DIMANCHE 28 - LUNDI 29 JANVIER 2024

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Agriculture : Attal lâche du lest, la colère reste vive

▶ En visite en Occitanie, LE PACTE VERT
où le mouvement a CONTESTÉ
commencé, le premier De toutes parts en Europe
ministre a annoncé une montent les appels à mar-
série de mesures pour quer une pause dans l’ap-
tenter de faire baisser plication du paquet légis-
latif destiné à respecter les
la tension engagements climatiques
▶▶ Le
Le gouvernement
gouvernement de l’accord de Paris
abandonne
abandonne la la hausse
hausse
de
de la taxe sur le gazole
la taxe sur le gazole ALLEMAGNE
non
non routier,
routier, l’un
l’un des
des élé- Outre-Rhin, on observe
ments
éléments déclencheurs
déclencheurs de un net retournement
la protestation
de la protestation de l’opinion publique
sur les enjeux environne-
▶▶ Des
Des aides
aides d’urgence
d’urgence mentaux et une perte
ont
ont été débloquées et
été débloquées et de crédit des écologistes
des
des mesures
mesures de de simplifi-
simpli-
cation
ficationvontvontêtre
êtreprises
prises SUÈDE
▶ Si le discours
▶ Si le discours de de Le gouvernement libéral-
Gabriel
Gabriel Attal
Attal aa eu
eu un
un ef-
ef- conservateur a décidé de
fet local, avec des appels
fet local, avec des appels s’exonérer de ses objectifs
àà la de baisse des émissions
la levée
levée des
des blocages
blocages de gaz à effet de serre
sur l’
A 64, les agriculteurs
sur l’A64, les agricul-
mobilisés dans le
teurs mobilisés reste
dans le AUTRICHE
du pays ont annoncé
reste du pays ont appelé
poursuivre lesles
actions A rebours de la tendance
à poursuivre actions européenne actuelle, les
PAGES
PAGES 44 ÀÀ 99 ET
ET IDÉ
IDÉEESS P.
P. 2288--2299 Verts autrichiens ont
choisi une jeune activiste
climatique pour les repré-
A Montastruc-de-Salies
(Haute-Garonne), le 26 janvier.
senter aux européennes
VINCENT NGUYEN/RIVA PRESS POUR « LE MONDE » PAG ES 4 À 7

Gaza Israël sommé de prévenir tout acte génocidaire Hongrie

Le fils de Viktor
Economie
La crise de la
Attentat de Trèbes
Au procès,
Orban mène les pénurie de le témoignage
1 ÉDITORIAL
la cour internationale de jus- génocidaires, reconnaissant par
tice a rendu vendredi son ordon- là même « un risque réel et
nance après la saisine de l’Afrique imminent » pour les droits des manœuvres de médicaments poignant des
du Sud, qui accuse l’Etat d’Israël Palestiniens. LE NÉCESSAIRE son pays au Sahel s’aggrave deux « miraculés »
de commettre un génocide dans
la bande de Gaza. Le document,
Benyamin Nétanyahou a vu
dans cette décision une victoire, ET INLASSABLE PAGE 3 PAGE 1 2 PAGE 1 0
très attendu, est en demi-teinte : entérinant « le droit inhérent de RAPPEL DU DROIT
la plus haute juridiction de l’ONU se défendre » d’Israël. L’Afrique PAGE 3 1
n’a pas demandé à l’Etat hébreu du Sud estime, de son côté, que
de cesser les hostilités, mais elle
lui a ordonné de « prendre toutes
la prévention d’actes génoci-
daires revient de facto à imposer
du dossier va désormais être
étudié, une procédure de longue Géopolitique “D’UNE GRANDE DÉLICATESSE D’ÂME, UN FILM HUMAIN ET CHALEUREUX”
★★★
les mesures en son pouvoir pour
prévenir la commission d’actes »
un cessez-le-feu. Après cette
première ordonnance, le fond
haleine.
PAGE 2 La Turquie, LES FICHES DU CINÉMA

“UNE MERVEILLE SUR LE PLAN FORMEL, UN TRÈS GROS CHOC” ★★★

carrefour du TECHNIKART PREMIÈRE

Disparition trafic de drogue

Frédéric Edelmann, Plusieurs opérations
journaliste et de police ont eu lieu ces
derniers temps dans le
militant antisida pays, devenu sanctuaire
pour les narcotrafiquants
du monde entier
Spécialiste de l’architecture PAGE S 1 6 - 1 7
au « Monde » et cofonda-
teur d’Aides, il s’est éteint
à l’âge de 72 ans
PAGE 1 4 Culture
Rencontre Défilé haute couture Valentino. VALENTINO
Le Printemps des
Asghar Farhadi : poètes au milieu
« C’est en Iran Mode Le temps des superlatifs de la tempête “CE FILM EST “UNE COURAGEUSE
UN ÉVÉNEMENT CHRONIQUE
que je suis bien » la saison printemps-été 2024 de
haute couture qui s’est déroulée
daise Simone Rocha… La capitale
française a non seulement servi La directrice artistique de
la manifestation a démis-
EN SOI”
LE COURRIER DE L’ATLAS
DU YEMEN”
TÉLÉRAMA
du 22 au 25 janvier à Paris a brillé de décor idéal et grandiose aux
Le réalisateur, qui ne par sa diversité. Un vestiaire por- défilés, mais aussi de source d’ins- sionné après la polémique
table et opulent chez Dior, des piration à travers son architec-
veut plus tourner dans
aliens élégantes chez Schiaparelli, ture, son histoire, ses savoir-faire.
suscitée par le choix SORTIE LE 31 JANVIER
son pays, n’envisage pas un festival de couleurs pour Va- Rappelant sa place unique dans le
de Sylvain Tesson comme
de le quitter pour autant lentino, des archives Jean Paul monde de la mode internationale. parrain de l’édition 2024
PAGE 2 7 Gaultier magnifiées par l’Irlan- PAGE S 2 4 - 2 5 PAGE 2 0
Algérie 220 DA, Allemagne 4,70 €, Andorre 4,20 €, Autriche 4,40 €, Belgique 3,90 €, Espagne 4,10 €, Grèce 4,10 €, Guadeloupe-Martinique 3,90 €,
Italie 4,10 €, Luxembourg 4 €, Maroc 30 DH, Pays-Bas 4,50 €, Portugal cont. 4,10 €, La Réunion 3,90 €, Sénégal 2 500 F CFA, Suisse 4,80 CHF, Tunisie 6,50 DT
2|
INTERNATIONAL
0123
DIMANCHE 28 - LUNDI 29 JANVIER 2024

Gaza : la CIJ reconnaît le risque de génocide

La Cour internationale de justice a ordonné à Israël d’empêcher tout acte génocidaire et discours en ce sens

la haye - correspondance

R
arement une ordon-
nance de la Cour inter-
nationale de justice (CIJ)
avait été autant atten-
due. A la suite de la saisine de la
plus haute juridiction de l’ONU
par l’Afrique du Sud, qui accuse Is-
raël de commettre un génocide
dans la bande de Gaza, les Palesti-
niens et leurs partisans espé-
raient que les juges de La Haye or-
donneraient à l’Etat hébreu de
cesser ses opérations dans le terri-
toire côtier. Israël et ses soutiens,
pour leur part, voulaient croire
que les magistrats enterreraient
le dossier en jugeant la requête de
Pretoria infondée.
Le résultat est en demi-teinte. La
CIJ n’est pas allée jusqu’à deman-
der un arrêt des hostilités à Gaza,
mais elle a validé la démarche de
l’Afrique du Sud, en estimant qu’il
existe un « risque réel et immi-
nent » pour les droits des Palesti-
niens, dont leur protection contre
le génocide. A cet effet, les magis-
trats ont prononcé six mesures
conservatoires, la plus importante
étant la demande faite à Israël de
« prendre toutes les mesures en son
pouvoir pour prévenir la commis-
sion d’actes » génocidaires.
En lisant l’ordonnance, la prési-
dente de la CIJ, l’Américaine Joan
Donoghue, a rappelé qu’à ce
stade, les juges ne devaient pas
trancher la question de savoir si
Israël commet un génocide con-
tre les Palestiniens de Gaza. Cette
procédure sur le fond pourrait La ministre sud-africaine des affaires étrangères, Naledi Pandor, à la sortie de la Cour internationale de justice, à La Haye, le 26 janvier. REMKO DE WAAL/AFP
prendre des mois voire des an-
nées. Mais l’Afrique du Sud, qui a
saisi la Cour le 29 décembre 2023, le ministre de la défense – « J’ai levé ministre des affaires étrangères vils de Gaza. La CIJ a mentionné les Turquie, l’Iran, l’Espagne et le Qa-
avait demandé des mesures d’ur- toutes les limites (…). Nous combat- d’Afrique du Sud, Naledi Pandor, a
La Cour a macabres statistiques venant de tar, médiateur qui accueille la di-
gence, et les magistrats ont fait tons des animaux humains (…). néanmoins estimé que la pre- mentionné l’enclave, dont les 25 700 morts, les rection du Hamas. L’Arabie saou-
droit à cette requête à une majo- Nous détruirons tout. » Des pro- mière mesure prise par les juges, 63 000 blessés, le 1,7 million de dé- dite a demandé qu’Israël « rende
rité écrasante. pos jugés « déshumanisants » par relative à la non-commission
les statistiques placés et les 360 000 logements des comptes » pour ses « viola-
Les mesures de protection inté- l’Afrique du Sud, lors des plaidoi- d’actes génocidaires, revenait à venant de Gaza : détruits ou endommagés. tions » du droit international.
rimaires énoncées par la CIJ ont ries qui s’étaient tenues à La Haye imposer de facto un cessez-le-feu En réaction, la Commission Tout en soulignant l’horreur de
été chacune adoptées par les 11 et 12 janvier. à Israël. Les magistrats ont précisé
25 700 morts, européenne a dit attendre l’appli- l’attaque du Hamas et du Jihad is-
quinze ou seize des dix-sept juges que ces actes incluaient le meur- 63 000 blessés, cation « complète, immédiate et lamique, le 7 octobre 2023, les ju-
qui ont statué sur ce dossier. Calvaire des civils tre de civils palestiniens, l’atteinte effective » de l’ordonnance. La ges de la CIJ ne sont pas allés sur le
Outre prévenir la commission La CIJ a aussi ordonné à Israël de grave à leur intégrité physique ou
1,7 million réaction de la France a été moins terrain de la légitime défense invo-
d’actes de génocide et veiller à ce « prendre sans délai » des mesu- mentale, leur soumission à des de déplacés ferme. Tout en réaffirmant « sa quée par Israël. Mais la Cour, qui
que l’armée israélienne se con- res permettant de fournir des conditions d’existence suscepti- confiance et son soutien » à la CIJ, ne peut pas prononcer des mesu-
forme à cette obligation, l’institu- services de base et de l’aide hu- bles d’entraîner leur mort, et des le Quai d’Orsay s’est contenté de res à l’encontre du Hamas, car elle
tion de La Haye a enjoint à l’Etat manitaire à la population de mesures visant à entraver les nais- connaît la gravité » de ce qu’il se dire qu’il « relève » que celle-ci a ne traite qu’avec les Etats, a lancé
hébreu de « prévenir et punir l’inci- Gaza. Les juges ont également de- sances. Des actes constitutifs d’un passe à Gaza, a-t-il dit, avant de pris des mesures conservatoires. un appel à la libération « immé-
tation directe et publique à com- mandé à l’Etat hébreu de « préve- génocide, s’ils sont commis dans lancer un appel aux Etats pour Paris a même manifesté une diate et inconditionnelle » des ota-
mettre le génocide ». nir la destruction et d’assurer la l’intention de détruire un groupe s’assurer qu’Israël exécute l’or- forme de distance à l’égard de la ges entre les mains du mouve-
Les juges ont rappelé les déclara- conservation des éléments de ethnique, en totalité ou en partie. donnance, et qu’« ils ne soient pas décision des juges, en soulignant ment islamiste depuis le 7 octobre.
tions incendiaires faites par plu- preuve relatifs aux allégations L’Afrique du Sud gagne la « re- complices d’un génocide ». « la gravité exceptionnelle du Ultime décision : Israël devra re-
sieurs hauts dirigeants israéliens, d’actes » génocidaires. connaissance éternelle » des Pales- Pour rendre leur ordonnance, les crime de génocide, qui nécessite mettre un rapport sur l’applica-
dont le chef de l’Etat, Isaac Herzog Le premier ministre israélien, tiniens pour ce jour « historique », juges se sont appuyés sur les rap- l’établissement d’une intention ». tion de l’ordonnance d’ici à un
– « C’est toute une nation qui est Benyamin Nétanyahou, a consi- a réagi le ministre adjoint des af- ports de représentants des Nations Washington, de son côté, a redit mois. L’Afrique du Sud aura un
responsable. Tous ces beaux dis- déré que l’absence de demande de faires étrangères de l’Autorité pa- unies, notamment le chef des af- que les accusations de génocide à droit de regard sur ce rapport. Le
cours sur les civils qui ne savaient cessez-le-feu constituait une vic- lestinienne, Ammar Hijazi, pré- faires humanitaires, Martin Grif- l’encontre d’Israël seraient « sans conseil de sécurité de l’ONU se
rien et qui n’étaient pas impliqués. toire. Sur les marches du Palais de sent lui aussi à La Haye. « Cette or- fiths. Celui-ci s’efforce depuis des fondements ». Inversement, la dé- réunira le 7 février sur le sujet. p
Ça n’existe pas » – et Yoav Gallant, la paix, à La Haye, où siège la CIJ, la donnance signifie que la Cour re- mois d’alerter sur le calvaire des ci- cision de la CIJ a été saluée par la stéphanie maupas

Les débats remuent les mémoires israélienne et palestinienne

L’attaque du 7 octobre convoque les souvenirs de la Shoah ; la destruction de Gaza et le sort des déplacés rappellent le drame de la Nakba

jérusalem - correspondant Mais pour ses concitoyens, le du ghetto de Kovno (Kaunas), en les Palestiniens faisaient bien face à leurs terres, beaucoup cherchant La procédure à La Haye est aussi
mal causé par la première Lituanie, il a regretté que Pretoria un risque imminent de génocide. » refuge à Gaza. un jalon dans un long effort juridi-

L’ ordonnance rendue ven-

dredi 26 janvier par la Cour
internationale de justice
(CIJ) de La Haye vaut moins par les
mesures qu’ont prononcées les ju-
ges – l’exigence faite à Israël d’em-
pêcher que des actes génocidaires
ne soient commis à Gaza – que par
la charge symbolique et mémo-
rielle que ces audiences ont soule-
vée. Les Israéliens se satisfont que
les juges n’exigent pas un cessez-
le-feu et le premier ministre israé-
lien, Benyamin Nétanyahou, y voit
même une victoire. « Comme tout
pays, Israël a le droit inhérent de
se défendre, a-t-il déclaré, dans un
communiqué. La tentative ignoble
de refuser à Israël ce droit fonda-
mental est une discrimination fla-
grante à l’encontre de l’Etat juif, et
elle a été rejetée à juste titre. »
audience, le 11 janvier, est con-
firmé. La Cour a reconnu la vali-
dité de la plainte déposée par
l’Afrique du Sud, et le risque qu’un
tel crime soit perpétré à Gaza par
l’Etat juif, né après la Shoah
en 1948. Sa décision apparaît
comme un déni de la légitimité de
cette guerre, qui fait l’unanimité
dans le pays, après le massacre
commis par le Hamas le 7 octobre.
Pour les Israéliens, cette plainte
représente aussi une douloureuse
inversion des responsabilités,
alors que le 7 octobre convoque en
eux la mémoire de la Shoah, tout
en ébranlant la raison d’être d’un
Etat, censé les protéger. Dans une
opinion séparée, le juge israélien
Aharon Barak, choisi par l’Etat
pour siéger à La Haye, a tenu à in-
carner cette mémoire. Survivant
ait « cherché à tort à imputer le
crime de Caïn à Abel », mais a exigé
avec les autres juges qu’Israël pu-
nisse les discours génocidaires
qui se sont banalisés dans le pays.
Une reconnaissance
La lecture de l’ordonnance a été
diffusée par les grandes chaînes is-
raéliennes. Les Palestiniens l’ont
eux aussi suivie avec passion. Ils
vivent depuis le 11 janvier une ca-
tharsis devant ces audiences, et y
cherchent une reconnaissance.
« Je me suis sentie vue et entendue,
raconte l’avocate palestinienne
Diana Buttu. Depuis plus de cent
jours, nous ne cessons de regarder
les images de Gaza, en nous disant
que celle-ci fera basculer les opi-
nions à travers le monde, puis cel-
le-ci… Or la Cour a déterminé que
Les audiences ont aussi résumé
la destruction de ce petit territoire
et la détresse de deux millions
d’assiégés. A La Haye, le ministre
adjoint des affaires étrangères de
l’Autorité palestinienne (AP), Am-
mar Hijazi, a insisté sur le rôle de la
communauté internationale dans
cette affaire, demandant que « les
Etats ne soient pas complices d’un
génocide ».
Au-delà du fond du dossier, les
Palestiniens voient d’ores et déjà
dans les destructions en cours à
Gaza un « ethnocide », qui ne
saurait se réduire aux
25 000 morts nommés par le mi-
nistère de la santé local. Ces rui-
nes réactivent la mémoire de la
Nakba, la « catastrophe » de 1948,
durant laquelle une moitié des
Palestiniens ont été chassés de
Cette métropole au patrimoine
millénaire est aujourd’hui large-
ment dépeuplée et réduite en
ruine. Pour les Palestiniens, c’est le
dernier vestige côtier de la Pales-
tine historique qui s’efface. « Israël
a tué certains de mes parents et voi-
sins, et il a ruiné les lieux où j’ai
grandi, mon école, les églises et les
sites historiques, résume Ehab
Bsaiso, ex ministre de la culture de
l’AP, né à Gaza. Ils ont détruit une
mémoire individuelle et collective,
ce qui ajoute à notre deuil. »
Aussi, les Gazaouis restés dans
leurs murs s’estiment-ils mieux
lotis que les autres. Les déplacés
du sud de l’enclave, eux, craignent
d’être chassés vers le Sinaï égyp-
tien, alors que l’extrême droite is-
raélienne milite pour un net-
toyage ethnique de l’enclave.
que, commencé par les Palesti-
niens durant la deuxième Intifada
(2000-2005) : une exigence de jus-
tice qui a en partie supplanté l’es-
poir déçu de parvenir à une paix
négociée. Mme Buttu dénonçait
déjà, en 2004 devant la CIJ, le mur
de séparation qu’Israël construi-
sait en Cisjordanie. Puis, à partir
de 2011, le président Mahmoud
Abbas a mené campagne pour
faire reconnaître l’Etat de Pales-
tine, « avec l’ambition d’user de
plus d’outils du droit international.
C’est ce qui l’a amené à engager une
procédure auprès de la Cour pénale
internationale après la guerre à
Gaza de 2014 », relève la juriste.
En 2020, la CPI a ouvert une en-
quête sur les crimes commis dans
les territoires occupés. p
louis imbert
0123
DIMANCHE 28 - LUNDI 29 JANVIER 2024
Les très discrètes
aventures du fils de
Viktor Orban au Sahel
Gaspar Orban est au cœur d’une offensive diplomatico-
militaire menée par la Hongrie dans la région
budapest - envoyé spécial,
D
ès qu’un objectif ap-
paraît, il se cache der-
rière un pilier. Si les ca-
méras ou les appareils
photo ne peuvent pas être évités,
il occulte son visage derrière un
masque chirurgical parfois asso-
cié avec un fedora vert qui passe
bien avec le style de dandy italien
désuet qu’il a récemment adopté,
selon d’anciennes connaissances.
Ces dernières et différents logi-
ciels de reconnaissance faciale
utilisés par Le Monde et ses parte-
naires du site d’investigation hon-
grois Direkt36 sont toutefois for-
mels : l’homme qui met autant de
soin à se cacher sur les images of-
ficielles des nombreuses visites
diplomatiques hongroises surve-
nues au Sahel ces derniers mois
est bien le fils de Viktor Orban.
« C’est lui à 100 % », a ainsi af-
firmé une personne qui le connaît
bien, après avoir consulté une des
rares photos retrouvées sur Face-
book où il apparaît à visage dé-
couvert, lors d’un déplacement au
Tchad en octobre 2023. Jusqu’ici
discret officier de l’armée, Gaspar
Orban, seul fils du premier minis-
tre nationaliste hongrois (il a qua-
tre filles), est, à 32 ans, au cœur de
l’étonnante offensive diploma-
tico-militaire que le premier mi-
nistre nationaliste hongrois lance
au Sahel. Dans les prochains mois,
200 militaires hongrois devraient
Donald Trump condamné à verser
83,3 millions pour diffamation
L’ex-président est sanctionné dans l’affaire l’opposant à E. Jean Carroll
new york - correspondant
D onald Trump a été con-
damné à verser 83,3 mil-
lions de dollars (76,7 mil-
lions d’euros) à E. Jean Carroll
pour l’avoir diffamée, sur fond
d’agression sexuelle dans les an-
nées 1990. Ainsi en a décidé un
jury civil de Manhattan en ren-
dant son verdict, vendredi 26 jan-
vier en fin d’après-midi.
Dans le détail, ils ont accordé à la
plaignante, ancienne chroni-
queuse du magazine Elle, âgée de
80 ans, 18,3 millions de dollars
pour dommages-intérêts ainsi
que 65 millions supplémentaires
en dommages « punitifs » après
avoir constaté que l’ex-président
américain, dans une déclaration
du 21 juin 2019, avait « agi avec
malveillance, par haine, par mau-
vaise volonté ou par dépit, par ven-
geance ou par mépris délibéré du
droit de Mme Carroll ».
Donald Trump avait quitté le tri-
bunal de Manhattan avant que ne
soit rendu le verdict, mais il a rapi-
dement réagi sur son réseau Truth
Social : « Absolument ridicule ! Je
suis totalement en désaccord et je
ferai appel de toute cette chasse
aux sorcières dirigée par Biden et
centrée sur moi et le Parti républi-
cain. Notre système juridique est
hors de contrôle et est utilisé
comme une arme politique. Ils ont
supprimé tous les droits du premier
amendement [de la Constitution,
qui garantit la liberté d’expres-
sion]. CE N’EST PAS L’AMÉRIQUE ! »
C’est la deuxième fois que Do-
être déployés au Tchad. Cette opé-
ration, inédite pour la Hongrie, a
pour objectif « d’accomplir des tâ-
ches de conseil, de soutien et d’en-
cadrement sur le champ de bataille
et de soutenir la lutte contre le ter-
rorisme », selon le mandat adopté
en novembre par le Parlement.
Cette mission dans un pays
d’Afrique jusqu’ici très éloigné des
intérêts hongrois suscite des inter-
rogations à Budapest, mais aussi à
Paris. La France maintient plus de
1 000 soldats au Tchad, son dernier
allié au Sahel après les putschs au
Mali, au Burkina Faso et au Niger,
menés par des soldats qui se sont
rapprochés de Moscou.
« Flexibilité nécessaire »
Le fait que le fils Orban soit directe-
ment impliqué dans l’opération
hongroise est connu des autorités
françaises. Paris veut croire que
cette mission contribuera à la sta-
bilisation du pays en bonne intelli-
gence avec les forces françaises,
malgré les liens de Viktor Orban
avec Vladimir Poutine. Fait nota-
ble, ce dernier a reçu son homolo-
gue tchadien le 24 janvier à Mos-
cou, lui promettant qu’il « contri-
buerait par tous les moyens » à la
stabilité de son pays.
Si la présence du fils Orban a été
effacée des images publiées par les
sources officielles hongroises, Le
Monde et Direkt36 ont pu l’identi-
fier avec certitude sur des photos
publiées par des sources africaines
nald Trump est sanctionné dans
cette affaire. En mai 2023, un jury
l’avait condamné à 5 millions de
dollars de dommages après l’avoir
reconnu responsable d’agression
sexuelle – et pas de viol – à l’encon-
tre de Mme Carroll en 1996 et de
l’avoir diffamée en 2022. Dans ce
procès au civil, aucune peine de
prison n’était possible.
Le milliardaire veut faire appel
Dans un livre paru en 2019, E. Jean
Carroll expliquait avoir été violée
dans une cabine d’essayage du
magasin new-yorkais Bergdorf
Goodman. Elle racontait que
M. Trump l’avait incitée à essayer
de la lingerie. Une fois entré dans
la loge, il l’avait, selon elle, pous-
sée contre le mur, embrassé sur
les lèvres, puis avait baissé ses col-
lants, ouvert la fermeture Eclair de
son pantalon et forcé ses « doigts
autour de [s]on intimité enfonçant
son pénis à moitié – ou complète-
ment, je n’en suis pas sûre – à l’inté-
rieur de moi ». M. Trump, qui était
président au moment de la sortie
du livre, avait traité Mme Carroll de
menteuse et suggéré qu’une rela-
tion sexuelle avec elle était impos-
sible parce qu’elle n’était « pas
[s]on type ». Mme Carroll avait alors
décidé en 2022 de l’attaquer pour
viol et diffamation.
Au lendemain du verdict du pre-
mier procès de mai 2023, Donald
Trump continua d’insulter E. Jean
Carroll, qui ranima alors une
autre plainte en diffamation dé-
posée dès 2019. « J’intente cette ac-
tion pour toutes les femmes qui
sur Facebook lors d’au moins trois
voyages au Tchad organisés ces
derniers mois. Un homme lui res-
semblant mais dissimulant son vi-
sage apparaît aussi lors de deux
voyages au Niger. Sa silhouette est
reconnaissable pour la première
fois en mai 2023 à Maradi, au côté
de Tristan Azbej, secrétaire d’Etat à
l’aide aux chrétiens persécutés.
Début juillet, Gaspar Orban est
ensuite signalé au Tchad par plu-
sieurs sources. Pendant une di-
zaine de jours, à N’Djamena, la dé-
légation hongroise, menée offi-
ciellement par M. Azbej et le nou-
vel envoyé hongrois pour le Sahel,
Laszlo Mathé, va même rencon-
trer le président Déby.
A la suite du coup d’Etat au Niger,
qui a fait capoter les projets de Bu-
dapest dans ce pays, la Hongrie ob-
tient en septembre l’autorisation
du président tchadien de se rabat-
tre sur son territoire. Viktor Orban
fait adopter dès novembre par son
écrasante majorité parlementaire
le projet de déploiement de sol-
dats à N’Djamena. Initialement
annoncée pour mars 2024, l’arri-
vée des militaires hongrois pour-
rait toutefois être un peu retardée.
Interrogé par Le Monde, M. Mathé
estime en effet « qu’un peu de flexi-
bilité est nécessaire » en raison
« des procédures légales encore à
conclure » entre les deux pays.
Selon nos informations, le prési-
dent tchadien serait devenu hési-
tant à laisser des soldats hongrois
ont été harcelées, agressées, rédui-
tes au silence, limogées ou ridiculi-
sées pour avoir osé parler publi-
quement. Personne dans ce pays
ne devrait être au-dessus de la loi »,
tweeta-t-elle en octobre 2019.
Avant que les jurés ne se retirent
pour délibérer, vendredi après-
midi, le juge Lewis Kaplan leur
a précisé qu’ils étaient tenus léga-
lement de considérer que Donald
Trump avait agressé sexuelle-
ment la plaignante et l’avait diffa-
mée et que leur seul rôle était de
déterminer si des dommages sup-
plémentaires étaient appropriés.
Ces propos ont agacé Donald
Trump. L’ancien président est
parti quand l’avocate de E. Jean
Carroll a commencé sa plaidoirie,
demandant des dommages con-
sidérables : « Au dernier procès,
Donald Trump n’a même pas pris
la peine de se présenter, mais dans
ce procès où il est question de dom-
mages et intérêts, il était sûr d’être
ici et la seule chose qui l’intéressait,
c’était son argent. Il ne se soucie
pas de la loi ou de la vérité, mais de
l’argent, et votre décision concer-
nant les dommages et intérêts pu-
nitifs est le seul espoir qu’il arrête »,
a déclaré Me Roberta Kaplan (sans
lien de parenté avec le juge).
M. Trump compte faire appel.
Selon CNBC, l’ex-président a versé
5,6 millions de dollars à titre de ga-
rantie lors de l’appel du verdict de
mai 2023. Dans cette seconde af-
faire, poursuit la chaîne de télévi-
sion, il devra verser plus de 90 mil-
lions de dollars de garantie. p
arnaud leparmentier
venir sur son sol. L’opération reste
par ailleurs toujours contestée en
Hongrie. « Nous n’avons jusqu’ici
jamais eu aucune présence diplo-
matique en Afrique subsaharienne
francophone, jamais eu de coopé-
ration militaire directe, et l’ouver-
ture économique vers cette région
est un échec. Nos militaires n’ont
aucune expérience sur place, ne
parlent pas français, cela peut être
difficile voire dangereux », dé-
nonce Georges Suha, un Franco-
Hongrois spécialiste de l’Afrique et
ancien du ministère hongrois des
affaires étrangères. Il déplore
« l’absence de communication du
gouvernement » sur ce sujet
« Agent de liaison »
Jamais M. Orban n’a expliqué que
son fils était directement impli-
qué dans ces opérations. En dé-
cembre, celui-ci apparaît pourtant
bien au deuxième plan derrière le
ministre des affaires étrangères,
Peter Szijjarto, lors de son déplace-
ment au Tchad. Il est assis dans la
salle lors de la rencontre avec le
président tchadien. Il est de nou-
veau au Tchad autour du 12 jan-
vier. Est-ce une erreur ? Le minis-
tère de la défense local publie en
tout cas une photo où il apparaît à
visage découvert au côté du chef
d’état-major adjoint de l’armée
hongroise dans le bureau du mi-
nistre tchadien Dago Yacoub.
Rencontrés mercredi 24 janvier
à Budapest, les deux diplomates
officiellement à la tête de cette
mission, MM. Azbej et Mathé,
n’ont pas nié l’identité de cet ac-
compagnateur très spécial. Mais
ils ont juste répété que « toute in-
formation sur le personnel mili-
taire est confidentielle ». Dans les
heures qui ont suivi, le ministre de
la défense a subitement donné
une interview à un site progouver-
nemental, annonçant qu’il avait
nommé Gaspar Orban « agent de
"UNE ŒUVRE D’UNE
GRANDE PUISSANCE"
LA ZONE D’INTÉRÊT
AU CINÉMA LE 31 JANVIER
international | 3
Dans les
prochains mois,
200 militaires
hongrois
devraient être
déployés
au Tchad
liaison » pour « la préparation de la
mission au Tchad ».
Avant d’être capitaine dans l’ar-
mée, le fils de M. Orban a com-
mencé sa vie professionnelle
comme footballeur. Il a découvert
son intérêt pour l’Afrique lors
d’une mission humanitaire dans
une petite ONG chrétienne en
Ouganda, d’où il revient converti
au pentecôtisme. En 2015, il fonde
même sa propre Eglise. Celle-ci
réunit plusieurs centaines de fidè-
les en Hongrie. En 2019, nouveau
virage : il entre dans l’armée et ob-
tient, dans des conditions contes-
tées, une bourse du gouverne-
ment pour suivre une formation à
l’Académie royale militaire de
Sandhurst, l’école des officiers de
l’armée britannique. A son retour,
en 2021, il est promu officier.
Le rôle exact du fils du président
dans le déploiement militaire au
Sahel n’est pas clair. Mais, même
s’ils ont refusé de commenter le
rôle du fils de M. Orban, les diplo-
mates hongrois ont défendu le
sens de cette mission dans le Sa-
hel, qui prévoit aussi un volet hu-
manitaire et de développement.
« La Hongrie est au Sahel pour dé-
fendre ses intérêts qui, dans ce cas,
sont les mêmes que ceux de l’Eu-
rope : le Tchad est un pays relative-
ment stable entouré de zones de
conflits, et nous pensons que notre
présence militaire peut contribuer
à faire rayonner cette stabilité »,
LE ONDE
UN FILM DE JONATHAN GLAZER
défend Laszlo Mathé. « C’est une
mission bilatérale avec le Tchad,
mais la France est un partenaire
très important, et nous nous coor-
donnons avec elle comme avec
chaque pays de l’UE », affirme-t-il,
qualifiant de « ridicules » les com-
paraisons faites par des médias
entre ce déploiement et ceux de
l’ex-milice russe Wagner au Sahel.
Selon nos informations, des dis-
cussions ont été ouvertes sur une
éventuelle coopération médicale
entre les forces françaises et hon-
groises sur le terrain. La France ap-
pelle depuis longtemps d’autres
pays européens à venir la soutenir
au Sahel, et Emmanuel Macron
entretient des bons contacts à ce
sujet avec Viktor Orban, derrière
leur opposition affichée sur la
scène européenne. Les Français ne
lui tiennent pas rigueur de mener
des missions contraires à la diplo-
matie de l’Union européenne au
Niger, d’où les forces françaises
ont été récemment expulsées.
Toujours accompagnés d’un
homme qui ressemble à Gaspar
Orban, MM. Mathé et Azbej se
sont rendus le 11 janvier à Niamey,
où ils ont été les premiers diplo-
mates européens à accepter de
rencontrer le ministre des affaires
étrangères nommé par les puts-
chistes. « Nous ne reconnaissons
pas le coup d’Etat, mais le gouver-
nement a aboli des règles permet-
tant de lutter contre l’immigration
illégale, et c’est important de parler
à tous ceux qui peuvent avoir un
impact sur la situation sécuritaire
en Europe », défend M. Mathé. Il a
rappelé que le ministre allemand
de la défense, Boris Pistorius, s’est
aussi arrêté à Niamey en décem-
bre pour discuter du même sujet.
Si l’Allemagne reçoit des migrants
passés par le Niger, cela n’a jamais
été le cas de la Hongrie. p
jean-baptiste chastand
et szabolcs panyi (direkt36)
4 | international
GREEN DEAL
Le Pacte vert européen
à l’épreuve de
contestations croissantes
Agriculteurs, industriels, opinions publiques, Etats…
Alors que la Commission européenne s’apprête à proposer
un nouvel objectif de baisse des émissions de CO₂ pour 2040,
les appels à une pause se multiplient
RÉCIT
bruxelles - bureau européen
D
es quatre coins du Vieux
Continent, la fronde monte
contre le Pacte vert euro-
péen, cet ensemble législa-
tif qui doit permettre à
l’Union européenne (UE) de
respecter l’accord de Paris, afin de limiter les
conséquences du réchauffement climatique.
Les sondages racontent un ras-le-bol des
contraintes liées à la transition écologique
dont profite l’extrême droite, et dans les
rues, les agriculteurs crient leur exaspéra-
tion face aux « normes venues de Bruxelles ».
Dans ce contexte politiquement miné, la
présidente de la Commission, Ursula von der
Leyen, a finalement décidé de présenter, le
6 février, un objectif de 90 % de réduction
des émissions de CO2 pour l’Union euro-
péenne (UE) à l’horizon 2040 par rapport à
1990. Cette cible vient préciser le chemin que
doivent emprunter les Vingt-Sept s’ils veu-
lent atteindre la neutralité carbone en 2050,
après s’être déjà engagés à baisser leurs émis-
sions de 55 % d’ici à 2030. Elle est à cet égard
déterminante pour l’avenir de la transition
verte européenne.
En mettant ce nouveau jalon dans le débat
très en amont des élections européennes,
prévues du 6 au 9 juin, Ursula von der Leyen
veut inciter chacun à se positionner sur
l’opportunité de poursuivre, ou pas, le Pacte
vert. Car la proposition de la Commission n’a
aucune valeur contraignante et son
ambition pourra, à l’issue du scrutin, être
revue à la baisse. Pour qu’elle soit inscrite
dans le marbre, il faudra en effet une propo-
sition législative de la Commission qui sera
constituée après le scrutin de juin ainsi
qu’une adoption par les Vingt-Sept et les
nouveaux eurodéputés. Compte tenu de la
montée des résistances contre le Green Deal,
la transition verte européenne joue en
partie, avec les élections européennes, son
avenir. « S’il n’y a plus de soutien démocrati-
que au Green Deal, il s’arrêtera. C’est l’un des
grands enjeux de l’élection », insiste Pascal
Canfin, président de la commission environ-
nement du Parlement européen.
Pour Ursula von der Leyen, qui devrait bri-
guer un second mandat et qui a fait du Pacte
vert un marqueur de sa politique depuis son
arrivée à Bruxelles fin 2019, il sera difficile de
se dédire. Mais, dans les capitales comme au
sein des grands partis politiques, les appels à
la « pause » se multiplient.
Depuis le 14 juillet 2021 et la présentation
par la Commission des textes qui doivent
permettre aux Vingt-Sept d’atteindre leur
objectif pour 2030 – l’acte I du Green Deal –,
les Européens ont pris des décisions aussi
structurantes que la fin du moteur thermi-
que pour les voitures neuves à partir de
2035, la réforme du marché carbone, la
mise en place d’une taxe carbone aux fron-
tières, l’adoption d’objectifs ambitieux en
matière d’énergies renouvelables ou en-
core la lutte contre la déforestation impor-
tée. Plus de cinquante législations ont déjà
été adoptées quand une dizaine d’autres
sont en passe de l’être.
Les droites nationalistes et populistes, que
les sondages donnent en forte progression à
Strasbourg, tout comme les conservateurs
du Parti populaire européen (PPE) dont est
issue Ursula von der Leyen, Allemands en
tête, font de ce Pacte vert l’objet politique à
abattre. Dans le camp social-démocrate
(S&D), officiellement, on le défend, mais la
réalité est plus complexe. Chez les libéraux
de Renew, le soutien n’est plus incondi-
tionnel, tant s’en faut.
Quant aux Verts, qui restent les plus
fervents défenseurs du Green Deal, ils s’ef-
LA TRANSITION VERTE
DE L’UE JOUE
EN PARTIE SON AVENIR
AVEC LES ÉLECTIONS
EUROPÉENNES,
DU 6 AU 9 JUIN
fondrent dans les enquêtes d’opinion, no-
tamment en Allemagne et en France.
« En 2019, lors des dernières élections euro-
péennes, il y avait les marches pour le climat
et s’opposer au Green Deal, c’était politique-
ment coûteux. Aujourd’hui, c’est politique-
ment rentable », avance Philippe Lamberts,
le président du groupe Vert au Parlement
européen, pour qui « les Verts doivent livrer
le match de leur vie ».
Dans ce contexte, Ursula von der Leyen de-
vra naviguer avec une grande précaution,
puisque, pour être reconduite à ses fonc-
tions, elle doit être nommée par les Etats
membres et confirmée par le Parlement
européen. « Ursula fera ce qu’il faut pour être
élue par le Parlement européen. Si une majo-
rité d’élus conditionnent leur vote à des
concessions sur tel ou tel volet du Green Deal,
elle s’y pliera », confie un commissaire.
INQUIÉTUDES ET RÉSISTANCE
La multiplication des catastrophes naturel-
les, la pandémie du Covid-19 et la fin du gaz
russe bon marché ont d’abord porté
l’agenda climatique européen. Mais la flam-
bée des prix de l’énergie, la hausse des taux
d’intérêt et le retour de l’inflation, sur fond
de net ralentissement économique, lui ont
porté un coup dur.
Les industriels, conscients de l’importance
de se positionner sur les marchés de l’écono-
mie décarbonée, ont plutôt joué le jeu.
Même si certains ont été très offensifs pour
faire valoir leurs intérêts à Bruxelles, comme
McDonald’s, qui a réussi à alléger les con-
traintes sur l’emballage dans la restauration
rapide, ou les constructeurs automobiles,
qui ont œuvré pour ne pas durcir les nouvel-
les normes d’émission dites « Euro 7 ».
Aujourd’hui, de la sidérurgie à la cimente-
rie, en passant par la construction auto-
mobile ou le bâtiment, ils sont inquiets. Les
industriels se disent submergés par les tâ-
ches bureaucratiques liées au Pacte vert et
redoutent d’être supplantés par leurs
concurrents américains et chinois, massive-
ment subventionnés. L’annonce à l’été 2022,
par Washington, de l’Inflation Reduction
Act, qui prévoit 369 milliards de dollars
(près de 340 milliards d’euros) d’aides sur
dix ans pour les technologies vertes, a agi
comme un électrochoc.
En mal de compétitivité, « l’Europe est en
train de décrocher », prévenait dans un com-
muniqué, le 7 novembre 2023, le patronat
européen (BusinessEurope), constatant que
les investissements pour l’avenir ne se font
plus sur son sol. L’UE peut certes se targuer
d’être la championne de la norme écologi-
que, mais elle pourrait perdre la bataille des
batteries électriques ou des éoliennes,
comme elle a perdu celle des panneaux
solaires face à la Chine.
Le monde agricole, de son côté, organise sa
résistance. Fragilisé par la crise énergétique
et l’ouverture du marché intérieur aux
produits ukrainiens, il accuse le Pacte vert
de l’asphyxier un peu plus, même s’il a été
épargné par son acte I. Entre blocages
d’autoroutes et défilés de tracteurs, les
mouvements de protestation touchent la
France, l’Allemagne, la Roumanie et la Polo-
gne après les Pays-Bas et font craindre aux
Vingt-Sept l’émergence d’un mouvement
européen de gilets jaunes.
Echaudé par les succès électoraux d’une
extrême droite anti-Green Deal en Italie, en
Suède et aux Pays Bas, le PPE, premier
groupe politique au Parlement européen, a
déclaré la guerre à plusieurs projets législa-
tifs liés à l’environnement. Avec l’aide de
l’extrême droite, mais aussi de certains élus
socialistes du sud et de l’est de l’Europe, voire
de libéraux de pays du Nord, il a remporté
plusieurs victoires : dans l’hémicycle, le
règlement sur la restauration de la nature a
été largement vidé de sa substance et le texte
qui prévoyait la réduction de moitié du
recours aux produits phytosanitaires d’ici à
2030 a été rejeté.
A la Commission, Ursula von der Leyen a
reçu le message cinq sur cinq : à Strasbourg,
le 13 septembre 2023, elle a annoncé « une
nouvelle phase du Green Deal », plus à
l’écoute des citoyens et des entreprises, don-
nant ainsi des gages à la droite. Depuis, elle a
renoncé à plusieurs initiatives qu’elle sou-
haitait prendre d’ici à juin – comme la révi-
sion de la réglementation sur les substances
chimiques (Reach) et des textes sur le bien-
être animal et les systèmes alimentaires du-
rables – et auxquelles le monde agricole était
opposé. En novembre 2023, la Commission a
par ailleurs autorisé pour dix ans supplé-
mentaires le glyphosate, sans que les Etats
membres s’y opposent.
Dans les capitales, aussi, le Pacte vert a
moins la cote. La Pologne et la Hongrie, aux
économies très carbonées, ne sont plus
seules à exprimer leurs réticences. Le
11 mai 2023, Emmanuel Macron lançait la
contre-offensive dans le camp occidental en
appelant à une « pause réglementaire ».
« N’en rajoutons pas plus », précisait, le len-
demain, le président français, qui appelle
l’UE à ne pas charger la barque des Français
avec de nouvelles régulations.
Le 29 juin 2023, les chefs d’Etat et de gou-
vernement européens de droite (chypriote,
letton, suédois, grec, autrichien, finlandais,
croate et irlandais) signaient une déclaration
du PPE qui demande, elle aussi, « une pause
réglementaire » sur le Pacte vert et appelle à
« tenir compte des nouvelles réalités écono-
miques et sociales après l’attaque de la Rus-
sie » contre l’Ukraine.
Combien de temps la « pause » peut-elle
durer sans mettre en péril l’objectif de neu-
tralité carbone en 2050 ? Cette question est
pour l’instant sans réponse. Mais, sans at-
tendre, certains pays ont commencé à
reculer. Cet automne, Berlin a renoncé à une
nouvelle norme d’efficacité énergétique
pour les bâtiments. La Suède a allégé les
Composition estimée du Parlement européen après les élections de juin,
par groupes politiques, selon une étude du Conseil européen
pour les relations internationales*
Libéraux Droite conservatrice
Ecologistes 24
Sociaux-
12
démocrates 8 Dans ce contexte, de Paris à Berlin en
14 25
10
Gauche 18 10
20 PARLEMENT
EUROPÉEN
6 5 en % des sièges
Parlement
Projections actuel
* A partir de sondages effectués dans les Etats membres.
0123
DIMANCHE 28 - LUNDI 29 JANVIER 2024
Des tracteurs
défilent dans
le centre-ville taxes sur les hydrocarbures et les contraintes
de Rennes, relatives à la part de biocarburants dans l’es-
jeudi sence et le diesel, assumant que ses émis-
25 janvier. sions de CO2 repartent à la hausse. Et ils sont
LOUISE QUIGNON/DIVERGENCE nombreux, sur le Vieux Continent, depuis la
POUR « LE MONDE » guerre en Ukraine, à subventionner le gaz et
autres énergies fossiles.
Ce n’est donc plus le seul volet environ-
nemental du Pacte vert qui est menacé,
mais son acte II, celui qui doit justement
permettre de poursuivre l’effort au-delà de
2030. « L’important, c’est l’objectif 2030 »,
assume Thierry Breton, le commissaire au
marché intérieur.
LA QUESTION DU FINANCEMENT
Dans ces conditions, on voit mal les Vingt-
Sept endosser, à l’unanimité, une baisse de
90 % des émissions de CO2 d’ici à 2040.
D’autant que, s’il devait être adopté, cet ob-
jectif s’accompagnerait d’un nouveau train
législatif. « A elles seules, les législations déjà
adoptées mettent l’UE sur une trajectoire de
baisse des émissions de 81 % d’ici à 2040 par
rapport à 1990 », confie un diplomate.
Certaines d’entre elles, comme la fin du
moteur thermique, ne demandent pas à
être complétées. D’autres, en revanche, de-
vront l’être, comme la directive sur les éner-
gies renouvelables qui porte à 42,5 % la part
du solaire ou de l’éolien dans la consomma-
tion d’énergie d’ici à 2030. « Moins 90 %
en 2040, ça veut dire qu’on ne produit quasi-
ment plus d’électricité à partir du gaz
en 2037 et qu’on électrifie la moitié de notre
économie, juge Neil Makaroff, directeur du
centre de réflexion Strategic Perspectives.
Cela veut aussi dire que l’on réduit de moitié
la consommation énergétique de nos bâti-
ments par rapport à 2015. » « On ne fera pas
non plus le Green Deal sans l’agriculture, qui
en est aujourd’hui l’angle mort », ajoute Phi-
lippe Lamberts, alors que les émissions du
Droite secteur agricole restent peu ou prou inchan-
nationaliste gées depuis vingt ans. Autant dire que la
et souverainiste marche est haute.
12 passant par Varsovie, La Haye et Rome, on
insiste sur une priorité : la mise en œuvre
Extrême des décisions prises depuis 2021. « La Com-
14 droite
mission est très mauvaise pour ça, c’est une
8
machine à produire de la norme. Mais elle va
Non devoir accompagner les Etats membres dans
7 6 inscrits la mise en œuvre de toutes ces mesures »,
juge Pascal Canfin.
La France et l’Italie, entre autres, attendent
aussi de l’UE qu’elle aide les Vingt-Sept à fi-
Source : ECFR
nancer une transition qui s’annonce coû-
0123
DIMANCHE 28 - LUNDI 29 JANVIER 2024
LA FLAMBÉE DES PRIX DE
L’ÉNERGIE, LA HAUSSE
DES TAUX D’INTÉRÊT ET
LE RETOUR DE
L’INFLATION, SUR FOND
DE RALENTISSEMENT
ÉCONOMIQUE, ONT
PORTÉ UN COUP DUR À
L’AGENDA CLIMATIQUE
teuse. Les Etats vont devoir investir dans
des infrastructures, les entreprises dans
leur décarbonation, les citoyens dans
l’achat d’une voiture électrique, l’isolation
de leur logement ou l’installation d’une
pompe à chaleur. « Si rien n’est fait, le prix du
CO2 sur le marché carbone sera tellement
élevé que tous les industriels n’y survivront
pas. Certains délocaliseront, d’autres ferme-
ront », note Neil Makaroff. « Sans argent, on
aura une insurrection contre le Green Deal. A
côté, le mouvement des “gilets jaunes” res-
semblera à une promenade de santé », ajoute
Philippe Lamberts.
La Commission estime à 620 milliards
d’euros par an le montant des investis-
sements supplémentaires nécessaires si
l’UE veut atteindre les objectifs du Pacte vert
tout en accélérant le déploiement des tech-
nologies vertes en Europe. « Pourtant
centrale, la question relative à la manière de
mobiliser les investissements reste non réso-
lue », analyse Phuc-Vinh Nguyen, de l’Insti-
tut Jacques Delors.
Même si les règles communautaires – bud-
gétaires et en matière d’aides d’Etat – ont été
assouplies, les marges de manœuvre finan-
cières des Vingt-Sept restent limitées. Selon
l’Allemagne et ses amis frugaux, l’UE a déjà
mis sur la table beaucoup d’argent pour la
transition verte et il est inenvisageable
qu’elle soit davantage mise à contribution.
Plus au sud, notamment à Paris, on ima-
gine, à l’inverse, que les Européens pour-
raient contracter un emprunt en commun
comme ils l’ont fait pour le plan de relance
post-Covid-19. « Nous disons que l’heure est
maintenant à la mise en œuvre du Green
Deal, mais ça va être beaucoup plus compli-
qué que ça », confie un diplomate européen
d’un grand pays. Au-delà du statu quo, « il y a
un risque important de détricotage » de ce
qui a déjà été fait, juge Phuc-Vinh Nguyen,
dès lors que « la plupart des dossiers votés »
dans le cadre de l’acte I du Green Deal
« contiennent des clauses de revoyure ». A
cette occasion, les ambitions que ces dos-
siers portent pourraient être revues à la
baisse. Quand « un débat est polarisé, c’est
dangereux, juge Pascal Canfin. Par exemple,
si aux Etats-Unis, Trump revient à la Maison
Blanche, le camp anticlimat va détruire tout
ce que Biden a fait car le débat est polarisé ».
VIOLENTES ATTAQUES
Le PPE, qui prépare son programme pour les
élections européennes, évoque dans un do-
cument de travail « l’interdiction d’interdire »,
qui pourrait notamment changer le sort de
la fin du moteur thermique en 2035. « Si on
décide de reporter à 2038 la fin du moteur
thermique, ce ne sera pas un drame », juge un
commissaire. Certains pays pourraient éga-
lement s’opposer à l’extension, en 2027, du
marché européen du carbone au chauffage
et aux carburants pour les particuliers, avec
des hausses de prix à la clé.
Le Pacte vert fait donc l’objet de violentes
attaques avant même d’avoir pu déployer
ses premiers effets et alors que rien ne ga-
rantit que les Européens atteindront leur
objectif 2030. En tenant compte des politi-
ques déjà en vigueur et de celles qui sont
programmées, souligne le Conseil scientifi-
que consultatif européen sur le changement
climatique, dans un rapport du 18 janvier,
l’UE devrait réduire ses émissions de gaz à
effet de serre de 49 % en 2030, loin de son
objectif de moins 55 %. Et encore, ce scénario
part de l’hypothèse que les Etats membres
mettront en œuvre, dans les délais impartis,
les textes du Green Deal qu’ils ont adoptés à
Bruxelles. Dans le contexte politique actuel,
on peut en douter.
« Si nous avions discuté du Green
Deal aujourd’hui, il n’y aurait pas de Green
Deal », confie un diplomate européen.
En 2019, lorsque Ursula von der Leyen a été
nommée présidente de la Commission, ni les
chefs d’Etat et de gouvernement ni le Parle-
ment européen ne lui avaient demandé le
Pacte vert. « Elle n’avait pas de mandat politi-
que, elle l’a fait de sa propre initiative », se sou-
vient Philippe Lamberts. Un défaut de
conception que la transition verte pourrait
payer cher en 2024. p
virginie malingre
Après des avancées décisives, de
nombreux textes au point mort
Plusieurs textes législatifs majeurs ont été adoptés dans le cadre
du Green Deal. Le volet agricole, lui, a subi de nombreux revers
P our faire baisser les émis-
sions de gaz à effet de serre
de 55 % en 2030 par rap-
port au niveau de 1990 et attein-
dre la neutralité carbone en 2050,
l’Union européenne (UE) a lancé
en décembre 2019 son Green
Deal, le Pacte vert, qui englobe
aussi des objectifs de protection
de la santé et de l’environnement.
Après un début de mandature
où les textes s’enchaînent à
grande vitesse, culminant à l’été
2021 avec l’adoption du paquet lé-
gislatif « Fit for 55 », le Pacte vert
commence toutefois à caler à
partir de 2022. L’Europe, encore se-
couée par la pandémie de Co-
vid-19, traverse alors une double
crise de l’énergie et de l’inflation,
renforcée par la guerre en Ukraine.
Les discussions se tendent en-
core plus en 2023, quand plu-
sieurs Etats membres (Pays-Bas,
Allemagne…) enregistrent une
montée des votes populistes. La
perspective des élections euro-
péennes de juin 2024 fait tourner
le vent et les textes du Green Deal,
notamment ceux touchant au
secteur agricole, en font les frais.
Climat et énergie La décarbona-
tion du système énergétique, qui
représente plus de 75 % des émis-
sions de gaz à effet de serre de
l’UE, est centrale pour l’atteinte
des objectifs climatiques. Frappée
par la crise énergétique, l’UE a
revu ses premières ambitions à la
hausse, avec le plan REPowerEU,
et a adopté des textes importants.
La directive sur les énergies re-
nouvelables fixe désormais l’ob-
jectif d’atteindre, d’ici à 2030, une
part de 42,5 % d’énergies renouve-
lables dans la consommation
énergétique finale (contre 32 %
jusqu’à présent). La révision de la
directive sur l’efficacité doit éga-
lement conduire à diminuer de
11,7 % la consommation finale
d’énergie par rapport aux projec-
tions réalisées en 2020.
Règlement sur le méthane im-
posant de nouvelles obligations
au secteur des hydrocarbures,
« paquet gazier » visant à dimi-
nuer la consommation de gaz na-
turel pour accroître celle de gaz
d’origine renouvelable et bas car-
bone, réforme du marché de
l’électricité… Si de très nombreux
dossiers ont été adoptés concer-
nant le volet énergie, les discus-
sions sur la révision de la directive
sur la taxation de l’énergie n’ont
en revanche pas abouti.
Pour la vie quotidienne de nom-
breux Européens, l’une des déci-
sions les plus marquantes est l’in-
terdiction de la vente des véhicu-
les à moteur thermique à partir
de 2035, obtenue après d’intenses
négociations avec l’Allemagne.
Dès 2030, les véhicules neufs de-
vront émettre 55 % de CO2 de
moins que la moyenne des émis-
sions des moteurs en 2021. Sur les
bâtiments (39 % du total des
émissions de CO2), la Commission
européenne a fixé en 2021 l’ambi-
tion de rénover 35 millions de bâ-
timents d’ici à 2030.
Adoptée par le Parlement euro-
péen en avril 2023, la taxe carbone
aux frontières est en test depuis
octobre 2023 : les entreprises qui
importent ne sont pas encore
taxées mais doivent déclarer les
émissions liées à la production de
leur marchandise. Le mécanisme
devrait s’appliquer concrètement
à partir de 2026 pour les importa-
tions les plus émettrices, comme
le ciment ou l’acier. La réforme du
marché carbone prévoit, de son
côté, une accélération du rythme
de réduction des quotas proposés,
avec une baisse de 62 % en 2030
par rapport à 2005. Décision im-
portante, ce marché s’étendra pro-
international | 5
LE BLOCAGE LE PLUS
FORT CONCERNE LA
BAISSE DES PESTICIDES.
EN NOVEMBRE 2023,
LE PROJET DE RÈGLEMENT
SUR LEUR USAGE
DURABLE EST REJETÉ
gressivement au secteur mari-
time, aux émissions des vols intra-
européens et aux sites d’incinéra-
tion de déchets à partir de 2028.
Dans un rapport publié le 18 jan-
vier, l’European Scientific Advi-
sory Board on Climate Change,
sorte de Conseil scientifique de
l’UE, pointe toutefois un angle
mort du Green Deal : le manque
de mesures contraignantes pour
faire baisser la consommation des
énergies fossiles, en agissant no-
tamment sur les aides des Etats.
Pollutions C’est l’un des objectifs
les plus ambitieux du Pacte vert
mais aussi l’un des plus contes-
tés : garantir aux Européens un
environnement « zéro pollution »
à l’horizon 2050. Le Parlement
européen a adopté fin 2023 une
proposition de nouvelle norme
(Euro 7) sur la pollution automo-
bile très en retrait par rapport à
l’ambition initiale, et qui diffère
très peu par rapport à la norme
précédente (Euro 6).
Dans le cadre de la révision de la
directive sur la qualité de l’air, les
eurodéputés proposent d’aligner
à l’horizon 2035 les seuils sur les li-
gnes directrices beaucoup plus
strictes de l’Organisation mon-
diale de la santé. Une proposition
contestée par les Etats qui ne par-
viennent déjà pas à respecter les
normes actuelles.
Présentée en 2022 comme une
« révolution », plusieurs fois
reportée, la révision de la régle-
mentation sur les substances
chimiques (Reach) ne figure plus
à l’agenda 2024. La réforme doit
pourtant permettre, à l’horizon
2030, de restreindre l’usage des
substances chimiques les plus
dangereuses dans les produits
de consommation courante. Elle
se heurte à la résistance des
industriels.
Concernant l’industrie, le Con-
seil de l’UE et le Parlement se sont
accordés sur le projet de révision
de la directive encadrant les émis-
sions polluantes des installations
industrielles, susceptibles d’alté-
rer les milieux (eau, air et sols).
L’ambition du projet a été subs-
tantiellement revue à la baisse,
selon les associations, mais ses
promoteurs assurent qu’il consti-
tue néanmoins une avancée.
Réduction des déchets Les Vingt-
Sept ont trouvé en décembre 2023
un équilibre délicat sur la propo-
sition de règlement sur les embal-
lages. Tout le monde s’accorde sur
les objectifs de réduction des dé-
chets d’emballage : – 5 % en 2030,
– 10 % en 2035 et – 15 % en 2040
par rapport au niveau de 2018.
Mais pas sur les moyens à mettre
en œuvre pour y parvenir. Ainsi,
sur la question essentielle du
réemploi, le Parlement exonère la
restauration de tout objectif chif-
fré quand le Conseil maintient les
cibles de la Commission : 20 %
en 2030, puis 80 % en 2040 pour
les aliments, 10 % puis 40 % pour
les boissons. Il reste désormais
peu de temps à la présidence
belge de l’UE pour trouver un ac-
cord avec le Parlement afin
d’adopter le règlement avant la
fin de la législature, mi-avril.
▶▶▶
Agriculture et alimentation La
stratégie « de la ferme à la four-
chette » (« Farm to Fork ») est l’un
des textes du Pacte vert ayant
connu le plus de revers. Présentée
en 2020, celle-ci ambitionnait
d’agir sur l’ensemble de la chaîne
alimentaire, de la production à la
consommation, et posait plu-
sieurs grands objectifs : réduction
de moitié de l’usage des pestici-
des en 2030, hausse de la part des
surfaces cultivées en bio à 25 %…
Dès le départ, cette stratégie
souffre d’un défaut : elle n’est pas
mise en cohérence avec la rené-
gociation en cours de la politique
agricole commune (PAC) pour la
période 2023-2027. Issue des tra-
vaux de la Commission de Jean-
Claude Juncker (2014-2019), l’archi-
tecture de la nouvelle PAC n’est pas
remise en cause par Ursula von
der Leyen et n’intègre pas les ob-
jectifs de la stratégie Farm to Fork.
Le blocage le plus fort concerne
la baisse des pesticides. En novem-
bre 2023, le projet de règlement sur
leur usage durable (SUR) est rejeté
par le Parlement. La répartition de
l’effort entre les Etats membres
(certains étant plus avancés que
d’autres dans l’effort de baisse) et
l’adoption d’un indicateur con-
testé pour mesurer les progrès ont
fini par coaliser la droite, hostile au
texte, et une partie de la gauche et
des écologistes – ces derniers esti-
mant le texte trop affaibli.
D’autres dispositions sont
abandonnées par la Commission,
qui a renoncé à son projet de « loi-
cadre sur des systèmes alimen-
taires durables », qui devait cran-
ter dans la législation des objec-
tifs de long terme.
Quant aux « nouveaux OGM »
(les plantes issues des nouvelles
techniques génomiques, les
NGT), présentés par la Commis-
sion européenne comme un le-
vier technologique pour « verdir »
l’agriculture, réduire les intrants
et faciliter l’adaptation au ré-
chauffement, leur sort est partiel-
lement suspendu à un vote du
Parlement, qui doit se prononcer
début février sur une large
dérégulation de ces nouvelles
cultures. Cependant, les Etats
membres ayant échoué, mi-dé-
cembre, à s’entendre, le projet a
peu de chances d’aboutir avant la
fin de la mandature.
La Commission s’était engagée à
une vaste révision de toutes les
réglementations concernant le
bien-être animal : celle-ci ne con-
cerne finalement que les trans-
ports d’animaux.
Biodiversité Protection de 30 %
des terres et des mers de l’UE, lan-
cement d’un plan de restauration
des écosystèmes, baisse de l’utili-
sation des pesticides… Présentée
en 2020 comme un pilier du Pacte
vert, la stratégie pour la biodiver-
sité a été saluée comme un texte
ambitieux. De la même façon, le
règlement sur la déforestation
importée, qui interdit l’entrée
dans l’UE de produits associés à la
destruction de forêts, constitue
une avancée importante.
La loi sur la restauration de la
nature prévoit de restaurer 30 %
des écosystèmes terrestres et ma-
rins d’ici à 2030 et 90 % d’ici à
2050. En 2023, le texte a survécu
aux attaques de la droite et de
l’extrême droite, mais a été affai-
bli. Il doit encore être adopté offi-
ciellement en plénière en février.
Une directive sur la protection
des sols est par ailleurs encore en
cours de négociation. p
stéphane foucart,
mathilde gérard,
matthieu goar,
stéphane mandard et
perrine mouterde
6 | international
GREEN DEAL
En Allemagne,
un rejet massif
des mesures
pour le climat
L’extrême droite et la droite profitent des
erreurs d’appréciation commises ces derniers
mois par les Verts et le gouvernement dans
la lutte contre le changement climatique
berlin - correspondant
J
eudi 11 janvier. Depuis trois jours, les
agriculteurs allemands multiplient
les actions de terrain contre la déci-
sion du gouvernement, annoncée
trois semaines plus tôt, de supprimer
l’allègement fiscal sur le gazole non
routier. Ce matin-là encore, alors que
des tracteurs bloquent des autoroutes dans
tout le pays, une ville fait la « une » des mé-
dias : Cottbus, à la frontière polonaise, où
plus d’un millier de manifestants se sont
donné rendez-vous, malgré le froid polaire,
devant le nouvel atelier de maintenance de
la Deutsche Bahn, que doit venir inaugurer
le chancelier, Olaf Scholz.
A quelques mètres de l’entrée, un homme
se démarque, avec son gilet vert et son cha-
peau marron. La cinquantaine joviale, il sem-
ble connaître tout le monde, à commencer
par les journalistes de la presse régionale avec
qui il enchaîne les interviews. Heiko Terno di-
rige une exploitation de 360 vaches laitières
entre Cottbus et Berlin et est vice-président
de la Fédération des agriculteurs du Brande-
bourg. Interrogé sur ce qu’il pense du gouver-
nement, sa réponse fuse : « Le gros problème,
ce sont les Verts. Comment a-t-on pu leur
confier le ministère de l’agriculture ? Ces
gens-là ne connaissent rien à nos problèmes.
Avec les sociaux-démocrates [le parti d’Olaf
Scholz] ou les libéraux [celui du ministre des
finances, Christian Lindner], on peut ne pas
être d’accord, mais au moins on discute. Avec
les Verts, c’est impossible, on a affaire à des
idéologues totalement coupés de la réalité. »
« LES PRIX ONT EXPLOSÉ »
En entendant parler politique, un vieil
homme s’invite dans la conversation.
Ouvrier textile à la retraite, il tenait à être là
pour soutenir les agriculteurs. « Eux, c’est le
prix du diesel, mais pour tout le monde, c’est
pareil : on ne peut plus rien acheter ; depuis
deux ans, tous les prix ont explosé. » Très vite,
les coupables sont désignés : là encore, ce
sont les Verts. « On avait du gaz pas cher mais
sous prétexte qu’on l’achetait au méchant
M. Poutine, ils ont fermé le robinet. On avait
encore trois centrales nucléaires, mais
comme ils ont décrété que le nucléaire est pire
que Satan, on les a fermées au moment même
où l’on risquait la pénurie d’électricité. Ces
gens-là nous disent qu’ils veulent sauver la
planète, mais en attendant, ils ruinent l’Alle-
magne et affament les Allemands. »
Les mots sont durs, mais ils traduisent un
air du temps. Début 2021, le cercle de ré-
flexion More in Common et l’institut de
sondage Kantar avaient demandé à un
échantillon représentatif de la population
allemande : « Soutenez-vous le mouvement
sociétal en faveur de la protection de
l’environnement et de la lutte contre le
changement climatique ? » A l’époque, 68 %
des personnes interrogées avaient répondu
oui. Deux ans plus tard, en mai 2023, seuls
34 % des sondés ont répondu positivement à
cette même question.
Comment expliquer un tel retournement
de l’opinion publique ? A l’évidence, des er-
reurs ont été commises par ceux qui incar-
nent le combat pour la défense de l’environ-
nement et la protection du climat ces deux
dernières années. A commencer par les éco-
logistes. Depuis leur retour au gouverne-
ment fédéral, en décembre 2021, deux pha-
ses se sont succédé. Au cours de la première,
leur président, Robert Habeck, devenu vice-
chancelier et ministre de l’économie et du
climat, a fait preuve d’un extrême pragma-
tisme, allant jusqu’à négocier un contrat
d’approvisionnement de gaz naturel liquéfié
avec le Qatar pour compenser l’arrêt des li-
vraisons de gaz russe. De la part d’un écolo-
giste, même appartenant comme lui au cou-
rant des « Realos » (modérés), cela n’allait pas
de soi. A l’époque, quelques dents ont grincé
parmi les Verts les plus orthodoxes, mais les
Allemands ont approuvé : six mois après son
entrée au gouvernement, M. Habeck était le
ministre le plus populaire du pays,
devançant nettement M. Scholz, selon le
baromètre mensuel de la ZDF. Il est
aujourd’hui le plus détesté.
Les choses ont commencé à se dégrader en
août 2022. En proposant de créer une taxe
sur le gaz pour garantir la stabilité du sys-
tème énergétique allemand face à la chute
des livraisons de gaz russe, M. Habeck n’a
pas anticipé l’émoi que susciterait une telle Lors d’une
annonce dans la population, la mesure re- manifestation
présentant un surcoût annuel de plusieurs d’agriculteurs
centaines d’euros par foyer. Face à un début allemands,
de grogne sociale, le gouvernement a re- à Berlin,
noncé à cette taxe et a dégainé à la hâte un le 15 janvier.
bouclier anti-inflation de 200 milliards FABRIZIO BENSCH/REUTERS
d’euros. Mais début 2023, un nouveau plan a
braqué l’opinion : le projet de loi sur la réno-
vation des systèmes de chauffage, lui aussi
porté par M. Habeck.
Après des mois de discussions houleuses,
le ministre a reconnu que ce texte – qui pré-
voit que tout nouveau chauffage installé à
partir de 2024 utilise plus de 65 % d’énergies
renouvelables – a été « la goutte de trop en
matière de législation ». Politiquement, il y a
eu un avant et un après. Sur la défensive de-
puis l’invasion de l’Ukraine en raison de sa
proximité avec la Russie, le parti d’extrême
droite Alternative für Deutschland (AfD) a
profité des inquiétudes suscitées par la « loi
chauffage » dans l’opinion pour se refaire
une image en se présentant comme le ga-
rant de la « liberté » face à la « dictature du cli-
mat ». Déjà en 2019, son président, Alexan-
der Gauland, avait désigné « la lutte contre les
politiques climatiques » comme le « troisième
grand thème important pour l’AfD après les
L’option radicale des Verts autrichiens pour les européennes
dans une campagne où tous ses adversaires vont
être des hommes âgés de plus de 50 ans avec déjà
une longue carrière politique derrière eux, sa pré-
sence détonne et va sans aucun doute créer des li-
gnes de fracture. Lundi 22 janvier, en pleine montée
des tensions autour des politiques climatiques, la di-
rection des Verts autrichiens a fait le choix radical de
proposer à ses militants, comme tête de liste pour les
élections européennes de juin, la plus célèbre des ac-
tivistes du climat du pays : Lena Schilling, étudiante
en science politique, âgée d’à peine 23 ans.
Le visage juvénile de cette Viennoise aux longs che-
veux ondulés est connu dans tout le pays d’Europe
centrale depuis qu’elle a mené localement les mani-
festations du mouvement Fridays for Future, lancé
par la Suédoise Greta Thunberg à partir de 2018.
En 2021, elle est ensuite devenue l’une des figures de
proue du long mouvement d’occupation d’une zone
humide viennoise menacée de destruction dans le
cadre d’un projet de construction d’un tunnel auto-
routier sous le Danube. Le chantier a finalement dû
être abandonné sous la pression des écologistes.
« En tant qu’activiste, j’ai été cinq années dans la
rue. La question était : quelle serait la prochaine
étape ? », a-t-elle expliqué, dans un entretien au
quotidien Der Standard, lundi 22 janvier, en disant
0123
DIMANCHE 28 - LUNDI 29 JANVIER 2024
combats contre l’euro et l’immigration ». tout pour barrer la route à ce « parti de l’inter-
Mais à l’époque, le parti était assez peu audi- diction », n’hésitant pas à le caricaturer gros-
ble sur ce terrain. Quatre ans plus tard, avec sièrement en l’accusant de « vouloir imposer
les Verts au gouvernement et dans un con- le végétarisme et la théorie du genre ».
texte de flambée des prix de l’énergie, l’opi- Même l’Union chrétienne-démocrate
nion est devenue beaucoup plus réceptive. (CDU), pourtant plus modérée que la CSU ba-
En matière de greenbashing, l’AfD est varoise, s’est engouffrée dans la brèche. Là
toutefois loin d’avoir le monopole. Sur ce aussi, une étape a été franchie avec le débat
terrain, l’évolution de la droite est spectacu- sur la « loi chauffage », lors duquel Friedrich
laire. Après sa victoire aux régionales de 2018 Merz, le président de la CDU, a désigné les
en Bavière, Markus Söder, président de la Verts comme « adversaires principaux ».
très conservatrice CSU, avait étonné tout le Même si certains responsables du parti ont
monde en reprenant à son compte une péti- exprimé leur désaccord, estimant que leur
tion des écologistes en faveur du sauvetage leader se fourvoyait en perdant de vue le
des abeilles. A la veille les législatives de 2021, combat prioritaire contre l’extrême droite,
il avait également surpris en se déclarant fa- une rupture a bien eu lieu entre les chré-
vorable à une coalition réunissant les con- tiens-démocrates et les écologistes, à re-
servateurs et les écologistes « raisonnables ». bours du rapprochement qui s’était opéré les
dix-huit années où la CDU avait été présidée
« BATAILLE CULTURELLE » par Angela Merkel (2000-2018) . Le symbole
Deux ans plus tard, il a totalement changé de le plus spectaculaire est le choix fait en no-
discours. En campagne pour sa réélection à vembre 2023 par le ministre-président de
la tête de la Bavière, en 2023, M. Söder a mar- Hesse, Boris Rhein (CDU), de ne pas recon-
telé que les Verts n’appartenaient pas à duire sa coalition avec les Verts, pourtant
« l’ADN » de sa région, qu’ils « avaient aussi parmi les plus centristes du pays, préférant
peu leur place en Bavière qu’une tisane à la ca- s’allier avec un SPD moins exigeant sur le
momille à la Fête de la bière », et qu’il ferait front de la lutte contre le réchauffement
son besoin « d’aller là où se trouvent les leviers du tats historiques obtenus aux européennes de 2019.
pouvoir, là où le changement climatique et la justice Face à eux, le Parti de la liberté d’Autriche (FPÖ, ex-
sociale sont bloqués : dans la politique ». trême droite) culmine largement en tête des sonda-
En 2022, elle critiquait pourtant vertement le sys- ges, avec environ 30 % des intentions de vote. Or la
tème électoral dans son livre Radikale Wende formation fait notamment campagne en profitant
(« Changement radical », non traduit), en estimant de la frustration grandissante d’une partie des
que les élections étaient « certes pertinentes, mais Autrichiens contre les normes environnementales
inefficaces ». De surcroît, il y a quelques mois, elle en général et contre les militants écologistes en
donnait encore des interviews dans lesquelles elle particulier. Le parti s’attaque ainsi régulièrement
affirmait : « Les activistes de Fridays for Future aux activistes qui se collent au bitume pour blo-
n’iront jamais chez les Verts, [car] nous ne leur fai- quer la circulation automobile, en les qualifiant de
sons plus confiance pour tenir leurs promesses. » « petits groupes de terroristes climatiques ».
Si elle a déjà mené des actions d’occupation,
« Combattre le vent de la réaction » Mme Schilling a toutefois critiqué les méthodes radi-
« En même temps, les perspectives changent parfois », cales du mouvement Dernière Génération, considé-
plaide-t-elle désormais, en reconnaissant que le rant que les blocages de voitures ou les jets de pein-
mouvement de protestation sur le climat s’est un ture contre des œuvres d’art étaient « contre-pro-
peu essoufflé. « Il y a des attaques de l’extrême droite ductifs ». Prudente, l’activiste autrichienne a aussi
partout en Europe. Or il faut combattre le vent de la rapidement pris ses distances, à l’automne 2023,
réaction et c’est bien qu’une courageuse jeune femme avec les prises de position controversées de Greta
s’engage contre cela », a salué Werner Kogler, le chef Thunberg sur le conflit entre Israël et Gaza. Cette
des Verts autrichiens. Ce choix doit permettre au femme engagée depuis ses 15 ans dans le militan-
parti, qui gouverne depuis 2020 en coalition avec les tisme a ainsi déjà su montrer qu’elle était aussi ca-
conservateurs, d’essayer de sauver ses trois sièges pable de maîtriser l’art du compromis politique. p
d’eurodéputés, alors que les sondages sont pour jean-baptiste chastand
l’instant nettement moins favorables que les résul- (vienne, correspondant régional)
0123
DIMANCHE 28 - LUNDI 29 JANVIER 2024
LES CHOSES
ONT COMMENCÉ
À SE DÉGRADER
EN AOÛT 2022 QUAND
A ÉTÉ PROPOSÉE
UNE TAXE SUR LE GAZ
climatique et plus enclin à le suivre dans sa
bataille contre l’insécurité.
« Il y a aujourd’hui un bloc de droite – dont le
noyau dur est l’AfD, mais qui englobe la CDU-
CSU et même le FDP pourtant au gouverne-
ment – engagé dans une bataille culturelle
sans merci contre des thèmes que les Verts
sont les seuls à véritablement porter dans le
débat politique allemand, à commencer par
la transition écologique, analyse Claus Leg-
gewie, professeur de science politique à
l’université Justus-Liebig de Giessen. Dans la
mesure où l’on n’entend ni le SPD ni le chance-
lier, qui sont discrets pour ne pas dire inexis-
tants, ce sont les écolos, à commencer par leur
principal ministre, Robert Habeck, qui incar-
nent le pôle progressiste dans la bataille
culturelle que mène la droite autoritaire. »
Cette bataille culturelle – qui ne se traduit
pas par un effondrement des Verts dans les
intentions de vote, contrairement au SPD et
au FDP – ne se limite pas aux mots. Selon les
chiffres divulgués par le gouvernement il y a
quelques semaines, 739 agressions ont été
commises contre des élus au premier semes-
tre 2023, dont 301 contre des Verts, le parti de
loin le plus ciblé devant le SPD (153) et l’AfD
(151). Quant aux attaques contre des bureaux
ou des permanences d’élus, 279 ont été re-
censées sur la même période en Allemagne,
dont 179 à l’encontre des Verts, là aussi bien
davantage que contre le SPD (58) ou l’AfD
(38). Pour le second semestre 2023, les
chiffres n’ont pas encore été dévoilés, mais la
campagne qui a eu lieu en Bavière à l’occa-
sion des élections régionales a rappelé que la
tension n’était pas retombée : le 20 septem-
bre 2023, les deux têtes de liste des Verts dans
la région, Katharina Schulze et Ludwig
Hartmann, ont été visées par une pierre qui
est passée tout près d’eux lors d’un meeting
à Neu-Ulm. Plusieurs responsables du parti
ont bénéficié, ces derniers mois, d’une
sécurité rapprochée. p
thomas wieder
Le gouvernement libéral-conservateur
suédois s’exonère de ses objectifs climatiques
La politique de la coalition au pouvoir va mener à la hausse des émissions de CO2 d’ici à 2030
malmö (suède) -
correspondante régionale
L a toute jeune ministre sué-
doise du climat et de l’envi-
ronnement, Romina Pour-
mokhtari, âgée de 28 ans, peut
souffler. Mercredi 17 janvier, le
Parlement a rejeté la motion de
défiance déposée contre elle par
les Verts et les centristes. Néan-
moins, les critiques persistent à
l’égard de la politique climatique
menée par le gouvernement libé-
ral-conservateur, soutenu par les
Démocrates de Suède (extrême
droite). L’opposition, les scientifi-
ques et les ONG, mais aussi l’in-
dustrie, s’inquiètent de voir le
pays perdre sa position de chef de
file de la transition écologique, ac-
quise au début des années 1990,
quand il avait été l’un des pre-
miers à adopter une taxe carbone.
« Si la politique intérieure n’est
pas à la hauteur des ambitions des
entreprises et de la nécessité d’une
action urgente, la Suède prendra
du retard dans la transition et les
investissements risquent de partir
pour l’étranger », avertissaient, en
avril 2023, les responsables de dix
des plus grosses compagnies
suédoises, parmi lesquelles
Volvo, Scania, H&M et Astra-
Zeneca. Ils appelaient le gouver-
nement à « saisir la dernière
chance » en se montrant ambi-
tieux dans le plan d’action clima-
tique que la loi lui imposait de
présenter avant la fin de 2023.
Envisageant d’abord de repous-
ser l’échéance − ce qui a provoqué
la motion de défiance contre
Mme Pourmokhtari –, le gouverne-
ment l’a finalement dévoilé, le
21 décembre. Cependant, alors
que la ministre avait promis de
grandes annonces, « le plan ne
contient aucune mesure qui pour-
rait être adoptée par le Parlement
et uniquement des propositions
En Grèce, la multiplication des parcs éoliens
se heurte à de vives résistances locales
Dans le Nord comme dans les Cyclades, des mouvements « Montagnes libres » se mobilisent
athènes - correspondance
A u Forum économique
mondial de Davos
(Suisse), le premier mi-
nistre grec, Kyriakos Mitsotakis, a
souligné les ambitions de son
gouvernement en matière d’éner-
gie renouvelable. « Nous espérons
qu’à moyen terme, la Grèce de-
viendra un exportateur d’énergie
verte. Nous souhaitons exploiter
l’énergie éolienne en mettant
l’accent sur la mer Egée », a-t-il dé-
claré mi-janvier.
Athènes s’est engagé à investir
un tiers des quelque 31 milliards
d’euros du plan de relance euro-
péen post-Covid-19 dans la lutte
contre le réchauffement clima-
tique. Une large part sera consa-
crée aux énergies non polluantes,
car l’objectif du gouvernement
conservateur est que l’électricité
verte atteigne 80 % de la pro-
duction totale, contre moins de
30 % actuellement. En 2023,
153 nouvelles éoliennes ont été
connectées au réseau, ce qui cor-
respond à des investissements de
plus de 600 millions d’euros.
Cependant, depuis plusieurs an-
nées, un peu partout en Grèce,
dans le nord du pays ou sur les îles
cycladiques d’Andros ou de Tinos,
des mouvements intitulés Monta-
gnes libres se mobilisent contre
qui doivent être soumises à un exa-
men, sans garantir qu’elles seront
un jour adoptées », déplore Mikael
Karlsson, chercheur en sciences
de l’environnement à l’université
d’Uppsala. « En gros, on remeuble
un peu le Titanic, mais le navire
continue de couler », résume-t-il.
Même frustration du côté du
Conseil suédois de la politique
climatique : « Le plan vise toujours
la neutralité carbone, d’ici à 2045,
mais sans expliquer comment la
Suède va atteindre ses objectifs
pour 2030 », déclare sa présidente,
Asa Persson. Directrice de recher-
che à l’Institut de l’environne-
ment de Stockholm, elle rappelle
que le conseil demande, depuis
plusieurs années, l’accélération
du rythme de la transition. Mais,
au lieu d’aller plus vite, « la Suède
fait désormais marche arrière », se
désole Mme Persson.
L’équation ne tient pas
Dans son dernier projet de loi de fi-
nances, présenté à l’automne
2023, le gouvernement, mené par
le conservateur Ulf Kristersson,
admet que sa politique va entraî-
ner, pour la deuxième année de
suite, une hausse des émissions, à
hauteur de 4,8 millions à 8,7 mil-
lions de tonnes, d’ici à 2030. « On
n’a pas vu ça depuis au moins vingt
ans », assure Asa Persson. Mikael
Karlsson le confirme : la droite et
l’extrême droite, élues en septem-
bre 2022, notamment sur la pro-
messe de renforcer le pouvoir
d’achat des ménages, ont « de facto
effectué un virage à près de 180 de-
grés sur la politique climatique ».
Mesure après mesure, la coali-
tion semble déterminée à détri-
coter tout ce qui devait contri-
buer à rapprocher la Suède de ses
objectifs climatiques. Elle a ainsi
décidé de réduire la part de bio-
carburants incorporés à l’essence
et au diesel, une mesure respon-
ces projets d’installation. A Agrafa
(centre), en 2019, le gouvernement
a dû envoyer la police pour escor-
ter les bulldozers venus installer
des centaines d’éoliennes.
Face aux oppositions, le gouver-
nement ne recule pas et annonce
un nouveau projet de parcs sur des
îlots ou en mer. D’ici à 2050, il est
prévu qu’environ 1 150 éoliennes,
hautes de 280 mètres, soient ins-
tallées en mer, notamment près
d’Alexandroupoli (nord-est), au
large de la Crète et de Corfou. Mais
ce projet suscite de vives réactions.
En Crète, l’association des hôte-
liers de Lassithi estime que « l’im-
plantation de 75 éoliennes (…), à
seulement un mille marin [1,8 kilo-
mètre] de la côte, créera de fortes
secousses pour l’économie (…) Pen-
dant neuf ans, il y aura un chantier
de construction dans une zone
d’une beauté naturelle exception-
nelle et qui est internationalement
connue pour son tourisme de
luxe ». En face de Corfou, l’instal-
lation d’éoliennes sur les îles
Diapontiques a essuyé le refus de
la région et la gouverneure des
îles Ioniennes a appelé le gouver-
nement à reconsidérer ses plans.
Le conseil municipal de l’île
d’Ikaria a dénoncé « les projets
gouvernementaux, qui ne font
qu’assurer la rentabilité de divers
groupes d’entreprises ».
international | 7
LES SUBVENTIONS
ACCORDÉES PAR L’ÉTAT
AUX ÉNERGIES FOSSILES
ONT AUGMENTÉ
DE 10 % EN 2023
sable de la plus grosse part des
augmentations d’émissions,
d’abandonner les critères climati-
ques dans l’attribution des mar-
chés publics, d’éliminer le sys-
tème de bonus favorisant les vé-
hicules propres ou les crédits
d’impôt pour l’achat de voitures
électriques. La prime qui devait
encourager le covoiturage et
l’usage des transports en com-
mun pour se rendre au travail dis-
paraît, de même que les subven-
tions pour l’éolien offshore et les
projets de train à grande vitesse.
Par ailleurs, les subventions ac-
cordées par l’Etat aux énergies
fossiles ont augmenté de 10 %
en 2023, pour atteindre 31 mil-
liards de couronnes (2,7 milliards
d’euros), selon l’Association sué-
doise de protection de la nature.
« A l’heure actuelle, cela signifie
que la Suède perd 85 millions de
couronnes chaque jour en rendant
les émissions moins chères », a
constaté la présidente de l’ONG,
Beatrice Rindevall.
A titre de comparaison, en 2024,
le gouvernement consacrera
19,3 milliards de couronnes à la
lutte contre le changement clima-
tique et à la protection de l’envi-
ronnement, soit 259 millions de
couronnes de moins qu’en 2023,
alors que l’enveloppe avait déjà
été rabotée de 4 milliards de cou-
ronnes par rapport à 2022.
« Il est clair que la droite a cédé
face aux exigences des Démocrates
de Suède », dénonce Mikael Karls-
Pour Maria Karamanof, prési-
dente de la chambre de l’environ-
nement et du développement du-
rable, « le développement des éo-
liennes est devenu incontrôlable et
dépasse nettement les besoins [du]
pays. C’est une catastrophe pour
[ses] paysages et pour l’écosys-
tème ». D’après le Laboratoire de
conservation de la biodiversité de
l’université d’Ioannina, les empla-
cements des parcs n’ont pas tou-
jours été bien étudiés. « La ten-
dance générale en Europe est d’évi-
ter les montagnes, les forêts et les
zones présentant un risque topo-
graphique d’érosion », expliquait la
directrice du laboratoire, Kiki Kati,
au journal Kathimerini, le 5 janvier.
« Deux ans de discussions »
Mais dans le sud de l’Europe, c’est
l’inverse et « les écosystèmes fores-
tiers et de montagne sont menacés
par l’expansion des parcs éoliens ».
Dans une lettre adressée au pre-
mier ministre, début janvier, elle
suggère d’installer ces parcs en
dehors des zones sauvages et là où
existent déjà un réseau routier et
une présence humaine.
« Il faudrait une meilleure planifi-
cation pour décider où peuvent être
mises les éoliennes selon des critè-
res écologiques et éviter que ce
marché devienne un monopole
pour les grandes entreprises, qui ne
son, qui rappelle que la dernière
fois que les conservateurs diri-
geaient le gouvernement, entre
2006 et 2014, ils avaient élevé les
objectifs environnementaux. Se-
lon l’accord de coalition présenté
en octobre 2022, les Démocrates
de Suède – ils ne siègent pas au
gouvernement, mais participent
aux ministères − ne devaient avoir
aucune influence sur la politique
climatique. Mais, depuis novem-
bre 2023, ce n’est plus le cas : en ac-
ceptant le principe de la neutralité
carbone, d’ici à 2045, ils ont obtenu
en échange que la Suède renonce à
son objectif de réduire de 63 % ses
émissions dans les transports et
dans l’agriculture, d’ici à 2030.
Selon le gouvernement, il n’est
toutefois pas question de remettre
en cause les objectifs européens.
Sauf que les engagements fixés
dans le cadre du Green Deal sont
« tout aussi ambitieux », remarque
Asa Persson. Pour Magnus Nils-
son, analyste spécialiste de la poli-
tique climatique européenne,
l’équation ne tient pas, d’autant
que « le gouvernement mise tout
sur le nucléaire et qu’aucune cen-
trale ne va voir le jour avant dix ans
au moins ». Or, « pendant cette pé-
riode critique, la Suède augmente
ses émissions et ne dit pas com-
ment elle compte accroître le stoc-
kage du carbone dans ses sols et
dans ses forêts, ce qui demanderait
de réduire l’abattage de 3 % à 4 %
par an », poursuit l’analyste.
Dans son plan d’action, le gou-
vernement évoque la possibilité
d’acheter des droits d’émission.
Encore faudrait-il que d’autres
pays européens aient dépassé
leurs objectifs et puissent en ven-
dre, ce qui apparaît « complète-
ment irréaliste », selon M. Nilsson,
qui s’inquiète que l’Union euro-
péenne ne revienne sur ses enga-
gements. p
anne-françoise hivert
se préoccupent pas toutes de dé-
truire la moitié d’une montagne
pour construire une route », cons-
tate Theodota Nantsou, chargée de
la politique environnementale
pour le WWF Grèce. La militante
pense aussi qu’il faut un vrai tra-
vail d’information et de dialogue
avec les communautés locales
avant l’installation de parcs. Tilos,
petite île proche de Rhodes, est de-
venue indépendante énergétique-
ment grâce à des panneaux solai-
res d’une capacité de 400 kilowatts
et à son éolienne d’une puissance
de 800 kilowatts. « Mais il a fallu
deux ans de discussions avec la po-
pulation pour qu’elle accepte ce
projet », note Theodota Nantsou.
Dans certaines régions, comme
en Thrace, à côté de la forêt de
Dadia, qui a brûlé à l’été 2023, les
résistances à l’installation d’éo-
liennes sont justifiées : c’est une
zone où nichent des rapaces.
« Mais dans les zones touristiques,
sur les îles, par exemple, la logique
qui prédomine est : “Je n’aime pas
l’esthétique des éoliennes”, note
Mme Nantsou. Les énergies renou-
velables restent la solution et il faut
le faire comprendre aux commu-
nautés locales. Chacun ne peut pas
raisonner égoïstement. Certaines
régions ne peuvent pas produire
d’énergie grâce au vent. » p
marina rafenberg
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FRANCE
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DIMANCHE 28 - LUNDI 29 JANVIER 2024

C R I S E D E S A G R I C U LT E U R S

Attal donne des gages

aux agriculteurs, mais
la colère ne retombe pas
Abandon de la hausse de la taxe sur le gazole non routier, aides
d’urgence débloquées… Le premier ministre a présenté, vendredi,
une série de mesures jugées insuffisantes, notamment par la FNSEA

U
ne botte de paille pour pu-
pitre, et un hangar de ferme
en lieu et place d’un salon
de Matignon. C’est dans ce
décor que le fraîchement
nommé premier ministre,
Gabriel Attal, a fait le choix de s’adresser aux
agriculteurs, vendredi 26 janvier.
La localisation, Montastruc-de-Salies, un
petit village de Haute-Garonne, n’était pas
non plus le fait du hasard. C’est dans cette ré-
gion toulousaine que les paysans ont com-
mencé à manifester leur colère, il y a près de
huit jours. Depuis, la contestation, partie de
la base, a été orchestrée par les différents
syndicats, la Fédération nationale des syndi-
cats d’exploitants agricoles (FNSEA) associée
aux Jeunes Agriculteurs, bien évidemment,
mais aussi la Coordination rurale et la Confé-
dération paysanne, au point de s’étendre sur
une large partie du territoire. Vendredi ma-
tin, les céréaliers franciliens de la FNSEA
brandissaient la menace ultime du blocage
de Paris. C’est peu dire que le discours de
M. Attal était attendu.
DES AIDES D’URGENCE
Sans surprise, le premier ministre a évoqué
des mesures concrètes d’urgence censées
apaiser les esprits. L’augmentation progres-
sive – sur six ans – de la taxe sur le gazole
non routier, entrée en vigueur début 2024,
qui faisait grincer des dents sur le terrain, est
abandonnée. Gabriel Attal n’a pas manqué,
toutefois, de souligner qu’elle avait été négo-
ciée avec la FNSEA, tout en mettant en exer-
gue le fait que le dispositif de compensation
mis en place ne rapportait rien à l’Etat et ne
profitait pas aux plus petites exploitations.
Sur ce sujet, le chef du gouvernement a éga-
lement annoncé que la remise se ferait désor-
mais à la pompe, et non en fin d’année, et
qu’en attendant que cela soit opérationnel, en
juillet, une enveloppe de 215 millions d’euros
serait débloquée pour verser une avance. Une
manière de soulager la trésorerie de certains.
FACE AUX CRITIQUES
RÉCURRENTES
SUR LA COMPLEXITÉ
DES PROCÉDURES,
GABRIEL ATTAL
A PRÉSENTÉ
DIX MESURES
DE SIMPLIFICATION
L’hôte de Matignon a renforcé les aides
d’urgence pour les éleveurs touchés par la
maladie hémorragique épizootique, à hau-
teur de 50 millions d’euros ; pour les agricul-
teurs bretons affectés par la tempête, avec un
doublement de l’enveloppe ; et il a gratifié la
filière bio en souffrance d’un soutien supplé-
mentaire chiffré à 50 millions d’euros. Quant
à la viticulture, elle devrait, pour sa part, bé-
néficier d’un nouveau plan d’aide – il sera dé-
voilé prochainement.
Face aux critiques récurrentes sur la com-
plexité des procédures et aux « bâtons dans
les roues » dont se sentent victimes certains
agriculteurs, Gabriel Attal a décidé de pré-
senter dix mesures de simplification, appli-
cables par décret. De la réduction des délais
de recours contre un projet agricole,
comme les bassines ou les bâtiments d’éle-
vage, à la limitation des contrôles adminis-
tratifs à un par an, en passant par la réduc-
tion à une seule réglementation pour les
haies. Dans la foulée, il a lancé, pour un
mois, un chantier de la simplification, avec
des remontées attendues des départements
et une présentation des résultats à l’occa-
sion du Salon de l’agriculture, qui se tient à
Paris du 24 février au 3 mars.
Sur les sujets européens, le premier minis-
tre a réaffirmé l’opposition de la France à la
signature de l’accord de libre-échange entre
les Vingt-Sept et le Mercosur (Brésil, Argen-
tine, Paraguay, Uruguay) et à tout accord de
ce type sans réciprocité des normes. Il s’est
engagé à demander à Bruxelles de surseoir à
l’obligation, inscrite dans la nouvelle politi-
que agricole commune, de 4 % de jachère. Et
à mettre sur pause la mise en application du
texte européen sur les zones humides et les
tourbières. Pour répondre aux inquiétudes
des agriculteurs confrontés à des prix non
rémunérateurs, en dessous des coûts de
production, il a redit que le gouvernement
avait promulgué la loi EGalim – elle entend
rééquilibrer les relations commerciales en-
tre agriculteurs, transformateurs et distri-
buteurs – avec cet objectif. Encore faut-il
qu’elle soit appliquée.
SOUS HAUTE TENSION
Plus tôt dans la journée, le ministre de l’agri-
culture, Marc Fesneau, et son collègue de Gabriel Attal,
l’économie, Bruno Le Maire, avaient reçu les lors de son culteurs sur le territoire ? Le son de cloche
représentants de la filière agroalimentaire adresse aux était différent à Paris. Le président de la
pour un comité de suivi des négociations agriculteurs, FNSEA, Arnaud Rousseau, s’est déclaré favo-
commerciales entre industriels et distribu- au lieu-dit rable à la poursuite du mouvement, sur le pla-
teurs. Sous haute tension, elles doivent Saint-Martin, teau du journal de 20 heures de TF1, et a de-
s’achever le 31 janvier pour fixer les tarifs des à Montastruc- mandé à être reçu à Matignon samedi. « On a
produits en rayon pour l’année 2024. A l’is- de-Salies (Haute- besoin d’aller plus loin », a-t-il dit, estimant
sue de la réunion, M. Le Maire, qui avait an- Garonne), que les mesures annoncées par le premier
noncé le renforcement des contrôles, a me- le 26 janvier. ministre « traitaient les sujets de l’Occitanie ».
nacé les distributeurs et les industriels qui VINCENT NGUYEN/RIVA La Coordination rurale a embrayé et a ap-
ne se conformeraient pas à la loi EGalim de PRESS POUR « LE MONDE » pelé à la poursuite du mouvement. Elle de-
sanctions susceptibles d’atteindre 2 % de mande une détaxation du GNR et la possibi-
leur chiffre d’affaires. M. Attal a par ailleurs lité de reporter les remboursements d’em-
précisé que trois sanctions très lourdes al- prunt d’un an, les frais étant pris en charge
laient être prononcées. par l’Etat. Quant à Laurence Marandola, por-
A la suite de ce discours, le premier ministre te-parole de la Confédération paysanne, elle
s’est rendu à Carbonne, en Haute-Garonne, se dit « extrêmement déçue » par le discours
où les blocages avaient débuté. Il était accom- de M. Attal. « Il n’y a pas de vision d’avenir et
pagné de Jérôme Bayle, devenu la figure de rien de fort sur les prix. Ce sont essentielle-
proue de la contestation locale. L’éleveur, rug- ment des mesures d’urgence. Nous restons
byman, estimait alors avoir gagné le match et mobilisés », ajoute-t-elle. Reste à savoir si les
appelait à la levée du barrage emblématique troupes syndicales poursuivront les mani-
situé sur l’A64 d’ici à samedi midi. Etait-ce le festations sur le territoire. p
signe de la démobilisation générale des agri- laurence girard

Face à sa première crise, le baptême du feu du premier ministre

Gabriel Attal doit éviter l’enlisement du mouvement s’il veut être audible lors de son discours de politique générale, prévu mardi

I l est arrivé la mine confiante.

Ce vendredi 26 janvier, il est
presque 17 heures quand
Gabriel Attal pose le pied à Mon-
tastruc-de-Salies, petit village de
Haute-Garonne, en Occitanie. Le
premier ministre n’ignore pas
qu’il joue sa véritable entrée en
scène à Matignon, mais ne laisse
poindre aucune nervosité devant
les agriculteurs qui l’interpellent.
Nommé il y a dix-sept jours à la
tête du gouvernement, le trente-
naire, réputé pour son art oratoire
et sa capacité à enchaîner les nuits
sans sommeil, doit apaiser en
quelques heures le malaise
paysan : une crise profonde,
diffuse, presque existentielle, une
mobilisation qui a pris forme une
semaine plus tôt, à une cinquan-
taine de kilomètres de là, sur
l’autoroute A64, à Carbonne.
En quelques jours, le mouve-
ment de révolte – marqué par les
décès d’une agricultrice et sa fille,
mardi, percutées par une voiture
à un barrage routier dans l’Ariège
– s’est propagé sur l’ensemble du
territoire. Les tracteurs sont
maintenant aux portes de Paris,
prêts à déverser le purin sur les
édifices de la capitale pour té-
moigner de l’exaspération qui
sourd dans les campagnes de-
puis tant d’années.
Les normes, la défiance, le su-
rendettement, l’Europe… En l’ab-
sence d’Emmanuel Macron, en
visite en Inde, Gabriel Attal doit
apporter des solutions qui de-
vront, en un temps éclair, lever les
blocages des routes et convaincre
les agriculteurs que l’Etat les
considère. Dans le cas contraire, la
crise s’enlisera et éclipsera son
discours de politique générale,
prévu mardi 30 janvier devant les
députés. Ses équipes espèrent un
Hémicycle debout, pour applau-
dir le plus jeune premier ministre
de l’histoire de la Ve République.
Gabriel Attal a 34 ans.
« On va être au rendez-vous »,
assure le premier ministre depuis
Montastruc-de-Salies, en s’adres-
sant à Jérôme Bayle. L’éleveur de
bovins, dont le père agriculteur a
mis fin à ses jours, est devenu la
figure de cette mobilisation
lancée par la base et non les
syndicats. L’apparente assurance
du locataire de Matignon doit
montrer qu’il est entré pleine-
ment et « sereinement » dans le
costume du chef de la majorité,
explique son entourage. « Les
crises sont inhérentes à la fonction
de premier ministre. »
« Agir sans tarder »
Les polémiques à répétition
autour de la ministre de l’éduca-
tion, de la jeunesse et des sports,
Amélie Oudéa-Castéra, sont
devenues presque secondaires.
« La crise agricole, c’est la cour
des grands », observe Gaspard
Gantzer, l’ancien communicant
de François Hollande. Le jeune
premier ministre sortira-t-il
grandi de cet épisode ou discré-
dité et affaibli dès ses premiers
pas à Matignon ?
« LA CRISE AGRICOLE,
C’EST LA COUR
DES GRANDS »
GASPARD GANTZER
ancien communicant
de François Hollande
Décrit par ses contempteurs
comme un Parisien bien né, indif-
férent au monde paysan, Gabriel
Attal doit se familiariser avec un
univers dont il ignore tout. Il avale
les notes que lui transmettent les
élus de terrain, rencontre l’ensem-
ble des syndicats, pèse et soupèse
les options et se souvient du con-
seil que lui avait donné Nicolas
Sarkozy, lors d’un déjeuner, en
septembre 2023 : « La politique,
c’est aussi faire de beaux discours. »
D’entrée, Gabriel Attal assure :
« L’agriculture est au-dessus de
tout le reste. » Puis confie avoir
« bousculé » son agenda pour se
porter au chevet d’une profession
dont il dit partager la plupart des
revendications. Dans le sillage des
déclarations d’Emmanuel Ma-
cron, lors de sa conférence de
presse du 16 janvier, le locataire de
Matignon promet aux agricul-
teurs d’en finir avec les tracas, les
incohérences de l’administration
et les excès de normes pour faire
valoir le « bon sens ». Les cordons
de la bourse sont déliés pour aider
le secteur et revenir sur la hausse
du prix du gazole non routier.
Un « cap » est, dit-il, fixé, bien
qu’aucune définition de l’« agri-
culture à la française », qu’il
appelle de ses vœux, ne soit préci-
sée. Une « méthode » Attal,
calquée sur son action menée en
cinq mois à l’éducation nationale
– marquée par l’interdiction de
l’abaya à l’école – est aussi définie :
« Ma méthode, elle est claire, elle
n’a pas changé : poser le constat,
dire la vérité, et agir sans tarder »,
martèle-t-il vendredi. Après
quarante minutes de discours, les
agriculteurs semblent perplexes.
Ni applaudissements ni huées.
Ont-ils été étourdis par celui qui
est considéré comme un as de la
communication ? Vendredi soir,
lorsque le premier ministre se
rend, dans la foulée, sur le point
de blocage de l’A64, à Carbonne,
pour partager l’apéritif avec les
protestataires, le charme semble
avoir opéré. Jérôme Bayle « remer-
cie » Gabriel Attal d’avoir « res-
pecté » les agriculteurs et annonce
la levée du blocage de l’autoroute
à partir de samedi midi.
Le chef du gouvernement
imagine avoir remporté une
première manche, quand Arnaud
Rousseau, le président de la
FNSEA, le premier syndicat
agricole, déclare, peu après
20 heures, vouloir poursuivre
la mobilisation, un mot d’ordre
relayé par d’autres syndicats
agricoles. L’espoir d’une victoire
rapide s’éloigne pour le premier
ministre. p
claire gatinois
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DIMANCHE 28 - LUNDI 29 JANVIER 2024 france | 9

Des mesures de simplification au

détriment de l’environnement
Les associations de protection de la biodiversité dénoncent
un discours à sens unique, très favorable aux gros exploitants

G abriel Attal a finalement

parlé d’écologie, ven-
dredi, lors d’un déplace-
ment en Haute-Garonne destiné
à répondre à la colère des agricul-
teurs. Mais sa prise de parole n’a
pas vraiment été dans le sens
espéré par les associations de dé-
fense de l’environnement. Criti-
qué depuis sa nomination pour
ne pas avoir évoqué la planifica-
tion écologique lors de ses
premières interventions, le pre-
mier ministre a pris la défense des
agriculteurs, que « certains, dans le
débat politique, présentent comme
des ennemis de l’environnement ».
« Je ne veux plus que l’on accepte ce
genre de phrases », a-t-il lancé,
pointant du doigt implicitement
la gauche et les élus écologistes.
Après les mots, le chef du
gouvernement est passé aux pro-
messes en s’engageant à « simpli-
fier drastiquement nos procédures
et nos normes », une des revendi-
cations de la Fédération nationale
des syndicats d’exploitants agrico-
les (FNSEA). La quasi-totalité des
dix mesures citées marque un
frein, voire un recul dans la politi-
que environnementale. Le délai
des recours contre les installa-
tions classées pour la protection
de l’environnement, comme les
mégabassines, sera réduit à deux
mois ; une présomption d’ur-
gence de dix mois sera créée afin
d’accélérer l’examen des recours ;
une pause « pour discuter du zo-
nage » des zones humides est déci-
LE PREMIER MINISTRE
A ANNONCÉ PLACER
L’OFFICE FRANÇAIS DE
LA BIODIVERSITÉ SOUS
LA TUTELLE DES PRÉFETS
biodiversité, commente Antoine
Gatet, président de France Nature
Environnement. Il lève tous les
barrages à l’agriculture indus-
trielle, qui, justement, condamne
les petits agriculteurs locaux. »
« Sur la méthode, on a une inquié-
tude par rapport à l’opacité des
discussions qui vont s’ouvrir entre
préfets et agriculteurs. On n’a pas
de vision sur ce qui va être discuté
et décidé », complète Elyne
Etienne, responsable agriculture
et alimentation de la Fondation
pour la nature et l’homme.
« Intimider »
Alors que le sujet des mégabassi-
nes est une source de conflit récur-
rente, Gabriel Attal complique les
procédures des associations. Ces
mesures d’accélération sur les
projets de retenue d’eau figuraient
déjà dans le pacte d’orientation
agricole, présenté mi-décem-
bre 2023. Elles concernent aussi les
extensions de bâtiment d’élevage.
« Le premier ministre laisse
entendre que nos recours sont
abusifs et il va jusqu’à restreindre
préfets et a appelé à trouver des so-
lutions pour « faire baisser la ten-
sion » lors des quelque 3 000 con-
trôles réalisés chaque année.
Parmi les revendications de la
FNSEA, figure le « désarmement »
de la police de l’environnement.
« Pourquoi désarmerait-on ces
agents ? réagit Cédric Marteau, di-
recteur général de la Ligue pour la
protection des oiseaux et membre
du conseil d’administration de
l’OFB. C’est une toute petite force de
police, formée pour faire respecter
le code de l’environnement. On
dirait qu’on cherche à l’intimider, ce
n’est pas acceptable. »
Sur les haies, Gabriel Attal a fait
une promesse spectaculaire : pas-
ser de « quatorze réglementa-
tions » à une seule. Comment
l’exécutif va-t-il pouvoir tenir cet
engagement ? Alors que plus de
23 000 kilomètres de haies dispa-
raissent chaque année, les asso-
ciations de protection de la
nature soulignent que les régle-
mentations chargées de les proté-
ger ne sont pas suffisamment ap-
pliquées, et appellent avant tout à
mieux rémunérer les pratiques
vertueuses des agriculteurs. « Dé-
réglementer, pour nous, c’est une
ligne rouge », regrette M. Marteau.
Au-delà des mesures d’urgence
annoncées vendredi, destinées à
calmer la colère du monde agri-
cole, le premier ministre ne s’est
pas exprimé sur les enjeux de
long terme. « On regrette que la
transition agroécologique ne soit

«On va maintenir la pression tant dée… Pendant un mois, les préfets

doivent discuter avec les exploi-
tants pour continuer à leur enle-
ver ces « bâtons dans les roues »,
qu’on n’aura pas de preuves» selon l’expression de M. Attal.
Vendredi soir, les défenseurs de
l’environnement ont dénoncé un
Plusieurs syndicats agricoles ont appelé à poursuivre la lutte, vendredi discours à sens unique, très favo-
rable aux gros exploitants. « En
revenant sur des directives ou des
normes qui permettent de garder
l’accès à la justice sur des questions
environnementales, c’est très
grave, s’alarme M. Gatet. Sauf que
pas citée comme une solution
d’avenir », conclut Elyne Etienne.
Ces derniers jours, deux rapports
nous n’avons jamais été condam- du Haut Conseil pour le climat et
nés pour recours abusif. Au
contraire, nous gagnons nos
procès. » Le 3 octobre 2023, à Poi-
d’une mission d’information
parlementaire ont souligné que
les politiques agricoles et alimen-
tiers, la justice administrative a
annulé l’autorisation donnée à
taires devaient prendre davan-
tage à bras-le-corps les enjeux cli-
deux projets de mégabassines qui matiques et de biodiversité. Le
prévoyaient quinze réserves dites premier ministre n’en a pas fait

N ous avons pris la décision

de poursuivre cette mobi-
lisation. » Invité du jour-
nal télévisé de 20 heures sur TF1,
vendredi 26 janvier, le président
de la Fédération nationale des
syndicats d’exploitants agricoles
(FNSEA), Arnaud Rousseau, a
douché les espoirs de Gabriel
Attal de mettre fin rapidement au
mouvement des agriculteurs.
« Les annonces du premier mi-
nistre ne répondent pas à la tota-
lité des questions que nous nous
posons », a justifié le responsable
du premier syndicat agricole.
M. Rousseau se dit disponible
pour discuter, dès samedi matin,
avec M. Attal. Tout comme le
président des Jeunes Agriculteurs
(JA), Arnaud Gaillot, qui a lancé
à son tour, vendredi soir : « Le
mot d’ordre est de continuer la
mobilisation. »
Même message de la porte-pa-
role de la Confédération pay-
sanne, Laurence Marandola. « Ce
n’est pas nécessairement des bar-
rages, il y aura différentes formes
de mobilisation, sur la route, sur
des ronds-points, devant des gran-
des surfaces, des façons inventives
de dire au gouvernement que c’est
très largement insuffisant. »
« Extrêmement déçus »
Le premier ministre avait pour-
tant remporté, un peu plus tôt,
une victoire symbolique : Jérôme
Bayle, le paysan de Haute-Ga-
ronne qui a fortement contribué
à lancer le mouvement de protes-
tation en bloquant l’autoroute
A64 à Carbonne (Haute-Ga-
ronne), le 18 janvier, a annoncé
que ce barrage serait levé d’ici
à samedi midi. Et d’autres grou-
pes de protestataires avaient déjà
décidé de lever le camp, notam-
ment en Gironde, dans l’Hérault,
le Rhône ou la Sarthe. « Avec ses
« LE PREMIER MINISTRE
EST HORS SUJET. IL NOUS
PARLE DES HAIES, MAIS
C’EST SUR L’ÉCONOMIE
QU’IL FAUT AGIR ! »
DAviD Sève
président de la FDSEA du Gard
annonces, le premier ministre a fi-
nalement réussi à faire lever un
barrage. Mais, en France, il y en a
plus d’une centaine », a rappelé Ar-
naud Rousseau sur TF1.
D’autres continuent la lutte.
Jérémy Choquet, secrétaire géné-
ral des JA en Bretagne, compilait
les remontées de terrain, ven-
dredi soir. Des barrages vont être
levés au cas par cas pour le week-
end afin « de reposer les troupes ».
Dans les Côtes-d’Armor et le Finis-
tère, les tracteurs devraient ce-
pendant rester sur les routes
occupées. « Rien n’est terminé, la
lutte va encore durer », as-
sure M. Choquet.
Dans le Gard, où 55 % des agri-
culteurs sont des vignerons, les
manifestants, qui ont suivi le dis-
cours de Gabriel Attal sur un vi-
déoprojecteur installé au milieu
de l’autoroute, se disent « extrê-
mement déçus » par les annonces.
« Le premier ministre est hors su-
jet. Il nous parle des haies, mais
c’est sur l’économie qu’il faut agir !
Pourquoi rien n’a été annoncé
pour la viticulture ? », s’agace
David Sève, président de la FDSEA
du Gard, qui annonce de nouvel-
les « opérations ».
En début de soirée, plusieurs
agriculteurs sont partis en direc-
tion du stade des Antonins, où
l’équipe de football du Nîmes
Olympique recevait Rouen. Les
forces de l’ordre attendaient les
manifestants mais certains ont pu
pénétrer à l’intérieur de l’enceinte,
où ils souhaitaient déployer des
banderoles. Entre cinquante et
cent personnes ont passé une
seconde nuit sur l’autoroute, au
croisement de l’A9 et l’A54. Un
incendie, provoqué par des agri-
culteurs en colère, s’est déclaré,
vendredi soir, au bureau des doua-
nes de Nîmes. Le préfet du Gard a
fait état de « graves dégradations ».
Les prochains jours seront déci-
sifs pour la suite du mouvement.
A la question de savoir si de
nouveaux blocages seront lancés,
Jean-Paul Dallene, de la FDSEA du
Pas-de-Calais, répond : « On fait le
point ce week-end au niveau
départemental, on attend les ins-
tructions du national. On verra la
forme que ça prendra la semaine
prochaine. » En tout cas, pré-
vient-il, « sur les gros dossiers, on
va maintenir la pression tant qu’on
n’aura pas de preuves ». M. Dallene
concède toutefois qu’« il y a de
petites avancées », comme la
suppression de la hausse de la
taxe sur le gazole non routier.
Les agriculteurs veulent que les
actes suivent les paroles. Parmi la
cinquantaine de ceux qui ont
occupé la chaussée de l’autoroute
A13, à hauteur de Gaillon (Eure),
certains considèrent que les
annonces du premier ministre
peuvent être qualifiées de « mesu-
rettes et de broderie ».
Pour autant, faut-il aller à Paris
pour protester ? Jérôme Canival,
cultivateur à Surtauville (Eure),
n’est pas convaincu : « J’y suis allé
trois fois en tracteur, ça ne sert à
rien. Cela fait de belles photos, mais
on est juste une attraction. » p
benoît floc’h, éric collier,
alexandre lenoir (à lille),
agathe beaudouin (à nîmes)
et benjamin keltz (à rennes)
des parcelles en jachère, de proté-
ger les 10 % des zones humides
qu’il reste en France, il sacrifie des
outils très importants pour la
« de substitution ».
Le premier ministre a annoncé
placer l’Office français de la biodi-
versité (OFB) sous la tutelle des
La paisible visite de Macron
en Inde, loin de la crise paysanne
Y penser toujours, n’en parler jamais. La
visite d’Emmanuel Macron en Inde, à
l’occasion de la fête nationale,
vendredi 26 janvier, s’est déroulée dans
l’ombre du mouvement de protestation des
agriculteurs en France.
A peine arrivé, la veille, l’entourage du chef
de l’Etat avait émis l’hypothèse que le déplace-
ment pourrait être écourté en raison de la
crise. Il n’en a rien été ; Emmanuel Macron a
enchaîné, pendant trente-six heures, les
rendez-vous organisés à l’occasion du Repu-
blic Day, dont il était l’invité d’honneur.
Vendredi soir, juste avant de prendre son
avion, il a encore pris son temps pour visiter
un lieu de culte soufi, dans ce pays où la mino-
rité musulmane est menacée, au moment où,
en France, le premier ministre, Gabriel Attal,
faisait de premières annonces pour répondre
à la colère des agriculteurs.
Luxueux dîner
L’essentiel du voyage se voulait avait tout
cérémoniel, quitte à apparaître en décalage
avec le climat de tensions prévalant dans
l’Hexagone. Dans la matinée de vendredi,
Emmanuel Macron est arrivé en calèche pour
assister au défilé militaire – en présence de
soldats de la Légion étrangère, invités pour
l’occasion. L’après-midi, à New Delhi, il est
apparu à la garden party organisée dans les
immenses jardins de la présidence indienne,
pour y revenir un peu plus tard pour un
rapide dîner d’Etat.
La veille, à Jaipur, le président de la Républi-
que a passé l’après-midi au fort d’Amber, haut
lieu touristique de la capitale du Rajasthan. Il
mention dans son allocution. p
mathilde gérard,
matthieu goar
et perrine mouterde
s’est ensuite offert une parade automobile,
à bord d’un pick-up, aux côtés du premier
ministre indien, Narendra Modi.
Au passage, son hôte, en campagne électo-
rale pour un troisième mandat, s’est fait accla-
mer par ses milliers de partisans rassemblés
sur l’itinéraire. Les deux hommes et leurs
entourages ont dîné dans un luxueux palace,
bien loin des vicissitudes de la vie politique
française. L’Elysée affirme travailler au renfor-
cement du partenariat stratégique avec l’Inde,
dans les domaines de la défense, de l’espace
ou du nucléaire, des sujets où rien de concret
n’a été annoncé. « La coopération avec l’Inde
demande du temps et ce
genre de visite sert à ap-
profondir les échanges »,
LE CHEF DE L’ETAT
explique un conseiller. A CHERCHÉ
D’après ses proches,
M. Macron n’a pas cessé À DONNER
de se tenir informé de la
situation en France, et est
L’IMPRESSION
resté, sans surprise, asso- QU’IL LAISSAIT EN
cié aux réflexions enga-
gées pour trouver une PREMIÈRE LIGNE
réponse à la hauteur des
revendications des agri- GABRIEL ATTAL
culteurs. Cependant, il a
cherché à donner l’impression qu’il laissait en
première ligne Gabriel Attal, qui affronte sa
première crise à la tête du gouvernement.
Interrogé, Emmanuel Macron s’est refusé au
moindre commentaire, même officieux.
« C’est normal que vous posiez la question »,
a-t-il juste indiqué : « J’aurai l’occasion de
m’exprimer plus tard. Profitez d’ici ! » p
philippe ricard (delhi, envoyé spécial)
10 | france
Le récit de deux « miraculés » des
attentats de Trèbes et Carcassonne
Devant la cour d’assises spéciale de Paris, Renato Gomes et Julie L. ont
raconté leurs traumatismes après le périple meurtrier de Radouane Lakdim
RÉCIT
D
eux miraculés ont té-
moigné à la barre du
procès des attentats de
Trèbes et Carcassonne
(Aude), vendredi 26 janvier. Deux
histoires très différentes. Deux
survivants d’un même attentat. Le
premier, Renato Gomes, a été la
première victime du périple
meurtrier du terroriste, qui lui a
tiré une balle dans la tête. La se-
conde, Julie L. (elle a demandé à
garder l’anonymat), a été son
otage pendant près d’une heure. Il
vit encore aujourd’hui avec la balle
qui s’est logée dans son crâne, elle
avec la balle imaginaire qu’elle n’a
jamais reçue.
Renato Gomes a 31 ans. Il est
aujourd’hui postier à Narbonne.
Le 23 mars 2018, il aurait dû mou-
rir. Sa présence à la barre de la cour
d’assises spéciale de Paris est un
prodige. Cela faisait tout juste un
an que ce Portugais avait quitté
son pays quand il a croisé la route
du djihadiste qui haïssait le sien.
Ce matin-là, il marchait dans un
sous-bois près du parking des
aigles, à Carcassonne, connu
comme un lieu de rencontres ho-
mosexuelles, quand un jeune
homme, Radouane Lakdim, un dé-
linquant radicalisé, l’interpelle :
« Qu’est-ce que tu fais là ? »
Renato Gomes lui répond qu’il
fume une cigarette. Ils aperçoivent
un troisième homme, Jean Maziè-
res, un viticulteur à la retraite de
61 ans, qui marche dans leur direc-
tion. « Je le regarde, le terroriste
aussi. Et à ce moment, je prends une
balle dans la tête. M. Mazières, c’est
Passoires thermiques : Paris veut de la souplesse sur le calendrier
L’adjoint à la maire de la capitale chargé du logement s’inquiète de l’interdiction de location des biens classés « G » à partir de 2025
C ette fois-ci, c’est une voix
politique de gauche, enga-
gée en faveur de la rénova-
tion écologique, qui demande un
assouplissement des mesures
coercitives à l’égard des passoires
thermiques situées en coproprié-
tés. L’adjoint (PCF) à la maire de
Paris Jacques Baudrier, chargé du
logement et de la transition écolo-
gique du bâti, qui porte le pro-
gramme d’aide à la rénovation
« Eco-rénovons Paris + », a écrit
jeudi 25 janvier au premier minis-
tre pour proposer le report, sous
conditions, d’un calendrier jugé
« inatteignable ».
Celui-ci, fixé par la loi Climat et
résilience, interdit la mise en loca-
tion ou la relocation des pires pas-
soires thermiques (classées « G + »)
depuis le 1er janvier 2023, puis va
étendre cette interdiction à tous
les biens classés « G » au 1er jan-
vier 2025 – puis aux « F » en 2028 et
aux « E » en 2034.
« Le calendrier est trop court pour
que toutes les copropriétés enga-
Nouveau Hors-Série
Les articles de la presse étrangère qui ont marqué l’année.
EN VENTE CHEZ VOTRE MARCHAND DE JOURNAUX
Vers 10 h 25,
Renato Gomes
appelle sa mère.
Il lui dit qu’il s’est
pris une balle.
La conversation
est surréaliste
ma dernière vision avant la balle… »
Jean Mazières sera abattu juste
après, d’une balle dans le crâne, et
décédera sur place.
Renato Gomes, lui, n’est pas
mort. La balle qui lui a perforé l’or-
bite gauche a épargné les zones
vitales de son cerveau. Il perd
connaissance et s’effondre au sol.
« Ça s’est passé très vite… Par con-
tre, ça ne s’est pas passé vite, le
temps que je suis resté tout seul…
dit-il avec ses mots simples et son
accent chantant.
– Oui, ça a duré presque deux heu-
res trente… souffle le président.
Durant tout ce temps, Renato Go-
mes sera seul sur ce parking avec
une balle dans le crâne.
– D’un coup, je me réveille, je re-
garde le ciel, j’essaye de me lever… »
« Il faut réussir à vivre avec ça »
Il se lève, marche, tombe, se relève,
retombe. Il parvient tout de même
à se traîner sur quelques dizaines
de mètres vers la route en espérant
que quelqu’un l’aperçoive. Vers
10 h 25, il appelle sa mère. Il lui dit
qu’il s’est pris une balle. La conver-
sation est surréaliste : « Elle me
croyait pas. Un truc de film. Il me
gées dans le processus de rénova-
tion aient réalisé leurs travaux
avant le 1er janvier 2025. Il est plus
que probable qu’une très grande
majorité des logements en catégo-
rie “G” actuellement, le soient en-
core au 1er janvier prochain et ne
soient donc plus en capacité d’être
reloués », s’inquiète, dans son
courrier à Gabriel Attal, l’élu com-
muniste du 20e arrondissement.
60 000 logements de moins
Il redoute que nombre de proprié-
taires de logements « G » n’ayant
pu faire déclencher à temps des
travaux par Ieur copropriété, fas-
sent le choix de ne plus louer.
« Cela implique que potentielle-
ment 60 000 logements à Paris et
170 000 logements en Ile-de-
France pourraient être retirés du
marché locatif privé », avance l’ad-
joint au logement.
Une perspective qui inquiète, en
pleine crise du logement. « Tous
les jours, en tant qu’élu local, je me-
sure les difficultés croissantes des
manquait des mots, à cause de la
balle. J’arrivais pas à dire où j’étais.
Je lui décris les arbres, les fleurs qui
étaient autour de moi… » Il appelle
ensuite l’hôpital et les pompiers,
sans pouvoir dire où il se trouve.
Vers 12 h 30, un homme qui pas-
sait par là finit par le découvrir par
hasard, le visage ensanglanté, son
téléphone à la main. « Je lui dis
d’appeler une ambulance, et après
je me suis endormi et je me rappelle
plus rien. Je n’ai compris que le len-
demain que j’avais été victime d’un
attentat. J’ai relié tous les points, et
j’ai compris que j’avais réussi à m’en
sortir tout seul. »
Renato Gomes a survécu à un tir
dans la tête, puis à l’absence de
soin jusqu’à son hospitalisation, à
13 h 15. « Tout le monde dit que j’ai
une deuxième vie. Je suis un mira-
culé, comme les journaux ont dit. »
Mais il garde de ce rendez-vous
manqué avec la mort de lourdes
séquelles. « C’est comme si j’avais
un nuage dans l’œil, je vois les cou-
leurs mais pas les formes. Et j’ai
perdu l’audition d’une oreille. Ça
fait six ans que j’ai une balle dans la
tête. Les médecins disent que c’est
trop risqué de l’enlever. Il faut réus-
sir à vivre avec ça. »
Julie L. n’a pas pris de balle dans
la tête. Mais elle a vécu de longues
années avec le fantôme de celle qui
aurait pu la tuer. Elle se présente à
la barre coiffée d’une imposante
perruque, pour assurer sa « tran-
quillité ». Elle était hôtesse de
caisse au Super U de Trèbes quand
le terroriste a fait irruption et a tué
deux personnes : le chef boucher,
Christian Medves, 49 ans, et Hervé
Sosna, un client de 65 ans, tous
habitants à se loger dans le marché
locatif privé, dit-il, alors que dans le
même temps la baisse du taux de
rotation dans le parc social com-
plexifie l’accès au logement social. »
Les professionnels de l’immobi-
lier constatent de leur côté une
hausse des mises en vente de pas-
soires thermiques, dont une part
est retirée du marché locatif pour
ne pas avoir à réaliser les travaux
de rénovation. « Jusqu’au début de
l’année 2023, la part des logements
anciens vendus d’étiquettes éner-
gie “F” et “G” continue de croître (…)
atteignant ainsi 18 % au 2e trimes-
tre 2023 (soit + 7 points en deux
ans) », observe dans une note de
conjoncture d’octobre 2023 le
Conseil supérieur du notariat.
La proposition transmise à Ma-
tignon consiste à modifier la loi
Climat et résilience afin qu’un
bien classé « G » dans une copro-
priété soit considéré comme dé-
cent, à titre dérogatoire, jusqu’au
1er janvier 2028, à la condition que
ce logement ait bénéficié de tra-
sure serait moins grave », décrit-
elle en penchant la tête sur le côté.
La balle n’est pas partie. Mais,
pendant des années, Julie a senti
son empreinte. Comme de nom-
breuses victimes d’attentat, elle a
suivi des séances d’EMDR (eye mo-
vement desensitization and repro-
cessing), une thérapie par mouve-
ments oculaires qui cible la mé-
moire traumatique : « Je me suis
rendu compte que je croyais que
j’avais un truc dans la tête. Et aussi
une plaque de fonte dans le dos,
deux abattus d’une balle dans la
tête à bout portant.
pour éviter de prendre des balles. »
Le traumatisme n’est venu
Puis le tueur l’a aperçue : « C’est qu’après. Durant la prise d’otage,
bon, j’ai mon otage. » Il s’est en- l’hôtesse de caisse ne s’est jamais
fermé avec elle dans la salle des départie de son sang-froid. « Je me
coffres et lui a demandé d’appeler suis concentrée pour ne pas l’éner-
la gendarmerie pour revendiquer ver », résume-t-elle. Elle le tutoie,
son action. Les cinquante minutes lui parle comme à un enfant.
de sa prise d’otage, enregistrées, « Dans ma tête, je l’appelle encore
ont été diffusées à l’audience. On y aujourd’hui “le petit con” », confie-
entend la voix du terroriste, extrê- t-elle à la barre.
mement nerveux, et celle de Ju- Dans cet interminable tête-à-
lie L., étonnamment calme. tête, elle prend même la liberté de
« La gendarmerie, bonjour ! répondre au téléphone quand des
– Oui bonjour madame, je m’ap- clients appellent : « Le magasin est
pelle Julie L., je travaille à Super U exceptionnellement fermé, ma-
Trèbes, et je suis actuellement dame. » Puis vient le moment de
euh… prise en otage par un mon- l’échange qui lui a peut-être sauvé
sieur armé. la vie. Le colonel Arnaud Beltrame
– D’accord, il a une arme sur votre s’approche, les mains en l’air, et
tête ? Il vous menace là ? convainc le terroriste de se substi-
– Oui. tuer à l’otage.
– C’est un pistolet ou un fusil ? « Cette dame, elle a rien fait, dit le
– Pistolet… Avec un couteau… Et gendarme. On fait un échange ?
deux grenades. » – Venez, vous êtes prêt à mourir ?
Oh, vous êtes prêt à mourir pour la
« J’étais tétanisée » France ? »
Radouane Lakdim revendique son Arnaud Beltrame dépose son
action. Le terroriste passe ensuite arme et pénètre dans le local. On
une partie de l’enregistrement à entend les derniers mots de Ju-
prier, tandis qu’en fond sonore ré- lie L. sur l’enregistrement : « Je pars
sonne la musique d’ambiance du doucement ? Merci. Tu veux que je
Super U, Take Me to Church, du ferme ? D’accord… »
chanteur Hozier. Très excité, il me- « Les années après l’attentat ont
nace son otage dès qu’il aperçoit été terribles », conclut-elle devant
les premiers gendarmes : « J’te la cour. « J’ai peur de faire mes cour-
tue… J’te mets une balle dans la ses, de la foule, des bruits… J’ai tou-
tête… Dis-leur qu’ils rentrent pas. » jours l’impression que je vais me
« C’est là qu’il s’est glissé derrière faire descendre. Mais je me suis en-
moi et a posé son arme derrière suite rapprochée d’une forme de
mon oreille. L’arme tremblait con- spiritualité », confie-t-elle avant
tre mon crâne. J’étais tétanisée. d’évoquer la mémoire de son mi-
J’avais peur qu’une balle parte toute racle à elle : « Je prie souvent pour
seule. Je penchais la tête en me di- Arnaud Beltrame. » p
sant que si une balle partait, la bles- soren seelow
vaux dans les parties privatives,
préconisés par un diagnostic de
performance énergétique indivi-
duel. Mais il faudra aussi que l’as-
semblée générale de copropriété
vier 2023 l’interdiction des passoi-
res thermiques de « folie », dans
les colonnes du magazine Le
Point. En septembre dernier, c’est
le ministre de l’économie Bruno
ait adopté, avant le 1er jan- Le Maire qui, dans un entretien au
vier 2026, un projet de plan plu- Parisien, s’était dit, « à titre person-
riannuel de travaux avec un nel », « très favorable » à une révi-
échéancier de travaux permet- sion du calendrier, « en particulier
tant au logement d’atteindre le pour les copropriétés ». Avant de
niveau minimal de performance rectifier le tir le lendemain, en as-
exigé, avant le 1er janvier 2028. Ou surant qu’il n’était « pas question
qu’à défaut, un diagnostic global de modifier le calendrier ».
de la copropriété ait été réalisé et L’adjoint à la transition écologi-
que l’assemblée générale ait voté que du bâti à Paris présente ce-
la réalisation de travaux, dans les pendant un profil différent. Jac-
mêmes délais. ques Baudrier se dit convaincu de
la nécessité de pousser massive-
Profil différent ment les propriétaires bailleurs à
Des personnalités politiques engager des travaux de rénova-
s’étaient déjà inquiétées du calen- tion, pour faire baisser les émis-
drier volontaire de rénovation des sions de gaz à effet de serre – alors
passoires énergétiques, mais cel- que le secteur du bâtiment pro-
les-ci n’étaient pas connues pour duit chaque année près du quart
être des fers de lance de la transi- des émissions nationales.
tion écologique. L’ancien premier A son actif, il a lancé des réu-
ministre Edouard Philippe (Hori- nions dans toutes les mairies d’ar-
zons) avait ainsi qualifié en jan- rondissement de la capitale, pour
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DIMANCHE 28 - LUNDI 29 JANVIER 2024
S OC I ÉT É
La loi sur l’immigration
promulguée après
les censures du Conseil
constitutionnel
Le chef de l’Etat a promulgué,
vendredi 26 janvier, la loi
« immigration », largement
censurée la veille par le Con-
seil constitutionnel, accusé
par la droite d’avoir commis
un « coup d’Etat de droit ». Le
texte, dont 35 articles ont été
totalement ou partiellement
retoqués, a été publié au Jour-
nal officiel de samedi. Le Con-
seil a censuré de nombreuses
mesures adoptées sous la
pression de la droite, avec l’ap-
pui de l’extrême droite, parmi
lesquelles le durcissement de
l’accès aux prestations socia-
les, les quotas migratoires
annuels, le resserrement des
critères du regroupement
familial. – (AFP.)
CORS E
Le FLNC juge l’autonomie
en discussion incapable
de « préserver le peuple
corse »
Le mouvement indépendan-
tiste Front de libération natio-
nale corse (FLNC) a critiqué,
lors d’une conférence de
presse clandestine, l’autono-
mie en discussion pour l’île, la
jugeant incapable de « préser-
ver le peuple corse ». Dans un
communiqué lu aux journa-
listes, onze individus cagou-
lées et armés évoquent une
augmentation de population
de l’île « de 20 310 résidents »
(sur 340 000 habitants) entre
2015 et 2021, « pour la plupart
des Français [du continent] ».
Ils affirment que le peuple
corse est « sans aucune possi-
bilité légale » de s’opposer à ce
qu’ils qualifient de « colonisa-
tion de peuplement ». Gérald
Darmanin doit se rendre « dé-
but février » en Corse pour
« faire un point d’étape » con-
cernant les discussions sur
l’évolution du statut de l’île
vers une « autonomie dans la
République ». – (AFP.)
présenter les aides financières de
la Ville aux copropriétés et l’exoné-
ration de la taxe foncière pour les
propriétaires qui auront réalisé
des travaux de rénovation thermi-
que. « En à peine un an », le nombre
de copropriétés inscrites sur la
plate-forme de l’Agence parisienne
du climat (qui accompagne les Pa-
risiens dans leurs projets d’effica-
cité énergétique) « est passé de
5 000 à 10 000, soit près du quart
des copropriétés », se félicite-t-il.
Mais l’élu estime qu’un nouveau
calendrier « crédible et atteigna-
ble » permettrait « de ne pas décou-
rager les copropriétés engagées
dans un processus de rénovation »
et de concilier l’impératif climati-
que et celui de proposer une offre
suffisante de logements. L’inter-
diction de location des logements
les plus mal isolés et énergivores
constituant un axe fort de la tran-
sition écologique, proposer de
toucher à ce calendrier, même à la
marge, n’a rien d’anodin. p
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DIMANCHE 28 - LUNDI 29 JANVIER 2024

Pénurie de médicaments : une crise sans fin

Pharmaciens, médecins et patients s’organisent pour faire face aux ruptures d’approvisionnement

N
on seulement ça ne
s’améliore pas, à part
sur quelques médica-
ments, mais, en plus,
ça s’aggrave. » A la pharmacie de
l’Hôtel de Ville, dans le centre
d’Aurillac, Christophe Nouvel est
intarissable lorsqu’il s’agit d’énu-
mérer les médicaments qu’il
peine à se procurer pour ses pa-
tients. Antibiotiques, traitements
contre l’hypertension ou le cho-
lestérol, antidiabétiques, antiépi-
leptiques, traitements ophtalmi-
ques… « C’est simple, lorsqu’un pa-
tient arrive avec une ordonnance
pour une pathologie chronique,
dans un cas sur deux, il nous man-
que un des produits prescrits. Et on
ne parle pas ici de bobologie, mais
de traitements indispensables
voire vitaux pour les malades »,
constate-t-il, dépité. Dans 90 %
des cas, le pharmacien parvient
heureusement à trouver une so-
lution de rechange en fouillant
ses étagères pour dénicher un
autre médicament aux propriétés
identiques ou en commandant le
médicament de substitution
auprès de son grossiste. « Le pa-
tient se retrouve alors avec un trai-
tement où il devra peut-être pren-
dre deux comprimés au lieu d’un.
C’est un peu perturbant, mais c’est
un moindre mal », détaille-t-il.
Mais de plus en plus souvent,
faute de trouver des équivalents
disponibles, il est amené à décro-
cher son téléphone pour joindre
les médecins afin de trouver
d’autres options de traitement.
« Encore faut-il qu’ils nous répon-
dent, car eux aussi sont débordés »,
soupire Cynthia Guichard, qui une boîte de temps en temps, c’est fois plus cher que le médicament temps plein, constate son homo- traitement manquant par des al-
juge la situation « catastrophi- la fête », ironise-t-elle, avant de fabriqué industriellement. logue breton, Vincent Gicquel.
En 2023, ternatives) ou s’appuyer sur des
que » depuis deux ans. Comme la souligner : « Tout cela est délétère Ces difficultés de terrain ne se « En ce moment, 3 % à 4 % de nos plus de 4 925 importations de surplus de stocks
dizaine d’officines contactées, la pour la santé publique. Et en plus, cantonnent pas aux pharmacies références sont en rupture. Cela de pays voisins.
pharmacienne, installée à Mar- c’est coûteux pour la Sécurité so- d’officines. Dans les hôpitaux semble peu, mais c’est énorme
médicaments Cette situation affecte les pa-
seille, ne compte plus les heures ciale, car à chaque traitement aussi, les pénuries sont devenues comparé à il y a dix ans. A cette ont été signalés tients. Les établissements hospi-
passées chaque semaine à tenter d’une ordonnance, des honoraires routinières. « On est sur un fil en époque, les rares moments où on taliers, malgré leurs efforts pour
de mettre la main sur un médica- de dispensation sont facturés. permanence. Entre 2022 et 2023, on était confrontés à ces situations,
en risque trouver des solutions, sont par-
ment manquant. « Chaque fois Lorsqu’un patient doit faire deux a observé une augmentation de c’était parce qu’on s’était loupé sur de tension fois dans une impasse. Certains
que je passe une commande, j’ai en pharmacies au lieu d’une pour ob- 30 % de nos lignes de produits en la passation de commande », ex- ont ainsi dû parfois se résoudre à
retour environ 150 références que tenir l’ensemble de ses médica- tension ou en rupture. A l’heure ac- plique le pharmacien, qui déplore reporter de quelques jours une
mes grossistes ne sont pas en me- ments, ces honoraires sont donc tuelle, 160 lignes sur les 2 500 que par ailleurs la variabilité des mo- nationale de sécurité du médica- chirurgie, faute de disposer du
sure de me livrer », observe-t-elle. multipliés par deux. » compte notre nomenclature sont des d’information utilisés par les ment et des produits de santé matériel nécessaire, les disposi-
Parmi les basiques en quasi rup- concernées », note Pierre-Antoine laboratoires pharmaceutiques (ANSM), soit une augmentation tifs médicaux – ces produits qui
ture en ce moment dans ses Courir d’un fournisseur à l’autre Fontaine, pharmacien chargé des pour communiquer sur ces su- de 30 % par rapport à 2022 (où recouvrent toute une palette d’ar-
rayons, l’Augmentin, un antibioti- Une autre solution adoptée en cas achats de médicaments au centre jets. « Il y a ceux qui envoient un 3 761 médicaments étaient dans ticles comme les pansements, les
que associant de l’acide clavulani- d’impasse consiste à faire appel hospitalier universitaire (CHU) de fax, ceux qui téléphonent, ceux qui ce cas de figure). sutures, les sondes d’intubation,
que et de l’amoxicilline, utilisé aux pharmacies préparatoires, Nice. Avec son équipe, il passe ses envoient un mail, ceux encore qui Parmi ces déclarations, toutes les systèmes de monitorage
dans le traitement des infections des officines autorisées à fabri- journées à courir d’un fournisseur informent de toutes leurs pénuries ne se sont pas traduites par de d’oxygène, etc. – étant également
bactériennes. « Si on arrive à avoir quer elles-mêmes certains médi- à l’autre pour trouver des solu- et nous laissent la charge de faire réelles tensions ou des ruptures concernés par les pénuries. Par
caments. Après avoir été appelées tions qui ne pénaliseront pas les le tri pour repérer celles qui concer- sèches, c’est-à-dire une indisponi- manque de médicaments,
à la rescousse en novem- patients. Un travail de longue ha- nent les produits que nous référen- bilité supérieure à soixante- d’autres encore ont dû quelque-
bre 2022 pour pallier l’absence leine. Car il ne s’agit pas seulement çons… », ajoute-t-il. douze heures pour les patients, fois prescrire directement des
Souvent, d’amoxicilline, elles se sont atte- de débusquer l’alternative idéale, mais un nombre non négligeable, traitements de deuxième ligne,
le pharmacien lées cet hiver à la confection de la « il faut ensuite adapter les protoco- Recourir à des substitutions environ 40 %, ont tout de même habituellement utilisés lorsque le
Flécaïne, un médicament cou- les, informer les personnels, para- Malgré la mobilisation des autori- nécessité la prise de mesures par traitement de première ligne n’a
est amené ramment prescrit aux patients métrer les systèmes d’information, tés de santé, la tendance n’est pas le gendarme du médicament. pas l’effet escompté.
à appeler souffrant de troubles du rythme et s’assurer qu’il n’y a pas de mélan- près de s’inverser. En 2023, le L’ANSM a ainsi dû, selon les cas, Pour les patients souffrant de
cardiaque, et dont les approvi- ges dans les rangements », précise rythme des pénuries s’est encore opter pour des contingente- maladies chroniques, contraints
les médecins sionnements ont connu de très Rémy Collomp, chef du pôle phar- accéléré. Au total, 4 925 médica- ments, autrement dit limiter les de renouveler régulièrement à la
afin de trouver fortes perturbations ces derniers macie de l’hôpital. ments d’intérêt thérapeutique prescriptions à une partie des pa- pharmacie leur stock de médica-
mois. Non sans un certain prix, le Au CHU de Rennes, ce surcroît majeur ont été signalés en risque tients, recourir à des substitu- ments, c’est l’angoisse. Josée
d’autres options coût de ces préparations artisana- d’activité mobilise au quotidien de tension ou de rupture d’appro- tions (l’autorisation pour les Gaillard, secrétaire générale de
de traitement les revenant parfois jusqu’à trois l’équivalent de trois personnes à visionnement auprès de l’Agence pharmaciens de remplacer un l’association France glaucome,
pointe ainsi les récentes difficultés
pour se procurer de l’Azopt, un col-
La feuille de route promise par le gouvernement se fait attendre lyre utilisé quotidiennement par
de nombreux malades pour dimi-
nuer la tension intraoculaire. « La
c’est la boussole que tous – indus- réponses pour prévenir ces pénuries né- sentiels a été établie, dont 147 à ce jour, se- Christelle Ratignier-Carbonneil, direc- pharmacie de mon village n’en re-
triels pharmaceutiques, grossistes ré- cessitent d’être mises en œuvre par la lon la direction générale des entreprises, trice générale de l’ANSM. cevait plus. J’en ai trouvé dans une
partiteurs, professionnels de santé, pa- puissance publique. Tant que nous ont été jugés « prioritaires à la relocalisa- Pour que chacun – laboratoires, gros- autre officine à 5 kilomètres, mais
tients – attendent avec une certaine im- n’avons pas le pilotage global dans le ca- tion ». Un plan hivernal, destiné à lutter sistes répartiteurs et pharmaciens – re- tous les malades n’ont pas toujours
patience. Alors que, sur le terrain, les dre d’une feuille de route, il est difficile de contre les pénuries saisonnières, a par trouve « son barycentre », une charte cette chance », relate-t-elle. Chris-
tensions et les ruptures d’approvision- faire avancer un certain nombre de par- ailleurs été mis en place, sous l’égide de d’engagement a été signée, fin novem- tophe Lucas, président de l’asso-
nement de médicaments s’amplifient, le ties de ce dossier », observe Thomas Bo- l’Agence nationale de sécurité du médica- bre entre les acteurs. « La situation tend à ciation Epilepsie France, abonde :
gouvernement tarde à dévoiler sa feuille rel, directeur scientifique au LEEM, l’or- ment et des produits de santé (ANSM). s’améliorer. On a demandé extrêmement « Sur les 27 molécules commerciali-
de route pour lutter contre les pénuries. ganisation professionnelle des indus- Objectif : éviter les pénuries de la saison fermement aux industriels de lâcher leurs sées en France pour traiter l’épilep-
La faute en partie à la valse des minis- triels pharmaceutiques. Le syndicat a fait 2022-2023, où l’amoxicilline et le paracé- stocks. Les officines arrivent à avoir une sie, qui concerne 650 000 person-
tres de la santé. Le 20 juillet, l’ex-locataire dans ce cadre plusieurs propositions, tamol avaient fortement manqué en rai- visibilité de quelques jours et les grossistes nes, toutes ont été en tension au
de l’Avenue de Ségur, François Braun, de- dont notamment la mise en place d’une son d’un défaut d’anticipation des labo- ont été réapprovisionnés en amoxicilline. minimum deux mois dans l’année
vait en faire la présentation aux acteurs plate-forme qui permettrait à chaque ratoires. Avec des résultats timides. On est sur le bon chemin, mais il faut être en 2023. Imaginez la panique lors-
de la filière. Mais le remaniement minis- maillon de la chaîne du médicament (la- Si le paracétamol ne pose plus de souci, très prudent et poursuivre les efforts », que c’est votre vie ou celle de votre
tériel, qui s’est soldé le jour même par boratoires, grossistes, pharmaciens, mé- les difficultés persistent sur de nom- ajoute-t-elle. En parallèle, le pouvoir du enfant qui est en péril si vous n’avez
son départ, a remisé l’annonce dans les decins) de disposer des informations sur breux antibiotiques, dont l’amoxicilline gendarme sanitaire a été renforcé grâce à pas le traitement. » Sur le groupe
cartons. Rebelote six mois plus tard. Le les stocks disponibles en temps réel. pédiatrique. « Les tensions sont liées à une loi de financement de la Sécurité sociale Facebook de l’association, un
19 décembre, la présentation prévue est dérégulation du système de distribution. Il votée en décembre, notamment en ma- drôle de troc, où l’on voit les mala-
une nouvelle fois annulée alors que le « Situation chaotique » y a en effet les quantités nécessaires chez tière de sanction financière. « Une bonne des en difficulté appeler les mieux
ministre en poste, Aurélien Rousseau, Le chantier des pénuries n’est cependant les industriels, mais en raison de la disette nouvelle », se félicite Catherine Simonin pourvus à les dépanner en ur-
vient de présenter sa démission. Depuis, pas complètement à l’arrêt. En 2023, plu- de l’année passée, certains ont adopté des chez France Assos Santé, qui appelle le gence d’une plaquette de compri-
c’est le silence radio au ministère. sieurs mesures ont été mises en place par comportements qui ont abouti à cette si- gouvernement à « prendre des mesures més, a ainsi fait son apparition ces
Un contretemps qui n’est pas sans po- le gouvernement. En juin, une liste de tuation chaotique d’indisponibilité des fortes » pour endiguer le fléau. p dernières années. p
ser quelques soucis, car « de nombreuses 450 médicaments considérés comme es- produits pour les patients », explique z. ch. zeliha chaffin
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DIMANCHE 28 - LUNDI 29 JANVIER 2024 économie & entreprise | 13

MATIÈRES PREMIÈRES
Ces start-up qui tentent de passer PAR LAURENCE GIRARD

« de l’artisanal à l’industriel » 2023, année

de la chute des cours
Pour aider les entreprises innovantes, Bpifrance dispose d’un fonds
de 1 milliard d’euros et d’un programme de formation et de conseil Le gaz KO et le cacao au plus
haut. C’est le résumé lapidaire du
abondantes. Après le coup de pa-
nique amplifié par la spéculation,
parcours mouvementé des ma- qui a fait s’enflammer les cours
tières premières en 2023. Une an- à des niveaux jamais atteints,

D
elphine Felder-Flesch
l’avoue, « basculer dans
le monde industriel est
pour elle un grand saut
dans le vide ». A 46 ans, cette
scientifique du CNRS, titulaire
d’un doctorat de chimie
organique supramoléculaire, ne
se destinait pas à devenir un jour
cheffe d’entreprise. Depuis 2019,
pourtant, elle est à la tête de
Superbranche, une start-up stras-
bourgeoise qui développe des
nanoparticules capables de dia-
gnostiquer et de traiter des tu-
meurs cancéreuses.
Sa société de biotechnologie
s’apprête à passer au niveau
industriel avec la création en
2026 d’une usine de production.
« Après plusieurs années de recher-
che, on a mis au point un procédé
unique de fabrication de nos na-
nomatériaux qui exige qu’on pro-
duise nous-mêmes si on veut les
mettre sur le marché, donc qu’on
industrialise », explique l’an-
cienne chercheuse. Une levée de
fonds est en cours auprès d’inves-
tisseurs publics et privés, et sa
start-up de sept salariés devrait à
terme quadrupler ses effectifs.
Superbranche fait partie de la
promotion 2023-2024 de la cin-
quantaine de start-up industriel-
les qui participent au pro-
gramme « d’accélération » de Bpi-
france, la banque publique d’in-
vestissement chargée par l’Etat
de financer et de développer des
entreprises. Les start-up dites
« industrielles » – qui, dans leur
développement, doivent passer
par une hausse importante de
leurs volumes de production et
donc par des procédés indus-
triels – font partie des acteurs
économiques particulièrement
mis en avant par le gouver-
nement pour participer à la
réindustrialisation de la France.
Bpifrance dispose d’un fonds
d’investissement spécifique, inti-
tulé « Sociétés de projets indus-
triels » (SPI), dont le montant a été
porté en 2022 à 1 milliard d’euros,
tiré des 54 milliards d’euros du
plan gouvernemental France
2030, pour financer des start-up
et PME innovantes. Mais l’inter-
vention de l’opérateur public
n’est pas que financière. Son pro-
gramme d’accélération, créé
en 2015 et véritablement déployé
depuis 2018, vise aussi à aider ces
entreprises à maîtriser leur déve-
loppement, avec des suivis qui
durent entre douze et vingt-qua-
tre mois selon les besoins.
Crever le plafond de verre
« On apporte à la fois du conseil en
formation et en audit pour les
dirigeants, on les met aussi en
relation avec d’autres partenaires
ou investisseurs. Notre rôle
consiste à faciliter leurs projets en
amont et à les sécuriser en aval de
la phase industrielle », explique
Guillaume Mortelier, directeur
exécutif chargé de l’accompagne-
ment chez Bpifrance. Quelque
4 500 start-up ont ainsi été
« accélérées » depuis 2018.
Dans le monde des start-up, cer-
taines ont réussi à crever le pla-
fond de verre ces derniers mois,
en réalisant des levées de fonds
spectaculaires, comme Verkor
(batterie électrique, 2 milliards
d’euros), Mistral AI (intelligence
artificielle générative, 385 mil-
lions d’euros) ou Driveco (re-
charge de voitures électriques,
250 millions d’euros). Mais beau-
coup peinent à attirer des inves-
« Notre rôle
consiste à
faciliter leurs
projets en amont
et à les sécuriser
en aval »
GUILLAUME MORTELIER
directeur exécutif chargé
de l’accompagnement
chez Bpifrance
tisseurs, notamment privés, qui
considèrent souvent leurs projets
comme trop risqués ou à la renta-
bilité trop lente. Après deux an-
nées d’euphorie, les montants
levés par les jeunes pousses trico-
lores – industrielles et autres – en
2023 sont repassés sous le seuil
des 10 milliards d’euros, à
8,32 milliards d’euros contre
13,5 milliards d’euros en 2022, soit
une baisse de 38 %, selon le baro-
mètre EY publié le 10 janvier.
La promotion 2023-2024 de Bpi-
france réunit des PME de multi-
ples secteurs : énergie, chimie,
transport, construction, médical,
spatial, logistique, agricul-
ture, etc. Et de toutes tailles. A
côté de Superbranche, start-up à
dimension réduite, figurent des
entreprises plus importantes,
comme Néolithe, une société de
189 salariés installée dans le Mai-
ne-et-Loire depuis 2019, qui
transforme les déchets non recy-
clables, généralement enfouis ou
brûlés, en granulats utilisables
dans le BTP. Créée par William
Cruaud, un ancien tailleur de
pierres, et son fils polytechnicien,
Nicolas, la société a déjà une
usine qui traite 10 000 tonnes de
déchets par an. En décem-
bre 2023, elle a levé 60 millions
d’euros pour ouvrir un nou-
veau site de production de
100 000 tonnes en 2025.
Autre exemple avec Expliseat.
Cette PME conçoit et fabrique des
sièges de transport ultralégers
qui participent à la baisse du
poids des avions et donc de l’em-
preinte carbone du secteur aéro-
nautique. En 2023, elle a levé
17 millions d’euros et a ouvert une
usine à Angers qui doit livrer
25 000 sièges par an. De vingt sa-
lariés, l’entreprise prévoit de pas-
ser à cinquante fin 2024, et à une
centaine en 2027.
« En suivant le programme de
Bpifrance, on se confronte à tout
un tas de questions très concrè-
tes : comment améliorer notre
business plan ? Comment mettre
en place la bonne organisation ?
A quoi doit ressembler notre fu-
ture usine ? », explique Antoine
de Pierrefeu, le président de
Cutback Sports. Cet ancien ban-
quier, amoureux de surf et ins-
tallé à Saint-Malo (Ille-et-Vi-
laine), a tout plaqué après le con-
finement de 2020 pour fabriquer
des planches de surf durables. Sa
start-up de dix salariés doit
ouvrir une usine en Ille-et-Vi-
laine en 2027. Son objectif :
passer de cinquante planches
produites par mois à cinq cents
et multiplier par huit la masse sa-
lariale. « On va passer de l’artisa-
nal à l’industriel, explique le qua-
dragénaire, qui mène actuelle-
ment une levée de fonds. Avec un
idéal, montrer qu’on peut pro-
duire en France des biens de haute
qualité avec un impact environ-
nemental diminué. » p
bastien bonnefous
née très particulière, entre grand
écart et dégringolade. Le rapport
CyclOpe, qui fait référence sur le
sujet, publié mardi 23 janvier,
estime d’ailleurs que 2023 restera
dans les annales comme celle où
la chute sur les marchés aura été
l’une des plus prononcées.
L’indice CyclOpe, représentatif
de l’évolution des cours des
matières cotées, a plongé de 14 %.
Retour sur terre des matières
premières. Est-ce une surprise ?
Pas vraiment, puisque, début
2023, Philippe Chalmin,
professeur à Paris-Dauphine et
président de CyclOpe, se lançait,
comme chaque année, dans le
délicat exercice de prévisionniste
ou plutôt d’équilibriste. Il antici-
pait alors un repli de 15 %. Bien
joué. Si la boule de cristal était
cotée, elle bondirait vers les
sommets. Toutefois, malgré une
bonne anticipation des tendan-
ces, les amplitudes à la hausse et
à la baisse se sont révélées plus
fortes qu’attendu. De plus, le
mouvement de reflux avait déjà
commencé à l’été 2022.
Globalement, les marchés ont
replié les voiles après les folles en-
volées du printemps 2022, susci-
tées par la déflagration du conflit
armé entre la Russie et l’Ukraine.
Céréales et tournesol ont repris
leurs pérégrinations autour de
la planète, et les récoltes ont été
L’improbable duel autour
du château de d’Artagnan
le prix de ces denrées a chuté,
en tout cas sur les marchés.
Glycémie rapide
Autre « bulle » qui s’est dégonflée,
celle du gaz, dont l’éventuel man-
que avait fait frissonner les mar-
chés. En fait, l’Europe a, en partie,
résolu son problème d’approvi-
sionnement gazier et la douceur
de l’hiver a rassuré les plus in-
quiets. Le prix du gaz en Europe
s’est détendu de plus de 60 %.
A l’inverse, le cours du riz, pris
dans l’engrenage de l’échéance
électorale du premier ministre,
Narendra Modi, en Inde, a bondi.
Les menaces sur les exporta-
tions, pour tenter de juguler l’in-
flation, ont donné la fièvre aux
investisseurs. Mêmes inquiétu-
des sur le sucre indien, qui de-
vrait s’écouler moins bien. Résul-
tat, le marché de la poudre blan-
che a, lui aussi, connu une
poussée de glycémie rapide.
Et pour 2024 ? CyclOpe joue à
nouveau la carte de la prédiction.
Il anticipe une décrue supplé-
mentaire, limitée à 6 %. Charbon,
huile, coton devraient affecter
l’indice. Parmi les rares matières
premières censées repartir en
territoire positif, on peut citer le
blé, le cuivre ou le gaz américain.
Mais en haut du tableau figure
une nouvelle fois le cacao. Les ca-
caoyers décrochent le cocotier… p

M ême monseigneur Lacombe, archevêque d’Auch, y a

fait allusion lors de ses vœux. C’est dire s’il y avait
péril en la demeure ! Au sens propre du terme

La course en tête d’EDF dans l’éolien en mer d’ailleurs, car le nœud de l’affaire et de la polémique qui vient
de secouer le Gers, est, en effet, la vente, pour 2 millions d’euros,
de l’emblématique château de Castelmore, et ses dépendances
agricoles et forestières, communément dit « château de d’Arta-
Sur les quatre appels d’offres déjà conclus, cinq des huit chantiers ont été attribués gnan », sis à Lupiac, village gascon de 300 habitants, en-
tre champs et vallons. Là où le vrai d’Artagnan, Charles de Batz
à des consortiums dont le groupe public est partie prenante de Castelmore, est né, a passé son enfance, au début du
XVIIe siècle. Le rachat du château, au bâti très dégradé, partielle-
ment classé en 1933, a fait l’objet d’un improbable duel, d’autant

L e verdict fera à nouveau des

heureux et, par ricochet,
des déçus. En jeu : l’attribu-
tion du prochain parc d’éoliennes
en mer à construire, dans le sud
de la Bretagne, au large de Belle-
Ile-en-Mer et de l’île de Groix
(Morbihan). Il s’agira ici de struc-
tures flottantes, grâce à des lignes
d’ancrage, et non « posées », c’est-
à-dire fixées par des fondations
marines. Cet appel d’offres, dit
« AO5 », est le cinquième instruit
par la Commission de régulation
de l’énergie (CRE). L’autorité ad-
ministrative indépendante doit
transmettre son classement des
dossiers aux pouvoirs publics, en
principe au premier trimestre.
Sur le marché libéralisé de l’éner-
gie, EDF domine largement la fi-
lière française de l’éolien en mer,
qui n’en est encore qu’à ses prémi-
ces. Bilan des quatre appels d’of-
fres déjà conclus : cinq des huit
chantiers ont été attribués à des
consortiums dont le groupe pu-
blic est partie prenante. Un seul
des projets est déjà totalement en
service. Le parc au large de Saint-
Nazaire (Loire-Atlantique) fonc-
tionne en effet depuis 2022… dix
ans après l’attribution du chantier.
Et encore… En 2012, la CRE avait
classé EDF en tête pour un projet
supplémentaire. Celui de Saint-
Brieuc (Côtes-d’Armor). Mais l’Etat
avait décidé de l’attribuer à une fi-
liale de l’espagnol Iberdrola, pour
répartir l’effort industriel.
Un autre acteur a remporté deux
sites. Ceux avoisinant Le Tréport,
en Seine-Maritime, et Noirmou-
tier, en Vendée, ont été confiés à
Engie. L’ex-GDF travaille sur ce
dossier avec une filiale du portu-
gais Energias de Portugal (EDP).
Ouvrir le marché
Sans surprise, les concurrents
d’EDF appellent à ouvrir le mar-
ché. Un souhait également ex-
primé par la CRE. « Il n’est pas opti-
mal d’avoir une telle concentration
autour d’un seul acteur sur un mar-
ché aussi important pour la France
que l’éolien en mer, déclare Emma-
nuelle Wargon, sa présidente. Plu-
sieurs autres entreprises mondiales
ont la stratégie d’investir dans le dé-
veloppement de l’éolien offshore.
Elles permettraient de faire appel
aussi à l’investissement privé, et
pas seulement à celui d’une entre-
prise publique. » Sous-entendu :
pas seulement à EDF, exploitant
du parc nucléaire français.
« Un seul acteur, qui plus est
chargé d’un nouveau programme
« Il n’est pas
optimal
d’avoir une telle
concentration
autour d’un seul
acteur »
EMMANUELLE WARGON
présidente de la Commission
de régulation de l’énergie
nucléaire, ne pourra pas tout
faire », ajoute Marie-Laetitia Gour-
din, responsable des affaires pu-
bliques, dans le pays, du suédois
Vattenfall. « Si un seul acteur rem-
porte tout, à quoi bon lancer des
appels d’offres, dépenser de l’ar-
gent et consacrer du temps pour y
répondre ? », interroge Marc Hirt,
directeur général d’Ocean Winds,
coentreprise d’Engie et d’EDP.
La situation actuelle s’explique
d’abord par le cahier des charges.
Comme le préconise la Commis-
sion européenne, le critère du
prix compte pour 70 % de la nota-
tion. En mars 2023, EDF (en parte-
nariat avec le canadien Maple
Power) a ainsi remporté l’AO4,
parce qu’il a proposé le prix le
plus de bas de l’électricité. Soit un
mégawattheure attendu à « Le pire, pour le marché français,
44,90 euros, pour ce site au large
du Cotentin (Manche), dont la
mise en service est prévue au plus
tôt pour 2031 – sachant que, sur
les cinq candidats en lice, le prix
moyen était de l’ordre de
48 euros, précise la CRE.
« Pour arriver à ce prix de
44,90 euros, il a fallu deux ans de
travail, explique la filiale EDF Re-
nouvelables. Les ressources en vent
du site figurent parmi les meilleu-
res de France, et des infrastructures
portuaires existent dans la ré-
gion. » Autre argument : l’évolu-
tion technologique des machines.
Le mécanisme des appels d’of-
fres « fait peser un risque sur l’in-
dustrie et la supply chain [chaîne
logistique] européenne de l’éolien
en mer », considère Emmanuel
Rollin, directeur général d’Iber-
drola France, « car il pousse les dé-
veloppeurs de projets à négocier
des prix extrêmement bas avec les
sous-traitants pour la construc-
tion d’éoliennes, de fondations, de
câbles, etc. ». Des usines spéciali-
sées existent déjà au Havre (Seine-
Maritime), à Cherbourg (Man-
che), à Saint-Nazaire. « Soit les
pouvoirs publics veulent un prix
du mégawattheure plus bas et,
dans ce cas-là, potentiellement
font appel à des turbines chinoises,
soit ils acceptent d’avoir un prix
plus élevé, et, dans ce cas-là, déve-
loppent un tissu industriel en Eu-
rope », affirme Pauline Bertrand,
directrice de l’éolien en mer pour
Valeco, filiale de l’allemand EnBW.
serait que certains projets attri-
bués ne se matérialisent pas », se-
lon Pierre Peysson, directeur de
l’éolien en mer pour l’allemand
RWE, partenaire de TotalEnergies
dans ce secteur. Aux Etats-Unis et
au Royaume-Uni, l’inflation a
déjà mis à mal des chantiers.
Le décret du 29 décembre 2023
est déjà, du point de vue de
M. Peysson, « un signal extrême-
ment positif ». Il prévoit d’établir
une puissance limite pour chaque
lauréat d’un appel d’offres. Le gou-
vernement entend mettre aux en-
chères de nouveaux sites en 2025,
pour un total de 10 gigawatts. Soit
plus du double de la puissance des
huit parcs déjà attribués. p
adrien pécout
plus symbolique, qu’il opposait le privé et le public. Et c’est l’of-
fre privée, celle d’Yves Claude, PDG d’Auchan Retail, qui sou-
haite en faire sa résidence personnelle tout en « en lui redon-
nant ses lettres de noblesse pour que le public le redécouvre à sa
juste valeur », qui a été adoubée par la Société d’aménagement
foncier et d’établissement rural (Safer) du Gers, le 19 janvier.
Une offre préférée à celle des collectivités soutenues par l’Etat,
pour qui le château était le pivot d’un projet de développement
territorial, économique et touristique, centré autour du héros.
Vive émotion sur le terrain, notamment au sein de l’associa-
tion Autour de d’Artagnan, créée sous
l’autorité du préfet du Gers, rassem-
C’EST L’OFFRE blant les acteurs locaux sensibilisés au
potentiel économique et culturel d’Ar-
D’YVES CLAUDE, tagnan. En 2022, le conseil départe-
PDG D’AUCHAN RETAIL, mental (Parti socialiste) avait fait une
proposition de rachat, en vain.
QUI A ÉTÉ ADOUBÉE Jusqu’au récent coup de tonnerre un
an plus tard quand sa propriétaire a
donné mandat à la Safer 32 pour la
vente du château. Avec un candidat sérieux à la reprise, Yves
Claude. Dans l’urgence, les collectivités montent un projet de
reprise portée par la communauté de communes d’Artagnan
en Fezensac, présidée par Barbara Neto (Les Républicains), avec
le soutien des députés Libertés, indépendants, outre-mer et
territoires et Renaissance, de la région Occitanie et du conseil
départemental (PS). Un consensus politique inédit dans le
Gers. Mais le choix du PDG d’Auchan Retail par la Safer 32 est
avalisé le 19 janvier par les commissaires du gouvernement.
Exit le « grand projet ».
Pour Laurent Carrié, préfet du Gers, « l’Etat était mobilisé et le
projet public inscrit dans les priorités du contrat de plan Etat-ré-
gion. Mais la procédure d’attribution ayant été jugée juridique-
ment conforme, il faut respecter la décision et porter un nouveau
projet dynamique ». Sur le terrain, les acteurs continuent de
s’interroger sur « l’opacité » du processus de décision : « L’une
des missions d’intérêt général de la Safer est d’assurer la transpa-
rence du marché foncier, résume l’association Autour de d’Arta-
gnan. Or, il n’y a aucune communication de leur part. Sur quels
critères le choix du privé a-t-il été effectué ? La personne de l’ac-
quéreur n’est pas en cause, on veut juste comprendre. » p
daniel hourquebie (auch, correspondant)
14 | disparitions
Frédéric Edelmann
Journaliste au « Monde »
et militant de la lutte
contre le sida
S
i je passe l’an 2000, je fais
un truc impossible, j’ap-
prends le chinois. » Frédé-
ric Edelmann n’a pas seu-
lement appris le chinois. Pendant
une quinzaine d’années, il s’est
fait le chroniqueur des mutations
urbaines de cette Chine, qui était
en pleine réinvention d’elle-
même au tournant du XXIe siècle
– l’effarante dynamique de démo-
lition du patrimoine et bétonni-
sation à grande échelle, l’émer-
gence d’une génération d’archi-
tectes qui, pour la première fois,
allait accéder à la célébrité mon-
diale, le chantier pharaonique des
Jeux olympiques de Pékin…
Il consacra à la Chine des dizai-
nes d’articles dans Le Monde, dont
il animait la rubrique architecture
depuis 1977, deux expositions à la
Cité de l’architecture et du patri-
moine, plusieurs livres… Sur ce
terrain comme sur tant d’autres, il
aura été un passeur clairvoyant,
doublé d’un lanceur d’alerte.
Frédéric Edelmann est mort le
25 janvier 2024, à Paris, à l’hôpital
Saint-Antoine. Il avait 72 ans. L’ar-
chitecture, le journal Le Monde, la
lutte contre le sida furent les trois
grands piliers de sa vie, une vie de
passion et d’engagement qui lui
aura offert deux grands amours :
Jean-Florian Mettetal, jeune mé-
decin ombrageux et beau comme
un dieu rencontré quand il était
encore étudiant (mort du sida
en 1992), et Caroline Bagros, une
femme à l’esprit libre, au carac-
tère bien trempé, qui travaillait
pour la Caisse des dépôts sur le
projet de la Grande Arche de la Dé-
fense lorsqu’il l’a rencontrée à la
fin des années 1980.
La perspective d’apprendre le
chinois en l’an 2000 l’a longtemps
« aidé à vivre », comme il disait.
Jusqu’à ce qu’il se pense irrémé-
diablement condamné. En
mai 1996, Frédéric Edelmann
n’avait plus de défense immuni-
taire. Il avait mis de l’ordre dans ses
affaires, accordé un entretien tes-
tament à Philippe Mangeot, mili-
tant et futur président d’Act Up,
pour le Journal du sida. Si les trithé-
rapies n’étaient pas arrivées sur le
marché dans les jours qui ont
suivi, il serait mort avant l’été. Les
effets secondaires étaient alors
d’une brutalité difficilement ima-
ginable, mais les médicaments
l’ont sauvé. Et son intervieweur,
qui a depuis cosigné le scénario du
film 120 Battements par minute, de
Robin Campillo, parle de lui
aujourd’hui comme d’« un des
plus grands héros du XXe siècle ».
Tracts et préservatifs
En 1984, Frédéric Edelmann a ré-
pondu à l’appel lancé par Daniel
Defert après la mort de Michel
Foucault, son compagnon. Une
lettre publiée dans le journal Libé-
ration qui se terminait par cette
phrase poignante au sous-texte
révolutionnaire – « Je ne retourne-
rai pas mourir chez maman » –, et
annonçait son projet de fonder
une association d’aide aux mala-
des du sida.
Jean-Florian Mettetal a égale-
ment répondu présent. Ensemble,
les trois hommes vont inventer
les premiers ce qu’on appellera dé-
sormais la « lutte contre le sida » :
accompagnement des malades à
l’hôpital – où ils étaient alors trai-
tés comme des pestiférés –, créa-
tion d’une permanence télépho-
nique, Sida Info Service, que Fré-
déric Edelmann installe chez lui
dans son petit appartement de la
rue Michel-le-Comte, organisa-
tion de réunions d’information,
conseils juridiques, invention de
nouvelles formes d’enterrement,
organisation de levées de fonds
pour financer, notamment, des
appartements thérapeutiques…
Leur beauté fatale, leurs shorts
moulants en guise de bâtons de
pèlerin, Frédéric Edelmann et
Jean-Florian Mettetal font la tour-
née des bars gay, des plages, des
saunas pour alerter sur l’héca-
tombe qui vient, la nature des ris-
ques, les moyens de la préven-
tion. Ils distribuent des tracts et
des préservatifs, bataillent pour
les mettre en évidence gratuite-
ment, partout où c’est possible.
C’est peu dire qu’ils ont été mal re-
çus. L’homosexualité sortait à
peine d’une longue nuit, plurisé-
culaire, de répression. L’euphorie
était à son comble. La mort était
impossible. Dans le reste de la so-
ciété, c’était un autre problème :
un mélange de pudibonderie et
d’homophobie qui alimentait les
fantasmes et produisait en retour
une inhibition d’action.
« Le sida prospère sur l’igno-
rance », affirmait le critique d’ar-
chitecture. Un schisme au sein
d’Aides le conduira à quitter l’as-
sociation avec Jean-Florian Mette-
tal. Ensemble, ils créent une autre
association, Arcat-Sida, destinée à
soutenir la recherche et à diffuser
la connaissance sur le virus. Peu
médiatisée mais généreusement
financée par Pierre Bergé, cette
petite structure redoutablement
efficace est à l’origine du Journal
du sida, qui fait vite référence.
De nombreux colloques sont
organisés, dans des lieux presti-
gieux comme la Bibliothèque na-
tionale de France, la Grande Arche
de la Défense, ou le Centre Pompi-
dou. Frédéric Edelmann y tenait.
Il voulait sortir le sida des marges
où la bonne société voulait le voir
cantonné, le placer au centre,
dans la lumière, et activait tous
ses réseaux, hauts fonctionnaires
et ministres inclus, pour arriver à
ses fins. Le jour où on lui a pro-
posé d’intégrer le Who’s Who, il y
a vu l’occasion de faire entrer le
mot « sida » pour la première fois
dans ce Bottin mondain.
Homme de lettres doté d’une
plume alerte et d’un sens de l’iro-
nie bien à lui, Frédéric Edelmann
était un homme du Monde. Il en a
écrit de grandes pages, contri-
buant à son rayonnement au-
delà des frontières, s’impliquant
dans l’architecture de certains
des bâtiments qui ont hébergé le
journal. Chef adjoint du service
culture au début des années 1980,
il participe au lancement du
supplément radio-télé, s’investit
plus tard activement dans la
Société des rédacteurs. La lecture
du journal était son pain quoti-
dien. Aux anciens collègues qui
lui rendaient visite depuis qu’il
avait pris sa retraite, il lançait im-
manquablement, en guise de
bienvenue, un « Comment va Le
Monde ? » à la cantonade.
Né à Paris, le 16 août 1951, Frédé-
ric Edelmann, deuxième de sa fra-
trie, grandit aux côtés d’un père
polytechnicien tendance anar-
chiste de droite, un original, très
attachant de l’avis général, qui ne
rentrait dans aucune case même
s’il semblait les cocher toutes. In-
génieur chez le cigarettier Seita,
Jean Edelmann était également
peintre, et connut à ce titre un pe-
tit succès. Son épouse, Catherine
Cambier, illustratrice, jouissait
quant à elle d’une certaine recon-
naissance au Japon. La généalo-
gie ? Des musiciens, des luthiers,
des aviateurs, des médecins… Une
manière toute protestante de se
tenir droit, twistée d’un grain de
folie, d’un goût pour la fête et le
déguisement, dont témoignent
les riches archives photographi-
ques familiales.
L’appartement parisien où ils vi-
vaient, rue du Cherche-Midi, était
à leur image. Immense, sublime
et totalement décrépit, des pianos
et des bibliothèques dans toutes
les pièces. Les enfants grandis-
sant, il est devenu un lieu de fêtes
légendaires. Ceux qui les ont fré-
quentées en parlent encore avec
des trémolos dans la voix.
« Je voulais tout faire », disait Fré-
déric Edelmann. Et il a à peu près
fait tout. Des études à la carte – une
année d’hypokhâgne, un peu d’ar-
chitecture – mais laissées en plan
pour se consacrer à des projets qui
l’excitaient plus. Une exposition
sur les pipes pour le Musée de la
Seita, la rédaction en chef de la re-
vue d’art Feuilles, éditée par la
même Seita, la rédaction d’une en-
cyclopédie du tabac…
Militantisme bicéphale
Le jeune homme tâte de l’archéo-
logie, s’initie à la chiromancie, s’il-
lustre pendant un temps comme
assistant à la mise en scène à la
Grande Eugène, un cabaret de tra-
vestis qui faisait fureur dans le Pa-
ris des années 1970. Pilier de la Bi-
bliothèque nationale de France
autant que du Sept et bientôt du
Palace, les deux boîtes de nuit de
Fabrice Emaer, dont il était très
proche, il tient pendant quelques
mois, le temps de se remettre
d’une peine de cœur, une chroni-
que de la nuit parisienne dans Le
Gai Pied, sous le nom de Frédéric
Loiseau. Il voyage beaucoup, dans
le monde entier, parle plusieurs
langues, y compris des mortes,
couche volontiers avec des hom-
mes, ne dédaigne pas les femmes,
fait le clown, particulièrement
dans les situations solennelles.
Michel Foucault, dont il suivait
les cours au Collège de France et
qu’il a un peu fréquenté, aurait eu
à son sujet cette phrase énigmati-
que (rapportée par Hervé Guibert
dans son roman A l’ami qui ne m’a
pas sauvé la vie, publié chez Galli-
mard, 1990) : « Il ressemblait à l’in-
térieur d’une châtaigne. » En di-
gne disciple du grand penseur,
Frédéric Edelmann aura trouvé
dans la bisexualité un levier pour
inventer de nouvelles formes
d’existence, de nouvelles modali-
tés relationnelles.
16 AOÛT 1951 Naissance Régénérer son histoire d’amour
à Paris avec Jean-Florian Mettetal en lui
1977 Entrée au « Monde » donnant la forme nouvelle d’un
1985 Participe à la créa- militantisme bicéphale, lui offrir
tion d’Aides au côté ensuite l’immortalité en conti-
de Daniel Defert, avec nuant, après le décès de celui-ci, à
Jean-Florian Mettetal signer de leurs deux noms les édi-
1987 Création tos du Journal du sida. Imaginer
d’Arcat-Sida avec sa femme, Caroline, la parti-
2008 « La Ville exposée » tion tout aussi singulière et inal-
et « Positions. Portrait térable d’un mariage sans mode
de la nouvelle génération d’emploi ni équivalent, reflet
d’architectes chinois », d’une passion décapante, des
deux expositions épreuves traversées, des liens
sur la Chine à la Cité inaltérables qui se sont noués.
de l’architecture et
du patrimoine, à Paris Un moment de bascule
25 JANVIER 2024 Mort Frédéric Edelmann aimait dire
à Paris qu’il avait repoussé la mort plu-
sieurs fois. La première, c’était au
début des années 1970, quand il
avait 20 ans. Son cœur s’est arrêté
de battre un bon moment après
qu’il a été renversé par une voi-
ture. La seconde en 1996, quand
son système immunitaire s’est ef-
fondré. Plus tard, il fut terrassé par
une encéphalite doublée d’une
méningite. Il a développé deux
cancers, semblait collectionner les
fractures spectaculaires, préférant
toujours le risque de la chute au
choix de la sécurité. C’est peut-être
par égard pour sa bonne étoile
qu’il aimait tant les églises, et la
« lumière divine » qu’il venait y
trouver. Il aimait dire qu’il avait la
foi, sans être croyant. « Ça m’a été
utile, au moment où je m’enfonçais
dans le sida, ça sert toujours. »
1977, l’année où Yvonne Baby,
cheffe du service culture, le fait
entrer au Monde, est l’année de la
loi sur l’architecture. Un moment
de bascule symboliquement mar-
qué par l’inauguration du Centre
Pompidou ; l’architecture reve-
nait au cœur de la société, après
des années passées sous l’empire
des grands ensembles. A l’échelle
internationale, c’est un grand mo-
ment d’éclosion qui se cristallisa
en 1980, avec la première Bien-
nale d’architecture de Venise. Une
nouvelle génération d’architectes
faisait son entrée – de Koolhaas à
Gehry, de Nouvel à Isozaki, de
Portzamparc à Venturi et Scott
Brown… – qui allait mettre la dis-
cipline sens dessus dessous.
De l’Institut du monde arabe à la
Grande Bibliothèque de Domini-
0123
DIMANCHE 28 - LUNDI 29 JANVIER 2024
En mars 2014. « LE MONDE »
que Perrault, de la Pyramide du
Louvre à l’Opéra Bastille, il de-
vient par la force des choses le
chroniqueur des grands travaux
de François Mitterrand. Il fait en-
trer l’architecture en grand dans
les pages du journal, lui donne un
écho inédit dans le débat public.
Une sensibilité à la forme urbaine
le conduit à soutenir ardemment
des architectes comme Christian
de Portzamparc ou Henri Ciriani,
qui pensent leurs bâtiments
comme des objets urbains, mais il
s’intéresse aussi aux villes pour
elles-mêmes. En 1985, il monte
une grande exposition sur Chi-
cago (éclatée dans quatre lieux
différents à Paris), accompagnée
d’un livre qui reste une référence.
A Barcelone, en tandem avec
son complice Emmanuel de
Roux, il rend compte, plusieurs
années durant, des mutations in-
duites par la perspective des Jeux
olympiques de 1992. La ville était
son terrain de jeu. De Berlin à
Bucarest, de Beyrouth au Caire,
de Helsinki à Venise, il en resti-
tuait merveilleusement les par-
fums, identifiait les menaces
qui pesaient sur elles. Il poussa
sa passion jusqu’à créer une as-
sociation, Patrimoine sans fron-
tières, pour protéger ce dernier
en danger.
Frédéric Edelmann mettait en
place des structures, et laissait les
clés à d’autres dès qu’elles étaient
en état de fonctionner. Nom-
breux sont ceux à qui il a mis le
pied à l’étrier et qui, comme
l’autrice de ces lignes, lui doivent
une fière chandelle. Lui préférait
l’ombre à la lumière. Fier des dis-
tinctions qu’il a reçues (de la mé-
daille de la ville de Chicago à celle
de la ville de Barcelone, du Prix de
la critique architecturale à la Lé-
gion d’honneur), il était incapable
de se mettre lui-même en avant. Il
aurait aimé qu’on écrive ses Mé-
moires à sa place. p
isabelle regnier
[Par son autorité sur les questions
d’architecture, ses engagements et son
courage, Frédéric Edelmann a été une
grande personnalité de l’histoire de no-
tre rédaction. « Le Monde » présente ses
plus sincères condoléances à sa compa-
gne, sa famille, ses proches, et toutes
celles et ceux qui ont eu la chance de le
côtoyer au journal. J. Fe.]
0123
DIMANCHE 28 - LUNDI 29 JANVIER 2024 carnet | 15
Eric et Laurence, Nous avons la grande tristesse de L’ensemble du conseil Michel, Éric, Florence Wiener,
Laurent et Christelle, faire part du décès de d’administration du Syndicat de ses enfants
ses enfants, l’appareil respiratoire (SAR) Ainsi que toute sa famille,
Françoise CHAPUIS,
en vente Le Carnet Ysée et Salomé, née PERRIN,
s’associe à la douleur et la peine de ont la tristesse de faire part du décès
actuellement ses petites-illes, pédiatre,
son épouse, Isabelle, de ses enfants de
Les familles Baÿ et Vinçon, et petits-enfants, pour faire part du
Vous pouvez nous faire parvenir survenu le 21 janvier 2024,
K En kiosque vos textes soit par e-mail : à l’âge de quatre-vingt-dix ans. décès du Céline WIENER,
ont la tristesse de faire part du décès
carnet@mpublicite.fr Le professeur Yves Chapuis, docteur survenu à Paris,
0123 de
(en précisant impérativement
É DITION
H O R S - S É R I E
2024 son époux, Yves GRILLET, le dimanche 14 janvier 2024,
LE BILAN ▶ GÉOPOLITIQUE
▶ ENVIRONNEMENT
▶ ÉCONOMIE votre numéro de téléphone et Éric et Claudine, Patricia et Jean- président du SAR, à l’âge de quatre-vingt-sept ans.
DU MONDE votre éventuel numéro d’abonné Marc BAŸ, Philippe, Olivier et Muriel,
vice-président et cofondateur
+ AT LA S D E 1 9 8 PAYS
+ 1 5 PAG E S D E D É B AT S : M É L A N I E A L B A R E T, É L I E B A R N A V I , PA S C A L B R I C E ,

ou de membre de la SDL) ses enfants,

du Conseil national Céline Wiener a été directrice
LU C I L E M A E R T E N S , X A V I E R R A G O T, LU C R O U B A N , M A R TA S P R A N Z I , PAT R I C K W E I L . . .

Adrien et Alexandra, Clémence,

survenu le samedi 20 janvier 2024. de la pneumologie (FFP), de recherches au CNRS, membre
soit sur le site : Clara et Maxime, Rosalie et Martin,
https://carnet.lemonde.fr Gaspard et Margot, Héloïse, Léon, vice-président de la Fédération de cabinets ministériels, cheffe
La cérémonie religieuse sera ses petits-enfants, des spécialités médicales (FSM), de l’Inspection générale de
L’équipe du Carnet reviendra vers célébrée le jeudi 1er février, à 10 heures, Lilas, Anatole et Alice, Elam, Fauve président de l’association BPCO, l’administration de l’Éducation
vous dans les meilleurs délais et Candide, Avril, cofondateur de l’Observatoire nationale, et « Madame plan
en l’église Saint-Luc, 23, avenue du ses arrière-petits-enfants,
pour vous confirmer la parution. Fort, à Montrouge (Hauts-de-Seine), Nils,
sommeil de la fédération d’urgence » en 1990 à la suite du
de pneumologie (OSFP), mouvement de protestation nationale
Hors-série suivie de la crémation dans l’intimité son frère,
Robert et Michèle, président de L’UPML Rhône-Alpes, des lycéens.
carnet@mpublicite.fr familiale. président et cofondateur
son beau-frère et sa belle-sœur,
HORS-SÉRIE
https://carnet.lemonde.fr Tous ses neveux et nièces. de la Société alpine Elle est officier de la Légion
Stéphane et Isabelle Brotons, des pneumologues libéraux (SAPL), d’honneur et commandeur de l’ordre
AU CARNET DU «MONDE» Christophe et Stéphanie Brotons, La cérémonie aura lieu le vendredi fondateur de l’association ALVÉOLE, des Palmes académiques.
L’HISTOIRE DU
ses enfants et leurs conjoints,
2 février, à 11 h 30, au cimetière du
Père-Lachaise, Paris 20e.
précurseur de la réhabilitation
respiratoire à l’efort La cérémonie a eu lieu dans
PROCHE ORIENT 10 000 ans de civilisation
Décès Ses petits-enfants
Et ses arrière-petits-enfants, Elle sera inhumée cet été, à des insuisants respiratoire, l’intimité familiale, ce 26 janvier.
Vezin-le-Coquet. Rennes. Ploubazlanec, dans le caveau familial.
survenu à l’âge de soixante-quinze ans, Des dons sont proposés au Secours
ÉDIT ION Mme Anke Foerster, ont la douleur de faire part du décès Un grand merci à ses assistantes à Aigues-Mortes. Populaire.
20 23
Comprendre le présent à la lumière du passé son épouse, de de vie de l’association Cascade qui
Hannah et Paul Armbruster- l’ont si bien entourée et à toute Notre ami Yves, pionnier avisé famillewiener0@gmail.com
Hors-série Foerster, l’équipe de l’unité Debussy de dans tous les domaines de la
M. Lucien BROTONS,
ses enfants, l’hôpital Sainte-Perine qui l’ont
conservateur des hypothèques pneumologie, a été un mentor
Mme Nancy Armbruster, accompagnée avec tant d’attention Anniversaires de décès
et d’humanité. exemplaire pour de nombreux
sa mère, honoraire,
HORS-SÉRIE
Mme Elfriede Foerster, pneumologues.
oicier
sa belle-mère, Paris. Plouër-sur-Rance. Dunkerque. Edith REGNAUT,
dans l’ordre des Palmes académiques, Un dernier hommage lui sera
Catherine, Valérie et Olivier New York. Palerme. Nagoya. 13 mars 1946 - 29 ianvier 2013.
Armbruster, rendu ce lundi 29 janvier 2024, à
ses sœurs et son frère, survenu le 19 janvier 2024, Marie-Hélène Chassigneux, 14 heures, au cimetière de Saint-Péray Noémie, Esther, Samuel, Sarah,
40
CARTES
Bruno Tiltmann et Christophe
Soulier,
à l’âge de quatre-vingt-treize ans. son épouse,
Nathalie Chassigneux,
(Ardèche). Melchior,
tes petits-enfants grandissent,
ses beaux-frères, Clarisse Chassigneux-Georges, Stéphanne Reverre,
POUR COMPRENDRE

UN MONDE FRACTURÉ La cérémonie et l’inhumation ont amour, intelligence et liberté,

Laura et Cyril, Margaux, Valentine, ses illes,
Matthieu, Sarah, Anouk, Louna, Maëlle, sa ille comme toi.
eu lieu dans l’intimité familiale. Maurice Georges,
Dune, son gendre, Et ses amis,
Hors-série ses neveux et nièces, Madeleine, Vincent, Edith, Azur, Christian.
Toulon. Six-Fours-les-Plages.
Alyx et Oscar, ses petits-enfants, ont la profonde tristesse de faire part
du décès de Il y a dix ans,
HORS-SÉRIE
ont la grande tristesse de faire part Isabelle et Franco Ranucci, ont l’immense chagrin de faire part
du décès brutal de sa ille et son gendre, de la mort, le 22 janvier 2024, à l’âge Laure GUICHAOUA,
de quatre-vingt-deux ans, de
Bernadette FAURE
Mathieu Castelli, chevalier
M. Jérôme ARMBRUSTER, de l’ordre national du Mérite.
UN LONG CHEMIN
VERS L'INFINI
président d’HelloWork, son ils, Pierre CHASSIGNEUX, est décédée brusquement et trop tôt.
Bonnie, Violette, Thibault, Maxime préfet de région honoraire.
survenu le vendredi 19 janvier 2024, Une cérémonie en sa mémoire Elle nous manque terriblement,
et Macéo,
à l’âge de cinquante-trois ans. Les obsèques auront lieu le aura lieu le lundi 29 janvier 2024, avec notre amour.
ses petits-enfants, mercredi 7 février, à 11 h 30, au à 10 h 30, au Temple du Foyer de
La cérémonie oicielle aura lieu ce Achille, crématorium du cimetière du Père- l’Âme, Paris 11e. Pierre, Mathieu, Oriane et Gabriel.
lundi 29 janvier, à 14 h 30, au couvent son arrière-petit-ils, Lachaise, Paris 20e.
Hors-série des Jacobins, 20, place Sainte-Anne, leurs conjoint.e.s Rachel Jeanmaire-Wolf,
à Rennes. Ni leurs ni couronnes. Il y a dix ans,
Et alliés, son épouse,
132, boulevard du Montparnasse, Irène et Nadine, Sam Moses KENIGSBERG
Musée d'Histoire de Nantes
Exposition : 14.10.23 - 05.05.24 La crémation se déroulera le
HORS-SÉRIE

mardi 30 janvier, à 10 heures, au ont l’immense tristesse de faire part 75014 Paris. ses enfants,
Comment crématorium de Vern-sur-Seiche, dans du décès de Léa, Justine et Dimitris, nous quittait.
les Mongols l’intimité. Ses enfants, ses petits-enfants,
ont changé
le monde Ses petits-enfants, Margot, Daniel, Muriel Kenigsberg
Jérôme repose en la chambre M. Jean CASTELLI, Sa famille, ont la tristesse d’annoncer le décès Bloch.
GENGIS funéraire Forillière de Mordelles
(possibilités de visites depuis ce jeudi survenu le mardi 23 janvier 2024.
Ses amis
Et anciens collègues,
de

KHAN 25 janvier, à 14 heures).

ont la tristesse de faire part du décès
M. Georges Conférences
En partenariat
avec

Merci de privilégier un don à la
Surfrider Foundation ou à la SNSM,
Hors-série plutôt que des leurs.
Cet avis tient lieu de faire-part et
de remerciements.
100 GRILLES
Condoléances sur www.pfg.fr
PAR PHILIPPE DUPUIS – N° 8
PFG services funéraires,
35740 Pacé.
Tél. : 02 99 84 52 94.
Mme Madeleine Barbier-Brossat,
son épouse,
Mireille et Philippe Recous,
Magazine n° 8 Jacques et Solange Barbier,
Olivier et Fabienne Barbier,
François et Valérie Barbier,
Collection ses enfants,
Nicolas, Florian et Pauline,
Marjolaine, Julia, Charlie, Laurent,
CHEFS -D’OEUVRE
Sophie, Elio, Héloïse, Tristan et
EN M I N I AT U R E Tanguy,
COLLECTION DES ESSENTIELS DE LA LITTÉRATURE EN VERSION INTÉGRALE
ses petits-enfants,
Zoë, Axelle, Basile, Suzanne, Marin
et Mathias,
ses arrière-petits-enfants,
ont la douleur de faire part du décès
de
M. Bernard BARBIER,
agrégé de géographie,
docteur ès lettres,
professeur
à l’université d’Aix-Marseille,
Dès mercredi 24 janvier,
docteur honoris causa
le volume n° 3
de l’université de Lodz,
NOTRE-DAME DE PARIS VOL. II
président
de la Société de géographie
Nos services de Marseille,
membre de l’Académie
des sciences, lettres et arts
Lecteurs de Marseille,
lieutenant-colonel de réserve,
ancien élève et scout
K Abonnements
de l’école Massillon,
Sur abo.lemonde.fr
Par tél. au 03 28 25 71 71 survenu le 24 janvier 2024,
de 9 h à 18 h (prix d'un appel local)
à l’âge de quatre-vingt-seize ans.
K Le Carnet du Monde La cérémonie religieuse sera
carnet@mpublicite.fr
célébrée le mardi 30 janvier, à
10 heures, en l’église Saint-Pierre,
à Saint-Michel-l’Observatoire (Alpes-
de-Haute-Provence), suivie de
l’inhumation au cimetière dudit lieu,
dans le caveau familial.
La cérémonie civile sera célébrée de
le mardi 30 janvier, à 14 h 45, à la
maison funéraire Le Papillon de Six- Jacqueline DELBECQ,
directrice de recherche à l’Inserm,
Fours-les-Plages.
responsable des programmes
handicap psychique
Il sera inhumé auprès de la mère et santé mentale à la MiRe,
ministère de la Santé,
de ses enfants,
déléguée à la recherche
à l’Unafam,
Claudine
survenu le 15 janvier 2024,
à l’âge de quatre-vingts ans.
et de sa plus jeune ille,
La cérémonie d’hommage aura
Emmanuelle, lieu le samedi 3 février, à 9 heures, au
crématorium du cimetière du Père-
Lachaise, Paris 20e.
au cimetière Albagnac (Aveyron).
Lambersart. M. Joël DUPONT,
agrégé de l’Université,
Olivier Chantraine,
ancien élève
son mari,
de l’École normale supérieure
Vincent Delacroix-Chantraine, de Saint-Cloud,
Gilles Chantraine,
a été inhumé au cimetière Barbey-
ses ils,
’Aurevilly, à Saint-Sauveur-le-
Julie Lekeux, Vicomte, le 23 janvier 2024.
sa belle-ille,
1, place Auguste-Cousin,
Ses petits-enfants,
50390 Saint-Sauveur-le-Vicomte.
Anne Demailly,
sa sœur,
Christian et Christiane de Gennes,
Dominique et Gérard Bomm,
ont la tristesse de faire part du décès Marie Christine et Alain Picard,
de ses enfants et leurs conjoints,
Camille, Karin, Colin, Nicolas,
Laura, Paul, Simon,
Lise CHANTRAINE, ses petits-enfants,
Ses seize arrière-petits-enfants,
née DEMAILLY,
sociologue,
ont la tristesse de faire part du décès
professeur émérite de
de l’université de Lille,
Anne Marie de GENNES,
née ROUET,
survenu le samedi 20 janvier 2024,
épouse de
des suites d’une longue maladie. Pierre Gilles de GENNES,
survenu à son domicile, le 22 janvier
Les funérailles civiles ont eu lieu
2024, à l’âge de quatre-vingt-dix ans.
le vendredi 26 janvier : assemblée
de recueillement et d’hommage, au Une cérémonie aura lieu en
11, rue Carnot, à Faches-Thumesnil, l’église Saint-Rémy de Gif-sur-Yvette,
le mardi 6 février, à 9 h 30.
suivie de l’inhumation, au cimetière
de Canteleu, à Lambersart, rue Auguste-
Elle sera inhumée au cimetière de
Bonte. Montrouge.
JEANMAIRE-WOLF,
survenu à Paris, le 19 janvier 2024,
à l’âge de quatre-vingt-cinq ans.
Les obsèques auront lieu ce lundi
29 janvier, à 15 h 30, au cimetière
parisien de Bagneux.
Françoise Souchon-Cleuvenot,
son épouse,
Jean-Christophe Souchon et Florence
Pietra,
Pierre-François et Anne Souchon,
ses enfants,
Claire, Thomas, Paul, Lucile et
Thomas, Garance, Juliette, Louise,
Antonin, Mathilde, Zoé,
ses petits-enfants et son arrière-
petite-ille,
Pierre et Nicole Souchon,
Henri et Christine Souchon,
ses frères et belles-sœurs,
Tous ses neveux et nièces,
font part du décès de
Christian SOUCHON,
survenu à Senlis, le 24 janvier 2024,
dans sa quatre-vingt-neuvième année.
La cérémonie religieuse sera célébrée
le mercredi 31 janvier, à 14 heures,
en l’église Saint-Pierre de Senlis, suivie
de l’inhumation au cimetière Ancien de
Senlis.
Ni leurs ni plaques. Une corbeille
sera à votre disposition pour recevoir
vos dons en faveur de « Le Mie de
Pain ».
La famille élargie
de
Christian THIVAT
a l’immense tristesse de faire part de
son décès, survenu le 20 janvier 2024.
La crémation aura lieu le 5 février,
à 11 h 30, au cimetière du Père-Lachaise,
Paris 20e.
Le Foyer de l’Âme
présente
son cycle de cultes-conférences 2024 :
« Exils, Arrachement et Renouveau »
• Dimanche 28 janvier, à 10 h 30,
Fawzia Zouari, écrivaine, journaliste,
« Itinéraire entre
l’Orient et l’Occident »,
• Dimanche 4 février, à 10 h 30,
Corinne Lanoir, théologienne,
« Arrachement, intégration,
assimilation ? Lectures croisées
du livre de Ruth »,
Temple protestant du Foyer de l’Âme,
7 bis, rue du pasteur Wagner,
Paris 11e (M° Bréguet-Sabin).
Table-ronde
Présences de Claude Simon
Le vendredi 2 février 2024,
à 19 heures,
l’Association des lecteurs
de Claude Simon fête
son 20e anniversaire
à la Maison de la Poésie,
157, rue Saint-Martin, Paris 3e,
avec la participation de
Marc Graciano, Maylis de Kerangal,
Christine Montalbetti et Martin Ruef.
Société éditrice du « Monde » SA
Président du directoire, directeur de la publication
Louis Dreyfus
Directeur du « Monde », directeur délégué de la
publication, membre du directoire Jérôme Fenoglio
Directrice de la rédaction Caroline Monnot
Direction adjointe de la rédaction
Grégoire Allix, Maryline Baumard, Philippe Broussard,
Nicolas Chapuis, Emmanuelle Chevallereau, Alexis
Delcambre, Marie-Pierre Lannelongue, Franck Nouchi,
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abonnés Françoise Tovo
Directeur délégué aux relations avec les lecteurs
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Rédaction en chef Laurent Borredon, Emmanuel
Davidenkoff (Evénements), Jérôme Gautheret, Michel
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(cheffe d’édition), Alain Salles (Débats et Idées)
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Infographie Delphine Papin
Directrice des ressources humaines du groupe
Emilie Conte
Secrétaire général de la rédaction Sébastien Carganico
Conseil de surveillance Aline Sylla-Walbaum,
présidente, Gilles Paris, vice-président
16 |
GÉOPOLITIQUE
Turquie
Coup de sifflet au
pays des « narcos »
istanbul - correspondant
L
e cliché date du 18 novembre 2023.
Un homme est agenouillé, les
mains menottées dans le dos, en-
cadré par deux policiers, des
gaillards encagoulés posant à ses
côtés dans un salon luxueux d’Is-
tanbul. Le prisonnier s’appelle Nenad Petrak
– ou plutôt Nenat Çelik, depuis ce jour de dé-
cembre 2022 où il a obtenu la citoyenneté tur-
que grâce à l’achat d’un appartement d’une
valeur de 250 000 dollars, montant minimal
à investir dans l’immobilier à l’époque, selon
la loi de naturalisation en vigueur en Turquie.
Fort de sa nouvelle nationalité, d’une lettre
de son prénom modifiée et d’un patronyme
turquisé, il a vécu, pendant près d’un an, une
existence que l’on imagine confortable, sur les
rives du Bosphore. Considéré comme l’un des
barons de la drogue croate, Nenad Petrak im-
portait de la cocaïne d’Amérique du Sud vers
l’Europe. Un trafic qui, de source policière, lui
aurait rapporté plus de 27 millions d’euros par
mois, en 2020. Ses sbires avaient la particula-
rité d’être d’anciens boxeurs – lui-même pos-
sédait une salle de boxe à Zagreb. L’homme
était d’ailleurs depuis longtemps recherché
par la Croatie et par l’Allemagne pour violen-
ces et tentatives de meurtre, avant qu’Interpol
ne finisse par émettre une notice rouge le con-
cernant. L’arrestation du mafieux croate est le
résultat d’une opération soutenue par Euro-
pol, impliquant les autorités judiciaires croa-
tes et allemandes.
Alors, quand les dirigeants turcs ont diffusé
les images de son arrestation, plusieurs mé-
dias se sont interrogés sur la facilité avec la-
quelle une telle figure du banditisme avait pu
s’installer dans le pays et obtenir des papiers
turcs en règle, malgré l’exigence d’un casier ju-
diciaire vierge, le système de reconnaissance
faciale, l’enregistrement des empreintes digi-
tales, que requiert une demande de naturali-
sation. Des protections dont aurait bénéficié le
suspect en haut lieu ont été évoquées, mais
aucune enquête n’a encore été ouverte sur
d’éventuelles complicités. Et sa nationalité tur-
que exclut de facto toute extradition.
Depuis, presque chaque jour, les médias se
font l’écho de saisies et d’opérations policiè-
res spectaculaires, laissant entrevoir à quel
point le pays est devenu un sanctuaire pour
des barons de la drogue originaires du monde
entier. Le groupe criminel Comanchero, ins-
tallé en Australie, soupçonné de trafic de stu-
péfiants et de blanchiment d’argent, a essuyé
un sérieux revers avec la capture, à Istanbul,
de Maximilian Rivkin, suédois d’origine
serbe, et de Hakan Ayik, binational turco-aus-
tralien – le premier ayant acquis la nationalité
turque en achetant deux appartements au se-
cond. Christijan Palic, chef du cartel de la dro-
gue dit « de l’aile des Balkans occidentaux », a
été mis sous les verrous après une opération
des forces spéciales, dans le quartier stam-
bouliote de Besiktas. Le même sort a été ré-
servé à Chamil Amirov, dirigeant de la pègre
russe, au Néerlandais Isaac Bignan, bras droit
de Joseph Johannes Leijdekkers (lui-même
considéré comme un acteur-clé du trafic in-
ternational de cocaïne et tout-puissant dans
le port d’Anvers, repéré par Europol en Tur-
quie), dont l’épouse et les enfants ont obtenu
la nationalité turque. Idem, encore, pour l’Al-
lemand Eric Schroeder, trafiquant de cocaïne
et de marijuana, propriétaire de deux loge-
ments dans la résidence Sapphire, le plus
haut gratte-ciel du pays…
Sous la houlette du nouveau ministre de l’intérieur,
Ali Yerlikaya, des opérations antidrogue d’une ampleur
sans précédent sont menées dans cet Etat, devenu
sanctuaire pour les barons de la drogue du monde entier
La liste n’en finit plus. Le 3 janvier, Ali Yerli-
kaya, ministre de l’intérieur depuis la réélec-
tion du président Recep Tayyip Erdogan, fin
mai 2023, a annoncé que ses services avaient,
en quelques mois, mis fin aux activités de cin-
quante-six criminels recherchés par dix-huit
pays. « Nous allons tous les mettre en cage, un
par un », a-t-il promis sur le réseau social X. La
semaine précédente, il s’était enorgueilli de
l’arrestation de 376 personnes suspectées de
tremper dans un vaste réseau de stupéfiants,
dans une quarantaine de provinces turques.
En novembre, 118 autres étaient poursuivies
par la justice pour paris illégaux et trafic de
drogue. A cet impressionnant tableau de
chasse sont venues s’ajouter les statistiques
annuelles : à l’instar de ces cinq dernières an-
nées, la Turquie caracole dans le peloton de
tête du classement des saisies mondiales d’hé-
roïne. Selon le rapport 2023 de la direction gé-
nérale de la sécurité, le nombre de saisies de
captagon a augmenté de 73,6 % en 2022 par
rapport à l’année précédente. Pour la mé-
thamphétamine, il a été multiplié par trois
pour la même période.
Il y a manifestement quelque chose de
pourri au royaume de Turquie, et le pouvoir a
décidé de faire place nette ou, à tout le moins,
en affiche-t-il la volonté. La question est de sa-
voir pourquoi tout s’est soudainement accé-
léré en 2023, avec tant de zèle et pour quels ef-
fets ? Pour y répondre, il faut revenir aux origi-
nes de ces réseaux criminels et de leurs conni-
vences locales, distinguer comment certains
acteurs ont trouvé aide et protection auprès de
magistrats et de personnalités influentes jus-
qu’au sommet de l’Etat.
« MEXIQUE DE L’EUROPE »
« Nous vivons un moment charnière, affirme
Timur Soykan, journaliste d’investigation
du quotidien indépendant BirGün, et spécia-
liste du crime organisé. Il y a les arrestations,
les saisies de plus en plus importantes de tou-
tes sortes de stupéfiants, y compris de co-
DES JUGES, caïne provenant d’Amérique du Sud – ce qui
est nouveau. Tout cela montre, chaque jour
ENQUÊTEURS un peu plus, le rôle et le poids considérables
ET HOMMES de la Turquie comme plaque tournante de la
drogue, avec ses réseaux, ses protections, sa
POLITIQUES longue tradition de liens entre l’Etat et les
gangs, ses sommes colossales brassées et
ONT LAISSÉ blanchies, faisant de ce pays un véritable
SCIEMMENT “Mexique de l’Europe”. »
Lorsque le Groupe d’action financière
L’APPAREIL D’ÉTAT (GAFI) décide, en octobre 2021, d’inscrire la
Turquie au rang des « pays soumis à une sur-
SE GANGRENER veillance accrue », c’est-à-dire de la placer sur
sa « liste grise » des Etats s’engageant à remé-
AU POINT dier aux déficiences stratégiques de leur ré-
DE MENACER gime en matière de lutte contre le blanchi-
ment d’argent et le financement du terro-
LE PAYS DE FAILLITE risme, les autorités ont regardé ailleurs. Rien
n’a été a fait pour endiguer l’emprise des ré-
seaux criminels. Cette dégradation infligée
par le GAFI – quelques mois après la publica-
tion d’un rapport de la Commission euro-
péenne, très sévère, à l’égard d’Ankara – s’est
traduite par une chute accélérée des investis-
sements étrangers.
Pour ce pays dont l’économie repose essen-
tiellement sur la consommation et le crédit,
avec des besoins en infrastructures et liquidités
insatiables, les conséquences sont désastreu-
ses. « Trop longtemps, le gouvernement a refusé
d’agir, poursuit M. Soykan. Et s’il paraît changer
de cap aujourd’hui, c’est qu’il n’a pas d’autre is-
sue : la mafia est devenue puissante au point de
menacer les capitaux et les investisseurs. » Mal-
gré les zones d’ombre, certains épisodes met-
0123
DIMANCHE 28 - LUNDI 29 JANVIER 2024
tent en évidence des complicités étendues. Des
juges, enquêteurs et hommes politiques ont
laissé sciemment l’appareil d’Etat se gangrener
au point de menacer le pays de faillite.
Pour donner la mesure de l’emprise des ré-
seaux criminels, Mahmut Cengiz, profes-
seur associé au département de criminolo-
gie, de droit et de société de l’université
George-Mason, près de Washington, rap-
pelle l’existence de plusieurs facteurs. Pour
cet ancien officier de police à Ankara, exilé
aux Etats-Unis depuis 2014, auteur de nom-
breux ouvrages de référence, il y a d’abord la
situation géographique du pays. Longtemps
elle-même productrice d’opium, la Turquie
constitue un carrefour historique et obligé
du trafic entre l’Europe, l’Orient et l’Asie.
Avec l’explosion de la production d’opiacés
en Afghanistan, dans les années 1960-1970, la
route dite « des Balkans » vers l’Europe occi-
dentale, très vite contrôlée par les trafiquants
turcs, s’impose d’elle-même. « La position cen-
trale du pays, souligne l’expert, a permis aux
membres des diasporas, en France, en Allema-
gne et au Royaume-Uni, de créer des réseaux de
collaboration et de transferts de la Turquie vers
ces pays de destination. » Par ailleurs, la puis-
sance du secteur maritime national dote les
trafiquants turcs d’une large autonomie dans
l’acheminement des stupéfiants, évitant l’ex-
ternalisation du transport des marchandises à
d’autres partenaires, en particulier aux mafias
italiennes. Au trafic des opiacés est ensuite
venu se greffer celui, plus récent, des métham-
phétamines produites en Iran.
Il y a ensuite l’économie du pays, caractérisée
par une hausse constante de l’inflation depuis
2019 et par une augmentation des taxes, qui
élargissent, selon M. Cengiz, le nombre de
secteurs où sévissent les fraudes : « Prenez le
pétrole et les cigarettes, la Turquie impose les
taxes les plus élevées sur ces deux produits.
Les gains engendrés par le pétrole de contre-
bande – pour ne prendre que cet exemple – inci-
tent des fonctionnaires à y participer. »
Il y a enfin les conflits dans les Etats voisins
– notamment la guerre civile en Syrie – qui
ont donné naissance à des réseaux criminels
florissants, impliquant trafiquants d’antiqui-
tés, d’armes et passeurs de migrants. « Mais le
facteur majeur, c’est la corruption endémique
du pays qui contribue à créer ce climat propice
à l’installation et au développement de grou-
pes criminels », insiste M. Cengiz. Selon les in-
dices de Transparency International, la situa-
tion de la Turquie n’a cessé de se dégrader ces
dernières années.
Dans le classement de l’ONG anticorrup-
tion, Ankara a obtenu ses meilleurs résultats
au début des années 2010. Le pays s’est hissé
au 54e rang sur 176, en 2012. L’époque est en-
core au rapprochement avec l’Union euro-
péenne (UE) et ses critères d’adhésion. Arrivé
au pouvoir fin 2002, le Parti de la justice et du
développement (AKP), la formation créée par
Erdogan, avait adopté un train de réformes
démocratiques. L’UE est alors un formidable
levier pour faire avancer le pays, mais aussi
un instrument garantissant la survie de l’AKP.
L’instauration de nouvelles normes et de
nouveaux cadres au sein de la police et de la
justice entraîne une augmentation des sai-
sies de contrebande et de stupéfiants, ainsi
qu’une multiplication des procédures devant
les tribunaux. La séduisante promesse
« un Etat propre, une société propre », le slogan
de campagne d’Erdogan du temps où il était
maire d’Istanbul, semble se concrétiser.
L’âge d’or va durer jusqu’en 2013. Cette an-
née-là, le besoin de devises – déjà – pousse le
0123
DIMANCHE 28 - LUNDI 29 JANVIER 2024 géopolitique | 17
gouvernement à adopter une loi controversée
dite « d’amnistie sur la fortune », destinée à
encourager le rapatriement de fonds turcs
placés à l’étranger en les exonérant de sanc-
tions financières ou de taxes élevées. Dans la
pratique, le fait que les actifs rapatriés ne
Captures d’écran soient plus questionnés sur leur provenance
d’une vidéo diffusée ouvre la voie à l’arrivée d’argent sale – une
par le ministère manne, qui sera même élargie aux résidents
de l’intérieur et prise étrangers un peu plus tard.
lors de l’arrestation Dans la rue, cette année 2013 est également
du baron de la drogue marquée par les soulèvements antigouverne-
d’origine croate mentaux du parc Gezi, à Istanbul. Le pouvoir
Nenad Petrak, est ébranlé, la reprise en main brutale. Elle
à Istanbul, marque une étape décisive dans le raidisse-
le 18 novembre 2023. ment autoritaire d’Erdogan. Dès le mois de dé-
YOUTUBE/@INTERPOL cembre, une affaire en apporte la démonstra-
tion. Pendant plus d’une semaine, le pays est
secoué par un énorme scandale de corruption.
Les plus hauts représentants de l’Etat, dont le
premier ministre, assistent au déballage de
conversations privées extraites de leurs télé-
phones. Le pays découvre l’existence d’un
vaste trafic d’or avec l’Iran. Quatre ministres
sont mis en cause. Impliqués, les fils de trois
d’entre eux sont interpellés. Des liasses de de-
vises sont saisies à leur domicile. Pour le chef
du gouvernement, il s’agit d’une « tentative de
coup d’Etat judiciaire sécuritaire ». En quelques
mois, le juge de l’affaire est remplacé, les prin-
cipaux acteurs du dossier absous, le dossier
enterré. M. Erdogan affirmera plus tard qu’il
s’agissait en fait de « complots externes et inter-
nes » ourdis par son ancien allié, le prédicateur
Fethullah Gülen, réfugié aux Etats-Unis de-
puis 1999. La chasse aux supposés ennemis de
l’intérieur peut commencer.
Le coup d’Etat raté du 15 juillet 2016 entraîne
une vague d’arrestations et de purges sans
précédent dans les institutions : 10 % des deux
millions de fonctionnaires sont démis de
leurs fonctions, 12 % des juges arrêtés, près de
3 400 mis à pied, quatre fois plus de policiers.
« Les gülénistes, relève M. Soykan, qui s’étaient
pendant toutes ces années substitués aux ca-
dres et représentants de l’Etat traditionnels,
supprimant et remplaçant la tutelle militaire,
ont soudain été sortis du système. » De quoi
provoquer des remous dans le fonctionne-
ment même de l’Etat.
Les cadres victimes de la purge sont en partie
évincés par les fidèles du pouvoir en place, au
premier rang desquels les hommes du nouvel
allié de l’AKP, le Parti de l’action nationaliste
(MHP) conduit par Devlet Bahçeli. Cette for-
mation d’extrême droite traîne avec elle son
cortège de rumeurs, son goût prononcé pour
les descentes coups-de-poing, ses nervis et ses
collusions avec les milieux de la pègre. Aux
élections de 2018, l’unique revendication de
M. Bahçeli ne surprend personne : le vieux
chef demande la libération d’Alaattin Çakici,
ancien parrain du grand banditisme et mem-
bre de la milice des « Loups gris », arrêté en
France, vingt ans plus tôt, en possession d’un
passeport diplomatique délivré par le MIT, les
services secrets d’Ankara.
Les années suivantes, des scandales de cor-
ruption impliquant des acteurs criminels,
aussi bien turcs qu’étrangers, s’invitent à la
« une » des journaux, mais sans réelles retom-
bées. Les rapports de l’Observatoire européen
des drogues et des toxicomanies ont beau
DANS CE PAYS, pointer du doigt l’« implication croissante de
groupes criminels organisés turcs dans le trafic
MAL EN POINT de cocaïne à travers l’Atlantique », aucune ac-
FINANCIÈREMENT, tion n’est entreprise pour les démanteler. Sur
Twitter (aujourd’hui X), des membres des
LA TENTATION A « Loups gris » saluent le puissant cartel mexi-
cain de Sinaloa et son chef, Ismael Zambada
LONGTEMPS ÉTÉ Garcia, surnommé « El Mayo ». Sur le même
GRANDE DE NE PAS réseau social, des hommes du cartel en armes
louent leurs partenaires turcs.
LUTTER CONTRE Il faut attendre les vidéos de Sedat Peker, ma-
fieux notoire lié aux ultranationalistes et exilé
L’« ÉCONOMIE GRISE » à Abou Dhabi, en 2021, pour que la question
des collusions entre les milieux politiques et
la pègre reviennent sur le devant de la scène.
Dans ses interventions sur sa chaîne YouTube,
vues près de 100 millions de fois, cet ancien
soutien inconditionnel de l’AKP y déballe le
linge sale. Trafic de drogue, extorsions, assas-
sinats… l’homme accuse le pouvoir d’être as-
socié à la mafia. Il raconte entre autres com-
ment l’un des fils de l’ancien premier ministre
Binali Yildirim (2016-2018 ; AKP) était lié à un
vaste trafic de cocaïne entre l’Amérique latine
et la Turquie. Dans une autre vidéo, il affirme
que Süleyman Soylu, le prédécesseur d’Ali Yer-
likaya au ministère de l’intérieur, l’a prévenu,
en personne, de l’ouverture d’une enquête à
charge contre lui, avant de faciliter sa cavale.
« Il serait réducteur de dire que l’actuel minis-
tre de l’intérieur est bon et son prédécesseur
mauvais, relativise l’autre grand journaliste
turc d’investigation, Cengiz Erdinç, dans une
enquête publiée en octobre sur le média en li-
gne Kisa Dalga. Süleyman Soylu était soutenu
par le MHP et travaillait avec des policiers et
des juges. Des opérations ont été menées sous
son mandat, mais elles n’ont pas été aussi effi-
caces et intenses… Aujourd’hui, on ressent une
réelle usure : la mafia, le crime organisé et ces
problèmes de drogue qui s’étendent aux villes
anatoliennes… Le pays est devenu à la fois un
marché important et un lieu de transit du
commerce international de la drogue, une si-
tuation qui crée un malaise, et ce au sein
même de la base de l’AKP. » Comme son con-
frère Timur Soykan, il dénonce le manque
d’entrain des autorités à mener des investiga-
tions en profondeur. Il n’y a pas eu de procès
d’envergure concernant une affaire de cor-
ruption ou de trafic depuis 2016.
A l’impunité se mêlent les négligences cou-
pables. Le cas de Sedat Sahin est exemplaire.
Originaire de la mer Noire, ce chef de la troi-
sième plus grande organisation mafieuse de
Turquie a été condamné lourdement à de
nombreuses reprises – en particulier pour une
dizaine de meurtres. Il a été libéré, en
juillet 2023. Ses avocats avaient profité des va-
cances des membres du tribunal pour déposer
une demande de sortie anticipée. Une fois de-
hors, il a réservé sa première visite à M. Ba-
hçeli, dans son bureau, à Ankara. Le magistrat
qui a pris la décision de le libérer a été aussitôt
promu et nommé à la Cour suprême. Six mois
plus tard, le 2 janvier, changement de para-
digme : comme par un étrange retour de ba-
lancier, le ministre de l’intérieur annonçait
l’arrestation de quinze membres du réseau
criminel du même Sahin.
RÉSEAUX D’INFLUENCE INFILTRÉS
« Nous sommes peut-être arrivés à une situa-
tion pire que celle qu’a connue le pays durant les
décennies 1970 et 1980 », avance l’historien
Ryan Gingeras. Auteur de Heroin, Organized
Crime and the Making of Modern Turkey (« hé-
roïne, crime organisé et la genèse de la Tur-
quie moderne », Oxford University Press,
2014, non traduit), première enquête à souli-
gner la continuité de l’existence des gangs, tra-
fiquants et réseaux mafieux depuis la création
de la république, en 1923. Plusieurs de ses en-
quêtes décrivent ces années sombres qui ont
entouré le coup d’Etat militaire de 1980. Les al-
liances entre dirigeants et groupes criminels
se sont alors multipliées : « C’est comme si le
pays vivait un retour en arrière, à l’époque où
les gens commençaient à parler d’Etat profond,
le derin devlet, ces réseaux d’influence infor-
mels infiltrés au sein des institutions sécuritai-
res et politiques du pays. »
Le parallèle avec ces années noires d’une vio-
lence inouïe a de quoi faire sourciller, mais il
donne une idée assez exacte de la manière
dont ces pratiques illégales se sont installées
dans le pays. Un peu à l’instar de l’Etat japo-
nais, qui a utilisé des éléments des gangs de
yakuzas, intimement lié aux droites nippones,
note M. Gingeras, les services de sécurité turcs
ont établi des liens avec divers groupes ultra-
nationalistes : « Les deux Etats avaient en com-
mun cette peur existentielle des mouvements
de gauche, alors en plein essor et perçus comme
une force déstabilisatrice. »
Protégés par des acteurs étatiques, les grou-
pes de l’ombre se sont très vite sentis déposi-
taires de l’autorité publique en Turquie.
« Cette structure, dans laquelle les organisa-
tions illégales et les institutions du pouvoir se
sont développées, encourageant les trafics de
drogue, d’armes et les attaques contre les mou-
vements de gauche ou révolutionnaires, s’est
érigée en propriétaire et en gardienne de
l’Etat », avance M. Soykan.
En novembre 1996, le mystérieux « acci-
dent de la route » de Susurluk révéla les rela-
tions entre de hauts dirigeants – le ministre
de l’intérieur et de la justice, Mehmet Agar, fi-
gure du MHP, et la cheffe du gouvernement,
Tansu Ciller – avec la mafia et les ultranatio-
nalistes. Les travaux de la commission parle-
mentaire chargée d’enquêter sur ce scandale
firent d’abord grand bruit. Ils furent tout
bonnement enterrés. Seul le chauffeur de ca-
mion, accusé d’être à l’origine de l’accident,
fut emprisonné.
Dans ce pays, mal en point financièrement,
la tentation a longtemps été grande de ne pas
lutter contre l’« économie grise » en général.
« Les sommes brassées par les réseaux crimi-
nels sont devenues colossales, observe le spé-
cialiste. Il y a encore quelques années, on disait
que celles-ci s’élevaient à 5 milliards de dollars
par an. Aujourd’hui, ce montant est bien plus
élevé. » Ce qui semble avoir poussé les autori-
tés à réagir. En attendant, Nenat Çelik a fait
appel. Ses avocats avancent qu’il n’a commis
aucun délit dans le pays. Et comme il est ci-
toyen turc, donc protégé d’une extradition,
ils ont tout naturellement déposé une de-
mande de libération. p
nicolas bourcier
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DIMANCHE 28 - LUNDI 29 JANVIER 2024

Depuis le Brexit, l’immigration au plus haut

Le départ des citoyens de l’Union européenne a laissé place à une arrivée record de personnes venues
d’Afrique ou d’Asie. Cette migration, pour l’essentiel légale, répond aux besoins du marché de l’emploi

1 Depuis le Brexit, le Royaume-Uni a connu une hausse londres - correspondante posant d’un contrat de travail et
de l’immigration légale sans précédent d’un plancher de ressources an-

Migration nette au Royaume-Uni,

en milliers de personnes
Ressortissants
31 janvier 2020
Brexit : retrait
1er janvier 2021
Fin de la libre circulation des personnes
I l s’agissait de l’une des gran-
des promesses du Brexit : le
divorce avec l’Union euro-
péenne (UE) permettrait enfin au
Royaume-Uni d’en finir avec la li-
nuelles de 26 200 livres sterling
(30 000 euros environ). Ils pou-
vaient faire venir leurs proches,
tout comme les étudiants. Les
autorités ont aussi instauré des
du Royaume-Uni entre le Royaume-Uni et l’UE
hors Union européenne (UE) bre circulation des citoyens euro- exemptions aux planchers sala-
de l’UE
de l’Union européenne péens, de « reprendre le contrôle » riaux pour les emplois dans des
+ 873 de ses frontières nationales pour secteurs jugés prioritaires (agricul-
+ 768 800 limiter les arrivées. Quatre ans ture, aide sociale, santé publique).
après son entrée en vigueur, le Ces choix politiques traduisent
Entrées 600 31 janvier 2020, la réalité est tout une dépendance structurelle du
autre. Certes, avec 86 000 départs Royaume-Uni à la migration.
+ 375 400 nets entre juin 2022 et juin 2023, Environ 19 % des employés du
+ 301 les citoyens de l’UE ont été plus NHS, le système de la santé publi-
+ 105 200 nombreux à quitter le territoire que hospitalier, ne sont pas des
qu’à s’y installer. Mais ils ont été citoyens britanniques. N’ayant
très largement remplacés par des pas suffisamment investi, depuis
0
personnes venues d’Afrique des décennies, dans la formation
Sorties (Nigeria) et d’Asie (Inde, Chine et de ses personnels soignants, le
– 123 – 86 Pakistan). La migration nette a Royaume-Uni souffre d’une pé-
David Cameron Theresa May Boris Johnson Rishi Sunak ainsi atteint un niveau historique- nurie de médecins. Dans d’autres
conservateur conservatrice conservateur conservateur ment élevé, avec 682 000 entrées secteurs sous tension, les em-
nettes entre juin 2022 et juin 2023 ployeurs profitaient même d’un
Juin 2016 Juin 2017 Juin 2018 Juin 2019 Juin 2020 Juin 2021 Juin 2022 Juin 2023
− et même 745 000 entre décem- dispositif leur permettant de re-
bre 2021 et décembre 2022. cruter temporairement des tra-
Visas délivrés, de janvier à septembre 2023, en milliers vailleurs étrangers à des salaires
Les données ne prennent pas en compte les visas de tourisme, de travailleur Visas de séjour ou de travail 20 % inférieurs au salaire mini-
frontalier, d’étudiant de transit ou de court terme Le gouvernement conservateur de mum dans leur secteur.
Rishi Sunak préfère pointer la mi- Mais pressé par l’aile droite des
gration illégale et concentrer son conservateurs, qui fait la sourde
Ukraine Inde énergie à mettre en œuvre un ac- oreille à la réalité économique du
242 340 cord controversé de déportation pays, Rishi Sunak a annoncé, à
vers le Rwanda des demandeurs l’automne 2023, des restrictions
Chine
Nigeria d’asile arrivés par la Manche sur sévères à l’octroi des visas. Les
116
191 des bateaux pneumatiques. Pour- non-Britanniques travaillant dans
Hongkong
40 tant, l’essentiel de la migration est le secteur de l’aide sociale ne pour-
légale, concernant des personnes ront, par exemple, plus faire venir
Bangladesh
munies d’un visa de séjour ou de leur famille. Le plancher de res-
38 travail. Entre juin 2022 et juin 2023, sources pour décrocher le visa
Ghana Pakistan Sri Lanka 52 530 migrants étaient arrivés passe à au moins 38 700 livres ster-
37 91 26 dans le pays en situation irrégu- ling (45 000 euros environ). Ces
lière, soit 7,7 % des arrivées nettes. nouvelles règles risquent de
Zimbabwe Malgré une rhétorique anti- compliquer encore plus le recrute-
44 migrants, M. Sunak appliquait, ment du personnel dans des sec-
jusqu’à ces derniers mois, une teurs où les pénuries sont déjà for-
politique lancée en 2021 par son tes : il manque environ 40 000 in-
Principales raisons de migration légale prédécesseur, l’ex-premier minis- firmières au NHS, et 150 000 pos-
en septembre 2023, en % tre Boris Johnson : un régime tes sont vacants dans le secteur de
post-Brexit plutôt libéral, déli- l’aide sociale. p
Etudes Asile Autre vrant des visas aux personnes dis- cécile ducourtieux

39 33,3 9,3 7,2 11,1

Travail Famille

Part de la population de nationalité étrangère

en % de la population totale du comté, en juin 2021

0 4,7 7 13,3 30,9

Données
non communiquées
Aire urbaine

* L’Irlande du Nord ne réalise pas PAYS

de statistiques fondées sur la nationalité

2 Depuis la mise en place des visas

pour les Européens, l’immigration hors UE
a pris le pas sur le marché de l’emploi
Infographie Le Monde -
Nombre d’emplois par industrie, en milliers d’emplois Julie Cassotti, Xemartin
Main-d’œuvre hors UE Main-d’œuvre UE Laborde et Delphine Papin

Education Santé et travail social

200 800
3 Malgré le rétablissement de la frontière, les arrivées de clandestins
par la Manche n’ont jamais été aussi importantes
100 400
Evolution du nombre de migrants interceptés Principales nationalités des migrants arrivés par la Manche,
dans la Manche de janvier à septembre 2023
0 0 Le 22 août 2022 a enregistré
Albanie Turquie
Juil. 2014 Déc. 2022 Juil. 2014 Déc. 2022 un record avec le passage 8 574 863
8 000 2 499 Afghanistan
de 1 295 migrants à bord
de vingt-sept embarcations, 6 971 Irak 4 843
2 041 Vietnam
lié à une météo clémente
Professions scientifiques Hôtellerie- 6 000 1 147
et à la baisse ponctuelle des prix
et techniques restauration 4 729
pratiqués par les passeurs. Syrie
300 400
4 000 1 777 Iran
31 janvier 2020 2 617 Inde
Brexit Soudan 1 129
150 200 2 000 1 452 Erythrée
2 397

0 0 0 7
Juil. 2014 Déc. 2022 Juil. 2014 Déc. 2022 Janv. 2018 Nov. 2021 Sept. 2023

Theresa May Boris Johnson Rishi Sunak

Sources : Home Office ; Office for National Statistics ; « UK Annual Population Survey », 2021
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DIMANCHE 28 - LUNDI 29 JANVIER 2024
Bruno
Tertrais
« L’arme
nucléaire
continue à
jouer un rôle
stabilisateur »
Pour le politologue, le jeu de
la Russie, malgré l’apparente
agressivité sur le plan
nucléaire, est conforme
à un discours de dissuasion
ENTRETIEN
B
runo Tertrais est politologue,
directeur adjoint de la Fonda-
tion pour la recherche stratégi-
que et expert associé à l’Institut
Montaigne. Auteur de nom-
breux ouvrages, il a notam-
ment écrit La Guerre des mondes (L’Observa-
toire, 2023) et Pax atomica ? Théorie, pratique
et limites de la dissuasion, paru le 10 janvier
(Odile Jacob, 208 pages, 20,90 euros).
Le 16 janvier, la Biélorussie a annoncé
une modification de sa doctrine militaire
visant à placer sous son propre
commandement les armes nucléaires
tactiques russes censées avoir été
déployées sur son territoire. Quels sont
les enjeux de cette décision ?
D’abord, on ne sait pas si les armes nucléai-
res russes sont effectivement présentes en
Biélorussie. Il y a des installations pour les ac-
cueillir, mais je ne dispose pas d’éléments en
source ouverte qui permettraient de confir-
mer qu’elles sont bien arrivées. Cela nous
renvoie au fait que la dissuasion est en partie
un monde virtuel : le simple fait de penser
que cet arsenal puisse se trouver sur le sol
biélorusse a déjà des répercussions politi-
ques et stratégiques.
Pourtant, même en admettant qu’elles aient
bien été transférées, il s’agirait davantage d’un
retour en arrière que d’une nouveauté, puis-
que les dernières ogives nucléaires soviéti-
ques avaient été retirées de ce pays en 1996.
Cela ne représenterait pas non plus un chan-
gement majeur pour l’Organisation du traité
de l’Atlantique Nord [OTAN], puisque de telles
armes sont déjà présentes dans l’enclave russe
de Kaliningrad [dont la mutation en bastion
nucléaire a débuté avant même l’annexion,
en 2014, de la Crimée par la Russie]. Par ailleurs,
je ne pense pas un instant que ces armes puis-
sent être sous le contrôle des autorités biélo-
russes. Sur le plan militaire, leur présence n’a
donc aucune conséquence particulière.
En revanche, sur les plans politique et stra-
tégique, c’est important. Je note que les offi-
ciels biélorusses sont fiers d’annoncer cette
présence ainsi que l’intégration de l’arme
nucléaire dans leur défense nationale. J’y
vois un geste politique de la part de Minsk et
de Moscou, symbolisant l’intégration en-
core plus profonde de la Biélorussie dans le
système de défense russe. Précisons que
cela n’a absolument rien d’illégal au regard
du droit international, dans la mesure où
ces armes demeurent sous contrôle russe.
On en revient en fait à la situation qui préva-
lait au temps du pacte de Varsovie.
Cela a déjà incité le président polonais,
Andrzej Duda, en octobre 2022, à demander
officiellement aux Etats-Unis de déployer
des armes nucléaires sur son territoire na-
tional – comme c’est déjà le cas dans cinq
pays de l’OTAN (Belgique, Allemagne, Italie,
Pays-Bas et Turquie). Mais cela n’est certai-
nement pas nécessaire sur le plan stratégi-
que et demeure assez peu probable dans la
mesure où les Américains n’ont pas envie de
jouer à ce jeu, qui impliquerait une pro-
fonde modification du dispositif nucléaire
de l’Alliance atlantique.
L’annonce biélorusse intervient à
un moment où l’on assiste, en Russie,
à une banalisation des propos sur
l’emploi du nucléaire dans le débat
public. Comment l’analysez-vous ?
C’est là le cœur du sujet, à savoir le décalage
qu’il existe, selon moi, entre la perception
répandue d’une Russie agressive sur le plan
nucléaire, et la réalité d’un discours – tenu
par les trois ou quatre responsables
compétents – qui n’a rien d’inquiétant.
Comme je le répète depuis le 24 fé-
vrier 2022 [date de l’invasion russe à grande
échelle de l’Ukraine], les propos officiels sont
conformes à un discours de dissuasion et à
la doctrine de la Russie. A mon sens, Vladi-
mir Poutine veut encore être considéré
comme un dirigeant nucléaire responsable,
ou du moins que la Russie soit perçue
comme un pays nucléaire responsable.
La preuve, c’est l’absence totale, à ma con-
naissance, de modification substantielle de la
posture nucléaire russe ou de mouvements
d’armes nucléaires vers l’Ouest. Autrement
dit, si Vladimir Poutine voulait vraiment
faire peur à l’Occident, il avait en main beau-
coup de cartes qu’il a décidé de ne pas jouer.
Le problème, c’est le laisser-faire, voire l’en-
couragement de propos incendiaires tenus
par des responsables de second plan – tel l’an-
cien président Dmitri Medvedev – par les mé-
dias ou par certains commentateurs qui nor-
malisent un discours badin sur l’emploi de
l’arme nucléaire. Cela pourrait finir par im-
prégner la culture stratégique russe : c’est là
que se situe le vrai problème.
Cette banalisation du discours sur
le nucléaire survient aussi à un moment
où il ne reste plus qu’un seul traité de
maîtrise des arsenaux nucléaires en
vigueur, le traité New Start, qui arrive à
échéance en 2026. Faut-il s’en inquiéter ?
Non. Rappelons que le seul traité de désar-
mement nucléaire était le traité sur les for-
ces nucléaires à portée intermédiaire (FNI),
signé par l’Union soviétique et les Etats-Unis
en 1987. Start [Start I et II, signés respective-
« Facteurs destructeurs
d’une explosion nucléaire »,
photo d’une affiche
de prévention contre
une attaque nucléaire,
publiée à l’époque de l’Union
soviétique (date inconnue).
RAFAEL YAGHOBZADEH
Rafael Yaghobzadeh est
un photographe français,
né le 20 janvier 1991, à Paris.
Parallèlement au travail
documentaire qu’il mène
depuis 2014 sur la situation
en Ukraine, il collecte des
artefacts, des objets racontant
le quotidien de la société
ukrainienne à différents
moments de son histoire,
du temps de l’Union
soviétique jusqu’à
l’indépendance du pays,
en 1991, en passant
par la révolution de 2004
ou la guerre déclenchée
par la Russie, dix ans plus
tard. Ces pages sont
extraites d’un manuel
que le photographe a trouvé,
en mai 2014, dans le sous-sol
d’un bâtiment administratif
incendié, à Odessa.
Stocké depuis l’époque
soviétique avec des masques
et d’autres équipements de
protection, l’ouvrage explique,
entre autres, le phénomène
des ondes de choc, la marche
à suivre pour se mettre
à l’abri, et dispense
des conseils médicaux.
Des affiches soviétiques
de ce type sont, aujourd’hui
encore, placardées dans
quelques écoles.
ALAIN JOCARD/AFP
géopolitique | 19
ment en 1991 et 1993] et New Start [signé
en 2010] sont quant à eux des traités de maî-
trise des armements nucléaires russes et
américains, ils n’ont pas de conséquences
doctrinales. La caducité, ou la disparition de
ces traités, ne signifie pas le début d’une
nouvelle course aux armements du type de
celle qu’a connu la guerre froide. Ni la Russie
ni les Etats-Unis n’ont la volonté ou les
moyens de s’y lancer.
Tout au plus peut-on relever que Moscou
aime présenter des projets futuristes, mais
que les fameuses armes dites « du Manège »,
présentées en 2018 [le 1er mars 2018, dans la
salle du Manège de Moscou – construite au
début du XIXe siècle pour commémorer la vic-
toire russe sur les troupes de Napoléon,
en 1812 –, le président Poutine décrit les nou-
velles armes stratégiques du pays, dont des
missiles (balistiques intercontinentaux, mu-
nis d’ogives nucléaires, ou encore hypersoni-
ques) présentés comme invincibles], n’ont
pas toutes donné lieu à des programmes
opérationnels.
On pourrait donc, à partir de 2026, vivre
dans un monde sans traité de maîtrise
des armements…
Les équilibres stratégiques n’en seraient pas
fondamentalement changés, mais cela ôte-
rait deux choses : un surcroît de transparence
et de prévisibilité mutuelles entre Washing-
ton et Moscou, ainsi que l’existence d’un ca-
nal de discussion formel. Au-delà de la simple
négociation des déséquilibres et des plafonds
[en matière d’armement nucléaire], ce canal
peut être utile pour discuter des questions
stratégiques en général. Mais ce sont là les ef-
fets de la dégradation de l’environnement in-
ternational, plutôt qu’une cause.
Alors que la guerre en Ukraine va
entamer sa troisième année, la Russie
se sert de la dissuasion de façon offensive
pour préserver ses gains territoriaux.
Partagez-vous ce constat ?
Chaque détenteur d’armes nucléaires
étend autour de lui une ombre, un parapluie
qui accroît sa liberté d’action. Ce qui est nou-
veau avec l’Ukraine, c’est qu’il s’agit d’une
guerre de conquête territoriale dans l’espace
européen. Les combats se déroulent donc à
proximité du territoire des pays de l’OTAN,
c’est-à-dire à l’abri du nucléaire. Mais la
« sanctuarisation agressive » [expression
apparue au début des années 1990 ; dans le
contexte actuel, elle se réfère aux opérations
offensives majeures menées par la Russie, en
s’abritant derrière sa capacité nucléaire] n’est
pas une notion nouvelle.
Et, du côté de l’OTAN, on a ce qu’on pour-
rait appeler une « sanctuarisation défen-
sive » : la dissuasion joue dans les deux sens.
Si la Russie peut se permettre cette guerre
d’agression, c’est en partie parce qu’elle est
une puissance nucléaire. Si la Russie
s’abstient d’étendre le conflit aux pays de
l’OTAN, c’est en partie parce que certains des
membres de l’Alliance sont des puissances
nucléaires. Enfin, si l’Occident s’abstient
d’intervenir directement en Ukraine, voire
au-delà, c’est aussi parce que la Russie est
une puissance nucléaire.
Sommes-nous entrés, ainsi que
l’affirment certains experts,
dans un nouvel âge nucléaire ?
Je n’en suis pas sûr. Ce que l’on peut dire,
c’est que la géopolitique est de retour. Or,
dès lors que les rapports de force entre les
grands Etats sont le principal déterminant
de la scène mondiale, l’arme nucléaire vient
rappeler quel est son rôle. J’aime dire qu’elle
est un peu « l’axe du monde », comme de
Gaulle le disait à propos de l’épée. Mais cette
situation est une remise en lumière plutôt
qu’un changement fondamental, avec la
conjonction de l’agitation nucléaire autour
de l’Ukraine et de toutes ses ramifications, y
compris en France.
Selon la presse, en mars 2022, peu après le
début de la guerre en Ukraine, la France a
ainsi mis à la mer trois sous-marins lanceurs
d’engins [contre un seul précédemment]. Il y
a aussi l’augmentation spectaculaire – et
désormais affichée – de l’arsenal nucléaire
chinois et, bien sûr, la maturation des forces
nucléaires indienne, pakistanaise et nord-
coréenne qui va bon train. Enfin, il y a l’Iran
qui, chaque année, se rapproche du seuil
nucléaire. Le durcissement du contexte
international nous fait redécouvrir la cen-
tralité des armes nucléaires.
Dans votre dernier livre, « Pax atomica ? »,
vous écrivez que la dissuasion nucléaire
est « une forme de bien public mondial ».
Qu’entendez-vous par là ?
A mon sens, l’arme nucléaire continue de
jouer – de manière risquée, certes – un rôle
stabilisateur en rendant extrêmement
improbable, car trop coûteux, l’affronte-
ment militaire à grande échelle entre les
Etats qui en sont dotés. C’est ce que signifie
le titre de mon livre.
Nous ne sommes pas dans une période pa-
cifique, mais dans une période de non-af-
frontement direct entre grandes puissances
– ce qui est assez exceptionnel, si l’on se
réfère aux siècles passés. Après examen,
j’attribue largement cet acquis à l’existence
des armes nucléaires. p
propos recueillis par
marie jégo et élise vincent
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CULTURE
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Le Printemps des poètes en pleine tourmente

Le choix de Sylvain Tesson comme parrain de l’édition 2024 met en cause le fonctionnement de l’institution

RÉCIT

R
imbaud aurait adoré.
Loin des « fleuves impas-
sibles », le petit monde
français de la poésie
tangue depuis dix jours tel un
bateau ivre, bousculé par les res-
sacs, les courants et les clapote-
ments furieux des marées. La dé-
cision de désigner l’écrivain
Sylvain Tesson parrain de l’édi-
tion 2024 du Printemps des
poètes a créé un immense tohu-
bohu. Pétition de poètes, riposte
médiatique et politique, contre-
pétition, accusations de harcèle-
ment… Une tension telle que la di-
rectrice artistique de l’institution,
Sophie Nauleau, a annoncé sa dé-
mission, vendredi 26 janvier. « Le
choix, que j’assume pleinement, de
Sylvain Tesson pour féerique
parrain de “La Grâce” [le thème de
l’édition 2024] a déclenché une ca-
bale effarante, consternante, pour
ne pas dire monstrueuse, a-t-elle
déclaré dans un communiqué.
Dans ce contexte, aucune parole
n’étant audible, j’ai préféré réserver
la mienne au silence. »
La pression était devenue parti-
culièrement forte depuis que de
nombreux anciens salariés du
Printemps des poètes avaient dé-
noncé, dans Le Monde, ce qu’ils
considèrent comme l’entre-soi
étouffant d’une institution
vieillissante, et le management
douloureux dont ils auraient été
victimes, ces dernières années, de
la part de Sophie Nauleau. Dans la
foulée, le Centre national du livre
(CNL), qui dépend du ministère de
la culture et constitue le principal L’écrivain Sylvain Tesson, le 24 octobre 2022, à Rome. LUDOVIC MARIN/AFP
bailleur de fonds du festival, avait
annoncé son intention d’« exami-
ner les difficultés de fonctionne- son de ses fortes connotations l’autre grand rendez-vous annuel, cente, l’évolution du Printemps thèque de l’Arsenal, à Paris, rap-
ment interne qui viendraient à chrétiennes. Avec la nomination le Marché de la poésie : « Le choix des poètes a suscité de plus en
« Depuis que portent les anciens. Mais ses pas-
être portées à sa connaissance » et de Sylvain Tesson, le risque que de Sylvain Tesson est totalement plus de réserves. « Depuis que Sophie Nauleau sages, ses courriels et ses coups de
de mesurer si elles étaient « sus- certains poètes s’inquiètent d’un décalé par rapport aux valeurs du Sophie Nauleau en a pris les rênes, téléphone, ses emportements
ceptibles de porter préjudice à coup de barre à droite lui semblait Printemps des poètes », une mani- en 2018, on assiste à une inflexion,
a pris les rênes, parfois, suffisent à peser sur le
cette manifestation essentielle donc élevé. Il voyait juste. festation d’éducation populaire une dérive problématique », es- on assiste moral du personnel, souvent
pour la poésie ». Sur Instagram, les critiques s’ac- lancée en 1999 par Jack Lang sur le time Yves Boudier, le président du jeune. « Elle dirige ses équipes en
Tout est parti du choix de cumulent sous le message du modèle de la Fête de la musique, Marché de la poésie.
à une dérive minimisant toujours leur apport et
Sylvain Tesson. Un écrivain Printemps des poètes annonçant estime-t-il. Lors d’une réunion au CNL problématique » sans jamais donner de reconnais-
connu, brillant, féru de poésie, le parrainage. L’organisateur ef- L’affaire aurait pu s’arrêter là. en juillet 2022, le montant du sou- sance », témoigne une femme.
YVES BOUDIER
mais qui est aussi devenu une face les plus mordantes, dans l’es- Mais la politique s’en empare. Une tien de l’institution publique « On travaille dans la crainte et l’an-
président du Marché
« icône réactionnaire », selon les poir de stopper la polémique. pétition brûlot rédigée en écriture à l’association Printemps des goisse », note une autre. « Pour la
de la poésie
signataires de la pétition qui a Cette censure, au contraire, attise inclusive, un écrivain célèbre ac- poètes (260 000 euros par an) première fois de ma vie, j’ai même
lancé l’affaire. Dans son essai le mécontentement. La direction cusé de connivence avec l’extrême avait soulevé, déjà, des interroga- eu des crises de tachycardie, lors de
Réactions françaises. Enquête sur de l’événement veut faire taire les droite par de « belles âmes » qui tions. Elles n’ont pas disparu. ma dernière semaine de travail »,
l’extrême droite littéraire (Seuil, voix discordantes ? Une poignée souhaitent l’écarter… L’occasion Parmi ceux qui avaient alors fait garde républicaine d’accueillir les relate une troisième personne.
2023), le journaliste François Krug de poètes de gauche décide de est trop belle, à droite, pour ne pas part de leurs critiques, le poète invités. Associer poésie et musi- Résultat : des arrêts maladie et
a détaillé les accointances de crier plus fort et rédige une tri- transformer le dossier en un cas oulipien Frédéric Forte s’inquiète que militaire ? Certains s’étouf- un turnover élevé. « Nous sommes
Sylvain Tesson avec l’extrême bune, qui paraît sur le site de Libé- d’école de la cancel culture et du toujours du « fonctionnement dis- fent, comme Jacques Bonnaffé : huit à être partis en trois ans », re-
droite. Naguère animateur d’une ration jeudi 18 janvier. wokisme. D’autant que la pétition pendieux, de la tentation hégémo- « Mais elle est où, la poésie ? », cense l’un d’eux. Aucun n’a eu la
émission sur Radio Courtoisie, D’emblée, le choix de Sylvain comporte une erreur factuelle sur nique et des dérives de cette struc- hurle le parrain de l’édition 2015, force de porter plainte ou de saisir
proche de certaines figures de la Tesson est présenté comme une le titre du livre de Jean Raspail qu’a ture ». Elle « contribue de façon ca- avant d’être prié de partir, ainsi les prud’hommes, mais beaucoup
nouvelle droite comme Jean étape supplémentaire dans la dé- préfacé Tesson. lamiteuse à perpétuer une image que l’a rapporté Slate. se disent encore traumatisés.
Mabire et Dominique Venner, il rive politique de la France, après le En quelques jours, tout s’en- mièvre, passéiste, normée, et En interne aussi, les méthodes Contactée, Sophie Nauleau n’a
n’a jamais caché son admiration vote de la loi sur l’immigration et flamme. La tribune contre le même, oui, réactionnaire de la évoluent. D’emblée, les deux sala- pas donné suite aux sollicitations
pour Jean Raspail, auteur du « le glissement du second mandat choix de Sylvain Tesson ? « Six poésie », affirme-t-il sur Facebook. riées en CDI sont licenciées. Et du Monde.
roman Le Camp des saints (Robert d’Emmanuel Macron (…) vers un cents inconnus s’en prennent à l’un ceux qui les remplacent décou- Les anciens salariés en veulent
Laffont, 1973), le récit d’une inva- projet politique plus que jamais des meilleurs écrivains actuels », « Une forme de harcèlement » vrent la difficulté de travailler aussi au conseil d’administration,
sion de la France par des hordes proche de l’extrême droite ». Refu- tonne l’éditorialiste Pascal Praud Les manifestations du Printemps avec Sophie Nauleau. Huit qui « voit sans voir tous ces départs
d’immigrés, qui fait référence sant « la banalisation d’une idéolo- sur CNews. Des « cafards », des des poètes sont organisées depuis anciens du Printemps des poètes et ces souffrances se réitérer », se-
dans toute une partie de l’extrême gie réactionnaire incarnée par « poètes d’extrême gauche sans le départ par la petite association se sont confiés séparément au lon les mots de l’un d’eux. De fait,
droite. L’intéressé juge, pour sa Sylvain Tesson », les pétitionnaires talent et sans public », mitraille du même nom, autour de Jack Monde, la plupart d’entre eux de- le conseil, présidé par Alain Borer
part, « aberrante et insultante » demandent au Printemps des poè- Valeurs actuelles. La nouvelle mi- Lang, d’un haut fonctionnaire de- mandant l’anonymat. Tous ra- et composé de vieux amis, se
l’accusation de pencher vers l’ex- tes de renoncer à cette décision. nistre de la culture, Rachida Dati, venu patron de médias, Emma- content la même chose, parlant réunit rarement et semble laisser
trême droite, comme il l’a dit à défend elle aussi l’écrivain visé, nuel Hoog, et de trois poètes d’« emprise », de « violence mo- carte blanche à Sophie Nauleau.
L’Express du mercredi 10 janvier. La politique s’en empare tandis que son collègue de l’éco- amis, réunis au sein du trio rale » au sein de cette petite struc- Interrogé sur ce point, Jack Lang,
Tesson parrain des poètes ? Malgré sa radicalité, ou pour cette nomie, Bruno Le Maire, dénonce Actéon et aujourd’hui septuagé- ture qui tourne avec trois salariés, qui a pris la défense de la direc-
« Quand j’ai découvert ce nom, le raison, le texte fait mouche. En l’« exclusion sectaire d’une plume naires : Alain Borer, André Velter dont la directrice et un stagiaire. trice face au « crétinisme » des
10 janvier, je me suis dit : “Oh ! la quelques jours, plus de 2 000 per- aventureuse ». A l’initiative du et Zéno Bianu. A ce noyau s’ajoute « Crises de larmes, crises de pani- anti-Tesson, avoue ignorer s’il est
tuile, ça va causer des problè- sonnes le signent. Des poètes, plu- philosophe Daniel Salvatore Jean-Pierre Siméon, qui fut long- que, malaise, humiliations, encore, ou non, membre du con-
mes !” », se souvient Bruno Dou- tôt jeunes, des écrivains, des tra- Schiffer, une contre-pétition, si- temps directeur artistique du mépris, c’est cela que nous avons seil. « Et vous m’apprenez qu’il y a
cey, éditeur d’une des anthologies ducteurs, des bibliothécaires… gnée notamment par Pascal Printemps des poètes. tous vécu au quotidien », résume des problèmes de management »,
qui paraissent chaque année Beaucoup de noms ignorés du Bruckner et Luc Ferry, est lancée En 2018, les responsabilités une ex-employée. affirme-t-il.
à l’occasion du festival printanier. grand public – rares sont les vedet- sur le site du Point pour soutenir tournent. Jean-Pierre Siméon part « J’ai subi une forme de harcèle- De son côté, le CNL subven-
Le thème choisi pour l’édition tes dans le milieu de la poésie –, Sylvain Tesson. Une partie de la diriger la collection « Poésie/Gal- ment latent », assure Louise tionne le Printemps des poètes,
2024, « La Grâce », lui paraissait mais aussi quelques person- gauche exprime aussi son émo- limard » et reste simple adminis- Champiré, après une « expérience mais ne s’immisce pas dans ses
déjà un peu problématique, en rai- nalités comme les poètes Charles tion à l’idée de voir l’écrivain trateur, André Velter quitte offi- traumatisante de presque deux orientations artistiques, ni dans
Pennequin et Rim Battal, les écri- écarté du Printemps des poètes. ciellement l’association, tandis ans » comme responsable admi- son fonctionnement quotidien.
vains Nancy Huston, Chloé Les instigateurs du texte initial que son épouse, Sophie Nauleau, nistrative. Elle évoque « la Si bien que ce sont des « Peaux-
Delaume, Martin Winckler et ne lâchent pas prise pour autant. écrivaine et ex-productrice d’une pression dans le rythme de travail, Rouges criards », comme disait
Jack Lang a lancé Baptiste Beaulieu, ou le comédien Ils rêvent d’un « Printemps sau- émission de poésie sur France dans la tenue d’un budget serré », Rimbaud, qui ont fait chavirer le
Jacques Bonnaffé. vage », une série de lectures et de Culture, y entre comme directrice mais aussi « des remarques désta- bateau et poussé la directrice à
la manifestation Plusieurs professionnels de la performances qui rivaliseraient artistique salariée. bilisantes sur [ses] compétences partir. « Ce genre de bataille n’est
d’éducation poésie signent aussi la tribune, ne avec celles du festival officiel, Fondamentalement, le pouvoir ou désobligeantes sur [ses] pas très bon, conclut un éditeur.
craignant pas de cibler la princi- peut-être sur le thème de la dis- reste à peu près entre les mêmes cheveux, jugés “trop gras” pour un Mais, au moins, cela montre que la
populaire pale institution du secteur. C’est grâce, en miroir de la « Grâce » of- mains, mais les pratiques chan- rendez-vous au CNL ». poésie, loin de vivre dans sa bulle, a
en 1999 sur le le cas d’éditeurs comme Alexan- ficiellement choisie. gent. La première conférence de Sophie Nauleau, qui vit dans le quelque chose à voir avec la politi-
dre Bord (L’Iconoclaste) ou Isa- Si les critiques sont tombées si presse de Sophie Nauleau le Sud, ne vient que quelques jours que et les préoccupations du
modèle de la Fête belle Sauvage, ou encore d’Yves dru sur le choix de Sylvain Tesson, montre avec éclat. Dans la cour, la par semaine dans les bureaux de temps. C’est déjà ça. » p
de la musique Boudier, cheville ouvrière de c’est aussi que, dans la période ré- nouvelle directrice a demandé à la l’association, au sein de la biblio- denis cosnard
0123
DIMANCHE 28 - LUNDI 29 JANVIER 2024
« Le Grand Palais
doit être un lieu de
réenchantement »
Après les Jeux olympiques, Didier Fusillier,
le président de l’établissement culturel, compte ouvrir
le musée rénové aux « expérimentations festives »
ENTRETIEN
L’
immense nef du Grand
Palais a presque re-
trouvé sa splendeur
originelle. Mais il reste
encore beaucoup à faire sur ce
colossal chantier démarré
en 2021. Et le temps presse : le
Grand Palais doit être livré le
19 avril, pour accueillir les épreu-
ves olympiques d’escrime et de
taekwondo. Didier Fusillier,
nommé en août 2023 à la prési-
dence de la Réunion des musées
nationaux-Grand Palais, revient
sur cette course contre la montre.
Le Grand Palais doit être livré
dans deux mois au Comité
olympique. Serez-vous prêt ?
Evidemment ! On ne peut se
permettre aucun retard. On a fait
une réunion de crise en septem-
bre 2023, juste après ma nomina-
tion. Et nous avons compris qu’il
fallait activer la cadence et faire
travailler tous les corps de mé-
tiers en même temps. Les pein-
tres peignent pendant que, au-
dessous, des ouvriers font du ca-
rottage. Près de 780 ouvriers sont
sur le chantier, de 6 h 30 à 22 heu-
res, sur le principe des deux-huit.
Il faudra peut-être envisager de
travailler aussi le dimanche, mais
sans que le budget ne dérape.
Quelles sont les difficultés ma-
jeures que vous rencontrez ?
Tout est compliqué. Le Grand
Palais, construit en 1900, n’avait
pas connu de travaux structurels
depuis cent vingt ans. Aucun
escalier n’était aux normes, il n’y
avait que deux monte-charges.
On passe à quarante désormais,
dont vingt-trois seront installés
pour les Jeux olympiques et para-
lympiques. Après les JO, on aura
peu de marge de manœuvre pour
poursuivre le chantier, car les
locations de salons, comme
Paris + ou Paris Photo, repren-
nent vite. Il faudra s’adapter et
trouver des solutions.
Vous avez un budget très serré,
avec un emprunt de 200 mil-
lions d’euros sur vingt-cinq
ans. Mission impossible ?
On va dégager des ressources
avec de nouvelles activités payan-
Au Centre Pompidou, le festival Hors Pistes n’est pas hors Jeux
Avec les Jeux olympiques en ligne de mire, la dernière édition de la manifestation parisienne, avant travaux, s’intéresse aux « Règles du sport »
ARTS
E n cette année olympique,
le Centre Pompidou ouvre
le bal des manifestations
artistiques autour du sport avec
son petit festival Hors Pistes. « Le
sport est une accumulation de
règles, de la mesure des espaces à
celle du taux de testostérone. Or,
avec les avancées technologiques,
la mondialisation et les évolu-
tions sociétales, ces règles entraî-
nent de nombreux débats », ana-
lyse Géraldine Gomez, la fonda-
trice du festival.
« Cette thématique du sport
intervient au milieu d’une saison
intensivement engagée du Centre
Pompidou. Les questions
d’inclusion que l’équipe de foot Les
Dégommeuses viennent soulever
« Le problème
d’un musée,
c’est la porte :
on fera en sorte
que les gens
n’aient pas peur
de la franchir »
tes sans perdre l’esprit d’intérêt
public. Il y aura une forme nou-
velle d’événement autour de la
gastronomie, qui pourrait mar-
cher du feu de Dieu auprès des
jeunes, comme on a pu le consta-
ter à Lille avec le festival Mange
Lille ! Le groupe Les Echos veut
louer une galerie deux semaines
par mois pour y monter des collo-
ques et des rencontres autour de
ce que sera notre monde en 2050.
On travaille avec la Fédération de
la haute couture et de la mode
pour une grande fête de la mode,
dont le Grand Palais serait l’épi-
centre, et qui pourrait se décliner
dans d’autres villes. Cela pourrait
être un défilé populaire complè-
tement dingue. J’ai toujours aimé
les grandes fêtes façon Jack Lang.
Lors de votre nomination, vous
avez dit vouloir transformer
le lieu en « palais de fêtes »…
Le bâtiment avait précisément
été conçu pour cela. Le Grand Pa-
lais, c’est un état d’esprit et un
style. Il sera un champ d’expéri-
mentation festive et intellec-
tuelle, un lieu de réenchantement
complet. J’aimerais que les gens
y viennent sans savoir ce qu’ils
vont y trouver. Deux phrases me
guident, celle de l’économiste
Paul Delouvrier, qui disait
« mieux vaut voir grand, il sera
toujours temps de réduire la voi-
lure », et celle des marins du Ven-
dée Globe : « On commence à fond
et on accélère progressivement. »
Comment concilier la
rentabilisation du site avec
la mission de service public ?
D’abord, on pourra rentrer dans
certains espaces du Grand Palais
sans avoir besoin de prendre des
tickets. Le problème d’un musée,
c’est la porte : on fera en sorte que
dans une série de tables rondes,
nous ne cessons de les poser dans
tous les domaines de notre
programmation », relève Mathieu
Potte-Bonneville, qui pilote
l’événement. Cette année, le
public est accueilli dans un Forum
aux airs de stade. Sur les murs, un
motif kaléidoscopique fusionne
les terrains de sport. Cette tapisse-
rie, intitulée Les drapeaux ne sont
pas des bouts de tissu silencieux,
est l’œuvre inachevée de Mehryl
Levisse, un jeune artiste mort
quelques semaines avant le lance-
ment du festival.
Les flammes olympiques en
tulle qui ponctuent cet arrière-
plan sont issues du travail de
Pauline Bastard sur les parades
historiques des Jeux olympiques
(JO) que l’artiste reproduit costu-
les gens n’aient pas peur de la
franchir. On va créer un grand es-
pace pour les familles, avec des
hautes fenêtres donnant sur la
Seine. Ce sera un lieu où les en-
fants pourront faire ce qu’ils veu-
lent, mais aussi obtenir des clés
qui leur donneront peut-être en-
vie de voir les expositions du
Grand Palais. A l’occasion de
beaucoup d’opérations scolaires,
les enfants repartiront avec une
invitation pour deux, ce qui leur
permettra de revenir avec leurs
parents. Le gosse devient le petit
guide de ses parents, cela crée un
fil entre les générations.
Quelle programmation
prévoyez-vous dans la nef, qui
sera désormais ouverte l’été ?
A partir de 2025, on va libérer la
nef de juin à août, et la comparti-
menter en trois parties. Ce sera
l’occasion d’expérimenter de
nouveaux types d’expositions,
comme « Pop Air » et ses œuvres
gonflables, que j’avais déjà ac-
cueillie à La Villette, et qui pour-
rait rapporter 2,8 millions d’euros
par an. On va aussi jouer sur
les horaires. Imaginez un specta-
cle qui démarrerait à 5 h 30 du ma-
tin, d’autres qui s’achèveraient
à 22 heures ! Le chorégraphe Ra-
chid Ouramdane aimerait créer
un spectacle qui se déroulerait
dans les airs et que les spectateurs
verraient allongés sur des mate-
las. Alexander Neef, le président
de l’Opéra de Paris, a évoqué avec
nous la possibilité d’y produire
La Damnation de Faust.
On travaille aussi avec des gale-
ries comme Perrotin, Continua
ou Zwirner sur une exposition
baptisée « Playground ». L’idée est
de faire travailler les artistes sur
des mini-terrains de basket ou de
taekwondo, après les JO. Ils pour-
raient peindre le sol, ou imaginer
des choses suspendues dans les
airs. La peintre Claire Tabouret,
par exemple, aimerait utiliser les
voiles de dériveurs olympiques.
Quel est l’intérêt du
partenariat avec le Centre
Pompidou, qui va occuper
deux espaces au Grand Palais ?
Le Grand Palais est une coquille
vide. Sans Beaubourg, nous
n’aurions jamais réussi à faire
mées avec les moyens du bord et
des communautés éphémères de
sportifs amateurs. Une partie de
ces remakes sont parfois tournés
dans les infrastructures sportives
abandonnées, comme à Athènes.
La quinzaine d’artistes invités
défie et détourne chacun à leur
manière les règles et les normes
du sport. Dans un coin, un amon-
cellement de coupes attend les
performances de Magali Desba-
zeille (samedi 27 et dimanche
28 janvier), et celle sur l’histoire de
la frite de piscine par Gwenola Wa-
gon (dimanche 28).
Rapport corps et technologie
L’artiste allemand Ulu Braun pré-
sente deux foisonnants collages
vidéo low-tech et panoramiques,
avec mille et une scènes et détails
Didier Fusillier, au Grand Palais, à Paris, le 24 janvier. ED ALCOCK/MYOP POUR « LE MONDE »
une exposition Matisse [pro-
grammée en 2025 ou 2026], parce
que nous n’avons pas de collec-
tions. Avoir les équipes du Centre
Pompidou, c’est du pain bénit.
C’est bien d’être à plusieurs pour
s’occuper d’un bazar pareil. Nous
avions prévu une exposition d’art
brut, mais elle va être redimen-
sionnée avec le Centre Pompidou
et la donation de Bruno De-
charme. On produira aussi nous-
mêmes des expositions, par
exemple de la photographe Nan
Goldin, dans d’autres espaces du
Grand Palais. L’artiste Francis Alÿs
est aussi venu visiter le chantier.
Pourquoi l’exposition « 1966
Dakar-Paris », une reconstruc-
tion critique de l’exposition
« Art nègre » de 1966, a-t-elle
disparu du programme ?
Elle était prévue pour la fin du
mois de mars 2025, mais les gale-
ries nationales du Grand Palais ne
seront pas ouvertes avant début
juin. Or, dès le 5 juin, démarre la
collaboration avec le Centre Pom-
pidou. On avait pensé transposer
l’exposition au Palais de la Porte-
Dorée, mais les commissaires
ne le souhaitaient pas. Ils en ont,
depuis, récupéré les droits.
bizarres, entre courses de chiens
et de chars. Nicolas Gourault, qui
utilise des moteurs de jeux vidéo
pour créer des environnements
et les peupler, a composé une ville
consacrée au sport, dans laquelle
il fait revivre les grands moments
où la foule a envahi les stades.
Nicolas Clauss montre une
danse dont les mouvements
n’ont jamais le même découpage,
produit par ordinateur. Ce clin
d’œil à la breakdance, l’un des
nouveaux sports à entrer cette
année aux JO, en appelle un
autre : la venue du danseur de hip-
hop Nicolas Faubert, aveugle, qui
présentera son projet Paradeyes
(dimanche 4 février), en référence
aux Jeux paralympiques. L’Améri-
caine Lucy McRae, à l’univers fic-
tionnel dystopique, interroge le
culture | 21
Quels projets avez-vous prévus
avec le Petit Palais voisin ?
L’artiste JR rêve d’unir les deux
sites, cela pourrait être splendide !
On peut aussi faire des concerts,
des projections de cinéma. Marin
et Elisha Karmitz sont venus visi-
ter le chantier. Avec le Théâtre du
Rond-Point, on travaille sur l’utili-
sation des espaces verts pour
faire de grandes parades, qui sont
le format le plus populaire qu’on
puisse imaginer : il n’y a pas de
bonne ou de mauvaise place, de
tribune d’honneur. C’est quelque
chose de joyeux, de débordant,
dans un monde où tout est bordé.
En 2025, avec l’année du Brésil,
je rêve de faire une parade brési-
lienne qui partirait des Champs-
Elysées ou de la place de la Con-
corde jusqu’au Grand Palais.
Imaginez-vous accueillir
d’autres institutions ?
Le Palais de Tokyo fermera
en 2027 pour un an. Il est possible
qu’on fasse une série artistique
d’été de trois mois avec eux.
Où en est le rapprochement
de la Réunion des musées
nationaux (RMN) avec
le Centre des monuments
besoin de défier les règles du
corps, avec une fiction sur l’en-
traînement des athlètes au-delà
de leurs capacités humaines.
Toujours sur le rapport entre
corps et technologie, David Guez a
demandé à ChatGPT de lui donner
les résultats des JO, présentés sur
un prompteur, et à DALL.E de gé-
nérer les photos des athlètes avec
leurs futures médailles. L’intelli-
gence artificielle serait-elle deve-
nue notre diseuse de bonne aven-
ture ? A confirmer cet été.
Une section de l’exposition est
réservée à l’alpinisme, en réfé-
rence à Thomas Salvador, le ci-
néaste alpiniste invité du festival,
côté programmation cinéma : on y
découvre une création de Laurent
Roth, qui vient de racheter tous les
films du père adoptif de François
nationaux (CMN), réclamé
par le ministère de la culture
en novembre 2023 ?
On réfléchit avec Marie Lavan-
dier [présidente du CMN] à ratio-
naliser les choses et à créer des
pôles autour, notamment, de l’art
pariétal et de la Renaissance. Par
exemple, les Eyzies, le plus grand
centre paléolithique au monde,
à Tayac, en Dordogne. La RMN
y gère le Musée national de la pré-
histoire. A proximité se trouvent
la grotte de Font-de-Gaume, qui
relève du Centre des monuments
nationaux, et Lascaux IV, géré par
un groupe privé. Ce qui est din-
gue, c’est qu’il n’y a aucun billet
groupé entre les trois établisse-
ments. Le château de Compiègne
[Oise] se trouve dans le giron de la
RMN. Dans ses environs, le CMN
gère les châteaux de Pierrefonds
[Oise] et de Villers-Cotterêts [qui
abrite la Cité internationale de la
langue française, dans l’Aisne]. Et
là, idem, il n’y a pas de billet com-
mun. Nous avons aussi chacun
nos agences de photos et nos mai-
sons d’édition. La bonne idée
n’est pas de tout fusionner, plutôt
de repréciser les missions. p
propos recueillis par
roxana azimi
Truffaut, fanatique d’alpinisme et
cinéaste amateur. Il associe l’un de
ses films, qui forme des petits
garçons aux règles de l’alpinisme,
aux mots de Truffaut, totalement
rétif à la varappe, sur son père, qui
lui a sans doute donné le goût de
faire des films.
Cette édition de Hors Pistes est
la dernière à se dérouler dans les
murs, avant la fermeture du
Centre Pompidou pour cinq ans.
Mais le festival pourrait se
transformer à cette occasion en
Hors Champs, dans des territoi-
res ruraux. p
emmanuelle jardonnet
Hors Pistes. Les règles du sport,
19e édition du festival jusqu’au
4 février, exposition jusqu’au
18 février. Entrée libre.
22 | culture
Une vertigineuse « Walkyrie »
A Bruxelles, Romeo Castellucci poursuit son périple wagnérien
OPÉRA
bruxelles - envoyée spéciale
L
e Théâtre royal de La Mon-
naie, à Bruxelles, n’avait
pas présenté de Ring wa-
gnérien depuis trente
ans : Romeo Castellucci lui donne
raison d’avoir attendu. C’est en ef-
fet le cœur battant que le public
s’est pressé à la première de
La Walkyrie, ce 21 janvier, après un
Or du Rhin enthousiasmant d’in-
telligence et de beauté. Le metteur
en scène a prévenu : a contrario
des usages, il ne présentera pas la
Tétralogie comme un tout, mais
dotera chaque opéra d’un univers
scénique singulier. Le début de
La Walkyrie – le passage à tabac
d’un homme nu balayé par les élé-
ments aquatiques déchaînés –
renvoie pourtant à la violence
exercée par Wotan sur Alberich
après lui avoir volé l’anneau.
Dernières ponctuations de cui-
vres et roulements de timbales, la
scène s’ouvre sur un plateau noir :
l’antre où vit Sieglinde, épouse
captive de Hunding, la jumelle dis-
parue de Siegmund, à qui elle va
justement porter secours. Après
les dieux, nous voici chez les hu-
mains. Le violoncelle accompagne
l’accueil de la miséricordieuse, dé-
saltérant le malheureux et le vê-
tant d’atours chevaleresques, au
milieu d’un enchevêtrement mo-
bilier quasi monacal, table, armoi-
res, et même un petit lit, peut-être
celui de l’enfant à naître, fruit
de l’amour incestueux du frère et
de la sœur. L’arrivée de Hunding
est précédée d’un chien noir, fure-
tant au gré des croquettes qui lui
sont discrètement octroyées.
Public médusé
Romeo Castellucci a fait de l’ani-
mal le centre du plateau, de la vie
dans son acception la plus essen-
tielle, et partant, un truchement
du divin. Au deuxième acte, de
blanches colombes voletteront
autour de Fricka, elle-même en-
goncée dans des ruchés superpo-
sés telle une icône baroque. Cette
détentrice de la loi conjugale, ac-
compagnée de ses suivantes, ré-
duira à quia les désirs de Wotan
(sauver son fils, Siegmund), tandis
qu’elle sacrifie deux oiseaux. Plus
tard, à l’acte III, la chevauchée des
Walkyries offrira au public mé-
dusé le long remugle charnel et
sombre d’un manège de neuf che-
vaux noirs à la robe somptueuse.
Sieglinde et Siegmund se sont
aimés dans les fleurs et l’initiation
orgiaque du printemps. Ils ont
scellé dans le sang leur nouvelle
naissance dans d’enivrantes no-
ces. Le héros a retiré l’épée cachée
dans le sein féminin. Tous deux
Un séjour troublant dans la vérité des fous
Alice Vannier se penche sur l’aventure d’une clinique psychiatrique pas comme les autres
THÉÂTRE
D ans les années 1950, le
psychiatre Jean Oury
(1924-2014) fonde, en
Loir-et-Cher, la clinique de La
Borde, un établissement expéri-
mental, où schizophrènes et psy-
chotiques sont intégrés à une vie
communautaire avec leurs soi-
gnants. Alice Vannier, qui a fait un
stage sur place, s’en est inspirée
pour l’écriture d’un spectacle
présenté au Théâtre de la Cité
internationale, à Paris, La Brande,
dont le moins qu’on puisse dire
est qu’il déplace les lignes entre
normalité et anormalité.
Délimitée par des fragments de
murs blanc gris, la scène est un
espace aéré, où entrent et sortent
six comédiens, qui ne cessent de
glisser de leurs rôles de soignants
à ceux de malades, avec, en pré-
Sieglinde (Nadja Stefanoff) et Siegmund (Peter Wedd), à Bruxelles, le 16 janvier. MONIKA RITTERSHAUS
Un cri et une
standing ovation
acclameront
cet orchestre que
galvanise depuis
cinq heures
Alain Altinoglu
n’ont eu d’autre choix que de fuir.
La mort les a rattrapés, dont l’ora-
cle n’est autre que la fille chérie
de Wotan, Brünnhilde, flanquée
de quatre grands pâturons blancs
(manipulés par des hommes invi-
sibles). Fulgurance géniale, lors-
qu’un sabot comminatoire se po-
sera sur la poitrine de la rebelle,
que la découverte compassion-
nelle de l’amour humain incline
à la désobéissance.
Le sacré affleure partout. De la
tête de Bouddha qu’emporte sur
son dos un Wotan pèlerin et péni-
tent, à la tête de bélier de Fricka,
emblème des sacrifices anciens,
en passant par les tenues sacerdo-
tales, la gestuelle liturgique ou les
lumières surnaturelles, à la ma-
nière des tableaux de Georges de
La Tour. L’épée brandie comme
une croix, et même le saignement
de nez de Wotan alors que, con-
traint de renoncer à ses vœux les
plus chers, il charge Brünnhilde
d’en exécuter la triste sentence.
A savoir, la mise à mort de Sieg-
mund par Hunding. Des images
s’inscrivent, comme celle de corps
augmentés – les monstrueuses
créatures des ténèbres qui recou-
lude et clôture, des échappées
vers les héros de la pièce Comme
il vous plaira (le théâtre joué par
l’ensemble de la collectivité était
pratique courante à La Borde). Sur
un panneau en avant-scène, une
phrase empruntée à Shakespeare :
« Le vaste théâtre de l’Univers pré-
sente de plus douloureux specta-
cles que la scène où nous jouons. »
Déstabilisation ressentie
L’entrée en matière de cette repré-
sentation, envahie par les volutes
de fumée des cigarettes des ac-
teurs, suscite un trouble durable.
Il faut du temps pour s’arrimer
à la matière mouvante qui se dé-
ploie sur le plateau et compren-
dre que la déstabilisation ressen-
tie est le sujet même du projet.
Alice Vannier ne livre pas une
exégèse scientifique de la psycho-
thérapie institutionnelle. Les
vriront Siegmund – après qu’il
aura dégagé au pourtour de Sie-
glinde endormie à même le sol
une ligne de lave incandescente,
préfigurant le cercle de feu défen-
seur du sommeil de la Walkyrie dé-
pouillée de son immortalité.
Le dernier acte est sans doute le
plus beau. Que ce soit l’impres-
sionnante chevauchée immobile
déployée par Romeo Castellucci
ou le charnier des héros morts
au combat, formant de saisissan-
tes variations autour de la célèbre
Pietà de Michel-Ange. Restés
seuls, Brünnhilde et Wotan n’ont
plus qu’à se dire adieu. Un im-
mense écran blanc s’est peu à peu
déployé en fond de scène, il va-
cille, s’obscurcit, et bascule lente-
ment vers le sol. Ils sont dans les
bras l’un de l’autre. La vierge guer-
rière a quitté son armure noire
pour une longue chemise blan-
che, elle s’agenouille, pose sa tête
sur les genoux paternels. Leur
baiser est d’une étrange beauté.
Il a mis l’épée sur elle, désormais
gisante. Le feu est appelé, soleil
rouge pâle des ciels nordiques,
tandis que montent du sol des va-
peurs grises. La dalle de lumière
se relèvera sur une résurrection,
l’absence d’un corps et la blan-
cheur d’un linceul. Wotan est
seul, debout avec sa lance. Des-
cendu des ceintres, un anneau
s’embrasera soudainement lais-
sant à l’orchestre les dernières
lueurs rougeoyantes dans le noir.
Un cri et une standing ovation
acclameront cet orchestre que
galvanise depuis cinq heures (en-
tractes compris) la direction char-
nelle et féline d’Alain Altinoglu,
commentaires du corps médical
s’exercent aux confins de sa re-
présentation. Ces virgules ponc-
tuent le cours des vies qui nais-
sent dans l’enceinte du théâtre.
Des existences minuscules aux-
quelles on s’attache, aspiré mal-
gré soi par l’imbrication étroite
entre l’étrange et le familier.
Ce processus doit beaucoup au
parcours remarquable des acteurs,
qui rejoignent insensiblement la
vérité des « fous » qu’ils interprè-
tent. On les regarde traverser leurs
rôles, revenir à la normalité, s’at-
tarder dans la schizophrénie, ap-
privoiser les tics, les colères, les so-
liloques, la souffrance des psycho-
tiques jusqu’à faire leurs ces iden-
tités tourmentées. De tonalités
minimales en rages tonitruantes,
de larmes versées en danses ha-
gardes sur un tube yéyé de Johnny
Hallyday, ces six acteurs dissipent
A L B U M S
S É L E C T I O N
sculpteur de drame et de vie, au
service d’un plateau vocal où cer-
tains ont laissé des plumes. C’est
le cas du Siegmund de Peter
Wedd, qui manque cruellement
de projection dans les sursauts
héroïques et les transes amoureu-
ses. Calibre court également pour
la Sieglinde de Nadja Stefanoff,
dont le joli timbre et la sensible
musicalité pallient des aigus sou-
vent à bout de souffle. Tourmenté
et introverti, le Wotan de Gabor
Bretz touche par une juvénilité
proche de la naïveté. S’il reste pru-
dent dans le monologue du
deuxième acte, ses accents de dé-
tresse et sa profonde expressivité
confèrent à la scène des adieux
une grande émotion. Voix et âme
noires, l’impressionnant Hun-
ding d’Ante Jerkunica est idéal de
haine et de férocité, des senti-
ments plus noblement partagés
par l’implacable Fricka de Marie-
Nicole Lemieux, dont le timbre
corsé et l’ardeur font merveille.
Quant à la Brünnhilde d’Ingela
Brimberg, elle possède toutes les
armes du rôle : endurance et puis-
sance, sens de la nuance et du con-
traste. Cerise sur le gâteau wagné-
rien avec un formidable octuor de
Walkyries, aussi caractérisé dans
les interventions solistes qu’ho-
mogène dans les ensembles. p
marie-aude roux
Die Walküre, de Wagner, mis
en scène par Romeo Castellucci,
Orchestre symphonique
de La Monnaie dirigé par Alain
Altinoglu. Théâtre royal
de La Monnaie à Bruxelles,
jusqu’au 11 février. Lamonnaie.be
G A L E R I E
les frontières entre les sains d’es-
prit et les malades mentaux.
Alors que des feuilles mortes
sont dispersées au sol, que des lu-
mières rasantes se substituent
à la brutalité de l’éclairage, que
le théâtre, petit à petit, impose sa
capacité à poétiser l’ordinaire,
La Brande bascule (et nous avec)
dans une réalité parallèle. A son
insu, le public partage une expé-
rience plus qu’il n’assiste à une re-
présentation : Alice Vannier fait
entrer dans les têtes le goût
même de cette folie par des pro-
cessus subtils de décalages et de
contaminations. Le summum
étant qu’on ne voit rien venir. p
joëlle gayot
La Brande, mise en scène d’Alice
Vannier. Théâtre de la Cité
internationale, Paris 14e. Jusqu’au
5 février. Theatredelacite.com
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DIMANCHE 28 - LUNDI 29 JANVIER 2024
F RAN Z S C HU BERT
Œuvres pour piano
Sonate pour piano D. 959. Moments
musicaux D. 780. Adam Laloum (piano).
Quatre ans après avoir livré une interpré-
tation d’anthologie des dix-huitième et
dix-neuvième Sonates pour piano de
Franz Schubert, Adam Laloum renouvelle
avec la vingtième le prodige qui consiste à parler la langue du
compositeur comme s’il s’agissait de la sienne. Ecrit par un mu-
sicien qui n’a plus que quelques semaines à vivre, le premier
mouvement se balance entre deux ciels – l’un serein, l’autre ora-
geux. Adam Laloum éclaire la scène, avec ombres et lumières,
tout en variant les perspectives. Son toucher est si riche qu’on
jurerait que l’instrument n’est pas le même d’une expression
(feutrée) à l’autre (impérieuse). Mû par l’énergie du désespoir, le
deuxième mouvement expose dans une poignante simplicité le
drame qui voit s’affronter l’épuisement des forces et le refus de
l’abandon. Il en résulte une sorte de danse de la vie et de la mort
qu’Adam Laloum entretient aussi dans la suite de l’œuvre, d’une
fermeté jamais pesante et d’une légèreté toujours profonde, de
même que dans des Moments musicaux chorégraphiques, à
l’instar du troisième, le plus célèbre des six. p pierre gervasoni
Harmonia Mundi/PIAS.
F Ü LÜ
Fülü
Des éléments sonores électro, une section
de vents, une combinaison batterie et per-
cussions, la voix parlée-chantée de Lilli
Stefani qui s’insère dans la musique, en
italien et en français. Le septette Fülü, ori-
ginaire de Toulouse, mêle des climats un
peu rêveurs, étranges et une manière de fanfare jazz, qui trouve
ses sources autant dans les marching bands de La Nouvelle-Or-
léans que dans l’afrobeat. En étant direct dans une approche qui
donne envie au corps de bouger, Fülü joue aussi avec des ruptu-
res de ton, des courbes, des surprises dans le déroulé de chaque
morceau. L’album est bien conçu dans l’écriture des composi-
tions, les arrangements, les parties solistes précises, compactes,
et marqué par un bel allant collectif. p sylvain siclier
Révolu’Prod/Absilone.
N EWDAD
Madra
Parmi la pléthore de revivalistes shoegaze
– cette vague rock acidulée popularisée
par My Bloody Valentine et Ride au début
des années 1990 –, NewDad possède
quelques coups d’avance sur les autres
prétendants. Formé en 2018, ce quatuor
de Galway (Irlande) est emmené par l’envoûtante chanteuse et
guitariste Julie Dawson. Deux mini-albums, Waves (2021) et
Banshee (2022), et une signature plus tard sur la major Atlantic,
ce premier long format est produit par Chris W Ryan (Just
Mustard) et mixé par le maître du son shoegaze Alan Moulder.
Ce qui frappe d’emblée est l’exceptionnel ratio de chansons
aguicheuses, comme on n’en avait plus entendu depuis Wet Leg.
Julie Dawson serait le pendant gothique de Billie Eilish, avec une
prédilection pour composer des pop songs puissantes et intros-
pectives. A la croisée du grunge et de la dream pop, Sickly Sweet
rappelle Garbage. Let Go soigne ses mimiques saturées façon
Pixies. Si leur nom a été choisi par un générateur automatique,
leur talent n’est pas le fruit du hasard. p franck colombani
Atlantic/Warner Music.
MALI K AD OUAN E
After Raï Party, 1992-2008
Shaft, thème d’Isaac Hayes pour le film de
Gordon Parks ; le Sex Machine, de James
Brown ; les graves sensuels de Barry
White… Soul, rhythm and blues, disco et
funk relookés en version techno-dance
orientale avec synthés, samples, youyous
et râles de plaisir. Gonflé mais efficace pour faire danser. L’œuvre
d’un maître bricoleur chanteur de raï qui a voulu se démarquer
en inventant son propre son, baptisé « After Raï ». Après le festi-
val de raï de Bobigny (Seine-Saint-Denis), en 1986, ce genre
populaire oranais commençait à rayonner au-delà du public
communautaire, puis allait trouver une audience mondiale avec
Khaled et Mami, Chaba Fadela et Cheb Sahraoui. Né d’une mère
celto-italienne et d’un père algérien, le 18 mars 1958, à Libercourt
(Pas-de-Calais), Malik Adouane a fait carrière avec son concept
plébiscité sur les dance floors. Cette compilation réunit
l’essentiel de ses détournements assumés. p patrick labesse
Elmir Records/Kuroneko.
S EY N I AWA C AMARA
Galerie Almine Rech
Seyni Awa Camara, née à
Bignona, en Basse-Casa-
mance (Sénégal), il y a plus
de quatre-vingts ans, a surgi
en 1989, lors de l’exposition
« Magiciens de la terre ».
On ne savait alors que peu
de choses d’elle, si ce n’est
qu’elle était potière de
SEYNI AWA CAMARA/GALERIE ALMINE RECH formation. Ses sculptures
de terre cuite ne relevaient
d’aucune tradition ni style connus. C’étaient déjà les siens,
singuliers, et ils sont demeurés les mêmes. Camara modèle des
corps humains, droits et étirés, dressés sur des pieds puissants.
A la cuisson, ils prennent des nuances rougeâtres ou plus
sombres, selon les volumes. De petits visages ou mufles aux
yeux ronds sortent des plis de l’étoffe ou de la chair. Ces statues
peuvent avoir deux têtes, l’une féminine et l’autre masculine,
barbue pour que l’on ne s’y trompe pas. Parfois, rompant avec la
verticalité, Camara les assied ou les agenouille. Ce que ces figures
symbolisent, c’est à chacun d’en décider. L’exposition en révèle
une dizaine, récentes, toujours aussi impressionnantes. Il est
malheureux que soient accrochés dans la même salle des paysa-
ges assez pauvres du peintre John McAllister. p philippe dagen
« Seyni Awa Camara – John McAllister. Sculpting Earth, Painting
Sensations ». Galerie Almine Rech, Paris 3e. Jusqu’au 24 février.
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DIMANCHE 28 - LUNDI 29 JANVIER 2024 culture | 23

Anne Hidalgo « Nous allumons

un contre-feu
sous les fenêtres

réinvente de l’Elysée »
PATRICK BOUCHERON
historien et président

l’Espace Cardin du Théâtre de la Concorde

L’entreprise n’est-elle pas un peu

Le long des Champs-Elysées, naïve, voire angélique ? « Certaine-
ment pas ! », s’insurge Elsa Boublil.
le Théâtre de la Concorde se veut La directrice se dit investie d’une
« mission » qu’elle exercera, qui
un « lieu d’éducation populaire » plus est, dans un espace dont
l’ancrage dans Paris est un sym-
bole de poids. Quoi de plus popu-
laire, suggère ainsi le duo, que

E
mmanuel Macron tra-
versera-t-il la rue qui
sépare l’Elysée du
Théâtre de la Concorde
pour saluer l’initiative d’Anne
Hidalgo ? Sous l’impulsion de la
maire de Paris, l’Espace Cardin,
qu’avaient investi, dans les
jardins longeant les Champs-Ely-
sées, les équipes d’un Théâtre de
la Ville en travaux, change de
nom, de direction et de vocation.
De retour dans ses locaux réno-
vés, place du Châtelet, Emmanuel
Demarcy-Mota laisse derrière lui
un lieu qui s’est taillé une belle
place dans la capitale et où coha-
bitent deux salles de théâtre, un
cinéma, des bureaux, un bar, une
librairie et une verrière.
Propriété de la Ville de Paris, le
complexe entame à vive allure sa
reconversion. Anne Hidalgo
(Parti socialiste) veut le transfor-
mer, nous explique-t-elle, en un
« lieu d’éducation populaire où
l’on peut se rencontrer, se parler,
déconstruire, reconstruire ». Dé-
construire, oui. Mais quoi ? Dans
le collimateur de la maire : les mé-
canismes de la désinformation, la
propagation des « fake news », la
fabrique des opinions. Suite logi-
que de la part de l’élue qui, en
novembre 2023, a annoncé son
départ du réseau X en le quali-
fiant d’« arme de destruction mas-
sive de la démocratie ».
Avec le Théâtre de la Concorde,
elle mène l’offensive tous azi-
muts : pour un regain démocrati-
que ; contre les populismes qui
montent et les menaces qui
pèsent sur l’indépendance des
médias ; contre un « Parlement qui
ne joue plus son rôle et fonctionne
à coups de 49.3 » ; enfin, contre un
gouvernement et un président
qui, dénonce-t-elle, « veulent gou-
verner en fonction de l’opinion, et
affirment que, si on pense diffé-
remment, on n’a plus qu’à se taire ».
Déterminée à provoquer la ré-
flexion et à stimuler la critique
face à ce qu’elle nomme « le début
du commencement de la fin », elle
s’alarme : « Tout le monde voit arri-
ver le pire : comment faire pour
qu’il n’advienne pas ? »
Un média global
Le théâtre qui s’invente sous sa
houlette ne se cantonnera pas à
l’activité artistique, même s’il s’en
réclame. Son ambition est de de-
venir une alternative au service
public de l’audiovisuel, qu’Elsa
Boublil, ancienne conseillère à la
culture d’Anne Hidalgo, nommée
directrice, juge fragilisé. Un média
global alimenté par des podcasts
enregistrés en public et par la
création d’une chaîne de diffu-
sion, où pourra s’exprimer la mul-
titude des paroles qui ont du mal
à se faire entendre aujourd’hui.
En phase avec l’esprit des univer-
sités populaires, le Théâtre de la
Concorde voit son avenir en
grand : lieu de vie ouvert en jour-
née (et en semaine aux élèves pari-
siens), il accueillera des master
class, des colloques, des ateliers
participatifs. Présentera des spec-
L’Espace Cardin, futur emplacement du Théâtre de la Concorde, à Paris. PHILIPPE BLANCHOT/HEMIS VIA AFP
tacles de stand-up et de street
dance. Proposera des expositions
et des escape games. Et traitera,
chaque mois, une thématique par-
ticulière. En mars, les femmes se-
ront au centre de sa programma-
tion ; en avril, l’histoire et la mé-
moire (en association avec le Col-
lège de France) ; en mai, le monde
de demain ; en juin, le corps. Le
programme s’élabore en accéléré.
« L’inauguration se tiendra en
mars, mais on démarre tout de
suite », insiste Anne Hidalgo.
Penché sur le berceau du nou-
veau-né, un comité d’orientation
à large spectre s’est réuni une pre-
mière fois, mercredi 24 janvier. Il
agrège, détaille Anne Hidalgo,
« les acteurs de la démocratie, ceux
qui l’observent et la commentent,
et ceux qui la représentent à
travers leur travail ». Soit des syn-
dicalistes, des juristes, des polito-
logues, des journalistes ou encore
des artistes. Dans la liste, on
repère les noms de l’ancien secré-
taire général de la CGT Philippe
Martinez, de l’éditeur Bernard
Comment, de l’humoriste Sophia
Aram, du psychologue Tobie
Nathan ou encore de la sociolo-
gue Eva Illouz.
Son président est le médiéviste
Patrick Boucheron, dont les essais
Conjurer la peur (Seuil, 2013) et Le
Temps qui reste (Seuil, 2023) ont
inspiré la maire de Paris. L’histo-
rien titulaire d’une chaire au
Collège de France ne change pas
de métier ; il l’adapte. Il assume de
« [s’]engager dans des adresses
franches et directes » au cœur d’un
lieu où, ajoute-t-il, « on peut, et
même on doit hausser le ton ». Le
but de cette mobilisation :
déjouer le système trop bien rodé
d’« images qui agressent et de
discours qui réduisent ».
cette avenue des Champs-Elysées
où convergent touristes, résidents
des beaux quartiers, manifestants,
supporteurs de foot et jeunes des
banlieues ? « Nous allumons un
contre-feu sous les fenêtres de l’Ely-
sée », sourit Patrick Boucheron.
Toute proche, elle aussi, se
dessine la place de la Concorde,
qu’Anne Hidalgo veut piétonni-
ser, une fois les Jeux olympiques
achevés. Une perspective qui de-
vra sans doute composer avec
l’arrivée de Rachida Dati au mi-
nistère de la culture et son désir,
ou non, de souscrire au projet.
A peine nommée Rue de Valois,
l’élue du 7e arrondissement a an-
noncé sa candidature, en 2026, à la
Mairie de Paris. « Je n’agis pas en
fonction de ce qu’elle propose.
Qu’elle fasse ses preuves », balaie la
locataire de l’Hôtel de Ville. Avec
un budget de « quelques millions »
(le montant reste flou), une équipe
directoriale réduite (trois person-
nes), le Théâtre de la Concorde a
deux ans devant lui pour justifier
sa nécessité. Et faire en sorte que le
temps qu’il lui reste survive aux
échéances électorales. p
joëlle gayot

L’enjeu politique du Théâtre de Rome LES INCONTOURNABLES

La nomination de son directeur par l’extrême droite fait polémique À PRIX RÉDUITS
rome - correspondant Gennaro Sangiuliano, faisant alors que la droite était majori-
pencher la balance à droite. taire dans l’opinion, ils doivent

D ans sa campagne visant

à mettre fin à l’« hégémo-
nie culturelle » attribuée
à la gauche, la majorité de droite
et d’extrême droite au pouvoir
en Italie a remporté une bataille
supplémentaire. Depuis samedi
20 janvier, le monde culturel ita-
lien est agité par une nouvelle po-
lémique ayant trait à la nomina-
tion, jugée frauduleuse par cer-
tains, du metteur en scène Luca
De Fusco, favori de la droite, à la
tête du Théâtre de Rome. Depuis
plusieurs semaines, le conseil
d’administration de cette institu-
tion culturelle majeure, qui re-
groupe trois scènes publiques,
s’était transformé en un champ
de bataille entre des intérêts poli-
tiques et institutionnels au sujet
du choix de son futur directeur.
Le Théâtre de Rome dépend de
la municipalité de la capitale,
gouvernée par le maire de gau-
che Roberto Gualtieri et par la ré-
gion du Latium, dont le prési-
dent, Francesco Rocca, appar-
tient à Fratelli d’Italia, le parti
d’extrême droite de la présidente
du conseil italien, Giorgia Me-
loni. L’aile gauche du conseil
d’administration soutenait la
candidature du fonctionnaire de
la culture Onofrio Cutaia, et l’aile
droite, celle de M. De Fusco. Les
représentants des deux tendan-
ces politiques et échelons admi-
nistratifs opposés se faisaient
donc face, avec deux voix cha-
cun, la présence d’un représen-
tant du ministère de la culture,
Pour la ville de Rome, la logique
purement majoritaire était cepen-
dant disqualifiée, la capitale ap-
portant au théâtre la plus grande
partie de ses financements. Or,
alors que ses représentants esti-
maient qu’une négociation serait
possible sur cette base, ils ont été
pris de court par leurs adversaires.
Dans le cadre d’un conseil d’ad-
ministration convoqué par son vi-
ce-président à l’insu de son prési-
dent, et qui s’est tenu de manière
précipitée en l’absence de ce der-
nier ainsi que d’une membre de
la commune, les représentants de
la droite au pouvoir ont confié la
charge de directeur à M. De Fusco.
Les absents ont appris sa nomina-
tion dans la presse.
Un « nouveau récit national »
Metteur en scène de quarante
spectacles, ancien directeur de
multiples théâtres dans toute
l’Italie et de plusieurs festivals,
M. De Fusco se trouve désormais,
à 66 ans, au cœur d’un conflit qui
ne concerne pas ses qualifica-
tions. Autour de sa nomination
continue de se jouer la guerre
pour les postes à responsabilités
des grandes institutions culturel-
les publiques, qui a commencé de-
puis l’arrivée au pouvoir de Gior-
gia Meloni, et que la droite gagne.
Le gouvernement de Mme Me-
loni a affiché dès son élection
sa volonté de chasser des lieux
de pouvoir culturels les représen-
tants de la gauche italienne. Accu-
sés d’y avoir régné sans partage
faire place afin qu’advienne un
« nouveau récit national ».
Du Centre expérimental de ciné-
matographie de Rome à la Bien-
nale de Venise, en passant par le
Théâtre Piccolo de Milan, et pour
des dizaines d’autres postes d’im-
portance variable couvrant tout le
spectre culturel, la droite choisit
des dirigeants qui lui convien-
nent. Sans être systématiquement
des idéologues ou des radicaux, ils
présentent, aux yeux du gouver-
nement, le mérite de ne pas être
associés à la gauche culturelle
autrefois dominante. Le « nou-
veau récit national » qu’ils doivent
bâtir n’a jusqu’alors pas vu le jour.
Dans ce contexte, les jeux de
pouvoir propres au conseil d’ad-
ministration du Théâtre de Rome
ont pris une dimension politique
amplifiée, surtout après le passage
en force dont il a été l’objet. Miguel
Gotor, conseiller à la culture (Parti
démocrate) de la capitale, a ainsi
dénoncé une « tentative d’occupa-
tion de la part de la droite d’une en-
tité fondamentale du système
culturel romain et italien ».
Federico Mollicone, parlemen-
taire Fratelli d’Italia et président de
la commission culture de la Cham-
bre des députés, a parlé d’une
« réunion absolument légale ». La
droite au pouvoir continue sa
grande entreprise de transforma-
tion du personnel culturel du
pays, un portefeuille après l’autre.
Sans que l’émeuve l’indignation
cyclique de ses adversaires. p EN VENTE SUR BOUTIQUE.LEMONDE.FR
allan kaval
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DIMANCHE 28 - LUNDI 29 JANVIER 2024

PARIS | HAUTE COUTURE PRINTEMPS-ÉTÉ 2024

MODE

Q
u’est-ce qui distingue Paris des
autres capitales de mode ? La
haute couture, cette science du
sur-mesure où chaque vête-
ment est unique et conçu à la
main, par opposition au prêt-à-porter où les
pièces sont produites de manière indus-
trielle. Une trentaine de maisons seulement
font partie du calendrier officiel de la
fashion week haute couture, dont la saison
printemps-été 2024 a été présentée du 22 au
25 janvier. Comme pour souligner le pres-
tige de cette discipline dont Paris a le mono-
pole, les défilés se sont déclinés sur le mode
superlatif : des tenues toujours plus impres-
sionnantes mises en scène dans des lieux Giorgio Armani Privé. CHRISTOPHE ENA/AP/SIPA
emblématiques de la capitale.
Dior a pris ses quartiers au Musée Rodin, où
une ribambelle de célébrités, de Natalie Port-
man à Rihanna en passant par Glenn Close,
sont photographiées entre les statues de
bronze, avant de rejoindre les jardins. Là se
dresse l’immense tente qui rassemble plus
de 900 invités, décorée d’une œuvre monu-
mentale signée par l’artiste Isabella Ducrot
(dont même l’âge, 93 ans, tient du superlatif)
représentant 23 robes de 5 mètres de haut
inspirées des tenues de sultans ottomans.
« Des vêtements qui représentaient le pou-
voir », explique Maria Grazia Chiuri, la direc-
trice artistique de Dior femme, qui s’inté-
resse toujours à l’aura conférée par une te-
nue et a réfléchi cette saison à comment do-
ter le textile d’une qualité particulière pour le
rendre impressionnant.
Elle s’est concentrée sur le moiré, cette
étoffe très technique aux reflets chan-
geants et ondulés, obtenus en écrasant le
grain des tissus avec une calandre spéciale.
L’opulence du moiré lui sert à façonner une
garde-robe épurée dans les formes, des
manteaux à grand col, des jupes plissées,
des pantalons taille haute, des tailleurs qui
soulignent la forme de la poitrine. Pragma-
tique, Maria Grazia Chiuri complète avec
une offre plus soir, du fourreau en velours
noir sensuel à la robe de bal jaune soleil
fleurie – celle en voile d’organza ivoire,
transparente, rendue plus pudique par la
présence de broderies de paillettes et de ra-
phia noires est impressionnante. La desi-
gner ne cherche pas à se renouveler, mais à
livrer une nouvelle version d’une partition Chanel. CHANEL Schiaparelli. SCHIAPARELLI
qu’elle maîtrise à la perfection.
De son côté, Chanel a conçu un film court
(The Button, « le bouton ») mais soigné : le

Le temps des superlatifs

musicien Kendrick Lamar a signé la bande-
son, son binôme Dave Free a écrit et réalisé
la vidéo dans laquelle figurent les actrices
Margaret Qualley et Anna Mouglalis ainsi
que la mannequin Naomi Campbell. Tout ce
petit monde se retrouve au défilé présenté
au pied de la tour Eiffel, au Grand Palais
éphémère. Le court-métrage, diffusé en in-
troduction du show, raconte l’histoire d’un
bouton perdu sur une veste Chanel, et les
démarches entreprises par sa propriétaire
pour le retrouver – elle arrive à la conclusion
que la beauté se loge dans les imperfections
et ne remplace pas son bouton.
Garde-robe théâtrale et décalée
Hormis le bouton géant orné du logo double
C qui sert de décor au défilé, le lien avec la col-
lection, très centrée sur la danse classique,
est assez ténu. « La danse, j’y pense souvent,
c’est un thème important chez Chanel, expli-
que Virginie Viard, la directrice artistique de
Chanel. La maison est proche de ses institu-
tions, des chorégraphes, des danseuses, nous
créons des costumes pour le ballet [de l’Opéra
de Paris]. J’ai tâché de réunir la puissance et la
finesse des corps et des vêtements dans une
collection très légère, faite de tulle, de volants,
de plissés et de dentelle. » Elle imagine une
garde-robe fondée sur des jeux de transpa-
rence dans des tons pastel, avec, dessous, des
collants et des justaucorps blanc irisé pour
cacher la peau. Des combinaisons, petites ca-
pes, nœuds, ceintures en dentelle, paillettes
et petites fleurs interprétés par un atelier vir-
tuose créent un univers très candide. C’est la
touche Virginie Viard, une des rares desi-
gners qui ne proposent pas une vision fan-
tasmée et sensualisée du corps féminin.
Quoi de plus parisien que la place Ven-
dôme ? Valentino fait partie des rares mai-
De l’opulence du moiré chez Dior aux silhouettes dansantes de Chanel,
les maisons ont joué des partitions de virtuoses dans des lieux grandioses
sons de mode à posséder ses salons de cou-
ture sur la place royale et en fait bon usage. Le
défilé, sis dans l’hôtel Delpech de Chaumot,
est baptisé « Le Salon ». Ce dernier représente,
Chez Maison selon la marque, « le cadre idéal pour le ren-
dez-vous de la haute couture, un lieu de recon-
Margiela, textualisation fondamental ». Le décor classi-
les mannequins que tout en dorures et moulures n’imprègne
pas pour autant la collection, qui échappe
portent des aux clichés du genre. Le directeur artistique
corsets sanglés Pierpaolo Piccioli joue des couleurs avec une
maestria étonnante. Sur le papier, une tenue
sous des robes mariant jaune citron, vert bouteille, violet et
peintes comme anis peut sembler cacophonique. Tout
comme l’alliance du bleu ciel avec le prune,
des aquarelles l’or et le vermillon…
Et pourtant, ça fonctionne : les teintes sont
subtiles, appliquées sur des matières somp-
tueuses, sans qu’aucun motif ne vienne
troubler l’harmonie. Le choix des coupes
modernes (taille très abaissée, pantalon légè-
rement baggy), un stylisme décalé (blouson
à capuche sur robe boule de princesse), un
jeu sur les textures (chemisier transparent
sous une salopette en laine) donnent à cha-
que silhouette force et singularité. Et Valen-
tino n’est pas en reste quand il s’agit de faire
la promotion de sa collection : Jennifer Lopez
ainsi que trois générations de Jenner (Kris,
Kylie et Stormi) ont documenté sur les ré-
seaux sociaux l’inaltérable beauté de la place
Vendôme et du défilé. C’est toujours la folie
devant les défilés Jean Paul Gaultier dans les
bureaux de la marque rue Saint-Martin, où
des centaines de curieux se pressent pour
apercevoir les incroyables looks des invités,
parfois à la frontière du déguisement. Mais,
sur le podium, le propos est tout ce qu’il y a
de plus sérieux : la designer invitée cette sai-
son à réinterpréter l’univers Gaultier est Si-
mone Rocha, une créatrice irlandaise aguer-
rie, star de la fashion week londonienne.
Sa mode teintée de romantisme trouve un
terrain d’expression parfait dans les codes
Gaultier : le corset, la poitrine proéminente,
les tatouages ou les rayures de la marinière
se greffent dans les robes volumineuses rose
pâle ou noires faites de tulle ou de crinoline.
« Tout a commencé par cet amour de la poi-
trine, des hanches et des formes féminines
que j’ai en commun avec M. Gaultier et dont je
me suis servie pour mener des expérimenta-
tions textiles », explique Simone Rocha. Elle
livre ici une garde-robe théâtrale et décalée,
en totale adéquation avec son esthétique et
celle de Gaultier qui a admis, ravi, après le
défilé : « Je savais que ce serait bien, mais le
résultat dépasse mes attentes ! »
John Galliano chez Maison Margiela a clos
cette fashion week avec un défilé en forme
de pièce de théâtre. Sous une grande salle
voûtée du pont Alexandre-III, décorée à la
manière d’une brasserie abandonnée – de la
vaisselle cassée sur les tables, des miroirs
poussiéreux, des fauteuils craquelés et dé-
pareillés –, un Paris d’une autre époque
s’anime. Seraient-ce des filles de joie ? Des
bourgeoises désargentées ? Les manne-
quins, campant leur personnage, se dandi-
nent et minaudent avec les invités attablés.
Elles portent des robes transparentes in-
crustées de dentelle de Chantilly, des corsets
sanglés sous des robes peintes comme des
aquarelles, des jupes en tweed aux hanches
accentuées grâce à des prothèses, des vestes
comme rapiécées ou encore un manteau en
organza qui ressemble à du carton ondulé.
Gants longs et chapeaux en mousseline de
soie complètent le tableau. Galliano, qui dé-
livre un spectacle saisissant digne de ses
plus grandes heures chez Christian Dior,
s’est notamment inspiré des photographies
du Paris nocturne de Brassaï. La capitale
n’est pas seulement une carte postale, mais
aussi une vraie source d’inspiration. p
elvire von bardeleben
et maud gabrielson
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DIMANCHE 28 - LUNDI 29 JANVIER 2024
Robert Wun. ROBERT WUN
Carte blanche pour tapis rouge
à qui se destine la haute couture ?
A quelques clientes au porte-mon-
naie bien garni qui occupent les pre-
miers rangs des défilés. Mais aussi,
et surtout, à un petit nombre de cé-
lébrités qui arboreront les créations
sur mesure au Festival de Cannes ou
à la cérémonie des Oscars, et assure-
ront le rayonnement de la marque
auprès d’un public plus large. Pour
cette saison printemps-été 2024,
présentée à Paris du 22 au 25 janvier,
trois maisons ont délivré des collec-
tions particulièrement adaptées à
l’exercice du tapis rouge.
« Je reçois beaucoup de demandes
pour ce type d’événement, raconte
Kim Jones, le designer de Fendi. Moi
qui ai horreur d’être sur le tapis rouge,
j’essaie de proposer des tenues qui per-
mettent d’être à l’aise. » Et de briller !
Pour cette collection inspirée à la fois
par l’héritage familial de Fendi et la
vision futuriste de Karl Lagerfeld,
qui est resté cinquante-quatre ans à
la direction artistique, Kim Jones
imagine des robes scintillantes.
S’appuyant sur la virtuosité des
ateliers et une recherche textile très
poussée, il crée des fourreaux métal-
liques envahis de sequins, des man-
teaux composés de franges métalli-
ques qui créent l’illusion d’une four-
rure argentée, des robes fluides et
transparentes si fines que les perles
brodées semblent flotter sur le
Dior Couture. DIOR
Valentino. VALENTINO
corps. Cependant, ces quelques trou- nent à cette collection une allure
vailles et la qualité de l’exécution ne mystérieuse, comme issue d’un
parviennent pas tout à fait à effacer autre monde.
le sentiment qu’il manque un sup- Toutes les stars foulant les tapis
plément d’âme à cette collection co- rouges ne sont pas forcément prêtes
pieusement applaudie par les actri- à porter des tenues aussi déroutan-
ces Zendaya ou Reese Witherspoon, tes. Et elles sont nombreuses à se
au premier rang. tourner vers la valeur sûre que re-
Les créations spectaculaires de présente Armani Privé, la ligne cou-
Schiaparelli font toujours sensation ture de Giorgio Armani. Glenn
sur les tapis rouges, et cette saison ne Close, Juliette Binoche ou encore
devrait pas faire exception. Inspiré Gwyneth Paltrow, installées aux pre-
par l’oncle d’Elsa Schiaparelli, Gio- mières loges, savent qu’elles peu-
vanni Schiaparelli, qui était directeur vent compter sur le style immuable
de l’observatoire de Brera à Milan, le du maître italien de 89 ans.
designer Daniel Roseberry s’est Il privilégie ici les références à
tourné vers le ciel et ses habitants l’Orient (de longues vestes façon ki-
fantasmés. Baptisée « Schiapara- mono, des motifs floraux comme
lien », la collection est une succession des estampes japonaises, des panta-
de créatures étranges, mais résolu- lons à taille haute satinés et resserrés
ment haute couture. aux chevilles, des robes seconde
peau en dentelle fine) ou les clins
De l’Orient aux Années folles d’œil aux Années folles (les délicats
On peut ainsi admirer un corset en passages en dentelle et perles fran-
mesh noir, porté sous une structure gées). Les teintes de bleu nuit, de rose
« exosquelette » en métal et plâtre, pâle ou de vert jade donnent de
entièrement recouvert de feuille l’éclat à ce vestiaire chamarré où
d’or ; mais aussi une robe « robot » le point commun est la brillance :
rebrodée de cristaux, de CD-ROM, perles, sequins, paillettes, pierres…
de fils électroniques et de vieux pas une des 92 silhouettes n’échappe
téléphones Motorola, ou encore une à ces artifices étincelants. Car même
robe aux épaules exagérément si l’on est adepte de la sobriété,
arrondies, entièrement brodée de quand on est vêtu de haute couture,
franges de velours. Les mannequins, il faut que ça se voie ! p
aux sourcils décolorés et au elvire von bardeleben
maquillage quasi inexistant, don- et maud gabrielson
Robert Wun, plein écran
Les collections de ce jeune créateur, dont
la maîtrise de la coupe et le sens du spectacle
séduisent les stars, sont dignes d’un film
C omment naît une vocation ?
Robert Wun, créateur de
mode qui présentait sa pro-
chaine collection le 25 janvier dans
le très sélect calendrier de la haute
couture parisienne, tient la sienne
d’une visite dans un salon de coif-
fure quand il était enfant. « J’ai
grandi à Hongkong et j’accompa-
gnais souvent ma mère lorsqu’elle
allait chez le coiffeur. C’était long et
ennuyeux et je feuilletais les magazi-
nes mis à disposition pour passer le
temps. » Arrêt net devant les pages
de papier glacé présentant la collec-
tion printemps-été 1999 du desi-
gner anglais Alexander McQueen.
« J’ai été saisi, j’ai trouvé cela fabu-
leux ! Mais je ne connaissais rien au
monde de la mode, je ne savais même
pas si Alexander McQueen, écrit en
grand, était le nom d’une personne
ou celui du vêtement ! », explique le
trentenaire depuis son studio de
création londonien.
Né à Hongkong en 1991, Robert
Wun a grandi au sein d’une famille
nombreuse dont le quotidien était
très éloigné des univers artistiques.
Sa mère travaille dans une compa-
gnie d’assurances et son père est in-
génieur électronique. Installé à Lon-
dres dès l’âge de 16 ans, où il a rejoint
une partie de sa famille, il se familia-
rise peu à peu avec l’univers de la
mode et de la création en scrutant
l’allure des Londoniens dans la rue
et le métro, et surtout en écumant
les friperies et magasins de seconde
main qui ne manquent pas dans la
capitale anglaise.
Il finit par intégrer le prestigieux
Royal College of Art de Londres,
dont il sort diplômé en création de
mode féminine en 2012. « Des an-
nées fondatrices. Mais j’apprenais
presque plus de mes pairs que de
mes professeurs. Je pense que c’est ce
qu’il y a de mieux avec les écoles de
mode. Lorsqu’on est tous ensemble,
avec le même objectif, et qu’on
observe le travail des autres élèves,
on se rend compte que tout le
monde a des forces et des faiblesses,
et, surtout, que chacun a quelque
chose de singulier à dire. »
Il crée la marque qui porte son
nom en 2014 et dessine depuis les
contours d’un univers très cinéma-
tographique. Car, à la manière d’un
cinéaste, Robert Wun imagine ses
collections comme un récit, avec des
personnages, une histoire et une
trame narrative. « J’ai quasiment
grandi devant un écran. Aujourd’hui
encore, je passe mon temps libre à re-
garder des films d’animation ou de
science-fiction, ceux qui transportent
l’imagination. Mes premiers chocs de
cinéma ont été Princesse Mono-
noké, du studio Ghibli, et Matrix,
avec Keanu Reeves », avoue-t-il.
Sa maîtrise de la coupe et son sens
aiguisé du spectacle lui ont valu,
en 2022, le Prix spécial de l’Associa-
tion nationale pour le développe-
ment des arts de la mode – institu-
tion soutenue par le ministère de la
culture et qui, depuis 1989, récom-
pense chaque année de jeunes créa-
teurs. En plus d’une dotation de
100 000 euros, Robert Wun a bénéfi-
cié pendant une année du mentorat
styles | 25
de Bruno Pavlovsky, président des
activités mode de Chanel. « Nous
avons également eu accès aux res-
sources du 19M [centre qui regroupe
les métiers d’art de Chanel : brodeur,
plumassier ou encore plisseur], ce
qui est une sacrée opportunité ! »
C’est depuis la crise sanitaire,
en 2020, que Robert Wun s’est peu
à peu spécialisé dans la création à
la commande et sur mesure, répon-
dant ainsi au cahier des charges
principal de la haute couture. Une
manière aussi de répondre au chal-
lenge environnemental de l’indus-
trie de la mode. « Le simple fait d’exis-
ter n’est pas écoresponsable ! Il faut se
concentrer sur ce que nous pouvons
maîtriser : polluer le moins possible
et être très vigilants sur la manière
dont nous créons les choses. Fabri-
quer des vêtements à la commande
est, je pense, la façon la plus durable
de faire de la mode actuellement. »
Corset à pics et créature
C’est dans une grande salle blanche
du Palais de Tokyo que, le 25 janvier,
le créateur de 32 ans a présenté sa
collection haute couture printemps-
été 2024. Un décor épuré qu’il a pris
soin d’habiller d’un long tapis rouge,
une façon de donner le ton de la
Ècollection, cinématographique à
souhait. « Cet opus s’appelle “For
Love”. C’est une réponse à ma ligne
précédente, “Fear”. Une manière de
dire que j’ai vaincu mes peurs. Beau-
coup de choses positives sont arrivées
dans ma vie cette année. » Son suc-
cès, notamment auprès des célébri-
tés a certainement propulsé Robert
Wurn dans de nouvelles sphères.
Car dans son carnet de comman-
des, on trouve désormais des clien-
tes habituées aux pièces de haute
couture, mais également un nom-
bre grandissant de stars, dont les
chanteuses Lady Gaga, Björk, Cardi B
ou encore Lizzo. « C’est complète-
ment surréaliste de voir ses artistes
préférées porter ses créations sur
scène, non ? », s’étonne-t-il encore. Et
nul doute que ses prochaines collec-
tions feront de nouveaux adeptes.
A commencer par celle-ci, où l’on
retrouve une succession de robes de
mariée, très éloignées de l’idée tra-
ditionnelle que l’on s’en fait. L’une
d’elles est rouge sang ; une autre hé-
rissée d’un corset à pics comme une
armure ; celle qui est mouchetée
d’éclats de couleur donne l’impres-
sion que des pinceaux ont été se-
coués devant elle. « La robe de ma-
riée blanche n’est plus très appro-
priée aujourd’hui, nous n’avons plus
besoin d’insister sur la virginité ou la
pureté de celle qui la porte. On peut
donc la façonner à notre image. »
Il confie ainsi avoir mis tout ce
qu’il aime dans cette collection. « La
silhouette qui semble en feu est inspi-
rée d’un reportage sur les volcans,
que j’ai vu sur National Geographic »,
détaille-t-il. Et il y a aussi un côté
science-fiction : sur l’une des vingt-
quatre silhouettes, une créature
façon Alien sort du dos d’une robe
pour enlacer la mannequin. Robert
Wun continue de se faire des films,
et ça lui va bien p
m. ga.
26 | télévision
Une impertinente variation sur un motif de Dickens
Autour d’un personnage secondaire d’« Oliver Twist », la série australienne se joue de la fiction victorienne
DISNEY+
À LA DEMANDE
SÉRIE
O
n avait laissé Jack Daw-
kins en 1834, année de
la parution d’Oliver
Twist, au seuil de
l’adolescence et de la déportation
vers l’Australie. L’avenir du Rusé
matois ou du Renard, selon les tra-
ductions d’Oliver Twist, The Artful
Dodger en version originale, pick-
pocket virtuose au service du ter-
rible Fagin – chef cruel d’une
bande de délinquants juvéniles à
laquelle s’était joint le gentil Oli-
ver –, semblait fort compromis.
Deux siècles plus tard, ou à peu
près, voilà que Jack Dawkins resur-
git, en Australie, comme l’y desti-
nait la justice de Sa Majesté, mais
dans l’exercice d’une profession
nouvelle qui nécessite autant de
dextérité que l’ancienne, tout en
bénéficiant de la considération du
corps social. Dans cette imperti-
nente variation sur un motif de
Charles Dickens, les créateurs du
Renard. Prince des voleurs n’ont
conservé de l’auteur de David Cop-
perfield que son horreur pour les
injustices de la société victo-
rienne, jetant aux orties sa prude-
rie et sa propension aux paroxys-
mes mélodramatiques.
Une fois passé l’épisode qui pré-
sente le jeune Dawkins (Thomas
Brodie-Sangster), praticien sur-
Leonardo DiCaprio en espion aux mains sales
Ridley Scott prend plaisir à mettre en scène les sales tours que la CIA sort de son sac à malices dans sa guerre contre Al-Qaida
ARTE
DIMANCHE 28 - 21 H 00
FILM
C et espion-là n’a pas besoin
de permis pour que son
sillage soit jonché de cada-
vres. Il lui suffit de travailler pour
la CIA entre Bagdad et Amman.
Roger Ferris, le héros de Menson-
ges d’Etat, porte sa nationalité
comme une malédiction, et Rid-
ley Scott, le réalisateur, traite les
aventures de son antihéros
comme un pèlerinage expiatoire,
le second d’un diptyque après
GRILLE N° 24 - 024
PAR PHILIPPE DUPUIS
Retrouvez l’ensemble de nos grilles sur
1 2 3 4 5 6
I Aragon. Ferme au Sud. Tiré à un bout.
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
IX
X
SOLUTION DE LA GRILLE N° 24 - 023
HORIZONTALEMENT I. Ecrabouillés. II. Quoi. Ilienne. III. Ululent. TP.
IV. Ibis. Dropera. V. Vus. Cravater. VI. At. Présurera. VII. Lacée. Old. At.
VIII. Ego. Pane. Psi. IX. Nectar. Ere. X. Tsouin-tsouin.
VERTICALEMENT 1. Equivalent. 2. Culbutages. 3. Rouis. Coco. 4. Ails. Pé.
Tu. 5. Crêpai. 6. Oindre. ARN. 7. Ultrason. 8. Il. Ovulées. 9. Léopard. Ro.
10. Ln. Eté. Peu. 11. Entreras. 12. Séparation.
Jack Dawkins (Thomas Brodie-Sangster) dans « Le Renard. Prince des voleurs ». JOHN PLATT/DISNEY
doué et désargenté, qui survit
grâce au jeu, la série s’éloigne de
ces clichés pour s’amuser avec les
personnages de Dickens, en les
précipitant dans la sauvagerie
d’une Australie qui est avant tout
une colonie pénitentiaire.
Ce soudain influx d’énergie
tient à l’arrivée de Fagin, à qui un
magistrat emperruqué a offert un
aller simple pour les antipodes. Le
Kingdom of Heaven (2005), situé
pendant la première croisade.
Malgré son âge (il est né en 1937),
Scott fait preuve de plus de grâce
dans l’art de la guerre numérique
que dans celui du maniement de
l’estoc, et Mensonges d’Etat res-
tera comme l’un des plus réussis
des films d’action nés des décom-
bres du 11-Septembre.
Adapté d’un roman du journa-
liste David Ignatius (publié en
France en 2007 par Odile Jacob)
par le scénariste des Infiltrés
(2006), William Monahan, Men-
songes d’Etat est écrit pour deux
jeux.lemonde.fr
7 8 9 10 11
personnage est habituellement
présenté comme un monstre, et
son portrait – dans le roman de
Dickens, qui s’en est par la suite re-
penti, et dans le film de David
Lean (1948, c’est Alec Guinness
qui tenait le rôle) – baigne dans
des relents antisémites nauséa-
bonds. Ici, la traversée lui a fait du
bien. Pris en charge par David
Thewlis (le professeur Lupin à
personnages : Roger Ferris (Leo-
nardo DiCaprio), homme de ter-
rain, arabophone qui paie abon-
damment de sa personne, et Ed
Hoffman (Russell Crowe), bureau-
crate dont la vie matérielle est
banlieusarde, de ses réunions à
Langley (QG de la CIA) aux courses
au supermarché en Virginie, pen-
dant qu’il fait couler le sang par le
seul truchement de l’oreillette de
son téléphone portable.
A chaque fois que Roger Ferris a
une bonne idée, Ed Hoffman fait
tout rater à force de suffisance, de
foi dans les méthodes les plus
HORIZONTALEMENT
I. Vous pouvez le rencontrer, il n’y a
pas de danger. II. Croisé une nouvelle
fois. Autre puma. III. Charger de
substances prohibées. Grande partie
12
du monde. IV. A intimement inspiré
V. Equiperai le chaton. Pourra être
échangé. VI. Dans la caisse. A toujours
belle allure. VII. Font un beau carré.
Faiseuse de roi. Mit en beauté.
VIII. Jamais bonne dans la descente.
Encadrent le nom. Préposition.
IX. Met en avant. Sans fard ni dégui-
sement. X. Capacités de bien saisir.
VERTICALEMENT
1. Va très vite être plissé et chifonné.
2. Retour violent après la violence.
3. Bien utile avec ses deux bacs. Pas
toujours facile à atteindre. 4. Mesurée
et comptée. 5. Moscou et ses satel-
lites. Préposition. 6. Dans la recette.
Remet sur le marché. 7. A formé
de nombreux enseignants. Au bout
de la queue. 8. Personnel. Lâché
sur le coup. Sur une carte asiatique.
9. Oiciers à la cour du sultan.
Ne doit pas laisser de traces après
coup. 10. Transport en commun.
Un loup en mer. Dans le vent.
11. Recouvrent de cuivre et de zinc.
12. Epuisants et destructeurs.
Poudlard), Fagin est un filou dro-
latique. Thewlis trouve en Tho-
mas Brodie-Sangster un parte-
naire idéal, habile faire-valoir des
excès d’un cabot qui semble surgi
du grand-guignol.
A la cruauté des crimes et des
châtiments s’ajoutent les séquen-
ces chirurgicales. Disney+ affiche
à l’entrée de chaque épisode un
carton avertissant que les person-
brutales. On pourrait croire à la
caricature si la lecture des pages
internationales de la presse amé-
ricaine n’avait pas démontré que
l’énorme talent que Russell
Crowe met à rendre son person-
nage répugnant reste un peu en
dessous de la réalité. Quant aux
qualités de martyr de Leonardo
DiCaprio, elles ne sont plus à dé-
montrer depuis Blood Diamond
(2006) et Les Infiltrés.
Ridley Scott prend un plaisir évi-
dent à mettre en scène les sales
tours que la CIA sort de son sac à
malices, plein de drones, de mou-
SUDOKU
N°24-024
4 6
1 8
8 6
3 6 4 5 1 8 Complétez
7 6
4 3 7 5
6 9 8 3
Réalisé par Yan Georget (https://about.me/yangeorget)
CRUCIVERBISTES,
À VOS CRAYONS !
100 GRILLES
nages font usage du tabac, sans
rien dire de ces amputations san-
guinolentes qui auraient trouvé
leur place dans The Knick, de
Steven Soderbergh.
Twist final
Heureusement, Lady Belle Fox
(Maia Mitchell), la fille du gouver-
neur, chirurgienne empêchée par
sa condition de femme et objet de
la flamme du ci-devant vide-
gousset, impose l’usage de l’éther
au bout de quelques épisodes ; au
mépris, probablement, de l’his-
toire de la médecine australienne.
On l’aura compris, l’ambition,
modeste, de ce Renard ne réside
pas dans la chronique historique,
mais du côté du divertissement.
Si la satire s’exerce, c’est moins à
l’égard du colonialisme britanni-
que qu’à celui du monument na-
tional qu’est devenue l’œuvre de
Dickens. Pour les lecteurs du
grand homme (plus particulière-
ment des tribulations de l’orphe-
lin à l’écuelle vide), le twist final
(et l’on nous pardonnera à la fois
le jeu de mots et l’anglicisme) est
particulièrement réjouissant. p
thomas sotinel
Le Renard. Prince des voleurs,
série créée par James McNamara,
David Maher et David Taylor.
Avec Thomas Brodie-Sangster,
David Thewlis, Maia Mitchell.
(Aus., 2023, 8 × 55 min).
chards cybernétiques et de bon-
nes vieilles séances de torture.
Ferris et Hoffman tentent de
faire sortir un dirigeant terroriste
de la clandestinité en inventant
un groupe concurrent. Mais pour
ce faire, ils ont besoin de la colla-
boration du chef du renseigne-
ment jordanien, Hani Pacha (in-
terprété par le Britannique Mark
Strong avec une suavité plus
qu’orientale). Tout ira de travers
jusqu’à ce que l’agent de la CIA se
rende à l’idée que seuls les Orien-
taux peuvent régler les problè-
mes de l’Orient.
2 9 5 1 6 8
6 8 4 9 7 3
1 7 3 2 4 5
1 4 3 8 5 9 2 1
9 5 1 7 8 6
5 7 2 6 4 3 1 9
3 4 7 8 1 9
5 6 9 3 2 4
7 8 1 2 6 5 7 3
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être utilisé qu’une
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DIMANCHE 28 - LUNDI 29 JANVIER 2024
0123
NOTRE
SÉLECTION
D IM AN CHE 28 JAN V IER
France 5
Démographie : la bombe
humaine
21.05 Des faubourgs de New Delhi
aux maternités de Niamey, des côtes
libyennes aux villages de Dordogne,
enquête sur une planète surpeuplée,
dans une soirée spéciale de « C dans
l’air », animée par Caroline Roux.
Paramount Channel
American Beauty
23.00 Sam Mendes offre à Kevin
Spacey et Annette Bening une
comédie à la fois dramatique et très
drôle, qui déconstruit le mythe du
bonheur de l’American way of life, à
travers l’histoire de ce couple idéal
de la classe moyenne.
LU N D I 29 JAN V IER
OCS Géants
L’Horloger de Saint-Paul
21.00 Le premier long-métrage de
Bertrand Tavernier, qui révéla
Philippe Noiret, en 1974. Un horloger
lyonnais essaie de comprendre
pourquoi son fils unique, un
adolescent dont au fond il ne savait
rien, a commis un meurtre.
Canal+ Docs
Brigitte Bardot l’insoumise
22.45 Mireille Dumas s’est replongée
dans les rushs de l’entretien que
l’actrice lui avait accordé en 2006, à
Saint-Tropez. Elle réussit le portrait
intime d’un mythe, tout en
paradoxes.
Pour arriver à cette conclusion,
le film perd un peu de la précision
oppressante qui a fait son
charme pendant sa première
moitié. Mais jamais il ne se dé-
part de son aspect faussement
documentaire, de son réalisme
en trompe-l’œil qui est en fait une
forme parfaitement aboutie de
spectacle. p
thomas sotinel
Mensonges d’Etat,
de Ridley Scott. Avec Leonardo
DiCaprio, Russell Crowe,
Mark Strong (EU, 2008, 128 min).
0123 est édité par la Société éditrice
du « Monde » SA. Durée de la société :
99 ans à compter du 15 décembre 2000.
Capital social : 124.610.348,70 ¤.
Actionnaire principal : Le Monde Libre (SCS).
Rédaction 67-69, avenue Pierre-Mendès-France,
75013 Paris. Tél. : 01-57-28-20-00
4 7 3
5 1 2 Abonnements par téléphone au 03 28 25 71 71
8 9 6 (prix d’un appel local) de 9 heures à 18 heures.
6 7 Depuis l’étranger au : 00 33 3 28 25 71 71.
Par courrier électronique :
2 3 4
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5 8
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7 8 1 Courrier des lecteurs
4 9 Par courrier électronique :
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Emploi : www.talents.fr/
Collection : Le Monde sur CD-ROM :
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L’Imprimerie, 79, rue de Roissy,
93290 Tremblay-en-France
Midi-Print, Gallargues le Montueux
Origine du papier : France, Belgique.
Taux de fibres recyclées : 87 %. Ce journal est imprimé sur un
papier issu de forêts gérées durablement et de sources controlées.
Eutrophisation : PTot = 0.008 kg/tonne de papier
0123
DIMANCHE 28 - LUNDI 29 JANVIER 2024
Asghar Farhadi « J’ai vu à quel point
les femmes sont des figures puissantes »
ENTRETIEN
C outumier des récompenses presti-
gieuses (deux Oscars du meilleur film
en langue étrangère, un Grand Prix à
Cannes en 2021 pour Un héros, un Ours
d’or en 2011 pour Une séparation…), Asghar
Farhadi, 51 ans, vient de terminer le scénario
de son prochain long-métrage, qui sera
tourné à New York, en anglais, et produit par
une société américaine. A l’occasion d’une
rencontre aux Arcs (Savoie) en décem-
bre 2023, où il présidait le jury de la quin-
zième édition des Arcs Film Festival, consa-
crée au cinéma indépendant européen, le
réalisateur a confié ses réticences à tourner
désormais en Iran, le pays où il vit.
Je ne serais pas arrivé là si…
… Si je n’avais pas eu une structure familiale
au sens presque géographique du terme.
Nous vivions dans une petite ville en périphé-
rie d’Ispahan. Notre maison était la dernière
d’une longue impasse où habitait toute ma fa-
mille, y compris mes oncles et tantes. Nous
étions de nombreux cousins à nous retrouver
dehors, dans cette impasse, pour jouer et
nous parler. Petit dernier de ce groupe d’en-
fants, j’ai grandi en écoutant des histoires.
Quelles étaient ces histoires ?
Il y avait tout ce que les grands avaient le
droit de faire et qu’ils venaient nous raconter.
Notamment leurs virées, en cachette des pa-
rents, au cinéma d’Ispahan. Très souvent, les
fins d’après-midi étaient consacrées à ces
films. Inutile de vous dire qu’il ne s’agissait
pas d’un récit littéral : ils inventaient des cha-
pitres, des personnages… Je ne serais pas ar-
rivé là si je n’avais pas écouté mes aînés con-
ter les films qu’ils avaient vus. Aujourd’hui,
ils me disent tous : « Sache que c’est grâce à
nous que tu es devenu cinéaste. »
Quelle a été votre première véritable
expérience du cinéma ?
Lorsque j’ai enfin réussi à convaincre un de
ces grands de m’associer à son escapade.
C’était un secret, bien sûr. On a pris le bus et,
arrivés au cinéma, le film avait déjà com-
mencé. On ne pouvait pas se permettre d’at-
tendre la séance suivante, sinon on allait re-
venir trop tard à la maison. Alors on est en-
trés en plein milieu de la projection. J’ai aimé
l’atmosphère de la salle. J’étais fasciné par ce
faisceau lumineux qui sortait du projecteur,
toute cette poussière suspendue.
Quant au film, dont je ne me rappelle plus
le titre – sans doute un film d’Europe de l’Est –
l’un des personnages était un enfant d’une
dizaine d’années. Je me suis immédiatement
identifié à lui. Tout le trajet du retour et les
jours qui ont suivi, je les ai consacrés à imagi-
ner la première partie de l’histoire, qu’on
avait ratée. C’est là que je suis devenu ci-
néaste : j’étais capable à mon tour de raconter
dans notre rue cette première moitié de film,
d’avoir mon auditoire.
Quel enfant étiez-vous ?
J’étais très turbulent. Aujourd’hui, je donne
plutôt l’impression d’être quelqu’un de
calme et posé, mais à l’époque je ne tenais
pas en place, j’enchaînais les bêtises – même
si j’étais très bon élève. La seule chose qui
pouvait me calmer, c’était d’écouter mon
grand-père, un conteur extraordinaire. Il me
fascinait. Sa narration était particulière. Il
conjuguait toujours les verbes au présent et
mettait du suspense dans ses récits. Il m’a
donné le goût d’apprendre des histoires et
d’en raconter.
Votre mère s’occupait du foyer,
votre père était épicier. Quelle éducation
avez-vous reçue ?
Ils veillaient sur nous, mais avec une cer-
taine distance. Nous étions quatre garçons et
nous jouissions d’une grande liberté. Quand
j’y pense, cette confiance qu’ils nous accor-
daient était un peu folle. On bénéficiait de li-
bertés auxquelles les autres n’avaient pas ac-
cès. Par exemple, après la révolution, mon
père est revenu un jour avec un lecteur VHS
et des cassettes vidéo. On regardait ce qu’on
voulait à la maison, alors que posséder un
lecteur VHS était interdit et pouvait être con-
sidéré comme un crime, en Iran.
Quand j’étais gamin, en rentrant de l’école,
nous filions avec mon frère au magasin de
mon père pour l’aider. Cette épicerie a été dé-
terminante dans ma vie, car elle était une fe-
nêtre incroyable sur la société. Mon père
était très gentil et sociable. Il proposait des
JE NE SERAIS PAS ARRIVÉ LÀ SI…
Le cinéaste iranien aux multiples
récompenses se souvient de son
enfance baignée des récits de ses
aînés et insiste sur le rôle décisif de
Parisa, son épouse, dans ses films
prix bas, sa boutique était donc toujours
pleine. Observer tous ces gens a été un labo-
ratoire incroyable. Mes parents restent ma
colonne vertébrale, ce sont les deux person-
nes auxquelles je pense le plus, chaque jour
de ma vie.
Vous réalisez votre premier court-mé-
trage à l’âge de 13 ans. C’est vraiment
très jeune ! Comment avez-vous fait ?
Je n’avais aucune idée de la façon dont on
fabrique un film. Ce que j’aimais, c’était aller
au cinéma. Un jour, dans la vitrine d’une li-
brairie, j’ai vu un livre intitulé Filmer en su-
per-8. Je l’ai acheté et l’ai lu avec beaucoup de
curiosité. Mais je ne comprenais rien, c’était
très technique. Seul le dernier chapitre, dans
lequel était expliqué, en dessins, le décou-
page, me paraissait accessible. J’ai retenu
qu’il fallait décomposer chaque histoire en
plans successifs, comme un puzzle. J’ai
choisi un récit simple, proche de moi. Mes
personnages étaient un de mes frères et un
de mes cousins : tous deux s’appelaient Ali,
ils avaient le même âge. Ce duo, complice et
chamailleur, m’intéressait.
Dans mon histoire, ces deux gamins trou-
vaient une radio. Ce symbole de la moder-
nité allait semer le trouble. Chacun voulait
avoir la radio, donc ils se fâchaient et, finale-
ment, décidaient de la garder à tour de rôle.
Mais chaque soir un feuilleton radiophoni-
que était diffusé. Tous les deux étaient
malheureux, puisqu’ils loupaient un
épisode sur deux. La nouveauté détruisait
leur entente.
Pour tourner, j’ai fait appel à ma famille :
ma mère préparait les repas, un cousin fai-
sait le chauffeur, etc. Pour le matériel, il exis-
tait à l’époque, en Iran, l’association Jeune
Cinéma. Je l’ai contactée, à Ispahan. Du fait
de mon jeune âge, le directeur s’est attendri
lorsque je lui ai dit que je voulais tourner un
film. Il m’a prêté une caméra super-8 pen-
dant quatre jours et m’a donné cinq bobines.
rencontre | 27
A Luxembourg,
le 11 mars 2023.
AURORE MARÉCHAL/ABACA
Malgré les courts-métrages que vous avez
réalisés, tout jeune, vous ne vous
inscrivez pas en cinéma lors de
votre entrée à l’université. Pourquoi ?
Après ce premier film, j’ai continué de tour-
ner un court-métrage par an. La dernière an-
née, en terminale, j’ai été un peu plus ambi-
tieux. Avec des amis, nous nous sommes co-
tisés pour un projet de documentaire en noir
et blanc, en 16 mm. Le sujet portait sur une
usine qui traitait le verre. Lors du processus
de fonte se dégageait un gaz qui rendait les
ouvriers aveugles. Malgré tout, ils conti-
nuaient de travailler là. Cet aspect tragique
m’intéressait.
Le tournage a été très difficile, et on ne pou-
vait pas faire développer cette pellicule à Is-
pahan. J’ai dû la porter dans un laboratoire de
Téhéran. Au bout de quinze jours, je n’avais
aucune nouvelle. Angoissé, je suis retourné
au laboratoire, où ils m’ont annoncé qu’ils
avaient perdu les négatifs… Ce fut un coup
terrible. J’en ai conclu que ce métier n’était
pas fait pour moi, que le résultat était trop dé-
pendant de multiples paramètres. J’ai eu en-
vie de changer de voie.
Alors, après le bac, j’ai passé le concours de
médecine. J’ai obtenu d’assez bons résultats,
et j’ai dû faire mes vœux pour la spécialité.
Dentaire ? Médecine ? Au terme d’une soirée
terrible passée à douter, j’ai compris que ça
ne pouvait pas être ma vie. Le lendemain, j’ai
annoncé à mes parents ma décision d’étudier
le cinéma. Eux, évidemment, étaient déses-
pérés. J’ai consacré une année à réviser plu-
sieurs matières, musique, dessin, etc., et j’ai
été reçu huitième à l’échelle nationale du
concours des filières artistiques.
Que s’est-il passé alors ?
Reçu aux écrits, j’étais persuadé que l’oral se-
rait facile. Sûr de moi, j’avais emporté les prix
et les articles de journaux obtenus grâce à
mes courts-métrages. Mais j’ai été refusé en
cinéma et admis en théâtre. Très déçu, j’ai de-
mandé des explications à un membre du jury,
qui m’a dit : « Votre talent, c’est de raconter
des histoires. Il vaut mieux que vous tra-
vailliez la dramaturgie. » A l’époque, je
n’aimais pas le théâtre, cela me paraissait arti-
ficiel. Ce qui m’intéressait, c’était le réalisme,
la vie des vraies gens, j’avais le sentiment que
le théâtre n’avait rien à voir avec ça. Mais, fina-
lement, c’est ce qui m’est arrivé de mieux.
Puis il y a eu la rencontre avec Parisa…
Si je devais retenir un seul facteur détermi-
nant qui a fait basculer mon destin, et qui a
son influence aujourd’hui encore, c’est ma
rencontre, à 19 ans, avec Parisa Bakhtavar,
devenue ma compagne, mon épouse et ma
complice. Nous avions le même âge, nous
nous sommes rencontrés en fac de théâtre.
Nous menions ensemble nos projets
d’étudiants.
Après mes études, j’ai été scénariste pour
des feuilletons. C’est elle qui me produisait.
J’étais assez velléitaire, hésitant, elle m’a per-
mis de me centrer, de poursuivre ma voie.
Sur tous les génériques de mes films, pour
l’écriture ou pour la réalisation, ce n’est pas
mon nom seul qui devrait figurer, mais aussi
le sien. Elle refuse. Quand j’ai une idée de scé-
nario, que je pense à un acteur, elle est ma
première interlocutrice. Pour une raison
simple : c’est la personne qui n’a aucun mal à
me dire non. Elle m’empêche de prendre de
mauvaises décisions.
Vous faites un cinéma réaliste, où
les femmes ont un rôle très important…
Le réalisme de mon cinéma provient de
mes observations d’enfant, de mon expé-
rience, mais aussi de mes premières décou-
vertes. Lorsque j’ai commencé à fréquenter
les salles, c’était l’âge d’or du cinéma néoréa-
liste italien. Ces films-là m’ont fait aimer le
cinéma et me reconnaître en lui. En regar-
dant Le Voleur de bicyclette, de Vittorio
De Sica, j’avais l’impression de voir mes cou-
sins, mes voisins.
Cette approche néoréaliste a teinté et
nourri ma propre création, mais aussi celles
de tous les cinéastes iraniens de ma généra-
tion. Etant donné les faibles budgets alloués
au cinéma en Iran, ce style en prise directe
avec le réel paraissait le plus accessible. Il né-
cessitait peu d’argent, et on pouvait faire ap-
pel à des acteurs non professionnels.
C’est ainsi que le cinéma a pu se lancer dans
le pays, malgré toutes les contraintes et
les restrictions.
Quant à la présence de figures féminines
fortes dans mon cinéma, elle est due à ma
rencontre avec Parisa, mais aussi à ce que j’ai
observé dans la société iranienne. J’ai vu à
quel point les femmes sont des figures puis-
santes et motrices.
Vous vivez en Iran. Comment travaillez-
vous malgré la censure ?
Vivre en Iran est mon choix premier. J’es-
père, jusqu’à la fin de mes jours, avoir la pos-
sibilité de quitter mon pays pour des projets
spécifiques et de pouvoir y revenir. Je consi-
dère chacun de mes séjours à l’étranger
comme une parenthèse, qui a besoin d’être
refermée pour que je me ressource en Iran.
C’est là que je suis bien, que la vie me paraît
plus réelle. J’aime marcher dans Ispahan et
dans Téhéran, ce contact avec les gens m’est
fondamental sur un plan personnel et
professionnel.
J’ai toujours dit que la censure était né-
faste. On peut essayer de trouver des subter-
fuges ou des modes d’expression permet-
tant de la contourner, mais, à terme, elle as-
sèche votre créativité et ferme tous les ca-
naux de l’art. Depuis quarante ans, les
artistes iraniens ont continué de produire,
bon an mal an, malgré la répression et la cen-
sure. Mais, depuis un an, il y a un tarisse-
ment dans la production, cinématographi-
que notamment. Pour ma part, je ne peux
plus continuer de travailler dans les mêmes
conditions. Je ne veux plus couvrir systéma-
tiquement les chevelures féminines dans
mon cinéma, alors que, dans la société ira-
nienne, cet interdit a été bravé. Je ne ferai
plus de films en Iran tant que je ne pourrai
pas m’affranchir de cette obligation-là.
Quel regard portez-vous sur l’avenir
de votre pays ?
Je reste optimiste, peut-être même plus op-
timiste que jamais, car je vois cette généra-
tion, ces jeunes filles, ces adolescentes, qui
ont un courage sans limites, une clair-
voyance, un degré de conscience et d’infor-
mation inédits dans l’histoire de l’Iran. En re-
gardant mes propres filles, je ne peux qu’être
rempli d’espoir concernant leur avenir. Evi-
demment, à court terme, la situation va de
mal en pis. Pour autant, je suis persuadé qu’à
plus long terme les regards se tourneront de
nouveau sur la richesse de la culture et de la
civilisation iraniennes. Cette jeunesse qui
fera l’Iran de demain est extrêmement aver-
tie et sait ce qu’elle veut, à la différence de ses
aînés, qui savaient uniquement ce qu’ils ne
voulaient pas. p
propos recueillis par
sandrine blanchard
28 |
IDÉES
Marc Maindrault et Christian de Perthuis
Réconcilier transition et équité sociale
Le contexte
Taxation du gasoil, interdic-
tion d’intrants chimiques,
abondance des normes
écologiques… lLes agricul-
teurs, mais aussi nombre
d’artisans et de PME d’autres
secteurs comme le transport
ou le bâtiment, et bien
souvent les territoires
ruraux, se trouvent pris entre
le marteau de la transition
énergétique et l’enclume
des difficultés économiques.
La sortie des énergies
fossiles a incontestablement
un coût. Toute la question
est de trouver les moyens
de le compenser pour
ceux qui vont y perdre le
plus. Or, les économistes
ne manquent pas d’idées
pour transformer des mesu-
res jugées punitives en gains
financiers ou en outils
d’incitation à agir en faveur
de l’environnement.
Plutôt qu’une taxe, il faut
une facture carbone
Le collectif Carbones sur factures propose
une méthode de comptabilisation des émissions
de gaz à effet de serre à l’échelle de chaque entreprise
CHAQUE SOCIÉTÉ
LIT, SUR SES
FACTURES D’ACHAT,
LA QUANTITÉ
D’ÉMISSIONS
DE CARBONE DE SES
FOURNISSEURS,
ET Y AJOUTE CELLES
DE SA FABRICATION
POUR UNE TRANSITION ÉNERGÉTIQUE JUSTE
Cinq ans après la crise des « gilets jaunes », les agriculteurs ciblent les normes et les
surcoûts engendrés par le sevrage des énergies fossiles. Economistes, associations,
comptables proposent des solutions pour concilier ce qui semble inconciliable
L’ingénieur et l’économiste plaident pour l’instauration
d’un « revenu carbone » forfaitaire permettant d’aider
les ménages plus modestes, au-delà du chèque énergie,
à faire le choix des énergies décarbonées
P
our accélérer la transition éner-
gétique, un excellent moyen
consiste à renchérir le coût des
énergies fossiles relativement
à leurs substituts décarbonés.
Autrement dit, à taxer les rejets
de dioxyde de carbone. Un tel renchéris-
sement pose cependant un problème
d’équité du fait de la vulnérabilité d’une
grande partie du corps social. En France,
on compte, par exemple, plus de cinq
millions de ménages en situation de pré-
carité énergétique.
Lors de la mise en place de la taxe car-
bone en 2014, la recommandation des
experts était d’allouer aux ménages à fai-
bles revenus un tiers des recettes atten-
dues, sous forme d’un revenu forfaitaire.
Les gouvernements successifs n’ont pas
suivi cette recommandation. En l’ab-
sence de redistribution des recettes, la
taxe carbone a donc fait de l’antiredistri-
bution, ce qui a conduit à son gel, en 2018,
sous les coups de boutoir du mouvement
des « gilets jaunes ».
En ne mettant pas en place un instru-
ment redistributif contrant les inégalités
face au renchérissement des énergies
fossiles, les pouvoirs publics ont renoncé
à suivre la trajectoire de hausse de la taxe
carbone pourtant inscrite dans la loi. Ils
se sont également privés d’un instru-
ment qui aurait pu être activé lors du
renchérissement de l’énergie fossile
provoqué quelques années plus tard par
les tensions internationales et la guerre
C
haque produit que nous consom-
mons ou que nous fabriquons
devrait avoir, à côté de son prix,
le poids en gaz à effet de serre (ou
en « carbone ») que sa production et sa con-
sommation ont émis ou émettent ; chaque
entreprise, chaque investissement, devrait
pouvoir indiquer ainsi, à côté de sa perfor-
mance financière, sa contribution à la dé-
carbonation. Le collectif Carbones sur fac-
tures, qui a lancé récemment un « appel
pour une concurrence environnemen-
tale », s’appuie pour cela sur un instrument
révolutionnaire permettant aux compta-
bles de mesurer l’évolution des émissions
de carbone des entreprises : la mesure
comptable environnementale (MCE).
La MCE a été inventée simultanément
par plusieurs équipes universitaires dans
plusieurs pays (« E-Liability » dans le
monde anglo-saxon). L’idée est simple. Si
chaque entreprise peut lire, sur ses factu-
res d’achat, la quantité d’émissions de car-
bone de ses fournisseurs, y ajoute celles
de sa fabrication, et répercute, à son tour,
en Ukraine. Ils ont alors mis en place les
« boucliers tarifaires ».
Institué fin 2021 par le gouvernement
Castex pour le gaz, le bouclier tarifaire a
été élargi ensuite aux autres énergies. Il a
permis de limiter les pertes de pouvoir
d’achat des Français captifs de moyens
de transport individuels et de modes de
chauffage à source d’énergie fossile. Mais,
en limitant le prix des énergies fossiles
pour tous, sans distinction de revenu ou
de localisation géographique, le signal
envoyé par l’Etat avec le bouclier tarifaire
a été contreproductif en matière climati-
que. Il a fortement accru les subventions
aux énergies fossiles, décourageant les
changements de comportement à adop-
ter pour viser la neutralité carbone. On a
fait du social au détriment de l’écologie.
À L’HEURE ACTUELLE,
IL EXISTE LE CHÈQUE
ÉNERGIE, DESTINÉ À
CONTRER LA PRÉCARITÉ
ÉNERGÉTIQUE.
CET INSTRUMENT
EST TRÈS IMPARFAIT
ces informations à ses clients tout au long
de la chaîne de production, les poids en
carbone de tous les produits seront con-
nus, moyennant un calcul très simple
pour chaque comptable. Les calculs sont
fiables parce qu’ils bénéficient de toutes
les règles déjà appliquées par les compta-
bles pour l’établissement des comptes et
la facturation monétaire.
Le potentiel de décarbonation est im-
mense : la MCE permet une concurrence
par les poids en carbone, qui les pousse
vers le bas, tout comme la concurrence
par les prix agit sur eux à la baisse, tout
au long des chaînes de production. La dé-
carbonation s’effectue en continu en lais-
sant chacun prendre ses responsabilités
pour faire évoluer ses habitudes de pro-
duction, de consommation ou d’épargne,
en ligne avec ses valeurs.
Aujourd’hui, les très petites entreprises
(TPE) et les petites et moyennes entrepri-
ses (PME) n’ont pas d’instrument permet-
tant de mesurer leurs performances envi-
ronnementales de base, faute de solution
adaptée à leurs moyens limités en temps,
en argent et en expertise. Mais elles ont
toutes un comptable qui tient leurs comp-
tes : TPE et PME peuvent donc toutes
appliquer la MCE, grâce aux outils gratuits
et libres d’usage proposés par le collectif
Carbones sur factures.
Un tutoriel permet au comptable de s’ap-
proprier la MCE en moins d’une heure.
Un calculateur lui permet, une fois par an,
de produire les performances environne-
mentales de base de l’entreprise, à partir de
quelques données dont elle dispose pour
clôturer ses comptes : son chiffre d’affai-
res, les additions de ses factures d’achat –
Le dispositif a par ailleurs coûté de l’or-
dre de 100 milliards d’euros au Trésor
public en deux ans. Il a favorisé la dégra-
dation de la balance commerciale du fait
du renchérissement des importations
d’énergies fossiles : le déficit a été multi-
plié par deux entre 2021 et 2022. Sur le
plan macroéconomique, le bouclier tari-
faire a certes permis de stabiliser la de-
mande des ménages, mais a eu des impli-
cations fâcheuses sur les comptes publics
et la balance des paiements, au moment
où la transition écologique impliquerait
au contraire de libérer des capacités de fi-
nancement additionnelles pour l’inves-
tissement et les reconversions industriel-
les et professionnelles.
Discussion avec les partenaires sociaux
Pour réconcilier les impératifs de la tran-
sition énergétique et ceux de l’équité so-
ciale, il convient de mettre en chantier un
mécanisme redistributif permettant au
pays de faire face au renchérissement des
énergies fossiles. Cela lui permettra d’ac-
croître sa résilience face aux chocs à venir
sur les prix des énergies fossiles.
Il existe à l’heure actuelle un instru-
ment, le chèque énergie, destiné à contrer
la précarité énergétique. Cet instrument
est très imparfait. Il ne permet que de ré-
gler sa facture énergétique et se trans-
forme donc à son tour en subvention aux
énergies fossiles sitôt que la facture porte
sur du fioul ou du gaz. De plus, le chèque
énergie n’est versé qu’une fois par an, et,
dans certains cas, avec du retard.
L’instrument à établir à la place du bou-
clier doit être une véritable composante
du revenu versé aux ménages sur un
mode forfaitaire en leur laissant le soin
de gérer au mieux leur budget. On peut
le qualifier de « revenu carbone », car il
doit permettre la résilience à court terme
des ménages face au renchérissement
on distingue l’énergie et le hors énergie.
Une expertise environnementale annuelle
n’est nécessaire que si l’entreprise capture
ou émet des carbones au-delà des combus-
tibles brûlés, donc si elle se situe dans
des activités spécifiques comme l’élevage
ou la production de ciment.
Compétitivité environnementale
Mais comment traiter les factures de pro-
duits dont le contenu en carbone n’est
a priori pas connu ? Le calculateur résout
le problème en croisant avec les factures
les données publiques des émissions na-
tionales de carbone par activité et par pays
produites par les comptables nationaux
qui n’avaient jamais été encore utilisées
pour cela. Celles-ci sont utilisées par le
Groupe d’experts intergouvernemental
sur l’évolution du climat (GIEC) pour déter-
miner les « trajectoires de décarbonation
nationale ». Cette source homogène ras-
sure l’entreprise − ces paramètres estimés
sont les mêmes pour ses concurrents − et
rassure la collectivité − tous les carbones
sont répercutés.
La PME peut plus que compenser le sur-
coût du travail imposé au comptable par
trois avantages. Côté ventes, les poids en
carbone de ses produits valorisent son
offre face à des clients de plus en plus
sensibles à la qualité environnementale.
Côté financement, son empreinte et sa
contribution à la décarbonation nationale
parlent à des financiers de plus en plus
demandeurs de trajectoires de décarbona-
tion. Et surtout, elle se dote d’un outil
d’amélioration en continu de sa compéti-
tivité environnementale, en parallèle
de sa compétitivité prix.
0123
DIMANCHE 28 - LUNDI 29 JANVIER 2024
des énergies fossiles, tout en maintenant
l’incitation à basculer vers de l’énergie
décarbonée.
Le calibrage précis de ce revenu carbone
devrait être discuté avec les partenaires
sociaux pour concilier les différents ob-
jectifs. Il convient en premier lieu de cor-
riger les inégalités de revenu, qui sont la
première cause de précarité énergétique.
C’est techniquement assez facile à faire,
mais la question cruciale est de s’accorder
sur les seuils à partir desquels le revenu
carbone est amputé, puis disparaît. On
peut aussi promouvoir une compensa-
tion forfaitaire identique pour tous les
ménages, ce qui est plus simple mais bien
plus coûteux pour les finances publiques.
Certains économistes préconisent d’ajou-
ter un critère de localisation du ménage,
pour compenser les handicaps liés à l’ha-
bitat dispersé, ce qui pose quelques diffi-
cultés supplémentaires.
Pour assurer l’atteinte de nos objectifs
climatiques en 2030, les déclarations vo-
lontaristes et les promesses d’accéléra-
tion des investissements décarbonés ne
suffisent pas. Il faut mettre en place des
instruments économiques. Parmi eux, un
revenu carbone serait un véritable bou-
clier permettant à l’ensemble des ména-
ges de bifurquer sans casse sociale vers
un système énergétique zéro carbone. p
Marc Maindrault est ingénieur,
responsable chaleur renouvelable
chez Best Energies/Débat ; Christian
de Perthuis est professeur d’économie
du climat à l’université Paris-Dauphine,
fondateur de la chaire Economie
du climat et auteur de « Carbone fossile
carbone vivant » (Gallimard, 2023)
La MCE permet déjà aux entreprises et
aux investisseurs de tracer leur contribu-
tion à la décarbonation. Une comptabilité
publique environnementale permettra
de tracer les contributions des services
publics. Et une comptabilité nationale
environnementale les intégrera toutes.
Elle aura aussi vocation à accueillir un
nouvel acteur, le vivant non commercial
(végétaux, lombrics…), dont la contribu-
tion à la décarbonation est vitale et qu’il
est urgent d’associer à la recherche de
l’équilibre carbone : si la contribution du
vivant à la décarbonation s’effondre, tous
nos efforts seront vains.
La MCE permet à chaque entreprise, à
chaque consommateur, à chaque investis-
seur, de mesurer et d’afficher côte à côte
les performances monétaire et environne-
mentale de chacune de ses décisions. Si
nous y parvenons, nous léguerons à nos
enfants une économie différente, capable
d’équilibrer l’argent et l’environnement
de façon durable et juste. p
Anne Beaufumé, présidente
du Club des vigilants ; Jean-Marc
Béguin, ancien directeur des statisti-
ques d’entreprise de l’Insee ; Jérôme
Cazes, dirigeant d’une entreprise
spécialisée dans les espaces
numériques sécurisés ; Alain Minczeles,
ancien responsable de la gestion
financière de la Caisse des dépôts.
Tous sont membres du collectif
Carbones sur factures
0123
DIMANCHE 28 - LUNDI 29 JANVIER 2024 idées | 29

LA CHRONIQUE
DEJEAN PISANI-FERRY
Véronique Andrieux tégée ou jouxte une aire marine
protégée » et en augmente le
montant global, qui passe de 41 à
100 millions d’euros.
tion, sous couvert de paraître plus
englobant, masque en fait une
restriction, car elle ne concerne
que les aires protégées.
Sur l’emploi, Macron
et Michel Fournier Il faut bien évidemment se ré-
jouir de cette évolution, dans un
monde où le dérèglement clima-
tique met la nature à l’épreuve en
Pour l’essentiel des communes
rurales qui en bénéficient, la do-
tation se limite à son seuil, à sa-
voir quelques milliers d’euros ; et a mangé son pain blanc
Petites communes même temps qu’il la rend indis-
pensable à notre futur. En effet,
pour les trois quarts des commu-
nes rurales, la dotation n’existe

S’
les petites communes ont besoin pas. Que peut alors faire une il y a un point sur lequel Emmanuel
d’être encouragées à préserver commune qui doit gérer quel- Macron a tenu ses promesses, c’est

et biens communs sur le long terme tous les écosys-

tèmes qui captent le carbone et
abritent la biodiversité, alors que
la tentation peut être grande de
vouloir en tirer un bénéfice à
La directrice du WWF France et le président court terme.
Mais reconnaître le problème
de l’Association des maires ruraux de France ne suffit pas à le traiter. En dépit
appellent l’Etat à s’engager davantage dans de ces changements à répétition
de nom, de périmètre et de mon-
la préservation des « aménités rurales » tant, il est, faute de concertation,
plusieurs constantes qui rendent
cette dotation toujours incohé-
ques centaines d’hectares de fo-
rêt ? Pour elle, la tentation sera
grande de la laisser à l’abandon,
voire de chercher à en tirer des re-
venus peu compatibles avec nos
impératifs de transition écologi-
que. Dans un pays composé à
88 % d’espaces ruraux et auquel
le défi climatique commande de
préserver la nature, les commu-
nes rurales sont en droit d’atten-
dre de l’Etat un soutien à la hau-
teur de l’enjeu, celui que l’Etat a
celui de l’emploi. Au cours de la
campagne présidentielle de 2017,
son ambition de ramener le taux chômage
à 7 % et de créer 1,3 million d’emplois avait
été accueillie avec scepticisme. A l’arrivée,
Jean Pisani-
Ferry est profes-
seur d’économie
à Sciences Po Paris,
au moment de la présidentielle de 2022, à l’Institut Bruegel
le taux de chômage dépassait d’un cheveu de Bruxelles et à
ce niveau, et 1,5 million d’emplois avaient l’Institut Peterson
été créés, malgré la pandémie de Covid-19 et d’économie
la crise énergétique. Aujourd’hui encore, les internationale
chiffres de l’emploi restent bons. Comment de Washington
expliquer cette performance ? En 2017,
l’équipe du candidat attendait que les créa-

L
a préservation et la restau-
ration de la nature sont un
impératif de la transition
écologique, mais la transi-
tion juste pose une question trop
longtemps ignorée : une fois que
l’Etat a décrété « d’en haut » qu’un
espace devait être protégé, quels
moyens donne-t-il « en bas », aux
collectivités, et en particulier aux
plus petites d’entre elles, pour
concrètement le protéger ?
Depuis plusieurs années, la ré-
ponse tient dans une catégorie
émergente des finances publi-
ques, les « aménités rurales », en-
core mal définies et surtout mal
comprises. Formellement, elles
désignent ces ressources dont le
charme et l’agrément donnent
toute leur valeur à un site ou à
une ville, sans que l’argent ne
puisse a priori leur donner une
valeur monétaire. Inestimables,
mais gratuits, non quantifiables,
mais limités, ces biens comme la
forêt, la rivière ou les prairies ont
toujours été intimement liés à
l’identité de nos territoires ; dé-
sormais, en raison du change-
ment climatique, ils sont indis-
pensables à leur préservation et à
leur résilience. Car ces espaces
stockent l’eau, absorbent le car-
bone et accueillent la biodiversité.
A partir du premier agenda ru-
ral – une feuille de route pour la
ruralité présentée par le gouver-
nement en 2019 –, l’Etat a com-
mencé à prendre la mesure de ces
« aménités rurales ». Les années
passant, la dotation budgétaire
qui les régit a évolué. A sa créa-
tion, elle n’était que la « dotation
Natura 2000 », uniquement des-
tinée, comme son nom l’indi-
quait, aux petites communes ru-
rales dont une part importante
du territoire est couverte par ce
réseau européen d’aires proté-
gées. Dotée de 5 millions d’euros
en 2019, elle a été régulièrement
doublée ou triplée, à mesure que
son périmètre s’élargissait aux
communes situées dans les parcs
nationaux, puis les parcs naturels
marins et les parcs naturels régio-
naux. La récente loi de finances
2024 lui a donné son nouveau
nom de « dotation aménités rura-
les », en élargit le périmètre à da-
vantage de communes rurales,
« dont une partie significative du
territoire comprend une aire pro-
LES COMMUNES
RURALES SONT EN
DROIT D’ATTENDRE
UN SOUTIEN
À LA HAUTEUR
DE L’ENJEU
ÉCOLOGIQUE
rente avec l’objectif qu’elle pré-
tend atteindre.
Réelle valorisation
Une première constante est que
cette dotation est censée fonc-
tionner sur une logique d’offre et
non de demande : au lieu de par-
tir des besoins du terrain, une
somme arbitraire est déterminée
– 5 ou 100 millions d’euros, peu
importe – et les communes éligi-
bles se partagent la somme. Une
deuxième constante est précisé-
ment la complexité de cette for-
mule de répartition, qui prend
notamment en compte un fac-
teur démographique, mais ne dit
rien de la surface que la com-
mune est censée entretenir.
Il faudrait enfin, troisième cons-
tante, s’interroger également sur
ce critère de surface : les « améni-
tés rurales » ne concernent-elles
que les aires protégées ? Il est des
aires protégées qui le sont mal, il
est des aires non protégées qui de-
vraient l’être… En soi, une « dota-
tion aménités rurales » devrait bé-
néficier à toutes les communes
rurales et non, comme au-
jourd’hui, à un quart d’entre elles
(8 400 sur 32 000). Toutes les
communes rurales ont des « amé-
nités » à partir du moment où el-
les ont du foncier non bâti. Si cer-
taines ont, en plus, des aires à pro-
téger, cette préservation de la
biodiversité doit donner lieu à un
complément d’aide. A cet égard, le
changement de nom de la dota-
lui-même tracé dans sa récente
stratégie nationale sur la biodi-
versité pour 2030.
Parce que ce soutien ne pourra
pas être que financier – même en
doublant chaque année la dota-
tion, il faudrait, à ce rythme, plu-
sieurs décennies pour qu’elle at-
teigne son juste niveau, si tant est
qu’il soit d’ailleurs possible de le
déterminer –, il est du devoir de
l’Etat d’organiser au plus vite une
véritable concertation, trop long-
temps repoussée, sur les voies et
les moyens d’une généralisation
et d’une valorisation réelle de ces
« aménités rurales », en complé-
ment et non en substitution
d’une dotation sur la biodiversité.
Pour nous, représentants des
communes rurales et défenseurs
de la nature, il n’y aura pas de pla-
nification écologique sans territo-
rialisation et même localisation
de cette planification. La gestion
des biens communs naturels et la
préservation de leurs « aménités »
sont une chance pour la France.
Elles ne doivent pas devenir une
charge pour les communes. p
Véronique Andrieux est
directrice générale du WWF
France ; Michel Fournier
est président de l’Association
des maires ruraux de France,
maire des Voivres (Vosges)
DE DÉSTABILISER
tions d’emplois résultent en partie du redressement de l’activité
économique, mais surtout, pour la plus grande part, de mesures
structurelles en faveur de la formation et de l’abaissement du coût
du travail. Evidemment, elle n’anticipait ni la crise sanitaire ni le
choc énergétique consécutif à l’agression russe contre l’Ukraine.
Dans les faits, la croissance a été moins bonne que prévu, ce qui
n’est pas difficile à comprendre, mais les créations d’emplois ont,
paradoxalement, été plus fortes qu’attendu. C’est en fait la pro-
ductivité qui a encaissé le différentiel, avec une baisse de 0,4 %
par an depuis la mi-2017, ce qui ne s’était jamais vu, en raison des
mesures en faveur des personnes éloignées de l’emploi, dont la
contribution à la production est plus faible que celle des salariés
en place. Quand un jeune désœuvré ou un senior fatigué retrouve
un emploi, la productivité moyenne baisse, mais c’est quand
même une bonne nouvelle.
Mais cette explication n’épuise pas la totalité du paradoxe. Eric
Heyer et ses collègues de l’Observatoire français des conjonctures
économiques (OFCE) ont mis effectivement en évidence un im-
pact du coût du travail (+ 130 000 emplois) et un effet de la forma-
tion (+ 250 000 apprentis), mais qui ne suffisent pas à expliquer
les résultats observés (« Sous la menace du chômage », Policy Brief,
no 121, octobre 2023). Pour tenter de le faire, il faut tenir compte des
aides exceptionnelles aux entreprises pendant la crise sanitaire,
qui ont maintenu à flot des activités non viables (+ 300 000 em-
plois), et de la baisse moyenne de la durée du travail, qui tarde,
pour le moment, à retrouver son niveau d’avant la crise sanitaire
(+ 160 000 emplois). Et, malgré cela, le compte n’y est pas : près de
500 000 créations d’emplois restent inexpliquées.
Sentiment de paupérisation
La question est de savoir si cette bonne performance est acquise, ou
précaire. Car les temps changent. Suspendues pendant la crise sani-
taire, les défaillances d’entreprises se multiplient, accélérées par le
durcissement des conditions de financement. Les comportements
de rétention de main-d’œuvre, qui s’étaient répandus dans le con-
texte de difficultés de recrutement, n’ont plus lieu d’être. Même les
succès de la politique publique de l’emploi apparaissent fragiles : le
million d’apprentis coûte près de 25 milliards d’euros aux finances
publiques, selon les calculs de Bruno Coquet, chercheur associé à
l’OFCE. Signe d’un mauvais ciblage,
ÉVITONS près des deux tiers viennent de l’en-
seignement supérieur.
Dans ces conditions, l’objectif de
plein-emploi à la fin du quinquennat
ENCORE PLUS peut-il être atteint ? Dans l’immédiat,

Marc Baudry Libre-échange et réchauffement LE MARCHÉ

DU TRAVAIL, ET
D’AJOUTER AINSI LA
les prévisions sont moroses. Les pro-
chains trimestres vont en effet voir se
cumuler une croissance quasiment à
l’arrêt et les effets du durcissement
des conditions de crédit sur la ges-

L’économiste expose des pistes cace des ressources, dès lors que leur rareté
est signalée par un prix.
pour que le commerce L’effet est en revanche ambivalent, en
international ne soit pas l’absence de signal prix, sur les atteintes à
l’environnement : plus de richesse signifie
nuisible au climat plus de consommation et donc de pollution ;
mais des citoyens plus riches accordent sou-
vent plus de poids à la qualité de l’environne-
Les règles du jeu pourraient être néanmoins
FUREUR AU BRUIT
biaisées et les ressources mal allouées si l’une
des parties à l’accord reste un « moins-disant »
environnemental, notamment vis-à-vis du ré-
chauffement climatique. Le mécanisme d’ajus-
tement carbone aux frontières (MACF) permet
précisément de corriger cela : il impose aux
produits importés relevant de secteurs cou-
tion des effectifs des entreprises. Et,
pour la suite, il va falloir éviter de dés-
tabiliser encore plus le marché du tra-
vail, et d’ajouter ainsi la fureur au bruit. Ce n’est pas l’heure des ré-
formes à la hussarde ! La priorité est de traiter les problèmes de fond
qui se sont manifestés en période de haute conjoncture de l’emploi.
Début 2023, de nombreuses branches professionnelles connais-
saient de fortes difficultés de recrutement, les freins à la croissance
se situaient du côté de l’offre de travail. Cet épisode a montré que

L’
accord de libre-échange finalisé en no-
vembre entre l’Union européenne (UE)
et la Nouvelle-Zélande doit entrer en vi-
gueur en 2024. C’est le premier à inté-
grer la nouvelle doctrine de l’UE pour des ac-
cords commerciaux « verts et justes ». Cet ac-
cord avec le pays le plus éloigné qui soit de
l’Europe est certes pointé pour les émissions
de gaz à effet de serre induites par le transport
accru de marchandises. Comment rendre co-
hérent le libre-échange avec les impératifs de
la lutte contre le réchauffement, censés préci-
sément restreindre ces échanges ?
En Nouvelle-Zélande, un pays au climat
tempéré et peu densément peuplé − la popu-
lation de l’Irlande pour près de quatre fois sa
superficie −, la nature est le facteur de pro-
duction le plus abondant, ce qui explique la
forte spécialisation agricole du pays. A con-
trario, l’Europe est mieux dotée en tra-
vailleurs et en capital. Sans surprise, la
viande est donc la principale exportation de
la Nouvelle-Zélande vers la France
(121,89 millions d’euros en 2022), et inverse-
ment pour les automobiles ou l’aéronauti-
que (64,26 millions et 54,69 millions d’euros
d’exportations françaises respectivement
en 2022), selon les douanes françaises. Se
spécialiser sur ce pour quoi chaque pays est
relativement le mieux doté en facteurs de
production permet une utilisation plus effi-
ment, poussant les pouvoirs politiques à agir
pour sa préservation. On notera à cet égard
que la Nouvelle-Zélande est l’un des pays les
plus vertueux en matière énergétique, avec
plus de 80 % de son électricité d’origine
renouvelable.
Diversification des produits
Les échanges internationaux favorisent aussi,
par l’accroissement du marché, la diversité
des biens et un commerce intrabranche qui
préserve les emplois. Ainsi, bien qu’ayant im-
porté de Nouvelle-Zélande pour 44,5 millions
d’euros de produits laitiers et de fromages
en 2022, la France y en a exporté pour près de
12 millions la même année. L’accord devrait fa-
voriser la diversité de productions et les prati-
ques respectueuses des territoires par une
protection accrue des indications géographi-
ques protégées. Il exclut par ailleurs des pans
importants du secteur agricole pour préserver
les agriculteurs européens. La diversification
des produits s’accompagne également d’un
plus grand pouvoir de marché et préserve
ainsi la capacité à transférer aux consomma-
teurs le signal prix du carbone plutôt que de
délocaliser vers des « havres de pollution ».
Quant au transport maritime, il est couvert
par le marché du carbone européen à partir
du 1er janvier 2024 (pour moitié dans le cas de
trajets de ou vers un pays extra-européen).
verts par le marché du carbone européen un
prix du carbone calqué sur celui de l’UE.
Mais il se trouve que la Nouvelle-Zélande a
été, avec l’UE, l’un des précurseurs dans la
mise en place d’un tel marché. Le prix de la
tonne de carbone y atteint presque la quaran-
taine d’euros. C’est la moitié de son homolo-
gue en Europe, mais l’un des plus élevés au
monde. Les exportations de la Nouvelle-
Zélande vers l’UE seront ainsi celles qui,
parmi les partenaires de l’UE, devraient être
les moins touchées par le MACF. Qui plus est,
les discussions sur l’extension du marché du
carbone aux émissions directes de l’agricul-
ture, dues aux rejets de méthane des élevages,
sont plus avancées à Wellington qu’à Bruxel-
les. Or, ces émissions représentent la moitié
du total des émissions du pays. Ainsi, contrai-
rement à ce que l’on pourrait croire, le moins-
disant environnemental pourrait bien être,
dans cet accord, du côté de l’UE plutôt que du
côté de la Nouvelle-Zélande. p
Marc Baudry est professeur d’économie
à l’université Paris-Nanterre, coresponsable
du programme « prix du CO2 et innovation
bas carbone » de la chaire Economie
du climat de l’université Paris-Dauphine
l’économie française n’était pas en état de fonctionner en régime de
haute pression. Pour y remédier, il faut agir à la fois sur la forma-
tion, sur l’attractivité des métiers, et sur l’appariement entre offre et
demande de travail. Il faut aussi résoudre les problèmes de loge-
ment qui empêchent les salariés d’habiter à distance raisonnable
de leur lieu de travail. La création de France Travail est une bonne
initiative, mais, pour améliorer le fonctionnement du marché du
travail, il faudra autre chose qu’un changement d’appellation.
Agir sur la demande de travail des entreprises n’est pas envisa-
geable, car les allégements sur les bas salaires coûtent déjà de l’or-
dre de 70 milliards d’euros. C’est excessivement onéreux, particu-
lièrement dans un contexte budgétaire très tendu. Cependant,
toute mise en cause substantielle risquerait de conduire les entre-
prises à revoir leurs politiques d’emploi. Cela plaide pour la stabi-
lité, à l’exception sans doute du « bandeau famille » (les exonéra-
tions de cotisations familiales sur les salaires supérieurs à
2,5 smic), dont l’efficacité pour l’emploi est sujette à caution.
Reste la question des règles d’indexation du smic. Aujourd’hui,
17 % des salariés (et plus du quart de ceux des TPE) sont au smic,
contre 12 % en 2021. Cette augmentation brutale est le fruit des rè-
gles d’indexation qui ont protégé les salariés du bas de l’échelle
des hausses du prix de l’énergie et des produits alimentaires.
Mais, parce qu’elle écrase l’éventail des salaires et crée un senti-
ment de paupérisation chez ceux que rattrape le salaire mini-
mum, cette situation n’est pas tenable. Soit l’ensemble des salai-
res s’ajuste, et la proportion des smicards revient entre 10 % et
11 %, soit il faudra revoir les règles de formation du salaire mini-
mum, comme le propose le Groupe d’experts sur le smic dans son
dernier rapport publié en novembre 2023. L’objectif du plein-em-
ploi demeure le bon, mais, dans un contexte plus difficile, il appa-
raît plus lointain. Il ne faut pas perdre le cap. p
30 | idées 0123
DIMANCHE 28 - LUNDI 29 JANVIER 2024

Hannes Lorenzen Les partis démocratiques ont

trop longtemps ignoré les problèmes des agriculteurs
L’expert agricole

D
e nombreux agriculteurs européens
sont furieux. La colère n’est pas nou-
observe le rôle velle, mais le tonneau a débordé. La
des formations frustration s’exprime dans les villes
et sur les réseaux sociaux. La colère monte
politiques depuis longtemps dans les fermes et les
conservatrices, villages contre « ceux d’en haut », contre la
« politique », contre le gouvernement,
hostiles contre l’Union européenne (UE). Le déses-
à la transition poir règne chez de nombreux agriculteurs
qui ne peuvent plus faire face à la surcharge
écologique de travail, à l’augmentation des coûts, à la
de l’agriculture, précarité des revenus, à la dépendance à
dans l’exploitation l’égard des subventions et des entreprises
agricoles, à l’absence de perspective de
de la colère succession pour leurs exploitations et aux
des campagnes nouvelles réglementations émanant des
capitales et de Bruxelles.
L’exaspération est en grande partie justi-
fiée, mais elle se dirige vers un territoire
dangereux, vers l’abîme des sauveurs
antidémocratiques, anti-européens, racis-
tes – dans certains cas fascistes. Ces sau-
veurs bien financés sont en plein essor,
parce qu’ils offrent les réponses les plus
simples. Tout doit disparaître. Le gouver-
nement, l’UE, les écologistes, la crise clima-
tique. Des pans de plus en plus importants
de la population rurale européenne et des
pays entiers, comme la Hongrie et, dans
une certaine mesure, l’Italie, sont sur ce
terrain – Trump ne semble plus très loin.
En Allemagne, la coalition gouvernemen-
tale composée de socialistes, d’écologistes
et de libéraux (la coalition Ampel) a fait
rouler des milliers de tracteurs en annulant
les subventions au diesel agricole. Début
janvier, l’Association des agriculteurs alle-
mands (Deutscher Bauernverband, DBV) a
appelé à des manifestations « comme l’Alle-
magne n’en a jamais vu », comme en avait
menacé son président, Joachim Rukwied,
avant Noël. Des barrages routiers organisés
par la DBV sur les bretelles d’autoroute et
les carrefours sensibles ont perturbé la cir-
culation dans de nombreuses villes pen-
dant des semaines. Malgré la prise de dis-
tance officielle avec le parti AfD, les signes
d’infiltration de l’extrême droite dans les
manifestations et sur les réseaux sociaux
ne peuvent être ignorés.
Comme en France, des partis extrémistes
se développent aux Pays-Bas, en Lituanie
et en Belgique, en utilisant le malaise de la
population rurale pour glaner des voix. On
l’a vu, le 24 janvier, avec la participation de
Marion Maréchal aux côtés de la Coordina-
tion rurale, de l’Irish Farmers Alliance, de
la Farmers Defence Force Belgium, à la ma-
nifestation intitulée « Lutter contre la
guerre de l’Union européenne [UE] contre
l’agriculture », à l’appel du Mathias Corvi-
nus Collegium, un institut financé par le
gouvernement hongrois de Viktor Orban.
Faire face au chaos
Oui, la colère doit s’exprimer, mais il faut
surtout qu’un débat politique sérieux s’en-
gage enfin. Pour que les agriculteurs puis-
sent faire face au chaos climatique et aux
fluctuations des prix, il est urgent de met-
tre en place un cadre juridique favorisant
une agriculture socialement juste, respec-
tueuse de l’environnement et du climat. Le
passage à l’agroécologie est aussi néces-
saire pour la sécurité alimentaire de l’Eu-
rope, et doit être encouragé et soutenu.
Jusqu’à présent, le COPA-Cogeca, lobby
des organisations agricoles européennes
majoritaires, a empêché la transition, de
concert avec les conservateurs et l’extrême
droite du Parlement européen. C’est apparu
clairement lors du vote sur la réforme de la
politique agricole commune (PAC) : ceux
qui se présentent aujourd’hui comme les
sauveurs du monde agricole ont voté en fa-
veur des privilèges des grandes exploita-
tions, des intérêts de l’industrie agroali-
mentaire et des traités de libre-échange.
Les partis démocratiques ont trop long-
temps ignoré les problèmes des agri-
culteurs. Les conservateurs considéraient
EN ALLEMAGNE,
LES SIGNES
D’INFILTRATION DE
L’EXTRÊME DROITE DANS
LES MANIFESTATIONS
ET SUR LES RÉSEAUX
SOCIAUX NE PEUVENT
ÊTRE IGNORÉS
les agriculteurs comme faisant partie de
leurs meubles, les socialistes, comme élé-
ments de leur idéologie, les libéraux,
comme parties d’un modèle dépassé, et
les Verts, comme des réfractaires à la res-
tructuration écologique. En temps de
crise, le statu quo est contre-productif. Les
paroles chaleureuses, la compréhension
sans engagement politique, les annonces
sans mesures concrètes ne servent à rien,
sinon à accroître la colère.
En cette année d’élections européennes,
les promesses visionnaires et les annonces
de dialogue ne suffisent plus. La prési-
dente de la Commission, Ursula von der
Leyen, promet un nouveau « dialogue stra-
tégique sur l’agriculture », bien qu’elle ait
déjà cédé à l’agro-industrie sur de nom-
breux aspects du Pacte vert, notamment
avec la loi sur la restauration de la nature,
la réduction de l’utilisation des pesticides,
l’approche du système alimentaire durable
du programme dit « de la ferme à la four-
chette » (« Farm to fork »). Dans l’intérêt de
tous les agriculteurs, une PAC durable doit
prendre un nouveau départ d’ici à 2025 au
plus tard. Les subventions doivent exclusi-
vement promouvoir le passage à des systè-
mes agroécologiques, et à une agriculture
diversifiée et à taille humaine. La politique
de développement rural doit mettre en
place les infrastructures économiques et
sociales essentielles et décentralisées
nécessaires pour créer des systèmes ali-
mentaires locaux à l’abri des crises.
Les financements devraient être distri-
bués en fonction non pas des hectares,
mais des progrès réalisés dans la transition
écologique et la création d’emplois ruraux.
Les agriculteurs doivent pouvoir tirer leurs
revenus d’une concurrence loyale sur le
marché, et d’une coopération entre eux et
les entreprises alimentaires locales. La pro-
tection extérieure contre les importations
faisant du dumping socio-écologique et le
lien avec une politique de santé publique
doivent compléter ce nouveau départ.
Telles sont les demandes d’une large coa-
lition en Allemagne, d’une alliance sociale
de plus de cinquante organisations qui or-
ganise chaque année des débats et des ac-
tions communes, à Berlin, à l’occasion de
la Semaine verte. Sous le slogan « Nous en
avons assez ! », quelque 6 000 personnes
ont, une fois de plus, fait savoir, le 20 jan-
vier, à Berlin, que la créativité, la tolérance
et la coopération européenne sont la
meilleure recette contre la colère et le
désespoir en temps de crise. p
Hannes Lorenzen, ancien conseiller
auprès de la commission de l’agriculture
et du développement rural du Parlement
européen, est cofondateur et président
de la Convention agricole et rurale
européenne (ARC2020), plate-forme
européenne d’échanges sur les initiatives
agroécologiques

Nathalie Zajde Les survivants de la Shoah Cette parole n’effrayait pas ce-
lui auquel vous vous adressiez.
Car parler, faut-il le rappeler,
était dangereux. Parler convo-
contré la mort en face ; ceux qui,
comme vous, sans comprendre
comment ni pourquoi, sont reve-
nus du monde des morts.

ont été des témoins essentiels quait l’horreur, « invitait » le

bourreau dans la conversation,
replongeait les victimes dans
l’expérience abominable. Ceux
qui l’avaient partagée n’en
A l’occasion de la Journée internationale dédiée à la mémoire des victimes étaient pas atteints, alors que les
de l’Holocauste, le 27 janvier, la psychologue rappelle l’importance de la transmission autres, effrayés, se bouchaient
les oreilles.
de leur legs, au moment où les derniers survivants disparaissent
L’envers du monde
Les survivants sont des êtres dif-
Et vous n’avez jamais cessé
d’être accompagnés par ceux qui
ne sont pas revenus – les mem-
bres de votre famille, les compa-
gnons déportés. Les morts de la
Shoah étaient là, à vos côtés, ils
ne vous ont jamais quittés, vous
ne les avez jamais quittés.
Ceux-là mêmes que vous vous
promettez de retrouver, dans « le
monde d’après ».

A
l’heure où nous quittent
les derniers survivants des
camps nazis, je voudrais
témoigner de quelques
éléments que nous, leurs enfants,
leurs descendants, allons conser-
ver en mémoire, une fois qu’ils ne
seront plus. J’aimerais leur parler
de ce que nous avons compris et,
surtout, de ce que nous n’avons
pas compris de ce qui leur est ar-
rivé, de ce qu’ils ont traversé, de ce
que la terrible expérience de la
VOS SEMBLABLES, Shoah a fait d’eux.
Des êtres fondamentalement à
VOS COMPLICES, part, différents du reste de l’hu-
VOTRE « VRAIE manité, comme le rappelait Mar-
celine Loridan-Ivens (1928-2018),
FAMILLE » ÉTAIENT née Rozenberg, à l’occasion de
Yom Hashoah, la « journée de
CEUX QUI AVAIENT l’Holocauste » en hébreu, au Mé-
morial de la Shoah, à Paris, en
CONNU LE CAMP, avril 2013.
AVEC VOUS, Je veux le faire au moment où
des juifs sont de nouveau la
COMME VOUS proie d’une volonté destructrice
antisémite d’une violence
inouïe, comme on n’en avait
plus vu depuis la Shoah. Les
massacres commis par le Hamas
en Israël le 7 octobre 2023, les or-
phelins de la Shoah, les enfants
de déportés, les anciens enfants
cachés les ont immédiatement
identifiés, inspirés par la même
intention génocidaire à laquelle
ils ont miraculeusement sur-
vécu il y a quatre-vingts ans. Ces
tueries de masse, ces viols abo-
minables ont laissé des milliers
de survivants atteints physique-
ment et psychologiquement.
Aucun interdit de parole
Les survivants de la Shoah ont été
des témoins essentiels, ils ont été
là pour raconter ce qui arriva,
pour mettre en garde, rappeler, et
surtout transmettre la vie après
la Shoah. Les survivants des mas-
sacres du 7 octobre 2023 sont nos
nouveaux témoins. Tout comme
les anciens, ils assumeront, peut-
être à leur corps défendant, la
transmission du souvenir de
l’horreur, cette horreur qui saisit
une nouvelle fois les juifs en ce
début du XXIe siècle.
Vous n’avez jamais cessé de
parler de la Shoah dès votre re-
tour, mais entre vous, lors de vos
réunions d’anciens déportés, en-
tre « initiés ». Dans ce cadre, en-
tre « semblables », la parole était
libre. Elle n’avait pas besoin
d’être expliquée, vous en parta-
giez les implicites. Vous aviez vo-
tre vocabulaire spécifique, vos
références, vous saviez qui, vous
saviez de quoi parler.
Il n’y avait là aucun interdit
de parole, pas de « politically cor-
rect », comme on a dit par la
suite, pas de faire semblant, pas
de morale. Vous pouviez même
faire des blagues, et vous ne vous
en priviez pas ! Vous partagiez le
même univers.
férents, un peu à la manière de
ceux qui ont eu accès à des sa-
voirs secrets. Plongés durant des
années dans une expérience hors
du commun, vous avez été méta-
morphosés, et le résultat de cette
métamorphose, vous êtes seuls à
le connaître. Ni vos proches qui,
par chance, n’ont pas été dépor-
tés, ni vos enfants, qui sont restés
cachés pendant la Shoah ou qui
sont nés après, ne connaissent ce
à quoi vous avez eu accès : l’en-
vers du monde. Ainsi, nous, vos
héritiers, les personnes dont
vous devriez être le plus proches,
à vos yeux, nous étions comme
les autres, des « n’importe qui »,
des sortes d’étrangers.
Vos semblables, vos complices,
votre « vraie famille » étaient
ceux qui avaient connu le camp,
avec vous, comme vous, la souf-
france extrême, infligée par les
bourreaux génocidaires ; ceux
qui, comme vous, avaient ren-
Survivants de la Shoah, je vous
adresse une requête : ne nous
oubliez pas ! Racontez à ceux qui
sont partis avant vous qui nous
sommes ; racontez-leur que la vie
juive a repris après la Shoah. Nous
ferons en sorte qu’elle se trans-
mette, « de génération en généra-
tion » – comme on dit en hébreu :
« Dor va dor ! » Dites-leur aussi
que les juifs continueront de pen-
ser, de créer, de prier et de danser
après le terrifiant massacre anti-
sémite du 7 octobre 2023 ! p
Nathalie Zajde, maîtresse
de conférences en psychologie
à l’université Paris-VIII-
Saint-Denis, dirige le service
du Centre Georges-Devereux
dédié aux survivants de la
Shoah et à leurs familles
0123
DIMANCHE 28 - LUNDI 29 JANVIER 2024
HUMANITÉS | CHRONIQUE
par p hil ip p e b e r nar d
La leçon
de Jaurès à la gauche
I LA LOI SUR
l n’y a pas de plus grave
problème que celui de la
main-d’œuvre étrangère »,
écrivait Jean Jaurès à la
« une » de L’Humanité du
28 juin 1914, un mois avant d’être
assassiné. Se référer aujourd’hui
à la sentence du grand dirigeant
ouvrier à la veille de la première
guerre mondiale, dans un con-
texte politique lointain, peut
sembler anachronique. Pourtant,
cette phrase résonne comme un
rappel à l’ordre à l’heure où les si-
lences de la gauche sur l’immigra-
tion renvoient à sa coupure avec
les classes populaires happées
par l’extrême droite. D’autant que
sonnent étonnamment actuelles
les orientations du leader de la
gauche d’alors : « assurer la liberté
et la solidarité au prolétariat de
tous les pays », « pourvoir aux né-
cessités de la production nationale
qui a souvent besoin (…) d’un sup-
plément de travailleurs étran-
gers » et « empêcher le patronat »
d’utiliser ces derniers pour « évin-
cer du travail les ouvriers français
et avilir leurs salaires ».
La piqûre de rappel de Jaurès sur
une vision « de gauche » du con-
trôle de l’immigration, conciliant
internationalisme et défense des
prolétaires, n’est pas inutile après
la décision du Conseil constitu-
tionnel qui a taillé en pièces la loi
sur l’immigration. Si cette cen-
sure partielle traduit d’abord le
cynisme d’un exécutif laissant
aux juges le « sale boulot » d’an-
nuler des dispositions dont il
mettait lui-même en avant l’in-
constitutionnalité, si cette panta-
lonnade est pain bénit pour l’ex-
trême droite, pour sa dénoncia-
tion du « gouvernement des juges
contre le peuple » et de la Constitu-
tion « qui empêche de maîtriser
l’immigration », l’épisode marque
aussi une défaite cinglante pour
la gauche, dont l’impuissance à
peser sur les débats est patente.
Ni le trompe-l’œil de la décision
des neuf juges de la Rue de Mont-
pensier, qui invalide des mesures
dénoncées à gauche, ni les mo-
destes manifestations contre une
« loi raciste » ne sauraient mas-
quer la mise à l’écart des progres-
sistes sur un sujet – l’immigration
– où ils ont longtemps donné le
« la ». En déposant une motion de
rejet, en la votant avec l’extrême
droite, le 11 décembre 2023, et en
exultant après son adoption,
alors qu’elle ouvrait un boulevard
à la droite xénophobe, la plupart
des députés de gauche ont sur-
tout manifesté le lâche soulage-
ment d’avoir évité un débat sur le-
quel ils sont eux-mêmes divisés et
ont perdu pied.
Il serait temps, pourtant, d’assu-
mer le constat posé voilà plus d’un
siècle par Jaurès sur les enjeux éco-
nomiques et sociaux – et pas seu-
lement moraux, culturels ou iden-
titaires – de l’immigration. Depuis
la fin du XIXe siècle, tous les mou-
vements hérités du marxisme et
se réclamant de la classe ouvrière
ont navigué entre l’idée de solida-
rité internationale, portée par
l’idéal d’un monde sans frontières
et donc ouvert aux migrations, et
la protection des travailleurs fran-
çais contre l’« armée de réserve »
du capital, autrement dit les étran-
gers introduits par les patrons
pour tirer vers le bas les salaires,
NOMBRE D’ÉLUS DE
GAUCHE AGISSENT
COMME S’ILS
IGNORAIENT DES
QUESTIONS QUI ONT
TARAUDÉ LEURS
PRÉDÉCESSEURS
0123 | 31
GAZA :
LE NÉCESSAIRE
ET INLASSABLE Cette dernière estime que l’opération mili- les plus pauvres et les plus surpeuplés du
RAPPEL DU DROIT
taire conduite par Israël en riposte aux mas-
sacres du 7 octobre perpétrés par le Hamas
encourt une qualification de génocide.
monde est incompatible avec le respect des
règles élémentaires de la protection des ci-
vils en période de conflit armé, et qu’elle
Cette très lourde accusation nourrit logi-
quement une virulente controverse compte
tenu de l’origine de ce concept juridique.
nourrit une dynamique dangereuse.
En se fixant l’objectif de détruire le Ha-
mas, Israël a en fait mis en marche une ma-
La Cour a, en revanche, enjoint à l’Etat chine à broyer Gaza et ses habitants. Cette
hébreu de faire tout son possible pour évidence n’a cessé de se vérifier au fil des
« empêcher la commission de tout acte en- semaines, et désormais des mois. Depuis la
trant dans le champ d’application » de la fin d’une courte pause humanitaire, début
L’IMMIGRATION Convention pour la prévention et la ré- décembre, aucun otage israélien enlevé le
pression du crime de génocide, et de pren- 7 octobre n’a été libéré et aucun dirigeant
MARQUE UNE dre « toutes les mesures en son pouvoir du Hamas n’a été capturé, ou tué. En revan-
DÉFAITE POUR pour prévenir et punir l’incitation directe et che, les destructions qui ont ravagé le nord
LA GAUCHE, DONT
L’IMPUISSANCE
U ne routine macabre s’est installée à
Gaza. La comptabilité des morts et
des blessés s’est perdue, alors
qu’elle poursuit une marche folle. La vie
suspendue de plus de 2 millions de person-
publique à commettre le génocide ». Une
recommandation bienvenue étant donné
les propos inquiétants émanant de la coa-
lition gouvernementale la plus à droite de
l’histoire d’Israël.
de la bande de terre se sont étendues au
sud, plus de 10 000 morts palestiniens se
sont ajoutés à une interminable liste, sans
même parler de blessés privés de soins, et
le nombre de soldats israéliens tués au
À PESER SUR LES nes qui manquent de tout ne rencontre La CIJ a également demandé à Israël de combat a plus que doublé.
DÉBATS EST PATENTE plus guère que le fatalisme. Beaucoup juge- prendre « des mesures immédiates et effica- Ce constat d’impasse est partagé publi-
ront peu probable que les ordonnances ren- ces pour permettre la fourniture des services quement par un membre du cabinet de
dues le 26 janvier par la Cour internationale de base et de l’aide humanitaire dont les Pa- guerre israélien, Gadi Eisenkot, ancien chef
diviser et affaiblir le prolétariat. La de justice (CIJ) parviennent à ébranler un lestiniens ont un besoin urgent pour faire d’état-major de l’armée israélienne, qui a
longue tradition de gauche reven- mur d’indifférence. Ces ordonnances sont face aux conditions de vie défavorables aux- perdu un fils et un neveu dans les combats.
diquant un « contrôle ouvrier » sur théoriquement contraignantes et sans ap- quelles ils sont confrontés ». Cela devrait al- L’attaque du Hamas, puis les décimations
les migrations et son abandon, à pel, mais la CIJ n’est pas en mesure de les ler de soi, surtout de la part d’un Etat qui re- de l’armée israélienne ont placé le conflit
partir des années 1980, au profit faire respecter. Elles rappellent pourtant des vendique une forme d’exemplarité en dépit israélo-palestinien sur une trajectoire con-
d’une vision morale assimilant principes qu’Israël devrait s’honorer de res- des entorses au droit international dont il damnant deux peuples à un drame sans
toute idée de régulation à du « ra- pecter au lieu de leur opposer son mépris. ne cesse de se rendre coupable. fin. Tout doit être mis en œuvre pour y ré-
cisme » est utilement analysée La CIJ ne s’est pas prononcée vendredi sur On ne peut qu’observer que la guerre me- sister. Entendre la justice internationale est
dans une note de Bassem Asseh, le fond de la saisine de l’Afrique du Sud. née depuis octobre dans l’un des territoires un indispensable préalable. p
premier adjoint (Parti socialiste) à
la maire de Nantes, et de Daniel
Szeftel, militant socialiste, que
vient de publier la Fondation Jean
Jaurès. Pour précipiter la chute du
Parti communiste français, op-
posé à l’immigration par défense
de l’emploi et des salaires, les so-
cialistes ont privilégié à l’époque
les accusations de « racisme », ex-
pliquent notamment les auteurs.
Le tournant de la rigueur de
1983 et le triomphe de la dérégu-
lation ont ensuite achevé l’idée
de contrôler l’immigration. Au
prisme social qui présente les im-
migrés comme des travailleurs
surexploités s’est substituée une
vision morale et culturelle met-
tant en avant leurs droits en tant
que minorités, notamment sur
le plan religieux. Quant aux poli-
tiques d’« intégration », elles se
sont trouvées prises en étau, dé-
noncées comme trop généreuses
par l’extrême droite, et comme
« postcoloniales » par une partie
de la gauche.
Mettre à plat les désaccords
La note de la Fondation Jean Jau-
rès met en cause cette « idéologie
sans-frontiériste à la française »
qui « refuse d’articuler la question
migratoire et la question sociale »,
conduit à considérer l’immigra-
tion « comme un droit » et exa-
cerbe les identités. « Le FN n’a plus
qu’à ramasser la mise », conclut
le document, qui relie de façon
assez convaincante la montée
du vote populaire en faveur de
l’extrême droite à cet abandon
de la lecture économique et so-
ciale de l’immigration.
A force de laisser entendre que
le débat sur la maîtrise de l’immi-
gration n’est qu’une invention de
la droite pour détourner les élec-
teurs des véritables problèmes du
pays, voire pour stigmatiser les
musulmans, à force d’ignorer que
leurs propres électeurs sont favo-
rables à des mesures restrictives,
nombre d’élus et d’observateurs
de gauche agissent comme s’ils
ignoraient des questions qui
ont taraudé des générations de
leurs prédécesseurs et mettent à
l’épreuve aujourd’hui tous les
gouvernements européens.
Si l’émoi provoqué par le rallie-
ment de la droite à l’extrême
droite, par le charivari de la loi
Darmanin et les manœuvres du
président de la République pou-
vait avoir un effet positif, ce serait
AU BORD
d’engager la gauche à mettre à Guerres en Europe et au Proche-Orient, crises permanentes en France, catastrophes
plat ses désaccords, à sortir du écologiques à répétition sur la planète, l’inquiétude générale monte en 2023 au sein
déni sur le contrôle de l’immigra- des populations, témoins d’un monde de plus en plus au bord du précipice.
tion qu’elle a pratiqué lorsqu’elle
était au pouvoir, à repenser les DU PRÉCIPICE ? Pour mieux mesurer l’état de cette peur collective, le Bilan du Monde dresse l’état des lieux
des 198 pays du globe après une année d’épreuves et d’événements locaux et globaux.
liens entre politique migratoire,
défense des droits sociaux et rela-
Une publication indispensable pour comprendre le monde d’aujourd’hui et revisiter
tions avec les pays d’émigration. l’année 2023.
Sauf à se condamner à assister en
spectatrice affolée aux redouta- Vient de paraître chez votre marchand de journaux et sur lemonde.fr/boutique
bles batailles à venir sur le rôle de
l’Union européenne et la défense
des principes républicains inclus
dans la Constitution. p
 4 5 8

S ’AI MER CO MME S ECO N DE MAI N UN APÉRO AVEC …

O N S E QUI TTE

Jalousie, Plants « B » Salomé

quand
tu le tiens
Son mari lui demande que
leur couple soit ouvert… mais lui
reproche d’aller voir ailleurs
Grâce aux recycleries végétales,
surplus des pépiniéristes
et ficus malmenés par
des jardiniers malhabiles sauvent
leur pot. Dopées aux bons soins,
ces plantes d’occasion retrouvent
vigueur. Et preneur
Dewaels
L’actrice belge, repérée
dans « Les Illusions perdues », est
à l’affiche de « Sous le vent des
Marquises », et trouve, à Bruxelles,
son équilibre entre vie pépère
et adrénaline des tournages

« Do you
speak
klingon ? »
E N QUÊ TE Apprendre le dialecte
de « Star Trek »,
2 le suédois, l’espéranto,
voire les trois à la fois.
Des applis réconcilient
les Français avec
les langues étrangères.
Sans les rendre
pour autant vraiment
polyglottes
MISTER ZOZO

DIMAN C H E 28 - LU N DI 29 JAN V IE R 2024 C AHI ER DU « M O N DE » N O 24 594 - N E PEUT ÊT RE V EN DU SÉPARÉM EN T

2 0123
DIM A N C HE 28 - L UN DI 29 JA N VIER 2024

Par Catherine Rollot

ENQUÊTE
U
ne chouette – à moins que ce ne soit
un hibou, les avis sont partagés – les
relance, en pleine réunion, à l’heure
de la lecture du soir pour endormir
le plus petit, sur leur lieu de vacan-
ces : « N’oubliez pas de pratiquer

« My appli is rich »
aujourd’hui », « plus que 10 XP [points] pour passer au
niveau supérieur »… Comme des sportifs, ils compta-
bilisent leurs jours consécutifs d’entraînement, stres-
sent à l’idée d’être moins performants, brandissent
leurs records. Leur discipline ? Les langues étrangères.

De plus en plus de Français

Noé Michalon, 30 ans, journaliste en poste
en Afrique de l’Est, est l’un de ces marathoniens. Il y
a cinq ans, en prévision de son installation, il a télé-
chargé Duolingo, l’application d’apprentissage de
langues numéro un dans le monde, pour se familiari-

se lancent dans l’aventure

ser avec le swahili, parlé dans de nombreux pays du
continent africain. « Je suis vite devenu “addict”, plus à
l’application qu’à la langue, grâce aux mécanismes de
jeu vidéo, avec des ligues hebdomadaires et un sys-
tème de montée et de descente qui me rappellent un

linguistique. Apprendre
championnat de foot », témoigne le journaliste. Au
prix d’une rigueur d’athlète, le jeune homme, qui,
« pour garder l’adrénaline », s’est ensuite mis au por-
tugais, puis à l’arabe, est parvenu à maintenir son
streak (sa série) de 1 500 jours consécutifs de leçons.

le finnois, le coréen
Comme Noé, chaque mois, 74 millions d’utili-
sateurs actifs dans le monde – 54 % d’entre eux ont
entre 18 et 34 ans – se connectent sur le logo au hibou
vert pour apprendre l’une des 41 langues proposées,
l’anglais, l’espagnol ou le français, les trois langues les

ou l’argot elfique est devenu

plus populaires sur l’application, mais aussi des idio-
mes plus confidentiels, comme le xhosa ou le navajo,
ou d’autres encore, imaginées, comme le klingon de
la série Star Trek et le haut valyrien parlé dans l’épo-
pée Game of Thrones. Ses enchaînés volontaires à

un sport collectif,
leur salle de cours virtuelle acceptent accessoirement
la surveillance de Duo, le volatile mascotte de Duo-
lingo, un brin agaçant avec ses notifications, tour à
tour encourageantes et culpabilisantes.
En 1929, le Français Alphonse Chérel publiait

voire addictif, grâce à des

L’Anglais sans peine, premier ouvrage de la méthode
Assimil, fondée sur l’autoapprentissage, dont la
première phrase, « My taylor is rich », souvent paro-
diée, est restée célèbre. Quasiment un siècle plus
tard, le tailleur est peut-être encore riche, mais ce

méthodes en ligne jouant sur

sont surtout les créateurs de plates-formes d’ap-
prentissage des langues qui le sont devenus. Et no-
tamment Luis von Ahn, professeur d’université
germano-guatémaltèque, établi aux Etats-Unis, et
son étudiant de troisième cycle d’origine suisse,

les ressorts des jeux vidéo.

Severin Hacker, cofondateurs de Duolingo.
Si Duo, le professeur virtuel de langues, est
le plus connu, il est loin d’être le seul habitant de
cette cour de Babel. A l’heure des traducteurs auto-
matiques et de l’intelligence artificielle, le désir de

Sans stress ni compète

langues étrangères est toujours là. Et, pour combler
leurs lacunes, les Français ne ménagent pas leurs
efforts. En 2022, près de 20 % des demandes des
salariés sur le compte personnel de formation ont
concerné l’apprentissage des langues.
Au quotidien, nombre d’aspirants polyglot-
tes se ruent sur les dizaines d’applications, gratuites
ou payantes, généralistes ou pointues, qui pullulent probable. « Je sais désormais produire des phrases très Instaurant une routine, ces rendez-vous lan- datrice d’une start-up qui se consacre à la gestion de
sur Internet : Duolingo mais aussi MosaLingua, Bab- utiles comme “cet éléphant boit du thé”, “je dormirai gagiers, parce qu’ils produisent un environnement crise, n’a pas besoin d’apprendre l’arabe, ni pour son
bel, Busuu, Memrise, Rosetta Stone, Tandem, Mon- dans huit jours” ou “ta banane est plus petite que celle rassurant, où les erreurs ne sont connues que de travail ni pour ses voyages. Pourtant, la jeune
dly, Gymglish, pour ne citer que les plus populaires. de mamie”, sans que l’on m’ait jamais dit comment l’utilisateur, peuvent désinhiber nombre d’élèves et femme s’y attelle depuis plusieurs semaines. « C’est
Chacun peut désormais trouver le cours qui lui mur- employer les pronoms, former un pluriel ou même d’adultes, angoissés à l’idée de parler dans une lan- devenu mon “Candy Crush” pendant les longs trajets
murera à l’oreille. Le plaisir des langues, la perspec- prononcer des phonèmes proches », ironise Julia, gue étrangère. Un mal assez répandu en France. « Je en métro. » Ses cours d’arabe ont même « détrôné les
tive d’un voyage ou d’un déménagement, une ren- 34 ans, chercheuse, qui persévère depuis deux mois à ne crois pas à l’idée que certains individus ou nations réseaux sociaux », et « c’est comme la gym à la fin de
contre amoureuse ou amicale, une occasion profes- s’initier chaque jour au hindi. auraient un don pour les langues étrangères, prévient la journée, ça fait du bien ».
sionnelle ou des événements plus intimes poussent Une fois passé l’enthousiasme des débuts, Grégory Miras, professeur en didactique des langues Lancer la conversation sur les raisons pour
à s’engager dans cette aventure linguistique. beaucoup d’élèves décrochent, frustrés par l’absence à l’université de Lorraine. En revanche, on sait que lesquelles on se retrouve à répéter « le chien dort
Mais, face au catalogue géant des possibilités fréquente de tout contenu grammatical ou, au con- certains facteurs participent au blocage. En France, la dans sa niche » en slovaque ou en suédois mène
en ligne, les apprenants vagabondent souvent avant traire, découragés par les premières difficultés, ou en- vision très normée de la bonne façon de parler et du souvent à ouvrir la boîte de Pandore des affinités
de trouver leur formule ma- core simplement lassés. Au bon accent, les conditions d’apprentissage tournées électives et de l’intime. « J’ai 65 ans, et j’ai d’abord
gique. A Nantes, Pierre-Yves chapitre des bonnes résolu- vers la performance, tout au long de la scolarité, téléchargé une appli pour encourager ma fille de
Wuillaume, 33 ans, ingé- tions de 2023, Hélène Du- n’aident pas à construire un état d’esprit favorable à la 20 ans, sans diplôme, à se mettre à l’espagnol. Et m’y
nieur, ne se contente pas « Pendant les bourg, 50 ans, avait inscrit sécurité linguistique. » Peter Reichmuth, 66 ans, pro- mettre aussi : quand j’étais enfant, l’espagnol était
d’une seule appli : pour ap- son envie de progresser en fesseur d’allemand à l’université de Caen-Cherbourg, une langue qui m’était interdite, pour cause de fran-
prendre le japonais, décou- longs trajets en espagnol. Très vite, elle de- apprend le danois, car sa fille aînée vit en Suède avec quisme, alors que j’habitais à 100 kilomètres de la
vert par pure curiosité il y a vient accro et finit tous les un Danois. Il n’hésite pas à recommander à ses étu- frontière », raconte Frédéric Delhoume, directeur et
quatre ans, il en utilise métro, mes cours cours. « Les exercices sont de diants ces systèmes en ligne, « qui permettent opérateur culturel en préretraite, élève assidu de-
trois. « Je me suis d’abord plus en plus répétitifs, je n’y d’échapper au regard concurrentiel des autres et à puis un an. Quand il aura du temps, il se mettra au
inscrit dans une association d’arabe, c’est apprends vraiment plus l’évaluation permanente des profs. Le multilinguisme chinois, le pays d’origine de ses filles.
qui proposait des cours du rien. » Au bout de six mois, est accessible à tout le monde ! », s’enthousiasme le Nathalie Eck, 51 ans, professeure de lettres
soir, mais, à raison d’une devenu mon elle a arrêté. A Bruxelles, professeur, nullement inquiet d’une possible con- classiques, y a trouvé, quant à elle, sa madeleine de
heure vingt par semaine, ce Sandrine Coppola, 62 ans, currence avec ses confrères algorithmiques. Proust. « Dès la première leçon de vietnamien, une
n’est pas suffisant. » En bon “Candy Crush” » interprète de formation, Face à l’écran, la confiance revient, et elle a grande vague d’émotion m’a envahie. Le hasard
scientifique, il a isolé « cha- parle plusieurs langues ap- parfois un petit goût de revanche. Josuah Mea, 25 ans, n’avait rien à voir dans mon choix : ce sont, bien sûr, les
Ksenia, Parisienne de 34 ans
que problème » : « Pour la prises de façon tradition- étudiant en master, raconte : « J’ai toujours été le pire intonations de ma grand-mère paternelle que j’y
compréhension écrite, j’uti- nelle. Assez vite, elle se des élèves en cours de langue. J’ai été incapable d’ap- retrouvais. » Depuis, « quasiment tous les jours, en
lise Todaii ; pour l’apprentis- prend au jeu de l’application prendre correctement l’anglais ou l’allemand en forme ou fatiguée », elle continue. En Bretagne, Laure,
sage des kanjis [caractères d’écriture d’origine chi- pour approfondir ses connaissances, elle aussi en sept ans de cours, au collège puis au lycée. Je m’étais 60 ans, a commencé l’ukrainien il y a près d’un an,
noise], Obenkyo ; et, pour le vocabulaire, Anki. » Un espagnol. « En trois mois, j’avais fini tous les niveaux », simplement mis en tête que j’étais nul en langues et après s’être demandé pourquoi elle était prête à
beau bouquet d’applis en complément à des cours en se souvient-elle. Un an plus tard, elle avait « tout que j’étais un “scientifique”. » Grâce à des applications consacrer du temps à une langue qui ne lui servira
présentiel. oublié, sauf les irritantes animations visuelles et sono- et au travail personnel, il parvient, en un an, à tenir sans doute jamais à communiquer. Elle a trouvé la ré-
Tous les experts dressent le même constat : res ». une conversation en espéranto et en espagnol. ponse. « C’est mon moyen de rester proche des Ukrai-
les applis peuvent permettre d’apprendre du vocabu- Sans surprise, aucune des plates-formes ne Aujourd’hui installé à Barcelone, il espère pouvoir niens, sans passer tout mon temps à scruter les infos. »
laire de base, mais elles doivent être couplées avec veut communiquer sur le taux d’abandon. Chez Bab- parler bientôt couramment la langue de Cervantes. Un geste de solidarité, en plus de dons en argent.
d’autres méthodes, si l’on veut progresser et devenir bel, une start-up fondée à Berlin (plus de 60 000 le- L’autre point fort de ces plates-formes tient dans la « Aimer un pays, ses habitants, sa culture, reste
à l’aise à l’oral comme à l’écrit. Car la plupart des for- çons dans quatorze langues), devenu le leader des possibilité d’étudier la langue de son choix ou, du un moteur pour commencer l’apprentissage d’une
mules d’autoapprentissage en ligne reposent princi- plates-formes fonctionnant uniquement sur abon- moins, de s’y initier, en éliminant l’obstacle de la dis- langue et tenir sur la longueur », rappelle Grégory
palement sur les flashcards, des questions-réponses, nement payant, « les 16 millions d’abonnés dans le ponibilité d’un professeur ou du prix d’un cours. Miras, enseignant-chercheur en didactique des lan-
et de courtes leçons destinées à retenir des mots et monde (5,99 euros par mois pour une licence d’un an) D’autres bénéfices sont plus inattendus. gues. Tomber amoureux, aussi. Même si, parfois, le
des phrases toutes faites. Et le résultat est parfois im- restent en moyenne plus de dix-huit mois », selon un Pascal y a trouvé le moyen de « passer d’une addic- chemin prend des détours. A un moment de sa vie,
porte-parole de l’entreprise. tion inutile à une addiction utile ». Résolu à décro- Vincent Geoffre, 37 ans, aujourd’hui installé en Suisse
Mais alors, quel bénéfice peut-on tirer de ces cher de certains jeux vidéo en ligne, il télécharge alémanique, s’est précipité dans un tunnel de lan-
professeurs virtuels ? Agrégé d’anglais, ancien prof, Duolingo, précisément grâce à une pub sur l’un gues. « Je me faisais licencier, j’étais dépressif, c’était le
désormais haut fonctionnaire, Maxime Gennaoui- d’eux. Fondée sur la « gamification » de l’apprentis- moment de bien choisir son addiction ! », raconte avec
Hétier, 30 ans, résume ce qui est sans doute l’une sage, cette méthode de langues lui a permis de pas- humour l’ingénieur en informatique embarquée. Il
des forces de ces outils : « Ils permettent de se perce- ser le cap du « manque ». L’italien, le portugais, « en révise son anglais et son allemand, avant de partir à
voir comme quelqu’un qui apprend une langue. En prévision de voyages », un peu de klingon, « pour le la découverte du suédois, du néerlandais, du russe,
tant qu’ancien prof d’anglais, je sais que c’est de loin fun », et des révisions en allemand et en anglais. du chinois, du vietnamien… et de rencontrer sa
le plus important », avance le trentenaire, qui s’est « Cela fait 173 jours », comptabilise-t-il, heureux de femme, ukrainienne russophone, sur Tandem, une
remis à l’arabe cette année, et utilise trois applica- ne plus avoir « l’impression de jouer pour rien ». application d’échanges linguistiques qui met des ap-
tions complémentaires. Ksenia Etcheverry, Parisienne de 34 ans, fon- prenants en contact avec des locuteurs natifs.

D
ans le train, dans le bus, dans la
salle d’attente de son dentiste…
Jean-Michel Abrassart profite de
chaque moment pour réviser sa nou-
velle LV3. Danois ? Grec ? Hindi ? Non,
klingon. Cette langue aux sonorités rau-
ques et au débit saccadé n’évoque rien à
beaucoup de personnes. Et pour cause. Il
s’agit de la langue parlée par le peuple
guerrier venu de la planète Kronos, dans
la saga Star Trek.
« J’alterne avec le japonais », ex-
plique ce Belge francophone, bilingue
en anglais et suffisamment à l’aise dans
la langue de Mishima pour dispenser
des cours de conversation dans un cen-
tre communal à Charleroi. « Depuis que
j’ai découvert que l’application Duolingo
proposait des QCM et des exercices pour
s’initier au klingon, c’est un petit plaisir
intellectuel que je m’accorde, à raison de
quinze à trente minutes par jour. J’ai
commencé il y a six mois, et c’est sacré-
ment difficile », poursuit le polyglotte,
par ailleurs docteur en psychologie et
auteur de plusieurs essais sur le vrai et le
faux dans le paranormal.
Il y a 6 700 langues parlées dans le
monde mais, pour certains, ce choix n’est
pas assez large. Amateurs de science-
fiction et de fantastique, toqués de lan-
gues rares ou simple curieux s’embar-
quent donc vers une galaxie linguisti-
que étrange, où l’on parle klingon,
dothraki, haut valyrien, na’vi, sindarin
ou encore quenya, des idiomes tous
imaginés pour la fiction.
Revenons au klingon. Inventé par
le linguiste américain Marc Okrand pour
le film Star Trek III : A la recherche de
Spock (1984), ce langage fictif ne ressem-
ble à aucune autre langue. Sa syntaxe est
déroutante – elle est inversée par rapport
au français, le sujet étant en fin de phrase
et l’objet au début – tout comme sa
grammaire, dite « agglutinante », car fon-
dée sur l’adjonction de suffixes (très
nombreux). Si l’on y ajoute des préfixes
en pagaille, un alphabet spécifique, le
« plqaD », et un vocabulaire riche d’envi-
ron 3 500 mots, vous obtenez un sabir
d’une grande complexité, qui ne semble
néanmoins pas faire peur aux quelque
2 500 locuteurs estimés dans le monde.
KLI N GO N , SI N DA R I N , HA U T V A LYR I EN …
Et si vous appreniez
une langue fictive ?
La créativité langagière a une lon-
gue histoire. Les hommes ont toujours
fait preuve d’une imagination débor-
dante pour inventer des langues dites
« construites » car « créées de toutes pièces
pour un but précis », définit Frédéric Lan-
dragin, directeur de recherche en linguis-
tique au CNRS et auteur de Comment
parler à un alien ? Langage et linguistique
dans la science-fiction (Le Bélial, 2018).
« Alors que les langues dites “naturelles”
comme le français, l’italien ou l’anglais
sont nées spontanément à partir d’une
langue antérieure et/ou d’emprunts à
d’autres langues, et continuent à évoluer
au fil du temps. »
Au Moyen Age, déjà, les moines
espéraient retrouver la « langue des ori-
gines », celle d’avant la chute de la tour
de Babel. Plus tard, au XVIIe siècle, les
savants travaillent à élaborer une lan-
gue « pure », qui permettrait d’expliquer
mieux que les langues naturelles les
subtilités de la pensée. Mission impossi-
ble. A partir du XIXe siècle, l’utopie d’un
idiome universel, facile à maîtriser par
les hommes du monde entier, et vecteur
de paix, donne naissance à l’espéranto
et au volapük. Mais ces expériences ne
parviendront pas à s’imposer dans la
durée, même si le premier serait encore
parlé par un à deux millions de person-
nes dans 120 pays.
Au tournant du XXe siècle, le
monde de la fiction commence à s’inté-
resser aux langues imaginaires. Le maî-
tre de cette approche artistico-littéraire
de la création linguistique est l’écrivain
britannique et philologue John Ronald
Reuel Tolkien, auteur de la trilogie du
Seigneur des anneaux. Le sindarin et le
quenya, ses deux langages elfiques les
plus connus, ne représentent qu’une
petite partie des dialectes qu’il a inven-
tés pour donner vie à la Terre du Milieu,
ce continent fictif, théâtre de la plupart
de ses récits fantastiques. Mieux, ce lo-
gophile invétéré concevait des langues
imaginaires avant même d’écrire une
histoire, et s’amusait à déclamer prover-
bes et poèmes dans un jargon que lui
seul comprenait.
Le développement de l’industrie
du divertissement va considérablement
favoriser l’invention et l’exposition de
nouveaux lexiques. En 2010, deux cher-
cheurs italiens, Paolo Albani et Berlin-
ghiero Buonarroti, auteurs d’un Diction-
naire des langues imaginaires (Les Belles
Lettres, 2010) en avaient recensé 1 100.
Quinze ans plus tard, ce nombre est sû-
rement bien supérieur, même s’il est dif-
ficilement quantifiable, tant en matière
de fiction la langue est devenue un élé-
ment aussi important que le décor ou le
costume. « Il est aujourd’hui impensable
dans des œuvres de fantasy ou de science-
fiction de faire parler des peuples venus
d’une autre planète uniquement en an-
glais, ou même d’aligner des borborygmes
et de les faire passer pour un langage »,
explique Frédéric Landragin.
Pour faire « vrai » et faciliter l’im-
mersion d’un public de plus en plus exi-
geant et habitué à identifier les faiblesses
et les invraisemblances d’un scénario,
auteurs et réalisateurs font désormais
appel à des inventeurs professionnels de
langues artificielles, les conlangers. Ce
nouveau métier a ses stars, toutes améri-
caines : Marc Okrand (klingon et atlante),
David J. Peterson (dothraki et haut valy-
rien pour la série Game of Thrones mais
aussi shiväisith pour le film Thor : Le
Monde des ténèbres), Paul Frommer
(na’vi pour le film Avatar) ou encore
David Salo (langues elfiques pour Le Sei-
gneur des anneaux), des linguistes capa-
bles à partir de quelques mots dans un li-
vre de construire un vocabulaire riche et
D IM A N C HE 28 - L UN D I 29 JA N VIER 2024
varié pour les besoins d’une adaptation,
voire d’inventer de toutes pièces gram-
maire, conjugaison et alphabet.
Très vite, la popularité de ces lan-
gues fabriquées a dépassé ce que pou-
vaient imaginer leurs créateurs. Sur les
forums de discussion, les amateurs de
science-fiction ont commencé à parta-
ger des phrases cultes mais aussi à
échanger sur la traduction correcte de
tels ou tels mots nouveaux, à chercher
des façons de les apprendre comme une
langue vivante, à partager une multi-
tude de ressources en ligne.
Au-delà du public des passion-
nés qui trouvent là l’occasion de renfor-
cer leur appartenance à une commu-
nauté de fans et de prolonger leur im-
mersion dans leur univers favori, qu’est-
ce qui peut pousser des gens à
mémoriser des listes de vocabulaire, qui
ne seront pas utiles, du moins sur notre
planète ? Le plaisir des langues, tout
simplement. S’approprier un vocabu-
laire, une prononciation, une gram-
maire complexe, devient un loisir
comme un autre.
C’est après la lecture d’un article
de presse sur les conlangers que Malo,
étudiant en master de psychologie, s’est
lancé dans le haut valyrien. « Quand j’ai
vu que c’était disponible gratuitement
sur une application, j’ai trouvé ça rigolo
d’apprendre une langue fictive. Je n’ai
jamais regardé les films, mais j’avais
entendu autour de moi les fameuses
expressions comme “valar morghulis”
[“tous les hommes doivent mou-
rir”]. Dès que c’est devenu plus complexe,
j’avoue que j’ai un peu décroché. Mais je
viens de m’y remettre, en même temps
qu’au gaélique, car j’ai une passion pour
l’Ecosse, et à l’allemand, car j’ai fait la
connaissance d’un ami dont c’est la lan-
gue maternelle. »
0123
3
MISTER ZOZO
Comme un casse-tête chinois ou
un exercice de mémorisation, ces langa-
ges complexes font travailler les ménin-
ges et assouvissent une curiosité intel-
lectuelle. Mais de là à devenir bilingue
français-klingon ou français-sindarin, il
y a un gouffre. « Rares sont les gens capa-
bles de comprendre un texte en quenya
ou en sindarin et d’exprimer une idée dans
une de ses langues, prévient Damien
Bador, spécialiste des langues elfiques et
coresponsable de l’association Tolkien-
dil, qui travaille à la promotion de
l’œuvre littéraire de Tolkien, grâce à un
site extrêmement complet.
Cet ingénieur en informatique
dans l’aéronautique de 39 ans fait partie
de ces érudits capables de consacrer du
temps à la compréhension des systèmes
linguistiques élaborés par l’écrivain bri-
tannique. « L’usage le plus populaire
reste la rédaction de poèmes courts, de
type haïkus, qui permettent de contour-
ner l’écueil du manque de vocabulaire. »
La grande majorité des fans de l’univers
de Tolkien ne vont pas jusque-là, se limi-
tant à graver sur leur corps leur amour
de l’écrivain. « Beaucoup nous contac-
tent pour vérifier la signification d’une
phrase tirée d’un livre ou d’un film, ou
l’exactitude de la transcription en carac-
tère elfique d’une formule personnelle,
avant de se faire tatouer », précise Da-
mien Bador. Car une erreur est vite arri-
vée. Alors qu’un dictionnaire français
compte entre 60 000 et 100 000 mots,
le lexique des elfes, des extraterrestres
ou des habitants de la planète Pandora
est quantitativement très restreint
(quelques centaines, au maximum quel-
ques milliers d’entrées) et difficile à pla-
cer dans une conversation.
Armond Speers, informaticien
américain, en a fait l’expérience. Pendant
trois ans, de 1996 à 1999, il n’a parlé à son
fils Alec qu’en klingon, afin de voir com-
ment l’enfant allait l’assimiler. Sans sur-
prise, le garçon a largement préféré l’an-
glais, la langue utilisée par sa mère, et n’a
pas vraiment eu envie de remercier son
« trekkie » de père pour ce bilinguisme
forcé. De toute façon, les formules de po-
litesse n’existent pas chez les Klingons.
C. Ro.
4 0123
DIM A N C HE 28 - L UN DI 29 JA N VIER 2024
L A FR AN CE B UI S S O N N I ÈR E
L’éleveuse néorurale
et le foin maudit
Frédéric Potet
Delphine Serreau, éleveuse dans l’Indre, produit des
fromages primés. Produisait, plutôt, puisque ses chèvres
ne donnent presque plus de lait. La faute, peut-être,
à la luzerne. Une certitude : cette chute de la production
risque d’emporter l’exploitation tout entière
L
a chèvre est un animal fragile. Des bottes de
foin de mauvaise qualité, et c’est tout le pro-
cessus de lactation qui risque de s’en trou-
ver perturbé. Delphine Serreau savait cela avant
de s’installer comme éleveuse à Néons-sur-
Creuse (Indre), il y a cinq ans ; elle vient de le véri-
fier à ses dépens. Ses quatre-vingts bêtes de race
alpine, à la robe chamoisée, ne produisent quasi-
ment plus de lait depuis quatre mois, par la faute
d’un fourrage détérioré.
L’agricultrice de 43 ans est désespérée.
Son chiffre d’affaires a dégringolé, la banque la
menace d’enclencher une procédure de dé-
chéance des prêts, l’ombre de la liquidation judi-
ciaire plane sur son exploitation. Sa crainte ul-
time : devoir conduire son troupeau à la mort.
« Une chèvre ne se revend pas. On ne peut pas en
introduire de nouvelles dans un troupeau. Il n’y a
que l’abattoir », se désole-t-elle.
A qui la faute ? Bonne question. En sep-
tembre 2023, son fournisseur habituel, installé
dans les Hautes-Alpes, lui livre 30 tonnes de lu-
zerne. « Elle était magnifique, j’en ai dansé de
bonheur, raconte-t-elle. Six jours plus tard,
c’était la catastrophe. Je suis passée de la joie à la
descente aux enfers. » Le foin s’est mis à pourrir
lentement, mais sûrement, et à devenir indi-
geste pour ses chèvres, à qui du fourrage de dé-
pannage est finalement proposé. Elles qui pro-
duisaient 250 litres en moyenne par jour vont se
tarir progressivement ; les quinze « meilleures »
bêtes du cheptel ne donnent plus que 9 litres
aujourd’hui quotidiennement. Le nombre de fro-
mages affinés sur place – en AOP sainte-maure-
de-touraine et pouligny-saint-pierre – a égale-
ment chuté, de 120 à quatre unités par jour.
L’orage qui éclata
ce matin-là au moment
du déchargement du ca-
mion est-il responsable ?
La luzerne était-elle déjà
infestée avant sa livrai-
son ? Le hangar où on
l’entreposa y est-il pour
quelque chose ? Com-
plexe enquête. Le four-
nisseur, qui n’a pas ré-
pondu aux sollicitations
du Monde, décline toute
faute, comme il l’a ré-
ALE GIORGINI pété à sa cliente. La rup-
ture brutale de la lacta-
tion a coûté à cette der-
« Je pourrais faire nière 60 000 euros de
manque à gagner. Sa
une grève de mère a dû casser sa tire-
lire pour renflouer une
la faim dans une partie de sa trésorerie. La
création d’une cagnotte
grande ville, mais en ligne, baptisée « Sau-
vez mes chèvres », lui a
qui s’occuperait permis d’obtenir un peu
de répit de la part du Cré-
de mes chèvres ? » dit agricole, à qui elle ne
règle plus d’échéances.
Une sorte de ma-
lédiction s’est abattue sur cette ferme, rachetée
avec une associée en 2018. Cette dernière avait
fini par se retirer du projet un an et demi plus
tard, en raison de divergences de vues et de
déboires à répétition. Retards dans les travaux,
mauvais réglage des trayeuses, complications
administratives… « Reprendre une exploitation
agricole en dehors d’un cadre familial, qui plus est
quand on est une femme, exige de devoir faire ses
preuves. Vous n’êtes pas crédible dans le milieu »,
fustige cette ancienne assistante d’éducation
d’un lycée de Poitiers. En plus de ce climat lourd,
la mort de sa sœur, fin 2022, a freiné l’ardeur de
Dephine au travail (seize heures par jour en
temps normal), avant que des pannes successi-
ves dans sa fromagerie, et les coûteuses répara-
tions qui vont avec, n’amorcent sa déchéance.
Sans revenu, ni RSA – il faudrait que son
comptable lui fournisse un bilan, mais elle n’a
pas les moyens de le payer –, la néorurale a re-
noncé à se chauffer cet hiver dans la partie habi-
tation de sa ferme. « Ce n’est pas grave, ce n’est
pas ça qui me met le moral à zéro », minimise-t-
elle. Intenter une action en justice sera une op-
tion le jour où elle pourra s’offrir un avocat. En
attendant, elle envisage d’écrire à Emmanuel
Macron. « Je pourrais également faire une grève
de la faim dans une grande ville. Mais qui s’occu-
perait de mes chèvres ? »
Il reste son savoir-faire. Lauréate d’une
médaille d’or régionale en 2022 avec son pouli-
gny-saint-pierre, l’éleveuse caprine espère pou-
voir présenter au moins un fromage au concours
du prochain Salon de l’agriculture, qui se tient à
Paris du 24 février au 3 mars.
S’AIMER COMME ON SE QUITTE
« Cette histoire de couple
ouvert nous épuise »
Deux jours dans la vie des amoureux. Le premier parce que tout s’y joue,
le second parce que tout s’y perd. Cette semaine, Lorraine de Foucher a recueilli
ces deux moments-clés de la vie de Jeanne, 32 ans
Premier jour
C’est un grand bâtiment de sept étages. Une ancienne
imprimerie, au cœur d’Athènes, transformée en un
centre d’accueil autogéré de personnes migrantes. Je
viens de terminer mes études de travail social et je
passe mes journées là-bas, où je suis bénévole. Je m’im-
merge dans un tourbillon d’événements, de solidari-
tés, de détresse, de fêtes et de traumatismes qui est
aussi extrême qu’excitant. Je n’ai pas le temps de réfléchir à
moi, à ma vie, et ça me va plutôt bien.
A l’heure du déjeuner, on se retrouve dans l’immense
cuisine qui permet de servir 250 repas par jour. Les aidants
viennent du monde entier, alors on échange dans cet anglais
d’aéroport. Lui, il parle français. Et il me plaît, il est grand et
fin, porte des cheveux bruns et mi-longs, a des fossettes et
un regard perçant. Sur le balcon de l’ancienne imprimerie,
nous discutons quelques minutes de musique. Il retourne
ensuite à son poste, il fait de la traduction. Moi, je suis à l’ac-
cueil et dans l’équipe légale.
A Athènes se massent des milliers de survivants de
guerres, de désastres, de famines, des personnes de tout âge
qui ont mis sur la table leur dernier petit espoir de vivre en
paix. Ils sont bloqués là, sauvés du danger immédiat, mais
sans ressources et dans la quasi-impossibilité de travailler. On
passe d’un péril à l’autre. Chacun se bat pour ses besoins de
base, se loger, se nourrir, pour sa santé mais aussi pour sa di-
gnité. La solidarité qui se crée entre nous, au centre commu-
nautaire, est une bouée qui nous permet de survivre.
Il y a très souvent de grosses soirées sur les toits-
terrasses des appartements où nous logeons tous en coloca-
tion. L’ambiance y est intense, à la mesure de la gravité des
trajectoires que nous accompagnons au centre. Nous faisons
la fête aussi fort que leur vie est dure. Il y a pas mal de drogue,
d’alcool, de musique, il s’agit de se décharger et de lutter con-
tre la tristesse. A l’une de ces festivités, il s’approche de moi.
Nous passons la soirée à discuter. Dans le mini-ascenseur de
l’immeuble, il m’embrasse ; j’ai l’impression que c’est la pre-
mière fois de ma vie.
Je ne veux pas qu’il vienne chez moi. Je l’accompagne
chez lui, où sévit une invasion de punaises de lit, à tel point
qu’il n’a plus qu’un matelas posé à même le sol. Je rentre chez
moi à 5 heures du matin. Au début, ça n’a pas de sens d’évo-
quer l’idée de couple dans l’univers où nous évoluons. On
n’est pas chez nous, on ne vient pas des mêmes pays, je suis
française, il est canadien : nous vivons simplement ce bon-
heur intense de nous voir et de nous revoir.
Au bout de ces deux mois passés dans une bulle, je
dois rentrer en France. Je n’ai plus d’argent, et je n’arrête pas
de me demander si je suis la bonne personne pour aider
dans ce pays, sachant que je ne maîtrise pas le grec. Je lui en
parle : qu’est-ce que l’on fait, si je rentre en France ? Est-ce
qu’on laisse notre histoire en Grèce, dans ce commencement
hors du temps, ou est-ce qu’on la poursuit ailleurs ? Il veut
me rejoindre en France, et propose qu’ensuite nous allions
vivre au Canada. Nous plongeons dans une relation fusion-
nelle. Nous emménageons ensemble, nous échangeons sans
cesse, d’interminables conversations sur la géopolitique et
les droits de l’homme. Nous faisons des balades et du ski
dans la magnifique nature de la Haute-Savoie. J’ai l’impres-
sion de vivre dans un nuage de coton. On se met même à par-
ler de mariage – ce sera plus pratique pour les papiers et, en
plus, c’est amusant de s’aimer autant.
Retrouvez les épisodes
de « S’aimer comme
on se quitte »
en version podcast sur
www.lemonde.fr/podcasts
et Spotify
LÉA DE RUFFRAY
Dernier jour
En fait, dès le début, la question était là. Dès notre ren-
contre à Athènes, il m’avait posé la question du couple
ouvert. Je n’y avais pas trop réfléchi, j’avais bredouillé,
pourquoi pas tous les deux avec d’autres, mais pas trop
des relations en parallèle. De retour en France, il avait
« bloqué » sur l’un de mes collègues, que je trouvais
mignon, en me demandant s’il se passait quelque chose
avec lui. Ça m’avait énervée, et s’était ensuivie une dispute
cliché, après laquelle j’étais allée dormir sur le canapé, pour
marquer mon désaccord.
Après notre mariage, on a décidé de faire une lune de
miel à vélo, de Venise à Athènes. On voulait revoir nos copains
grecs, là où tout avait commencé entre nous, et l’on voulait col-
lecter de l’argent pour le centre d’accueil. En réalité, le voyage
s’est avéré plus éprouvant que prévu. Et je suis rentrée en
France en urgence, car ma mère est tombée gravement malade.
A son retour, après moi, je remarque ce petit truc un peu
différent qu’il a dans sa manière de se comporter, qui me met
tout de suite la puce à l’oreille. Il s’est passé quelque chose à
Athènes, je le sens et le lui dis. Il me donne son téléphone.
Dedans, il y a plein de messages à une autre fille. Je l’interpelle :
« C’est quoi, ça ? » Je suis dégoûtée, j’ai dû rentrer pour des rai-
sons graves, et lui, il va baiser. Je lui rends mon alliance et lui
donne la tente, pour qu’il aille dormir ailleurs.
Il s’installe au camping et pleure dans mon téléphone.
Je n’arrive pas à le laisser. On se remet ensemble et l’on décide
de partir vivre au Canada. Pour ne pas commettre les mêmes
erreurs et pour dépasser la tromperie, nous avons de très nom-
breuses et longues discussions sur le couple ouvert. Il m’expli-
que qu’il n’a pas assez vécu son adolescence, qu’il en a besoin.
On tombe d’accord sur le droit que l’on s’accorde d’avoir des
relations sexuelles en dehors de notre couple.
Je passe à l’acte lors d’un voyage en France. En tant que
femme, c’est hypersimple de trouver un mec pour une histoire
d’un soir. On s’inscrit sur une application de rencontre pour
couples ouverts, je reçois des centaines de messages, et lui,
aucun. J’en rigole, j’aurais pu faire des plans à trois tous les
week-ends. Alors que, lui, toutes les filles qu’il rencontre veu-
lent plus qu’une histoire de cul.
Le couple ouvert, c’est ultra-chronophage : il y a un tra-
vail de logistique, déjà, puis de cœur et de « care », de soin en-
vers l’autre. C’est un concept fait pour simplifier la vie des cou-
ples, pour sortir du mensonge, mais ça la complique d’autant et
fait émerger de vraies divergences de conception. C’est quoi,
l’amour ?, par exemple, s’interroge-t-on un jour. Pour moi,
l’amour, ce sont des sentiments, mais, comme on n’est pas télé-
pathes, ce sont surtout des actes. Lui considère que l’amour est
un sentiment inconditionnel.
Il estime que les hommes sont mus par un besoin
sexuel fondamental, quand je lui oppose qu’il n’y a rien que la
masturbation ne puisse gérer. Au milieu de tout ça, je revois un
vieil ami. Je demande à mon compagnon s’il est d’accord pour
que j’aille passer une soirée et une nuit avec lui. Il est d’accord,
je rentre et tout va bien.
Je lui demande ensuite s’il est acceptable que je parte
avec ce vieil ami une semaine en vacances. « C’est quoi, ton inten-
tion ? – Visiter un bel endroit avec une personne que j’aime bien. »
Mais il ne le supporte plus très bien. Il finit par fouiller mon por-
table quand je suis sous la douche, et me confronte à une photo
de moi en train de faire de la rando, nue avec mes copines, à pen-
ser que c’est une image érotique, alors que c’est une image drôle.
De nouveau, une crise de jalousie. Sauf que, cette fois,
je lui dis « stop », que c’est fini, que je n’en peux plus et que
cette histoire de couple ouvert nous épuise. Il accepte. Le pro-
cessus de séparation se met en branle. Nous faisons chambre
à part, puis je déménage. C’est difficile, le couple ouvert. Le
contraste est forcément défavorable au compagnon du quoti-
dien, celui avec lequel on parle d’argent, dont on fait les lessi-
ves, quand la découverte d’un nouveau venu est si exaltante.
Et vivre seule, c’est aussi une aventure.
 0123
D IM A N C HE 28 - L UN D I 29 JA N VIER 2024 5

OCCASION

Seconde
main verte
Des recycleries végétales
éclosent un peu partout
en France, grâce auxquelles
des plantes raplaplas
ou invendues retrouvent
Une cliente vient acheter des plantes
revalorisées par l’association
Alors, comme à Nantes, les recycleries vé- La Brocante verte, à Nantes, le 11 janvier.

du punch et une famille gétales éclosent un peu partout en France. Le

Plant B, « jardinerie de seconde main » du 12e arron-
« UNE PLANTE,
THOMAS LOUAPRE/DIVERGENCE POUR « LE MONDE »

d’accueil, à prix cassé dissement parisien, a ouvert sa grande serre en

septembre 2023 sur une friche ferroviaire. Les so-
NORMALEMENT,
ELLE DURE DIX
Pascale Krémer ciétés qui fleurissent les tombes sur abonnement
et le secteur de l’événementiel sont de gros dona- ANS, QUINZE ANS.
teurs. A Amiens, l’association antigaspi Les Ro- ELLE N’EST PAS refuge. Son fondateur, Nicolas Talliu, un paysa-

I
ci, les jeans, les fauteuils, les disques et les vélos ont droit à une se-
conde vie. Les plantes vertes aussi. Dans cet ancien garage nantais
transformé en tiers-lieu à façade de tôle, entre deux bras de la
Loire, se niche une recyclerie d’un nouveau genre. A La Brocante
verte, ce sont des chrysanthèmes, des orchidées, des spathiphyl-
lums abandonnés qui sont récupérés, requinqués, remis en vente
à prix d’ami, évitant déchets et gâchis, tout en salariant six sans-abri.
Le sauvetage des plantes et des hommes est mené, depuis
février 2021, par deux trentenaires rompues à l’humanitaire, Solène
Mahé et Aude Couturier. Ce matin de décembre, leur espace de vente
aux airs de serre est envahi de végétation en pot, du sol au plafond. A
l’extérieur, par dizaines, les guzmanias et poinsettias à fleurs rouges
attendent des (re)preneurs sur des étagères métalliques. Aux bons
soins de La Brocante verte, les feuillages les plus avachis regagnent en
tenue, sait le voisinage, qui se passe le filon, verdissant son intérieur
pour des queues de cerise en toute bonne conscience écologique.
« C’est un non-sens de détruire des milliers de plantes. Ici, on
remplit notre devoir de consommateurs d’être un peu moins bêtes »,
lance Carine Hily, le regard déterminé sous une frange courte. Cliente
du quartier, elle apprécie aussi les conseils prodigués : « Bientôt un an
que je ne fais plus mourir de plantes ! » En 2023, l’association d’inser-
tion a sauvé des poubelles 53 tonnes de végétaux tout à fait vivants.
« Dans ce que nous avons récupéré, nous n’avons eu que 3 tonnes de
déchets. Ce qui veut dire que ces plantes étaient encore en bon état », re-
marque Solène Mahé, la tête enfouie dans une grosse capuche fourrée.
« La Brocante verte récupère tous azimuts », précise-t-elle :
auprès des particuliers, dont la monstera s’est muée en monstre ou qui
déménagent sans embarquer le ficus ; et auprès d’une quarantaine de
professionnels. Paysagistes d’intérieur ou d’extérieur, hypermarchés
et jardineries – ils donnent leurs invendus contre une déduction fis-
cale, s’épargnant le coût du compostage –, fleuristes, sociétés de ventes
éphémères, grossistes qui commandent trop pour le privilège d’ache-
ter moins cher aux Pays-Bas et pépiniéristes.
Chez ces derniers, les collectes sont énormes, à croire la cofon-
datrice de la recyclerie végétale : « Ils jettent constamment pour libérer
de l’espace au sol, ou parce qu’il faudrait augmenter la taille du pot et
bin.e.s des bennes, après une plongée édifiante JETABLE ! » giste de 35 ans, récupère au moins 500 plantes par
dans les poubelles de la jardinerie Botanic et de semaine provenant notamment de zones en
l’hypermarché Auchan, a négocié avec eux la récu- Sophie Gandon, chantier. Des déracinées qu’il « diagnostique, soi-
pération d’environ 800 plantes par semaine. Les fleuriste à Nantes gne », puis confie pour peu cher, mais après moult
étudiants s’y pressent. Comme derrière la gare de transmissions de consignes. « Je fais aussi centre
Strasbourg, au dispensaire des plantes du Wagon de soins pour les particuliers qui arrivent avec leur
Souk, qui, explique l’« artiste-jardinier » Zaï Mo, plante malade. Et pension végétale, l’été, pour que
« sauve, entretient et propose à l’adoption à prix les plantes ne soient pas mortes à leur retour et
très solidaires, comme une SPA des plantes ». qu’ils évitent de se dire : “Tant pis, je rachète.” »
Signe d’attachement croissant à ces êtres Dans la même logique préventive, Nicolas Talliu
vivants, le vocabulaire usité évoque l’animal de compagnie, voire l’aide loue ses sapins en pot pendant les fêtes. « Ne considérez pas vos plantes
sociale à l’enfance. A Dijon, forte de huit bénévoles, La Ressourcerie comme des objets de déco, implore-t-il. Construisez avec elles une his-
végétale de Chantale Thierry, 51 ans, se donne pour mission de « trou- toire durable. Elles font partie du monde des vivants. »
ver une nouvelle maison et de bons adoptants aux plantes qui sont dé- Contre le gaspillage végétal, de nouvelles pratiques émergent.
posées parfois par des gens très émus ». « Nos adoptants s’en occuperont Comme pour les produits alimentaires, les magasins proposent des
bien, leur promet-elle. Nous veillons à les former. Certains, d’ailleurs, re- paniers bradés de plantes invendues par le biais de l’application Too
partent avec la plante dans les bras comme si c’était un chaton. » Good To Go – depuis 2019, 536 000 paniers ont été sauvés chez Jardi-
La Société protectrice des végétaux, installée à Lyon depuis land, Gamm vert, Monceau Fleurs, Bricomarché, Ikea, Leroy Merlin,
2021, et, plus récemment, à Oullins (Rhône), joue à fond la carte du etc. – ou grâce à l’application Phenix, que l’enseigne Truffaut a re-
jointe. Cette dernière, aussi, a installé dans ses jardineries, depuis l’été
2022, des présentoirs de « plantes à sauver » en dépensant moins.
Certaines communes, lorsque vient le moment de renouveler les
massifs fleuris, ont acquis de bons réflexes : les habitants de Tulle, de
Colombes (Hauts-de-Seine), d’Evreux, de Morlaix (Finistère), de
Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines) ou de Lourdes (Hautes-Pyré-
nées) peuvent récupérer les vivaces, les replanter dans leur jardin, les
voir refleurir au printemps. Miracle !
Plants de sauvetage
municipaux à Cachan

L
que ce n’est pas rentable. Ou parce que la plante n’est plus en fleurs au e chat a mâchouillé l’aloe vera. rappelle sans reproche Arnaud Zellek, Madame la maire (PS) de Ca-
bon moment, parce que l’arbuste a une ramure disgracieuse… » Au Jardi- L’une de ses branches dessine le responsable des serres municipales. chan, Hélène de Comarmond, goûte le
land de Carquefou (Loire-Atlantique), jouxtant Nantes, Julie Blaiteau désormais un angle droit, les Vous voulez me la laisser deux mois ? Je plaisir d’être pionnière dans la « lutte
conseille en effet des clients « de plus en plus exigeants, qui veulent des autres pendouillent, toutes flasques. vous donnerai des nouvelles, par cour- contre le gaspillage végétal », tout en
plantes parfaites et n’ont plus la patience de les laisser grandir ». A l’ar- Sous la pleine lumière de la serre mu- riel, avec une photo. valorisant « les compétences incroya-
rière du magasin, sur une étagère roulante, les cyclamens, les chrysan- nicipale de Cachan (Val-de-Marne), la — Oui, elle sera en sécurité, ac- bles des jardiniers » : « Ils discutent avec
thèmes, les bromélias qui ont perdu leurs fleurs seront bientôt récupé- succulente posée au centre d’une ta- cepte, soulagée, Mme Daoud. Et de ca- les habitants qui leur demandent des
rés par La Brocante verte. « C’est du vivant, pour nous, rappelle la pépi- ble en acier fait l’objet d’un examen resser l’une des feuilles molles. On va conseils, nous n’avons fait qu’institu-
niériste. On les chouchoute. Alors c’est agréable de voir qu’il y a une minutieux. prendre soin de toi ici… » tionnaliser ce qui existait déjà. »
solution pour les invendables, que l’on remplit moins les bennes. » « J’ai voulu éloigner l’aloe vera Il y a de l’humour dans l’air Arnaud Zellek, lui, assure ne
Sophie Gandon fournit, elle aussi, l’association d’insertion. Sa du chat, je l’ai mis sur le rebord de la frais de la serre. Mais le ton de jamais se lasser d’entendre les Cacha-
« jardinerie urbaine » du centre-ville nantais confie des « vivaces dé- fenêtre, avoue d’emblée sa proprié- l’échange n’est pas totalement à la nais parler de leurs orchidées, bégo-
fleuries dont le client ne veut pas ». La fleuriste, qui ne vend pas de taire, Nedra Daoud, soulageant sa plaisanterie, entre le jardinier aux che- nias, ficus ou Pilea peperomioides.
fleurs coupées mais uniquement des plantes et des graines potagères, conscience. Il en a pris un sacré coup, veux ras et la couturière dont les lon- « On comprend ce que ces plantes leur
passe une grande partie de son temps à conseiller, avant et après le pauvre… gueurs blondes s’échappent du béret. apportent, on se projette un peu chez
l’achat – « On fait même clinique en ligne ! », précise-t-elle. Derrière de — L’aloe vera est une vivace « J’étais chagrinée, c’est une amie qui eux… » Certes, les misères que subis-
grosses lunettes carrées, son regard s’assombrit lorsqu’elle évoque tropicale qui ne supporte pas le gel, déménageait qui me l’a offert, cet aloe sent les végétaux urbanisés se répè-
« l’énorme gâchis » qui a cours dans le secteur, « ces plantes totalement vera, il a une valeur sentimentale, pré- tent : arrosage mal dosé, pots dépour-
privées de lumière naturelle chez Ikea ou Sostrene Grene ». Vouées à cise-t-elle. Et la nature dans la maison, vus de trou de drainage, terre épuisée
mourir puisque privées de photosynthèse. cela me procure un certain bien-être. » après des années sans rempotage,
« On en expose partout dans les magasins, c’est la mode, poursuit- Le drame botanique sera donc manque de lumière naturelle… « Les
elle. Mais une plante, normalement, elle dure dix ans, quinze ans. Elle n’est évité grâce à ce nouveau service offert gens pensent : “Elle fera bien, là, c’est
pas jetable ! » Heureusement, les jeunes lui donnent de l’espoir. « J’ai depuis septembre aux habitants de joli.” Mais encore faut-il que l’emplace-
plein de clients vingtenaires qui donnent un prénom à leur plante, qui en Cachan. Une clinique des plantes gra- ment soit adapté, explique, cette fois
prennent soin comme d’un être vivant. A l’avenir, on jettera moins. » tuite qu’ils peuvent contacter par avec un grand sérieux, le jardinier
A nouvelle génération nouveau regard sur l’impact environ- courriel, joignant une petite photo de municipal. Une plante n’est pas un ob-
nemental de la graine ou de la jeune pousse de l’hémisphère Sud, en- la malade. En retour, ils reçoivent con- jet de décoration. »
voyées par avion croître dans les pépinières espagnoles ou portugai- seils ou rendez-vous sur place, pou-
ses, puis aux Pays-Bas, dans des serres surchauffées au bout du port, vant conduire le végétal agonisant en
avant d’être réexpédiées dans toute l’Europe… « Bilan carbone catas- soins intensifs, avec pour compa-
trophique », résume Solène Mahé. Les plantes d’intérieur font le tour gnons de séjour sous serre les futures
du monde ; celles d’extérieur sont surproduites dans une quête fré- plantations d’une commune labellisée
nétique de perfection. quatre étoiles pour son fleurissement.
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Dans les Hautes-Alpes 0123
DIM A N C HE 28 - L UN DI 29 JA N VIER 2024
Dans le Diois
La reconquête du vignoble
Sur les coteaux de la Durance et dans la vallée de
l’Avance, le vignoble des Hautes-Alpes est en pleine
renaissance. Apparu au Moyen Age, il était exsangue
depuis la crise du phylloxéra, au début du XXe siècle.
Mais, en ce début du XXIe siècle, il connaît un nouvel
essor. Il est passé de dix à treize domaines en cinq
ans, et compte toujours une cave coopérative. Etendu
sur 150 hectares, il tient dans un mouchoir de poche,
mais présente des atouts de taille pour l’avenir.
Face au réchauffement climatique, le vignoble le plus
haut de France (entre 600 mètres et 1 000 mètres
d’altitude) ne craint pas grand-chose et attend son
heure, dans un environnement préservé.
En attendant, il donne naissance à des vins rouges
(50 %), blancs et rosés, en indication géographique
protégée (IGP) Hautes-Alpes. Les cépages sont
variés et populaires (cinsault, syrah, viognier, char-
donnay), mais il en existe de plus rares et historiques,
natifs du coin, comme l’espanenc ou le mollard,
dont le nom signifie « petit mont ». Ce dernier donne
des vins tanniques et poivrés pleins de fraîcheur.
Dans les vignes, les points de vue sont grandioses,
presque disproportionnés. Les pieds sont éparpillés
près de Valserres et autour du lac de Serre-Ponçon.
On s’y promène, avant d’aller se réchauffer au coin
du feu, en ayant le sentiment d’un vignoble figé
dans le roc et dans le temps, mais taillé pour l’avenir.
Domaine Allemand, pionnier dans la sauvegarde
du cépage autochtone mollard ; visites
et dégustations sur rendez-vous, à Théus.
Domaine-allemand.com
En Savoie
Des vins pas que pour la raclette
Si le vignoble de Savoie n’évoque pour vous que
des souvenirs de vin acide accompagnant des
fondues au fromage, il est temps de mettre vos
connaissances à jour. Car ce vignoble, apparu dès
l’Antiquité, regorge de richesses sous la couche de
neige. La Savoie produit en effet des vins blancs,
rouges, rosés, effervescents, mais également moel-
leux. Etendu sur 1 800 hectares, à cheval sur quatre
départements, le vignoble savoyard se caractérise
en outre par la diversité de ses cépages : vingt-
trois se côtoient sur cette petite surface. Pour les
rouges, cela va des classiques gamay et pinot noir
aux plus confidentiels mondeuse et persan.
En blanc, la jacquère et l’altesse complètent les plus
connus chasselas, chardonnay et aligoté. Dénicher
les discrets verdesse, gringet, étraire de la Dui,
servanin ou joubertin relève du jeu de piste ;
une bonne activité pour ceux qui ne montent pas
jusqu’aux stations de ski. Entre Chambéry
et Montmélian, les vignes sont presque partout.
Une randonnée hivernale entre Saint-Baldoph
et Apremont, ou autour des vignes de Chignin,
offre une respiration fraîche et souvent ensoleillée.
Les parcs naturels régionaux du massif des Bauges
et de Chartreuse sont plus sportifs. A faire raquettes
aux pieds ou verre à la main, voire les deux en
même temps, accompagné d’un guide de montagne
et œnologue, spécialisé dans ce type de parcours.
Alpes Flaveurs propose des parcours
sur mesure d’œnotourisme à raquettes.
A partir d’une personne et d’une demi-journée.
Alpes-flaveurs.com
En Alsace
Là où pétille la montagne La noblesse des grains d’hiver
Il faut avoir des attaches avec la région pour L’hiver donne des envies de douceur. A ce jeu,
connaître les vins du Diois. Néanmoins, sachant l’Alsace est imbattable. Elle décline une farandole
que le vignoble se situe dans la Drôme, à cheval de liquoreux, à base de pinot gris, de muscat, de
sur la Provence et les Alpes, au pied du massif gewurztraminer ou de riesling. Chacun donne nais-
du Vercors, cela devrait suffire pour se figurer sance à un vin doré et sucré, exhalant sa palette de
ce paysage à la beauté renversante et aux reliefs notes confites ou épicées, avec des silhouettes plus
démesurés. Les sommets sont enneigés, de l’hiver ou moins élancées. Outre les « vendanges tardives »,
jusqu’au printemps, et les vignes, nichées dans dont les raisins sont ramassés bien après les vendan-
les coteaux et les creux, reçoivent aussi leur part ges des vins secs, les « sélections de grains nobles »
de neige et de températures négatives. Etagées sont des monstres de gourmandise. Produites uni-
jusqu’à 700 mètres d’altitude, elles forment l’une quement dans les plus grandes années, elles profitent
des appellations viticoles les plus hautes de France. des raisins les plus touchés par la « pourriture noble »,
Mais comme il y fait plus de 40 degrés l’été, le ou Botrytis cinerea, le champignon qui permet
muscat et la clairette, notamment, mûrissent bien. de dessécher la baie et de concentrer au maximum
Ces raisins donnent naissance à la clairette de Die, le raisin. La vendange, manuelle et étalée sur
un effervescent légèrement sucré, doté d’un taux plusieurs semaines, dure jusqu’à la mi-décembre.
d’alcool de poids plume (entre 7 % et 9 %). Durant cette période, c’est l’occasion de goûter ces
Le vignoble produit également du crémant de Die, raisins marron, peu ragoûtants à l’œil mais délicieux
un effervescent brut plus classique, et même, en bouche. Pour ajouter un peu de beauté,
avec des cépages divers, des vins sans bulle. Mais on les traque au pied des Vosges, autour de Colmar,
la clairette est le choix évident pour qui veut et l’on en profite pour visiter les ravissants villages
se remettre en douceur de son « Dry January ». de Kaysersberg, de Riquewihr et de Ribeauvillé.
Cave Jaillance et son MuséObulles : la cave, Au début de l’année, les marchés de Noël ont
qui produit 70 % de l’appellation, propose disparu, alors on se console avec des dégustations
d’hiver, comme les accords vins et chocolats propo-
des circuits œnotouristiques sur mesure,
sés par le Domaine Freyburger, à Ammerschwihr.
à commencer par le MuséObulles (visite
Domaine Freyburger, expérience gourmande :
guidée et dégustation, entre 3,60 € et 5 €
20 € pour 3 vins et 3 chocolats (1 heure) ; 30 €
par personne). Jaillance.com
pour 5 vins et 8 chocolats (2 heures). Freyburger.fr
VOYAGE
Vive la vigne d’hiver
En cette saison, les ceps sont « en dormance »,
mais les coteaux perdus dans la brume ou sous
la neige offrent de beaux paysages, à parcourir
à pied ou en raquettes, un verre à la main
Ophélie Neiman
Dans le Jura
Pour la Percée du vin jaune
Grande fête viticole du vignoble tous les caveaux ouverts. C’est
jurassien, la Percée du vin jaune donc l’occasion de déambuler
célèbre, après six ans et trois mois dans les ruelles aux tons jaune
LAËTITIA ALLEMAND ; JUAN ROBERT/AOC CLAIRETTE DE DIE ; CONSEIL VINS ALSACE ; LAURENT MADELON ; JÉRÔME GENÉE/CIVJ
d’élevage, la dégustation des ton- ocre du vieux bourg, d’admirer
neaux de vin jaune prêts pour la les façades historiques, de passer
mise en bouteille. L’acte symboli- sous les arcades romantiques
que consiste à percer le fût pour et sur la Cuisance, la rivière qui
faire jaillir le jus jusque-là prison- serpente le long de la ville. En se
nier. Cet événement a lieu chaque ménageant, bien sûr, de fréquen-
premier week-end de février, tes pauses vigneronnes. On aura
dans un village de producteurs pris soin de laisser la voiture
qui change tous les ans. Cette à l’entrée du village, et de ne
vingt-sixième édition marque la reprendre que le lendemain,
un retour aux sources, puisqu’elle après une halte dans un hôtel.
se déroulera, du 2 au 4 février, Et après un repas… au vin jaune.
dans la commune d’Arbois, La Percée du vin jaune :
considérée comme la capitale
22 € pour l’accès au site
du vignoble. Arbois est égale-
de la manifestation,
ment la toute première appella-
un verre souvenir et
tion d’origine contrôlée (AOC)
de France, reconnue en 1936. 10 tickets de dégustation.
Cette édition s’annonce donc Percee-du-vin-jaune.com
particulièrement faste. Comme
il est de coutume, le public peut
goûter les vins de la région dans
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D IM A N C HE 28 - L UN D I 29 JA N VIER 2024 7

P
aris, au cœur du Marais, à l’heure du déjeuner.
A l’intérieur d’un café, à l’angle des rues de
Turenne et des Minimes, dans le 3e arrondisse-
ment, les clients s’arrêtent, ravis, devant la

banquette où trône un adorable chat gris et
blanc. « Amener son chat au café, ça n’est pas
courant ! », s’exclame une dame. Michaël Prazan, son pro-
priétaire, sourit, habitué aux réactions attendries que sus-
cite son animal de compagnie partout où il l’emmène.
Mais ce que les gens ignorent, c’est qu’ils sont face à un
survivant. Michaël Prazan l’a trouvé au bord d’une route
en Sibérie, où l’écrivain et réalisateur s’est rendu pour un
documentaire sur les vestiges du gou-
lag, pour France Télévisions.
« La voiture qui nous transportait
a fait brutalement un écart sur le côté. Je
me demandais ce qui se passait, lorsque
notre fixeuse est sortie précipitamment
du véhicule. Elle est revenue avec un petit
chat ensanglanté, qui bougeait à peine. »
Par une température de − 50 °C, il est
probable que Varlam (appelé ainsi en
hommage à Varlam Chalamov, le grand
écrivain du goulag) doive sa vie à cette
rencontre. Après être devenu la mas- Lors des conflits, le sauvetage de nos
cotte de l’équipe durant le mois qu’a
duré le tournage, Varlam a pris place sur amies les bêtes n’a rien d’anecdotique.
les genoux de Michaël Prazan dans
l’avion qui le ramenait en France. Une
Pour les protagonistes, c’est autant
histoire dont le réalisateur a tiré un ma-
gnifique récit, Varlam (Rivages, 2023).
un outil de propagande qu’un moyen
« Au départ, j’avais pensé écrire un album de préserver son humanité
jeunesse, parce que je trouvais que l’his-
toire de ce chat était un formidable
moyen d’intéresser les enfants à l’his-
toire du goulag. L’animal fonctionne
comme une métaphore de l’humain. Sa
lutte pour la survie m’a bouleversé parce
qu’elle résonnait, en écho, avec la lutte
des millions de déportés du goulag en
Sibérie. Et comme les rescapés, il n’a dû sa
survie qu’à la chance, au hasard qui lui a
fait faire la bonne rencontre. Son destin
est une illustration terrible de la cruauté
de la vie et de son miracle aussi. »
Un raton laveur
du zoo de Kherson,
en Ukraine, a été
volé par les troupes
de Moscou en
novembre 2022.
Les internautes
se sont mobilisés
en masse pour son
retour au bercail
On apprend ainsi que les peti-
tes oreilles rondes de Varlam, qui font
craquer les passants, sont dues à une
blessure, puisque, sous l’effet du froid,
les pointes ont gelé et se sont déta-
chées. Comme s’il comprenait qu’on
parle de lui, le matou s’étire et plonge son regard vert
dans le nôtre, semblant vouloir nous rappeler les épreu-
ves qu’il a traversées et sa supériorité morale sur les
chats d’appartement nourris aux croquettes bio.
De fait, dans les pires moments de l’histoire, l’ani-
mal semble faire figure de révélateur de notre huma-
nité. Prendre soin de lui signifie, en un sens, que la guerre
ou les ravages d’un régime totalitaire n’ont pas réussi à
détruire en l’homme ses capacités de compassion. « Du-
rant la première guerre mondiale, dans les tranchées, les
soldats s’occupaient d’animaux de compagnie », rappelle
Eric Baratay, historien spécialiste des relations entre les
hommes et les animaux, qui a retracé l’histoire de ces
« soldats à quatre pattes » dans un livre intitulé Bêtes des
tranchées. Des vécus oubliés (CNRS Editions, 2013).
AU BESTIAIRE !
C’est ainsi que, dans les deux
camps, le sauvetage des animaux est de-
Guerre venu un élément de propagande non
négligeable. Après avoir repris aux Rus-
ses la ville de Lyman, en octobre 2022,
l’armée ukrainienne a trouvé un ours
et poils brun traumatisé, abandonné dans un
zoo. L’association ukrainienne UAni-
mals a aussitôt publié un communi-
qué saluant l’héroïsme des soldats de
Kiev et dénonçant la « brutalité des enva-
hisseurs » qui ont « maltraité des ani-
maux sauvages gardés ici ».
De fait, dans cette guerre qui est
aussi une guerre de l’image, celles parve-
nant du côté russe sont plutôt désastreu-
ses concernant les animaux. Ainsi, en
pleine évacuation de la ville de Kherson,
en novembre 2022, plusieurs pension-
naires d’un zoo ont été volés par les trou-
pes de Moscou, dont un raton laveur. Des
Marjorie Philibert images montrant un homme sortant le
mammifère de sa cage pour le jeter dans
une caisse ont suscité de nombreuses
réactions en Russie et en Ukraine.
L’homme en question s’appelle Oleg
Zubkov et est directeur d’un zoo de Cri-
mée. Il a depuis affirmé que l’animal était
bien traité et qu’il reviendrait lorsque la
ville serait reprise par Moscou. Des pro-
pos qui ont indigné le ministre ukrainien
de la défense, qui a exigé le retour immé-
diat de l’animal. Les internautes aussi se
sont mobilisés, en masse, pour son re-
tour au bercail, bien davantage que pour
la restitution des ossements de l’amant
de l’impératrice Catherine II, Grigori
Potemkine, eux aussi pillés, aux côtés de
nombreuses œuvres d’art et de reliques.
Ce petit omnivore est ainsi de-
venu un des symboles de la guerre et a
fait l’objet d’une intense couverture mé-
diatique, les deux camps alternant défis
et provocations. L’enjeu pour les Ukrai-
niens, à travers la protection des ani-
maux, semble être de montrer leur atta-
chement aux valeurs occidentales, par
opposition à la brutalité, selon eux ma-
nifeste, des Russes.
Plus récemment, le 28 novem-
bre 2023, en Israël, une otage israé-
lienne libérée ce jour-là s’est avancée
devant les caméras avec son shih tzu
dans les bras. L’adolescente, entourée
de deux combattants cagoulés et ar-
més, l’un appartenant au Hamas,
l’autre au Jihad islamique, a été remise
GUILLAUME BLOT POUR « LE MONDE » à la Croix-Rouge, sans jamais cesser de
serrer fort sa petite chienne contre
« C’étaient des animaux domestiques abandonnés par des elle. Les ravisseurs de Mia Leimberg l’ont en effet laissée
civils en fuite, et qui ont joué un rôle considérable dans le emporter Bella, qui a été bien traitée durant sa captivité.
moral des poilus. » « Elle m’a été d’une grande aide, elle m’a tenue occupée. On
Or, depuis le siècle dernier, l’importance de l’ani- lui donnait nos restes pour qu’elle puisse manger et elle es-
mal de compagnie n’a fait que croître dans nos sociétés sayait de se balader partout où nous étions retenus », a af-
occidentales, et le phénomène, désormais, concerne éga- firmé l’adolescente aux médias.
lement la Chine, le Japon ou l’Amérique latine. Autant dire « S’agissant du Hamas, explique Eric Baratay, on
que sa protection, en temps de paix comme de guerre, est peut évidemment penser que c’est un geste avant tout des-
devenue un enjeu important aux yeux des opinions pu- tiné aux médias occidentaux, puisque, dans le monde ara-
bliques mondiales. Les actions menées par de nombreu- bo-musulman, les chiens ne sont pas particulièrement ap-
ses ONG en Ukraine, dès le début du conflit, ont ainsi per- préciés. Il s’agit de marquer des points auprès de l’opinion
mis le sauvetage de milliers d’animaux domestiques publique, en communiquant sur une supposée humanité
abandonnés par leurs maîtres, sans compter les animaux des ravisseurs. » Au milieu de la folie des humains, avoir
sauvages emprisonnés dans des zoos ou des refuges, li- quatre pattes et un air de peluche peut, semble-t-il, par-
vrés à eux-mêmes au beau milieu des bombardements. fois vous sauver la vie.

Avec Boxlapse, des plantes graines de star

Julien Guintard

Le spectacle est infini. La boucle éternel-
lement recommencée. Le décor ? Un pot de
terre cuite et de la terre végétale. Côté lumière,
des effets simples : sans doute une lampe de
culture à LED (on découvrira bientôt qu’il y a du
placement de produit dans cette affaire). Cha-
que jour, il suffit d’un peu d’eau et d’une image.
Hors champ, sans jeu de mot, on peut supposer
quelque engrais pour booster l’affaire. Le tour-
nage a lieu uniquement en studio. Pensez donc !
Notre héros est un tubercule des contrées chau-
des et la production se déroule en Finlande.
Avec plus de deux millions d’abonnés,
Boxlapse s’est spécialisé dans le time-lapse hor-
ticole. Autrement dit, le filmage de plantes qui
poussent et la diffusion du résultat sous forme de
montage en accéléré. Chaque dimanche, pro-
clame le bandeau de la chaîne YouTube, une
plante se dévoilera sous nos yeux, « à moins que
je n’arrive pas à faire pousser quelque chose as-
sez vite », s’excuse le jardinier-réalisateur.
Concernant notre tubercule, la mise en
scène varie quelque peu puisqu’on doit en pas-
ser par une préquelle : la germination de la pa-
tate douce, lévitant grâce à des cure-dents dans
un verre d’eau. Bientôt la première excroissance
se fait jour. Retranchée de la patate-mère au
cours d’une scène déchirante, elle séjourne à
son tour dans un peu d’eau pour développer un
début de système racinaire, et, ensuite, direction
les feux de la rampe au beau milieu du pot de
fleur. Bien que de caractère taciturne et renfro-
gné, la jeune pousse de patate douce nous livre
une interprétation haute en couleur, quasi viola-
cée, même. Elle déploie son jeu, certes attendu,
mais tout de même impressionnant. Jusqu’à la
conclusion, qui masque un véritable retourne-
ment de situation. Au bout de deux cent trente-
sept jours, deux nouveaux tubercules sont pré-
sents au fond du pot. Ce qui promet une saison 2
potentiellement riche en rebondissements.
Que les internautes qui n’ont pas la main
verte se rassurent, le studio finlandais Boxlapse
ne réussit pas toujours ses effets. Certaines pro-
ductions exotiques ont connu des flops. Notam-
ment le poivron jaune, le tamarillo (un cousin de
la tomate), le piment longhorn ou encore le litchi.
Mais peu importe, il semble que même
fortement accéléré ou attaqué par une maladie
fongique, le spectacle de la nature conserve des
vertus apaisantes. C’est un concert de louanges
qui se déverse sur la chaîne. Certains remercient
qu’on leur enseigne ainsi des rudiments de jardi-
nage. D’autres suggèrent des plantes à mettre
en scène. Untel glorifie le Créateur, le grand, là-
haut, pas celui de la chaîne YouTube, « auteur de
toute vie », quand un autre salue « une véritable
école de la patience », bien que l’art d’attendre
soit précisément gommé dans le time-lapse.
Plus drôle, un commentateur admet
n’avoir jamais soupçonné que le gros noyau au
centre de la mangue n’est pas véritablement
la graine, mais une coque autour de celle-ci.
Un vestige de l’évolution du manguier, qui, à
l’état sauvage, compte sur le transit intestinal
d’un grand mammifère pour disperser ses grai-
nes dans la nature.
Bien entendu, ils sont nombreux, dont
moi, à s’interroger sur le matériel, les techniques
et même l’identité de ce roi finlandais du plan(t)
fixe. En bas de page, un lien vers les autres chaî-
nes de l’utilisateur offre une piste. Notre Terrence
Malick du jardinage semble avoir une connexion
avec un maréchal-ferrant finlandais créateur et
personnage principal de la chaîne Nordic Farier.
Qui sont donc ces héros qui murmurent
aux sabots des chevaux et vaporisent délicate-
ment les feuilles de jeunes pousses le soir à la
lueur des LED ? Se retrouvent-ils le week-end
pour jouer dans un groupe de metal tout en
mangeant des fruits exotiques ? Ou bien avons-
nous plus trivialement affaire à une agence qui
fédère des créateurs de contenus finlandais ?
D’après les premiers éléments d’une en-
quête toujours en cours, le jardinier, qui répond
au prénom de Robin, met au service de son ami
maréchal-ferrant ses compétences de vidéaste.
Plus sur les ressorts de cette amitié youtubesque
dans les semaines qui viennent.
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Chaque semaine, « L’Epoque » paie son coup. Révélée par « Illusions perdues », en 2021, l’actrice belge est à l’affiche
de « Sous le vent des Marquises ». Et trouve, à Bruxelles, son équilibre entre vie pépère et « métier de zinzin »
Au café Les Triplettes
de Belleville, à Paris 20e,
le 11 janvier. TIPHAINE CARO
POUR « LE MONDE »
« On m’a plus parlé de ma robe
transparente que du film »
P
remier jour de grand froid à Paris, la vie est légèrement re-
tombée à la sortie du métro Couronnes. Lorsque nous
poussons la porte des Triplettes de Belleville (20e),
notre invitée nous attend derrière une petite mon-
tagne de doudounes et d’anoraks. L’actrice belge
Salomé Dewaels s’est réfugiée en face des cuisines,
là où il fait encore chaud. Son mohair et son gilet
douillet en disent long sur l’apéro pot-au-feu que
nous nous apprêtons à partager. « Je suis une ba-
blute », annonce-t-elle, dans une langue teintée des
originalités du plat pays. « Intarissable, reprend-elle.
Avec mes amies, je suis obligée de mettre un timer pour
couper court aux papotages. »
Fini les fiestas jusqu’à l’aube, les shooters, la bière
et la vodka-Red Bull. Depuis la naissance de sa fille, June,
il y a un an et demi, la jeune mère de famille ne consomme
plus d’alcool après 17 heures et trinque « à la anse ». Déca
crème pour elle, prosecco pour nous. « Je suis une vieille
dame, se justifie-t-elle. Mais je sais aussi être jeune. » A
Bruxelles, où elle partage son quotidien avec un assistant
de production devenu producteur, la vie pépère lui va
PLAYLIST très bien. France Inter et tartines beurrées au réveil, soi-
rées puzzle, plaid et chat sur les genoux. L’été, pétanque et
> DERNIER LIVRE LU parties de Mölkky. Ralentir, au coin du feu, oui, si tant est
« Accident de que son métier lui offre assez d’adrénaline pour attein-
personne », de Florence dre le grand frisson. Question d’équilibre. L’actrice de
Mendez (Florent Massot, 26 ans, repérée dans Illusions perdues, de Xavier Giannoli
240 p., 18 €) (2021), l’adaptation du roman de Balzac, tourne actuelle-
ment à Paris la série Ça, c’est Paris !, pour France 2, dans la-
> DERNIÈRE APPLI quelle elle joue une danseuse de cancan.
UTILISÉE Avant de nous rejoindre, elle a passé des heures
Radio Grand Blanc, dans une boule en Plexiglas suspendue à 10 mètres de
sur Spotify hauteur, au Paradis latin, le plus ancien cabaret de la capi-
tale. « Un métier de zinzin ! », résume-t-elle, en battant ses
> DERNIER PODCAST cils extralongs et mégarecourbés qui n’en finissent pas
ÉCOUTÉ de nous époustoufler. Ses yeux de poupée ? Elle les
« Trahisons en tient de son père, Pierre Dewaels. Entre eux, c’est une
politique », épisode grande histoire et l’on ne pourrait parler que de lui.
d’« Affaires sensibles », « Regardez comme il est beau, montre-t-elle, à
de France Inter notre demande, sur son téléphone portable. On dirait
Alain Delon ! » Le Delon période Un flic, avec la pipe en
> DERNIER FILM VU plus. Tout de même l’air plus commode que la star fran-
« Pupuce », çaise. Enfant, Salomé passe la semaine chez lui, avec ses
court-métrage de deux grandes sœurs – Chloé travaille aujourd’hui en in-
Chloé Larrère (2023) térim et Julie est dispatcheuse au 101, le numéro d’ur-
gence de la police. Président du conseil communal puis
du centre culturel de Jette, une commune du nord de
l’agglomération bruxelloise, Pierre emmène ses filles
un peu partout sur les marchés, les fêtes et les brocan-
tes. Elles connaissent tout le monde.
Lorsqu’il ne fait pas de politique, le Delon jettois
est concierge au Sheraton, l’ancien grand hôtel de la place
UN APÉRO AVEC…
SALOMÉ DEWAELS
Maroussia Dubreuil
Charles-Rogier, à Bruxelles. Là où descendent les célébri-
tés en tournée. Des petites histoires, il en a plein les
poches. Jean-Jacques Goldman, qui sort incognito avec
un casque de moto sur la tête, Johnny, qui fait signer ses
autographes par des employés de l’hôtel… Mais ce qui
émeut le plus sa « Mémé » – le surnom qu’il donne à Sa-
lomé –, ce sont les derniers séjours bruxellois de Grégory
Lemarchal, gagnant de « Star Academy », atteint de mu-
coviscidose, avant sa mort. « J’avais donné mes 10 euros
d’argent de poche à son association tellement j’étais fan »,
confie-t-elle, sans snobisme sur ses premiers goûts musi-
caux. Nelly Furtado a aussi beaucoup compté.
Sa proximité avec son père l’a beaucoup inspirée
pour jouer Lou, une jeune femme passionnée d’ostréicul-
ture et de théâtre, qui renoue avec le sien (François
Damiens, « un vrai mythe en Belgique ! ») dans le joli film
de Pierre Godeau Sous le vent des Marquises (en salle le
31 janvier). Un lien à la fois fort et pudique qui lui permet
secrètement de rendre hommage à son papa. « Quand il
était en colère, il se mettait à me vouvoyer : “Montez dans
votre chambre !” Une manière de poser des limites, de gar-
der la bonne distance… » Et de rester poli. Depuis le divorce
de ses parents, elle consulte un psy deux heures une se-
maine sur deux. « Quatre heures par mois, c’est réglo,
non ? » Auxquelles elle ajoute quatre heures de sport par
semaine pour « neutraliser les mauvaises pensées ».
La carrière de Salomé a débuté il y a un peu moins
de dix ans, le temps qu’il faut pour faire de vous une « ac-
trice qui marche », disent les professionnels. En réalité,
peu de candidates y arrivent. Inscrite au cours de théâtre
de l’Académie de Jette, elle est astreinte à un examen de
rattrapage en fin d’année avec sa bonne amie Mara Ta-
quin, vue à l’automne 2023 dans La Petite, de Guillaume
Nicloux. Trop d’absentéisme. Elle roule sa bosse dans le
circuit des courts-métrages étudiants, où les bonnes
idées compensent le manque de moyens. C’est sa belle-
« EN FRANCE, ON
A DE L’AMBITION.
QUAND ON FAIT
UN FILM, ON
SAUVE LE MONDE.
EN BELGIQUE, ON
RACONTE JUSTE
UNE HISTOIRE »
mère, « Jojo », thérapeute, qui endosse le rôle d’agent jus-
qu’au jour où cette dernière vise plus haut pour sa proté-
gée. De fil en aiguille et sans obstacle majeur, la jeune fille
entre dans le cercle fermé de la prestigieuse agence artis-
tique parisienne Adéquat, qui représente Léa Seydoux,
Tahar Rahim, mais aussi les jeunes sensations Céleste
Brunnquell (En thérapie) et Noham Edje (Les Amandiers).
« En Belgique, tu peux intégrer les fichiers d’agen-
ces de casting, mais il n’y a pas d’agent, car, pour résumer
de manière un peu caricaturale, ce serait considéré comme
du proxénétisme », explique-t-elle. Quoi qu’il en soit, les
acteurs belges sont voués à prendre régulièrement le
Thalys (aujourd’hui Eurostar), compte tenu des nom-
breuses coproductions favorisées par le « tax shelter »,
une niche fiscale destinée au financement du cinéma
(entre autres œuvres culturelles), par l’argent privé des
entreprises belges auquel peut prétendre un projet fran-
çais dans le cas d’une coproduction.
Avant de percer, l’actrice débutante, qui a tenu
très tôt à son indépendance, a accumulé les petits bou-
lots. Elle a vendu des sandwichs, nettoyé des bureaux,
gardé des enfants, fait des extras dans des restaurants, as-
suré l’accueil d’une ludothèque… « Même si je ne fais pas
de hiérarchie, j’aurais du mal à y revenir. A l’époque, c’était
facile de passer du cinéma à un autre job, car je ne tournais
pas beaucoup. Pas le temps de m’habituer. Aujourd’hui, ce
serait un déchirement. » Depuis Illusions perdues, elle a ga-
gné son « statut d’artiste » (depuis septembre 2022, « sta-
tut de travailleur et travailleuse des arts »), l’équivalent du
statut d’intermittent du spectacle en France, « avec un
plafonnement à 1 700 euros par mois », précise-t-elle, ce
qui lui permet de vivre de sa passion. La sélection d’Illu-
sions perdues à la Mostra de Venise lui a aussi offert son
premier grand tapis rouge. « A un moment, on m’a plus
parlé de ma robe transparente que du film. Je me suis sen-
tie bête, je m’en suis voulu d’avoir accepté l’interview d’un
journaliste qui n’avait même pas vu le long-métrage. »
Malgré les projets à gogo, Salomé Dewaels a en-
core du mal à se dire « actrice ». Elle préfère « comé-
dienne », insistant sur la valeur du travail, et surtout la
préparation. « Avant, je n’osais pas demander certaines
choses. Maintenant, j’assume. » Non négociable, le temps
passé dans les loges des danseuses de cancan avant le
tournage de Ça, c’est Paris ! ou la rencontre avec des os-
tréiculteurs pour Sous le vent des Marquises. Et puis, « ac-
trice », cela a un côté « starlette qui fume des Vogue », dans
lequel elle ne se reconnaît pas. « Comment prendre la
grosse tête quand tu habites un pays divisé en trois et que,
parfois, tu n’as même pas de gouvernement ? En France, on
a de l’ambition. Quand on fait un film, on sauve le monde.
En Belgique, on raconte juste une histoire. » L’envie d’une
cigarette longue et fine la démange. Direction la terrasse.