DIMANCHE 5 - LUNDI 6 NOVEMBRE 2023

79E ANNÉE – NO 24522

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Israël assiège Gaza et rejette une pause humanitaire

▶ L’armée israélienne
achève une manœuvre
Le Hezbollah
d’encerclement de la ville n’annonce
de Gaza, où se déroule
le plus gros de sa bataille ni la guerre totale
avec les forces du Hamas
▶ Plus d’un demi-million
ni la désescalade
de personnes s’y trouvent Hassan Nasrallah, le chef
exposées au feu des belli- du mouvement islamiste
gérants et à des privations libanais, a tenu vendredi
d’eau et de nourriture son premier discours
depuis le début du conflit
▶ Vendredi, les abords d’hô-
déclenché par le Hamas
pitaux ont été pris pour ci- PAGE 3
bles. Des ambulances du
Croissant-Rouge palesti-
nien ont été
bombardées. Israël assure
avoir visé une « cellule Bezalel Smotrich,
terroriste du Hamas »
▶ A Tel-Aviv, le secrétaire
ministre
d’Etat américain, Antony d’extrême droite
Blinken, a appelé à « une
pause très significative » et agent du chaos
pour acheminer de l’aide
humanitaire. Benyamin Cet idéologue fondamen-
taliste, partisan d’une
Nétanyahou a refusé tout guerre totale à Gaza
« cessez-le-feu temporaire » comme en Cisjordanie,
qui n’inclurait pas un re- tente de faire pression sur
tour des otages Benyamin Nétanyahou
PAGE 2 PAGE 3
Des familles déplacées, réfugiées à l’hôpital Al-Shifa de la ville de Gaza, le 2 novembre. BASHAR TALEB/AFP

Politique Rencontre Laure Murat : « Avec Justice Récit En Allemagne, l’essor

Macron tente ma mère, quinze ans de silence » Eric Dupond- inquiétant de l’extrême droite
de gérer le risque Moretti défend les scores élevés du parti Alter- progression est spectaculaire. Sur
d’importation sa « place » native pour l’Allemagne (AfD)
lors des élections régionales d’oc-
le plan socio-démographique,
l’électorat de l’AfD est plus divers

du conflit à Gaza avant son procès

tobre en Bavière et en Hesse ont
confirmé ce que les instituts de
sondage mesurent à l’échelle de
qu’il ne l’était. Il y a quelques an-
nées, le parti d’extrême droite sé-
duisait surtout des hommes peu
toute l’Allemagne : une poussée diplômés âgés de 35 à 60 ans.
Le chef de l’Etat, présent sans précédent de l’extrême Aujourd’hui, il progresse auprès
sur le front des intempé- Le garde des sceaux doit droite. Une montée inversement des retraités et des jeunes. Le
ries en Bretagne, comparaître pour « prise proportionnelle à l’effondrement parti a par ailleurs élargi le spec-
a annoncé la tenue illégale d’intérêts », du 6 des partis de la coalition du chan- tre de ses thématiques. « Si je de-
d’une « conférence au 17 novembre, devant la celier Olaf Scholz (sociaux-démo- vais résumer ce que nous voulons,
Cour de justice de la Répu- crates du SPD, Verts et libéraux je dirais : tout simplement retrou-
humanitaire » du FDP) dans les intentions de ver notre vie d’avant », explique
PAGE 7
blique. Une première pour vote. Certes, l’extrême droite Falko Graf, président de la section
un ministre en exercice reste marginale dans les grandes AfD de Sonneberg.
PAGE 8 agglomérations, mais, ailleurs, sa PAGES 16-17

Série
France-Afrique, Laure Murat, à Paris, le 27 septembre. PATRICE NORMAND/LEEXTRA/OPALE

l’histoire « je ne serais pas arrivée là si… je

n’avais pas été homosexuelle et si,
s’en affranchir. « Proust a été reçu
par mes arrière-grands-parents,
d’une cassure surtout, je n’avais pas assumé ce
désir si contraire à ce que la société
des deux côtés. [Il] s’est servi de
membres de ma famille pour in-
recommande », nous a confié venter des personnages. » La révé-
Emmanuel Macron a l’écrivaine et historienne Laure lation de son homosexualité l’a
échoué à engager un réel Murat, pionnière en France de la coupée de sa famille. De ce travail
renouveau entre l’ancien réflexion sur le genre. Descen- de déconstruction par rapport à
dante d’une haute lignée aristo- son milieu, Laure Murat déduit
pré carré français et cratique, elle raconte comment la « qu’il faut être intègre. Suivre ses
l’ex-puissance coloniale
FINALISTE PRIX
lecture de Proust lui a donné des intuitions, son désir, pas aveuglé-
PAGES 2 0 - 2 1 clés pour comprendre son milieu, ment, mais en l’assumant ».
ET éditorial PAGE 3 1 « un monde de formes vides », et PAGE 27
GONCOURT & RENAUDOT
Economie Climat Culture
L’Europe spatiale Le lac Titicaca En Guyane,
cherche affronte l’Opéra de Paris
comment sortir une sécheresse veut susciter
de sa nasse extrême des vocations
PAGE 1 1 PAGE 6 PAGE 2 2

Algérie 220 DA, Allemagne 4,50 €, Andorre 3,90 €, Autriche 4,20 €, Belgique 3,70 €, Espagne 3,90 €, Grèce 3,90 €, Guadeloupe-Martinique 3,70 €,
Hongrie 1 790 HUF, Italie 3,90 €, Luxembourg 3,80 €, Maroc 28 DH, Pays-Bas 4,30 €, Portugal cont. 3,90 €, La Réunion 3,70 €, Sénégal 2 500 F CFA, Suisse 4,80 CHF, Tunisie 5,50 DT, Afrique CFA autres 2 600 F CFA
2|
INTERNATIONAL
C O N F L I T I S R A É L O - PA L E S T I N I E N
A Gaza, un déluge de fer, de feu et de sang
Les appels internationaux à des « pauses humanitaires » se multiplient, face au calvaire vécu par les civils
jérusalem, washington -
correspondants et envoyé spécial
I
l n’y a ni trêve ni merci dans
la bande de Gaza. Alors que
l’armée israélienne pour-
suit son avancée dans l’en-
clave, achevant une
manœuvre d’encercle-
ment de la ville de Gaza, où se dé-
roule le plus gros de sa bataille avec
les forces du Hamas depuis le dé-
but de l’opération terrestre, le coût
humanitaire payé par la popula-
tion civile atteint des proportions
sans précédent. Dans la ville, plus
d’un demi-million de personnes
se trouvent exposées au feu des
belligérants, à des privations crois-
santes et à des conditions de vie de
plus en plus difficiles.
A l’intérieur de ce réduit a soufflé
vendredi 3 novembre une tem-
pête de fer, de feu et de sang. Les
abords immédiats des hôpitaux
ont été pris pour cibles par des
frappes aériennes. Depuis le début
des représailles israéliennes à l’at-
taque du Hamas du 7 octobre, près
de 10 000 personnes sont mortes,
selon le mouvement islamiste.
L’armée israélienne a bombardé
les environs de l’Hôpital indoné-
sien, qui avait pris en charge la
plupart des victimes des frappes
des jours précédents sur le camp
de Jabaliya, dans le nord de la
bande de Gaza, et effectué des tirs
à proximité de l’hôpital Al-Qods,
géré par le Croissant-Rouge pales-
tinien. Les avions de chasse israé-
liens ont également frappé l’en-
trée de l’hôpital Al-Shifa, le plus
important de l’enclave, où se sont
massés des milliers de déplacés.
Sur une vidéo filmée par un jour-
naliste palestinien, Ismaïl Al-
Ghoul, une foule d’hommes crie,
affolés, autour de corps à terre à
côté d’une ambulance dont l’avant
a été détruit. Selon le Croissant-
Rouge, le convoi comportait cinq
ambulances : « Quatre d’entre elles
appartenaient au ministère de la
santé [administré par le Hamas] et
une au Croissant-Rouge palesti-
nien. A un kilomètre de l’hôpital Al-
Shifa, l’ambulance de tête a été
prise pour cible par un missile, bles-
sant les soignants et les personnes
blessées à l’intérieur de l’ambu-
lance. » Peu après, un second mis-
sile a frappé l’ambulance du Crois-
sant-Rouge « alors qu’elle se trou-
vait à moins de deux mètres de la
porte de l’hôpital ». Selon l’organi-
sation, quinze civils ont été tués et
soixante autres, blessés.
« Ces scènes sont inacceptables.
Les civils, ambulances, docteurs,
hôpitaux doivent être protégés.
Toujours », a commenté sur X
Francesco Rocca, président de la
Fédération internationale des so-
ciétés de la Croix-Rouge et du
Croissant-Rouge. Le chef du bu-
reau politique du Hamas, Ismaïl
Haniyeh, a tenu les Etats-Unis
pour responsables de « cette bar-
barie, qui a eu lieu alors que le secré-
taire d’Etat américain, Antony Blin-
ken, était une nouvelle fois en vi-
site » en Israël, où il a plaidé, en
vain jusqu’à présent, pour des
« pauses humanitaires ». Antonio
Guterres, le secrétaire général de
l’ONU, s’est dit « horrifié » par la
« C’EST UNE GUERRE
TOTALE. LES FRAPPES
TOUCHENT DES ZONES
HABITÉES, HÔPITAUX,
MOSQUÉES. TOUT LE
MONDE EST UNE CIBLE »
MOHAMED BASSEL
porte-parole de la défense civile
de la ville de Gaza
Des Palestiniens recherchent des survivants sous les décombres d’un immeuble, à Khan Younès, dans le sud de la bande de Gaza, le 4 novembre. MAHMUD HAMS/AFP
frappe. L’armée israélienne a as-
sumé ce tir en précisant avoir visé
une « cellule terroriste du Hamas ».
Un haut responsable américain,
dans un échange avec la presse
vendredi soir, a expliqué qu’envi-
ron « un tiers des blessés palesti-
niens », sur la liste des personnes
devant être évacuées de Gaza,
étaient « des membres combat-
tants du Hamas ». C’est « inaccep-
table pour l’Egypte, pour nous,
pour Israël », a-t-il ajouté.
« OBNUBILÉS PAR L’EAU »
Dans ce chaos, beaucoup de Ga-
zaouis dont les maisons ont été
détruites ou qui cherchent à
s’abriter des bombardements se
sont réfugiés dans des hôpitaux,
ou dans des écoles de l’UNRWA,
l’agence onusienne chargée des
réfugiés palestiniens, selon la-
quelle 695 000 déplacés se
trouvent désormais dans ses
structures. Pour ceux qui survi-
vent aux bombardements, l’eau et
la nourriture deviennent de plus
en plus difficiles à trouver. Beau-
coup se lavent et font la vaisselle
dans la mer. « Nous manquons de
tout. Malheureusement, on en est
arrivés à ne plus vraiment prêter at-
tention aux bombardements. On
est obnubilés par la nourriture et
l’eau », écrit, dans un message
envoyé au Monde, Mohamed Da-
her, un jeune Gazaoui. La presse
internationale n’a toujours pas ac-
cès à l’enclave.
Juliette Touma, une porte-parole
de l’UNRWA, l’agence onusienne
qui a perdu 72 de ses employés en
un mois dans les frappes, détaille
les effets des bombardements sur
la population : « Une grande partie
de nos employés ont été déplacés.
Sur les vidéos qu’ils envoient de
Gaza, on dirait que la ville a été
frappée par un tremblement de
terre. Beaucoup de mes collègues
ont perdu leur maison, toutes leurs
propriétés. » Elle ajoute : « Ce conflit
a causé le nombre le plus important
de victimes chez les travailleurs hu-
manitaires, par rapport à d’autres
conflits, et en si peu de temps. Gaza
était une prison à ciel ouvert, c’est
en train de devenir un cimetière
pour les enfants et l’humanité. »
Joint par téléphone, Tom Poto-
kar, chirurgien en chef du Comité
international de la Croix-Rouge à
l’Hôpital européen de Gaza, décrit
des scènes apocalyptiques : « Il y a
énormément de patients souffrant
de brûlures extrêmes, nécessitant
des opérations chirurgicales com-
plexes. Nous épuisons nos stocks
d’anesthésiques. Bientôt, on sera
contraint de réaliser des interven-
tions sans pouvoir préserver les
blessés de douleurs atroces. Même
les pansements sont sur le point de
manquer. »
Mohamed Bassel, porte-parole
de la défense civile de la ville de
Gaza, déclare quant à lui : « Nous
faisons face à une guerre totale.
Les frappes touchent des zones ha-
bitées, hôpitaux, mosquées… Tout
le monde est une cible. Combien de
personnes sont encore sous les dé-
combres ? J’ai besoin de moyens
techniques de levage et d’équipes
de secours. Nous ne sommes pas
en mesure de faire face à ce niveau
de destruction et de pertes. Les
bombardements ces derniers jours
visent des immeubles avec de
nombreux étages. “Je recherche
quelqu’un, donc je détruis un bloc
entier d’habitations”, c’est comme
ça qu’ils [l’armée israélienne] jus-
tifient ces crimes. »
Sur le terrain, si les combats ont
déjà commencé entre les forces is-
raéliennes au sol – qui avancent
méthodiquement depuis une se-
maine – et les hommes du Hamas,
ces derniers n’ont pas jeté tous
leurs éléments dans les affronte-
ments. Une grande partie des
combattants (les pertes du
groupe islamiste se compteraient
en centaines, sur un total de plu-
sieurs dizaines de milliers avant
les affrontements) se trouve en-
core à l’abri du réseau de tunnels,
avec des stocks de vivres et de mu-
nitions. Certains se filment en
train de sortir de tunnels et d’atta-
quer des unités israéliennes, pro-
fitant de la surprise. L’armée, de-
puis jeudi, est engagée de plus en
plus dans des combats directs et
collecte des renseignements pour
demander des frappes sur des ob-
jectifs tels que les groupes d’as-
saillants ou leurs infrastructures,
notamment les entrées de tunnel.
Mais prendre d’assaut ce que le
général Giora Eiland, ancien chef
du Conseil national de sécurité is-
raélien, décrit comme « la posi-
tion militaire la plus fortifiée de la
planète », et qui inclut des centai-
nes de kilomètres de conduits
souterrains et d’installations en
profondeur, ne se fera pas facile-
ment. L’officier supérieur, cher-
cheur à l’Institut national d’étu-
des de sécurité en Israël, estime
que l’opération pourrait deman-
der « quelques semaines », et en
résume ainsi les objectifs : « Dé-
manteler l’infrastructure du Ha-
mas – incluant le réseau de tun-
nels ; tuer la plupart des combat-
tants et leurs chefs ; détruire le
commandement et les stocks d’ar-
mes. Quand on aura terminé tout
cela, on pourra passer au sud de
Gaza. Mais peut-être qu’à ce mo-
ment-là les combattants du Ha-
mas auront compris qu’ils n’ont
pas la moindre chance de l’empor-
ter, et peut-être alors verra-t-on
leur organisation s’effondrer. »
PRESSION DE WASHINGTON
Mais, selon le général Eiland, Is-
raël se voit à présent confronté à
un autre « défi » – le premier étant
le Hamas : celui des « initiatives in-
ternationales, qui appellent à un
cessez-le-feu à Gaza ». Son point
vue, largement partagé par les of-
ficiers supérieurs israéliens, se ré-
sume ainsi : « Accepter un cessez-
le-feu, dans la situation actuelle,
reviendrait à reconnaître qu’Israël
a perdu la guerre. Ce serait une ca-
tastrophe pour nous. »
Le général Yaakov Amidror, lui
aussi ex-responsable du Conseil
national de sécurité, ancienne
tête pensante des renseigne-
ments militaires, désormais à
l’Institut d’études stratégiques de
Jérusalem, explique ainsi les
manœuvres en cours : « On
avance lentement, avec des précau-
tions pour ne pas tomber dans les
pièges du Hamas. Pour l’instant,
nous visons les commandants de
rang intermédiaire, autant pour
BENYAMIN NÉTANYAHOU
A DIT REFUSER TOUT
« CESSEZ-LE-FEU
TEMPORAIRE »
QUI N’INCLURAIT PAS
UN RETOUR DES OTAGES
DÉTENUS À GAZA
déstabiliser le mouvement – dans
son fonctionnement opérationnel –
que pour éliminer ceux qui se
voient comme les successeurs po-
tentiels de la direction actuelle lors-
que nous l’aurons éliminée. Il nous
faut une victoire claire et nette. »
S’il est question, d’un point de
vue opérationnel, de « quelques se-
maines », il apparaît en effet que le
temps est compté à Israël : le
monde prend la mesure, avec un
effroi grandissant, de l’ampleur
des destructions infligées à Gaza.
En appelant à des « pauses huma-
nitaires », les Etats-Unis semblent
piégés par leur propre choix sé-
mantique. L’administration Biden
se refuse en effet à appeler à un
cessez-le-feu à Gaza, estimant qu’il
constituerait une victoire pour le
Hamas, qui pourrait reprendre
son souffle et se réorganiser.
Ces derniers jours, les discours
des officiels américains ont toute-
fois esquissé un net rééquilibrage,
incluant une prise en compte plus
claire du désastre humanitaire.
Lors d’une rencontre avec la
presse à Tel-Aviv, le secrétaire
d’Etat, Antony Blinken, a déclaré :
« Alors qu’Israël conduit sa campa-
gne pour défaire le Hamas, la ma-
nière dont il le fait importe. (…) Il
n’y aura pas de partenaires pour la
paix s’ils sont consumés par la ca-
tastrophe humanitaire et aliénés
par ce qu’ils percevraient comme
une indifférence à leur souffrance. »
Washington insiste sur la néces-
sité d’instaurer une « pause très si-
gnificative dans le conflit » pour
faciliter à la fois l’acheminement
de l’aide humanitaire, à un niveau
bien plus important que ces der-
0123
DIMANCHE 5 - LUNDI 6 NOVEMBRE 2023
niers jours, et organiser la sortie
de Gaza des quelque 6 000 étran-
gers qui y sont bloqués. Mais il
faudrait, pour que cela puisse être
envisagé, que l’armée israélienne
arrête ses frappes, en raison des
distances parfois conséquentes à
parcourir pour arriver au point de
passage de Rafah, dans le sud de
l’enclave.
L’administration Biden est
aujourd’hui focalisée en priorité
sur des négociations pour obtenir
la sortie de Gaza de quatre cents
Américains et leurs familles, soit
environ mille personnes. A leur
sort s’ajoute celui des otages aux
mains du Hamas. Des drones
américains non armés survolent
le territoire, pour aider à les locali-
ser. Les conditions posées par le
mouvement islamiste pour leur
libération ont fluctué, et elles ont
été parfois rejetées.
Cette pression américaine doré-
navant publique, tout en se pré-
sentant sous couvert des « con-
seils entre amis », est aussi le reflet
de débats de plus en plus vifs au
sein du Parti démocrate, aux Etats-
Unis. L’influent sénateur Chris
Murphy (Connecticut) a ainsi pu-
blié un communiqué dans lequel il
dénonce « un niveau inacceptable
de dommages civils », soulignant
que l’opération « ne semble pas en
mesure d’atteindre l’objectif de sup-
primer définitivement la menace
du Hamas ». En contraste, les mots
intransigeants du premier minis-
tre israélien impriment l’idée, iné-
dite dans cette crise, que l’Etat hé-
breu ne tient pas compte des re-
commandations américai-
nes. Benyamin Nétanyahou a dit
refuser tout « cessez-le-feu tempo-
raire » qui n’inclurait pas un retour
des otages détenus à Gaza.
En France, Macron a annoncé
une « conférence humanitaire » le
9 novembre à Paris, appelant lui
aussi à une trêve humanitaire,
« parce que la lutte contre le terro-
risme ne justifie pas de sacrifier
des civils ». p
ghazal golshiri et
madjid zerrouky (à paris),
avec nos correspondants
0123
DIMANCHE 5 - LUNDI 6 NOVEMBRE 2023
Hassan Nasrallah
maintient
la menace
d’une escalade
Dans son premier discours depuis
l’attaque du Hamas, le chef du
Hezbollah a prévenu que la guerre
totale n’était pas écartée
beyrouth - correspondante
B
eyrouth s’est figé,
comme l’ensemble du Li-
ban, vendredi 3 novem-
bre en début d’après-
midi. Dans les rues désertées, seu-
les résonnent en écho les chaînes
de télévision diffusant en direct
depuis la place de l’Achoura, dans
la banlieue sud. Dans ce bastion du
Hezbollah, plus de dix mille sym-
pathisants et sympathisantes,
brandissant des drapeaux jaunes
frappés du logo du parti et des por-
traits de leur chef, Hassan Nasral-
lah, sont réunis, certains depuis
plusieurs heures, sous un soleil de
plomb. La ferveur gagne la foule
qui répète en chœur, les slogans
inscrits sur un carton qui leur a été
distribué : « Mort à l’Amérique,
mort à Israël », « A ton service Al-
Aqsa, à ton service Gaza ».
Quelques minutes après 15 heu-
res, un silence religieux se fait
soudain apparaît sur l’écran géant
le visage rond d’Hassan Nasrallah.
Depuis le déclenchement de la
guerre entre Israël et le Hamas le
7 octobre, tous attendaient cette
première prise de parole et ses di-
rectives pour la bataille qui fait
déjà rage le long de la frontière en-
tre le Liban et Israël. « C’est sa
décision, il est le guide. Le monde
entier est suspendu à sa décision,
même les Israéliens », assure Chadi
Mghader, un sympathisant de
47 ans du sud du Liban.
Le suspense a été savamment
entretenu par une série de clips
guerriers diffusés depuis six
jours. Mais, comme beaucoup
Bezalel Smotrich, agent du chaos au sein du gouvernement israélien
Le ministre fondamentaliste, partisan d’une guerre totale à Gaza comme en Cisjordanie, tente de faire pression sur Benyamin Nétanyahou
jérusalem - correspondant
L e chaos, si Dieu le veut. Le
fondamentaliste Bezalel
Smotrich aiguillonne le dé-
sir de vengeance de ses conci-
toyens, après l’attaque menée par
le Hamas le 7 octobre. Ministre
des finances, ministre de tutelle
de la Cisjordanie au sein de la dé-
fense, il leur promet une guerre
totale contre les Palestiniens, en
Cisjordanie occupée comme à
Gaza. Et fait pression sur le pre-
mier ministre, Benyamin Néta-
nyahou, qui n’a d’autre choix que
de se tenir au plus près de lui,
pour juguler ses initiatives.
Jeudi 2 novembre au soir, les
deux hommes s’adressaient aux
Israéliens, dans une déclaration
commune à la télévision. Après
un long bras de fer, Bezalel Smo-
trich acceptait de renoncer à son
dernier projet, qui visait à étouf-
fer l’Autorité palestinienne (AP) à
Ramallah. Il libérait plus de
160 millions d’euros de taxes, que
l’Etat juif prélève au nom de
l’Autorité aux frontières des terri-
toires occupés et lui reverse par la
l’anticipaient, Hassan Nasrallah
n’a annoncé ni la guerre totale que
certains sympathisants atten-
daient ni la désescalade que les Li-
banais espéraient. Offrant tantôt
le visage du chef de guerre véhé-
ment, tantôt celui du chef politi-
que responsable dans ce discours
de plus d’une heure et demie, le
sayyed Hassan a fixé deux objec-
tifs : la fin de la guerre dans la
bande de Gaza et la victoire de la
résistance islamique, et plus pré-
cisément du Hamas.
Hommage aux « martyrs »
Le discours débute par un hom-
mage aux « martyrs ». Les visages
des 64 combattants du Hezbollah,
du Jihad islamique et du Hamas,
morts au Liban depuis le 7 octobre,
ainsi que ceux des sept civils fau-
chés par les combats, encadrent
l’écran géant. Leurs familles ont
été placées aux premiers rangs.
Hassan Nasrallah leur promet la li-
bération de la Palestine, mais il
avertit que le combat sera long. Le
« déluge d’Al-Aqsa » déclenché par
le Hamas le 7 octobre est « une
bataille décisive. L’avant ne sera pas
comme l’après ».
« L’opération du 7 octobre a causé
un tremblement de terre sécuri-
taire, militaire, psychologique et
moral à Israël », affirme Hassan
Nasrallah. Ses invectives s’adres-
sent pourtant moins à l’Etat hé-
breu, « cette entité aussi fragile
qu’une toile d’araignée », qu’à
l’Amérique qui s’est empressée de
voler à son secours. « Aujourd’hui,
les Etats-Unis sont entièrement
responsables de la guerre à Gaza,
suite. Le ministre s’était arrogé,
lundi, le pouvoir de refuser ces
transferts, arguant que le prési-
dent palestinien, Mahmoud Ab-
bas, ne condamnait pas assez fer-
mement l’attaque du Hamas.
Dès mardi, le secrétaire d’Etat
américain, Antony Blinken, avait
déclaré au Sénat que son adminis-
tration exigeait le versement im-
médiat des fonds. M. Smotrich
avait balayé ces objections améri-
caines. « J’entends que certains
pensent qu’alors que nos héroï-
ques soldats et nos commandants
sacrifient leur vie pour la patrie,
nous devrions transférer de l’ar-
gent à cet ennemi méprisable en
Judée-Samarie [la Cisjordanie], af-
firmait-il, imperturbable. Nous ne
répéterons pas les erreurs (…) que
nous avons payées si cher. »
Jeudi, M. Smotrich a cependant
obtenu la retenue des taxes qu’Is-
raël prélevait avant la guerre aux
frontières de Gaza, et que l’Auto-
rité palestinienne reverse aux
fonctionnaires de l’enclave, pour
payer leurs salaires. Israël a aussi
libéré plus de 3 000 travailleurs ga-
zaouis détenus sur son territoire
Des sympathisants du Hezbollah suivent le discours d’Hassan Nasrallah, le 3 novembre, à Beyrouth. HUSSEIN MALLA/AP
Israël n’est qu’un outil pour l’exé-
cuter », dit-il, faisant porter à
Washington la responsabilité d’y
mettre un terme. Les forces nava-
les américaines déployées en Mé-
diterranée sont la principale me-
nace. « Ces navires, avec lesquels
vous nous menacez, nous leur
avons préparé une riposte », aver-
tit le chef du Hezbollah.
C’est aussi au monde arabe et
musulman qu’il fait porter la res-
ponsabilité d’arrêter la guerre et
de défendre la cause palesti-
nienne, oubliée. « Les discours ne
suffisent pas. Il faut faire entrer les
vivres à Gaza, l’eau (…). N’avez-vous
pas la force d’ouvrir la porte de Ra-
fah ? », interpelle-t-il l’Egypte, sans
la nommer. La victoire de Gaza
sera celle de tous, promet-il, et
non uniquement la victoire du
Hamas et de ses alliés au sein de
l’« axe de la résistance », emmené
par l’Iran et le Hezbollah.
L’opération « Déluge d’Al-Aqsa »
n’a pas été, dit-il, menée sur ordre
de l’Iran et du Hezbollah. « Cette
opération est le résultat d’une déci-
sion palestinienne à 100 % », assure
Hassan Nasrallah, saluant une dé-
cision « sage, courageuse et cor-
recte ». Il assure qu’exterminer le
depuis le début de la guerre, nul ne
sait où et dans un flou légal. La po-
lice a commencé à les renvoyer
dans l’enclave sous les bombes.
« C’est fou. Deux pyromanes veu-
lent allumer un troisième front »,
s’étranglait jeudi l’ancien chef
d’état-major Gadi Eisenkot, dans
une rare déclaration au quotidien
Yediot Aharonot. Cet élu d’opposi-
tion a rejoint le cabinet de guerre
de M. Nétanyahou pour la durée
du conflit. Il s’indigne de voir
M. Smotrich et son allié le minis-
tre de la sécurité nationale, Ita-
mar Ben Gvir, attiser les violences
en Cisjordanie, en pleine guerre à
Gaza, tandis que le Hezbollah me-
nace la frontière nord.
« Menteur, fils de menteur »
L’intelligence de M. Smotrich
n’est pas en cause, ni son talent
d’administrateur, reconnu par
ses plus farouches opposants, ni
son habileté politique. Depuis le
7 octobre, le ministre se retient
d’appeler à chasser 2,3 millions de
Gazaouis vers l’Egypte : il laisse
des élus de la droite traditionnelle
et du centre normaliser cette idée,
Hamas ne sera pas possible et sa-
lue le « brillant succès » du mouve-
ment islamiste palestinien. La rési-
lience des combattants du Hamas
dans la bande de Gaza sert de justi-
fication au chef du Hezbollah pour
écarter l’urgence du déclenche-
ment d’une guerre totale par
l’« axe de la résistance ».
Soulagement
Hassan Nasrallah invite toutefois
ses sympathisants à ne pas
minimiser la guerre que mène
déjà – « nous sommes entrés dans
la bataille le 8 octobre » – le Hezbol-
lah à la frontière entre le Liban et
Israël comme « front de soutien ».
« Pour ceux qui demandent au Hez-
bollah d’entrer dans une guerre
ouverte, ce qui se passe à la fron-
tière peut paraître modéré. Mais ce
n’est pas le cas. Et nous ne nous suf-
firons pas de cela », leur promet-il.
Il salue l’action des autres mem-
bres de l’« axe de la résistance »,
qui l’écoutent depuis Bagdad et
Sanaa. Les milices chiites irakien-
nes promettent d’intensifier leurs
attaques contre les bases améri-
caines en Syrie et en Irak. Elles me-
nacent Israël et les pays du Golfe,
comme les rebelles houthistes au
qui lui est chère, dans la chaleur
de la guerre. Il ne promet pas de
réoccuper ni de recoloniser Gaza,
la grande ambition de son parti
depuis le retrait de l’enclave dé-
crété par Ariel Sharon en 2005.
M. Smotrich parle peu, mais il
agit. Cet idéologue, formé dans
une petite yeshiva (école talmudi-
que) ultraorthodoxe et nationa-
liste de la colonie de Beit El, pro-
che de Ramallah, encourage dis-
crètement ses alliés à mener des
expéditions punitives incessan-
tes en Cisjordanie. Ils coupent les
routes, assaillent les cueilleurs
d’olives, chassent des centaines de
Bédouins de leurs terres. Depuis le
7 octobre, plus de 120 Palestiniens
de Cisjordanie, dont 35 enfants,
ont été tués par les colons et par
l’armée, qui protège et prend par-
fois part à leurs exactions. « Tout
semble fait pour que la Cisjordanie
s’embrase, mais Nétanyahou re-
garde ailleurs. Il pense contrôler
encore la situation », constate, in-
crédule, un diplomate occidental.
L’attaque du 7 octobre n’a pas
ébranlé les certitudes de M. Smo-
trich. « Il y voit une opportunité of-
international | 3
À CHAQUE MENACE
DU CHEF DU HEZBOLLAH,
LA FOULE SE LÈVE COMME
UN SEUL HOMME,
LUI ADRESSE UNE PRIÈRE
OU LUI FAIT PROMESSE
DE LOYAUTÉ
Yémen qui ont tiré des missiles et
des drones. « Même s’ils ont été
abattus, ces engins peuvent attein-
dre Eilat, le sud de la Palestine et les
bases militaires israéliennes », pré-
vient Hassan Nasrallah.
A chaque menace du chef du
Hezbollah, la foule se lève comme
un seul homme, lui adresse une
prière ou lui fait promesse de
loyauté. « A ton service, Nasral-
lah », répète-t-elle. Chaque sympa-
thisant dit se satisfaire de toute dé-
cision du sayyed Hassan, la guerre
comme la retenue. « C’est notre
prophète, il est tout dans notre vie.
Il nous a promis la victoire et que si
Israël continuait ses massacres, on
irait tous prier à Al-Quds [Jérusa-
ferte par Dieu pour appliquer ses
plans : étendre la souveraineté d’Is-
raël sur toute la Terre sainte, en
chassant autant de Palestiniens
qu’il est possible, en soumettant
ceux qui restent et en tuant ceux qui
s’y opposent », résume Tomer Per-
sico, spécialiste du fondamenta-
lisme juif à l’Institut Shalom Hart-
man de Jérusalem.
Bezalel Smotrich a exprimé ces
plans dès 2017 et ne les a jamais
reniés. M. Nétanyahou a fait
sienne sa politique d’annexion
pure et simple de la Cisjordanie
lorsque son allié a contribué à le
ramener au pouvoir, en décem-
bre 2022, puis négocié pied à pied
ses prérogatives. Washington et
les opposants israéliens qui ont
rejoint le gouvernement au début
du conflit ont obtenu que
M. Smotrich soit exclu du cabinet
de guerre. Mais M. Smotrich con-
serve la haute main sur les affai-
res civiles, à la tête du cabinet éco-
nomique et social.
Il a ferraillé avec le chef du bu-
reau du premier ministre, Yossi
Shelley, pour maintenir les bud-
gets alloués à ses alliés fonda-
▶▶▶
lem] », commente Abou Hadi, un
militant de Mess Al-Jabal.
Dans les rues du pays, le discours
est accueilli avec soulagement.
Des sympathisants du Hezbollah
se disent aussi satisfaits que leur
chef n’ait pas annoncé l’entrée en
guerre. « Je suis avec la paix et con-
tre l’oppression des peuples. S’il dé-
cide de déclarer la guerre, je serai
avec lui aussi car il défend la Pales-
tine », dit Badour Qorani, une sym-
pathisante de 20 ans. Les va-t-en
guerre ne donnent pas voix à leur
déception en public. Ils se raccro-
chent à une phrase qu’a pronon-
cée le sayyed Hassan, une allusion
à l’indicible, au « flou constructif ».
« Je le dis en toute transparence et
avec un flou constructif : toutes les
options sur notre front sont ouver-
tes et examinées et nous pourrons y
recourir à tout moment », a averti
Hassan Nasrallah. La guerre to-
tale, régionale, n’est pas écartée.
Le chef du Hezbollah a prévenu
qu’elle pouvait survenir à tout
moment, selon l’évolution de la
situation dans la bande de Gaza et
si les Israéliens commettaient
« l’erreur » de lancer une attaque
contre le Liban. p
hélène sallon
mentalistes et aux colons, en dé-
pit de l’effort de guerre. Quelque
300 économistes, dont d’anciens
directeurs de la banque centrale,
l’ont accusé publiquement de
« ne pas comprendre la magni-
tude de cette crise », qui menace
de plonger Israël dans des années
de récession.
M. Smotrich défie ce premier
ministre qu’il a qualifié par le
passé de « menteur, fils de men-
teur », sachant que le propre parti
de ce dernier, le Likoud, attend sa
chute après la guerre et que son
électorat est sensible à sa logique
maximaliste. « Dans les groupes
de discussions du Likoud, sur
WhatsApp, les gens sont beau-
coup plus du côté de Smotrich que
de celui [du ministre de la dé-
fense] Yoav Gallant et de Nétanya-
hou. L’opinion a changé radicale-
ment en Israël : ils veulent une to-
lérance zéro pour le terrorisme, et
s’il faut un troisième front en Cis-
jordanie, pas de problème, on le
tiendra », affirme un élu du parti
à la Knesset, pourtant proche de
M. Nétanyahou. p
louis imbert
4 | international
C O N F L I T I S R A É L O - PA L E S T I N I E N
Amir Abdollahian,
voix de l’« axe de la
résistance » iranien
Le chef de la diplomatie iranienne,
proche des gardiens de la révolution, se fait
le porte-parole de tous les alliés de Téhéran
B agdad, Beyrouth, Damas,
Doha, New York, Istanbul.
Depuis l’attaque terroriste
du Hamas en Israël le 7 octobre, le
ministre iranien des affaires
étrangères, Hossein Amir Abdolla-
hian, multiplie les déplacements.
Lors d’un voyage en Turquie, mer-
credi 1er novembre, le diplomate a
laissé planer la possibilité d’ouver-
ture d’autres fronts. « Si cela conti-
nue [l’opération militaire israé-
lienne à Gaza] ainsi, les groupes de
résistance opteront pour une autre
décision surprise et les conditions
changeront. La région [le Moyen-
Orient ] est très proche de prendre
une décision importante et déci-
sive. Les Etats-Unis et Israël seront
responsables de l’expansion de la
guerre », a-t-il mis en garde.
Un peu plus tôt, en déplacement
à New York pour l’Assemblée gé-
nérale des Nations unies, le 26 oc-
tobre, prenant la parole lors de la
réunion d’urgence organisée sur
le conflit entre Israël et le Hamas,
il avait directement menacé les
Etats-Unis : « Si les accrochages ne
sont pas contrôlés, ils [les Améri-
cains] ne seront pas à l’abri. »
Hossein Amir Abdollahian
tente de s’imposer comme « le
porte-parole de l’axe de la résis-
tance », explique Hamidreza
Azizi, chercheur à la Stiftung Wis-
senschaft und Politik, un institut
de recherches en relations inter-
nationales basé à Berlin. Alors
que les autres figures de cet
« axe » – une coalition d’Etats et
d’acteurs non étatiques qui
compte notamment dans ses
rangs les milices chiites irakien-
nes, le régime syrien et le Hezbol-
lah au Liban, ainsi que les rebelles
houthistes au Yémen – sont dans
l’impossibilité de se déplacer du
fait des sanctions occidentales
qui les concernent personnelle-
ment, le chef de la diplomatie ira-
nienne profite de son statut pour
incarner leur voix officielle.
Marquer sa différence
Proche de la Force Al-Qods, char-
gée des opérations extérieures
des gardiens de la révolution, l’ar-
mée idéologique du pays, il mise
sur sa connaissance des pays ara-
bes musulmans dans la région, et
son rôle d’intermédiaire entre Al-
Qods et les affaires étrangères
sous la coupe du président, l’ul-
traconservateur Ebrahim Raïssi.
« Hossein Amir Abdollahian a été
placé à ce poste pour qu’il y ait plus
de coordination entre les gardiens
et le ministère des affaires étrangè-
res. Aujourd’hui, ce ministère en
Iran ne pèse plus rien », explique le
même chercheur.
En août 2021, lors de son dis-
cours devant le Parlement ira-
nien, Hossein Amir Abdollahian a
mis l’accent sur le fait qu’il mène-
rait de concert « le champ mili-
taire » et « la diplomatie ». Une al-
lusion à peine voilée à sa proxi-
« IL A ÉTÉ PLACÉ À CE
POSTE POUR QU’IL Y AIT
PLUS DE COORDINATION
ENTRE LES GARDIENS
ET LE MINISTÈRE DES
AFFAIRES ÉTRANGÈRES »
HAMIDREZA AZIZI
chercheur
LORS D’UN DISCOURS
DEVANT LE PARLEMENT,
M. ABDOLLAHIAN
A INDIQUÉ QU’IL
MÈNERAIT DE CONCERT
« LE CHAMP MILITAIRE »
ET « LA DIPLOMATIE »
mité avec les gardiens de la révo-
lution, dans le but de marquer sa
différence avec son prédécesseur,
Mohammad Javad Zarif.
Ce dernier, peu avant la fin de
son mandat, en 2021, avait accusé
l’ex-commandant d’Al Qods,
Ghassem Soleimani, d’avoir nui
aux efforts diplomatiques du
pays, notamment pendant et
après la signature, en 2015, de l’ac-
cord sur le dossier nucléaire de Té-
héran avec les Occidentaux. Trois
ans plus tard, en 2018, le « deal »
est devenu caduc après la sortie
unilatérale de l’ancien président
américain Donald Trump.
« Gagner en influence »
« Je peux dire, avec audace, que j’ai
aidé le champ militaire en utilisant
la diplomatie plus que le champ mi-
litaire a servi la diplomatie », affir-
mait à l’époque M. Zarif. Les pro-
pos de l’ancien ministre, criti-
quant ouvertement Ghassem So-
leimani alors que ce dernier, tué
par les Américains en Irak en 2020
est devenu, depuis, l’une des figu-
res idéologiques de la République
islamique d’Iran, ont créé un tollé.
L’époque marquée par les tentati-
ves de détente incarnée par Has-
san Rohani et Mohammad Javad
Zarif, était bel et bien révolue.
La présidentielle de 2021, pour
laquelle aucun candidat suscepti-
ble de rivaliser avec le candidat fa-
vori du Guide, l’ultraconserva-
teur Ebrahim Raïssi, n’a pu se pré-
senter, a confirmé cette nouvelle
direction. « En Iran, c’est comme si
les gens du sérail du régime étaient
arrivés à la conclusion que ceux
qui ont fait des études en Occident
ou qui ont des penchants pour
l’Occident, dont Rohani, Zarif, ne
doivent plus être aux manettes des
affaires du pays », explique un
homme d’affaires iranien proche
du régime de Téhéran.
Hossein Amir Abdollahian,
poursuit ce dernier, « est le premier
ministre des affaires étrangères à
incarner cette idée dominante au
sein du régime : “Si nous voulons
éviter d’être détruits, nous devrions,
dans toutes les circonstances, ne ja-
mais baisser la garde parce que le
prix à payer en cas de compromis
[avec l’Occident] est plus impor-
tant que celui de la résistance.” »
Même son de cloche chez Ali
Vaez, analyste principal pour
l’Iran de l’International Crisis
Group : « Amir Abdollahian n’est
pas un acteur-clé. Il est avant tout
le porte-parole de la politique de
l’Etat profond, constitué du bureau
du Guide suprême et des gardiens
de la révolution. » Et si l’actuel chef
de la diplomatie iranienne est peu
doué pour « jouer avec les médias
internationaux, contrairement à
son prédécesseur, explique Ali Al-
foneh, chercheur de l’Arab Gulf
States Institute, aujourd’hui, il est
en train de gagner en influence en
s’alignant sur la Force Al-Qods ». p
ghazal golshiri
Photo diffusée le 28 octobre par la guérilla kokang montrant leur occupation d’une base de l’armée à Laukkai. KOKANG INFORMATION NETWORK/AFP
La junte birmane en difficulté face
aux rebelles à la frontière chinoise
La capitale régionale Laukkai subit depuis une semaine l’offensive
spectaculaire d’un trio d’armées ethniques dirigé par une guérilla
bangkok -
correspondant en Asie du Sud-Est
L
a junte birmane est en
train de perdre du terrain
dans la région stratégique
de Kokang, située le long
de la frontière chinoise, alors
que la capitale régionale Laukkai
subit depuis une semaine l’offen-
sive spectaculaire d’un trio d’ar-
mées ethniques dirigé par une
guérilla rebelle.
Cette attaque a permis, grâce à
un vaste mouvement d’encercle-
ment de la ville, la prise de plus de
90 fortins et camps de l’armée
birmane. Elle a au passage coupé
les deux plus grandes artères de
transport routier vers la Chine. La
prise de Chinshwehaw, ville de
5 000 habitants, le 28 octobre, a
eu grand écho dans la blogos-
phère de la « révolution bir-
mane ». La junte a dû, pour la pre-
mière fois, reconnaître la perte du
contrôle de trois villes, mais a mi-
nimisé les faits : selon le porte-pa-
role de l’armée, ces troubles « arri-
vent tous les cinq ans ».
Le contexte de guerre civile aux
fronts multiples qui prévaut de-
puis le coup d’Etat militaire du
1er février 2021 fait cependant de
cette bataille un enjeu d’une tout
autre dimension. Elle a lieu à un
moment d’affaiblissement de
l’armée régulière et de dissen-
sions internes au régime : « C’est
l’offensive la plus importante à la-
quelle la junte ait été confrontée
depuis le coup d’Etat. Les groupes
armés impliqués ont sans doute
été eux-mêmes surpris par la rapi-
dité avec laquelle ils ont pu s’empa-
rer de lieux stratégiques », expli-
que Richard Horsey, spécialiste de
la Birmanie auprès de l’ONG In-
ternational Crisis Group.
L’Armée de l’alliance démocrati-
que nationale du Myanmar (MN-
DAA), la guérilla rebelle de l’ethnie
kokang – ces derniers sont des Chi-
nois han implantés depuis des siè-
cles de ce côté de la frontière –, dif-
fuse sur son fil d’informations des
images de dépôts d’armes pris à
l’armée birmane. Six blindés ont
été saisis, et une brigade d’infante-
rie entière, constituée de 41 sol-
dats, a capitulé, lundi 30 octobre.
La MNDAA, composée d’envi-
ron 10 000 hommes, est la gué-
rilla historique des Kokang. Elle
fut chassée de Laukkai en 2009
après un ralliement à l’armée bir-
mane d’une partie de ses clans di-
rigeants. Au terme de violents
combats, 40 000 personnes du-
rent fuir en Chine. Fait notable, le
général birman vainqueur de
cette bataille fut Min Aung
Hlaing, l’actuel chef de la junte et
l’auteur du putsch… Ce fait d’ar-
mes lui valut d’être promu chef de
l’armée en 2011. En 2015, la MN-
DAA tenta de nouveau de repren-
dre Laukkai, sans réussir.
Le vent a tourné
Cette enclave rompue aux trafics
et contrôlée par une petite force de
gardes-frontières kokang ralliés à
l’armée birmane a depuis pros-
péré sur une nouvelle activité, les
centres d’arnaques en ligne des
mafias chinoises dont l’activité a
explosé, à la faveur de la pandé-
mie, tout le long de la frontière bir-
mane – ainsi qu’au Laos et au Cam-
bodge. Les dirigeants de Laukkai
sont investis dans les milieux éco-
nomiques et politiques de la pro-
vince chinoise du Yunnan, située
de l’autre côté de la frontière.
CHINE
INDE YUNNAN
Laukkai
Kokang
BANGL. Chinshwehaw
BIRMANIE
SHAN
LAOS
Naypyidaw
Golfe
du Bengale
THAÏLANDE
Mer
d’Andaman
200 km
Cette zone
prospère sur une
nouvelle activité :
les centres
d’arnaques en
ligne des mafias
chinoises
Le vent a cependant tourné : la
lutte contre les arnaques en ligne
est devenue une priorité du gou-
vernement central chinois tant
elle fait de dégâts. Et Pékin a dé-
cidé depuis cet été de s’attaquer
directement au problème, en
commençant par ses zones fron-
tières : la Chine a ainsi forcé, en
août, la très puissante guérilla wa,
neutre dans la guerre civile bir-
mane mais très dépendante des
largesses de Pékin, à lui livrer
4 000 ressortissants, cadres et
employés des centres de cybercri-
minalité, et à fermer ces derniers.
Pékin a également obtenu au dé-
but d’octobre le limogeage de
deux dirigeants wa impliqués
dans ces activités mafieuses, une
première. Depuis des semaines,
des rencontres ont lieu au plus
haut niveau entre des émissaires
chinois et les chefs de la junte pour
pousser celle-ci à agir à Laukkai. Or
les centres de cyberarnaques sont
pour l’armée birmane et ses alliés
de précieuses sources de revenus.
En plus de milliers de Chinois,
plus d’une centaine de Thaï-
landais recrutés par ces centres
sont retenus à Laukkai, et le pre-
mier ministre thaïlandais, Sret-
tha Thavisin, a pour la première
fois évoqué, vendredi 3 novem-
bre, sur X (ex-Twitter), le fait que
son gouvernement faisait tout
pour « se coordonner avec l’armée
birmane et assurer la sécurité de
162 Thaïlandais ».
« L’ambassade de Thaïlande en
Birmanie a demandé à cinq repri-
ses au gouvernement birman
d’agir, mais rien ne se passe. Une
partie des Thaïlandais des centres
d’arnaque ont été transférés aux
militaires. Ils les forcent à faire des
travaux pour eux. C’est une ma-
0123
DIMANCHE 5 - LUNDI 6 NOVEMBRE 2023
nière de les utiliser comme des bou-
cliers humains », confie sous cou-
vert d’anonymat une source pro-
che des négociateurs thaïlandais.
Le Myanmar – nom officiel de la
Birmanie – voit ses relations avec
ses voisins chinois et thaïlandais
se tendre au pire moment : la junte
fait face à des difficultés économi-
ques, tandis que des purges tou-
chent différentes factions. Deux
protégés de Min Aung Hlaing et
membres de son gouvernement
ont été condamnés en octobre à la
prison à vie. Le 28 octobre, la junte
arrêtait l’ex-ministre de l’informa-
tion d’un gouvernement militaire
précédent pour avoir, par ses criti-
ques, « répandu de fausses infor-
mations sur les réseaux sociaux ».
Des soutiens « très théoriques »
Sur le front de la révolution, l’of-
fensive de la rébellion a fait naître
de nouveaux espoirs : la MNDAA
est à la tête d’une coalition tripar-
tite comprenant également la gué-
rilla de l’ethnie ta’ang (TNLA) et
l’Armée de l’Arakan (AA), dont le
territoire se situe à l’autre extré-
mité du pays. Leur opération con-
jointe, affirment les responsables
de la coalition, « vise l’éradication
de la dictature militaire oppres-
sive ». Le gouvernement d’unité
nationale (NUG), l’administration
de la résistance, a adoubé l’opéra-
tion et ordonné des attaques dans
la région voisine de Sagaing.
Le grand soir de la révolution bir-
mane aurait-il commencé ? Les
soutiens et les déclarations de la
résistance « restent très rhétori-
ques », relativise Richard Horsey :
« La MNDAA cherche surtout à re-
prendre le contrôle de la zone auto-
administrée de Kokang et de ses re-
venus de jeux illicites en battant la
faction rivale soutenue par le ré-
gime », explique-t-il. Quant à la
TLNA, elle entend « consolider ses
positions face à d’autres armées
ethniques, mais c’est un défi mili-
taire difficile à relever pour le ré-
gime, ce qui remonte le moral des
forces du NUG et de la résistance ».
En outre, les armes saisies aux for-
ces armées birmanes constituent
la première source d’équipement
des résistants. p
brice pedroletti
0123
DIMANCHE 5 - LUNDI 6 NOVEMBRE 2023
L’île d’El Hierro, nouvelle étape des migrants
En octobre, 13 000 Subsahariens ont accosté aux Canaries, dont 7 300 sur le plus petit îlot de l’archipel espagnol
el hierro (canaries) -
envoyée spéciale
C
oque contre coque,
douze pirogues sénéga-
laises aux couleurs vi-
ves et autant de bar-
ques mauritaniennes sont amar-
rées sur la jetée du tout petit port
de pêche traditionnelle de La Res-
tinga, aux Canaries. Sur le quai,
deux ouvriers, débordés, s’affai-
rent pour les détruire et faire de
la place.
Longtemps, lorsque des mi-
grants accostaient sur l’île d’El
Hierro, la plus petite et la plus occi-
dentale de l’archipel espagnol, ce
n’était que par « accident », parce
qu’ils s’étaient perdus dans l’im-
mensité de l’océan Atlantique bai-
gnant les côtes rocheuses, noires
et escarpées, de cet ancien volcan
situé au large du sud du Maroc. A
présent, non seulement ils s’y ren-
dent volontairement mais, depuis
cet été, El Hierro, qui ne compte
que trois communes et moins de
10 000 habitants sur un territoire
de 268 kilomètres carrés, est deve-
nue la principale porte d’entrée en
Espagne par la mer.
« Le Maroc a renforcé la sur-
veillance de ses côtes, et même si
des canots pneumatiques et des
barques continuent d’en partir, on
observe une certaine reconfigura-
tion des routes migratoires, expli-
que Sofia Hernandez, responsa-
ble du centre de coordination de
la société publique de sauvetage
en mer Salvamento maritimo, à
Las Palmas de Gran Canaria. En
s’éloignant du littoral, pour ne pas
être interceptées par les garde-cô-
tes, avant de mettre le cap au nord,
les pirogues qui partent du Séné-
gal se dirigent droit sur El
Hierro… » Si tout va bien, après six
à huit jours en mer et près de
1 500 kilomètres parcourus, les
passagers, essentiellement séné-
galais, mais aussi gambiens et
guinéens, arrivent dans cette ré-
serve de la biosphère.
Durant le seul mois d’octobre,
près de 7 300 migrants y ont ainsi
accosté – du jamais-vu en un si
court laps de temps. « Même la
“crise des pirogues” de 2006 n’est
pas comparable à ce qui se passe
ici », explique Javier Armas, séna-
teur et conseiller municipal du
village El Pinar, en référence aux
31 000 migrants qui, cette an-
née-là, avaient débarqué aux Ca-
naries. Un nombre sur le point
d’être dépassé : près de
30 000 migrants sont déjà arri-
vés sur l’archipel entre le 1er jan-
vier et 31 octobre. Au moins
778 sont morts ou ont disparu
durant le premier semestre lors
Berlin et Washington relancent les plans d’évacuation d’Afghans
Les Etats-Unis estiment à plus de 500 000 le nombre de personnes qui pourraient bénéficier de l’accord trouvé cet été avec les talibans
M ême les pires ennemis
se parlent. Alors
qu’une grande part de
la communauté internationale
voue aux gémonies un régime ta-
liban de retour à Kaboul depuis le
15 août 2021, et que les islamistes
afghans ferment leur pays à dou-
ble tour, les deux camps conti-
nuent de s’entendre. Le pouvoir
taliban a accepté, en toute discré-
tion, au cours de l’été, d’ouvrir de
nouveau les vannes des évacua-
tions d’Afghans, notamment vers
l’Allemagne et les Etats-Unis. Un
appel d’air qui pourrait profiter à
des centaines de milliers de per-
sonnes. Les vols, qui ont repris de-
puis la fin septembre, transitent
essentiellement par le Qatar.
Selon nos informations, Berlin
veut accueillir mille personnes par
mois pendant vingt mois, aux-
quelles il faut ajouter le conjoint et
Des mineurs migrants dans le stade de Villa de Valverde, sur l’île d’El Hierro, aux Canaries, en octobre. B. KURZEN/NOOR POUR « LE MONDE »
de la traversée périlleuse, selon le
collectif d’aide aux migrants Ca-
minando Fronteras.
Bacari Djassi y a échappé de peu.
Parti en avril 2021 de Nouakchott,
en Mauritanie, à bord d’un bateau
de pêche où 65 migrants comme
lui avaient pris place, le périple de
ce jeune Sénégalais, alors âgé de
16 ans, devait durer quatre ou
cinq jours. « Au sixième jour, on a
compris que l’on s’était perdus. On
n’avait plus rien à boire ni à man-
ger. Un premier passager est mort
après avoir bu de l’eau de mer. Les
jours suivants, il a fallu jeter à l’eau
17 corps… », explique le jeune
homme, originaire de Kolda, en
Casamance.
« Le port est encombré »
Au douzième jour, un chalutier
les a finalement repérés au large
d’El Hierro. « Quand les secours
nous ont amenés au port, per-
sonne ne pouvait marcher, sauf le
capitaine et ses deux amis, qui
avaient gardé de l’eau », se sou-
vient Bacari Djassi, assis sur un
muret qui domine la mer à Val-
verde, la capitale de l’île. Après
deux ans dans un centre d’ac-
cueil pour mineurs isolés, il y vit
les enfants. Washington a déjà
lancé, pour sa part, l’examen d’en-
viron 175 000 dossiers de deman-
deurs d’asile et réfugiés. Les cal-
culs du département d’Etat, qui in-
tègrent aussi la prise en charge de
« quatre membres de la famille [un
conjoint et trois enfants] », esti-
ment à plus de 500 000 le nombre
d’Afghans qui pourraient ainsi bé-
néficier de l’accord trouvé avec les
talibans, sachant que toutes les de-
mandes ne sont pas nécessaire-
ment satisfaites.
Du printemps jusqu’au milieu
de l’été, les départs vers l’Occident
s’étaient largement taris. Les dé-
parts d’Afghanistan pour les pays
voisins, surtout le Pakistan et
l’Iran, ne se faisaient qu’au cas par
cas. Les talibans avaient inter-
rompu les contacts au motif que
les dossiers soumis étaient truffés
d’irrégularités et souvent montés,
Tout est fait pour
éviter un « effet
Lampedusa »,
du nom de l’île
italienne
débordée
par les arrivées
désormais avec sa petite amie es-
pagnole et leur bébé de 2 mois.
Volontaire à la protection civile,
il aide les secouristes et fait par-
tie du club de lutte canarienne,
revitalisé grâce à la venue des
jeunes migrants.
Comme lui, Siny Diop, Sénéga-
lais de 22 ans, fait partie des « an-
ciens » arrivés avant la vague de
cet été qui se sont intégrés. Em-
bauché dans une exploitation de
bananiers avec trois autres com-
patriotes, il gagne près de
1 100 euros par mois, paie
250 euros de loyer et envoie
150 euros à sa famille. Il écono-
mise le reste, avec l’espoir un jour
de retourner monter un négoce
au Sénégal. En attendant, il joue
disaient-ils, grâce à la corruption.
Parfois même, des officiers ou sol-
dats talibans comptaient parmi
les bénéficiaires des pots-de-vin.
Tout s’est débloqué lors de la ren-
contre, les 30 et 31 juillet, à Doha,
au Qatar, entre une délégation de
diplomates américains et des res-
ponsables talibans. Les Etats-Unis
réactivaient alors un canal rompu
après la décision des islamistes, le
21 décembre 2022, d’interdire l’ac-
cès aux universités aux étudiantes
afghanes.
Traitement confié au privé
A l’issue de la réunion, le départe-
ment d’Etat avait assuré qu’il
s’agissait seulement de dénoncer
« la répression des droits des fem-
mes en Afghanistan ». En réalité,
sécurité régionale et évacuations
d’Afghans étaient aussi au menu.
Les talibans souhaitaient que cela
dans la petite équipe de football
Atletico El Pinar.
Sur l’île, longtemps très pauvre,
les arrivées de migrants ont
d’abord suscité une vague de soli-
darité. « Nous avons tous des
grands-parents ou des arrière-
grands-parents qui ont émigré à
Cuba ou au Vénézuéla pour fuir les
pénuries et nous savons ce que si-
gnifie chercher ailleurs un avenir
meilleur », rappelle Francis Men-
doza, chef des volontaires des ser-
vices de protection civile qui n’a
pas hésité à écourter ses vacances
pour revenir prêter main-forte à
ses collègues cet été.
Javier Armas souligne toutefois
qu’il « faut prendre garde à ce que
les services publics suivent et que
les habitants ne se sentent pas dé-
laissés. Les pêcheurs, les centres de
plongée et les hôteliers sont gênés.
Le port est encombré, la rade pol-
luée, et le personnel de la Croix-
Rouge, les volontaires et les capi-
taines de bateaux de sauvetage
sont épuisés ».
Prise de court cet été, la popula-
tion a vu le médecin et l’infir-
mière de garde de l’unique centre
médical de Valverde mobilisés
pour soigner les migrants, qui
reste confidentiel, car publique-
ment ils vantaient reconstruction
et réconciliation.
Les Etats-Unis entendent donner
un coup d’accélérateur à leur pro-
gramme d’évacuations d’Afghans
ayant œuvré directement pour
leurs intérêts ou pour des organis-
mes financés par des fonds améri-
cains. S’ils ont évacué 124 000 per-
sonnes jusqu’à leur départ défini-
tif, fin août 2021, ils ont, depuis
l’automne 2021, accueilli 24 000
arrivants, selon les chiffres de
l’Inspecteur général spécial pour
la reconstruction de l’Afghanistan
(Sigar), chargé par le Congrès amé-
ricain de veiller sur l’emploi des
fonds américains dans ce pays.
Selon les calculs du Sigar, à la fin
du mois de septembre 2022, les
Etats-Unis n’avaient délivré des
visas qu’à 20 % environ des de-
mandeurs d’asile. Au printemps
international | 5
souffrent souvent de brûlures et
des symptômes de déshydrata-
tion. Depuis, une équipe a été en-
voyée en renfort, mais le petit hô-
pital de 20 lits reste sous tension
et les hôteliers du port de La Res-
tinga craignent que les touristes
fuient l’île. Le président du parti
d’extrême droite Vox, Santiago
Abascal, a d’ores et déjà tenté de
récupérer politiquement ces ten-
sions lors d’une visite à La Res-
tinga, le 19 octobre, pour dénon-
cer « l’invasion migratoire ».
Malgré les défis posés par les ar-
rivées de migrants, tout est fait
pour éviter sur l’île d’El Hierro un
« effet Lampedusa », du nom de
l’île italienne débordée par les
arrivées. Une fois identifiés par la
police dans le centre d’accueil
précaire aménagé sous une vaste
tente, dans l’ancien pavillon des
sports de San Andres, les adultes
sont transférés en moins de
soixante-douze heures sur l’île
de Tenerife, plus grande et mieux
préparée, avec un ordre d’expul-
sion en poche – peu effectif étant
donné les difficultés posées par
les pays d’origine pour accepter
les rapatriements. Lorsque les
capacités d’accueil des Canaries
2023, le département d’Etat esti-
mait qu’à ce rythme « il faudrait
trente et un ans pour les reloger et
les réinstaller tous ». De quoi con-
vaincre les autorités américaines
de passer à la vitesse supérieure et
d’être fidèles aux promesses faites
à ceux qui les avaient aidés pen-
dant vingt ans en Afghanistan.
Le gouvernement allemand es-
père, lui aussi, tenir une promesse
électorale faite, en octobre 2022,
par les Verts, membres de la coali-
tion au pouvoir. Le parti écologiste
s’était engagé à faire sortir du pays,
d’ici à 2025, quelque 40 000 per-
sonnes, dont 28 000 Afghans
ayant travaillé avec l’armée ou des
organisations allemandes en
Afghanistan, ainsi que les mem-
bres de leur famille. Jusque-là,
aucun ressortissant afghan n’a pu
en bénéficier, la délivrance de vi-
sas et les vols étant suspendus.
sont atteintes (6 300 places), ils
sont envoyés sur la péninsule, où
des ONG leur procurent un
hébergement durant un mois. Le
gouvernement espagnol prévoit
d’ouvrir un total de 11 000 places
supplémentaires.
Devant le centre de migrants de
Las Canteras, installé dans une
ancienne caserne militaire à 15 ki-
lomètres au nord de Santa Cruz de
Tenerife, les Sénégalais Oussénou
Bouich, pêcheur, et Moussa
N’Diaye, soudeur, tous deux âgés
de 20 ans, et Daouda Gningue,
conducteur d’engin agricole, arri-
vés il y a moins d’une semaine
après avoir payé entre 400 000 et
450 000 francs CFA (environ
680 euros), attendent avec impa-
tience de gagner le continent et
de poursuivre leur route. Ils parta-
gent le même souhait de trouver
« du travail » et « une bonne vie » à
Madrid, Paris, Londres ou Berlin.
Plus que la crise politique qui se-
coue le Sénégal, ils disent fuir « la
misère » et « le manque d’espoir ».
« Habitants très empathiques »
Sur l’île d’El Hierro, seuls restent
les mineurs isolés, placés sous la
tutelle des régions. Ils sont ainsi
près de 260, actuellement, répar-
tis entre une résidence étudiante,
une ancienne garderie et d’autres
sites provisoires. « Les habitants
sont très empathiques mais nous
n’avons pas les moyens matériels
d’accueillir, de scolariser et d’inté-
grer socialement autant d’en-
fants. Si nous voulons le faire bien,
nos capacités ne nous permettent
pas de prendre en charge plus
d’une cinquantaine d’entre eux »,
estime le président socialiste du
cabildo, le gouvernement insu-
laire, Alpidio Armas.
Le ministre de l’intérieur espa-
gnol, Fernando Grande-Marlaska,
qui met la recrudescence des arri-
vées sur le compte de l’« instabilité
dans le Sahel », s’est rendu le 30 oc-
tobre à Dakar afin de renforcer les
mécanismes de lutte contre les ré-
seaux de trafic de migrants et ten-
ter de réactiver les vols de rapa-
triement, très impopulaires pour
les gouvernements africains. Au
contingent de 33 gardes civils et
de 5 policiers espagnols – dotés de
quatre embarcations, d’un héli-
coptère et de 13 véhicules tout-ter-
rain – qui collaborent avec les
autorités sénégalaises, s’est
ajouté, le 17 octobre, un avion de la
garde civile pour surveiller les cô-
tes sénégalaises et mauritanien-
nes. Sur l’île d’El Hierro, ces der-
niers jours, seul le mauvais temps
en mer a été capable de ralentir le
rythme des arrivées. p
sandrine morel
Berlin entend intégrer dans le
programme les personnes mena-
cées par les talibans, notamment
des femmes et des hommes mili-
tant pour les droits humains. De la
fin 2021 à janvier 2023, près de
24 000 Afghans sont déjà arrivés
en Allemagne dans le cadre d’un
précédent programme d’évacua-
tion. L’Allemagne comme les
Etats-Unis savent que la partie ne
sera pas aisée. Ne disposant
d’aucune représentation officielle
en Afghanistan, les deux pays ont
confié le traitement des dossiers
sur place et la gestion des départs
à des sociétés privées, qui opèrent
souvent dans de grands hôtels vi-
dés de leurs clients faute d’acti-
vité. C’est à elles que revient la tâ-
che de dialoguer, au quotidien,
avec des autorités talibanes sou-
vent susceptibles. p
jacques follorou
6 | planète 0123
DIMANCHE 5 - LUNDI 6 NOVEMBRE 2023

Une sécheresse historique fait reculer le lac Titicaca

Trois millions d’habitants dépendent de ce réservoir d’eau douce, qui s’est rétréci par endroits de 2 kilomètres

lac titicaca (bolivie, pérou) -

envoyée spéciale
Le déficit
hydrique

T
ous les jours, Marta
Quispe scrute le ciel. Elle
sent la pluie : « Elle s’ap-
proche, veut tomber, puis
repart, emportée par les nuages »,
déplore la femme, visage sombre
et ridé, vivant sur l’archipel des
Uros, côté péruvien du lac Titicaca,
dont les eaux sont partagées entre
le Pérou et la Bolivie. Autour d’elle,
l’immensité du lac aux allures de
mer intérieure : 950 kilomètres
cubes de réserves d’eau douce et
un vent soufflant en rafale sur un
ciel désespérément clair. Ce bleu
profond fait la beauté des paysa-
ges, et cause aujourd’hui le déses-
poir des trois millions d’habitants
vivant sur ses îles et son pourtour.
Le lac Titicaca, le plus haut lac
d’eau douce du monde, à
3 810 mètres d’altitude, aux
confins de l’Altiplano andin, est
confronté à l’une des pires séche-
resses depuis quatre-vingts ans.
Sur certains rivages, l’eau a reculé
jusqu’à 2 kilomètres, dévoilant
tantôt des bancs de sable blanc,
tantôt une terre craquelée qui,
aux abords des villes, apparaît
jonchée de déchets plastiques.
A cette époque de l’année, des
premières pluies sporadiques
auraient dû teinter de vert les
champs entourant le lac, avant
que la saison pluvieuse ne dé-
marre pour de bon en décembre,
et s’installe jusqu’en mars ou avril.
Mais en ce mois d’octobre, tout est
désespérément sec : les herbes
sont jaunies, les sols déshydratés
et les températures affichent des
records pour l’Altiplano andin.
« Nous sommes face à une situa-
tion exceptionnelle et entrons dans
a fait chuter
la production
de tubercules
de 50 %, et celle
de céréales
andines de 26 %
Maruja Mamani, femme svelte
et discrète dans une veste brodée
de fleurs, nous conduit avec sa bar-
que à moteur sur son île, où vivent
cinq familles. L’île est déserte à la
mi-journée ; seul son époux s’oc-
cupe de leurs deux enfants en bas
âge. « Nos îles ont besoin de beau-
coup d’entretien, expliquent les
jeunes époux. Tous les quinze jours
nous devons rajouter des roseaux
verts [les îles Uros flottent sur
3 mètres d’épaisseur de joncs] et
tous les trois mois, nous devons re-
faire entièrement nos maisons. »
Mais avec le manque de pluie, près
de 90 % des roseaux sont secs. Et
donc inutilisables. Les habitants
doivent s’enfoncer de plus en plus
loin dans les eaux du lac pour rap-
porter de la totora fraîche.
Le poisson se fait plus rare
Ces roseaux, dans lesquels Une éleveuse traversant une zone normalement recouverte par les eaux du Titicaca, le 14 octobre, au Pérou. PAUL GAMBIN POUR « LE MONDE »
oiseaux et poissons pondent
leurs œufs, sont tout aussi fonda-
mentaux pour l’écosystème : plus peau de feutre marron élimé, œil gèrement salée », concède Leo-
de 35 espèces en dépendent. Le rieur. Nous sommes des paysans, nardo Osco Cusija en pleins tra-
poisson est la base du régime ali- nous sommes habitués à vivre avec vaux d’irrigation. L’eau du lac
mentaire, en particulier le cara- Trinidad les aléas du climat, le lac monte « brûle » les semences. Et puis il
chi, une des espèces endémiques, Lac puis descend. Nous faisons face à faut investir, tout le monde n’en a
ou la truite, introduite au milieu Titicaca des inondations, puis à des séche- pas les moyens. « Une pompe
PÉROU
du XXe siècle. Mais le poisson se C resses. L’agriculture est ainsi, tou- coûte plus de 5 000 bolivianos
or
fait plus rare : le volume des cap- La Paz jours incertaine. » [735 euros] et nécessite de la
d

une période de sécheresse extrême tures s’est effondré de 90 % ces Océan Cette sécheresse est pourtant main-d’œuvre. Il faut au moins
il
lè

qui rappelle celle de 1943 », com- trente dernières années. On ne Pacifique « exceptionnelle », corrige Jhan trois personnes pour pomper l’eau,
BOLIVIE
re

mente, affable, Juan José Ocola, pêche plus que 200 tonnes par an. Carlo Espinoza, climatologue à plus le coût de l’essence. »
de

dans son bureau de La Paz, à une Une conséquence de la surpêche, Indice de stress fondé l’Institut de recherche pour le dé- L’eau est par endroits extrême-
s A

centaine de kilomètres au sud-est de la pression démographique, de sur l'évaporation* veloppement, à Lima. Pour la pre- ment polluée. La plupart des riviè-
du lac. Il est le directeur de l’auto- la pollution et, probablement, des Situation fin octobre mière fois, elle a démarré en de- res qui débouchent sur le lac sont
nd

rité binationale autonome du lac effets du changement climatique. Sécheresse Sucre hors d’une année « El Niño », le contaminées par les eaux usées
es

Titicaca, un organe de décision pi- Fin septembre, les quelque CHILI phénomène climatique plané- des riverains, des déchets solides,
loté par les deux pays andins. 1 500 habitants de ces îles ont réa- –3 –2 –1 0 1 2 3 taire cyclique, qui se traduit dans et parfois des métaux lourds issus
Cette année 1943, faute de précipi- lisé un ouvrage collectif titanes- les Andes par un déficit de pluies de l’activité minière. « Le lac Titi-
tations, le lac avait atteint son ni- que. Ils ont creusé un canal de * Il décrit les anomalies de l'évaporation
200 km et qui, selon les organismes mé- caca reçoit 400 000 tonnes de
veau le plus bas : moins 2,5 mètres leurs propres mains, reliant à l’em- de l'eau des sols et de la transpiration téorologiques, est en voie de for- poubelles par an, sans traite-
des végétaux. Les zones en jaune Source : NASA
de hauteur. « Des milliers de per- barcadère, un des seuls points souffrent de stress hydrique Infographie Le Monde mation en cette fin d’année 2023. ment », s’indigne Juan Ocola, des
sonnes avaient alors été contrain- d’accès à la terre ferme, qui n’était « Lors de la dernière saison des autorités binationales. Les rares
tes d’émigrer » vers les villes, expli- plus accessible en raison de la pluies [de décembre 2022 à usines de traitement des eaux
que-t-il, la production agricole baisse du niveau d’eau. Des dizai- mars 2023], le niveau du lac n’est n’ont pas la capacité adéquate.
s’étant écroulée. Le lac, et son ré- nes de barques s’étaient échouées. tale du Titicaca, l’eau s’est retirée ment : « Certains meurent et les éle- pas monté, ce qui est un marqueur
seau de rivières qui l’alimentent, Femmes et hommes ont plongé de plusieurs centaines de mètres. veurs sont contraints de vendre leur du déficit pluviométrique », expli- « Pas de politique de prévention »
avait perdu son pouvoir de garant jusqu’au cou pour extraire de la Là encore, les pluies sont absentes bétail », ajoute Nancy Ballon. que le chercheur. La cause ? Elle Ces données effrayantes ne sem-
de la sécurité alimentaire et hydri- boue, du sable, et tenter de repous- et les réservoirs se vident. Nancy Dans le champ d’en face, Wilmar serait à chercher du côté de la dé- blent pas faire réagir les gou-
que de la région. Nous n’en som- ser la nature. « Nous avons fait ce Ballon, agricultrice, est assise sur et Merry Flores, un homme d’une forestation de l’autre côté de la vernements concernés. « Les élites
mes pas là. Mais les conséquences que nous avons pu », souffle Ma- un muret en pierre devant une trentaine d’années et sa mère, ton- cordillère, en Amazonie péru- – comme la population – man-
se font sentir pour les habitants ruja, tandis qu’elle slalome entre modeste source d’eau : un simple dent leurs moutons « pour qu’ils vienne et surtout brésilienne, se- quent de conscience et de sensibi-
qui vivent de l’élevage – 10 mil- les totoras pour chercher les quel- robinet alimenté par la municipa- ne tombent pas malades », un ris- lon les premiers résultats de lité sur ces thèmes. Les gouverne-
lions de têtes de bétail et d’alpagas ques touristes de la journée, lité et dont l’usage est rationné. que selon eux dû aux températu- l’équipe de recherche. ments [bolivien et péruvien] n’ont
à nourrir –, d’une agriculture vi- moins nombreux depuis l’épidé- Les vannes sont ouvertes une fois res anormalement élevées. Ici, « Dans l’Altiplano andin et sur lac pas de politique de prévention »,
vrière, et du tourisme. mie de Covid-19 et la violente crise tous les cinq jours. Elle s’en sert leurs animaux ont de quoi boire, Titicaca, la principale source d’hu- fustige Juan Ocola qui entend se
Sur les îles Uros, un ensemble politique de fin 2022. Les barques pour boire et cuisiner, mais il ne les sols sont encore humides, infil- midité provient de l’Atlantique, tourner vers la coopération inter-
constitué d’une centaine de micro- circulent à nouveau mais à chaque reste rien pour les cultures. trés par de petits ruisseaux. Ils grâce à l’évaporation de l’Amazo- nationale pour chercher les
îles de roseaux flottantes, et habi- jour sans pluie, le niveau du lac viennent de planter des pommes nie, la plus grande forêt tropicale 600 millions de dollars (560 mil-
tées par des ethnies du même baisse. Et bientôt, les habitants de- « Habitués aux aléas » de terre en espérant qu’il pleuve du monde. Or la déforestation a lions d’euros) dont il assure avoir
nom – les plus anciens habitants vront recommencer. Les autorités calculent que le défi- les prochains jours. Sinon tout pour effet de modifier la circula- besoin pour mettre en place un
du lac –, ainsi que par des popula- Sur la terre ferme, les habitants cit hydrique a fait chuter la produc- sera perdu. Ils ne se laissent pas dé- tion atmosphérique ; elle produit programme de traitement des
tions aymara, l’inquiétude est pal- dépendent aussi du lac. Ils y font tion de tubercules dans la région courager pour autant. De mé- des épisodes de sécheresse plus im- eaux et pour renforcer la gestion
pable. Elles sont parmi les plus af- boire leurs animaux et irriguent de 50 %, et celle de céréales andi- moire d’homme, « une telle séche- portants dans l’Altiplano. Nous es- environnementale des municipa-
fectées par le déficit de pluies ; leur parfois leurs champs. Dans la baie nes (quinoa, kiwicha…) de 26 %. Les resse est déjà arrivée par le passé, timons qu’elle entraîne une baisse lités. « On attend l’urgence, d’être
mode de vie dépend du lac. de Chucuito, sur la rive occiden- animaux souffrent particulière- affirme Wilmar, optimiste, cha- des précipitations de 10 % à 30 % », asséchés, gelés, de s’inonder, ou de
indique M. Espinosa, qui rappelle brûler pour réagir, alors que ce
que sous la présidence brési- sont des événements prévisibles. »
En Bolivie, de gigantesques feux de forêt enfin maîtrisés lienne de Jair Bolsonaro (2019-
2022), la déforestation a explosé.
En Bolivie, une alerte sécheresse
a été déclarée dans plusieurs pro-
Sur les hauts plateaux andins, vinces du pays. Mi-octobre, le
pendant une semaine, fin octobre, les (centre). Lundi 30 octobre, les écoles ont pu qui frappe le pays andin, sont déclenchés les paysans se tournent vers les gouvernement a débloqué une
habitants de plusieurs villes de Bolivie, rouvrir leurs portes, mais la qualité de l’air chaque année à la fin de la saison sèche par savoirs ancestraux. « Les anciens aide exceptionnelle de 17 millions
dont La Paz, la capitale, ont été plongés dans plusieurs grandes villes restait forte- les agriculteurs pratiquant la technique tra- nous racontaient qu’ils ont sur- de dollars et certaines commu-
dans un épais nuage de fumée noire et un ment dégradée. ditionnelle du « chaqueo » (le brûlis) visant vécu en choyant leurs réserves. nes ont commencé à distribuer
air irrespirable, provoqués par de gigantes- à préparer les terres avant les semis. Son in- Nous faisons pareil à notre tour, de l’eau potable. Mais les commu-
ques feux de forêt. Le 23 octobre, le service Des records de déforestation terdiction avait pourtant été décrétée, dès déclare fièrement Wilmar Flores. nautés paysannes se préparent à
national de météorologie et d’hydrologie Le bilan du désastre est encore partiel. Il n’y le 1er août, dans la région de Santa Cruz, la Les grains andins et la pomme de un désastre. Certains plaident
dénombrait plus de 3 070 foyers à travers le a pas de victimes humaines à déplorer, première ville du pays avec 2,2 millions terre se conservent plusieurs mois, pour le financement de la cons-
pays, et une quinzaine d’incendies actifs de mais des centaines d’animaux ont été tués, d’habitants, et moteur économique. Dans et le chuño [la pomme de terre truction d’immenses réservoirs
grande magnitude. Lundi 30 octobre, le vi- parmi lesquels des singes, des tatous et des cette capitale de l’agronégoce, les feux sont déshydratée] jusqu’à quinze ans. Si pour « récolter la pluie », lors de la
ce-ministre de la défense civile bolivien, tortues. Des milliers d’hectares de forêts et généralement déclenchés pour repousser nous n’arrivons pas à produire, prochaine saison.
Juan Carlos Calvimontes, annonçait que d’arbres endémiques ainsi que des cultures la frontière agricole et gagner de nouveaux nous ne vendons pas, nous gar- A Perka, côté péruvien, les popu-
les incendies étaient maîtrisés. sont partis en fumée, les feux ravageant terrains sur la forêt. La Bolivie est le troi- dons tout pour nous. » La sécurité lations aymara ont fait venir un
La forte pollution de l’air avait poussé les aussi des aires naturelles protégées. Selon le sième pays au monde, selon Global Forest alimentaire semble assurée. Du chaman. Elles ont fait une of-
autorités à fermer les écoles publiques et ministère de l’environnement, environ Watch, au plus haut niveau de perte de forêt moins pour l’instant. frande, un pago au lac, pour s’assu-
privées, du mercredi 25 au vendredi 27 oc- 2 millions d’hectares de forêts et de pâtura- primaire, et détient des records de défo- Côté bolivien, faute de pluie, cer- rer de la clémence des divinités. Le
tobre, dans quatre des neuf départements ges ont brûlé depuis janvier. restation, en particulier en Amazonie, qui tains riverains se servent du lac chaman est reparti. La pluie, capri-
boliviens – le Beni (centre-nord), Santa Les feux de forêt, devenus hors de con- recouvre 40 % de son territoire. p pour irriguer leurs plantations. cieuse, n’est pas encore venue. p
Cruz (est), La Paz (ouest) et Cochabamba trôle par les vents violents et la sécheresse am. ch. (cuzco, pérou, correspondance) « Ce n’est pas l’idéal car elle est lé- amanda chaparro
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FRANCE
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DIMANCHE 5 - LUNDI 6 NOVEMBRE 2023

Le jeu d’équilibriste d’Emmanuel Macron

Le chef de l’Etat, présent sur le front des intempéries, doit surtout gérer les conséquences du conflit en Israël

U
n président dans la
tourmente. Tout juste
de retour d’Ouzbékis-
tan, vendredi 3 no-
vembre, Emmanuel Macron s’est
rendu dans le Finistère, durement
touché par la tempête Ciaran, no-
tamment sur les réseaux de trans-
port et d’électricité. « On a un com-
bat, qui est de rétablir au plus vite la
vie normale », a-t-il déclaré à Plou-
gastel-Daoulas, promettant l’état
de catastrophe naturelle « partout
où on pourra le faire ». Alors que
deux personnes ont perdu la vie
en France, il a aussi salué l’organi-
sation des secours, qui « a permis
de sauver beaucoup de vies ».
Emmanuel Macron a profité
des micros tendus lors de ce dé-
placement pour annoncer la te-
nue d’une « conférence humani-
taire » le 9 novembre, dans le
cadre du Forum de Paris sur la
paix. Les pays de l’Union euro-
péenne y seront invités, mais
aussi ceux du Proche-Orient, le
G20, plusieurs agences onusien-
nes et de grandes ONG. « L’idée est
de faire le tour des grands dona-
teurs et d’accélérer l’aide à Gaza »,
affirme le Quai d’Orsay. L’Elysée
précise qu’il s’agira d’une réu-
nion « opérationnelle » avec les
principaux bailleurs.
Dans un pays où cohabitent de
nombreux musulmans et la pre-
mière communauté juive d’Eu-
rope, les massacres du 7 octobre
commis par le Hamas en Israël et
la riposte de l’Etat hébreu ont ré-
veillé la crainte de répercussions
dramatiques. « Depuis quelques
années déjà, les Français considè- Emmanuel Macron, en visite à Plougastel-Daoulas (Finistère), après le passage de la tempête Ciaran, le 3 novembre. POOL/VIA REUTERS
rent, beaucoup plus qu’aupara-
vant, que l’international, ça les
concerne, observe Frédéric Dabi, qu’il s’efforce d’éviter le massacre dirigeants occidentaux, a été Denis (Seine-Saint-Denis) du l’intérieur a envoyé des signaux à
directeur général de l’institut de des populations civiles dans la
N’avoir fâché ni beaucoup souligné. Il s’agissait, 30 octobre au 17 novembre. La l’électorat droitier, notamment
sondage IFOP. Mais, depuis l’atta- bande de Gaza. la communauté dans un tel moment, d’éviter première ministre, Elisabeth en accusant le footballeur Karim
que du Hamas, le niveau d’inquié- « Ce n’est pas du Churchill, ob- l’emballement. Le souvenir du Borne, a déroulé en revanche son Benzema de tweeter « de façon
tude est spectaculaire. » L’assassi- serve l’ancien député socialiste
musulmane ni 6 août 2020, qui a vu Emmanuel programme, enchaînant les re- sélective » sur le conflit. Celui de
nat du professeur de lettres Do- Gilles Savary, mais une prise de po- la communauté Macron se précipiter à Beyrouth cours à l’article 49.3 de la Consti- l’éducation a marqué des points
minique Bernard, le 13 octobre à sition très tranchée en faveur d’Is- après une double explosion acci- tution, à la tribune de l’Assem- dans l’opinion en promettant de
Arras, par un jeune djihadiste raël aurait risqué de mettre le feu
juive est dentelle sur le port deux jours blée nationale, pour faire adop- « sortir » les élèves radicalisés des
aurait pu être « l’allumette sur un aux poudres du côté musulman. considéré plus tôt, pour apporter l’aide de la ter des textes budgétaires sans établissements scolaires.
baril de poudre », note le sondeur. Entre le risque du chaos intérieur et France mais aussi appeler les diri- vote, dans une atmosphère pe- Alors que tous deux ont en tête
celui de la troisième guerre mon-
comme une geants libanais à un « change- sante et dans l’indifférence géné- la prochaine élection présiden-
« Ce n’est pas du Churchill » diale, Macron chemine sur les lisiè- petite victoire ment profond », a incité à la rete- rale. Non sans manifester des si- tielle – Gabriel Attal sera diman-
Prudent dans ce moment « apo- res. » N’avoir fâché, un mois après nue. Les efforts diplomatiques ré- gnes de fatigue face aux débats che soir l’invité de l’émission
calyptique », selon le mot de l’un le début du conflit, ni la commu- pétés et vains du président fran- tendus avec la partie gauche de « Sept à huit » sur TF1 –, Emma-
de ses anciens conseillers, Em- nauté musulmane ni la commu- après les attentats du 11-Septem- çais après l’invasion de l’Ukraine l’Hémicycle. « A l’œil nu, on ne nuel Macron a, pour la première
manuel Macron s’en est tenu aux nauté juive est considéré comme bre, avait survolé les tours fuman- par la Russie au printemps 2022 voit pas la différence entre un 49.3 fois, évoqué publiquement, jeudi,
figures imposées. Dans un pre- une petite victoire dans l’entou- tes du World Trade Center à New ont également servi de leçon. « Il et l’enfer », avait théorisé son l’après-2027, confiant aux étu-
mier temps, le 12 octobre, une al- rage politique d’Emmanuel Ma- York. « La symbolique du geste est n’y a pas eu, cette fois, d’hystérisa- ex-directeur de cabinet Aurélien diants kazakhs de l’université
locution télévisée pour deman- cron, malgré la recrudescence in- importante : avec ce déplacement, tion », souffle un fidèle. Rousseau, aujourd’hui ministre d’Astana qu’il ferait probable-
der aux Français de ne pas se divi- quiétante des actes antisémites. Emmanuel Macron incarne une de la santé. ment « quelque chose de complè-
ser. Dans un second temps, une En se rendant en Israël, le 24 oc- sorte de continuité avec ses prédé- Exécutif désarticulé De leur côté, Gérald Darmanin tement différent » de la politique
visite en Israël, puis en Jordanie tobre, le président de la Républi- cesseurs et canalise l’émotion po- Subissant les événements depuis et Gabriel Attal, chacun dans son après l’Elysée. Au risque de stimu-
et en Egypte, moins pour peser que a mis ses pas dans ceux de pulaire », juge Frédéric Dabi. le 7 octobre, le chef de l’Etat a registre, continuent de jouer leur ler la concurrence entre les pré-
sur le plan diplomatique dans la François Mitterrand, qui, en pleine Le caractère tardif de ce voyage, bousculé son programme afin de propre partition depuis le début tendants à sa succession, dans un
région que pour envoyer un mes- guerre de Bosnie, en juin 1992, intervenu plus de deux semaines rester en première ligne, repous- du conflit entre Israël et le Hamas, moment difficile pour la commu-
sage intérieur : montrer qu’il s’était rendu à Sarajevo. Et de Jac- après l’attaque du Hamas, et sant notamment la deuxième donnant le sentiment d’un exé- nauté nationale. p
s’occupe des otages français et ques Chirac, qui, une semaine après le passage des principaux session des Rencontres de Saint- cutif désarticulé. Le ministre de nathalie segaunes

En Guadeloupe, la question de la potabilité de l’eau loin d’être réglée

Le passage de l’ouragan Tammy, le 21 octobre, a encore une fois montré la fragilité du réseau, qui enchaîne les alertes à la non-conformité

pointe-à-pitre - correspondance Et c’est bien cette recomman- plus que méprisants pour nos ries coliformes (E. Coli). Dans l’ar- vraiment de dégradation de la cessives et donc un risque accru
dation, martelée par le ministre populations », pour le député Elie chipel, nombreuses sont les fa- qualité de l’eau. Mieux, indique- de mauvaise qualité de l’eau.

I l aura fallu plus d’une se-

maine après le passage de
l’ouragan Tammy, le 21 octo-
bre, pour que l’eau puisse être à
nouveau consommée partout.
délégué aux outre-mer, Philippe
Vigier, lors de sa venue sur le ter-
ritoire, lundi 23 octobre, qui a fait
monter la tension d’un cran.
« Faites chauffer l’eau et mettez-la
Califer (PS).

Les choses étaient pourtant anti-
cipées : le phénomène météo
n’était pas encore en vue des cô-
tes de l’archipel que le syndicat
mixte de gestion de l’eau et de
l’assainissement de la Guade-
loupe (SMGEAG) recommandait
d’éviter de consommer l’eau pen-
dant et après les intempéries. Au
même moment, l’agence régio-
nale de santé (ARS) préconisait la
marche à suivre en cas de « colo-
ration » de l’eau ou « en cas de
doute » : faire bouillir l’eau cinq
minutes avant de la consommer.
au frigo », a-t-il conseillé sur le
plateau de la chaîne locale Gua-
deloupe la 1re, déclenchant, sur
place, des réactions ironiques
des habitants de l’île mais aussi
l’ire des élus locaux, notamment
les parlementaires. « Conseils
condescendants et déconnectés »,
pour le député Christian Baptiste
(Parti socialiste, PS), « une in-
sulte » pour le député Olivier
Serva (Libertés, indépendants,
outre-mer et territoires) et des
propos « classables dans le
champ lexical de l’ignominie (…)
Turbidité et bactéries
Car, en Guadeloupe, la question
de la potabilité de l’eau est récur-
rente, chronique même, et la plu-
part du temps, les intempéries
n’y sont pour rien. En reprenant
les communiqués de l’instance
chargée de gérer l’eau sur place,
on peut compter, de juillet à fin
octobre, dix alertes à la non-con-
formité de l’eau pour la consom-
mation humaine, et donc autant
d’interdictions ou de restriction
de consommation, durant par-
fois plusieurs semaines. Trop
d’aluminium, manque de chlora-
tion, turbidité en raison d’intem-
péries ou pire, présence de bacté-
milles qui ont arrêté de boire
l’eau du robinet, préférant ache-
ter des dizaines de packs d’eau,
de toute façon nécessaires pour
pallier les coupures. « Il est diffi-
cile de faire confiance à l’eau du
robinet, car sa potabilité peut
changer du jour au lendemain »,
explique Sabrina Cajoly, mili-
tante pour la défense du droit à
l’accès à l’eau sur l’archipel, qui
est allée porter la voix des usa-
gers devant l’Organisation des
Nations Unies (ONU), laquelle a
exhorté déjà plusieurs fois la
France à régler la question de
l’eau en Guadeloupe.
Pourtant, les autorités font état
d’une qualité de l’eau plutôt
bonne. A l’ARS, on n’observe pas
t-on dans ces services régionaux,
« sur certains paramètres, les
résultats sont meilleurs sur les
trois dernières années ».
Un plan à 320 millions d’euros
Et puis il y a la chlordécone, pesti-
cide épandu jusqu’en 1993, soup-
çonné d’avoir de nombreux effets
sur la santé : 2023 est la première
année où aucune non-confor-
mité au chlordécone n’a été ob-
servée dans le cadre du contrôle
sanitaire, indique l’ARS. La pré-
sence de cette molécule est même
une des causes d’un contrôle
sanitaire trois fois plus fréquent
que dans l’Hexagone, renforcé
aussi par le manque de gestion
durant des années des régies suc-
Dans l’archipel, on s’interroge
aussi sur les délais entre les pré-
lèvements et les communica-
tions autour de la non-potabilité,
qui sont parfois de quelques
jours. Des délais d’analyse in-
compressibles, selon le labo-
ratoire du groupe Carso qui a ob-
tenu le marché en juin 2021.
Un plan de 320 millions d’euros
sur quatre ans vient d’être
officialisé, mais, en attendant
son exécution, les Guadelou-
péens continuent de déployer
des systèmes de filtration indivi-
duels, d’acheter des packs d’eau,
ou de faire bouillir une eau du
robinet en laquelle ils n’ont pas
vraiment confiance. p
amandine ascensio
8 | france
Avant son procès, Dupond-Moretti défend sa «place»
Le garde des sceaux comparaît devant la CJR à partir de lundi. Il justifie son choix de rester au gouvernement
E
ric Dupond-Moretti al-
lume une cigarette dans
son bureau, place Ven-
dôme. « Voilà », lance-t-il
au Monde en cette fin octobre
comme il dirait « enfin ». Lundi
6 novembre s’ouvre le procès où il
doit comparaître devant la Cour
de justice de la République (CJR)
pour « prise illégale d’intérêts ».
Une première pour un ministre
en exercice. L’événement s’étirera
jusqu’au 17 novembre. « J’ai hâte »,
lâche-t-il, bravache, laissant pen-
ser que l’exercice relèverait de la
routine pour « l’ogre des assises ».
Son petit chien Jean-Claude tenu
à distance, le garde des sceaux
ébauche, devant nous, sa plaidoi-
rie, entrecoupée de rires à gorge
déployée. Il grogne, vitupère, griffe
ses adversaires, grillant les cigaret-
tes les unes après les autres à
l’heure du petit-déjeuner. L’artiste,
le même qui brûlait les planches
du Théâtre de la Madeleine avant
de rejoindre le gouvernement en
juillet 2020, s’apprête à faire son
entrée en scène. Tonitruante. L’af-
faire qui pourrait mettre fin à sa
carrière ministérielle ? « Des actes
AD-MI-NIS-TRA-TIFS », balaie-t-il.
De la paperasserie, en somme.
« On ne me reproche pas d’avoir
tapé dans la caisse ! », minore-t-il.
L’ancien avocat est suspecté
d’avoir réglé ses comptes avec des
magistrats en profitant de sa fonc-
tion de ministre. L’hostilité qu’il
nourrit avec la profession est no-
toire. Et réciproque. Dans le détail,
un premier dossier concerne l’en-
quête administrative ordonnée
en septembre 2020 contre trois
magistrats du Parquet national fi-
nancier, dont l’actuel ministre dé-
nonçait les méthodes de « bar-
bouzes ». Eric Dupond-Moretti
avait déposé plainte, en juin 2020,
pour « violation de l’intimité de la
vie privée et du secret des corres-
pondances », après l’enquête pré-
liminaire ouverte pour recher-
cher la taupe qui aurait informé
Nicolas Sarkozy ou son avocat
Thierry Herzog de leur mise sur
écoute. Les trois magistrats ont
été blanchis de ces accusations.
Apparente décontraction
Le second dossier est lié à Edouard
Levrault, président de chambre
correctionnelle à Nice, ancienne-
ment détaché à Monaco comme
juge d’instruction. Sèchement
écarté du Rocher à l’été 2019, le
juge avait, sur France 3 en
juin 2020, relié son éviction à l’ins-
truction qu’il menait autour du
scandale Rybolovlev-Bouvier, une
affaire d’escroquerie autour de la
vente de tableaux. Il évoquait le
cas du patron de la police judiciaire
qu’il avait mis en examen. Avocat
de ce dernier, Eric Dupond-Moretti
avait annoncé le dépôt d’une
plainte au nom de son client pour
« violation du secret de l’instruc-
tion » contre Edouard Levrault et
ses pratiques de « cow-boy ». La
principauté de Monaco avait dé-
noncé auprès de Nicole Belloubet,
alors ministre de la justice, une
telle violation. l’ex-juge d’instruc-
DROIT DE RÉPONSE
Après la publication de l’article
« Montmartre perd la boule » dans
notre édition du 14 septembre,
nous avons reçu, au titre du droit
de réponse, le courrier suivant de
la société Fremosc et de son direc-
teur général, Oscar Comtet.
« Ainsi que cela ressort du dos-
sier de 200 pages du projet “Jar-
din Junot”, le projet proposé par
la société Fremosc, et approuvé
par la Ville de Paris au terme
d’un dialogue compétitif dans le
cadre duquel cinq dossiers ont
été déposés, porte sur un espace
de 784 m2 (et non 1 800 m2) ; les
tion avait refusé de s’expliquer.
Eric Dupond-Moretti, ministre
depuis le 6 juillet 2020, saisit l’ins-
pection le 30 juillet. Le Conseil
supérieur de la magistrature a
jugé, en 2022, qu’Edouard Levrault
n’avait commis aucune faute
disciplinaire.
Historique, ce procès se joue au
même moment que celui qui vise,
pour des faits de nature différente,
François Bayrou : lui est accusé
d’avoir utilisé des crédits euro-
péens pour rémunérer des salariés
de son parti. Avant de s’expliquer
devant le tribunal, le patron du
MoDem raconte qu’il se prépare
comme « un grand sportif ».
Eric Dupond-Moretti, lui, « ne s’est
pas mis à manger du quinoa », rica-
ne-t-on au ministère. « Regardez-
moi ! Je ne suis pas François Bayrou.
Ne me comparez pas avec quel-
qu’un qui n’est pas moi ! », tonne
« l’ogre », agacé qu’on puisse con-
fondre les deux hommes et les
deux procédures. En 2017, lors du
déclenchement de l’enquête,
l’éphémère ministre de la justice
avait démissionné pour « ne pas
exposer » le gouvernement. « Moi,
je n’ai jamais envisagé de partir »,
insiste Eric Dupond-Moretti.
Dans son agenda, aucune plage
n’est réservée à des « réflexions in-
trospectives », dit-il. Le garde des
sceaux est « confiant », « serein ». Il
« travaille ». Preuve de son appa-
rente décontraction, il fait rire ses
collègues. Mi-octobre, en réunion
ministérielle, il moque, devant les
intéressés, ce qu’il nomme « le
concours de quéquettes » auquel
s’adonnent Gabriel Attal, ministre
de l’éducation, et Gérald Darma-
nin, ministre de l’intérieur.
Feignant la nonchalance, Eric
Dupond-Moretti dit ignorer,
quinze jours avant l’échéance, la
façon dont il jonglera entre sa dé-
fense et ses fonctions de ministre.
Doit-il se mettre en retrait ? Ba-
tailler le matin dans l’Hémicycle
avec des parlementaires qui se-
ront ses juges à la CJR l’après-midi ?
Avec la première ministre, Elisa-
beth Borne, « nous allons trouver
l’organisation qui va bien », évacue-
t-il, comme s’il ne s’agissait que de
rendez-vous à caler dans un
agenda surchargé.
L’anxiété du garde des sceaux est
pourtant là. Prête à surgir dès
qu’on effleure l’hypothèse de sa
culpabilité. Dans l’avion qui l’em-
mène, lundi 9 octobre à Ham-
bourg, pour accompagner, avec
d’autres ministres, le chef de l’Etat,
il fulmine. La veille, dans un entre-
tien à BFM-TV, Elisabeth Borne a
laissé dire que le ministre devra
quitter son gouvernement s’il était
condamné par la CJR. « Il y a une rè-
gle claire », a-t-elle rappelé. « Je tiens
à ma présomption d’innocence »,
enrage l’intéressé dans l’Airbus,
d’une voix faite pour résonner jus-
qu’aux oreilles présidentielles.
« Sans forfanterie, sans faire du
“culturisme judiciaire”, je n’envi-
sage pas d’être condamné », gron-
de-t-il depuis son bureau de la
chancellerie, refusant de com-
menter l’épisode. En mars, il était
boulistes y sont intégrés puis-
que six terrains de pétanque
seront mis en place dont deux
terrains de 15 mètres de long
homologués pour la compéti-
tion (et non pas zéro). Le projet
en question permet la préserva-
tion du maquis de Montmartre
puisqu’il se concentre
justement sur l’entretien des
jardins et le maintien de la bio-
diversité, en cohérence avec la
formation de paysagiste d’Oscar
Comtet.
Oscar Comtet n’a jamais évoqué
“180 privatisations par an” de
l’établissement l’Hôtel particu-
Eric Dupond-Moretti, le ministre de la justice, à la Sorbonne, lors des annonces du gouvernement
pour répondre aux violences urbaines, le 26 octobre. JULIEN MUGUET POUR « LE MONDE »
entré dans une colère noire, au
point de faire deux bras d’hon-
neur dans l’Hémicycle après
qu’Olivier Marleix, le président
du groupe Les Républicains à l’As-
semblée, avait osé rappeler sa
mise en examen.
Le goût du pouvoir
L’enfant de Maubeuge (Nord) a
pris goût à l’exercice du pouvoir.
Emmanuel Macron cherchait son
Badinter quand le nom de l’avo-
cat, apprécié de Brigitte Macron,
lui est suggéré par le « conseiller
mémoire » de l’Elysée, Bruno Ro-
ger-Petit, et la plume du chef de
l’Etat, Jonathan Guémas. Le fils
unique d’une femme de ménage
italienne garde cette rage de
monter toujours plus haut. Et,
surtout, de ne jamais redescen-
dre. « Je suis à ma place, place
Vendôme », clame-t-il, sous les do-
rures de son ministère.
lier Montmartre, chiffre qui fe-
rait craindre des troubles pour le
voisinage. Il a, au contraire, im-
médiatement réfuté cette affir-
mation et s’est fait confirmer par
la réceptionniste de l’établisse-
ment que ce nombre d’évène-
ments était d’une quarantaine
par an (42 en 2023), dont de
nombreuses journées d’étude, et
la mise à disposition gratuite du
lieu pour des œuvres caritatives.
Oscar Comtet entend rappeler
que l’amortissement de cet in-
vestissement ne s’effectuera pas
sur trois ans, mais sur la durée
de la convention d’occupation,
En avril 2022, après la réélection
d’Emmanuel Macron, il se bat
pour ne pas quitter les lieux et
conserve dans son bureau la
photo le montrant enlacé au chef
de l’Etat le soir de la victoire célé-
brée au Champ-de-Mars. Le prési-
dent de la République consent à
garder auprès de lui le sexagé-
naire en dépit du procès qui s’an-
nonce. S’en défaire aurait, selon
l’entourage présidentiel, les allu-
res d’un aveu de faiblesse.
Alors, quand Eric Dupond-Mo-
retti entend « les mecs de la télé
dire : “Dupond : il part” », il jubile.
Ce qui est reproché au garde des
sceaux ne « relève pas de la mo-
rale ou autre », justifie, en octo-
bre 2022, Emmanuel Macron, qui
conservera ce ministre issu de la
société civile après le remanie-
ment de juillet. « Ce qui compte
pour moi, c’est d’y être », avoue le
garde des sceaux, qui nie « qué-
c’est-à-dire douze ans. Son sou-
hait est de transformer cet es-
pace “ en plus beau jardin de Pa-
ris” sous trois ans. Il a
également précisé et réaffirmé à
de très nombreuses reprises – ce
qui n’apparaît pas dans l’article
– que le projet, dans sa nature
même, n’a aucune vocation
commerciale. La vocation de cet
espace sera exclusivement envi-
ronnementale, pédagogique, et
à destination de tous les publics.
L’article affirme enfin que la so-
ciété Fremosc aurait reproduit à
tort le logo de la société natio-
nale de protection de la nature
mander » un quelconque soutien
du locataire de l’Elysée. « Il a la
puissance qu’on trouvait chez
Philippe Seguin », salue le ques-
teur de l’Assemblée nationale,
Eric Woerth.
Mais le grand œuvre qu’Eric Du-
pond-Moretti imagine accomplir
à son ministère est entravé par
les relations ombrageuses que
l’ex-avocat noue avec la magistra-
ture. D’entrée, son arrivée place
Vendôme a dérangé. C’est « une
déclaration de guerre », se scan-
dalise Céline Parisot, alors prési-
dente de l’Union syndicale des
magistrats (majoritaire). Trois
ans plus tard, la situation reste
« pas simple », euphémise Ludo-
vic Friat, nouveau patron de l’or-
ganisation syndicale. « On ne
peut pas nier son bilan en termes
de moyens. Mais je ne sais pas ce
qui relève du pouvoir de persua-
sion du garde des sceaux et ce qui
(SNPN) dans sa note d’intention,
mais omet d’indiquer que ces lo-
gos figurent uniquement sur le
rapport de proposition techni-
que établi par la SNPN à l’inten-
tion de la société Fremosc qui n’a
pu à ce stade y donner suite,
compte tenu de l’impossibilité
d’accéder au terrain occupé par
l’association CLAP.
Il en est de même pour la men-
tion de Nicolas Gilsoul, qui est
crédité dans le dossier comme
auteur des esquisses du projet, et
il n’est jamais prétendu qu’il se-
rait associé de la société Fremosc
ou du projet. L’ensemble de ces
0123
DIMANCHE 5 - LUNDI 6 NOVEMBRE 2023
« Sans faire
du “culturisme
judiciaire”,
je n’envisage
pas d’être
condamné »
éric DuponD-Moretti
ministre de la justice
relève de la volonté du président
de la République », soupèse-t-il.
« Tout n’était pas pour nous dé-
plaire dans sa nomination. C’est
un avocat pénaliste, qui dénonce
les mêmes choses que nous »,
confesse Kim Reuflet, la prési-
dente du Syndicat de la magistra-
ture (gauche). Mais les relations
se tendent quand le ministre re-
fuse de pointer les conflits d’inté-
rêts dont s’inquiètent les syndi-
cats. « Eric Dupond-Moretti a déve-
loppé une détestation croissante
au fil de nos actions et de nos pri-
ses de parole, pour dire que nous
incarnons une mauvaise magis-
trature », déplore Kim Reuflet.
« Un affectif »
A l’évocation de ses difficultés re-
lationnelles avec ceux que Nicolas
Sarkozy appelait les « petits pois »,
Eric Dupond-Moretti riposte d’un
« hep, hep, hep ! ». La mésentente,
précise-t-il, ne concerne pas les
magistrats, mais « des représen-
tants syndicaux ». « Contrairement
aux affirmations de certains hié-
rarques de la magistrature, Eric
Dupond-Moretti aime profondé-
ment tous ceux qui œuvrent dans
la justice. C’est un affectif, un “hon-
nête homme” selon la définition du
XVIIe siècle », défend l’ancien pré-
sident de l’Assemblée nationale
Richard Ferrand, longtemps tour-
menté par l’affaire des Mutuelles
de Bretagne, avant que les faits ne
soient prescrits par la Cour de cas-
sation, en 2022.
L’audience devant la CJR,
composée de trois juges profes-
sionnels et de douze parlementai-
res – où l’opposition est majori-
taire – envenimera le rapport
compliqué du ministre avec la
magistrature. Il devra se défendre
face aux syndicats de la profes-
sion, tandis que l’ancien procu-
reur près la Cour de cassation,
François Molins, très apprécié de
ses anciens collègues, est appelé à
témoigner. Pour la première fois,
le prévenu sera aussi le supérieur
hiérarchique du parquet qui doit
requérir contre lui… Du jamais-vu.
Coupable ou non, Eric Dupond-
Moretti ne sortira pas indemne
de l’épreuve. Mais le sexagénaire
philosophe et rappelle le premier
entretien qu’il a eu, en tant que
ministre, avec son illustre prédé-
cesseur, Robert Badinter. « Le
cœur se bronze ou se brise », lui
avait glissé l’artisan de l’abolition
de la peine de mort. « Le mien ne
s’est pas encore brisé », soupire le
garde des sceaux. p
claire gatinois et abel mestre
éléments sont accessibles, véri-
fiables et publics.
Enfin, l’article évoque sur un ton
sarcastique les menaces et les
pressions dont les équipes de
l’Hôtel Particulier Montmartre
ont fait l’objet depuis que le pro-
jet porté par la société Fremosc a
été retenu (celui du CLAP n’a ob-
tenu que la troisième position
parmi les cinq candidatures). Ces
menaces, totalement inaccepta-
bles, sont pourtant bien réelles,
en témoignent les vidéos, les
photographies et les copies de
dépôt de plainte mises à disposi-
tion de la journaliste. »
0123
DIMANCHE 5 - LUNDI 6 NOVEMBRE 2023 france | 9

Deux étudiants
RAC I S ME
s’envoler pour un voyage d’études Aujourd’hui, je peux le dire… – sa La Grande Mosquée
de neuf mois en Egypte. De retour
« Mon idée, c’était voix tremble – je suis homosexuel. de Paris dénonce
dans le Nord, Rémi rumine. Pour que Clément Mais ma mère ne le sait pas. » la « libération »

sans histoires
lui, le départ de son meilleur ami A Sciences Po, explique-t-il, il a d’une parole hostile
est « inenvisageable ».
ne parte pas en refoulé le sentiment amoureux aux musulmans
Samedi 3 septembre 2016, Clé- Egypte. J’avais qu’il éprouvait pour son ami. « Ça La Grande Mosquée de Paris
ment L. sort de l’immeuble de ses ne pouvait pas m’arriver. Ce n’était s’est inquiétée, vendredi 3 no-
parents à 5 heures du matin. C’est
de la tristesse pas possible pour moi, avec l’édu- vembre, de la « libération pro-

et une tentative le dernier jour de son job d’été

dans une entreprise de nettoyage.
Devant la porte, un homme armé,
cagoulé et ganté lui intime l’ordre
et de la colère »
RéMI V.
accusé
cation que j’ai reçue. » Le 3 septem-
bre, poursuit Rémi V., « mon idée,
c’était que Clément ne parte pas en
Egypte. J’avais de la tristesse et de
gressive » d’une parole « raciste
et haineuse contre les musul-
mans de France », appelant les
pouvoirs publics à combattre

d’assassinat de monter dans le coffre de sa voi-

ture. Ils parcourent quelques kilo-
mètres, le véhicule s’arrête. Son
agresseur ouvre le coffre, lui de-
Un ex-élève de Sciences Po Lyon a mande de sortir, de lui tourner le
dos et de s’agenouiller, mains sur
été condamné à dix ans de prison, la tête. Il tire. Clément s’effondre.
Entrée par l’omoplate gauche, la
pour avoir tiré sur son ami balle lui a traversé l’abdomen.
Sentiment amoureux refoulé
Il parvient à se relever, supplie son
agresseur de le ramener chez lui.
chambéry - envoyée spéciale qu’il vénérait et dont la mort ré- L’homme hésite, le fait remonter
cente l’avait anéanti. dans le coffre, roule encore un peu
dans le dossier, le confinement
qui ralentit le tout, des sessions
d’assises surchargées et une af-
faire qui n’est plus considérée
comme prioritaire, puisque
Rémi V. a été remis en liberté en
mars 2018, après dix-huit mois de
détention provisoire. Depuis, il a
passé un CAP de cuisinier, un mas-
ter 1 et un master 2 d’histoire.
Faute de trouver l’emploi de ses rê-
ves – « généalogiste successoral » –,
il travaille dans un restaurant.
la colère. Quand il est tombé, c’est
comme si tout l’engrenage dans le-
quel j’étais s’était arrêté ».
A quelques pas de lui, Clément L.
ce phénomène « qui aggrave
dangereusement les tensions
dans notre pays », « à l’heure
du drame insoutenable qui se
secoue la tête. Il veut raconter ce
qu’il a vécu, à cet instant où, age-
déroule au Proche-Orient ». La
Grande Mosquée s’alarme no-
nouillé face à la forêt, il a cru « que
ça allait être fini pour [lui]. Que
tamment « des propos scanda-
leux et répréhensibles » tenus
c’était une exécution ». Puis cet
« instinct de survie » qui l’a fait se
« par certaines personnalités
politiques et médiatiques »,
relever, tenter de dialoguer avec « dans le but », selon elle, « de
celui qui venait de lui tirer dans le jeter l’opprobre sur nos conci-
dos. « Pas une seconde, je ne cher- toyens musulmans ». – (AFP.)
che à savoir qui c’est. Je me répète
que c’est forcément une erreur, que Plainte de la mosquée

I
ls étaient assis côte à côte sur Clément L. avait 19 ans, il était avant de se garer et de le laisser Clément L. a lui aussi poursuivi ce n’est pas pour moi. » Le chirur- de Nanterre après
les bancs en première année originaire de la Savoie, sortait de s’enfuir. Clément L. court jusqu’à ses études, Sciences Po et un dou- gien qui l’a opéré lui a dit qu’il des menaces de mort
de Sciences Po Lyon. Jeudi 2 classe préparatoire chez les char- un hameau proche, appelle au se- ble master de gestion publique et était un « miraculé ». « J’avais deux L’Institut Ibn Badis de Nan-
et vendredi 3 novembre, ils treux à Lyon, après un bac avec cours. De son agresseur, il n’a iden- d’urbanisme. Il est consultant en options : soit je décidais de m’api- terre, qui regroupe une mos-
se sont assis presque côte à côte mention très bien. Sa famille à lui tifié que la voiture, une Dacia grise, stratégie d’entreprise et codirige toyer, soit je décidais de me battre. quée et une école privée mu-
dans le prétoire de la cour d’assi- était unie – un père cadre territo- immatriculée dans le Nord. « Est-ce une association culturelle. Il est Je me suis battu, mais ça a changé sulmane, a porté plainte
ses de la Savoie, à Chambéry. rial, une mère psychologue – et qu’il nous a caché quelque chose ? entouré par sa famille et ses amis. tellement de choses… » après avoir reçu des menaces
Même corpulence, même collier surtout accueillante. Les garçons Est-ce qu’il trempe dans des affaires Rémi V. est seul avec son avocat, Clément L. n’est plus jamais re- de mort par courrier. Une en-
de barbe soigneusement taillé, sympathisent, se voient souvent, louches ? », s’affolent ses parents. Me Frank Berton. Sa mère l’a ac- tourné dormir chez ses parents. Il quête a été ouverte, a con-
mêmes cheveux ras. Mais tout les Clément invite Rémi le week-end Le lendemain, à plus de 700 kilo- compagné à Chambéry mais il a redoute de sortir le premier firmé le parquet de Nanterre,
sépare. Rémi V. est jugé pour ten- chez ses parents. Mais à l’approche mètres de distance, Rémi V. se pré- refusé qu’elle assiste aux débats, il d’une porte d’immeuble. Sur- vendredi 3 novembre. Le
tative d’assassinat. Clément L. est des vacances d’été, Rémi devient sente au commissariat de Somain ne veut pas qu’elle entende ce qu’il saute quand on s’approche trop courrier est daté du 3 octobre,
sa victime. Il a miraculeusement sombre et envahissant. Il pleure (Nord) et avoue tout. L’homme à s’apprête à expliquer. près de lui. « Moi, je suis quel- soit avant le début de la
survécu à la balle qui lui a trans- quand Clément part quelques la cagoule, c’est lui. La voiture ? Il « Dans ma famille, dit-il, on n’a qu’un sans histoires, j’aimerais guerre entre Israël et le Ha-
percé le dos sept ans plus tôt. jours à Malte, renonce à un week- l’a empruntée à sa mère. L’arme ? pas le droit d’échouer, de dire qu’on bien oublier cette partie de ma vie. mas et avant l’assassinat d’un
Oui, sept ans. Même huit, si l’on end quand il apprend qu’un troi- Elle appartenait à son grand-père, ne va pas bien. Aller chez le psy, ce – Avez-vous quelque chose dire à professeur à Arras, mais il n’a
remonte à leur rencontre à Scien- sième copain doit se joindre à eux. il l’a récupérée sous le lit de sa n’était pas possible. J’avais des amis Rémi V. ? – Non. Rien. » Vendredi été ouvert que fin octobre.
ces Po. Rémi V. avait 21 ans, il arri- Clément prend ses distances, ré- grand-mère, c’était un pistolet de mais sur le plan sentimental, ça ne 3 novembre, la cour et les jurés Dans cette lettre signée par
vait de la région de Valenciennes, pond moins à ses messages. A la collection de la seconde guerre débouchait pas. Je ne savais pas ont prononcé la peine de dix ans « les amis de Charles Martel »,
dans le Nord. Un garçon discret, fête qu’il organise pour ses 20 ans, mondiale, un MAS, qui s’était en- comment faire, j’avais l’impression d’emprisonnement requise par des anonymes promettent,
gentil, un peu complexé par son fin août à Chambéry, Rémi lui of- rayé après le premier tir. d’être toujours à côté de la plaque. l’avocat général. La mère de en cas d’attaque par « [leurs]
poids, bosseur, qui ne voyait plus fre un « cadeau démesuré » et boit En deux jours, le mystère est Dans ma bande, j’étais le seul à ne Rémi V. était là. Il lui avait parlé la frères islamistes », de brûler
son père depuis que celui-ci avait comme un trou. Clément lui donc résolu. La suite, ce sont des pas avoir eu de relations sexuelles. veille. A son avocat, il a demandé « au hasard [leurs] écoles
quitté sa mère. Sciences Po, c’était adresse à peine la parole, il a la tête expertises qui tardent, trois juges J’en ai eu, à 20 ans, avec une fille, de ne pas faire appel. p coraniques, [leurs] mosquées,
pour faire plaisir à son grand-père, ailleurs : le 19 septembre, il doit d’instruction qui se succèdent pour faire comme les autres. pascale robert-diard [leurs] commerces ». – (AFP.)
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10 | france
L’habitat
transitoire, un
outil face à la crise
du logement
Longtemps réservé à l’hébergement
d’urgence, le logement intercalaire
s’adresse à de nouveaux publics
Q
uelques mois ont
suffi pour installer
des T1 et T2 en préfa-
briqués bardés de
bois, avec terrasse et
cabanon attenants, au cœur de la
métropole rennaise. Des loge-
ments bien isolés, équipés et
meublés, situés à proximité des
transports et des commerces.
Dans quelques années, ces modu-
les seront déplacés ailleurs.
Ce dispositif « sans foncier
fixe » consiste à créer du loge-
ment temporaire sur des terrains
appartenant aux communes de
la métropole, libres pendant au
moins trois ans. « C’est une nou-
velle brique face à la crise du loge-
ment, pour les personnes dont la
situation ne permet pas de
patienter jusqu’à l’obtention d’un
logement social – nous avons
beau avoir construit 45 % de loge-
ments sociaux supplémentaires
depuis 2005, la demande pro-
gresse bien plus vite », explique le
L'ARGENT PEUT-IL
AVOIR DU SENS ?
Peut-on vraiment tous changer la société avec notre argent ?
Comment cesser de soutenir un système écocide sans le savoir ?
Un nouveau modèle est-il en train d’émerger ?
le 6 décembre 2023 de 18 h 00 à 20 h 30
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vice-président de la métropole,
Honoré Puil.
Autre contexte, même solution,
ou presque, en Vendée : « Les em-
ployeurs avaient besoin de recru-
ter, mais il y avait un déficit de lo-
gements, et aussi de terrains, hor-
mis ceux en attente de projet. On
s’est lancés dans le logement tem-
poraire, que le gouvernement pro-
posait de tester », raconte Pierre
Grange, directeur du développe-
ment et du patrimoine du
bailleur Podeliha.
Colocations solidaires
La commune de Chanverrie (Ven-
dée), près du parc à thème du Puy
du Fou, a mis à disposition et via-
bilisé un terrain de 5 000 mètres
carrés, pour sept ans – c’est un
peu plus que le temps nécessaire
pour monter l’opération d’urba-
nisation qui prendra la suite.
Vingt maisons de trois pièces ont
été installées. Elles sont louées
pour un an renouvelable, depuis
UN ÉVÉNEMENT
Un module préfabriqué, à Rennes, le 22 mai. RENNES VILLE ET MÉTROPOLE
cet été, à des familles modestes
arrivant dans la région, par l’in-
termédiaire de leurs employeurs.
Comme à Rennes, « il ne s’agit pas
de faire du logement au rabais. On
n’a pas l’impression d’être dans
des modules. Ce sont des loge-
ments écologiques, qualitatifs et
peu énergivores, salue le maire de
Chanverrie, Jean-François Fru-
chet (sans étiquette). Et les nou-
veaux habitants permettent de
conforter la fréquentation de nos
écoles, des associations… ». Pode-
liha a aussi utilisé son concept de
logements déplaçables, appelé
Habiflex, à La Baule (Loire-Atlan-
tique), cette fois pour accueillir
des travailleurs saisonniers.
De telles solutions, dites « tran-
sitoires » ou « intercalaires », ont
longtemps été réservées à l’héber-
gement d’urgence. La métropole
de Lyon a ainsi fait ériger, ces der-
nières années, une soixantaine
de tiny houses (micro-maisons)
sur des terrains provisoirement
disponibles. Elle y assure sa mis-
sion de mise à l’abri des mères
isolées à la rue avec des jeunes en-
fants, avec un confort supérieur à
l’hôtel, et pour un coût moindre.
C’est dans les années 2010 que
des associations ont commencé à
investir des bâtiments en attente
de reconversion ou de destruc-
tion, afin de répondre aux be-
soins croissants de l’Etat en ma-
tière d’hébergement d’urgence,
principalement l’hiver et en Ile-
de-France. Les projets d’urba-
nisme transitoire associent sou-
vent centres d’hébergement et lo-
caux d’entreprises, d’artistes ou
d’associations, comme ce fut le
cas aux Grands-Voisins, de 2015 à
2017, sur le site de l’ex-hôpital
Saint-Vincent-de-Paul, à Paris.
Pas la solution miracle
Quand il s’est agi d’accueillir les
réfugiés ukrainiens, après le dé-
clenchement de l’offensive russe
en février 2022, « l’Etat avait de-
mandé, en Ile-de-France, de faire
sans les logements sociaux, dont
les listes d’attente sont très lon-
gues, se souvient Raphaël Bonet,
délégué régional de l’association
Soliha. On s’est tournés vers le parc
privé – surtout des particuliers –,
ainsi que vers l’intercalaire, qui a
finalement représenté 70 % des
260 logements mobilisés ».
L’habitat transitoire dans le bâti
existant continue de s’ouvrir à de
nouveaux publics. Quand un loge-
ment est libre pour au moins trois
ans, des associations peuvent y
faire de l’intermédiation locative.
Elles le sous-louent à un ménage
en difficulté qu’elles accompa-
gnent vers du logement pérenne.
Les lois Molle (2009), Alur (2013) et
Elan (2018) ont par ailleurs auto-
risé, à titre expérimental, un dis-
AN T ISÉMI T I S ME
Strasbourg : des tags
antisémites sur des
établissements scolaires
Une inscription à caractère an-
tisémite, plusieurs croix gam-
mées et une étoile de David
ont été découvertes sur un
mur d’une école élémentaire
du quartier de l’Esplanade, à
Strasbourg, vendredi 3 novem-
bre. Une croix gammée a égale-
ment été vue sur un collège du
La métropole de
Lyon a fait ériger
une soixantaine
de « tiny houses »
(micro-maisons)
sur des terrains
provisoirement
disponibles
positif visant à assurer la protec-
tion et la préservation de locaux
vacants par l’occupation de rési-
dents temporaires. Ces derniers
peuvent vivre sur place moyen-
nant 200 euros maximum par
mois, durant deux à dix-huit mois.
L’association Caracol utilise ce
dispositif pour proposer des colo-
cations multiculturelles et soli-
daires en Ile-de-France, à Lyon,
Strasbourg et Toulouse. Et s’ap-
prête à monter en puissance
grâce à un accord-cadre du 3 octo-
bre, par lequel CDC Habitat Ile-de-
France met à disposition ses loge-
ments inoccupés. « Il y a un po-
tentiel important avec la rénova-
tion urbaine : entre le départ des
premiers habitants d’un immeu-
ble et sa destruction ou réhabilita-
tion, il faut compter cinq ou six
ans », indique le fondateur de Ca-
racol, Simon Guibert.
En ces temps de crise du loge-
ment, l’habitat transitoire pré-
sente de nombreux avantages : il
permet d’utiliser des logements et
bureaux vacants, dont le nombre
progresse ; il épargne l’achat de
terrains, de plus en plus rares et
chers, et répond à l’objectif zéro ar-
tificialisation nette prévu par la loi
Climat et résilience de 2021. Sur-
tout, il fait gagner du temps,
même si l’on part d’un terrain nu.
« Grâce au modulaire, une année
suffit, tandis qu’il faut au minimum
deux ans pour construire », fait va-
loir Pierre Grange, de Podeliha.
Ce bailleur projette la construc-
tion d’un petit immeuble modu-
laire pour les employés d’entre-
prises de vélos électriques à Ma-
checoul (Loire-Atlantique), dont
certains sont logés en caravanes.
La jeune société Toits temporaires
urbains s’apprête à installer ses
même secteur. Des enquêtes
sont en cours. – (AFP.)
J UST I C E
Saisie de près d’une tonne
de cannabis à la frontière
franco-espagnole
Près d’une tonne de résine de
cannabis dissimulée dans un
camion transportant des ba-
teaux en plastique a été saisie
à la frontière avec l’Espagne, a
annoncé, vendredi 3 novem-
0123
DIMANCHE 5 - LUNDI 6 NOVEMBRE 2023
premiers T1 et T2 à Stains (Seine-
Saint-Denis), « avec l’ambition
d’arriver à 200 nouvelles unités
chaque année en France », indique
Jean-Luc Vidon, directeur de la
responsabilité sociale, environne-
mentale et territoriale chez ICF
Habitat, qui a codéveloppé le pro-
jet. « Nous voulons encourager
d’autres villes à se lancer : un ter-
rain de 100 mètres carrés peut suf-
fire pour mettre un logement tem-
poraire, et il y en a beaucoup, sou-
tient Nathalie Demeslay, direc-
trice de l’habitat à la métropole de
Rennes. Cela peut aider dans la
crise du logement étudiant. »
L’habitat intercalaire n’est pas
pour autant la solution miracle,
puisqu’il faudra reloger ceux qu’il
accueille un temps et que les coûts
peuvent être importants en ma-
tière de mise aux normes des bâti-
ments existants ou de viabilisa-
tion de terrain et de déplacement
d’un habitat modulaire. Mais les
besoins de logements abordables
sont tels que les acteurs veulent
avancer. « Il faut inscrire l’habitat
transitoire dans le droit commun,
afin qu’il puisse se développer sur
des terrains non constructibles,
sans permis de construire, et se fi-
nancer comme du logement so-
cial », expose Nathalie Demeslay.
Cela passe aussi par la révision
du dispositif destiné aux locaux
vacants, accaparé par des sociétés
privées, qui font appel à des rési-
dents temporaires afin d’assurer
du « gardiennage par l’occupa-
tion », ont critiqué, en mai, la Fé-
dération des acteurs de la solida-
rité et la Fondation Abbé Pierre.
Malgré leur alerte, ce dispositif a
été pérennisé par la loi contre l’oc-
cupation illicite des logements,
surnommée « loi antisquat », pro-
mulguée le 27 juillet.
« Nous appelons le gouverne-
ment à mobiliser ce dispositif à des
fins sociales. Nos colocations coû-
tent jusqu’à dix fois moins cher que
de l’hébergement d’urgence en hô-
tel, avec des conditions bien plus sa-
tisfaisantes, en favorisant l’intégra-
tion et en accompagnant les per-
sonnes vers le logement auto-
nome », plaide Simon Guibert, de
Caracol. Il est prêt à aider les asso-
ciations voulant s’y mettre. p
claire ané
bre, la douane française, esti-
mant la valeur de cette saisie
à « près de 2 millions d’euros ».
Lors du contrôle mené le
27 octobre par la brigade des
douanes d’Hendaye (Pyré-
nées-Atlantiques) au niveau
de la plate-forme autoroutière
de Biriatou, sur l’A63, la dro-
gue a été découverte dans un
poids lourd immatriculé aux
Pays-Bas avec deux chauffeurs
à bord. – (AFP.)
 ÉCONOMIE & ENTREPRISE
0123
DIMANCHE 5 - LUNDI 6 NOVEMBRE 2023
L’Europe spatiale cherche à sortir de la crise
Aux difficultés techno-industrielles du projet Ariane-6 s’ajoutent des tensions entre la France et l’Allemagne
C’
est un cruel anniver-
saire qui se profile.
Le 2 décembre 2014,
déstabilisés par l’ar-
rivée subite d’Elon Musk, qui
s’imposait sur le marché des lan-
ceurs en cassant les prix, les Euro-
péens réagissaient en décidant de
concevoir Ariane-6, une fusée ca-
pable de concurrencer les Fal-
con 9 du milliardaire. L’objectif
était de parvenir à un premier vol
en juillet 2020.
Près de neuf ans plus tard, il n’en
est rien. Pire, la société SpaceX de
M. Musk domine le marché et im-
pose ses règles. Depuis cet
automne, l’Europe ne dispose
plus d’accès à l’espace. En effet, la
dernière Ariane-5 a décollé en
juillet et le tuilage prévu avec sa
successeure, Ariane-6, n’a pu être
effectué comme prévu en raison
des retards accumulés. Il faudra
attendre 2024 pour un premier
tir. Comble de malchance : la pe-
tite fusée italienne Vega a procédé
à son dernier lancement en octo-
bre, et le programme du modèle
suivant, Vega-C, a été suspendu
après un échec en vol.
Aux difficultés techno-indus-
trielles du programme Ariane-6
et à la lourdeur de l’organisation
s’ajoutent, depuis deux ans et
demi, des tensions politiques.
L’Allemagne, l’un des trois princi-
paux partenaires du projet piloté
par l’Agence spatiale européenne
(ESA), aux côtés de la France, maî-
tre d’œuvre du programme, et de
l’Italie, veut désormais faire cava-
lier seul en matière spatiale. Elle
entend mettre fin au leadership
des Français d’ArianeGroup dans
ce domaine, en menant son pro-
pre développement de minilan-
ceurs, qui feraient concurrence à
Ariane et à Vega. Pour obtenir
cette ouverture de la concurrence,
Berlin fait pression, en menaçant
de ne plus continuer à financer le
lanceur européen, qu’il juge trop
cher et mal géré.
C’est dans ce contexte tendu que
se réunissent, lundi 6 novembre
à Séville (Espagne), les représen-
LES CHIFFRES
13
Tel est le nombre de micro et
minilanceurs en développement
en Europe. Six de ces start-up
sont en France, trois en Allema-
gne, deux au Royaume-Uni,
et deux en Espagne.
4 MILLIARDS
C’est, en euros, le coût du pro-
gramme d’Ariane-6, comprenant
le développement du lanceur en
deux versions et les installations
au sol. Il était estimé à environ
3 milliards d’euros au départ
du projet, en 2014.
1,1 MILLIARD
C’est, en euros, le montant
des nouvelles aides destinées
aux lanceurs, validées par la
France, l’Allemagne et l’Italie
lors de la conférence ministé-
rielle de l’Agence spatiale
europénne (ESA), en novem-
bre 2022. Cette somme est
destinée à garantir la montée en
cadence et les développements
futurs d’Ariane-6 et de Vega-C.
3,2 MILLIARDS
Tel est le montant, en euros,
que la France apporte au budget
de l’ESA pour la période 2023-
2025. Elle en est le deuxième
contributeur, derrière l’Allema-
gne et devant l’Italie. Le montant
total apporté sur cette période
par les 22 Etats membres
est de 16,9 milliards d’euros.
La fusée Ariane-6, sur son aire de lancement, à Kourou, en Guyane, le 22 juin. S MARTIN/AFP
tants des vingt-deux pays mem-
bres de l’ESA. Un rendez-vous ca-
pital pour le premier des deux
jours du Space Summit, qui se
tient tous les six mois dans le pays
assurant la présidence tournante
de l’Union européenne – actuelle-
ment l’Espagne – et qui se pour-
suit le lendemain, mardi, par un
conseil de l’UE consacré à l’espace.
Revue des coûts
L’objectif est de trouver un com-
promis permettant à la fois d’as-
surer les dix premières années
d’exploitation d’Ariane-6 et de
préparer l’avenir, en ouvrant le
marché des lanceurs à la concur-
rence. Si les discussions aboutis-
sent, une nouvelle page de l’his-
toire spatiale européenne s’écrira,
marquée par un changement de
paradigme analogue à celui
qu’ont connu les Etats-Unis avec
l’arrivée de compétiteurs privés
comme Elon Musk.
Le point de litige concerne le fi-
nancement d’Ariane-6. Si, au fil
du temps, les dérives des coûts
du programme ont été pénible-
ment admises par l’ensemble des
participants qui ont garanti les
quinze premiers lancements,
rien n’est réglé pour la phase sui-
vante, celle de l’exploitation. Au
départ, dans le projet de l’ESA, il
était prévu qu’à partir du sei-
zième tir, le modèle se suffirait à
lui-même sans avoir besoin d’ap-
port supplémentaire de la part
des Etats. Ce n’est pas le cas, la
flambée du coût des matières
premières et l’inflation en géné-
ral ayant aggravé la situation.
Il faudrait de 300 millions à
350 millions d’euros par an pour
assurer sa viabilité, ce qui, sur dix
ans, correspondrait au quasi-dou-
blement du prix du lanceur. Cha-
que pays devra alors l’assumer à
hauteur de sa participation – la
France est le premier contributeur
(55,3 %), suivie par l’Allemagne
(21 %) et l’Italie (7,6 %), le reste
étant réparti entre les dix autres
Etats associés au programme.
Depuis des mois, pour réduire la
facture, une revue des coûts est
menée par ArianeGroup auprès
de ses sous-traitants. Si, en
France, ceux-ci s’activent, les in-
dustriels allemands, comme
MT Aerospace, et italiens, tel Avio,
traînent les pieds, renforçant
ainsi les réticences de Berlin et de
Rome à participer à un effort sup-
plémentaire. De plus, Avio a dé-
cidé de commercialiser lui-même
sa petite fusée Vega, et donc de
quitter Arianespace, la filiale
d’ArianeGroup, qui la propose à
ses clients aux côtés d’Ariane-6.
Paris n’entend pas ajouter des
difficultés à Ariane-6 ; il y va de la
souveraineté européenne, l’accès
à l’espace étant stratégique. Cela
se voit particulièrement en ce mo-
ment : l’Europe est contrainte de
se tourner vers SpaceX pour lan-
cer, en 2024, quatre satellites de
géolocalisation Galileo et pourrait
aussi s’y employer pour le satellite
Sentinelle-1C d’observation de la
Terre. Une humiliation.
Au-delà, il n’est pas question de
faire appel à Elon Musk pour met-
tre en orbite les satellites de la fu-
ture constellation européenne
IRIS² ni ceux d’Amazon prévus sur
Ariane-6, d’autant que ce sont
deux projets concurrents du ré-
seau Starlink déployés dans l’es-
pace par le milliardaire. D’où l’im-
portance de parvenir à un accord
avec l’Allemagne. La France tient à
sécuriser l’exploitation d’Ariane-6,
ce qui permettrait d’avoir un lan-
ceur lourd en activité tout en
ouvrant en même temps le mar-
ché à la concurrence.
Paris partage avec Berlin la né-
cessité de faire évoluer le sys-
tème, d’autant plus que le monde
spatial s’est profondément trans-
formé en une décennie, dopé par
le développement des services
liés à Internet et à la 5G, qui
nécessitent l’envoi de milliers de
Berlin menace
de ne plus
continuer
à financer
le programme
européen,
qu’il juge trop
cher et mal géré
| 11
petits satellites en orbite basse, à tion de concevoir le projet en in-
500 kilomètres de la Terre.
L’objectif est terne ni d’appliquer la règle du
Les initiatives dans le « new de préparer retour géographique. Un appel
space » se multiplient, comme en d’offres sera lancé au niveau
témoignent l’émergence de di-
l’avenir, européen et concernera tant les
vers projets en Europe et la créa- en ouvrant grands groupes que les start-up
tion de moult start-up concevant comme la franco-allemande The
des minifusées pour répondre à
le marché Exploration Company. Une ma-
la nouvelle demande. L’Allema- des lanceurs nière de marquer, à petits pas, le
gne est en pointe, avec deux changement d’ère. p
acteurs privés, Rocket Factory
à la concurrence dominique gallois
Augsburg et Isar Aerospace, qui
se préparent à effectuer des pre-
miers lancements dès 2024. En
France, les projets sont nom-
breux, mais moins avancés. Ils
émanent d’ArianeGroup, avec sa
fusée Maia et son étage réutilisa-
BRUCE GILDEN x MARTIN PARR
ble Themis, ou de jeunes entre-
prises comme Latitude avec son
microlanceur Zéphyr.
CONVERSATION & SIGNATURE
Vols habités
Cette mutation profonde de
l’écosystème est de fait incompa-
tible avec la lourdeur des proces-
sus européens, source de retards
et de surcoûts. A commencer par
la règle du « retour géographi-
que », consistant à réaffecter une
charge industrielle à chaque Etat
équivalente à sa contribution fi-
nancière. Un pays peut obtenir
que l’une de ses entreprises par-
ticipe à un projet, même si elle
n’est pas la plus performante
dans son domaine. Concrète-
ment, cela a permis à l’Allemagne
d’acquérir des technologies et de
se développer, jusqu’à vouloir
devenir autonome.
Il est aussi un autre domaine
stratégique où l’Europe ne peut
rester absente : les vols habités.
L’Inde s’apprête à devenir le qua-
trième pays à avoir une fusée capa-
ble d’envoyer un homme dans l’es-
pace, après la Russie, les Etats-Unis
et la Chine. Rien n’est décidé pour
les Européens. Toutefois, l’ESA en-
visage d’y aller progressivement
et, à ce titre, prévoirait dans un pre-
mier temps, d’ici à 2025, de finan-
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Dans un second temps, le vais-
seau serait équipé pour le rendre
habitable. Cette fois, plus ques-
12 | économie & entreprise
Automobile :
les leçons d’une
grève américaine
Les syndicats et les Etats du Sud
sortent vainqueurs du conflit
opposant les constructeurs
aux travailleurs
ANALYSE
new york - correspondant
N
ul ne le conteste : les
cols bleus de Detroit,
ces ouvriers syndi-
qués de l’automobile,
sont les incontestables gagnants
de la grève historique des usines
de voitures américaines. Les tra-
vailleurs de Ford, General Motors
(GM) et Stellantis bénéficieront
d’une hausse salariale de 25 % en-
viron sur quatre ans, selon les ac-
cords qui ont mis fin au mouve-
ment. Le salaire ouvrier maximal
montera à 42 dollars (39,50 euros)
de l’heure. Un opérateur gagnera
plus de 80 000 dollars par an, hors
heures supplémentaires.
L’automobile va retrouver le
temps de sa splendeur salariale :
selon une enquête du Washington
Post, avec cet accord, le salaire ho-
raire, aujourd’hui de 32 dollars, va
retrouver le niveau qui prévalait,
ajusté de l’inflation, en 1990. A
l’époque, les ouvriers automobiles
gagnaient 80 % de plus que les
autres salariés du privé.
Avec la faillite des constructeurs
de Detroit, en 2009, et l’implanta-
tion des groupes étrangers dans le
Sud non syndiqué, cet écart s’était
réduit pour atteindre 14 %. Il re-
part à la hausse. L’incarnation de
ce succès est Shawn Fain, un ex-
électricien de Chrysler (désormais
intégré à Stellantis), élu au prin-
temps à la tête du syndicat United
Auto Workers (UAW), et qui a
mené une grève déterminée con-
tre les trois constructeurs, une
première depuis les années 1930.
A « La Voix du Nord », la réorganisation
suscite le malaise au sein de la rédaction
Le quotidien régional crée un statut de « rédacteur » moins bien payé que celui de « reporter »
U n an après l’annonce fra-
cassante d’un plan social
à La Voix du Nord, le
grand quotidien régional des
Hauts-de-France, les inquiétudes
sont loin d’être dissipées. Pour-
tant, le choc a été moins impor-
tant que redouté. Après sept mois
de négociations, l’intersyndicale a
signé le plan de sauvegarde de
l’emploi fin avril. Sur les 105 dé-
parts annoncés en 2022 pour
660 salariés selon la direction, ce
sont finalement une quarantaine
de journalistes et seize assistantes
qui auront quitté le titre, propriété
du groupe belge Rossel, d’ici à
juin 2024. Mais le malaise perdure
alors qu’une réorganisation de la
rédaction sera mise en place à par-
tir de lundi 6 novembre.
Premier sujet de friction : la créa-
tion d’un double statut pour les
journalistes. Pour pallier le man-
que de bras dû au plan de départ,
la direction souhaitait créer une
agence de presse externe, mais a
renoncé face aux protestations
des syndicats. Devant ce blocage,
un statut de rédacteur a été mis en
place, qui est loin de faire l’unani-
mité. Contrairement à leurs con-
frères reporters, les seize titulaires
de cette nouvelle fonction ne se-
ront pas sur le terrain, ne travaille-
ront pas en horaires décalés, ni les
Le gagnant politique de l’affaire
est Joe Biden, qui s’était déplacé
sur un piquet de grève pendant le
conflit, une première pour un pré-
sident des Etats-Unis. Le démo-
crate a besoin de remporter l’Etat
du Michigan, où se trouve Detroit,
et qui avait fait la victoire de
Donald Trump en 2016, avec la
Pennsylvanie et le Wisconsin.
Le Midwest moins compétitif
Les perdants sont les construc-
teurs de Detroit, les « Big Three »,
frappés par une hausse des coûts,
alors qu’ils doivent prendre le vi-
rage du véhicule électrique. « Dans
le passé, l’UAW a toujours eu un res-
pect réaliste pour les besoins d’un
constructeur automobile pour res-
ter compétitif. Cette fois, ils ne l’ont
pas fait », a déploré Bob Lutz,
ancien président de Chrysler. Ford
a chiffré cette hausse entre 850 et
900 dollars par véhicule. Le prix
de vente moyen d’un véhicule
neuf atteint 48 000 dollars aux
Etats-Unis et il n’existe pas de mo-
dèle en dessous de 20 000 dollars.
Les actionnaires font grise
mine, même si les titres des cons-
tructeurs ont légèrement rebondi
avec l’annonce de la reprise du
travail. Wall Street s’était entiché
du renouveau de Detroit en jan-
vier 2021. Depuis, l’action Ford a
retrouvé son niveau de l’époque,
sous les 10 dollars, contre 25 dol-
lars en janvier 2022. GM est au
plus bas depuis 2016, si l’on ex-
cepte le trou d’air du début de la
crise due au Covid-19, et vaut
deux fois moins qu’il y a un an.
Ford et GM valent respectivement
jours fériés et les week-ends. Exer-
çant trente-cinq heures par se-
maine, ils n’auront pas de RTT.
« Ils sont embauchés à un indice
inférieur par rapport à ce qui se
pratiquait jusqu’ici, dénonce
Christian Vincent, délégué CFDT.
C’est une forme de chantage à
l’emploi. » « Certains d’entre eux
travaillaient en CDD depuis plu-
sieurs années et ont été mis en ca-
rence début octobre, avant d’être
repris en CDI, mais à des salaires
moindres », raconte un journa-
liste qui a requis l’anonymat.
« Tout reste à construire »
Pour Stéphanie Zorn, rédactrice
en chef en binôme avec Patrick
Jankielewicz, rien d’anormal à
cela. « Ces nouveaux postes séden-
taires n’ont pas les mêmes con-
traintes que les reporters. Ils se-
ront payés 1 800 euros net sur
treize mois et demi pour gérer les
copies des correspondants, les
communiqués et des articles de re-
bond d’actualité », défend celle
qui s’apprête à devenir, au pre-
mier semestre 2024, la première
femme rédactrice en chef du jour-
nal. Plusieurs représentants des
salariés craignent de futures « dé-
rives » en cas d’actualité impor-
tante. « Tout reste à construire »,
tente de rassurer Mme Zorn.
Shawn Fain, président de UAW (au centre), lors d’un rassemblement syndical, à Chicago (Illinois), le 7 octobre. JOHN J. KIM/AP
39 milliards et 37 milliards de dol-
lars, seize fois moins que Tesla
(628 milliards de dollars).
L’issue du conflit n’est pas favo-
rable à la transition électrique. Les
constructeurs vont devoir trou-
ver des marges financières pour
compenser l’accord salarial. Déjà
ils temporisent, dans un contexte
de défiance des consommateurs
vis-à-vis des voitures à batteries
et de ralentissement des ventes,
en raison de la hausse du coût des
crédits. GM a suspendu son objec-
tif de produire 400 000 véhicules
électriques d’ici à mi-2024 en
Amérique du Nord. Le 28 octobre,
Ford a annoncé qu’il retarderait
12 milliards de dollars d’investis-
sements dans des usines de batte-
ries et d’autres projets de véhicu-
les électriques.
L’accord de l’UAW est une
bonne nouvelle pour les Etats du
sud du pays, qui attirent les inves-
tissements étrangers. Selon une
enquête du Financial Times, de-
Deuxième cause du malaise : la
réaffectation des moyens. Il est
prévu de mettre en place une
équipe rédactionnelle qui se con-
sacrera à la métropole lilloise.
Mais les équipes de plusieurs lo-
cales redoutent que cette création
n’entraîne des diminutions d’ef-
fectifs ailleurs. L’agence de Rou-
baix-Tourcoing (Nord) est par
exemple passée de seize à huit re-
porters, et celle de Calais de six à
trois. « On se demande comment
ça va être possible de continuer à
couvrir l’actualité locale », déplore
un salarié. Dix postes de « journa-
listes volants » répartis par zones
ont vu le jour, répond Mme Zorn.
Parmi les économies voulues
par la direction, les éditions de
Douai et Cambrai (Nord) avaient
été regroupées en juillet. Mais les
nombreuses critiques des lec-
teurs ont conduit le directeur gé-
néral délégué, Daniel Picault, à y
renoncer début octobre. Les édi-
tions de Calais et Dunkerque
(Nord) restent pour l’instant « ma-
riées de force », selon M. Vincent.
Les mutualisations des pages lo-
cales de Calais avec celles de
l’autre quotidien de la zone, Nord
Littoral, également propriété de
Rossel, doivent être mises en
place dans les prochaines semai-
nes. Envisagée un temps par la di-
L’issue du conflit
n’est pas
très favorable
à la transition
électrique
puis 2010, plus de 70 milliards de
dollars ont été investis dans la
fabrication de véhicules électri-
ques et de batteries dans la ré-
gion, contre 51 milliards de dol-
lars dans le Midwest. La bascule
vers le Sud, non syndiqué, semble
inexorable, même si le Midwest
continue d’employer 44 % des sa-
lariés de l’automobile, contre
28 % dans le Sud.
Les Etats du Sud ne sont pas mé-
contents du mouvement, qui
rend Detroit moins compétitif.
« Les grèves dans les Etats tradi-
tionnellement syndiqués bénéfi-
cieront certainement aux Etats du
rection, la fermeture du bureau
de Calais, (Pas-de-Calais), n’a fina-
lement pas été décidée.
Enfin, le jeu de chaises musica-
les au sein de la direction de la ré-
daction pose question en interne.
Pierre Mauchamp doit quitter son
poste de directeur de la rédaction
d’ici à la fin de l’année pour pren-
dre des fonctions transverses au
sein du groupe Rossel. Il ne sera
pas remplacé. Certains redoutent
qu’avec cette disparition la rédac-
tion soit soumise à davantage de
pression de la part du marketing.
Mme Zorn assure qu’il y aura tou-
jours, comme avant, sept person-
nes pour mener les missions de la
direction de la rédaction. Sollici-
tés, le directeur général délégué,
Daniel Picault, et le PDG, Michel
Nozière, n’ont pas répondu.
Si l’entreprise gagne de l’argent
selon les syndicats, sa diffusion
chute : environ – 10 % sur les huit
premiers mois, par rapport à la
même période de 2022. Face à
cette baisse, alors que plus de
80 % du chiffre d’affaires vient du
journal imprimé, M. Picault a
lancé des « états généraux du pa-
pier » en interne, avec une pre-
mière réunion le 6 novembre. Les
pages « métro » feront, elles, leur
apparition samedi 11 novembre. p
brice laemle
Sud », a déclaré au quotidien fi-
nancier britannique Pat Wilson,
commissaire au développement
économique de Géorgie.
Le programme de subventions
de Joe Biden, l’IRA (Inflation Re-
duction Act), adopté en août 2022,
conduit à une fringale d’investis-
sements. Toyota a annoncé mardi
31 octobre dépenser 8 milliards de
dollars dans une usine de batte-
ries en Caroline du Nord. La firme
japonaise veut que ses véhicules
profitent des 7 500 dollars de sub-
ventions de l’IRA, qui exige de
produire sur le sol américain.
Toyota a d’ailleurs annoncé une
hausse des salaires de 9 % pour le
1er janvier. Cette contagion n’est
guère surprenante. Les construc-
teurs étrangers et Tesla ne peu-
vent pas ignorer l’accord salarial
de l’UAW. C’est courir le risque de
voir leurs salariés fuir vers les usi-
nes syndiquées et plus rémunéra-
trices des « Big Three », ou d’af-
fronter une campagne d’implan-
MATIÈRES PREMIÈRES
PAR LAURENCE GIRARD
Le palladium
a quitté le podium
Gonflé à l’hélium, le palladium a
longtemps volé de record en re-
cord. Décrochant régulièrement
la médaille de la matière pre-
mière bondissant le plus haut sur
un an. En mars 2022, point d’or-
gue de son ascension, le métal
pulvérisait son record, à
3 442 dollars (3 233 euros) l’once.
Depuis, le vent a tourné,
et la baudruche a commencé à se
dégonfler. En septembre 2022, la
cotation passait sous la barre des
2 000 dollars l’once. Aujourd’hui,
elle s’approche des 1 130 dollars,
avec un repli de près de 40 % de-
puis le 1er janvier. Le palladium a
quitté le podium. Il avait soufflé à
l’or, lors de son irrésistible ascen-
sion, son titre de métal le plus
précieux, mais le métal jaune a
retrouvé sa couronne.
En mars 2022, la géopolitique
propulsait le palladium vers son
record historique. L’invasion de
l’Ukraine par les troupes russes
avait enflammé les salles de mar-
ché. La Russie est le premier pour-
voyeur, avec près de 40 % des vo-
lumes mondiaux, de ce métal qui
a fait la fortune de Vladimir Pota-
nine, le patron du plus gros pro-
ducteur mondial de palladium,
MMC Norilsk Nickel PJSC. La
crainte de difficultés d’approvi-
sionnement liées aux sanctions
0123
DIMANCHE 5 - LUNDI 6 NOVEMBRE 2023
tation syndicale victorieuse. C’est
d’ailleurs l’intention de Shawn
Fain, qui compte vanter les résul-
tats obtenus grâce à la grève.
L’enjeu, à court terme, est d’in-
troduire le système syndical dans
les usines de batteries, qui sont le
plus souvent fabriquées par des
coentreprises avec des construc-
teurs asiatiques. L’un des combats
a lieu dans une usine Ford de bat-
teries électriques du Tennessee.
M. Fain a négocié avec les « Big
Three » un accord courant jus-
qu’en avril 2028. Ce délai lui
donne le temps d’obtenir la « syn-
dication » d’usines du Sud. « Lors-
que nous reviendrons à la table des
négociations en 2028, ce ne sera
pas seulement avec les “Big Three”,
mais avec les “Big Five” ou “Big
Six”. » Avec l’emblématique Tesla,
la firme d’Elon Musk, en ligne de
mire : « Je pense que c’est jouable, a
déclaré M. Fain. Nous pouvons
battre n’importe qui. » p
arnaud leparmentier
avait alimenté la spéculation.
Finalement, la fièvre est retom-
bée, quand les flux commerciaux
n’ont pas été coupés, et le métal a
continué de circuler.
Essoufflement chinois
Aujourd’hui, c’est l’état de l’écono-
mie mondiale qui souffle le
chaud et le froid. « Les marchés
ont changé d’optique en se focali-
sant sur la situation macroécono-
mique, et le palladium partage
une histoire commune avec
les métaux industriels. Il est forte-
ment dépendant de la demande
des entreprises », souligne Yves
Jégourel, codirecteur du rapport
CyclOpe et spécialiste des
matières premières. L’essouffle-
ment de l’économie chinoise pèse
lourd sur les cours.
Le palladium est aussi
confronté à la concurrence du
platine, moins coûteux. Tous
deux se disputent les faveurs de
l’industrie automobile. Une pin-
cée de ces matériaux se glisse
dans les pots d’échappement
pour filtrer les émissions pol-
luantes des moteurs à essence.
Mais celui-ci est sous tension
avec l’essor des véhicules électri-
ques. De quoi jeter une ombre
sur l’avenir radieux du métal
gris. Le palladium a pâli… p
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14 | économie & entreprise
L
e podcast serait-il un
ovni dans le monde
de la culture ? Il s’im-
pose dans les prati-
ques des Français,
mais reste économi-
quement fragile. Ses audiences
n’ont jamais atteint de tels som-
mets (37 % des Français en écou-
tent tous les mois, selon le dernier
baromètre CSA publié mi-octo-
bre). Les podcasts « natifs » (qui ne
sont pas destinés à être d’abord
diffusés sur les ondes) engran-
gent désormais plus de 20 mil-
lions d’écoutes chaque mois. Ce
média, qui aborde sans fard des
thématiques comme l’inceste, les
inégalités hommes-femmes, la
santé mentale ou l’urgence écolo-
gique, conquiert de nouveaux
profils, comme les femmes et les
50-64 ans. Si les émissions de ra-
dio en rattrapage (replay) restent
encore largement majoritaires,
quatre podcasts natifs ont dé-
passé le million de télécharge-
ments en septembre.
Arte a joué les pionniers en dé-
marrant très tôt, dès 2002. Mais
ces programmes n’ont pris réelle-
ment de l’ampleur qu’une quin-
zaine d’années plus tard, dans le
sillage du mouvement #metoo.
« Ils s’emparent de sujets de société
non abordés ailleurs et question-
nent des territoires d’expression
qui nous rendent meilleurs », af-
firme Thibaut de Saint-Maurice,
assistant de recherche en philo-
sophie à l’université Paris-I Pan-
théon-Sorbonne et délégué géné-
ral du Paris Podcast Festival, qui
s’est achevé mi-octobre.
« CONFIANCE » DES AUDITEURS
Il ne tarit pas d’éloges sur ce mé-
dia, qui offre un réel « pluralisme
de l’information » et permet « une
éducation populaire ». Aux yeux
de cet expert, « l’enjeu du podcast
est politique (…). La démocratie
n’est pas assez forte pour se priver
d’un tel outil de nuances, de mo-
dération. » Un point de repère
dans un monde numérique sur-
chargé d’images ?
Au moment où tout le monde se
plaint du lavage de cerveau en-
gendré par les réseaux sociaux, le
podcast incarne, selon lui, « le
temps long ». Un tiers des Français
en écoutent pendant plus de
PLEIN CADRE
Le paradoxe du podcast,
populaire, mais peu aidé
Le média est en plein essor mais, faute de statut, de régime
juridique et de soutien public, il demeure économiquement fragile
trente minutes, selon l’étude CSA.
Pour 88 % des auditeurs, c’est un
média dans lequel ils ont vrai-
ment « confiance », loin devant
tous ses concurrents. Sans comp-
ter que ses adeptes sont capables
à 81 % de changer d’avis ou de re-
gard après en avoir écouté.
Pour autant, les difficultés
s’amoncellent pour ce secteur
naissant. La volte-face de Spotify,
après des années fastes au cours
desquelles la plate-forme a massi-
vement investi dans ce secteur en
signant des contrats faramineux
avec des célébrités américaines, se
fait lourdement sentir. Le groupe
suédois avait annoncé, début juin,
le licenciement d’environ 200 sa-
lariés dans ses activités de pod-
cast, soit 2 % de ses effectifs mon-
diaux, après une première coupe
de 600 postes en début d’année.
Cette manne qui permettait de fi-
nancer dans l’Hexagone des pro-
grammes exclusifs pour Spotify
s’est donc également tarie.
Les acteurs français sont con-
frontés à leurs fragilités structu-
relles. Or ce secteur manque de
tout. Même de l’essentiel…
D’abord, d’une définition et d’un
régime juridique spécifiques, ce
qui empêche le versement auto-
matique des droits d’auteur et
des droits voisins. L’inexistence
d’« un statut collectif propre » gé-
Un modèle
économique
tend à s’imposer :
le recours
à la publicité
nère une insécurité juridique,
soulignent les avocats Antoine
Bonnier et Eloïse Amillet.
Comme le syndicat des produc-
teurs audio indépendants (PIA),
composé de 33 studios (dont Binge
Audio, Louie Media, Nouvelles
Ecoutes, Wave Audio…), les deux
avocats déplorent l’absence d’« un
soutien de la part des pouvoirs pu-
blics », notamment des dispositifs
fiscaux comme « les crédits d’im-
pôt ou les aides à la production ».
Le podcast ne relève pas du régime
de la presse, pas plus que de celui
des œuvres audiovisuelles.
« JUSTE PARTAGE DE LA VALEUR »
Rattaché ni au Centre national de
la musique ni au Centre national
du cinéma et de l’image animée,
ce secteur n’a pas pu être perfusé
pendant la pandémie de Covid-19.
Les auteurs de podcasts bénéfi-
cient d’une aide financière du
ministère de la culture de
5 000 euros au maximum par
projet (sur une enveloppe an-
nuelle de 500 000 euros) et rien
d’autre. Les candidats ont jus-
qu’au 4 novembre pour déposer
leur dossier. Mais cet unique gui-
chet mis en place à titre expéri-
mental depuis trois ans ne de-
vrait pas être reconduit par la Rue
de Valois (qui n’a pas donné suite
à nos demandes), selon tous les
observateurs du secteur.
Aucun mécanisme général
d’aide à la production – sur le mo-
dèle de ce qui existe dans le ci-
néma, la télévision, le jeu vidéo, le
spectacle vivant, l’édition, la mu-
sique, la presse… – n’a été dupli-
qué dans ce champ de la culture.
Les deux avocats regrettent aussi
« l’absence de juste partage de la
valeur avec les plates-formes de
diffusion de podcasts » au bénéfice
des auteurs et des producteurs.
Spotify, Deezer et Apple Music,
comme tous les grands groupes
du numérique, ne sont soumis à
aucune contrainte destinée à fi-
nancer la création dans le podcast.
Et, contrairement à la RTBF en
Belgique ou à la BBC outre-Man-
che, Radio France, le plus grand
pourvoyeur de podcasts en
France (2,5 millions au catalogue),
n’en commande pas encore à des
studios indépendants. La « mai-
son ronde » entame toutefois une
politique de coproductions avec
Le Louvre ou Astrapi (Bayard), par
exemple. Premier producteur en
Europe, Radio France ne fait plus
le distinguo entre podcasts natifs
et rediffusion de programmes,
mais propose des collections qui
mêlent les deux. Ainsi, 7 % des
auditeurs écoutent des program-
mes qui n’ont jamais été diffusés
à la radio.
Comment renforcer ce secteur ?
Pour le PIA, « il est urgent de créer
un dispositif de soutien en France,
afin de pérenniser la création fran-
çaise dans un écosystème menacé
par une offre internationale très
concurrentielle, poussée par la do-
mination des plates-formes et des
contenus anglo-saxons, et le dé-
ploiement non maîtrisé de l’intelli-
gence artificielle ».
Dès 2020, un rapport com-
mandé par le ministère de la cul-
ture à François Hurard et Nicole
Phoyu-Yedid, inspecteurs géné-
raux des affaires culturelles, prô-
nait déjà l’instauration pendant
trois ans d’aides aux créateurs et
aux producteurs de podcasts. Puis
de mettre en place une « un sys-
« Le secteur reste
un impensé
des politiques
publiques »
HERVÉ RONY
directeur général de la Société
civile des auteurs multimédia
tème de soutien plus ambitieux ».
Une suggestion pour l’heure res-
tée lettre morte. « Cela fait trois
ans qu’on se fait balader », résume
Katia Sanerot, directrice générale
et associée de Louie Media. « Le
podcast reste un impensé des poli-
tiques publiques », confirme
Hervé Rony, directeur général de
la Société civile des auteurs multi-
média (SCAM).
A l’écart, « le marché n’a pas en-
core trouvé sa vitesse de croi-
sière », renchérit Hervé Godechot
membre de l’Autorité de régula-
tion de la communication audio-
visuelle et numérique, qui copi-
lote, depuis 2022, l’Observatoire
des podcasts.
Aujourd’hui, les studios de créa-
tion de ces programmes doivent
trouver seuls les moyens de se fi-
nancer. Soit en réussissant à con-
vaincre un parrain qui accole son
nom à un projet, soit en recourant
à un financement par participa-
tion collaborative. Le podcast ani-
malier « Wild », porté par Unique
Heritage Media et La Maison du
podcast, fera ainsi l’objet d’une
campagne de la plate-forme de fi-
nancement participatif KissKiss-
BankBank, début 2024.
Autre solution : réaliser des pod-
casts « alimentaires » en jouant
0123
DIMANCHE 5 - LUNDI 6 NOVEMBRE 2023
sur la fascination et l’engoue-
ment des marques de luxe pour
ce média, afin de financer à côté
des programmes coûteux dont la
ligne éditoriale reste plus exi-
geante. « Ces deux activités sont
très séparées », témoigne Katia Sa-
nerot, ce qui lui permet de péren-
niser le podcast à succès « Injus-
tice », dont chaque épisode coûte
près de 80 000 euros.
De son côté, Nora Hissem, di-
rectrice générale adjointe de
Nouvelles Ecoutes, propose, de-
puis deux mois, une offre d’abon-
nement payante, en se calant sur
un modèle déjà expérimenté par
Apple Podcasts ou Slate. Ce der-
nier donne accès aux 300 épiso-
des de la série « Transfert », qui,
depuis 2016, donne la parole à des
anonymes qui racontent des his-
toires extraordinaires. Il est tou-
tefois un peu tôt pour savoir si la
formule de l’abonnement réus-
sira à s’imposer auprès d’audi-
teurs accoutumés à la gratuité de
ces programmes.
Enfin, et c’est le modèle écono-
mique qui tend à s’imposer : le re-
cours à la publicité s’accroît. Yann
Thebault, directeur général d’Acast
France, filiale du groupe suédois
spécialisé en hébergement et mo-
nétisation des podcasts, est l’un
des rares à se féliciter de la bonne
santé publicitaire du secteur. Il as-
sure enregistrer « une croissance à
deux chiffres des audiences comme
des revenus publicitaires ».
« POSITION TROP SIMPLISTE »
Un petit segment vigoureux dont
la croissance dépasse celle du
marché français de la publicité nu-
mérique, selon l’Observatoire de
l’e-pub du Syndicat des régies In-
ternet. Acast compte comme
clients les groupes de médias, une
cohorte de studios indépendants
et depuis peu des influenceurs.
Une tendance de plus en plus
forte, selon Cédric Begoc, direc-
teur des contenus d’Acast, qui per-
met de toucher les 15-25 ans.
Si la publicité et les audiences
augmentent, la question de la ré-
munération des créateurs de po-
dcasts reste entière. S’appuyant
sur deux décisions de la Cour de
justice de l’Union européenne du
13 février et du 21 octobre 2014,
les plates-formes de streaming
comme Spotify et Deezer consi-
dèrent qu’elles n’ont aucun droit
d’auteur à reverser si elles propo-
sent à leurs auditeurs un podcast
déjà diffusé sur Internet.
Ces plates-formes estiment
qu’elles font office de simple re-
bond d’un lien hypertexte, sans
toucher un nouveau public. « Une
lecture erronée et une position
trop simpliste » aux yeux de
Me Bonnier. A la SCAM, Hervé
Rony a entamé des négociations
par avocats interposés avec Dee-
zer, mais tout reste au point mort
avec Spotify. « On est prêts à aller
devant le juge si besoin », pré-
vient-il. Un début de révolte des
créateurs face à l’accumulation
des injustices. p
nicole vulser
0123
DIMANCHE 5 - LUNDI 6 NOVEMBRE 2023
Francis Mer
Ancien ministre
En 2003.
CHARLES PLATIAU/REUTERS
I
l avait été l’un des seuls
grands patrons à occuper un
ministère important après
une carrière de chef d’entre-
prise. Un des rares à franchir ce pas
dangereux vers un monde in-
connu. Francis Mer, dirigeant du
géant sidérurgique Arcelor, puis
ministre de l’économie et des fi-
nances (2002-2004) dans les deux
premiers gouvernements de Jean-
Pierre Raffarin, est mort à Bourg-
la-Reine (Hauts-de-Seine), mardi
31 octobre, à 84 ans. C’est l’ancien
locataire de Matignon qui l’a an-
noncé sur X (anciennement Twit-
ter), en évoquant « une éthique in-
transigeante, une loyauté inté-
grale, une volonté de servir ».
Haute stature, mâchoire carrée,
regard scrutateur, verbe tranché,
l’homme, né à Pau en 1939, marié
et père de trois enfants, en impo-
sait toujours à ses interlocuteurs.
Proche conseiller de M. Mer à
Bercy, aujourd’hui PDG d’EDF, Luc
Rémont se souvient d’« une per-
sonnalité profonde, entière, hon-
nête ». « C’était, ajoute-t-il, un
grand industriel, qui avait le souci
de comprendre les métiers et de les
développer par leurs savoir-faire et
leurs talents humains. Et, s’il pou-
vait être rude comme patron, il
l’était sur les idées, jamais sur les
personnes, en développant une af-
fection profonde pour ses équipes. »
Après Polytechnique et l’Ecole
des mines, puis quatre ans au ser-
vice de l’Etat, il entre à Saint-Go-
bain en 1971. Il enchaîne les postes
de PDG de filiales, jusqu’à diriger
PAM, l’un des pôles majeurs du
groupe de verre et de matériaux.
Mais, c’est en 1986 qu’il sort de
l’ombre, quand le gouvernement
Chirac le nomme à la tête d’Usinor.
Objectif : poursuivre la restructu-
ration de la sidérurgie.
La confiance des syndicalistes
Il intègre Sacilor au sein d’Usinor,
qu’il continuera de diriger après sa
privatisation en 1995. Puis il crée
Arcelor en 2001, en fusionnant
son groupe avec le luxembour-
geois Arbed et l’espagnol Aceralia,
pour en faire le premier acié-
riste mondial. Sous son mandat, la
sidérurgie française passe de
116 000 à 46 000 salariés, l’Etat in-
jectant 100 milliards de francs
dans la filière entre 1975 et 1995,
dont la majeure partie finance des
préretraites et des plans de forma-
tion. L’outil industriel se moder-
nise, le secteur se porte mieux.
M. Mer n’en ressort pas avec
l’image d’un patron qui envoie usi-
nes et ouvriers à la casse. Il gagne
même la confiance de syndicalis-
tes : certains le créditent de quali-
tés comme la rigueur, la morale et
la franchise. Il faut dire qu’en 1991,
une fois l’hémorragie d’emplois
25 MAI 1939 Naissance à Pau
1986 Nommé à la tête d’Usinor,
qui deviendra Usinor-Sacilor
puis Arcelor
2002-2004 Ministre de l’écono-
mie, des finances et de l’industrie
31 OCTOBRE 2023 Mort à Bourg-
la-Reine (Hauts-de-Seine)
jugulée, il négocie un accord de
gestion des compétences, Cap
2000. L’industriel sera toujours
convaincu que la formation pro-
fessionnelle est le meilleur atout
pour adapter les emplois. Une fa-
çon d’illustrer une idée que ce pa-
tron chrétien réaffirme : « Le sys-
tème économique doit être au ser-
vice de l’homme et non l’inverse. »
Que vient donc faire dans la ga-
lère de Bercy ce patron qui admet
ne pas être fait pour l’administra-
tion, « caractériellement parlant » ?
Après sa réélection en 2002 contre
Jean-Marie Le Pen, Jacques Chirac
ouvre le gouvernement à la société
civile. Le patron d’Arcelor, dont le
nom lui a été soufflé par un autre
industriel, Jérôme Monod, en est
l’incarnation. Avec ses entorses
aux mœurs policées du gouverne-
ment et de la haute fonction publi-
que, il détonne au ministère et en
conseil des ministres.
Entre mai 2002 et mars 2004, il
renforce la transparence des mar-
chés, fusionne divers organismes
de contrôle au sein de l’Autorité
des marchés financiers et pousse à
la création de l’Agence des partici-
pations de l’Etat. Cet industriel qui
s’emporte volontiers contre le
court-termisme des opérateurs
boursiers est un libéral modéré
qui exécute le programme de pri-
vatisations de M. Chirac (Renault,
Air France, France Télécom…), dé-
fend l’intervention de l’Etat pour
sauver Alstom au nom de « l’inté-
rêt supérieur de la France », prépare
l’ouverture de capital d’EDF…
Le microcosme parisien daube
sur ce ministre si peu politique.
Vraiment ? L’homme a toujours
été un pro-européen. Et un patron
ouvert au dialogue. En 1991, il est
membre du comité de parrainage
de l’association Confrontations,
lancée par l’économiste du Parti
communiste français Philippe
Herzog pour « décloisonner le dia-
logue social et le débat d’idées poli-
tiques ». En 2004, il exprimera sa
conception du lien entre politique
et économie dans une tribune au
Monde. « Il y a une économie fon-
dée sur la liberté de travailler, l’éga-
lité des contributions, la fraternité
et la promotion sociale, écrit-il. No-
tre devise républicaine ne doit pas
seulement être inscrite au fronton
des mairies », mais « s’incarner
dans notre réalité quotidienne ». p
jean-michel bezat
Ses amis et voisins,
Le Carnet
ont la tristesse de faire part du décès
de
M. Fernand CHAMPAVIER,
Vous pouvez nous faire
survenu brutalement le 26 octobre
2023.
parvenir vos textes Une cérémonie religieuse aura
lieu le mercredi 8 novembre,
soit par e-mail : à 14 h 30, en la paroisse Saint-
carnet@mpublicite.fr Hippolyte, Paris 13e.
(en précisant impérativement
votre numéro de téléphone M. et M me Aymar des Cubes du
Chatenet,
et votre éventuel numéro M. Scipion des Cubes du Chatenet,
d’abonné ou de membre ses ils et sa belle-ille,
Simon et Salomé,
de la SDL)
ses petits-enfants,
soit sur le site :
ont la douleur d’annoncer le décès
https://carnet.lemonde.fr de la
L’équipe du Carnet reviendra
comtesse Bernard
vers vous dans les meilleurs des CUBES du CHATENET,
délais pour vous confirmer née Madeleine
PRÉVOST SANSAC de TRAVERSAY,
la parution.
survenu le 2 novembre 2023,
dans sa quatre-vingt-onzième année.
carnet@mpublicite.fr
https://carnet.lemonde.fr La cérémonie religieuse se
déroulera le mercredi 8 novembre,
à 14 h 30, en l’église Saint-Honoré-
AU CARNET DU «MONDE» d’Eylau, 66 bis, avenue Raymond-
Poincaré, Paris 16e.
Naissances L’inhumation aura lieu le vendredi
10 novembre, à 16 heures, au
cimetière de Saint-Vitte-sur-Briance
Thierry, Aurore, Adélaïde,
(Haute-Vienne), précédée à 15 heures,
Eléonore et Elorie LESCOUARC’H
ont la joie d’accueillir d’une messe en l’église de Saint-
Vitte-sur-Briance.
Adrien, Louis, Gabin,
19, boulevard de Beauséjour,
75016 Paris.
né le 18 octobre 2023, à Nantes.
Les familles Deleage, Perstunski,
Gabriel
Dufour, Saya, Efrati,
est très heureux d’annoncer la naissance
de son petit frère,
ont l’immense tristesse de faire part
du décès de
Jules,
Jean-Paul DELEAGE,
le 2 novembre 2023,
survenu le 30 octobre 2023,
pour le plus grand bonheur de leurs à l’âge de quatre-vingt-deux ans.
parents,
Séverine et Alexis GARIN « Le temps, d’une certaine manière,
et grands-parents, peut faire croire à une disparition.
Nathalie et Jean-Claude Mais la liberté de l’homme
COMMUNEAU, est qu’il peut se souvenir. »
Valérie BESACE et Denis GARIN. Vladimir Jankélévitch.
Elisabeth et Victor OSTOJIC GENIN, Frédéric, Florence, Béatrice, Valérie,
sont très heureux d’annoncer la Guillaume,
naissance de leur ille, ses enfants,
ses belles-illes et ses gendres,
Ses petits-enfants
Philippine,
Et ses arrière-petits-enfants,
le dimanche 29 octobre 2023, à Paris.
font part du décès de
Françoise DÉVÉ-LESIEUR,
Décès
Odile, survenu le 29 octobre 2023.
son épouse,
Odette, Une messe sera célébrée le
mercredi 8 novembre, à 10 heures,
sa sœur,
Philippe, en l’église Saint-François-Xavier,
son ils Paris 7e.
et sa compagne, Sandrine,
Charles, Charles Dumareau,
son ils son époux,
Et Pierre, Bénédicte et Pascal Pignol,
Anne Dumareau,
son petit-ils adoré,
Sophie et Bruno Balaire,
ont l’immense tristesse de faire part Aurélie et Loik Amis,
du décès de ses illes et leurs conjoints,
Guillaume, Matthieu, Adrien et
Bernard LÉGÉ, Aurélie, Louis, Théophile, Hortense,
Grégoire, Pauline, Benjamin, Quentin,
Héloïse, Manon, Justine, Charlotte,
survenu le 2 novembre 2023,
ses petits-enfants,
à l’âge de soixante-dix-huit ans.
ont la grande tristesse de faire part
Les obsèques auront lieu le
du décès de
vendredi 10 novembre, à 11 h 30, au
crématorium du cimetière du Père- Odile DUMAREAU,
Lachaise, Paris 20e. née CHAPPUIS,
73, rue Brillat-Savarin, survenu le 30 octobre 2023,
75013 Paris. à l’âge de quatre-vingts ans.
L’équipe de la revue Raison présente La cérémonie religieuse sera
célébrée le mercredi 8 novembre, à
et l’association Union rationaliste,
14 h 30, en l’église Notre-Dame de
Versailles, suivie de l’inhumation au
ont la très grande tristesse de faire part
cimetière Notre-Dame de Versailles.
du décès de leur amie et collaboratrice,
Paris. Toulon.
Fabienne BOCK,
La comtesse François de Ganay,
survenu le 2 novembre 2023, à Paris.
née Laurence Carot,
son épouse,
Jacques Cassier, Éléonore de Ganay
son époux, et son conjoint,
Christian et Céline, Christophe Dos Santos,
ses enfants, Alexandre de Ganay
Bérénice, et sa conjointe, Lori Arsac,
sa petite-ille, ses enfants,
Ses neveux et ses nièces, Capucine, Augustin et Théotime,
Les familles Cassier, Maldonado ses petits-enfants
et Pariaud, Et toute sa famille,
ont l’immense tristesse d’annoncer
ont la douleur de faire part du décès
le décès du
de
comte François de GANAY,
Maria-Elena CASSIER,
née MALDONADO,
survenu le 1er novembre 2023.
survenu à Montreuil, le 2 novembre La cérémonie religieuse sera
2023, dans sa quatre-vingt-deuxième célébrée le mardi 7 novembre, à
année. 10 h 30, en l’église Saint-Germain-
des-Prés, Paris 6e.
Les obsèques se dérouleront dans
l’intimité. Un dernier hommage lui sera
rendu ultérieurement, à La Villa
familiale.jacquescassier@yahoo.fr Paradis, à Toulon.
carnet | 15
Catherine,
Ses enfants
et leurs conjoints,
Ses petits-enfants,
ont la tristesse de faire part du décès
de
Robert LÉGER LAVALLE,
né le 30 octobre 1943,
promotion 69 de l’ESSEC,
ancien directeur de banque,
ils de
Gabriel,
oicier pilote de chasse
mort pour la France en Indochine,
survenu le 20 octobre 2023, à l’âge
de soixante-dix-neuf ans, après un
long et douloureux combat contre
le cancer.
Les obsèques ont eu lieu le 27 octobre,
dans la plus stricte intimité.
Jean Malaurie,
son époux,
Guillaume Malaurie,
son ils,
Éléonore Malaurie-Ungar,
sa ille
Et Jonathan Ungar,
son gendre,
Timon, Vital et Jonas,
ses petits-ils,
ont la tristesse de faire part du décès
de
Monique MALAURIE,
née LAPORTE,
survenu le 27 octobre 2023, à Dieppe,
à l’âge de quatre-vingt-dix-sept ans.
Elle a été inhumée à Dieppe, au
cimetière du Pollet, le 3 novembre,
dans la stricte intimité.
Merci à ses amis connus et
inconnus d’écouter en son souvenir
la Courante de la Première Partita et
le Largo du Cinquième Concerto en
ré mineur de Jean Sébastien Bach
joués par Glenn Gould.
Une petite photo d’elle sera ixée
sur sa tombe.
93, quai Henri IV,
76200 Dieppe.
Catherine,
son épouse,
Grégoria, Suzanne, Renée,
ses illes
et leurs époux, Emmanuel, Raphaël,
Vincent,
Paul, Émilie, Camille, Victor,
Aurélien, Yvonne, Augustin, Marin et
Pierre,
ses petits-enfants,
ont la tristesse de faire part du décès
de
Francis MER,
survenu le 31 octobre 2023,
à Bourg-la-Reine,
à l’âge de quatre-vingt-quatre ans.
La cérémonie religieuse aura lieu
le mercredi 8 novembre, à 14 h 30, en
l’église Saint-Gilles, 6, boulevard Carnot,
à Bourg-la-Reine (Hauts-de-Seine).
Ni leurs ni couronnes.
Ross McInnes,
président du conseil d’administration
Et Olivier Andriès,
directeur général de Safran,
ont eu la tristesse d’apprendre le
décès de
Francis MER,
ancien président
du conseil de surveillance
de Safran,
survenu le 1er novembre 2023.
Ils s’associent à l’ensemble des
membres du conseil d’administration
de Safran pour adresser toutes leurs
pensées et condoléances à sa famille.
Bry-sur-Marne (Val-de-Marne).
Isabelle, Sophie, Pierre-Emile, Louis,
Marie-Jeanne,
ses enfants
et leurs conjoints,
Ses petits-enfants,
Ses arrière-petits-enfants,
ont la tristesse de faire part du décès
de
Mme Jacqueline NAUDOT,
née DUMOULIN,
survenu le 28 octobre 2023,
à l’âge de quatre-vingt-onze ans.
La cérémonie religieuse sera
célébrée le mercredi 8 novembre,
à 14 h 30, en l’église Saint-Gervais-
Saint-Protais, 4, Grande Rue Charles-
de-Gaulle, à Bry-sur-Marne.
On y associera le souvenir de son
époux,
M. Marcel NAUFOT.
Cet avis tient lieu de faire-part.
Avignon. Lyon.
Annie Vial, née Silberzahn,
Isabelle et Hélène,
ses illes,
font part de la mort de
Alain VIAL,
X 60 - Ponts,
ancien directeur
à la sécurité SNCF,
le 30 octobre 2023, à Lyon.
Un culte de reconnaissance aura
lieu le mardi 7 novembre, à 9 h 30,
au Grand temple de Lyon, 3, quai
Augagneur.
Il sera suivi de l’inhumation à
11 h 15, au cimetière nouveau de la
Guillotière, 228, avenue Berthelot.
6, rue Saint-Maurice,
69008 Lyon.
a2vial@aol.com
Anniversaires de décès
Anne-Marie ALBIACH,
4 novembre 2012.
« Elle se défait de l’environnement,
elle donne à l’impossible
sa dernière chance. »
(La Mezzanine,
le dernier récit de Catarina Quia).
6 novembre 2015 - 6 novembre 2023.
Jean-Michel LECLERCQ.
« Mon chant de toi
monte aux portes du Ciel. »
Pour aimer la vie j’aime le passé
parce qu’il est le présent vivant,
inefaçable, que nous avons partagé.
Christiane.
Souvenirs
Le 4 novembre 1989, disparaissait
Bernhard BLUMENKRANZ,
directeur de recherches
au CNRS,
historien de l’histoire
des rapports judéo-chrétiens
en France,
acteur infatigable de la recherche
de la paix au Proche-Orient.
On peut trouver dans les dessins
réalisés par les milliers d’enfants reçus
au musée d’Israël des travaux
individuels ou collectifs sur le thème
prophétique d’Isaïe, cette vision de la
paix où le loup paîtra à côté de
l’agneau.
In Israël à travers les âges,
compte-rendu de l’exposition.
Paris, Petit-Palais, 1968.
Bernhard Blumenkranz (éd.),
Art et archéologie des Juifs en France
médiévale, Toulouse, Privat, 1980.
Bernard COCULA,
12 avril 1936 - 4 novembre 2005.
Bernard est toujours avec nous.
Ses enfants et petits-enfants, ses
proches, ses amis et les membres du
Centre François Mauriac de Malagar,
dont il fut président, n’ont pas oublié
son rôle et son rayonnement à
l’université Bordeaux-Montaigne.
Anne-Marie.
Il y a sept ans, disparaissait
Christiane GILLES.
Elle a passé l’essentiel de sa vie à
défendre le progrès social contre
toutes les inégalités, en particulier
celles dont les femmes sont l’objet. Sa
passion fut l’égalité professionnelle
entre les femmes et les hommes.
Joël Gilles,
19, rue de la Reine Blanche,
75013 Paris.
Société éditrice du « Monde » SA
Président du directoire, directeur de la publication
Louis Dreyfus
Directeur du « Monde », directeur délégué de la
publication, membre du directoire Jérôme Fenoglio
Directrice de la rédaction Caroline Monnot
Direction adjointe de la rédaction
Grégoire Allix, Maryline Baumard, Hélène Bekmézian,
Philippe Broussard, Nicolas Chapuis, Emmanuelle
Chevallereau, Alexis Delcambre, Marie-Pierre
Lannelongue, Franck Nouchi, Harold Thibault
Directrice éditoriale Sylvie Kauffmann
Directrice déléguée au développement des services
abonnés Françoise Tovo
Directeur délégué aux relations avec les lecteurs
Gilles van Kote
Rédaction en chef Laurent Borredon, Emmanuel
Davidenkoff (Evénements), Jérôme Gautheret, Michel
Guerrin, Nicolas Jimenez (photographie), Sabine Ledoux
(cheffe d’édition), Alain Salles (Débats et Idées)
Directrice du design Mélina Zerbib
Direction artistique du quotidien Natalie Lebreton
Infographie Delphine Papin
Directrice des ressources humaines du groupe
Emilie Conte
Secrétaire général de la rédaction Sébastien Carganico
Conseil de surveillance Aline Sylla-Walbaum,
présidente, Gilles Paris, vice-président
16 |
GÉOPOLITIQUE
Allemagne
L’inquiétant essor
de l’extrême droite
Les élections régionales
d’octobre en Hesse
et en Bavière démontrent
que l’AfD n’est plus
cantonné à l’est du pays
et aux zones rurales.
A sept mois des
européennes de juin 2024
et avant des scrutins locaux
prévus dans neuf
des seize Länder, l’aile
radicale a pris l’ascendant
sur le parti
berlin - correspondant
C
ela faisait vingt ans que Man-
fred Gerlach n’avait pas mis les
pieds à Mödlareuth. A l’époque,
cet assureur bavarois avait
voulu montrer à son fils ce vil-
lage de quarante habitants si-
tué sur l’ex-frontière entre les deux Allema-
gnes et surnommé « le Petit Berlin » en raison
du mur de béton qui le coupait en deux pen-
dant la guerre froide. Mardi 3 octobre, c’est
sans son fils mais vêtu d’un tee-shirt aux cou-
leurs du parti Alternative pour l’Allemagne
(AfD) qu’il est revenu à Mödlareuth, où la
formation d’extrême droite organise depuis
2016 un rassemblement pour le Jour de
l’unité allemande. A cinq jours des élections
régionales en Bavière et en Hesse, le rendez-
vous, cette année, a tout d’une veillée
d’armes. Manfred Gerlach ne s’en cache pas :
« Les incompétents qui mènent notre pays à sa
ruine doivent comprendre que leur temps est
compté. Le peuple allemand a trop longtemps
été soumis. Aujourd’hui, il relève la tête »,
s’enthousiasme le sexagénaire, en sortant de
son sac à dos une banderole marquée du
slogan : « Notre pays d’abord ! »
« Reprenons notre destin en main ! », « Brisons
nos chaînes ! », « Entrons en résistance ! »… Ce
3 octobre, ces injonctions sont martelées jus-
qu’à plus soif par les orateurs qui se succèdent
à la tribune, opportunément dressée face au
mur qui divisait Mödlareuth avant 1989 et
dont un pan a été conservé en guise de mémo-
rial dans ce village aujourd’hui à cheval entre
les Länder de Bavière et de Thuringe. En ce
33e anniversaire de la réunification, la mise en
scène ne doit rien au hasard. Au cœur du dis-
cours de l’AfD figure l’idée que l’Allemagne est
une « dictature », que ses citoyens sont des
« sujets » et qu’une nouvelle « révolution pacifi-
que » est nécessaire, comme celle qui fit tom-
ber le mur de Berlin.
Pour son dernier grand meeting de campa-
gne, c’est ce message qu’est venue marteler
la tête de liste AfD en Bavière, Katrin Ebner-
Steiner : « Les gouvernements ont érigé un
nouveau mur autour de nos opinions. Ils ont
construit un Etat de surveillance d’une perfec-
tion insoupçonnée. Ils nous harcèlent sur tous
les canaux avec leur “culte de la culpabilité”.
Ils nous imposent une invasion de masse ve-
nue d’Afrique et d’Asie, une pseudoscience du
genre et un socialisme climatique globalo-
wokiste qui ne doit s’appliquer qu’à nous et
non aux élites internationales qui veulent
continuer à faire le tour du monde en jet privé.
Partout, ils qualifient d’ennemis de la démo-
cratie les gens qui aiment leur pays, acceptent
0123
DIMANCHE 5 - LUNDI 6 NOVEMBRE 2023
l’ordre immuable de la nature et ne veulent
pas de travestis habillés en cuir dans les écoles
maternelles. Or, c’est le contraire qui est vrai.
Les vrais démocrates de ce pays, c’est nous ! »
Ce 3 octobre, Katrin Ebner-Steiner se garde
de toute prédiction chiffrée pour les élec-
tions à venir. Dans le public, beaucoup
estiment que les intentions de vote pour
l’AfD – 16 % en Hesse et 14 % en Bavière – ont
été gonflées par les instituts de sondage afin
d’effrayer les électeurs et de les inciter à voter
pour les « vieux partis du système ». Mais, le
8 octobre, les résultats de l’extrême droite
dépassent les pronostics. En Hesse, l’AfD ar-
rive deuxième derrière l’Union chrétienne-
démocrate (CDU) avec 18,4 % des voix, soit
5,3 points de plus qu’aux régionales de 2018.
En Bavière, il obtient 14,6 % (+ 4,4 points), ce
qui le place en troisième position derrière
l’Union chrétienne-sociale (CSU) et le parti
ultraconservateur des Freie Wähler (Elec-
teurs libres).
« UN PARTI POPULAIRE »
Si l’AfD a l’habitude de faire des scores plus
élevés en ex-Allemagne de l’Est, où il a rem-
porté en juin son premier arrondissement
(dans la ville de Sonneberg, en Thuringe) et sa
première mairie (Raguhn-Jessnitz, en Saxe-
Anhalt), c’est la première fois qu’il atteint de
tels niveaux dans des Länder de l’Ouest.
« Nous sommes désormais un parti populaire
[« Volkspartei »] à l’échelle de toute l’Allema-
gne », triomphe Alice Weidel, sa présidente,
au lendemain de ce double scrutin.
Il est difficile de lui donner tort. A l’évi-
dence, les résultats de l’AfD en Bavière et en
Hesse ont une portée nationale. D’abord à
cause du poids démographique de ces Län-
der, qui totalisent près de 20 millions d’habi-
tants, soit un quart de la population du pays.
Ensuite, parce qu’ils confirment ce que les
instituts de sondage mesurent à l’échelle de
toute l’Allemagne : une poussée sans précé-
dent de l’extrême droite dans les intentions
de vote. Alors qu’il stagnait autour de 10 %
depuis le début de la pandémie de Covid-19,
l’AfD a vu sa courbe remonter sans disconti-
nuer à partir de l’été 2022. Si des élections
législatives avaient lieu aujourd’hui, il re-
cueillerait entre 21 % et 23 % des voix, d’après
les dernières enquêtes. Un score sans com-
paraison avec ceux qu’il a obtenus aux légis-
latives de 2017 (12,6 %) et de 2021 (10,3 %).
0123
DIMANCHE 5 - LUNDI 6 NOVEMBRE 2023
Autour
d’Alice Weidel,
présidente
du groupe
parlementaire
de l’AfD,
les responsables
du parti d’extrême
droite dans la Hesse
se réjouissent
des résultats
obtenus lors
des élections
régionales dans
ce Land,
le 8 octobre,
à Wiesbaden
(Allemagne).
HELMUT FRICKE/DPA/ABACA
Inversement proportionnelle à l’effondre-
ment des partis de la coalition du chancelier
Olaf Scholz (sociaux-démocrates du SPD,
Verts et libéraux du FDP), qui totalisent à eux
trois moins de 40 % des intentions de vote, la
montée de l’AfD s’étend sur quasiment tous
les territoires, alors même que le parti ne re-
vendique que 34 000 adhérents, soit dix fois
moins que le SPD ou la CDU. Certes, l’extrême
droite reste très marginale dans les grandes
agglomérations, mais, ailleurs, sa progres-
sion est spectaculaire.
En Bavière, par exemple, en 2018, l’AfD avait
obtenu plus de 13 % dans une dizaine de cir-
conscriptions sur quatre-vingt-dix. Le 8 octo-
bre, il a dépassé ce seuil dans une soixantaine
de circonscriptions. « Il y a cinq ans, il était fa-
cile d’identifier sur une carte la zone de force
de l’AfD : c’était l’est de la Bavière, du côté de la
frontière tchèque, une région de petites villes, à
l’écart des grandes voies de circulation et tradi-
tionnellement très conservatrice, explique
Tassilo Heinrich, chercheur en science politi-
que à l’université de Ratisbonne. Cinq ans
plus tard, le vote AfD est beaucoup moins cir-
conscrit géographiquement. Il s’est étendu au
nord de la Bavière, dans d’anciens bastions so-
ciaux-démocrates touchés par une certaine
désindustrialisation, mais a aussi continué de
progresser dans des zones plus dynamiques et
a priori peu favorables à ce type de parti,
comme autour d’Ingolstadt, ville industrielle
et universitaire où il a atteint 17 % des voix. »
UN ÉLECTORAT PLUS DIVERS
Sur le plan sociodémographique, l’électorat
de l’AfD est également plus divers qu’il ne
l’était. Il y a quelques années, le parti d’ex-
trême droite séduisait très majoritairement
des hommes peu diplômés âgés de 35 à
60 ans. Aujourd’hui, les femmes restent sous-
représentées parmi ses électeurs, mais le
parti a fortement progressé auprès de catégo-
ries qu’il avait du mal à toucher jusque-là,
comme les retraités et les jeunes. En Hesse, le
8 octobre, 18 % des 18-24 ans ont ainsi voté
pour l’AfD, soit près de deux fois plus
qu’en 2018, le hissant en deuxième position
derrière la CDU, mais devant les Verts qui, il y
a cinq ans, avaient fait des scores bien supé-
rieurs à ceux de l’extrême droite dans cette
tranche de l’électorat.
Politiquement, enfin, le champ magnétique
de l’AfD s’est élargi. Dans les années 2015-2020,
le parti d’extrême droite attirait principale-
ment des abstentionnistes et d’anciens élec-
teurs de la CDU-CSU qui ne se reconnaissaient
pas dans la politique d’Angela Merkel (2005-
2021), jugée trop centriste. Désormais, les cho-
ses sont moins claires : en Hesse, sur les
140 000 électeurs que l’AfD a gagnés entre
2018 et 2023, 52 000 avaient voté pour la gau-
che ou les écologistes, 46 000 s’étaient abste-
nus et 17 000 avaient voté pour la CDU il y a
cinq ans. « Les dernières élections montrent que
le portrait-robot de l’électeur AfD typique – un
homme en colère, autour de la cinquantaine,
qui a fait peu ou pas d’études et vit dans une ré-
gion reculée d’ex-Allemagne de l’Est – ressemble
moins à ça aujourd’hui. L’AfD est en train de de-
venir un parti attrape-tout, capable de parler
aux jeunes, aux ouvriers, aux employés, aux ar-
tisans, aux petits chefs d’entreprise et à des élec-
teurs qui viennent de tous les bords du paysage
politique », résume Tassilo Heinrich.
Si l’électorat de l’AfD s’est diversifié, c’est
parce que le parti lui-même a élargi le spectre
de ses thématiques. Lors de sa fondation,
en 2013, sa principale revendication était la
sortie de l’euro et le retour du deutschemark.
Deux ans plus tard, l’arrivée en Allemagne
d’un million de demandeurs d’asile venus du
Moyen-Orient a mis la lutte contre l’immi-
gration en tête de ses priorités. Aujourd’hui,
ses chevaux de bataille sont beaucoup plus
nombreux. En témoigne la variété des slo-
gans que l’AfD a inscrits sur ses affiches élec-
torales, en juin, dans l’arrondissement de
Sonneberg : « Abolir l’euro », « Fermer les fron-
tières », « Protéger les femmes contre l’islam »,
« Supprimer la redevance », « Contre les éolien-
nes mais pour le diesel », « Contre les sanctions
mais pour du gaz russe bon marché ».
Quel est le point commun de toutes ces re-
vendications ? « Si je devais résumer ce que
nous voulons, je dirais : tout simplement re-
trouver notre vie d’avant », explique Falko
Graf, président de la section AfD de Sonne-
berg, avant de décrire cet « avant » tant re-
gretté : « Avant l’ouverture des frontières par
Mme Merkel, quand nous pouvions choisir qui
entrait chez nous ; avant la guerre en Ukraine,
quand nous étions en paix avec la Russie, qu’il
n’y avait pas d’inflation et qu’il n’était pas
nécessaire de gagner des mille et des cents
pour vivre décemment ; avant l’arrivée des
Verts au gouvernement, quand on n’était pas
pointé du doigt si on roulait en voiture et qu’on
aimait la viande ; avant la pandémie, quand
on pouvait circuler où on voulait et qu’on était
libre de se faire vacciner ou pas. »
DOMINATION DE L’AILE RADICALE
Le soir où nous le rencontrons, début octo-
bre, Falko Graf porte un tee-shirt où l’on peut
lire « Sonneberg zeigt Gesicht » (« Sonneberg
montre son visage »), un collectif de « ci-
toyens avertis », fondé en 2020 pour protes-
ter contre les restrictions anti-Covid-19 et qui
a repris du service, il y a quelques mois, pour
protester contre la flambée des prix de l’éner-
gie, contre le projet de loi du gouvernement
sur la rénovation des systèmes de chauffage
et contre l’augmentation du nombre de de-
mandeurs d’asile (+ 77 % entre janvier et août
par rapport à la même période en 2022).
Ce soir-là, à la nuit tombée, ce sont plusieurs
dizaines de personnes qui répondront à l’ap-
pel du collectif, défilant sifflets en bouche
dans les rues désertes de la petite ville de
Sonneberg (23 000 habitants), avant de re-
joindre la place de la mairie. Là, devant une
foule encore plus importante – près de
400 personnes au total –, quelques orateurs
se succéderont au micro pour réclamer l’ins-
En Autriche, un FPÖ toujours plus radical en tête des sondages
les chefs de l’extrême droite
autrichienne et allemande pouvaient
difficilement choisir un meilleur lieu
pour marquer ensemble leur progres-
sion fulgurante dans les sondages. A
l’occasion de sa visite à Vienne, le
19 septembre, Alice Weidel, présidente
de l’Alternative pour l’Allemagne (AfD)
a donné sa seule interview aux côtés
d’Herbert Kickl, chef du Parti de la li-
berté d’Autriche (FPÖ), à AUF 1, une
chaîne de télévision sur Internet deve-
nue l’un des principaux bastions du
complotisme antivax germanophone.
Fondé en 2021 par un ancien militant
proche des milieux néonazis autri-
chiens, ce média a réussi à surfer sur le
fort scepticisme vaccinal observé dans
l’espace germanique lors de la pandé-
mie de Covid-19, pour gagner une
audience et imposer, ensuite, des thè-
mes favorables aux extrêmes droites
des deux pays : rejet des immigrés, des
personnes LGBT, proximité avec Mos-
cou. De quoi effacer le trou d’air connu
par le FPÖ autrichien à la suite de l’es-
soufflement de la crise migratoire de
géopolitique | 17
▶▶▶
tauration d’un « tribunal pénal international » res de « baiseurs d’enfants tolérés par l’Etat »,
destiné à « juger pour crimes contre l’huma- et une troisième a prôné la « remigration »
nité les responsables de la politique de vaccina- des étrangers, concept cher à l’extrême droite
tion », demander le départ d’un gouver- identitaire, affirmant que les « changements
nement qui préfère « dépenser de l’argent de population sont plus importants que le
pour aider l’Ukraine à faire la guerre plutôt que changement climatique ». Comme invité
pour lutter contre l’inflation ici en Allemagne », d’honneur de son congrès, l’AfD avait convié
et fulminer contre « la Banque centrale le député bulgare Kostadin Kostadinov,
européenne qui appauvrit les Allemands ». président du parti ultranationaliste Revival
Point notable : ce sont les ministres écologis- (Renaissance), proche du Kremlin, viscé-
tes – Annalena Baerbock avec sa « politique ralement anti-OTAN et connu pour avoir qua-
étrangère féministe » et Robert Habeck avec sa lifié les Roms de « parasites » et de « vermines
« politique économique absurde » – qui sont le inhumaines »…
plus hués, davantage qu’Olaf Scholz, dont le « Le discours de l’AfD n’a cessé de se durcir an-
nom est à peine prononcé, une grande diffé- née après année, ses positions n’ont jamais été
rence avec les années Merkel où c’était elle, la aussi radicales, mais cela ne l’empêche pas de
chancelière, qui était la cible de l’AfD. On s’en progresser, bien au contraire », observe Axel
étonne auprès d’un jeune homme venu avec Salheiser, professeur de sociologie politique à
une banderole à l’effigie de M. Habeck grimé l’université d’Iena et directeur scientifique de
en « clown vert ». Explication : « Scholz est le l’Institut pour la démocratie et la société ci-
chancelier le plus faible que l’Allemagne a vile (IDZ), spécialisé dans la lutte contre l’ex-
connu. Mais c’est difficile de taper sur lui, car trême droite. A la différence du RN qui, en
on ne sait pas ce qu’il pense ni ce qu’il fait. » France, a fait de la « dédiabolisation » la con-
En Thuringe, où se trouve l’arrondissement dition de sa notabilisation dans l’espoir de
de Sonneberg conquis en juin par le parti conquérir le pouvoir, l’AfD gagne du terrain
d’extrême droite, celui-ci pourrait arriver en en se radicalisant.
tête aux prochaines élections, prévues le
LA PART DES 1er septembre 2024 : dans les derniers sonda- UNE POUSSÉE IRRÉSISTIBLE ?
ÉLECTEURS AYANT ges, l’AfD est crédité de 32 % des voix,
10 points de plus que Die Linke (« La Gau-
En Bavière et en Hesse, plus de 80 % des élec-
teurs ayant voté pour l’AfD disent qu’il leur
VOTÉ POUR L’AFD che », qui dirige l’exécutif régional) et que la est égal que ce parti soit d’extrême droite. Et
CDU, dans l’opposition. Cette progression est dans ces deux Länder, la part des électeurs
PAR ADHÉSION d’autant plus remarquable que, depuis le der- ayant voté pour l’AfD par adhésion à ses
nier scrutin, en 2019, où l’AfD a obtenu 23 %, idées, et non en signe de protestation contre
À SES IDÉES, sa fédération thuringeoise a été mise sous les autres partis, a progressé d’environ
ET NON POUR surveillance par l’Office de protection de la 10 points en cinq ans. « Ces chiffres doivent
Constitution (Verfassungsschutz) pour « at- nous alerter. Une part de plus importante de la
PROTESTER CONTRE teintes aux principes de l’Etat de droit », « vio- population allemande vote en pleine connais-
lations des règles de la démocratie » et « révi- sance de cause pour un parti qui profère des
LES AUTRES PARTIS, sionnisme historique ». contrevérités, propage des idées complotistes
A PROGRESSÉ Chef de l’AfD dans ce Land d’ex-Allemagne et rêve de remplacer la démocratie pluraliste
de l’Est, Björn Höcke est le représentant de par un pouvoir autoritaire et nationaliste »,
D’ENVIRON l’aile la plus radicale du parti à l’échelle natio- poursuit Axel Salheiser.
nale. Agé de 51 ans, cet ancien professeur La poussée de l’AfD est-elle pour autant irré-
10 POINTS d’histoire doit comparaître devant un tribu- sistible ? Les dernières élections en Bavière et
EN CINQ ANS nal pour avoir lancé, lors d’un meeting, la for-
mule « Alles für Deutschland » (« tout pour
en Hesse ont montré que le parti d’extrême
droite a fait des scores particulièrement éle-
l’Allemagne »), qui était le slogan des SA, l’or- vés dans des zones où les partis traditionnels
ganisation paramilitaire nazie. L’homme est ont été affaiblis par des querelles internes ou
un habitué de ce genre de références. Dans des affaires judiciaires, ou dans des localités
une enquête publiée le 20 septembre, l’heb- qui se sont vu imposer l’installation de foyers
domadaire Die Zeit rappelait que ses discours de réfugiés contre l’avis de leurs habitants. A
puisaient volontiers dans le vocabulaire du l’inverse, l’AfD a perdu ces dernières semai-
IIIe Reich, que ce soit pour ironiser sur le be- nes deux élections municipales partielles – à
soin d’« espace vital » (« Lebensraum ») de la Nordhausen (Thuringe) et Bitterfeld-Wolfen
population, pour dénoncer les partis politi- (Saxe-Anhalt) – qui lui semblaient acquises.
ques « dégénérés » (« entartet ») ou pour qua- Dans les deux cas, les maires sortants ont été
lifier un ministre de « corrupteur du peuple » réélus au second tour alors qu’ils étaient lar-
(« Volksverderber »), expression utilisée par gement devancés par l’AfD au premier. « Ce
Hitler dans Mein Kampf à propos des juifs… qui s’est passé dans ces deux villes moyennes
Au fil des années, les représentants de l’aile est intéressant : même là où l’extrême droite
radicale de l’AfD ont étendu leur domination fait 35 %-40 % des voix, les électeurs préfèrent
sur le parti, au détriment des plus « modé- in fine reconduire des sortants qu’ils connais-
rés » dont plusieurs figures importantes ont sent plutôt que des candidats qui, certes, expri-
claqué la porte au gré des purges et des ment leurs colères mais n’ont pas démontré
révolutions de palais qui ont secoué le leur capacité à gérer une collectivité locale »,
mouvement depuis sa fondation en 2013. Le explique Axel Salheiser.
congrès organisé à Magdebourg, cet été, en Intéressant mais pas forcément rassurant :
vue des élections européennes du le 9 juin 2024, jour des élections européen-
9 juin 2024 en a été l’illustration. nes, les Allemands voteront également pour
Eurodéputé sortant, le candidat qui a été in- leurs maires et leurs conseillers d’arrondisse-
vesti comme tête de liste, Maximilian Krah, a ment dans neuf des seize Länder du pays,
été suspendu du groupe Identité et Démocra- dont ceux d’ex-Allemagne de l’Est. Or, le nom-
tie au Parlement européen, dans lequel l’AfD bre d’élus qui ne se représenteront pas pour-
siège avec le Rassemblement national, pour rait atteindre un niveau record, souligne le
avoir soutenu Eric Zemmour face à Marine Le chercheur, qui prévient : « Dans des tas de
Pen lors de la présidentielle française de 2022. communes et d’arrondissements, la prime au
Parmi ses colistiers, l’un s’est inquiété des sortant, cette fois, ne jouera pas. A un an des
« gangs musulmans » qui contribuent à la élections législatives, cela risque d’offrir un
« décadence de l’Europe », un autre a qualifié vrai boulevard à l’AfD. » p
les homosexuels et les personnes transgen- thomas wieder
2015, et du scandale de corruption dit réunissent plusieurs dizaines de mil- 2024, avec environ 30 % des voix.
« d’Ibiza », qui avait forcé le parti à quit- liers d’Autrichiens à Vienne. « Kickl a réussi à faire sortir son parti du
ter le pouvoir en 2019. Cette année-là, Bien loin des stratégies de « dédia- thème unique de l’immigration »,
le FPÖ n’avait obtenu, lors des législati- bolisation » de ses alliés européens, constate le politologue Thomas Hofer,
ves anticipées, « que » 16,1 % des voix. M. Kickl s’y affiche avec le mouvement en estimant que, « sur tous ces thèmes,
Un score plancher dans ce pays où l’ex- identitaire, qu’il aime qualifier de il a adopté un narratif qui passe très
trême droite est implantée depuis « simple ONG de droite ». Celui-ci bien avec l’air du temps : celui de la li-
bien plus longtemps que l’AfD en Alle- exerce d’ailleurs, depuis qu’il dirige le berté contre l’oppression », dans un
magne et a déjà participé à deux coali- FPÖ, une influence déterminante au contexte où « beaucoup d’Autrichiens
tions gouvernementales avec la droite sein du parti au point qu’il promeut sont actuellement dans une situation
(2000-2007 et 2017-2019). désormais la théorie du « grand rem- économique difficile » avec une infla-
placement ». Au début de la guerre en tion parmi les plus fortes de toute
Loin de la « dédiabolisation » Ukraine, en février 2022, M. Kickl l’Union européenne.
Longtemps discrète éminence grise adopte un discours prorusse en atta- Fort de ces intentions de vote et de
du parti, Herbert Kickl, 55 ans, qui a quant les sanctions européennes con- la présence de son parti dans les coa-
pris la tête du FPÖ en 2021, a réussi à re- tre Moscou. Puis il fustige les militants litions gouvernant trois régions,
monter la pente en imposant une li- qui luttent contre le changement cli- M. Kickl affirme qu’il veut devenir le
gne radicale et rigide, à l’image de ce matique et les mesures gouverne- prochain chancelier, une position
randonneur forcené qui ne partage mentales contre les émissions de CO2, qu’aucun responsable du FPÖ n’a jus-
pas le goût de la fête de ses prédéces- qualifiées d’« écocommunisme ». qu’ici jamais réussi à atteindre. Sa ra-
seurs, Jörg Haider et Heinz-Christian Toutes ces évolutions sont accompa- dicalité suscite d’ailleurs pour l’ins-
Strache. Son premier coup consiste à gnées par la prolifique scène complo- tant une telle réaction de rejet du
promouvoir l’usage de l’ivermectine, tiste, née à l’occasion de la pandémie, reste du paysage politique autrichien
un antiparasitaire, pour lutter contre et vont permettre au FPÖ de regagner qu’il n’est pas du tout sûr de pouvoir
le Covid-19. Dans ce pays où le scepti- une popularité record, avec des sonda- former une majorité. p
cisme vaccinal est fort, il participe ges qui le donnent tous en tête en vue jean-baptiste chastand
aussi aux manifestations antivax qui des élections législatives de l’automne (vienne, correspondant régional)
0123
DIMANCHE 5 - LUNDI 6 NOVEMBRE 2023
Myroslav Marynovytch
« J’attends des Russes une résistance
Dans dix ou vingt ans, organisée contre la guerre »
les relations culturelles
pourront reprendre
avec la Russie,
mais pas avant,
affirme cette figure
ukrainienne de la
dissidence soviétique
Myroslav
Marynovytch.
DARYNA LAVRIV
ENTRETIEN
R
ecteur de l’Université catholi-
que ukrainienne de Lviv, Myros-
lav Marynovytch, 64 ans, est
l’un des derniers dissidents so-
viétiques ukrainiens vivants.
Son engagement pour la dé-
fense des droits de l’homme lui a valu, en 1977,
une condamnation à sept ans de goulag. Il a
purgé cette peine au tristement célèbre camp
Perm-36, dans l’Oural, suivi de cinq années
d’exil au Kazakhstan. Il est l’une des figures in-
tellectuelles les plus respectées d’Ukraine.
Comme tout pays faisant face
à un danger existentiel, l’Ukraine, depuis
l’invasion russe, a besoin d’unité.
Mais cette guerre s’inscrit dans la durée.
Est-il souhaitable, et possible, selon vous,
de critiquer le pouvoir politique dans
une telle situation ?
Je suis un démocrate et, par conséquent, je
considère que les citoyens de n’importe quel
pays doivent avoir le droit de critiquer. Mais,
en même temps, tout en observant ce qui s’est
passé en Ukraine, je ne peux que me réjouir
du fait que l’intensité des polémiques politi-
ques diminue. Ce n’est pas dû à des persécu-
tions politiques ou à de la censure. Notre na-
tion a eu un réflexe d’unité, et c’est cela qui at-
ténue le débat politique. Néanmoins, la liberté
de parole demeure, celle de la presse aussi. Il
reste des chaînes de télévision entre les mains
de l’opposition, où l’on peut entendre des
points de vue critiques à l’égard de notre prési-
dent [Volodymyr Zelensky]. Je ne me fais pas de
souci pour la liberté d’expression en Ukraine.
Pensez-vous qu’il soit nécessaire
d’organiser l’élection présidentielle,
comme prévu, en 2024 ?
Ce sujet m’étonne beaucoup. Comment
peut-on envisager une élection en temps de
guerre ? Alors que tant de nos concitoyens se
trouvent à l’étranger et que tant d’autres su-
bissent l’occupation russe ! Un ami américain
m’a rétorqué que, pour les Occidentaux, il est
fondamental que soit organisé un tel scrutin.
Mais, moi, je veux une élection honnête et
juste. Je ne veux pas que mon pays apparaisse
comme une autocratie.
Y a-t-il aujourd’hui un débat public
sur cette question en Ukraine ?
Absolument, le débat existe, sur les réseaux
sociaux comme dans les médias.
Le Parlement ukrainien examine
en ce moment une loi visant à interdire
le clergé orthodoxe ukrainien affilié
à Moscou. Est-ce une décision judicieuse ?
Les prêtres de cette Eglise orthodoxe
sont-ils tous des agents ennemis ?
Sans aucun doute, une partie du clergé est
sincère dans sa foi. Il y a eu une déclaration du
clergé de l’Eglise orthodoxe ukrainienne du
patriarcat de Moscou [EOU-PM] à la fin 2022
pour régler cette question sur son indépen-
dance. Cela se traduit notamment par le droit
de ne pas faire référence au patriarche de
Russie, Kirill, durant les prières. Cette démar-
che est mal passée dans le haut clergé, qui a
commencé à écarter les cent cinquante signa-
taires de la déclaration. Parallèlement, à de
multiples reprises, la société ukrainienne elle-
même a réclamé de mettre fin à cette affilia-
tion. L’Eglise aurait dû faire elle-même le mé-
nage en excluant les collaborateurs, en ces-
sant de donner l’argent des paroissiens aux
séparatistes, de cacher des armes dans les
cryptes et de transmettre à l’ennemi des infor-
mations sur notre armée. Les raisons pour les-
quelles l’Ukraine demande des comptes à
l’EOU-PM sont nombreuses et pertinentes,
dans le contexte de l’invasion russe. Les impé-
ratifs de sécurité nationale passent avant tout
le reste. L’EOU-PM a bénéficié d’une totale li-
berté pendant trente ans après l’indépen-
dance de l’Ukraine. Elle a abusé de cette liberté
depuis l’invasion russe.
Le système politique ukrainien
a également été longtemps sous
influence russe. Comment expliquez-
vous que Viktor Medvedtchouk,
un proche du président russe, Vladimir
Poutine, qui a participé à la répression
des dissidents à l’époque soviétique,
ait pu devenir milliardaire et occuper
des fonctions officielles jusqu’en 2020 ?
C’est une question que je continue à me po-
ser. Durant ces trente dernières années,
l’Ukraine a embrassé la liberté de manière
imparfaite, sans achever sa transition d’un
état de soumission nationale [à la Russie] vers
une démocratie. Au moment de l’indépen-
dance [en 1991], il y a pourtant eu une confi-
guration particulièrement intéressante parce
que l’idée était soutenue par les démocrates,
l’élite au pouvoir et les mineurs du Donbass.
L’ancienne élite [soviétique], restée au pou-
voir, a commencé à souffrir d’un sentiment
d’infériorité et, de ce fait, elle a pris Moscou
comme modèle politique.
Medvedtchouk est le symbole même de
cette élite corrompue par l’argent russe. Il fait
partie de ceux qui, très tôt, ont aidé Moscou
et lui ont promis que, le jour venu, quand
l’armée russe en viendrait à occuper le terri-
toire ukrainien, elle livrerait le pays. C’est une
des raisons pour lesquelles Poutine avait
cette conviction intime qu’il pourrait
assujettir l’Ukraine en moins de huit jours. Si
j’étais à la place de Poutine aujourd’hui, soit
géopolitique | 19
« War Dreams »
Polaroid extrait du projet
photographique de
Jean-Marc Caimi et
Valentina Piccinni (2015)
JEAN-MARC CAIMI ET
VALENTINA PICCINNI
Jean-Marc Caimi
et Valentina Piccinni
collaborent depuis 2013 sur
des projets documentaires
et photographiques.
Ils mettent l’accent sur
la dimension humaine
de chacun de leurs récits.
Après avoir couvert la
révolution de Maïdan,
en 2014 en Ukraine, ils ont
photographié, en 2015, des
jeunes soldats sur le front
du Donbass, dans l’est
du pays, avant leur départ
au combat. Ils leur ont posé
cette question : « Que voyez-
vous lorsque vous fermez
les yeux ? » Anya, 19 ans,
a ainsi répondu : « J’ai rêvé
que je vivais dans un pays
libre et en paix, que nous
avions gagné la guerre
et que nous célébrions
notre victoire. J’ai rêvé
que tous ceux qui étaient
ennemis devenaient une
nation forte et invincible.
Gloire à l’Ukraine ! »
je condamnerais Medvedtchouk à la prison,
soit je lui confisquerais son argent.
Le passé de l’Ukraine suscite de vives
polémiques à l’intérieur comme à l’exté-
rieur du pays. Des rues sont renommées
en l’honneur de figures controversées,
comme l’ultranationaliste Stepan Bandera
[1909-1959], accusé d’avoir collaboré avec
les nazis, ou Simon Petlioura (1879-1926),
soupçonné d’avoir laissé organiser des
pogroms antijuifs lorsqu’il était chef de
l’armée populaire ukrainienne, de 1918
à 1920. Où vous situez-vous dans ce débat ?
Je souhaite que la société civile ukrainienne
se forge elle-même une opinion sur ces deux
personnages, de préférence à une époque
apaisée, et en toute liberté.
Quelles figures historiques incarnent
vos idéaux ?
Mes héros sont mes confrères de la dissi-
dence. Ievhen Sverstiouk [essayiste, philoso-
phe et poète], Vassyl Stous [poète et journaliste,
mort au goulag, sous Gorbatchev, en 1985],
Viatchelsav Tchornovil et Mykhaïlo Horyn
[défenseurs des droits de l’homme]. Je pourrais
en citer bien d’autres. Aucun n’a jamais pré-
tendu à la moindre gloire. Ils sont morts avec
la certitude d’avoir fait leur devoir.
Existe-t-il aujourd’hui des personnages
de référence communs à tout le pays ?
Les héros ukrainiens de demain sont ceux
qui tombent sur le champ de bataille en dé-
fendant la patrie. Ils feront partie du pan-
théon ukrainien.
Les efforts des autorités pour retirer
les symboles de la culture russe, comme
débaptiser les rues Alexandre-Pouchkine,
sont incompris en Occident…
Si vous faites allusion à la « cancel culture »,
c’est un phénomène réel aux Etats-Unis, mais
pas en Ukraine. Ceux qui s’attaquent à George
Washington parce qu’il possédait une esclave
noire le font dans un pays libre, alors que
nous sommes en guerre. La différence est
énorme. Les Etats-Unis ne font pas face à un
péril existentiel. Demandez à une personne
âgée française ce qu’elle ressentait en enten-
dant un opéra de Wagner pendant l’occupa-
tion allemande. Ma mère disait tressaillir
lorsqu’elle entendait parler l’allemand. C’est
la même chose avec la « rue Pouchkine ». Per-
sonnellement, je comprends pourquoi les
Ukrainiens ne souhaitent pas avoir les noms
de la culture russe sous leur nez tous les jours.
A la fin de la guerre, dans dix ou vingt ans, les
échanges culturels reprendront naturelle-
ment avec la Russie. Il faut aussi tenir compte
du fait qu’à l’époque soviétique l’Ukraine a
subi une politique de russification forcée.
Beaucoup, en Ukraine, rejettent aussi tout
dialogue avec l’opposition russe, qui est
pourtant contre cette guerre. Pourquoi ?
Je continue de dialoguer à distance avec un
de vieilles connaissances russes. Je sais bien
que non seulement elles sont opposées à cette
guerre, mais qu’elles reconnaissent aussi le ca-
ractère impérialiste de la Russie. Mais je dois
dire aussi qu’en mars 2022 j’ai décliné la pro-
position de l’un de ces amis d’organiser une
soirée consacrée à la lecture, en russe et en
ukrainien, de la poésie de Vassyl Stous. Ce n’est
pas le moment, en pleine guerre, de réciter en-
semble de la poésie. J’attends plutôt, de la part
de mes relations russes, une résistance orga-
nisée, des actions concrètes contre la guerre. A
l’époque de l’URSS, il existait dans les républi-
ques socialistes des mouvances d’opposition
très organisées. Elles apportaient la preuve
qu’une partie de la population souhaitait la
chute du régime. Je suis reconnaissant envers
l’opposition russe de la sympathie qu’elle
porte à l’Ukraine en ces temps tragiques. Mais
son premier devoir consiste à trouver un
moyen de changer la situation en Russie.
Vous défendez l’idée que la guerre
s’arrêtera lorsqu’il y aura un changement
à l’intérieur de la société russe. Qu’est-ce
qui nourrit cet espoir ?
Mon point de vue est peu partagé en
Ukraine. Beaucoup sont enclins à penser qu’il
n’y aura jamais de changement en Russie. Ce
raisonnement repose aussi sur une longue
histoire. L’élite russe estime de son devoir de
soumettre l’Ukraine. Moscou se croit l’héri-
tière de la Rus’ de Kiev [ou Russie kiévienne, en-
tité politique fondée en 980 et rassemblant des
territoires à cheval sur la Biélorussie, l’Ukraine
et la Russie]. Puisque le baptême chrétien du
prince Vladimir de Kiev fait partie de l’histoire
russe, l’élite moscovite pense que Kiev doit,
quoi qu’il en coûte, faire partie de l’Etat russe.
La société russe le pense aussi. Cette guerre,
aujourd’hui, peut être porteuse de salut pour
la Russie, comme la capitulation à la fin de la
seconde guerre mondiale l’a été pour l’Allema-
gne, en 1945. La défaite de la Russie est impor-
tante au sens moral, car elle donnera au peu-
ple russe l’occasion de repenser son histoire. p
propos recueillis par
emmanuel grynszpan
20 | horizons
Macron et
les désillusions
du plan africain
« FRANCE-AFRIQUE, LA CASSURE » (3|3) Malgré l’ambition saluée
de modifier les relations entre l’ancien pré carré
français et l’ex-puissance coloniale, le président
de la République a échoué à engager un réel renouveau
C
e 28 novembre 2017, l’ambiance
est fébrile dans l’amphithéâtre
central de l’université Joseph
Ki-Zerbo de Ouagadougou, au
Burkina Faso, construite sur
des fonds libyens à l’époque de
Mouammar Kadhafi. « Il n’y a plus de politi-
que africaine de la France », affirme Emma-
nuel Macron sous les applaudissements des
étudiants, qu’il tente de mettre de son côté.
« Je suis comme vous, d’une génération qui n’a
jamais connu l’Afrique comme un continent
colonisé… Je suis d’une génération dont l’un
des plus beaux souvenirs est la victoire de Nel-
son Mandela… Je suis d’une génération de
Français pour qui les crimes de la colonisation
sont incontestables… Je suis d’une génération
où l’on ne vient pas dire à l’Afrique ce qu’elle
doit faire », clame-t-il, sans mesurer tout ce
qui, au-delà de l’âge, le sépare de son audi-
toire. Le discours se veut fondateur. Il affiche
l’objectif de renouveler le lien entre l’an-
cienne puissance coloniale et cette partie du
continent qu’elle a colonisée.
Un incident marquera tout autant les es-
prits lors de cette conférence. Interpellé sur la
question des coupures de courant récurren-
tes au Burkina Faso, le chef de l’Etat prend à
témoin son homologue burkinabé de l’épo-
que, Roch Marc Christian Kaboré, présent à
ses côtés. « Mais moi, je ne veux pas m’occuper
de l’électricité dans les universités au Burkina
Faso ! C’est le travail du président », dit-il. Au
même moment, son homologue s’éclipse
pour assouvir, comprendra-t-on plus tard, un
besoin pressant. « Du coup, il s’en va… Reste
là ! », lui lance le président français, sur un
ton familier, un rien moqueur, que beaucoup
jugeront paternaliste. Et il conclut : « Il est
parti réparer la climatisation. »
Six ans plus tard, alors que le retrait forcé
des quelque 1 500 militaires français dé-
ployés au Niger, engagé début octobre et fai-
sant suite au coup d’Etat militaire du
26 juillet, constitue un échec de taille pour le
locataire de l’Elysée, l’anecdote est restée
dans les mémoires. « La boutade a eu plus
d’impact que tout ce qu’il a dit lors de sa visite,
se souvient un diplomate. Emmanuel Ma-
cron, de par son âge, aurait pu être très popu-
laire en Afrique, mais ce n’est pas le cas, car
son style direct, suggérant à ses interlocuteurs
de se prendre en main plutôt que de se plain-
dre, a du mal à passer. »
Quant au discours de Ouagadougou, il a
montré ses limites. Rien, pas même le volon-
tarisme alors affiché, ne semble pouvoir en-
diguer le recul de l’influence française en
Afrique francophone depuis que des militai-
res putschistes, qui, du Mali (2020) au Bur-
kina Faso (2022) puis au Niger (2023), ont fait
– avec un certain succès populaire – de la re-
mise en cause du lien avec Paris leur premier
combustible politique.
Le dernier camouflet remonte au diman-
che 24 septembre. A son corps défendant, le
président de la République cède alors aux
exigences de la junte nigérienne : il se résout
à rappeler son ambassadeur à Paris, puis à re-
tirer les troupes françaises d’ici à la fin de
l’année. S’il reste en contact avec le président
déchu, Mohamed Bazoum, et demande sa li-
bération, Emmanuel Macron voit s’éloigner
la perspective du retour au pouvoir de ce pré-
cieux allié, démocratiquement élu en 2021 et
dernier président sahélien à assumer publi-
quement la nécessité du soutien militaire
français dans la lutte contre les groupes ar-
més djihadistes. « Macron est quelqu’un qui
comprend bien la complexité de l’Afrique,
mais, sur le Niger, il n’a pas eu d’autre ligne
politique que “Il faut sauver Bazoum” », dé-
plore un ancien général français.
La France et son président semblent bien
seuls dans le rapport de force engagé avec les
militaires nigériens, illégitimes certes, mais
bel et bien au pouvoir. Dans un premier
temps, leurs alliés américains et européens se
sont montrés plus indulgents sur les princi-
pes, comme Paris l’a si souvent été ailleurs sur
le continent et l’est encore, au Gabon, après la
chute d’Ali Bongo Ondimba, le 26 août, ou en-
core au Tchad. Emmanuel Macron fut le seul
chef d’Etat occidental à se rendre aux obsè-
ques d’Idriss Déby Itno, tué au front par des
rebelles en avril 2021, dont le bilan démocrati-
que entre son arrivée au pouvoir, les armes à
la main en 1990, et sa disparition est sans
aucun doute très négatif. Le Tchad constitue
pour les militaires et les présidents français la
clé de voûte de l’architecture sécuritaire régio-
nale et Paris n’a eu aucun problème à adouber
Mahamat Idriss Déby, projeté, à 37 ans, à la
tête du pays par un coup d’Etat constitution-
nel après la mort de son père.
ENLISEMENT SÉCURITAIRE
Le Niger n’a pas cette importance. Hors de
question, donc, d’accepter le coup de force du
chef de la garde présidentielle, le général Ab-
dourahamane Tiani. Lorsque la Commu-
nauté économique des Etats de l’Afrique de
l’Ouest (Cedeao) agite la menace d’une inter-
vention militaire pour rétablir l’ordre consti-
tutionnel dans les jours suivant le putsch du
26 juillet, l’Elysée se range ostensiblement
derrière cette organisation régionale. La
France, qui, au mois d’août, multiplie les con-
seils de défense d’urgence, fait même savoir
que, le cas échéant, ses militaires appuie-
raient l’opération ouest-africaine.
Mais voilà, si la Cedeao continue de dire que
l’option militaire demeure sur la table, cel-
le-ci est affaiblie par les dissensions entre
partisans et opposants de la manière forte en
son sein. A Paris, il devient de plus en plus dif-
ficile de camper sur la ligne dure. Les soldats
français sont donc contraints de se retirer
d’un troisième pays du Sahel en moins de
trois ans, après l’annonce de la fin de l’opéra-
tion « Barkhane » au Mali, en novembre 2022,
puis celle de l’opération « Sabre » au Burkina
Faso, trois mois plus tard.
La pilule est amère pour celui qui martelait
encore, le 27 février, dans un discours pro-
noncé cette fois de l’Elysée, son intention de
mettre en place « un nouveau partenariat
pour l’Afrique ». Comme à Ouagadougou, six
ans plus tôt, le président met alors l’accent
sur la jeunesse, la culture, le sport, les ques-
tions mémorielles, la diaspora et la démocra-
tie. Une autre innovation porte sur la volonté
d’associer plus étroitement les secteurs pri-
vés et les sociétés civiles de part et d’autre de
la Méditerranée. « Un projet prometteur dont
le bilan est étique », tranche sévèrement une
étude de l’Institut français des relations in-
ternationales publiée le 10 mai.
« L’intuition initiale d’Emmanuel Macron
était bonne, mais elle a été mal mise en œuvre,
estime Thierry Vircoulon, chercheur associé
à ce centre de réflexion. Elle a souffert d’une
surcommunication et du “en même temps”
macronien. Dans un mélange de nouveau et
d’ancien, il a câliné la jeunesse tout comme les
pouvoirs en place, quitte à troubler tout le
monde. » En octobre 2021, le nouveau som-
met Afrique-France de Montpellier, organisé
uniquement avec des représentants de la so-
ciété civile, suscite la rancœur de nombreux
dirigeants du continent, snobés pour l’occa-
sion par l’Elysée. « Est-ce que quelqu’un peut
lui expliquer comment se comporter avec nos
présidents ? », questionnait alors, un peu stu-
péfait, le chef de la diplomatie d’un pays sa-
hélien. « Le sommet de Montpellier a été une
erreur flagrante. Il a vexé les chefs d’Etat et ne
s’est finalement adressé qu’à la diaspora. Pour
édicter une politique, il faut le faire avec les dé-
cideurs », estime un autre.
Pour Thierry Vircoulon, les choix et le style
présidentiels n’ont fait qu’accélérer un « mou-
vement de fond historique », qui voit le conti-
nent africain prendre ses distances avec la
France, et l’Europe en général, au profit de
nouveaux partenaires comme la Chine, la
Russie ou la Turquie. « Ses maladresses ont été
surexploitées mais, comme Nicolas Sarkozy, il
aurait dû être plus prudent dans ses discours,
renchérit un homme de l’ombre ayant ses en-
trées auprès de plusieurs présidences africai-
nes. Il a mis en place un Conseil présidentiel
pour l’Afrique afin de renouveler la relation,
mais les gens qui le composent sont issus de la
diaspora. Ils ne vivent pas les réalités du conti-
nent. Macron est arrivé avec des gens qui lui
ressemblent, mais qui n’avaient pas l’expé-
rience pour décortiquer la complexité des rela-
tions entre la France et des pays africains qui
ont chacun leurs particularités. »
Quand il accède au pouvoir, en mai 2017, le
chef de l’Etat a pour seule expérience afri-
caine un séjour de six mois au Nigeria,
comme stagiaire de l’Ecole nationale d’admi-
nistration, mais une conviction forte : le re-
nouvellement des relations avec le continent
doit passer, en particulier, par leur démilitari-
sation. La situation sécuritaire est alors pas-
sablement dégradée au Sahel, en dépit du
« DANS UN MÉLANGE maintien de l’opération « Barkhane » et de
DE NOUVEAU ses 5 000 hommes. Celle-ci a remplacé l’opé-
ration « Serval », déclenchée en 2013 au Mali,
ET D’ANCIEN, par son prédécesseur, François Hollande,
afin de combattre les mouvements djihadis-
MACRON A CÂLINÉ tes actifs dans le nord du pays.
LA JEUNESSE L’enlisement sécuritaire est réel. Les autori-
tés françaises peuvent afficher des succès sur
TOUT COMME le terrain avec la « neutralisation » de plu-
sieurs chefs djihadistes. Mais, parallèlement,
LES POUVOIRS le rayon d’action des groupes armés s’est
considérablement agrandi, portant doréna-
EN PLACE, QUITTE vant jusqu’au nord des pays du golfe de Gui-
À TROUBLER TOUT née. La priorité d’Emmanuel Macron, dès le
début de son premier mandat, est donc de ra-
LE MONDE » patrier les soldats français.
Le 19 mai 2017, cinq jours après son investi-
THIERRY VIRCOULON
ture, Emmanuel Macron se rend à Gao, dans
chercheur à l’IFRI
l’est du Mali, ville libérée quatre ans plus tôt
par les forces françaises et maliennes. La ren-
contre du tout nouveau et jeune président,
âgé de 39 ans, avec son homologue malien,
Ibrahim Boubacar Keïta (« IBK »), 72 ans,
donne le ton de celles à venir. Contrairement
à la bienséance diplomatique, le chef de l’Etat
français ne rend pas visite à son hôte malien
à Bamako. Il l’oblige à venir sur le tarmac de la
principale base militaire française au Mali, à
1 200 kilomètres de la capitale. Les relations
iront de mal en pis. « A plusieurs reprises, il a
dit à “IBK” devant ses collègues : “Tu ne tiens
pas ton pays.” Et lui encaissait. Il y a des ma-
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DIMANCHE 5 - LUNDI 6 NOVEMBRE 2023
nières de s’exprimer qui ne sont pas convena-
bles », se souvient un ministre sahélien des
affaires étrangères.
Lors du sommet de Pau, en 2020, qu’il con-
voque après la mort de treize soldats au Mali,
Emmanuel Macron somme les chefs d’Etat
de la région de muscler leur engagement
dans la lutte contre le terrorisme, dans le ca-
dre du G5 Sahel (Burkina Faso, Mauritanie,
Mali, Niger et Tchad). Mais cette « coalition in-
ternationale », qu’il porte à bout de bras, ne
décollera jamais, minée par les ambitions
contradictoires des cinq pays. Paris mani-
feste alors son impatience devant ce qu’il
considère comme un manque d’implication
des autorités sahéliennes et du double dis-
cours de certains dirigeants qui, tout en se fé-
licitant de l’engagement de la France, rejet-
tent sur elle la responsabilité de l’échec qui se
profile. En coulisses, l’Elysée se félicite
d’ailleurs du coup d’Etat militaire qui dépose
« IBK » en août 2020. « Enfin, nous allons pou-
voir travailler », glisse un conseiller.
LES DIPLOMATES DÉCHANTENT
Pourtant, assez rapidement les diplomates
français déchantent, débordés par les « coups
d’Etat dans le coup d’Etat » qui secouent le
Mali puis le Burkina Faso et font basculer
progressivement ces pays dans le camp de
Moscou. Dans la foulée de la République cen-
trafricaine, une autre ancienne colonie deve-
nue alliée de la Russie, les mercenaires du
Groupe Wagner, liés au Kremlin, débarquent
en effet à Bamako. Au Burkina Faso, le chef de
la junte, Ibrahim Traoré, profite du som-
met Russie-Afrique organisé à Saint-Péters-
bourg les 27 et 28 juillet 2023 pour revendi-
quer « une coopération voulue et affirmée »
avec Moscou.
« Le problème de Macron n’est pas d’avoir
trop promis ou d’avoir suscité trop d’attentes,
observe Robert Dussey, ministre des affaires
étrangères du Togo. Il a surtout eu une mau-
vaise approche, notamment sur les questions
sécuritaires au Sahel. La politique du “deux
poids, deux mesures” n’est pas passée auprès
de nombreuses opinions, car comment expli-
quer que l’on soutient certains régimes militai-
res et que l’on en condamne d’autres ? », inter-
roge-t-il. « Macron ne sait pas s’adresser aux
gens sans les blesser. Il a, comme son équipe,
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DIMANCHE 5 - LUNDI 6 NOVEMBRE 2023
un réel problème de communication. Quand
ils agissent, leurs actions aboutissent au con-
traire de l’effet recherché, décrypte un autre
diplomate sahélien, ex-ambassadeur en
France. Au Niger, il a confondu politique et
sentiments. Il ne pouvait prendre la défense
d’un chef d’Etat élu quand il ne le fait pas
ailleurs. Les gens ne te prennent plus au sé-
rieux quand tu n’appliques pas tes principes de
la même manière partout. Au moins, ses pré-
décesseurs savaient faire preuve de nuances. »
Pour autant, il serait faux de croire qu’Em-
manuel Macron a négligé le continent afri-
cain. L’Afrique, et le Sahel en particulier, de-
meure au cœur du domaine réservé de la pré-
sidence française. L’Elysée a donné le tempo
cet été en pleine crise nigérienne. Le chef
d’état-major particulier du président, le géné-
ral Fabien Mandon, est au cœur de toutes les
discussions avec les diplomates de la cellule
africaine et du Quai d’Orsay. Le chef de l’Etat,
commandant suprême des armées, s’est fait
un devoir d’annoncer, le 24 septembre, le re-
trait des troupes françaises, au détour d’une
interview télévisée largement consacrée à la
question du pouvoir d’achat des Français.
Beaucoup de praticiens du terrain sahélien
considèrent d’ailleurs que, appliqué à l’Afri-
que, le « micromanagement » macronien,
« hypercentralisé », qui « force l’agenda », a par-
fois eu des effets délétères. Certes, il reproduit
là une pratique commune à celle de ses prédé-
cesseurs de la Ve République : la diplomatie
représente l’un des domaines réservés de la
présidence française. Mais, dans ce cadre,
l’Afrique a toujours été une compétence en-
core plus particulière du président.
L’engagement personnel d’Emmanuel Ma-
cron pour le continent serait donc dans la
norme s’il n’avait prétendu faire autrement.
« Je l’ai vu briefer les militaires de “Barkhane”
en direct ou dire : “Je vais appeler demain
‘IBK’”. C’est louable pour essayer d’obtenir des
résultats rapides, sauf que cela crée les
conditions d’un narratif dangereux où la fin
justifie les moyens, une sorte de “Je veux,
donc je peux. Alignez-vous” », se souvient un
ancien coopérant.
Au-delà du désengagement militaire mené
sous la pression des putschistes, Emmanuel
Macron a tenté de pousser les feux sur
d’autres grands enjeux dans l’espoir de re-
nouveler les relations avec l’Afrique franco-
phone. Mais son entourage ne cache pas les
« résistances » que ces projets ont suscitées.
« Ne plus faire nous-mêmes, mais s’appuyer
sur les Africains, tel est le fil conducteur de no-
tre politique, explique un diplomate en poste
à l’Elysée. Tout cela demande un changement
profond, aussi bien en France qu’en Afrique. »
La réforme du franc CFA illustre ces diffi-
cultés. Cette monnaie héritée de l’époque co-
loniale est souvent perçue par les popula-
tions concernées comme un instrument de
domination de la France. Pourtant, les liens
entre le système CFA et l’euro, auquel elle est
arrimée, se sont considérablement disten-
dus. Et si les amarres n’ont pas été complète-
ment larguées, c’est parfois parce que des
présidents de la zone apprécient la stabilité
qu’elle confère. Sans toujours oser le dire à
leurs opinions publiques.
DONNEUR DE LEÇONS
Autre initiative ultrasymbolique : le travail de
mémoire au sujet de ce que les autorités fran-
çaises appellent « l’histoire commune » – pour
ne pas dire la colonisation – reste un chantier
de longue haleine. Emmanuel Macron réalise
ce que personne avant lui n’a fait : restituer à
l’Afrique des œuvres d’art ou cultuelles déte-
nues par les musées français. En juillet 2022,
il visite, au côté du président du Bénin,
Patrice Talon, les précieuses collections de
masques rituels remises au pays, présentées
provisoirement dans l’enceinte même de la
présidence, à Cotonou. Mais le bénéfice di-
plomatique est délicat à quantifier. Ces ges-
tes inédits rencontrent toujours des résistan-
ces en France auprès des établissements
concernés par la détention de ces œuvres. Les
différents textes législatifs, qui doivent sim-
plifier les démarches, ne devraient pas être
adoptés avant 2024.
Pour une puissance moyenne comme la
France, dont l’influence à l’échelle du monde
ne cesse de fondre, l’Afrique reste un enjeu
majeur. Membre permanent du Conseil de
sécurité de l’ONU, elle y joue une part de sa
crédibilité. Emmanuel Macron le sait. Il est
l’un des présidents français qui s’est le plus
souvent rendu sur le continent africain :
18 fois depuis son arrivée au pouvoir, pour
25 pays visités, parfois au pas de charge. Cha-
que déplacement illustre la difficulté de re-
nouveler les liens avec les régimes en place
ou d’établir le dialogue avec la société civile.
« Le problème d’Emmanuel Macron, c’est le
décalage entre les discours et l’action. Ses
idées sont bonnes, mais son comportement
n’est pas en adéquation », juge un diplomate
français ayant fait toute sa carrière en Afri-
que. Il garde un souvenir mitigé de la der-
nière tournée présidentielle en Afrique cen-
trale, début mars : quatre pays visités (le Ga-
bon, l’Angola, la République du Congo et la
République démocratique du Congo) en
soixante-douze heures. « A la veille de cette
visite, il fait un très bon discours depuis Paris,
mais dès qu’il arrive en Afrique centrale, son
comportement avec [le président de la RDC,
Félix] Tshisekedi est inimaginable. Personne
d’autre que lui ne ferait cela », ajoute ce vété-
ran des relations franco-africaines.
L’étape de Kinshasa donne lieu à des échan-
L’« ÉPIDÉMIE » ges tendus entre les deux hommes. Emma-
DE COUPS D’ÉTAT nuel Macron ne parvient pas à réfréner son
côté donneur de leçons. S’adressant à son ho-
DÉNONCÉE FIN AOÛT mologue, présent à ses côtés pour une confé-
rence de presse, il lui enjoint de « ne pas cher-
PAR LE PRÉSIDENT cher de coupables à l’extérieur », en référence
COMPLIQUE à l’ingérence, pourtant constatée par les ex-
perts de l’ONU, du voisin rwandais aux côtés
SES VELLÉITÉS des rebelles armés du M23, qui sèment le
chaos et la mort dans l’est de la RDC. « Bâtis-
DE FORGER sez une armée solide, construisez la sécurité
autour de l’Etat (…), faites passer la justice
UN NOUVEAU RÉCIT transitionnelle pour que vous n’ayez pas de
DES RELATIONS criminels de guerre encore en responsabilité
ou sur le terrain », suggère Emmanuel Ma-
FRANCO-AFRICAINES cron. « Regardez-nous autrement, en nous res-
pectant, en nous considérant comme de vrais
partenaires, et non pas toujours avec un re-
gard paternaliste, avec l’idée toujours de sa-
voir ce qu’il faut pour nous », lui rétorque son
homologue congolais de RDC.
La veille, le passage de trois heures à Brazza-
ville, sur l’autre rive du fleuve Congo, met
aussi au jour des tensions. Là, le président De-
nis Sassou Nguesso s’applique avec délice à
saboter tous les efforts de discrétion déployés
par l’Elysée pour réduire au strict minimum
la rencontre avec ce survivant de la grande
époque de la « Françafrique », qui règne pres-
que sans discontinuer depuis 1979 sur son
pays. C’est fanfare à l’appui, avec tout le gou-
horizons | 21
Réunion du G5 Sahel à Pau,
le 13 janvier 2020, avec les
présidents d’alors. De gauche
à droite : le Malien Ibrahim
Boubacar Keïta, le Burkinabé
Roch Marc Christian Kaboré,
le Nigérien Mahamadou Issoufou,
le Tchadien Idriss Déby,
le Mauritanien Mohamed Ould
Ghazouani et le Français
Emmanuel Macron.
JEAN-CLAUDE COUTAUSSE POUR « LE MONDE »
vernement en rang d’oignons aligné sur le ta-
pis rouge du tarmac, qu’il accueille son ho-
mologue français. Appelé à justifier cette
halte, Emmanuel Macron expliquera, un rien
condescendant : « Il ne faut humilier personne
quand on fait une tournée régionale. »
Au Gabon, où il participe, durant cette
même tournée, à un sommet sur la protec-
tion des forêts, l’opposition lui reproche
d’être venu soutenir le président Ali Bongo
Ondimba à quelques mois de l’élection prési-
dentielle. « Cet âge de la “Françafrique” est
bien révolu », déclare pourtant le chef de l’Etat
devant la communauté française. « Au Gabon
comme ailleurs, la France est un interlocuteur
neutre qui parle à tout le monde et dont le rôle
n’est pas d’interférer dans des échéances de
politique intérieure », ajoute-t-il. Mais la per-
ception de la rue gabonaise, lassée du demi-
siècle de pouvoir exercé par Bongo père puis
fils, est tout autre. Le 30 août, Ali Bongo On-
dimba est chassé de la présidence par les mi-
litaires après une parodie d’élection prési-
dentielle organisée quatre jours auparavant.
La population applaudit ce coup de force.
« PURGER LE PASSÉ »
L’« épidémie » de coups d’Etat dénoncée fin
août par le président français complique ses
velléités de forger un nouveau récit des rela-
tions franco-africaines. A l’issue du putsch au
Niger, le 26 juillet, les coopérations civile et
militaire, l’aide au développement, les échan-
ges culturels et universitaires ont été suspen-
dus. Seules les aides d’urgence et humani-
taire sont maintenues. « La fâcherie de Ma-
cron vise en fait les populations. Il en veut aux
gens d’avoir applaudi les putschs et conspué la
France », juge Gilles Holder, anthropologue
au CNRS et grand connaisseur du Mali.
« Répondre aux crises africaines à la façon
d’un amoureux éconduit ne mènera nulle
part. La juste distance n’est l’équivalent ni de
l’indifférence ni de l’ingérence ou du capora-
lisme », s’insurge Achille Mbembe, dans Libé-
ration, le 18 septembre. Le professeur d’his-
toire et de science politique camerounais a
écrit en octobre 2021 un rapport sur les nou-
velles relations Afrique-France, à la demande
de l’Elysée. Il juge aujourd’hui qu’« Emma-
nuel Macron est allé au bout de ce qu’il voulait
faire en matière de politique africaine ». « Il a
ouvert plusieurs chantiers et fait bouger des li-
gnes, considère l’historien. Que l’on pense aux
restitutions [d’œuvres d’art], au travail sur les
mémoires partagées, aux tentatives de ré-
forme de la gouvernance financière interna-
tionale ou aux initiatives concernant la dette,
le climat et la biodiversité. Au regard de ces in-
novations, le cours de sa politique au Niger et
dans le Sahel, hypersécuritaire, est non seule-
ment illisible, mais contre-productif. »
Malgré ces échecs, l’Elysée ne veut pas
s’avouer vaincu. « La France n’est pas la seule
visée par le populisme ambiant, se console
une conseillère. Les lignes bougent, ce n’est
pas le moment de renoncer à renouveler les re-
lations avec les pays de la région. Il va au con-
traire falloir accélérer. »
« Emmanuel Macron voulait une rupture
franche, mais dans les faits cela correspond à
un retrait, regrette un diplomate en poste
sous la présidence de François Hollande. Nous
sommes peut-être, au regard de l’histoire, en
train de purger le passé pour revenir à des rela-
tions d’Etat à Etat plus normales, mais nous ne
sommes toujours pas arrivés à redéfinir la rela-
tion que nous souhaitons avec le continent. »
L’exercice est d’autant plus difficile à mener
que la vague de « dégagisme » contre la France
en Afrique n’a sans doute pas fini de déferler.
Elle épouse la courbe ascendante des mouve-
ments politiques qui considèrent que la
France n’a pas encore réglé la note de l’époque
coloniale, puis d’un demi-siècle de relations
dans l’ombre de la « Françafrique ». Le volon-
tarisme d’Emmanuel Macron se heurte, à
court terme tout au moins, à ce passé doulou-
reux. La refondation attendra. p
cyril bensimon, christophe châtelot,
philippe ricard et élise vincent
FIN
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22 |
CULTURE
0123
DIMANCHE 5 - LUNDI 6 NOVEMBRE 2023

Opération séduction de l’Opéra en Guyane

L’initiative, qui sensibilise la collectivité territoriale à l’art lyrique et à la danse, se poursuivra au-delà de 2024

REPORTAGE
cayenne (guyane)

V
a, laisse couler mes lar-
mes ! » Oksana Mesmin
a choisi l’un des plus
beaux airs du Werther
de Massenet, celui où Charlotte
pleure après avoir relu les lettres
du poète dont elle a repoussé
l’amour par devoir. Il est 10 heures
du matin dans le petit auditorium
Herre Hiemstra à Cayenne, et la
température extérieure frôle les
30 degrés. Socquettes blanches et
grand tee-shirt noir, la Guyanaise
de 23 ans, étudiante en lettres mo-
dernes, possède naturellement
une voix déjà bien placée, au tim-
bre riche en harmoniques.
Une véritable découverte parmi
la dizaine de jeunes chanteurs qui
participent ce samedi 7 octobre au
premier cours de la classe de
chant, qui sera dispensée toute la
semaine par la mezzo Marie-An-
drée Bouchard-Lesieur, le baryton
Timothée Varon, et leur complice
au piano, Félix Ramos, tous an-
ciens membres de l’académie de
l’Opéra de Paris.
Il faut tenir le souffle comme
on bande un arc, respirer pointu
par les lèvres comme avec une
paille. Oksana a placé ses deux
auriculaires de part et d’autre des
joues à l’intérieur de la bouche.
Elle reprend la phrase, yeux fer-
més. Seulement les voyelles –
« comme quand tu ne peux pas ar-
ticuler après une anesthésie den-
taire », précise Marie-Andrée
Bouchard-Lesieur placée derrière
la jeune femme qu’elle balance
d’un pied sur l’autre comme Atelier animé par Timothée Varon et Marie-André Bouchard-Lesieur, à Cayenne, le 9 octobre. JULIEN MIGNOT/CHEEESE/ONP
« une algue au fond de la mer ». Le
chant se construit pas à pas.
« Maintenant, dépose les conson-
nes dans les voyelles : vaa-lais-
seuh-coûleer-mes-laarmes… »
Tous manifestent un sérieux,
que tempère le caractère enjoué
et généreux de leurs « profes-
seurs » parisiens, qui ont accepté
avec enthousiasme, pour la troi-
sième fois en deux ans, de partici-
per à « Opéra en Guyane », initia-
tive développée par l’Opéra natio-
nal de Paris. Après un premier vo-
let plutôt consacré à la danse en
novembre 2022, la deuxième sai-
son a fait la part belle à l’art lyri-
que, d’abord en juin puis en octo-
bre. Trois jours plus tôt, le 4 octo-
bre, le directeur général de la
« grande boutique », Alexander
Neef, a même participé à une
audition. « Bien sûr, des gens se
sont posé la question de savoir ce
que venait faire l’Opéra de Paris en
Guyane, reconnaît-il. Mais le but Les étoiles sente sur le plateau de l’Encre, rie-Andrée Bouchard-Lesieur, à la
est d’abord d’envoyer un message : Dorothée l’une des salles de l’établissement fin de La Mascotte d’Edmond
si d’aucuns estiment que l’opéra Gilbert et public de coopération culturelle Audran, se verront réclamer « un
n’est pas pour eux, c’est aussi parce Guillaume (EPCC) des Trois Fleuves que dirige bisou ! un bisou ! » scandé par une
que l’institution a longtemps Diop, Yasminah Bellony. Trois représen- volée de joyeux drilles, trop heu-
pensé qu’elle n’avait pas sa place lors d’un tations, dont les billets sont partis reux de glaner après le spectacle
sur certains territoires. » spectacle en moins d’une heure. Plus une, des autographes sur leurs cahiers
et d’une dans l’après-midi du 6 octobre, ré- de texte. Si le beau danseur de
« Une merveilleuse opportunité » rencontre servée au public scolaire. 23 ans, d’origine sénégalaise, pre-
L’ex-directeur de l’Opéra de To- avec Un programme autour de la mière étoile noire à l’Opéra de Pa-
ronto, qui a déjà mené une expé- de jeunes mort et de l’amour, qui entremêle ris, est désormais en Guyane un
rience au Canada avec les artistes danseurs, tableaux chorégraphiques (pas de dieu vivant, tous les artistes re-
lyriques des territoires éloignés, à Cayenne, deux et solos) et lyriques (scènes cueilleront pareil suffrage, les en-
regrette qu’il soit souvent trop le 6 octobre. et duos). L’excitation des enfants fants se disant aussi favorable-
tard lorsqu’on découvre un talent JULIEN MIGNOT/ est audible : à chaque salut, une ment impressionnés par la voix
à l’âge adulte. « Il aurait fallu arri- CHEEESE/ONP déferlante de cris, sifflets, applau- que par la danse.
ver dix ans plus tôt », soupire-t-il dissements. Le baiser appuyé des
en évoquant le cas de ce ténor étoiles Dorothée Gilbert et Repérage de talents
guyanais à la voix spectaculaire, Guillaume Diop dans L’Histoire de Les écoles de danse sont très pré-
qui ne vivra pas la carrière à la- Manon (Massenet) de Kenneth sentes dans ce territoire qui a pré-
quelle il aurait pu prétendre. « Ce un maillage d’écoles privées de l’esclavage, créoles guyanais, « Toute l’équipe a été embarquée, MacMillan déclenchera une véri- servé ses cultures tout en
projet est aussi un test pour musique et de danse. Sa mission Hmong du Laos, Chinois, Haïtiens, et les élèves émerveillés, souligne- table clameur. Au point que les s’ouvrant aux formes classiques
l’Opéra de Paris, argue-t-il. Si on autour des enjeux de transmis- Surinamais et Brésiliens arrivés t-elle. Mais ce projet interroge chanteurs Timothée Varon et Ma- et contemporaines. Les voix, par
veut l’inscrire dans notre temps, il sion, de partage et d’égalité des des deux pays limitrophes, plus de aussi notre identité de Français en contre, semblent se cantonner da-
faut l’exposer au monde qui nous chances est d’autant plus symbo- 90 % d’un territoire équivalent à la Amérique du Sud. » Créole, née de vantage aux répertoires tradition-
entoure, à un public et à des artis- lique que la collectivité territoriale taille du Portugal étant constitué père camerounais et de mère nels (à l’option musique du bac,
tes qui ne sont pas forcément les d’Amérique du Sud compte une par la forêt amazonienne. guyanaise, la jeune femme ne « Ce projet on chante du ragga, du zouk, du
nôtres. Les premiers résultats sont population (la moitié a moins de Michaëlle Ngo Yamb Ngan, di- craint pas l’éveil de rêves impossi- « sound system »). Mis à part la so-
encourageants », constate celui 25 ans), dont plus de la moitié vit rectrice de ce conservatoire à bles à réaliser. « C’est nous qui déci-
interroge aussi prano Marie-Laure Garnier ou le
pour qui éducation artistique et sous le seuil de pauvreté, avec un rayonnement départemental, qui dons de notre destin, ajoute-t-elle. notre identité ténor Loïc Félix, il y a encore très
rapport à l’art relèvent tout sim- taux de chômage, officiellement à agrège au patrimoine classique Ce projet est une merveilleuse op- peu de chanteurs lyriques guya-
plement « d’un droit humain ». 17 %, qui atteindrait les 30 %. occidental les traditions guyanai- portunité. Il nous encourage. Nous
de Français nais, quand bien même le con-
L’Opéra de Paris n’est pas arrivé Située à 7 000 kilomètres de la ses et afro-caribéennes, est l’une avons tous été sensibles à la même en Amérique cours Voix des outre-mer tente,
en Guyane ex nihilo. Il s’est no- capitale, la Guyane rassemble un des chevilles ouvrières du projet chose : la qualité artistique. » entre autres, de les faire émerger.
tamment appuyé sur le conserva- kaléidoscope de groupes ethni- qu’elle a d’emblée accueilli à bras L’Opéra de Paris n’a en effet pas
du Sud » Pour autant, nulle ostracisation
toire de musique, de danse et de ques, Amérindiens, Bushinen- ouverts, une fois passé la suspi- lésiné pour monter le spectacle MICHAËLLE NGO YAMB NGAN pour cet art si souvent accusé
théâtre de Guyane ainsi que sur gués, afro-descendants ayant fui cion d’un canular téléphonique. mêlant danse et opéra, qu’il pré- directrice du conservatoire d’élitisme : l’opéra suscite au con-
0123
DIMANCHE 5 - LUNDI 6 NOVEMBRE 2023
« A Cayenne,
les plus belles
voix sont dans
les églises
adventistes
et évangéliques,
un vrai casting
pour “The Voice” »
RéGINE LAPASSION
professeure de chant
traire un intérêt bienveillant. Une
réaction qui n’étonne pas l’ex-mi-
nistre de la justice Christiane
Taubira (2012-2016), rencontrée le
4 octobre.
« Les arts et les expressions corpo-
relles, culturelles et artistiques font
partie de notre ordinaire, affirme-t-
elle en enlevant son casque de
vélo. Depuis quarante ans, des ef-
forts conjugués ont d’ailleurs été
entrepris pour comprendre le patri-
moine culturel et artistique qui
s’est constitué et consolidé pendant
les années de l’esclavage. » Pour
elle, ce « syncrétisme fait d’hybri-
dation et de métissage » induit la
curiosité des Guyanais pour toute
forme culturelle. « Ils ont une ré-
ceptivité confinant à la porosité.
Même un art martien, ils vont venir
voir ! », plaisante-t-elle.
L’ancienne garde des sceaux,
mélomane qui pousse elle-même
la chansonnette, comme lors de ce
meeting de Créteil le 12 fé-
vrier 2022, où elle chante Ferrat, a
d’emblée soutenu le projet Opéra
en Guyane. Elle se réjouit notam-
ment du changement de catégorie
de public opéré en deux saisons.
D’abord essentiellement com-
posé de fonctionnaires détachés,
il est désormais constitué de nom-
breux Guyanais. « Ce pays ne s’est
pas fait sans douleur. Il reste des
stigmates et des blessures dans la
mémoire collective,reconnaît-elle.
Mais les gens ont vu et compris
qu’ils étaient les bienvenus, assure-
t-elle. Nous ne serons jamais une
projection de Paris et du Palais Gar-
nier, mais un public à l’année, pour-
quoi pas ! »
Au contraire de l’apprentissage
de la danse classique, qui requiert
de commencer dès l’enfance
(10-11 ans), celui du chant lyrique
ne débute qu’après la mue, au sor-
tir de l’adolescence. Cela laisse
donc plus de temps pour la ré-
flexion et le repérage de talents,
comme en témoignent Timothée
Varon et Marie-Andrée Bouchard-
Lesieur, devenus chanteurs à
20 ans pour l’un, pour l’autre à
21 ans. Tous deux ont constaté en
Guyane « un amour instinctif du
chant ». Et mettent en grande par-
tie sur le compte du manque d’in-
frastructures la faible représenta-
tivité des voix guyanaises dans
l’art lyrique.
« Pour avoir accès à l’opéra, il faut
un opéra,tranche Timothée Va-
ron. Les plus proches sont au Brésil.
A Manaus, mais il n’y a pas de route
pour y aller. Quant à Belém, ils
viennent certes de créer un opéra
studio, mais font très peu de pro-
ductions. » Tous deux aiment à
souligner que nombre de voix ly-
riques célèbres ont été découver-
tes hors des sentiers battus, du
vestiaire de rugby à l’arrière-salle
de pizzeria, quand elles ne ve-
naient pas du hard-rock, de la mu-
sique pop ou du gospel.
« A Cayenne, les plus belles voix
sont dans les églises adventistes et
évangéliques – un vrai casting
pour “The Voice”, confirme Régine
Lapassion, fondatrice en 2009 de
l’Institut de formation aux disci-
plines musicales. La pianiste, qui
donnait des cours de gospel à Gar-
ges-lès-Gonesse (Val-d’Oise) avant
de devenir le coach vocal du chan-
teur Christophe Willem, déve-
loppe désormais à Cayenne des
cours de technique vocale, qui en-
globent les problèmes liés à la
voix parlée. Au sommaire, des ate-
liers zouk, reggae, hip-hop, salsa,
dancehall. L’Opéra de Paris ? « Au
début, j’ai cru que c’était une bla-
gue, s’amuse-t-elle. Mais si ça peut
permettre de démythifier l’opéra…
Beaucoup de gens ici sont attirés : il
ne faut pas qu’ils se disent que c’est
une musique de Blancs. »
Car la voix lyrique intéresse les
chanteurs de musiques actuelles
ou traditionnelles. C’est le cas de
Patko, Saramaca originaire du Su-
riname, qui pratique un reggae
roots et musclé. Il a enregistré son
premier album, Just Take It Easy, à
la suite de rencontres à la Fête de
la musique de Tours et dit s’être
souvent baladé à Paris devant le
Palais Garnier « avec le fort désir
d’y entrer, sans l’avoir jamais osé. »
Ou du Rouranais T2i, auteur-com-
positeur de rap « fruité », égale-
ment graphiste, qui promet de
s’inscrire aux prochaines classes
de chant ouvertes aux adultes.
D’ailleurs, c’est à l’une d’elles
que participe ce 7 octobre Armelle
Cippe, également professeure au
conservatoire ainsi que dans les
classes CHAM du collège Réeberg-
Néron. La chanteuse créole fait
partie du groupe de kaséko des
frères Cippe, qui s’est produit le
6 octobre à l’Abattis, friche artisti-
que créée par un collectif d’artis-
tes, juste avant le Kayenn Jazz Fes-
tival et, espère-t-elle, le prochain
festival Africolor 2024 en ban-
lieue parisienne.
Politiques autochtones
Le 5 octobre, la signature d’une
convention entre l’Opéra de Paris,
la préfecture de Guyane et la col-
lectivité territoriale de Guyane a
ratifié plus d’un an de travaux
d’approche. Myriam Mazouzi, di-
rectrice générale de l’académie de
l’Opéra de Paris et initiatrice du
projet, ne cache pas l’indifférence
avec laquelle « Opéra en Guyane »
a d’abord été accueilli par les poli-
tiques autochtones. « Ils avaient
décrété que cela n’intéresserait pas
les Guyanais », se souvient-elle.
Mais celle qui est aussi référente
« diversité », intimement convain-
cue des vertus de l’art et de la cul-
ture, a tenu bon. « Après s’être long-
temps cru éternel, l’Opéra de Paris
se sent fragile aujourd’hui et se
pose la question des stratégies à
mettre en place pour continuer à
évoluer », estime-t-elle.
Une réflexion qui motive les
mécènes comme Thierry Déau.
Ce Martiniquais, patron de Meri-
diam, entreprise spécialisée dans
la gestion d’infrastructures enga-
gées dans la transition écologi-
que, soutient l’opération à hau-
teur de 300 000 euros annuels sur
trois ans, les 100 000 euros res-
tants incombant à un mécénat en
nom propre. Il est d’ailleurs quasi-
ment acté, le succès aidant, qu’il
devrait se poursuivre deux ans de
plus, le temps d’aider le territoire
à se doter d’infrastructures.
En attendant, la prochaine ses-
sion d’« Opéra en Guyane » (ver-
sion danse contemporaine) se dé-
roulera du 6 au 12 novembre non
seulement à Cayenne et sur le lit-
toral, mais aussi dans des contrées
plus difficiles d’accès du parc ama-
zonien – Maripasoula, Papaïch-
ton. Loin des utopies péruviennes
d’un Fitzcarraldo filmé par Wer-
ner Herzog, qui voit un amateur
d’opéra mégalomane tenter d’im-
planter l’art lyrique en Amazonie,
l’Opéra de Paris prévoit néan-
moins d’essaimer dans toute la
Guyane, fût-ce en pirogue. p
marie-aude roux
« L’Opéra en Guyane », ateliers
de répertoire contemporain
à Cayenne, Maripasoula et
Papaïchton, du 6 au 12 novembre,
puis du 20 au 30 mars 2024.
culture | 23
Au Musée d’histoire de Nantes,
un autre regard sur Gengis Kahn
L’accent est mis sur les échanges commerciaux, culturels, scientifiques
et religieux qui ont explosé à l’époque de l’Empire mongol
EXPOSITION
nantes
A
nnoncée par le Musée
d’histoire de Nantes
pour le début de 2021,
l’exposition consacrée
au conquérant mongol Gengis
Khan (vers 1160-1227) a ouvert ses
portes au public samedi 14 octo-
bre. Un retard de plus de trois ans
dû à la crise sanitaire, mais
surtout au différend qui a opposé
la direction du musée aux autori-
tés chinoises. Le projet avait
pourtant bien commencé avec le
musée partenaire chinois de
Mongolie-Intérieure, à Hohhot.
Mais c’était compter sans l’in-
terventionnisme de Pékin qui,
alors que le catalogue était en
cours de réalisation, a demandé le
retrait de certains mots – et non
des moindres : « Gengis Khan »
(qu’on peut traduire par « souve-
rain universel »), « mongol »,
« empire » ; et un contrôle sur
toutes les cartes et textes accom-
pagnant l’exposition.
« Une réécriture visant à faire dis-
paraître totalement l’histoire et la
culture mongoles au bénéfice d’un
nouveau récit national chi-
nois »,avait alors dénoncé Ber-
trand Guillet, directeur du Châ-
teau des ducs de Bretagne-Musée
d’histoire de Nantes, mettant fin
au partenariat. Territoire auto-
nome en théorie, la Mongolie-In-
térieure est sous le contrôle de Pé-
kin qui entend y imposer sa lan-
gue et sa religion, celle, majori-
taire, des Han.
C’est donc avec la république de
Mongolie, située de l’autre côté de
la frontière, qu’a été montée l’ex-
position présentée à Nantes. En-
clavé entre la Chine et la Russie, le
pays s’efforce de sortir de l’ombre
de ses voisins en menant des coo-
pérations avec l’Occident. Et no-
tamment avec la France : le prési-
dent de la République, Emmanuel Copie d’un portrait de Gengis Khan, peinture sur soie, dynastie Yuan, XIVe siècle. MUSÉE DU PALAIS, TAIPEI, TAÏWAN
Macron, y a été reçu en mai, visite
qui a débouché sur la signature
d’un accord sur l’exploitation Russie à la Perse) ont permis l’ex- récentes fouilles archéologiques différentes croyances, dont témoi-
d’une mine d’uranium. Coopéra- plosion des échanges dans les do- menées à Karakorum, à 300 kilo- gnent des pièces bouddhiques, is-
tion culturelle aussi : le Musée maines commerciaux, culturels, mètres au sud-ouest d’Oulan-Ba- lamiques et chrétiennes.
Gengis-Khan d’Oulan-Bator, inau- scientifiques et religieux. Mais en tor, en Mongolie, où Gengis Khan Des représentations cartogra-
guré en 2022, a prêté pour l’exposi- laissant dans l’ombre le prix payé installa un campement impérial phiques révèlent une vision du
tion nantaise des objets, dont par les populations qui firent face et où son fils Ogödeï fit édifier la monde renouvelée grâce au par-
plusieurs trésors nationaux, et des aux cavaliers et archers du « bar- première (éphémère) cité. tage des observations scientifi-
collectionneurs privés ont égale- bare » et de ses descendants – en- Le parcours, qui s’étend du Ve siè- ques. L’artisanat, marqué par les
ment offert leur collaboration. tre 10 millions et 40 millions de cle avant J.-C., où des communau- influences chinoises, turques ou
Compte tenu des tensions di- morts, selon les estimations. Un tés stables commencent à se cons- iraniennes, reflète les grands
plomatiques avec la Russie, les choix assumé par Bertrand Guillet tituer, jusqu’au XIVe siècle, date de échanges que l’empire a favorisés
commissaires de l’exposition ont qui entend proposer une vision en la désagrégation de l’empire qui grâce à l’ouverture des frontières
dû renoncer à présenter des rupture avec « l’image du conqué- coïncide avec l’épidémie de peste et l’instauration d’un grand
objets de la Horde d’or, empire rant brutal et sanguinaire nourrie noire, nous transporte dans les réseau de relais de poste. « Une des
gouverné par une dynastie issue par une historiographie hostile et vastes étendues couvertes de premières grandes mondialisa-
du fils aîné de Gengis Kahn qui par le cinéma ». steppe et bordées de montagnes tions », résume Bertrand Guillet.
contrôla les steppes russes aux Le directeur est cocommissaire de la Mongolie grâce à des projec- Prêtée par la Staatsbibliothek de
XIIIe et XIVe siècles, conservés au de l’exposition avec Jean-Paul tions de paysages sur grand écran. Berlin, une exceptionnelle série
Musée de l’Ermitage, à Saint-Pé- Desroches, ancien responsable de de dix miniatures sur papier, que
tersbourg. Les tensions en mer de la Mission archéologique franco- Une vision du monde renouvelée l’on peut observer dans leurs
Chine ont aussi bloqué des pièces mongole, et Marie Favereau, spé- Les premiers objets présentés il- moindres détails grâce à des
en provenance de Taïwan. Avec cialiste de l’Empire mongol, maî- lustrent l’importance de l’animal agrandissements, apporte un
l’apport de musées européens et tresse de conférences à l’université dans la constitution de l’empire, le précieux complément graphique
américains, 450 pièces ont cepen- de Nanterre. Les travaux de l’histo- cheval et le chameau, essentiels à la source écrite principale dont
dant pu être rassemblées. rienne, autrice de La Horde. pour les déplacements de la horde disposent les chercheurs pour do-
Comment les Mongols ont changé nomade, mais aussi le renne et le cumenter la vie et le fonctionne-
Récentes fouilles le monde (Perrin, 432 pages, cerf, qui étaient chassés. On en ment de l’empire, L’Histoire se-
Ces obstacles surmontés, le 25 euros), pour qui la domination trouve des représentations sur des crète des Mongols, chronique ré-
portrait de Gengis Khan s’affiche mongole était moins fondée sur la objets du quotidien, de combat ou digée après la mort de Gengis
enfin à l’entrée du Château des capacité militaire que sur l’habi- rituels tels ces deux paires de cer- Khan, dont un exemplaire est pré-
ducs de Bretagne, tête couverte du leté à maîtriser les échanges, ont vidés en bronze des VIIe-Ve siècles senté sous vitrine. Des photos de
chapeau traditionnel, barbe et contribué à changer le regard avant J.-C. Placés aux quatre angles la montagne sacrée de Burkhan
moustache élégamment taillées, porté sur la période, et l’exposition du chariot funéraire, ils accompa- Khaldun, dans l’est de la Mongo-
caftan serré à la taille par une large en est le reflet. Celle-ci bénéficie gnaient le défunt dans l’au-delà. lie, où la légende veut que son
ceinture, bottes brodées. Une re- aussi des enseignements tirés des Une armure, un arc, des flèches, corps repose, ferment le parcours.
présentation (un fac-similé de la une selle de cheval en cuir brodé Une manière d’indiquer que des
peinture sur soie, restée à Taïwan) des XIIIe et XIVe siècles évoquent la découvertes restent à faire et des
dont la justesse n’est pas garantie, conquête. Une chasuble liturgique pages à écrire sur le conquérant. p
l’œuvre ayant été réalisée après la La manifestation mongole du XIIIe siècle tissée de sylvie kerviel
mort du conquérant. fils d’or, offerte ou acquise par
Le portrait ouvre le parcours de
veut donner une Saint Louis, et une lettre rouleau Gengis Khan. Comment
l’exposition dont le titre « Gengis vision en rupture en écriture mongole adressée à les Mongols ont changé
Khan. Comment les Mongols ont Philippe le Bel rappellent les le monde. Musée d’histoire
changé le monde » résume l’ambi-
avec « l’image échanges diplomatiques entre de Nantes, Château des ducs
tion : montrer que les conquêtes (à du conquérant l’empire et la France. Sur le plan re- de Bretagne, 4, place Marc-Elder,
son apogée, l’empire s’est étendu ligieux, les fouilles menées à Ka- Nantes. Jusqu’au 5 mai 2024, du
sur 20 % de la surface du globe, de
brutal et rakorum ont confirmé la coexis- mardi au dimanche de 10 heures
la Chine à la Méditerranée, de la sanguinaire » tence, dans l’Empire mongol, de à 18 heures. Tarif : 9 € (réduit 5 €).
24 | culture
Stéphane Milochevitch,
l’affranchi du rock français
Le musicien, ex-Thousand, signe, sous son nom, un envoûtant album
Stéphane Milochevitch, le 19 juin, à Paris. PHILIPPE MAZZONI
RENCONTRE
I
l y a deux ans, j’en avais
marre. J’en étais arrivé au
point d’arrêter la musique »,
confesse d’emblée Stéphane
Milochevitch, avant de planter sa
fourchette dans un moelleux au
chocolat. Cela aurait été dommage
pour l’auteur, compositeur et in-
terprète, jusqu’à présent connu
sous le pseudonyme Thousand,
rencontré dans une cantine du 10e
arrondissement parisien, un
après-midi d’octobre. Son premier
album paru sous son nom à l’état
civil, La Bonne Aventure, vient de
sortir et est déjà couvert d’éloges
(Les Inrocks, Ouest-France, entrée
du single Mustang du 26 dans la
playlist de France Inter…) en dépit
d’un changement d’identité pas
anodin pour un musicien qui
évolue dans le circuit profession-
nel depuis une quinzaine d’an-
nées déjà. A 42 ans – on lui en
donnerait bien dix de moins –, ce
brun fluet au teint mat négocie
parfaitement son retour, ou
plutôt son nouveau départ.
Retour en arrière. Au Paradis, le
précédent opus de Thousand,
paraît le 20 mars 2020. Soit quel-
ques jours à peine après le premier
confinement dû à la pandémie de
Covid-19. La carrière de ce superbe
disque se retrouve compromise :
DE CAUSE
À EFFETS.
© Radio France/Ch. Abramowitz
Le magazine de
l’environnement
En partenariat
avec
privé de promotion, le musicien
doit attendre six mois avant de se
produire pour deux concerts avec
son groupe, puis une poignée
d’autres en duo avec la chanteuse
et claviériste Emma Broughton
(précieuse partenaire sur ses pré-
cédents albums qui mène depuis
une prometteuse carrière en solo
avec son projet, Blumi).
« Revenir à la réalité »
Et puis « la vie se construit »,
comme il dit, avec une envie lon-
guement mûrie de quitter Paris
avec sa famille, de partir s’installer
dans la Drôme – le garçon est origi-
naire de Grenoble. Départ début
2021 pour Dieulefit, bourg de
3 000 âmes, 12 000 à la saison esti-
vale. Son métier « d’à côté » –
l’adaptation et la traduction syn-
chronisée pour le sous-titrage de
films – lui permet de travailler à la
maison. Stéphane Milochevitch
prend ses distances, revendique
une existence « dilettante mili-
tante ». Un pied dans la musique,
mais pas trop non plus, sa manière
de se préserver. Jolie formule.
Mais c’est compter sans Sean
Bouchard, le patron du label
Talitres qui l’accompagne depuis
2015 et trois albums. Il trouve les
mots pour le remettre en selle,
l’encourager à composer. L’autodi-
dacte dépoussière alors sa guitare
Le mardi
21h – 22h
Aurélie
Luneau
L’esprit
d’ouver-
ture
« J’avais besoin
de faire table
rase, changer
de groupe
et de son »
STÉPHANE MILOCHEVITCH
Fender Stratocaster et son synthé-
tiseur fétiche, le Roland Juno-60 –
« parfait pour jouer I’m on Fire, de
Bruce Springsteen », dixit le Dieule-
fitois. Une dizaine de composi-
tions sont enregistrées au studio
Melodium de Montreuil (Seine-
Saint-Denis) avec le producteur
Yann Arnaud (Pomme, Sparks,
Camille…), sous escorte de la sec-
tion rythmique Olivier Marguerit
(basse) et Lucien Chatin (batterie).
Les arrangements de cordes soi-
gnés, signés sur le précédent opus
par son ami new-yorkais Bryce
Dessner du groupe The National,
sont cette fois délégués au jeune
compositeur Augustin Braud,
« contacté par Facebook ». Finale-
ment, cette Bonne Aventure relève
d’une épiphanie artistique, d’une
renaissance : « J’avais vraiment
besoin de faire table rase, de re-
commencer à zéro, changer de
groupe et de son. Ma manière
d’écrire a quand même aussi beau-
coup évolué. Quand j’étais jeune, je
voulais être cool à tout prix. En
prenant mon nom perso, l’idée
était un peu de revenir à la réalité. »
Stéphane Milochevitch ne serait-il
pas l’affranchi du rock français ?
De ses débuts dans le giron folk
rock indépendant (les deux pre-
miers albums de Thousand sont
chantés en anglais), celui qui se
surnomme aujourd’hui le « Mus-
tang du 26 » (son département) a
conservé sa passion pour le rock
alternatif américain (il a vécu qua-
tre ans à Houston, au Texas, du-
rant son enfance), pour les guita-
res rugueuses et ascétiques de
Smog et de Silver Jews. Mais il peut
désormais aussi bien couvrir de
louanges certaines chansons de
Francis Cabrel que le flow du
rappeur marseillais Naps, ou bien
théoriser sur le parlé-chanté de
Mark Knopfler, le leader de Dire
Straits, et son influence sur le
phrasé du jeune Alain Bashung sur
Je fume pour oublier que tu bois.
Bashung, une filiation musicale
qui relève de l’évidence si l’on doit
rapprocher Stéphane Miloche-
vitch d’un autre chanteur franco-
phone. Même timbre un peu rau-
A L B U M S
S É L E C T I O N
que et cassé que celui de l’inter-
prète de Vertige de l’amour, mort
en 2009, même style un peu ban-
cal et bucolique, et surtout ce sens
de l’accroche ravageuse et des
jeux de mots.
Depuis sa mue francophone
en 2018, avec Le Tunnel végétal, et
Au Paradis, l’ex-chanteur anglo-
phone Thousand s’est révélé un
parolier au romantisme cru, lardé
de références cinéphiles et
lettrées. Son boss bordelais Sean
Bouchard a rapidement détecté ce
talent pour planter un décor, une
atmosphère. « Il y a chez certains
écrivains cette capacité à délivrer
des textes, parfois très crus, parfois
d’un ironisme mordant, qui font
preuve d’une force poétique dévas-
tatrice. Il y a cela chez Stéphane
Milochevitch. Cette façon de conter
le quotidien mais de l’embarquer
ailleurs, et de nous embarquer
avec… », analyse le directeur artis-
tique. Comme lorsqu’il chante
une top-modèle des années 1990
dans Le Clou dans le bois de la croix
entre drame, drôlerie et ironie
(« Comme Claudia Schiffer dans
The Blackout/A genoux et en
larmes sur la plage/Des fois la
ruine dépasse l’ouvrage »).
« C’est le squelette qui prime »
Finalement, le cinéma rattrape
toujours Stéphane Milochevitch.
Outre son métier « d’à côté », l’ex-
Thousand finit même par traver-
ser l’écran dans Les Bien-Aimés, de
Christophe Honoré, tourné
G A L E R I E
en 2010, où il joue son propre rôle,
sous l’impulsion de Frédéric Lo,
son producteur de l’époque aussi
chargé de la BO du long-métrage.
L’artiste reconnaît volontiers
que musique et cinéma sont indis-
sociables de son univers. « Je me
suis rendu compte que mon inspi-
ration vient beaucoup moins de la
musique que d’autres médiums, es-
sentiellement la littérature et le ci-
néma. Ce qui me plaît beaucoup
dans le 7e art et que j’applique à la
musique, c’est lorsque le réalisateur
monte un dispositif avant de racon-
ter une histoire. Plus que le contenu,
c’est le squelette qui prime. » Et
nous de nous plonger dans les pa-
roles de la ballade L’Année du
scorpion : « Une saison à l’envers/Le
cœur ouvert/Et toi qui me souris
me souris/Comme Joe Pesci », réfé-
rence à l’acteur du film de Scorsese
Les Affranchis (1990). p
franck colombani
La Bonne Aventure, de Stéphane
Milochevitch, Talitres/Modulor.
0123
DIMANCHE 5 - LUNDI 6 NOVEMBRE 2023
HÉLÈN E GR I MAU D
For Clara
Intermezzi, op. 117 et Lieder und Gesänge,
op. 32, de Johannes Brahms. Kreisleriana,
op. 16 de Schumann. Avec Konstantin
Krimmel (baryton), Hélène Grimaud
(piano).
La pianiste française, qui vient de publier
un volume d’entretiens, Renaître (Albin Michel, 240 p.,
20,90 euros), a aussi sorti un nouvel album, chez Deutsche
Grammophon, autour de la figure aimée de Clara Schumann,
que célébrèrent conjointement les compositions de Brahms,
l’« amant », et de Robert Schumann, l’époux. De ces vieux com-
pagnons de route, Hélène Grimaud convoque des pièces qu’elle
interprète de longue date. Ainsi les trois Intermezzi, op. 117 déjà
enregistrés pour Erato en 1995, d’une qualité sonore épanouie,
d’une expressivité touchante. Une seconde gravure qui témoi-
gne d’un esprit nettement plus sombre et tourmenté, enclin
au chant de pleine voix, aux couleurs traversées d’humeurs
violentes. Le même sentiment d’urgence court dans les Kreisle-
riana schumanniennes, autre cheval de bataille de jeunesse,
que la pianiste joue plus que jamais à la première personne du
singulier dans un tourbillon de sensations exacerbées et d’in-
tuitions tragiques. Celle qui dit vivre la musique à travers son
corps « comme une expérience de Visitation » habitera avec la
même impérieuse nécessité les Lieder und Gesänge, op. 32,
dont semble naître la sensible prosodie délivrée par Konstantin
Krimmel, jeune baryton à la palette vocale aussi ductile que
séduisante. p marie-aude roux
Deutsche Grammophon/Universal Music.
X AVI ER R I C HAR D EAU
A Caribbean Thing
Parti vivre en Guadeloupe en 2017, le
saxophoniste Xavier Richardeau trouve, à
partir des sources musicales de l’île, l’ins-
piration des compositions de son nouvel
album, A Caribbean Thing. Certains titres
évoquent la nature – Blue Sunlight (« lu-
mière bleue du soleil »), belle ballade qui met en valeur le guita-
riste Anthony Jambon, Waves and Wind (« vagues et vent »), qui
va vers le swing –, d’autres mènent vers des rapprochements
musicaux comme Broussa-Samba et sa virée vers le Brésil,
Sonné lavérité, où Richardeau au soprano cite finement John
Coltrane. Dans les parties d’ensemble, l’alliance au baryton
et au soprano de Richardeau avec le ténor de Jocelyn Menard
apporte un son plein, chaud (Lnea oceanica). Pour le sextette,
complété par Léonardo Montana au piano, Régis Thérèse à la
basse et Yoann Danier à la batterie, pas de tentation de l’exo-
tisme, mais une imprégnation sensible, profonde des rythmes,
des couleurs caribéennes avec le jazz dans ses racines « classi-
ques » des années 1950 et 1960. p sylvain siclier
Continuo Jazz/UVM Distribution.
BATS Ü K H D ORJ
Ögbelerim – Music for my
Ancestors
Du chant diphonique mongol (khöömei
ou khöömii). Perception de l’auditeur oc-
cidental : un langage étrange et pénétrant
qui exalte l’imagination et déplace hors
du temps. Du point de vue du chanteur et
musicien Batsükh Dorj, né en 1990 sur la commune de Tsengel,
dans la province de Bayan-Ölghi, en Mongolie, c’est une tout
autre affaire. Une manière de se relier à ses ancêtres, de leur ex-
primer son profond respect (le sautillant et joyeux titre d’ouver-
ture Ögbelerim, « mes ancêtres »). Comme tous les siens du peu-
ple touva, il reste attentif à ce qu’ils lui soufflent ou lui ont
enseigné. Son chant diphonique, dont il maîtrise les différents
styles typiques des Touvas – chant diphonique pressé, sifflé,
profond, ezenggileer (littéralement, « étriers »), et borbangnadyr
(« roulant ») –, en s’accompagnant d’une vièle à archet ou
d’un luth, évoque leurs coutumes, leur héros bienfaiteur Bainak,
les jeux d’enfants (Kajak, « osselets »), les caravanes de cha-
meaux d’autrefois (Jinsoortugjuler, « la caravane »). Johanni
Curtet, musicien et ethnomusicologue spécialiste de ce chant
traditionnel en Occident, qui avait arrangé et produit déjà son
premier album, l’accompagne (luth, guitare, guimbarde, chant)
et signe les arrangements. p patrick labesse
Buda Musique/Socadisc.
K Lire aussi sur Lemonde.fr
« Hélène de Montgeroult. Portrait d’une compositrice
visionnaire », « Chronicles of a Diamond » de Black
Pumas, « Reflets » de Grand Corps Malade.
Ses expositions sont des paysages
aussi politiques que poétiques,
comme il l’avait montré à Mar-
seille, au FRAC Sud et au Pano-
rama de la Friche la Belle-de-Mai.
Ceux des marges ouvrières, entre
chantiers et jardins maraîchers.
Pour son premier solo show à la
galerie Ceysson & Bénétière,
WILFRID ALMENDRA Wilfrid Almendra déploie un en-
semble de nouvelles installations
qui sont autant d’architectures précaires, épures du réel à la
fois modestes et raffinées. De ces zones grises ensoleillées, qui
portent les traces des labeurs invisibles, émane une esthétique
paradoxale et sensuelle.
Travaillant avec des glaneurs de verre et de métaux, l’artiste
compose des ensembles minimalistes, mais chargés d’éclats,
où les fleurs sauvages sont immortalisées à la façon des her-
biers, entre deux verres d’anciennes serres, où des figues
mûres (en aluminium peint), des marcels, shorts ou chausset-
tes gisent au sol ou sur des planches calcinées, elles-mêmes is-
sues du réel, mais reproduites en métal. Des limaces bleu Klein
occupent l’espace en toute liberté. En alchimiste des petits
riens, l’artiste anoblit les gestes, mystères et imaginaires de nos
interstices urbains. p emmanuelle jardonnet
« Labor Trouble », de Wilfrid Almendra, jusqu’au 2 décembre
à la galerie Ceysson & Bénétière, 23, rue du Renard, Paris 4e.
www.ceyssonbenetiere.com
0123
DIMANCHE 5 - LUNDI 6 NOVEMBRE 2023
Les tableaux noirs et les roses de Niko Pirosmani
La Fondation Beyeler, en Suisse, consacre une exposition à l’artiste géorgien classé parmi les peintres naïfs
ARTS
bâle (suisse)
L
a Fondation Beyeler, à
Riehen, près de Bâle,
consacre une exposition
à l’artiste géorgien Niko
Pirosmanachvili, dit Pirosmani
(1862-1918), qui, sans être une ré-
vélation – il a été montré notam-
ment par le Musée des beaux-arts
de Nantes en 1999 (quarante
tableaux) et, plus modestement
(une trentaine d’œuvres), à la
Fondation Vincent Van Gogh à
Arles (Bouches-du-Rhône) en
2019 –, mérite le déplacement. Ne
serait-ce que, dans la mesure où le
prêt des tableaux conservés dans
les musées russes est actuelle-
ment impossible, toutes les
œuvres – une cinquantaine – pro-
viennent des musées de son pays
natal, la Géorgie, qui ont fait, là,
preuve d’une rare générosité.
Il est approximativement con-
temporain du Douanier Rousseau
(1844-1910), pourrait comme lui
être classé parmi les peintres naïfs,
mais est infiniment moins connu
– du moins jusqu’à une date ré-
cente – des historiens d’art occi-
dentaux. Pourtant, Niko Piros-
mani eut une destinée posthume
peu commune, notamment en
Russie soviétique : déjà de son vi-
vant, quelques années avant la ré-
volution d’Octobre, ses œuvres
sont présentées en 1913 à Moscou
dans une exposition intitulée
« Mishen » (« la cible »), qui re-
groupe notamment des travaux
de Chagall, de Gontcharova, de La-
rionov ou de Malevitch. Ceux qui
formeront un bataillon de l’avant-
garde russe.
Paradoxe : si ces derniers seront
honnis par le régime stalinien qui
suivra, Pirosmani échappe – post
mortem – à la vindicte du « Petit
Père des peuples ». Certes, ils sont
géorgiens l’un et l’autre, et tout ce
qui peut magnifier les minorités
nationales – surtout celle-ci – qui
constituent l’Union soviétique
est alors bon à prendre. D’autant
plus qu’il s’agit de les assimiler,
depuis l’invasion, en 1921, des
troupes russes qui mettent fin à la
brève indépendance du pays.
Economie de moyens
Populaire, son art est « national
dans la forme, socialiste dans le
contenu », apprécient, à l’époque,
les chantres du réalisme socia-
liste. On l’exporte (en exposition
temporaire), notamment à Paris,
au Musée des arts décoratifs,
en 1969, où Louis Aragon en fait
les louanges. Picasso grave son
portrait présumé en 1972.
Ultime paradoxe, aujourd’hui,
ce sont les grands collection-
neurs capitalistes qui se l’arra-
chent, quand, par hasard, il s’en
vend un : un tableau présent
dans l’exposition, La Colline de
l’arsenal de nuit, qui a appartenu
à Aragon, a été acheté chez Chris-
tie’s, à Londres en 2015, pour
962 500 livres sterling de l’épo-
que (1,1 million d’euros) par le
milliardaire géorgien Bidzina
Ivanichvili, ancien premier mi-
nistre, qui en a fait don au Musée
d’art moderne de son pays.
Etrange destin pour l’œuvre de
cet homme mort dans la misère,
MUS I QU E
La star de la K-pop Lisa
bannie du réseau social
chinois Weibo
Lisa, chanteuse du girls band
de K-pop Blackpink, a été
bannie du réseau social
chinois Weibo « pour violation
des lois et des régulations »,
ce qui a suscité, vendredi 3 no-
vembre, l’incompréhension de
son immense communauté de
fans. Certains y voient une
censure liée à sa prestation
burlesque dans le cabaret pari-
sien du Crazy Horse, fin sep-
« La Fête
des cinq
princes »
(1906),
de Niko
Pirosmani.
THE COLLECTION
OF SHALVA
AMIRANASHVILI
MUSEUM OF FINE
ARTS OF GEORGIA/
INFINITART
FOUNDATION
peintre d’enseignes. C’était un de
ses métiers – il en eut de nom-
breux, dont celui, aujourd’hui
peu pratiqué, de « serre-frein »
dans les chemins de fer, puis de
marchand de beurre, œufs, fro-
mages – mais de tous, celui qu’il
préférait. Ou, en tout cas, qu’il né-
gligeait le moins. Sauf peut-être
dans sa manière de peindre : de la
pratique de l’enseigne, il a retenu
l’économie de moyens. Il ne s’agit
pas d’être sophistiqué, mais ra-
pide et efficace, et plus que lui, ce
n’est guère possible. Il travaille le
plus souvent sur des fonds noirs,
généralement de la toile cirée, où
il peint en blanc à la manière dont
dessinait ou écrivait à la craie un
instituteur d’autrefois.
Un des tableaux de l’exposition
est caractéristique de cette ma-
nière, qui est au fond aussi celle,
certes bien moins sommaire,
qu’utilisait en son temps le Cara-
vage ! Il s’agit du Pêcheur à la
chemise rouge (1908). Il est repré-
senté de front, debout, les pieds
dans l’eau d’une rivière, le panta-
lon retroussé aux genoux. Depuis
l’eau jusqu’au ciel derrière lui, tout
est noir. Quelques traits de blanc
pour figurer le courant qui ondoie
autour de ses jambes (elles, pein-
tes en rose, comme le visage) et le
poisson qu’il tient dans la main
droite, un peu de blanc légère-
ment teinté de bleu pour le haut
du pantalon, du rouge pour la
blouse et, par contraste de com-
plémentaires, du vert, à droite
Niko Pirosmani
eut de nombreux
métiers : peintre
d’enseignes,
« serre-frein »
dans les chemins
de fer, marchand
tembre. Les censeurs chinois
sont prompts à bloquer les
contenus considérés comme
politiquement sensibles ou
allant à l’encontre des valeurs
du Parti communiste chinois
au pouvoir. – (AFP.)
C I N ÉMA
Démarrage record en
France pour « Le Garçon
et le Héron », de Miyazaki
Le film d’animation du
cinéaste japonais Hayao
Miyazaki, Le Garçon et le
Héron, sorti en salle en France
culture | 25
pour le seau qu’il tient dans la dans La Muse inspirant le poète une chanson célèbre en Russie, Beyeler peut aussi changer le
main gauche, et, de part et d’autre, (1909), du Douanier Rousseau – Un million de roses écarlates, in- regard sur les débuts de l’art
pour une végétation si minimale un bouquet de fleurs à la main, terprétée par Alla Pougatcheva, moderne, qui ne s’est pas tout
que l’on peut en compter les qui est exposé à Bâle, mais aurait sur une musique de Raimonds entier fait à Paris. p
feuilles. Enfin, pour couronner aussi, dit-on, dépensé tout son Pauls et des paroles du poète harry bellet
l’ensemble, un chapeau de paille maigre avoir pour lui offrir un Andreï Voznessenski. « Celui qui
jaune qui lui fait – ce n’est certai- million de roses rouges ! est vraiment amoureux/Change Niko Pirosmani. Fondation
nement pas un hasard dans un Vraie ou fausse, l’histoire a sa vie en fleurs pour toi… », dit le Beyeler, Baselstrasse 101, Riehen
pays qui vénère les icônes – donné, au début des années 1980, refrain. A défaut, l’exposition à (Suisse). Jusqu’au 28 janvier 2024.
comme une auréole. Et c’est tout.
Légendes et anecdotes
Ses tableaux, il les laissait aux
aubergistes des dukhan, les taver-
nes de Tbilissi, en échange du
vivre et du couvert. C’est sans
doute dans l’une d’elles qu’il ren-
contre Ilia et Kirill Zdanevitch,
ainsi que Mikhaïl Le Dentu, étu-
diants de l’Académie des beaux-
arts de Saint-Pétersbourg, qui
sont estomaqués : « Nous n’avions
jamais vu des peintures comme UNE VIE, UNE ŒUVRE
ça ! », témoigna Kirill Zdanevitch
dans un livre publié à Moscou
en 1964. « C’était un miracle que
nous regardions, complètement ÉDITION
unique… »
Les trois jeunes gens s’em- 2023
ploient à le faire connaître,
d’abord dans la presse géor-
gienne puis auprès des cercles ar-
tistiques d’avant-garde à Moscou.
Ils confient aux artistes Michel
Larionov et Natalia Gontcharova
quelques tableaux, ceux qui
figureront dans l’exposition
« Mishen ». Grâce à eux, les jeunes
Géorgiens, mais aussi des artistes
plus établis et des amateurs d’art
du pays, vont faire la tournée des
tavernes pour collecter des
Léo
œuvres laissées par Pirosmani,
du moins celles qui peuvent l’être.
Autour de sa personne fantas-
Ferré
que naissent aussi des légendes
ou, au moins, des anecdotes qui
semblent l’être, comme celle de
cette passion subite pour la chan-
teuse française Marguerite de L’indigné
Sèvres, qui se produisit en 1905 à
Tbilissi : il en a fait le portrait en
pied – à peu près aussi pataud
que celui de Marie Laurencin
Avec Aragon, Bernard Lavilliers, Catherine Ribeiro, Marie-Christine Ferré…
mercredi 1er novembre, a attiré,
dès le premier jour de sa distri-
bution et en comptant les Trente ans après sa disparition, Léo Ferré n’est
avant-premières, plus de toujours pas une idole, mais un révolté
227 000 spectateurs, avec une permanent, qui, avec style, a toujours excellé
excellente moyenne de 316
dans l’art de l’esquisse. Une rue. Une fille. Un
personnes par copie. C’est le
meilleur démarrage enregistré
par le réalisateur de Princesse
LÉO FERRÉ taxi en maraude. Et c’est déjà une chanson qui
tangue. Le Monde vous propose de prendre les
Mononoké, du Voyage de Chi-
Un hors-série du « Monde » mêmes chemins de traverse que ce grand
hiro et de Mon voisin Totoro
124 pages - 10,50 € monsieur de la chanson française, avec un
pour l’un de ses films dans
Chez votre marchand de journaux portait, un grand entretien, des hommages, des
l’Hexagone, et le deuxième
meilleur démarrage pour et sur lemonde.fr/boutique débats et un lexique.
un film d’animation japonais
en France.
26 | télévision
Agnès Varda, la liberté faite cinéma
Le cycle consacré à la réalisatrice morte en 2019 regroupe un portrait et treize de ses films
ARTE.TV
À LA DEMANDE
FILMS ET DOCUMENTAIRE
V
oilà déjà deux semai-
nes que la plate-forme
d’Arte propose de s’im-
merger dans le cinéma
d’Agnès Varda (1928-2019), de son
premier long-métrage, La Pointe
courte, réalisé avec l’argent de l’hé-
ritage paternel en 1954, à sa der-
nière fiction, Les Cent et Une Nuits
de Simon Cinéma (1995), quarante
ans plus tard – treize films en tout.
Le 30 octobre, on a découvert,
toujours sur Arte.tv, Viva Varda !,
le libre et beau documentaire de
Pierre-Henri Gibert, présenté
quelques jours plus tôt au festival
Cinemed de Montpellier. Que l’on
ait besoin de repères pour se re-
trouver dans le parcours d’Agnès
Varda, marginale célèbre, anar-
chiste autoritaire, iconoclaste qui
a façonné sa propre image, ou que
l’on soit assez vieux spectateur
pour vouloir refaire le chemin ac-
compli en sa compagnie, Viva
Varda ! offre des éclairs de lu-
mière crue, des perspectives in-
soupçonnées, des bouffées de
nostalgie enivrantes. Difficile,
après avoir vu le film de Gibert, de
ne pas céder au désir de revoir
tout ce que l’on connaît, de voir ce
qui reste à découvrir.
On peut attribuer au destin et à
l’histoire une part de la singula-
rité du destin d’Agnès Varda. Alors
qu’elle est destinée à une enfance
bourgeoise en Belgique – son père
est un riche industriel –, l’exode
de 1940 lui fait passer la seconde
guerre mondiale sur une péniche
amarrée dans le port de Sète (Hé-
rault), à côté d’un bateau occupé
par une tribu d’artistes.
On peut aussi penser que, quel-
les qu’aient été les circonstances,
Agnès Varda serait sortie du droit
chemin, puisque c’est elle qui dé-
cide de chaque tournant de sa vie,
qu’elle préfère l’apprentissage du
métier de photographe à l’univer-
sité, qu’elle décide de dépenser
d’un coup l’héritage paternel
pour réaliser un film ou d’élever
seule son premier enfant, Rosalie.
Viva Varda ! donne à voir juste
assez des images des films réali-
sés par son prodigieux sujet pour
que l’on prenne la mesure de sa fa-
culté d’innovation, dans les plans
de La Pointe courte, ou, sept ans
GRILLE N° 23 - 257
PAR PHILIPPE DUPUIS
Retrouvez l’ensemble de nos grilles sur
1 2 3 4 5 6
I
II
III
IV
V aux adhérents. IX. Problème de vérité
VI
VII
VIII
IX
X
SOLUTION DE LA GRILLE N° 23 - 256
HORIZONTALEMENT I. Tournebroche. II. Orbe. Urètres. III. Ululèrent. Ut.
IV. Ré. Emotion. V. Nævi. Oe. Oie. VI. Entérinement. VII. Iam (mai). XS.
Osai. VIII. As. Eve. Une. IX. Itinérant. Té. X. Neutralistes.
VERTICALEMENT 1. Tourne. Ain. 2. Orléaniste. 3. Ubu. Eta. Iu.
4. Relèvement. 5. Emir. Ver. 6. Euro. Ixera. 7. Bretons. Al. 8. Reniée. Uni.
9. Otto. Monts. 10. Cr. Noèse. 11. Heu. INA. Té. 12. Esthétisés.
En haut à droite, Valérie Mairesse (Pauline), lors d’une manifestation dans « L’une chante, l’autre pas » (1977). CINÉ-TAMARIS
Faisant de son
intransigeance
une marque
de fabrique, la
cinéaste parvient
à tenir la faillite
en respect
plus tard (parce qu’on n’hérite pas
tous les jours pour financer ses
productions, et que le cinéma
français ne brillait pas alors par
son féminisme), dans ceux de son
deuxième long-métrage, Cléo de
5 à 7 (1962), le film qui assure enfin
sa gloire. De sa rencontre avec Jac-
ques Demy, son compagnon dont
le cinéma est aux antipodes de ce-
lui de Varda, le film de Pierre-
Henri Gibert ne cache pas la com-
plexité, les ambiguïtés qui mène-
ront au désespoir amoureux dont
témoigne Documenteur, cette fic-
tion, réalisée en 1980, pétrie de
jeux.lemonde.fr
7 8 9 10 11 12
réalité, le plus douloureux des
films de la réalisatrice.
Le ton se fait parfois gentiment
ironique lorsqu’il s’agit de suivre
la construction du système
Varda. Sans jamais oublier que ce
mélange de sens des affaires et
des relations publiques était
d’abord affaire de survie. Agnès
Varda n’était pas de ces cinéastes
qui s’épanouissent dans le
compromis et la négociation.
Lucidité impitoyable
Faisant de son intransigeance une
marque de fabrique, elle parvient
encore et encore, parfois de jus-
tesse, à tenir la faillite en respect,
avec les triomphes inattendus de
Sans toit ni loi, en 1985, ou des Gla-
neurs et la Glaneuse, en 2000. Ses
collaborateurs, ses enfants disent
l’énergie farouche, la violence,
parfois, qu’elle mettait dans la
poursuite de sa liberté artistique.
Il suffit de voir un seul des longs-
métrages disponibles sur Arte.tv
(mais mieux vaut les voir tous)
pour constater que cette lutte s’est
HORIZONTALEMENT
I. Formation des malformations in
utero. II. Dépasse les bornes. Fron-
tière germano-polonaise. III. Traînera
dans le quartier. Assemblée politique
ailleurs. IV. Elimine. Victime de la
douceur de son duvet. Paresseux
édenté. V. Région de l’Irlande. Indis-
pensable à la synthèse des protéines.
VI. Belle Marocaine. Auguste est son
geste. VII. Lance sur les ondes. Com-
primera. VIII. Dieu solaire. Apprécia-
tion en marge. Des bons mots à
toutes les pages. Réunion ouverte
et de ponctualité. X. Consommateur
(réduit) de produits volatils et hypno-
tiques. Font bon ménage à l’intérieur.
VERTICALEMENT
1. Fourberie ou autre hypocrisie.
2. Afaissement et efondrement.
3. Désagréable au toucher, diicile
à vivre. Interjection. 4. Enzyme.
S’ajoute à nos dépenses. 5. Abattues
à la chasse. En mer et au port.
6. Gonades féminines. Assure la
réunion. 7. Sortie du Chaos. Au bout
du conduit. 8. Ont perdu tout leur
brillant. 9. Le petit s’apprécie bien
serré. Fait goutte en se déposant.
10. Au Nigeria ou aux Pays-Bas.
Espace de culture. Point de départ.
11. Luth iranien. Elle est en mer, lui
reste à quai. 12. Entreprises de démo-
lition organisées.
conclue par une victoire sans ap-
pel. La Pointe courte offre un mo-
dèle de liberté et de grâce jusque
dans ses imperfections. La colli-
sion entre théâtre et photogra-
phie, entre un couple de Parisiens
qui se défait (Philippe Noiret et Sil-
via Monfort) et la chronique quoti-
dienne de la vie des pêcheurs de la
Pointe courte, à Sète, en lutte
contre la misère et le pouvoir, gé-
nère une beauté simple et inépui-
sable scandée par ces plans qui
font des chats errants du quartier
le chœur de cette douce tragédie.
Avec la même douceur, à la-
quelle s’ajoute désormais une lu-
cidité impitoyable, Le Bonheur
(1965) met en scène la dissolution
d’un couple (Jean-Claude et Claire
Drouot) au moment même ou la
prospérité leur tend les bras.
En 1977, L’une chante, l’autre
passe nourrit des souvenirs en-
core tout frais de la lutte pour le
droit à l’avortement (lorsque
l’avocate Gisèle Halimi participe à
la reconstitution du procès de Bo-
bigny de 1972, par exemple), dont
SUDOKU
N°23-257
5 4
2 3
6 2
1 5 8 6
8 7 3 1
1 6
6 4 2 7 1 5 par
Réalisé par Yan Georget (https://about.me/yangeorget)
N° 99
NOVEMBRE
2023
MONGOLS
UN RÊVE UNIVERSEL
INFIRMIÈRES
En première ligne
depuis 14-18
Varda fut une militante, pour es-
quisser une utopie féministe. Pas-
ser l’automne avec Agnès Varda (à
laquelle la Cinémathèque fran-
çaise consacre aussi une rétros-
pective et une exposition), c’est
explorer un de ces lieux rares où
le domaine du possible et l’em-
pire du désir coïncident. p
thomas sotinel
Le cinéma d’Agnès Varda.
« Sans toit ni loi », avec Sandrine
Bonnaire (1985), sur Arte lundi
6 novembre à 20 h 55, suivi
de « Viva Varda ! », de Pierre-
Henri Gibert (2023), à 22 h 35
et de « L’une chante, l’autre pas »,
avec Valérie Mairesse et Thérèse
Liotard (1977), à 23 h 45.
Sur Arte.tv : « La Pointe courte »
(1954), « Cléo de 5 à 7 » (1962),
« Le Bonheur » (1965),
« Les Créatures » (1965), « Lions
Love (… and Lies) » (1969), « Jane
B. par Agnès V. » (1988), « Kung-fu
Master » (1988), « Jacquot de
Nantes » (1991), « Les Cent et Une
Nuits de Simon Cinéma » (1995).
7 9 1 3 2 8
8 6 5 1 7 4
2 4 3 9 6 5
9 6 5 8 4 2 3 7
6 7 2 4 1 9
3 1 3 9 5 8
9 1 8 7 5 3
5 6 8 4
4 2 7 6 9 1
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MONGOLS
UN RÊVE UNIVERSEL
Un numéro de
88 pages - 6,90 €
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et sur www.histoire-et-civilisations.com
DIMANCHE 5 - LUNDI 6 NOVEMBRE 2023
0123
NOTRE
SÉLECTION
DIM AN CHE 5 N OV EM BR E
TCM Cinéma
Entretien avec un vampire
20.50 Tom Cruise incarne,
dans ce film de Neil Jordan,
Lestat, un vampire aristocratique
qui entraîne dans son sillage
un planteur louisianais (Brad Pitt) et
une orpheline (Kirsten Dunst) jusqu’à
Paris, où règne un innommable
séducteur latin (Antonio Banderas).
National Geographic
JFK. One Day in America
21.00 Pour le 60e anniversaire de
l’assassinat, le 22 novembre 1963 à
Dallas (Texas), du président américain
John Fitzgerald Kennedy, une série
documentaire en trois volets retrace
les événements de cette journée,
avec les récits des derniers témoins
survivants et des images inédites.
OCS Pulp
Casino
22.40 Un film ambitieux de Martin
Scorsese dans la capitale du jeu,
Las Vegas (Nevada). Il y installe
Robert De Niro en patron sans
scrupule d’un casino s’acoquinant
avec un mafieux (Joe Pesci).
Le meilleur rôle de Sharon Stone,
en prostituée séduisant le big boss.
LU N D I 6 N OV EM BR E
LCP
Les Sentinelles de l’oubli
20.30 Les monuments aux morts
font partie de l’histoire et du paysage
de la France, au lendemain de
la première guerre mondiale. Dans
ce documentaire, suivi d’un débat,
Jérôme Prieur propose un récit
en trois dimensions qui redonne vie,
à travers les statues de pierre,
aux fantômes de la Grande Guerre.
France 3
La Fracture
21.10 Dans une farandole tragi-
comique, ce film de Catherine
Corsini (2021) croise, aux urgences
d’un hôpital, histoires d’amour et
questions sociales. Avec Valeria Bruni
Tedeschi et Marina Foïs en couple
lesbien en crise, Pio Marmaï en prolo
victime d’une bavure policière.
OCS Géants
Patton
22.35 Sur un scénario de Francis
Ford Coppola, Franklin J. Schaffner
raconte la seconde guerre mondiale
du général américain George
Smith Patton, de sa reprise en main
des troupes américaines après les
violents combats contre l’Afrikakorps
à son apothéose en Normandie,
le 6 juin 1944.
0123 est édité par la Société éditrice
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0123
DIMANCHE 5 - LUNDI 6 NOVEMBRE 2023
Laure Murat « Entre ma mère et moi,
quinze ans de silence absolu »
ENTRETIEN
A 56 ans, Laure Murat, spécialiste d’his-
toire culturelle et littéraire, enseigne
au département d’études françaises
et francophones à l’université de Californie à
Los Angeles (UCLA). Dans son dernier livre
(Proust, roman familial, Robert Laffont, 252
pages, 20 euros), cette descendante d’une
haute lignée aristocratique raconte comment
la lecture de Proust lui a donné des clés pour
comprendre son milieu, « un monde de for-
mes vides », et s’en affranchir.
Je ne serais pas arrivée là si…
… Si je n’avais pas été homosexuelle et si,
surtout, je n’avais pas assumé ce désir si con-
traire à ce que la société recommande. L’un
ne va pas sans l’autre. Tout découle de là dans
ma vie et tout s’y ramène.
Cette prise de conscience
est-elle allée de soi ?
A 19 ans, je suis tombée très amoureuse
d’une femme qui avait quinze ans de plus
que moi et avec laquelle je suis restée
trois ans, dans le plus grand secret. J’ai com-
pris qu’émotionnellement je ne pourrais ja-
mais retrouver ça avec les garçons, même si
j’ai un temps considéré l’idée d’une forme de
bisexualité. Je me persuadais que je pouvais
encore rentrer dans le cadre et qu’ainsi, peut-
être, je souffrirais moins. Dans les années
1980, être homosexuel – une maladie men-
tale, selon l’Organisation mondiale de la
santé –, c’était être promis au malheur, au
sida et à une vie sans enfants. Surtout, je
connaissais les conséquences d’un tel choix.
Je savais que le jour où je le dirais à ma fa-
mille, ce serait terminé.
Que s’est-il passé ?
Je passais mon temps à me dissimuler et à
mentir. Quand j’ai décidé de m’installer avec
la femme que j’aimais, ce n’était plus possi-
ble. Alors, je l’ai dit. Non pas à mon père, avec
lequel j’avais une relation très forte, mais à
ma mère, avec laquelle je n’avais pas de rela-
tion. C’était peut-être une façon de lui dire :
« Maintenant, parlons. » Ma mère était histo-
rienne, nous nous retrouvions souvent à la
Bibliothèque nationale. Elle avait toujours
une excuse pour éviter de déjeuner avec moi.
C’était quelqu’un qui ne voulait pas de con-
frontation, pas d’échanges. Elle ne voulait pas
être touchée, de quelque façon que ce soit. J’ai
insisté. Nous avons fini par déjeuner, près de
la BNF. Quand je lui ai dit que je vivais avec
une femme, je l’ai vue se décomposer. Elle
était pâle. Sa réponse a tenu en deux phrases :
« Tu incarnes l’échec de toute une éducation
morale et spirituelle. » Et : « Pour moi, tu es
une fille perdue. »
Et votre père, le prince Napoléon Murat,
comment a-t-il réagi ?
C’était un homme que j’adorais, drôle,
ayant un grand sens de la modernité, à la fois
très libre et aliéné à son milieu. Il a produit les
premiers films de Louis Malle, a participé à
l’aventure des « Cahiers de l’Herne », a écrit
des scénarios. Il m’a donné le goût de la litté-
rature et du cinéma. Après avoir parlé à ma
mère, je lui ai demandé de se positionner. Il
m’a dit que c’était compliqué, qu’il ne pou-
vait pas aller contre elle… Bref, il a choisi.
Rompez-vous alors avec votre famille ?
J’allais encore déjeuner chez mes parents
de temps en temps. Je racontais : « On a fait
ci, on a fait ça… » Un jour mon père m’a ap-
pelée et m’a dit : « Ne dis pas “on”, ça blesse
ta mère. » J’ai répondu : « Alors, vous ne me
verrez plus. »
Le rejet a-t-il été unanime ?
Oui. Mais la rupture a été progressive.
Quand je suis partie de la maison, à 19 ans,
pour m’installer dans un studio, au métro Ré-
publique, une cousine m’a dit : « Pour moi la
République, c’est la Chine ! » D’un coup, j’ap-
partenais à un monde « sauvage », qui n’était
plus celui du 16e arrondissement, des maria-
ges, de l’endogamie, j’étais sortie de l’orbite.
Toutes mes cousines ont choisi, sans excep-
tion, de se marier avec des hommes du
même milieu et d’avoir des enfants, c’est-à-
dire de reproduire le schéma. La propagande
pour le mariage était très forte et doublée
d’une obsession : les filles devaient se marier
vierges. L’écart entre eux et moi se creusait.
Quand je suis « sortie du placard », comme
on dit, tout le monde a marché dans l’oukase
imposé par ma mère.
JE NE SERAIS PAS ARRIVÉE LÀ SI… Chaque
semaine, « Le Monde » interroge
une personnalité sur un moment
décisif de son existence. L’écrivaine,
pionnière de la réflexion sur
le genre, revient sur la révélation
de son homosexualité
Vous descendez à la fois du prince Murat
et de la noblesse d’Empire par votre père
et du duc de Luynes, issu de l’aristocratie
d’Ancien Régime, par votre mère.
Comment décririez-vous ce milieu ?
C’est un milieu dominé par sa propre struc-
ture, écrasé par des règles dont il n’arrive pas
à se désaliéner. Un monde où il faut tenir son
rang, se tenir, le regard fixé sur l’horizon im-
muable des rituels. Ce qui a une vertu : s’abs-
tenir de penser. Mal se tenir, au propre
comme au figuré, confine au sacrilège. Il y a
aussi un art de la conversation où surtout
rien ne se dit. Il faut être entraînant, vif, spiri-
tuel mais ne jamais parler de soi ou dire quoi
que ce soit qui fasse vaciller la construction ¶
très lourde, très ancienne, sur laquelle la fa- Proust, roman familial
mille est érigée. Rien ne doit ébranler cet édi- de Laure Murat,
fice. Ce qui prouve qu’il n’est pas si solide… Robert Laffont,
256 pages, 20 euros
Quels souvenirs avez-vous
de votre enfance ?
J’ai grandi à Paris, dans le 16e arrondisse-
ment, dans un immeuble à trois étages : un
pour les enfants, un pour les parents, et un
dévolu aux espaces de réception. Nous avi-
ons plusieurs domestiques, une cuisinière et
une femme de chambre, plus les nurses.
Après avoir eu deux filles coup sur coup, ma
mère a espéré un garçon. Patatras ! c’était
moi. L’infirmière lui a dit : « Ne vous inquié-
tez pas, la lune a changé, le prochain, ce sera
un garçon », ce qui advint. Quand elle présen-
tait mes sœurs et mon frère, ma mère disait :
« Voici mes filles…, voilà mon fils… » Et, pour
moi : « Et ça, c’est le numéro 3. » J’ai compris,
longtemps après, que cette place dans la
famille avait été déterminante. J’ai fait ma
thèse sur le troisième sexe et beaucoup tra-
vaillé sur la notion d’intermédiaire.
Vous passez vos vacances à Dampierre,
le château de votre grand-père, le duc
de Luynes, dans la vallée de Chevreuse…
rencontre | 27
Laure Murat,
à Paris,
le 27 septembre.
PATRICE NORMAND/
LEEXTRA/OPALE
J’ai adoré cet endroit ! Le château était tou-
jours rempli, c’était joyeux, et pour un en-
fant, merveilleux. Mes cousins faisaient des
recherches dans les douves, se cachaient
dans les grottes… Je passais des heures dans
le bac à sable à tenter de reproduire cette for-
teresse. J’ai un souvenir très net : mes sœurs
et mes cousines en robes à smocks, et moi, à
4 ans, vêtue d’une salopette orange avec mon
tee-shirt Robin des bois, l’un de mes héros. Le
fait de prendre aux riches pour donner aux
pauvres, ça me parlait. Ce château, c’était
aussi le lieu de l’enfermement et de la repro-
duction sociale.
Vous n’aimiez pas du tout l’école…
J’étais un vrai cancre ! J’étais scolarisée à
l’Institut [catholique] de l’Assomption, rue de
Lübeck, dans le 16e. Ma mère me passait des
savons terribles, elle pensait que je n’aurais
pas mon bac. Finalement, je l’ai eu, avec men-
tion passable. Je voulais faire une école de
photo. Mes parents ont dit non. Alors, je me
suis inscrite en histoire de l’art mais je pas-
sais mon temps à la Cinémathèque. L’été sui-
vant, je n’avais qu’une idée : travailler et quit-
ter l’appartement familial. J’ai postulé pour
un stage à Beaux-Arts Magazine, auquel mon
père m’avait abonnée. J’ai multiplié les piges
pour m’en sortir. J’ai même été ghost writer
avant d’écrire mes propres livres.
Aujourd’hui, vous enseignez,
ce qui semble paradoxal compte tenu
de votre aversion pour l’école…
A la fin des années 1990, l’Ecole des beaux-
arts m’a proposé d’intervenir dans un sémi-
naire sur la théorie de la critique d’art. Une
révélation ! J’ai immédiatement adoré ensei-
gner. Mais je n’avais aucun diplôme. Je
suivais en auditeur libre le séminaire de
Françoise Gaspard et Didier Eribon qui ani-
maient – pour la première fois en France –
un cours de sociologie des homosexualités.
Ce séminaire faisait grand bruit à l’Ecole des
hautes études en sciences sociales [EHESS], il
était très mal vu. Mais c’était bondé. On y
croisait Judith Butler, Anne F. Garétta… Ce
fut un éblouissement. J’ai compris que
l’homosexualité pouvait – devait – être un
objet d’étude et que la société s’était bien
servie de l’ignorance qui avait précédé pour
nous marcher sur la tête. Françoise Gaspard
m’a encouragée à soutenir une thèse. Ce que
j’ai fait, après avoir obtenu une équivalence
à l’EHESS.
Pourquoi avoir choisi d’enseigner
aux Etats-Unis ?
Quand j’écrivais ma thèse, j’ai été invitée
pour un an à l’université de Princeton [New
Jersey]. Puis j’ai décroché – parmi 180 candi-
dats – un poste qui s’ouvrait à l’université de
Californie, à Los Angeles. Une succession
d’heureux hasards. Je me suis retrouvée, à
10 000 kilomètres de Paris, à enseigner à des
étudiants américains alors que je n’avais
moi-même fait aucune étude supérieure.
Pendant longtemps, j’ai été poursuivie par ce
fameux syndrome de l’imposteur. J’ai dû me
forger une méthode, seule. J’aime la péda-
gogie. Je ne sais pas si on transmet beaucoup
de savoirs. Plutôt du désir, une forme
d’énergie à vouloir comprendre ce qui vous
entoure, qui l’on est.
Vous avez écrit sur Los Angeles. Quel lien
entretenez-vous avec cette ville ?
De Los Angeles, j’ai tout aimé, d’un coup. Le
climat merveilleux, la lumière, la beauté du
panorama… C’est une ville sans entrave,
horizontale, il y a toujours une perspective
ouverte, à l’inverse de New York, qui est
verticale, phallique. J’aime Paris, San Fran-
cisco, New York…, mais je suis tombée amou-
reuse de L.A.
Votre mère, Inès Murat, meurt en 2013.
L’avez-vous revue ?
On m’a fait savoir qu’elle aurait voulu que je
vienne à son chevet. J’ai répondu qu’elle pou-
vait me téléphoner. Elle ne l’a pas fait. Quinze
ans avaient passé. Quinze ans de silence ab-
solu. Pas une carte postale, pas un coup de fil,
rien. Il faut bien comprendre cela : quinze ans
sans appeler sa fille ! C’est long, violent. En
me demandant de venir, elle voulait que je
fasse amende honorable. Il en était hors de
question. Une amie m’a dit : « Tu es sûre ? Tu
vas regretter… » Je n’ai jamais regretté. On
m’a assuré qu’elle était morte comme elle
avait vécu : dans l’indifférence et la dignité.
J’ai appris par la suite qu’elle avait en réalité
agonisé dans une rage incoercible contre
moi, au point d’essayer de me déshériter. La
manœuvre a échoué, mais le fait que mes
sœurs et mon frère, tous fervents catholi-
ques, aient prêté main-forte à ce projet a été
pour moi un coup de grâce.
Que reste-t-il de votre éducation
catholique ?
Pas grand-chose. L’hypocrisie m’a vaccinée.
Proust le dit : Mme de Marsantes, qui est une
femme remarquable, très catholique, ne
pense finalement qu’à une chose : que Ro-
bert de Saint-Loup, son fils, fasse un mariage
d’argent.
Proust, justement. En quoi cet écrivain
vous a-t-il touchée, libérée, vous écrivez
même : « sauvée » ?
Je ne peux pas trouver, dans la littérature
française, un auteur qui a un rapport aussi di-
rect avec mon histoire. Proust a été reçu par
mes arrière-grands-parents, des deux côtés.
Lorsque, adolescent, mon père a compris que
sa grand-mère, la princesse Murat, l’avait
connu, il l’a pressée de questions. « Ah oui !, a-
t-elle répondu. Ce petit journaliste que je
mettais toujours en bout de table… » Proust
s’est servi de membres de ma famille pour in-
venter des personnages, tout en utilisant
leurs noms réels. Pour moi, lire la Recherche,
c’est marcher sur une crête vertigineuse : où
est la réalité, où est la fiction ? Annie Ernaux,
quand on lui demande de résumer son édu-
cation, répond : « Le réel, sans les mots. » Moi,
c’était les mots, sans le réel. Proust m’a donné
accès aux profondeurs du réel. Il m’a des-
sillée sur mon milieu social, m’a montré ce
qu’était l’exclusion des homosexuels, et m’a
réintégrée dans l’humanité en faisant du su-
jet minoritaire un sujet universel.
Quelle leçon retenez-vous
de ce long travail de déconstruction
par rapport à votre milieu, votre
éducation, les attentes de la société ?
Qu’il faut être intègre. Suivre ses intuitions,
son désir, pas aveuglément, mais en l’assu-
mant. Il y a quelques semaines, j’ai reçu une
lettre poignante. Une dame, sans doute plus
très jeune, m’a écrit que mon livre avait re-
mué des choses. Elle a grandi dans le 16e, a été
élève à « Lübeck », comme moi. Elle a aimé
une femme, mais n’a jamais pu vivre avec
elle parce qu’elle a dû se marier. Au fond,
cette lectrice me racontait comment elle était
passée à côté de sa vie. Ça aurait pu être mon
destin. Sortir du placard m’a permis de me
placer vis-à-vis du monde, de comprendre
non seulement où j’étais mais aussi quelles
étaient les contradictions chez les autres. A
partir de là, j’ai pu faire ma vie. p
propos recueillis par solenn de royer
28 |
IDÉES
et d’un faible taux de chômage. Le point noir reste l’inflation. Encore élevée malgré quatre mois de
recul, elle suffit à ternir l’image des réformes du président, les « Bidenomics », auprès de l’opinion
Etats-Unis : une nouvelle vision de l’économie
Le contexte
Avec un taux de croissance
annuel de 4,9 % au troisième
trimestre 2023, un taux
de chômage de seulement
3,8 % et une inflation
de 3,7 % en septembre,
les Etats-Unis semblent
en passe d’effacer les effets
de la crise due au Covid-19
et d’éviter la récession
qu’auguraient la hausse des
taux d’intérêt et la guerre
en Ukraine, au contraire
de l’économie européenne.
Les « Bidenomics » – la politi-
que mise en œuvre par
l’administration démocrate,
qui mélange subventions
aux ménages et aux entre-
prises, tarifs douaniers con-
tre les importations chinoi-
ses, investissements massifs
dans les infrastructures –
semblent porter leurs fruits.
Au prix d’une dette publique
colossale, qui devrait attein-
dre 123 % du PIB en 2023
et 137 % en 2028. Plus
qu’une faiblesse, ce chiffre
ne témoignerait-il pas plutôt
de la position dominante
du dollar et de l’économie
américaine dans le monde ?
Jason Furman
Jusqu’ici, tout va bien
Si les voyants économiques sont au vert, la persistance
d’une inflation élevée pourrait assombrir la fin du
mandat du président démocrate, prévient l’économiste
LES ÉTATS-UNIS
ENREGISTRENT
DES SUCCÈS DANS
LA RÉSOLUTION
DE CERTAINS DE
LEURS PROBLÈMES
LES PLUS TÊTUS
COMMENT L’ÉCONOMIE AMÉRICAINE A REBONDI
A un an de l’élection présidentielle, Joe Biden peut se prévaloir d’une forte croissance
La politiste Laurence Nardon analyse les succès et les limites
des réformes de Joe Biden, qui, bien que s’adressant
en priorité aux classes moyennes en rompant avec le
néolibéralisme, peinent à les séduire sur le plan politique
A
u lendemain de la crise des sub-
primes de 2007-2008, la colère
populaire contre les inégalités
sociales croissantes aux Etats-
Unis s’était traduite aussi bien à
droite, avec l’agitation réaction-
naire des Tea Parties, qu’à gauche, avec la
contestation étudiante du mouvement
Occupy Wall Street. Arrivé au pouvoir en
janvier 2021, quinze jours après un assaut
inédit des partisans de Donald Trump con-
tre le Capitole, Joe Biden s’est alors donné
pour mission de redonner aux classes
moyennes américaines les moyens d’une
ascension sociale, afin d’ôter toute raison
d’être à leurs tentations populistes.
Son administration a ainsi entamé un
changement de politique économique ra-
dical, dont l’élément principal est le retour
d’un Etat interventionniste. Comme l’an-
nonçait sans ambiguïté son conseiller Jake
Sullivan dans un article paru dans Foreign
Policy en février 2020 appelant à dépasser
le néolibéralisme : « L’Amérique a besoin
d’une nouvelle philosophie économique. »
Cette nouvelle politique combine plu-
sieurs grandes lois votées en 2021 et 2022 :
l’American Rescue Plan, l’Infrastructure
Investment and Jobs Act, le Chips and
Science Act et l’Inflation Reduction Act.
S’y ajoutent un certain nombre d’actions
exécutives engagées depuis lors. Présen-
tées de manière synthétique dans le rap-
port de la Maison Blanche « Bidenomics Is
Working » (« Les lois économiques de Bi-
den fonctionnent »), publié le 28 juin, les
« Bidenomics » ont d’abord poursuivi la
relance économique post-Covid-19 enta-
mée par Trump au printemps 2020. Elles
ont ensuite engagé une vaste remise à ni-
veau des infrastructures du pays, lancé
une transition écologique centrée sur le
passage à la voiture électrique, et organisé
E
n octobre 2022, l’agence Bloomberg
se disait certaine à 100 % que les
Etats-Unis allaient connaître une ré-
cession. L’économie américaine a
démenti cette prédiction, avec un taux de
croissance annuel de 4,9 % au troisième tri-
mestre, soit 1,2 % en taux réel (corrigé de
l’inflation), un résultat phénoménal, près
de trois fois supérieur à ce qui est considéré
comme le taux de croissance potentiel
sous-jacent de l’économie. Les consomma-
teurs américains ont été le moteur de cette
croissance en augmentant leurs dépenses
à un taux annuel de 4 %. Ce sont ces mê-
mes consommateurs qui ont préservé
l’économie américaine de la récession de-
puis dix-huit mois en continuant de dé-
penser suffisamment pour compenser les
effets de la politique monétaire restrictive
de la Réserve fédérale dans plusieurs sec-
teurs de l’économie, dont le logement.
Le marché du travail est lui aussi très so-
lide. Le taux de chômage flirte avec son
taux le plus faible depuis les années 1970,
un soutien massif à la recherche et au dé-
veloppement, privilégiant le développe-
ment des semi-conducteurs.
Dans une continuité avec Trump, les
« Bidenomics » renforcent par ailleurs un
protectionnisme tout à fait assumé, vi-
sant à faire revenir les emplois industriels
aux Etats-Unis et à entraver la concur-
rence technologique de la Chine. D’autres
marqueurs d’une politique économique
de gauche sont également présents, tels
que le soutien aux syndicats, très net cet
automne avec la grève des employés de
l’industrie automobile, et la lutte contre
les monopoles qu’exercent les géants de
la tech (des procès contre Google et Ama-
zon ont débuté en septembre).
Alors que la campagne présidentielle
pour 2024 est lancée, les choix et les résul-
tats économiques de Biden font l’objet de
contestations de provenances très diffé-
rentes. Les responsables de la gauche du
Parti démocrate, tout d’abord, se font dis-
crets sur leurs critiques, même s’ils re-
grettent des réformes inabouties sur la ré-
duction de la dette étudiante et la mise en
LES « BIDENOMICS »
ONT LA VERTU
DE S’ATTAQUER AUX
INÉGALITÉS SOCIALES,
AU CHANGEMENT
CLIMATIQUE ET AU
COMPÉTITEUR CHINOIS
on enregistre environ deux millions d’em-
plois de plus que ce qui était prévu avant la
pandémie et le taux de participation au
marché de l’emploi continue d’augmenter.
Après avoir, pendant la majeure partie des
années 2021 et 2022, pris du retard sur l’in-
flation, les salaires ont augmenté plus vite
que l’inflation en 2023 et commencent à
se rapprocher du niveau où ils devraient
normalement se situer.
La principale épine dans le pied de l’éco-
nomie est l’inflation, mais la situation s’est
améliorée, ou est en tout cas devenue
moins inquiétante. Son taux sur douze
mois est passé de son pic de 9,1 % à 3,7 % au
cours de l’année écoulée, soit le chiffre le
plus faible des économies du G7. De plus, les
données sur douze mois offrent une vision
déformée du rythme de l’inflation : lors-
qu’on la mesure sur les trois derniers mois,
son rythme sous-jacent est bien moindre.
Tout cela rend d’autant plus incompré-
hensible le pessimisme des ménages à
l’égard de la situation économique. Le
taux d’approbation de la politique écono-
mique du président Biden est très bas et le
moral des consommateurs se situe à peu
près à son niveau de 2009, époque où les
Etats-Unis étaient plongés dans la réces-
sion, avec un taux de chômage de 10 %. Il
est possible que les consommateurs réa-
gissent à des actualités non économiques
telles que l’immigration ou la criminalité.
Peut-être s’inquiètent-ils du niveau élevé
des prix ou de la hausse des taux des cré-
dits immobiliers. Mais une autre possibi-
lité serait qu’ils ne sont pas aussi pessi-
mistes qu’ils l’affirment, puisqu’ils conti-
nuent de dépenser.
place d’une fiscalité plus égalisatrice. De
leur côté, les élus trumpistes attaquent
l’administration tous azimuts, mais res-
tent en réalité d’accord avec le principe
d’un Etat fort et protectionniste.
Les condamnations les plus sérieuses
viennent des économistes libéraux, cons-
ternés par le tournant idéologique que re-
vendiquent les équipes de Joe Biden. Les
interventions étatiques dans l’économie
et les restrictions au commerce sont à
leurs yeux inefficaces, voire nocives ou
même immorales. Ils rappellent que les
décennies de libéralisme et de libre-
échange ont permis à des millions d’habi-
tants du Sud global de sortir de la misère
et offert aux classes moyennes des pays
développés, malgré la fermeture des usi-
nes, une abondance inédite de biens de
consommation. Ils dénoncent ensuite
l’ampleur des investissements liés aux
« Bidenomics », qui se chiffrent, il est vrai,
en milliers de milliards de dollars.
Hostilité de principe
La dette publique fédérale totale, accumu-
lée depuis les années 1980, atteint le
montant délirant de 32 200 milliards de
dollars (31 000 milliards d’euros). Certes,
le pays n’a aucun problème à emprunter
sur les marchés financiers compte tenu
du rôle de la monnaie américaine dans
l’économie internationale, mais cet en-
dettement pose un problème politique
aigu, puisque le vote du budget et le relè-
vement du plafond de la dette génèrent
régulièrement des psychodrames au
Congrès, des blocages du gouvernement
fédéral, voire le risque d’un défaut de
paiement des Etats-Unis.
Les critiques libéraux accusent enfin les
dépenses publiques récentes d’avoir en-
traîné le retour de l’inflation, avec un pic à
9,2 % sur l’année en juin 2022. D’autres
causes sont pourtant évoquées, telles que
le choc de la demande et les tensions sur le
marché du travail à l’issue de la pandémie
de Covid-19. Quoi qu’il en soit, la remontée
des taux d’intérêt depuis mars 2022 sem-
ble avoir allégé le problème, puisque l’in-
flation américaine n’est plus que de 3,7 %
sur l’année à la fin septembre.
Si la bonne santé de l’économie devait se
confirmer, les gens devraient finir par s’en
rendre compte, et le taux d’approbation de
la politique économique augmentera. Le
problème est que même si un atterrissage
en douceur paraît la perspective la plus pro-
bable, il restera difficile d’éviter soit le Cha-
rybde d’une récession, soit le Scylla d’une
inflation persistante. Les risques de réces-
sion ne sont certes pas très élevés, mais
cette dernière n’est pas exclue pour autant,
et l’histoire nous montre qu’une forte crois-
sance récente n’est jamais une garantie
contre une détérioration rapide. Les événe-
ments mondiaux associés au resserrement
des conditions financières aux Etats-Unis
justifient à tout le moins une certaine in-
quiétude. Personne ne s’attend à ce que le
taux de croissance récemment enregistré
se poursuive longtemps au même rythme.
Enormes investissements
Le plus grand risque pour l’économie serait
que l’inflation se maintienne largement au-
dessus de l’objectif de 2 % fixé par la Réserve
fédérale, voire au-dessus de 3 %. L’inflation a
augmenté au cours des deux derniers mois
et certains signes laissent penser qu’elle
augmentera encore au cours des quatre à
huit prochaines semaines. Le fait qu’il y ait
1,5 offre d’emploi pour chaque chômeur est
sans doute une excellente nouvelle pour les
demandeurs d’emploi, mais cette situation,
en tirant les salaires à la hausse, pourrait ali-
menter l’inflation. Par ailleurs, avec des prix
de l’énergie qui recommencent à grimper
après avoir baissé, cela pourrait avoir un im-
pact sur de nouvelles catégories de prix. Si
dans un an l’économie a évité la récession
0123
DIMANCHE 5 - LUNDI 6 NOVEMBRE 2023
Mais la contestation la plus lourde de
conséquences pour le président, en cam-
pagne pour sa réélection, vient de l’opi-
nion publique américaine. Selon un son-
dage réalisé par Bloomberg en octobre,
près de la moitié des personnes interro-
gées dans sept swing states [les Etats pi-
vots de l’élection américaine] estiment
que les « Bidenomics » ont un effet né-
faste sur l’économie du pays, contre 26 %
seulement qui les jugent positives. Alors
que la croissance du troisième trimestre
2023 atteint le taux inespéré de 4,9 % sur
l’année et que le chômage reste au plus
bas (à 3,8 %), les électeurs ne pardonnent
pas au président la hausse du prix de l’es-
sence et des denrées alimentaires.
Force est de constater que les « Bideno-
mics » ne trouvent pas leur public : les ré-
publicains ne peuvent y adhérer par hos-
tilité de principe, les indépendants et les
démocrates modérés sont effrayés par ce
virage « socialiste » du président ; tandis
que les démocrates les plus à gauche ju-
gent qu’il ne va pas assez loin. Par ailleurs,
alors que l’administration annonce la
création de 800 000 emplois industriels
depuis janvier 2021, le secteur n’occupe
désormais que 8,3 % de la population ac-
tive. Beaucoup d’Américains ne se sentent
pas concernés par ce succès.
Les « Bidenomics » ont la vertu de s’atta-
quer aux inégalités sociales, au change-
ment climatique et au compétiteur chi-
nois. Si leur manque de succès auprès de
l’opinion ne permet pas à Joe Biden d’être
réélu en novembre 2024, on peut croire
que son adversaire actuel, Donald Trump,
ne reviendra pas sur l’essentiel d’une poli-
tique économique désormais postlibé-
rale. De l’autre côté de l’Atlantique,
l’Union européenne devra continuer à
négocier des aménagements avec une
Amérique désormais protectionniste. p
Laurence Nardon est responsable
du programme Amériques à l’Institut
français des relations internationales
mais que le taux d’inflation se maintient au-
dessus de 3 %, les consommateurs seront
probablement tout aussi sévères contre
l’administration, et la Fed envisagera une
nouvelle série de relèvements de ses taux.
Quoi qu’il se passe au niveau macroéco-
nomique au cours des prochains mois, la
bonne nouvelle est que les Etats-Unis enre-
gistrent des succès dans la résolution de
certains de leurs problèmes économiques
les plus têtus ». Les inégalités ont diminué
depuis 2015, avec des augmentations de sa-
laires plus importantes sur les bas revenus
que sur les gros. Le pays procède à d’énor-
mes investissements dans les infrastructu-
res, les semi-conducteurs et, surtout, dans
la lutte contre le changement climatique –
même s’il faudra bien, un jour, trouver le
moyen de financer tout cela.
Joe Biden a entrepris de restaurer la crois-
sance économique : cette mission ne sera
pas accomplie tant que l’inflation n’aura
pas été maîtrisée. Mais il a aussi entrepris
de « reconstruire en mieux » : les program-
mes d’investissement dans le changement
climatique, les infrastructures et d’autres
secteurs sont en cours de réalisation. Cela
constituera le legs le plus important et le
plus durable de la période actuelle. p
Traduit de l’anglais par Gilles Berton
Jason Furman est professeur
d’économie politique à Harvard
et chercheur à l’Institut Peterson d’éco-
nomie internationale de Washington
0123
DIMANCHE 5 - LUNDI 6 NOVEMBRE 2023 idées | 29

LA CHRONIQUE
DE PATRICK ARTUS
Anne Krueger menté les dépenses publiques
avec la loi sur la réduction de l’in-
flation (IRA) et a introduit ou
maintenu de nombreuses régle-
duits des pays participants. Avec
pour effet d’augmenter le coût
des achats publics américains et
d’accroître les risques de repré-
Quatre options pour
Le protectionnisme mentations sectorielles, dont la
plupart sont inflationnistes.
L’inflation a peut-être atteint un
sommet aux Etats-Unis, mais l’in-
sailles de la part d’autres pays.
Dans la plupart des économies
avancées, l’agriculture est régle-
mentée de manière à soutenir les financer la transition
sape la prééminence terventionnisme a encore de
beaux jours devant lui. Les droits
prix agricoles. Ce soutien fait
grimper les prix des denrées ali-

L
de douane imposés par Donald mentaires et réduit l’efficacité du a transition énergétique, la gestion
Trump sur les importations secteur. Les Etats-Unis réglemen- de l’eau, le maintien de la biodiver-

américaine
L’économiste critique l’impact
d’acier et d’aluminium – que
M. Biden n’a pas supprimés – ont
rendu les coûts de l’acier aux
Etats-Unis les plus élevés au
monde. Cela signifie que les coûts
de production augmentent dans
de l’interventionnisme de Joe Biden toutes les industries qui utilisent
sur la hausse des prix et la compétitivité du pays de grandes quantités d’acier
(constructeurs automobiles, etc.).
Pendant ce temps, les produc-
teurs américains de véhicules
tent par exemple la quantité de
sucre importée, bien qu’il n’y ait
plus guère de producteurs de su-
cre dans le pays, de sorte que les
Américains paient le sucre pres-
que deux fois plus cher que la
moyenne mondiale.
De plus, la technologie évoluant
rapidement, nous avons besoin de
nouveaux intrants sur le marché,
pour lesquels les réglementations
sité nécessitent des équipements
de production d’énergies renouve-
lables, la rénovation thermique des bâti-
ments et des logements, la décarbona-
tion de l’industrie et des transports, une
Patrick Artus est
membre du Cercle
des économistes,
économiste
à Natixis
gestion plus économe de la consomma-
tion d’eau, des aménagements et des dis-
positifs permettant de protéger ou de préserver un nombre suf-
fisant d’espèces vivantes, végétales et animales.
On connaît à peu près le montant des besoins d’investisse-
ments supplémentaires liés à ce triple objectif. En ce qui con-

O
n dit que, si l’on met une
grenouille dans de l’eau
bouillante, elle en sort im-
médiatement ; mais, si on
la met dans l’eau froide et que l’on
augmente progressivement le feu,
elle ne réagit pas et finit par mou-
rir ébouillantée. Il peut arriver la
même chose aux économies.
Tant l’inflation que les politi-
ques dites « industrielles » – par le
biais de tarifs douaniers, de con-
trôle des prix, de subventions,
d’impôts et de réglementations
sectorielles – introduisent des dis-
torsions dans l’économie et en-
traînent une baisse de la crois-
sance. Mais l’inflation déclenche
une réaction rapide. Phénomène
généralisé à l’ensemble de l’écono-
mie, elle prend de l’ampleur au fur
et à mesure que les agents écono-
miques cherchent, les uns après
les autres, à rétablir ou à augmen-
ter leurs rendements réels. Néan-
moins, à un certain moment, les
gens commencent à s’y opposer.
Dès lors, à mesure que le taux
d’inflation augmente, la pression
exercée sur les décideurs politi-
ques pour qu’ils le réduisent par
des mesures macroéconomiques
plus strictes s’intensifie. Une fois
l’inflation maîtrisée, la croissance
peut reprendre.
En revanche, l’impact des tarifs
ciblés et des mesures sectorielles
à un moment donné, ou dans un
secteur donné de l’économie, est
relativement faible. Bien que ces
La dette américaine reste gérable
interventions contribuent aux
pressions inflationnistes, rédui-
sent la flexibilité de l’économie et
affaiblissent la croissance, elles
sont généralement moins remar-
quées qu’une poussée d’inflation,
de sorte qu’il est peu probable
que le public les rejette. En outre,
la perspective d’abaisser un tarif
ou de supprimer une subvention
se heurte généralement à une
forte résistance de la part de l’in-
dustrie concernée. Ainsi, alors
que la lutte contre l’inflation est
un impératif politique, il est poli-
tiquement difficile de revenir sur
des mesures sectorielles.
Les Etats-Unis illustrent cette
dynamique. L’administration Bi-
den a soutenu la Réserve fédérale
américaine dans ses efforts pour
freiner la hausse des prix. Mais
elle a également fortement aug-
TANT L’INFLATION
QUE LES POLITIQUES
« INDUSTRIELLES »
INTRODUISENT
DES DISTORSIONS
DANS L’ÉCONOMIE
électriques bénéficient de sub-
ventions et d’allégements fiscaux.
Subventions qui peuvent même
être dangereuses, car elles peu-
vent encourager le favoritisme,
voire la corruption pure et simple.
Comprendre l’activité
L’administration Biden impose
également des droits de douane
sur les importations de panneaux
solaires, malgré son souci de l’en-
vironnement. Elle subventionne
les semi-conducteurs et les batte-
ries. Elle a plafonné le prix de cer-
tains médicaments soumis à pres-
cription, comme l’insuline, pour
les personnes âgées bénéficiant
de Medicare, va élargir ce plafon-
nement à d’autres médicaments
chaque année et a introduit l’obli-
gation de négocier les prix publics
de certains médicaments : des
mesures qui pourraient entraîner
des pénuries et entraver le déve-
loppement de médicaments gé-
nériques moins chers.
M. Biden a également relevé le
seuil de biens et services améri-
cains dans les achats publics et
exigé que les marchés publics
maximisent l’utilisation d’in-
trants américains. Ce faisant, il a
restreint le champ d’application
d’un accord vieux de plusieurs
décennies entre les membres de
l’Organisation mondiale du com-
merce, qui les oblige à ne pas faire
de discrimination dans les mar-
chés publics à l’encontre des pro-
sont coûteuses. Pour que les régu-
lateurs gouvernementaux fassent
bien leur travail, ils doivent com-
prendre l’activité qu’ils réglemen-
tent, sous peine d’aggraver le pro-
blème. Or, le gouvernement ré-
munère moins bien ses employés
que le secteur privé, et les experts
de l’industrie peuvent travailler
d’un côté comme de l’autre.
Les Etats-Unis ont atteint une
prééminence mondiale en partie
grâce à leur engagement à garan-
tir des conditions de concurrence
équitables pour le secteur privé.
Les investissements dans l’éduca-
tion, les infrastructures et la re-
cherche respectent cet engage-
ment. Mais, à mesure que les in-
terventions se multiplient et
s’approfondissent, les risques qui
pèsent sur la primauté économi-
que mondiale américaine aug-
mentent également. p
Anne Krueger est ancienne
économiste en chef de la Ban-
que mondiale et ancienne
première directrice générale
adjointe du Fonds monétaire
international ; elle est profes-
seure d’économie internatio-
nale à la Johns-Hopkins
University School of Advanced
International Studies. Copyri-
ght : Project Syndicate, 2023
LES ENTREPRISES
LA RÉMUNÉRATION
cerne la transition énergétique, les estimations de Selma Mah-
fouz et Jean Pisani-Ferry conduisent à faire l’hypothèse d’un be-
soin d’investissement net supplémentaire de 2,5 points de PIB
par an (2 500 milliards de dollars, soit 2 350 milliards d’euros, par
an à l’échelle mondiale). Selon les études disponibles, les inves-
tissements relatifs à l’eau se chiffrent à 350 milliards de dollars
par an (soit 0,35 % du PIB mondial).
L’accord mondial sur la biodiversité (accord de Kunming-Mon-
tréal, 2022) prévoyait 200 milliards de dollars par an de finance-
ments nationaux et internationaux, mais, selon l’Institut Paul-
son, il faudrait passer à 800 milliards de dollars d’investisse-
ments annuels (au lieu des 140 milliards actuels). Enfin, il faut
ajouter à ces sommes les dépenses publiques liées à la préserva-
tion du pouvoir d’achat des ménages les plus modestes qui se-
ront fortement affectés par la hausse du prix de l’énergie et de
l’eau. Si on consacre 0,5 % du PIB à ce soutien, les dépenses d’in-
vestissement liées à la transition écologique devraient repré-
senter environ quatre points de PIB par an durant au moins
vingt ans, partagées entre investissements public et privé, des
entreprises comme des ménages. Comment, dans le cas de la
France, financer cela ?
Augmenter la pression fiscale
La première possibilité est d’accroître l’endettement extérieur.
Mais la France a déjà un déficit de sa balance courante de 2 % du
produit intérieur brut (PIB), c’est-à-dire qu’elle emprunte 2 % du
PIB par an en raison de l’insuffisance de l’épargne domestique
pour couvrir ses besoins d’investissement. Il faudrait donc le
porter à 6 % du PIB pour couvrir par l’endettement extérieur la
totalité du supplément d’investissement nécessaire à la transi-
tion. Ce déficit extérieur serait extrêmement difficile à financer :
il pourrait déclencher une crise financière du type de celle qui a
frappé les pays du sud de la zone euro à partir de 2010.
De plus, tous les pays, confrontés eux aussi à la nécessité d’in-
vestir dans la transition, auront un besoin d’investissement ac-
cru : cela veut dire qu’il y aura une « guerre » pour l’accès à l’épar-
gne, et donc beaucoup de concurrence pour attirer des capitaux
étrangers. Il n’est pas sûr que la France soit suffisamment at-
trayante pour attirer un gros supplément de capitaux étrangers
dans un monde où l’épargne serait devenue rare. Il ne semble
donc pas possible de financer par
l’endettement extérieur les investis-
sements supplémentaires.
La deuxième possibilité serait
VONT DEVOIR
RÉDUIRE
d’augmenter le taux d’épargne des
ménages. Mais il est peu probable
que cette hausse puisse être sponta-
née, car les ménages français épar-
gnent déjà considérablement (leur
DE LEURS taux d’épargne atteignait déjà 16,8 %

Le colossal endettement l’émission de bons du Trésor, soit par l’impôt.
fédéral est le signe Dans le premier cas, il y a une augmentation
nominale de la dette, mais pas dans le second.
de la robustesse de l’économie C’est donc un choix du gouvernement. Il s’agit
américaine, expliquent pourtant dans les deux cas d’une conversion
du capital privé en capital public. Du point de
les experts financiers vue du secteur privé, l’achat de bons est volon-
Paul Simko et Richard Smith taire, l’impôt ne l’est pas. Et si le secteur privé
détient une telle quantité de titres de dette,
c’est parce qu’il s’agit d’un investissement peu
risqué. L’Etat est doublement gagnant car les
de taux de change. La dette détenue par des in-
ACTIONNAIRES
vestisseurs étrangers est, en moyenne, beau-
coup plus coûteuse pour les Etats-Unis que
celle détenue par des investisseurs nationaux,
parce que les intérêts ne sont pas imposés sur
le territoire national et que les dollars rem-
boursés sortent du pays.
Mais la détention étrangère de la dette a
aussi des avantages. Les Etats-Unis investis-
sent également dans la dette étrangère, ce qui
compense, à des degrés divers, les rembourse-
au premier trimestre et 18,2 % au
deuxième trimestre), ce qui reflète
un haut niveau d’incertitude, voire
d’inquiétude face à l’avenir, et surtout face à la perspective de
baisse du niveau des pensions de retraite. De plus, le recul de l’in-
vestissement en logements – dû à la hausse des taux d’intérêt – a
pour effet d’augmenter encore plus le taux d’épargne financière.
Pourtant, une piste de politique économique serait d’amplifier
la hausse du taux d’épargne des ménages en substituant, à reve-
nus inchangés, l’épargne à la consommation en faisant reculer
cette dernière, précisément du fait de la transition énergétique. Ce
recul de la consommation devrait en principe être déclenché par

A
vec un niveau de plus de 31 400 mil-
liards de dollars [près de 30 000 mil-
liards d’euros] fin 2022, la dette fédérale
des Etats-Unis suscite l’inquiétude. Elle
dépasse les PIB combinés de la Chine, du Ja-
pon, de l’Allemagne, de la France et du Royau-
me-Uni ! Mais les Etats-Unis sont-ils réelle-
ment au bord de l’insolvabilité ?
Selon les données de la Réserve fédérale de
décembre 2022, les 31 400 milliards de dollars
de titres de dette sont détenus par le secteur
privé américain (15 600), par les investisseurs
étrangers (7 400), par le gouvernement fédéral
(6 800) et par les Etats et les gouvernements
locaux américains (1 600).
Un peu plus d’un cinquième de la dette fédé-
rale américaine est donc détenue par le gou-
vernement fédéral. Mais cette dette est com-
pensée par un actif détenu au même niveau fé-
déral. La Réserve fédérale détient notamment
des titres de créance d’une valeur de 5 100 mil-
liards de dollars, qu’elle utilise comme un outil
monétaire, parmi d’autres, pour influencer les
conditions macroéconomiques américaines
et internationales. A plus petite échelle, le dé-
partement du Trésor est mandaté par la loi
pour détenir les fonds de la sécurité sociale
sous forme de bons du Trésor américain.
Mais la plus grande part des dépenses fédé-
rales est financée par le secteur privé, soit par
intérêts qu’il paie au secteur privé américain
sont à leur tour imposés, et que les rembour-
sements du capital améliorent la balance des
paiements en conservant d’importantes liqui-
dités à l’intérieur des frontières.
Compensation
Les collectivités locales et les Etats américains
ont des raisons similaires de détenir de la
dette fédérale américaine : la diversification de
la gestion des risques, souvent en raison de
mandats statutaires visant à minimiser le ris-
que d’investissement de l’argent public. Il est à
noter qu’en même temps qu’il emprunte aux
gouvernements locaux et aux Etats, le gouver-
nement fédéral leur octroie plus de 1 000 mil-
liards de dollars par an de subventions.
Les avoirs étrangers, qui représentent un peu
moins du quart du total, sont ceux qui retien-
nent le plus l’attention. Les détenteurs étran-
gers souhaitent, comme les autres investis-
seurs, détenir une partie de leurs actifs dans
des titres à faible risque et fortement liquides.
Etant donné qu’une grande partie du com-
merce international se fait en dollars améri-
cains et que le dollar est la principale monnaie
de réserve mondiale, la dette américaine est
également détenue par des investisseurs
étrangers pour répondre aux besoins en ma-
tière de commerce, de monnaie de réserve et
ments des bons du Trésor américain détenus à
l’étranger. Les dettes non américaines ont gé-
néralement des taux de rendement plus éle-
vés, car elles comportent plus de risques que
les bons du Trésor américain. On peut donc
dire qu’il est avantageux de faire appel aux
marchés étrangers pour répondre à une partie
du besoin de financement public, en émettant
des bons du Trésor relativement sûrs, très li-
quides et à faible taux d’intérêt en échange de
la conservation d’une grande partie des capi-
taux du secteur privé étranger aux Etats-Unis.
De plus, les 7 400 milliards de dollars de dette
détenue par les étrangers ne représentent que
5,4 % de la richesse nette des Etats-Unis. Le fait
qu’on évoque rarement dans la plupart des dé-
bats le niveau d’endettement des Etats-Unis
est que celui-ci semble actuellement gérable si
l’on se réfère aux ratios habituels d’évaluation
de la solvabilité d’une dette. p
Paul Simko est professeur associé
en gestion des affaires à la Darden School
of Business (université de Virginie) ;
Richard Smith est dirigeant d’un cabinet
de conseil financier
l’arrêt des politiques de soutien à la consommation (d’énergie, en
particulier), par le recul des transferts publics aux ménages aisés,
car les transferts aux ménages pauvres ou modestes et aux équi-
pements d’économies de l’énergie demeurent indispensables à la
transition elle-même. Cette discipline budgétaire peut provoquer
effectivement une hausse supplémentaire de l’épargne, et donc
de la capacité à financer des investissements supplémentaires.
La troisième possibilité repose sur un changement de compor-
tement des entreprises. La distribution de dividendes et les ra-
chats d’actions sont, jusqu’ici, en constante augmentation.
En 2022, selon l’Observatoire des multinationales, les entreprises
du CAC 40 ont ainsi versé 67 milliards d’euros de dividendes à
leurs actionnaires et ont racheté 25 milliards d’euros d’actions,
soit 80 milliards d’euros de rémunération totale des actionnai-
res. Au premier trimestre 2023, le montant des dividendes versés
a encore augmenté de 13 % sur un an. Les entreprises vont devoir,
dans le futur, réduire la rémunération de leurs actionnaires afin
de disposer de davantage de ressources pour réaliser les investis-
sements nécessaires à la transition énergétique sans avoir à em-
prunter, à l’heure où les taux d’emprunt sont en forte hausse et
où le recours à des investissements étrangers aggraverait le défi-
cit de la balance des paiements française.
Il en résulte que la quatrième possibilité est d’augmenter la
pression fiscale sur l’ensemble des revenus, ce qui augmenterait
parallèlement le taux d’épargne des Français en limitant leur
consommation, et le taux d’investissement public dans les fron-
tières du pays.
En définitive, que ce soit au détriment du soutien à la consom-
mation, des actionnaires ou de l’ensemble des agents économi-
ques, un transfert de revenus est dans tous les cas nécessaire. p
30 | idées 0123
DIMANCHE 5 - LUNDI 6 NOVEMBRE 2023

Pierre Lellouche Au Proche-Orient, le risque

d’une guerre régionale augmente chaque jour
L’ancien secrétaire d’Etat de Nicolas Sarkozy propose Mais au risque d’une escalade militaire
régionale s’ajoute aussi celui d’une dé-
la mise en place à Gaza d’un protectorat temporaire, route politique majeure, tant pour Israël
sous l’égide de l’ONU et des Etats arabes que pour ses soutiens occidentaux. Les
images des victimes des bombardements
israéliens, puissamment relayées par les
chaînes arabes et les réseaux sociaux, la
seule année au profit des Ukrainiens. Et
vous ne faites rien à Gaza, qui vaut bien
Marioupol ou Boutcha. »
Sortir de ce désastre, en évitant une
guerre généralisée au Proche-Orient, qui
pourrait même dégénérer au niveau nu-
cléaire si Israël se trouvait attaqué de
trême droite religieuse zélote, reste déter-
miné à annexer la totalité de la Cisjorda-
nie et à en finir militairement avec les Pa-
lestiniens. Cela au moment même où un
gouvernement israélien responsable de-
vrait prendre la mesure du bouleverse-
ment en cours, annoncer renoncer à la

C
omme le 11 septembre 2001, il faut
voir dans le 7 octobre un tournant
majeur dans l’histoire contempo-
raine. Un véritable gouffre géopo-
litique s’ouvre désormais devant Israël,
mais aussi devant la région tout entière,
et peut-être même pour le monde.
En ce qui concerne Israël, dont la raison
d’être depuis Theodor Herzl [fondateur
du mouvement sioniste, 1860-1904] était
de servir de refuge pour tous les juifs, afin
que les pogroms de l’histoire ne puissent
plus jamais se reproduire, le choc des
massacres du 7 octobre exige l’éradica-
tion totale du Hamas – seule option pour
que précisément de telles attaques ces-
sent définitivement. Sauf qu’un tel but de
guerre, énoncé par le premier ministre is-
raélien, Benyamin Nétanyahou, dès le
lendemain de l’opération du Hamas, est
aussi hasardeux militairement que poli-
tiquement – en un mot, inatteignable.
Militairement, la destruction, à Gaza,
de 500 kilomètres de tunnels construits
patiemment depuis près de vingt ans par
le Hamas, l’élimination de 50 000 com-
battants issus d’une génération qui n’a
connu que le Hamas et son idéologie,
mêlés de surcroît à 2 millions et demi de
civils (dont la moitié d’enfants !), le tout
dans une conurbation incroyablement
dense, s’annonce extraordinairement
difficile, voire impossible. A titre de com-
paraison, contre les 3 000 à 5 000 com-
battants de Daech [acronyme arabe de
l’organisation Etat islamique] retranchés
dans Mossoul en 2016-2017, la prise de la
ville par la coalition internationale avait
nécessité l’engagement, deux cent cin-
quante-deux jours durant, de 100 000
soldats irakiens, soutenus quotidienne-
ment par l’aviation américaine. Le siège
avait entraîné la mort de 10 000 civils et
celle de 8 200 soldats irakiens, ainsi que
la destruction de 13 000 immeubles…
Après plus de trois semaines de conflit,
plus de 9 000 Gazaouis ont déjà trouvé la
mort, et l’enclave est ravagée. Le Hamas,
lui, utilise la population à la fois comme
bouclier et arme de propagande massive,
tout en continuant quotidiennement de
tirer des missiles contre Israël. Le piège
joue à plein…
« Double standard »
Le risque, désormais, est que la guerre
s’étende aux 100 000 combattants du
Hezbollah [milice des chiites prolibanais]
sur la frontière nord, des combattants
encore plus endurcis par leur implication
dans la guerre de Syrie, dotés de surcroît
de 150 000 missiles fournis par l’Iran. A
mesure que le conflit dure à Gaza, le ris-
que d’un basculement dans une guerre
régionale augmente chaque jour. Un bas-
culement qui engagerait l’Amérique, pré-
sente dès le premier jour du conflit : le
président des Etats-Unis, Joe Biden,
comme le secrétaire d’Etat américain,
Antony Blinken, ont personnellement
participé aux réunions du conseil de
guerre israélien, et un général des mari-
nes est désormais basé en permanence
en Israël, tandis que deux groupes de
porte-avions américains sont déployés
dans la région. Dans le même temps, les
Iraniens ont déjà commencé à frapper,
via leurs milices postées en Irak, les quel-
que 3 400 soldats américains déployés en
Irak et en Syrie, tandis que les Américains
ont intercepté des missiles iraniens lan-
cés depuis le Yémen contre Israël…
manipulation à grande échelle organisée
autour de l’explosion de l’hôpital Al-Ahli
immédiatement mais abusivement im-
putée aux Israéliens ont tout de suite dé-
clenché une véritable déferlante de mani-
festations propalestiniennes dans le
monde arabo-musulman tout entier, de
la Tunisie à la Turquie, en passant par le
Maroc, et désormais, par le jeu de l’immi-
gration, dans les villes européennes elles-
mêmes – l’Europe comptant environ
30 millions de musulmans sur son sol.
Diplomatiquement, un Occident déjà
divisé est confronté à l’argument mas-
sue du fameux « double standard », qui
consiste à dire, en substance : « Vous
vous êtes mobilisés comme un seul
homme contre l’agression de Poutine en
Ukraine, engageant près de 200 milliards
d’euros d’aide militaire et civile en une
À LA MENACE D’UNE
ESCALADE MILITAIRE
RÉGIONALE S’AJOUTE
CELLE D’UNE
DÉROUTE POLITIQUE
MAJEURE, TANT
POUR ISRAËL QUE
POUR SES SOUTIENS
OCCIDENTAUX
tous côtés, s’annonce comme une tâche
aussi urgente qu’extraordinairement dif-
ficile. Pour plusieurs raisons.
La nouvelle guerre froide entre l’Améri-
que, la Russie et la Chine rend toute action
concertée au Conseil de sécurité de l’ONU
plus qu’hypothétique : au contraire, Rus-
ses et Chinois ont tout intérêt à aggraver
la fracture déjà ouverte par la guerre
d’Ukraine entre l’Occident et le Sud glo-
bal. L’Europe, divisée, est quant à elle
inaudible, sauf pour afficher ses chicayas
pathétiques entre Ursula von der Leyen et
Charles Michel et Josep Borrell [la prési-
dente de la Commission européenne a
exaspéré certains Etats membres en affi-
chant, après l’attaque du Hamas, une posi-
tion plus pro-israélienne que celle des
Vingt-Sept]. Et, surtout, aucune des trois
entités directement engagées dans ce
conflit ne fait partie de la solution. Au
contraire, elles sont elles-mêmes, cumu-
lativement, le problème.
Renoncer à la colonisation
Les dirigeants du Hamas, confortable-
ment installés au Qatar, n’ont aucune in-
tention de renoncer à leur ligne idéologi-
que islamiste et antisémite, celle des Frè-
res musulmans, et encore moins au
terrorisme : la destruction totale d’Israël
et son remplacement par un Emirat pa-
lestinien islamique « du fleuve à la mer »
sont inscrits en toutes lettres dans leur
charte. Quant à la direction palestinienne
autour de Mahmoud Abbas, totalement
décrédibilisée et minée par la corruption,
elle peut être renversée à tout moment.
Enfin, Benyamin Nétanyahou lui-
même, premier responsable de ce désas-
tre, du fait de son alliance avec une ex-
colonisation et proposer de revenir à l’ac-
cord de paix conclu il y a trente ans, à
Oslo, entre le premier ministre israélien
Yitzhak Rabin et le chef de l’Organisation
de libération de la Palestine Yasser Arafat.
Faudra-t-il donc aller au bord du gouffre
– y compris au gouffre d’une guerre nu-
cléaire entre Israël et l’Iran – pour qu’en-
fin Occidentaux, Russes, Chinois, mais
également Arabes, puissent s’asseoir
avec Israël et l’Autorité palestinienne
autour d’une table, afin de régler les pro-
blèmes un par un. A commencer par pen-
ser l’après-guerre : en remplaçant tout
d’abord à Gaza un régime de terreur par
un protectorat temporaire sous l’égide de
l’ONU et des Etats arabes, chargé de
démilitariser et de reconstruire ce terri-
toire – préparant ainsi son retour dans le
futur Etat palestinien. Un Etat dont les
frontières et la capitale ont été dessinées
dans les accords d’Oslo. Ainsi pourrait
être finalement et pacifiquement réglée
la question des frontières d’Israël, l’essen-
tiel des populations juives de Cisjordanie
devant retourner en Israël même, en
échange de solides garanties de sécurité.
Voici donc le but, la seule alternative à
l’abîme qui menace. Jamais il n’aura paru
aussi urgent qu’indispensable, mais ja-
mais, hélas, aussi éloigné… p
Pierre Lellouche a été secrétaire
d’Etat chargé des affaires européennes
(2009-2010), puis du commerce
extérieur (2010-2012). Il a aussi été
député (Les Républicains) de Paris

Denis Salas On peut douter de l’apport du procès d’Eric Dupond-

Moretti au débat sur la responsabilité des gouvernants
Alors que le garde des sceaux doit comparaître rieur de la magistrature (procé-
dure d’« interdiction tempo-
devant la Cour de justice de la République raire »). La défense du ministre
du 6 au 17 novembre, le magistrat revient cherchera probablement à polari-
ser l’opinion sur la dissension en-
sur les limites d’une telle procédure tre les juges et leurs syndicats qui
avaient accueilli sa nomination à
la Place Vendôme comme une
gitimité électorale (« je suis légi-
time car nommé par l’élu du suf-
frage universel »).
Or, cela ne suffit plus pour vain-
cre la défiance croissante envers la
classe politique. La corruption a
brisé la fiction d’une élite ver-
tueuse incarnant la volonté géné-
sa fonction, la confusion peut
s’installer. Comment se prémunir
d’un risque de confusion dû à des
antinomies aussi prégnantes ?
Une responsabilité politique en
situation devrait être articulée à
une éthique de prévention et non
dépendre d’un choix purement
Mais, à lui seul, le registre répres-
sif ne saurait faire évoluer les
mœurs politiques. La sanction
purge la faute, mais laisse intac-
tes ses causes. Faute de cadre ins-
titutionnel dévolu à la responsa-
bilité des gouvernants, le juge pé-
nal deviendrait l’unique

L
a responsabilité des gou-
vernants est une question
aussi ancienne qu’irréso-
lue. Nos régimes politiques
y ont toujours répondu en créant
des hautes cours inopérantes. Ro-
bert Badinter en fit le compte :
« Cinq affaires en trois siècles ! »
(Les Ministres devant la justice,
Actes Sud, 1997). Pour y remédier,
nous avons créé en 1993 la Cour
de justice de la République (CJR).
Peine perdue ! L’absence d’impar-
tialité objective de sa composi-
tion (trois juges, douze élus) et les
discordances de ses décisions (re-
laxe pour un ministre, condam-
nation pour ses collaborateurs),
sans compter son maigre bilan
(quatre relaxes, deux dispenses
de peine, des peines légères ou
avec sursis), militent pour sa sup-
pression depuis longtemps.
C’est devant cette cour que va
comparaître le ministre de la jus-
tice, Eric Dupond-Moretti, à qui il
est reproché d’avoir ordonné une
enquête à finalité disciplinaire
contre des magistrats dont il
avait critiqué « les méthodes de
barbouzes » en tant qu’avocat (Le
Monde du 25 octobre). Des plai-
gnants qui ont saisi la CJR y ont
vu un conflit d’intérêts au sens
d’une interférence entre un inté-
rêt public et son intérêt person-
nel de nature à compromettre
l’exercice de ses fonctions ; faits
qualifiés pénalement de « prise il-
légale d’intérêts » et punis de cinq
ans d’emprisonnement.
Défiance croissante
Si l’on excepte son importance
pour les personnes concernées,
on peut douter de l’apport de ce
procès au débat sur la responsabi-
lité des gouvernants. D’abord
parce que, si la présomption d’in-
nocence reste un droit fonda-
mental, son usage réitéré a trop
servi de paravent à ce débat. C’est
en son seul nom que les ministres
restent actuellement en fonc-
tions jusqu’à leur procès, ce qui
n’a pas été toujours le cas. En-
suite, les magistrats, tout aussi
présumés innocents, compren-
nent mal qu’à l’inverse de leur mi-
nistre, en cas de mise en examen,
ils puissent immédiatement être
suspendus par le Conseil supé-
« déclaration de guerre ». A l’ère de
médias de masse et des réseaux
sociaux, ce narratif risque de
soustraire au débat public les en-
jeux du conflit d’intérêts.
Au-delà des postures, cette af-
faire pose la question de la res-
ponsabilité politique des minis-
tres, véritable impensé dans no-
tre culture démocratique. Il faut
le redire : il n’y a pas, dans notre
pays, de mécanisme de mise en
jeu de la responsabilité politique
des ministres. Ceux-ci sont jugés
sur leur efficacité (« un ministre
se juge à ses résultats ») et leur lé-
UN MINISTRE,
COMME
UN MAGISTRAT,
NE DOIT ÊTRE L’AMI
DE PERSONNE
rale. Dans un monde dominé par
les interférences privé/public, où
les ministres sont choisis pour
leurs compétences professionnel-
les, les conflits d’intérêts se multi-
plient et touchent le noyau éthi-
que de la responsabilité politique.
Le service de l’Etat – on le sait de-
puis Montesquieu – repose sur la
vertu politique, c’est-à-dire la mis-
sion de service public au détri-
ment des intérêts particuliers. La
construction de la confiance, si-
gne d’un dévouement au bien
commun, est à ce prix. A défaut,
l’impartialité et l’objectivité de
l’action publique sont compromi-
ses et la défiance s’installe.
La singularité d’un garde des
sceaux, dans ce contexte, est qu’il
vit un dédoublement fonction-
nel. Il appartient simultanément
à un gouvernement et représente
une institution indépendante
dont il est la voix dominante.
Tout se passe comme si la sépara-
tion des pouvoirs traversait sa
personne. S’il ne trace pas une
frontière entre ses amitiés politi-
ques (« la solidarité gouverne-
mentale ») et la part judiciaire de
personnel. « La déontologie et la
prévention des conflits d’intérêts
ne sont pas seulement une affaire
de conscience individuelle ; elles
sont une affaire d’organisation
collective » (Rapport Sauvé, « Pour
une nouvelle déontologie de la
vie publique », 2011).
Interférences
Un ministre, comme un magis-
trat, ne doit être l’ami de per-
sonne. Il entre en contact avec
autrui à travers l’institution qu’il
représente. Ce qui signifie qu’il
doit mettre entre parenthèses ses
inimitiés et ses amitiés, y compris
ses « amis de trente ans ». Il ne
peut prétendre apprécier seul les
risques de son action ou n’en ré-
pondre que devant des électeurs.
L’autocontrôle ne peut suffire à
endiguer le risque désormais
chronique de telles interférences.
Pour construire cette « organi-
sation collective », la suppression
de la CJR n’est qu’un préalable.
Certes, une juridiction de droit
commun éventuellement assor-
tie d’un filtre des plaintes offrirait
des garanties d’impartialité.
contrôleur de l’éthique politique.
Pour éviter une pénalisation de
la vie publique, la diffusion d’une
culture déontologique permet-
trait de prévenir les risques et
d’organiser des modes de gestion
des situations de conflits. Ce qui
suppose d’élever la Haute Auto-
rité pour la transparence de la vie
publique au rang d’une institu-
tion de l’intégrité. A tout le moins,
les gouvernants devraient médi-
ter cette page des Essais de Mon-
taigne, qui fut maire en des temps
troublés, où l’on trouve cette note
de sagesse : « Le maire et Montai-
gne ont toujours été deux d’une sé-
paration bien claire. » p
Denis Salas est magistrat,
président de l’Association fran-
çaise pour l’histoire de la jus-
tice. Il est l’auteur de « La Foule
innocente » (Editions Desclée
de Brouwer, 2018) et du « Déni
du viol. Essai de justice narra-
tive » (Editions Michalon)
0123
DIMANCHE 5 - LUNDI 6 NOVEMBRE 2023
PLANÈTE |
par r é m i bar ro ux
Scientifiques et
politiques, le grand fossé
L POUR CERTAINS,
a scène a choqué. Alors
que plusieurs dizaines de
participants écoutaient
une conférence de scien-
tifiques contre le projet d’auto-
route A69, devant relier Castres à
Toulouse, ils ont été aspergés de
gaz lacrymogène par les gendar-
mes, venus empêcher la création
d’une ZAD, une zone à défendre, à
Saïx (Tarn), lors du week-end de
mobilisation, les 21 et 22 octobre,
contre cette future infrastructure
autoroutière.
La conférence qui réunissait des
spécialistes de diverses discipli-
nes était organisée par l’Atelier
d’écologie politique de Toulouse
(Atécopol), un collectif de scienti-
fiques toulousains créé en 2018.
Le 24 septembre, deux cents d’en-
tre eux avaient réclamé, dans une
lettre ouverte à Carole Delga, la
présidente socialiste de la région
Occitanie, qui soutient le projet,
son abandon.
Quelques jours plus tard, le 4 oc-
tobre, ils sont 1 500 scientifiques à
signer une lettre ouverte, publiée
par L’Obs, pour dénoncer ces tra-
vaux. « Nous, scientifiques de dif-
férentes disciplines et de différen-
tes institutions de recherche fran-
çaises, considérons que ce projet
maintient la France sur une trajec-
toire incompatible avec la transi-
tion écologique telle qu’inscrite
dans la loi », écrivent-ils.
Manque de considération
Parmi eux, se trouve Valérie
Masson-Delmotte, paléoclimato-
logue, directrice de recherche au
laboratoire du climat et de l’envi-
ronnement au commissariat à
l’énergie atomique et aux éner-
gies alternatives. Pour celle qui a
coprésidé le groupe 1 du GIEC, le
Groupe d’experts intergouverne-
mental sur l’évolution du climat,
« ce projet [l’A69] a été pensé à un
autre moment [l’origine de ce
dossier remonte à une trentaine
d’années] et se retrouve anachro-
nique ». Jean-Michel Hupé, cher-
cheur au CNRS en écologie politi-
que, à l’université de Toulouse
Jean-Jaurès, à l’origine de l’Atéco-
pol, dénonce, lui, « l’absence de
prise en considération de ce que
disent les scientifiques dans un
consensus large ».
A cette levée de boucliers, le mi-
nistre des transports, Clément
Beaune, a répondu : « On ne peut
pas avoir comme critère de déci-
sion des tribunes ou des actions,
aussi sincères soit elles, quand des
décisions démocratiques et des re-
cours juridiques ont été utilisés. »
Dit autrement par Antoine Pel-
lion, à la tête du secrétariat géné-
ral à la planification écologique :
« Il y a des avis qui émanent plus
d’une position personnelle, et qui
sont différents de ceux qui relèvent
de la construction d’un consensus
scientifique, type GIEC, avec des
avis établis. C’est à ces derniers que
l’on se doit de mieux expliquer les
positions prises. »
Les scientifiques soulignent,
eux, un manque de considération
à leur endroit. Alors, au-delà du
sort de cette autoroute de 53 kilo-
mètres, l’épisode est-il révélateur
d’une dégradation des rapports
avec les politiques ? Le malaise ne
date pas d’hier. Certains scientifi-
ques, de toutes disciplines, sont
même entrés « en rébellion »,
« IL FAUT DONNER
PLUS D’EXPLICATIONS
DANS LES CAS OÙ
L’ON NE SUIT PAS LES
RECOMMANDATIONS »
ANTOINE PELLION
secrétaire général à la
planification écologique
0123 | 31
CHRONIQUE PROFIL BAS
POUR LA FRANCE
EN AFRIQUE pays qui, malgré une affirmation crois- limitation de l’immigration, générale en
sante de leur souveraineté, ne parviennent
pas non plus à se soustraire à une relation
spéciale avec Paris, entretenue par un im-
Europe, qui a engendré d’énormes frustra-
tions à l’égard de la France ; le travail de
sape de la propagande russe qui a encou-
portant courant migratoire.
A Ouagadougou, en 2017, le jeune prési-
dent Macron avait proclamé son ambition
ragé la montée du sentiment antifrançais
parallèlement au déploiement des milices
Wagner sur le terrain ; le style personnel de
d’une approche totalement nouvelle : « Je Emmanuel Macron, impatient et volon-
suis d’une génération où l’on ne vient pas tiers cassant, qui a souvent heurté les élites
dire à l’Afrique ce qu’elle doit faire. » L’inten- au pouvoir ; une politique économique
tion était louable, même si le chef de l’Etat saupoudrée et pas assez visible – trop peu,
LE HIATUS ENTRE n’a pas pu s’empêcher de dire à ses parte- trop tard ; la désillusion des populations
naires africains ce que, à son avis, ils devai- africaines à l’égard d’une gouvernance dé-
LES DISCOURS ET LES ent faire, prêtant le flanc à l’accusation d’un mocratique qui n’a pas tenu ses promesses.
DÉCISIONS PRISES
SEMBLE PERMANENT A rrivé au pouvoir il y a six ans avec
un diagnostic neuf et les meil-
leures intentions de renouveau de
la relation de la France avec l’Afrique,
Emmanuel Macron préside aujourd’hui à
vieux paternalisme sous des habits neufs.
Le passif est trop lourd. Rien ne semble
pouvoir endiguer le recul de l’influence
française en Afrique francophone depuis
qu’une succession de coups d’Etat, au Mali,
Une mention particulière est à attribuer à
l’intervention militaire en Libye en 2011 :
ses conséquences ont durablement
déstabilisé la région et, notamment, dé-
clenché la crise au Mali qui a entraîné
créant la branche française de un retrait forcé, militaire et politique, de la au Burkina Faso puis au Niger, a fait, non l’intervention des forces françaises en 2013,
Scientist Rebellion, à la suite de région du Sahel dans des conditions qu’il sans soutien populaire, de la remise en à la demande de Bamako.
« L’appel de 1 000 scientifiques » à est difficile de ne pas juger humiliantes. La cause du lien avec Paris le combustible po- Emmanuel Macron a eu la lucidité d’af-
la désobéissance civile, paru dans France est chassée d’Afrique et cette litique des militaires putschistes. fronter d’autres défis de la relation franco-
Le Monde en février 2020. éviction signe l’échec d’une succession de Les raisons du ressentiment africain sont africaine, notamment la dimension mé-
Souvent invités à l’Elysée, dans politiques postcoloniales, y compris de multiples : le double jeu de dirigeants fran- morielle, réalisant ce qu’aucun de ses pré-
les ministères, à délivrer le celle qui entendait rompre avec l’anachro- çais qui, tout en prônant la démocratie, décesseurs n’avait fait : la restitution des
message d’urgence que réclame nique « Françafrique ». s’affichent avec des autocrates qu’ils pen- œuvres d’art ou cultuelles détenues par les
l’accélération du changement La série d’enquêtes que Le Monde a con- sent garants d’une illusoire stabilité ; une musées français. Mais, qu’il le veuille ou
climatique, certains relèvent une sacrées cette semaine à cette rupture illus- gestion trop sécuritaire de la lutte contre le non, le président français, bien que né
contradiction. « Il existe une dis- tre toute la complexité de la relation entre djihadisme qui a prolongé la présence mili- après la colonisation, est perçu en Afrique
sonance. Il y a une écoute de la l’ancienne puissance coloniale, qui n’a pas taire de la France dans des pays où elle comme l’héritier d’un système qui reste à
part des politiques, qui intègrent totalement renoncé à exercer son in- aurait dû se montrer pionnière en matière solder. Pour les années à venir, la France y
ces éléments de connaissance, fluence sur le continent africain, et des d’aide au développement ; une politique de est condamnée au profil bas. p
mais cela ne change pas les
modes de décision, développe
Valérie Masson-Delmotte. Le dé-
calage est complet entre les va-
leurs qui ont façonné les politi-
ques, ce qu’ils ont appris, et celles
qui deviennent nécessité au vu de
l’urgence climatique. »
Ce hiatus entre les discours poli-
tiques et les décisions prises sem-
ble permanent. « Les politiques présentent
veulent montrer qu’ils écoutent les
scientifiques, mais ils ne les enten-
dent pas. Nos informations ne
sont pas prises en compte, et ce
hiatus devient d’autant plus visi-
ble que l’on se situe après l’accord
de Paris [lors de la COP21, à Paris
en décembre 2015] et que l’on
rentre dans le dur s’agissant du
climat », explique Christophe
Cassou, climatologue, directeur
de recherche au CNRS.
Il existe, selon lui, une « rupture
dans le contrat social ». D’un
côté, une perte de confiance de la
part des scientifiques dans les
politiques, de l’autre, une ab-
sence de considération des avis
scientifiques dans les prises de
décision. Ce que Jean-Michel
Hupé appelle un « mécanisme de
7 NOVEMBRE 2023
déni » : « Ils recommandent des
choses mais ne veulent pas les
faire, comme on le voit dans le cas
emblématique de l’A69, cette obs- Siège du Groupe Le Monde, Paris 13e
17H-21H30
tination à vouloir construire sur
un mode suicidaire, en suivant les
préceptes d’une économie ortho-
doxe néoclassique de plus en plus
incompréhensible. »
Une soirée pour échanger avec les écoles les plus reconnues
Effort de communication
Cette analyse n’est guère partagée
par celui qui est chargé de la pré-
paration de la planification écolo-
et participer à des conférences thématiques :
gique annoncée par Emmanuel
Macron. « Ce gouvernement, plu-
tôt plus que les précédents, met la
• MBA, MSc, MS, master ? Quel diplôme pour quelle reconversion ?
science en haut de la pile. Les scien- par Gurvan LE GUELLEC, journaliste à L’Obs
tifiques, leurs avis, jouent un rôle
plus grand dans la détermination
des politiques publiques, on le voit
• Exec Master ou Exec MBA comment choisir ?
sur des dossiers comme la gestion par EMLYON EXECUTIVE EDUCATION
de l’eau, les phytosanitaires », dé-
fend Antoine Pellion.
Mais le secrétaire général à la • Donner un nouvel élan à sa carrière à l’université
planification écologique recon- par IAE PARIS SORBONNE
naît quelques faiblesses dans les
rapports avec la communauté
scientifique. « Il faut continuer • Executive MBA : oser l’excellence
d’améliorer les interactions avec
les scientifiques, et donner plus
par Gurvan LE GUELLEC, journaliste à L’Obs
d’explications dans les cas où l’on
ne suit pas leurs recomman- • Les métiers de demain
dations, en précisant les éléments
additionnels que l’on prend en
par SCIENCES PO EXECUTIVE EDUCATION
compte, sociaux ou économiques
par exemple, et qui justifient que • MBA, Executive masters : la tentation du online
l’on s’écarte de leurs avis »,
estime-t-il. Les nombreux pro- par Gurvan LE GUELLEC, journaliste à L’Obs
jets d’infrastructures comme les
prochaines orientations pour le
budget de l’Etat, par exemple,
devraient donner l’occasion au
gouvernement de mettre en
œuvre cet effort de commu- INSCRIPTION GRATUITE
nication. Et aux scientifiques de
constater, ou non, une meilleure MBA-FAIR.GROUPELEMONDE.FR
prise en considération de leurs
travaux. p
 5 AU MEN U
Fous
de K-food
En quelques années, restaurants
et supermarchés coréens ont
déferlé dans les grandes villes fran-
çaises. La jeunesse raffole d’une
offre ludique et de goûts pimentés

7 S PI R I TUEUX

S’initier
au soju
Méconnu en France, cet alcool
peu onéreux est consommé par
les Coréens de toutes générations
et obéit à des codes traditionnels

8 UN APÉRO AVEC …

Park Ji-min
Tout sourit à cette plasticienne et
actrice trentenaire installée à Paris,
qui trace sa route en toute liberté,
sans plan de carrière

2
Spécial Corée du Sud
E N QUÊ TE
Après la K-pop
et la K-food,
les Français
se convertissent
aux K-dramas,
ces séries sud-
coréennes où la
romance est reine,
et qui cartonnent
sur les plates-
formes. Colossal,
le phénomène
contribue
à redessiner un
idéal masculin
fantasmé

Une vague
romantique
made in Corée
Kang Tae-oh et Park Eun-bin, dans « Extraordinary Attorney Woo ». NETFLIX

DIMAN C H E 5 - LU N DI 6 N OV E MBRE 2023 C AHI ER DU « M O N DE » N O 24 522 - N E PEUT ÊT RE V EN DU SÉPARÉM EN T

2 0123
DIM A N C HE 5 - L UN DI 6 N OVEM BR E 2023
ENQUÊTE

K-dramas :
le monopole du cœur
La romance occupe
une place primordiale
dans les séries
sud-coréennes,
qui exploitent
tous les genres de leur pays d’origine) a été multiplié par
plus de trois entre 2018 et 2022, indique

selon une trame Netflix au Monde. L’entreprise améri-

caine s’est par ailleurs lancée dans la pro-
duction sur place de ses propres séries,
à l’instar de Squid Game (à ce jour le
plus gros succès de la plate-forme). En

archi-codifiée. Loin mai 2023, elle a annoncé investir 2,5 mil-

liards de dollars en programmes coréens
pour les quatre prochaines années.
Bien avant d’avoir conquis l’Eu-
rope, rappelle Antoine Coppola, cinéaste

de rebuter un public et enseignant-chercheur à l’université

Sungkyunkwan de Séoul, les dramas
coréens, d’abord destinés à un public fé-
minin et jeune adulte, ont percé dans les
pays d’Asie de l’Est, comme l’Indonésie, la

de plus en plus vaste, Malaisie, le Vietnam, la Thaïlande, mais

aussi le Japon. « En 2002, Winter Sonata a
connu un grand succès au Japon et les
Coréens ont compris qu’il y avait une
carte à jouer. Cette série a par exemple
aujourd’hui où l’on parle très sérieuse-
ment, sans se moquer et avec beaucoup
de qualité, de la romance. Chez nous, elle

ce côté fleur bleue tracé le modèle du héros prince charmant

sud-coréen » qui fait également craquer
les spectateurs étrangers.
Sur recommandation de leur
belle-fille, Jacqueline et Yves, 73 ans, ont
est un sous-genre ».
De ces K-romances, Madeleine,
74 ans, apprécie « la pudeur et la retenue,
mais aussi la politesse » des personnages
incarnés par des « acteurs très beaux ». Il

permet au contraire d’abord découvert Hometown Cha-Cha-

Cha, l’histoire d’une dentiste de Séoul qui,
à la suite de mésaventures professionnel-
les, trouve refuge dans un village côtier où
elle fait la connaissance d’un homme très
arrive à cette retraitée de passer jusqu’à
huit heures par jour dans son salon du
Morbihan à regarder ces séries qu’elle
trouve « moins fades » que ses concur-
rentes occidentales. Elle les préfère dé-

d’aborder des sujets impliqué dans sa communauté. Jacque-

line a été touchée par « la beauté des pay-
sages et les personnages ». Mais aussi par
les costumes et les couleurs. « Le rythme
est agréable. Ça change de notre culture et
sormais à l’aquarelle, son ancien passe-
temps, sous le regard interrogateur de
son mari, « qui trouve un peu bizarre
[qu’elle] soit autant à fond », dit-elle.
A l’instar d’autres spectateurs,

importants en famille ça fait du bien ! » Une façon de se dépayser

Par Pauline Croquet mairie… », explique la retraitée, qui a
néanmoins des journées bien remplies
sans quitter l’Essonne en somme.
Sorte « d’idéalisation du capita-
lisme coréen », nuance Antoine Coppola,
ces séries comme leurs protagonistes
« sont généralement beaux et positifs » et
mettent en exergue les standards de
beauté d’une société où les actes de chi-
rurgie plastique sont banalisés. Ces in-
elle apprécie que l’accent soit mis sur les
sentiments, y compris masculins. Les
rapprochements, souvent chastes, pren-
nent du temps et se dénouent à la der-
nière minute : ce qui n’est pas pour dé-
plaire à Antoine, 19 ans, surveillant de
nuit dans le secteur médico-social et
amateur de pop culture japonaise, qui a
grandi avec les mangas. « J’arrive à plon-

A
u moins un épisode le
matin, un le midi et
plusieurs le soir, jus-
qu’à 1 heure du matin.
Francine, 66 ans, se
qualifie de « dévoreuse
de K-dramas », ces séries télévisées sud-
coréennes. Tout début 2020, elle s’est
abonnée à Netflix afin d’accompagner
ses journées de jeune retraitée. Puis la
pandémie et ses confinements succes-
sifs sont arrivés. « Je regardais des séries
de tous les pays, comme des polars scan-
dinaves, par exemple. Les séries françai-
ses n’ont jamais été ma tasse de thé. Et
puis je suis tombée un peu par hasard sur
une série coréenne… »
Difficile de retrouver avec certi-
tude son titre car la Vendéenne en a dé-
sormais « visionné des centaines et revu
certaines trois ou quatre fois ». Francine
a souscrit à deux autres plates-formes,
dont Rakuten Viki (site de streaming
américain spécialisé dans les program-
mes asiatiques). « Quand je regarde ces
séries, c’est bien simple, j’oublie tout…
Les tracas quotidiens, les problèmes à la
en tant qu’adjointe au maire d’un vil-
lage de 2 500 habitants proche de Saint-
Gilles-Croix-de-Vie.
Les séries télé venues du Japon,
de Chine et de Corée étaient, il fut un
temps, consommées en Europe par des
fans de pop culture asiatique, à travers
des canaux d’initiés. Aujourd’hui, grâce
aux catalogues de plus en plus fournis
des plates-formes, les dramas coréens
s’offrent à un public plus vaste et sont,
avec la musique K-pop et le cinéma, l’une
des manifestations les plus vibrantes du
soft power sud-coréen.
Difficile d’obtenir des plates-
formes des chiffres sur le nombre de
Français qui regardent ces séries ou des
informations sur les générations aux-
quelles ils appartiennent. « Si beaucoup
de gens de mon âge s’y mettent, c’est
aussi parce qu’il faut du temps pour re-
garder des épisodes qui durent souvent
une heure », explique Francine, même si
ces séries ont le mérite de se clôturer gé-
néralement en une saison. Globalement,
le visionnage de comédies romantiques
coréennes (dont 90 % se font en dehors
dustries reposent aussi, rappelle le cher-
cheur, sur un intense placement publi-
citaire et des stratégies commerciales
croisées avec la musique K-pop et le web-
toon (de la bande dessinée sur smart-
phone) notamment.
Yves apprécie, quant à lui, « le
côté théâtral, complice avec le public »,
de ces œuvres. Il aime que les intrigues
relatent non seulement la vie quoti-
dienne, mais « portent aussi un regard
critique sur les rapports de pouvoir, sur
les injustices ». Les amateurs de dramas
plébiscitent également la diversité des
genres proposés : histoires contempo-
raines ou fictions en costumes d’épo-
que, comédies, mais aussi thrillers, sé-
ries policières, médicales, fantastiques
ou judiciaires. Pour autant, une grande
partie des réalisations made in Séoul
mettent en scène des relations amou-
reuses. La romance est même « un aspect
fondamental » de leur succès, selon les
sociologues Sylvie Octobre et Vincenzo
Cicchelli, auteurs de la vaste enquête K-
pop. Soft power et culture globale (PUF,
2022). Les dramas sont « le seul lieu
ger dès les premiers épisodes. On s’accro-
che aux personnages et on ressent les
mêmes émotions qu’eux. Joie, tristesse,
horreur, regret… On a vraiment l’impres-
sion d’y être. J’apprécie également la réa-
lisation typique, comme certains effets
comiques qu’on ne retrouve pas dans les
séries occidentales. »
Les récits romantiques ont
d’ailleurs permis à Marie-France, profes-
seure de 49 ans, d’aborder des sujets im-
portants avec sa fille de 13 ans, comme
« la sexualité, par exemple, car dans les
séries coréennes les rapports intimes sont
peu représentés, allégoriques ou carré-
ment évacués », ou bien encore « les rap-
ports entre les classes sociales et les gen-
res, car il y a beaucoup d’histoires de pa-
trons qui tombent amoureux de leur
secrétaire ». Marie-France a commencé à
visionner ces séries pour garder un œil
sur les centres d’intérêt de son enfant,
mais aussi après avoir entendu, un peu
inquiète, ses élèves collégiens évoquer
Squid Game – carton de l’année 2021 qui
met en scène un jeu de massacre à
grande échelle, où des miséreux doivent

« Mes proches
me taquinent sur
le sujet. L’acteur
Ji Chang-wook
a remplacé ma
famille sur mon
fond d’écran »
Francine, 66 ans
« dévoreuse de K-dramas »
s’affronter jusqu’au dernier pour gagner
une fortune. « Nous nous sommes donc
installées ensemble devant Business Pro-
posal [une histoire de quiproquos et de
rendez-vous arrangés entre un jeune
PDG et sa brillante employée], et ce fut
un vrai choc culturel. J’ai ressenti la même
chose qu’à 8 ans devant ma première
sitcom. C’était frais, drôle, touchant… »,
témoigne la professeure.
Exotiques ou peut-être rafraî-
chissantes vues de France, ces séries se
focalisent souvent sur des valeurs, telle
l’importance de la famille, chères aux
Coréens. « Ces romances ont un côté rétro
et surfent sur une vague de néoconserva-
tisme où des femmes [la majorité du pu-
blic], peut-être choquées par les excès de
la modernité occidentale, veulent aussi re-
venir à des traditions », analyse Antoine
Coppola. A l’inverse, le cinéaste explique
que des grosses productions comme
Squid Game ou Hellbound, qui sont des
dystopies, diffusent aussi « une critique
de la société sud-coréenne et du capita-
lisme en montrant la perversion des dog-
mes confucianistes, comme celui de la
famille, de l’entraide entre générations
ou du système éducatif ».
Loin de Séoul mais près de Vesoul,
on préfère, chez Emilie, 42 ans, regarder
des romances grand public deux ou
trois soirs par semaine. Et pour cause.
Si, en mars dernier, elle a découvert
seule Crash Landing on You, ses filles de
9 et 14 ans ont fini par apprécier cette
histoire de jeune héritière sud-coréenne
qui échoue en Corée du Nord après un
accident de parapente et se voit aider
par un officier du Nord. En dépit des
tensions entre leurs pays, les deux héros
vont finir par tomber amoureux. « Au
début, elles trouvaient ça gnangnan,
mais, en même temps, elles voulaient
connaître la fin ! » Pour ce qui est désor-
mais devenu un rituel familial, son mari
se joint parfois au fil des épisodes « et,
généralement, ne manque pas le der-
nier ! » Il ne leur a pas fallu longtemps
pour s’amuser à repérer les codes et les
schémas qui reviennent d’une série à
l’autre. Comme la « scène du parapluie »,
« un baiser au 10e épisode » ou la « rup-
ture provisoire au 14e ».
« Ce qui est intéressant, c’est que
c’est presque l’antithèse de ce que l’on voit
souvent dans nos programmes, analy-
sent Sylvie Octobre et Vincenzo Cicchelli,
c’est-à-dire le coup de foudre suivi de
l’inénarrable scène de sexe .» Pour les so-
ciologues, le principe scénaristique de
faire survenir un simple baiser au bout
d’un certain nombre d’épisodes « per-
met de décortiquer sur un temps long les
tout petits pas qui amènent chacun à
découvrir les sentiments de l’autre, ses
propres sentiments. Pour résumer, il s’agit
d’une vraie relation humaine, pas seule-
ment “biologique” ».
Chez Emilie, comme dans beau-
coup de familles, les séries doublées en
français étant limitées, il a fallu se mettre
à la VO sous-titrée. « Ce qui nous plaît,
aussi, c’est ce côté très surjoué, comme
dans les scènes de bagarre par exemple. »
Et puis les appétits creusés par les scènes
de repas ou de rencontres dans des petites
cantines : la nourriture – et l’alcool, par-
fois aussi, disons-le – occupe une place
importante dans les mises en scène. Mais,
« surtout, on s’attache très vite aux actrices
et acteurs que l’on a plaisir à retrouver
d’une série à l’autre ».
En Vendée, Francine aussi suit la
filmographie de ces acteurs fétiches,
comme celle de Ji Chang-wook, 36 ans,
qui s’est notamment illustré dans la série
d’époque The Empress Ki ou plus récem-
ment dans The Sound of Magic. « Acteur.
Chanteur. Modèle. Il est fantastique.
Comme des millions d’autres femmes
dans le monde, je l’adore. C’est la première
fois de ma vie que je suis fan de quelqu’un.
Même ado, je n’avais pas d’artiste favori,
explique-t-elle, très enthousiaste. Mes
proches me taquinent gentiment sur ce
sujet. Il a remplacé ma famille sur mon
fond d’écran. » Son petit-fils de 14 ans
l’appelle « le chéri de mamie ». Francine
ne rate pas une occasion de l’écouter
chanter et suit de près son actualité,
notamment sur les nombreux groupes
Facebook consacrés aux K-dramas.
L’adjointe au maire a pris aussi
quelques cours de langue avant de partir
deux mois au printemps pour parcourir
le pays en solo. « Quand j’étais gamine,
dans les années 1960, la seule chose qu’on
entendait à propos de la Corée du Sud
était que c’était l’un des pays les plus pau-
vres du monde. Aujourd’hui, je lis et me
documente énormément et ça me fascine
de voir comment ses citoyens ont pu ainsi
remonter la pente. » Elle n’a qu’une hâte,
retourner en Corée. Si elle n’avait pas ses
enfants en France, dit-elle, elle aurait
« probablement aimé vivre là-bas ».
Les acteurs Shin
Min-a et Lee Sang-yi,
dans la série
« Hometown
Cha-Cha-Cha »,
sortie en 2021. NETFLIX
SIX SÉRIES POUR
SE JETER À L’EAU
> ITAEWON CLASS (2020)
Pour venger son père
mort à la suite d’une
injustice, un ancien
détenu se frotte à des
puissants corrompus en
ouvrant son restaurant.
Disponible également
en France dans sa ver-
sion webtoon, un format
de BD sur smartphone
venu de Corée du Sud
et très populaire.
> THE PRODUCERS (2015)
Une romance légère
et bourrée d’humour,
qui explore l’industrie
sud-coréenne du diver-
tissement, où l’on suit les
destins croisés de trois
producteurs d’émissions
de télé et d’une pop-star.
> TRUE BEAUTY (2020)
Véritable carton interna-
tional en webtoon, cette
série romantique est
centrée sur une héroïne
qui cache ses complexes
physiques sous un par-
fait maquillage et de-
vient influenceuse, à la
barbe de son entourage.
> THE EMPRESS KI (2013)
Les séries en costumes
d’époque ont aussi
le vent en poupe dans les
dramas. Ici, le parcours
hors norme d’une esclave
née en Corée jusqu’au
trône d’impératrice, dans
la Chine de la dynastie
Yuan (XIII-XIV siècles).
> TWENTY-FIVE
TWENTY-ONE (2022)
Une histoire sur l’érosion
dans le temps des ami-
tiés et amours de jeu-
nesse. En pleine crise
économique, Dans les
années 1990, une adoles-
cente souhaitant devenir
championne d’escrime
rencontre un jeune
homme qui tente
de reprendre sa vie en
main après la faillite
de sa riche famille.
> NAVILLERA (2021)
Un septuagénaire décide
de réaliser un vieux rêve
en apprenant la danse
classique et se lie
d’amitié avec un prodige
de 23 ans. Disponible
également en webtoon.
DIM A N C HE 5 - L UN D I 6 N OVEM BR E 2023
DR A MA KI N GS
La figure
fantasmée
de l’homme
sud-coréen
Q
uelques mèches de cheveux brillants
tombent négligemment sur ses grands
yeux noirs. Son attitude est réservée,
sa peau lisse, ses costumes parfaite-
ment coupés et sa silhouette allongée. Il ne
cherche pas l’amour, mais pourrait bientôt se
laisser surprendre par l’éclosion de sentiments
nouveaux. A l’écran, cet archétype de jeune
homme idéal prend successivement les traits
de Lee Jong-suk, Lee Min-ho, Kim Soo-hyun,
Seo In-guk… Des acteurs devenus célèbres dans
le monde entier grâce aux K-dramas, ces séries
coréennes comiques, historiques ou futuristes,
où la romance prend presque toujours une
place primordiale.
A la découverte de séries comme Hwa-
rang et Scarlet Heart Ryeo, Charline Gacon,
longs cheveux lisses et sourire timide, admet
avoir été séduite par « l’image de l’homme co-
réen fleur bleue, attentionné, qui prend soin de
lui ». Une forme de masculinité à l’opposé des
modèles avec lesquels elle a grandi « à la cam-
pagne », à Moulins. « Je n’ai jamais été en cou-
ple avec un Français, ceux que je connaissais
me paraissaient machos, je-m’en-foutistes, pas
propres sur eux », assure cette Française de
24 ans, qui s’est installée à Séoul après ses étu-
des et travaille désormais comme créatrice de
contenu et modèle photo. « J’ai l’impression
que les Coréens montrent plus de sensibilité
que les Français. Ici, les hommes font du “skin-
care”, c’est normal de se mettre du fond de teint
le matin. En tant que femme, on a reçu une
forte pression à se raser, à garder ses cheveux
longs, à prendre soin de soi. Quand, dans un
autre pays, on voit que nous ne sommes pas les
seules à subir cette pression, on se sent bien
mieux comprises », confie-t-elle.
A l’image de nouveaux sex-symbols
incarnés dans le cinéma américain par des ac-
teurs comme Timothée Chalamet, le succès
de ces idoles coréennes en Occident raconte
l’appétence pour une masculinité nouvelle,
dans des sociétés où le mouvement #metoo a
amené à remettre en question le culte de la vi-
rilité. « Il y a plusieurs personnages types, se-
lon les époques et les séries. Dans les années
2000, le standard ultime, c’était un homme
froid en apparence, qui a vécu des traumatis-
mes et révèle un cœur “marshmallow” au fil
des épisodes. Plus récemment, des personna-
ges masculins plus progressistes sont apparus :
ils demandent la permission d’embrasser leur
partenaire, acceptent et célèbrent la différence,
comme dans Extraordinary Attorney Woo,
dont l’héroïne est autiste Asperger », énumère
Ophélie Surcouf, consultante et autrice de
Pourquoi la Corée ? La vague coréenne et nous
(Atelier des cahiers, 2021). Les K-dramas ne
comportent presque jamais de scènes de
sexe, et prennent le temps d’explorer les dif-
férentes étapes de l’éveil des sentiments,
d’une façon à la fois pudique et très érotique.
« Chez ces personnages, il y a aussi des
aspects comportementaux, comme le fait d’ap-
prendre à exprimer ses sentiments, d’ouvrir son
parapluie quand il pleut, de porter le sac de sa
copine… Ce sont des choses qu’on voit dans la
rue en Corée, peut-être à cause du fantasme qui
se développe à partir des K-dramas. Mais aussi
parce que les garçons ont aujourd’hui une forte
pression pour plaire aux filles, qui sont surdi-
plômées. L’état du marché matrimonial fait ce
sont elles qui ont le choix », observe la socio-
logue Sylvie Octobre, autrice, avec Vincenzo
0123
3
Cicchelli, de K-pop. Soft power et culture glo-
bale (PUF, 2022). D’après Vincenzo Cicchelli,
cet archétype masculin peut aussi être vu
comme une réécriture des figures de seonbi,
ces lettrés retirés de toute charge administra-
tive dans les périodes Goryeo (du Xe au
XIVe siècle) et Joseon (du XIVe au XIXe siècle).
« C’étaient des hommes délicats, versés dans la
poésie et la contemplation, qui passaient des
années à lire les textes confucéens », explique
le maître de conférences à l’université Paris-
Descartes, rappelant aussi que « le peuple co-
réen est resté très pauvre pendant longtemps,
a vécu la guerre et l’occupation très dure des
Japonais. Dans les séries, le pays cherche à
mettre en avant une figure bien plus riche, avec
des hommes de classes élevées, sophistiqués,
qui ne travaillent pas avec leurs mains ». Au fil
des ans, le modèle d’homme sophistiqué et
élégant est devenu l’avatar d’une Corée dési-
rable, à la fois moderne et toujours empreinte
de valeurs confucéennes.
A force de tomber amoureux de per-
sonnages de K-dramas, certains fans tentent
de passer de la théorie à la pratique. Au point
qu’il existe désormais, sur TikTok, des dizai-
nes de vidéos en français et en anglais sur le
thème « comment rencontrer un copain co-
réen ». « Quand j’étais au lycée en France, cer-
taines filles m’envoyaient déjà des messages
Facebook. Elles cherchaient des Coréens qui
ressemblaient aux personnages des K-dramas.
Aujourd’hui, je reçois encore deux fois par jour
des messages de drague venant de filles non
coréennes. On m’a déjà dit que je ressemblais à
tous les acteurs coréens connus », s’amuse
Kim Ji-soo, 31 ans, dans la cuisine de son ap-
partement, à Séoul. Sur sa chaîne YouTube,
« Korea Dash », le Franco-Coréen parle en
français de culture et d’histoire coréennes à
ses 156 000 abonnés. « Quand une culture de-
vient aussi célèbre, il y a des clichés qui se dé-
veloppent, c’est inévitable. Des abonnées
m’ont déjà demandé comment trouver un
homme coréen, je leur ai dit que c’était un peu
risqué de penser comme ça. J’ai envie de leur
dire que c’est une fausse image, et que tous les
hommes coréens ne sont pas comme dans les
séries. Elles sont très jeunes et pourraient faire
de mauvaises expériences », prévient-il.
De nombreuses Occidentales partent
effectivement en Corée pour voyager, étu-
dier ou travailler, emportant dans leurs vali-
ses l’espoir de faire des rencontres amoureu-
ses. Sur les réseaux sociaux, certains inter-
nautes dénoncent une forme de fétichisation
des Coréens, comme il en existe pour les
femmes et hommes arabes, noirs ou asiati-
ques, érotisés en raison de leur appartenance
ethnique. En Corée, les questions ne se po-
sent pas dans les mêmes termes. « Ici, il y a
des débats plus prégnants actuellement : les
femmes ne veulent plus se marier ni avoir
d’enfants, elles font passer leur carrière avant
tout. Il y a eu une grosse vague féministe ces
dernières années, qui peut créer une scission.
Pour les hommes coréens, ces femmes occi-
dentales qui débarquent et les idéalisent, ça
tombe à pic », remarque Ophélie Surcouf.
Dans les boîtes de nuit du quartier de
Hongdae, à Séoul, des jeunes Coréens,
conscients de leur attractivité auprès des
Occidentales, en profitent pour draguer en
utilisant les codes amoureux issus des K-
dramas. Une expression est même apparue
pour désigner cette volonté de séduire ces
femmes, perçues comme plus ouvertes
sexuellement : le « white horsing ». « Certains
savent qu’ils sont l’objet de fantasmes, cela
attire un certain nombre de jeunes filles en
quête du prince charmant. Mais se mettre en
couple avec un Coréen, c’est extrêmement
compliqué : la structure patriarcale et fami-
lialiste pèse encore lourd en Corée, et peu de
couples biculturels s’en sortent », insiste la
chercheuse Sylvie Octobre.
Charline Gacon pense faire exception,
peut-être parce qu’elle a appris à parler par-
faitement coréen et vécu plusieurs années
en Corée avant de rencontrer son petit ami,
sur Instagram. Elle explique : « J’ai pas mal
d’amies françaises qui sont sorties avec des
Coréens, mais aucun de ces couples n’a tenu.
Beaucoup de filles sont déçues, elles se rendent
compte que certains mecs ne sont pas forcé-
ment bien intentionnés et cherchent avant
tout des relations à court terme. Dans le cas où
les histoires se prolongent, il faut comprendre
la culture, participer aux prières et aux repas,
c’est tout un travail d’adaptation. Ici, les liens
familiaux sont extrêmement importants. Si les
beaux-parents ont l’impression qu’on ne se
comprendra pas, le couple ne peut pas durer. »
La jeune femme estime être tombée sur une
famille « très ouverte d’esprit ». A son arrivée à
Séoul, elle ne cherchait pas spécialement à se
mettre en couple, mais elle a fini par se lais-
ser séduire. Byung-woo et Charline sont dé-
sormais fiancés, et elle compte bien faire sa
vie avec lui, en Corée du Sud.
Célia Laborie
4 0123
DIM A N C HE 5 - L UN DI 6 N OVEM BR E 2023
L A FR AN CE B UI S S O N N I ÈR E
L’épicier chanteur,
chantre du petit
commerce rural
Frédéric Potet
En 2019, Hugo Mocques rachète une supérette à Bierné,
commune mayennaise de 700 habitants. Dévoué,
imaginatif et proche de ses clients, il vante ses produits
dans des vidéos devenues virales sur TikTok
G
ilbert Montagné sait-il qu’On va s’aimer
aide un épicier du sud de la Mayenne à
vendre des sablés aux pommes ? Cela se
passe à Bierné, bourg de 700 âmes aux quatre
commerces encore debout, dont la supérette
d’Hugo Mocques. Ce commerçant de 50 ans s’est
fait une spécialité de détourner des tubes afin de
promouvoir ses articles. Plusieurs fois par se-
maine, le gérant du Vivéco attrape un sachet de
chips ou un gel douche dans ses rayons et se filme
en modifiant les paroles d’airs connus. Pour
Gilbert Montagné, cela donne : « Les sablés aux
pommes au beurre de Bretagne dans quatre sa-
chets fraîcheur/ Des délices de Belle France, y a pas
meilleur/ On les mange à n’importe quelle heure/
Les sablés aux pommes, les sablés aux pommes… »
Des centaines de vidéos de ce genre ali-
mentent son compte TikTok, créé en juin 2022.
Poupée de cire, poupée de son (France Gall) est
parodié au profit de brioches tressées ; Beat it
(Michael Jackson) vante les mérites de lames de
rasoir ; Ça s’en va et ça revient (Claude François)
loue les vertus de dosettes de cappuccino… Aucun
risque, pour l’épicier ténor, d’être poursuivi par
les marques citées : il utilise la plupart du temps
les argumentaires publi-
citaires des emballages
pour écrire ses textes.
Son but : faire venir les
clients à lui et défendre,
entre deux vidéos, la vi-
talité des petits commer-
ces en milieu rural.
Dans une autre
vie, au tournant de ses
20 ans, Hugo Mocques a
été chanteur. Il interpré-
tait des reprises pour des
fêtes de village ou des
ALE GIORGINI premiers de l’an. Dans
une autre vie encore, il a
été commercial pour
Le service qu’il rend une entreprise de pièces
auto. Jusqu’à un sérieux
aux gens vaut plus, burn-out, il y a sept ans,
qui l’a cloué au tapis :
à l’en croire, que son « J’étais devenu une loque
humaine, moi qui étais
salaire : 1 000 euros une pile électrique. »
En 2019, l’épicière de
par mois, pour Bierné, où il habite, vend
son fonds de commerce.
douze à quatorze Il saute sur l’occasion et
applique à ce petit dé-
heures de travail pôt de 85 mètres carrés
une méthode éprouvée
par jour dans son précédent mé-
tier : le négoce.
Depuis, il passe
des heures avec ses fournisseurs pour faire bais-
ser les marges, achetant des quantités très supé-
rieures aux besoins de sa clientèle afin de lui faire
bénéficier de tarifs avantageux. Seule contrainte :
il doit stocker des palettes entières de lessive ou
d’huile d’olive dans les étages inhabités de son lo-
cal ou dans une salle prêtée par la mairie. Son ap-
proche lui permet de vendre le kilo de pommes
de terre « au même prix [1 euro] que chez Lidl,
dit-il, sauf que les miennes sont produites loca-
lement ». Ou de proposer différents « paniers
anti-inflation » à 20 euros, comme cet assorti-
ment de viandes (choux farcis, paupiettes Orloff,
crépinettes, chipolatas) qu’on s’arrache alentour.
« J’ai envie de faire bouger ma supérette,
car elle a du potentiel », clame ce chantre du petit
commerce aux idées fulgurantes. Création d’une
cagnotte en ligne au profit des boutiques du vil-
lage pendant la crise sanitaire, suppression des
pièces de 1 et 2 centimes dans ses prix, vente de
pain depuis la mort de son voisin boulanger,
organisation de tombola, de concours de dessin…
« Hugo l’épicier » sait s’adapter à sa clientèle.
Jamais en reste pour transporter les bouteilles de
gaz au domicile des seniors sans voiture, il rem-
plit aussi la paperasserie de ceux qui n’y voient
plus, procure timbres et photocopies à l’œil… Le
« service qu’[il] ren[d] aux gens » vaut plus, à l’en
croire, que son salaire : 1 000 euros par mois, pour
douze à quatorze heures de travail par jour.
Lancées à la manière d’un défi avec la ven-
deuse de vêtements du village, ses vidéos ren-
contrent un succès tel – 2,7 millions de vues pour
la promotion d’un tampon hygiénique sur l’air de
Voyage, voyage (Desireless) – qu’il a été contacté
par « La France a un incroyable talent », l’émission
de M6. Des DJ l’ont aussi approché pour créer des
remix de ses morceaux. Son rêve : produire un
album, avant de déménager dans un local plus
grand, que la mairie pourrait construire en 2025.
S’AIMER COMME ON SE QUITTE
« Il a attendu que je nettoie toute
sa maison pour me quitter »
Deux jours dans la vie des amoureux. Le premier parce que tout s’y joue,
le second parce que tout s’y perd. Cette semaine, Lorraine de Foucher a recueilli
ces deux instants-clés de la vie de Nadia, 43 ans
Dernier jour
Premier jour
J’ai une vie normale : un boulot intéressant, beaucoup
d’amis. Je ne me sens pas seule, je suis assez indé-
pendante. Je n’ai pas été mariée, je n’ai pas d’enfant. Je
n’ai pas ressenti le besoin d’en fabriquer un, même si je
trouve ça très chouette de les regarder grandir chez
mes proches. Je suis assez heureuse, j’ai seulement envie
d’être amoureuse.
Je termine une relation un peu nulle avec un collègue
qui n’a jamais été capable de me dire si on était ensemble ou
pas. Mes copines m’ont conseillé de l’oublier en trouvant
quelqu’un d’autre sur une application de rencontre. Je m’ins-
cris sur l’une d’entre elles. C’est la première personne avec la-
quelle j’échange. Il se décrit dans un profil banal, rien d’extra-
ordinaire, il n’est pas particulièrement beau, il a l’air gentil.
On se parle, il me parle beaucoup, me demande mon nu-
méro de téléphone. Très vite, il m’envoie des photos de sa
grande maison. Je trouve ça étrange, un peu excessif, comme
s’il voulait me montrer tout de suite ses valeurs matéria-
listes d’homme qui aime l’immobilier, les voitures, et inves-
tir. Alors que moi, j’ai davantage envie de parler de nous, du
sensible que d’argent.
Trois jours plus tard, on convient d’un rendez-vous. Je
le découvre à côté d’une fontaine, dans un imperméable
crème, son ventre qui perce sous sa chemise. Il est très impo-
sant, ça se sent qu’il est chef, il se comporte comme le mana-
geur qu’il est, d’équipe, de personnes, de vies, de tout. Je ressens
qu’il n’est pas mon style, qu’il est trop dominant, alors que moi,
je suis plus bohème et artiste. Dans le bar, il parle encore beau-
coup, ne retient rien. Il ne me pose que quelques questions,
mais ça me convient, je suis très ouverte. Après deux verres de
vin, on se balade sur le port, on regarde les bateaux. Il me décrit
tous les voyages qu’il a faits, je suis assez impressionnée.
On se dit au revoir comme deux connaissances. On se
revoit trois jours plus tard, il m’emmène dans la grande ville
d’à côté voir une pièce de théâtre. En chemin, dans sa berline,
il s’extasie sur la puissance du moteur. Moi, je n’y connais
rien, j’en viens à penser que nos mondes pourraient être in-
compatibles, mais j’imagine aussi que ça peut être enrichis-
sant de fréquenter quelqu’un de différent. A la fin de la soi-
rée, devant la porte de chez moi, il m’embrasse. On retourne
au théâtre deux jours plus tard. Le lendemain, il dort à la mai-
son. La première nuit n’est pas terrible. Il est allergique à mon
chat. Ce sont des petits signaux comme ça, que j’ignore,
parce qu’il semble savoir ce qu’il veut et que j’aime bien ça :
quelqu’un qui veut être avec moi.
Au bout d’une semaine, il m’appelle « ma chérie ». Au
bout de trois, il me présente à ses enfants issus de son précé-
dent mariage. Au bout de huit, il m’emmène fêter Noël chez
ses parents. Au Nouvel An, il m’explique qu’il souhaite
s’acheter une nouvelle voiture, une Tesla, et je le soutiens
dans sa démarche. Il m’en remercie énormément.
Retrouvez les épisodes
de « S’aimer comme
on se quitte »
en version podcast sur
www.lemonde.fr/podcasts
et Spotify
LÉA DE RUFFRAY
« Tu veux que je te dépose quelque part ? », me demande-
t-il pour se déculpabiliser au volant de sa voiture, en train
de sortir de ma résidence. « Non ça va aller, je me dé-
brouille. » Je continue mon chemin à pied pendant que
son véhicule s’éloigne. C’est la dernière fois que je le vois
de ma vie. Je quitte tous les groupes WhatsApp de famille
et d’amis dans lesquels nous sommes tous les deux, et je me ré-
fugie chez une amie. Ce soir-là, on boit, on rit, je ne pleure pas. Je
suis soulagée de connaître enfin la vérité.
En fait, je n’ai rien vu venir. Il y a eu le Covid qui m’a fait
emménager dans sa maison. On est bien, je vais courir dans la
forêt proche, on télétravaille dans la même pièce. On est très fu-
sionnels et amoureux. Il y a bien des divergences : il adore la télé,
et tous les soirs on regarde le journal sur cet immense écran qui
trône dans le salon. Je n’aime pas ça, ça me déprime. Il mange
beaucoup de viande, de pâtes, de chips, quand je préfère les légu-
mes. J’aime bien flâner, il veut toujours marcher vite. Je suis plu-
tôt de gauche, il est de droite. Il me compare souvent à ses ex.
Mais bon, je ne me méfie pas.
Un jour, il doit partir en voyage d’affaires avec une collè-
gue de treize ans plus jeune et dont il est le chef, qui s’appelle Jes-
sica et que je ne connais pas. Le jour de son retour, il doit arriver
vers midi à la maison. Il n’est là qu’à 16 heures : « Je suis allé boire
un verre chez Jessica, et on a discuté », se justifie-t-il, sur un ton
badin. Il m’offre les cadeaux souvenirs qu’il m’a achetés là-bas.
Deux jours après, il passe de nouveau le soir chez elle.
Bon. On part en vacances le lendemain. Il passe plus de temps
que d’habitude aux toilettes, se prend en selfie tout seul. Le der-
nier soir, allongé sur le lit, il regarde une vidéo sur son téléphone.
Je me blottis contre lui : « Qu’est-ce que tu regardes ? — Un truc
qu’elle m’a envoyé. — C’est quoi ? — Tu ne peux pas comprendre. »
Cette nuit-là, je ne dors pas, c’est la première fois que je m’in-
quiète. Sur le trajet du retour, il lui écrit à chaque pause. Le soir, il
reconnaît qu’il se sent proche d’elle, qu’il n’a pas envie d’inter-
rompre cette relation. Je lui demande s’il veut qu’on se sépare, il
dit que non, que ça ne touche pas notre couple. Au boulot, le len-
demain, je ne me sens pas bien. Il ne répond pas à mes messages.
Je me connecte sur l’application de géolocalisation de sa Tesla. Il
n’a pas pensé que j’y avais accès. Sa voiture est garée devant chez
Jessica : il me ment, il n’est pas à son travail.
Je rentre chez nous, je récupère toutes les affaires qu’on
peut prendre en une demi-heure et je pars chez une amie. Pen-
dant ce temps-là, il m’écrit qu’il est débordé et qu’il arrive seu-
lement. Il s’aperçoit de mon départ et désactive mon accès à la
géolocalisation de sa voiture. On convient de se retrouver le
soir d’après, dans le café où l’on s’est rencontrés.
Avant d’aborder le sujet Jessica, on évoque notre couple,
ses dysfonctionnements. Il me balance une batterie de causes
incompréhensibles. Notre histoire manquerait de passion, il
n’a plus de libido. J’aurais un trop gros cul : quand je mets des
jeans, c’est joli, mais sinon, non. Il me reproche de ne pas mettre
de soutien-gorge à la maison, de ne pas assez le soutenir dans
ses projets et de ne pas manger la même chose que lui.
Quant à Jessica, oui, il était chez elle, mais il ne s’est rien
passé : « On a juste télétravaillé ensemble. » Je m’accroche, je lui dis
qu’il est ma famille et qu’on ne peut pas se séparer pour des rai-
sons aussi vulgaires. Je décide de lui renouveler ma confiance. Je
fais des efforts, j’essaye de prendre en compte ses critiques. Pour
mon anniversaire, on fait une randonnée dont il envoie certai-
nes des photos à Jessica. Juste avant l’été, on doit nettoyer sa mai-
son afin de la mettre en location pour des vacanciers fortunés sur
Airbnb. On passe trois jours à tout ranger et laver, moi l’intérieur,
lui l’extérieur. Puis on se rend chez moi, je le sens pressé et agité.
Il sort de sa douche : « Dis-moi, qu’est-ce qui a changé
depuis notre dernière discussion, il y a deux mois ? » Je comprends
tout de suite et lui demande : « Tu veux qu’on se sépare ? » Il ac-
quiesce. « Mais tu vas aller où ? — Tu sais très bien où je veux aller.
— Tu peux enfin me dire la vérité, s’il te plaît ? » Il capitule : Jessica
et lui se sont embrassés dans l’avion du retour de leur voyage
d’affaires, il n’a couché avec elle que « trois, quatre fois » – ça, je
sais que c’est encore faux, car ça ne colle pas avec le nombre de
fois où il arrivait en retard et où il disparaissait.
Je me sens tellement humiliée. Il a attendu que je nettoie
toute sa maison pour me quitter : il ne m’a jamais offert la vé-
rité, donc je n’ai jamais pu faire mes choix en conséquence.
Après être parti de chez moi, il m’a envoyé un message auto-
centré – « J’ai une boule au ventre et je me sens mal » – sans s’excu-
ser du mal qu’il m’a fait. Je ne mérite pas ça, personne ne mérite
ça. J’ai loué un camion de déménagement, j’ai récupéré toutes
mes affaires qui restaient chez lui. Et puis, quelque temps plus
tard, j’ai emménagé dans une autre ville, à 500 kilomètres de là.

Au supermarché K-Mart
des Champs-Elysées
(Paris 8e), le 26 octobre.
A gauche, l’assortiment
de légumes nécessaires
à la préparation d’une
fondue japonaise ;
au centre, un burger
au bœuf. GUILLAUME
BELVÈZE POUR « LE MONDE »
R
ue de Provence, dans le
9e arrondissement de Paris,
non loin de la gare Saint-
Lazare. Elles sont trois, ve-
nues à l’heure de midi
chercher leur petit bout de
Corée chez K-Mart, l’épicerie reconnais-
sable à son logo – un K majuscule
orange sur fond gris anthracite. Ouverte
en avril, elle est la dernière des cinq
adresses parisiennes de l’enseigne co-
réenne. « On adore, il y a un choix in-
croyable, on a envie de tout essayer »,
s’enthousiasme Nina, 19 ans, interrom-
pue par le cri de Célia, autre membre du
trio : « Ils ont des tteokbokki ! »
Agglutinées derrière la vitrine ré-
frigérée, les étudiantes de BTS dévorent
des yeux un sachet contenant des bâton-
nets de farine de riz, à cuire dans une
sauce rouge épicée à base de piment.
« C’est une tuerie, avec un goût à la fois
piquant et un peu sucré, explique Kenza.
On en prend deux paquets ? Ça part vite. »
Ses copines acquiescent.
Elles sont les dignes représentan-
tes de ces consommateurs de plus en
plus nombreux à raffoler des saveurs du
hansik, la cuisine coréenne, et en parti-
culier de sa street food. Tteokbokki, donc,
mais aussi kimbap (ou gimbap), des rou-
leaux de riz enrobés d’algue et fourrés à
toutes sortes d’ingrédients, bibimbap,
un plat mélangeant riz, légumes, œuf et
viande marinée, corn dog, un hot-dog
sans pain où la saucisse enrobée d’une
friture est embrochée sur un bâtonnet,
n’ont plus de secret pour une généra-
tion biberonnée à la musique K-pop, au
cinéma et aux séries (K-dramas) venus
du pays du Matin-Calme.
La déferlante est arrivée par les
restaurants, elle remplit désormais cha-
riots, poêles ou micro-ondes. En l’espace
de quelques années, le nombre de tables
coréennes a doublé dans la capitale et en
Ile-de-France, pour atteindre près de 300
aujourd’hui, auxquelles s’ajoutent quel-
que 80 adresses en province. Sans
compter les restaurants « chinois » qui,
après avoir proposé une cuisine pseudo-
japonaise, élargissent désormais leur
offre avec des mets coréens. Dans la
droite ligne de cet engouement, épiceries
et supérettes ouvrent un peu partout.
A Paris, K-Mart et Ace Mart (éga-
lement cinq supermarchés dans la ca-
pitale), qui disposent de leur service en
ligne assurant des livraisons dans toute
la France, sont les vaisseaux amiraux
d’une flottille de petits navires ancrés à
Lille, Lyon, Marseille, Bordeaux, Nice ou
encore Dijon. Dans ces temples de l’ali-
mentation coréenne (et un peu japo-
naise), une offre souvent pléthorique de
condiments, nouilles, confiseries et
boissons fait la joie d’une majorité de
vingtenaires, essentiellement des filles,
emportée par la Hallyu (mot d’origine
chinoise signifiant « vague coréenne »),
ce tsunami culturel en provenance de
Séoul, arrivé en Europe il y a une dizaine
d’années et incarné par le succès plané-
taire des groupes de musique comme
BTS ou Blackpink.
Devant un thé d’orge, Hyo Won
Kim, la directrice générale de K-Mart, en-
treprise immatriculée en France mais
fondée par un homme d’affaires coréen
(150 employés, 23 millions d’euros de chif-
fre d’affaires), raconte le chemin par-
couru depuis l’ouverture du premier ma-
gasin de l’enseigne, en 2006, dans le quar-
tier Opéra, rue Sainte-Anne (Paris 1er) :
« L’idée d’origine était de proposer à Paris
le meilleur de l’alimentation coréenne et
japonaise, à des prix raisonnables, pour
dépasser le cercle de la clientèle des ex-
patriés et des connaisseurs de l’Asie. »
Pari réussi. Son impressionnante sélec-
tion de produits d’épicerie, mais aussi
son espace « Kafeteria », une offre de
traiteur, préparée sur place ou dans une
cuisine centrale située dans le quartier
des Champs-Elysées, disponibles dans
ses cinq adresses, ont permis d’initier
nombre de papilles parisiennes aux
saveurs coréennes.
Pour répondre au mieux à la de-
mande grandissante, l’entreprise a em-
bauché récemment une jeune designer
culinaire venue de Corée, Jeong Hee Yoo,
chargée de travailler sur le visuel des
plats à emporter, les étiquetages en co-
réen et leur traduction française, pour
K-FOOD
Le soft power
des papilles
Epicée, colorée, peu onéreuse et
pas trop compliquée à reproduire
chez soi, la cuisine coréenne
déferle dans nos assiettes
Catherine Rollot
les rendre facilement identifiables. Sur
chaque bento (« boîte à repas »), un
QR code permettra bientôt d’en savoir
plus sur la recette et la façon de la dé-
guster. « Les plats, élaborés par un chef
coréen, sont légèrement adaptés au goût
français, souligne Mme Yoo. Un peu
moins épicés que chez nous. » Nouilles,
kimchi (le plat phare de la cuisine co-
réenne, à base de légumes fermentés
aux épices) et algues restent les pro-
duits d’épicerie salés les plus vendus.
Côté boissons et sucreries, « les Français
adorent les arômes pêche et prune »,
s’amuse la jeune femme, dont le métier,
entre créativité et marketing, illustre à
merveille le fond de sauce à l’origine du
succès programmé de la K-food.
Car, loin d’être le fruit du hasard,
ce dernier ingrédient du soft power
coréen a été mis en avant dès 2007 par
le gouvernement sud-coréen, à travers
des campagnes de promotion mondia-
les de ses traditions culinaires : cours
dans les écoles de cuisine et les centres
culturels mais aussi festivals gastrono-
miques. Depuis 2018, le ministère de
l’agriculture sud-coréen organise, mi-
juillet, la Fête annuelle de la K-food, à
Paris, où, pendant deux jours, sont mi-
ses en avant les spécialités du pays. Autre
événement 100 % coréen, le K-street Fes-
tival se tient chaque début septembre au
parc André-Citroën (Paris 15e), où tous les
aspects de la culture de rue sont mis à
l’honneur, des stands de brochettes aux
performances artistiques.
DIM A N C HE 5 - L UN D I 6 N OVEM BR E 2023
« Tout ce
qui cartonne
sur TikTok
ou qui a trait à la
communauté
K-pop fonctionne
immédiatement »
Wilson Inthavong
gérant de K-Shoppu, à Dijon
Cette diplomatie gastronomique
est aidée par l’incroyable appétence
pour les produits culturels coréens (sé-
ries, cinéma, groupes de musique), eux-
mêmes ambassadeurs de la cuisine du
pays. « Dans toutes les séries, clips, films
coréens, il y a beaucoup de scènes autour
des repas et le placement de produits
n’est pas tabou », analyse Sung Sik Kim,
directeur général de Maison de Corée,
une marque qui se veut un pont entre la
France et la Corée, et propose une cin-
quantaine de références (nouilles, bois-
sons, raviolis, algues) commercialisées
dans la grande distribution. « Les fans
ont envie de retrouver et de déguster la
même chose chez eux », poursuit le diri-
geant. En février, l’entreprise a ouvert à
Nice Nukim, une enseigne mi-fast-food,
mi-épicerie pour manger sur place ou
recréer à la maison les plats emblémati-
ques de la cuisine de rue, le tout dans
une ambiance typique de Séoul.
« Tout ce qui cartonne sur TikTok
ou qui a trait à la communauté autour de
la K-pop fonctionne immédiatement »,
confirme Wilson Inthavong, 31 ans, à la
tête de K-Shoppu, une boutique à la de-
vanture bleue, ouverte il y a un peu plus
d’un an dans le centre-ville de Dijon.
Fan des cultures japonaise et coréenne,
le jeune homme, dont les parents sont
d’origine laotienne, propose à sa clien-
tèle de jeunes adultes, entre 18 et 30 ans
en moyenne, des produits alimentaires
mais aussi une petite offre de cosmé-
tiques et d’objets de décoration. « La
plupart de mes clients se tiennent au
courant de l’arrivée de produits nou-
veaux et des animations que j’organise
dans le magasin, par le biais des comptes
Instagram et Facebook de la boutique »,
explique le passionné. Des fidèles aussi
accros que lui, prêts à se déplacer pour
un snack à l’effigie d’un héros d’anime
(série ou animation) ou du dernier
groupe de K-pop.
Mais l’attrait de la K-food ne tou-
che pas que les fans absolus. Pour s’en
persuader, il faut prendre le temps de
déambuler dans ces nombreuses caver-
nes d’Ali Baba asiatiques et leurs rayons
pleins à craquer de denrées aux couleurs
chatoyantes. Dépaysants pour le palais,
colorés, les produits vendus permettent à
toute une génération de voyager au bout
du monde à moindres frais, en combi-
nant expérience culturelle et gustative.
Une virée courses avec un goût d’ailleurs
qui se savoure sur les réseaux sociaux.
0123
5
Sur TikTok ou Instagram, les vi-
déos de haul, « déballage » de butin co-
réen, cartonnent. On y voit des jeunes
filles commenter méticuleusement leur
dégustation et donner leurs avis sur les
saveurs testées. On s’échange recettes et
nouvelles adresses, comme Coreewa, si-
tuée boulevard Saint-Michel (Paris 5e),
qui a fait le buzz grâce à sa machine à
préparer les nouilles instantanées (on
sélectionne le niveau d’eau et le temps
de chauffe). Les touristes et nombreux
étudiants qui fréquentent ce coin du
Quartier latin ne s’y sont pas trompés.
Nouilles réchauffées et dégustées dans
le petit coin restauration et dalgona
candy, ce drôle de petit gâteau au sucre
décoré d’une forme géométrique, po-
pularisé par Squid Game, la série Netflix
la plus regardée dans le monde, s’ar-
rachent comme des petits pains, selon
Misun Doussaud, sa gérante.
Dans ces antres pleins de sino-
grammes, on rencontre des Sherlock
Holmes de la sauce piment, qui décryp-
tent les étiquettes grâce aux applica-
tions de traduction téléchargées dans
leur smartphone. D’autres, au contraire,
préfèrent garder l’effet de surprise, his-
toire de pimenter un peu plus leur ap-
prentissage. « C’est peut-être parfum
pomme ? », s’interroge Jena, hésitante
devant le choix de boissons aromatisées
proposées dans le nouveau magasin
Ace Mart de la rue du Louvre, dans le
1er arrondissement de Paris, ouvert en
novembre 2022. Raté ! La pomme est en
fait du raisin, qui lui-même n’a pas vrai-
ment la saveur d’une grappe de muscat,
comme on en a l’habitude, mais un goût
à la fois acidulé et sucré.
Les textures déroutantes font
aussi le sel de ces achats. Friandises en
gelée, boules gommeuses faites pour ne
pas fondre sous l’été coréen, chaud et hu-
mide, comme le feraient des chocolats,
proposées dans une multitude de formes
et de couleurs. Cœurs, mini-animaux,
petits coussins moelleux, tout suscite
étonnement et indécision. Que choisir
devant la flopée de boîtes de Pepero,
sorte de cousin déluré du bien sage
Mikado européen, ces biscuits en forme
de bâtonnets enrobés de chocolat ?
Maïs ? Melon ? Yaourt ?
Réputée saine, avec plusieurs re-
cettes à base de lactofermentation, et
souvent végétarienne, peu onéreuse et
plutôt facile à préparer, à condition
d’avoir les indispensables dans son pla-
card, la cuisine coréenne faite maison
coche les préoccupations du moment.
Dans sa version snack ou industrielle, le
côté fun emporte la mise. Ni la teneur
en sucre ou en additifs ni le surembal-
lage – il n’est pas rare que chaque bon-
bon d’un paquet soit enveloppé indivi-
duellement – ou l’empreinte carbone de
produits venus du bout du monde par
avion n’arrêtent les jeunes aficionados
du korean fried chicken (poulet frit cara-
mélisé au wok), de la boisson à l’aloe
vera saveur pastèque, ou du bingsu, ce
dessert traditionnel, carton de l’été 2023,
à base de glace pilée à la consistance de
neige, sur lequel on verse parfois du lait
concentré. Pour eux, au moment de la
dégustation, un seul dilemme : topping
(« garniture ») or not topping.
6 0123
DIM A N C HE 5 - L UN DI 6 N OVEM BR E 2023
A Lille
S’essayer à l’accent des « Ch’tis »
C’est sans doute l’une des scènes les plus connues
de la comédie à la française : dans Bienvenue chez les Ch’tis,
de Dany Boon (2008), Kad Merad s’essaie à prendre
l’accent du Nord devant ses collègues. La scène a été tour-
née dans une célèbre brasserie lilloise, Au moulin d’or
(lequel moulin commémore la victoire à la bataille
de Valmy en 1792), également connue sous le nom Morel
& Fils. Sur la belle façade en bois sont incrustés des
boulets de canon dont l’un, peint en rose et agrémenté
d’un bouchon, a été transformé en sein par un pacifiste
égrillard. On y lit encore les mots : « Lingerie, bonneterie ».
C’est que ce fleuron de la place du Théâtre de Lille n’est
un café que depuis 2003. Avant, il faisait dans le linge
de maison, les draps et les tissus. Du premier étage
se dévoile une vue magnifique sur le quartier du Vieux-
Lille, que l’on se doit bien sûr de parcourir dans la foulée.
Y aller : en TGV, depuis Paris, à destination des gares de
Lille-Flandres ou de Lille-Europe. Comptez 10 minutes
pour rejoindre la place du Théâtre à pied.
VOYAGE
Des « Ch’tis » lillois
aux « Gendarmes »
varois… ça tourne !
Cap sur cinq villes qui ont servi de décors
emblématiques au cinéma français
Hubert Prolongeau
A Saint-Tropez
Endosser l’uniforme du « Gendarme »
A-t-il échoué ? Il y a toujours des nudistes sur
la plage de Pampelonne (Var), et ils n’ont même
A Marseille
plus besoin de se cacher. Les traquer était pourtant
la première mission de Louis de Funès, devenu
superstar en 1964 avec Le Gendarme de Saint-
Tropez, film qui connut cinq suites. Chacune d’entre
elles s’ouvre sur une vue du vieux port. Le tableau
de Rembrandt dérobé dans le premier volet vient
du Musée de l’Annonciade, qui présente toujours
de très belles œuvres de Paul Signac, Georges
Seurat ou Pierre Bonnard. Mais c’est l’ancienne gen-
darmerie, devenue aujourd’hui Musée de la gendar-
merie et du cinéma, qui marque le plus la gloire
du maréchal des logis-chef Cruchot. Ouvert depuis
2015, c’est un lieu interactif où l’on peut découvrir
à la fois l’histoire de la gendarmerie, l’évocation des
autres films tournés à Saint-Tropez – entre autres,
Et Dieu… créa la femme (1956) – et bien sûr la célèbre
saga, avec des objets comme la cantine de Cruchot
ou un bras en silicone utilisé pour les effets
spéciaux du Gendarme et les extraterrestres (1979).
Y aller : par le train, jusqu’à Nice ou Toulon.
De Toulon, 2 h 40 de bus jusqu’à Saint-Tropez.
De Nice, prendre un train jusqu’à Saint-Raphaël,
puis le bus 7601. En été, par la ligne de bus LER 36
depuis la gare d’Aix-en-Provence TGV.
Musée de la gendarmerie, 2, place Blanqui,
Saint-Tropez (83). Entrée : 5 €.
A Carcassonne
Dans les chausses des « Visiteurs »
La cite médiévale de Carcassonne est une des merveilles du patrimoine
français, ce qui n’a pas échappé à Jean-Marie Poiré, quand il a démarré
le tournage des Visiteurs (1993). Les fans des aventures de Jacquouille
la Fripouille et du cousin « Hub » pourront y suivre les traces de la partie
moyenâgeuse du film. Ainsi le château comtal a-t-il « incarné » le château
de Montmirail. Bâti en grande partie au XIIIe siècle, ce château rectan-
gulaire est séparé de la ville par un profond fossé et défendu par deux
barbacanes. Ses six tours sont percées de meurtrières, et son flanc
occidental défendu par une tour de guet, la tour Pinte. Quand les cheva-
liers rentrent chez eux, ils passent par la porte de l’Aude, percée dans
la muraille du XIIIe siècle. Enfin, mais le lieu est plus difficile à trouver,
c’est dans la campagne proche que fut tournée la scène où le sire
de Montmirail tire à l’arbalète dans la tête de son beau-père, qu’il prend
pour un ours. A cette occasion, l’équipe de rugby locale a même donné
un coup de main en aidant à déplacer les rails de travelling arrière.
Y aller : en TGV depuis Toulouse, Bordeaux, Lyon, Paris et Lille.
Des visites organisées permettent de découvrir le château comtal
et les remparts. Tourisme-carcassonne.fr
LAURENT GHESQUIÈRE/OT LILLE - VINCENT PHOTOGRAPHIE/OFFICE MUNICIPAL DE TOURISME CARCASSONNE - SAINT-TROPEZ TOURISME - NM/OMTCM - PIERRE MOQUET
A Villerville
Les collines de « Marius et Jeannette »
A la santé d’« Un singe en hiver »
Bien sûr, il y a le Vieux-Port, qui vit démarrer
En 2022, pour les soixante ans du tournage, le petit
la série des Taxi, mais les cinéphiles préféreront
village avait dignement fêté l’événement. C’est en
se replonger dans l’atmosphère des films de Robert
effet en 1962 que Jean Gabin, Jean-Paul Belmondo
Guédiguian (en particulier Marius et Jeannette, 1997)
et l’équipe d’Henri Verneuil investissaient Villerville
en arpentant l’Estaque, situé à l’extrême nord-ouest
(Calvados), tout proche de Deauville et rebaptisé
de la ville. Cet ancien quartier de pêcheurs a perdu
Tigreville dans Un singe en hiver. Aujourd’hui, une
son côté populaire, qui était très présent chez
grande photo du film, installée là par une associa-
Robert Guédiguian, mais reste plein de charme. Le
tion, accueille les visiteurs dans la rue principale
port abrite de nombreux bateaux, un petit marché est
du village, dont le maire, Michel Marescot, s’avoue
installé le samedi matin, et on profite en toile de fond
« fou du film ». Un itinéraire pédestre a été élaboré
des collines calcaires de la chaîne de l’Estaque. Des
pour aller sur les lieux marquants du tournage :
ruelles fleuries et une très belle vue de l’esplanade de
la rue du Général-Leclerc et la gendarmerie où
l’église accompagnent les ombres d’Ariane Ascaride,
Jean-Paul Belmondo fait une corrida avec les voitu-
de Jean-Pierre Darroussin et de Gérard Meylan,
res, l’Hôtel Stella que tient Gabin, la plage qui abrite
acteurs choisis de film en film par le maître marseillais.
la scène finale du feu d’artifice… Mais c’est surtout
Y aller : depuis le centre de Marseille, rejoindre
au Cabaret normand que l’on retrouve les traces
la Joliette par le tramway (ligne 2 ou 3) ou le métro de l’épopée alcoolisée des deux acteurs mythiques.
(ligne 2), puis prendre le bus 35 direction Estaque- Y aller : par le train, départs quotidiens
Riaux et descendre à Estaque-Port. L’été, de la gare Saint-Lazare, à Paris, à destination de
une navette maritime part toutes les heures Trouville-Deauville. Entre 2 et 3 heures de trajet,
du Vieux-Port. Marseille-tourisme.com à partir de 11 euros. De la gare routière, un bus
rejoint Villerville en 16 minutes, à partir de 1 euro.

Le soju, cet illustre inconnu
Obtenu traditionnellement par distillation de
riz fermenté, cet alcool peu cher est consommé
par les Coréens de 20 à 80 ans
P
ourquoi vous mentir ? Quand
« L’Epoque » m’a demandé, en vue
d’un dossier spécial Corée, d’écrire
sur le soju, mon cerveau a affiché
un immense écran blanc. Le vide
absolu. Sa proximité phonétique
m’ayant rappelé le shochu, spiritueux japo-
nais issu de la distillation de riz ou autre in-
grédient contenant de l’amidon, je soupçon-
nais donc qu’il s’agissait d’un alcool coréen
relativement semblable. Une seule chose
était sûre : je n’en avais jamais bu. Et, bien sûr,
en tant que spécialiste des vins et autres bois-
sons pour le journal, j’avais le rouge au front
de tant d’ignorance. Toute honte bue, il fallait
apprendre en partant de zéro.
Début des recherches sur Internet,
premier article lu, je manque de tomber de ma
chaise. Si vous tapez « soju » dans Google,
l’une des premières occurrences vous an-
nonce qu’il s’agit de « l’alcool le plus vendu au
monde ». En voilà, une nouvelle ! La Corée du
Sud a une superficie de 100 000 kilomètres
carrés, soit une taille légèrement supérieure à
celle de la région Nouvelle-Aquitaine ; peu cré-
dible, donc, qu’elle produise, consomme et ex-
porte davantage de son alcool local que la pla-
nète n’absorbe de whisky ou de vodka. Et puis,
j’ai ma fierté. Si vraiment c’était l’alcool le plus
répandu sur le globe, je l’aurais déjà goûté.
L’information, reprise pourtant sur de
nombreux sites, est erronée, évidemment,
mais part d’un constat établi en 2020 par la re-
vue britannique The Spirits Business et l’ana-
lyste Euromonitor International, qui ont com-
pilé les ventes des marques de spiritueux. On y
apprend que la marque d’alcool la plus vendue
dans le monde est Jinro, marque coréenne pro-
ductrice de soju, qui revendique 780 millions
SPIRITUEUX
Ophélie Neiman
DAVID ADRIEN
de litres écoulés en 2019. Elle est suivie par des
whiskys indiens ; des noms connus en France
comme Smirnoff, Johnnie Walker ou Jack
Daniel’s n’obtenant respectivement que les
6e, 9e et 11e places du classement.
J’apprends au passage que le soju est
bien, comme le shochu, un spiritueux ob-
tenu par distillation de riz fermenté, pour les
plus traditionnels, ou par distillation de
patate douce, pomme de terre, orge, sarrasin
ou tapioca, pour les bouteilles bon marché ;
bref, tout ce qui contient de l’amidon, ce qui
n’est pas sans rappeler la vodka. En revanche,
il est coupé à l’eau et, s’il peut titrer à un degré
d’alcool de 42 %, il n’en fait la plupart du
temps que 20 % , ce qui le rend plus facile à
boire. La Corée en consomme depuis plus de
sept cents ans, c’est une boisson purement
traditionnelle.
Place, maintenant, à la pratique.
Consciente que je n’en trouverai pas dans
mon troquet de quartier, je me rends dans un
restaurant coréen non loin des locaux du
journal, Bekseju Village, dans le 13e arrondisse-
ment de Paris, sur le boulevard Saint-Marcel.
Le lieu est réputé pour sa cuisine autant que
pour sa carte de boissons. D’ailleurs, le Bekseju
est une boisson issue de riz gluant fermenté et
infusé d’herbes et d’épices.
Je pose tout de go la question à la ser-
veuse : « Pourquoi le soju est-il tant consom-
mé ? » Sa réponse est immédiate : « Parce que les
Coréens boivent énormément ! » Je précise, à ce
stade, qu’elle est elle-même coréenne. « Avant
le dîner, reprend-elle, ils boivent du soju, pen-
dant le dîner aussi, après le dîner aussi. » Elle
me propose alors de goûter les cinq sojus à la
carte, avec une note de frais pour le journal,
somme toute raisonnable. Car le soju n’est
0123
DIM A N C HE 5 - L UN D I 6 N OVEM BR E 2023 7
YANNICK LABROUSSE POUR « LE MONDE »
PLA T F ÉT I CHE
Le bibimbap
de Pierre Sang Boyer
Elvire von Bardeleben
pas cher, c’est même là l’un de ses principaux Né à Séoul en 1980, En Corée, chaque fa-
arguments. Dans les épiceries locales, une Pierre Sang Boyer a grandi mille qui prépare le bibim-
bouteille de 35 centilitres coûte l’équivalent en Auvergne et fait carrière bap a un ingrédient ou une
de 1 euro. Dans un bar, elle est vendue aux à Paris. Passé par l’émission technique secrète, comme
alentours de 3 euros. « Top Chef », il a développé les Français avec la blan-
Je découvre donc cinq variétés : la pre- trois bistrots gastronomi- quette. Moi, mon truc, c’est
mière est un Jinro au pamplemousse, un soju ques parisiens, du côté de de mettre un œuf cuit à
aromatisé qui n’est pas sans évoquer le rosé- République, et lancé une basse température plutôt
pamplemousse, gustativement peu com- offre de street food co- qu’un œuf au plat, car il lie
plexe, plus traître encore, car on sent à peine réenne avec Pierre Sang les ingrédients entre eux.
l’alcool. Le deuxième, un Jinro Chamisul, le Express, qui ne propose Ma femme goûte la recette
plus classique des sojus, est assez fade, mais que des bibimbaps. tous les mois pour contrô-
onctueux sur la langue. Les suivants sont de la « C’est un plat que je ler la qualité. Parfois, elle
marque Hwayo : « 25 ° », « 41 ° » et « 41 ° X.Pre- n’ai jamais vraiment appris passe des consignes en co-
mium », ce dernier étant vieilli en fût de à faire, mais que j’ai vu faire réen aux cuisiniers. J’ai ou-
chêne ayant contenu du sherry. La montée en dans la famille de ma blié la langue au point de
gamme est nette. Uniquement à base de riz femme, qui est coréenne. Je ne pas comprendre ce
coréen, ils dégagent, en particulier le « 41 ° », suis né en Corée, où j’ai été qu’elle dit, mais je lui fais
une longueur gustative très rafraîchissante, placé dans des familles confiance. Elle est le secret
précise et épurée, une texture assez ronde et d’accueil avant d’atterrir à de ma réussite.
caressante, une très fine amertume en finale, l’orphelinat. Je suis arrivé en J’ai commencé à
beaucoup de délicatesse aromatique. Le France à l’âge de 7 ans et préparer des bibimbaps au
« 41 ° X.Premium », avec ses notes boisées et demi, adopté par une fa- restaurant [à son nom, rue
vanillées, se rapproche davantage du whisky mille française en Auvergne Oberkampf, Paris 11e] il y a
pour l’Occidentale que je suis, soit un terrain – où, à l’époque, il n’y avait sept ou huit ans. Je voyais
connu, moins excitant. pas un seul restaurant asia- les étudiants déjeuner au
La serveuse me conseille d’aller ren- tique. Toute ma vie je n’ai McDo à côté, j’ai moi-
contrer son patron, Laurent Meuret, dans une travaillé que dans des cuisi- même des enfants, j’avais
autre de ses adresses, le Comptoir coréen-Soju nes françaises. La Corée est envie qu’ils mangent autre
Bar, rue Mazarine (Paris 6e). Un Français qui une partie de moi que je chose. J’ai cuit du riz au
importe du soju, voilà qui n’est pas banal. Il n’avais pas forcément envie rice cooker, j’ai ajouté de la
s’agit en réalité d’un projet de couple avec son de me rappeler. Ma femme viande et des légumes qui
épouse, Yi Jong-sun. Il m’apprend d’abord que a réussi à me reconnecter à ne m’avaient pas servi pour
le soju aromatisé est une boisson très récente, cette culture. Elle a donné le gastro, l’assaisonnement
plutôt destinée à l’export. Que le soju sert à du sens à ma vie, en tant coréen à base de vinaigre
tout, et même à créer un cocktail très en vogue que père de famille, chef de riz, soja, une pointe de
chez la jeune génération coréenne, le Somaek, d’entreprise, et cuisinier sésame : 7 euros. Ça a car-
obtenu en mélangeant du soju et de la bière passeur entre les deux pays. tonné. Faire des prix acces-
(et gustativement « épouvantable »). Surtout, En coréen, bap signi- sibles, ça change tout.
le soju transcende les classes sociales et les fie « riz » et bibim, « mé- A la longue, c’était
générations, il est consommé par les Coréens langé ». Le bibimbap, c’est un peu difficile de concilier
de 20 à 80 ans, de l’« afterwork » entre collè- du riz mélangé à tous les lé- le resto gastronomique et
gues jusqu’en toute fin de soirée. La bouteille gumes que tu peux trouver l’offre bibimbap le midi,
se boit à plusieurs ; on ne se sert pas, mais on en saison, dans une région donc j’ai lancé Pierre Sang
sert les autres, qui tendent leur verre à donnée. J’achète tous mes Express, qui ne fait que
deux mains ; on sert à deux mains le supé- légumes en Ile-de-France, des bibimbaps à emporter.
rieur hiérarchique ; on se détourne de l’aîné chez des producteurs que je Avec l’emballage et l’infla-
pour boire le verre d’un trait. Et un verre ne connais. En ce moment, tion, le prix a forcément
doit jamais rester vide : il faut qu’il soit rempli, c’est choux blanc et rouge, augmenté, et est passé à
c’est la moindre des politesses. Les shots ont sucrine, carottes jaunes, 12 euros. Aujourd’hui, avec
donc tendance à s’enchaîner rapidement dans violettes, orange. J’aimerais la crise, j’ai l’impression que
ce pays où l’efficacité est sacrée. mettre du butternut, mais les gens sont beaucoup plus
Les établissements de Laurent Meuret ça passe moins bien auprès à la recherche de street
sont reconnus et fréquentés, néanmoins il a des clients. Et c’est impor- food que de gastronomie.
connu une déconvenue : « Sortir le soju du tant pour moi de plaire au Faire des bibimbaps me va
contexte coréen est extrêmement difficile, voire plus grand nombre. bien. Ce plat, c’est une ma-
impossible, m’explique-t-il. Les Français accep- J’applique le même nière de me réapproprier
tent de le boire dans un établissement comme raisonnement à la protéine : mon histoire. »
celui-ci, mais n’en commandent jamais dans du bœuf pour la viande, car Bibimbap au bœuf, chez
un bar classique. » Il a bien réussi à vendre le porc est trop clivant, et du Pierre Sang Express, 12 €.
quelques bouteilles dans des palaces et à des saumon pour le poisson. A Trois adresses à emporter :
mixologues créatifs, qui voulaient l’intégrer à l’avenir, j’aimerais réussir à 8, rue Gambey (Paris 11e) ;
des cocktails élaborés, mais, à raison d’une le remplacer par de la truite 12, rue Notre-Dame-des-
bouteille par mois, ce n’est pas le succès ima- d’Auvergne, qui viendrait de Champs (Paris 6e) ;
giné. J’ai alors compris, à ce moment-là, pour- France et rappellerait mes 108, rue Réaumur (Paris 2e)
quoi je n’en avais jamais goûté auparavant. En origines. J’ai déjà intégré à ou en livraison via
France, il reste un produit de niche. la recette des lentilles du UberEats.Pierresang.com
Pourtant, avec l’expansion culturelle Puy, que je mélange à un riz
coréenne, sa déferlante sur la musique (K-pop), japonica de Camargue. Ce
le cinéma et les séries (du réalisateur Bong plat, c’est vraiment moi, tou-
Joon-ho à la série Squid Game), mais aussi la jours partagé entre Séoul,
gastronomie, il pourrait faire sa place dans le Le Puy-en-Velay et Paris.
pays du vin. A condition d’attaquer aussi
bien le marché des jeunes consommateurs L A DÉGUSTATI O N
(d’où la version aromatisée) que celui des
amateurs de spiritueux haut de gamme. La Au premier abord, on dirait une salade très fraîche, recouverte
version vieillie en fût de chêne ne doit rien au de sucrine, de lamelles de carotte et de chou. Mais l’odeur
hasard. Pour faire comme les Coréens, le du riz et de la viande chaude a tôt fait de nous détromper.
Jinro reste la référence de base. Les versions Et, quand on mélange, l’ensemble est parfait : outre le bœuf
plus sophistiquées, témoignant d’un savoir- et le riz, toujours réconfortants, les légumes ont du goût,
faire d’excellence, ont néanmoins de quoi l’assaisonnement est pimenté comme il faut pour dépayser,
toucher les passionnés de terroir. l’œuf coule… Un bibimbap différent, mais très convaincant.
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DIM A N C HE 5 - L UN DI 6 N OVEM BR E 2023
Chaque semaine, « L’Epoque » paie son coup. A 35 ans, l’artiste plasticienne, qui a fait ses débuts au cinéma l’année
dernière, termine le tournage de « La Maison », une série française d’Apple TV+ sur le milieu de la haute couture
Park Ji-min , à l’étage
du bar-tabac La Gitane
(Paris 19e). EMMA BURLET
POUR « LE MONDE »
« On fait toujours des rencontres
dans les PMU »
S
ur les hauteurs de la capitale, à la sortie du métro Jourdain, le
bar-tabac La Gitane ressemble à n’importe quel petit café
de titis parisiens, avec trois, quatre tables alignées le long
d’un mur. Mais, si on emprunte le large escalier circulaire,
le lieu prend des airs de fête : un garde-corps ouvragé fait
valser des formes géométriques sous des spots de music-
hall et de la Bakélite habille les murs du premier étage.
Deux enseignes au néon – carotte de tabac et ticket de
métro – éclairent notre invitée par la grande baie vitrée.
La nuit, c’est sans doute ce qui pourrait le mieux
définir Park Ji-min, artiste plasticienne et actrice sud-
coréenne de 35 ans, vivant à Paris. D’abord, parce qu’elle
a fait ses débuts au cinéma dans le film crépusculaire
Retour à Séoul, de Davy Chou (2022). Son personnage,
Freddie, vogue dans une nuit envoûtante à la recher-
che de ses origines, laissant aller sa colère et sa mélan-
colie dans les rues et les clubs phosphorescents d’après
minuit pour se faire à l’idée que quelque chose lui
manquera toujours. Et puis parce que Park Ji-min a long-
temps fréquenté les meilleures soirées queer de Paris :
Flash Cocotte, Trou aux biches… « C’était safe », dit-elle.
PLAYLIST Pendant sa dernière année d’études à L’Ecole na-
tionale supérieure des arts décoratifs de Paris (Ensad), elle
> DERNIÈRES MUSIQUES s’offre même tous les week-ends un aller-retour pour Ber-
ÉCOUTÉES lin pour danser au Berghain, la Mecque de la techno. Elle
Charli XCX et NewJeans, s’y rend en jogging, chaussée de baskets, pour s’exténuer,
un groupe coréen parfois vingt-trois heures de suite. Du vrai sport. « C’est
de filles, formé en 2022 comme si on était en enfer, mais c’était le paradis », formu-
le-t-elle. Chaque semaine, elle y retrouvait une commu-
> DERNIÈRE APPLI nauté de danseurs, autodidactes comme elle, se faufilait
CONSULTÉE dans les backrooms et glissait de monde en monde au gré
Google Maps des coursives sous des plafonds gigantesques. « Je ne bois
plus d’alcool depuis six ans. Cela faisait ressortir ma vio-
> DERNIÈRE PIÈCE VUE lence… Des bagarres ont mal tourné », dit-elle dans un
« Le Périmètre sourire, d’une voix feutrée qui donne l’impression qu’elle
de Denver », est désormais en perpétuelle quête de douceur. Elle
de Vimala Pons commande de l’eau chaude pour prolonger son thé vert.
Assagie, elle se dépense au travail. C’est bientôt
sa dernière journée sur le tournage de La Maison, série
française d’Apple TV + sur le milieu de la haute couture,
avec une flopée de célébrités, Carole Bouquet, Lambert
Wilson, Amira Casar, Zita Hanrot, Anne Consigny,
Florence Loiret-Caille. « Actrice, pourquoi pas ? Pas de
plan de carrière. » Elle vient d’exposer à Swab Barcelona
Art Fair, au festival Sillon dans la Drôme, et s’apprête à
partir en résidence à Bruxelles pour créer les décors
d’une jeune performeuse, Agathe Meziani. Inspirée par
sa double culture franco-coréenne, elle crée de grandes
œuvres abstraites dans son atelier de L’Ile-Saint-Denis
(Seine-Saint-Denis) et monte des vidéos à partir de son
interminable collection d’images. Elle nous montre… Un
nuage rouge et jaune : « Un dragon, non ? » Une flaque
UN APÉRO AVEC
PARK JI-MIN
Maroussia Dubreuil
d’eau sur le trottoir : « Un beau caniche ? » Une peluche
Pokémon reprisée : « Un Pikachu trash ? »
A la suite de bon nombre d’artistes dotés d’un
fort esprit de contradiction, elle entend réconcilier les
contraires, en confrontant le naturel et l’artificiel, le beau
et le laid, le mignon et le rugueux, la vie et la mort, le flou
et le net… Chez Park Ji-min, le paradoxe est aussi devenu
un art de vivre : habiter en France et manger coréen (pi-
menté, avec des algues, sans beurre) ; porter le sweat
Renault F1 de sa petite amie et ne pas avoir le permis ;
être athée et se retrouver dans le bouddhisme…
Son dernier assemblage de feuilles de papier co-
réen (hanji) et de latex, de plus de deux mètres sur deux,
en témoigne. Il porte un titre long comme un poème
qui indique qu’il a été dessiné avec « son sixième doigt »,
qu’il parle d’une histoire d’amour triste et fait référence
au redikomi (abréviation de redîsu komiku ou ladies co-
mic, qui se traduit littéralement par « bande dessinée
pour femmes », pouvant contenir des images érotiques,
à la différence du shojo, destiné aux adolescentes). Park
Ji-min nous explique que cette pièce se lit en transpa-
rence, couche sur couche, puis nous renvoie à l’exégèse
d’une galeriste « bien plus intéressante » que ce qu’elle
pourrait en dire. Lorsqu’elle rejoint ses avant-bras sur la
table, les deux croissants de lune qu’elle s’est fait tatouer
en miroir par une amie débutante forment un zéro à
travers lequel on aperçoit une petite cicatrice laissée par
l’aiguille non aguerrie.
Née à Séoul en 1988, Park Ji-min grandit dans une
tour, parmi d’autres tours, qui donne sur un square à
jeux. Pour s’y rendre à la faveur de l’école buissonnière,
elle contourne les escaliers, invente son chemin, passe
sous un grillage, saute à hauteur du jardin et s’élance vers
la balançoire à bascule. Une grosse horloge lui permet de
rentrer à temps. Son père, Park In-shik, un écrivain re-
connu en Corée du Sud mais non traduit en France, lui
« JE NE BOIS PLUS
D’ALCOOL DEPUIS
SIX ANS. CELA
FAISAIT RESSORTIR
MA VIOLENCE…
DES BAGARRES
ONT MAL
TOURNÉ »
montre les films de Miyazaki (Princesse Mononoké,
1997) et lui fait lire des bandes dessinées. Sa mémoire
flanche mais elle garde un souvenir ému du Sommet des
dieux (2000-2003), de Jiro Taniguchi, sur l’alpinisme en
conditions extrêmes. « Alpiniste dans sa jeunesse, mon
père a créé une association de randonnée avec des amis. Il
faut dire que c’est une discipline courante en Corée. On est
entouré de montagnes. Tout le monde va à la neige. »
1997. La famille s’installe à Paris : ses parents veu-
lent toucher du doigt la vie d’artiste. Il faut s’intégrer.
« Question de survie. » Apprendre la langue. Se faire des
amis. Boire du lait. Près de vingt-cinq ans plus tard, rien
n’est acquis. Park Ji-min se sait sous-représentée dans le
cinéma français, déplore les nin hao (« bonjour » en chi-
nois) qui lui sont adressés, et tout bêtement se sent phy-
siquement différente. « Au moment du Covid, combien
de gens se sont levés dans le métro pour aller s’asseoir plus
loin… » Ses parents ont retrouvé le pays du Matin-Calme
où sa mère, artiste graveuse, a ouvert un bar à vins.
Séoul lui manque. Pourquoi pas y vivre un jour,
du côté de la Maison Bleue, la résidence officielle du prési-
dent, dans le quartier animé de Jongno-gu, où les gratte-
ciel côtoient des petites maisons des années 1970. Il y a
bien les masculinistes, symptômes d’une société très
patriarcale, mais le contre-pouvoir féministe se fait de
plus en plus présent. « Le pays n’a que 75 ans. Malgré une
évolution rapide, il y a encore les stigmates du passé… » Elle
prévoit d’y passer un mois en décembre afin de prépa-
rer sa toute première performance, qui aura lieu au
FRAC Corsica, l’an prochain. Elle entend explorer le cha-
manisme coréen, un ensemble de croyances et de ri-
tuels issus de la culture mongole, dont le pouvoir est
majoritairement détenu par les femmes chamanes
(mudang), qu’on va consulter pour les choses pratiques
de la vie (enfant, études, argent…). Park Ji-min prévoit
d’assister à un rituel de nettoyage de type exorcisation
d’une nouvelle maison. « Ce culte est même ouvert aux
protestants, qui sont nombreux en Corée. »
Assis à la table d’à côté, un homme a écouté notre
conversation : tradeur en art, il donne sa carte de visite à
notre invitée. « On fait toujours des rencontres dans les
PMU », dit-elle, qualifiant ainsi tout café qui vend des jeux
à gratter. C’est ici qu’elle organise des réunions pour le
fanzine de dessins SoumSoum (qui signifie « respiration »
en coréen, et « jeûne » en arabe) qu’elle a créé avec des
amis artistes. Soudain, on remarque quelque chose de fa-
buleux sur son visage : un grain de beauté sur le menton,
un deuxième juste au-dessus de la bouche et un troi-
sième un peu plus haut. Comme une verticale. Un code,
du morse, un signe ? Qui se tient là, indéchiffrable. Cette
ligne en pointillé sépare son visage en deux. Naïvement,
on se dit que ça a quelque chose à voir avec son bimonde.