Vous êtes sur la page 1sur 7

357

III. - NOTES ET CORRESPONDANCE

LA ZONE FRONTIÈRE DE L'ALGÉRIE ET DU MARO


d'après de nouveaux documents

Si l'on songe que plus de cinquante ans se sont écoulés depuis que
Renou publiait sa Description de l'Empire de Maroc, suivie deux ans après
4e la carte du capitaine Beaudoin', il y a lieu d'être surpris du peu de
progrès qu'ont fait sur ce pays les connaissances géographiques. Que de
contrées, dans cet intervalle, ont livré leur secret! Le Maroc a jalousement
pardé le sien. 11 y a, disait Duveyrier au retour de son infructueuse tenta
tive de pënétralion dans le Rif, une partie des côtes de la Méditerranée
.« sur laquelle nos connaissances positives ne dépassent pas la portée de la
vue du pont de nos navires ». La Molouïa, écrivait le même voyageur,
,« reste un des fleuves les moins connus du globe2 ».Nul n'était plus autorisé
a s'exprimer ainsi que celui qui n'avait cessé de suivre et de noter avec une
-scrupuleuse attention les trop rares progrès des explorations marocaines3.
Aujourd'hui comme alors la cartographie est tenue à la plus grande circon
spection devant la pénurie et la valeur inégale des matériaux dont elle dis
pose. En consultant la carte à l'échelle de 1 /I 000 000 que vient de publier
• M. de Flotte de Roquevaire, et qui est le fruit d'un travail consciencieux4-,
on voit que dans la partie même qu'on pourrait croire la mieux connue,
celle qui est limitrophe de nos frontières, les données précises laissent
subsister bien des vides.
Il faut ajouter cependant que, si les renseignements dus à des voyageurs
européens et à des reconnaissances militaires ne couvrent qu'une faible
étendue de ces territoires frontières, les renseignements indigènes, obtenus
par divers moyens, constituent une masse dès à présent considérable. Ils
défraient toute une bibliothèque d'ouvrages, de mérite inégal, qui se sont
voués à centraliser ces informations ; depuis le livre que le colonel Daumas
déclarait avoir écrit au moyen de « documents recueillis de la bouche de
2 000 Arabes, voyageurs, pèlerins ou marchands 3 », jusqu'aux répertoires
publiés dans ces dernières années par des hommes que leurs' fonctions et
leur connaissance de l'arabe mettaient particulièrement en contact avec les

1. Paris, 1846. — Bk.vudoix, Carte du Maroc, 1 : 1 500 000, Paris, 1848.


2. Bull. Soc. géog., 1893, 2* trim. — Cf. Bull. géog. hist, et ilescrip., Mémoires,
1887, n° 3.
3. Historique des explorations au Sud et au Sud-Ouest de Géryville (Bull. Soc.
f/éog., 1872). — Rapport à la Société de Géographie sur le voyage île Ch. de
Foucauld (1883).
4. Paris, Andriveau-Goujon, 1897.
3. Lieutenant-colonel Daumas, le Sahara algérien, Paris, 1843.
358 NOTES ET CORRESPONDANCE.

indigènes C'est qu'en effet, si l'accès du Maroc est difficile pour les Euro
péens, il n'y en a pas moins, le long de cette zone contiguë à nos possessions
qui s'étend du Rif au Touat, une circulation active dont nos marchés et nos
campagnes du Tell sont le but. L'interdiction de nos marchés est un des
rares moyens dont disposent les autorités algériennes pour mettre à la
raison les tribus frontières du Dahra, et même celles plus éloignées de
l'Oued-Ghir : en temps ordinaire, la faim rend nécessaire pour elles la fré
quentation de nos marchés. Chaque année, pendant deux ou trois mois, un cer
tain nombre de Rifains viennent se louer dans les campagnes du Tell ora
nais. L'appât des salaires algériens agit même sur les gens du Touat, qui
se décident de plus en plus à de fructueux séjours chez les infidèles. Les
liens d'affiliation religieuse attirent périodiquement à Tlemcen et dans les
villes du Tell, les tournées « de quêtes et de bénédictions » de marabouts
vènus de Kénadsa, couvent situé entre l'Oued Ghir et l'Oued Zousfana, sur
les routes du Gourara et du Touat. On observe ainsi sur nos frontières occi
dentales. d'Algérie le même courant d'immigration du Sud, qui est très sen
sible aussi en Tunisie et en Égypte2, e£ qu'explique surabondamment
l'attraction des contrées nourricières du Nord.
Ce continuel va-et-vient est propice à l'acquisition de renseignements
qui ne sont pas négligeables. On ne saurait leur refuser une certaine valeur,
lorsqu'ils sont contrôlés avec l'expérience de nos officiers et de nos admi
"nistratëurtf, et rapprochés des données issues de l'observation européenne.
-Beaeeoup de rapports substantiels, de mémoires consciencieux reposent
ainsi ; dans les archives du Service des Affaires indigènes. Il y a là des tra
vaux qui font le plus grand honneur à l'esprit d'observation de leurs
auteurs, et que la science a tout intérêt à connaître. C'est à l'aide d'une
combinaison entre les travaux de ce genre et les reconnaissances, positives
déjà publiées qu'ont été composés les deux importants volumes de Docu
ments que vient de réunir le gouvernement de l'Algérie3. On ne peut
demander à un recueil ainsi formé la rigoureuse coordination qu'on serait
en droit d'attendre d'un ouvrage dont les matériaux auraient été réunis dans
des conditions systématiques et régulières. Souhaitons toutefois, puisque
heureusement la collection doit être continuée, qu'un peu plus de précision
préside à ses références bibliographiques.
Ces deux volumes nous promènent à travers un monde singulièrement
curieux dans son incorrigible agitation. Ils nous montrent,tribus par tribus,
l'individualité de ces groupes politiques qui, sédentaires ou nomades, ont
chacun leurs traditions, leur caractère4 et, pourrait-on dire, leur moralité

1. Citons, par exemple, l'ouvrage du commandant Deportér. Extrême-Sud de


F Algérie (Alger, 1890); l'étude de M. C. Sabatier, intitulée Touat, Sahara et Soudan
(Paris, 1891); et même le Maroc inconnu, de A. Mouliéras (1895), etc.
2. De la Moudirieh d'Esna et des deux circonscriptions au Sud d'Assouan part
vers le Nord un courant continuel de travailleurs dits barbarins. (Voir le Recense
ment de l'Egypte, 1882.)
3. Documents pour servir à l'étude du Nord-Ouest africain, réunis et rédigés
par ordre de M. J. Cambon, gouverneur général de l'Algérie, par H.-M.-P. de la
Martinière et N. Lacroix. Gouvernement général de l'Algérie, Service des affaires
indigènes, 1896. 2 volumes, 534 et 959 p.
4. Voir, par exemple (Doc., II, p. 245), le portrait du Hamian, par le général
Ohanzy.
LA. ZONE FRONTIÈRE DE L'ALGÉRIE ET DU MAROC. 359

propre, car, à côté de tribus effrontément pillardes, on remarque des tribus


maraboutiques, adonnées au commerce, et qui semblent avoir quelque
souci de leur réputation. Plus morne, plus casanière se déroule la vie des
ksour; et cependant il suffit de voir ces amas d'habitations rigoureusement
cernées de murailles qu'une ou deux portes étroites interrompent pour
deviner dans quelle atmosphère de luttes et de violences vivent l'une avec
l'autre et entre elles-mêmes ces petites communautés. La turbulente Figuig,
dont le nom finira par devenir chez nous légendaire, a une histoire qui n'est
qu'une longue série de querelles et de meurtres2. A ces dissensions intes
tines s'ajoutent de temps à autre les coups de main des nomades. Mais
entre ksour et tribus il y a pourtant une solidarité. Les Ksour servent d'en
trepôts aux nomades, qui viennent à certains moments y camper, s'y munir
de tissus fabriqués par les femmes. Quelques-uns sont ainsi des centres de
réunion où s'échangent les nouvelles, où circulent les bruits, où se fondent
les réputations du désert. Là s'élabore la politique saharienne. Si la renommée
légendaire de quelque saint personnage a désigné son tombeau à la véné
ration et aux offrandes, une zaouia s'est formée, sorte de couvent où se grou
pent avec leur clientèle les descendants du grand marabout. Ce sont des
foyers d'influence et de propagande. De Géryville et d'El Abiod, la théocratie
guerrière des Oulad Sidi Cheikh étendait ainsi son influence jusqu'à El
Goléa d'une part et au Gourara de l'autre 3. On se croirait reporté aux guerres
de Messénie en lisant le récit des interminables luttes, mêlées de pourpar
lers, que nous avons soutenues avec eux depuis 1864. Rien de plus caracté
ristique que cet orgueil mêlé de puérilité et de caprices, ces feintes et ces
emportements soudains, qui éclatent à chaque ligne de ces récits, et nous
montrent tout ce qu'il y a de mobile et d'enfantin dans l'âme de ces grands
seigneurs du désert4. Mais, dans cette société si pénétrée d'individualisme, il
y a toujours place, en dehors et à côté des influences traditionnelles, pour
des aventuriers et des thaumaturges d'occasion. Tel est Bou-Amema, de rang
et d'instruction médiocres5, bien que se rattachant aussi à la descendance
du grand Sidi-Cheikh.
On suit, dans ces documents, le développement de cette question du Sud,
dont l'importance actuelle étonnerait fort les négociateurs qui, en 1845,
regardaient le Sahara comme inhabitable. En remontant à ses origines, on
voit à quel point ce développement est le résultat des nécessités inéluctables
qui naissent du contact entre un État civilisé et une société à demi barbare.
Les prédécesseurs turcs de notre domination algérienne avaient évité de
s'ingérer dans les affaires du. Sud. Une pareille abstention nous était inter
dite; et en effet, l'apparition dès 1845 de nos colonnes dans le Sud-Oranais
1. Voir les plans du ksar d'Igli [Doc., II, pi. v, p. 711) ; du ksar d'El Maïz
(Ibid., p. 480) ; d'El Abiod Sidi Gheikh (Ibid., Pl. vi, p. 764).
•2. Doc., Il, p. .'i03 et suiv. — Qu'il nous soit permis de faire remarquer à ce
propos que c'est à tort qu'il est dit (Doc., II, p. 539, note) qu'aucun Européen,
depuis Rohlfs en 1864, n'a pénétré dans les ksour de Figuig. Un autre Allemand,
Jacob Schaudt, y a séjourné deux mois en 1880. Sa .-elation a été publiée dans la
Zeitschrift tier Gesellschaft fiir Erclkunde, de Berlin (1883).
3. Les Oulatl Sidi Cheikh; leur origine, leur histoire, leur rôle politique (Doc.,
II, ch. ixj, d'après le général de Colomb, Trumelet, Gourgeot, etc.
4. Voir, par exemple (ibid., Il, p. 810), le portrait de Si Ilaniza.
5. Ibid., II, p. 43o et suiv., p. 771 et suiv.
360 NOTES ET CORRESPONDANCE.

suivit de près le traité de Lalla-Marnia. Ge fut le point de départ d'une série


de complications dont nous sommes encore loin de voir le terme. La fon
dation du poste de Géryville, en 1852, marqua notre ferme intention de sou
tenir ces premiers pas. Quelles qu'aient été depuis cette époque les hésita
tions .de notre politique1, tout indique que, dans l'engrenage qui nous
entraîne, nous ne saurions nous dérober longtemps à la nécessité de faire
acte d'autorité dans le Touat.

II

Mais cette question du Sud est plus complexe qu'il ne le semble d'ordinaire,
et la lecture de ces documents est fort instructive pour nous en faire saisir
les diverses ramifications. Les renseignements qui y sont groupés s'étendent
depuis les ksour du Sud-Oranais jusqu'à la frontière marocaine dans la seule
partie qui ait été fixée, celle de l'Oued-Kiss au Teniet-Sassi ; ils comprennent
le Dahra marocain, Figuig et les tribus situées au delà, jusqu'à l'Oued-Ghir,
l'Oued-Zousfana et l'Oued-Saoura; ils nous fournissent une étude appro
fondie sur le Rif et le Djébala, des indications sur les Présides espagnols;
ils nous disent quelques mots de cette curieuse république théocratique de
Fez, où se groupent les influences des plus puissantes confréries religieuses,
et sur laquelle on nous promet une monographie dans un troisième volume.
Cette diversité d'informations permet d'embrasser dans son ensemble cette
.question du Sud, où la force des choses plus qu'un dessein arrêté nous a
irrévocablement engagés. Pour notre part, nous y sommes surtout frappés
d'un fait dont l'attention publique n'a pas été assez saisie, — peut-être
parce que, depuis la mémorable, mais incomplète reconnaissance de M. de
Foucauld, cette contrée n'a pas eu les honneurs d'une exploration euro
péenne, — c'est l'importance qui, dans l'hégémonie du Nord-Ouest africain,
s'attache à la vallée de la Molouïa.
11 faut ici recourir à la géographie physique. La Molouïa, avons-nous dit,
est très imparfaitement connue : on peut affirmer toutefois que son régime
diffère sensiblement de celui des fleuves algériens. La décroissance du débit,
,dans le Ghélif, s'accuse dès le milieu de mai pour ne cesser qu'en octobre 2 :
au contraire, la Molouïa, « qu'il pleuve ou non », roule toujours de grosses
eaux du milieu d'avril au milieu de juin3 ; la période de crues se prolonge
même, dans le cours inférieur,jusqu'en juillet, de façon que, depuis le com
mencement de l'hiver jusqu'à cette date tardive, les gués y sont très rares.
Les renseignements de M. de Foucauld sur le cours supérieur, et de M. de
la Martinière sur la section traversée par son itinéraire de Fez à Oudjda,
concordent à cet égard. Si Duveyrier, qui la franchit en juin 1886 à o km
de l'embouchure, s'étonne de son peu de largeur (40 m) et de sa faible pro
fondeur, l'évaporation qu'elle subit dans les plaines arides qu'elle traverse

1. La section, depuis longtemps projetée, du chemin de fer qui doit relier Ain
Sefra à Djenien-bou-Resk, notre dernier poste militaire, situé à 50 km de Figuig,
n'est pas encore exécutée.
2. Bourdon, Étude géographique sur le Dahra (Bull. Soc. géog., 1812).
3. De Foucauld, Reconnaissance au Maroc, p. 252, — Documents sur le Nord
Ouest africain, 1, p. 497.
LA ZONE FRONTIÈRE DE L'ALGÉRIE ET DU MAROC. 361

dans la dernière partie de son cours1 explique assez cette diminution, qui
ne va pas jusqu'au dépérissement.
Elle constitue donc, dans son ensemble, et notamment dans sa partie
supérieure, une voie de cultures et d'oasis qui mène jusqu'au voi
sinage du neigeux Djebel Aïachi, un des principaux, sinon le principal
centre hydrographique du Maroc. Sur le versant opposé à celui qui envoie
la Mojouïa à la Méditerrannée, naît l'Oued Ziz, l'artère nourricière des oasis
du Tafllelt. Il résulte des observations de M. de Foucauld sur son cours
supérieur, que les crues de cette rivière, dues aux mêmes causes que
celles de la Molouïa, se produisent vers la même saison2. On sait, en
outre, par le témoignage du même voyageur, que la chaîne du Haut-Atlas
s'abaisse rapideme.it à l'E. du Djebel Ai'achi ; un col, d'accès relativement
facile 3, franchi par des caravanes de muletiers, établit la communication
entre la Molouïa et l'Oued Ziz. D'autres cols, situés plus à l'E. et probable
ment moins élevés4, relient également, comme l'indiquait déjà Ibn Khal
doun, la vallée de la Molouïa à l'Oued-Ghir, dont les eaux, qui forment
au printemps une masse considérable 3, s'écoulent dans la direction du
Touat.
Si l'on groupe toutes ces indications, on voit que la possession de la
Molouïa donne les clefs de quelques-unes des principales oasis du Sud. Le
régime hydrographique que le Maroc doit aux cimes neigeuses qui l'acciden
tent établit entre le Tell et le Sahara une liaison qui n'existe pas en
Algérie, surtout dans l'Ouest.

Ces considérations ne paraîtront pas de trop, si elles permettent de dis


cerner ce qu'il y a de permanent dans la grande importance politique qu'a
eue jadis la vallée de la Molouïa. En divers endroits, et notamment dans le
résumé de son itinéraire de Fez à Oudjda 6, M. de la Martinière fait avec rai
son de nombreux appels à l'histoire. Celle-ci nous montre, en effet, le
royaume de Fez et de Tlemcen, puis les sultans du Maroc et les Turcs
d'Algérie en lutte quasi perpétuelle pour la possession de cetle vallée. Entre
les deux capitales religieuses du Maghreb, Fez et Tlemcen, la communica
tion est aisée; elle est fournie par « une trouée naturelle» qui sépare
les chaînes de l'Atlas au S. de celles du Rif au M. D'autant plus fréquentes
furent les rencontres entre les Etats rivaux. Il s'agissait pour chacune de
mettre la main sur les relations avec le Tafllelt, le Soudan, le pays des noirs
et des esclaves. Si Tlemcen pouvait passer aux yeux de Léon l'Africain'

1. Entre 33° et 33° de latitude la Molouïa traverse à droite les plaine île Tafrata
et d'Angad, à gauche celles de Jell et de Garet, qualifiées avec, quelque exagération
de désert par Léon l'Africain et Ali-bey, mais où se trouvent en effet quelques
représentants d'une flore toute saharienne.
2. De Foucadld, Reconnaissance au Maroc, 1883-84, p. 23i.
3. Tizi n Telremt, 2 182 m (ibid., p. 233).
4. Voir Schai'dt (Zeitschr. Ges. Erclk. Berlin, 1883).
5. De Wimpfen, Hull. Soc. géog. janvier 1872, p. 42.
(i. ocuments, I, p. 463-505.: Itinéraire de Fez à Oudjda suivi en 1891. Le.récit
complet a été publié dans le Bull. <jeog. hist, et descr., 189.1, n* 1.
7. Léon l'Africain, 1. IV. Cf. Doc., II, 576. La tribu des Hamian fut établie en
1285. sur l'Oued Ghir, par les souverains de Tlemcen.
362 NOTES ET CORRESPONDANCE.

pour « la voie la plus directe vers le pays des noirs », c'était par le moyen
de la vallée de la Molouïa. Ces relations étaient pour notre vieille métropole
oranaise, comme elles le sont encore aujourd'hui pour Fez, le principe du
prestige lointain et de l'influence qui s'attachaient à son nom. Les tribus qui
occupaient soit la vallée elle-même de la Molouïa, soit les passages débou
chant de Fez vers cette vallée, durent longtemps à cette position straté
gique une puissance dont l'histoire fournit des preuves nombreuses
On sait comment le traité signé en 1845 avec le Maroc vaincu négligea
de nous assurer la frontière historique qui n'avait cessé que depuis 1795 de
séparer le Maroc de l'Algérie. Ces faits sont trop connus pour qu'on y
revienne. Mais les conséquences d'une mauvaise délimitation n'ont pas cessé
de se développer ; et notre inaction systématique, je ne dirai pas magistrale,
ne semble pas la politique la plus propre à en arrêter le cours. Sans parler
de l'état de troubles chroniques qui résulte du ramassis, dans cette zone
frontière, de tous les dissidents, de tous les fragments désagrégés de tribus,
des échappés de nos bagnes, etc., on peut constater que notre absence poli
tique de la vallée de la Molouïa prépare pour nous une situation qui va
s'aggravant. L'autorité du Maghzen marocain, impuissante pour se faire
respecter, s'exerce cependant avec succès, quand il s'agit de couper tous les
liens qui de temps immémorial rattachaient la Molouïa et le Tafilelt aux pos
sesseurs de Tlemcen, dont nous sommes devenus les héritiers. Politiquement,
il arrive ainsi que les foyers où se forment et s'entretiennent les troubles
qui viennent assaillir le Sud-Oranais, échappent à notre surveillance: et,au
point de vue commercial, les conséquences ne sont pas moins fâcheuses. En
1864 Rohlfs voyait partir du Tafilelt des caravanes à destination de Tlemcen:
il n'aurait plus ce spectacle aujourd'hui. Mais, ce qui est plus grave, c'est
qu'il s'organise sur les flancs de notre colonie un mouvement commercial
qui, partant de Melilla, que les Espagnols ont érigé en port franc, fait péné
trer les armes et les produits européens tout le long de nos frontières jusque
dans le Sud. L'élévation maladroite de nos tarifs douaniers s'ajoute aux
causes qui favorisent ce trafic rival. Une des preuves caractéristiques et
infaillibles de ses progrès nous est fournie par l'importance croissante de la
population Israélite dans cette zone frontière. Déjà de Foucauld avait signalé
à Debdou l'importance numérique de l'élément juif2- Les Documents
appuient ses observations; « même dans le pays du Rif le juif s'infiltre 3».
Or nous savons quelle est, sur l'autre flanc de notre établissement du Nord
de l'Afrique, de Tripoli à Ghadamès et à Ghât, l'hostilité, plus commerciale
encore que politique, que rencontrent toutes les entreprises destinées à
favoriser le rayonnement naturel de nos possessions 4.
11 semble donc bien que la frontière oranaise soit un point malade dans
notre colonie africaine. Quelle que soit l'étendue des difficultés présentes et à

1. Les Mikndsa (les Macenites de Ptolémée (?) dominaient, au vm" siècle, toute
la vallée de la Molouïa, et étendaient leur influence jusque dans les contrées
qu'arrose l'Oued Ziz (Doc., I, p. 482).
2. Reconnaissance, p. 250. Les Israélites y forment, dit-il. les trois quarts de
la population.
3. Doc., I, p. 314.
4. Doc., IF, p. 156 et suiv.
ÉTABLISSEMENTS HUMAINS DANS LA VALLÉE DE LA MEUSE. 363

prévoir, il y a sans doute plus d'avantage que d'inconvénient à envisager le


mal dans son principe. On doit reconnaître qu'il existe une répercussion
entre la situation territoriale que nous a faite le traité de 1845 et les ob
stacles que nous rencontrons au loin vers le Sud. Si cette conclusion n'est
pas exprimée dans ces Documents, c'est peut-être celle que sera amené à en
tirer tout lecteur attentif.
P. VIDAL DE LA BLACHE.

ÉTABLISSEMENTS HUMAINS

DANS LA VALLÉE ARDENNAISE DE LA MEUSE

(Photogr., PI. l)1

Au cours d'une excursion dans l'Ardenne, plusieurs faits relatifs à la posi


tion des localités dans la vallée de la Meuse nous ont vivement frappé. On
sait que la Meuse traverse le massif primaire en une vallée profondément
creusée, d'un aspect sauvage, qui présente des méandres encaissés très
caractéristiques. Ces sinuosités sont de deux sortes : il y a de simples méan
dres et des boucles 2. Le contraste bien connu entre la rive concave et la rive
convexe atteint ici des proportions grandioses. La rive concave forme des
cirques imposants comme celui de Laifour, la rive convexe des cônes à
pente douce. Jamais, pendant toute la traversée du Cambrien, on ne voit
même uu hameau sur la rive-concave. Les villages ne se trouvent que sur la
rive convexe occupant le sommet des méandres (Monthermé, Laifour, An
champs), ou sur la base des boucles (Revin, Fumay).
Pour qui a parcouru la vallée de la Meuse, l'explication de ces faits est
bien simple. La rive concave laisse à peine place à ses pieds pour un chemin
de halage. La rive convexe au contraire est un cône surbaissé recouvert
d'une épaisse couche d'alluvions. On y remarque souvent des champs, les
seuls qu'on aperçoive en ce pays sauvage où la forêt règne sur tout le pla
teau et descend le long des versants rocheux de la vallée. La position des
villes dans les boucles s'explique par les mêmes raisons, et l'on comprend
aisément l'avantage qu'elles ont à en occuper la base. C'est par là que doit
forcément passer la route pour éviter les sinuosités de la rivière qui doublent
ou triplent le chemin, et le seuil à franchir n'est c^u'un bombement à peine
sensible, tandis que les cônes en pente douce de la rive convexe, dans les
méandres ordinaires, sont encore assez élevés pour l'obliger à suivre le bord
de l'eau.
11 semble qu'il y ait Jà un type d'établissement humain assez spécial.

1. La planche jointe à cet article (pl. l) représente la petite ville de La Roche


(Luxembourg belge), bâtie sur un cône à pente douce occupant un des méandres
de l'Ourthe. C'est un type d'établissement identique à ceux que signale M. de
Martonne dans la vallée ardennaise de la Meuse. Nous devons cette photographie
à l'obligeance de M. Tacheny fils, hôtel des Ardennes, à La Roche. (s. d. l. r.)
2. Voir carte d'État-major, feuille Givet.

Vous aimerez peut-être aussi