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Le Tourneau Roger. Le Maroc sous le règne de Sidi Mohammed ben Abdallah (1757-1790). In: Revue de l'Occident musulman
et de la Méditerranée, n°1, 1966. pp. 113-133;
doi : https://doi.org/10.3406/remmm.1966.914
https://www.persee.fr/doc/remmm_0035-1474_1966_num_1_1_914
(1757-1790)
payer les troupes noires stationnées dans tout le pays. Celles-ci alors
se débandèrent : certains soldats parvinrent à se recaser par leurs
propres moyens dans leur tribu d'origine, s'ils en avaient une;
d'autres formèrent avec leurs chefs des sortes de « grandes compagnies »
prêtes à se vendre au plus offrant. En tout état de cause, ils
abandonnèrent les postes militaires que Moulay Isma'il avait établis autour
du Moyen Atlas.
Il en fut à peu près de même pour les tribus militaires, avec
cependant d'importantes différences qui tenaient à leur organisation
particulière. Alors que les troupes noires constituaient ce que nous
appellerions une armée permanente, les tribus militaires, d'origine
arabe en général, peuvent être considérées comme des troupes de
réserve mobilisables à la demande du Sultan. Elles étaient installées
au voisinage de quelques grandes villes et y possédaient des terres.
Ce n'est pas l'absence de solde qui les amena à prendre part aux
troubles, puisque les revenus de ces terres constituaient en somme leur
solde. Mais, n'étant plus contrôlées par un pouvoir fort, n'étant plus
tenues en respect par des troupes noires en pleine désorganisation,
certaines tribus militaires, les Oudaya de la région de Fès
notamment, pressurèrent les citadins voisins et vendirent cher leur appui
aux candidats-sultans.
Quant aux tribus berbères, on a dit qu'elles n'attendaient qu'une
occasion pour entrer en scène : débarrassées du carcan que formaient
autour d'elles les postes militaires établis par Moulay Isma'il, elles
eurent tôt fait de se procurer à nouveau des armes et des montures,
descendirent dans la plaine et se vengèrent allègrement de la
contrainte qui leur avait été imposée pendant tant de décennies. Les Berbères
en vinrent, suivant Nasiri, jusqu'à voler les enfants des soldats noirs
aux abords de Meknès pour les vendre comme eselaves dans les tribus.
Il leur arriva même d'accueillir des Sultans chassés du trône, Moulay
Abd Allah notamment, et de les restaurer moyennant d'importantes
largesses, il va sans dire.
Enfin certains citadins eux-mêmes jouèrent leur rôle dans les
troubles, ceux de Fès en particulier. Ces bourgeois et artisans
aspiraient à la paix pour que leurs activités pussent s'exercer
normalement; il leur arriva donc à maintes reprises de prendre parti contre
un souverain au pouvoir en faveur d'un candidat considéré comme
plus capable de rétablir l'ordre. Ils subirent des sièges, des
représailles et se montrèrent d'autant plus anxieux de voir la paix revenir.
Il serait trop long de raconter ici les péripéties de ces trente
années d'anarchie. Qu'il suffise de rappeler que plusieurs sultans con-
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qu'il le vit quelques mois avant sa mort; mais peut-être après tout
était-il usé par une vie fatigante. La date de naissance la plus
vraisemblable est 1709. Il reçut certainement une bonne instruction, acquit
aussi une assez grande connaissance de la politique marocaine,
puisqu'il partagea au moins en partie les vicissitudes de son père. De plus,
celui-ci lui confia de bonne heure des fonctions qui, plus de dix ans
avant qu'il n'accédât au pouvoir, étendirent considérablement son
expérience et lui permirent d'acquérir un grand sens des
responsabilités.
En 1746 en effet, Moulay Abd Allah — c'était le début de son
cinquième règne — décida de nommer son fils Mohamed comme son
représentant (khalifa) à Marrakech. A cette époque le Maroc était
divisé en trois provinces (Fès, Marrakech et Tafilelt) à la tête de
chacune desquelles était nommé un khaUfa ou vice-roi qui était toujours
l'un des proches parents du souverain. Pendant longtemps, la région
de Marrakech avait été • délaissée par les souverains alouites, parce
que la compétition pour le pouvoir se déroulait auprès du siège du
pouvoir, c'est-à-dire à Meknès et Fès. Le résultat était que la région de
Marrakech, complètement laissée à elle-même, était en proie à une
anarchie peut-être encore plus grande que les autres. Les habitants
de la ville finirent par demander à Moulay Abd Allah de leur donner
pour chef un de ses fils; son choix se fixa sur Sidi Mohammed, bien
qu'il ne fût pas l'aîné.
L'arrivée du nouveau khalifa à Marrakech fut piteuse : comme le
palais impérial de la ville, bâti par le Sa'dien Ahmed al-Mansour le
Doré, tombait en ruines, Sidi Mohammed dut commencer par y
camper, et attendant qu'une nouvelle résidence pût être bâtie. Mais cela
ne fut pas du goût de tout le monde : la ville était alors sous le
contrôle de fait d'une tribu arabe d'alentour, les Eahamna, qui
n'entendaient pas se laisser dépouiller de leur pouvoir. Ils se présentèrent
donc en force et intimèrent à Sidi Mohammed l'ordre d'arrêter les
travaux et de quitter les lieux ; il s'inclina et partit chercher refuge
à Safi.
Là il fut très bien accueilli par les Abda et les Amar, trop heu-
reux de faire pièce à leurs ennemis les Rahamna. Aussitôt il décida
d'ouvrir le port au commerce étranger, ce qui lui procura quelque
argent, puisque les droits de douane étaient faciles à percevoir sur
les commerçants européens. Il put alors recruter des troupes et
acquérir quelque puissance dans la région de Safi. Ce que voyant, les
Eahamna vinrent à composition. Ils envoyèrent au khaUfa une
délégation pour lui expliquer que seuls des éléments douteux de leur grou-
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J'ai insisté sur les débuts de ce règne pour montrer combien Sidi
Mohammed avait la tâche malaisée, quoique la population aspirât à
la paix. Il fallait sans cesse être en éveil sans cesse être présent là où
se manifestait quelque faiblesse. On comprend pourquoi les sultans
précédents n'avaient pas pu se maintenir : le souverain marocain,
pour s'imposer, devait faire preuve de qualités exceptionnelles.
En effet, le nombre de ses collaborateurs n'était pas considérable
et il les tenait rarement pour tout à fait dignes de confiance : chacun
avait l'habitude, depuis longtemps, de jouer son propre jeu et la
loyauté spontanée était chose rare. Lemprière a dressé la liste de ce
qu'il appelle « la cour de l'empereur défunt » (il écrivit son livre au
lendemain même de la mort de Sidi Mohammed) et qui pourrait être
aussi justement nommé, l'administration centrale du Maroc : elle se
compose de 330 à 350 individus dont beaucoup dans des positions
subalternes ou exerçant des fonctions aussi éloignées de
l'administration que celles de préposé aux bains, porte-parasol, etc. ia. Au
début de son règne, Sidi Mohammed paraît avoir fait confiance à son
premier ministre et à l'un de ses propres cousins, Moulay Idris qui
fit office de ministre des Affaires Etrangères jusqu'à ce qu'il mourût
en 1772; mais à mesure qu'il prit de l'âge, il fit de moins en moins
confiance à autrui et régla tout par lui-même,- y compris le sort du
pauvre Lemprière, dont l'importance était pourtant mince quand il
s'agissait de la politique marocaine.
L'un des premiers soins du souverain avait été d'inspecter et
de renforcer les défenses de son royaume : de fait il ne cessa de porter
14. Sur les relations extérieures de Sidi Mohammed, voir Jacques Caillé,
Les accords internationaux du sultan Sidi Mohammed ben Abdallah (1757-
1790), Paris, 1960 et Enrico de Leone, Mohammed ben Abdallah e le Republiche
marinare, in II Veltro, août 1963, p. 665-698.
15. F. Charles-Roux, France et Afrique du Nord avant 1830, Paris, 1932,
ch. VII à X.
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24. Op. cit., L'auteur dit avoir emprunté les chiffres suivants à un
recensement officiel : 895 600 personnes dans les villes, dont 380 000 à Fès, que les
chroniqueurs marocains nous présentent comme fort dépeuplée au milieu du
siècle (R. Le Tourneau, Fès avant le Protectorat, Paris, 1949, p. 87); 10 341 000
pour la campagne, plus 3 millions de Berbères dans l'Atlas et 650 000 au
Tafllelt, soit un total de 14 886 600 habitants.
25. Lemprière, op. cit. p. 341.
132 ROGER LE TOURNBAU
Roger LE TOURNEAU,
Faculté des Lettres et Sciences
Humaines d'Aix-en-Provence.
26. Nasiri, Kitab al-Istiqsa, t. IV, p. 120; Archives Marocaines, t. IX, p. 356.