestait quelque faiblesse. On comprend pourquoi les sultans
précédents n'avaient pas pu se maintenir : le souverain marocain,
pour s'imposer, devait faire preuve de qualités exceptionnelles.
En effet, le nombre de ses collaborateurs n'était pas considérable
et il les tenait rarement pour tout à fait dignes de confiance : chacun
avait l'habitude, depuis longtemps, de jouer son propre jeu et la
loyauté spontanée était chose rare. Lemprière a dressé la liste de ce
qu'il appelle « la cour de l'empereur défunt » (il écrivit son livre au
lendemain même de la mort de Sidi Mohammed) et qui pourrait être
aussi justement nommé, l'administration centrale du Maroc : elle se
compose de 330 à 350 individus dont beaucoup dans des positions
subalternes ou exerçant des fonctions aussi éloignées de
l'administration que celles de préposé aux bains, porte-parasol, etc. ia. Au
début de son règne, Sidi Mohammed paraît avoir fait confiance à son
premier ministre et à l'un de ses propres cousins, Moulay Idris qui
fit office de ministre des Affaires Etrangères jusqu'à ce qu'il mourût
en 1772; mais à mesure qu'il prit de l'âge, il fit de moins en moins
confiance à autrui et régla tout par lui-même,- y compris le sort du
pauvre Lemprière, dont l'importance était pourtant mince quand il
s'agissait de la politique marocaine.
L'un des premiers soins du souverain avait été d'inspecter et
de renforcer les défenses de son royaume : de fait il ne cessa de porter

13. Lemprière, op. cit., p. 201-203. ■ ■' ' -


124 ROGER LE TOURNBAU

grande attention à ses relations avec l'extérieur, qu'il s'agît de


l'Europe ou des pays mulsumans.
Avec l'Algérie, il entretint peu de relations, sinon pour amener
le dey à libérer des captifs chrétiens afin d'obtenir en échange la
libération de captifs musulmans. Cette libération constitua l'une de ses
préoccupations dominantes. A cette époque, les souverains de Tunisie
et de Tripolitaine ne semblent avoir entretenu aucune relation digne
d'être mentionnée avec le Maroc. Par contre le chérif de la Mekke et
les principaux personnages de la ville sainte reçurent à plusieurs
reprises de magnifiques cadeaux de la part de Sidi Mohammed et
même l'une de ses filles fut mariée en grande pompe au chérif en 1768.
C'est avec le sultan, ottoman Mustafa III que le sultan marocain
entretint les relations les plus suivies, mais sur un pied de stricte
égalité et non pas en tant que vassal. Il envoya à Istambul plusieurs
ambassades, dont celle de l'historien Zayyani en 1786. Il en reçut à
peu près autant, avec des cadeaux qu'il appréciait particulièrement,
puisqu'ils consistaient surtout en matériel de guerre. Ce ne sont là
toutefois que relations lointaines qui n'entraînent de coopération sur
aucun plan.
Du côté des nations européennes, Sidi Mohammed était partagé
entre la méfiance et le besoin 14. Par principe, il se méfiait des
chrétiens et n'avait pas absolument tort, car, sous son règne, deux ou
trois projets tendant à l'occupation de tel ou tel point du territoire
marocain furent présentés au roi de France 15, et bien des Espagnols
estimaient que la Eeconquista devait être poursuivie au-delà de
Gibraltar.
Mais le Maroc avait besoin de l'Europe parce que c'était avec
elle qu'il entretenait des relations commerciales profitables et c'était
elle qui détenait des Marocains prisonniers. Il fallait donc ne pas
perdre le contact et obtenir autant d'avantages qu'il était possible,
mais en même temps empêcher les Européens de prendre trop
d'importance dans le pays. Jeu difficile, mais que Sidi Mohammed sut
mener assez habilement.
En effet, il échangea les ambassades avec tous les pays européens
importants pour le commerce marocain, réussit à obtenir auprès de

14. Sur les relations extérieures de Sidi Mohammed, voir Jacques Caillé,
Les accords internationaux du sultan Sidi Mohammed ben Abdallah (1757-
1790), Paris, 1960 et Enrico de Leone, Mohammed ben Abdallah e le Republiche
marinare, in II Veltro, août 1963, p. 665-698.
15. F. Charles-Roux, France et Afrique du Nord avant 1830, Paris, 1932,
ch. VII à X.
LE MAROC ET SIDI MOHAMMED B. ABDALLAH 125

certains du matériel de guerre et des rachats d'esclaves sans aliéner


l'indépendance économique de son pays. C'est avec la France et
l'Espagne que les relations furent les moins aisées* Les Français n'avaient
plus de consul au Maroc depuis la fin du règne de Moulay Isma'il;
l'anarchie qui suivit la mort de ce souverain ne les incita pas à les
renouer. Cependant, à partir de 1750, quelques négociants
marseillais s'efforcèrent de faire reprendre les relations diplomatiques et un
projet de traité fut même présenté à Sidi Mohammed, au temps où
il n'était que khalifa à Marrakech. Un second projet fut élaboré en
1764, mais ne fut pas pris en considération, parce qu'il prévoyait
l'attribution à la France de Tanger comme place de sûreté. Après
quoi les relations se gâtèrent, à la suite de quelques actions des
corsaires marocains, et la France envoya en 1765 une escadre bombarder
Salé et Larache et lança même une attaque malheureuse dans
l'estuaire du Loukkos. Les négociations reprirent peu après et le comte
de Breugnon, envoyé du roi Louis XV, put signer à Marrakech le
30 mai 1767 un traité proclamant la liberté de commerce et de
navigation entre la France et le Maroc et accordant au consul français la
préminence sur tous les autres consuls.
Peu avant, le 26 mai 1767, un traité analogue avait été conclu
entre le Maroc et l'Espagne, mais les relations ainsi rétablies furent
gravement troublées. Au début de l'année 1769, Sidi Mohammed mit
le siège devant Mazagan que les Portugais évacuèrent bientôt : les
troupes marocaines y pénétrèrent le 10 mars 1769; mais ce n'était
qu'un premier pas, car le sultan voulait aussi remettre la main sur
Ceuta et Melilla. Il organisa donc une forte expédition qui vint
mettre le siège devant Melilla le 16 avril 1771.' Le roi d'Espagne protesta,
invoquant les termes du traité de 1767 et Sidi Mohammed leva le
siège au bout de quelques jours.
Il est bon de rappeler aussi que le sultan du Maroc fut parmi
les premiers à reconnaître l'indépendance des Etats-Unis et qu'il
conclut un traité de commerce avec eux à la fin de juin 1786.
En fait et malgré son attitude de combattant pour la foi, Sidi
Mohammed mit pratiquement fin à la course en mer en supprimant
les corsaires privés et en faisant de la course une affaire d'Etat : il
avait bien compris que course et commerce ne pouvaient guère aller
ensemble. Selon les témoignages connus, la flotte marocaine était
très faible à la fin de son règne.
Il préférait décidément le commerce, parce qu'il rapportait de
l'argent à l'Etat. Sous son règne, le Maroc échangea des marchandises
avec quatre_puissances européennes : Angleterre, Espagne, France
et Pays-Bas et subsidiairement avec le Danemark, Gênes et la Suède.
126 ROGER LE TOURNEAU

Le Maroc exportait vers l'Europe de la laine, du cuir, de la cire, de


la gomme, de l'huile, des amandes, des dattes, un peu de raisin,
parfois des céréales, de l'ivoire et des plumes d'autruche. Il recevait des
tissus, de l'alun, du métal, du sucre, des épices, de la quincaillerie,
un peu de thé (sa vogue commençait à peine) et du matériel de guerre
pour l'armée et la marine 16.
A partir de 1764, les échanges se firent essentiellement par Mo-
gador qui fut fondée cette année-là et où le sultan concentra
pratiquement tout le commerce maritime du royaume et attira les
commerçants européens en les exemptant de taxes douanières pour
commencer. Mais peu à peu, les taxes furent rétablies et augmentées : en
1767 pour un chiffre d'importation en provenance de la France de
52 240 ducats, les droits s'élevaient à 5 224 ducats, soit 10 % ; pour
un chiffre d'exportation vers la France de 101 050 ducats, les droits
furent de 29 029, soit près de 30 % 17.
Le Maroc entrenait un autre commerce avec l'Afrique noire à
travers le Sahara, sur lequel Jackson fournit quelques indications
intéressantes, encore qu'incomplètes 18 : car c'est à Mogador ou Agadir
qu'il a recueilli ses renseignements; il en aurait obtenu d'autres à
Fès. Du Maroc à Tombouctou, les caravanes mettaient environ 120
jours; en passant par la basse vallée du Dra* et les salines fameuses
de Taoudeni. Elles emportaient vers le Soudan des tissus de
fabrication européenne, du thé, du café, du sucre, des épices, du tabac
marocain, du sel à partir de Taoudeni et quelques produits fabriqués
au Maroc. Elles rapportaient de la poudre d'or, des bijoux soudanais,
de l'ivoire, de la gomme, des plumes d'autruche, de l'ambre gris et
aussi — on serait presque tenté de dire : surtout — des esclaves,
4 000 par an, dit Lemprière, dont la plupart étaient dirigés sur
l'Algérie et la Tunisie.
Ni l'un ni l'autre de ces commerces ne donaient lieu à des
échanges très importants. Jackson 19 estime, d'après les registres des
douanes, dit-il, le commerce extérieur du Maroc pour l'année 1804 à
£ 151 450 pour les importations et £ 127 679 pour les exportations
et ne donne aucun chiffre pour le commerce transsaharien. De son
côté, l'abbé Raynal 20 estime les échanges moyens entre la France et

16. Grey-Jackson, op. cit.t p. 159 et suiv.


17. Ch. Penz, Journal du consulat général de France à Maroc (1767-1785),
Casablanca, 1943, p. 92.
18. Grey-Jackson, op. cit., dernier chapitre.
19. Ibid., p. 159 et suiv.
20. Histoire philosophique et politique des établissements M du commerce
des Européens dans les deux Indes, Genève, 1783, t. V, p. 183-188.
LE MAROC ET SIDI MOHAMMED B. ABDALLAH 127

le Maroc à 400 000 livres aux importation et 1 200 000 aux


exportations par an. Ces chiffres montrent bien qu'alors l'économie
marocaine est avant tout locale et, en grande partie par la volonté du
gouvernement, ne tente guère de s'introduire dans le marché
mondial : le sultan pense que les avantages qu'il retirerait d'une telle
intégration ne compenseraient pas les risques de toutes sortes qu'il
courrait si l'initiative européenne pouvait s'exercer librement.
Il faut d'ailleurs reconnaître que le souci des affaires extérieures
passait pour lui bien après celui des affaires intérieures, car les forces
politiques de ce pays étaient perpétuellement en équilibre instable et
le souverain était obligé de veiller sans cesse au maintien de cet
équilibre, faute de quoi tout se serait écroulé.
La première règle que devait suivre un souverain marocain de
cette époque — et il en sera ainsi jusqu'à la fin du xix* siècle —,
consistait à parcourir sans cesse le pays avec son armée. Ce faisant,
le sultan se montrait et ranimait le prestige religieux dont il
jouissait en tant que descendant du Prophète ; il pouvait aussi profiter de
ces randonnées pour châtier les coupables, s'il y en avait, pour
étouffer les rébellions dans l'œuf et pour lever les impôts. Un souverain
qui ne serait pas sorti de sa capitale aurait couru le risque d'être vite
déposé. Quand il entreprenait des expéditions de ce genre, le sultan
emmenait toute la cour et les femmes du harem : le soir, à l'étape,
c'est une ville de tentes qui se dressait brusquement au milieu des
plaines et des vallées, ou même en pleine montagne : il s'agissait en
somme d'un gouvernement semi-nomade.
On a dit que Sidi Mohammed n'aimait pas les opérations
militaires. Il employait plutôt la diplomatie et c'est pour cela qu'il fit
de l'historien Zayyani l'un de ses proches collaborateurs : d'origine
berbère et fort au fait des relations tribales, cet homme se montra
capable de résoudre par la négociation plusieurs situations difficiles
dans le Moyen Atlas. Mais quelquefois, il fallait frapper fort pour
couper le mal à la racine. Même alors, Sidi Mohammed préférait les
moyens obliques : au lieu de heurter de front l'adversaire, il l'attirait
dans un guet-apens et le faisait massacrer froidement par des groupes
tribaux dont il s'était auparavant ménagé la sympathie. Voici par
exemple comment il châtia la tribu berbère de Aït Immour dont il
avait à se plaindre 21 :
« Arrivé au Tadla, il usa de ruse envers eux, en leur envoyant
demander de lui fournir leurs cavaliers et leurs fantassins, comme

21. Nasiri, Kitab al-Istiqsa, t. IV, p. 102; Archives Marocaines, t. IX,


p. 303 et suiv.
128 ROGER LE TOURNEAU

s'il avait résolu de préparer secrètement une expédition contre les


Ait Oumalou. Dès qu'ils se présentèrent devant lui, il ordonna une
revue de toutes les troupes. Il se tint près de la qasba et fit défiler
devant lui les soldats de l'armée, puis les tribus les unes après les
autres. Dès qu'une tribu avait défilé, il la faisait placer dans un
endroit qu'il indiquait. Il fit de même avec le guich (troupes
régulières) de telle sorte que la place était couverte de cavaliers et de
fantassins et cernée de tous côtés. Quant les Ait Immour qui restaient
les derniers, eurent défilé, il ordonna à son infanterie (raha) de tirer
sur eux un feu de salve, qui en fit tomber un grand nombre. Les soldats
qui les cernaient avaient l'ordre de tirer dès qu'ils s'approcheraient
d'eux, dans n'importe quelle direction. Aussi chaque fois qu'ils
avançaient pour se sauver, ils recevaient des coups de fusil de la troupe
la plus proche. Un nombre considérable fut tué successivement : les
autres finirent par s'échapper du côté des Doukkala. Il en mourut
ainsi plus de 800. Le sultan fit couper les têtes des morts et les
envoya à Fès, où elles furent suspendues au-dessus des murailles. »
C'est à ce prix que fut payée la relative sécurité intérieure que
connut le Maroc à l'époque; encore faut-il noter que le sultan ne
s'aventura jamais profondément dans les massifs montagneux et se
contenta de les traverser en force en suivant les itinéraires les plus
directs et les plus connus.
Cependant le Maroc ne fut pas tout à fait calme, parce que
certains contingents de l'armée noire se révoltèrent à plusieurs reprises
et que l'un des fils du sultan, Moulay Yazid, lui causa bien des soucis.
Le prince se révolta pour la première fois en 1775 lorsque, envoyé par
son père pour réprimer une grave révolte des soldats noirs, il fut
proclamé sultan par eux et accepta de se dresser contre son père. Sidi
Mohammed eut le dessus et pardonna, mais se souvint. Aussi, lorqu'il
dut entreprendre une expédition au Tafilelt en 1783, il jugea plus
prudent d'éloigner Yazid en l'envoyant faire le pèlerinage de la Mekke.
Celui-ci resta en Orient jusqu'en 1789, s'y faisant remarquer par ses
excentricités; lorsqu'il revint au Maroc, il jugea plus prudent de se
réfugier dans un sanctuaire vénéré de la région de Tétouan où il
jouissait d'un imprescriptible droit d'asile. Le père fit entourer le
sanctuaire par un cordon de troupes et se préparait à aller y enlever
son fils de force, lorsque la mort mit fin à son règne le 11 avril 1790,
au moment où il allait camper à Eabat.
Nous avons bien des portraits des souverains marocains tracés
par les chroniqueurs ; ils ne sont pas sans intérêt, mais laissent
presque toujours l'impression de quelque chose de conventionnel. En ce
LE MAROC ET SIDI MOHAMMED B. ABDALLAH 129

qui concerne Sidi Mohammed, Chénier et Lemprière notamment qui


l'ont vu à plusieurs reprises nous ont fait connaître leurs impressions
qui sont assez différents du portrait qu'en trace Nasiri dans son
Kitab al-Istiqsa22. Celui-ci insiste particulièrement sur la piété du
souverain, sur son attitude religieuse très fondamentaliste, son
courage et sa puissance. Pour lui, Sidi Mohammed est le sultan qui a
rétabli quelque ordre au Maroc et lui a donné quelque lustre.
Lemprière, on s'en doute, l'a vu d'un autre œil; voici le portrait qu'il en
donne quelques mois avant sa mort :
« Lorsque j'ai eu l'honneur de voir Sidi Mahomet, il avoit près
de quatre-vingts ans : son visage étoit long, maigre et d'une grande
pâleur. Il avoit, comme son fils, un mouvement convulsif dans un œil,
qui lui donnoit l'œil sévère. Son premier abord étoit repoussant ; mais
son affabilité et la douceur de sa voix détruisaient bientôt cette
fâcheuse impression. Il cherchoit à parler aux personnes qui l'appro-
choient de ce qui pouvoit les intéresser; il accueilloit avec bonté les
gens de mérite, et leur témoignoit une grande envie de s'instruire.
« Sidi Mahomet avoit perdu l'usage de ses jambes depuis
plusieurs années: peut-être pour s'être accoutumé de trop bonne heure
à ne jamais sortir de son palais qu'à cheval ou en voiture. Ses
sourcils et sa barbe étoient de la plus grande blancheur. Son habillement
resembloit beaucoup à celui de ses sujets; il n'étoit remarquable que
par la finesse de l'étoffe. La suite nombreuse qui accompagnoit sa
voiture pouvoit seule le faire reconnoitre. S'il étoit à cheval, on ne le
distinguoit qu'au parasol qu'un esclave tenoit au-dessus de sa tête.
« En jetant un coup-d'œil sur le règne de Sidi Mahomet, on est
tenté de croire qu'il possédoit un esprit naturel qui en auroit fait
un grand monarque, s'il eût reçu une meilleure éducation : mais le
peu de soin qu'on en avoit pris, étoit la source des vices qui avoient
germé dans son cœur. La superstition et l'avarice lui faisoient
exercer les plus insignes cruautés, et son pouvoir absolu l'avoit
familiarisé avec ces sentiments d'intolérance qui, dans tous les temps, ont
déshonoré les princes maures.
« Avare dès sa jeunesse, il s'occupa toute sa vie d'amasser des
trésors : ce fut seulement dans cette vue qu'il parut donner aux
négociants européens plus d'encouragement que n'avoient fait ses
prédécesseurs. Après les avoir flattés pour les mieux tromper, il se servit des
moyens les plus iniques pour avoir leur argent; il leur imposoit des
taxes si fortes sur les objets qu'ils vouloient exporter, que souvent

22. Ibid. t. IV, p. 119-122; Archives Marocaines, t. IX, p. 354-359.


23. Lemprière, op. cit., p. 175-179.
130 ROGER LE TOURNEAU

ils préféroient de renvoyer leurs vaisseaux en Europe sans


chargement.
« Dans plusieurs occasions, on a vu Sidi Mahomet faire lui-même
le commerce. Il envoyoit chercher en Europe des marchandises, pour
les revendre aux juifs de ses états cinq à six fois leur valeur; enfin
il n'étoit occupé qu'à attirer dans ses coffres tout l'or de ses sujets.
D'un autre côté, la foiblesse de son caractère lui faisoit faire les
sacrifices les plus humilians pour avoir la paix. Peut-être lui avoit-on
appris que les souverains ne s'enrichissent jamais à faire la guerre,
qui est au contraire la ruine de tous les empires.
«Quoiqu'il y ait plus d'un reproche à faire à Sidi Mahomet,
cependant son règne n'a point fourni autant d'exemples de cruautés
que ceux de tous ses prédécesseurs. Ce qui l'a rendu odieux à ses
sujets, ce sont les atteintes qu'il n'a cessé de porter à leurs propriétés.
Il étoit entouré de vils flatteurs, qui, pour lui plaire, se prêtoient à
tout ce qu'il leur commandoit de plus injuste pour dépouiller les
malheureux soupçonnés d'avoir quelqu'argent. La prison paroissoit
au despote le moyen le plus expéditif ; s'il ne réussissoit pas, celui qui
l'avoit employé ne manquoit point de prétextes pour tourmenter la
victime de sa cupidité; il la faisoit charger de fers, et multiplioit ses
souffrances, jusqu'à ce qu'à force de cruauté et de barbarie, il
l'obligeât à lui abandonner tout ce qu'elle possédoit. Ses fils même n'étoient
à l'abri de ses infâmes persécutions, qu'en lui faisant sans cesse des
présens; et l'on m'a assuré que malgré leur attention à satisfaire la
passion insatiable de leur père pour l'or, Muley Absulem (le seul de
ses enfants qu'il aimât) avoit été privé par son ordre d'une grande
partie de sa fortune.
« Les hommes sans énergie, et qui ont des passions basses, sont
naturellement jaloux et soupçonneux. Sidi Mahomet, dès le
commencement de son règne, ne se flatta point d'être aimé de son peuple;
bientôt il ne put se dissimuler qu'il n'avoit mérité que sa haine. Cette
triste connoissance finit par lui donner des appréhensions
continuelles d'être empoisonné ou assassiné. Avec une pareille inquiétude, il
n'est pas douteux qu'il traînoit une existence misérable. Exemple
terrible pour les rois, et témoignage authentique de la vérité du
portrait d'un des tyrans de Eome, fait par un de nos meilleurs auteurs !
« Sidi Mahomet se tenoit presque toujours renfermé dans son
palais, depuis qu'il étoit vieux. Lorsqu'il étoit obligé de paroître en
public, il se faisoit accompagner par une garde nombreuse; mais,
malgré son escorte, il n'avoit pas un moment de tranquillité. Six
chiens veilloient à sa sûreté pendant la nuit, se fiant plus à leur
vigilance qu'à la fidélité de ses soldats. Ce qu'il mangeoit étoit tou-
LE MAROC ET SIDI MOHAMMED B. ABDALLAH 131

jours apprêté en sa présence, et quoique personne ne pût être admis


à sa table, il donnoit à dîner dans le même appartement à quelqu'un
de ses enfans ou de ses ministres, à qui il faisoit goûter les mets
qu'on lui servoit avant d'y toucher. »
L'impression générale que l'on retire de toutes ces indications
est celle d'un souverain pieux, conscient de ses devoirs envers ses
sujets en faveur desquels il fit beaucoup pendant la terrible série
de famines de 1777 à 1783, désireux d'apporter certaines
améliorations au Maroc qu'il avait pris en main, comme le prouve la
fondation de Mogador et l'intention, finalement abandonnée, de créer un
port à Fedala; un bon souverain tout compte fait et encore plus par
comparaison avec ceux qui l'on précédé et suivi. Mais cet homme était
trop pénétré de tradition pour transformer son pays de fond en
comble.
Quand il mourut, il laissait un Maroc reposé et relativement
calme, mais point fondamentalement différent de ce qu'il était au
début du règne. C'est de ce Maroc que, pour terminer, je voudrais
donner une idée.
Malgré les chiffres de population extravagants fournis par
Jackson 24, il faut penser que le Maroc n'était pas très peuplé et c'est bien
l'impression qu'on retire du récit de Lemprière. Ce médecin a
traversé le pays du Nord au Sud et vice versa et n'a guère vu que des
terres incultes et très peu d'habitants, sauf dans les hautes vallées de
l'Atlas. Il a été frappé par l'absence de constructions permanentes
dans les plaines atlantiques : pas de villages, peu de villes,
seulement quelques campements nomades et encore très peu nombreux.
* Lors de mon retour, pendant mon voyage de Marrakech à Salé
qui prit sept jours, je ne vis d'autres habitations que quelques tentes
d'Arabes dispersées çà et là et j'eus quelque raison de penser qu'une
grande partie de l'intérieur du pays se trouve dans une situation à
peu près semblable. Les villes sont très peu nombreuses par rapport
à l'étendue du pays, et elles ne sont que maigrement peuplées » 25.
De toute évidence, la démographie marocaine ne s'était pas encore
relevée de la famine des années 1780. Peut-être les zones
montagneuses avaient-elles été moins atteintes que les plaines du Nord-

24. Op. cit., L'auteur dit avoir emprunté les chiffres suivants à un
recensement officiel : 895 600 personnes dans les villes, dont 380 000 à Fès, que les
chroniqueurs marocains nous présentent comme fort dépeuplée au milieu du
siècle (R. Le Tourneau, Fès avant le Protectorat, Paris, 1949, p. 87); 10 341 000
pour la campagne, plus 3 millions de Berbères dans l'Atlas et 650 000 au
Tafllelt, soit un total de 14 886 600 habitants.
25. Lemprière, op. cit. p. 341.
132 ROGER LE TOURNBAU

Ouest et on pourrait trouver là l'explication des mouvements berbères


qui ont suivi la mort de Sidi Mohammed : les régions montagneuses,
relativement surpeuplés, avaient tendance à déborder sur des plaines
atlantiques à moitié vides.
Un autre fait vient d'ailleurs corroborer cette impression : les
villes, si prospères au temps des Mérinides et même des Sa'diens, ne
jouent presque aucun rôle politique; lorsque quelque soulèvement
s'y produit, il est le fait des troupes noires et non pas des citadins
eux-mêmes : ni Fès, ni Marrakech n'on pratiquement bougé en trente-
trois ans, quoique Fès ait en vain réclamé, au début du règne, la
suppression de droits de marché impopulaires. La décadence des villes
est trop profonde pour qu'elles puissent jouer un rôle politique, même
après une longue période de paix.
Le jeu politique se déroule donc en dehors des villes, entre le
gouvernement du sultan et ses agents locaux, les tribus, surtout les
tribus berbères, et l'armée, c'est-à-dire les troupes noires et deux ou
trois tribus militaires. Ajoutons-y quelques personnages religieux
qui tentèrent ici et là des actions isolées et qui joueront un rôle bien
plus considérable au début du xixft siècle, sous le règne de Moulay
Slimân. Le mérite de Sidi Mohammed consista à maintenir une sorte
d'équilibre précaire entre les différents corps de troupes et les tribus
berbères les plus actives, en favorisant les querelles entre petits
groupes pour éviter la formation de trop fortes concentrations
armées qui auraient pu mettre le gouvernement en danger. Sidi
Mohammed sut très bien, et jusqu'à sa mort, pratiquer ce machiavélisme à
l'échelle marocaine.
En dehors du Maroc, quelques relations formelles, mais sans
conséquence, avec le sultan ottoman ou le Chérif de la Mekke, et des
relations intéressées avec quelques puissances européennes, relations
fondées sur un mélange de défiance et de cupidité qui font songer à
l'attitude de bien des pays sous-développés de nos jours envers les grandes
puissances du monde.
Pendant ce temps-là, le pays vit comme il peut, essentiellement
sur lui-même, car ses échanges avec l'extérieur représentent peu de
chose, qu'il s'agisse du commerce avec l'Europe, du commerce avec
l'Afrique ou du commerce à toute petite échelle dont le pèlerinage
est l'occasion. En année agricole favorable, les Marocains ont
largement de quoi vivre, car leurs besoins sont restreints; en mauvaise
année, ils cherchent à survivre et n'y parviennent pas toujours.
Monde fermé au commerce; monde fermé aux idées. Les langues
étrangères sont très peu connues, sauf de quelques Juifs, et les
cultures étrangères complètement ignorées. Mais les quelques rares mou-
LE MAROC ET SIDI MOHAMMED B. ABDALLAH 133

vements idéologiques qui agitent faiblement le monde arabe d'alors


ne semblent guère mieux connus. Le seul écho qu'on trouve, peut-être,
de la prédication fondamentaliste de Mohammed ibn Abd al-Wahhab
en Arabie, vient de Sidi Mohammed lui-même.
« II jugeait, écrit Nasiri, que les tolhas qui passaient leur temps
à étudier des abrégés sur la science du droit ou sur d'autres sciences,
en laissant de côté les ouvrages fondamentaux, qui contiennent
des développements clairs, perdent leur temps sans profit. Il ne
voulait pas qu'on étudiât ainsi et ne laissait personne lire le Mukhta-
sar de Khelil et autres ouvrages du même genre... si bien que le Mukh-
tasar de Khelil fut sur le point d'être entièrement abandonné... Il
recommandait aux gens de s'en tenir à la doctrine primitive, qui
consiste à suivre simplement le dogme tel qu'il dérive du sens extérieur
du Coran et de la Sunna, sans se préoccuper des interprétations.
C'était ce qu'il pratiquait lui-même : ainsi, à la fin de son livre
relatif aux hadits extraits des quatre imams, il dit : « Je suis maliki de
rite et haribali de dogme », ce qui signifie qu'il jugeait inutile de
s'engager dans la science du sens des mots, comme font les modernes » 2e.
On voit donc, si Nasiri doit être cru — et il n'y a pas de raison
de mettre son renseignement en question —, que Sidi Mohammed
cherchait sa règle de vie et de croyance dans le passé le plus lointain,
persuadé que là était la bonne règle de la vérité. En cela, il peut être
considéré comme le parfait symbole d'un peuple qui se conformait à
des traditions séculaires et ne pensait pas devoir s'en écarter. Peut-
être était-ce un signe de sagesse, mais certainement pas un signe de
réalisme, car autour du Maroc, le monde bougeait : les découvertes
se faisaient nombreuses, les idées évoluaient rapidement; de l'autre
côté de l'Atlantique une puissance entièrement tournée vers l'avenir
était en train de naître, cependant que le paysan marocain cultivait
son champ comme ses ancêtres dix siècles auparavant et que le lettré
marocain enregistrait scrupuleusement une vue du monde élaborée à
la même époque et maintenant mise en cause par tout ce qui se
pensait et s'écrivait ailleurs. Ainsi grandissait le déséquilibre entre une
société statique et d'autres sociétés dynamiques qui l'entouraient.
Mais Sidi Mohammed n'en avait pas conscience et croyait bien faire
en maintenant obstinément le Maroc dans un mode de vie suranné.

Roger LE TOURNEAU,
Faculté des Lettres et Sciences
Humaines d'Aix-en-Provence.

26. Nasiri, Kitab al-Istiqsa, t. IV, p. 120; Archives Marocaines, t. IX, p. 356.

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