MARDI 14 NOVEMBRE 2023

79E ANNÉE – NO 24529

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WWW.LEMONDE.FR –
FONDATEUR : HUBERT BEUVE-MÉRY
DIRECTEUR : JÉRÔME FENOGLIO

LE MONDE ARGENT – SUPPLÉMENT COMMENT PILOTER SON PLAN ÉPARGNE-RETRAITE

Marche contre l’antisémitisme : GAZA

LES HÔPITAUX
une mobilisation d’ampleur en France AU CŒUR DE
LA BATAILLE
▶ Plus de 180 000 Cernés par l’armée israé-
personnes ont défilé lienne, qui traque les ins-
en France, dimanche, tallations souterraines du
dans le silence et la Hamas, les établissements
gravité. Une foule sou- de santé, dans l’incapacité
de fonctionner, sombrent
cieuse de « montrer dans le chaos
aux juifs de France PAGE 2
qu’ils ne sont pas
seuls »
▶ La présence des élus
L’avenir incertain
du Rassemblement
national, même isolés
des déplacés
dans les cortèges, est israéliens
vue comme un signe Dans un hôtel au bord
de recomposition de la mer Morte, les resca-
politique pés d’un kibboutz attaqué
le 7 octobre pleurent
▶ Le président Emma- leurs morts en attendant
nuel Macron a choisi d’être relogés
de ne pas participer à PAGE 4
la marche civique tout
en communiquant
largement sur la lutte
contre l’antisémitisme
1 ÉDITORIAL
PAGES 1 0 À 1 2
MALHEUR
PALESTINIEN,
A Paris, le 12 novembre. IMPUISSANCE ARABE
CYRIL BITTON/DIVERGENCE POUR « LE MONDE » P. 33 ET NOS INFORMATIONS P. 3

Industrie « Nous assistons à des chocs en Nord Stream Education

Budget ou
Chronique
Il est temps de
De nouvelles série », selon la directrice du FMI Un officier conviction, prendre les BRICS
usines sources kristalina georgieva, la direc-
ukrainien réfléchir aux mécanismes permet-
dilemme face au
pacte enseignant
au sérieux, selon
Thomas Piketty
de crispations trice générale du Fonds moné-
taire international, s’inquiète, désigné auteur tant de poursuivre l’intégration
mondiale et d’équilibrer les ris- PAGE 1 5 PAGE 3 1

Dans de nombreuses
dans un entretien au Monde, de
la montée des risques géopoliti-
ques et du danger de fragmenta-
du sabotage
régions, les promesses tion de l’économie mondiale,
d’emploi et de réindustria-
susceptibles, selon elle, d’aug-
lisation ne suffisent pas menter la pauvreté et l’insécu-
à convaincre. Des rité. « Il convient de repenser la
collectifs s’organisent mondialisation autant que possi-
face aux menaces ble, affirme l’économiste bulgare.
Notre conseil aux pays est de ne
environnementales
pas jouer la carte de l’intérêt na-
PAGE 1 8 tional contre les autres, mais de
ques. » Elle constate que, si, au
cours des trois dernières décen-
nies, l’économie mondiale a tri-
plé, en particulier au profit des
Selon une enquête
pays en développement, l’atten- du « Washington Post »
tion n’a pas suffisamment porté
sur ceux dont les emplois et et du « Spiegel », le colonel
moyens de subsistance se sont Tchervinski aurait dirigé
évaporés. « Nous avons trop in- l’opération. Des accusa-
sisté sur les bénéfices de la mon- HORS-SÉRIE
tions embarrassantes
dialisation », reconnaît-elle. pour l’Ukraine
PAGE 1 6
PAGE 6

VU PAR DILEM (ALGÉRIE) CARTOONING FOR PEACE

Exposition
Modigliani,
peintre pas
si maudit
Le Musée de l’Orangerie,
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2|
INTERNATIONAL
C O N F L I T I S R A É L O - PA L E S T I N I E N
A Gaza, les hôpitaux sombrent sous le feu
Les établissements sont cernés par l’armée israélienne, qui traque les installations souterraines du Hamas
L’
étau de l’armée israé-
lienne s’est refermé
sur les hôpitaux de
Gaza. Les troupes
avancent au cœur de la ville, elles
cernent les bâtiments, autour
desquels s’activent tanks et bull-
dozers blindés. Elles combattent
au sol les miliciens du Hamas
dans leurs environs immédiats,
sous un appui aérien intense. Les
hôpitaux, derniers refuges des ci-
vils gazaouis, s’écroulent : depuis
vendredi soir 10 novembre,
l’électricité et Internet sont cou-
pés. L’oxygène manque.
Al-Shifa, le plus grand établisse-
ment de la ville de Gaza, est
devenu « une zone de guerre
ouverte », selon le ministère de la
santé du territoire dirigé par le
Hamas. Dimanche 12 novembre,
dans la matinée, le service de car-
diologie a été frappé par un pro-
jectile. Selon le ministère de la
santé de l’Autorité palestinienne,
basé à Ramallah (Cisjordanie),
« trente-neuf bébés en soins inten-
sifs sont en danger de mort en rai-
son d’une insuffisance d’oxygène,
et un bébé est décédé à cause de ce
problème. Si du carburant n’est pas
livré aux hôpitaux, cela équivau-
dra à une condamnation à mort
pour les autres ».
Le directeur général des hôpi-
taux de Gaza implorait dimanche
l’Egypte voisine d’intervenir en
envoyant un convoi de véhicules
médicalisés pour évacuer les bles-
sés. Washington a dit s’opposer
aux combats dans les hôpitaux.
« Nous avons eu des discussions
énergiques avec les forces de dé-
fense israéliennes là-dessus », a af-
firmé le conseiller à la sécurité
nationale de la Maison Blanche,
Jake Sullivan, sur CBS, dimanche.
Le chef de la diplomatie de l’Union
européenne, Josep Borrell, a ap-
pelé Israël à « une retenue maxi-
male » pour protéger les civils tout
en condamnant l’utilisation, selon
lui, par le Hamas « d’hôpitaux et de
civils comme boucliers humains ».
Scènes de détresse immense
« Nous sommes une zone de guerre,
confirme au Monde Mohamed
Hawadjari, un infirmier tra-
vaillant pour l’ONG Médecins sans
frontières (MSF). Nos bureaux sont
à 300 mètres d’Al-Shifa. Je suis allé
à l’hôpital hier [samedi]. Ça tirait
de partout. Dans les rues, en ruines,
les blessés et les morts jonchaient
le sol. Dans les camps de toile et
de tentes installés dans Al-Shifa
pour les déplacés, des gens qui es-
sayaient de sortir se faisaient tirer
dessus. Sur le chemin de retour vers
les bureaux de MSF, je n’ai même
pas pu m’attarder sur les gens bles-
sés et tombés par terre tellement ça
tirait de partout, à l’aveugle. Ils ti-
rent depuis les drones, les avions.
Parfois, ce sont des snipers. »
Dans l’hôpital, qui abriterait tou-
jours quelque 3 000 patients, dont
650 blessés ne pouvant se dépla-
Situation le 12 novembre, à 20 heures (heure de Paris)
Principaux
bombardements israéliens
des 11 au 12 novembre
Zone d’opération
de l’armée israélienne
au 12 novembre
Hôpital
Principaux Al-Shifa
affrontements
au 11 novembre
H Hôpitaux Hôpital
Clôture ou mur Al-Qods
Blocus maritime actuel
BANDE
Point de passage fermé
DE GAZA
Camp de réfugiés
de l’ONU Mer
Méditerranée
Sources : OCHA ;Harmée israélienne ; UNRWA ; ISW
Les corps de personnes tuées lors d’une frappe israélienne présumée, à proximité de l’hôpital Al-Shifa, dans la ville de Gaza, le 10 novembre. KHODER AL-ZAANOUN/AFP
cer par eux-mêmes, un chaos total
régnait samedi. « Il n’y a plus
aucune administration, aucune di-
rection, poursuit Mohamed Hawa-
djari. J’ai essayé de trouver un res-
ponsable hier, mais personne n’est
là. C’est une situation catastrophi-
que. J’ai essayé de trouver un peu de
matériel médical pour les blessés.
Il n’y avait aucune fourniture médi-
cale, plus d’anesthésiques. Aucun
générateur ne fonctionne, faute de
carburant. Il n’y a plus beaucoup de
médecins, la plupart sont partis.
Aujourd’hui, c’est encore plus dan-
gereux. Les gens qui essaient de
partir sont visés, ils sont assiégés.
Sauvez-les. Ce sont des civils ! »
Parmi les médecins qui ont fui,
Sara Al-Saqa, une chirurgienne qui
a évacué vendredi. « Avec des collè-
gues, nous avons pris le chemin du
sud de la bande [de Gaza]. Les réfu-
giés et les malades en mesure de
marcher nous ont rejoints. Des mé-
decins et des infirmiers ont fait le
choix de rester pour veiller sur les
blessés non transportables, alors
qu’il n’y a plus d’électricité, plus
d’eau, plus à manger, et que l’oxy-
gène a été coupé après des frap-
pes », témoigne-t-elle par écrit.
Des grappes de voisins de l’hôpi-
tal Al-Shifa s’aventuraient sa-
Erez
CISJORDANIE
Beit
H Hanoun H
ISRAËL
HH
BANDE
DE GAZA
H
H
H
H
H
H
H Hôpital Al-Ahli
Gaza
ISRAËL
HH
Depuis le 13 octobre,
Route N10 l’armée israélienne
H
somme la population
civile d’évacuer
Wadi G au sud du wadi Gaza
a za
Nord
2 km
medi, levant un drapeau blanc,
entre les ruines de ce quartier cen-
tral, chassés par les bombarde-
ments de la nuit, comme le mon-
trent des vidéos tournées dans sa
fuite par un fixeur palestinien,
Rami Abou Jamus. Ils portent des
infirmes, épaulent des vieux, jus-
qu’aux entrées d’Al-Shifa, jon-
chées d’ordures. Certains repar-
tent bien vite : le village de tentes
qui s’est monté dans les cours de
l’hôpital paraissait se dépeupler
samedi à grande vitesse. Ces ci-
vils, contraints à l’exode par l’ar-
mée israélienne, filment durant
leur marche des scènes de dé-
tresse immense sur les trottoirs,
comme ce vieil homme age-
nouillé près d’un corps ensan-
glanté, sous un arbre qui l’om-
brage d’un soleil pâle, dans le si-
lence, entre deux éclats de tirs et
de bombardements.
« Nous n’avons plus de sang »
L’exode des populations de Gaza
s’intensifie. Selon une estimation
du Bureau de la coordination des
affaires humanitaires des Nations
unies, 1,58 million de Gazaouis
ont quitté leur foyer depuis le dé-
but de l’opération israélienne
pour trouver refuge dans d’autres
quartiers ou dans les installations
de l’ONU, soit près de 70 % de la
population. « La fuite de dizaines
de milliers de personnes déplacées
du nord vers le sud à travers un
“corridor” ouvert par l’armée israé-
lienne s’est poursuivie le 11 novem-
bre. Les centaines de milliers de
personnes qui restent dans le nord
luttent pour l’accès à des éléments
de base essentiels à leur survie »,
ajoute l’agence onusienne.
En trois jours, entre 100 000 et
150 000 personnes auraient
quitté la ville de Gaza pour gagner
les zones situées au sud du wadi
Gaza, le cours d’eau qui traverse
en son milieu l’enclave d’est en
ouest et qui est désigné par l’ar-
mée israélienne comme la fron-
tière entre la zone de combat, au
nord, et les régions vers lesquelles
« LES GENS
QUI ESSAIENT DE
PARTIR SONT VISÉS,
ILS SONT ASSIÉGÉS.
SAUVEZ-LES. CE SONT
DES CIVILS ! »
MOHAMED HAWADJARI
infirmier travaillant pour
Médecins sans frontières
les habitants sont sommés de
fuir. « La plupart des personnes dé-
placées sont arrivées épuisées et
assoiffées », constate l’ONU.
Le chirurgien Ghassan Abou
Sitta, ancien d’Al-Shifa, fait partie
des équipes médicales qui ont
évacué le principal hôpital du ter-
ritoire palestinien le 10 novem-
bre. « Après l’effondrement d’Al-
Shifa et l’impossibilité d’accueillir
d’autres patients, Al-Ahli [l’établis-
sement touché par une explosion
le 17 octobre] est le seul hôpital qui
nous a accueillis. Ils ont réussi à ré-
parer deux salles d’opération et
quelques salles au rez-de-chaussée.
Depuis hier, plus de 150 patients
blessés sont arrivés. Le Croissant-
Rouge palestinien a installé un hô-
pital de campagne au sous-sol.
C’est là que nous travaillons », rap-
portait-il au Monde samedi soir.
Dans un message publié sur X
(ex-Twitter) dimanche en début
d’après-midi, Ghassan Abou Sitta
alerte sur une situation qui se dé-
grade : « Nous n’avons plus de
sang. Un blessé est mort après une
opération parce que nous ne pou-
vions pas le transfuser. »
A Tal Al-Hawa, l’hôpital Al-Qods,
l’autre grand établissement de la
ville de Gaza, ne fonctionne plus
faute de carburant et du fait de
rues environnantes coupées et
sous le feu, a annoncé le Crois-
sant-Rouge dimanche. « Nous ap-
pelons la communauté internatio-
nale et les institutions humanitai-
res à intervenir immédiatement et
d’urgence pour protéger nos équi-
pes travaillant à l’hôpital Al-Qods
et environ 500 patients et plus de
14 000 personnes déplacées, pour
la plupart des femmes et des en-
fants. Nos équipes sont coincées à
l’intérieur de l’hôpital, des chars et
des véhicules militaires israéliens
l’entourent de tous côtés, il y a des
bombardements d’artillerie et des
tirs intenses sur l’hôpital, et le
nombre de blessés n’est pas encore
connu », alerte Nebal Farsakh, res-
ponsable des relations publiques
du Croissant-Rouge palestinien.
Réseau de tunnels
Ali, un ambulancier du Croissant-
Rouge, décrit au Monde depuis
plusieurs jours la lente agonie de
l’hôpital Al-Qods : « Les ambulan-
ces sont hors service depuis jeudi
faute de carburant. De plus, la ma-
jorité des hôpitaux utilisent désor-
mais les ambulances uniquement
pour le transport de matériel mé-
dical et du personnel, rarement
pour aider les blessés et transpor-
ter les morts. Les citoyens utilisent
leurs véhicules et même des carrio-
les tirées par des ânes pour trans-
porter morts et blessés. Il y a aussi
de nombreux corps dans les rues
qui sont difficiles à atteindre, en
particulier dans les zones où des ti-
reurs d’élite sont présents. »
Voilà une semaine que l’armée
se rapproche de ces hôpitaux,
où des civils se massent dans le
chaos ; une semaine que l’armée
israélienne exprime sa détermi-
nation à les prendre. Elle diffuse le
détail des installations militaires
que le Hamas aurait sous l’hôpital
Al-Shifa, qu’elle considère comme
le nœud de commandement cen-
tral du réseau de tunnels du mou-
vement islamiste – ce que le direc-
teur de l’hôpital réfute. Elle estime
que certains des 240 otages israé-
liens y sont détenus. « Les terroris-
tes dans les caves d’Al-Shifa ce soir
peuvent entendre le bruit de ton-
nerre de nos tanks et de nos bulldo-
zers », lançait vendredi le ministre
0123
MARDI 14 NOVEMBRE 2023
de la défense, Yoav Gallant, après
une journée d’intenses bombar-
dements autour des hôpitaux.
Vendredi et samedi, les soldats
israéliens se sont déployés autour
du vaste complexe d’Al-Shifa, situé
à l’orée sud du camp de réfugiés
d’Al-Chati, en avançant vers ce dé-
dale de ruelles étroites qui domine
le front de mer. L’armée exige que
les habitants du camp quittent les
lieux par le boulevard qui longe la
plage et descend plein sud, entre la
rangée des grands hôtels de l’en-
clave et l’hôpital, jusqu’au vieux
port. Elle intime aux soignants,
aux malades et aux déplacés d’Al-
Shifa de suivre par leurs propres
moyens un chemin qu’elle dit
ouvert à l’est du complexe, me-
nant par la grande rue commer-
çante Wahda à la route Saladin, qui
traverse Gaza du nord au sud.
« Le Hamas a de fait perdu le
contrôle du nord de la bande de
Gaza », s’est félicité le premier mi-
nistre israélien, Benyamin Néta-
nyahou, samedi soir. Mais le mou-
vement islamiste a abandonné
l’ambition de contrôler Gaza de-
puis l’attaque qu’il a lancée le 7 oc-
tobre : seul compte pour lui son
système de défense, dont Israël ne
signale pas l’écroulement. L’ar-
mée se contente pour l’heure
d’égrainer des estimations du
nombre de combattants tués. Les
miliciens opposent une résis-
tance limitée depuis le début de
l’incursion dans Gaza, émergeant
de décombres et de tunnels pour
tirer aux missiles antichars sur
des blindés israéliens bien équi-
pés contre ces armes.
Dimanche, 43 soldats israéliens
avaient été tués depuis le début de
l’opération dans l’enclave. Israël
se refuse à décréter une pause
longue dans les combats, alors
que des tractations ont lieu
au Caire, en Egypte, pour faire
libérer les otages. p
ghazal golshiri,
louis imbert (jérusalem,
correspondant)
et madjid zerrouky
0123
MARDI 14 NOVEMBRE 2023
Face à Israël, les Etats
arabes divisés sur
l’après-guerre à Gaza
A Riyad, un sommet conjoint des pays arabes
et musulmans a réclamé un cessez-le-feu
beyrouth - correspondante
A
Riyad, samedi 11 no-
vembre, les dirigeants
arabes et musulmans
ont mis de côté leurs
inimitiés et leurs divergences afin
d’afficher un front uni pour
condamner la guerre que mène
Israël dans la bande de Gaza de-
puis le 7 octobre. Le retour brutal
de la question palestinienne dans
les consciences arabes et musul-
manes et l’attentisme du camp
occidental, enferré dans un sou-
tien inconditionnel à Israël, appe-
laient une réponse forte de leur
part. Les vieilles fractures qui tra-
versent le Proche-Orient demeu-
rent néanmoins, empêchant l’ar-
ticulation d’une vision commune
pour sortir de la guerre et dessi-
ner un horizon diplomatique
pour « le jour d’après ».
Le sommet extraordinaire
conjoint de la Ligue arabe et de
l’Organisation de la coopération
islamique (OCI), réuni sous les
auspices du prince héritier saou-
dien, Mohammed Ben Salman,
dit « MBS », est en soi inédit. Dans
la droite ligne de l’activisme di-
plomatique qu’il déploie sur de
nombreux dossiers, le jeune
prince a endossé son rôle de lea-
der du monde arabo-musulman
en conviant ses alliés – le roi Ab-
dallah II de Jordanie, le président
de l’Autorité palestinienne, Mah-
moud Abbas, ou encore le prési-
dent égyptien Abdel Fattah Al-
Sissi – et ses rivaux – le président
iranien, Ebrahim Raïssi, le prési-
dent turc, Recep Tayyip Erdogan,
et l’émir du Qatar, cheikh Tamim
Ben Hamad Al Thani – à se mobili-
ser pour Gaza.
« Massacres barbares »
D’une seule voix, des dizaines de
dirigeants arabes et musulmans
ont condamné, dans une décla-
ration finale, « l’agression israé-
lienne contre la bande de Gaza,
les crimes de guerre et les mas-
sacres barbares et inhumains
perpétrés par le gouvernement
d’occupation ».
Ils ont appelé à un cessez-le-feu
immédiat, à la levée du siège de
Gaza et à un accès sans entrave de
l’aide humanitaire. Tous rejettent
le déplacement forcé des Palesti-
niens de l’enclave vers l’Egypte ou
de Cisjordanie vers la Jordanie, et
réclament l’arrêt des exporta-
tions d’armes vers l’Etat hébreu.
Ils ont appelé à une relance du
processus de paix pour permettre
l’établissement d’un Etat palesti-
nien au côté d’Israël.
Chacun de ces dirigeants a eu
des mots durs à l’adresse d’Israël
et de ses soutiens occidentaux.
Mohammed Ben Salman, qui se
réjouissait encore en septembre
des avancées de la normalisation
avec d’Etat hébreu, a dénoncé
une « guerre barbare ». Il a dit te-
nir « les autorités d’occupation
[israéliennes] pour responsables
des crimes commis contre le peu-
ple palestinien » et a déploré
« l’incapacité du Conseil de sécu-
rité [des Nations unies] et de la
communauté internationale à
mettre fin aux violations flagran-
tes des lois internationales par
Israël ». « Nous sommes certains
que le seul moyen de garantir la
sécurité, la paix et la stabilité dans
la région est de mettre fin à l’occu-
pation, au siège et à la colonisa-
tion », a-t-il ajouté.
international | 3
▶▶▶
rôle de médiateur avec le Hamas,
dont il accueille le bureau politi-
que, sur la question des otages.
Le roi Abdallah II et le président
L’ARABIE SAOUDITE
SE PRÉPARE À
qui conditionne la normalisation
des relations avec Israël à l’établis-
sement d’un Etat palestinien.
Même les Emirats arabes unis,
REPRENDRE LA MAIN
Sissi ont réussi à convaincre leurs plus discrets, commencent à s’af-
parrains golfiens de soutenir leur firmer davantage sur le dossier. Le
position face à Washington. Pres- LORSQUE pouvoir émirien se positionne
sés par le secrétaire d’Etat améri-
S’ENCLENCHERONT sur la réponse humanitaire et se
cain, Antony Blinken, d’élaborer fait le relais des voix arabes au
les scénarios de l’après-guerre, ils LES NÉGOCIATIONS Conseil de sécurité des Nations
exigent au préalable l’imposition unies, où il occupe l’un des dix
d’un cessez-le-feu. « S’impliquer POUR RANIMER LE sièges de membres non perma-
dans l’après serait un suicide pour nents. Selon un diplomate arabe,
ces pays. Ils risquent de passer PROCESSUS DE PAIX Abou Dhabi a envie de jouer un
pour complices de la logique mili- rôle à Gaza, mais Riyad se prépare
taire israélienne », dit un diplo-
mate occidental. « La cause palestinienne rede-
à reprendre la main lorsque
s’enclencheront les négociations
vient quasiment une question de pour ranimer le processus de paix
Réponse humanitaire politique intérieure pour l’Arabie entre Israël et les Palestiniens.
Ces condamnations n’étaient niens depuis la Cisjordanie. Il Riyad se pose encore au-dessus de saoudite », estime Fatiha Dazi- L’Arabie saoudite ne veut pas
rien face à la harangue du prési- plaide pour le renforcement de la mêlée, en appui à leurs initiati- Héni, spécialiste du Golfe à l’Insti- laisser l’Iran continuer à imposer
dent iranien Raïssi, qui effectuait l’Autorité palestinienne et la re- ves. La couronne saoudienne tut de recherche stratégique de ses vues sur ce dossier, ni voir se
sa première visite dans le lance d’un processus de paix. a adopté une position forte sur ce l’Ecole militaire (Irsem). La refermer la fenêtre d’opportunité
royaume depuis l’accord de dé- L’Egypte du président Abdel Fat- dossier redevenu incontourna- Couronne a lancé une cagnotte pour un accord de normalisation
tente signé en mars sous l’égide tah Al-Sissi a repris son rôle de ble, dont elle fut jadis le garant, pour Gaza, qui a déjà réuni plus de avec Israël. Or, le règlement de la
de la Chine. Ce dernier a exhorté médiateur historique avec Gaza. mais elle a à cœur de préserver la 600 millions de rials de dons question palestinienne en est,
les pays islamiques à rompre La crainte de voir déborder le con- dynamique qu’elle a lancée avant (150 millions d’euros) auprès de la plus que jamais, une étape incon-
leurs relations économiques et flit sur son sol et affluer 2 millions le 7 octobre : la détente avec l’Iran population depuis le 2 novembre. tournable. Washington l’y encou-
politiques avec l’Etat hébreu et à de réfugiés gazaouis la pousse à se d’une part, la normalisation avec Elle plaide à nouveau pour l’appli- rage : seul Riyad pourrait parvenir
imposer des sanctions sur le pé- démener pour l’acheminement Israël et le renforcement du pacte cation du plan de paix arabe, es- à unifier les rangs arabes pour
trole. « Il n’y a pas d’autre moyen de l’aide humanitaire dans l’en- de sécurité avec Washington quissé en 2002 par l’émir Abdal- soutenir une solution politique. p
que de résister à Israël, nous bai- clave. Le Qatar assume, lui, son d’autre part. lah, avant son accession au trône, hélène sallon
sons les mains du Hamas pour sa
résistance contre Israël », a-t-il dit
dans un discours. Il a aussi appelé
à qualifier l’armée israélienne
d’« organisation terroriste » et à
armer les Palestiniens.
L’intransigeance de l’Iran, tête
de pont de « l’axe de la résis-
tance » à Israël, n’est pas surpre-
nante. Ses appels à l’isolement COMMANDEZ SUR
politique et économique de l’Etat
LUNDI 13/11
hébreu sont partagés par certains
RECHARGEZ
pays arabes. Lors des réunions
préparatoires de la Ligue arabe
VOTRE VOITURE
qui se sont tenues entre ministres
des affaires étrangères en fin de
semaine, des divergences sont
apparues entre ces pays, au nom-
bre d’une dizaine, emmenés par
l’Algérie, et ceux qui veulent pré-
server leurs relations diplomati-
ques avec Israël et la médiation
américaine sur le dossier palesti-
nien. Parmi ces derniers se trou-
vent les Emirats arabes unis et
Bahreïn, signataires des accords
d’Abraham en 2020 avec Israël,
ainsi que l’Arabie saoudite. Les dé-
saccords arabes ont décidé Riyad
à fusionner, à la dernière minute,
les sommets de la Ligue arabe et
de l’OIC, qui devaient se tenir POUR VÉHICULES ÉLECTRIQUES
indépendamment.
Ces divergences compliquent la
ET HYBRIDES AVEC PRISE DE TYPE 2
Borne de
formulation d’une vision arabe recharge
commune pour l’après-guerre. murale
349.
Tous les dirigeants arabes appel-
lent la communauté internatio-
nale à saisir l’occasion de cette
-€ Courant
nominal :
16A
11 kW
L’unité
guerre pour imposer un règle-
ment du conflit israélo-palesti- PRIX UTILISABLE DANS LES GARAGES,
499.-€ CHOCS !
nien, mais aucun ne semble vou- ABRIS DE VOITURE ET À L’EXTÉRIEUR
Courant 22 kW
loir prendre la tête d’une initia- nominal : INSTALLATION FACILE PAR UN
32A ÉLECTRICIEN SPÉCIALISÉ
tive au niveau régional. « L’Arabie L’unité
saoudite a hésité, au début du
conflit, à jouer ce rôle de lea-
dership, mais elle a décidé de tem-
poriser, car il y a trop à perdre. Station de charge mobile Câble de charge type 2
Personne n’est prêt à endosser ce
119.-€ 129.- €
rôle : la plupart de ces pays ne
se préoccupent pas, au fond, des
Palestiniens, et ils veulent voir le Le set L’unité
Hamas affaibli. Ils font le service
minimum, car la cause palesti-
nienne reste importante pour leurs Puissance
populations », observe le politolo- de charge : Jusqu’à
gue Stéphane Lacroix, chercheur 1,8 kW 22 kW de
au Centre d’études et de recher- puissance
ches internationales (CERI). de charge
Le roi Abdallah II de Jordanie
s’est imposé comme une voix im-
portante pour les Palestiniens.
Fragilisé à la tête du royaume, il est
sous la pression d’une population
aux deux tiers palestinienne et
redoute un transfert des Palesti-
« LA PLUPART
DES PAYS ARABES NE
SE PRÉOCCUPENT PAS
DES PALESTINIENS ET
FRAIS DE PORT OFFERTS avec le code NOEL2023
ILS VEULENT VOIR LE applicable sur ces produits du 09/11/2023 au 06/12/2023 inclus
HAMAS AFFAIBLI »
STÉPHANE LACROIX
chercheur
4 | international
C O N F L I T I S R A É L O - PA L E S T I N I E N
« Tout le monde
ne reprendra pas le
chemin du kibboutz »
Des rescapés de Beeri, attaqué par le Hamas,
sont logés dans un hôtel près de la mer Morte
REPORTAGE
ein bokek (israël) -
envoyée spéciale
U
n énorme lobby, des
plantes en plastique,
du faux marbre et dix-
sept étages de cham-
bres tournées vers les rives salées
de la mer Morte : à première vue,
rien n’a changé au David Dead Sea
Resort d’Ein Bokek, en Israël, vaste
complexe hôtelier où les réserva-
tions battent généralement leur
plein en automne.
Pourtant, derrière ce décor, tout
a basculé depuis l’attaque du Ha-
mas contre Israël, le 7 octobre.
L’établissement est toujours
bondé, mais des gardes armés
surveillent l’entrée, le bar a baissé
son rideau et les clients ne rient
pas dans les couloirs. Disparus, les
vacanciers en maillots de bain. A
leur place, 900 habitants de Beeri
occupent l’endroit, après avoir été
évacués de leur kibboutz, en bor-
dure de la bande de Gaza.
Dans ce lieu habituellement dé-
volu au plaisir et à l’insouciance,
des familles entières pleurent
aujourd’hui leurs morts et leurs
vies saccagées. Du jour au lende-
main, leur village a été trans-
formé en paysage d’apocalypse,
puis en zone militaire. Sur les
1 200 personnes que comptait la
communauté, 86 ont été assassi-
nées, 30 prises en otage et deux
ont disparu. Non seulement un
bon tiers des maisons ont été
complètement calcinées, mais
celles qui tiennent encore debout
sont dévastées, inhabitables. Ici,
les funérailles ont succédé aux fu-
nérailles en octobre. Chaque per-
sonne rencontrée porte le deuil
d’un parent, d’un ami mais aussi
de sa vie d’avant, quand d’horri-
bles souvenirs ne venaient pas
hanter les esprits.
Comme eux, 220 000 Israéliens
ont dû quitter leur domicile dans
les jours qui ont suivi le 7 octobre.
Ceux qui résidaient autour de
Gaza, bien sûr, mais également
ceux des localités du nord, à la
frontière avec le Liban. Kiryat Sh-
mona, ville de 23 000 habitants,
s’est ainsi muée en cité fantôme,
En une frappe, Ahmed Alnaouq a perdu 21 membres de sa famille
Originaire de Gaza, le journaliste, installé au Royaume-Uni, a animé un site sur lequel de jeunes Gazaouis témoignent de leur quotidien
londres - correspondante
A hmed Alnaouq a donné
rendez-vous dans un café
du quartier londonien de
Southwark. Attablé en terrasse, le
journaliste palestinien, installé au
Royaume-Uni depuis quatre ans,
grille nerveusement des cigaret-
tes, mardi 7 novembre. Malgré la
douleur, il veut raconter son
drame et, par extension, celui des
Palestiniens blessés ou tués dans
la guerre entre Israël et le Hamas,
« parce que nous devons parler aux
opinions publiques occidentales de
ces victimes, de ces 5 000 enfants
palestiniens tués [4 500 enfants au
10 novembre, selon le ministère
de la santé de l’enclave, adminis-
trée par le Hamas]. Il faut qu’ils sa-
chent », dit-il.
Le 22 octobre, à l’aube, 21 mem-
bres de sa famille ont été tués dans
désertée lorsque des roquettes
ont commencé à pleuvoir depuis
le pays voisin. Sud et Nord con-
fondus, certains déplacés ont pu
trouver refuge chez des proches
ou dans des logements de for-
tune, mais environ 125 000 d’en-
tre eux sont toujours à l’hôtel.
Le groupe est crucial
Le résultat, c’est qu’à Tel-Aviv, à Jé-
rusalem et dans tous les sites tou-
ristiques d’Israël les établisse-
ments débordent de gens trau-
matisés, désorientés, arrachés à
leur existence ordinaire. Au point
que la physionomie de certaines
localités s’en trouve bouleversée.
Partout, il a fallu trouver des so-
lutions pour scolariser les en-
fants, aider leurs parents à refaire
surface, enregistrer les demandes
de papiers d’identité perdus ou
détruits et soigner les malades.
Sur les bords de la mer Rouge,
dans la ville d’Eilat, une antenne
de l’hôpital Beilison de Petah
Tikva (nord-est de Tel-Aviv) a
même ouvert pour faire face à un
afflux de 60 000 déplacés, soit
plus que la population totale de
cette célèbre station balnéaire.
Pris en charge par l’Etat pour
leurs chambres et leurs repas, les
réfugiés vivent au jour le jour, sans
occupation précise et, surtout,
sans la moindre idée de ce que
sera leur avenir à moyen terme. Ils
attendent, comme englués dans
ce temps mou et douloureux qui
sépare le drame de la vie d’après.
Au David Dead Sea Resort, les
pendules semblent maintenant
PRIS EN CHARGE PAR
L’ÉTAT ISRAÉLIEN
POUR LEURS
CHAMBRES ET LEURS
REPAS, LES RÉFUGIÉS
VIVENT SANS
LA MOINDRE IDÉE
DE CE QUE SERA
LEUR AVENIR
le bombardement de la maison fa-
miliale, « celle où [il est] né et où [il
a] grandi », dans le quartier de Deir
Al-Balah, au centre de la bande de
Gaza. Le drame personnel est tel
qu’Ahmed Alnaouq est, de son
propre aveu, « dans le déni ». « Je
n’arrive pas encore à comprendre, à
penser correctement », confie cet
homme de 29 ans d’une voix
douce, le regard un peu absent.
Ont été tués son père, trois de ses
sœurs, deux frères, un cousin et
quatorze neveux et nièces, tous
des enfants. « Tous étaient des ci-
vils, pas des militants, sans lien
avec le Hamas. Mon père était un
vieil homme de 75 ans, diabétique,
un de mes frères travaillait pour
une organisation humanitaire,
mes trois sœurs étaient ingénieu-
res ou enseignantes, mon cousin
avait un doctorat, il enseignait à
l’université », explique Ahmed Al-
Des familles
du kibboutz
de Beeri logées
au David Dead
Sea Resort,
à Ein Bokek,
en Israël,
le 10 novembre.
LUCAS BARIOULET
POUR « LE MONDE »
tourner dans le vide. Les piscines
sont désertes, les jardins silen-
cieux et les petits groupes qui ba-
vardent le font presque sans bruit.
Pas un éclat de voix, pas un éclat
de rire ne résonne dans le vaste
campement qu’est devenu l’hôtel,
envahi par des jouets, des tapis de
sol, un atelier de couture et des
portants remplis de vêtements,
tous expédiés par des donateurs
anonymes : partis sous les balles,
la plupart des évacués n’ont rien
emporté avec eux.
Pour la plupart, cette terre per-
due est leur vrai chez eux, l’en-
droit où ils sont nés, là où ils ont
grandi et passé l’essentiel de leur
vie, comme l’explique Shlomi,
d’un air grave. Assis dans un tran-
sat, sous les palmiers qui entou-
rent l’hôtel, cet agronome de
53 ans n’a dû sa survie qu’à la posi-
tion de sa maison, toute proche
de Gaza mais à un carrefour et en
hauteur. « Le Hamas y a installé
son QG, explique-t-il. Moi, j’étais
dans l’abri, avec mon fils de 14 ans.
Ils ont essayé d’entrer à plusieurs
reprises, mais j’ai tenu la porte
pendant plus de douze heures, ils
n’y sont pas arrivés. » Sur les 46 bâ-
timents de son quartier, seuls
trois n’ont pas été incendiés.
Shlomi raconte cela sans haine,
sans colère apparente. Contraire-
ment à d’autres, il n’a perdu
aucun membre de sa famille.
« Nous sommes des réfugiés de
guerre, glisse-t-il dans un sourire
triste. La plupart n’ont pas d’aussi
bonnes conditions. » Alors, bien
sûr, ce n’est pas facile de vivre
sans aucune intimité, sans le
moindre coin à soi, dans la même
chambre que sa fille de 18 ans,
naouq. « Je n’ai pas pu les embras-
ser, leur dire un dernier au-revoir.
Ils n’ont même pas eu de funé-
railles, ils ont été enterrés directe-
ment. Des morceaux de corps des
enfants sont encore sous les gra-
vats », témoigne le journaliste.
Deux personnes seulement ont
survécu à la frappe : l’une de ses
belles-sœurs et le fils de cette der-
nière. Et il lui reste deux autres
sœurs, qui n’étaient pas dans la
maison au moment de l’impact,
mais restent coincées à Gaza.
« Une paix basée sur la dignité »
« Je hais toute forme de violence, les
civils ne devraient jamais être mal-
traités, je suis contre les prises
d’otage, je n’aime pas le Hamas.
Mais rien ne justifie ces morts »,
s’insurge le journaliste, qui accuse
Israël « de vouloir nettoyer ethni-
quement la bande de Gaza ». Il
« mais c’est déjà bien d’être là. Et
tous ensemble ».
La question du groupe est cru-
ciale. Habitués à vivre en commu-
nauté, les rescapés de Beeri, l’un
des derniers kibboutz fonction-
nant encore sur les principes col-
lectivistes des origines, se soutien-
nent les uns les autres. C’est leur
force. Chacun d’eux sait le cauche-
mar qu’a vécu son voisin. Mais
tous n’ont pas le calme de Shlomi.
Mor, par exemple, a le visage
tordu par le chagrin et la colère.
Ses deux parents ont été tués, sa
maison réduite en cendre. « Regar-
dez la photo », ordonne cette jeune
mère de trois jeunes enfants en al-
lumant son portable. Très vite, son
ressentiment se tourne vers l’Etat,
qu’elle accuse de les avoir laissés
tomber. « Nous avons dû supplier le
bus qui avait amené des soldats de
nous emmener, lance-t-elle. Et lors-
qu’il nous a déposés à Tel-Aviv, il n’y
avait absolument personne pour
nous accueillir. »
« Personne n’a été là pour nous »
Près d’elle, son ami Ofer n’en
pense pas moins. Au bout d’un
mois, soutient ce jeune père, le
sentiment d’abandon perdure :
« Nous sommes sionistes, nous
avons fait notre service militaire,
nous aimons Israël et, pourtant,
personne n’a été là pour nous. »
Faut-il dire tout cela, pourtant ?
Afficher la faiblesse d’un Etat
dont l’attaque du Hamas a crû-
ment révélé le désordre et le man-
que d’efficacité ? Tous sont parta-
gés entre leur besoin de parler et
la loyauté envers un pays qu’ils
chérissent. Pourtant, même Miri
Gad Mesika, la chargée de com-
plaide pour un cessez-le-feu im-
médiat. Les « pauses humanitai-
res » défendues par Washington ?
Elles n’ont pas de sens pour lui :
« On apporte à manger et à boire
aux Gazaouis, et après on les bom-
barde à nouveau ? »
Ahmed, qui a fait des études de
littérature anglaise à l’université
Al-Azhar de Gaza avant de décro-
cher une prestigieuse bourse
d’études pour suivre un master
en journalisme à l’université de
Leeds, assure faire un clair distin-
guo « entre les juifs et l’Etat d’Is-
raël ». « Je n’ai rien du tout contre
les juifs et le peuple israélien, affir-
me-t-il. J’ai beaucoup d’amis
parmi eux. Mais le gouvernement
israélien nous a déshumanisés,
beaucoup d’Israéliens nous consi-
dèrent comme des animaux. »
Humaniser l’expérience palesti-
nienne et la faire connaître au
DANS LA VILLE
D’EILAT, UNE ANTENNE
D’UN HÔPITAL
A OUVERT POUR FAIRE
FACE À UN AFFLUX
DE 60 000 DÉPLACÉS
munication du kibboutz qui tente
de contrôler les entretiens, est
obligée de le reconnaître : ici,
l’aide des autorités n’est arrivée
que tardivement et pas en quan-
tité suffisante. Aujourd’hui, des
psychologues et des travailleurs
sociaux sont envoyés par le gou-
vernement, mais ceux qui sont
intervenus dans les premières se-
maines étaient tous bénévoles.
Il a fallu attendre fin octobre
pour qu’une organisation plus so-
lide prenne forme. Des stratégies
commencent à être ébauchées
sous l’égide de Tekuma, un con-
seil chargé par le gouvernement
d’enregistrer les besoins des dé-
placés, puis de leur dessiner un
futur. Dans le cas de Beeri, il s’agit
d’abord de décider où vont aller
les familles. Resteront-elles à l’hô-
tel ou iront-elles s’installer dans
deux tours de Jérusalem, tout
juste terminées ? « Nous allons vo-
ter, observe Amit Slovy, responsa-
ble des finances du kibboutz,
mais les avis sont partagés. »
Dans une deuxième phase, lors-
que les combats se seront arrêtés,
les habitants pourraient se réins-
taller à proximité de leurs terres.
Mais, entre-temps, il s’agit de pré-
server l’activité économique de
reste du monde, le journaliste y a
consacré des années. En 2014, il
perd l’un de ses frères, Ayman, tué,
assure-t-il, par l’armée israélienne
– dans un reportage de 2017, Le
Monde écrivait que ce frère était
membre de la branche militaire du
Hamas. Il raconte ce drame et
poste son histoire en ligne. Dans la
foulée, il contribue à créer le site
We Are Not Numbers, sur lequel de
nombreux jeunes de Gaza témoi-
gnent de leur quotidien. « Il y avait
beaucoup de difficultés, à Gaza,
beaucoup de chômage, mais c’était
aussi un bel endroit, un endroit où
l’on mangeait magnifiquement
bien, où les gens sont chaleureux,
où on pouvait aller à la plage. Cela
restera toujours “chez moi” », at-
teste Ahmed Alnaouq.
Ahmed Alnaouq a aussi contri-
bué à créer une page Facebook,
Accross the Wall, avec un journa-
0123
MARDI 14 NOVEMBRE 2023
ce kibboutz prospère, dont l’im-
primerie, principale source de re-
venus, tourne aujourd’hui à 25 %
de ses capacités. Chaque jour,
100 personnes sont acheminées
jusqu’à Beeri pour faire face aux
tâches les plus urgentes. Les em-
ployés sont encore payés, mais
jusqu’à quand ? « Nous avons reçu
2 millions de shekels [environ
483 000 euros] de l’Etat, quand il
en faut 10 millions pour notre
fonctionnement mensuel », souli-
gne Amit Slovy. Ceux qui ne tra-
vaillent plus souffrent du man-
que d’activité. « Faire aide l’âme à
se reconstruire », remarque
Shlomi, qui gérait les 6 hectares
d’espaces verts du kibboutz. Puis,
d’une voix douce : « Savez-vous
de quoi je rêve ? De pouvoir me le-
ver le matin et préparer le petit-dé-
jeuner de mes enfants. »
Retournera-t-il au kibboutz ?
« Bien sûr ! », s’exclame-t-il. Après
une seconde d’hésitation, il
ajoute : « Ma famille, c’est moins
évident. Il faudra que je les con-
vainque. » Comme lui, beaucoup
voudraient réintégrer ce lieu qui
représente leur « étoile polaire »,
selon les mots d’Amit Slovy. Mais
seulement si leur sécurité y est as-
surée. Les parents de jeunes en-
fants hésitent énormément.
« Tout le monde ne reprendra pas
le chemin de Beeri », estime Haïm
Yellin, ancien député et membre
du kibboutz. D’après lui, seule
une grosse moitié le fera et il fau-
dra des années pour que la com-
munauté se reforme. « C’est
comme un incendie de forêt, con-
clut-il. Ça finit par repousser, mais
il faut du temps. » p
raphaëlle rérolle
liste israélien, Yuval Abraham, où
les contributions des jeunes Pa-
lestiens sont traduites en hébreu.
Malgré ce nouveau cycle de vio-
lence, le journaliste continue à
croire à la paix. Il donne l’exemple
de son neveu, le seul enfant pré-
sent dans la maison familiale qui
ait survécu à la frappe du 22 octo-
bre. « Il a perdu son frère, sa sœur,
son père, son grand-père, ses on-
cles, ses tantes, ses quatorze cou-
sins et cousines. Il a été blessé, sa
maison a été bombardée. Mais cet
enfant, quand il grandira, il choi-
sira la paix. Parce qu’il ne voudra
pas souffrir à nouveau, sans fin. Les
enfants et les adultes de Gaza sont
traumatisés, ils le seront pour leur
vie entière. Mais ils veulent la paix,
ils la réclament depuis soixante-
quinze ans. Ils veulent une paix ba-
sée sur la dignité, sur la liberté. » p
cécile ducourtieux
6 | international
Le rôle ambigu de la Chine dans
la rébellion birmane kokang
Une rébellion ethnique a pris le contrôle de villes et de routes, dans
des combats d’une intensité inédite depuis le coup d’Etat de 2021
bangkok - correspondant le commandant d’une division
en Asie du Sud-Est d’infanterie birmane a été tué par
un drone, le plus haut gradé mort
L’
offensive menée depuis au combat depuis le coup d’Etat
le 27 octobre contre la de 2021. Le chef de la junte, le géné-
junte birmane dans le ral Min Aung Hlaing, a sonné le
nord du pays est pour rappel des réservistes de l’armée et
l’instant couronnée de succès. Me- dénoncé, le 8 novembre, selon le
née par un trio d’armées ethni- quotidien officiel Global New Light
ques rebelles contre Laukkai, la ca- Of Myanmar, une « lutte armée fi-
pitale d’une zone « auto-adminis- nancée par le trafic de drogue ».
trée » sinophone de 150 000 habi-
tants sous contrôle de la junte, elle « Régime de marionnettes »
pose une série de questions sur le Le groupe responsable de l’offen-
rôle indirect de Pékin. sive, l’Armée de l’alliance démo-
Au total, les rebelles annonçaient cratique nationale du Myanmar
avoir conquis près de 160 postes et (MNDAA), est la guérilla histori-
fortins de l’armée, au seizième que de l’ethnie kokang, des Chi-
jour de l’opération en cours dans le nois han implantés depuis des siè-
nord de l’Etat Shan. Le 5 novembre, cles du côté birman de la frontière.
Dans cette zone de trafics, un
temps repaire d’opposants au ré-
CHINE gime communiste chinois, la
Chine de Mao exporte en 1968 sa
YUNNAN révolution, faisant de Kokang un
avant-poste du Parti communiste
INDE Laukkai de Birmanie en guerre contre la
Muse junte. Avec la fin de la guérilla
Lincang communiste en 1989, la MNDAA
BANGLADESH Kokang va défendre l’autonomie de la
BIRMANIE SHAN zone kokang face aux juntes suc-
LAOS cessives, tout en prospérant grâce
Naypyidaw à sa proximité avec la Chine. Sous
Golfe la pression chinoise, la culture de
du Bengale l’opium y est bannie en 2003.
THAÏLANDE
Tout bascule en 2009 : alors
commandant des forces armées
Mer d’Andaman 250 km
de l’Etat Shan, le général Min Aung
UN HORS-SÉRIE
HORS-SÉRIE
UN LONG CHEMIN
VERS L'INFINI
LE MYSTÈRE DES NOMBRES PREMIERS
Depuis Euclide, les nombres premiers fascinent les mathématiciens. Comment
reconnaît-on les nombres premiers ? Combien en existe-t-il ? Des nombres qui
encore aujourd’hui conservent une partie de leur mystère, à découvrir dans ce
nouveau hors-série du Monde.
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Hlaing, le futur putschiste de 2021,
met la main sur la région en obte-
nant le ralliement du numéro
deux de la MNDAA, un Kokang.
Celui-ci va faire des hommes sous
son commandement une force de
gardes-frontières (Border Guard
Forces, BGF) intégrée à l’armée bir-
mane et prendre la tête de la nou-
velle « zone auto-administrée ». Le
reste de la MNDAA rejoint le ma-
quis à proximité de la frontière
chinoise. Les BGF ont carte blan-
che pour faire fructifier leurs acti-
vités : le groupe local Fully Light,
notamment, devient un conglo-
mérat richissime grâce à des mo-
nopoles sur le commerce avec la
Chine, ses casinos et ses capacités
de blanchiment d’argent.
« Fully Light est devenu un acteur
majeur de l’économie nationale, les
membres du clan Liu [propriétai-
res du groupe] font régulièrement
des dons à l’armée du Myanmar [le
nom officiel de la Birmanie] et à
son parti politique, le Parti de la so-
lidarité et du développement de
l’Union », confirme Jason Tower,
de l’Institut des Etats-Unis pour la
paix, basé à Bangkok.
Dans l’enclave de 150 000 habi-
tants, la colère, pourtant,
gronde. Les sites en mandarin de
la MNDAA donnent aujourd’hui li-
bre cours au ressentiment contre
le « régime de marionnettes » rallié
à la junte, ses trafics et ses compro-
missions. Ils fustigent les efforts
de « désinisation » des autorités
birmanes, comme réduire l’ensei-
gnement du mandarin dans les
écoles. L’armée birmane a divisé
les Kokang, et leur territoire « n’a
d’auto-administré que le nom »,
lit-on dans un de leurs pamphlets.
L’explosion de la criminalité par
le biais de centres d’arnaques en
ligne nés durant la pandémie de
Covid-19 a de son côté provoqué le
mécontentement croissant de
Pékin, les Chinois étant les pre-
mières cibles de ces fraudes. Cette
nouvelle forme de criminalité
s’est répandue le long des « nou-
velles routes de la soie » en Asie du
Sud-Est et ternit le projet phare du
président chinois, Xi Jinping.
Aussi, son éradication devient-
elle une priorité en 2022 : les ad-
ministrations provinciales chi-
noises mettent alors en place des
équipes de policiers pour traquer
les ressortissants chinois soup-
çonnés d’implication dans ces ac-
tivités frauduleuses à l’étranger.
Quand, cet été, Pékin oblige une
autre enclave sinophone de l’Etat
Shan, sous le contrôle de la gué-
rilla autonomiste United Wa State
Army (UWSA), à fermer ses cen-
tres de fraude et à transférer en
Chine 4 000 Chinois, la pression
monte sur le Kokang. Mais ni les
exhortations répétées de la Chine
à ses dirigeants, aux liens d’affai-
res étroits avec la province du
Yunnan, ni celles à la junte bir-
mane ne font rendre gorge aux
affidés de Min Aung Hlaing.
Nouveau pouvoir de négociation
Le 1er octobre, tout s’accélère. Une
délégation du Kokang invitée dans
la grande ville de Lincang, la pré-
fecture chinoise de l’autre côté de
la frontière birmane, voit une di-
zaine de ses membres arrêtés par
la police chinoise, dont plusieurs
dirigeants du gouvernement local
et du groupe Fully Light. Dans l’en-
clave kokang, l’opérateur du prin-
cipal centre de fraude s’empresse
de transférer ses employés chinois
vers d’autres sites. Le 20 octobre,
plusieurs dizaines d’entre eux ten-
tant de fuir auraient été tués ou
blessés par des gardes, poussant
les autorités chinoises de Lincang
à exiger une enquête.
Le 27 octobre, la MNDAA déclen-
che son offensive surprise sur des
postes militaires birmans, au
nom de la lutte contre les centres
de fraude : une manière, estiment
les observateurs, de s’assurer du
soutien tacite de la Chine.
Le déroulé des événements
montre que « la Chine ne laisse
aucun doute sur sa capacité à in-
fluencer les actions des armées
ethniques lorsqu’elle a la volonté
politique de le faire », signale une
note récente de l’Institut des Etats-
Unis pour la paix. Non sans impli-
cations : en cas de victoire, les ar-
mées ethniques fortement dé-
pendantes de la Chine comme la
MNDAA acquièrent au passage un
nouveau pouvoir de négociation
au sein de la résistance birmane.
La Chine, qui s’est accommodée
du coup d’Etat en 2021, déplore,
depuis, l’instabilité croissante. « Si
Pékin va demeurer non interven-
tionniste dans les affaires birma-
nes, selon M. Tower, il est probable
que les tensions entre la Chine et la
junte ne vont faire qu’augmenter,
même une fois les centres de frau-
des éradiqués : la Chine se rend
compte que la junte n’est pas un
partenaire fiable pour ses propres
objectifs stratégiques. » Au plus
mauvais moment : l’économie
birmane bat de l’aile, et Min Aung
Hlaing s’efforçait ces derniers
mois de relancer les projets de
train transfrontalier via la ville de
Muse, en bordure du Kokang. p
brice pedroletti
Nord Stream : un officier
ukrainien mis en cause
dans le sabotage
Roman Tchervinski, qui est détenu à Kiev
dans une autre affaire, nie sa responsabilité
berlin - correspondant
U n officier des forces
spéciales ukrainiennes
aurait coordonné le sa-
botage des gazoducs russes Nord
Stream 1 et 2, affirment le Spiegel
et le Washington Post dans une
enquête conjointe, publiée sa-
medi 11 novembre. Son nom : Ro-
man Tchervinski. Selon l’hebdo-
madaire allemand et le quoti-
dien américain, ce colonel ukrai-
nien aurait encadré l’équipe qui a
fait exploser les deux pipelines,
le 26 septembre 2022, au fond de
la mer Baltique.
Contacté par les deux journaux,
M. Tchervinski affirme que ces ac-
cusations sont sans fondement.
« Toutes les spéculations sur mon
implication dans l’attaque de Nord
Stream sont répandues par la pro-
pagande russe », a-t-il fait savoir
par l’intermédiaire de son avocat,
alors que lui-même se trouve ac-
tuellement en détention provi-
soire à Kiev pour une autre affaire.
Arrêté en avril, Roman Tcher-
vinski est accusé d’avoir abusé de
son pouvoir en poussant un pilote
russe à faire défection, en juil-
let 2022, lors d’une opération qui
aurait tourné au fiasco : au lieu de
se rendre aux autorités de Kiev
comme convenu, l’homme aurait
transmis à ses supérieurs des in-
formations sur l’aéroport mili-
taire de Kanatove, situé dans le
centre de l’Ukraine, où il devait at-
terrir, ce qui a permis aux forces
russes de bombarder celui-ci,
tuant un soldat ukrainien et en
blessant dix-sept autres. Roman
Tchervinski affirme que les pour-
suites engagées contre lui consti-
tuent des représailles politiques
pour le fait d’avoir critiqué le prési-
dent Volodymyr Zelensky.
Dissensions au sommet de l’Etat
Ces critiques sont publiques. Elles
remontent au 3 décembre 2021.
Dans une interview diffusée ce
jour-là sur la chaîne de télévision
Ukraine 24, Roman Tchervinski
avait accusé l’entourage du chef de
l’Etat d’avoir fait échouer, en
juillet 2020, une opération visant
à capturer en Biélorussie des mer-
cenaires du groupe russe Wagner
dans le but de les extrader vers
l’Ukraine. Selon lui, des proches de
Volodymyr Zelensky auraient fait
capoter ce plan à la dernière mi-
nute par « peur de provoquer la
Russie », alors que Kiev et Moscou
venaient de conclure un cessez-le-
feu dans le Donbass, une région en
proie à des affrontements armés
entre séparatistes russes et forces
ukrainiennes depuis 2014.
A l’époque, Roman Tchervinski
était membre du GUR, le service
de renseignement militaire ukrai-
nien, qu’il avait rejoint après avoir
travaillé pendant plusieurs an-
nées pour le SBU, le service de sé-
curité du pays. Dans sa déclaration
transmise au Spiegel et au
Washington Post par son avocat, il
affirme avoir « planifié et mis en
œuvre » plusieurs assassinats de
séparatistes prorusses en Ukraine.
Il se prévaut également d’avoir
PR OC HE- OR I EN T
Frappes américaines
en Syrie
Les Etats-Unis ont lancé des
frappes en Syrie contre deux
sites liés à l’Iran, dimanche
12 novembre, en réponse aux
attaques contre les forces
américaines dans la région,
a déclaré le secrétaire améri-
cain à la défense, Lloyd Aus-
tin. Elles ont « touché des ins-
tallations dans l’est de la Syrie
utilisées par le corps des gar-
diens de la révolution et des
0123
MARDI 14 NOVEMBRE 2023
« L’opération Nord
Stream a été
conçue de
manière que
Zelensky soit tenu
à l’écart », écrit
le « Washington
Post »
« fait enlever un témoin » suscepti-
ble de corroborer l’implication de
la Russie dans la destruction du
vol MH17 de la Malaysia Airlines
au-dessus de l’Ukraine en juil-
let 2014, tuant les 298 passagers et
membres d’équipage.
Volodymyr Zelensky a toujours
nié l’implication de son pays dans
le sabotage des gazoducs Nord
Stream 1 et 2. « Rien de tel n’a été
commis par l’Ukraine. Jamais je ne
ferais une telle chose », avait dé-
claré le président ukrainien au
quotidien allemand Bild, en juin,
après la parution d’articles de
presse affirmant que des services
de renseignement occidentaux
avaient appris l’existence d’un
plan de sabotage des pipelines,
trois mois avant que celui-ci ne
soit mis à exécution par une
cellule « rendant compte directe-
ment » au général Valeri Zaloujny,
le commandant en chef des forces
armées ukrainiennes.
Le Spiegel et le Washington Post
ne mettent pas en cause la bonne
foi du président ukrainien. « L’opé-
ration Nord Stream a été conçue de
manière que Zelensky soit tenu à
l’écart », écrit le quotidien améri-
cain, précisant que cela corres-
pond à ce que pensent plusieurs
Etats dont « les officiels ont eu l’oc-
casion de dire en privé qu’ils [lui]
faisaient confiance lorsqu’il af-
firme ne pas avoir approuvé le sa-
botage de Nord Stream ».
Si elle le dédouane de la respon-
sabilité de l’opération, l’enquête
parue samedi n’en est pas moins
embarrassante pour Volodymyr
Zelensky. En affirmant que celui-ci
n’a sans doute pas été informé en
amont de l’existence de ce plan, le
Spiegel et le Washington Post met-
tent en lumière les dissensions à la
tête de l’Etat ukrainien.
« Si le commandant en chef de l’ar-
mée ukrainienne s’est effectivement
permis d’organiser un coup d’une
telle importance dans le dos de Ze-
lensky, c’est un signe de faiblesse ter-
rible pour celui-ci », estime Marion
Van Renterghem, ex-journaliste au
Monde, autrice d’une enquête inti-
tulée Le Piège Nord Stream (Les
Arènes, 270 pages, 22 euros). Selon
elle, l’hypothèse selon laquelle
M. Zelensky n’aurait rien à voir
avec l’opération est crédible,
même si Kiev s’est toujours op-
posé à Nord Stream, estimant que
la construction ce double gazoduc
reliant la Russie à l’Allemagne ren-
forcerait la dépendance énergéti-
que de l’Europe vis-à-vis de Mos-
cou et affaiblirait donc l’Ukraine,
en la contournant. p
thomas wieder
groupes affiliés à l’Iran, en ré-
ponse aux attaques continues
contre le personnel américain
en Irak et en Syrie », a déclaré
M. Austin dans un communi-
qué. C’est la troisième fois
en trois semaines que l’ar-
mée américaine prend pour
cible des sites en Syrie qu’elle
dit liés à l’Iran, qui soutient
divers groupes armés accusés
par Washington d’être à
l’origine d’une recrudescence
des attaques contre ses trou-
pes au Proche-Orient. – (AFP.)
8 | international
En France, l’intense formation des soldats ukrainiens
La Task Force 19 prend en charge l’entraînement de militaires, pour la plupart des engagés volontaires
REPORTAGE
D
avaï ! Davaï ! » (« allez !
allez ! »). Penché au
bord d’une tranchée
boueuse, un militaire
français harangue une colonne de
soldats ukrainiens. Partis à l’as-
saut d’un boyau de terre hérissé
de barbelés, ceux-ci ne progres-
sent pas assez vite au goût de
l’instructeur. « La mise en place a
été propre. On ne les a pas vus ni
entendus avant qu’ils déclenchent
leur tir d’appui. Mais ils auraient
dû avancer plus rapidement dans
la tranchée pour ne pas laisser le
temps à l’ennemi [joué par des mi-
litaires français] de se ressaisir, ex-
plique le capitaine Rémi, l’officier
qui supervise la manœuvre. On
va débriefer ça avec eux. »
Alors que la guerre en Ukraine
se transforme en un affronte-
ment de positions appelé à durer,
la formation des soldats de Kiev
par l’armée française, un pro-
gramme commencé au mois de
février, monte peu à peu en puis-
sance. Après plusieurs mois de tâ-
tonnements, durant lesquels les
hommes étaient dispersés dans
différents régiments, l’état-major
a décidé de regrouper toutes ses
formations au combat d’infante-
rie dans un camp du centre de la
France, dont la localisation est te-
nue confidentielle, mais qui a été
ouvert aux médias début novem-
bre. Un nom a même été donné
au détachement chargé de s’occu-
per des Ukrainiens : Task Force 19,
en référence au mariage d’Anne
de Kiev avec le roi Henri Ier,
petit-fils d’Hugues Capet, qui eut
lieu le 19 mai 1051 et marqua le
début de la relation entre la
France et l’Ukraine.
« Boulangers » et « plombiers »
C’est là, au milieu des arbres et
des champs, que plusieurs cen-
taines de militaires ukrainiens
viennent tour à tour suivre entre
deux et cinq semaines d’entraî-
nement, dans des conditions
proches du réel, comme le font
habituellement les fantassins
français lors de leurs stages de
préparation opérationnelle.
« Nous leur proposons différentes
formations en matière de combat
terrestre. Cela peut être de l’assaut
de tranchées ou de l’affrontement
en milieu urbain, mais aussi des
choses plus spécialisées, comme
du tir de précision, du combat du
génie, du franchissement de ter-
rain miné… », énumère le lieute-
nant-colonel Even (les noms de
famille ont été supprimés à la
A Kiev, des familles réclament la démobilisation de leurs proches
Sur la place Maïdan, comme dans le reste de l’Ukraine, des épouses de soldats demandent que les troupes soient relevées après dix-huit mois
kiev - correspondant
U ne petite foule s’est ras-
semblée sur la place
Maïdan, à Kiev, des fem-
mes essentiellement, venues ré-
clamer la démobilisation de leurs
maris après dix-huit mois de ser-
vice dans l’armée. Ce dimanche
12 novembre, sur la place centrale
de la capitale ukrainienne, quel-
ques dizaines d’épouses, pour cer-
taines accompagnées de leurs en-
fants, bravent le vent et la pluie,
pancarte en main. « Parti défendre
un pays libre et devenu un serf de la
guerre » ; « Maintenant, c’est au
tour des autres ». Une petite fille
tient une affichette avec des lettres
roses : « C’est à mon tour de faire un
câlin à mon père ».
« Nous voulons une limite dans le
temps, car il y a aujourd’hui ce sen-
timent que tu peux entrer dans l’ar-
mée pour ne jamais en sortir », ex-
plique Anastasiia Troshyna, 23 ans,
dont le mari, Oleg, combat dans le
« Leurs méthodes
sont encore
marquées par
la doctrine
soviétique,
qui est assez
brutale »
LE CAPITAINE XAVIER
demande de l’armée), le chef du
détachement Task Force 19.
Les instructeurs français ne ca-
chent pas que les premiers jours
peuvent être difficiles. Les Ukrai-
niens venus se former sont pour
la plupart des engagés volon-
taires, et n’ont souvent pas reçu
d’enseignement militaire. « On a
des boulangers, des plombiers,
certains ont plus de 40 ans. Il faut
leur apprendre à marcher, à por-
ter des charges, à endurer le
froid… », explique le capitaine
Michel. « Au début, ils parlent tout
le temps, ils ont du mal à rendre
compte à leurs supérieurs, parce
que cela demande de la discipline.
C’est pour ça qu’on répète, on
répète. On “drille” [acquisition de
réflexes par la répétition des
tâches] tout le temps », ajoute le
capitaine Xavier.
L’état-major ukrainien a donné
comme mot d’ordre de ne pas
ménager les recrues. Lors de leur
formation, les néosoldats de Kiev
s’entraînent six jours sur sept et
passent au moins une nuit par se-
maine sur le terrain, pour des
exercices nocturnes. Ils subissent
également une épreuve au cours
de laquelle ils sont capturés et
doivent tenter de s’évader, de nuit
et sans repères. Un bon moyen de
tester leur résistance au stress, af-
firme-t-on côté français. Si les en-
traînements se font avec des mu-
nitions à blanc, l’environnement
se veut le plus réaliste possible.
Des carcasses découpées de cervi-
dés, recouvertes de treillis mili-
taires, sont par exemple dispo-
Trois officiers russes tués à Melitopol,
selon Kiev
Les services ukrainiens de renseignement militaire ont affirmé,
sur Telegram, dimanche 12 novembre, qu’au moins trois
officiers russes avaient été tués, la veille, dans une explosion
à Melitopol, résultant d’une action de « la résistance locale ».
Selon la même source, « l’attaque s’est produite durant
une réunion avec des officiers du FSB [les services de sécurité
russes] et de la garde nationale russe ». La ville de Melitopol
est située dans la région de Zaporijjia, l’un des quatre
territoires annexés par la Russie en 2022.
Donbass, dans l’est du pays, dans la
région de Donetsk. « Ils sont fati-
gués, démotivés, ils veulent du re-
pos », insiste la jeune femme en
évoquant son mari et les soldats
de son unité. « Ils veulent venir ici,
voir leurs enfants et leurs proches. »
Sous la loi martiale, la démobili-
sation ne peut se faire qu’en cas de
blessures graves, pour des raisons
familiales impérieuses ou passé
l’âge limite de la mobilisation, fixé
à 60 ans. Depuis qu’Oleg s’est en-
gagé, en mars 2022, Anastasiia n’a
pu le retrouver qu’à une seule
occasion, lorsqu’il a été envoyé
dans un hôpital de la capitale pour
une blessure à la jambe. Si la loi
ukrainienne stipule que les sol-
dats ont le droit à trente jours de
congé par année, « cette loi ne mar-
che pas, assure son épouse, car il
n’y a personne pour les remplacer ».
C’est là une autre ambition de
ces petites manifestations qui
rassemblent des dizaines de fem-
mes dans plusieurs villes du pays
Des militaires ukrainiens lors d’un entraînement en France, en novembre. Pour reproduire les conditions du front ukrainien où
les uniformes des belligérants se ressemblent, les recrues sont équipées de tenues de combat françaises. ÉDOUARD ÉLIAS POUR « LE MONDE »
sées le long des tranchées, pour
simuler des corps déchiquetés.
A écouter les formateurs tricolo-
res – les Ukrainiens ne sont pas
autorisés à s’exprimer –, la moti-
vation des recrues est « très
forte ». « Ils ont conscience de
l’enjeu et apprennent très vite. Ce
sont des éponges. Sur certaines sé-
quences, on doit même les frei-
ner », assure le lieutenant-colonel
Even. Les exercices, menés avec
l’aide de traductrices ukrainien-
nes – peu d’hommes maîtrisent
l’anglais –, s’effectuent avec l’ef-
fectif d’une section (de 30 à 50 sol-
dats), mais certaines promotions
finissent leur période d’instruc-
tion avec des manœuvres enga-
depuis deux semaines : convain-
cre ceux qui n’ont pas encore com-
battu de rejoindre les forces ar-
mées. « J’ai des gens autour de moi
qui veulent y aller mais qui hésitent,
car ils ne savent pas combien de
temps ça va durer, affirme Anasta-
siia Troshyna. Est-ce que ce sera
pour cinq ans ? Pour dix ans ?
Aujourd’hui, le sentiment, c’est que
tu dois être là-bas jusqu’à la fin. »
Pour Olha, qui a refusé de
donner son nom de famille, une
démobilisation après dix-huit
mois permettrait de donner des
perspectives. « Personne ne veut al-
ler se battre et ceux qui sont à la
maison se rendent compte qu’il n’y
a pas de fin, dit-elle. On y va jusqu’à
ce qu’on meure ou qu’on devienne
handicapé. Peut-être que cela moti-
vera d’autres, peut-être que cela
atténuera un peu leurs craintes,
parce que les gens ont peur, peur
d’aller là-bas et de mourir. »
L’engagement massif des pre-
miers mois de l’invasion, qui avait
geant l’équivalent d’une compa-
gnie (de 100 à 200 hommes), si-
gne de leur capacité à « monter en
gamme » et à mener des opéra-
tions plus complexes, se félicitent
les instructeurs.
Au-delà de l’acquisition de com-
pétences de base, ces formations
sont le moyen pour les Ukrainiens
de se confronter aux procédures
occidentales. « Leurs méthodes
sont encore marquées par la doc-
trine soviétique, qui est assez bru-
tale : ils attaquent frontalement, et
si ça ne marche pas, ils réattaquent
de la même façon. On leur apprend
comment créer un rapport de force
favorable sur un compartiment de
manœuvre, avec des tirs d’appui,
du soutien… », explique le capi-
taine Xavier. « Les Russes et les
Ukrainiens sont aujourd’hui figés
sur le front parce qu’ils appliquent
les mêmes doctrines. Ils savent ce
que l’autre va faire. Pour retrouver
de l’espace de manœuvre, ils doi-
vent surprendre », ajoute le lieute-
nant-colonel Even.
La France s’est engagée à former
7 000 soldats ukrainiens en 2023,
sur les 40 000 promis par l’Union
européenne – le Royaume-Uni et
les Etats-Unis ont leurs propres
fait la fierté des Ukrainiens, a laissé
place, depuis des mois, à des criti-
ques de plus en plus nombreuses
contre des hommes décidés à tout
faire pour échapper à l’armée. Cer-
tains limitent leurs déplacements
ou ne sortent quasiment plus de
chez eux. En témoigne aussi la po-
pularité des chaînes Telegram qui
recensent les mouvements des
officiers recruteurs dans les villes.
Ce refus d’une partie de la po-
pulation masculine de s’enrôler
Les
manifestantes
veulent aussi
convaincre ceux
qui n’ont pas
encore combattu
de rejoindre les
forces armées
programmes. Outre le camp de la
Task Force 19, l’armée française a
dépêché 200 militaires en Polo-
gne pour y mener des entraîne-
ments. Mais l’état-major s’inter-
roge sur les difficultés que les
Ukrainiens semblent avoir à leur
envoyer des candidats. La sé-
quence prévue en France en sep-
tembre – la cinquième depuis le
lancement du programme en fé-
vrier – a ainsi dû être décalée en
octobre, faute de recrues. De
même, la sécurité a été renforcée
après qu’un cas de désertion a été
enregistré, avec notamment
l’arrivée de policiers militaires
ukrainiens sur place.
Couper le contact
La présence ukrainienne au sein
du camp de la Task Force 19 est
néanmoins amenée à durer, pro-
met-on. Une réflexion est notam-
ment en cours pour proposer à
Kiev des formations de chefs de
groupe. « Les Ukrainiens man-
quent de sous-officiers, ce qui leur
pose un problème au vu de la lon-
gueur de leur ligne de front [plus de
1 000 kilomètres]. Nous travaillons
à leur proposer quelque chose pour
2024 », assure le lieutenant-colo-
agace Iryna Topynko : « On nous dit
qu’il n’y a personne pour remplacer
nos hommes sur le front, mais on
voit ce qu’il se passe ici ! s’écrie-t-
elle. On sait par ouï-dire qui a payé,
comment il a payé, qui a fait quoi,
qui est parti à l’étranger. Cette
injustice… eh bien, elle peut nous
rendre folles, et nos proches aussi. »
Cette quinquagénaire tient cepen-
dant à préciser que son mari « ne
rentrera pas sans ses frères d’armes,
comme dans d’autres unités, où ils
disent qu’ils resteront jusqu’au
bout de la guerre ».
« Un peu plus motivés »
Des vidéos d’arrestations mus-
clées de civils par des officiers re-
cruteurs circulent sur les réseaux
sociaux. Les différentes affaires de
corruption au sein du ministère de
la défense et des bureaux régio-
naux de recrutement qui ont
émaillé les deux premières années
de guerre ont eu un impact. Ré-
cemment, un nouveau scandale a
0123
MARDI 14 NOVEMBRE 2023
nel Even. Après de premières criti-
ques sur le contenu des forma-
tions, parfois jugées trop théori-
ques ou inadaptées, les instruc-
teurs ont aussi modifié leur façon
de faire. « Le programme est désor-
mais validé quotidiennement par
les officiers ukrainiens, pour coller
à leurs besoins », ajoute le chef du
détachement.
La consigne reste en revanche la
même sur la fraternisation entre
soldats. Les officiers français de-
mandent à leurs hommes de cou-
per le contact avec les Ukrainiens
à l’issue de leur formation, même
si des liens forts peuvent se créer.
Officiellement, il s’agit d’une me-
sure de sécurité. « Si un Ukrainien
est capturé, nous ne voulons pas
qu’il ait des numéros de téléphone
français dans son portable », ex-
plique le lieutenant-colonel Even.
Mais l’aspect psychologique est
aussi souligné. « On sait que cer-
tains des hommes que nous for-
mons vont mourir. On se deman-
dera toujours si on a bien fait les
choses, si on aurait pu mieux faire
ou autrement pour qu’ils s’en sor-
tent, souffle le capitaine Xavier.
Mieux vaut ne pas savoir. » p
cédric pietralunga
provoqué indignation et colère. Le
3 novembre, 19 soldats de la 128e
brigade d’assaut de montagne ont
été tués, et des dizaines blessés,
dans une attaque de missile russe,
alors qu’ils avaient été rassemblés
pour une remise de médailles, à
30 kilomètres de la ligne de front,
dans la région de Zaporijia. Le pré-
sident, Volodymyr Zelensky, est
revenu sur l’événement, présen-
tant ses condoléances et affirmant
qu’une enquête permettrait de
faire le jour sur une « tragédie qui
aurait pu être évitée ».
Pour Olya, dont le mari,
Mykhaïlo, combat lui aussi dans le
Donbass, une démobilisation au
bout de dix-huit mois permettrait
de donner de l’espoir à ceux qui
sont sur le front. « Cela leur appor-
tera un peu de force, ils seront un
peu plus motivés, surtout parmi
ceux qui y sont depuis le premier
jour. Ils ne veulent pas rester là-bas
sans date de retour. » p
thomas d’istria
0123
MARDI 14 NOVEMBRE 2023
L’air pollué de New Delhi, poison pour les enfants
Face au nuage toxique qui enveloppe la capitale indienne, les autorités ont ordonné la fermeture des écoles
new delhi - correspondance
L
es cours de récréation des
écoles de New Delhi se
sont vidées. Le chahut des
enfants a laissé place au
silence, et les feuilles mortes ont
recouvert les terrains de jeu. A
l’entrée de l’école publique Sarvo-
daya Vidyalaya de Defence Colony,
située dans le sud de la capitale,
seuls deux gardiens sont assoupis
dans leur petite cahute. Presque
toutes les écoles de la ville ont été
ainsi désertées. Face au nuage
toxique qui enveloppe la capitale
indienne depuis plusieurs jours,
les autorités ont ordonné le 3 no-
vembre la fermeture des établisse-
ments scolaires. D’abord, les cours
ont été transférés en ligne. Puis les
vacances d’hiver ont tout simple-
ment été avancées d’un mois.
« Respirer dans cette ville, c’est
comme respirer dans une énorme
casserole remplie de poussière qui
vous remonterait dans le nez et
dans la bouche », tente d’expliquer
Aaryan Sehgal, âgé d’à peine
12 ans, qui fréquente une école
privée, elle aussi passée à l’ensei-
gnement à distance. « Sans air, on
étouffe, mais à Delhi, en ce mo-
ment, c’est l’air qui nous étouffe »,
souffle l’adolescent, dont les bron-
ches sont distinctement prises.
L’air de New Delhi est irrespira-
ble. Comme tous les ans, avec
l’arrivée de l’hiver, le taux de
PM2,5 – ces particules fines can-
cérigènes qui pénètrent dans le
sang et les poumons –, affiche des
niveaux qui peuvent aller jusqu’à
trente fois les recommandations
de l’Organisation mondiale de la
santé. A partir du mois de no-
vembre, New Delhi connaît des
pics de pollution atmosphérique
alimentés par les brûlis agricoles
des Etats voisins, les émissions
industrielles et les transports
routiers, combinés à des tempé-
ratures plus fraîches et à l’ab-
sence de vent, qui plaquent les
polluants au sol et les empêchent
de se dissiper.
« Véritable meurtre »
Et les plus jeunes sont en pre-
mière ligne : dans la capitale, près
d’un écolier sur trois souffre
d’asthme et d’obstruction des
voies respiratoires. Les enfants
sont plus vulnérables, car cer-
tains de leurs organes vitaux,
comme le cerveau et les pou-
mons, ne sont pas pleinement
développés. Leur fréquence respi-
ratoire étant également plus éle-
vée que celle des adultes, ils inha-
lent davantage d’air toxique. La
situation est telle que la Cour su-
prême a dénoncé le « véritable
meurtre » des « jeunes », exhor-
tant l’exécutif de la capitale et les
Etats voisins à faire davantage
pour protéger les populations de
ce fléau. Tueuse silencieuse, la
pollution atmosphérique aurait
causé 1,67 million de décès pré-
ACT I VI T É VOLC AN I QU E
Grindavik, en Islande,
menacée de destruction
La ville islandaise de Grinda-
vik (4 000 habitants) a été
évacuée, samedi 11 novembre,
après que le déplacement du
magma sous la croûte terres-
tre a provoqué des centaines
de séismes, ce qui pourrait
être le signe précurseur
d’une éruption volcanique.
La localité portuaire, située
à 40 kilomètres au sud-ouest
de Reykjavik, est proche de la
centrale géothermique de
Svartsengi, fournisseur d’eau
et d’électricité pour toute la
péninsule de Reykjanes.
L’île, qui compte 33 systèmes
volcaniques actifs, a déclaré
l’état d’urgence. Des abris
et des centres d’aide ont été
ouverts dans plusieurs villes
voisines de Grindavik. – (AFP.)
planète | 9
maturés en Inde, dont près de phénomène récurrent. Il est grand faire de la lutte contre la pollu- tacle considérable à leur réussite
17 500 rien qu’à New Delhi. temps d’y remédier », s’emporte tion sa priorité, alors il ne faudra
Le gouvernement scolaire. « Les enfants respirent le
Cette pollution affecte les en- Sabina Sood, principale de l’école à l’Inde que quelques mois pour de Narendra même air à l’école qu’à la maison,
fants avant même leur nais- publique Atal Adarsh Vidyalaya changer ce scénario », affirme mais il est de notre devoir de les
sance. « Les femmes enceintes res- de Lodhi Colony, un autre quar- celle qui est également profes-
Modi reste muet protéger, au moins en limitant
pirent l’air toxique et les polluants tier du sud de New Delhi. seure d’université. en dépit leurs trajets à l’extérieur, admet
pénètrent leur sang et traversent Et ce brouillard toxique qui fait Sabina Sood. Le problème c’est
le placenta pour atteindre le sang Brouillard toxique suffoquer New Delhi nuit égale-
de l’ampleur que, dans notre école, beaucoup
du bébé, ce qui peut causer des Pire, la capitale et les Etats voisins ment à la santé mentale des en- de cette crise de d’enfants sont issus de milieux
retards de croissance ou encore se renvoient sans cesse la respon- fants. « Cette situation me fait économiques défavorisés, et ils
des malformations congénita- sabilité du smog. Les agriculteurs vraiment de la peine, parce que
santé publique sont parfois deux ou trois frères et
les », alerte Arvind Kumar, chi- du Pendjab, de l’Uttar Pradesh ou les écoles ont été fermées pen- sœurs à se partager le smart-
rurgien thoracique à l’hôpital encore de l’Haryana continuent dant presque deux ans durant le phone d’un de leurs parents pour
Medanta, à New Delhi. de brûler les résidus de leurs ré- Covid-19, et j’espère vraiment que de l’air. « Je suis à peine descendu suivre les cours. »
Dès leur premier souffle, les coltes pour semer plus rapide- la pollution ne va pas mener à la de l’avion que j’ai recommencé à Et les taux de pollution bat-
nouveau-nés inhalent eux aussi ment les suivantes. Le gouverne- même situation, car nous pou- tousser », explique le garçon, qui taient encore des records lundi
cet air vicié, responsable de pro- ment du premier ministre Naren- vons faire de moins en moins de voudrait devenir spécialiste du matin, au lendemain de Diwali,
blèmes respiratoires tels que dra Modi reste muet en dépit de choses », regrette le fils de Sa- climat. Lui et ses amis ont vu fête hindoue des lumières au
l’asthme, mais aussi les pneumo- l’ampleur de cette crise de santé guna Puri, Idhaant Singh, la voix leurs sorties à l’extérieur limitées cours de laquelle de nombreux
nies. La plupart des enfants qui vi- publique. « Les industries, le profit, cassée et le nez pris. par leurs parents et sont Indiens ont fait exploser des pé-
vent à Delhi sont sous nébuliseur, la croissance du pays sont-ils plus L’adolescent de 12 ans, qui a re- contraints de rester chez eux, où tards en dépit de l’interdiction,
parfois dès les premiers jours de importants que le droit fonda- noncé à faire du sport en plein air des purificateurs d’air tournent à aggravant dramatiquement la
leur vie. « Le bébé d’une maman de mental d’un enfant ou d’un adulte à New Delhi, revient tout juste plein régime. toxicité de l’air. Si tout le nord du
notre quartier n’a que 3 mois et d’inspirer et d’expirer un air dé- d’un voyage de classe à Coorg, Les élèves de milieux plus mo- pays souffre de pollution chro-
doit déjà utiliser cet appareil en rai- pourvu de produits toxiques ?, dans le Karnataka, « l’endroit destes n’ont pour la plupart pas nique, l’atmosphère s’améliore
son de problèmes respiratoires », s’interroge Saguna Puri, de dans le pays qui enregistre le cette chance, les purificateurs généralement avec le retour des
souligne Saguna Puri, une mère Warrior Mums. Lorsque le gou- meilleur AQI », nous signale-t-il, étant trop onéreux. La fermeture beaux jours. p
de deux enfants cofondatrice du vernement aura enfin décidé de en référence à l’indice de qualité des écoles présente donc un obs- carole dieterich
collectif Warrior Mums, qui se bat
pour un air propre.
Les médecins de la capitale ne
cessent de tirer le signal
d’alarme. Les urgences ne désem-
plissent pas, surchargées de pa-
tients se plaignant d’affections
respiratoires. Mais la pollution
ne s’attaque pas qu’aux pou-
mons : aucun organe n’échappe à
ses effets délétères. « Elle peut
provoquer des inflammations
dans le cerveau des enfants, ce qui
peut expliquer que certains d’en-
tre eux soient agités, elle peut
aussi affecter le développement de
leur quotient intellectuel », mar-
tèle M. Kumar, citant également
les recherches ayant lié l’obésité
et le diabète à la pollution.
Mais, d’année en année, le pro-
blème se répète, dans la relative
indifférence des pouvoirs pu-
blics. Les mesures temporaires
prises par les autorités de la capi-
tale sont jugées « cosmétiques »,
avec une efficacité largement dis-
cutable, et elles semblent bien dé-
risoires face à l’urgence sanitaire :
purificateurs d’air géants dans les
rues et circulation alternée, fer-
Pour une
meture des écoles… New Delhi
évoque désormais la possibilité
de déclencher des pluies artifi-
cielles pour soulager de la pollu-
ressource en eau
tion. « Au mieux, ces décisions
agissent sur les symptômes, mais
pas sur les causes profondes de la
bien gérée
pollution, alors qu’il s’agit d’un
A New Delhi,
près d’un écolier
sur trois souffre
d’asthme
et d’obstruction DÉCOUVREZ
NOS SOLUTIONS
des voies
D’INGÉNIERIE ET
respiratoires
DE FINANCEMENT
I N ON DAT I ON S
Pluies diluviennes
en Somalie
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Au moins 31 personnes sont
mortes et 500 000 ont dû
quitter leurs habitations
en Somalie en raison d’inon-
dations sévères, ont indiqué,
dimanche 12 novembre,
des responsables gouverne-
mentaux somaliens. Le pays
connaît depuis le début du
mois des pluies incessantes,
amplifiées par le phénomène Élus locaux, pour faire face aux conséquences du changement
météorologique El Niño. climatique, la Banque des Territoires vous apporte des solutions
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était confronté à « des inon-
dations qui n’arrivent qu’une
fois par siècle ». – (AFP.)
10 |
FRANCE
M A R C H E C O N T R E L’A N T I S É M I T I S M E
Lors de la marche contre l’antisémitisme, à Paris, le 12 novembre. AGNÈS DHERBEYS/MYOP POUR « LE MONDE »
« Il faut montrer aux juifs de
France qu’ils ne sont pas seuls »
Plus de 180 000 personnes ont défilé contre l’antisémitisme, dimanche
RÉCIT
L ISRAËL ET LE HAMAS,
a pluie vient de cesser et
le ciel gris laisse filtrer
quelques rayons dorés
lorsque, peu après 14 heu-
res, dimanche, la foule
commence à affluer sur l’espla-
nade des Invalides, à Paris. Ils
sont venus par petits groupes, en
famille ou entre amis, certains
avec un chien au bout d’une
laisse, une dame porte son chat
sur l’épaule, comme un jour de
promenade. Ils ont la trentaine, la
quarantaine, la cinquantaine,
parfois plus. Peu de jeunes en
revanche, dans ce rassemble-
ment contre l’antisémitisme.
Ce qui frappe d’emblée, c’est le
silence, le calme. Du tombeau de
Napoléon au pont Alexandre-III,
la foule qui arrive à pied ou se
déverse des stations de métro aux
rames bondées n’est que bruisse-
ments et chuchotements.
Certains manifestants tiennent
des drapeaux français à la main,
mais aucun drapeau israélien, pas
de banderoles ou presque, pas de
slogans, des applaudissements de
temps à autre, comme pour se féli-
citer d’être venus. Une dame a res-
sorti sa main « Touche pas à mon
pote » des années 1980, des dra-
peaux corse et belge zèbrent le ciel,
un groupe de militants kabyles
font danser leur emblème… « Nous
sommes solidaires des juifs », expli-
que une dame brune à lunettes.
De la guerre entre Israël et le
Hamas, il ne sera pas question tout
au long du cortège : seule la lutte
contre l’antisémitisme réunit ces
citoyens dont rien ne peut laisser
deviner l’appartenance politique
ou religieuse, à part les kippas por-
tées par quelques-uns. Comme si
les participants s’étaient attachés à
DE LA GUERRE ENTRE
IL NE SERA PAS
QUESTION TOUT AU
LONG DU CORTÈGE
montrer que la dignité devait être
plus que jamais au rendez-vous,
les rares saillies perturbatrices ont
été immédiatement condamnées.
Lorsqu’une poignée de manifes-
tants scandent un « Mélenchon
antisémite, Mélenchon antisé-
mite ! », ils sont immédiatement
et fermement rappelés à l’ordre
par des voix anonymes : « Chut,
chut, pas de polémiques. » Scène
identique lorsqu’un autre groupe
tente de lancer : « Pas de fachos
dans mon quartier, pas de quartier
pour les fachos. »
« Là où nous devons être »
La foule enfle, vient grossir les
rangs des premiers arrivés, ils
seront bientôt 105 000 à Paris,
selon la police. Et 182 000 dans
toute la France, répartis dans plus
de soixante-dix villes (7 500 per-
sonnes à Marseille, 5 000 à Stras-
bourg, 3 700 à Grenoble, 3 500 à
Bordeaux, 3 000 à Nice et à Lyon,
2 000 à Nantes ou La Rochelle).
A Paris, Laure (toutes les person-
nes citées par leur prénom ont
souhaité rester anonymes), comé-
dienne, blonde et élégante, arrive
seule aux Invalides : « J’aurais
préféré être accompagnée, mais ce
n’est pas facile quand on est de gau-
che, en ce moment, de demander à
ses amis s’ils viennent marcher
contre l’antisémitisme », soupire-t-
elle. La présence du Rassemble-
ment national (RN) ne l’a pas fait
hésiter : « Je ne les regarderai pas. »
Ils ne sont pourtant pas loin.
Pour cette marche contre l’anti-
sémitisme, toute l’extrême droite,
zemmourienne et lepéniste, s’est
donné rendez-vous… place Salva-
dor-Allende, du nom de l’ancien
président socialiste du Chili (1970-
1973). La patronne des députés RN,
Marine Le Pen, et le président du
RN, Jordan Bardella, visages fer-
més, arrivent en terrain conquis,
attendus par une vingtaine d’élus,
ceints de leur écharpe trico-
lore. Cachée derrière un mur de
caméras et protégée par le service
d’ordre du RN, la cheffe de file de
l’extrême droite tente de balayer
les polémiques liées à sa venue :
« Nous sommes exactement là où
nous devons être. » Une semaine
après qu’il a considéré que le
fondateur du Front national (de-
puis rebaptisé Rassemblement
national), Jean-Marie Le Pen,
n’était pas antisémite, avant de se
rétracter partiellement, Jordan
Bardella, pour sa part, reste muet.
Le duo avance vers l’esplanade
des Invalides. Après quelques pas,
débarquent face à eux une
cinquantaine de jeunes, qui
déploient une banderole où il est
marqué « Antisémites, racistes
hors de nos vies. RN dégage, Zem-
mour aussi ». Ils appartiennent à
un nouveau collectif, Golem,
composé de militants juifs de gau-
che et antifascistes. L’incident sera
clos rapidement, mais l’extrême
droite restera en queue de marche,
isolée. La plupart des manifes-
tants préfèrent les fuir. « Oh quelle
horreur, c’est le RN ! », s’exclame
ainsi Caroline, 70 ans, intimant à
son mari d’aller défiler plus loin.
A force de perdre des grappes de
manifestants, la petite troupe du
RN se réduit rapidement à quelque
200 personnes, dont une quaran-
taine de députés. « L’opinion a
compris que nous avions notre
place », se félicite néanmoins le dé-
puté RN de l’Aude Christophe Bar-
thès. Marine Le Pen quitte le cor-
tège à mi-chemin, escortée par son
garde du corps. « Casse-toi Marine,
c’est ça ! », lui lance une femme.
Deux anciens présidents
Bien plus tôt, le carré de tête, con-
duit par la présidente (Renais-
sance) de l’Assemblée nationale,
Yaël Braun-Pivet, et son homolo-
gue (Les Républicains, LR) du
Sénat, Gérard Larcher, a ouvert la
marche avec les deux ex-prési-
dents Nicolas Sarkozy et François
Hollande, aux côtés de la première
ministre, Elisabeth Borne,
souriante, comme si l’absence
d‘Emmanuel Macron, lui donnait
un peu d’air. Le matin même, elle
avait écrit sur le réseau social X (an-
ciennement Twitter) : « Les postu-
res n’ont pas leur place dans ce mo-
ment grave. L’absence de La France
insoumise [LFI] parle d’elle-même.
La présence du Rassemblement na-
tional ne trompe personne. »
Derrière eux, une kyrielle
d’anciens chefs de gouverne-
ment, d’Edouard Philippe à
Manuel Valls en passant par
Bernard Cazeneuve, ainsi que des
ministres, anciens ou en poste, de
droite comme de gauche. « Notre
ordre du jour, c’est la République »,
a résumé M. Larcher.
Derrière eux, les élus LR, Laurent
Wauquiez, Eric Ciotti ou François
Baroin, défilent bras dessus, bras
dessous. Dans le bazar ambiant,
l’écologiste Yannick Jadot ou la
socialiste Laurence Rossignol se
retrouvent à défiler avec la droite.
La Nouvelle Union populaire
écologique et sociale (Nupes) dans
sa nouvelle formule, c’est-à-dire
sans LFI, a affiché son unité avant
de s’élancer des Invalides « contre
l’antisémitisme et tous les fauteurs
de haine et de racisme ». La cheffe
de file des écologistes, Marine
Tondelier, celui des communistes,
Fabien Roussel, et celui du Parti
socialiste (PS), Olivier Faure, ont
revendiqué – tout comme SOS-Ra-
cisme et la Ligue des droits de
l’homme – de mener un cortège
séparé, « sans mettre nos pas dans
ceux du RN ». « On ne peut pas faire
du combat contre l’antisémitisme
un combat raciste contre les Fran-
çais musulmans », a prévenu
Olivier Faure à l’intention du RN.
A côté de la banderole des
gauches, Albert, ingénieur, affi-
che, lui, sur sa pancarte : « J’ai mal
à ma gauche. Merci Mélenchon ».
Sa fille, qui vote pour le fondateur
des « insoumis », n’est pas venue
défiler à ses côtés aujourd’hui.
Le matin, la présidente des dé-
putés « insoumis », Mathilde Pa-
not, avait appelé les siens à se ras-
sembler place des Martyrs-Juifs-
du-Vélodrome-d’Hiver, à Paris,
dans le 15e arrondissement. Un
hommage perturbé par des
manifestants munis de pancar-
tes sur lesquelles on pouvait lire :
« Touche pas au Vél’ d’Hiv, touche
pas à la mémoire ».
Alors que Jean-Luc Mélenchon a
refusé de se joindre à la marche
civique contre l’antisémitisme
impulsée par Yaël Braun-Pivet et
Gérard Larcher, des élus LFI qui ne
sont pas sur sa ligne ont, eux,
défilé à Strasbourg. Les députés
François Ruffin (Somme), Clé-
mentine Autain, Raquel Garrido
ou Alexis Corbière (Seine-Saint-
Denis) ont répondu à l’appel de la
Ligue internationale contre le
racisme et l’antisémitisme du
0123
MARDI 14 NOVEMBRE 2023
L’EXTRÊME DROITE
RESTERA EN QUEUE
DE MARCHE, ISOLÉE :
LA PLUPART
DES MANIFESTANTS
PRÉFÈRENT LES FUIR
Bas-Rhin, qui avait expressément
exclu les partis d’extrême droite.
« Pourquoi Strasbourg ? A Paris,
les initiateurs de la marche n’ont
pas créé les conditions de la con-
corde nationale. On ne combat pas
l’antisémitisme avec des antisémi-
tes notoires », martèle Clémentine
Autain. Un homme portant une
kippa l’interpelle : « L’extrême gau-
che est plus dangereuse que l’ex-
trême droite aujourd’hui. » « Dom-
mage que les LFI non mélenchonis-
tes n’aient pas été de la marche
parisienne », estime pour sa part
l’ex-président socialiste François
Hollande. « Il y avait du monde,
mais pas tout le monde, dira-t-il à
la fin de la marche au Monde. Les
absents ont toujours tort. »
« Défendre la République »
A Paris, dans la grande foule des
anonymes, grand drapeau fran-
çais sur le dos, Elon, lycéen de
16 ans, est de confession juive
mais il affirme être « venu en tant
que français » car « ça nous
concerne tous. Les actes antisémi-
tes ont explosé. Quand je sors du
lycée, je range ma kippa… ».
Plus loin, près de l’ancien siège
d’Air France, Marc, 75 ans, et Gene-
viève, 65 ans, piétinent au milieu
de la foule compacte de manifes-
tants. Eux sont venus « exprès des
Yvelines », pour « défendre la
République ». Il est protestant, elle
est catholique. « Il faut montrer
aux juifs de France qu’ils ne sont
pas seuls, personne ne doit être
stigmatisé pour sa religion ou ses
croyances », estime le couple.
Emilie, 45 ans, a les larmes aux
yeux dès qu’on aborde la raison
de sa présence dans cette marche.
« C’est une évidence : je suis là
parce que je suis juive, française,
parce que ce qu’il se passe n’est pas
acceptable, il n’y a pas à mélanger
le conflit au Proche-Orient et les
juifs de France », dit-elle dans un
souffle. Elle en veut à Emmanuel
Macron de n’avoir pas participé à
la marche. « Franchement, il
aurait pu se montrer. Ça lui aurait
permis d’apporter son soutien à
tout le monde, pas seulement aux
Palestiniens ! »
L’émotion étreint aussi Vartan
Kaladjian, 80 ans, quand on lui
demande pourquoi il lui semble
important de manifester. Il est
arménien, sa femme est juive, il a
de la famille en France, en Israël et
en Arménie : « Pour nous, c’est la
double peine », déplore-t-il.
Monica, 60 ans, elle, ne marche
pas. Elle est debout contre un mur
et regarde les gens passer avec
une petite pancarte. Dessus, une
citation du psychiatre et penseur
de la décolonisation martiniquais
Frantz Fanon. Aux citoyens fran-
çais noirs, il disait : « Quand vous
entendez dire du mal des juifs,
dressez l’oreille, on parle de vous. »
« L’antisémitisme, ce n’est pas
une cause politique, c’est une
cause humaniste, universelle », es-
time Elie Chouraqui, présent dans
la foule du boulevard Saint-Ger-
main. Le cinéaste explique mar-
cher « pour tous ceux qui souf-
frent, y compris les civils de Gaza ».
Heureux de voir autant de
monde défiler dans le calme,
certains osent, tout bas, exprimer
des doutes. « On est là, mais ça ne
changera rien… », glisse ainsi un
homme à son épouse. Laquelle
l’admoneste immédiatement :
« Si si, tu te trompes ! » p
vanessa schneider,
avec sarah belouezzane,
julie carriat,
clément guillou,
abel mestre,
richard schittly (à lyon),
nathalie segaunes
et stéphanie wenger
(à strasbourg)
0123
MARDI 14 NOVEMBRE 2023 france | 11

▶▶▶

Emmanuel Macron, un absent omniprésent

S’il n’a pas participé à la marche, le chef de l’Etat a multiplié les prises de parole, brouillant son message

P
eu avant que le cortège moins sévère : « Il faut surtout refusé de participer à cette mani- justifie-t-il. Lui veut « agir ». « Si- fication » de la position de la
ne s’élance, alors qu’un qu’il agisse, conseille-t-elle. Mar- festation, invoquant la présence non, je peux manifester toutes les « JE VOIS France. Cette clarification inter-
rayon de soleil tente de
percer, une folle rumeur
cher, c’est bien, agir, c’est mieux. »
L’absence d’Emmanuel Macron
du Rassemblement national (RN),
fait mine de voir dans la défection
semaines », lâche-t-il, agacé. Il voit
aussi, ajoute-t-il, « beaucoup de
COMME UN MOTIF vient dès dimanche, au cours d’un
entretien téléphonique avec le
parcourt la foule des manifes- est relevée par d’autres manifes- du chef de l’Etat un ralliement à confusion » et de « récupération » D’ESPÉRANCE LES président israélien, Isaac Herzog.
tants réunis sur l’esplanade des tants. Le cinéaste Elie Chouraqui, sa propre posture. « Macron a au sujet de cette manifestation, « Le président Macron a claire-
Invalides pour marcher contre notamment, confie qu’il ne raison. Cette soi-disant marche faisant allusion à la présence du MARCHES QUI SONT ment indiqué qu’il n’avait pas l’in-
l’antisémitisme, dimanche 12 no-
vembre : « Il paraît que le président
« comprend pas que le président
ne soit pas là, c’est une maladresse
contre l’antisémitisme (…) fonc-
tionne comme une manipulation.
RN de Marine Le Pen. Mais il sera
présent, promet-il, « par le cœur et
ORGANISÉES POUR tention d’accuser Israël de porter
atteinte intentionnellement aux
de la République va venir », col- terrible ». Le producteur de théâ- Comme lui et moi, ne vous laissez par la pensée ». LA RÉPUBLIQUE » civils innocents dans le cadre de la
porte Emilie (qui n’a pas souhaité tre Jean-Marc Dumontet con- pas embobiner », poste-t-il sur la Mais pas seulement. Peu après campagne contre l’organisation
donner son nom). Las, il n’y a pas vient que « cela aurait été un sym- plate-forme X (ex-Twitter). 20 heures, samedi, dans une « Let- EMMANUEL MACRON terroriste Hamas », fait savoir la
eu d’apparition de dernière mi- bole fort » quand « le camp des li- Samedi 11 novembre, alors qu’il tre aux Français » publiée par présidence israélienne, à l’issue
nute d’Emmanuel Macron à la bertés est attaqué ». Mais pour cet préside aux commémorations de Le Parisien, le chef de l’Etat déplore de l’échange. Le chef de l’Etat fran-
« marche civique », qui a réuni ami du chef de l’Etat, le rôle du l’armistice de 1918 à Paris, M. Ma- « l’insupportable résurgence d’un durcissant nettement sa position çais « a rappelé, une nouvelle fois,
plus de 100 000 personnes à président de la République est cron peut constater que sa déci- antisémitisme débridé » et juge à l’égard de l’Etat hébreu. Si Paris que ce combat devait être conduit
Paris, selon la police, et des dizai- « de condamner l’attaque du 7 oc- sion n’est pas toujours comprise. qu’une « France où nos conci- a exprimé son soutien au droit dans le respect du droit internatio-
nes de milliers d’autres partout tobre, de s’occuper des otages, de Yaël Perl Ruiz, arrière-petite-fille toyens juifs ont peur n’est pas la d’Israël à se défendre, Emmanuel nal humanitaire et en prenant en
en France. rappeler les grands principes ». du capitaine juif Alfred Dreyfus, France ». « Je vois comme un motif Macron estime désormais que compte la protection des popula-
Si la présidente de l’Assemblée Pas de défiler. lui confie être « déçue » par son d’espérance les marches qui sont l’opération israélienne qui se dé- tions civiles », nuance l’Elysée.
nationale, Yaël Braun-Pivet (Re- absence à la manifestation. Le organisées pour la République, roule à Gaza fait « trop de victi- La position d’Emmanuel
naissance), et celui du Sénat, Gé- « Beaucoup de confusion » chef de l’Etat, qui vient de déposer contre l’antisémitisme, pour la libé- mes », explique son entourage. Macron sur le conflit israélo-pales-
rard Larcher (Les Républicains, En réalité, Emmanuel Macron une gerbe au pied de la statue de ration des otages et pour la paix », tinien, au terme de ce week-end ri-
LR), sont bien là, au premier rang, n’aura jamais été aussi présent Georges Clemenceau, défenseur approuve-t-il. Réitérant donc son Une position complexe che en expressions, apparaît à tout
au coude à coude avec les deux que ce week-end du 11 novembre, de Dreyfus, s’en explique longue- soutien sans participation à la Vingt-quatre heures plus tard, le moins complexe. A-t-il voulu, en
anciens présidents de la Républi- saturant l’espace public de sa pa- ment. « Je n’ai jamais été à une marche organisée le lendemain. réponse cinglante du premier même temps qu’il apportait son
que Nicolas Sarkozy et François role. Vendredi soir, l’Elysée envoie manifestation quelle qu’elle soit », Le président de la République, ministre israélien, Benyamin soutien au défilé contre l’antisé-
Hollande, le locataire de l’Elysée, un message de trois lignes aux décidément loquace cette fin de Nétanyahou : « La responsabilité mitisme dimanche, dénoncer les
lui, est resté « caché », dénonce le médias, dans lequel « le président semaine, accorde aussi un entre- de tout tort fait aux civils in- agissements du gouvernement is-
chef de file des députés LR, Olivier salue avec respect celles et ceux tien – en anglais – à la BBC, diffusé combe au Hamas », rétorque-t-il, raélien à Gaza afin de ne pas s’alié-
Marleix. « Il est le garant de l’unité
nationale, il aurait dû être là, tance
qui, dimanche, marcheront pour
la République, contre l’antisémi-
« CE N’EST PAS EN vendredi soir. « De facto,
aujourd’hui, des civils sont bom-
ajoutant n’avoir « pas besoin de
ces leçons de morale ».
ner les défenseurs de la cause pa-
lestinienne ? Il s’est, en tout cas,
le député d’Eure-et-Loir en bat- tisme et pour la libération des ota- SE CACHANT QU’ON bardés. Ces bébés, ces femmes, ces « La responsabilité des morts ci- suscité les railleries de plusieurs
tant le pavé du boulevard Saint- ges ». Entre les lignes, il faut com- personnes âgées sont bombardés vils à Gaza incombe au Hamas personnalités, ne comprenant pas
Germain. En ne venant pas, il veut prendre qu’après avoir long- DÉFEND LES VALEURS et tués », déclare-t-il depuis le et non à Israël, comme celle des son absence à la marche. A l’instar
ménager qui ? Les antisémites ? Ce
n’est pas en se cachant qu’on dé-
temps hésité le chef de l’Etat a
décidé de ne pas participer à la
DE LA RÉPUBLIQUE » salon vert de l’Elysée. Il n’y a
« aucune justification » et
morts civils à Rakka ou Mossoul
incombait à l’Etat islamique et non
d’Eric Ciotti. Aux yeux du prési-
dent de LR, « l’équilibrisme précaire
fend les valeurs de la République. » marche. Mais qu’il la soutient. OLIVIER MARLEIX « aucune légitimité à cela », assure à la France », abonde le Conseil re- du “en même temps” n’est définiti-
La présidente (LR) de la région Le leader de La France insou- président du groupe LR le chef de l’Etat. « Nous exhortons présentatif des institutions juives vement plus praticable ». p
Ile-de-France, Valérie Pécresse, est mise, Jean-Luc Mélenchon, qui a de l’Assemblée nationale donc Israël à arrêter », poursuit-il, de France demandant une « clari- nathalie segaunes
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12 | france
M A R C H E C O N T R E L’A N T I S É M I T I S M E
CHRONIQUE |
p a r s o l e nn de r o ye r
Les leçons
politiques d’une
manifestation apolitique
Que restera-t-il du diman-
che 12 novembre 2023 ? Si la ma-
nifestation « pour la République
et contre l’antisémitisme » se
voulait apolitique et citoyenne,
elle n’en recèle pas moins de
multiples incidences politiques
qui laisseront des traces.
Pour le Rassemblement natio-
nal (RN), et c’est le principal en-
seignement de cette journée, il y
aura un avant et un après. Plus
de trente ans après la grande ma-
nifestation contre l’antisémi-
tisme, organisée au lendemain
de la profanation du cimetière
juif de Carpentras (Vaucluse) en
mai 1990, imputée à quatre néo-
nazis, il s’agit d’une révolution
copernicienne : « Un plafond de
verre a explosé », s’alarmait
(Le Monde du 12-13-14 novembre)
l’historien Grégoire Kauffmann,
selon lequel la manifestation du
12 novembre restera un moment
essentiel dans l’histoire du parti
d’extrême droite.
Certains sont tentés de voir
dans la polémique ayant accom-
pagné la venue du RN, et sa relé-
gation symbolique en fin de cor-
tège, le signe que la formation le-
péniste reste indissociable de son
sulfureux passé. Ce serait se ras-
surer à bon compte. Même si elle
a fait profil bas, Marine Le Pen
peut d’ores et déjà engranger des
gains politiques, son parti ayant
franchi une étape supplémen-
taire dans le processus de dédia-
bolisation qu’elle a mis en place,
suscitant un nouvel effet de cli-
quet. Dimanche soir, le journal
allemand Der Spiegel a publié une
photo de l’imposante délégation
RN, assortie de ce titre glaçant :
« Le jour où Marine Le Pen est
devenue éligible pour les juifs. »
Normalisation
La rupture avec l’époque où pré-
valait le front républicain et le
cordon sanitaire semble d’autant
plus consommée que la présence
du RN à la manifestation a été
avalisée sans sourciller par plu-
sieurs responsables politiques, y
compris de la majorité.
Dimanche soir sur BFM-TV,
l’ancien premier ministre
Edouard Philippe a ainsi dit qu’il
prenait « acte » du changement
de discours du RN sur l’antisémi-
tisme et refusait par conséquent
de faire « le tri des bonnes volon-
tés » en la matière. Le matin
même, dans Le Journal du di-
manche, Nicolas Sarkozy expli-
quait ne pas comprendre l’« indi-
gnation face à la présence du
RN », qui a « souhaité couper avec
son passé nauséabond ». Marine
Le Pen n’en demandait pas tant.
Ces prises de position s’inscri-
vent dans un lent mouvement de
normalisation, alimenté par une
partie de la classe politique, dont
Emmanuel Macron lui-même,
qui a appelé à ne plus combattre
le RN avec des « arguments histo-
riques et moraux », tandis que
l’un de ses ministres, Gérald
Darmanin, reprend à son compte
les leitmotivs de l’extrême droite
– lien entre immigration et délin-
quance, par exemple.
Après avoir reçu les chefs de
parti à Saint-Denis (Seine-Saint-
Denis), à la fin du mois d’août,
M. Macron s’était, en outre, féli-
cité en privé – ses propos avaient
fuité – de l’esprit de responsabi-
lité du président du RN, Jordan
Bardella. En miroir, Jean-Luc Mé-
lenchon avait incité ses troupes à
sécher la manifestation, prenant
prétexte de la présence du RN.
Cette absence, assortie d’amalga-
mes proférés à l’encontre des
L’ABSENCE
DE MÉLENCHON DIT
SON ENTÊTEMENT
À SE DRAPER DANS
LA CAPE DU PARIA
participants, catalogués comme
pro-Israël, dit l’entêtement du
leader « insoumis » à se draper
dans la cape du paria, abandon-
née par Marine Le Pen.
Ce faisant, il croit préserver
ses parts de marché électoral
(en 2017, il a réalisé de très bons
scores dans les quartiers, où la
cause palestinienne est embras-
sée par une jeunesse issue de
l’immigration). Mais il se margi-
nalise un peu plus et perd toute
vocation majoritaire, tout en
soufflant sur les braises de la
division, à la fois chez lui – les
« frondeurs » ont manifesté
à Strasbourg – et au sein de la
Nouvelle Union populaire écolo-
gique et sociale (Nupes), alors
que l’ensemble des formations
de gauche ont défilé sans lui.
Les absents ont toujours tort,
dit-on. A fortiori quand la cause
est juste. Aussi, une autre ab-
sence a-t-elle été remarquée, di-
manche, celle du président de la
République, qui avait choisi de
rester « au-dessus des exploita-
tions politiciennes ». Ce dernier a
préféré peser ses mots au trébu-
chet, en écrivant une « Lettre aux
Français », dans laquelle il assu-
rait qu’il serait présent à la mar-
che « par la pensée ».
Mais ce choix, qui contraste
avec la présence de François Mit-
terrand à la manifestation post-
Carpentras il y a trente ans, et
celle de François Hollande à la
grande marche faisant suite
aux attentats de 2015 ayant visé
des journalistes, des juifs et des
policiers, n’a pas été compris, et
notamment en Macronie, où cer-
tains évoquent mezza voce une
occasion manquée.
La lutte contre l’antisémitisme
n’est pas un facteur de divisions
mais de concorde, assurent les
déçus. En choisissant d’être ab-
sent, c’est comme si le président
de la République prenait acte
d’une fracture française, tout en
ménageant les termes de son fa-
meux « en même temps », au ris-
que de l’illisibilité.
Faisant fi des polémiques, les
Français ont répondu à l’appel,
182 000 personnes (selon la po-
lice) manifestant dans le silence
et la gravité. Même si la sociologie
des manifestants ne reflétait pas
toutes les composantes de la so-
ciété, la mobilisation déterminée
d’une partie de celle-ci, alors que
les faits antisémites ont explosé
depuis un mois, est une bonne
nouvelle, jugée « rassurante » par
beaucoup dans les cortèges.
« Le nombre de manifestants,
dans le calme et sans slogan poli-
tique, témoigne chez beaucoup de
Français de leur volonté de dépas-
ser les polémiques politiques aux-
quelles ils accordent peu d’impor-
tance et de réaffirmer leur atta-
chement aux valeurs de la
République », observe Christelle
Craplet, de l’Institut BVA. La spé-
cialiste de l’opinion redoute que
le rapport des Français aux poli-
tiques, déjà marqué par la dé-
fiance, se détériore encore un
peu plus. Emmanuel Macron en
appelle régulièrement à l’« unité
nationale », il va devoir trouver
le moyen d’y donner corps. p
A Lyon, l’ultradroite s’en prend
à une conférence pro-Palestine
La violence des groupuscules locaux est montée d’un cran samedi
lyon - correspondant
L
a violence des groupus-
cules d’ultradroite im-
plantés à Lyon est mon-
tée d’un cran, dans la soi-
rée du samedi 11 novembre. Une
cinquantaine d’individus, pour
la plupart cagoulés, ont attaqué
un local associatif, près de l’église
Saint-Georges, dans le quartier
du Vieux-Lyon. L’action a visé la
Maison des passages, où se tenait
la conférence sur la situation à
Gaza organisée par le Collectif
Palestine 69.
L’attaque, perpétrée à coups de
barres de fer et de mortiers, a été
revendiquée sur les réseaux so-
ciaux, par plusieurs vidéos pos-
tées sur la chaîne Telegram
« Ouest casual », relayant les ac-
tions de la mouvance d’ultra-
droite. Une photo de ce réseau so-
cial montre une trentaine d’acti-
vistes vêtus de noir, les visages
floutés, posant rue Victor-Hugo,
dans la presqu’île de Lyon. Ce
groupe, baptisé « Guignol squad »,
se targue d’une « journée de mobi-
lisation pour les nationalistes lyon-
nais », en s’attribuant plusieurs ac-
tions. Il évoque des affrontements
avec des « antifas », lors d’une ma-
nifestation antifasciste qui s’était
déroulée dans l’après-midi, ainsi
que l’action contre « une confé-
rence pro-Palestine ». Une vidéo
montre le groupe quittant les
lieux de l’attaque du local associa-
tif du quartier Saint-Georges, en
scandant le slogan « La rue, la
France nous appartient ! »
Les faits se sont produits peu
après 19 heures. « J’ai entendu des
bruits sourds et des cris. Au début,
je ne comprenais pas trop ce qui se
passait. Des participants ont
réussi à fermer la porte d’entrée. Ils
ont empilé des tables et des chaises
pour empêcher l’intrusion. Les as-
saillants donnaient des coups de
Une affaire d’agression sexuelle
sème la discorde au sein de la CGT
La direction se voit reprocher d’entretenir la « loi du silence » envers un ancien cadre
U ne ancienne affaire de
viol continue de provo-
quer des remous au sein
de la CGT. La direction de la confé-
dération se voit reprocher d’entre-
tenir la « loi du silence » à l’égard
d’un ancien cadre qui a été visé par
une plainte pour agressions
sexuelles – finalement classée
sans suite. Aujourd’hui, celui-ci
poursuit en justice un militant et
des structures du syndicat – qui
ont évoqué les faits le mettant en
cause –, sans que sa contre-atta-
que ne suscite de réaction offi-
cielle de la part des leaders natio-
naux de la centrale. Une apparente
passivité critiquée en interne.
Au cœur de la controverse, il y a
Benjamin Amar. C’est une figure
de la CGT, qui appartient à l’aile
radicale de l’organisation. Ensei-
gnant et responsable de l’union
départementale de son syndicat
dans le Val-de-Marne, il bénéficie
d’une certaine notoriété. En fé-
vrier 2022, la foudre s’abat sur lui :
il est suspendu de son mandat à la
commission exécutive confédé-
rale (CEC) – l’une des principales
instances de la CGT – à la suite
d’une plainte déposée par une
militante pour « viol », « agres-
sion sexuelle », « torture » et
« actes de barbarie ». Fait excep-
tionnel, la décision est rendue
publique par la confédération.
M. Amar dénonce des « accusa-
barres de fer, ils ont lancé des mor-
tiers en direction des vitres », té-
moigne auprès du Monde Jérôme
Faÿnel, organisateur de la confé-
rence qui rassemblait une cen-
taine de personnes. Le responsa-
ble du Collectif Palestine 69 était
présent à la tribune aux côtés de
Christophe Oberlin, militant pro-
palestinien et médecin ayant
exercé à Gaza. Cet ancien candi-
dat aux élections européennes
en 2004 sur la liste Euro-Palestine
était invité à décrire la situation
humanitaire à Gaza.
« Les militants se dissimulent »
Selon M. Faÿnel, l’attaque a duré
« plus d’une demi-heure ». Après
une première tentative d’intru-
sion, des renforts ont grossi les
rangs des militants nationalistes,
selon un autre témoin de la scène.
« L’impunité des milices d’extrême
droite doit cesser », estime le res-
ponsable de Palestine 69, qui a
trouvé « le temps de réaction de la
police un peu long, après plusieurs
appels », temps qu’il évalue à
« plus d’une demi-heure » d’at-
tente. La préfecture, elle, parle de
« treize minutes » et réfute tout re-
tard dans l’intervention policière
qui a suivi les signalements.
Arrivée sur la scène de chaos, la
brigade anticriminalité a inter-
pellé et placé en garde à vue un in-
dividu âgé de 26 ans, inconnu des
fichiers de renseignement, sus-
pecté d’avoir participé à l’attaque.
Le parquet de Lyon a ouvert une
enquête pour « violences aggra-
vées et dégradations en réunion,
participation à un groupement
en vue de la préparation de vio-
lences ». Trois personnes ont été
blessées et hospitalisées.
« Ces attaques organisées par
des groupuscules ultraviolents
sont inacceptables », a réagi sur X
(anciennement Twitter) Grégory
Doucet, le maire écologiste de
tions infamantes et ignominieu-
ses », en suggérant être victime
d’une « cabale » instrumentalisée
par la direction de la CGT.
Le parquet de Paris ouvre une
enquête préliminaire. Quelques
mois après, la procédure est clas-
sée sans suite. Le 23 août 2022, la
mesure de suspension prise à l’en-
contre du syndicaliste est levée,
mais un coup de théâtre se pro-
duit en mars 2023 : cette fois-ci, la
CEC retire définitivement son
mandat à M. Amar. Une mesure
que Philippe Martinez, alors nu-
méro un de la CGT, justifie en in-
voquant le combat de son organi-
sation contre les « violences sexis-
tes et sexuelles ». « Nos valeurs doi-
vent nous permettre d’exclure de
ses responsabilités un de nos adhé-
rents si des indices sont réunis
contre lui dans des affaires de cette
nature », explique-t-il dans un en-
tretien au Monde du 23 mars.
Un autre élément joue dans sa
prise de position : une lettre que
lui avait envoyée, quelques se-
maines plus tôt, l’Association
européenne contre les violences
faites aux femmes au travail
(AVFT). Chargée de former les mi-
litants, elle s’était émue que
M. Amar continue de siéger à la
CEC, en citant, dans le courrier,
des extraits de l’enquête pénale
relatifs à des actes et des déclara-
tions du mis en cause.
Lyon. « Des mois que nous aler-
tons Gérald Darmanin pour qu’il
agisse à Lyon contre l’extrême
droite et les actes de violences se
répètent sans fin », a réagi Marie-
Charlotte Garin, députée de Lyon
(Les écologistes), alors que
Thomas Rudigoz, son homologue
(Renaissance), élu de la cir-
conscription comprenant le
Vieux-Lyon, a affirmé qu’il relan-
çait le ministre de l’intérieur pour
« obtenir la dissolution du groupe
des Remparts et la fermeture de
leur local La Traboule ».
L’élu fait allusion au groupus-
cule qui s’est reconstitué après la
dissolution de Génération iden-
titaire en mars 2021. Les Rem-
parts dispose d’un local et d’une
salle d’entraînement dans le
quartier classé Patrimoine mon-
dial par l’Unesco. « La dissolution
d’un groupe est administrative-
ment compliquée, il faut des mo-
tifs établis. Les Remparts prend
des précautions formelles dans
ses revendications, les militants se
dissimulent », confie une source
sécuritaire lyonnaise.
L’ultradroite a pris ses quartiers
depuis de nombreuses années au
pied de la colline de Fourvière, s’il-
lustrant fréquemment dans des
actions violentes ou symboli-
ques, comme sa présence en
marge de la montée aux flam-
« Les assaillants
donnaient
des coups
de barre de fer,
ils ont lancé
des mortiers »
JÉRÔME FAŸNEL
responsable du Collectif
Palestine 69
M. Amar, lui, n’entend pas se
laisser faire. Il saisit en référé les
tribunaux afin de contester son
éviction. Sans succès, mais cela ne
met pas pour autant fin à la polé-
mique et à de nombreux débats
au sein de la CGT. En mars , un mi-
litant de Seine-Maritime, Gérald
Le Corre, en parle dans un e-mail
envoyé à plusieurs dizaines de ses
camarades, en y joignant la lettre
de l’AVFT adressée à M. Martinez.
Cette initiative vaut, aujour-
d’hui, à M. Le Corre et à l’AVFT
d’être assignés en justice par
M. Amar pour « atteinte à la vie
privée ». Une autre plainte – pour
diffamation – a par ailleurs été dé-
posée par l’enseignant, qui cible
notamment deux comités régio-
naux de la CGT.
« Pratiques inquiétantes »
Effectuées dans la discrétion jus-
qu’à présent, ces manœuvres
sont désormais révélées au grand
jour. Le 9 novembre, M. Le Corre
diffuse sur Facebook un texte
pour fustiger les « procédures
baillons » que, selon lui, M. Amar a
engagées afin d’intimider ses
contradicteurs. Contacté par Le
Monde, le syndicaliste normand
interpelle la direction confédé-
rale : « J’attendais d’elle qu’elle se
positionne publiquement à l’égard
du comportement de Benjamin
Amar, qui est incompatible avec
0123
MARDI 14 NOVEMBRE 2023
beaux, à l’occasion de la tradition-
nelle fête des Lumières, le 8 dé-
cembre. Chaque année, elle tente
de profiter du cortège catholique
pour afficher ses slogans nationa-
listes. Ce qui avait valu, en juin, la
condamnation à 800 euros
d’amende de Sinisha Milinov,
22 ans, porte-parole proclamé des
Remparts, pour participation à
une manifestation interdite.
Le récent procès de sept activis-
tes a révélé le fort niveau de vio-
lence de l’ultradroite lyonnaise,
qui avait déferlé en juillet 2019,
après un match de la Coupe
d’Afrique des nations. Une cin-
quantaine d’individus avait
agressé gratuitement des pas-
sants et des familles, en visant ex-
pressément leurs origines nord-
africaines. Les victimes avaient
témoigné à la barre du trauma-
tisme subi face à un impression-
nant effet de groupe. Parmi les
sept prévenus âgés de 22 à 34 ans,
figuraient des anciens du Bastion
social, groupuscule dissous
en 2019, un ancien trésorier du
Groupe union défense, le GUD,
ainsi qu’un ancien supporteur
d’un groupe ultra de l’Olympique
lyonnais. Ils ont été condamnés
pour violences en réunion à des
peines allant jusqu’à deux ans
d’emprisonnement. Prochaine-
ment, un procès doit être consa-
cré aux dégradations de la per-
manence parlementaire du dé-
puté Thomas Rudigoz.
Le climat lyonnais se détériore
et suscite l’inquiétude, sous pres-
sion des tensions internationales,
notamment le conflit entre Israël
et le Hamas, après les attentats
terroristes commis par ce dernier.
Evalués à 400 membres actifs, les
groupes de militants nationalis-
tes les plus extrémistes soufflent
sur des braises qui ne se sont ja-
mais vraiment éteintes. p
richard schittly
les valeurs portées par la CGT, juge-
t-il. Elle aurait dû dénoncer le fait
qu’un ex-dirigeant de la confédé-
ration porte plainte en visant des
structures de notre organisation et
contre l’AVFT, dans le but de les
faire taire, alors même qu’il a été
mis en cause dans une très grave
affaire de violences sexuelles. »
En charge de ces questions, My-
riam Lebkiri, secrétaire confédé-
rale, souligne que M. Le Corre est
soutenu par deux organisations
de la CGT et que les frais pour sa dé-
fense sont pris en charge. « Nous
avons beaucoup échangé avec lui
mais avons estimé qu’il n’était pas
opportun de communiquer, pour
éviter d’éventuelles retombées qui
pourraient lui porter préjudice
dans la procédure », ajoute-t-elle.
Pour sa part, Me Jérôme
Karsenti, l’avocat de M. Amar,
s’indigne face aux « pratiques in-
quiétantes » de M. Le Corre : « Une
décision de classement sans suite,
innocentant mon client, ne lui pa-
raît pas suffisante, affirme-t-il. Du
dossier pénal, il n’a retenu que les
éléments à charge, mais sans tenir
compte de ceux qui mettent à mal
la version de l’accusatrice. » Pour
Me Karsenti, « on continue de salir
Benjamin Amar alors qu’une en-
quête menée de façon sérieuse a
conclu qu’il n’y avait pas matière à
tenir un procès ». p
bertrand bissuel
La cité d'origine de la culture saoudienne
14 | france
Un premier bilan mitigé pour Mon master
Le plate-forme donne plus de visibilité aux candidatures, mais le problème des places vacantes demeure
C’
était l’épreuve du
feu pour les uni-
versités. Avec un
calendrier harmo-
nisé et des pratiques homogénéi-
sées de sélection des candidats, la
plate-forme Mon master, lancée
en février, avait sonné comme
une réforme de fond pour les uni-
versités. L’interface avait été pré-
sentée par le ministère de l’ensei-
gnement supérieur et de la re-
cherche comme un outil devant
faciliter l’affectation des
étudiants à un master.
A la rentrée 2022, 4 300 candi-
dats sans master avaient saisi leur
rectorat, ce qui avait généré
73 300 nouvelles demandes d’ad-
mission transmises aux universi-
tés. Seules 2 600 avaient été ac-
ceptées, les capacités d’accueil
des masters n’étant pas extensi-
bles. La plate-forme devait ainsi
permettre aux titulaires d’une li-
cence de consulter l’intégralité de
l’offre de formations et d’y propo-
ser directement, sur le site, leur
Gratuité
Un service gratuit, inancé
par l’éco-contribution payée
à l’achat de tout mobilier neuf.
candidature, auprès des 3 500 res-
ponsables de formation. Mais, à
l’heure du premier bilan, le résul-
tat est contrasté.
Tout d’abord, la plate-forme an-
noncée en 2022 puis lancée au pas
de course pour la session 2023 a
essuyé plusieurs difficultés tech-
niques pour les étudiants (dispari-
tion de formations, pièces invali-
des, documents exigés à tort…),
tandis que les responsables de
master pointaient des difficultés
« On devait
connaître
nos effectifs
dès la rentrée,
mais ça n’a
pas été le cas »
NOËLLE DUPORT
vice-présidente
de l’université de Poitiers
VOTRE
MOBILIER
PROFESSIONNEL
MÉRITE UNE
SECONDE VIE.
Pour efectuer une
demande de collecte :
www.valdelia.org
Traçabilité
Remise d’attestations de don de
. Des peines allant jusqu’à
mobiliers et de prise en charge
pour le recyclage.
de prise en main. Le ministère,
conscient de ces incidents, a rap-
pelé qu’il s’agissait d’une année de
rodage, et que des concertations
étaient en cours afin de cibler les
améliorations possibles.
« Des recrutements sauvages »
Premier constat, la forte volatilité
des demandes lors de la phase
principale a obligé une partie des
universités à organiser des phases
de recrutement complémentaire
durant l’été, certaines formations
n’ayant pas sélectionné assez de
candidats. Dans le master « droit
privé, parcours droit du dom-
mage corporel » de l’université Sa-
voie-Mont-Blanc, par exemple,
133 personnes avaient été clas-
sées, pour 20 places. Mais le
11 juillet, dix jours avant la clôture
de la phase principale, la liste d’at-
tente avait été épuisée et 8 places
restaient vacantes.
L’université a alors décidé de
rouvrir les candidatures grâce à
l’ancienne plate-forme interne à
Valdelia est un éco-organisme
agréé par l’État pour organiser la
collecte, le réemploi et le recyclage
des mobiliers professionnels.
Eicacité
72 heures, délai maximum
pour l’organisation d’une collecte
de mobiliers.
l’établissement, e-candidat, per-
mettant d’avoir 200 nouvelles
candidatures. A l’issue de cette se-
conde phase, la capacité d’accueil
a été atteinte. « Nous avons eu au
total le même nombre de candida-
tures cette année que lorsque nous
fonctionnions seulement avec e-
candidat », constate Laurence
Clerc-Renaud, responsable de la
formation. Des résultats similai-
res pour des efforts bien supé-
rieurs, cette phase complémen-
taire n’ayant pas été anticipée.
« Certaines universités ont pro-
cédé à des recrutements sauvages
[en ouvrant de façon indépen-
dante de nouvelles phases de can-
didature], avance Noëlle Duport,
vice-présidente de l’université de
Poitiers, ce qui a ajouté de la
complexité et de l’incertitude à la
procédure. Ainsi, certains étu-
diants qui avaient confirmé leur
venue dans notre université ont
candidaté et ont été acceptés
ailleurs, sans pour autant se désis-
ter sur la plate-forme. »
Les formations
sous tension
restent les
mêmes, tandis
que les masters
peu attractifs
ne font toujours
pas le plein
Dans son université, seuls 81 %
des étudiants ayant accepté la
place accordée sur la plate-forme
se sont inscrits à la rentrée. « On
peut donc se demander ce que
vaut l’acceptation sur Mon
master », note la vice-présidente,
qui regrette que ces phases sup-
plémentaires aient ajouté de l’in-
certitude au recrutement. « L’un
des objectifs de la plate-forme
était de connaître nos effectifs dé-
finitifs dès la rentrée, mais ça n’a
pas été le cas », conclut-elle.
Ce sentiment n’est toutefois pas
partagé par tous. Dans les univer-
sités de droit de Nantes, Tours et
Brest (Finistère), les responsables
de formation s’accordent pour
dire que la plate-forme a été un
outil « utile » pour gérer les désis-
tements, accepter les candidatu-
res et repérer les places restées va-
cantes. « Les années précédentes,
nous passions le mois de septem-
bre à appeler les étudiants qui
étaient sur liste complémentaire,
car ces derniers ne prenaient pas la
peine de se désister. Cette année,
nous avions nos effectifs dès la
rentrée », se réjouit Samuel San-
chez, le vice-président aux forma-
tions de master à la faculté de
droit de Nantes. Lui n’a pas cons-
taté de volatilité particulière liée
aux secondes phases de recrute-
ment. Pour une capacité d’accueil
de 600 étudiants, 1 % de ceux ac-
ceptés en master ne sont pas ins-
crits, alors que les années passées
les taux avoisinaient 8 %.
Même chose à la faculté de
droit de Brest où, pourtant, le
nombre de candidatures a chuté
de 40 % par rapport à l’année
2021-2022. « Le nombre de d’ins-
crits est resté stable, ce qui nous
fait dire que la limitation des
vœux [chaque étudiant pouvant
formuler au maximum 15 vœux
hors alternance et 15 vœux en ap-
prentissage] a permis aux étu-
diants de faire des candidatures
plus réfléchies et mieux ciblées »,
précise Erwann Charles, doyen de
la faculté, tout en constatant que
la plate-forme n’a pas permis de
« mieux remplir » les masters qui
offraient des places vacantes.
Deuxième constat, la plate-
forme Mon master n’a, en effet,
T RAF I C D E D R OGU E
Deux morts et trois
blessés dans une
fusillade à Marseille
Une femme et un homme ont
été tués, et trois personnes
blessées, samedi 11 novembre,
à Marseille. Une enquête a été
ouverte. « Le profil des indivi-
dus permet de nous situer dans
le cadre de “narchomicides”, en
tout cas de tentative d’assassi-
nats en bande organisée avec
peut-être un lien très fort avec
le trafic de stupéfiants », a ex-
pliqué le procureur. – (AFP.)
I MMI GRAT I ON
Affaire du camion
charnier : dix-huit
prévenus condamnés
dix ans d’emprisonnement,
assorties d’interdiction défi-
nitive du territoire national,
ont été prononcées, vendredi
10 novembre par le tribunal
correctionnel de Paris, contre
les principaux organisateurs
d’une filière clandestine entre
0123
MARDI 14 NOVEMBRE 2023
pas réussi à résorber le phéno-
mène des places vacantes : les
formations sous tension restent
les mêmes, tandis que les mas-
ters peu attractifs ne font tou-
jours pas le plein, les choix des
étudiants n’étant pas interchan-
geables. Parmi ceux qui peinent
à recruter, certains mas-
ters d’histoire, de traduction ou
encore de langue (grec, italien…).
Pour le doyen de la faculté des
humanités de l’université de
Lille, Gabriel Galvez-Behar, il faut
engager « une réflexion générale
sur l’offre de formation, et repen-
ser le fonctionnement même de
nos universités et ses attendus, ce
qui impliquera automatique-
ment des fermetures de masters ».
Une bonne vision nationale
Selon le réseau des vice-prési-
dents de la Commission de la for-
mation et de la vie universitaire
(CFVU), la plate-forme a permis
d’avoir une bonne vision natio-
nale des candidatures et des pla-
ces restées vacantes, note le
coordinateur des vice-présidents,
David Leroy. Ce dernier préconise
la tenue d’une phase complé-
mentaire nationale afin de fluidi-
fier la seconde partie d’attribu-
tion des places vacantes.
Le ministère de l’enseignement
supérieur et de la recherche avait
annoncé, en juillet, la tenue, dès
l’année 2024, de cette phase com-
plémentaire nationale, dont les
contours devraient être connus
dans les prochaines semaines. Le
réseau des vice-présidents CFVU
plaide pour une phase ouverte
uniquement aux candidats
n’ayant reçu aucune proposition
d’admission et à ceux dont le dos-
sier n’avait pas été finalisé. Il pro-
pose aussi de revoir l’ergonomie
de la plate-forme pour les candi-
dats, ainsi que le calendrier et les
conditions d’admission en alter-
nance, alors que les responsables
de formation dénoncent un pro-
cessus de sélection trop tardif.
Pour cette première année de
procédure, l’entourage de la
ministre de l’enseignement
supérieur et de la recherche,
Sylvie Retailleau, se félicite d’un
bilan « très positif » puisque, au
15 septembre, date de fin des re-
crutements, 156 010 candidats
avaient reçu une proposition
d’admission, soit 10 000 de plus
que le nombre d’étudiants
inscrits en master à la rentrée
universitaire 2022. Néanmoins, le
nombre d’inscrits en master
2023 n’est pas encore connu, les
étudiants n’ayant pas reçu de pro-
position d’admission pouvant
encore effectuer des saisines rec-
torales jusqu’au 31 octobre. p
minh dréan
le Vietnam et l’Europe, pour-
suivis pour « aide au séjour
irrégulier commise en bande
organisée », « association de
malfaiteurs » ou « homicides
involontaires ». Dans ce volet
français de l’enquête ouverte
après la découverte, près de
Londres en 2019, des corps de
39 migrants, asphyxiés dans
la remorque d’un camion fri-
gorifique, 19 prévenus étaient
jugés, condamnés à des pei-
nes majoritairement assor-
ties de sursis. Un a été relaxé.
Suppression de l’AME :
des médecins
s’engagent à « désobéir »
Quelque 3 500 médecins sala-
riés et libéraux, opposés à la
suppression de l’aide médi-
cale d’Etat (AME) aux sans-
papiers voulue par le Sénat,
s’engagent à « désobéir » et
à « continuer de soigner gra-
tuitement » ces malades si
le dispositif devait disparaî-
tre, dans un appel transmis
samedi à l’AFP. – (AFP.)
0123
MARDI 14 NOVEMBRE 2023 france | 15

Budget ou conviction : les premières remontées du nom-

bre de signataires », ajoute-t-elle.
Reste que les chiffres nationaux
« J’ai choisi
d’adhérer
ne cautionnerai pas ce système »,
explique Delphine, professeure
d’arts appliqués en lycée profes-

les dilemmes des profs

confirment une large hostilité vis- sionnel, où les enseignants peu-
à-vis du dispositif.
au pacte vent signer jusqu’à six « briques »
Nombreux sont ceux qui ont pour avoir une pour plus de 7 000 euros par an.
décliné par impossibilité d’ajou- A 52 ans, « malgré son concours à
rémunération qui

face au pacte
ter des tâches à leur quotidien.
C’est le cas de Jocelyne, profes-
seure des écoles de 45 ans en zone
rurale. On lui a proposé d’interve-
nir dans le collège à vingt minutes
Des enseignants racontent pourquoi ils ont accepté de chez elle le mercredi matin
pour l’heure de soutien créé pour
ou non le dispositif entré en vigueur en septembre les 6e. « Si j’en rajoute, j’explose en
vol », a-t-elle tranché. Entre ses
heures en classe, les préparations,
les corrections, les formations, la
corresponde à
mon ancienneté »
FRÉDÉRIC
enseignant de collège
rente numérique, professeure prin-
cipale… », liste cette enseignante
de collège. Elle a préféré continuer
bac + 5 », elle a touché en 2023 « la
prime inflation, le chèque énergie,
le chèque carburant ». Enseignante
depuis 2002, titulaire du concours
depuis une dizaine d’années, elle
perçoit 2 270 euros net après la re-
valorisation du mois de septem-
bre, qui a fait augmenter son sa-
laire mensuel d’environ 140 euros.
Mais hors de question pour elle de
signer le pacte, estimant que « l’ac-

L
e sujet s’est imposé dès le
retour des vacances d’été.
« La rentrée n’a pas été se-
reine : avec les collègues,
on ne parlait quasiment que du
pacte », soupire Stéphanie, ensei-
gnante parisienne qui, comme
tous les fonctionnaires cités, a re-
quis un strict anonymat. Le pacte
enseignant n’est plus seulement
le projet politique dont les profes-
seurs ont cherché pendant des
mois à saisir les contours en
échangeant des publications syn-
dicales, des articles de journaux
ou des diaporamas ministériels. Il
se matérialise désormais dans
chaque établissement scolaire
sous forme d’enveloppes à répar-
tir entre les enseignants volontai-
res pour rémunérer un éventail
de missions supplémentaires, tel-
les que les remplacements de
courte durée, la nouvelle heure de
soutien en français ou en mathé-
matiques en 6e, les stages de re-
mise à niveau pendant les vacan-
ces scolaires, l’accompagnement
des élèves décrocheurs en lycée
professionnel ou encore la con-
duite de « projets innovants »…
Tous les enseignants doivent dé-
cider s’ils souhaitent signer pour
une ou plusieurs « briques » de
pacte, dont chacune les engage à
assurer entre dix-huit et vingt-
quatre heures annuelles par mis-
sion pour 1 130 euros net. Une
source de tiraillements indivi-
duels et collectifs pour une pro-
fession dont tous les représen-
tants syndicaux rejettent la philo-
sophie, mais qui doit aussi com-
poser avec l’effondrement de son
pouvoir d’achat depuis vingt ans,
et la conscience que plusieurs dis-
positifs annoncés pour les élèves
en cette rentrée dépendent de sa
participation au pacte, notam-
ment en lycée professionnel.
Combien ont tranché dans un
sens ou dans l’autre ? Deux mois
collègues et encadrait le dispositif si je n’accepte pas, je continue mon prise en charge des élèves handi- à être payée avec les heures sup- cepter, c’est renoncer à une revalo-
Devoirs faits ; il a signé pour ces bénévolat sur mes projets. Je suis capés et le temps passé à « essayer plémentaires ordinaires, bien risation pour tous » : « J’effectue un
missions afin d’être « payé décem- dégoûtée », cingle l’enseignante, d’aider les familles dans la mi- qu’elles soient moins bien rétri- temps complet, j’ai quatorze clas-
ment pour ce qu’[il] faisai[t] déjà ». qui a refusé. Une condition qui n’a sère », en 2022, elle a été arrêtée buées que le pacte : « C’est une me- ses… C’est énormément de travail,
Les années précédentes, il avait ac- pas été imposée à tous les profs. dix jours pour surmenage. sure inégalitaire, qui alimente et je mérite d’être avant tout correc-
cepté de n’être rétribué qu’à hau- « Cette directive a généré beau- l’idée qu’on ne travaille pas assez, tement rémunérée pour ça. »
teur de 75 % de ce qu’il aurait dû coup de blocages », rapporte Colère lancinante et qui contrevient à notre statut de Des réactions qu’observent les
percevoir pour assurer l’aide aux Audrey Chanonat, du SNPDEN- Pour beaucoup, le refus du pacte fonctionnaire », fustige-t-elle. chefs d’établissement et qui de-
devoirs, à défaut de quoi le budget UNSA, syndicat majoritaire chez qu’Emmanuel Macron avait porté Dans une large partie de la pro- vraient, estime Audrey Chanonat,
alloué au collège ne permettait les personnels de direction, dont durant sa campagne de 2022 en fession, y compris parmi ceux qui interpeller le gouvernement. « Le
pas de la maintenir toute l’année une enquête avait montré début estimant « difficile de dire qu’on va ont signé un pacte, la nuance entre pacte représente des moyens con-
avec « des groupes suffisamment septembre des écarts d’adhésion mieux payer tout le monde, y com- le sentiment d’avoir la possibilité sidérables injectés dans les établis-
légers ». Il n’est cependant pas cer- considérables entre les établisse- pris ceux qui ne sont pas prêts à da- de travailler plus pour gagner da- sements, tels qu’on n’en avait pas
tain de réussir à faire les dix-huit ments publics, plus de la moitié vantage s’engager ou à faire plus vantage et celui de n’avoir aucune vu depuis des années, rappelle
heures de remplacement exigées : d’entre eux ayant distribué moins d’efforts », est surtout un acte poli- alternative est venue alimenter cette représentante syndicale. Et
en 2022, en acceptant « toutes les de 10 % de leurs pactes. « Plusieurs tique. Sur le papier, Aurélie a « le une colère lancinante. « Je suis pourtant, il n’y a pas d’adhésion.
propositions », il n’avait « réussi à rectorats ont fini par assouplir profil ». « Je remplace des collègues, consciente que l’argent du pacte me Il faut se poser des questions. » p
en faire que douze ». Christelle, les consignes début octobre, après je mène des projets, je suis réfé- permettrait de mieux vivre, mais je éléa pommiers
professeure des écoles dans les
Bouches-du-Rhône, a, elle, pris un
pacte pour encadrer des stages de
remise à niveau pendant les va-
cances scolaires qu’elle aussi effec-
tuait déjà. Seule à avoir signé dans
son école, elle n’aurait accepté
aucune autre mission : « Elles im-
pliquent du temps et de l’énergie
que nous n’avons pas pendant les
semaines de classe. » En dehors du
pacte, ces stages sont rémunérés
environ 400 euros pour quinze
heures ; elle fera désormais vingt-
quatre heures pour 1 130 euros.
Une motivation financière dé-
terminante pour de nombreux
volontaires, y compris pour ceux
qui s’opposent à la mesure. Entre
le logement à payer, les études des
enfants à assumer et une opéra-
tion des yeux à financer, Béatrice,
48 ans, professeure des écoles de-
puis vingt-deux ans et 2 600 euros
net de salaire, devait « arrondir ses
fins de mois ». « On ne peut compter
ni sur un treizième mois ni sur une
prime de fin d’année, et il n’existe
pas d’heures supplémentaires
en primaire », s’exaspère-t-elle.
Même si ça « rallonge [ses] semai-
nes », elle a accepté de faire du sou-
tien en 6e parce qu’elle n’a « pas le
Action n°7.
choix », pas « par adhésion ». Cer-

après la rentrée, qui marque l’en-
trée en vigueur de la mesure dont
les détails ont été annoncés par
Emmanuel Macron en avril, la
Mener
tains assurent avoir été inscrits
d’office dès lors qu’ils réalisaient
une mission éligible au pacte, ou
s’être vu attribuer des « briques »

question reste en suspens dans de
nombreuses équipes, où le sujet
est souvent décrit comme « cli-
vant » parmi les centaines de té-
à bien la mission
pour des fonctions ou des projets
qui n’entrent pas dans le disposi-
tif. « C’est un peu la foire aux pactes,
par endroits, on sent la pression

moignages reçus par Le Monde.
« Tout se décide de manière assez
opaque entre les enseignants pris
individuellement et la direction,
raconte Delphine, enseignante en
de la transition
d’en distribuer le plus possible,
quitte à sortir des clous », juge So-
phie Vénétitay, du SNES-FSU, dont
la fédération avait appelé à ne pas
intégrer ce nouveau système.

collège dans le Nord. On n’ose pas
vraiment en parler entre nous, cer-
tains se sentent obligés de se justi-
fier d’avoir signé… Ça crée une am-
biance pesante en salle des profs. »
« Pas le choix »
Au niveau national, le ministre de
l’éducation, Gabriel Attal, a évoqué
début octobre « un quart » d’ensei-
gnants volontaires dans le public.
La Rue de Grenelle avance une pro-
portion d’un quart à la fin octobre,
mais public et privé sous contrat
confondus, sans préciser si le taux
de volontaires diffère entre les
deux. Selon les déclarations de
M. Attal au Sénat mercredi 8 no-
vembre, les signataires sont 45 %
en lycée professionnel, 37 % en col-
lège, 32 % en lycée général, et
moins de 17 % en primaire. Le mi-
nistère n’indique pas, en revan-
che, le volume de l’enveloppe to-
tale de pactes qui a trouvé preneur.
Frédéric, enseignant en collège
depuis vingt ans, est de ces signa-
taires. « J’ai choisi d’adhérer au
pacte pour avoir une rémunéra-
tion qui corresponde à mon an-
cienneté, à mon niveau d’études,
et au temps et à l’énergie que je
consacre à mon métier », dit-il.
Celui-ci remplaçait souvent des
énergétique.
La situation varie d’un établisse-
ment à l’autre, au gré des directi-
ves retenues dans la distribution
des « briques », notamment pour
l’application de la principale con-
signe ministérielle : attribuer cer-
RWE, c’est l’engagement en France d’être une Société
taines missions en priorité – le
soutien en 6e pour les professeurs à Mission dont les objectifs sociaux et environnementaux
de primaire et, de manière beau- sont suivis par un comité de mission composé
coup plus pressante, le remplace-
de personnalités expertes internes et externes.
ment pour ceux du secondaire.
Anne s’est ainsi vu refuser le
« pacte projet » qu’elle souhaitait
pour « être enfin payée » pour son
rôle de « référente développement
durable » et les multiples actions
qu’elle mène dans son lycée si elle
n’acceptait pas d’abord une « bri-
que remplacement ». « On me de-
mande de travailler davantage et,
« C’est une
mesure
inégalitaire qui
alimente l’idée
qu’on ne travaille L’énergie est notre avenir, économisons-la ! fr.rwe.com
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AURÉLIE
enseignante de collège
 ÉCONOMIE & ENTREPRISE
16 |
« Nous assistons à des chocs en série »
La directrice générale du FMI, Kristalina Georgieva, s’inquiète du danger de fragmentation de l’économie
ENTRETIEN
S
i l’inflation reflue enfin,
la crise au Moyen-Orient
et les risques géopoliti-
ques pourraient de nou-
veau faire décoller les prix du pé-
trole, prévient Kristalina Geor-
gieva. Présente à Paris du 9 au
11 novembre, la directrice géné-
rale du Fonds monétaire interna-
tional (FMI) s’alarme du risque
de fragmentation du commerce
mondial, susceptible, selon elle,
d’augmenter la pauvreté et l’in-
sécurité pour tous.
La tentation protectionniste
monte sur tous les continents.
La mondialisation basée sur le
libre-échange est-elle morte ?
Pendant longtemps, nous avons
trop insisté sur les bénéfices de la
mondialisation. Ils ont été consi-
dérables : sur les trois dernières
décennies, l’économie mondiale
a triplé, en particulier au profit
des économies en développe-
ment qui, elles, ont quadruplé, et
il en a résulté une incroyable ré-
duction de la pauvreté. Mais tout
le monde n’en a pas profité. Trop
longtemps, l’attention n’a pas
suffisamment porté sur ceux
dont les emplois et les moyens
de subsistance se sont évaporés,
parce que les mécanismes de
compensation ont été insuffi-
sants. Cela a créé un terrain fertile
pour les mouvements altermon-
dialistes et le populisme. Pire,
depuis la pandémie de Covid-19,
nous assistons à des chocs exogè-
nes en série qui entraînent des in-
terruptions massives des chaînes
d’approvisionnement. Cela peut
pousser des entreprises à vouloir
rapprocher une partie de leur pro-
duction. Mais cela ne va pas sans
poser de problème, car cela con-
centre les risques au même en-
droit en cas de nouveau choc.
Comment, alors, réinventer
la mondialisation ?
Nous ne pouvons pas revenir au
modèle passé, où trop de person-
nes ont perdu, et qui ne reconnaît
Kristalina
Georgieva,
la directrice
générale
du FMI, à
Washington,
le 14 avril.
STEFANI REYNOLDS/
AFP
pas suffisamment que la sécurité
des approvisionnements est
aussi une question de sécurité
économique, et pas uniquement
de sécurité nationale. Il convient
de repenser la mondialisation
autant que possible en collabora-
tion avec nos partenaires. Notre
conseil aux pays est de pas jouer
la carte de l’intérêt national con-
tre les autres, mais de réfléchir
aux mécanismes permettant de
poursuivre l’intégration mon-
diale et d’équilibrer les risques.
Car une plus grande fragmenta-
tion du commerce mondial
aurait une conséquence très
claire : nous serions tous plus
pauvres et moins en sécurité.
Quel pourrait être le coût,
précisément, de cette
fragmentation ?
Selon les scénarios, il pourrait
atteindre entre 0,2 % et 7 % du pro-
duit intérieur brut (PIB) mondial,
7 %, le cas extrême, équivaudrait à
exclure deux pays comme l’Alle-
magne et le Japon de l’économie
mondiale. Pour limiter ce risque,
nous devons résister à la tenta-
tion d’imposer des barrières com-
merciales, dont le nombre est
passé de 500 environ en 2017 à
2 000 en 2019 et 3 000 en 2022. Or,
nos recherches montrent que, si
l’une des trois grandes économies
du monde (les Etats-Unis, l’Eu-
rope, la Chine) prend une mesure
fondamentalement protection-
niste, la probabilité qu’un pays
partenaire prenne une mesure
protectionniste en réponse est de
73 % dans les douze mois. C’est
une pente dangereuse.
Les politiques industrielles
engagées en Europe
et aux Etats-Unis vont-elles
dans le bon sens ?
Nous assistons en effet à un re-
gain de passion autour des politi-
ques industrielles. Certaines
cherchent à corriger les erreurs
commises par le passé dans la
mondialisation. Mais il convient
de réfléchir aux implications po-
tentielles de ces mesures pour les
pays partenaires. Un gouverne-
ment souhaitant faire monter en
gamme son industrie peut par
exemple agir en rendant son éco-
nomie plus attractive pour les in-
vestissements plutôt qu’en ins-
taurant des barrières commercia-
les, au mépris des règles de l’Or-
« L’Europe a fait
un excellent
travail pour
transformer cette
crise terrible,
la guerre russe
en Ukraine,
en une force »
ganisation mondiale du com-
merce – ce qui se révélerait néga-
tif pour le monde.
N’y a-t-il donc jamais de bon
protectionnisme, ne serait-ce
que pour protéger l’environne-
ment, ou éviter que des
produits ne fassent trois fois
le tour de la planète avant
d’être vendus ?
Nous devons tirer les leçons de
l’histoire. Celle-ci nous a appris
que la division du travail entre les
pays est bénéfique, car elle permet
d’apporter de la nourriture, des
biens et des services à tous, et ce,
à moindre coût. Mais ces échan-
ges doivent prendre en considéra-
tion le bien-être de la société. Il
convient de réfléchir aux chaînes
d’approvisionnement mondiales
en tenant compte de leur em-
preinte carbone, mais là encore,
en prenant garde également à
l’ampleur des préjudices que leur
restructuration pourrait causer à
des travailleurs ailleurs sur la pla-
nète. Il est possible d’accélérer la
décarbonation de nos sociétés
sans engendrer de tels préjudices.
Des subventions à la R&D permet-
tant aux technologies vertes de
pénétrer plus rapidement l’écono-
mie sont, par exemple, une bonne
utilisation de l’argent public.
L’Europe va entamer son
deuxième hiver en se passant
du gaz russe. Le pire de la crise
énergétique est-il derrière
nous ?
L’Europe a fait un excellent tra-
vail pour transformer cette crise
terrible, la guerre russe en
Ukraine, en une force : elle est
parvenue à sécuriser rapidement
ses approvisionnements énergé-
tiques en réduisant sa dépen-
dance à l’égard de la Russie, et en
diminuant sa consommation de
gaz de 20 %. C’est un progrès im-
portant et, sur ce point, on peut
espérer que le pire soit derrière
nous. Mais les risques géopoliti-
ques ont considérablement aug-
menté ces dernières années.
Quelles conséquences
la crise au Moyen-Orient
pourrait-elle avoir ?
On ne peut que souhaiter que la
paix prévale au plus vite, en rai-
son des conséquences dramati-
ques pour les civils, mais aussi sur
« Pendant
longtemps,
nous avons
trop insisté
sur les
bénéfices de la
mondialisation »
l’économie mondiale. L’impact le
plus profond est pour l’économie
de Gaza, dévastée. Israël en subit
les conséquences, car 8 % de sa
main-d’œuvre est désormais ré-
quisitionnée par l’armée. Le Liban
est également très vulnérable.
L’Egypte a été touchée par la
guerre russe en Ukraine l’année
dernière, et elle l’est à nouveau
aujourd’hui – son tourisme, no-
tamment –, et la Jordanie, certes
plus stable, comporte une impor-
tante population de réfugiés pa-
lestiniens. Nous soutiendrons
autant que possible ces pays.
Jusqu’à présent, les risques
semblent limités pour le reste de
l’économie mondiale. Mais tout
accident qui pourrait perturber
les approvisionnements énergé-
tiques, ou laisser craindre que la
sécurité en la matière ne soit pas
assurée, pourrait se traduire par
une hausse des prix du pétrole
et de l’inflation en Europe. Sans
parler de l’islamophobie et de
l’antisémitisme, dont les consé-
quences irradient bien au-delà
de la région.
Avez-vous peur ?
Pour revenir à l’histoire, la perte
de contrôle des prix a eu des
conséquences dramatiques dans
le passé – notamment dans l’Alle-
magne des années 1920 – sur la
population. Le discours sur l’im-
portance de contenir l’inflation et
de s’attacher à des fondamentaux
macroéconomiques sains peut
paraître ennuyeux, mais cela rap-
pelle à quel point c’est fondamen-
tal. Jusqu’ici, nous sommes sur la
bonne voie : l’inflation mondiale,
de 8,7 % en 2022, devrait baisser à
6,9 % cette année et 5,8 % en 2024.
Mais cela ne va pas assez vite. Or,
tant que l’inflation sera élevée, les
taux d’intérêt le resteront, et cela
érode les bases de la croissance.
Nous étions à une croissance
0123
MARDI 14 NOVEMBRE 2023
moyenne de 3,8 % avant la pandé-
mie. Ce niveau ne cesse de faiblir :
il est aujourd’hui autour de 3 %.
La seule bonne nouvelle est que
jusqu’à présent les marchés du
travail ont fait preuve d’une re-
marquable résilience. C’est rassu-
rant, car quand les gens ont du
travail, ils sont en mesure de gérer
davantage d’incertitudes écono-
miques. Si le chômage commence
à monter significativement, nous
nous trouverons dans une situa-
tion très difficile.
Les BRICS (Brésil, Russie, Inde,
Chine, Afrique du Sud) ont ac-
cueilli de nouveaux pays (Ara-
bie saoudite, Emirats arabes
unis, Iran, Egypte, Ethiopie et
Argentine), et ne cachent pas
leur défiance à l’égard des ins-
titutions de Washington,
comme la vôtre. Comment
le FMI peut-il se réinventer ?
Il est toujours positif que des
pays construisent de nouveau ca-
dres de coopération entre eux. Les
BRICS reconnaissent aujourd’hui
que le FMI, qui compte 190 mem-
bres, et dont ils font partie, est une
institution inclusive. Tous dési-
rent qu’elle soit solide financière-
ment et en mesure d’aider leurs
voisins en cas de choc. Ils ont vu
que, en 2020, nous avons agi une
semaine après que l’OMS a dé-
claré la pandémie. Preuve de leur
soutien, le conseil d’administra-
tion du Fonds a, le 7 novembre,
accepté d’augmenter de 50 % les
ressources des quotas des Etats
[les quotes-parts reflétant la posi-
tion de chaque pays membre
dans l’économie mondiale]. Cette
hausse permettra de renforcer
nos ressources permanentes,
grâce à une augmentation des
contributions des Etats membres,
et d’augmenter les financements
en faveur des pays en difficulté
économique.
La Chine a voté en faveur de
cette augmentation. Cela a pris du
temps, mais, comme l’Inde, elle
reconnaît aujourd’hui les compé-
tences techniques du FMI et son
utilité dans les crises. La Chine
s’engage aujourd’hui de plus en
plus lors des négociations collec-
tives, avec le Club de Paris, lors-
qu’il s’agit d’aider un pays en diffi-
culté à restructurer sa dette. p
propos recueillis par
marie charrel
 UN COUP
DE POUCE
SANS INTÉRÊT.
POUR QUE LES FRANÇAIS N’AIENT PLUS À RENONCER
À L’ACHAT D’UN 1ER LOGEMENT, ON S’ENGAGE À BOOSTER
VOTRE PRÊT À TAUX ZÉRO JUSQU’À 20 000 €, SANS INTÉRÊT.

AGIR CHAQUE JOUR DANS VOTRE INTÉRÊT

ET CELUI DE LA SOCIÉTÉ

Exemples représentatifs :
Pour un Prêt à Taux Zéro d’un montant de 50 000 €, décaissé en une seule fois, d’une durée totale de 240 mois, au taux annuel débiteur fixe de 0 %. Remboursement
en 60 mensualités de 13,58 € suivi de 179 mensualités de 291,36 € et une dernière ajustée de 291,76 €. Montant total dû de 54 260 € dont intérêts de 0 €, pas
de frais de dossier, assurance emprunteur obligatoire de 3 260 € (pour les garanties Décès / Perte Totale et Irréversible d’Autonomie, Incapacité Temporaire
Totale / Invalidité Permanente Totale avec une franchise de 90 jours), frais de garantie (CAMCA) de 1 000 €. Taux Annuel Effectif Global (TAEG) fixe de 0,679 %.
Coût de l’assurance emprunteur obligatoire : 13,58 € par mois pour un assuré à 100 % âgé entre 31 ans et 35 ans, et s’ajoute à la mensualité du crédit. Montant
total dû par l’emprunteur au titre de l’assurance sur la durée totale du prêt : 3 260 € pour un Taux Annuel Effectif de l’Assurance (TAEA) de 0,513 %.

Pour un prêt immobilier complémentaire d’un montant de 20 000 € sur une durée totale de 240 mois, au taux annuel débiteur fixe de 0 %. Remboursement
en 240 mensualités de 83,33 € hors assurance suivi d’une mensualité ajustée de 84,13 € dont intérêts de 0 €, pas de frais de dossier, assurance emprunteur
obligatoire de 1 304 € (pour les garanties Décès / Perte Totale et Irréversible d’Autonomie, Incapacité Totale / Invalidité Permanente Totale avec une franchise
de 90 jours), frais de garantie (CAMCA) 400 €. Montant Total dû : 21 704 €. Taux Annuel Effectif Global (TAEG) fixe de 0,84 %. Coût de l’assurance emprunteur
obligatoire : 5,43 € par mois pour un assuré à 100 % âgé entre 31 ans et 35 ans, et s’ajoute à la mensualité du crédit. Montant total dû par l’emprunteur au titre
de l’assurance sur la durée totale du prêt : 1 304 € pour un Taux Annuel Effectif de l’Assurance (TAEA) de 0,64 %.

Exemples établis sur la durée et le montant moyens, ainsi que le coût maximum de garanties CAMCA constatés pour les PTZ accordés par les Caisses régionales
de Crédit Agricole; les coûts de l’assurance emprunteur obligatoire correspondent aux coûts maximum constatés dans les Caisses régionales. Le coût de l’assurance
peut varier en fonction de votre situation personnelle et des garanties exigées par votre Caisse régionale : renseignez-vous auprès de votre conseiller.
PTZ soumis à conditions selon la réglementation en vigueur au 25/10/2023, susceptible d’évolutions.
Prêt immobilier complémentaire dans la limite de 20 000 € par dossier. Offre valable du 02/11/2023 au 30/06/2024.
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l’offre de prêt. La réalisation de la vente est subordonnée à l’obtention du prêt. Si celui-ci n’est pas obtenu, le vendeur doit vous rembourser les sommes versées.
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des Assurances. Siège social : 16-18, boulevard de Vaugirard, 75015 Paris. Contrats distribués par votre Caisse régionale de Crédit Agricole, immatriculée auprès de l’ORIAS
en qualité de courtier (mentions de courtier disponibles sur mentions courtiers.credit-agricole.fr).
11/2023 – Édité par Crédit Agricole S.A., agréé en tant qu’établissement de crédit – Siège social : 12, place des États-Unis, 92127 Montrouge Cedex – Capital social :
9 158 213 973 € – 784 608 416 RCS Nanterre.
18 | économie & entreprise
Réindustrialisation : le défi de l’acceptabilité sociale
Dans plusieurs régions, la création d’emplois ne semble pas suffisante face aux menaces environnementales
ANALYSE
R
éconcilier l’économie et
l’écologie, c’est la pro-
messe enthousiaste de
la loi relative à l’indus-
trie verte du 23 octobre, adoptée
dans un bel élan transpartisan.
Mais, pour réindustrialiser la
France, encore faut-il trouver où
installer les usines. Car, même re-
peintes en vert, elles n’ont rien de
bucolique. « Une usine, c’est un
drame humain quand elle ferme,
mais aussi – parfois – quand elle
ouvre », résume David Cousquer,
directeur général de Trendeo, qui
fournit des données sur l’emploi
et l’investissement.
A Soissons (Aisne), les habitants
et les associations écologistes, dé-
sormais soutenus par le parti Re-
naissance, se battent depuis 2021
contre l’implantation d’une usine
de laine de roche. A Laruscade (Gi-
ronde), la position critique adop-
tée le 19 octobre par l’Autorité en-
vironnementale a ravi les oppo-
sants à la création d’une zone
d’activité visant à abriter une fi-
lière de production de dirigeables.
S’y ajoute la contestation dans
l’Allier, voire dans le Sud-Finis-
tère, contre l’exploitation de mi-
nes de lithium. Quant à l’indus-
triel breton Le Duff, six ans après
avoir entamé le parcours pour
construire une fabrique de vien-
noiseries à Liffré, près de Rennes,
il a jeté l’éponge en juin 2023
face à l’accumulation de recours
déposés contre son projet.
Un ballet de camions
Selon Trendeo, 99 usines ont an-
noncé depuis le début de l’année
2023 leur intention de s’implanter
en France (contre 76 fermetures),
avec à la clé 24 333 emplois nets
créés, les deux principaux projets
visant à produire des panneaux
photovoltaïques à Fos-sur-Mer
(3 000 emplois) et des batteries à
Dunkerque (1 700). « Ce qu’on
peine à mesurer, ce sont les usines
qui vont s’implanter ailleurs, sou-
vent faute d’avoir trouvé un ter-
rain », précise M. Cousquer. Ou
parce qu’elles pensent être mieux
reçues en Allemagne ou au Portu-
gal ? Personne n’a envie de voir
surgir un pot d’échappement
géant en face de ses fenêtres ou
d’être réveillé par un ballet de ca-
Une vague de contestations contre les élevages intensifs de saumon
Dans le Nord, en Gironde ou dans les Côtes-d’Armor, des collectifs s’organisent pour s’opposer aux projets de fermes aquacoles géantes
L a société Pure Salmon espé-
rait lancer les travaux de son
usine d’élevage de saumons,
à Boulogne-sur-Mer (Pas-de-Ca-
lais), en octobre 2021. Las ! deux
ans plus tard, le projet est resté let-
tre morte. Ses promoteurs tentent
de lui trouver une nouvelle terre
d’asile, au Verdon-sur-Mer, en Gi-
ronde. Et deux autres sociétés
d’investissement sont en lice pour
implanter des fermes aquacoles
terrestres géantes similaires :
Smart Salmon à Plouisy, près de
Guingamp (Côtes-d’Armor), et Lo-
cal Ocean, à Boulogne-sur-Mer.
A chaque fois, ces projets se
heurtent à une opposition de ter-
rain. « Non à la pisciculture inten-
sive dans le Boulonnais » : c’est
derrière ce slogan que se sont réu-
nis riverains, associations et élus
dès l’officialisation du projet, en
janvier 2020. L’initiative avait été
présentée lors de Choose France,
présidé par Emmanuel Macron,
où les groupes étrangers sont ac-
cueillis les bras ouverts. Or Pure
Salmon, dont le siège est à Abou
Dhabi, est contrôlé par le fonds
8F Asset Management avec, à son
tour de table, des investisseurs
des Emirats et de Singapour.
Pétitions, manifestations, pri-
ses de parole… Les opposants à
Manifestation contre le projet d’usine Bridor de Liffré, à Rennes, le 22 avril. MARC OLLIVIER/ « OUEST FRANCE »/MAXPPP
mions. Rien de nouveau, dira-
t-on. « Au XIXe siècle, il y a eu un
coup de force de l’administration
pour imposer l’industrialisation
au pouvoir local, qui était contre »,
observe Jean-Baptiste Fressoz, his-
torien des sciences, des techni-
ques et de l’environnement.
Deux siècles plus tard, les ré-
seaux sociaux donnent une réso-
nance nationale aux conflits lo-
caux. Les collectifs animés sur
Facebook ont tôt fait de battre le
rappel contre un méthaniseur
agricole ou une plate-forme logis-
tique. Des industriels excédés dé-
noncent une posture idéologique,
en échos aux luttes écologiques
contre l’aéroport de Notre-Dame-
des-Landes, près de Nantes, ou
contre l’autoroute A69, reliant
Toulouse et Castres. Mais ces ten-
sions révèlent plutôt un profond
changement dans la manière
dont les riverains pondèrent les
bénéfices et les coûts d’une instal-
lation industrielle.
cette « ferme-usine », destinée à
produire 10 000 tonnes de pois-
son par an, n’ont pas ménagé
leurs efforts pour lui faire bar-
rage. Ils ont critiqué la consom-
mation excessive d’eau et d’éner-
gie de cet élevage intensif, dé-
noncé les risques de pollution
et d’atteinte au bien-être animal,
et mis en exergue l’artificialisa-
tion des terres agricoles. Pure Sal-
mon, de son côté, faisait miroiter
la création de 150 emplois et un
investissement de 140 millions
d’euros. La société a finalement
jeté l’éponge, début 2022.
Accès à l’eau
« Pure Salmon pensait qu’en s’ins-
tallant dans le Nord il n’aurait pas
de problème d’eau. Or nous avons
eu une alerte sécheresse cet été.
L’entreprise a fait des forages mais
n’a pas trouvé d’eau sur le site. Elle
voulait prendre sur le réseau pu-
blic, mais, entre boire de l’eau et
manger du saumon, il faut choi-
sir », explique Denis Buhagiar, élu
(Europe Ecologie-Les Verts) à la
communauté d’agglomération
du Boulonnais et acteur de la con-
testation. La mission régionale
d’autorité environnementale
avait, en outre, publié en 2021 un
avis très critique sur le projet, ju-
Le recul du chômage n’y est sans
doute pas étranger : les 100, 200
voire 500 emplois directs promis
pour chaque site n’apparaissent
plus comme des mots magiques
susceptibles d’effacer les réticen-
ces. « Notre territoire a été long-
temps sinistré, cela nous rend très
sensibles à la problématique de
l’emploi », témoigne un élu du
Grand Soissons ayant requis l’ano-
nymat, « mais concernant le projet
Rockwool, le compte n’y est pas,
plaide-t-il. D’un côté, les 130 créa-
tions d’emploi s’avèrent très insuffi-
santes rapportées à l’hectare. De
l’autre, pompage de l’eau, achemi-
nement des matériaux, rejets, quel
que soit l’angle, il y a des faiblesses.
Et surtout, la laine de roche est de-
venue un produit obsolète ». Le Da-
nois Rockwool, leader mondial de
cet isolant minéral, a beau vanter
un matériau « dont les performan-
ces thermiques permettent de ré-
duire (…) les émissions de gaz à effet
de serre », la contestation grandit.
geant le « dossier très insuffisant »
et pointant le fait que certains
éléments étaient encore en ré-
flexion, « notamment concernant
l’alimentation en eau de l’usine ».
Sur ce point, la mission précisait
que les besoins de la ferme aqua-
cole étaient estimés à 547 000 mè-
tres cubes par an – plus de
1 500 mètres cubes par jour, soit
l’équivalent de la consommation
annuelle de 10 000 habitants.
« A Boulogne-sur-Mer, les tests de
pompage d’eau sur le site n’ont pas
été concluants, il y avait un sujet de
disponibilité d’eau potable et des
espèces protégées venaient se re-
produire sur ce lieu », avance Paul
Miliotis, qui a succédé, en juin, à
l’ex-patron de Labeyrie, Xavier Go-
vare, comme président du conseil
d’administration de Pure Salmon
France, pour justifier le retrait du
projet. Fin 2022, l’entreprise a dé-
posé un dossier de demande
d’autorisation environnemen-
tale, cette fois pour sa ferme d’éle-
vage de saumon en Gironde. « Le
terrain industriel du Verdon-sur-
Mer, dans le Grand Port maritime
de Bordeaux, livré clés en main,
nous permet d’avoir une procédure
simplifiée, car les mesures de com-
pensation environnementale ont
déjà été faites. Il y a vingt sites de ce
« Il ne s’agit pas d’une vision de rê-
veurs écolos. Mais promouvoir la
laine de roche, au lieu du chanvre
ou du lin, c’est comme si, confronté
à un problème de mobilité, vous
décidiez de développer le moteur
diesel », martèle cet élu local.
Crispations
Pour Fabien Guimbretière, secré-
taire national de la CFDT, chargé
de « la transition énergétique
juste », ces crispations prouvent la
nécessité de réfléchir à la réindus-
trialisation plus en amont : « Em-
plois et écologie ne sont pas oppo-
sables, mais nous devons nous in-
terroger sur nos besoins essentiels
pour le long terme (quelle concen-
tration d’élevage est souhaitable,
qu’est-ce qu’une mobilité dura-
ble…), plutôt que de continuer à
produire coûte que coûte la même
chose, sous prétexte que le mode
de fabrication est décarboné. »
Les citoyens expriment leurs at-
tentes lors des consultations im-
« Entre boire de
l’eau et manger
du saumon,
il faut choisir »
DEnis Buhagiar
élu EELV à la communauté
d’agglomération
du Boulonnais
type en France, définis par le gou-
vernement », explique M. Miliotis,
qui chiffre désormais l’investisse-
ment à 275 millions d’euros et le
nombre d’emplois créés à 250.
Initialement, Pure Salmon pen-
sait capter en profondeur, mais
un avis public défavorable l’a con-
traint à modifier sa copie. « Nous
bénéficions de la présence, à
30 mètres de profondeur, d’une
nappe phréatique d’eau saumâtre,
donc non utilisable pour la con-
sommation humaine ou l’agricul-
ture », souligne M. Miliotis. Des
précisions ont été demandées
sur les conséquences du forage
sur la nappe profonde et une
nouvelle version du dossier a été
déposée en octobre.
Là encore, les opposants ont dé-
cidé de se faire entendre. Une as-
posées par la loi pour tout aména-
gement ayant une incidence envi-
ronnementale. Isabelle Jarry, ga-
rante auprès de la Commission
nationale du débat public, se sou-
vient que la première réunion de
concertation sur l’usine de pro-
duction d’hydrogène vert H2V
(reprise par Air liquide), entre
Le Havre et Rouen, s’est tenue le
jour même de l’incendie sur le
site de Lubrizol, le 26 septem-
bre 2019, à quelques boucles de la
Seine de là. « Cela n’a pas empêché
le projet d’avancer. Les gens sont
lucides. Ils adhèrent à la nécessité
de créer des emplois. Et, s’ils jugent
une usine écologiquement ver-
tueuse, ils en sont même fiers.
Ce qu’ils ne supportent pas, ce sont
les projets destructeurs de l’envi-
ronnement. Et, depuis cinq ans
environ, enfin, la question de la
ressource en eau s’invite systéma-
tiquement dans les débats, alors
qu’on en parlait très peu aupara-
vant », estime-t-elle.
sociation, Eaux secours agissons !,
a été créée en janvier. Elle multi-
plie les actions et a lancé une péti-
tion, qui a recueilli à ce jour
55 000 signatures. « C’est un projet
démesuré et expérimental. Et le site
est entouré de zones protégées »,
s’inquiète Mélanie Gaillard, mem-
bre de l’association. Pure Salmon
reconnaît n’avoir testé le concept
que dans une unité pilote en Polo-
gne, produisant 500 tonnes de
saumon par an.
Associations et pétitions
Après une phase de réunions,
Pure Salmon a décidé de réagir en
attaquant l’association et ses deux
représentantes pour diffamation,
et en réclamant 32 000 euros.
Eaux secours agissons ! est soute-
nue par des ONG, des élus, des
pêcheurs, des ostréiculteurs, mais
aussi par les opposants aux pro-
jets d’usine du Boulonnais et de
Bretagne. Un collectif, Estuaire
2050, s’est aussi formé sur la côte
royannaise. Dans les Côtes-d’Ar-
mor, le collectif Douriou Gouez
s’est constitué pour dire non au
projet d’usine de saumon terres-
tre à Plouisy, mené par la société
norvégienne Smart Salmon. Elle a
signé en 2021 un compromis de
vente pour un terrain de 10 hecta-
0123
MARDI 14 NOVEMBRE 2023
Les réseaux
sociaux donnent
une résonance
nationale aux
conflits locaux
Le seuil de bonne volonté varie
selon les régions. « Le mouve-
ment de réindustrialisation remet
au premier plan les Hauts-de-
France ou le Grand-Est, ces an-
ciennes régions industrielles qui
avaient souffert dans les années
2009-2016 de la fermeture de
nombreuses usines », souligne
M. Cousquer. Cela s’explique bien
sûr par la disponibilité de ter-
rains « clés en main ». Mais pas
seulement. « Il y a une confiance
historique de nos populations
dans l’industrie », assure Virginie
Carolo-Lutrot, la maire divers
droite de Port-Jérôme-sur-Seine,
près du Havre (Seine-Maritime)
où ExxonMobil a installé sa pre-
mière raffinerie en 1933 et où
trois projets sont à l’étude (Air li-
quide, Eastman, Futerro), avec
1 000 emplois à la clé.
Mais la confiance, ça s’entre-
tient. « Nous avons formé des
“nez” pour capter les odeurs. Cela
nous a permis de diviser par dix
les nuisances olfactives grâce à un
travail avec les industriels », relate,
à titre d’exemple, la présidente de
la communauté d’agglomération
Caux Seine Agglo, qui fait état
d’un dialogue permanent avec
les entreprises sur la dépollution
ou la prévention du risque de
montée des eaux. Quant à la pis-
cine olympique de Port-Jérôme
ou encore le train en projet, l’édile
est claire : « C’est grâce aux indus-
triels. Sans eux, nous ne pourrions
pas avoir un tel niveau de service
sur notre territoire. »
Evidemment, les inconvénients
sans les avantages, ça passe moins
bien. Sur la rive opposée, avec vue
imprenable sur le complexe in-
dustriel, Quillebeuf-sur-Seine (qui
n’appartient pas à la même inter-
communalité) se désespère de
voir sa population décroître. Un
« sentiment d’encerclement et d’en-
fermement industriel » dénoncé
par la maire, Carine Boquet. p
isabelle chaperon
res et évoque un investissement
de 150 millions d’euros et une cen-
taine de créations d’emplois. La
production annuelle a varié de
10 000 à 20 000 tonnes, avant de
se fixer à 8 000. Les opposants ont
fini par faire mouche quand les
élus de Guingamp-Paimpol agglo-
mération se sont prononcés
contre le projet, en février.
Depuis, les promoteurs de cette
aquaculture intensive sont restés
discrets, mais l’instruction du dos-
sier se poursuit et le collectif bre-
ton reste mobilisé. Quant aux op-
posants boulonnais, ils sont aux
prises avec la ferme géante de Lo-
cal Ocean, société basée en Suisse,
un projet en gestation depuis
2020 qui mise, lui, sur la désalini-
sation de l’eau de mer. L’investisse-
ment se chiffrerait à 106 millions
d’euros et le nombre d’emplois po-
tentiels, entre 75 et 150, pour une
production annuelle de 8 500 ton-
nes de saumon, avec la possibilité
de l’accroître jusqu’à 15 000. « No-
tre inquiétude porte sur les risques
de rejet, par cet élevage industriel,
de déchets azotés et phosphorés
dans la baie de Boulogne-sur-Mer,
près de la plage et de zones proté-
gées », souligne M. Buhagiar, dé-
fenseur de l’environnement. p
laurence girard
0123
MARDI 14 NOVEMBRE 2023
L’amerrissage brutal des géants des mers
Encore bénéficiaires en 2023, les grands armateurs risquent de perdre de l’argent en 2024
U
ne discipline de fer
sur les coûts opéra-
tionnels, des annula-
tions de services
(blank sailing) et d’escales, parfois
d’importantes réductions d’effec-
tifs : après des années 2021 et
2022 aux profits mirobolants,
l’accostage des compagnies de
porte-conteneurs est brutal. Elles
utilisent désormais tous les
moyens pour affronter la tem-
pête qui s’annonce, victimes d’un
effondrement des taux de fret, les
prix facturés à leurs clients de l’in-
dustrie et de la grande distribu-
tion. A une semaine d’intervalle,
le danois Maersk, l’allemand Ha-
pag-Lloyd et le français CMA CGM
ont publié des résultats trimes-
triels en très forte baisse par rap-
port au troisième trimestre 2022.
Il en est sans doute de même pour
l’italo-suisse MSC, numéro un du
secteur, qui ne publie pas ses
comptes.
Troisième armateur mondial,
CMA CGM a annoncé, vendredi
10 novembre, un chiffre d’affaires
en recul de 42,6 % à 11,4 milliards
de dollars (10,7 milliards d’euros)
et un résultat net de 388 millions
de dollars, alors qu’il avait atteint
7 milliards de dollars un an plus
tôt. « La normalisation du secteur
se poursuit, avec des conditions de
marché que nous connaissions
avant la pandémie [de Covid-19] »,
a commenté son PDG, Rodolphe
Saadé. L’atonie de l’économie de-
vrait, selon lui, continuer à « peser
sur notre industrie dans la période
à venir », même si les volumes
transportés restent « solides ».
« Une demande modérée »
Pour sa part, le géant danois
Maersk affiche un résultat de
521 millions de dollars entre juillet
et septembre, dix-sept fois moins
qu’un an auparavant, et un chiffre
d’affaires en baisse de 47 % (à
12,1 milliards). Dans la foulée, il
a annoncé la suppression de
PERTES & PROFITS | ASIE
p a r p hil ip p e e s ca nde
Quand l’Inde
fête la lumière
Dimanche 12 novembre, l’Inde a
allumé la lumière. Ou plutôt des
millions de lumières. Ainsi com-
mence Divali, la fête qui célèbre
la victoire de la lumière sur les té-
nèbres. C’est le Noël indien, qui
se fête durant cinq jours, où l’on
s’offre des cadeaux et se souhaite
le meilleur pour la nouvelle an-
née qui s’annonce. Le premier ca-
deau, qui n’intéressera que
les économistes et les politiques,
sera la publication du taux
d’inflation du mois d’octobre.
Celui-ci devrait confirmer la dé-
crue de la hausse des prix, qui
avait atteint 7 % en juillet avant
de reculer et devrait, selon les
analystes, tourner autour de
4,8 %, soit proche de l’objectif de
4 % que s’était fixé la banque cen-
trale. Elle a eu donc raison de ne
pas monter ses taux, estimant
que la hausse, due aux désastres
de la mousson, était temporaire.
La nouvelle ère indienne s’ouvre
également sur une information
qui, elle, enthousiasme tout
le sous-continent : le pays est
qualifié pour les demi-finales
du championnat du monde de
cricket, qui se déroule sur son sol.
Il affrontera la Nouvelle-Zélande,
quand l’Australie sera opposée à
l’Afrique du Sud. L’ancien maître
du pays, l’Angleterre, a mordu la
poussière, ce qui n’est pas pour
déplaire à l’Indien de la rue.
Mais la nouvelle année in-
dienne est aussi celle de tous
3 500 emplois d’ici à 2024, portant
le total à dix mille sur un an et ra-
menant ses effectifs à cent mille
postes. « Notre secteur est con-
fronté à une demande modérée,
des prix qui reviennent à leurs
niveaux habituels et une pression
inflationniste sur notre base de
coûts », a commenté son PDG,
Vincent Clerc. Quant à l’allemand
Hapag-Lloyd, numéro cinq mon-
dial, il a gagné 264 millions de dol-
lars au troisième trimestre, rame-
nant son bénéfice à 3,2 milliards
sur les neuf premiers mois de l’an-
née, loin des 13,8 milliards de 2022.
Les chiffres avaient grimpé jus-
qu’au ciel en 2021-2022, et les
transporteurs avaient réalisé quel-
que 300 milliards de profits sur
cette période – du jamais-vu dans
leur histoire. Depuis près d’un an,
ils plongent dans les abysses. Les
taux de fret spot ne couvrent plus
le coût du transport des « boîtes »,
admet le patron d’Hapag-Lloyd,
Rolf Habben Jansen. Les char-
geurs, comme Ikea, Walmart, Car-
refour ou Apple, sont en position
de force pour négocier et obtenir
des armateurs de meilleurs tarifs
contractuels, ce qui était la règle
avant la crise sanitaire.
La chute de ces taux de fret va se
poursuivre, prévient Simon Hea-
ney, l’un des analystes du cabinet
londonien Drewry. Il estime qu’ils
reculeront de 60 % en 2023 et en-
core de 33 % en 2024. Si cette an-
née s’achève sur un bilan globale-
ment positif (20 milliards de dol-
lars), les armateurs essuieront
une perte de l’ordre de 15 milliards
l’an prochain. Et la tempête risque
de se poursuivre les deux années
suivantes, les compagnies ne
voyant pas leurs prix remonter à
un horizon de trois ans. L’alliance
2M associant MSC et Maersk a
supprimé d’ici à début décembre
une des cinq rotations hebdoma-
daires Asie-Europe du Nord. Tous
les armateurs font de même, du
japonais One au coréen HMM.
les espoirs économiques. Sa crois-
sance est la plus forte de tous les
grands pays. Son produit inté-
rieur brut est passé de 2 000 mil-
liards de dollars (1 871 milliards
d’euros) en 2014 à 3 750 milliards
de dollars en 2023. Cinquième
puissance économique mondiale,
il a dépassé, comme au cricket, le
Royaume-Uni. Sa démographie et
la jeunesse de sa population, cou-
plées à de forts investissements
dans les infrastructures et le nu-
mérique, ont créé les conditions
d’une dynamique exceptionnelle.
A cela s’ajoutent les réformes
en matière fiscale, bancaire et
d’ouverture des marchés. Ses suc-
cès mondiaux dans les services
numériques et la pharmacie
pourraient bien s’enrichir du
développement d’une base indus-
trielle alternative à une Chine
délaissée par les Occidentaux.
Tout cela contraste avec les
derniers chiffres chinois, qui mar-
quent un ralentissement specta-
culaire de la consommation
et des exportations. La déflation
menace dans un pays vieillissant
à grande vitesse. Mais, comme
au cricket, le match est long et im-
prévisible. L’équipe indienne doit
combattre ses vieux démons :
la corruption endémique,
le système éducatif défaillant,
une structure sociale archaïque,
un régime politique autoritaire…
La lumière n’a pas encore gagné
contre les ténèbres. p
économie & entreprise | 19
La contraction du commerce
mondial, illustrée par la baisse de
Si l’horizon
6,4 % des exportations chinoises des armateurs
sur un an, n’explique pas tout.
Les déstockages aux Etats-Unis
s’assombrit,
vont peser sur les volumes trans- ils sont aussi
portés. La réduction en 2024 d’un
tiers des navires empruntant le
moins endettés
canal de Panama, pour cause de et plus diversifiés
sécheresse, aggravera la situation,
assure le patron d’Hapag-Lloyd.
Et l’arrivée de nouvelles capacités tuation soit aussi grave qu’en 2008
en 2023 (+ 9 %) se heurtera à une et 2009 », tempérait le 20 octobre
hausse de seulement 3,3 % du M. Habben Jansen dans l’hebdo-
commerce de marchandises, madaire Welt am Sonntag. A l’épo-
selon l’Organisation mondiale que, 12 % de l’armada de porte-
du commerce. conteneurs – moins importante
qu’aujourd’hui – étaient bloqués
Exubérance dans les ports. Reste que les trans-
D’après le cabinet Alphaliner, la porteurs sont entrés dans une
flotte restée à quai représentait période de délicate « gestion de la
déjà 1,2 million de conteneurs EVP capacité », qu’ils ont contribué à
(équivalent vingt pieds) début oc- augmenter. Très soutenues
tobre, soit 318 porte-conteneurs en 2021 et 2022, les commandes
(4,3 % des capacités), d’abord pour aux chantiers navals chinois et
des raisons techniques (60 %), sud-coréens ont continué de-
mais aussi par manque d’activité puis le début de l’année, note
(40 %). « Je ne pense pas que la si- Alphaliner.
La gestion interentreprises
en pleine révolution
INITIALEMENT PRÉVUE POUR JUILLET 2024, LA GÉNÉRALISATION DE LA FACTURE ÉLECTRONIQUE ENTRERA
FINALEMENT EN VIGUEUR À PARTIR DU 1ER SEPTEMBRE 2026. POUR LES ENTREPRISES, IL S’AGIT
D’UNE TRANSFORMATION MAJEURE DES PROCESSUS DE COMPTABILITÉ. C’EST ÉGALEMENT UNE OPPORTUNITÉ
UNIQUE D’ENTAMER UNE DÉMARCHE PLUS LARGE DE DIGITALISATION DES OUTILS DE GESTION.
La facture électronique, levier de la digitalisation
Obligatoire dans le cadre des marchés publics depuis
2020, la facture électronique va s’étendre en deux vagues
(1er septembre 2026 et 1er septembre 2027) à l’ensemble des
entreprises.
Si elle demande une adaptation de la part des organisations,
elle formule également la promesse d’une vraie simplifica-
tion des rapports entre clients et fournisseurs. Connectées
au sein du même réseau, les entreprises bénéficient d’une
normalisation des formats, des contenus et des procédures.
L’information entre partenaires est enrichie, alors que les
systèmes d’information peuvent dialoguer directement.
Pour que la transition s’effectue sans friction, la confiance
attribuée à ces systèmes d’information est centrale.
C’est pourquoi le Gouvernement met en place un système
de plateformes de dématérialisation partenaires (PDP),
certifiées par l’administration fiscale. Dans ce contexte,
Sage se positionne à double titre : d’abord pour accompa-
gner les entreprises dans la mise en conformité de leurs
solutions de gestion, mais également comme candidat PDP.
Ainsi, Sage propose un service complet au travers d’un in-
terlocuteur unique.
Un outil puissant pour la gestion d’entreprise
Derrière l’obligation légale, les conséquences pour la gestion
d’entreprise sont nombreuses. La facture électronique
entraîne une dématérialisation et une automatisation des
échanges de flux entre systèmes d’information, et ce, quels
que soient les logiciels de gestion.
Le traitement des opérations comptables devient continu
et s’effectue en temps réel, ce qui lui permet d’être toujours
à jour. Des partenaires, comme les experts-comptables,
peuvent être intégrés à la boucle d’échanges et voir leur
A première vue, la situation chaîne du transport-logistique
rappelle l’exubérance des années que lors des crises précédentes.
2000, brutalement douchée par C’est le cas de CMA CGM. Outre les
la crise financière de 2008-2009, navires à propulsion bas carbone,
qui avait menacé la survie de le géant marseillais a acquis des
plusieurs compagnies et poussé entreprises de logistique ; il doit
à une consolidation du secteur. notamment procéder au closing
Mais les commandes représen- du rachat pour 5 milliards de Bol-
taient alors 55 % de la flotte mon- loré Logistics début 2024, la plus
diale, contre 30 % aujourd’hui. grosse opération de son histoire.
Alphaliner explique ces achats Il s’est aussi renforcé dans les
par les énormes liquidités des terminaux portuaires stratégi-
compagnies et, « plus important ques sur les côtes ouest (Los An-
encore », par l’obligation de verdir geles-Long Beach) et est (New
leur flotte, responsable de 3 % des York-New Jersey) des Etats-Unis,
émissions de CO2. Le cabinet note le premier marché du monde.
ainsi que les navires au méthanol La logistique à terre, qui n’est pas
représentent 52 % des capacités entièrement arrimée au trans-
commandées en 2023, ceux qui port maritime, est moins cycli-
fonctionnent au GNL 31 %. Pour que que le shipping. Le groupe, dé-
s’alléger, les armateurs vont aussi sendetté, a encore gagné 3,8 mil-
réduire la location de navires et liards de dollars sur les neuf pre-
envoyer à la casse de vieux navi- miers mois de l’année. Autant
res : 1 200 porte-conteneurs ont dire que ses capacités d’investis-
dépassé les 20 ans. sement restent importantes.
Si l’horizon des armateurs s’as- M. Saadé ne s’interdit pas de faire
sombrit, ils sont aussi moins de nouvelles acquisitions. p
endettés et plus diversifiés sur la jean-michel bezat
Publicité
mission largement facilitée. De manière plus générale, c’est
tout un ensemble de tâches internes à l’entreprise qui est
impacté : l’intégration des factures fournisseurs est auto-
matisée, tout comme la déclaration de TVA, alors que la
visibilité sur les règlements est mise à jour en temps réel.
Pour les métiers de la gestion, c’est une petite révolution :
le contrôle, l’analyse et le conseil sont amenés à remplacer
les tâches chronophages.
Sage Network : l’innovation en première ligne
Avec Sage Network, Sage s’inscrit dans ce mouvement
de transformation de la gestion des entreprises, tout
en allant bien au-delà de la facturation électronique.
Grâce à l’utilisation d’API (connecteurs), la plateforme
est en mesure d’interconnecter l’ensemble des systèmes
d’information, au-delà de l’environnement Sage, c’est-
à-dire quel que soit le logiciel de gestion de l’entreprise.
Ce fonctionnement permet d’imaginer un nombre sans fin
d’applications émanant de développeurs externes, dans une
logique d’innovation ouverte et au bénéfice de l’ensemble
des métiers de la gestion. Sage Network permet également
de réduire la fracture numérique entre petites et grandes
entreprises en donnant accès à des solutions d’intelli-
gence artificielle ou de machine learning aux plus petites
structures. Enfin, la plateforme s’impose comme un vrai
moteur de confiance interentreprises, favorisant coopéra-
tion et transparence des données.
À l’aube d’une accélération inédite pour la digitalisation
de la gestion des entreprises, Sage Network se positionne
en partenaire naturel des organisations innovantes.
Et ce, grâce à la fiabilité et à la qualité de service au cœur
de son offre.
En savoir plus : www.sage.com
20 | économie & entreprise
DOSSIER
U
n bar du 10e arrondisse-
ment de Paris, un soir
de semaine. En regardant
pensivement son verre de
bière, le jeune homme de
la table d’à côté, à peine
trentenaire, se confie à sa voisine : « C’était
vraiment cool au début. J’y ai cru, je me suis
impliqué. A chaque fois qu’un des boss me
demandait de rester tard pour terminer un
projet, je l’ai fait. Mais quand ils ont com-
mencé à licencier en expliquant que les
temps étaient durs et qu’ils auraient du mal
à faire la prochaine levée de fonds, je me suis
rendu compte que finalement une start-up
était une boîte comme une autre. Je ne sais
pas si je vais rester… »
Ce sentiment n’est pas un cas isolé. Voilà
dix-huit mois que de nombreux employés
de la tech déchantent et que l’étoile des jeu-
nes pousses pâlit. La principale raison de ce
désamour est à chercher du côté des finan-
cements, de la hausse des taux et de l’infla-
tion qui ont rendu les fonds d’investisse-
ment plus parcimonieux. Depuis l’été 2022,
les start-up peinent à lever des fonds
auprès des investisseurs. Après une période
d’euphorie, « voire d’excès » diront certains,
ces difficultés les ont amenées à réduire
leurs coûts et, pour plusieurs d’entre elles,
à licencier. Comme ce fut le cas pour PayFit,
Back Market, DocuSign, plus récemment
ManoMano et bien d’autres.
Le label French Tech, créé à l’automne
2013, célèbre ses dix ans avec une certaine
gueule de bois. Age de raison, maturité en-
trepreneuriale ou vrai retournement de si-
tuation ? Le monde des start-up et du capi-
tal-risque en France semble être arrivé à un
tournant de sa courte histoire. « Attention à
l’effet d’optique, prévient Franck Sebag, asso-
cié du cabinet EY. S’il y a bien eu une baisse
majeure en valeur, moins 49 % de fonds levés
au premier semestre 2023 par rapport au pre-
mier semestre 2022, il y a eu plus d’opéra-
tions réalisées. » Dans son baromètre du ca-
pital-risque en France du 1er semestre 2023,
le cabinet dénombre ainsi 395 levées de
fonds contre 362 pendant la même période
de l’année précédente. Les petites levées
jusqu’à 20 millions d’euros, dites « d’amor-
çage » et « de série A », ont bien tenu, preuve
que les investisseurs continuent de financer
les innovations à leurs débuts.
Ce sont surtout les levées supérieures à
100 millions d’euros, celles qui font les licor-
nes, ces sociétés non cotées valorisées à plus
d’un milliard d’euros, qui se sont faites rares.
Quant à celles de plus de 300 millions
d’euros, elles ont tout bonnement disparu.
Cependant, Franck Sebag souligne que « les
montants levés au cours des six premiers
mois de cette année représentent une fois et
demie ceux levés pendant toute l’année 2019.
Il y a de quoi relativiser. On n’est pas dans une
crise structurelle, car la croissance est tou-
Coup de froid
sur les start-up
Après l’euphorie de l’argent facile, les jeunes pousses
doivent s’adapter à la frilosité des investisseurs,
confrontés à la hausse des taux d’intérêt.
Celles qui résistent n’ont pas pu faire l’économie
d’un sérieux serrage de boulons
jours là, tout comme le besoin d’innovation ».
La pandémie de Covid-19, l’inflation et la
hausse des taux d’intérêt qui ont suivi expli-
quent un tel retournement. Portés par l’ac-
célération de la transformation numérique
et du télétravail dus aux confinements, les
investissements dans la tech ont battu des
records en 2021 et 2022, tant en valeur qu’en
nombre d’opérations.
Les plates-formes, les logiciels et les appli-
cations en ligne ainsi que les services aux
particuliers, de livraison à domicile notam-
ment, ont bénéficié d’investissements im-
portants. « Cela a provoqué un saut extrême-
ment violent des valorisations de ces sociétés,
car les investisseurs avaient trouvé une mar-
A contre-courant, ces entreprises innovantes qui ont désormais la cote
certains entrepreneurs français
ont continué de séduire les fonds de
capital-risque malgré le ralentisse-
ment des investissements engagé à
l’été 2022. Ils ne se distinguent ni par
leur genre, ni par leur âge, ni par leur
diplôme, mais par leur histoire. Ils ont
fondé leur première start-up à une
époque où l’écosystème n’était pas
encore structuré, où le concept même
de capital-risque n’était pas encore
aussi répandu de ce côté-ci de l’Atlan-
tique qu’il l’est à présent.
« Ma première expérience m’a non
seulement donné des points de repère
mais elle m’a appris une certaine fruga-
lité », reconnaît Alex Lebrun, cofonda-
teur de plusieurs start-up depuis
2002. Cette année-là, il a lancé sa pre-
mière entreprise, VirtuOz, un agent
virtuel intelligent, en plein « hiver » de
l’investissement, après la première
tingale de croissance. Puis la remontée des
taux d’intérêt a affecté la Bourse et fait bais-
ser le prix des actions, constate Nicolas von
Bülow, managing partner de la banque d’in-
vestissement Clipperton. Nous avons eu une
période de glaciation, dont nous nous remet-
tons, mais l’explosion des valorisations pen-
dant et après le Covid nous a valu près de
deux ans d’anomalie mécanique auto-entre-
tenue, basée sur de l’irrationnel ! »
Conscient de cela, l’écosystème financier a
revu ses priorités. Finie la course à la valori-
sation, place au revenu et à la rentabilité !
Plus l’argent devient cher, plus les investis-
seurs sont prudents et réduisent leurs prises
de risque, préférant des placements moins
bulle Internet et le krach qu’elle a en-
traîné. « Il y avait très peu de fonds
d’amorçage [la première levée de
fonds] à l’époque. Nous avons
mis trois ans pour lever 800 000 euros.
Nous cherchions des investisseurs
en même temps que les premiers
clients, et nous faisions des prestations
en parallèle pour tenir », se souvient-il.
Un changement d’échelle
Rachel Delacour, pour sa part, a levé
5 millions d’euros en deux fois pour
sa première entreprise de logiciels
d’analyse de données, Bime, créée
en 2009 à Montpellier. « C’était juste
après la crise des subprimes, ça n’a pas
aidé. Mais lorsque l’on crée sa première
boîte avec des bouts de ficelle, ça oblige
à être créatif ! » Cette créativité et la
vente de Bime à Zendesk pour 45 mil-
lions de dollars (soit 42 millions
0123
MARDI 14 NOVEMBRE 2023
Spécialisée dans
la vente en ligne
d’outils de bricolage,
la start-up française
ManoMano a annoncé
en septembre
la suppression
de près d’un quart
de ses effectifs.
MAXIME CHERMAT/MANOMANO
rémunérateurs – mais plus sûrs – aux hypo-
thétiques succès des start-up. « Dès l’été 2022,
nous avions anticipé et prévenu les start-up
dans lesquelles nous avions investi qu’il n’y
aurait pas de fonds disponibles avant l’été
2024 », raconte Rodolphe Menegaux, par-
tner chez Alven Capital, qui gère plusieurs
fonds de capital-risque essentiellement en
amorçage et en série A. Cela concerne géné-
ralement des sociétés non rentables, habi-
tuées à lever des fonds plusieurs fois assez
rapidement et sans difficultés.
Les entrepreneurs ont entendu le message,
et réduit leurs coûts et leurs effectifs. « Mais
comme ils avaient tous anticipé une forte
croissance, beaucoup n’ont pas tenu leurs
budgets… Ils se posent donc maintenant la
question de la manière de se refinancer, soit
par de la dette auprès des banques, mais ce
n’est pas facile, soit en rachetant une start-up
dans un autre pays pour se développer, expli-
que Rodolphe Menegaux. Certains fonds, qui
disposent de réserves, peuvent accompagner
une entreprise pendant cette phase, mais ils
la choisiront et en laisseront d’autres. » Ces
autres sont justement celles qui ont dû licen-
cier, se revendre ou fusionner, quand elles
n’ont pas simplement mis la clé sous la porte.
LES ENTREPRENEURS ONT MÛRI
Certes, les dix-huit derniers mois n’ont pas
été un long fleuve tranquille pour les
start-up, mais les fondamentaux persistent,
et il y a de l’argent. Beaucoup même ! Puis-
que les fonds préfèrent thésauriser et atten-
dre des jours meilleurs pour investir à nou-
veau. Dans son analyse de la situation finan-
cière des start-up en 2022, la Banque de
France indique que le chiffre d’affaires des
start-up françaises tous secteurs confondus
a progressé de 25 % entre 2021 et 2022, soit
deux fois plus que celui des PME, qui n’a crû
que de 12 %. Et bien que plusieurs sociétés
aient eu ou envisagent d’avoir recours à des
licenciements, l’effectif global devrait comp-
ter 50 000 nouveaux emplois en 2023. Une
étude présentée en septembre, menée
conjointement par le cabinet EY et l’associa-
tion France Digitale, souligne que 92 % des
start-up envisagent de recruter dans les
douze mois suivants ; et 8 % envisagent des
licenciements. Le nombre d’emplois inter-
nes, directs et indirects de l’écosystème y est
estimé à 1,1 million en France.
Ce relatif « hiver du capital-risque » aura
fait mûrir les entrepreneurs. « Ceux qui
levaient des fonds pour faire la “une” des
BIEN QUE PLUSIEURS journaux ne sont plus là », se félicitait un
START-UP AIENT EU investisseur. Mais il a aussi ralenti et
complexifié les levées pour tous les dossiers,
OU ENVISAGENT quel que soit leur secteur ou leur qualité. La
moitié des start-up qui ont cherché à faire
D’AVOIR RECOURS À entrer de l’argent au cours des douze der-
DES LICENCIEMENTS, niers mois y sont parvenues, mais avec
des difficultés, et 7 % ont abandonné leur
L’EFFECTIF GLOBAL recherche, selon le baromètre EY.
« Si je suis un senior dans mon domaine,
DEVRAIT COMPTER je suis novice en levée de fonds, confie Lau-
rent Guiraud, cofondateur de ColibrITD et
50 000 NOUVEAUX docteur en physique. J’ai pris quelques cla-
EMPLOIS EN 2023 ques avant de réussir à le faire. On voit le
compte en banque de la société baisser, c’est
d’euros) six ans après sa création ont Après qu’il a revendu VirtuOz à
certainement aidé l’entrepreneuse l’américain Nuance en 2012, Alex Le-
pour sa deuxième société, Sweep, brun a créé une autre start-up, Wit.ai,
spécialisée dans la décarbonation. spécialisée dans les applications de
En à peine plus d’un an, entre fin reconnaissance vocale, qu’il a reven-
2021 et fin 2022, la start-up de Mme De- due à Facebook avant de créer Nabla
lacour a fait trois levées de fonds en 2019. Pour cette société qui déve-
auprès d’investisseurs français et loppe un assistant intelligent pour les
étrangers pour un montant total de médecins, il a réalisé une levée de
100 millions de dollars. « Marc Benioff, fonds de 17 millions d’euros en 2020.
le fondateur de Salesforce [un éditeur « Nous avons bouclé la levée juste
de logiciels], s’étonnait des montants avant le Covid-19, sans produit mais
levés par Sweep. Il m’a raconté qu’il avec une intention, auprès de fonds fa-
n’avait levé que 60 millions de dollars miliaux et de business angels [nom
en tout et pour tout entre la création de donné aux financeurs d’activités in-
sa société en 1999 et son introduction novantes] qui croyaient dans notre
en Bourse en 2004. » Preuve qu’il y a eu projet et connaissaient l’équipe. La
un changement d’échelle au cours des prochaine levée se fera en capital-ris-
vingt dernières années. Aujourd’hui, que et pour plusieurs dizaines de mil-
passé l’amorçage, les tours de table lions d’euros, ce sera plus rationnel,
se chiffrent en dizaines, voire en cen- moins affectif ! », anticipe-t-il. p
taines de millions de dollars. sophy caulier
0123
MARDI 14 NOVEMBRE 2023
« LES START-UP
ET LES TALENTS
S’ENGAGENT
À PRÉSENT DANS
LA TRANSITION
ÉCOLOGIQUE »
NICOLAS CELIER
cofondateur de la société
Ring Capital
de plus en plus inquiétant… » Créée en
juillet 2019, ColibrITD a autofinancé ses dé-
buts dans le développement de logiciels
quantiques grâce à une activité de conseil
menée en parallèle. Pour se consacrer uni-
quement au développement d’algorithmes,
la société a commencé à chercher des inves-
tisseurs en mai 2022. Ce n’est qu’en septem-
bre qu’elle a enfin annoncé avoir réuni un
million d’euros auprès du berlinois Early-
bird Venture Capital et de quelques business
angels (nom donné aux financeurs d’activi-
tés innovantes). « J’ai envoyé le pitch à 135 in-
vestisseurs, je l’ai présenté en direct une cin-
quantaine de fois, certains ne répondent
même pas », précise-t-il. Ce million d’euros
va permettre à ColibriTD de recruter des
chercheurs, mais Laurent Guiraud anticipe
déjà la prochaine levée de fonds. « On sait
que les fonds d’amorçage [les premiers ap-
ports en capitaux] durent en moyenne vingt-
quatre mois. Je ne veux pas être encore une
start-up dans dix ans ! »
Et puis, la course à l’argent frais peut deve-
nir pesante. « Quand j’ai créé mon entreprise,
à 21 ans, j’étais naïve, je cherchais à résoudre
un problème. Lever des fonds n’était pas une
fin en soi. Puis il y a eu la première levée,
les membres du conseil qui poussent à la
croissance, les valorisations, les ratios, la pro-
chaine levée… C’est une chose de créer une en-
treprise pour réaliser son projet, c’en est une
autre d’avoir trois stagiaires et deux fonds
présents à son conseil d’administration ! »
Marjolaine Grondin a cofondé JAM, un chat-
bot dévolu à Messenger (Facebook) en 2013
alors qu’elle était encore à Sciences Po. Elle
l’a revendu en 2022 pour démarrer d’autres
projets, notamment un tiers-lieu dans le
11e arrondissement, qu’elle finance grâce à
un prêt bancaire remboursé chaque mois.
« J’aime la pression, mais celle que je me mets
moi-même ! », observe-t-elle.
« TRANSFORMATION DURABLE »
Corollaires de la pandémie, les confinements
et le télétravail ont ouvert les vannes aux as-
pirations d’une génération souhaitant « vivre
autrement », « mettre du sens dans son tra-
vail », « travailler pour des entreprises dont
elle partage les valeurs », etc. Beaucoup d’em-
ployés de start-up – mais aussi des fonda-
teurs et des manageurs – ont saisi cette occa-
sion de changer de projet, de quitter les gran-
des villes, de retrouver un rythme moins
intense, de créer de nouvelles entreprises en
économie circulaire ou dans les « greentech »
(secteur répondant aux enjeux écologiques).
Travailler autrement, mais aussi pour des
projets différents. La crise financière a per-
mis un réalignement, « un retour au bon
sens et un changement de paradigme », souli-
gne Nicolas Celier, cofondateur de la société
Ring Capital. « Après l’injonction de faire de
la croissance, il y a aujourd’hui une injonc-
tion à agir. Nous passons d’une crise de la
spéculation à une crise tectonique qui con-
siste à repenser le monde. Les start-up et les
talents s’engagent à présent dans l’impact,
dans la transition écologique. » Témoins de
cette tendance, les cleantech (pour « techno-
logies propres ») et les greentech se multi-
plient à vive allure et sont celles qui ont levé
le plus de fonds au premier semestre 2023.
Selon la Banque de France, le chiffre d’af-
faires des greentech a progressé de 40 %
en 2022 par rapport à 2021. Elles ont moins
souffert de la crise du financement que les
start-up des autres secteurs. Sweep, par
exemple, dont les logiciels permettent aux
entreprises de mesurer leurs émissions
poste par poste et d’agir pour les réduire,
est parvenue à lever 100 millions de dollars
économie & entreprise | 21
L’activité des start-up françaises a progressé de 25 % en 2022
Les start-up françaises Variation du chiffre d’affaires des start-up Progression du chiffre Les fournisseurs d’énergie
représentent : comparé à ceux des TPE et PME*, d’affaires des start-up, verte (greentech)
en %, par rapport à l’année précédente par secteur, en 2022 ont profité des tensions
sur les marchés
Start-up du pétrole et du gaz.
TPE (moins de 11 salariés)
d’emplois, en 2023
PME (de 10 à 249 salariés)
Greentech (producteurs
+ 30 et fournisseurs d’énergie verte) 40 %
+ 25
créé en France, en 2023 Mobilité (auto-partage,
recharge de véhicules 35 %
électriques…)
+ 12,5 + 13,1 Ressources humaines
d’effectif moyen en 2022 + 11,6 + 12
+ 10 et éducation (formations 30 %
en ligne…)
Selon la Banque de France, une start-up
possède au moins ces trois grandes Deeptech et industrie
caractéristiques : 2020 (robotique, 28 %
un fort potentiel de croissance
l’usage ou la création d’une – 2,5
2021 2022
semi-conducteurs…)
technologie nouvelle
un besoin de financement souvent
– 4,8 Matériel informatique et Internet
* Microentreprise (TPE) des objets (intelligence
28 %
assuré par des levées de fonds et petite ou moyenne entreprise (PME) artificielle, cloud computing…)
Le montant des levées de fonds diminue mais leur nombre augmente au premier semestre
Levées de fonds des start-up en France, 13,49 Evolution du nombre de levées
en milliards d’euros de fonds par montants investis
Premier semestre entre le premier semestre 2022
XX Nombre d’opérations
11,57 et le premier semestre 2023
Second semestre
De 0 à 10 millions
d’euros
8,40
De 20 à 50 millions
d’euros
5,03 5,39
- 49 %
4,26
de fonds
3,62 levés
De 100 à 300 millions
362 395 d’euros
+9%
d’opérations
effectuées
2018 2019 2020 2021 2022 1er semestre 1er semestre
2022 2023
Les start-up sont rachetées en plus grand nombre mais à moindre coût
Montant cumulé des acquisitions, 2021 Nombre d’opérations
en milliards d’euros
10 400
350
8 2022
300
250
6 2022
2021
200
4 150
2023
100
2
50
2023
Janv. Déc. Janv. Déc.
Sources : Banque de France ; Baromètre EY du capital risque en France, 2023 ; Avolta Infographie Le Monde : Benjamin Martinez et Victoria Denys
(soit 94 millions d’euros) en trois levées de
fonds entre fin 2021 et fin 2022.
Quand la finance traditionnelle
Du point de vue des investissements, « la
transformation numérique est terminée, il
se passionne pour les jeunes pousses
s’agit maintenant de financer la transforma-
tion durable », affirme Marie Ekeland, cofon- en septembre, alors que l’humeur tés par les fonds d’infrastructures start-up française Pr0ph3cy, spéciali-
datrice du fonds de capital-risque Daphni et des investisseurs comme des entre- australien Macquarie et français Me- sée en cybersécurité.
fondatrice du fonds 2050. Pour elle, cette preneurs était plutôt morose, l’an- ridiam. La Banque européenne d’in- D’autres acteurs – et pas des moin-
transformation ira beaucoup plus vite que nonce de la levée de fonds record de vestissement apporte 600 millions dres – ont eux aussi fait leur entrée
celle de la numérisation. Puisqu’elle touche Verkor est venue remettre un peu d’euros en financement bancaire. dans le financement de la tech. Pour
toutes les chaînes de valeur, à l’échelle de la d’optimisme dans le paysage. Cette Quant à l’Etat français, il versera diversifier leurs investissements en
planète, elle modifie les relations entre les start-up grenobloise est parvenue à 650 millions d’euros de subventions période de crise, les hedge funds (des
acteurs et donc celles entre les investisseurs. sécuriser plus de 2 milliards d’euros en association avec la région Hauts- fonds qui visent le meilleur rende-
Pour répondre aux nouveaux besoins, les de financements pour construire sa de-France et la ville de Dunkerque ment) comme Tiger Global ou Coatue
financements doivent s’adapter, devenir gigafactory de batteries pour voitures (Nord), qui accueillera l’usine. Management, qui gèrent des fonds
hybrides, associer des fonds spécialisés en électriques. de plusieurs dizaines de milliards de
technologies, mais aussi en infrastructures, Cette opération est représentative Des délais plus rapides dollars et qui investissent par dizai-
en industrie, etc. « Les institutions financiè- des nouvelles tendances qui vont « L’investissement dans la tech a long- nes ou par centaines de millions de
res doivent changer de trajectoire. Il s’agit s’imposer en matière de finance- temps été perçu comme la chasse dollars, se sont lancés sur le marché
d’aligner les intérêts économiques des entre- ment : mix de capital, de subven- gardée des fonds de capital-risque, des start-up, jusque-là terrain de jeu
prises avec les intérêts environnementaux, tions et de dettes, mais également surtout à cause de la taille des entre- des seules firmes de capital-risque.
poursuit Marie Ekeland. J’ai créé le fonds mix d’investisseurs de natures diffé- prises. Aujourd’hui, des fonds de Outre l’importance des montants
2050 car on ne prédit pas le futur, mais on rentes, jusque-là peu présents sur le private equity [l’investissement dans qu’ils investissent, ils se différencient
peut le façonner ! » Elle s’y emploie en inves- capital-risque. des entreprises non cotées] s’intéres- par les délais de décision infiniment
tissant dans des start-up comme Paebbl, qui Le financement de Verkor est sent au secteur et prennent des parts plus rapides que les habituelles étu-
transforme le CO2 pour produire de nou- composé d’une levée de fonds de sé- au capital ou rachètent des start-up », des de dossier des capital-risqueurs.
veaux matériaux, Sweep (mesure des émis- rie C (cette levée s’adresse à une remarque Stéphane Klécha, fonda- De quoi séduire les entrepreneurs et
sions), Withings (e-santé)… Comme le début start-up qui veut poursuivre sa crois- teur de la banque d’affaires Klé- stimuler les fonds de capital-risque
d’un nouveau cycle. p sance de manière très rapide) de cha & Co. Ainsi, en juillet, le fonds à réagir plus vite. p
sophy caulier 850 millions d’euros en capital appor- américain Carlyle a-t-il acheté la so. c.
22 | horizons
monrovia - envoyée spéciale
C’
est un fragment d’enfer
bordé de sable fin. A West
Point, township planté
dans le sud de Monrovia,
au Liberia, des monta-
gnes de déchets en putré-
faction propagent une odeur pestilentielle.
En cette saison des pluies, les 80 000 habi-
tants se déplacent dans des ruelles fangeuses.
Ici, on vit dans l’attente d’un engloutisse-
ment annoncé, celui du littoral dévoré cha-
que jour un peu plus par l’Atlantique. Mais la
montée des eaux n’est pas la seule menace.
Choléra, Ebola, tuberculose, les épidémies
ont plusieurs fois consumé West Point. Ceux
qui y ont survécu doivent affronter une nou-
velle calamité : les stupéfiants.
Par petits groupes, des silhouettes apathi-
ques s’engouffrent dans une baraque en tôle
plongée dans l’obscurité, cette après-midi
d’octobre. A l’intérieur, une trentaine d’hom-
mes fument sous une chaleur étouffante.
Abdu, qui se présente comme le chef de gang,
règne sur ce groupe de « zogos », surnom que
se donnent les usagers de drogue. « Ça fume
de tout depuis longtemps. Héroïne, Italian
white [cocaïne], marijuana », énumère le tren-
tenaire, qui jure avoir décroché. « Mais là, on
est en train de perdre les petits. Le kush, ils en
consomment beaucoup trop. C’est inquié-
tant », déplore-t-il en désignant un garçonnet
recroquevillé au sol, les yeux mi-clos, sourire
béat. Vendu 100 dollars libériens (50 centimes
d’euro) la boulette, le kush se répand comme
une traînée de poudre dans les 10 000 ghettos
du pays. Apparue en 2018 au Sierra Leone voi-
sin, où elle provoque des ravages similaires,
cette substance apparentée à la marijuana
détient un pouvoir d’addiction très puissant.
« On a besoin d’aide ! », hurle soudain Joseph
Slero, dit « Rahu », 30 ans, repris en chœur par
ses camarades de galère. L’homme aux bras
tatoués transpire à grosses gouttes. Dépen-
dant depuis sept ans, il a connu le cannabis
avant le kush. « J’ai essayé d’arrêter seul, mais
je n’y arrive pas. En manque, j’ai froid, je trem-
ble, j’ai des douleurs atroces à l’estomac. Je
veux arrêter. Ma petite amie fume aussi. Elle
est enceinte. Notre enfant ne sera pas nor-
mal », poursuit-il en triturant son bracelet
sur lequel luit un « Jésus aime les zogos ».
Joseph et les autres portent en héritage
l’histoire traumatique du Liberia. Celui des
guerres civiles, qui ont ravagé le pays entre
1990 et 2003. A l’époque, des milliers d’en-
fants enrôlés de force par des seigneurs de
guerre plongent dans la drogue. Opiacés, al-
cool, benzodiazépines… Dans les bataillons,
les stupéfiants coulent à flots pour « aguer-
rir » les jeunes troupes face à l’ennemi. Cer-
tains sortent à peine de l’enfance. De ces qua-
torze années de luttes fratricides, la société li-
bérienne ressort sidérée – on dénombre au
moins 250 000 morts – et malade de l’addic-
tion de ses anciens combattants.
LES PLANQUES DES « ZOGOS »
Aaron Brownskin, 46 ans, n’a jamais pris les
armes. Mais ce père de famille chétif, accro au
crack, au kush et à la cocaïne, a aussi rencontré
la drogue dans le sillage du conflit. « Ça fait
vingt-sept ans que je suis dans les ténèbres. J’ai
commencé à fumer quand j’étais étudiant,
pour soigner mes angoisses. Car, avec la guerre,
il y avait une telle violence… J’ai jamais réussi à
décrocher, même pour mes enfants », murmu-
re-t-il. Lui aussi a assisté à la « zombification »
de West Point. « Dès 12 ans, ils touchent à ça.
Moi, j’ai tout perdu. Eux peuvent encore s’en
sortir si on les aide maintenant. »
Pour la jeunesse de Monrovia, difficile
d’échapper au piège de la drogue. Elle est par-
tout. Dans une capitale où la signalisation rou-
tière est quasi inexistante, les points de deal,
eux, sont indiqués. Parfois à quelques enca-
blures d’une caserne de police. Pour s’en pro-
curer, il suffit de lever les yeux en traversant la
ville et de prêter attention aux lignes électri-
ques. Une paire de baskets entrelacées déli-
mite le territoire des gangs, désormais maî-
tres du trafic de drogue. Sur Randall Street, par
exemple, des tennis noires pendues à des
câbles signalent la présence de revendeurs.
Cannabis, Italian white et kush sont disponi-
bles, à 300 mètres d’un poste de police.
« Au début, nous ne comprenions pas pour-
quoi des chaussures étaient accrochées en l’air.
Puis le langage codé a été décrypté, mais per-
sonne n’ose en parler ouvertement, par peur
des représailles. Ces gangs sont très violents »,
confie un travailleur social qui intervient dans
les quartiers difficiles de Monrovia, peu sur-
pris par le manque de discrétion des dealeurs.
« L’impunité commence au sommet de l’Etat,
qui abrite des criminels de guerre. Ils n’ont ja-
Le Liberia miné
par la drogue
Dans ce pays d’Afrique de l’Ouest marqué par
quatorze années de guerre civile, la consommation
de stupéfiants a explosé. Le manque de structures
sanitaires pèse sur la prise en charge des consommateurs
mais été jugés pour leurs actes commis pen-
dant nos guerres civiles. Dans ce contexte, les
trafiquants de drogue ne peuvent que prospé-
rer, d’autant qu’ils font peur. Même les avocats
craignent de plaider contre eux », regrette-t-il.
Les « zogos », dont le nombre oscille entre
100 000 et 250 000 personnes sur une popu-
lation de 5 millions d’habitants, survivent APPARU EN 2018
dans les cimetières, les bâtiments abandon-
nés ou les « planques », ces baraques de con-
AU SIERRA LEONE
sommation informelle. Un quotidien à la VOISIN, LE KUSH,
marge, ponctué de larcins et de violences.
« L’héro, c’est 2 dollars [américains, soit APPARENTÉ
1,87 euro] la dose. Je n’ai pas d’autre choix que
de voler, car il n’y a pas de travail ici », se justi-
À LA MARIJUANA,
fie Ladji, 37 ans, rencontré à West Point. DÉTIENT
Cette vague incontrôlée de consommation
de substances illicites risque d’hypothéquer, UN POUVOIR
une nouvelle fois, l’avenir d’une jeunesse
classée parmi les plus pauvres du continent D’ADDICTION
africain et qui représente les trois quarts de la TRÈS PUISSANT
population du pays. Car, face à une guerre qui
s’annonce longue et ardue, l’Etat libérien
semble plus que démuni. Pris dans la nasse
d’un trafic régional en plein essor, le Liberia
apparaît comme la cible idéale pour les trafi-
Ci-contre : la plage de West Point,
township situé à Monrovia, jonchée
de déchets. Ci-dessous : un fumeur
de kush, dérivé de la marijuana.
Au Liberia, le 12 octobre. EMMANUEL T. TOBEY
quants. Ses frontières poreuses et la corrup-
tion des services alimentée par les bas salai-
res ont fait de ce pays d’Afrique de l’Ouest une
zone de transit des stupéfiants en prove-
nance d’Amérique du Sud sur la route vers
l’Europe. Et dans le sud du pays, des agricul-
teurs font pousser des plants de marijuana
car, en trois mois, ils réalisent « autant de bé-
néfices qu’en sept ans de culture du caout-
chouc », détaille un rapport de l’Agence libé-
rienne de lutte contre la drogue.
Longtemps jugées indifférentes, voire com-
plices, les autorités libériennes commencent
à mesurer l’ampleur du phénomène. En octo-
bre, en pleine campagne présidentielle, les
candidats ont tenté d’exploiter l’inquiétude
générale. « Notre pays est rongé par la toxico-
manie », a reconnu le président, George Weah.
Accusé d’avoir tardé à prendre la mesure du
problème, il a promis de traiter celui-ci
« comme une urgence sanitaire nationale au
même titre que le Covid-19 et Ebola ». Le chef de
l’Etat, candidat à sa réélection, a annoncé la
création d’un programme de réhabilitation
en collaboration avec les Nations unies d’un
montant de 13,9 millions de dollars.
0123
MARDI 14 NOVEMBRE 2023
Son principal rival, Joseph Boakai, qu’il doit
affronter au second tour de la présidentielle,
mardi 14 novembre, accuse l’administration
aux affaires d’être de connivence avec des ba-
rons de la drogue. Des allégations que le prési-
dent Weah a rejetées, mais qu’il peine à faire
taire depuis le fiasco de l’affaire dite « des
100 millions ». En octobre 2022, les forces de
sécurité ont saisi 520 kilogrammes de cocaïne
– d’une valeur estimée à environ une centaine
de millions de dollars américains. A la sur-
prise générale, les quatre suspects arrêtés en
flagrant délit ont été acquittés lors de leur pro-
cès. Alors que le jugement était en cours de ré-
vision par la Cour suprême, ils se sont volatili-
sés, provoquant une polémique nationale.
George Weah a depuis promulgué une nou-
velle loi qui punit jusqu’à vingt ans de prison
l’importation et la consommation de stupé-
fiants. Et interdit toute libération sous caution
tant que les procédures ne sont pas terminées.
Des mesures jugées insuffisantes par les
travailleurs sociaux. Selon eux, l’arsenal lé-
gislatif criminalise les petits consommateurs
au détriment des trafiquants. Ces derniers
passent entre les mailles des filets quand les
premiers subissent des atteintes aux droits
humains. « La police fait des descentes dans
les ghettos et incarcère ces jeunes sans man-
dat. Les usagers de drogue font l’objet de har-
cèlement, d’arrestations et même de tortures
de la part des services de sécurité », a alerté en
septembre 2022, dans un rapport adressé
aux Nations unies, la Liberia United Youth
for Community Safety and Development,
une ONG de réinsertion sociale.
Problème de santé publique tardivement
pris en compte par les autorités, la dépen-
dance aux drogues se soigne mal au Liberia.
Au Sierra Leone, les usagers sont « traités »
dans des hôpitaux psychiatriques. Sous le
mandat de George Weah, une poignée de
centres de prise en charge ont vu le jour au Li-
beria. Une goutte d’eau dans un océan de dé-
sespoir. Pour s’en sortir, les consommateurs
ne peuvent compter que sur eux-mêmes ou
sur des initiatives personnelles, comme celle
du révérend Sam Nunoo.
LES CURISTES DE DIEU
A une heure trente de voiture du centre de
Monrovia, au bout d’une ruelle marécageuse,
se dresse le Liberation Center Liberia. Dans la
bâtisse de plain-pied, renommée « Maison du
tonnerre », le religieux vit avec ses enfants en
bas âge, son épouse et onze usagers de drogue
en « cure ». Deux chambres meublées de lits
superposés impeccablement faits accueillent
les pensionnaires, âgés de 14 à 46 ans. Sur cha-
que oreiller, une Bible est soigneusement
posée. Ici, pas de traitement de substitution à
la méthadone. Pas de médecin. Mais un quoti-
dien rythmé par les prières collectives, le
sport dès 5 h 45 et les tâches ménagères.
Depuis mars 2022, 51 personnes sont pas-
sées par le centre, pour une durée moyenne de
six mois. Avec des résultats variables.
« En 2022, un tiers d’entre eux s’est sevré. Un
autre tiers a abandonné. C’est déjà ça », se féli-
cite Sam Nunoo. Depuis 2007, le père de fa-
mille mène une croisade contre la drogue à
West Point. Il a commencé par distribuer
nourriture et vêtements aux jeunes
désœuvrés. Mais, face à ce qu’il appelle une
« épidémie » de drogue survenue ces dernières
années, le dynamique quadragénaire a monté
son centre, avec le soutien d’un évangéliste
américain. « Ces jeunes souffrent de dépres-
sion, d’accès de colère. Je les écoute, c’est parfois
la première fois que quelqu’un les écoute. Je leur
parle de Dieu », confie-t-il, refusant d’en dire
plus sur sa méthode de désintoxication.
La foi comme expérience curatrice, Junior
Destota, 46 ans, y croit. Il entame son
sixième mois dans le centre. Après plus de
vingt ans de dépendance, cet ancien combat-
tant passé par quatre factions reste marqué
par ses années au front. Quand il était « chez
Charles Taylor », l’ex-chef de guerre devenu
président (1997-2003) et condamné pour cri-
mes de guerre, on lui mettait « une arme dans
une main, et de l’Italian white ou de l’héro
dans l’autre ». « Ici, j’ai réussi à arrêter, car j’ai
rencontré Dieu. J’espère reconstruire ma vie. »
A ses côtés, son camarade de chambre
George Irisseri compte les jours. A 40 ans, cet
ancien chef de gang, encore accro à l’héroïne
il y a quelques mois, s’apprête à quitter le Li-
beration Center du révérend Nunoo. Mais il
sait que la route sera encore longue. « Dieu a
transformé ma vie, mais le ghetto, c’est dur.
On naît et on meurt en fumant. Quel pays vou-
lez-vous que notre génération bâtisse ? Sans
aide, nous irons vers un nouveau désastre. »
Dehors, il espère diffuser la parole de Dieu
pour « sauver » ses frères et ses sœurs empê-
trés dans l’enfer de West Point. p
coumba kane

CULTURE
0123
MARDI 14 NOVEMBRE 2023
L’Israel Klezmer Orchestra cultive le souvenir
Le groupe invité du festival Jazz’N’Klezmer est l’un des rares représentants en Israël de cette musique festive
MUSIQUE
T
riste époque. Pour des
raisons de sécurité, la
chanteuse israélo-amé-
ricaine Noa, qui n’a
cessé de plaider pour la paix et la
réconciliation au Proche-Orient,
a décidé de reporter à des jours
meilleurs les dates de sa tournée
européenne qui était prévue en
novembre. Mais la musique n’est
pas encore été réduite au silence
par le fracas des armes puisque la
21e édition du festival Jazz’n’Klez-
mer, organisé à Paris, à Lyon, à
Nice, à Montpellier et à Grenoble,
se tient jusqu’au 19 novembre.
La guerre entre Israël et le Hamas
a tout de même provoqué l’annu-
lation de la venue du Yamma En-
semble, basé à Tel-Aviv, en raison
de la mobilisation de certains de
ses musiciens.
Elle n’a pas eu raison de celle de
l’Israel Klezmer Orchestra, qui
s’est arrêté dimanche 12 novem-
bre au Théâtre Antoine-Watteau
de Nogent-sur-Marne (Val-de-
Marne), avant de descendre dans
le sud de la France. Une forma-
tion au nom programmatique,
tant l’association de l’Etat hébreu
et de cette tradition musicale
ashkénaze remontant au moins
au XVIe siècle ne va pas de soi.
En dépit des renouveaux que le
klezmer a connus depuis les an-
nées 1970.
En deux décennies d’existence,
le festival Jazz’n’Klezmer a ac-
cueilli la fine fleur (The Klezma-
tics, David Krakauer, Daniel Kahn,
Yom, Denis Cuniot ou Socalled)
de ce genre musical né dans les
shtetls, ces villages où vivaient les
juifs d’Europe de l’Est mais, pré-
cise sa directrice artistique Lau-
rence Haziza, « l’Israel Klezmer Or-
chestra est seulement le deuxième
groupe de klezmer israélien pro-
grammé par le festival après Oy Di-
vision en 2009 ». Un quintette au
nom glaçant puisqu’il se réfère au
célèbre groupe new wave de Man-
chester, qui l’avait lui-même em-
prunté aux « divisions de la joie »,
les bordels dans les camps de con-
centration pendant la seconde
guerre mondiale. Fondateur et di-
recteur musical de l’Israel Klezmer
Orchestra, le violoniste Gershon
Leizerson en était membre.
Ensemble à géométrie variable
Le concert au théâtre nogentais
s’inscrit dans une journée parti-
culière avec les marches face à la
résurgence de l’antisémitisme.
A l’entrée, un drapeau d’Israël et
des affiches montrant les visages
des otages détenus par le Hamas.
Pendant toute la durée du festi-
val, avant que la musique s’ex-
prime, dix noms parmi eux se-
ront rappelés.
D’ordinaire, l’Israel Klezmer Or-
chestra est un ensemble à géomé-
trie variable qui peut rassembler
Avishai Cohen et Itamar Borochov, deux trompettes de velours
Les deux musiciens nés à Tel-Aviv, auteurs des albums « Naked Truth » et « Arba », se produisent au festival Jazz’N’Klezmer
MUSIQUE
D eux trompettes au pro-
gramme de la 21e édition
du festival Jazz’n’Klez-
mer, mais pas de celles dont la fu-
reur fit trembler les murs de Jé-
richo. Elles sont tenues par deux
jazzmen israéliens aux itinéraires
comparables, nés à Tel-Aviv dans
des fratries de futurs musiciens et
migrés à New York, Avishai Cohen
et Itamar Borochov.
Auteurs de remarquables al-
bums, respectivement Naked
Truth (ECM, 2022) et Arba (Green-
leaf Music), paru en septembre.
L’Israel
Klezmer
Orchestra,
au Théâtre
Antoine-
Watteau,
à Nogent-sur-
Marne
(Val-de-Marne),
le 12 novembre.
ISABELLE MORISSEAU
une douzaine de musiciens. Là, ils
ne sont que six, dans leurs chemi-
settes à fleurs, à avoir obtenu de
l’armée israélienne une permis-
sion d’une semaine. Avec solen-
nité est interprété en préambule
Hatikvah, l’hymne national. Puis,
comme cela se produit à Dublin
ou à La Nouvelle-Orléans, une joie
débordante s’empare des instru-
mentistes, Gershon Leizerson
(violon et chant), Sarig Hasenfeld
(clarinette), Nadav Shahar (saxo-
phone baryton), Aria Shifman
(guitare classique), Eden Hai
(basse) et Dan Findling (batterie).
Elle se transmet au public qui
forme une ronde devant la scène.
Un monde enfoui ressurgit, mê-
lant mélopées orientales et gron-
dements de cuivres balkaniques.
Le klezmer renoue avec sa fonc-
tion première : la fête. Grand suc-
cès pour Hava Nagila (« réjouis-
sons-nous »), ce chant hébreu
composé en 1918, après la déclara-
tion Balfour, devenu un tube
international dans les années
1950 avec Harry Belafonte, The
Barry Sisters ou Dalida, donné ici
en version russe. Gershon Leizer-
son a incité chacune et chacun à
lâcher prise en citant un proverbe
yiddish : « Ecouter du klezmer sans
danser, c’est comme manger du
poisson fumé sans vodka. »
Deux phrasés de velours dans un
monde de brutes, qui se déploient
chacun dans des quartettes.
Régulièrement victime de mé-
prises avec son célèbre homo-
nyme contrebassiste, Avishai Co-
hen, 45 ans, avait pourtant mis les
choses au clair dès 2003 en intitu-
lant avec humour son premier al-
bum The Trumpet Player. Formé
au conservatoire de Jaffa, il est de-
venu depuis 2016 un pilier de la
prestigieuse maison munichoise
ECM (Edition of Contemporary
Music), produit en personne par
un des fondateurs, le contrebas-
siste Manfred Eicher. Auparavant,
« Klezmer ». Un mot formé à
partir de deux autres désignant
respectivement les instruments
et le chant. Avec une connotation
péjorative : le « klezmorim » est
un musicien itinérant aux mœurs
souvent répréhensibles. Il n’en est
pas moins indispensable dans le
shtetl à la réussite des cérémo-
nies, à commencer par les maria-
ges. Sa langue est naturellement
le yiddish.
Le développement du klezmer
est lié à celui du hassidisme, qui
exalte le bonheur de vivre procuré
par les danses et musiques popu-
laires. En se nourrissant d’in-
fluences multiples (ottomanes,
slaves, tsiganes…) et en donnant
au violon le premier rôle. Jusqu’à
son exportation aux Etats-Unis à
la fin du XIXe siècle. A New York,
l’orchestre d’Abe Schwartz fait
émerger deux virtuoses de la cla-
rinette, Naftule Brandwein et
Dave Tarras. L’âge d’or, dans les an-
nées 1910 et 1920, est fixé par le
phonographe, puis stoppé par
l’Immigration Act de 1924.
Avec la création de l’Etat d’Israël,
en 1948, l’hébreu moderne de-
vient langue officielle. Le yiddish
est perçu comme un obstacle au
développement d’une nation
tournée vers l’avenir, d’autant
qu’affluent les mizrahis (juifs
il a aussi constitué l’ensemble
3 Cohens, avec sa sœur Anat (clari-
nette, saxophones ténor et so-
prano) et son frère Yuval (saxo-
phones alto et soprano).
« Voie du silence »
Avec Naked Truth, un douzième
opus enregistré, comme les précé-
dents, aux studios La Buissonne à
Pernes-les-Fontaines (Vaucluse),
l’héritier de Miles Davis a em-
prunté la « voie du silence » face à
la pandémie de Covid-19. En huit
parties refermées par Departure,
qui laisse entendre les mots déchi-
rants de la poétesse israélienne
orientaux) qui n’ont jamais été
à son contact. Le klezmer, lui,
tombe dans un trou noir. Cette
musique qui précède la Shoah
lui est inévitablement associée.
« Pendant longtemps, Israël a
voulu pour de bonnes raisons
oublier ce passé européen, expli-
que Gershon Leizerson. Les cho-
ses ont changé au milieu des an-
nées 2000. Le klezmer a attiré la
curiosité des jeunes générations.
Avec Oy Division, nous avons
commencé par jouer dans des bars
de Tel-Aviv devant dix personnes.
Deux mois après, il n’y avait
plus de places à l’intérieur. Puis
nous sommes partis autour du
monde. »
Renaissance aux Etats-Unis
Ailleurs, le klezmer n’est guère
mieux portant après les années
1920. C’est accidentellement que
la France y est exposée en
1973 avec la scène des Danses has-
sidiques – composées par le fran-
co-roumain Vladimir Cosma –
dans Les Aventures de Rabbi Jacob.
La renaissance viendra des Etats-
Unis, notamment grâce au festi-
val KlezKamp, organisé à partir de
1985 dans la Borscht Belt (Etat de
New York), puis du Canada. Avant
de gagner l’Europe. Des orches-
tres apparaissent en France, en Al-
Zelda Schneersohn Mishkovsky
(« Il est nécessaire de commencer à
quitter la splendeur des cieux et les
couleurs de la terre, d’être seul et de
faire face au silence de la mort »),
cette suite résonne d’une beauté
irréelle jusqu’au vertige métaphy-
sique, irradiée par le jeu libre et dé-
bordant du pianiste Yonathan
Avishai. L’inspiration provenant
de Hariprasad Chaurasia, maître
indien de la flûte bansuri, que les
Beatles, parmi d’autres, firent con-
naître au public occidental.
Le disque est entièrement
tourné vers l’intériorité quand ce-
lui d’Itamar Borochov, 39 ans, se
« Ecouter
du klezmer
sans danser, c’est
comme manger
du poisson fumé
sans vodka »
GERSHON LEIZERSON
musicien
lemagne, en Pologne ou au Dane-
mark. Des non-juifs adoptent le
klezmer pour ses vertus « festi-
ves ». L’ancêtre peut être moder-
nisé par du punk, de l’électro ou
du hip-hop.
Selon Gershon Leizerson, il a été
maintenu en vie en Israël par
« des cercles ultraorthodoxes ».
L’association Jerusalem Klezmer
du clarinettiste Avrum Leib Burs-
tein organise depuis 1988 un fes-
tival à Safed, dans le nord du pays.
« Mais on y joue plutôt du
rock’n’roll hassidique », corrige ce-
lui qui a fondé l’Israel Klezmer Or-
chestra à Jérusalem en 2017 pour
combler un vide. Gershon Leizer-
son se considère comme passeur
d’une mémoire musicale, qui est
aussi familiale. Né en 1980 en
Union soviétique, il est issu d’une
souvient du voisinage arabe fré-
quenté à Jaffa, comme de la musi-
que séfarade découverte à la syna-
gogue locale. Le trompettiste est
retourné dans la vieille ville de
Tel-Aviv pendant le confinement
pour ce quatrième album en tant
que leader – arba signifie « qua-
tre » en hébreu –, le premier pour
le label de son confrère américain
Dave Douglas, Greenleaf Music.
Le prototype d’instrument uti-
lisé lui permet d’intégrer à son jeu
la microtonalité des maqams, les
systèmes d’intervalles qui régis-
sent les musiques orientales et or-
nementent aussi son chant sans
| 23
lignée de Russes juifs sionistes.
A l’âge de 10 ans, il a quitté Tver,
à mi-chemin de Moscou et de
Saint-Pétersbourg, pour le kib-
boutz de Beerot Yitzhak, dans le
centre d’Israël.
Israël ne compterait pas plus
d’une douzaine d’orchestres
klezmer en activité aujourd’hui.
« Mais ce n’est qu’un début car
cette expression faite de grande
joie et de grande tristesse intrigue
et séduit de plus en plus, constate
le revivaliste. Ceux qui pensent le
découvrir s’aperçoivent qu’ils en
avaient déjà entendu des échos
dans la pop israélienne, qui em-
prunte aussi largement aux musi-
ques arabes. » Après avoir accom-
pli sa mission en France avec la
tournée de l’Israel Klezmer Or-
chestra, Gershon Leizerson re-
tournera dans son pays pour par-
ticiper à des patrouilles militaires
près de Bethléem. p
bruno lesprit
Israel Klezmer Orchestra,
le 14 novembre à Nice
(Le Stockfish), le 15 à Montpellier
(salle Pétrarque), le 16 à Toulouse
(Espace du judaïsme), le 18 à
Angers (synagogue). Festival
Jazz’N’Klezmer Paris, Lyon, Nice,
Montpellier et Grenoble,
jusqu’au 19 novembre.
paroles. Un solo d’oud, joué par
son frère contrebassiste Avri, vient
conclure Ya Sahbi. Musicien d’un
syncrétisme bien établi entre jazz
et traditions du Levant, Itamar Bo-
rochov en repoussait déjà les fron-
tières dans les années 2010 quand
il avait rejoint Yemen Blues, projet
du chanteur et compositeur israé-
lien d’origine yéménite Ravid Ka-
halani croisant funk, rock, sons du
Sahel comme du golfe d’Aden. p
b. lt.
Itamar Borochov, le 13 novembre
à l’Espace Rachi, Paris 5e ; Avishai
Cohen, le 19 à La Cigale, Paris 18e.
0123
MARDI 14 NOVEMBRE 2023
Alix Poisson porte la souffrance des victimes
Dans la série « Sambre », l’actrice incarne une femme violée, dans les années 1980, et vivant seule avec sa fille
RENCONTRE
D
ifficile d’imaginer,
pour une comédienne,
une charge plus lourde
que celle représentée
par Christine Labot. Cette épouse,
mère, esthéticienne que l’on suit
pendant trente ans et six épisodes,
à partir du jour de 1988 où sa vie a
basculé, au bord de la Sambre, est
un personnage de fiction. C’est
aussi « la somme de plein de vies
différentes », comme le dit Alix
Poisson à qui a échu ce rôle. Les
vies de victimes du « violeur de la
Sambre » qui, trois décennies du-
rant, a attaqué et violé des femmes
pour n’être arrêté qu’en 2018.
Incarner Christine Labot dans
Sambre, c’était à la fois exercer son
métier d’actrice dans ce qu’il a de
plus exigeant et prendre en
compte la réalité des existences
bouleversées, brisées et parfois in-
terrompues des dizaines de victi-
mes de Dino Scala, devenu Enzo
Salina à l’écran. Alix Poisson n’a
pourtant pas hésité lorsque Jean-
Xavier de Lestrade, réalisateur et
initiateur de la série, lui a proposé
le scénario écrit par la journaliste
Alice Géraud, autrice de l’enquête
Sambre. Radioscopie d’un fait di-
vers (JC Lattès, 400 pages,
21,50 euros), et Marc Herpoux.
« J’ai dit à Jean-Xavier que je pensais
que la série ferait date en France,
avec ses strates, sur l’évolution de la
pensée, des croyances, avec des per-
sonnages aussi fouillés, raconte
l’actrice, quelques jours avant la
diffusion des premiers épisodes. Je
lui ai dit que j’avais très envie de le
faire, et j’ai passé des essais pour le
rôle de Christine. » Ce qui peut pa-
raître un peu surprenant.
Alix Poisson a été de presque
toutes les entreprises de fiction de
Jean-Xavier de Lestrade, depuis
qu’elle a incarné Véronique Cour-
jault dans Parcours meurtrier
d’une mère ordinaire. L’Affaire
Courjault en 2009 jusqu’à Laëtitia
en 2020 (elle était une assistante
sociale impuissante face à la tragé-
die) et Jeux d’influence (2019-2023).
Elle ne s’est pas formalisée de cette
exigence. « A mes débuts, je ne l’ac-
ceptais pas, se souvient-elle. Au
théâtre, j’avais travaillé trois fois
avec Philippe Adrien, qui était un
peu mon papa de théâtre. Il m’a ap-
pelée un jour parce qu’il voulait
monter un Tchekhov. Il me dit : “Je
voudrais bien que tu fasses une lec-
ture.” Je lui ai répondu que, quand
même, on avait déjà fait trois piè-
ces ensemble, et j’ai trouvé sa ré-
Autour du « violeur de la Sambre », trente ans de silence
L’œuvre de Jean-Xavier de Lestrade, pleine de justesse, déjoue les pièges du « true crime », dans une fiction à la précision documentaire
SÉRIE
L’ histoire du « violeur de la
Sambre » est celle d’un
dysfonctionnement aux
conséquences redoutables. Celui
qui a permis à Dino Scala de violer
et agresser sexuellement des di-
zaines de femmes durant une pé-
riode de trente ans, dans un péri-
mètre restreint et avec un mode
opératoire d’une remarquable
constance, sans être inquiété. Il
aura fallu attendre une énième
agression, en 2018, pour que des
recoupements soient faits, que
l’ADN « parle » enfin et que
l’homme soit identifié, et arrêté.
Pour comprendre les raisons
d’un tel fiasco judiciaire, le réali-
sateur Jean-Xavier de Lestrade re-
prend la méthode de la série Laëti-
tia (2020) et construit son récit à
partir de l’enquête de la journa-
liste Alice Géraud, Sambre. Ra-
dioscopie d’un fait divers (JC Lat-
tès, 400 pages, 21,50 euros), pu-
bliée en janvier. Il en résulte une
fiction d’une grande justesse, qui
Christine Labot (Alix Poisson), dans la série « Sambre », créée par Jean-Xavier de Lestrade. WHAT’UP FILMS
ponse géniale : “Il y a des moments
où on a besoin de voir l’acteur dire
les mots du personnage, de voir s’il
va vraiment vers ce personnage.” »
Comme le fait observer son in-
terprète, le personnage de Chris-
tine est construit autour du déni
du crime dont elle a été victime.
Ce déni, c’est d’abord celui du po-
licier qui l’entend et transforme
aussitôt le crime sexuel en tenta-
tive de vol à la tire, offrant à la
jeune femme une échappatoire,
par indifférence plus que par ma-
lice. « Le déni peut être extrême-
ment opaque, on peut jouer quel-
qu’un qui est absent à soi-même,
détaille la comédienne. Il peut
aussi prendre la forme d’une sorte
de dépression. Et puis, le déni, ce
n’est absolument pas spectacu-
laire. Dès que Christine rentre chez
elle, au premier épisode, c’est ter-
miné, comme ça arrive à beaucoup
de victimes. Elle n’a pas été enten-
due, ni crue, ni respectée, quelque
chose se ferme définitivement. »
A chaque épisode, quand on re-
trouve Christine, elle mène une
existence en apparence ordinaire
dont les blessures sont suggérées
par la mise en scène et le travail
allie une précision documentaire
à une dramaturgie inventive, et
déjoue les pièges du true crime tel
qu’il est produit de nos jours,
c’est-à-dire à la chaîne.
D’ailleurs, Sambre choisit dès
ses premières images de ne pas
s’inscrire dans les codes de la série
policière. Ici, aucun mystère, pas
de crime à élucider, car le coupa-
ble est désigné dès le début – il
s’agit d’Enzo, ouvrier affable et
populaire, marié et père de fa-
mille, employé modèle et entraî-
neur de foot pour les gamins du
coin. « Je connais tout le monde ici,
et tout le monde connaît Enzo ! »,
jubile le jeune homme dans le
premier épisode, lorsqu’il fait vi-
siter l’usine à un petit nouveau.
Effectivement, tout le monde
connaît, mais personne ne soup-
çonne, cet homme qui repère ses
proies sur la route, tôt le matin,
lorsqu’elles se rendent à leur tra-
vail. Ce qu’il leur fait ensuite est
laissé hors champ – Sambre tient
soigneusement à distance le pa-
thos et le voyeurisme trop sou-
d’actrice. Depuis que son mari l’a
quittée, elle vit seule avec sa fille,
qu’elle accable d’une sollicitude
étouffante. Pour embrasser toute
la période, Sambre est découpée
en épisodes séparés chacun de
plusieurs années. A chaque fois,
une figure de l’affaire se trouve au
centre du récit. Christine, d’abord,
puis une magistrate, une élue lo-
cale, une scientifique, un policier
et, finalement, le violeur. La conti-
nuité du récit tient à la récurrence
de trois personnages : le violeur
(Jonathan Turnbull), un policier
(Julien Frison), incarnation de la
cécité d’une institution, et enfin,
surtout, Christine.
Maquillage et prothèses
« Suivre un personnage sur trente
ans, c’est quelque chose qu’on ne
propose presque jamais à l’image,
fait remarquer Alix Poisson. Il
faut retranscrire l’évolution psy-
chique, mais aussi cette énorme
transformation physique que
Jean-Xavier voulait absolument
puisque, avec Alice Géraud et Marc
Herpoux [les scénaristes], ils te-
naient absolument à ce qu’on voie
ce qui est arrivé à beaucoup de ces
Aux six épisodes
correspondent
six moments
particuliers
de l’histoire
et six
personnages
vent associés aux violences exer-
cées contre les femmes.
Plutôt que les actes, Lestrade
filme les conséquences. Les corps
meurtris des victimes, leur visage
sidéré, les traces que le viol im-
prime sur le quotidien, le couple,
la famille. L’effroi, la honte, le si-
lence. Silence qui pèse d’autant
plus lourd que les victimes s’en
sortent vivantes. Il n’y a pas mort
d’homme et, « ici, on essaie de li-
miter la paperasse », prévient un
policier. Le violeur inflige en
outre une double peine, à la fois
sur ses victimes et sur le nord de
femmes. Le traumatisme de Chris-
tine se traduit par des troubles du
comportement alimentaire, son
corps se transforme, elle se cons-
truit une barricade, elle grossit. »
Cette « transformation à l’améri-
caine », comme dit Alix Poisson
en souriant, avec maquillage et
prothèses, devait rester organi-
que, loin du spectaculaire. Avec le
réalisateur, elle a refusé de trans-
former la voix de son person-
nage : « Dès que les gens vieillis-
sent, on les fait chevroter. Ça,
c’était hors de question. J’ai passé
des mois à regarder les gens, ma
famille, des amis, je voyais ce qui
changeait vraiment. Mais la voix
ne change pas avant 80 ans. »
A la télévision, l’actrice venue
du théâtre a d’abord été Véroni-
que Courjault puis une gendarme
endeuillée dans Les Revenants
(2012-2015), de Fabrice Gobert. Elle
raconte en riant : « Mon agent me
disait : “Ma chérie, je n’arrête pas
de recevoir des personnages com-
plètement dépressifs parce qu’ils
sont persuadés que tu es complète-
ment dépressive.” Après, j’ai fait Pa-
rents mode d’emploi (un format
court comique encore rediffusé à
la France, sinistrée par une désin-
dustrialisation qui s’accélère dans
les années 1980. Personne n’a en-
vie de parler de ce qui s’y passe.
Sambre est l’histoire d’un violeur
qui continue d’agir non pas parce
qu’il est insaisissable, mais parce
que la parole des victimes n’est ni
audible ni entendue.
Procédés de vieillissement
Pour mettre au jour les mécanis-
mes qui ont favorisé ce silence, et
en établir les responsabilités,
Sambre choisit d’éclater les points
de vue. Aux six épisodes corres-
pondent six moments particu-
liers de l’histoire et six personna-
ges : la première victime, Chris-
tine, que la caméra suit de son
viol jusqu’au procès d’Enzo,
en 2022, le violeur lui-même et
quatre autres protagonistes, qui
ont en commun une même déter-
mination à faire avancer le dos-
sier : une jeune magistrate (Pau-
line Parigot), la maire d’une
commune où ont été agressées
plusieurs femmes (Noémie Lvov-
« Je pensais
que la série ferait
date en France,
avec ses strates,
sur l’évolution
de la pensée,
des croyances »
ce jour sur M6). Ça a été un succès
énorme, et elle me disait : “Je n’ar-
rive plus à avoir de personnages
sombres, parce qu’ils sont persua-
dés que tu es collée au plafond et
que tu es Jacqueline Maillan.” Il faut
faire les bons choix, avoir de l’ima-
gination à la place des autres. »
On peut aussi changer de posi-
tion sur le plateau. Alix Poisson a
réalisé 1432 (2022), un court-mé-
trage né de son engagement dans
l’association L’Enfant bleu, qui
lutte contre les violences faites
aux enfants. 1432 met en scène les
retrouvailles entre un comédien
quadragénaire (Jérémy Lopez) et
le bourreau de son enfance (Pa-
trick Descamps), et est né de la
sky), une scientifique spécialisée
dans le profilage géographique
(Clémence Poésy) et le policier pu-
gnace qui fera aboutir l’enquête
(Olivier Gourmet). Dans la peau
de Christine et d’Enzo, Alix Pois-
son et Jonathan Turnbull traver-
sent les décennies grâce à des pro-
cédés de vieillissement étonnam-
ment convaincants.
Cet élégant casting, impeccable-
ment dirigé, donne du cœur et de
l’oxygène à une mise en scène
empreinte de gravité, qui n’évite
pas toujours l’impression de sa-
voir, au début d’une scène, exac-
tement où elle nous emmène.
Mais les immenses précautions
prises par Jean-Xavier de Lestrade
permettent aussi à la série d’éviter
le piège du réquisitoire. Il n’y a
aucun monstre dans Sambre, les
policiers n’y sont ni idiots ni mé-
chants : ils manquent de moyens,
d’empathie et de perspicacité.
Dans une scène consternante du
deuxième épisode, le jeune agent
chargé de l’enquête ne voit pas la
ressemblance évidente entre
culture | 25
rencontre entre l’actrice et des
membres de l’association : « J’ai
compris, c’était avant les livres de
Vanessa Springora (Le Consente-
ment, Grasset, 2020) ou de Camille
Kouchner (La Familia grande,
Seuil, 2021), que, adulte ou enfant,
un viol vous faisait prendre per-
pète. Comme Christine. Bien sûr,
vous pouvez continuer à vivre. Il y a
des gens qui sont, je déteste ce mot
tellement galvaudé, résilients. J’ai
voulu raconter comment un
homme de 40 ans a beau avoir un
métier, une situation, il vit avec un
endroit en lui qui est mort, il ne sera
jamais plus le même. »
Dans le prolongement de 1432,
Alix Poisson écrit un long-mé-
trage. Pour l’instant, elle se con-
sacre à Sambre avec une convic-
tion qui relève plus du prosély-
tisme que des obligations con-
tractuelles. Elle fait observer :
« J’ai revu tous les épisodes pour
faire la promotion. Je me suis dit :
“Quel projet !” Qu’est-ce que c’est
bien que ça passe à la télé, sur le
service public. On va s’interroger
collectivement un moment, hom-
mes et femmes. » p
thomas sotinel
Enzo, qu’il fréquente régulière-
ment, et le portrait-robot du vio-
leur affiché dans son bureau.
Enzo non plus n’est pas un
monstre, et le mystère qui
entoure la personnalité du vio-
leur est sans doute la seule frus-
tration que Sambre laisse au té-
léspectateur. Tout juste la série
désigne-t-elle une forme de
transmission intrafamiliale du
mal, et c’est aussi sa force de ne ja-
mais céder à la fascination pour la
psychologie du violeur. En cela
elle est une œuvre qui assume de
ne pas répondre à toutes les ques-
tions qu’elle pose, et cette rete-
nue ne rend que mieux jus-
tice aux victimes : c’est à elles que
Sambre est dédiée. p
audrey fournier
Série réalisée par Jean-Xavier
de Lestrade. Avec Alix Poisson,
Noémie Lvovsky, Clémence Poésy,
Olivier Gourmet, Julien Frison
(Fr., 2023, 6 x 60 min).
Deux épisodes lundi 13 novembre
à 21 h 10 sur France 2.
26 | télévision
Travail forcé, la face cachée du « made in China »
A partir d’un SOS découvert dans un test de grossesse, Laetitia Moreau révèle le système de « prisons-entreprises »
ARTE
MARDI 14 - 20 H 55
DOCUMENTAIRE
A
cheter un test de
grossesse dans une
pharmacie en France,
y découvrir, dissimu-
lée dans le mode d’emploi, une
lettre anonyme dans laquelle un
prisonnier chinois dénonce les
conditions de travail forcé qu’il
subit, mener l’enquête sur
l’auteur de cette bouteille jetée à
la mer et contribuer à un vote du
Parlement européen sur le « de-
voir de vigilance » qui s’impose
aux importateurs européens en-
vers leurs fournisseurs : telle est
l’histoire peu banale que raconte
Laetitia Moreau dans son docu-
mentaire Travail forcé, le SOS d’un
prisonnier chinois.
Pour tenter d’en savoir plus, tant
sur le travail forcé dans les prisons
chinoises que sur ce prisonnier
anonyme, Laetitia Moreau a in-
terrogé d’anciens détenus, aussi
bien chinois qu’étrangers. Cette
lettre n’est pas un cas unique. A
Noël 2019, par exemple, une
fillette anglaise avait retrouvé
semblable missive dans une carte
de vœux commercialisée par le
distributeur Tesco. L’affaire avait
ému l’opinion britannique.
Laetitia Moreau montre que les
laogai, les « centres de réforme par
le travail » créés par Mao Zedong
Retour dans la vallée de la Roya, près de Nice, avec le militant Cédric Herrou
Michel Toesca, qui l’avait déjà filmé dans « Libre », accompagne l’agriculteur dans la transformation de sa ferme en communauté Emmaüs
SANOSI.LIVE
À LA DEMANDE
SÉRIE DOCUMENTAIRE
D écouper Cédric Herrou
en tranches, comme s’il
était Don Draper ou
Malotru, l’entreprise peut susciter
le scepticisme ou même éveiller
des soupçons d’opportunisme.
L’agriculteur de la vallée de la
Roya, au-dessus de Nice, devenu
figure de proue de l’accueil des
migrants, a déjà fait l’objet d’un
documentaire, Libre, qui, en 2018,
lui a valu de gravir l’escalier du
GRILLE N° 23 - 263
PAR PHILIPPE DUPUIS
Retrouvez l’ensemble de nos grilles sur
1 2 3 4 5 6
I Revue de Gide, de Paulhan et de
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
IX
X
SOLUTION DE LA GRILLE N° 23 - 262
HORIZONTALEMENT I. Sans conteste. II. Initiée. Réac. III. Gneiss. Métra.
IV. Na. Pendus. Tr. V. Tea. Ut. Let. VI. Tar. Uvéite. VII. Asie. Illégal. VIII. Ita-
lie. Etêté. IX. Régulière. Ré. X. Eres. Liasses.
VERTICALEMENT 1. Signataire. 2. Anna. Aster. 3. Nie. Triage. 4. Stipe.
Elus. 5. Ciseau. Il. 6. Oesn. Vieil. 7. Ne. Duel. Ei. 8. Mutilera. 9. Eres.
Têtes. 10. Set. Lège. 11.Tarte. Atre. 12. Ecartelées.
La prison municipale de Tianjin, en Chine (image extraite du documentaire).
ARTE FRANCE/DREAMWAY PRODUCTIONS
sur le modèle du goulag soviéti-
que, continuent d’exister, même
s’ils ont officiellement disparu.
Réels centres de profit
Ils constituent même un rouage
important de l’économie. Non
seulement le travail forcé y est
généralisé, mais les prisons sont
de réels centres de profit qui
intègrent des entreprises publi-
ques et permettent au personnel
d’arrondir ses fins de mois. Après
Palais des festivals à Cannes. Libre
était déjà réalisé par Michel
Toesca, qui signe aujourd’hui les
six épisodes d’Autrement.
Dès le premier d’entre eux, les
soupçons et les doutes sont dissi-
pés : d’abord parce que l’histoire
de Cédric Herrou, sa vie quoti-
dienne et ses combats ont changé,
comme le monde qui les entoure,
et que ce nouveau chapitre mérite
d’être conté, autant que le précé-
dent ; ensuite parce que la forme
sérielle permet une attention aux
détails, aux pleins et aux déliés
des existences quotidiennes.
jeux.lemonde.fr
7 8 9 10 11
enquête, Laetitia Moreau décou-
vre que pas moins de cinq entre-
prises publiques chinoises tra-
vaillent directement dans l’en-
ceinte de la prison municipale de
Tianjin, près de Pékin, d’où est
parti le message. Comme celui-ci
le prouve, les « prisons-entrepri-
ses » ne travaillent pas que pour la
Chine, mais également pour l’ex-
portation. Fin mai, l’eurodéputé
Raphaël Glucksmann a brandi au
Parlement européen le message
Autrement raconte la mue d’un
espace éphémère, flottant – la
ferme de Cédric Herrou, devenue
point de passage et refuge au gré
des flux déclenchés par les guerres
et la misère –, en communauté
Emmaüs destinée à accueillir une
poignée de compagnons pendant
le temps qu’il leur faudra pour
sortir de la précarité.
Téléphérique artisanal
Sur ce thème austère (la transfor-
mation appelle d’interminables
procédures, des opérations im-
mobilières et foncières qui ne dé-
HORIZONTALEMENT
I. Passera par dessus les obligations
et les lois. II. Marquait un petit temps
de rélexion. Réunion du lion et des
chevrons. III. Défend les plus fragiles
12
dans la nature. Vit au vert dans
les sables. IV. Relevèrent en cuisine.
quelques autres. V. Espace de culture.
Possessif. Passa sans trop se mouiller.
VI. Ouvre la gamme. Pris en considé-
ration. Tient le vampire à distance.
VII. Remontiez et ravigotiez. Pousse à
faire encore mieux. VIII. Aven en ré-
gion. Personnel. Le temps de faire un
tour. IX. Préparée pour être montée.
A beaucoup de mal à ouvrir les
cordons. X. Points de suspensions. Le
repos du poète.
VERTICALEMENT
1. Ne place rien, ne fait pas circuler,
préfère amasser. 2. Nouvelles réparti-
tions. 3. Se ravitaille en vol. Mauvais
en tout. 4. Neuf chez le roi Charles.
Instrument à cordes et à roue. 5. Bré-
chet chez les oiseaux. Préposition.
6. Part de gâteau. Met du rouge au la-
boratoire. 7. Partons en éclats. Points
en opposition. 8. Ses coups sont ren-
versants. D’un beau bleu clair.
9. Armés chez Joe. Bassin entre deux
portes. 10. Petite épine, saint dans
les Vosges. A rendre. 11. Cours et
département. Membre d’une haute
assemblée. 12. Flambarde, frimeuse
ou autre tartarine.
anonyme trouvé dans le test de
grossesse, lors du débat sur le
« devoir de vigilance ».
Si le travail forcé des prisonniers
chinois n’est pas nouveau,
beaucoup l’ont associé aux an-
nées Mao. A tort. Dans les années
2000, on a découvert que la Chine
allait jusqu’à « exporter » ses pri-
sonniers pour réaliser à moindre
coût des chantiers de construc-
tion dans certains pays émer-
gents. On ne parlait pas encore à
pareraient pas dans un roman de
Maupassant) se déploie une co-
médie parfois grave, jamais tout à
fait sérieuse. Cela tient à la per-
sonnalité de Cédric Herrou, qui
fait souvent l’effet d’un éternel
adolescent qui jamais n’épuisera
les joies de la rébellion (il se ré-
jouit ainsi de faire la nique aux
gendarmes lorsqu’il passe par
l’Italie – ce qui lui est interdit –
pour aller vendre ses œufs à la
ville), ainsi qu’à la singularité du
couple qu’il forme avec sa compa-
gne, Marion Gachet-Dieuzeide,
cheville ouvrière de cette transi-
SUDOKU
N°23-263
6 3
8 7
4 1
3 8
1 6
4 5 2 1 8
7 4 5 1
Réalisé par Yan Georget (https://about.me/yangeorget)
Avec Ara
gon, Bernar
d Lavillie
rs, Cather
l’époque des « nouvelles routes de
la soie ». Ce n’est qu’à l’occasion
des révélations, parues en 2020,
sur le sort réservé aux prisonniers
ouïgours dans le Xinjiang que
l’opinion publique s’est de nou-
veau intéressée à ce phénomène,
qui ne concerne pas uniquement
cette minorité musulmane dans
le nord-ouest du pays, mais relève
d’une politique nationale.
Pour des raisons largement poli-
tiques, les Etats-Unis s’en sont em-
parés et, depuis 2021, imposent
aux entreprises qui importent des
produits du Xinjiang de prouver
« de manière claire et convain-
cante » qu’ils ne résultent pas,
même partiellement, du travail
forcé ; ce qui, même d’après les
ONG, est quasi impossible. Cette
loi d’ailleurs sans doute excessive
– l’économie du Xinjiang ne re-
pose pas uniquement sur le travail
forcé – est insuffisante, puisque
cette pratique déborde largement
le cadre de cette province.
L’histoire ne dit pas si la patiente
qui a acheté le test était enceinte.
Elle a, en tout cas, donné nais-
sance à un documentaire très effi-
cace mettant au jour une réalité
sur laquelle il est particulière-
ment difficile d’enquêter. p
frédéric lemaître
Travail forcé, le SOS d’un
prisonnier chinois, de Laetitia
Moreau (Fr., 2023, 95 min).
tion. Et enfin au documentariste,
qui a transformé une petite
misère faite au fermier dissident
en leitmotiv visuel d’une force et
d’une justesse étonnantes.
Depuis qu’un voisin peu arran-
geant lui a refusé l’accès à la bande
de terre séparant la route de son
exploitation, Cédric Herrou a dû
construire un téléphérique artisa-
nal pour monter les matériaux né-
cessaires et descendre les œufs
produits par son élevage de
poules. Cet appareil destiné à pas-
ser la montagne, à surmonter la
mesquinerie, devient l’emblème
6 2 9 1 7 4
9 4 8 7 2 3 5 1
3 5 1 9 6 8
1 6 4 9 2 3
5 3 2 8 1 6
8 9 4 7 5 3
2 4 5 6 8 9
9 7 3 5 2 1
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0123
MARDI 14 NOVEMBRE 2023
NOTRE
SÉLECTION
M AR D I 14 N OV EM BR E
OCS Pulp
Everything Everywhere
All at Once
18.30 Carton au box-office (et aux
Oscars), le film de Daniel Scheinert et
Daniel Kwan coche toutes les cases
du grand spectacle hollywoodien,
notamment avec ses premiers rôles
100 % sino-américains.
TCM Cinéma
Le Talentueux Mr Ripley
20.50 Après Plein soleil (1960),
la deuxième adaptation du roman
de Patricia Highsmith The Talented
Mr Ripley (paru en 1955) est signée
Anthony Minghella, qui se démarque
du chef-d’œuvre de René Clément.
Canal+
Premières urgences
22.50 Eric Guéret filme les premiers
pas de cinq internes stagiaires aux
urgences de l’hôpital Delafontaine,
à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis).
Un témoignage précieux.
R ECT IF ICAT IF
L’article « L’institut du monde arabe
se lance dans le podcast » (« Le
Monde » du 24 octobre) était illustré
par la façade de l’établissement qui,
contrairement à ce que nous avons
écrit, n’a pas été réalisée par Jean
Nouvel seul mais par un collectif
d’architectes, à savoir Jean Nouvel et
Architecture Studio (M. Robain, J.-F.
Galmiche, R. Tisnado, J.-F. Bonne).
du travail militant de cette com-
munauté fluide. Parmi ses mem-
bres, certains ne font que passer,
d’autres s’installent, s’adaptent,
s’épanouissent. Michel Toesca
préfère la souplesse à la rigueur, le
mouvement au cadre (même si la
beauté de la vallée de la Roya re-
prend souvent ses droits), et Autre-
ment mérite son titre, reflet fugitif
et pourtant définitif d’une aven-
ture qui s’installe dans la durée. p
thomas sotinel
Autrement, de Michel Toesca
(Fr., 2023, 6 x 30 min).
0123 est édité par la Société éditrice
du « Monde » SA. Durée de la société :
99 ans à compter du 15 décembre 2000.
Capital social : 124.610.348,70 ¤.
Actionnaire principal : Le Monde Libre (SCS).
Rédaction 67-69, avenue Pierre-Mendès-France,
5 3 8
75013 Paris. Tél. : 01-57-28-20-00
9 6 Abonnements par téléphone au 03 28 25 71 71
4 7 2 (prix d’un appel local) de 9 heures à 18 heures.
8 5 Depuis l’étranger au : 00 33 3 28 25 71 71.
Par courrier électronique :
9 4 7
abojournalpapier@lemonde.fr.
6 2 1
Tarif 1 an : France métropolitaine : 399 ¤
7 1 3
8 6 4 Courrier des lecteurs
5 9 Par courrier électronique :
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Emploi : www.talents.fr/
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n° 0722 C 81975 ISSN 0395-2037
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75013 PARIS
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Fax : 01-57-28-39-26
L’Imprimerie, 79, rue de Roissy,
93290 Tremblay-en-France
Midi-Print, Gallargues le Montueux
Origine du papier : France, Belgique.
Taux de fibres recyclées : 87 %. Ce journal est imprimé sur un
papier issu de forêts gérées durablement et de sources controlées.
Eutrophisation : PTot = 0.008 kg/tonne de papier
0123
MARDI 14 NOVEMBRE 2023
GASTRONOMIE
E
n 2022, les Français ont croqué
50 millions de sushis, selon Gira,
un cabinet spécialisé dans l’ali-
mentaire. Malgré la hausse du
prix du poisson, la fièvre pour les mets ja-
ponais n’est pas retombée depuis une
vingtaine d’années. L’Hexagone reste le
plus gros consommateur en Europe de ces
mets à base de boules de riz vinaigré. Nous
avons des écoles (dont The French Sushi
Institute), un concours national (organisé
par le magazine France Sushi) pour déter-
miner le meilleur artisan, et même des
gloires planétaires (un Angevin, Michaël
Pankar, a été consacré cette année vice-
champion du monde au Mondial du sushi
de Toyosu, plus grand marché de poissons
de la planète, situé à Tokyo).
Progressivement, l’offre s’est affinée.
Certes, les amateurs se rendent le plus
souvent dans des petits restos abordables
où les sushis côtoient parfois des brochet-
tes de bœuf au fromage (pure invention
française). Mais, en parallèle, depuis une
dizaine d’années, d’authentiques sushiya
– terme désignant à la fois le cuisinier qui
prépare le sushi et l’établissement – ont
éclos, essentiellement à Paris, et leurs
prix n’ont cessé de gonfler. Menus à partir
de 85 euros chez Sushi-B, 130 euros chez
Komatsubaki, 200 euros chez Sushi Shu-
nei (avec supplément de 75 euros pour
15 grammes de caviar). Et il est probable
que l’offre crève bientôt de nouveaux pla-
fonds dans le palace Cheval Blanc Paris,
qui doit ouvrir son propre comptoir à
sushis avec un maître de la discipline,
Takuya Watanabe.
Est-il pertinent de casser son PEL pour
quelques boulettes de riz ? Et y a-t-il une
énorme différence entre un menu et un
autre dix fois plus cher ? On a posé la ques-
tion à une experte, Chihiro Masui, autrice
culinaire, qui a notamment publié Pois-
sons. Un art du Japon (Glénat, 2009) et ac-
compagne des chefs français à la décou-
verte des saveurs japonaises. On lui pro-
pose d’abord de tester Sushi Shop (cent
vingt-cinq magasins en France). « Vous
voulez ma mort ? », s’esclaffe la spécialiste,
avant d’accepter le défi. Dans la boutique
que l’on aborde, le vendeur n’est guère ras-
surant. « Vous êtes japonaise ? Sushi Shop a
détruit votre gastronomie ! », plaisante-t-il
avant de prendre la commande : un petit
assortiment de sushis maison, enrichi de
quelques créations signées du chef Mory
Sacko (la chaîne collabore régulièrement
avec des stars de la gastronomie).
Le repas, peu copieux, coûte une ving-
taine d’euros par personne, et ce n’est pas
le naufrage attendu. « C’est mangeable,
mais ce n’est pas du sushi, juge la spécia-
liste. Je ne retrouve pas ce qui fait un bon
sushiya. Le riz, par exemple, qui est la partie
la plus importante – ne serait-ce qu’en pro-
portion – du sushi, est mauvais : trop com-
pact, pâteux, et servi froid, alors qu’il de-
vrait être à la température du corps. Le
sushi au saumon n’existe pas au Japon, de
même que la sauce soja sucrée, sacrilège.
Leur faux wasabi, travaillé sur une base de
raifort, pique vraiment trop. Dans les créa-
tions de Mory Sacko, il y a d’ailleurs beau-
coup, beaucoup, de piment. On peut tout
mettre sur le riz en théorie, mais là il éclipse
totalement le goût du poisson, ce qui n’est
peut-être pas plus mal. »
L’experte rappelle que le sushi, d’origine
chinoise, a pris la forme qu’on lui connaît
aux alentours de la seconde guerre mon-
diale. Il a d’abord été un mets abordable,
Le sushi change de catégorie
Portés par l’engouement des Français pour ces mets à base
de boules de riz vinaigré et de lamelles de poisson, des chefs
misent sur le haut de gamme, alliant maîtrise technique
et délicatesse des saveurs. Un raffinement qui a un prix
mangé sur le pouce. Ce n’est que depuis
une quinzaine d’années qu’on le retrouve
dans des établissements haut de gamme
au Japon, à Taïwan ou à Hong-Kong. « Il y a
des clients asiatiques aisés qui prennent
l’avion pour manger des sushis à Tokyo,
commente-t-elle. Il est même possible de
participer à des enchères pour réserver des
tables prestigieuses, comme celle du trois-
étoiles Sushi Saito. La réservation peut at-
teindre 2 000 euros, auxquels il faut ajouter
La durée de vie
le prix du menu, environ 450 euros. Paris ne d’un sushi
fait que rattraper cette tendance. » Pour la
spécialiste, la cherté s’explique en partie
serait comprise
par les marges confortables que s’assurent entre cinq
les établissements, mais aussi par la qua-
lité du poisson, la technicité de sa prépara-
et sept secondes,
tion et le faible nombre de couverts. Qui pour garder
rendent l’expérience exceptionnelle.
le bon équilibre
Un rituel presque chorégraphié de température
Pour le prouver, elle nous guide vers un
nouveau temple du sushi parisien, pro-
che de l’Opéra Garnier : Sushi Yoshinaga,
du nom de son chef Tomoyuki Yoshinaga.
Il officie dans une petite salle de bois clair
baignée de lumière. Le mobilier est épuré
à l’extrême : un comptoir, dix chaises. Le
menu aussi : un seul choix possible à
330 euros ! Mais le repas est unique. Cala-
mar, bar, daurade, sériole, rouget, maque-
reau, anguille… Une douzaine de bou-
chées sont proposées, créant une lente
montée en puissance aromatique. Dans
un rituel presque chorégraphié, le chef fa-
çonne dans sa main la boulette, la coiffe
d’une fine tranche de poisson sur laquelle
il ajoute une sauce, au pinceau. Le sushi
est posé face au client qui doit l’engloutir
immédiatement (la durée de vie d’un
sushi serait comprise entre cinq et sept
secondes, pour garder le bon équilibre de
température).
Le riz tiède, les langues de poisson don-
nent l’effet de baisers profonds. On a rare-
ment été autant frappé par la sensualité
d’un repas. Et on n’a jamais mangé du
poisson comme ça. Car même si la plupart
des bouchées sont cuisinées (le maque-
reau, par exemple, est préparé avec du
shiso, du sésame, de la ciboule, puis posé
dans une feuille d’algue nori), on distin-
gue vraiment pour la première fois le
« vrai » goût de chaque produit. « En
France, on trouve de très beaux poissons,
mais ils contiennent plus de gras et d’eau
qu’au Japon, souligne Tomoyuki Yoshi-
naga. Je les prépare donc différemment :
j’ajoute du sel, je prépare des marinades,
pour sublimer chaque bouchée. »
« Pour redonner au poisson français son
“umami”, littéralement “le goût de ce qui est
bon”, les chefs cuisinent et s’écartent de la
tradition », remarque Chihiro Masui. Et de
fait, certains des meilleurs établissements
voient l’alliance de virtuoses japonais et
français qui partagent leurs savoir-faire.
C’est notamment le cas de L’Abysse, deux
étoiles Michelin, à la croisée des deux
mondes. Ce comptoir à sushis tenu par le
chef Yasunari Okazaki se trouve à l’entrée
du Pavillon Ledoyen géré par Yannick Al-
léno, près des Champs-Elysées. C’est une
bulle futuriste (coraux blancs géants, buis-
son de baguettes entrecroisées) dans une
enceinte au charme français très classique.
styles | 27
Sushis (de haut en bas :
thon ikejime, otoro,
loup ikejime, rouget de ligne
et ventre de thon ikejime)
proposés dans le restaurant
Kaiseki, au château de la Gaude,
près d’Aix-en-Provence.
WE ON IT STUDIO
Et la carte (menus à partir de 98 euros) of-
fre le même contraste.
L’omakase (menu carte blanche) com-
mence par des mises en bouche d’une sur-
prenante délicatesse, comme cette soupe
de pépins de tomate à laquelle les algues
wagamé et une glace de riz aux algues nori
donnent un petit goût iodé. « Nous avons
fait un gros effort sur les sauces, détaille
Yannick Alléno, dont c’est l’un des grands
axes de travail. On a par exemple inventé
un soja de champignons de Paris. L’idée,
c’est de donner une dimension gastronomi-
que au sushi. On ne trahit pas le Japon, mais
on n’est pas non plus dans l’imitation. Yasu-
nari Okazaki a une technique hors du com-
mun, intransigeante, il n’y a qu’à voir
comme il donne plus ou moins de souplesse
au riz en fonction du poisson qu’il travaille
– un thon gras, par exemple, requiert une
boulette plus aérée. Mais il utilise du pois-
son issu de petite pêche française, travaillé
suivant la technique ikejimé, une manière
de mettre à mort et de saigner le poisson
que nous avons apprise à nos pêcheurs, per-
mettant de belles maturations. »
« On travaille sur une pêche locale »
Hors de Paris, difficile de dénicher des
sushis haut de gamme. Des chaînes de
qualité (Matsuhisa, Nobu) se sont instal-
lées à Saint-Tropez et à Monaco (où un
nouvel Abysse pourrait voir le jour en
2024). Un chef indépendant, Xavier Pen-
sec, travaille le sushi gastronomique chez
Hinoki, à Brest. Et l’étoilé Matthieu Dupuis
Baumal l’a importé au Château de la
Gaude, près d’Aix-en-Provence (Bouches-
du-Rhône). Ce dernier domaine, gigantes-
que, hors norme, abrite quatre restaurants
et des sculptures monumentales de Phi-
lippe Pasqua. Devant les deux établisse-
ments du lieu inspirés par le Japon (le K,
une brasserie, et Kaiseki, un restaurant
gastronomique) campe un redoutable sa-
mouraï, imaginé par l’artiste. Il rappelle
l’engagement total du chef, ancien rugby-
man, qui passe en trombe d’un restaurant
à l’autre comme s’il se jetait dans la mêlée.
Son collaborateur, le chef japonais Kazu-
nari Noda, fait naître les sushis sous ses
doigts : on les retrouve en délicieux assor-
timents de vingt pièces (55 euros) et dans
un long menu omakase (165 euros). Mais le
travail de création se fait en tandem. Mat-
thieu Dupuis Baumal garde un souvenir
impérissable d’un sushi d’anguille laqué,
son premier, dégusté dans un boui-boui
du marché aux poissons de Nagoya. Il
tente aujourd’hui de faire vivre des expé-
riences uniques, en s’éloignant au besoin
de la tradition.
« On a créé un sushi de ventrèche de thon
avec un peu de caviar d’osciètre, de truffe
d’Alba, et de feuille d’or, que l’on pouvait ve-
nir déguster en cuisine avec un saké de
10 ans d’âge, raconte-t-il. On pousse la qua-
lité à l’extrême. On travaille sur une pêche
locale, avec le poissonnier aixois Romain
Paro ; pour le riz, on a sélectionné la variété
koshihikari, haute qualité ; on importe les
meilleures sauces soja du Japon, et on cher-
che aujourd’hui à créer un saké vieilli cin-
quante ans, avec un maître japonais. »
Mais, selon le chef, le travail se concentre
aussi en salle, pour sensibiliser la clientèle.
« Il faut avant tout expliquer pourquoi on
fait payer aussi cher 15 grammes de pois-
son, observe-t-il. La plupart des Français ne
connaissent aujourd’hui que le sushi de
fast-food. Le gros boulot des chefs passion-
nés, comme moi, pour les années à venir,
sera de faire de la pédagogie. » p
léo pajon
28 | carnet 0123
MARDI 14 NOVEMBRE 2023

Joëlle Toulon-Gourmelon, Biarritz. Auxerre (Yonne).

Michelle BEAUJARD, sa femme,
née VERGNON, Yannig et Julie, Maël et Lilas, Hubert et Juliane Tortes Saint-
ses ils et belles-illes, Marie, Juliette, Anna,
17 juillet 1934 - 31 octobre 2023, Jammes,
en vente Le Carnet Emile, Adèle, Elise, Romane, Anaïs ses illes,
et Nathan, ses enfants, Georges, Jean,Thierry,
ille de
actuellement Henry et Andrée, ses petits-enfants, Ses petits-enfants,
ses gendres,
Christian Paquin,
Vous pouvez nous faire parvenir sont tristes de faire part du décès de Yragaël, Florian, Clara, Louise,
a rejoint son frère,
K En kiosque vos textes soit par e-mail :
Alain GOURMELON,
Alice, Pauline, Constance, Martin,
carnet@mpublicite.fr Claude, ont la tristesse de faire part du décès ses petits-enfants
dit Popé,
(en précisant impérativement de et leurs compagnes et compagnons,
HORS-SÉRIE
votre numéro de téléphone et son compagnon de toujours. survenu le 2 novembre 2023, Quentin, Anastassia, Philippe,
votre éventuel numéro d’abonné dans sa soixante-dix-septième année. Mme Régine PAQUIN, Azalée, Léopold,
Elle voulait vivre cent ans.
ou de membre de la SDL) veuve TORTES SAINT-JAMMES, ses arrière-petits-enfants,
Elle nous a appris la liberté. Il a été inhumé à Agon-Coutainville
soit sur le site : (Manche), dans l’intimité familiale, le
10 novembre. survenu le dimanche 5 novembre 2023, ont la tristesse d’annoncer le décès
https://carnet.lemonde.fr Ses trois illes, à l’âge de soixante-dix-sept ans.
leurs conjoints, de
LES
SECRETS L’équipe du Carnet reviendra vers Ses six petits-enfants, Claire Greilsamer,
La cérémonie religieuse sera
DE LA leurs conjoints et conjointes, son épouse,
MYTHOLOGIE vous dans les meilleurs délais
Ses sept arrière-petits-enfants, David Greilsamer, célébrée le jeudi 16 novembre, à Michel ZISMA,
pour vous confirmer la parution. mathématicien, expert en méthodes
LES DIEUX NORDIQUES

En partenariat avec
François et Mathilde Greilsamer, 14 heures, en l’église Saint-Joseph
ont la tristesse de faire part du décès Tristan et Charlotte Greilsamer, de Biarritz, suivie de l’inhumation simpliciales en topologie algébrique,
Dès jeudi 16 novembre de ses enfants et leurs épouses, au cimetière de Ranquine. professeur de mathématiques
carnet@mpublicite.fr Jade, Samuel, Jeanne, Adèle et à l’université Paris-VII,
https://carnet.lemonde.fr Mme Marcelle de CASO, Pierre,
ses petits-enfants, La famille remercie par avance directeur
veuve INDJOUDJIAN,
toutes les personnes qui prendront du département de mathématiques
survenu le 5 novembre 2023, ont l’immense tristesse de faire part part à sa peine. de l’université de Strasbourg,
AU CARNET DU «MONDE»
HORS-SÉRIE

à l’âge de cent un ans. du décès de

directeur
PFG,
Laurent GREILSAMER, du département de mathématiques
Conformément à sa volonté, ses 11, rue de la Pelouse de Douet,
Décès obsèques auront lieu dans l’intimité. de l’université de Paris-VII,
survenu le mercredi 8 novembre 2023, 33000 Bordeaux.
responsable de l’unité de recherche
40 Pierre Alechinsky, à Paris, à l’âge de soixante-dix ans. Tél. : 05 56 51 40 72.
Ses enfants, en topologie algébrique,
Saint-Memmie. Reims.
CARTES Ses petits-enfants Ashdod (Israël). Les obsèques auront lieu le Nicole Poinsard,
vendredi 17 novembre, à 10 h 30,
POUR COMPRENDRE

UN MONDE FRACTURÉ Et ses arrière-petits-enfants, survenu le 8 novembre 2023, à l’âge

en la salle de la Coupole au son épouse,
Patrick David et Corinne, Sa famille, de quatre-vingt-quinze ans.
ont la douleur de faire part du décès Bertrand et Laurence David, crématorium du cimetière du Père-
de ses ils et leurs conjointes, Lachaise, Paris 20e. Ses amis,
Hors-série
Ses petits-enfants Les obsèques auront lieu le
Micky ALECHINSKY, Et ses arrière-petits-enfants, Cet avis tient lieu de faire-part. ont la tristesse d’annoncer le décès mercredi 15 novembre, à 12 heures,
de au crématorium d’Auxerre, 19, rue
dans sa quatre-vingt-quinzième année, 12, rue du Champ-de-l’Alouette,
ont la douleur de faire part du décès 75013 Paris. des Conches.
HORS-SÉRIE
survenu à Bougival, de Francis POINSARD,
le 9 novembre 2023.
(Le Monde du 10 novembre.) ingénieur agronome,
M me
Jacqueline DAVID, océanographe et halieute, Anniversaire de décès
Les familles Farout, Carrance et née SCHICK,
UN LONG CHEMIN
Christine Lopes, spécialiste de la côte Ouest africaine, Il y a un an, le 13 novembre 2022,
VERS L'INFINI
Jaghouar,
survenu le dimanche 5 novembre 2023, née Diané, directeur des centres de l’ORSTOM
La famille Alliot,
à l’âge de quatre-vingt-douze ans. son épouse, à Pointe Noire et à Abidjan,
conseiller scientiique et technique Paulette PROST,
ont la peine de faire part du décès de
Selon sa volonté, ses obsèques ont Myriam Lopes et Joanès Bouton, pour la FAO « Pauline »,
Mme Sylvie ALLIOT, eu lieu dans l’intimité. Camille, Régis et Jean-Marc,
Anouk Lopes, à Casablanca et Rome,
née FAROUT, chef du département « Ressources nous quittait.
Laure et Marc-Antoine Zang-
Une pensée pour son époux, Atangana, halieutiques » à l’IFREMER, à Paris,
Hors-série veuve de Alexandre, Aurélien et Anaïs, puis du service des relations Elle reste présente dans nos cœurs
Jacques Thomas et Cécile Lopes,
M. Jacques ALLIOT. avec la Communauté européenne, et nos pensées.
Salomé, Mahalia et Sarah-Lise, conseiller scientiique
et son ils, ses enfants et petits-enfants,
HORS-SÉRIE

La cérémonie d’adieu aura lieu le du directeur des Pêches maritimes

Son époux
vendredi 17 novembre 2023, à 13 h 30, Denis. Charles et Shauntrella Kollo, au ministère de l’Agriculture,
Et ses enfants.
L’ATLAS
DES
6 000 ANS 150 CARTES
au crématorium du cimetière du
Père-Lachaise, 71, rue des Rondeaux,
Paris 20e.
Cet avis tient lieu de faire-part.
Charles John, Carlton Thomas,
Carter Nelson,
chevalier de la Légion d’honneur,
D’HISTOIRE & INFOGRAPHIES Inès Solange Kollo, survenu à Paris, le 24 octobre 2023, Souvenir
Marc Edouard Kollo et Anna à l’âge de quatre-vingt-neuf ans.
Paris. Blesle. Marseille. Saint-Tropez. Sindelarova,
Catherine Ballé,
son épouse, Aveline Christine,
Julien Bisson, ses beaux-enfants et petits-enfants, La cérémonie d’adieu a eu lieu ce Patrice COUSSONNET
Michael et Florence, Johanna et son ils, lundi 13 novembre, au crématorium (1952-1989),
Gérard, Sandra, Loup, Les familles Briand, Elie, Leroux, du cimetière du Père-Lachaise, agrégé d’arabe.
ses enfants, son petit-ils, Lopes Pesi, Diané, Fernandez, Kaba, Paris 20e.
Roman, Alexandre, Plamédi et
Hors-série Touré, Obami, Elo, Oba, Bizet, Atipo,
Gémira, ont l’immense peine d’annoncer le Badza, Ossebi, Pasbeau, Feuillerat, Tu es toujours aussi vivant dans
ses petits-enfants, décès, survenu le 8 novembre 2023, de Boulogne, Bade, Voultoury, Vous pouvez envoyer message et
notre souvenir.
ses sœurs, belles-sœurs, beaux-frères, témoignage à
font part du décès de Christine DESCATEAUX, nièces, neveux, cousines, cousins, a.poinsard@orange.fr
née SHROPFF, Assemblée générale
UNE VIE, UNE ŒUVRE
Freddy BALLÉ, journaliste à Télé 7 jours. ont la profonde tristesse de faire part
ÉDITION
2023 du décès de Le professeur Jean-Paul Riou Le CIRDH Frans Veldman tiendra
survenu le 31 octobre 2023. (dit Tom),
Un hommage civil lui sera rendu son assemblée générale
à 15 h 30, à Blesle (Haute-Loire), le Henri LOPES, son mari,
Les obsèques ont eu lieu le mardi ancien ambassadeur Etienne Riou, Christophe Riou, le 10 décembre 2023, à 9 h 30.
mardi 14 novembre.
7 novembre, au cimetière nouveau de la République du Congo www.haptonomie.org
Léo Céline Riou-Cuvigny,
Ferré
de Neuilly-sur-Seine, dans l’intimité. en France,
Cannes. Decazeville. ses enfants,
L’indigné ancien Premier ministre du Congo,
ancien directeur général adjoint Gabriel, Alexandre, Jonathan,
Jean-Loïc Baudet, Société éditrice du « Monde » SA
Avec Aragon, Bernard Lavilliers, Catherine Ribeiro, Marie-Christine Ferré…

Frédéric, Pierre-Nicolas et Philippe, pour la culture et pour les relations Valentin et Faustine, Président du directoire, directeur de la publication
son époux, Louis Dreyfus
Hors-série ses ils, extérieures à l’Unesco, ses petits-enfants,
Jean-Christophe et Catherine Directeur du « Monde », directeur délégué de la
leurs épouses grand-croix
Baudet, publication, membre du directoire Jérôme Fenoglio
Et ses sept petits-enfants, dans l’ordre du Mérite congolais, ont la tristesse d’annoncer le décès Directrice de la rédaction Caroline Monnot
Fabienne et François Feugier, oicier de la Légion d’honneur, Direction adjointe de la rédaction
Jérôme Baudet, membre associé de l’Académie de Grégoire Allix, Maryline Baumard, Hélène Bekmézian,
ses enfants ont la tristesse de faire part du décès Philippe Broussard, Nicolas Chapuis, Emmanuelle
HORS-SÉRIE

de des sciences d’outre-mer,

Ainsi que toute la famille, grand prix de la Francophonie Mme Véronique RIOU, Chevallereau, Alexis Delcambre, Marie-Pierre
Lannelongue, Franck Nouchi, Harold Thibault
M. Jean-Louis GINESTE, de l’Académie française, née BOURRET, Directrice éditoriale Sylvie Kauffmann
ont la douleur de faire part du décès grand prix littéraire d’Afrique noire, Directrice déléguée au développement des services
de agrégé d’histoire, professeur de violon abonnés Françoise Tovo
prix littéraire de la Porte Dorée, au CNR de Lyon,
professeur honoraire à l’IUFM Directeur délégué aux relations avec les lecteurs
docteur honoris causa Gilles van Kote
LES
Mme Béatrice BAUDET, de Cergy-Pontoise,
SECRETS née MOGET, oicier dans l’ordre
de l’université Paris-XII
survenu le 9 novembre 2023.
Rédaction en chef Laurent Borredon, Emmanuel
DE LA et de l’université Laval au Québec, Davidenkoff (Evénements), Jérôme Gautheret, Michel
MYTHOLOGIE des Palmes académiques, Guerrin, Nicolas Jimenez (photographie), Sabine Ledoux
LES DIEUX DE BABYLONE
survenu le 6 novembre 2023, dans sa (cheffe d’édition), Alain Salles (Débats et Idées)
survenu à Paris, le 2 novembre 2023, Les obsèques seront célébrées au Directrice du design Mélina Zerbib
quatre-vingt-huitième année. survenu le 22 octobre 2023, à Cannes, à l’âge de quatre-vingt-six ans. temple de l’Église protestante réformée Direction artistique du quotidien Natalie Lebreton
à l’âge de quatre-vingt-onze ans.
En partenariat avec

Infographie Delphine Papin

La cérémonie religieuse sera
Hors-série célébrée le mercredi 15 novembre, à
11 heures, en l’église Saint-Paul-Saint-
Louis, Paris 4e.
La cérémonie aura lieu le lundi
20 novembre, à 10 heures, au
crématorium de Cannes.
La messe de funérailles sera
célébrée le mardi 14 novembre, à
14 h 30, en l’église Saint-François-
Xavier, Paris 7e.
unie à Oullins (Rhône), le 15 novembre,
à 10 heures et seront suivies d’un
recueillement, au cimetière de Lhuis
(Ain), à 15 h 30.
Directrice des ressources humaines du groupe
Emilie Conte
Secrétaire général de la rédaction Sébastien Carganico
Conseil de surveillance Aline Sylla-Walbaum,
présidente, Gilles Paris, vice-président

HORS-SÉRIE

Un
h evenement , ,
INCLUS :
DES ILLUSTRATIONS
INÉDITES,
UN ENTRETIEN EXCLUSIf
AVEC L’AUTEUR

ZEP

eurex
raconte 30 ans de

titeuf En partenariat avec

Hors-série

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Lelonle
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de 9 h à 18 h (prix d'un appel local)

K Le Carnet du Monde Le Canet

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Pour toute information: carnet@m1blicite.r ~ Prix à la ligne: 24€ TTC.
0123
MARDI 14 NOVEMBRE 2023 dossier spécial | 29
TRANSITION FORUM « LE TEMPS DES SOLUTIONS »

Ces entreprises qui font du neuf avec du vieux

Des PME réemploient des matériaux ou utilisent des déchets pour concevoir des produits écologiques et rentables

A
Saint-Chamond, dans « Nous fabriquons
la Loire, 650 tonnes de
terre pour les espaces de la terre végétale
verts attenants à la pis- à partir de
cine municipale, fabriquée à par-
tir de matériaux issus de carrière, sous-produits
ont permis de préserver plus de des carrières »
2 000 mètres cubes de terres agri-
coles ou d’espaces naturels. Aux YANN THOMAS
abords du Matmut Stadium (ex- cofondateur et gérant
stade de Gerland), à Lyon, ce sont de Microhumus
10 000 tonnes de terre végétale
qui ont été produites à partir de
matériaux d’excavation inertes çabilité, cette terre issue de l’éco-
pour couvrir un parking sous-ter- nomie circulaire peut être utilisée
rain. A la clé : 16 700 mètres cubes pour des chantiers, des travaux
de terre naturelle préservés. paysagers ou encore des potagers.
Pour réaliser ces transforma- Dans l’Hexagone, Microhumus
tions, ces deux municipalités ont n’est pas la seule PME à faire du
fait appel à la société Microhu- neuf avec du vieux. Economies
mus. « En parallèle de nos activi- d’énergie, de matériaux ou même
tés de phytoremédiation, consis- de foncier, baisse des émissions
tant à dépolluer les sols grâce à de gaz à effet de serre… Au-delà du
l’action des plantes, nous fabri- simple recyclage, de plus en plus
quons de la terre végétale à partir d’entreprises s’éloignent du mo-
de sous-produits des carrières ou dèle linéaire extraire/produire/
de stériles d’exploitation, issus de consommer/jeter. Sur le plan
l’extraction des minéraux et mé- environnemental, le réemploi et
taux du minerai brut », explique la réutilisation sont largement
Yann Thomas, cofondateur et préférables à la valorisation des
gérant de Microhumus. déchets sous forme d’énergie (par
Grâce à sa solution labellisée incinération) ou de matière (par
SubsTer, l’entreprise, née en 2007 recyclage), sans parler de l’en-
à Nancy d’un transfert de techno- fouissement en décharge, un pis-
logie de l’Université de Lorraine, aller lorsque aucun autre débou-
transforme ces matériaux en les ché n’est envisageable. Mais cer- FORTU
amendant à l’aide de différents taines vont un cran plus loin, en
mélanges organiques, offrant refabriquant des matières pre- la mixture se transforme en une collectivités ou de professionnels tée, freinage) par un moteur élec-
ainsi une solution de remplace- mières à partir de déchets. pâte pressée à froid, à partir de la- des déchets, fait en sorte que ni le
De plus en plus trique et une pile à combustible
ment au prélèvement de terre quelle sont produits des granulats. coût de traitement des déchets ni d’entreprises est un challenge technologique.
dans les espaces naturels ou agri- Séquestration de CO2 « Cette fossilisation accélérée per- celui de la tonne de granulats obte- Un véritable jeu de Tetris s’im-
coles. « Nous préconisons diffé- Née en 2019 à Chalonnes-sur- met de séquestrer durablement le nus par fossilisation ne dépassent
s’éloignent pose pour caser tous les compo-
rents mélanges organiques en Loire, près d’Angers, Néolithe CO2 », explique Nicolas Cruaud, co- ceux du marché. du modèle linéaire sants, tout en conservant un
fonction de la matière première uti- s’inscrit dans cette mouvance. La fondateur de cette entreprise qui a maximum d’éléments existants.
lisée pour aboutir à la production PME exploite le tout-venant des accueilli son centième salarié en Au prix du marché
extraire/produire/ A la clé, outre les consommations
de terre végétale », précise Yann déchetteries municipales. Une octobre 2022. Ainsi, là où les émis- Selon les régions, le prix de la consommer/jeter de matériaux et d’énergie évitées,
Thomas, qui encadre une équipe fois séparés de la fraction putres- sions liées à la fabrication de terre végétale fabriquée par Mi- des véhicules moitié moins chers
de neuf salariés et sept associés cible, plastique, bois, papier, car- 1 tonne de granulats traditionnel- crohumus, lui, peut dépasser lé- que ne le seraient des neufs. « Et
consultants. Selon sa qualité, at- ton et autres chutes de moquette lement issus de cailloux s’élèvent gèrement celui de la terre natu- Sa première incursion dans la zéro émission ! », insiste Vincent
testée par une fiche technique dé- sont broyés. Après ajout d’un liant à 10 kilos de CO2, 1 tonne produite relle. « Les commandes sur mesure construction remonte à 2014, Lemaire. Les premiers véhicules
taillant ses caractéristiques et ga- minéral (breveté par Néolithe), qui par Néolithe permet au contraire portant sur de petits volumes re- lorsqu’elle se lance dans la fabri- roulent déjà, et l’homologation
rantissant son innocuité et sa tra- provoque une réaction chimique, d’en séquestrer 330 kilos. Ces viennent un peu plus cher », recon- cation de bus à traction électri- est attendue dans les tout pro-
émissions négatives sont attes- naît Yann Thomas. En règle que, faisant rapidement le choix chains mois.
tées par une analyse de cycle de vie générale, cependant, l’entreprise de l’hydrogène. Mais « l’autocar à A l’instar de ces trois PME, l’in-
Deux jours pour explorer des pistes et figurent dans Inies, la base de parvient à se rémunérer en ven- hydrogène, lui, n’existe pas en- novation fait rage parmi les entre-
données nationale de référence dant sa terre au prix du marché. core », observe Vincent Lemaire, prises pour inventer toujours
Lors de sa sixième édition, nommée « Le temps des solutions », sur les données environnementa- Pour ce qui est des autocars « re- président du groupe. En cause, plus de manières de faire du neuf
Transition Forum, dont Le Monde est partenaire, abordera, les et sanitaires des produits et trofittés », c’est-à-dire électrifiés des coûts de fabrication prohibi- avec du vieux sans sacrifier leurs
les 14 et 15 novembre à Paris, cinq grandes thématiques-clés de équipements de la construction. par Safra, l’économie ne fait aucun tifs pour les finances des collecti- résultats financiers. Microhumus
la transition écologique : produire et consommer ; se déplacer ; Cela permet aux carriers qui ra- doute. Cette PME albigeoise de vités. Qu’à cela ne tienne ! A la a ainsi vu son chiffre d’affaires
préserver et protéger ; se loger ; se nourrir. Journaliste au Monde, chètent ces granulats de proposer 200 salariés née en 1955, dans la- suite de la loi de 2020 autorisant doubler en trois ans. p
Isabelle Hennebelle animera la table ronde « Reconstruire une à leurs clients, acteurs des travaux quelle le fonds Transition Ever- l’électrification des véhicules dominique pialot
industrie performante et soutenable », le 14 novembre de 10 h 15 publics ou industriels du béton, green, géré par Aqua Asset Mana- thermiques, Safra conjugue ses
à 11 h 15, avec cinq intervenants : Géraldine Poivert, présidente une gamme décarbonée. gement, a pris une participation activités de rénovation et de Cette page est réalisée
et cofondatrice de (Re)set ; Julien Denormandie, ex-ministre Cerise sur le gâteau, ces solutions de 33 % en août, est spécialisée construction et s’attaque au ré- dans le cadre d’un partenariat
du logement puis de l’agriculture, et directeur de l’impact de irréprochables sur le plan environ- dans la maintenance de véhicules trofit des véhicules interurbains avec Transition Forum,
Sweep ; Julien Dykiert, directeur général de Chamatex Group ; nemental ne sont pas nécessaire- de transport de personnes. Sa rai- diesel de la région Occitanie. à l’Orangerie d’Auteuil, Paris 16e,
Philippe Mannoni, directeur de l’innovation de GRTgaz ; Jean- ment plus onéreuses que les tech- son d’être : prolonger la durée de Remplacer toute la chaîne de les 14 et 15 novembre.
Baptiste Pernot, directeur général adjoint, chargé de la stratégie niques traditionnelles. Néolithe, vie des bus, autocars, funiculaires, traction thermique (moteur, Toutes les informations sur
et du développement de ACC (Automotive Cells Company). qui vend ses fossilisateurs à des métros et autres trains. boîte de vitesses, direction assis- Event.transition-forum.org

A la ferme du Bec-Hellouin, la permaculture dopée aux savoirs d’antan

Dans l’Eure, l’exploitation reprend des techniques du passé et les optimise à l’aune des connaissances actuelles pour augmenter les rendements

curseurs ont aussi puisé dans les
REPORTAGE techniques du passé, tombées
le bec-hellouin (eure) -
envoyé spécial
dans l’oubli. « Comme celles des
maraîchers parisiens du XIXe siècle,
Gruyer. Mais, qu’on ne s’y trompe vers les écrits des pionniers aus- A partir de 2010, le monde A l’heure actuelle, l’activité de
pas, assure le sexagénaire, « il s’agit traliens Bill Mollison et David scientifique commence à se pen- maraîchage est en sommeil, mais
d’une quête de solutions pour l’ave- Holmgren, à l’origine de cette dé- cher sur « ce laboratoire à ciel les travaux scientifiques conti-
nir, pas d’un retour vers le passé ». marche globale qui s’inspire de la ouvert », dixit Charles. Les cher- nuent. Déjà auteur, avec son ex-

U ne splendide mosaïque
d’îlots potagers foison-
nants, d’arbres fruitiers,
de plantes sauvages, de forêts-jar-
dins peuplées d’oiseaux et d’insec-
tes, de mares creusées çà et là, le
tout fendu par une rivière ondu-
lante. Sur 5 hectares, la ferme du
Bec-Hellouin, autrefois prairie peu
fertile lovée au creux d’une vallée
normande, est devenue un haut
lieu de la permaculture et du ma-
raîchage intensif biologique, pion-
nier français en la matière.
Pour obtenir ce résultat, il a fallu
des années et une sacrée énergie à
Perrine Bulgheroni et Charles
Hervé-Gruyer, les fondateurs de
cette micro-ferme, au cœur de
l’Eure, à quelques encablures de
l’abbaye du même nom. Ces pré-
explique Perrine Bulgheroni. In-
tra-muros, la capitale était alors
autosuffisante en légumes. Leur
technicité, reposant sur des buttes
de culture à base de fumier de che-
val, en associant plusieurs variétés
sur un petit espace, était très déve-
loppée, mais elle s’est perdue avec
la mécanisation. Nous n’avons rien
inventé, nous avons mixé ces sa-
voirs ancestraux avec les connais-
sances scientifiques actuelles. »
« Solutions pour l’avenir »
La recherche de « bonnes bacté-
ries », dont raffolent les sols, a
aussi nécessité un détour par le Ja-
pon ou la Corée, où « perdure une
longue tradition de petite agricul-
ture jardinée, très soignée », précise
son ex-époux, Charles Hervé-
L’histoire démarre il y a vingt ans
par un « rêve naïf », celui de « bobos
idéalistes sans expérience » simple-
ment soucieux de « cultiver leurs
propres légumes, de nourrir quel-
ques familles locales et de vivre en
harmonie avec la nature ». Le tout
sans pesticides et sans pétrole, en
œuvrant presque totalement à la
main ou en traction animale.
Charles, ancien navigateur, et
Perrine, ex-juriste pour une multi-
nationale, jettent leur dévolu sur
ce bout de Normandie, royaume
de l’agriculture conventionnelle
et des intrants chimiques, et ra-
chètent une vieille chaumière. Les
débuts s’avèrent très difficiles
économiquement. La bascule in-
tervient en 2008, lorsqu’ils
découvrent la permaculture à tra-
nature pour développer des systè-
mes agricoles axés sur la diversité
des cultures et leur résilience.
« Ça a fait sens, ça a recollé les
pièces du puzzle, entre le fait de
produire sainement et celui d’amé-
liorer l’environnement », explique
Perrine, citant la régénération des
sols de l’exploitation, enrichis
grâce au « paillage réalisé à partir
de matière organique, fumier,
feuilles mortes, orties… ».
Petit à petit, un modèle écono-
mique est trouvé. Les légumes
sont vendus directement à la
ferme, en AMAP ou à des restau-
rants. En parallèle, une activité de
formation en maraîchage biolo-
gique permaculturel est mise sur
pied. A ce jour, quelque 5 000 per-
sonnes en ont bénéficié.
cheurs défilent et les études se
multiplient. L’une d’entre elles,
relative à la viabilité économique,
a eu l’effet d’une bombe.
Des méthodes viables
Selon cette étude AgroParisTech/
Inrae, menée entre 2011 et 2015, le
chiffre d’affaires annuel corres-
pondant à une surface cultivée de
1 000 mètres carrés pouvait at-
teindre 57 000 euros – en se ba-
sant sur 43 heures de travail heb-
domadaires. « Avec nos méthodes,
on peut vivre de 1 000 mètres car-
rés cultivés en créant un emploi
viable. Nous nous en sommes pris
plein la figure, certains nous ont ac-
cusés de mentir, de tricher. Mais le
protocole était très rigoureux », se
remémore Charles Hervé-Gruyer.
conjointe, de Guérir la terre, nour-
rir les hommes (Actes Sud, 2014) et
Vivre avec la terre (Actes Sud,
2019), l’homme a lancé en 2022 la
collection « Résiliences », aux édi-
tions Ulmer : des guides prati-
ques pour, par exemple, fabriquer
un savon à base de plantes loca-
les. Perrine Bulgheroni, désor-
mais consultante, a publié un re-
cueil de recettes, La Foi, la fourche
et la fourchette (Hachette Prati-
que, 388 pages, 35 euros). Et cher-
che à « créer une ferme coopéra-
tive » regroupant différents pro-
ducteurs, sur le modèle des ex-
ploitations familiales d’antan où
plusieurs générations mutuali-
saient leurs efforts. « Encore une
fois, dit-elle, je n’ai rien inventé. » p
gilles triolier
30 |
IDÉES
Joel Mokyr Le progrès technologique
est-il mauvais pour l’homme ?
L’historien américain souligne le paradoxe
entre l’incertitude des effets du progrès
et sa nécessité pour… progresser
Le contexte
Les Journées de l’économie
(JÉCO), organisées par
la Fondation Innovation
et Transitions, proposent
chaque année depuis 2008
plus de 70 conférences
et débats gratuits et ouverts
à tous, sur trois journées, à
Lyon. L’objectif est d’apporter
des clés de compréhension
pour appréhender les crises,
comprendre les enjeux
économiques et accéder
à une information de qualité.
Les JÉCO accueillent prés
de 50 000 participants, dont
la moitié en ligne. Chaque
conférence est retransmise
en direct sur Internet. Cette
16e édition, déclinée autour
du fil rouge « Surmonter
nos fragilités », accueillera
280 intervenants, dont Daron
Acemoglu, Esther Duflo,
James Galbraith, Yuriy
Gorodnichenko et Joel Mokyr.
Thierry Pech
Pour un nouvel âge
démocratique
Pour le directeur du cercle de réflexion Terra Nova,
les « conventions citoyennes » porteront leurs fruits si
elles se prolongent par des accords à plus petite échelle
DANS LE
DOMAINE DE LA
CONSULTATION DU
PUBLIC, NOUS EN
SOMMES ENCORE
AU STADE DES
EXPÉRIMENTATIONS
RÉUSSIR LES POLITIQUES PUBLIQUES
Quatre intervenants aux conférences des Journées de l’économie,
qui se tiennent du 14 au 16 novembre à Lyon, en partenariat avec
« Le Monde », proposent de nouveaux cadres pour l’action publique
D
epuis au moins le XVIIe siècle, les
Européens se sont engagés en
faveur du concept de « progrès ».
Plutôt que de voir l’histoire
comme un cycle de hauts et de
bas, avec à la fin le constat qu’« il
n’y a rien de nouveau sous le soleil »,
comme le dit le livre de l’Ecclésiaste, la plu-
part des intellectuels connus sous le nom
de philosophes des Lumières croyaient en
une forme ou une autre de progrès. Ils le
croyaient possible et souhaitable – ce qui
n’est pas tout à fait la même chose –, et ont
élaboré un agenda détaillé sur la manière
de le réaliser. L’une des clés du progrès
était la connaissance utile, c’est-à-dire la
compréhension des phénomènes natu-
rels qui pouvaient être exploités pour
accroître le bien-être matériel. Autrement
dit, le changement technologique condui-
sait à la croissance économique.
Le programme des Lumières en faveur
du progrès matériel a été un succès
monumental, au-delà des rêves les plus
fous de ses promoteurs. L’Europe occi-
dentale, au XIXe siècle et au-delà, a connu
ce que l’on appelle maintenant le « grand
enrichissement », au cours duquel tous
les indicateurs du niveau de vie ont aug-
menté de manière exponentielle : l’espé-
rance de vie a doublé, et tous les biens et
services consommés par les êtres
humains, du vin rouge aux soins den-
taires, sont devenus considérablement
meilleurs et moins chers.
Mais la croissance économique stimulée
par le progrès technologique présente un
inconvénient majeur : les effets complets
de quelque chose de nouveau ne sont, par
définition, jamais entièrement connus à
A
ssocier plus étroitement les popu-
lations à la définition des mesures
qui affecteront leur environne-
ment implique de rompre avec le
vieux logiciel d’une action publique qui
s’est longtemps contentée de conjuguer la
légitimité de l’élu, la compétence du tech-
nocrate, et parfois le soutien de quelques
« forces vives » organisées, pour faire la le-
çon à la société et lui enseigner les voies et
moyens de sa « modernisation ». Un nou-
vel âge démocratique appelle de nouvelles
interactions entre décideurs publics, ci-
toyens et territoires, mais la doctrine d’ac-
tion qui répondrait à ces exigences n’est
pas encore clairement identifiée.
Les obligations de consultation du public
mises en place depuis quarante ans nous
ont permis de progresser, mais elles ont
l’avance. Il y a donc toujours un risque que
les conséquences inattendues finissent
par émerger et mettre en danger les réali-
sations de l’innovation. Ainsi, la diffusion
de l’amiante comme matériau de cons-
truction miracle dans la première moitié
du XXe siècle est frappante. Sa popularité
était principalement due à ses propriétés
telles que la résistance au feu, l’absorption
sonore, la résistance à la traction et le prix
abordable. Un autre exemple est l’utili-
sation du plomb tétraéthyle, un neuro-
toxique utilisé comme additif de l’essence
dans les années 1920, qui a provoqué des
lésions cérébrales généralisées.
Les optimistes de la croissance soutien-
draient, à juste titre, que de telles erreurs
inattendues sont le prix inévitable que
nous payons pour nous aventurer dans
l’inconnu, mais que dans l’ensemble, les
avantages du progrès l’emportent sur les
coûts. Dans certains cas, des alternatives
aux substances ou techniques nuisibles
ont été trouvées. Le protocole de Mon-
tréal de 1987 visant à interdire les CFC me-
naçant la couche d’ozone en est un exem-
ple. Le chemin vers le progrès n’est peut-
être pas toujours orienté vers le haut,
LE PROGRAMME
DES LUMIÈRES EN
FAVEUR DU PROGRÈS
MATÉRIEL A ÉTÉ UN
SUCCÈS MONUMENTAL,
AU-DELÀ DES RÊVES
LES PLUS FOUS
DE SES PROMOTEURS
fréquemment débouché sur des exercices
formels qui ont souvent ralenti, plus rare-
ment enrichi ou modifié, la décision publi-
que. Dans ce domaine, nous en sommes
encore au stade des expérimentations. La
convention citoyenne pour le climat fut
l’une d’elles. Quel bilan peut-on en faire,
presque deux ans après l’adoption de la loi
Climat et résilience qui en a résulté ?
A l’époque, la majorité des médias ont
considéré que la montagne avait accouché
d’une souris. Depuis, le regard porté sur les
principaux objets de cette loi a radicale-
ment changé. Les zones à faibles émis-
sions (ZFE) ? Une « bombe sociale » ! Le zéro
artificialisation nette ? Une « mesure rura-
licide » ! L’obligation de rénovation thermi-
que faite aux propriétaires bailleurs ? Un
« effondrement de l’offre locative » ! Com-
ment le « trois fois rien » d’hier est-il de-
venu le « beaucoup trop » d’aujourd’hui ?
La rançon du succès
Premier enseignement : cette loi n’était
donc pas une souris. L’instrument nova-
teur de la convention citoyenne a conduit
l’exécutif à aller plus loin qu’il ne l’avait
imaginé. Ce « plus loin » est certainement
encore insuffisant au regard des exigences
du dérèglement climatique, mais il est
aussi perçu comme un « trop loin » par de
nombreux acteurs qui doivent à présent
s’adapter aux nouvelles règles du jeu.
Deuxième enseignement : il y a loin de
l’adoption d’une loi à son exécution. Cel-
le-ci mobilise un travail politique de « petite
couture » qui doit être réalisé avec soin.
Dans ce domaine, on s’est souvent endormi
depuis l’adoption de la loi. Les ZFE offrent
mais, dans l’ensemble, le progrès conti-
nue d’avancer.
Or, cet optimisme est désormais grave-
ment mis à l’épreuve par le pire et le plus
inattendu des effets secondaires du pro-
grès technologique. Une grande partie de
la croissance économique depuis 1750 a
été stimulée par la connaissance, l’extrac-
tion et l’utilisation des combustibles fos-
siles, à la fois comme source de chaleur et
source d’énergie motrice. Pendant de
nombreuses décennies, les gens savaient
qu’il y avait un effet négatif de cette avan-
cée : la pollution de l’air urbain. Mais ce
n’est que ces dernières décennies que
nous avons pleinement pris conscience
de la véritable menace, le changement
climatique, à présent devenu réalité. Le
progrès économique alimenté par l’éner-
gie a-t-il été illusoire ?
Mauvaise nouvelle
L’humanité serait-elle allée mieux sans
les combustibles fossiles ? Si nous avions
su en 1750 ce que nous savons aujour-
d’hui, la crise climatique actuelle aurait-
elle été évitée en renonçant au charbon
et au pétrole ? Interdire l’utilisation du
charbon était difficile. Dans une écono-
mie de marché concurrentielle, un ni-
veau élevé de contrôle est nécessaire
pour s’assurer que personne ne triche.
Pour chaque acteur individuel, tricher a
du sens si leur impact sur l’environ-
nement est faible mais que les profits de
la tricherie sont élevés. Si tout le monde
pense de cette façon, le contrôle se délite
rapidement.
Un accord pour cesser d’utiliser les com-
bustibles fossiles peut-il être conclu
aujourd’hui ? Le protocole de Montréal est
un signe d’espoir, mais le monde était
plus coopératif en 1987 qu’en 2023, et les
enjeux étaient beaucoup moins impor-
tants. A mesure que les coûts du chan-
gement climatique s’accumuleront et
deviendront plus difficiles à supporter, de
un bon exemple : peu d’agglomérations ont
fait, avec le soutien de l’Etat, le travail de
préparation et d’inventaire minutieux des
difficultés que soulevait cette mesure.
Troisième enseignement : plus la transi-
tion écologique entre dans notre vie maté-
rielle, plus on en mesure la complexité. Face
au chœur des écologistes pour qui les poli-
tiques publiques ne vont jamais assez loin,
ni assez vite, se dresse désormais un chœur
de réfractaires, qui perçoivent le change-
ment comme trop coûteux, trop rapide ou
insuffisamment compensé. C’est la rançon
d’un succès : le souci du climat s’est inscrit
parmi les préoccupations principales des
Français. Mais c’est aussi un nouveau défi :
les politiques publiques vont devoir action-
ner de nouveaux leviers pour surmonter les
contradictions d’une population qui
acclame le principe général de la décarbo-
nation mais dont de larges franges rechi-
gnent à appliquer les consignes pratiques.
Associer un panel représentatif de ci-
toyens tirés au sort pour porter une propo-
sition au législateur peut donc produire
des résultats significatifs, même s’ils ne
font pas l’unanimité. Mais le dialogue ne
doit pas s’arrêter là. Si la loi a vocation à
définir un cadre et à orienter l’action, l’ac-
tion elle-même exige encore de nombreu-
ses négociations locales et sectorielles. Le
processus de transformation doit se pro-
longer par de nombreux arrangements, ac-
cords, contrats et quasi-contrats de plus pe-
tite échelle. Cette dynamique d’une transi-
tion négociée doit s’ancrer dans les
territoires et impliquer tous les collectifs
concernés. Les opportunités et difficultés
diffèrent en effet d’un territoire à l’autre :
0123
MARDI 14 NOVEMBRE 2023
plus en plus de gens se retourneront
contre le changement technologique. Ce
serait une mauvaise nouvelle.
Précisément parce que nous ne pouvons
pas compter sur la coopération interna-
tionale pour parvenir à un tel accord, no-
tre seul espoir est d’innover plus, pas
moins. Ce dont la planète a besoin, c’est
d’une manière de produire de l’énergie
bon marché, efficace et propre. Une fois
que les combustibles fossiles ne seront
plus rentables parce qu’une meilleure al-
ternative sera disponible, il ne sera pas né-
cessaire de les taxer ou de les interdire ;
l’erreur commise lors de la révolution in-
dustrielle disparaîtra d’elle-même.
Ironiquement, la technologie pour une
telle solution existe déjà (en attendant la
fusion nucléaire) : l’énergie éolienne et
hydraulique est remarquablement peu
risquée ; l’énergie solaire a connu une
forte baisse des coûts au cours de la der-
nière décennie ; l’énergie nucléaire,
comme la France l’a montré au monde,
peut facilement fournir la majeure partie
de l’électricité nécessaire.
Se passer des combustibles fossiles ne
sera pas bon marché : une grande partie
des réseaux électriques et de la flotte de
transport devra être remplacée. D’impor-
tants investissements seront inévitables,
et c’est là que la politique intervient : à
l’image de la construction des chemins de
fer du XIXe siècle, entreprises privées et
gouvernement devront gérer cette transi-
tion conjointement et coopérativement. Si
nous n’y parvenons pas, une grande partie
du « grand enrichissement » pourrait être
purement et simplement annulée. p
Joel Mokyr est professeur d’économie
et d’histoire à l’université Northwestern
à Evanston (Illinois)
certains ont un fort potentiel éolien,
d’autres un fort potentiel photovoltaïque ;
certains ont un système agricole dominé
par les grandes cultures, d’autres par la vi-
gne et l’élevage ; certains disposent de ter-
rains artificialisés à l’abandon qui pourront
être reconvertis sans avoir à mordre sur le
foncier agricole ou forestier, alors que
d’autres ont besoin d’élargir le foncier arti-
ficialisé pour assurer leur développement
ou simplement loger les ménages, etc.
Cette culture de la négociation collective
est l’héritage le plus précieux que la social-
démocratie puisse léguer à la transition
écologique. Elle implique une redéfinition
des relations entre l’Etat, les collectivités et
les acteurs locaux : non pas sur le mode
d’une nouvelle étape de décentralisation,
mais plutôt sur le mode du contrat récipro-
que. Les concepteurs de la planification
écologique au sein du secrétariat général
qui lui est désormais consacré semblent
l’avoir bien compris : après avoir produit le
plan général de la bataille qui s’engage, ils
ont choisi de déployer leurs efforts au ni-
veau des territoires. C’est à ce prix que
pourra être construit le large consensus
dont les politiques climatiques ont besoin
pour atteindre leurs objectifs sans fracturer
la société. Prétendre que l’autorité du suf-
frage et la technocratie publique puissent y
suffire, c’est se bercer d’illusions. p
Thierry Pech est directeur général
du cercle de réflexion Terra Nova
0123
MARDI 14 NOVEMBRE 2023 idées | 31

LA CHRONIQUE
DE THOMAS PIKETTY
Christine Erhel De plus, les inégalités de qualité
de l’emploi sont flagrantes, avec
un cumul de conditions défavo-
rables (bas salaires, pénibilités
local se développe (selon une
étude menée pour le comité
d’évaluation des ordonnances de
France Stratégie, seuls 25 % des
Il est temps de prendre
Améliorer les physiques, contraintes horaires)
dans les métiers du soin, du com-
merce ou de la sécurité, pourtant
perçus comme « essentiels » de-
accords signés entre 2017 et 2019
prévoyaient ce dispositif). Or le
dialogue de proximité est néces-
saire pour améliorer les condi- les BRICS au sérieux
politiques de l’emploi puis la crise sanitaire.
Plusieurs leviers peuvent être
tions de travail et favoriser des
pratiques de management parti-

utilisés afin de répondre à ces
nouvelles ambitions. En premier
lieu, l’objectif de l’assurance-chô-
L’économiste appelle à adopter des politiques mage doit rester la protection des
travailleurs dans un contexte de
de qualité de l’emploi et de transition perte d’emploi ou de transition
professionnelle pour répondre aux défis entre deux emplois. Sans indem-
nisation suffisante ou avec un
sociaux et environnementaux horizon trop court, les deman-
deurs d’emploi risquent d’accep-
ter des emplois « faute de mieux »,
souvent peu durables et peu pro-
cipatives, à l’inverse de la logique
hiérarchique et néotaylorienne
trop présente en France.
Enfin, les aides financières à
l’emploi doivent être condition-
nées à des objectifs de qualité des
emplois et de transition écologi-
que. Il convient de se doter d’indi-
cateurs permettant de mesurer et
de suivre la qualité des emplois et
la performance environnemen-
tale au niveau de l’entreprise.
C
hacun le constate : la guerre à Gaza
risque de creuser encore un peu
plus le fossé entre le Nord et le Sud. Thomas Piketty
Pour de nombreux pays du Sud, et est directeur
pas seulement dans le monde musulman, d’études à l’Ecole
les milliers de morts de civils dues aux des hautes études
bombardements israéliens dans l’enclave en sciences socia-
palestinienne, vingt ans après les dizaines les, Ecole d’écono-
de milliers de morts causées par les Etats- mie de Paris
Unis en Irak, incarneront sans doute pour
longtemps le deux poids-deux mesures
des Occidentaux. Tout cela survient en outre dans un contexte où

C
omme l’ont montré les
exemples récents du RSA,
de l’assurance-chômage
ou des retraites, les politi-
ques de l’emploi françaises res-
tent marquées par le paradigme
de l’activation et de l’incitation
financière à l’emploi, développé
dans les années 1990 par l’OCDE.
Pourtant, le contexte du mar-
ché du travail a profondément
changé : l’enchaînement des
crises non anticipées crée une
forte incertitude pour les tra-
vailleurs comme pour les entre-
prises ; le changement techno-
logique accroît les besoins de
compétences des travailleurs,
tout en rendant leurs trajectoires
professionnelles plus incertaines
et plus inégalitaires ; la transition
écologique augmente les besoins
de main-d’œuvre dans des sec-
teurs prioritaires (comme la
construction, les transports,
l’agriculture), pourtant déjà défi-
citaires ; enfin, la perception des
inégalités au travail et de l’attrac-
tivité des emplois s’est élargie
au-delà des enjeux de salaires.
Pour réussir les politiques de
l’emploi à l’horizon 2030, c’est-à-
dire poursuivre la baisse du chô-
mage tout en soutenant la transi-
tion écologique et en améliorant
la cohésion sociale, il faut
aujourd’hui changer de para-
digme et mettre l’accent sur la sé-
curité et la qualité de l’emploi et
des trajectoires professionnelles.
Si le chômage est orienté à la
baisse, la qualité de l’emploi et du
travail ne s’améliore pas en
France, selon les enquêtes euro-
péennes sur les conditions de tra-
vail de la Fondation de Dublin. La
dernière enquête, datée de 2021,
confirme une position défavora-
ble de notre pays en matière de
conditions de travail (risques
physiques, environnement de
travail), de santé et de sécurité au
travail, et, enfin, d’accès à la for-
mation et de carrières.
SI LE CHÔMAGE
EST ORIENTÉ
À LA BAISSE,
LA QUALITÉ
DE L’EMPLOI
NE S’AMÉLIORE PAS
ductifs (car inadaptés aux qualifi-
cations ou démotivants).
Logique néotaylorienne
Les premières analyses publiées
par l’Unédic sur les conséquences
de la dégressivité de l’assurance-
chômage attestent de l’existence
de ce type de risque. De plus,
une assurance-chômage perçue
comme peu généreuse risque de
décourager des projets de recon-
version ou de création de nou-
veaux types d’activité, alors que
ces mobilités sont cruciales pour
réaliser la transition écologique.
En second lieu, il convient de re-
créer les conditions d’un véritable
dialogue social sur la santé et la
sécurité au travail dans les entre-
prises. Les ordonnances de 2017
ont supprimé le comité d’hygiène,
de sécurité et des conditions de
travail, et transféré ses compéten-
ces au comité social et économi-
que, alors même que des analyses
scientifiques attestent les effets
favorables d’une instance spécifi-
que sur la santé des travailleurs.
La création du comité social et
économique a également éloigné
la représentation des salariés du
lieu de travail, sans que le disposi-
tif des représentants de proxi-
mité supposé prendre le relais en
En matière d’emploi, il est a
priori assez simple de construire
et de suivre des indicateurs de
qualité sur la base de données pu-
bliques, qui renseignent sur les
salaires, mais aussi sur la part des
contrats temporaires, les taux
d’accidents du travail ou de mala-
dies professionnelles, l’effort de
formation professionnelle.
En matière environnementale,
la directive européenne sur la
soutenabilité des entreprises, qui
va entrer en vigueur en 2024,
oblige les entreprises à rensei-
gner un ensemble de critères sur
leur impact environnemental.
Face à l’urgence climatique et aux
tensions sociales, les politiques
de l’emploi ne sont donc pas dé-
munies, à condition de sortir
d’un paradigme dépassé et d’in-
venter de nouveaux outils. p
Christine Erhel est
professeure au Conservatoire
national des arts et métiers,
titulaire de la chaire Economie
du travail et de l’emploi,
et directrice du Centre d’études
de l’emploi et du travail
la principale alliance des pays dits émergents, les BRICS, vient de se
renforcer il y a quelques mois lors de son sommet de Johannes-
burg. Initialement créés en 2009, les BRICS comprennent depuis
2011 cinq pays : Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud.
Exprimé en parité de pouvoir d’achat, le PIB combiné de ces pays
dépasse en 2022 40 000 milliards d’euros, contre 30 000 milliards
pour les pays du G7 (Etats-Unis, Canada, Japon, Allemagne, France,
Royaume-Uni, Italie), et 120 000 milliards à l’échelle planétaire (un
peu plus de 1 000 euros par mois en moyenne pour les quelque
huit milliards d’humains). Les différences de revenu national
moyen par habitant restent considérables : près de 3 000 euros par
mois dans le G7, moins de 1 000 euros par mois au sein des BRICS
(et moins de 200 euros par mois en Afrique subsaharienne d’après
les dernières données du World Inequality Lab). Pour résumer, les
BRICS se présentent au monde comme la classe moyenne de la pla-
nète : ceux qui ont réussi, en travaillant dur, à améliorer leur condi-
tion et qui n’ont pas l’intention de s’arrêter là.
Les BRICS ont créé en 2014 leur propre banque de développe-
ment. Basée à Shanghaï, celle-ci reste de taille modeste, mais pour-
rait concurrencer à l’avenir les institutions issues de Bretton
Woods (Fonds monétaire international et Banque mondiale) si cel-
les-ci ne réforment pas profondément leurs systèmes de droits de
vote pour faire une plus grande place aux pays du Sud.
Multiples incohérences
Lors du sommet de Johannesburg, en août, les BRICS ont décidé
d’accueillir à partir du 1er janvier 2024 six nouveaux membres (Ara-
bie saoudite, Argentine, Egypte, Emirats arabes unis, Ethiopie, Iran),
apparemment choisis au sein d’une quarantaine de pays candidats.
Disons-le d’emblée : il est temps que les pays occidentaux sortent
de leur arrogance et prennent les BRICS au sérieux. Il est certes aisé
de pointer les multiples incohérences et contradictions au sein de
ce qui reste un club peu structuré et largement informel. Le modèle
politique chinois s’apparente de plus en plus à une dictature numé-
rique parfaite et ne fait rêver personne, pas davantage que la klepto-
cratie militaire russe. Au moins cela garantit-il aux autres diri-
geants que le club n’ira pas mettre son nez dans leurs affaires.
Les BRICS comprennent aussi des démocraties électorales ancien-
nes, qui rencontrent certes des difficultés, mais pas forcément plus

Sonia Paty La décision du dernier kilomètre graves que celles qui sont observées en Occident. L’Inde compte da-

L’économiste suggère
des solutions pour mieux
impliquer les citoyens dans
la décision locale, alors que
l’abstention progresse aussi
pour les scrutins municipaux
Néanmoins, l’intercommunalité a contribué à
priver les maires de compétences dans de
nombreux domaines, dont l’urbanisme. La
plupart des citoyens ont une connaissance très
approximative des prérogatives des différen-
tes collectivités territoriales. Ils attribuent bien
souvent à leur commune des compétences qui
sont devenues celles des intercommunalités.
C’est notamment le cas en milieu urbain, où le
degré d’intégration entre communes est le
plus fort. Or, sur un peu plus de 140 milliards
sont connectées à la plate-forme de vote qui
leur était consacrée. Le développement des
technologies visant à accroître le pouvoir du
citoyen (applications dites « de civic tech ») a
l’intérêt de remobiliser les publics les plus
jeunes. Il reste à ne pas négliger le respect de
la confidentialité des données personnelles,
la fracture numérique et l’implication de tou-
tes les populations dans ces initiatives.
Plusieurs réflexions sur des modalités alter-
natives de vote ont aussi été menées ces der-
LES PAYS
OCCIDENTAUX
vantage d’électeurs que tous les pays
occidentaux réunis. Le taux de parti-
cipation y était de 67 % lors des der-
nières élections législatives en 2019,
DOIVENT CESSER contre à peine 48 % en France
en 2022, où l’on observe en outre une
DE DONNER DES chute brutale (et inédite depuis deux
siècles) de la participation des
LEÇONS DE JUSTICE communes les plus pauvres relative-
ment à celle des plus riches. La démo-
ET DE DÉMOCRATIE cratie étatsunienne a aussi montré
À LA TERRE ENTIÈRE toutes ses fragilités au cours des der-
nières décennies, de Guantanamo à
l’assaut du Capitole, et elle a même eu
tendance à donner le mauvais exemple aux trumpistes brésiliens.

L
a participation électorale suit depuis
plusieurs décennies en France une ten-
dance à la baisse qui n’épargne quasi-
ment aucune échéance électorale.
Malgré sa plus grande proximité avec les
citoyens, l’échelon local n’échappe pas à ce
phénomène. Ainsi, le taux d’abstention aux
élections municipales est passé de 21,1 %
en 1976 à 36,45 % en 2014, atteignant même
55,3 % des citoyens inscrits sur les listes élec-
torales au premier tour de l’année 2020, cer-
tes marquée par l’épidémie de Covid-19.
Quels sont les déterminants de l’implication
des citoyens dans la décision locale ? Si cette
implication ne se résume pas à la participa-
tion électorale, les déterminants du vote ont
été étudiés par les chercheurs en sciences
sociales. Moins étudié par la littérature aca-
démique, le vote local a des caractéristiques
spécifiques par rapport aux échéances natio-
nales comme la présidentielle ou les législati-
ves, notamment du fait de la décentralisation.
De récentes réformes ont eu en effet un im-
pact inattendu sur le sentiment de proximité
des citoyens vis-à-vis de leurs institutions loca-
les. La montée en puissance de l’intercommu-
nalité, depuis la loi du 12 juillet 1999, a profon-
dément modifié les compétences et les
moyens budgétaires alloués aux municipali-
tés. Le développement des établissements
publics de coopération intercommunale (EPCI)
– métropoles, communautés urbaines, com-
munautés d’agglomération et communautés
de communes –, qui couvrent aujourd’hui l’in-
tégralité du territoire français, visait à rationa-
liser sur un territoire plus large l’offre de cer-
tains services publics, comme les services eau
et assainissement, les transports urbains, etc.
d’euros dépensés par l’ensemble des commu-
nes et EPCI, un tiers environ l’est aujourd’hui
par les groupements intercommunaux.
Modalités alternatives
Peu de citoyens savent finalement qui est res-
ponsable de quoi, quels sont les enjeux bud-
gétaires locaux et pour quoi ils votent concrè-
tement. Ainsi, l’intercommunalité a contri-
bué à éloigner les citoyens du décideur public.
Depuis la loi du 17 mai 2013, les conseillers
communautaires, auparavant désignés par
les conseils municipaux, sont élus au suffrage
universel, mais cette loi n’a pas (encore) pro-
duit les bénéfices attendus sur la participa-
tion électorale. A l’éventuelle incompréhen-
sion par les électeurs de la distinction entre
conseillers communautaires et municipaux
sur un même bulletin, il faut ajouter une
interrogation sur la capacité des petites com-
munes à être représentées équitablement, du
fait des modalités de répartition des sièges.
Plusieurs pistes sont explorées pour réimpli-
quer les citoyens dans la décision locale. Les
conventions citoyennes, les conseils citoyens
ou encore les budgets participatifs constituent
des modalités alternatives de participation
électorale, qui ont pour ambition de rendre les
citoyens un peu plus acteurs des décisions qui
les concernent. Ces initiatives se sont dévelop-
pées dans de nombreuses collectivités territo-
riales. Le principe des budgets participatifs
consiste à demander aux habitants de voter
pour des projets de quartier destinés à amélio-
rer leur environnement et leur bien-être.
La ville de Lyon a, par exemple, retenu
110 projets pour un budget total de 12,5 mil-
lions d’euros. Environ 6 000 personnes se
nières années avec la contribution des cher-
cheurs en « choix social computationnel »
(l’application de l’informatique à la prise de dé-
cision de groupe) pour permettre aux votants
de s’exprimer plus largement. L’initiative Voter
autrement, portée par le CNRS et plusieurs
universités, est menée en parallèle des élec-
tions présidentielles depuis 2017 : les citoyens
de plusieurs villes ont pu expérimenter des al-
ternatives au scrutin majoritaire à deux tours
comme le vote par approbation, le vote par
note et le jugement majoritaire, ce qui a per-
mis de constater que les résultats des élections
dépendaient des modes de scrutin. La plate-
forme de vote UAV permet de visualiser les
résultats des expérimentations en ligne relati-
ves à la dernière présidentielle. La plate-forme
libre Whale (Which Alternative Is Elected ?),
développée à l’université de Grenoble, permet
de tester plusieurs méthodes de vote pour
n’importe quelle prise de décision collective.
Afin de mieux impliquer les citoyens dans la
décision publique locale, il convient de donner
une meilleure information sur le contexte ins-
titutionnel local et les enjeux budgétaires de
leur vote, tout en leur proposant des modalités
de participation plus active dans la prise de dé-
cision avec un réel partage de l’exercice du
pouvoir avec les élus. La tâche peut paraître
complexe, mais c’est à ce prix que l’on parvien-
dra à réenchanter la vie démocratique locale. p
Sonia Paty est professeure d’économie
à l’université Lumière-Lyon-II
Que peuvent faire les pays occidentaux pour rétablir leur crédit
au Sud et réduire les fractures planétaires ? D’abord cesser de don-
ner des leçons de justice et de démocratie à la terre entière, alors
même qu’ils sont souvent prêts à pactiser avec les pires potentats
et les fortunes les plus douteuses dès lors que cela leur rapporte
suffisamment. Plus généralement, les pays occidentaux doivent
formuler des propositions concrètes montrant qu’ils sont enfin
résolus à partager le pouvoir et les richesses. Cela passe par des
transformations profondes du système politique et économique
mondial, qu’il s’agisse de la gouvernance des organisations inter-
nationales, du système financier ou du système fiscal.
Concrètement, il faut indiquer clairement que l’horizon est la
mise en place d’une fiscalité minimale sur les acteurs les plus pros-
pères de la planète (multinationales, multimillionnaires), avec une
redistribution des recettes entre tous les pays, en fonction notam-
ment de leur population et de leur exposition au réchauffement
climatique. Ce n’est pas du tout ce qui a été fait jusqu’à présent :
l’imposition minimale concerne uniquement un petit nombre de
multinationales, son taux est trop faible et facilement contourna-
ble, et surtout les recettes bénéficient presque exclusivement aux
grands pays du Nord. Le point central doit être la redistribution des
recettes en fonction des besoins de chaque pays, et non en fonction
des bases fiscales déjà existantes. Nombre d’Etats du Sud sont si
pauvres, notamment en Afrique, et font face à des difficultés telle-
ment fortes pour faire fonctionner leurs écoles, dispensaires et hô-
pitaux qu’un tel système ferait une énorme différence, y compris
s’il n’était appliqué qu’à une faible fraction des recettes prélevées
sur les multinationales et multimillionnaires de la planète.
Dans Le Ministère du futur (Bragelonne, 546 pages, 25 euros, nu-
mérique 13 euros), Kim Stanley Robinson imagine un monde où la
transformation du système économique ne surviendra qu’après
des catastrophes climatiques majeures : canicule causant des mil-
lions de morts en Inde, écoterrorisme vengeur venu du Sud abat-
tant les jets privés et coulant les porte-conteneurs, le tout avec le
soutien en sous-main d’une agence onusienne désespérée par
l’inaction du Nord. Espérons que la concurrence venue des BRICS
incitera les pays riches à prendre la mesure des défis et à partager
les richesses avant d’en arriver là. p
32 | idées 0123
MARDI 14 NOVEMBRE 2023

La République, c’est être solidaire Comment vivre quand l’idée

des drames de nos compatriotes de l’humanité est dévastée
Nelly Garnier, vice-présidente du parti Les Républicains, constate que le Après les massacres du Hamas, l’écrivaine Belinda Canonne
traumatisme historique de la Shoah n’est pas partagé par tous les Français exhorte à réanimer l’esprit des dreyfusards

L’
attaque du 7 octobre a gé-
néré un effondrement
psychologique chez la plu-
part des Français juifs ou
d’origine juive. La formulation
est importante, car cet ébranle-
ment intérieur a concerné non
seulement les croyants, mais
aussi les juifs athées, les conver-
tis et ces non-pratiquants qui
mangent du saucisson à Kip-
pour. Tous ont été renvoyés de
manière brutale à leur judéité.
C’est que l’attaque du Hamas a
fait surgir dans le XXIe siècle les
images d’un temps que l’on
croyait révolu. Celles de villages
entiers massacrés dans un sidé-
rant déchaînement de violence.
Celle d’une foule enragée,
comme au Daghestan, semblable
à celle qui « chassait les juifs »
dans la Russie du XIXe siècle.
Et avec le retour des pogroms
est revenu le spectre de l’errance.
Où fuir si l’Etat-refuge est me-
nacé ? Où fuir si l’antisémitisme
s’empare aussi des Etats-Unis,
terre d’exil quand l’Europe cédait
à la barbarie ? A ce titre, il faut me-
surer l’impact qu’ont pu avoir,
sur les personnes d’origine juive,
les manifestations propalesti-
niennes à New York et à Washing-
ton, mais aussi la lettre, signée
par plusieurs groupes d’étudiants
de l’université Harvard, moins de
quarante-huit heures après l’atta-
que du Hamas.
Le 7 octobre a ainsi constitué un
choc inédit et a réveillé un trau-
matisme historique. Ce concept,
utilisé par le sociologue et histo-
rien Paul Bois (1906-1990), se dis-
tingue de celui de traumatisme
transgénérationnel décrivant
l’empreinte laissée sur les des-
cendants de rescapés de la Shoah.
Le traumatisme historique, lui,
ne se réfère pas à un événement
spécifique du passé infantile ou
familial. Il naît d’épisodes histori-
ques extrêmement violents qui
s’impriment dans la mémoire
collective et peuvent ressurgir à
l’occasion d’un nouvel événe-
ment traumatisant.
Une fois cela posé, une question
devrait nous hanter. Pourquoi le
LE 7 OCTOBRE
A FAIT SURGIR
DANS LE
XXIE SIÈCLE
LES IMAGES D’UN
TEMPS QUE L’ON
CROYAIT RÉSOLU
réveil du traumatisme historique
qu’a été la Shoah concerne-t-il
principalement les personnes
d’origine juive ? L’effondrement
psychologique ne devrait-il pas
être collectif ?
Si une béance s’ouvre chez nos
compatriotes juifs ou d’origine
juive, c’est sûrement aussi en rai-
son de la prise de conscience gla-
çante que ce traumatisme histori-
que n’existe que pour eux. Dès
lors, une autre peur se réveille.
Celle d’être une nouvelle fois aban-
donnés par des concitoyens qui,
au fond, continuent de considérer
les juifs comme un corps étranger.
L’histoire n’est pas finie
Car c’est bien ce qui s’est produit
dans l’Allemagne des années
1930, dans ce pays où les juifs
étaient les plus assimilés d’Eu-
rope. Dans ce pays où ils s’étaient
mobilisés sans réserve pendant
la guerre de 14-18, où ils avaient
accompagné l’essor commercial
et industriel de villes comme
Hambourg ou Cologne, rejoint
l’élite intellectuelle et artistique,
délaissé le yiddish pour l’alle-
mand, et s’étaient convertis pour
certains. Cette histoire est celle
des juifs d’Europe, c’est aussi celle
de tous les Européens.
Mais il faut avoir la lucidité
de voir que certains ont refusé
de l’assumer, ont voulu la taire.
N’oublions pas, et malheureuse-
ment trop l’ont oublié, que les po-
groms ont perduré après la fin de
la seconde guerre mondiale : en
témoigne celui de Kielce, en Polo-
gne, le 4 juillet 1946, à l’encontre
des juifs survivants de la Shoah
de retour dans la ville. N’oublions
pas qu’en 1988 Simone Veil expli-
quait à la radio que, si les rescapés
des camps n’avaient pas parlé, ce
n’est pas parce qu’ils ne voulaient
pas parler, mais parce qu’on ne
voulait pas les entendre.
N’oublions pas qu’une année
auparavant, en 1987, Jean-Marie
Le Pen déclarait que les cham-
bres à gaz étaient un « point de
détail de l’histoire de la seconde
guerre mondiale ». Propos réaf-
firmés à plusieurs reprises et qui
lui valurent des condamnations
judiciaires. Cela n’a pas empêché
Jordan Bardella, président du
Rassemblement national, d’affir-
mer le 5 novembre, à ses yeux,
Jean-Marie Le Pen n’était pas
antisémite.
Notre position par rapport à
l’antisémitisme sur le continent
européen doit être exprimée au
regard de notre histoire et indé-
pendamment des positions exis-
tant sur le conflit actuel.
Après le pogrom de Kielce, la
progression des actes antisémi-
tes qui a suivi la deuxième Inti-
fada, à partir de 2000, jusqu’à
leur explosion, depuis le 7 octo-
bre 2023, est le signe que l’his-
toire n’est pas finie. Cette histoire
n’est pas celle des juifs, pas celle
d’une « communauté », mais la
nôtre. Gardons-nous d’une lec-
ture qui serait communautaire,
même dans le chagrin. La Répu-
blique, c’est être solidaire des
drames de nos compatriotes, in-
dépendamment de leur religion
ou de leurs origines. Ce chagrin
est le nôtre. A titre personnel, je
veux affirmer que c’est le mien. p
Nelly Garnier est vice-prési-
dente du parti Les Républicains,
conseillère de Paris
et conseillère régionale
d’Ile-de-France
D
eux ans après le procès de Klaus Barbie
pour crime contre l’humanité (1987), j’ai
écrit mon premier roman, L’Adieu à Ste-
fan Zweig (rééd. Points, 2013), dans lequel
j’avais mis en scène une narratrice, Marthe, qui
s’interrogeait sur le suicide de l’écrivain le plus
fameux d’Europe, en 1942, alors qu’il était à l’abri
au Brésil. Je faisais l’hypothèse que plus qu’à sa
dépression ce suicide, comme celui de plusieurs
intellectuels et artistes de cette période, était lié
à la blessure insupportable que constituait le
spectacle de l’humanité avilie de 1942.
En effet, comment désirer vivre, se demandait
Marthe, cinquante ans plus tard, quand l’idée de
l’humanité, que chacun porte en soi, est dévas-
tée ? Je suis entrée en littérature par cette pre-
mière question, à partir de la Shoah, dont on ne
parlait encore pas beaucoup dans ma jeunesse,
et dont la découverte m’avait obligée à reconsi-
dérer l’enseignement humaniste, beau mais
naïf, de mon père. Non, la raison et le bon sens
ne suffisaient pas à corriger le monde, il existait
aussi un principe de haine, une pulsion de mort,
à l’œuvre dans les sociétés, et les violences anti-
sémites du milieu du XXe siècle en portaient té-
moignage. Il fallait partir de là pour comprendre
ce que signifiait être humain sur la Terre.
Il en résultait cette seconde interrogation, capi-
tale : même si, personnellement, je ne suis pas
concernée, comment vivre lorsque je suis atta-
quée dans l’intime, ce creux de l’être où nichent
l’image et le lien avec l’humanité ? Comment
trouver la joie de vivre quand on se met à trem-
bler devant les dérives de nos semblables, qu’ils
deviennent justement trop dissemblables pour
qu’on ne s’en sente pas affreusement étranger ?
Chacun n’est pas seul, isolé dans son ego, il est
relié, et il a besoin de souscrire à cette humanité
de laquelle il fait partie, intimement.
Opposer l’intime et le personnel
Depuis trente ans, ces questions n’ont cessé de
me tarauder, et je leur ai trouvé une formulation
satisfaisante pour moi dans l’opposition que je
propose entre l’intime et le personnel. Certaines
dimensions de l’existence sociale ne me concer-
nent pas personnellement (je ne suis pas juive),
mais elles m’affectent dans l’intime (dans mon
humanité). Depuis le pogrom du 7 octobre 2023,
le plus grand et le plus barbare massacre de per-
sonnes juives depuis la Shoah, j’assiste avec ef-
froi au retour en Occident du vieux démon, l’an-
tisémitisme. Sous le couvert de l’antisionisme,
nouvel oripeau d’une vieille haine, on refuse de
considérer le piège dans lequel le Hamas a fait
tomber Israël en provoquant, par un carnage in-
soutenable, sa réaction violente, ou par exemple
en installant, semble-t-il, des infrastuctures
militaires sous le grand hôpital Al-Shifa de Gaza.
AGISSONS, PARLONS,
PROTESTONS. QUE
L’ENTÉNÈBREMENT
DU MONDE NE PASSE
PAS PAR NOTRE SILENCE
J’ai honte de constater que l’émotion des pays
occidentaux est très sélective, s’attachant quasi
exclusivement au sort des Gazaouis. Je suis, moi
aussi, bouleversée par ce qui leur arrive. Quel
humaniste pourrait se résigner à voir des enfants
mourir sous les bombes ? Pour autant, on ne peut
pas se résoudre à des simplifications hasar-
deuses. Les abominations du 7 octobre, ce crime
contre l’humanité, sont horrifiantes. Et je suis
affolée par ce que raconte de nous l’inversion,
cette ruse de la pensée haineuse, qui fait des
premiers agressés, les Israéliens, des « nazis ». Ne
voit-on pas des jeunes pleins de bons sentiments
hisser, dans les manifestations propalestinien-
nes, des banderoles « Queers for Palestine » ? Ce
serait drôle si ce n’était pas sinistre, quand on sait
que les homosexuels sont tués à Gaza.
On raconte que quand on demandait au père
d’Emmanuel Levinas, juif de Lituanie, pourquoi
il avait choisi de s’installer en France, il répon-
dait : parce que là vit un peuple qui s’est déchiré
pour défendre un juif contre l’injustice.
A ce jour, plus de 1 100 actes antisémites ont été
recensés en France depuis le 7 octobre. C’est pour-
quoi il est urgent de réanimer l’esprit des dreyfu-
sards, urgent que nous, artistes, écrivains ou per-
sonnes publiques, proclamions notre horreur de-
vant ce qui voudrait se rejouer. Nous savons que
la seule chose qui permet au mal de triompher,
c’est l’inaction des gens de bien. Agissons, ou au
moins parlons, protestons. Que l’enténèbrement
du monde ne passe pas par notre silence. Sans
quoi aucune joie ne sera possible, car elle dépend
de l’image de l’humanité que nous portons dans
l’intime. Il est insupportable que les Français juifs
se sentent isolés et abandonnés. Comme l’acteur
Philippe Torreton l’a magnifiquement écrit, après
« Je suis Charlie », il faut proclamer, d’une façon ou
d’une autre, « Je suis juif ». p
Belinda Cannone est écrivaine

La domination des géants du numérique sur l’IA inquiète déjà

de la « constitution de monopoles », alors beaucoup de chercheurs. Deux des trois pion- posé dans les logiciels utilisés pour les ser-
ANALYSE qu’une lettre signée par de nombreux cher- niers de l’IA moderne ont rejoint Meta (Yann veurs ou la cybersécurité. Toutefois, l’open

H
istoriquement, les moments d’in-
flexion technologique peuvent
être très importants pour injecter
de la concurrence dans les mar-
chés. S’il y existe des acteurs dominants, une
technologie totalement nouvelle peut les ren-
dre partiellement obsolètes. Mais avec l’intelli-
gence artificielle [IA], il y a déjà des inquiétudes
GOOGLE, [que cela ne soit pas le cas]. » Ce constat a été
AMAZON ET META formulé le 3 novembre par Lina Khan, la prési-
dente de la Federal Trade Commission (FTC),
ONT TRÈS TÔT l’autorité américaine de la concurrence.
Mme Khan répondait à l’agence Bloomberg,
DÉVELOPPÉ UNE qui l’interrogeait sur le risque de voir repro-
RECHERCHE duite dans l’IA la mainmise déjà établie sur le
numérique par Google, Microsoft, Meta (Face-
INTERNE, book, Instagram) et Amazon.
Cette question s’est aussi invitée au sommet
ATTIRANT sur les risques de l’IA organisé par Londres dé-
but novembre, pourtant initialement centré
BEAUCOUP DE sur l’éventualité de voir des logiciels s’affran-
CHERCHEURS chir du contrôle humain, ou favoriser le lan-
cement d’attaques informatiques et biologi-
ques : « Nous courons le risque de voir encore
renforcée la dominance d’une poignée d’ac-
teurs privés sur nos économies et nos institu-
tions », a alerté Amba Kak, directrice de l’AI
Now Institute, une ONG qui étudie les impli-
cations sociales et éthiques de l’IA.
Le ministre délégué français chargé du nu-
mérique, Jean-Noël Barrot, s’est, lui, inquiété
cheurs et de dirigeants de start-up mettait en
garde contre la « concentration de pouvoir »
dans l’IA.
Pourtant, l’essor récent de l’IA a fait émer-
ger de nouveaux acteurs et dirigeants,
comme OpenAI, le créateur du robot conver-
sationnel ChatGPT, et Sam Altman, son PDG
de 38 ans. Mais la start-up est déjà très liée à
Microsoft, qui y a investi 11 milliards de dol-
lars (environ 10,3 milliards d’euros). Cofonda-
teur d’OpenAI, l’homme d’affaires Elon Musk
a déploré en février que ce projet, conçu
comme un « contrepoids à Google », soit
aujourd’hui « contrôlé par Microsoft ».
Si M. Altman est allé chercher ce poids
lourd du cloud – les services en ligne pour
entreprises –, c’est dans le but d’avoir accès à
ses énormes capacités de calcul nécessaires
dans l’IA : faire tourner ChatGPT coûtait déjà
700 000 dollars par jour en février, selon le
site SemiAnalysis. Autre start-up du secteur
de l’IA, Anthropic vient d’accepter 4 milliards
de dollars d’investissement de la part d’Ama-
zon et 2 milliards de Google. Actionnaires
d’OpenAI ou d’Anthropic, les deux multina-
tionales commercialisent d’ailleurs leurs
modèles d’IA auprès de leurs clients.
En outre, Google, Amazon et Meta ont très
tôt développé une recherche interne en IA.
Avec des salaires élevés et un accès à des don-
nées pour entraîner ces logiciels, ils ont attiré
Le Cun) et Google (Geoffrey Hinton). En 2020,
aux Etats-Unis, 70 % des doctorants en IA ont
été embauchés dans le secteur privé contre
20 % en 2004, selon la revue Science.
Autre atout majeur des poids lourds de l’In-
ternet, ils peuvent déployer leurs IA sur leurs
plates-formes : la suite bureautique Office
(Word, PowerPoint, etc.) pour Microsoft, le
moteur de recherche pour Google, les réseaux
sociaux Instagram et Facebook pour Meta…
Sur ce point, les régulations récentes n’ont pas
mis en place de garde-fous spécifiques : le Di-
gital Markets Act européen interdit à ces en-
treprises de favoriser leurs services, mais il ne
couvre pas les chatbots comme ChatGPT, ni
les assistants vocaux de Google, d’Amazon
(Alexa) ou d’Apple (Siri).
« Ecosystème ouvert et concurrentiel »
La domination des géants du numérique sur
l’IA est-elle inévitable ? Certains pensent que
non et voient une solution de remplacement
dans l’open source, ces modèles utilisables
gratuitement et modifiables. Face à ces der-
niers, « nous n’avons pas d’avantage concur-
rentiel, et OpenAI non plus », alertait, début
mai, un ingénieur de Google dans un mémo
interne, selon SemiAnalysis.
Des start-up comme Hugging Face ou Mis-
tral AI croient aussi que l’open source peut
bousculer le secteur de l’IA, comme il s’est im-
source est également défendu par un géant
comme Meta – et partiellement par Google et
OpenAI – et ne garantit pas nécessairement la
concurrence. Une solution serait de dévelop-
per des modèles d’IA moins gigantesques, gé-
néralistes et coûteux.
Le décret de la Maison Blanche sur l’IA
plaide pour créer un « écosystème juste,
ouvert et concurrentiel » et encourage la FTC à
agir si besoin est. L’autorité antitrust pour-
rait-elle intervenir plus rapidement que
dans les services Web, où démarrent seule-
ment aujourd’hui des procès contre Google,
Amazon ou Meta ? Washington, Paris et
Bruxelles lancent également sur fonds pu-
blics des supercalculateurs pour aider les
start-up et la recherche universitaire, mais
leur capacité reste limitée.
La France veut rendre disponibles des conte-
nus francophones afin d’entraîner des modè-
les français comme ceux de Mistral AI ou de
LightOn. Verra-t-on à terme l’importation
dans l’IA d’un critère d’exception culturelle,
dans l’administration ou l’éducation natio-
nale ? Autre piste : la mobilisation du concept
de souveraineté dans des domaines sensibles
comme la défense L’idée est intéressante,
mais elle rappelle les longs débats, autour de
la souveraineté numérique et du cloud, do-
miné par les géants américains. p
alexandre piquard (service économie)
0123
MARDI 14 NOVEMBRE 2023 0123 | 33

ÉCONOMIE | CHRONIQUE MALHEUR

PALESTINIEN,
par st é p hane l aue r

IMPUISSANCE En 2002, le saoudien Abdallah, alors dre avec les Etats, certains particulièrement

Les « Bidenomics », ARABE

prince héritier, avait courageusement dé-
fendu une initiative de paix centrée sur la
solution à deux Etats, la création d’une Pa-
autoritaires, qui campent, eux, dans le
camp de l’intransigeance vis-à-vis d’Israël.
Ce sont ces derniers qui se sont montrés les
un bide aux Etats-Unis ? lestine aux côtés d’Israël, pour tenter de
mettre un terme au conflit israélo-palesti-
nien. Cette proposition offrait en échange la
plus virulents à Riyad, qu’il s’agisse de
l’Iran, de la Turquie, de l’Algérie ou de la Sy-
rie. C’est d’ailleurs toute honte bue que le
normalisation avec Israël des membres de maître de Damas a dénoncé l’offensive is-

U LE BILAN ÉCONOMIQUE
n slogan ne fait pas
un bilan. Joe Biden est
en train de l’appren-
dre à ses dépens. De-
puis plusieurs mois, le président
des Etats-Unis arpente le pays
pour vanter les « Bidenomics »,
un nom générique qu’il s’est ap-
proprié pour désigner la politi-
que économique menée depuis
presque trois ans. Mais, alors
qu’il compte briguer un second
mandat, le service après-vente de
la Maison Blanche peine à con-
vaincre les Américains que leur
situation se soit améliorée, en dé-
pit de données macroéconomi-
ques flatteuses.
Après le choc du Covid-19, la
croissance a rebondi plus vite
qu’ailleurs, et continue d’accélé-
rer. L’inflation n’a épargné aucun
pays, mais elle ralentit plus rapi-
dement outre-Atlantique. Quant
au chômage, le taux était de 6,3 %
lorsque M. Biden est arrivé à la
Maison Blanche. Trois ans plus
tard, le chiffre a été divisé par près
de deux, et 14 millions d’emplois
ont été créés. Pourtant les élec-
teurs ont tendance à regarder le
verre à moitié vide. Deux tiers
d’entre eux désapprouvent la fa-
çon dont M. Biden dirige l’écono-
mie. Concernant l’emploi, un
sondage ABC News-Washington
Post indique qu’un tiers des élec-
teurs considèrent que la situation
est mauvaise. Selon une étude Ya-
hoo!-Ipsos, seuls 21 % des Améri-
cains estiment que les résultats
sont meilleurs que dans les
autres pays développés. Enfin,
DE JOE BIDEN N’EST
PAS UN ARGUMENT
SUFFISANT POUR
QUE LES DÉMOCRATES
REMPORTENT
LA PRÉSIDENTIELLE
AMÉRICAINE
plus cher qu’avant. Et ils restent
totalement insensibles à l’argu-
ment macroéconomique consis-
tant à prévenir d’une trop forte
baisse des prix : les dégâts de cette
déflation sur l’activité globale se-
raient encore plus dommageables
pour eux, entraînant fermeture
d’usines et chômage.
Pour James K. Galbraith, écono-
miste à l’université du Texas, à
Austin, la grille de lecture des poli-
tiques et des économistes n’est
plus pertinente. Notamment la ré-
férence à ce qu’il appelle « l’indice
de misère », qui mesure la somme
des taux de chômage et d’infla-
tion sur une période donnée.
Croire que, quand celui-ci est bas
(plein-emploi et inflation maîtri-
sée), tout va pour le mieux est une
erreur. « L’indice de misère n’a ja-
mais été qu’un chiffre à la “une”
des journaux », écrit-il dans un ar-
ticle paru en septembre sur le site
Project Syndicate.
Pour James K. Galbraith,ces don-
nées ne reflètent pas le quotidien
D’ une seule voix, les pays arabes
et musulmans rassemblés le
11 novembre à Riyad, à l’initia-
tive du prince héritier Mohammed Ben Sal-
man, ont vivement condamné l’offensive
militaire israélienne en cours dans la
bande de Gaza et appelé à un cessez-le-feu
immédiat. Cette unanimité des membres
de la Ligue arabe et de l’Organisation de la
coopération islamique a surtout été le
moyen de masquer des divergences sans
doute insurmontables, tout comme une in-
déniable part de responsabilité dans la tra-
gédie en cours. Prompts à dénoncer l’hypo-
crisie des Occidentaux, comme n’a pas
manqué de le faire le président turc, Recep
Tayyip Erdogan, ces pays sont bien moins
loquaces lorsqu’il s’agit de la leur.
la Ligue arabe, à quelques exceptions près.
Cette initiative traitée alors avec mépris
par Israël s’est hélas perdue dans l’enlise-
ment puis la disparition de la moindre né-
gociation entre les deux parties. Mais elle a
surtout été condamnée par la décision,
en 2020, des Emirats arabes unis, de Ba-
hreïn, puis du Maroc et du Soudan, de nor-
maliser leurs relations avec l’Etat hébreu
sans la moindre contrepartie, même sym-
bolique, pour les Palestiniens.
Le neveu d’Abdallah, Mohammed Ben Sal-
man, poussé par l’administration Biden,
pourrait lui aussi sauter le pas après un dé-
lai de décence, privant définitivement les
pays arabes du moindre levier dans un dos-
sier dont un bon nombre d’entre eux se
sont détournés. Sans le reconnaître, cer-
tains envisagent certainement sans déplai-
sir l’éradication du Hamas, l’objectif affiché
par l’armée israélienne.
Ces régimes, qui ne se soucient guère des
avis de leurs opinions publiques sur la
question palestinienne, comme sur bien
d’autres, sont donc incapables de s’enten-
présentent
raélienne. Le siège impitoyable imposé par
son régime au camp de réfugiés palesti-
niens de Yarmouk, au sud de Damas, pen-
dant la guerre civile lui confère une cer-
taine expertise.
Ces divisions arabes et musulmanes pro-
duisent une impuissance coupable alors
que les morts et les destructions s’amon-
cellent à Gaza. Les participants au sommet
de Riyad, une fois les condamnations d’Is-
raël et les gesticulations turques et ira-
niennes passées, ont décidé de ne rien
faire. Ils n’ont pas avancé la moindre pro-
position de l’envergure de l’initiative de
2002, ni ouvert la moindre perspective
pour le « jour d’après ».
Cette question taraude pourtant toutes les
chancelleries, compte tenu de l’état du camp
palestinien, entre un Hamas qui s’est lui-
même ostracisé avec les massacres barbares
du 7 octobre et une Autorité palestinienne
moribonde. Paralysés entre attentisme, no-
tamment de Mohammed Ben Salman, et
outrances, les « frères » arabes des Palesti-
niens n’ont apporté aucune réponse. p

deux sur trois ne croient pas à la
baisse de l’inflation.
« Même si les Etats-Unis s’en sor-
tent bien, les “Bidenomics” n’impri-
ment pas dans la population, et
02
des gens. Sauf période de forte dé-
pression, le chômage touche une
minorité de la population, tandis
que l’inflation a un impact sur
l’immense majorité. Ce qui

c’est une catastrophe pour les dé-
mocrates », résume Laurence Nar-
don, chercheuse à l’Institut fran-
çais des relations internationales,
DEC.
compte, ce n’est pas que la hausse
des prix ralentisse, mais l’évolu-
tion du pouvoir d’achat. Et, les
nouvelles ne sont pas bonnes : de-

autrice d’une note sur la politique
économique de Joe Biden. Ce der-
nier peut ressentir une certaine
ingratitude de la part de ses com-
patriotes après avoir entrepris un
vaste programme d’investisse-
2023
puis 2021, du fait de l’inflation, les
salaires réels ont baissé de 1,4 %.
Angus Deaton, professeur à
l’université de Princeton (New Jer-
sey), estime que le malaise est
plus profond qu’une simple ques-

ments et de soutien à la classe
moyenne. Il a pris des mesures
protectionnistes pour relancer
l’industrie et aidé les syndicats,
considérés comme les meilleurs
vecteurs d’une amélioration du
niveau de vie des salariés. L’objec-
tif est de refermer la parenthèse li-
bérale commencée sous Ronald
Reagan et de relancer l’ascenseur
social, afin de détourner les élec-
teurs de la tentation populiste in-
carnée par Donald Trump.
Le poison de l’inflation
Un sondage publié début novem-
bre par le New York Times con-
firme que tout reste à démontrer :
à un an de l’élection, Donald
PARIS
tion de pouvoir d’achat. Il touche
aussi bien à l’éducation qu’au sys-
tème de santé et à une certaine
anomie de la société américaine.
« Comment dire que le pays va
bien, alors que l’espérance de vie
des deux tiers de la population
baisse depuis quinze ans ? La
presse ne cesse de vanter les méri-
tes de l’Amérique par rapport à
l’Europe. C’est vrai si l’on regarde le
PIB (…), les résultats sont bons.
Mais vos citoyens ne meurent pas
en masse ! », explique-t-il dans LES JOURNÉES
DE L’ORIENTATION
Les Echos, à l’occasion de la paru-
tion de son livre sur l’envers du
décor de la croissance américaine,
Economics in America (Princeton
University Press, 280 pages,

Trump l’emporterait avec une
avance substantielle dans cinq
Etats-clés sur six. Seules 2 % des
personnes interrogées considè-
rent que la situation économique
est bonne. L’un des enseigne-
ments du sondage est que les élec-
teurs se préoccupent davantage
PARCOURSUP ET
22 dollars, non traduit).
Circonstance aggravante pour
Joe Biden, le « c’était mieux
avant » commence à faire son
œuvre. Près d’un électeur sur LES FORMATIONS
SCIENTIFIQUES
deux a une opinion favorable du
bilan de la présidence Trump,
alors qu’ils n’étaient que 38 % lors-

(SCIENCES, IA, DATA)

de l’inflation que de l’emploi, tout
en ayant le sentiment que les dé-
mocrates se mobilisent davan-
tage sur le second thème.
Ce ressenti en dit long sur le poi-
son que constitue l’inflation. Les
économistes ont beau marteler
que le niveau général des prix se
stabilise, pour les électeurs, se
nourrir, faire le plein de carburant
et rembourser son crédit coûte
CIRCONSTANCE
AGGRAVANTE,
LE « C’ÉTAIT MIEUX
que ce dernier a quitté ses fonc-
tions. Pourtant, à ce stade, difficile
de comprendre en quoi le pro-
gramme de l’ancien président fe-
rait mieux que les « Bidenomics ».
Ce qui est clair, en revanche, c’est
que le bilan économique de Joe Bi-
den n’est pas, pour le moment, un
argument suffisant pour que les
démocrates remportent la prési-
dentielle. Même en cas d’atterris-
sage en douceur de l’économie, les
hausses de taux d’intérêt vont fi-
nir par jouer leur rôle de frein sur
l’activité, et donc sur le pouvoir de
négociation des salariés pour ob-
tenir des augmentations. Un re-

AVANT » COMMENCE
bond du pouvoir d’achat d’ici à
l’élection paraît peu probable, INSCRIPTION GRATUITE SAGE.GROUPELEMONDE.FR
auquel cas les « Bidenomics »
À FAIRE SON ŒUVRE pourraient tourner au bide. p
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