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Cahiers de la Méditerranée

Passage de la notabilité rurale à la notabilité citadine : Les Cheikhs


de la Karasta
Alain Romey

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Romey Alain. Passage de la notabilité rurale à la notabilité citadine : Les Cheikhs de la Karasta. In: Cahiers de la
Méditerranée, n°46-47, 1, 1993. Bourgeoisies et notables en Méditerranée (XVIIIe-XXe siècles) [Actes du colloque de mai 192
à Grasse ] pp. 147-153;

doi : https://doi.org/10.3406/camed.1993.1101

https://www.persee.fr/doc/camed_0395-9317_1993_num_46_1_1101

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IM

PASSAGE DE LA NOTABILITE RURALE A LA


NOTABILITE CITADINE : LES CHEIKHS DE
LA KARASTA*

Alain ROMEY
Université de NICE

* A Khalti Chérifa Hireche, née Benhabyles


Afin de mieux cerner la problématique proposée, il me semble
souhaitable de connaître, avec le plus de précision possible, ce que nous
exprimons par les termes de bourgeoisie et notable, car cette
terminologie fait appel à des concepts ayant eu un sens se référant à des
situations historiques spécifiques, hors du champ ici présenté et
essentiellement en rapport avec l'évolution de l'histoire du monde européen.
Il apparaît donc nécessaire de faire un rappel sur la période
précoloniale car elle est fondamentale pour comprendre ce qui va suivre.
Nous constatons que, pour le Maghreb, des auteurs comme Daumas,
Féraud et Trumelet, au milieu du XIXe siècle, puis A. Berque, Julien et
Montagne, pour le XXe siècle, passent dans leurs descriptions des
termes de notables à féodaux, d'aristocrates à nobles ou seigneurs1,
mettant parfois dans la noblesse d'épée (djouad) des lignages religieux
pour désigner ceux qui auraient été non seulement en rapport avec le
pouvoir central turc, mais reconnus par celui-ci et souvent après par
les autorités françaises.
Mais le lien de vassalité qui a fait que ces termes ont été utilisés
pour désigner ce que nous appellerons, pour l'instant et faute de mieux:
les grands lignages, ne l'a été que par rapport aux referents conceptuels
de l'époque (19-20e siècles). En revanche, nous ne sommes pas, au
Maghreb, au début du XIXe siècle, dans la même situation de
l'organisation hiérarchique du pouvoir évoquée précédemment.

1 BERQUE, A., Ecrits sur l'Algérie, 1986.


DAUMAS, E., Le Sahara algérien, 1845.
FERAUD, L.C., Le Sahara de Constantine, 1887.
GALLISSOT, R., Maghreb-Algérie, classes et nation, 1987, T.l.
JULIEN, C.A., Histoire de l'Algérie contemporaine, 1964.
MONTAGNE, R., Regards sur le Maroc. La vie sociale et politique des Berbères,
C.H.E.A.M., 1986.
TRUMELET, C. Les Français dans le désert, 1885.
En revanche LACOSTE, NOUSCHI et PRENANT dans YAlgérie passé et présent,
1960, ont été plus prudents en utilisant parfois le terme de "grande famille", ce qui
impliquait un rapport prégniant à la généalogie.
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Un chef, nommons le ainsi, car il semble préférable de faire


référence à une chefferie -aussi bien en milieu nomade que sédentaire- n'est
pas toujours soumis au sultan-chérif (Maroc), au dey (Algérie) ou au
bey (Tunisie), tenant le pouvoir central. Il y a eu des "va et vient"
constants qui ont souvent amené des chefferies à remettre en cause
l'autorité centrale, à rompre le lien les unissant au pouvoir et ainsi à
faire passer un ensemble de tribus -sur un territoire donné- de la tutelle
du sultan, du dey ou du bey (makhzen) à un état d'opposition (siba). Du
milieu
"chefferies"
du XVIIe
vont acquérir,
siècle au durant
XIXe siècle
cette période,
ce schémauneestautonomie
constant et ces
considérable.
En Algérie, les grands lignages d'origine chérifienne (d'essence
religieuse) comme les Ulad Amokran, par exemple, ne peuvent être
confondus avec les grands lignages d'investiture militaire comme les
Ben Gana, ainsi que ce fut écrit2, car leur attitude vis à vis du pouvoir
n'a pas du tout été identique.
Pour le Constantinois, où est est pris notre exemple, l'organisation
politique est la suivante : nous avons, dans la période pré-coloniale, une
propriété d'Etat (beylik) car ici l'autorité est détenue par un bey,
contrôlée par un agha et les caïds ainsi que par des tribus dites makhzen
chacune tenue par un "grand chef, puis une zone siba, considérable
par son étendue. Autour du bey une structure de pouvoir hiérarchisé
existe avec des personnages, issus de l'élite turque, d'investiture
politique. En revanche, l'agha et les caïds, contrôlant le makzen, sont tous
des militaires.
Il était nécessaire, pour le bey, au niveau des tribus makhzen de
reconnaître la suprématie des grands chefs héréditaires (cheikhs) et de
pactiser avec eux. Ces chefferies avaient souvent été reconnues bien
avant la période turque et obtenu des concessions de territoire (iqtaa)
avec privilège de récupérer les impôts (jibaya) 3 au nom du pouvoir
central et éventuellement le droit de percevoir une taxe de protection
(khafara) sur les caravanes de passage.
La grande indépendance de ces tribus, très mobiles, ne va pas
jouer en faveur du pouvoir central et, suivant les circonstances, une
chefferie se situe soit dans le makhzen, soit dans le siba. Cette
instabilité les servira car le bey ne peut se passer de leur force jouant sur la
mobilité et seules en mesure de récupérer les impôts. La fonction de
bey, dans le Constantinois, n'étant pas héréditaire, tranchait sur la
constante hérédité des cheikhs issus des grands lignages.

2 JULIEN C.A.1964, p.5.


BERQUE, A. 1986, p.33, 61, 62, 64.
3 Terme classique général utilisé avant l'arrivée des Turcs ; ceux-ci compliqueront
la fiscalité en récoltant tous les impôts : Yachour, la zakai, la lezma puis le kharadj (en
bled siba) et enfin Yazel et le hokor (en zone beylikale).
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Le pouvoir turc très centralisé en sera toujours prisonnier parce


qu'ils connaissaient parfaitement bien le terrain et qu'ils étaient très
respectés au sein des tribus. Tandis que le pouvoir turc s'appuyait
principalement sur les rapports de la propriété d'Etat, la base
immédiate des grands cheikhs résidait essentiellement dans les structures
communautaires.
Ainsi, dans les montagnes des Babors (Kabylie maritime du
Constantinois) seuls les Ulad Azzedin des Zouagha et les Ulad Achour
des Ferdjioua représentaient le makhzen, collectant les impôts et
surveillant les territoires. Cependant une confusion va s'installer lorsque
les Mokrani -(Ulad Amokran) pour les Turcs- sont désignés par les
Français comme des djouad 4 alors qu'ils sont de lignage religieux
(chorfa) 5. Il apparait donc essentiel, dans ce débat, d'apporter des
nuances entre ces chefferies militaires et religieuses, du fait que le
pouvoir français, au XIXe siècle, va parfois les percevoir de façon
identique. Pour lui, ce sont tous des féodaux dans son sens militaire
(djouad), alors que les stratégies vis à vis du pouvoir central ne sont
pas du tout les mêmes suivant que le profil du lignage est religieux ou
militaire.
Les Ben Habyles, liés aux Ulad Amokran et objets de cette étude,
se situent cependant en dehors des catégories évoquées. Ce lignage est
issu des Béni Foughal, tribu initialement située au nord des Ferdjioua,
zone d'influence des Ulad Achour, du makhzen, précédemment cités.
Les Béni Foughal, depuis le XVÏÏIe siècle, étaient protégés non
seulement par le bey de Constantine, mais tout particulièrement par le dey
d'Alger et le cheikh des Ulad Achour, leurs proches voisins étaient
tenus de ne jamais intervenir dans leurs affaires. Cette situation bien
spécifique était due au fait que, sur l'étendue du territoire des Béni
Foughal, se trouvaient les arbres les plus hauts d'Algérie et que ceux-ci
étaient nécessaires à la marine de guerre du dey, pour la fabrication des
mâts.
La fraction détentrice de la chefferie, les Ben Habyles Ben Aouaz,
se verra attribuer par le dey, au début du XVIIIe siècle, un privilège
très particulier non lié à une concession de territoire (iqtaa) comme
pour les Ulad Achour, mais par rapport à une "fonction" et seront
nommés Cheikh al Karasta (Seigneur du bois)6.
Ils vont acquérir un rôle stratégiquement considérable et par ce
fait jouir d'une réelle autonomie par rapport aux grands cheikhs de la
région, en raison de la protection du dey. Les Béni Foughal se verront

4 Voir note 2.
5 FERAUD, L.C. La karasta, R.A., 1868, p.36-39.
Bougie, R.N.M.S.A.C., n°13, 1869, p.278-286.
Gigelli, R.N.M.S.A.C., n°14, 1870, p.175-183.
6 FERAUD, L.C., La Karasta, R.A., 1868, p.36-46.
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concéder, par le bey de Constantine, des terres cultivables au sud des


Ferdjioua, en compensation de l'ingratitude de leur territoire d'origine
: montagne très boisée, ne permettant guère l'agriculture (800-1000
m.)7.
Lorsque la France vint, le prestige de ce groupe était considérable
et l'on a situé les Ben Habyles dans la même catégorie que les Mokrani
ou les Ben Gana, c'est-à-dire comme des féodaux, dans son sens
militaire (djouad).
A part Féraud, interprète militaire du milieu du XIXe siècle, qui
sut percevoir les différences entre ces différents groupes dans ce cas
précisément, car il est ailleurs plus évasif, les historiens aux XIXe et
XXe siècles n'établirent aucune distinction entre eux, simplifiant la
complexité socio-politique (voir notes 1, 2 et 3).
Si les Ben Habyles se sont bien situés à l'intérieur du makhzen, ils
ne se sont jamais trouvés dans la situation d'un lignage chargé par le
bey de récupérer les impôts ou de contrôler des territoires en dehors
du leur, peu étendu. La chefferie habitait, au XIXe siècle, une masure
en torchis et vivait comme tous les membres de la tribu. Nous sommes
devant un groupe tribal à la limite de la survie et dans lequel aucune
différenciation d'habitat n'était perceptible. Situation bien différente
par rapport à la Grande Kabylie où prévalait une importante
concentration de villages, avec un important réseau de voies de
communication ; dans les Babors, rien de tel, une grande dispersion de l'habitat
était (et est encore) la règle, aucune structure d'agglomération de
l'habitat sur une zone considérable (environ 1600 km2).
Nous sommes en présence de forestiers vivant dans une montagne
refuge. Cette zone fut souvent, du XVIe au XIXe siècles, en état de
rébellion (siba) vis à vis du pouvoir central beylical, à part les
territoires des Ferdjioua et des Zouagha. Leur région, très hostile et boisée,
ne sera jamais mise en valeur et ne l'est toujours pas encore de nos
jours. Ils n'étaient pas de grands propriétaires terriens, d'autant plus
qu'ici la propriété du sol (forêts) demeurait collective.
Les Français, devant leur farouche résistance, vont entrer en
contact avec la chefferie détentrice du pouvoir : les Ben Habyles, dont
les membres les plus influents deviendront, dans la dernière moitié du
XIXe siècle : caïds puis bachagha et quitteront cette ingrate région en y
laissant les autres membres de la tribu, afin d'aller s'installer à
Constantine.

7 T.E.F.A., 1844, p.560-561.


FERAUD, L.C.,1869, R.A., p.44.
A. ROME Y . Passage de la notabilité rurale à la notabilité citadine. 15 1

Ils vont, cependant, investir la ville de manière très spécifique en


ne se dirigeant ni vers le commerce ni vers l'artisanat. On les voit, dès
la fin du XIXe siècle, par privilège, fréquenter le collège
arabe-français de Constantine, puis celui d'Alger et au début du XXe siècle, le
lycée français, en y réussissant de manière particulièrement
remarquable puisque certains deviendront : professeur en médecine,
inspecteur d'académie, agrégé de l'université, procureur de la république,
sénateur.
C'est vers le savoir qu'ils se sont tournés et ne sont pas restés,
comme dans certains grands lignages, prisonniers de leur passé en
refusant toute autre fonction que celle de "commandement". Très vite, ils
vont se citadiniser et par l'école se diriger vers les carrières
universitaires ou servir l'Etat. Ils ont représenté, dans la période coloniale, le
type même du notable, puisque celui-ci "par définition" est d'être,
l'homme d'une famille8.
Situés, à la fin du XIXe siècle, dans une société en complète
transition avec des relations interpersonnelles encore très fortes, leurs
alliances matrimoniales en ont été marquées de manière très
particulière. Dans ce lignage, l'exogamie a été privilégiée et toujours
recherchée au profit d'un autre ayant un comportement identique vis à vis du
savoir. Dans ce groupe on a le mépris du bourgeois, ce qui paraît lui
importer, ce sont les valeurs liées au savoir et un état d'esprit type
grand commis de l'Etat semble avoir été l'idéal projeté par le groupe
pour l'avenir.
Ce lignage a représenté, dans le Constantinois, une référence à un
ordre éthique passé, mais jamais oublié. La considération qu'il en a tiré
donnait un fondement psychologique à son pouvoir. Jadis, son influence
comptait beaucoup et compte encore actuellement9.
Si je me réfère à la terminologie usitée pour les désigner : al
khassa, al ayan, celle-ci signifie d'abord : substance même d'une chose,
l'essence, ce qui est exclusif, puis après : être le droit, avoir le
privilège, pour enfin servir à nommer les gens de distinction. Or, dans ces
concepts, il n'y a rien qui se réfère à l'état d'être bourgeois, mais nous
pouvons remarquer qu'à chaque fois les différents niveaux de
définition peuvent convenir, en revanche, à un notable mais non à un
bourgeois, car ce dernier se définit essentiellement, à l'origine, par son seul
rapport à la citadinité. Si le bourgeois est, avant tout, un citadin, le

8 TUDESQ, A.J., Les grands notables en France (1840-1849), 1964.


9 Lors de la démission du président Chadli en 1991, ce fut A. Benhabyles, ancien
secrétaire général du M.A.E. sous le président Boumedienne, puis ministre des A.E.
sous le président Chadli qui assura la vacance du pouvoir en tant que président du
conseil constitutionnel.
A. ROMEY . Passage de la notabilité rurale à la notabilité citadine. 152

notable ne l'est pas nécessairement, on le reconnaît principalement par


un ensemble de distinctions.
Dans notre exemple, ce lignage, rural initialement, par l'origi-
nialité de sa distinction première reçue du pouvoir turc, puis ensuite
par les différentes charges acceptées durant la période coloniale, a su
s'adapter à la citadinité en s'investissant essentiellement dans le savoir,
privilégiant précisément ce qu'une grande partie des notables français
privilégièrent durant tout le XIXe siècle : le capital culturel.
I TuTitoine initial des Bern Foughal
2. Territoire concédé aux Bern Foughal
par le bey au 1 8e siècle
PHILIPPEV1L
DJIDJELU
iwili/ Mansourah
Ï
FERDJIOUA
Cheikhat des OB Achour
CONSTANTINE
Carte
Français
sommaire
en Algérie,
établie
1844.
d'après les Tableaux des Etablissem

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