MAGAZINE
LA GUERRE VUE
UNIQUEMENT EN FRANCE MÉTROPOLITAINE,
EN BELGIQUE ET AU LUXEMBOURG
SAMEDI 3 FÉVRIER 2024 - 80E ANNÉE - NO 24599 - 5,20 € - FRANCE MÉTROPOLITAINE - WWW.LEMONDE.FR -
Agriculture : sortie de crise aux frais de l’écologie
▶ Une partie des manifes-
tants ont levé les barrages,
jeudi, à l’appel de la FNSEA
et des Jeunes Agriculteurs,
à la suite du troisième
paquet d’annonces
gouvernementales
▶ Pour obtenir ce résultat,
Gabriel Attal a fait beau-
coup de concessions sur
le plan environnemental
▶ Le premier ministre
a notamment annoncé
le déblocage de fonds
d’urgence, un recul sur
les produits phytosani-
taires, le renforcement
des contrôles sur la loi
EGalim et l’inscription
dans les textes de la sou-
veraineté alimentaire
PAGES 1 2 - 1 3
Ukraine : l’UE débloque 50 milliards d’euros, malgré Orban
les négociations ont été beau-
coup plus courtes que prévu. Le
sommet européen organisé jeudi
a abouti dès la fin de matinée à
un accord sur le déblocage d’une
aide de 50 milliards d’euros sur
quatre ans à destination de
l’Ukraine, et ce, malgré les réti-
Marylise Léon : La folie Taylor Swift donne des
« La suppression sueurs froides au camp Trump
de l’ASS me
paraît abrupte »
▶ La secrétaire générale
de la CFDT dénonce
le discours de culpabi-
lisation des chômeurs
tenu par Gabriel Attal
▶ Elle appelle le gou-
vernement à clarifier
ses intentions
sur l’« acte II » de
la réforme du travail
▶ Elle s’interroge sur la
bienveillance vis-à-vis
des agriculteurs mani-
festant leur colère,
comparée au traite-
ment peu amène
des cortèges syndicaux
du printemps 2023
PAGE 8
D’UN VILLAGE RUSSE idées La folle histoire
de l’ère des déchets
WEEK-END
FONDATEUR : HUBERT BEUVE-MÉRY DIRECTEUR : JÉRÔME FENOGLIO
Récit du quotidien
harassant
des agriculteurs
Six exploitants racontent
le poids des obligations
administratives et la me-
nace du couperet finan-
cier qui accompagnent
leurs journées
PAGE S 1 4 - 1 5
En Normandie,
où se cultive
la rancœur
Dans cette terre tradition-
nelle d’élevage bovin,
Matthieu Jacquart, chaque année, des agricul-
dans sa ferme, teurs jettent l’éponge,
à Bermeries (Nord),
le 29 janvier. AIMÉE
tandis que chez les autres
THIRION POUR « LE MONDE » grandit le ressentiment
PAGE 2 1
Education Microsoft
Les enseignants Avec Satya Nadella,
ont défilé contre la nouvelle ère
cences de la Hongrie, dernier pays
de l’Union à discuter encore avec
Vladimir Poutine. Viktor Orban,
« Aucun cadeau ne lui a été fait »,
a assuré Emmanuel Macron à l’is-
sue des discussions, estimant
1 ÉDITORIAL Oudéa-Castéra de prospérité
qui réclamait un droit de regard
sur la question chaque année,
que « la Russie ne peut donc pas
compter sur une quelconque fati-
LE DOUBLE PAGE 9 PAGE 1 6
avec un vote à l’unanimité, n’a pas
obtenu gain de cause, en dépit de
gue des Européens dans leur sou-
tien à l’Ukraine ».
DÉNOUEMENT
ses déclarations bravaches. PAGE 7 PAGE 3 0
Birmanie "VIRTUOSE"
La résistance TÉLÉRA A
anti-junte gagne
du terrain
Trois ans après le coup
d’Etat mené par l’armée,
les combattants de la « ré-
volution » assiègent l’une
des capitales régionales
PAGE 2
Taylor Swift,
Proche-Orient
à Buenos Aires,
le 9 novembre 2023. Le Hamas survit
NATACHA PISARENKO/AP
au milieu des
ruines de Gaza
LA ZONE D’INTÉRÊT
la popularité extraordinaire de l’artiste avec Travis Kelce, star de
la chanteuse de country et de pop football américain au sein des
commence à inquiéter dans l’en- Kansas City Chiefs, équipe quali-
tourage de Donald Trump, alors fiée pour le Super Bowl, diman- Après quatre mois UN FILM DE JONATHAN GLAZER
d’offensive israélienne,
ACTUELLEMENT AU CINÉMA
que celle-ci avait apporté son sou- che, la grand-messe du sport
tien à Joe Biden en 2020 et qu’elle outre-Atlantique. le mouvement islamiste
incite ses fans à s’inscrire sur les Si l’effet économique record des n’a pas été démantelé, et
listes électorales. Preuve de la pa- tournées de Taylor Swift a été me-
conserve, avec les otages,
nique, les proches de l’ex-prési- suré, son impact politique est dé-
dent s’en prennent depuis plu- sormais scruté de près. un atout stratégique
sieurs jours au couple que forme PAGE 4 E T chronique PAGE 3 0 PAGE 3
Algérie 220 DA, Allemagne 4,70 €, Andorre 4,20 €, Autriche 4,40 €, Belgique 5,50 €, Espagne 4,10 €, Grèce 4,10 €, Guadeloupe-Martinique 3,90 €,
Italie 4,10 €, Luxembourg 5,60 €, Maroc 30 DH, Pays-Bas 4,50 €, Portugal cont. 4,10 €, La Réunion 3,90 €, Sénégal 2 500 F CFA, Suisse 4,80 CHF, Tunisie 6,50 DT,
2|
INTERNATIONAL
Des membres des Forces de défense des nationalités karenni escortent un soldat de l’armée birmane, à Loikaw, dans l’Etat Kayah, le 26 novembre 2023. MAUK KHAM WAH
En Birmanie, avec les combattants
de la « révolution »
REPORTAGE
loikaw (birmanie) - envoyé spécial
L
es collines rocailleuses
surmontées de croix
chrétiennes ont laissé
place à des rizières jau-
nies. Au loin, la fumée blanche
des brûlis a tiré un rideau sur la
plaine. Puis on passe sans coup fé-
rir des campagnes aux faubourgs
nord de Loikaw, quadrillage de
jardins, de maisons en bois et de
villas fleuries dont certaines por-
tent des traces de combat.
La capitale de l’Etat Kayah, dans
l’est du pays, est entièrement as-
siégée par la résistance anti-junte.
Les habitants sont partis. Et dans
la ville fantôme opère une sorte
d’armée de l’ombre, les Forces de
défense des nationalités karenni
(KNDF), du nom de l’ethnie domi-
nante, formées après le coup
d’Etat militaire du 1er février 2021
qui a renversé le gouvernement
de la dirigeante Aung San Suu Kyi.
Deux ans et demi après leur créa-
tion en mai 2021, les KNDF ont
lancé, le 11 novembre 2023, une
vaste offensive pour faire tomber
la capitale de l’Etat Kayah – Etat
karenni, comme l’appellent les
locaux.
Depuis, l’administration de la
junte a plié bagage et la Tatma-
daw, l’armée birmane, a été re-
poussée dans ses derniers retran-
chements : environ un millier de
soldats et d’officiers occupaient
encore fin janvier la grande base
militaire en dessous de l’aéroport,
un rectangle de 1 kilomètre et
demi de long. « Des petits groupes
de soldats tiennent encore la pri-
son et six bâtiments officiels dans
le centre-ville, dont le Parlement de
l’Etat et le siège du gouvernement
local », nous explique, dans une
planque des faubourgs, le com-
mandant Dede, fine moustache
noire et barbichette, le front plissé
par une journée de vigilance.
« Ces positions de l’armée sont
bien protégées, transformées en
bunkers. Ils ont des tanks. Des ar-
mes lourdes. Mais ils ne font que se
défendre », poursuit le vétéran. La
Trois ans après le renversement du gouvernement d’Aung San Suu
Kyi, les « groupes de résistance ethnique » ont réussi à assiéger
la ville de Loikaw, face à une armée birmane en perte de puissance
cinquantaine, il est l’un des plus l’armée ne peuvent être ravi-
âgés de la brochette de comman- taillées que par hélicoptère.
dants des KNDF, ces hommes qui « On augmente la pression dou-
font parler d’eux dans toute la ré- cement, pour qu’ils se rendent. Ils
sistance. Khun Bedu, le grand sont d’autant plus dangereux
chef, est un célèbre dissident. qu’ils sont acculés », explique
Mawi, le numéro deux, un Bamar Dede. Les troupes de la junte vien-
(l’ethnie majoritaire en Birmanie) nent de se faire livrer une cin-
né à Loikaw, tenait une ferme quantaine de drones : des engins
d’agriculture biologique. Le com- commerciaux, pilotés manuelle-
mandant Dede est, lui, passé par ment, pour des opérations « ka-
les Free Burma Rangers, une asso- mikazes » – une technique copiée
ciation d’évangéliques améri- sur les insurgés. L’un d’entre eux
cains qui forme des secouristes a tué un civil trois jours avant no-
pour le front. tre passage.
Pour se protéger, les résistants
Danger venu des drones cachent leurs voitures sous les
Hormis ces places fortes, les mili- porches. « Ce sont des drones pilo-
taires n’ont aucune liberté de tés manuellement, avec des lunet-
mouvement : seuls circulent dans tes. C’est dangereux, ils peuvent
les faubourgs les pick-up des nous suivre. Mais ils ne sont pas
combattants de la « révolution » : encore très précis », confie un
des jeunes à la fière allure, fusils jeune Karenni chargé des drones,
automatiques en bandoulière, que les KNDF possèdent aussi.
casque noir sur la tête ou cheveux Ce danger qui vient du ciel est
en chignon à la mode karenni. une menace réelle mais gérable,
L’aéroport est inutilisable, sous le estiment les commandants des
feu des rebelles. La route vers KNDF, surtout depuis que l’avia-
Naypyidaw, capitale de la Birma- tion semble avoir mis en pause
nie, est coupée. Les positions de ses raids meurtriers : l’armée se-
rait en effet à court de fuel…
Les Karenni se gardent cepen-
dant de tout triomphalisme : avec
Loikaw, la Tatmadaw joue son
INDE image, surtout depuis la perte, le
CHINE
5 janvier, de Laukkai, important
chef-lieu du nord de l’Etat Shan,
BANGLADESH situé à la frontière chinoise. Et Loi-
Laukkai
BIRMANIE kaw n’est qu’à 110 kilomètres de
Kokang Naypyidaw à vol d’oiseau. L’atta-
Taunggyi
que de la capitale de l’Etat Kayah
SHAN
LAOS s’inscrit ainsi dans une vaste of-
RAKHINE
Loikaw fensive collective des « groupes de
Naypyidaw
Demoso KAYAH résistance ethniques », comme ils
Mawchi s’autodésignent, qui a commencé
Golfe
du Bengale
dans le vaste Etat Shan, le 27 octo-
bre, et s’est étendu jusqu’à l’Etat
THAÏLANDE
250 km Rakhine, le long du golfe du Ben-
gale, tout à l’ouest.
Les lourdes condamnations in-
fligées aux six généraux de bri-
gade de la Tatmadaw qui se sont
rendus, le 5 janvier à Laukkai,
avant d’être transférés à Naypyi-
daw à leur demande, ont incité les
KNDF à annoncer une nouvelle
politique à l’égard des soldats
prêts à déposer les armes : leur of-
frir un rang égal dans leur armée,
ou même la « relocalisation », ou
l’« exil ». Un porte-parole des
KNDF a déclaré que les soldats se
sentaient « abandonnés » par leur
hiérarchie.
Dans l’Etat Kayah, grand comme
un département français et peuplé
de 400 000 habitants, il n’y a plus
ni convoi, ni checkpoint, ni pa-
trouille militaire depuis l’offensive
de novembre. Les militaires se ter-
rent dans une dizaine de bases
dont ils ne peuvent sortir.
Cadavres en putréfaction
Les seuls soldats de l’armée régu-
lière que nous avons vus étaient
des cadavres en putréfaction, une
dizaine de dépouilles, à l’état de
squelettes, gisant au rez-de-chaus-
sée d’une villa à moitié détruite à
l’entrée du campus de l’université
de Loikaw. A la mi-novembre, les
combats ont été féroces. Les corps,
abandonnés, pourrissent dans
l’étrange silence de la ville fan-
tôme, au milieu des douilles de
balles, des casques, des gilets tacti-
ques et du mobilier renversé.
L’administration de l’Etat est as-
surée par un nouveau gouverne-
ment provisoire formé en
juin 2023, le Conseil exécutif inté-
rimaire de l’Etat karenni (IEC). Il
obéit « aux grands principes de la
Charte démocratique fédérale », af-
firme l’un des « secrétaires géné-
raux » de l’IEC. Ce document en
deux parties précise « les arrange-
ments constitutionnels intérimai-
res » pour la période de transition
à l’échelle du pays ; il a été adopté
dès 2022 par les groupes ethniques
et le gouvernement d’unité natio-
nale, l’instance clandestine et en
exil qui s’efforce de fédérer les di-
vers mouvements de la résistance.
Dans tout l’Etat, il n’y a ni électri-
cité ni téléphone. Mais l’Internet
est partout fourni par des relais
Starlink, le réseau satellite de l’en-
treprise d’Elon Musk. La plupart
des habitants sont des « dépla-
cés » répartis dans 414 camps.
L’IEC a commencé en octobre ses
propres distributions de riz et de
produits de base. Il est aidé par des
fondations locales, les œuvres de
bienfaisance des Eglises – près de
la moitié de la population de l’Etat
est chrétienne, baptiste et catholi-
que –, et le réseau d’ONG birma-
nes en Thaïlande voisine. Les be-
soins sont énormes, notamment
pour les soins médicaux et le dé-
minage. L’aide internationale
reste absente.
La vie dans les zones libérées
s’organise : à Demoso, la
deuxième ville de l’Etat, désertée
elle aussi, une nouvelle rue com-
merçante a vu le jour dans les
faubourgs de l’ouest, là où sont
basés plusieurs camps des KNDF
que le relief accidenté protège :
des commerçants ont monté des
baraques en bois, pour vendre
des couvertures, du matériel
électrique, de la nourriture, offrir
un relais Starlink – il en coûte
2 000 kyats de l’heure, environ
80 centimes d’euro –, ou rechar-
ger ses batteries au générateur.
Les produits viennent souvent de
Thaïlande. « Révolution tatoo
studio »,« Héros du printemps »
annoncent les pancartes de sa-
lons de tatouage et de coiffure…
0123
SAMEDI 3 FÉVRIER 2024
L’heure est
aujourd’hui
au ralliement
de groupes
ethniques
plus petits,
restés neutres
jusqu’ici
Trois ans après la prise du pou-
voir par l’armée, la « révolution de
printemps » birmane a muté : elle
semble réussir une sorte de con-
vergence des luttes entre la con-
testation issue du coup d’Etat et
les guérillas historiques de la péri-
phérie ethnique du pays. Les ma-
nifestants, qui avaient protesté au
printemps 2021, ont vite été ma-
tés par l’armée qui tira sur les fou-
les à balles réelles.
Tout se serait donc arrêté là s’il
n’y avait eu les groupes armés eth-
niques. Ils sont une dizaine, pour
les plus importants, répartis le
long d’une couronne qui coiffe le
pays aux frontières de la
Thaïlande, de la Chine et de l’Inde,
et représentent environ 30 % de la
population. En conflit intermit-
tent avec l’armée birmane depuis
six décennies pour les plus ancien-
nes, certaines guérillas avaient si-
gné avec l’armée un accord natio-
nal de cessez-le-feu, en 2015. Mais
elles avaient gardé leurs armes,
leurs routes secrètes – et leur
structure de commandement.
L’Etat karenni, malgré sa petite
taille, a joué un rôle phare : les
KNDF y ont été créées en mai 2021,
par des manifestants karenni. « On
a marché trois jours, à travers les
montagnes, pour aller voir les chefs
de l’Armée karenni [la guérilla his-
torique] », explique un ex-mem-
bre des KNDF, reconverti dans l’hu-
manitaire. « On leur a dit qu’on al-
lait se battre. Ils ont dit d’accord, à
condition qu’ils gardent le com-
mandement. » Malgré cette tutelle
formelle, avec 8 000 hommes en
arme, et 5 000 hommes en appui,
les KNDF dominent aujourd’hui
les autres forces locales, et com-
mandent l’offensive.
Réseaux de solidarité anciens
A travers le pays, les réseaux de so-
lidarité sont anciens entre les gué-
rillas : on se bat avec des canons
de fusils fabriqués chez les Ka-
chin. Les KNDF ont fourni un ba-
taillon à l’« Alliance de la frater-
nité », le trio des guérillas nordis-
tes – composée de combattants
des ethnies arakanaise, kokang et
ta’ang. Cette même KNDF est
aidée sur son propre territoire par
la guérilla de l’ethnie karen, voi-
sine et proche alliée.
Les instances centrales de la ré-
volution, dont le gouvernement
d’unité nationale, ont dès le dé-
part misé sur les groupes armés
ethniques, qui l’ont accueilli et lui
ont donné plusieurs dirigeants,
d’ethnie kachin et karen. Si le
gouvernement d’unité nationale
n’a pas la prétention de comman-
der les guérillas ethniques, il a fi-
nancé l’entraînement d’une par-
tie des « forces de défense du peu-
ple » – des brigades d’opposants
au coup d’Etat entrés en résis-
tance – et payé pour des armes.
L’heure est aujourd’hui au rallie-
ment de groupes ethniques plus
petits restés neutres jusqu’ici :
l’armée de libération nationale de
la petite ethnie des Pa’o vient de
lancer avec les KNDF une attaque
sur les positions de l’armée dans
l’Etat Shan. Dans la foulée les
combattants pa’o ont annoncé
« rompre les pourparlers de paix
avec la junte (…) pour combattre
l’armée jusqu’à ce que la dictature
militaire tombe et qu’un système
démocratique fédéral la rem-
place ». Les juntes birmanes n’ont
cessé de diviser ce pays multi-eth-
nique pour asseoir leur domina-
tion. Celle qui a pris le pouvoir un
matin de février, il y a trois ans, a
réussi l’exploit d’unir contre elle
toute une nation. p
brice pedroletti
0123
SAMEDI 3 FÉVRIER 2024
Gaza: la résistance inattendue des forces du Hamas
Bien qu’usés par quatre mois de guerre, les combattants islamistes continuent de harceler l’armée israélienne
jérusalem - correspondant
I
ls sont réapparus après quel-
ques semaines. Des mili-
ciens du Hamas ont con-
traint l’armée israélienne à
redéployer deux de ses brigades
dans le camp de réfugiés d’Al-
Chati, le 28 janvier. Les soldats les
pourchassent dans ce dédale mi-
sérable de ruelles de Gaza, large-
ment rasé par l’aviation dès le
mois d’octobre 2023. L’armée a
enjoint aux habitants qui survi-
vent dans les ruines des quartiers
environnants d’évacuer la zone
pour y mener ses combats.
Dans l’ouest de la métropole,
zone conquise par Israël en no-
vembre 2023, les Brigades Al-Qas-
sam du Hamas relancent ainsi
leur guerre d’usure. Les factions
palestiniennes ont revendiqué de-
puis la mi-janvier des attaques de
roquettes et au mortier dans les
quartiers de Jabaliya, Cheikh Rad-
wan et dans le sud de la ville, ainsi
que des tirs de roquettes depuis le
nord de l’enclave vers Israël.
La réémergence de ces combat-
tants contredit le diagnostic des
officiers israéliens qui affir-
maient, fin 2023, avoir « nettoyé »
ces quartiers. La hiérarchie mili-
taire israélienne avait même ren-
voyé presque tous les réservistes
dans leurs foyers, ne maintenant
qu’une division dans le nord de
l’enclave. Les hauts gradés pré-
voyaient de ne plus y mener que
des raids ciblés, tandis qu’une se-
conde division cherche les chefs
du Hamas et leurs otages dans le
sud du territoire.
L’armée
israélienne
ne parvient pas
à délivrer
les 136 otages
détenus
dans l’enclave
« Israël a déployé quatre divi-
sions au cours des cent vingt der-
niers jours, dans le but de détruire
le Hamas et de libérer les otages
par la force. Aucun de ces deux ob-
jectifs n’a été atteint. En dépit de sa
politique de la terre brûlée, au prix
de près de 27 000 morts et de dizai-
nes de milliers de blessés, le Hamas
et la résistance [les autres factions
palestiniennes] sont toujours de-
bout, et ils se battent. C’est une dé-
faite morale, militaire et de rensei-
gnement pour Israël », estime le
général Wassef Erekat, un ancien
combattant de l’Organisation de
libération de la Palestine,
aujourd’hui analyste à Ramallah.
Le Hamas ne peut clamer vic-
toire sur les ruines de Gaza. Mais il
mène cette guerre avec un avan-
tage : « Il n’a pas grand-chose à faire
pour gagner, il lui suffit de survi-
vre », souligne Tahani Mustafa,
analyste à l’International Crisis
Group. L’armée israélienne le si-
gnale elle-même depuis la mi-jan-
vier : sa campagne s’épuise. Elle ne
parvient pas à délivrer les 136 ota-
ges détenus à Gaza. Parmi eux,
près de trente sont donnés pour
Avec SG,
faites grandir vos idées
en les protégeant.
morts, victimes de leurs geôliers
ou des bombes israéliennes.
Pour négocier la libération des
autres, l’Etat hébreu a proposé, en
début de semaine, un cessez-le-
feu de plus d’un mois, extensible.
Jeudi 1er février, un leader en exil
du mouvement, Oussama
Hamdane, a accueilli cette offre
avec prudence : « Jusqu’à présent,
il n’est pas possible de parler de
parvenir à un accord, et nous n’en
sommes qu’au début », a-t-il dé-
claré. Israël pourrait relâcher des
détenus palestiniens en plusieurs
phases, et laisser davantage
d’aide humanitaire entrer à Gaza.
« Le Hamas était prêt à rendre
des otages pour rien au début de la
guerre, mais, acculé, il devient
maximaliste, juge Mme Mustafa.
Au vu des destructions dans Gaza,
il commettrait un suicide politique
en déposant les armes sans un ces-
sez-le-feu permanent, un retrait de
l’armée de Gaza et la libération de
tous les prisonniers palestiniens. »
« Plus de 500 km » de galeries
Dans l’histoire des conflits armés,
les bombardements menés par Is-
raël sur Gaza se classent parmi les
plus brutaux depuis la seconde
guerre mondiale. Mais la rési-
lience du Hamas, elle aussi, a peu
de précédents. Sa branche armée
s’est préparée à cette guerre aussi
minutieusement qu’elle avait pla-
nifié l’assaut du 7 octobre. Elle est
parvenue à préserver ses forces
durant quatre mois dans ses tun-
nels, qui servent de centres de
commandement, d’usines de
munitions et de pas de tir,
Au sortir de la dernière guerre,
en 2021, le chef du Hamas dans
l’enclave, Yahya Sinouar, se décla-
rait « prêt pour la grande bataille »
à venir, en vantant ses « plus de
500 kilomètres » de galeries. L’ar-
mée a découvert avec surprise
qu’il ne mentait pas. Elle n’a pu
cartographier qu’en partie ce ré-
seau et n’en a détruit qu’un petit
pourcentage. L’état-major israé-
lien espère seulement rendre
inutilisables, pour un temps, les
galeries les plus importantes. Fin
janvier, il a reconnu que les sol-
dats s’efforçaient d’inonder à
l’eau de mer certains de ces tun-
nels. Avec des résultats visible-
ment mitigés, les pompes, instal-
lées sur la côte, étant loin du théâ-
tre des opérations.
Jeudi, Israël a affirmé avoir tué
10 000 combattants du Hamas, et
en avoir blessé et mis hors de
combat le même nombre, soit en-
viron les deux tiers de ses effec-
tifs. Un chiffre invérifiable. Israël
dénombre ces morts depuis octo-
bre 2023, et liste les bataillons dé-
mantelés (18 sur 24). Mais les Bri-
gades Al-Qassam sont une milice,
au fonctionnement très lâche, dé-
concentré ; pas une armée. Elles
tentent dans un premier temps
de s’opposer aux pénétrations de
l’armée, comme dans les quar-
tiers ouest de Khan Younès, fin
janvier, avant de se disperser, en
groupes plus ou moins autono-
mes, et de poursuivre le combat,
par des actions de guérilla.
L’un de ces groupes est parvenu,
mi-janvier, à tuer vingt et un sol-
dats israéliens, qui minaient un
international | 3
bâtiment à l’est de Khan Younès,
dans une zone censée avoir été
déjà « nettoyée ». A la mi-novem-
bre 2023, le Hamas a aussi diffusé
une vidéo montrant comment il
avait attiré cinq soldats vers l’en-
trée d’un tunnel à Beit Hanoun,
dans le Nord, puis avait fait déto-
ner un engin explosif, tuant plu-
sieurs de ces militaires.
Selon Daphné Richemond-Ba-
rak, professeure à l’université Rei-
chman d’Herzliya (Israël), et
autrice d’Underground Warfare
(« guerre souterraine », Oxford
University Press, 2018, non tra-
duit), le Hamas a importé cette
tactique de Syrie, où les groupes
armés rebelles l’ont employée
contre les troupes gouvernemen-
tales, notamment à Alep. Au to-
tal, près de 220 soldats israéliens
ont été tués à Gaza – dont une
partie par des tirs amis et dans
des accidents.
L’armée s’inquiète désormais
d’une réaffirmation de l’autorité
civile du Hamas dans la métro-
pole de Gaza, dans le nord de l’en-
clave. Elle prétend que le mouve-
« Le Hamas
n’a pas grand-
chose à faire
pour gagner,
il lui suffit
de survivre »
TAHANI MUSTAFA
International Crisis Group
ment islamiste redéploie des poli-
ciers et s’immisce dans les con-
vois d’aide humanitaire interna-
tionale. « Ils tirent avantage du
vide du pouvoir, parce qu’Israël,
stupidement, ne veut pas se préoc-
cuper du jour d’après. [Le premier
ministre] Nétanyahou en a trop
peur politiquement, il résiste aux
demandes du chef d’état-major »,
affirme le général Israël Ziv, an-
cien chef de la division de Gaza.
Pourtant, si l’armée ne règne pas
dans la métropole, le Hamas non
plus. Il se contente d’y survivre, au
même titre que les habitants.
Les marchés sont fermés. En
janvier, l’armée n’a autorisé que
huit convois d’aide à pénétrer en
ville. Des camions ont été pris
d’assaut par des Gazaouis affa-
més. « Il n’y a plus d’administra-
tion à Gaza, et le Hamas ne voudra
pas en reprendre la charge », es-
time Mme Mustafa.
Le mouvement a justifié son at-
taque du 7 octobre 2023 par la né-
cessité de secouer un « statu quo »
insoutenable pour les Palesti-
niens, qui cantonnait le Hamas à
l’administration de Gaza sous
blocus, entre deux guerres. « De-
puis novembre, ils font appel à
tous les partis palestiniens, à tou-
tes les factions du Fatah, pour se
décharger auprès d’eux de leur
autorité civile, et redevenir un
mouvement de résistance »,
avance l’analyste. Le Hamas se
prétend incontournable, mais il
craint de réapparaître seul au
pouvoir face aux Gazaouis, et seul
responsable de leur sort. p
louis imbert
4 | international
Moyen-Orient : Washington cherche une stratégie
Joe Biden a signé un décret inédit pour sanctionner les colons juifs responsables de violences en Cisjordanie
washington - correspondant
C
onsidérés comme res-
ponsables de violences
en Cisjordanie, quatre
colons juifs viennent
d’être frappés, pour la première
fois, par des sanctions américai-
nes. Jeudi 1er février, Joe Biden a si-
gné en ce sens un décret présiden-
tiel à l’ampleur limitée mais
créant un précédent. Constatant
les « niveaux intolérables » de ces
violences, le document men-
tionne « le déplacement forcé de
personnes et de villages, et la des-
truction de biens ». Les quatre indi-
vidus visés sont interdits d’entrée
sur le territoire américain. S’ils y
possèdent des biens ou des affai-
res commerciales, ils ne pourront
plus en disposer à loisir, ni effec-
tuer de transactions financières.
Au vu du profil de ces hommes,
leur vie n’en sera guère affectée,
au-delà de leur célébrité inatten-
due. Mais ces sanctions confir-
ment une approche plus sévère de
la Maison Blanche dans ce dossier,
à l’aune de l’inaction du gouverne-
ment Nétanyahou. Début décem-
bre 2023, le département d’Etat
avait adopté « une nouvelle politi-
que de restriction en matière de
visa » visant des colons violents.
Des signaux de rééquilibrage
Ces violences, commises en to-
tale impunité et sous la protec-
tion de l’armée israélienne, sont
documentées depuis des années
par les organisations de défense
des droits humains et les journa-
listes. Mais le contexte a changé
depuis l’attaque du 7 octo-
bre 2023 commise par le Hamas.
En affichant un soutien massif à
Israël, malgré le bilan humain et
matériel terrible à Gaza, l’admi-
nistration Biden se retrouve dans
une position périlleuse. Son iso-
lement diplomatique est saisis-
sant. Ses bases militaires au
Moyen-Orient sont attaquées par
des groupes armés. Sur le plan in-
térieur, à neuf mois du scrutin
présidentiel, Joe Biden est con-
fronté à la menace d’une démobi-
lisation d’une fraction de son
électorat en raison de ses posi-
tions pro-israéliennes.
La Maison Blanche cherche
donc à envoyer des signaux de
rééquilibrage et à redonner une
cohérence à un tableau chaoti-
que. C’est tout sauf une coïnci-
Taylor Swift affole l’Amérique trumpiste avant la présidentielle
Les prises de position prodémocrates de la chanteuse effraient les républicains, qui craignent son influence sur les jeunes électeurs
washington - correspondant
S i Taylor Swift était un verbe,
les républicains le décline-
raient à tous les temps.
Dans la dérive de la droite améri-
caine, la chanteuse pop de 34 ans
représente un dérèglement parti-
culier. Surtout depuis qu’elle a fait
la couverture de l’hebdomadaire
américain Time comme person-
nalité de l’année 2023, confir-
mant son statut incomparable.
Ses propos sont étudiés, ses fré-
quentations épiées, ses tenues
imitées. Taylor Swift est une ar-
tiste dont la voix porte bien au-
delà de son répertoire.
Longtemps, elle était restée à
distance de la scène politique
pour éviter de s’aliéner une partie
de son public. Mais, à compter de
2018, dans son Etat du Tennessee,
elle a commencé à s’exprimer
dans la défense des minorités
sexuelles et raciales. En 2020, Tay-
lor Swift a pris position en faveur
du ticket Biden-Harris. « L’Améri-
que a une chance de commencer le
processus de guérison dont elle a si
désespérément besoin », expli-
quait-elle. Fin juin 2022, la chan-
teuse a vivement réagi à la sup-
En affichant
un soutien
massif à Israël,
l’administration
Biden se retrouve
dans une position
périlleuse
dence : la publication du décret a
eu lieu quelques heures avant le
déplacement de Joe Biden dans le
Michigan, Etat où vit une forte
communauté arabo-musulmane
d’environ 310 000 personnes.
Dans un communiqué, le con-
seiller à la sécurité nationale, Jake
Sullivan, établit même un lien
inédit. Il estime que ces violences
des colons juifs « menacent la sé-
curité nationale et les intérêts en
politique étrangère des Etats-
Unis ». Cette formule reconnaît
une évidence : dans la foulée du
7 octobre, le conflit israélo-pales-
tinien s’est doublé d’une dimen-
sion régionale, comme l’illustrent
les attaques des houthistes et des
milices pro-iraniennes en Syrie et
en Irak contre les forces américai-
nes. La Maison Blanche prépare
d’ailleurs une campagne de frap-
pes en réponse.
En réalité, l’administration Bi-
den ne change pas de stratégie
dans la crise multiforme au
Moyen-Orient. L’ordre de ses prio-
rités demeure : éviter une régio-
nalisation du conflit, obtenir un
accord sur les otages encore déte-
nus à Gaza en échange d’une
pause longue de l’opération mili-
taire pour un ou deux mois, et en-
fin relancer la solution à deux
Etats. Sans surprise, le décret de
Joe Biden est accueilli par la coali-
tion israélienne comme un
outrage. Mais en coulisses, les
échanges s’intensifient. Ron Der-
mer, le ministre israélien des af-
faires stratégiques, était reçu par
Jake Sullivan à Washington mer-
credi. Pendant ce temps, le direc-
teur de la CIA, William Burns,
reste en contact constant avec son
homologue du Mossad, David
Barnea, au sujet des otages.
Dans un entretien au Monde, Aa-
ron David Miller, ancien diplo-
mate et expert au centre de ré-
flexion Carnegie, qualifie cette po-
litique américaine de « passive-
pression de l’avortement comme
droit constitutionnel par la Cour
suprême. « Je suis absolument ter-
rifiée que l’on en soit là », écrivit-
elle sur Twitter à l’attention de ses
94,9 millions d’abonnés. Mais, en
dehors de ces prises de position
ponctuelles, Taylor Swift déve-
loppe sa carrière sur des bases
consensuelles.
Plus populaire que jamais
Aujourd’hui, alors que le pays
semble se diriger vers une revan-
che entre Joe Biden et son prédé-
cesseur, la chanteuse est plus po-
pulaire et influente que jamais. La
politique n’est pas du tout au
cœur de sa vie. Elle divertit et fait
rêver des dizaines de millions de
« swifties ». Ces derniers sont, à
part presque égale, des hommes
et des femmes, à 55 % démocrates,
pour trois quarts des Blancs et,
pour plus de la moitié, des habi-
tants de zones périurbaines où
pourrait se décider la prochaine
présidentielle, selon un sondage
Morning Consult, effectué en
mars 2023.
La tournée de la star, l’Eras Tour,
est un succès invraisemblable,
qui a fait imploser la plate-forme
Le président Joe Biden, au Capitole, à Washington, le 1er février. ANDREW HARNIK/AP
agressive », réfutant l’idée d’un
rééquilibrage substantiel. Ce fami-
lier du conflit israélo-palestinien
se dit convaincu que l’administra-
tion Biden annoncera bientôt « un
cadre général et des paramètres,
exposant les responsabilités et les
devoirs de chacune des parties, que
ce soit les pays arabes, les Etats-
Unis, Israël ou les Palestiniens, ainsi
que les bénéfices qu’ils peuvent es-
pérer. Je ne sais pas si ce sera sous la
forme d’un discours, ou d’une con-
férence régionale, mais je ne doute
pas que ça aura lieu en 2024 ».
Fuite autorisée d’information
Aux Palestiniens, un Etat. A Israël,
la sécurité et une normalisation
complète des relations avec les
pays arabes, surtout l’Arabie saou-
dite. A cette dernière, un accord
de défense avec les Etats-Unis et
un programme civil nucléaire. Un
plan idéal sur le papier, qui peut
vite se fracasser contre plusieurs
obstacles : le Hamas, le gouverne-
ment Nétanyahou tant qu’il tient,
de billets en ligne Ticketmaster
lors de son lancement. En sep-
tembre, Taylor Swift a appelé ses
fans sur Instagram – 280 millions
d’abonnés – à s’enregistrer sur les
listes électorales, provoquant un
afflux immédiat de 35 000 jeu-
nes. Son histoire d’amour avec
Travis Kelce, le joueur vedette de
l’équipe de football américain des
Chiefs de Kansas City, mobilise
l’ensemble de la presse, tabloïd et
généraliste.
Le 28 janvier, Taylor Swift est
descendue sur la pelouse du stade
de Baltimore (Maryland) avec son
amoureux, transportée de joie,
l’embrassant devant les caméras.
Les Chiefs venaient de se qualifier
Le monde MAGA
(Make America
Great Again) de
Donald Trump
respecte ses
fondamentaux :
il soupçonne
une conspiration
l’opinion publique israélienne, de
nouvelles attaques sanglantes
contre les forces américaines…
Pour ceux qui s’opposeraient à
cette démarche, Washington fait
savoir qu’il dispose d’autres op-
tions. Selon le journaliste Barak
Ravid, du site Axios, le départe-
ment d’Etat a lancé une réflexion
sur les formes que pourrait pren-
dre une reconnaissance unilaté-
rale de la Palestine, déjà consentie
par 139 membres des Nations
unies sur 193.
Washington pourrait égale-
ment lever son veto au Conseil de
sécurité, pour octroyer à la Pales-
tine un statut de membre à part
entière. Deux jours avant la publi-
cation de l’article d’Axios, le chef
de la diplomatie britannique, Da-
vid Cameron, avait envisagé une
démarche identique de son pays,
estimant que cette reconnais-
sance de la Palestine constituerait
« un progrès irréversible vers la so-
lution à deux Etats ». La fuite auto-
risée de cette information au dé-
pour le Super Bowl, la finale du
championnat, qui les opposera
aux San Francisco 49ers, le 11 fé-
vrier. Pendant que les fans de la
star s’éventent devant les images
de cet amour cosmique, le monde
MAGA (Make America Great
Again) respecte ses fondamen-
taux : il soupçonne une conspira-
tion. Plusieurs versions circulent,
très complémentaires : faux cou-
ple, manipulation sportive, élec-
tion présidentielle truquée.
« Ce qu’il se passe avec Taylor
Swift n’est pas naturel », a noté, sur
le réseau social X début décem-
bre, un conseiller vétéran de Do-
nald Trump, Stephen Miller.
« Taylor Swift est-elle une ressource
du Pentagone ? », soutenait un
bandeau sur la chaîne Fox News,
le 9 janvier, tandis que le présen-
tateur Jesse Watters se demandait
qui avait dit à la chanteuse d’appe-
ler les jeunes aux urnes.
Encore récemment candidat
aux primaires républicaines,
avant de se ranger derrière Do-
nald Trump, Vivek Ramaswamy a
des soupçons plus précis, à l’inter-
section entre la politique et le
sport. Au lendemain de la qualifi-
cation des Chiefs pour la grande
Ces mesures
contre les quatre
colons juifs
confirment
une approche
plus sévère de la
Maison Blanche
partement d’Etat incite à la pru-
dence. Il s’agit seulement d’une
réflexion théorique à ce stade. En-
suite, une telle reconnaissance,
qui représenterait un séisme
dans la relation israélo-améri-
caine, ne changerait pas les para-
mètres sur le terrain. Elle ne ré-
pondrait pas à l’éclatement entre
la Cisjordanie et la bande de Gaza.
Elle pourrait au contraire encou-
rager la fuite en avant de la coali-
tion au pouvoir, dirigée par Néta-
nyahou mais dominée par l’ex-
trême droite messianique.
finale de la National Football Lea-
gue, il écrivait ceci : « Je me de-
mande qui va gagner le Super
Bowl le mois prochain. Et je me de-
mande si l’on approche d’un sou-
tien présidentiel majeur, cet
automne, de la part d’un couple
artificiellement et culturellement
gonflé. Ce sont ici des spéculations
débridées. Voyons comment cela
évolue dans les huit mois à venir. »
On ne sait pas si l’entrepreneur
suit attentivement le football
américain, mais les Chiefs ont
participé à trois des quatre der-
niers Super Bowl et en ont rem-
porté deux. Si la conspiration est
sportive, il faut en souligner la re-
marquable sophistication.
Besoin d’influenceurs
La crainte du monde MAGA vient
de l’influence évidente de Taylor
Swift sur un public jeune, qui
pourrait peser de façon décisive
lors des élections de novembre,
non seulement dans le choix du
président, mais encore dans celui
des représentants et des séna-
teurs. En 2020, environ 48 % des
18-29 ans avaient participé au
scrutin contre seulement 40 %
en 2016. Une vaste mobilisation de
0123
SAMEDI 3 FÉVRIER 2024
Enfin, une telle rupture irait à
l’encontre de l’approche actuelle
de l’administration Biden, qui
cherche un engagement multila-
téral dans la solution à deux Etats.
Impossible de faire la paix contre,
sans ou malgré Israël, la même
chose étant valable pour les Pales-
tiniens. « La probabilité que la Mai-
son Blanche reconnaisse la Pales-
tine de façon unilatérale dans un
futur proche est d’à peu près zéro,
estime Aaron David Miller. L’ad-
ministration a besoin d’Israël pour
conclure un accord sur les otages,
pour transitionner vers une autre
phase militaire, pour acheminer
plus d’aide humanitaire à Gaza. Si
elle voulait envoyer un message
clair d’irritation contre Israël, elle
aurait trois options : ralentir ou
restreindre l’assistance militaire,
surtout les munitions ; changer la
posture de vote au Conseil de sécu-
rité de l’ONU ; affirmer qu’elle veut
une cessation des hostilités. » Pour
l’heure, aucun signal en ce sens. p
piotr smolar
ce segment de population est cru-
ciale pour Joe Biden. L’entourage
du président mesure l’effet dévas-
tateur, dans les cercles progressis-
tes, de la guerre à Gaza conduite
par Israël, avec le soutien ferme de
la Maison Blanche. La crainte
d’une protestation par l’absten-
tion, le jour du vote, est réelle.
Pour éviter cela, Joe Biden
compte placer au cœur de sa cam-
pagne deux thèmes majeurs : la
démocratie américaine en jeu,
avec le risque d’une présidence
Trump, et le droit à l’avortement.
Mais il a besoin de messagers,
d’influenceurs, d’ambassadeurs
extraordinaires, hors du champ
classique de la politique, pour
compenser ses propres vulnéra-
bilités, à commencer par son âge
avancé.
Dans un article, publié le 29 jan-
vier, au sujet de la stratégie de Joe
Biden, le New York Times expli-
quait que le soutien de Taylor
Swift serait « le rêve le plus fou ».
L’entourage du candidat aurait
même évoqué l’idée, selon le quo-
tidien, d’une apparition de Joe Bi-
den sur scène, lors d’une étape de
l’Eras Tour. p
p. sm.
6 | international
Le Nicaragua,
tremplin des
migrants vers
les Etats-Unis
Managua voit dans les flux venant
du continent mais aussi d’Afrique
et d’Asie une manne financière et
un moyen de gêner Washington
madrid - correspondante
B
illet pour le Nicaragua
disponible. 8 500 dol-
lars » ; « Billet d’avion Sé-
négal-Nicaragua dispo-
nible. Intéressés inbox plus d’infos
merci »… Sur Facebook, les annon-
ces sont pléthoriques. Voilà plus
d’un an qu’une route migratoire a
pris son essor pour des Sénégalais
désireux de rejoindre les Etats-
Unis. Ils réservent des vols à desti-
nation de Managua, au Nicaragua,
puis remontent l’Amérique cen-
trale par la voie terrestre jusqu’à
leur destination finale. « En 2023,
des agences de voyages se sont di-
tes submergées de demandes à Da-
kar », rapporte Nelly Robin, de
l’Institut de recherche pour le dé-
veloppement. « A un moment, jus-
qu’à 300 personnes prenaient
l’avion chaque jour, ajoute Aly Tan-
dian, président de l’Observatoire
sénégalais des migrations. Des
vols se sont développés via Casa-
blanca et Madrid ou via la Turquie.
Pour tous ces pays, les Sénégalais
n’avaient pas besoin de visa. »
Cette situation est sur le point
d’être contrariée. Mardi 30 jan-
vier, le gouvernement espagnol,
soucieux de dissuader d’éven-
tuels demandeurs d’asile, a dé-
cidé qu’à compter du 19 février,
les Sénégalais qui font escale à
l’aéroport de Madrid Barajas de-
vront disposer d’un visa de tran-
sit aéroportuaire. Depuis le
20 janvier, ce sésame est aussi
exigé des Kényans. Tierno (le pré-
nom a été modifié) a rejoint les
Etats-Unis à l’automne 2023. Ce
Sénégalais de 29 ans a atterri à
Managua le 29 septembre et est
entré en Arizona douze jours plus
tard. Aujourd’hui, il est hébergé
chez un compatriote dans l’Ohio.
« J’attends d’obtenir mon permis
HORS-SÉRIE
Un migrant sénégalais à Tegucigalpa, le 24 août 2023, devant un bus qui doit le conduire aux Etats-Unis. ORLANDO SIERRA/AFP
de travail, dit-il. Après, il y a du
boulot dans des entrepôts comme
ceux d’Amazon. »
Tierno a longtemps voulu se
rendre en France, où vit l’un de
ses frères. « Mais on regarde les in-
fos et j’ai beaucoup d’amis en Eu-
rope, je sais que leur situation n’est
pas facile, surtout quand tu n’as
pas de papiers, nous confie le
jeune diplômé de géographie.
Aux Etats-Unis, le working permit
dure cinq ans et te permet de faire
partie du pays. » La migration sé-
négalaise outre-Atlantique n’est
LES SECRETS DU PHARAON
En partenariat avec
édition spéciale
pas inédite. « Au début des années
2000, il y avait des vols vers le Bré-
sil, rapporte Nelly Robin. Certains
Sénégalais ont continué vers les
Etats-Unis. Aujourd’hui, l’essor de
la route via le Nicaragua est aussi
lié à la dangerosité des routes
transsahariennes et de la voie ma-
ritime via les Canaries. »
Tierno a déboursé près de
7 000 euros pour son voyage qu’il
a réalisé en avion, mais aussi en
bus, en voiture, en pirogue pour
remonter l’Amérique centrale et
le Mexique. « Au Nicaragua, se
souvient-il, tu sors de l’aéroport, il
y a beaucoup de gens qui te propo-
sent leurs services. J’ai payé 60 dol-
lars [55 euros] un certain Pedro
pour aller au Honduras. J’ai logé
dans son hôtel et on a voyagé dans
des 4 × 4. On était un groupe avec
des Camerounais, des Maurita-
niens, des Indiens… »
Selon des données gouverne-
mentales obtenues par le New
York Times, le nombre de ressor-
tissants africains appréhendés à
la frontière avec le Mexique est
passé de plus de 13 000 en 2022 à
plus de 58 000 en 2023.
Depuis trois ans, le Nicaragua
est devenu un tremplin pour ces
migrants, notamment ceux qui
veulent éviter la traversée de la
terrible jungle du Darien, entre la
Colombie et le Panama. Le régime
autoritaire de Daniel Ortega a vu
dans ce flux non seulement un
moyen de remplir les caisses de
l’Etat, mais également une arme
de politique étrangère contre les
Etats-Unis, qui lui ont imposé de
nombreuses sanctions ces der-
nières années.
« Taxe » informelle
En 2021, Managua a supprimé
l’obligation de visa pour les Cu-
bains, alors que l’île communiste
connaît le plus grand exode de
son histoire. En 2022 et 2023, cette
exemption a été étendue à de
nombreux autres ressortissants
de la région, notamment haï-
tiens, puis originaires d’Afrique et
d’Asie. « En avril 2023, le gouverne-
ment nicaraguayen a chargé une
société privée basée à Dubaï de gé-
rer les contrats avec des compa-
gnies de vols charters à travers
l’Asie, l’Europe et l’Afrique, car le
pays n’avait ni les connaissances ni
les capacités pour le faire », expli-
que Manuel Orozco, expert en mi-
« On a voyagé
dans des 4 × 4.
On était un
groupe avec
des Camerounais,
des Mauritaniens,
des Indiens… »
TIERNO
migrant sénégalais
gration du Dialogue interaméri-
cain, un centre de réflexion basé à
Washington. Résultat : « Entre
juin 2023 et fin janvier 2024,
160 000 étrangers sont arrivés à
l’aéroport international Augusto
C. Sandino de Managua, signale le
chercheur. [Parmi eux], 39 % ve-
naient d’Haïti et 40 % de Cuba. »
A leur arrivée à Managua, les
passagers s’acquittent d’une
sorte de « taxe » informelle os-
cillant entre 150 et 200 dollars,
selon les témoignages. Les com-
pagnies aériennes, elles, paient
jusqu’à 3 000 dollars de frais par
atterrissage. Sans compter les
taxes d’aéroport exigées des pas-
sagers. Au total, plusieurs mil-
lions de dollars alimentent le ré-
gime nicaraguayen. Le 21 novem-
bre 2023, le département d’Etat
imposait des sanctions contre les
dirigeants de sociétés proposant
des vols charters « destinés à être
utilisés principalement par des
personnes migrant de manière ir-
régulière vers les Etats-Unis ».
Une partie de ces migrants ne
fait que passer par l’Europe. Mais
depuis le mois d’août, la situation
dans l’aéroport de Madrid-Bara-
jas, principal hub de correspon-
dance avec l’Amérique latine, est
chaotique. Selon les syndicats po-
liciers, près de 450 personnes s’y
trouvaient retenues fin janvier,
dans des salles de rétention. Les
conditions sont si déplorables
que la Croix-Rouge a décidé, le
23 janvier, de jeter l’éponge et de
laisser la police se charger de
l’aide humanitaire.
Selon des travailleurs de l’aéro-
port, interrogés par le site d’infor-
mation Elespanol.com, les mi-
grants retenus sont majoritaire-
ment des Sénégalais, arrivés de
Casablanca avec pour destination
des pays d’Amérique latine, et
comme objectif final, les Etats-
Unis. « Certains demandent l’asile
à peine descendus d’escale,
d’autres restent dans le terminal en
essayant de poursuivre leur voyage
et demandent l’asile quand ils n’y
parviennent pas. Parfois, ils sont
allés jusqu’en Amérique latine et
ont été renvoyés à leur dernière es-
cale… », détaille Elena Muñoz,
coordinatrice des questions juri-
diques pour la Commission espa-
gnole d’aide aux réfugiés.
Ils ont pu être confrontés à un
billet de correspondance faux ou
annulé, à une carte de crédit qui
ne fonctionne pas, ou à l’impossi-
bilité de s’acquitter, au Salvador,
dernière escale avant Managua,
de la nouvelle « taxe d’améliora-
tion aéroportuaire » de 1 130 dol-
lars. Créée en octobre, elle est cen-
sée financer les travaux d’agran-
dissement de l’aéroport, mais ne
s’applique qu’aux citoyens afri-
cains et indiens… Le nombre de
demandes d’asile déposées à Ba-
rajas a bondi de 766 en 2022 à
2 800 en 2023, et a atteint 860
pour le seul mois de janvier.
0123
SAMEDI 3 FÉVRIER 2024
Les conditions
de rétention
à Madrid sont
si déplorables
que la Croix-
Rouge a décidé
de jeter l’éponge
En France, la police aux frontiè-
res (PAF) a elle aussi assisté à l’es-
sor de ces routes migratoires, par
le biais notamment de candidats
originaires d’Asie. « Le phénomène
est apparu pendant la crise due au
Covid, explique Julien Gentile, le
chef de la PAF à l’aéroport de Rois-
sy-Charles-de-Gaulle. Ça s’est
porté sur Roissy à partir du mo-
ment où Madrid a commencé à
soumettre certaines nationalités à
des visas de transit aéroportuaire. »
Visa de transit aéroportuaire
Le commissaire Gentile relate
ainsi le cas de ces passagers ouz-
beks débarquant à Roissy jusqu’au
début du mois de décembre 2023.
Ils embarquaient depuis la Tur-
quie sur des vols Istanbul-Lomé,
avec une escale prévue à Paris. En
transit à Roissy, ils ne prenaient
pas leur correspondance pour le
Togo et se « faisaient oublier » en
zone internationale pendant plu-
sieurs jours afin d’être certains de
ne pouvoir être renvoyés en Tur-
quie, qui refuse les réachemine-
ments de voyageurs au-delà de
sept jours. Une fois ce délai passé,
ils achetaient un billet d’avion
pour le Nicaragua. Comme il
n’existe pas de vol direct, ils transi-
taient par le Panama.
A priori, cette migration n’a
aucune incidence pour la France.
Mais, sous la pression des Etats-
Unis, le Panama a commencé à re-
fuser les Ouzbeks et à les renvoyer
vers Paris. Embarrassée par ces
candidats à l’émigration, la France
a instauré le 7 décembre une obli-
gation de visa de transit aéropor-
tuaire pour les Ouzbeks.
C’est ce qui s’était aussi produit
en avril 2021, avec l’instauration
de ce visa pour les Indiens face à
l’arrivée en nombre de ressortis-
sants du Pendjab. « C’était des agri-
culteurs venus avec l’argent d’une
année de récolte qui voulaient re-
joindre le Canada via des escales à
Paris et des destinations en Améri-
que du Sud », se souvient le com-
missaire Gentile. Une route réap-
parue le 21 décembre, lors de l’im-
mobilisation d’un avion en prove-
nance des Emirats arabes unis
avec quelque 300 Indiens à son
bord. Ils effectuaient une escale
technique à l’aéroport de Vatry
(Marne) et avaient pour destina-
tion finale le Nicaragua. p
sandrine morel,
angeline montoya
et julia pascual (à paris)
0123
SAMEDI 3 FÉVRIER 2024
L’Europe fait plier Orban pour soutenir l’Ukraine
Une enveloppe de 50 milliards d’euros sur quatre ans a été promise à Kiev, après un vote à l’unanimité
bruxelles -
bureau européen et envoyé spécial
L’
Union européenne
(UE) et le président
ukrainien, Volodymyr
Zelensky, redoutaient
le pire : un blocage persistant de la
part de Viktor Orban, le premier
ministre hongrois, contre le plan
d’aide massif de l’UE en faveur de
l’Ukraine, au moment où le Con-
grès américain continue de se dé-
chirer sur le financement du sou-
tien à Kiev. Contre toute attente,
les Vingt-Sept sont parvenus en
quelques minutes, jeudi 1er fé-
vrier, à faire plier le dirigeant na-
tionaliste afin d’activer l’enve-
loppe de 50 milliards d’euros pro-
mise sur quatre ans à Kiev.
Il était à peine 11 h 26 quand
Charles Michel, le président du
Conseil européen, a annoncé la
nouvelle : « Nous avons conclu un
accord, a-t-il écrit sur le réseau so-
cial X. Cet accord garantit un finan-
cement stable, prévisible et à long
terme pour l’Ukraine. » Afin d’arra-
cher un compromis, M. Michel
avait réuni en début de matinée
Viktor Orban, le président fran-
çais, Emmanuel Macron, le chan-
celier allemand, Olaf Scholz, la pré-
sidente du conseil italien, Giorgia
Meloni, et Ursula von der Leyen, la
présidente de la Commission.
« Aucun cadeau ne lui a été fait »
Le premier ministre hongrois,
tout en répétant ses critiques sur
le soutien apporté à l’Ukraine, lui
qui réclame un cessez-le-feu en-
tre Kiev et Moscou et des pour-
parlers de paix, a alors accepté de
soutenir les vingt-six autres Etats
membres en échange de débats
réguliers, au niveau des diri-
geants, sur la mise en œuvre de
ces fonds. Tandis que Budapest
exigeait ces derniers jours un
droit de regard annuel sur cette
enveloppe, assorti d’un vote à
l’unanimité, il a juste été convenu
d’inviter « si nécessaire, dans les
deux ans », la Commission à pro-
poser la révision du budget con-
cerné. « Aucun cadeau ne lui a été
fait », a assuré le chef de l’Etat
français à l’issue des tractations.
C’est un véritable soulagement
pour l’Ukraine. Volodymyr Ze-
lensky a remercié les dirigeants
de l’UE d’avoir mis en place la faci-
lité pour l’Ukraine. « Il est très im-
portant que la décision ait été
prise par les vingt-sept dirigeants,
ce qui prouve une fois de plus la
En Hongrie, le procès d’une militante antifasciste italienne fâche Rome
Les mauvais traitements que subit Ilaria Salis, habituels dans le pays de Viktor Orban, ont provoqué une vive réaction côté italien
vienne - correspondant régional
M enottes aux poignets,
entraves aux chevilles
et escorte policière su-
rarmée… Les images du procès , à
Budapest, d’une militante anti-
fasciste italienne suscitent depuis
lundi 29 janvier une émotion
considérable en Italie, poussant
même Giorgia Meloni à interve-
nir auprès de son allié politique,
le nationaliste hongrois Viktor
Orban. Mardi soir, la présidente
du conseil italien a décroché son
téléphone pour demander des ex-
plications au premier ministre
magyar sur le traitement subi par
Ilaria Salis, une enseignante de
39 ans actuellement jugée à Buda-
pest pour« appartenance à une
organisation criminelle » et
« blessures volontaires ».
Elle réagissait ainsi au choc créé
par la publication d’images mon-
trant cette Milanaise amenée au
tribunal comme une dangereuse
terroriste. Dans les jours précé-
dents, sa famille et une ex-codéte-
Ursula von der Leyen (à gauche), et Viktor Orban (à droite et au centre), à Bruxelles, le 1er février. LUDOVIC MARIN/AFP
Au cours
des semaines
préalables
de négociations,
l’exaspération est
montée contre
le Hongrois
forte unité de l’UE, a-t-il rappelé
sur X. La poursuite du soutien fi-
nancier de l’UE à l’Ukraine renfor-
cera la stabilité économique et fi-
nancière à long terme, ce qui n’est
pas moins important que l’assis-
tance militaire et la pression des
sanctions sur la Russie. »
Dès mars, après le feu vert du
Parlement européen attendu fin
février, les Vingt-Sept espèrent
être en mesure d’effectuer les pre-
miers versements à Kiev. Il s’agit
d’une aide d’une ampleur inédite
pour un pays candidat à l’UE avec
lequel les négociations d’adhé-
sion n’ont pas encore commencé.
« La Russie ne peut donc pas comp-
nue, également italienne, avaient
déjà dénoncé dans la presse ita-
lienne un traitement carcéral
jugé « incompatible avec un Etat
démocratique » en raison de pri-
vation de contacts téléphoniques
avec ses proches ou de la présence
de rats et de punaises de lit dans
sa cellule. Ce traitement, triste-
ment commun pour les prison-
niers hongrois, a déjà valu au pays
d’Europe centrale plusieurs con-
damnations par la Cour euro-
péenne des droits de l’homme.
Onze ans de prison requis
Mme Salis est accusée par la justice
hongroise de faire partie d’un
groupe de militants antifascistes
paneuropéen très radical. Sur-
nommé le « gang des marteaux »,
il a comme modalité d’action
d’attaquer brutalement des néo-
nazis présumés dans la rue en es-
sayant de leur infliger le maxi-
mum de blessures – souvent au
moyen de marteaux. Le com-
mando visé par la justice hon-
groise est accusé d’avoir ciblé
ter sur une quelconque fatigue des
Européens dans leur soutien à
l’Ukraine », s’est félicité Emma-
nuel Macron.
Avant d’en arriver là, il a fallu six
semaines d’intenses négocia-
tions, pendant lesquelles l’exaspé-
ration est montée au fil des jours
contre le dirigeant illibéral hon-
grois, le seul des Vingt-Sept à par-
ler encore à Vladimir Poutine.
Jeudi matin, le premier ministre
polonais, Donald Tusk, a résumé
l’état d’esprit de ses homologues
en arrivant au sommet : « Il n’y a
pas de lassitude vis-à-vis de
l’Ukraine, mais une lassitude à pro-
pos d’Orban », a-t-il dit, en dénon-
çant « le jeu étrange et égoïste » de
l’homme fort de Budapest.
Ces derniers jours, les menaces
avaient fusé de manière plus ou
moins voilée. Certains évo-
quaient l’activation contre la
Hongrie de l’article 7.2 du traité de
l’Union européenne qui prévoit
de retirer les droits de vote d’un
pays membre accusé de violation
de l’Etat de droit. D’autres bran-
dissaient le risque d’une déstabi-
lisation macroéconomique en
neuf personnes dans les rues de
Budapest en février 2023, en
marge de commémorations dites
du « Jour de l’honneur », fréquen-
tées chaque année par les milieux
néonazis de toute l’Europe.
Lundi, le procureur hongrois a
réclamé onze ans de prison contre
Mme Salis, qu’il accuse d’avoir été la
cheffe de ce commando. Un des
deux Allemands jugés aux côtés
de la militante a reconnu lundi sa
culpabilité et été condamné à trois
ans de prison. Il doit être remis
aux autorités allemandes, qui le
recherchent après avoir déjà con-
damné, en mai 2023 à Dresde, à
cinq ans et trois mois de prison la
présumée inspiratrice de ce
groupe ultraviolent, une Alle-
mande nommée Lina E.
Mme Salis clame, elle, son inno-
cence. « Je n’ai pas commis ces cri-
mes, je n’accepte pas la peine de-
mandée par l’accusation », a-t-elle
seulement affirmé au premier
jour de son procès, qui doit ren-
trer dans les détails lors de la pro-
chaine audience, prévue en mai.
cas de gel prolongé des aides
européennes en principe dévo-
lues à Budapest. Une perspective
évoquée dans un document du
Conseil qui, après sa fuite, a fait
tanguer les marchés cette se-
maine, alors que l’économie hon-
groise est déjà en plein marasme.
Ces mises en garde n’ont pas
empêché les dirigeants euro-
péens de tenter de répondre aux
préoccupations de Viktor Orban
au sujet des procédures enclen-
chées contre les manquements à
l’Etat de droit, au cœur du bras de
fer entre Bruxelles et Budapest. En
décembre, la Commission avait
opportunément débloqué près de
10 milliards d’euros de fonds en
principe attribués à la Hongrie,
sur la trentaine de milliards gelés
par l’exécutif européen.
Afin d’arracher enfin un accord,
il a été rappelé jeudi par les Vingt-
Sept que ce contentieux serait
traité de façon « équitable et pro-
portionnelle », alors que Viktor Or-
ban n’a de cesse de dénoncer une
gestion « politique » de la part de la
Commission européenne. « Sur le
fond, rien ne change, mais il fallait
Son père, qui s’exprime abon-
damment dans les médias ita-
liens pour demander à Mme Me-
loni d’intervenir, a expliqué
qu’elle était certes bien à Buda-
pest pour se mobiliser contrer les
néonazis, mais conteste les vio-
lences qu’elle aurait commises.
Face à l’émotion suscitée par les
images venues de Budapest, le
ministre italien des affaires étran-
gères, Antonio Tajani, a annoncé
avoir convoqué l’ambassadeur
hongrois à Rome. « Cette fois, il me
semble que c’est allé trop loin », a-
t-il estimé. En marge du sommet
européen de Bruxelles tenu jeudi
1er février, Mme Meloni aurait à
nouveau évoqué le dossier avec
M. Orban, en plus de leurs diver-
gences ouvertes sur la guerre en
Ukraine. Le dirigeant nationaliste
hongrois a d’abord été relative-
ment surpris. Mais, comme à son
habitude, il a ensuite réagi par
l’agressivité, en dénonçant « les
attaques des médias et des organi-
sations de défense des droits de
l’homme gauchistes visant à dé-
international | 7
rassurer le premier ministre hon-
grois », indique une source. « Mis-
sion accomplie. Les fonds hongrois
ne finiront pas en Ukraine », a af-
firmé, bravache, le dirigeant na-
tionaliste à l’issue du sommet.
Autre cheval de bataille
Alors que le soutien américain à
Kiev est toujours otage des divi-
sions du Congrès, les Européens
peuvent se targuer de tenir leurs
engagements. « Notre accord euro-
péen est d’ailleurs un signal clair
pour les Etats-Unis, les Européens
démontrent qu’ils peuvent être fia-
bles et crédibles dans leur soutien à
l’Ukraine », a assuré Charles Mi-
chel, conscient que l’heure est
grave pour les Ukrainiens. La con-
tre-offensive lancée au début de
l’été dernier a tourné court. Les at-
taques russes sont quotidiennes.
Et une sourde lutte de pouvoir op-
pose le président Zelensky à son
chef d’état-major, Valeri Zaloujny,
en particulier sur la question de la
mobilisation de soldats supplé-
mentaires, exigée par l’armée.
Dans ce contexte, l’Ukraine
pourra également compter cette
truire les bonnes relations politi-
ques entre la Hongrie et l’Italie ».
Des influenceurs financés par le
pouvoir hongrois ont toutefois
aussi commencé à prendre pour
cible Mme Meloni, en l’accusant de
« trahison », à vouloir « protéger
une terroriste d’extrême gauche »,
alors que « sa carrière a pratique-
ment été lancée par Viktor Or-
ban ». Le porte-parole du gouver-
nement hongrois a par ailleurs
accusé Mme Salis de mensonge et
défendu son traitement en esti-
mant que « les infractions en ques-
tion sont graves ».
Loin « des standards européens »
L’administration carcérale a aussi
défendu ses pratiques en affir-
mant « qu’une prison est une pri-
son et n’offre pas les services d’un
hôtel étoilé. La nourriture y est cer-
tes loin des standards d’un étoilé au
Michelin, mais elle correspond aux
exigences d’une alimentation
saine ». Le fait est que la polémique
italienne a surpris beaucoup de
Hongrois, guère choqués par les
« Les Européens
démontrent
qu’ils peuvent
être crédibles
dans leur soutien
à l’Ukraine »
CHARLES MICHEL
président du Conseil
européen
année sur 21 milliards euros
d’aides militaires bilatérales, bud-
gétées par au moins la moitié des
pays de l’UE, comme l’a rappelé Jo-
sep Borrell, le chef de la diplomatie
européenne. Au passage, Olaf
Scholz a estimé que « tous les Etats
membres n’en font pas assez », vi-
sant implicitement la France, l’Ita-
lie et l’Espagne. L’accord est égale-
ment un soulagement pour les
chefs d’Etat et de gouvernement
européens, après un premier
échec sur le dossier en décembre.
Au-delà de l’Ukraine, le compro-
mis ouvre la voie à une augmenta-
tion substantielle du budget de la
Commission pour financer des
projets en matière de migration
(près de 10 milliards d’euros d’ici à
2027), de compétitivité économi-
que ou de défense, comme le sou-
haitaient la France ou l’Italie.
Si Viktor Orban est rentré dans le
rang sur l’assistance financière à
l’Ukraine, il a profité de son pas-
sage à Bruxelles pour endosser un
autre cheval de bataille : celui des
produits agricoles ukrainiens,
dont la concurrence est pointée du
doigt par les agriculteurs de
l’Union, et par certains responsa-
bles continentaux, y compris Em-
manuel Macron. Avant même de
céder à ses pairs, le Hongrois s’était
présenté, mercredi soir, sur une
barricade installée par les manifes-
tants dans le quartier européen de
Bruxelles. « La Commission doit re-
présenter les intérêts des fermiers
européens à l’égard des Ukrainiens,
non l’inverse », a-t-il répété dans un
message diffusé par son parti, le Fi-
desz. « La solution est de changer
les responsables bruxellois » lors du
scrutin européen prévu du 6 au
9 juin, a-t-il préconisé, comme
pour lancer la campagne électo-
rale. Une nouvelle façon de dire
que le soutien à l’Ukraine n’a rien
d’une évidence pour lui. p
philippe jacqué
et philippe ricard
conditions de détention des pri-
sonniers dans leur pays. « Nous, les
avocats hongrois, y sommes habi-
tués, reconnaît auprès du Monde
l’un des conseils de Mme Salis,
György Magyar. Mais cela ne
m’étonne pas que cela choque les
étrangers, car ce n’est vraiment pas
conforme aux standards euro-
péens », dénonce-t-il, en repro-
chant avant tout à la justice hon-
groise de refuser de traduire tou-
tes les pièces du dossier en italien.
Lundi, la défense a aussi de-
mandé que les entraves de
Mme Salis soient retirées pendant
l’audience, mais le juge a refus.
Cette polémique aura-t-elle le
mérite d’améliorer le sort des dé-
tenus hongrois ? Le père d’Ilaria
Salis, cité par le Corriere della
Serra, estime en tout cas que le
« battage médiatique » sur le sujet
depuis lundi a amené à ce que
« les choses s’améliorent un peu »
pour sa fille « et ses camarades de
cellule ». « Les Hongrois ont fait le
ménage », a-t-il assuré. p
jean-baptiste chastand
8|
FRANCE
ENTRETIEN
D
ans un entretien au
Monde, la secrétaire
générale de la CFDT,
Marylise Léon, com-
mente la déclaration de politique
générale prononcée le 30 janvier
par le premier ministre, Gabriel
Attal. En matière de salaires, « il n’y
a rien de bien nouveau », selon elle.
Comment jugez-vous les
annonces de Gabriel Attal, qui
dit vouloir « désmicardiser »
la France ?
Au-delà du slogan, nous parta-
geons l’objectif du premier minis-
tre qui est de faire en sorte que les
travailleurs du privé et du public
aient de vraies perspectives d’évo-
lution de carrière. Le smic consti-
tue le salaire d’entrée dans la vie
active pour des personnes sans
qualification, mais ça doit n’être
qu’une première étape, d’une
durée aussi courte que possible.
Cela étant, dans les pistes men-
tionnées, mardi, par M. Attal, il
n’y a rien de bien nouveau. Il s’ins-
crit dans les suites de la confé-
rence sociale d’octobre 2023.
Un point positif : le fait d’insis-
ter sur la responsabilité des
employeurs. Pour la CFDT, il faut
suspendre les exonérations de
cotisation pour les branches qui
ne joueraient pas le jeu de la négo-
ciation. Subsiste un point aveu-
gle : c’est la question de l’égalité
salariale entre les hommes et les
femmes. Il faut que les travaux se
poursuivent sur la refonte de l’in-
dex, qui vise à réduire les écarts de
rémunération, et sur la transposi-
tion de la directive européenne
sur la transparence salariale.
Que pensez-vous du discours
de M. Attal selon qui ceux
qui travaillent doivent mieux
gagner leur vie que ceux
qui ne travaillent pas ?
Il n’est pas juste. Je le dis et le
redis : il est impossible de gagner
plus en ne travaillant pas par
rapport à la situation où on
travaille. Les règles de l’assurance-
chômage sont ainsi faites qu’un
demandeur d’emploi touche une
« La trajectoire financière
est leur obsession »
La secrétaire générale de la CFDT, Marylise Léon, réagit
aux déclarations de l’exécutif sur l’emploi et les salaires
allocation inférieure au salaire ce n’est pas très coûteux, politi-
perçu quand il était en activité. quement parlant, d’affirmer
qu’on va réduire les droits des
Alors pourquoi le premier chômeurs ou durcir les règles
ministre tient-il ce propos ? pour les allocataires du RSA.
C’est le vieux principe du
« quand on veut, on peut ». Il sous- M. Attal a indiqué qu’il serait
entend qu’une partie des person- prêt à demander aux acteurs
nes au chômage ou au RSA sociaux de renégocier les
[revenu de solidarité active] ont règles de l’assurance-chômage
fait le choix délibéré d’être dans si la trajectoire financière
cette situation. C’est une vision du dispositif déviait.
profondément ancrée au sein des Comment avez-vous réagi ?
représentants de l’exécutif, de- La trajectoire financière du
puis l’arrivée au pouvoir d’Emma- régime a toujours été leur obses-
nuel Macron. Nous sommes en sion. Mais si elle risque d’être
désaccord avec eux depuis 2017. difficile à tenir, c’est parce que la
conjoncture économique n’est
Pour mieux rémunérer le tra- pas du tout celle qu’ils ont inté-
vail par rapport à l’inactivité, le grée dans leurs hypothèses faites
gouvernement fait-il le choix en juin 2023, avec des prévisions à
de moins bien rémunérer 5 % de chômage en 2027 – alors
l’inactivité ? qu’il est de 7,4 % aujourd’hui – et
Il semble suggérer que l’inacti- une croissance supérieure à ce
vité est en partie choisie et qu’elle qu’elle est aujourd’hui. Ce n’est
ne doit donc pas profiter de la pas faute de les avoir prévenus.
solidarité nationale. Sa philoso-
phie obéit aussi à des préoccupa- Le gouvernement semble
tions extrêmement budgétaires : à nouveau vouloir durcir les
il s’agit de faire des économies. Et conditions d’indemnisation
des chômeurs pour inciter
à la reprise d’emploi. Est-ce
que ça vous inquiète ?
« Baisser Continuer de baisser le niveau
des allocations n’incite nulle-
le niveau ment à retourner plus rapide-
des allocations ment sur un poste. La meilleure
des incitations, c’est de mettre les
n’incite pas moyens sur l’accompagnement
à retourner et sur la qualité de celui-ci. Sur ce
point, la réussite de France Travail
plus rapidement [ex-Pôle emploi, depuis le 1er jan-
sur un poste » vier] sera déterminante.
Que pensez-vous de l’annonce
faite mardi par M. Attal sur
la suppression de l’allocation
de solidarité spécifique (ASS)
et sa « bascule » sur le revenu
de solidarité active ?
C’était la surprise du jour,
même si ce scénario était dans
l’air depuis longtemps. Une telle
décision me paraît abrupte. Les
modes de calcul ne sont pas du
tout les mêmes entre l’ASS et le
RSA : il y aura des perdants. Et
surtout, contrairement au RSA,
l’ASS donne des droits à la retraite.
C’est d’ailleurs pour cette rai-
son que M. Attal la supprime :
seul le travail doit donner des
droits à la retraite, selon lui…
Très mauvais argument. Là
encore, on considère que ces
personnes ont fait le choix d’être à
l’ASS. Or, il s’agit de chômeurs de
très longue durée, qui sont allés au
bout de leurs droits à l’assurance-
chômage. Ils ont atteint un âge
auquel ils ne trouvent plus de
place sur le marché de l’emploi car
les entreprises ne veulent pas
d’eux. C’est ça, le problème. Sup-
primer l’ASS pour basculer les pu-
blics concernés vers le RSA, ça si-
gnifie concrètement une baisse
des droits à la retraite. C’est injuste.
Pensez-vous que l’objectif
de réduction du déficit
à 3 % du PIB est compatible
avec l’objectif de plein-emploi
à 5 % de chômage ?
Ça me semble extrêmement
compliqué d’arriver à 3 % à l’hori-
La secrétaire
générale de la CFDT,
Marylise Léon, à Paris,
le 28 août 2023. CHLOE
SHARROCK/MYOP POUR « LE MONDE »
zon 2027. Pour atteindre cet objec-
tif, il faudrait dégager des écono-
mies supplémentaires sur la soli-
darité nationale, au détriment des
précaires et des plus fragiles. Cette
vision de la société n’est pas
acceptable. Qui plus est, le gouver-
nement n’a pas un mot sur la
fiscalité, à part pour décider une
énième baisse d’impôts – de 2 mil-
liards d’euros. C’est une impasse
totale. On ne peut pas rester sur ce
dogme qui, depuis plusieurs an-
nées, empêche de réfléchir à une
taxation des plus riches et prive
l’Etat de nouvelles ressources.
Les annonces de M. Attal
parasitent-elles la négociation
en cours entre partenaires so-
ciaux sur l’emploi des seniors ?
A ce stade, non, mais il serait
souhaitable que l’exécutif clarifie
ses intentions sur cet « acte II » de
la réforme du marché du travail,
dont M. Macron a parlé lors de sa
conférence de presse du 16 jan-
vier. Pour le moment, nous avons
obtenu une garantie : en cas d’ac-
cord entre partenaires sociaux à
l’issue de la négociation sur l’em-
ploi des seniors, M. Attal ainsi que
la ministre du travail, Catherine
Vautrin, se sont engagés à le
respecter et à le transposer fidèle-
ment dans un projet de loi.
Si ce texte accueille d’autres
mesures, émanant du gouverne-
ment ou de sa majorité, nous
voulons le savoir le plus vite possi-
ble pour peser les équilibres et ne
pas se retrouver avec un véhicule
législatif qui, in fine, pencherait
0123
SAMEDI 3 FÉVRIER 2024
« On ne peut
pas rester sur
ce dogme qui,
depuis plusieurs
années, empêche
de réfléchir
à une taxation
des plus riches »
plus en faveur des attentes patro-
nales. Quant aux éventuelles sim-
plifications dans le monde du tra-
vail, elles doivent faire l’objet
d’une concertation avec Mme Vau-
trin et ses services – pas avec Bercy.
Comment accueillez-vous le
report au deuxième semestre
de la présentation de la ré-
forme de la fonction publique ?
C’est une opportunité pour
remettre le dossier dans le bon or-
dre. On négocie et ensuite, un pro-
jet de loi est rédigé – si besoin. De
beaux sujets s’offrent à nous : la
semaine de quatre jours, qui doit
faire l’objet d’une discussion, ad-
ministration par administration.
Ou encore la refonte de l’organisa-
tion du travail, si des salariés exté-
rieurs aux services – des femmes
de ménage par exemple – inter-
viennent sur de nouvelles tran-
ches horaires, en journée plutôt
qu’en soirée ou à la fin de la nuit.
Lors de la mobilisation
contre la réforme des retraites,
l’an passé, le gouvernement
a parfois reproché aux mani-
festants leur irresponsabilité.
Aujourd’hui, face aux agricul-
teurs, il fait preuve d’une très
grande bienveillance. Que
pensez-vous de son attitude ?
Ce qui me choque, c’est de consi-
dérer que la violence dont font
preuve certains agriculteurs pour-
rait être plus légitime parce qu’ils
travaillent. Ce clivage-là me paraît
extrêmement délétère : c’est sous-
entendre que les millions de per-
sonnes qui étaient dans la rue
en 2023 pour des questions tou-
chant au travail étaient moins
fondées à s’exprimer. Ce n’est pas
admissible.
Voulez-vous dire que le gouver-
nement attache de l’impor-
tance à l’opinion lorsqu’elle
prend la défense des paysans,
mais pas lorsqu’elle soutenait
les manifestants opposés
à la réforme des retraites ?
Oui, complètement. Ce fut le
seul moment où les sondages
avaient beaucoup moins de
poids, aux yeux de l’exécutif. Son
positionnement d’aujourd’hui
s’explique aussi par le fait qu’il y a
des élections européennes dans
quelques mois [le 9 juin].
Les agriculteurs ont obtenu
des concessions en bloquant
des axes routiers et en s’en pre-
nant à des bâtiments publics
ou à des centres commerciaux.
Est-ce un exemple à suivre ?
Ça fait réagir en interne. En 2023,
nous avons toujours tenu à mani-
fester, en respectant les biens et les
personnes, et nous n’avons pas été
écoutés. Là, il suffit de quelques
démonstrations de force, comme
celles que vous évoquez, pour que
le gouvernement cède. Le minis-
tre de l’intérieur [Gérald Darma-
nin] parle de « coups de sang légiti-
mes » face aux agriculteurs, alors
que nous avons été traités d’irres-
ponsables, l’an passé, quand nous
parlions de « mettre le pays à l’ar-
rêt ». Nous ne regrettons pas du
tout notre rejet de toute violence,
mais il y a une vraie incompréhen-
sion dans nos rangs sur ce deux
poids, deux mesures. p
propos recueillis par
bertrand bissuel
et thibaud métais
0123
SAMEDI 3 FÉVRIER 2024 france | 9

Oudéa-Castéra dans le viseur des enseignants

Un professeur sur cinq était en grève, jeudi, pour exprimer sa colère face au « mépris » du gouvernement

Ces enseignantes n’en peuvent connues dans les établissements perd une centaine d’heures dans Chloé Delaporte, professeure de
REPORTAGE Les syndicats plus des « effets d’annonce » et des pour la rentrée 2024 et alimentent notre établissement à la rentrée français au collège public du Pré-

A
u concours du slogan
le plus utilisé, « Oudéa,
casse-toi ! » arrive en
bonne place dans la
manifestation parisienne des
personnels de l’éducation natio-
nale, jeudi 1er février. Sur les pan-
cartes ou dans les chants
entonnés, le nom de la ministre
de l’éducation nationale, de la jeu-
nesse, des sports et des Jeux
olympiques, Amélie Oudéa-Cas-
téra, cristallise le rejet. Les diffé-
rentes polémiques qui ont
émaillé les trois semaines écou-
lées depuis son arrivée Rue de
Grenelle, le 11 janvier, ont aiguisé
le mécontentement d’une profes-
sion qui se sent déjà maltraitée
depuis des années. Prévu depuis
décembre par la FSU, FO, la CGT et
SUD, le mouvement a été rejoint
par la quasi-totalité des syndicats
et a élargi ses mots d’ordre depuis
les controverses de janvier.
« Un ministre au niveau plutôt
que des groupes de niveau », « AOC,
un très mauvais cru », « AOC : mets
tes baskets (tu seras moins hors-
sol) », peut-on lire sur les cartons
brandis tout au long du cortège
qui a réuni 6 800 personnes selon
la Préfecture de police à Paris,
jeudi après-midi. Au moins
1 600 personnes ont aussi mani-
festé à Marseille, 2 500 à Lyon,
2 300 à Rennes, 2 300 Nantes et
1 700 à Rouen, entre autres, selon
les autorités relayées par l’AFP.
de la FSU
dénombrent 47 %
de professeurs
grévistes
dans les collèges
et les lycées
Oudéa-Castéra « ne songe pas à dé-
missionner ». Elle veut « désormais
avancer », « avancer avec les ensei-
gnants », après le reconnaît-elle
« un début qui n’a pas été bon ».
Jeudi 1er février, la dizaine d’en-
seignants de l’école Littré qui défi-
lent derrière une banderole, où il
est écrit « école Littré : un paquet
de profs mobilisés », attirent les
regards. C’est dans cet établisse-
ment du centre de Paris qu’Amélie
Oudéa-Castéra a scolarisé son fils
aîné en 2009 en maternelle, avant
d’opter pour l’établissement privé
sous contrat Stanislas. Une école
où un « paquet d’heures » n’était
« pas sérieusement remplacé », se-
lon les propos de la ministre, le
12 janvier, qui ont mis le feu aux
poudres et pour lesquels elle s’est
finalement excusée, « la réalité
[lui donnant] tort ». « Les propos
de la ministre ont mis au jour
l’agenda du gouvernement, celui
du tri social », assène Léa, profes-
seure de l’école encore affectée
« réformes qui se contredisent » :
« Nous avons travaillé pour mettre
en place l’heure d’approfondisse-
ment et de soutien en 6e à la rentrée
2023 et il faut déjà tout changer
pour 2024 », s’agace Valérie. La
conseillère principale d’éducation,
Stéphanie, a, elle, décidé de quitter
à moyen terme l’éducation natio-
nale et suit une formation « dans le
domaine du bien-être », après avoir
« été tant maltraitée ».
« Fuite vers le privé »
La défense de l’école publique
passe, pour les enseignants mobi-
lisés, par une amélioration de
leurs conditions de travail et des
moyens alloués, alors qu’on leur
demande « de faire toujours plus
avec toujours moins ». Les ferme-
tures de classes dans le primaire et
les dotations horaires globales
(DHG), à savoir les moyens de
fonctionnement dans les collèges
et les lycées, viennent d’être
les conversations.
La comparaison avec « l’effondre-
ment de l’hôpital public » est sou-
vent évoquée. Delphine May, pro-
fesseure de sciences économiques
et sociales dans un lycée des
Hauts-de-Seine, a bricolé une pan-
carte avec une feuille plastifiée,
des trombones et de la ficelle. De-
vant, on lit : « AOC, rends-nous les
paquets d’heures volés à nos DHG.
Tu demanderas à tes conseillers ce
que ça veut dire… si tu as le temps
entre deux réunions JO. » Au dos est
écrit : « Mépris de(s) classe(s). »
« Je me suis repassé la vidéo
d’Amélie Oudéa-Castéra plusieurs
fois pour y croire », relate celle qui
a commencé sa carrière sous
Claude Allègre, avec lequel elle
compare volontiers la ministre
actuelle. Delphine May vit mal
« la fuite vers le privé » : « Leurs
ghettos de riches créent nos
ghettos de pauvres. » Et s’alarme
du « manque de moyens » : « On
prochaine alors que nous n’avons
que douze élèves en moins. »
De nombreux professeurs
de collège ont tenu à participer au
défilé. Selon les chiffres du minis-
tère de l’éducation nationale, 28 %
des enseignants de ce niveau sont
en grève. C’est le plus fort taux
parmi le personnel de l’éducation.
La mise en place des groupes
de niveaux en français et mathé-
matiques en 6e et 5e à la rentrée
2024, lancée par Gabriel Attal,
n’y est pas pour rien.
« Ce n’est pas
pour un tel projet
que nous avons
choisi d’être
enseignants »
chloé delaporte
professeure dans un collège
Saint-Gervais, en Seine-Saint-De-
nis, manifeste avec plusieurs de
ses collègues. Chacun porte une
pancarte avec des paroles d’élèves
sur les groupes de niveau. « C’est
injuste. Chris 3e », « On est bien tous
ensemble. Lounès 6e ». Ces ensei-
gnants ne veulent pas « trier et
stigmatiser leurs élèves ». « C’est
une telle méconnaissance de notre
métier. Les meilleurs élèves expli-
quent aux moins bons et c’est ainsi
que tout le monde progresse »,
s’énerve la professeure. « Ce n’est
pas pour un tel projet que nous
avons choisi d’être enseignants. »
Forts de cette mobilisation, les
syndicats entendent maintenir
la pression. Le SNUipp-FSU, le syn-
dicat majoritaire des professeurs
des écoles, demande ainsi à ses ad-
hérents d’interpeller leurs parle-
mentaires pour exiger de meilleu-
res conditions de travail et plus
d’argent pour l’école publique. p
sylvie lecherbonnier

« Réformes qui se contredisent »

Alors que des voix s’interrogent
par la polémique.
Face à ces controverses, les mani-
festants sont venus « défendre
l’école publique ». Valérie, la princi-
SE BATTRE
POUR VOTRE
au sein de la majorité sur la capa- pale d’un collège de Versailles (les
cité d’Amélie Oudéa-Castéra à res- personnes citées par leur prénom
ter à la tête de ce superministère, souhaitent rester anonymes), par-
cette journée de mobilisation a été ticipe à la manifestation avec plu-
suivie de près par l’exécutif, qui sieurs enseignantes de son éta-
doit faire connaître la composi-
tion complète de son gouverne-
ment dans les prochains jours. Si
la grève n’a pas atteint le niveau du
blissement et la conseillère princi-
pale d’éducation. Son collège
compte 60 % de grévistes, selon
la cheffe d’établissement. « Un
POUVOIR D’ACHAT,
13 janvier 2022, en pleine crise
sanitaire, la mobilisation a été
importante. Le ministère de l’édu-
cation nationale compte ainsi
chiffre inédit », affirme-t-elle.
Quinquagénaires, Isabelle et
Sonia, respectivement professeu-
res de lettres et d’anglais, défilent
ÇA PASSE AUSSI
PAR L’IMMOBILIER.
20 % de grévistes, tandis que les pour la première fois. « On fait tout
syndicats de la FSU dénombrent, pour éviter les fuites dans l’ensei-
eux, 40 % de grévistes dans les éco- gnement privé qui nous livre une
les primaires et 47 % dans les collè- concurrence déloyale. On essaie de
ges et les lycées. proposer des classes bilangues, des
N e x ity,
Chezfait tout
S’exprimant après le mouve- options latin, mais nous avons de
ment de grève dans la matinale de moins en moins de moyens pour le
TF1, vendredi 2 février, Amélie faire », dit cette équipe éducative. on ur que r
po obilie
l’immu s r este .
vo essible
acc
DROIT DE RÉPONSE
Une lettre de Claude Palmero
A la suite de la publication de l’article « A Monaco, fonds spé-
ciaux et missions discrètes » (Le Monde daté du jeudi 25 jan-
vier), nous avons reçu, au titre du droit de réponse, le courrier
suivant de Claude Palmero, ancien administrateur de biens de
la famille princière :
« Vos publications des 22 et 23 janvier 2024 dans le cadre
de votre enquête “Monaco, les cahiers secrets”, semblant
exploiter mes informations personnelles et confidentielles qui
n’avaient aucune vocation à être rendues publiques,
appellent un certain nombre d’observations de ma part
devant plusieurs approximations. Précisément, vous écrivez,
dans l’article publié le 23 janvier 2024, intitulé “A Monaco, fonds
spéciaux et missions secrètes dans l’ombre du souverain” : “Si
M. Palmero a confirmé au Monde avoir exigé – et obtenu – une
enquête sur le couple (le rapport d’enquête, destiné à nuire au
juge trop gênant, est passé par lui avant d’être communiqué au
prince), il ne tient pas à s’exprimer sur ce sujet particulièrement
délicat. ‘Tout ce que j’ai fait, se borne-t-il à déclarer, ça a toujours
été, à 100 %, soit à la demande du prince Albert, soit lorsque la
suggestion venait de moi, avec son approbation explicite.’”
“A-t-il conservé le rapport visant le juge ? Ce document aurait
fini à la broyeuse, même si des extraits ont servi de base
à la fameuse “note blanche” communiquée à Paris. (…)”
Or je n’ai jamais “exigé” une enquête sur M. Levrault et son
épouse, et, si ce document a pu exister, il a dans ce cas été
remis directement au prince Albert II. Si j’ai eu connaissance
de l’existence d’un tel rapport, je ne l’ai jamais eu entre
les mains. J’ajoute qu’à ma connaissance ledit rapport aurait
été rédigé sur le seul fondement de sources ouvertes.
De surcroît, la citation que vous exploitez dans le cadre de
l’évocation de ce rapport (“Tout ce que j’ai fait, se borne-t-il à
déclarer, ça a toujours été, à 100 %, soit à la demande du prince
Albert, soit lorsque la suggestion venait de moi, avec son appro-
bation explicite”) était une observation faite “de manière gé- Découvrez tous nos engagements sur nexity.fr
nérale” sur l’ensemble de mes missions et ne s’appliquait pas
spécifiquement à cet épisode. »
10 | france
Darmanin veut réformer le droit du sol à Mayotte
Le ministre de l’intérieur et des outre-mer a annoncé un « changement constitutionnel » pour 2024
L
e ministre de l’intérieur
et des outre-mer, Gérald
Darmanin, devait se
rendre le week-end du 3
et 4 février à Mayotte, mais la
crise des agriculteurs dans
l’Hexagone l’a, dit-il, poussé à
différer son voyage. Pourtant
une autre crise, profonde, agite le
département de l’océan Indien,
où des barrages citoyens se dres-
sent depuis dix jours contre l’in-
sécurité et la présence de person-
nes migrantes venus d’Afrique.
« L’autorité de l’Etat va se mesurer
non pas simplement en nombre de
policiers et gendarmes supplémen-
taires, mais au changement de
droit, sans doute très profond, qu’il
faut pour empêcher la venue de ces
personnes à Mayotte », a assuré
M. Darmanin, jeudi 1er février, lors
d’un colloque sur les outre-mer
organisé par Le Point, à Paris.
Face à la droite, et sous la pres-
sion des élus mahorais, le ministre
continue de dérouler le sujet de
l’immigration irrégulière. A l’hôpi-
tal de Mamoudzou, a-t-il souligné,
« 90 % des naissances ne sont pas
des naissances de Mahorais ».
Avant d’évoquer « les femmes qui
accouchent quasiment dans les
kwassa » – les kwassa-kwassa, ces
canots de pêche par lesquels les
ressortissants des îles comorien-
nes voisines se rendent de façon
irrégulière sur l’archipel français.
« Frontière intérieure »
Le ministre a décrit l’existence
d’une « frontière intérieure » à
Mayotte. Car sur l’île, les étrangers,
même détenteurs d’un titre de sé-
jour, n’ont pas le droit de se rendre
dans l’Hexagone, sauf à obtenir
un visa. « On a essayé de couper les
flux. (…) C’est pratique pour le reste
de la République, mais cela pose
des questions très importantes à
Mayotte qui se considère comme
un cul-de-sac », a-t-il concédé.
« Un prochain changement cons-
titutionnel » est donc envisagé, ins-
crit dans le calendrier pour 2024.
« Il faudra changer, dans la Consti-
tution, les règles du droit du sol et
l’accès à la nationalité si on veut
radicalement changer les choses à
Mayotte », a assuré M. Darmanin.
Le ministre laisse « la primeur » des
annonces « au président de la Ré-
publique ». Emmanuel Macron
pourrait se rendre à Mayotte
« dans les mois qui viennent ».
L’élu mahorais Salime Mdéré devant le tribunal
Le vice-président du département est notamment jugé pour « incitation à la haine »
saint-denis (la réunion) -
correspondant
A lors que le département
français de l’océan Indien
est confronté à de nouvel-
les tensions, avec des barrages de
routes par des collectifs de ci-
toyens exigeant des mesures for-
tes contre l’immigration illégale et
l’insécurité, Salime Mdéré était
jugé, jeudi 1er février, pour ses pro-
pos visant les jeunes délinquants.
Le 24 avril 2023, sur le plateau du
journal télévisé de Mayotte la 1re,
le premier vice-président du con-
seil départemental de Mayotte,
un élu (divers droite) pourtant pas
habitué à des saillies radicales,
avait lancé : « Des gamins qu’on
voit de loin, c’est même pas des ga-
mins. Moi, je refuse d’ailleurs qu’on
emploie ces termes-là, jeunes ou
gamins, ces délinquants, ces
voyous, ces terroristes. Il faut, à un
moment donné, il faut peut-être en
tuer. Je pèse mes mots. Il faut peut-
être en tuer pour… »
Des faits « d’incitation à la haine
en raison de leur origine » et « de
provocation à la commission d’at-
teintes à la vie par personne char-
Une loi
« Mayotte »,
promise en 2021
puis abandonnée,
doit être remise
sur le métier
en 2024
Une loi « Mayotte », promise
en 2021 puis abandonnée, doit par
ailleurs être remise sur le métier
en 2024 pour traiter les sujets de
développement et d’infrastructu-
res dans l’archipel. « Loi “Mayotte”
ou révision constitutionnelle, nous
n’avons aucune idée de ce que
souhaite l’exécutif et j’observe qu’il
n’a pas la majorité au Parlement,
indique toutefois la députée de
Mayotte Estelle Youssouffa (Liber-
tés, indépendants, outre-mer et
territoires, LIOT). Les élus maho-
rais attendent toujours que le pré-
sident de la République organise la
réunion sur Mayotte qu’ils ont
demandée en octobre. »
Sur le fond, que pourrait per-
mettre une réforme constitution-
nelle ? M. Darmanin souhaite que,
pour devenir français à sa majo-
rité, un enfant né à Mayotte soit
tenu de prouver que ses deux
parents se trouvaient en situation
régulière « plus d’un an avant [sa]
naissance ». Pour cela, défend le
ministre, il faut changer la Consti-
tution dans le but de donner au
département un statut « de façon
sécurisée, d’extraterritorialité ».
Aujourd’hui, le droit du sol per-
met à un enfant né en France de
parents étrangers de devenir fran-
çais de façon automatique s’il a
résidé sur le territoire cinq ans de-
puis l’âge de 11 ans. Depuis la loi sur
l’immigration de 2018, dite « loi
Collomb », un régime dérogatoire
unique s’applique à Mayotte. L’en-
fant qui y est né doit justifier qu’un
de ses parents était en situation
régulière sur l’île depuis au moins
trois mois avant sa naissance.
« Et pour les enfants nés avant
l’entrée en vigueur de la loi, les dis-
positions sont encore plus sévères,
souligne Lise Faron, de La Cimade.
Il faut que l’un des parents ait ré-
sidé de façon régulière pendant
cinq ans après que l’enfant a atteint
l’âge de 8 ou 11 ans. Depuis l’entrée
gée d’une mission de service pu-
blic », a estimé la procureure ad-
jointe de Saint-Denis de La Réu-
nion, Lucile Regin, où le procès a
été dépaysé.
A l’époque, l’opération « Wuam-
bushu » de lutte contre l’immi-
gration clandestine, les gangs et
les bidonvilles venait d’être lan-
cée. Ce contexte chaotique qui
n’a pas changé reste, selon Me Ya-
nis Souhaïli, avocat de Salime
Mdéré, indissociable des propos
de son client.
« Sanction exemplaire »
Face au tribunal, Salime Mdéré de-
mande la relaxe et « présente ses
excuses devant la nation ». L’élu
met d’abord en avant « les condi-
tions du direct face à une journa-
liste vedette » et les images d’af-
frontements qui l’ont marqué.
« Ces propos ne me ressemblent pas
et ceux qui me connaissent le sa-
vent, assure-t-il. Le lendemain, j’ai
présenté mes excuses publique-
ment sur mon compte Facebook. »
Le président Stéphane Duche-
min lui fait remarquer qu’il a in-
sisté en disant « peser [s]es mots »
et que la journaliste l’a inter-
Le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, lors d’une visite à Mamoudzou, le 24 juin 2023. CHAFION MADI/AFP
en vigueur de la loi, des jeunes nés à
Mayotte sont privés de la nationa-
lité et restent sans papiers. »
La loi sur l’immigration adoptée
par le Parlement le 19 décem-
bre 2023 prévoyait de durcir ces rè-
gles en exigeant, pour l’enfant né à
Mayotte, qu’un des parents ait été
en situation régulière pendant au
moins un an avant sa naissance.
Conforme à la Constitution
C’est cette mesure, élargie aux
deux parents, que veut reprendre
M. Darmanin, alors qu’elle fait
partie des 32 dispositions du
texte censurées par le Conseil
constitutionnel le 25 janvier car
considérées comme des « cava-
liers législatifs », c’est-à-dire sans
lien, même indirect, avec la loi
dans sa version initiale.
Les dispositions restreignant le
droit du sol avaient été introdui-
tes par le Sénat au travers d’un
amendement des rapporteurs du
texte, le sénateur du Tarn Philippe
Bonnecarrère (centriste) et la sé-
rompu en lui lançant : « Je ne peux
vous laisser dire ça. » « Ce n’est pas
la phrase que je voulais dire, ré-
pond Salime Mdéré. Le message
que je voulais passer est qu’il ne
faut pas que les autorités atten-
dent qu’il y ait un mort pour réagir.
Car la délinquance est omnipré-
sente et l’Etat ne fait pas grand-
chose pour l’éradiquer. »
« Que vous soyez exaspéré par la
situation, tout le monde en con-
vient », dit Me Emmanuel Daoud,
avocat de la Ligue des droits de
l’homme au prévenu, « mais
quand on a la responsabilité d’un
élu de la République, on ne peut se
comporter en pyromane, semer la
discorde, la haine, la violence »,
poursuit-il tout en déplorant la
stigmatisation des jeunes Como-
riens et le lien entre immigration
et délinquance.
Pour la procureure adjointe, la
thèse du dérapage avec une
« phrase accidentelle » doit être
écartée. Car ces propos ont été te-
nus par « un homme politique d’ex-
périence, habitué des plateaux télé.
La répétition indique que ces pro-
pos ne peuvent être qu’intention-
nels ». La magistrate requiert une
natrice du Morbihan Muriel
Jourda (Les Républicains). A l’épo-
que, M. Darmanin avait donné un
avis défavorable, conscient du ris-
que d’inconstitutionnalité.
Dans une décision de septem-
bre 2018, le Conseil constitution-
nel avait pourtant jugé que la dif-
férence de traitement apportée
par la loi Collomb aux enfants nés
à Mayotte était conforme à la
Constitution – et en particulier
aux principes d’indivisibilité de la
République et d’égalité devant la
loi –, compte tenu des caractéristi-
ques particulières de l’archipel,
confronté à des flux migratoires
importants.
Avec la volonté de l’exécutif de
passer par une révision constitu-
tionnelle préalable, « on est dans
une logique d’exception et de
discrimination vis-à-vis des terri-
toires ultramarins, dénonce Lise
Faron. Cela ne va que renforcer les
situations de précarité. » p
nathalie guibert
et julia pascual
peine de trois mois de prison avec
sursis, 5 000 euros d’amende et
trois ans d’inéligibilité.
« C’est facile de faire des leçons de
morale depuis La Réunion ou Paris,
intervient Me Yanis Souhaïli. Mais,
à Mayotte, l’immigration clandes-
tine fausse tout. Les gens sont em-
prisonnés chez eux, ne peuvent sor-
tir le soir sans avoir peur. Les Maho-
rais ne sont ni racistes ni xénopho-
bes, mais ils en ont marre d’être
traités comme des sous-citoyens. »
L’avocat de la défense estime en
outre « scandaleux » les trois ans
d’inéligibilité réclamés. « Pour-
quoi le tuer politiquement ? Pour
bâillonner les élus, leur dire de su-
bir et d’accepter cette situation
que la France laisse perdurer ? »,
s’insurge Me Souhaïli en dénon-
çant un « deux poids deux mesu-
res » comparé à d’autres « dérapa-
ges » récents d’hommes politi-
ques : « Quand Gabriel Attal vient
parler à La Réunion d’immigra-
tion d’origine mahoraise, ou
quand Eric Dupont-Moretti fait
des doigts d’honneur à l’Assem-
blée, est-ce qu’il y a des poursui-
tes ? Non. » Décision le 7 mars. p
jérôme talpin
Une nouvelle loi
sur l’immigration
proposée au Sénat
Le texte des centristes reprend des mesures
censurées par le Conseil constitutionnel
C hassez le projet de loi « im-
migration » par la porte, il
revient par la fenêtre.
Jeudi 1er février, l’Union centriste,
le groupe centriste au Sénat, a
annoncé avoir déposé fin janvier
une proposition de loi reprenant
de nombreuses dispositions du
texte qui avaient été censurées
par le Conseil constitutionnel.
Dans leur décision du 25 jan-
vier, les juges constitutionnels
avaient retoqué 32 articles consi-
dérés comme des cavaliers légis-
latifs, c’est-à-dire sans lien direct
avec la loi. L’essentiel de ces
dispositions – les plus décriées
par les opposants au texte – avait
été ajouté au travers d’amende-
ments déposés par la majorité
sénatoriale formée par Les Répu-
blicains et les centristes.
« On ne va pas rester les bras bal-
lants et laisser le champ libre aux
populistes, justifie Philippe Bon-
necarrère, sénateur centriste du
Tarn et corapporteur de la loi « im-
migration », promulguée le 26 jan-
vier et amputée, donc, de 40 % de
son contenu. Nous souhaitons, par
ce texte, afficher nos lignes directri-
ces et notre autonomie de pensée.
C’est un acte politique. »
« Je m’y opposerai »
Le même jour, le groupe Les Ré-
publicains a annoncé à l’Agence
France-Presse s’apprêter à dépo-
ser prochainement une proposi-
tion de loi reprenant ces mesu-
res, qui sera « convergente » avec
celle des centristes.
Le texte de ces derniers contient
seize articles pour une « politique
migratoire juste et efficace ». Il
reprend le durcissement des
conditions du regroupement
familial, de la délivrance du titre
de séjour pour soins, le rétablisse-
ment du délit de séjour irrégulier
puni d’une amende, le condition-
nement de l’accès aux prestations
familiales à cinq ans de résidence,
ou encore l’exclusion des étran-
gers sans papiers du droit à
l’hébergement d’urgence ou de la
0123
SAMEDI 3 FÉVRIER 2024
réduction tarifaire dans les trans-
ports franciliens.
« Il appartient au gouvernement
de le mettre à l’ordre du jour, si-
non nous gardons la possibilité de
le faire dès la fin du mois de
mars », précise Philippe Bonne-
carrère, convaincu que « le gou-
vernement acceptera d’autant
plus de reprendre la proposition
de loi que nous avons enlevé les
irritants qui pouvaient poser
problème à la majorité ».
Le texte déposé ne reprend pas
la mesure remettant en cause
l’automaticité du droit du sol
pour les enfants nés en France de
parents étrangers, mais conserve
celle concernant la restriction du
droit du sol dans les territoires
d’outre-mer. Quant au principe
de « préférence nationale », cher à
l’extrême droite, que consacrait la
loi « immigration », les sénateurs
ne souhaitent l’appliquer qu’aux
prestations familiales – en les
réservant aux étrangers présents
depuis plus de cinq ans sur le ter-
ritoire ou travaillant depuis deux
ans et demi –, et pas aux aides au
logement. Enfin, pour les
étudiants étrangers, les centristes
abandonnent l’idée du dépôt
d’une caution retour mais con-
servent la majoration des frais
d’inscription et le contrôle d’assi-
duité renforcé.
Sollicité, le ministère de l’inté-
rieur n’a pas souhaité commenter
le dépôt de cette proposition lé-
gislative. Si le texte pourrait faci-
lement trouver une majorité au
Sénat, le calcul est moins évident
à l’Assemblée nationale. « Je m’y
opposerai comme je me suis
opposé à la loi “immigration”,
prévient le député Renaissance de
la Vienne et président de la
commission des lois de l’Assem-
blée nationale, Sacha Houlié. Je
sais que ni le président de la Répu-
blique ni le premier ministre ne
veulent d’un nouveau texte immi-
gration, et la majorité a suffisam-
ment cotisé sur la question. » p
julia pascual
0123
SAMEDI 3 FÉVRIER 2024 france | 11

Au procès de Trèbes, le en ont été avisés et n’ont rien fait.

Ce n’est pas celle que je retiens… »
Il se trouve que le « témoin 40 »
Le témoin
connaissait
pouviez être soupçonné d’avoir su
qu’il était très dangereux et de ne
pas l’avoir dénoncé.

mystérieux «témoin 40»

n’était pas qu’informateur. Il – J’ai donné ces informations en
connaissait Radouane Lakdim
le terroriste temps et en heure à Paris…
depuis ses 7 ans (ce dernier le Radouane – Oui, quand vous allez être mis
considérait comme un père de en examen et que ça chauffait
substitution) et avait même un
Lakdim depuis vraiment.
Entendu jeudi, l’homme n’a pas levé le doute sur ses temps envisagé qu’il épouse sa ses 7 ans – J’avais des consignes, on me
fille. Se pourrait-il que l’ancien disait de ne rien dire…
liens avec le terroriste et son rôle d’« indic » de la DGSI suspect devenu témoin ait finale- – C’est un peu un dialogue de
ment eu une responsabilité dans ne sais pas si vous avez donné tous sourds entre nous. Dites-nous ce
les attentats commis par le djiha- les renseignements, j’ai des doutes. que vous avez fait remonter à vos
diste qu’il était censé surveiller ? Je vois que vous faites beaucoup de agents traitants.

E
n voyant le témoin du
jour apparaître sur
l’écran de visioconfé-
rence de la cour d’assises
spéciale de Paris, on a cru un ins-
tant s’être trompé de salle. Installé
au bout d’une grande table blan-
che, l’homme, caparaçonné dans
un blouson noir, capuche noire
relevée sur la tête, cache-col noir
remonté jusqu’aux pommettes et
lunettes noires sur le nez, a de
faux airs de conférencier du Front
de libération nationale corse.
Nous sommes au procès des
attentats de Trèbes (Aude) et
Carcassonne, qui ont fait quatre
morts le 23 mars 2018. L’audience
est consacrée, ce jeudi 1er février, à
l’audition à distance du « té-
moin 40 ». Le président l’invite à
se défaire de son accoutrement.
S’il a accepté à sa demande que ce
témoin soit anonymisé à
l’audience, les textes ne prévoient
pas que son visage soit masqué.
L’homme obtempère et découvre
un crâne grisonnant légèrement
clairsemé.
Le « témoin 40 » ne fait pas
partie des sept accusés de ce pro-
cès. Mais il aurait pu être l’un
d’entre eux. Un temps soupçonné
d’avoir fourni une arme au terro-
riste, Radouane Lakdim, dont il
était proche, ce quinquagénaire
issu de la communauté des gens
du voyage a été mis en examen
pour « association de malfaiteurs
terroriste » avant finalement de
bénéficier d’un non-lieu.
La « pizzeria des barbus »
Au moment de sa mise en
examen, en décembre 2019, il
avait lâché une petite bombe en
expliquant qu’il était en réalité un
informateur de la direction géné-
rale de la sécurité intérieure
(DGSI), chargé du suivi de
Radouane Lakdim. Son avocat
avait transmis les coordonnées
de ses agents traitants, et six no-
tes de renseignement ayant trait
au terroriste, rédigées entre 2012
et 2018, avaient ensuite été déclas-
sifiées et versées en procédure.
Sur des notes de 2014, dont il
serait la source, on peut lire que
Radouane Lakdim s’est radicalisé
en travaillant dans un restaurant,
surnommé la « pizzeria des
barbus », et que des rumeurs
circulaient alors sur son départ en
Syrie. Seulement voilà, entre
2014 et janvier 2018, il n’y a plus
aucune note. Et la dernière, rédi-
gée deux mois avant les attentats,
à une période où plusieurs pro-
ches du terroriste s’inquiétaient
de son évolution, précise
qu’aucun signe de radicalisation
n’est plus détecté et propose la
mise en veille de son suivi. Un ra-
tage en règle. Mais à qui la faute ?
Avant que le « témoin 40 » n’ap-
paraisse à l’écran, le président
Laurent Raviot avait posé le cadre
de son interrogatoire : « Voilà les
seuls éléments dont on dispose… Et
entre 2014 et 2018, il n’y a rien. Or,
dans les mois qui ont précédé les
faits, Radouane Lakdim est ap-
paru auprès de ses proches comme
susceptible de commettre un at-
tentat. Il y a deux hypothèses : soit
le témoin 40 n’a pas fait remonter
ces informations, soit les services
Autant le dire tout de suite, son rétention d’informations, j’as- – Son changement de comporte-
interrogatoire n’a pas permis de sume le mot, devant la police judi- ment. Il parlait tout le temps des
répondre de manière définitive à ciaire… On vous demande si mécréants. Si on avait pris les cho-
cette question. Radouane Lakdim aimait les ar- ses plus au sérieux dans les trois
mes, vous répondez qu’il aime les derniers mois avant les attentats,
« Rétention d’informations » arcs. Vous ne parlez pas du vol on n’en serait pas là aujourd’hui. »
A l’écran, le « témoin 40 » s’agite, d’armes à feu dans une armurerie La DGSI a-t-elle déclassifié
jure de sa voix rocailleuse qu’il n’a dans lequel il a été impliqué. Vous toutes les notes concernant
cessé d’alerter ses agents traitants n’en parlerez que plus tard… Radouane Lakdim ? Le témoin
dans les mois qui ont précédé les – Je faisais partie du renseigne- avait-il signalé sa dangerosité
attentats. « Début 2018, j’ai fait ment, et j’avais consigne de ne pas sans être entendu par ses agents
remonter un tas d’informations me dévoiler. Mais j’avais donné traitants ? S’est-il servi de son rôle
qui auraient pu éviter qu’il passe à ces informations à mes agents d’informateur pour bénéficier
l’acte. Si on m’avait pris au sérieux, traitants, proteste le témoin, qui d’un non-lieu ? Etait-il trop
on aurait pu empêcher ça », se dé- livrera davantage de détails sur proche du terroriste pour remplir
fend-il, conscient du peu de crédit Radouane Lakdim lors de sa mise sa mission en toute objectivité ? A
que lui accorde le président. en examen en révélant son rôle la fin de cet interrogatoire labo-
Le magistrat l’interroge alors d’informateur. rieux, un sentiment diffus de
sur ses déclarations lors de sa – Vous aviez peut-être intérêt à malaise planait dans la salle
première audition, en octo- ne pas donner ces informations à d’audience et chacun est reparti
bre 2018, dont il sortira libre, un la police judiciaire, suggère le avec ses hypothèses. p
an avant sa mise en examen. « Je président. Comme d’autres, vous soren seelow

Acheter, louer, vendre,

Strasbourg : 3 jeunes de
confession juive agressés
Les victimes collaient des affiches sur les
otages du Hamas à proximité de l’université
C’ est la première agres-
sion physique à carac-
tère antisémite sur un
campus dont l’Union des
étudiants juifs de France (UEJF) a
connaissance depuis l’attaque
terroriste du Hamas, le 7 octo-
bre 2023, sur le territoire israélien.
Dans un communiqué diffusé
jeudi 1er février, l’UEJF rapporte
que dans la soirée du dimanche
28 janvier, vers 23 h 30, trois
jeunes gens de confession juive,
un étudiant et deux jeunes
femmes, qui collaient des affiches
à proximité de l’université de
Strasbourg, demandant la libéra-
tion des otages du mouvement is-
lamiste et inscrivant à la bombe
« Non à l’antisémitisme », ont été
pris à partie puis « mis au sol » et
« frappés » par un groupe de six
personnes – quatre hommes et
deux femmes – les traitant de
« fascistes sionistes ».
Les trois victimes ont déposé
plainte, lundi 29 janvier, pour
« violences aggravées » et « injure
publique envers un particulier en
raison de sa race, de sa religion ou
de son origine », selon le procès-
verbal du compte rendu d’infrac-
tion initial. Une plainte à laquelle
l’UEJF a dit se joindre.
« Terreur intellectuelle »
Contacté, Nathan (le prénom a été
modifié), 25 ans, raconte que deux
jeunes filles croisées alors qu’il
venait de coller les premières affi-
ches avec ses deux amies les ont
d’abord menacés : « Je vous
préviens, vous n’allez pas coller ce
soir. » Puis l’une d’entre elles a
sorti son téléphone pour appeler
du renfort : « Il y a des fachos
sionistes sur le campus, ramenez-
vous vite, faut les dégager. » Peu
après, poursuit Nathan, quatre
hommes entièrement vêtus de
noir, les visages en partie dissi-
mulés par des masques chirurgi-
caux, noirs aussi, sont arrivés.
S’ensuivent des menaces – « On va
ne devrait être ni un privilège,
ni un parcours du combattant.
Chez Nexity, en tant que premier groupe
immobilier de France, nous défendrons
toujours le droit à l’accès
vous faire passer l’envie de reve-
nir » –, des insultes, puis des coups
de poing et de pied, avant que Na-
than parvienne finalement à s’en-
fuir. « Certains militants propales-
à la propriété au plus grand nombre.
Aujourd’hui, face à l’inflation et à ses conséquences
tiniens d’extrême gauche font un
peu peur sur le campus, explique-
t-il. Mais de là à ce qu’une jeune
pour les ménages, nous nous engageons en mettant
fille puisse, en un coup de fil, faire
venir plusieurs hommes masqués
en place des mesures fortes et concrètes
en moins de cinq minutes pour
nous frapper… »
pour aider tous les Français.
Pour Pierre Haas, le délégué du
Conseil représentatif des institu-
tions juives de France (CRIF) pour
l’est de la France, il s’agit d’une
« frange minoritaire très excitée et
très présente sur le campus de
l’université de Strasbourg ». Il
évoque les tensions et les affiches
demandant la libération des
otages du Hamas, qui jusque-là
étaient « systématiquement et très
rapidement arrachées à peine col-
lées ». « Mais nous ne pensions pas
qu’ils passeraient à l’acte », dit-il.
« Il y a beaucoup d’actes d’inti-
midation depuis le 7 octobre, mais
là, pour la première fois, il y a un
passage à l’acte qui va bien au-
delà. Il illustre la terreur intellec-
tuelle qui s’est installée dans le mi-
lieu universitaire qui vise à réduire
au silence les étudiants juifs », dé-
plore, pour sa part, Yonathan Arfi,
le président du CRIF.
Dans un communiqué diffusé
mardi, le président de l’univer-
sité de Strasbourg, Michel Dene-
Découvrez tous nos engagements sur nexity.fr
ken, a « condamné avec la plus Offres valables du 26/01/2024 au 29/02/2024
grande fermeté l’agression antisé- (1) L’offre « Apport » consiste en une offre de remise égale à 6% du prix de vente stipulé au contrat de réservation, dans la limite d’un montant maximum de 45 000 euros. (2)(3) Les offres « Prêt » et « Investir » consistent en une offre
mite » et indiqué que « depuis de remboursement postérieure à la signature d’un acte authentique de vente. Dans cette hypothèse, un mois après la signature d’un acte authentique de vente, la filiale concernée de Nexity Logement s’obligera à verser à l’acquéreur
sur son compte bancaire une somme mensuelle correspondant à 6% du prix de vente répartis sur 18 mois, dans la limite d’un montant mensuel maximum de 2 500 euros. Cette somme sera versée semestriellement d’avance et pendant
quelques jours, on constate cha- 3 semestres. L’Acquéreur pourra renoncer à l’offre de remboursement, pour préférer soit (i) une offre de remise égale à 6 % du prix de vente stipulé au contrat de réservation dans la limite d’un montant maximum de 45 000 euros,
soit (ii) une remise de 4 % du prix de vente stipulé au contrat de réservation dans la limite de 30 000 € à laquelle s’ajoutera la prise en charge des frais de notaire par le vendeur. Les offres « Apport », « Prêt » et « Investir » sont
que matin de nouveaux tags sur valables du 26/01/2024 au 29/02/2024, ouverte à toute personne physique majeure achetant un bien immobilier neuf à usage de logement construit par une société contrôlée directement ou indirectement à 100% par la société
Nexity Logement (SASU dont le siège social est 19, rue de Vienne 75008 Paris immatriculée au RCS de Paris sous le numéro 399381821), à l’exception des logements situés dans des résidences gérées, des co-promotions et des lots
les murs de l’université ». en Bail Réel Solidaire ; et valable uniquement sous réserve de la signature d’un acte authentique de vente dans les délais stipulés au contrat de réservation et au plus tard le 30/09/2024.Les offres « Apport », « Prêt » et « Investir »
Selon un rapport du CRIF ne sont pas cumulables entre elles. Offres non cumulables avec d’autres offres en cours à l’exception au choix du bénéficiaire de l’offre « Protection revente » ou de l’offre « Sécurité locative ». (4) La protection revente s’applique
uniquement à l’acquisition d’une résidence principale. Elle garantit sous conditions* les propriétaires lors de la revente liée à un accident de la vie en cas d’une éventuelle moins-value pendant 7 ans à compter de la livraison du bien
publié le 25 janvier, le nombre dans la limite de 10% du prix d’achat plafonné à 40 000 €. Cette assurance est incluse dans le contrat de réservation des acquéreurs établissant leur résidence principale dans le logement neuf Nexity réservé, hors co-promotions
et hors résidence étudiante, signé entre le 1er janvier et le 31 décembre 2024. Contrats groupe n° FRBOPA07622 et FRBOPA13450 souscrits par NEXITY SA, Société anonyme au capital de 280 648 620 euros, dont le siège social est
d’actes antisémites en France a situé 19, rue de Vienne – TSA 50029 – 75801 PARIS Cedex 08 auprès de Chubb European Group SE. Par l’intermédiaire de LAMY ASSURANCES – 32, rue Joannes Carret – TSA 40902 69338 LYON CEDEX 09 FRANCE, courtier inscrit
sur le registre des intermédiaires d’assurances sous le n° 07 026 280 – SAS au capital de 300 000 euros – Siège social : 19, rue de Vienne – TSA 10034 – 75801 PARIS CEDEX 08 – RCS PARIS 352 414 643. Chubb European Group SE,
été multiplié par quatre en un an. entreprise régie par le Code des assurances, au capital social de 896 176 662 euros, sise La Tour Carpe Diem, 31 Place des Corolles, Esplanade Nord, 92400 Courbevoie, immatriculée au RCS de Nanterre sous le numéro 450 327 374.
Le CRIF déplore notamment une *Sous conditions détaillées auprès des conseillers Nexity. (5) Service proposé en partenariat avec NEXITY LAMY – Société par actions simplifiée au capital de 219 388 000 euros – Siège Social : 19, rue de Vienne – TSA 10034 – 75801
PARIS Cedex 08 – SIREN 487 530 099 RCS PARIS. APE 6832A. Courtier immatriculé à l’ORIAS sous le n° 10 058 808. Carte professionnelle N°CPI 7501 2015 000 001 224 délivrée par la CCI de Paris île de France et portant sur les
« explosion » des actes antisémi- activités de Transaction sur immeubles et fonds de commerce, Gestion immobilière, Prestations touristiques et Syndic de copropriété – Garanties Financières : Compagnie Européenne de Garanties et Cautions “SOCAMAB” : 16, rue
Hoche, Tour Kupka B – TSA 39999, 92919 La Défense Cedex. NEXITY CONSULTING – Société anonyme au capital 37 240 € – Siège social : 19, rue de Vienne TSA 50020 – 75801 Paris Cedex 08 – RCS PARIS 315 564 781 –
tes – + 1 000 % – après le 7 octo-
bre 2023. p
louise couvelaire
12 | france 0123
SAMEDI 3 FÉVRIER 2024

M A N I F E S TAT I O N S D E S A G R I C U LT E U R S

Agriculteurs : la sortie de crise s’amorce

Le premier ministre a cédé sur
l’environnement, afin d’obtenir un
appel à la levée des blocages de la part
de la FNSEA et des Jeunes Agriculteurs

I
ls avaient prévu d’« affamer Paris ».
Mais une partie des agriculteurs,
décidés à faire le siège de la capitale
pour manifester leur rage envers
le pouvoir et les citadins, rebrous-
saient chemin, dans la soirée du
jeudi 1er février, avec le sentiment d’avoir été
« entendus » par le gouvernement. Vers
20 h 30, le convoi de tracteurs, parti d’Agen
pour bloquer le marché international de
Rungis (Val-de-Marne), repartait vers
le Sud-Ouest.
Sur l’autoroute A89, le blocage dans le
Rhône était levé. Sur l’A7, en Isère, la route
était en train de se dégager, tandis que
l’A6 devait être libérée à la mi-journée, ven-
dredi. Dans l’ouest du pays, la plupart des
blocages prenaient fin, suivant l’appel de la
Fédération nationale des syndicats d’exploi-
tants agricoles (FNSEA) et des Jeunes Agricul-
teurs (JA). « L’ambiance est plutôt favorable »,
soufflait-on à Matignon.
Quinze jours après le démarrage d’une
révolte paysanne spontanée, diffuse et
protéiforme, symptôme du malaise profond
ressenti par la profession, le premier
ministre, Gabriel Attal, espérait avoir
circonscrit le mouvement avant qu’il ne s’em-
brase. La troisième salve de mesures, après
celles annoncées vendredi 26 janvier, a fait
mouche, cette fois, auprès de la puissante
FNSEA, quitte à fâcher les écologistes.
Lors d’une conférence de presse orchestrée
jeudi après des heures de pourparlers avec
les représentants des agriculteurs, le loca-
taire de Matignon, entouré des ministres de
l’économie, Bruno Le Maire, de l’agriculture,
Marc Fesneau, et de la transition écologique,
Christophe Béchu, a donné son aval à la plu-
part des revendications de la fédération. Il a
promis de « libérer » et de « protéger » les ex-
ploitants, rappelant le slogan macroniste des
origines pour défendre une agriculture pro-
ductive, préservée des « lois de la jungle ».
Peu valorisée depuis 2017 – le macronisme
défendant davantage l’industrie –, l’agricul-
ture devient soudain un bien précieux aux
yeux du gouvernement. Une valeur repré-
sentative de l’« identité française », selon
Gabriel Attal, qui avait évoqué, lors de sa dé-
claration de politique générale, mardi, une
« exception agricole française ». « Notre ex-
ception agricole française, ce n’est pas une
question de budget, mais de fierté et d’iden-
tité », insiste-t-il, jeudi.
Pour lutter contre la disparition de ce
monde rural, la « souveraineté » alimentaire
doit être inscrite dans la loi, fixant des objec-
tifs, annonce le premier ministre. « La guerre
est là », rappellera, le même jour, à Bruxelles,
en marge d’un Conseil européen, Emmanuel
Macron pour défendre « une politique agri-
cole qui permet de produire plus », présageant
de « sortir des pesticides par la recherche ».
CORDONS DE LA BOURSE DÉLIÉS
« Nous consacrerons dans le code rural l’agri-
culture comme un intérêt fondamental de la
nation », promet encore Gabriel Attal, assu-
rant en parallèle lutter contre la concur-
rence déloyale. L’importation de fruits et
légumes traités avec le thiaclopride, pesti-
cide non autorisé en Europe, sera interdite.
« C’est le signe de la nouvelle politique qui
sera la nôtre », avance le chef du gouverne-
ment, alors que BFM-TV se fait, au même
moment, l’écho d’actions d’agriculteurs dé-
nichant dans un supermarché les produits
étrangers pour les sortir des rayons. « Nous,
Français, on essaie de nourrir nos Français
dans de bonnes conditions. Par contre, tout
ce qui rentre, c’est de la merde », explique le
maraîcher à l’antenne.
Dans ce contexte, hors de question de van-
ter les steaks de synthèse, signale le locataire
de Matignon. « Je vais être très clair : la viande
de synthèse ne correspond pas à notre
conception de l’alimentation à la française »,
souffle Gabriel Attal, plaidant pour clarifier
au niveau européen la dénomination des
viandes de synthèse.
Pour soutenir les paysans, les cordons de la
bourse sont déliés : quelque 300 millions
d’euros sont engagés pour aider les filières,
dont 150 millions sont consacrés aux éle-
veurs bovins. Un nouveau chèque, après
100 millions déboursés vendredi, alors que quera intégralement, rigoureusement », han Nicole Le Peih, citée par l’hebdomadaire
le gouvernement promet la sobriété budgé- assure Bruno Le Maire, qui promet des La France Agricole en décembre 2023.
taire. « Il s’agit avant tout d’un investisse- contrôles renforcés et de lourdes sanctions. « Quand on choisit la campagne, on l’accepte
ment », justifie le premier ministre. « Nous aimons nos agriculteurs », martèle et on l’assume », tranche Gabriel Attal.
Pour répondre à la faiblesse des revenus, Gabriel Attal, qui prévoit de mieux valoriser Les mesures de simplification destinées à
au cœur du malaise agricole, le gouverne- le métier grâce à l’adoption de la proposition « déverrouiller » les contraintes administrati-
ment promet une revalorisation des retrai- de loi contre les troubles anormaux du voisi- ves qui pèsent sur les exploitants sont
tes et le respect de la loi EGalim, qui encadre nage. Un texte qui ne vise pas à « protéger encore renforcées. Fini, les « surtransposi-
la relation commerciale entre les produc- une campagne “vintage” », précise son tions » de directives européennes, jure le pre-
teurs et la grande distribution. « La loi s’appli- autrice, la députée (Renaissance) du Morbi- mier ministre. Enfin, alors que l’Elysée mar-

Les annonces de Gabriel Attal en phase avec les demandes de la FNSEA

Les mesures sont à la fois sectorielles et générales, nationales et européennes, d’urgence ou plus structurelles

E n trois temps. C’est le

tempo choisi par Gabriel
Attal, dont le gouverne-
ment était sous pression depuis
près de deux semaines à la suite
de la mobilisation des agricul-
teurs sur le terrain, pour dévoiler
une batterie de mesures répon-
dant en grande partie aux atten-
tes de la Fédération nationale des
syndicats d’exploitants agricoles
(FNSEA). Le dernier temps, jeudi
1er février, à Matignon, orchestré
avec les ministres de l’agriculture,
de la transition écologique et de
l’économie a permis d’obtenir le
mot d’ordre du premier syndicat
agricole, associé aux Jeunes Agri-
culteurs, de lever les barrages sur
le territoire national. Ces mesures
sont à la fois sectorielles et géné-
rales, nationales et européennes,
d’urgence ou plus structurelles.
Le renoncement à la hausse de
la taxe sur le gazole non routier
L’augmentation progressive – sur
six ans – de la taxe sur le gazole
non routier (GNR), entrée en vi-
gueur au début de 2024, une des
étincelles du mouvement de co-
lère, a été abandonnée. Pourtant,
elle avait été négociée avec la
FNSEA, mais M. Attal a souligné
que le dispositif de compensation
mis en place ne rapportait rien à
l’Etat et ne profitait pas aux plus
petites exploitations. De plus, la
remise se fera désormais à la
pompe, et non en fin d’année, et
en attendant que cela soit opéra-
tionnel, en juillet, une enveloppe
de 215 millions d’euros va être dé-
bloquée pour verser une avance
de 50 % sur les remboursements.
Une manière de soulager la tréso-
rerie de certains exploitants.
Des fonds débloqués en ur-
gence Pour tenter de calmer les
esprits sur le terrain, le premier
ministre a annoncé une série de
mesures d’urgence pour plu-
sieurs filières. Il a évoqué une en-
veloppe de 50 millions d’euros
pour les éleveurs touchés par la
maladie hémorragique épizooti-
que, 20 millions d’euros pour les
agriculteurs bretons affectés par
la tempête, 50 millions d’euros
pour la filière bio en crise et
80 millions d’euros pour les viti-
culteurs. A cela se sont ajoutés
150 millions d’euros pour soula-
ger les charges fiscales et sociales
des éleveurs, ainsi que le coût de
l’abandon d’une hausse de la fis-
calité prévue sur le GNR.
Au total, le ministère de l’écono-
mie chiffre à 400 millions d’euros
AU TOTAL, LE MINISTÈRE
DE L’ÉCONOMIE CHIFFRE
À 400 MILLIONS
D’EUROS LE MONTANT
DES SOUTIENS
le montant de ces soutiens. Le
gouvernement s’est aussi engagé
à verser le solde des aides de la po-
litique agricole commune (PAC),
au titre de 2023, d’ici au 15 mars.
La loi EGalim sous surveillance
Le non-respect de la loi EGalim,
censée assurer un revenu décent,
en particulier aux éleveurs bo-
vins, était une des revendications
des manifestants. Bruno Le Maire
a évoqué un renforcement des
contrôles auprès des industriels,
mais aussi des distributeurs, et a
évoqué quatre cas de sanctions
potentielles. Lancement d’une
mission parlementaire sur l’éva-
luation et l’évolution d’EGalim,
avec notamment l’examen de
l’encadrement des centrales
d’achats européennes, qui présen-
tent un risque de contournement
de la loi par les distributeurs, et la
volonté exprimée de porter la loi
EGalim au niveau européen. L’Etat
dit également s’engager à faire
respecter l’obligation d’achat de
produits sous signe de qualité et
bio dans les cantines et les com-
mandes publiques. Un volet
d’EGalim resté lettre morte.
Soutien aux nouveaux OGM et
recul sur les phytosanitaires Le
gouvernement a répété être favo-
rable à l’adoption rapide du règle-
ment sur les nouvelles techniques
génomiques, considérés comme
les nouveaux OGM, un texte en
discussion à Bruxelles. Concer-
nant les phytosanitaires, il a fini
par accepter de mettre sur pause
jusqu’à la fin de février le projet
Ecophyto, qui devait fixer les nou-
veaux objectifs de réduction de
l’usage des pesticides. Il se dit prêt
à rediscuter des indicateurs et des
zonages de traitement. Et se dit
aussi prêt à attaquer les décisions
des tribunaux administratifs sur
les zones de non-traitement aux
produits phytosanitaires définies
par des chartes départementales.
De plus, l’Agence nationale de sé-
curité sanitaire alimentaire devra
s’aligner sur le calendrier de
l’Autorité européenne de sûreté
des aliments.
Bruxelles et la concurrence dé-
loyale La France se dit opposée à
l’accord de libre-échange négocié
par Bruxelles avec les pays du Mer-
cosur. Un épouvantail pour les éle-
veurs. Le gouvernement se dit prêt
à porter le projet de création d’une
force de contrôle sur la concur-
rence déloyale en agriculture aux
frontières de l’Union européenne.
Il s’est aussi félicité que Bruxelles
mette en place des clauses de sau-
vegarde pour les importations
sans droit de douane de volailles,
d’œufs et de sucre d’origine ukrai-
nienne – une disposition qui de-
vrait être reconduite pour un an –,
et demande l’extension des mesu-
res de sauvegarde aux céréales.
La France se dit prête à défendre
un projet d’étiquetage de l’origine
des produits agricoles et des in-
grédients des produits alimen-
taires au niveau européen. Une
clause de sauvegarde devrait être
prise pour interdire la commer-
cialisation de produits conte-
nants des résidus de thiaclopride,
un néonicotinoïde interdit dans
l’UE depuis 2020.
Simplification M. Attal avait an-
noncé, dès le 26 janvier, un pre-
mier train de dix mesures prises
par décret : simplification des cu-
rages de cours d’eau ; réduction
des délais de recours contre des
projets agricoles et de ceux des
contentieux pour des projets de
stockage d’eau ; limitation à un
du nombre de contrôle annuel…
L’un des enjeux est de pouvoir
plus facilement étendre les capa-
cités des bâtiments d’élevage por-
cin et de volaille et de mener à
bien les projets de stockage d’eau.
Inscrire la souveraineté alimen-
taire dans la loi Ce principe, ins-
crire la souveraineté agricole et ali-
mentaire dans la loi, énoncé lors
du discours de politique générale
de M. Attal, devra être clarifié. Le
premier ministre a précisé que des
indicateurs et des objectifs se-
raient définis. Mais cette notion
reste floue. C’est au nom de la sou-
veraineté alimentaire que la
FNSEA avait demandé, en 2023, de
surseoir à l’obligation de 4 % de ja-
chère fixée par la PAC. Une nou-
velle dérogation, sous conditions,
vient d’être obtenue de Bruxelles.
La loi sur le renouvellement des
générations en agriculture, dont la
présentation a été décalée, à la
suite des manifestations, le sera
avant la fin de février et soumise
au vote au premier semestre. p
laurence girard
0123
SAMEDI 3 FÉVRIER 2024
tèle que le « présent des agriculteurs » ne doit
pas compromettre « le futur des généra-
tions », Marc Fesneau annonce une « pause »
dans le plan Ecophyto, visant à réduire pro-
gressivement l’usage des pesticides. Une
requête de la FNSEA que ne partage pas la
Confédération paysanne.
LES ÉCOLOGISTES S’ÉTRANGLENT
Satisfaits mais méfiants, les syndicats majo-
ritaires, FNSEA et Jeunes Agriculteurs, ont
appelé, jeudi, à lever les blocages dans le
pays. Mais la Confédération paysanne, troi-
sième organisation agricole en France, et
la Coordination rurale ont d’ores et déjà
annoncé qu’elles poursuivaient la mobilisa-
tion. « Le mouvement ne cesse pas, il se trans-
forme », a prévenu Arnaud Rousseau, prési-
dent de la FNSEA, attendant que les mots de
Gabriel Attal se traduisent en actes, avec un
point d’étape fixé lors du Salon de l’agricul-
ture, qui ouvre ses portes le 24 février. Les
agriculteurs s’inquiètent en particulier de
l’évolution des règles européennes.
M. Macron s’est encore engagé, jeudi, à
peser auprès de ses partenaires européens
pour refuser de signer le traité de libre-
échange du Mercosur, même si la France n’a
pas de droit de veto, et bien que l’Allemagne
et l’Espagne soient favorables à cet accord.
« A chaque fois qu’on a élevé la voix, on a été
suivis », tente de rassurer le chef de l’Etat.
Rarement l’Elysée et Matignon auront été
à ce point complémentaires. Assez pour
garantir une première victoire à Gabriel
Attal, nommé trois semaines plus tôt à Mati-
gnon ? « L’enjeu pour le premier ministre est
de ne pas être cornérisé. Mais la crise agricole
restera comme un spectre jusqu’aux élections
européennes de juin », présage Frédéric Dabi,
directeur de l’institut de sondages IFOP.
Si la colère d’une partie du monde agricole
se calme, les écologistes et la gauche s’étran-
glent. « Le mouvement des agriculteurs reven-
diquait des revenus décents pour tous, le gou-
vernement répond par un droit à polluer (…)
L’agrobusiness a de beaux jours devant lui. La
malbouffe aussi », peste, sur X, le chef de file
du Parti socialiste, Olivier Faure. « On est
dans un moment d’anéantissement de la bio-
diversité et le gouvernement présente les nor-
mes environnementales comme de la tracas-
serie administrative ! », déplore aussi la dépu-
tée écologiste de Paris, Sandrine Rousseau. p
claire gatinois
Plan Ecophyto à l’arrêt : les ONG
environnementales abasourdies
La suspension du plan visant à réduire de 50 % les usages de pesticides
d’ici à 2030 est qualifiée de « recul historique » et de « signal désastreux »
Q
uestion parmi les plus
sensibles du dossier
agricole, la réduction
de l’utilisation des
pesticides avait été,
jusqu’à présent, évitée par le gou-
vernement – le premier train d’an-
nonces visant à apaiser la colère
des exploitants n’y faisait aucune
référence. La pression de la Fédé-
ration nationale des syndicats
d’exploitants agricoles (FNSEA) a
fini par payer : le ministre de l’agri-
culture, Marc Fesneau, a annoncé,
jeudi, la mise « en pause » du plan
Ecophyto, dont la dernière décli-
naison, toujours en discussion,
visait à réduire de 50 % les usages
de pesticides d’ici à 2030, par
rapport à la période 2015-2017.
Le premier ministre, Gabriel
Attal, a mis en cause, sans la nom-
mer, l’Agence nationale de sécu-
rité sanitaire de l’alimentation, de
l’environnement et du travail
(Anses), affirmant qu’il faut « sor-
tir d’une situation où notre agence
sanitaire » interdit une molécule
en France avant qu’elle soit inter-
dite dans l’Union européenne.
Lancé en 2008, le plan Ecophyto
n’a jusqu’à présent pas permis
d’atteindre les objectifs visés. Offi-
ciellement, il n’est pas abandonné
mais mis à l’arrêt « le temps d’en re-
travailler un certain nombre d’as-
pects », selon M. Fesneau. L’objectif
est de « mettre en place un nouvel
indicateur », a précisé M. Attal.
Derrière le caractère technique de
l’annonce se cache un point de
Le ministre discorde majeur avec les produc-
de l’économie, teurs de grandes cultures, notam-
Bruno Le Maire, ment. L’indicateur actuel, le nom-
et le premier bre de doses unités, en place de-
ministre,
Gabriel Attal,
à Matignon,
le 1er février.
JULIEN DE ROSA/AFP « Surtransposition » des règles européennes :
un phénomène mal défini et mal quantifié
La lutte contre les « surtranspositions » est l’un des grands objectifs annoncés par M. Attal
C’ est le sixième « grand
objectif » des nouvelles
annonces du gouverne-
ment pour éteindre la crise agri-
cole : « lutter contre les surtranspo-
sitions », en France, des mesures,
notamment environnementales,
décidées au niveau européen. « On
ne veut plus de situations où un
produit [phytosanitaire] est inter-
dit en France, alors qu’il est auto-
risé dans nos pays voisins »,
a énoncé le premier ministre, Ga-
briel Attal, jeudi 1er février.
Ces derniers mois, la fin des sur-
transpositions est devenue l’une
des revendications principales des
syndicats agricoles majoritaires.
En droit, la surtransposition dési-
gne « la création de normes inter-
nes excédant les obligations résul-
tant d’une directive », selon un avis
du Conseil d’Etat de 2018.
Seules les directives européen-
nes sont concernées, car celles-ci
doivent être transposées dans le
droit national ; les règlements
européens, eux, s’appliquent di-
rectement. L’interdiction d’un
produit phytosanitaire, dont
l’usage est régi par des règle-
ments, n’est donc pas stricto
sensu une surtransposition.
Mais dans son utilisation cou-
rante au sein de la profession agri-
cole, le terme s’applique à toutes
les contraintes décidées au ni-
veau national en matière de santé
ou d’environnement. « Pour nous,
une surtransposition, c’est toute
puis 2008, recense le nombre de
traitements appliqués à l’hectare.
Il permet ainsi de tenir compte
de l’efficacité des molécules, qui, à
tonnage identique, peuvent avoir
un impact très différent sur la
santé et l’environnement.
D’autres indicateurs, promus par
les agrochimistes, sont suscepti-
bles de mesurer sur le papier des
réductions d’utilisation peu effec-
tives dans les champs. En octo-
bre 2023, les autorités allemandes
ont officiellement mis en garde
contre l’adoption de tels indica-
teurs au niveau européen, quali-
fiés de « trompeurs ».
Reprendre la main sur l’Anses
« En annonçant de graves reculs à
venir sur la transition écologique,
et notamment la mise à l’arrêt
d’Ecophyto 2030, le gouvernement
se trompe de combat pour résou-
dre la crise agricole, selon
WWF France. Au lieu de concentrer
l’ensemble de ses efforts sur des
prix justes pour une transition
juste, ce sont les mesures environ-
nementales qui sont prises pour
cibles, à Bruxelles comme à Paris.
L’annonce d’une mise à l’arrêt du
plan Ecophyto est un signal désas-
treux pour la protection de l’envi-
ronnement et la santé publique. »
L’association Générations futu-
res, associée depuis quinze ans au
suivi du plan Ecophyto, dénonce
« un recul historique, une régres-
sion vertigineuse qui va nous rame-
ner avant l’ère Sarkozy ». Le député
Dominique Potier (Parti socialiste,
Meurthe-et-Moselle), rapporteur
de la commission d’enquête parle-
mentaire sur les pesticides – qui a
disposition qui n’est pas harmoni-
sée au niveau européen, prise de
manière unilatérale », résume
Laurent Grandin, président de
l’Interprofession des fruits et lé-
gumes frais (Interfel).
Cela peut concerner des interdic-
tions de produits phytosanitaires
(diméthoate, phosmet, S-métola-
chlore…), des restrictions d’usage,
comme pour le glyphosate ou les
néonicotinoïdes, ou encore des
dispositions en faveur du bien-
être animal comme l’interdiction
du broyage des poussins.
Distorsions de concurrence
Mais c’est, bien sûr, autour du su-
jet des produits phytosanitaires
que se cristallisent les tensions
autour des surtranspositions. Il
revient à l’Union européenne
d’autoriser ou non une substance
active, mais les autorisations de
mise sur le marché des produits
sont délivrées par les agences ré-
glementaires de chaque Etat
membre. La France fait-elle de l’ex-
cès de zèle en la matière, comme le
laissent entendre certains respon-
sables politiques ? L’Autorité euro-
péenne de sécurité des aliments
autorise 383 substances actives,
dont 283 peuvent être commercia-
lisées en France, quatrième pays à
autoriser le plus de produits, après
l’Italie, la Grèce et l’Espagne.
Mais l’examen général du catalo-
gue ne rend pas compte des spéci-
ficités de chaque pays. Premier
« C’EST UNE DÉFAITE
POUR L’AGRICULTURE,
SON ÉCONOMIE,
L’ENVIRONNEMENT ET
LA SANTÉ PUBLIQUE
AU SENS GÉNÉRAL »
DOMINIQUE POTIER
député PS de Meurthe-et-Moselle
rendu son rapport en décem-
bre 2023 – juge « totalement irres-
ponsable » la mise à l’arrêt du plan.
Le gouvernement entend aussi
reprendre la main sur l’Anses,
comme l’a dit M. Attal. Au-delà de
l’évaluation des risques sanitaires
et environnementaux des pestici-
des, l’agence est chargée, depuis
2014, de l’octroi des autorisations
de mise sur le marché, ainsi que
des décisions de retrait de certai-
nes molécules. A plusieurs repri-
ses, ces derniers mois, des déci-
sions ont été au centre de contro-
verses entre le ministre de l’agri-
culture et l’Anses. En avril 2023,
l’Anses avait annoncé le retrait du
marché d’un herbicide très
utilisé, le S-métolachlore, dont les
métabolites contaminent au-delà
du seuil réglementaire les nappes
phréatiques et l’eau du robinet de
millions de foyers. La décision de
l’Anses avait ouvert une passe
d’armes avec le gouvernement.
Pour le gouvernement, l’Anses
n’aurait pas dû prendre de déci-
sion avant que l’Union euro-
péenne formalise la sienne. Pour
producteur agricole européen, la
France compte une plus grande di-
versité de filières que d’autres.
« C’est un sujet épineux, on n’a pas
de registre clair des surtransposi-
tions », note Enzo Armaroli, res-
ponsable agriculture à la Fonda-
tion pour la nature et l’homme.
Pour Dorian Guinard, spécia-
liste en droit de l’environnement
et maître de conférences à l’uni-
versité Grenoble-Alpes, « faire
une généralité dans ce domaine
est au mieux hasardeux, au pire
trompeur. C’est un débat qu’il est
nécessaire d’avoir, culture par cul-
ture, pays par pays, en regardant
la balance commerciale et l’éva-
luation du risque ».
A défaut d’un bilan exhaustif,
différents cas de distorsions sont
mis en avant par la profession.
Laurent Grandin, d’Interfel, cite
l’exemple du diméthoate, un in-
secticide, utilisé sur les cerisiers
contre le moucheron asiatique
Drosophila suzukii, interdit en
France en 2016 avant de l’être au
niveau européen en 2019. « Il y a eu
un manque d’anticipation. Quel-
ques années avant la fin de ce pro-
duit, il aurait fallu regarder l’état
des vergers, installer des filets de
protection et planter des végétaux
plus résistants aux maladies. »
Mais la France fait aussi preuve,
dans certains cas, de sous-trans-
position, et a été plusieurs fois
condamnée par la Cour de justice
de l’Union européenne pour des
france | 13
▶▶▶
l’agence, sa décision relevait de la
stricte application du droit euro-
péen, la contamination des aqui-
fères lui imposant une décision de
retrait – l’interdiction européenne
étant rendue inéluctable pour les
mêmes raisons. Le hiatus aura été
d’environ six mois. L’interdiction
de vente a été effective en France
en octobre 2023 (avec un délai de
grâce jusqu’à octobre 2024) et doit
l’être au plus tard en avril
2024 dans l’ensemble de l’UE.
« Ceux qui refusent le Pacte vert
dans le monde agricole et sa
traduction française à travers
l’agroécologie et le plan Ecophyto
sont en train de gagner, et c’est
une défaite pour l’agriculture, son
économie, l’environnement et la
santé publique au sens général,
explique M. Potier. La baisse de
fertilité des sols liée à l’effondre-
ment de la biodiversité est d’ores
et déjà une des premières causes
d’insécurité alimentaire. »
M. Fesneau a aussi annoncé que
le gouvernement se positionne-
rait contre la mise en place de zo-
nes de non-traitement contrai-
gnantes, c’est-à-dire les distances
de sécurité devant séparer les
épandages des habitations. Selon
le ministre, le gouvernement fera
appel du jugement comme celui
du tribunal administratif d’Or-
léans, qui a annulé, début de jan-
vier, des arrêtés préfectoraux ap-
prouvant des « chartes départe-
mentales » fixant les conditions
de mise en œuvre de ces zones de
non-traitement. Des riverains, des
maires et des associations les ju-
geaient trop peu protectrices. p
stéphane foucart
manquements aux transposi-
tions des directives « Habitats »,
« Nitrates » ou « Eau ».
Derrière le débat sur les sur-
transpositions se pose en fait la
question des distorsions de con-
currence avec la crainte de voir les
productions françaises reculer.
« On a perdu des quantités impor-
tantes de production nationale,
s’inquiète Laurent Grandin. La po-
sition qui consiste à croire que la
France est le phare du monde, c’est
ce qui pourrit la compétitivité. »
Les distorsions entraînées par
les écarts réglementaires sont
réelles, mais, selon Sophie Thoyer,
directrice de recherche en écono-
mie à l’Institut national de recher-
che pour l’agriculture, l’alimenta-
tion et l’environnement, elles sont
à nuancer : « On se focalise sur les
normes environnementales, mais
les principales sources de distor-
sion viennent des règles du droit du
travail et des règles fiscales, où
l’harmonisation européenne est
moins avancée. »
Toujours est-il que les contrain-
tes environnementales, elles, af-
fectent les agriculteurs dans leur
quotidien. Mesures miroirs, clau-
ses de sauvegarde, implication des
filières aval dans l’accompagne-
ment… Des dispositions existent
pour éviter que des mesures déci-
dées pour protéger l’environne-
ment et la santé ne soient source
de distorsions. p
mathilde gérard
14 | france 0123
SAMEDI 3 FÉVRIER 2024

M A N I F E S TAT I O N S D E S A G R I C U LT E U R S

Aux racines de la
crise, le quotidien
harassant
des agriculteurs
« Le Monde » est allé à la rencontre de six
exploitants originaires de diverses régions
de France, qui témoignent de l’âpreté
de leur activité et des défis à relever

L es manifestations de colère retombent, mais

les problèmes subsistent. Pendant une quin-
zaine de jours, les agriculteurs ont manifesté
dans toute la France, en bloquant routes et autorou-
tes jusqu’à l’appel, jeudi 1er février, par la Fédération
nationale des syndicats d’exploitants agricoles et les
Jeunes Agriculteurs à suspendre les blocages au vu
des annonces du premier ministre, Gabriel Attal. lls
ont néanmoins posé plusieurs conditions pour ne
pas reprendre le mouvement : des premiers résul-
tats avant le Salon de l’agriculture, qui s’ouvrira le
24 février, à Paris, l’adoption d’une loi d’orientation
et d’avenir agricole ainsi que des mesures euro-
péennes, d’ici à juin.
Si les blocages sont peu à peu levés, les agriculteurs,
de retour dans leur ferme, retrouvent leur quotidien,
marqué par de multiples tracasseries et ce, partout
sur le territoire, de l’Avesnois à la Petite Camargue,
du Bas-Rhin aux Côtes-d’Armor, en passant par la
Haute-Garonne et le Gard. Les six exploitants qui té-
moignent évoquent les injonctions contradictoires,
la difficulté à évoluer vers un modèle agricole plus
durable… Les maux à l’origine de la crise sont multi-
ples et parfois différents, selon la région mais aussi
selon le type d’activité.
Beaucoup ont un niveau de revenu qui ne leur per-
met pas de vivre décemment. Une fragilité financière
à laquelle s’ajoutent, pêle-mêle, les rythmes éprou-
vants, les aléas administratifs, la bataille avec les ban-
ques, les factures à payer, les aides qui tardent à être
versées, la concurrence étrangère, les reproches de
non-respect de l’environnement, les problèmes
d’eau ou encore les difficultés de transmission. Qu’ils
soient agriculteurs, viticulteurs ou éleveurs, tous
tentent de s’en sortir au mieux, d’autant que ce mé-
tier, ils l’ont choisi et n’entendent pas l’abandonner.
Francis Jacquart (au centre), avec ses deux fils et sa belle-fille. AIMÉE THIRION POUR « LE MONDE »

Il faudrait un système Notre élevage est La concurrence

d’accompagnement un puits sans fond, étrangère pèse
pour aider le repreneur nous le savons sur mon activité
Francis Jacquart Anne-Marie et Olivier Riboulet David Jolly
65 ans 50 ans 33 ans
éleveur dans l’Avesnois, entre Maubeuge et Valenciennes éleveurs de taureaux en Petite Camargue multi-activité à Niedernai (Bas-Rhin)

A S
u 31 décembre 2024,
Francis Jacquart, âgé
de 65 ans, fera valoir
ses droits à la retraite.
Pour reprendre ses 90 vaches
laitières, ses pâtures, ses champs
de blé, ses vergers et ses serres
maraîchères, ce fils et petit-fils
d’agriculteurs s’est tourné vers
ses deux fils : Simon, 33 ans, et
Matthieu, 25 ans, respective-
ment ingénieur agronome et
professeur de sport.
Accompagnés de Jeanne,
25 ans, titulaire d’un master de
comptabilité, et de Quentin,
27 ans, au profil commercial,
les deux jeunes hommes prô-
nent la gouvernance partagée et
développent la vente directe. Ils
ouvrent aussi la ferme – située
dans le bocage avesnois (Nord) –
au grand public, à la faveur de
journées portes ouvertes.
« Parcours du combattant »
Pour chaperonner ses enfants
tout en les rémunérant, Francis
Jacquart ne se verse plus de sa-
laire depuis presque deux ans.
Une situation bancale qui expli-
que sa participation aux mani-
festations d’agriculteurs, la se-
maine du 22 janvier. « Il faudrait
un système d’accompagnement
pour aider le repreneur et le cé-
dant formateur », juge ce syndi-
qué de la Fédération départe-
mentale des syndicats d’exploi-
tants agricoles et diacre catholi-
que depuis 2015.
Est-ce le seul frein à la transmis-
sion ? « Les dossiers d’installation,
c’est le parcours du combattant,
expose Simon. Le droit rural, c’est
hypercompliqué. C’est pas évident
de trouver les bonnes infos. » De-
puis quelques semaines, il se pré-
sente aux dix propriétaires des
terres que loue son père (80 hec-
tares sur 90) afin qu’ils valident
le passage de témoin. L’accord est
nécessaire lorsqu’un agriculteur
souhaite transmettre ses baux
agricoles, même à ses enfants.
Un refus, et c’est le modèle éco-
nomique de l’exploitation qui
vacille… à l’heure où le repreneur
doit convaincre les banques de la
viabilité de son projet.
Comme pour toute entreprise,
les enfants sont tenus de racheter
les parts de la ferme familiale se-
lon une valeur validée par l’ex-
pert-comptable. En attendant de
boucler la transaction, Francis et
ses enfants préfèrent taire son
montant exact, qui pourrait
néanmoins s’élever à plusieurs
centaines de milliers d’euros.
C’est moins que si les acheteurs
étaient étrangers à la famille.
Pour autant, Francis ne fait pas de
faveur excessive à ses garçons. Sa
fille aînée, qui n’est pas intéressée
par la reprise, ne doit pas se sentir
lésée. Il lui faut ensuite rémuné-
rer équitablement son ex-associé,
désireux de récupérer ses parts.
Comme 45 000 exploitations
agricoles en France (sur
389 000), Francis était en grou-
pement agricole d’exploitation
en commun. Disposer d’une
somme importante à 65 ans,
c’est aussi l’assurance de jouir
d’une retraite décente, étant
donné le faible niveau de sa
pension (900 euros par mois,
800 euros pour sa femme). Der-
nier motif avancé : « Connaître
la valeur de l’entreprise que l’on
reprend, ça aide à garder la nia-
que », conclut l’agriculteur. p
alexandre lenoir
(lille, correspondance
ur le bord de la route,
un panneau indique aux
touristes : « Le riz nou-
veau est arrivé ! » Mais
entre les roseaux et les rizières de
Petite Camargue, là où la famille
Riboulet tente de maintenir son
modèle agricole depuis des dé-
cennies, la Gardoise le concède :
« La vente à la ferme, ça ne fonc-
tionne pas trop. » A 50 ans, Anne-
Marie Riboulet, « paysanne », ne
veut pas lâcher l’affaire.
Cette femme au fort tempéra-
ment cultive des céréales (lu-
zerne, blé, orge, avoine, foin…)
et élève des taureaux avec son
mari. Ils ne sont plus si nom-
breux dans cette partie du sud
de la France « à maintenir une
tradition, un patrimoine », dé-
fend cette enfant de la campa-
gne, née dans la ferme d’en face,
dont le cheptel compte 300 bê-
tes. « Les mâles partent en corrida
privée ou publique, en course ca-
marguaise, et nous vendons ou
transformons la viande des génis-
ses. » Une trentaine de brebis
complète ce tableau.
Chez Anne-Marie et Olivier Ri-
boulet, à la tête de 400 hectares,
tout est pensé en bio, malgré
les contraintes du moment : la
remontée du sel dans les terres,
qui attaque les racines des cultu-
res, modifie le métier. Les séche-
resses qui se sont répétées au
cours des derniers étés, aussi.
Fidèles à leur cap depuis des
lustres, ces fermiers ne cèdent
pas à l’appel des traitements chi-
miques. Il en va de même pour la
démoustication, pourtant quasi
généralisée dans le secteur. Le
couple a fait le choix de rende-
ments très longs et fonctionne
quasiment en autarcie. Les cé-
D
réales cultivées permettent d’ali-
menter les bêtes. Néanmoins, ce
choix a ses limites et l’équilibre
financier n’y est pas. « Notre éle-
vage est un puits sans fond, nous
le savons, et notre exploitation est
déficitaire, mais nous participons
au maintien de l’écosystème agri-
cole de Camargue. Vivre de la
ferme n’est plus rentable, mais il
est hors de question de l’abandon-
ner. C’est un héritage familial. »
Pour maintenir l’exploitation et
payer les charges, Mme Riboulet
a investi ses économies dans
l’immobilier afin de pouvoir vi-
vre de revenus locatifs.
« Emmerdes » administratives
Adhérente de la Fédération dé-
partementale des syndicats d’ex-
ploitants agricoles, elle déplore
« les emmerdes » que causent les
tâches administratives. « Quand
on simplifie, en France, on com-
plexifie ! Et je n’ai toujours pas été
remboursée du GNR [gasoil non
routier] depuis deux ans. »
Son quotidien de paysanne,
avec « quatre à cinq heures de
sommeil par nuit », alterne entre
les journées à l’abattoir, les sa-
lons pour vendre ses produits
transformés et les nuits passées
sur les engins à faucher la lu-
zerne toutes les trois semaines,
d’avril à septembre. Ensuite, il
faut récolter le riz, jusqu’en
décembre. Et enchaîner avec la
période des naissances pour les
brebis. La Camarguaise plaide
pour une simplification admi-
nistrative, mais pour le reste, elle
n’entend rien changer. « C’est un
mode de vie qu’on a choisi et
qu’on assume. » p
agathe beaudouin
(nîmes, correspondante)
ans l’exploitation des
Jolly, à Niedernai
(Bas-Rhin), c’est le
jour de mise en place
des poussins. Sortis de leur co-
quille le matin même, ils sont
plus de 4 000 à s’éparpiller dans
le long bâtiment chauffé à 30 °C.
La grande silhouette de David
Jolly, chaussé de bottes en plasti-
que, navigue entre les minuscu-
les boules de duvet jaune. Cela
fait déjà douze ans qu’il a repris
l’exploitation paternelle : choux
à choucroute, pommes de terre
et céréales (blé, maïs), auxquels il
faut ajouter l’élevage de poulets
de chair Label rouge et quelques
hectares de colza.
La variété des cultures, sur une
surface de 50 hectares, « [lui] per-
met de mieux [s]’en sortir que
d’autres », admet l’agriculteur de
33 ans. « C’est une sécurité, mais
c’est aussi plus d’investissements.
On ne ramasse pas les patates
avec une planteuse à choux. » En
matière de commercialisation, la
vente de pommes de terre en di-
rect est la plus rémunératrice.
« Bien que je produise pour une
filière de qualité, la concurrence
étrangère pèse sur mon activité »,
observe M. Jolly. Depuis le début
de la guerre en Ukraine, en fé-
vrier 2022, les importations de
volaille de ce pays sont exemp-
tées de droits de douane. Elles
ont crû de 75 % au premier se-
mestre 2023, selon la filière.
Il voit aussi l’offre augmenter
du fait de ces éleveurs en bio qui
ne s’y retrouvent plus et sont
tentés de passer au Label rouge.
Or la demande ne progresse pas
aussi vite, surtout en ces temps
d’inflation. La marque qui com-
mercialise ses volailles l’a pré-
venu qu’il devait s’attendre à une
baisse des ventes. « Je vends trois
lots par an, mais je crains de de-
voir passer à deux », note-t-il.
On est ici en plein territoire de
choucroute et, pourtant, le lé-
gume est aussi concurrencé,
même si l’Alsace produit encore
70 % de cette spécialité. David
Jolly, un temps président du syn-
dicat des producteurs de choux
à choucroute, a obtenu une indi-
cation géographique protégée
pour la production locale, qui se
vend à 140 euros la tonne.
Rythme éprouvant
Pour les conserves, les marques
préfèrent le chou des pays d’Eu-
rope de l’Est, moins cher d’envi-
ron 30 %. En raison du réchauf-
fement des températures, les
choux alsaciens sont plus petits :
« J’ai dû irriguer jusqu’à fin octo-
bre [2023]. Avec la hausse des prix
du gasoil, on ne s’y retrouve pas »,
relève David Jolly.
Contraintes sur la vie de fa-
mille, rythme éprouvant… « Sans
un maximum de passion, je ne
pourrais pas continuer », confie
l’agriculteur, qui complète les re-
venus issus de son exploitation
(« un smic ») en travaillant aussi
de temps en temps dans une
ferme voisine.
Son père, Dominique, 60 ans,
travaille encore avec lui sur l’ex-
ploitation, mais il prendra sa re-
traite dans un an. « Je ne pense
pas embaucher quelqu’un. Je vais
plutôt réduire mon activité ou
alors mutualiser certaines opé-
rations avec des agriculteurs du
coin », conclut David. p
stéphanie wenger
(strasbourg,
correspondance)
0123
SAMEDI 3 FÉVRIER 2024
Anne-Marie Riboulet. MATHIEU ASSELIN POUR « LE MONDE »
L’exploitation sert à
payer les factures et
à rembourser les prêts
Adeline Blanc et Sylvain Castex
37 ans et 40 ans
éleveurs de bovins en Haute-Garonne
D C
ans la ferme de Lo-
des, située aux por-
tes de Saint-Gau-
dens, en Haute-Ga-
ronne, Mika a été mis à l’isole-
ment. Ce taureau de 6 ans, de
race limousine, a perdu 400 ki-
los, soit un tiers de son poids, en
l’espace de quelques mois. En
cause ? La maladie hémorragi-
que épizootique, une nouvelle
pathologie virale qui affecte
les cheptels de bovins depuis
l’automne 2023.
Sur leurs 250 hectares, Adeline
et Sylvain Castex travaillent en
groupement agricole d’exploita-
tion en commun (GAEC) depuis
2019. Ils élèvent 180 vaches allai-
tantes, des taureaux ainsi que
des génisses. Cela représente en-
viron 430 animaux par an, en
comptant les naissances de
veaux, des broutards envoyés à
l’abattoir à l’âge de 1 an.
On fait également des céréales,
notamment du soja, pour nour-
rir les bêtes, afin d’éviter d’impor-
ter du soja argentin ou OGM. On
souhaite maîtriser tout de A à
Z »,explique Adeline Blanc, une
ancienne commerciale. La mala-
die a fait maigrir les vaches, et
beaucoup de veaux sont mort-
nés : près de 20 %, contre 4 % ha-
bituellement.
« Nous en sommes jusqu’ici à
3 000 euros de frais de vétéri-
naire et, au bout du compte,
nous pourrions perdre trente
veaux, qui valent chacun entre
1 800 et 2 200 euros », précise
Adeline. Il a fallu par ailleurs
nourrir davantage les animaux
malades, certains d’entre eux
ayant perdu la moitié de leur
poids. Ces frais supplémentai-
res et préjudices ne seront
comptabilisés qu’en fin d’année
2024. Depuis 2019 et son instal-
lation, elle dit ne s’être versée
qu’« environ 10 000 euros » et ne
partir « en vacances qu’une
semaine par an, l’été ». Après
l’agrandissement, il a fallu
investir dans de nouveaux
bâtiments, mais aussi dans du
matériel.
« On fait de la qualité absolue »
« Grosso modo, l’exploitation sert
aujourd’hui à payer les factures et
à rembourser les prêts, pas plus »,
témoigne le couple, qui emploie
un apprenti à mi-temps lorsqu’il
faut s’occuper des vêlages, ou du-
rant l’été, lors des récoltes des cé-
réales. La plupart des animaux,
bouclés à l’oreille à la naissance,
pour un passeport sanitaire qui
les suit tout au long de leur vie,
sont vendus à un abattoir de Cas-
tres, dans le Tarn.
« On est sélectionneurs, c’est-à-
dire que l’on fait de la qualité ab-
solue, mais ensuite, c’est un gros-
siste qui gère la vente aux abat-
toirs puis les circuits de distribu-
tion, et cela nous convient »,
relève Adeline Blanc, qui ajoute :
« Ce qui a le plus d’impact sur
nous, ce sont les normes pour la
PAC [politique agricole com-
mune] totalement décalées avec
le climat, celles du ministère,
l’amoncellement de paperasse ».
Déjà, en 2019, le couple avait
été obligé de s’installer en GAEC,
sous le statut dit « hors cadre fa-
milial ». C’était trop compliqué, et
trop coûteux, de reprendre en-
semble l’exploitation du père de
Sylvain, observe Adeline Blanc.
Vous vous rendez compte ? » p
philippe gagnebet
(toulouse, correspondant)
David Jolly.
PASCAL BASTIEN POUR « LE MONDE »
Ludivine Verlaguet. MATHIEU ASSELIN POUR « LE MONDE »
Notre métier essuie trop
souvent des reproches
sur l’environnement
Edwige Kerboriou
54 ans
éleveuse laitière dans les Côtes-d’Armor
e mercredi 31 janvier au
matin, Edwige Kerbo-
riou s’est dépêchée de
terminer la traite des
80 vaches de son exploitation
laitière de Plouzélambre (Cô-
tes-d’Armor) pour rejoindre Ren-
nes, séance du Conseil économi-
que, social et environnemental
régional oblige. L’éleveuse de
54 ans y représente la chambre
d’agriculture des Côtes-d’Armor.
Mme Kerboriou manœuvre en
coulisse pour faire du lobbying.
« Je travaille dans l’ombre pour
faire entendre la réalité des agri-
culteurs. Notre métier essuie trop
souvent des reproches sur l’envi-
ronnement sans jamais réussir à
faire reconnaître le travail effec-
tué. Le malaise actuel naît aussi
de cette incompréhension », as-
sure la syndicaliste de la Fédéra-
tion départementale des syndi-
cats d’exploitants agricoles.
Les questions environnemen-
tales sont au cœur de ses man-
dats. Depuis presque vingt ans,
elle œuvre sur le dossier des al-
gues vertes, qui tapissent certai-
nes baies de la péninsule aux
beaux jours. Ce fléau est notam-
ment provoqué par les fuites
d’azote de ferme.
Edwige Kerboriou mène
autour d’elle un travail de con-
viction pour agir, diversement
apprécié. Pas assez volontariste
au goût des opposants du mo-
dèle productiviste breton, fa-
çonné pour produire de la nour-
riture pour 22 millions d’habi-
tants sur un territoire qui en
compte sept fois moins ; trop
pour les garants de ce système,
qui refusent de reconnaître les
dommages engendrés. La re-
marque lui fait lever les yeux au
Adeline Blanc et Sylvain Castex.
ULRICH LEBEUF/MYOP POUR « LE MONDE »
ciel : « Il y a trente ans, le débat
sur la qualité de l’eau provoquait
un rejet dans la profession.
Aujourd’hui, la grande majorité
des agriculteurs ont intégré la
question environnementale à
leur développement économique.
Cette double performance est
possible. Ça m’agace qu’on laisse
à penser que les agriculteurs ne
font rien pour l’environnement. »
« Efforts »
Edwige Kerboriou n’a pas sou-
haité visionner le film Les Algues
vertes (2023), une « fiction » tour-
née en partie sur la plage en bas
de chez elle, à Saint-Michel-en-
Grève. Cette baie est devenue
le symbole du phénomène des
ulves envahissantes. C’est aussi
ici que la Cour des comptes a pré-
senté, en juillet 2021, un rapport
sur la lutte contre la proliféra-
tion des algues vertes, plaidant
pour une réduction du cheptel
de l’élevage breton.
L’agricultrice avait assisté à la
réunion, avant de prendre la pa-
role pour rappeler les « efforts »
de ses pairs. Son exploitation,
comme nombre d’autres, a inté-
gré les différents plans de lutte
et modifié ses pratiques. A Saint-
Michel-en-Grève, le tonnage
d’algues ramassées a baissé, tout
comme le taux de nitrates dans
les eaux du bassin-versant. « Les
agriculteurs ne sont pas contre
les normes, mais ils souffrent
de ne parfois plus comprendre
l’administration, explique-t-elle.
Avant, je gérais la paperasserie
de mon exploitation. Désormais,
je la sous-traite, de peur de me
tromper et d’être sanctionnée. » p
benjamin keltz
(rennes, correspondance)
Edwige Kerboriou.
LOUISE QUIGNON/DIVERGENCE POUR « LE MONDE »
Je consacre un à deux
jours par semaine
à l’administration
Ludivine Verlaguet
37 ans
vigneronne dans le Gard
V
êtue de sa parka
noire, elle est sur le
front depuis une se-
maine, au point de
ralliement des agriculteurs du
Gard, à Nîmes, sous un pont
d’autoroute. Agée de 37 ans,
mère de famille, Ludivine
Verlaguet incarne la nouvelle
génération du monde agricole.
Cheffe d’entreprise, vigneronne
et militante, cette Gardoise se
mobilise pour elle et tous les
autres. « Nos trésoreries sont vi-
des ! », lance-t-elle.
Fille de vignerons depuis trois
générations, travaillant d’abord
avec ses parents, elle cultive de-
puis 2017 avec son frère 100 hec-
tares de vignes dans le sud du dé-
partement. « Nous n’avions pas
de cave de vinification ni de struc-
tures adaptées. Nous avons in-
vesti dans un domaine. Je me suis
projetée dans un projet de vie.
On a fait un emprunt sur vingt-
cinq ans pour avoir une cave de
vinification. C’était juste avant
[la pandémie de] Covid-19. Puis,
maintenant, la crise viticole… »
« Avec la hausse du prix de
l’électricité, la situation est très
compliquée, ajoute-t-elle. Pen-
dant [la crise sanitaire], nous
avons eu des reports de charges
qu’il faut maintenant rembour-
ser. Certains mois, je ne me sors
pas de salaire. Il faut vivre avec ce
poids. On a toujours peur de faire
couler la structure familiale. »
Ces dix dernières années, la vi-
gneronne dit avoir observé une
nette évolution. « Je consacre un
à deux jours à l’administration
par semaine, dit-elle, son clas-
seur de vingt centimètres
d’épaisseur à la main. Je n’ai
jamais vu mon père travailler
france | 15
autant dans son bureau ! Je dois
faire appel à un cabinet qui gère
ma comptabilité et à un tiers pour
remplir les dossiers pour la cham-
bre d’agriculture, [l’institut] Fran-
ceAgriMer, les dossiers de planta-
tion… Les enjeux sont énormes.
A la moindre faute, ça peut faire
une grosse différence. »
« Contraintes »
Même si la dématérialisation
facilite les démarches, l’agricul-
trice témoigne d’un quotidien
stressant : « Concernant la traça-
bilité, il faut fournir toutes les fac-
tures. On doit prouver les dosages
qu’on met à l’hectare, tel jour, telle
parcelle, telle action. Pour les bi-
dons vides, je dois prouver que je
les ai bien rapportés chez le four-
nisseur. Ces contraintes alourdis-
sent notre charge de travail et no-
tre charge mentale. Pendant les
vendanges, on n’a pas le temps. »
Ce mouvement des agri-
culteurs, qui selon elle était pré-
visible, veut aussi mettre en lu-
mière les conditions de con-
trôle. « Il faut imaginer les drones
au-dessus de nos vignes ou la
police de l’eau armée quand elle
vient chez nous. Les contrôles
sont rarement pédagogiques et
bienveillants. »
Dans le Gard, où le nombre
d’exploitations a diminué de
20 % entre 2010 et 2020, la mobi-
lisation est très suivie. « Ce mé-
tier rude, ingrat, ne fait plus rêver,
car on ne dégage plus de revenus
ni de marges décentes. Nos rela-
tions avec les banques sont com-
pliquées. Un vigneron a dû ven-
dre 3 hectares pour payer ses fac-
tures. Ce n’est plus possible. » p
agathe beaudouin
(nîmes, correspondante)
 ÉCONOMIE & ENTREPRISE
16 | 0123
SAMEDI 3 FÉVRIER 2024

Microsoft a changé d’ère avec Satya Nadella

En dix ans, la firme de Redmond s’est diversifiée dans le cloud, les jeux et l’intelligence artificielle

J’
ai eu la chance de changer
de poste tous les quatre
ou cinq ans. Cela m’a per-
mis de rester toujours sur
le qui-vive, constamment
motivé », avait déclaré Satya Na-
della, peu après sa nomination à
la tête de Microsoft, le 4 fé-
vrier 2014. Dix ans plus tard, il est
devenu l’inamovible dirigeant de
la firme de Redmond (Washing-
ton), lui qui a récupéré les fonc-
tions de président en juin 2021.
Seul Bill Gates, le cofondateur de
Microsoft en 1975, avait jusque-là
cumulé ces deux casquettes de
président et de directeur général.
Les résultats de M. Nadella plai-
dent pour lui. Sous la direction de
cet Indien de 56 ans, Microsoft est
devenue, en janvier, la plus grosse
capitalisation boursière mon-
diale, avec près de 3 000 milliards
de dollars (environ 2 800 mil-
liards d’euros), devant Apple.
Quand Satya Nadella prend les
commandes du géant de l’infor-
matique, Microsoft pèse à peine
plus de 300 millions de dollars en
Bourse et a tout d’une belle endor-
mie qui vit sur ses lauriers, grâce
au succès de son système d’ex-
ploitation Windows et de sa suite
de logiciels de bureautique Office.

« Culture de l’innovation »
Mais la compagnie, sous l’égide
du successeur de Bill Gates, Steve
Ballmer (2000-2014), manque le
virage des smartphones, brèche
dans laquelle Apple s’engouffre.
Le rachat de Nokia, en septem-
bre 2013, pour 7,2 milliards de dol-
lars, ne permet pas à la firme de
revenir dans la course. A peine
succède-t-il à Steve Ballmer que
Satya Nadella conduit le plan de
licenciement le plus massif de
l’histoire de Microsoft, portant
sur 18 000 emplois (soit 14 % des
effectifs), essentiellement chez
Nokia (12 500).
« Il a su prendre très vite des déci-
sions fortes pour arrêter les dé-
gâts », souligne Thomas Husson,
analyste chez Forrester, qui in-
siste aussi sur le changement de
paradigme qu’incarne le natif
d’Hyderabad, en Inde : « Comparé
à un Ballmer gouailleur, Nadella
installe une culture de l’innova-
tion plus ouverte, plus modeste et
plus rigoureuse. » Le nouveau pa-
tron réforme les méthodes de
management, en rompant avec la
méthode de travail en silo.
Pour M. Nadella, Microsoft doit
prendre des risques. Dirigeant de
la division cloud de Microsoft
avant sa promotion, le nouveau
patron fait alors de l’informati-
que dématérialisée sa priorité. Il
Le PDG de Microsoft,
Satya Nadella, à Londres,
le 15 janvier. KIN CHEUNG/AP
L’entreprise
est devenue,
en janvier,
la plus grosse
capitalisation
boursière
mondiale,
devant Apple
tire un trait sur la culture de l’ex-
clusivité de ses produits qui pré-
valait jusque-là. Dès 2014, les logi-
ciels Office sont rendus disponi-
bles sur les ordinateurs d’Apple.
Dans son rapport financier de
2016, Microsoft distingue pour la
première fois les résultats du
cloud (25 milliards de dollars), qui,
avec les suites logicielles pour les
entreprises et les produits pour
les particuliers (PC, tablettes, con-
soles, jeux vidéo), devient le troi-
sième pilier de l’entreprise.
Aujourd’hui, c’est la division qui
dégage le plus de revenus : 88 mil-
liards sur les 212 milliards de dol-
lars de chiffre d’affaires en 2023.
Satya Nadella n’a pas non plus hé-
sité à recourir aux acquisitions.
Selon le fournisseur de données
financières Dealogic, Microsoft
est l’entreprise tech américaine
qui a le plus utilisé ce procédé. En
dix ans, elle a conclu 326 opéra-
tions, pour un montant total de
170 milliards de dollars.
Le producteur des consoles
XBox a bouclé, en 2023, la plus
grande acquisition de son his-
toire, en mettant la main sur les
Studios Activision Blizzard (Call
of Duty, World of Warcraft ou
Candy Crush), moyennant 69 mil-
liards de dollars. Auparavant, il
avait mis la main sur Minecraft
en 2014 et ZeniMax en 2021 (Fal-
lout, Doom). En créant un tel cata-
logue, Microsoft ambitionne de
créer un « Netflix du jeu vidéo »,
par le biais de son service d’abon-
nement Game Pass.
Depuis le rachat de LinkedIn, en
juin 2016, pour 26 milliards de dol-
lars, la firme continue aussi à re-
garder du côté des réseaux so-
ciaux. En 2020, elle a fait une offre
– repoussée – pour racheter les ac-
tivités américaines de TikTok,
quand l’application chinoise se
voyait menacée d’interdiction aux
Etats-Unis, puis elle a approché,
en 2021, Pinterest et Discord. Cet
intérêt est lié à sa volonté de pren-
dre sa part sur le marché de la pu-
blicité, où elle a mis un pied avec
son moteur de recherche Bing.
Dernier champ d’investisse-
ment, peut-être le plus stratégi-
que : l’intelligence artificielle (IA).
En mars 2022, Microsoft a achevé,
pour 16 milliards de dollars, l’ac-
quisition de Nuance, un expert de
la reconnaissance vocale. Surtout,
la compagnie de Satya Nadella a
investi 13 milliards de dollars
dans Open AI, la start-up à l’ori-
gine du robot conversationnel
Chat GPT. Objectif : disposer d’un
accès privilégié à sa technologie,
qu’elle compte déployer dans
tous ses logiciels, y compris chez
GitHub (acquis en juin 2018 pour
7,7 milliards de dollars), où cette
technologie doit permettre de fa-
ciliter la production de code in-
formatique.
Quelques essais infructueux
Satya Nadella n’en fait pas mys-
tère. A ses yeux, il s’agit d’une
« nouvelle ère » pour l’informati-
que. « Cette nouvelle génération
d’IA va remodeler chaque catégo-
rie de logiciels et chaque entre-
prise, y compris la nôtre. Quarante-
huit ans après sa création, Micro-
soft reste une entreprise de premier
plan car, à maintes reprises (…),
nous nous sommes adaptés aux
changements de paradigme tech-
nologique. » Avec 27,2 milliards de
dollars consacrés à la recherche et
au développement en 2023, l’en-
treprise se donne les moyens de
procéder à cette transformation.
Les paris engagés par Satya Na-
della se sont, dans l’ensemble, ré-
vélés gagnants, malgré quelques
essais infructueux – en témoigne
le succès encore très confidentiel
de ses casques de réalité mixte
HoloLens –, le tout sur fond de
menace d’une offensive des auto-
rités de la concurrence. Ainsi, rien
que sur l’année écoulée, l’action
Microsoft a gagné 60 % en valeur.
Mardi 30 janvier, lors de la publi-
cation de ses derniers résultats
trimestriels, la compagnie a en-
core dépassé les attentes des mar-
chés, avec un chiffre d’affaires de
62 milliards de dollars sur trois
mois (+ 18 % d’une année sur
l’autre). Ce qui a inspiré ce com-
mentaire aux analystes du cabi-
net Wedbush : « Nadella a livré un
chef-d’œuvre qui devrait être ac-
croché au Louvre. » En tout cas pas
au département des antiquités. p
vincent fagot

Porté par des profits mirifiques en 2023, Meta s’envole en Bourse

Le groupe de Mark Zuckerberg a enregistré 39 milliards de dollars de bénéfice net, pour un chiffre d’affaires de 135 milliards

new york - correspondant Une division par quatre en avaient coûté près de 10 milliards lars. « Nous avons connu un bon La journée de jeudi a aussi vu le d’un quart. Ainsi, Microsoft, dopé
quinze mois. Jeudi 1er février, tout de dollars de revenu en 2022. S’y trimestre alors que notre commu- triomphe d’Amazon, qui s’est en- par l’intelligence artificielle, est

L orsque Jim Cramer, le gou-

rou des boursicoteurs sur
la chaîne CNBC, se lamente
à propos d’une action qui s’effon-
dre, cela signifie qu’il est temps
d’acheter. Ainsi M. Cramer était-il
anéanti après la conférence fi-
nancière qu’avait tenue Mark
Zuckerberg, patron de Meta (Face-
book, Instagram, WhatsApp), à
l’automne 2022.
En présentant ses résultats fi-
nanciers trimestriels, le cofonda-
teur de Facebook avait alors fait
preuve de désinvolture et indiqué
qu’il continuerait à engloutir ses
capitaux dans son projet vision-
naire, le métavers, à savoir l’Inter-
net du futur.
En ce début novembre 2022,
l’action avait alors touché son ni-
veau le plus bas, sous les 90 dol-
lars (83 euros, au cours actuel).
était oublié. Après la présenta-
tion des résultats pour 2023, l’ac-
tion s’est envolée de 15 %, attei-
gnant 450 dollars. Une multipli-
cation par cinq. « Fantastique »,
s’est exclamé Jim Cramer.
Les résultats ont été impres-
sionnants, avec 39 milliards de
dollars de bénéfice net sur l’an-
née, pour un chiffre d’affaires de
135 milliards de dollars. Tout s’est
accéléré au dernier trimestre : les
ventes – la publicité – du groupe
ont augmenté de 25 % sur cette
période par rapport à 2022. La
firme a réussi cette percée grâce
à l’intelligence artificielle (IA),
qui lui a permis de mieux cibler
ses publicités.
Ces progrès technologiques lui
offrent la possibilité de surmon-
ter les règles de confidentialité
imposées par Apple, qui lui
ajoutent des économies draco-
niennes, pour une firme qui avait
embauché à tour de bras lors de la
pandémie de Covid-19.
Par ailleurs, le métavers a en-
core englouti 4,6 milliards de dol-
lars au dernier trimestre de 2023,
ce qui porte la perte totale, depuis
le lancement du projet, à 40 mil-
liards de dollars. Toutefois, c’est
moins que les trimestres précé-
dents et, surtout, son chiffre d’af-
faires a doublé, pour atteindre
1 milliard de dollars. Résultat : la
firme, qui compte 2,1 milliards
d’utilisateurs quotidiens, a vu sa
marge opérationnelle plus que
doubler et dépasser 40 % du chif-
fre d’affaires.
Elle a pu annoncer, pour la pre-
mière fois, un dividende de
50 cents et des rachats d’action à
hauteur de 50 milliards de dol-
nauté et notre entreprise conti-
nuent de croître, a souligné Mark
Zuckerberg, dans un communi-
qué. Nous avons beaucoup avancé
dans notre vision pour progresser
dans l’intelligence artificielle et le
métavers. »
Triomphe d’Amazon
Ce triomphe intervient au lende-
main d’une séance au Congrès,
où M. Zuckerberg a été confronté
aux familles d’enfants morts ou
victimes d’abus ou de troubles
mentaux sur les réseaux sociaux.
Le dirigeant de Meta a dû présen-
ter ses excuses aux familles. « Je
suis désolé pour tout ce que vous
avez traversé. C’est terrible, a dé-
claré Zuckerberg aux parents, au
Capitole. Personne ne devrait
avoir à subir les souffrances que
vos familles ont endurées. »
volé de près de 7 %, après des ré-
sultats meilleurs qu’attendu dans
le cloud (informatique dématé-
rialisée), tandis qu’Apple a an-
noncé un retour à la hausse de
son chiffre d’affaires. L’action a re-
culé de 3 % en raison du déclin de
ses ventes en Chine, comme Goo-
gle mercredi du fait de résultats
ne dépassant pas suffisamment
les attentes.
Il n’empêche, la Bourse est écra-
sée par les sept géants de la tech-
nologie, qui surfent sur l’IA. En-
semble, ils représentent plus du
tiers de l’indice S&P 500, qui ras-
semble les 500 plus grandes en-
treprises américaines, et ils ont
vu leur cours plus que doubler de-
puis l’étiage atteint par Wall
Street en octobre 2002.
A côté de cela, les 493 autres en-
treprises n’ont progressé que
devenu l’entreprise la plus chère
du monde (près de 3 000 mil-
liards de dollars), devançant dé-
sormais Apple (2 850 milliards).
Viennent ensuite, par ordre dé-
croissant, Alphabet, la maison
mère de Google (1 750 milliards),
et Amazon (1 700 milliards), sui-
vis de Nvidia, le roi des puces
pour l’IA (1 500 milliards, cinq fois
plus qu’à l’automne 2022) et Meta
(1 100 milliards).
Seul le constructeur automobile
Tesla accuse une perte de vitesse
liée au ralentissement du marché
de l’automobile électrique et à la
guerre des prix. Il vaut 600 mil-
liards de dollars. C’est toujours
davantage que la première entre-
prise européenne, le champion
du luxe français LVMH (425 mil-
liards de dollars). p
arnaud leparmentier
0123
SAMEDI 3 FÉVRIER 2024 économie & entreprise | 17

PERTES & PROFITS | MATCH GROUP

Automobile : le SUV pris pour p a r p h il ip p e e s c a nde

cible par le monde politique Les rencontres sur

Internet ont moins la cote
Une votation citoyenne sera organisée, dimanche, par la Mairie de Paris
sur les « voitures individuelles lourdes, encombrantes et polluantes » Rencontrer l’âme sœur sur Inter-
net a été l’un des mouvements
quent le désamour en Bourse.
Chaque année, la croissance est
sociologiques les plus spectacu- moins forte, alors que la concur-
laires de l’âge numérique de ce rence est de plus en plus vive et

U
ne grosse voiture
rouge accompagnée
d’une interrogation :
« Plus ou moins de
SUV à Paris ? » L’affiche déployée à
travers la capitale par la mairie
pour appeler les Parisiens à parti-
ciper à la votation citoyenne du
dimanche 4 février annonce la
couleur. A ces modèles impo-
sants dont l’appellation (sport uti-
lity vehicles) provient du vocabu-
laire automobile américain, la
municipalité promet de réserver
un traitement de choc. Elle pro-
pose de tripler leur tarif de sta-
tionnement (non résidentiel), qui
passerait, selon l’arrondisse-
ment, d’un montant de 4 à
6 euros aujourd’hui à un mon-
tant de 12 à 18 euros de l’heure.
Ce ne sont pas spécifiquement
les SUV qui sont visés, puisqu’il
n’existe aucune définition de
cette catégorie. La consultation
concerne « les voitures individuel-
les lourdes, encombrantes et pol-
luantes ». Plus précisément, les
véhicules thermiques dont le
poids dépasse 1,6 tonne et les élec-
triques qui excèdent les 2 tonnes.
Ainsi, les petits SUV tels le Re-
nault Captur ou le Peugeot
2008 seraient épargnés, contrai-
rement à la berline électrique
Hyundai Ioniq 6 ou certaines ver-
sions du Renault Kangoo thermi-
que. Selon le cabinet AAA Data,
pratiquement la moitié (438 000)
des 892 000 véhicules immatri-
culés en Ile-de-France et poten-
tiellement concernés par le dis-
positif ne peuvent pas être consi-
dérés comme des SUV.
Cette crispation autour du con-
cept de SUV en dit long sur l’effet
repoussoir que suscite cette caté-
gorie de véhicules auprès d’une
partie de la classe politique. Les
édiles parisiens lui reprochent de
polluer, mais aussi de s’arroger
une part excessive de l’espace pu-
blic et d’accroître la gravité des ac-
cidents de la circulation.
En le désignant à la vindicte po-
pulaire, la maire socialiste de Pa-
ris, Anne Hidalgo, va dans le sens
d’une partie de l’opinion publi-
que bien représentée dans la capi-
tale, où à peine un ménage sur
trois dispose d’une voiture. A
Lyon, la municipalité à direction
écologiste a pris la décision de re-
valoriser, à partir de l’été 2024, le
tarif de stationnement appliqué
aux véhicules lourds, sans pour
autant organiser une votation.
Même s’il échappe aux défini-
tions classiques, le SUV, désor-
mais majoritaire parmi les ven-
tes de véhicules neufs en Europe
(il atteint 47 % des immatricula-
tions en France), figure en bonne
place dans le viseur des pouvoirs
publics. Il pèse en moyenne quel-
que 300 kilos de plus qu’une ber-
line et a largement contribué à
accroître la masse et les dimen-
sions moyennes des automobi-
les. L’impact croissant sur le parc
automobile des SUV, dont les
émissions de gaz à effet de serre
sont plus élevées que la
moyenne de leur catégorie, a éga-
lement eu pour effet d’annihiler
une partie des effets positifs en-
gendrés par l’électrification ré-
cente du marché.
Marge de manœuvre réduite
Cependant, le principal obstacle à
l’essor des sport utility vehicles
n’est pas l’alourdissement du ta-
rif de stationnement dans les
grandes villes – où les parkings
souterrains privés ne leur impo-
sent pas de pénalité particulière –,
mais celui de la fiscalité.
Leur consommation d’énergie,
estimée à environ 20 % de plus
que celle des berlines dont ils
sont dérivés, les expose davan-
tage aux pénalités liées aux
émissions de CO2. Ce qui compli-
que aussi les efforts déployés par
les constructeurs pour atteindre
les objectifs environnementaux
que l’Union européenne leur a
La municipalité
propose
de tripler le tarif
de stationnement
de cette
catégorie
de véhicules
assignés, sous peine de sanc-
tions. Surtout, les SUV sont très
sensibles aux pénalités fondées
sur la seule masse du véhicule.
Depuis 2024, le seuil de déclen-
chement du malus au poids est
passé de 1,8 à 1,6 tonne, avec une
exonération pour les véhicules
hybrides rechargeables, dont
l’autonomie en tout électrique
dépasse 50 kilomètres, et pour
les pures électriques. La Mairie
de Paris durcit la règle, pénali-
sant aussi le stationnement des
voitures 100 % électriques pe-
sant plus de 2 tonnes.
Pour passer entre les gouttes
des sanctions auxquelles il s’ex-
pose, le SUV dispose d’une marge
de manœuvre d’autant plus ré-
duite que sa position haute et sa
large surface frontale engendrée
par son style de baroudeur le con-
damnent à afficher des perfor-
mances médiocres en matière aé-
rodynamique.
Pourtant réputée pour son fai-
ble coefficient de pénétration
dans l’air (0,24), la Tesla Model Y,
sacrée véhicule le plus vendu au
monde en 2023, fait moins bien
que la berline Model 3 (0,21), dont
elle est issue. Autrement dit, il va
devenir de plus en plus difficile
d’échapper à la réglementation
environnementale en présentant
un profil d’armoire normande.
Cette contrainte conduit déjà les
constructeurs à élaborer des mo-
dèles à peine moins surélevés,
mais au profil plus fluide, comme
la Renault Mégane E-Tech ou la
DS4, ce qui permet de gagner en
aérodynamique et de consommer
moins. Ainsi semble s’esquisser
l’avenir des modèles à vocation fa-
miliale. « Dans quelques années, le
SUV tel que nous le connaissons
aujourd’hui aura disparu », veut
croire le dirigeant de la filiale fran-
çaise d’une marque allemande.
Même s’il a mangé son pain
blanc, il serait cependant hasar-
deux d’annoncer le crépuscule du
SUV. Sa part dans les ventes ne
cesse de s’élargir et il inspire la
plupart des futurs modèles dont
le lancement est prévu ces pro-
chaines années. Conçu sur une
plate-forme qu’il partage généra-
lement avec une berline, il ne
coûte guère plus cher à fabriquer,
mais se vend à un tarif jusqu’à
30 % supérieur. La demande ne
paraît pas près de se tarir, car, loin
d’un simple effet de mode, le SUV
plonge ses racines dans l’évolu-
tion des valeurs de la société.
En installant ses occupants en
position haute, dominant le trafic
et isolés du reste du monde, cette
grosse voiture, qui a triomphé du
monospace, marginalisé le break
et étouffé la berline, s’est forgé
une image de véhicule à la fois
statutaire et rassurant. Quitte à
devoir payer son stationnement
plus cher qu’un plein d’essence. p
jean-michel normand
début de XXIe siècle. La sociolo-
gue Eva Illouz y a vu les prémices
de La Fin de l’amour (Seuil, 2020)
et, dans sa foulée, l’économiste
Daniel Cohen, un basculement
dans une civilisation numérique
déshumanisée. Serait-on déjà en
train de sortir de cette époque
pour entrer dans une autre ? En
tout cas, en Bourse, les applica-
tions de rencontres n’ont plus la
cote. Le plus grand groupe du sec-
teur, l’américain Match Group a
vu sa capitalisation boursière dé-
gringoler de plus de 70 % depuis
2021, et sa croissance s’érode un
peu plus chaque année.
Il est un peu tôt pour parler
d’un flop à ranger dans le rayon
des modes éphémères. Les résul-
tats de Match Group, publiés
mardi 30 janvier, ont rassuré les
investisseurs. La société a vu son
chiffre d’affaires progresser de
6 % en 2023, et ses bénéfices pres-
que doubler. Il faut dire que l’en-
treprise affirme qu’une rencontre
amoureuse sur deux commencée
sur Internet dans le monde l’a été
sur l’un de ses sites. Sa collection
rassemble tous les goûts, du plus
coquin au plus sage, avec notam-
ment le français Meetic, racheté
en 2015, et les applications Tin-
der, Hinge ou Match.
Au-delà de cette bonne santé fi-
nancière, les premiers indices in-
quiétants apparaissent et expli-
fournie. D’après Bpifrance, on
compterait 8 000 sites de rencon-
tre dans le monde dont 2 000 en
France. Et, surtout, la base d’utili-
sateurs payants est en baisse
(− 5 % en 2023). Le groupe parvient
à maintenir ses bons résultats par
la hausse de ses abonnements. La
firme a introduit de nouveaux ta-
rifs, dont un très élitiste à près de
500 dollars (459 euros) par mois
aux Etats-Unis.
Des jeunes moins accros
Ce qui préoccupe Match et ses
concurrents est l’arrivée d’une
nouvelle génération qui semble-
rait beaucoup moins accro à cette
pratique. Pour le magazine Wired,
très à la pointe sur les tendances,
la génération Z (les 15-25 ans) ne
veut plus entendre parler de ces
applis déshumanisantes et rêve
d’un retour au romantisme. Une
étude de novembre 2023 menée
auprès d’étudiants américains
par le site Axios montre que près
de 80 % d’entre eux n’utilisent
pas ce genre d’applications.
Est-ce la fin de l’industrialisa-
tion de la vie amoureuse ? Du
« just fuck » fustigé par Daniel Co-
hen qui collerait à notre société
du « just-in-time » ? Tant qu’il y
aura de la solitude, les mar-
chands de rencontres pourront
prospérer. Mais il leur faudra af-
finer leurs pratiques. p

Rembourser les prêts garantis par

l’Etat, une priorité pour les entreprises
Selon le médiateur national du crédit à la Banque de France,
52 % des échéances ont été remboursées à fin novembre 2023

M algré une activité par-

fois poussive, les quel-
que 680 000 entrepri-
ses qui ont souscrit un prêt ga-
ranti par l’Etat (PGE) pendant la
pandémie de Covid-19 continuent
d’honorer, bon gré mal gré, leurs
échéances. Selon les chiffres com-
muniqués mercredi 31 janvier par
Frédéric Visnovsky, médiateur na-
tional du crédit à la Banque de
France, 52 % des encours avaient
été remboursés à fin novem-
bre 2023, sur un total de 144 mil-
liards d’euros de prêts accordés.
« Il y a une vigilance, compte
tenu du contexte économique,
mais, à ce jour, nous n’avons pas de
signaux d’alerte sur les rembourse-
ments de PGE », assure M. Visno-
vsky. L’estimation des pertes bru-
tes pour l’Etat s’élève à 4,4 % des
sur d’autres postes de dépense plu-
tôt que de ne pas rembourser leurs
PGE, de même d’ailleurs que les
autres dettes financières, expli-
que-t-il, ils en font une priorité. »
Jean-Guilhem Darré, délégué
général du Syndicat des indépen-
dants, le confirme : « Les trois
quarts de nos adhérents disent
rencontrer des difficultés pour
rembourser leur PGE, qui repré-
sente pour eux une échéance
moyenne de 2 000 euros par mois.
Pour y parvenir, ils disent réduire
leur propre rémunération et péna-
liser leur trésorerie. »
Dégradation de la cotation
La tension qui s’exerce sur les
comptes bancaires se traduit
d’ailleurs par un allongement des
délais de paiement des très peti-
Les entreprises ont toujours la
possibilité de rééchelonner leur
PGE. Bercy a d’ailleurs annoncé,
début janvier, la prolongation du
délai de remboursement jusqu’à
la fin de 2026. Mais peu d’entre el-
les recourent à cette solution, en
réalité à double tranchant.
« Quand on rééchelonne son prêt,
on doit le faire aux taux actuels,
soit environ 4,5 % », souligne
M. Darré. Les chefs d’entreprise,
qui ont souscrit ces prêts à des
taux inférieurs à 1 %, n’ont guère
intérêt à alourdir leurs dettes.
Une demande de restructura-
tion de prêt se traduit aussi par
une dégradation de la cotation,
pénalisante pour l’entreprise à
long terme. De sorte que, en 2023,
la médiation du crédit n’a traité
que 1 400 dossiers de restructura- Guerres en Europe et au Proche-Orient, crises permanentes en France,
catastrophes écologiques à répétition sur la planète, l’inquiétude générale

encours, soit 6,4 milliards
d’euros. Les pertes nettes seraient
de 3,5 milliards si l’on prenait en
compte les primes de garantie en-
caissées par l’Etat.
Pour Germain Simoneau, prési-
dent de la commission finance-
ment des entreprises à la Conféra-
tion des PME, ces chiffres ne cons-
tituent pas une surprise. « Les
chefs d’entreprise préfèrent rogner
tes entreprises (TPE), d’ordinaire
promptes à régler leurs factures,
« car elles tiennent absolument à
conserver de bonnes relations
avec leurs fournisseurs », observe
M. Darré. A noter aussi que certai-
nes grandes sociétés, qui se por-
tent bien financièrement, ont
remboursé par anticipation leur
PGE, ce qui est plus rarement le
cas des petites structures.
AU BORD
tion, dont un tiers seulement monte en 2023 au sein des populations, témoins d’un monde de plus en
concernaient un rééchelonne- plus au bord du précipice.
ment de PGE. Une centaine de
dossiers ont été reçus durant le
DU PRÉCIPICE ? Pour mieux mesurer l’état de cette peur collective, le Bilan du Monde
dresse l’état des lieux des 198 pays du globe après une année d’épreuves
mois de janvier 2024. Ces deman- et d’événements locaux et globaux.
des de médiation proviennent, Une publication indispensable pour comprendre le monde d’aujourd’hui
dans leur immense majorité (en- et revisiter l’année 2023.
tre 80 % et 85 %), de TPE comptant
Vient de paraître chez votre marchand de journaux
moins de cinq salariés, d’après la et sur lemonde.fr/boutique
Banque de France. p
béatrice madeline
18 | argent
Immobilier : en attendant la baisse des taux
Dans un contexte concurrentiel, les banques prêtent à nouveau, mais le crédit reste cher
A réduit et lettre de congé
près deux années de
progression, le taux
moyen des crédits im-
mobiliers est revenu à
son niveau d’il y a… quinze ans.
Selon l’Observatoire Crédit Loge-
ment/CSA, il se situe à 4,20 % pour
le quatrième trimestre 2023. Dans
le détail, sur les prêts à vingt-cinq
ans accordés en décembre, les
taux dépassaient 4,30 % pour trois
quarts des emprunteurs (4,40 %
pour la moitié des emprunteurs
sur les prêts à vingt ans et vingt-
cinq ans), voire 4,68 % et plus
pour les emprunteurs les moins
bien dotés en apport personnel.
Ainsi, environ 12 % des emprun-
teurs sur vingt-cinq ans ont dû
souscrire un crédit au taux de 5 %.
Quels que soient leurs revenus,
les Français ont été concernés par
l’augmentation des taux en
2023 et « tous les ménages sont
maintenant contraints à l’adapta-
tion de leurs projets (nombre de
pièces, qualité des biens, localisa-
tion…) », constate l’Observatoire.
Depuis 2021, la surface achetable a
reculé de 5,2 mètres carrés, et de
3,7 mètres carrés durant la seule
année 2023. Néanmoins, en 2023,
avec une moyenne de 67,3 mètres
carrés au niveau de la France en-
tière, elle est encore plus grande
de 10,1 mètres carrés qu’en 2011.
Dans ces conditions, faut-il dif-
férer son projet ? « Non », tranche
Caroline Arnould, directrice gé-
nérale de Cafpi, un courtier en
248
C’est, en mois, la durée moyenne des prêts accordés au
quatrième trimestre 2023, soit 20 ans et 8 mois, selon le dernier
Observatoire Crédit Logement/CSA. « Un niveau rarement observé
par le passé », soulignent les auteurs de l’étude. La durée moyenne
des crédits octroyés est toutefois quasiment stable depuis le
printemps 2023. Cette stabilisation « ne permet plus d’amortir les
augmentations de taux de l’année 2023 », estime l’Observatoire.
En décembre 2023, 65,1 % des prêts bancaires à l’accession à la
propriété ont été octroyés sur plus de 20 ans contre 46 % en 2019.
IMMOBILIER
Agen : un marché ultra-résilient
U n marché immobilier qui
ne connaît pas la crise.
C’est ainsi que l’on pour-
rait décrire Agen (Lot-et-Garonne),
à voir les résultats enregistrés par
les agents immobiliers locaux : « A
une vente près, je faisais le même
nombre de transactions en 2023
qu’en 2022. Le marché immobilier
d’Agen est resté dynamique », con-
fie Ludovic Herubert, de l’agence
Guy Hoquet d’Agen. Un constat
partagé par son confrère Romain
Gacon, directeur de l’agence Nes-
tenn dans la ville : « Nous sommes
restés à l’équilibre en matière de
chiffre d’affaires. » Celle que l’on
surnomme la « perle du Midi »,
avec ses bâtiments médiévaux qui
côtoient les immeubles hauss-
manniens et les maisons Art déco,
fait preuve d’une surprenante ré-
silience sur le plan immobilier.
C’est qu’Agen a des atouts à faire
valoir, à commencer par ses prix
de l’immobilier, bien plus doux
que dans les métropoles voisines,
Bordeaux et Toulouse.
Quand le mètre carré moyen
pour les appartements atteint les
3 555 euros à Toulouse, selon les
données du site Meilleursagents,
et les 4 551 euros à Bordeaux, celui
d’Agen avoisine les 1 693 euros.
Dans les quartiers les plus recher-
chés comme le centre-ville, la
gare, le quartier de la préfecture
où le périmètre au nord de la Ga-
ronne, il frôle de temps à autre les
3 000 euros le mètre carré. Un
écart considérable, que l’on re-
trouve également sur le prix des
maisons (4 275 euros le mètre
crédit : « Les conditions de taux
sont désormais assez bonnes, la
hausse de salaire combinée aux
reculs des prix dans l’immobilier
déjà observés fait que le moment
est assez propice à l’achat. »
Au niveau des taux, une éclaircie
semble effectivement pointer son
nez. Depuis le début de l’année,
les courtiers notent une baisse
des barèmes pratiqués. « Les taux
se stabilisent, et certains établisse-
ments ont annoncé des diminu-
tions jusqu’à 40 points de base. Le
taux de la dette souveraine d’Etat
s’est stabilisé au-dessous de 3 %, le
coût de refinancement des ban-
ques est plus favorable », indique
Cécile Roquelaure, directrice des
études et de la communication du
courtier Empruntis.
Soigner son dossier
« Si le calendrier de l’assouplisse-
ment monétaire à venir prête en-
core à débat, il n’en reste pas
moins que le chemin sur lequel
nous avançons est bien celui de la
baisse des taux », estime Mme Ar-
nould. « Nous anticipons qu’elle se
poursuivra de façon très progres-
sive au fil de l’année, et il est ainsi
probable que les taux de crédit re-
passent sous les 3,50 % dans le
courant de l’année, pour atteindre
autour de 3 % à horizon fin 2024,
début 2025 », pronostique-t-elle.
Tandis que beaucoup de prê-
teurs avaient presque fermé le ro-
binet du crédit en 2024, l’environ-
Prix sages, rendements élevés
Agen
Prix moyen
d’un appartement
(Lot-
et-Garonne) 1 693 €/m
Loyer moyen Rendement brut
mensuel moyen pour un T2
(appartements)
10,9 €/m 2 6,01 %
Infographie Le Monde
carré en moyenne à Toulouse,
5 286 euros le mètre carré à Bor-
deaux et 2 123 euros le mètre carré
à Agen). Ces biens, qui figurent
parmi les plus recherchés de la
ville, se vendent entre 400 000 et
600 000 euros pour les proprié-
tés qui disposent des plus belles
prestations.
Dans l’attente du TGV
On trouve ainsi sur le marché des
biens cette maison de 300 mètres
carrés avec 238 mètres carrés de
terrain, une piscine, un patio et
une salle de projection, classée C
au diagnostic de performance
énergétique, pour 672 000 euros.
Autre argument qui joue en fa-
veur de la ville : l’arrivée, en 2032,
d’une nouvelle gare dans le cadre
de la ligne à grande vitesse (LGV)
POUR CERTAINS
PROFESSIONNELS,
SEULE UNE BAISSE
SIGNIFICATIVE DES PRIX
DE L’IMMOBILIER
PERMETTRA UN RÉEL
REDÉMARRAGE
nement est tout autre aujour-
d’hui. « Les banques qui ne sont
pas suffisamment agressives au ni-
veau des taux risquent de se faire
prendre des parts de marché », es-
time Mme Arnould. La concur-
rence à laquelle elles se livrent
permet déjà de profiter d’une cer-
taine détente. « On peut de nou-
veau emprunter en dessous de 4 %
sur vingt ans pour les meilleurs
dossiers », confirme Maël Bernier,
porte-parole de Meilleurtaux.
« Les diminutions de taux consé-
quentes concernent tous les pro-
fils, y compris ceux aux revenus
modestes, avec des ajustements
pouvant aller jusqu’à 0,4 point.
Des offres sur trente ans font aussi
leur retour, accompagnées d’une
flexibilité accrue dans les condi-
tions d’octroi, témoignant d’une
évolution significative des politi-
ques bancaires », observe le cour-
tier Pretto.
Pour autant, « ce ne sont pas
quelques points de baisse qui vont
changer la donne », temporise
Mme Roquelaure. D’abord, les
banques se montrent plus que ja-
mais sourcilleuses. « Elles vont
scruter à la loupe le compte ban-
caire, analyser les dépenses et se
faire une idée de quel client vous
êtes », résume Mme Arnould.
Avant de se lancer, il convient
donc de « nettoyer » ses comptes,
en évitant notamment d’être à
découvert. Pour constituer son
dossier, il ne faut pas non plus hé-
siter à avoir recours à des prêts
aidés : le prêt à taux zéro, pour
Prix moyen
d’une maison
2
2 123 €/m 2
Variation des prix
en moyenne
sur un an
– 4,4 %
sur cinq ans
+ 26,1 %
Source : MeilleursAgents
Bordeaux-Toulouse. La LGV per-
mettra de faire Bordeaux-Agen ou
Toulouse-Agen en à peine une de-
mi-heure contre près d’une heure
trente aujourd’hui. « On s’attend à
ce que de nouveaux acquéreurs se
reportent sur Agen pour y habiter
tout en allant travailler à Bordeaux
ou Toulouse. La population age-
naise risque de changer avec da-
vantage de jeunes actifs et de
CSP + », explique Jean Dionis du
Séjour, maire de la ville. De quoi
satisfaire les investisseurs en
quête de bonnes affaires.
Si les prix de l’immobilier recu-
lent de 4,4 % sur un an dans la
commune, ils repartent à la
hausse depuis trois mois (+ 0,3 %,
selon Meilleursagents). Sur les
cinq dernières années, l’augmen-
tation est estimée en moyenne à
Zone tendue, préavis
ceux qui peuvent le demander,
mais aussi les prêts Action Loge-
ment, sans oublier certaines
aides régionales. Les prêts à taux
révisable pourraient être adaptés
dans un contexte de baisse, mais
les banques sont, dans leur
grande majorité, peu enclines à
les proposer, tandis que les parti-
culiers se montrent très réticents
à les souscrire.
En revanche, il est – un peu –
plus facile de mettre en place plu-
sieurs lignes de crédit de durées
différentes. « Tout en conservant
une mensualité constante, cela
permet non seulement de réduire
le coût total du crédit, mais aussi
celui de l’assurance », plaide Cécile
Roquelaure. Enfin, pour ceux qui
détiennent un ou plusieurs cré-
dits à la consommation, il peut
être intéressant de procéder à un
regroupement de crédits au mo-
ment où ils empruntent.
Depuis janvier, le marché du cré-
dit immobilier s’anime douce-
ment. « Cela fait presque deux ans
que l’on dit que les conditions d’ac-
cès au crédit se sont durcies, on a
ainsi créé de l’attentisme chez les
L’ADRESSE SUFFIT tif…
particuliers », analyse Mme Roque-
laure. « On note un regain d’intérêt
pour l’achat : les gens font des cal-
culs d’enveloppes pour savoir com-
bien ils peuvent emprunter. Après,
il faudra passer à la concrétisa-
tion », indique Caroline Arnould.
Pour certains professionnels,
seule une baisse significative des
prix de l’immobilier permettra
un réel redémarrage. « Je ne crois
pas que l’on repartira sur des ba-
ses saines sans passer par là »,
juge Ludovic Huzieux, cofonda-
teur du courtier Artémis. Pour le
moment, elle reste modeste. « Les
opportunités de négociation à la
baisse seront donc particulière-
ment d’actualité en 2024, ce que
nous constatons au quotidien en
ce début d’année avec des offres
acceptées jusqu’à 10 % en dessous
du prix », observe Pierre Chapon,
fondateur de Pretto. p
joël morio
CLIGNOTANT
26,1 % et il y a fort à parier que
l’effet LGV aura un impact sur les
prix, au moment de la mise en
service de la ligne.
Gare toutefois aux investisseurs
et aux particuliers cherchant à
acheter dans les quartiers nord-
est d’Agen et du côté de Pont-du-
Casse là où passe la rivière de la
Masse. Là également que les ris-
ques d’inondation sont les plus
importants dans la ville : « Cela
n’empêche pas le prix des maisons
de grimper de 2 % à 3 % tous les
QUESTION À UN EXPERT
ans », remarque Ludovic Heru-
bert. Même prudence pour ceux
qui achètent pour louer dans le
quartier du Pins, en plein cœur de
ville. Depuis le 1er janvier 2023, le
permis de louer y est expérimenté
afin de lutter contre la location
d’habitats indignes.
Les pouvoirs publics préparent
de leur côté l’arrivée prochaine de
la LGV. La future gare, située dans
la commune de Brax, dans l’ag-
glomération d’Agen, sera reliée à
la gare historique de la commune
à l’aide d’une navette. Plus à l’est
du centre-ville, c’est un nouvel
écoquartier qui s’étend sur près
de 54 hectares, autour de l’avenue
Henri-Barbusse. Baptisé Agen-La
Villette, il doit voir le jour en 2026
et se composera, entre autres,
d’une résidence étudiante, d’un
pôle tertiaire de 1 800 mètres car-
rés, de près de 1 600 mètres carrés
de bureaux, d’une salle de sport,
de logements en nombre ainsi
que d’une nouvelle piste cyclable
aménagée le long de la Masse. p
ludovic clerima
0123
SAMEDI 3 FÉVRIER 2024
SOS CONSO
CHRONIQUE PAR RAFAËLE RIVAIS
D
ans certaines zones « tendues », où l’offre de lo-
gements est inférieure à la demande, un proprié-
taire peut relouer son studio vide en moins de
douze jours, et même parfois six, selon la Fnaim.
C’est la raison pour laquelle la loi du 24 mars 2014 pour l’ac-
cès au logement et un urbanisme rénové (Alur) y a réduit le
délai de préavis du locataire (période qui sépare son congé
de son départ) de trois mois à un mois (article 5).
Mais la lettre de congé est soumise à un formalisme strict :
la loi du 6 juillet 1989 (article 15), que la loi Alur a modifiée,
dit que le locataire doit « préciser le motif invoqué, et le justi-
fier ». Pour certains juristes, cela signifie qu’il doit non seule-
ment invoquer l’un de ces deux textes précis, mais aussi
fournir un décret du 10 mai 2013 qui prouve que sa com-
mune est en zone tendue. Sinon, « le délai de préavis… est de
trois mois ». Ce formalisme a été abandonné par la Cour de
cassation, dans les circonstances suivantes.
Le 14 janvier 2021, Mlle X, locataire d’un studio au Kremlin-
Bicêtre (Val-de-Marne), donne son congé à sa bailleresse,
une SCI. Dans sa lettre, elle revendique le bénéfice du préa-
vis d’un mois, en invoquant « la loi Alur », sans en préciser
l’article, et un motif erroné (« rapproche-
ment professionnel », au lieu de « zone
LA MENTION DE tendue »). La gérante le lui refuse, au mo-
qu’elle ne « justifie pas son rapproche-
ment professionnel ». Elle conserve ses
À JUSTIFIER LE deux mois de loyer.
Mlle X l’assigne devant le tribunal de
MOTIF INVOQUÉ proximité de Villejuif. Celui-ci constate
que le refus est « mal fondé », et juge que
la simple référence à « la loi Alur » permettait d’obtenir le
congé réduit. Il précise que la SCI, propriétaire de « plusieurs
logements » dans la commune, « ne peut ignorer qu’elle se si-
tue en zone tendue ». Considérant qu’elle a fait preuve de
mauvaise foi, ce qui a causé à la locataire « un préjudice
financier » puisqu’elle a dû régler « un double loyer », il la
condamne à lui payer 500 euros de dommages et intérêts,
en plus du remboursement des loyers (1 404 euros).
La SCI s’exécute, mais saisit la Cour de cassation, en soute-
nant que le tribunal a violé la loi. A la surprise générale − et
bien que l’avocat général ait demandé la censure du juge-
ment − la Cour de cassation rejette son pourvoi, le 11 jan-
vier 2024. Elle juge que « le fait pour le locataire de mention-
ner l’adresse » du bien situé en zone tendue « et de revendi-
quer le bénéfice d’un préavis réduit au visa des dispositions de
la loi Alur suffit à préciser et à justifier le motif invoqué ».
Or, constate-t-elle, c’est ce que faisait la lettre de congé de
Mlle X. Par conséquent, « le tribunal en a exactement déduit »
que le délai de préavis applicable était d’un mois. Le loca-
taire censé bénéficier d’un congé réduit ne saurait donc en
être privé parce qu’il ne maîtrise pas le droit. p
D R OI TS D E S U CC ESS I ON
Simplification de la demande de report
ll est, parfois, possible de voir le paiement des droits de
succession fractionnés ou différés (pour une succes-
sion composée majoritairement de biens non liquides
ou pour les biens hérités en nue-propriété), moyen-
nant le paiement d’intérêts à l’administration fiscale
(2,2 %). Un décret publié fin 2023 a fait évoluer les mo-
dalités de ce crédit pour les demandes formulées à par-
tir du 1er février. Désormais, l’administration a deux
mois pour statuer sur la demande de crédit, à compter
de la date de réception, et le demandeur a ensuite
quatre mois pour constituer ses garanties.
Le donateur peut-il payer lui-même
les frais d’une donation ?
stéphane jacquin, associé-gérant, Lazard Frères Gestion
Lorsqu’un parent consent, à un enfant ou à un petit-enfant, une dona-
tion excédant le montant des abattements, des droits de donation
sont dus. S’ils sont en principe à régler par le donataire, le donateur
peut les prendre à sa charge sans que cela constitue une donation
complémentaire. Cette faculté résulte d’une réponse ministérielle de
1975, la réponse Geoffroy : « La prise en charge par le donateur dans
l’acte de donation des frais et droits n’entraîne pas une perception
complémentaire et distincte. Il n’y a donc pas lieu d’ajouter à la valeur
des biens donnés le montant de ces frais et droits pour calculer
l’impôt exigible. » En pratique, si vous disposez d’une somme de
300 000 euros à donner à votre enfant et que le taux de taxation
est de 20 % compte tenu des donations consenties antérieurement,
mieux vaut donner 250 000 euros et payer les droits de 50 000 euros
(250 000 × 20 %). Car si vous donnez 300 000 euros en laissant à votre
enfant le soin de payer les droits de donation, il ne conservera que
240 000 euros (300 000 euros – 20 %). Néanmoins, si le donateur
ne dispose pas de liquidités et doit, pour payer les droits, vendre
des titres comportant des plus-values très importantes, il peut être
préférable de donner les titres et de laisser les droits à la charge
du donataire : l’imposition de la plus-value sera évitée.
0123
SAMEDI 3 FÉVRIER 2024
La Catalogne souffre d’une extrême sécheresse hivernale
Anomalies de précipitations sur l’année 2023
par rapport à la période 1991-2020
–70 % –50 % –30 %
P y
r é
Aneto
E S PA G N E
Catalogne
Lérida
Tarragone
Infographie Le Monde
Sources : Agence catalane de l’eau ; service météorologique de Catalogne
La Catalogne décrète l’état
d’urgence pour sécheresse
Les réservoirs étant descendus à 16 % de leur capacité, un seuil critique,
de nouvelles restrictions d’eau ont été annoncées jeudi
madrid - correspondante
D
ébut janvier, les agen-
ces météorologiques
catalane et espagnole
avaient annoncé l’ar-
rivée de trombes d’eau sur Barce-
lone : au moins 150 litres de pluie
par mètre carré. Il n’est tombé que
15 litres. Suffisamment pour que
cela soit célébré sur les réseaux
sociaux comme la promesse de la
fin d’une sécheresse intermina-
ble. Ce qui n’a pas été le cas. Pis,
janvier a été le mois le plus chaud
jamais enregistré.
Jeudi 1er février, le niveau des ré-
servoirs et lacs de barrage, cons-
truits dans les années 1960 pour
emmagasiner l’eau de pluie, dont
dépend notamment Barcelone,
est passé sous la barre des
100 hectomètres cubes d’eau, soit
16 % de leur capacité, un seuil
considéré comme critique par le
gouvernement catalan. Il a donc
décrété l’état d’urgence pour sé-
cheresse et renforcé les mesures
de restriction d’eau mises en
place ces deux dernières années.
« Cette crise nous met à l’épreuve, a
déclaré le président du gouverne-
ment régional catalan, de la gau-
che indépendantiste, Pere Arago-
nès. Nous devons nous préparer à
une nouvelle réalité climatique. »
Par sa durée, son intensité et la
superficie concernée, la séche-
resse qui frappe la Catalogne de-
puis plus de trois ans est « la plus
grave jamais enregistrée par les ser-
vices pluviométriques ». Qua-
rante mois de manque de pluie et
de nouveaux records de tempéra-
ture ont réduit drastiquement le
débit des fleuves et des rivières et
épuisé les réservoirs. « La courbe
DIMANCHE4FÉVRIER
12H-13H
Marion Maréchal,
candidate Reconquête
aux élections européennes
–10 % +10 %
Narbonne
FRANCE
n é
e
s
Perpignan
Figueras
Vic
Gérone
Manrèse
Lloret de Mar
Barcelone
Mer
Méditerranée
de croissance des températures que
nous observons n’était pas prévue
avant la deuxième moitié du siè-
cle », souligne la directrice du ser-
vice météorologique de Catalo-
gne, Sarai Sarroca.
Plus de 6 millions de personnes,
soit 92 % de la population et 52 %
du territoire, sont concernées par
les nouvelles restrictions d’eau ap-
prouvées jeudi. Durant cette pre-
mière phase, les municipalités de-
vront se charger de limiter la con-
sommation d’eau à 200 litres par
habitant et par jour, sous peine de
sanctions économiques, notam-
ment en limitant la pression dans
les robinets.
La ville de Barcelone, dont la con-
sommation moyenne est de 177 li-
tres par habitant et par jour, ne de-
vrait d’abord pas être concernée. Si
les réservoirs descendent sous les
66 hectomètres cubes d’eau, la do-
tation sera réduite à 180 litres. A
moins de 33 hectomètres cubes, la
limite passera à 160 litres par per-
sonne et par jour. Les particuliers
qui font un mauvais usage de l’eau
encourent des amendes allant jus-
qu’à 3 000 euros.
« Changer de modèle »
Les agriculteurs, dont les puits
sont à sec, sont les plus mis à con-
tribution : ils devront réduire l’irri-
gation de 80 %. « Beaucoup ont
préféré ne pas semer plutôt que per-
dre leur récolte », explique Josep
Carles Vicente, porte-parole de
l’Union des paysans de Catalogne.
Lui-même a perdu 95 % de sa pro-
duction d’olives en 2023. « Avec les
aides et en nous endettant, nous
pouvons tenir encore cette année,
mais si la sécheresse se prolonge,
l’activité agraire ne sera plus via-
Anomalies de température en Catalogne
par rapport à la période 1961-1990
+ 2 °C
L’année 2022 a été la plus chaude
+ 1 0,81
0
– 1 °C
1950 1970
Etat des réserves d’eau des bassins versants catalans
en % de leur capacité maximale
100 92,1
80
60
40
20
0 le domaine public d’un rapport
1er janv. 2017
2015
Les agriculteurs
devront
réduire
l’irrigation
de 80 %
ble », ajoute-t-il. Les éleveurs de bé-
tail, contraints de réduire de 50 %
leur consommation en eau, se pré-
parent à vendre leurs bêtes et à ré-
duire leur cheptel, mais ils exigent
les moyens de préserver au moins
les truies porteuses.
Les industries devront réduire de
25 % leur consommation d’eau,
tout comme les « activités récréati-
ves ». L’arrosage des jardins a été
interdit, sauf pour la survie des ar-
bres. Les clubs de sport doivent fer-
mer les douches des vestiaires. Et,
contrairement à 2023, lorsqu’ils
avaient été rangés dans la catégo-
rie des refuges climatiques, néces-
saires pour affronter les canicules,
les hôtels n’ont plus le droit de
remplir leur piscine. Sans pluie au
printemps, ils craignent de voir
fuir les touristes. Le gouverne-
ment catalan a pris contact avec
des compagnies maritimes capa-
bles de transporter de l’eau pota-
ble par cargo à Barcelone.
Selon M. Aragonès, l’activation
du plan de lutte contre la séche-
resse dès l’automne 2021 a permis
de « retarder de quinze mois » la dé-
claration d’état d’urgence. Durant
ce laps de temps, les deux usines
de dessalement se sont mises à
fonctionner à plein régime, tout
comme les vingt-quatre stations
de régénération et réutilisation de
l’eau. L’eau ainsi produite couvre à
présent plus de 55 % de la de-
OUESTIONS
POLITIOUES.
enregistrée depuis 1913
2,7
1990 2023
98,1
15,8
2019 2021 29 janv.
2024
mande. Pour réduire encore la dé-
pendance à l’eau de pluie, plus de
2,4 milliards d’euros seront consa-
crés jusqu’en 2027 à la construc-
tion d’une nouvelle usine de des-
salement, à en agrandir une autre,
à la mise en marche de nouvelles
stations de régénération et réutili-
sation de l’eau, ou encore à la pota-
bilisation du fleuve du Besos. D’ici
là, les Catalans continueront de
scruter le ciel.
« Il faut changer ce modèle »,
fondé sur « l’importation de touris-
tes et l’exportation de l’eau sous
forme de fruits, de cochons et de
fourrage », a demandé la porte-pa-
role du Groupe de défense du Ter
(fleuve), Dolors Catalan, le 21 jan-
vier, lors d’une réunion organisée
par une trentaine d’associations
écologistes et sociales pour dé-
noncer la « mauvaise gestion » de
l’eau, qui, « associée au change-
ment climatique », est, selon elles, à
l’origine de la sécheresse.
Selon l’indice d’exploitation de
l’eau, 31 % de l’eau douce disponi-
ble de Catalogne est surexploitée
et 57 % des eaux souterraines con-
taminées aux nitrates à cause de
l’agriculture et de l’élevage inten-
sif. Le modèle économique basé
sur le tourisme a supposé la venue
de 16,9 millions de visiteurs inter-
nationaux en 2023 (+ 21 %), et les
usines de dessalement sont deve-
nues des sources structurelles
d’approvisionnement en eau.
La Catalogne n’est pas la seule
région d’Espagne frappée par une
sécheresse historique. Tout le ter-
ritoire situé à l’est d’une diago-
nale reliant Figueras (Catalogne) à
Cadix (Andalousie) se trouve dans
une situation grave. p
sandrine morel
planète | 19
Eaux minérales traitées :
l’opposition dénonce
un « scandale sanitaire »
Les élus de gauche demandent la création
d’une commission d’enquête parlementaire
D
es parlementaires d’op-
position demandent que
lumière soit faite sur les
traitements non conformes utili-
sés pendant de nombreuses an-
nées par les producteurs français
d’eau de source et d’eau minérale.
Au lendemain des informations
publiées par Radio France et
Le Monde, députés et sénateurs de
gauche ont exigé, mercredi 31 jan-
vier et jeudi 1er février, la mise dans
confidentiel de l’inspection géné-
rale des affaires sociales (IGAS) et
le lancement d’une commission
d’enquête parlementaire. D’autres
ont saisi la justice ou déposé une
question écrite à la Commission
européenne afin de savoir si le
gouvernement français avait ou
non informé ses partenaires euro-
péens de ces irrégularités, qu’il
connaissait depuis 2021.
Mardi 30 janvier, Radio France et
Le Monde ont révélé que des traite-
ments non conformes (microfil-
tration, filtres UV, charbons actifs)
ont été utilisés pour purifier des
eaux en bouteille. Autorisés sur
l’eau du robinet, ces systèmes de
purification sont interdits pour les
eaux minérales et de source, répu-
tées provenir de sources préser-
vées de toute contamination bac-
térienne ou chimique.
Un rapport secret de l’IGAS,
rendu en juillet 2022 au gouverne-
ment, estime que 30 % des mar-
ques d’eau de source ou d’eau mi-
nérale naturelle produites en
France subissent de tels traite-
ments. Nestlé Waters est particu-
lièrement touchée, la totalité de
ses marques étant concernées
(Contrex, Vittel, Hépar, Perrier),
notamment en raison de pollu-
tions chroniques ou sporadiques
de certains puits par des bactéries
ou des métabolites de pesticides.
Volonté de tromper
Le groupe Alma (Chateldon,
St-Yorre, Vichy Célestins, Crista-
line…) a aussi fait l’objet d’une en-
quête administrative, révélant de
nombreuses pratiques qualifiées
de « frauduleuses » par les enquê-
teurs de la direction générale de la
concurrence, de la consommation
et de la répression des fraudes
(DGCCRF), dans une note interne
confidentielle. Alma assure que sa
marque Cristaline « n’est pas con-
cernée par des problèmes de conta-
mination ou de mélange avec l’eau
du robinet ». La justice a été saisie.
De crainte de tomber à leur tour
dans les filets de la DGCCRF, qui
étendait son investigation à l’en-
semble du secteur, les dirigeants
de Nestlé Waters ont pris les de-
vants et informé le cabinet
d’Agnès Pannier-Runacher, alors
ministre déléguée chargée de l’in-
dustrie, le 31 août 2021, des prati-
ques illicites de leurs usines, plai-
dant pour leur régularisation.
C’est dans la foulée de cette ren-
contre que le gouvernement a
CARINE
BÉCARD avec
Nathalie Saint-Cricq
et Françoise Fressoz
Les sénateurs
de gauche
s’interrogent
sur le « silence
coupable du
gouvernement »
saisi l’IGAS d’un rapport sur le su-
jet. Le document, accablant pour
Nestlé, fait état de traitements non
conformes mais aussi d’une vo-
lonté de l’entreprise de tromper
les agents publics chargés des ins-
pections, sur la qualité de l’eau
brute ainsi que sur la nature des
traitements appliqués.
Les sénateurs du groupe Socia-
liste, écologiste et républicain exi-
gent la publication de ce rapport,
dénonçant un « scandale sanitaire
et le silence coupable du gouverne-
ment ». Ils demandent que « le
Parlement puisse examiner en dé-
tail les conclusions et les recom-
mandations de l’IGAS ». En parti-
culier, les sénateurs s’interrogent
sur les raisons pour lesquelles le
gouvernement a maintenu l’af-
faire confidentielle ainsi que sur
le bien-fondé de l’assouplisse-
ment réglementaire sur la micro-
filtration (il a été décidé par Mati-
gnon, fin février 2023, au terme
d’une réunion interministérielle),
qui permet aux embouteilleurs
de pérenniser certaines pratiques
jusque-là considérées comme
non conformes.
La députée Clémence Guetté
(LFI) a, elle, affirmé avoir saisi la
procureure de Paris pour des faits
de tromperie, au titre de l’arti-
cle 40 du code de procédure pé-
nale. Cette disposition impose aux
fonctionnaires ou aux autorités
publiques de dénoncer au parquet
tout crime ou délit dont ils
auraient connaissance. Le groupe
socialiste a, de son côté, réclamé à
la présidente de l’Assemblée natio-
nale, Yaël Braun-Pivet, la création
d’une commission d’enquête par-
lementaire « sur ce scandale des
eaux en bouteille ».
L’affaire pourrait aussi rebondir
à Bruxelles : l’eurodéputé socia-
liste français Christophe Clergeau
a annoncé avoir déposé, mer-
credi, une question écrite à la
Commission européenne, afin de
savoir si les autorités françaises
l’avaient bien informée de ces pra-
tiques. Le parlementaire de-
mande aussi à Bruxelles son ana-
lyse sur « la décision des autorités
françaises de ne pas sanctionner le
non-respect de leurs obligations lé-
gales par les entreprises concer-
nées ». Il interroge enfin l’exécutif
européen sur les mesures qu’il en-
tend prendre pour « remédier aux
violations de la directive 2009/54/
CE mises en évidence par l’enquête
[de Radio France et du Monde] et
assurer sa bonne application ». p
stéphane foucart
TV canal 27
20 | carnet
Iskandar Safa
Homme d’affaires
A
première vue, rien ne
distingue le dernier nu-
méro de Valeurs actuel-
les des précédents. En
couverture, l’hebdomadaire an-
nonce une interview de Michel
Onfray sur « l’effondrement de la
France en tout et partout ». Mais
son logo s’affiche sur un fond
noir, en signe de deuil. Son pro-
priétaire, l’homme d’affaires fran-
co-libanais Iskandar Safa, est
mort lundi 29 janvier, à Mougins
(Alpes-Maritimes). Agé de 68 ans,
il avait « affronté ces derniers mois
une maladie grave », selon le com-
muniqué annonçant son décès.
Une photo de « Sandy », comme
l’appelaient ses proches, orne un
coin de la couverture.
Les photos d’Iskandar Safa
étaient rares, tout comme ses ap-
paritions publiques. Il préférait
gérer dans la discrétion sa fortune,
réalisée pour l’essentiel dans la
vente de navires de guerre. Selon
le classement annuel établi par le
magazine Challenges, il détenait
en 2023 la 86e fortune de France,
évaluée à 1,45 milliard d’euros.
« On dit que je suis mystérieux,
mais je ne sais pas d’où ça vient »,
s’amusait-il en 2019, lorsque Le
Monde l’avait rencontré pour dres-
ser son portrait. Le mystère com-
mence dès sa jeunesse. Né en 1955,
dans une famille de la grande
bourgeoisie chrétienne libanaise,
Iskandar Safa a 20 ans lorsque la
guerre civile éclate. Il ne souhaitait
pas évoquer sa participation aux
combats, dans les rangs des Gar-
diens du cèdre, une milice chré-
tienne. Il était plus bavard sur ses
études à l’Insead, l’école pour fu-
turs hommes d’affaires de Fontai-
nebleau (Seine-et-Marne), et ses
débuts dans l’hôtellerie, pour des
investisseurs saoudiens.
Son nom apparaît pour la pre-
mière fois dans la presse française
en 1988, lors de la libération des
otages français du Liban. Dans son
pays natal, Iskandar Safa, bien que
chrétien maronite, avait des con-
Frank Farian
Producteur allemand de disco
R
éputé pour ses trucages,
à commencer par le plus
blâmable d’entre eux (le
play-back), ce produc-
teur allemand, dont la fortune
commerciale s’étend de la fin des
années 1970 à celle de la décennie
1980, doit-il être reconnu comme
un visionnaire du simulacre, à
mesure que celui-ci se généralise,
au studio comme à la scène ? Le
musicien Frank Farian est mort à
Miami (Floride), à l’âge de 82 ans, le
23 janvier. Sa rouerie lui aura per-
mis de vendre quelques centaines
de millions de disques – quantité
de copies ayant circulé dans l’ex-
Union soviétique – sous les deux
entités que ce pygmalion aura
créées de toutes pièces : le groupe
caribéen Boney M. et Milli Vanilli.
Le premier émerge en 1976 avec
le mégatube Daddy Cool, produit
et coécrit par Farian. C’est surtout
lui qui donne de la voix à la place
de celui qui est censé être le seul
homme du quatuor à plumes et
paillettes : Bobby Farrell (1949-
2010), un DJ de l’île néerlandaise
Aruba, présenté comme un
proxénète dominant son ha-
rem enchaîné, nu, sur la pochette
du deuxième album, Love for Sale.
Parmi les trois femmes, Maizie
Williams (originaire de Montser-
rat), est, elle aussi, réduite au si-
lence. Les deux autres, les Jamaï-
tacts précieux chez les chiites. Il en
aurait fait bénéficier Jean-Charles
Marchiani, le négociateur de l’om-
bre du ministre de l’intérieur Char-
les Pasqua, permettant d’établir le
contact avec les ravisseurs. Iskan-
dar Safa réapparaît dans la presse
française en 1992, cette fois en ca-
pitaine d’industrie et en sauveur
d’emplois. Il rachète les Construc-
tions mécaniques de Normandie,
un chantier naval de Cherbourg
spécialisé dans les navires militai-
res, au bord de la faillite. Il rouvre
son carnet d’adresses, et obtient
au fil des années des contrats avec
le sultanat d’Oman, le Koweït, les
Emirats arabes unis ou encore
l’Arabie saoudite. Il obtient la na-
tionalité française en 1999.
Investissement dans les médias
C’est à cette époque que la justice
s’intéresse à lui. Elle enquête sur le
versement supposé d’une rançon
pour la libération des otages, et
suspecte Iskandar Safa d’en avoir
détourné une partie au profit du
clan Pasqua. En 2002, un mandat
d’arrêt international est lancé
contre Iskandar Safa. L’homme
d’affaires continue à signer des
contrats pour les Constructions
mécaniques de Normandie, avec
la bénédiction du gouvernement
français, mais pour échapper à
une interpellation, il évite de met-
tre les pieds en France et gère ses
affaires depuis Beyrouth. En 2009,
il bénéficie d’un non-lieu.
Lorsqu’il décide d’investir dans
les médias, il s’associe à deux vété-
rans du secteur, Etienne Mou-
geotte, ancien vice-président de
TF1 et ex-directeur des rédactions
du Figaro, et Charles Villeneuve,
ancien journaliste de TF1. Ils sont
chargés de repérer des titres à ra-
cheter. En 2015, les Laboratoires
Pierre Fabre, propriétaires de Va-
leurs actuelles, décident justement
de vendre le titre. Ce vieil hebdo-
madaire de droite est en forme.
Une nouvelle formule adoptée
quelques années plus tôt, à droite
Avec les Real Milli Vanilli, dans
les années 1990. IAN COOK/GETTY IMAGES
caines Liz Mitchell et Marcia Bar-
rett, exercent en revanche leurs
talents et contribuent, avec l’im-
parable ligne de basse, à propul-
ser Daddy Cool au sommet des
classements européens.
Pendant deux saisons, les suc-
cès s’enchaînent pour Boney M. :
Sunny, une reprise du classique
soul de Bobby Hebb, Ma Baker,
Belfast, Rivers of Babylon, Raspu-
tin. Tous numéros 1 en Républi-
que fédérale d’Allemagne et en
Autriche. C’est encore Farian que
l’on retrouve derrière un autre
groupe disco, les Britanniques
toute et à base de couvertures pro-
vocatrices sur l’islam ou l’immi-
gration, a fait bondir les ventes.
« La politique ne m’intéresse
pas », assurait Iskandar Safa au
Monde en 2019, affirmant qu’il
n’avait pas racheté Valeurs actuel-
les pour des raisons idéologiques :
« On a regardé les comptes de ré-
sultat, on n’a pas audité la ligne
éditoriale. » Après Valeurs actuel-
les, Iskandar Safa rachètera le
mensuel Mieux vivre votre argent
(revendu en 2022 au groupe Les
Echos-Le Parisien). En 2019, il
perdra un duel avec Xavier Niel
(actionnaire à titre individuel du
Monde), pour le contrôle du quoti-
dien régional Nice-Matin.
Valeurs actuelles évolue déjà à
droite de la droite lorsque Iskan-
dar Safa le rachète, mais le nou-
veau propriétaire ne fait rien pour
recentrer le titre. Moins d’un an
après le rachat, une des jeunes
vedettes du magazine, Geoffroy
Lejeune, 27 ans, est promu direc-
teur de la rédaction. Sous sa direc-
tion, Valeurs actuelles enchaîne
les interviews de Marion Maréchal
ou d’Eric Zemmour. Iskandar Safa
ne s’exprimera jamais publique-
ment sur le contenu de son jour-
nal. Même lorsque, en août 2020,
un article visant la députée La
France insoumise Danièle Obono
fait scandale. Dans ce texte de fic-
tion, cette élue d’origine gabonaise
est décrite réduite en esclavage par
des Africains (le directeur de la pu-
blication et l’auteur de l’article,
Laurent Jullien, seront condamnés
pour injure à caractère raciste en
appel, en novembre 2022).
Derrière le « buzz » suscité par
Valeurs actuelles, les ventes ralen-
tissent et les annonceurs fuient.
En interne, un conflit de valeurs, et
de générations, oppose la rédac-
tion et les gestionnaires, partisans
d’un recentrage idéologique. L’ac-
tionnaire se décide à trancher. Il lui
faudra s’y prendre à deux fois
avant de remplacer Geoffroy Le-
jeune. En octobre 2022, après des
18 JUILLET 1941 Naissance
à Kirn (Allemagne)
1976 Succès de « Daddy
Cool », de Boney M.
1979 « One Way Ticket »,
des Britanniques Eruption
1990 Révélation de
l’imposture de Milli Vanilli
2006 Musical « Daddy Cool »,
à Londres
23 JANVIER 2024 Mort
à Miami (Etats-Unis)
A Mandelieu-la-Napoule (Alpes-Maritimes), en 2018.
PATRICE LAPOIRIE/ « NICE MATIN »/MAXPPP
fuites dans la presse, Geoffroy Le-
jeune soude la rédaction derrière
lui et appelle à la rescousse les lec-
teurs sur les réseaux sociaux.
En juin 2023, il est finalement mis
à pied et remercié, avant d’être
nommé à la tête du Journal du di-
manche, en train de passer sous le
contrôle de Vincent Bolloré.
Le 19 janvier, quelques jours
avant la mort d’Iskandar Safa, c’est
à la base navale de Cherbourg
qu’Emmanuel Macron présente
ses vœux aux armées. Son dépla-
cement a été l’occasion d’une vi-
site sur les chantiers des Construc-
tions mécaniques de Normandie,
pour y découvrir leurs navires in-
tercepteurs légers et rapides, qui
équiperont bientôt la marine na-
tionale. Le chef de l’Etat a été ac-
cueilli et guidé par le fils d’Iskan-
Eruption, qui percent en 1979
avec leur version de One Way Tic-
ket, chanson de Neil Sedaka. Son
studio, près de Francfort, assoit la
réputation allemande pour la
musique de danse, après le Musi-
cland fondé à Munich par l’Italien
du Tyrol Giorgio Moroder.
A l’approche de la quarantaine,
Frank Farian a pris une belle re-
vanche, après avoir longtemps ga-
léré dans le milieu musical. Né
sous le nom de Franz Reuther le
18 juillet 1941, à Kirn, en Rhénanie-
Palatinat, il n’a jamais connu son
père, tué cette même année sur le
front russe. Cuisinier, il découvre
le rock’n’roll et le rhythm’n’blues
dans un pays favorisé par la pré-
sence des bases américaines. Et
forme le groupe Frankie Farian
und die Schatten. En vedette,
donc, avec ses « ombres » d’ac-
compagnateurs, portant des ca-
goules façon Ku Klux Klan pour le
single Shouting Ghosts, en 1964.
Las des échecs, Frank Farian
tente sa chance,à la fin des années
1960, dans le schlager, la variété
d’Europe centrale et septentrio-
nale qui fait alors les beaux jours
de l’Eurovision, avec ses paroles
sentimentales et ses rythmes ap-
puyés comme une polka de l’Ok-
toberfest. Il est devenu un pilier de
l’émission « Hitparade », consa-
crée à ce genre, sur la chaîne ZDF,
dar Safa, Akram, appelé à succéder
à son père à la tête de Privinvest, la
holding familiale, contrôlant aussi
bien les activités dans la construc-
tion navale que dans la presse.
Iskandar Safa gérait ses affaires
depuis ses nombreux points de
chute, à Beyrouth, Abou Dhabi,
Londres et, surtout, Mandelieu-
la-Napoule, commune des Alpes-
Maritimes dont il était devenu le
premier propriétaire foncier, avec
son domaine personnel, un hôtel,
un restaurant ou un golf, et le pre-
mier mécène. A l’annonce de son
décès, la mairie a abaissé les dra-
peaux. Les obsèques d’Iskandar
Safa ont eu lieu dans une église
locale dont il avait lui-même fi-
nancé la construction, Notre-
Dame du Liban, à Mandelieu. p
françois krug
quand il crée Boney M. en 1974, à
l’origine un one-man-band.
Le reflux du disco provoque iné-
vitablement la séparation du
groupe, en 1986. Mais, dès l’année
suivante, Frank Farian découvre
des successeurs, à Munich. Enfant
d’une danseuse allemande et
d’un militaire noir américain qui
l’ont abandonné, Rob Pilatus
(1965-1998) s’est lié, en Bavière, à
un autre danseur mannequin, le
Guadeloupéen Fab Morvan. Avec
Farian, ils deviennent le duo Milli
Vanilli. Le producteur radicalise
ce qu’il avait fait avec Boney M. –
et qui était d’ailleurs connu de-
puis la fin des années 1970.
Vocalistes fantômes
Cette fois, aucun des deux ne
chante sur le moindre enregistre-
ment. On y entend des vocalistes
fantômes. Le premier single, Girl
You Know It’s True, une reprise
d’un obscur collectif de hip-hop,
devient un hit en Europe et même
aux Etats-Unis. Dans ce pays se-
ront décrochés trois numéros 1 :
Baby Don’t Forget My Number,
Blame It on the Rain et Girl I’m
Gonna Miss You. En février 1990,
Milli Vanilli est récompensé aux
Grammy Awards en tant que
« meilleurs nouveaux artistes ».
Des voix s’élèvent, et pas seule-
ment pour protester contre la mé-
0123
SAMEDI 3 FÉVRIER 2024
3 AvRIL 1955 Naissance
à Beyrouth
1992 Rachète les Construc-
tions mécaniques
de Normandie
2015 Rachète l’hebdoma-
daire « Valeurs actuelles »
29 JANVIER 2024 Mort
à Mougins (Alpes-Maritimes)
diocrité du produit. A l’été précé-
dent, Pilatus et Morvan ont été
victimes d’un accident de syn-
chronisation labiale lors d’une re-
transmission en direct sur la
chaîne musicale MTV. La rumeur
d’une imposture contraint Frank
Farian à avouer les faits, en no-
vembre 1990. Il annonce aussi se
séparer de ses deux illusionnistes,
remplacés par The Real Milli Va-
nilli, avec les chanteurs qui ont
réellement officié. Aux Etats-Unis,
où la tromperie est impardonna-
ble, le scandale s’accompagne
d’une annulation du Grammy
Award et d’une multiplication des
plaintes pour contrefaçon.
L’opprobre n’empêchera pas le
Milli Vanilli « original » de retrou-
ver Frank Farian pour un album
censé rétablir son honneur. Il ne
sortira jamais, car Rob Pilatus est
retrouvé mort d’une surdose
dans un hôtel de Francfort, en
avril 1998. Entre-temps, aucun
des projets eurodance (La Bouche,
Le Click) lancés par Farian n’aura
atteint sa cible. Ne lui reste plus
qu’à célébrer son œuvre en pro-
duisant la comédie musicale
Daddy Cool, montée à Londres
en 2006. A la gloire non seule-
ment des succès de Boney M.,
mais de l’ensemble des produc-
tions de Frank Farian. p
bruno lesprit
0123
SAMEDI 3 FÉVRIER 2024
beuzevillette (seine-maritime) -
envoyé spécial
L
a nuit promet d’être douce, ce
mercredi de la fin janvier, au pied
du pont de Tancarville. La pluie a
cessé et la pleine lune éclaire le dé-
cor : quelques dizaines de trac-
teurs et deux fois plus d’agri-
culteurs occupent le péage d’accès au gigan-
tesque ouvrage d’art. Fierté de la France des
« trente glorieuses », le pont qui enjambe l’es-
tuaire de la Seine offre un beau symbole pour
dénoncer le malaise d’une autre fierté fran-
çaise, l’agriculture. Des drapeaux (tricolores
ou aux couleurs des Jeunes Agriculteurs) et
des slogans bricolés sur un carton (« L’agri-
culture, petit on en rêve, adulte on en crève »)
ornent l’avant des engins. Quelques bennes
ont été chargées de bottes de foin ou de pneu-
matiques usagés, mais l’ambiance reste paisi-
ble. Pas de dégradations, implore un leader
syndical, « on n’est pas des “gilets jaunes” ».
Jean-François Chauveau, président canto-
nal de la Fédération nationale des syndicats
d’exploitants agricoles à Bolbec (Seine-Mari-
time), évalue la petite foule présente : peu
d’éleveurs ont rejoint la barrière de péage – ils
sont de moins en moins nombreux en Nor-
mandie –, peu de syndiqués, et beaucoup de
jeunes. « Le mouvement rencontre un bel
écho », savoure M. Chauveau, presque surpris
par ce succès inattendu.
Comme beaucoup, dans les syndicats ou
dans les fermes, cet éleveur de 52 ans n’avait
« pas vu venir » la mobilisation, étonnante
par sa spontanéité et son ampleur : « C’est
parti grâce à nos partenaires européens, puis
à nos agriculteurs du sud de la France. »
L’homme, qui a enfilé une parka par-dessus
sa combinaison, avait d’autant moins deviné
la bourrasque à venir que, dans son départe-
ment, la Seine-Maritime, « [ils ne font] pas
partie des plus malheureux. [Ils ont] encore de
bons rendements et pas de problème de séche-
resse ». Autour de lui, les revendications se
multiplient, au risque de la confusion, mais
la rancœur semble profonde. « Ça vient de
loin », dit-on sur les barrages. « On n’a pas eu
d’écoute », regrette Jean-François Chauveau.
Un brasero a été allumé, des bières circu-
lent, de petits groupes se forment, où chacun,
chacune s’épanche. Qui sur les « excès » de
normes, les jachères et les retournements de
prairies imposés, qui sur « une absence de
cap », des revenus devenus imprévisibles et
des fins de mois souvent difficiles. Une mo-
saïque de contestations et, parfois, la fa-
meuse « goutte d’eau », la colère impossible à
contenir. Pour Jean-François Chauveau, c’est
un courrier reçu la veille : un recommandé,
« une mise en demeure » le sommant de stop-
per le fonctionnement de son méthaniseur,
une sorte de yourte en Inox installée dans la
cour de sa ferme pour produire de l’électricité
à partir du lisier. De cette infortune il parle
avec des accents de lassitude, invoquant un
« manque de souplesse ».
UN DIVORCE ET UN BURN-OUT
Ce soir de pleine lune, Jean-François Chauveau
n’a pas prévu de s’attarder du côté de Tancar-
ville. Un peu avant 4 heures du matin, pour-
tant, il est encore près du pont, lorsque son
portable émet un signal d’alerte. Des capteurs
posés sur le collier d’une de ses vaches l’infor-
ment qu’elle s’apprête à vêler. Le temps de re-
joindre sa ferme de Beuzevillette, à une ving-
taine de kilomètres de là, le vêlage a déjà pris
fin. Heureusement, « tout s’est bien passé ».
Dans quelques jours, le nouveau-né prendra
place dans le parc des naissances, un aligne-
ment de minicabanes blanches posées entre
la stabulation et le fameux méthaniseur.
C’est là, près des jeunes animaux, que nous
retrouvons Jean-François Chauveau le lende-
main, en fin d’après-midi. Petite mine. « On
dormira mieux demain », glisse-t-il. Un bidon
de lait en main, il se prépare à nourrir les
quinze veaux de décembre. A l’entendre, son
exploitation est une « ferme standard » :
150 hectares de terres, un fermage en grande
partie, et quelque 130 animaux, qui assurent
l’essentiel de son chiffre d’affaires, soit 50 %
pour le lait, 30 % pour la viande, les 20 % res-
tants provenant de ses cultures céréalières.
Avant lui, ses grands-parents surveillaient
un troupeau d’une quinzaine de vaches, puis
ses parents ont agrandi le cheptel, jusqu’à en
posséder environ 70. Non content de doubler
les effectifs à l’étable, Jean-François Chauveau
s’est lancé – une première dans sa famille –
dans la polyculture de céréales afin de diver-
sifier ses sources de revenus. Au moins a-t-il
conservé ses vaches, contrairement à nom-
bre de ses collègues. « Je reste le seul éleveur
laitier de ma commune », constate-t-il.
Le phénomène n’est pas récent, mais il va en
s’accentuant : la Normandie, terre d’élevage
de bovins, perd chaque année des troupes.
En Normandie,
l’amour vache
Cette terre traditionnelle d’élevage bovin perd
chaque année des troupes. Entre l’exigence du métier,
une astreinte permanente et des revenus en baisse,
la rancœur semble profonde et trouve un écho
dans le mouvement de colère général des agriculteurs
Laurence Sellos, présidente de la chambre
d’agriculture de Seine-Maritime et de la com-
mission élevage de la région Normandie, re-
cense 15 % d’éleveurs en moins sur les cinq
dernières années. Entre l’exigence du métier,
une astreinte permanente et les revenus en
baisse, « c’est devenu compliqué pour les jeunes « QUAND ON VEUT
de s’installer, il faut être très motivé », re-
lève Mme Sellos. « L’organisation familiale, avec FAIRE BAISSER
un couple chargé de l’exploitation et les enfants
qui aident, c’est une situation de moins en LES PRIX,
moins courante. » Ceux qui franchissent le pas LE PRODUCTEUR
s’associent souvent en de petits groupe-
ments, « à deux ou trois, rarement plus ». EST TOUJOURS
Si les modes de production connaissent une
lente mutation, les paysages, eux, ne bougent LE DERNIER
guère. Le cheptel et la production laitière de-
meurent constants. Le cliché des verts pâtura-
RIDEAU »
ges normands peuplés de belles bêtes aux ro- JEAN-FRANÇOIS
bes noir et blanc a de beaux jours devant lui, CHAUVEAU
et demeure un motif de fierté pour les agricul- président cantonal
teurs. « C’est admirable, ce paysage morcelé, di- de la FNSEA à Bolbec
versifié, avec des couleurs différentes, un relief (Seine-Maritime)
agréable. C’est ce qui fait la beauté de la
France », s’enthousiasme M. Chauveau.
C’est aussi une source de découragement.
« On a l’impression que nos gouvernants veu-
horizons | 21
Jean-François Chauveau,
à Beuzevillette
(Seine-Maritime),
le 31 janvier.
FLORENCE BROCHOIRE POUR « LE MONDE »
lent que la France devienne un pays unique-
ment touristique », soupire Damien Cornier,
47 ans. Il y a quelques années, cet agriculteur
a cédé la vingtaine de bêtes qu’il lui restait
dans son exploitation proche des Andelys
(Eure), suivant une démarche de plus en plus
courante dans les départements de la région.
Arnaud Langlois, 58 ans, installé depuis tren-
te-cinq ans à Suzay (Eure), a vendu son trou-
peau en 2021 (« Les prix, c’était plus ça »). A
Surtauville, toujours dans l’Eure, Jérôme
Canival s’est, pour sa part, tourné vers la poly-
culture de céréales (betteraves, oléagineux et
lin) en 2012, quand le groupe Lactalis lui a
proposé « un contrat d’achat qui parlait en
volumes plutôt qu’en prix ».
« J’ai signé un contrat le 27 août et je l’ai
dénoncé 48 heures plus tard, après avoir fait
une étude économique avec mon banquier et
mon comptable », poursuit le dynamique
quadragénaire, issu lui aussi d’une famille
d’éleveurs. Un « gars de la Manche », qui avait
dû se séparer de son troupeau à cause d’une
épidémie, lui a repris ses 78 bêtes, des
prim’Holstein et des normandes. Depuis,
l’avenir lui semble plus lisible. « Avec les bet-
teraves, on sait où on va. » Autour de lui, il dit
constater « une grosse détresse des éleveurs,
mal rémunérés ». Il évoque « une profession
humiliée par l’Etat ».
Jean-François Chauveau, lui, n’a pas
renoncé. « C’est en moi, confie-t-il, je suis né
pour avoir des animaux. » Dans la grande
pièce qui lui sert de bureau, au-dessus de la
stabulation, l’éleveur, petit bouc et front à
peine dégarni, raconte un parcours chahuté.
L’époque de ses parents, pour lesquels « tra-
vailler de dix à douze heures par jour n’était
pas gênant ; le but, c’était d’en vivre ». Les
quotas européens de production instaurés
en 1984 – « pendant vingt ans, on les a adorés,
ils garantissaient des revenus sûrs ». La belle
époque. « La demande des industriels était
forte, les banques nous poussaient à pro-
duire. » Puis il décrit la période de son instal-
lation, en 1996, la reprise de la ferme fami-
liale, à la retraite de ses parents, les années de
croissance… et le début des ennuis. « Quand
vous êtes jeune, vous mettez toute votre éner-
gie pour que l’entreprise tourne, vous faites
tout vous-même… Vous oubliez même que
vous avez une compagne qui a besoin de vous
voir. » Et, enfin, avec les années 2000, « l’en-
gorgement du marché européen », « la crise
des quotas », les cours irréguliers, l’incerti-
tude. « Nous, on a vu nos parents qui réussis-
saient en se donnant du mal. Moi, l’année pro-
chaine, je ne sais pas… »
Le tableau n’est pas uniformément som-
bre. Son travail lui offre de quoi payer deux
salariés et s’accorder 1 800 euros par mois.
Mais il a également connu un divorce et un
burn-out. « Ça a duré une petite année. Mon
père est venu m’aider, des voisins aussi. » Il
comprend que son fils, élève dans un lycée
agricole, hésite quant à la voie à suivre : con-
tinuer de produire du lait ou se tourner vers
la production de céréales ? « Comme tous les
jeunes de son âge, il voudrait travailler un peu
moins et mieux profiter de la vie. »
SOUTIEN DES FRANÇAIS
Depuis le début du mouvement, Jean-Fran-
çois Chauveau, profession éleveur oblige, ne
compte pas parmi les plus assidus sur les
points de blocage. Mais, de sa voix calme, il
n’est pas le moins disert sur les raisons de la
colère du monde agricole. La fin de l’accord
sur la taxe du gazole non routier ? « C’est
12 000 euros de dépenses en plus chaque
année pour moi, la moitié de mes revenus. »
L’obligation de mettre en jachère 4 % des ter-
res agricoles ? « Indécent. On nous demande à
la fois d’avoir une autonomie alimentaire en
France et de ne rien faire de terres parfois très
riches ! » Les mesures de protection de l’envi-
ronnement ? « On peut les accepter, mais pas
à n’importe quel prix. Il faut de tout. Tout le
monde ne peut pas se payer du bio. Il faut ga-
gner un peu d’argent pour faire de l’écologie. »
La lutte contre l’inflation ? « Quand on veut
faire baisser les prix, le producteur est toujours
le dernier rideau. »
Autrefois majoritaires en France, les agri-
culteurs ne représentent plus qu’une infime
portion de la population, moins de 2 % des
actifs. Le sentiment d’abandon que cette qua-
si-disparition pouvait nourrir chez eux a été
balayé, ces derniers jours, par le soutien mas-
sif des Français, comme en attestent les son-
dages et les nombreux cris d’encouragement
entendus sur les sites de blocage. Mais,
comme l’a rappelé le premier ministre,
Gabriel Attal, les mots d’amour, c’est bien, les
preuves d’amour, c’est encore mieux. Or les
paysans de France ont souvent recours au
même terme pour définir leurs relations
avec leurs compatriotes : l’« agribashing ».
A la demande du maire de sa commune de
Seine-Maritime, Jean-François Chauveau ne
traverse plus le village en tracteur. « On nous
regarde un peu bizarrement. On dérange. On
nous traite de pollueurs. On traite nos terres,
ça ne plaît pas. On épand les effluents des va-
ches, ça sent… Même si on avait un cheval, on
gênerait ! » Pour rejoindre ses pâtures ou
faire rentrer le troupeau à l’étable, il lui faut
traverser une route. « Ça bloque la circulation
pendant cinq ou six minutes, pas plus, et par-
fois on m’insulte. » Mais la cohabitation n’est
pas toujours aussi tendue, tant s’en faut.
« Moi, ça va, mes voisins m’aiment bien. » Et,
par un curieux retournement, les blocages
en cours ont déjà fait sauter beaucoup de ver-
rous, à commencer par celui de l’indiffé-
rence, sans doute le mal principal qui ronge
les agriculteurs français. p
éric collier
22 |
CULTURE
Lorraine de Sagazan fait silence
A la Comédie-Française, la metteuse en scène signe une pièce sans paroles, d’après Antonioni
THÉÂTRE
U
ne salve d’applaudis-
sements et puis une
vague de silence. A
l’issue de la création
signée par Lorraine de Sagazan
au Théâtre du Vieux-Colombier,
à Paris, les spectateurs sont restés
immobiles. Sidérés par ce qu’ils
venaient de vivre, beaucoup ont
pris de longues minutes avant de
Tracé
Bleu
au
CENTQUATRE-PARIS
du 27.01 au 10.03.2024
en acc s libre
architecturestudio,
se lever et de quitter les lieux. Cet
accueil saisissant était à la me-
sure d’une représentation qui,
parce qu’elle se tient dans un mu-
tisme presque total, fait rupture
dans l’histoire de la Comédie-
Française.
Il est inédit, il est même disrup-
tif, ce spectacle d’une intensité
rare qui en appelle à l’esprit du ci-
néaste Michelangelo Antonioni
(1912-2007). L’Avventura (1960), La
Exposition
d’art et
d’architecture
pour habiter
le monde
autrement
Nuit (1961), L’Eclipse (1962), Le
Désert rouge (1964), Blow-up
(1966) : mentionnés par la met-
teuse en scène rencontrée en ré-
pétition, les films du réalisateur
italien ne sont pourtant pas adap-
tés au théâtre, où on ne reconnaî-
tra pas les déambulations de
Jeanne Moreau, ni celles de
Marcello Mastroianni ou de
Monica Vitti. En revanche, leurs
intériorités tourmentées que ré-
vèle si bien la caméra d’Antonioni
irriguent la toile sensible du
projet de Lorraine de Sagazan.
Une épaisse moquette dorée
ouate les pas des comédiens. Le
plateau, en bifrontal, scinde l’as-
semblée en deux. Coupe franche
sur un appartement bourgeois,
bohème, et en désordre : siège
confident, piles de 33-tours, bi-
bliothèque, buffet, table en faux
marbre, restes de nourriture,
pense-bête collé sur une glace,
bouteille de whisky. Dans un coin,
des cartons emballés. Au-dessus
du mobilier, un écran vidéo. Tran-
quille mais vif, sa truffe furetant
dans ce décor feutré et cosy, un
chien se balade où bon lui semble,
sans se préoccuper du public.
« Bavardage des bruits »
La lumière éclaire cinq protago-
nistes : un couple de parents
(Marina Hands et Noam Mor-
gensztern), la sœur du mari (Julie
Sicard), un ami écrivain (Stéphane
Varupenne). A la marge de ce qua-
tuor, l’acteur Baptiste Chabauty,
les bras ballants, observe.
Quoi donc ? Les spectateurs, qui,
pour leur part, scrutent un drame
dont ils pistent les mobiles, l’œil à
l’affût d’indices distillés au comp-
te-gouttes durant l’heure vingt
que dure la représentation. Pho-
tos sous cadre, yaourt, petit-
suisse, livres (La Révolution coper-
nicienne, La Fabrique des rêves…),
vidéos furtives de Jérémie Ber-
naert ou musiques anxiogènes de
Lucas Lelièvre : tout ce qui est en
place fait sens.
« Nous donnons de l’importance
à l’insignifiant. Le spectateur est
dans la position d’un enquêteur
dont le parcours est jalonné par des
moments-clés », expliquait la met-
teuse en scène. Au public d’agen-
cer, à sa guise et selon son tempo
« Le spectateur
est dans
la position d’un
enquêteur dont
le parcours est
jalonné par des
moments-clés »
LORRAINE DE SAGAZAN
interne, les pièces d’un puzzle
dont le dessin se précise peu à peu.
Voici deux ans que Lorraine de
Sagazan a imaginé ce projet ; un
an que l’auteur Guillaume Poix
écrit des monologues pour
nourrir des acteurs qui appren-
nent leurs textes, mais n’en disent
rien sur le plateau ; plusieurs se-
maines que ces acteurs répètent.
Lorsqu’on les retrouve, début
janvier, dans une salle en sous-sol
à la Comédie-Française, c’est le
moment des débriefings, des ajus-
tements et des rappels à l’ordre.
Crayons en main, visages
concentrés, les interprètes écou-
tent les consignes : « La pensée a
une durée, elle ne se cantonne pas
au geste, elle continue en vous »,
recommande Guillaume Poix.
« Faites attention au trop-plein de
déplacements et au bavardage des
bruits », renchérit Lorraine de
Sagazan. Collée au va-et-vient de
ses acteurs, elle suit leurs déplace-
ments, rectifie un mouvement,
tire sur une manche, suggère :
« Les personnages n’ont pas besoin
de se parler pour ressentir ce qu’ils
ressentent, inutile de montrer ou
prouver quoi que ce soit. »
Pour son entrée dans le giron de
la Comédie-Française, la metteuse
en scène fait sécession de la tradi-
tion. Exit l’excellence de la diction.
Dans ce haut lieu de la profération,
elle opte pour le silence des socié-
taires. « Il se peut que le spectacle
soit clivant », sourit-elle. Son geste
est radical mais il ne surprend
pas : qu’elle s’attaque à Lars Noren
(Démons) ou à Tchekhov (L’Ab-
sence de père), Lorraine de
Sagazan n’hésite pas à prendre le
théâtre à rebours pour lui faire
rendre gorge. On se souvient en-
De gauche à droite,
Noam Morgensztern,
Marina Hands et
Stéphane Varupenne,
le 23 janvier, lors
d’une répétition,
au Vieux-Colombier,
à Paris.
JEAN-LOUIS FERNANDEZ
core de la torsion qu’elle exerçait,
en 2016, sur la pièce d’Ibsen Une
maison de poupée. L’héroïne,
Nora, troquait son statut de
femme au foyer pour celui de
cheffe d’entreprise, tandis que son
époux gardait les enfants au lieu
de se rendre au bureau.
Née en 1986, assistante, à ses
débuts, de Romeo Castellucci et
de Thomas Ostermeier, ancienne
pensionnaire de la Villa Médicis,
Lorraine de Sagazan revisite les
codes du classicisme. Elle provo-
que et contourne l’orthodoxie des
formes. Pas pour choquer, ou af-
firmer une quelconque moder-
nité, mais pour extirper le public
de ses zones de confort.
Sa démarche fait merveille au
Vieux-Colombier où, à la per-
plexité initiale, succède un mé-
lange d’émotions brutes et d’at-
tention attisée par le suspense. Le
silence sidéral de la scène accou-
che d’autant de fictions qu’il y a
de spectateurs assis. Les uns se
cramponnent aux allées et ve-
nues erratiques de Marina Hands.
Les autres s’arriment à la mine dé-
faite de Julie Sicard, aux traits las
et durs de Noam Morgensztern,
au regard innocent de Baptiste
Chabauty ou aux larmes embar-
rassées de Stéphane Varupenne.
« Pourquoi avoir fait de la parole
le seul accès à la vérité ? Le silence
est toujours vécu comme une
panne ou une anomalie alors
qu’en fait il permet l’entrée dans
l’épaisseur des états intérieurs »,
s’interroge Lorraine de Sagazan,
qui cite Antonioni (« Les acteurs
se reposent quand ils parlent »),
invoque les influences d’Andreï
Tarkovski ou Ingmar Bergman et
rappelle une phrase de Maurice
Pialat, lequel préférait, dit-elle,
« la chronologie des affects à celle
des événements ».
Impossible, également, de ne
pas songer au metteur en scène
Claude Régy, dont la mort,
en 2019, a stoppé net sa quête
d’un au-delà du langage. Lor-
raine de Sagazan, qui aime l’éclat,
la couleur et la vélocité, n’est, de
ce point de vue, pas son héritière.
Il n’empêche : elle aussi conteste,
mais à sa manière, l’aplomb
d’une théâtralité égarée dans de
stériles vociférations.
0123
SAMEDI 3 FÉVRIER 2024
« Nous n’arrêtons pas de vivre
parce que nous nous taisons », rap-
pelle Julie Sicard, assise dans le
foyer du Vieux-Colombier, quel-
ques heures avant un filage de la
pièce. Que reste-t-il à l’acteur
lorsqu’il est amputé du verbe ?
Vers quel type de langage l’accule
le mutisme ? Par quoi compenser
la perte de l’oralité ? Ces risques
pris sont des audaces qui forcent
le comédien à puiser en lui-même
d’autres façons de se faire
comprendre. L’entreprise n’est
pas seulement esthétique. Elle
revient en boomerang poser
problème aux contemporains
que nous sommes : savons-nous
bien entendre ce qui se trame, à
bas bruit, loin du vacarme qui
nous domine ?
Une expérience forte
Silence, donc, dans les rangs : les
comédiens ne se fourvoient pas
dans la pantomime. Ils ne cèdent
pas au « vertige du rien » dont se
défie Lorraine de Sagazan. Ils ne
sont ni trop expressifs ni fébriles.
Ils accordent leur présence aux
secrets qui les hantent. Denses,
agressifs, désinvoltes, affectueux,
méfiants, indifférents, la gamme
est vaste des sensations qui les
traversent. Les seules informa-
tions audibles proviennent d’un
message téléphonique d’une
mère à son fils – « Je suis là, je peux
aider, rappelle-moi » – et d’une
émission de radio dissertant sur
la biodiversité, la « pollution glo-
bale, chimique, sonore, lumineuse
et plastique », et l’accent mis sur le
« négligeable » qui doit induire
« un changement de point de vue ».
Un indice de plus ?
Ce qu’on vit au Théâtre du
Vieux-Colombier est une expé-
rience forte, aux résonances mul-
tiples qui cascadent dans nos têtes
jusqu’à y susciter des flux d’hypo-
thèses. Surgissent, au gré des ima-
ges, les possibilités suivantes : une
maladie, une liaison adultère, une
ivresse dévastatrice, un accident,
un deuil, un amour qui repart (ou
pas) de zéro, un homme à bout de
souffle, une femme qui souffre le
martyre. Les acteurs incarnent
des histoires, la vidéo en raconte
d’autres. La musique déroule sa
propre narration. Une chose est
sûre : un couple est là, ensemble,
mais séparé. Entre les deux
parents : l’absence d’un enfant.
« Innommable » : qui ne peut
être nommé, précise le diction-
naire. Le Silence prend la défini-
tion au pied de la lettre. L’indicible
est sa matière première. Les paro-
les tues, parce que imprononça-
bles, sculptent les corps et les pré-
sences. « Sans répliques à proférer,
nous sommes privés de nos
béquilles, témoignait, quelques
jours avant la première, Noam
Morgensztern. Les monologues
écrits par Guillaume Poix nous per-
mettent de nous parler à nous-
même. Mais ce retrait de la parole
met tout le monde en état d’alerte. »
Construire le lien sans recourir
au mot : c’est dans cette instabi-
lité qu’est la puissance d’un spec-
tacle qui instaure, avec son pu-
blic, un régime neuf de relations.
Du chien aux comédiens, des li-
vres entrouverts aux bières con-
sommées, tout exige et mérite
une vigilance extrême qui ne
cesse de gagner du terrain jusqu’à
se fracasser sur deux chocs. Sur
scène, le cri inhumain de l’inouïe
Marina Hands. Et, à l’écran, le
labeur de vers de terre, leur tâche
immonde mais nécessaire à nos
survies. Il y a beaucoup à enten-
dre dans ces développements de
lignes silencieuses. p
joëlle gayot
Le Silence, d’après l’œuvre
d’Antonioni. Ecriture : Guillaume
Poix. Mise en scène : Lorraine
de Sagazan. Avec Baptiste
Chabauty, Marina Hands, Noam
Morgensztern, Julie Sicard et
Stéphane Varupenne. Théâtre
du Vieux-Colombier, Paris 6e.
Jusqu’au 10 mars.
0123
SAMEDI 3 FÉVRIER 2024
Une symphonie de couleurs
pour un conservatoire
A Montigny-le-Bretonneux, l’architecte Dominique Coulon a conçu
un bâtiment surprenant, qui vibre au rythme d’une lumière changeante
ARCHITECTURE
montigny-le-bretonneux
(yvelines)
L
a première vertu du Fo-
rum des arts Charles-Az-
navour, celle qui s’im-
pose dès que l’on voit sa
silhouette se profiler d’une rue
adjacente, c’est son caractère, racé
et élégant. L’enveloppe est pour-
tant sobre. Un volume étagé
relativement simple, creusé sur
un de ses angles par un petit
porte-à-faux ; une façade textu-
rée, patchwork de bandes de ma-
tière hétérogènes (béton lisse,
béton griffé, miroir, verre…) qui
lui impriment relief, reflets et
mouvement.
Le bâtiment s’installe ainsi, sûr
de ses effets, au cœur de Monti-
gny-le-Bretonneux (Yvelines), sur
une place piétonne généreuse-
ment plantée dont il a suscité la
création. Il structure désormais le
quartier comme une rotule, fai-
sant le lien entre le tissu de petits
immeubles résidentiels caracté-
ristique de cette ville, dont la po-
pulation a connu un boom consi-
dérable à la fin du XXe siècle,
quand elle a rejoint la commu-
nauté d’agglomération de Saint-
Quentin-en-Yvelines, et les Arca-
des du lac, de Ricardo Bofill, com-
plexe d’habitation monumental
dressé autour d’un bassin artifi-
ciel qui lui a valu, dès sa livraison,
en 1981, le surnom de « Versailles
du peuple ».
Le Forum des arts est un conser-
vatoire de musique et de danse.
Son architecte, Dominique Cou-
lon, a pensé l’intérieur pour la
musique. Il a dessiné chaque mur,
chaque angle, choisi chaque ma-
tériau, en étroite collaboration
avec un ingénieur acousticien. Le
son, en quelque sorte, donnait le
« la » du projet, et l’architecte s’est
plié de bonne grâce à sa loi.
Son rôle, tel qu’il le décrit, aura
consisté à mettre en scène une
forme qui s’est imposée à lui en
perçant des ouvertures partout
Le son,
en quelque sorte,
donnait le « la »
du projet, et
l’architecte s’est
plié de bonne
grâce à sa loi
où c’était possible pour multiplier
les vues. Et en jouant avec la cou-
leur et la lumière comme avec les
notes d’un clavier. Du grand audi-
torium aux petites salles de classe,
chaque pièce diffuse sa vibration,
blanc, rouge, noir, bleu… Signa-
ture de ce projet aux accents de
symphonie fantastique, des films
dichroïques (qui changent de cou-
leur selon l’endroit d’où l’on re-
garde), collés aux fenêtres, projet-
tent des faisceaux colorés dans
toutes les circulations, sur les
murs de béton brut qui les délimi-
tent. Selon l’intensité de la lu-
mière, et le point de vue, la cou-
leur varie du mauve au bleu, au
rose, au jaune… Il y a de la magie
dans l’air.
Dès l’instant où l’on pousse la
porte, on bascule loin de la ville et
de son triste décor. On est immé-
diatement ailleurs. Quelque part
entre une installation de Dan Fla-
vin et le monde renversé de Lewis
Carroll, de l’autre côté du miroir.
Car le parcours a une dimension
ludique. Il se déploie comme un
volume unique, fluide et mutant,
dont les perspectives se diffrac-
tent autour d’un grand escalier
central. L’espace n’a jamais la
même forme. Tantôt écrasé, tan-
tôt étiré en hauteur comme de
grandes cheminées qui rappel-
lent les puits de lumière de l’église
Saint-Pierre de Firminy (Loire), de
Le Corbusier, il réserve des surpri-
ses à tous les étages.
Clin d’œil à Rem Koolhaas
Les perspectives se transforment
à mesure que l’on s’élève. De gran-
des baies vitrées donnent à voir
les musiciens au travail, quand les
rideaux n’ont pas été tirés. Lors-
qu’ils le sont, une atmosphère
étrange règne à l’intérieur, convo-
quant chez ceux qui s’y trouvent
toutes sortes d’images, de la Black
Lodge du Twin Peaks de David
Lynch à l’intérieur du vaisseau de
2001 : l’odyssée de l’espace, de
Stanley Kubrick.
A un endroit du parcours où la
surface s’élargit, trois gros troncs
d’arbre polis, taillés comme des
parallélépipèdes, sont disposés
au sol de manière faussement dé-
sordonnée. Une invitation à s’as-
seoir, qui indique la fonction de
l’espace qu’ils occupent : une pe-
tite agora, ou salle d’attente, po-
tentiellement convertible en salle
de spectacle. Ces bancs sont un
clin d’œil à celui que Rem Kool-
haas dessina pour la marque
Knoll, lâche l’architecte, qui s’em-
culture | 23
DROIT DE RÉPONSE
Une lettre de Louis-Antoine Prat
A la suite de la publication de l’article intitulé « Le président de
la Société des amis du Louvre sur la sellette » (Le Monde daté du
jeudi 14 décembre 2023), nous avons reçu, au titre du droit de
réponse, le courrier suivant de Louis-Antoine Prat :
« Cet article appelle de ma part les observations suivantes. En
premier lieu, Nicky Schwarz, que je dépeins dans ma nouvelle
Les Allées du salon, est un personnage de fiction, ainsi que je
l’ai rappelé en préambule de l’ouvrage. Nicky Schwarz n’est
pas Nicolas Schwed, dont je ne connaissais que très peu de
choses, et notamment pas la religion. Je ne m’explique pas et
déplore qu’il ait pu se reconnaître sous les traits de mon
personnage de fiction. Par ailleurs, je démens les propos tenus
à votre journal par Mme Carole Blumenfeld, à qui je n’ai jamais
indiqué que mon personnage de fiction désignait Nicolas
Schwed. Je lui ai précisément indiqué l’inverse lors du dîner
du Salon FAB Paris, le 20 novembre 2023.
En second lieu, mon personnage de fiction n’a pas de religion
et n’est nullement décrit à raison d’une origine ou apparte-
nance religieuse. Aucune des descriptions dévalorisantes de
ce personnage de fiction ne fait référence aux stéréotypes an-
tisémites que j’exècre. En effet, l’antisémitisme et toute autre
forme de racisme et de discrimination me sont totalement
étrangers et aux antipodes de mes convictions humanistes.
J’invite les lecteurs du Monde à prendre connaissance notam-
ment de la chronique que j’ai publiée dans la revue Commen-
taire de l’hiver 2012 dans laquelle je décris l’horreur de la
Shoah, que je qualifie de “mal absolu”, et la répugnance qu’elle
m’inspire. Tous ceux qui me connaissent ou m’ont lu savent
à quel point je désapprouve toute forme d’antisémitisme
et de racisme. Vous êtes nombreux à en avoir témoigné et
à m’avoir apporté votre soutien. Les accusations d’antisémi-
tisme qui me sont portées, et que je réfute avec la plus grande
force, m’ont profondément blessé.
En troisième lieu, je n’ai jamais tiré profit de ma fonction de
chargé de mission au sein du département des arts graphi-
ques du Louvre puis de président de la Société des amis du
Louvre pour servir des intérêts personnels. Mon engagement
au service de l’art a toujours été désintéressé.
Outre les dons que mon épouse et moi-même avons consen-
tis au Musée du Louvre, la collection de dessins que nous
avons réunie et que nous continuerons à enrichir sera léguée
après notre décès, selon testament déposé, aux Musées du
Louvre et d’Orsay. A ma connaissance, le Musée du Louvre n’a
Le Forum des arts en aucune manière empêché le Musée Condé de faire l’acqui-
Charles-Aznavour, sition du dessin attribué à Claude Gellée, dit “Le Lorrain”, sur
Dominique à Montigny-
le-Bretonneux
lequel il a renoncé à enchérir, faute de moyens financiers
suffisants. J’ai décidé, pour ma part, de me porter acquéreur
Coulon imbrique (Yvelines). EUGENI PONS de ce dessin afin qu’il puisse, à terme, rejoindre les collections
du Musée du Louvre. »
des volumes
en apparence
irrationnels,
fait de la couleur
un élément
structurant PRODIGIEUX TÉLÉRAMA
BOULEVERSANT LES INROCKS
LÉA SEYDOUX SIDÉRANTE !
presse de souligner le caractère
très fruste de sa proposition, en PREMIÈRE ★ ★ ★ ★ ★
comparaison avec celle de son il-
lustre confrère néerlandais. La
référence n’est pas anodine, pour-
LES FILMS DU BÉLIER ET MY NEW PICTURE
tant. Il y a bien quelque chose de PRÉSENTENT
koolhaassien dans la manière
qu’a le projet de Dominique
Coulon d’imbriquer des volumes
en apparence irrationnels, de cas-
ser l’orthogonalité, de faire de la
couleur un élément structurant,
de s’appuyer sur les variations de
teintes pour créer du volume et
faire vibrer l’espace…
Cette qualité spatiale, le dialo-
gue qui se noue entre la musique,
la couleur, la danse, la lumière fa-
briquent une atmosphère qui im-
prègne les moindres recoins du
bâtiment. Reliées entre elles par
la promenade synesthésique, les
plus petites salles de piano, la
MOSTRA
salle des professeurs, acquièrent DE VENISE 2023
une qualité quasiment enivrante.
On se prend à regretter qu’il n’y
ait pas un restaurant quelque
part, ou au moins un bar. Sans
doute n’est-ce pas là la vocation
d’un conservatoire, mais c’est
bien avec l’idée de créer un lieu si
inspirant qu’on ne voudrait pas UN FILM DE
en sortir, un refuge qui vous arra- BERTRAND BONELLO
cherait à la tristesse qui règne de-
hors, que Dominique Coulon a
pensé son projet.
Plus on s’élève, plus on va vers
le blanc, plus la lumière rappelle
celle d’une église. Ce n’est pas un
FGUKIP"<"XKEVQT"FG"NCFQPEJCORU"1"CF"XKVCO
dieu que l’on célèbre, mais l’art
de la danse, auquel sont consa-
crées les deux salles splendides,
immaculées, du dernier étage.
L’une d’elles ouvre sur un petit
toit-terrasse. De ce promontoire,
la ville de Montigny-le-Breton-
neux paraît différente. Les petits
toits pointus semblent, d’un
coup, répondre à un ordre secret,
qui pourrait être sorti de l’esprit LE 7 FÉVRIER AU CINÉMA
d’un artiste. Le charme de l’archi-
tecture est si puissant que son
environnement s’en trouve
transfiguré. p
isabelle regnier
24 | télévision
Portrait de Simon Leys, briseur d’idoles du maoïsme
Un documentaire rend hommage au sinologue belge, cloué au pilori pour avoir eu le tort d’avoir raison trop tôt
PUBLIC SÉNAT
SAMEDI 3 - 21 HEURES
DOCUMENTAIRE
D
ix ans après la mort
de Simon Leys, Public
Sénat rend un vibrant
hommage à cet intel-
lectuel belge qui a eu le tort
d’avoir raison trop tôt, en dénon-
çant le maoïsme à une époque
où celui-ci était vénéré par la gau-
che germanopratine. Pour avoir
décrypté dès 1971, dans Les Habits
neufs du président Mao, les res-
sorts de la Révolution culturelle –
une stratégie de Mao pour garder
le pouvoir malgré le criminel
échec du Grand Bond en avant –,
Pierre Ryckmans (Simon Leys est
un pseudonyme) a été ignoré, mé-
prisé, voire traîné dans la boue
par ceux qui tenaient le haut du
pavé, y compris Le Monde.
Il faudra attendre 1983 pour que
Bernard Pivot l’invite à s’exprimer
à la télévision, dans un numéro
d’« Apostrophes » d’anthologie au
cours duquel le sinologue étrille
l’une des maoïstes les plus ferven-
tes, Maria Antonietta Macciocchi,
également présente sur le plateau.
Le documentaire de Fabrice
Gardel et Mathieu Weschler pré-
sente à grands traits sa vie, de
sa naissance, en 1935, dans une
famille bruxelloise à son décès,
à Sydney, en 2014, en passant bien
sûr par son séjour à Hongkong au
La fièvre disco du samedi soir, versant francophone
De Cerrone à « Clo-Clo », des Village People à Sheila, les artistes français ont conquis les dance floors du monde entier avec un son hédoniste
FRANCE 3
SAMEDI 3 - 23 H 30
DOCUMENTAIRE
C errone, Village People,
Patrick Juvet… Bienvenue
dans la fièvre du samedi
soir ! Une fièvre francophone,
dont ce documentaire de François
Chaumont détaille les étapes.
Dans les années 1970 émerge
outre-Atlantique une musique
faite pour danser. « Un mouve-
ment plus contestataire qu’il n’y
paraît, capable de transformer les
pistes de danse en machines à inté-
GRILLE N° 24 - 029
PAR PHILIPPE DUPUIS
Retrouvez l’ensemble de nos grilles sur
1 2 3 4 5 6
I
II
III
IV
V lon. Personnel. IX. Amérindiens du
VI
VII
VIII
IX
X
SOLUTION DE LA GRILLE N° 24 - 028
HORIZONTALEMENT I. Draconiennes. II. Rabat-joie. Ma. III. Adulé. SDN.
PC. IV. Gosier. Enter. V. Ote. Sapristi. VI. Nerf. Sas. Ars. VII. Nu. Maso.
Prêt. VIII. Asa. Longe. Râ. IX. Décloisonnai. X. Espoir. Devin.
VERTICALEMENT 1. Dragonnade. 2. Radoteuses. 3. Abuser. Acp (cap).
4. Cali. FM. Lô. 5. Otées. Aloi. 6. Nj. Rassoir. 7. Ios. Paons. 8. Eiders. God.
9. Nenni. Pêne. 10. Tsar. Nv. 11. Empêtrerai. 12. Sacristain.
Pierre Ryckmans, alias Simon Leys. Photo non datée. O2B FILMS
milieu des années 1960 et ses six
mois comme conseiller culturel
à l’ambassade de Belgique à Pé-
kin en 1972. Pourtant, ce film est,
en fait, autant consacré aux erre-
ments des maoïstes qu’à la bio-
graphie du briseur d’idoles.
Myopie collective
Au-delà de Mme Macciocchi, mais
également de Philippe Sollers et
d’André Glucksmann, le film dé-
nonce toute une génération pour
laquelle l’idéologie ne reposait sur
grer toutes les minorités sexuelles
et ethniques », affirme la voix off
d’Emilie Mazoyer, l’animatrice de
l’émission « Décibels », sur France
Bleu. Un mélange de mélodie pop
et d’orchestration funk « joyeux,
désordonné, hédoniste, libéra-
teur », qui va faire le triomphe
d’un « French sound » dont se re-
vendiquent aujourd’hui Juliette
Armanet, Clara Luciani, Izïa…
En 1976, Love in C Minor, le pre-
mier single d’un jeune batteur,
Cerrone (Marc de son prénom), ac-
croche l’oreille d’un DJ new-yor-
kais. Suivra le boys band Village
jeux.lemonde.fr
7 8 9 10 11 12
aucun savoir. S’il a été, lui aussi,
fasciné par le maoïsme, Simon
Leys a fait l’effort d’apprendre
le chinois, de lire minutieuse-
ment la propagande qui parvenait
à Hongkong et de discuter avec les
réfugiés qui, au péril de leur vie,
fuyaient la Chine continentale
pour se refugier dans la colonie
britannique. Un travail de cher-
cheur consciencieux, qui lui valut
d’être traité d’« agent de la CIA ».
L’un des principaux intérêts du
documentaire est de donner la
People, incarnation en 1977 du
New York gay de Greenwich
Village. Ses créateurs français,
Jacques Morali et Henri Belolo,
inonderont la planète de tubes
comme YMCA ou In the Navy. Le
tandem propulsera aussi le Suisse
Patrick Juvet sur les dance floors
avec I Love America. Enfin, Patrick
Hernandez cassera la baraque dès
1978 avec Born to Be Alive, l’un des
titres les plus vendus et écoutés,
encore aujourd’hui. Le disco est
« le premier genre musical qui
prône réellement le narcissisme, où
chacun devient sa propre star », dit
HORIZONTALEMENT
I. Mieux vaudrait pour nous, qu’elle
soit courte et ine. II. Assure la repro-
duction. S’il est seul, vous n’irez pas
bien loin. III. Etaient à l’origine.
IV. Protections mobiles en façade.
Se produire en arrivant. V. Ovni dans
le ciel des Etats-Unis. Regarder avec
attention. Personnel. VI. Complète-
ment fourbus. Dût reprendre son
coup. VII. Entre deux écluses. Pour
tout suspendre chez le boucher.
VIII. Préposition. Le feu dans le pavil-
Colorado. Pourront être approuvées.
A la sortie de Paris. X. Peut sans
diiculté resservir un jour.
VERTICALEMENT
1. A toujours un peu d’avance sur
tout le monde. 2. Apaise mais peut
tromper. 3. Nés dans les aires. Piégé.
4. «La Reine morte» chez Monther-
lant. Service à l’ancienne. 5. Morceau
de yen. Choix politique pour demain.
6. Dessus de lit. Cours alsacien.
7. Valérianes, ails et autres lavandes.
Protection rapprochée. 8. Deviennent
diiciles par gros temps. 9. Suivras à
distance. Possessif. 10. Le petit peut
devenir important. Réfractaire au
laboratoire. 11. Transforma en parti-
cules. Accord de la France d’en haut.
12. Maintient le bon écartement.
parole à plusieurs acteurs ou té-
moins-clés de cette époque, dont
Amélie Nothomb, fille d’un diplo-
mate belge qui a directement tra-
vaillé avec Ryckmans à Pékin, et
surtout René Viénet, l’un des ra-
res sinologues à avoir soutenu Si-
mon Leys dès le début. « On a im-
posé la vérité contre des gens qui
étaient puissants, bien organisés
et odieux », témoigne-t-il.
A part l’inénarrable Alain Ba-
diou, butte-témoin d’une époque
révolue, rares sont aujourd’hui
aujourd’hui Isabelle Morizet, qui
rebaptisera son nom de scène
Carène Cheryl en Karen Cheryl
pour s’inscrire dans l’air du temps.
« Alexandrie Alexandra »
Les stars vieillissantes de la va-
riété française surferont sur la
vague. En 1977, Claude François,
fidèle à la langue de Molière,
convainc Etienne Roda-Gil de lui
écrire Magnolias for Ever et
Alexandrie Alexandra. Le parolier
de Julien Clerc et de Juliette Gréco
se flattera « d’avoir introduit la
poésie dans le disco ». La même
SUDOKU
N°24-029
6 grille avec des chiffres
6 7
9 6 1
7 2 8 6 3 par
Réalisé par Yan Georget (https://about.me/yangeorget)
ÉTATS-UNIS
AGRICULTURE
UN MODELE
BLOQUE
Reportage : la détresse
JULIEN COQUENTIN
des agriculteurs du Tarn
les intellectuels à se déclarer
maoïstes. Mais il faudra attendre
le massacre de la place Tianan-
men, en juin 1989, pour que les
analyses de Simon Leys empor-
tent définitivement l’adhésion.
Les dégâts de cette myopie collec-
tive ont été considérables. Si
Simon Leys a fini sa vie en Austra-
lie, c’est notamment parce que
l’université française n’a pas
voulu lui offrir un poste.
A travers ce portrait, le docu-
mentaire fait le procès d’une gé-
nération d’intellectuels et de sino-
logues français. On peut donc re-
gretter qu’il ne s’attarde pas da-
vantage sur la personnalité de son
héros, le rôle de ses convictions re-
ligieuses chrétiennes ou son im-
mense talent littéraire, qui faisait
de Leys un redoutable polémiste.
Des décennies plus tard, c’est
avec délectation que l’on continue
de dévorer Les Habits neufs du
président Mao (Ivrea) ou ses Om-
bres chinoises (Champ libre, 1974),
alors que les écrits de ses adversai-
res sont tombés dans l’oubli. Si le
documentaire apporte peu à ceux
qui connaissent Simon Leys, il a
le mérite de faire découvrir cette
grande figure intellectuelle et hu-
maniste à tous les autres. p
frédéric lemaître
Leys, l’homme qui a déshabillé
Mao, de Fabrice Gardel et Mathieu
Weschler (Fr., 2023, 52 min).
année, Sheila traverse l’Atlantique
pour se relancer avec une version
disco de Singin’ in the Rain,
la chanson du film éponyme.
Adoubée par Gene Kelly, elle se dit
très fière de « [s]’entendre à la ra-
dio à New York ». Le rêve améri-
cain est en marche. En 1978, Le Pa-
lace, « caverne du disco », ouvre,
réplique parisienne du mythique
club Studio 54 de New York.
Après une décennie à 120 BPM
(battements par minute), le
tempo « réglementaire » du disco,
le sida, à l’orée des années 1980,
sonne la fin de la récré. La commu-
7 8 5 6 3 9
1 9 3 2 5 4
2 6 4 7 1 8
2 1 8 7 6 5 9 3
5 4 2 8 7 1
2 4 9 9 3 1 4 2 6 5
6 5 8 3 4 2
4 2 9 1 8 7
4 3 1 7 9 6 5 4
1 7 2 Très difficile
Complétez toute la
1 7 4 8
allant de 1 à 9.
5 Chaque chiffre ne doit
être utilisé qu’une
seule fois par ligne,
colonne et par
carré de neuf cases.
Cahier numéro un de l’édition n° 3096 du 1er au 7 février 2024
GUERRE DANS
LES UNIVERSITÉS JUSTICE LA MACHINE
À CASH DU PNF CINÉMA LA REVANCHE
DE JUSTINE TRIET
EN VENTE
CHEZ VOTRE
MARCHAND
DE JOURNAUX
Christophe Rieunau,
éleveur dans le Tarn.
0123
SAMEDI 3 FÉVRIER 2024
NOTRE
SÉLECTION
S AM ED I 3 F ÉV R IER
Arte
Qui a tué l’Empire romain ?
20.50 Frédéric Wilner explore
de nouvelles théories mettant
en exergue le rôle du changement
climatique et des épidémies dans
la chute de Rome. Un vieux débat,
qui n’est pas près d’être soldé.
L’Equipe TV
Tournoi des six nations U20 :
France-Irlande
21.10 Le Tournoi des six nations des
moins de 20 ans voit s’affronter le XV
de France et celui du Trèfle, à Aix-en-
Provence. En 2023, les Bleuets avaient
décroché la deuxième place, derrière
l’Angleterre. Puis ils s’imposèrent
au Mondial U20 face à… l’Irlande.
France Culture
Vivienne Westwood, Lady
Subversion, rebelle de la mode
Podcast Jusqu’à son enterrement,
en 2022, la créatrice de mode
britannique aura tout mis en œuvre
pour « détruire le mot “conformisme” ».
La cérémonie funéraire fut
un moment de joie pour ses amis.
Arte Radio
La Moitié du gourou
Podcast Cette série audio de
Manon Prigent (4 × 23 min) raconte la
descente aux enfers de Julie au sein
d’une secte. Elle se retrouvera sur
le banc des accusés avec son gourou
pour des faits de viol sur mineure.
nauté gay est la première décimée
– Jacques Morali en mourra à
44 ans, en 1991. Mais le disco, tel
un phénix, renaît sans cesse de ses
cendres, avec la vague de l’électro-
pop, puis le hip-hop et le rap. Là
encore, les créateurs français (Jus-
tice, Daft Punk…) traverseront la
Manche et l’Atlantique – avant de
finir par couper le cordon anglo-
saxon. French touch forever… p
pascal galinier
Disco, la révolution française,
documentaire de François
Chaumont (Fr., 2023, 109 min).
0123 est édité par la Société éditrice
du « Monde » SA. Durée de la société :
99 ans à compter du 15 décembre 2000.
Capital social : 124.610.348,70 ¤.
Actionnaire principal : Le Monde Libre (SCS).
Rédaction 67-69, avenue Pierre-Mendès-France,
75013 Paris. Tél. : 01-57-28-20-00
2 1 4
8 7 6 Abonnements par téléphone au 03 28 25 71 71
3 5 9 (prix d’un appel local) de 9 heures à 18 heures.
1 4 2 Depuis l’étranger au : 00 33 3 28 25 71 71.
9 6 3 Par courrier électronique :
abojournalpapier@lemonde.fr.
8 7
Tarif 1 an : France métropolitaine : 399 ¤
7 9 1
6 3 5 Courrier des lecteurs
2 8 Par courrier électronique :
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93290 Tremblay-en-France
Midi-Print, Gallargues le Montueux
Origine du papier : France, Belgique.
Taux de fibres recyclées : 87 %. Ce journal est imprimé sur un
papier issu de forêts gérées durablement et de sources controlées.
Eutrophisation : PTot = 0.008 kg/tonne de papier
0123
SAMEDI 3 FÉVRIER 2024
Sandra Milo
Actrice italienne
Dans les années 1960, à Rome.
FARABOLA/LEEMAGE VIA AFP
L’
actrice italienne San-
dra Milo, de son nom
de naissance Salvatrice
Elena Greco, est morte
lundi 29 janvier à Rome. Elle avait
90 ans. Celle que Federico Fellini,
dont elle fut une actrice mar-
quante et une amante officieuse,
appelait affectueusement « San-
drocchia » voit le jour en
mars 1933 dans l’importante
communauté italienne de Tunis,
alors sous protectorat français.
Elle n’est encore qu’une enfant
quand elle gagne la Toscane avec
sa mère, dont c’était la région
d’origine, et y traverse les calami-
tés de la guerre.
Dans les années d’euphorie ar-
rivées avec la reconstruction de
l’Italie, Elena Greco quitte son
milieu pour découvrir le monde
du spectacle et de l’image, en
plein essor. D’abord mannequin
à Milan, elle part ensuite pour
Rome et les studios de Cinecittà,
où le cinéma italien vivait son
âge d’or. Ayant choisi « Sandra
Milo » pour pseudonyme, elle
fait ses débuts à l’écran à l’âge de
22 ans, aux côtés d’Alberto Sordi,
dans Le Célibataire, d’Antonio
Pietrangeli (1955). Son nom d’em-
prunt fait référence à la Vénus
découverte sur l’île grecque du
même nom, symbole de beauté
et de grâce.
En 1959, Sandra Milo obtient
son premier grand rôle dans Le
Général Della Rovere, de Roberto
Rossellini. Après deux mariages,
le dernier en date l’ayant unie au
producteur grec Moris Ergas, elle
rencontre Federico Fellini, qui,
selon ses mots, sera le grand
amour de sa vie. Sandra Milo
joue dans son chef-d’œuvre 8 ½,
en 1963, puis dans Juliette des es-
prits, en 1965. Elle y campe des rô-
les de femmes séduisantes et iro-
niques, très présentes dans
l’imaginaire du réalisateur, avec
lequel elle a entretenu une rela-
tion secrète dix-sept années du-
rant. A son sujet elle parlait d’un
« amour », pas d’une « histoire » :
« Sinon, cela n’aurait pas duré
aussi longtemps. »
Visage de la télévision
A la fin des années 1970 et après
une décennie d’absence, elle re-
prend sa carrière, devenue la
compagne du puissant chef du
Parti socialiste italien, Bettino
Craxi. Sandra Milo n’admettra sa
liaison avec lui qu’en 2011, soit
onze ans après sa mort, louant
« sa fierté et son courage ». Son re-
11 MARS 1933 Naissance
à Tunis
1959 Premier grand rôle
dans Le Général Della Rovere,
de Roberto Rossellini
1963 Joue dans 8 ½,
de Federico Fellini
2021 Reçoit un David
di Donatello pour l’ensemble
de sa carrière
29 JANVIER 2024 Mort
à Rome
tour a lieu à la télévision plus
qu’au cinéma, une télévision pu-
blique en pleine transformation,
dans les années 1980, sous les
coups de boutoir des premiers
réseaux privés lancés par l’em-
pire de Silvio Berlusconi. Le di-
vertissement léger y conquiert
sa place, et Sandra Milo en de-
vient l’un des visages.
Problèmes financiers
En 1990, lors d’une émission dif-
fusant à l’antenne des appels du
public, une téléspectatrice lui an-
nonce que son fils a été griève-
ment blessé dans un accident de
voiture. Le cri de panique que lâ-
che alors Sandra Milo deviendra
viral avant l’heure, et sera repris
et détourné à des fins humoristi-
ques. L’appel n’était en réalité
qu’une farce cruelle. Cet épisode,
entré dans la mémoire télévi-
suelle italienne, est aujourd’hui
considéré par certains comme
une manifestation précoce de ce
qui adviendra avec l’avènement
de la haine en ligne.
Dans les années 2000 et 2010,
Sandra Milo multiplie les rôles
au théâtre et les apparitions à la
télévision. A l’âge de 77 ans, elle
participe à une émission de télé-
réalité, « L’Ile des célébrités », et,
neuf ans plus tard, en 2019, elle lit
le courrier du cœur sur la pre-
mière chaîne du service public.
Invitée ou présentatrice, elle ne
s’est jamais éloignée des pla-
teaux et a continué de jouer jus-
qu’à la fin de sa vie.
Dans la presse italienne, elle
avait dévoilé les problèmes fi-
nanciers qui la contraignaient à
travailler, malgré son âge avancé.
Sa dernière série télévisée, Gigolo
per caso, est sortie en 2023, diffu-
sée par Prime Video. En 2021, elle
avait remporté pour l’ensemble
de sa carrière un David di Dona-
tello, l’équivalent italien d’un
César. p
allan kaval
Le Carnet
Vous pouvez nous faire
parvenir vos textes
soit par e-mail :
carnet@mpublicite.fr
(en précisant impérativement
votre numéro de téléphone
et votre éventuel numéro
d’abonné ou de membre
de la SDL)
soit sur le site :
https://carnet.lemonde.fr
L’équipe du Carnet reviendra
vers vous dans les meilleurs
délais pour vous confirmer
la parution.
carnet@mpublicite.fr
https://carnet.lemonde.fr
AU CARNET DU «MONDE»
Décès
Nancy.
La présidente
de l’université de Lorraine,
Le président
du conseil de surveillance,
Le directeur général,
Le président de la commission
médicale d’établissement,
du Centre hospitalier régional
universitaire de Nancy,
Le doyen
de la Faculté de médecine de Nancy,
Le club des professeurs honoraires,
La communauté universitaire,
La communauté médicale et
hospitalière,
ont la très grande tristesse de faire part
du décès de
M. le professeur
Pierre-Edouard BOLLAERT,
professeur des Universités,
praticien hospitalier
en réanimation médicale,
chef de service
de médecine intensive
et réanimation
de l’hôpital central
du 1er septembre 1997
au 14 mai 2019,
chef du pôle Urgences
et réanimation médicale
du 1er juin 2007 au 31 août 2021,
survenu le mardi 30 janvier 2024,
à l’âge de soixante-huit ans.
Nos pensées vont à toute sa famille.
Lisieux (Calvados).
Crépy-en-Valois (Oise).
Versailles (Yvelines).
Marie-Claire Chevallier,
son épouse,
Catherine et Philippe,
ses enfants,
leurs conjoints, Alain et Marie-Pierre,
Wilfried, Benjamin, Ysé, Ariel, Léa
et Samuel,
ses petits-enfants
et leurs conjoints,
Karl et Hugo,
ses arrière-petits-enfants,
Arlette Bourdon,
Aimée Faltermeier,
Ses parents
Et amis,
ont la tristesse de faire part du décès
de
Jean CHEVALLIER,
survenu à Lisieux, le 22 janvier 2024,
dans sa quatre-vingt-dix-septième
année.
L’inhumation a eu lieu dans
l’intimité le 29 janvier, à 16 heures,
au cimetière de Villemer (Yonne).
Marie-Claire Chevallier,
86, rue du Général Leclerc,
14100 Lisieux.
ph.charles.chevallier@orange.fr
alainjm_bourdon@yahoo.fr
Sophie Druet,
Marc Druet,
ses enfants,
Aliette Druet,
son épouse
et ses enfants, Stéphanie Hannachi,
Lionel Guillaud, Chloé Naylor,
ont la tristesse d’annoncer le décès
de
François DRUET,
architecte DPLD,
survenu le 4 janvier 2024,
à l’âge de quatre-vingt-six ans.
La cérémonie s’est déroulée dans
l’intimité familiale.
Mme Christine Rouzioux,
présidente
Et tous les salariés
de l’association Arcat et du Checkpoint
Paris,
ont appris avec une grande tristesse
le décès de
M. Frédéric EDELMANN,
survenu le 25 janvier 2024.
Militant de la lutte contre le VIH/sida
de la première heure et président
d’Arcat-sida en 1996 et 1997, il a été
avec le docteur Jean-Florian Mettetal
initiateur d’un projet associatif
novateur visant le développement
des compétences de ses membres et la
professionnalisation de leurs actions,
avec un engagement total. Cofondateur
du Journal du sida, il n’a eu de cesse de
vouloir transmettre une information
scientiique de qualité vers les patients
et les médecins, sur la prévention, les
traitements et la recherche clinique.
En sa mémoire, nous poursuivons
le combat.
Nous nous associons à la douleur
de sa famille et de ses proches.
(Le Monde du 29 janvier.)
Rouen.
Anne Fontaine et François Bénard,
sa ille et son gendre
Et toute sa famille,
ont la tristesse de faire part du décès
de
M. Jacques FONTAINE,
président honoraire
du corps des tribunaux
administratifs
et des cours administratives
d’appel,
survenu le 29 janvier 2024,
à l’âge de soixante-dix-huit ans.
La cérémonie religieuse sera célébrée
le lundi 5 février, à 14 h 30, en l’église
Notre-Dame-de-Miséricorde de Mont-
Saint-Aignan.
Des dons seront reçus au proit de
l’association « Le Pré de la Bataille ».
Laurent Saint Aubin,
son ils,
Côme et Oriane,
ses petits-enfants,
Ava,
son arrière-petite-ille,
ont la tristesse d’annoncer le décès
de
Sylvianne HELLE,
née STEFANI,
professeure de lettres honoraire,
survenu le 20 janvier 2024,
dans sa quatre-vingt-dixième année.
La cérémonie d’adieu aura lieu au
funérarium du cimetière du Père-
Lachaise, Paris 20e, le mardi 6 février,
à 11 h 30.
Riposa in pace.
Cet avis tient lieu de faire-part.
lsaintaubin@gmail.com
Fabrice de Gaudemar,
son mari
et leurs cinq enfants, Augustin,
Gaspard, Raphaël, Milo, Lou,
France (†) et Philippe Lenain,
ses parents,
Martine et Jean-Paul de Gaudemar,
ses beaux-parents,
Géraldine et Emmanuel Lenain,
ses frère et belle-sœur
et leurs enfants,
leurs familles
Et amis,
ont l’immense tristesse de faire part
du décès brutal de
Angélique LENAIN.
Les obsèques auront lieu le mardi
6 février 2024, à 10 h 30, en l’église
Notre-Dame-d’Auteuil, 4, rue Corot,
Paris 16e.
Letizia,
sa femme,
Ses petites-illes
et leur père,
Toute sa famille
Et ses amis proches,
ont la douleur de faire part du décès
de
Guy LESÈVE,
survenu le 29 janvier 2024,
à l’âge de quatre-vingt-treize ans.
Les obsèques auront lieu le lundi
5 février, à 16 heures, au cimetière
du Père-Lachaise, Paris 20e.
carnet | 25
Alix et Louis Starkman,
ses enfants,
Carine Crommelynck,
sa compagne
et ses enfants, Antoine et Lucas,
Catherine Max Houard,
mère d’Alix et Louis,
Catherine Starkman Schreckinger,
sa sœur
et son mari, Tom
et leurs enfants, Lily et Matthew,
ont l’immense tristesse de faire part
du décès brutal de
Laurent
MAX-STARKMAN,
survenu le 6 janvier 2024.
Figure légendaire du monde des vins
de Bourgogne, héritier d’un savoir faire
familial et ancestral, précurseur des
vins biologiques, président du conseil
d’administration de l’École nationale
supérieure des beaux-arts, chevalier
de l’ordre national du Mérite, grand
amateur d’art, mécène, il a consacré
sa vie à ses passions, sa vie de famille et
d’homme d’afaires entre la Bourgogne,
Paris et Biarritz. Par son sourire, sa
douceur, sa gentillesse, son humour,
Laurent manquera terriblement à sa
famille et à ses nombreux amis.
Ses obsèques ont eu lieu au
cimetière du Père-Lachaise, Paris 20e,
le 16 janvier, en toute intimité.
Les familles Ploquin, Menegoz et
Peltereau-Villeneuve,
ont la tristesse de faire part du décès,
survenu le 19 janvier 2024, à midi, de
Bethly PLOQUIN,
née Elisabeth
PELTEREAU-VILLENEUVE
(1936-2024).
L’enterrement a eu lieu le vendredi
26 janvier, à 14 h 30, au cimetière de
Lacoste (Vaucluse).
Une cérémonie religieuse sera
célébrée le lundi 5 février, à 14 h 30,
en l’église Saint-Roch, Paris 1er.
Natacha.plo@gmail.com
fredploquin@gmail.com
Martine Puech,
née Favre,
son épouse,
Isaline et Thierry Boscal de Réals
de Mornac,
Amélie Puech,
Kinga Wyrzykowska et Jean-Baptiste
Puech,
Antigone et Étienne Puech,
ses enfants,
Victoire et Adrien Ginesty,
Léa et Simon Ginesty,
Anna et Timothy Corkery,
Jean Ginesty,
Laetitia et Anis Nemmaoui,
Marguerite, Barthélémy et Suzanne
Puech,
Achille, Oreste et Artémis Puech,
ses petits-enfants,
Émile, Joseph Ginesty,
Samuel Ginesty,
ses arrière-petits-ils,
ont la tristesse de faire part de la
mort de
Bertrand PUECH,
chevalier de la Légion d’honneur,
oicier de l’ordre national du Mérite,
croix de la Valeur militaire,
le 31 janvier 2024,
dans sa quatre-vingt-huitième année.
Un culte d’action de grâce sera
célébré le mardi 6 février, à 10 h 30,
en l’Église réformée du Saint-Esprit,
5, rue Roquépine, Paris 8e.
L’inhumation aura lieu dans
l’intimité, au cimetière d’Argentière
(Haute-Savoie).
Ni leurs ni couronnes.
Dijon.
Charles et Christine,
Antoine,
ses enfants,
Élise, Martin, Gaspar,
Mathilde, Marie,
ses petits-enfants,
Christiane Murat,
sa compagne,
ont l’immense tristesse faire part du
décès de
M. Alain RAVET,
ancien administrateur
de l’INSEE,
survenu le 30 janvier 2024,
à l’âge de soixante-dix-sept ans.
Ses obsèques auront lieu le
mercredi 7 février, à 14 h 15, en la
salle de cérémonie de la chambre
funéraire, au 222, rue d’Auxonne, à
Dijon.
La famille tient à remercier
les médecins et le personnel
du Centre Leclerc de Dijon pour
son dévouement constant et son
humanité.
Pas de leurs. Des dons peuvent
être adressés à la Ligue contre le
cancer.
famillealainravet@gmail.com
Chambéry.
Christian et Marie-Pierre Renard,
son ils et sa belle-ille,
et leurs enfants, Mathieu, Agathe et
Constance,
Ingrid Renard,
sa ille,
La famille de Saint-Viance,
ont la douleur d’annoncer le décès
de
Mme Karen RENARD,
née ULFF-MOLLER,
le 28 avril 1927,
professeur honoraire de linguistique
à l’université de Savoie,
oicier
de l’ordre des Palmes académiques,
survenu à Grenoble, le 26 janvier 2024,
à l’âge de quatre-vingt-seize ans.
Une cérémonie protestante aura
lieu le lundi 5 février, à 11 heures,
au crématorium Centre Funéraire de
Chambéry, 86, square Louis-Sève.
Si vous avez connu Karen, vous
pourrez, si vous le souhaitez, vous y
joindre.
Paris. Vernoux-en-Vivarais.
Suzanna REYNE,
née CZERMAK,
s’est éteinte le samedi 27 janvier 2024,
jour commémoratif de la Shoah.
Stella et Patrick Ziegler,
sa ille et son gendre,
Hugo Reyne,
son ils,
Léo et Sarah Ziegler,
Sylvain et Samuel Reyne,
ses petits-enfants,
Eliot et Sacha Ziegler,
ses arrière-petits-enfants,
l’accompagneront pour rejoindre en
Ardèche, terre de Justes parmi les
nations, ceux qui l’ont accueillie,
orpheline, en 1943 : la famille de celui
qui allait devenir son époux, décédé
en 2018,
Maurice REYNE.
Son inhumation à ses côtés s’est
déroulée dans l’intimité au cimetière
de Vernoux-en-Vivarais, ce vendredi
2 février.
Sylvie Perceau,
sa conjointe,
Pauline Wersinger,
sa mère,
Son frère et ses sœurs,
ont la très grande tristesse de faire
part du décès de
Gabrielle
WERSINGER TAYLOR,
professeur des Universités,
philosophe,
survenu le 27 janvier 2024, à Paris.
La cérémonie religieuse sera
célébrée le mercredi 7 février, à
10 h 30, en l’église Notre-Dame-
des-Champs, 91, boulevard du
Montparnasse, Paris 6e.
La crémation aura lieu le vendredi
9 février, à 13 heures, au crématorium
du cimetière du Père-Lachaise, 71, rue
des Rondeaux, Paris 20e.
Conférence
Le Foyer de l’Âme présente
son cycle de cultes-conférences 2024 :
« Exils, Arrachement et Renouveau »
• Dimanche 4 février, à 10 h 30,
Corinne Lanoir, théologienne,
« Arrachement, intégration,
assimilation ? Lectures croisées
du livre de Ruth »,
Temple protestant du Foyer de l’Âme,
7 bis, rue du Pasteur Wagner,
Paris 11e (M° Bréguet-Sabin).
Festival
Festival Dia(s)porama,
regards
sur le cinéma juif international,
remise des prix du jury et du public
lundi 5 février 2024, à 20 heures,
avec Michel Boujenah, président
et les membres du jury.
Tél. : 01 42 17 10 36.
www.diasporama.net
Société éditrice du « Monde » SA
Président du directoire, directeur de la publication
Louis Dreyfus
Directeur du « Monde », directeur délégué de la
publication, membre du directoire Jérôme Fenoglio
Directrice de la rédaction Caroline Monnot
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Grégoire Allix, Maryline Baumard, Philippe Broussard,
Nicolas Chapuis, Emmanuelle Chevallereau, Alexis
Delcambre, Marie-Pierre Lannelongue, Franck Nouchi,
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Rédaction en chef Laurent Borredon, Emmanuel
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Infographie Delphine Papin
Directrice des ressources humaines du groupe
Emilie Conte
Secrétaire général de la rédaction Sébastien Carganico
Conseil de surveillance Aline Sylla-Walbaum,
présidente, Gilles Paris, vice-président
26 |
IDÉES
I
ls sont devenus les compagnons fami-
liers de nos destinées modernes. Aban-
donnés sur les plages, prisonniers des
glaciers ou concentrés en gigantesques
vortex dans les océans, les déchets ont
envahi tous les milieux, colonisé jus-
qu’au vivant. Microscopiques ou encom-
brants, à l’état solide, liquide ou gazeux, ils
tracent sur les mers de nouveaux chemins
mondialisés, saturent les airs et les sols, in-
vestissent désormais l’espace. Parfois quali-
fiés d’« ultimes » ou de « polluants éternels »,
ils s’imposent dans nos assiettes, notre eau
potable, et jusqu’à la pointe de nos cheveux.
Les chiffres donnent le vertige. La produc-
tion annuelle de déchets solides a dépassé
les 2 milliards de tonnes dans le monde et
devrait atteindre 3,4 milliards en 2050,
alerte la Banque mondiale. Celle des plasti-
ques a doublé en vingt ans, estime l’Organi-
sation de coopération et de développement
économiques (OCDE), dont les deux tiers
sont « mis en décharge, incinérés ou rejetés
dans l’environnement ».
Si cette omniprésence affecte directe-
ment la santé humaine et celle des écosys-
tèmes, elle marque aussi l’empreinte indé-
lébile des activités humaines sur la Terre.
Depuis les premiers amas laissés à l’entrée
des grottes, témoins de sa sédentarisation,
les détritus racontent l’histoire d’Homo sa-
piens. Désormais, ils attestent aussi de l’en-
trée dans l’anthropocène, ce moment où
l’espèce humaine a commencé à modifier
les conditions d’existence sur la Terre, se
muant en force tellurique, au même titre
que le Soleil ou la tectonique des plaques, et
ouvrant ainsi une nouvelle ère géologique.
Les chercheurs de l’Union internationale
des sciences géologiques hésitent encore
sur la date de ce tournant. Faut-il prendre
en compte les concentrations gazeuses de
CO2 des débuts de la révolution industrielle,
les traces radioactives des explosions nu-
cléaires de la seconde moitié du XXe siècle
ou bien l’apparition plus récente des plasti-
glomérats, ces roches de plastique consti-
tuées de matières de synthèse, parfois agré-
gées à du sable, des coquillages ou des co-
raux ? « Quelle que soit la date reconnue, les
géologues s’accordent pour fonder la preuve
indubitable du basculement sur l’accumula-
tion des restes des activités humaines dans
les strates de la couche supérieure de la pla-
nète », constate le sociologue Baptiste Mon-
saingeon. Dans son livre Homo detritus. Cri-
tique de la société du déchet (Seuil, 2017), il
propose le terme « poubellocène » pour dé-
crire cette nouvelle ère du déchet.
Dans ce paysage de désolation, le recy-
clage est devenu l’alpha et l’oméga des poli-
tiques publiques, la promesse verte d’un
avenir meilleur. En France, la dernière déci-
sion en date concerne l’organisation de la
collecte des biodéchets par les collectivités,
obligatoire depuis le 1er janvier. En moins de
trente ans, nos poubelles se sont transfor-
mées en mines de « matières premières ur-
baines », constate l’urbaniste, historienne
des techniques et de l’environnement, Sa-
bine Barles. Mais cette « ruée vers l’ordure »,
selon la formule de l’urbaniste Jérémie
Cavé (Conflits dans les mines urbaines de dé-
chets, Presses universitaires de Rennes,
2015), soulève aussi des questions. L’écono-
mie circulaire peut-elle venir à bout de ce
gisement renouvelé chaque jour ? Suffit-il
de mieux gérer les déchets pour pouvoir
continuer à en produire ? A moins qu’il ne
faille y voir le symptôme d’un système ma-
lade qu’il serait temps de repenser.
À LA CROISÉE DE L’INTIME ET DU COLLECTIF
Alors que le sujet était jusque-là plutôt can-
tonné aux sciences de l’ingénieur ou à la lo-
gistique urbaine, la recherche en sciences
humaines a fait de la question des déchets
un nouveau terrain d’enquête. La rudologie
(du latin rudus, « décombres, masse non
travaillée »), science des ordures, inventée
par le géographe Jean Gouhier, a ouvert la
voie, dans les années 1970, pour raconter la
vie des territoires à partir de la production
des détritus. Mais c’est surtout depuis une
quinzaine d’années que les travaux se mul-
tiplient dans une perspective critique et
pluridisciplinaire.
Philosophes, géographes, sociologues,
historiens, urbanistes et anthropologues y
explorent les représentations culturelles
des restes et des rejets, les enjeux moraux
qui s’y rattachent, les luttes de pouvoir et
0123
SAMEDI 3 FÉVRIER 2024
Le « poubellocène »
ou la folle histoire
de l’ère des déchets
Alors que la notion de déchets n’existait pas comme telle jusqu’à la fin du XIXe siècle,
ceux-ci ont envahi tous les milieux et colonisé le vivant. Au-delà des défis techniques
qu’ils soulèvent, ils sont devenus un terrain d’enquête pour les sciences humaines,
soucieuses d’éclairer les systèmes et les mythes à la source de leur production
les inégalités sociales qui traversent des villes, poursuit Sabine Barles. Le ramas- dans des boîtes, bientôt appelées poubelles,
l’histoire de leur production et de leur prise sage des chiffons contribue à l’essor de l’in- puis éloignées dans de vastes dépotoirs
en charge. Car le déchet, à la croisée de l’in- dustrie du papier, la collecte des os permet le creusés en périphérie des villes. Les excré-
time et du collectif, est une affaire d’affect raffinage du sucre ». Les matériaux valorisa- ments, de leur côté, sont rejetés dans les
autant que de technique et surtout un bles sont collectés sur la chaussée par les nouveaux systèmes de tout-à-l’égout et fi-
« matériau politique, par sa présence dans chiffonniers, figures emblématiques de nissent souvent dans les rivières.
l’espace public et ses effets, mais aussi par les cette économie de la réutilisation, avant que En 1862, Victor Hugo (1802-1885), dans Les
choix qu’il impose », souligne la socio-an- des centres de tri appelés usines de tritura- Misérables (A. Lacroix, Verboeckhoven
thropologue Nathalie Ortar, l’une des coor- tion ne voient le jour. L’ingénieur Charles de & Cie), se fait le défenseur de « tout l’engrais
dinatrices de l’ouvrage collectif Jeux de pou- Freycinet (1828-1923) préconise la valorisa- humain et animal que le monde perd », alors
voir dans nos poubelles. Economies morales tion des substances chimiques nécessaires à qu’il « suffirait à nourrir le monde » (tome V,
et politiques du recyclage au tournant du la fabrication du gaz d’éclairage, ou celle des livre 2). L’invention du déchet est d’abord un
XXIe siècle (Petra, 2017). fumées produites par les usines. phénomène urbain, concomitant à l’idée
Parfois rattachées aux discard studies Dès cette époque, la réutilisation des rejets d’abandon à une nature perçue comme ex-
(« études des rejets », en anglais), courant et des résidus de l’industrie naissante s’im- térieure au cycle de la vie humaine. « Tout un
académique né aux Etats-Unis dans les an- pose tout autant pour limiter la saleté que système de pensée se met en place, où les ma-
nées 2010, ces recherches s’intéressent LE DÉCHET EST pour optimiser l’utilisation des ressources, tières et les objets hier jugés précieux peuvent
moins à l’archéologie des détritus ou aux UN « MATÉRIAU dans un souci d’économie, d’efficacité et de désormais être jetés après usage », explique
défis techniques qu’ils soulèvent qu’aux profit. Dans cette effervescence industrielle Sabine Barles.
sources profondes de leur production mas- POLITIQUE, PAR du XIXe siècle commence à émerger l’idée
sive, aux « systèmes sociaux, économiques, d’une production en circuit fermé, à l’image JETER DEVIENT UN DROIT
politiques, culturels et matériels plus larges » SA PRÉSENCE DANS des métabolismes vivants, sans recourir à Cette notion d’abandon va se renforcer tout
qui en sont à l’origine, explique l’universi-
taire et activiste Max Liboiron, qui a cofondé
L’ESPACE PUBLIC l’extraction de nouvelles ressources.
A la même époque s’ouvre un autre chapi-
au long du XXe siècle et sera entérinée par
la loi en 1975, lorsque le législateur donnera
le mouvement. Des systèmes qui, pour l’es- ET SES EFFETS, MAIS tre important de l’histoire de la représenta- pour la première fois une définition offi-
sentiel, se sont mis en place au cours des tion des déchets. A partir de la seconde moi- cielle au déchet, à savoir « toute substance,
deux derniers siècles. AUSSI PAR LES CHOIX tié du XIXe siècle apparaissent de nouveaux matériau, produit ou plus généralement
Jusqu’à la fin du XIXe siècle, en effet, la no-
tion de déchet telle qu’on l’entend aujour-
QU’IL IMPOSE » engrais fossiles ou chimiques, comme le
guano, le nitrate de soude et les phosphates,
tout bien meuble abandonné ou que son dé-
tenteur destine à l’abandon ». Jeter sera
d’hui n’existe pas. « Le mot [qui vient du NATHALIE ORTAR qui vont progressivement remplacer les alors devenu une évidence mais aussi un
verbe “choir”] désigne ce qu’on n’utilise pas socio-anthropologue boues urbaines et la « poudrette » des fosses droit « profondément inscrit dans nos ima-
dans la fabrication ou la transformation d’un d’aisance dans le domaine agricole. ginaires », constate l’historienne.
objet, comme les chutes de tissu lors de la Cette rupture dite « métabolique » des Le XXe siècle ouvre un nouveau chapitre
confection d’un vêtement », explique Sabine équilibres des flux entre ville et campagne avec l’accélération de la production. L’aban-
Barles, autrice de L’Invention des déchets ur- conduit à une accumulation de matières, à don prend une tout autre dimension, en
bains. France : 1790-1970 (Champ Vallon, laquelle s’ajoutent les nouveaux résidus même temps que le gaspillage devient un
2005). Ce qu’on appelle alors « ordures » (du chimiques difficilement recyclables. Hier « élément fondamental des dynamiques du
latin horridus, qui veut dire « horrible ») ou sources de revenus pour les villes, les boues capitalisme contemporain et l’un des mo-
boues est composé essentiellement d’excré- deviennent une charge. Elles sont aussi de teurs du progrès des sociétés et du système
ments, d’os, d’épluchures et de chiffons, plus en plus considérées comme une cause économique », notent les historiens Fran-
dont on assure l’élimination en les valori- de nuisances et de maladies. Dans Le çois Jarrige et Thomas Le Roux, qui en ont
sant : les épluchures nourrissent les ani- Miasme et la jonquille (Flammarion, 2016), retracé l’histoire (« L’invention du gas-
maux ; les excréments servent de fertili- l’historien Alain Corbin décrit l’évolution pillage : métabolisme, déchets et histoire »,
sants agricoles… Il s’agit d’une étape du cycle radicale de la sensibilité aux odeurs au dans la revue Ecologie & Politique, Le Bord
de reproduction de la vie. cours des XVIIIe et XIXe siècles. Les émana- de l’eau, 2020/1, n° 60). Car, à ces nouvelles
Le développement urbain et industriel tions des ordures et des excréments, jus- représentations, s’ajoute une profonde
bouscule ce rythme séculaire. Dans la pre- que-là tolérées, deviennent insupportables transformation du rapport aux objets, liée
mière moitié du XIXe siècle, « le recyclage et aux élites, qui les accusent de transmettre à l’industrialisation et à l’augmentation du
la valorisation continuent et deviennent des maladies. Avec le développement de pouvoir d’achat : leur fabrication ne répond
même l’un des moteurs de l’industrialisation l’hygiénisme, les ordures sont enfermées plus directement à des besoins identifiés
La lente émergence des recherches sur le racisme environnemental
c’est à l’ombre des installations de stockage favorisées et les communautés afro-américaines des pays pauvres au mépris des conséquences sur la
et de traitement des déchets que naissent, dans les et amérindiennes sont les principales victimes santé des habitants et des écosystèmes. Une façon
années 1980 aux Etats-Unis, les notions de justice aux Etats-Unis. pour les pays riches d’invisibiliser leurs résidus en
environnementale et d’écoracisme. Non pas au sein Vingt ans plus tard, la question du racisme envi- fermant les yeux sur le « faux recyclage », constate
d’associations écologistes, comme on pourrait ronnemental commence à émerger en France. l’anthropologue Mikaëla Le Meur, qui a enquêté
l’imaginer, mais dans les mouvements afro-améri- Chez les gens du voyage, la formule est bien con- dans le « village plastique » de Minh Khai, au Viet-
cains issus des luttes pour les droits civiques. nue : « Si tu ne trouves pas l’aire d’accueil, cherche la nam, où 1 000 tonnes d’ordures issues des échanges
En 1987, la commission pour la justice raciale de déchetterie. » Face au manque de données sur la lo- mondialisés sont déballées chaque jour et s’amon-
l’Eglise unie du Christ, dirigée par le pasteur Benja- calisation de ces terrains aménagés, obligatoires cellent devant les maisons (Le Mythe du recyclage,
min Chavis, un ancien assistant de Martin Luther dans les villes de plus de 5 000 habitants, le juriste Premier Parallèle, 2021).
King, analyse pour la première fois les données géo- William Acker, lui-même né dans une famille de Deux ouvrages récents, Vivre et lutter dans un
graphiques et démographiques de ces sites aux « voyageurs », a entrepris de les recenser. monde toxique (sous la direction de Renaud Bécot et
Etats-Unis. Elle met alors en évidence le fait que ces Gwenola Le Naour, Seuil, 2023) et La Nature de l’in-
infrastructures particulièrement polluantes sont « Faux recyclage » justice. Racisme et inégalités environnementales (di-
principalement implantées près de quartiers où vi- Publié dans Où sont les « gens du voyage » ? Une his- rigé par Sabaa Khan et Catherine Hallmich, Ecoso-
vent des minorités ethniques. toire actuelle de l’antitsiganisme (Editions du Com- ciété, 2023), dressent un large et terrible panorama
Même si « le statut socio-économique semble mun, nouvelle éd. en 2023), Prix du livre d’écologie des populations et des territoires sacrifiés, du Ca-
jouer un rôle important dans la localisation des ins- politique en 2022, son travail établit la proximité nada au Japon en passant par la Sicile ou la France.
tallations de gestion des déchets dangereux », l’ori- quasi systématique des aires avec des installations Ils soulignent la force des liens entre domination de
gine ethnique est « plus significative », conclut-elle. polluantes telles les déchetteries et les usines d’in- la nature et exploitation humaine mais aussi la
A partir de ce constat, de nombreux travaux socio- cinération ou de retraitement des eaux polluées. puissance des mouvements de résistance ci-
logiques et historiques vont documenter les inéga- Ces inégalités environnementales se manifestent toyenne qui les combattent. p
lités environnementales dont les populations dé- aussi par l’exportation de déchets toxiques dans claire legros
0123
SAMEDI 3 FÉVRIER 2024
OLIVIER BONHOMME
mais vise un marché de plus en plus global,
tandis que leur durée de vie diminue.
Si les pénuries liées aux guerres voient re-
venir les pratiques de récupération, ces pa-
renthèses restent de courte durée. Dans
son livre Bon pour la casse. Les déraisons de
l’obsolescence programmée (Les Liens qui li-
bèrent, 2012), l’économiste Serge Latouche
raconte comment les industriels, dès le dé-
but du XXe siècle, inventent le principe
d’obsolescence programmée. A partir des
années 1920, les fabricants d’ampoules
électriques s’entendent pour limiter la du-
rée de vie de leurs produits afin de relancer
les ventes ; l’entreprise DuPont de Nemours
fera de même avec ses collants. La stratégie
n’a rien d’un secret et elle est même con-
seillée aux entreprises en 1932 comme un
remède à la Grande Dépression.
Le design et la publicité se font prescrip-
teurs de désirs. L’invention aux Etats-Unis
du packaging, à la fois contenant protecteur
pour des produits de plus en plus mondiali-
sés, mais aussi interface marchande où s’af-
fichent les valeurs de la marque, gonfle les
poubelles. Mise en évidence par l’historien
canadien Giles Slade (Made to Break. Tech-
nology and Obsolescence in America, Har-
vard University Press, 2007, non traduit),
une autre forme d’obsolescence, non plus
technique mais psychologique, consiste à
proposer régulièrement de nouveaux pro-
duits pour ringardiser les anciens. Elle sera
mise en pratique dès les années 1920 par les
constructeurs automobiles.
La généralisation de l’usage unique, déjà
présent au XIXe siècle, s’intensifie. En 1936,
la Continental Can Company lance la pre-
mière cannette de bière aux Etats-Unis en
vantant son côté pratique : elle s’ouvre faci-
lement et peut se jeter n’importe où, « y
compris dans les rivières », rapportent Fran-
çois Jarrige et Thomas Le Roux. A partir de
1945, le gaspillage « n’est plus condamné
mais devient au contraire une pratique so-
cialement valorisée, identifiée à la crois-
sance du confort et du bien-être, signe
d’abondance », décrivent les deux histo-
riens, tandis que « le recyclage et la sobriété
sont renvoyés du côté de l’avarice, des mau-
vais souvenirs de la guerre et de l’Occupa-
tion ». L’explosion de la production de plas-
tiques va favoriser l’économie du jetable
qu’illustre, en 1955, le magazine américain
Life en publiant la photo d’une famille en
train de jeter en l’air assiettes, gobelets et
couverts en plastique, sous le titre : « Thro-
waway Living » (« le mode de vie jetable »).
« LOGIQUES DE SURCONSOMMATION »
Cette accélération de la production en-
traîne dans les pays développés une formi-
dable expansion des volumes de déchets,
qui s’accumulent dans les décharges ou les
dépôts sauvages. Il faut attendre le tour-
nant environnemental des années 1970,
marqué par la première Journée de la Terre,
le 22 avril 1970, puis le rapport du Club de
Rome sur Les Limites à la croissance,
en 1972, pour que les déchets deviennent
un enjeu écologique.
Dans un premier temps, l’objectif des po-
litiques publiques en France est surtout
d’en réduire non la quantité mais les effets,
en particulier leur visibilité. De 1970 à 1990,
les usines d’incinération se multiplient aux
abords des grandes villes, livrées clés en
main par des fleurons de l’industrie natio-
nale, qui ne tardent pas à exporter leur sa-
voir-faire. L’heure est toujours à l’abandon
des déchets.
Ce n’est qu’à la fin du XXe siècle que la va-
lorisation fait un retour en force. En 1992, la
loi Royal impose aux collectivités d’organi-
ser le recyclage. Au nom de l’écologie, les
poubelles sont de nouveau considérées
comme un gisement de ressources, aux-
quelles la technologie peut redonner une
deuxième vie.
Car, d’emblée, le recyclage est considéré
comme une affaire technique et un enjeu
industriel, pleinement intégré à l’économie
de marché. « Les pratiques n’ont plus grand-
chose à voir avec celles du XIXe siècle. On pri-
vilégie ce qui est économiquement profita-
DÈS LE DÉBUT ble, et on délaisse le reste, comme les biodé-
DU XXE SIÈCLE, chets ménagers, auxquels on commence
seulement à s’intéresser aujourd’hui », es-
LES INDUSTRIELS time Baptiste Monsaingeon. Si, dans les
slogans, la réduction et le réemploi sont as-
INVENTENT sociés au recyclage, dans les faits, « ni les en-
treprises ni les collectivités qui les financent
LE PRINCIPE n’ont intérêt à réduire la quantité des dé-
D’OBSOLESCENCE chets, car les filières vivent de leur crois-
sance. Les équipements nécessitent des in-
PROGRAMMÉE vestissements lourds et doivent être alimen-
tés de façon continue », souligne la socio-
anthropologue Nathalie Ortar.
Le paradoxe est le même pour les centres
de valorisation énergétique qui, à partir des
années 2010, remplacent progressivement
les usines d’incinération pour produire de
l’électricité ou de la chaleur. Difficile là
aussi de fermer le robinet à la source. Dans
l’agglomération du Mans, où 18 000 loge-
ments sont alimentés en chauffage et en
eau chaude grâce à l’incinération des dé-
chets, une étude relève les « contradictions
de l’économie circulaire » et le « risque d’une
dépendance aux déchets », alors que « l’ac-
tion à privilégier, selon la législation en vi-
gueur, est celle de leur réduction ».
Depuis une dizaine d’années, en effet, de
plus en plus de travaux interrogent les li-
mites d’un modèle qui favorise les solu-
tions techniques au détriment d’une ré-
flexion politique sur la production. « Les
pratiques de recyclage peuvent être intéres-
santes à condition que soient remises en
idées | 27
cause les logiques de surconsommation, car,
sinon, elles tendent à les aggraver en encou-
rageant plutôt une forme d’effet rebond et
de désinhibition. Les meilleurs élèves du re-
cyclage, comme la Suède ou l’Allemagne,
sont aussi les pays qui produisent le plus de
déchets », regrette Baptiste Monsaingeon.
Pour la socio-anthropologue Nathalie Or-
tar, cette logique fait en outre peser sur les
individus les conséquences de choix éco-
nomiques et politiques décidés bien en
amont. « Elle les place devant une injonction
contradictoire : réduire tout en consom-
mant. La culpabilisation du consommateur
est au cœur du processus, alors que les res-
ponsabilités sont ailleurs, par exemple dans
le fait de ne pas interdire le suremballage. »
ENJEU DE JUSTICE SOCIALE
En outre, la valorisation des matières n’est
jamais neutre. « On oublie souvent qu’elle
nécessite de l’énergie et des matières, et pro-
duit quasiment toujours de nouveaux rési-
dus, qu’il est de plus en plus complexe et coû-
teux à recycler », constate le chercheur en
philosophie des sciences Ange Pottin.
L’auteur de l’ouvrage Le Nucléaire imaginé.
Le rêve du capitalisme sans la Terre (La Dé-
couverte, 160 pages, 16 euros) y décrit la sur-
vivance des représentations d’une « recycla-
bilité infinie » depuis les tentatives de réuti-
lisation des rejets d’usine au XIXe siècle.
Cet imaginaire puissant a, selon lui, ins-
piré la stratégie du « cycle du combustible
fermé » dans la filière nucléaire, qui, dès les
années 1950, mise sur le retraitement des
combustibles irradiés et leur transforma-
tion en plutonium pour ne plus dépendre
de l’importation de minerais. « Or, dans les
faits, seule une petite partie (1 %) a pu être va-
lorisée jusqu’à présent, pour produire un
combustible encore plus irradié. Le reste est
simplement entreposé dans l’attente d’une
solution technique dont la crédibilité n’est
pas assurée. »
Pour le chercheur, la promesse d’un cycle
fermé « évite de questionner le système qui
produit des résidus » et conforte la « possibi-
lité d’une croissance économique illimitée ».
Elle entretient l’illusion qu’il est possible de
concilier transition écologique et crois-
sance économique, en dépit de l’épuise-
ment des ressources et des pollutions occa-
sionnées par les déchets. Si l’on veut réelle-
ment freiner la production des déchets à la
source, rompre avec ce système et ses repré-
sentations apparaît donc indispensable.
C’est aussi l’avis de l’historienne Sabine Bar-
les, pour qui « adopter une vraie stratégie de
sobriété énergétique et matérielle suppose
une transformation profonde de la société ».
Il s’agit aussi d’un enjeu démocratique et
de justice sociale. Car ce sont surtout les
populations les plus défavorisées des pays
pauvres ou celles des territoires sacrifiés
des pays riches qui sont le plus affectées
par les installations de recyclage ou de
stockage des « déchets ultimes », ces rési-
dus qu’on ne peut plus traiter « dans les
conditions techniques et économiques du
moment », selon la formulation adoptée
en 1992 dans le code de l’environnement.
C’est d’ailleurs au sein des luttes sociales
contre ces implantations, menées par des
acteurs du mouvement pour les droits civi-
ques, que sont nées les notions de justice
environnementale et d’écoracisme dans les
années 1980 aux Etats-Unis.
Qu’il soit radioactif ou plastique, com-
ment prendre en charge cet héritage ? Le
philosophe Alexandre Monnin propose de
mobiliser la notion de « communs néga-
tifs », inspirée des travaux de la politiste Eli-
nor Ostrom (1933-2012) sur les « com-
muns », ces ressources partagées, lacs, fo-
rêts ou prairies, autour desquelles les
communautés s’organisent pour en bénéfi-
cier sans les épuiser. L’auteur de Politiser le
renoncement (Divergences, 2023) invite à
« recomposer des rapports de solidarité nou-
veaux entre des territoires et des populations
plus ou moins éloignés », afin de « partager
de façon juste » la responsabilité et les coûts
de ce qu’il appelle les « déchets de l’anthro-
pocène » : à la fois sols pollués et déchets ra-
dioactifs, mais aussi réalités « techniques,
managériales, économiques ou encore logis-
tiques » qui ont conduit à les produire. Une
façon de reconnaître les interdépendances
entre ceux qui tirent parti de la production
de richesses et ceux qui en payent le prix. p
claire legros
28 | idées 0123
SAMEDI 3 FÉVRIER 2024

Olivier Poivre d’Arvor Pôles et glaciers, également, en tant que premiers hu-
mains connaisseurs, acteurs et destruc-
teurs de cet équilibre climatique, chan-
ger plus radicalement et rapidement de
modèle ? Avant d’exercer cette mission

nos futures bombes climatiques d’ambassadeur pour les pôles, à la suite

du prophétique Michel Rocard, je ne
souscrivais pas pleinement à ce senti-
ment d’urgence.
Aujourd’hui, sachant par ailleurs com-
bien les enjeux géopolitiques s’annon-
Ambassadeur de France pour les pôles et les enjeux maritimes, l’écrivain s’inquiète de la menace cent conflictuels dans ces régions riches
en hydrocarbures, minerais et perspec-
que la fonte des glaces fait peser sur l’humanité, et appelle à sortir au plus vite des énergies fossiles tives de développement du commerce
maritime, je ne peux que témoigner de
ce que j’ai vu et entendu. Saluer le plan
d’adaptation d’une France à plus de 4 °C

J
e reviens d’une mission en An-
tarctique organisée par l’Institut
polaire français Paul-Emile-Victor
sur nos bases scientifiques Du-
mont-d’Urville et Concordia. Leurs cher-
cheurs nous ont confirmé que, à la fin de
l’hiver austral de 2023, la banquise an-
tarctique avait connu sa plus faible sur-
face de toute l’histoire des relevés. C’est
ici également que, le 22 mars 2022, dans
la station franco-italienne Concordia,
nous avions constaté une température
de plus de 40 °C par rapport aux norma-
les saisonnières.
Au pôle Nord géographique, puis au
Svalbard (Norvège) dans la station fran-
co-allemande Awipev, j’ai pu pareille-
ment mesurer le retrait de la banquise
arctique. Le réchauffement climatique
y est, depuis quelques années, trois fois
plus fort que dans le reste du monde,
conduisant d’ici à 2030 l’océan Arctique
à être privé de glace de mer en été.
Toutes les récentes études scientifiques
disent la même chose, aussi simple que
terrifiante : les pôles, comme les glaciers,
sentinelles du climat, châteaux d’eau en
voie d’effondrement, sont aujourd’hui
devenus de véritables bombes climati-
ques. Les victimes à déplorer n’en seront
pas uniquement, comme cette année,
les manchots empereurs, décimés par la
fonte précoce de la banquise antarctique
en pleine période de reproduction. Pas
seulement, non plus, les ours polaires et
les bébés phoques qui céderont bientôt
leur place aux porte-conteneurs sur les
routes libérées par la disparition de la
glace marine arctique : ce seront les
hommes, par centaines de millions, et ce
partout dans le monde, selon le principe
que ce qui se passe dans les pôles ne reste
pas dans les pôles. On tenait en effet jus-
qu’alors comme irréversible la fonte de
l’inlandsis du Groenland, capable d’éle-
ver le niveau de la mer à l’échelle globale
de plus de 6 mètres. Mais aujourd’hui,
l’Antarctique, un continent plus grand
que l’Europe et riche de 70 % de l’eau
douce mondiale, montre des signes de
plus en plus préoccupants.
Fatale hausse du niveau de la mer
D’énormes glaciers se détachent, grands
comme dix fois la taille de Paris ou de
Londres, et s’apprêtent à contribuer à une
fatale hausse du niveau de la mer. Si cel-
le-ci n’atteindra pas immédiatement les
60 mètres que représente la fonte de la
totalité des glaces du continent, le Groupe
d’experts intergouvernemental sur l’évo-
lution du climat (GIEC) ne cesse de rééva-
luer ses prévisions. L’océan se sera élevé
au minimum de 2 mètres à la fin de ce siè-
cle, pour moitié en raison du réchauffe-
ment thermique des eaux, pour l’autre
moitié par la fonte des pôles.
Plus de 1 milliard d’humains seront at-
teints par la montée des eaux, qu’il
s’agisse des citoyens de pays totalement
submergés de nombreuses nations insu-
laires du Pacifique, ou de zones littorales
LES VICTIMES
N’EN SERONT
PAS UNIQUEMENT
LES MANCHOTS
EMPEREURS,
LES OURS POLAIRES ET
LES BÉBÉS PHOQUES
très peuplées comme en Chine, au Ban-
gladesh, en Indonésie, en Inde, aux Etats-
Unis, en Europe et chez nous, dans l’Hexa-
gone comme en Polynésie française.
Lors du premier One Planet Polar Sum-
mit, organisé en novembre 2023 à Paris à
l’initiative du président de la République,
Emmanuel Macron, près de trois cents
scientifiques du monde entier ont publié
un rapport édifiant sur l’effondrement
de la cryosphère, soit plus de 15 % des
terres émergées au monde, comptant
les pôles et les glaciers. Les glaciers,
aujourd’hui au nombre de 200 000 sur
tous les continents, auront disparu pour
moitié d’ici à 2100. Un autre milliard
d’humains seront alors privés d’eau,
d’électricité ou d’activités agricoles.
Deux milliards d’humains – soit le
quart de l’humanité en 2100, déplacés cli-
matiques dans le meilleur des cas, inon-
dés ou noyés pour les autres –, auxquels
s’ajoute la disparition des derniers ours
polaires arctiques et manchots empe-
reurs antarctiques, ne méritent-ils pas
une mobilisation plus grande ?
Si trente-deux pays et le secrétaire géné-
ral des Nations unies, Antonio Guterres,
ont bien sonné une alerte salutaire en si-
gnant l’appel de Paris pour les pôles et les
glaciers, peut-on se contenter des avan-
cées soulignées lors de la COP28 pour une
« transition » hors des énergies fossiles ?
Au rythme annoncé, et alors que l’on sait
l’entière responsabilité des gaz à effet de
serre dans la fonte des glaciers et des
pôles, seul un plan de sortie, coûte que
coûte, à l’échelle mondiale, des énergies
fossiles pourrait ralentir sinon empêcher
cette catastrophe à laquelle il nous faut
désormais apprendre à nos enfants et pe-
tits-enfants à en accepter le si lourd prix.
L’océan est en colère
Unique bonne nouvelle, grâce à un ef-
fort exceptionnel que nous saluons tous,
la France investira un milliard d’euros
d’ici à 2030 pour un réarmement de la
recherche polaire. Ces moyens serviront,
entre autres programmes ambitieux, à
créer en plein cœur du continent un mu-
sée d’échantillons de glace des futurs
glaciers et inlandsis polaires disparus,
Ice Memory. Mais ne devons-nous pas
d’ici la fin de ce siècle, préparé par Chris-
tophe Béchu, ministre de la transition
écologique. Et rappeler cette loi, formu-
lée par le philosophe allemand Hans
Jonas (1903-1993) dans le livre pos-
thume Une éthique pour la nature (Des-
clée de Brouwer, 2000) : « Qui n’est pas
directement menacé ne se décide pas à
réformer radicalement son mode de vie.
En revanche, dès que la menace se fait
pressante, il en va autrement, tant sur le
plan individuel que collectif. On ne prend
la fuite que lorsque l’éruption volcanique
s’est déjà déclenchée. »
Les pôles sont surchauffés. L’océan est
en colère à l’ère de l’ébullition générali-
sée, malade du plastique, gavé de CO2 et
de la chaleur accumulée dans l’atmos-
phère par l’effet de serre, rongé comme
ses coraux par l’acidification. La grande
vague, éruptive, n’attend qu’un signe
pour déferler. Et nous continuons, en-
fants capricieux, à sautiller joyeuse-
ment sur la fine couche de glace qui
cédera bientôt sous le poids de notre
coupable insouciance ! p
Olivier Poivre d’Arvor est écrivain
et diplomate. Ambassadeur de France
pour les pôles et les enjeux maritimes,
il vient de publier « Deux étés par an »
(Stock, 286 p., 20,90 €)

Un « GIEC de la pollution chimique » aiderait à prévenir les risques

A l’initiative de la Fondation de l’Académie de médecine, qui publie un Livre blanc sur le sujet, un collectif appelle à la création
d’une structure internationale scientifique indépendante pour diffuser la connaissance sur les dangers des produits chimiques

L
a commission « pollution
et santé » du prestigieux
journal médical The Lancet
estime que la pollution in-
duirait environ 9 millions de
morts prématurées par an dans
le monde. Certains produits chi-
miques provoquent des maladies
chroniques, des troubles neuro-
logiques, des baisses de l’immu-
nité, des cancers, des troubles de
la reproduction ou du développe-
ment et bien d’autres patholo-
gies… Les femmes enceintes et les
jeunes enfants sont particulière-
ment vulnérables. Et pourtant,
alors que la connaissance des
maladies n’a jamais été aussi
développée, celle des effets de la
pollution chimique sur notre
santé reste très lacunaire.
Si le développement de la chi-
mie moderne, depuis les années
1950, a offert à l’humanité des
progrès considérables, contri-
buant fortement à l’augmenta-
tion de l’espérance de vie, la pro-
duction industrielle de chimie de
synthèse (pesticides, plastifiants,
médicaments…), ainsi que l’ex-
traction de matières premières
naturelles (métaux, gaz, hydro-
carbures…), leur transformation
et leurs usages ont généré de
grandes quantités de rejets chi-
miques dans l’environnement. Il
en résulte une présence perma-
nente, sous forme de mélanges
parfois complexes, de polluants
dans l’air, l’eau et les sols.
Entre 40 000 et 60 000 pro-
duits chimiques industriels sont
aujourd’hui commercialisés dans
le monde. Ils sont classés selon
leurs usages (détergents, engrais,
solvants…), leurs structures chi-
miques (hydrocarbures, molécu-
les de synthèse, métaux…) ou cer-
taines de leurs propriétés (acides,
colorants, parfums…). Ils conta-
minent les aliments d’origine vé-
gétale ou animale, qui devien-
nent porteurs à leur tour et sont
présents dans l’essentiel des ob-
jets de notre vie quotidienne
(matériaux en plastique, colles,
peintures, détergents, moteurs
thermiques et à combustion…).
Quantifier les risques
Depuis 2007, le règlement euro-
péen Reach vise à n’autoriser la
mise sur le marché que des pro-
duits dont les risques pour la
santé publique sont jugés négli-
geables. Toutefois, malgré son
intérêt, la mise en œuvre de ce
programme est limitée par le
manque de données et de
moyens, les modalités d’évalua-
tion selon les pays ou encore le
ENTRE 40 000 ET
60 000 PRODUITS
CHIMIQUES
INDUSTRIELS SONT
AUJOURD’HUI
COMMERCIALISÉS
DANS LE MONDE
très grand nombre de composés
chimiques à évaluer.
Encourager une chimie respec-
tueuse de l’environnement et de
la santé humaine passe avant
tout par une connaissance pré-
cise des risques. Les quantifier
consiste à connaître la nature des
dangers, leurs effets toxiques, et
à mesurer avec précision l’expo-
sition des populations.
Les effets sont multiples et tou-
chent notamment le patrimoine
génétique (ADN), le système hor-
monal (glandes endocrines pro-
duisant les hormones, transport
sanguin, récepteurs…) et d’autres
éléments du fonctionnement cel-
lulaire (respiration, multiplica-
tion, oxydation…). Ils peuvent ré-
sulter du mélange de plusieurs
contaminants chimiques, même
à très faible dose, et les effets sur
la santé peuvent apparaître assez
rapidement (allergie) ou très
longtemps après des expositions
(cancers), rendant l’attribution
du risque compliquée à évaluer.
Si la pollution des eaux est assez
bien décrite car très surveillée,
de nombreuses inconnues sub-
sistent sur la pollution de l’air, des
sols, des aliments et des produits
de consommation, notamment
par les polluants dits « émer-
gents », comme les perturbateurs
endocriniens. De très importants
progrès dans la connaissance des
expositions aux polluants ont été
réalisés récemment, grâce aux
perfectionnements des métho-
des d’analyse. C’est ainsi qu’ont
été découverts les nombreux pro-
duits de dégradation des pestici-
des et des polluants persistants,
qui exigent, notamment en
France, d’urgentes mesures de
gestion, en particulier pour les
eaux potables.
Il faut investir très significative-
ment pour développer la con-
naissance sur les expositions aux
polluants chimiques et leurs pro-
duits de dégradation, mieux
quantifier la part relative des ex-
positions selon leurs sources (air,
aliments, boissons, objets…), fa-
voriser la recherche sur les mé-
thodes et les produits alternatifs,
notamment pour les phytosani-
taires incriminés. La toxicité des
mélanges doit être évaluée et il
faut mesurer les effets des faibles
doses avec une exposition chro-
nique, sur la vie entière, recueillir
les données épidémiologiques
des principales maladies asso-
ciées (cancers, malformations,
troubles de la reproduction, obé-
sité, diabète…), protéger pendant
les périodes de plus grande vul-
nérabilité (de la vie intra-utérine
jusqu’à la fin de l’adolescence).
Ces éléments se rassemblent
dans un domaine commun ap-
pelé « exposome ».
Pollution planétaire
Le sujet de la multi-exposition
chimique ne doit plus être bana-
lisé. Un véritable investissement
majeur est indispensable pour
aider tous les acteurs de la pré-
vention à résoudre les grands
défis environnementaux et sani-
taires associés. Les liens sont fon-
damentaux entre la santé des vé-
gétaux, des humains, des autres
animaux et celle de l’environne-
ment dans son sens général selon
le concept « Une seule santé »
(One Health). A l’heure où le
changement climatique accentue
certains facteurs de risque,
comme la pollution de l’air et la
concentration en polluants dans
les eaux, le coût de l’investisse-
ment dans les recherches sur
l’exposome doit être comparé au
coût de l’inaction et de ses im-
pacts sur la santé publique et sur
l’économie de la santé.
Considérant la globalité plané-
taire de la pollution chimique et
ses impacts de l’échelle locale
à l’échelle internationale, il faut
renforcer non seulement la
compétence d’étude et de recher-
che nationale sur le sujet, mais
également contribuer à accélérer
la création d’une structure inter-
nationale indépendante et scien-
tifique pour diffuser la connais-
sance et favoriser la mise en
œuvre de mesures de gestion.
A l’image du Groupe d’experts
intergouvernemental sur l’évolu-
tion du climat (GIEC), un « GIEC
de la pollution chimique » de
légitimité incontestable, publiant
ses résultats chaque année,
aidera les décideurs publics, et
particulièrement les élus, à préve-
nir les risques. Le principe fait len-
tement son chemin, comme en
témoigne la conférence du Pro-
gramme des Nations unies pour
l’environnement, organisée à Nai-
robi en décembre 2023. Il s’agit à
présent d’accélérer significative-
ment cette préconfiguration et de
s’assurer de sa mise en œuvre. p
Robert Barouki, professeur
des universités et praticien
hospitalier en toxicologie molé-
culaire ; Philippe Bouchard,
endocrinologue ; Cécile Che-
vrier, épidémiologiste, direc-
trice de recherche Inserm à
l’Institut de recherche en santé,
environnement et travail
(Irset) ; Jean-Pierre Goullé,
président de l’Académie natio-
nale de médecine ; Emmanuel
Hirsch, professeur émérite
d’éthique médicale ; Claude
Jaffiol (1933-2024), prési-
dent honoraire de l’Académie
nationale de médecine ; Flo-
rence Lassarade, sénatrice
(Les Républicains) de la
Gironde ; Sandrine Le Feur,
députée (Renaissance)
du Finistère ; Corinne Lepage,
avocate et ancienne ministre
de l’environnement ; Didier
Lepelletier, président du Haut
Conseil de la santé publique ;
Yves Lévi, vice-président
de la Fondation de l’Académie
de médecine ; Thierry Meyer,
professeur de psychologie
sociale ; François Veillerette,
porte-parole de l’association
Générations futures ; Anne-
Cécile Violland, députée
(Horizons et apparentés)
de Haute-Savoie, présidente du
Groupe Santé Environnement ;
Charline Warembourg,
chargée de recherches
en épidémiologie à l’Inserm
0123
SAMEDI 3 FÉVRIER 2024
Equité contre libre EN OCÉANIE, LE RÉCIT D’UN DÉPEUPLEMENT
expression sur les LIVRE
campus américains
ANALYSE DES VOIX APPELLENT
A À UN RETOUR
travers l’affaire Clau-
dine Gay, tant de cho-
ses s’entremêlent que
l’on peine à les saisir
d’emblée. La présidente de Har-
vard a annoncé sa démission le
2 janvier, sous la pression de deux
controverses. Elle faisait face à des
accusations de plagiat et n’a pas su
dénoncer les appels au génocide
des juifs lors d’une comparution
au Congrès, en décembre.
Mais elle incarnait également
plusieurs évolutions de l’univer-
sité américaine aujourd’hui remi-
ses en cause. Sa nomination, en
décembre 2022, était une nou-
velle manifestation de la part
grandissante prise par l’adminis-
tration. Depuis une vingtaine
d’années, ses effectifs au sein de
l’enseignement supérieur ont crû,
au point que Harvard ne compte
plus que 2 452 professeurs tandis
que 7 708 salariés travaillent au
sein de son administration. La si-
tuation est la même dans la plu-
part des universités américaines,
publiques ou privées.
Différentes explications sont
avancées. Mais c’est le secteur
réuni sous l’acronyme DEI, pour
« diversité, équité, inclusion », qui
suscite le plus d’interrogations.
Apparus ces dernières années, ces
services sont en quelque sorte les
héritiers de la politique de discri-
mination positive, puisqu’ils vi-
sent à faciliter l’intégration des
étudiants et professeurs issus des
minorités, une louable intention.
Ils ne suffisent pas à expliquer
l’augmentation du personnel ad-
ministratif. A Harvard, quelque
cinquante personnes travaille-
raient uniquement dans le do-
maine de la DEI. Mais un nombre
bien plus grand de salariés sont
impliqués dans cette politique.
Nouvelle bureaucratie
Claudine Gay est, pour ses con-
tempteurs, une figure de cette
nouvelle bureaucratie. Profes-
seure de science politique, elle
avait choisi, en 2015, de prendre
un virage et de rejoindre l’admi-
nistration. Elle est ainsi deve-
nue doyenne des sciences sociales
au sein du département des arts
et des sciences, puis, en 2018,
doyenne de ce département. Dans
ces deux postes, elle a fait des ob-
jectifs propres à la DEI sa priorité.
Lorsque la polémique la concer-
nant a éclaté, à l’automne 2023,
un tel parcours a affaibli sa posi-
tion, car ces dispositifs sont
aujourd’hui contestés. Ils sont as-
sociés à une réorientation de
l’université destinée à servir
d’autres fins que la poursuite du
savoir, sans pour autant que ces
dispositifs permettent d’attein-
dre les objectifs fixés.
L’université du Michigan en
donne une cruelle illustration.
Elle a consenti d’importants ef-
forts en la matière, avec 163 sala-
riés ayant des responsabilités
liées à la DEI. Pour autant, les étu-
diants afro-américains, le princi-
pal public visé, ne bénéficient pas
d’un meilleur accueil sur le cam-
pus. Ils ne dépassent pas les 3,9 %,
alors que la communauté afro-
américaine représente 14 % de la
LE SECTEUR
« DIVERSITÉ,
ÉQUITÉ, INCLUSION »
LAISSE PARFOIS
SES OBJECTIFS
DE JUSTICE SOCIALE
PRENDRE LE PAS
SUR LA LIBERTÉ
D’EXPRESSION
À LA NEUTRALITÉ
INSTITUTIONNELLE
population de cet Etat. Hormis
ses résultats mitigés en matière
d’intégration des minorités, la
DEI laisse parfois ses objectifs de
justice sociale prendre le pas sur
la liberté d’expression.
Danielle Allen, professeure de
philosophie politique à Harvard,
qui a elle-même dirigé un groupe
de travail sur « l’inclusion et l’ap-
partenance », regrette que ces dis-
positifs aillent parfois trop loin.
Une récente étude réalisée par
Kevin Wallsten, professeur de
science politique à l’université
d’Etat de Californie, aide à identi-
fier les travers de cette quête
d’une plus grande inclusion. Là
où les effectifs DEI sont plus im-
portants, conclut-elle, les étu-
diants tendent à faire davantage
preuve d’intolérance à l’égard des
« conférenciers conservateurs ».
Un incident, survenu en
mars 2023 à Stanford (Californie),
illustre ces observations. Tirien
Steinbach, la doyenne chargée de
la DEI à l’école de droit de cette
université, avait soutenu les étu-
diants venus protester bruyam-
ment contre la venue d’un juge
conservateur. Tout en affirmant
que le magistrat avait le droit de
s’exprimer, elle avait critiqué l’in-
vitation faite à un conférencier
source de tant de « divisions ».
Harvard, comme d’autres uni-
versités, a également été con-
frontée à des incidents analo-
gues, comme si l’institution
cherchait à conforter les étu-
diants dans leur choix politique.
Pour remédier à cette situation,
plusieurs intellectuels estiment
qu’il faudra revenir sur certaines
pratiques aujourd’hui banalisées,
comme l’habitude prise par les
présidents d’université et la haute
administration de ces institutions
de s’exprimer en soutien aux vic-
times d’événements tragiques.
En 2020, Claudine Gay, qui était
doyenne du département des
arts et des sciences, avait dé-
noncé publiquement le meurtre
par un policier de George Floyd,
dont la mort est à l’origine du
mouvement Black Lives Matter.
En 2022, Lawrence Bacow, alors
président de Harvard, s’en était
pris à la Russie après l’invasion de
l’Ukraine. A l’inverse, le premier
communiqué émis par Claudine
Gay, au lendemain des massacres
commis par le Hamas en Israël le
7 octobre, ne dénonçait pas la
cruauté des attaques.
La bienveillance envers les
exclus, les groupes discriminés
ou opprimés promue par la DEI
s’est répandue dans l’université,
alimentant une concurrence
entre victimes. L’institution met
de l’huile sur le feu, alors qu’il ne
lui revient pas nécessairement de
prendre position. Danielle Allen
ou encore Steven Pinker,
professeur de psychologie (Har-
vard), font partie de ceux qui ap-
pellent à une plus grande rete-
nue, à un retour à la neutralité
institutionnelle.
C’était déjà ce que suggérait,
en 1967, l’éminent juriste Harry
Kalven (1914-1974). Alors que
l’Amérique était en proie à de pro-
fondes tensions, il a rédigé un
rapport qui a fait date, à la de-
mande du président de l’univer-
sité de Chicago, pour réfléchir au
rôle politique et social de l’ensei-
gnement supérieur. Pour lui,
l’université était dans son rôle
quand elle préservait les condi-
tions permettant aux professeurs
et aux étudiants de débattre, sans
elle-même prendre position. p
marc-olivier bherer
F
ernand de Magellan, James Cook,
Louis-Antoine de Bougainville… Ces
navigateurs ont inscrit l’exploration
des îles du Pacifique au chapitre de la
grandeur européenne. Leurs étapes
charrient néanmoins une effroyable héca-
tombe, exposée par le chercheur basé en Nou-
velle-Calédonie Christophe Sand, dans son der-
nier ouvrage. Entre leurs premiers contacts au
XVIe siècle et le début du XXe siècle, la popula-
tion des Océaniens est passée de quelque 3 mil-
lions à 410 000 personnes.
Christophe Sand n’est pas démographe,
mais archéologue. Ce sont « les concentrations
de sites d’habitat, de structures cérémonielles
inventoriées dans les îles » qui l’ont « obligé à
questionner les évaluations démographiques »
existantes. Il a travaillé à la lumière des récits
d’aventuriers et des textes des missionnaires
et des fonctionnaires coloniaux. Il en résulte
une démonstration solide dans un livre, Hé-
catombe océanienne. Histoire de la dépopula-
tion du Pacifique et ses conséquences (XVIe-
XXe siècle), richement illustré.
Quand ils débarquent, les Européens décou-
vrent des populations nombreuses. Parvenu
à Tahiti le 19 juin 1767, avec le capitaine Sa-
muel Wallis, atteint d’une maladie véné-
rienne et alité, l’officier George Robertson
n’en revient pas : sur plus de cinq cents piro-
gues, quatre mille hommes les entourent,
quand, à terre, « personne à bord n’a jamais vu
un rassemblement d’autant de gens si
loyaux ». Ces derniers vont vite être exposés à
de puissants agents pathogènes qui ont pour
noms « dysenterie », « grippe », « lèpre », « sy-
philis », « gonorrhée », « oreillons », « rou-
geole », « tuberculose », « variole »…
Faisant exploser les sociétés et les pouvoirs
locaux, l’extermination est si violente que,
« dans la première moitié du XIXe siècle, tout
le Pacifique se trouve en guerre », précise au
L’intelligence artificielle selon Elon Musk | par sergueï
SAVOURER LE GOÛT DES GLACIERS
LA REVUE DES REVUES
I l y a peu de revues qui fassent rêver. Par
sa précision, sa qualité et le choix de ses
intervenants, Reliefs, « la revue des ex-
plorateurs d’hier et de demain », en fait par-
tie. Son dernier numéro, consacré aux gla-
ciers, paraît en hiver, ce qui est normal, car
on ne publie jamais un roman comme
Sukkwan Island, de David Vann (prix Médi-
cis 2010), dont l’action se passe en hiver sur
une île isolée de l’Alaska, au cœur de l’été !
En exergue, Pierre Fahys, responsable de
la revue depuis 2015, reproduit une citation
du scientifique et explorateur Théodore
Monod (1902-2000) : « Jusqu’au XIXe siècle,
les scientifiques étaient des aventuriers. (…)
Maintenant, il faut plutôt chercher à savoir
comment le monde qui nous entoure fonc-
tionne et surtout comment l’homme va se
conduire à l’égard de cette petite boule si fra-
gile tournant dans l’univers. » Car si ce nu-
méro fait certes rêver, il apporte également
son lot d’inquiétudes.
HÉCATOMBE
OCÉANIENNE
de Christophe Sand,
Au Vent des îles,
376 p., 33 €
Monde Christophe Sand. A Tahiti, quand les
visites des navires européens s’enchaînent, à
la fin du XIXe siècle, « la succession d’épidé-
mies ne laisse pas le temps pour des reprises
démographiques », appuie l’auteur. Après
l’annexion française de 1842, l’île compte
moins de 10 000 résidents. Entre 1760 et 1880,
elle aura perdu 95 % de ses habitants.
« Sentiment d’infériorité »
La célèbre île de Pâques, Rapa Nui, vit « un
drame à épisodes multiples ». L’étude de sque-
lettes pascuans démontre la transmission pré-
coce de maladies vénériennes importées à par-
tir de l’arrivée du Hollandais Jakob Roggeveen,
en 1772. Les animaux européens débarqués sur
l’île ravagent ensuite l’environnement, tandis
que les chefferies traditionnelles se déchirent.
Quand, à partir de 1800, les baleiniers succè-
dent aux explorateurs commerçants, « la popu-
lation refuse que les marins débarquent » pour
se protéger. Mais les navires négriers du Pérou
vont saigner les élites de l’île, déportant
mille personnes d’un coup.
En 1720, Rapa Nui comptait environ dix
mille habitants. Cent soixante ans plus tard,
ils sont moins de 100. En Nouvelle-Calédonie,
les évaluations divergent encore, tant l’effon-
drement de la population des Kanak demeure
un sujet sensible. Avant la prise de possession
de la Grande Terre, l’île principale de l’archipel,
Pour alerter sur la dangerosité des chan-
gements climatiques, Reliefs est allé cher-
cher Heïdi Sevestre. La glaciologue fran-
çaise rappelle que « les glaciers sont parmi
les meilleurs baromètres du climat », car « ils
ont le superpouvoir de “rendre visible l’invi-
sible” », notamment en conservant la trace
des concentrations de gaz à effet de serre.
Elevée dans un village près d’Annecy, elle
possède une photo de son arrière-grand-
mère datant de 1916, les pieds dans la mer
de Glace, qui descendait alors jusque dans
la vallée de Chamonix (Haute-Savoie).
Celle-là même qui fut étudiée par le célèbre
alpiniste et naturaliste suisse Horace
Benedict de Saussure au XVIIIe siècle, et
dont la disparition est programmée.
Marmotte et chauves-souris
L’œil d’Aurore Barry, autrice d’une série
photographique sur les glaciers du massif
du Mont-Blanc, l’enquête du paléoclimato-
logue Gilles Ramstein sur la saga des calot-
tes glaciaires, le récit, par les glaciologues
idées | 29
au nom de la France, en septembre 1853, les
épidémies sévissent, là aussi. La violence de la
colonisation foncière décime par la suite les
tribus. Un premier recensement colonial
compte 39 000 autochtones en Nouvelle-Ca-
lédonie, après l’écrasement de la grande ré-
volte kanak de 1878.
Pour les Kanak, l’hécatombe serait « au moins
comparable », selon l’auteur, à celle des pays
voisins, soit une baisse de population de 80 %
entre 1850 et 1900. « Jamais l’équipe archéologi-
que calédonienne sous ma direction n’a proposé
un chiffre », précise-t-il néanmoins. « J’aurais
pris une balle si j’en avais donné un, le pays
n’était pas prêt [après la quasi guerre civile de
1984-1988] », explique-t-il au Monde. Le con-
texte s’est apaisé. Des archives européennes, et
de nouvelles données archéologiques, de-
vraient permettre de proposer une estimation
dans un prochain livre, promet-il.
Les observateurs coloniaux ont longtemps
nié leur responsabilité. Outre les « liqueurs » et
la « dépravation des mœurs », « la domestica-
tion et le désœuvrement (…) sont les véritables
raisons de la décadence des Polynésiens », as-
sure le médecin de la marine Charles Clavel,
en 1884, au sujet des îles Marquises. Le drame,
démontre Christophe Sand, a pourtant tou-
ché toutes les générations suivantes, bien au-
delà des épidémies.
L’ouvrage éclaire ainsi la relation contempo-
raine des peuples du Pacifique vis-à-vis de
l’Occident : « Les Océaniens, ayant compris très
tôt le lien direct entre les Occidentaux et l’appa-
rition de maladies, ont tenté de se préserver de
relations prolongées. » Voyant les Blancs épar-
gnés, les populations ont développé un « trau-
matisme sur la perte de confiance en soi »,
un « sentiment d’infériorité ». La mémoire de
la dépopulation reste vivace : lors de la pandé-
mie de Covid-19, « des communautés insulai-
res se sont spontanément isolées » dans de
« nombreux lieux du Pacifique ». p
nathalie guibert
Etienne Bertier et Romain Milan, de la
fonte des châteaux d’eau douce que sont
les icebergs, et qui peuvent augmenter le
niveau de la mer de 7 à 58 mètres, complè-
tent l’ensemble. La cartographie permet
aussi d’illustrer un panorama des six plus
grands glaciers par continent, du Tasman
(Nouvelle-Zélande) au Seller (Antartique).
Dans ce numéro, le lecteur sera en outre
nourri d’informations sur la marmotte, les
chauves-souris, le poivre, « or noir au
Moyen Age », mais aussi sur le poète et tra-
ducteur Gary Snyder, né en 1930 et toujours
vivant, qui fut proche de Jack Kerouac,
Allen Ginsberg et William Burroughs et qui
se distingue par son « compagnonnage as-
sidu du bouddhisme ». Enfin, le géographe
Samuel Challéat livre un entretien passion-
nant sur les nuisances de la pollution lumi-
neuse, pour aller au bout de la nuit. p
alain beuve-méry
Reliefs, « Glaciers », n° 18,
184 pages, 19,90 euros
30 | 0123
CULTURE | CHRONIQUE
p a r m iche l gue r r in
L’atout politique
Taylor Swift
C LA CHANTEUSE AVAIT
onnaissez-vous l’« effet
Taylor Swift » ? Il s’agit de
phénomènes, plus im-
probables les uns que les
autres, que la chanteuse améri-
caine provoque en raison d’une
popularité inégalée. La liste est
ahurissante. Tout comme la façon
dont elle occupe d’autres terrains
que le sien, sans avoir l’air d’y tou-
cher. Les enjeux sont lourds.
Il est vrai qu’elle a des atouts. A
34 ans, elle détient une ribambelle
de records. Elle est la chanteuse la
plus écoutée de tous les temps ou
la plus téléchargée au monde –
228 millions de téléchargements
en vingt-quatre heures de son der-
nier disque, 1989 (Taylor’s Version),
sorti en octobre 2023. Mais elle
n’est pas seulement une voix dif-
fusée dans les gares, aéroports ou
pharmacies. Ou une autrice dé-
cryptée à Harvard et dans d’autres
universités – celle de Melbourne
organise un « swiftposium » en fé-
vrier. Ou encore un nom donné à
des beignets ou à des cocktails. Ni
une curiosité : deux concerts à
Seattle (Etats-Unis), en juillet 2023,
ont provoqué une agitation sismi-
que de magnitude 2,3 – en raison
des pas de danse de 144 000 per-
sonnes dans un stade.
Aura-t-elle une influence sur
l’élection présidentielle améri-
caine du 5 novembre en soute-
nant Joe Biden ? Longtemps dis-
crète sur la politique, elle avait ap-
pelé à voter pour le démocrate
en 2020, accusant Trump d’« atti-
ser les flammes du suprématisme
blanc et le racisme ».
Or son aura a encore grimpé. Elle
est la personnalité de l’année 2023
du magazine Time. Soixante-dix
pour cent des Américains l’ado-
rent. Après que la chanteuse a ap-
pelé, en septembre 2023, ses
279 millions d’abonnés à son
compte Instagram à se rendre sur
Vote.org pour s’inscrire sur les lis-
tes électorales, la plate-forme a en-
registré le même jour 35 000 ins-
criptions (+ 23 % par rapport à la
norme). Cette blonde proprette
aux yeux bleus, jouant la fille bien
et simple, chantant de la country
(musique conservatrice) comme
de la pop, a le profil parfait pour
aimanter les jeunes électeurs in-
décis ou abstentionnistes habi-
tant dans les banlieues banalisées.
Taylor Swift est encore plus un
atout politique depuis qu’elle a ré-
vélé, il y a peu, que son compa-
gnon est une star du football amé-
ricain, le blanc et très « terroir »
Travis Kelce, des Kansas City
Chiefs, qui jouera le Super Bowl du
11 février, un des rendez-vous
identitaires les plus importants
aux Etats-Unis. L’idylle embrase la
communauté de la rock star, la sui-
vant jusqu’aux stades, se mêlant à
un public plutôt conservateur.
Comprenant le danger, des fan-
tassins trumpistes tirent depuis
quelques jours sur Taylor Swift,
l’accusant d’être une agente du
Pentagone ou de pratiquer la ma-
gie noire sur scène. Ils disent que
sa romance sportive serait aussi
truquée que le match du 11 février.
La chanteuse l’instrumentalise-
rait afin d’élargir sa base de fans,
qu’elle placera le moment venu au
service de Biden. Que Taylor Swift
soit salie par les proches de
Trump prouve qu’elle devient une
menace pour la présidentielle. La
haine est montée d’un cran il y a
LA HAINE EST
MONTÉE D’UN CRAN
QUAND SONT
APPARUES SUR X
DES PHOTOS
PORNOS TRUQUÉES
DE LA POP STAR
0123
SAMEDI 3 FÉVRIER 2024
DOUBLE
DÉNOUEMENT
À BRUXELLES En surmontant cet obstacle et en mani-
festant à nouveau son unité, l’UE montre à
Vladimir Poutine que, quels que soient les
d’étape au bout de deux ans, qui lui per-
met de sauver la face chez lui mais n’affai-
blit pas le plan européen.
aléas de la politique intérieure américaine,
et quelles que soient les difficultés actuel-
les sur le front militaire, la ligne euro-
Il y a quelques années, Viktor Orban me-
naçait l’édifice européen avec ses alliés
populistes en Europe centrale ; il est
péenne de soutien à l’Ukraine reste ferme. aujourd’hui isolé. C’est le premier ministre
Un treizième paquet de sanctions contre polonais, Donald Tusk, de retour au pou-
Moscou sera d’ailleurs adopté à l’occasion voir à Varsovie après avoir renvoyé le parti
du deuxième anniversaire de l’invasion Droit et justice (PiS) dans l’opposition, qui a
APPELÉ À VOTER à grande échelle de l’Ukraine par la Russie, donné le ton en arrivant au conseil jeudi
le 24 février. matin. « Le problème n’est pas que nous
POUR JOE BIDEN L’accord européen de jeudi est aussi un si- sommes fatigués de l’Ukraine, a-t-il dit, mais
EN 2020 gnal adressé à Washington, au début d’une que nous sommes fatigués d’Orban. M. Or-
quelques jours, quand sont appa-
rues sur X des photos pornogra-
phiques truquées de la pop star,
D’ une pierre deux coups. L’Union
européenne a franchi deux pas
décisifs, jeudi 1er février, à la fa-
veur d’un conseil extraordinaire des diri-
geants de ses Etats membres. Le premier
année électorale sur laquelle plane l’ombre
de Donald Trump. Le montant total de
l’aide des Européens à l’Ukraine dépasse dé-
sormais celui de l’aide américaine. L’adop-
tion de cette nouvelle tranche ôte à l’ancien
ban doit décider s’il fait partie de notre com-
munauté ou pas. » Même le nouvel émule
populiste de Viktor Orban, le premier mi-
nistre slovaque, Robert Fico, est rentré dans
le rang au sujet de l’Ukraine.
créées au moyen de l’intelligence porte sur le déblocage du volet d’aide pour président républicain, actuellement favori Donald Tusk a raison : le premier minis-
artificielle. l’Ukraine d’un montant de 50 milliards dans les sondages, l’argument selon lequel tre hongrois a plus besoin de l’UE que l’UE
Les fans ont alors lancé l’opéra- d’euros sur quatre ans qui était retenu en l’Europe est à la traîne des Etats-Unis y com- n’a besoin de lui. L’amicale pression exer-
tion « Protect Taylor Swift », en raison de l’opposition d’un des Vingt-Sept, pris lorsqu’il s’agit de ses propres intérêts. cée par la première ministre italienne,
noyant les fausses images dans le premier ministre hongrois, Viktor Orban. Le deuxième pas franchi jeudi concerne Giorgia Meloni, issue de l’extrême droite,
une mer de vraies photos, multi- Kiev a un besoin d’autant plus impérieux Viktor Orban. La pression habilement or- et par le président Emmanuel Macron,
pliant les messages d’indignation, de cette aide que celle de 60 milliards de chestrée par ses collègues européens ces qui a établi une relation personnelle avec
au point que des élus au Congrès dollars promise par les Etats-Unis est blo- dernières semaines a fait plier le dirigeant Viktor Orban, a porté ses fruits, de même
et la Maison Blanche en appellent quée au Congrès. Un échec à Bruxelles, où nationaliste hongrois sans que ses parte- que les menaces sur les conséquences de
à légiférer contre des « abus les Vingt-Sept avaient déjà reculé devant naires cèdent à son chantage. Il réclamait sa posture pour l’économie hongroise.
sexuels virtuels » en hausse expo- l’obstacle hongrois lors du conseil euro- une révision annuelle de l’aide financière L’Europe a bien joué. Il lui faut à présent
nentielle. Cet épisode vient rappe- péen de la mi-décembre 2023, aurait en- à l’Ukraine, qui aurait fragilisé Kiev en maintenir le cap de la fermeté, à la fois
ler combien les fans font bloc der- voyé un signal catastrophique à Moscou le privant de visibilité budgétaire. Il n’a dans l’aide à l’Ukraine et dans la gestion
rière leur reine. On les nomme les sur la détermination des alliés de l’Ukraine. obtenu qu’un engagement sur un point des revendications de Budapest. p
« Swifties », qui se reconnaissent
au bracelet d’amitié égrenant les
titres de ses chansons.
Cet amour, dont on verra s’il a
des effets politiques, a déjà fait ses
preuves sur le terrain mitoyen de
l’économie, par l’intermédiaire de
la tournée, la plus grande de tous
les temps, qui a vu Swift traverser
les Etats-Unis de mars à août 2023
pour y donner 53 concerts – une
vraie campagne électorale, avec
des shows de trois heures et de-
mie. On parle depuis de « Taylor-
nomics », phénomène décrypté
par le Wall Street Journal les
23 juillet et 4 octobre 2023, con-
firmé par des analystes, jusqu’au
président de la Réserve fédérale de
New York : la chanteuse dope son
porte-monnaie, mais aussi l’éco-
nomie américaine. Partout où elle
se produit, les dépenses flambent,
les entreprises vont bien.
Grande émettrice de CO2
Lors d’un concert, le fan de Swift
dépense grosso modo deux fois
plus que le fan d’une autre star.
Soit 1 300 dollars (1 200 euros), a
calculé le Wall Street Journal – tic-
ket d’entrée, billet d’avion, hôtel,
nourriture, vêtements, produits
dérivés, vinyles, participation à un
événement en marge du concert…
Dans le coût, il y a souvent l’avion.
Les fans sont prêts à voyager loin
pour voir Taylor Swift.
Le même miracle se produit
maintenant qu’elle « tourne » en
IMMERSION DANS
Amérique du Sud, en Asie ou en
Europe – elle sera à Paris (du 9 au
12 mai), puis à Lyon (les 2 et 3 juin) –
avec un public venant de tout
aussi loin. Un exemple parmi
L’ÉCONOMIE DU CRIME
cent : la pop star ne se produisant
pas en Nouvelle-Zélande, Air New
Zealand a ouvert quatorze vols
afin que plus de 3 000 personnes
puissent aller la voir en Australie, à
4 000 kilomètres de chez eux.
Plusieurs sites, épluchant ses dé- Cours du soir avec Bertrand Monnet
placements en jet privé, cernent
un autre « effet Swift » : elle est la
plus grande pollueuse au monde
en matière de CO2. Et pourtant,
aucune manifestation ne la cible.
Des sociologues ont montré que
ses jeunes fans incarnent le retour
Chaque année, l’économie criminelle générerait plus de 2 000 milliards de dollars. A travers
du tourisme et de la consomma- ce nouveau cycle de cours du soir, nous vous proposons une plongée dans les mécanismes de
tion ostentatoire après la pandé- cette économie. Comment elle se nourrit, qui sont les parties prenantes, ce qu’elle rapporte
mie de Covid-19. Et s’ils sont très et comment il serait possible de la contrôler. Vous pourrez assister aux cinq conférences dans
concernés par la protection de
l’auditorium du Monde, mais aussi en direct à distance et en replay à partir du 6 mars.
l’environnement, ils ne font pas le
lien avec la crise climatique.
Il n’y a aucune raison que ça Spécialiste de l’économie du crime, Bertrand Monnet est professeur titulaire de la chaire
change. Beaucoup de fans disent Edhec Management des risques criminels et contributeur régulier du journal Le Monde. Il est
avoir fait de gros sacrifices pour
assister à un concert, mais qu’ils
notamment l’auteur de « Narco Business », la série d’enquêtes vidéo sur les cartels de la drogue.
recommenceront avec joie. Les
occasions ne manqueront pas.
Swift a inventé un modèle proche
du génie marketing : l’art du recy-
clage de ses anciens disques, enri-
chis de morceaux inédits. Elle re-
viendra sans cesse sur scène
comme une saga de films Marvel
ou une série TV. Le 24 août, Time a
résumé cet autre « effet Swift » :
« Elle a la capacité d’être là toute
une vie. » Celle des fans. p