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Si l'on songe que plus de cinquante ans se sont écoulés depuis que
Renou publiait sa Description de l'Empire de Maroc, suivie deux ans après
4e la carte du capitaine Beaudoin', il y a lieu d'être surpris du peu de
progrès qu'ont fait sur ce pays les connaissances géographiques. Que de
contrées, dans cet intervalle, ont livré leur secret! Le Maroc a jalousement
pardé le sien. 11 y a, disait Duveyrier au retour de son infructueuse tenta
tive de pënétralion dans le Rif, une partie des côtes de la Méditerranée
.« sur laquelle nos connaissances positives ne dépassent pas la portée de la
vue du pont de nos navires ». La Molouïa, écrivait le même voyageur,
,« reste un des fleuves les moins connus du globe2 ».Nul n'était plus autorisé
a s'exprimer ainsi que celui qui n'avait cessé de suivre et de noter avec une
-scrupuleuse attention les trop rares progrès des explorations marocaines3.
Aujourd'hui comme alors la cartographie est tenue à la plus grande circon
spection devant la pénurie et la valeur inégale des matériaux dont elle dis
pose. En consultant la carte à l'échelle de 1 /I 000 000 que vient de publier
• M. de Flotte de Roquevaire, et qui est le fruit d'un travail consciencieux4-,
on voit que dans la partie même qu'on pourrait croire la mieux connue,
celle qui est limitrophe de nos frontières, les données précises laissent
subsister bien des vides.
Il faut ajouter cependant que, si les renseignements dus à des voyageurs
européens et à des reconnaissances militaires ne couvrent qu'une faible
étendue de ces territoires frontières, les renseignements indigènes, obtenus
par divers moyens, constituent une masse dès à présent considérable. Ils
défraient toute une bibliothèque d'ouvrages, de mérite inégal, qui se sont
voués à centraliser ces informations ; depuis le livre que le colonel Daumas
déclarait avoir écrit au moyen de « documents recueillis de la bouche de
2 000 Arabes, voyageurs, pèlerins ou marchands 3 », jusqu'aux répertoires
publiés dans ces dernières années par des hommes que leurs' fonctions et
leur connaissance de l'arabe mettaient particulièrement en contact avec les
indigènes C'est qu'en effet, si l'accès du Maroc est difficile pour les Euro
péens, il n'y en a pas moins, le long de cette zone contiguë à nos possessions
qui s'étend du Rif au Touat, une circulation active dont nos marchés et nos
campagnes du Tell sont le but. L'interdiction de nos marchés est un des
rares moyens dont disposent les autorités algériennes pour mettre à la
raison les tribus frontières du Dahra, et même celles plus éloignées de
l'Oued-Ghir : en temps ordinaire, la faim rend nécessaire pour elles la fré
quentation de nos marchés. Chaque année, pendant deux ou trois mois, un cer
tain nombre de Rifains viennent se louer dans les campagnes du Tell ora
nais. L'appât des salaires algériens agit même sur les gens du Touat, qui
se décident de plus en plus à de fructueux séjours chez les infidèles. Les
liens d'affiliation religieuse attirent périodiquement à Tlemcen et dans les
villes du Tell, les tournées « de quêtes et de bénédictions » de marabouts
vènus de Kénadsa, couvent situé entre l'Oued Ghir et l'Oued Zousfana, sur
les routes du Gourara et du Touat. On observe ainsi sur nos frontières occi
dentales. d'Algérie le même courant d'immigration du Sud, qui est très sen
sible aussi en Tunisie et en Égypte2, e£ qu'explique surabondamment
l'attraction des contrées nourricières du Nord.
Ce continuel va-et-vient est propice à l'acquisition de renseignements
qui ne sont pas négligeables. On ne saurait leur refuser une certaine valeur,
lorsqu'ils sont contrôlés avec l'expérience de nos officiers et de nos admi
"nistratëurtf, et rapprochés des données issues de l'observation européenne.
-Beaeeoup de rapports substantiels, de mémoires consciencieux reposent
ainsi ; dans les archives du Service des Affaires indigènes. Il y a là des tra
vaux qui font le plus grand honneur à l'esprit d'observation de leurs
auteurs, et que la science a tout intérêt à connaître. C'est à l'aide d'une
combinaison entre les travaux de ce genre et les reconnaissances, positives
déjà publiées qu'ont été composés les deux importants volumes de Docu
ments que vient de réunir le gouvernement de l'Algérie3. On ne peut
demander à un recueil ainsi formé la rigoureuse coordination qu'on serait
en droit d'attendre d'un ouvrage dont les matériaux auraient été réunis dans
des conditions systématiques et régulières. Souhaitons toutefois, puisque
heureusement la collection doit être continuée, qu'un peu plus de précision
préside à ses références bibliographiques.
Ces deux volumes nous promènent à travers un monde singulièrement
curieux dans son incorrigible agitation. Ils nous montrent,tribus par tribus,
l'individualité de ces groupes politiques qui, sédentaires ou nomades, ont
chacun leurs traditions, leur caractère4 et, pourrait-on dire, leur moralité
II
Mais cette question du Sud est plus complexe qu'il ne le semble d'ordinaire,
et la lecture de ces documents est fort instructive pour nous en faire saisir
les diverses ramifications. Les renseignements qui y sont groupés s'étendent
depuis les ksour du Sud-Oranais jusqu'à la frontière marocaine dans la seule
partie qui ait été fixée, celle de l'Oued-Kiss au Teniet-Sassi ; ils comprennent
le Dahra marocain, Figuig et les tribus situées au delà, jusqu'à l'Oued-Ghir,
l'Oued-Zousfana et l'Oued-Saoura; ils nous fournissent une étude appro
fondie sur le Rif et le Djébala, des indications sur les Présides espagnols;
ils nous disent quelques mots de cette curieuse république théocratique de
Fez, où se groupent les influences des plus puissantes confréries religieuses,
et sur laquelle on nous promet une monographie dans un troisième volume.
Cette diversité d'informations permet d'embrasser dans son ensemble cette
.question du Sud, où la force des choses plus qu'un dessein arrêté nous a
irrévocablement engagés. Pour notre part, nous y sommes surtout frappés
d'un fait dont l'attention publique n'a pas été assez saisie, — peut-être
parce que, depuis la mémorable, mais incomplète reconnaissance de M. de
Foucauld, cette contrée n'a pas eu les honneurs d'une exploration euro
péenne, — c'est l'importance qui, dans l'hégémonie du Nord-Ouest africain,
s'attache à la vallée de la Molouïa.
11 faut ici recourir à la géographie physique. La Molouïa, avons-nous dit,
est très imparfaitement connue : on peut affirmer toutefois que son régime
diffère sensiblement de celui des fleuves algériens. La décroissance du débit,
,dans le Ghélif, s'accuse dès le milieu de mai pour ne cesser qu'en octobre 2 :
au contraire, la Molouïa, « qu'il pleuve ou non », roule toujours de grosses
eaux du milieu d'avril au milieu de juin3 ; la période de crues se prolonge
même, dans le cours inférieur,jusqu'en juillet, de façon que, depuis le com
mencement de l'hiver jusqu'à cette date tardive, les gués y sont très rares.
Les renseignements de M. de Foucauld sur le cours supérieur, et de M. de
la Martinière sur la section traversée par son itinéraire de Fez à Oudjda,
concordent à cet égard. Si Duveyrier, qui la franchit en juin 1886 à o km
de l'embouchure, s'étonne de son peu de largeur (40 m) et de sa faible pro
fondeur, l'évaporation qu'elle subit dans les plaines arides qu'elle traverse
1. La section, depuis longtemps projetée, du chemin de fer qui doit relier Ain
Sefra à Djenien-bou-Resk, notre dernier poste militaire, situé à 50 km de Figuig,
n'est pas encore exécutée.
2. Bourdon, Étude géographique sur le Dahra (Bull. Soc. géog., 1812).
3. De Foucauld, Reconnaissance au Maroc, p. 252, — Documents sur le Nord
Ouest africain, 1, p. 497.
LA ZONE FRONTIÈRE DE L'ALGÉRIE ET DU MAROC. 361
dans la dernière partie de son cours1 explique assez cette diminution, qui
ne va pas jusqu'au dépérissement.
Elle constitue donc, dans son ensemble, et notamment dans sa partie
supérieure, une voie de cultures et d'oasis qui mène jusqu'au voi
sinage du neigeux Djebel Aïachi, un des principaux, sinon le principal
centre hydrographique du Maroc. Sur le versant opposé à celui qui envoie
la Mojouïa à la Méditerrannée, naît l'Oued Ziz, l'artère nourricière des oasis
du Tafllelt. Il résulte des observations de M. de Foucauld sur son cours
supérieur, que les crues de cette rivière, dues aux mêmes causes que
celles de la Molouïa, se produisent vers la même saison2. On sait, en
outre, par le témoignage du même voyageur, que la chaîne du Haut-Atlas
s'abaisse rapideme.it à l'E. du Djebel Ai'achi ; un col, d'accès relativement
facile 3, franchi par des caravanes de muletiers, établit la communication
entre la Molouïa et l'Oued Ziz. D'autres cols, situés plus à l'E. et probable
ment moins élevés4, relient également, comme l'indiquait déjà Ibn Khal
doun, la vallée de la Molouïa à l'Oued-Ghir, dont les eaux, qui forment
au printemps une masse considérable 3, s'écoulent dans la direction du
Touat.
Si l'on groupe toutes ces indications, on voit que la possession de la
Molouïa donne les clefs de quelques-unes des principales oasis du Sud. Le
régime hydrographique que le Maroc doit aux cimes neigeuses qui l'acciden
tent établit entre le Tell et le Sahara une liaison qui n'existe pas en
Algérie, surtout dans l'Ouest.
1. Entre 33° et 33° de latitude la Molouïa traverse à droite les plaine île Tafrata
et d'Angad, à gauche celles de Jell et de Garet, qualifiées avec, quelque exagération
de désert par Léon l'Africain et Ali-bey, mais où se trouvent en effet quelques
représentants d'une flore toute saharienne.
2. De Foucadld, Reconnaissance au Maroc, 1883-84, p. 23i.
3. Tizi n Telremt, 2 182 m (ibid., p. 233).
4. Voir Schai'dt (Zeitschr. Ges. Erclk. Berlin, 1883).
5. De Wimpfen, Hull. Soc. géog. janvier 1872, p. 42.
(i. ocuments, I, p. 463-505.: Itinéraire de Fez à Oudjda suivi en 1891. Le.récit
complet a été publié dans le Bull. <jeog. hist, et descr., 189.1, n* 1.
7. Léon l'Africain, 1. IV. Cf. Doc., II, 576. La tribu des Hamian fut établie en
1285. sur l'Oued Ghir, par les souverains de Tlemcen.
362 NOTES ET CORRESPONDANCE.
pour « la voie la plus directe vers le pays des noirs », c'était par le moyen
de la vallée de la Molouïa. Ces relations étaient pour notre vieille métropole
oranaise, comme elles le sont encore aujourd'hui pour Fez, le principe du
prestige lointain et de l'influence qui s'attachaient à son nom. Les tribus qui
occupaient soit la vallée elle-même de la Molouïa, soit les passages débou
chant de Fez vers cette vallée, durent longtemps à cette position straté
gique une puissance dont l'histoire fournit des preuves nombreuses
On sait comment le traité signé en 1845 avec le Maroc vaincu négligea
de nous assurer la frontière historique qui n'avait cessé que depuis 1795 de
séparer le Maroc de l'Algérie. Ces faits sont trop connus pour qu'on y
revienne. Mais les conséquences d'une mauvaise délimitation n'ont pas cessé
de se développer ; et notre inaction systématique, je ne dirai pas magistrale,
ne semble pas la politique la plus propre à en arrêter le cours. Sans parler
de l'état de troubles chroniques qui résulte du ramassis, dans cette zone
frontière, de tous les dissidents, de tous les fragments désagrégés de tribus,
des échappés de nos bagnes, etc., on peut constater que notre absence poli
tique de la vallée de la Molouïa prépare pour nous une situation qui va
s'aggravant. L'autorité du Maghzen marocain, impuissante pour se faire
respecter, s'exerce cependant avec succès, quand il s'agit de couper tous les
liens qui de temps immémorial rattachaient la Molouïa et le Tafilelt aux pos
sesseurs de Tlemcen, dont nous sommes devenus les héritiers. Politiquement,
il arrive ainsi que les foyers où se forment et s'entretiennent les troubles
qui viennent assaillir le Sud-Oranais, échappent à notre surveillance: et,au
point de vue commercial, les conséquences ne sont pas moins fâcheuses. En
1864 Rohlfs voyait partir du Tafilelt des caravanes à destination de Tlemcen:
il n'aurait plus ce spectacle aujourd'hui. Mais, ce qui est plus grave, c'est
qu'il s'organise sur les flancs de notre colonie un mouvement commercial
qui, partant de Melilla, que les Espagnols ont érigé en port franc, fait péné
trer les armes et les produits européens tout le long de nos frontières jusque
dans le Sud. L'élévation maladroite de nos tarifs douaniers s'ajoute aux
causes qui favorisent ce trafic rival. Une des preuves caractéristiques et
infaillibles de ses progrès nous est fournie par l'importance croissante de la
population Israélite dans cette zone frontière. Déjà de Foucauld avait signalé
à Debdou l'importance numérique de l'élément juif2- Les Documents
appuient ses observations; « même dans le pays du Rif le juif s'infiltre 3».
Or nous savons quelle est, sur l'autre flanc de notre établissement du Nord
de l'Afrique, de Tripoli à Ghadamès et à Ghât, l'hostilité, plus commerciale
encore que politique, que rencontrent toutes les entreprises destinées à
favoriser le rayonnement naturel de nos possessions 4.
11 semble donc bien que la frontière oranaise soit un point malade dans
notre colonie africaine. Quelle que soit l'étendue des difficultés présentes et à
1. Les Mikndsa (les Macenites de Ptolémée (?) dominaient, au vm" siècle, toute
la vallée de la Molouïa, et étendaient leur influence jusque dans les contrées
qu'arrose l'Oued Ziz (Doc., I, p. 482).
2. Reconnaissance, p. 250. Les Israélites y forment, dit-il. les trois quarts de
la population.
3. Doc., I, p. 314.
4. Doc., IF, p. 156 et suiv.
ÉTABLISSEMENTS HUMAINS DANS LA VALLÉE DE LA MEUSE. 363
ÉTABLISSEMENTS HUMAINS