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LA FRONTIERE SAHARIENNE DU MAROC

Que faut-il penser des revendications marocaines - ou tout


au moins de l'Istiklal - , sur le Sahara ? Demandons à la géogra-
phie, physique et humaine, puis à l'histoire, politique et militaire,
d'éclaircir, si possible, cette question.

I. La géographie

En 1844, après la cuisante défaite qu'il avait essuyée sur l'Isly,


le Sultan du Maroc nous demanda la paix. Elle fut signée à Tanger
le 10 septembre 1844. Il avait été convenu que la frontière entre
l'Algérie et le Maroc serait fixée et convenue conformément à l'état
de choses reconnu par le gouvernement marocain à l'époque de
la domination turque. Comme cette frontière n'avait jamais été
précisée, il convenait de se référer aux archives turques, dans la
mesure où il pouvait en exister, et à la tradition orale. Notre
principal expert, Léon Roches, ancien secrétaire particulier d'Abd-
el-Kader, qui devait finir sa carrière comme consul général de
France à Tunis, interroge en conséquence les chefs et les notables
des tribus intéressées, ainsi qu'un vieux général turc, Mustapha
ben Ismaïl, qui, sollicité de tracer une ligne sur la carte, se refuse
catégoriquement à dépasser, sur les contreforts de l'Atlas Tellien,
un défilé connu sous le nom de Teniet el Sassi à environ 150 kilo-
mètres de la mer, et déclare qu'il est bien inutile de pousser plus
loin une éventuelle délimitation. Ensuite, dit-il, c'est le désert,
le pays qui n'appartient à personne, « es Sahara, ma tecla ila
ahouad ». Ainsi devait en décider le traité de Lalla Marnia du 18
mars 1845 dans son article 6 : au sud du pays des Ksour, c'est-
à-dire de Figuig, c'est le désert proprement dit, et toute délimita-
tion y serait superflue.
Il ne s'agit, bien entendu, que des confins algéro-marocains.
Ensuite s'étend, jusqu'à l'Atlantique, une région de près de 1.000
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kilomètres en bordure de la Douara, du Tafilalet, du Bani et du


Drâ, intermédiaire entre les sédentaires du Grand et du Moyen-
Atlas, et les grands nomades du Sahara. Dans quelle mesure cons-
titue-t-elle une frontière.? La question fait l'objet d'une magis-
trale communication du regretté Robert Montagne au congrès qui
se tient à Rabat en mai 1930, avec, à son ordre du jour, la mise
au point de nos connaissances sur le Sahara occidental. L'éminent
sociologue s'exprime en ces termes : « Existe-t-il... line limite
géographique naturelle qui marque à la fois un changement de vie
matérielle, sociale et politique des hommes, tracée entre le monde
des sédentaires et celui des nomades ? Passe-t-on, au contraire,
par transitions insensibles, des régions déshéritées du versant
méridional de l'Anti-Atlas à la steppe présahàrienne du Drâ, de
la même manière que cette steppe se confond progressivement,
à mesure que l'on s'avance vers le Sud, avec les pays désertiques
où régnent en maîtres les grands chameliers ? » (1).
Montagne observe qu'à première vue, si l'on s'en tient aux
formes les plus apparentes de l'existence matérielle, on est tenté
de croire que le pays des sédentaires n'a pas de limites précises
et qu'il se prolonge jusqu'au centre du désert, mais qu'en réalité,
dès qu'on franchit la crête de l'Anti-Atlas, on a, pour la première
fois, l'impression d'entrer dans un monde nouveau. Ainsi l'avait
déjà noté Charles de Foucauld, et dans les mêmes termes, dans le
récit qu'il nous a laissé de sa célèbre reconnaissance du Maroc
en 1884. Dans les pages suivantes de sa communication, Montagne
analyse « les formes successives de passage entre la vie des hom-
mes du Nord et du Sud ». Il en distingue cinq, pour arriver aux
Ait Youssa, qui nous apparaissent comme le dernier type de
transition entre le petit nomade du Noun et le grand saharien
comme les Reguibat. C'est alors qu'on franchit le Drâ pour attein-
dre la Hamada, qui, toujours selon Montagne, est la véritable rive
du grand désert occidental. Parmi ces groupes humains qu'il
passe en revue, il accorde une importance primordiale à celui des
oasis du Noun et du Bani. C'est là que se situe « la limite et la
frontière de la zone pré-saharienne >, et « la ligne de rupture
entre deux systèmes d'organisation sociale et politique différents ».
Montagne justifie cette opinion par deux observations, l'une
d'ordre linguistique, l'autre, pourrait-on dire, d'ordre institution-
nel. La première : si l'on excepte une fraction arabophone des
Sbouia, dans la région d'Ifni, les tribus situées au Nord du Noun

(1) Hespéris, T. XI, 1er et 2« fascicules, Rabat, 1930 : Congrès pour la mise an point
des connaissances sur le Sahara, pp. 110 et suiv.
MAROC ET SAHARA 639

et du Bani ont gardé leu


berbères situés plus au Sud, constamment mêlés depuis cinq
siècles aux Arabes Ma'qil, refoulés au désert ('sur lesquels nous
aurons d'autres occasions de revenir), ont adopté la langue de
leurs dominateurs. La seconde : l'existence de l'institution de ca-
ractère politique connue sous le nom de debiha, sorte de contr
de protection qui lie un groupe social, une tribu par exemple,
avec un étranger amené à pénétrer sur son territoire ou à y séjour-
ner, et qui est complètement inconnue au Nord du Noun et du
Bani.

En 1924, le capitaine Denis, reprenant, à quarante ans de dis-


tance, l'itinéraire de Charles de Foucauld, insiste sur la physio-
nomie caractéristique du Bani, sa remarquable continuité, l'exi-
guïté de ses passages, qui en font une barrière véritable qui devait
inévitablement séparer des populations de race et de mœurs diffé-
rentes, les Chleus sédentaires du Nord et des nomades pillards du
Sud, et qui constitue réellement, à ce point de vue, la limite du
Sahara (2). Il suffit, en effet, d'avoir aperçu, fût-ce / de loin, le
Bani, véritable mur horizontal percé, à intervalles réguliers, de
véritables crénaux, pour en garder l'impression d'une muraille
de Chine, ou d'une gigantesque enceinte de château-fort, et deviner,
inscrite sur le terrain, la séparation de deux régions géographiques
parfaitement caractérisées.
Ces diverses opinions sont pleinement confirmées par les nom-
breuses reconnaissances qu'effectuent, depuis le début du siècle,
nos compagnies sahariennes, à partir de la Saoura, de la Douara,
de Colomb-Béchar et de Tabelbala, en direction de l'Ouest, dont
l'une, sous les ordres du capitaine Ressot, atteindra pour la
première fois Tindouf en 1925, en passant, au Sud du Tafilalet
et du Bani, par le plateau du Kemkem et le Djebel Ouarkziz en
bordure méridionale du Drâ. Reconnaissances qui sont de vérita-
bles explorations. Le capitaine Ressot note dans son rapport : « la
région proprement chamelière est limitée, au Nord, par une ligne
partant de la Seguiet el Hamra, allant au coude du Drâ, et se
prolongeant vers le Kemkem et la Daoura ».
Ainsi concordent, à quelques détails près, ces observations, cons-
tatations, reconnaissances, faites tant du Nord, de l'Est, que du
Sud. Elles révèlent l'existence d'une frontière saharienne, géogra-
phique et ethnographique. Ou plus exactement, de deux fron-

(2) Bulletin du Comité de l'Afrique française, renseignements coloniaux, mars 1924,


p. 112.
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tières, l'une marocaine, l'autre saharienne, avec, entre deux, cette


marche pré-saharienne, sur l'importance de laquelle insiste Mon-
tagne, qui ne constitue aucunement une barrière, mais, au con-
traire, a été maintes fois franchie dans les deux sens, avec cette
particularité que les tribus qui l'ont traversée ont, en même temps,
changé de coutumes et d'habitudes sociales, de telle sorte qu'entre
deux groupes de la même origine, les uns établis au désert, les
autres en Berbérie sédentaire, il existe de nos jours un dimor-
phisme complet (3).

II. L'Histoire (4)

Mais l'Histoire nous apprend que les frontières géographiques


ou si l'on veut, naturelles, sont constamment le jouet des ambi-
tions humaines, et ne constituent un frein, ni aux migrations, ni
aux ambitions des peuples. En pays d'Islam, elles n'ont d'ailleurs,
pas le caractère, ou l'importance que nous leur attachons d'ordi-
naire. Du temps qu'il négociait à Madrid le futur traité franco-
espagnol de 1904, Jules Cambon a même écrit, un jour, dans une
dépêche, que son expérience des affaires arabes l'avait amené
à penser qu'elles n'en avaient aucune aux yeux des indigènes, qui
ne se préoccupent que de leurs terrains de parcours. C'est d'autant
plus vrai pour la frontière saharienne du Maroc qu'elle n'a jamais
été fixée sur le papier ni sur le terrain. Nous savons, par les
travaux des historiens tels que E.F. Gautier, Terrasse et La Cha-
pelle qu'elle a été franchie, bien des fois, et dans les deux sens,
durant les « siècles obscurs de Moghreb ».
Quand s'ouvre la période historique, les Berbères venus de l'Est
par le Nord, Sanha ja et Zénétes, les premiers peut-être en fugitifs,
occupent déjà le Sahara occidental à peu près tout entier. Les
premières expéditions arabes dont nous avons connaissance, no-
tamment par le célèbre historien Ibn Khaldoun, sont celles d'Obka
ben Nafi, qui, dans la dernière décade du vir siècle, atteint le
Sous, peut-être la Seguia el Hamra, - celles de la première moitié
du vin6 siècle, qui vont jusqu'à Tombouctou, - celle, enfin, d'un

(3) Hespéris, précité, pp. 116-117.


(4) Hespéris, précité, pp. 45 à 95. Nous nous sommes principalement guiaes, pour
ce résumé historique, sur l'importante communication de F. de la Chapelle au congrès
de Rabat : Interventions des Sultans au Sahara.
MAROC ET SAHARA 641

descendant d'Obka, Abder


dre vers 750 la construct
ritanie orientale, et dont
sieurs années sur les terrains de parcours des Sanhaja. Ce ne
sont, semble-t-il, que des razzias sans d'autre but que le pillage
et le rapt d'esclaves, menées, pour le compte des Khalifes Omeya-
des de Damas, par les gouverneurs de l'Ifrika, qui ne peuvent donc
être portées au crédit des dynasties chérifiennes, dont la première,
celle des Idrissites, ne date que du début du ixe siècle. C'est, en
effet, en 808 que Moulay Idriss II fonde Fez, puis en 812 qu'il
marche sur les Masmouda de Marrakech. Fait de très grande im-
portance, comme le souligne E.F. Gautier, quand il écrit : « la colo-
nisation idrissite au sud du limes romain ouvre les portes aux
Almorávides et aux Almohades : ce qui commence là est l'histoire
du Maroc, un compartiment distinct dans l'histoire du Mogh-
reb » (5).
De fait, au début du xi® siècle, les Idrissites sont être submergés
par une invasion venue du désert, celle de Berbères qui portent
le voile, les Sanhaja au litham. La crise d'exaltation religieuse
qui se polarise en bordure mauritanienne de l'Océan, peut-être
sur une île proche du Sénégal, autour d'un saint personnage du
nom de Abdallah ben Yassi, et gagne bientôt les tribus environ-
nantes, laisse à ses successeurs un trésor de guerre et une armée.
Le premier d'entre eux, Yaya en Amor, se met en route vers le
Nord, s'empare de Sijilmassa, la capitale du royaume Khalerdjite
du Tafilalet, ne peut s'y maintenir, et revient mourir au désert.
Les suivants, Abou Kert et Abou Youssef, qui fonde Marrakech
en 1062, reprennent, poursuivent et achèvent la conquête. Mais,
une fois qu'ils ont franchi la marche présaharienne, ces Merbatin ,
ces gens du ribat, l'ermitage primitif d'Abdallah el Yassi, qui
vont en fonder un nouveau à Rabat, et qui garderont le nom
d'Almoravides, subissent l'attirance des plaines du Nord et de
l'Andalousie. Devenus sédentaires, ils se désintéressent totale-
ment du désert d'où ils viennent. Moins d'un siècle plus tard,
ils ne peuvent résister à la vague d'assaut d'autres Berbères, les
Masmouda de Tinmel dans le Haut-Atlas, qui s'emparent de Mar-
rakech en 1147 et fondent une troisième dynastie, celle des Almo-
hades. Celle-ci ne dure également qu'un siècle. Elle est submergée,
à son tour, par l'invasion des Beni-Merin, encore des Berbères,
Zénétes refoulés au ix* siècle sur le Tafilalet et la Touat, qui remom-
tent la vallée de la Moulouya, franchissent le seuil de Taza, arri-

(5) E. F. Gautier : Le passé de l'Afrique du Nord, Paris, Payot, 1952, pp. 314-315.
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vent à Fez en 1258, y


Merinides, et, par la pr
dernières familles alm
Tinmel.

Les Beni-Merin avaient pour alliés, au désert, les Ma'qil, ces


arabophones déjà cités plus haut, qui, venus du Yémen et refoulés
par d'autres groupes, ont fini par s'établir en maîtres jusqu'à
l'Océan qu'ils ont atteint au début du xir siècle. Ils font ainsi,
du moins pendant quelque temps, figure d'instruments des Mé-
rinides et de collecteurs d'impôts pour le compte de ceux-ci. Ce
qui peut laisser l'illusion d'une domination chérifienne sur les
territoires qu'ils occupent. Cette fiction ne dure qu'un temps. Les
Ma'qil ne tardent pas à abuser de la situation, à rêver à leur tour
d'une nouvelle migration vers le Nord, et à se retourner contre
leurs anciens alliés. Ceux-ci se trouvent ainsi dans l'obligation
de leur barrer les cols de l'Atlas, puis d'entreprendre contre eux
des expéditions au Tafilalet, sur le Drâ et jusque sur la Seguiet
el Hamra. Il ne s'agit pas, pour les Merinides, d'ailleurs absorbés
par des luttes incessantes avec le royaume de Tlemcen, d'une poli-
tique d'expansion saharienne, mais, au contraire, d'opérations
défensives contre des envahisseurs. Les Ma'qil, auxquels la route
du Nord reste fermée, glissent vers le Sud, à partir du xv6 siècle,
à la recherche de nouveaux pâturages, en laissant plus ou moins
le vide derrière eux.

A leur tour, dans les toutes premières années du xiv° siècle,


les Mérinides s'effondrent devant les Saadiens, eux aussi des Zé-
nétes du Drâ. L'établissement de cette cinquième dynastie coïn-
cide, à quelques années près, avec la chute du royaume arabe de
Grenade et l'achèvement de la Reconquista d'Isabelle la Catholi-
que. Les Turcs, d'autre part, ont pris pied en Algérie. L'accès des
régions qui avaient été les champs traditionnels d'activité des Sul-
tans leur est désormais fermé. Ils sont donc tout naturellement
portés à se retourner vers le désert, grand pourvoyeur de sel, d'o
et d'esclaves. Une demande de secours qu'ils reçoivent des San
ha ja contre les royaumes noirs du Sud'-saharien leur en fournit
l'occasion et le prétexte. En 1544, le Sultan Moulay Mohamm
réclame la jouissance des mines de Teghassa et en demande la
cession au prince Songhaï qui règne à Tombouctou. Pour toute
réponse, ceiui-ci envoie 2.000 Touareg ravager la région du Drâ.
En 1566, Moulay Mohammed, résolu à imposer sa volonté par la
force, pénètre en Seguiet el Hamra, mais ne pousse pas plus loin
à l'annonce qu'une puissante armée est en route contre la sienne.
Son quatrième successeur, Moulay Ahmed el Mansour, le Victo-
MAROC ET SAHARA 643

rietix, reprend ses revendications sur Teghassa, pacifiquement


d'ailleurs, puis les armes à la main. Et c'est le fameux raid de
1578, qui aboutit à la prise de Tombouctou et à l'établissement
du protectorat chéri fien sur l'Empire Songhaï. Conquête dont des
convois d'or viennent porter la consécration à Marrakech.

Cependant, les envahisseurs n'ont atteint le Niger qu'à bout de


souffle, tandis que les Sanhaj a qu'ils refoulaient se renforçaient au
fur et à mesure qu'ils descendaient vers le Sud. D'autre part, une
chronique arabe, Tarikt es Sudan (6), nous apprend qu'à partir
de l'arrivée des Arabes à Tombouctou, la violence fait place à la
sécurité, la misère à l'opulence, les troubles à la tranquillité. Il
faut, pour conserver la conquête, envoyer des renforts. Il en
arrive régulièrement jusqu'à la mort du Mansour en 1602. Ses
successeurs, appelés par d'autres soucis, ne peuvent en maintenir
le rythme. Un dernier contingent de 400 hommes traverse le désert
en 1618. Ensuite, c'est le déclin. Des révoltes éclatent, comme, en
1740, celle des Lamta Oulliminden, Touareg du Niger, qui substi-
tuent leur autorité à celle des Pachas de Tombouctou et font
reconnaître leur souveraineté aux tribus Ma'qil de la région. Ils
acquièrent une telle réputation d'invincibilité qu'une légende s
blit selon laquelle leur armée ne se mettait en marche que p
cédée d'un simoun. En 1660, la prière à Tombouctou cesse d'êtr
dite au nom du Sultan.

Cette date, 1660, que nous connaissons par une autre chroniqu
arabe, Tedziret el Nizian (7), coïncide avec celle de la chute des
Sultans Sââdiens, et l'avènement actuel de la dynastie, toujours
régnante, des Alaouites du Tafilalet, dont le fondateur, Moulay
el Rechid, s'est fait proclamer Sultan à Sijilmassa en 1640, a
chassé- les Turcs d'Oudjda, et s'est définitivement établi à Fez en
1667. L'allégeance chérifienne sur le Niger ne survit donc pas à
la dynastie de la conquête. Les Alaouites qui, pour les mêmes
raisons que leurs prédécesseurs, sont enclins à la poursuite de
leur politique saharienne, ne peuvent que ralentir occasionnelle-
ment les progrès de ce que F. de la Chapelle qualifie de renais-
sance des Sanhaj a, en puissance depuis la seconde moitié du xvih"
siècle, et qui se développe tout au long du xix€. Les tentatives saha-
riennes des Alaouites restent sporadiques et éphémères. En 1670,

(6) Documents relatifs à l'histoire du Soudan, traduction française Houdas et


Benoist, Paris, Leroux, 1898-1900.

(7) Chroniques des pachas du Soudan, mêmes traducteurs et éditeurs, Paris,


1899-1901.
644 HENRY MARCHAT

Moulay el Rechid poursuit jusqu'au Niger un pacha rebelle du


Sous. Son successeur Moulay Ismaïl, le grand admirateur de
Louis XIV, qui lui envoie une ambassade pour demander la main
de Mlle de Blois, semble lui aussi, pour un temps, avoir reconquis
tout ou partie des territoires dominés par le Mansour. Ensuite, les
interventions des Alaouites se bornent aux confins nord du Sahara,
que ce soit au Touat jusqu'à notre occupation en 1900, que ce
soit surtout en Mauritanie où ils bénéficient de l'appui des Ma'qil,
et où aucun Etat noir organisé ne vient s'opposer à leurs entre-
prises.

Et il s'en faut de peu, à l'orée de ce siècle, que ne se renouvelle


l'aventure Almoravide, du fait d'un Marabout de Mauritanie, Ma
el Aïnine. Son nom revient fréquemment dans nos Livres Jaunes,
car il a été, dans le Sahara ocidental, notre farouche adversaire.
Fils d'un Chérif du Hodh, Mohammed Fadel ben Mammina, il
fonde, à son retour de la Mecque en 1888, la zoauia de Smara,
en plein cœur et sur les bords de la Seguiet el Hamra. C'est de
là que, lorsque nous atteignons 1' Adrar en 1905, il proclame contre
nous la guerre sainte. Il bénéficie à cet effet de l'appui complet
du Sultan Moulay Abd el Aziz qui, par Mogador, le ravitaille en
armes et munitions, et délègue auprès de lui son oncle, le Chérif
Moulay Idriss, que nous trouvons contre nous au combat de Tidji-
kada en octobre 1906. Dans une importante communication au
congrès de Rabat de 1930, sur laquelle se sont constamment gui-
dées les pages qui précèdent, l'historien F. de la Chapelle remar-
que à ce sujet que Ma el Aïnine se trouvait dans une situation
comparable à celle des marabouts de cette même Seguiet el Hamra
à la fin du xve siècle, menacés au Nord par les Portugais d'Agadir,
à l'Ouest par les Espagnols de Santa Cruz (ce Santa Cruz de Mar
pequena que l'on devait plus tard, et probablement à tort, identifier
avec Sidi If ni). Il cesse de pouvoir compter sur le Sultan en juin
1907, en conséquence de nos représentations diplomatiques qui
obtiennent le rappel de Moulay Idriss et l'arrêt d'une contrebande
contraire à l'Acte d'Algésiras. Il remonte alors à Marrakech et
finit par se fixer à Tiznit, où il meurt en 1911. Son fils El Hibba
se proclame aussitôt Sultan, . - le Sultan Bleu - , à Marrakech.
Si, comme l'écrit encore F. de la Chapelle, la renaissance Sanha ja
devait fatalement aboutir, comme au temps des Almorávides, à un
mouvement maraboutique et à une nouvelle dynastie chérifienne,
c'est bien Mangin qui a sauvé les Alaouites du sort qu'ont connu
les Idrissites en mettant en pleine déroute, le 5 septembre 1912,
au combat de Sidi bou Othman, la Harka de el Hibba, au moment
où elle débouchait des collines du Djebilet au nord de Marrakech.
MAROC ET SAHARA 645

III. La pénétration f

Elle trouve son origine diplomatique dans l'une des déclara-


tions signées à Londres, le 5 août 1890, entre le marquis de Salis-
bury et notre ambassadeur W. Waddington, qui préfigure déjà, par
son esprit et par sa forme, la future déclaration du 8 avril 1904,
sur laquelle va se fonder l'Entente Cordiale, et aux termes de
laquelle est notamment reconnue à la France, en échange de sa
reconnaissance du protectorat anglais sur Zanzibar, « la zone d'in-
fluence au Sud de ses possessions méditerranéennes jusqu'à une
ligne de Say sur le Niger à Baroua sur le Tchad ». Ce fameux
traité qui abandonnait aux ergots du coq gaulois la terre stérile
du désert. Bien qu'à la vérité, le jour de la signature, Lord Salis-
bury se soit exprimé en des termes fort différents de ceux que, par
opportunité parlementaire, il allait employer à la Chambre des
Lords. Entraînant son interlocuteur devant une carte d'Afrique,
il lui avait tenu ce langage : « Voyez quel vaste empire vous obte-
nez en Afrique du Nord. Je ne dis pas qu'il vous soit d'une utilité
immédiate, mais c'est un magnifique héritage dont vous dévelop-
perez les ressources plus tard » (8).
Qu'était-ce alors, en réalité, que le Sahara ? Robert Montagne
nous le dit dans de remarquables articles que publie Etudes en
avril-mai 1952 : dès la fin du xvin* siècle, l'intervention de l'Occi-
dent avait profondément modifié les conditions de vie au désert.
En dépit du caractère violent et souvent dévastateur des conquêtes
berbères, le Sahara avait connu depuis le haut moyen-âge une vie
commerciale intense, fondée sur les grandes routes caravanières
qui unissaient les royaumes noirs plus ou moins islamisés du
Soudan aux rives de la Méditerranée. Le développement du com-
merce maritime moderne sur les côtes du golfe de Guinée allait
altérer le sens de ces échanges, faire dépérir, de proche en proche,
ces routes sahariennes. Les conquêtes occidentales en Afrique
noire vont achever cette décadence, et bientôt la pacification totale
des zones désertiques provoquent un changement plus impor-
tant encore : l'effondrement politique du monde nomade, pour
lequel disparaît l'attrait du rezzou, de l'expédition de pillage, au-
quel s'impose l'idéal plus matériel de la vie sédentaire, - avec,
pour conséquence, l'accélération du grand mouvement historique,
jadis assez lent, qui a toujours porté les populations nomades du
centre du désert vers sa périphérie. Et Montagne de conclure :

(8) Ministère des affaires étrangères. Documents diplomatiques relatifs aux origines
de la guerre de 1914, l*e série, T. VIII, p. 191.
646 HENRY MARCHAT

nous sommes donc là devant une terre vide, où les problèmes


humains cessent d'avoir une importance politique, évolution toute
naturelle, dans laquelle n'a joué, bien au contraire, aucun calcul
d'éviction.

Cette terre vide, nous l'abordons par les deux bases de départ
dont nous disposons : le Niger et le Tchad, les territoires sud-
algériens. Nous arrivons ainsi, de proche en proche, à explorer
le désert, mais notre progression ne peut être que lente, souvent
jalonnée d'insuccès, en raison, d'une part, des effectifs réduits
dont nous disposons et de l'unique moyen de locomotion que
restera longtemps le chameau, d'autre part, des conditions géné-
ralement défavorables dans lesquelles sont menées ces expédi-
tions et des risques, plus d'une fois mortels, qu'elles comportent :
difficulté d'identifier et de retrouver des points de repère, géné-
ralement de simples points d'eau désignés sous des vocables diffé-
rents, parfois disparus d'un passage à un autre, obligation de s'en
remettre à des guides audacieux, la plupart du temps plus dévoués
que bien informés, réduits bien des fois à s'en remettre à leur
mémoire ou à leur flair. Découvertes successives qui éclairent
d'un jour nouveau les explorations individuelles, et décriées à tort,
d'un René Caillé, ou d'un Camille Douls, qui portent à admirer
la perspicacité de certains guides, l'audace des chefs, et qui font
écrire au lieutenant Pigeot, dans le rapport qu'il présente au
Congrès de Rabat en 1930, que « nos officiers méharistes, aidés
des nomades Chambââ, ont véritablement découvert le Sahara
occidental ».

Il s'agit en effet, plus que d'une véritable conquête, de recon-


naissances géographiques et scientifiques à la manière de Charles
de Foucauld, mais avec des moyens de plus en plus appropriés,
et d'opérations de pacification.
A ce même congrès de Rabat, le professeur Jean Célérier, qui
en assurait le secrétariat général, ouvrait les débats par unë com-
munication intitulée « Intérêt du Sahara occidental pour l'étude
du Maroc » . Après avoir rendu, lui aussi, hommage à « l'admirable
organisation des compagnies sahariennes d'Algérie », il constatait,
non sans quelque tristesse, qu' « à cette science intuitive ou réflé-
chie du Sahara, le Maroc n'a guère contribué », malgré sa large
façade sur le désert, mais qu'à la réflexion, ce paradoxe s'expli-
quait facilement. Que c'était là (il parlait au nom des savants
français) un retard naturel, du fait que, parmi les pays voisins
du Sahara placés sous l'autorité française, le Maroc était le dernier
né de la famille et qu'il avait fallu commencer par sa pacification.
Mais aussi que le facteur temps n'était pas le seul à considérer,
MAROC ET SAHARA 647

et qu'entre le Sud Algér


fondes différences : « L
et la solitude, ici, la rés
ment celle de la nature
Maroc soumis (nous som
de 3 à 4.000 mètres, où,
queuse et farouchement
sur l'Océan, les Espagnol
d'autant plus difficiles
nourrit l'esprit de pillage : les odyssées des pilotes de l'Aéro-
postale sont encore dans toutes les mémoires. Ainsi s'expliqüe
(conclut M. Célérier), que la progression ait eu lieu par l'Est (9).

L'un des exemples les plus frappants est celui de Tindouf, la


cité mystérieuse dont les explorations d'Oscar Lenz en 1860 et de
Camille Douls en 1887 ont confirmé l'existence, qui excite aujour-
d'hui tant de convoitises depuis la découverte des gisements de
fer du Gara Djebilet. Pour nos compagnies sahariennes de la
Souara, Tindouf fait, pendant un quart de siècle, figure de terre
promise. Principalement pour le capitaine Mougin qui, au début
de 1914, en aperçoit au loin le bordj, du haut du plateau du
Douakel, sans parvenir à l'atteindre, alors que quelques semaines
plus tard son camarade le capitaine Mangin traverse probable-
ment la sebka de Tindouf en la prenant pour celle de Tiandjouk,
et passe ainsi, sans s'en douter, à quelques dizaines de kilomètres
de son objectif. Il faut attendre le printemps de 1925 pour que le
capitaine Ressot, secondé par les lieutenants Pigeot, Rosset et
de Labarrière, entre enfin à Tindouf. Il y arrive par le Nord,
après avoir rejoint, au débouché de l'Ouarkziz en bordure du Drâ,
la piste venant de Tatta, que connaît son guide. Il y revient en
1928, cette fois par la route du Sud, Aïn Legrââ et le Douakel,
itinéraire classique de ses prédécesseurs. Il ne trouve qu'une petite
oasis dévastée par les Reguibat, dans laquelle sont disséminés
trois ksour dont l'architecture témoigne d'une opulence passée,
mais qui, sauf par quelques habitants dont le total n'atteint pas
la centaine, semble avoir été abandonas sans esprit de retour (10).
Il ne s'agit encore que de simples reconnaissances, à la suite des-
quelles les coordonnées de Tindouf restent encore incertaines.
L'oasis ne sera définitivement occupée qu'en avril 1934, à la suite
des opérations de pacification de 1' Anti- Atlas. La colonne moto-

(9) Hespéris, précité, p. 6.


(10) Bulletin du Comité de V Afrique française, renseignements coloniaux, mars 1926,
pp. 320 et suiv.
648 HENRY MARCHAT

risée du général Girau


mettra pas plus de qu
Le corps d'occupatio
et à la pacification sa
premier train de décr
militaire des confins
l'une, en 1928, coûta l
Béchar, rendent néces
désignation d'un chef
Giraud, dont le quart
les fauteurs de troubles ont leur habitat et trouvent habituellement
refuge au Maroc, le Résident général Lucien Saint a, en effet,
obtenu que le nouvel organisme dépendît politiquement de lui,
et fût placé sous les ordres directs du général commandant supé-
rieur des troupes du Maroc. En conséquence, il est provisoirement
créé un commandement militaire des confins, comprenant, au
Maroc, les circonscriptions fixées par arrêté résidentiel, et en
Algérie, certaines circonscriptions du territoire militaire d'Aïn
Sefra. Le centre de gravité des opérations s'étant déplacé vers le
Sud-Ouest à la suite de l'occupation du Tafilalet en 1932, de nou-
veaux décrets du 5 août 1933, complétés par une instruction inter-
ministérielle du 10 avril 1934, modifient cette organisation. Le
siège en est transféré à Tiznit, sous les ordres du colonel Trinquet.
Sa structure territoriale est réduite du côté algérien, prolongée
au contraire en direction du Sud, sur tout le territoire de l'A.O.F.
au Nord du 25e parallèle. Cette dernière disposition est maintenue
et même renforcée par le décret du 4 juin 1949 qui modifie une
dernière fois le commandement, désormais dénommé des confins
algéro-mauritano'-marocains. Il est définitivement supprimé par un
décret du 18 février 1956 qui précède de quelques jours la recon-
naissance de l'indépendance du Maroc et la fin du régime du
Protectorat, auquel il lui était d'ailleurs impossible de survivre.
Il s'agissait en effet d'un organisme strictement militaire, ne
touchant en rien à la structure politique des territoires sur les-
quels il s'étendait. En Algérie et en A.O.F., il découlait directe-
ment, et tout naturellement, de nos prérogatives de souveraineté,
mais au Maroc, du droit que nous avait attribué le traité de Pro-
tectorat de procéder, après en avoir averti le Maghzen chérifien,
à toutes occupations militaires rendues nécessaires par le maintien
de l'ordre et de la sécurité. C'était donc par décrets français qu'en
sa qualité de dépositaire de tous les pouvoirs de la République, le
Résident général avait été chargé de désigner les territoires maro-
cains appelés à faire partie de la zone des confins. C'était tou-
MAROC ET SAHARA 649

jours sur ce même plan,


au printemps de 1934, l
et diu Niger, qui met le
et dont Tindouf n'est qu
Dans ces conditions, le
du Drâ ne saurait, d'auc
général Catroux en a, hé
comme paraissant avoir
d'un arrière-pays sahar
l'époque premier chef d
leurs précisé par la sui
non pas à Rabat, mais à
n'y engager que des uni
marocain. Au demeuran
10 avril 1934 (nous sommes à Tindouf depuis le 31 mars) avait
spécifié que le commandement des confins ne modifiait en rien
les limites de l'Algérie et de l'A.O.F., pas plus qu'elle ne préju-
geait de la frontière algéro-marocaine, dont la détermination res-
tait entièrement réservée.

IV. Les accords diplomatiques

Un certain nombre de traités, portant ou non la signature du


Maroc, concernent les frontières du Sahara occidental. Il convient
donc de les examiner.

Du côté des confins algéro-marocains, un seul traité, celui du


18 mars 1945, cité au début de cette étude, assorti par la suite
de plusieurs protocoles d'application (13). Il définit d'abord une
frontière sur une longueur d'environ 150 kilomètres, jusqu'au
Teniet el Sassi, qui marquait pour le vieux général turc la limite
du monde habité. Aussi décide-t-il que, dans le Sahara, il n'y a
pas de limite territoriale à établir, puisque la terre ne se
laboure pas, equ'elle sert seulement de pacage aux tribus
dépendant des deux empires : chaque souverain exercera donc, de
la manière qu'il entend, la plénitude de ses droits sur ses sujets
dans le Sahara. Il existe cependant dans cette région des séden^-

(11) Gl Catroux, Hommes et mondes, août 1951.


(12) Gl Charbonneau, Revue de défense nationale „ juin 1952.
(13) Cf. notre étude sur les confins algéro-marocains, Revue politique et juridique
de l'Union française , avril-juin 1957.
650 HENRY MARCHAT

taires, aussi le traité


appartenant au Maroc
S'fìssila, Assala, Tiout, Chellala, El Abial et Bou Sehmous). En-
suite, c'est le désert proprement dit, où toute délimitation serait
superflue.
Le premier des protocoles d'application est signé le 20 juillet
1901 à Paris, où le Vizir ben Sliman a été envoyé en ambassade
à la suite de notre occupation des oasis du Touat, du Gourara et
du Tidikelt. Il consacre implicitement la reconnaissance de cette
occupation ainsi que de l'allégeance algérienne de deux grandes
tribus des confins, les Doui Menia et les Ouled Djerid. Il envisage
en outre l'éventualité de postes de garde et de douane dans la
région intermédiaire définie , par le traité de 1845. Disposition que
la commission qui se rend sur les lieux au début de 1902 décide
inapplicable, et à laquelle les deux parties renoncent, aux termes
du protocole qui clôture les travaux, de la commission.
Mais tel n'est pas le principal' intérêt de cet accord, signé à
Alger le 20 avril 1902, resté connu sous le nom de ses deux signa-
taires, l'accord Cauchemez-Guebbas. Il établit une sorte de paral-
lélisme entre les territoires qui s'étendent de la Méditerranée à
Figuig, et les régions dites du Sahara (donc au Sud de Figuig).
Dans les premières, il appartiendra au gouvernement chérifien de
consolider son autorité avec l'appui éventuel du gouvernement
français. Dans les secondes, « le gouvernement français établira
son autorité et la paix, le gouvernement marocain, son voisin,
l'y aidant de tout soil pouvoir ». Le moins qu'on puisse dire, c'est
que cet accord, dûment ratifié par la suite, nous reconnaît, au sud
de Figuig, une véritable sphère d'influence.
Un dernier accord franco-marocain relatif aux confins est signé
à Paris, le 4 mars 1910, par le futur Grand Vizir el Mokri, venu y
négocier un emprunt. Bien que cet accord, dont le but principal
est de régler les conditions d'évacuation des parties des confins
que nous avons été amenés à occuper, de proche en proche, n'ait,
d'aucune manière, le caractère d'un traité de délimitation, il n'en
complète pas moins, sur certains points, le traité de 1945 et les
protocoles subséquents. L'article 2 traite notamment du territoire
de parcours des Doui Menia et des Ouled Djerid, « qui ont accepté
la juridiction du gouvernement général de l'Algérie ». L'article 10,
en stipulant qu'après l'évacuation des postes de Bou Denib et Bou
Anane, il appartiendra au Maghzen chérifien d'assurer jusqu'à ces
postes la sécurité des caravanes en provenance des ksour du Tafi-
lalet, leur attribue, implicitement et même a contrario, le caractère
de postes-frontières.
MAROC ET SAHARA 651

A l'autre extrémité des confins, en bordure de l'Océan, la France


n'est plus seule en cause : l'Espagne, puis l'Angleterre, ont conclu
des traités avec le Maroc, la France et l'Espagne ont délimité leurs
sphères d'influence sahariennes et marocaines. Tous ces traités,
fûssent certains d'entre eux devenus caducs, sont à prendre en
considération.

Tout d'abord, plusieurs traités hispano-marocains s'échelon-


nant entre 1767 et 1861. Les premiers, ceux de la seconde moitié
du xviir siècle, n'ont qu'une portée négative. Par deux fois, en
1767 et en 1799, le Maroc décline toute responsabilité en cas de
naufrage dans la région de l'oued Noun, « dont S.M. Marocaine
ne possède pas la souveraineté », et se contente de promettre
d'employer les moyens les plus efficaces (sans spécifier lesquels)
pour sauver et délivrer les équipages qui auraient eu le malheur
de tomber entre les mains des habitants de ces lieux, qualifiés
sans ambages par le premier traité de peuplades sauvages et
cruelles. Un siècle plus tard, le traité de commerce du 20 novem-
bre 1861 est plus encourageant, puisqu'il assure aux autorités
consulaires espagnoles le concours des autorités locales en vue dç
sauver et de rapatrier les équipages espagnols naufragés à l'oued
Noun ou sur toute autre partie de cette côte, d'où l'on peut con-
clure que la souveraineté du Maghzen s'est étendue, au moins
théoriquement, jusque-là.
Et même beaucoup plus loin dans le Sud, du moins si Ton en
croit un curieux traité anglcf-marocain signé le 13 mars 1895, dont
Paul Cambon pense qu'il n'a jamais été pris au sérieux par les
Puissances, par lequel le gouvernement britannique reconnaît la
souveraineté marocaine sur le côté qui s'étend du Drâ au Cap
Bojador, en contrepartie de quoi le Sultan s'engage à ne céder
à des étrangers aucune partie de ces territoires sans le consente-
ment britannique. En réalité, ce traité répondait, pour les Anglais,
à un objet très précis : protéger les comptoirs que venaient d'y
établir deux ressortissants britanniques, les garantir contre toute
concurrence étrangère, et leur ouvrir, le cas échéant, un droit à
des indemnités. Aussi, en 1904, le gouvernement de Londres ne
met-il aucune difficulté à nous faire savoir qu'il n'avait nulle
intention de s'en prévaloir à l'encontre de l'inclusion de ces ter-
ritoires dans la sphère d'influence espagnole, sous la réserve diplo-
matique que le Sultan cesse d'exercer sur eux son autorité. For-
mule que reprendra d'ailleurs le traité franco-espagnol du «3 octo-
bre 1904, relatif au Maroc.

Cependant, et dès avant que fût ouvertè la question marocaine,


la France et l'Espagne avaient conclu un traité, daté du 27 juin
652 HENRY MARCHAT

1900, en vue de délim


sur les côtes du golfe de Guinée et du Sahara. Cet accord n'in-
téresse le Maroc que dans la mesure où le compléteront les traités
subséquents. La frontière qu'il détermine s'arrête en effet au Tro-
pique du Cancer, et il se borne à indiquer qu'elle se prolongera
ensuite, en direction du Nord, sur le méridien 14°20' ouest de
Paris (12° ouest de Greenwich). Même au-dessous du Tropique, la
frontière qu'il stipule ne pouvait avoir qu'une valeur indicative,
puisqu'il s'agissait de régions encore pratiquement explorées, dont
la pénétration ne se fera que progressivement dans les années qui
vont suivre. Dans ces conditions, les négociateurs ne pouvaient
guère tracer sur une carte à peu près blanche que des lignes
droites sur des parallèles et des méridiens, en attendant des levés
de terrains plus précis, et un abornement qui ne sera achevé que
tout récemment.

A l'inverse du traité de 1900, ceux du 3 octobre 1904 et du 27


novembre 1912 concernent directement le Maroc, bien qu'il n'en
soit pas matériellement signataire. Ils correspondent à deux étapes
successives de la politique marocaine des deux Puissances, la pre-
mière, en quelque sorte virtuelle, pour le cas où le maintien du
statu quo deviendrait impossible et où l'autorité maghzénienne
cesserait de s'exercer sur les territoires dont ils traitent (c'est
la formule de la renonciation britannique au traité de 1895) - la
seconde tirant les conséquences, désormais positives, de l'établis-
sement du Protectorat, de sorte que le traité de 1912 fait novation
sur celui de 1904, dont les circonstances ont empêché, sauf sur
certains points et dans des conditions d'ailleurs discutables, la
mise en application.
Du point de vue qui nous occupe, le traité de 1904 prolonge
au-delà du Tropique la frontière de celui de 1900. Elle suit suc-
cessivement le méridien 14° 20', le 26e parallèle et le 11° méridien
jusqu'au Drâ, au Nord duquel est reconnue à l'Espagne une éven-
tuelle sphère d'influence qui se confond plus ou moins avec l'éta-
blissement de pêcheries que lui a attribué, à Sidi Ifni, mais sans
en préciser l'étendue, le traité hispano-marocain du 12 avril 1860.
En outre, et nonobstant les conditions générales de mise en appli-
cation de l'ensemble du traité, l'Espagne obtient le droit, dont elle
ne fait pas usage, d'occuper immédiatement la zone comprise entre
le 26° parallèle, le 11° méridien, et le parallèle 27°40' « qui sont
en dehors du territoire marocain ». Le traité de 1912, qui n'avait
pas à traiter des frontières extérieures de l'Empire marocain,
mais seulement à en déterminer les parties placées sous contrôle
respectif français et espagnol, ramène jusqu'au Drâ la limite sep-
MAROC ET SAHARA 653

tentrionale de la zone esp


les limites sont désormai
lide les dispositions du traité de 1904 relatives à l'occupation
immédiate de la zone comprise entre les parallèles 26° et 27° 40',
et le 1 1« méridien. De sorte que les territoires situés entre le paral-
lèle 27°40', qui passe juste au-dessous du Cap Juby, et le Drâ,
se trouvent constituer ce Maroc méridional dont les Espagnols ont
différé la passation de leurs pouvoirs, résultant de la déclaration
d'indépendance du Maroc, annoncée en octobre dernier, en raison
des conditions d'insécurité du voisinage, et, sans doute aussi, des
événements qui viennent de se produire à Ifni.

V. Faisons le point

Telles sont les différentes données du problème. Quels ensei-


gnements, et quelles conclusions, convient-il d'en tirer ?
1) Du point de vue purement géographique, la frontière méri-
dionale du Maroc se situe, d'une façon générale, sur la ligne Noun-
Bani-bordure Sud du Tafilalet, la frontière septentrionale du
Sahara sur la ligne falaise du Drâ, Djebel Ouarkziz, plateau du
Kemkem, d'où elle rejoint, en direction Nord-Est, la frontière ma-
rocaine dans la région de Figuig, avec, entre deux, cette zone
pré-saharienne dont Robert Montagne a montré l'importance socio-
logique et humaine.
2) Du point de vue historique, les interventions marocaines au
Sahara, si nombreuses qu'elles aient été, apparaissent trop rapides,
trop espacées, trop incohérentes, pour avoir exercé une influence
réelle sur les populations sahariennes. La seule qui ait obtenu
des résultats notables est celle du Sââdien El Mansour, encore
a-t-elle commencé de péricliter dès la mort de son instigateur. En
sens inverse, les Almorávides venus du désert ont conquis le
Maroc, et, dans une mesure moindre, la fondation des dynasties
qui leur ont succédé, toutes venues des confins sahariens, amène-
t-elle à se demander si, tout compte fait, l'apport du Sahara au
Maroc n'a pas été plus important que l'apport du Maroc au Sahara.
Et il n'est pas exclu que, sans le Protectorat, une dynastie Alaï-
mide n'eût pas succédé, à partir de 1912, aux Alaouites.
Il est néanmoins incontestable que les incursions des Sultans
au désert et, cela va sans dire, tout particulièrement celle du
Mansour, ont laissé des traces durables d'ordre religieux, affectif
et sentimental - - qu'en envahissant la Mauritanie, après leurs
654 HENRY MARCHA!

échecs dans le Nord,


d'instruments du Mag
que que leurs migrati
dans le Nord, aient pu
conquêtes faites en leu
diqué de larges portio
Empire, et continué lo
chefs de Mauritanie o
à l'heure du danger, a
eux, comme cela s'est
quand nos troupes on
quand elles ont pénétr
relles de la grande so
tion entre le Politiqu
voir le mysticisme de
les visées expansionni
Il n'en reste pas mo
semble jamais avoir p
qu'elle n'a mis aucun
dès qu'a commencé d
n'avait pas été sans c
ment à la loi dégagée
une fois franchie la m
téressés de ce qu'ils
part les ultimes ten
quatre-vingt du xix*
absorbés par leurs tâc
dissidence et les rog
de se lancer dans de nouvelles aventures sahariennes, dont, en
1907, le rappel de Moulay Idriss et la cessation d'envois d'arm
et de munitions à Ma el Aïnine marquent l'abandon définitif.
3) Notre pénétration saharienne, conséquence directe et inéluc-
table de notre établissement en Aigérie et sur le Niger, est diplo-
matiquement préparée par nos accords avec l'Angleterre de la fin
du XIX* siècle, avant même l'ouverture de la question marocaine,
et se développe sur un plan absolument distinct de celle-ci. Tout
accès du désert par le Maroc nous est barré dans l'Anti-Atlas, qui
nous amène à créer le commandement militaire des confins algéro-
sahariens. C'est en partant de Colomb-Béchar et de Tabelbala que
nos reconnaissances ont déjà, par deux fois, atteint Tindouf rava-
• gée par les Reguibat et abandonnée par les Tadjakant, sans qu'on
sache que les Marocains aient jamais songé à leur porter secours.
Nous y retrouvons un vieux chef Tadjakant qui s'était précédem-
MAROC ET SAHARA 655

ment rendu à Atar et à B


les incursions des Reguib
4) Du point de vue diplo
ne mentionne le Sahara
que le protocole d'applica
mandat d'y établir notr
espagnols de 1904 et 1912 restent muets au sujet du prolonge-
ment éventuel de la ligne du parallèle 27° 40' au-delà du 116 méri-
dien. Cette ligne ne peut, d'ailleurs, à l'époque, présenter qu'un
caractère indicatif, puisque les Espagnols ne s'installent au Cap
Juby qu'en 1916 et que nous ne franchissons le Drâ qu'en 1934.
L'on peut même s'interroger sur la valeur qu'elle garde depuis que
la déclaration hispano-marocaine du 7 avril 1956 a décidé que le
traité de 1912, qui l'avait consolidée, a décidé qu'il cesserait désor-
mais de régir les relations entre les deux pays. Au demeurant, cet
aspect de la question ne concerne exclusivement que le Maroc
et l'Espagne.
Pour ce qui est du Maroc et de la France, limitrophes du Sahara
entre le 11e méridien et Figuig, les traités n'apportent aucun éclair-
cissement. En vain pourrait-on invoquer une incidente des lettres
échangées à Berlin, au moment de la signature de l'accord franco-
allemand du 4 novembre 1911 qui, comme on sait, a levé les der-
niers obstacles à l'établissement du protectorat ; « ...étant entendu
que le Maroc comprend toute la partie de l'Afrique du Nord com-
prise entre l'Algérie, l'A.O.F. et la colonie espagnole du Rio du
Oro ». Cette sommaire définition géographique, outre qu'elle ne
figure pas dans le corps du traité, ne visait que nos négociations
avec l'Espagne, auxquelles l'Allemagne s'engageait à rester étran-
gère, qui allaient mettre en cause la délimitation prévue par le
traité de 1904, se rattachant elle-même à celle du traité de 1900,
concernant l'ensemble des possessions des deux pays en Afrique
occidentale. Elle est devenue sans objet, ayant produit ses effets
du jour de la signature du traité de 1912 qui, il n'est pas inutile
de le rappeler, engageait le Maroc. D'ailleurs, peu importait qu'elle
ne coïncidât pas expressément avec la répartition des territoires
placés sous l'autorité respective des gouverneurs généraux de l'Al-
gérie et de l'A.O.F., selon des limites administratives dépendant
exclusivement de la souveraineté française, alors qu'il s'agissait,
et qu'il s'agit encore aujourd'hui, de frontières d'Etat.
Est-ce à dire que le terrain soit demeuré absolument vierge, et

(14) Bulletion du Comité de l'Afrique française, renseignements coloniaux, mars 1926,


pp. 320 et suiv.
656 HENRY MARCHAT

que fassent absolumen


leur accorder d'autre valeur que celle qu'ils comportent, des
usages se sont établis du temps du Protectorat, qui ont précisé-
ment contribué à dégrossir la question. Pour éviter des conflits
d'attribution entre la région de contrôle civil d'Oudjda et le terri-
toire d'Aïn Sefra, une ligne de démarcation, dite ligne Varnier,
a été définie entre Figuig et Bou Anane, dans l'esprit de cette
clause du protocole de 1901 qui prévoyait des postes de garde
et de douane, et que la commission mixte de 1902 avait jugée
inapplicable. Plus tard, dans le cadre des décrets successifs orga-
nisant le commandement militaire des confins, des arrêtés rési-
dentiels ont désigné les territoires et annexes des Affaires indi-
gènes relevant, à ce titre, de la Résidence générale et du comman-
dement des troupes du Maroc, et ainsi s'est établie, de proche en
proche, en prolongement de la première, une seconde ligne de
démarcation, dite ligne Trinquet. Et surtout, les reconnaissances
et les opérations de police conduites et menées à bien sur toute
l'étendue du commandement ont permis de préciser les zones de
mouvance habituelles des grandes tribus frontalières, qu'elles
fussent d'incontestable allégeance algérienne ou maghzénienne.
Les données, révélées par la pacification et déjà confirmées par
l'expérience, ne manqueraient donc pas aux négociateurs. Mais
il ne faut pas perdre de vue qu'elles concernent des tribus noma-
des et transhumantes, dont les parcours varient, d'année en année,
en fonction des circonstances climatiques et météorologiques, qui
s'enchevêtrent et s'interpénétrent fréquemment, et qui ne peuvent
ainsi s'accommoder d'une frontière trop rigide. Cette considération
n'avait pas échappé aux négociateurs du traité de 1845 quand ils
avaient convenu, même sur le tracé de la frontière que des réfé-
rences géographiques définissent avec précision, entre la Médi-
terranée et le Teniet es Sasçi, de n'y élever, à l'avenir, aucune
construction nouvelle, et de ne pas la désigner par des pierres.
Les mêmes raisons qu'il y a cent ans porteraient encore à sou-
haiter que la future frontière conservât une certaine souplesse et
une certaine élasticité, tandis qu'en sens inverse les impératifs
de l'attribution des permis de recherches, de la détermination
des périmètres de prospection, enfin de l'exploitation des gise-
ments miniers et des puits de pétrole, commandent plus de pré-
cision et plus de rigidité. Tendances par conséquent contradic-
toires, dont il n'est cependant pas interdit de penser qu'un avenir
plus ou moins rapide contribuera à atténuer les divergences, en
raison de la décadence du nomadisme, observée depuis le début
de ce siècle, devant, hier, les progrès de la civilisation, demain
MAROC ET SAHARA 657

sans doute ceux de l'org


prolétariat ouvrier plus o
même sédentaire. En ce q
Robert Montagne remarq
les grands nomades qui a
conquis les oasis du Bani, étaient devenus sans autorité sur les
sédentaires qu'ils avaient asservis, qu'attirait à présent le travail
dans les ports et les mines, - que, livrés désormais à eux-mêmes
et incapables de cultiver les palmiers, ils tombaient dans la misère,
- et que, bientôt sans doute, les pasteurs abandonneraient ces
marches frontières pour aller se perdre, en tentes isolées, parmi
les sédentaires du Maroc septentrional (15). Une semblable migra-
tion faciliterait, en effet, la solution du problème de la frontière.

Mais intervient également un autre élément, qu'on veut espérer


temporaire : l'état d'insécurité, pour ne pas dire de dissidence,
qui sévit sur ces mêmes régions depuis l'indépendance du Maroc
et le retrait de nos forces qui y assuraient l'ordre, et dont la dou-
loureuse affaire du capitaine Moureau, puis les événements d'Ifni
et les attaques contre les possessions espagnoles plus au Sud ont
donné de regrettables exemples. On en est, en définitive, revenu
à la situation d'avant 1934, et c'est bien la raison que donnent
les Espagnols, dont, en cette matière, les préoccupations rejoignent
forcément les nôtres, à l'ajournement du transfert de leurs pouu
voirs sur leur ancienne zone d'influence du Cap Juby. On ne peut
non plus s'empêcher d'évoquer, à cet égard, les incessantes diffi-
cultés qui, dans les années qui ont précédé le Protectorat, se sont
produites aux confins algéro-marocains, du fait, moins de l'im-
précision et de l'insuffisance de la frontière, que de la carence
de contrôle du lointain Maghzen sur ses tribus turbulentes et
pratiquement indépendantes. De sorte que, et cela va sans dire,
sans préjudice des accords qui pourront être conclus sur le plan
économique, envisagés d'ailleurs par la loi constitutive de l'O.C.R.S.,
peut apparaître, dans l'intérêt commun des parties en cause,
comme une sorte de préalable, le rétablissement de l'autorité du
Maghzen sur les territoires que les opérations militaires entre-
prises en son nom, et dans un esprit de loyale et confiante colla-
boration, par le Protectorat, ont placés sous sa souveraineté.

Henry Marchat.

(15) Montagne : le Sahara, terre française, Etudes , avril-mai 1952.

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